les-moyens-dans-les-procedures-durgence
les-moyens-dans-les-procedures-durgence
les-moyens-dans-les-procedures-durgence
d’urgence
Nelly ACH
Premier conseiller
Tribunal administratif de Dijon
de sa façon d’aborder les moyens qui lui sont exposés d’autant plus intéressante.
Certes, le programme de la journée place cette intervention sous la rubrique
« le juge et les moyens ». Mais il apparait que le juge de l’urgence, avant de
s’emparer du ou des moyens, est largement dépendant de la façon dont ceux-ci
sont présentés. En conséquence, seront examinées les spécificités tenant à la
façon dont naissent les moyens dans les procédures d’urgence, puis à celle qu’a
le juge de s’en saisir.
Celle-ci est marquée par une grande souplesse et, il faut bien le dire, une
certaine anarchie liée à l’urgence et au fait que le juge ne prononce qu’une mesure
provisoire. Selon l’article L. 5 du code de justice administrative, « les exigences de
la contradiction sont adaptées à celles de l’urgence ».
11 Art. R. 522-1, al. 1er du code de justice administrative ; CE 13 mars 2003, Union fédérale
autonome pénitentiaire, no 254912, JCP Adm., 2003. actu. 1549 : dans cette affaire, le
référé-suspension dirigé contre une circulaire relative aux congés de maladie a été rejeté au
motif que la circulaire n’était pas par elle-même constitutive d’une situation d’urgence, le
président Labetoulle étant allé jusqu’à assortir son rejet d’une amende pour recours abusif car
la demande ne cherchait absolument pas à justifier de cette condition d’urgence.
12 Art. R. 522-8 du code de justice administrative.
13 V. CE, 19 avril 2013, Commune de Mandelieu-la-Napoule, n° 365617, Lebon.
30 Nelly ACH
outre sans mise en demeure ». Cela laisse supposer que le juge ne devrait pas
tenir compte des observations produites après l’expiration du délai donné à la
défense, c’est-à-dire le plus souvent à l’administration. Cependant, comme on le
verra plus loin, les choses ne se passent pas exactement ainsi.
Cette même logique explique également que dans les procédures d’urgence, il
n’est pas rare que l’administration se défende contre des moyens potentiels, qui
n’ont pas été soulevés. Certes, il ne faut pas tendre le bâton pour se faire battre,
le risque étant que le requérant s’engouffre dans la brèche s’il découvrait à cette
occasion une faille à laquelle il n’avait pas pensé, le cas échéant pour l’exploiter
au fond ultérieurement. Mais le but est souvent pour l’administration, surtout
si elle envisage de ne pas se présenter à l’audience, de parer aux moyens qui
pourraient être soulevés lors de cette audience. En réalité, il s’agit d’une stratégie
fréquemment rencontrée dans des procédures qui ne relèvent pas de l’urgence au
sens strict, mais pour lesquelles la juridiction doit être saisie à bref délai et statue
rapidement ; on pense principalement au contentieux des transferts et remises
des demandeurs d’asile soumis au règlement Dublin. Dans de telles procédures,
des moyens récurrents de légalité externe tirés de la méconnaissance des articles
4 et 5 du règlement Dublin II (documents d’information fournis au demandeur,
entretien avec un interprète agréé) sont quasi systématiquement soulevés. Et s’ils
ne le sont pas, l’administration préfectorale y répond malgré tout.
Enfin, comme tout cela va très vite, il existe une possibilité d’organiser une
« session de rattrapage ». Ainsi, l’article L. 521-4 du code de justice administrative
dispose : « Saisi par toute personne intéressée, le juge des référés peut, à tout
moment, au vu d’un élément nouveau, modifier les mesures qu’il avait ordonnées
ou y mettre fin ». Et la jurisprudence interprète largement la notion d’ « élément
nouveau » : il peut s’agir non seulement d’éléments qui n’existaient pas ou dont le
requérant n’avait pas connaissance au moment de la procédure de référé ; mais
il peut s’agir également d’un moyen qui aurait pu être soumis au juge des référés
dès sa première saisine14.
Tentons de distinguer les conditions, des moyens. Ainsi qu’il a été dit, dans
les référés d’urgence que sont le référé-suspension, le référé-liberté et le référé
dit mesures utiles, la condition d’urgence, commune à l’ensemble de ces
procédures, doit être satisfaite. Le requérant doit démontrer – sauf présomption
d’urgence dans certaines matières – que cette condition est bien remplie. Elle
sera plus ou moins facile à établir selon la nature du référé et, le cas échéant, la
nature de la décision. Par exemple, la condition d’urgence est présumée quand
le requérant demande de suspendre l’exécution d’un permis de construire15,
en particulier si les travaux ont démarré, dès lors que la construction revêt un
caractère difficilement réversible. L’urgence est également présumée en matière
de retrait ou de refus de délivrer un titre de séjour. Mais cette condition sera
plus difficile à démontrer quand le requérant demande la suspension du refus de
délivrer un permis de construire par exemple.
Au titre des conditions peuvent être évoquées également, s’agissant du
référé mesures-utiles, l’utilité de la mesure demandée et l’interdiction de faire
obstacle à l’exécution d’une décision administrative. L’utilité de la mesure doit-
elle figurer au rang de condition ou de moyen ? Difficile à dire. Compte tenu des
conditions restrictives posées par le juge, il est principalement utilisé à l’initiative
de l’administration elle-même aux fins d’expulsion d’un occupant sans titre
du domaine public notamment ; il peut également être utilisé à l’initiative de
l’administré afin de contrer les réticences de l’administration à lui communiquer
un document administratif.
La question de la distinction entre condition et moyen parait plus claire pour
le référé-suspension et le référé-liberté. S’agissant du référé-suspension, outre
l’urgence à suspendre la décision en litige, le requérant doit soulever un moyen
propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de
cette décision. En ce sens, le législateur du 30 juin 2000 a retranscrit la volonté
du Conseil d’Etat d’assouplir le degré d’exigence, en passant de la notion de
« moyen sérieux » à celle de « doute sérieux ». Ainsi, pour reprendre une formule
du Professeur Pacteau, si « le sursis était l’antichambre d’une annulation presque
annoncée et s’adossait à une critique solidement étayée (…) la suspension
apparait davantage comme une précaution contre l’acte approximatif et mal
assuré »16.
Outre ce net assouplissement voulu par le législateur du 30 juin 2000,
contrairement à la jurisprudence applicable sous l’empire de l’ancien sursis à
exécution17, rien n’empêche désormais qu’un moyen puisse être invoqué à l’appui
de conclusions à fin de suspension alors qu’il n’est pas présenté à l’appui des
conclusions à fin d’annulation. Par conséquent, le juge peut retenir un moyen
propre à créer un doute sérieux alors même que celui-ci n’est pas soulevé au
fond18. La seule limite est alors, sauf si ce moyen est d’ordre public, qu’il se
rattache à une cause juridique déjà invoquée dans l’instance au fond (même
arrêt). Pour être tout à fait honnête, une telle situation est difficile à constater
– sauf si une fin de non-recevoir est opposée par la partie adverse à l’encontre
d’un moyen soulevé en référé – tant on se contente, en urgence, de vérifier que la
P. SOLER-COUTEAUX.
16 Cité par P. CAILLE, Le contentieux administratif, 1. Le juge administratif et les recours,
La documentation française, Documents d’études, n° 2.09, p. 46 ; sur cet aspect de l’office
du juge des référés, v. aussi P. CASSIA, « L’examen de la légalité en référé-suspension », RFDA,
2007, p. 45.
17 CE, 10 juill. 1996, Bayle, Lebon T., p. 1089.
18 CE, 30 déc. 2002, n° 249860, Société Cottage Wood, Lebon T., p. 867.
32 Nelly ACH
Et le Conseil d’Etat d’en déduire que l’urgence, tirée du fait que la période de
semis du maïs démarrait, ne pouvait être établie que si le ou les moyens retenus
par le juge des référés étaient de nature à justifier non seulement la suspension
de la décision portant rejet de la demande d’abrogation, mais aussi l’injonction
adressée à l’administration de suspendre immédiatement l’autorisation de mise
sur le marché de l’insecticide. Et le Conseil d’Etat n’a examiné que le moyen
susceptible de conduire à une telle solution, en l’occurrence le doute sérieux tiré
de l’erreur manifeste d’appréciation des risques de cet insecticide sur les abeilles.
Par ailleurs, comme devant le juge du fond, la défense, en l’occurrence
l’administration, peut également soulever des moyens, notamment en demandant
la substitution de motifs. En d’autres termes, l’autorité administrative indique
qu’elle aurait pris la même décision si elle s’était fondée sur un autre motif,
supposé être légal celui-ci21. Cette substitution n’est cependant possible que si
elle ne prive pas le requérant d’une garantie procédurale liée au motif substitué
(condition exigée également dans le régime général de la substitution de motif22.
Là où un simple doute peut entraîner la suspension sur le fondement de
l’article L. 521-1 du code de justice administrative, il faut en matière de référé-
liberté une illégalité manifeste doublée d’une atteinte grave à une liberté
fondamentale. Il ne s’agit pas ici de dresser un inventaire des libertés qualifiées
de fondamentales au titre de l’article L. 521-2 du code de justice administrative,
mais on peut retenir que l’approche du juge est plus restrictive en référé-liberté
qu’en référé-suspension. Compte tenu de l’extrême brièveté du délai au terme
duquel il se prononce, de l’ampleur de ses pouvoirs et tout simplement du
degré d’atteinte requis par le code, le juge est nécessairement plus exigeant.
Ainsi, un recours formé sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice
administrative peut être rejeté alors qu’il sera accueilli sur le fondement de
l’article L. 521-1 du même code23. Pour autant, et en dépit du délai très bref dans
lequel doit se prononcer le juge du référé-liberté, on peut désormais lui demander
de se prononcer sur un moyen tiré de l’incompatibilité manifeste de dispositions
législatives avec une convention internationale24 ou avec les règles du droit de
l’Union européenne25.
Après avoir envisagé la façon dont les moyens peuvent ou doivent être
présentés par les parties, il convient d’étudier le traitement qui leur est réservé
par le juge dans le cadre d’une procédure dictée par l’urgence.
Il a été indiqué précédemment que les parties peuvent soulever des moyens
jusqu’à la clôture de l’instruction, celle-ci intervenant à l’issue de l’audience, voire
au-delà.
Dans toutes les hypothèses où sont soulevés des moyens in extremis, ou
encore lorsqu’un mémoire en défense est produit en début d’audience, le
principe du contradictoire ne doit pas être perdu de vue. Cependant, il s’entend
de façon souple puisque le Conseil d’Etat admet que le mémoire en défense soit
communiqué au requérant au début de l’audience26. Dans une telle configuration,
il est plus que judicieux de laisser un temps minimum aux parties pour répondre à
ces nouveaux éléments, le cas échéant en accordant une suspension d’audience.
C’est au juge d’apprécier, au cas par cas, s’il y a lieu de suspendre l’audience,
23 V. s’agissant de la radiation des cadres de M. Matelly pour manquement à son devoir de réserve,
CE, ord. 30 mars 2010, n° 337955 et CE, ord. 29 avril 2010, n° 338462.
24 CE, 31 mai 2016, Mme. Gonzalez Gomez, n° 396848, Lebon : à propos du refus d’exporter les
gamètes du mari décédé de la requérante, qui porte atteinte au droit au respect de la vie privée
et familiale garanti par l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales.
25 CE, ord., 16 juin 2010, Mme Diakité, n° 340250, Lebon ou encore sur une question
prioritaire de constitutionnalité (CE, Section, 11 décembre 2015, Domenjoud c/ Premier
ministre, n° 395009, Lebon, p. 437).
26 CE, 3 juin 2005, Olziibat, n° 281001, Lebon T.
34 Nelly ACH
27 CE, 18 oct. 2006, Syndicat des copropriétaires de l’immeuble « Les jardins d’Arago », n° 294096,
Leb. T., 1008.
28 CE, 29 janvier 2003, Société Chourgnoz S.A.S et S.C.I. Résidence du Lac, 29 janvier 2003,
n° 249499.
29 CE, 14 novembre 2003, Mme Rouger-Pelatan, n° 258519, Lebon T.
30 CE, 15 novembre 2017, Société Distribution Casino France, n° 410117.
31 CE, 7 mai 2008, Association Comité de sauvegarde du site Clarency Valensole, n° 306333,
inédit.
Les moyens dans les procédures d’urgence 35
expressément les parties32. Ainsi, le juge est tenu de relever d’office un vice
d’incompétence qui ressort des pièces du dossier qui lui est soumis, sans qu’il
ait à porter d’appréciation sur les faits de l’espèce33. Il peut également procéder
d’office à une substitution de base légale après en avoir informé les parties et les
avoir mis à même de présenter des observations34. Cela implique qu’il ait examiné
le dossier de façon suffisamment approfondie avant l’audience.
Cela vaut pour le référé-liberté : la seule circonstance qu’un magistrat a statué sur
une demande tendant à la prescription de mesures nécessaires à la sauvegarde
d’une liberté fondamentale n’est pas, par elle-même, de nature à faire obstacle à
ce qu’il se prononce ultérieurement, en qualité de juge du principal, sur un litige
relatif à la décision qui serait à l’origine de l’atteinte, sauf s’il est allé au-delà de
ce qu’implique son office et aurait préjugé l’issue du litige41.
Mais le plus souvent, la question se pose à l’occasion d’un référé-suspension,
nécessairement accompagné d’un recours au fond. Selon la taille de la juridiction,
la succession du référé et de l’instance au fond pose plus ou moins de difficultés.
Plusieurs hypothèses peuvent alors se rencontrer. Si le juge des référés rejette la
requête pour irrecevabilité ou qu’il est tenu de se prononcer, avant d’accueillir la
requête, sur sa recevabilité, il doit être regardé comme ayant préjugé l’issue du
litige et ne peut rapporter sur le dossier de fond42. Si le juge rejette pour défaut
d’urgence, il précise fréquemment qu’il n’a pas eu à examiner les moyens soulevés.
Dans ce cas, il est considéré comme « vierge » s’agissant du fond du dossier. Il
peut alors rapporter sans risque de partialité dans l’instance au fond. Certes, le
magistrat s’est probablement forgé une petite idée du dossier en qualité de juge
des référés ; il est inutile de tenter de convaincre l’assistance, qui est tout sauf
naïve, du contraire. Cependant, il arrive que l’impression première soit totalement
démentie, que ce soit parce que le dossier de fond, susceptible d’évoluer jusqu’à
la clôture de l’instruction, laisse apparaître des éléments nouveaux, ou parce que
le magistrat a lui-même approfondi davantage le dossier, faisant ainsi évoluer son
ressenti initial sur un des moyens soulevés. Il arrive également qu’un changement
de jurisprudence conduise à modifier la solution pressentie.
Quoiqu’il en soit, cette première approche peut inciter le juge, surtout quand
il garde le dossier de fond, à définir une stratégie adaptée : il peut ainsi très tôt
décider des mesures d’instruction à prendre ou choisir, selon les effets produits
par la décision, de laisser reposer le dossier, ni plus ni moins que les autres
dossiers de son stock ou, au contraire, d’enrôler à brève échéance le dossier de
fond afin que le jugement ait une portée utile. C’est le cas lorsque, en dépit de ce
que le requérant n’a pas réussi à démontrer l’urgence au sens de l’article L. 521-1
du code de justice administrative, le litige exige une solution à brève échéance.
Si l’urgence est constituée et que le juge des référés se prononce sur les
moyens soulevés, il doit indiquer précisément les raisons pour lesquelles il retient
l’urgence43 et, le cas échéant, énoncer le ou les moyens susceptibles de créer
un doute sérieux quant à la légalité de la décision44. Mais, il a tout intérêt, qu’il
suspende la décision ou qu’il rejette le recours, à s’en tenir à une rédaction
laconique. En effet, d’une part, il n’est pas tenu d’aller au-delà45. D’autre part,
la seule circonstance qu’un magistrat a statué sur une demande tendant à la
suspension de l’exécution d’une décision administrative n’est pas, par elle-même,
de nature à faire obstacle à ce qu’il se prononce ultérieurement sur la requête en
qualité de juge du principal, sauf s’il apparaissait qu’il aurait préjugé l’issue du
litige46.
Cette motivation souvent sommaire peut paraître un peu frustrante à la lecture
de la décision. Cependant, l’instruction ayant cours jusqu’à l’issue de l’audience
et l’oralité étant souvent bien plus présente que lors d’une audience collégiale, la
brièveté de la motivation écrite est souvent compensée par la richesse des débats
oraux. Mais même là, le juge des référés doit veiller à ne pas trop s’avancer car
la formation collégiale n’aura pas nécessairement la même vision de tel ou tel
moyen et, ainsi qu’il a été dit, le dossier peut sensiblement évoluer au fond. Rien
ne l’empêche cependant d’attirer l’attention des parties sur les moyens les plus
sensibles et de poser des questions destinées à alerter sur certaines difficultés
du dossier. A charge pour les parties de s’en saisir ou non pour construire et, le
cas échéant, faire évoluer leur argumentation au fond. Les débats à l’audience
– souvent plus que l’ordonnance elle-même – peuvent également conduire à
l’adoption d’un permis de construire modificatif par exemple, voire au retrait de
certaines décisions et donc au non-lieu à statuer au fond.
Résumé
Abstract