assr-46722
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Paul Slama
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/assr/46722
DOI : 10.4000/assr.46722
ISSN : 1777-5825
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 5 décembre 2019
Pagination : 87-107
ISBN : 9782713227844
ISSN : 0335-5985
Référence électronique
Paul Slama, « La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie », Archives de sciences
sociales des religions [En ligne], 188 | octobre-décembre 2019, mis en ligne le 08 janvier 2022, consulté
le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/assr/46722 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
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1. Voir par exemple Jacobsen, 2001 : 43 sq. Adorno faisait déjà le constat afin de réunir d’ailleurs
Durkheim et Weber : « Im Antimaterialismus selbst harmonierte Durkheim mit Weber… » (Adorno,
1997 : 257). Lukács (1954 : 584) aura mis en cause Weber pour son supposé anti-matérialisme militant.
2. « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis » (1904), in Weber,
1985 : 146-214 ; 1965 : 119-201.
3. King, 2004 : 122. Le premier auteur à opposer frontalement Weber et Marx est Talcott Parsons
dans plusieurs endroits de son œuvre. Pour un parcours de la littérature sociologique concernant
ce problème, voir Sunar, 2014 : 1-10. Pour une remise en cause de la vision unilatéralement
anti-marxiste de l’œuvre de Weber, voir Colliot-Thélène, 1990 : 26-51. Voir aussi, plus radical, Löwy,
2013. L’importance du rôle intermédiaire (à la fois matériel et idéal) du psychique est cependant
amoindrie, voire absente, de ces études.
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Archives de sciences sociales des religions, 188 (octobre-décembre 2019), p. 87-107
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Or, on voudrait montrer que la position de Weber est plus complexe. La toute
fin de L’Éthique protestante incite à le faire : « Il n’est évidemment pas question
pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement
“matérialiste” de la culture et de l’histoire par une interprétation causale tout
aussi unilatéralement spiritualiste (so kann es dennoch natürlich nicht die
Absicht sein, an Stelle einer einseitig ‘‘materialistischen’’ eine ebenso einseitig
spiritualistische kausale Kultur- und Geschichtsdeutung zu setzen) » (Weber,
1986 : 206 ; 2003 : 253). Les deux sont possibles, ajoute Weber, mais en note
il fait une remarque qui nous semble capitale :
En effet, l’esquisse présente n’a délibérément pris en compte que les relations au
sein desquelles on peut réellement constater sans aucun doute que des contenus
de conscience religieux ont exercé une influence sur la vie culturelle « matérielle »
(in welchen eine Einwirkung religiöser Bewußtseinsinhalte auf das “materielle”
Kulturleben wirklich zweifellos ist) (ibid.).
4. Weber, 1986 : 36 ; 2003 : 29. La référence, qu’on trouve à de multiples occasions dans l’œuvre
de Weber, est évidemment au Capital I, 1, 4, où le protestantisme est fameusement évoqué (Weber
ne pouvant avoir connaissance encore des manuscrits de L’Idéologie allemande où l’on trouve
la source de cette théorie du « reflet ») : « Pour une société de producteurs de marchandises dont
le rapport de production social général consiste à se rapporter à leurs produits comme à des
marchandises, et donc à des valeurs, et à référer leurs travaux privés les uns aux autres sous
cette forme impersonnelle de choses comme autant de travail humain semblable, le christianisme
avec son culte de l’homme abstrait, notamment dans son développement bourgeois, dans le
protestantisme, le déisme, etc., est la forme de religion la plus appropriée. » À la fin du même
paragraphe, Marx parle du « reflet religieux du monde réel » (cf. Marx, 1993 : 90-91).
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5. Sur ce concept d’« Angst » chez Weber et plus largement en sociologie, voir Dehne, 2017.
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produisent des effets dans l’histoire » ; Fischer qui va jusqu’à dire que
l’interprétation matérialiste de l’histoire qui fait du capitalisme un reflet
des rapports matériels est selon Weber (mais Weber ne dit précisément pas
cela !) « indéfendable, pure sottise » (Fischer, 1997). Si Fischer appelle et
ne cesse d’appeler abusivement l’entreprise de Weber une « interprétation
idéaliste de l’histoire », il a néanmoins le mérite de souligner l’importance
du problème de la relation entre l’idée et l’action. Mais s’il le fait, c’est
contre Weber qui aurait mésestimé la solution psychologique au profit de
cette prétendue interprétation idéaliste. Aussi Fischer consacre-t-il tout
un passage de sa critique à élaborer une réponse psychologique : il s’agit
d’identifier les états psychiques moteurs de l’histoire, ce qui implique un
« travail de psychologie historique ». Or, Fischer voit d’abord dans la « joie »
la « formule psychologique » qui permet de comprendre le passage des idées
protestantes à l’acquisition d’argent considérée comme un but, joie non pas
reliée directement à l’activité religieuse de celui qui l’éprouve, mais simplement
comprise comme « activité énergétique ». Son but n’est plus le bonheur de
celui qui éprouve ce sentiment, mais (par un « transfert de sentiments ») il
devient le moyen lui-même, en l’occurrence l’argent 6.
Si l’on comprend bien Fischer (ce qui n’est pas toujours aisé), ce transfert
de sentiments, depuis la recherche du bonheur personnel jusqu’à l’argent
comme moyen pour atteindre le bonheur, est indépendant du dogme et des
pratiques religieux comme tels : c’est par le développement historique des
affects qu’il faut comprendre comment l’argent et son acquisition ont pu
prendre une place si prépondérante dans le système économique occidental
moderne. Le sentiment de « devoir » propre à l’esprit du capitalisme décrit
par Weber provient en fait d’une émergence empirique, où « à travers des
expériences innombrables, les hommes se sont convaincus qu’ils obtiendraient
plus sûrement le bien-être en se laissant guider par ce type de sentiments
qui se rapportent à des conséquences plus lointaines et plus générales plutôt
que par des sentiments qui visent une satisfaction immédiate » (Fischer,
1997 : 166). Il faut ainsi concevoir que « le sentiment de devoir à l’égard de
la profession » est un sentiment « apparu d’une façon autonome : l’attrait
émotionnel pour l’activité professionnelle est né chez l’homme parce que
l’idée de l’accomplissement du devoir revêtait une plus haute valeur que l’idée
de s’abstenir de toute activité professionnelle. L’exercice d’une profession
s’avérait être un comportement aux conséquences plus fructueuses qu’un
travail seulement occasionnel, pour répondre aux besoins du moment »
(ibid. : 166-167). Si l’on comprend bien, il s’agit d’une psychologie darwinienne
6. Faut-il voir avec cette insistance sur la « joie » une réponse de Fischer à l’importance accordée
par Weber à l’« Angst » ? La « joie » de Fischer s’expliquerait indépendamment du dogme religieux
comme tel, alors que l’« Angst » au contraire serait produite par la doctrine en tant qu’elle
prédispose à craindre pour son salut. Mais cette hypothèse est incompatible d’une part avec le
fait que Fischer estime que Weber a passé sous silence l’approche psychologique, et d’autre part
avec le peu d’attention de sa lecture de L’Éthique protestante.
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7. Pour les potentialités et les difficultés d’une interprétation affective de L’Éthique protestante,
voir Kalberg, 2012.
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8. Max Weber, « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie » (1913), in Weber, 1985 :
432 sq. ; 2016 : 171 sq. On trouve des analyses très voisines dans une étude critique, écrite en 1908,
de l’ouvrage de Lujo Brentano, Die Entwicklung der Wertlehre, largement consacrée à l’examen
de l’application de la loi Weber-Fechner en économie – Max Weber, « Die Grenznutzlehre und
das “psychophysische Grundgesetz” », in Weber, 1985 : 399 ; 2016 : 293.
9. Max Weber, « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie » (1913), in Weber, 1985 :
432 ; 2016 : 171 : « Die unmittelbar ‘‘verständlichste Art’’ der sinnhaften Struktur eines Handelns
ist ja das subjektiv streng rational orientierte Handeln nach Mitteln, welche (subjektiv) für
eindeutig adäquat zur Erreichung von (subjektiv) eindeutig und klar erfaßten Zwecken gehalten
werden. »
10. Cf. Freitag, 1994 : 199.
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11. Un exemple parmi de nombreux autres, Weber, 1921 : 10 ; 2016 : 102. : « Dans la grande masse
des cas, l’action réelle se déroule dans une demi-conscience engourdie, voire dans la non-conscience
du “sens visé” (in dumpfer Halbbewußtheit oder Unbewußtheit seines “gemeinten Sinns”). L’acteur
le “sent” de façon vague plus qu’il ne le connaît ou qu’il n’en a “une idée claire” ; dans la plupart
des cas, il agit instinctivement ou conformément à l’habitude (der Handelnde “fühlt” ihn mehr
unbestimmt, als daß er ihn wüßte oder ‘‘sich klar machte’’, handelt in der Mehrzahl der Fälle
triebhaft oder gewohnheitsmäßig). Ce n’est qu’occasionnellement que le sens de l’action (qu’il
soit rationnel ou irrationnel) accède à la conscience et, dans le cadre d’une action massivement
similaire, ce n’est souvent le fait que d’individus singuliers. Une action effectivement dotée de
sens, c’est-à-dire dotée d’un sens tout à fait clair et conscient, n’est jamais dans la réalité qu’un
cas limite (wirklich effektiv, d.h. voll bewußt und klar, sinnhaftes Handeln ist in der Realität stets
nur ein Grenzfall). […] Mais cela ne saurait empêcher la sociologie de construire ses concepts en
classant le “sens visé” possible, c’est-à-dire comme si l’action se déroulait effectivement en étant
consciente du sens de son orientation. »
12. Pour un manifeste anti-psychologique néokantien, voir par exemple Rickert, 1909.
13. « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie », in Weber, 1985 : 432.
14. Weber, 1985 : 433 : « An magischen Vorstellungen orientiertes Handeln beispielsweise ist
subjektiv oft weit zweckrationaleren Charakters als irgendein nicht magisches “religiöses”
Sichverhalten, da die Religiosität ja gerade mit zunehmender Entzauberung der Welt zunehmend
(subjektiv) zweckirrationalere Sinnbezogenheiten (‘‘gesinnungshafte’’ oder mystische z.B.)
anzunehmen genötigt ist. »
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 97
18. « L’accent mis sur le sentiment [dans le piétisme], fondamentalement étranger à la piété calviniste
et intimement lié, en revanche, à certaines expressions de la religiosité médiévale, orientait la
pratique religieuse sur la voie d’une jouissance temporelle de la vie éternelle, au lieu de l’engager
dans une lutte ascétique destinée à assurer l’avenir dans l’au-delà. Le sentiment pouvait atteindre
une telle intensité que la religiosité revêtait parfois un caractère proprement hystérique et produisait
[…] une alternance de type névropathique entre des états semi-conscients d’extase religieuse et
des périodes de léthargie nerveuse ressenties comme un “retrait du divin”, dont les effets étaient
exactement contraires à ceux de la discipline pragmatique et stricte que la vie sainte et systématisée
du puritain imposait à l’homme : un affaiblissement des “inhibitions” qui confortaient chez le
calviniste le primat de la personnalité rationnelle sur les “affects” », cité par Kalinowski, 2013.
19. Pour emprunter ses mots à Isabelle Kalinowski dans son glossaire in Weber, 2009.
20. « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie », in Weber, 1985 : 434 ; 2016 : 175.
21. Sur les rapports complexes de Calvin à la rationalité, loin des caricatures, voir Dermange, 2017.
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 99
22. Kalberg, 2012 : 294, reconnaît (malgré son insistance sur la portée rationnelle et non émotive
du calvinisme) l’importance de la « récompense psychologique » dans L’Éthique protestante :
« Richesse et profit purent alors faire l’objet d’une véritable sanctification. »
23. Weber, 1986 : 237 ; 1996 : 332.
24. Il y aurait lieu, ici, de montrer comment la discussion avec William James et le pragmatisme
américain, documentée par Lawrence A. Scaff (2011 : 151 sq.), a pu conduire Weber sur cette
voie. On réserve à une étude ultérieure ce travail comparatif, notamment concernant le statut de
la croyance religieuse et ses justifications rationnelles.
100 – Archives de sciences sociales des religions
25. Nous ne suivons donc pas Michel Coutu, Guy Rocher, Dominique Leydet, Elke Winter, dans
leur introduction à Weber, 2001 : 81 : « Le point de départ qu’il adopte n’est pas celui de l’ensemble
social, de la “société” ; c’est plutôt, au niveau de la microsociologie, celui de la multiplicité des
conduites des individus, conduites motivées à la fois par des besoins “intérieurs” et en fonction
de la complexité du contexte de leur environnement physique et social. »
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 101
ii) Le rôle de l’éducation. Une des pistes que suggère Weber, sans
l’approfondir, est le rôle de l’éducation. Un passage de L’Éthique protestante
qui glose les statistiques d’Offenbacher souligne : « Dans ces cas-là, la relation
causale (Kausalverhältnis) se présente sans aucun doute de la manière suivante :
c’est la particularité de l’esprit acquise par l’éducation (die anerzogene geistige
Eigenart), en l’occurrence l’orientation de l’éducation conditionnée par
l’atmosphère religieuse (die religiöse Atmosphäre) de la patrie (Heimat) et
de la maison parentale, qui a déterminé le choix de la profession (Berufswahl)
et les destinées professionnelles ultérieures » (Weber, 1986 : 21 ; 2003 : 10).
L’éducation est ici un biais particulièrement important pour penser le passage
de l’idéel au matériel – et on voit encore comment la psychologie développée
ici par Weber n’est pas individualiste, puisqu’elle s’inscrit dans divers cercles
de sociabilité, depuis la famille jusqu’à « l’atmosphère religieuse de la patrie »,
psychologie diffuse et indistincte qui affecte les mentalités individuelles.
Si l’éducation n’est pas approfondie dans L’Éthique protestante, elle le sera plus
tard, par exemple (et de façon détaillée) dans le dernier moment de l’essai sur
« Confucianisme et taoïsme » de L’Éthique économique des religions mondiales
(1915-1920), où il rattache d’ailleurs les différents types d’éducation aux
différents types de domination 26. Ainsi les cerveaux sont-ils imprégnés d’idées
de façon progressive, autoritaire et en même temps libératrice, pour les pratiquer
à leur tour, que ce soit dans un cadre institutionnel (l’école, l’université, etc.)
ou dans un cadre familial. Un autre passage atteste cette importance, quand
Weber écrit, pour expliquer comment le travailleur capitaliste peut ne plus
penser son travail seulement en termes d’intérêt personnel afin d’obtenir le
meilleur ratio rendement/effort pour lui-même, mais traiter le travail « comme
s’il était une fin en soi absolue – un Beruf » : « Or, une telle disposition n’est
en rien donnée dans la nature. Elle ne peut pas non plus être la conséquence
immédiate des salaires, qu’ils soient hauts ou bas ; elle ne peut être le résultat
que d’un processus éducatif de longue haleine » (Weber, 1986 : 45 ; 2003 : 41).
L’éthique ne peut être pensée alors qu’à partir d’une psychologie sociale qui
prend en compte la façon dont l’éducation dresse un ensemble d’individus
de façon stéréotypée ; elle ne tombe pas du ciel divin ou théologique, mais
provient d’un processus social où par imprégnation les esprits sont poussés
à la praxis capitaliste. Plus tard, Weber soulignera qu’il faut aussi prendre
en compte le rôle des ecclésiastiques (par la cure des âmes, la discipline, la
prédication) à une époque où ils exerçaient une influence « dont nous autres
modernes ne pouvons tout simplement plus nous faire la moindre idée »
(Weber, 1986 : 163 ; 2003 : 197). Méthodologiquement, on voit bien comment
l’histoire des institutions (en l’occurrence ecclésiastiques et scolaires) joue un
rôle absolument capital dans l’histoire que déploie Weber, parce qu’elles sont
le medium par lequel les idées s’incarnent et agissent.
26. Pour une présentation synthétique de ces considérations, voir Vincent, 2009 : 75-82.
102 – Archives de sciences sociales des religions
27. Weber, 1986 : 116 ; 2003 : 137 : « Die puritanische – wie jede ‘‘rationale’’ – Askese arbeitete
daran, den Menschen zu befähigen, seine ‘‘konstanten Motive’’, insbesondere diejenigen, welche sie
selbst ihm ‘‘einübte’’, gegenüber den ‘‘Affekten’’ zu behaupten und zur Geltung zu bringen: – daran
also, ihn zu einer ‘‘Persönlichkeit’’ in diesem, formal-psychologischen Sinne des Worts zu erziehen. »
28. Max Weber, Die Wirtschaftsethik der Weltreligionen, in Weber, 1986 : 237 sq. ; 1996 : 336 sq.
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 103
la mort meilleure dans un autre corps ou bien pour les descendants, ou bien
encore au paradis). Ce sont là des types de rationalité qui s’appliquent à la
souffrance humaine mais qui en proviennent aussi, comme la légitimant et
lui donnant du sens (on voit ainsi que le processus de rationalisation provient
du fond de l’histoire religieuse). Weber dit que tout cela peut d’ailleurs avoir
affaire en un certain sens avec le ressentiment qui pousse à s’abriter derrière
une explication à la fois sacrée et rationnelle de la souffrance ; et il ajoute que le
judaïsme est quant à lui entièrement motivé par le ressentiment, tout comme le
sont davantage que d’autres les « couches défavorisées », ressentiment qui avait
alors besoin de ce type de rationalisme (Weber, 1986 : 246 ; 1996 : 343-344).
Mais il n’était pas nécessaire au fond qu’elles éprouvent un tel ressentiment,
dans la mesure où si les classes élevées ont pu légitimer leur position par le
mythe du sang de leur famille, les classes populaires, elles, « puisent d’abord
le sentiment de leur dignité dans la croyance en une “mission” particulière qui
leur aurait été confiée : leur devoir-faire ou leur œuvre accomplie (fonctionnelle)
garantit ou constitue à leurs yeux leur valeur propre, qui ainsi se déplace dans
un au-delà d’elles-mêmes, dans une tâche assignée par Dieu » 29. La psychologie
est ici sociale, davantage encore que dans L’Éthique protestante, dans une
partition des classes sociales où se manifestent différemment les effets de
la souffrance. Ce qu’oppose ici Weber à Nietzsche, c’est que la rationalité
religieuse légitimant la souffrance n’a pas eu besoin de ressentiment, parce
que le rapport des classes souffrantes à leur souffrance est autant un rapport
émotionnel qu’un rapport de compréhension rationnelle. Et on retrouve alors
une structure de rationalité qui incline au devoir (Sollen), à l’œuvre (Leistung),
qu’on retrouve, sous une figure bien spécifique, dans le protestantisme ascétique.
Il a fallu cependant la métamorphose des angoisses des classes populaires qui
produisaient de la rationalité en l’intellectualisation par les classes intellectuelles
d’images du monde religieuses, d’où l’importance de l’histoire des formes
de rationalités religieuses pour comprendre le phénomène religieux dans sa
globalité. De l’angoisse à ses rationalisations, en somme – mais où l’angoisse
ne joue pas un rôle subalterne.
La rationalité religieuse qui sera celle du protestantisme ascétique prend
ainsi ses racines dans ces premières formes d’une religion de l’Erlösung, ce
que révèle l’histoire psychologique ou psycho-histoire de cette si curieuse
introduction à L’Éthique des religions mondiales. Cela donne telle analyse,
aussi lapidaire que précise conceptuellement : « Sur le plan psychologique,
celui qui recherchait le Salut (Heil) était bien plutôt concerné d’abord par
un habitus (Habitus) au présent, dans ce monde-ci » (Weber, 1986 : 248 ;
1996 : 347). C’est toute la différence avec des religions, disons (improprement)
29. Weber, 1986 : 247 ; 1996 : 345 : « Sozial gedrückte oder ständisch negativ (oder doch : nicht
positiv) gewertete Schichten speisen dagegen ihr Würdegefühl am leichtesten aus dem Glauben an
eine ihnen anvertraute besondere ‘‘Mission’’ : ihr Sollen oder ihre (funktionale) Leistung verbürgt
oder konstituiert ihnen den eignen Wert, der damit in ein Jenseits ihrer selbst, in eine ihnen von
Gott gestellte ‘‘Aufgabe’’, rückt. »
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 105
émotionnelles, dont Weber fait d’ailleurs une liste savoureuse : loin de tout
sentiment immédiat ou encore violent, le protestant ascétique recherche dans
l’effort et le temps une « confirmation » (Bewährung) de son élection, ce qui
implique plus de « sens » (Sinndeutung), ou encore « l’intégration dans une
pragmatique de salut universel, cosmique (Einbeziehung in eine universelle
kosmische Heilspragmatik) » (Weber, 1986 : 249 ; 1996 : 347), ce qui implique
une « actualité psychologique » (psychologischen Gegenwartscharakter) de
la croyance en question, ou encore ce qu’il appelle un « habitus affectif »
(Gefühlshabitus) que l’on peut décrire (et dont Weber précise, dans ses
Catégories de la sociologie compréhensive de 1913, les modalités scientifiques
de description). Le rôle que fit jouer Nietzsche au ressentiment n’était donc
pas aberrant ; tout au plus était-il inexact pour pouvoir englober l’ensemble
des phénomènes religieux mondiaux. Car c’est bien désormais, en 1915, le
plan psychologique qui est privilégié par l’analyse concernant le statut du
protestantisme ascétique, comme l’atteste cette réécriture psychologique des
résultats de L’Éthique protestante :
[Le monde] n’en était pas moins approuvé sur le plan psychologique comme le
théâtre de l’action voulue par Dieu dans le cadre d’une « profession-vocation »
profane (sie wurde dadurch psychologisch nur um so mehr als Schauplatz des
gottgewollten Wirkens im weltlichen “Beruf” bejaht) […]. Cet ascétisme ne
fuyait pas le monde comme le faisait la contemplation ; au contraire, il voulait,
en se conformant au commandement de Dieu, rationaliser éthiquement (ethisch
rationalisieren) le monde, si bien que son orientation vers le monde fut plus effective
que la naïve « approbation du monde » propre à l’homme inébranlé […]. C’est que
la grâce et l’élection de l’homme religieusement qualifié se confirmaient précisément
dans la vie quotidienne. Non pas, bien entendu, dans le quotidien tel qu’il était,
mais dans l’action quotidienne méthodiquement rationalisée au service de Dieu.
Rationnellement élevée à la hauteur d’une vocation, l’action quotidienne est devenue
confirmation du salut (das rational zum Beruf gesteigerte Alltagshandeln wurde
Bewährung des Heils) (Weber, 1986 : 262-263 ; 1996 : 364-365).
Paul Slama
University of Johannesburg
[email protected]
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