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Archives de sciences sociales des religions

188 | octobre-décembre 2019


Bulletin bibliographique

La sociologie des religions de Max Weber et la


psychologie
Sur l'angoisse eschatologique
The sociology of Max Weber's religions and psychology. On eschatological
anxiety
La sociología de las religiones y la psicología de Max Weber. Sobre la ansiedad
escatológica

Paul Slama

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/assr/46722
DOI : 10.4000/assr.46722
ISSN : 1777-5825

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 5 décembre 2019
Pagination : 87-107
ISBN : 9782713227844
ISSN : 0335-5985

Référence électronique
Paul Slama, « La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie », Archives de sciences
sociales des religions [En ligne], 188 | octobre-décembre 2019, mis en ligne le 08 janvier 2022, consulté
le 08 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/assr/46722 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
assr.46722

© Archives de sciences sociales des religions


Paul Slama

La sociologie des religions de Max Weber


et la psychologie
Sur l’angoisse eschatologique

On connaît la thèse célébrissime de L’Éthique protestante : certaines idées


théologiques puritaines et ascétiques ont exercé une influence sur une
société capitaliste où certains protestants ont eu tendance à chercher dans
l’enrichissement rationnel, personnel et collectif, des signes de leur élection
pour la vie après la mort. On a pu affirmer, souvent à des fins polémiques,
l’idée selon laquelle Weber défendait une conception anti-matérialiste/anti-
marxiste, où les idées religieuses commandaient aux pratiques et non pas
l’inverse 1. Exemple particulièrement caricatural parmi de nombreux autres,
Anthony King a pu écrire, non sans approuver Weber d’ailleurs, et à partir
de passages clairement anti-marxistes de l’article de 1904 sur « L’objectivité
des sciences sociales » 2, « qu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’une grande
partie de ses écrits consiste dans une élaboration empirique de cet anti-
matérialisme. Toute la Sociologie des religions […], qui culmine dans la
thèse de L’Éthique protestante, est une tentative claire de montrer comment
la religion a entravé le développement du capitalisme en Orient alors que la
christianité a procuré les conditions nécessaires au capitalisme occidental […].
Même dans les écrits d’histoire générale, son opposition à Marx est évidente.
Les faits matériels ne peuvent pas par eux-mêmes expliquer le développement
historique. La sociologie compréhensive de Weber a proposé une analyse de la
vie sociale qui était opposée aux passages réducteurs chez Marx, où l’économie
devenait la force conductrice de l’histoire » 3. On sent, derrière le schématisme
(par ailleurs utile) de cette page, l’engagement de son auteur.

1. Voir par exemple Jacobsen, 2001 : 43 sq. Adorno faisait déjà le constat afin de réunir d’ailleurs
Durkheim et Weber : « Im Antimaterialismus selbst harmonierte Durkheim mit Weber… » (Adorno,
1997 : 257). Lukács (1954 : 584) aura mis en cause Weber pour son supposé anti-matérialisme militant.
2. « Die Objektivität sozialwissenschaftlicher und sozialpolitischer Erkenntnis » (1904), in Weber,
1985 : 146-214 ; 1965 : 119-201.
3. King, 2004 : 122. Le premier auteur à opposer frontalement Weber et Marx est Talcott Parsons
dans plusieurs endroits de son œuvre. Pour un parcours de la littérature sociologique concernant
ce problème, voir Sunar, 2014 : 1-10. Pour une remise en cause de la vision unilatéralement
anti-marxiste de l’œuvre de Weber, voir Colliot-Thélène, 1990 : 26-51. Voir aussi, plus radical, Löwy,
2013. L’importance du rôle intermédiaire (à la fois matériel et idéal) du psychique est cependant
amoindrie, voire absente, de ces études.
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Archives de sciences sociales des religions, 188 (octobre-décembre 2019), p. 87-107
88 – Archives de sciences sociales des religions

Or, on voudrait montrer que la position de Weber est plus complexe. La toute
fin de L’Éthique protestante incite à le faire : « Il n’est évidemment pas question
pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement
“matérialiste” de la culture et de l’histoire par une interprétation causale tout
aussi unilatéralement spiritualiste (so kann es dennoch natürlich nicht die
Absicht sein, an Stelle einer einseitig ‘‘materialistischen’’ eine ebenso einseitig
spiritualistische kausale Kultur- und Geschichtsdeutung zu setzen) » (Weber,
1986 : 206 ; 2003 : 253). Les deux sont possibles, ajoute Weber, mais en note
il fait une remarque qui nous semble capitale :
En effet, l’esquisse présente n’a délibérément pris en compte que les relations au
sein desquelles on peut réellement constater sans aucun doute que des contenus
de conscience religieux ont exercé une influence sur la vie culturelle « matérielle »
(in welchen eine Einwirkung religiöser Bewußtseinsinhalte auf das “materielle”
Kulturleben wirklich zweifellos ist) (ibid.).

L’expression capitale est ici « religiöser Bewußtseinsinhalte », qui s’inscrit


sur un plan clairement psychologique : Weber n’insiste pas sur le passage
brusque des idées théologiques à la vie matérielle, mais sur le passage d’un état
psychique partagé à la vie matérielle. Autrement dit, cette avant-dernière note
de L’Éthique protestante indique que le centre de gravité de l’ouvrage doit être
cherché dans le plan psychologique qui serait le moteur de l’activité sociale,
en l’occurrence capitaliste. Mais comment défendre une telle importance de
la psychologie chez Weber alors même qu’il a explicitement (comme on le
verra) opposé ou du moins différencié sa sociologie de compréhension de la
discipline psychologique ? Weber n’est-il pas le penseur de l’action rationnelle en
finalité et donc du sens, indépendamment des états psychologiques ? Cet article
prétend que, selon une certaine entente de la psychologie, celle-ci est un outil
indispensable pour la compréhension du rôle de la religion dans l’histoire.

La psychologie comme medium entre les idées et les pratiques


On lit, dans un ajout de la seconde édition de L’Éthique protestante :
Il va de soi que ce qui nous importe […] c’est la recherche des incitations
psychologiques (psychologischen Antriebe) produites par la foi religieuse et la
praxis de la vie religieuse, qui imprimaient à la conduite de vie une orientation et
y maintenaient l’individu (welche der Lebensführung die Richtung wiesen und das
Individuum in ihr festhielten). Or, ces incitations provenaient justement, pour une
grande part aussi, de la spécificité des représentations propres à la foi religieuse
(diese Antriebe aber entsprangen nun einmal in hohem Maß auch der Eigenart der
religiösen Glaubensvorstellungen). Des dogmes en apparence abstraits accaparaient
l’esprit de l’homme de cette époque (der damalige Mensch grübelte über scheinbar
abstrakte Dogmen) à un point que nous ne pouvons comprendre, à son tour, que
si nous saisissons les liens de ces dogmes avec des intérêts religieux pratiques
(praktisch-religiösen Interessen) (Weber, 1986 : 86 ; 2003 : 95).
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 89

Ce texte établit bien les priorités épistémologiques de Weber : le cœur de


l’ouvrage n’est pas l’histoire des dogmes et de la théologie ou l’histoire des
« pratiques », mais un lieu intermédiaire. Les idées n’intéressent Weber que
dans la mesure où elles parviennent à l’effectivité par le moyen d’« incitations
psychologiques » venant de la foi et de la pratique religieuse orientées
par le dogme. Le vocabulaire est fortement psychologique : « Antriebe »,
« Glaubenvorstellungen »… Ici, les idées (ce qui motive) et les pratiques (résultat
de la motivation) sont enchevêtrées dans le concept d’« Antrieb ». De fait,
dans L’Éthique protestante, les passages ne manquent pas qui manifestent
l’importance d’une analyse psychologique pour rendre compte du passage du
dogme aux pratiques économiques et sociales. La causalité joue un rôle tout à
fait éminent, comme le début de l’ouvrage le marque nettement, qui parle de
« relation causale » (Kausalverhältnis) pour qualifier le rôle de l’éducation dans
les choix professionnels des protestants, à propos des fameuses statistiques
d’Offenbacher qui montrent notamment comment les populations protestantes,
en Allemagne, ont tendance à privilégier le travail ouvrier à l’artisanat, et
à occuper les échelons supérieurs des bureaucraties industrielles (Weber,
1986 : 21). Si Weber ne cesse, dans L’Éthique protestante, de prévenir contre
une compréhension unilatéralement matérialiste de la religion (pensée alors
comme « idéologie »), il n’en met pas moins au cœur de sa problématique la
question de la causalité, une causalité inversée, non pas le « reflet » du plan
matériel sur le plan des idées, mais le contraire :
Pour que ce mode de conduite de vie et de conception de la profession-vocation, tel
qu’adapté à la spécificité du capitalisme, pût être « sélectionné » (Art der Lebensführung
und Berufsauffassung “ausgelesen” werden), i.e. l’emporter sur d’autres, il fallait
manifestement qu’il eût d’abord vu le jour, et ce non pas chez des individus singuliers
et isolés, mais en tant que manière de voir portée par des groupes humains. C’est
précisément cette genèse (Entstehung) qu’il s’agit d’expliquer. Quant à la représentation
du matérialisme historique naïf, selon laquelle de telles « idées » verraient le jour en
tant que « reflet » ou « superstructure » de situations économiques… 4

Il faut ainsi faire la genèse de l’essor du capitalisme, c’est-à-dire l’histoire


conceptuelle et sociale, dans le sens inversé par rapport à celui de Marx,
inversion que l’on peut nettement apercevoir lorsque, de façon presque
provocatrice, Weber évoque comment chez Calvin ainsi que chez des

4. Weber, 1986 : 36 ; 2003 : 29. La référence, qu’on trouve à de multiples occasions dans l’œuvre
de Weber, est évidemment au Capital I, 1, 4, où le protestantisme est fameusement évoqué (Weber
ne pouvant avoir connaissance encore des manuscrits de L’Idéologie allemande où l’on trouve
la source de cette théorie du « reflet ») : « Pour une société de producteurs de marchandises dont
le rapport de production social général consiste à se rapporter à leurs produits comme à des
marchandises, et donc à des valeurs, et à référer leurs travaux privés les uns aux autres sous
cette forme impersonnelle de choses comme autant de travail humain semblable, le christianisme
avec son culte de l’homme abstrait, notamment dans son développement bourgeois, dans le
protestantisme, le déisme, etc., est la forme de religion la plus appropriée. » À la fin du même
paragraphe, Marx parle du « reflet religieux du monde réel » (cf. Marx, 1993 : 90-91).
90 – Archives de sciences sociales des religions

théologiens calvinistes hollandais on trouve des justifications théologiques,


au moyen des doctrines sur la Providence divine, du maintien des travailleurs
dans la pauvreté et dans l’obéissance, et donc du caractère « productif »
des bas salaires (Weber parle ici de « sécularisation », säkularisiert) (Weber,
1986 : 198). Il soulignait un peu avant, de la même façon, que « la tendance
puissante à l’uniformisation du style de vie (Uniformierung des Lebensstils),
telle que l’encourage aujourd’hui l’intérêt capitaliste à la standardisation de
la production, avait son fondement idéal (ideelle Grundlage) dans le refus
de la “divinisation de la créature” » (Weber, 1986 : 186-187 ; 2003 : 230).
Ce que Marx aurait décrit comme marchandisation du travailleur trouve ici
un fondement idéal dans des formes raffinées de la théologie protestante !
Et il faudrait détailler la longue description que fait Weber du « salaire à la
pièce » dans l’agriculture, où il montre comment l’esprit du capitalisme fait
de ce système de salariat le système le plus rentable, car le plus incitatif à la
production pour les travailleurs, et comment l’esprit « traditionnel » de certains
travailleurs les incitait à refuser de consacrer plus d’heures au travail pour
augmenter leur salaire.
Si donc L’Éthique protestante a l’ambition de « donner une représentation
concrète de la manière dont les “idées” en général deviennent efficientes dans
l’histoire (der Art, in der überhaupt die ‘‘Ideen’’ in der Geschichte wirksam
werden) » (Weber, 1986 : 81 ; 2003 : 89), il convient de se demander quel
type de mécanisme causal permet de rendre compte d’un tel renversement
de Marx. Et si Weber souligne (rappelons-le) que ce qui l’intéresse n’est pas
les théories théologiques et dogmatiques, mais « la recherche des incitations
psychologiques (psychologischen Antriebe), produites par la foi religieuse et
la pratique de la vie religieuse » (Weber, 1986 : 85 ; 2003 : 95) (ajout de la
seconde édition qui concorde avec ce que la première édition dit au même
endroit à propos de la connaissance de « l’emprise absolue et toute puissante
[absolut beherrschenden Gedanken] sur les hommes les plus intériorisés » de
l’idée de l’au-delà) (Weber, 1986 : 85 ; 2003 : 95) – si donc Weber fait porter
son attention sur une telle incitation, la question des outils conceptuels qui
permettent de la décrire reste entière. D’ailleurs, c’est une telle « incitation
psychologique à conduire sa vie systématiquement » et rationnellement qui
manque – comme le dit Weber plus loin – à la doctrine luthérienne de la
grâce, et (ajoute-t-il) c’est « l’efficacité psychologique tout à fait éminente
(ganz eminenter psychologischer Wirksamkeit) » de la doctrine de la prédes-
tination calviniste qui a pu causer les pratiques capitalistes modernes (Weber,
1986 : 126-127 ; 2003 : 150-151). C’est dire le rôle capital de ces incitations
psychologiques dans L’Éthique protestante.
Weber en donne des exemples. Il évoque le conseil pastoral calviniste de
systématiquement se considérer comme élu « et de repousser toute espèce de
doute comme une attaque du diable, étant donné qu’un manque de certitude
personnelle est la conséquence d’une foi insuffisante et donc d’une action
insuffisante de la grâce » : il s’agit alors de « certitude subjective » (subjektive
Gewißheit) (Weber, 1986 : 104 ; 2003 : 121), ce qui indique que le plan privilégié
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 91

ici par Weber est le plan psychologique, celui de l’incitation. En effet, et


paradoxalement, le fait de ne pas savoir si l’on est élu ou non et de ne rien
pouvoir faire pour l’être (de par la doctrine calviniste de la grâce et de la
double prédestination) incite à se tenir pour l’être et à considérer toutes les
formes du doute comme de mauvais signes ; on voit bien alors comment l’idée
de l’élection par la grâce sous sa forme calviniste est psychologiquement
incitative. Si nous sommes impuissants à créer notre élection, nous avons
besoin subjectivement et psychologiquement des « signes » de cette élection,
que nous cherchons sans relâche : « Autant les bonnes œuvres sont impropres
à servir de moyens pour acquérir la béatitude – car l’élu aussi reste une
créature et tout ce qu’il fait reste infiniment en deçà des exigences de Dieu –,
autant elles sont indispensables comme signes de l’élection (so unentbehrlich
sind sie als Zeichen der Erwählung) » (Weber, 1986 : 109 ; 2003 : 128). Et la
seconde édition ajoute ici cette remarque capitale : « Elles constituent le moyen
technique non pas d’acheter la béatitude, mais de se libérer de l’angoisse
(Angst) pour la béatitude » (Weber, 1986 : 109 ; 2003 : 128).
Voilà un phénomène parfaitement psychologique, l’Angst, provoqué par
l’idée d’une béatitude dont on n’est pas certain, mais dont on recherche les
signes par le travail rationnel, le Beruf, la mission de travailler rationnellement
ici-bas. Angoisse sotériologique, si l’on peut dire, qui touche l’incertitude
subjective quant au salut. Car cette angoisse est bien subjective, en tant
qu’elle est la conséquence d’idées qui animent le cerveau de l’angoissé et
qui le conduisent à travailler pour reconnaître les signes de son élection 5.
L’angoisse (Angst) sotériologique est un affect subjectif, même s’il est partagé et
communiqué, et constitue une motivation fondamentale qui conduit le puritain
calviniste à travailler âprement en renonçant à la jouissance immédiate de son
travail. Mais un problème s’impose ici : est-ce l’angoisse en elle-même et ses
qualités psychologiques qui comptent, ou bien plutôt le sens visé par le sujet
angoissé, qui s’efforce, en comprenant le dogme, de viser des fins susceptibles
d’apaiser son angoisse sotériologique ? Est-ce l’angoisse sotériologique en elle-
même qui compte, ou bien le développement d’un certain type de rationalité
qui permet de passer d’un état psychologique à un autre ?

Le statut méthodologique de la psychologie


dans L’Éthique protestante
Il est assurément instructif de se plonger dans les analyses d’une lecture
contemporaine de Weber. Celle de H. Karl Fischer, un doctorant contemporain
de Weber, est assurément paradigmatique par son sens aigu des questions
et des problèmes. Tout d’abord, il est marquant que Fischer résume Weber
sous l’angle de l’inversion du marxisme : L’Éthique protestante s’attache
à montrer, selon Fischer, « comment les “idées”, d’une manière générale,

5. Sur ce concept d’« Angst » chez Weber et plus largement en sociologie, voir Dehne, 2017.
92 – Archives de sciences sociales des religions

produisent des effets dans l’histoire » ; Fischer qui va jusqu’à dire que
l’interprétation matérialiste de l’histoire qui fait du capitalisme un reflet
des rapports matériels est selon Weber (mais Weber ne dit précisément pas
cela !) « indéfendable, pure sottise » (Fischer, 1997). Si Fischer appelle et
ne cesse d’appeler abusivement l’entreprise de Weber une « interprétation
idéaliste de l’histoire », il a néanmoins le mérite de souligner l’importance
du problème de la relation entre l’idée et l’action. Mais s’il le fait, c’est
contre Weber qui aurait mésestimé la solution psychologique au profit de
cette prétendue interprétation idéaliste. Aussi Fischer consacre-t-il tout
un passage de sa critique à élaborer une réponse psychologique : il s’agit
d’identifier les états psychiques moteurs de l’histoire, ce qui implique un
« travail de psychologie historique ». Or, Fischer voit d’abord dans la « joie »
la « formule psychologique » qui permet de comprendre le passage des idées
protestantes à l’acquisition d’argent considérée comme un but, joie non pas
reliée directement à l’activité religieuse de celui qui l’éprouve, mais simplement
comprise comme « activité énergétique ». Son but n’est plus le bonheur de
celui qui éprouve ce sentiment, mais (par un « transfert de sentiments ») il
devient le moyen lui-même, en l’occurrence l’argent 6.
Si l’on comprend bien Fischer (ce qui n’est pas toujours aisé), ce transfert
de sentiments, depuis la recherche du bonheur personnel jusqu’à l’argent
comme moyen pour atteindre le bonheur, est indépendant du dogme et des
pratiques religieux comme tels : c’est par le développement historique des
affects qu’il faut comprendre comment l’argent et son acquisition ont pu
prendre une place si prépondérante dans le système économique occidental
moderne. Le sentiment de « devoir » propre à l’esprit du capitalisme décrit
par Weber provient en fait d’une émergence empirique, où « à travers des
expériences innombrables, les hommes se sont convaincus qu’ils obtiendraient
plus sûrement le bien-être en se laissant guider par ce type de sentiments
qui se rapportent à des conséquences plus lointaines et plus générales plutôt
que par des sentiments qui visent une satisfaction immédiate » (Fischer,
1997 : 166). Il faut ainsi concevoir que « le sentiment de devoir à l’égard de
la profession » est un sentiment « apparu d’une façon autonome : l’attrait
émotionnel pour l’activité professionnelle est né chez l’homme parce que
l’idée de l’accomplissement du devoir revêtait une plus haute valeur que l’idée
de s’abstenir de toute activité professionnelle. L’exercice d’une profession
s’avérait être un comportement aux conséquences plus fructueuses qu’un
travail seulement occasionnel, pour répondre aux besoins du moment »
(ibid. : 166-167). Si l’on comprend bien, il s’agit d’une psychologie darwinienne

6. Faut-il voir avec cette insistance sur la « joie » une réponse de Fischer à l’importance accordée
par Weber à l’« Angst » ? La « joie » de Fischer s’expliquerait indépendamment du dogme religieux
comme tel, alors que l’« Angst » au contraire serait produite par la doctrine en tant qu’elle
prédispose à craindre pour son salut. Mais cette hypothèse est incompatible d’une part avec le
fait que Fischer estime que Weber a passé sous silence l’approche psychologique, et d’autre part
avec le peu d’attention de sa lecture de L’Éthique protestante.
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 93

où l’apparition du capitalisme trouve une explication dans l’adaptation des


individus aux besoins sociaux en tel lieu et à telle époque. Chez Fischer, le
mécanisme psychologique doit être compris dans son rapport aux conditions
d’existence bien circonstanciées de l’espèce humaine, mais doit être aussi
compris comme la source du développement du sentiment du devoir à l’égard
du travail capitaliste.
Ce n’est toutefois pas tant cette critique qui importe ici que la réponse
de Weber qui fut par là même contraint de prendre position par rapport à
la question de la psychologie et de son rôle dans l’économie de L’Éthique
protestante. Il n’est pas étonnant qu’il ait, dans sa réponse, indiqué que la
voie psychologique était hasardeuse, méfiance suscitée par le contenu de la
critique qui lui était opposée. L’anti-critique de Weber (Weber, 1907) déploie
l’argument suivant : si on comprend le phénomène de capitalisation à partir
du plaisir subjectivement ressenti par l’individu qui en fait, cela ne permet
pas de comprendre les incitations protestantes à faire de l’argent qui sont
éthiques, et non pas hédonistes – sans quoi on ne comprendrait guère la
motivation qui conduit non pas à jouir immédiatement de l’argent gagné,
mais à le capitaliser. Si ce que nous avons appelé angoisse sotériologique
est une motivation fondamentale, la conséquence, à cause du dispositif
théologique calviniste particulièrement exigeant, est à l’opposé d’un hédonisme
vénal : il est éthique. En somme, c’est un peu semblable à la critique du
psychologisme de la morale kantienne : les motivations capitalistes ne jouent
pas au plan psychologique, car précisément l’éthique protestante se conforme
à des principes qui n’ont rien à voir avec l’hédonisme ou l’intérêt personnel.
D’ailleurs L’Éthique protestante soulignait déjà comment le luthéranisme a pu
développer une affectivité qui n’était pas compatible avec la rationalisation
nécessaire de la vie capitaliste – Weber parlant du « Gefühlscharakter seiner
Religiosität » (Weber, 1986 : 142) : l’« humilité » et la « brisure », loin de toute
« sanctification pratique » (praktische Heiligung), mais dans des attitudes
affectives et intérieures de repentir. Comme l’écrit Weber : « À la recherche
rationnelle et planifiée visant à obtenir et à conserver la connaissance (Wissen)
certaine de la béatitude future (dans l’au-delà) se substitue ici le besoin de
ressentir (fühlen) maintenant (ici-bas) la réconciliation et la communion
avec Dieu » (Weber, 1986 : 142 ; 2003 : 171-172). Weber ajoute : « Il est
donc tout à fait manifeste que l’orientation du besoin religieux vers une
expérience affective intérieure et actuelle (die Ausrichtung des religiösen
Bedürfnisses auf eine gegenwärtige innerliche Gefühlsaffektion) recelait une
incitation à la rationalisation de l’action intramondaine (Rationalisierung
des innerweltlichen Handelns) moindre » (Weber, 1986 : 143 ; 2003 : 172).
La conclusion souligne : « Finalement […], le piétisme purement affectif (der
reine Gefühlspietismus) est un pieux amusement pour leisure classes » (Weber,
1986 : 144 ; 2003 : 172). C’est tout de même un lieu important de L’Éthique
protestante où l’analyse psychologico-affective ne peut pas convenir pour
une analyse du développement du capitalisme comme éthique (c’est-à-dire
comme devoir rationnel), un lieu qui fait la distinction cardinale entre les
94 – Archives de sciences sociales des religions

diverses formes de calvinisme ascétique et les diverses formes de luthéranisme,


par exemple le piétisme 7.
Ce qui importe à l’analyse, dès lors, est le processus rationnel (Weber dira
« rationnel en finalité ») qui conduit les acteurs à privilégier une action qui
n’augmente pas leur bonheur immédiat, et non pas les états psychologiques
où ils se trouvent lorsqu’ils agissent ainsi.
C’est d’ailleurs une ligne argumentative comparable qu’on trouve dans une
autre anti-critique, de 1910 et qui répond à Rachfahl (Weber, 1910a), où il
insiste sur le fait que des pulsions psychologiques comme l’appât du gain ne
peuvent expliquer l’éthique qu’il veut décrire, où la « psychologie du gain » n’a
donc pas sa place, même s’il ajoute qu’il s’intéresse néanmoins, et au premier
chef, à la dimension psychique du développement du capitalisme moderne,
mais dans la mesure où cette dimension psychique est prise dans une éthique
du devoir. Mais une telle éthique est-elle vraiment incompatible avec une
analyse psychologique ? Dans L’Éthique protestante, juste après qu’il a cité
le long texte de Benjamin Franklin, Weber souligne : « Cette idée spécifique
du devoir ordonné à la profession (Berufspflicht) […], l’idée d’un devoir que
l’individu est tenu de ressentir, et qu’il ressent effectivement, à l’égard du
contenu de son activité professionnelle (einer Verpflichtung, die der Einzelne
empfinden soll und empfindet gegenüber dem Inhalt seiner ‘‘beruflichen’’
Tätigkeit) » se distingue du pur intérêt subjectif qui n’est pas du tout le propre
de la « culture capitaliste », c’est-à-dire ascétique (Weber, 1986 : 35 ; 2003 : 28).
Il faudrait penser, après Kant, une sorte d’éthique du devoir qui implique tout
de même une certaine forme d’engagement psychique (un sentiment de respect
métamorphosé socialement et religieusement), mais jamais pensable en termes
de psychologie individualiste de l’intérêt : la provenance du capitalisme est
précisément éthique en ce sens-là, au sens de normes théologiques qui orientent
les comportements. Davantage, s’il distinguait calvinisme et luthérianisme sur
le plan des affects, il ne faut pas pour autant comprendre que le calvinisme
ne peut pas s’interpréter en termes psychologiques. Au contraire : « Il manque
au luthéranisme, précisément du fait de sa doctrine de la grâce, l’incitation
psychologique à conduire sa vie systématiquement (der psychologische
Antrieb zum Systematischen in der Lebensführung), celle qui impose une
rationalisation méthodique de la conduite de la vie », Weber allant jusqu’à
parler pour le calvinisme d’« efficacité psychologique tout à fait éminente
(eminenter psychologischer Wirksamkeit) » (Weber, 1986 : 127 ; 2003 : 150-
151). Nous verrons comment comprendre plus précisément l’importance du
plan de l’incitation psychologique ; mais insistons sur la méfiance webérienne
à l’égard de la psychologie, cette fois à partir des catégories de la sociologie
de compréhension.

7. Pour les potentialités et les difficultés d’une interprétation affective de L’Éthique protestante,
voir Kalberg, 2012.
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 95

Méfiance à l’égard de la psychologie et rationalité en finalité


Nous voulons donc défendre, dans cet article, l’idée selon laquelle la description
par L’Éthique protestante des incitations que nous qualifions de théologiques
possède une forte dimension psychologique. Mais nous avons aussi souligné
que Weber décrit là une éthique, c’est-à-dire une dimension de l’existence qui
n’est pas simplement subjective, mais qui possède une tendance vers l’objectivité
morale, si l’on peut dire, en tout cas une tendance qui dépasse de loin la seule
satisfaction psychologique individuelle. Avons-nous raison, alors, de maintenir
l’expression « psychologie » ? Que faire des réponses à Fischer et Rachfahl
et du privilège de la rationalité de l’éthique ? Et que faire de la profonde
critique faite par Weber dans ses textes épistémologiques, plus tardivement
il est vrai, à l’endroit de la psychologie ? Nous suivrons – afin d’approfondir
cette critique – le texte le plus étendu de Weber sur ce qu’il entend, du moins
à cette époque, par « psychologie », le deuxième chapitre de l’essai de 1913
Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie 8.
Ce que Weber appelle désormais « die verstehende Soziologie » n’est pas une
psychologie : « Le mode le plus immédiatement “intelligible” de la structure
de sens d’une action est assurément l’action qui s’oriente subjectivement de
façon strictement rationnelle en finalité d’après des moyens qui sont considérés
(subjectivement) comme univoquement adéquats à la réalisation de fins,
elles-mêmes appréhendées (subjectivement) de façon univoque et claire 9. »
Ce passage, qui inaugure l’explication avec la psychologie, est l’un des plus
cruciaux pour comprendre le sens de la sociologie de compréhension : l’action
orientée de façon rationnelle en finalité est l’idéal-type de toute compréhension
sociologique d’une action sociale, quand bien même l’action étudiée serait on
ne peut plus émotionnelle 10. Weber ne cesse de souligner en effet, du moins
dans ces pages épistémologiques, que le travail du sociologue de compréhension
est d’étudier la diversité des actions sociales en les convertissant en action
significatives, c’est-à-dire dont la finalité possède une certaine rationalité, cette
rationalité fût-elle subjective. Et lorsque l’action réelle ne possède aucune portée
rationnelle (une action engourdie, mécanique par exemple), le sociologue en
fera un objet sociologique, à condition de la convertir en action qui pouvait
être doté d’une signification et d’une visée signitive – et c’est bien l’écart entre

8. Max Weber, « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie » (1913), in Weber, 1985 :
432 sq. ; 2016 : 171 sq. On trouve des analyses très voisines dans une étude critique, écrite en 1908,
de l’ouvrage de Lujo Brentano, Die Entwicklung der Wertlehre, largement consacrée à l’examen
de l’application de la loi Weber-Fechner en économie – Max Weber, « Die Grenznutzlehre und
das “psychophysische Grundgesetz” », in Weber, 1985 : 399 ; 2016 : 293.
9. Max Weber, « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie » (1913), in Weber, 1985 :
432 ; 2016 : 171 : « Die unmittelbar ‘‘verständlichste Art’’ der sinnhaften Struktur eines Handelns
ist ja das subjektiv streng rational orientierte Handeln nach Mitteln, welche (subjektiv) für
eindeutig adäquat zur Erreichung von (subjektiv) eindeutig und klar erfaßten Zwecken gehalten
werden. »
10. Cf. Freitag, 1994 : 199.
96 – Archives de sciences sociales des religions

l’action effective et l’idéal-type qui importera 11. Max Weber, rigoureusement


en accord avec les néokantiens sur ce point (principalement Rickert), sépare
le plan de la signification et de la visée signitive du plan de la psychologie 12.
Car la motivation de l’action ne se situe pas alors dans l’esprit de l’agent, mais
bien dans ce qu’il vise, dans ce qu’il tâche lui-même de comprendre. Weber
prend, dans notre texte, un exemple frappant : une panique boursière dont
les motivations sont irrationnelles 13. Ici, il est plausible que l’on s’en remette
à l’explication psychologique puisqu’elle seule semble capable de rendre
raison de l’affect « panique », d’autant plus si cette panique est irrationnelle.
Or, en ce cas, le sociologue doit convertir une telle action, la modifier : « Il
est nécessaire d’établir avant tout comment on aurait agi dans le cas limite
rationnel et idéaltypique d’une rationalité en finalité et d’une rationalité en
justesse absolue (wie denn im rationalen idealtypischen Grenzfall absoluter
Zweck- und Richtigkeitsrationalität gehandelt worden wäre) » (Weber, 1985 :
432). L’idéal-type joue bien ici le rôle capital, et le conditionnel, que souligne
Weber, ne l’est pas moins : il s’agit (c’est bien connu) d’un mode conceptuel
qui n’épouse pas le réel, ni ne le résume, mais s’engage par rapport au réel
afin de le rendre compréhensible. Les deux catégories idéaltypiques, ici, sont
la rationalité en justesse et la rationalité en finalité. Pour les définir, Weber
utilise l’exemple religieux, qui nous intéresse au premier chef :
Par exemple, l’action orientée par rapport à des représentations magiques est
souvent, au plan subjectif, d’un caractère beaucoup plus rationnel en finalité que
n’importe quel comportement « religieux » non magique, du fait précisément qu’avec
le désenchantement croissant du monde, la religiosité est contrainte de faire siennes
des relations de sens dont l’irrationalité en finalité est croissante (subjectivement) –
relevant, par exemple, de la « disposition d’esprit » ou de la mystique 14.

11. Un exemple parmi de nombreux autres, Weber, 1921 : 10 ; 2016 : 102. : « Dans la grande masse
des cas, l’action réelle se déroule dans une demi-conscience engourdie, voire dans la non-conscience
du “sens visé” (in dumpfer Halbbewußtheit oder Unbewußtheit seines “gemeinten Sinns”). L’acteur
le “sent” de façon vague plus qu’il ne le connaît ou qu’il n’en a “une idée claire” ; dans la plupart
des cas, il agit instinctivement ou conformément à l’habitude (der Handelnde “fühlt” ihn mehr
unbestimmt, als daß er ihn wüßte oder ‘‘sich klar machte’’, handelt in der Mehrzahl der Fälle
triebhaft oder gewohnheitsmäßig). Ce n’est qu’occasionnellement que le sens de l’action (qu’il
soit rationnel ou irrationnel) accède à la conscience et, dans le cadre d’une action massivement
similaire, ce n’est souvent le fait que d’individus singuliers. Une action effectivement dotée de
sens, c’est-à-dire dotée d’un sens tout à fait clair et conscient, n’est jamais dans la réalité qu’un
cas limite (wirklich effektiv, d.h. voll bewußt und klar, sinnhaftes Handeln ist in der Realität stets
nur ein Grenzfall). […] Mais cela ne saurait empêcher la sociologie de construire ses concepts en
classant le “sens visé” possible, c’est-à-dire comme si l’action se déroulait effectivement en étant
consciente du sens de son orientation. »
12. Pour un manifeste anti-psychologique néokantien, voir par exemple Rickert, 1909.
13. « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie », in Weber, 1985 : 432.
14. Weber, 1985 : 433 : « An magischen Vorstellungen orientiertes Handeln beispielsweise ist
subjektiv oft weit zweckrationaleren Charakters als irgendein nicht magisches “religiöses”
Sichverhalten, da die Religiosität ja gerade mit zunehmender Entzauberung der Welt zunehmend
(subjektiv) zweckirrationalere Sinnbezogenheiten (‘‘gesinnungshafte’’ oder mystische z.B.)
anzunehmen genötigt ist. »
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 97

Ce texte paru en 1913 est la première attestation connue, dans le corpus


webérien, de l’expression « Entzauberung » 15. Weber distingue ici les deux types
de rationalités au moyen de deux exemples : le premier permet d’illustrer la
rationalité en finalité, qui est subjective ou communautaire en tant qu’elle est
une rationalité limitée, au sein d’un cadre qui n’est pas rationnel en justesse
(au sens où il n’est pas objectivement rationnel). Le passage le plus célèbre à
ce propos est celui où Weber souligne que « les actes motivés par la religion
ou la magie sont des actes, au moins relativement, rationnels, en particulier
sous leur forme primitive : ils suivent les règles de l’expérience même s’ils ne
sont pas nécessairement des actes selon des moyens et des fins. De même que
le frottement du morceau de bois fait jaillir l’étincelle, la mimique de l’homme
de l’art attirera la pluie du ciel (Religiös oder magisch motiviertes Handeln ist
ferner, gerade in seiner urwüchsigen Gestalt, ein mindestens relativ rationales
Handeln: wenn auch nicht notwendig ein Handeln nach Mitteln und Zwecken,
so doch nach Erfahrungsregeln. Wie das Quirlen den Funken aus dem Holz,
so lockt die “magische” Mimik des Kundigen den Regen aus dem Himmel) 16. »
La rationalité en finalité est en ce sens subjective : dans un certain cadre, elle
est l’examen rationnel, par un sujet, des conséquences d’une action en rapport
à une fin, et ce pour toutes sortes d’actions possibles au même moment 17.
L’action religieuse est alors inscrite dans un cadre magique où la rationalité en
finalité s’exerce scrupuleusement comme adaptation des moyens de l’action
à ce cadre. Qu’en est-il du puritanisme examiné dans L’Éthique protestante ?

15. Comme l’indique Schluchter, 2009 : 423.


16. Weber, 1921 : 244. Sur ce passage, voir également Boudon, 2001. Isabelle Kalinowski, dans
son introduction à Weber, 2006 : 35, commente : « Weber n’hésite pas à affirmer que la pensée
magique implique une forme de rationalité qui n’est pas fondamentalement distincte de celle de
la science, parce qu’elle ne cesse d’opérer elle aussi à partir d’“imputations causales” », avant de
citer tel texte de la conférence « Wissenschaft als Beruf » (Weber, 1985 : 593) : « Disons clairement
pour commencer ce que signifie de fait, en pratique, cette rationalisation intellectualiste opérée
par la science et par une technique à laquelle la science donne ses orientations. Cela signifie-t-il
que, de nos jours, tous ceux qui sont assis dans cette salle, par exemple, sont mieux informés que
l’Indien ou que le Hottentot des conditions qui régissent leur propre vie ? Pas du tout. À moins
d’être physiciens de profession, ceux d’entre nous qui prennent le tramway ignorent tout des
raisons qui le font se mettre en marche. Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous
suffit de pouvoir “compter” sur le fonctionnement du wagon de tramway. Nous orientons notre
comportement en fonction de cette donnée ; mais nous ne savons absolument pas comment on
construit des tramways capables de se déplacer. En ce qui concerne ses outils, le sauvage est
incomparablement mieux instruit de ces questions. Admettons que nous dépensions de l’argent
aujourd’hui : je fais le pari que, même si des collègues économistes sont dans cette salle, presque
tous donneront une réponse différente quand on leur demandera pourquoi l’argent permet de
faire des achats, et pourquoi l’importance de ces derniers varie ».
17. Cf. la définition de la rationalité en finalité dans Weber, 1921 : 12 : « Agit de façon rationnelle
en finalité celui qui oriente son action d’après des fins, des moyens et des conséquences collatérales
et qui, ce faisant, pèse rationnellement tant les moyens par rapport aux fins que les fins par
rapport aux conséquences collatérales, et autant, enfin, que les diverses fins possibles entre elles
(Zweckrational handelt, wer sein Handeln nach Zweck, Mittel und Nebenfolgen orientiert und
dabei sowohl die Mittel gegen die Zwecke, wie die Zwecke gegen die Nebenfolgen, wie endlich
auch die verschiedenen möglichen Zwecke gegeneinander rational abwägt). »
98 – Archives de sciences sociales des religions

Prenons d’abord ce qu’il appelle ici « mystique » – l’anabaptisme par exemple, le


méthodisme ou le piétisme distingués si vivement du calvinisme dans L’Éthique
protestante 18. Cette intériorisation mystique et personnalisation extatique
(donc non rationnelles en finalité, car sans calculs et sans fins conscientes)
de la foi, on l’a vu, n’est pas compatible avec le développement rationnel des
pratiques puritaines, mais elle s’inscrit – et c’est tout le propos de Weber ici –
dans un contexte de rationalité en justesse, c’est-à-dire de rationalité objective
de l’ensemble des paramètres de la vie humaine, comme un contrecoup de
cette rationalité en un sens. Le concept de « disposition d’esprit » (Gesinnung),
quant à lui, désigne un type d’éthique intérieure qui favorise « la cohérence
et la systématicité d’une conduite “méthodique” » 19. Ce concept désigne
bien l’état d’esprit puritain qui concourt à la poursuite d’une vie rationnelle
et méthodique. Mais alors comment comprendre la non-adéquation entre
« disposition d’esprit » et rationalité en finalité ? Il y a là une difficulté qui est
peut-être la clé du problème de notre étude. En effet, un peu plus loin dans
le même texte, Max Weber souligne que « des phénomènes qui paraissent
conditionnés directement par une rationalité en finalité ont été en réalité
engendrés historiquement par des motivations totalement irrationnelles (daß
scheinbar direkt zweckrational bedingte Erscheinungen in Wahrheit durch
ganz irrationale Motive) » 20. La motivation fondamentale de l’action des
puritains n’est pas du tout rationnelle, elle s’explique par la distance infinie
du Dieu calviniste avec ses créatures et par le dogme angoissant de la double
prédestination. C’est bien un dogme irrationnel (selon Weber), un dogme qui
d’ailleurs avait tendance à rejeter la rationalité s’appliquant à Dieu 21 – c’est
bien ce dogme qui a pu concourir à l’émergence d’une forme rationnelle et
désenchantée de la culture. Dès lors, la motivation angoissée des puritains au
travail ne peut pas s’expliquer par une seule démarche rationnelle en finalité :
ce sont des croyances inscrites au plus profond de l’esprit de ces hommes qui
ont mis en œuvre un type d’actions rationnelles en justesse. Mais le cas est le
même pour ce que Weber appelle les religions magiques, dont les principes
ne sont pas rationnels – et pourtant, dans le passage des Catégories qu’on
commente, Weber prétend que le désenchantement procède davantage d’une
irrationalité en finalité. C’est alors qu’il faut entendre le rôle de l’angoisse :

18. « L’accent mis sur le sentiment [dans le piétisme], fondamentalement étranger à la piété calviniste
et intimement lié, en revanche, à certaines expressions de la religiosité médiévale, orientait la
pratique religieuse sur la voie d’une jouissance temporelle de la vie éternelle, au lieu de l’engager
dans une lutte ascétique destinée à assurer l’avenir dans l’au-delà. Le sentiment pouvait atteindre
une telle intensité que la religiosité revêtait parfois un caractère proprement hystérique et produisait
[…] une alternance de type névropathique entre des états semi-conscients d’extase religieuse et
des périodes de léthargie nerveuse ressenties comme un “retrait du divin”, dont les effets étaient
exactement contraires à ceux de la discipline pragmatique et stricte que la vie sainte et systématisée
du puritain imposait à l’homme : un affaiblissement des “inhibitions” qui confortaient chez le
calviniste le primat de la personnalité rationnelle sur les “affects” », cité par Kalinowski, 2013.
19. Pour emprunter ses mots à Isabelle Kalinowski dans son glossaire in Weber, 2009.
20. « Über einige Kategorien der verstehenden Soziologie », in Weber, 1985 : 434 ; 2016 : 175.
21. Sur les rapports complexes de Calvin à la rationalité, loin des caricatures, voir Dermange, 2017.
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 99

« Se libérer de l’angoisse (Angst) pour la béatitude » (Weber, 1986 : 109 ;


2003 : 128), disait L’Éthique protestante. C’est bien cette angoisse puritaine
que nous appelons angoisse sotériologique, irrationnelle doublement (d’abord
parce qu’elle est un affect, ensuite parce qu’elle est causée par des principes
théologiques irrationnels), qui cause pour partie la rationalisation capitaliste
des structures économiques. On ne peut pas exclure la psychologie de l’étude
de l’« éthique protestante » parce que le mode de rationalité individuelle qui
s’exerce tout au long du développement puritain du capitalisme n’est pas en
finalité, en un sens, parce qu’elle est traversée de motivations émotionnelles,
plus précisément d’une angoisse sotériologique fondamentale qui joue le rôle
de motivation. On ne peut dans ce cas s’épargner les analyses psychologiques
pour entreprendre seulement, au moyen d’une sociologie de compréhension,
l’analyse de l’adéquation entre les motivations de l’agent et les finalités qu’il
envisage et qui sont possibles. L’angoisse sotériologique est le restant, le dépôt
qu’aucune rationalisation ne peut éliminer 22.

La solution pragmatiste : psychologie sociale et éducation


Comment donc penser le type de causalité qui rend effectives les idées dans
l’histoire économique ? Un passage de L’Éthique économique des religions
mondiales (1915-1920) ajoute à L’Éthique protestante une mention cruciale :
« Ce que nous avons en vue [avec la notion d’“éthique économique”
d’une religion], ce n’est pas la théorie éthique contenue dans les traités de
théologie, qui peut servir seulement d’instrument de connaissance (sans doute
important parfois), mais les incitations pratiques à l’action enracinée dans les
articulations psychologiques et pragmatiques des religions (sondern die in
den psychologischen und pragmatischen Zusammenhängen der Religionen
gegründeten praktischen Antriebe zum Handeln sind das) 23. » Weber s’associe
explicitement à une visée pragmatiste, où la praxis est inscrite au cœur même
du concept d’« Antrieb » : la psychologie n’a de sens que dans la mesure où elle
est pensée dans son rapport à une pragmatique où les doctrines dogmatiques
et théologiques conduisent à des actions dans le monde 24. Il semble qu’il faille
y voir une compréhension de la religion à l’aune de son efficacité dans les
« pratiques » individuelles et sociales, religion pensée en vue des actions qu’elle
cause. Le concept d’« incitation » s’inscrit ainsi tout naturellement dans ce cadre,
puisqu’elle est à la fois causée par un dogme et cause de pratiques. Or, il nous
semble qu’au moins deux approches de L’Éthique protestante correspondent

22. Kalberg, 2012 : 294, reconnaît (malgré son insistance sur la portée rationnelle et non émotive
du calvinisme) l’importance de la « récompense psychologique » dans L’Éthique protestante :
« Richesse et profit purent alors faire l’objet d’une véritable sanctification. »
23. Weber, 1986 : 237 ; 1996 : 332.
24. Il y aurait lieu, ici, de montrer comment la discussion avec William James et le pragmatisme
américain, documentée par Lawrence A. Scaff (2011 : 151 sq.), a pu conduire Weber sur cette
voie. On réserve à une étude ultérieure ce travail comparatif, notamment concernant le statut de
la croyance religieuse et ses justifications rationnelles.
100 – Archives de sciences sociales des religions

précisément à une telle conception pragmatiste et expliquent comment l’on


passe du dogme aux pratiques : la psychologie sociale et l’éducation.
i) La psychologie sociale. Pour l’instant, le type de psychologie que nous avons
analysé est individuel, et consiste dans la somme des réactions psychologiques
des individus. Or, dans la deuxième « anti-critique » à la critique de Rachfahl
de 1910, Weber socialise une telle psychologie, à propos des spécificités du
calvinisme par rapport au catholicisme, en mettant au premier plan l’importance
des « institutions ecclésiastiques » et des « institutions sociales ». Le fait que le
protestantisme ascétique ne connaisse pas l’institution de la confession, par
exemple, interdit le soulagement psychique d’avoir moins péché que bien agi.
Cependant, « le façonnement extérieur de la vie de l’individu est soumis bien
davantage au contrôle de ses pairs, c’est-à-dire au contrôle qu’exercent les
membres de la communauté des fidèles (Gemeinde) » (Weber, 1910b : 584-
585 ; 2003 : 423-424). La psychologie est ici sociale, et pas seulement au sens
d’une addition des réactions psychologiques individuelles : la peur n’est pas
celle des individus seuls, mais celle d’une communauté qui « contrôle » (comme
le dit au même endroit Weber) les « signes » : chaque individu a pour tâche
ce contrôle mais en tant qu’il est membre d’une communauté qui contrôle
et en tant qu’il est contrôlé par cette même communauté. Weber parle ici de
« Abendmahlsgemeinde », de communauté eucharistique, seule « instance » à
même d’opérer ce contrôle. Depuis l’éducation jusqu’au contrôle par les fidèles
eux-mêmes de chacun d’entre eux au sein de la communauté, la psychologie
trouve son lieu aussi bien dans les cerveaux individuels que dans la communauté
qui permet l’efficacité de la « peur ». Ce qui est particulièrement remarquable
ici, c’est l’importance de l’interaction sociale pour une telle psychologie sociale
où la subjectivité est fondamentalement imbriquée dans la communauté.
Weber parle d’ailleurs « d’associations dont la secte représente l’archétype »,
associations dont c’est la définition d’exiger de ses membres des traits communs
pour qu’ils soient précisément membres, ce qui légitime en retour la domination
de l’association : le style de vie, la moralité, et surtout l’état des affaires font
ainsi l’objet d’un contrôle permanent – par exemple, le mode de contrôle au
sein des communautés de Quakers aux États-Unis, analysées dans L’Éthique
protestante et surtout dans un article sur les « Églises et sectes en Amérique
du Nord » écrit en 1906, et profondément révisé en 1920 (Weber, 1986 : 207-
236). C’est donc par le contrôle, au sein d’un cadre associatif, que les idées
ascétiques produisent leurs effets matériels. On ne peut donc souscrire ici à
des lectures purement individualistes de la psychologie webérienne ; en tout
cas, on doit pour le moins les complexifier 25.

25. Nous ne suivons donc pas Michel Coutu, Guy Rocher, Dominique Leydet, Elke Winter, dans
leur introduction à Weber, 2001 : 81 : « Le point de départ qu’il adopte n’est pas celui de l’ensemble
social, de la “société” ; c’est plutôt, au niveau de la microsociologie, celui de la multiplicité des
conduites des individus, conduites motivées à la fois par des besoins “intérieurs” et en fonction
de la complexité du contexte de leur environnement physique et social. »
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 101

ii) Le rôle de l’éducation. Une des pistes que suggère Weber, sans
l’approfondir, est le rôle de l’éducation. Un passage de L’Éthique protestante
qui glose les statistiques d’Offenbacher souligne : « Dans ces cas-là, la relation
causale (Kausalverhältnis) se présente sans aucun doute de la manière suivante :
c’est la particularité de l’esprit acquise par l’éducation (die anerzogene geistige
Eigenart), en l’occurrence l’orientation de l’éducation conditionnée par
l’atmosphère religieuse (die religiöse Atmosphäre) de la patrie (Heimat) et
de la maison parentale, qui a déterminé le choix de la profession (Berufswahl)
et les destinées professionnelles ultérieures » (Weber, 1986 : 21 ; 2003 : 10).
L’éducation est ici un biais particulièrement important pour penser le passage
de l’idéel au matériel – et on voit encore comment la psychologie développée
ici par Weber n’est pas individualiste, puisqu’elle s’inscrit dans divers cercles
de sociabilité, depuis la famille jusqu’à « l’atmosphère religieuse de la patrie »,
psychologie diffuse et indistincte qui affecte les mentalités individuelles.
Si l’éducation n’est pas approfondie dans L’Éthique protestante, elle le sera plus
tard, par exemple (et de façon détaillée) dans le dernier moment de l’essai sur
« Confucianisme et taoïsme » de L’Éthique économique des religions mondiales
(1915-1920), où il rattache d’ailleurs les différents types d’éducation aux
différents types de domination 26. Ainsi les cerveaux sont-ils imprégnés d’idées
de façon progressive, autoritaire et en même temps libératrice, pour les pratiquer
à leur tour, que ce soit dans un cadre institutionnel (l’école, l’université, etc.)
ou dans un cadre familial. Un autre passage atteste cette importance, quand
Weber écrit, pour expliquer comment le travailleur capitaliste peut ne plus
penser son travail seulement en termes d’intérêt personnel afin d’obtenir le
meilleur ratio rendement/effort pour lui-même, mais traiter le travail « comme
s’il était une fin en soi absolue – un Beruf » : « Or, une telle disposition n’est
en rien donnée dans la nature. Elle ne peut pas non plus être la conséquence
immédiate des salaires, qu’ils soient hauts ou bas ; elle ne peut être le résultat
que d’un processus éducatif de longue haleine » (Weber, 1986 : 45 ; 2003 : 41).
L’éthique ne peut être pensée alors qu’à partir d’une psychologie sociale qui
prend en compte la façon dont l’éducation dresse un ensemble d’individus
de façon stéréotypée ; elle ne tombe pas du ciel divin ou théologique, mais
provient d’un processus social où par imprégnation les esprits sont poussés
à la praxis capitaliste. Plus tard, Weber soulignera qu’il faut aussi prendre
en compte le rôle des ecclésiastiques (par la cure des âmes, la discipline, la
prédication) à une époque où ils exerçaient une influence « dont nous autres
modernes ne pouvons tout simplement plus nous faire la moindre idée »
(Weber, 1986 : 163 ; 2003 : 197). Méthodologiquement, on voit bien comment
l’histoire des institutions (en l’occurrence ecclésiastiques et scolaires) joue un
rôle absolument capital dans l’histoire que déploie Weber, parce qu’elles sont
le medium par lequel les idées s’incarnent et agissent.

26. Pour une présentation synthétique de ces considérations, voir Vincent, 2009 : 75-82.
102 – Archives de sciences sociales des religions

De ce point de vue, l’éducation sera le medium du medium, c’est-à-dire de


la psychologie qui naît dans le processus éducatif : et s’il reviendra au texte
sur Confucianisme et taoïsme de décrire les façons dont l’éducation forme les
individus, c’est que dès L’Éthique protestante, même si c’est de façon discrète
encore et plutôt implicite, le problème est posé. Il l’est plus nettement à propos
de l’ascèse puritaine qui « a travaillé à rendre l’homme capable d’affirmer et
de faire valoir, face aux “affects”, ses “motivations constantes”, en particulier
celles qu’elle lui “inculquait” ; elle a donc travaillé à l’éduquer à devenir une
“personnalité”, en ce sens du terme, qui relève de la psychologie formelle » 27.
On voit le lien tracé entre psychologie et sociologie de l’éducation : c’est par
un dressage spécifique que les cerveaux sont habitués et conformés à un type
de vie qui trouve toutes sortes de concrétisations sociales et économiques.
Cela ouvre la perspective, pour une science pour le moins naissante, d’une
sociologie de l’éducation, que Durkheim élaborait depuis quelque temps
en France, et qui trouvera ses célèbres prolongements dans les travaux de
Raymond Boudon ou Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron. En somme, dès
L’Éthique protestante, même si c’est de façon discrète, l’éducation devient un
topos du travail sociologique – mais également la domination via l’éducation,
dont Pierre Bourdieu fera l’étude qu’on sait.

La psychologie dans la sociologie des religions de Weber :


fragments d’une psycho-histoire
On souhaite, dans ce dernier moment, montrer comment l’hypothèse
psychologique devient un élément cardinal de la sociologie des religions plus
tardive de Weber. Toute l’introduction à L’Éthique économique des religions
mondiales est consacrée à l’analyse psychologique de l’objet religieux. On se
contentera ici d’une paraphrase qui met en évidence le statut désormais premier
de la psychologie dans un texte qui déploie une sorte d’histoire psychologique
(ou psycho-histoire) des religions 28.
Le point de départ de Weber est le concept nietzschéen de ressentiment.
Il peut servir de concept générique tout à fait utile pour penser l’influence
de l’éthique religieuse sur les pratiques. Depuis la perspective nietzschéenne,
une telle éthique est elle-même la conséquence d’une révolte d’esclaves et de
sentiments de vengeance – ce qui simplifie tout de la sociologie des religions :
l’on peut partir d’un affect pour interpréter les différentes manifestations
éthiques des religions et leurs conséquences économiques et sociales. Si Weber
refuse cette simplicité-là, et si le ressentiment est un concept beaucoup
trop idiosyncrasique, la « souffrance » (Leiden), en revanche, possède une

27. Weber, 1986 : 116 ; 2003 : 137 : « Die puritanische – wie jede ‘‘rationale’’ – Askese arbeitete
daran, den Menschen zu befähigen, seine ‘‘konstanten Motive’’, insbesondere diejenigen, welche sie
selbst ihm ‘‘einübte’’, gegenüber den ‘‘Affekten’’ zu behaupten und zur Geltung zu bringen: – daran
also, ihn zu einer ‘‘Persönlichkeit’’ in diesem, formal-psychologischen Sinne des Worts zu erziehen. »
28. Max Weber, Die Wirtschaftsethik der Weltreligionen, in Weber, 1986 : 237 sq. ; 1996 : 336 sq.
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 103

efficacité interprétative indéniable – ce qui donne son poids aux analyses


nietzschéenne du ressentiment. Au moyen d’une typologie aussi générale
que celle de Nietzsche, Weber souligne qu’originairement (il ne précise rien
de plus) la souffrance est sévèrement jugée par les religions dans la mesure
où la joie incite à se sentir « légitime » dans son bonheur et à le mériter
(« das Glück will ‘‘legitim’’ sein ») : les possédants sont ainsi favorisés par
les religions. Mais Weber ajoute qu’il y eut un renversement avec la prise
en considération par les religions de la vertu tout aussi légitimante des états
mystiques qui impliquent aussi bien les mortifications que l’abstinence, magie
utile au renforcement de la religion – ce que les religions du « salut-délivrance »
(Erlösung) métamorphoseront à leur tour en individualisant les intérêts qui
étaient jusqu’alors exclusivement communautaires. Il ne s’agit plus alors de
considérer la souffrance communautaire comme guérie par un magicien, mais
d’envisager l’existence d’un « sauveur » (Erlöser) qui implique, selon Weber, une
« considération du monde rationnelle » dont le centre demeure la souffrance.
Le sauveur comme la rationalisation viennent atténuer une souffrance mais
exigent du même coup la nécessité d’une telle souffrance, affect psychologique
qui est alors le centre de toute l’analyse : l’angoisse, en somme, qui était si
importante déjà dans L’Éthique protestante !
Cependant, tout phénomène religieux doit pouvoir être rassemblé autour
d’un processus de rationalisation dans la mesure où l’affect psychologique de
la souffrance a besoin de son corrélat rationnel, c’est-à-dire de sa légitimation
(son explication) qui la rend acceptable, car comprise. C’est parce que la
rationalité joue un rôle cardinal dans la sociologie des religions de Weber
que son analyse est d’abord psychologique : c’est depuis un affect que la
rationalisation joue son rôle.
C’est ce que Weber appelle encore « théodicée de la souffrance » (Theodizee
des Leidens). Cela implique des « promesses » (Verheissungen). Weber parvient
ainsi à tracer un lien entre les issues ritualistes (les mystères d’Eleusis par
exemple) et le développement éthique comme tel. S’il s’agit d’abord, pour les
religions primitives, de protéger la forme même des rituels, peu à peu la justice
joue un rôle primordial, garantie par les dieux tutélaires et protégeant l’ordre
traditionnel. C’est l’invention du « péché » (Sünde), « non plus comme infraction
magique mais essentiellement comme manque de foi envers le prophète et ses
commandements (Gebote) », et qui sert d’« explication pour tous les malheurs
possibles » (Weber, 1986 : 244 ; 1996 : 341). C’est, singulièrement pour la
population « plébéienne », le nouveau moyen d’une « considération du monde
rationnelle (rationalen Weltbetrachtung) » propre à une « théodicée rationnelle
du malheur (rationale Theodizee des Unglücks) » (Weber, 1986 : 244 ; 1996 :
341). Il fallait donc une théodicée de plus en plus rationnelle pour donner
du sens à la souffrance. Or, la souffrance frappant souvent les plus faibles
et les moins corrompus, une exigence éthique est progressivement apparue :
certaines religions justifient ces souffrances par une vie antérieure ou bien par
une malédiction générationnelle, ou bien encore par une corruption de fait de
toute créature, mais à chaque fois il existe des compensations (une vie après
104 – Archives de sciences sociales des religions

la mort meilleure dans un autre corps ou bien pour les descendants, ou bien
encore au paradis). Ce sont là des types de rationalité qui s’appliquent à la
souffrance humaine mais qui en proviennent aussi, comme la légitimant et
lui donnant du sens (on voit ainsi que le processus de rationalisation provient
du fond de l’histoire religieuse). Weber dit que tout cela peut d’ailleurs avoir
affaire en un certain sens avec le ressentiment qui pousse à s’abriter derrière
une explication à la fois sacrée et rationnelle de la souffrance ; et il ajoute que le
judaïsme est quant à lui entièrement motivé par le ressentiment, tout comme le
sont davantage que d’autres les « couches défavorisées », ressentiment qui avait
alors besoin de ce type de rationalisme (Weber, 1986 : 246 ; 1996 : 343-344).
Mais il n’était pas nécessaire au fond qu’elles éprouvent un tel ressentiment,
dans la mesure où si les classes élevées ont pu légitimer leur position par le
mythe du sang de leur famille, les classes populaires, elles, « puisent d’abord
le sentiment de leur dignité dans la croyance en une “mission” particulière qui
leur aurait été confiée : leur devoir-faire ou leur œuvre accomplie (fonctionnelle)
garantit ou constitue à leurs yeux leur valeur propre, qui ainsi se déplace dans
un au-delà d’elles-mêmes, dans une tâche assignée par Dieu » 29. La psychologie
est ici sociale, davantage encore que dans L’Éthique protestante, dans une
partition des classes sociales où se manifestent différemment les effets de
la souffrance. Ce qu’oppose ici Weber à Nietzsche, c’est que la rationalité
religieuse légitimant la souffrance n’a pas eu besoin de ressentiment, parce
que le rapport des classes souffrantes à leur souffrance est autant un rapport
émotionnel qu’un rapport de compréhension rationnelle. Et on retrouve alors
une structure de rationalité qui incline au devoir (Sollen), à l’œuvre (Leistung),
qu’on retrouve, sous une figure bien spécifique, dans le protestantisme ascétique.
Il a fallu cependant la métamorphose des angoisses des classes populaires qui
produisaient de la rationalité en l’intellectualisation par les classes intellectuelles
d’images du monde religieuses, d’où l’importance de l’histoire des formes
de rationalités religieuses pour comprendre le phénomène religieux dans sa
globalité. De l’angoisse à ses rationalisations, en somme – mais où l’angoisse
ne joue pas un rôle subalterne.
La rationalité religieuse qui sera celle du protestantisme ascétique prend
ainsi ses racines dans ces premières formes d’une religion de l’Erlösung, ce
que révèle l’histoire psychologique ou psycho-histoire de cette si curieuse
introduction à L’Éthique des religions mondiales. Cela donne telle analyse,
aussi lapidaire que précise conceptuellement : « Sur le plan psychologique,
celui qui recherchait le Salut (Heil) était bien plutôt concerné d’abord par
un habitus (Habitus) au présent, dans ce monde-ci » (Weber, 1986 : 248 ;
1996 : 347). C’est toute la différence avec des religions, disons (improprement)

29. Weber, 1986 : 247 ; 1996 : 345 : « Sozial gedrückte oder ständisch negativ (oder doch : nicht
positiv) gewertete Schichten speisen dagegen ihr Würdegefühl am leichtesten aus dem Glauben an
eine ihnen anvertraute besondere ‘‘Mission’’ : ihr Sollen oder ihre (funktionale) Leistung verbürgt
oder konstituiert ihnen den eignen Wert, der damit in ein Jenseits ihrer selbst, in eine ihnen von
Gott gestellte ‘‘Aufgabe’’, rückt. »
La sociologie des religions de Max Weber et la psychologie – 105

émotionnelles, dont Weber fait d’ailleurs une liste savoureuse : loin de tout
sentiment immédiat ou encore violent, le protestant ascétique recherche dans
l’effort et le temps une « confirmation » (Bewährung) de son élection, ce qui
implique plus de « sens » (Sinndeutung), ou encore « l’intégration dans une
pragmatique de salut universel, cosmique (Einbeziehung in eine universelle
kosmische Heilspragmatik) » (Weber, 1986 : 249 ; 1996 : 347), ce qui implique
une « actualité psychologique » (psychologischen Gegenwartscharakter) de
la croyance en question, ou encore ce qu’il appelle un « habitus affectif »
(Gefühlshabitus) que l’on peut décrire (et dont Weber précise, dans ses
Catégories de la sociologie compréhensive de 1913, les modalités scientifiques
de description). Le rôle que fit jouer Nietzsche au ressentiment n’était donc
pas aberrant ; tout au plus était-il inexact pour pouvoir englober l’ensemble
des phénomènes religieux mondiaux. Car c’est bien désormais, en 1915, le
plan psychologique qui est privilégié par l’analyse concernant le statut du
protestantisme ascétique, comme l’atteste cette réécriture psychologique des
résultats de L’Éthique protestante :
[Le monde] n’en était pas moins approuvé sur le plan psychologique comme le
théâtre de l’action voulue par Dieu dans le cadre d’une « profession-vocation »
profane (sie wurde dadurch psychologisch nur um so mehr als Schauplatz des
gottgewollten Wirkens im weltlichen “Beruf” bejaht) […]. Cet ascétisme ne
fuyait pas le monde comme le faisait la contemplation ; au contraire, il voulait,
en se conformant au commandement de Dieu, rationaliser éthiquement (ethisch
rationalisieren) le monde, si bien que son orientation vers le monde fut plus effective
que la naïve « approbation du monde » propre à l’homme inébranlé […]. C’est que
la grâce et l’élection de l’homme religieusement qualifié se confirmaient précisément
dans la vie quotidienne. Non pas, bien entendu, dans le quotidien tel qu’il était,
mais dans l’action quotidienne méthodiquement rationalisée au service de Dieu.
Rationnellement élevée à la hauteur d’une vocation, l’action quotidienne est devenue
confirmation du salut (das rational zum Beruf gesteigerte Alltagshandeln wurde
Bewährung des Heils) (Weber, 1986 : 262-263 ; 1996 : 364-365).

Le protestant ascétique est ainsi un homme ébranlé, et c’est cet ébranlement


(celui de l’angoisse sotériologique !) qui pousse à produire du sens, de la
compréhension, de la rationalité. On perçoit comment l’analyse réduit la
focale jusqu’au plan psychologique et du même coup quotidien, immanent
aux consciences (voire même – risquons le terme – à la conscience collective)
religieuses. Expliquer comment, sur le plan psychologique, de telles consciences
ont pu s’orienter de façon rationnelle au sein d’un certain protestantisme est la
nouvelle tâche, selon Weber, de la sociologie des religions. Qu’est-ce qui motive
l’action quotidienne dont le sens est d’emblée modifié par la compréhension
rationnelle du monde ? Comment décrire précisément les vécus psychiques de
« vocation », de « confirmation du salut », et comment peuvent-ils dériver de
l’angoisse sotériologique décrite dans L’Éthique protestante ? Car c’est bien
à cette angoisse qu’est reconduite la réflexion de Weber, non pas seulement
du fait de ses propres tendances dépressives, ou encore de l’atmosphère
106 – Archives de sciences sociales des religions

pesante qui entourait la Première Guerre mondiale, mais également, peut-


être surtout, du fait de la théologie protestante elle-même et du poids de
l’angoisse sotériologique et eschatologique dont témoignaient déjà Luther et
Calvin. L’Éthique protestante s’est peut-être efforcé d’examiner, au fond, les
conséquences économiques de ce qu’on pourrait appeler une « psychologie
théologique », où l’angoisse est la manifestation subjective paradoxale de
l’« infinie différence qualitative » (Kierkegaard) entre l’homme et Dieu.

Paul Slama
University of Johannesburg
[email protected]

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