005002 Ar

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 10

Document généré le 13 déc.

2024 07:31

Théologiques

Comprendre la superstition
Jean-Claude Breton

Volume 8, numéro 1, printemps 2000 Résumé de l'article


La superstition a acquis une nouvelle signification dans le mondeinterreligieux
La superstition dans lequel nous vivons, un monde qui est passablementdifférent de celui de
l’ère chrétienne homogène. Elle est aussi étudiée demanière différente. Plutôt
URI : https://id.erudit.org/iderudit/005002ar que d’être représentée seulement comme une voiereligieuse déviante, elle est
DOI : https://doi.org/10.7202/005002ar comprise de plus en plus comme un monde desens que la science, pas plus que
la religion, ne peut atteindre par elle-même.Cette approche positive de la
superstition n’est pas sans poser de nouvellesquestions, l’une étant la difficulté
Aller au sommaire du numéro
de faire cohabiter sympathie, ouverture etapproche critique. Ce bref article
essaie de présenter un survol de lasituation présente.

Éditeur(s)
Faculté de théologie de l'Université de Montréal

ISSN
1188-7109 (imprimé)
1492-1413 (numérique)

Découvrir la revue

Citer cet article


Breton, J.-C. (2000). Comprendre la superstition. Théologiques, 8(1), 9–17.
https://doi.org/10.7202/005002ar

Tous droits réservés © Faculté de théologie de l’Université de Montréal, 2000 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.


Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de
l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
https://www.erudit.org/fr/
theologiques_vol8no1.book Page 9 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

Théologiques 8/1 (2000) 9-17

Comprendre la superstition

Jean-Claude BRETON
Faculté de théologie
Université de Montréal

« Es-tu superstitieux? » Cette formule, peut-être impolie aux


8/1 (2000)Jean-Claude Breton

yeux de certains, est quand même doublement révélatrice du caractère


particulier du sujet que nous abordons ici. Elle nous dit d’abord le
degré d’intimité nécessaire pour qu’il soit possible d’oser demander à
quelqu’un s’il est superstitieux et surtout d’espérer une réponse. Plus
profondément encore, cette question apparemment intrusive indique
un déplacement majeur observable dans notre milieu depuis quelques
décennies.
Au moment où le Québec vivait dans l’unanimité religieuse, il
n’était pas très compromettant de répondre à cette question, car la
réponse se situait toujours sur un fond de foi catholique officielle. De
fait, la question signifiait alors : « Fais-tu une place, plus ou moins
grande, à des pratiques superstitieuses dans ton adhésion à la foi
catholique? » Il valait évidement mieux s’abstenir de gestes supersti-
tieux, mais en pratiquer quelques-uns ne disqualifiait pas pour autant
un croyant. L’opinion populaire, plus que le discours des élites reli-
gieuses mieux informées, accordait facilement un certificat de
« bonne foi » à une personne qui avouait par ailleurs craindre les
chats noirs, ne pas vouloir passer sous une échelle et surtout refuser de
« faire une croix » en donnant la main.
On garde encore aujourd’hui un reste de cette attitude d’autrefois
quand, par exemple, on évoque certaines pratiques des vedettes du
sport. Le contexte donne à comprendre qu’on renvoie alors à un rituel
personnel, étrange et irrationnel plutôt qu’à la foi de ces idoles. Mais
une nouvelle situation tend à s’installer dans le discours sur la super-
stition. Demander à quelqu’un s’il est superstitieux est en voie de
devenir une question directement posée à la foi qu’il investit, ou non,
dans tel objet ou telle pratique. Face au nouvel âgiste, qui lui parle
theologiques_vol8no1.book Page 10 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

10 JEAN-CLAUDE BRETON

chakras et cristaux, le chrétien peut en venir à soulever la question :


« Crois-tu vraiment en cela? » Quitte à se faire renvoyer des questions
du même genre à propos de ses dévotions, de ses images et de ses sta-
tues. L’option religieuse de l’autre tend à devenir la nouvelle supersti-
tion.

La superstition n’est plus seulement un risque de contamination


plus ou moins grave d’une foi par ailleurs orthodoxe et tenue dans la
fidélité ; elle devient le nom donné à des pratiques religieuses différen-
tes, étrangères, autres que les siennes. Demander à quelqu’un s’il est
superstitieux devient de plus en plus délicat, car ce n’est plus le simple
fait d’évaluer la qualité de sa foi et de ses pratiques ; c’est devenu une
sorte de soupçon sur leur qualité et leur authenticité. En cela, l’évolu-
tion observable dans les comportements majoritaires chez nous illus-
tre aussi les chemins pris par les discours savants dans leurs rapports
à la superstition. Là aussi, il y a déplacement du discours qui passe de
la simple affirmation au soupçon, puis de l’examen systématique au
questionnement réciproque. Le discours savant a aussi son histoire.

Évolution du discours savant1

L’étymologie du mot est déjà indicative. La superstition est ce qui


reste, ce qui survit, ce qui dépasse en somme des mœurs anciennes, ou
des mœurs autorisées et légalement acceptées. Thomas d’Aquin sug-
gérait un sens proche quand il en parlait comme d’un excès de la vertu
de religion ;2 il y avait pour lui aussi quelque chose de trop dans la
superstition. Mais ces commentaires se situent toujours en contexte
de chrétienté et sont formulés en termes théologiques.

1. Il n’est pas possible de fournir ici une bibliographie complète sur le


sujet, mais on pourra s’initier à la problématique en consultant des ouvrages
comme : Françoise ASKEVIS-LEHERPEUX, La superstition (Que sais-je?
2370), Paris, PUF, 1988, 127 p., et deux articles dans Isaac CHIVA et Utz
JEGGLE (dir.) Ethnologies en miroir. La France et les pays de langue
allemande, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1987, 396 p., soit
Élisabeth CLAVERIE, « Les symbolismes majeurs, p. 139-149 et FAVRE-
VASSAS et D. FAVRE, « L’ethnologie du symbolisme en France », p. 123-
138 ; voir aussi Masimo INTROVIGNE, La magie à nos portes, Montréal,
Fides, 1994, 119 p.
2. L’autre excès identifié étant l’irreligion. Voir Summ. theol. II-II, q 92 et 94.
theologiques_vol8no1.book Page 11 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

COMPRENDRE LA SUPERSTITION 11

Faute de proposer une histoire même sommaire de la superstition,


j’évoquerai ici quelques études qui montrent son existence avant le chris-
tianisme et sa permanence même après l’apparition de celui-ci. Chez les
Grecs,3 mais aussi dans toute la culture gréco-romaine,4 une place est
faite à ce que la science appelle pudiquement la magie. Pudeur qu’on
retrouvera encore à propos des populations du Nouveau Testament
comme à Éphèse et dans les écrits de l’évangéliste Luc.5 Un évêque fran-
çais, Césaire d’Arles, s’est aussi intéressé à la question qui porte mainte-
nant le nom de superstition,6 déjà présent chez Augustin.7 D’aussi
bonnes racines n’étaient pas préludes à une mort rapide. La superstition,
encore parfois nommée sorcellerie, se maintient au Moyen Âge chré-
tien.8 De fait, la superstition court à travers les âges,9 et pas seulement en
contexte français.10 D’ailleurs elle va aussi survivre aux efforts de puri-

3. Voir E.R. DODDS, Les Grecs et l’irrationnel, Berkeley, University of


California Press, 1959, 317 p.
4. Voir Fritz GRAF, La magie dans l’antiquité gréco-romaine. Idéologie et
pratique, Paris, Les Belles Lettres, 1994, 322 p. Encore André NEYTON, Le
merveilleux religieux dans l’Antiquité. Aspects choisis, Paris, Letouzey et Ané
éditeurs, 1991, 128 p.
5. Voir Clinto E. ARNOLD, Ephesians : Power and Magic. The Concept of
Power in Ephesians in Light of its Historical Setting, Cambridge, Cambrige
University Press, 1989, 244 p. Ou encore Susan R. GARRET, Magic and the
Demonic in Luke’s Writings, Minneapolis, Fortress Press, 1989, 179 p.
6. Voir Guillaume KONDA, Le discernement et la malice des pratiques
superstitieuses d’après les sermons de S. Césaire d’Arles, Rome, Officium
Libri Catholici/Catholic Book Agency, 1970, 58 p.
7. S. Augustin a une note dans La cité de Dieu, (Oeuvres de S. Augustin,
t. 33 ) DDB, 1959, p. 813-814, qui rappelle qu’après son avènement, le
christianisme fut désigné par le mot superstition par des auteurs comme Pline
le Jeune, Tacite et Suétone!
8. Voir D.D. McCULLOCH, Medieval Faith and Fable, London, George G.
Harrap and Company Ltd, 1932, 345 p. Aussi Robert MUCHEMBLED (dir.),
Magie et sorcellerie en Europe. Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Armand
Collin, 1994, 435 p.
9. Voir Andrée RUFFAT, La superstition à travers les âges, Paris, Payot,
1977, 297 p.
10. Voir Marie-Sylvie DUPONT-BOUCHAT, « Sorcellerie et superstition :
l’attitude de l’Église dans les Pays Bas (XVIe-XVIIIe siècles) » dans : Hervé
HASQUIN, Magie, sorcellerie, parapsychologie, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 1984, 240, p. 61-83.
theologiques_vol8no1.book Page 12 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

12 JEAN-CLAUDE BRETON

fication de la révolution,11 de sorte qu’il est encore possible d’en relever


les traces dans la paysannerie française du 19eme siècle.12
En somme, une étude historique plus poussée montrerait que le
discours sur la superstition a pour ainsi dire préparé et accompagné
l’apparition, l’expansion et le développement du christianisme en
occident. La situation va connaître des changements importants suite
à la mise en contact avec des sociétés humaines différentes et l’appa-
rition des sciences humaines. La découverte de continents inconnus et
de leurs populations fournira l’occasion de recherches et de réflexions
inédites parce qu’impossibles en contexte de chrétienté.
Les écoles anglaise et française13 d’ethnologie vont tenter de trou-
ver une signification aux faits observés dans les colonies et aussi dans
certaines pratiques régionales.14 Au début, la superstition est com-
prise surtout en opposition à la religion et plus précisément à la reli-
gion connue de l’observateur. Comme dans le religion sous sa forme
la plus communément éprouvée en occident, la superstition se revêt de
prétentions sotériologiques. Si la religion chrétienne offre un salut
venu de Dieu et offert gratuitement à qui l’accueille de façon conve-
nable, la superstition propose des rituels porteurs de salut à qui les
pratique dans le respect des règles et des interdits.15

11. Voir Éloïse MOZZANI, Magie et superstitions : de la fin de l’Ancien


Régime à la Restauration, Paris, Éditions Robert Laffont, 1988, 462 p.
Comme en témoigne aussi la réaction de l’abbé Thiers : voir Jean-Marie
GOULEMOT, « L’Autre du préjugé. Le Traité des superstitions de l’abbé
Thiers », dans Le temps de la Réflexion, V (1984) p. 214.
12. Judith DEVLIN, The Superstitious Mind. French Peasants and the
Supernatural in the Nineteenth Centuty, New Haven/London, Yale
University Press, 1987 (1952), 316 p.
13. On pense ici aux classiques que sont devenus : Frazer, Hubert, Mauss,
Malinowski et Evans-Pritchard.
14. On pourra consulter, par exemple, J.G. FRAZER, La tâche de Psyché.
De l’influence de la superstition sur le développement des institutions, Paris,
Librairie Armand Colin, 1914, 298 p. Et plus près de chez nous : Fernand
DUMONT, Jean-Paul MONTMINY , Michel STEIN et al., Le merveilleux,
Québec, Les Presses de l’Université Laval, 1973, 163 p.
15. Pour trouver une définition de la superstition autour du tryptique
magie, sorcellerie, divination et connaître la lutte de l’Église contre la
superstition, voir Jean MELLOT, La superstition, ersatz de la foi, Paris,
Arthème Fayard, 1959, 120 p.
theologiques_vol8no1.book Page 13 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

COMPRENDRE LA SUPERSTITION 13

À mesure que les sciences humaines vont se développer et perfec-


tionner leurs méthodes, elles nuanceront leurs commentaires et leurs
explications. La sociologie et la psychologie16 mèneront des enquêtes
sur des groupes et des individus pour mieux savoir ce qui se fait vrai-
ment au nom de la superstition et pour tâcher de comprendre de quoi
il retourne. Deux approches théoriques sont repérables presque tout
au long du développement de ces recherches. D’un côté, la dimension
jugée déviante des pratiques marginales proposées par les différentes
superstitions fait naître une intervention thérapeutique. On diagnosti-
que ce qui ne fonctionne pas et on s’efforce de trouver un correctif qui
servira de remède adéquat. De l’autre, la réaction insiste moins sur
l’aspect déviant, anormal ou maladif, pour s’attacher plutôt à recon-
naître une différence, une anomalie ou un écart susceptible d’ouvrir
sur un sens nouveau. La préoccupation sémiotique prend le dessus et
l’effort consiste à décoder ce qui au départ ne semble que hiéroglyphes.
En lien avec ces différentes interprétations, une constante s’est
imposée : la nécessité d’observer de façon aussi précise et exhaustive
que possible la réalité à comprendre. Des traces des observations fac-
tuelles sont présentées sur de nombreux sites du réseau Internet. Leur
consultation renseigne sur les gestes, les dictons, les maximes et autres
qui ont pu être répertoriés dans différents pays ou régions du monde.
Plus on pousse ces observations, plus la question s’impose toutefois de
savoir pourquoi parler de superstition dans ces cas et pas dans celui
des religions officielles? Sans compter que ces observations permet-
tent aussi de comprendre que la superstition se comprend comme un
phénomène d’opposition non seulement à la religion, mais aussi à la
science.
Le phénomène d’oposition à la science est contemporain. Il sem-
ble en effet que les progrès de la science se sont accompagnés de pra-
tiques parallèles qu’on en est venu à appeler aussi superstitieuses.17
Plutôt que du côté du salut, c’est en parallèle avec le savoir certain et

16. Voir, par exemple, Conrad ZUCKER, Psychologie de la superstition,


Paris, Payot, 1972, 242 p. et Léonard ZUZNE et Jones WARREN,
Anomalistic Psychology. A Study of Magical Thinking, London, Lawrence
Erlbaum Associates Publishers, 1989, 316 p.
17. Voir à ce propos : René ALLEAU, Histoire des sciences occultes,
Genève, Édito-Service S.A., 1965, 112 p.
theologiques_vol8no1.book Page 14 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

14 JEAN-CLAUDE BRETON

vrai de la science que la superstition va se développer. Là où les savoirs


scientifiques essaient de relever une séquence causale rationnelle pour
expliquer les phénomènes observés, la superstition ne se gênera pas
d’offrir des explications s’appuyant sur une lecture irrationnelle de la
causalité des événements ; lecture irrationnelle le plus souvent camou-
flée sous des emprunts effectués dans le langage scientifique. À titre
d’exemples, on peut penser ici aux explications proposées pour con-
tinuer de justifier une vision géocentrique de l’univers ou pour
« prouver » l’existence des OVNI et des phénomènes psy. De façon
plus personnelle, j’évoquerai un volume reçu en cadeau, qui m’était
sans doute offert en raison de mon intérêt pour la vie spirituelle. Il
s’agit du volume de Texe Marrs 18 qui, avant de se lancer dans la
dénonciation du projet L.U.C. I.D, s’est mérité ses lettres de créance
comme officier dans l’aviation américaine (U. S. Air Force) et comme
professeur à l’Université de Austin, Texas. Maintenant, il veut mettre
le monde en garde contre la menace d’une prise de contrôle universel
de la technologie moderne, aussi identifiée à partir du chiffre 666 de
la bête de l’Apocalypse!
Il y a donc un mouvement d’opposition qui s’est peu à peu
affirmé, tant du point de vue religieux que du côté de la science, contre
la superstition et les pratiques superstitieuses. Un mouvement qui
tend à se transformer en approche intégrative à mesure que les cher-
cheurs changent leur regard sur eux-mêmes et leurs façons d’aborder
des phénomènes d’abord jugés étranges. Parce que les recherches
menées tant au nom du savoir religieux que de celui des autres scien-
ces ont contribué à faire prendre conscience et à révéler que l’opposi-
tion identifiée entre le savoir commun, et communément accepté, et
celui de la superstition en est un de légitimité et de pouvoir et que son
fondement n’est pas toujours aussi évident qu’il pourrait le paraître
au premier regard. Il ne s’agit pas bien sûr d’accepter tous les discours
fantaisistes élaborés en marge du religieux et du scientifique, mais de
reconnaître qu’un certain nombre de ces discours sont disqualifiés
pour des raisons obscures. En dernière analyse, l’examen de la supers-
tition renvoie à la question de savoir au nom de quoi, ou de qui, se
fonde l’ailleurs qui prétend l’évaluer et la critiquer.

18. Texe MARRS, Project L.U.C.I.D. The Beast 666 Universal Human
Control System, Austin Texas, Living Truth Publishers, 1996, 224 p.
theologiques_vol8no1.book Page 15 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

COMPRENDRE LA SUPERSTITION 15

Dans la mesure où les pratiques superstitieuses sont des témoins,


des restes de pratiques religieuses ou scientifiques anciennes, ne peu-
vent-elles pas être porteuses de références et de valeurs à prendre en
compte. Il n’irait donc plus de soi d’accoler une connotation péjora-
tive à l’emploi du mot superstition. « Étymologique, nous dit Nicole
Belmont, la superstition ne s’oppose pas à la religion, puisqu’elle est
à proprement parler une survivance, sans qu’il ne s’attache rien de
péjoratif à cette notion : témoin qui a survécu à un état de choses
passé, monument qui le rappelle. »19 La superstition peut donc aussi
être entrevue comme faisant partie, dans l’univers socio-culturel, d’un
rapport de coexistence et de tolérance où circule non pas des « débris
de civilisations mortes » comme l’entendait l’école anthropologique
anglaise de Edward Burnett Tylor,20 mais comme des réseaux de sens
et d’association qui persistent et évoluent dans la cité.

Oui, mais...
Ceci dit, la question se profile alors de savoir si l’on n’est pas en
train de verser dans une nouvelle superstition. Abandonner toute
démarche critique à l’égard de la superstition n’équivaut-il pas à
emprunter un chemin en tout semblable à celui traditionnellement
appelé superstitieux? Si le discours officiel enlève à la superstition,
surtout religieuse, son caractère négatif, ne faut-il pas anticiper la
naissance éventuelle d’un nouveau discours superstitieux, sorte de
nouveau « reste », qui vient interroger cette attitude? En mots clairs :
est-ce rationnel et acceptable de ne plus se méfier de la superstition ou
s’agit-il là d’une nouvelle superstition, d’un produit, adapté à la
modernité, du comportement superstitieux le plus ancien?
Car si la superstition constitue un reste, un témoin, d’une époque
passée, il est légitime de penser que le déplacement qui l’a produite
était favorisé et porté par une certaine légitimité. Les déplacements
dans les manières de croire aussi bien que ceux imposés par le déve-
loppement des sciences ont leurs raisons d’être. Si on ne croit plus de

19. Nicole BELMONT, « Superstition et religion populaire dans les


sociétés occidentales » dans Michel IZARD et Pierre SMITH (dir.), La
fonction symbolique, (NRF, Bibliothèque des sciences humaines), Paris,
Gallimard, 1979, p. 66.
20. Ibid. p. 55.
theologiques_vol8no1.book Page 16 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

16 JEAN-CLAUDE BRETON

la même façon et si on confie de plus en plus de questions au savoir


scientifique, ce n’est pas sans conséquence pour ce qui reste des con-
victions anciennes. Ces reliquats peuvent bien donner à comprendre
de grands pans de l’histoire. Faut-il pour autant emprunter à leur logi-
que pour aménager le présent?

Enjeux de la recherche
Dès lors que cesse d’exister une opposition convenue, qui servait
à démoniser toute superstition, la question de son existence et de son
sens s’impose avec encore plus d’acuité. Pourquoi la superstition
existe-t-elle, à quoi sert-elle, quel est son rôle dans la vie sociale et
individuelle? Ultimement, mais peut-être aussi en raison de ses rela-
tions originales avec la religion et la science, la question resurgit de
l’apport de la superstition à la recherche du vrai. Dans l’état actuel des
réflexions théologiques et épistémologiques, tenant compte surtout de
la place que ces réflexions ont été amenées à faire aux mythes, aussi
bien en religion qu’en science, l’heure n’est-elle pas venue de se
demander quel est le sens des mythes engendrés par la superstition?
Si la religion et la science semblent parfois être parvenues à rendre
compte, au moins en partie, des fondements de leur discours respectif,
il n’en reste pas moins que le vertige envahit parfois aussi les esprits
tant des théologiens que des scientifiques. Le paradoxe n’en ressort
que plus grand et plus fort. Comment se fait-il que notre âge du savoir
scientifique absolu parvenu à une telle vision critique qu’il consent
parfois à reconnaître la fragilité de certains de ses points d’appui tra-
ditionnels, s’avère fermé et intolérant aux propos du discours qu’il
qualifie de superstitieux? Peut-être est-ce justement en raison du
ferme propos du discours superstitieux de ne pas se livrer à un examen
critique de lui-même et de ses fondements? À la limite la difficulté,
sinon l’impossibilité, du dialogue entre la superstion et la religion ou
la science ne vient-il pas du refus de celles-ci de se soumettre à une
remise en cause radicale? Mais faut-il que tous les discours aient subit
l’épreuve de la critique? N’est-il plus possible dans notre monde de
parler simplement pour exprimer ses émotions, ses sensations et
même ses désirs sans autre souci que de les dire?
S’il est impossible de disqualifier la superstition au nom de
l’absolu du savoir religieux ou scientifique communément accepté,
sauf à commettre une sorte d’abus de pouvoir, ne s’impose-t-il pas de
theologiques_vol8no1.book Page 17 Tuesday, May 16, 2000 8:39 AM

COMPRENDRE LA SUPERSTITION 17

se demander quelle est la contribution positive de cet autre discours


que je ne m’autorise plus à renvoyer aux gémonies?

RÉSUMÉ
La superstition a acquis une nouvelle signification dans le monde
interreligieux dans lequel nous vivons, un monde qui est passablement
différent de celui de l’ère chrétienne homogène. Elle est aussi étudiée de
manière différente. Plutôt que d’être représentée seulement comme une voie
religieuse déviante, elle est comprise de plus en plus comme un monde de
sens que la science, pas plus que la religion, ne peut atteindre par elle-même.
Cette approche positive de la superstition n’est pas sans poser de nouvelles
questions, l’une étant la difficulté de faire cohabiter sympathie, ouverture et
approche critique. Ce bref article essaie de présenter un survol de la
situation présente.
ABSTRACT
Superstition has gained a new signification in the interreligious world we
live in, which is quite different from the one it had during the homogeneous
christian era. It is also studied differently. Rather than being sketched
mainly as a devious religious way, it is understood more and more as a
world of meaning which science, as well as religion, is not always able to
reach by itself. This positive approach to superstition is however not
without opening new questions, one being the difficulty to mix sympathy
and openness with a critical appraisal. This paper tries to offer an overview
of the present situation.

Vous aimerez peut-être aussi