Patrimoines_defaits_et_enjeux_touristiq
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Patrimoines_defaits_et_enjeux_touristiq
Mathilde Bielawski 1
Séminaire Dé-Patrimonialisations : Séance 3 Synthèse
ethniques, elle propose d’étudier comment les festivités sont devenues un espace de
renégociation de l’identité ethnique. Cette approche permet d’avoir une approche critique de la
manière dont le patrimoine culturel est mis en valeur dans le cadre chinois et comment il
constitue un outil de remplacement des politiques de modernisation prolongeant le
développement touristique. C’est notamment à travers la comparaison à l’échelle locale des
festivités et des danses Na qui sont effectuées pour les touristes ou pour le village en lui-même,
que se donnent à voir les enjeux différenciés des festivités. Les festivités, d’une performance
permettant de créer du lien social, elles sont devenues des performances publiques permettant
de renégocier l’identité culturelle fustigée d’arriérée et de primitive. Elles sont cependant un
moyen de captation de l’argent du tourisme permettant de transformer concrètement le statut
social et donc d’essayer d’acquérir une place sur l’échiquier national.
Sur la base de ces éléments, les travaux de Pascale-Marie Milan discutent les liens entre
folklorisation, patrimonialisation et transmission culturelle pour mettre en lumière les
inversions patrimoniales, en montrant que leur irruption dans le champ touristique participe à
défaire la transmission culturelle.
C’est au Maroc et plus précisément dans la médina de Marrakech que Sara Ouaaziz a
été confrontée aux enjeux touristiques de la patrimonialisation. En effet, la médina a subi deux
processus d’inscription à l’Unesco, sur sa liste tangible (1985) et intangible (2008). Elle
explique que ces projets sont dans la lignée de stratégies de développement économique liées
au secteur touristique, et qui existe depuis le protectorat français. Marrakech depuis cette
période a toujours été une grande destination touristique. Au fil des années ce secteur-clef du
développement économique s’est remodelé sous différentes formes, pratiques selon les
demandes du marché international (hôtels, riads-maisons d’hôte, auberges de jeunesse, etc.).
Réorganisée, la médina prend de plus en plus une allure touristique spécifique, le touriste lui
s’engouffre de plus en plus profondément dans ce tissu urbain allant à s’y installer
définitivement en tant que propriétaire de lieux. Dans ce contexte hypertouristique quid de la
population locale ? Des habitants initiaux de la médina ?
En effet, de cette situation il semble apparaître des conflits d’usage, des conflits culturels
et sociaux directs parfois indirects. Cela s’est notamment produit dans le cas de l’instauration
de la douzaine de musées privés de la médina en grande majorité tenus par des Occidentaux.
Ces derniers lui sont intéressants à investir pour questionner les dépatrimonialisations.
Effectivement, de ses travaux il en ressort que certains habitants, parfois voisins mitoyens,
assurent n’avoir jamais mis les pieds dans les musées privés qu’ils considèrent « exclusivement
réservés aux Occidentaux ». Quels rapports porte la population locale au musée privé et
comment le perçoit-elle ? Le musée privé prend-il en considération les besoins de cette
population parallèlement à ceux des touristes étrangers ? La médiation culturelle y est-elle
adaptée aux pratiques locales ? Pour quelles raisons le musée est-il aujourd’hui considéré
comme « source de conflits » pour l’habitant moyen de la médina ? Ainsi travers l’étude de dix
musées Sara Ouaziz propose d’étudier et analyser les profils, les motivations et les stratégies
des acteurs, marocains et étrangers, à l’initiative de ces musées et leurs rôles dans des processus
de « fabrique du patrimoine » qui finalement semble produire l’inverse, un sentiment de
dépossession ressenti par les « habitants d’origine ».
Leur deux travaux ont également été discutés en parallèle de ceux de Mathilde Bielawski
(ULL2-LADEC) discutante sur cette séance. Ils se rapprochent à ceux des deux invitées, où elle
a pu également observer la confrontation entre tourisme et patrimoine sur l’île de Djerba en
Tunisie à travers son travail de terrain pour l’étude du projet d’inscription de ce territoire
insulaire sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
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Séminaire Dé-Patrimonialisations : Séance 3 Synthèse
Réflexions communes :
Les deux cas chinois et marocain mettent parfaitement en avant le lien entre patrimoine
et économie qui s’exprime notamment à travers le tourisme. Ainsi, il est donc tout à fait légitime
de s’interroger sur la part de la dimension touristique que revêtent ses lieux patrimoniaux.
Notamment comment a-t-elle structuré l’imaginaire, les pratiques et les mesures politiques ?
Cela fait sens puisque ces cas d’études montrent que patrimoine et tourisme vont de pair. Cela
est appuyé par Zytnicki, Isnart & Mus-Jelidi qui écrivent à propos des expériences
patrimoniales et touristiques au Maghreb que : « […] la première s’appuyant sur la jouissance du
second, le second trouvant dans la première, au-delà des usages politiques, une justification économique
et symbolique. »1Au point que, comme nous l’expliquent des auteurs tels que Cousin & Réau et
Lazzarotti, la notion occidentale de « patrimoine culturel » manipulée par les États devient
synonyme d’exploitation touristique2. Peut notamment être pris l’exemple du cas tunisien, plus
d’un demi-siècle d’exploitation touristique de masse a laissé des traces dans les esprits. Sur l’île
de Djerba, il suffit de demander à de nombreux habitants quel est le patrimoine historique local
pour obtenir quasi systématiquement comme réponse : le musée de Guellala, la ferme des
crocodiles, et le fort Ghazi Mustapha3. Ces lieux font partie des circuits de visites classiques
proposés aux touristes étrangers en vacances sur l’île. Les deux premiers mettent en scène le
folklore local, le dernier étant représentatif de l’infime patrimoine archéologique présent sur le
territoire insulaire.
Il est alors possible de dire que « mettre en patrimoine » est dans une certaine mesure
égalable à « mettre en tourisme » tel que l’entend Boissevain c’« est en quelque sorte opérer une
sélection et une qualification d’éléments de la culture pour présenter celle-ci à un Autre, et pas n’importe
quel Autre : une personne issue d’un autre espace-temps, en situation de dépaysement, de loisir et de
recherche de plaisir, bref, un touriste. » 4 Par exemple dans le cas du Maroc ou de la Tunisie, les
musées et la patrimonialisation de l’habitat qu’il soit celui de la médina ou de l’espace insulaire
est ressenti comme étant fait pour l’« autre », l’étranger occidental. Dans le cas de Pascale-
Marie, l’« autre » est la communauté dominante en Chine les Han. Ainsi, cette conception de
1
Zytnicki, C., Isnart, C., & Mus-Jelidi, C. « Penser le tourisme et le patrimoine, au Maghreb et au-delà (XIXe-
XXIe siècles). » in Fabrique du tourisme et expériences patrimoniales au Maghreb, XIXe-XXIe siècles. Isnart,
C., Mus-Jelidi, C., & Zytnicki, C. (dir.), Rabat, Centre Jacques-Berque, 2018.
2
Cousin S. « L’Unesco et la doctrine du tourisme culturel », in Civilisations, 57, 2008. pp.41-56.
Cousin S. & Réau B. Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte, 2009. p. 94.
Lazzarotti O. « Tourisme et patrimoine : ad augusta per angustia », in Annales de Géographie, vol. 112, n° 629,
2003. pp. 91-110.
3
Connu également sous le nom de Borj El Kébir.
4
Boissevain K. « Attraction touristique et religion au Maghreb. Quand la dimension religieuse devient “bonne à
montrer”. », in Socio-anthropologie de l’image au Maghreb, Boissevain K. & Denieuil P. — N. (dir.), Tunis-
Paris, IRMC-Harmattan, 2010. pp. 17-23. p. 21.
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l’objet touristique à destination de l’« autre », et non de soi, amène forcément les chercheur.e.s
à étudier la manière dont les réalités locales sont modifiées pour correspondre aux attentes
touristiques. C’est ce que Sara et Pascale-Marie essaient de saisir dans leurs deux études.
1. Opportunités patrimoniales :
Le premier point de corrélation à noter en recoupant les données des terrains en Chine,
au Maroc et en Tunisie est que la patrimonialisation, et donc touristification, va produire des
opportunités qui sont portées par des individus qui vivent à proximité des lieux patrimonialisés.
Ils vont développer des « stratégies d’appropriations »5 du discours patrimonial dominant afin
d’assurer la pérennité de la fréquentation de ces lieux par le flux touristique que le statut
patrimonial engendre. Dans le cas des Na le tourisme est perçu comme une opportunité pour
être reconnu comme étant des individus égaux à la majorité Han.
Dans le cas djerbien, ces opportunités peuvent être observées auprès des minorités
religieuses de l’île notamment la communauté juive. À la suite de l’enclenchement du projet
Djerba-Unesco, certains membres de cette communauté religieuse produisent des discours qui
se calquent sur le discours patrimonial dominant pour attirer une fréquentation touristique dans
leurs édifices religieux. Cela est le cas pour la grande synagogue de la Ghriba, considérée être
la plus vieille synagogue d’Afrique et où chaque année à la période de la pâques juive se passe
un pèlerinage « Lag Baʿomer » dont on voit affluer des pèlerins du monde entier, mais
également des touristes étrangers. Lors de l’un de ces pèlerinages en 2017, un des représentants
de la communauté juive de Djerba a fait l’annonce devant les invités officiels (ministres
tunisiens et diplomates étrangers, dont les ambassadeurs de France et des États-Unis) qu’il y
allait avoir un dossier qui allait être déposé auprès de l’Unesco pour inscrire la synagogue sur
la liste du patrimoine mondial. Propos qui ont tout de suite été relayés dans la presse locale
nationale et internationale. Or ce n’est pas un dossier uniquement pour la synagogue qui tend à
être déposé, mais un dossier pour le patrimoine culturel de l’île de Djerba dont la synagogue
fait partie. Ce dernier point n’est jamais stipulé, donc la façon dont le processus est communiqué
donne le sentiment qu’il n’y a que la synagogue qui est présentée à l’inscription.
Suite à cet exemple, il est possible de dire que ces observations ont démontré qu’il y a
une capacité des acteurs religieux à s’emparer du patrimoine pour le mettre au service de leurs
propres objectifs6 : pouvoir continuer à exister. La question qui se pose alors est : est-ce que
pour les Na — comme observé à Djerba — le tourisme n’est-il pas une « stratégie de visibilisation
5
Boissevain K. ibid. p. 22.
6
Boissevain K. ibid. p. 17.
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Séminaire Dé-Patrimonialisations : Séance 3 Synthèse
patrimoniale »7 ? Pour pouvoir permettre la perpétuation de certaines traditions — parce que les
jeunes s’en vont, parce qu’ils aspirent à d’autres vies, à une vie « moderne ». Dans cette logique,
est-ce que le tourisme n’est pas une part essentielle de la survie de ces communautés
minoritaires8 ?
2. Hiérarchiser le patrimoine :
Si ces opportunités passent par montrer ce que les touristes attendent de voir, d’adapter
les discours au discours patrimonial dominant, cela implique que les acteurs effectuent des
sélections, ce qui nous amène à la deuxième corrélation : la hiérarchisation du patrimoine. Les
cas chinois et marocains montrent que dans une logique touristique, il va y avoir hiérarchisation
afin de correspondre à ce qui est économiquement viable, ce qui peut potentiellement servir
l’économie touristique.
Dans le cas des Na, on va créer un imaginaire autour de leurs relations amoureuses.
Pascale-Marie Milan explique que les chants et les danses des Na sont retravaillés en vertu
d’une « esthétique chinoise » (costumes plus flamboyants, adaptation des chansons en
mandarin, des pas de danse également afin de faire participer les touristes de la majorité Han).
Ceci sous-entend qu’il y a des choses qui peuvent être vues et entendues, et qu’il y a des
manières de les montrer et de le dire. Cela crée une hiérarchisation des pratiques traditionnelles.
Dans le cas de la médina de Marrakech, le musée privé est mis en place en tant
qu’« expérience touristique ». Une hiérarchisation est opérée au niveau de la médiation, de la
mise en scène, de la communication, des narrations autour des objets exposés dans ces musées.
Là aussi, on va hiérarchiser les objets patrimoniaux en mettant plus en avant ce qui plaît aux
touristes étrangers. Sara Ouaaziz prend l’exemple du musée des tapis Boucharouites pour en
illustrer ce phénomène. Les tapis Boucharouites sont des tapis berbères faits par des femmes
avec des restes de tissus, de vieux vêtements, qu’elles ont à leurs dispositions lors de la
confection. Il n’y a pas de réelles preuves de la signification des motifs de ces tapis. Cependant,
le propriétaire du musée — un Français habitant la médina — a développé des narrations dans
le but d’effectuer une mise en scène de l’histoire de ces tapis. Notamment à travers un
imaginaire orientaliste fantasmé et des codes (couleurs par exemple) mondialisés. En d’autres
termes, ces tapis sont « lus » à travers un regard extérieur.
7
Isnart C. « À l’ombre de l’UNESCO. “Patrimoine mondial” et minorité catholique sur une île grecque », in
Archives de sciences sociales des religions, 2014, n° 166. pp. 181-198. p. 189-190.
8
Boissevain K. & Isnart C. « Tourisme, patrimoine et religions en Méditerranée. Usages culturels du religieux
dans le catholicisme et l’islam contemporains (Europe du Sud-Maghreb) », in Mélanges de l’École française
de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines [En ligne], 129-1 | 2017, mis en ligne le
28 septembre 2017, URL : http://journals.openedition.org/mefrim/3423 [consulté le 15 novembre 2019]
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Séminaire Dé-Patrimonialisations : Séance 3 Synthèse
9
Blibech F. « Patrimoine culturel national et mondialisation : l’exemple de la Tunisie et du Maroc. », in Intérêt
culturel et mondialisation. Les protections nationales. Tome I. Cornu M. & Mezghani N. (dir.), Paris,
L’Harmattan, 2004. pp. 101-142. P. 113-114.
Saidi H. Identité de façade et zones d’ombre : tourisme, patrimoine et politique en Tunisie. Paris, Éditions Petra,
2017.p.18.
10
Saidi H. Sortir du regard colonial. Politiques du patrimoine et du tourisme en Tunisie depuis l’indépendance.
Thèse d’Ethnologie, Université de Laval, Faculté des lettres, 2007. p. 163
11
Daghfous R. « Le patrimoine archéologique et historique tunisien et le développement : définition-
caractéristiques et devenir. » in Les cahiers de Tunisie, Tunis, Alpha éditions, Faculté des sciences humaines et
sociales de Tunis, 2003, n° 184. pp. 10-18. p. 13.
12
Larguèche A. « L’Histoire à l’épreuve du patrimoine », in L’Année du Maghreb [En ligne], IV | 2008, mis en
ligne le 01 octobre 2011, [consulté le 01 février 2019]. URL :
http://journals.openedition.org/anneemaghreb/439 ; DOI : 10.4000/anneemaghreb.439
13
Berliner D. « Perdre l’esprit du lieu », in Terrain, 2010, [En ligne], 55, mis en ligne le 01 janvier 2014, [consulté
le 02 octobre 2017]. URL : http://terrain.revues.org/14077
14
Berliner D. & Istasse M. « Les hyper-lieux du patrimoine mondial ». in Gradhiva, 2013/2, n° 18. pp. 124–145.
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Séminaire Dé-Patrimonialisations : Séance 3 Synthèse
les propos de Pascale-Marie Milan. Alors est-ce que perdre l’« esprit du lieu » ne serait-ce pas
une forme de dépatrimonialisation ? Parce qu’en le construisant à destination d’une catégorie
d’individus, on le dépossède à une autre catégorie, on les prive de leur patrimoine, on les
dépatrimonialise. Comme le souligne Sara Ouaaziz, dans le cas de Marrakech cette perte de
l’« esprit du lieu » engendre des sentiments de désappropriation. Le patrimoine, l’héritage qui
est censé être transmis ne l’est plus. Ceci est également observable à Djerba, certains habitants
de l’île ont pour avis que l’État, dans le but de créer un objet touristique, va les priver de leurs
biens, qu’ils vont devenir ceux des touristes occidentaux et ne plus être transmis à leurs enfants.
En suivant cette logique nous étions arrivés à dire que dépatrimonialiser n’est-ce pas défaire un
héritage pour le rendre patrimoine ? Pour reprendre un terme de Heinich ne devrions-nous pas
plutôt parler de « désajustement »15 des pratiques, par le processus, pour permettre la mise en
patrimoine ?
3. Révélation des frontières entre espaces privés et espaces publics :
Enfin, le dernier point que nous avons mis en évidence est celui de la question des
frontières entre espaces privés et espaces publics que le patrimoine et le tourisme interrogent.
Pour illustrer cela, il est possible de reprendre les propos de Pascale-Marie Milan qui parle des
danses Na : « D’une performance permettant de créer du lien social, elles sont devenues des
performances publiques permettant de renégocier l’identité culturelle fustigée d’arriérée et de
primitive. » ; « Les danses na, telles que performées pour le village sont en effet construites autour de
valeurs de partage, d’unité, d’entraide qui invitent à penser les festivités à destination des touristes dans
une logique de marchandisation opposée. » ; « À ces occasions se mêlent le temps villageois et le temps
touristique. Scène privée et scène publique sont alors mélangées, sans pour autant que les touristes
accèdent à l’ensemble de l’imaginaire social qui se tisse à ce moment-là pour les Na. » Ne pas pratiquer
les danses et chants tels qu’ils le feraient dans leur village, sans les touristes est-ce que ce n’est
pas aussi volontaire ? Dans le sens où montrer ce que les touristes attendent de voir, c’est les
empêcher d’entrer dans un espace social privé. Dans le cas des Na, Pascale-Marie explique que
l’on modifie les pratiques de chants et de danses pour correspondre à une attente touristique,
mais n’est-ce pas non plus un moyen d’empêcher le touriste d’accéder à des traditions qui ne
lui sont pas a priori destinées ? Ce qu’il est sorti de nos échanges est que ce qui devient privé
ce sont les discours, car il y a des discours qui ne sont pas libérés dans la place publique. En
revanche, les discours publics produits sont fantasmés et liés à un imaginaire des pratiques
coutumières des relations amoureuses des Na : une sorte d’« orientalisme » interne à la Chine.
15
Heinich N. La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Maison des Sciences de
l'Homme, 2009.
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Cela fait lien avec ce que Goffman appelle les « onstage » et les « backstage »16. Ce que l’on va
dire sur la place publique n’est pas forcément ce qui est dit dans la place privé.
Dans le cas de Marrakech, les nouveaux musées construits sont considérés être « à
destination des touristes ». Cela pose la question de l’introduction des étrangers au sein d’un
espace qui se voit cohabiter espaces publics et privés, mais dans le cas des patrimonialisations
ce qui était l’espace privé, l’habitat et le musée deviennent publics et elles y introduisent encore
plus de touristes que ce qu’il n’y en avait déjà. D’où peut-être ce sentiment de dépossession ?
La même logique de pensée existe à Djerba. Néanmoins, la grande majorité des habitants est
tout à fait consciente que le tourisme est une ressource pour le développement, cependant le
projet d’inscription n’apporterait pas tout cela puisqu’il amène une conservation urbaine, dans
un premier temps, et une visibilité exacerbée de leur espace privé dans un second. Ce secteur
économique est alors le bienvenu tant qu’il n’entre pas dans les espaces privés de la vie
quotidienne des Djerbiens. Ainsi la problématique majeure des patrimonialisations de l’espace
habité est en ce qui est exposé aux regards de l’« autre » n’est pas en adéquation avec ce que
les habitants mettraient dans la « vitrine patrimoniale »17.
Pour analyser la crainte de la mise en lumière des propriétés privées qu’amène le projet
d’inscription18, il faut tout d’abord déterminer ce qu’est la sphère publique et qu’est-ce que la
sphère privée dans les sociétés du Maghreb. Kerrou donne une première définition, en se
référant au latin qu’étymologiquement « publicus est ce qui concerne le peuple pris dans son
ensemble » et « privatus est le lieu où le public n’a pas accès, n’est pas admis »19. Cependant, il précise
que cette vision occidentale de l’espace privé et public doit être nuancée quand il s’agit des
sociétés maghrébines : « Il s’agit alors de ne pas confondre, d’un côté, public et étatique et, de l’autre,
privé et individu ou famille. »20 Mais encore l’espace social d’un côté et l’espace domestique de
l’autre. Pour illustrer ses propos, il prend l’exemple des médinas qui sont structurées de façon
à ce que les espaces publics (sociaux) et privés (domestiques) cohabitent sans jamais se
16
Goffman E. La mise en scène de la vie quotidienne, 1-La présentation de soi. Paris, Les Éditions de Minuit,
1973.
17
Bosredon P. « Chapitre 20 —La patrimonialisation de la vieille ville d’Alep entre stratégies de développement
local et pratiques ordinaires », in David J. — C. & Boissière T. Alep et ses territoires : Fabrique et politique
d’une ville (1868-2011). Beyrouth — Damas, Presses de l’Ifpo, 2014. pp. 419-444. Web.
<http://books.openedition.org/ifpo/6709>. [consulté le 10 février 2021]
18
Melé P. « Conflits patrimoniaux et régulation urbaine. », in ESO Travaux et Documents, Espaces et SOciétés —
UMR 6590, 2005, pp.51-57. <halshs-00005717> [consulté le 10 février 2021]
19
Kerrou M. « Introduction », in Kerrou M (dir.). Public et privé en Islam : Espaces, autorités et libertés. Tunis,
Institut de recherche sur le Maghreb contemporain, 2002. pp.17-42. Web.
<http://books.openedition.org/irmc/249>. [consulté le 10 février 2021]
20
ibid.
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rencontrer — ou uniquement dans des lieux prévus à cet effet 21. Sara Ouaaziz a notamment
précisé le cas des Derbs des espaces semi-privés de la médina, où l’on ne peut accéder à cet
endroit de la médina que si l’on appartient au Derb, ou si l’on y est invité. Ainsi, puisque
patrimonialiser la médina et ses espaces de la domesticité c’est amener une mise en lumière de
ces lieux à l’échelle internationale, dans cette vision des choses, on comprend assez aisément
qu’il est perçu comme une menace pour le respect des usages de ces espaces domestiques. Donc
rejeter le statut patrimonial, c’est en quelque sorte rejeter la présence des étrangers qui accèdent
à des lieux de domesticité auxquels ils ne devraient pas.
Pour conclure :
De nos échanges, il y a quelques ouvertures qui se sont présentées : à travers ces cas
d’études ne pouvons-nous pas questionner un prolongement de la question coloniale ? Dans un
premier temps, parce que le patrimoine va être utilisé comme un outil pour faire d’autres choses,
comme une sorte de softpower. Dans un second temps, parce que ces lieux patrimonialisés, et
donc par la suite mis en tourisme peuvent être mis en analogie à une « disneylandisation », qui
renverrait à l’image des zoos humains qui ont existé en Europe au XIXe siècle. Ce genre de
configuration offre à questionner les dépendances qui sont liées aux politiques de
développement, où dans les cas chinois et marocains, il est clairement mis en avant que ce serait
l’étranger qui bénéficierait des retombées économiques de la patrimonialisation. Cette piste de
réflexion nous a amenées à aborder les problématiques des captations des capitaux par ces
acteurs étrangers au détriment des acteurs locaux, ce qui pose également la problématique d’une
démocratisation de la culture.
21
Abdelkafi J. op.cit. 1989.
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