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Chapitre II

La communauté linguistique et la variation


linguistique

Introduction

Il est à signaler d’abord que le terme communauté linguistique a été utilisé depuis les
premières études linguistiques sans le définir. Ce qui est étonnant, même la linguistique
moderne n’a pas bien abordé ce terme même si elle l’a bien utilisé. Le concept de communauté
linguistique n’a été vraiment discuté qu’avec l’apparition de la discipline de la sociolinguistique
qui traite les rapports des langues et des sociétés.

La sociolinguistique dont l’objet est l’étude des rapports entre langue et société s’intéresse
au lieu où ces rapports sont observables, à savoir la communauté linguistique. Or, cette
communauté recouvre des réalités fort hétérogènes et difficiles à décrire. En plus, souvent les
réalités linguistiques ne coïncident pas toujours avec les territoires. Ce qui explique la difficulté
de définir ce terme et les définitions variées développées par les sociolinguistes.

En rapport avec la communauté linguistique, la question de la variation linguistique


s’impose. Ainsi, une communauté linguistique homogène n’existe pas. Même dans les
territoires où on parle une seule langue, il arrive que des locuteurs trouvés dans des régions
éloignées n’arrivent pas à communiquer quand ils parlent des variétés très différentes de la
même langue commune.

1- La communauté linguistique

On part souvent de la langue pour définir le groupe. Être membre d’une communauté
linguistique implique la communication avec les autres en utilisant une langue commune. Dans
ce sens, Léonard BLOOMFIELD avance que ‘‘ Les membres d’une communauté linguistique
peuvent parler d’une façon si semblable que chacun peut comprendre l’autre ou peuvent se
différencier au point que des personnes de régions voisines peuvent ne pas arriver à se
comprendre les unes les autres »1. Ce qui indique que les communautés linguistiques
coïncideraient avec des groupements humains géographiquement et / ou socialement définis
par l’usage d’une langue commune.

Or, cette définition simpliste de la communauté linguistique parait loin de la réalité


complexe et hétérogène des groupements humains. Les locuteurs dans toutes les communautés
tendent à être multilingues. Ce qui implique que le choix de la langue commune pour délimiter
la communauté linguistique est problématique. Peut-on se baser sur la langue première ou une
langue que tout le monde comprend ? Ceci signifie qu’un individu peut appartenir à une seule
communauté linguistique s’il est monolingue ou à plusieurs s’il est multilingue.

Il est clair que se baser sur les critères de la langue et de l’individu est problématique pour
définir la communauté linguistique. Ce qui est paradoxal pour l’approche sociolinguistique qui
structure les individus en fonction de la langue qu’ils utilisent. Or, les individus ne réagissent
aux langues qu’au sein d’un groupe social bien structuré où les langues interagissent de manière
continue. Nous déduisons alors que la communauté linguistique ne peut être défie qu’en partant
de la réalité sociale car se baser uniquement sur la langue masque la multiplicité des rapports
linguistiques et les imbrications des codes.

Parfois, il est acceptable de considérer la communauté linguistique comme synonyme de


communauté politique, nationale ou ethnique. C’est le cas de l’utilisation d’une langue
commune dans un territoire d’un Etat. Il s’agit principalement des situations européennes dans
lesquelles les individus communiquent en une seule langue dans un même Etat. Il s’agit du
processus historique en Europe de la création des Etats – nations qui a transformé
l’hétérogénéité linguistique des territoires de ces Etats en un espace monolingue en imposant
une seule variété du latin. Par exemple, en France on a opté pour le français, la variété de la
Cour, et on l’a imposé à tout le territoire de ce pays tout en écartant les autres variétés (normand,
l’occitan, le picard, le lorrain, le basque, le champenois, etc.). Toutefois, le monolinguisme d’un
Etat n’est que relatif dans mesure où la langue standard est travaillée par le contact avec les
autres langues et par la variation géographique, sociale, professionnelle, etc.

1
- Léonard BLOOMFIELD, Le langage, Payot, Paris, 1970, p.44.
D’autres définitions de la communauté linguistique ont été avancées par des
sociolinguistiques dans lesquelles ils mettent en avance la réalité sociale et non la langue ou
l’individu. De telles définitions prennent en considération le caractère hétérogène et plurilingue
des groupements humains.

Fishman et Gumperz soulignent que la définition de la communauté linguistique ne doit


pas se baser sur l’usage de telle ou telle langue, mais plutôt sur la manière dont les membres
exploitent les langues en contact selon les rôles qu’elles ont à jouer dans la vie sociale. Une
telle définition prend en considération la structuration sociale et la manière avec laquelle elle
interagit avec la structuration des langues en présence dans un groupe social donné.

Labov avance que l’élément fondateur d’une communauté linguistique est la référence à
des normes communes. Il est vrai que les groupes qui composent une communauté ont des
pratiques linguistiques distinctes, cependant ils partagent un ensemble d’attitudes sociales sur
la manière dont les divers usages se hiérarchisent.

Dans cette conception, on répartit les membres d’une communauté linguistique en trois
catégories. Le cœur de la communauté linguistique est constitué d’agents qui proposent les
modèles normatifs (académies, journalistes, personnalités en vue, etc.). Ces modèles normatifs
sont véhiculés par d’autres agents appelés diffuseurs (enseignants, médias, etc.). Dans la
pratique, des locuteurs mettent en œuvre ces normes. Il se peut qu’il y ait dans la périphérie
d’autres locuteurs qui contestent ces normes en appelant à les changer ou à les faire évoluer.

Louis-Jean Calvet avance que le problème central des linguistes quand ils veulent définir
la communauté linguistique est qu’ils ne retiennent que le deuxième terme, l’adjectif
linguistique, et oublient le premier terme fondamental à savoir, communauté. Pour résoudre
cette problématique, il appelle à partir de la communauté sociale sous son aspect linguistique.
Ainsi, dans une communauté il n’y a pas que les langues, mais aussi des variétés de ces langues,
des locuteurs, des situations de communication et les conflits linguistiques sous-jacents. Pour
ce faire, il appelle à prendre en considération les éléments suivants lors de la définition de la
communauté linguistiques :

« 1/ Décrire les codes en présence (c’est en gros ce que font les différentes linguistiques),
mais en prenant en compte la dimension diachronique, l’histoire de ces codes et des
gens qui les utilisent (ce que ne font pas toutes les linguistiques) ;
2/ Structurer la communauté en fonction des codes, c’est-à-dire décrire les sous-groupes
selon les langues qu’ils parlent, les lieux où ils les parlent, avec qui ils les parlent,
pourquoi ils les parlent, etc., décrire aussi les réseaux de communication, les
comportements, les attitudes… ;

3/ Décrire les variations dans l’usage des codes en fonction des diverses variables sociales
(sexe, catégories sociales, âge, etc. ;

4/ Décrire les effets sur les codes eux-mêmes de cette coexistence : emprunt, interférences,
etc. ;

5 / Décrire les effets sur les codes de la situation sociale : c’est le rapport entre forme et
fonction. »2

En somme, les éléments avancés rendent la définition de la communauté linguistique plus


large. Elle englobe tous les faits à la fois linguistiques et sociologiques propres à un groupe
social. En fait, la compréhension approfondie d’une communauté linguistique ne peut aboutir
que si on prend en considération l’interaction des structures linguistiques et sociales dans le
sens le plus large.

L-J. Calvet3 pose le problème de la taille de la communauté sociale. S’agit-il d’un pays,
d’une région, d’une ville, d’un quartier ou d’une famille ? Il avance que cela n’a aucune valeur
car c’est le descripteur qui en décide, et il est libre de travailler sur la communauté de son choix
à condition de respecter l’approche suivie, à savoir étudier la communauté sociale sous son
aspect linguistique.

Après, il développe les quatre facteurs qui détermine la communauté sociale, à savoir :

a) Facteur lieu : une communauté sociale est définie géographiquement. Ce critère peut sembler
évident, mais il permet d’établir la distinction entre la communauté sociale et la communauté
linguistique (les diasporas ont une langue commune, mais ils ne forment pas une
communauté sociale).

2
- Louis-Jean CALVET, Sociolinguistique, PUF, Collection Que sais-je ? N°2731, Paris, 1993, p.91
3
- Louis-Jean CALVET, Les voix de la ville. Introduction à la sociolinguistique urbaine, Editions Payot et
Rivages, Paris, 1994, p.125-127
b) Facteur temps : le lieu n’est pas semblable à lui-même sur l’axe diachronique. Par exemple,
l’île de Martha’s Vineyard étudiée par Labov semble constituer deux communautés sociales
différentes en hiver et pendant la saison touristique.
c) Facteur action : une communauté sociale n’est pas une simple addition en un même lieu d’un
certain nombre de locuteurs. Elle est constituée par toutes les interactions et les relations de
ses membres. Autrement dit, une communauté sociale est une unité structurale.
d) Le facteur habitus : l’habitus est un terme de Pierre Bourdieu. Il désigne ici l’ensemble des
dispositions acquises qui structurent de façon socialement distincte toutes les pratiques
linguistiques. Cela signifie que le fait d’appartenir à la même communauté linguistique
implique qu’on partage des normes, un rapport à la langue, même si on ne partage pas les
mêmes langues ou les mêmes variétés de langue

2- La variation linguistique

2.1. Définition

La variation linguistique renvoie à l’ensemble des différences des réalisations parlées


d’une même langue. On ne parle pas de la même façon dans toutes les circonstances de sa vie.
Une même personne, au cours d'une journée, change considérablement d'usage, de variété, de
langue, et ceci en raison de ses interlocuteurs, de l'objet de son discours, des conditions
immédiates de production/réception. Ses variétés linguistiques varient également en fonction
de son milieu social, de son histoire personnelle, de son implantation géographique, des effets
que l'on veut/peut produire, de la maîtrise des registres de langues acquise, du rapport à la
langue et à la société

La variation linguistique implique de clarifier les concepts de la variable, de la variante


et du changement linguistique. Le premier désigne un élément linguistique qui peut se
manifester de diverses formes tout en gardant le même sens. Le deuxième renvoie à chacune de
ces diverses formes. Par exemple en France, il existe différentes utilisations pour le nom de
l’abeille selon les régions, nous pouvons alors entendre soit aveille, abeille, mouchette, mouche
à miel, etc. Donc le signifié de l’abeille est une variable, et chacun de ses signifiants s’appelle
variante. Quant au changement linguistique, il désigne l’évolution continue de la langue à
travers l’histoire jusqu’à ce qu’elle soit complètement changée.
W. LABOV est le fondateur de la linguistique variationniste. Il intègre les variantes
d’une langue dans l’étude linguistique. Dans cette conception, un système phonologique d’une
langue, par exemple, englobe aussi bien les phonèmes que les variantes phonétiques. La théorie
labovienne a permis de rendre compte du changement linguistique sans cesse à l’œuvre dans la
synchronie dynamique. En outre, cette théorie a permis d’associer chaque variante linguistique
à une cause extralinguistique (classe sociale, sexe, âge, habitat, race, attitudes des locuteurs,
circonstances de la communication, etc.), ou chaque ensemble de variantes linguistiques
(réalisation d'une variable) à une ou des variables sociales.

2-2- Types de la variation linguistique

- la variation phonique : ce type de variation est lié à la notion de l’accent. Il s’agit alors de
différentes manières de prononcer un mot sans avoir marqué aucun changement au niveau du
sens. En français, par exemple, il existe deux variantes de la même variable /R/. Certains
prononcent le /R/ fricatif uvulaire, et d’autres qui prononcent le /r/ roulé avec la pointe de la
langue.

- la variation lexicale : cette variation permet de distinguer les variétés les unes par rapport aux
autres sur la base de leur lexique. Autrement dit, un même signifié peut être désigné par des
signifiants différents pour des raisons géographiques, sociales, etc. Par exemple en Amazigh, il
existe des locuteurs qui utilisent le terme «Taddart» pour désigner le mot « maison », alors que
d’autres emploient le mot «Tigmmi».

- la variation grammaticale : cette variation touche le côté morphosyntaxique d’une langue.


Ce qui signifie que nous pouvons construire des phrases syntaxiquement et morphologiquement
différentes selon les variétés existantes. Par exemple, un francophone canadien peut générer les
trois énoncés suivants pour exprimer son sentiment de faim : « j’vais manger une pomme»,
« j’vas manger une pomme» ou «m’as manger une pomme».

2-3- Facteurs de la variation linguistique

Selon William Labov, les principaux facteurs de la variation sont :


2.2.1. Variation diachronique

La variation diachronique est liée au temps. Toute langue est historiquement diversifiée
du fait du changement linguistique. Ce qui signifie qu’un état de langue en temps 1 est différent
de son état en temps 2.

2.2.2. Variation diatopique

La variation diatopique renvoie à la variation d’une langue sur l'axe géographique. Ainsi,
une langue varie d’une région à une autre à tel point que des locuteurs appartenant à des régions
éloignées peuvent ne pas se comprendre. Pour désigner les usages qui en résultent, on parle de
régiolectes, de topolectes ou de géolectes.

2-2-4- La variation diastratique

Dans cette variation, on explique les différences entre les usages pratiquées par les
diverses classes sociales. Il est question en ce cas de sociolectes.

2-2-4- Variation diaphasique

On l’appelle également la variation situationnelle comme en pragmatique. Elle a lieu


lorsqu'on observe une différenciation des usages selon les situations de discours. Ainsi la
production langagière est souvent influencée par le caractère plus ou moins formel du contexte
d'énonciation.

D’autres variables peuvent intervenir dans la variation d’une langue. Il s’agit


principalement du sexe du locuteur, de son âge et de son identité sociale (appartenances
ethnique, religieuse, professionnelle, etc.).

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