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Les moyens dans les procédures

d’urgence

Nelly ACH
Premier conseiller
Tribunal administratif de Dijon

A titre liminaire, il convient de préciser ce qu’on peut entendre par procédures


d’urgence. En effet, doit-on y voir les procédures conditionnées par l’existence
d’une situation d’urgence, c’est-à-dire les procédures prévues par le livre V de
la partie législative du code de justice administrative ? Auquel cas il convient de
rappeler que tous les référés ne sont pas pour autant des procédures d’urgence ;
ainsi, une telle condition n’est pas exigée dans le référé constat tendant à prendre
acte de faits grâce à la désignation d’un expert1, dans le référé instruction2 ou
encore dans le référé provision3. Les référés précontractuel et contractuel ne
sont pas davantage soumis à une condition d’urgence4. Dans ces hypothèses, le
juge statue en la forme des référés, ce qui renvoie aux aménagements apportés
à la procédure contentieuse classique5. Seuls les référés-suspension, liberté et
« mesures utiles », prévus par les articles L. 521-1 à L. 521-3 du code de justice
administrative sont, en réalité, conditionnés par l’urgence.
Il conviendrait ainsi de s’en tenir aux référés soumis à une condition
d’urgence, dans lesquels l’office du juge est spécifique ; en effet, les mesures
qu’il ordonne présentent, en principe, un caractère provisoire6, encore que ça ne
soit pas aussi évident s’agissant du référé-liberté7 et ne revêtent pas l’autorité
de la chose jugée. Pour autant, les modalités de travail, la façon d’appréhender
un dossier, de s’organiser tout simplement, sont assez communes à l’ensemble
des procédures que le magistrat doit juger en urgence, c’est-à-dire dans un délai
contraint. Il n’est pas question ici des nouveaux délais prescrits à la juridiction
administrative, applicables par exemple en droit de l’urbanisme, qui lui imposent
de statuer dans un délai de dix mois sur les recours dirigés contre certains permis

1 Art. R. 531-1 du code de justice administrative.


2 Art. R. 532-1 du code de justice administrative.
3 Art. R. 541-1 du code de justice administrative.
4 Art. L. 551-1 du code de justice administrative et art. L. 551-13 du même code.
5 V. P. CAILLE, Le contentieux administratif, 1. Le juge administratif et les recours, La documentation
française, Documents d’études, n° 2.09, p. 43.
6 Art. L. 511-1 du code de justice administrative.
7 V. CE, 28 juillet 2017, Section française de l’Observatoire international des prisons, n° 410677,
Lebon.
28 Nelly ACH

de construire et contre les permis d’aménager un lotissement8. Il s’agit des délais


brefs, à l’instar de ceux prévus pour les référés précontractuels, pour les recours
dirigés contre une décision de transfert ou de remise Dublin ou une obligation de
quitter le territoire français accompagnée d’une assignation à résidence, lesquels
obéissent à certaines règles inhérentes aux procédures d’urgence.
Nous concentrerons nos développements essentiellement sur les procédures
conditionnées par l’urgence, tout en piochant parfois des illustrations en-dehors
de ce cadre, dans la mesures où des caractéristiques communes peuvent être
dégagées.
Lorsque sont évoqués les moyens dans les procédures d’urgence, on pense
spontanément au doute sérieux sur la légalité de la décision, ou encore à l’atteinte
grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Or, dans le plan de
classement des juridictions administratives (PCJA), précisément à la rubrique
procédures instituées par la loi du 30 juin 2000 (54-035), ne sont évoquées que
les conditions d’octroi de la mesure demandée. Est-ce à dire qu’il n’existe pas de
moyen au soutien des procédures introduites en référé ? Si nous le pensions, cette
contribution s’arrêterait ici. Il nous semble que l’urgence constitue la condition
commune aux différentes procédures de référé – sans pour autant qu’on puisse
la caractériser de moyen – et que les conditions propres aux différents référés
peuvent être regardées, pour leur part, comme des moyens.
Certes, le juge des référés rend des décisions censées être réversibles.
Cependant, il est des domaines, tel que l’urbanisme par exemple, où le juge
des référés, fréquemment saisi, va clairement influer sur la réalisation de la
construction. Le même constat peut être fait s’agissant d’un étudiant en attente
de savoir si l’université semble avoir eu raison ou non de lui refuser son diplôme.
Ces exemples sont sans compter certains débats de société qui se règlent d’abord
et avant tout devant le juge de l’urgence, la presse se faisant rarement l’écho
d’une éventuelle procédure de fond clôturée des mois, voire des années plus
tard9 : il en va ainsi de l’affaire des spectacles de Dieudonné, de celles qui ont
concerné Vincent Lambert, le burkini, les interdictions de manifester ou encore de
l’affaire des pin-up de Dannemarie, petit village du sud de l’Alsace dans lequel le
maire avait cru bon de parsemer l’espace public de silhouettes dans des positions
lascives et d’accessoires féminins, ce qui lui a valu les foudres du juge des
référés-libertés du tribunal administratif de Strasbourg10. L’importance que revêt
la procédure en référé sur le sort du litige tout entier et la publicité donnée aux
décisions prononcées par le juge des référés rendent la question de son office et

8 V. art. R. 600-6 du code de l’urbanisme issu du décret n° 2018-617 du 17 juillet 2018.


9 V. A. BRETONNEAU et J. LESSI, « Référés : l’irrésistible ascension », AJDA, 2014, p. 1484 ;
A. CIAUDO, « L’office du juge administratif de l’urgence. Libres propos sur un carcan juridictionnel »,
in Le renouvellement de l’office du juge administratif, J.-F. LAFAIX (dir.), Berger-Levrault,
janvier 2017, p. 171.
10 TA Strasbourg, ord., 9 août 2017, Association Les Effronté-e-s, n° 1703922, annulée par CE,
ord., 1er septembre 2017, Commune de Dannemarie, n° 413607.
Les moyens dans les procédures d’urgence 29

de sa façon d’aborder les moyens qui lui sont exposés d’autant plus intéressante.
Certes, le programme de la journée place cette intervention sous la rubrique
« le juge et les moyens ». Mais il apparait que le juge de l’urgence, avant de
s’emparer du ou des moyens, est largement dépendant de la façon dont ceux-ci
sont présentés. En conséquence, seront examinées les spécificités tenant à la
façon dont naissent les moyens dans les procédures d’urgence, puis à celle qu’a
le juge de s’en saisir.

I. L’éclosion des moyens dans les procédures d’urgence

Celle-ci est marquée par une grande souplesse et, il faut bien le dire, une
certaine anarchie liée à l’urgence et au fait que le juge ne prononce qu’une mesure
provisoire. Selon l’article L. 5 du code de justice administrative, « les exigences de
la contradiction sont adaptées à celles de l’urgence ».

A. Les spécificités tenant à la procédure d’urgence

La requête visant au prononcé d’une mesure d’urgence doit contenir l’exposé


au moins sommaire des faits et moyens – ce n’est d’ailleurs pas propre aux
procédures d’urgence – mais elle doit aussi justifier de l’urgence de l’affaire11.
Mais les moyens peuvent être affinés jusqu’à la clôture de l’instruction qui
est prononcée, contrairement à la règle applicable traditionnellement devant
la juridiction administrative, à l’issue de l’audience, voire reportée à une date
ultérieure12. Pour les mêmes raisons, des moyens nouveaux peuvent être
soulevés jusqu’à la fin de l’audience, y compris oralement sauf en matière de
référé précontractuel13, ce qui peut entraîner des conséquences non négligeables
sur le respect du principe du contradictoire. Et si le juge ne procède pas à des
mesures d’instruction lors de la phase écrite, il peut pendant l’audience poser
toutes question dont la réponse est susceptible de l’éclairer.
C’est probablement ce qui explique aussi la prise de distance par rapport
au code de justice administrative lui-même. En effet, l’article R. 522-4 du code
dispose : « Les délais les plus brefs sont donnés aux parties pour fournir leurs
observations. Ils doivent être rigoureusement observés, faute de quoi il est passé

11 Art. R. 522-1, al. 1er du code de justice administrative ; CE 13 mars 2003, Union fédérale
autonome pénitentiaire, no 254912, JCP Adm., 2003. actu. 1549 : dans cette affaire, le
référé-suspension dirigé contre une circulaire relative aux congés de maladie a été rejeté au
motif que la circulaire n’était pas par elle-même constitutive d’une situation d’urgence, le
président Labetoulle étant allé jusqu’à assortir son rejet d’une amende pour recours abusif car
la demande ne cherchait absolument pas à justifier de cette condition d’urgence.
12 Art. R. 522-8 du code de justice administrative.
13 V. CE, 19 avril 2013, Commune de Mandelieu-la-Napoule, n° 365617, Lebon.
30 Nelly ACH

outre sans mise en demeure ». Cela laisse supposer que le juge ne devrait pas
tenir compte des observations produites après l’expiration du délai donné à la
défense, c’est-à-dire le plus souvent à l’administration. Cependant, comme on le
verra plus loin, les choses ne se passent pas exactement ainsi.
Cette même logique explique également que dans les procédures d’urgence, il
n’est pas rare que l’administration se défende contre des moyens potentiels, qui
n’ont pas été soulevés. Certes, il ne faut pas tendre le bâton pour se faire battre,
le risque étant que le requérant s’engouffre dans la brèche s’il découvrait à cette
occasion une faille à laquelle il n’avait pas pensé, le cas échéant pour l’exploiter
au fond ultérieurement. Mais le but est souvent pour l’administration, surtout
si elle envisage de ne pas se présenter à l’audience, de parer aux moyens qui
pourraient être soulevés lors de cette audience. En réalité, il s’agit d’une stratégie
fréquemment rencontrée dans des procédures qui ne relèvent pas de l’urgence au
sens strict, mais pour lesquelles la juridiction doit être saisie à bref délai et statue
rapidement ; on pense principalement au contentieux des transferts et remises
des demandeurs d’asile soumis au règlement Dublin. Dans de telles procédures,
des moyens récurrents de légalité externe tirés de la méconnaissance des articles
4 et 5 du règlement Dublin II (documents d’information fournis au demandeur,
entretien avec un interprète agréé) sont quasi systématiquement soulevés. Et s’ils
ne le sont pas, l’administration préfectorale y répond malgré tout.
Enfin, comme tout cela va très vite, il existe une possibilité d’organiser une
« session de rattrapage ». Ainsi, l’article L. 521-4 du code de justice administrative
dispose : « Saisi par toute personne intéressée, le juge des référés peut, à tout
moment, au vu d’un élément nouveau, modifier les mesures qu’il avait ordonnées
ou y mettre fin ». Et la jurisprudence interprète largement la notion d’ « élément
nouveau » : il peut s’agir non seulement d’éléments qui n’existaient pas ou dont le
requérant n’avait pas connaissance au moment de la procédure de référé ; mais
il peut s’agir également d’un moyen qui aurait pu être soumis au juge des référés
dès sa première saisine14.

B. Les spécificités tenant à la nature de la procédure employée

Tentons de distinguer les conditions, des moyens. Ainsi qu’il a été dit, dans
les référés d’urgence que sont le référé-suspension, le référé-liberté et le référé
dit mesures utiles, la condition d’urgence, commune à l’ensemble de ces
procédures, doit être satisfaite. Le requérant doit démontrer – sauf présomption
d’urgence dans certaines matières – que cette condition est bien remplie. Elle
sera plus ou moins facile à établir selon la nature du référé et, le cas échéant, la
nature de la décision. Par exemple, la condition d’urgence est présumée quand
le requérant demande de suspendre l’exécution d’un permis de construire15,

14 CE, 26 juin 2002, Ministre de l’éducation nationale, n° 242703, Lebon.


15 CE, 27 juillet 2001, Commune de Meudon, no 231991, Lebon ; RDI, 2001. 542, obs.
Les moyens dans les procédures d’urgence 31

en particulier si les travaux ont démarré, dès lors que la construction revêt un
caractère difficilement réversible. L’urgence est également présumée en matière
de retrait ou de refus de délivrer un titre de séjour. Mais cette condition sera
plus difficile à démontrer quand le requérant demande la suspension du refus de
délivrer un permis de construire par exemple.
Au titre des conditions peuvent être évoquées également, s’agissant du
référé mesures-utiles, l’utilité de la mesure demandée et l’interdiction de faire
obstacle à l’exécution d’une décision administrative. L’utilité de la mesure doit-
elle figurer au rang de condition ou de moyen ? Difficile à dire. Compte tenu des
conditions restrictives posées par le juge, il est principalement utilisé à l’initiative
de l’administration elle-même aux fins d’expulsion d’un occupant sans titre
du domaine public notamment ; il peut également être utilisé à l’initiative de
l’administré afin de contrer les réticences de l’administration à lui communiquer
un document administratif.
La question de la distinction entre condition et moyen parait plus claire pour
le référé-suspension et le référé-liberté. S’agissant du référé-suspension, outre
l’urgence à suspendre la décision en litige, le requérant doit soulever un moyen
propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de
cette décision. En ce sens, le législateur du 30 juin 2000 a retranscrit la volonté
du Conseil d’Etat d’assouplir le degré d’exigence, en passant de la notion de
« moyen sérieux » à celle de « doute sérieux ». Ainsi, pour reprendre une formule
du Professeur Pacteau, si « le sursis était l’antichambre d’une annulation presque
annoncée et s’adossait à une critique solidement étayée (…) la suspension
apparait davantage comme une précaution contre l’acte approximatif et mal
assuré »16.
Outre ce net assouplissement voulu par le législateur du 30 juin 2000,
contrairement à la jurisprudence applicable sous l’empire de l’ancien sursis à
exécution17, rien n’empêche désormais qu’un moyen puisse être invoqué à l’appui
de conclusions à fin de suspension alors qu’il n’est pas présenté à l’appui des
conclusions à fin d’annulation. Par conséquent, le juge peut retenir un moyen
propre à créer un doute sérieux alors même que celui-ci n’est pas soulevé au
fond18. La seule limite est alors, sauf si ce moyen est d’ordre public, qu’il se
rattache à une cause juridique déjà invoquée dans l’instance au fond (même
arrêt). Pour être tout à fait honnête, une telle situation est difficile à constater
– sauf si une fin de non-recevoir est opposée par la partie adverse à l’encontre
d’un moyen soulevé en référé – tant on se contente, en urgence, de vérifier que la

P. SOLER-COUTEAUX.
16 Cité par P. CAILLE, Le contentieux administratif, 1. Le juge administratif et les recours,
La documentation française, Documents d’études, n° 2.09, p. 46 ; sur cet aspect de l’office
du juge des référés, v. aussi P. CASSIA, « L’examen de la légalité en référé-suspension », RFDA,
2007, p. 45.
17 CE, 10 juill. 1996, Bayle, Lebon T., p. 1089.
18 CE, 30 déc. 2002, n° 249860, Société Cottage Wood, Lebon T., p. 867.
32 Nelly ACH

requête en référé est bien l’accessoire d’une requête au fond19.


Si la condition d’urgence semble devoir être dissociée de la question des
moyens, il arrive dans des cas particuliers que de l’examen des moyens dépende
le sort réservé à la condition d’urgence. Ainsi, dans une décision Union nationale
de l’apiculture française20, le ministre de l’agriculture avait refusé d’abroger
l’autorisation de mise sur le marché d’un insecticide, le Gaucho. Le Conseil d’Etat
a jugé que
« s’agissant de conclusions de suspension d’une décision de rejet d’une demande par
l’autorité administrative, les obligations qui incombent à celle-ci, dans le cas où le juge
des référés fait droit à de telles conclusions, dépendent de la portée du ou des moyens
qu’il estime de nature à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la
légalité de la décision contestée ».

Et le Conseil d’Etat d’en déduire que l’urgence, tirée du fait que la période de
semis du maïs démarrait, ne pouvait être établie que si le ou les moyens retenus
par le juge des référés étaient de nature à justifier non seulement la suspension
de la décision portant rejet de la demande d’abrogation, mais aussi l’injonction
adressée à l’administration de suspendre immédiatement l’autorisation de mise
sur le marché de l’insecticide. Et le Conseil d’Etat n’a examiné que le moyen
susceptible de conduire à une telle solution, en l’occurrence le doute sérieux tiré
de l’erreur manifeste d’appréciation des risques de cet insecticide sur les abeilles.
Par ailleurs, comme devant le juge du fond, la défense, en l’occurrence
l’administration, peut également soulever des moyens, notamment en demandant
la substitution de motifs. En d’autres termes, l’autorité administrative indique
qu’elle aurait pris la même décision si elle s’était fondée sur un autre motif,
supposé être légal celui-ci21. Cette substitution n’est cependant possible que si
elle ne prive pas le requérant d’une garantie procédurale liée au motif substitué
(condition exigée également dans le régime général de la substitution de motif22.
Là où un simple doute peut entraîner la suspension sur le fondement de
l’article L. 521-1 du code de justice administrative, il faut en matière de référé-
liberté une illégalité manifeste doublée d’une atteinte grave à une liberté
fondamentale. Il ne s’agit pas ici de dresser un inventaire des libertés qualifiées
de fondamentales au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative,
mais on peut retenir que l’approche du juge est plus restrictive en référé-liberté
qu’en référé-suspension. Compte tenu de l’extrême brièveté du délai au terme
duquel il se prononce, de l’ampleur de ses pouvoirs et tout simplement du

19 D’ailleurs, les dispositions réglementaires régissant certaines procédures devant se dérouler


rapidement en ont pris acte : ainsi, dans le contentieux contre les décisions portant obligation
de quitter le territoire français, l’article R. 776-5 du code de justice administrative prévoit que
lorsque le délai de recours est de 48 heures ou de 15 jours, il n’est pas interdit au requérant de
soulever des moyens nouveaux, quelle que soit la cause juridique à laquelle ils se rattachent.
20 CE, réf. 31 mars 2003, n° 254638, Lebon T., AJDA, 2003 p. 1388, note S. BOUSSARD.
21 CE, 15 mars 2004, Commune de Villasavary, n° 261130, Lebon.
22 V. CE, sect., 6 février 2004, Hallal, n° 240560, Lebon.
Les moyens dans les procédures d’urgence 33

degré d’atteinte requis par le code, le juge est nécessairement plus exigeant.
Ainsi, un recours formé sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice
administrative peut être rejeté alors qu’il sera accueilli sur le fondement de
l’article L. 521-1 du même code23. Pour autant, et en dépit du délai très bref dans
lequel doit se prononcer le juge du référé-liberté, on peut désormais lui demander
de se prononcer sur un moyen tiré de l’incompatibilité manifeste de dispositions
législatives avec une convention internationale24 ou avec les règles du droit de
l’Union européenne25.
Après avoir envisagé la façon dont les moyens peuvent ou doivent être
présentés par les parties, il convient d’étudier le traitement qui leur est réservé
par le juge dans le cadre d’une procédure dictée par l’urgence.

II. Le sort des moyens dans les procédures d’urgence

L’urgence et l’office du juge des référés engendrent nécessairement un certain


pragmatisme, une certaine souplesse qu’on ne retrouve pas dans les procédures
classiques.

A. Un pragmatisme tenant à l’urgence de la procédure

Il a été indiqué précédemment que les parties peuvent soulever des moyens
jusqu’à la clôture de l’instruction, celle-ci intervenant à l’issue de l’audience, voire
au-delà.
Dans toutes les hypothèses où sont soulevés des moyens in extremis, ou
encore lorsqu’un mémoire en défense est produit en début d’audience, le
principe du contradictoire ne doit pas être perdu de vue. Cependant, il s’entend
de façon souple puisque le Conseil d’Etat admet que le mémoire en défense soit
communiqué au requérant au début de l’audience26. Dans une telle configuration,
il est plus que judicieux de laisser un temps minimum aux parties pour répondre à
ces nouveaux éléments, le cas échéant en accordant une suspension d’audience.
C’est au juge d’apprécier, au cas par cas, s’il y a lieu de suspendre l’audience,

23 V. s’agissant de la radiation des cadres de M. Matelly pour manquement à son devoir de réserve,
CE, ord. 30 mars 2010, n° 337955 et CE, ord. 29 avril 2010, n° 338462.
24 CE, 31 mai 2016, Mme. Gonzalez Gomez, n° 396848, Lebon : à propos du refus d’exporter les
gamètes du mari décédé de la requérante, qui porte atteinte au droit au respect de la vie privée
et familiale garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales.
25 CE, ord., 16 juin 2010, Mme Diakité, n° 340250, Lebon ou encore sur une question
prioritaire de constitutionnalité (CE, Section, 11 décembre 2015, Domenjoud c/ Premier
ministre, n° 395009, Lebon, p. 437).
26 CE, 3 juin 2005, Olziibat, n° 281001, Lebon T.
34 Nelly ACH

voire de reporter la clôture de l’instruction à une date postérieure27. A cet égard,


la jurisprudence admet que même en l’absence d’une des parties à l’audience,
le juge des référés puisse se fonder sur des éléments apportés évoqués en cours
d’audience sans commettre d’irrégularité28. Il s’agit ainsi, dans l’urgence, de
réaliser un savant dosage entre le respect du principe du contradictoire et l’effet
utile que doit revêtir l’ordonnance de référé.
Si des éléments nouveaux sont produits après clôture au sein d’une note
en délibéré, le juge – qui est tenu d’en prendre connaissance avant de rendre
son ordonnance – à la faculté, comme dans une procédure classique, de rouvrir
l’instruction. Cependant, il n’y est tenu qu’en cas de circonstance de fait que
la partie ne pouvait connaître avant la clôture de l’instruction et que le juge
ne peut ignorer sans fonder sa décision sur des faits matériellement inexacts
ou de circonstance de droit nouvelle. Lorsque le juge n’envisage pas d’en tenir
compte, l’absence de mention dans les visas de la note en délibéré n’entache pas
l’ordonnance d’irrégularité29.
Que les moyens aient été soulevés dans les productions écrites ou lors de
l’audience, le juge doit les mentionner, soit dans les visas – ce qui est le plus
fréquent pour les moyens soulevés à l’écrit – soit dans les mentions d’audience,
soit dans le corps de l’ordonnance. Il se prémunit ainsi contre une annulation
fondée sur la méconnaissance du principe du contradictoire30 ou sur une
insuffisance de motivation31.
La possibilité de soulever des moyens nouveaux à l’audience explique que
la procédure de tri doive être maniée ici avec beaucoup de précaution. En effet,
l’article L. 522-3 du code de justice administrative permet de rejeter une requête
dès l’entrée, par ordonnance motivée, sans faire jouer le principe du contradictoire
et sans organiser d’audience. Cette procédure peut intervenir quand l’absence
d’urgence saute aux yeux, que la requête ne relève manifestement pas de la
compétence de la juridiction administrative, qu’elle est irrecevable ou mal fondée.
Cependant, rejeter une requête par ordonnance de tri lorsqu’elle est mal fondée
reste délicat ; mieux vaut alors enrôler l’affaire, notamment car il n’est pas rare
qu’un requérant saisisse seul le juge, avant de prendre attache avec un avocat
qui « rattrape » le dossier. Celui-ci précise les moyens initialement esquissés par le
requérant, en dégage d’autres, soit dans un nouveau mémoire, soit à l’audience.
Ce qui vaut pour les parties vaut aussi pour le juge, puisque celui-ci est tenu
de soulever les moyens d’ordre public au plus tard à l’audience et d’en informer

27 CE, 18 oct. 2006, Syndicat des copropriétaires de l’immeuble « Les jardins d’Arago », n° 294096,
Leb. T., 1008.
28 CE, 29 janvier 2003, Société Chourgnoz S.A.S et S.C.I. Résidence du Lac, 29 janvier 2003,
n° 249499.
29 CE, 14 novembre 2003, Mme Rouger-Pelatan, n° 258519, Lebon T.
30 CE, 15 novembre 2017, Société Distribution Casino France, n° 410117.
31 CE, 7 mai 2008, Association Comité de sauvegarde du site Clarency Valensole, n° 306333,
inédit.
Les moyens dans les procédures d’urgence 35

expressément les parties32. Ainsi, le juge est tenu de relever d’office un vice
d’incompétence qui ressort des pièces du dossier qui lui est soumis, sans qu’il
ait à porter d’appréciation sur les faits de l’espèce33. Il peut également procéder
d’office à une substitution de base légale après en avoir informé les parties et les
avoir mis à même de présenter des observations34. Cela implique qu’il ait examiné
le dossier de façon suffisamment approfondie avant l’audience.

B. Un pragmatisme tenant aux fonctions de juge des référés

Certaines règles sont communes aux procédures classiques et aux procédures


d’urgence. Il en va ainsi de l’obligation en urbanisme de se prononcer sur
l’ensemble des moyens soulevés à l’encontre d’une autorisation d’utiliser le
sol, ne serait-ce que par prétérition35. Tel est le cas également de la possibilité
pour le juge des référés de mettre en œuvre la jurisprudence Dame Perrot36 lui
permettant, en cas de pluralité de motifs, de neutraliser celui qui parait créer un
doute sérieux quant à la légalité de la décision37. Il n’en demeure pas moins que
le juge de l’urgence est limité par son office. Ainsi, on considère généralement
qu’il ne peut faire œuvre de jurisprudence : il ne peut opérer un revirement de
jurisprudence, par exemple, en considérant que le licenciement d’un stagiaire en
fin de stage doit être motivé au sens de la loi du 11 juillet 197938.
Cependant, la jurisprudence évolue pour donner davantage de marge
de manœuvre au juge des référés. Ainsi, comme cela a déjà été évoqué, la
jurisprudence Carminati du 30 décembre 201239 qui interdisait au juge des
référés d’accueillir un moyen tiré de l’inconventionnalité d’une loi servant de
base légale à l’acte administratif dont la suspension était demandée, a été
abandonnée, à tout le moins en matière de référé-liberté. Une extension de ce
contrôle au juge du référé-suspension est appelée de leurs vœux par nombre
d’universitaires et de praticiens40.
Le juge des référés doit évidemment faire preuve d’impartialité dans son
office de juge de l’urgence, mais doit également avoir à l’esprit que le dossier
peut ou doit avoir son pendant au fond. Ainsi, son implication apparente dans
le dossier de référé l’autorisera ou non à rapporter sur le dossier de fond.

32 Art. R. 611-7, art. R. 522-9 et R. 522-10 du code de justice administrative.


33 CE, sect., 16 mai 2001, Epoux Duffaut, n° 230631, Lebon.
34 CE, ord., 19 mars 2014, M. Muhamat Ibrahim, n° 376232.
35 Art. L. 600-4-1 du code de l’urbanisme.
36 CE, Ass., 12 janvier 1968.
37 CE, 4 juin 2004, M. Nessi, n° 264902, BJDU, 2004, p. 218.
38 CE, 9 déc. 2005, Ministre des transports c. Vidot, n° 282525, Lebon T. ; il ne peut davan-
tage créer un nouveau principe général du droit (CE, ord., 21 octobre 2005, Association Aides,
n° 285577, Lebon).
39 CE, n° 240430, Lebon.
40 V. A. CIAUDO, préc. ; X. DOMINO et A. BRETONNEAU, « Dix ans d’urgences », AJDA, 2011, p. 1369 ;
L. DUTHEILLET de LAMOTHE et G. ODINET, « Contrôle de conventionnalité : in concreto veritas ? »,
AJDA, 2016, p. 1398.
36 Nelly ACH

Cela vaut pour le référé-liberté : la seule circonstance qu’un magistrat a statué sur
une demande tendant à la prescription de mesures nécessaires à la sauvegarde
d’une liberté fondamentale n’est pas, par elle-même, de nature à faire obstacle à
ce qu’il se prononce ultérieurement, en qualité de juge du principal, sur un litige
relatif à la décision qui serait à l’origine de l’atteinte, sauf s’il est allé au-delà de
ce qu’implique son office et aurait préjugé l’issue du litige41.
Mais le plus souvent, la question se pose à l’occasion d’un référé-suspension,
nécessairement accompagné d’un recours au fond. Selon la taille de la juridiction,
la succession du référé et de l’instance au fond pose plus ou moins de difficultés.
Plusieurs hypothèses peuvent alors se rencontrer. Si le juge des référés rejette la
requête pour irrecevabilité ou qu’il est tenu de se prononcer, avant d’accueillir la
requête, sur sa recevabilité, il doit être regardé comme ayant préjugé l’issue du
litige et ne peut rapporter sur le dossier de fond42. Si le juge rejette pour défaut
d’urgence, il précise fréquemment qu’il n’a pas eu à examiner les moyens soulevés.
Dans ce cas, il est considéré comme « vierge » s’agissant du fond du dossier. Il
peut alors rapporter sans risque de partialité dans l’instance au fond. Certes, le
magistrat s’est probablement forgé une petite idée du dossier en qualité de juge
des référés ; il est inutile de tenter de convaincre l’assistance, qui est tout sauf
naïve, du contraire. Cependant, il arrive que l’impression première soit totalement
démentie, que ce soit parce que le dossier de fond, susceptible d’évoluer jusqu’à
la clôture de l’instruction, laisse apparaître des éléments nouveaux, ou parce que
le magistrat a lui-même approfondi davantage le dossier, faisant ainsi évoluer son
ressenti initial sur un des moyens soulevés. Il arrive également qu’un changement
de jurisprudence conduise à modifier la solution pressentie.
Quoiqu’il en soit, cette première approche peut inciter le juge, surtout quand
il garde le dossier de fond, à définir une stratégie adaptée : il peut ainsi très tôt
décider des mesures d’instruction à prendre ou choisir, selon les effets produits
par la décision, de laisser reposer le dossier, ni plus ni moins que les autres
dossiers de son stock ou, au contraire, d’enrôler à brève échéance le dossier de
fond afin que le jugement ait une portée utile. C’est le cas lorsque, en dépit de ce
que le requérant n’a pas réussi à démontrer l’urgence au sens de l’article L. 521-1
du code de justice administrative, le litige exige une solution à brève échéance.
Si l’urgence est constituée et que le juge des référés se prononce sur les
moyens soulevés, il doit indiquer précisément les raisons pour lesquelles il retient
l’urgence43 et, le cas échéant, énoncer le ou les moyens susceptibles de créer
un doute sérieux quant à la légalité de la décision44. Mais, il a tout intérêt, qu’il
suspende la décision ou qu’il rejette le recours, à s’en tenir à une rédaction

41 CAA Bordeaux, 27 février 2007, M. Bernat, n° 04BX02073.


42 CE, 30 janvier 2017, M. Colombo, no 394206, Lebon T. : le juge des référés s’était alors prononcé
sur le caractère régulier de l’affichage d’un permis de construire sur le terrain et avait déduit que
le délai de recours de deux mois était expiré à la date d’enregistrement de la requête.
43 CE, ord., 21 novembre 2005, Commune de Lyon, n° 287112, Lebon T.
44 CE, 23 juin 2006, Ministre des transports contre Collignon, n° 290261, Lebon T.
Les moyens dans les procédures d’urgence 37

laconique. En effet, d’une part, il n’est pas tenu d’aller au-delà45. D’autre part,
la seule circonstance qu’un magistrat a statué sur une demande tendant à la
suspension de l’exécution d’une décision administrative n’est pas, par elle-même,
de nature à faire obstacle à ce qu’il se prononce ultérieurement sur la requête en
qualité de juge du principal, sauf s’il apparaissait qu’il aurait préjugé l’issue du
litige46.
Cette motivation souvent sommaire peut paraître un peu frustrante à la lecture
de la décision. Cependant, l’instruction ayant cours jusqu’à l’issue de l’audience
et l’oralité étant souvent bien plus présente que lors d’une audience collégiale, la
brièveté de la motivation écrite est souvent compensée par la richesse des débats
oraux. Mais même là, le juge des référés doit veiller à ne pas trop s’avancer car
la formation collégiale n’aura pas nécessairement la même vision de tel ou tel
moyen et, ainsi qu’il a été dit, le dossier peut sensiblement évoluer au fond. Rien
ne l’empêche cependant d’attirer l’attention des parties sur les moyens les plus
sensibles et de poser des questions destinées à alerter sur certaines difficultés
du dossier. A charge pour les parties de s’en saisir ou non pour construire et, le
cas échéant, faire évoluer leur argumentation au fond. Les débats à l’audience
– souvent plus que l’ordonnance elle-même – peuvent également conduire à
l’adoption d’un permis de construire modificatif par exemple, voire au retrait de
certaines décisions et donc au non-lieu à statuer au fond.

Pour conclure, les maîtres mots nous paraissent être l’adaptation et le


pragmatisme, le tout en tenant compte du rôle important joué par l’oralité dans
les procédures d’urgence. Ainsi, les parties qui prennent la peine de passer par
une procédure d’urgence – et même si elles n’obtiennent pas gain de cause –
peuvent en sortir, d’une certaine manière, grandies. En effet, la souplesse de
la procédure, le gain de temps et les débats souvent plus informels que devant
la formation collégiale qui juge le fond du dossier, apportent une valeur ajoutée
susceptible de compenser la frustration qui peut être ressentie à la lecture d’une
ordonnance. N’oublions pas non plus que le juge des référés statue seul, à bref
délai, qu’il peut être amené, le cas échéant, à examiner la conventionnalité
d’une loi, à neutraliser un motif illégal, à procéder à une substitution de base
légale, à relever d’office un moyen, sans omettre, évidemment, de s’assurer que
la condition d’urgence est satisfaite et d’examiner les moyens présentés par les
parties…on est assez loin de la sinécure !

45 CE, 14 mars 2001, Mme Aalilouch, n° 230268, Lebon.


46 CE, sect., 12 mai 2004, Commune de Rogerville, no 265184, Lebon.
38 Nelly ACH

Résumé

Condition commune aux différentes procédures d’urgence existant en


contentieux administratif, l’urgence ne saurait pour autant être qualifiée de
moyen. En revanche, les conditions propres aux différents référés peuvent être,
pour leur part, regardées comme des moyens. Eu égard aux spécificités tenant
à la procédure d’urgence en général autant qu’à celles de chaque type de
procédure pouvant être concernée, ce sont bien la souplesse et le pragmatisme
qui définissent le mieux le traitement reçu par les moyens dans le cadre des
procédures d’urgence, tant en ce qui concerne la question de l’éclosion des
moyens que celle portant sur la façon que le juge peut avoir de se saisir des
moyens qui lui sont soumis.

Abstract

A condition common to the various emergency procedures existing in


administrative litigation, the emergency itself cannot be characterised as a plea.
The conditions applicable to the various summary interlocutory proceedings
may be regarded as pleas, however. In view of the specificities of the emergency
procedure in general as well as those of each type of procedure that may be
involved, it is certainly flexibility and pragmatism that best define the way pleas are
dealt with in the context of emergency procedures, both as concerns the question
of emergence of pleas and that bearing on the way in which the court may handle
the pleas submitted to it.

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