Damnes-01
Damnes-01
Damnes-01
Trainant dans son sillage son gros sac rouge, dont une
poignée était arrachée.
Luce cherchait sa chambre. Les murs du couloir étouffant
étaient d’un gris ardoise poussiéreux. Il régnait un silence
étrange que seul rompait le ronronnement des lampes à
luorescence qui jalonnaient le plafond parsemé de taches
d’humidité.
Le plus étonnant, c’était toutes ces portes closes. À Dover,
la jeune ille regrettait de ne pas avoir davantage
d’intimité, un peu de répit, avec ces fêtes improvisées à
n’importe quelle heure du jour et de la nuit… Pas moyen
d’entrer dans une pièce sans trébucher sur un groupe de
illes assises en tailleur, vêtues du même jean, ou sans
bousculer un couple enlacé contre le mur.
À Sword & Cross, par contre… Tout le monde buchait déjà
sur son devoir trimestriel de trente pages. Ou alors, les
mondanités se déroulaient à huis clos…
Ces portes valaient d’ailleurs le détour. Si les élèves de
Sword & Cross ne manquaient déjà pas de ressources
pour détourner le code vestimentaire, ils se montraient
franchement ingénieux pour ce qui était de personnaliser
leur espace. Luce venait en effet de passer devant un
rideau de perles et un tapis détecteur de mouvements qui
l’avait encouragée à « dégager vite fait ».
Elle s’arrêta devant la seule porte neutre du bâtiment celle
de la chambre 63.
« La douceur du foyer, tu parle ! » se dit Luce en cherchant
sa clé dans la poche avant de son sac à dos. Au moment
d’entrer dans sa cellule, elle respira un grand coup.
Ce n’était pas si mal, du moins pas aussi terrible qu’elle le
redoutait. Elle avait une fenêtre de dimensions correctes
qui s’ouvrait pour laisser entrer l’air nocturne, moins
étouffant. Au-delà des barreaux, la vue sur le parc, au clair
de lune, ne manquait pas d’intérêt, à condition d’oublier un
peu le cimetière qui s’étendait au-delà. Luce disposait d’un
placard, d’un petit lavabo, et d’un bureau, pour travailler.
En y ré léchissant, l’élément le plus triste de la pièce était
sans doute son propre re let dans le miroir, derrière la
porte.
Luce détourna vite les yeux. Elle n’imaginait que trop bien
son visage aux traits, pincés, ses yeux noisette pleins de
stress, sa chevelure digne du caniche nain hystérique de sa
famille après un orage. Le pull de Penn pendait comme un
sac de pommes de terre sur sa carcasse tremblante.
Ses cours de l’après-midi ne s’étaient pas mieux déroulés
que ceux du matin.
Comme elle le craignait, tout le monde l’appelait Pâté de
viande, et, à l’image du pâté, ce surnom lui promettait de
lui coller à la peau.
Elle avait envie de défaire ses bagages, de transformer
cette chambre 63 quelconque en son espace personnel, ou
elle pourrait se réfugier en cas de besoin, et se sentir à
l’aise. Mais elle se contenta d’ouvrir la fermeture à
glissière de son sac. Abattue, elle s’écroula sur le lit. elle se
sentait si loin de chez elle... Vingt-deux minutes de voiture
séparaient la porte blanchie à la chaux un peu déglinguée
de sa cuisine de la grille rouillée de Sword & Cross. Une
éternité, désormais.
Ce matin-là, durant la première moitié du trajet silencieux,
avec ses parents, ils avaient traversé des banlieues calmes
et résidentielles. Puis ils avaient franchi l’autoroute en
direction de la côte. Les palétuviers qui marquaient
l’entrée des marécages s’étaient rapidement clairsemés.
Les quinze derniers kilomètres de route furent lugubres.
Tout était d’un brun grisâtre, informe, désolé... Chez elle, à
Thunderbolt, les gens plaisantaient volontiers sur l’étrange
odeur de moisi qui lottait ici. Quand sa voiture
commençait à empester la vase, disait-on, c’était qu’on
avait atteint les marais.
Bien qu’ayant grandi à Thunderbolt, Luce connaissait mal
la région, la plus orientale du comté. Lorsqu’elle était
enfant, il n’y avait aucune raison de s’y rendre :
commerces, écoles, famille se trouvaient surtout à l’ouest.
La partie est était moins développée, voilà tout.
Ses parents lui manquaient. Ils avaient collé un Post-it sur
le premier T-shirt, dans son sac : « On t’aime. Et n’oublie
pas : une Price ne s’écroule jamais ! » Sa chambre, qui
donnait sur les plants de tomates de son père, lui
manquait. Sans parler de Callie. Son amie avait dû lui
envoyer au moins une dizaine de SMS qu’elle ne lirait
jamais.
Trevor lui manquait aussi... En in, ce n’était pas exactement
cela : elle avait la nostalgie de ce qu’elle avait ressenti dès
qu’elle avait commencé à discuter avec lui. Avoir quelqu’un
à qui penser, quand elle n’arrivait pas à dormir la nuit, un
prénom à griffonner bêtement dans ses cahiers. En vérité,
Luce et Trevor n’avaient jamais eu l’occasion de se
connaître vraiment. Le seul souvenir qu’il lui restait était la
photo que Callie avait prise à son insu, de l’autre côté du
terrain de football, entre deux séries de pompes, Trevor et
Luce avaient bavardé pendant quinze secondes de...
pompes. Et leur unique rendez-vous n’avait été en réalité
qu’une heure volée, durant laquelle il l’avait entraînée à
l’écart des autres. Une heure qu’elle regretterait sa vie
entière...
Cela avait commencé de façon assez innocente par une
promenade à deux, au bord du lac. Très vite, hélas ! Luce
avait senti les ombres planer au-dessus de sa tête. Dès que
les lèvres de Trevor avaient ef leuré les siennes, une onde
de chaleur l’avait envahie. Trevor avait écarquillé les yeux
de terreur... Et en quelques secondes, tout était parti en
fumée.
Luce roula sur le côté, le visage enfoui dans le creux de
son bras. Elle avait passé des mois à pleurer la mort de
Trevor, et voilà que, dans cette chambre inconnue,
allongée sur un matelas dont les ressorts lui
meurtrissaient déjà le dos, elle prenait en in conscience de
la futilité égoïste de tout cela. Elle ne connaissait pas
Trevor davantage que... Cam, par exemple.
En entendant toquer à la porte, elle se redressa d’un bon.
Qui pouvait savoir qu’elle était là ? À pas de loup, elle alla
ouvrir et passa la tête dans l’entrebâillement. Personne.
Elle n’avait même pas entendu de bruit de pas.
Rien n’indiquait que quelqu’un venait de frapper...
… À part l’avion en papier punaisé au panneau de liège,
près de la porte. Luce sourit en voyant son nom inscrit au
marqueur noir, sur une aile. Le message se réduisait à une
flèche noire désignant l’extrémité du couloir.
Certes, Arriane l’avait invitée à venir la voir, dans la soirée.
Mais c’était avant l’incident du réfectoire, avec Molly.
Scrutant le couloir désert, Luce hésita.
Devait-elle suivre cette mystérieuse lèche ? Puis elle
observa son sac de voyage toujours pas déballé. À quoi
bon se morfondre, après tout ? Elle haussa les épaules,
verrouilla sa chambre et glissa la clé dans sa poche avant
de s’éloigner.
De l’autre côté du couloir, elle s’arrêta devant une porte
pour examiner un immense poster de Sonny Terry,
formidable harmoniciste de blues, aveugle, qu’elle avait
découvert dans la collection de vieux vinyles de son père.
Elle se pencha pour lire le nom inscrit sur le panneau de
liège. Ô stupeur : c’était la chambre de Roland Sparks ! Un
peu bêtement, elle se demanda s’il y avait une chance pour
que Daniel soit chez Roland. Dans ce cas, seul un panneau
de bois les séparait...
Un bourdonnement it sursauter la jeune ille, qui repéra
aussitôt une caméra de surveillance ichée dans le mur, au-
dessus de l’entrée. Les fameuses « rouges ». Au moindre
de ses mouvements, le dispositif zoomait sur elle. Elle
recula, un peu honteuse. Heureusement, il n’existait encore
aucun appareil capable de deviner pourquoi. De toute
façon, elle était venue voir Arriane, dont la chambre se
trouvait juste en face de celle de Roland.
La porte d’Arriane était touchante. Le panneau de bois
était tapissé d’autocollants, imprimés ou réalisés à la main.
Il y en avait tant qu’ils se chevauchaient, entremêlant des
messages parfois contradictoires. Luce sourit.
Elle imaginait bien Arriane récoltant sans distinction tous
ces autocollants de voiture (VIVE LES MÉCHANTS… MA
FILLE EST UNE ÉLÈVE NULLE DE SWORD & CROSS… NON
A LA LOI 666) avant de les placarder au hasard, mais avec
application, sur sa porte.
Luce aurait pu passer des heures à s’amuser ainsi, mais
elle se sentait un peu gênée de rester plantée là, sans être
totalement certaine d’avoir été invitée.
C’est alors qu’elle remarqua un second avion en papier,
qu’elle ôta du panneau :
Luce chérie,
Si tu es venue, bravo ! On va bien s’entendre. Si tu m’as posé
un lapin : bas les pattes, Roland ! C’est mon courrier perso.
Combien de fois faudra-t-il que je te le répète, nom de Zeus ?
Bref, je sais que je t’avais dit de venir, ce soir, mais j’ai dû
passer direct de ma récré chez l’in irmière (c’est le bon côté
de mon traitement au Taser) à un cours de biologie de
rattrapage avec l’Albatros. Donc… on remet ça à une autre
fois ?
Bises psychotiques
A.
Ce message laissa Luce perplexe. Elle était soulagée,
d’apprendre qu’Arriane avait reçu des soins, mais elle
aurait préféré s’assurer en personne qu’elle allait mieux.
Elle voulait entendre sa voix désinvolte pour se faire une
idée de ce qui s’était déroulé. Les événements de la
journée lui parurent encore plus déroutants. Une sourde
panique l’envahit : elle se retrouvait toute seule, à la nuit
tombée, à Sword & Cross.
Derrière elle, une porte s’entrebâilla. Un rai de lumière
blanche apparut sur le sol, sous les pieds de la jeune ille.
Elle entendit de la musique à l’intérieur.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Roland apparut sur le pas de sa porte, vêtu d’un T-shirt
blanc déchiré et d’un jean. Ses dreadlocks étaient retenus
par un élastique jaune, au sommet de la tête, et il tenait un
harmonica devant sa bouche.
— Je suis venue voir Arriane, répondit Luce en s’efforçant
de ne pas regarder s’il y avait quelqu’un d’autre dans la
chambre. On devait…
— Y’a personne, dit-il mystérieusement.
Voulait-il parler d’Arriane ou des autres élèves du
bâtiment ? Sans quitter la jeune ille des yeux, il joua
quelques mesures à l’harmonica. Puis il ouvrit la porte en
grand en arquant les sourcils. L’invitait-il à entrer ?
— En fait, je passais juste par là en allant à la bibliothèque,
mentit-elle en tournant les talons. J’ai un bouquin à
emprunter.
— Luce ! appela Roland.
Elle it volte-face. Ils n’avaient pas été of iciellement
présentés, et elle ne s’attendait pas à ce qu’il connaisse son
nom. Il lui sourit et désigna la direction opposée à l’aide de
son harmonica.
— La bibliothèque, c’est de ce côté, annonça-t-il en
croisant les bras. N’oublie pas de faire un tour dans les
collections spéciales, dans l’aile est. Ça vaut le coup.
— Merci, lâcha Luce, sincèrement reconnaissante.
Roland avait l’air vraiment sympa. Tandis qu’elle
s’éloignait, il agita la main et joua deux ou trois accords. S’il
l’avait troublée, au départ, c’était sans doute parce qu’il
était l’ami de Daniel. Visiblement, il pouvait être très cool.
Le cœur plus léger, Luce parcourut le couloir. D’abord, le
message d’Arriane lui avait paru un peu sarcastique,
ensuite elle avait échangé quelques mots sans agressivité
avec Roland Sparks, et en in, elle avait l’intention de visiter
la bibliothèque. Les choses s’arrangeaient un peu.
À l’extrémité du couloir, là où le bâtiment formait un coude
en direction de l’aile où se trouvait la bibliothèque, Luce
passa devant la seule porte entrebâillée de l’étage. Elle
était simplement peinte en noir. En s’approchant, la jeune
ille entendit du heavy métal. Elle n’eut même pas à
s’arrêter pour lire le nom de l’occupant : Molly.
Luce hâta le pas. Chaque contact de ses bottes noires sur
le lino lui semblait assourdissant. Elle ne se rendit compte
qu’elle avait retenu son souf le qu’après avoir franchi le
seuil de la bibliothèque, quand elle poussa un soupir.
En balayant les rayonnages du regard, la jeune fille se senti
mieux. Elle aimait cette odeur de poussière et de renfermé,
et le doux son des pages que l’on tourne. La bibliothèque
de Dover avait toujours été son refuge. Celle-ci lui
procurerait sans doute le même sentiment de sécurité. Elle
souffla de nouveau.
Elle avait peine à croire qu’elle se trouvait à Sword &
Cross. C’était presque… en fait, c’était un lieu accueillant.
Sous le haut plafond, les murs étaient tapissés d’acajou
avec. D’un côté, une cheminée en briques. Des lampes
vertes rétro éclairaient de longues tables en bois, et les
rayonnages semblaient se prolonger à l’in ini. Luce foula
un tapis persan qui étouffa le bruit de ses pas.
Plusieurs élèves dont Luce ne connaissait pas le nom
travaillaient, penchés sur leur livre. Dans cette posture,
même plus rebelles semblaient moins menaçants.
Elle s’approcha de l’accueil, un vaste bureau circulaire qui
trônait au milieu de la salle. Les livres et documents épars
créaient ne atmosphère à la fois studieuse et désordonnée
qui rappela à Luce la maison de ses parents. Les piles
d’ouvrages étaient si hautes qu’elle faillit ne pas voir la
bibliothécaire qui se cachait derrière. Elle feuilletait un
dossier avec l’énergie d’un chercheur d’or. En découvrant
Luce, elle leva la tête.
— Bonjour ! lança-t-elle avec un sourire.
Ses cheveux argentés scintillaient dans la lumière douce,
elle avait un visage à la fois mûr et juvénile, une peau claire
presque incandescente, des yeux noirs très vifs et un petit
nez pointu. En s’adressant à Luce, elle releva les manches
de son pull blanc en cachemire, révélant les innombrables
bracelets de perles qu’elle portait aux deux poignets.
— Je peux t’aider ? chuchota-t-elle d’un ton enjoué.
Luce se sentit aussitôt à l’aise. Elle jeta un coup d’œil sur la
plaque indiquant son nom : Sophia Bliss. Si seulement elle
avait une requête à faire ! Mme Bliss était la première
personne d’autorité dont elle aurait aimé obtenir des
conseils.
Mais elle était seulement venue visiter les lieux... elle se
rappela le conseil de Roland.
— Je suis nouvelle, expliqua-t-elle. Je m’appelle Lucinda
Price. Pourriez-vous m’indiquer l’aile est ?
Son sourire lui signi ia qu’elle reconnaissait en Luce une
lectrice assidue. La jeune ille produisait toujours cet effet
sur les bibliothécaires.
— C’est par là, répondit-Elle en désignant une rangée de
hautes vitrines, à l’autre extrémité de la salle. On m’appelle
Mlle Sophia, et, si j’en crois mes listes, tu es inscrite à mon
cours de théologie, le mardi et le jeudi. On va bien
s’amuser ! (Elle lui it un clin d’œil.) En attendant, si tu as
besoin de quelque chose, je suis là. Ravie d’avoir fait ta
connaissance, Luce.
La jeune ille la remercia d’un sourire et lui assura qu’elle
la reverrait avec plaisir le lendemain, en cours, avant de se
diriger vers les vitrines. Alors, seulement, elle s’interrogea
sur la familiarité étrange de Mlle Sophia.
En passant entre les élégants rayonnages, elle sentit une
masse sombre et macabre voler au-dessus de sa tête et
leva les yeux.
Non. Pas ici. Pitié… Que j’aie au moins un endroit tranquille…
Quand les ombres se manifestaient, Luce ne savait jamais
exactement où elles s’arrêteraient, ni au bout de combien
île temps elles reviendraient.
Gabrielle Givens
Cameron Briel
Lucinda Price
Todd Hammond
Lieu de résidence précédent :
Tous dans le Nord-Est, sauf T. Hammond (Orlando,
Floride)
Arriane Alter
Daniel Grigori
Mary Margaret Zane
Lieu de résidence précédent :
Los Angeles, Californie
Quand elle ouvrit les yeux, il faisait trop clair. Elle avait la
peau sèche et une douleur atroce lui vrillait l’arrière de la
tête. Le ciel avait disparu, de même que Daniel.
Encore un rêve…
Sauf que celui-ci la laissait dans un état de désir proche du
malaise.
Elle était dans une pièce aux murs blancs, allongée dans un
lit d’hôpital. À sa gauche, un rideau très in était tiré au
milieu de la chambre, la séparant d’une grande agitation.
Luce toucha doucement un point sensible situé juste au-
dessus de sa nuque et gémit.
Elle chercha des repères familiers. Elle ignorait où elle se
trouvait, mais elle avait la nette impression qu’elle n’était
plus à Sword & Cross. En palpant ses côtes, elle se rendit
compte que la robe blanche vaporeuse n’était qu’une
chemise informe d’hôpital. Elle sentit disparaître chaque
élément de son rêve, sauf ces ailes. Elles étaient si réelles.
Si veloutées et luides. Son ventre se mit à gargouiller. Elle
crispa plusieurs fois les poings. Ses mains étaient
désespérément vides...
Lorsque quelqu’un lui prit la main droite, Luce tourna la
tête et grimaça. Elle se croyait seule. Gabbe était perchée
au bord d’un fauteuil roulant bleu et délavé qui rehaussait
la couleur de ses yeux. Un comble !
Luce eut envie de s’écarter d’elle, du moins s’attendait-elle
à réagir ainsi. Mais Gabbe lui adressa un sourire
chaleureux qui la rassura. Elle se réjouit de ne pas être
seule.
— À quel point était-ce un rêve ? murmura-t-elle.
Gabbe éclata de rire. Sur la table de chevet, elle avait un
pot de crème nourrissante au citron pour les cuticules
dont elle entreprit de badigeonner la base des ongles de
Luce.
— Ça dépend, répondit-elle en massant les phalanges de
Luce. Mais peu importent les rêves. Moi, quand je sens que
tout va mal, rien ne me remet mieux les idées en place
qu’une bonne manucure.
Luce baissa les yeux. Elle n’avait jamais été portée sur le
vernis à ongles, mais Gabbe lui rappelait sa mère, qui lui
proposait toujours une manucure quand elle passait une
mauvaise journée. Tandis que Gabbe faisait pénétrer
lentement la crème blanche, Luce se demanda si, pendant
toutes ces années, elle n’avait pas raté quelque chose.
— Où on est ? s’enquit-elle.
— À l’hôpital de Lullwater.
Pour sa première sortie du campus, elle se retrouvait dans
un hôpital situé à cinq minutes de chez ses parents ! La
dernière fois qu’elle y était venue, c’était pour se faire
poser trois points de suture sur le coude après une chute
de vélo. Son père était resté à son côté. Mais cette fois, il
était invisible.
— Je suis là depuis combien de temps ?
Gabbe consulta l’horloge blanche, sur le mur.
— Ils t’ont trouvée évanouie à cause des inhalations de
fumée, hier soir, vers onze heures. La procédure, c’est
d’appeler les urgences médicales quand un élève perd
connaissance. Ne t’en fais pas, d’après Randy, tu vas sortir
assez vite. Dès que tes parents auront donné leur accord…
— Mes parents sont là ?
— Et ils sont très inquiets pour toi. Ta mère est stressée
jusqu’à la pointe de ses cheveux permanentés. Ils
remplissent la paperasse dans le couloir. Je leur ai proposé
de garder un œil sur toi.
Luce gémit et enfouit le visage dans son oreiller, réveillant
la douleur intense qui lui martelait le crâne.
— Si tu ne veux pas les voir…
Mais Luce ne grommelait pas contre ses parents. Elle
mourait d’envie de les retrouver, au contraire ! Elle se
rappelait la bibliothèque, l’incendie et ces nouvelles
ombres encore plus terri iantes. Elles avaient toujours été
sombres et angoissantes, mais, la veille au soir, elles
avaient presque exigé quelque chose d’elle. Et que dire de
cette force de lévitation mystérieuse qui l’avait sortie du
bâtiment en feu ?
— C’est quoi, ce regard ? demanda Gabbe.
Elle pencha la tête et agita la main devant le visage de Luce.
— À quoi tu penses ?
La gentillesse soudaine de Gabbe la laissait perplexe. Le
rôle de garde-malade n’était pas précisément celui dans
lequel elle l’imaginait le mieux. N’y avait-il pas des garçons
dont elle pourrait monopoliser l’attention, dans les
parages ? Gabbe ne l’aimait pas ! Elle n’aurait pas
débarqué, comme ça, de son plein gré !
En dépit de la sollicitude de Gabbe, elle n’avait toujours
pas d’explication à ce qui s’était passé la veille. Qu’est-ce
que c’était que cette masse sinistre et indescriptible, dans
le couloir, et cette sensation irréelle d’être propulsée en
avant dans la pénombre ? Et cette étrange lumière, si
attirante…
— Où est Todd ? s’inquiéta Luce, se rappelant le regard
apeuré de son camarade.
Elle avait lâché sa main, s’était envolée, et ensuite...
Quelqu’un écarta le rideau de séparation. Arriane apparut,
chaussée de rollers et vêtue d’un uniforme à rayures
rouges et blanches. Ses cheveux noirs et courts formaient
des tortillons sur le sommet de sa tête. Elle entra en
roulant, portant un plateau sur lequel étaient disposées
trois coquilles de noix de coco ornées d’ombrelles aux
couleurs fluo.
— Bon, mettons les choses au clair, énonça-t-elle de sa
voix à la fois gutturale et nasale. Tu mets le citron vert
dans la noix de coco et tu bois. Ouah, la tête que vous
faites ! Je vous dérange ou quoi ?
Arriane s’arrêta au pied du lit de Luce. Elle lui tendit une
noix de coco dont l’ombrelle rose se balançait.
Gabbe s’empressa de la saisir la première pour en reni ler
le contenu.
— Arriane, elle vient de subir un traumatisme ! gronda-t-
elle. Et sache qu’on parlait de Todd quand tu nous as
interrompues.
Arriane se redressa.
— Justement, elle a besoin d’un petit coup de fouet,
protesta-t-elle agrippée au plateau d’un air possessif. Elle
soutenait le regard appuyé de Gabbe.
— Bon, dit Arriane en détournant les yeux. Je vais lui
donner la tienne, de boisson. La plus tristounette.
Elle tendit à Luce la noix de coco avec la paille bleue.
Luce devait être dans une sorte de torpeur post-
traumatique. Où avaient-elles donc trouvé tout ça ? Des
ombrelles à cocktail ? C’était comme si elle s’était évanouie
dans un centre de réinsertion pour se réveiller au Club
Med !
— Où est-ce que vous avez déniché ça ? demanda-t-elle. Je
veux dire, merci, mais…
— On réunit nos ressources en cas de besoin, expliqua
Arriane. Roland nous a donné un coup de main.
Toutes trois se mirent à siroter les boissons glacées et
sucrées, puis Luce n’y tint plus.
— Si on en revenait à Todd…
— Todd, répondit Gabbe en se raclant la gorge. En fait... Il a
inhalé beaucoup plus de fumée que toi, ma belle et…
— Pas du tout ! cracha Arriane. Il s’est brisé la nuque.
Luce retint son souf le. Gabbe frappa Arriane de son
ombrelle de cocktail.
— Et alors ? s’insurgea Arriane. Luce est capable de
gérer ! Elle inira par l’apprendre, de toute façon, alors
pourquoi enrober la vérité ?
— Les indices ne sont pas encore concluants, déclara
Gabbe en insistant sur chaque mot.
Arriane haussa les épaules.
— Luce était là. Elle a dû voir...
— Je n’ai pas vu ce qu’il lui était arrivé, déclara Luce. On
était tous les deux, puis on s’est trouvés séparés par
quelque chose. J’avais un sale pressentiment, mais je ne
savais pas…, murmura-t-elle. Alors il est…
— Parti pour un autre monde, confirma doucement Gabbe.
Luce ferma les yeux. Un frisson la parcourut. Elle revit
Todd en train de taper frénétiquement sur le mur, sa main
moite serrant la sienne, tandis que les ombres grondaient
autour d’eux, et ce moment atroce où ils avaient été
écartés de force l’un de l’autre et où elle avait été
incapable de le rejoindre.
Todd avait vu les ombres. Luce en était certaine, à présent.
Et il était mort.
Après la mort de Trevor, il ne s’était pas écoulé une
semaine sans que Luce reçoive une lettre pleine de haine.
Ses parents avaient commencé à intercepter son courrier
avant qu’elle ne lise ces mots empoisonnés, mais certaines
lui parvenaient quand même. Elles étaient écrites à la main
ou dactylographiées.
Quelqu’un avait même découpé des lettres dans les
journaux, comme pour une demande de rançon.
Meurtrière. Sorcière. Elle se faisait traiter de tous les noms,
de quoi remplir un album. Elle en avait souffert au point de
rester enfermée chez elle tout l’été.
Elle pensait avoir tout fait pour surmonter ce cauchemar :
en venant à Sword &Cross, elle avait tourné la page sur
son passé, elle s’était concentrée sur ses cours, fait des
amis… Seigneur ! Elle retint son souffle.
— Et Penn ? demanda-t-elle en se mordant la lèvre.
— Penn va bien, répondit Arriane. Elle fait la une des
journaux en tant que témoin de l’incendie. Elle et Mlle
Sophia s’en sont sorties. Elles empestaient la fumée, mais
ne s’en portaient pas plus mal.
Luce poussa un soupir. Au moins une bonne nouvelle !
Sous les draps ins de l’hôpital, elle tremblait. Bientôt, ceux
qui lui avaient rendu visite après la mort de Trevor
reviendraient à la charge. Pas simplement les auteurs des
lettres de haine : le Dr Sanford, son contrôleur judiciaire,
la police…
Comme avant, on s’attendrait à ce qu’elle relate l’histoire
dans son intégralité, qu’elle se rappelle les moindres
détails. Bien sûr, comme avant, elle en serait incapable. Il
était à côté d’elle et, une seconde plus tard…
— Luce !
Penn entra en trombe dans la chambre, tenant un gros
ballon marron gon lé à l’hélium en forme de sparadrap et
portant l’inscription « ça va coller » en lettres cursives
bleues.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle en posant
sur les trois autres un regard réprobateur. Une soirée
somnifères ou quoi ?
Arriane avait délacé ses rollers et s’était installée sur le
petit lit, à côté de Luce.
Elle tenait un cocktail dans chaque main, la tête sur
l’épaule de Luce. Gabbe posait du vernis à ongles
transparent sur la main libre de Luce.
— C’est ça ! gloussa Arriane. Viens te joindre à nous, ma
Péniche ! On allait jouer au jeu de la vérité. On te laisse
prems.
Gabbe tenta de dissimuler son rire sous un éternuement.
Les mains sur ses hanches, Penn af ichait un air féroce.
Luce avait de la peine pour elle, et elle avait un peu peur,
aussi.
— Un de nos camarades de classe est mort hier soir,
énonça Penn avec soin.
Et Luce aurait pu être grièvement blessée. (Elle secoua la
tête.) Comment vous faites, toutes les deux, pour vous
amuser à un moment pareil ? (Elle reni la.) C’est de
l’alcool ?
— Ohhh ! railla Arriane en regardant Penn, la mine grave.
Il te plaisait, Todd, c’est ça ?
Penn prit un oreiller sur la chaise, derrière elle, et le jeta
sur Arriane. Elle avait raison : c’était bizarre qu’Arriane et
Gabbe évoquent la mort de Todd de façon… presque
désinvolte. Comme si un tel accident se produisait tous les
jours. Comme si ce drame les touchait moins que Luce.
Mais elles ignoraient ce que celle-ci savait sur les derniers
instants de Todd. Elles ne pouvaient deviner pourquoi elle
se sentait soudain si mal. Elle tapota le pied de son lit pour
inviter Penn à s’asseoir et lui tendit le reste de son cocktail
à la noix de coco.
— On a pris la sortie du fond et ensuite... (Luce fut
incapable de prononcer les mots.) Qu’est-ce qui s’est
passé, pour toi et Mlle Sophia ?
Penn lança un regard mé iant à Arriane et Gabbe, mais
aucune ne se montra odieuse. Penn céda et s’assit au bord
du lit.
— Je suis juste allée la trouver pour lui demander… (elle
se tourna vers les deux autres illes, puis Gabbe lui lança
un regard entendu)… pour lui demander quelque chose.
Elle n’a pas su me répondre, mais elle avait un autre livre à
me proposer.
Luce avait tout oublié de leurs recherches de la veille. Elles
semblaient si loin et si futiles, après ces événements...
— On s’est à peine éloignées du bureau, poursuivit Penn.
Du coin de l’œil, j’ai vu un énorme éclat lumineux. J’ai lu
des articles décrivant la combustion spontanée, mais là,
c’était...
Les trois autres illes étaient penchées vers elle. Le récit de
Penn avait vraiment de quoi faire la une des journaux.
— Quelque chose a bien dû le déclencher, cet incendie, dit
Luce en imaginant le bureau de Mlle Sophia. Je pensais
qu’il n’y avait personne d’autre à la bibliothèque...
Penn secoua la tête.
— Il n’y avait personne d’autre. Selon Mlle Sophia, il a dû y
avoir un court-circuit. Quoi qu’il en soit, le feu avait de quoi
s’alimenter. Tous les papiers ont brûlé, dit-elle avec un
claquement de doigts.
— Mais elle va bien ? s’enquit Luce en tripotant le bas de
sa chemise.
— Elle est traumatisée, mais ça va, répondit Penn. Les jets
d’eau ont ini par se déclencher, beaucoup de documents
ont été détruits. Quand on lui a annoncé ce qui était arrivé
à Todd, elle était tellement sonnée qu’elle avait l’air de ne
pas comprendre.
— On est peut-être tous trop choqués pour se rendre
compte, intervint Luce.
Cette fois, Gabbe et Arriane hochèrent la tête.
— Est-ce que… les parents de Todd sont au courant ?
reprit-elle, se demandant comment diable elle allait
expliquer tout ça aux siens.
Elle les imaginait en train de remplir des formulaires, à la
réception. Voudraient-ils la voir ? Feraient-ils un lien entre
la mort de Todd et celle de Trevor ? Et lui attribueraient-ils
la responsabilité de ces deux drames horribles ?
— J’ai entendu Randy parler au téléphone avec les parents
de Todd, rapporta Penn. Je crois qu’ils veulent porter
plainte. Son corps va être envoyé en Floride dans la
journée.
— C’était tout ? Luce en eut la gorge serrée.
— Jeudi, Sword & ; Cross organise une cérémonie du
souvenir à sa mémoire, dit Gabbe. Daniel et moi allons
participer à son organisation.
— Daniel ? répéta Luce malgré elle.
Elle observa Gabbe et, malgré son chagrin, ne put se
départir de sa première impression : cette ille n’était
qu’une séductrice blonde aux lèvres roses.
— C’est lui qui vous a trouvés tous les deux, hier soir,
expliqua Gabbe. Il t’a portée de la bibliothèque au bureau
au Randy.
Daniel l’avait portée ? Il l’avait... prise dans ses bras ? Son
rêve lui revint, puis son impression de voler, non, de
lotter la submergea. Elle se sentait mal, clouée à ce lit. elle
mourait d’envie de retrouver ce ciel, cette pluie, sa bouche,
ses dents, sa langue mêlée à la sienne... Elle avait chaud, à
cause du désir, et de l’impossibilité cruelle de l’assouvir.
Ces superbes ailes aveuglantes n’étaient pas les seuls
éléments Fantastiques de son rêve. Le Daniel de la vraie
vie ne la porterait que jusqu’à l’in irmerie. Il ne voudrait
pas d’elle, ne la prendrait pas dans ses bras, pas comme
ça...
— Hé, Luce, tu te sens bien ? demanda Penn.
Elle éventa les joues empourprées de Luce à l’aide de son
ombrelle de cocktail.
— Ça va…
Luce ne parvenait pas à chasser ces ailes de son esprit, à
oublier les sensations de son visage penché sur le sien.
— Je ne suis pas complètement remise.
Gabbe lui tapota la main.
— Quand on a su, pour toi, on a convaincu Randy de nous
laisser venir à ton chevet, expliqua-t-elle en levant les yeux
au ciel. On ne voulait pas que tu sois toute seule à ton
réveil.
Quelqu’un frappa à la porte. Luce s’attendait à découvrir le
visage anxieux de ses parents, mais personne n’entra.
Gabbe se leva et regarda Arriane, qui ne broncha pas.
— Restez là. Je m’en occupe. Luce n’en revenait toujours
pas de ce qu’elles lui avaient révélé sur Daniel. Même si
cela n’avait pas de sens, elle souhaitait qu’il soit derrière la
porte.
— Comment va-t-elle ? chuchota une voix. C’était lui !
Gabbe lui répondit dans un murmure.
— C’est quoi, cet attroupement ? gronda Randy, dans le
couloir.
Le cœur serré, Luce comprit que les visites étaient
terminées.
— Bande d’escrocs ! Celui qui m’a persuadé de vous
laisser venir sera collé. Non, Grigori, je n’accepte pas les
leurs en guise de pot-de-vin. Allez ! Tout le monde dans le
minibus !
Chère Luce,
Puisque ton quart d’heure de téléphone est ridicule (Fais une
demande de temps supplémentaire. C’est trop injuste !), je
vais la jouer à l’ancienne et me lancer dans la
correspondance. Tu y découvriras les détails de tout ce qui
m’est arrivé au cours des deux dernières semaines. Que cela
te plaise ou non…