POUVOIR DU MYTHE DANS LA LITTERATURE DU MAGHREB T DU MACHEREK KHELLADI

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Recherches & Travaux

81 | 2012
Pouvoirs du mythe dans les littératures
francophones du Maghreb et du Machrek
Claude Coste et Khedidja Khelladi (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/rechtrav/531
DOI : 10.4000/recherchestravaux.531
ISSN : 1969-6434

Éditeur
UGA Éditions/Université Grenoble Alpes

Édition imprimée
Date de publication : 30 décembre 2012
ISBN : 978-2-84310-238-7
ISSN : 0151-1874

Référence électronique
Claude Coste et Khedidja Khelladi (dir.), Recherches & Travaux, 81 | 2012, « Pouvoirs du mythe dans les
littératures francophones du Maghreb et du Machrek » [En ligne], mis en ligne le 30 juin 2014, consulté
le 10 octobre 2023. URL : https://journals.openedition.org/rechtrav/531 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
recherchestravaux.531

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INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Les littératures francophones du Maghreb et du Machrek se réfèrent régulièrement aux
mythes les plus divers : gréco-romains (Antigone, Œdipe…), phéniciens (Didon…),
berbères (la Kahina, Aïcha Kandicha…), égyptiens (Néfertiti…), témoignant d’un
brassage de civilisations bien antérieur à la période coloniale et très vivace jusqu’à nos
jours. À côté de cet héritage, on voit se dessiner de nouvelles figures (le nègre pour
Kateb, la latinité au temps de l’Algérie française, le désert pour la littérature patristique
et Le Clézio, un talisman chez Dib…) qui attestent de la plasticité et de l’inventivité des
mythes. Figure du passage et de l’échange, ce type de récits profondément liés à la
condition humaine permet souvent de porter un regard critique sur les réalités
culturelles et politiques du monde méditerranéen. Comment assumer l’Antiquité dans
un monde dominé par les grandes religions du Livre ? Comment inventer un nouveau
rapport entre les hommes et les femmes, une société et une socialité nouvelles ? Quel
discours tenir sur la sexualité ? Entre vérité et mensonge, entre logos et muthos, les
mythes disent toute la complexité d’un monde en gestation.

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SOMMAIRE

Avant-propos
Claude Coste et Khedidja Khelladi

Mythes gréco-romains

La « voie du retour » ? Le modèle de l’Âne d’or dans le parcours du mythe de l’Algérie latine
chez Louis Bertrand
Carole Boidin

Mythes et écriture poétique : l’exemple de Mohammed Dib


Fadila Chaabane

Antigone : présence du mythe dans Loin de Médine d’Assia Djebar


Amira Souames

Mythes orientaux

De Didon à Elissa : la réappropriation d’un mythe


Abdelkader Amri

Deux mythes féminins du Maghreb : la Kahina et Aïcha Kandicha


Samira Douider

« Est-ce que j’invente ? » : réécriture du mythe pharaonique dans Nefertiti et le rêve


d’Akhnaton d’Andrée Chedid
Élodie Gaden

Échos de la mythologie égyptienne dans l’œuvre de deux écrivaines d’Égypte de langue


française : Andrée Chedid et Joyce Mansour
Maria Francesca Rondinelli

Nouveaux mythes

Quelques remarques sur le mythe des ancêtres chez Kateb Yacine ou comment le Nègre
« providentiel » de Nedjma bouleverse la mythologie identitaire
Ismaïl Abdoun

Les Pères du désert d’Égypte : utopie et silence


Jean-Baptiste Bernard

Mythe et mystification dans la littérature maghrébine d’expression française


Hamid Hocine

Corps mythiques de Désert


Khedidja Khelladi

« Stayin’ Alive » : mythe et sociabilité de la nouvelle dans « Le talisman » de Mohammed Dib


Andy Stafford

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Avant-propos
Claude Coste et Khedidja Khelladi

Maghreb, Machrek ?
1 Le mythe ne connaît pas de frontières. Il va et vient au gré des voyages, des conquêtes,
des lectures, des échanges ; il circule d’un pays à l’autre sans qu’on puisse le contenir
dans un espace confiné. On mesure donc la difficulté de circonscrire une aire
géographique particulière dans laquelle on puisse décrire à la fois l’inscription et les
métamorphoses de ces récits ou de ces personnages qui illustrent un « aspect
fondamental de la condition humaine » (selon la définition la plus généralement
admise).
2 Espace privilégié du brassage, la Méditerranée a une histoire très ancienne, marquée
par des circuits routiers et maritimes, entraînant des rencontres multiculturelles, qui
sont venues par vagues successives aussi diverses les unes que les autres et qui se sont
imposées très souvent par les armes. Les deux rives ont eu à connaître les mêmes
peuples, les mêmes dominations : les Berbères, les Phéniciens, les Gaulois, les Francs,
les Normands, les Arabes… De paysages si proches, sont nées des cultures apparentées
dans l’ensemble, sans être similaires : sur des invariants propres à chaque territoire,
des mouvements d’échos se sont constitués, inspirés par les circonstances et la
sensibilité des hommes. En premier lieu, l’indispensable communication par la langue :
on aura beau chercher la pureté de l’une ou de l’autre, les emprunts sont présents pour
clamer les échanges. En second lieu, les traces physiques, dans cette région du monde
où les témoignages lithiques sont peut-être parmi les premiers. Leur langage d’une
lisibilité à toute épreuve offre une histoire grandeur nature, parfois rejetée, souvent
controuvée, quelquefois refoulée ou ardemment défendue et revendiquée comme
sienne, mais toujours inscrite dans le temps et l’espace, imposante comme les temples
de l’Égypte ancienne, les villes romaines de Tipasa ou Dougha, les vestiges plus
fantasmés que palpables de la fière Carthage. Enfin, les récits qui perdurent, là où les
hommes ne sont plus, mais dont des passeurs furtifs ou professionnels nous ont laissé la
chance de suivre les mouvances. Le si bien nommé « bassin méditerranéen » offre ainsi
le double spectacle d’une diversité et d’une unité qui se construisent au rythme de

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l’histoire et qui offrent aux différents mythes un champ de développement et


d’invention particulièrement fécond.
3 Pourquoi, alors, se limiter géographiquement dans ce recueil d’articles ? Pourquoi
choisir le Maghreb et le Machrek quand les mythes se diffusent dans un continent
entier (l’Afrique, d’Alger au Cap) ou passent si facilement d’une rive à une autre ? Ou
encore pourquoi ne pas se contenter du Maghreb sans le Machrek ou du Machrek sans
le Maghreb ? Pour tout compliquer, l’onomastique est aussi fluctuante que la
géographie : il ne faut pas oublier que ces termes de « Maghreb » et de « Machrek » ont
connu leur propre histoire. Concernant le premier, jusqu’au XIXe siècle, on distinguait
l’Ifrikia, constituée de l’actuelle Tunisie et d’une partie du Constantinois algérien, le
Maghreb central correspondant à l’Algérois et le Maghreb el Aqsa extrême, comprenant
une partie de l’Ouest algérien et l’actuel Maroc. Malgré son indécision, le mot
« Maghreb » a été préféré à l’expression « Afrique du Nord », formulation dont la
limitation géographique est moins problématique (Maroc, Algérie, Tunisie), mais dont
les connotations renvoient à l’époque coloniale française. Concernant les pays de la rive
est de la Méditerranée (Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte…), le terme de « Proche-
Orient », a eu cours pendant longtemps. Conformément aux nouveaux usages, on lui a
préféré le terme plus récent de « Machrek » qui a, au moins, pour lui d’établir un
pendant sémantique et phonétique entre les deux espaces géographiques et d’engager
par l’onomastique même une parenté qui ne va pas de soi. Mais plus que la
dénomination, c’est la mise en relation, le dialogue restreint à deux espaces
géographiques qu’il reste encore à justifier. Inscrit dans la diversité qui caractérise
l’espace méditerranéen, le choix conjugué du Maghreb et du Machrek dépend en fait de
la rencontre et de la confrontation de trois langues et de trois cultures pleinement
vivantes, dont la prépondérance provient des heurs et malheurs de l’histoire.
4 La plus ancienne des trois correspond incontestablement au monde berbère ou
amazigh, localisée au Maghreb, mais sans coïncider avec lui, sans en épouser les
limites : c’est le monde de la Kahina, de Jugurtha et de Sophonisbe qui hante jusqu’à nos
jours le Maroc et l’Algérie ; c’est une communauté qui, depuis les indépendances et
particulièrement les années 1980, revendique une reconnaissance politique et
linguistique en s’appuyant sur des productions culturelles célèbres, depuis la fin du
XIXe siècle, pour les plus proches, jusqu’aux grandes contributions de Feraoun Mouloud,
de Jean Amrouche ou de Mourad Bourboune, dans les années 1950. Le monde arabo-
musulman constitue le second ensemble, déployé sur une aire encore plus large, qui
court du Maroc à la Syrie. Qu’il s’agisse de la période pré-islamique avec la poésie
bédouine ou de la période musulmane avec les Mille et Une Nuits, le fonds culturel lié à la
langue arabe s’installe pour longtemps dans un espace qui de près ou de loin demeure
profondément marqué par les grands textes fondateurs, profanes et religieux. Reste la
troisième composante : la culture française, dont la diffusion, bien plus récente, doit
largement aux conquêtes coloniales, aux diverses formes d’impérialisme ou tout
simplement aux échanges les plus diversifiés ou au jeu stimulant des influences
intellectuelles et artistiques (le développement de la langue française précède la
colonisation en Tunisie quand il en est la conséquence en Algérie). Si cette présence
culturelle est une évidence pour le Maghreb, où elle s’est généralisée sans jamais se
substituer aux cultures indigènes, elle se fait plus indécise au Machrek : le Liban et
d’une certaine manière la Syrie et l’Égypte ont beau partager une même histoire avec la
France, la langue et la culture françaises y occupent une place moins forte qu’au

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Maghreb. La francophonie du Liban semble se maintenir, celle de Syrie donne des


signes fragiles de développement, mais la francophonie d’Égypte appartient largement
à un passé glorieux dont Andrée Chedid ou Joyce Mansour sont parmi les derniers et
brillants témoins.
5 Peu à peu, la définition se resserre : ce volume consacré au mythe doit se comprendre
selon deux restrictions historiquement liées l’une à l’autre, la première, géographique
(le Maghreb et le Machrek), la seconde, culturelle, en relation avec la présence
française, massive et persistante à l’ouest de la Méditerranée, plus émiettée et plus
incertaine à l’est. C’est donc à l’articulation de ces trois cultures — berbère, arabe et
française — que l’on se propose d’envisager la question du mythe, chaque culture
apportant ses histoires et les confrontant aux pratiques indigènes. Par la France et la
culture occidentale, c’est toute la mythologie gréco-latine qui traverse la
Méditerranée ou plutôt que la retraverse, l’ensemble de ces pays méditerranéens
n’ayant pas attendu le XIXe siècle pour découvrir les dieux de l’Olympe ou les héros
latins. La colonisation romaine dont il reste tant de vestiges avait déjà établi un
premier dialogue avec les peuples méditerranéens, dialogue dont ont hérité et qu’ont
relancé les colonisations suivantes. Que faire de l’héritage antique et donc païen quand
on est arabe ou musulman ? La question se pose avec la même acuité pour le
colonisateur français qui se cherche des origines plus ou moins imaginaires. En se
greffant de force sur le monde arabo-musulman, la culture française a, à la fois,
rencontré et ravivé ces cultures plus anciennes, grecques ou latines, appartenant à un
paganisme antérieur au christianisme ou à l’islam. De même, Arabes égyptiens ou
archéologues européens — et souvent français — ont su, chacun selon les voies qui lui
sont propres, intégrer les mythes pharaoniques au vaste ensemble culturel qui s’est
construit par le brassage des héritages. Quant au monde phénicien, sa vivacité reste
très grande au Liban et même en Tunisie, peut-être davantage sur le mode
fantasmatique que sur un plan archéologique ou historique. Le moment colonial passé
— et avec lui la valorisation très intéressée des cultures antiques — le monde arabo-
musulman se trouve directement confronté à un héritage qu’il lui appartient de
s’approprier. Entre le refus radical d’une culture considérée comme idolâtre et
l’acceptation enthousiaste d’une histoire capable d’enrichir la parole de Dieu sans la
dénaturer, se dessine la relation complexe que l’islam entretient avec le paganisme.

Pouvoirs du mythe
6 Sans perdre de vue le vaste contexte méditerranéen, mais choisissant de mettre
l’accent sur le Maghreb et le Machrek, ce recueil d’articles trouve donc sa justification
dans la rencontre de trois langues et de trois cultures vivantes — la berbère, l’arabe et
la française — confrontées toutes les trois à la diversité et à l’ancienneté du mythe
(grec, latin, phénicien, berbère, arabe…) — afin d’en explorer et d’en exploiter les
extraordinaires pouvoirs.
7 Le voyage, comme on le sait, est le premier de ces pouvoirs. Accompagnant les hommes
en même temps qu’ils parcouraient le pourtour de la Méditerranée, les mythes
s’enfonçaient plus profondément dans les terres jusqu’au désert ou aux confins du
Sahara, se disséminaient fécondant et fécondés par d’autres paroles rencontrées sur ces
chemins, d’autres hommes ou d’autres genres littéraires : légendes, contes, poésie,
théâtre, chanson… Géographie, histoire, imaginaire ont leurs mots à dire dans la

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naissance et la prolifération de ces histoires. Les récits des voyages des hommes
s’accrochent à leurs espaces-temps qu’ils tentent d’amadouer, par la force des bras ou
par des mots tantôt véhéments, tantôt conciliants.
8 Constituant le second pouvoir, la volonté de savoir, le désir d’intellection s’impose
comme une constante plus importante encore. En effet, la naissance ou la renaissance
des récits est loin d’être uniquement souhaitée par et pour le plaisir, elle est ressort de
survie, invention pour désigner les puissances que cette mer pouvait déchaîner sur les
hommes et la terre. Signalons cette image de la pleureuse déplorant l’absent emporté
par une tempête, un vent de sable ou une guerre, si commune mais en appelant à des
sauveurs divers et ressemblants tout à la fois. Autrement dit le mythe — raconté, reçu
et analysé — se donne comme un extraordinaire moyen de connaissance et
d’apprivoisement. Et quand cette terre fut précisément le lieu de l’unification de ces
puissances en Un, ils ne perdirent leurs pouvoirs ni disparurent en Lui, selon les
célèbres analyses de Fernand Braudel. Alors que les Grecs avaient simplement séparé la
fable de la raison permettant aux récits de survivre, les monothéismes leur refusèrent
toute tentative de rivaliser avec la nouvelle force suprême. Aussi bien, pour la raison et
la croyance, tout ce par quoi les hommes pensaient leur vie tout en la vivant et la
racontant était suspect ou dévalorisé, fustigé. Pourtant, il n’est pas une période, une
région du monde qui n’ait gardé et transmis ces récits vivants, ce qui signifie
changeants, ouverts justement à s’enrichir les uns les autres.
9 Est-il anodin que depuis plus d’un demi-siècle, des intérêts venant d’horizons divers se
manifestent de façon accrue pour ces bons vieux mythes ? Anthropologues, linguistes,
hommes de lettres et hommes de sciences, souvent sous la pression des études
comparatistes, ont démontré l’irrecevabilité de cette dénégation de la force du mythe.
Résumons avec les précurseurs : Boas, Lévi-Strauss ont démontré la force d’une
véritable pensée mythique, le second s’en servant pour mettre au point une conception
égalitaire des cultures ; Greimas, a mis au jour le fonctionnement des mythes comme
langage social, symbolique ; Dumézil a révélé dans la mythologie romaine, même
inventée à partir de la grecque, le lien entre l’organisation tripartite des sociétés indo-
européennes et celle de leurs dieux ou demi-dieux : hiérarchisée selon le sacerdoce, la
reproduction, puis la production.
10 En réalité, une véritable rupture épistémologique s’était opérée grâce à la physique
quantique : ses principaux représentants, hommes de science et philosophes, ont
apporté des nuances importantes à la séparation du logos et du muthos en réhabilitant
« la folle du logis » qui ne s’oppose plus nécessairement à la raison, mais permet à
l’ordre du rêve et de l’imaginaire, dont le mythe est un élément essentiel, de
fonctionner avec la rationalité, voire de l’englober… Le savoir empirique, la fameuse
observation, la localisation de l’objet selon ses coordonnées spatio-temporelles, les
contextualités, tout cela par quoi était garantie l’objectivité a été emporté par l’avancée
de « la philosophie du non » de Bachelard. Désormais, les modalités théoriques non
seulement naissent de l’imaginaire mais font le pari fou — précisément — de rendre
possible l’impossible, de faire de l’imaginaire une réalité. Cette ouverture vers des voies
de connaissance fabuleuses a opéré un rapprochement entre hommes de lettres et
hommes de sciences gratifiant les uns et les autres des mêmes qualités, visionnaires et
objectifs.
11 L’image et l’imaginaire ne sont plus des abstractions, elles sont matières que l’homme
transforme différemment, historiquement, approche reconnue dans une universalité

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qui nie l’ancienne distinction évolutionniste des civilisations. Comparons : Franz Boas
(1858-1942), mathématicien, physicien, anthropologue, définit la culture comme un
équilibre entre les coutumes, les thèmes mythiques originels ou empruntés ; Claude
Lévi-Strauss (1908-2009), philosophe et anthropologue, institue ce qui aurait peu
auparavant été pris pour un oxymore irrecevable : la pensée sauvage, le bricolage de la
pensée concrète ; ne peut-on opérer des rapprochements avec le développement que
François Jacob consacre dans Le Jeu des possibles à comparer Mythe et Science ? Tout le
premier chapitre de son livre qui établit les différences et les ressemblances entre ces
deux catégories essentiellement dans l’utilisation des jeux de combinaisons pour créer
du vivant contient cette phrase tellement importante pour la reconnaissance du
mythe : « Mythique ou scientifique, la représentation du monde que construit l’homme
fait toujours une large part à son imagination » (Le Livre de Poche, 1986, p. 29).
12 Est-ce l’époque qui le veut, marquée par les guerres, la colonisation et la
décolonisation, les déchirements postcoloniaux, les changements des idéaux, les
transformations rapides des technologies bouleversant les repères acquis des espaces et
des temps, les cultures désormais « mêlées » comme disait Montaigne des hommes
séparés, les mythes nous entourent, que ce soit pour bouleverser d’autres mythes
comme ceux du progrès continu, ou en inventer d’autres, comme la conquête de
l’espace et l’invention d’y vivre. Récit premier, mise en ordre de quelques événements
fondamentaux pour leur conférer une signification existentielle, le mythe appelle le
prolongement, l’exploitation. Comme on le sait, la littérature se donne souvent comme
ce récit second qui travaille à partir du premier, afin de lui donner l’expansion en
accord avec le monde moderne. Importé d’Occident, le roman emporte avec lui le
mythe dans ses bagages (essentiellement les mythes gréco-latins), pour l’offrir à de
nouvelles transformations, comme pour surenchérir sur l’hybridité consubstantielle à
ce type de pensée. Les textes réunis ici s’intéresseront donc à cette compagne fidèle du
mythe, la littérature, en l’occurrence celle qui s’exprime en français autour de cette
Méditerranée, où elle n’a cessé de se ressourcer en dépit des obstacles idéologiques ou
des modes littéraires. Mythe et littérature s’associent l’un et l’autre dans le même désir
de comprendre.
13 Cette libido sciendi, marquée au sceau d’une hybridité à la fois formelle, idéologique,
linguistique, conduit au dernier pouvoir conféré au mythe. En naissant de rencontres
souvent belliqueuses, en exploitant et explorant le syncrétisme de deux ères
géographiques confrontées aux violences de l’histoire, le mythe se donne, non
seulement comme un instrument de connaissance, mais aussi comme un outil de
contestation extraordinairement puissant. Maghreb et Machrek constituent deux
territoires que l’on s’est beaucoup disputé et que l’on continue à se disputer. L’Orient et
l’Occident (en prenant ces termes dans tous leurs sens et toutes leurs valeurs), les
différentes composantes de l’islam, de la plus humaniste à la plus radicale, la diversité
des héritages plus ou moins bien assumés et des mémoires plus ou moins sélectives, cet
ensemble de tensions définissent Maghreb et Machrek comme deux zones sismiques et
comme deux espaces où se joue — pour reprendre une expression d’actualité — le
« vivre ensemble » de demain. Dans ce jeu de forces et de contreforces, le mythe
repensé par la littérature devient un extraordinaire moyen de questionner voire
d’ébranler l’ordre établi, les organismes fossilisés, et même le processus mythique lui-
même quand il devient un instrument mis au service de la mystification.

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14 S’il se charge d’une grande puissance heuristique, le mythe incarne parfois aussi, on l’a
vu depuis Platon, la face sombre de l’obscurantisme. La contestation du mythe, la
contestation propre au mythe, peut également retourner sa force contre le mythe lui-
même quand il est mis au service de l’asservissement ou du mensonge. Dévalorisé par
Platon, tenu à distance par les grands monothéismes, puis réhabilité par les sciences
humaines modernes, le mythe retrouve parfois encore une coloration négative. Opposé
au logos, parole de la raison et de la vérité, le muthos renvoie à la fiction et, pire encore,
au mensonge. Dans ses Mythologies, Barthes s’en prenait à ses artefacts, à ces discours
de tromperie, par lesquels une société cherchait à transformer l’histoire en nature, afin
de mythifier la réalité et de mystifier les hommes. Sensibles à la distance et
l’orchestration que permet la littérature, les différents articles de ce recueil multiplient
les exemples de cette puissance contestatrice du mythe qui exerce son pouvoir
salutaire dans toutes les directions. Et parfois même contre lui-même. En portant le
regard sur le Maghreb et le Machrek, on découvre combien le regard sur le mythe
prend une dimension clairement politique. Portée par les différentes vagues de
colonisation, la diffusion des mythes s’est accompagnée d’une utilisation ou d’une
création de mythes destinés à justifier l’injustifiable et à faire passer pour allant de soi
des institutions et des pratiques qui relevaient largement de la seule volonté de
domination. Ainsi du mythe colonialiste de la France comme « Patrie » ou comme
« Mère nourricière », longtemps enseigné dans les écoles de la République. Il appartient
alors aux écrivains de riposter en partant à la recherche de mythes plus authentiques,
tout en se gardant de cautionner les nouveaux récits mensongers qui ont parfois
accompagné les mouvements d’indépendance ou leur ont succédé.

Diversité des mythes


15 Ce pouvoir contestataire de la « folle du logis » — qui n’hésite pas à faire le ménage
chez elle — emprunte les formes les plus diverses. On ne s’étonnera pas de retrouver
parmi les auteurs abordés une grande place accordée à la mythologie grecque et latine,
qu’expliquent, à la fois, l’actualité de cet héritage et l’influence historique de la pensée
française. Puissance subversive d’Antigone pour Assia Djebar, puissance d’Éros pour Dib
(au cœur d’une multitude de références antiques qui apparentent sa poésie à un
panthéon revisité) : la mythologie transmise par l’école appelle les rencontres et les
appropriations les plus étonnantes. Quand l’Algérie entre dans sa décennie noire, au
lendemain de la révolution inaboutie de 1988, Assia Djebar se tourne vers les premiers
temps de l’islam, vers les femmes qui entouraient le Prophète Mahomet, vers cette
Fatima dont elle fait une version arabe de l’Antigone grecque, exaltant ces femmes
ordinaires et supérieures, capables de se rebeller contre les lois écrites au nom des lois
non écrites.
16 À côté de cet usage positif des mythes gréco-latins, on notera également l’utilisation
idéologiquement très marquée qu’en donne un penseur comme Louis Bertrand, qui fait
de la « latinité » un moyen de fantasmer une Algérie authentique, antérieure à la
falsification opérée par l’invasion arabo-musulmane. Faisant entendre une voix
opposée à la mystification coloniale, Feraoun, Kateb ou Dib imposeront le droit
d’inventaire face aux mythes venus d’Occident. De même, en se confrontant à l’héritage
carthaginois (et l’on connaît les origines phéniciennes de cette culture importée),
plusieurs romanciers tunisiens tentent de se réapproprier un passé que la tradition

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latine et occidentale s’était en partie arrogé. Ainsi, en redevenant Elissa, la Didon de


Virgile et de Berlioz met sa dimension mythique au service d’une libération. Mais cette
contestation ne s’en tient pas là : le même personnage, la même figure mythique, quel
que soit le nom qu’on lui donne, combat à la fois cet obscurantisme arabe qui refuse
d’assumer la part antique de l’histoire nationale et une domination masculine qui n’a
pas toujours régné en maître. L’héritage gréco-latin devient ainsi un enjeu que
revendiquent tous les camps, qu’il s’agisse d’une quête coloniale de la latinité, de
l’exaltation de la nation algérienne, la figure d’Apulée figurant, tantôt comme un
lointain ancêtre de telle ou telle nation, tantôt comme le premier écrivain de la
« migritude ».
17 La contestation des mythes gréco-latins appelle, naturellement, la résurrection des
mythes liés à d’autres cultures, à d’autres Antiquités, et que, faute de mieux, on
appellera « mythes orientaux », qu’il s’agisse des apports culturels égyptien, arabe ou
berbère. Les figures mythiques berbères correspondent à deux personnages féminins
exceptionnels, la Kahina et la Kandicha, qui manifestent leur pouvoir de contestation
dans deux domaines : le premier, politique, renvoie à la lutte contre l’envahisseur arabe
ou français et à la revendication d’un Maghreb réellement pluriculturel ; le second, plus
sociétal, plus fondamental d’une certaine manière, critique l’ordre établi, brouille les
identités sexuelles et le partage des pouvoirs entre hommes et femmes. Féminines et
féministes à leur manière, la Kahina et la Kandicha dialoguent avec Elissa la Tunisienne
et avec Nefertiti, reine d’Égypte. Dans un contexte de crises, marqué par la Seconde
Guerre mondiale et les conflits du Proche-Orient, par le coup d’État du colonel Nasser,
et par un retour identitaire vers le passé pharaonique, Andrée Chedid rend hommage
aux deux figures mythiques de Nefertiti et d’Akhnaton ; mais il s’agit moins pour elle
d’exalter leur caractère extraordinaire que de les rendre à leur humanité, de pousser le
mythe jusqu’à sa grandeur véritable, c’est-à-dire jusqu’à la démythification. Il en va de
même pour Joyce Mansour qui puise dans la mythologie égyptienne le moyen de
manifester une forme originale de surréalisme et de dépasser sur le plan poétique les
aléas de la politique de son pays d’origine. L’une et l’autre se tournent vers un passé
fabuleux pour redonner du sens à un monde qui en manque singulièrement, pour
sonder aussi loin que possible l’inconnu de la mort et lui opposer quelque renaissance
ou résurrection poétique.
18 Les cultures grecque, romaine, égyptienne, berbère, arabe offrent l’immense répertoire
de leurs récits. Mais, paradoxalement (muthos signifie « histoire »), le mythe n’est pas
toujours un récit aux événements fixés à jamais (Œdipe doit tuer son père et doit
épouser sa mère, Antigone doit enfreindre les lois écrites, Orphée doit se retourner sur
Eurydice…), dont on renouvelle la signification lors de chaque lecture liée à tel ou tel
moment de l’histoire. Le mythe peut aussi coïncider avec une grande diversité d’objets,
de types humains ou raciaux, de lieux, pour peu que l’investissement affectif et
intellectuel, l’ambition esthétique leur confèrent une dimension hautement exemplaire
qui engage la condition humaine ou tout au moins une communauté symboliquement
investie en lui. À côté des récits mythologiques, ce recueil consacré au Maghreb et au
Machrek francophone met en évidence la création de mythes sous une identité et sous
une forme qui ne correspondent à aucune manifestation connue. Le pouvoir de
contestation du mythe s’y exerce radicalement, prônant une force qui donne le
sentiment de créer en dehors de tous déterminismes ou plutôt de s’inventer librement
à partir d’eux. Ainsi du Nègre dans le Nedjma de Kateb Yacine. Échappé de tous récits, le
personnage joue comme un élément perturbateur qui s’attaque à toutes les structures

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idéologiques, narratives et symboliques, imposant « une ligne de fuite » ou une


« déterritorialisation » (pour emprunter les concepts deleuziens) qui permet de rompre
avec la tyrannie de l’origine.
19 Parmi ces nouveaux mythes, ces réalités très matérielles que la littérature investit pour
les charger de signification, les quatre éléments (eau, air, feu, terre) et leur
correspondant humoral (le sang…) ou géographique occupent une place de choix. Dans
les romans de Feraoun, le sang et la terre opposent ainsi leur matérialité aux chimères
discursives de la colonisation ; de même, la mer prend une véritable dimension
mythique chez les romanciers tunisiens qui voient en elle un espace de transformation
et de rencontre infini. Dans Désert, le roman de Le Clézio, c’est le désert qui se
transforme en objet mythique, où se croisent deux histoires, celle, privée, de Lalla et
celle, collective, qui évoque les guerres coloniales dans le Maroc du début du XXe siècle.
Grâce à l’écriture qu’il appelle, le désert devient l’espace où quelqu’un va venir, où
quelque chose va se passer et où se renouent les fils du temps, où se redessinent les
généalogies. De l’espace désertique, lieu de la rupture avec le monde, lieu de rencontre
privilégié avec l’absolu ou avec Dieu, la force semble passer aux êtres qui l’habitent ou
qui le hantent, ces Pères du désert dont le mode de vie, les valeurs morales acquièrent
une exemplarité capable de fasciner jusqu’à nos jours par l’intensité d’une expérience
qui nous portent aux limites de la sociabilité, du langage et du savoir et constitue un
véritable mythe de la connaissance.
20 On terminera ce passage en revue par un simple talisman, terme d’origine indienne
entré dans la culture arabo-musulmane — celui que Mohammed Dib place au cœur
d’une de ses nouvelles les plus célèbres. Comment un simple talisman, un objet aussi
peu narratif, peut-il s’apparenter au mythe ? Sous la plume du romancier algérien, le
talisman en incarne toutes les vertus et tous les pouvoirs. Comme un objet magique, il
présente, d’abord, la capacité de circuler de main en main, de texte en texte ; il sert,
ensuite, de protection à tous ceux qui ont subi ou subiront l’épreuve de la torture.
Composition pleine et vide à la fois, le talisman appelle tous les investissements
historiques, toutes les réappropriations ; et c’est à la littérature de le mettre sans cesse
en circulation parmi les hommes, de créer une solidarité qui, sans s’illusionner, croit
dans les pouvoirs du mythe.

AUTEURS
CLAUDE COSTE

Université Stendhal-Grenoble 3

KHEDIDJA KHELLADI

Université d’Alger 2

Recherches & Travaux, 81 | 2012


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Mythes gréco-romains

Recherches & Travaux, 81 | 2012


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La « voie du retour » ? Le modèle de


l’Âne d’or dans le parcours du mythe
de l’Algérie latine chez Louis
Bertrand
Carole Boidin

Les mythologies de l’Algérie : un objet d’étude fuyant


1 « Je suis contre les mythes1. » Cette déclaration de Kateb Yacine, à la fin des
années 1980, condamne un dispositif séculaire de représentations de l’identité
algérienne. Dans un contexte où l’Algérie fête d’illustres anciens, fondateurs d’une
identité territoriale alors mise en tension par différentes forces d’opposition, l’écrivain
dénonce un déni de l’Histoire récurrent dans l’histoire des pays du Maghreb, et renvoie
dos à dos les discours coloniaux et nationalistes, reposant sur des représentations
figurées porteuses d’aliénation. Il désigne comme mythes aussi bien des figures
fictionnelles héritées de traditions locales ou européennes que des personnages
historiques ayant acquis valeur d’exemple légendaire dans les imaginaires collectifs.
Ces figures mythiques peuvent avoir du sens, comme il l’a démontré lui-même dans
plusieurs de ses œuvres, à condition cependant de ne pas servir à réifier et scléroser
une définition identitaire2.
2 S’opposer aux mythes est ici une position politique, qui n’a de sens qu’au regard d’une
définition du mythe semblable à celle proposée par Barthes : une production discursive
idéologique, émise par une classe sociale dominante pour maintenir ce pouvoir en lui
donnant un fondement intemporel, qui fige ce rapport de forces en l’essentialisant.
Nombreux sont les critiques à avoir élargi cette conception aux productions
mythologiques des pouvoirs coloniaux ou nationalistes, et à avoir étudié les effets de
ces productions sur la littérature3.

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3 L’une des caractéristiques de ces mythologies coloniales et nationalistes en Afrique du


Nord est de revisiter sans cesse le fond mythologique gréco-romain de manière
polarisée. Du côté colonial, une opposition s’est manifestée entre les chantres d’une
Afrique latine, voulant faire renaître sur cette terre l’âge d’or de la domination romaine
et catholique, et ceux d’une Afrique méditerranéenne, considérée symboliquement
comme un ensemble d’îles (tirant parti par exemple du nom de l’Algérie venant de
l’arabe al-jazâ’ir, « les îles ») rattachées à l’ensemble des îles méditerranéennes par le
biais des mythes grecs. Au-delà des figures mythologiques utilisées, une opposition se
fait souvent sentir entre la latinité et une « méditerranéité » qui se dit souvent par la
référence grecque. Réfutant cette opposition en produisant des « contre-mythes » à la
force explosive, les écrivains et penseurs de la décolonisation ont valorisé des figures
indigènes susceptibles de remettre en cause ces mythologies (Jugurtha contre
l’imperium romain, Didon contre Énée, les Lotophages contre Ulysse) tout en suggérant
la production d’autres références mythiques4.
4 C’est particulièrement vrai pour l’Algérie, colonie de peuplement, qui a fait l’enjeu de
débats virulents sur la pertinence des mythes qui lui ont été associés. Il serait
cependant réducteur de restreindre la production littéraire à une application
mythopoétique des idéologies qui s’affrontent. Cette application serait plutôt à
chercher du côté d’une littérature officielle, commandée par les forces politiques et qui
viserait à établir différentes formes d’unité nationale par le biais de mythes qui
« reproduisent » sans cesse les mêmes représentations légendaires de l’Algérie. Charles
Bonn propose ainsi de distinguer une « production » mythique, propre à la littérature,
d’une « reproduction » sans fin des mythes, caractéristique du discours culturel promu
par l’idéologie politique : là où les écrivains créeraient sans cesse de nouvelles versions
de mythes aux sens complexes et irréductibles à l’idéologie, en revanche, les idéologues
ne feraient qu’alimenter un stock de représentations mythiques qui conservent
toujours les mêmes traits, inspirés des moments où le pouvoir qu’ils représentent s’est
imposé5. Cette proposition permettrait de faire un tri, de l’intérieur des textes, entre
littérature et idéologie, de façon indépendante des circonstances de production et de
réception de ces textes. La référence mythologique serait ainsi un révélateur de la
teneur du texte. En va-t-il ainsi, plus précisément, de la référence à la mythologie
gréco-romaine ?
5 Les choses ne sont pas simples. Les différents textes qui mobilisent des représentations
mythiques de l’identité algérienne à partir de figures latines ou grecques, présentent
une diversité historique, générique, linguistique et stylistique que l’on ne peut réduire
à une opposition entre discours littéraire, d’une part, et discours idéologique, d’autre
part. Il est plus prudent, comme le suggère Bonn lui-même, de considérer cette
alternative comme deux pôles entre lesquels ces textes peuvent être analysés.
L’enquête sur l’utilisation du référent mythologique classique au sujet de l’Algérie
suppose donc d’étudier le continuum entre idéologie et littérature, mais aussi de
considérer cette référence sur une longue période, avant et après la décolonisation, et
dans la diversité linguistique qui caractérise cette identité algérienne.
6 Par ailleurs, les références mises à profit dans ces constructions mythologiques, au sens
donné par Barthes, peuvent être liées à des degrés divers au fonds mythologique gréco-
romain. La référence à un nom de dieu ou de héros, qui a donné lieu depuis l’Antiquité
à des œuvres aux supports variés, est différente de la référence plus intertextuelle à

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une œuvre particulière. Ce choix est-il guidé par la situation du texte en termes
idéologiques, historiques, linguistiques ?
7 Ces problèmes de méthode sont révélateurs. Le point commun de toutes ces
constructions est le paradoxe dont elles relèvent : pour dire une identité définie en
termes spatiaux (sur un territoire géographique), on a recours à une référence qui
inscrit cette identité dans la durée. Le recours à l’intemporalité mythologique semble
efficace, là où la référence à des figures légendaires de l’histoire locale comme Jugurtha
ou Augustin suppose un tour de force, consistant à unifier dans un même destin les
civilisations qui se sont succédé sur ce territoire à la délimitation très variable.
8 Il n’est donc pas étonnant que ces références reviennent de façon régulière. Nous
aimerions, dans la suite de cet article, étudier le cas un peu particulier des
Métamorphoses (ou L’Âne d’or) attribuées à Apulée. Cette œuvre fait l’objet de toutes les
attentions en ce qui concerne l’identité algérienne, pour deux raisons au moins. D’une
part, Apulée est originaire de Kabylie, et, selon ses propres dires, il maîtrisait plusieurs
des langues parlées sur ces territoires, tout en étant un citoyen romain accompli. Pour
ces raisons, il a servi de référence dans des discours identitaires allant de l’assimilation
de l’Algérie française à l’unification nationale après l’indépendance. D’autre part,
l’œuvre présente une série de récits inspirés de la mythologie gréco-romaine, selon une
gamme très large de modalités, dans le cadre d’une narration à la première personne,
dans laquelle un personnage nommé Lucius raconte ses aventures, d’abord volontaires,
à la recherche de la magie, puis involontaires, car il se voit transformer en âne.
Finalement, il cherche le secours de la déesse Isis, et cette conversion spirituelle lui
assure le retour à l’humanité. Ce modèle antique, mais non classique, de rapport aux
mythes et le regard halluciné de Lucius ont de longue date été associés à un « génie
africain » de la fiction6, ce qui a, comme nous le verrons, entraîné les écrivains de
l’Algérie à se confronter à cet ancêtre prestigieux, bien que sulfureux.

Le mythe de l’Algérie latine : quels modèles textuels ?

9 Dans un article portant sur les mythes convoqués dans la littérature coloniale relative à
l’Algérie, Jean Déjeux étudie les écrits de Louis Bertrand comme le produit littéraire de
« l’exaltation d’une idée-force exprimée à partir de l’idéologie impérialiste7 ». Cette
idée « mythique » est celle de l’identité latine de l’Afrique du Nord, qui, autant qu’elle a
ébloui les artistes découvrant l’Algérie au XIXe siècle, légitime surtout la présence
française en Algérie pour réinstaurer cette identité et relancer l’intégration morale de
l’Algérie à la civilisation occidentale. Cette idée circule entre les domaines politiques,
artistiques et scientifiques8.
10 Pour défendre ce postulat, Louis Bertrand accompagne avec enthousiasme la promotion
politique des sciences archéologiques en Algérie et exhume lui-même, dans divers
écrits, les preuves de cette identité latine ayant survécu aux siècles d’occupation arabe.
Considérant qu’il est de son devoir d’enseignant au lycée d’Alger d’exhorter ses élèves à
étudier cette histoire latine de l’Algérie9, il publie quelques ouvrages de vulgarisation
comme des itinéraires de voyages archéologiques ou une biographie romancée
d’Augustin. Cette démarche veut faire ressentir aux Français l’idée du génie latin de
l’Afrique du Nord qu’il a lui-même perçue comme une révélation : « je l’ai vue enfin se
préciser, s’épurer, s’ennoblir et grandir jusqu’au ciel en suivant les traces d’Augustin ».

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11 Le projet littéraire de Louis Bertrand se définit ainsi en rapport avec l’Histoire. Il est du
devoir des écrivains de manifester l’absence de rupture dans l’histoire de l’Afrique du
Nord et de promouvoir la connaissance de cette histoire, en rappelant le souvenir de
personnages qui ont pratiqué de façon constante un échange intellectuel entre Orient
et Occident comme Apulée ou Augustin. Sa biographie d’Augustin doit contribuer à
construire un panthéon savant de l’Afrique latine : « nous devons donc souhaiter que
l’Afrique redevienne le grand jardin intellectuel où l’Orient et l’Occident sèment les
germes de leurs religions et de leurs sciences10 ».
12 Cette démarche historique n’est que le pendant savant de son œuvre romanesque. Dans
celle-ci, Louis Bertrand s’attache à représenter la vie des colons européens, de façon
tantôt dramatique, tantôt amusée, afin de défendre la vitalité apportée en Algérie par
ces populations venues de tout le pourtour méditerranéen et pleines de passion11. Il
revient à la France de réguler cette passion pour la mettre au service d’un projet
civilisateur auquel l’appellent les grandes figures du passé latin de l’Afrique.
13 Romans et ouvrages d’histoire s’associent donc dans un même projet et se contaminent
mutuellement, offrant des formes littéraires singulières. La biographie d’Augustin
s’élabore ainsi dans le cadre romanesque d’une visite personnelle des sites chrétiens
d’Algérie. Ce parcours superpose le réel vu et vécu par l’auteur et des descriptions de
l’Algérie antique recueillies dans sa fréquentation assidue des auteurs classiques :
l’Algérie latine est toujours visible à son époque. Ces textes anciens font l’objet
d’allusions directes et indirectes dans l’ensemble des œuvres de Louis Bertrand et
fournissent à l’impérialisme colonial des cadres de représentation pour l’Algérie
ancienne et moderne, des « pré-textes », pour reprendre l’analyse de Simon Gikandi12.
14 La démarche de Louis Bertrand doit toutefois être située dans son contexte. Elle est
différente du regard des romantiques, qui cherchaient désespérément à retrouver sur
les terres orientales les paysages décrits dans les textes classiques, à découvrir une
altérité totale par rapport à leur expérience contemporaine. Recherchant le
dépaysement, ces auteurs construisaient des représentations de l’Orient à l’aide d’une
intertextualité orientalisante : c’étaient les paysages bibliques ou ceux des Mille et Une
Nuits qui étaient valorisés, l’Algérie n’offrant dès lors qu’un « mythe oriental » que
Louis Bertrand dénonce dans un ouvrage du même nom en 1910. Pour lui, la promotion
de l’identité latine de l’Algérie permet au contraire de penser une sorte de raccourci
temporel : « je crois avoir introduit dans la littérature romanesque l’idée d’une Afrique
latine toute contemporaine, que personne, auparavant, ne daignait voir13 ». La
description de l’Algérie contemporaine doit attester son identité latine auprès des
lecteurs, par une proximité qui s’oppose à la distance dans l’espace et dans le temps qui
sépare l’Algérie de la France dans les représentations romantiques. Dans cette
construction, Louis Bertrand fait appel à la sensibilité du lecteur par une écriture
réaliste, parfois dysphorique. Mais il met également en place une importante réflexion
sur les modèles littéraires dont il dispose.
15 Le temps n’est plus, en effet, à l’enthousiasme des premiers temps de la colonisation, où
« le clinquant des mœurs arabes superficiellement connues » pouvait suffire à
alimenter la littérature, alors que les soldats coloniaux, porteurs d’un nouvel empire,
pouvaient se sentir immédiatement héritiers de l’imperium romain et susciter une
littérature proche du modèle de l’épopée14. Louis Bertrand affirme qu’une
transformation du regard est nécessaire : les personnages de pionniers qu’il choisit de
dépeindre figurent au présent « le Méditerranéen du peuple15 », héritier parfois brutal

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des héros massifs de l’épopée homérique, et qu’il convient de célébrer dans un style
nouveau, combinant diverses traditions.
16 D’une part, il s’agit de provoquer chez son lecteur un choc salutaire. La fréquentation
des populations algériennes, sur le long terme, apporte une « perpétuelle et salutaire
leçon de psychologie pour le civilisé utopique », et sur ce principe, il veut étudier la
façon dont « les caractères s’affirment avec une vigueur souvent extrême sous l’action
d’un climat prodigieusement instable et violent16 ». Ce principe l’amène à construire
des romans réalistes, parfois crus, dans un style relevant parfois de l’écriture
picaresque, propre à mettre en relief la verdeur du personnage du colon, qui « peut être
à l’occasion un héros17 ». Il se rapproche en particulier de son modèle littéraire qu’est
Flaubert.
17 Mais d’autre part, ce modèle flaubertien l’engage dans un autre type d’intertextualité.
C’est en effet chez lui que Louis Bertrand va trouver une façon de décrire l’Afrique dans
une relation singulière avec les textes antiques. Dans des ouvrages qu’il consacre au
style de Flaubert, Bertrand a abondamment décrit cette technique. Découvrant les
impressions de voyage de Flaubert présentées dans les Œuvres complètes de l’auteur
éditées par Conard en 1910, il trouve chez Flaubert une façon radicalement moderne de
décrire l’Orient et l’Afrique.
18 Selon lui, s’il est vrai que, comme les romantiques, Flaubert a le goût de la démesure
orientale18, et que comme eux, « sous cette Afrique moderne, il sut découvrir l’Afrique
ancienne, dans sa réalité concrète et toujours vivante », en revanche il ne se laisse pas
piéger par ce constat et ne présente pas l’Afrique actuelle comme un vestige exotique
du passé, dont il faudrait contempler les ruines et les paysages. Bien au contraire, si son
regard retrouve dans le présent des souvenirs littéraires classiques, c’est qu’il
comprend que l’Afrique du Nord est familière et qu’elle présente toujours une
population qui a le même tempérament depuis l’Antiquité, même si le décor a pu
changer sous l’effet des invasions successives qu’elle a subies. La référence à l’Antiquité
n’aurait donc pour but que de manifester l’identité éternelle de l’Afrique et la
psychologie d’une « race » qui pourrait renouer avec la civilisation latine dont la France
est l’héritière. Il soutient que cette représentation mythique d’un « éternel présent » de
l’Afrique, perçu au moyen de la sensibilité de l’auteur, affecte l’ensemble de son œuvre.
19 Cette interprétation de la démarche de Flaubert reflète la relation de Bertrand aux
textes antiques, qu’il met à l’œuvre notamment dans son Jardin de la mort (1904). Il
choisit d’y décrire certaines villes romaines d’Algérie délaissées par les romantiques
mais qui sont, selon lui, plus intéressantes que celles que les touristes connaissent bien,
parce que leur population simple et bigarrée perpétue le souvenir des habitants de
l’Afrique romaine. Alors que Carthage, par exemple, est désormais une pièce morte de
musée que seul l’art de Flaubert fut capable de faire revivre, d’autres sites moins
connus provoquent chez le narrateur des visions enthousiastes :
Ces ruelles étroites, aux murs enduits de chaux, c’est le décor même des comédies
de Plaute et de Térence. Voici la taverne odorante et graisseuse, avec ses guirlandes
de roses et de jasmin, l’uncta popina des satires d’Horace et de Juvénal. Voici la
boutique du barbier où l’on vient écouter les nouvelles, ou les histoires
merveilleuses des conteurs de carrefours. Voici, dans les scènes de la rue, toute la
bouffonnerie des mimes et des atellanes, le comique ingénu des anciens en sa
simplicité enfantine : gifles, coups de pied et coups de trique, gestes obscènes,
propos crapuleux, drôles qu’on rosse, vieillards qu’on berne, parasites battus et
contents ! Les accessoires et les comparses y sont toujours : le bâton d’abord,

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17

l’esclave, le portefaix, la courtisane — et l’âne ! le petit âne rusé et lascif qui remplit
de ses tours les Métamorphoses d’Apulée, après avoir amusé les vieux conteurs
d’Ionie […]19
20 Dans ce passage très euphorique, le narrateur semble sûr de pouvoir faire sentir
facilement au lecteur la latinité de l’Algérie, comme le montrent l’usage du présent et la
multiplication des démonstratifs et présentatifs. Il évite également les clichés des
paysages orientaux composés par les romantiques et qu’il abhorre. Ainsi donc, par son
regard sur le réel présent, le narrateur peut retrouver la sensibilité des Africains
antiques, plus que les seuls paysages décrits dans les textes. Ce dispositif est une
version singulière de l’« imperial eye » utilisé dans les récits de voyage relevant de la
littérature coloniale, selon Marie-Louise Pratt, qui montre combien ce genre de
littérature est informée par des modèles classiques20.
21 Cependant, cette facilité est assez vite mise en cause dans l’ouvrage. En effet, la
contemplation d’autres sites est plus décevante et ne laisse rien retrouver du passé
latin. Ce constat amène le narrateur à méditer sur la décadence causée selon lui par
l’islam, et à préciser les efforts que la France doit fournir pour qu’elle puisse imposer le
bien-fondé de sa présence. Les littérateurs ont un grand rôle à jouer dans cet effort, qui
passe par la méditation sur les textes anciens. Bertrand revient alors à Apulée, qu’il
valorise de préférence aux auteurs comiques ou satiriques évoqués dans la citation
précédente :
Il est quelqu’un pourtant, dont les livres peuvent servir de vivants commentaires à
toute cette archéologie glacée : c’est Apulée, le romancier de l’Âne d’or, l’auteur des
Florides, de l’Hermagoras et d’une infinité de compilations. […] Apulée nous laisse
entrevoir ce que pensait, comment agissait un Africain latinisé de ce temps-là.
22 Il évoque alors rapidement la vie et le tempérament de cet auteur, conformément à son
projet de valoriser la biographie des grands Africains latins. Là encore, imaginer le
point de vue de l’Africain latin suppose de choquer le lecteur français, ce qui doit être le
but de la littérature sur l’Algérie :
Africain, il l’a été plus que personne. D’abord par l’ardeur de son imagination, par
son amour du clinquant et de tout ce qui reluit, par son mauvais goût, par la
frénésie de ses sensations, par la tranquille impudeur de son obscénité. Il reproduit
tous les contrastes violents de sa patrie. Comme elle, il est l’antithèse vivante : épris
d’occultisme et de rhétorique, luxurieux et dévot, réaliste, impressionniste,
idéaliste et classique tout ensemble, opulent et sordide, plein d’or, de pierreries,
d’oripeaux éclatants et d’immondices, il rappelle ces rues bariolées et fétides des
casbahs algériennes, qui sentent à la fois l’urine et l’encens […]21
23 Cette description fait référence à un célèbre commentaire de Flaubert sur les
Métamorphoses :
Ce livre est un chef-d’œuvre. Il me donne à moi des vertiges et des éblouissements ;
la nature pour elle-même, le paysage, le côté purement pittoresque des choses sont
traités là à la moderne et avec un souffle antique et chrétien tout ensemble qui
passe au milieu. Ça sent l’encens et l’urine, la bestialité s’y marie au mysticisme,
nous sommes bien loin encore de ça nous autres comme faisandage moral — ce qui
me fait croire que la littérature française est encore jeune22.
24 Suivant le modèle de Flaubert, Louis Bertrand dénonce ainsi le conformisme moral des
auteurs métropolitains, incapables de produire une littérature qui soit à la hauteur du
défi qui se pose à la France. La référence à Apulée, à la fois classique et sulfureuse, peut
lui permettre de décrire adéquatement la torpeur dont l’Algérie doit être réveillée pour
renouer avec son passé latin. Apulée fournit en effet « l’incarnation littéraire la plus

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complète de la décadence latine […] Mais [sa prose] n’en a pas été submergée. Il a su
donner une forme à cette débordante matière, il a inauguré une manière d’écrire
véritablement africaine ».
25 Apulée fournit ainsi la formule d’une transposition littéraire du mythe de l’Afrique
latine, puisqu’il a su donner forme à la sensibilité sauvage de l’Afrique, et fournir ainsi
un modèle stylistique à suivre, comme Flaubert avait bien su le percevoir.
26 Par ailleurs, en évoquant ainsi Apulée il peut également clarifier un autre point. Face à
la décadence causée par des siècles d’occupation musulmane, la France doit rendre
l’Algérie à la religion catholique, donc la faire redevenir latine plutôt que romaine.
Apulée n’est pas un auteur chrétien, au contraire d’Augustin, mais son ouvrage permet
de penser la conversion que la France doit mettre en place. Les Métamorphoses peuvent
donc fournir un modèle narratif pour figurer cette conversion, en plus d’un exemple du
style de l’auteur. En effet, cette œuvre se termine par la conversion de Lucius à la
religion isiaque, une religion éclectique qui se manifeste par une procession riche en
symboles, où Bertrand voit l’annonce de la christianisation des esprits en Afrique :
à l’aube des siècles barbares, il y a embarqué, comme sur une arche de salut, tout
l’héritage de la civilisation antique. Il y a entassé pêle-mêle le meilleur et le pire. En
regard des corruptions de la décadence, il a placé les vertus religieuses et morales
qui annonçaient la rénovation prochaine… Tout ne sombrera pas au cours du
voyage. Son âne symbolique atterrira sur nos plages, et, aux jours de Noël ou de
Pâques, il fera son entrée dans nos cathédrales, acclamé par la joie populaire, salué
par les sons de l’orgue et par les cantiques de la foi nouvelle […]23
Bertrand prend au sérieux cette conversion, et implique que c’est Apulée lui-même,
l’Africain, qui a ressenti l’appel de la religion chrétienne.
27 L’utilisation de l’intertexte des Métamorphoses correspond ainsi au projet littéraire,
politique et moral de Bertrand. Bien plus, nous pouvons faire l’hypothèse qu’il lui
fournit un type de merveilleux littéraire capable de supplanter la fantaisie orientale
dont sont friands les écrivains romantiques que décrie Bertrand, et qui s’est imposée
notamment par le modèle des Mille et Une Nuits. Cette hypothèse nous semble confirmée
par une autre œuvre de Louis Bertrand, intitulée Nuits d’Alger, publiée en 1919 et
illustrée par des lithographies orientalistes d’André Suréda24.

Le regard de Lucius au service du mythe colonial : les


Nuits d’Alger de Louis Bertrand
28 Le titre et les illustrations de cet ouvrage laissent augurer une description romantique
d’Alger, remplie de couleur locale aux accents des Mille et Une Nuits25. Pourtant,
l’ouvrage commence par une citation de Baudelaire (« Voici le soir charmant, ami du
criminel ! »), qui laisse place à une déclaration d’allégeance à la splendeur du Salammbô
de Flaubert. Louis Bertrand semble ainsi s’orienter vers une description plus moderne
des nuits d’Alger.
29 De fait, c’est avant tout son propre itinéraire d’artiste qu’il raconte, en confrontant
l’enthousiasme qu’il avait ressenti lors de sa première visite de la ville, à la mélancolie
qui s’est ensuite emparée de lui. Pour raconter cet itinéraire, Bertrand reprend le
dispositif narratif des mémoires à la première personne que l’on trouvait déjà dans les
Métamorphoses, mais il va plus loin dans cette référence.

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Le pastiche des Métamorphoses pour dire l’expérience coloniale

30 Il commence en effet par évoquer sa jeunesse désœuvrée dans l’ambiance mortifère de


la France, avant le sursaut d’énergie que lui a fourni son arrivée à Alger. Il suit ainsi le
récit des Métamorphoses, en commençant par un départ en voyage, et se place au
croisement des deux genres littéraires prisés par Bertrand, que l’on peut retrouver
dans son modèle antique : la biographie et le récit de voyage.
31 Dans sa jeunesse, l’esprit « tiraillé par de harcelantes réminiscences littéraires »,
l’écrivain pensait retrouver à Alger la trace des palais de Carthage dépeints par
Flaubert. Quelques années plus tôt, Bertrand avait défendu Salammbô comme le produit
des voyages de Flaubert en Orient tout autant que de ses lectures des auteurs latins. La
force de ce roman était, selon lui, d’échapper à l’artifice des reconstitutions
romanesques des romantiques, et de présenter dans une époque ancienne le génie
africain intemporel, grâce à sa posture moderne, capable de percevoir l’éternel dans le
transitoire26. Cette perception passait, selon lui, par une forme de lyrisme propre à
Flaubert, qui manifestait l’émotion causée par une telle reconnaissance. Aussi la
description de Carthage, dans Salammbô, avait-elle pour Bertrand un effet singulier :
Après cela, peu nous importe que ce soit une description de la Carthage antique.
Elle peut s’appliquer aussi bien à la Tunis, qu’à l’Alger modernes. Elle n’est pas plus
contemporaine d’Hamilcar que de Flaubert lui-même. Toute pénétrée qu’elle est
d’émotion lyrique, elle plane au-dessus des lieux et des temps. Elle a traduit hier,
elle traduira demain la splendeur de l’aube se levant sur une grande ville orientale
et méditerranéenne27.
32 Dans les Nuits d’Alger, Bertrand rappelle, non sans ironie, comment, fasciné par ce
modèle, il espérait ressentir cette même émotion et y trouver la source d’un lyrisme
capable de nourrir sa production littéraire :
Ces images vivaient, pour moi, d’une vie hallucinante, tant la concordance me
semblait exacte entre le présent et ce lointain passé. Cela sortait de ma mémoire et
de la littérature, pour se situer dans le réel et l’immédiat. Je devenais le
contemporain de ces fantômes. J’en étais émerveillé et transporté. Et je me rappelle
que, ce soir-là, je rentrai chez moi en proie à une véritable ivresse lyrique, la pensée
titubante de poésie et affolée de mirages, au point que j’écrivis à un ami poète je ne
sais combien de pages divagantes, pleines de candeur et de littérature. Je ne me
sentais pas de joie, à l’idée que, désormais, j’allais vivre dans un pays où de telles
évocations seraient, pour ainsi dire, à mon commandement, où je les rencontrerais
à tous les détours du chemin. Ce serait l’état lyrique perpétuel […]28
33 Cette expérience, où Bertrand retrouve le type de « mirage » que Flaubert pense
« ressusciter » dans Salammbô29, est décrite de façon ironique, en se concluant par un
pastiche du regard que Lucius porte sur le monde dans les Métamorphoses. En effet, dans
cet ouvrage30, le personnage principal est avant tout caractérisé par sa curiosité pour la
magie. Il voyage pour affaires, mais ce qui l’attire surtout en Thessalie, c’est que c’est
une terre légendaire, le pays des sorcières. Arrivé dans la ville d’Hypata, il s’exalte à
l’idée de pouvoir assister à volonté à des prodiges :
Émergeant à la fois du sommeil et de mon lit, toujours curieux et excessivement
avide de connaître des choses rares et étonnantes, je remuais l’idée que je me
trouvais au beau milieu de la Thessalie, pays que le monde entier s’accorde à
célébrer pour les incantations magiques dont il est le berceau […] aussi, j’examinais
chaque chose avec attention. Et dans toute la ville, pas une chose ne me tombait
sous les yeux, sans que je ne remette en doute ce qu’elle était en réalité ;

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20

absolument tout me paraissait avoir été métamorphosé par quelque formule


magique31.
La Thessalie est la terre des sorcières selon les conventions de la littérature et de la
mythologie gréco-romaine et Lucius croit y retrouver tout ce qu’il a entendu dire sur ce
sujet. Dans le dispositif des Métamorphoses, cette exaltation attire l’attention du lecteur
sur la naïveté de Lucius, qui croit trop facilement aux histoires de sorcières, mais
surtout sur le caractère fabriqué, « à la grecque », des histoires qu’il va entendre32.
34 Louis Bertrand transpose ici ce dispositif pour faire de l’Algérie une terre mythique de
la latinité : il se réjouit de pouvoir y nourrir sa sensibilité lyrique (comme l’avait fait
son illustre modèle, Flaubert). La même ivresse est attribuée aux deux personnages,
avec une même ironie de la part du narrateur rétrospectif33. Comme Lucius, le héros de
Bertrand saisit les moindres détails du décor pour tout autre chose que le simple plaisir
de contempler un paysage. Il ne croit pas à ce qu’il voit, car il imagine que cette réalité
en cache une autre, c’est le fantôme d’une autre vérité. Pour Lucius, le décor est le
résultat d’une métamorphose ou d’une opération magique et il croit percevoir les
fantômes de gens métamorphosés sous les pierres34. Il perçoit le monde qui l’entoure
comme s’il était perpétuellement sur le point de se transformer, et les objets sont
même sur le point de parler. Le regard de Lucius sature donc l’espace décrit de traces
de métamorphoses qui sont autant de récits mythologiques possibles. Dans la suite des
Métamorphoses, toutes ses rencontres sont des avatars amusants de figures
mythologiques bien connues, « à la grecque35 ».
35 Le pastiche n’est pas parodie : Louis Bertrand découvre avec enthousiasme le pouvoir
de révélation que possède son regard et sa sensibilité d’artiste, qui l’apparente au
Lucius des Métamorphoses, pour sa plus grande joie. Son émotion transpose le « délire »
de Lucius dans le domaine de la composition littéraire : il retrouve à Alger une
inspiration lyrique qu’il croyait définitivement hors de portée dans la turpitude de la
métropole.
36 Le narrateur des Nuits d’Alger se plonge ensuite dans les ruelles de la Casbah, dont les
noms mythologiques ou historiques condensent toute l’identité imaginaire de l’Algérie
dans la conscience collective des Français :
C’est l’Afrique du « Tour de Monde » et des livres d’images — oasis, caravanes,
chameaux et chameliers, explorateurs et tueurs de lion. Là-bas, rue des Lotophages,
me voici en pleine Antiquité homérique… Les Syrtes de Libye fument derrière la
ligne des sables. Ulysse et ses compagnons débarquent sur l’inhospitalière côte
africaine… Rue Hannibal ! On songe à Carthage, on voit Salammbô qui danse, sur sa
terrasse, au clair de lune, devant le golfe endormi… Rue Micipsa, rue Jugurtha, rue
Caton, rue Salluste : histoire numide et romaine ! Sophonisbe réfugiée dans le
harem, à la pointe du rocher de Cirta, boit la coupe de poison envoyée par son
amant. Le conquérant latin, le sénateur ou le proconsul se prélasse, à l’heure de la
sieste, dans le xyste ou sur le belvédère de sa villa… Rue des Abdérames, rue des
Mugrebins, rue Barberousse ! Voici le flot de l’islam envahisseur, l’Afrique des
Croisades, des corsaires, des esclaves et aussi celle des Mille et une nuits. Et
maintenant, dans ce couloir obscur, aux demi-ténèbres douteuses, sous
l’enchevêtrement des rondins de thuya qui soutiennent les étages en surplomb,
c’est la rue Médée ou, plus sinistre encore, la rue du Diable, — l’Afrique des
sorcières et des djinns, des vendeuses de philtres, des incantations et des
maléfices36.
37 Le spectacle de l’Algérie et de ses mystères reprend de manière cumulative des poncifs
de l’imaginaire colonial (outre le roman de Jules Verne, Le Tour du monde peut aussi
faire référence au nom d’une revue de voyages). La description est ici saturée de

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références mythologiques et historiques, qui rappellent le dispositif des Métamorphoses.


Cette accumulation n’est pas sans ironie, car elle ne repose que sur le choix colonial du
nom de ces rues ; le narrateur remercie d’ailleurs le « rond-de-cuir désœuvré et
romantique » qui fut à l’origine de ce choix. Par cette remarque, Louis Bertrand
rappelle combien cette vision mythique de l’Algérie est largement construite par
l’idéologie coloniale. Pourtant, assez vite, cet enthousiasme laisse place à la désillusion.
Alger n’est pas la terre des délices, mais elle offre bien plutôt une réalité contrastée :
l’énergie solaire des journées donne à l’homme les forces nécessaires pour qu’il puisse
faire l’expérience de la nuit où il accède, dans les rues de la ville, à des sensations
ambiguës, parfois repoussantes, mais plus fécondes d’un point de vue littéraire, selon
lui, que les expériences menées par ses collègues de métropole. Le narrateur sent qu’il
s’est transformé « en Africain », et qu’il lui faut « jouir [de ces nuits], vivre toute la vie
africaine, pour [s]’en emparer plus tard37 ».
38 Cette prise de conscience se fait progressivement, et suit point par point l’itinéraire de
Lucius, qui en raison de sa curiosité pour la magie, se voit transformer en âne et accède
ainsi à divers milieux sociaux, et accède cette fois à des prodiges de scélératesse ou de
débauche38.

Retrouver le merveilleux latin sous le vernis oriental

39 Le narrateur des Nuits d’Alger découvre en effet le monde nocturne de la ville : errant
dans les rues de la Casbah, il surprend alors des scènes étonnantes, comparées
explicitement à la fadeur des intrigues romanesques à la mode en France39. Il montre de
la sorte que, du point de vue de l’inspiration littéraire, la colonie algérienne peut
fournir de la matière romanesque en abondance. Ce dispositif d’enchâssement de récits
n’est pas sans rappeler celui des Métamorphoses, d’autant que les personnages
rencontrés sont de plus en plus sulfureux, comme cette poétesse parisienne qui se
déguise en Bédouin et sème le trouble à Alger.
40 Par ce dispositif, Louis Bertrand veut démontrer au moyen de la fiction littéraire l’un
de ses grands principes idéologiques, qu’il ne cesse de répéter d’une œuvre à une autre :
tout ce que les Arabes et les Berbères auraient apporté en Algérie, n’est qu’un emprunt
à la civilisation latine. Ce principe se vérifie d’abord au niveau du mode de vie et des
coutumes :
ce que nous considérons dans les mœurs et les usages de l’Afrique, comme arabe,
oriental ou islamique — tout cela, c’est la plupart du temps, du latin que nous ne
connaissons plus — du latin que nous avons dépassé40.
41 D’un point de vue littéraire, les intrigues traditionnellement associées à l’Orient sont
donc à revisiter, ce qui semble être au cœur du projet romanesque de Bertrand.
Explorant littérairement les nuits d’Alger, que les Français associent volontiers à
l’exotisme oriental des Mille et Une Nuits, Louis Bertrand montre en acte qu’il retrouve
en fait une inspiration littéraire latine. En somme, les Mille et Une Nuits sont un emprunt
à la fiction latine : « Toute cette prétendue couleur locale islamo-orientale, — tout cela
continue à attester la latinisation profonde de l’Afrique41 ».

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L’initiation à l’Algérie éternelle : la transfiguration du sujet colonial

42 Ce coup de force littéraire porte plus loin. Exténué par ces aventures, le narrateur
affiche finalement la même lassitude que Lucius et le même désir de revenir à lui-même
et d’échapper aux turpitudes de la ville orientale. C’est ainsi, dans le modèle d’Apulée,
que Louis Bertrand trouve l’idée d’une conversion des valeurs, d’une rédemption
spirituelle, qui est absente de la tradition arabe des Mille et Une Nuits. Cependant, cette
étape n’est franchie que progressivement, ménageant ses effets sur le lecteur.
43 En effet, ce changement d’esprit du narrateur est explicitement attribué à la
fréquentation d’œuvres littéraires, mais qui ne sont pas celles d’Apulée. C’est Huysmans
et Musset qui lui donnent envie de visiter la Trappe de Staouëli, par curiosité pour ce
lieu de spiritualité qui commémore une victoire coloniale française, mais aussi parce
que le narrateur éprouvait « comme l’auteur de ces livres, le besoin de [s]e nettoyer
l’âme, de [s]e soustraire un peu à cette emprise sensuelle que l’Afrique faisait peser si
lourdement sur [lui]42 ».
44 Pourtant le modèle des Métamorphoses reparaît rapidement. Comme Lucius renonçait à
sa curiosité et se faisait offrir par un prêtre d’Isis les roses qui lui permettraient de
revenir à sa condition humaine, le narrateur des Nuits d’Alger, abandonnant ses
conceptions romantiques, admire la beauté simple des roses présentes le long de la
route de la Trappe. Elles représentent pour lui la preuve de la mission civilisatrice de la
France en Algérie et de sa conformité avec l’idéal catholique :
D’un bout à l’autre, pendant des lieues, elle était bordée de buissons de roses, de ces
roses sauvages qui ont l’air de flocons de neige posés sur les branches : des roses en
grappes, en touffes épanouies, d’une profusion, d’une richesse vraiment
miraculeuses. On aurait dit une procession virginale, des voiles et des robes de gaze,
des cierges en marche, vers on ne savait quel prodigieux reposoir. La veille, je les
avais à peine remarquées. Maintenant, elles me frappaient comme une fragile
merveille, réalisée pour moi seul. Je n’étais plus dans le même état. Les parfums,
l’air subtil me pénétraient. C’était tout l’enchantement et toute la grâce d’un matin
de printemps, — un printemps africain déjà chaud et même brûlant. Je marchais
plus allègre. Je me sentais comme allégé de ma peine. Elle n’avait pas complètement
disparu. Mais, de nouveau, j’avais repris cœur et je me rouvrais à l’espérance43.
45 Le spectacle spirituel de la nature africaine donne un nouveau courage au personnage
en lui offrant une preuve sensible de la justesse de la mission française. Cette longue
description fait largement écho à l’allégresse dans laquelle Lucius décrit la vision d’Isis
et les roses qu’elle lui offre, ce qui entraîne sa conversion à la religion isiaque dans les
Métamorphoses44. Le narrateur suggère ainsi la conversion de son projet littéraire. Il ne
s’agira plus, pour lui, de régénérer le roman français par un naturalisme brutal, mais de
chanter la restauration de l’identité latine de l’Algérie par la France :
Mais, peu à peu, je constatai tout ce qui m’était venu de là : tout un côté sérieux,
tout un aspect de l’Afrique, que j’avais négligé jusqu’alors, celle des colons, des
soldats, — et aussi des apôtres. […] Cette route de la Trappe, par ce beau matin de
printemps, ç’avait été, pour moi, la voie du retour.
46 L’adhésion au projet civilisateur de la France est l’occasion d’une réconciliation avec la
métropole, par laquelle le sujet tourmenté peut retrouver une forme d’unité. Par ce
dispositif, Louis Bertrand donne à l’idée « mythique » de la latinité algérienne
l’ampleur d’une révélation mystique. Revenir aux sources littéraires latines et à

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l’itinéraire mythique de Lucius lui permet de retrouver une écriture africaine, la mieux
à même de manifester l’identité de l’Algérie et la légitimité de la présence française.

Apulée, Lucius et l’écrivain maghrébin de langue


française
Apulée, Algérien ancestral ?

47 Cet enthousiasme ne saurait pourtant masquer l’ambivalence de cette révélation finale.


L’exaltation de la mission française ne semble en effet possible que dans le retrait
contemplatif, et par l’exclusion des paroles de l’indigène. On pourrait y voir une preuve
de l’échec du projet de Louis Bertrand, que relève Majid el-Houssi : luttant
désespérément contre l’étrangeté réelle de l’Algérie pour l’assimiler littérairement à
l’Europe chrétienne, Louis Bertrand ne parviendrait pas à produire du Même45. Cette
remise en cause du projet littéraire de Bertrand éclaire également la posture singulière
de Majid el-Houssi, à la fois universitaire et écrivain, pour qui l’héritage d’Apulée prend
une tout autre tournure.
48 Après l’indépendance, Apulée et ses Métamorphoses ont en effet été intégrés au
panthéon de l’Algérie éternelle. Cette captation du passé antique répond à une même
revendication émise par le milieu des écrivains algérianistes dont Bertrand fut une
figure fondatrice46. Bien que peu lu dans l’Algérie indépendante, et indisponible
longtemps en arabe47, Apulée, à qui l’on attribue volontiers une origine berbère,
devient un ancêtre utile dans la construction de l’unité nationale, ce que reflète un
certain nombre de travaux savants et d’œuvres littéraires fortement idéologiques.
49 Apulée et son œuvre figurent ainsi dans la liste des grands moments de l’histoire
algérienne cités dans l’Iliade algérienne de Moufid Zakaria en 1972. Ce long poème, qui se
revendique du Cantique des cantiques (nashîd al-anâshîd ) tout autant que de l’épopée
(malhama), se présente comme une longue évocation de l’Algérie, dans son histoire et sa
géographie, avec des tonalités martiales et religieuses qui en font une œuvre de
propagande, dans une période où l’État mène une politique volontariste d’arabisation
de l’enseignement et de l’administration48. Le poème a été composé et récité en arabe
lors d’une réunion politique portant sur l’importance de l’islam algérien, dix ans après
l’indépendance, mais il a été traduit la même année en français : c’est bien de l’identité
du pays qu’il se veut une illustration, par l’évocation de toute une mythologie
nationale.
50 Apulée figure dans cette liste, à titre de savant aux talents multiples :
C’est alors qu’apparut le célèbre Apulée, médecin dont la science reconnut le génie.
Il composa des fables (« il excella dans les histoires animalières » abda’a fî qisas al-
hayawân), vrais chefs-d’œuvre d’esprit, dont l’empreinte fut grande sur le conte
(qisas) Omeyyade. Puis Apulée devint le grand juge dans Rome. Et c’est à lui que fut
soumise chaque affaire49.
Apulée montre donc que l’Algérie s’est distinguée dans l’Histoire, aussi bien dans le
domaine des sciences médicales que dans la rhétorique, le droit et la littérature. Les
Métamorphoses sont mentionnées d’une façon qui laisse entendre que l’auteur n’en a pas
eu la connaissance directe50. Bien que l’histoire de Lucius changé en âne n’y ressemble
guère, elle est cependant placée à l’origine des fables omeyyades (sans doute le Kalîla
wa-Dimna d’Ibn al-Muqaffa’) qui occupent une place majeure dans l’histoire de la

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littérature arabe classique. Apulée sert donc à distinguer l’Algérie, non seulement par
rapport à l’Europe, mais aussi à l’intérieur de l’histoire du monde arabe.
51 Apulée et son ouvrage servent aussi fréquemment de référence dans la réflexion sur la
littérature algérienne. Pour préserver la diversité linguistique de cette littérature, on
valorise cette figure d’intellectuel polyglotte. En 2004, un prix Apulée du premier
roman a ainsi été créé par la Bibliothèque nationale du Hamma en Algérie, pour
récompenser un ouvrage écrit dans l’une des trois langues de la littérature algérienne
(français, arabe ou tamazight) : ce prix s’inspirerait de l’allusion faite par Assia Djebar à
cet auteur dans Ces voix qui m’assiègent51.
52 Mais cette réflexion semble essentiellement émaner d’auteurs qui ne composent pas
uniquement en langue arabe ; elle se retrouve d’ailleurs dans la littérature maghrébine
d’expression française ou berbérophone dans son ensemble.
53 L’auteur antique serait, dans cette perspective, l’un des premiers écrivains à avoir fait
entrer dans une langue littéraire coloniale, le latin, les effets de style de la langue locale
africaine dont il serait issu. Dans un ouvrage sur le patrimoine littéraire algérien, Majid
el-Houssi, que nous venons d’évoquer, d’origine tunisienne et résidant en Italie,
propose un portrait d’Apulée en écrivain universel, capable de fournir un modèle pour
les écrivains algériens contemporains dans leur rapport à la langue française :
Tel est le savoir d’Apulée à qui il revient d’avoir introduit dans la langue de l’Autre
et en dehors de ses codes littéraires propres toutes les questions les plus
essentielles à leurs définitions52.
Dans ce genre de représentations, on assimile volontiers Apulée au héros de ses
Métamorphoses, ce Lucius au nom latin mais à l’origine grecque, qui se métamorphose
par la grâce de la magie puis de l’inspiration religieuse, interprétée comme une
métaphore de l’inspiration littéraire.

Déconstruire le regard de Lucius

54 Ces revendications, elles aussi largement idéologiques, de l’héritage d’Apulée, sont


mises en question dans un roman de Kebir Ammi intitulé Apulée, mon éditrice et moi.
Comme Majid el-Houssi, il s’agit d’un écrivain voyageur : né au Maroc, il est de père
algérien et vit la plupart du temps aux États-Unis. Il réfléchit, lui, aux conditions
d’existence de la littérature maghrébine francophone à partir de l’exemple algérien.
Dans ses publications antérieures, il valorisait, comme Louis Bertrand mais dans une
perspective opposée, certaines figures historiques du territoire nord-africain
correspondant à l’actuelle Algérie. Après avoir publié en France Thagaste, Saint-Augustin
en Algérie (1999) et Sur les pas de saint Augustin (2001), romans biographiques à la forme
éclatée, il compose ce roman sur Apulée, mais en faisant de cette patrimonialisation de
l’auteur le sujet même de l’ouvrage.
55 En effet, le roman se présente comme une suite de commentaires à la première
personne, qui suivent comme un journal l’itinéraire d’un écrivain à qui son éditrice
suggère d’écrire une biographie d’Apulée. Le roman présente Apulée comme un double
de l’écrivain, aux identités nationales multiples, comme l’a bien montré Véronique
Gély, qui propose d’y voir un exemple de l’écriture contemporaine de la « migritude53 ».
L’impossibilité d’une biographie simple manifeste l’impossibilité d’en faire un Algérien
par anticipation, de le récupérer dans un projet nationaliste. Il est tout au plus un
écrivain originaire d’Afrique du Nord, à l’image de l’auteur du roman.

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56 De façon intéressante pour notre propos, le roman semble reprendre le modèle proposé
par Louis Bertrand dans sa description de l’Algérie latine, pour mieux le renverser.
Comme le Je du Jardin de la mort, le narrateur du roman décrit son voyage sur les lieux
mêmes qu’a fréquentés Apulée. Comme lui, il contemple la désolation de l’Algérie
moderne et constate que le temps s’y est arrêté :
Le temps ne passe plus à Madaure. C’est cela qui vous frappe d’abord. Son absence
vous saute à la figure. À l’entrée de la ville. Sur le seuil des pierres. Des ruines. Au
mieux, il recule. Lorsqu’il en a assez de se poser sans rien faire sur des pierres,
aujourd’hui anonymes. Il s’en va, il court dans la région, dans les villages voisins où
la vie, sans âme, d’une infinie tristesse, se donne toutes les peines pour ressembler à
quelque chose. Il revient ensuite pour se poser de nouveau sur les pierres.
Nous marchons dans ce qui était autrefois des rues. Notre pas est léger. Il se fait
léger de lui-même. Nous sommes accueillis par des ombres. Des ombres auxquelles
le soleil s’efforce de donner un peu d’épaisseur54.
57 Il parvient cependant à substituer à ce tableau désolé un décor fantasmatique, qui laisse
espérer mille et une merveilles. Là où Bertrand parvenait à ce résultat en retrouvant le
regard que Lucius portait sur l’espace urbain dans les Métamorphoses, Ammi met en
place une autre construction. Il rencontre en effet à Madaure un « homme des
pierres », vieil homme nommé Omar, qui a étudié toute sa vie l’histoire de la ville et
d’Apulée en particulier. Bien qu’il n’ait jamais pu publier ses recherches, Omar accepte
sans rancune de guider l’écrivain, et ses paroles sont une façon indirecte d’esquisser la
biographie désirée. C’est par le regard de l’Algérien ancestral, cultivé même si négligé,
que l’auteur peut retrouver la sensibilité d’Apulée : « Omar parle, et je marche dans un
dédale qui révèle ses moindres secrets, déjoue tous ses pièges. Le labyrinthe s’éclaire
d’un extraordinaire jour, une splendide lumière55 ».
58 Là où Bertrand associait le regard d’un auteur antique (Apulée) à celui d’un
métropolitain (Flaubert), Ammi semble valoriser la sensibilité d’un personnage algérien
contemporain pour évoquer son sujet. Il ne s’agit pas pour autant de désigner ainsi un
« génie algérien éternel » à l’instar de Bertrand : la rencontre d’Omar n’apporte pas de
réponse satisfaisante et l’auteur poursuit sa quête. Mais auparavant, cette rencontre est
l’occasion de constater l’oubli de l’Histoire et la censure intellectuelle exercée en
Algérie sur les ouvrages comme ceux d’Apulée, que « l’Algérie des barbus et de leur fan-
club ignore superbement56 ».
59 Ammi montre également les limites de l’idée mythique selon laquelle Apulée serait un
modèle pour les écrivains de l’Algérie plurilingue. Parmi les formules d’écriture
biographique qu’il tente dans ce roman, il prétend recevoir une lettre d’Apulée, qui
s’adresse à lui à la première personne. Ce dispositif esquisse une autobiographie fictive,
d’outre-tombe et parvient à proposer le jugement d’Apulée sur le présent et sur la
littérature contemporaine. La lettre semble confirmer l’exemplarité d’Apulée en tant
qu’auteur-modèle : « L’écriture est claire et la langue, un mélange de plusieurs langues,
est à la fois familière, précieuse, triviale57… » Apulée y déplore le fait de ne pas avoir été
traduit en arabe :
Je rêve, sans cesse, du jour où la langue du Coran étudiera mes œuvres. Je ne lis pas cette
langue. Mais elle est tout de même celle de mes héritiers, de mes descendants, de mes
enfants, et il me plairait de voir, sinon de comprendre, mes œuvres rédigées dans cette
langue58.
60 Pourtant cette solution littéraire de la lettre reçue de l’au-delà est rapidement
contestée, et le narrateur révèle finalement que c’est lui-même qui a, à plusieurs

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reprises, essayé d’imaginer une telle lettre : « Je jette chaque fois cette lettre. Mes
compatriotes n’accepteraient pas qu’on parle d’eux de cette façon.»
61 L’ensemble du roman passe ainsi en revue toute une tradition littéraire sur les façons
de représenter l’identité de l’Algérie, à l’occasion de cette recherche biographique,
pour mieux les critiquer. Ce dispositif romanesque, proche des grandes sommes
postmodernes, porte le débat sur plusieurs fronts. D’une part, le discours colonial
autant que celui du traditionnalisme religieux sont disqualifiés dans les « grands
récits » idéologiques qu’ils tentent de promouvoir. Des Algériens comme Omar résistent
à la censure religieuse qui prétend faire table rase du passé, mais il n’est pas question
pour autant de recomposer une signification identitaire autre, fondée sur une latinité
unifiée. C’est d’autant plus crucial qu’un autre grand récit s’est entre-temps imposé,
celui des « forces du Mal » de l’après-11 septembre59.
62 D’autre part, cette critique se fait par le biais d’une écriture volontiers
métafictionnelle : le narrateur met en scène l’objet de sa quête et multiplie les effets de
métalepse et de parodie. Le roman traverse ainsi différents genres et registres
littéraires, problématisant les hiérarchies esthétiques à l’œuvre dans l’histoire des
représentations de l’Algérie. Pour autant, cette entreprise n’est pas euphorique, et
montre les obstances posés à l’autonomie de la littérature dans l’Algérie
contemporaine.
63 De fait, le roman ne peut ni prétendre asséner une vérité sur l’Algérie à travers la figure
ancestrale qu’est censé être Apulée, ni se replier sur un moi qui se transcenderait par
l’Art. Reste ainsi une posture de combat, permettant de reconstituer à distance (dans le
temps grâce aux lectures et dans l’espace de l’exil intellectuel60) des fragments de
vérité : « Je parlerai avec les fantômes, avec les morts, avec les souvenirs, avec mes
lectures, avec mes amis… Je me battrai pour donner un visage à Apulée61. »
64 Par les hasards de sa naissance et plus encore par le génie de sa composition littéraire,
Apulée a ainsi pu fournir à des projets littéraires différents des éléments de
composition qui ont également influencé la réception critique des Métamorphoses. Le
statut du mythologique, employé à divers degrés dans la construction des aventures de
Lucius et des récits qu’il rapporte à son lecteur, a cependant reçu moins d’attention que
le statut du personnage principal lui-même et de sa conversion. Louis Bertrand
s’inscrirait plutôt dans une tendance d’interprétation littérale de l’œuvre antique, qui
verrait dans ce récit à la première personne une structure de témoignage, où le Je
figurerait, de manière complexe, une véritable initiation du personnage qu’il a été
avant de revenir à lui-même, à un autre lui-même transfiguré. Kebir Ammi, quant à lui,
serait plutôt prêt à considérer les Métamorphoses comme un roman comique, remettant
en cause toutes les certitudes, conformément à une lecture prônée, par exemple, par les
partisans d’une lecture narratologique, qui applique des critères formels propres aux
expérimentations romanesques62. Nous pouvons y voir les traces d’une réflexion
intense sur les rapports entre témoignage prosélyte et piège herméneutique, entre
littérature et idéologie. Reste que le parcours de Lucius permet de réfléchir à tous les
modèles narratifs permettant de figurer l’identité, notion insaisissable et sans doute
mythique, plus que toute autre.

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NOTES
1. Kateb Yacine, « C’est Africain qu’il faut se dire », entretien avec T. Yacine de 1987, dans Le Poète
comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Seuil, 1994, p. 106.
2. Un tel scepticisme global sur les définitions légendaires de l’Algérie est déjà porté dans les
années 1960 par plusieurs intellectuels. Citons le poète A. Azeggagh dans Chacun son métier (Alger,
SNED, 1966) : « Arrêtez de célébrer les massacres / Arrêtez de célébrer des noms / Arrêtez de
célébrer des fantômes : / Arrêtez de célébrer des dates / Arrêtez de célébrer l’Histoire / La
jeunesse trop jeune à votre goût / Insouciante et consciente / Sait. » (Cité par J. Sénac [dir.] dans
Anthologie de la nouvelle poésie algérienne, Poésie 1, no 14, Librairie Saint-Germain-des-Prés, 1971)
3. Voir notamment pour l’Algérie : J.-Fr. Guilhaume, Les Mythes fondateurs de l’Algérie française,
L’Harmattan, 1992.
4. J. Déjeux, « De l’éternel méditerranéen à l’éternel Jugurtha. Mythes et contre-mythes », Studi
maghrebini, XIV, 1982, p. 67-162.
5. Ch. Bonn, Le Roman algérien de langue française, L’Harmattan, 1985, p. 50 et suiv. pour
Kateb Yacine, p. 123 et suiv. pour « le discours culturel clos de l’idéologie institutionnalisée ».
M. Zakaria, le créateur de l’hymne national algérien, peut fournir un exemple frappant de cette
seconde tendance, dans son Iliade algérienne (Ilyâdat al-jazâ’ir) où il évoque en catalogue tous les
hauts faits de l’histoire de l’Algérie et ses figures légendaires. (L’Iliade algérienne, composée
spécialement à l’occasion du 6 e Séminaire pour la connaissance de la pensée islamique [ El-Djazaïr,
24 juillet au 10 août 1972] par M. Zakaria, poète de la lutte révolutionnaire politique et de la lutte
révolutionnaire armée, traduction en langue française de T. Bouchouchi, suppl. gratuit d’El-Açala
no 11). Nous revenons sur ce poème dans la dernière partie de cet article.
6. Voir par exemple le jugement de P.-D. Huet : « Son style est d’un sophiste, plein d’affectation et
de figures violentes, dur, barbare, digne d’un Africain » (Lettre-traité sur l’origine des romans, suivie
de La lecture des vieux romans par Jean Chapelain, éd. critique de F. Gégou, Nizet, 1971, p. 108-109).
7. J. Déjeux, « De l’éternel méditerranéen à l’éternel Jugurtha. Mythes et contre-mythes », art.
cité, p. 69.
8. « À travers toute une littérature, dont Bertrand et Randau ne sont que les exemples les plus
cités, se profile l’aboutissement de cette double opération historique et romanesque : déclarer
l’Algérie “patrie” de la “nation” européenne constituée sur son sol même. Les Néo-Africains
étaient donc devenus les Algériens » (L’Algérie des anthropologues, textes choisis, réunis et
présentés par Ph. Lucas et J.-Cl. Vatin, Maspero, 1982, p. 39-40). Voir aussi R. Belamri, L’œuvre de
Louis Bertrand, miroir de l’idéologie colonialiste, Alger, Office des publications universitaires, 1980 et
D.-H. Pageaux, « Le mirage latin de Louis Bertrand », dans D.-H. Pageaux et J. Déjeux (dir.),
Espagne et Algérie au XX e siècle, contacts culturels et création littéraire, L’Harmattan, 1985.
9. J. Déjeux cite un ancien élève de L. Bertrand, selon lequel ce dernier donnait régulièrement ses
cours in situ, parmi les vestiges romains (« De l’éternel méditerranéen à l’éternel Jugurtha.
Mythes et contre-mythes », art. cité, p. 75). L. Bertrand accompagne les travaux d’une série
d’historiens qui soutiennent cette idéologie comme G. Boissière (L’Algérie romaine, 1883),
G. Boissier (L’Afrique romaine, 1901), S. Gsell (L’Algérie dans l’Antiquité, 1903), Dom H. Leclercq
(L’Afrique chrétienne, 1904).
10. L. Bertrand, Africa, Albin Michel, 1933, p. XVI et XX pour cette citation et la précédente (rééd.
de : Le Cycle africain : le jardin de la mort, 1904 et nouv. éd., avec 21 bois dessinés et gravés par
Cl. Serveau, Société d’éditions littéraires et artistiques, Ollendorff, 1921).

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11. Sur ces romans et leur idéologie, on pourra consulter A. Calmes, « Le grand roman colono-
centriste », dans Le Roman colonial en Algérie avant 1914, L’Harmattan, 1984.
12. Dans son étude de l’intertextualité à l’œuvre dans la construction des « mythologies
coloniales », il montre que l’impérialisme britannique trouve sa légitimation littéraire dans des
textes qui reprennent des constructions mythologiques classiques et donnent par là à cet
impérialisme une valeur intemporelle (S. Gikandi, Maps of Englishness: Writing identity in the Culture
of Colonialism, New York, Columbia University Press, 1996. L’expression « pre-texts of Empire » se
trouve p. 102).
13. Les Villes d’or, préface de 1920, 15e édition, Fayard, 1927, p. 6.
14. Africa, ouvr. cité, p. XIV et p. 174-175 pour les réflexions sur l’épopée de la conquête.
15. Préface de Pépète le bien-aimé, Ollendorff, 1904.
16. Les Villes d’or, ouvr. cité, p. 9-10.
17. Les Pays méditerranéens et la guerre, La Renaissance du livre, 1918, p. 19. Dans la préface de
Pépète le bien-aimé, il explique ainsi son recours à un réalisme parfois cru : « l’ordure m’arrête
quelquefois, quand elle est éclatante, insolente de cynisme, quand elle fait une belle tache au
soleil, ou pour des raisons plus subtiles : parce qu’elle symbolise pour moi un état de barbarie, où
se complaisent les neuf dixièmes de l’actuelle humanité, et que j’éprouve une sorte de joie
intellectuelle à mettre dans cette ordure le nez du civilisé utopique et dégénéré, qui ne veut rien
connaître du reste du monde » (ouvr. cité, n. p.).
18. « Gustave Flaubert, ses voyages en Afrique et en Orient », Revue hebdomadaire, 25 février 1911,
p. 465-494 : « Il ne faut pas oublier que Flaubert garda toute sa vie un vieux fond de romantisme.
Il aimera donc tout d’abord ce que l’Afrique a d’énorme et de monstrueux sa flore et sa faune
exubérantes, son grouillement humain, si voisin de l’animalité, ce qu’il y a de baroque et de
bizarrement contrasté dans ses mœurs comme dans ses costumes, mais par-dessus tout la
frénésie de sa couleur et le flamboiement de sa lumière. » (p. 472-473 pour cette citation et la
suivante dans le corps de l’article.)
19. Voir la réédition de ce texte dans Africa, ouvr. cité, p. 175-176.
20. Imperial Eyes: Travel Writing and Transculturation, Londres - New York, Routledge, 1992.
21. Africa, ouvr. cité, p. 306 et 307 pour cette citation et la précédente.
22. Lettre à Louise Colet, 27-28 juin 1852, dans Correspondance, II, 1851-1858, éd. de J. Bruneau,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 119.
23. Africa, ouvr. cité, p. 310-311 et 313 pour cette citation et la précédente.
24. La même année, une version du texte sans illustration est publiée par le même éditeur dans le
cadre d’une collection intitulée « Les Nuits » dont le principe semble être de laisser des auteurs
renommés décrire les nuits d’un pays qu’ils connaissent bien. Nous n’avons pas trouvé de
présentation de cette collection et la comparaison avec les autres ouvrages qui en relèvent
excède la portée de cet article.
25. Suréda est considéré comme un orientaliste réaliste, et il illustrera plusieurs ouvrages
littéraires consacrés à l’Afrique du Nord. Dans cet ouvrage, les dessins sont plutôt facétieux.
26. « On saisit tout de suite la différence qu’il y a entre cette méthode et la tournure d’esprit des
écrivains romantiques, prédécesseurs de Flaubert. Pour ceux-ci, en effet, l’histoire, bien loin
d’être toujours vivante, était une chose morte et qui, même, ne les intéressait que parce qu’elle
était morte, parce qu’elle offrait des personnages, des costumes, des spectacles, un art qu’on ne
reverrait plus. Ils l’abordaient avec un sentiment de curiosité, qui primait tout le reste : c’était le
rare, le singulier, l’anecdotique, l’extravagant même qui les passionnait. Au contraire, Flaubert
professait un superbe mépris pour tout détail qui n’avait d’autre valeur que de curiosité. Et même
la curiosité était en quelque sorte supprimée chez lui, puisque dans imagination évocatrice voyait
tout dans un éternel présent, comme une chose familière à ses yeux. » (Gustave Flaubert, avec des
fragments inédits, Mercure de France, 1912, chap. « Salammbô », p. 151)
27. Ibid., p. 159.

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28. Nuits d’Alger, avec des lithographies de Suréda, Flammarion, 1919, p. 9.


29. « J’ai voulu fixer un mirage en appliquant à l’Antiquité les procédés du roman moderne. »
(Lettre à Sainte-Beuve, 23-24 décembre 1862, dans Correspondance, ouvr. cité, t. III, p. 276 )
30. La version grecque de l’histoire de l’âne, attribuée à Lucien, présente des caractéristiques
similaires, mais renferme nettement moins de récits enchâssés et s’achève de façon différente.
Sur ces variantes, voir G. Anderson, Eros Sophistes, Ancient Novelists at Play, Chicago, Scholars Press,
coll. « American Classical Studies », n° 9, 1982.
31. Apulée, Métamorphoses, II, 1 : « somno simul emersus et lectulo, anxius alioquin et nimis cupidus
cognoscendi quae rara miraque sunt, reputansque me media Thessaliae loca tenere, qua artis magicae
nativa cantamina totius orbis consono ore celebrentur […] curiose singula considerabam. Nec fuit in illa
ciuitate quod aspiciens id esse crederem, quod esset, sed omnia prorsus ferali murmure in aliam effigiem
translata » (éd. de D. S. Robertson, 3 vol., Les Belles Lettres, 1re édition 1940 ; notre traduction).
32. Les récits insérés sont composés à partir de canevas mythologiques ou littéraires gréco-
romains, en fonction d’un imaginaire de la Grèce des plaisirs propres à la culture romaine. Voir
Fl. Dupont et E. Valette (dir.), Façons de parler grec à Rome, Belin, coll. « L’Antiquité au présent »,
2005.
33. « Ainsi frappé, ou plutôt rendu muet par ce désir qui me tourmentait, et bien que mon envie
ne trouvât pas un commencement ni la moindre trace de ce que je souhaitais tellement, je n’en
passais pas moins tout en revue, de porte en porte, semblable à un individu ivre […] » (« Sic
attonitus, immo vero cruciabili desiderio stupidus, nullo quidem initio vel omnino vestigio cupidinis meae
reperto cuncta circumibam tamen. Dum in luxum nepotalem similis ostiatim singula perrero […] »)
[Apulée, Métamorphoses, ouvr. cité, II, 2].
34. « les pierres contre lesquelles je butais me semblaient être la trace d’êtres humains pétrifiés,
les oiseaux que j’entendais, celle d’humains emplumés » (« ut et lapidem quod offenderem de homine
duratos et aves quos audirem indidem plumatas ») [ibid., II, 1].
35. Ainsi, pour décrire le caractère inouï de son aventure avec la riche matrone avec qui il s’unit
bien qu’étant un âne, le narrateur la compare avec Pasiphaé (Métamorphoses, X, 22) ; auparavant,
le narrateur se disait épuisé par ses mésaventures en se comparant à Hercule au terme de ses
travaux : « pugna trium latronum in vicem Geryoneae caedis fatigatum » (ibid., II, 32 et III, 19). Il en va
de même pour une narratrice secondaire, Charitè, qui compare son couple à des couples
mythiques, comme Attis et Vénus, ou Protésilas et Laodamie (ibid., IV, 26 ).
36. Nuits d’Alger, ouvr. cité, p. 35-36 pour cette citation et la suivante.
37. Ibid., p. 21.
38. La description d’Alger retrouve la référence à la lettre de Flaubert mentionnée plus haut, et
permet à l’auteur d’imaginer un exotisme paradoxalement régénéré : « cette saleté magnifique,
ces odeurs véhémentes qui montaient des caniveaux, ces troupeaux de chats qui se battaient
dans les vidanges de poissons, — le tout flottant dans des effluves de poivre et d’encens : cela
suffit pour me griser de couleur locale et me disposer aux plus exotiques émotions […] » (Nuits
d’Alger, ouvr. cité, p. 27).
39. Il est notamment fait mention des amours passionnées d’Espagnols installés à Alger qui
rappellent le roman de Bertrand intitulé La Cina (1901). Louis Bertrand raconte bien plus
l’histoire de son œuvre littéraire que celle de sa vie.
40. Carthage (1930) cité dans A. Memmi (dir.), Anthologie des écrivains maghrébins de langue française,
Présence africaine, 1964, p. 56. Il exprime déjà cette idée dans ses Jardins de la mort en 1904. Voir
Africa :« comme nous en avons perdu le souvenir, nous croyons que cela est turc, oriental »
(ouvr. cité, p. VII-IX).
41. Les Villes d’or, ouvr. cité, p. 393.
42. Nuits d’Alger, ouvr. cité, p. 81.
43. Ibid., p. 90-91 pour cette citation et la suivante.

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44. Comme chez Apulée, c’est un religieux de ce couvent qui met le narrateur sur la voie de cette
révélation. Le texte essaie de ménager l’intérêt du lecteur en ne révélant qu’in extremis l’identité
de ce religieux qui n’est autre que Charles de Foucauld.
45. « Méditerranéennes : la filiation intraitable », dans E. Ruhe (dir.), Europas islamische Nachbarn:
Studien zur Literatur und Geschichte des Maghreb, Wurzbourg, Königshausen und Neumann, 1993,
p. 111-124. Majid el-Houssi, que nous mentionnons de nouveau un peu plus bas, fut enseignant à
l’université Ca’Foscari de Venise ; il est également l’auteur d’une analyse détaillée de Salammbô
(Salammbô, le désir de perfection, Rome, Bulzoni, 1999). Sa démarche universitaire cherche
clairement à définir sur de nouvelles bases scientifiques la place de l’Afrique du Nord dans la
littérature.
46. J. Déjeux cite le manifeste d’un cercle algérianiste en France publié en 1974 : « Descendants
spirituels des Apulée, Fronton, Saint Augustin, Ibn Khaldoun, Louis Bertrand, Robert Randau,
Albert Camus, Jean Pommier et d’autres, nous croyons à l’âme éternelle algérienne, dont nous
revendiquons l’héritage » (« De l’éternel méditerranéen à l’éternel Jugurtha. Mythes et contre-
mythes », art. cité, p. 102).
47. Une traduction en arabe des Métamorphoses aurait été réalisée par Abou Laïd Doudou, sans
que nous ayons pu la consulter. Les autres ouvrages d’Apulée ont donné lieu à des traductions
partielles ou édulcorées. Le contenu parfois scabreux de l’Âne d’or explique sans doute pourquoi
sa lecture semble difficile en Algérie.
48. Le contexte de ce poème est expliqué dans une préface de M. Qâsim, alors ministre de
l’Enseignement originel et des Affaires religieuses : « nous avons axé le programme de ce
séminaire sur la nécessité de récrire nous-mêmes notre histoire, afin de la débarrasser de toutes
les impuretés et falsifications conscientes et préméditées […] Nous avons donc demandé à Moufdi
Zakaria de nous composer un nouvel hymne qui réunisse tous ces chants [ceux qu’il a écrits
jusque-là] et embrasse l’ensemble de l’Histoire de l’Algérie depuis les temps les plus anciens
jusqu’à nos jours, en soulignant le thème de notre résistance aux différentes invasions étrangères
et l’essor des civilisations brillantes qu’a connues notre pays dans les périodes successives ; en
évoquant notre présent et notre avenir dans la lutte que nous menons pour recouvrer
l’intégralité de nos richesses ; et en mentionnant les composantes de notre personnalité, son
immunité et l’édification d’une gloire nouvelle pour notre nation » (L’Iliade algérienne, ouvr. cité,
p. 2). L’année 1971 avait été déclarée « année de l’arabisation ». Outre un bon nombre
d’invocations religieuses, le poème est scandé par un refrain qui montre son but politique :
« Nous avons occupé la scène de l’Histoire / En déclamant des vers ainsi qu’une prière / dont les
invocations jaillissent de ton âme, / EL-DJAZAÏR. »
49. Ibid., p. 10 pour le texte français, p. 18 pour le texte arabe.
50. La note explicative est assez différente entre l’arabe et la traduction française. Cette dernière
explique qu’Apulée est « auteur des Florides (où l’on trouve les histoires les plus variées) et des
Métamorphoses, histoire d’un homme transformé en âne qui reprend ensuite sa forme première.
Or ces œuvres sont décrites ainsi dans le texte arabe : « il a composé le livre des Métamorphoses ou
de la transformation, qui est une histoire curieuse, le livre des Florides et le livre des tribulations
de l’âne, dont les Omeyyades ont adapté certaines histoires racontées par des animaux » (« allafa
kitâb al-tahawwulât aw al-maskh, wa-huwa qissa tarîfa wa-kitâb al-zahriyyât wa-kitâb taqallubât al-
himâr wa naqala ‘an-hu al-Umawiyyûn ba’d. qisasihi ‘alâ alsinat al-hayawânât ») (ibid., p. 36 pour la
traduction et p. 18 pour le texte arabe). A-t-on confondu ici les Métamorphoses (d’Ovide) et celles
d’Apulée ?
51. Pour des références sur ce prix et sur les mentions d’Apulée dans la littérature algérienne
d’expression française, voir V. Gély, « Latinité, hybridité culturelle et migritude : l’Afrique du
Nord et Apulée (Ahmed Hamdi, Assia Djebar et Kebir M. Ammi) » dont nous avons pris
connaissance après la préparation de cette étude et qui adopte une autre perspective. Nous y

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renvoyons pour des compléments sur la suite de cette partie de notre analyse (< http://
www.revue-silene.comf/index.php?sp=comm&comm_id=86> ).
52. « Apulée, ou la création aventureuse », dans A. Bererhi et B. Chikhi (dir.), Algérie, ses langues,
ses lettres, ses histoires. Balises pour une histoire littéraire, Blida, Éditions du Tell, 2002, p. 27-36.
53. « Latinité, hybridité culturelle et migritude : l’Afrique du Nord et Apulée (Ahmed Hamdi,
Assia Djebar et Kebir M. Ammi) », art. cité. Elle reprend ce concept à J. Chevrier, Littératures
francophones d’Afrique noire, Aix-en-Provence, Édisud, coll. « Les Écritures du Sud », 2006.
54. K. M. Ammi, Apulée, mon éditrice et moi, L’Aube, 2006, p. 71-72.
55. Ibid., p. 81.
56. Entre les adieux à Omar, où le narrateur note dans son journal à propos d’Apulée : « Pourquoi
diable aucun Algérien n’a peint notre compatriote ni écrit sur lui ? », et son départ pour « la
voisine et chaleureuse Tunisie », les pages qui décrivent l’obscurantisme algérien ne sont pas
numérotées et font l’objet de chapitres très brefs, manifestant un trouble au cœur de l’ouvrage.
L’absence de pagination se retrouve cependant au début de chaque chapitre, aussi cette
présentation n’est-elle peut-être pas voulue par l’auteur.
57. Ibid., p. 98.
58. Ibid., p. 102 pour cette citation et la suivante (en italique dans l’original).
59. V. Gély relève à juste titre un passage où Apulée s’exprime dans le roman pour refuser
l’identité algérienne : « Algérien signifierait qu’on me soupçonne, à chaque frontière, d’être un
terroriste et de transporter des bombes sur moi pour faire sauter l’Amérique, la France » (ibid.,
p. 44).
60. La fin du roman indique l’espace-temps symbolique de la composition : « Paris - San Francisco -
Fès, décembre 2001 - septembre 2005 ».
61. Ibid., p. 96.
62. Voir notamment la lecture de J. J. Winkler, Auctor and Actor, a Narratological Reading of Apuleius’
Golden Ass, Berkeley - Los Angeles - Londres, University of California Press, 1985.

AUTEUR
CAROLE BOIDIN

Université Paris Ouest Nanterre La Défense

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Mythes et écriture poétique :


l’exemple de Mohammed Dib
Fadila Chaabane

« Le mythe, langage préexistant au texte, mais


diffus dans le texte, est l’un de ces textes qui
fonctionnent en lui. »
Pierre BRUNEL1
1 La mythologie grecque, en particulier, a toujours constitué un fonds dans lequel ont
puisé romanciers, poètes et dramaturges. Nombreux sont les mythes qui ont retenu
l’attention des créateurs et nourri leur imaginaire : il en est ainsi des mythes d’Œdipe,
du Phénix, d’Orphée, d’Antée, de Tantale, de Dédale, du Minotaure, de Vénus, d’Éros et
de Thanatos pour ne citer que les plus récurrents. Nommément désigné ou
implicitement référé, le mythe est omniprésent et constitue un élément inducteur
important, une référence, mieux une clef de lecture du texte littéraire et du poème en
particulier. Ainsi, constamment sollicités, les mythes ne cessent de dialoguer,
d’interroger l’histoire et de revivre, nouveaux messagers. Dans l’écriture de la
modernité, ils sont considérés comme des signes dont les poètes explorent le pouvoir
d’irradiation et la richesse des connotations.

Lire Éros dans Omneros


2 Un parcours de quelques textes poétiques de Mohammed Dib2, poète et romancier
algérien de la premièregénération qui n’est plus à présenter, permet de repérer, sans
avoir à pousser loin l’interprétation, la présence prégnante de mythes. Le titre d’un des
nombreux recueils de cet écrivain nous oriente sur cette voie : Omneros renvoie
directement au mythe d’Éros, dont la présence hante l’ensemble du recueil, le plaçant
sous le signe de l’hymne à l’amour, et de là, par métonymie, de l’hymne à la femme
aimée. Au plan scriptural, nous pouvons relever, dans ce titre, les phonèmes
constitutifs de [εme] auquel réfère métonymiquement le nom Éros (ou même
directement, puisque ce mot signifie « amour charnel » en grec), ce qui inscrit donc le
contenu du recueil sous un double signe mythique et noologique de l’expérience

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amoureuse. Dans la mythologie grecque, selon Michael Grant et John Hazel, Éros est « le
dieu del’Amour, qui aurait assuré l’union des éléments primordiaux, Ouranos (le Ciel) et
Gaia (la terre)3 ». L’amour (Éros), selon Phèdre, comme le rapporte Platon dans Le
Banquet, « est un des dieuxles plus anciens, et la source des plus grands bienfaits4 ». « Je
dirai, ajoute Agathon,que le dieu[Éros]est poète si savant qu’il rend poètes les autres à
leur tour5. » La tradition orphique octroie à ce dieu « une fonction démiurgique ».
Ilmérite bien, de ce fait, concluent ces deux poètes grecs, cités dans le même ouvrage,
« tous les éloges et l’attention des hommes6 ».
3 D’après les nombreuses occurrences des lexèmes appartement à l’isotopie d’Éros
— laquelle regroupe les champs lexicaux de passion et d’amour accompagnés de toutes
leurs déterminations noologiques et physiques, sans occulter le blason de l’amoureuse,
en somme, tout un lexique éro(s)tique —, nous pouvons constater que l’amour et la vie
occupent une place centrale dans l’œuvre analysée. Le poète l’a bien souligné en
écrivant (dans le texte qui figure sur la quatrième de couverture d’Omneros) que ses
textes étaient à lire « comme des poèmes d’amour et plus littéralement de l’acte
d’amour même s’ils peuvent trahir la nostalgie d’une autre langue ». Par ailleurs, nous
noterons que chaque chapitre d’Omneros porte ce nom combiné à d’autres lexèmes qui
le déterminent dans l’espace et le temps : « Éros crypte », « Éros mer », « Éros terre »,
« Éroslude », « Omneros », « Thanateros » et enfin « Plus noir Éros ». « Un texte à lui
seul peut être une répétition. Son titre redit souvent le nom d’un personnage célèbre :
Médée, ou Ulysse, ou Artémis », écrit Pierre Brunel 7. Nous observerons, au passage,
qu’intégré dans cet ensemble signifiant qu’est le titre ou/et le poème, Éros perd sa
qualité de nom propre et acquiert le statut de nom commun qui a la propriété de
généraliser,appartenant ainsi à l’univers des concepts ; d’où une valeur
d’exemplification et d’abstraction (traits qui définissent l’archétype) dont pourrait être
investi ce nom mythique dans le recueil.
4 Ainsi, dans la poésie de Mohammed Dib, des thèmes éternels de la littérature sont
omniprésents : l’amour, la mort, la vie, combat que se livrent, sous une forme parfois
épique, Éros et Thanatos, que Mohammed Dib désigne sous un mot-valise,
« thanateros » (Om, p. 112), jouant sur l’oxymore avec une volonté de conciliation toute
dialectique des contraires : les pulsions de vie — que représente Éros dans la théorie
freudienne — et les pulsions de mort. Éros et Thanatos sont deux noms emblématiques
de la mythologie grecque, Thanatos étant la divinité de la mort, fille de Nyx, la Nuit
(elle-même engendrée par Éris). Le poète, se faisant rhapsode ou récitant, pourrait
affirmer par là sa reconnaissance pour les grands poètes de l’Antiquité et définirait de
la sorte l’angle générique sous lequel il faut se placer pour lire ses textes. Dans Feu, beau
feu et O Vive, nous avons relevé une vingtaine d’occurrences de la mort et de son champ
lexico-sémantique (substantifs, verbes et adjectifs). En fait, dans les textes analysés, la
mort, que désignent force métaphores et métonymies (« agonie », « croix », « râle »,
« deuil », « chemin de sang », FBF, p. 36, 80, 148 et 150, pour ne citer que ces termes), est
aussi intimement liée à la vie. Elle est sa face cachée, sa face obscure. Pour le poète, ces
deux entités, naturellement antithétiques, sont parfois confondues : « le côté le plus
clair de la vie, écrira Mohammed Dib dans la quatrième de couverture d’Omneros, le côté
le plus perceptible est certainement le plus obscur. Il n’est que l’ombre portée d’Éros
[…]. » Nous soulignerons d’ailleurs, dans une perspective toute freudienne, avec Marie
Bonaparte, que l’ambivalence (propre au discours poétique) est un fait primordial,
élémentaire, de la vie affective humaine et qu’« un des traits des plus constants d’Éros

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est de traîner après soi son frère Thanatos8 ». Nous pouvons déceler là aussi, dans cette
union des contraires qu’impose le mot « thanateros », une référence intertextuelle,
imposant la présence implicite de l’Androgyne — thème qui occupe une place
importante dans la littérature maghrébine en général et chez Abdelkébir Khatibi en
particulier — « genre distinct, selon Aristophane, qui pour la forme et pour le nom
tenait des deux autres, à la fois du mâle et de la femelle9 ».
5 Jouant sur les syllabes et les phonèmes de ce nom (par anagrammes), l’auteur en fait un
mot de son texte, faisant proliférer les signifiants et démultipliant les signifiés : la
syllabe clef (« er ») constitue maints lexèmes, imposant par là même, sur un autre plan
de lecture, la suprématie de l’élément « air », indispensable à la vie et à la profération
de la parole. Avec François Cheng, nous dirons bien que la poésie, comme l’est la parole
mythique, est « l’état suprême et sacré de la parole10 »). Nous ajouterons que cet
élément — qui évoque par métonymie l’élément « vent » et, phonétiquement,
l’élément « terre » — n’est pas sans rappeler implicitement un autre mythe, Antée, (fils
de Gaia, la Terre et de Poséidon, chez les Grecs, le dieu principal des mers et des cours
d’eau), dont les forces se renouvelaient quand il touchait la terre. Cette dernière
nourrit les rêveries : « en revenant vers la terre, le rêveur, nouvel Antée, retrouve une
énergie facile, certaine, enivrante », écrit Bachelard dans L’Air et les Songes11.
6 Pour revenir à l’univers verbal d’Omneros, nous dirons encore que ces mêmes phonèmes
[Ɛ+R] forment les lexèmes « ère » et « erre », mots si proches (phonétiquement et
sémantiquement) de « terre » et du verbe « errer », inscription de la parole poétique
dans un espace-temps non défini, à dimension mythique, celui du mythe et du conte.
Les consonnes constitutives d’Omneros ne sont pas également sans évoquer ces
personnages fabuleux de la mythologie grecque — qui irrigue la poésie dibienne :
Hermès ([R] [m] [s]), dieu aux talons ailés, protecteur des voyageurs, Hymenou
Hyménaeos, aimé d’Apollon et personnifiant le mariage (ce nom désigne en fait le cri
poussé par les invités d’une noce : o hymen, hymenaie), le célèbre Minos, fils de Zeus et
d’Europe et Mnémosyne, la Mémoire, Titanide qui enfanta les Muses. À son tour, Éros
convoque dans l’espace poétique dibien, par paronomase, cette autre déesse Éris, la
Discorde, fille de Nyx, la Nuit qui engendra Thanatos. La nuit, qui désigne une
antécédence, un passé, celui des origines, enfoui sous les limbes de la mémoire, opposée
au jour et à la lumière, est aussi liée à la couleur noire (dont nous pouvons lire
l’anagramme partielle dans ce titre, Omneros), couleur liée au contenu de ce recueil
comme à sa thématique fondamentale : d’ailleurs, le sous-titre « Plus noir Éros » y
réfère explicitement. Ces personnages mythiques que sont Éros, l’amant nocturne de
Psyché, qui s’évanouit dans les airs sitôt qu’elle eut l’idée d’éclairer son visage pour
savoir qui il était, un être monstrueux, comme le lui suggérèrent ses sœurs, ou un ange,
et Eurydice, l’amante d’Orphée, sont aussi des êtres des ténèbres : « ils sont des
fantômes de la nuit qui disparaissent, suivant leur coutume, au premier chant du coq
ou au premier rayon du soleil »,comme le formule Luc Benoist12.

Orphée, l’obscur
7 La thématique fortement présente de la nuit et de l’obscurité pourrait aussi bien
évoquer cet autre être de la mythologie, Orphée, le chantre amoureux, dit le ténébreux,
dont le nom justement pourrait bien dériver, selon les mythologues, d’une racine
grecque du mot « obscur13 ». Le mythe d’Orphée a suscité bien des écrits, dont Les

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Sonnets à Orphée, de Rainer Maria Rilke. Le poète s’est identifié à ce chantre, dont la lyre
ne cessa de séduire, jusqu’à son dernier souffle, « les lions, les rochers, les arbres, les
oiseaux14 » (sonnet no 26). Mais « Si Orphée arrachant Eurydice aux enfers fournit la
plus haute image des pouvoirs du chant et de l’amour, l’amant inconsolable est ensuite
mis à mort par les Bacchantes qu’irrite son dédain », explique Pierre Albouy15.
8 Dans un de ses poèmes, Mohammed Dib écrit : « mais orphéon de chaleur / hausse la
voix importune / et plus qu’un autre prompt / hors de ces enceintes court / dédier sa
prière aux touffeurs » (Om, p. 55). Les termes « orphéon » et « voix » imposent la
présence de ce personnage mythique. Comme l’a si bien remarqué Marcuse dans Éros et
Civilisation, l’image d’Orphée — comme celle de Narcisse — est liée à la Beauté parfaite
et à l’Art et se confond avec la Poésie16. « Enceintes », dans les verscités, peut référer à
un espace du dedans, l’espace de l’intimité qui enferme et étouffe, d’où « chaleur » et
« touffeurs ». Mais cet espace est en même temps une chapelle, un lieu spirituel où le
sujet officie, « dédiant sa prière » au dieu de l’amour, sans aucun doute, et aux muses
qui l’inspirent. Car, le cheminement d’Orphée pour retrouver Eurydice est
symboliquement celui de l’art, c’est, écrit Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire, « le
point profondément obscur vers lequel l’art, le désir, la mort, la nuit semblent
tendre17 ». Ainsi, par la grâce de ces lexèmes, nous passons d’un registre à un autre, de
l’érotisme et de l’exotérisme à l’ésotérisme, qui est aussi une volonté de transcendance,
ce qui est la tendance propre à la poétique dibienne et, sans doute, à toute poésie.

Ève, Aphrodite et le Phénix


9 D’autres vers, dans Omneros, évoquent « le périple des eaux » dans une rêverie insulaire
qui hante toute la poésie de Mohammed Dib :
[…] restitué simple réémergement dans le périple des eaux l’épaule le ventre les
paisibles puis écoulé la mer entre eux puis un pli de terre et de nouveau la solitude
le rivage le bercement […] (parabase de la p. 45).
La longueur de cette période, les séries d’énumérations, le ton solennel qui en découle,
rendent bien l’aspect phénoménal de cette naissance de la femme dans un milieu
aquatique, inscrite dans « un paysage aux dimensions cosmiques », dans une
temporalité indéterminée (qui est celle du mythe) ou une négation de la temporalité.
À partir de là, rien ne nous empêche de lire dans ce poème une référence au mythe
d’Aphrodite naissant des flots. En effet, aux dires d’Hésiode, le nom de la déesse
grecque de l’amour, Aphrodite, plus tard identifiée à la Vénus romaine, est dérivé de
« aphos », l’écume dont elle naquit, sortant déjà femme de la mer. À Paphos, dans l’île de
Chypre, elle était appelée « Anadyoméné » (celle qui sort de la mer).
10 Le feu, fortement occurrent dans les recueils de Mohammed Dib, lié à la parole, à la
verve poétique et à la créativité, évoque aussi bien Prométhée, voleur du feu sacré,
représentatif, dans l’imaginaire de nombreux écrivains, de l’acte créatif, que le Phénix ;
il est une métaphore de l’amour charnel et mystique. Dans la séquence : « et phénix se
pétrifie » (Om, p. 128), le verbe, qui désigne une métamorphose que subit le sujet — il se
transforme en pierre —, suggère une absence de mouvement, une solidification, une
froideur (celle la pierre), traits sémiques qui définissent la mort, opposée à la vie qui est
mouvement et chaleur. Mais cette pétrification pourrait aussi bien renvoyer à ce qui
dure et vainc le temps, tel le mythe, tel le Phénix renaissant indéfiniment des flammes
qui le dévorent. Le Phénix peut bien être un symbole de vie et de renaissance, « de la

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dialectique de la vie et de la mort », note Bachelard dans Le Droit de rêver18. Ailleurs,


c’est aussi le Phénix qui est sans doute désigné par la périphrase : « l’ange brûlant »
(OV, p. 62). Cet être mythique serait ici un élément paragrammatique, métaphorisant le
poète comme créateur et amoureux, ce que peut suggérer la séquence « prescience
d’eau » dans le même texte, liant aussi par là ces éléments antithétiques que sont l’eau
et le feu. Dans la symbolique universelle, selon Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, le
Phénix renvoie au « feu créateur et destructeur dont le monde tient ses origines. Il rend
compte aussi d’une irréfragable volonté de survie19 ». Ce sont donc ces dimensions du
mythe que Mohammed Dib a exploitées et auxquelles réfère explicitement son œuvre.

Ophélie et Caron
11 Nous lisons ailleurs, dans le poème intitulé « publication de l’obscurité » (Om, p. 15), ces
vers : « cette eau ou ces ténèbres / ce quelque chose de commun / qu’elles fondent sur
le désastre » ; le poète y associe l’élément aquatique à l’élément temporel nuit (qui est
une des déterminations de la mort, avec le froid et l’immobilité), représenté
métonymiquement par « ténèbres », terme qui n’est pas sans évoquer la mort et les
enfers, Hadès et le Léthé. « L’imagination du malheur et de la mort trouve dans la
matière de l’eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle », écrit
Bachelard dans L’Eau et les Rêves20. Mais une mort dans l’eau, une mort si douce ne peut-
elle pas encore évoquer, pour nous lecteurs, et convoquer dans l’espace textuel un
autre renvoi, cette fois-ci à un mythe littéraire, celui d’Ophélie que Bachelard a si bien
analysé ? L’Ophélie de Shakespeare est une créature née pour mourir dans l’eau, elle y
retrouve « son propre élément21 », commente le philosophe dans le même essai. Ce qui
lui permet de conclure que « l’eau est l’élément de la mort jeune et belle, de la mort
fleurie », renvoyant également aux œuvres d’art qui ont traité ce thème. Ce mythe
d’Ophélie est aussi à lier, pour Bachelard, à l’idée de la renaissance dans les eaux.
12 Dans ces vers extraits de Feu, beau feu (p. 25), « […] puis eau couvrante / je borderai de
hanches / ces conques où mourir », la séquence, « ces conques où mourir », marque
cette ambivalence fondamentale du symbolisme de la mer, à la fois source de vie et
profondeurs abyssales où règne la mort. Nous préciserons que la conque pourrait
également, par analogie, évoquer pour nous la barque — le mot figure dans les textes de
Mohammed Dib, dans Omneros (p. 60) et O Vive (p. 60) — dont le symbolisme est riche.
Selon Gilbert Durand, la barque « concentre en elle les vertus de salvation, de fécondité,
de naissance des eaux, au sein même de la tempête, de la colère aquatique et de la mort
diluviale22 ». Elle est liée, tout à la fois, à la mort (par le mythe littéraire de la barque de
Caron), au voyage initiatique, à la rêverie, au temps et à la quête. Dans de nombreuses
sépultures, rapportent les anthropologues, des miniatures de barques ont été trouvées,
sans doute parce qu’elles permettent « de couper à travers les multiples états de
l’être », selon Jean-Pierre Bayard23.

Mort et Minotaure
13 Ailleurs, dans le poème intitulé : « Lieu de femme » (Om, p. 31), un autre être mythique
est évoqué, le Minotaure :
où la désole un échouage / agite un chœur amer d’oiseaux / parcourent la fièvre
l’aération // où l’attache une plainte frayant / la voie aux basses eaux à leur mort /

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selon les progrès d’une vacance // et ce qui liberté de lumière ici / sans franchir ni
passe ni mémoire / là-bas fait un bruit de minotaure.
Nous observerons que le lexème « mort », dans ces vers, est présent, anagrammatisé
dans le mot « minotaure ». Cet être légendaire, mi-homme, mi-taureau, qui est lui aussi
le symbole de la quête, « représente, selon Jean-Pierre Bayard,moins un monstre
qu’une étape nécessaire dans l’initiation24 ». Dans la symbolique universelle, le
Minotaurereprésente« le combat spirituel contre le refoulement qui ne peut être
victorieux que grâce à des armes de lumière25 ».
14 Ainsi, le poète a pu rêver à ce riche symbolisme que ces mouvements des eaux marines
peuvent induire. Ces eaux qui se retirent, dans un bruit de « volière de vagues » (Om,
p. 126) — comme le Minotaure enfermé dans son labyrinthe —, esseulant le rivage,
faisant s’échouer la voile, font penser au monde souterrain que voilent les ténèbres et
qui, de ce fait, évoque directement la mort et les enfers. Le poète écrit ailleurs (FBF,
p. 89, 90 et 136) :
en même temps étroit cheminement […] / réanimée par le circuit des âges requise
par le chant (le champ) dis-je tu repars demande d’amnistie démantèlement de la
peau et des os tu reviens tu repasses […] et reperds la route / […] route comme on
court / et revient en arrière / retrouve le regard.
Nous pouvons tout de suite remarquer la redondance des verbes de mouvement liés ici
au lexème « circuit » (du latin circumire, « faire le tour ») qui signale un itinéraire
planifié, un trajet à parcourir pour faire le tour d’un lieu, avec l’idée d’un retour au
point de départ ; ce même terme peut indiquer (de par sa racine « cercle ») ce qui
recommence. Ainsi, l’errance dans le labyrinthe est essentiellement initiatique et le
labyrinthe en lui-même peut donc être appréhendé « comme une sorte de vaste
métaphore de la connaissance », dirons-nous avec André Peyronie :
[…] Il renferme le chemin conduisant à la vérité originelle [que figure] le Minotaure.
[…] Fondamentalement, le mouvement du savoir est vers le Minotaure et non salut
par le fil qui conduit au-dehors26.
15 Nous signalerons enfin que le mot « minotaure » figure dans le poème intitulé « Lieu de
femme » (Om, p. 31). Ce poème fait partie du chapitre intitulé « Éros mer », liant
fortement l’amour à l’eau et à la vague en particulier ; le bruit du minotaure est donc
aussi, dans la continuité de cette thématique, celui de la houle qui se meut dans les
profondeurs pélagiques, à l’image du monstre enfermé à l’intérieur de la terre. Nous
décodons ici une autre métaphore de la bestialité du désir qu’éveille la présence de la
femme, le minotaure étant l’archétype de cette perversité. André Peyronie pense que,
« sous ce couvert mythologique,pourrait se traduire une sorte de culpabilité animale
liée à la sexualité, en particulier à la sexualité féminine27 ».

D’aloès à Éloa
16 Des noms mythiques, d’autres encore sont évoqués implicitement dans un des vers de
Feu, beau feu (p. 19) à partir du lexème aloès : « et l’aloès / couvre la terre / d’armes et
de cris ». Dans le nom latin de cette plante ( Aloe vera), nous pouvons lire d’abord et
doublement présent, l’anagramme d’Ève. Nous noterons que la femme aimée, dans le
recueil qui porte son nom, est baptisée sous le nom de Vive (anagramme de la femme
mythique, la première femme, « Ève »). Nous avons constaté également que, dans la
poésie de Mohammed Dib, le motif de la nudité (lié métonymiquement à Ève), qui
suscite une interprétation tant érotique qu’ésotérique, est récurrent. L’adjectif « nu »

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— de même que le substantif « nudité » — répété à maints niveaux des trois recueils,
qui appartient au vocabulaire érotique, pourrait tout aussi bien référer au mythe
adamique : dans O Vive, nous signalerons ces quelques séquences: « l’immuable nue »
(p. 87), « paisible nue » (p. 106), « toute nue » (p. 112), « nue » (p. 54) ; dans Feu, beau feu,
nous lisons : « prendre ta nudité » (p. 17), « nu au paysage » (p. 25), « nudité
aubier » (p. 50), « nudité encore » (p. 48), « ma nudité à nu » (p. 70). D’autres exemples
pourraient être encore cités, sans compter les occurrences de la syllabe [ny], formant
d’autres lexèmes anagrammatisant l’adjectif en question. La référence à la nudité
pourrait être sans doute l’expression métaphorique, nous dirions même allégorique,
d’une envie de remonter à la source du temps, de retrouver une antécédence, l’état
d’Ève avant la chute. Ainsi, dans sa rêverie poétique, le poète conçoit une eau femme
qui sait aussi bien se dévêtir : « l’eau à genoux l’eau plus nue / qui patiente aux
barrières / tout aussi abandonnée » (Om, p. 84). Selon Bachelard, « eau » et « nudité »
sont étroitement liées ; un même trait les caractérise : leur innocence et leur nativité.
Pour un rêveur des éléments, « les êtres vraiment nus, aux lignes sans toison, sortent
toujours d’un océan28 »,comme Aphrodite, dirons-nous.
17 Dans « aloès », le lecteur peut également identifier le nom d’Arès, amoureux
d’Aphrodite et dieu de la guerre, dans la mythologie grecque, que seuls réjouissaient les
batailles et les carnages. Signalons aussi ce nom des géants qui enfermèrent ce
fougueux coursier dans un pot de bronze, les Aloades, anagramme quasi parfaite de
« aloès » ! Et personne ne pourrait nous empêcher de penser à ce nom célèbre de
l’épopée romantique, celui d’Éloa, le type « du mythe de la femme rédemptrice, de la
féminité bienfaisante », selon les termes mêmes de Gilbert Durand29.

De la pérennité des mythes ou le poète-forgeron


Protée
18 Bien d’autres mythes pourraient être encore identifiés dans la trame des écrits
analysés, entre autres, celui du forgeron et de sa forge, lié aux éléments, au feu, à l’air, à
la terre et au fer, dont fut maître David et sur lequel nous allons nous arrêter quelque
peu. Nous lisons sous la plume de Mohammed Dib, dans Omneros (pour ne citer que ces
exemples) :
rien qui ne soit forge / entre blondeur et hâle (p. 27) ;
et dans le plus sombre des ors / tel un lointain travail du cœur / cette lente forge à
murmures (p. 103-104) ;
femme plus que patience / plus qu’étiage de hanches / ou forge à travers une aire
(p. 129).
L’isotopie du feu, dans les recueils poétiques de Mohammed Dib, est riche en termes
référant à la forgerie (« forge » et « forger » sont redondants) et donc au travail de
l’homme. Ainsi, les mots « forge » et « feu » renvoient directement au mythe de
Prométhée, qui est celui de l’utilisation du feu par l’homme, et révèlent les progrès
réalisés. Nous observerons que la rêverie de la forge est une rêverie cosmique de
puissance et de domination. La forge, en littérature, manifeste la volonté du sujet d’agir
pour changer le cours des choses : elle « est une des grandes rêveries de la volonté »,
écrit Bachelard dans La Terre et les Rêveries de la volonté30. La mythologie africaine fait du
forgeron un héros civilisateur chargé, comme Prométhée, d’apporter aux hommes le
feu dérobé aux dieux. De ce fait, la forge est perçue, dans la symbolique universelle,

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« comme un espace de création, le premier lieu des transformations, où le minerai


devient métal puis outil. L’ouvrage humain s’y réalise à l’image de la création divine31 ».
Selon Luc Benoist, « le travail du forgeron a d’abord été rituel, aussi bien céleste que
chtonien », d’où sa dimension mythique. Dans la tradition biblique, ajoute-t-il, le
premier ouvrier fut Tubal-Caïn. Or, en arabe, le nom de Caïn signifie « forgeron ».
19 Par ailleurs, et à un autre niveau de lecture, la métamorphose de l’amante en louve et
de l’amant en loup, dans O Vive notamment, pourrait bien faire penser à Protée, le
maître des métamorphoses et le dieu de la mer. Le poète écrit : « mais tu réserveras /
une place au loup / dans ce velours blanc » (p. 18). Dans un des poèmes d’Omneros,
intitulé « Corps à cris » (p. 59), nous lisons, pour ne citer que ce texte : « louve en un
creux de désir / toute entre ces bras recluse / qui ne cesse d’user d’ongles […] ». Plus
loin, le poète utilise un néologisme : « louverie » (p. 145), désignant sans doute ainsi
l’ordre constitué par ces canidés (formé probablement à partir de deux mots :
« louveterie », ou chasse au loup ou/et « louveter », mettre bas en parlant de la louve).
Cette forgerie vise sans doute à opérer une recatégorisation du nom « loup », animal
emblématique d’Apollon, lui octroyant un statut d’archétype. Dans la tradition
nordique, observe Gilbert Durand, les loups, « associés aux puissances funèbres », sont
le symbole de la mort cosmique. Ils sont dévorateurs d’astres32.
20 Ainsi la référence à la mythologie classique et aux mythes personnels, leur intégration
dans un univers langagier spécifique, orientent la lecture du texte poétique en général
et du texte maghrébin d’expression française en particulier, par le fait même que le
mythe est, au plan de sa fonction textuelle spécifique, un « pourvoyeur de références ».
Le mythe est bien, comme nous l’avons souligné plus haut, à la source même de
l’écriture poétique. Les noms mythiques sont autant de signes à explorer. À l’instar
d’autres écrivains, Mohammed Dib, en fait « un mot de son texte » : celui d’Éros par
exemple, nous l’avons vu, est combiné aisément à d’autres noms et désigné par
anagramme dans les poèmes. Sans être nommément cité, le mythe peut être
textuellement présent à partir des occurrences des lexèmes qui y réfèrent par le biais
des images poétiques et des figures, la métonymie en particulier : ainsi, l’enfer renvoie
à l’Hadès, l’eau noire à la mort, et donc à Thanatos, le labyrinthe au Minotaure et à
Orphée, le feu au Phénix, Vive nue convoque Ève et le mythe adamique, elle est la
femme aimée dont le poète joue aussi avec le nom. Mythe et métaphore — celle-ci est
une figure clé du langage poétique — sont liés,plus même, le mot lui-même peut être
appréhendé comme « un élément mythographique et toute métaphore peut être prise
pour unecourte fable », note Julia Kristeva dans Le Langage33. Dans le discours poétique,
la présence de figures de style, telles que l’anaphore, la personnification et la
prosopopée, l’allégorie qu’elles génèrent, « transforme aisément, dirons-nous avec
Pierre Albouy, l’univers verbal en univers mythologique34 ». En fait, dans sa genèse,
l’expérience poétique rejoint bien l’expérience mythique. C’est ce que rappelle Max
Bilen, dans son article « Comportement mythico-poétique » :
Le récit mythique cosmogonique et le poème, écrit-il, ont une même fonction :
permettre à l’homme de vivre une condition invivable [laquelle] est une
manifestation de l’aspiration de l’homme vers une liberté qui sous-tend le désir de
s’autocréer, c’est-à-dire de renaître selon ses vœux35.

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NOTES
1. P. Brunel, Mythocritique. Théories et parcours, PUF, 1992, p. 61.
2. Nos exemples seront puisés dans : Omneros, Seuil, 1975 ; Feu, beau feu, Seuil, 1979 ; O Vive,
Sindbad, Seuil, 1987 (désormais Om, FBF et OV dans les références après les citations).
3. M. Grant, J. Hazel, Dictionnaire de la mythologie, Seghers, 1975, p. 143.
4. Ibid., p. 20.
5. Platon, Le Banquet, trad. de P. Vicaire, Les Belles Lettres, 1992.
6. Ibid., p. 49.
7. P. Brunel, Mythocritique. Théories et parcours, ouvr. cité, p. 67.
8. M. Bonaparte, Chronos, Éros, Thanatos, PUF, 1952, p. 73 et 120.
9. Platon, Le Banquet, ouvr. cité, p. 36.
10. Quatre Dialogues. Rencontre entre Fr. Cheng et A. Rey, Éditions Rencontre, 1969, p. 24.
11. G. Bachelard, L’Air et les Songes, José Corti, 1943, p. 39.
12. L. Benoist, Signes, symboles et mythes, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1975, p. 105.
13. P. Brunel, Mythocritique. Théories et parcours, ouvr. cité, p. 68.
14. R. Maria Rilke, Œuvres 2. Poésies [Gallimard, 1926], Seuil, 1972, p. 393.
15. P. Albouy, Mythes et Mythologies dans la littérature française, Armand Colin, 1969, p. 132.
16. H. Marcuse, Éros et Civilisation, Minuit, 1968 (rééd. : 1982), p. 144.
17. M. Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, 1962, p. 225.
18. G. Bachelard, Le Droit de rêver [1970], PUF, coll. « Quadrige », 2002, p. 175.
19. J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Robert Laffont, 1982, p. 748.
20. Ibid., p. 105.
21. Ibid., p. 98.
22. G. Durand, « Le symbolisme de l’eau », dans Encyclopaedia universalis, 1990, p. 892.
23. J.-P. Bayard, La Symbolique du monde souterrain, Payot, 1973, p. 44.
24. Ibid., p. 105.
25. J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, ouvr. cité, p. 635.
26. A. Peyronie, « Minotaure », dans Dictionnaire des mythes littéraires, ouvr. cité, p. 1057.
27. Ibid., p. 1056.
28. G. Bachelard, L’Eau et les Rêves, ouvr. cité, p. 45.
29. G. Durand, Dictionnaire des mythes littéraires, ouvr. cité, p. 264-265.
30. G. Bachelard, La Terre et les Rêveries de la volonté, José Corti, 1947 (rééd. : Cérès, Tunis, 1996 ),
p. 166.
31. Dictionnaire encyclopédique de la langue française, Larousse, 1999, p. 1110.
32. G. Durand, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Bordas, 1969, p. 91.
33. J. Kristeva, Le Langage, Seuil, coll. « Points », 1981, p. 170.
34. P. Albouy, Mythes et Mythologies dans la littérature française, ouvr. cité, p. 10.
35. G. Durand, Dictionnaire des mythes littéraires, ouvr. cité, p. 358.

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AUTEUR
FADILA CHAABANE

Université d’Alger 1

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Antigone : présence du mythe dans


Loin de Médine d’Assia Djebar
Amira Souames

1 Assia Djebar publie en 1991, dans l’urgence, Loin de Médine1. Elle abandonne pour un
temps son quatuor2 et se lance dans une entreprise de lecture historique. Pour cela, elle
remonte dans la mémoire collective musulmane, jusqu’après la mort du Prophète :
J’écrivais donc Loin de Médine, narration à plusieurs niveaux pour me rapprocher de
« ce vieux temps remis debout » mais pour me rapprocher aussi des passions de la
parole libre et multiple des femmes de Médine, humbles ou connues mais
transmettrices et actrices de cette Histoire islamique ». (LM, p. 6 )
En analysant les récits historiques, elle découvre un nombre impressionnant de femmes
actives dans la vie politique de l’époque :
Les personnages féminins se multiplièrent, jusqu’à arriver au nombre de trente-
trois, tandis qu’au début je croyais ne trouver que quelques femmes. À la fin j’y mis
des femmes connues de tous les musulmans mais aussi des femmes anonymes3.
Dans Loin de Médine, ces femmes si remarquables, Assia Djebar, en tant qu’historienne et
romancière, les enlève à la tradition pour leur conférer une véritable dimension
mythique grâce à l’introduction de références multiculturelles : elle réécrit, réinvente
ces héroïnes d’après les modèles qu’elle emprunte à la mythologie grecque ou biblique
(la reine yéménite est comparée à une Judith imparfaite !).
2 Dans notre roman, Loin de Médine, nous nous intéresserons à une de ces héroïnes :
Fatima, personnage qui permet de mettre en évidence le double processus
d’historisation et de mythologisation des sources religieuses. Fatima, la fille du
Prophète, est ainsi comparée à Antigone, la célèbre héroïne de la mythologie grecque :
[…] Irruption sur l’avant-scène de Fatima, fille du Prophète, en véritable Antigone
avec sa voix de la douleur, de la colère lucide et amère, de la protestation
véhémente de toutes les femmes à travers elle ! (LM, p. 6)
3 On sait que la figure d’Antigone a été maintes fois reprise dans la littérature jusqu’au
XXe siècle. Depuis Sophocle (441 av. J.-C.), elle pose un problème essentiel pour la
société : celui des règles qui la régissent, de ses valeurs et donc du droit et des
fondements des lois. Les reprises4 les plus importantes d’Antigone se sont faites
essentiellement dans des contextes de crise du pouvoir politique. Ainsi, au XXe siècle,

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pendant les guerres mondiales, Brecht et Anouilh abordèrent de façon plus au moins
explicite les problèmes liés à l’Occupation et à la Résistance dans deux pièces restées au
répertoire. On se propose dans cet article d’analyser comment Assia Djebar se
réapproprie cette figure mythique si ancienne et en renouvelle la lecture, en la
confrontant à la tradition islamique, au moment où l’Algérie entre dans sa décennie
noire.

Fatima : une Antigone arabe ?


4 L’auteure a clairement recours à la figure mythique d’Antigone, fille d’Œdipe5. Cette
héroïne défendait en Grèce antique les lois non écrites du devoir moral contre la fausse
justice de la raison d’État. Antigone, au début de la tragédie de Sophocle, est une jeune
enfant toute dévouée à la cause paternelle, non par politique ou par esprit de révolte :
elle n’aide pas un homme opposé au pouvoir, mais elle agit par affection filiale.
Antigone trouve alors toutes les attitudes qui vont lui permettre de faire face aux
attaques de Créon qui voudrait bien la voir crier grâce. Sublime devant la mort qu’elle
accueille comme une libération, toute son attitude est grandiose et inspire le respect de
tous, même celui du Chœur des vieillards, si inflexible à son égard.
5 De la même manière qu’Antigone et sa lutte contre l’injustice des hommes, Fatima, la
fille du Prophète, s’impose aux hommes dans Loin de Médine, pour permettre aux
femmes d’obtenir leur part d’héritage. La ressemblance entre Fatima et Antigone est
revendiquée par Assia Djebar non seulement dans les commentaires qu’elle donne de
son œuvre, mais aussi à travers le titre du chapitre : « Celle qui dit non à Médine ».
Antigone est aussi celle qui dit non. Mais s’agit-il du même non ? S’agit-il de la même
contestation ? Contre qui contestent-elles ? Et pourquoi ?
6 Une première réponse s’impose : ces deux figures contestent au nom des valeurs
familiales. Antigone, tout d’abord, désobéit à l’édit de Créon en rendant hommage au
corps de son frère Polynice :
Tombeau, ma chambre nuptiale, mon éternelle prison dans la terre ! Je vais y
trouver les miens […] Je nourris l’espoir que, là-bas, ma venue sera chère à mon
père, et à toi aussi, mère chérie, et à toi, frère bien-aimé ! Quand vous êtes morts, je
vous ai lavés de mes mains, je vous ai parés, j’ai versé sur votre tombe les libations.
Et aujourd’hui, Polynice, pour avoir pris soin de ta dépouille, tu vois mon salaire.
(Ag, p. 90-91)
De même, elle sauve sa sœur Ismène accusée par Créon d’être sa complice :
Ne te mets pas en peine de moi, assure ta vie. Non, je ne partagerai pas ma mort
avec toi. Ne t’approprie pas un ouvrage auquel tu n’as pas travaillé. Que je meure
moi, ce sera bien. (Ag, p. 82)
7 Fatima, dans le sillage d’Antigone, va vivre un destin à la fois exceptionnel et tragique.
Elle va se dresser contre tout le monde et refuser ainsi de souscrire aux lois des
hommes de Médine concernant son héritage. Mais Fatima se présente aussi comme la
fille de son père, celle qui aurait dû continuer l’héritage paternel dont elle défend la
mémoire et la parole. Il y a dans Loin de Médine une scène tout à fait remarquable que la
narratrice reconstruit à partir d’un hadith. Cette scène se déroule sous les yeux d’Aïcha,
assez éloignée pour n’être que spectatrice. Fatima se tient près de son père qui lui
parle, l’écoute et fond en larmes. Tous deux pleurent ensemble mais dès que le
Prophète parle à nouveau, elle rit et il rit avec elle : « Père et fille dans les larmes, puis
dans l’égouttement pour ainsi dire du bonheur survenant, fusant enfin de toutes

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parts. » (LM, p. 62) Quand plus tard Aïcha l’interroge, Fatima lui raconte : « Il m’a
annoncé d’abord qu’il nous quitterait sous peu ! Il m’a ensuite révélé que de tous ses
proches, ce serait moi qui le suivrais dans la mort peu de temps après ! » (LM, p. 63)
Fatima attend donc la mort dans une sérénité illuminée par l’espoir de retrouver
bientôt son père.
8 Mais les deux figures Antigone et Fatima ne se limitent pas à ce champ familial. Elles
défendent également une certaine légitimité du pouvoir et, de ce fait, deviennent des
héroïnes parce que leurs destins individuels atteignent une dimension collective. Les
tragédies sont généralement caractérisées par des personnages aux prises avec des
forces supérieures — souvent des dieux — et ne parvenant pas à échapper à leur destin.
Dans le roman Loin de Médine, le récit concernant Fatima s’apparente à une tragédie ; il
est possible d’établir un lien avec l’Antigone de Jean Anouilh, tant les deux femmes que
sont Fatima et Antigone montrent une force de caractère hors du commun. Mais on
constate également des parentés de structure entre les deux œuvres. Dans le chapitre
« La fille aimée » qui sert de prologue au chapitre « Celle qui dit non à Médine », nous
trouvons la présentation détaillée de Fatima, de ses enfants, de son mari, mais aussi et
surtout de la relation qu’elle entretenait avec son père le Prophète. Tout cela présente
une vision complète de sa vie, puisque les premières phrases du chapitre annoncent sa
mort : ce que nous lirons par la suite sur Fatima sera conditionné par le fait qu’elle va
mourir bientôt. Or, dans l’Antigone d’Anouilh, le prologue n’a d’autre rôle que de
présenter les personnages, dont Antigone, qui s’apprête, elle aussi, à mourir : « Elle
pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle aussi, elle aurait bien aimé vivre.
Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va falloir qu’elle joue son rôle
jusqu’au bout6… »
9 Le désir d’aller jusqu’au bout est perceptible tout au long du récit, tout au long du
discours face à l’assemblée des croyants, face à Abou Bekr ; rien ni personne ne peut
faire fléchir Fatima, sûre de son bon droit — comme rien ne peut détourner Antigone de
son devoir. L’attitude qu’elle adopte est d’ailleurs révélatrice de cette détermination :
« Fatima arrive devant Abou Bekr, revendicative » (LM, p. 79) ; elle est impassible face
aux pleurs, elle reste immobile face à la foule. Dans l’histoire d’Antigone, comme dans
celle de Fatima, ce n’est pas un arrêté divin contre lequel vont se battre ces héroïnes,
mais une loi faite par les hommes. L’indignation des deux femmes va naître d’un
manque, d’un interdit : d’un côté, l’interdiction de rendre les honneurs funèbres à un
frère, de l’autre, l’impossibilité de recevoir les biens ayant appartenu à un père. Leur
position de femmes rendra leur tâche beaucoup plus ardue, car elles ne seront pas
écoutées, d’où la nécessité pour elles d’aller jusqu’au bout. Les pourparlers et la
diplomatie — et par là même la demi-mesure — sont l’apanage des hommes. La femme
ne fait entendre ses idées que par l’absolu : « Comprenant que “leur” loi sera
implacable face à elle, elle ne se résigne pas, non. Elle a hâte de recourir à Dieu. Elle a
hâte de mourir. Et elle meurt de ce “non” incessant, inlassable, à la loi de Médine » (LM,
p. 87). De même, Antigone déclare : « Moi, je peux dire “non” encore à tout ce que je
n’aime pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec votre
attirail, vous pouvez seulement me faire mourir, parce que vous avez dit “oui” » (Ag,
p. 80). Le jour de la mort de Fatima, cette petite sœur d’Antigone, la narratrice de Loin
de Médine reconstitue dans sa bouche ces paroles révélatrices qui rappellent le lyrisme
de la tragédie de Sophocle :
Je sens que je me détache enfin de votre monde et que je vais être débarrassée de
tous vos hommes ! Car j’ai été tellement témoin de leurs écarts, car j’ai eu tant

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d’occasions de les sonder que je les repousse enfin tous désormais ! Dorénavant,
comme ils me paraissent lourds tous ces hommes en foule à l’opinion indécise ! (LM,
p. 86)
10 En comparant Fatima à Antigone, Assia Djebar la réinscrit dans la grande lignée des
femmes exceptionnelles et au message intemporel. Fatima-Antigone retrouve ainsi sa
place au sein de la tradition religieuse mais aussi dans la littérature et dans l’imaginaire
arabes. Plus qu’un personnage historique, elle s’élève au rang de modèle. Les voix de
Fatima et d’Antigone sont celles d’un combat pour le triomphe de la justice et des
valeurs divines. La notion de liberté pour Fatima prend donc tout son sens ; elle ne se
montre pas dans ses gestes, ni dans ses déplacements, mais dans ses paroles et dans ses
décisions. Fatima est restée libre parce qu’elle a dit « non ». Fatima est un personnage
qui va jusqu’au bout de ses convictions, comme une nouvelle Antigone. La toute
puissance de ce simple mot (« non ») correspond chez les deux héroïnes à une
appropriation de la parole. Qui parle en Grèce et à Médine dans l’espace public ? C’est
naturellement aux hommes qu’appartient la maîtrise du verbe. En osant dire « non »,
les deux héroïnes ouvrent la porte du langage, du discours, de la littérature. En
s’adressant au peuple de Thèbes et de Médine, en osant sortir de la réserve propre à
leur sexe, Antigone et Fatima s’emparent d’une arme jusque-là réservée aux hommes et
aux puissants. En accédant au langage public, les deux héroïnes tendent la main à Assia
Djebar, intellectuelle, historienne, romancière, qui veut, elle aussi, par l’écriture et la
littérature faire entendre la voix des sans voix.

Le discours épidictique : paroles entre éloge et blâme


11 Le discours que véhiculent les deux héroïnes contestatrices leur est commun : c’est le
discours épidictique. Puisant dans l’immense réservoir à la fois antique et arabe, la
romancière a recours à ce genre oratoire ; dans les deux sociétés, il était fréquemment
prononcé en place publique. Dans la partie intitulée : « Celle qui dit Non à Médine », on
trouve la défense d’une parole-acte forte, parfois à la limite de la démesure, de l’excès,
une parole contre (la communauté de Médine) et une parole pour (en faveur du Père de
Fatima). Quant au discours d’Antigone, il commence par un cri de révolte de l’héroïne,
un cri de ralliement, de résistance à la loi de Créon :
[…] tout ce que tu dis m’est odieux — je m’en voudrais du contraire — et il n’est rien
en moi qui ne te blesse. En vérité, pouvais-je m’acquérir plus d’honneur qu’en
mettant mon frère au tombeau ? Car la tyrannie, entre autres privilèges, peut faire
et dire ce qu’il lui plaît. (Ag, p. 18)
Ce cri de douleur et de révolte trouve un écho dans la parole de Fatima qui à travers ses
diatribes renforce ce « non » (avec l’aide de la narratrice qui le prolonge jusqu’à nous) :
Ce non Fatima va le reprendre renforcé, multiplié non certes pour sa défense de
femme […]. Elle va dire « Non » pour tous, pour Ali, pour ses enfants, pour sa
famille, pour tous les aimés du Prophète, un « Non » en plein cœur de Médine, un
« Non » à la ville même du Prophète. (LM, p. 79)
12 Le « Non » de Fatima est brandi pour revendiquer sa liberté. Il ouvre, paradoxalement,
la voie à l’affirmation de soi, il est le reflet d’une parole singulière qui refuse toute
imposition. Fatima, comme Antigone réclame le droit à la douleur, une douleur
immense, insupportable ; elle va s’opposer au nom de sa souffrance, aux lois de la cité :
Quand, se taira-t-elle la fille du Messager, la fille aimée ? Maintenant qu’il est mort,
pourquoi ne pleure-t-elle pas simplement en silence, abandonnée à la volonté de
Dieu, comme les autres. (LM, p. 62)

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13 Mais le cri ou un simple monosyllabe ne suffisent pas. Pour se libérer, pour faire des
mots un pouvoir, les deux héroïnes développent de véritables discours, accèdent à la
maîtrise de la rhétorique, comme n’importe quel homme s’adressant aux autres devant
l’assemblée. Nous voyons que la tonalité pathétique domine ces discours manifestant
les sentiments de douleur que Fatima et Antigone extériorisent à travers leurs paroles.
Le discours pathétique appelle une réaction, la compassion, et c’est ainsi que la parole
devient action. Il est évident que Fatima à travers ces vers veut faire entendre sa propre
voix :
Oh terre de mon père, hélas, laisse-moi te humer !
car je hume ainsi le parcours de la peine
qui s’ouvre devant moi.
[…] Or comment ne pas convenir
Que c’est mon Père à moi, non le vôtre ! (LM, p. 80)
Quant à Antigone, elle interpelle son auditoire sur un ton tout aussi pathétique :
Regardez, citoyens de ma patrie sur mon dernier chemin
Je m’avance, et je vois
Mon dernier soleil […]
O ville, ô de ma ville
Opulents citoyens,
[…] Je n’aurai pas eu même un pleur de mes amis
Au moment où je pars — de quelles lois victime. (Ag, p. 88-89)
Dans ces deux passages, où les verbes d’action l’emportent sur les verbes d’état, le
« dire » est une force contre l’injustice.
14 Mais à côté de ce ton pathétique et accusateur, les héroïnes savent aussi faire entendre
une voix qui magnifie et loue :
Louange à Dieu, que la paix soit sur lui et sur son Prophète !
Gloire à Dieu ! Notre rencontre se fera devant lui à l’heure de la résurrection ! […].
Louange à Dieu, le Dieu de la vérité. (LM, p. 81)
Ces éloges, proférés par Fatima et Antigone, à la fois sincères et tactiques, constituent
un autre moyen pour accentuer le blâme adressé à leurs communautés respectives.
Fatima ne tarde pas à interpeller son auditoire sur un ton polémique :
Dites-moi, Ô croyants, quel est ce retard à me porter secours, quel sentiment vous
habite au point que vous assistiez, le cœur tranquille, à ma dépossession… ? […] Est-
ce que vous allez changer d’opinion comme vous changez de vêtements ? Est-ce
bien vous qui avez affronté hier les difficultés les plus graves. Est-ce vous qui avez
combattu dans les batailles les plus sanglantes ? Qu’étiez-vous donc ? Vous vous
trouviez au bord du trou ! Et vous restez là ! (LM, p. 82-83)
15 Quant à Antigone, elle trouve en elle la ressource d’affirmer sa dignité à chaque
épreuve et à chaque combat :
Le Coryphée :
Par quel prodigue… Non, je n’ose en croire mes yeux, mais comment nier que c’est
ma petite fille Antigone que j’aperçois ? Ah ! Malheureuse, digne fille du
malheureux Œdipe, se peut-il ? Est-ce bien toi qu’on amène rebelle aux ordres du
prince ?
Antigone :
Quand on vit au milieu des maux, comment n’aurait-on pas avantage à mourir ?
Non, le sort qui m’attend n’a rien qui me tourmente. Si j’avais dû laisser sans
sépulture un corps que ma mère a mis au monde, je ne me tourmenterais plus de
rien.
Et vous restez là ! (Ag, p. 77)

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Le lexique utilisé dans ces deux passages est placé sous le signe d’une totale
subjectivité. En effet, ces passages regorgent d’invectives et mises en cause directes
accentuées par des modalités expressives : exclamatives, impératives et surtout
interrogatives. Les discours de ces deux héroïnes montrent la fréquence de la prise de
position et la force du dire comme de l’agir.
16 On retrouve une autre caractéristique du genre épidictique : la présence de la
description qui entrecoupe ces discours, à la fois chez Fatima et chez Antigone. La
description de Fatima dans Loin de Médine est menée à travers la voix de la narratrice :
« Elle restait immobile face à eux, le corps enveloppé de ses voiles blancs et son visage
pâle, osseux, tout animé » (LM, p. 82). Tandis qu’Antigone est décrite par la voix du
Coryphée :
La fille de Tantale,
Pareille au lierre qui s’attache,
Une écorce de pierre emprisonna ses membres ;
Sur sa chair épuisée,
On dit que sans relâche
La pluie et la neige font rage. (Ag, p. 89)
La description s’ajoute aux paroles des héroïnes pour mieux informer, convaincre, faire
adhérer le lecteur à ces voix de la contestation et l’intégrer comme membre actif de ce
discours épidictique : qu’il s’identifie, pleure avec elles, dénonce, partage, s’indigne en
chœur, qu’il soit dans la nécessité de poursuivre l’action entreprise par ce discours.
17 Ce « non » de Fatima qu’elle va s’entêter à dire, ce « non » né de la bouche d’Antigone,
Assia Djebar s’en saisit, se l’approprie dans son corps et dans son esprit. Dire « non »,
c’est, pour Assia Djebar, s’inscrire dans une longue lignée de femmes, qui, pour
préserver leur identité se sont élevées contre le pouvoir. Au moment où l’Algérie
s’enfonce dans le terrorisme, où l’islamisme dénature l’islam, Assia Djebar interrompt
son quatuor pour se tourner vers Médine, la vie du Prophète et des femmes qui l’ont
entouré et soutenu. Le projet de la romancière est clair (et chacun l’a souligné) :
montrer que les femmes ont joué un grand rôle dans la naissance de l’islam, que leur
place est au cœur même de la société et non seulement dans la maison. Mais cette prise
de position très générale ne doit pas faire oublier que la liberté des femmes comme
celle de tout être humain passe par la maîtrise du oui et du non, c’est-à-dire au-delà de
ces simples mots, par la maîtrise de la parole et du discours. Antigone et Fatima
agissent matériellement : elles s’expriment par leur corps, recouvre pour l’une le
cadavre d’un frère, embrasse tendrement un père qui va mourir pour l’autre ; mais
Assia Djebar nous rappelle avec insistance que l’accès au verbe figure comme la voie
royale pour s’émanciper de l’aliénation politique et masculine. Antigone et Fatima
osent prendre la parole (en donnant au verbe prendre toute la force de son double
sens). Héritière de cette longue lignée, Assia Djebar affirme avec fermeté le pouvoir des
écrivains sur le monde et le droit qu’ont les femmes d’apporter leur indispensable
contribution à la littérature.

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NOTES
1. Le roman Loin de Médine a été écrit suite aux événements d’octobre 1988. Loin de Médine (Albin
Michel, 1991) et Antigone de Sophocle (Théâtre complet, trad. de R. Pignarre, 1964) seront désignés
respectivement par LM et Ag dans les références après les citations.
2. Le « Quatuor » est un projet de quatre livres, tout à la fois historiques et autobiographiques,
qu’A. Djebar a commencé avec L’Amour, la fantasia (J.-Cl. Lattès, 1985). Les volumes suivants sont
Ombre sultane (J.-Cl. Lattès, 1987), Vaste est la prison (Albin Michel, 1995), Le Blanc d’Algérie (Albin
Michel, 1996).
3. S. Thouraïa, « Un entretien avec Assia Djebar », Algérie actualités, 29 mars-4 avril 1990.
4. De Robert Garnier à Jean Cocteau, de Vittorio Alfieri à Bertolt Brecht, en passant par Hegel,
Péguy, Anouilh : ils sont des dizaines à avoir interprété et revisité la pièce de Sophocle, le plus
souvent en faveur de l’héroïne Antigone.
5. Antigone est la fille d’Œdipe et de Jocaste. Après le duel entre ses deux frères, elle brave
l’interdiction de son oncle Créon et donne une sépulture à Polynice : elle est enterrée vivante.
Hémon, son fiancé et le fils de Créon, se tue. Antigone symbolise le conflit entre les valeurs de la
cité et celles de l’individu.
6. J. Anouilh, Antigone, La Table ronde, 1946, p. 9-10. Le chapitre « La fille aimée » semble faire
figure de prologue au chapitre suivant intitulé « Celle qui dit non à Médine ». Or, comme dans le
prologue d’Antigone (« Antigone, c’est la petite maigre qui est assise là-bas, et qui ne dit rien. »
[ibid., p. 9]), la figure de Fatima se détache du décor : « Fatima, fille du Prophète, avance au
premier plan du théâtre islamique également comme épouse et mère de trois martyrs » (LM,
p. 59). En outre, le terme « théâtre » rejoint l’expression « tragédienne » dans la phrase : « elle les
[ces retournements dans le ton] maîtrisait en tragédienne à l’art consommé » (LM, p. 81).

AUTEUR
AMIRA SOUAMES

Université de Msila

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Mythes orientaux

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De Didon à Elissa : la
réappropriation d’un mythe
Abdelkader Amri

1 À côté de la tradition arabo-musulmane, plusieurs civilisations vivent dans le conscient


et l’inconscient des Tunisiens : la berbère, la punique, la romaine, la byzantine, la
vandale, l’andalouse, l’ottomane et la française. Ces différents apports ont marqué le
pays et représentent actuellement sa richesse intellectuelle : le Tunisien d’aujourd’hui
se sent le descendant de toutes ces cultures qui façonnent son identité plurielle. Ce
sentiment de continuité avec des ères antéislamiques est fréquent dans le pays, à tous
les échelons de la société, partagé par la majorité des habitants qui manifestent leur
amour pour ces ères anciennes. Les personnages phéniciens ou romains tels qu’Elissa,
Hannibal, Hamilcar, Hasdrubal et d’autres encore occupent une place importante dans
la publicité, dans le domaine touristique, sur les enseignes des magasins et dans les
noms d’établissements publics. Ce retour à un temps révolu et cette nostalgie d’une
époque passée correspondent à l’affirmation d’une fierté nationale qui se développe en
association avec l’héritage musulman, bien évidemment. Une telle diversité ne manque
pas d’influencer la création littéraire. Les cultures anciennes inspirent les romanciers
contemporains et, en particulier, les romanciers francophones, qui par le choix de leur
langue d’expression, symbolisent le brassage des héritages en Tunisie. Nombre d’entre
eux retracent ainsi la vie d’un roi, d’un guerrier ou d’un personnage mythique
empruntés à des ères culturelles différentes du monde arabo-musulman. C’est le cas de
Fawzi Mellah dans Elissa la reine vagabonde1 et de Sophie El Goulli dans Hashtart à la
naissance de Carthage2.
2 Le roman de Fawzi Mellah se présente comme un ensemble de lettres écrites par Elissa
à son frère Pygmalion, qui l’a évincée du royaume après avoir tué son mari Acherbas.
Elle raconte son voyage, depuis son départ de son pays de Tyr, jusqu’au jour où elle va
s’immoler pour ne pas épouser le roi numide Iarbas. Elle décrit minutieusement les
différentes étapes de son errance, sa relation avec son équipage et avec les autochtones,
ses escales, ses départs et sa ruse avec Iarbas pour construire qart Hadasht, la cité
nouvelle. Ses lettres sont pleines d’enseignements. Elle réfléchit sur le sacrifice, la
trahison, la beauté, la mer, la musique, la différence entre les sexes et l’art de

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gouverner. Dans cette œuvre, Fawzi Mellah se présente comme le traducteur de stèles
héritées de son grand père et dont le déchiffrement correspond aux différentes lettres.
3 Quant à Sophie El Goulli, dans Hashtart, à la naissance de Carthage, elle aborde l’histoire
d’Elissa à travers celle d’Hashtart, sa fille adoptive. D’une manière rétrospective, la
jeune héroïne relate l’histoire d’Elissa, en mettant en évidence ses qualités en tant que
femme et gouvernante, retrouvant ainsi les réflexions de Fawzi Mellah. Hashtart
raconte son histoire depuis la fuite de Tyr avec Elissa, jusqu’au jour où la reine
s’immole par le feu, lors de son mariage avec Iarbas, le roi Numide. Cet événement
douloureux pousse la petite Hashtart à quitter le palais royal, sans que personne ne se
rende compte de son absence. Après une longue errance, elle perd connaissance dans la
forêt. Trouvée par des bergers, elle est amenée au palais royal où on prend soin d’elle
jusqu’à sa convalescence. Les années passent : Hashtart grandit et sa beauté fascine le
roi Iarbas qui ne peut s’empêcher de se marier avec elle. Ainsi, Hashtart réalise-t-elle ce
que sa reine Elissa n’a pas pu réaliser. Son mariage unit les Numides aux Phéniciens.
4 Fawzi Mellah et Sophie El Goulli ont pris comme héroïne la reine phénicienne Elissa,
plus connue en Occident sous le nom de Didon, la célèbre héroïne de Virgile (L’Énéide)
ou de Berlioz (Les Troyens). À travers l’évocation de cette femme légendaire, les
écrivains manifestent un double objectif : d’une part, ils revendiquent leur passé
antéislamique, s’inscrivant dans la continuité de leurs aïeux phéniciens, d’autre part, ils
se réapproprient une figure mythique de la culture gréco-latine pour la réinscrire dans
leur histoire, relativisant — sans jamais les renier — les cultures dominantes apportées
par les grands courants de colonisation. Le choix d’une reine phénicienne, le glissement
de Didon à Elissa pour nommer l’héroïne mythique, l’absence des Troyens, d’Énée et de
la passion amoureuse, affirment haut et fort ce double mouvement d’affranchissement
et de sereine revendication. En retraçant l’itinéraire d’Elissa, en choisissant une figure
mythique, Fawzi Mellah et Sophie El Goulli établissent une généalogie prestigieuse qui
satisfait chez eux « une violente demande d’être3 ».

Pour une identité méditerranéenne


5 Les deux auteurs, originaires de zones côtières, accordent dans leurs œuvres une
grande importance à la mer (Fawzi Mellah est né à la Marsa, Sophie El Goulli à Sousse).
En la plaçant au cœur des événements et des affects, ils l’érigent en « thème identitaire
dominant4 ». Mais l’identité qu’ils revendiquent ne renvoie nullement au « caractère de
ce qui est un5 ». En effet :
comment peut-on être UN quand l’individu appartient à un lieu géographique dont
les rivages méditerranéens ont été toujours occupés par divers peuples dont les
langues, religions, civilisations sont différentes de celles de l’autochtone6 ?
6 Chez Fawzi Mellah, la mer est présentée comme le lieu propice à la diversité, le lieu où
les couleurs changent et s’entrelacent pour exprimer la beauté du monde, pour dire la
splendeur des éléments. Ces différentes couleurs peuvent se lire, métaphoriquement,
comme les différentes civilisations qui ont enrichi l’histoire et participent à la
séduction du monde méditerranéen : « Nous vîmes le soleil qui enveloppait les traits
mauves de la mer. L’aube virait du mauve au rouge violacé, puis du violet à l’éclat
doré » (Mellah, p. 102). Sophie El Goulli se montre, elle aussi, sensible à l’extraordinaire
richesse culturelle symbolisée par la mer :

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Rien que la mer tout autour, la mer à l’infini […] la mer est si belle, si calme. Au
cours de ce long voyage, elle lui découvrait, à la mer, d’autres visages et de terribles
fureurs qui ne l’effrayaient jamais. Elle la connaissait bien la mer. Une amie à qui
elle parle en se promenant le long de la plage. À qui elle se confie. C’est que leurs
vies se confondent. Tous ses souvenirs la contiennent. (El Goulli, p. 14)
Cette mer, avec toutes les civilisations qu’elle a abritées, est devenue un lieu de
régénérescence pour Hashtart, qui ne se prive jamais de venir méditer devant une telle
beauté (la scène est récurrente dans le roman) :
Tôt, elle se réveillait. Très tôt. En toutes saisons, pour assister au lever de l’Astre-
Dieu. Ses rayons qui embrassaient le ciel, la mer et la terre de pourpre violet, rose
turquoise et d’or, elle aimait les sentir la pénétrer. (El Goulli, p. 12)
7 La contemplation de la mer renvoie naturellement à une forte revendication culturelle
et politique. Comme le note Hashtart, la reine se distingue de la foule, qui se montre
incapable de respirer à la même hauteur qu’elle : « Dans l’air dénaturé par la
respiration de cette foule muette flotte le parfum iodé de la mer. Seule la reine le sent
et s’en remplit le cœur. » (El Goulli, p. 25) Le symbolisme est clair : quand la culture
dominante tourne le dos à la Méditerranée, Sophie El Goulli, en se projetant dans son
héroïne mythique, refuse de se laisser enfermer dans une identité unique. Seule la mer
et la diversité qu’elle représente lui procure un sentiment d’émancipation, qui est
totalement absent dans la culture islamique dominante — dans la culture islamique
comme domination.
8 La rupture avec ces ères anciennes imposée par l’islam est compensée par le spectacle
de la Méditerranée, car comme le soutient Fawzi Mellah : « La mer m’introduisait au
royaume sans frontières » (Mellah, p. 30). À travers l’errance (« l’errance seule
m’attirait », Mellah, p. 29), le romancier cherche à « reconstituer la Phénicie ailleurs
que la Phénicie » (Mellah, p. 3), c’est-à-dire qu’il veut la retrouver dans la Tunisie où il
vit, une Tunisie où l’eau et la terre, le rêve et la réalité, les racines et les voyages se
combineraient harmonieusement : « si la mer fait rêver, la terre fait vivre » (Mellah,
p. 7), « la mer et la terre se compénètrent sans se déchirer, il est bon que la mer et la
terre se serre sans s’étouffer » (Mellah, p. 17). La diversité culturelle que représente la
Méditerranée se matérialise ainsi dans la présence de plantes importées de lieux
différents : le datura est français, l’hibiscus est une plante tropicale, le caroubier est
méditerranéen, les orangers et les citronniers sont des plantes apportées en Tunisie par
les Andalous. Elles s’unissent toutes malgré leurs origines différentes pour parfumer et
donner une « odeur si chère » (El Goulli, p. 10) à cette mer Méditerranée :
Une erreur de navigation nous poussa vers une colline parfumée. De loin nous
n’apercevions aucune trace humaine, mais une verte avalanche d’arbres odorants,
orangers, citronniers, figuiers caroubiers, cyprès, genévriers, hibiscus, daturas et
sycomores faisaient mine de se précipiter à l’eau comme pour mieuxembaumer la
mer. (Mellah, p. 114)
Loin de la monoculture, « l’identité a la mémoire pour socle et la continuité pour
litière » (Mellah, p. 99). À la discontinuité qu’ils déplorent dans la culture islamique
dominante, répond la continuité du lien avec la Méditerranée.

Le sexe : « une curieuse manie de qualifier les êtres »


(Mellah, p. 152)
9 Le culte de la mer, la volonté de valoriser les cultures méditerranéennes sont à lire, non
comme le refus de l’islam, mais comme l’apologie d’un syncrétisme culturel porteur

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d’harmonie et de paix. En choisissant une héroïne venue d’ailleurs (la Phénicie), les
deux romanciers établissent des liens heureux entre le Maghreb et le Machrek. Mais il
n’est naturellement pas indifférent que le choix des écrivains tunisiens se porte sur une
femme, le choix du sexe n’étant pas fortuit. Depuis l’indépendance en 1956 et sous
l’impulsion de Bourguiba, la Tunisie se distingue de la plupart des pays arabes par une
politique audacieuse en direction des femmes. C’est cet apport et cet héritage que
Sophie El Goulli et Fawzi Mellah ne cessent de célébrer et de protéger en choisissant
d’élire un personnage comme Elissa, cette figure plus mythique qu’historique, qui
exalte la capacité des femmes à sortir de la maison et à gouverner l’État.
10 La condition féminine ne cesse de préoccuper nos deux auteurs qui ont choisi des
figures antiques féminines afin de les comparer avec la femme dans la culture
musulmane actuelle. Lors du passage de l’ère antéislamique à l’ère islamique, la femme
a perdu bon nombre de ses droits. Les auteurs ne manquent pas de focaliser l’attention
sur la bizarre habitude de qualifier les êtres selon leur sexe et de fonder la société sur
une séparation draconienne du rôle de chacun d’eux. Fawzi Mellah déplore ainsi que la
femme soit considérée comme un être second. Dans l’héritage, par exemple, elle n’a
droit qu’à la moitié de la part de l’homme, conformément à la sourate « Les femmes »
du Coran. Quant à la vie politique, la femme est dépourvue du droit de gouverner ou de
diriger un groupe d’hommes7.
11 Le passage de la femme « païenne » à la femme musulmane est donc perçu par les deux
auteurs comme une régression. Selon Fawzi Mellah, « les plus grandes calamités […]
seraient liées à la chute du matriarcat et aux arrogances du patriarcat » (Mellah, p. 24).
C’est pour cette raison qu’Elissa est en quête d’une
terre inculte sur laquelle nos mains sculpteraient l’esprit et donneraient corps à la
beauté. Une terre fragile et maternelle. Pas une patrie (et qui a inventé ce terme
insensé qui évoque le père !) C’était une matrie que je désirais. Je l’inventerais, s’il le
fallait (Mellah, p. 82).
Les deux auteurs rêvent à la femme phénicienne, décrite comme une femme autonome,
ayant le droit d’aborder tous les sujets, de se conduire à égalité avec les hommes. Ils
revendiquent que la femme tunisienne et musulmane sache parler et convaincre, tout
comme Elissa qui raisonne les prêtres et exige « Qu’une figure féminine siégeât
également dans les sanctuaires de [sa] ville nouvelle » (Mellah, p. 136). Ils espèrent
lever le voile sur le langage de la femme comme on a voulu l’enlever de son corps.
Sophie El Goulli dénonce l’oppression qui a maintenu cachée la voix féminine (« ce
mutisme l’effraie », El Goulli, p. 21) et, pour lutter contre ce silence imposé, la
romancière prend la parole en imposant son désir de s’exprimer par l’écriture, c’est-à-
dire par une voix qui porte bien au-delà de l’espace confiné de la maison. Comme le
remarque Marta Segarra dans son analyse de romans écrits par des femmes arabes, le
« désir de narrativité y est en effet extrêmement marqué par la volonté de combattre le
silence ancestral des femmes, de prendre la parole et de s’exprimer par elle-même8 ».
12 Pour un lecteur occidental, la figure de Didon est principalement reçue comme une
figure de reine amoureuse. La puissante reine de Carthage touche moins par la
grandeur et la sagesse de son pouvoir que par la violence d’une passion qui la conduit à
s’immoler par le feu quand Énée, appelé par son devoir, quitte Carthage pour reprendre
la mer vers l’Italie. Dans l’imaginaire occidental, Didon s’impose comme la reine
redevenue femme, comme la supériorité d’une passion privée sur la fonction sacrée de
la souveraine. Rien de tel dans les deux romans tunisiens : en choisissant de raconter la
fondation de Carthage, en évoquant longuement la sagesse politique d’Elissa, Sophie

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El Goulli et Fawzi Mellah ont choisi de renouveler la grande figure mythique de Didon
en la rendant à son statut de reine, en passant d’une exemplarité sentimentale à une
exemplarité politique. En transformant Didon en Elissa, les deux romanciers changent
la portée du mythe : quand Virgile et Berlioz chantaient la douleur de l’amour, El Goulli
et Mellah font remonter l’héroïne sur le trône et lui rendent la source principale du
pouvoir : la parole.
13 Mais que faire de la parole quand on n’est pas une reine phénicienne ? Comment faire
de ce mythe un exemple que chacun adapte à sa manière, selon sa situation ? Sophie
El Goulli et Fawzi Mellah ont choisi de faire revivre cette parole par le biais de la
littérature ; si la littérature restaure les voix perdues et donne voix aux sans voix, les
deux romans tunisiens font entendre une voix perdue qui rappelle à chacun que le
silence imposé aux femmes est une réalité historique et que toute réalité historique n’a
rien de définitif. La voix littéraire des romanciers tunisiens redonne vie à la parole
passée et, ressuscitant le mythe de la femme libre, appelle chacun de nous — et tout
particulièrement les femmes — à prendre la parole à son tour. Prendre la parole pour
chanter les couleurs de la vie, heureuses ou malheureuses, en accord avec les couleurs
changeantes de la mer…

Les couleurs et la musique de la vie


14 Elissa se voue à la beauté et à l’élégance. Femme et souveraine, la reine a l’habitude de
s’habiller somptueusement. Elle accorde une grande importance à la couleur pourpre,
symbole de la Phénicie et aux bijoux qui marquent son rang. Pendant les moments de
deuil, la couleur pourpre se change en couleur blanche, telle un suaire, et la reine se
coupe les cheveux pour s’enlaidir. La scène de rasage est récurrente durant l’errance de
l’héroïne mythique : « Je demandai que l’on me coupât de nouveau les cheveux »
(Mellah, p. 27). Avant de fuir Tyr9 et en entendant les conseils des sénateurs, elle est «
habillée de blanc, comme il sied à une reine endeuillée » (Mellah, p. 27). De même,
quand sur le bateau, « Nous eûmes à subir les coups de la mort […] je mis une robe
blanche et je m’enfermai dans les soutes » (Mellah, p. 96). Même le jour de son
immolation, elle n’oublie pas d’accorder une importance à ce qu’elle va porter et finit
par choisir la tenue qui convient à cet événement :
Aujourd’hui, c’est vêtue de lin blanc et non de la pourpre royale qu’elle se veut.
Aujourd’hui point de bijoux mais l’anneau que son époux défunt lui a offert pour
sceller leur union et qu’elle n’a jamais ôté. Aujourd’hui, seul signe de sa haute
naissance et de son rang, un bandeau de soie tressé de pourpre et d’or. (Mellah,
p. 23)
15 Fawzi Mellah décrit cette figure mythique dans deux moments opposés : le deuil et la
joie. À partir de cette dualité des couleurs, il met en exergue la beauté de cette reine et
ne peut pas cacher sa fascination pour elle. Pour le deuil comme pour la joie, la couleur
est gaie. C’est un contraste implicite que crée l’auteur avec la culture islamique, dans
laquelle la femme est condamnée à se vêtir en noir, en se couvrant de la tête jusqu’aux
pieds afin d’effacer toutes les traces de séduction que peut dégager son corps10.
Hashtart, la fille adoptive d’Elissa, aime aussi la beauté et accorde une grande
importance à sa tenue, conformément à l’éducation qu’elle avait reçue de sa mère dès
son plus jeune âge. La jeune fille assiste fascinée à l’habillement des sœurs d’Iarbas :
Un dernier bain, symbolique, puis commença la cérémonie de l’habillement. Une
tunique aérienne, droite toute blanche, une autre tunique plus lourde, blanche

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aussi mais émaillée de broderies de couleurs vives. Une troisième tunique plus
courte, en tissu épais, à fines bandes de couleurs vives brodées d’or. Un grand carré
de toile bariolée couvrait les cheveux finement tressés et parfumés et retombait sur
les épaules. Des boucles d’oreille, des colliers des anneaux de pied en or incrusté de
pierre rouge vert et turquoise brillaient et tintaient à chaque mouvement. Fascinée,
Hashtart suivait les mains habiles qui s’affairaient sur les visages des épouses. On
l’habilla, elle aussi, on la para elle aussi. (El Goulli, p. 89)
16 La couleur a également beaucoup d’importance chez Sophie El Goulli : le blanc, neutre,
les couleurs vives et bigarrées, le rouge, le vert et le turquoise s’associent pour illustrer
la joie et exprimer la beauté de la femme. Le soin accordé aux cheveux et aux bijoux est
très présent chez elle aussi, car se faire belle est le souci de toutes les femmes, comme
s’il s’agissait de concilier le pouvoir perçu comme masculin et la beauté réservée aux
femmes. Sophie El Goulli rejoint Fawzi Mellah dans ses allusions à la situation présente :
elle insiste comme lui sur le port des tuniques, ce vêtement ajusté sur le corps qui laisse
deviner les formes. Porter des tuniques était permis chez les Phéniciens, montrer la
beauté corporelle de la femme à travers ses habits était tout ce qu’il y avait de plus
normal. Dans la culture islamique, la femme rompt avec cette coutume et ne peut
mettre que des vêtements amples qui cachent la beauté de ses formes.
17 Sophie El Goulli décrit la cérémonie d’habillement à la manière des mariages tunisiens,
surtout les mariages du Sahel, la région où elle vit. Cet anachronisme volontaire peut
s’expliquer de deux manières. Selon une première hypothèse, l’auteur veut montrer
que la femme tunisienne est différente des autres femmes musulmanes obligées de
mettre le voile. Elle veut rappeler que la femme en Tunisie est libre dans un pays libre.
Selon une deuxième hypothèse, la liberté dont jouit la femme tunisienne actuellement
remonterait à une ère très ancienne, celle des Phéniciens. Ainsi El Goulli, s’intéresse-t-
elle à la frontière qu’a imposée l’islam par rapport aux civilisations qui l’ont précédé.
18 L’amour qu’éprouve Elissa pour la beauté de son corps et de sa tenue vestimentaire
n’est qu’un reflet de la sensibilité de son âme. Cette âme, encline à aimer tout ce qui est
beau et artistique, apprécie la musique comme un moyen de communication entre Dieu
et son peuple. Elissa découvre l’absence de musique à Sabrata, la ville libyenne où elle a
débarqué après avoir quitté Chypre, comme un phénomène étonnant : « Ce qui me
surprenait le plus, […] c’était l’absence totale de la musique » (Mellah, p. 56) — cette
absence étant ressentie comme l’absence d’un dialogue entre le Dieu et son peuple :
« Peut-on imaginer un peuple sans musique ? Ce serait comme un peuple auquel Dieu
ne parlerait pas » (Mellah, p. 55). Et c’est grâce à cette reine que le peuple de Sabrata
renoue les liens avec son Dieu, c’est à travers la musique jouée par les Phéniciens que le
dialogue s’instaure à nouveau entre le ciel et la terre : « C’était Dieu qui par mes
musiciens parlait au peuplede Sabrata » (Mellah, p. 56).
19 Or cet échange grâce à la musique s’éclipse dans la culture islamique qui considère
souvent l’art des sons comme une jouissance interdite, une illusion ou un abus, compte
tenu de l’aspect éphémère de la vie « d’ici-bas ». Dans la sourate « Le fer11 », une
menace se profile envers ceux qui profitent des délectations et des plaisirs de la vie au
détriment de la religion. Chez les Phéniciens, au contraire, la musique se jouait entre
hommes et femmes. Les mêmes préoccupations se retrouvent chez Sophie El Goulli. En
parlant d’une fête « païenne », elle met en exergue la rupture et les interdictions
imposées par la culture islamique, en particulier en ce qui concerne la séparation des
sexes, à l’opposé de ce qui se passait dans les fêtes phéniciennes où « les hommes
sortent de leurs maisons et entonnant les chants rituels […] les femmes leur

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répondant » (El Goulli, p. 93). De la musique, on passe tout naturellement à la danse


dans ces fêtes harmonieuses où « des danseuses entrent dans le cercle. Des danseurs
viennent les rejoindre. Danses d’amour heureux ou malheureux. Danses de séduction
qui échauffent le cœur et le corps » (El Goulli, p. 94). Cette joie partagée entre l’homme
et la femme ne s’oppose pas à la croyance religieuse puisque « [les dieux] sont satisfaits
qui assistent sûrement et protègent » (El Goulli, p. 94).
20 En redonnant vie à une figure mythique longtemps associée au monde latin et
occidental, Sophie El Goulli et Fawzi Mellah nous rappellent que le premier pouvoir du
mythe est de circuler. Partie de Phénicie, Elissa-Didon a pris la mer pour errer de pays
en pays avant de s’établir en Afrique du Nord, de fonder Carthage et de diriger un
royaume prospère. Partis d’une lecture de Virgile, les deux romanciers tunisiens se sont
réapproprié un mythe dont ils déploraient la lecture strictement européenne. Mais si
leur démarche se veut volontaire, voire revendicatrice (au meilleur sens du terme), leur
projet n’est jamais animé d’un désir de rupture. Profondément marqués par la culture
française, écrivains de langue française, Sophie El Goulli et Fawzi Mellah ne cherchent
pas à exclure l’apport occidental, même si cet apport est souvent associé à la violence
coloniale. Pour eux, comme pour tant de Tunisiens, voire de Maghrébins, l’héritage
européen fait partie intégrante de la Tunisie moderne. À la condition, bien sûr, de ne
pas négliger la diversité des cultures qui ont labouré une terre présentée au sens
propre et au sens figuré comme le grenier de la Méditerranée. De tous les apports qui
constituent le pays, la conquête arabe au moyen âge, le développement de la langue
arabe et de l’Islam occupent une place essentielle que personne ne peut — et ne veut —
sérieusement contester. En réactivant un mythe préislamique, les deux romanciers ont
construit un modèle littéraire fondé sur un éloge serein de la continuité. Si les identités
peuvent être meurtrières, l’antidote réside dans la diversité des héritages. La Tunisie,
dans ce qu’elle a de meilleur, a magnifiquement intégré — et pas seulement pour des
raisons touristiques ! — les ruines de Carthage, le bel amphithéâtre d’El Jem, les sites de
Sbitla, de Dougga et de Thala… L’islam tunisien, du moins à l’époque moderne, n’a
jamais cherché à faire table rase de cet héritage de pierres. Les deux romanciers
fascinés par Elissa proposent de remonter encore plus loin dans le temps, de remonter
bien avant la constitution de l’empire romain, à une époque et en des lieux où la société
n’était pas encore exclusivement fondée sur le pouvoir masculin, où la séparation des
sexes ne valait pas encore comme la différence fondamentale à partir de laquelle se
structure la société. Donner la parole à une héroïne mythique, c’est moins pour eux
exalter le pouvoir d’une femme que rappeler l’existence, plus ou moins idéalisée, d’une
société où hommes et femmes pouvaient chanter et danser ensemble devant les
couleurs de la mer.

NOTES
1. F. Mellah, Elissa la reine vagabonde, Seuil, 1988. Les références de pages sont données entre
parenthèses après la citation.

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2. Sophie El Goulli, Hashtart, à la naissance de Carthage, Tunis, Cérès, 2004. Les références de pages
sont données entre parenthèses après la citation.
3. L. Ibrahim Ouali, « La ville en ruines dans le roman maghrébin francophone et arabophone »,
dans La Mémoire en ruines, V.-A. Deshoulières et P. Vacher (dir.), Clermont-Ferrand, CRLMC, 2000,
p. 166.
4. D. Abassi, Quand la Tunisie s’invente. Entre Orient et Occident, des imaginaires politiques, Éditions
Autrement, 2009, p. 7.
5. Robert, Dictionnaire de langue française, 2007.
6. B. Alia Bournaz, Essais sur la littérature tunisienne d’expression française, Louvain-la-Neuve,
Bruylant-Académia, 2005, p. 16.
7. J. Berque, Le Coran. Essai de traduction, Albin Michel, 2002, t. IV, p. 34 (sourate « Les femmes ») :
« Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont
ils font dépense sur leurs propres biens. Réciproquement, les bonnes épouses sont dévotieuses et
gardent dans l’absence ce que dieu sauvegarde. Celles de qui vous craignez l’insoumission, faites-
leur la morale, désertez leur couche, corrigez-les. Mais une fois ramenées à l’obéissance, ne leur
cherchez pas prétexte. »
8. M. Segarra, Leur pesant de poudre, romancières francophones du Maghreb, L’Harmattan, 1997, p. 27.
9. Évincée du royaume auquel elle avait droit, Elissa fuit Tyr de peur d’être tuée.
10. J. Berque, Le Coran, essai de traduction, ouvr. cité, XXIV, 31 : « Dis aux croyantes de baisser les
yeux et de contenir leur sexe ; de ne pas faire montre de leurs agréments, sauf ce qui en émerge,
de rabattre leur fichu sur les échancrures de leur vêtement. Elles ne laisseront voir leurs
agréments qu’à leur mari, à leurs enfants, à leurs pères, beaux-pères, fils, beaux-fils, frères,
neveux de frères ou de sœurs, aux femmes (de leur communauté), à leurs captives, à leurs
dépendants hommes incapables de l’acte, ou garçons encore ignorants de l’intimité des femmes.
Qu’elles ne piaffent pas pour révéler ce qu’elles cachent de leurs agréments par-dessus tout
repentez vous envers Dieu, vous tous les croyants, dans l’espoir d’être des triomphants. »
11. J. Berque, Le Coran, essai de traduction, ouvr. cité, LVII, 20 : « Sachez que la vie d’ici-bas n’est
que jeu, frivolité, parure, rivalité d’orgueil entre vous, joutes sur la quantité de biens ou le
nombre d’enfants. À la semblance d’une ondée : la végétation qu’elle fait naître charme les
dénégateurs, puis elle s’affole et tu la vois jaunir, et puis elle tombera en détritus. Il y aura dans la
vie dernière châtiment terrible, indulgence de Dieu et son contentement. Quant à la vie d’ici-bas,
elle n’est que jouissance d’illusion. »

AUTEUR
ABDELKADER AMRI

Université Stendhal-Grenoble 3

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Deux mythes féminins du Maghreb :


la Kahina et Aïcha Kandicha
Samira Douider

1 Les mythes, de par leur origine ancienne, contribuent à la construction des sociétés. Ils
permettent d’expliquer le monde et de justifier certains comportements ou situations.
Nombreux sont ceux qui parcourent le monde maghrébin, donnant naissance à des
personnages qui hantent la mémoire collective. Deux figures féminines qui traversent
l’histoire culturelle du Maghreb ont marqué leur époque par leur personnalité
extraordinaire et leurs actes fabuleux au point d’en devenir des mythes par les
symboles qu’elles transmettent : la Kahina et Aïcha Kandicha. L’évocation seule de ces
deux noms provoque l’attirance vis-à-vis de l’une et le recul vis-à-vis de l’autre. Ces
deux femmes se ressemblent sur bien des points, mais les mémoires collectives ont
plutôt retenu, de l’une, le caractère glorieux et, de l’autre, la terreur qu’elle a
provoquée.
2 D’appartenance maghrébine, la Kahina est connue à travers toute l’Afrique du Nord,
alors qu’Aïcha Kandicha est principalement associée au Maroc et parfois à l’Ouest
algérien. L’histoire n’est pas unanime sur les événements de leurs vies dont on connaît
plusieurs variantes. En croisant les diverses versions, il ressort que toutes les deux ont
subjugué par leur beauté et particulièrement celle de leur chevelure dont il est dit, en
ce qui concerne la Kahina, qu’elle est « éployée comme les ailes de l’aigle1 », mais
également par leur force de caractère qui les mènera jusqu’au bout de leurs convictions
et jusqu’à la mort.

De l’histoire à la légende
3 La première, la Kahina, personnage historique, est une princesse berbère qui s’est
opposée, au VIIe siècle, aux Arabes et à l’implantation de l’islam lors de l’invasion du
Maghreb par les troupes d’Hassan. L’histoire retient d’elle qu’elle a rassemblé les
différentes tribus contre l’envahisseur ; grâce à cette union, les Berbères ont réussi à
arrêter les troupes arabes et à les renvoyer en Tripolitaine. Son nom, qui est en fait un

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surnom et signifie « la prophétesse », lui accorde des pouvoirs surnaturels de


devineresse qui vont nourrir sa légende. La seconde, Aïcha Kandicha, que l’on retrouve
au Maroc et dans l’Ouest de l’Algérie, est connue sous différentes appellations : Aïcha
Quendicha (Kendicha), Lalla Aïcha, Aïcha Soudaniyya, Aïcha l’gnaouia, Aïcha la
contessa. Ces différents surnoms soulignent les diverses origines de cette figure2. Il
s’agirait — personnage semi-légendaire — d’une femme d’une beauté incomparable
dont l’origine est multiple (berbère, portugaise et soudanaise), vêtue de belles étoffes
dissimulant ses seins pendants et ses pieds de chameau, de chèvre ou de mule.
Originaire d’El Jadida, elle aurait, au XVIe siècle, contribué à combattre les envahisseurs
portugais. Sa technique consistait à utiliser ses charmes pour attirer les soldats qui
étaient ensuite tués par ses complices. Les colonisateurs, pour la punir, auraient
exécuté toute sa famille ainsi que son fiancé. Choquée, la jeune femme serait devenue
folle et aurait erré dans la forêt. Le bruit courut auprès des populations locales qu’elle
s’attaquait aux jeunes gens pour les dévorer.
4 Ces différentes versions ont laissé des traces dans les mémoires collectives et ont
stéréotypé l’image de ces femmes. La Kahina est considérée comme la femme qui a
défendu son territoire contre l’envahisseur. Guerrière exceptionnelle, forte, qui
protège les siens, elle laisse le souvenir d’une bienfaitrice. Aïcha Kandicha, quant à elle,
demeure avec l’image trouble d’un être variant de l’humain à l’animal et tentant de
séduire pour mieux détruire. On l’évoque, de nos jours encore, pour faire peur aux
enfants. Souvent décrite comme attaquant les voyageurs égarés ou détournant les
hommes de leurs épouses, elle correspond à la fois à la femme fatale qui encourage les
fantasmes masculins mais également à la mère phallique, ce qui relance les fantasmes
féminins. Le côté sexuel contribue à accentuer le caractère obscur de cette femme.
Cependant, bien qu’elle soit très crainte, elle apparaît parfois comme protectrice.
5 Pourquoi le mythe a-t-il été positif pour la Kahina et négatif pour Aïcha Kandicha ?
Comment ces mythes sont-ils encore utilisés dans les différentes expressions
artistiques actuelles ? Pour essayer de comprendre cette différence de traitement, nous
pouvons nous reporter au dernier épisode de leurs vies supposées. La Kahina,
encouragant la politique de la terre brûlée, aurait retourné les autochtones contre elle
au point de se faire massacrer. L’endroit où elle serait morte retient la mémoire de son
nom « Bir El Kahina ». Elle a donc subi la vindicte populaire de manière injuste puisque,
malgré ses actes, elle a sauvé le pays. Cette injustice, exercée à son encontre, a
certainement conforté l’image de grandeur de la Kahina qui n’a pas été violente envers
les populations autochtones. À l’inverse, Aïcha Kandicha, à la perte de son fiancé et
peut-être de sa famille (selon la version), s’est retournée contre les siens et a commencé
à s’attaquer à eux. Apparemment déconsidérée par ses actes, elle serait alors apparue
comme un danger aux yeux de ses partisans. Il semble que la Kahina a persisté dans les
mémoires collectives comme le symbole de la résistance contre l’ennemi, alors qu’Aïcha
Kandicha représente, pour tous, la femme tentatrice qui attire les hommes et les
dévore. Ainsi, seul un pan de l’histoire est resté dans les mémoires, ce qui a créé une
image différente de ces deux femmes qui, pourtant, toutes les deux se sont opposées
aux envahisseurs. Manifestement, c’est la sexualité qui joue un rôle essentiel pour
opposer les deux mythes.

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Littérature, cinéma, musique


6 C’est principalement la littérature qui utilise ces figures ; de nombreux essayistes,
désirant traiter de la question de la femme algérienne ou maghrébine, ont utilisé le
personnage de la Kahina afin de symboliser la résistance féminine. C’est le cas de Gisèle
Halimi dans son livre La Kahina3 ou de Baya Jurquet-Bouhoune dans Femmes algériennes :
de la Kahina au code de la famille4 ou encore de Denise Brahimi dans Femmes arabes et
sœurs musulmanes5. Ces écrivains militent pour la libération des femmes et, dans leurs
écrits, le personnage de la Kahina est un moyen de transmettre leur message. Gisèle
Halimi réécrit l’histoire de la Kahina dans un roman parfois controversé en raison de
ses interprétations de l’Histoire. Baya Jurquet-Bouhoune s’élève, dans son essai, contre
les lois qui vont à l’encontre des femmes algériennes et particulièrement dans le code
de la famille. Elle rend hommage au courage de celles qui ont combattu, le plus souvent
anonymement, pour leur libération. Denise Brahimi, dans Femmes arabes et sœurs
musulmanes, trace un panorama de figures féminines qui ont marqué le monde arabo-
musulman. La Kahina trouve donc légitimement sa place dans ces écrits du fait de son
impact dans l’histoire des femmes.
7 En littérature, la Kahina est présente autant chez des auteurs marocains, algériens que
tunisiens. Cette héroïne apparaît, en effet, comme la Maghrébine par excellence,
puisque, à l’époque où elle vécut, les frontières des différents pays du Maghreb
n’étaient pas délimitées et que son histoire l’a menée de la Tunisie au Maroc en passant
par l’Algérie : chacun des peuples des trois pays la revendiquant comme étant sienne.
De plus, symbole de la résistance berbère face au monde arabo-musulman, elle est donc
le plus souvent utilisée par des auteurs qui défendent la cause berbère tels que
l’Algérien Kateb Yacine ou le Marocain Mohammed Khaïr-Eddine. Mohammed-Saâd
Zemmouri souligne dans son étude portant sur Présence berbère et nostalgie païenne dans
la littérature maghrébine de langue française que « Ce personnage-symbole semble hanter
l’imaginaire des auteurs qui écrivent pour la cause berbère6 » et d’autre part que :
Si tous ces écrivains revendiquent sans détour cette figure historico-légendaire,
chacun en construit dans ses textes une image personnelle dans laquelle on perçoit
le travail de l’imaginaire du poète qui élabore autour de l’héroïne un mythe7.
8 Kateb Yacine, est particulièrement attaché à cette figure féminine historique qui
apparaît dans certains de ses écrits. Dans son premier roman, Nedjma, il n’introduit pas
directement le personnage de la Kahina, mais il le fait symboliquement, retenant d’elle
l’élément qui la caractérise par excellence : la résistance. Dans ce roman, l’héroïne
incarne l’Algérie qui ne veut pas se laisser prendre par l’envahisseur et qui donc se bat.
Certaines similitudes sont à noter entre Nedjma et la Kahina : amours tumultueuses et
objets de désir :
Nedjma qu’aucun époux ne pouvait apprivoiser, Nedjma l’ogresse au sang obscur
[…], l’ogresse qui mourut de faim après avoir mangé ses trois frères […], Nedjma la
goutte d’eau trouble qui entraîna Rachid hors de son rocher8.
Kateb Yacine accentue dans ce passage le caractère sexuel de la Kahina. Par
l’assimilation à une ogresse, cette description rappelle le personnage d’Aïcha Kandicha
dont la sexualité est considérée comme hors norme.
9 La Kahina apparaît à nouveau, en 1974, dans une pièce intitulée La Guerre de deux mille
ans, dans laquelle le personnage est clairement évoqué, sous son véritable nom. La
Kahina est en effet un surnom que Kateb Yacine, dans cette pièce, a choisi de remplacer

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par l’authentique identité de la reine berbère : Dihya. Par ce personnage, Kateb Yacine
représente le patriotisme et l’opposition farouche aux invasions étrangères. La
première figure à avoir résisté aux envahisseurs de la terre algérienne est pour lui une
héroïne nationale qu’il réhabilite dans ses écrits. Elle lui permet également d’honorer
les femmes qui, elles aussi, ont participé au mouvement de résistance.
10 Mohammed Khaïr-Eddine, écrivain marocain, fait lui aussi, intervenir la Kahina dans
ses deux premiers romans (Agadir, et Corps négatif suivi de Histoire d’un bon Dieu), en
privilégiant le caractère rebelle du personnage et en le mettant en scène dans des
situations contemporaines ; la Kahina devient alors le symbole de la résistance à l’ordre
établi. Cependant, ces interventions sont brèves et se présentent sous forme de
dialogues qui permettent à l’auteur de transmettre à ses contemporains son propre
message politique. Par la voix de ce personnage qui est entré dans la légende,
Mohammed Khaïr-Eddine dénonce la situation déplorable de ses compatriotes et
critique le pouvoir central. L’utilisation de cette figure symbole de la résistance berbère
accentue le message. Dans son premier roman, Mohammed Khaïr-Eddine la présente
même comme une communiste. Son statut de femme mythique permet à l’auteur de lui
faire tenir certains propos qui ne pourraient être exprimés par d’autres personnages.
Elle symbolise la résistance et veut assassiner le roi :
Vos royautés cent fois interdites, vos danses d’éclipses, vos interruptions dans le
galop du sang, vos crimes, vos fastes sans basilic, sans vraie fête le peuple opprimé
de faim molesté d’astres intangibles pérégrinant aux confins du néant, vos soldats
mandataires vos bistrots et vos corrupteurs nous ont réveillés par leur vaste
chahut. Nous connaissons bien ton rôle. Tu devras donc cesser de lutter pour une
cause nuisible. Faire venir le peuple ici. Nous lui inculquerons notre vérité et notre
angoisse9.
Dans Corps négatif, il est d’abord question d’une femme anonyme : ce n’est qu’après la
prise de parole que le personnage se présente comme la Kahina :
Je m’appelle la brûlée-vive […], je suis l’aigle femme […]. Je m’appelle la tuée-vive.
[…] de-son-visage-de-sarrasin-et-de-violette
Kahina10.
11 Les deux évocations de ce personnage historique en font un mythe par l’irréalité qui
semble l’entourer : ses apparitions et disparitions — éclipses et surgissements — sont
subites et semblent même relever de la magie. La forme même de l’écrit, qui associe le
récit à la poésie, renforce la particularité de ce personnage venu de nulle part et allant
nulle part. Si elle véhicule une figure positive dans la mesure où elle représente la
résistance et la révolte, la Kahina, comme personnage symbolique, renvoie à des
réalités différentes, politiques (berbère, maghrébin…) ou féministes. Il semble bien que
chacun donne à ce personnage le sens qu’il désire en oubliant parfois la réalité
historique.
12 Aïcha Kandicha, quant à elle, jouit d’un nom mythique capable à lui seul de créer un
personnage qui réveille tout l’imaginaire marocain et parfois maghrébin. De nombreux
écrivains évoquent ce nom qui crée un monde magique, particulier, parfois angoissant.
Annie Devergnas-Dieumegard, dans son étude du monde végétal, animal et magique
dans la littérature marocaine11 relève les romans marocains qui font appel à ce
personnage mythique dans leur narration. Nous nous pencherons plus
particulièrement sur le roman de Tahar Ben Jelloun, Harrouda. Dans ce premier roman,
l’auteur marocain a introduit cette figure féminine mythique et particulièrement

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caractéristique du Maroc grâce au personnage d’Harrouda. Bien qu’il la nomme ainsi, le


nom de Kandicha est également inséré dans la narration :
femme à l’âge interchangeable, ex-sirène de la Méditerranée, veuve de l’Ogre de
Fass, maîtresse de l’araignée Kandisha… cherche compagnon et complice pour
libérer un territoire, enlever les femmes du harem de Moulay Idriss et dresser les
oiseaux du socco chico12…
13 Harrouda est protéiforme, oscillant entre la figure de la mère et de la prostituée, entre
la prêtresse et le démon. Cette femme est à la fois la prostituée qui incarne l’interdit et
la femme surnaturelle qui fait naître tous les fantasmes et apparaît comme un danger.
Comme Kandicha, elle est associée au monde de la nuit et de la sexualité. Tahar Ben
Jelloun fait d’elle l’incarnation des fantasmes enfantins, puisqu’elle symbolise la femme
par qui tout est possible :
Mais qui ose ?
Qui ose parler de cette femme ?
Harrouda n’apparaît que le jour. Le soir elle disparaît quelque part dans une grotte.
Loin de la ville. Loin de ses trappes. Elle rétablit son pacte avec l’Ogre et se donne à
lui. Toute à lui. Sans lui faire payer le moindre râle. Nous restons persuadés qu’au
milieu de la nuit elle lui échappe pour faire les terrasses. Elle surveille notre
sommeil et préside nos rêves. La peur de la rencontrer seule manipule nos désirs
échangés13.
Le caractère magique et surnaturel d’Harrouda est, naturellement, emprunté à
Kandicha. Ce personnage non conformiste permet d’aborder les questions taboues
telles que le corps, le sexe, la femme. Elle permet de créer un monde à part, au-delà de
ce qui est connu.
14 Aïcha Kandicha, dont le mythe est principalement populaire et dont l’histoire a été
transmise par les contes et l’oralité, a, beaucoup plus que la Kahina, inspiré d’autres
expressions artistiques telles que le cinéma ou la musique. Comme en littérature, au
cinéma, Aïcha Kandicha est une figure qui apparaît en filigrane pour souligner le
mystère, la magie, le surnaturel. Elle joue un rôle central dans deux films récents : Elle
d’Ibrahim Chakiri (2006) et Kandisha de Jérôme Cohen-Olivar (2010). Dans Elle, le
personnage principal rencontre une inconnue qui va entrer dans sa vie pour le
persécuter. En essayant de déterminer qui est cette femme, tout l’amène à reconnaître
en elle la Kandicha. Le deuxième film pose la question de l’existence véritable de cette
femme : une femme, accusée du meurtre de son mari qui la violentait, dit avoir été
vengée par Aïcha Kandicha. L’avocate qui la défend doit se faire une idée sur la
question. Ces deux films permettent de cerner les deux grandes questions que suscite
ce personnage mythique : a-t-elle existé ? A-t-elle eu pour rôle de persécuter les
hommes afin de les rendre fous ? Les Gnawas rendent également hommage
musicalement à Aïcha Kandicha de plus en plus ouvertement par des évocations. Nous
citerons par exemple une chanson interprétée par Hamid el Kasri. Jil Jillala, le célèbre
groupe musical marocain des années 1970, lui a également consacré une chanson
intitulée « Lella Aïcha ».
15 Toutes ces traces de ces deux personnages mythiques dans différentes expressions
artistiques montrent l’attachement des populations à des figures féminines qui font
désormais partie de la mémoire collective et qui continuent de la nourrir. Bien qu’elles
soient très proches à l’origine, du fait de leurs actes historiques, la Kahina et Aïcha
Kandicha ont désormais chacune leur mythe propre qui a fait son œuvre dans la
mémoire collective. C’est d’ailleurs là le fait du mythe, comme le souligne Denise

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Brahimi au sujet de la Kahina, dans une étude qui lui est consacrée dans Femmes arabes
et sœurs musulmanes :
La Kahina échappe aux hommes et à l’histoire pour entrer dans le mythe : c’est une
autre manière de dire qu’elle ne correspond plus à une vérité vécue et observable
parmi les femmes de son pays mais qu’elle survit avec la force d’une idée, d’autant
plus indestructible qu’elle est profondément enfouie14.

NOTES
1. G. Camps, L’Afrique du Nord au féminin. Héroïnes du Maghreb et du Sahara, Perrin, 1992, p. 126.
2. Le mot kandicha viendrait de l’espagnol contessa.
3. G. Halimi, La Kahina, Plon, 2006.
4. B. Jurquet-Bouhoune, J. Jurquet, Femmes algériennes : de la Kahina au code de la famille, Le Temps
des cerises, 2007.
5. D. Brahimi, Femmes arabes et sœurs musulmanes, Tierce, 1984.
6. M.-S. Zemmouri, Présence berbère et nostalgie païenne dans la littérature maghrébine de langue
française, Publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines de Tétouan, 2000, p. 97.
7. Ibid., p. 97.
8. Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956, p. 180.
9. M. Khaïr-Eddine, Agadir, Seuil, 1967, p. 59.
10. M. Khaïr-Eddine, Corps négatif suivi de Histoire d’un bon Dieu, Seuil, 1968, p. 110-116.
11. A. Devergnas-Dieumegard, Chiens errants et arganiers. Le monde naturel dans l’imaginaire des
écrivains marocains de langue française, L’harmattan, coll. « Critiques littéraires », 2003, p. 433.
12. T. Ben Jelloun, Harrouda, Denoël, 1973, p. 171.
13. Ibid., p. 14.
14. D. Brahimi, Femmes arabes et sœurs musulmanes, Tierce, 1984.

AUTEUR
SAMIRA DOUIDER

Université Hassan II - Mohammedia Ben M’sik, Casablanca

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« Est-ce que j’invente ? » : réécriture


du mythe pharaonique dans Nefertiti
et le rêve d’Akhnaton d’Andrée Chedid
Élodie Gaden

« Le conteur de mythes comme le poète pointent


dans la direction du réel, cette source de beauté ;
ils le signalent de loin sous leurs images. »
Roger GODEL1
Un compagnon de Socrate.
Dialogues sur l’expérience libératrice2.
1 Relisons Nefertiti et le rêve d’Akhnaton. Les Mémoires d’un scribe3 à la lumière de l’anecdote
qu’Andrée Chedid confiait à Brigitte Kernel au sujet de la genèse de l’œuvre :
On m’avait dit qu’au Collège de France je pourrais trouver beaucoup de choses sur
cette époque-là, alors j’y suis allée. Et là, j’ai croisé un homme qui avait lu certains
de mes ouvrages. Mes recherches sur l’Égypte ancienne l’intéressaient. Il est monté
sur une échelle et m’a sorti des livres, des livres, et encore des livres. J’étais trop
gênée. Au bout de quelques jours j’en ai eu assez, et j’ai commencé à écrire
n’importe quoi, cachée derrière cette muraille de livres ! J’avais amassé trop de
notes pour mon histoire. Je voulais la dépouiller, la rendre plus souple, plus vivante.
[…] Des piles de livres ! Que dis-je, des colonnes ! Là-bas, je faisais tout à fait autre
chose, j’écrivais mon courrier. Tout cela était si excessif. Je n’aime pas
l’accumulation de documents, je ne suis pas historienne. Je ne voulais qu’une chose :
pouvoir faire vivre ce petit scribe4.
2 Le petit scribe, c’est Boubastos, le personnage créé par Andrée Chedid afin de recueillir,
de relater pensées et confidences de Nefertiti et de les transmettre aux lecteurs à venir
qui voudraient connaître l’histoire de ces deux pharaons. Le pacte de lecture se noue
autour de ce récit censément écrit par Boubastos. L’anecdote révèle combien Andrée
Chedid s’est imprégnée de la matière historique pour mieux s’en détacher : il semble
exister un seuil à partir duquel le romancier doive s’émanciper des sources pour créer.
Si l’auteure juge nécessaire de se documenter pour écrire, elle n’entend pas céder à
l’exhaustivité de l’historien — l’image utilisée, non sans humour, par Andrée Chedid le

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dit bien : il y a affrontement symbolique entre cette muraille de livres en sédimentation


et l’aspiration à la souplesse de la création.
3 L’anecdote n’est pas sans intérêt pour saisir la posture que l’auteure assume face au
mythe égyptien5. Nefertiti, publié en 1974, en propose une nouvelle version : Andrée
Chedid élève ces deux personnages historiques au rang de mythe en faisant d’eux les
personnages principaux d’une fiction ; mais elle s’attache tout autant à défaire le mythe
— à démythifier cette relation entre Nefertiti et Akhnaton — en construisant des
personnages qui, par leur humanité, perdent cette aura6 à laquelle aspirent certaines
versions du mythe.
4 Il conviendra de mesurer cette spécificité chédidienne à l’aune d’autres représentations
des deux pharaons, notamment celle de Naguib Mahfouz qui en 1985 fait paraître
Akhénaton le renégat7 : le jeune Méri Moun entreprend de connaître la vérité sur ces
deux pharaons dont la cité vient d’être ravagée, et part à la rencontre de témoins dont
les points de vue divergents forment la trame d’un roman kaléidoscopique.

Roman de l’écriture, métaphore de la construction


5 C’est une page intitulée « Situation » qui, à l’instar du prologue d’un chœur dans le
théâtre antique grec, ouvre le roman Nefertiti et pose le cadre historique. En effet, les
deux dates indiquées — 1369 av. J.-C. et 1347 av. J.-C. — correspondent respectivement à
ce que l’auteure nomme « Fondation » et « Destruction de la Cité d’Horizon » — cette
capitale nouvelle, Akhetaton, que le jeune pharaon fit construire en l’honneur du dieu
Athon sur un site de Moyenne-Égypte vierge de tout culte. À l’autre extrémité, l’œuvre
s’achève sur une page de « Repères. Chronologie approximative » où sont inscrites les
dates de naissance et de mort des pharaons et de leurs enfants, ainsi que les dates de
règne. Mais cette chronologie reste « approximative » dans la mesure où elle s’achève
sur un doute — celui de la date de la « mort présumée de Nefertiti8 » — et sur la mise en
exergue de la fiction au sein de cette frise chronologique a priori historique : en effet, y
est intégrée la mention « début de cette Chronique — 1345 9 ». Le démonstratif déictique
confère à l’énoncé une valeur métalinguistique et gêne la classification générique de ce
texte qui oscille entre fiction et réalité. « Chronique » n’est en outre qu’un des termes
que le narrateur utilise pour désigner l’écriture en cours, parlant parfois de
« mémoires » (p. 717), de témoignage ou de consigne10. Même si les termes employés
plaident en faveur de la véracité du récit du scribe, certains passages de l’œuvre
manient avec humour le commentaire métalinguistique :
Je tiens d’abondants rapports, d’inépuisables dossiers. Des liasses de papiers
s’entassent contre les murs. Je crains qu’ils ne nous enfouissent bientôt sous leur
poids. Je me demande si d’autres pays pousseront plus loin que le nôtre cette
passion des archives, des registres, des inscriptions. Je plains véritablement ceux
qui chercheront plus tard à nous déchiffrer. (p. 670)
6 L’administration sclérosée du monde moderne, la passion démesurée pour les archives
— dont Andrée Chedid elle-même se plaint à propos de ses recherches à la bibliothèque
du Collège de France, mais aussi les difficultés qu’éprouvèrent pendant des siècles les
savants à déchiffrer les hiéroglyphes : ces références contribuent à rompre l’illusion de
la fiction, par le sourire d’un lecteur entré en connivence.
7 Certes, les deux seuils de Nefertiti mettent en place le cadre historique, mais il semble
que ce soit pour mieux se détacher du réel et du factuel afin de laisser place au

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caractère humain des personnages. La romancière abandonnera ce qui relève des


informations contextuelles à destination du lecteur afin de se concentrer sur une
intériorité des personnages que le mythe n’a pas épuisée. On découvrira ainsi les
pensées et les doutes de Nefertiti, d’Akhnaton, mais aussi de Boubastos :
Moi, Boubastos, élève et fils d’Aménô — le scribe aux doigts agiles — ayant trouvé
refuge auprès de la reine Nefertiti dans le Château Septentrional, j’écrirai, jusqu’à
complet achèvement, tout ce que la reine et ma mémoire me dicteront. (p. 613)
8 C’est le pronom tonique « moi » qui ouvre le premier chapitre, suivi du prénom du
scribe, et de deux appositions : l’épithète de nature ainsi que le rappel de la généalogie
du scribe ont une fonction épidictique. Il s’agit de louer le métier d’écrivant. L’écriture
sera à l’honneur dans cette œuvre11 : une écriture de l’autre, de soi, de la mémoire (le
premier groupe verbal sonne à cet égard comme une promesse faite à soi-même comme
au lecteur). Si la destruction de la ville bâtie par Akhnaton est inéluctable, annoncée
dès la page d’incipit, et présente à l’esprit du lecteur qui connaît ce mythe, « il est échu
[au scribe] de faire durer la Cité d’Horizon » (p. 613). L’écriture est au service de la
conservation de la mémoire : « Rien ne surpasse les livres. L’homme périt, le corps
retourne à la poussière. Mieux vaut un livre, qu’un palais bien construit » (p. 649),
disait un maître d’école à Nefertiti. Et c’est d’ailleurs auprès de Boubastos, qui va
rédiger ses mémoires, que Nefertiti demeure12 lorsque la ville est presque entièrement
saccagée.
9 Parce que la Cité d’Horizon est détruite et que Nefertiti reste seule, consciente que le
temps écoulé signe la désillusion, vient le temps de l’écriture pour fixer le passé dans
l’éternité, mais également pour gagner un moment de répit : « autour de nous le temps
s’arrête » (p. 615), écrit Boubastos. Le dispositif énonciatif et narratif de Nefertiti est
complexe13. Deux types de chapitres alternent dans ce roman à plusieurs voix : ceux de
la chronique du scribe et ceux, en italique, des paroles de Nefertiti. Les chapitres de la
chronique du scribe, écrits en romain, ont non seulement pour rôle de retranscrire les
événements passés de la cité et le récit fait par Nefertiti, mais aussi de donner à l’œuvre
une trame narrative. Dans ces chapitres, le scribe n’est pas seulement un transcripteur
de la parole, il livre également ses propres sentiments, ses analyses et ses jugements. Il
représente une figure de l’écrivain qui essaime son récit de réflexions existentielles par
lesquelles on perçoit aisément l’engagement intellectuel de l’auteure. En effet, à la fin
de l’œuvre, Boubastos imagine les questions qu’il aurait voulu poser à son père Aménô
qui fut scribe avant lui :
Que vaut de déposer les armes face à l’hostilité ? L’art, la philosophie, l’amour, sont-
ils une force ou de simples refuges ? Qui a raison, du poète ou du guerrier ? Du
pacifique ou du conquérant ? Où est le courage, dans le glaive ou dans le refus du
glaive ? Faut-il chanter les victimes ou célébrer les vainqueurs ? Notre vrai langage
ne doit-il pas être partout le même, que l’on soit Égyptien, Babylonien, Nubien, que
sais-je encore ? (p. 741)
10 Quelle place pour l’art dans un monde en proie aux hostilités ? Quel rôle le poète doit-il
jouer pendant les guerres ? Le langage poétique est-il universel ? Ces trois questions
posées par Boubastos, universelles et intemporelles, rencontrent l’actualité du temps
de l’écriture. Après les années 1950, l’Égypte est meurtrie par des guerres avec ses
voisins ; le Liban, pays d’origine d’Andrée Chedid, a connu plusieurs crises politiques
qui aboutiront à la guerre civile dès 1975. Nefertiti ne fait aucune référence explicite à
ces troubles politiques contemporains, mais le lecteur perçoit dans certaines saillies du
texte que le mythe de ces deux pharaons ayant cherché à construire une cité meilleure

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sert à interroger le monde moderne. L’œuvre, loin de se tourner uniquement vers le


passé antique, est entièrement tendue vers le présent de l’écriture et l’avenir14. Andrée
Chedid utilise le mythe pour jeter une « arche » « au-dessus du temps » (p. 659)15.
11 Le mythe pharaonique se trouve réactualisé en fonction d’un contexte politique et
social auquel les intellectuels cherchent un équivalent dans le passé. C’est le cas dans
l’Égypte de l’entre-deux-guerres qui voit naître la redéfinition d’une identité
nationale16 en opposition à l’administration ottomane et à la colonisation anglaise. Il
s’agit, à l’heure des revendications d’indépendance, de renouer avec un héritage qui
devient le drapeau d’une identité propre à l’Égyptien17 : le dramaturge Youssef Wabbi
fonde le théâtre « Ramsès », le mausolée de Saad Zaghloul (le leader du nationalisme
égyptien et du parti Wafd ) ou la gare de Guizeh sont construits sur le modèle des
monuments pharaoniques, Heykal et Tawfik-al-Hakim cèdent à la tendance au
pharaonisme18.
12 Les chapitres de Nefertiti dont la rédaction est confiée fictivement à Boubastos alternent
avec ceux écrits en italique qui donnent accès aux paroles de Nefertiti au discours
direct. Il s’agit de la mémoire de cette femme en train de se confier à son scribe : des
sentiments, des faits, des souvenirs, mais aussi des dialogues avec d’autres
personnages, sont rapportés :
Thèbes s’efface au loin. Quittera-t-elle jamais nos racines ? Je me tourne vers
Akhnaton qui m’a rejointe :
— Trouverons-nous l’autre cité ?
— Ce lieu existe, je le reconnaîtrai.
Il m’entoure de son bras :
— Nous le reconnaîtrons ensemble.
13 Les paroles rapportées de personnages absents de la scène énonciative19 confèrent au
roman une polyphonie qui contribue à brouiller les frontières entre le passé et le
présent, entre la parole prononcée et le souvenir intérieur. Boubastos confie d’ailleurs
au lecteur sa démarche de réappropriation de la parole de Nefertiti pour élaborer le
texte qu’il écrit :
Quand la reine se tait, je m’efforce de décrire les choses par le dehors. Il faut que le
décor tienne. J’en éprouve la nécessité. J’essaye de cerner le passé, de maintenir
l’image entre des arêtes précises, d’être un peu l’architecte de ce récit. Le temps
efface ou décolore. Que restera-t-il de nous, si je m’écarte trop des apparences ?
Il me semble, parfois, que les paroles de Nefertiti se centrent vers le dedans ; que
par moments elles réduisent les apparences en cendres, pour que ne survive que le
feu des profondeurs.
Alors je remanie ce texte ; je m’appuie sur mes souvenirs […]. Je m’attarde sur un
détail, je m’enracine. (p. 642)
La reine est dans une situation de confidence ; Boubastos dans une situation de
retranscription écrite. Tel un poète ou un romancier, il remanie la parole qu’on lui dicte,
cette matière brute qu’il cherche à transmettre au lecteur futur de sa chronique.
14 Ainsi, le dispositif énonciatif qui semble être l’alternance entre deux voix, matérialisée
par les caractères romains et italiques, est bien plus riche : les deux strates de parole et
d’écriture s’influencent et se réécrivent mutuellement. Le scribe n’est pas que le
secrétaire au service de Nefertiti, il est l’« architecte du récit » (p. 642) : « je ne sais où,
ni quand, la reine reprendra son récit. En attendant, je navigue à l’intérieur de moi-
même, je me promène dans mes allées ; je cours après mes mots » (p. 646). Lorsque
Nefertiti confie brièvement au scribe : « En ta compagnie, Boubastos, et grâce à la
complicité du vizir Ramôse, je sais qu’[Aménophis] a franchi certains soirs les portes du

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palais pour s’enfoncer dans Thèbes… » (p. 656), c’est Boubastos qui développe par la
suite ce que la reine n’avait fait qu’esquisser : « Ces soirs-là, en cachette, Aménophis et
moi son scribe, nous quittions le palais… » (p. 657)
15 Roman de l’écriture, Nefertiti est une métaphore de la construction — on bâtit une ville,
on élabore un roman. En inventant Boubastos, un personnage qu’elle conçoit
entièrement et auquel elle réserve une place centrale dans son récit, Andrée Chedid
infléchit le mythe de Nefertiti et Akhnaton : ce ne sont pas seulement les pharaons qui
contribuent au mythe, ce sont les personnages qui le racontent, le perpétuent, le
transmettent ; ce sont ces petites mains « scripteuses » qui mettent leur intelligence et
leur génie au service du souvenir :
pour ma part, j’ai fait conformément à ma mémoire et aux paroles qui m’ont été
dictées. Mais puis-je affirmer sans mentir, qu’entre les mots de Nefertiti et ma
propre transcription ne se soient glissés des pensées et des sentiments de mon cru ?
(p. 760, dernière page)
Andrée Chedid fait l’éloge du mythe en tant que récit en devenir, dans une œuvre qui est
mise en abyme de sa propre écriture.

« Parfois je me demande si notre histoire a eu lieu20 » :


porosité des frontières entre mythe et réalité
16 Dans le roman qu’il consacre, en 1985, aux mêmes personnages égyptiens, Naguib
Mahfouz charge le jeune Méri Moun, qui assiste aux derniers instants d’une ville en
ruines, d’entreprendre une quête de vérité historique, à laquelle l’incite son père :
« Sois comme l’Histoire qui prête l’oreille à tous les conteurs, qui ne prend parti
pour personne, et qui gratifie d’une vérité limpide celui qui la lui réclame. » Je me
réjouissais de secouer ainsi ma nonchalance, de me laisser emporter par le courant
de l’histoire. L’histoire dont on ignore la source, dont il n’existe pas de fin, et au
flux de laquelle chaque personnage influent vient ajouter une vague nouvelle
inspirée de la vérité éternelle. (p. 14)
17 Akhénaton le renégat est composé d’une succession de chapitres qui rendent
successivement compte des visites du jeune enquêteur auprès de témoins, de membres
de la famille royale, de partisans ou de dissidents du couple de pharaons21. La trame
narrative est au service d’une quête de vérité comme le serait une investigation
policière ou un dialogue socratique, dans la mesure où des entretiens avec les différents
protagonistes surgissent des points de vue que Méri Moun confronte sans jamais tirer
de conclusion : l’enjeu réside dans la quête, dans le dynamisme d’une soif de savoir qui
le conduit d’un témoin à un autre. Des allusions à cette ardeur22 viennent régulièrement
louer le projet de Méri Moun. Ainsi, Mérivê, prêtre du dieu unique à Akhétaton :
« Pourquoi te donnes-tu tant de mal ? — Pour découvrir la vérité, répondis-je avec
franchise. — C’est heureux de voir une personne au moins s’en préoccuper » (p. 117) ;
ainsi, le grand prêtre, premier personnage que Méri Moun rencontre : « nous avons
détruit les murs et tous les mensonges qui y étaient gravés, mais la vérité doit être
consignée » (p. 16) ; le même prêtre, en conclusion de l’entretien, transmet le flambeau
à Méri Moun : « je t’ai révélé la pure vérité, sans fioritures ni déformations. Consigne-la
fidèlement » (p. 36). Ce trajet heuristique culmine au dernier long chapitre consacré à
la visite rendue à Nefertiti, vers laquelle était entièrement tendue la quête de Méri
Moun : « mon voyage s’achevait, et mon cœur battait à se rompre, comme si je n’avais
entrepris cette aventureuse croisade que pour rencontrer cette femme esseulée »

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(p. 162). C’est avec l’intention de se faire « voix de la vérité » (p. 163) que Nefertiti
expose les détails de sa vie, depuis sa naissance jusqu’à la destruction de la cité, sans
oublier les instants clés de son existence (par exemple, la scène de première rencontre
avec celui qui allait devenir Akhénaton ; l’entretien avec Tiÿ décidant des noces). Point
d’orgue du cheminement de Méri Moun, cette confidence finale n’est pourtant pas une
clôture définitive de l’œuvre. Le jeune homme conserve un « cœur débordant de
souvenirs troublants auxquels se mêlait l’envoûtant parfum de la beauté » et s’en va
rejoindre son père à qui il transmet son savoir : « notre conversation perdura des jours
et des jours, chaque question en appelant une autre » (p. 198).
18 Méri Moun est à l’œuvre de Naguib Mahfouz ce que Boubastos est à celle d’Andrée
Chedid : un personnage de pure fiction assumant le rôle de narrateur et de figure relais
du lecteur dans l’œuvre. Ils sont ceux qui, grâce à leur curiosité et leur aptitude à
écouter l’autre, font avancer la connaissance de ce qui constitue le mythe de Nefertiti et
Akhnaton. Cependant, leurs démarches sont orientées dans des voies divergentes et
aboutissent à deux interprétations différentes du mythe. Le narrateur d’Akhénaton le
renégat confronte les points de vue dans un désir de vérité historique : certains
personnages semblent mentir, certains nourrissent une animosité envers le couple de
pharaons, certains éprouvent au contraire de l’empathie. Aucune vérité n’émerge,
formulée par le narrateur ou par le personnage enquêteur ; ce sera au lecteur de forger
son opinion : Mahfouz joue ainsi avec le mythe pour en montrer la complexité en
démultipliant les points de vue.
19 Toute autre est la démarche d’Andrée Chedid, qui centre le récit sur une intériorité en
proie au doute : c’est une vérité intérieure qui tente d’être mise au jour, celle de
Nefertiti, quasiment seule face à elle-même et à sa conscience, ainsi que celle de
Boubastos. Andrée Chedid s’éloigne du fait réel historique non seulement pour mieux
approcher les doutes intimes23, mais aussi pour remettre en question la frontière qui
sépare d’un côté réalité, Histoire, vérité, de l’autre, fiction, mythe, voire rêve24.
20 Andrée Chedid s’emploie à faire de Nefertiti un personnage humain25 en s’attardant sur
son enfance (jusqu’aux jeux qu’elle aimait lorsqu’elle était enfant, p. 639) ou son
histoire d’amour naissante avec Akhnaton, c’est-à-dire des détails qui confèrent à ce
personnage mythique une individualité à laquelle le lecteur pourrait s’identifier26.
L’œuvre vise à « détruire l’image divine » (p. 700), à « abolir les distances » (p. 708)
entre cette reine et un lecteur qui connaît ce destin hors du commun27. Doutes,
tristesse, douleur, désespoir, détresse… : Andrée Chedid s’attache à conférer au masque
de Nefertiti une psychologie fine et nuancée. C’est tantôt la reine qui s’exprime au
discours direct (« à présent que tout est consommé et que ma propre fin approche, je
me dévoile devant toi, mon scribe. Je me dépouille de tout », p. 720), tantôt Boubastos
qui décrit le sentiment de déréliction de sa maîtresse :
Au fond de ces désespoirs — auxquels il arrive à chaque créature humaine de
plonger — au fond de ces gouffres qui s’entrouvrent sans s’annoncer, à l’occasion
d’un fait parfois minime : une ombre, une parole qui blesse — j’ai appris, peu à peu,
à me mettre en veilleuse, à attendre, à patienter. (p. 638)
21 Ce doute existentiel gagne Boubastos qui en vient à se « demander si [cette] histoire a
eu lieu » (p. 660). Il n’est plus guère question de mensonges vis-à-vis de l’Histoire ici,
mais de doute intérieur qui atteint le scribe : son rôle de (tran)scripteur censé
consigner des faits avérés interroge la porosité de la frontière qui sépare l’Histoire de la
fiction : « est-ce que j’invente ? […] Je me suis pourtant efforcé, foi d’Aménô ! […] de

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demeurer fidèle à l’Histoire. Mais je m’en évade parfois, malgré moi. Ma substance se
glisse presque malgré moi dans l’événement entre les signes. À toi, lecteur, de trier, de
démêler l’écheveau… » (p. 718)
22 Il subsiste de grandes incertitudes historiques au sujet du couple de pharaons qui
continuent à inspirer à certains penseurs comme Fawzia Assaad28 des interrogations à
la fois individuelles et collectives. Ainsi, en 2007, cette romancière et essayiste
égyptienne fait paraître Pharaons hérétiques. Hatshepsout, Akhenaton, Nefertiti, un essai qui
propose tout autant une réinterprétation de ces trois figures à la lumière de documents
historiques29 qu’une réflexion générale sur le mythe. Il n’est pas anodin que pour
traiter de Nefertiti et Akhenaton elle consacre un chapitre complet à sonder la valeur
intemporelle du mythe :
À ces couches successives d’antiques interprétations viennent s’ajouter les nôtres,
plus modernes, héritières de millénaires de réflexions philosophiques et de
révélations théologiques. Un puits sans fond d’interprétations et d’interprétations
dans lequel nous plongeons et tentons de nous accrocher à un commencement de
notre choix, suspendus au creux d’un anneau arraché à la grande spirale du temps,
avec l’illusion de nous faire contemporains de Hatshepsout, d’Akhenaton et de
Nefertiti, ces pharaons plus proches l’un de l’autre que de nous, eux-mêmes
plongeant dans ce même puits sans fond pour retrouver le sens du mythe, l’origine
au travers de son recommencement et ce pouvoir qui provoque le
recommencement30.
23 Dans la conscience collective, les noms de Nefertiti et d’Akhnaton sont associés à
l’invention du monothéisme moderne, à la fondation d’une cité nouvelle, à l’amour qui
unit ces deux pharaons, à la beauté pure du visage de la reine… Andrée Chedid propose
une interprétation qui confère au mythe une dimension tragique dans la mesure où le
roman constitue, face aux ruines de la cité d’horizon, une rétrospective (le lecteur revit
avec Nefertiti, par le biais de ses confidences et du récit de Boubastos, une histoire dont
il connaît le dénouement dès l’incipit) autant qu’une introspection : Nefertiti est un
roman de l’intériorité partagée.

NOTES
1. Roger Godel (1889-1961) est l’un des dédicataires de Nefertiti et le rêve d’Akhnaton. Les Mémoires
d’un scribe et de Bérénice d’Égypte. Médecin, scientifique et humaniste, il fut le compagnon d’Alice
Godel, la mère d’Andrée Chedid (voir l’hommage rendu à Alice Godel par R. Solé, « Entre Nil et
Seine », dans Andrée Chedid. Racines et liberté, J. Girault et B. Lecherbonnier [éd.], L’Harmattan,
2004, p. 70). Roger Godel est notamment l’auteur de Platon à Héliopolis, paru aux Belles Lettres en
1955, un ouvrage de méditation philosophique qui imagine les entretiens entre Platon et les sages
d’Héliopolis, où le philosophe aurait vécu pendant dix ans. « Passionné de Socrate, de la Grèce, de
l’Égypte ancienne, de l’Inde, surtout de ses sages et de ses jivan-muktas (“délivrés dans la vie”),
Roger Godel était, et entendait bien être, un “humaniste”. » (M. Eliade, « La méthode de Roger
Godel », dans Roger Godel : de l’humanisme à l’humain, A. Asfar [éd.], Les Belles Lettres, 1963, p. 99)
2. Cité dans Roger Godel : de l’humanisme à l’humain, ouvr. cité, p. 54.

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3. A. Chedid, Nefertiti et le rêve d’Akhnaton. Les Mémoires d’un scribe, Flammarion, 1974, repris dans
A. Chedid, Romans, Flammarion, 1998, p. 609-762. Toutes les références, entre parenthèses à la
suite des citations, renverront à cette édition de 1998. Nous abrégerons le titre de l’ouvrage en
Nefertiti.
4. A. Chedid, Entre Nil et Seine : entretiens avec Brigitte Kernel, Belfond, 2005, p. 96.
5. On parlera de mythe dans la mesure où l’existence, attestée historiquement, de ces deux
pharaons a été « déformée ou amplifiée par l’imagination collective, la tradition littéraire », et où
le « personnage (réel ou imaginaire), qui par le caractère allégorique qu’on lui prête, prend figure
de héros de légende » (Dictionnaire culturel en langue française, A. Rey [éd.], Le Robert, 2005, p. 850).
6. Certains bustes et portraits, conservés au Musée du Caire, au Louvre ou encore au Neues
Museum et à l’Altes Museum de Berlin, participent à la portée mythique du personnage de
Nefertiti. Le buste le plus célèbre, réalisé par Thoutmôsis vers 1345 av. J.-C., actuellement
conservé au Neues Museum, a notamment contribué (par l’harmonie des couleurs, la longueur du
cou, la symétrie et les proportions du visage) à faire de Nefertiti un archétype de la beauté
féminine.
7. N. Mahfouz, Akhénaton le renégat [1985], Gallimard, 2000, trad. de l’arabe, ‘A’ish fi al-haqiqah, par
Fr. Meyer. Toutes les références, entre parenthèses à la suite des citations, renverront à l’édition
de 2000.
8. Nous soulignons.
9. Nous soulignons.
10. Boubastos dit être un « témoin » qui « consigne ici » les paroles entendues (p. 737).
11. Cet éloge de l’écriture pourrait à bien des égards alimenter une lecture autobiographique de
l’œuvre. Bernadette Cailler suggère ainsi que l’auteure s’écrit sans doute « à travers le dialogue
implicite de ses deux personnages, Boubastos représentant l’esprit argumentatif, questionneur
de l’intellectuel/l’intellectuelle ; quant à Nefertiti, si elle incarne la présence poétique,
sympathique, voire pathétique, à soi et au monde, aspect si puissant de l’œuvre de Chedid, elle
est aussi la voix discrètement féministe, mais sans équivoque, qui anime cette même œuvre »
(« La transgression créatrice d’Andrée Chedid », dans M. Mathieu [éd.], Littératures
autobiographiques de la francophonie, CELFA, L’Harmattan, 1995, p. 321).
12. Boubastos est dans cette œuvre le personnage qui, appartenant à un monde modeste, est
vecteur de communication entre les êtres. Robert Solé explique combien la rencontre est chez
Andrée Chedid un moyen de franchir les distances : « son univers n’est pas idyllique pour autant.
Mais les frontières y sont dépassées par la rencontre et la communication. Et la vie y triomphe
toujours de la mort. » (« Entre Nil et Seine », dans Andrée Chedid, Racines et liberté, ouvr. cité, p. 70)
13. B. Cailler en donne une analyse synthétique : « le jeu proposé au lecteur est donc de lire le
pacte romanesque établi par l’auteur 1 (Chedid), comme le pacte mémorialisant de l’auteur 2 (le
scribe Boubastos), lequel est aussi le narrateur 2 — Nefertiti étant la première narratrice ou
raconteuse. Le texte entier ayant été conçu par l’auteur 1 (Chedid), comme émanant de discours
de personnages, au niveau de la narration, cet auteur est parfaitement invisible. » (« La
transgression créatrice d’Andrée Chedid », ouvr. cité, p. 311)
14. « Ceci n’est pas une fable, ceci est un récit. Si je le raconte comme une vérité, c’est que la
vérité de la Cité d’Horizon doit toucher ton être, en tous lieux, en tous temps ; et quelle que soit
la manière dont elle te sera relatée. » (p. 718)
15. « Le mythe, dit Paul Ricœur, est reprise créatrice de sens : reprise, et donc mémoire, et
comme tel, tournée vers la ou les paroles antérieures, mais aussi créatrice et donc tournée vers
l’avenir, parole inventive. » (Questions de mythocritique. Dictionnaire, D. Chauvin, A. Siganos et
P. Walter [éd.], Imago, 2005, p. 235)
16. Le réveil de l’identité culturelle égyptienne est appelé le far’awniyya — qu’on peut traduire
par « mouvement pharaonique » ou « pharaonicité ». Voir à ce sujet L. Denooz, Entre Orient et

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Occident : rôles de l’hellénisme et du pharaonisme dans l’œuvre de Tawfik-al-Hakim, Genève, Droz, 2002,
p. 199-204.
17. « La période la plus pharaonienne de la pensée égyptienne moderne fut probablement la
période entre les deux guerres. Ce fut la période de la révolution populaire pour atteindre
l’indépendance nationale de l’Égypte et fonder une démocratie libérale. Elle durera dix-huit ans :
entre la Révolution de 1919 et la promulgation du traité anglo-égyptien de 1936 et de la
convention de Montreux de 1937. » (L. Awad, « L’Égypte face à son passé », dans Le Miroir égyptien,
R. Ilbert et P. Joutard [éd.], Marseille, Éditions du Quai, 1984, p. 276.) « Le principe d’une Égypte
pharaonique, ou plutôt l’authenticité de l’identité pharaonique de l’Égypte, est une condition
nécessaire à la conception d’une Égypte indépendante. Il est à la base de l’idée fondamentale de
l’État national et de celle de l’État laïque dans l’Égypte moderne. » (p. 279)
18. On notera cependant avec L. Enan (« “L’Égypte pharaonique” : un mythe, des romans français
aux romans égyptiens », dans Le Miroir égyptien, ouvr. cité, p. 29-39) que les romanciers égyptiens
les plus célèbres comme Heykal ou Tawfik-al-Hakim qui s’inspirent de la culture antique de
l’Égypte empruntent dans une certaine mesure ce réservoir d’images à leur propre culture
française. En effet, le pharaonisme connaît en France un intérêt particulier au XIXe siècle, lorsque
les égyptologues commencent à acquérir des connaissances scientifiques et à savoir lire des récits
écrits en caractères hiéroglyphiques. L’Égypte antique devient un sujet d’inspiration pour
certains auteurs français de fiction comme Gautier qui publie Le Pied de momie (1838-1840),
Cléopâtre (1840), Nostalgie d’obélisques (1851) puis Le Roman de la momie (1857). Voir D. Lançon,
L’Égypte littéraire de 1776 à 1882. Destin des antiquités et aménité des rencontres, Geuthner, 2007
(chapitre « De la philologie à la création littéraire », p. 80-90). D. Lançon rapporte par exemple
que Goncourt, Gautier et Du Camp assistèrent au « démaillotage » d’une momie lors de
l’Exposition universelle de Paris, le 27 mai 1867.
19. Nous entendons par « scène énonciative » la scène de confidences entre Boubastos et
Nefertiti imaginée par l’auteure.
20. Nefertiti (p. 660).
21. Méri Moun rencontre l’ensemble de ces personnages : un prêtre de Thèbes ; Aÿ le sage, père
de Nefertiti ; Horemheb, chef de la garde royale ; Bek, sculpteur et ami d’enfance d’Akhénaton ;
Tadoukhépa, l’épouse d’Aménophis III ; Toutou, ancien vizir ; Tiï, épouse d’Aÿ ; Mout Nédjémet,
fille d’Aÿ et de Tiï ; Mérivê, prêtre du dieu unique à Akhétaton ; May, chef des armées
frontalières ; Mahour, ancien chef de la police à Akhétaton ; Nakht, vizir d’Akhénaton ; Batou,
médecin d’Akhénaton.
22. La curiosité de Méri Moun fait l’objet de plusieurs allusions tout au long de l’œuvre, une
curiosité qui déclenche l’enquête lorsqu’il voit le palais en ruines (« voici que mon jeune cœur
palpitait avec violence, assoiffé de curiosité », p. 12) puis qui vient l’alimenter (« décelant dans
mes yeux le brûlant intérêt qui me dévorait, il continua […] », p. 21).
23. « Biographie d’Akhnaton et autobiographie de Nefertiti, le récit cherche donc à brosser le
portrait et l’histoire du couple à travers le regard de la reine. Loin de ressembler à une peinture
ancienne, le tableau qui en résulte est façonné par des procédés de prose poétique donnant au
discours romanesque une couleur plus mythique qu’historique. » ( J.-P. Beaulieu, « Voix et
présences de femmes : la relecture de l’histoire par Andrée Chedid », dans Études françaises,
L. Gauvin et A. Oberhuber [éd.], Presses de l’université de Montréal, vol. 40, no 1, 2004, p. 81-93)
24. Le terme « rêve » est employé par Boubastos : « Tandis que nous continuons de dialoguer, la
reine et moi, précédés, guidés, par nos âmes du passé, je me demande parfois où nous sommes.
Où suis-je ? Dans ce corps, là-bas, au loin ? Dans ce corps-ci ? Où sommes-nous en vérité ? Dans
l’existence d’à présent où nous avançons pas à pas, jusqu’à ce que mort s’ensuive ; ou bien dans ce
rêve que nous ne cessons de retisser ? » (p. 660)
25. « Nefertiti, ou la fiction d’une voix d’outre-tombe, parvient à mettre un visage de chair à ce
nom célèbre. » (B. Cailler, art. cité, p. 317)

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26. Andrée Chedid explique à Brigitte Kernel l’aspect du mythe qu’elle a voulu transmettre :
« Akhnaton prenait sa femme sur ses genoux, ils s’embrassaient sur la bouche, ce qui n’est
presque jamais représenté sur les stèles égyptiennes. […] Ce qui me plaisait c’était l’amour de la
liberté, cet amour de la non convention, cette envie de se libérer d’un tas de choses
cérémonieuses. » (Entre Nil et Seine : entretiens avec Brigitte Kernel, ouvr. cité, p. 98)
27. Cl. M. Cluny rappelle à cet égard que tout en restant « empreint d’une gravité lyrique, le
double récit est toujours ponctué de notations quotidiennes qui maintiennent le discours au plan
de la vie, comme des pierres font un gué » (« Nefertiti et le rêve d’Akhnaton », Magazine littéraire,
no 93, octobre 1974, p. 36).
28. F. Assaad est une essayiste et romancière, née au Caire, vivant actuellement en Suisse.
Docteur ès lettres, elle a enseigné la philosophie à l’université Aïn-Chams au Caire, à Taïpeï et à
Dunghai. Elle est l’auteure de plusieurs essais de philosophie et de romans, parmi lesquels
L’Égyptienne paru au Mercure de France en 1975.
29. F. Assaad, Pharaons hérétiques. Hatshepsout, Akhenaton, Nefertiti, Geuthner, 2007. La
bibliographie citée à la fin de l’essai (p. 153-157), atteste du travail de documentation historique :
plus d’une centaine d’ouvrages ont été consultés.
30. « Le mythe revisité », ibid., p. 12-13.

AUTEUR
ÉLODIE GADEN

Université Stendhal-Grenoble 3

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Échos de la mythologie égyptienne


dans l’œuvre de deux écrivaines
d’Égypte de langue française :
Andrée Chedid et Joyce Mansour
Maria Francesca Rondinelli

1 La lecture de l’œuvre de deux grandes voix de la francophonie égyptienne, Andrée


Chedid et Joyce Mansour, montre que leurs écrits sont nourris d’archétypes et de
symboles à l’œuvre dans une écriture comme semée de messages codés. Il s’agit en
l’occurrence de mythes importés d’une culture dont la structure pourrait sembler
presque totalement étrangère à l’horizon d’attente du public auquel ces deux femmes
venues « d’ailleurs » s’adressent. Nous voudrions interroger ces figures du mythe
comme paroles sur l’origine et l’ordre du monde, bouleversé dans les années 1940 et
cinquante par la violence, la misère et les injustices créées par la guerre mondiale. C’est
en effet dans cette période que les deux auteures ont émigré en France : Andrée Chedid
en 1946 et Joyce Mansour en 1954, la seconde quand le coup d’État du général Nasser
avait commencé à entraîner des conséquences quant au statut des « étrangers »,
pourtant orientaux, mais minoritaires de confession. Leur parole nous parle de
tragédies contemporaines. La voix que nous entendons résonner dans l’œuvre de ces
deux auteures ne serait-elle pas également la « vieille voix du monde1 » qu’elles sont
capables d’entendre et de restituer dans leur propre voix poétique ? Les vestiges de la
civilisation égyptienne que ces deux poètes ont côtoyés pendant leur jeunesse n’ont pas
pu ne pas avoir d’influence sur leur imaginaire qui, au moins inconsciemment, serait
peuplé des mythes de ce passé monumental. Le mythe suggère en effet « l’affleurement
de l’irrationnel et de l’inconscient2 ».
2 De la même famille que les fantasmes et les rêves, le mythe surgit sans doute d’une
zone ignorée de la conscience. Lors d’un entretien avec Andrée Chedid, Chrystèle
Delbos suggère ainsi la référence à un épisode de la mythologie égyptienne qui, selon la
réponse de l’auteure, « n’avait pas été recherchée lors de la conception de ce vers, mais
que, ayant été bercée toute son enfance par ces mythes, il était tout à fait possible

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qu’inconsciemment elle y ait fait allusion3 ». Également à propos de Chedid, Claire


Gebeily explique :
le choix du mythe n’est donc pas fortuit. Signes, symboles, allégories aident
l’homme depuis des millénaires à construire son propre alphabet. […] Le langage
des signes, les symboles ont, depuis la nuit des temps, servi à l’homme de béquilles
irremplaçables face à la non-réponse de tout ce qui le dépasse4.
3 Pour sa part, John Herbert Matthews observe que la présence des références mythiques
dans l’œuvre de Mansour « permet de faire face à l’angoisse existentielle et d’y résister
en lui opposant un mythe salvateur5 ».
4 Notre hypothèse est que face à l’horreur de la guerre et au vide qui s’en suivit, ces
poètes se tournèrent du côté des mythes de leur Égypte natale afin d’interroger le sens
d’un monde devenu impénétrable et illisible, voire privé de sens.

Deux auteures d’Égypte très différentes ?


5 Ces deux auteures sont souvent rapprochées à cause de leur itinéraire : les débuts en
anglais, le passage au français, l’exil en France, l’origine en quelque sorte étrangère
même à la terre d’Égypte qui les avait vues pourtant grandir. Presque contemporaines
(Chedid est née en 1920 et Mansour en 1928), ces deux femmes « que la parenté d’une
identité composite unit alors que la nature de l’inspiration et les choix esthétiques les
séparent6 », étaient issues de familles d’origine syro-libanaise, de confession chrétienne
maronite pour Chedid et juive séfarade pour Mansour7. La résurgence d’un héritage
mythique les unit : Mansour écrit : « Je porte en moi un peuple ancien / Ils émergent de
mes rêves8 » et Chedid : « Je descends de tout un peuple de morts / […] Nos trames
s’entrecroisent / Leur chair soude la mienne9. » Pour les deux femmes, le poème
semblerait être « le lieu d’une reconstruction de l’identité et le moyen d’harmoniser les
composantes multiples de l’appartenance10 ». Ce qui va nous intéresser ici c’est la
présence et la signification que les « messages » des mythes égyptiens peuvent avoir
dans l’œuvre de ces deux écrivaines appartenant à la même génération11 qui vécut le
début de sa maturité dans l’horreur de la guerre mondiale.
6 La distance entre ces deux femmes de lettres est grande et s’inscrit principalement
dans « un usage inverse des signes12 » de cette même langue qu’elles font résonner
d’une façon très différente. L’inscription de Joyce Mansour dans le mouvement
surréaliste, connu au Caire grâce à Georges Henein et au groupe « Art et Liberté » en
1938-1944, puis rejoint à Paris dans les années 1950, marque l’écart fondamental entre
ces deux auteures. À la différence de Joyce Mansour, Andrée Chedid a toujours voulu se
tenir à l’écart des groupes et des « écoles », produisant une poésie souvent qualifiée de
« naturelle et dépouillée13 », la clarté de la langue française employée par elle
apparaissant comme à côté ou en deçà des expérimentations de la modernité avant-
gardiste. Alors que la luxuriance et l’explosion des images caractérisaient l’esthétique
surréaliste, insouciante des hermétismes, Andrée Chedid choisit d’enlever l’excès de
couleur des mots pour en rendre les contours nets, la force d’évocation que sa nudité
rend neuve. L’écriture automatique, que le surréalisme prône et que Joyce Mansour
pratique souvent14, est certes tout à l’opposé du travail très conscient qu’Andrée Chedid
effectue sur les mots.
7 Pourtant, la richesse des formes dans lesquelles leur voix est modulée témoigne de la
quête commune qui les anime. Leur questionnement est en effet centré sur la condition

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humaine, sur l’altérité qui peut devenir violence, sur leur identité féminine
revendiquée comme porteuse d’une autre, fondamentale, vérité sur le monde. La voix
provocatrice de Joyce Mansour et celle conciliante d’Andrée Chedid se réunissent
paradoxalement dans la rébellion contre un certain usage de la littérature, puisqu’elles
regardent le monde et le restituent à travers leur profonde intimité de femmes
sensibles aux thèmes de la liberté, de l’exploration de soi et de la recherche de l’autre.
Chez Chedid, il y a « une véritable aptitude à être femme en écriture et une disposition
spécifique à écrire la femme15 ». Dans les poèmes de Joyce Mansour, c’est la féminité
douloureuse qui « crie16 » l’angoisse d’une condition qui impose à la femme des clichés
qui l’emprisonnent, même lorsqu’elle les refuse. Ces thèmes sont rendus présents par
l’usage du mythe, même lorsque ce « noyau irréductible au texte, comme un en deçà et
un au-delà du texte17 » ne s’y manifeste pas ouvertement, comme c’est le cas dans les
extraits que nous allons analyser.
8 L’écriture mansourienne serait une manière d’exorciser des démons, d’appeler au
secours : « Le noir m’enferme / Sauvez-moi / Mes yeux ouverts sur le désespoir
vide […] / Éclatent dans ma tête18 ». Toute l’œuvre de Joyce Mansour est parcourue par
ce hurlement, jusqu’au dernier recueil Trous noirs (1986) où une « bouche ouverte sur
un cri19 » nous rappelle un célèbre tableau de Munch. Les cris mansouriens résonnent
du plaisir de cette femme rebelle qui chante un érotisme tout charnel, ainsi que de la
douleur de la souffrance et du deuil20. Comme s’il s’agissait de parler à la place des
victimes des crimes de la Seconde Guerre mondiale, celles des bombardements,
d’évoquer le cortège des déportés, les trains de la mort vers les camps, dans des poèmes
comme « La Cuirasse » : « Quand la guerre pleuvra sur la houle et sur les plages / J’irai à
sa rencontre armée de mon visage / Coiffée d’un lourd sanglot21 ». Ou encore dans ce
tableau où le drame biographique s’unit à celui de tout un peuple : « Petit garçon dans
un train / La peur le tient par la gorge / Sa mère morte posée sur son épaule22 ». La
vérité voilée dont le mythe serait porteur concerne tout autant le cosmos que la
psyché : « le mythe n’est pas uniquement récit, mais aussi discours du désir et de
l’affectivité23 ». C’est un cri ancestral que nous entendons autrement dans la poésie
d’Andrée Chedid, qui parfois « rejoint l’insolite invention surréaliste » des poètes allant
« tout droit au rêve », comme le souligna Jacques Izoard qui le premier la rapprocha
justement de Joyce Mansour24. Sa voix se module pourtant dans des tons plus paisibles
d’où des accents aigus émergent avec force : « Se hissant hors des saignées de
l’histoire / le cri ébranle nos racines / s’arrachant à nos démences il empoigne notre
souffle / incendie nos bouches qui s’abusaient de mots. » « Ce cri que je suis25 » s’élève
contre le massacre des hommes pendant la guerre26, contre leur violence et leur
stupidité, et appelle le silence. « Je crie des mots / pour exister / pour franchir la
glace / pour raccorder nos mondes27 » : son cri dit d’emblée la raison de sa force, qui lui
vient d’un invincible amour qui appelle à la vie et à la communion des hommes.
9 Le soleil rayonnant de l’univers harmonieux créé par Andrée Chedid devient un soleil
noir flamboyant dans l’obscurité de l’inconscient sur lequel Joyce Mansour se penche.

La femme et le mythe des origines


10 En grec, muthos signifie « parole, récit, légende 28 », donc « discours, narration ». Selon
la définition de Mircea Eliade, « le mythe raconte une histoire sacrée ; il relate un
événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux des

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« commencements29 ». Ce « récit fondateur30 » qui appelle l’intervention d’un sacré est


« orienté vers la connaissance des origines et des fins31 ».

Le récit d’un rêve mythique

11 « Souvent, ce qui monte aux lèvres d’Andrée Chedid la dépasse et vient de très loin,
d’un fonds mythique », mouvement que Jacques Izoard, dans le premier essai consacré
à Chedid en 1977, fait remonter à l’antique religion du « dieu Soleil32 ».
12 Son écriture semble en effet « imprégnée des grands mythes de son peuple33 » dont
nous allons étudier la présence dans un passage du roman L’Autre, publié en 1969. La
temporalité majeure de ce roman est celle du « ralenti », comme s’il fallait se laisser
pénétrer par la temporalité propre du mythe, qui est hors du temps. Il s’agit du récit
d’un rêve que la fillette Aga, fait à l’homme qui attend sous terre les secours après un
tremblement de terre. Il nous semble significatif que le mythe soit inséré dans un
contexte onirique et qu’il soit exprimé à travers la narration orale d’un conte, comme il
y en a tant dans la littérature arabe. Au moment où elle a l’occasion de communiquer
avec l’étranger enseveli sous les décombres, indécise, Aga commence ainsi : « Je vais lui
raconter une histoire34 ». Le plaisir qu’elle ressent à conter une histoire est souligné :
« Mon cœur est chaud quand je parle beaucoup. Tu sens comme il est chaud35 ? » Dans
la voix enfantine de cette fille « de dessous la tente » il est possible d’entendre l’écho de
celle de l’auteure, fille d’Égypte à la sensibilité aiguë qui a envie de raconter aux autres
ce qu’elle pourrait voir dans la nuit, dans l’obscurité de la terre. Son attachement pour
le récit, Chedid le constate dans un entretien avec Bettina Knapp : « ce besoin d’une
“histoire”, je le sens profondément inscrit dans les hommes, à travers les légendes, les
mythes, les demandes des enfants : “raconte-moi une histoire…”36. »
13 L’entêtement de la fillette vient de cette nécessité à raconter, ignorée par les hommes
en ce moment de grand chaos : « Je veux continuer. Là-bas, ils sont trop malheureux.
Personne n’a d’oreilles pour mes histoires. Personne !37 » Elle oppose au désastre et au
chaos du monde son entêtement de rêveuse : l’enfant refait le monde, déplace ses
frontières, pour le réorganiser autrement. Elle crée un autre monde, peuplé d’abord par
son amie, nommée Aga comme elle, mais qui n’est qu’une poupée sans tête, puis par le
vieux Simm et l’étranger que ce dernier essaie de sauver, lui qui est le seul à le croire
vivant. La voix poétique d’Andrée Chedid pourrait s’adresser à une jeune fille comme
Aga dans des vers comme : « Singulier et magique / L’œil de ton enfance / Qui détient à
sa source / L’univers des regards38. » Dans un jeu de miroirs, « Regarder l’enfance »
— tel est le titre de ce poème — implique que ce soit l’enfant même qui regarde le
monde en face, à travers son œil défini comme « magique » et qui en perce la vérité
souvent ignorée. Son pouvoir réside dans la capacité à « détenir la source » de la
différence inscrite dans le monde. Comme Christiane Chaulet Achour l’écrit justement,
« les œuvres d’Andrée Chedid privilégient l’enfance par attirance nostalgique pour le
commencement39 ». L’enfant est l’origine du sens du monde, celui sur lequel l’auteure
s’interroge : il représente la réparation d’une perte dont on sent toujours la nostalgie, il
permet de rétablir les fondements. Comme Cyre, la fillette de Les Marches de sable qui
crée des figurines d’argile, Aga est du côté des déesses mères qui créent le monde, en
retrouvant les gestes des divinités créatrices. Elle a le don, dans sa pureté, de montrer
le monde, le chemin qui mène à sa réinvention, au moment où tout s’est écroulé. Aga

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est « messagère d’un secret qu’elle ignore40 » et qui resurgit dans le récit d’un rêve,
d’une fable mythique, que la fillette choisit de narrer :
le ciel est une longue jeune fille, mince et courbée comme un pont au-dessus de la
grande boule du monde. La terre, c’est un homme vert-brun qui ne la voit pas, qui
ferme ses yeux, qui ne sait pas se tenir sur ses jambes, qui reste couché comme un
enfant, qui se bouche les oreilles avec ses poings […]41
14 Ce que l’enfant crée, à travers les images de son rêve, est la représentation d’un couple
de la cosmogonie égyptienne : la femme courbée comme la voûte céleste est Nout,
déesse mère des astres qui entoure le monde avec son corps. Complémentaire à elle, nu
comme sa sœur-épouse, Geb est le dieu de la terre, brun comme le limon qui la fertilise
et vert comme la végétation qui pousse sur son dos : il est allongé sur le ventre, et ne
regarde pas son épouse dont il est séparé. La particularité de ce tableau que
l’imagination onirique d’Aga esquisse est l’assimilation des dieux qui tiennent la Terre
avec des enfants, presque des compagnons de jeu pour la petite fille qui souffre de
solitude. Le monde même est une « grande boule », la divinité qui l’entoure et le
protège comme une mère est « une longue jeune fille », et le dieu qui règne sur les
plantes est « couché comme un enfant ». L’humanisation des dieux en fait des êtres
fragiles : Nout est « mince », Geb « ne sait pas se tenir sur ses jambes », tel un
nourrisson. C’est dans le comportement de ce dernier que nous pouvons apercevoir la
condition humaine dans la catastrophe, que le roman L’Autre symbolise avec
l’effondrement même de la terre. Le dieu masculin, réduit à son imparfaite condition
d’homme, s’effondre devant ce spectacle tragique et refuse de voir la blessure de la
terre qui a tremblé : il « ferme ses yeux », « se bouche les oreilles avec ses poings » pour
ne pas entendre les cris de désespoir et les pleurs des victimes. L’opposition avec sa
moitié féminine est subtile mais fondamentale : elle est penchée sur le monde,
« courbée » sous les poids d’un ciel chargé d’interrogations. Elle est « comme un pont »
entre le monde et les hommes, entre les dieux du ciel et les tragédies des hommes sur
terre.

Le mythe « dans une pluie d’étincelles symboliques42 »

15 Alors que le monde d’Andrée Chedid semble avoir l’apparente simplicité des fables, ou
des mythes sur l’origine de l’univers, les poèmes de Joyce Mansour fournissent des
visions d’« intérieurs saccagés43 » qui peuvent heurter et laisser perplexe le lecteur. La
signification de la poésie mansourienne s’enrichit en effet « par le repérage
mythologique, par la lecture du mythologique, et par sa compréhension44 », comme si la
référence à « une Égypte sublimée, celle que l’on déroule dans le Livre des morts, celle
des dieux anciens (Isis et Osiris)45 » était « à la fois le mystère et la clef du mystère46 ».
Les analogies mythiques se construisent à travers le rapprochement de détails qui sont
porteurs de sens ou qui interrogent ce dernier. La femme, perçue comme le centre des
poèmes malgré un « émiettement de l’identité en fragments de songes et de cris47 »,
porte des attributs qui la rapprochent de la même divinité mère Nout. En particulier
dans les poèmes où l’image de la femme est associée à un décor naturel ou cosmique,
comme dans le poème cité plus haut « Pour celles qui désirent dans l’ombre et le
brouillard ». Son corps est étoilé, comme le firmament que le dieu soleil Râ a disposé
pour éclairer la terre : « Elle ouvre ses mille yeux / Et fait la roue48. » La figure de Nout
en arc sur le monde émerge dans la position « renversée » de la femme, dans « son dos
cambré par les rêves des hommes » qui pèsent sur le ciel qu’elle soutient, dans « son

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ventre bombé49 » par des maternités niées. Selon la légende, le dieu de l’air Shou était à
l’origine chargé par Râ de séparer les deux amants Nout et Geb ; leur mariage le rendit
furieux et empêcha Nout d’avoir des enfants pendant toute la durée du temps annuel,
jusqu’à ce que Djehuti, dieu de l’écriture et incarnation de l’intelligence, joue une partie
aux dés avec la lune. Il réussit à gagner cinq jours pendant lesquels Nout pourrait
accoucher de ses cinq enfants, dont Isis et Osiris.
16 Déesse de la renaissance, le soir Nout avale le dieu-soleil Râ pour le remettre au monde
chaque matin ; chaque journée symbolise donc le cycle de la vie : « Nout mère du veau
naissant chaque fois que l’aube agite / Son plumeau de flammes au-dessous de
l’horizon », « cré[e] en elle le soleil »50. Or, la représentation de cette déesse tire son
ambivalence justement de son caractère maternel : d’un côté, la teinte rosée du ciel est
le sang de la déesse dans l’accouchement51 ; de l’autre, la souffrance inscrite dans la
maternité qu’elle représente peut être assimilée à celle d’un rite sacrificateur : « Nout
ton sexe est un coq / Qui sur mon crâne lentement se dégorge52 ». Une invocation
comme « Que mes membres pliés sous un poids trop lourd / Te poussent à des actes
impies53 » représenterait un acte de rébellion contre l’interdit divin : le plaisir et la
sexualité témoignent de l’affirmation de la liberté, contre la mort. La supplication de la
femme-Nout ne vise pas à s’immoler sur l’autel du désir masculin, mais compte, comme
expérience partagée dans la révolte, d’une volupté devenue sacrée. Le scandale est
inscrit dans la finitude de la condition humaine, et n’est pas celui de la morale de
quelque religion que ce soit. Comme l’union physique de Nout et Geb se fait aux dépens
de Râ, « beau soleil tiré de la pierre / Combattant la femme comme un adversaire54 », et
du vide dévorateur, l’instinct sexuel dans la poésie mansourienne est aspiration à
remplir le vide qui sépare deux corps. Son érotisme cruel est le champ de bataille d’un
affrontement avec la mort, « le sexe fonctionnant à vide comme une montre sur le
poignet d’un mort55 ».
17 La lutte d’Éros contre Thanatos que la poésie de Joyce Mansour représente est vécue de
l’intérieur du corps féminin désirant et blessé. La souffrance de cette femme dérive non
seulement de l’inassouvissement de son plaisir, mais aussi de l’ambiguïté de son
rapport à la maternité. En effet, la déesse Nout qui souvent symbolise la femme était
également la protectrice des morts, la mère du défunt qu’elle accueillait dans la tombe.
Dans le Livre des morts, il est dit que « Nout a conçu le défunt en Osiris56 ». En elle, « la
Grande qui est au sein de l’eau57 », la vie et la mort se réunissent. Selon la croyance des
anciens Égyptiens, grâce aux prières contenues dans les rouleaux de papyrus qu’on
déposait à côté des momies, l’âme du défunt pouvait se lever au ciel, pour devenir un
astre fixé au ciel sur le dos de la mère Nout et ainsi vivre pour l’éternité.
18 Dans un autre poème de Mansour, nous retrouvons plusieurs caractéristiques de cette
déesse-mère qui était également représentée sous la forme d’une vache : « Les cornes
qui poussent derrière mes oreilles / […] Mon sang qui devient eau qui se dissout qui
embaume / Mes enfants que j’étrangle58 ». Nout se trouve dans l’espace céleste que les
Égyptiens supposaient liquide, et son sang est le « sang d’Isis, au pouvoir magique59 ».
Isis fut la première à pratiquer l’embaumement, lors de la mort de son frère-époux
Osiris, démembré et jeté dans le Nil par son frère jaloux Seth. Elle retrouva les
morceaux de son corps, sauf le phallus avalé par un poisson, et lui insuffla la vie en
s’unissant à lui. Le détail « sexuel » du mythe osirien assume une grande valeur dans le
Livre des morts : instrument de destruction des rebelles, symbole de l’invincible énergie
du soleil60, il se retrouve par exemple dans le titre du recueil Phallus et momies (1969). Le

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rapprochement des références sexuelle et mythique est opéré par l’auteure même : « Le
totem n’est qu’une béquille après tout, ainsi que l’obélisque et le phallus61 ».

La lutte contre la mort


La conjuration de la mort

19 Un paysage funèbre se profile donc souvent dans les poèmes de Joyce Mansour, où « des
pyramides s’érigent62 ». Dans le grand nombre de textes marqués par le sceau de la
mort, certains ne peuvent qu’emprunter leurs images au répertoire mythique des
anciens Égyptiens, tel qu’il est décrit dans le Livre des morts. Comme par exemple le
poème ce poème tiré de Cris63 :
Je pêcherai ton âme vide
Dans le cercueil où moisit ton corps.
Je tiendrai ton âme vide.
J’arracherai ses ailes battantes
Ses rêves coagulés
Et je l’avalerai.
20 Dans l’insistance du sujet je qui se profile comme le centre du dialogue par rapport au
tu, émerge l’utilisation d’un temps verbal, le futur, assez peu représenté dans les textes
brefs des premiers recueils mansouriens, majoritairement écrits au présent. La
projection dans l’avenir ouvrirait sur une dimension qui n’appartient pas à la réalité de
ce monde. Dans le cas de ce poème en particulier, le futur semble signifier, de plus, la
menace d’un sujet face à son interlocuteur, qu’on imagine violente. Cet interlocuteur
est d’ailleurs présent seulement à travers les déterminants « ton âme » et « ton corps ».
La séparation de l’âme d’avec le corps, pour les anciens Égyptiens, était rendue possible
grâce à l’embaumement lors du rite funéraire. Cela permettait à l’âme d’accéder au
royaume de l’au-delà sous l’apparence d’un oiseau.
21 La mort assume ici les traits les plus macabres, chers à Mansour : « le cercueil où moisit
ton corps ». L’influence, peut-être inconsciente, du Livre des morts est évidente dans la
référence aux « ailes battantes » de l’âme, que le sujet « tient », comme pour
l’empêcher de voler. Elle est définie à chaque reprise comme « vide » : une répétition
qui peut être interprétée comme le signe de sa légèreté lors de la psychostasie. Elle
consistait à mettre le cœur du défunt sur une balance et de l’autre côté une plume pour
juger de sa pureté : sa légèreté était le signe qu’il n’était pas entaché de péchés et que le
défunt pouvait rejoindre le royaume des morts. La menace d’être « avalé » pouvait alors
être proférée par le dieu Anubis et Ammout : « La Dévorante, la bête de l’Amenti64 » à la
tête de crocodile recevait en pâture les morts qui ne franchissaient pas l’épreuve de la
pesée. L’« âme vide » devient l’objet de la convoitise du sujet parlant : il en nie la
possibilité de rédemption et il lui « arrache [l]es rêves », coagulés comme le sang d’une
blessure. Le dieu en ouverture du poème qui « pêche [l’]âme » rappelle Anubis, qui avait
aidé Isis à reconstituer le cadavre d’Osiris perdu dans le Nil et qui préside aux
momifications.
22 L’attitude sacrilège de la poésie mansourienne réside dans la posture du je, qui se fonde
avec celle d’un dieu cruel, surplombant la misérable condition humaine. En s’inscrivant
dans le sillage de Baudelaire, de Sade, de Bataille, Joyce Mansour refuse le salut divin,
s’oppose à la morale religieuse et invoque directement le Mal : « Le diable est notre
pilote / Et les flammes de l’enfer notre phare65 ». « Le je poétique se complaît à revêtir

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un visage dangereux66 », démoniaque, qui nomme « Belzébuth67 ». L’audace de sa parole


donnée au corps et au désir féminin dit la provocation contre la morale et contre le
conformisme religieux, à la base des lois d’une société patriarcale. « Tout casser / briser
l’image du pénis paternel68 » est la volonté de sa poésie révoltée, révoltante pour
certains, qui dit ensemble la centralité du langage du corps, la vérité féminine, et la
rébellion contre Dieu.

L’enfance ou le refus de la mort

23 Comme Andrée Chedid l’explique dans un entretien : « Dans tous mes récits les thèmes
sont toujours doubles. Les faits divers et le mythe. […] La mort, comme la renaissance,
est implicite en chaque individu69. » Le deuxième volet du récit qu’Aga fait de son rêve
raconte justement de la visite d’un oiseau mort :
L’oiseau mort m’a visitée cette nuit. Il était plus grand qu’une maison et ma porte
trop petite. Il s’est cogné le front, il s’est blessé les ailes en essayant d’entrer. Il
saignait si fort que je suis sortie pour le soigner, et je l’ai guéri. Après, nous avons
joué ensemble ; nous avons volé au-dessus des arbres en picorant les fruits. Puis,
tout d’un coup, dans les airs, il s’est mis à me battre, à me frapper… Je suis tombée
comme une pierre au milieu du jardin. J’étais en colère. Je lui ai crié : « ça m’est égal
si tu gagnes, parce que tu es mort. Mort, mort et mort ! » Mais j’ai vu qu’à lui aussi
tout était égal. Il était mort et il ne voulait pas le savoir !… Bientôt on l’enterrera
dans toute la colline, au milieu de pleureuses à qui on aura fermé la bouche avec de
grosses épingles doubles70…
24 L’apparition de cet oiseau « plus grand qu’une maison » qui essaie d’entrer par « [s]a
porte trop petite » rend clairement allégorique le tableau. Ce passage invite à
interpréter les symboles constituant cette fable. On pourrait se demander, comme
Jacques Izoard le fait, si l’auteure n’imagine pas « les maisons de l’ancienne Égypte ?71 »
Le tu auquel le je poétique s’adresse « peu[t] sortir de [s]a chair et de [s]a maison /
comme le ferait un mort neuf de ses bandelettes ». En effet, plusieurs aspects
énigmatiques disent l’influence du Livre des morts que Chedid, comme Mansour, avait pu
lire en Égypte comme en France72. Dans Le Livre des morts, l’âme est décrite avec « la face
de l’oiseau-âme portant la double plume et à dos d’épervier » et aux « deux jambes avec
des ailes73 ». L’oiseau-âme est libre : il « s’envole comme un épervier, il glousse comme
l’oie de Seb74 » et est protégé par la déesse mère Nout qui le nourrit du sycomore,
l’arbre qui assure la nourriture des défunts75. Le comportement insouciant de l’oiseau
mort qui ignore sa condition pourrait dériver de sa grande liberté à vivre « comme sur
terre » : il peut « manger, boire »76, comme il est dit dans le passage du roman : il vole
« en picorant les fruits ». La visite à la petite Aga pourrait être le signe que son moment
est venu, ou bien que l’oiseau-âme veut se pencher sur son corps mort pour le vivifier.
Cela voudrait dire que le personnage de la fillette, incomprise et marginalisée, obligée
au silence et à la solitude à cause de la distance que le désastre creuse entre les
hommes, l’est aussi parce qu’elle ne ferait plus partie du monde des vivants.
25 L’union avec l’oiseau à travers le jeu et leur vol dans le ciel signifierait le passage de
l’enfant du monde d’ici à celui de l’au-delà. L’enterrement de son double, la poupée Aga
qui a perdu sa tête lors du tremblement de terre, serait la mise en scène de sa propre
mort, qu’elle ne peut qu’ignorer. Le changement d’attitude de celui qui était son
compagnon de jeu devenu violent, un « hostile oiseau77 », la fait retomber sur terre :
elle commence à prendre conscience de sa condition. Cela transparaît dans l’usage de la
métaphore funéraire « comme une pierre au milieu du jardin », explicitée et renforcée

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par la description de l’enterrement : « on l’enterrera dans toute la colline, au milieu de


pleureuses ». Ces dernières, figures caractéristiques des rites funéraires anciens, sont
présentes aussi dans le Livre des morts : « gémissant sur Osiris, [elles] font être vérité sa
parole78 ». Le pouvoir de leurs pleurs de fonder la parole du défunt renforce la valeur de
la référence qui émerge dans ce passage du roman. L’assimilation de leurs pleurs au
silence du champ des morts est rendue par une image violente et irréelle : « on [leur]
aura fermé la bouche avec de grosses épingles doubles… » Elle est significative de la
volonté de la petite fille de taire cette mort à qui elle appartiendrait, en réduisant ces
femmes à des corps animés, comme des poupées à qui on pourrait trouer la peau et
boucher les lèvres. Aga refuse avec fermeté cette vérité macabre et crie contre cette
mort injuste qu’elle nie : « ça m’est égal si tu gagnes ». À travers l’image de l’oiseau
mort de son rêve elle comprend que « [elle] était mort[e] et [elle] ne voulait pas le
savoir ».
26 La pensée d’Andrée Chedid s’exprime à travers les gestes de cette fillette : « J’éprouve à
l’encontre de la mort un sentiment de profonde révolte », dit-elle dans un entretien.
Elle continue : « Révolte, certes, mais à la fois conscience que la vie — d’autant plus —
est merveille, émerveillement79. » Avec son entêtement innocent, son envie de se sentir
vivante à travers la danse et le chant, dans son encouragement au vieillard à persévérer
dans la recherche du jeune étranger, Aga représente justement la force de la vie au
milieu d’un paysage désolant fait de décombres et de cadavres, dans un contexte de
méfiance et de l’incompréhension. Son caractère généreux qui s’était exprimé dans la
narration réconfortante faite au jeune sous terre, se renforce dans le geste charitable
de secours à l’animal blessé : « je suis sortie pour le soigner, et je l’ai guéri ». Cette fille
au nom insolite, Aga, symbolise le mouvement même de la vie : le changement et le
voyage font partie de sa façon de vivre le monde. Elle est marginalisée par sa pauvreté,
et son nomadisme l’installe « du côté de ceux qui sont en train d’inscrire le changement
dans le monde par une nouvelle croyance, par une nouvelle façon de vivre les relations
aux autres et au monde80 ». La fillette préside au passage entre les différents moments
de la recherche de « l’autre », dès qu’elle réapparaît, porteuse d’espoir et de réconfort,
tout change : le paysage acquiert une beauté magique même au milieu des décombres,
le doute et le désarroi cèdent la place à la sûreté de la vie.
27 Selon les paroles de Vénus Khoury-Ghata, « en Orient la mort est partout présente81 » :
dans l’écriture d’Andrée Chedid elle est souvent contrebalancée par un irréductible
élan de vivre qu’elle ne cesse de renouveler. En poésie, nous trouvons de vrais hymnes
à la vie : « Je te célèbre ô Vie / Entre cavités et songes / Intervalle convoité / Entre le
vide et le rien82 » ; « Je veux chanter la vie / Et la joie et l’enfant » ; « Et je suis de la
danse / Et je suis de la vie ! »83. De cette soif de vie surgit l’écriture même ; Chedid le dit
dans un entretien : « de là naîtra, chez moi, le désir de m’exprimer, de dire ce “plus
loin”84 ». « Dire ce “plus loin” signifierait parler de son “Double pays”85 », l’Égypte,
comme nous pouvons le lire dans sa poésie : « Je parle d’un pays lointain », celui des
mythes anciens qui nous font signe à travers son écriture.
28 Ainsi que nous avons pu le voir, le mythe « engage absolument toute l’existence de
l’homme86 » : il exprime les interrogations sur la condition humaine, sur le destin de
l’individu, sur ses liens avec le cosmos. Le rapprochement auquel nous avons procédé
réunit ces deux femmes de lettres écrivant avec des origines culturelles communes.
L’usage du mythe leur permet de naître à l’écriture à travers une parole partagée qui
renvoie à des croyances lointaines mais fécondes. Témoins de l’horreur de la guerre, de

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l’injustice de l’exil, elles disent à travers le « message » du mythe leur propre vision du
monde. Le Livre des morts était la clef qui permettait à l’âme d’ouvrir les portes d’un
autre monde et enfin de « sortir au jour87 » et de vivre après la mort. Dans cette victoire
sur la mort, leurs voix se rejoignent : « La poésie — par des voies inégales et
feutrées — / nous mène à la pointe du jour, / vers le pays de la première fois », écrit
Andrée Chedid dans « Terre et poésie ».

NOTES
1. « Le monde », Textes pour un poème (1949-1970), Flammarion, 1987, p. 31.
2. P. Ricœur, De l’Interprétation. Essai sur Freud, Seuil, 1965, p. 267 (rééd. : 1995).
3. « Les voix de l’enfance dans le poème », Andrée Chedid, L’Enfance multiple, Chr. Chaulet Achour
(dir.), Arras, Cahiers Robinson, no 14, 2003, p. 28.
4. Cl. Gebeily, « Rêve et échos d’Égypte dans l’œuvre d’Andrée Chedid », Andrée Chedid. Racines et
liberté, J. Girault et B. Lecherbonnier (dir.), L’Harmattan, 2004, p. 52.
5. J. H. Matthews, Joyce Mansour, Amsterdam, Rodopi, 1986, p. 30.
6. Z. Darwiche Jabbour, Littératures francophones du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Syrie), Aix-en-
Provence, Édisud, 2007, p. 41.
7. Selon Marie-Francine Mansour, la famille Adès, nom de jeune fille de Joyce Mansour, était
originaire de la ville d’Alep (entretien du 19 janvier 2012).
8. « Au-delà de la houle », dans « Les damnations », Prose & Poésie, Œuvre complète, Arles, Actes
Sud, 1991, p. 473.
9. « Cavernes et soleils », dans Poèmes pour un texte (1970-1991), Flammarion, 1991, p. 112.
10. Z. Darwiche Jabbour, Littératures francophones du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Syrie), ouvr. cité,
p. 45.
11. D. Lançon précise que « ces deux poétesses d’Égypte [sont] de la même génération sans pour
autant qu’on puisse qualifier de contemporaines leurs écritures » (« L’ingénuité d’Andrée
Chedid », dans Andrée Chedid, l’enfance multiple, ouvr. cité, p. 17).
12. Ibid.
13. R. Sabatier, « Andrée Chedid », dans Histoire de la poésie française. La Poésie du XXe siècle.
3. Métamorphoses et Modernité, Albin Michel, 1988, p. 543.
14. Son mari Samir, dans un entretien avec Marie-Laure Missir, expliquait que « sa poésie était
instantanée, survenait par jets, par émotions, sans être jamais associée à un travail » (M.-
L. Missir, « Poésie ininterrompue : Joyce Mansour », entretien libre avec Alain Jouffroy, émission
diffusée le 28 septembre 1975 sur France-Culture, M.-L. Missir, Joyce Mansour, une étrange
demoiselle, Jean-Michel Place, 2005, p. 27). Joyce Mansour elle-même confirmait : « En poésie, je ne
retouche jamais » (« Le Moyen-Orient et les livres : Jules César de Mme Joyce Mansour », archives
Mansour, dans ibid., p. 235).
15. N. Grépat-Michel, « La “féminitude” de/dans l’œuvre poétique d’Andrée Chedid », Voi(es)x de
l’Autre, Poètes femmes XIX e-XXI e siècles, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010,
p. 261 (nous soulignons). Je pense notamment à Omm Hassan dans Le Sixième Jour (1960), à Lana
dans Le Survivant (1963).
16. Cris est le titre du premier recueil de Joyce Mansour, publié chez Seghers en 1954.

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17. A. Siganos, « Définitions du mythe », dans Questions de mythocritique. Dictionnaire, ouvr. cité,
p. 96.
18. « Déchirures », Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 334.
19. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 602.
20. Sa mère mourut alors qu’elle était à peine adolescente ; mariée à 19 ans, son mari succomba à
une maladie incurable après six mois de mariage. La peur de la mort la hantera toute la vie, et le
cancer dont elle mourra en 1986 est un thème dominant toute son œuvre.
21. Dans « Rapaces », Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 371.
22. « Déchirures », Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 353.
23. M. Eigeldinger, Lumières du mythe, PUF, 1993, p. 10.
24. J. Izoard, Andrée Chedid, Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1977, p. 43 ; p. 35.
25. Textes pour un poème (1949-1970), Gallimard, 2009, p. 84.
26. « Saignée » au sens figuré indique aussi « les pertes d’hommes durant une guerre ».
27. « Entrée de New York sous l’orage », dans « Cavernes et soleils », Poèmes pour un texte
(1970-1991), ouvr. cité, p. 125.
28. Nouveau Dictionnaire étymologique du français, Hachette, 1971.
29. M. Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, p. 15.
30. P. Ricœur, « Mythe » dans Encyclopaedia universalis. Site : <http://www.universalis.fr/
encyclopedie/mythe-l-interpretation-philosophique/> [consulté le 25 janvier 2012].
31. M. Eigeldinger, Lumières du mythe, ouvr. cité, p. 8.
32. J. Izoard, Andrée Chedid, ouvr. cité, p. 19.
33. Ibid., p. 16.
34. L’Autre, Flammarion, coll. « J’ai lu », 1969, p. 132 (nous soulignons).
35. Ibid., p. 134.
36. « Interview avec Andrée Chedid », New York, Journal of the American Association of Teachers of
French, no 57, mars 1984, p. 520.
37. L’Autre, ouvr. cité, p. 134.
38. « Épreuves du vivant » [1983], repris dans Poèmes pour un texte (1970-1991), ouvr. cité, p. 214.
39. Chr. Chaulet Achour, « Andrée Chedid et le fleuve des générations », Andrée Chedid, l’enfance
multiple, ouvr. cité, p. 49.
40. Les Marches de sable, rééd. dans Andrée Chedid. Romans, Flammarion, 1998, p. 789.
41. L’Autre, ouvr. cité, p. 134.
42. Y. Tadié, Le Récit poétique, Gallimard, 1994, p. 147.
43. G. Henein, « Avec Joyce Mansour, au cœur de l’Inquisition poétique », Le Caire, La Bourse
égyptienne, 19 janvier 1954.
44. A. Marc, Écrire le cri, Orléans, L’Écarlate, 2000, p. 119.
45. J.-J. Luthi, Anthologie de la poésie francophone d’Égypte. Vingt-huit poètes d’Égypte, L’Harmattan,
2002, p. 248.
46. M.-L. Missir, Entre Nil et sable, écrivains d’Égypte d’expression française (1920-1960), Paris, CNDP,
1999, p. 223.
47. J. Izoard, Andrée Chedid, ouvr. cité, 1977, p. 41.
48. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 504.
49. « Cris », ibid., p. 314.
50. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 504 ; p. 325.
51. Hypothèse notamment suggerée par M. De Julio, « Joyce Mansour and Egyptian Mythology »,
dans Surrealism and Women, M. A. Caws, R. Kuenzli et G. Raaberg (dir.), Cambridge Mass. &
London, MIT Press, 1991, p. 114-122.
52. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 505.
53. « Cris », ibid., p. 323.
54. « Le Grand Jamais », ibid., p. 574.

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55. « Poésie ininterrompue : Joyce Mansour », entretien libre avec A. Jouffroy, émission diffusée
le 28 septembre 1975 sur France Culture, M.-L. Missir, Entre sable et Nil, ouvr. cité, p. 245.
56. Ernest Leroux éditeur, 1882, p. 213. Toutes les citations du Livre des morts des anciens Égyptiens
sont tirées de l’édition académique en français de P. Pierret (trad.), d’après le papyrus de Turin et
les manuscrits du Louvre, accompagnée de notes et suivie d’un index analytique.
57. Livre des morts des anciens Égyptiens, ouvr. cité, p. 15.
58. « Cris », Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 309.
59. Livre des morts des anciens Égyptiens, ouvr. cité, p. 539.
60. Ibid., p. 285, p. 135.
61. « Poésie initerrompue : Joyce Mansour », M.-L. Missir, ouvr. cité, p. 247.
62. « La porte de la nuit est fermée à clef », « Carré blanc », Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 403.
63. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 319.
64. Livre des morts des anciens Égyptiens, ouvr. cité, p. 595. L’Amenti désigne le domaine des morts.
65. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 357.
66. Z. Darwiche Jabbour, Littératures francophones du Moyen-Orient (Égypte, Liban, Syrie), ouvr. cité,
p. 42.
67. Prose & Poésie, ouvr. cité, p. 529.
68. « Phallus et momies », ibid., p. 501.
69. B. Knapp, « Andrée Chedid », French Novelists Speak out, Troy, New York, Whiston Publishing
Company Inc., 1976, p. 59. En anglais dans l’original : « the themes in all my novels are always double.
Facts and the myth. […] death, […] renaissance is implicit in each individual. »
70. L’Autre, ouvr. cité, p. 133-134.
71. J. Izoard, Andrée Chedid, ouvr. cité, p. 24.
72. Dans les années 1960 deux nouvelles éditions du Livre des morts des anciens Égyptiens
paraissent : en traduction anglaise, à Chicago en 1960, par l’égyptologue américain Th. G. Allen,
et en 1967, en traduction française, aux éditions du Cerf par le professeur P. Barguet.
73. Ibid., p. 559.
74. Ibid., p. 85. Seb est une variante du nom du dieu de la terre Geb.
75. « Ô ce sycomore de Nout, donne moi l’eau qui est en toi » (ibid., p. 183).
76. Ibid., p. 560.
77. « Hostile oiseau » est le titre de la dernière partie du recueil Double Pays (1965).
78. Ibid., p. 3.
79. J. Izoard, Andrée Chedid, ouvr. cité, p. 28.
80. Comme Z. Ali-Benali dit à propos de Cyre, la fillette de Les Marches de sable, dans « L’enfant qui
fait le monde », Andrée Chedid, l’enfance multiple, ouvr. cité, p. 91.
81. Entretien du 20 septembre 2010.
82. « Rythmes », Gallimard, coll. « Blanche », 2003, p. 72.
83. Textes pour un poème 1949-1970, Gallimard 2009, p. 30.
84. Ibid., p. 28.
85. Double pays est le titre d’un recueil paru en 1965.
86. W.-F. Otto, Essai sur le mythe, Mauvezin, Trans-Europe-Repress, 1987, p. 30.
87. Tel est le titre du Livre des morts, selon l’interprétation de M. E. Lefébure. La citation est tirée
de la préface à l’édition académique en français par P. Pierret, ouvr. cité, p. III.

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AUTEUR
MARIA FRANCESCA RONDINELLI

Université Stendhal-Grenoble 3

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Nouveaux mythes

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Quelques remarques sur le mythe


des ancêtres chez Kateb Yacine ou
comment le Nègre « providentiel »
de Nedjma1 bouleverse la mythologie
identitaire2
Ismaïl Abdoun

1 Riche et complexe, la figure du Noir, aussi loin que l’on remonte3, habite l’imaginaire
maghrébin sur tous les plans : préhistorique, anthropologique, sociohistorique,
psychologique, littéraire, linguistique, artistique, musical… Il est à remarquer que tous
les interprètes de Kateb se sont contentés de considérer la présence du Nègre dans
l’œuvre comme la « dimension africaine » — en l’occurrence l’« africanité » — de
l’Algérie, ce qui est une pure tautologie, à l’instar des autres clichés politico-historico-
anthropologiques de tous bords tels que : l’islamité, l’arabité, la berbérité, la
méditerranéité… et autres « ânéités » sonores — pour paraphraser Mallarmé. Nous
avons, quant à nous, cherché son origine dans « l’au-delà » (ou « l’en deçà ») du texte, là
où celui-ci s’enracine, à son insu probablement, dans l’imaginaire culturel algérien, en
faisant une rapide incursion dans les contes et les langues populaires en arabe
(algérien) et en berbère ( kabyle).
2 Avant d’entamer ces remarques, qu’on nous permette de citer quelques passages de
notre ouvrage4 consacré à Kateb Yacine qui retracent la genèse du personnage du
Nègre5 :
Le Nègre, dans Nedjma, n’est pas, à proprement parler, un personnage dans le sens
traditionnel du terme. Il n’a pas de liens précis, concrets avec une référentialité
d’ordre historique, politique, ou social ou même purement « diégétique » comme
les autres personnages. C’est d’abord une silhouette anonyme, inconnue, un signe
anthropologique — quasi exotique — un « intrus » dans la diégèse (mais un intrus
qui devient essentiel dans les nouveaux rapports des personnages avec Nedjma ;
rien ne sera jamais plus comme avant après son entrée en scène). C’est enfin une
figure signifiante qui tient plus de l’ordre de la « sémiosis » que celui de la

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« mimésis ». Mais aussi — et c’est lié — il est un signifiant qui fait basculer la
diégèse : en enlevant Nedjma, il met fin, non au roman, mais à une dimension
capitale de la diégèse, l’histoire du roman tragi-romantique (bovarienne) entre
Rachid et Nedjma — et par conséquent entre celle-ci et les autres personnages qui la
désirent plus que passionnément ; en même temps qu’il clôt l’épopée tragi-comique,
carnavalesque, d’un rêve de ressourcement dans « la terre sacrée des ancêtres ».
3 Lors de la scène du bain au Nadhor (IVe partie), s’instaure un rapport aussi violent que
complexe, ambigu, ambivalent, subtil, quasi « spéculaire » entre Nedjma et ce Nègre
imprévisible :
On sait que Nedjma est rousse et que la rousseur est la limite, l’absolu de la
blancheur du corps (du Blanc) ; la noirceur étant l’antonyme de la blancheur, la
nigritude — pour employer un néologisme — serait le reflet inverse (et l’équivalent
hyperbolique) de la rousseur. D’où l’immense surprise réciproque des deux figures
antithétiques (mais des contraires qui vont « s’unir », se « conjoindre » dans et par
la violence) au moment de leur rencontre, l’une sortant toute nue du bain, l’autre
d’un sommeil énigmatique. Moment décisif du texte, cette rencontre va
bouleverser, changer la nature et le cours du récit : pluralisation et prolifération
langagière (métaphorique surtout), dispersion des protagonistes et redistribution
des rôles avec celui, inédit et fondamental désormais, du Nègre.
Le Nègre est ainsi le pivot d’une étrange triangulation quasi « œdipienne » et d’une
transmutation radicale du récit. Par lui arrive le scandale diégétique et narratif : le
récit subit (est soumis à) de si fortes tensions contraires (agglomération inédite de
l’Histoire, du Mythe et du Désir) qu’il « implose » pour ainsi dire ; il se condense et
se densifie de manière si intense, autour du noyau du désir, qu’il finit par libérer,
projeter toute son énergie qui se disperse, se diffracte, rayonnant dans tous les
sens6…
4 Absent du théâtre (Le Cercle des représailles), il n’a d’identité nominale que générique,
raciale (mais aucunement raciste) : « noir », plus souvent « Nègre », « vieux Nègre »
dans Nedjma et Le Polygone étoilé. Mais il a un nom dans certains textes antérieurs ou
contemporains du Polygone, rassemblés (en partie ?) par Jacqueline Arnaud dans
L’Œuvre en fragments et faisant partie intégrante, à notre sens, de ce que nous appelons
« Le cycle de Nedjma » : Le Cercle des représailles, Nedjma, Le Polygone étoilé7.
5 Un nom lourd de références cultuelles, historiques et idéologiques : Si Mabrouk.
Mabrouk : détenteur de la « baraka », la protection divine, le plus souvent attribué aux
Noirs dans les Hauts Plateaux et le Sud algériens. Signalons la conjonction de ce nom
avec Sidi Mabrouk, le saint patron de la confrérie noire de Constantine où il a son
sanctuaire sur une colline — cité dans Nedjma (N, p. 125). Il faut ici remarquer que ce
prénom est précédé de la particule « Si », diminutif populaire du classique Sidi
(Seigneur), marque d’honorabilité et/ou de pouvoir politique (dans un sens très large)
ou religieux (ou les deux à la fois, tant le politique et le religieux sont intimement
(al)liés au Maghreb, de tout temps). Ainsi donc le « vieux Nègre », « l’homme sans
visage », est enfin personnalisé, enfin doté d’un nom, marque fondamentale de toute
identité. Ainsi singularisé, désormais, Si Mabrouk ne pourra être confondu avec aucun
autre Nègre.
6 L’écriture, l’écrire, accouche le texte d’une longue et lourde grossesse et « baptise »,
avec ostentation (le Si ) l’enfant « maudit », longtemps non désiré en même temps que
vivement souhaité. Grâce à la particule « nobiliaire », le Nègre devient un personnage
respecté et incontesté, car investi d’une autorité incontestable doublement
symbolique : celle déléguée par l’ancêtre et celle héritée de sa culture (son « être », son
« essence ») africaine.

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7 Ainsi, s’opère un véritable retournement, une véritable « révolution culturelle »


— efficacité du symbolique sur le réel : l’esclave devient le maître des descendants du
Maître et les dépossède de leurs biens les plus précieux, la terre et la femme. Il est le
maître des lieux, le maître des armes, le maître du savoir et des pratiques magico-
religieuses… Il domine les descendants du Maître au nom même des lois fondées et
prescrites rigoureusement par le Maître — et qu’ils ont trahies. Car il parle au nom du
fondateur suprême (Keblout a dit), ce qui lui permet d’opérer ce renversement
spectaculaire (et « révolutionnaire) : il retourne la loi du Maître contre ses « maîtres »
(on songe ici — mais de loin — à la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel,
reprise par Marx). Le texte va jusqu’à suggérer la possibilité qu’il serait un descendant
— donc aussi légitime que les autres — de Keblout : ce qui lui donne tous les droits
(quasi prééminents) d’exister et de circuler, à sa guise, parmi tous les autres signifiants
de l’œuvre. C’est Rachid qui parle : « cet homme était dévoré […] par je ne sais quelle
passion où il entrait de l’amour pour Nedjma, et de l’adoration pour le fondateur de la
tribu, le vieux Keblout dont il était peut-être lui aussi le descendant » (N, p. 146).
8 De cette dialectique, les personnages, non plus que les catégories mêmes de la narration
(temporalité, registres du discours…), ne sortent indemnes. Quelque chose s’achève ici,
et doublement : l’épopée dérisoire du retour « aux sources » et le roman d’amour non
moins dérisoire, et ce, sur le mode à la fois dramatique et fantastique (voire
fantasmatique). On voit bien ici, nous semble-il, comment le texte est confronté à — se
« comporte » avec — l’idéologie raciale de sa propre culture (son inconscient culturel) ;
comment il hésite à la dire, mais ne peut s’empêcher, cependant, de lui donner
pleinement la parole ; comment, finalement, il compose avec elle en la laissant (se)faire,
se dire et se redire dans le dire même de son écriture (de sa propre parole), en un
compromis où elle se donne à voir (à lire) en son envers, c’est-à-dire l’expression
— l’aveu — de son échec qui est la victoire du Nègre en personne. Du coup, ce
bouleversement permet au texte de survivre à l’écriture romanesque, de réexister hors
du conflit racial mortifère — Noir versus Noir — que refoule et exhibe à la fois l’histoire
du « Nègre providentiel » de Nedjma (N, p. 154-155).
9 Jusqu’à l’intervention violente du Nègre — après son « épiphanie » fantastique en plein
centre du « roman » — le récit poursuivait une trajectoire certes polymorphe et
polyvalente mais, somme toute, assez cohérente et « normée » malgré sa complexité
(on peut penser, entre autres, à Jacques le fataliste et à La Recherche de Proust, ou encore
à l’Ulysse de Joyce), conjuguant une histoire d’amour passionnel, l’histoire tragique des
massacres du 8 mai 1945, et la mythologie tribale. Le Nègre vient donc perturber cette
trinité plus ou moins homogène dont le « liant » est la consanguinité des personnages
gravitant autour de la belle et fatale cousine, issue elle-même d’un mélange explosif
judéo-franco-arabo-berbère. Et c’est le Nègre, l’Africain noir — la dimension qui
manquait, à la fois présente et absente — qui va mettre le feu aux poudres, faisant ainsi
éclater tout à la fois la cohésion illusoire du groupe et la fragile cohérence du récit, et
ruinant aussi, définitivement, toute tentative et toute possibilité de suivre ou de
poursuivre une démarche narrative aussi bien traditionnelle que moderne — Nouveau
roman et autres ; mais cela n’empêche nullement l’emprunt intertextuel, à des fins
propres, ou des formes et des techniques étrangères utiles à la création. Comme si
l’écriture katébienne était sommée d’inventer ses propres codes, ses propres ressources
sous peine de sombrer dans l’aphasie, ou, pire, de tomber dans le piège tout aussi létal
du mimétisme, si talentueux soit-il (on pourrait ainsi parler « d’écriture vigilante »). Et

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dès lors, ce n’est plus la faute à Rousseau ou à Voltaire, c’est la faute (toute bénéfique)
au « frère africain8 » et à sa sombre et généreuse humeur…
10 Mais par son statut complexe et sa survenue proprement imprévisible dans Nedjma, ce
personnage — ou plutôt cette figure— n’est point aisée à cerner avec rigueur par les
approches thématiques et narratologiques traditionnelles, même si elles peuvent être
souvent pertinentes. En conséquence, pour ce qui nous concerne, nous utiliserons
— rapidement — des concepts deleuziens qui nous semblent plus opératoires dans ce
contexte, notamment ceux de « ligne de fuite » et de « territoire »9.
11 Le Nègre représente dans le récit une ligne de fuite (i.e. de liberté de l’écriture)
essentielle. Fuite : débordement du trop-plein signifiant vers des horizons scripturaux
plus larges ; cette ligne de fuite est ainsi une libération de tous les potentiels et
possibles narratifs. L’intervention du Nègre installe une disparité inédite et féconde au
cœur même de l’œuvre — et nous dirons, avec Deleuze, que le dispars10 est la métaphore
de toute l’Œuvre katébiennne. La ligne de fuite donc du Nègre délocalise le récit et,
partant, l’écriture, et redistribue toutes les données narratives. Plus précisément, elle
perturbe, brise l’agencement énonciatif initial des rôles actantiels sur lesquels était,
jusque-là, bâti le roman. C’est une force (car il s’agit bien d’un rapport de forces entre le
Nègre — il est armé et il tue — et les descendants « dégénérés » de Keblout) fortement
générative de déterritorialisation ; force à la fois de ressourcement dans la mémoire
collective et de reterritorialisation projective violente dans un à-venir à construire, voire
un devenir révolutionnaire, car le message de l’Ancêtre à ses descendants est clair : il
faut reprendre les armes pour chasser le colonialiste spoliateur. Ainsi :
— Le Noir déterritorialise Nedjma de sa condition de classe (c’est une bourgeoise
citadine) pour la (re)territorialiser dans le champ des valeurs éthiques ancestrales.
— Il la libère de l’Œdipe en « liquidant » son père, Si Mokhtar (et comme par un
hasard tout freudien, le coup de feu l’atteint aux pieds !). En l’enlevant, il la
« désœdipianise » aussi, la sauvant ainsi du risque d’inceste avec son cousin — et
peut-être demi-frère — Rachid. C’est un anti-Œdipe.
— Il l’arrache à l’aventure bovaryste : Nedjma qui partage presque toutes les
sonorités de son nom avec Emma avait failli réaliser la fugue « romanesque » tant
rêvée par cette dernière. Du coup, il déterritorialise la narration du terrain à la fois
post-balzacien et flaubertien.
— Il la désubjectivise, la désindividualise, en la (re)territorialisant dans le champ
symbolique et légendaire : sous sa garde, elle voyage, voilée de noir, entre Bône et
Constantine et finira par se confondre avec ces deux grandes cités antiques
(Hippone et Cirta). Figure désormais mythique et collective, elle symbolisera toutes
les veuves qui ont survécu à la disparition des hommes morts au combat, depuis la
plus haute Antiquité, contre toutes les invasions étrangères : elle est l’incarnation
de la patrie « toujours vierge après chaque viol » (N, p. 183-184).
— Il la déterritorialise en tant que « libertine » qui joue des rivalités de ses
« amants » rendus fous violents par sa beauté et ses fausses promesses de
possession, en la territorialisant dans le rôle de mère régénératrice du clan-Nation.
— Il déterritorialise aussi Rachid. En tuant Si Mokhtar son oncle paternel (qui est
aussi l’assassin de son père : il le venge donc), son mentor qui l’a initié au mythe
tribal et lui fait prendre conscience de son identité, et en le chassant, fusil au poing,
du Nadhor pour aller se murer au fondouk de Constantine (c’est un déserteur
recherché), il l’oblige à se reterritorialiser sur le terrain du questionnement
critique concernant l’origine problématique du clan (et par extension de la future
nation) ou, du moins, à faire un constat douloureux. L’interrogation sur l’origine,
sur l’identité originaire, aboutit à une impasse : « Tout cela est une pure
malédiction de Dieu ou du vieux brigand (Si Mokhtar)… Je ne puis remonter aux
causes. Car je suis mêlé à trop de morts, trop de morts… » (N, p. 184)

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12 D’où le rôle « révolutionnaire11 » de cette figure profondément ancrée dans l’imaginaire


collectif, au moins sur deux plans : ce processus d’agencement « dispars », en lignes de
fuite, de déterritorialisations-reterritorialisations, dynamiques, toujours mouvantes et
imprévisibles, permet de lever l’aporie de la recherche problématique de l’origine. Il
brise le monolithisme identitaire autocentré. L’intervention déterritorialisante du
Nègre, la ligne de fuite qu’il instaure d’autorité est « révolutionnaire » en ce qu’elle
nous semble imposer la nécessité d’une interrogation critique sur le danger d’une
identité fermée sur elle-même, clanique, trop ethnicisée, à la limite de la racialisation,
carcérale, quasi schizoïdique, dans le même temps qu’elle laisse entrevoir la réelle
possibilité — réelle historiquement et anthropologiquement — d’une identité à la fois
singulière et plurielle, régionale et continentale et donc d’un devenir multiculturel
différencié et unitaire, en un mot, véritablement panafricain… Au moment même où
l’interrogation sur l’origine atteint sa limite proférable et préfigure (énonce/annonce)
son dépassement virtuel vers un devenir autre, le texte katébien semble avoir épuisé
toutes ses ressources poétiques. Rachid est au fondouk à Constantine :
Se taire ou dire l’indicible […] Rachid nettoyait la pipe, sur le gouffre nocturne,
prenant de la hauteur comme un avion délesté, inoffensif et vulnérable, pris en
chasse entre la base et l’objectif, entre le père abattu et le Nègre qui l’avait vengé,
mais gardait Nedjma en otage. (N, p. 190)
Avec cette figure du Nègre, le « roman » rend, pour ainsi dire, son dernier souffle : dès
lors il ne fera plus que se redire indéfiniment ( les V e et VIe parties n’apportent rien de
fondamentalement nouveau sur le plan poétique et répètent les premiers chapitres du
roman, comme des « variantes » du Même), comme un astre qui a achevé sa révolution
et (re)tournant sur lui-même à l’infini. Ce « Nègre providentiel » semble donc bien être
le bon génie de l’œuvre katébienne…
13 Pour conclure, très brièvement, on dira que, à travers la figure du Nègre, figure
profondément ancrée dans l’imaginaire culturel algérien (et maghrébin), l’énoncé
mythique (muthos) assure la cohésion, et donc l’unité, de l’énoncé lyrique (la poesis
comme voix individuelle) et de l’énoncé historique (le logos comme voix collective). Il
adjoint et rend cohérents les deux termes contradictoires de l’oxymore (poesis/logos) :
radicalement différents, totalement « autres » en apparence, « littéralement et dans
tous les sens », Nedjma blanche et rousse et le Nègre forment un couple oxymorique
inédit, jumelés en un oxymore surprenant, imprévisible, doublement signifiant sur les
plans poétique et anthropologique tout à la fois : signifiance totale…
14 L’énoncé mythique « induit » donc, entre ces deux pôles de l’œuvre à la fois proches et
lointains dans le même temps, une tension hautement productive en intégrant et
maintenant les contradictions et les différences dans une unité d’ensemble dynamique,
unité différentielle constamment créative que Gilles Deleuze désigne par « disjonction
inclusive ». Ainsi, selon nous, quasiment toutes les notions par lesquelles on caractérise
communément le tissu complexe de l’Œuvre katébienne : œuvre en fragments, œuvre
éclatée, inachevée, cyclique, répétitive… sont subsumées sous cette disjonction
inclusive d’une extrême tension — et tension extrême — foyer d’une énergie poétique
potentielle toujours active et source d’une poéticité fulgurante. Et cette poéticité
fortement tendue et contrastée, expression à la fois de la polyvalence et de l’unité de
l’œuvre, nous semble fonder ce que nous appelons la Poétique du texte katébien…

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NOTES
1. Kateb Yacine, Nedjma, Seuil, 1956 (désormais N dans les références après les citations).
2. Une première version de cet article a été exposée lors du colloque international sur les
littératures africaines, IIe Festival panafricain, Alger, novembre 2009.
3. Sur la présence des mélanodermes au Sahara et dans le sud de l’Afrique du Nord, voir le beau
travail du grand préhistorien et protohistorien G. Camps, Les Berbères. Mémoire et identité, qui a
fait l’objet de multiples éditions et dont on citera la plus récente : Alger, Éditions barzakh, 2007.
4. I. Abdoun, « Le personnage du Nègre dans Nedjma et Le Polygone étoilé », dans Lecture (s) de Kateb
Yacine, Alger, Casbah Éditions, 2006, p. 143 ; publié à l’occasion du 50e anniversaire de Nedjma.
5. Sur les premières études universitaires algériennes portant sur le mythe des ancêtres chez
Kateb, on aurait profit à consulter les deux thèses de troisième cycle de M. Djaïder, Le Discours
mythique dans l’œuvre romanesque de Kateb Yacine et de K. Nekkouri sur Le Cercle de représailles.
6. Ibid., p. 151.
7. Voir, entre autres : Djerba, l’île de l’étrangère, Parmi les herbes qui refleurissent, Le Bain des maudits,
dans L’Œuvre en fragments, textes rassemblés et présentés par J. Arnaud, Sindbad, 1986.
8. Notons, au passage, qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’élite africaine
colonisée — et nord-africaine, notamment algérienne — prend conscience qu’il lui faut
impérativement recouvrer son identité culturelle en la décapant de ses archaïsme passéistes. La
première « bombe » poétique, radicalement révolutionnaire, sera lancée par un Nègre génial,
Aimé Césaire, avec son splendide Cahier d’un retour au pays natal. Cette question a été
admirablement traitée par Frantz Fanon, l’Algéro-Antillais et disciple de Césaire. On peut donc
avancer, sans grand risque que, d’une certaine manière, Kateb Yacine a aussi une filiation
poétique certaine avec Césaire.
9. G. Deleuze Gilles et F. Guattari, Mille Plateaux. Capitalisme et Schizophrénie, Minuit, 1980.
10. Les concepts de compars et dispars sont développés dans G. Deleuze, Différence et répétition,
PUF, 1968.
11. Il faut prendre le terme « révolutionnaire » dans le sens propre de retournement,
transformation (plus ou moins violente). Kateb disait, dans une interview, avec un subtil
humour : « La révolution est inscrite dans les étoiles. » Il s’agit donc, d’abord, d’une révolution
poétique, car,quels que soient les rapports (pas toujours pacifiques d’ailleurs) entre le politique
et le poétique, dans « l’espace littéraire », le denier mot revient toujours au poétique.

AUTEUR
ISMAÏL ABDOUN

Université d’Alger

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Les Pères du désert d’Égypte : utopie


et silence
Jean-Baptiste Bernard

1 Peut-on parler de mythe à propos des Pères du désert ? Si l’on considère


l’extraordinaire fortune littéraire, et plus généralement culturelle, qu’ont connue des
figures comme celles d’Antoine le Grand, de Macaire, de Pacôme, il semble que oui. Au-
delà de l’historicité des personnages, leur rôle de référent culturel majeur en Orient
comme en Occident permet d’étudier, à travers eux, outre la formation d’une tradition
religieuse toujours vivante, celle d’un mythe, épistémologique et politique.
2 Le champ d’étude est vaste, et il ne s’agira ici que d’en esquisser quelques axes. De
l’abondante littérature patristique de l’Antiquité tardive, jusqu’aux travaux de
redécouverte menés au XXe siècle, notamment par les moines des abbayes de Solesmes
et de Bellefontaine, c’est tout un imaginaire qui prend corps autour des figures des
premiers ermites d’Égypte. Le dernier quart du siècle dernier a vu réactivés les thèmes
forts du mythe. La dimension politique, celle du vivre ensemble, est une composante
majeure du cours donné par Roland Barthes au Collège de France en 19771. Dans son
essai, Les Hommes ivres de Dieu2, Jacques Lacarrière s’interroge sur l’expérience
spirituelle de la retraite au désert, dans son rapport à la parole, à la folie, tout comme
François Weyergans, dans le roman qu’il consacre à l’une des figures fameuses du
monachisme égyptien, Macaire le Copte3.
3 Dès les textes antiques, ces thèmes sont présents, et problématisent ce qui nous semble
être un mythe qui interroge la capacité de l’homme à vivre en communauté, la façon,
aussi, qu’il a de concevoir le rôle de la connaissance et du langage dans sa structure
d’individu. Le premier grand texte, Vie et conduite de notre saint Père Antoine4, écrite par
le patriarche Athanase d’Alexandrie au milieu du IV e siècle, pose d’emblée ces
questions. Deux décennies plus tard, Jérôme de Stridon, dans sa Vie de Paul de Thèbes,
premier ermite5, reprend partiellement ces thèmes et leur fait prendre le chemin de
Rome et de tout l’Occident chrétien. Au début du V e siècle, ce sont Pallade de Galatie et
son Histoire lausiaque, puis Rufin d’Aquilée, son traducteur en latin, qui achèvent de

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donner aux Pères du désert d’Égypte leur renommée internationale, et entérinent le


passage de l’histoire au mythe6.
4 C’est bien de cela qu’il s’agit : en quelques décennies, les fondateurs de groupuscules
locaux, profondément enracinés dans leur contexte particulier, provoquent un
changement radical qui se mesure à l’échelle d’une civilisation, deviennent, de fait, les
référents qui structurent une nouvelle façon de concevoir la vie en société et jusqu’à
l’homme lui-même. En se soustrayant aux structures traditionnelles de la société, en se
retranchant du monde, les Pères du désert ouvrent une nouvelle page de l’histoire
proche-orientale et européenne. Après eux, la question reste ouverte d’une utopie
chrétienne de la vie en cellules sociales réduites, reste ouverte aussi la question d’une
possible vanité de la raison, qui a nourri toute la tradition monastique et mystique, et
n’a eu de cesse d’interroger, voire de critiquer ne serait-ce qu’en l’état de contre-
modèle, la philosophie, des diverses écoles médiévales au rationalisme moderne.
5 Aujourd’hui, les figures de saint Antoine le Grand, Paul de Thèbes, Pacôme, Macaire
l’Ancien, pour ne citer que les plus célèbres, sont investies d’une charge symbolique
particulièrement forte. Solitaires, les Pères représentent l’anarchisme chrétien,
l’expression d’une quête d’absolu si puissante qu’elle interdit le commerce des
hommes, et jusqu’à la vie de la chair. En petites cellules retranchées dans le désert, ils
proposent de faire de la vie commune une préfiguration du Royaume de Dieu, un îlot de
vie véritable dans un monde perçu comme soumis à l’arbitraire du mal. Plongés dans le
silence, ils montrent que toute parole s’annule devant la Parole de Dieu, en somme, que
la quête spirituelle est une quête d’anéantissement, que l’individu est une illusion, une
créature de l’orgueil humain. Ouvrant la bouche, ils prêchent à rebours de l’intelligence
et de la raison, pratiquent l’anti-discours par excellence, celui qui cherche à défaire
l’appareil de l’esprit pour que souffle en lui l’altérité de l’absolu. La mythologie
chrétienne a volontiers retenu des Pères du désert le pittoresque des attaques
démoniaques et les pratiques presque folkloriques des extrémistes, comme Jacques de
Voragine dont la Légende dorée, à propos des Pères, est assez peu spirituelle. C’est, nous
semble-t-il, négliger la dimension performative du mythe : si le mythe est une
« histoire », c’est aussi, et sans doute en premier lieu, l’expression d’un sens possible,
une prise en charge et une structuration du désir de vérité ; en cela, plus que prédicatif
le mythe est un espace d’élaboration, celui de l’évolution et de la création du sens.
Ainsi, c’est à ce titre, bien plus qu’à celui du merveilleux ou du répertoire symbolique,
que l’histoire des Pères du désert est investie d’une fonction mythique, en particulier
par les quatre thèmes que nous évoquions : la rupture par la solitude, puis l’expérience
communautaire, l’ascèse du silence et la subversion du discours.
6 Pourquoi cette importance, cette place à part des Pères du désert dans le paysage
intellectuel de l’Occident et de l’Orient chrétiens ? Comment l’universalisme chrétien a-
t-il pu construire avec une histoire rigoureusement égyptienne un répertoire mythique
dans lequel il puisa, jusqu’à nos jours, des exemples fondamentaux dans la définition de
son attitude à l’égard de la connaissance et de la cité ? C’est certainement la radicalité
du propos des Pères, la rupture, le départ au désert, qui est à l’origine de la riche
tradition qui découle d’eux, tant elle est problématique, pour le monde et pour la
pensée. Pour essayer de saisir cette dynamique, nous nous proposons de revenir aux
origines du mythe, égyptiennes et littéraires.

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L’Égypte et la spiritualité du désert


7 L’Égypte du IIIe siècle offre un paysage religieux d’un rare dynamisme : le christianisme
y connaît une importante expansion, alors que les grands cultes polythéistes brûlent de
leurs derniers feux et que de nombreuses sectes, notamment gnostiques, connaissent
un succès parfois éclatant. Les persécutions antichrétiennes organisées par le pouvoir
impérial, les luttes doctrinales au sein de la jeune église et les aspirations à une vie
spirituelle d’une exigence absolue favorisent l’émergence de nouveaux courants. Avant
de nous pencher sur le traitement par les docteurs de l’Église de certains aspects des
biographies, réelles ou fictives, des Pères du désert, il convient de mettre la démarche
de ces derniers en perspective.
8 Le mouvement érémitique apparaît dans un premier temps comme la continuation,
sous un autre étendard idéologique, d’une pratique religieuse propre à certains cultes
du polythéisme égyptien, en particulier celui de Sérapis. Ce dieu relevait d’une
construction syncrétique voulue par Ptolémée, le premier pharaon de la dynastie
Lagide : il réunissait des traits d’Osiris, d’Apis, de Zeus, d’Hadès. Son culte, sous la forme
d’un taureau, connut une fortune grandissante dans l’Antiquité tardive, comme
d’autres cultes à mystères, ceux, par exemple, d’Isis et de Mithra7. L’aspect de ce culte
qui intéresse le plus le mouvement érémitique est l’existence, au Serapeum de
Memphis, d’une communauté de prêtres vivant enfermés dans l’enceinte du temple (les
katochoi, parfois francisés en « catoques », du grec « reclus », « possédés »). Si
l’Antiquité a connu de nombreuses formes de consécration d’un individu à une divinité,
ces prêtres sont les premiers, à notre connaissance, à rechercher un idéal de vie
solitaire, tourné intégralement vers la contemplation et la méditation, en marge de
toute manifestation publique de la religion. Contrairement à d’autres groupes religieux,
comme les Esséniens par exemple, les reclus du Serapeum ne visent pas à représenter
une forme de communauté parfaite : ils sont tout entiers tournés vers la
personnalisation de la relation au sacré. Il faut aussi signaler l’existence, rapportée par
Philon d’Alexandrie8, d’une secte propre au judaïsme hellénisé, particulièrement
florissante en Égypte : les Thérapeutes, dont la vie alternait entre prière solitaire et
temps communautaires. Pour de nombreux auteurs, ce mouvement inspira en partie le
cénobitisme chrétien, lorsque, devant l’affluence de disciples, les ermites durent
élaborer une règle afin de pérenniser l’existence des communautés.
9 Les ermites, d’abord égyptiens, étaient familiers de cette idée selon laquelle dans la
réclusion et la solitude se construit un rapport authentique et personnel à la divinité.
Chrétiens, ils transforment la démarche des adorateurs de Sérapis, par l’apport des
Écritures. La Bible abonde en figures de solitaires, quittant tout pour le désert, lieu
privilégié de la rencontre avec Dieu : Moïse, Élie, Jean-Baptiste, le Christ lui-même
pendant les quarante jours de sa tentation, sans oublier le grand patriarche Abraham.
Mais dans la Bible, le désert et sa solitude ont avant tout une fonction de transition :
aller au désert, c’est chercher la confirmation d’une vocation. Le désert est le lieu de la
préparation, de l’initiation : ainsi de l’Exode, qui confirme la vocation d’Israël à
endosser le rôle de « peuple élu », représentant, dans ses errements, tous les errements
humains, dans sa sainteté, toute la perfectibilité de l’homme. Au niveau individuel, le
désert est le lieu où se forme la parole prophétique, celui où le prophète, jusqu’au
Christ, assiste à la genèse, en lui, du verbe divin. L’initiation, dans la solitude et l’ascèse,

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au pouvoir de la parole divine, débouche invariablement sur un retour à l’humanité


vers qui cette parole est projetée.
10 Les ermites ne peuvent prétendre suivre le même parcours initiatique : quand Antoine
s’en va au désert, en 269, tout a déjà été révélé. Il s’agit alors de faire la synthèse des
héritages biblique et polythéiste : le désert reste le lieu de la rencontre personnelle
avec Dieu, mais vidée de la motivation prophétique. Reclus dans le désert — la nature
de l’espace désertique garantissant la réclusion —, l’ermite cherche la relation
personnelle qu’y ont connue les prophètes et les patriarches, mais selon le même mode
que les reclus du Serapeum et les Thérapeutes, celui d’une méditation permanente d’un
corpus existant, et non d’une parole délivrée directement par la divinité9. Il faut, bien
entendu, nuancer cet aspect : pour l’ermite, si la révélation est pratiquement fixée
— nous sommes dans les siècles de définition du canon —, elle n’en sollicite pas moins,
en lui, une aptitude unique à la recevoir. La recevoir, et non la comprendre : hormis
dans la vie écrite par Athanase10, l’ermite enseigne plus volontiers par ellipse qu’en
exposant une interprétation du texte révélé. L’ermite est avant tout, dans sa relation au
corpus biblique, celui qui cherche non à comprendre mais à entendre, à mettre en
œuvre, non à gloser. Il est le récepteur de la parole révélée dans son dynamisme
signifiant : il entre en résonance, il se consacre au silence et à la prière brève, pour ne
pas interférer intellectuellement avec l’altérité absolue qui se manifeste dans la parole
qu’il médite en permanence (la « rumination » des textes bibliques).
11 Cette vocation de l’ermite, bien qu’elle opère une synthèse originale du point de vue
judéo-chrétien et de la tradition locale, se définit néanmoins spécifiquement en regard
du référent égyptien. En effet, le rôle de l’Égypte dans la Bible, d’une part, et, de l’autre,
le contexte historique entourant les premiers ermites sont déterminants dans la
construction du projet des Pères.
12 La terre d’Égypte, dans la tradition judéo-chrétienne, a un rôle ambivalent. Terre de
l’« abomination païenne », de la tentation, de l’oppression, elle est aussi terre de
confirmation. Le peuple d’Israël, en Égypte, est tour à tour réduit en esclavage,
persécuté pour sa différence et tenté par le paganisme, avant de suivre l’appel de
Yahvé. Il en va de même pour certains personnages importants de la geste biblique :
Joseph, fils de Jacob, et surtout Moïse. Pour le peuple élu, sans cesse à la recherche de
son identité, de ses institutions et de son territoire, l’Égypte représente un miroir
inversé, le paradigme antithétique de sa propre vocation, sans commune mesure avec
d’autres peuples, comme les Philistins, bien qu’ils jouent un rôle comparable.
13 Sans entrer en profondeur dans les aventures des patriarches comme séquences d’un
même récit de l’« origine », il importe d’avoir à l’esprit cette équation fondamentale :
l’Égypte est, pour Israël, la possibilité de s’assimiler au monde, le contre-modèle à la
fois séduisant et repoussant qui nécessite la différenciation radicale d’Israël vis-à-vis
des autres peuples. Ainsi, c’est le référent égyptien qui structure l’opposition entre
Révélation et religion qui est à l’origine de la recherche de la « Terre promise », dans
l’Exode. Pour les juifs puis pour les chrétiens, il s’agit, après la sortie d’Égypte, de suivre
un Dieu qui parle, qui se révèle par la bouche des prophètes puis du Christ, et se révèle
essentiellement pour parler des relations possibles avec lui, au contraire de la religion,
perçue dans la Bible comme un culte figé dans des catégories morales et des
marchandages propitiatoires, dont l’Égypte pharaonique, avant d’autres peuples, est le
parangon. Les ermites sont particulièrement sensibles à cette dynamique de la

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Révélation, parole qui tranche les constructions spéculatives et les rituels humains, au
point de rompre avec leur humanité pour mieux l’entendre au désert.
14 Cette référence culturelle, dans l’église primitive, va de pair avec le contexte immédiat
qui entoure son développement. Si ce sont désormais les Grecs, et surtout l’Empire
romain, qui représentent le modèle d’humanité auquel il faut se soustraire, l’Égypte est
la province où celui-ci se manifeste avec le plus de brutalité, selon les auteurs
patristiques : les persécutions de Dèce, de Valérien, d’Aurélien puis de Dioclétien, entre
250 et 303, auraient particulièrement touché les chrétiens du nord de l’Afrique, et joué
un rôle important dans le mouvement érémitique, qui correspondrait entre autres à
une volonté de se mettre à l’abri des persécutions. Cela dit, Antoine, dans le récit
d’Athanase11, déplore de ne pas trouver le martyr, et d’autres textes de l’église
primitive, comme les épîtres de Clément de Rome ou le récit connu sous le titre de
Martyre de Polycarpe, montrent à quel point le martyre était valorisé, voire désiré dans
les communautés chrétiennes12. Plus, alors, qu’un refuge, le désert représente le lieu
d’une rupture avec la société : entre persécutions et référent biblique, le désert
d’Égypte apparaît comme le lieu absolument unique — au moins au début —, où cette
rupture est possible.
15 Si bien des formes de pratiques spirituelles radicales ont vu le jour dans l’église
primitive, célibat consacré, communautés de vierges, voire castration, l’apparition de
l’érémitisme, avec saint Antoine, répond au caractère unique du contexte égyptien.
D’une part, l’héritage du culte de Sérapis et des Thérapeutes et sa mise en regard des
figures bibliques du désert nourrit les expériences menées par les ermites puis par les
premières communautés cénobitiques. D’autre part, la charge symbolique de l’Égypte
dans la psyché collective des communautés judéo-chrétiennes et son actualisation, dans
les persécutions romaines, comme condensé de tous les aspects de l’humanité que le
chrétien doit refuser joue un rôle fondamental dans le désir de rupture incarné par les
anachorètes. Ces différents facteurs, nous semble-t-il, montrent l’unité et l’originalité
du parti des Pères, Antoine en premier, comme directement lié à l’imaginaire et à
l’histoire de l’Égypte, lieu de passages permanents entre le monde antique et la « nation
élue », entre la spécificité de la Révélation et les cultures religieuses qui l’environnent
et parfois la conditionnent.
16 Avant même que les premiers ermites ne se lancent dans le pari de rencontrer et de
fréquenter Dieu au désert sans vouloir en tirer enseignement doctrinal ni structure de
pouvoir, l’Égypte offrait aux spéculations religieuses une matière multiple et des
exemples de réalisation très nombreux. Antoine au désert, et avec lui combien d’autres,
l’Égypte apparaît comme le lieu d’élaboration d’une synthèse unique dans l’histoire
religieuse, qui débouche sur un modèle aujourd’hui répandu et décliné de multiples
façons dans les christianismes d’Orient et d’Occident. De l’unicité d’une histoire locale à
un phénomène spirituel et social qui a rapidement débordé son cadre méditerranéen, il
y a une étape fondamentale : l’écriture, par les pères et docteurs de l’Église, de textes
qui posent l’érémitisme comme porteur d’une problématique universelle, en premier
lieu les Vies écrites par Athanase et Jérôme13.

Érémitisme et utopie monachique


17 Du vivant des Pères du désert, déjà, se constituait un corpus important, à partir duquel
le mythe allait prendre son essor. D’un côté, les Vies que nous avons mentionnées, de

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l’autre, des recueils de sentences, d’apophtegmes. Ces recueils, d’abord en copte et en


grec, se diffusèrent rapidement dans tout l’Orient chrétien, contribuant
significativement à la bonne fortune des modèles érémitiques et monachiques
égyptiens. Les apophtegmes, construits sur le modèle de la transmission orale, « Abba
untel disait, Abba Antoine m’a dit », constituent un ensemble très vaste, où s’expriment
remarquablement les aspects les plus intéressants de la problématique qui nous
occupe : relations aux maîtres, aux disciples, aux visiteurs, au pouvoir, pratique de
l’ascèse intellectuelle, du silence. Cela dit, ces recueils étaient destinés essentiellement
aux religieux, souvent déjà chevronnés, afin de leur donner matière à méditation et à
révision de leurs propres pratiques. Le mythe s’élaborait ailleurs, dans les discours
produits par les docteurs de l’Église et destinés à la société séculière : en parlant de ces
Pères qui ne voulaient pas qu’on parle d’eux, ils ont si bien montré l’originalité de leur
charisme qu’aucune société chrétienne n’a plus jamais pu se penser sans eux.
18 De fait, la spécificité des Vies écrites par Athanase et Jérôme, puis par Pallade 14, peu de
temps après la mort des Pères fondateurs (saint Antoine meurt vers l’an 356), tient dans
leur projet littéraire : orientées vers le monde, elles répondent à un parti de
vulgarisation et de prédication. Elles visent un lectorat qui a à intervenir dans les
affaires du monde : notables chrétiens, clergé séculier. Or, la fin du IIIe siècle et les
décennies suivantes, marquées par les querelles théologiques et le changement de
statut des chrétiens dans l’Empire, constituent une période de définition pour l’Église :
elle doit fixer définitivement sa doctrine, passer d’un fonctionnement collégial qui
convenait à des communautés dispersées à une structure plus forte, à même de
maintenir sa cohésion d’institution en passe de devenir officiellement la religion d’État.
Les mouvements érémitiques et monachiques appellent ainsi à être modérés et
contrôlés de plus près, afin que ces tentatives chrétiennes d’« anarchie » ou d’« utopie »
ne soient pas un frein, du fait de leur projet subversif, à la christianisation de l’Empire.
19 C’est bien à ce niveau que les textes d’Athanase et de Jérôme interviennent, dans un
premier temps. Dans la Vie de saint Antoine d’Athanase, ce débat est particulièrement
visible, quoique mené non sans subtilité : sans cesse, l’évêque d’Alexandrie cherche à
lier l’extrême rigueur d’une quête personnelle et profondément asociale aux structures
ecclésiales, notamment celle qu’il incarne, l’épiscopat, puis, par extension, à un État
chrétien15. Athanase est à la croisée de deux principes, posés par Jean et l’apôtre Paul :
d’une part, le chrétien est « dans le monde sans être du monde16 », d’autre part, le
chrétien doit considérer le pouvoir en place comme voulu par Dieu17.
20 Antoine l’Ermite est, de par sa trajectoire personnelle, le personnage dans lequel
Athanase peut trouver une forme de réconciliation de ces deux principes, en apparence
opposables. Ainsi, Antoine est bien le représentant de la vocation du chrétien telle que
l’ont définie tous les évangélistes, et Jean plus clairement peut-être que les autres : en
disciple du Christ, il est « fils de la lumière », appelé à vivre pleinement sa filialité, en
contradiction avec l’ordre du monde, fondé sur les illusions du pouvoir et de la chair.
Antoine, au désert, accomplit la plénitude de cette filialité : pour vaincre les démons et
se soustraire à la possibilité d’exercer du pouvoir dans la communauté, il se fait
vulnérable, pauvre et nu. Ses forces ne sont que de Dieu : la grâce qui le protège et la
prière qui le soutient, qui fait de son ascèse un dialogue avec Dieu, et non une discipline
de perfectionnement personnel. Antoine au désert ne recherche pas la sainteté mais le
salut : dans la fréquentation perpétuelle de son Père, par la prière et les Écritures, il
rompt avec son humanité pour n’être plus que l’enfant serviteur qui écoute son maître

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pour être jugé digne de le rejoindre dans la vie éternelle, non par ses mérites
personnels, mais par son attitude.
21 C’est là le versant contemplatif de la vocation d’Antoine, qui obéit aux exigences
formulées dans les évangiles et les épîtres de Jean, entre autres. Mais Antoine est aussi
actif, et parfois militant. Nous reviendrons sur ses prédications, puisqu’elles nous
permettront d’aborder la mythification des Pères du désert dans sa fonction
épistémologique, il convient néanmoins d’aborder en premier les relations d’Antoine
avec le pouvoir terrestre.
22 Ces relations sont de deux ordres, en fonction des époques : d’abord indirectes, elles se
définissent par la recherche du martyr. Lors des persécutions, Antoine rejoint
Alexandrie pour soutenir la communauté ébranlée, et chercher le salut dans la mort,
ultime témoignage du chrétien. Forme extrême de négation du monde, son vœu ne fut
pas accompli : appelé à guider les fidèles qui rejoignent en masse le désert, Antoine se
voit refuser le martyr, il est, déjà, un guide, et doit mener jusqu’au bout le travail du
guide.
23 Le temps des persécutions terminé, Antoine se voit respecté et même recherché par le
pouvoir. Lisons le chapitre 81 de la vie rédigée par Athanase :
La renommée d’Antoine parvint jusqu’aux empereurs. Ayant appris ces choses,
Constantin-Auguste, Constance-Auguste et Constant-Auguste lui écrivirent comme
à un père, lui demandant de leur répondre. Il n’appréciait guère ces lettres
impériales, n’en éprouvait pas de joie, mais restait le même qu’avant de les avoir
reçues. Quand on les lui avait apportées, il avait appelé les moines et dit : « Ne vous
étonnez pas que l’empereur nous écrive : c’est un homme, mais admirez plutôt que
Dieu ait écrit une loi aux hommes et nous ait parlé par son propre Fils. » Il ne voulait
pas recevoir les lettres, disant qu’il ne saurait pas y répondre. Mais ses moines le
décidèrent parce que, les empereurs étant chrétiens, il ne fallait pas les scandaliser
par un affront ; il accepta donc qu’on lui lût les lettres. Dans sa réponse, il félicita
ses correspondants d’adorer le Christ, leur donna des conseils pour leur salut ; ils ne
devaient pas faire grand cas des choses présentes, mais penser plutôt au jugement ;
le Christ seul est roi véritable et éternel. Il leur recommandait d’aimer les hommes,
d’observer la justice, d’avoir souci des pauvres. Les princes reçurent ses lettres avec
joie. Ainsi était-il chéri de tous. Chacun voulait l’avoir pour père18.
24 La réaction d’Antoine face aux sollicitations de l’empereur et des deux vice-empereurs,
ses fils, fait une synthèse pertinente des principes donnés au chrétien dans ses relations
au pouvoir : légitime, parce que d’une certaine manière voulu par Dieu, le pouvoir n’en
est pas moins par nature contraire à la vocation du chrétien. Antoine rappelle que toute
loi reste relative devant l’exigence de l’appel du Christ : « […] vends tout ce que tu as et
donne-le aux pauvres, et viens, suis-moi19 ». Empereurs ou esclaves, les chrétiens
doivent se différencier de leur statut social : ils sont avant tout « enfants de Dieu », et, à
ce titre, ne doivent investir dans leur fonction politique, quelle que soit son échelle, que
les commandements de charité et de fraternité. C’est la seule concession qu’Antoine
peut faire au monde, le reste appartient au désert, réel ou métaphorique : lieu hors du
monde où la personnalité se dépouille pour rencontrer la divinité. C’est une anecdote
intéressante du point de vue du mythe, dans la mesure où la synthèse qu’elle opère
n’est, au fond, pas une proposition de projet social, mais la définition d’une attitude.
25 Ainsi, bien qu’Antoine, par ses relations épisodiques avec l’épiscopat et les princes, ne
soit plus en conflit ouvert avec la société, il lui est tout de même réfractaire. En effet,
s’il n’est plus exprimé avec la vigueur des temps de persécution, le procès de la société
est permanent, ne serait-ce que par le choix de vie de l’ermite, qui nie au modèle

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du siècle toute légitimité à encadrer la quête spirituelle. Le comportement des ermites


prit rapidement une dimension collective, qui invite à interroger les relations entre
individus face aux structures du pouvoir. Cette question occupa un temps Roland
Barthes, notamment quand, dans Comment vivre ensemble, il propose comme principe de
l’équilibre des communautés un fonctionnement collégial qui implique une vision
négative du pouvoir20. Autour d’Antoine, puis de Pacôme et de Macaire l’Ancien, se
fondèrent des communautés, de tailles variables, allant d’un ou deux disciples à des
dizaines de moines. Comme le rappelle justement Roland Barthes, elles nécessitent une
forme d’idiorythmie, une faculté à vivre ensemble sans s’aliéner à l’autre ni l’aliéner, et
ce, compte tenu du fait, qui complexifie singulièrement le problème posé, que la quête
spirituelle, au désert, est elle-même à la fois recherche de personnalisation du rapport
à Dieu et recherche d’une forme de « désindividuation » face à lui. Les deux dimensions
de l’aspect politique du mythe sont alors posées : l’ermite, puis le moine, respecte la
hiérarchie humaine, mais prend néanmoins le parti d’une recherche utopique de vie
communautaire, et, ce faisant, approfondit l’expérience au point d’évacuer la
dimension interpersonnelle du groupe, pour qu’il ne tende que vers Dieu. L’utopie
politique, sociale, du moine, est donc celle de la recherche d’une triple altérité :
communion à l’altérité du groupe, recherche en soi de l’altérité de l’âme pour qu’elle
soit, par le silence et la prière, mise en relation avec l’altérité absolue de Dieu.
26 Ainsi s’esquisse déjà le mythe qui entoure la naissance du monachisme, dans les
pratiques des premiers ermites qui se dirigent de façon relativement empirique vers le
cénobitisme ou le monachisme. Cette utopie communautaire a nourri de multiples
penseurs, des docteurs de l’Église et Benoît de Nursie à Port-Royal, qui redécouvre les
Pères grâce aux travaux d’Arnauld d’Andilly, jusqu’à pénétrer si fortement les
structures de notre civilisation qu’elle participe de recherches aussi variées que celles
de Roland Barthes ou même de certains mouvements hippies, du New Age au
« renouveau charismatique » de certaines églises. L’utopie des Pères, du point de vue
social, cristallise une tension dont la dynamique offre à leur histoire une fonction
mythique, qui pousse à penser, réévaluer sans cesse les modèles sociaux, comme c’est
encore le cas, par exemple, dans l’utopie millénaire qui anime la République
monastique du mont Athos.

Du bon usage de la connaissance au désert du


langage
27 L’autre aspect des activités d’Antoine intéressant du point de vue du mythe à venir est
celui de sa prédication. En effet, elle pose les termes qui sont devenus définitoires d’une
forme de « mythe de la connaissance » dans les traditions chrétiennes. Nous l’avons
mentionné, bien qu’il aspire à la solitude, Antoine ne refuse pas de recevoir des visites,
et prend la parole quand on le sollicite : au désert, devant ses visiteurs et ses disciples
de plus en plus nombreux, en Alexandrie, pendant les persécutions et les débats qui
divisent la communauté face aux thèses d’Arius. Le silence de ses solitudes nourrit la
parole de ses prédications : il ne faut pas céder aux charmes de l’intelligence, la vérité
du christianisme ne s’entoure pas de démonstrations mais entre en rupture avec la
rhétorique des philosophes, des polythéistes et des hérésiarques. On est bien loin, alors,
de Thomas d’Aquin. Lors d’une controverse avec des philosophes et des prêtres grecs de
cultes polythéistes, Antoine affirme :

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Vous êtes au comble de l’incrédulité en cherchant des raisonnements, des discours,


mais nous, ce n’est pas dans le langage persuasif de la sagesse (I Cor.,II, 4), grecque que
nous démontrons. Nous persuadons par la foi qui renverse l’armature des
discours21.
L’ermite, une fois encore, obéit aux injonctions de l’apôtre Paul :
Prenez garde qu’on ne vous emporte avec la philosophie, ce vain leurre qui s’inspire
de la tradition humaine et des éléments du monde, mais non du Christ22.
28 La philosophie, dans cette occurrence paulinienne, prend le sens des traditions
religieuses antiques, autant que des raisonnements systématiques des philosophes, au
sens où nous entendons aujourd’hui ce terme, comme le précise le traducteur23. Ainsi,
tant les connaissances et les exégèses sapientiales des religieux juifs et polythéistes que
celles des philosophes et des savants sont impropres à mener vers la « connaissance »
authentique, celle de Dieu par la révélation de son christ. Cela a deux effets : le
raisonnement est dépouillé de sa fonction herméneutique pour devenir la structure qui
donne à l’illusion son apparente vraisemblance, et la parole elle-même se distingue des
stratégies discursives pour devenir une dynamique de performation, et non
d’explication. Antoine se méfie autant des connaissances et du savoir qu’il valorise une
parole spécifiquement vouée à « toucher » l’homme, à l’émouvoir au sens premier du
terme de « mise en mouvement ». Parole performative puisqu’elle crée en l’homme non
une connaissance mais un désir de vivre en relation avec la divinité : la parole révélée
de la Bible comme celle de la prière doit engager l’homme au-delà de son intelligence,
l’en dépouiller même pour mettre en branle, en lui, le principe spirituel, l’âme.
29 C’est bien là que le texte d’Athanase, rejoint par celui de Jérôme, met en place les
thèmes qui, dans les traditions chrétiennes, firent des gestes antonines et pauliniennes
les fondations d’un mythe épistémologique. Plus précisément, il s’agit, pour Athanase
et Jérôme, de montrer que la connaissance exige un usage éthique et, par extension,
que l’intransigeance des ermites dans leur ascèse intellectuelle annule les
connaissances. D’ailleurs, si cela n’est pas explicite dans le texte d’Athanase, les
traditions orales et hagiographiques postérieures décrivent régulièrement Antoine
comme peu éduqué, sinon illettré. Bien que ce soit peu probable du fait de ses origines
sociales, il n’est pas impossible, dans un contexte où la transmission orale jouait un rôle
prépondérant, que l’ermite ait acquis sa connaissance de la Bible par l’écoute des
lectures et des prédications faites dans les églises.
30 En ce qui concerne Paul de Thèbes, personnage dont il est de plus en plus
communément admis qu’il est fictionnel, il est remarquable que Jérôme, son
« biographe », tienne à préciser qu’il avait « une connaissance hors pair des lettres
grecques et égyptiennes, le cœur bon, et un grand amour de Dieu »24. Jérôme, grand
lettré s’il en fut, renouvelle par ces précisions le topos biblique selon lequel la meilleure
connaissance ne vient pas de l’érudition, mais de l’attitude intérieure. Il approfondit,
en quelque sorte, la fameuse béatitude des « pauvres en esprit » ; c’est aussi
l’interprétation métaphorique qu’un intellectuel peut faire de cette parole de l’évangile
de Marc :
Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le profaner ; mais
c’est ce qui sort de l’homme qui profane l’homme 25.
31 Nous évoquions un « usage éthique » de la connaissance : davantage encore
qu’Athanase, volontiers politique et polémique dans les discours qu’il prête à Antoine,
Jérôme met en place un système de valeurs, une forme de déontologie, avec sa Vie de
Paul de Thèbes. Contrairement à Athanase qui avait à composer avec le caractère

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d’Antoine, qu’il connaissait personnellement, Jérôme peut à son gré insister sur les
caractéristiques qui l’intéressent, notamment le « bon usage » de l’érudition. Si
Athanase, à partir de la vie réelle d’Antoine, pratique une prédication qui inscrit
l’ermite dans des problématiques à tendances universalistes, en particulier celle d’un
dogme universel dépassant les particularismes des communautés, Jérôme ne
s’embarrasse pas d’historicité : il fonde une fiction, une fiction de la connaissance, qui
contribua notablement à l’établissement de valeurs, mais aussi à la tradition des
auteurs mystiques.
32 Ainsi, dans la lignée des prophètes au désert, que nous mentionnions plus haut, les
ermites égyptiens fondent un rapport particulier au langage et à la connaissance, dont
les effets, dans la littérature, sont considérables. L’alternance entre silence et parole,
silence intérieur, parole impersonnelle de la prière du cœur26, représente le moyen par
excellence pour arriver à l’idéal spirituel : la relation permanente à Dieu. En effet,
environné des signes trompeurs envoyés par le démon, que ce soient des visions ou les
illusions de l’intelligence, l’ermite pose la question de la validité du signe. Il y répond
partiellement en dépouillant la parole de sa fonction herméneutique pour la ramener à
sa dynamique signifiante, la mise en présence des instances parlantes, refusant au
langage toute autre efficience que celle de la relation. Débat éminemment littéraire
auquel prennent part, à la suite des Pères et en marge des dogmes et des écoles, les
auteurs mystiques, du Pseudo-Denys à Ruysbroeck et jusqu’à, plus près de nous, Marie
de la Trinité. Enfin, les Pères participent significativement au modèle culturel du sage,
voire du moraliste, dont les paroles mesurées représentent la verticalité de la relation à
la sagesse, qu’on la nomme Dieu ou non, en ce que, pour paraphraser Isaïe, la parole
tombe, et ne se retire pas sans effet27.
33 En guise de conclusion partielle, peut-on oser dire que la littérature, de son côté, agit de
manière comparable, qu’elle soit ou non spirituelle ? Rimbaud, Michaux, Lorand
Gaspar, pour ne citer que trois poètes liés à ces thèmes, ont tous eu maille à partir avec
le désert, physique, mais aussi le désert de la langue, le désert du signifiant qui, par sa
dynamique, dépouille le langage de tout sens fixe, de toute certitude, tout comme
l’ermite, par sa discipline spirituelle, se voyait sans cesse dépouillé du discours, de sa
personnalité, et même de sa foi. Naturellement, il n’est pas question de ramener la
question du rapport entre silence et langage uniquement aux Pères du désert. La crise
du signe qui traverse la littérature du tournant de la modernité a des origines
multiples, au rang desquelles on oublie peut-être trop souvent de compter l’intuition
personnelle du poète. Mais il est bon de se rappeler que les Pères du désert ont
structuré en partie un débat permanent, au moins jusqu’à la récente sécularisation de
la culture occidentale.
34 Référents longtemps essentiels, à la base d’un mythe culturel, un mythe de culture, les
Pères du désert, parfois un peu oubliés, apportent une contribution originale au débat
littéraire. À la question toujours posée : comment faire vivre ensemble les hommes ?
Les Pères répondent par un ensemble de tentatives empiriques qui alimentent
l’imaginaire social, sans que les Règles qui ont découlé de leurs expériences n’apportent
jamais une réponse véritablement pérenne et, de ce fait, fermée. À la question elle aussi
toujours posée : quelle parole est juste, quelle vérité possible ? Les Pères répondent,
comme cet autre ermite, abba Théodore, à un frère qui lui demande de le guider : « Je
suis moi-même en péril, que pourrais-je te dire28 ? ». Les Pères du désert, s’ils prêchent
parfois, nous renvoient d’abord à notre propre silence, nous donnent, plutôt que des

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réponses dogmatiques, des outils, et un désir. En cela, peut-être que les Pères du désert
sont à compter parmi les religieux les plus littéraires de notre histoire.

NOTES
1. R. Barthes, Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au collège de France (1976-1977), éd.
scientifique de Cl. Coste, Seuil, coll. « Traces écrites », 2002.
2. J. Lacarrière, Les Hommes ivres de Dieu, Fayard, 1975.
3. Fr. Weyergans, Macaire le Copte, Gallimard, 1981.
4. Nous abrégerons fréquemment en Vie d’Antoine. Notre édition de référence est : Saint Athanase,
Antoine le Grand, père des moines, trad. de B. Lavaud, Cerf, coll. « Trésors du christianisme », 2007.
5. Saint Jérôme, Vivre au désert, Vies de Paul, Malchus, Hilarion, trad. de J. Miniac, Grenoble, Éditions
Jérôme Millon, 1992. Le titre de la vie de Paul est plus précisément celui que nous avons indiqué,
Vie de Paul de Thèbes, premier ermite, nous abrégerons régulièrement en Vie de Paul.
6. Pour le texte de Pallade, signalons une traduction récente : Pallade d’Hélénopolis, Histoire
lausiaque, trad. de N. Molinier, Bégrolles-en-Mauge, Abbaye de Bellefontaine, 1999. Le texte de
Rufin, à notre connaissance, n’a pas été traduit, voir par exemple : Tyrannius Rufinus, Historia
monachorum (éd. scientifique de E. Schulz-Flügel), Berlin - New York, De Gruyter, 1990.
7. Sur les cultes à mystères en général, on consultera avec profit : Y. Lehmann (dir.), Religions de
l’Antiquité, PUF, 1999. Sur Sérapis en particulier, la documentation en français est assez rare ; on
peut, pour l’aspect qui nous intéresse, lire le passage que lui consacre Fr. Daumas dans son
introduction au De Vita contemplativa de Philon d’Alexandrie : Philon d’Alexandrie, De Vita
contemplativa, trad. de P. Miquel, Cerf, 1963, p. 62-66.
8. Il consacre aux Thérapeutes son De Vita contemplativa, voir note précédente.
9. Les quelques fois où Dieu, par des anges ou des visions, s’adresse aux ermites, il s’agit de les
conforter et de les conseiller, non de leur révéler une vérité complémentaire de celle de la Bible.
Ainsi, par exemple, d’une vision d’Antoine (Athanase, Vie d’Antoine, ouvr. cité, p. 19). Dans un
autre passage, Antoine enseigne aux moines les signes qui permettent de différencier visions
angéliques et visions démoniques (ibid., p. 46-48).
10. Une proportion importante du récit est consacrée aux enseignements d’Antoine, d’une façon
clairement didactique (ibid., p. 27-58).
11. Ibid., p. 58.
12. Sur cette question, voir la première épître de Clément de Rome aux Corinthiens et le Martyre
de Polycarpe, dans Les Pères apostoliques, trad. de Fr. Quéré, Seuil, 1980.
13. Athanase, Vie d’Antoine, ouvr. cité ; Jérôme, Vie de Paul, ouvr. cité.
14. Voir les références complètes en notes 4, 5 et 6.
15. Voir, par exemple, les chapitres intitulés « Respect d’Antoine pour le clergé », « Horreur
d’Antoine pour le schisme et l’hérésie » et « À la demande des évêques, Antoine vient à
Alexandrie réfuter les ariens » (Athanase, Vie d’Antoine, ouvr. cité, p. 80-83).
16. Voir l’Évangile de Jean, XVII, 11-16. Édition de référence : La Bible, Nouveau Testament, trad. de
J. Grosjean et M. Léturmy, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971. Voir p. 328 pour le
passage en question.
17. Voir saint Paul, Épitre aux Romains, XIII, 1-7. La Bible, ouvr. cité, p. 504-506.
18. Athanase, Vie d’Antoine, ouvr. cité, p. 92-93.

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19. Évangile de Matthieu, XIX, 21. La Bible, ouvr. cité, p. 64.


20. R. Barthes, Comment vivre ensemble, ouvr. cité, p. 69.
21. Athanase, Vie d’Antoine, ouvr. cité, p. 91.
22. Voir l’Épître aux Colossiens, II, 8. La Bible,ouvr. cité, p. 665.
23. Dans le cas présent, M. Léturmy.
24. Jérôme, Vie de Paul, ouvr. cité, p. 28.
25. Évangile de Marc, VII, 15. La Bible, ouvr. cité, p. 130-131.
26. La prière du cœur est une pratique spirituelle toujours très recherchée par les moines, en
particulier des diverses églises orthodoxes. Elle consiste en la répétition, dans l’idéal
permanente, de la phrase : « Jésus Christ, fils de Dieu, prends pitié de moi », avec, parfois,
quelques variantes. Attribuée à l’origine aux Pères du désert, elle est au centre de l’imposant
corpus qui constitue la Philocalie des orthodoxes. Voir par exemple Petite Philocalie de la prière du
cœur, éd. et trad. de J. Gouillard, Seuil, 1979.
27. Isaïe, LV, 10-11. Voir par exemple : La Bible de Jérusalem, Desclée de Brouwer, 1975, p. 1182.
28. Abba, dis-moi une parole, éd. et trad. de L. Regnault, Sablé-sur-Sarthe, abbaye Saint-Pierre de
Solesmes, 1998, p. 81.

AUTEUR
JEAN-BAPTISTE BERNARD

Université Stendhal-Grenoble 3

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Mythe et mystification dans la


littérature maghrébine d’expression
française
Hamid Hocine

1 L’écriture littéraire en général, et plus particulièrement la littérature maghrébine


d’expression française qui est l’objet de notre étude, intègre le mythe dans un espace
romanesque de façon à lui conférer une valeur sociale apte à interpeller le lecteur et à
lui transmettre une histoire héritée des ancêtres. Il s’agit d’une composition hautement
artificielle, coulant dans le moule traditionnel des généalogies des réponses méditées
aux problèmes d’une société composite, issue de la nuit coloniale, en pleine crise
d’auto-acculturation : une société, de plus, qui superpose, de longue date, les problèmes
de fonctions et de souveraineté aux problèmes de parenté, et invente de nouveaux
modes de la relation politique.
2 Tous les genres, aussi bien les genres littéraires comme le conte, la poésie ou le théâtre,
que l’histoire ou la philosophie, entretiennent un rapport direct avec les mythes qui
façonnent les significations dont ils sont porteurs. C’est surtout à travers l’Histoire en
général, coloniale en particulier, que les mythes ont bien ce caractère de récits dont
l’intérêt réside dans la cohérence qu’on y suppose et le crédit qu’on leur accorde. Nous
avons retenu trois institutions dans lesquelles le recours au discours mythique devient
confrontation entre dominés et dominants : il s’agit du système éducatif, de
l’apprentissage et de l’utilisation de la langue ainsi que de l’attribution du nom liée à la
possession de la terre.

Mythe, histoire et mystification : l’école


3 Jean-Paul Kaufmann souligne que :
[…] En trompant sur le réel, en filtrant de façon sélective sa propre vérité. Le mythe
devient un mensonge nécessaire, pour régenter une société au nom de l’idéologie
dominante du moment1.

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4 Le système scolaire décrit dès les premières œuvres d’expression française correspond
le plus souvent à cette analyse. Ainsi, ce mensonge est magnifiquement mis en exergue
par Mohammed Dib. Au début de La Grande Maison, dont l’action se situe en 1939-1940,
Mohammed Dib fait évoluer un maître d’école et ses élèves dans le bled algérien ; le
moment choisi est celui d’un cours de morale :
Le maître fit quelques pas entre les tables. […] L’accalmie envahit la salle de classe
comme par enchantement. […] M. Hassan satisfait, marcha jusqu’à son bureau, où il
feuilleta un gros cahier. Il proclama :
— La Patrie. L’indifférence accueillit cette nouvelle. On ne comprit pas.
— Qui d’entre vous sait ce que veut dire : Patrie ? […] Les élèves cherchèrent autour
d’eux, leurs regards se posèrent entre les tables, sur les murs, à travers les fenêtres,
au plafond, sur la figure du maître ; il apparut avec évidence qu’elle n’était pas là.
Patrie n’était pas dans la classe2.
5 Un des élèves, Brahim Bahi, ose proposer une réponse : « La France est notre mère
Patrie. » Mais le narrateur s’empresse de préciser que cet élève ânonne ; puis il attire
l’attention du lecteur sur un autre élève, Omar, qui se démarque de ses camarades.
Plutôt que de répéter mécaniquement lui aussi la réponse donnée par Brahim Bahi, il
développe de plus en plus de doute sur la véracité des enseignements du système
scolaire en vigueur. Ses réflexions sont ainsi traduites par le narrateur :
La France, capitale Paris. Il savait ça […] La France, un dessin en plusieurs couleurs.
Comment ce pays si lointain est-il sa mère ? Sa mère est à la maison, c’est Aïni ; il
n’en a pas deux, Aïni n’est pas la France. Rien de commun. Omar venait de
surprendre un mensonge. Patrie ou pas patrie, la France n’était pas sa mère. Il
apprenait des mensonges pour éviter la fameuse baguette d’olivier. C’était ça, les
études.
Finalement, tous ses camarades adhèrent à cette distanciation : ils sont désormais
d’avis que celui qui sait le mieux mentir, le mieux arranger son mensonge, est le
meilleur élève de la classe. Dans ces passages, l’écrivain met à nu les desseins du
système scolaire colonial. Car un système producteur de mensonges ne peut que
fabriquer des citoyens en réalité dépersonnalisés, donc incapables d’avoir une
perception identitaire et nationalitaire en phase avec les véritables intérêts du pays
natal.
6 Ce questionnement de la littérature maghrébine d’expression française sur l’identité et
la nation controversées est pertinent, car depuis 1830, la colonisation française dans
tous les domaines possibles, s’évertuait à éradiquer tout culte de la différence, pour lui
substituer celui de l’arrimage à tout prix à cette identité de la Métropole que le maître
tente d’imposer à ses élèves dans le roman de Mohammed Dib. Ce travail d’éradication
de la mémoire collective et de l’identité originelle est encore plus pertinent dans les
manuels d’histoire. Si l’on se réfère au livre d’Histoire de France et d’Algérie du cours
élémentaire et moyen de première année, on peut lire en page 7 :
Il y a 2300 ans, l’Algérie était peuplée d’hommes ignorants, appelés Berbères. Des
étrangers appelés Phéniciens, s’étaient installés sur la côte et faisaient du
commerce. Ils apportaient aux Berbères des étoffes, des armes et des vases. En
échange, les Berbères leur donnaient des peaux de bêtes et des esclaves3.
7 La dévalorisation et la dépréciation sont on ne peut plus édifiantes dans ce résumé de la
leçon d’histoire :
Sous le nom de Barbaresques, les Turcs installés à Alger se livrent à la piraterie. Les
Barbaresques établis à Alger capturent les navires chrétiens en Méditerranée. Les
prisonniers sont libérés après paiement d’une rançon ou vendus comme esclaves.

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Les capitaines Barbaresques, ou raïs, s’enrichissent beaucoup par ce trafic


malhonnête4.
8 Comme contrepoint à cette histoire orientée idéologiquement, voire falsifiée, un auteur
maghrébin comme Mouloud Feraoun invente une fable mythique pour produire du sens
et rectifier l’Histoire. Le champ fictionnel investit le champ cognitif dans tout procédé
mythogène puisqu’une idéologie latente et/ou même manifeste sommeille dans ce fait
de création. Son personnage-narrateur n’a cesse de répéter « l’histoire de la Kabylie/
Algérie » qui revient comme rythme structurant le récit et montre la position du
narrateur qui veut persuader une doxa qui ne partage pas toujours son contexte
culturel et sa cosmogonie. Le narrateur feraounien, d’un texte à l’autre, reprend sans
cesse la présentation de la réalité de l’espace kabyle donné pour insignifiant et loin du
mythe des bienfaits civilisationnels de la colonisation :
Nous, Kabyles […] imaginons très bien l’impression insignifiante que laisse sur le
visiteur le plus complaisant à la vue de nos pauvres villages. Tizi […] ses maisons
s’agrippent l’une derrière l’autre sur le sommet d’une crête […] deux cents mètres
de long, une rue principale qui n’est qu’un tronçon de chemin de tribu reliant
plusieurs villages, conduisant à la route carrossable et par conséquent aux villes5.
Dans le chapitre intitulé « Mon village » le narrateur poursuit :
Les villageois en disent du mal, ils le font un peu par dépit. Ils lui en veulent d’être
si laid, et, sans doute, les comprend-il puisqu’à leurs yeux il se fait plus laid
lorsqu’ils reviennent de loin, après une longue absence, la tête encore farcie de
belles images […] Spectateur immuable du va-et-vient continuel de ses enfants qui
émigrent, notre village nargue les prétentions impatientes et fatigue les longues
espérances, il reste égal à lui-même6.
9 Après nous avoir introduit à Tizi, à sa structure sociale et à ses pratiques dans le
chapitre 2 du roman Le Fils du pauvre (correspondant au chapitre 1 du cahier d’écolier
rayé — véritable réservoir de fiction), le narrateur, Fouroulou, procède, dans le
chapitre 3, à la description de sa famille avant sa naissance. Il insiste sur la primauté du
lignage, l’importance du nom, et un récit des origines qui est en contrepoint de celui
qui est dispensé par les manuels scolaires coloniaux :
Nos ancêtres, paraît-il se groupèrent par nécessité. […] Nous craignons l’isolement
comme la mort. […] « Nous sommes voisins pour le paradis et non pour la
contrariété. » Voilà le plus sympathique de nos proverbes. […] On a célébré depuis
longtemps des mariages entre karoubas, de sorte qu’à présent l’histoire du village
est une comme celle d’une personne. […]7
10 L’auteur se plaît à mettre sa culture profonde en relation avec celle apprise à l’école.
Ainsi, la comparaison entre les personnages de ce qui est considéré comme le texte
fondateur de la culture occidentale, celui d’Homère, et ceux des contes du petit village
de l’auteur, donnent à ses derniers une dimension universelle :
Nous avons encore de nombreux poèmes qui chantent des héros communs. Des
héros aussi rusés qu’Ulysse, aussi fiers que Tartarin, aussi maigres que Don
Quichotte. […] Le quartier d’en bas, par exemple est issu de Mezzouz. Mezzouz avait
cinq enfants mâles qui donnèrent leurs noms à chacune des cinq familles de la
karouba. C’est pourquoi la karouba comprend les Aït Rabah, les Aït Slimane, les Aït
Moussa, les Aït Larbi, les Aït Kaci. […] En plus de cette origine commune ou
identique, nous sommes de la même condition parce que tous les Kabyles de la
montagne vivent uniformément de la même manière8.
11 Quant à la cosmogonie kabyle, Mouloud Feraoun s’applique à sa résurgence dans le
texte du Fils du pauvre :

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Je suis né en l’an de grâce 1912, deux jours avant le fameux prêt de Tibrari qui a,
jadis, tué et pétrifié une vieille sur les pitons du Djurdjura et qui demeure toujours
la terreur des octogénaires kabyles9.
L’auteur prend soin d’expliquer en note de bas de page à l’intention du Touriste le
mythème de Tibrari. (Tibrari : Février). Février prêta une de ses journées à Janvier qui
voulait punir une vieille du Djurdjura. Cette journée s’appelle amerdhil, « le prêt ». Ce
qui est mis cause, c’est le regard du touriste, du Français, du colonisateur qui s’en tient
aux grilles mystificatrices d’interprétation que lui fournissent ses normes culturelles.
Le texte du roman doit encourager ce touriste à changer de filtre oculaire, à acquérir
plus de lucidité, à se défaire d’un désir de poésie mystificatrice. En fait, la Kabylie
demeure impénétrable pour ce touriste. Ou plutôt, elle reste cantonnée au mythe d’une
Kabylie imaginaire et mystifiée qu’il s’est forgée. Ce touriste, bien connu du narrateur,
reviendra et dénoncera de manière plus explicite dans le Journal de Feraoun, muni de
son attirail idéologique ( linguistique, culturel, mythique), de tous ses préjugés
discriminatoires :
Les Français sont restés à l’écart. Dédaigneusement à l’écart. Les Français sont
restés étrangers. […] Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste
qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour10.
La dernière phrase montre la dimension humaniste et universelle de son œuvre. Même
si Feraoun s’est concentré sur la Kabylie, son propre terroir, c’est seulement dans la
mesure où celle-ci réinscrit le destin commun de l’humaine condition et dénonce le
constructivisme de certains mythes.
12 C’est que le Journal aborde le réel à son premier niveau, et témoigne en rendant compte
des rapports de pouvoir (et par là même de résistance) inscrits dans le contexte
particulier d’une colonisation finissante, exacerbé durant la guerre de libération en
Algérie. Le Touriste est alors démasqué et montré pour ce qu’il est, avec son regard
hautain et détaché, dénué de toute chaleur humaine. Il n’est donc que ce colonisateur
qui voit les choses à distance, de la route goudronnée, à partir de son espace privilégié
et incarne bien la mystification et l’inanité du mythe de la mission civilisatrice de la
France. Si le mythe est un discours, c’est-à-dire une suite d’énonciations ou de phrases
qui portent sens et référence, il faut admettre que le mythe dit quelque chose sur
quelque chose. C’est ce dit du dire qu’il faut maintenant isoler. On adoptera ici
l’hypothèse de travail selon laquelle le mythe est un récit des origines qui met à mal les
assertions de l’idéologie coloniale. Rappelons-nous ce que les élèves ânonnaient « Nos
ancêtres les Gaulois… » dans les écoles des lointaines colonies. Comment, à travers de
nombreux et différents mythèmes, un auteur parvient-il à dérouler son récit en
manipulant muthos et logos ? Le passage du muthos au logos est un passage du discours
mythique au discours conceptuel, lequel profite, en outre, du passage de l’oral à l’écrit,
du genre parlé au genre rédigé. Même si le muthos est une fable, rien ne dit qu’il n’est
pas logique. Notons d’ailleurs la référence au mythe de la caverne dans La République,
où muthos et logos peuvent réversiblement être mis l’un au service de l’autre. Dans nos
textes, ils l’ont été dans les problématiques identitaires.

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Mythes fondateurs
La terre, le sang, le nom

13 Comme le rappelle Jean-Louis Amselle : « nommer c’est construire le groupe11 ». Donner


un nom résulte d’un processus constructiviste : c’est faire exister une réalité qui ne
l’était pas auparavant, c’est homogénéiser, clôturer un ensemble de réseaux ou
d’éléments à l’origine en relation les uns aux autres de manière hétérogène. C’est donc
le rapport à l’Autre — ou à soi en fonction de l’Autre — qui est en jeu sous des formes
imaginaires, fantasmées, idéologisées, etc. Mostefa Lacheraf décrit cette dénomination
arbitraire du nom en Kabylie :
Lors de l’établissement de l’état civil en 1891, pour mieux surveiller les populations
du Djurdjura, peser sur elles et sanctionner et réprimer quand il le fallait les délits
et les actes de résistance en appliquant aussi la fameuse responsabilité collective
dont toute l’Algérie algérienne a souffert impitoyablement sous le colonialisme, les
autorités françaises instituèrent un système jamais vu ailleurs dans le monde et en
vertu duquel tous les habitants de tel village devaient adopter des noms
patronymiques commençant par la lettre A, ceux du village voisin ayant des noms
pour initiale le B et ainsi de suite : C-D-E-FG-H-I, etc., jusqu’à la lettre Z en faisant le
tour de l’alphabet. Il suffisait à la gendarmerie ou à la police ou à la commune mixte
coloniale d’avoir un nom suspect commençant par l’une de ces lettres
alphabétiques pour qu’aussitôt on identifie le village de la personne arrêtée et que
joue, selon le cas, la peine individuelle ou la terrible responsabilité collective
concernant les « délits » forestiers, de pacage ou d’atteinte non prouvée aux biens
des colons. […] Cependant, les patronymes imposés à nos compatriotes n’étaient pas
seulement bizarres, drôles comme tous les sobriquets paysans, mais odieux,
obscènes, injurieux, marqués au coin de l’offense dépréciative et de l’humiliation
caractérisée. Quelques-uns de ces noms de famille que notre état civil a accepté de
changer à la demande motivée de leurs malheureux titulaires sont très significatifs
de ce mépris. On retrouve des patronymes irrévérencieux sinon infamants comme
par exemple : Tahàne (péripatéticien(ne)), Zebidour (phallus noué), Farkh (poussin),
Khrà, Kharia (mot de Cambronne), Lafrik (l’Afrique), Zoubia (dépotoir), Hmàr el
Bayle (âne public), Ed-dàb (âne), Zellouf (sale faciès), Khanfouss (cancrelat), Spahi,
Kebboul (bâtard), etc., qui sont de la même veine12.
14 La connotation implicite dans les choix des termes est révélatrice de cette
hiérarchisation perpétuelle faite entre les noms, donc entre les identités, et inscrite dans
la langue elle-même. Nommer, c’est en quelque sorte construire et immédiatement
figer ce construit, ce mythe, tout en voulant le donner comme un réel, comme un objet
du monde. On assiste à une vision essentialiste de l’acte de nommer (un nom = une
identité, un nom = un territoire, un nom = une nation, une nation = une communauté
voire une « ethnie », arbitrairement nommés et soudés par une langue, outil
linguistique de référence), alors même que nous savons combien les identités sont en
perpétuelle négociation et que les pratiques ne cessent de varier et d’évoluer. Au
figement du linguistique répond le figement des communautés, et vice versa. Si la
nomination est l’affaire des législateurs et des savants ; puisque « ce nom doit faire
autorité, l’imposition concerne non seulement un nom mais aussi l’appartenance à un
groupe13 ». Les manipulations idéologiques sont à ce niveau légion.
15 La Terre et le Sang et Les chemins qui montent ont tous deux pour cadre Ighil-Nezman, un
petit village kabyle parmi tant d’autres. La terre, dans les romans de Mouloud Feraoun,
est très importante dans la mesure où elle signe l’appartenance de l’individu à son

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groupe social, comme la déshérence de cette terre insiste sur la fin de cette
appartenance quand le lignage est rompu, faute de tenant du Nom qui héritera de celle-
ci. Dans cette société patriarcale où le Nom du clan se perpétue par la descendance
mâle, être incapable d’enfanter est le plus grand mal dont on puisse être frappé. Quand
le père vend également ses terres, il déshérite de fait son fils et, en quelque sorte, le
déclare mort pour les siens. En perdant ses terres, l’individu perd son Nom qui est
intimement lié à la terre qui l’a vu naître. Le Nom dans l’univers socioculturel kabyle
est une véritable tunique de Nessus qui dilue l’individualité dans la communauté de
destin. Le Nom est un véritable destin, une personnalité préétablie par une histoire et
une mythologie communes, faites d’accords et de conflits. On naît dans une karouba et
on en endosse toutes les vicissitudes ontologiques.
16 La citation qui suit est amplement explicite :
[…] chaque karouba se forge sa propre mythologie dans laquelle elle réserve le beau
rôle aux siens. […] Le narrateur occasionnel affirmera toujours le courage, la vertu,
la force ou la diplomatie de ses aïeux. Les générations qui se suivent se
transmettent consciencieusement (en y mettant du leur) les récits imaginaires de
leur gloire passée. Le résultat final est que chacun est fier de son nom. Mais si l’on
s’avisait de vouloir écrire l’histoire d’Ighil-Nezman, il y aurait autant de versions
qu’il y a de familles14.
L’intrication du jus sanguinis et du jus soli est patente comme principale thématique
dans les romans de Mouloud Feraoun. La terre et le sang sont « deux éléments
essentiels dans la destinée de chacun15 ». Mouloud Feraoun montre magistralement
cette dualité qui illustre la dynamique sociale de la communauté kabyle et les relations
interpersonnelles à l’intérieur du groupe, car le sang et la terre relèvent de la praxis
sociale, de la reconnaissance ou du déni, par tout le groupe, des droits de chacun sur la
terre et le sang.
17 Dans La Terre et le Sang, le personnage principal, Amer-ou-Kaci, est le fils d’un paysan
Kabyle dont le contact avec la culture française commence à l’école coloniale et se
poursuit en France, où il émigre pour gagner sa vie, comme il était d’usage dans cette
Kabylie du début du XXe siècle. Quand il rentre au village, parmi les siens, c’est avec une
épouse française, qui pourrait elle-même être à moitié kabyle, puisque le narrateur
sous-entend que son géniteur serait Rabah-ou-Hamouche, plutôt que celui qu’elle
supposait être son père, un Français dénommé André. En s’installant à Ighil-Nezman,
Marie permet au sang du père — s’il est avéré que Rabah-ou-Hamouche est bien son
père — de retourner à la terre qui l’a vu naître et qu’il avait abandonnée des décennies
durant. Ainsi, une fois de plus, l’identité est brouillée : c’est par le biais d’un sang
négocié que s’accomplit le retour dans son pays, sa famille, son origine. Dans le cas de
Rabah, le sang se négocie d’abord dans les alcôves d’un hôtel miteux parisien où Marie
est conçue par Rabah et Yvonne pour devenir la fille d’André, puis dans l’obscurité de la
mine où il est accidentellement assassiné. C’est en effet ce meurtre, logiquement
supposé rendre impossible le retour de la victime dans son pays natal qui,
paradoxalement, rend Rabah aux siens à travers la présence métonymique de sa fille
Marie, que le meurtrier, Amer-ou-Kaci, épouse justement pour expier son crime.
18 Tout en permettant à Rabah de se réconcilier avec sa terre, l’arrivée de Marie à Ighil-
Nezman permet également la réconciliation de sa belle-mère Kamouma et du fils
prodigue qui s’était absenté du village si longtemps que son clan, celui des Aït-Larbi,
avait perdu tout espoir de le revoir. Et le fait que ce soit la femme d’Amer, une
Française, qui restaure le lien entre un Kabyle et sa terre, d’unll côté, et entre une mère

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et son fils, de l’autre, pourrait bien vouloir dire que, pour Feraoun, autant que celle de
l’identité, la construction de la cohésion au sein d’une communauté passe par
l’acceptation de l’Autre, de l’Étranger. Le personnage d’Amer est emblématique de cette
dualité, rejeté par sa terre, rejeté par son sang, et dont l’identité se brouille au fil de la
narration.
19 Fidèle à la linéarité et au réalisme de ses récits, Mouloud Feraoun construit son roman
autour des isotopies de la « terre » et du « sang ». Amer a rompu le lien ombilical avec
sa terre et a laissé s’échapper son sang. Il doit maintenant les reconquérir. À son insu, il
se coupera définitivement de la première et profanera encore une fois le second. La
Terre et le Sang ont établi leur Loi et c’est elle qui sera appliquée. En émigrant, Amera
définitivement coupé les liens avec sa terre et il ne peut plus se réconcilier avec elle :
Notre terre est modeste. Elle aime et paie en secret. Elle reconnaît les siens […] Elle
a aussi une mémoire. Qui l’a reniée, une fois, elle le renie pour toujours16.
C’est le cas d’Amer qui « […] le cœur serré, comprit qu’il aimait bien Tighezrane mais
que c’était fini : ils étaient étrangers l’un à l’autre17 ». Conscient de son exil de l’espace
natal, il détourne son attention vers le sang, cette ultime quête le mènera vers sa perte.
20 Il faut dire que l’entrée d’Amer dans son village s’est passée comme une infraction. Il
arrive avec ses meubles parisiens faisant entrer ainsi un monde étrange(r) pour violer
« l’intimité » et l’austérité de son village : « Ils [les meubles] parurent bizarrement
compliqués, inutiles et encombrants18. » La plus grande infraction reste sa femme
française, Marie, qui est le personnage qui engage La Terre et le Sang dans l’histoire
coloniale de manière implicite. Grâce à Marie, Mouloud Feraoun retourne contre les
Français leur politique assimilationniste des populations « indigènes » ; en même
temps, Marie lui sert à prouver que l’entente et la compréhension sont possibles loin du
mépris de l’autre et en mettant en exergue la dimension humaniste de l’auteur.
21 Maintenant qu’il a pris conscience du rejet dont il est l’objet par Tighezrane, Amer va
porter son attention au sang familial. Le sang, dans ce roman, est un héritage à double
connotation. Il est d’abord positif mais lourd, c’est le Nom, l’histoire familiale. Il est
aussi négatif. C’est le sang de Rabah versé et trahi en France et qu’Amer doit payer
d’après la loi des siens : « Mais le sang ! Leur sang a coulé ! La dette existe. Il y a une
victime entre vous19. » C’est la dette qu’Amer croit effacer en « recueillant » Marie, la
jeune femme qui perpétue le sang de l’oncle disparu :
Le sang de Rabah revient dans celui de sa fille. Oui, il revient dans notre terre. La
terre et le sang ! Deux éléments essentiels dans la destinée de chacun. Et nous
sommes insignifiants entre les mains du Tout-Puissant20.
Le sang est enfin le signe exposé au feu de la passion et dont l’afflux est incontrôlable. Il
apparaît donc que l’isotopie du « sang » est celle d’une double loi : la loi établie par le
groupe et la loi que veut établir Amer, pour retrouver son équilibre, avec la complicité
de Chabha. Mais ce sont-là deux lois antagonistes, car la seconde rompt la première et
condamne Amer à son ultime exil :
Comment dire tout ce qu’il imagina, tous les raisonnements qu’il se tint, son
repentir, ses colères, ses craintes, ses scrupules d’homme sage, de notable du
village ? Mais il y avait aussi ce bonheur intense et fou qui s’était emparé de sa
chair, de son sang et que toute la logique du monde ne pouvait apaiser21.
22 C’est donc une relation condamnée à se terminer tragiquement qui est vécue par Amer.
Avant d’en arriver là, il revit la même expérience de rejet qu’il a connue avec la terre.
En effet, il éprouve pour Chabha un « sentiment intermédiaire difficile à définir22… »,
celui du non-lieu, de l’entre-deux. Et c’est dans ce vide qu’Amer veut construire

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l’expérience qu’il lui manquait, l’attachement réciproque avec son espace natal. Cette
position intermédiaire le situe donc comme étranger qui ne mérite pas l’indulgence des
siens, car il connaît leurs lois, une posture extérieure-intérieure explicitée par la vieille
Kamouma qui dit à Marie : « S’il était resté en France, pour Kamouma il était perdu
mais personne ne serait allé lui demander son sang. Maintenant qu’il est près du piège,
tu dois veiller autant que lui23. » Rejeté par sa terre, rejeté par son sang, Amer a le
sentiment d’être comme Marie, un être désincarné, dépouillé de son identité et assis
entre-deux chaises : « Il lui semblait qu’ils formaient tous deux un couple étrange,
ridicule, qu’il avait perdu à côté d’elle son caractère de Kabyle et qu’elle n’avait plus
celui de Française24. » Il doit cependant expier et payer de sa vie, de son sang la
transgression des lois du clan. L’émigré Amer rejoint les ancêtres dont il prouve
l’infaillibilité de la sagesse. Elle est une délivrance et non une perte comme ce sang qui
s’échappe des claies pour être absorbé par la terre : « Le sang dégoulinait à travers les
roseaux, du sang épais et noir qui s’était caillé sous les habits, dans le dos, et qui avait
trouvé une issue pour s’échapper25 », retournant tragiquement dans le ventre maternel.
23 Au-delà d’un simple mariage mixte, il n’est pas difficile de voir dans le mariage d’Amer
et de Marie une allégorie de cette rencontre entre Algériens et Français engendrée par
la colonisation, d’abord, puis par les vagues d’émigration vers la France, et du
croisement culturel qui s’en est suivi. Et, qu’il s’agisse de fusion entre deux êtres ou
entre deux cultures, Feraoun insiste pour laisser entendre que la rencontre est
inévitable parce que dictée par les contingences de l’histoire (histoires respectives
d’Amer et de Marie et Histoire de la colonisation). Amer n’Amer, ce fruit hybride de
l’union entre la Française et le Kabyle, se définit d’ailleurs lui-même ainsi : « Il y a
un siècle que les Français viennent chez nous. Il y a un demi-siècle que nous allons chez
eux. Un échange fraternel dont je suis le bâtard authentique26 ! » L’annonce de la
naissance à venir de ce « bâtard authentique », qui est aussi le personnage principal du
roman Les chemins qui montent, se fait à la fin de La Terre et le Sang et coïncide avec la
mort de son père Amer-ou-Kaci. Parce qu’il naît après la mort du père, il portera le
prénom de ce dernier pour en perpétuer la mémoire :
Je m’appelle Amer n’Amer, autrement dit fils d’Amer. Cela suffit pour me distinguer
de tous les Amer du village parce que, chez nous, on n’est jamais quelqu’un fils du
même quelqu’un. Le père a toujours son prénom, le fils le sien. En général ce
dernier reprend celui de son grand-père, d’un oncle ou d’un frère. Le prénom d’un
mort. Moi, j’ai repris le prénom de mon père parce qu’il était mort, lui aussi, quand
je suis né27.
24 De par son double prénom, Amer n’Amer est une « métonymie de présence » (pour
reprendre la formule de Homi K. Bahbha) qui signale la présence du père, auquel il se
substitue symboliquement en reprenant son nom, aussi bien que son absence, puisque
sans celle-ci, le double prénom n’aurait pas été possible. Le père est ainsi
simultanément présent et absent ; Amer est et n’est pas son père. En effet, bien que
gardant la « kabylité » de son père, il y ajoute la « francité » héritée de sa mère, et qui
tout en héritant de l’identité du père, s’y introduit un élément nouveau — un sang
nouveau —, il résume à lui seul la vision féraounienne selon laquelle la construction
identitaire est basée non seulement sur l’hybridité, mais également sur ce que Bhabha a
appelé « répétition et dédoublement », ou encore « similitude-dans-la différence »,
notions à travers lesquels le théoricien de l’hybridité explique que l’identité culturelle
se redéfinit constamment au contact de l’Autre — à travers l’Autre.

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25 Cette même préoccupation essentielle se retrouve dans bien d’autres textes fondateurs
de la littérature algérienne francophone. Dans son étude de la vie de Kateb Yacine,
Jacqueline Arnaud nous donne des éléments qui nous permettent de mieux comprendre
les contextes historiques et biographiques en jeu dans Nedjma28. Selon elle, il se pourrait
très bien que le récit soit basé sur un événement qui a réellement eu lieu et que le
patronyme Kateb ait été donné par les administrateurs coloniaux à une des branches
dispersées de la tribu29. Cependant, ce qui est plus certain est l’importance de l’état civil
dans l’histoire de la colonisation en Algérie. Elle continue ainsi :
Il faut peut-être rattacher les nouvelles dénominations des Keblouti aux premières
tentatives d’inscription en 1854 ; la loi du 23 mars 1882 imposa la mesure dans
l’ensemble de l’Algérie, et fut appliquée dans les dix années qui suivirent. Les
musulmans avaient en principe le choix de leur patronyme, mais comme ils s’en
désintéressaient, les commissaires chargés de ce travail se firent parfois remarquer
par l’inscription de noms grotesques ou injurieux, ou du moins imposés sans souci
d’aucune règle. Dans l’esprit de certains administrateurs, comme ce Sabatier, que
cite l’histoire (C. R. Ageron, Les Algériens musulmans et la France), « la constitution de
l’état civil [était] et [devrait] être une œuvre de dépersonnalisation, l’intérêt de
celle-ci étant de “préparer la fusion”30 ».
Le succès de l’état civil dans le démantèlement des liens de parenté fut extrêmement
limité, bien que les principales tribus aient été affectées. Dans Nedjma, la dispersion de
la tribu, son éparpillement géographique et le nom Keblouti, perdu parmi d’autres
noms, font que des membres de la même tribu, à savoir Rachid, Lakhdar, Mourad,
Mustapha et Nedjma se rencontrent tout en étant ignorants de leur origine tribale
commune. La paternité du personnage emblématique de Nedjma est incertaine. Le
texte et le personnage de Nedjma sont en quelque sorte une allégorie d’une Algérie
incertaine de sa généalogie, incertaine du nom du père. Kateb Yacine défie la
domination coloniale et l’héritage de l’inscription du nom dans l’état civil. Nedjma,
comme bien d’autres textes francophones, tel Le Fils du pauvre de Mouloud Feraoun,
prend forme à travers des stratégies d’écriture qui dérangent les notions européennes
du genre, et, par conséquent, échappe à l’équation du nom, celui de l’état civil, et de
l’identité. Ce faisant le texte de Kateb Yacine propose une forme d’identité qu’on a du
mal à nommer.
26 Dans beaucoup de sociétés, les noms propres font écho au mythe fondateur ; il en est
ainsi des noms théophaniques, attestés, par exemple, dans l’ancien monde sémitique
(Yohannan [Jean] : « Dieu a manifesté sa grâce ») ou encore de nos jours dans le monde
musulman (Abdallah : « le serviteur de Dieu »). L’interrogation en langue créole, Ki non
yo ka kriyé’w ? (« Comment t’appelles-tu ? »), est connotée de fortes réminiscences
africaines puisqu’en fon (Bénin, Togo), comme en créole, on parle littéralement du « Cri
du nom » lorsqu’on se nomme. Kryé est aussi le terme employé en terre créole pour
annoncer le nom secret. De même, en hébreu, qârâ’ shèm (« appeler d’un nom »,
« nommer ») signifie littéralement « crier le nom ». En arabe dialectal, l’interrogation
« Comment t’appelles-tu ? » est rendue par l’expression Kif semek Allah ? (« Comment
Dieu t’a-t-Il prénommé ? »). Nommer a donc cette valeur mystico-théologique pour que
les êtres adviennent à l’existence. Référés explicitement aux mythes d’origine, les noms
propres prennent la plénitude de leur sens, préfigurant le destin de ceux qui les
portent, identifié à celui des protagonistes du drame mythique.
27 Dans Nedjma, comme dans Le Fils du pauvre, c’est la généalogie qui aurait assuré depuis
toujours un seuil minimal de narrativité aux mythes. Kateb présente Keblout comme un
exilé, un étranger dans la région où il est venu s’installer avec sa famille. L’histoire de la

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tribu de Keblout raconte la dispersion, l’expression « Corde cassée » signifiera la


rupture, la guerre et l’éclatement des tribus. Ces filiations multiples et contradictoires
s’érigent symboliquement contre tout discours « mono-généalogique ». Le mythe
Keblout raconte l’histoire d’un ancêtre nommé Keblout dont les origines se perdent vers
l’Anatolie qui, selon Jacqueline Arnaud, est un nom à désinence turco-albanaise31.
Résistant d’origine turque gagné à la cause des montagnards, le réfractaire serait à
rapprocher d’Abdelkader. Mais d’autres origines font remonter Keblout de l’Aurès, et
son nom du berbère chaouïa. L’itinéraire de la tribu est marqué par la venue d’Espagne,
avec la tribu arabe des Beni Hilal, envahisseurs du XIesiècle, chassés d’Égypte par le
Fatimide, qui pénétra le Maghreb par le Sud tunisien, Kairouan et les Hauts Plateaux de
l’Est algérien. Ces nomades chameliers se mêlèrent aux nomades berbères zénata, et les
arabisèrent, d’où le caractère inextricable des origines des peuples de cette région,
fusion des éléments arabe et berbère. Passés en Espagne, les Beni Hilal furent refoulés
par la reconquête au Maghreb. La tribu constitue un lieu de passage entre le Moyen-
Orient, l’Espagne, le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Maghreb du nomadisme et celui des
Arabes et des Berbères32.

La langue
28 C’est ainsi qu’à travers Nedjma, on assiste à une réécriture syncrétique de plusieurs
mythes grecs, maghrébins et arabo-musulmans. De par leur mise en scène, l’Histoire est
passablement oubliée. Les dates et les événements s’y rapportant n’ont qu’une valeur
indicative. Seule la mémoire du mythe demeure, fonctionnant comme une machine à
remonter le temps ; l’écriture l’utilise comme mode de construction fait de gommage et
de réécriture. La mémoire du texte laissera inévitablement des franges d’opacité, son
réfléchissement n’offre pas une image globale, mais fragmentée à mesure que le travail
de reconstitution, mené par le lecteur, tente de combler ses lacunes et ses oublis. On
peut mettre en évidence ainsi le recours à une mythologie historique mise en scène à
travers Lakhdar et Nedjma : le premier est un militant nationaliste voulant se
substituer à Jugurtha et Abdelkader (héros de différentes tentatives d’unification
maghrébine) ; tandis que Nedjma, l’héroïne chimérique qui polarise le jeu d’identité/
rivalité, symbolise, comme la fameuse Hélène de Troie, l’ambiguïté des origines. Autour
d’elle se forme l’histoire d’un désir pluriel que chacun dévoile à sa manière sans jamais
pouvoir l’assumer. Rappelons qu’Hélène, la fille de Léda, a eu pour pères Zeus et
Tyndare. Elle incarne par là même l’ambiguïté des origines. Elle est par ailleurs la sœur
des jumeaux Castor et Pollux. On retrouve chez Kateb, lié à Nedjma, le mystère des
origines instaurant autour de celle-ci un jeu de doubles. On retrouve en elle une
bicolorité fondamentale : elle est tout à la fois le sosie de Suzy et la sœur amante du
Nègre du Nadhor. Si, toute petite, Nedjma est très brune, presque noire, le halo
rougeoyant de sa chevelure fauve enserrée de soie pourpre lui donne la même ferveur
qu’à toutes les étrangères de l’œuvre.
29 La réalité historique se trouve façonnée par les procédés d’une écriture romanesque qui
utilise le mythe comme un moyen de présenter l’Histoire. C’est dans le mélange de ces
plans que le texte construit sa propre réalité où différents protagonistes — le roman —
prennent en charge sa narration. Celle-ci ne renvoie du passé qu’une image fragmentée
et inachevée. En réactualisant les différents récits, les protagonistes aspirent à
reconstituer l’histoire ancienne afin de pouvoir assumer le présent. C’est ainsi que Si

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Mokhtar délivre le schéma matriciel, coquille creuse, renvoyant le bruissement d’un


passé tumultueux que chacun, en fonction de son vécu, va réinterpréter dans la réalité
présente de l’œuvre. L’écriture romanesque instaure un jeu d’écho entre les différentes
histoires, en tentant de recréer les liens par le mythe identitaire. Miroir brisé, l’écriture
romanesque, dans Nedjma, recompose indéfiniment par un jeu de reflets fragmentaires
une réalité explosée. Cependant, loin de retrouver une image d’identité, ce
réassemblage redessine inéluctablement la tragédie primitive.
30 L’écriture devient donc un mode d’appréhension d’une réalité complexe ; la
distribution de la parole rend bien compte, au cœur du texte, de la construction
prismatique d’une histoire collective qui ne peut s’annoncer que par bribes. La somme
de ces fragments épars est une tentative de reconstituer l’identité autour de Nedjma.
Celle-ci n’offre qu’un temps illusoire où se reproduit inlassablement la fatalité du sang
et du mythe. Les métamorphoses de Nedjma, femme multiforme témoignent des
perspectives différentes de chacun des protagonistes qui gravitent autour d’elle. Elle se
retrouve au cœur de leurs discours disparates, toujours différente et toujours
semblable de par son ambivalence même. C’est Keblout, le référent ancestral que Kateb
place en face de la figure coloniale. Le motif ancestral naît d’une structure historique
précise : celle de la décolonisation. Cette démarche — ainsi que le remarque Arnaud —
est liée à un processus socio-historique : le nationalisme veut faire face à la
colonisation, figure d’oppression. Le colonisé va tenter de retrouver dans l’image
ancestrale une illusion d’authenticité ; il veut reconquérir une humanité antérieure à la
civilisation humaniste de l’Autre (le colonisateur) qui le nie dans sa qualité humaine.
31 Cependant, la référence ancestrale est insuffisante. Si elle génère, dans un premier
temps, l’énergie libératrice pour faire exploser le monde colonial, elle n’épargne pas
pour autant le colonisé qui, au cœur de la déflagration, répercute le traumatisme
révolutionnaire. Cette démarche hallucinatoire est dangereuse, puisqu’elle ne renvoie
qu’à une image déformée du présent et enferme l’identité dans le solipsisme originel.
Pour renaître au présent, il faut assumer la tragédie. Et ce n’est pas fortuit que dans
Nedjma, roman où se trouve une quête de l’identité, la mythique ancestrale constitue le
point focal d’un livre articulé d’un double mouvement de régression vers une
antériorité et une projection révolutionnaire au présent. Le motif ancestral n’est pas
folklorisation du texte, mais participe à la genèse romanesque. On retiendra l’idée que
le colonialisme sert de prétexte à l’écriture romanesque afin que celle-ci puisse justifier
la réécriture du mythe des origines, seul fil capable de se renouer avec sa propre
histoire : « Tu dois songer à la destinée de ce pays d’où nous venons33. » Par le retour
aux origines, Kateb tenterait la réconciliation de l’individu avec son passé et, à travers
celui-ci, avec lui-même.
32 La relation entre littérature et mythe a fait l’objet de nombreuses réflexions dont
l’objectif majeur est de définir l’apport de l’un par rapport à l’autre. En ce sens, le
mythe a longtemps constitué pour la littérature, comme pour les autres arts, une
source riche en fonds de situations, en personnages et en récits qui ont été largement
exploités par les écrivains, les peintres, les musiciens, etc. Par le mythe, l’auteur laisse
entrevoir — au-delà des contraintes aliénantes du présent — l’histoire d’un groupe
reproduite ici avec toutes ses contradictions. La conclusion de cet itinéraire à rebours
révèle qu’il faut nécessairement faire mourir le mythe pour pouvoir faire renaître
l’histoire : fantasme d’un temps retrouvé. Il faut dès lors assumer une histoire faite de
colonisations successives pour pouvoir enfin assumer la réalité. À l’inverse des

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orphelins qui tentent de « refœtaliser » leur présent aliéné dans une antériorité
mythique. Dans ce texte liminaire où s’esquisse une « identité » envisageant l’ensemble
du territoire et de ses habitants, ces derniers devraient être identifiés, non pas
référence territoriale, mais par leur appartenance ontologique à une société mondiale
de droits et de devoirs, aux antipodes de la nuit coloniale. C’est là que les ethnonymes
font sens, non dans des catégories figées, mais dans la dynamique d’une signifiance en
acte. Car les luttes pour l’appropriation du toponyme et de son corrélat ethnonymique
reproduisent au plan symbolique les affrontements sociaux majeurs. Il n’y a aucun
hasard au fait que c’est avec la formule « Algérie algérienne », opposée à l’« Algérie
française » des Français d’Algérie, que de Gaulle a annoncé un siècle plus tard
l’accession du pays à l’indépendance. Les ethnonymes ont enregistré les rapports
conflictuels de l’espace méditerranéen puis du cadre colonial ; les « batailles
sémantiques » dont ils furent l’objet reflètent celles de l’histoire. Est-il excessif de
considérer qu’on peut à travers eux approcher une conscience nationale en émergence,
et saisir la manifestation de valeurs avec lesquelles cette identité dialectiquement se
forge et se fonde, face à l’intrusion étrangère ? Est-il déplacé de considérer que ces
valeurs sont toujours au centre de la crise identitaire actuelle des Algériens ?

NOTES
1. J.-P. Kaufman, L’Invention de soi, Armand Colin, 2004.
2. Toutes ces citations sont tirées de M. Dib, La Grande Maison, Seuil, 1952, p. 19-23.
3. A. Bonnefin et M. Marchand, Histoire de France et d’Algérie, Hachette, 1950, p. 7.
4. Ibid.
5. M. Feraoun, Le Fils du pauvre, Alger, Enal, 1986, p. 11.
6. M. Feraoun, Jours de Kabylie, Alger, Enal, 1985, p. 11-12.
7. Ibid.
8. M. Feraoun, Le Fils du pauvre, ouvr. cité, p. 11.
9. Ibid., p. 21.
10. M. Feraoun, Journal, Alger, Enal, 1985, p. 45.
11. J.-L. Amselle, Préface à Logiques métisses, Payot, 1999.
12. M. Lacheraf, Des noms et des lieux. Mémoires d’une Algérie oubliée, Alger, Casbah Éditions, 1998,
p. 170-171.
13. A. Tabouret-Keller, « À l’inverse de la clarté, l’obscurité des langages. Le concept de clarté
dans les langues et particulièrement en français », Revue de l’Institut de sociologie, université libre
de Bruxelles, nos 1-2, 1989, p. 19-29.
14. M. Feraoun, La Terre et le Sang, Seuil, 1953, p. 78-79.
15. Ibid., p. 126.
16. Ibid., p. 162-163.
17. Ibid., p. 163.
18. Ibid., p. 34.
19. Ibid., p. 118.
20. Ibid., p. 126.
21. Ibid., p. 196.

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22. Ibid., p. 173.


23. Ibid., p. 224.
24. Ibid., p. 95-96.
25. Ibid., p. 243.
26. M. Feraoun, Les chemins qui montent, Seuil, 1957, p. 185.
27. Ibid., p. 91.
28. Kateb Yacine, Nedjma, Alger, Enal, 1981.
29. Dans l’introduction de Les Prénoms arabes, Fatiha Dib note que le nom de famille avait
beaucoup d’importance en Algérie et que ceci était en grande partie le résultat des pressions de
l’administration coloniale. Le nom arabe était en général composé d’au moins quatre éléments :
« Lakab : surnom. Kunya : Abu (père de) ou Om (mère de) suivi du prénom de l’aîné des enfants,
fille ou garçon. Nassab : Ibn (fils de) ou Bint (fille de). Nisba : nom d’origine ou d’habitat (tribu,
ville, pays). » (p. 11)
30. J. Arnaud, La Littérature maghrébine de langue française, t. 2 : Le cas de Kateb Yacine, Publisud,
1986, p. 76.
31. Ibid., p. 71.
32. Ibid., p. 78.
33. Kateb Yacine, Nedjma, ouvr. cité, p. 128-129.

AUTEUR
HAMID HOCINE

Université de Tizi-Ouzou

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Corps mythiques de Désert


Khedidja Khelladi

Premiers pas et cris ultimes


1 Désert1 : substantif sans déterminant, sujet et prédicat, notion abstraite, lecture ouverte
comme la signature de Lalla, l’héroïne du roman de Le Clézio. Qui y trouvera lieu à
implication ? Le texte assure et rassure, assumant au discours indirect libre les pensées
de Lalla : « Ici, il finit toujours par venir quelqu’un […] » (p. 423). Pour Lalla, sortie à
peine du dur travail qui a fait d’elle une mère solitaire et solidaire, obstinément
confiante dans la patience du temps, « quelqu’un » viendra, passeur idéal, tout à la fois
attendu et inattendu, surgi de nulle part, par hasard et par nécessité.
2 Et si, le suivant, nous faisions notre entrée dans le désert par ce trop-plein de vie ? Leur
« ici » devenant nôtre, combien d’ailleurs nous seront-ils offerts ? La petite fille courant
sur les dunes, jouant avec les oiseaux de mer, qui peut dire s’il s’agit de Lalla elle-même
ou d’une de ses épures passées ou à venir ? Le promeneur du désert dira l’événement et
son récit maintiendra le fil de la mémoire, s’inscrira aux côtés de ceux de Amma ou de
Naman le pêcheur, du muet Hartani ou de Ma el Aïnine lui-même, ou de ces voyageurs
guerriers du désert ancrant leur récit dans le hors temps des victoires passées, là où la
défaite n’en restera pas une. Le recueillant auprès de Lalla, ce promeneur aura la
liberté, comme Amma, de ne jamais en donner la même version :
Chaque fois qu’Amma raconte l’histoire d’Al Azraq, elle ajoute un détail nouveau,
une phrase nouvelle, ou bien elle change quelque chose, comme si elle ne voulait
pas que l’histoire fût jamais achevée. (p. 120)
3 C’est la règle entre tout récitant et son auditoire. Cependant, le récitant ne pourra pas
badiner avec une seule chose, ce « ils », entrée anaphorique de Désert. Ancêtres ou
descendants de Hawa2, fille de Hawa, la première ou la deuxième, ou celle du temps
insaisissable d’autrefois, qu’importe : son récit mimé, vécu, trouvera nécessairement
une piste où s’ancrer. Le voyageur nomade dispose de tout cela dont la mémoire a
besoin : l’émotion est grande devant ce tout premier cri, le lieu est déjà entré dans la
cosmogonie, liant et le ciel et la terre et la mer au pied du vieux figuier, et le temps,
aube naissante, moment du fijar (p. 21) appelant à la première prière, en a béni

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d’autres. Ce « quelqu’un » finissant par trouver la piste menant à Lalla est investi dans
le texte du rôle de passeur grâce à la coordination « et » qui insiste sur la dimension
protectrice du vieux figuier atavique : « Ici, il finit toujours par venir quelqu’un, et
l’ombre du figuier est bien douce et fraîche » (p. 423). Pour dire les liens mythiques
entre les hommes, la nature et l’écriture, le corps du texte est composé de deux récits
alternés, où la généalogie, les liens du sang maintiennent des échanges et des
concomitances que la conception rationaliste du temps aurait refusés.
On les emportait à l’aube, sans cérémonie, emmaillotés dans de vieilles toiles, et on
les enterrait dans un simple trou creusé à la hâte, sur lequel on posait ensuite
quelques pierres pour que les chiens sauvages ne les déterrent pas. (p. 358)

Description-narration-récitation
4 Le texte de Le Clézio relève du mythe en ce sens où le langage s’y fait préexistence aux
faits. Le réalisme des dures conditions connues de toute vie dans cet espace se
transforme, par la présence « diffuse » et « irradiante » de signes dont la lecture
participe d’un décryptage-création nécessaire pour comprendre comment ils
« s’interprètent » leurs sens. Le mythe, en racontant le désert, non seulement en donne
une construction narrative symbolique, mais en révèle un concentré fécond derrière
son apparente aridité, pour celui qui voudra bien poser un pied, un regard sur la voie
lente du nomade qui avance assuré alors qu’on le croit errer.
5 Sur ce modèle, le texte est construit de deux récits, se rapportant l’un à la grande
Histoire collective, datée, nommément localisée, l’autre à la petite histoire, mi-roman,
mi-épopée moderne d’une jeune fille. La chronique se rapporte aux luttes de quelques
tribus du désert opposées à l’établissement du Protectorat français sur le Maroc, entre
1909 et 1912 — et la marge blanche laissée à la gauche du texte lui donne d’emblée
l’allure d’une geste. Le roman dont on devine grâce à de nombreux indices qu’il se passe
à la fin du XXe siècle, à Marseille, en France, concerne une de leurs descendantes,
dignement rebelle à sa manière. Et le fil conducteur qui permet l’interprétation
mythique de ces deux récits les tient solidement arrimés l’un à l’autre.
6 Des neuf parties composant le texte, la centrale portant expressément sur les
conditions de la défaite prochaine ne met pas pour autant fin à l’épopée. Les huit autres
alternent, de longueurs d’abord disproportionnées pour se rapprocher
progressivement vers un point focal, instaurant une rigoureuse symétrie entre les
quatre dernières parties des deux récits : 16 pages et 16 pages, puis 11 pages et
11 pages. Les assises de la construction réduisent la distance de départ entre les deux
protagonistes qui resteront comme les héros réels de Désert, Nour et Lalla. En premier
lieu, toute vision de ce monde est donnée en focalisation interne : leurs points de vue
prévalent sur la description (aspects et mise en relation), la narration et la récitation.
L’auteur s’occupe en quelque sorte de mettre en œuvre les éléments qui vont faire
revivre le désert tel qu’en lui-même il est et demeure. L’hypotypose est dominante, non
sélective, infiniment attentive aux grands moments de la marche des tribus comme au
moindre mouvement du désert. Ainsi, l’arrivée dans un camp ou sa levée font preuve
d’une connaissance fine des comportements des nomades : « Les hommes
déchargeaient les chameaux […] Les femmes allumaient le feu […] » (p. 10-11) ; les récits
enfin sillonnent le texte échappant au narrateur, distribués en cycles de paroles entre
chacun. C’est ainsi que les hommes apprennent en se rendant les honneurs : Amma

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raconte à Lalla l’histoire de sa mère, Lalla Hawa, Nour informe Ma el Aïnine de sa


parenté par la mère avec le grand cheikh Al Azraq, Ma el Aïnine instruit Nour de son
éducation auprès du même cheikh et son histoire reprise par les voyageurs fera de lui à
son tour un sage ; le vieux Naman raconte des histoires enchâssées dignes des Mille et
Une Nuits. Rien ne se perd comme le montre l’écho sans voix de la chanson de Lalla
Hawa (p. 239) ou la présence obsédante de l’Absent irradiant le texte, rapide comme
l’éclair : le signifiant Al Azraq dépasse la couleur bleue du Ciel3 pour être là où il faut,
quand il le faut. Il répond ainsi à l’espace-temps sur lequel réfléchissent, chacun de son
côté, Nour et Lalla. Pour l’un, « C’était un pays hors du temps, loin de l’histoire des
hommes, peut-être un pays où rien ne pouvait apparaître ou mourir… » (p. 11) ; pour
l’autre, « C’est un temps déjà ancien, et c’est comme s’il n’y avait rien d’écrit, rien de
sûr » (p. 115). Pourtant dans ce temps, il n’est pas dit que jamais Nour et Lalla ne se
rencontreront. L’auteur se joue avec eux des règles rigides des temps grammaticaux :
comment séparer temps du récit et temps du discours quand le corps est pris dans ce
qu’il voit, ce qu’il dit, ce qu’il fait et ce dont il a hérité ?
7 Les temps du récit des gens du désert établissent bien la fin de ce monde (plus-que-
parfait, imparfait et passé simple), mais le passé composé reconstruit la même période,
remettant en question la vanité du jugement des hommes sur la nature. Il rejoint le
temps du présent logiquement utilisé pour l’histoire romanesque contemporaine de
Lalla : « Ils sont apparus… Ils sont descendus… Ils marchaient sans bruit sur le sable… »
(p. 7), exemples étrangement conjugués à ceux de la fin du chapitre : « Nour et son père
s’arrêtèrent encore… Puis, ils ont dit la dernière prière… » (p. 32). Ainsi sont ravivées
mémoires et rencontres dans cet autre temps : celui des « Maintenant » qui ponctuent
les deux récits, particulièrement le premier (« C’est là qu’ils arrivaient maintenant… »,
p. 16) ou dans le second constatant la limite de Lalla et la victoire impossible :
« Maintenant il y a le haut mur de séparation du parking… » (p. 394). De déictiques
spatiaux, ils deviennent chronotopes enregistrant l’histoire des hommes grâce à la
reprise des « Alors » qui balisent la narration.
8 Ainsi ramenés l’un vers l’autre, Nour et Lalla sont au centre de récits de vie et de survie
d’hommes affrontant la nature sans la combattre ou se mesurant au progrès en
respectant le temps. Dans le cadre de cette poétique pour dire la quête d’un territoire4
où Nature et Culture se respectent, la frontière des genres paraît bien secondaire et Le
Clézio ne s’en inquiète pas, qui fait d’abord œuvre de poète avec ce que cela suppose de
constructions en échos, de correspondances, de corrélations. Les investissements avec
lesquels s’amplifie tout avènement permettent aux hommes de l’Histoire de suivre des
pistes « presque invisibles » (p. 7). Corps inscrits dans une mémoire de la longue durée
du passé glorieux, traversant ce présent houleux mais ayant déjà jeté un fil vers un
devenir en train de naître : c’est que tous les protagonistes historiques ou fictifs sont
désormais dépendants du dire d’une épopée du désert qui se mythologise
progressivement en Désert. Il est naturel que dans ce monde, le premier filon vers la
mythologisation soit la généalogie et ses questions de légitimation.

Les-gens-de : l’hagiographie
9 Par l’anaphore5 d’ouverture, Désert s’inscrit dans un de ces moments de récitation par
lesquels le lecteur averti des traditions orales se retrouve en fait dans une longue
chaîne de héros. Précédant ou succédant (à) Hawa fille de Hawa ? La question paraîtra

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peu à peu secondaire devant la puissance d’un certain type d’héroïsme. Celui-ci ne tient
pas d’abord à leur rôle de personnages dans le texte, mais surtout à leur histoire vécue,
depuis des temps immémoriaux, d’où leur entrée triomphante dans le mythe en dépit
d’un certain type de défaite. Le « ils » de leur surgissement en la matière du texte ne les
atomise ni ne préjuge de leur dispersion ; c’est un moment de forces égales, opposées,
cherchant un équilibre dans un parcours hors du temps, si ce n’est celui du désert, et
que de nombreux indices et catalyses permettent de reconstituer, mais non
d’appréhender, car ce serait le banaliser. Or ces nomades tirent leur liberté, tout à la
fois, de leur légitime chefferie et de leur mise au ban de la société : héroïsmes et
marginalités constituent bien deux pôles ouverts à l’épique dans ce qu’il a de
transculturel et dans ses possibles investissements conjoncturels, spécifiques. Les
indices les plus parlants, comme nommer des personnages sous l’égide desquels toute
la diégèse est inscrite, ramènent immanquablement à ces légendes hagiographiques
dont des auteurs comme Émile Dermenghem ou Jacques Berque ont très tôt compris la
place dans la constitution des codes de fonctionnement des sociétés maghrébines.
Le Clézio lui-même est allé en chercher les traces vivantes dans Gens des nuages que l’on
ouvre sous le signe de Sidi Abou Madyan et Rumi6 (p. 27), sous les aphorismes desquels
sont placés les différents paragraphes du texte.
10 En tant que héros du texte, Nour est le premier nom distingué des autres (p. 9),
distinction déjà liée au rôle de son père : « Un seul d’entre eux portait un fusil » et
« Nour, le fils de l’homme au fusil » (p. 9). Lalla, dont l’appellation impose le respect,
bénéficie à elle seule des chapitres les plus importants. Par ailleurs, en tant qu’acteurs
de l’héroïsme, ils sont crédités des attributs classiques de ce statut : naissance
particulière, exclusif ou exclu : rien d’original en somme par rapport à tout récit (conte,
légende), puisque Ma el Aïnine, Nour et Lalla sont des nobles, Hartani un affranchi et
Radzic, un gitan et enfant vendu. Pourtant, le même pressentiment les met face à leur
destin qu’ils vivront jusqu’au bout. Nour entre presque par effraction dans le monde du
fondateur, se réveillant à temps, traversant les remparts, par une « porte étroite » pour
suivre mot à mot les paroles du guide suprême : « Nour sentait cela surtout quand il
regardait la silhouette fragile du grand cheikh, comme s’il entrait dans le cœur même
du vieillard et qu’il entrait dans son silence » (p. 39). Lalla est saisie, troublée par
l’appel qu’elle ressent en elle, et interroge celui qu’elle appelle « son secret » : « Elle
voit ce qu’il y a dans le regard de l’Homme Bleu » (p. 203) avant de ressentir quiétude et
sérénité après son passage. S’ajoutent à ces caractéristiques des attributs physiques
distinctifs. Nour est la lumière dont il porte le nom ; concentrée chez tous en un regard
à la limite du surnaturel, cette lumière éblouit ces êtres extraordinaires qui arrivent à
en projeter les rayons sur les autres, qu’elle vienne du ciel, du soleil ou des étoiles et
même des artifices de l’homme de la ville. L’initiation qu’ils vont recevoir ne dépend
pas du statut ni n’attend le nombre des années. Directement ou par personne
interposée, sans contrainte spatio-temporelle, ils se retrouvent : la jeunesse des uns,
retenue ou exubérante, guidée par la toute puissance des initiateurs.
11 « À quoi sert l’épopée7 ? », se demande Jean Dérive. La recension de ses premiers
éléments, relevant tout à la fois de la logique narrative et des indices axiologiques,
permet de classer Désert parmi les textes proches de l’épopée :
Cette fonction du modèle épique de type historico-mythique consistant à faire lire
le présent de l’énonciation à la lumière d’un épisode du passé largement mythifié
semble bien avérée à différentes époques et en divers milieux culturels.

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12 Le premier indice dans le texte est un lieu dont l’occurrence est facilement notable :
Saguia el Hamra8. Donné d’abord comme titre au premier chapitre, le toponyme est
repris à partir de la page 14 : « Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de
Saguiet el Hamra… » avec sa traduction en page 20 : « la vallée rouge » et les précisions
qui suivent en page 25 : « Les routes étaient circulaires, elles conduisaient au point de
départ, traçant des cercles de plus en plus étroits autour de Saguiet el Hamra » ; « Ils
étaient revenus, chargés de munitions, jusqu’à la terre sainte de la Saguiet el Hamra. »
Puis page 27, la présentation suprême : « C’était le centre du désert, peut-être, le lieu où
tout avait commencé, autrefois, quand les hommes étaient venus pour la première
fois. »
13 Cette référence et les différents récits mis en abyme y afférents mettent en lumière les
sources même de la géographie mythique de Désert : épisodes historiques
fondamentaux dans la mise en place des sociétés maghrébines qui repris en charge par
la transmission orale ont investi l’imaginaire des populations et constituent un
ensemble tout à la fois homogène et comportant de nombreuses variantes. Immense
réservoir pour qui veut comprendre la mise en place des codes de fonctionnement de
ces sociétés, comme le fait Le Clézio ici. À quoi correspond cette dénomination ?
Historiquement, Saguia el Hamra a connu deux types d’arrivées plus ou moins massives
de lettrés et de savants en arabe et en berbère, peu ou prou liés au mysticisme
musulman : aux XIe et XIIe siècles, d’abord venant de Bagdad, puis, au XVe siècle, pour
fuir la Reconquista. Le schéma type relatif à leurs parcours les fait osciller entre
pérégrinations et errance projetées dans un premier temps vers l’acquisition d’un
territoire pour s’y installer et prêcher la bonne parole auprès des populations. Ensuite,
un véritable balisage de l’espace se fait avec la mise en place de centres d’étude
religieux, les zaouias.
14 De par sa situation géographique, à l’extrême Sud-Ouest du Maroc, Saguia el Hamra fut
un passage obligé pour ces éternels voyageurs : de l’Andalousie, ils essaimèrent, dans
toute l’Ifrikia9, laissant de leur passage des traces tangibles, la fondation d’une cité. Le
schéma de l’implantation et les qualités nécessaires pour ce faire sont identiques.
L’acquisition d’un territoire ne se fait pas toujours aisément, des rejets furent
enregistrés, obligeant justement à une incertaine nomadité, terme par lequel sont
désignés tout à la fois les déplacements obligatoires et les règles de comportement qui
en découlent, comme l’endurance et la frugalité érigées en code, celui de l’ascétisme
indispensable à la spiritualité. L’enseignement suit cette pédagogie de l’exemple et
s’impose par des dons oratoires certains. Anthropologues, historiens, sociologues
reconnaissent à ces mouvements une responsabilité indéniable dans les
fonctionnements, les mentalités et l’imaginaire des sociétés maghrébines. La plupart
des analyses insistent sur leur rôle intégratif, leurs actions consacrées à l’adoration de
Dieu ou encore leurs pratiques : « Le soufisme recherche par l’exercice de la vie
contemplative et des pratiques précises un état de pureté morale et spirituelle10. » Si les
manuscrits existent pour lire cette histoire, toute une littérature populaire s’est
répandue, tournée vers les prouesses, les miracles, les difficultés et offrant, à travers les
variantes, la possibilité de connaître la réception de ces mouvements et permettant que
le modèle type soit remis en œuvre si le besoin historique s’en fait sentir. Concernant
précisément l’histoire du Maroc, Évariste Lévi-Provençal affirme la place de ces
mouvements et leur rôle :

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Avant la fin du XVe siècle, les derniers Maures quittent la péninsule ibérique. À ce
moment va se former une école vraiment marocaine. Elle a pour elle, tout d’abord,
l’appoint considérable d’une grande partie des expulsés du pays voisins. Si elle reste
en relations suivies avec les centres intellectuels d’Orient, elle échappe néanmoins à
leur tutelle ; et dans le pays, elle va rayonner, non seulement de la capitale savante
et de son Université mais aussi, et encore plus, des zawiyya disséminées dans le
pays. L’écriture de l’histoire restera longtemps tributaire de leurs actions, élevées
au niveau du sacré11.
15 Les nomades de Désert sont de ceux-là, que les indices soient explicites (ne serait-ce que
la mention à Sidi Abdel Kader et à Chibli12) ou implicites comme les différentes
errances ; car, rapportés par la tradition écrite des biographes ou repris par les
légendes hagiographiques orales, ces mouvements constituent une véritable topique
socioculturelle. Une coupe dans celle-ci comme le préconise Gilbert Durand13 permettra
de rapprocher, en dépit du temps, Ma el Aïnine et Nour de Lalla et du Hartani.
Fonctions et attributs se constituent en figures mythiques, ces corps épandus regroupés
autour des rôles du guerrier, du berger et du saint, poète en même temps :
Récitant de Désert, toi ce quelqu’un providentiel qui donnera sens au voyage de
Lalla en en faisant le récit, tu auras à respecter le génie des uns et des autres
puisque tu sais que les errances ne se ressemblent pas.

Il y a errance et errance
16 Du début à la fin du XXe siècle, entre Nour et Lalla, cette topique socioculturelle
démontre les mécanismes relationnels des différents processus de mythification : les
échos mis en place par l’auteur, d’une part, entre les visions du désert et, d’autre part,
celles de la ville se répondent par des mouvements de rapprochements et de
renversements des investissements sémantiques et actanciels. Conçu comme un
ensemble vide, le désert se remplit des regards du groupe autour de Ma el Aïnine et de
ceux de Lalla et de son monde ; historiquement, il devient espace urbanisé avec les
constructions de cités telles que Smara. Ainsi une dynamique de multiples conflits se
met en place, vécus les uns dans une séparation totale comme ceux relevant de désert
versus ville ou ville ancienne versus ville moderne ou opposant de façon naturelle,
relevant de l’ordre des choses, le désert de Nour et celui de Lalla.
17 Comme pour tout nomade, la voie du Récitant ne fut pas errance aveugle, perte
déboussolée ; elle ne fut pas erreur de trajet mais trajectoire, rêvée comme celle de
Lalla, envolée folle comme celle du Hartani, itinéraire organisé comme celui de Nour
auprès de Ma el Aïnine. Il est difficile pour un sédentaire de saisir ce qu’il y a de
construit dans le vide apparemment désaxé du désert, ardu de percevoir l’ordre de ce
chaos.
18 Le surgissement du récit ne s’échappe pas d’une béance, il se dévide en suites
ininterrompues, continuums des rencontres entre les hommes, leurs espaces et leurs
mots. Les hommes qui les écoutent en reconnaissent les résonances portées par le
moindre grain de sable, et la récitation réitérée leur offre la possibilité renouvelée d’y
inscrire leur place, et pour cela, le récitant de Désert tient son lecteur-auditeur en un
cadre où il tache d’apposer autant de signes possibles. Il est vain de rechercher
l’antériorité des uns ou la succession de l’ordre des événements, d’ailleurs les temps
utilisés par l’auteur ne le permettraient pas. Les temps passés dans les campements, les
mouvements des caravanes ou les jeux (poursuites des enfants ou arrêts auprès du

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tombeau d’un saint), tout cela a donné autant de stations sensées, signifiantes et
orientées. À preuve, ces mouvements d’appels et d’échos, de parallélismes et de
renversements entre l’errance de la caravane et celle de Lalla. D’un désert l’autre, il
reste ces marqueurs entre la sagesse finissante du vieux fondateur et la révolte toute en
innocence d’une de ses descendantes : une terre et la liberté.
19 Du côté de la tradition, l’histoire marquée par une politique de défense et la traversée
du désert est mouvement non de repli mais de retour sur un sol viable et à défendre.
L’avancée tout en souffrances, en combats contre les dures conditions de vie ne
présente aucun sentiment de tragique. La nature est respectée et suivie comme le
permettent les étendues désertiques, la symbiose entre les hommes et le désert se
révèle dans la facilité avec laquelle ils entrent sans le mouvement infini du sable : « Ils
marchaient sans bruit dans le sable » (p. 7). Leur appartenance à ce monde maintient
cette adhésion aux règles de l’environnement, ce respect de ce qui préexistait à
l’homme en dépit des dures contraintes d’y survivre : « La faim les rongeait. Ils
n’auraient pas pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le
désert… » (p. 8)
20 Pourtant, la vie est d’un ordre impeccable, nécessaire : « En tête de la caravane, il y
avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages marqués par
le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires, puis les chèvres et les
moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes fermaient la marche » (p. 7). Des
règles de culture s’imposent ; en premier lieu le partage entre les hommes, cela va de
soi, mais surtout avec les bêtes : « Les hommes et le troupeau fuyaient lentement… »
(p. 10) ; nourrissant les hommes, les bêtes deviennent nourricières de la terre : « Les
bêtes aussi étaient mortes, gorge ouverte pour fertiliser les profondeurs de la terre »
(p. 13). En deuxième lieu, la connaissance qui permet de lier et le ciel et la terre, de lire
le comportement des éléments naturels. Nour la reçoit de son père, déjà singularisé par
le port du fusil. Enfin, la culture initiatique dont seul bénéficiera ce « fils d’une
chérifa14 » comme l’établit Ma el Aïnine : « Ainsi, ta mère est de la lignée de Sidi
Mohammed, celui qu’on appelait Al Azraq, l’Homme bleu ? » (p. 54) La généalogie a
refait surface et les itinéraires de Nour et de Ma el Aïnine seront désormais liés à ce sol.
Si le premier tient son nom des étoiles, le second est une sorte d’antonomase que les
légendes ont extraite du sol même du désert. En effet, en dehors du nom propre du
fondateur, l’expression « Ma el Aïnine » est apparue à plusieurs reprises dans le texte
pour noter non seulement combien l’eau est précieuse au désert, mais aussi le lien
sémantique qui, en arabe, la lie aux yeux et à la source. Dans les citations suivantes
l’auteur insiste sur la polysémie du terme « aiun », singulier « ain » signifiant en arabe
tout à la fois la source, la fontaine et l’œil : « L’eau, elle était dans les aiun, les yeux… »
(p. 13). « C’était comme les yeux de l’eau au milieu du désert » (p. 17). L’initiation enfin
qui attire le regroupement collectif par le respect du nom des tentes dans cette
convergence vers celui qui a été élu pour les représenter et le mérite grâce à sa
pédagogie de l’exemple, comme lui-même la reçut de Al Azraq son maître : « “Mais tu
ne m’as pas encore donné ton enseignement”, dit Ma el Aïnine. Alors Al Azraq lui avait
montré le plat de dattes, l’écuelle de lait caillé et la cruche d’eau : “N’ai-je pas partagé
cela avec toi, chaque jour depuis que tu es arrivé ?” » (p. 55)
21 Le même désir d’enseignement attire dans la solidarité les différents groupes : « Alors,
ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el Hamra… »
(p. 33). Ils se retrouveront unis par le corps dans la transe mystique qui les lie au sol par

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leurs pieds nus et au ciel par la voix qui devient soupir porté par les allitérations en
« h » ; la paronomase des chants des femmes, « forge des gorges » (p. 70), renforce le
caractère sacré du chant : « Je suis venu15 », et, grâce à ce performatif16, l’incantation se
fait graduelle du Divin à ce qu’il peut y avoir de divin en les hommes (p. 58-71).
Cependant, nulle condescendance n’est permise, les trahisons tardives seront
rapportées (p. 382), tout comme les remarques admiratives de l’observateur des soldats
des chrétiens et les miracles de Ma el Aïnine ramenés comme il convient dans son
enseignement à une dimension allégorique : l’aveugle qui suit Nour comme son
antithèse lui offrant la chance de partager sa luminosité, une fois béni, « sera un
homme qui sait où il va » (p. 372), sans la faculté de voir.
22 Ces valeurs fondamentales marquées à jamais dans ces stations, en traces, seront
revisitées par Lalla, héritière de la même lignée que Nour, héritage maintenu en ces
temps modernes sous le sceau du secret. Lalla, désignée par son statut qui exige le
respect, arrive au désert dans une situation de manque, la perte de sa mère ; élevée par
sa tante paternelle désignée également par cette relation, « Amma », elle fait corps avec
ce milieu physique où elle évolue et évoluera jusqu’à le quitter et y revenir comme le
lui avait annoncé son récitant préféré, le pêcheur Naman : « Toi, tu iras. Tu verras
toutes ces villes, et puis tu reviendras ici, comme moi » (p. 104). On sait que cette
prédiction des « hommes-récits », comme les appelle Todorov, sera réalité17.
23 Lalla, dans le long développement (p. 75-221) consacré à son bonheur, se saisit des
quatre éléments. Ces derniers constituent chacun une tête de paragraphe : « Le soleil se
lève au-dessus de la terre… Lalla marche lentement » (p. 75). Déjà l’adverbe la relie à la
marche des ancêtres (p. 7). Les autres éléments défilent un à un, ouvrant la fuite
éperdue de la petite fille : « Il y a un endroit où Lalla aime bien aller, il faut prendre les
sentiers qui s’éloignent de la mer et qui vont vers l’est, pour remonter le lit du torrent
séché » (p. 94) ; « La lumière est belle, ici sur la cité », jusqu’à ce que le Hartani lui
apprenne à la regarder (p. 126). Enfin, « Lalla aime le feu » (p. 142). Il y a surtout ce
vent, tantôt souffle de vie, tantôt poussière de mort, jusqu’à devenir « ce vent de
malheur » dont Nour et Lalla savent qu’il est annonciateur de mort, celle de Ma
el Aïnine, puis celle de Hartani. Supportant privations et souffrances, toujours en
attente de quelque chose dont elle a la certitude qu’il adviendra, Lalla transmet son
euphorie à la nature. Dans ce désert qui est le sien, le vivant microscopique advient à la
nature sous son regard ou celui de ceux qui constituent son monde, hommes réels,
hommes de récits, hommes de l’invisible. Les insectes font partie de ce monde scruté,
comme observé à la loupe : guêpes, mouches, bourdons attirent son intérêt, tout
comme les plantes si rares. Sa première apparition ne la met-elle pas en scène devant
les plantes grasses luisantes, antinomiques avec l’aridité (p. 75) ? Personnifiés, porteurs
d’un langage qu’elle s’essaie à faire sien, les oiseaux l’accompagnent de son enfance à la
vie d’adulte. On les retrouve à tous les moments de ce bonheur qui, présenté par
l’auteur en focalisation interne, a pour lui les qualités naturelles, évidentes comme le
prouvent les occurrences du simple verbe « aimer », suivi de l’explicatif tout aussi
simple « parce que » : « Lalla aime bien marcher entre les collines… » (p. 136). Mais elle
ne s’approche pas trop près, parce qu’elle a un peu peur tout de même (p. 75). Sa
jouissance du monde extérieur est extrême : rien d’impur dans la nature ni dans les
corps humains dont toutes fonctions sont valorisées, sueur, urine et les cinq sens
aiguisés ; elle veut toucher le vivant, le sentir, jusque dans ses viscères (p. 19). Pour
autant, l’insouciance n’est pas béatitude. Des interpellations la troublent dont elle
recherche les réponses auprès de ses compagnons de route : d’abord lui rapporter les

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récits des siens, et surtout de sa mère ; connaître les ailleurs en traversant les mers par
les mots qui savent les dire. La mélancolie est grande et la souffrance terrible : si les
mots ne suffisent pas pour les atténuer, il reste ses deux personnalités qui l’amènent
vers le dénouement de toutes ses crises. Il y avait depuis toujours l’ombre protectrice
de l’ancêtre premier Al Azraq qui, par-delà le temps, maintenait, par sa présence,
invisible le lien généalogique avec Nour, qui intervenait afin de lui faire comprendre
son statut d’élue. Il permet que les deux enfants en dépit du temps chronologique
ressentent la même angoisse devant « le vent du malheur » qui poursuivra Lalla jusque
dans la ville.
24 La célèbre chanson de la mère de Lalla, énonçant tous les possibles états de la nature,
sauf la fin de son amour (« Un jour, oh, un jour le soleil sera obscur… car ce sera le jour
où je quitterai mon amour », p. 176) est perçue de façon prémonitoire par Lalla lorsqu’
« elle ne sait pas où elle va, à la dérive… » (p. 204) ; mais, après avoir entendu qu’« Un
jour, oh, un jour le corbeau deviendra blanc » (p. 205), elle fera corps avec la lumière
qui l’envahissait. » ; « C’est de là que semble venir la lumière du regard, et Lalla
comprend que c’est la demeure de l’Homme Bleu » (p. 205). Véritable chanson de toile,
elle tisse les liens entre les générations. Il y a surtout le marginal, affranchi, prétendu
fou, accusé de magie, le Hartani, qui possède les qualités surhumaines, monstrueuses de
par leur rapprochement avec l’animalité. Lui aussi est gratifié de la même surhumanité
que Nour, celle-là même que par un simple toucher de main Ma el Aïnine transmettait à
un homme privé de la faculté de voir pour retrouver sa route. À eux trois, ils
bénéficient de la même puissance de regard : concernant Nour, il est dit que « la
lumière de son regard était presque surnaturelle » (p. 9), de l’Homme Bleu, on retient
que Lalla sait qu’il « la protège de son regard » (p. 95). C’est qu’en réalité dans le désert
de Lalla et du Hartani, la synesthésie est reine de la sensibilité : ils apprennent à
devenir autre, animal, rocher, mimer les corps et les nommer sans les mots de la
parole, trouver un langage propre à leurs idéaux : « et c’est dans la lumière de son
regard qu’on entend ce qu’il dit » (p. 132) ; ou encore : « Ce sont plutôt des images qu’il
fait naître dans l’air… mais jamais Lalla n’a rien entendu de plus beau » (p. 133).
25 Alors son départ vers la ville rêvée comme le mot d’une chanson (Méditerra-né-é-é…)
(p. 82-83) donne la mesure de ses désillusions. Si Smara représentait la cité-paradis
fondée par le groupe identifié des tribus, sortie du désert pour offrir la vie, la ville du
progrès s’établit sur des relations oxymoriques ; elle est gouffres et ténèbres, foules
solitaires, richesse et mendicité. Les échos établis par l’auteur, s’ils sont poétiques au
niveau de l’organisation du texte, insistent sur le malheur. Lalla y passe par des
métamorphoses sans jamais s’y perdre : toujours sensible à la marginalité, elle se prend
d’amitié pour le jeune gitan, enfant vendu, voleur et mendiant, victime des adultes et à
qui d’autres adultes ôteront la vie au nom de la justice. Lalla lui aura prodigué des
moments de richesse, jetant l’argent gagné grâce à son image, son reflet, pensant peut-
être comme Baudelaire que le miroir, trompeur, fait « toute chose belle ». Ou bien se
rappelant sans le savoir que les siens avaient perdu la liberté à cause de l’argent de ces
villes : « Ce n’était pas les armes qui l’avaient vaincu, mais l’argent » (p. 379). Les
parallélismes, tout en inversion, font qu’un de ces mondes est bien le revers de l’autre.
Et c’est encore avec la perception de son propre corps que Lalla retrouve sa vraie
liberté, dans une danse dont la chorégraphie n’est pas loin de rappeler la transe
mystique du groupe de nomades après le dzikr de Ma el Aïnine (p. 58-70). « La tête
tournée à droite, à gauche, à droite, à gauche, et la musique qui était à l’intérieur de
leurs corps traversait leur gorge… » (p. 68), est-il précisé de la prière collective et Lalla,

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dans la ville des esclaves, sous les feux des projecteurs vit le même transport : « Elle
danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c’est comme si la musique était à
l’intérieur de son corps… Hawa danse pieds nus sur le sol lisse… » (p. 355). Tous ces
rapprochements irrecevables dans une mesure rationaliste du temps fondent une
poétique qui la prépare à recevoir son secret, et elle repart de nouveau. Errances, cette
fois, va-et-vient incessants, avant de réaliser la prédiction du pécheur. Peut-être
devient-elle elle-même ce prince des oiseaux qu’elle nommait el Haim, l’errant :
« Haim : Haim ! Viens, je t’en prie ! » (p. 171)
26 Sous son manteau, la véritable errance, celle que maîtrise le nomade, recommence.

Sous le manteau, le fil du secret


27 Tandis que les siens disparaissent, ne laissant aucune trace visible de leur passage, tel le
tombeau du cheikh introuvable par Nour, ou les nomades enfouissant leurs excréments
par respect pour la nature (dernière page), Lalla revient, ni départ en retraite, ni échec
de retour. Le désert est devenu le Lieu Désert, passage des trois monothéismes que Lalla
rencontre de façon exceptionnelle, le cheikh musulman Al Azraq, Naman, le pêcheur
juif et le photographe chrétien. Passeurs, ils laissent une cohérence de signes
hétéroclites qui retrouvent une fonction d’ensemble pour que le lecteur lève le sens
qu’ils diffusent, une spiritualité sans dogme. Retenons ceux qui s’imposent, ne serait-ce
que par leur occurrence ou leur désignation : tandis que le texte avance, l’ombre du
vieux figuier occupe l’espace (p. 105, 107, 211, 415, 416 et trois fois pages 83 et 419) et le
vieux manteau se déploie (p. 7, 266, 268, 269, 310) : « Son manteau marron est étendu
par terre sur le sol caillouteux. Elle accroche la ceinture à la première branche
maîtresse du figuier… » (p. 421)
28 Des termes arabes connotant une référence fondamentale dans la vie du nomade sont
en général transcrits en caractères latins dans le texte, ainsi de la plante chiba (p. 130),
de la prière de l’aube el fijar (p. 21), du dzikr (p. 57), cette répétition litanique des
mystiques. Les noms propres sont paradoxalement traduits, mettant en valeur leurs
connotations, comme L’Homme Bleu ou l’Eau des Yeux. Cependant, le terme
« manteau » dont l’occurrence a été relevée dans le texte et qui est entré dans la langue
française sous la forme de l’emprunt culturel « burnous » n’apparaît jamais sous cette
dénomination. Présenté dès la première page du roman (« C’étaient des silhouettes
alourdies, encombrées par les lourds manteaux », p. 7), il retrouve rapidement ses
fonctions utilitaires pour la caravane en déplacement (« … ils s’étaient enroulés dans
leurs lourds manteaux de laine », p. 18) ; il réapparaît blanc symbole de la spiritualité
du cheikh, qui impressionne Nour : « … et il vit le blanc manteau du cheikh » (p. 53). Il
se retrouve par ailleurs, couvrant Lalla en toutes circonstances dans sa vie chez les
esclaves, lui permettant d’assister, anonyme, forme devinée, à la mort de son ami le
gitan : « il y a une jeune femme très sombre, immobile comme une ombre, qui regarde
de toutes ses forces » (p. 396). Plus qu’un signe de protection, le mot dépasse la fonction
de l’objet. Une mise en regard avec d’autres situations laisse penser que le mythe, récit
ou écriture, est modulé par une dimension philosophique certaine. Les indices trop
importants dans le texte ne peuvent tous figurer dans cette lecture d’ordre général.
Cependant, le lecteur est pris dans une réflexion qui dépasse le voyage des nomades et
de Lalla. Comme Désert, ces acteurs s’inscrivent en dehors du temps tandis que
précisément leur vie et leur enseignement jouissent d’une véritable « extase

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matérielle ». Il est justement précisé que Lalla aime les signes : « Mais Lalla n’a pas peur
des signes, ni de la solitude… » tout comme Le Hartani d’ailleurs : « Lui non plus n’a pas
peur des signes sur les pierres » (p. 95-96). La place que ce manteau tient dans le roman
ouvre la lecture du mythe à différentes modulations relevant du sacré religieux et de la
philosophie. Sacré et philosophie se complètent ici, fondés sur le respect de la vie, la
quête du spirituel et de l’extase à partir de l’amour de toute matière vivante. Un certain
sentiment du religieux, du soufisme et du cynisme se rencontre bien sous ce manteau
qui traverse le texte. Les différents corps mythiques de Désert ne nous ont-ils pas
ramenés à ces noms où les changements tiennent toujours du possible ?
29 Le chant liturgique relatif à toute protection que peut apporter Le Prophète s’intitule
précisément El Bourdah (« Le Manteau »). Saint François d’Assise ouvrait son manteau
aux pauvres et aux oiseaux. À ces schèmes strictement religieux, renforcées par la
présence de nombreux saints de l’islam évoqués tout au long du texte, se surimposent
d’autres relevant du cynisme comme philosophie. Nous retrouvons, en effet, des
ressemblances avec ces descriptions que Bréhier donne de Socrate18 « qui, vêtu d’un
manteau grossier, parcourait les rues pieds nus », ou de Diogène de Sinope qui
privilégie la « tenue ordinaire des hommes du peuple (manteau qu’il replie sur lui-
même pendant l’hiver) ».
30 Est-ce étonnant si le retour de Lalla dans la Cité de tôles et de zinc se fait sous le signe
de la recréation du monde : voyageuse invétérée, proche des laissés pour compte de
toutes sortes, médiatrice pour les abandonnés, elle est placée sous la protection de cet
autre « prophète sans visage », appartenant tout à la fois à la mythologie gréco-
romaine et arabe, Hermès, l’ami des marginaux, déchiffreur des signes, Mercure vif-
argent et encore Idris bâtisseur des cités. Comment dès lors, porteuse de toute cette
histoire, n’aurait-elle pas refait le monde ? « Fugitive » (p. 219) à son tour, elle est de
retour dans son désert, portant son enfant, conçu dans une grotte, avec un ancien
esclave, sous les tonnerres de Zeus. Elle, ainsi qu’Agar seule face à la maternité du
monde, une Agar qui aurait renversé les rapports de classes ou encore Marie vue par les
musulmans, comme un signe de Dieu. Par ailleurs, Lalla répète une situation similaire à
celle vécue par sa mère pour la mettre au monde comme le rapporte par le récit de
Amma : « elle était debout contre l’arbre, avec les bras accrochés aux branches »
(p. 88), récit qui se continue ainsi : « et c’est dans le manteau bleu de ta mère que tu as
dormi » (p. 89). Accrochée à son tour au vieux figuier par une ceinture, elle vit les mots
mêmes qui désignent la souffrance de l’accouchement : « Tenir la corde » ou « Bonne
cordée » sont en arabe les souhaits que l’on adresse à toute femme au moment du
travail. Lalla à son tour revit la même expérience : « Son manteau marron est étendu
par terre… Elle accroche la ceinture à la pièce maîtresse branche du figuier » (p. 421),
puis c’est le cri de la vie qui éclate, la toilette dans l’eau de mer, et le nom donné à
l’enfant selon la lignée maternelle : le mythe a tout renversé. Hawa, fille de Hawa
enveloppée dans son manteau aura son récit.

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NOTES
1. J. M. G. Le Clézio, Désert, Gallimard, coll. « Folio », 1980 ; Jemia et J.-M. G. Le Clézio, Gens des
nuages, Gallimard, coll. « Folio », 1997. Toutes les références, entre parenthèses à la suite des
citations, renverront à ces deux éditions.
2. Hawa correspond à Ève.
3. Le terme connote la rapidité de l’éclair. On dit par exemple : « Essaie de rattraper la bleue ou le
bleu » pour parler des coursiers rapides, par référence à la robe d’un noir bleuté de leurs
chevaux.
4. En anthropologie, le territoire est défini comme étant « à la fois objectivement organisé et
culturellement inventé » ; A. Bougeot, « Territoire », dans Dictionnaire de l’ethnologie et de
l’anthropologie, PUF, 1991, p. 704.
5. C’est une pratique commune à toute la littérature orale où la continuité semble établie de fait
entre auditoire et récitant. Nous nous permettons de citer des débuts de textes que nous avons
recueillis : « Ils eurent de mauvaises années », « Ils répondirent à l’invitation de Jazia ».
6. Sidi Abou Madyian : mystique né dans la région de Séville en 1126, mort en 1197 en Algérie, à
Tlemcen dont il est le saint patron. Rumi : poète d’origine grecque byzantine, né en 836, mort en
896.
7. J. Dérive, L’Épopée, unité et diversité d’un genre, Kartala, 2002, p. 177-188.
8. Lorsque nous citons Le Clézio, nous gardons l’orthographe adoptée par l’auteur « Saguiet
el Hamra » ; autrement, nous conservons l’orthographe la plus communément usitée : Saguia-el-
Hamra.
9. L’Ifrikia représentait l’actuelle Tunisie et une partie du Constantinois algérien ; le Maghreb
central correspondait à l’Algérie actuelle.
10. M. Kaddache, L’Algérie médiévale, Alger, Enal, 1992, p. 133.
11. É. Lévi-Provençal, Les Historiens des chorfa suivi de La Fondation de Fès [1932], Maisonneuve et
Larose, 2001.
12. Sidi Abdelkader al-Djilani né à Guilan, sur les bords de la mer Caspienne et mort à Bagdad en
1166. Chibli, poète né à Bagdad en 861 et mort en 933 ; voir E. Dermenghem, Le Culte des saints dans
l’islam maghrébin, Gallimard [1954], 1982.
13. G. Durand, Introduction à la mythodologie, Albin Michel, Tunis, Cérès, 1996. Voir le concept de
topique socioculturelle, p. 157-184.
14. Une Chérifa est une descendante du Prophète.
15. Invocation habituelle adressée à tous les saints, ainsi cette chanson pour Sidi Abou Madyan :
« Sidi Abou Madyan, je viens vers toi en quémandeur, montre-toi à moi, dans mes rêves, que je
guérisse. »
16. Tout déplacement vers le saint est une action obligatoirement précédée d’une déclaration
d’intention qui, non proférée à voix haute, serait nulle et non avenue.
17. T. Todorov, Poétique de la prose, Seuil, 1971, p. 33.
18. É. Brehier, Histoire de la philosophie [1931, 1938], PUF, 1980.

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AUTEUR
KHEDIDJA KHELLADI

Université d’Alger 2

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« Stayin’ Alive » : mythe et


sociabilité de la nouvelle dans
« Le talisman » de Mohammed Dib
Andy Stafford

« Si ton chant n’est pas plus


beau que le silence, alors tais-toi. »
Proverbe arabe cité par Mohammed DIB1.
« La nouvelle est fondamentalement en rapport
avec un secret (non pas avec une matière ou un
objet secret qui serait à découvrir, mais avec la
forme du secret qui reste impénétrable), tandis
que le conte est en rapport avec la découverte (la
forme de la découverte indépendamment de ce
qu’on peut découvrir). »
Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI2

Réduire, recycler, réutiliser


1 Si sociabilité il y a dans la littérature, c’est la nouvelle qui, sans doute, de toutes les
formes, la pratique le plus clairement. Et si, selon le critique hongrois, George Lukács,
le cousin lointain de la nouvelle, l’essai, se distingue par sa tendance à « collaborer »
avec d’autres genres et d’autres formes3, un autre critique suggérait plus récemment
que la capacité de la nouvelle à circuler montre plus qu’une simple « parenté » (kinship)
entre ces deux formes brèves4. En effet, dans les nouvelles, il existe un « fil rouge […] de
telle sorte qu’elles se répondent, interagissent les unes sur les autres5 ». C’est avec cette
idée que nous allons aborder une nouvelle de l’écrivain franco-algérien, Mohammed
Dib, « Le talisman », qui paraît dans le recueil Le Talisman en 1966.
2 Malgré cette certitude dans la modernité que l’oralité (de et dans le) conte est en train
de disparaître6, nous voudrions insister sur la capacité sociable de la nouvelle, qui, selon
nous, implique une bonne dizaine de manifestations. Nous pourrions isoler (de façon

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provisoire) au moins dix façons dont on pourrait considérer la nouvelle (celle de Dib du
moins) comme une forme dialogique, sociable. En somme, nous proposons à propos de
la sociabilité de la nouvelle dix « thèses », mot qui dialogue lui-même avec « Thèses sur
la nouvelle », l’article récent de Ricardo Piglia sur lequel nous allons, en partie, fonder
notre argumentation. D’abord, la nouvelle peut « dialoguer » avec une autre nouvelle,
avec une version ultérieure de la même nouvelle (par exemple, la nouvelle de Dib, « La
nuit sauvage », dont la version de 1963 est radicalement réécrite pour le lectorat de
1995) ; ensuite, elle peut aussi dialoguer avec d’autres formes brèves, surtout orales (le
conte, la chanson, etc.). De plus, grâce à sa mobilité éditoriale, la nouvelle peut
facilement trouver place dans des revues et des journaux ; elle peut être rapidement
associée à d’autres nouvelles dans des recueils, soit avec des nouvelles écrites par
plusieurs auteurs, soit dans des anthologies d’un seul écrivain. De plus encore, la
nouvelle est facilement traduite ; elle est réutilisée dans d’autres œuvres (surtout dans
le cas de Dib, qui incorpore des scènes de ses nouvelles dans ses romans) ; elle collabore
avec d’autres médias, tels que la peinture, la photographie, le cinéma, et, plus
récemment — c’est le cas de « L’Hôte » d’Albert Camus7 — avec la bande dessinée. Enfin,
la nouvelle est régulièrement réécrite, « re-couverte », par l’essayisme de la « critique
créatrice » ( par exemple, celle de Roland Barthes par rapport à Sarrasine de Balzac, dans
S/Z). Nous pourrions encore mentionner, pour compléter notre liste, la disponibilité de
la nouvelle pour les lectures orales de toutes sortes, les lectures publiques et surtout
radiophoniques (à titre d’exemple, depuis trois décennies, Radio France Internationale
organise un concours pour les nouvellistes en Afrique francophone).
3 Nous verrons que les nouvelles de Mohammed Dib sont exemplaires dans nombre de
ces catégories (à la circulation des formes correspond également celle des
personnages : la désignation de Dib comme un « Balzac marxisé » renvoie également à
cette pratique)8. Qui plus est, la fortune posthume de Dib par rapport à la nouvelle est
maintenant bien établie9 ; et il est clair que son œuvre, y compris ses nouvelles,
commence à être connue dans le monde anglophone10.
4 Toutefois, c’est l’écriture de la nouvelle, plutôt que ses thèmes, au sein de l’œuvre de
chaque écrivain qui nous intéresse, surtout si nous voulons retrouver plusieurs
éléments de notre liste qui fondent l’aspect sociable de la nouvelle. Il se peut qu’une des
fonctions cruciales de la nouvelle — plus sociable que fédératrice comme l’essai, c’est-à-
dire en dialogue direct avec les autres formes littéraires plutôt qu’en simple
« collaboration » avec elles — soit sa capacité de révéler, de façon cristallisée, son
rapport au mythe, à cette narration orale qui a eu traditionnellement droit de cité en
Afrique du Nord. Il faut se rappeler que le mythe est cette histoire collective qui circule
d’une époque à une autre, d’homme à homme.
5 Cela dit, l’insertion dans les revues n’est pas un aspect nécessaire de la nouvelle, car,
dans le recueil de Dib Le Talisman, seule la nouvelle « Naëma disparue » a paru ailleurs,
dans une revue en 196411, avant que le recueil Le Talisman ne soit publié en 1966. Nous
verrons que ce défaut d’insertion de la majorité des nouvelles du Talisman (y compris la
nouvelle éponyme que nous discutons ici) révèle une autre catégorie de la sociabilité de
la nouvelle : l’aspect intemporel et indéfini géographiquement du recueil, car la non-
insertion d’une nouvelle, non seulement enlève l’aspect ponctuel de l’engagement
politique, mais aussi ouvre le récit à l’humanité tout entière (nous reviendrons sur ce
point pour analyser le poétique et le talismanique dans la nouvelle éponyme).

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6 À la différence d’Allan Pasco — pour qui la nouvelle est « normalement mono- plutôt
que multivalente12 » — nous nous appuyons sur les « thèses » de Ricardo Piglia, pour
montrer qu’« une nouvelle raconte toujours deux histoires13 ». « L’art du nouvelliste,
suggère Piglia, c’est de savoir comment coder la deuxième histoire dans les interstices
de la première14. » Bien que les thèses de Piglia soient elliptiques dans leur formualtion
et dans les exemples offerts, nous les prendrons comme guide. Et pour les voir
confirmées dans « Le talisman » de Dib, il faut considérer la deuxième thèse de Piglia,
selon laquelle l’histoire « secrète » dans une nouvelle est narrée de façon « elliptique et
fragmentaire » : « L’effet de surprise se produit lorsque la fin de l’histoire secrète vient
à la surface », conclut-il15. Nous verrons aussi confirmer dans la nouvelle de Dib la thèse
suivante de Piglia : « Chacune des deux histoires est narrée de façon différente. […]
Leurs points d’intersection sont les fondements de la construction du récit » ; mais
aussi, toujours selon Piglia16 : « l’histoire secrète est la clef pour la forme de la
nouvelle », car « l’énigme n’est rien d’autre qu’un récit qui est narré de façon
énigmatique ». On pourrait, suivant « Le mythe, aujourd’hui17 », suggérer un lien avec
le « mythe » tel que le définit Barthes, comme double discours, racontant deux
histoires, la première dénotée et la seconde connotée, mais ceci n’est pas notre propos.
Nous voulons avancer plutôt que l’existence des deux histoires dans la nouvelle
moderne soulignée par Piglia nous aide à comprendre la capacité de la nouvelle à
dialoguer, à s’extraire de son isolement formel (« Le talisman » n’étant qu’une nouvelle
dans un recueil), à se mythifier dans un acte profond de communication, de legs.
7 Les thèses de Piglia reposent donc sur l’opposition entre la nouvelle « moderne »
(Chekhov, Mansfield, ou le Joyce des Dubliners sont ses exemples) et son homologue
« classique » (Poe). Dans la nouvelle moderne, propose Piglia, le dénouement
surprenant est abandonné et l’« histoire secrète » rendue de plus en plus évanescente.
Piglia souligne ainsi que, tandis que la nouvelle classique nous annonce l’existence de la
deuxième histoire, son homologue moderne nous raconte deux histoires comme s’il
s’agissait d’une seule. Nous retrouvons la fameuse théorie de « l’iceberg » d’Ernest
Hemingway, selon laquelle le plus important d’un récit n’est pas du tout raconté,
l’histoire secrète se construisant dans le non-dit18. Par contre, la nouvelle chez Kafka,
suggère Piglia, aurait inversé cette règle : Kafka raconte l’histoire « secrète » de façon
claire et simple, et narre furtivement l’histoire « visible ». Selon Piglia, finalement, la
grande innovation d’un Borgès, c’est d’avoir fait de la construction de l’histoire secrète,
qui est très codée, le thème principal du récit, la nouvelle borgésienne racontant les
manœuvres de quelqu’un qui, de façon perverse, construit une intrigue secrète à l’aide
d’une histoire visible19. Pour ce qui est de notre analyse du « Talisman » de Dib, la
nouvelle semble proposer le récit d’une scène de torture, d’une part, et la
communicabilité et la chaleur sociable de la nouvelle, d’autre part. Qui plus est, cette
nouvelle va confirmer, de manière générale, les autres thèses centrales de Piglia,
surtout celle concernant le récit double. Dans ce sens, nous avons affaire à deux aspects
du mythe : les ingrédients mythologiques du récit ( l’expérience de la torture) sont
enrichis par une réflexion sur le statut de récit comme histoire double et comme objet
de circulation ( la sociabilité du mythe qui se repasse de lecteur en lecteur).

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Depuis Guantanamo jusqu’à ?


8 C’est Mohammed Dib qui avait souligné, dans sa postface à son roman décapant de
1961, Qui se souvient de la mer, que la violence, dans ce monde d’après Auschwitz et
Varsovie, était condamnée à la « banalité » : « L’horreur ignore l’approfondissement,
elle ne connaît que la répétition20 ». En effet, c’est à la même époque, à la fin de la
guerre d’Algérie, que Dib publie son recueil de nouvelles Le Talisman (1966 ), qui
regroupe la majorité de ses écrits fictionnels de forme brève, dont la nouvelle éponyme
qui, placée en fin de volume, présente un moment de violence intense. Toutefois, il faut
souligner que, la nouvelle de Dib « Le talisman », comme les autres dans le recueil, livre
son récit « sans le moindre prosélytisme, le moindre embrigadement », pour citer
Michel Parfenov21. Ainsi nous verrons comment Dib, malgré son souci d’engagement
littéraire, poétise un moment aigu.
9 Le titre de notre analyse, « Stayin’ Alive », vient de la surprise que nous avons eue
d’apprendre que les tortionnaires de Guantanamo jouaient ( jouent toujours ?), à fond,
la chanson fameuse des Bee Gees, pour déboussoler et démoraliser leurs prisonniers
islamistes22. La surprise vient de la découverte que les paroles23 de cette chanson des
années 1970 semblent offrir à ceux qui subissent la torture un encouragement à tenir le
coup. L’explication, la résolution même, de ce paradoxe tient moins peut-être à
l’agacement que provoque la musique de « Stayin’ Alive » ( la voix falsetto, la nature
implacable du beat, la prévisibilité et la répétition de la mélodie), qu’à l’ironie produite
par ces mêmes paroles : les tortionnaires à Guantanamo passent et repassent, très fort,
la musique des Bee Gees, avec l’idée, sans doute, que « l’on va te garder en vie
justement pour te torturer ». C’est cette dialectique-là, dialectique qui passe dans la
forme de la nouvelle, que nous allons considérer dans « Le talisman » de Mohammed
Dib ; car, d’une façon très retorse, le récit d’une scène de torture se convertit en manuel
pour survivre à cette même torture. Et c’est précisément la forme de la nouvelle,
souvenons-nous, sa nature sociable, sa parole, sa capacité à circuler, qui permettrait à
la nouvelle de Dib ce rôle de « trousse de secours » contre la barbarie de la torture.
10 Nous prenons donc la notion de mythe d’une manière très particulière : c’est la forme
même de la nouvelle qui devient mythique, en ce sens qu’elle se donne finalement
comme une forme exemplaire de résistance, de résilience et comme un objet qui
circule, qu’on se transmet comme l’espoir, à réactualiser dans telle ou telle
circonstance. Pour ce qui est de notre typologie de la sociabilité de la nouvelle, « Le
talisman » de Dib se signale par la notion de circularité, plutôt que par une intervention
politique ponctuelle (« Le talisman » ne paraissant, il faut souligner, que quatre ans
après la fin des hostilités)24. Nous allons voir donc comment la forme de cette nouvelle
sur la torture — lyrique, mystique, mythique dans sa manière de présenter l’acte
grossier de torturer (et de regarder torturer) — devient un guide, un manuel, destiné à
ceux qui, à l’avenir incertain, subiront encore les sévices de la Question. De cette
façon25, nous découvrirons, dans « Le talisman », la parenté, l’identité même, entre récit
et lecture, selon une forme de « métafiction ». Selon Karen Boddy26, c’est la nouvelle,
plus que tout autre genre ou forme littéraire, qui y est la plus appropriée à revenir
d’une manière réflexive sur elle-même ; car, dans la nouvelle, affirme-t-elle :
« conscients de notre enfermement, nous sommes, selon la théorie de la métafiction,
libérés de son pouvoir. » La nouvelle, en tant que genre littéraire, se prête bien donc à
l’idée d’une histoire « encadrée », le récit de la nouvelle n’étant, en dernière analyse,

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qu’une citation à interpréter, une histoire consciente de soi en tant que fiction. Ainsi,
l’économie de la nouvelle, bref sa brièveté, ne fait que mettre en doute, à travers son
récit tronqué (artificiel par rapport au roman), son réalisme, sa capacité de représenter
une réalité.
11 C’est cet aspect de « métafiction » que la critique n’a pas toujours apprécié dans la
nouvelle. Selon Christiane Chaulet Achour, « ces nouvelles de Dib, d’une écriture
poétique intense, privilégient la confrontation de l’individu à l’histoire, la lutte
collective n’apparaissant qu’en arrière fond » ; pour Assia Kacedali, également, pour qui
la « structure narrative et actancielle » du « Talisman » accorde plus d’importance à
l’individu qu’au collectif, étant, selon elle, le récit « de la réalisation d’un individu,
d’une victoire personnelle sur soi-même, la guerre étant alors perçue comme un moyen
de s’éprouver et de s’affirmer27 ». Ni l’une, ni l’autre critique ne met l’accent sur une
spécificité cruciale de la nouvelle : « La nouvelle, disait William Faulkner, c’est la
cristallisation d’un instant arbitrairement choisi où un personnage est en conflit avec
un autre personnage, avec son milieu ou avec lui-même28. »
12 Le but de cet article est de nuancer cette idée de cristallisation pour réintroduire une
notion de sociabilité dans la nouvelle, pour montrer que les histoires, comme le
talisman, circulent. « Le talisman » devient un talisman qui protège et qui passe de
lecteur en lecteur ; la dimension mythique de cette nouvelle n’est pas, proposerons-
nous, tant liée à son contenu mythologique qu’à la nature même du récit qui est de
circuler pour donner lieu à une actualisation et pour conjurer le mal (la torture). En
voyageant, le récit de Dib construit une communauté humaine, donne sens et apaise
— et par là même exprime l’essence de tout mythe.

Poésie et lyrique
13 Le fait que « Le talisman » soit un charme à l’intérieur d’un autre charme, c’est-à-dire le
recueil Le Talisman, nous amène à une interprétation attachée à plusieurs niveaux
d’analyse, et surtout celui de la poésie dans la prose29. Nous n’aurons pas le temps
toutefois de considérer le recueil dans sa totalité comme un bien à faire circuler, à faire
passer ; mais il suffira de tenter cette macroanalyse d’une seule nouvelle pour nous
sensibiliser à la décision de Dib de localiser son histoire de la torture dans une
sociabilité mythique, pour pouvoir ensuite souligner les dimensions mythiques de la
nouvelle30. Sociabilité et mythe de la nouvelle, plutôt que témoignage ou intervention
politique, c’est ce que nous retiendrons dans notre lecture. Nous allons entamer une
lecture du « Talisman » qui proposera moins une grille générale de lecture, qu’une
humble approche de ce que cela veut dire de mythifier la torture dans une nouvelle.
Mais ce faisant, il faut insister sur l’importance de la poésie en Algérie, sans oublier la
« parenté » entre formes brèves, ici entre nouvelle et poésie31.
14 Suggérant que même le temps dans « Le talisman » devient poétique, François
Desplanques ajoute que, outre son rôle dramatique, le temps « exprime la vision
poétique du narrateur », suggérant « que le poète est celui qui transmue en or la boue
de l’Histoire32 ». Nous allons voir comment « Le talisman » arrive à poétiser un objet
(une scène de torture) qui, normalement, ne fait qu’atomiser l’humain et le priver de sa
voix33.

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15 Il est sûr que la poésie, en tant que telle, est le genre qui a dominé l’écriture algérienne
pendant les trente ans (non pas forcément glorieux) de la longue marche vers
l’indépendance. Depuis 1945 (souvent cité comme le vrai début de la guerre) jusqu’en
1973, on compte, parmi les deux cents œuvres publiées en Algérie en langue française,
un quart de romans, une dizaine de recueils de nouvelles (dont Le Talisman ?), vingt
pièces de théâtre, mais une bonne centaine de recueils de poèmes34. Deux fois plus de
poésies donc que de romans ; ce fait étonnant n’est pas dû uniquement à la présence
prépondérante de la forme poétique dans les cultures arabes35, mais aussi (ou plutôt) au
désir de comprendre, d’une façon profonde, ce par quoi le peuple algérien avait vécu.
En effet, selon Ammaria Lanasri36, c’est la période de la publication du recueil
Le Talisman (1966) qui est la plus marquée par la guerre dans la littérature algérienne :
C’est seulement avec l’indépendance que la guerre de libération prend sa place
centrale dans la littérature algérienne, au même moment où la lutte anticoloniale
diminue et fait place à une évaluation plus générale des événements.
16 La nouvelle, souvent poétique chez Dib, comme on va le voir à l’instant, pouvait ainsi
jouer un rôle important. François Desplanques souligne la capacité de la nouvelle, en
tant que forme, d’intervenir de façon ponctuelle dans les débats politiques du moment ;
et je me permets de renvoyer au chapitre que Naaman Kessous et moi-même avons
consacré à une autre nouvelle, décapante, de Dib, « La nuit sauvage », qui, publiée dans
Les Lettres françaises (d’obédience communisante) en 1963, décrivait de façon
extraordinaire (et là aussi poétique) la préparation minutieuse d’une attaque de
grenade contre un milk-bar européen au centre d’Alger par deux jeunes Algériens (un
homme et une femme), ainsi que l’exécution sanglante de l’acte abominable37. De
même, c’est la nature à la fois lyrique, poétique et horrible, terrifiante de la nouvelle,
qui nous retient, car cette double face va droit au mythe du talsmn dans la culture de
l’Afrique du Nord.
17 En effet, le talsmn en arabe, c’est un objet qui est légué, un charme qui est passé à un
autre, pour apporter le bonheur sinon le réconfort ; le talsmn, c’est ce qui peut aussi
guérir comme nous le montre le roman du même nom écrit en 1825 par Walter Scott
sur les croisés : ce premier roman en anglais à présenter des musulmans sous une
lumière positive raconte comment Saladin, déguisé, parvient à la tente de Richard
Cœur de Lion et le guérit à l’aide d’un talisman38.

La Question et les cinq démarches


18 Nous voulons insister dans notre analyse du « Talisman », suivant les thèses de Ricardo
Piglia, sur le lien, sinon la coïncidence, de deux niveaux dans le récit, la diégèse ( le récit
lyrique d’une scène de torture, jamais située pendant la guerre d’Algérie, d’ailleurs) et
la fonction, autoréflexive, de la langue en tant qu’objet à faire circuler. C’est
précisément ce renvoi constant de la diégèse à son expression langagière dans une
nouvelle reprenant elle-même le titre du recueil, qui nous indique la nature sociable,
dialogique de la forme, de la parole, du muthos, comme réconfort, mais aussi comme
guide. Avant de voir comment ce « manuel » devient talisman, il faut énumérer les cinq
recettes utilisées par le narrateur pour échapper mentalement aux sévices.
19 Dans « Le talisman », la majeure partie du texte renvoie à la description interne de
l’esprit du narrateur. Celui qui subit (et raconte) la torture déploie, parfois de façon
lucide, une tentative pour s’évader, mentalement, de son sort terrifiant : « Je vécus

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tout, j’enregistrai le plus infime détail. Mais sans cesser d’être ailleurs, de penser à
autre chose. Comment expliquer cela ? » (T, p. 118), dit le narrateur-victime comme s’il
impliquait un autre moi regardant tout, mais de loin. Cependant, cet équilibre délicat
ne peut plus tenir ; le narrateur tombe tout de suite dans une communication fissurée,
premièrement en prenant le langage (la langue ?) lui-même en objet à décrire. En
« supprim[ant] le temps » (n’oublions pas d’ailleurs que la suspension du temps est
aussi un caractère du mythe), il arrive momentanément à se détacher de la situation, et
ce d’une façon tout à fait littéraire :
J’interrogeais, sur le voile rouge de mes paupières, des signes, des paraphes, des
marques qui flambaient, tremblaient, dansaient. Dessiné à traits de feu, chaque
symbole apparaissait, d’abord inachevé, avec des vides de place en place, puis se
précisait. Des formes annelées ne tardèrent pas ainsi à s’articuler en une ligne
enroulée sur elle-même à l’intérieur d’un carré aux côtés invisibles39. La spirale se
grava dans ma vue profonde, ne s’effaça plus. Je m’occupai avidement à la
déchiffrer. […] Il fallait en démontrer l’enroulement pour commencer. Après
quelques efforts, je réussis à épeler des lettres. (T, p. 119)
Le narrateur raconte ensuite comment il est finalement arrivé à isoler une, puis deux
autres des lettres qui lui échappaient, mais comment, ce faisant, les autres « se
troublèrent, se diluèrent !40 ».
20 Sa deuxième solution pour s’évader mentalement est elle aussi « littéraire » ; il s’agit
d’étudier « l’allure générale, l’association des vocables et la structure […] du
hiéroglyphe entier », toujours à propos des mots qu’il lit sur ses paupières fermées (T,
p. 120). Mais ceci ne marche que de manière temporaire, car les mots identifiés « se
renversaient ou se recomposaient d’une façon différente, […] se fondaient en un seul,
constitué de tous les autres ». Voilà donc une nouvelle tentative pour échapper
mentalement à son sort, mais c’est un nouvel échec évidemment : tous les mots
devenaient un seul mot, mot qui « dérivait d’une langue située au-delà de toutes les
langues et qui les rendrait toutes inutiles ! » En effet, si cette langue était connue,
décryptée, elle perdrait toute son efficacité magique.
21 La troisième technique, ensuite, c’est d’abandonner la lecture des mots pour la « terre
hospitalière » d’« un souvenir sans prix » (T, p. 120). Le « jeu » que le narrateur adopte
(« en des temps très reculés ») conduit à la double réalité physique et mythique du
talisman :
Il consistait, avec des mots inconnus, à graver certaines formules sur des objets que
je choisissais avec soin : galets, feuilles, morceaux de bois, os. Cela fait, je les
dispersais et je formais le vœu que chacun devînt un talisman pour qui le
découvrirait et le garderait. Un jour, par une attention particulière et dans le
dessein de surpasser tout ce que j’avais déjà réalisé, je composai la plus puissante
sentence qui se pût concevoir et, comme les autres, la confiai au sort. (T, p. 120-121)
Laisser des traces (comme mémoire ?) devient donc sa troisième méthode de survivre,
de s’éloigner des sévices de la torture (le « un jour » dans la citation ci-dessus, nous
rappelle que l’opération s’est faite à plusieurs reprises). Ces talismans physiques à
passer, à léguer, ces bribes ne sont aucunement « les traces-mémoire » qu’a célébrées
l’écrivain antillais Patrick Chamoiseau41 ; car elles ne sont pas physiques (plutôt rêvées)
et elles ne font que revenir (« c’était moi qui les recevais ! », T, p. 121). Il fallait donc
trouver un autre moyen pour façonner un talisman, étant donné surtout que
« [l]’interprétation de l’écriture n’était plus indispensable » ; et ce moyen, le narrateur
le retrouve dans un récit d’enfance :
Jadis, je composais mes talismans sans jamais penser à moi. Et voici que je m’étais
adressé par-delà toute mémoire le plus souverain d’entre eux ! […] Un homme est

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[…] forme et expression, graphie tracée sur la matière illimitée, vocable


indifférencié de ce qui est. (T, p. 121)
Pour survivre à la torture, il fallait plutôt faire de « soi » une réalité littéraire, ce qui
implique une perte de soi qui sera opérée par un échange de rôles imaginé entre
torturé et tortionnaires :
Je suis calligraphié sur le tissu de ce qui est, dont autant que moi sont tirés des
sacrificateurs […] : j’étais la lettre et eux les lecteurs. Mais je pouvais bénir mon
corps disloqué, fendu, brûlé. [Les circonstances] auraient pu être différentes, faire
d’eux la lettre et de moi le lecteur42. (T, p. 122)
22 Quant à la quatrième et pénultième solution, liée à cette littérarisation, elle correspond
à la perte de soi, déjà amorcée dans la citation ci-dessus, à une dispersion, en somme,
de celui qui subit la torture, une autodissolution qui fait penser inéluctablement à une
séquence de La Bataille du rail, film de René Clément de 1946 sur la lutte antinazie chez
les cheminots : après une exécution de résistants par les SS, nous voyons, non pas les
victimes fusillées, mais un cercle de fumée qui, suggérant la nature toute mythique et
éthérée de la Résistance, va tout de suite se disperser dans le ciel lointain :
Proie de l’ivresse et du feu, je deviens une parcelle des forces qui m’emportent. Je
n’ai plus besoin, pour m’abriter, d’une maison, pour me réchauffer, d’un âtre, pour
subsister, des fruits de la terre. J’habite l’air, et la lumière qui brille éternellement…
(T, p. 123)
23 Mais la technique la plus efficace — et toutes les autres techniques déjà analysées,
semblent y mener — apparaît au dernier paragraphe où se révèle, de façon retorse, la
nature circulaire de la nouvelle43. L’ouverture de la nouvelle est en effet basée sur une
énigme que nous ne résoudrons qu’à la fin. Le début correspond à une longue
description (de trois pages) du retour à la dechra (le village natal), qui commence ainsi :
« Je suis revenu chez moi. Ce n’est pas un rêve, j’ai retrouvé mes montagnes » (T,
p. 107) ; mais, avant de passer à la scène de torture, la description de la dechra insiste
sur le fait que lors de ce retour du narrateur, il n’y a personne, le village est abandonné
(après avoir été rasé, nous dit-on une page plus loin) :
Dans ce cas, le gardien de ces lieux, ce sera moi. Je n’ai plus besoin, pour m’abriter,
d’une maison, pour me réchauffer, d’un âtre, pour subsister, des fruits de la terre.
J’habite l’air, et la lumière qui brillera éternellement. (T, p. 108)
24 Avec un léger changement de temps (« brillera » et non pas « brille »), le narrateur du
début anticipe, mot à mot, la conclusion de la nouvelle ; ce qui révèle non seulement la
circularité de sa structure, mais peut-être aussi la technique la plus efficace pour
survivre à la torture : le retour du narrateur, imaginé ou mémorisé, à la dechra. Voilà
son talisman le plus puissant. Car on apprend que ce n’est pas seulement le narrateur
qui est supplicié, mais aussi plusieurs membres de sa famille, sévices dont il est obligé
de témoigner. De façon dialectique, toutefois, ce regard sur la souffrance de sa famille
devient (comme talisman) ce qui l’aidera lors de sa propre interrogation :
Je retins mes larmes ; d’autres s’obstinèrent quand même à gémir tout bas. La
lumière qui avait tout à l’heure frôlé Ramdane s’accrochait maintenant à la nudité
des tortionnaires. […] Je préférai fermer les yeux pour n’avoir pas à me demander
ce qui les avait suscités là.
Saïd hoqueta. Je priai pour l’aider à rendre son âme impitoyable à Celui qui la lui
avait prêtée. (T, p. 115)44
Cette description anticipe presque entièrement les cinq démarches que le narrateur va
suivre à son tour ; et le dernier procédé, le langage qui favorise la perte de soi
(considéré comme nous l’avons vu en haut), vient tout de suite après la torture de

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Yahia, dont « le corps tout déchiré […] ne geignait que par saccades » : « comme il
advient aux rêveurs pour se délivrer des monstres, [Yahia] formula un mot et sa tête
retomba sur le côté » (T, p. 117). Autrement dit, avant sa propre soumission aux
« monstres », le narrateur semble apprendre comment survivre en regardant ses
proches.

Conclusion : talisman de la nouvelle, du recueil


25 Dans son étude de la torture en Algérie, Marnia Lazreg45 ne prononce guère le mot
« survie » : comment survivre et comment transmettre la méthode de cette survie ?
Dans sa préface au volume consacré à l’œuvre de Mohammed Dib, Roger Fayolle nous
rappelle le jeu de mots adoptés par Dib, « écrivains, écrits vains46 ». Dans cette période
contemporaine du retour de la torture à la une (elle n’a jamais disparu, bien sûr47), cet
écrit de Dib sur la torture est loin d’être « vain ». Ce n’est pas simplement que « Le
talisman » refuse, de façon presque catégorique comme le souligne François
Desplanques48, de nommer précisément le contexte concret de l’horreur (excepté la
dechra et quelques prénoms très algériens) ; c’est aussi que l’imprécision (géographique,
historique, politique) du « Talisman » offre la nouvelle à une circulation, qui va de pair
avec le mythe du talisman.
26 Pour Jacqueline Arnaud49, le talisman, c’est ce qui permet au narrateur, à la différence
de sa famille et de ses co-villageois, de survivre à la torture. En effet, avec la survie du
narrateur qu’elle imagine, Arnaud semble souligner que, comme une autre nouvelle
dans Le Talisman (« La dalle écrite 50 »), « Le talisman » présente « une allégorie de
l’écriture », une allégorie du salut par l’écriture. Et Desplanques de proposer que « Le
talisman » présente « une analogie entre le retour du souvenir, le retour du narrateur
et le retour de l’écriture. […] L’homme meurt, le narrateur est immortel51 ». Ainsi, pour
Desplanques, Dib devient le talisman, tandis que, dans notre étude, nous avons analysé
la nouvelle elle-même, le recueil aussi du même nom, comme le bien à faire passer.
En effet, pour marquer l’importance de l’Écriture chez Dib, Charles Bonn52 résume bien
la fin du « Talisman » :
Qu’importe alors […] que le narrateur habite […] l’air, et la lumière qui brille
éternellement’, soit effectivement mort ? L’écriture est cette « veille » et cette
« attente » sur lesquelles se termine le recueil. […] L’écriture ne dit sans fin qu’elle-
même, et que l’ambiguïté en quoi elle consiste parce qu’elle ne livre pas le sens un.
27 Ainsi, la nature circulaire de la nouvelle « Le talisman » semble exclure l’option
borgésienne qui consiste à construire l’histoire secrète (ici, la nature sociable de la
nouvelle) à partir de l’histoire visible (ici, celle de la torture). « Le talisman » ne suit pas
Borgès (ni Poe, ni Kafka) qui, selon Piglia53, « savait transformer en anecdote les
problèmes de la forme de la narration ». Pourtant, Dib n’entreprend-il pas quelque
chose d’analogue ? Ni épiphanique (car circulaire), ni célébration de l’amnésie (le non-
dit étant parfois plus terrifiant que le littéral), « Le talisman », en tissant des liens avec
le passé et le futur (le récit d’enfance, le retour au dechra), transforme l’horreur de la
torture en la félicité de la nouvelle, du récit, du conte. La souffrance, le déchet humain,
devient (pour citer Jean-Paul Sartre dans sa postface à La Question, récit de torture
d’Henri Alleg interdit en France en 1958, « une victoire54 ». Dans ce sens, on peut se
mettre finalement d’accord avec la conclusion de Ricardo Piglia : « La nouvelle est
construite de sorte que ce qui était caché devienne, de façon artificielle, visible55. » Pour
nous, pour Dib, ce qui était caché, c’est la nature sociable de la nouvelle ; sinon,

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pourquoi nommer le recueil Le Talisman (même question pour le recueil Au Café56 ) ?


C’est une marque de socialité, de convivialité, et de narration publique, qui fait penser
« à l’arbre à palabre » du conte africain, à « la bouteille à la mer » du conteur ivoirien
Bernard Dadié. Dans « Le talisman », on retrouve cette même sociabilité, même dans un
moment très noir d’atomisation (rien de plus atomisant — sauf peut-être le fascisme —
que la torture ; elle vit de cette atomisation). Dib semble montrer le contraire du
nouvelliste irlandais Frank O’Connor pour qui la nouvelle est « détachée, romanticiste,
individualiste et intransigeante, présentant souvent un hors-la-loi qui erre le long des
franges de la société57 ». Les deux recueils de Dib — Au Café et Le Talisman, de nature très
différente, séparéepar une décennie de guerre — sont des allégories poétiques de la
socialité, dans lesquelles « l’illumination profane58 » est devenue la forme de la
nouvelle. Plutôt qu’une mise en abyme ( bien définie d’ailleurs par Linda Hutcheon et
Louis Dällenbach), « Le talisman » est comme une allégorie, métafictionnelle, de
l’expérience59. En somme, un talisman n’est pas simplement une façon de se protéger,
mais aussi un facteur de communication, de dialogue, tout comme la nouvelle, le conte,
ou le mythe : il est parole et non pas introspection. Si on peut parler de « victoire » par
rapport à la torture, comme l’a fait de façon dialectique Jean-Paul Sartre en 1958, Dib a
réussi son entreprise : léguer un talisman aux futures victimes et leur permettre
d’affronter la Question.

NOTES
1. Le Monde des livres, 21 février 2003, p. 1.
2. G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux , Minuit, 1980, p. 237. (Mes remerciements vont à
Rebecca Ferrebœuf pour cette citation.)
3. G. Lukács, « On the Nature and Form of the Essay » [1910], dans Soul and Form, trad. angl. de
A. Bostock, Londres, Merlin Press, 1974, p. 1-18.
4. V. Shaw, The Short Story. A Critical Introduction, Londres, Longman, 1983, p. 86.
5. P. Mertens cité dans J. Chevrier, « De Boccace à Tchicaya U Tamsi », Notre librairie, no 111, oct.-
nov. 1992, « La nouvelle », p. 4-7 (p. 7).
6. Pour Walter Benjamin, de façon notoire, le conte, en train de mourir, c’est le fluide et le
communal ; voir « Le conteur » (1936) (publié dans Œuvres III).
7. J. Ferrandez, L’Hôte. D’après l’œuvre d’Albert Camus, Gallimard, 2009.
8. Voir Ch. Bonn, « Les pouvoirs du langage », dans Itinéraires et Contacts de Cultures, nos 21-22,
L’Harmattan, 1996, p. 149-168 ; Khatibi cité dans N. Kessous et A. Stafford, « Responsables de la
violence, ou responsabilité de l’écriture ? Le cas de “La nuit sauvage” de Mohammed Dib », dans
N. Kessous, Chr. Margerrison, A. Stafford et G. Dugas (dir.), Algérie. Vers le cinquantenaire de
l’Indépendance. Regards critiques, L’Harmattan, 2009, p. 93-113 (p. 99, n. 17).
9. Depuis 2001, la fondation Mohammed Dib à Tlemcen décerne un prix littéraire pour la
meilleure nouvelle (en 2003, C’était la guerre d’H. Ayyoub, aux Éditions barzakh) ; voir D. Amhis
Ouksel, Dar Sbitar. Une lecture de « La Grande Maison » de Mohammed Dib, Alger, Casbah éditions,
2006, p. 106.
10. Voir la traduction récente par C. Dickson, Mohammed Dib, Short Stories: At the Cafe and the
Talisman, Charlottesville, Virginia University Press, 2011 ; pour les traductions de nouvelles de

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Dib faites plus tôt, voir l’important recueil dirigé par L. Ortzen, North African Writing, Londres,
Heinemann, 1970, p. 21-43, qui offrait trois nouvelles de Dib en anglais, toutes provenant du
recueil Le Talisman (« La fin », « Celui qui accorde tous les biens » et « Naëma disparue ») ; voir
aussi U. Beier (dir.), The Political Spider. Stories from « Black Orpheus », Londres, Heineman, 1969,
p. 38-47, qui traduit une nouvelle du premier recueil de Dib, « Le beau mariage », parue dans Au
Café (1955).
11. Ce qui rend l’exclusion de la nouvelle « La nuit sauvage » du recueil de 1966 encore plus
énigmatique. Pour les nouvelles du recueil Le Talisman publiées en revue après sa sortie, voir « La
fin », publiée dans An Nasr, 23 décembre 1967 ; cette revue basée à Constantine publie une autre
nouvelle du recueil Le Talisman, « Celui qui accorde tous les biens » (3 février 1967). Selon
Ch. Bonn (art. cité, p. 157), c’est la diversité et la complémentarité qui caractérise et les récits
dans Le Talisman et les romans de Dib de cette époque.
12. A. Pasco, « On Defining Short Stories », dans Ch. E. May (dir.), The New Short Story Theories,
Athens (Ohio), Ohio University Press, 1994, p. 114-130 (p. 125).
13. R. Piglia, « Theses on the Short Story », New Left Review, no 70, juillet/août 2011, p. 63-65 (p. 64,
nous traduisons).
14. Ibid., p. 63.
15. Ibid., p. 63.
16. Ibid., p. 64.
17. Voir R. Barthes, « Le mythe, aujourd’hui », dans Mythologies, Seuil, 1957.
18. R. Piglia, art. cité, p. 64-65.
19. Ibid., p. 65.
20. M. Dib, postface à la première édition de Qui se souvient de la mer [1961], republiée dans
G. Dugas (dir.), Algérie. Les romans de la guerre, Omnibus, 2002, p. 985-987 (p. 985). Pour la tradition
de la nouvelle qui traite de la torture, voir « Le puits et le pendule » d’E. Poe (1842) à l’instar de la
nouvelle de W. Mudford, « The Iron Shroud » de 1830 ; « La torture par espérance » par A. Villiers
de L’Isle-Adam (1888) ; « Dans la colonie pénale » de Kafka (1919 ; et, plus récemment, « Un
homme nu » par N. Saadi, dans son recueil Il n’y a pas d’os dans la langue. Rêves et autres histoires,
Alger, Éditions barzakh, 2008, p. 11-26 : « Il poursuivait fixement des yeux les graffiti de l’horreur
sur sa peau comme pour gommer la marqueterie torturée de la chair, suivant une à une les veines
creusées tels des oueds asséchés. » (p. 24-25)
21. Voir M. Parfenov, « En français dans le texte », postface dans M. Dib, Au Café, Arles, Actes Sud,
1996, p. 129-140 (p. 138) ; voir aussi L. Ortzen, ouvr. cité, p. 7.
22. Le recueil Le Talisman sort la même année que le film de Gillo Pontecorvo qui figurait une
scène de torture, La Bataille d’Alger, film que le Pentagone avait montré en 2003 pour (c’est ce
qu’on nous dit) combattre les insurgés en Irak.
23. Songwriters: Gibb, Maurice Ernest; Gibb, Robin Hugh; Gibb, Barry Alan
Well, you can tell by the way I use my walk
I’m a woman’s man: no time to talk
Music loud and women warm, I’ve been kicked around
Since I was born
And now it’s all right, it’s ok
And you may look the other way
We can try to understand
The New York times effect on man
Whether you’re a brother or whether you’re mother
You’re stayin alive, stayin alive
Feel the city breakin and everybody shakin
And were stayin alive, stayin alive.

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24. M. Dib, « Le talisman », dans M. Dib, Le Talisman [Seuil, 1966 ], Arles, Actes Sud, 1997,
p. 107-123 (désormais T dans les références après les citations).
25. Roland Barthes dans S/Z (par rapport à une nouvelle de Balzac) souligne la contagion de la
lecture. À la fin de sa « lecture » (c’est-à-dire, sa réécriture essayiste) de la nouvelle retorse de
Balzac, Sarrasine (de 1830, sur les exploits d’un sculpteur, amoureux d’un castrat, qui le croit
femme), Barthes termine son essai S/Z (Seuil, 1970) en proposant que le sujet de la nouvelle, la
castrature, a un effet de contagion sur la lecture même de la nouvelle, provoquant une
« suspension » du sens de la nouvelle plutôt qu’un « rien », et montrant que la « pensivité » de la
marquise par rapport au dénouement du conte narré à l’intérieur de la nouvelle est doublée par
celle de la lecture : « Sarrasine représente le trouble même de la représentation, la circulation
déréglée (pandémique) des signes, des sexes, des fortunes. » (p. 222)
26. K. Boddy, The American Short Story since 1950, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2010,
p. 62-63.
27. Chr. Chaulet Achour, « La guerre de libération nationale dans les fictions algériennes », dans
D. Zimmermann (dir.), Trente ans après, nouvelles de la guerre d’Algérie, Le Monde éditions, 1992,
p. 145-168 (p. 151) ; A. Kacedali, « En quête d’une autre histoire. Lecture de deux nouvelles :
Naëma disparue et Le Talisman », dans Itinéraires et contacts de cultures, ouvr. cité, p. 63-69 (p. 69).
28. W. Faulkner, dans Selected Letters of William Faulkner, éd. de J. Blotner, Londres, Scolar Press,
1977, p. 345.
29. « Je suis essentiellement poète et c’est de la poésie que je suis venu au roman, non l’inverse »,
affirme Dib dans une interview en 1961 (Afrique Action, 13 mars 1961, cité dans G. Daninos, Dieu en
Barbarie de Mohammed Dib ou La recherche d’un nouvel humanisme, Sherbrooke, éditions Naaman,
1985, p. 27) ; le roman de Dib qui paraîtra bientôt après Le Talisman, Dieu en barbarie (1970), a été
écrit, selon J. Déjeux, « dans une prose poétique » ; voir J. Déjeux, Mohammed Dib. Écrivain algérien,
Sherbrooke, éditions Naaman, 1977, p. 22.
30. Nous renvoyons le lecteur aux travaux de DEA menés en 1980 à l’Institut des langues
étrangères à Alger par M. Tablit, « L’analyse structurale du recueil de Dib Le Talisman ».
31. Voir le mot du nouvelliste américain R. Carver : « C’est un fait : les nouvelles sont d’esprit
plus proches des poèmes que des romans », cité dans J. Gratton et Br. Le Juez (dir.),
« Introduction », Modern French Short Fiction, Manchester, Manchester University Press, 1994,
p. 1-21 (p. 19) ; ainsi que celui de son homologue irlandais Frank O’Connor, pour qui la nouvelle
serait « l’objet le plus proche de la poésie lyrique que je connais » ( F. O’Connor cité dans
K. Boddy, ouvr. cité, p. 100). La « parenté » à la nouvelle de la poésie encourage K. Boddy (ouvr.
cité, p. 7-8), néanmoins, à hiérarchiser la nouvelle par rapport au poème, en citant l’idée d’Edgar
Poe que les avantages de la première par rapport au dernier tiennent à la capacité de la nouvelle
de déployer le sarcasme, la ratiocination, l’humour, tous des éléments qui sont, selon le
nouvelliste américain, étrangers à la poésie.
32. Fr. Desplanques, « Sur deux nouvelles de Dib : Au Café et Le Talisman », dans Itinéraires et
contacts de cultures, ouvr. cité, p. 51-61 (p. 58, p. 61).
33. Pour un regard concis sur la voix et la lettre sous la torture, voir L. Folena, « Figures of
violence: Philologists, Witches and Stalinistas », dans N. Armstrong et L. Tennenhouse (dir.), The
Violence of Representation. Literature and the History of Violence, Londres, Routledge, 1989, p. 219-238
(p. 228-229).
34. Selon Jean Déjeux, il y a eu dans cette période 58 romans (entre 1945 et 1961, 28 romans, et
entre 1962 et 1974, 30) ; 9 recueils de nouvelles ; 103 recueils de poèmes ; et 20 pièces. Il faudrait
confronter ces chiffres à ceux de la période suivante : 62 romans publiés en français en Algérie
entre 1970 et 1990 (51 romans pour les années 1980, et 11 pour les années 1970), et, pour la même
période, entre 1970 et 1990, 43 volumes de poésie en français ; J. Déjeux cité dans H. Miliani, Une
littérature en sursis ? Le champ littéraire de langue française en Algérie, L’Harmattan, 2002, p. 116,
n. 50, p. 119.

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35. J. C. Risler, La Civilisation arabe, Payot, 1955, p. 145-146.


36. A. Lanasri, « The War of National Liberation and the Novel in Algeria », L’Esprit créateur, no 41,
4, 2001, p. 58-69 (p. 58, nous traduisons).
37. Voir Fr. Desplanques, art. cité, p. 51 ; voir aussi N. Kessous et A. Stafford, art. cité, dans lequel
notre analyse est centrée sur le fait que, trente ans après, Dib reprend et remanie cette nouvelle
pour le recueil publié au beau milieu de la guerre civile en 1995, justement appelé La Nuit sauvage
(Stock ) ; nous n’avons pas pu toutefois expliquer la décision de Dib, en 1966, d’exclure « La nuit
sauvage » du recueil Le Talisman. « La nuit sauvage » est une nouvelle qui déploie ce que Dib
appelle en 1995 « une responsabilité » de l’écriture, et ce que Naaman Kessous et moi-même
avons nommé « la troisième voix » de l’Écrivain ; car ni les actions, ni les opinions des
personnages n’appartiennent à l’Écrivain ; il s’agit d’une neutralité engagée, qui présente les
dilemmes, les motivations, bref les raisons de l’acte terroriste, sans en juger aucunement la
moralité, l’efficacité, ni la pertinence : c’est un témoignage, mais un témoignage littéraire, un
témoignage de questions.
38. Le talisman est une amulette que l’on peut porter sur soi, contenant un texte écrit pour
protéger du mauvais œil, par exemple, pour porter chance. L’écriture y est en général codée et la
déchiffrer en ouvrant l’amulette est mal considéré. Par ailleurs, l’écriture relève de l’ésotérique,
du texte crypté.
39. Peut-être s’agit-il là du texte ésotérique écrit à l’intérieur du talisman.
40. Il faudrait mentionner ici une autre des nouvelles dans le recueil Le Talisman : « La dalle
écrite » (ouvr. cité, p. 35-43) qui précède la nouvelle éponyme, justement puisqu’elle narre
l’incapacité (ou la non-volonté ?) du narrateur de lire les lettres qu’il voit sur la dalle, de sorte
que la capacité (même rêvée) du narrateur dans « Le talisman » exposé à la torture de lire les
mots et les messages lapidaires lui sert, finalement, comme facteur de réconfort et de
rédemption ; voir Ch. Bonn, art. cité, p. 156.
41. Voir son photo-essai qui accompagne les photographies de R. Hammadi, Guyane. Traces-
mémoires du bagne (Caisse nationale des monuments historiques et des sites, 1994), ainsi que son
roman Le Vieil Homme et le Molosse (Gallimard, 1997) dans lesquels un rocher, ou autre objet telle
une cellule ou même une marche arrondie, devient « trace-mémoire » de ceux qui sont exclus de
l’Histoire.
42. On retrouve le support de l’écrit à l’intérieur de l’amulette lié peut-être au codage des
tatouages.
43. Pour une définition plus précise d’un récit circulaire, voir J. Baetens, « Qu’est-ce qu’un texte
circulaire ? », Poétique, no 94, avril 1993, p. 215-228.
44. Dans l’avis de Fr. Desplanques (art. cité, p. 58), cette dernière expression révèle l’identité du
narrateur comme musulman paysan.
45. M. Lazreg, Torture and the Twilight of Empire. From Algiers to Baghdad, Princeton (New Jersey),
Princeton University Press, 2008.
46. R. Fayolle, « Introduction », Itinéraires et contacts de cultures, ouvr. cité, p. 9-18.
47. Voir l’interview récente avec H. Alleg par G. Martin, dans Retour sur la « Question » : quarante
ans après la guerre d’Algérie, Bruxelles, Temps des cerises, 2001.
48. Fr. Desplanques, art. cité, p. 57.
49. J. Arnaud citée dans Fr. Desplanques, art. cité, p. 59.
50. Selon A. Kacedali (art. cité, p. 62), « La dalle écrite » aurait été la seule nouvelle écrite après la
guerre.
51. Fr. Desplanques, art. cité, p. 60-61.
52. Ch. Bonn, art. cité, p. 157.
53. R. Piglia, art. cité, p. 65.
54. J.-P. Sartre, « Une victoire », postface à H. Alleg, La Question [1958], Utrecht, Jean-Jacques
Pauvert, 1965, p. 97-122.

Recherches & Travaux, 81 | 2012


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55. R. Piglia, art. cité, p. 65.


56. Le fait que la nouvelle éponyme ouvre le premier recueil de Dib Au Café et que la nouvelle
éponyme du Talisman clôt son deuxième recueil à son tour offre, non seulement une figure
d’enveloppement des deux recueils, mais aussi semble se référer à la notion que la nouvelle est
un acte de communication. Une étude de ce qu’on appelle « l’architecture secrète » du recueil est
maintenant à l’ordre du jour, mais n’aura pas de place dans cette étude.
57. F. O’Connor cité dans C. May, ouvr. cité, p. XXV.
58. R. Piglia, art. cité, p. 65.
59. Il y a donc un travail important à faire sur les autres nouvelles de Dib de la période de la
guerre laissées de côté à l’époque, telles que : « Une journée perdue » (dans Simoun, no 21, 1956),
« L’Autre » (dans Les Cahiers du Sud, no 334, avril 1956), « Zizi Kadda » (dans L’Action poétique, n° 5,
juin 1956), « Les messagers » (dans Les Lettres françaises, 7 mars 1957), « La barbe du voleur »
(dans La Nouvelle Critique, no 112, janvier 1960) ; ainsi qu’un travail de variante sur « Naëma
disparue ». « Le soleil des chiens » (dans Europe, no 567-568, juillet-août 1976 ) retiendrait aussi
notre attention, s’il ne s’agit pas de la guerre d’Algérie, à cause du regard décapant sur la
violence en général.

AUTEUR
ANDY STAFFORD

Université de Leeds

Recherches & Travaux, 81 | 2012

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