Damnes-01

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Au Commencement

Helson, Grande-Bretagne Septembre 1854

Vers minuit, ses yeux prirent en in forme. Un regard félin,


à la fois déterminé et hésitant, troublant. Oui, ils étaient
parfaits, ces yeux-là : étirés vers le front, élégant et délicat,
sous la cascade sombre de ses cheveux.
Il tint la feuille à bout de bras pour juger de ses progrès.
Ce n’était pas évident de dessiner sans modèle, mais, de
toute façon, il était incapable de travailler quand elle était
là. Depuis qu’il était arrivé de Londres… Non, depuis leur
première rencontre, il devait sans cesse veiller à la
maintenir à distance.
Elle venait le trouver chaque jour, désormais, et, chaque
jour, c’était plus difficile.
Voilà pourquoi il partait le lendemain matin pour l’Inde ou
pour les Amériques. Oui, peu lui importait la destination :
ou qu’il aille, ce serait plus facile que d’être ici.
Il se pencha de nouveaux sur son dessin en soupirant. Il se
servit de son pouce pour parfaire la lèvre inférieure
boudeuse et charnue qu’il avait tracée au fusain. Ce papier
sans vie, cruel imposteur, était pourtant le seul moyen de
l’emmener avec lui.
Puis, en se redressant dans le fauteuil en cuir de la
bibliothèque, il le sentit. Ce souffle tiède sur sa nuque.
Elle.
Sa simple proximité lui procurait la plus étrange des
sensations, comme la chaleur des braises au moment ou
elles tombent en cendres dans le foyer d’une cheminée. Il
n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’elle était
là. Il cacha le portrait dans le carnet posé sur ses genoux.
Hélas ! Il lui était impossible d’échapper à la jeune fille.
Il regarda vers le divan ivoire, à l’autre extrémité du salon.
Quelques heures plus tôt, elle était apparue sans crier
gare, dans une robe de soie rose, après les autres invités,
pour applaudir la ille ainée de leur hôte, qui avait joué un
superbe morceau au clavecin. Il jeta un coup d’œil au fond
de la pièce, qui donnait sur la terrasse ou, la veille, elle
s’était faufilée jusqu’à lui, un bouquet de pivoines sauvages
blanches à la main. Elle croyait toujours que son attirance
pour lui était innocente, que leurs rendez-vous fréquents
sous la tonnelle n’étaient que de simples et heureuses…
coïncidences. Quelle naïveté ! Mais il ne la contredirait pas,
car il devait garder le secret.
Abandonnant ses dessins sur le fauteuil en cuir, il se leva
et it volte-face. Elle se tenait contre le rideau de velours
rubis, vêtue de sa robe de chambre blanche toute simple.
Ses cheveux noirs s’étaient échappés de sa tresse. Les
joues empourprées, elle af ichait cette expression ardente
qu’il avait si souvent dessinée. Etait-elle fâchée ? Gênée ? Il
brulait de le savoir, mais il ne pouvait pas se permettre de
poser la question.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Pourquoi cette hargne ? Il regretta aussitôt sa brusquerie.
Comment pouvait-elle comprendre ?
— Je… Je n’arrive pas à dormir, bredouilla-t-elle en
s’approchant du fauteuil, près de la cheminée. J’ai vu de la
lumière dans ta chambre, et puis… (Elle se tut et baissa les
yeux.)… Ta malle devant la porte. Tu t’en vas ?
— J’allais t’en parler…
Il s’interrompit. Pourquoi mentir ? Il n’avait jamais eu
l’intention de lui faire part de ses projets, cela n’aurait fait
qu’empirer la situation. Il avait déjà laissé les choses aller
trop loin, et il espérait que, cette fois, ce serait différent.
Elle posa les yeux sur le carnet d’esquisses.
— Tu étais entrain de me dessiner ?
Sa stupeur lui rappela combien leur incompréhension était
profonde. Malgré tout le temps qu’ils avaient passé
ensemble, au cours des dernières semaines, elle n’avait
même pas saisi ce qui se cachait derrière leur attirance
réciproque.
C’était une bonne chose. En in, Cela valait mieux, Depuis
quelques jours, depuis qu’il avait décidé de partir, il avait
toutes les peines du monde à s’éloigner d’elle. Il lui en
coutait tellement que, dès qu’il se trouvait seul, il ne
pouvait s’empêcher de la dessiner. Les pages de son
carnet étaient remplies de croquis de cous graciles,
d’épaules laiteuses, de cascades de cheveux noirs…
À présent, en regardant son dessin, il n’avait pas honte
d’avoir été pris sur le fait.
C’était pire que cela. Il fut parcouru d’un frisson glacial :
son dessin dévoilait ses sentiments pour la jeune ille, et
cette découverte allait la détruire. Il aurait du se montrer
plus prudent. Ça commençait toujours comme ça.
— Du lait chaud avec une cuillerée de mélasse, murmura-t-
il en restant de dos, avant d’ajouter avec tristesse : Cela
t’aidera à t’endormir.
— Comment le sais-tu ? C’est incroyable, c’est exactement
ce que ma mère me…
— Je sais, coupa-t-il en faisant volte-face.
Son étonnement était légitime. Cependant, il ne pouvait lui
expliquer comment il savait, ni combien de fois il lui avait
fait avaler ce breuvage, par le passé, quand, les ténèbres
venant, il la serrait dans ses bras jusqu’à ce qu’elle
s’assoupisse.
Sa main délicatement posée sur son épaule lui fit un effet si
intense qu’il eut l’impression qu’elle lui brulait la peau. Il
étouffa une plainte. Dans cette vie là, ils ne s’étaient pas
encore touchés, et le premier contact lui coupait toujours
le souffle.
— Réponds-moi, chuchota-t-elle. Tu t’en vas ?
— Oui.
— Alors emmène-moi avec toi ! s’exclama-t-elle.
Comme il s’y attendait, il constata qu’elle retenait son
souf le, regrettant déjà de n’avoir pu retenir sa supplique.
Il vit ses émotions dé iler dans ses yeux : elle se sentirait
fougueuse, puis perplexe, et en in honteuse de sa propre
audace. Elle réagissait toujours ainsi et, trop souvent, il
avait commis l’erreur de la réconforter aussitôt.
— Non, murmura-t-il, en se rappelant… se rappelant
toujours… Je prends le bateau demain. Si tu tiens un peu à
moi, ne prononce plus un mot.
— Si je tiens à toi, répéta-t-elle, presque pour elle même.
Mais, je… Je t’aim…
— Non.
— Il faut que je le dise. Je… Je t’aime, j’en suis certaine, et si
tu pars…
— Si je pars, c’est pour te sauver la vie, énonça-t-il
lentement, en cherchant à atteindre en elle de très
lointains souvenirs. Existaient-t-ils encore, même
profondément enfouis ? Il y a des choses qui comptent
plus que l’amour.
Même si tu ne comprends pas, tu dois me faire confiance.
Elle plongea ses yeux dans les siens, s’écarta de lui et
croisa les bras. Ça aussi, c’était de sa faute. Il avait le don
de faire ressortir le coté dédaigneux de la jeune ille,
quand il la prenait de haut.
— Tu penses vraiment qu’il ya des choses qui comptent
plus que l’amour ? lança-t-elle en prenant ses mains pour
les attirer vers son cœur.
Ah, si seulement il avait pu être à sa place et ne pas savoir
ce qu’il se passait ! Ou au moins être plus fort et capable
de la repousser. S’il ne l’arrêtait pas, elle continuerait, et le
passé ne cesserait de se répéter, les torturant de plus
belle, encore et encore.
En sentant la chaleur familière de sa peau, il renversa la
tête en arrière et gémit. Il s’efforça d’ignorer à quel point
elle était proche de lui, d’ignorer la douceur de ses lèvres
sur les siennes, et combien cette in annoncée l’emplissait
d’amertume. Mais ses doigts étaient si délicats… Sous la
ine robe de coton, il percevait les battements effrénés de
son cœur.
Elle avait raison. Il n’y avait rien de mieux que l’amour. Il
n’y avait jamais rien eu de mieux. Il allait céder et la
prendre dans ses bras quand il décela une lueur étrange
dans le regard de la jeune ille. Elle semblait avoir vu un
fantôme.
Ce fut elle qui s’écarta en portant une main à son front.
— J’ai une sensation étrange, murmura-t-elle.
Non… Etait-il déjà trop tard ?
Ses yeux se plissèrent comme sur le dessin, et elle revint
vers lui, les mains sur son torse, lèvres offertes.
— Tu va me prendre pour une folle, mais je jurerais que
j’ai déjà vécu…
Il était donc trop tard. Il leva les yeux et frémit en sentant
tomber les ténèbres. Il saisit alors sa dernière chance de
l’enlacer, de la serrer aussi fort qu’il pouvait, ce dont il
mourait d’envie depuis des semaines.
Dès que leurs lèvres se trouvèrent, ils furent tous deux
réduit à l’impuissance. Le parfum de chèvrefeuille de la
jeune ille l’enivrait. Plus elle se lovait contre lui, plus ses
entrailles se nouaient d’émotion. C’était une véritable
torture. Sa langue chercha la sienne. Le feu qui brulait
entre eux s’intensi iait à chaque baiser. Pourtant, rien de
tout cela n’était nouveau…
Soudain, la pièce se mit à trembler. Autour d’eux apparut
un halo.
Elle ne se rendait compte de rien. Plus rien n’existait que
leur étreinte.
Lui seul avait conscience de ce qui allait se produire,
quelles sombres créatures s’apprêtaient à fondre sur eux.
Une fois encore, il le savait, il était incapable de modi ier le
cours de leur vie…
Les ombres tournoyaient juste au-dessus de leur tête, si
près qu’il se demanda si la jeune ille entendait ce qu’elles
murmuraient. Il regarda un nuage lotter devant son
visage. L’espace d’un instant, il décela une lueur dans son
regard.
Puis il n’y eut plus rien, rien du tout.
1. De parfaits inconnus

Avec dix minutes de retard, Luce déboula dans le hall de


Sword & Cross, son nouveau pensionnat. Sous les lampes
luorescentes, un baraqué au teint rougeaud donnait des
consignes aux nouveaux arrivants, un bloc-notes coincé
sous son gros bras musclé.
« Je suis déjà à la traine », songea la jeune fille.
— Alors c’est compris ? Ici, il y a trois points essentiels :
médocs, dodo et rouges ! aboya-t-il à trois élèves qui
tournaient le dos à Luce. Si vous les respectez, tout se
passera bien.
Luce se fau ila vivement derrière le trio. Mille questions se
bousculaient dans sa tête : Avait-elle rempli correctement
la montagne de formulaires ? Ce surveillant au crâne
chauve était-il un homme ou une femme ? Quelqu’un allait-
il l’aider à porter son énorme sac de voyage ? Ses parents
se débarrasseraient-ils de sa Plymouth Fury adorée dès
leur retour à la maison ? Tout l’été, ils avaient menacé de
vendre sa voiture. Ils disposaient désormais d’un
argument implacable, même pour Luce : dans sa nouvelle
école, en in, son centre de réinsertion, pour être plus
précis, les élèves n’étaient pas autorisés à avoir leur
voiture.
La jeune fille ne se faisait pas à cette appellation.
— Euh, excusez-moi… Vous pourriez répéter, s’il vous
plait ? demanda-t-elle au surveillant, vous avez dit quoi,
déjà les médocs… ?
— Tiens, tiens ! Regardez un peu ce que le bon vent nous
amène ! railla le surveillant, avant de répéter lentement :
les médocs. Si vous faites partie des élèves sous traitement,
c’est ce dont vous avez besoin pour rester sain d’esprit,
vivant, enfin, qu’est-ce que j’en sais, moi !
« C’est une femme », conclut Luce en l’observant de plus
en plus près. Aucun homme ne serait assez vache pour
balancer ça d’un ton aussi mielleux.
— D’accord, répondit la jeune ille. L’estomac noué. Les
médocs.
Cela faisait quelque année qu’elle les avait arrêtés. Après
l’accident de l’été précédent, le Dr Sanford, son spécialiste
à Hopkinton, avait envisagé de lui faire reprendre son
traitement. C’est à cause de lui que ses parents
l’envoyaient dans ce pensionnat du New Hampshire, si loin
de chez elle. Luce avait ini par convaincre le médecin
qu’elle était quasiment stable, mais il lui avait fallu un mois
de psychanalyse supplémentaire pour éviter d’avoir à
ingurgiter ces antipsychotiques immondes.
Voilà pourquoi elle commençait sa dernière année de lycée
un mois après la rentrée scolaire. Ce n’était déjà pas facile
d’être nouvelle… Luce appréhendait de débarquer dans
une classe ou tout le monde se connaissait. Cependant, à
en juger par le comité d’accueil, elle n’était pas le seule à
arriver ce jour-là.
Elle jeta un coup d’œil discret aux trois élèves qui
l’entouraient. À Dover Prep, son ancien lycée, la visite
organisée du premiers jour lui avait permis de rencontrer
Callie, sa meilleure amie. Sur un campus ou presque tous
les autres jeunes avaient grandi ensemble, leur statut de
nouvelles aurait suf i pour qu’elles sympathisent, or elles
s’étaient en plus découvert une passion commune pour
certains vieux ilms, surtout ceux de l’acteur Albert Finney.
En regardant « Voyage à deux » ; elles avaient compris
qu’elles étaient aussi incapable l’une que l’autre de
préparer un sachet de pop-corn sans déclencher l’alarme
d’incendie. Ensuite, Callie et Luce ne s’étaient plus
quittées… jusqu’à ce qu’elles y soient obligées.
Dans le hall, Luce était en compagnie de deux garçons et
une ille. Celle-ci n’avait rien de mystérieux : blonde,
mignonne comme une pub pour Neutrogena, les ongles
manucurés, vernis d’un rose pastel assorti à son classeur
en plastique.
— Moi, c’est Gabbe, fit-elle d’une voix trainante.
Elle af icher un large sourire qui disparut avant même que
Luce puisse se présenter à son tour. Cette indifférence
évoquait davantage les illes de Dover Prep, version
« sud », que les pensionnaires que Luce s’attendait à
croiser en ce lieu. Etait-ce rassurant ou inquiétant ?
Dif icile à dire. Et que fabriquait une ille de ce genre dans
un centre de réinsertion ?
À la droite de Luce se tenait un brun aux cheveux courts et
aux yeux marron, le nez parsemé de taches de rousseur. À
sa façon d’éviter son regard et de triturer une petite peau
de son pouce, elle eut l’impression que, comme elle, il n’en
revenait toujours pas d’être là, et qu’il était mal à l’aise.
Le garçon qui se trouvait à sa gauche, en revanche,
correspondait trop bien à l’image que Luce se faisait de ce
pensionnat : élancé, les cheveux noirs et des lèvres
charnues étaient d’un rose à faire pâmer la plupart des
illes. Il portait un sac de DJ en bandoulière. Sur sa nuque,
un soleil tatoué dépassait de son T-shirt noir. Il semblait
presque luire sur sa peau claire.
Contrairement aux deux autres, il soutint le regard de
Luce, de ses yeux expressifs et chaleureux, malgré ses
lèvres pincées. Immobile, il la dévisagea un long moment,
au point que Luce se sentit clouée sur place, elle aussi, le
souf le court, face à ce regard si intense, si attirant… et un
peu désarmant, aussi.
D’un raclement de gorge éloquent, la surveillante mit in à
cette contemplation proche de la fascination. Luce
s’empourpra et fit mine de se gratter la tête.
— Ceux d’entre vous qui savent comment ça se passe sont
libres de partir après avoir déposé leurs objets dangereux
annonça-t-elle.
Elle indiqua un grand carton posé sous une pancarte
précisant en grosses lettres noirs : OBJETS INTERDITS
DANS L’ETABLISSEMENT.
— Et quand je dis « libres », Todd…
Sa main s’abattit sur l’épaule sur garçon aux taches de
rousseur, qui sursauta.
— … J’entends par là qu’ils doivent se rendre au gymnase
pour rencontrer leur tuteur. Quant à vous (elle désignait
Luce), vous déposer vos objets interdits et vous restez
avec moi.
D’un pas trainant, les quatre jeunes gens se dirigèrent vers
le carton. Médusés, Luce regarda les autres vider leurs
poches. La ille dégaina un couteau suisse rose de presque
dix centimètres de long. Le type aux yeux verts se départit
à regret d’une bombe de peinture et d’un cutter. Même
l’infortuné Todd dut renoncer à plusieurs pochettes
d’allumettes et un petit flacon d’essence à briquet. Luce eut
presque honte de ne dissimuler aucun objet dangereux.
Mais en voyant ses camarades sortir leurs portables pour
les placer dans le carton, elle sentit sa gorge se serrer.
Elle se pencha pour examiner de plus près la liste des
OBJETS INTERDITS DANS L’ETABLISSEMENT : les
téléphones portables, pagers et autres appareils de
communication radio étaient strictement prohibés. En plus
de la voiture, cela faisait beaucoup ! Dans sa poche, sa
main moite se referma sur son portable, son unique lien
avec le monde extérieur. Face à sa mine décon ite, la
surveillante lui donna quelques tapes sur la joue.
— N’aller pas tomber dans les pommes, petite. Je ne suis
pas assez bien payée pour réanimer les élèves ! De toute
façon, vous avez droit à un appel par semaine, dans le hall
principal.
Un seul appel… par semaine ? Mais…
Un ultime coup d’œil à son téléphone l’informa qu’elle
avait reçu deux nouveaux messages. Ses deux derniers
SMS ? C’était impossible ! Le premier venait de Callie :
Appelle-moi vite ! J’attendrai toute la soirée près du
téléphone. Je veux tout savoir ! Et n’oublie pas le mantra que
je t’ai appris. Tu t’en remettras ! Au fait, je crois que tout le
monde a oublié…
C’était bien Callie, ça ! Elle était tellement bavarde que
seules les trois premières lignes de son message étaient
lisibles. Ce fut presque un soulagement. Si c’était pour lire
que ses anciens copains de lycée avaient déjà oublié ce qui
lui était arrivé, et ce qu’elle avait fait pour se retrouver là…
Elle soupira et passa au message suivant. Il venait de sa
mère, qui maitrisait depuis peu l’art du SMS. Sans doute
ignorait-elle que sa ille n’avait droit qu’à un seul appel par
semaine. Sinon, elle ne l’aurait pas abandonnée dans ce
trou, non ?
On pense à toi tout le temps. Sois sage et essaie de manger
assez de protéines.
On se parle bientôt. Bisous. M et P.
En in de compte, ses parents devaient être au courant.
Pour quelle raison auraient-ils eu l’air si soucieux,
lorsqu’elle leur avait fait ses adieux, à la grille, ce matin,
son sac à la main ? Au petit déjeuner, Luce avait lancé sur
le ton de la plaisanterie qu’elle allait en in perdre ce
maudit accent de Nouvelle-Angleterre qu’elle avait pris à
Dover, mais ses parents n’avaient même pas esquissé un
sourire. Sur le moment, elle en avait conclu qu’ils lui en
voulaient encore. Ils n’étaient pas du genre à hausser le
ton. Quand Luce dépassait vraiment les bornes, ils se
contentaient d’un silence pesant. Voilà qui expliquait leur
étrange comportement du matin : ils souffraient déjà des
trop rares contacts à venir avec leur fille unique.
— On attend encore quelqu’un ! lança la surveillante. Je me
demande bien qui !
Luce focalisa de nouveaux son attention sur la boite aux
objets interdits, qui débordait maintenant d’ustensiles de
contrebande qu’elle ne reconnaissait même pas. Le regard
vert du garçon aux cheveux noirs était rivé sur elle.
Enlevant la tête, elle se rendit compte que tous les autres la
fixaient également.
C’était son tour. Elle ferma les yeux et lâcha à regret son
téléphone portable, qui tomba avec un bruit sourd et
morne sur le dessus de la pile. Le bruit de la solitude
absolue.
Todd et Gabbe, la ille robot, se dirigèrent vers la porte
sans un regard pour Luce, tandis que l’autre garçon se
tournait vers la surveillante.
— Je peux la mettre au courant, si vous voulez, suggéra-t-il
en désignant Luce.
— Ça ne fait pas partie de notre accord, répondit
machinalement la surveillante, comme si elle s’attendait à
cette proposition. Tu es redevenu un nouvel élève. À ce
titre tu es soumis aux restrictions imposée aux nouveaux.
Tu reviens à la case départ, quoi. Si ça ne te plait pas, il
fallait réfléchir avant de bousiller ta mise à l’épreuve.
Le garçon demeura immobile, sans expression, tandis que
la femme entrainait Luce vers l’extrémité d’un couloir aux
murs jaunis. En entendant parler de « mise à l’épreuve », la
jeune fille avait tiqué.
— Suis-moi, dit l’employée comme s’il ne s’était rien passé.
Ça, c’est la partie dodo.
Elle désigna la fenêtre à l’ouest qui donnait sur un
bâtiment gris. Todd et Gabbe les rejoignirent d’un pas
trainant. Le troisième les suivait lentement, comme s’il ne
voulait surtout pas les rattraper.
Le bâtiment du dortoir était un énorme cube massif, dont
l’imposante porte à double battant ne laissait rien deviner
de ce qui se cachait derrière. Sur un gros bloc de pierre
dressé au milieu d’une pelouse pelée était gravé : « dortoir
Pauline ». Luce se rappela ce qu’elle avait lu sur le site
internet de l’établissement. En ce matin morne et brumeux,
c’était encore plus moche que sur la photo en noir et
blanc.
Même de loin, la jeune ille décelait la moisissure noire qui
rongeait la façade. Il y avait des barreaux à toutes les
fenêtres et – elle plissa les yeux-était-ce bien du il barbelé
qui surmontait la clôture, autour du bâtiment ?
La surveillante consulta un tableau, puis feuilleta le dossier
de Luce.
— Chambre 63. Laisse ton bagage dans mon bureau, avec
les autres, pour le moment. Tu déballeras tes affaires cet
après midi.
Luce traina son sac rouge vers trois malles noires
quelconques. D’un geste machinal, elle chercha son
téléphone portable, dans lequel elle notait en générale les
choses dont elle devait se souvenir. Trouvant sa poche
vide, elle soupira et grava le numéro de numéro de sa
chambre dans sa mémoire.
Pourquoi ne pouvait-elle pas simplement vivre chez ses
parents ? Leur maison de Thunderbolt se trouvait à moins
d’une heure de Sword & Cross. C’était si bon d’être chez
elle, à Savannah, ou, comme le disait souvent sa mère,
même le vent était paresseux… le rythme indolent de la
Géorgie convenait mieux à Luce que la vie en Nouvelle-
Angleterre.
Hélas ! Il ne régnait pas la même atmosphère à Sword &
Cross qu’à Savannah.
En fait, ce lieu sans vie, sans couleur, ou un tribunal l’avait
envoyée de force, ne ressemblait à nulle part.
L’autre jour, elle avait entendu son père discuter avec le
directeur, au téléphone. Il hochait la tête tel un professeur
de biologie perplexe : « oui, il serait peut-être préférable
qu’elle soit sous surveillance permanente. Non, non, nous
ne voulons en aucun cas intervenir dans votre
organisation. »
De toute évidence, il ignorait que sa ille unique serait
surveillée comme dans le quartier de haute sécurité d’une
prison.
— Au fait, tout à l’heure, vous avez parlé des… rouges.
C’est quoi, au juste ?
demanda Luce à la surveillante, à l’issue de la visite des
lieux.
— Les rouges, c’est ça, répondit l’employée en désignant
un petit boitier au plafond, avec un objectif doté d’une
lampe rouge clignotante.
Luce n’avait jamais rien vu de tel, mais elle se rendit vite
compte qu’il y en avait partout.
— Des caméras ?
— Bravo ! railla la surveillante avec condescendance. On
les met bien en évidence pour que vous ne risquiez pas de
les oublier. À tout moment, on vous observe, ou que vous
soyez. Alors pas de conneries ! C’est dans votre intérêt.
Plus on s’adressait a Luce comme si elle était une
psychopathe, plus elle était portée à croire qu’ils avaient
raison.
Que se soit dans ses rêves ou les rares fois ou ses parents
l’avaient laissée seule, ses souvenirs étaient venus la
hanter tout l’été durant, il s’était passé quelque chose,
dans cette cabane, et tout le monde voulait savoir quoi, y
compris Luce. La police, le juge, l’assistante sociale avaient
essayé de lui tirer les vers du nez. Hélas ! Elle n’en savait
pas plus qu’eux. Elle avait passé une bonne soirée avec
Trevor, à lui courir après parmi les bungalows, au bord du
lac, à l’écart du groupe.
Comment expliquer que ce fut l’une des plus belles soirées
de sa vie, jusqu’à ce qu’elle vire au cauchemar ?
Mille fois, elle avait revu ces moments dans sa tête,
entendu le rire de Trevor, senti ses mains sur ses hanches,
en quête d’une information de ce que lui disait son instinct,
elle était innocente.
Mais voilà que le règlement de Sword & Cross allait à
l’encontre de cet instinct, suggérant au contraire qu’elle
était dangereuse et qu’il fallait la surveiller.
Luce sentit une main ferme se poser sur son épaule.
— Ecoute, it la surveillante, si ça peut te rassurer, tu es
loin d’être le pire des cas qu’on ait ici.
C’était son premier geste humain. Sans doute cherchait-elle
sincèrement à la rassurer. Mais quand même… On l’avait
envoyée ici à cause de la mort suspecte du garçon dont
elle était folle amoureuse, et elle n’était pas « le pire cas » ?
De quel genre de cas s’occupait-on donc, à Sword &
Cross ?
— Bon, la visite est terminée ! annonça la surveillante. Tu
te débrouilles toute seule, maintenant. Voilà un plan de
l’établissement, si tu cherche quelque chose.
Elle remit à Luce la photocopie d’un croquis grossier
dessiné à la main, puis elle consulta sa montre.
— Ton premier cours est dans une heure. Moi, j’ai mon
feuilleton dans cinq minutes, alors… (Elle la chassa d’un
geste.) Joue-la pro il bas, et n’oublie pas : les rouges te
surveillent, conclut-elle en lui montrant une caméra.
Avant que Luce puisse lui répondre, une brune
maigrichonne surgit et agita ses longs doigts devant le
visage de la jeune fille.
— Ouuuh ! it-elle d’une voix fantomatique. Les rouges te
surveillent…
— Dégage, Arriane, ou je te fais lobotomiser ! lança la
surveillante.
Son sourire furtif, mais sincère – le premier-indiquait
toutefois qu’elle avait pour cette cinglée une affection
bourrue.
Il était tout aussi manifeste que ce n’était pas réciproque.
Arriane lui adressa un signe obscène, puis ixa Luce, la
mettant au défi de s’offusquer.
— Rien que pour ça, décréta la surveillante en griffonnant
furieusement dans son calepin, tu vas servir de guide à
Little Miss Sunshine, aujourd’hui.
Elle désigna Luce, qui n’était pas pour ainsi dire radieuse,
avec son jean noir, ses bottes noires et son haut noir. À la
rubrique « code vestimentaire », le site internet de Sword
& Cross af irmait avec enthousiasme que, tant qu’ils se
comportaient bien, les élèves étaient libres de s’habiller à
leur guise, à condition que leur tenue soit décente et de
couleur noire. Un semblant de liberté.
Le haut trop grand à col rond que sa mère lui avait
imposé, ce matin-là, ne lattait guère les courbes de Luce.
Elle avait même perdu son meilleur atout : son abondante
chevelure noire, qui lui arrivait avant à la taille. L’incendie
de la cabane lui avait brulé le cuir chevelu, ne lui laissant
que quelques touffes éparses. Après le long trajet de
retour depuis Dover, sa mère avait planté Luce dans la
baignoire et saisi le rasoir électrique de son père pour lui
raser le crane sans un mot. Au cours de l’été, ses cheveux
avaient un peu repoussé. Ses boucles naguère si belles
formaient des espèces de tortillons assez disgracieux qui
lui arrivaient sous les oreilles.
Arriane la toisa en tapotant ses lèvres pales de son index.
— Parfait, déclara-t-elle en s’avançant pour prendre Luce
par le bras. Je me disais justement que j’avais besoin d’un
nouvelle esclave.
La porte du hall s’ouvrit. Le garçon élancé aux yeux verts
apparut.
— On n’hésite pas à te fouiller au corps. Ici, déclara-t-il en
secouant la tête.
Alors si tu planques d’autres « articles dangereux » (il leva
les yeux au ciel et jeta une poignée d’objet non identi iés
dans la boite), laisse tomber.
Derrière Luce, Arriane rit sous cape. Le garçon se
redressa promptement. En remarquant Arriane, il ouvrit la
bouche, puis la referma, comme s’il ne savait pas très bien
quoi faire.
— Salut, Arriane, lâcha-t-il d’un ton neutre.
— Salut Cam, répondit-elle.
— Tu le connais ? chuchota Luce.
Y avait-il des bandes dans les centres de réinsertion,
comme à Dover ?
— Je préférerais l’oublier, précisa Arriane en entrainant
Luce à l’extérieur, dans le matin gris et humide.
À l’arrière de la bâtisse principale, une allée miteuse
bordait une pelouse mal entretenue. L’herbe était si haute
qu’on aurait dit un champ en friche et non le terrain de
sport d’un lycée. Pourtant, il y avait bien un vieux panneau
d’affichage délavé et des gradins en bois.
Au-delà se dressaient quatre bâtiments austères
l’immeuble dortoir en parpaings, à l’extrême gauche, une
énorme église, vieille et laide, à droite, et, au milieu, deux
autres structures, qui abritaient sans doute les salles de
cours.
C’était tout. L’univers de Luce se réduisait désormais au
triste spectacle qu’elle avait sous les yeux.
Arriane quitta rapidement l’allée pour s’engager sur le
terrain et guider Luce au sommet des vieux gradins en
bois.
À Dover Prep, le stade était le repaire des athlètes qui
s’entrainaient, de sorte que Luce évitait d’y trainer. Ce
terrain désert, avec ses cages rouillées, délabrées,
dégageait une tout autre atmosphère. Luce ne savait pas
qu’en penser. Trois vautours volaient au-dessus d’elles et
un vent lugubre balayait les branches nues des chênes.
Luce releva son col rond sur son menton.
— Bon, lança Arriane. Tu as fait la connaissance de Randy.
— Je croyais qu’il s’appelait Cam…
— Non, pas lui, rétorqua Arriane. Je parle du bouledogue,
là-bas, à l’intérieur.
Elle désigna le bureau ou elles avaient laissé la surveillante
devant la télévision.
— D’après toi, c’est un mec ou une meuf ?
— Euh… Une meuf ? hasarda Luce, hésitante. C’est un test
ou quoi ?
Arriane esquissa un sourire.
— Le premier d’une longue série. Et tu as gagné. En in, je
crois. Au bahut, il ya un débat permanent pour savoir si les
profs sont des mecs ou des meufs. T’en fais pas, tu vas t’y
mettre, toi aussi.
Arriane plaisantait, sans doute. Auquel cas, pas de
problème. Mais c’est tellement différent de Dover… Dans
son ancien lycée, de futurs sénateurs à cravate et aux
cheveux plaqués en arrière se mouvaient avec grâce dans
les couloirs, dans ce silence feutré que l’argent semblait
imposer.
Souvent, les élèves de Dover regardaient Luce comme s’ils
craignaient de la voir tacher les murs blancs de ses doigts
sales. Elle tenta d’imaginer Arriane là-bas : assise sur les
gradins, à lancer une vanne salace avec sa gouaille. Qu’en
penserait Callie ? On ne croisait personne dans son genre,
à Dover.
— Allez, crache le morceau, ordonna Arriane en s’asseyant
sur le banc supérieur. Qu’est-ce que tu as fait pour te
retrouver ici ?
Malgré le ton enjoué d’Arriane, Luce eut soudain besoin de
s’asseoir. C’était ridicule, mais elle s’attendait presque à
surmonter cette première journée sans que le passé
ressurgisse et vienne à bout de son calme apparent, si
précaire.
Mais il était normal que les gens veuillent savoir, après
tout.
Comme chaque fois qu’elle tentait de se remémorer cette
soirée funeste, le sang lui battit aux tempes. Jamais elle ne
surmonterait son sentiment de culpabilité à cause de ce
qui était arrivé à Trevor. Cependant, elle faisait de son
mieux pour ne pas se laisser engloutir par les ombres, les
seuls détails de l’accident dont elle se souvenait. Ces
choses sombres et indé inissables qu’elle ne pourrait
jamais raconter à personne.
En fait, elle avait commencé à parler à Trevor de la
présence étrange qu’elle avait ressentie, ce jour-là, de ces
formes tordues au-dessus de leurs têtes, qui menaçaient
de gâcher cette soirée parfaite. Naturellement, il était déjà
trop tard. Trevor était parti, le corps brulé au point d’être
méconnaissable, et Luce était-elle coupable ?
Nul n’était au courant de ces formes étranges qu’elle
distinguait parfois dans le noir, et qui venaient la
tourmenter. Ces ombres allaient et venaient depuis si
longtemps que Luce ne se rappelait pas la première fois
qu’elle les avait senties. Elle se souvenait en revanche de la
première fois ou elle avait compris que tout le monde ne
les voyait pas. Enfin, qu’elle était la seule à les voir…
Quand elle avait sept ans, mors de vacances en famille à
Hilton Head, ses parents l’avaient emmenée faire un tour
en bateau. Au coucher du soleil, les ombres avaient surgie
au-dessus des eaux. Luce s’était alors tournée vers son
père en disent :
— Qu’est-ce que tu fais, toi, quand ils viennent, papa ?
Pourquoi tu n’as pas peur des monstres ?
« Il n’y a pas de monstres », lui avaient assuré ses parents.
Mais l’obsession de Luce pour ces présences sombres et
loues lui avait valu plusieurs rendez-vous chez l’ophtalmo,
puis une paire de lunettes, et des consultations chez l’ORL,
après qu’elle eut commis l’erreur de décrire le son rauque
que celles-ci produisaient parfois. Et en in, elle avait eu
droit à une thérapie, suivie d’une autre thérapie, qui
s’étaient conclues par un traitement aux antipsychotiques.
Hélas ! Rien de tout cela n’avait réussi à chasser les
ombres.
À l’âge de quatorze ans, Luce avait refusé de prendre ses
médicaments. Ses parents avaient trouvé le Dr Sanford et
le lycée de Dover, pas loin de chez lui. Ils avaient pris
l’avion pour le New Hampshire. Dans une voiture de
location, ils avaient remonté une longue allée en courbe
vers un manoir perché au sommet d’une colline du nom de
Shady Hollows. Ses parents l’avaient plantée devant un
homme en blouse blanche en lui demandant si elle avait
encore ses « visions ».
Ils avaient les mains moites, la mine soucieuse, tant ils
redoutaient que quelque chose cloche vraiment chez leur
fille.
Personne ne l’avait informée que si elle ne racontait pas au
Dr Sanford ce qu’ils voulaient tous qu’elle dise, elle
reviendrait souvent à Shady Hollows. Grace à des
mensonges et à un comportement normal, elle était
parvenue à entrer au lycée de Dover et ne devait rendre
visite au Dr Sanford que deux fois par mois.
Dès qu’elle avait eu le droit d’arrêter d’avaler ces
horribles cachets, mais elle ne maitrisait toujours pas ses
visions ni le moment ou elles survenaient. En tout cas, elle
évitait comme la peste les lieux ou les ombres avaient
surgi, par le passé – forets denses, eaux troubles. Elle
savait simplement qu’elles s’accompagnaient en général
d’un froid qui lui glaçait la peau, la plongeant dans un
malaise indicible.
Luce s’assit à califourchon sur un gradin et se massa les
tempes. Si elle voulait survivre à cette journée, il fallait
qu’elle refoule le passé au fond de son esprit.
Elle ne supportait déjà pas de fouiller les souvenirs de
cette soirée toute seule, alors déballer les détails sordides
à cette fille bizarre. Voire détraquée…
Au lieu de répondre, elle regarda Arriane, qui s’était
allongée sur le banc. Ses énormes lunettes noires lui
mangeaient une bonne partie du visage. Sans doute
observait-elle Luce car, au bout d’une seconde, elle se
redressa d’un coup et sourit.
— Coup-moi les cheveux comme toi.
— Quoi ? souffla Luce. Ils sont superbes, tes cheveux.
C’était la vérité. Arriane possédait la longue crinière qui
manquait si désespérément à Luce : d’épaisses boucles
noires illuminées d’un léger re let roux. Luce glissa une
malheureuse mèche derrière son oreille, mais ses cheveux
étaient encore trop courts et retombèrent sur son visage.
— Superbes, ouais, tu l’as dit ! Mais les tiens, ils sont sexy,
tendance, et je veux les mêmes.
— Bon, d’accord, concéda Luce.
Autant prendre ça comme un compliment. Devait-elle se
sentir lattée ou troublée par la façon qu’avait Arriane de
croire qu’elle pouvait obtenir ce qui appartenait à
quelqu’un d’autre ?
— Avec quoi…
— Et voilà !
De son sac, Arriane sortir le couteau suisse rose que
Gabbe avait déposé dans la boite des objets interdis.
— Et alors ? rétorqua-t-elle face à l’étonnement de Luce.
J’ai toujours les mains qui trainent, quand il y a un arrivage
de nouveaux. Cette simple perspective m’aide à passer le
temps, les jours d’ennui, dans cette prison… euh, ce camp
de vacances.
— Tu as passé tout l’été… ici ? demanda Luce, saisie
d’effroi.
— Ah, on voit bien que tu es nouvelle ! Tu t’attends peut-
être à avoir des vacances de printemps. (Elle lança à Luce
le couteau suisse.) Tu ne sortiras pas de ce trou à rats.
Jamais. Allez, coupe-moi ça !
— Et les rouges ? s’enquit Luce en scrutant les alentours,
arme à la main, enquête de caméras de surveillance.
— J’aime pas les chochottes, moi. Alors, tu peux le faire ou
non ?
Luce acquiesça.
— Et ne me dis pas que t’as jamais coupé les cheveux de
personne !
Arriane s’empara de l’objet et sortit la minuscule paire de
ciseaux qu’il recelait, avant de le tendre à Luce.
— Et pas un mot de plus jusqu’à ce que tu me con irmes
que j’ai l’air génial, reprit-elle.
Dans la salle de bains de ses parents transformée en salon
de coiffure de fortune, la mère de Luce avait empoigné les
vestiges de ses longues mèches en un semblant de queue-
de-cheval et avait tout coupé d’un coup sec. Il existait
certainement une façon plus méthodique de procéder
mais, ayant toujours fui les coiffeurs, la jeune ille n’avait
d’expérience en la matière que la solution radicale de sa
mère. Elle prit donc la chevelure d’Arriane dans une main,
l’entoura d’un bracelet élastique qu’elle portait au poignet
et, tenant fermement ses petits ciseaux, elle se mit à
cisailler.
La queue-de-cheval tomba à ses pieds. Arriane retint son
souf le et se retourna vivement pour ramasser ses mèches
et les observer au soleil. Le cœur de Luce se serra. Elle
souffrait encore de la perte de ses propres cheveux et de
ce qu’elle avait perdu avec eux. Arriane se contenta
d’esquisser un sourire. Elle enfouit les doigts dans la
queue-de-cheval et la rangea dans son sac.
— Génial ! commenta-t-elle. Continue.
— Arriane, chuchota Luce malgré elle. Ton cou. Il est tout…
— Plein de cicatrices ? poursuivit Arriane. Tu peux le dire,
tu sais.
De derrière l’oreille gauche jusqu’à la clavicule, la peau de
la jeune ille était meurtrie, marbrée. Luce pensa à Trevor,
à ces photos horribles. Même ses propres parents
n’arrivaient plus à la regarder en face après les avoir vues.
En cet instant, elle avait du mal à affronter cette vision du
cou d’Arriane.
Celle-ci prit la main de Luce et la posa sur sa peau à la fois
chaude et froide, lisse et rugueuse.
— Ça ne me fait pas peur, déclara Arriane. Et toi ?
— Non, répondit Luce.
Si seulement Arriane pouvait ôter sa main pour qu’elle
puisse enlever la sienne, à son tour… Le contact de la peau
de Trevor lui aurait-il fait le même effet ? Son estomac se
serra à cette pensée.
— Tu as la trouille de ce que tu es vraiment. Luce ?
— Non ! répondit-elle trop vite.
Il était évident qu’elle mentait ! elle ferma les yeux. Tout ce
qu’elle attendait de Sword & Cross, c’était un nouveau
départ, un endroit où on ne la regarderait pas comme
Arriane le faisait en cet instant. À la grille du lycée, ce
matin, quand son père lui avait murmuré à l’oreille la
devise de la famille Price – « Un Price ne s’écroule
jamais »-Elle avait cru que ce serait possible. Mais déjà,
Luce se sentait accablée, vulnérable.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? demanda-t-Elle en baissant
les yeux.
— Ecoute, je n’ai pas insisté quand tu as refusé de me
raconter pourquoi tu as été envoyée ici, non ? répondit
Arriane en haussant les sourcils.
Luce hocha la tête. Arriane désigna les petits ciseaux.
— Fais-moi une retouche, derrière, d’accord ? Que se soit
vraiment nickel. Je veux avoir le même look que toi.
Même avec une coupe identique, Arriane ne serait
toujours qu’une version famélique de Luce. Tandis que
celle-ci mettait tout son cœur dans sa première coupe de
cheveux, Arriane lui exposa les subtilités de la vie à Sword
& Cross.
— Ce bâtiment, c’est Augustine. C’est là qu’on organise nos
pseudo-soirées, le mercredi, et qu’on a tous nos cours,
expliqua-t-elle en désignant une bâtisse jaunâtre, située un
peu plus loin, à droite du dortoir.
Augustine avait visiblement été conçue par le même
sadique qui avait imaginé Pauline : une forteresse carrée,
triste, avec les mêmes barreaux. Un brouillard gris un peu
surnaturel enveloppait les murs comme une couverture,
de sorte qu’il était impossible de voir s’il y avait quelqu’un,
là-bas.
— Je te préviens, ajouta Arriane, tu vas détester les cours.
Dans le cas contraire, tu n’as rien d’humain.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont ? s’enquit Luce.
Arriane n’aimait peut-être pas l’école en général. Avec ses
ongles noirs, ses yeux soulignés de noir, et son sac noir qui
s’emblait pouvoir contenir à peine quelques couteaux
suisse, elle n’était pas vraiment du genre première de la
classe.
— Ils n’ont pas d’âme, répondit Arriane. Pire encore, ils te
prennent la tienne. Sur les quatre-vingts élèves, je dirais
qu’il ne reste qu’environ trois âmes. (Elle leva les yeux.) Et
encore…
Voilà qui ne présageait rien de bon. Cependant, c’était un
autre aspect de la réponse d’Arriane qui interpellait Luce :
— Attends, tu veux dire qu’on n’est que quatre-vingts dans
tout le lycée ?

L’été précédant son entrée a Dover, elle s’était plongée


dans la lecture de l’épais annuaire des futurs élèves pour
en graver des détails dans sa mémoire. À Sword & Cross,
elle allait de surprise en surprise. C’est dire si elle était peu
préparée à rejoindre un centre de réinsertion…
Arriane hocha la tête, si bien que Luce coupa
involontairement une mèche qu’elle pensait laisser. Oups !
Pourvu qu’Arriane ne s’en rende pas compte !
Enfin, du moment qu’elle trouvait le résultat tendance…
— On est huit par classes de dix. On init rapidement par
connaitre les embrouilles de tout le monde, déclara
Arriane, et vice versa.
— Je m’en doute, admit Luce en se mordant la lèvre.
Arriane plaisantait, mais y aurait-il ce même air froid et
dédaigneux dans ses yeux bleu pastel si elle connaissait le
passé de Luce ? Plus longtemps elle parviendrait à cacher
son histoire, mieux cela vaudrait.
— Et tu ferais mieux de rester à distance des cas graves.
— Les cas grave ?
— Ceux qui ont un bracelet électronique, expliqua Arriane.
Il y en a à peu prés un tiers.
— Et ceux-là…
— Garde tes distances, tu peux me faire confiance.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ?
Si Luce tenait à garder le secret sur son propre passé, elle
n’appréciait pas cette façon qu’avait Arriane de la traiter
comme une ingénue. Quoi que ces gamins aient pu
fabriquer, ça ne pouvait pas être pire que se qu’on
af irmait sur elle. À moins que si ? En in de compte, elle ne
savait pratiquement rien de ce centre et de ses élèves.
L’éventail des possibilités lui fit soudain froid dans le dos.
— Oh tu vois le genre ! répondit Arriane. Actes terroristes
avec complicité, découpage de parents en morceaux pour
les faire griller au barbecue…
Elle se retourna pour adresser un clin d’œil à Luce.
— Arrête ! s’écria Luce.
— Je ne rigole pas. Ces tarés subissent des conditions bien
plus strictes que les autres paumés. On les surnomme les
menottés.
Face à la mine grave d’Arriane, Luce s’esclaffa.
— Ta coupe est terminée, annonça-t-elle en passant la
main dans les cheveux de la jeune ille pour les ébouriffer
un peu.
Le résultat était plutôt pas mal.

— C’est mignon, dit Arriane en se tournant vers elle.


Lorsqu’elle passa à son tour les mains dans ses cheveux,
les manches de son pull noir remontèrent sur ses avant
bras. Luce aperçut alors sur un poignet un bracelet noir
percé de clous argentés, et sur l’autre, un bracelet
d’apparence plus… technique. En surprenant son regard,
Arriane leva les yeux au ciel d’un air espiègle.
— Je t’avais prévenue, déclara-t-elle. De vrais tarés. (Elle
sourit.) Allez, viens, on continue la visite.
Luce n’avait pas le choix. Elle descendit du gradin et vit
Arriane. Un vautour vola si bas qu’elle dut baisser la pour
l’éviter. Arriane, elle, ne parut pas le remarquer. Elle
désigna une église couverte de mousse, à l’extrême droite
de la propriété.)p
— Devant vous, un gymnase dernier cri ! déclama-t-elle en
imitant l’intonation d’un guide touristique. Eh oui ! Pour un
œil non averti, c’est une église. C’en était une, avant. Sword
& Cross, c’est le sommet de la récup architecturale. Il y a
quelques années, un psy adepte de la gym suédoise a
débarqué en déclarant que les ados prenaient trop de
médocs et qu’ils allaient provoquer la ruine de la société. Il
a versé une sacrée somme pour que l’église soit convertie
en gymnase. Maintenant, ceux qui nous surveillent pensent
qu’on peut travailler sur nos « frustrations » de façon plus
naturelle et productive.
Luce gémit. Elle avait toujours détesté les cours de gym.
— Ma pauvre, t’as pas ini d’en baver, commenta Arriane.
Diante prof de gym, est démoniaque.
Tout en trottinant pour rester à sa hauteur, Luce scruta
mes alentours. À Dover, la cour était très bien entretenue,
alignée avec des arbres plantés à intervalles réguliers. En
comparaison, Sword & Cross semblait perdu au beau
milieu d’un marécage, avec ses saules pleureurs dont les
branches pendaient tristement, ses murs couverts de vigne
vierge et son sol boueux.
Cela ne s’arrêtait pas là. À chaque inspiration, l’air lourd et
humide restait bloqué dans les poumons de Luce, qui avait
l’impression de s’enfoncer dans des sables mouvants.
— Apparemment, les architectes se sont lâchés en
réhabilitant l’ancienne académie militaire. Résultat, on se
retrouve dans un truc qui fait moitié pénitencier, moitié
salle de tortures médiévale. Et on n’a même pas de
jardinier, ajouta Arriane en ôtant la boue de ses bottes
d’un coup de pied. C’est dégueulasse. Ah, et il y a le
cimetière !
Luce suivit le geste d’Arriane : à l’extrémité gauche de la
cour, juste après le bâtiment dortoir, une nappe de
brouillard encore plus épaisse enveloppait une parcelle de
terrain entourée d’un mur, bordée sur trois côtés d’épais
bosquets de chênes. Elle ne distinguait pas l’intérieur du
cimetière, qui semblait presque s’enfoncer sous terre. En
revanche, elle sentait une odeur de moisissure et
entendais le chant des cigales dans les arbres. L’espace
d’un instant, elle crut déceler le bruissement lugubre et
familier des ombres, mais il disparut aussi vite.
— C’est un cimetière, ça ?
— Ouais. C’était une académie militaire, à l’époque de la
guerre de Sécession. C’est là qu’on enterrait les morts. Ça
fout la trouille. Et ça pue comme c’est pas permis, ajouta-t-
elle en imitant l’accent du Sud, avant d’adresser un clin
d’œil à Luce. Mais on y traîne souvent.
Luce l’observa comme si elle plaisantait, mais Arriane se
contenta d’un haussement d’épaules.
— Bon, d’accord, on n’y a été qu’une fois, et encore c’était
après une pharmapalooza d’enfer.
Enfin un terme familier !
— Ah ! reprit Arriane en riant. Je viens de voir une lueur
dans tes yeux. Tu es donc en terrain connu. Tu as peut-être
participé à des fêtes de pensionnat, ma belle, mais tu n’as
encore rien vu de celles qu’on donne dans un centre de
réinsertion…
— Qu’elle est la différence ? s’enquit Luce en s’efforçant
d’oublier qu’elle n’avait jamais vraiment participé à une
fête, à Dover.
— Tu verras, répondit Arriane en se tournant vers elle. Tu
n’as qu’à venir passer un petit moment, ce soir, d’accord ?
À la grande surprise de Luce, elle lui prit la main.
— promis ? ajouta-t-elle.
— Je croyais que je devais me tenir à distance des cas
grave, rail a Luce.
— Règle numéro deux, ne jamais écouter ce que je
raconte ! répliqua Arriane en riant. Je suis complètement
jetée !
Elle se remit à courir, Luce sur les talons.
— Attends ! C’était quoi, la règle numéro un ?
— Faut suivre !
Lorsqu’elles rejoignirent les salles de cours, Arriane se
tourna soudain vers elle.
— Aie l’air cool, ordonna-t-elle.
— Cool, d’accord, répéta Luce.
Devant Augustine, les autres élèves étaient rassembles
autour des arbres envahis par la vigne vierge. Personne
n’avait l’air ravi de traîner dehors, mais personne non plus
ne semblait avoir envie d’entrer.
À Dover, il n’y avait pas vraiment de code vestimentaire, de
sorte que Luce n’était pas accoutumée à l’uniformité
qu’une même tenue créait au sein d’un groupe. Pourtant,
s’ils portaient tous le même jean noir, un T-shirt noir à col
rond et un pull noir sur les épaules ou noué autour de la
taille, l’effet obtenu était très variable.
Un attroupement de illes tatouées, les bras croisés, des
bracelets jusqu’aux coudes, formait un cercle. En les
découvrant avec leur bandana noir dans les cheveux, Luce
repensa à un ilm de motardes qu’elle avait vu une fois.
Elle avait loué le DVD en se disant qu’une bande de
motardes c’était vraiment cool. De l’autre côté de la
pelouse, une élève posa sur elle ses yeux de chat soulignés
d’un trait de crayon noir. Luce détourna la tête.
Plus loin, un garçon et une ille se tenaient par la main. Ils
avaient des sequins à motifs de tête de mort cousus dans
le dos de leur pull. Toutes les dix secondes, l’un attirait
l’autre vers lui pour l’embrasser sur la tempe, le lobe de
l’oreille, la paupière… Lorsqu’ils s’enlacèrent, Luce
remarqua qu’ils portaient ces maudits bracelets
électroniques. Ils avaient une allure un peu brutale, mais
étaient manifestement très amoureux. Chaque fois qu’elle
voyait scintiller leurs piercings à la langue. Luce ressentait
un pincement au cœur.
Derrière les amoureux se trouvait un groupe de garçons
blonds appuyés contre le mur. Malgré la chaleur, ils
portaient tous un pull sur leur chemise blanche au col
relevé. Leur pantalon noir tombait à la perfection sur leurs
chaussures vernies. De tous les élèves de la cour, ils
étaient, aux yeux de Luce, ceux qui s’apparentaient le plus
à ceux de Dover. Toutefois, il suf isait de les regarder d’un
peu plus près pour voir en quoi ils se distinguaient des
garçons qu’elle fréquentait. Des garçons comme Trevor…
Rien qu’à la façon dont ils se tenaient debout, groupés, ces
types dégageaient une sorte de dureté, également lisible
dans leurs yeux. C’était dif icile à expliquer, mais Luce eut
soudain l’impression que, comme elle-même, tous ceux qui
étaient là avaient un lourd passé. Sans doute chacun avait-
il quelque secret qu’il ne tenait pas à partager. Mais elle
n’arrivait pas à déterminer si cette prise de conscience lui
donnait l’impression d’être moins seule, ou plus isolée
encore.
Arriane avait remarqué que Luce observait les autres.
— On fait tous de notre mieux pour passer chaque
journée, déclara-t-elle en haussant les épaules. Mais au cas
où tu n’aurais pas remarqué les vautours qui volent bas,
cet endroit pue vraiment la mort.
Elle s’assit sur un banc, sous un saule pleureur, et it signe
à Luce de s’installer à coté d’elle.
Luce déblaya d’abord quelques feuilles mortes en
décomposition. En s’asseyant, elle nota soudain une
entorse au code vestimentaire.
Une entorse très séduisante, d’ailleurs…
Il portait une écharpe rouge vif autour du cou. Il ne faisait
pourtant pas froid, loin de là, mais ce garçon arborait aussi
un blouson de motard en cuir noir par-dessus son pull.
Etait-ce parce que c’était la seule touche de couleur de la
cour ?
Quoi qu’il en soit, Luce ne parvenait pas à détacher son
regard de ce garçon. En fait, tout le reste lui semblait
tellement terne, en comparaison, que, pendant un long
moment, elle oublia où elle se trouvait.
Elle contempla ses cheveux blonds et son bronzage assorti,
ses pommettes hautes, ses lunettes noirs, ses lèvres
charnues… Dans tous les ilms qu’elle avait vus, tous les
livres qu’elle avait lus, le héros masculin était d’une beauté
à couper le souffle, à un petit défaut près : une dent cassée,
un épi charmant, un grain de beauté sur la joue gauche…
Elle savait pourquoi. Un héros trop parfait était
inaccessible.
Accessible ou pas, Luce avait toujours eu un faible pour les
garçons sublimement beaux. Comme celui-ci.
Il était adossé au mur, les bras croisés. L’espace d’un
instant, Luce s’imagina entre ses bras. Elle secoua la tête,
mais la vision demeura si présente qu’elle faillit
s’approcher de lui.
Non. C’était de la folie ! Bien qu’entourée de cinglés Luce
avait conscience que son instinct était devenu fou. Elle ne
le connaissait même pas, ce type !
Il discutait avec un garçon plus petit, qui portait des
dreadlocks et dont le sourire dévoilait des dents énormes.
Tous deux riaient de bon cœur, au point que Luce
ressentis une étrange pointe de jalousie. Depuis combien
de temps n’avait-elle pas rigolé comme ça ?
— C’est Daniel Grigori, expliqua Arriane en se penchant
vers elle, comme si elle lisait dans ses pensées. J’ai
l’impression qu’il vient de te taper dans l’œil…
— C’est le moins qu’on puisse dire, admit Luce, un peu
gênée de l’impression qu’elle avait du faire à Arriane.
— Ouais, enfin, si on aime ce genre…
— Qu’est-ce qu’on pourrait ne pas aimer, chez lui ?
demanda Luce malgré elle.
— Son copain, c’est Roland, reprit Arriane en désignant le
garçon aux dreadlocks. Il est cool. C’est le genre de type
qui arrive à obtenir des trucs, si tu vois ce que je veux dire.
« Pas vraiment », songea Luce en se mordant la lèvre.
— Quel genre de trucs ?
Arriane haussa les épaules et se servit de son couteau
suisse illicite pour couper un il qui pendait d’un trou de
son jean.
— Des trucs, c’est tout. Du genre : « Demande, et tu
sauras. »
— Et Daniel ! ? demanda Luce. C’est quoi, son histoire ?
— Elle insiste, en plus ! la railla Arriane en riant. Personne
ne le sait vraiment. Il soigne son coté mystérieux. Il
pourrait bien être le connard typique des centres de
réinsertion.
— J’en connais un rayon, sur les connards, répondit Luce,
qui regretta aussitôt ses paroles.
Après ce qui était arrivé à Trevor – quoi qu’il soit passé –
elle était la dernière personne à être en droit de juger les
autres. Les rares fois où elle faisait référence à cette nuit
funeste, le voile noir de ses ombres revenait à la charge,
comme si elle se retrouvait au bord du lac.
Elle vit ses yeux s’écarquiller, puis se plisser, exprimant ce
qui ressemblait à de l’étonnement. Mais non, c’était plus
que cela. Face à ce regard appuyé, Luce retint son souf le.
Elle le connaissait… Elle l’avait déjà vu…
Comment aurait-Elle pu oublier un tel visage ? Et cette
sensation de vertige qu’elle avait en cet instant ?
Elle se rendit compte qu’ils se toisaient encore quand il lui
sourit. Une vague de chaleur la parcourut tout entière, au
point qu’elle dut agripper le banc pour ne pas chanceler.
Ses lèvres esquissèrent un sourire mais, soudain, Daniel
leva une main.
Et lui fit un doigt d’honneur.
Abasourdie, Luce baissa les yeux.
— Qu’est-ce qu’il y a ? ? demanda Arriane, qui n’avait pas
remarqué le geste.
Laisse tomber. On n’a pas le temps. Ça va sonner.
La cloche retentit en effet à cet instant précis. Les élèves
entrèrent d’un pas trainant dans le bâtiment. Arriane tira
Luce par la main et ixa un rendez-vous pour plus tard,
mais Luce était encore troublée par ce parfait inconnu qui
lui avait fait un doigt d’honneur. Son délire passager sur
Daniel s’était envolé et Elle ne voulait désormais savoir
qu’une seule chose : quel était le problème de ce type ?
Juste avant d’entrer dans la salle pour son premier cours,
elle risqua dernière œillade vers lui. Malgré son visage
impassible, il n’y avait pas à se méprendre : il la regardait
s’éloigner.
2. Hors d’elle

Munie de son emploi du temps, d’un cahier commencé en


cours d’histoire européenne, à Dover, l’année précédente,
de deux crayons à papier HB et de sa gomme préférée,
Luce eut soudain le pressentiment qu’Arriane avait raison,
à propos des cours à Sword & Cross.
Le prof ne s’était pas encore matérialisé, les pupitres un
peu bancals étaient alignés de façon approximative et le
placard à fournitures était barricadé derrière des piles de
cartons poussiéreux.
Le pire, c’était que personne ne semblait conscient de ce
désordre, ni même se rendre compte qu’il s’agissait d’une
salle de cours. Les élèves restaient debout près de la
fenêtre, à prendre une dernière bouffée de cigarettes à
repositionner une épingle à nourrice sur leur T-shirt. Seul
Todd était déjà installé à une table, à graver quelques
inscriptions complexe dans le bois à l’aide de son canif. Les
nouveaux s’étaient apparemment intégrés aux différents
groupes. Cam était entouré par les garçons au look « école
privée », style Dover. Ils devaient déjà être amis quand il
avait séjourné à Sword & Cross pour la première fois.
Gabbe serra la main de la ille au piercing sur la langue qui
roucoulait avec son amoureux à la langue tout aussi
percée, Luce se dit à regret qu’elle n’avait d’autre solution
que de s’asseoir près de l’inoffensif Todd.
Telle une princesse gothique, Arriane déambulait de l’un à
l’autre, murmurant des paroles que Luce ne parvenait pas
à entendre. Quand elle passa près de Cam, il ébouriffa ses
cheveux fraichement coupés.
— Sympa, ta coupe, Arriane ! lança-t-il avec un sourire
affecté, en tirant sur une mèche rebelle, dans sa nuque.
Compliments à ta coiffeuse.
Arriane le repoussa d’un geste.
— Bas les pattes, Cam ! Autrement dit : dans tes rêves.
(Elle se tourna brusquement vers Luce.) Et si tu veux
féliciter ma nouvelle chouchoute, elle est là-bas.
Les yeux vert émeraude de Cam se mirent à pétiller dès
qu’il les posa sur Luce, qui se crispa.
— Je crois que je vais le faire, dit-il en se dirigeant vers
elle.
Il sourit à Luce, assise les chevilles croisées sous sa chaise,
les mains posées sagement sur le pupitre couvert de
graffiti.
— Entre nouveaux, on doit se serrer les coudes, déclara-t-
il. Tu ne penses pas ?
— Je croyais que tu étais déjà venu ici.
— Il ne faut pas croire tout ce que raconte Arriane,
répondit-il.
Il jeta un œil vers la jeune ille qui les observait d’un air
soupçonneux, près de la fenêtre.
— Oh ! Elle ne m’a rien dit sur toi, rétorqua Luce, en
cherchant à se rappeler si c’était la vérité.
De toute évidence, Cam et Arriane ne s’appréciaient guère.
Et même si Luce était reconnaissante envers Arriane de lui
avoir fait visiter les lieux, elle n’était pas encore prête à
choisir son camp.
— Je me souviens, quand j’étais nouveau, ici… la première
fois, déclara Cam en riant. Mon groupe venait de se
séparer et j’étais paumé. Je ne connaissais personne.
J’aurais eu besoin de quelqu’un qui… (il regarda vers
Arriane) qui n’ait pas une idée derrière la tête, et qui me
mette au parfum.
— Parce que tu n’as pas une idée derrière la tête, toi ?
demanda Luce, étonnée de percevoir une note de
séduction dans sa propre voix.
Cam lui adressa un large sourire.
— Quand je pense que je ne voulais pas revenir ici…
Luce rougit. Elle n’avait pas l’habitude de fréquenter les
rockeurs. Cela dit, aucun rockeur n’avait jamais approché
un pupitre du sien pour s’asseoir à coté d’elle et le ixer
d’un regard émeraude… De sa poche, Cam sorti un
médiator portant le numéro 44.
— C’est le numéro de ma chambre. Tu passe quand tu
veux.
Ce médiator était presque de la couleur des yeux de Cam.
Comment et quand l’avait-il fait imprimer ? Avant qu’elle
puisse lui répondre – qu’aurait-elle pu dire, de toute
façon ? – Arriane posa une main ferme sur l’épaule de
Cam.
— Désolée, je n’ai sans doute pas été assez claire : j’ai mis
une option sur elle.
Cam grommela, puis il fixa Luce.
— Tu vois, j’avais l’impression qu’il existait encore un truc
qui s’appelle le libre arbitre. Ta chouchoute a peut-être
d’autres projets.
Luce ouvrit la bouche pour con irmer que c’était bien le
cas : ce n’était que son premier jour et elle n’était pas
encore familière des lieux. Mais le temps qu’elle prépare
une phrase cohérente, la cloche retentit et le petit groupe
réuni autour de son pupitre se dispersa.
Les autres élèves s’installèrent. Bientôt, Luce put en toute
discrétion surveiller la porte, au cas où Daniel…
Cam l’observait à la dérobée. Elle en fut latté, mais elle
était aussi stressée et furieuse contre elle-même. Daniel ?
Cam ? Elle ne se trouvait dans se lycée que depuis, quoi,
trois quarts d’heure ? Et déjà, son cœur balançait entre
deux types. Or si elle se retrouvait là, c’était bien parce
que, la dernière fois qu’elle s’était intéressée à un garçon,
l’affaire avait terriblement mal tourné. Elle ne pouvait se
permettre de s’amouracher (deux fois !) dès le premier
pas.
Elle regarda du coté de Cam, qui lui adressa un clin d’œil,
puis repoussa ses cheveux de son visage. Sa beauté
ravageuse mise à part – bon, d’accord-il semblait vraiment
être quelqu’un d’utile. Comme elle, il était encore en phase
d’adaptation, même s’il connaissait manifestement bien
Sword & Cross. Et il était gentil avec elle. Elle pensa au
médiator vert et à son numéro de chambre gravé. Pourvu
qu’il n’en distribue pas à droite et à gauche ! Ils pourraient
devenir… amis. Peut-être était-ce tout ce dont elle avait
besoin, histoire de se sentir moins perdue à Sword &
Cross.
Elle parviendrait peut-être aussi à oublier que l’unique
fenêtre de cette salle de cours était minuscule, crasseuse et
qu’elle donnait sur un énorme mausolée du cimetière.
Et à chasser l’odeur entêtante de teinture de la punk aux
cheveux décolorés assise devant elle.
Et peut-être aussi pourrait-elle prêter un peu attention au
prof austère et moustachu qui venait d’entrer d’un pas
décidé, en lançant : « taisezvousetassis ! », avant de
refermer sèchement la porte.
Luce ressenti un soupçon de déception dont elle mit un
moment à identi ier l’origine : elle avait nourri l’espoir que
Daniel assisterait à ce premier cours.
Qu’avait-elle ensuite ? Français ? Elle consulta son emploi
du temps pour véri ier dans quelle salle. C’est alors qu’un
avion en papier survola le document avant de se poser par
terre, près de son sac. Quelqu’un s’en était-il rendu
compte ? Heureusement, le prof était en train d’écrire au
tableau et semblait peiner avec sa craie.
Nerveuse, Luce se tourna vers la gauche. Cam cligna de
l’œil et lui it signe de la main qui la it frémir de tout son
corps. Mais il ne semblait pas avoir remarqué l’avion en
papier, encore moins en être l’auteur.
— Pssst ! entendit-elle derrière Cam, dans un murmure.
C’était Arriane, qui lui demandait de ramasser l’avion. En
se penchant, Luce vit son nom inscrit en lettres noires sur
une aile. Son premier petit mot !
Tu cherche déjà la sortie ?
Mauvais signe.
On est coincées dans se trou jusqu’au déjeuner.
Ce devait être une blague ! Luce consulta son emploi du
temps pour en avoir le cœur net : ses trois cours du matin
se déroulaient bien dans cette salle n° 1, et tous les trois
étaient donnés par M. Cole !
Le prof s’était écarté du tableau et avançait d’un pas
trainant dans une rangée.
Il n’avait apparemment pas l’intention de présenter les
nouveaux élèves. Luce ignorait si elle devait s’en réjouir. Il
se contenta de jeter un programme sur les pupitres des
quatre intéressés. Dès que la liasse de feuilles atterrit
devant Luce, elle se pencha avec enthousiasme pour la
feuilleter. « Histoire mondiale », lut-elle. « Comment éviter
le chute de l’humanité ». hum… L’histoire avait toujours
été sa matière de prédilection. En revanche, la façon
d’éviter la chute…
Un bref aperçu du programme lui suf it pour constater
qu’Arriane ne s’était pas trompé en évoquant l’enfer des
cours : une charge de lecture ingérable, des contrôles tous
les trois cours et la rédaction d’un devoir de trente pages
sur… – non, ce n’était pas possible-le tyran déchu de son
choix ! Les contrôles des premières semaines que Luce
avait manqués étaient entourés de grosses parenthèses
noires. Dans la marge. M. Cole avait inscrit : me consulter
pour un travail de remplacement. S’il existait un meilleur
moyen de prendre l’âme d’un élève, Luce ne voulait pas le
connaitre…
Au moins, elle avait Arriane. C’était déjà bien d’être au
parfum, pour les messages secrets. Elle et Callie
s’envoyaient des SMS en douce. Pour s’en sortir, ici, Luce
devait apprendre à faire des avions en papier. Elle déchira
une feuille de son cahier et prit celui d’Arriane comme
modèle.
Au bout de quelques minutes de pliage, un nouvel avion
atterrit sur son pupitre.
Elle se tourna vers Arriane, qui secoua la tête en levant les
yeux au ciel, l’aire de dire : « tu as encore beaucoup à
apprendre. »
Luce s’excusa d’un haussement d’épaules et se redressa
vite pour prendre connaissance du nouveau message.
Au fait, mieux vaut ne pas m’envoyer de mots concernent
Daniel tant que tu ne sauras pas viser. Le mec assis derrière
toi est doué pour intercepter les passes, au football.
C’était bon à savoir. Elle n’avait même pas vu Roland, le
copain de Daniel, entré derrière elle, en se décalant
légèrement, elle aperçut ses dreadlocks. Puis elle se risqua
à lire le nom inscrit sur son cahier : Roland Sparcks.
— Pas de petits mots, prévint M. Cole d’un ton grave, ce
qui incita Luce à se concentrer. Pas de plagiat, pas de
copiage. Je n’ai pas fait des études pour ne recevoir qu’une
attention partielle de votre part.
Luce hocha la tête comme les autres, tandis qu’un
troisième avion se posait au beau milieu de son pupitre.
Plus que 172 minutes à tenir !
Cent soixante-douze minutes de torture plus tard, Arriane
entraina Luce à la cafétéria.
— Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
— Tu avais raison, répondit Luce, qui avait du mal à se
remettre de ces trois premières heures, pénibles et
mornes. Comment peut-on enseigner d’une manière aussi
déprimante ?
— Oh, Cole va bientôt se décoincer, il joue les durs chaque
fois qu’il y a un nouveau. De toute façon, ça pourrait être
pire, ajouta Arriane en lui donnant une tape. Tu aurais pu
tomber sur Mme Tross.
Luce consulta son emploi du temps.
— Je l’ai en biologie, cet après-midi, déclara-t-elle, soudain
démoralisée.
Arriane s’esclaffa. Luce reçut alors un choc à l’épaule. Cam
les dépassa dans le couloir en se dirigeant vers le
réfectoire. Luce serait tombée s’il n’avait pas tendu la main
pour la rattraper.
— Attention, fit-il en esquissant un sourire furtif.
L’avait-il bousculée délibérément ? Il ne semblait pas à ce
point immature. Luce guetta la réaction de d’Arriane. Celle-
ci arqua les sourcils pour inciter Luce à parler, mais toutes
deux se turent.
Une baie vitrée poussiéreuse séparait le couloir lugubre
d’une cafétéria qui l’était encore plus. Arriane prit Luce
par le bras.
— Evite le poulet pané à tout prix, prévint-elle, tandis
qu’elles suivaient les autres dans la salle bruyante. La
pizza, ça passe, le chili aussi, quant au bortsch, il est
franchement pas mal. Tu aimes le pâté de viande ?
— Je suis végétarienne, répondit Luce.
Elle balaya les tables du regard, en quête de deux
personnes en particulier : Daniel et Cam. Elle se sentirait
plus à l’aise si elle savait ou ils se trouvaient. Elle pourrait
aussi déjeuner en faisant mine de ne pas les voir. Mais
jusqu’à présent, aucun signe de leur présence.
— Végétarienne ? répéta Arriane, les lèvres pincées. Tes
parents sont d’anciens hippies ou tu joues les rebelles ?
— Euh… ni l’un ni l’autre. Je ne…
— T’aimes pas la viande ?
Arriane it faire à Luce une rotation de quatre-vingt-dix
degrés a in qu’elle se retrouve face à Daniel, attablé au
fond de la salle. Luce poussa un long soupir.
— C’est pas un beau morceau de viande, ça ? lança Arriane
à tue-tête. Il est pas à croquer ?
Luce donna une bourrade à Arriane, hilare, et l’entraina
vers la file d’attente.
Elle savait qu’elle était toute rouge, ce qui se remarquerait
sous cet éclairage violent.
— Arrête ! chuchota-t-elle. Il t’a entendue, je te signale !
Néanmoins, Luce se réjouissait intérieurement de
plaisanter ainsi avec une copine. En in, si Arriane pouvait
être considérée comme une copine.
Elle n’en revenait toujours pas de ce qui s’était passé, ce
matin-là, quand elle avait vu Daniel. Cette attirance
immédiate… Elle ne comprenait pas d’où çà venait.
Pourtant c’était bien là. Luce dut se faire violence pour
détacher son regard de ses cheveux blonds, de la ligne de
sa mâchoire. Pas question qu’il la prenne sur le fait ! Elle
ne tenait pas à lui fournir une autre raison de la
provoquer.
— On s’en fout, grommela Arriane. Il est tellement
concentré sur son hamburger qu’il n’entendrait même pas
l’appel de Satan.
Elle désigna Daniel, qui mastiquait consciencieusement.
En in, qui faisait de son mieux pour avoir l’air concentré
sur son hamburger.
Luce observa Roland. L’ami de Daniel la ixait sans détour.
En croisant son regard, il arqua les sourcils d’une façon
étrange qui lui fit un peu peur.
Luce se tourna de nouveaux vers Arriane.
— Pourquoi ils sont tous bizarres dans se lycée ?
— Je préfère ne pas me sentir visée, répondit Arriane en
prenant un plateau avant d’en tendre un à Luce. Bon, je
vais t’expliquer l’art de bien choisir sa place à la cafète.
D’abord, ne jamais s’asseoir à proximité de… Attention !
À peine eut-elle fait un pas en arrière que Luce sentit une
forte poussée sur ses épaules et perdit l’équilibre. Elle
tendit les mains pour tenter de se rattraper à quelque
chose, mais elle n’agrippa qu’un plateau, qu’elle entraina
dans sa chute. Elle se retrouva à terre, un bol de soupe sur
sa tête.
Quand elle eut essuyé la betterave écrasée de son visage,
Luce leva les yeux. Un lutin, le plus furieux qu’elle ait
jamais vu, était penché sur elle : une ille aux cheveux
décolorés et hirsutes, avec une dizaine de piercings sur le
visage, qui la toisait de son regard meurtrier. Montrant les
dents, elle persifla :
— Si je ne venais pas de perdre l’appétit en te regardant, je
t’obligerais à me payer un autre déjeuner.
Luce bredouilla de vagues excuses. Lorsqu’elle voulut se
relever, la ille lui écrasa le pied de sa botte à talon aiguille.
Une douleur lui parcourut la jambe, au point qu’elle dut se
mordre la lèvre pour ne pas crier.
— Et si je prenais simplement une avance sur un prochain
repas ?
— C’est bon, Molly, lâcha froidement Arriane en tendant la
main pour aider Luce.
Celle-ci grimaça. Le talon de cette ille allait à tous les
coups lui laisser une ecchymose. Molly se campa face à sa
victime, qui eut l’impression qu’elle n’en était pas à sa
première prise de bac.
— On a vite sympathisé avec la nouvelle, à ce que je vois,
grommela Molly. Tu déconnes, Arriane. T’es pas censée
être en mise à l’épreuve ?
Luce déglutit. Arriane n’avait jamais évoqué une mise à
l’épreuve. Et en quoi cela lui interdisait-il de se faire de
nouveaux amis ?
Il n’en fallut pas d’avantage à Arriane pour lui décocher un
violent coup de poing dans l’œil droit.
Molly fut projetée en arrière, mais, à la grande
stupéfaction de Luce, Arriane fut soudain prise de
convulsions et se mit à agiter les bras en tous sens.
« Le bracelet », songea Luce avec effroi. Il lui envoyait des
espèces de décharges électriques dans tout le corps. C’était
incroyable. Quelle sanction cruelle et violente ! Luce sentit
son cœur se serrer. Au moment ou Arriane s’écroulait
parterre, Luce la rattrapa dans ses bras.
— Arriane… Ça va ? murmura-t-elle.
— Super, maugréa celle-ci en levant les paupières une
fraction de seconde, avant de les refermer.
Luce retint son souffle. Arriane rouvrit alors un œil.
— Je t’ai fait peur, hein ? Trop cool ! Ne t’en fait pas, elles
ne vont pas me tuer, ces décharges, murmura-t-elle. Elles
me rendent plus forte, au contraire. En tout cas, ça valait le
coup, rien que pour iler un œil au beurre noir à cette
vache !
— Hé ho, du calme ! C’est terminé ! tonna une voix rauque
derrière elles.
Le visage rougeaud et le souf le cour, Randy se tenait sur
le seuil. Luce se it la ré lexion qu’il était un peu trop tard
pour arrêter quoi que se soit. Mais Molly se précipita vers
elles, faisant claquer ses talons aiguilles sur le lino. Cette
ille n’avait vraiment peur de rien. Elle n’allait tout de
même pas mettre une raclée à Arriane sous le nez de la
surveillante…
Par chance, cette dernière l’immobilisa dans ses gros bras
avant qu’elle ait eu le temps de faire quoi que ce soit. Molly
se débattit et se mit à crier.
— Vous avez intérêt à vous expliquer ! aboya Randy en
resserrant son emprise. Vous serez collées toutes les trois
demain matin. Au cimetière, à l’aube ! (Elle s’adressa à
Molly.) C’est bon, toi ? Tu es calmée ?
Molly opina de mauvaise grâce. Randy la relâcha, puis
s’accroupit près d’Arriane, encore allongée la tête sur les
genoux de Luce, les bras croisés sur la poitrine. D’abord, la
jeune ille crut qu’Arriane boudait, tel un chien méchant
bridé par un collier électrique, mais elle perçut une autre
secousse : Arriane était encore à la merci de son bracelet.
— Allez, viens, lui dit Randy d’un ton plus doux. On va
t’éteindre ça.
D’une main, elle aida la frêle carcasse tremblante à se
relever. En sortant, elle se tourna vers Luce et Molly pour
réitérer son verdict :
— À l’aube !
— J’attends que ça ! railla Molly.
Elle saisit l’assiette de pâté de viande qui avait glissé de
son plateau et la brandit un instant au-dessus de la tête de
Luce, avant de l’écraser sur ses cheveux. Morti iée, Luce
entendit un son mou et spongieux, tandis que tout Sword
& Cross pouvait admirer sa déconfiture.
— Ça, ça n’a pas de prix, commenta Molly en sortant un
minuscule appareil photos de la poche arrière de son jean
noir. Hé… pâté de viande ! chantonna-t-elle en prenant
plusieurs clichés en gros plan. Elles seront géniales sur
mon blog.
— Sympa, le chapeau ! lança quelqu’un, de l’autre coté de
la cafétéria.
Luce se tourna avec angoisse vers Daniel, priant pour que,
par quelque miracle, il ait manqué le spectacle. Mais non.
Visiblement agacé, il secouait la tête.
Jusqu’à cet instant, Luce avait cru pouvoir garder la tête
haute et balayer l’incident d’un revers de main, au propre
comme au iguré. Mais face à la réaction de Daniel, elle init
par craquer.
Pas question de pleurer devant ces gens-là. La gorge
serrée, elle se précipita vers l’issue la plus proche, histoire
de prendre un peu l’air.
Une fois dehors, elle suffoqua dans l’humidité de
septembre. Le ciel su Sud était d’une couleur terne
indé inissable, un brun grisâtre si oppressant qu’il
masquait le soleil. Luce ralentit le pas, mais ne s’arrêta
qu’à l’extrémité du parking.
Comme elle aurait aimé y retrouver sa vieille voiture,
s’écrouler sur le siège entoile élimée, démarrer le moteur,
allumer la radio et icher le camp de cet enfer ! Sur le
bitume noir et chaud, elle prit conscience de la réalité : elle
était coincée là. Une immense grille la séparait du monde
extérieur. De toute façon, même si elle avait pu s’enfuir…
ou serait-elle allée ?
Le malaise qui lui nouait les entrailles était éloquent : elle
était déjà en bout de course, et les choses s’annonçaient
plutôt mal.
Elle devait retourner là-bas… À cette perspective, elle se
prit le visage dans les mains, lorsqu’elle releva la tête, elle
avait les doigts pleins de viande. Beurk ! D’abord, direction
les sanitaires.
Au moment précis ou Luce atteignait les toilettes des illes,
la porte s’ouvrit.
Gabbe apparut, plus blonde et éthérée que jamais. À coté
d’elle, Luce semblait sortir d’une décharge.
— Oups, pardon, ma belle ! lança-t-elle avec son accent du
Sud. (En découvrant l’état de Luce, elle ne put réprimer
une grimace.) Tu as une de ces têtes ! Qu’est-ce qui s’est
passé ?
Ce qui s’était passé ? Comme si tout le lycée n’était pas au
courant ! Cette ille faisait l’idiote pour obliger Luce à
revivre cette scène des plus humiliantes.
— Tu ne vas pas tarder à le savoir, lui répondit Luce, un
peu plus brutalement qu’elle ne l’aurait voulu. Je suis sûre
que les ragots se répandent comme une trainée de poudre,
ici.
— Tu veux que je te prête du fond de teint ? proposa
Gabbe en brandissant une trousse à maquillage bleu
pastel. Tu ne t’es pas encore vue, mais tu vas…
— Non merci, coupa Luce.
Sans se regarder dans la glace, elle ouvrit le robinet pour
s’asperger le visage d’eau froide. En in, elle fondit en
larmes. Avec le savon rose bon marché du distributeur,
elle se nettoya du mieux qu’elle put, mais il lui restait de la
viande dans les cheveux. Ses vêtements étaient tachés et
empestait… En tout cas, elle n’avait plus à se soucier de
faire bonne impression.
Dès que la porte des sanitaires s’entrouvrit, Luce se
plaqua contre le mur telle une bête traquée. Une inconnue
entra. Luce se crispa, s’attendant au pire.
La ille était trapue, impression accentuée par le nombre
anormal de couches d’habits qu’elle portait. Des boucles
brunes encadraient son visage rond.
Chaque fois qu’elle reniflait, ses lunettes violet vif glissaient
sur son nez. Elle semblait inoffensive, mais les apparences
sont souvent trompeuses, d’autant plus qu’elle avait les
mains dans le dos, ce qui, après la journée qu’elle venait de
vivre, incita Luce à se méfier.
— Tu n’as pas le droit d’entrer ici sans un passe. Tu sais,
lui assena l’inconnue d’un ton sévère.
— Je sais.
Le regard de cette ille lui con irma qu’elle n’aurait jamais
un moment de répit, à Sword & Cross. Elle poussa un
soupir résigné.
— Je voul…
— C’est bon, je déconne ! coupa l’autre en s’esclaffant,
(Elle leva les yeux au ciel et se détendit.) Tiens, j’ai piqué
du shampooing dans les vestiaires.
Elle bandit deux lacons tout simples, l’un de shampooing,
l’autre d’après-shampooing.
— Allez, viens, ordonna-t-elle en approchant une chaise
pliante branlante. On va nettoyer tout ça. Assieds toi.
Luce laissa échapper une plainte qui se transforma vite en
un petit rire nerveux.
Le soulagement, sans doute. Cette ille était vraiment
sympa avec elle. Pas comme on pouvait l’être dans un
centre de réinsertion : elle était sympa comme une
personne normale : Et sans raison apparente. Le choc était
presque trop dur à encaisser.
— Merci…, balbutia-t-elle, toujours un peu sur la réserve.
— Et tu va devoir te changer.
La ille baissa les yeux sur son propre pull noir, qu’elle
enleva, découvrant en dessous un autre pull noir
identique.
— Ben quoi ? demanda-t-elle face à l’étonnement de Luce.
J’ai un problème de système immunitaire. Je suis obligée
de porter plusieurs couches.
— Ça ne va pas te manquer, au moins ? demanda Luce
pour la forme, car elle aurait tout donné pour se
débarrasser de son pull taché.
— Ne t’en fait pas, assura la ille avec un geste désinvolte.
J’en ai encore trois sur moi, et j’en ai d’autres en réserve
dans mon vestiaire. Prends-le. Ça me fait de la peine de
voir une végétarienne couverte de viande. Je suis
quelqu’un d’empathique.
Comment cette inconnue connaissait-elle ses préférences
alimentaires ?
— Euh… Pourquoi tu es aussi sympa avec moi ?
La fille se mit à rire en secouant la tête.
— Y’a pas que des putes ou des brutes, à Sword & Cross !
— Hein ?
— C’est comme ça qu’on surnomme Sword & Cross, en
ville. Putes & brutes. Je sais, c’est naze. Et encore, je
t’épargne les autres noms qui circulent.
Luce rit à son tour.
— Enfin bref, on n’est pas tous complètements cinglés.
— Non ! Ça ne concerne que la majorité des élèves, c’est
ça ? railla Luce, qui s’en voulut d’être aussi cynique.
La matinée avait été longue, et elle avait déjà tellement
encaissé… Il y avait de quoi être un peu à cran.
À sa grande surprise, la fille lui sourit.
— C’est ça. Et ils nous font une sale réputation, à nous
autres, répondit-elle en tendant la main. Au fait, mon nom,
c’est Pennyweather Van Syckle-Lockwood. Tu peux
m’appeler Penn.
— D’accord.
Dans une autre vie, Luce aurait sans doute réprimé un
gloussement en entendant ce nom de personnage de
Dickens. Cela dit, être affublée d’un tel patronyme et
réussir à se présenter en gardant son sérieux ne pouvait
qu’inspirer confiance.
— Moi, c’est Lucinda Price.
— Et tout le monde t’appelle Luce, répondit Penn. Tu viens
de Dover Prep, dans les New Hampshire.
— Comment tu le sains ?
— Disons que j’ai deviné… (Penn haussa les épaules.) Je
déconne ! J’ai lu ton dossier. C’est mon truc, ça.
Luce posa sur elle un regard sans expression. Peut-être lui
avait-elle accordé trop vite sa con iance. Comment Penn
pouvait-elle avoir accès à son dossier ?
Penn ouvrit le robinet. Dès qu’elle jugea l’eau à bonne
température, elle it signe à Luce de se pencher au-dessus
du lavabo.
— En fait, expliqua-t-elle, je ne suis pas vraiment dingue.
Elle releva légèrement la tête de Luce en la tenant par ses
cheveux mouillés.
— Ne le prends pas mal, hein, poursuivit-elle en lui faisant
de nouveau pencher la tête. Je suis la seule à ne pas être là
sur décision de justice. Tu ne t’en rends peut-être pas
compte, mais être légalement saine d’esprit donne des
avantages. Par exemple, le droit de donner un coup de
main à l’administration. C’est débile de leur part, j’ai accès
à un tas de trucs confidentiels.
— – mais si tu n’as rien à faire ici…
— Quand ton père est le gardien du lycée, tu ne paies pas
les frais de scolarité, alors…
La voix de Penn s’éteignit.
Son père était le gardien du centre ? Vu l’état des lieux,
Luce n’aurait jamais cru qu’il y en avait un.
— Je sais ce que tu penses, reprit Penn en aidant Luce à
ôter un reste de sauce. Tu te dis que l’endroit est mal
entretenu, hein ?
— Pas du tout, mentit Luce.
Elle ne tenait pas à se mettre Penn à dos. Mieux valait s’en
faire une amie plutôt que de donner l’impression
d’attacher de l’importance à l’entretien des pelouses de
Sword & Cross.
— C’est… c’est bien.
— Mon père est mort depuis deux ans, déclara Penn plus
doucement. Ils ont été jusqu’à me coller le vieux Udell, le
directeur, comme tuteur. Mais… ils n’ont jamais eu le
temps d’engager un autre gardien.
— C’est triste, commenta Luce en baissant la voix à son
tour.
Elle n’était donc pas la seule à savoir ce que c’était de
perdre un être cher…
— Ça va, assura Penn en versant de l’après-shampooing
dans sa paume. C’est une bonne école. Je suis bien, ici.
Luce redressa soudain la tête, projetant des gouttes d’eau
autour d’elle.
— Tu es sûre de ne pas être cinglée ? demanda-t-elle.
— Je rigole ! je hais cet endroit. Ça craint vraiment.
— Mais tu n’arrive pas à t’en aller, dit Luce en inclinant la
tête d’un air curieux.
Penn se mordit la lèvre.
— Je sais que c’est morbide mais, même si j’e n’étais pas
coincée à cause d’Udel, je ne pourrais pas partir. Mon père
est là-bas. (Elle pointa le doigt en direction du cimetière.)
Je n’ai que lui.
— C’est déjà plus que certains autres élèves, commenta
Luce en pensant à Arriane.
Elle se rappela la façon dont Arriane avait agrippé sa main,
dans la cour, ce jour-là, et son regard bleu si enthousiaste
quand elle avait fait promettre à Luce de passer dans sa
chambre.
— Elle s’en sortira, assura Penn. On ne serait pas lundi si
Arriane ne faisait pas un tour à l’in irmerie après une
crise…
— Mais ce n’était pas une crise ! s’exclama Luce. C’était
son bracelet ! J’ai bien vu qu’il lui envoyait des décharges
électriques.
— On a une dé inition très large du mot « crise », ici. Tu
sais, Molly, ta nouvelle ennemie ? elle en a eu des
carabinées. Ils n’arrêtent pas de répéter qu’ils vont
changer ses médocs. J’espère que tu auras au moins la
chance d’assister à un bon pétage de plombs.
Penn était décidément bien renseignée. Luce eut envie de
lui demander ce qu’elle savait de Daniel mais, vu l’intérêt
complexe qu’il suscitait en elle, mieux valait s’en tenir là.
Du moins, jusqu’à ce qu’elle y voie plus clair.
Penn lui essora les cheveux.
— Ça y est, c’est ini ! annonça-t-elle. Te voilà débarrassée
de toute cette viande.
Luce se regarda dans la glace et passa une main dans ses
cheveux. Penn avait raison, à part les dégâts
psychologiques et sa douleur au pied, il ne restait plus une
trace de sa rixe avec Molly.
— Heureusement que tu as les cheveux courts, reprit
Penn, si tu les avais aussi longs que sur la photo de ton
dossier, le nettoyage aurait pris plus de temps.
Penn prit Luce par le bras et l’entraina dehors.
— Reste de mon coté et il ne t’arrivera pas de mal.
Luce lui adressa un regard inquiet, mais l’expression de
Penn demeura indéchiffrable.
— Tu déconnes, là ? s’enquit Luce.
Penn sourit, soudain enjouée.
— Viens, on a cours. On est ensemble, cet après midi. C’est
bien, non ?
Luce se mit à rire.
— Il y a un moment ou tu vas arrêter de tout savoir sur
moi ?
— Je ne crois pas, répondit Penn en l’entrainant dans le
couloir, vers les salles de cours. Mais je te promets que tu
vas bientôt adorer ça. Je suis une amie très in luente, tu
sais.
3. Vers les ténèbres

Trainant dans son sillage son gros sac rouge, dont une
poignée était arrachée.
Luce cherchait sa chambre. Les murs du couloir étouffant
étaient d’un gris ardoise poussiéreux. Il régnait un silence
étrange que seul rompait le ronronnement des lampes à
luorescence qui jalonnaient le plafond parsemé de taches
d’humidité.
Le plus étonnant, c’était toutes ces portes closes. À Dover,
la jeune ille regrettait de ne pas avoir davantage
d’intimité, un peu de répit, avec ces fêtes improvisées à
n’importe quelle heure du jour et de la nuit… Pas moyen
d’entrer dans une pièce sans trébucher sur un groupe de
illes assises en tailleur, vêtues du même jean, ou sans
bousculer un couple enlacé contre le mur.
À Sword & Cross, par contre… Tout le monde buchait déjà
sur son devoir trimestriel de trente pages. Ou alors, les
mondanités se déroulaient à huis clos…
Ces portes valaient d’ailleurs le détour. Si les élèves de
Sword & Cross ne manquaient déjà pas de ressources
pour détourner le code vestimentaire, ils se montraient
franchement ingénieux pour ce qui était de personnaliser
leur espace. Luce venait en effet de passer devant un
rideau de perles et un tapis détecteur de mouvements qui
l’avait encouragée à « dégager vite fait ».
Elle s’arrêta devant la seule porte neutre du bâtiment celle
de la chambre 63.
« La douceur du foyer, tu parle ! » se dit Luce en cherchant
sa clé dans la poche avant de son sac à dos. Au moment
d’entrer dans sa cellule, elle respira un grand coup.
Ce n’était pas si mal, du moins pas aussi terrible qu’elle le
redoutait. Elle avait une fenêtre de dimensions correctes
qui s’ouvrait pour laisser entrer l’air nocturne, moins
étouffant. Au-delà des barreaux, la vue sur le parc, au clair
de lune, ne manquait pas d’intérêt, à condition d’oublier un
peu le cimetière qui s’étendait au-delà. Luce disposait d’un
placard, d’un petit lavabo, et d’un bureau, pour travailler.
En y ré léchissant, l’élément le plus triste de la pièce était
sans doute son propre re let dans le miroir, derrière la
porte.
Luce détourna vite les yeux. Elle n’imaginait que trop bien
son visage aux traits, pincés, ses yeux noisette pleins de
stress, sa chevelure digne du caniche nain hystérique de sa
famille après un orage. Le pull de Penn pendait comme un
sac de pommes de terre sur sa carcasse tremblante.
Ses cours de l’après-midi ne s’étaient pas mieux déroulés
que ceux du matin.
Comme elle le craignait, tout le monde l’appelait Pâté de
viande, et, à l’image du pâté, ce surnom lui promettait de
lui coller à la peau.
Elle avait envie de défaire ses bagages, de transformer
cette chambre 63 quelconque en son espace personnel, ou
elle pourrait se réfugier en cas de besoin, et se sentir à
l’aise. Mais elle se contenta d’ouvrir la fermeture à
glissière de son sac. Abattue, elle s’écroula sur le lit. elle se
sentait si loin de chez elle... Vingt-deux minutes de voiture
séparaient la porte blanchie à la chaux un peu déglinguée
de sa cuisine de la grille rouillée de Sword & Cross. Une
éternité, désormais.
Ce matin-là, durant la première moitié du trajet silencieux,
avec ses parents, ils avaient traversé des banlieues calmes
et résidentielles. Puis ils avaient franchi l’autoroute en
direction de la côte. Les palétuviers qui marquaient
l’entrée des marécages s’étaient rapidement clairsemés.
Les quinze derniers kilomètres de route furent lugubres.
Tout était d’un brun grisâtre, informe, désolé... Chez elle, à
Thunderbolt, les gens plaisantaient volontiers sur l’étrange
odeur de moisi qui lottait ici. Quand sa voiture
commençait à empester la vase, disait-on, c’était qu’on
avait atteint les marais.
Bien qu’ayant grandi à Thunderbolt, Luce connaissait mal
la région, la plus orientale du comté. Lorsqu’elle était
enfant, il n’y avait aucune raison de s’y rendre :
commerces, écoles, famille se trouvaient surtout à l’ouest.
La partie est était moins développée, voilà tout.
Ses parents lui manquaient. Ils avaient collé un Post-it sur
le premier T-shirt, dans son sac : « On t’aime. Et n’oublie
pas : une Price ne s’écroule jamais ! » Sa chambre, qui
donnait sur les plants de tomates de son père, lui
manquait. Sans parler de Callie. Son amie avait dû lui
envoyer au moins une dizaine de SMS qu’elle ne lirait
jamais.
Trevor lui manquait aussi... En in, ce n’était pas exactement
cela : elle avait la nostalgie de ce qu’elle avait ressenti dès
qu’elle avait commencé à discuter avec lui. Avoir quelqu’un
à qui penser, quand elle n’arrivait pas à dormir la nuit, un
prénom à griffonner bêtement dans ses cahiers. En vérité,
Luce et Trevor n’avaient jamais eu l’occasion de se
connaître vraiment. Le seul souvenir qu’il lui restait était la
photo que Callie avait prise à son insu, de l’autre côté du
terrain de football, entre deux séries de pompes, Trevor et
Luce avaient bavardé pendant quinze secondes de...
pompes. Et leur unique rendez-vous n’avait été en réalité
qu’une heure volée, durant laquelle il l’avait entraînée à
l’écart des autres. Une heure qu’elle regretterait sa vie
entière...
Cela avait commencé de façon assez innocente par une
promenade à deux, au bord du lac. Très vite, hélas ! Luce
avait senti les ombres planer au-dessus de sa tête. Dès que
les lèvres de Trevor avaient ef leuré les siennes, une onde
de chaleur l’avait envahie. Trevor avait écarquillé les yeux
de terreur... Et en quelques secondes, tout était parti en
fumée.
Luce roula sur le côté, le visage enfoui dans le creux de
son bras. Elle avait passé des mois à pleurer la mort de
Trevor, et voilà que, dans cette chambre inconnue,
allongée sur un matelas dont les ressorts lui
meurtrissaient déjà le dos, elle prenait en in conscience de
la futilité égoïste de tout cela. Elle ne connaissait pas
Trevor davantage que... Cam, par exemple.
En entendant toquer à la porte, elle se redressa d’un bon.
Qui pouvait savoir qu’elle était là ? À pas de loup, elle alla
ouvrir et passa la tête dans l’entrebâillement. Personne.
Elle n’avait même pas entendu de bruit de pas.
Rien n’indiquait que quelqu’un venait de frapper...
… À part l’avion en papier punaisé au panneau de liège,
près de la porte. Luce sourit en voyant son nom inscrit au
marqueur noir, sur une aile. Le message se réduisait à une
flèche noire désignant l’extrémité du couloir.
Certes, Arriane l’avait invitée à venir la voir, dans la soirée.
Mais c’était avant l’incident du réfectoire, avec Molly.
Scrutant le couloir désert, Luce hésita.
Devait-elle suivre cette mystérieuse lèche ? Puis elle
observa son sac de voyage toujours pas déballé. À quoi
bon se morfondre, après tout ? Elle haussa les épaules,
verrouilla sa chambre et glissa la clé dans sa poche avant
de s’éloigner.
De l’autre côté du couloir, elle s’arrêta devant une porte
pour examiner un immense poster de Sonny Terry,
formidable harmoniciste de blues, aveugle, qu’elle avait
découvert dans la collection de vieux vinyles de son père.
Elle se pencha pour lire le nom inscrit sur le panneau de
liège. Ô stupeur : c’était la chambre de Roland Sparks ! Un
peu bêtement, elle se demanda s’il y avait une chance pour
que Daniel soit chez Roland. Dans ce cas, seul un panneau
de bois les séparait...
Un bourdonnement it sursauter la jeune ille, qui repéra
aussitôt une caméra de surveillance ichée dans le mur, au-
dessus de l’entrée. Les fameuses « rouges ». Au moindre
de ses mouvements, le dispositif zoomait sur elle. Elle
recula, un peu honteuse. Heureusement, il n’existait encore
aucun appareil capable de deviner pourquoi. De toute
façon, elle était venue voir Arriane, dont la chambre se
trouvait juste en face de celle de Roland.
La porte d’Arriane était touchante. Le panneau de bois
était tapissé d’autocollants, imprimés ou réalisés à la main.
Il y en avait tant qu’ils se chevauchaient, entremêlant des
messages parfois contradictoires. Luce sourit.
Elle imaginait bien Arriane récoltant sans distinction tous
ces autocollants de voiture (VIVE LES MÉCHANTS… MA
FILLE EST UNE ÉLÈVE NULLE DE SWORD & CROSS… NON
A LA LOI 666) avant de les placarder au hasard, mais avec
application, sur sa porte.
Luce aurait pu passer des heures à s’amuser ainsi, mais
elle se sentait un peu gênée de rester plantée là, sans être
totalement certaine d’avoir été invitée.
C’est alors qu’elle remarqua un second avion en papier,
qu’elle ôta du panneau :

Luce chérie,
Si tu es venue, bravo ! On va bien s’entendre. Si tu m’as posé
un lapin : bas les pattes, Roland ! C’est mon courrier perso.
Combien de fois faudra-t-il que je te le répète, nom de Zeus ?
Bref, je sais que je t’avais dit de venir, ce soir, mais j’ai dû
passer direct de ma récré chez l’in irmière (c’est le bon côté
de mon traitement au Taser) à un cours de biologie de
rattrapage avec l’Albatros. Donc… on remet ça à une autre
fois ?
Bises psychotiques
A.
Ce message laissa Luce perplexe. Elle était soulagée,
d’apprendre qu’Arriane avait reçu des soins, mais elle
aurait préféré s’assurer en personne qu’elle allait mieux.
Elle voulait entendre sa voix désinvolte pour se faire une
idée de ce qui s’était déroulé. Les événements de la
journée lui parurent encore plus déroutants. Une sourde
panique l’envahit : elle se retrouvait toute seule, à la nuit
tombée, à Sword & Cross.
Derrière elle, une porte s’entrebâilla. Un rai de lumière
blanche apparut sur le sol, sous les pieds de la jeune ille.
Elle entendit de la musique à l’intérieur.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Roland apparut sur le pas de sa porte, vêtu d’un T-shirt
blanc déchiré et d’un jean. Ses dreadlocks étaient retenus
par un élastique jaune, au sommet de la tête, et il tenait un
harmonica devant sa bouche.
— Je suis venue voir Arriane, répondit Luce en s’efforçant
de ne pas regarder s’il y avait quelqu’un d’autre dans la
chambre. On devait…
— Y’a personne, dit-il mystérieusement.
Voulait-il parler d’Arriane ou des autres élèves du
bâtiment ? Sans quitter la jeune ille des yeux, il joua
quelques mesures à l’harmonica. Puis il ouvrit la porte en
grand en arquant les sourcils. L’invitait-il à entrer ?
— En fait, je passais juste par là en allant à la bibliothèque,
mentit-elle en tournant les talons. J’ai un bouquin à
emprunter.
— Luce ! appela Roland.
Elle it volte-face. Ils n’avaient pas été of iciellement
présentés, et elle ne s’attendait pas à ce qu’il connaisse son
nom. Il lui sourit et désigna la direction opposée à l’aide de
son harmonica.
— La bibliothèque, c’est de ce côté, annonça-t-il en
croisant les bras. N’oublie pas de faire un tour dans les
collections spéciales, dans l’aile est. Ça vaut le coup.
— Merci, lâcha Luce, sincèrement reconnaissante.
Roland avait l’air vraiment sympa. Tandis qu’elle
s’éloignait, il agita la main et joua deux ou trois accords. S’il
l’avait troublée, au départ, c’était sans doute parce qu’il
était l’ami de Daniel. Visiblement, il pouvait être très cool.
Le cœur plus léger, Luce parcourut le couloir. D’abord, le
message d’Arriane lui avait paru un peu sarcastique,
ensuite elle avait échangé quelques mots sans agressivité
avec Roland Sparks, et en in, elle avait l’intention de visiter
la bibliothèque. Les choses s’arrangeaient un peu.
À l’extrémité du couloir, là où le bâtiment formait un coude
en direction de l’aile où se trouvait la bibliothèque, Luce
passa devant la seule porte entrebâillée de l’étage. Elle
était simplement peinte en noir. En s’approchant, la jeune
ille entendit du heavy métal. Elle n’eut même pas à
s’arrêter pour lire le nom de l’occupant : Molly.
Luce hâta le pas. Chaque contact de ses bottes noires sur
le lino lui semblait assourdissant. Elle ne se rendit compte
qu’elle avait retenu son souf le qu’après avoir franchi le
seuil de la bibliothèque, quand elle poussa un soupir.
En balayant les rayonnages du regard, la jeune fille se senti
mieux. Elle aimait cette odeur de poussière et de renfermé,
et le doux son des pages que l’on tourne. La bibliothèque
de Dover avait toujours été son refuge. Celle-ci lui
procurerait sans doute le même sentiment de sécurité. Elle
souffla de nouveau.
Elle avait peine à croire qu’elle se trouvait à Sword &
Cross. C’était presque… en fait, c’était un lieu accueillant.
Sous le haut plafond, les murs étaient tapissés d’acajou
avec. D’un côté, une cheminée en briques. Des lampes
vertes rétro éclairaient de longues tables en bois, et les
rayonnages semblaient se prolonger à l’in ini. Luce foula
un tapis persan qui étouffa le bruit de ses pas.
Plusieurs élèves dont Luce ne connaissait pas le nom
travaillaient, penchés sur leur livre. Dans cette posture,
même plus rebelles semblaient moins menaçants.
Elle s’approcha de l’accueil, un vaste bureau circulaire qui
trônait au milieu de la salle. Les livres et documents épars
créaient ne atmosphère à la fois studieuse et désordonnée
qui rappela à Luce la maison de ses parents. Les piles
d’ouvrages étaient si hautes qu’elle faillit ne pas voir la
bibliothécaire qui se cachait derrière. Elle feuilletait un
dossier avec l’énergie d’un chercheur d’or. En découvrant
Luce, elle leva la tête.
— Bonjour ! lança-t-elle avec un sourire.
Ses cheveux argentés scintillaient dans la lumière douce,
elle avait un visage à la fois mûr et juvénile, une peau claire
presque incandescente, des yeux noirs très vifs et un petit
nez pointu. En s’adressant à Luce, elle releva les manches
de son pull blanc en cachemire, révélant les innombrables
bracelets de perles qu’elle portait aux deux poignets.
— Je peux t’aider ? chuchota-t-elle d’un ton enjoué.
Luce se sentit aussitôt à l’aise. Elle jeta un coup d’œil sur la
plaque indiquant son nom : Sophia Bliss. Si seulement elle
avait une requête à faire ! Mme Bliss était la première
personne d’autorité dont elle aurait aimé obtenir des
conseils.
Mais elle était seulement venue visiter les lieux... elle se
rappela le conseil de Roland.
— Je suis nouvelle, expliqua-t-elle. Je m’appelle Lucinda
Price. Pourriez-vous m’indiquer l’aile est ?
Son sourire lui signi ia qu’elle reconnaissait en Luce une
lectrice assidue. La jeune ille produisait toujours cet effet
sur les bibliothécaires.
— C’est par là, répondit-Elle en désignant une rangée de
hautes vitrines, à l’autre extrémité de la salle. On m’appelle
Mlle Sophia, et, si j’en crois mes listes, tu es inscrite à mon
cours de théologie, le mardi et le jeudi. On va bien
s’amuser ! (Elle lui it un clin d’œil.) En attendant, si tu as
besoin de quelque chose, je suis là. Ravie d’avoir fait ta
connaissance, Luce.
La jeune ille la remercia d’un sourire et lui assura qu’elle
la reverrait avec plaisir le lendemain, en cours, avant de se
diriger vers les vitrines. Alors, seulement, elle s’interrogea
sur la familiarité étrange de Mlle Sophia.
En passant entre les élégants rayonnages, elle sentit une
masse sombre et macabre voler au-dessus de sa tête et
leva les yeux.
Non. Pas ici. Pitié… Que j’aie au moins un endroit tranquille…
Quand les ombres se manifestaient, Luce ne savait jamais
exactement où elles s’arrêteraient, ni au bout de combien
île temps elles reviendraient.

C’était bizarre... Quelque chose avait changé. Luce était


terri iée, certes, mais elle n’avait pas froid. En fait, elle avait
même un peu chaud, alors qu’il faisait tout juste bon, dans
la bibliothèque... Puis elle aperçut Daniel de dos.
Face à la fenêtre, il était penché sur un présentoir portant
l’inscription « collections spéciales » en lettres blanches.
Les manches de son blouson en cuir usé étaient remontées
jusqu’aux coudes. Ses cheveux blonds scintillaient dans la
lumière. Il avait beau avoir les épaules voutées, Luce eut
envie de se blottir contre lui. Chassant vite cette idée de
son esprit, elle se hissa sur la pointe des pieds pour mieux
le voir. Elle n’en était pas certaine, mais il semblait
dessiner.
Elle observa le léger mouvement de son corps, tandis qu’il
traçait ses traits. Ses entrailles s’en lammèrent, comme si
elle avait avalé un aliment brûlant. Sans savoir pourquoi, et
en dépit de toute raison, elle avait l’intuition qu’il
esquissait son portrait.
Mieux valait ne pas s’approcher de lui... Après tout, elle ne
le connaissait même pas ! Elle ne lui avait jamais parlé.
Leurs échanges se cantonnaient, pour l’heure, à un doigt
d’honneur et quelques regards hostiles. Pourtant elle eut
soudain très envie de découvrir ce qui igurait sur son
carnet.
La réponse la frappa de plein fouet. Son rêve de la veille !
Elle eut une sorte de lash : il était tard, par une nuit froide
et humide. Vêtue d’un vêtement long et luide. Elle était
appuyée contre une fenêtre ornée d’un rideau, dans une
pièce inconnue. La seule autre personne présente était un
homme... un garçon, dont elle n’avait jamais le visage. Il
traçait son portrait sur un bloc de papier épais. Ses
cheveux, son cou, le contour précis de son pro il… Trop
intriguée pour se détourner, elle resta derrière lui, de peur
qu’il se sache épié.
Luce sursauta en sentant un pincement sur son épaule.
Puis une masse lotta au-dessus de sa tête. L’ombre avait
ressurgi, noire et épaisse comme un rideau.
Les battements de son cœur s’ampli ièrent à tel point que
leur son couvrit le bruissement de l’ombre. Daniel leva les
yeux de son dessin, vers l’endroit précis où planait
l’ombre, mais il ne sursauta pas comme Luce.
Normal. Il ne voyait pas les ombres, lui. Il regarda
tranquillement par la fenêtre.
La chaleur augmenta d’un cran. Elle était désormais si
proche de lui qu’il ne pouvait que ressentir l’onde qu’elle
dégageait.
Le plus discrètement possible, Luce tenta de jeter un œil
par-dessus l’épaule de Daniel. L’espace d’une seconde, elle
discerna la courbe de son propre cou, tracée au crayon
sur le papier. Elle cligna les yeux, et lorsqu’elle les posa de
nouveau sur la feuille, sa gorge se noua.
C’était un paysage. Avec une grande précision, Daniel
représentait le cimetière.
Rien ne l’avait jamais attristée à ce point. Elle ignorait
pourquoi. C’était insensé.
Comment pouvait-Elle s’attendre à ce que sa prémonition
se réalise ? Il n’y avait aucune raison pour que Daniel la
dessine. Pas plus qu’il n’avait eu de raison de lui faire un
doigt d’honneur, ce matin-là. Cependant…
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il.
Il avait refermé son carnet et la considérait avec gravité,
les lèvres pincées, les yeux gris dans le vague. Il ne
semblait pas en colère, mais épuisé.
— Je suis venue emprunter un livre des collections
spéciales, répondit-elle d’une voix tremblante.
En scrutant les alentours, elle comprit sa bévue. Les
collections spéciales n’étaient autre qu’un espace ouvert
proposant une exposition d’art consacrée à la guerre de
Sécession. Daniel et elle étaient entourés de bustes en
bronze de héros de la guerre et de vitrines pleines de
documents et de cartes des confédérés. C’était la seule
partie de la bibliothèque où il n’y avait pas un livre à
emprunter.
— Bonne chance, répondit-il en rouvrant son carnet,
comme pour la congédier.
Gênée, Luce aurait aimé s’en aller, mais les ombres
rôdaient. Étrangement, elle les supportait mieux, en
présence de Daniel. Cela n’avait pas de sens. Comme s’il
pouvait faire quelque chose pour l’en protéger..
Voyant qu’elle restait clouée sur place, il leva les yeux vers
elle et soupira.
— Tu apprécies que les gens se faufilent vers toi douce ?
Luce pensa aux ombres et à ce qu’elles étaient en train de
lui infliger. Sans réfléchir, elle secoua la tête pour dire non.
— Alors on est deux, dit-il.
Il se racla la gorge et la ixa, histoire de bien lui signi ier
qu’elle était de trop.
Peut-être ferait-elle mieux de lui expliquer qu’elle avait un
peu le tournis et qu’elle avait besoin de s’asseoir un
instant.
— Écoute, est-ce que je peux…
Mais Daniel prit son carnet et se redressa.
— Je suis venu ici pour m’échapper, coupa-t-il. Si tu ne
veux pas partir, c’est moi qui m’en vais.
Il glissa son carnet dans son sac à dos. Lorsqu’il croisa la
jeune ille, leurs épaules se frôlèrent. Malgré leurs
vêtements, ce contact furtif suf it à envoyer une décharge
électrique dans le corps de Luce.
L’espace d’une seconde, Daniel demeura immobile, lui
aussi. Puis ils se irent face. Luce ouvrit la bouche mais,
avant qu’elle puisse prononcer un mot, Daniel tourna les
talons et s’éloigna rapidement vers la sortie. Luce regarda
les ombres lotter au-dessus de sa tête. Elles formèrent un
tourbillon avant de filer par la fenêtre, dans la nuit.
Elles laissèrent une vague de froid dans leur sillage. Luce
frémit. Elle s’attarda ensuite au milieu des collections
spéciales, en touchant son épaule là où Daniel l’avait
frôlée, tandis que la chaleur s’évanouissait.
4. Le Service Du Petit Matin

Ah ! Le mardi, le jour des gaufres... Depuis toujours, pour


Luce, les mardis d’été étaient synonymes de café, de
framboises à la crème, et de gaufres dorées et
croustillantes à foison. Même cet été-là, alors que ses
parents semblaient avoir un peu peur d’elle, elle y avait eu
droit. En se réveillant, elle sut d’instinct que c’était mardi.
Luce reni la, émergeant peu à peu du sommeil, puis elle
inspira encore, plus fort, cette fois. Non. Pas de trace de
gaufres, rien que l’odeur acre de la peinture qui s’écaille.
Elle se frotta les yeux et observa sa chambre encombrée.
On aurait dit la version « avant » dans une émission de
déco. Le long cauchemar qu’avait été ce lundi lui revint
l’abandon de son téléphone portable, le pâté de viande et
le regard meurtrier de Molly, au réfectoire, le rejet de
Daniel, à la bibliothèque... Qu’est-ce qui avait bien pu
susciter son dédain ?
Elle se dressa sur son séant et regarda par la fenêtre. Il
faisait encore nuit. Le soleil ne pointait même pas à
l’horizon. Elle ne se réveil ait jamais si tôt. En y
ré léchissant bien, elle n’était pas certaine d’avoir déjà vu
soleil se lever. En réalité, ce moment de la journée l’a
toujours un peu angoissée. Ces minutes d’attente, dans le
noir, à regarder à travers les arbres juste avant
l’apparition des premières lueurs, à l’horizon. Les
préférées des ombres.
Luce poussa un soupir qui ne it qu’ampli ier sa nostalgie,
sa solitude. Que faire pendant les trois heures qui la
séparaient des lueurs de l’aube et de son premier cours ?
L’aube ? Pourquoi ce mot lui évoquait-il quelque chose ?
Merde ! Elle était collée !
Elle se leva en bougonnant et trébucha sur son sac de
voyage resté en plan. Elle saisit un pull noir sur le dessus
d’une pile de pulls noirs banals, puis en ila son jean de la
veille. En découvrant son visage bouf i de sommeil, dans le
miroir, elle it la moue. Quel désastre ! Elle passa une main
dans sa tignasse et sortit vivement de sa chambre.
En atteignant la grille délicatement ouvragée du cimetière,
qui lui arrivait à la taille, elle était à bout de souf le. Une
odeur entêtante de faux arum la it tousser. Elle se sentait
bien trop seule avec ses pensées. Où étaient donc les
autres ? Avaient-ils une autre notion de l’aube qu’elle ? Elle
consulta sa montre.
Déjà six heures quinze.
Ils lui avaient simplement dit de se présenter au cimetière,
et Luce était certaine qu’il n’y avait pas d’autre entrée, elle
resta donc près de la grille. L’asphalte sale du parking
donnait sur un terrain en friche envahi par les mauvaises
herbes. Elle aperçut un pissenlit solitaire. Plus jeune, Luce
se serait précipitée pour le cueillir, elle aurait fait un vœu,
puis soufflé dessus. Hélas ! Les vœux de Luce n’auraient su
se suffire d’une fleur aussi légère.
Seule cette grille séparait le cimetière du parking, fait assez
remarquable pour un établissement par ailleurs équipé de
barbelés. Luce passa la main sur le motif loral en fer
forgé. Il devait dater de la guerre de Sécession, à l’époque
où l’on enterrait les soldats dans ce cimetière, où ces
bâtisses n’abritaient pas encore des psychopathes en
puissance et où les lieux n’étaient pas envahis par la
végétation et les ombres.
C’était étrange. Si le reste du campus était parfaitement
plat, le cimetière, lui, était en pente. Ses lancs jalonnés de
pierres tombales, tels des spectateurs dans une arène,
descendaient vers une cuvette, en contrebas.
Au milieu, un chemin serpentait dans un labyrinthe de
tombes sculptées plus grandes, de statues de marbre et de
mausolées. Probablement les sépultures des of iciers
confédérés ou des soldats issus de familles fortunées. Vues
de près, elles devaient être superbes mais, de là-haut, leur
seul poids semblait entraîner le cimetière vers le bas,
comme l’eau vers un siphon.
En entendant des pas derrière elle, Luce it volte-face. Une
silhouette massive, vêtue de noir, surgit de derrière un
arbre. Penn ! Luce faillit se jeter dans ses bras. Jamais elle
n’avait été aussi heureuse de voir quelqu’un, même si elle
avait peine à croire que Penn soit collée, elle aussi.
— Tu es en retard, non ?
Elle s’arrêta à un mètre de Luce et secoua la tête, faisant
mine d’être af ligée par l’ignorance de la nouvelle, mais
amusée tout de même.
— Je suis là depuis dix minutes, répondit-elle. C’est plutôt
toi qui es en retard !
— Pas du tout ! protesta Penn. Je suis une lève-tôt et ne
suis jamais collée. (Elle haussa les épaules et releva ses
lunettes violettes sur son nez.) Toi si, avec cinq autres
malheureux, qui sont sans doute en train de péter les
plombs à t’attendre en bas, devant le monolithe.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et désigna une énorme
pierre qui se dressait dans la partie la plus basse du
cimetière. En plissant les yeux, Luce distinguait à peine un
groupe de silhouettes noires.
— Ils m’ont juste dit de les retrouver au cimetière, déclara-
t-elle, déjà démoralisée. Personne n’a précisé où, au juste.
— Eh bien, je te le répète : devant le monolithe.
Maintenant, descends, ordonna Penn. Tu ne risques pas de
te faire beaucoup d’amis si tu les fais poireauter plus
longtemps.
La gorge serrée, Luce eut envie de demander à Penn de lui
montrer le chemin.
Elle avait l’impression de devoir entrer dans un labyrinthe
et n’avait aucune envie de s’y perdre. Une nostalgie
troublante la saisit. Et cela ne ferait qu’empirer. Pour
gagner du temps, elle it craquer les jointures de ses
doigts.
— Luce ! it Penn en lui donnant une tape sur l’épaule,
bouge-toi !
La jeune ille tenta de se montrer courageuse et
reconnaissante, mais elle ne parvint qu’à esquisser un
rictus maladroit. En in, elle dévala la pente jusqu’au cœur
du cimetière.
Le soleil n’allait pas tarder à se lever. Ces ultimes instants
d’avant l’aube étaient toujours les plus angoissants, elle
dépassa vite les rangées de tombes ordinaires. À une
époque, elles devaient tenir debout, mais elles étaient si
anciennes que la plupart étaient penchées, tels des
dominos morbides.
Ses Converse noires dérapaient dans la boue et les feuilles
mortes. Dès qu’elle s’approcha des sépultures plus
prestigieuses, le terrain s’aplanit. Luce était complètement
perdue. Elle s’arrêta pour reprendre son souf le. Des
voix… En se calmant, elle entendit des gens parler.
— Encore cinq minutes et je me casse, dit un garçon.
— Dommage que votre opinion n’ait aucune valeur,
monsieur Sparks, it une voix plus précieuse que Luce
reconnut : c’était celle de Mme Tross, alias l’Albatros.
Après l’incident du pâté de viande, Luce était arrivée en
retard en cours et n’avait pas fait la meilleure des
impressions sur son professeur de sciences, une femme
ronde et austère.
— Si vous ne voulez pas perdre vos privilèges sociaux,
cette semaine (des grommellements s’élevèrent), nous
allons tous attendre patiemment, comme si nous n’avions
rien de mieux à faire, que Mlle Price daigne nous honorer
de sa présence.
— Je suis là ! souf la Luce au détour d’une immense statue
de chérubin.
Les mains sur les hanches, ses ins cheveux châtains
plaqués sur son crâne, Mme Tross arborait une variante de
sa robe noire et ample de la veille. Lorsque la jeune ille
arriva, les yeux d’un marron terne de l’enseignante
n’exprimèrent que de l’agacement. Luce avait toujours
peiné en biologie, cela n’allait pas arranger ses affaires…
Derrière l’Albatros, Arriane, Molly et Roland se tenaient
autour d’un cercle de planches ceignant une grande statue
centrale représentant un ange. Elle semblait plus récente,
plus blanche, plus somptueuse que les autres statues.
Luce faillit ne pas remarquer Daniel.
Appuyé contre la cuisse de l’ange, il portait son vieux
blouson de cuir noir et son foulard rouge. Il n’avait
visiblement pas peigné ses cheveux blonds hirsutes. À quoi
il pouvait-il ressembler, quand il dormait ? Luce rougit
d’un coup. Le temps de croiser son regard, elle était
totalement mortifiée.
Il avait l’air furieux.
— Je suis désolée, bredouilla-t-elle. Je ne savais pas ou je
devais me présenter. Je vous jure que…
— Ne te fatigue pas, coupa Mme Tross en passant un doigt
sur sa gorge. Tu nous as fait perdre assez de temps comme
ça. Bon, vous avez tous en tête les actes méprisables que
vous avez commis pour vous retrouver ici. Vous allez
pouvoir méditer là-dessus pendant deux heures, en
travaillant. Mettez-vous par deux. Vous savez ce que vous
avez à faire. (Elle regarda Luce et poussa un soupir.) Bon,
qui veux prendre la petite nouvelle sous son aile ?
Au grand effroi de Luce, tout le monde baissa les yeux,
puis, au bout d’une minute de calvaire, un cinquième élève
apparut au détour d’un mausolée.
— Moi !
C’était Cam, vêtu d’un T-shirt noir à col en V qui moulait
ses larges épaules. Il dépassait Roland de plus de vingt
centimètres. Il l’écarta sans ménagement pour se diriger
vers Luce, les yeux rivés sur elle, la démarche luide et
assurée, aussi tranquille dans son uniforme que Luce était
mal à l’aise. Elle eut presque envie de détourner les yeux
tant cette façon qu’avait Cam de la ixer était gênante. Mais,
pour une raison inconnue, il la fascinait, et elle ne
parvenait pas à arracher son regard du sien. Soudain,
Arriane s’interposa.
— J’étais là avant toi ! lança-t-elle.
— Non, répondit Cam.
— Si ! Tu n’as rien entendu, depuis ton drôle de perchoir,
là-bas, c’est tout, répondit-elle du tac au tac. Je la veux.
— Je…, commença Cam.
Arriane pencha la tête, attendant la suite. Luce déglutit.
Allait-il dire qu’il la voulait aussi ? Et s’ils faisaient équipe à
trois, pour cette colle ?
Cam tapota le bras de Luce.
— Je te rejoins après, d’accord ? lui assura-t-il comme si
elle y tenait absolument.
Les autres élèves sautèrent des tombes sur lesquelles ils
étaient assis et se dirigèrent vers une remise. Luce le
emboîta le pas, collée aux basques d’Arriane, qui lui tendit
un râteau sans un mot.
— Bon, tu préfères l’ange vengeur ou les amants enlacés ?
Pas un mot sur les événements de la veille, ni sur son
message. Luce se dit qu’il valait mieux ne pas en parler
dans l’immédiat. Lorsqu’elle leva la tête, elle était entre
deux statues géantes. La plus proche, un homme et une
femme nus enlacés, ressemblait à un Rodin : elle avait
étudié les sculpteurs français, à Dover, et trouvait les
œuvres de Rodin particulièrement romantiques. Elle avait
du mal à regarder ces amants sans songer à Daniel. Daniel.
Il la détestait. Si elle avait besoin d’une preuve
supplémentaire, après qu’il l’eut plantée à la bibliothèque,
hier soir, le regard noir qu’il lui avait lancé quelques
instants plus tôt en disait long.
— Où est l’ange vengeur ? demanda-t-Elle à Arriane avec
un soupir.
— Bon choix. C’est par là.
Arriane mena Luce vers une énorme sculpture en marbre :
un ange protégeant le sol d’un éclair. C’était peut-être une
pièce intéressante, à l’époque, mais elle était désormais
souillée de boue et couverte de mousse.
— Je ne comprends pas, dit Luce. Qu’est-ce qu’on doit
faire ?
— Frotti-frotta ! chantonna Arriane. J’aime bien faire
comme si je leur donnais un bain.
Sur ces mots, elle escalada l’ange géant comme si c’était un
chêne, et s’installa à califourchon sur le bras protecteur de
la statue.
Pour ne pas donner l’impression de provoquer Mme Tross,
Luce se mit à racler autour du socle afin de déblayer ce qui
semblait être un tas de feuilles humides.
Trois minutes plus tard, elle avait les bras fourbus. Elle
n’était vraiment pas habituée à ce genre de travail. À
Dover, Luce n’avait jamais été collée. D’après ce qu’elle
avait entendu dire, les colles se limitaient à écrire plusieurs
centaines de fois de suite : « Je ne plagierai plus Internet. »
Là, c’était plus brutal. D’autant plus qu’elle n’avait fait que
bousculer involontairement Molly au réfectoire. Sans
vouloir porter de jugements hâtifs, déblayer les tombes de
personnes mortes depuis plus d’un siècle... À ce moment-
là, Luce détestait sa vie.
En in, un timide rayon de soleil iltra à travers les arbres.
Et il y eut soudain un peu de couleur dans le cimetière.
Luce se sentit aussitôt plus légère. Elle voyait clair à plus
de trois mètres devant elle. elle distinguait Daniel… qui
travaillait au côté de Molly.
Son cœur se serra. Envolé, son sentiment de légèreté !
Elle observa Arriane, qui lui adressa un regard plein de
compassion, sans cesser de s’affairer.
— Hé ! souffla Luce assez fort.
Arriane porta un index à ses lèvres, puis it signe à Luce de
la rejoindre sur la statue. Avec bien moins de grâce et
d’agilité que son amie, Luce empoigna le bras de pierre et
se hissa. Quand elle fut certaine de ne pas s’écrouler à
terre, elle murmura :
— Alors… Daniel est un copain de Molly ?
— Surtout pas ! grommela Arriane. Ils ne peuvent pas se
saquer. Pourquoi cette question ? demanda-t-elle après un
moment de réflexion.
Luce désigna les deux élèves, qui ne faisaient même pas
mine de déblayer les tombes. Penchés sur leurs outils, ils
étaient en grande conversation. Qu’est-ce qu’ils pouvaient
se raconter ?
— Ils ont l’air de bien s’entendre, pourtant.
— C’est comme ça, quand on est collé, déclara Arriane
d’un ton neutre. Il faut se mettre par deux. Tu crois que
Roland et l’autre obsédé, là-bas, sont copains ?
Elle désigna Roland et Cam, qui se chamaillaient sur la
meilleure façon de se répartir les tâches, au pied de la
statue des amants.
— Un compagnon de colle n’a rien à voir avec un copain
dans la vraie vie.
Arriane se tourna vers Luce, qui, en dépit de ses efforts
pour sembler désinvolte, encaissait le coup.
— Écoute, Luce, je ne voulais pas... (Sa voix s’éteignit.)
D’accord, à part que tu m’as fait perdre vingt bonnes
minutes, ce matin, je n’ai aucun problème avec toi. En fait,
tu es plutôt intéressante, comme ille. Une vraie bouffée
d’air frais. Mais bon, j’espère que tu ne t’attendais pas à te
trouver des amies pour la vie, à Sword & Cross. Autant
savoir : c’est pas gagné. Tous ceux qui sont là ont un passé
plutôt lourd à porter, si tu vois ce que je veux dire.
Un peu gênée, Luce haussa les épaules.
— Je posais juste une question…
— Pourquoi tu es toujours sur la défensive ? reprit
Arriane, un peu hautaine. Qu’est-ce que tu as bien pu
fabriquer pour te retrouver là, d’ailleurs ?
Luce n’avait aucune envie d’en parler. Arriane avait peut-
être raison, mieux valait ne pas se chercher d’amis. Elle
sauta à terre et s’attaqua à la mousse qui tapissait le
piédestal.
Hélas ! La curiosité d’Arriane était piquée au vif. Elle
descendit à son tour de son perchoir et posa son râteau
sur celui de Luce pour l’immobiliser.
— Allez ! Dis-le-moi ! Dis-le-moi ! Dis-le-moi ! chantonna-
elle.
Le visage d’Arriane était tout proche de celui de Luce.
Celle-ci songea à la veille, quand elle s’était accroupie près
d’elle, après ses convulsions. Elles avaient partagé quelque
chose, non ? Au fond d’elle-même, Luce avait terriblement
besoin de quelqu’un à qui se con ier. Cet été avec ses
parents lui avait paru si long, si étouffant… Elle soupira et
appuya le front sur le manche de son râteau.
Un goût de bile lui envahit la bouche, mais elle ne parvint
pas à l’ignorer. La dernière fois qu’elle avait raconté les
détails de l’affaire, c’était sur une injonction du tribunal.
Elle aurait préféré les oublier, mais, plus Arriane la ixait,
plus l’envie d’en parler montait.
— Un soir, j’étais avec un copain, expliqua-t-elle en
respirant bien. Il s’est passé quelque chose de très grave.
(Elle ferma les yeux, priant pour que la scène n’explose
pas sous ses paupières closes.) Il y a eu un incendie. Je
m’en suis sortie… Pas lui.
Arriane bâilla, moins horrifiée que Luce elle-même.
— Bref, reprit Luce, ensuite, j’ai oublié les détails.
Comment tout est arrivé. Et ce dont je me souvenais… Mais
avec ce que j’ai raconté au juge, ils m’ont prise pour une
folle.
Elle esquissa un sourire forcé. À sa grande surprise.
Arriane posa la main sur son épaule. L’espace d’un instant,
elle parut vraiment sincère. Puis elle reprit son air
dédaigneux.
— On est tous des incompris ! railla-t-elle en enfonçant un
index dans le ventre de Luce. Tu sais, Roland et moi on se
disait justement qu’on n’avait pas de copain pyromane. Et
chacun sait qu’il faut un bon pyro pour une déconne digne
de ce nom, dans un centre de réinsertion (Apparemment,
elle échafaudait déjà des projets.) Roland pensait que
Todd, l’autre nouveau, ferait l’affaire, mais je préfère
parier sur toi. Tout le monde doit coopérer, un jour ou
l’autre.
Luce avait la gorge nouée. Elle n’était pas pyromane, et elle
en avait assez d’évoquer son passé. Elle n’eut même pas
envie de se défendre.
— Attends un peu que Roland entende ça ! lança Arriane
en jetant son râteau. Tu es un rêve devenu réalité !
Luce voulut protester, mais Arriane s’était déjà éloignée.
« Génial… », songea-t-elle en écoutant les pas de la jeune
ille dans la boue. Il suf irait de quelques minutes pour que
la nouvelle se répande jusqu’à Daniel.
Restée seule, elle leva les yeux vers la statue. Elle avait déjà
dégagé un gros tas de mousse et de feuilles mortes, mais
l’ange semblait plus sale que jamais.
L’entreprise lui paraissait si vaine... Qui venait ici, de toute
façon ? Ses camarades avaient sans doute laissé tomber.
Son regard se posa alors sur Daniel. Concentré sur sa
tache, il grattait la moisissure d’une plaque de bronze à
l’aide d’une brosse dure. Il avait même remonté les
manches de son pull. Ses muscles saillaient à chaque
mouvement. Elle soupira et, malgré elle, s’appuya contre la
statue pour l’observer à loisir.
Il a toujours été bosseur.
Luce secoua la tête. D’où lui venait donc cette ré lexion ?
Qu’est-ce qu’elle pouvait signi ier ? Pourtant, cette pensée
venait bien de lui traverser l’esprit. C’était le genre de
phrase qui se formait parfois dans sa tête, juste avant
qu’elle s’endorme. Des propos insensés qu’elle ne pouvait
attribuer qu’à ses rêves. Or, cette fois, elle était tout à fait
éveillée...
Il fallait qu’elle arrive à gérer cette histoire avec Daniel.
Elle le connaissait à peine mais, déjà, elle se sentait dériver
vers des contrées mystérieuses et inconnues.
— Tu ferais mieux de rester à distance de lui, déclara
froidement une voix, derrière elle.
Luce se raidit. Molly avait adopté la même pose que la
veille : les mains sur les hanches, les narines percées
fulminantes. D’après Penn, l’étonnant règlement de Sword
& Cross autorisant les piercings faciaux venait de la
réticence du directeur à ôter le diamant qu’il arborait à
l’oreille.
— Qui ? demanda Luce, au risque de passer pour une
idiote.
Molly leva les yeux au ciel.
— Crois-moi : craquer pour Daniel serait une très, très
mauvaise idée.
Avant que Luce puisse répondre, Molly disparut. Mais
Daniel l’observait, comme s’il avait entendu prononcer son
nom. Il se dirigea vers elle.
Elle eut l’impression que le soleil s’était caché derrière un
nuage. Si elle parvenait à se détourner de ce regard, elle
pourrait s’en assurer. Or elle était incapable du moindre
mouvement et, bizarrement, elle devait plisser les yeux
pour distinguer Daniel. Il semblait dégager sa propre
lumière et celle-ci l’aveuglait. Un curieux tintement retentit
dans ses oreilles et ses jambes se mirent à trembler.
Elle allait ramasser son râteau pour faire semblant de ne
pas le voir arriver, mais il était trop tard pour la jouer cool.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ? s’enquit-il.
— Hum…
Elle chercha désespérément un mensonge crédible, en
vain. Elle fit craquer les jointures de ses doigts. Daniel posa
une main sur les siennes.
— Je déteste quand tu fais ça.
Luce eut un mouvement de recul. À ce contact furtif, elle
rougit. Il voulait dire par là qu’il ne supportait pas la petite
manie qu’avaient certains de faire craquer leurs jointures,
sans doute. Car sinon, cela impliquait qu’il l’avait déjà vue
faire, et c’était impossible : il ne la connaissait presque pas.
Dans se cas, pourquoi avait-elle le sentiment qu’ils avaient
déjà eu cette querelle ?
— Molly m’a conseillé de rester à distance de toi, avoua-t-
elle enfin.
Daniel inclina la tête d’un côté puis de l’autre, comme si il
réfléchissait.
— Elle a probablement raison.
Luce frémit. Une ombre passa au-dessus d’eux et voila le
visage de l’ange assez longtemps pour inquiéter Luce. Elle
ferma les yeux et chercha son souf le, priant pour que
Daniel ne remarque rien d’anormal.
Au bord de la panique, elle eut envie de s’enfuir, mais en
était incapable. Et si elle se perdait, dans ce cimetière ?
Daniel suivit son regard vers le ciel.
— C’est quoi ?
— Rien.
— Alors ? Tu vas le faire ? reprit-il en croisant les bras
d’un air de défi.
— Faire quoi ? répondit-elle. M’enfuir ?
Daniel avança d’un pas. Il se trouvait à moins de trente
centimètres d’elle. Parfaitement immobile, Luce retint son
souffle et attendit.
— Tu vas rester à distance de moi ? précisa-t-il.
Il flirtait presque.
Luce était bouleversée. Le front moite de sueur, elle se
massa les tempes pour tenter de reprendre le contrôle
d’elle-même. Il fallait qu’elle libère son corps de sa
domination. Elle n’était pas prête à lirter à son tour, du
moins, s’il avait bien cherché à lui plaire.
— Sans doute, répondit-elle en reculant.
— Je n’ai pas entendu, murmura-t-il en arquant un sourcil,
avant de faire un pas de plus.
Luce recula encore et heurta le socle de la statue. Le pied
sale de l’ange lui meurtrissait le dos. Une deuxième ombre,
plus sombre et froide, passa au-dessus d’eux. Elle aurait
juré voir Daniel frémir en même temps qu’elle.
Puis le bruit sourd d’un objet lourd les surprit. En voyant
le haut de la statue basculer vers eux comme une branche
d’arbre qui se balance au gré du vent, Luce retint son
souffle. L’espace d’une seconde, la statue parut planer.
Luce et Daniel ixèrent l’ange, tandis que sa tête penchait
lentement vers eux, comme en prière. Puis la statue
s’écroula à toute vitesse. Daniel prit Luce par la taille,
comme s’il la connaissait par cœur. De son autre main, il la
protégea et la força à se coucher à terre au moment où la
sculpture bascula sur eux, à l’endroit précis où ils se
trouvaient. L’ange tomba tête la première dans la boue, les
pieds toujours sur son socle. Son corps formait un triangle
au sein duquel Daniel et Luce étaient recroquevillés,
pantelants, nez à nez.
Daniel avait les yeux écarquillés par la peur. Seuls
quelques centimètres les séparaient de la statue.
— Luce ? murmura-t-il.
Elle acquiesça.
— Qu’est-ce que tu as vu ? s’enquit-il, intrigué.
Une main apparut. Luce sentit qu’on les extirpait de sous la
statue. Elle sentit un frottement, dans son dos, puis le
contact de l’air, et revit la lueur du jour. Les autres élèves
était bouche bée, à l’exception de Cam, qui aidait Luce à se
redresser. Mme Tross semblait furibonde.
— Tu n’as rien ? lui demanda Cam, en cherchant
d’éventuel es plaies et en lui époussetant l’épaule. Quand
j’ai vu la statue tomber, je me suis précipité pour la retenir,
mais elle était déjà... Tu as dû avoir une sacrée trouille.
Luce ne réagit pas. Le mot terreur était encore loin
d’exprimer ce qu’elle avait ressenti.
Déjà debout, Daniel ne se retourna même pas pour vérifier
si elle allait bien. Ilse contenta de s’éloigner.
Abasourdie, Luce le suivit des yeux. Tous les autres
semblaient se moquer qu’il soit parti.
— Qu’avez-vous fait ? tonna Mme Tross.
— Je ne sais pas. On était là, en train de... travailler. Et tout
d’un coup, la statue est tombée.
L’Albatros se pencha pour examiner l’ange brisé, dont la
tête était fendue par le milieu. Elle murmura quelques
paroles sur les forces de la nature et les vieilles pierres.
Mais la voix que Luce entendit soudain resta gravée à dans
son esprit, après que tout le monde se fut remis au travail.
Juste derrière son épaule, Molly avait chuchoté :
— On dirait que tu ferais bien de suivre mes conseils…
5. Le Premier Cercle

— Ne me fais plus jamais une telle frayeur ! gronda Callie


au téléphone, mercredi soir.
C’était juste avant le coucher du soleil. Luce était
recroquevillée dans la cabine téléphonique de Sword &
Cross, au milieu de la réception. C’était loin d’être intime,
mais, au moins, personne ne rôdait dans le coin. Elle avait
encore mal aux bras, à cause de son travail au cimetière, la
veille. De plus, son orgueil en avait pris un coup quand
Daniel s’était éclipsé juste après qu’on les eût dégagés de
sous la statue écroulée. Pendant un quart d’heure, Luce
s’efforça néanmoins de chasser cette mésaventure de son
esprit pour s’abreuver des propos frénétiques que
débiterait sa meilleure amie durant le temps qui lui était
imparti. C’étai si bon d’entendre la voix stridente de Callie,
même si elle était entrain de la réprimander !
— On s’était promis de ne pas passer une heure sans se
parler ! grondait Callie d’un ton accusateur. J’ai cru que
quelqu’un t’avait dévorée toute crue ! Ou bien qu’ils
t’avaient mise à l’isolement, avec une de ces camisoles dont
il faut ronger une manche pour pouvoir se gratter la joue.
Tu aurais pu descendre dans le neuvième cercle de l’enf…
— C’est bon, maman ! railla Luce en riant, histoire de
reprendre son rôle de prof de yoga. Callie, détends-toi.
Pendant une fraction de seconde, elle se sentit coupable de
ne pas avoir utilisé son unique communication
téléphonique de la semaine pour appeler sa vraie mère.
Mais Callie ne tiendrait pas le coup si Luce ne saisissait pas
toutes les occasions d’entrer en contact avec elle.
Etrangement, la voix hystérique de son amie lui faisait
toujours un bien fou. C’était l’une des nombreuses raisons
pour lesquelles elles s’entendaient à merveille. La paranoïa
de Callie avait sur Luce un effet apaisant. Elle l’imaginait
dans sa chambre, à Dover, en train d’arpenter son tapis
orange vif, le visage badigeonné d’un masque hydratant
les orteils écartés par de la mousse, pour faire sécher son
vernis fuchsia.
— Arrête de me materner ! grommela Callie. Et parle ! Ils
sont comment, les élèves ? Ils sont lippants et passent leur
temps à avaler des cachets, comme dans les ilms ? Et les
cours ? Et la bouffe ?
En fond sonore, Luce entendait Vacances romaines, sur le
minuscule poste de télévision de Callie. Sa scène favorite
avait toujours été celle où Audrey Hepburn se réveille
dans la chambre de Gregory Peck, convaincue que la
soirée de la veille n’était qu’un rêve. Elle ferma les yeux
pour la revoir.
Imitant la voix ensommeillée d’Audrey Hepburn, elle cita la
réplique que Callie ne manquerait pas de reconnaître : « il
y avait un homme… Il s’est montré si méchant. C’était
merveilleux ! »
— C’est bon, princesse ! C’est de ta vie à toi que j’ai envie
d’entendre parler, plaisanta Callie.
Hélas ! Sword & Cross n’avait rien que Luce puisse, même
de loin, quali ier de merveilleux. Pensant à Daniel pou la..
allez, la centième fois de la journée, elle se rendit compte
que le seul parallèle entre Sword & Cross et Vacances
romaines, c’était qu’Audrey Hepburn et elle se trouvaient
toutes deux en présence d’un type agressif et grossier qui
ne s’intéressait pas à elles. Luce appuya la tête contre la
cabine. Quelqu’un y avait gravé : « J’attends mon heure. »
normalement, Luce aurait dû tout déballer sur Daniel.
Pour une raison inconnue, elle n’en fit rien.
Ce qu’elle pourrait raconter à son sujet ne reposait sur
rien qui se soit vraiment passé entre eux. Et Callie adorait
les mecs qui faisaient un effort pour se montrer dignes
d’elle. Elle voudrait entendre des détails du genre :
combien de fois il lui avait tenu la porte, s’il avait remarqué
comme elle était bonne en français... Callie ne voyait aucun
inconvénient à ce qu’un garçon écrive des poèmes
d’amour gnangnan, alors que Luce ne les prendrait jamais
au sérieux.
Bref, Luce serait vite à court d’anecdotes à rapporter sur
Daniel. En fait, Callie jugerait Cam bien plus intéressant
— Bon, d’accord, il y a un mec…, murmura Luce dans
l’appareil.
— Je m’en doutais ! s’exclama Callie. Son nom.
Daniel. Daniel. Luce se racla la gorge.
— Cam.
— C’est simple, sans chichis. Ça me va. Commence par le
début.
— Eh bien, il ne s’est encore rien passé.
— Il te trouve canon, bla bla bla. Je t’avais bien dit que,
avec les cheveux courts, tu ressembles à Audrey Hepburn.
Allez, fais péter les détails croustillants !
— Eh bien…
Luce s’interrompit en entendant des pas dans le hall. Elle
se pencha hors de la cabine pour voir qui osait perturber
son meilleur quart d’heure depuis trois jours.
Cam se dirigeait vers elle.
Quand on parle du loup... Luce ravala la niaiserie qu’elle
avait sur le bout de la langue : il m’a offert son médiator.
Elle l’avait toujours au fond de sa poche.
Cam semblait détendu, comme si, par miracle, il n’avait pas
entendu ses propos.
Il devait bien être le seul de Sword & Cross à ne pas ôter
son uniforme dès la in des cours. Cela dit, le côté noir sur
noir lui allait à merveille, tout comme il donnait à Luce un
air de caissière de supermarché.
Cam faisait tournoyer une montre à gousset en or au bout
d’une longue chaîne autour de son index. Fascinée, Luce
observa un instant son mouvement, jusqu’à ce que Cam
immobilise la montre d’un geste sec et l’enferme dans son
poing. Il l’examina, puis leva les yeux vers Luce.
— Désolé, dit-il en pinçant les lèvres, troublé. Je croyais
avoir réservé pour l’appel de sept heures. (Il haussa les
épaules.) Mais j’ai dû me tromper en m’inscrivant.
En consultant sa propre montre, Luce sentit son cœur se
serrer Callie et elle avaient à peine échangé quelques
mots ! Comment son quart d’heure pouvait-il être déjà
écoulé ?
— Luce ? Allô ? hurlait Callie, impatiente, à l’autre bout du
il. Tu es bizarre. Tu me caches quelque chose ? Tu m’as
déjà remplacée par une adepte de l’automutilation, ou
quoi ? Et ce mec ?
— Chut ! Souf la Luce dans le combiné. Cam, attends !
Appela-t-elle en éloignant l’appareil.
Il avait presque franchi le seuil.
— J’en ai pour une seconde…, bredouilla-t-elle. J’allais
raccrocher.
Cam glissa sa montre dans une poche de sa veste noire et
revint sur ses pas. En entendant Callie hausser le ton, dans
le combiné, il arqua les sourcils et se mit à rire.
— T’as pas intérêt à me raccrocher au nez ! lança-t-elle. Tu
ne m’as encore rien dit ! Rien !
— Je ne voudrais énerver personne, railla Cam en
désignant le téléphone.
Prends mon créneau. Tu me revaudras ça une autre fois.
— Non, répondit aussitôt Luce.
Elle mourait d’envie de bavarder avec Callie, mais il devait
en être de même pour Cam. Contrairement à la plupart des
autres élèves, il avait toujours été sympa avec elle. Elle ne
voulait pas l’obliger à renoncer à son appel. De toute
façon, elle n’arriverait plus à parler de lui à Callie
maintenant.
— Callie…, soupira-t-elle dans le combiné. Il faut que je te
laisse. Je te rappelle dès que j’ai...
Mais elle n’entendit qu’un signal occupé. Le téléphone était
réglé pour couper les communications au bout de quinze
minutes pile. Le minuteur indiquait00 : 00. Elles n’avaient
pas pu se dire au revoir et Luce devrait attendre une
semaine entière avant de la recontacter. Une éternité dans
l’esprit de la jeune fille.
— MAV ? s’enquit Cam, les sourcils arqués, en s’appuyant
sur la cabine, près de Luce. J’ai trois petites sœurs. Je sens
tout de suite la vibration « meilleure amie pour la vie » au
bout du fil.
Il se pencha en avant, comme s’il allait reni ler Luce, ce qui
la it glousser... Puis elle se igea. Cette proximité
inattendue lui fit battre follement le cœur.
— Laisse-moi deviner, insista Cam en se redressant. Elle
voulait tout savoir sur les mauvais garçons du centre.
— Non ! s’exclama Luce en secouant la tête.
En se rendant compte qu’il plaisantait, elle rougit et décida
de riposter.
— En in... je lui ai dit qu’il n’y en avait pas un seul de bien,
ici.
Cam tiqua.
— C’est justement ce qui fait l’attrait de la chose, tu ne
trouves pas ?
Sa façon de se tenir immobile incita Luce à en faire autant.
Le tic-tac de la montre, dans la poche de la veste de Cam.
Semblait plus puissant qu’il devait l’être en réalité.
Pétri iée, Luce frémit soudain quand une masse sombre
surgit dans le hall. L’ombre semblait sauter d’un panneau
à l’autre du plafond, les masquant tour à tour. Merde.
Quand les ombres sortaient, il n’était jamais bon de rester
seule avec quelqu’un, surtout une personne aussi
concentrée sur elle que Cam en cet instant. Elle s’efforça
de paraître calme, malgré son anxiété, tandis que les
ténèbres tournoyaient autour du ventilateur du plafond,
comme si elles dansaient. Cela, encore, elle aurait pu le
supporter. Peut-être. Mais l’ombre produisait aussi le
même bruit atroce que Luce avait entendu en voyant un
bébé chouette tomber de son palmier et mourir étouffé. Si
seulement Cam cessait de la garder ainsi ! Si seulement
quelque chose venait détourner son attention ! Si
seulement... Daniel Grigori entrait.
Or il apparut. Luce fut sauvée par ce garçon sublime au
jean troué et au T-shirt encore plus mité. Ployant sous sa
pile de livres de bibliothèque, des cernes gris sous ses
yeux gris, il n’avait pourtant rien d’un héros. Daniel
semblait épuisé. Ses cheveux blonds lui tombaient dans les
yeux, il observa Luce et Cam d’un air perplexe. Trop
occupée à demander ce qu’elle avait encore fait pour le
contrarier, elle faillit ne pas se rendre compte de ce qui se
déroulait au même instant : juste avant que la porte du hall
se referme derrière lui, l’ombre s’y fau ila et sortit dans la
nuit, comme si quelqu’un avait pris un aspirateur pour
évacuer la crasse du hall.
Daniel se contenta de leur adresser un signe de tête avant
de passer son chemin sans ralentir le pas.
Quand Luce se tourna vers Cam, il observait Daniel.
— Au fait, déclara-t-il un peu plus fort que nécessaire, j’ai
oublié de te dire : je donne une petite fête dans ma
chambre ce soir, après la Soirée. J’aimerais bien que tu
viennes.
Daniel était encore assez proche pour l’entendre. Elle
ignorait ce qu’était au juste cette Soirée, mais elle avait
rendez-vous avec Penn pour s’y rendre.
Les yeux rivés sur la nuque de Daniel, elle savait qu’elle
devait donner une réponse à Cam. Ce n’était pas bien
compliqué, pourtant. Lorsque Daniel se retourna pour la
regarder d’un air qu’elle aurait juré attristé, le téléphone
se mit à sonner. Cam tendit la main.
— Il faut que je décroche, Luce. Alors ?
Daniel hocha la tête presque imperceptiblement.
— Oui, répondit Luce à Cam. Je viendrai.

— Je ne vois pas pourquoi on doit courir, gémit Luce


pantelante, vingt minutes plus tard.
Elle s’efforçait de rester à la hauteur de Penn tandis
qu’elles traversaient le parc vers l’auditorium, pour la
mystérieuse Soirée du mercredi, au sujet de laquelle Penn
ne l’avait toujours pas éclairée. Luce avait tout juste eu le
temps de regagner sa chambre pour mettre du brillant à
lèvres et son plus beau jean, au cas où ce serait ce style
soirée. Elle n’était pas encore remise de cette entrevue
avec Cam et Daniel, quand Penn avait surgi dans sa
chambre pour l’entraîner de force.
— Les gens qui sont toujours en retard ne comprennent
jamais à quel point ils perturbent les gens ponctuels et
normaux, dit Penn à Luce tandis qu’elles pataugeaient sur
une partie boueuse de la pelouse.
— Ah ah ah !
Un rire retentit derrière eux.
En se retournant, Luce sentit son visage s’illuminer face à
la silhouette pâle et maigrichonne d’Arriane qui cherchait
à les rattraper.
— Quel est le taré qui t’a dit que tu étais normale, Penn ?
Aniane donna un coup de coude à Luce et désigna le sol.
— Attention à la vase !
Luce s’arrêta dans la boue juste avant d’atteindre un
endroit particulièrement dangereux.
— Quelqu’un veut bien m’expliquer où on va ? Demanda-t-
elle.
— C’est mercredi soir, répondit Penn d’un ton morne. On
va à la Soirée.
— Une soirée du genre... pour danser ? s’enquit Luce.
Elle imaginait Daniel et Cam sur la piste.
— Une soirée dansante où on init par mourir d’ennui,
oui ! lança Arriane. Le terme de « soirée » est
caractéristique du double langage de Sword & Cross. Tu
vois, ils sont censés nous organiser des activités, mais ça
les fait flipper, c’est normal.
— Alors, poursuivit Penn, on a droit à des animations
atroces style « soirée ciné » suivie d’un débat sur le ilm
ou… tu te souviens du semestre dernier ?
— Les conférences sur la taxidermie ?
— Ça foutait vraiment la chair de poule, commenta Penn
en secouant la tête.
— Ce soir, ma chère, reprit Arriane d’une voix traînante,
on s’en tire à bon compte. Il nous suf ira de ron ler
pendant l’un des trois malheureux ilms de la vidéothèque
de Sword & Cross. D’après toi, on a droit auquel, ce soir,
Péniche ? Starman ? Joe contre le volcan ? Ou Week-end
chez Bernie ?
— C’est Starman, grommela Penn.
— Elle sait tout, celle-là ! Persi la Arriane en adressant à
Luce un regard ahuri.
— Attendez-moi ! lança Luce en contournant la vase.
À l’approche de la réception, elles se mirent à murmurer.
— Si vous avez tous vu plusieurs fois ces ilms, pourquoi
vous précipiter pour aller les revoir ?
Penn ouvrit l’énorme porte métallique de « l’auditorium »,
doux euphémisme désignant une vieille salle au plafond
bas où des chaises étaient alignées face à un mur blanc.
— Fais gaffe de ne pas te retrouver à la place qui tue, à
côté de M. Cole, prévint Arriane en désignant l’enseignant.
Plongé dans un gros livre, M. Cole était entouré des
quelques chaises encore libres de la salle.
Les trois illes franchirent le portail détecteur de métaux
de l’entrée.
— Celui qui s’y assied doit subir sa prise de tête de la
semaine sur la « santé mentale ».
— Ce qui ne serait pas si mal…, intervint Arriane.
— S’il ne fallait pas rester tard pour analyser les résultats,
compléta Penn.
— Ce qui te fait manquer l’after, murmura Arriane avec un
sourire, en entraînant Luce vers le deuxième rang.
« Enfin, elle en venait à l’essentiel », songea Luce.
— J’en ai entendu parler, dit-elle, pas trop larguée, pour
une fois. Ça se passe dans la chambre de Cam, c’est ça ?
Arriane observa Luce un instant et s’humecta les lèvres,
puis elle regarda au loin.
— Hé, Todd ! appela-t-elle en agitant le bout des doigts.
Elle poussa Luce sur une chaise et tapota la place maudite.
— Viens t’asseoir avec nous, Todd !
Resté à l’entrée, un peu gêné, Todd parut soulagé de
recevoir des directives, quelles qu’elles soient. La gorge
nouée, il se dirigea vers les jeunes illes. À peine était-il
assis que M. Cole leva les yeux de son livre, essuya ses
lunettes à l’aide d’un mouchoir et déclara :
— Todd, je suis ravi que tu sois là. Peut-être pourrais-tu
me rendre un petit service, après le ilm. Vois-tu, le
diagramme de Venn est un outil très utile pour…
— Méchante ! lança Penn, dont la tête surgit soudain entre
Arriane et Luce.
Arriane haussa les épaules et sortit un gros sachet de
popcorn de son sac en toile.
— Je ne peux m’occuper que d’un certain nombre d’élèves,
dit-elle en lançant un popcorn au beurre à Luce. Tu as de
la chance.
Tandis que le noir se faisait dans la salle, Luce scruta les
alentours en quête de Cam. Elle songea à sa conversation
interrompue avec Callie. Son amie avait toujours af irmé
que regarder un ilm avec un garçon était le meilleur
moyen d’apprendre des choses qui ne ressortaient pas
lors d’une conversation. Luce comprenait en in ce que
Callie voulait dire. Il y aurait quelque chose d’exaltant à
surveiller Cam du coin de l’œil pour voir quelles scènes
l’amusaient et pour rire avec lui.
En croisant son regard, elle voulut détourner la tête tant
elle était gênée. Mais avant qu’elle n’en ait le temps, le
visage de Cam s’illumina d’un large sourire.
Elle se senti remarquablement décontractée, pour
quelqu’un qui venait d’être surprise en train de l’épier.
Face à son geste de la main, elle ne put s’empêcher de
penser combien l’attitude de Daniel avait été distante,
chaque fois qu’il avait croisé son regard.
Daniel apparut en in, en compagnie de Roland. Randy avait
déjà fait l’appel, et il ne restait que quelques places à
l’avant, par terre. Daniel traversa le rayon de lumière du
projecteur. Pour la première fois, Luce remarqua qu’il
portait une chaîne en argent autour du cou, ainsi qu’une
sorte de médaillon glissé sous son T-shirt. Puis il disparut.
Elle ne distinguait même plus sa silhouette.
En in de compte, Starman n’était pas très drôle,
contrairement aux imitations répétées de Jeff Bridges par
les élèves. Luce eut du mal à rester concentrée sur
l’intrigue. Elle avait une sensation désagréable de froid
glacial, sur la nuque. Il allait se passer quelque chose…
Cette fois, quand les ombres vinrent, Luce les attendait.
Elle ré léchit en comptant sur ses doigts. Les ombres
surgissaient à un rythme de plus en plus alarmant. Était-ce
simplement l’angoisse d’être à Sword & Cross… ou cela
signi iait-il autre chose ? Jamais elles n’avaient été aussi
agressives…
Elles déboulèrent dans l’auditorium, se glissèrent sur les
cotés de l’écran et suivirent les lattes du plancher, s’étalant
comme des taches d’encre. Luce agrippa son siège. Une
douleur parcourut tous ses membres. Elle crispa chaque
muscle de son corps, sans parvenir à maîtriser ses
tremblements. En sentant une main sur son genou gauche,
elle se tourna vers Arriane.
— Ça va ? s’enquit cette dernière.
Luce hocha la tête et croisa les bras, faisant mine d’avoir
froid. Si seulement c’était le cas… Or ce froid particulier
n’avait rien à voir avec la climatisation excessive de Sword
& Cross.
Les ombres lui enveloppèrent les pieds, sous la chaise, et
restèrent ainsi comme un poids mort pendant tout le ilm.
Chaque minute parut à Luce une éternité.

Une heure plus tard, Arriane posa un œil sur le judas de la


porte peinte en bronze de la chambre de Cam.
— Coucou ! chantonna-t-elle en gloussant. Voilà
l’ambiance !
Elle extirpa un boa en plumes rose vif du sac en toile
magique dont elle avait sorti les popcorns.
— Fais-moi la courte, ordonna-t-elle à Luce en levant un
pied.
Luce croisa les doigts et plaça ses mains sous la botte
noire d’Arriane. La jeune ille décolla de terre et couvrit
son boa l’objectif de la caméra de surveillance du couloir
avant d’éteindre l’appareil par-derrière.
— C’est pas louche, déjà, ça ! railla Penn.
— Tu es du côté de l’after ou des rouges, toi ? Demanda
Arriane.
— Je dis simplement qu’il y a des méthodes plus
intelligentes, répondit Penn avec dédain, tandis qu’Arriane
redescendait.
Arriane posa son boa sur les épaules de Luce. La jeune
ille gloussa et commença à se dandiner au rythme d’une
chanson de la période Motown qui iltrait derrière la
porte. En passant le boa à Penn, Luce trouva son amie
encore étrangement stressée. Le front moite de
transpiration, Penn se rongeait les ongles et, malgré la
chaleur lourde de septembre, elle portait six pulls sans
avoir trop chaud.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit Luce.
Penn tira sur une de ses manches et haussa les épaules. Au
moment où elle parut sur le point de répondre, la porte
s’ouvrit. Une odeur de cigarette, de la musique à fond et
les bras ouverts de Cam les accueillirent.
— Tu es venue ! dit-il à Luce en souriant.
Même dans la pénombre, il avait les lèvres pourprées.
Quand il l’étreignit, elle se sentit minuscule, mais rassurée.
Une sensation furtive, car Cam se tourna vers les deux
autres pour les saluer d’un signe de tête. Luce était ière
d’être la seule à avoir eu droit à une étreinte.
La petite pièce sombre était bondée. Dans un coin, près de
la platine, Roland brandissait des disques vers une lumière
noire. Le petit couple que Luce avait vu dans la cour,
quelques jours plus tôt, était enlacé près de la fenêtre. Les
garçons à chemise blanche du groupe BCBG décochaient
de temps à autre un regard aux illes. Sans perdre un
instant, Arriane se rua vers le bureau de Cam, qui servait
de bar, et se retrouva avec une bouteille de Champagne
entre les jambes. Elle essaya de la déboucher en riant.
Luce était sidérée. Même à Dover, elle ignorait comment se
procurer de l’alcool, alors que le monde extérieur était
bien plus accessible. Cam n’était de retour à Sword &
Cross que depuis quelques jours, mais il parvenait déjà à
faire entrer tout le nécessaire pour des bacchanales
auxquelles il conviait toute l’école. Et les autres trouvaient
ça normal.
Depuis le seuil, Luce entendit le bouchon de Champagne
sauter sous les acclamations des invités, puis la voix
d’Arriane :
— Lucindaaa, entre donc ! Je vais porter un toast !
Si Luce céda à la tentation, Penn semblait moins encline à
bouger.
— Vas-y, dit-elle à Luce avec un signe de la main.
— Qu’est-ce que tu as ? Tu ne veux pas entrer ?
En vérité, Luce était un peu angoissée, elle aussi. Elle
ignorait comment se déroulait ce genre de soirée. N’étant
pas encore ixée sur la con iance qu’elle pouvait accorder
à Arriane, elle aurait été rassurée par la présence de Penn.
Mais Penn fronçait les sourcils.
— Je… Je ne suis pas dans mon élément. Je préfère les
bibliothèques… les ateliers d’initiation à PowerPoint. Mon
truc, c’est hacker un système, par exemple. Mais ça… (Elle
se hissa sur la pointe des pieds et scruta la pièce.) Je ne
sais pas. Les gens qui sont là-dedans me considèrent
comme une première de la classe.
Luce s’efforça d’afficher un air incrédule et exaspéré.
— Et moi, ils me traitent de pâté de viande ! De notre côté,
on pense qu’ils sont tous complètement barges. (Elle se mit
à rire.) Y’a peut-être moyen de s’arranger, non ?
Penn esquissa un faible sourire, puis elle prit le boa et
l’enroula sur ses épaules.
— Bon, d’accord, concéda-t-elle, en emboîtant le pas à
Luce.
Celle-ci cligna les yeux, le temps qu’ils s’adaptent à la
lumière. Dans la cacophonie ambiante, elle entendait les
propos hilares d’Arriane. Cam referma la porte derrière
elle et retint Luce par la main pour l’empêcher de se mêler
aux autres.
— Je suis content que tu sois venue, lui con ia-t-il en se
penchant vers elle, dans le vacarme.
Il posa une main sur le bas de ses reins. Ses lèvres étaient
presque appétissantes, surtout quand il disait des choses
du style : « Je sursautais chaque fois que quelqu’un
frappait à la porte, j’espérais que ce serait toi. »
Luce n’avait aucune idée de ce qui avait pu attirer Cam
vers elle, mais il n’était pas question de tout gâcher. Cam
était populaire et particulièrement attentionné, ce qui
lattait Luce au plus haut point. Elle se sentait déjà plus
sûre d’elle dans cet environnement inconnu, mais elle
n’osa pas répondre à son compliment, de crainte de
s’embrouiller. Elle se contenta donc de rire, déclenchant
l’hilarité de Cam, qui la serra encore contre lui.
Soudain, comme elle ne savait que faire de ses bras, Luce
les enroula autour du cou de Cam. Quand il la souleva de
terre, elle fut prise d’un léger vertige.
Il la reposa vite. En se tournant vers les autres, la première
personne que vit Luce fut Daniel. C’était étrange, car il ne
semblait pas apprécier Cam. Pourtant, il était assis, jambes
croisées, sur le lit. Dans la lumière noire, son T-shirt blanc
luisait d’un éclat violet. Dès qu’elle croisa son regard, elle
fut incapable de se détourner. Cela n’avait aucun sens : un
mec séduisant et sympa se tenait juste derrière elle et lui
demandait ce qu’elle avait envie de boire. L’autre, beau
mais in iniment moins sympa, ne devrait pas la fasciner à
ce point. Or il l’observait d’un air intense et mystérieux,
jamais Luce ne parviendrait à le décoder...
Ce qui était sûr, c’était que Daniel lui faisait de l’effet, car
tous les autres étaient lous. Elle fondit. Elle aurait pu
soutenir ce regard la nuit durant sans l’intervention
d’Arriane qui, grimpée sur le bureau, interpella Luce en
brandissant son verre.
— À Luce ! lança-t-elle, en posant des prunelles angéliques
sur la jeune ille. À l’évidence, elle plane tellement qu’elle a
raté mon discours de bienvenue. Elle ne saura jamais
combien il était génial. N’est-ce pas, qu’il était génial,
Roland ?
Elle se pencha vers Roland qui lui tapota la cheville en
guise d’assentiment.
Cam glissa un gobelet en plastique plein de champagne
dans la main de Luce.
Elle sourit et gloussa pour masquer son trouble, tandis
que l’assemblée répétait :
— À Luce ! Au pâté de viande !
Molly se faufila près d’elle pour lui murmurer à l’oreille :
— À Luce ! Qui ne saura jamais !
Quelques jours plus tôt, Luce se serait enfuie. Ce soir là,
elle leva juste les yeux au ciel et tourna le dos à Molly
Celle-ci n’avait prononcé que des paroles blessantes à son
encontre. Lui montrer sa peine l’inciterait à continuer,
Luce s’installa donc sur la chaise, avec Penn, qui lui tendit
un bâton de réglisse.
— Tu ne vas pas le croire, déclara Penn en mâchonnant
avec entrain, mais je crois que je m’amuse bien.
Luce mordit à son tour dans la réglisse et but une petite
gorgée de Champagne.
Le mélange n’était pas très heureux, à l’image d’elle et
Molly.
— Molly est méchante avec tout le monde ou bien j’ai droit
à un traitement de faveur ?
L’espace d’une seconde, Penn parut sur le point de lui
faire une autre réponse, mais elle se ravisa et tapota Luce
dans le dos.
— Elle est toujours aussi charmante, ne t’en fais pas.
Luce observa la chambre de Cam : le Champagne qui
coulait à lots, la coûteuse platine vintage, la boule à
facettes, qui projetait des étoiles sur les visages...
— Où ils trouvent tout ça ? s’étonna-t-elle.
— Il paraît que Roland peut faire entrer n’importe quoi à
Sword & Cross, répondit Penn d’un ton détaché. Mais je ne
lui ai jamais rien demandé.
C’était peut-être ce qu’Arriane voulait dire en af irmant
que Roland obtenait un tas de choses. Le seul article
interdit qui manquait vraiment à Luce était un téléphone
portable. Cependant, Cam avait dit qu’il ne fallait pas se fier
à Arriane pour ce qui était du fonctionnement interne des
lieux. Cela n’aurait pas posé problème si Roland n’avait
pas fourni tout ce qu’il y avait à sa fête. Plus Luce
s’efforçait de démêler l’écheveau de ses interrogations,
moins les choses avaient de sens. Sans doute ferait-elle
mieux de se contenter d’être assez fréquentable pour être
invitée aux fêtes…
— Écoutez-moi, bande de nazes ! cria Roland pour obtenir
le silence.
La platine s’était tue entre deux titres.
— On va commencer la séquence « micro ouvert ». Je
prends les candidatures pour le karaoké !
— Daniel Grigori ! hurla Arriane, les mains en guise de
haut-parleur.
— Non ! hurla Daniel aussitôt.
— Quoi ? Le ténébreux Grigori se mure dans le silence,
déclara Roland au micro. Allez ! Tu ne veux pas nous
donner ta version de Hellhound on my Trail ?
— Il me semble que c’est ta chanson, ça, Roland, répondit
Daniel avec l’esquisse d’un sourire.
Luce eut l’impression que Daniel était un peu embarrassé
et priait pour que l’attention se porte sur quelqu’un
d’autre.
— Il a raison, admit Roland en riant. Mais en chantant du
Robert Johnson au karaoké, je suis sûr de vider la salle.
Il choisit un album de R. L. Burnside et le posa sur la
platine.
— Partons plutôt pour le Sud, suggéra-t-il.
Au rythme de la basse, Roland prit place sur la scène,
moins d’un mètre carré d’espace au clair de lune, au milieu
de la chambre. Tous les autres frappaient dans leurs mains
ou tapaient du pied, sauf Daniel, qui consulta sa montre.
Luce ne cessait de repenser à son signe de tête, dans le
hall, quand Cam l’avait invitée à la soirée. Pour une raison
inconnue, Daniel voulait qu’elle vienne. Et bien sût, il
feignait d’ignorer sa présence, maintenant qu’elle était là.
Si seulement elle pouvait se retrouver seule avec lui...
Roland captivait son auditoire, aussi Luce fut-elle la seule à
remarquer que, au milieu de la chanson, Daniel s’était levé.
Il passa devant Molly et Cam, avant de sortir discrètement.
C’était l’occasion que Luce attendait. Tandis que tous les
autres applaudissaient, elle se redressa à son tour.
— Une autre ! cria Arriane. Tiens ! C’est pas ma copine qui
vient chanter ?
— Non !
Luce n’avait aucune envie de se donner en spectacle
devant une chambre pleine de monde, ni d’expliquer
pourquoi elle se fau ilait. Mais elle se retrouvait en vedette,
lors de sa première fête à Sword & Cross, avec Roland qui
lui plaçait le micro devant la bouche. Que faire ?
— Je… J’ai de la peine pour... Todd. Il est en train de tout
rater, bredouilla-t-elle.
Elle regretta aussitôt ce mensonge peu convaincant, mais il
était trop tard pour revenir en arrière.
— Je voudrais faire un saut là-bas pour voir s’il en a
terminé avec M. Cole.
Les autres ne semblaient pas trop savoir comment réagir.
— Dépêche-toi de revenir ! déclara timidement Penn.
— Ah, les geeks amoureux ! railla Molly avec dédain, en
faisant mine de se pâmer. C’est trop romantique !
Ils ne pensaient quand même pas qu’elle craquait pour
Todd ? Oh ! Après tout, peu lui importait. La seule
personne qui ne devait surtout pas croire une chose
pareille était celle qu’elle essayait de suivre hors de la
chambre.
Ignorant le sarcasme de Molly, Luce se précipita vers la
porte. Cam la rattrapa sur le seuil.
— Tu veux un peu de compagnie ? proposa-t-il, plein
d’espoir.
Elle secoua négativement la tête. En toute autre occasion,
elle aurait sans doute souhaité sa présence, mais pas cette
fois.
— Ça va aller ! lui assura-t-elle avec entrain.
Avant de lire la déception sur son visage, elle se glissa dans
le couloir. Après le brouhaha qui régnait dans la chambre,
le silence lui parut impressionnant. Au bout de quelques
secondes, toutefois, elle entendit des chuchotements, dans
un coin.
Daniel. Elle aurait reconnu sa voix n’importe où. Mais à qui
s’adressait-il ? Une fille…
— Je regrette, disait-elle avec un accent du Sud.
Gabbe ? Daniel avait quitté la fête pour rejoindre la blonde
Gabbe et son brushing ?
— Ça n’arrivera plus, poursuivit Gabbe. Je te jure de...
— Il ne faut pas que ça se reproduise, murmura Daniel
d’un ton qui avait tout de la querelle d’amoureux. Tu
m’avais promis d’être là-bas et tu n’y étais pas.
Où ça ? Quand ? Luce se sentait mal. Elle avança à pas
feutrés en s’efforçant de ne pas faire de bruit.
Mais ils s’étaient tus. Luce imaginait Daniel prenant les
mains de Gabbe dans les siennes. Elle les voyait se pencher
l’un vers l’autre pour échanger un long baiser profond.
Une vague de jalousie la submergea quand elle entendit un
soupir.
— Tu vas devoir me faire con iance, bébé, minauda Gabbe
d’une voix mielleuse qui aiguillonna la haine de Luce. Tu
n’as que moi…
6. Point De Salut

Le mardi matin, aux aurores, un haut-parleur se mit à


crépiter dans le couloir, devant la chambre de Luce :
— Sword & Crossiens ! Votre attention, s’il vous plaît !
Luce se retourna dans son lit en grommelant. Elle eut beau
se cacher la tête sous son oreiller, Randy aboyait au
micro :
— Vous avez exactement neuf minutes pour vous rendre
au gymnase a in de passer votre examen annuel de
capacités physiques. Comme vous le savez, on n’aime pas
trop les traînards, alors soyez in prêts pour votre
évaluation corporelle.
Un examen de capacités physiques ? Une évaluation
corporelle ? À six heures trente du matin ? Luce regrettait
amèrement de s’être couchée si tard... uniquement pour
ressasser ses idées noires, dans son lit.
Dès qu’elle avait imaginé Daniel et Gabbe en train de
s’embrasser, Luce avait ressenti un malaise, une
impression de s’être ridiculisée. Plus question de
retourner à la fête, elle n’avait plus qu’à s’arracher du mur
et à regagner sa chambre pour méditer sur l’effet que
Daniel produisait sur elle, ce qu’elle avait bêtement pris
pour une forme de complicité. Elle avait encore dans la
bouche le goût amer des relents de la fête. Pour l’heure, la
forme physique était la dernière de ses préoccupations.
Elle foula le lino froid de ses pieds nus. En se brossant les
dents, elle se demanda ce que pouvait être une
« évaluation corporelle » à Sword & Cross.
Des images terribles de ses camarades lui envahirent
l’esprit : Molly faisant des pompes d’un air méchant, Gabbe
grimpant sans effort vers le ciel le long d’une corde de dix
mètres… La seule solution, pour ne pas se ridiculiser une
fois de plus, était de chasser Daniel et Gabbe de son esprit.
Elle traversa la partie sud du campus vers le gymnase, une
vaste structure gothique, dotée de contreforts et de
tourelles en pierre qui lui donnaient plus l’air d’une église
que d’un lieu où transpirer sous l’effort. En s’approchant,
elle entendit le bruissement de la vigne vierge de la façade
dans la brise matinale.
— Penn ! Appela Luce.
Vêtue d’un survêtement, son amie était en train de lacer
ses chaussures de sport, sur un banc. Luce baissa les yeux
vers son uniforme noir réglementaire.
La panique l’envahit : aurait-elle négligé un article du code
vestimentaire ? Certains autres élèves traînaient devant le
bâtiment dans une tenue similaire à la sienne.
— Je suis crevée, marmonna Penn, les yeux bouf is. J’ai
abusé du karaoké, hier soir. J’essaie de compenser en
ayant au moins un look athlétique.
Luce éclata de rire tandis que Penn se battait avec le
double nœud de son lacet.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, hier soir, au fait ? s’enquit
Penn. Tu n’es jamais revenue à la fête.
— Oh…, bredouilla Luce, pour gagner du temps. J’ai décidé
de…
— Aïe ! gémit Penn en se couvrant les oreilles. Le moindre
bruit me fait l’effet d’un marteau-piqueur. Tu me
raconteras tout ça plus tard, d’accord ?
— D’accord.
Les portes du gymnase s’ouvrirent. Randy apparut,
chaussée de sabots en caoutchouc et munie de son
inséparable bloc-notes. Elle it signe aux élèves d’avancer.
Puis ils dé ilèrent un à un pour se voir attribuer une
discipline.
— Todd Hammond ! Appela Randy.
Todd s’approcha, les genoux tremblants. Il avait les
épaules voûtées et on voyait encore les vestiges d’un
bronzage de paysan sur sa nuque.
— Haltères ! ordonna Randy en le poussant à l’intérieur.
Pennyweather Van Syckle-Lockwood !
Penn eut un mouvement de recul et se boucha les oreilles.
— Piscine ! décréta Randy.
Elle tendit la main vers un carton posé derrière elle, puis
jeta à Penn un maillot de bain une pièce rouge de
compétition.
— Lucinda Price ! poursuivit-elle en consultant sa liste.
Luce s’avança.
— Piscine aussi.
Soulagée, elle attrapa au vol le maillot que lui lançait
Randy. Il était distendu et in comme du parchemin, mais,
au moins, il sentait le propre. Enfin presque.
— Gabrielle Givens !
Luce it volte-face : la personne qu’elle détestait le plus au
monde se pavanait en short noir avec un petit débardeur
assorti. Elle était là depuis trois jours… Comment avait-elle
déjà pu mettre le grappin sur Daniel ?
— Salut, Randy ! dit Gabbe avec un accent traînant qui
donna à Luce l’envie de se boucher les oreilles, comme
Penn.
Tout sauf la piscine, pria Luce. Tout sauf la piscine…
— Piscine ! annonça Randy.
Elle se dirigea vers le vestiaire des illes, en compagnie de
Penn, tout en s’efforçant de ne pas regarder Gabbe.
Autour de son index manucure avec soin, celle-ci faisait
tournoyer ce qui semblait être l’unique maillot de bain
portable du lot. Luce se concentra sur les murs de pierre
grise ornés de bondieuseries : cruci ix en bois sculpté, bas-
reliefs représentant la passion du Christ. Une série de
triptyques délavés étaient suspendus à hauteur d’œil.
Seules les auréoles des personnages luisaient encore. Luce
se pencha pour examiner un grand parchemin en latin
exposé dans une vitrine.
— Sympa, la déco, non ? commenta Penn en avalant deux
cachets d’aspirine avec une gorgée d’eau après avoir sorti
une bouteille qu’elle avait dans son sac.
— C’est quoi, tous ces trucs ? s’enquit Luce.
— Oh, c’est une vieille histoire. Les vestiges du temps où
on célébrait la messe du dimanche ici, à l’époque de la
guerre de Sécession.
— Ça explique pourquoi on se croirait dans une église,
commenta Luce en s’arrêtant devant une reproduction en
marbre de la Pietà de Michel-Ange.
— Comme toujours, la rénovation est complètement à côté
de la plaque. Quelle idée d’installer une piscine au beau
milieu d’une église !
— Tu plaisantes, dit Luce.
— Hélas non ! répondit Penn en levant les yeux au ciel.
Chaque été, le directeur se met en tête de me faire
redécorer les lieux. Il refuse de l’admettre, mais toutes ces
bondieuseries le font flipper. Le problème, c’est que, même
si j’en avais envie, je ne saurais pas quoi faire de ce bazar,
ni comment déblayer tout ça sans manquer de respect aux
croyants et à Dieu.
Luce songea aux murs blancs immaculés du gymnase de
Dover, avec ses alignements de photos des championnats
sportifs, glissées sous le même passe-partout bleu marine,
dans des cadres dorés assortis. Là-bas, le seul lieu un peu
sacré était l’entrée où étaient exposés les portraits des
anciens élèves devenus sénateurs, lauréats du prix
Guggenheim ou milliardaires ordinaires.
— Tu pourrais accrocher les photos d’identité des élève
suggéra Gabbe, derrière elles.
Luce s’esclaffa. C’était trop drôle… et bizarre, aussi, comme
si Gabbe avait lu dans ses pensées. Elle se rappela sa voix,
la veille, lorsqu’elle disait à Daniel qu’elle était tout ce qu’il
avait. Luce rejeta vite l’idée de la moindre relation avec
cette fille.
— Vous traînez ! lança une prof de gym inconnue, surgie
de nulle part.
Elle – du moins Luce pensait-elle que c’était une femme –
avait une tignasse châtaine frisée, nouée en queue-de-
cheval, des cuisses épaisses comme des jambons et un
appareil jaunissant qui se voulait « invisible » sur les dents
du haut. Furieuse, elle it entrer les illes au vestiaire.
Chacune reçut un cadenas et une clé, avant d’être poussée
vers un casier vide.
— Avec moi, on ne traîne pas !
Luce et Penn en ilèrent leurs maillots de bain détendus et
délavés. En voyant son re let dans le miroir, Luce frémit et
se couvrit de son mieux de sa serviette.
Une fois dans la salle humide, Luce comprit ce que Penn
avait voulu dire. Le bassin lui-même était une immense
piscine olympique, l’équipement le plus moderne qu’elle
ait vu sur le campus. Mais ce n’était pas sa qualité la plus
remarquable : elle était située au beau milieu d’une église.
Sous le haut plafond voûté, il y avait une rangée de jolis
vitraux dont seuls quelques panneaux étaient brisés. Un
mur était jalonné de niches éclairées de cierges. Si Luce
n’avait pas reçu une éducation agnostique, si elle avait
grandi dans une famille croyante et pratiquante, comme
tous ses anciens camarades de classe, elle aurait trouvé ce
lieu blasphématoire.
Certains élèves étaient déjà dans l’eau, à enchaîner les
longueurs, mais elle remarqua surtout ceux qui se
trouvaient au bord de la piscine. Sur un banc, le long du
mur, Molly, Roland et Arriane étaient morts de rire. Roland
était pratiquement plié en deux et Arriane essuyait ses
larmes. Ils portaient des maillots de bain bien plus beaux
que celui de Luce. Pourtant, aucun ne semblait disposé à
faire un pas vers le bassin.
Luce tira sur son vieux maillot une-pièce. Elle avait envie
de rejoindre Arriane, mais tandis qu’elle pesait le pour et
le contre (son intégration potentielle au sein de l’élite
contre une engueulade de la professeur de gym pour refus
de faire du sport), Gabbe se dirigea vers le petit groupe. À
la voir, on aurait juré qu’elle était déjà leur meilleure amie
à tous. Elle s’assit à côté d’Arriane et s’esclaffa à quelque
vanne.
— Ils ont toujours des dispenses, expliqua Penn en
foudroyant le petit groupe des yeux. Je me demande
comment ils font pour s’en tirer à bon compte.
Au bord du bassin, Luce hésita, incapable de se concentrer
sur les instructions de la prof. En voyant Gabbe et les
autres se la jouer cool sur le banc, elle regretta l’absence
de Cam. Elle l’imaginait superbe, dans un élégant maillot de
bain noir, faisant signe aux autres avec un large sourire
qui lui donnerait aussi l’impression d’être la bienvenue,
voire d’avoir de l’importance.
Luce tenait à s’excuser d’avoir disparu de sa soirée, la
veille. En même temps, ils ne sortaient pas ensemble. Elle
n’avait pas à se justifier de ses actes.
Cependant, il lui fallait reconnaître que l’attention qu’il lui
accordait lui plaisait, elle aimait son parfum de liberté,
comme lorsqu’on roule la vitre baissée, la nuit. Elle aimait
sa façon d’être focalisé sur elle, lorsqu’elle parlait. Elle
avait alors l’impression qu’il ne voyait et n’entendait
qu’elle. Elle avait même aimé qu’il la soulève de terre, à la
fête, sous les yeux de Daniel. Mieux valait ne rien faire qui
puisse inciter Cam à changer d’attitude envers elle.
Au coup de sif let, Luce se redressa, étonnée, puis elle
baissa les yeux avec regret tandis que Penn et les autres
plongeaient. Elle regarda la professeur de gym pour savoir
ce qu’elle devait faire.
— Tu dois être Lucinda Price, celle qui est toujours en
retard et qui n’écoute jamais ? soupira l’enseignante.
Randy m’a parlé de toi. C’est huit longueurs. Nage libre.
Luce acquiesça, les orteils crispés sur le bord du bassin.
Avant, elle adorait nager. Quand son père lui avait appris, à
la piscine communale de Thunderbolt, elle avait même
reçu la médaille de la plus jeune apprentie nageuse à oser
braver le grand bain sans bouée. Mais c’était loin. Luce ne
savait même plus quand elle avait nagé pour la dernière
fois. La piscine extérieure chauffée de Dover était toujours
scintillante, attirante, mais elle était réservée aux membres
de l’équipe de natation.
La professeur de gym se racla la gorge.
— Tu n’as peut-être pas saisi que c’était une course... Et tu
es en train de perdre.
C’était la « course » la plus pathétique et la plus ridicule
que Luce ait jamais vue, mais elle fit ressurgir son esprit de
compétition.
— Tu es toujours en train de perdre, insista la prof en
mâchonnant son sifflet.
— Pas pour longtemps, répondit Luce.
Elle observa ses concurrents. À sa gauche, un garçon
crachotait en nageant un crawl maladroit. À sa droite,
Penn, nez pincé, avançait tranquillement, le ventre posé
sur une planche en polystyrène rose. Pendant une fraction
de seconde, Luce regarda les spectateurs assis sur les
gradins, Molly et Roland étaient attentifs, Arriane et Gabbe
étaient avachies l’une sur l’autre, à glousser de façon
agaçante.
Mais Luce se moquait de ce qui pouvait les amuser à ce
point. Enfin, presque. Elle s’élança.
Les bras tendus au-dessus de la tête, Luce plongea, se
cambrant en pénétrant l’eau froide. Peu de gens nageaient
vraiment bien, lui avait expliqué son père, quand elle avait
huit ans, à la piscine. Mais quand on maîtrisait le papillon, il
n’existait pas de moyen plus rapide de se déplacer.
Mue par l’adrénaline, Luce hissa le torse hors de l’eau. Les
automatismes lui revinrent et elle se mit à agiter les bras
comme des ailes. Cela faisait bien longtemps qu’elle n’avait
pas fourni un tel effort. Très motivée, elle dépassa les
autres nageurs et prit une avance confortable.
Elle terminait sa huitième longueur quand, en sortant la
tête de l’eau, elle entendit la voix traînante de Gabbe
prononcer : Daniel.
Luce perdit tout son élan et s’éteignit comme une
chandelle que l’on souf le. Elle posa les pieds au fond du
bassin et attendit, curieuse de savoir ce que Gabbe avait à
ajouter. Hélas, elle ne perçut que des clapotis et, un instant
plus tard, un coup de sifflet.
— Le gagnant est... Joël Bland ! annonça l’enseignante avec
stupeur.
Le petit gringalet portant un appareil dentaire qui nageait
dans le couloir voisin de celui de Luce surgit. Il leva les
bras en signe de victoire avec une telle conviction qu’il
parut soulever la toiture.
Dans le couloir suivant, Penn s’arrêta à son tour.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle à Luce. Tu
étais en train de le massacrer.
Luce haussa les épaules. Gabbe. Voilà ce qui était arrivé.
Mais lorsqu’elle regarda en direction du banc, Gabbe avait
disparu, ainsi qu’Arriane et Molly. Seul demeurait Roland,
plongé dans un livre.
Après cette poussée d’adrénaline, Luce était désormais si
abattue que Penn dut l’aider à sortir de l’eau.
Luce vit Roland se lever du banc.
— Tu étais plutôt bonne, dit-il en lui lançant une serviette
et sa clé de vestiaire, qu’elle avait perdue de vue pendant
un moment.
Luce rattrapa la clé au vol et s’enveloppa dans la serviette.
Mais avant qu’elle puisse tenir des propos normaux
comme : « Merci pour la serviette » ou « Je dois être en
petite forme », son côté bizarre l’incita à bredouiller :
— Daniel et Gabbe sortent ensemble ou quoi ?
Grossière erreur. Énorme bourde. Elle comprit au regard
de Roland que sa question s’adressait en réalité Daniel.
— Ah, je vois ! répondit Roland en riant. Eh bien, je ne
peux vraiment pas…
Il baissa les yeux vers elle et se gratta le nez avec un
regard plein de compassion. Puis il désigna la porte
ouverte de la salle. Luce vit alors passer la silhouette
élancée de Daniel.
— Et si tu lui posais la question directement ?

Les cheveux dégoulinants et les pieds nus, Luce se


retrouva devant l’entrée d’une vaste salle de musculation.
Au départ, elle comptait se diriger droit vers son vestiaire
pour se sécher et s’habiller. Pourquoi Gabbe la
tourmentait-elle autant ? Daniel avait le droit de sortir avec
qui il voulait, non ? Gabbe aimait peut-être se faire jeter
par les mecs.
C’était le genre de mésaventure qui n’arrivait pas à cette
fille...
Le corps de Luce reprit le dessus sur son esprit dès qu’elle
aperçut Daniel. Le dos tourné, il était en train de choisir
une corde à sauter dans un tas enchevêtré posé dans un
coin. Il en sélectionna une ine, aux poignées en bois, puis
gagna le centre de la salle. Sa peau dorée avait un tel éclat
qu’elle était presque luisante. À chacun de ses
mouvements, qu’il étire son long cou ou qu’il se pencha
pour gratter un genou sculptural, Luce tombait
complètement sous le charme. Appuyée contre le
chambranle, elle ne se rendait même pas compte qu’elle
claquait des dents et que sa serviette était trempée.
Quand il plaça la corde à ses chevilles, juste avant de
commencer à sauter, Luce fut frappée d’une impression de
déjà-vu. Elle n’avait pas exactement le sentiment d’avoir vu
Daniel sauter à la corde, mais sa posture lui était
particulièrement familière : jambes écartées dans le
prolongement du bassin, genoux léchis, épaules baissées,
tandis qu’il inspirait profondément. Luce aurait pu le
dessiner de mémoire.
Ce n’est que lorsque Daniel se mit à faire tourner la corde
que Luce sortit de sa transe... pour plonger dans une autre.
Elle n’avait jamais vu quelqu’un se mouvoir ainsi. Daniel
semblait voler. La corde tourna autour de son corps
élancé si vite qu’elle n’était plus visible. Et ses longs pieds
gracieux touchaient à peine le sol. Il était tellement rapide
qu’il ne comptait sans doute pas les sauts.
Un grognement puissant, suivi d’un bruit sourd, à
l’extrémité de la salle, détournèrent l’attention de Luce.
Todd venait de s’écrouler au pied d’une corde à nœuds. Le
pauvre ! Il lui faisait de la peine, à examiner ses mains
pleines d’ampoules. Avant qu’elle puisse regarder si Daniel
avait remarqué quoi que ce soit, un vent froid et noir
balaya sa peau. Elle frémit. L’ombre fondit sur elle,
doucement d’abord, glaciale, ténébreuse, infinie, et s’abattit
ensuite brutalement sur la jeune ille pour la projeter en
arrière. La porte de la salle de musculation lui claqua au
visage, et Luce se retrouva seule dans le couloir.
— Aïe ! s’exclama-t-elle, non parce qu’elle souffrait, mais
parce que c’était la première fois que les ombres la
touchaient.
Elle observa ses bras nus. On aurait dit que deux mains
venaient de l’agripper pour la jeter hors de la salle de gym.
Or c’était impossible. Elle se trouvait juste dans un endroit
bizarre. Un courant d’air avait dû traverser le gymnase.
Mal à l’aise, elle s’approcha de la porte close et posa le
visage contre le petit panneau vitré.
Daniel scrutait les alentours, comme s’il avait entendu un
bruit. Il ignorait que c’était elle, c’était certain, puisqu’il ne
faisait pas la tête.
Elle pensa à la suggestion de Roland. Devait-elle poser
franchement la question à Daniel ? Elle chassa vite cette
idée de son esprit. Elle n’osait rien demander à Daniel de
peur de voir revenir cette expression renfrognée.
D’ailleurs, à quoi bon s’interroger ? La veille, elle avait déjà
entendu l’essentiel. Il fallait être maso pour lui demander
d’admettre qu’il était avec Gabbe. Luce allait regagner les
vestiaires quand elle se rendit compte qu’elle ne pouvait
pas partir.
Sa clé.
Elle avait dû lui glisser des mains quand elle avait été
projetée hors de la salle.
Elle se hissa sur la pointe des pieds pour jeter un œil
derrière le panneau vitré de la porte. Elle décela une petite
tache bronze sur le tapis de sol bleu. Comment cette clé se
retrouvait-elle à cet endroit de la salle, si proche de
Daniel ? Luce soupira et rouvrit la porte Quitte à y aller,
autant en finir au plus vite.
En tendant la main vers sa clé, elle décocha un regard
furtif à Daniel. Il ralentissait le rythme, mais ses pieds
touchaient à peine le sol. Soudain, dans un dernier rebond
il s’arrêta et se tourna vers elle.
L’espace d’un instant, il ne dit rien. Luce s’empourpra. Si
seulement elle ne portait pas cet affreux maillot de bain…
— Salut, balbutia-t-elle.
— Salut, répondit-il d’un ton plus posé. Désignant son
maillot de bain, il ajouta : Tu as gagné ?
Luce émit un petit rire triste et résigné.
— Pas vraiment, non, répondit-elle en secouant la tête.
— Pourtant tu as toujours été…, ajouta Daniel, les lèvres
pincées.
— J’ai toujours été quoi ?
— En in, tu m’as l’air d’une bonne nageuse, c’est tout,
reprit-il faussement désinvolte.
Elle fit un pas vers lui. Quelques dizaines de centimètres les
séparaient. Les cheveux de Luce dégouttaient sur le tapis
de sol.
— Tu allais dire autre chose, insista-t-elle. Que j’avais
toujours été…
Daniel s’affaira à enrouler la corde à sauter autour de son
poignet.
— Il n’était pas question de toi... en particulier. Je parlais
en général. Ici, on laisse toujours les nouveaux remporter
la première course. C’est une sorte de tradition, chez les
anciens.
— Mais Gabbe n’a pas gagné non plus, répondit Luce en
croisant les bras. Et elle est nouvelle. Elle n’a même pas
nagé !
— Elle n’est pas vraiment nouvelle. Elle est de retour après
une… absence.
Daniel haussa les épaules sans rien trahir de ses
sentiments pour Gabbe. Ses efforts manifestes pour
sembler détaché ne irent qu’attiser la jalousie de Luce. Il
init d’enrouler sa corde à sauter avec agilité. Luce se
sentait si maladroite, si seule. Elle avait froid et avait
l’impression d’être rejetée partout et par tous... Ses lèvres
se mirent à trembler.
— Oh, Lucinda…, murmura-t-il avec un long soupir.
En l’entendant prononcer son nom, elle sentit son corps se
réchauffer. Sa voix était si intime, si familière.
Elle aurait aimé qu’il répète son prénom, mais il s’était déjà
détourné pour accrocher la corde à sauter sur une patère.
— Je dois me changer avant d’aller en cours.
— Attends, dit-elle en posant une main sur son bras.
Il se dégagea comme s’il avait reçu un choc. Luce le
ressentit à son tour, mais c’était un choc bienfaisant.
— Tu n’as jamais eu l’impression...
Elle leva les yeux vers lui. De près, elle constata combien
ceux de Daniel étaient particuliers. De loin, ils semblaient
gris, mais, de près, ils étaient tachetés de violet. Elle
connaissait quelqu’un qui avait les mêmes…
— Je suis sûre qu’on s’est déjà rencontrés, reprit-elle. Je
suis dingue ou quoi ?
— Dingue ? N’est-ce pas la raison de ta présence ici ?
rétorqua-t-il d’un air hostile.
— Je parle sérieusement.
— Moi aussi, reprit-il, affichant une expression plus neutre.
Je te rappelle que les caméras surveillent les harceleurs,
ajouta-t-il en désignant le plafond.
— Je ne te harcèle pas, répondit-elle, soudain crispée,
consciente de la distance qui les séparait. Franchement, ne
me dis pas que tu ne comprends pas...
Daniel haussa les épaules.
— C’est impossible ! insista Luce. Regarde-moi dans les
yeux et dis-moi que je me trompe, que je ne t’avais jamais
rencontré avant cette semaine.
En voyant Daniel faire un pas vers elle, elle sentit son cœur
s’emballer. Il posa les mains sur ses épaules. Ses pouces se
nichèrent dans le creux de ses clavicules. Elle eut envie de
fermer les yeux pour mieux savourer la chaleur de ce
contact, mais elle se retint. Daniel pencha la tête et son nez
frôla le sien. Elle sentit son souf le sur son visage, une
touche de douceur sur sa peau.
Il it ce qu’elle lui demandait : il la regarda dans les yeux et
déclara, très lentement, très clairement, pour qu’il n’y ait
pas de méprise possible :
— Avant cette semaine, tu ne m’avais jamais rencontré.
7. Mise En Lumière

— Où est-ce que tu vas, encore ? demanda Cam en


abaissant ses lunettes de soleil en plastique rouge.
Il était apparu devant l’entrée d’Augustine, si
soudainement que Luce avait failli le bousculer. Peut-être
s’y trouvait-il depuis un moment. Dans sa hâte, Luce ne
l’avait pas remarqué... Quoi qu’il en soit, son cœur
s’emballa et elle eut aussitôt les mains moites.
— Euh… en cours, répondit-elle.
C’était évident, non ? Elle avait les bras chargés de deux
gros livres de maths et d’un devoir de théologie inachevé.
C’était l’instant propice pour s’excuser d’être partie en
douce, l’autre soir, mais elle n’y parvint pas. Elle était déjà
en retard. Il n’y avait pas d’eau chaude dans les douches
du vestiaire, de sorte qu’elle avait dû remonter dans sa
chambre. En fait, ce qui s’était produit après la fête n’avait
plus vraiment d’importance. Elle ne voulait pas attirer
davantage l’attention sur son départ de la fête, surtout
après le nouveau camou let de Daniel. Mais il ne fallait pas
que Cam la prenne pour une ille grossière. Après cet
enchaînement de moments dif iciles dans la matinée, elle
voulait simplement passer son chemin et rester seule.
Sauf que... plus Cam la ixait, moins elle désirait s’éloigner.
Et moins le rejet de Daniel la touchait dans son orgueil.
Comment un seul regard de Cam pouvait-il produire cet
effet ?
Avec sa peau pâle et ses cheveux d’un noir de jais, Cam
était différent des garçons qu’elle avait connus. Il dégageait
une telle assurance, et pas seulement parce qu’il
connaissait tout le monde et pouvait obtenir ce qu’il
voulait, alors que Luce assimilait à peine l’emplacement
des salles de cours. Avec le bâtiment morne et gris en toile
de fond, Cam avait tout d’une photo d’art en noir et blanc
avec une touche de rouge en Technicolor.
— En cours ? répéta Cam en bâillant.
Il lui barrait la route. Face à sa moue narquoise, Luce eut
envie de savoir ce qu’il mijotait. Il portait un sac de toile en
bandoulière et tenait un gobelet de café à la main. Il
appuya sur le « stop » de son iPod, mais garda ses
écouteurs autour du cou. Quel morceau était-il en train
d’écouter ? Et où avait-il obtenu ce café pourtant interdit ?
Le sourire enjoué qui pétillait dans ses yeux verts mettait
la jeune fille au défi de lui poser la question.
Il but une gorgée de café.
— Je vais te con ier ma devise, à propos des cours, à
Sword & Cross : mieux vaut jamais que tard.
Luce s’esclaffa. Cam remonta ses lunettes sur son nez. Ses
verres étaient si foncés qu’elle ne devinait rien de ses
yeux.
— De plus, reprit-il avec un sourire éclatant, il est l’heure
de déjeuner, et j’ai de quoi pique-niquer.
L’heure de déjeuner ? Luce n’avait même pas encore pris
de petit déjeuner. Mais son estomac gargouillait. Plus elle
s’attardait avec Cam, moins la perspective d’un sermon de
M. Cole pour n’avoir assisté qu’aux vingt dernières
minutes des cours de la matinée lui semblait attrayante.
— Tu as à manger pour deux ? demanda-t-elle en
désignant son sac.
Cam posa une main au bas de son dos et l’entraîna sur le
pré. Ils passèrent devant la bibliothèque et les dortoirs
lugubres. À la grille du cimetière, il s’arrêta.
— Je sais que c’est un drôle d’endroit, pour un pique-
nique, admit-il, mais c’est le meilleur pour passer un petit
moment à l’abri des regards. Sur le campus, en tout cas.
Parfois, ici, j’étouffe...
Il désigna le bâtiment.
Luce le croyait volontiers, elle qui se sentait à la fois
oppressée et vulnérable presque en permanence. Mais
Cam ne semblait pas du genre à subir ce syndrome du
nouvel élève. Il paraissait si... structuré. Après la fête,
l’autre soir, et maintenant, avec cet espresso interdit...
Jamais elle n’aurait imaginé qu’il puisse suffoquer, lui
aussi. Ou qu’il se confierait à elle.
Derrière lui s’étendait le reste du campus délabré. De là où
elle se trouvait, il n’y avait guère de différence entre un
côté ou l’autre de la grille du cimetière.
Luce décida de le suivre.
— Promets-moi simplement qu’aucune statue ne me
tombera dessus.
— Promis, répondit Cam avec le plus grand sérieux. Cela
ne se reproduira pas.
Elle posa les yeux sur l’endroit où, quelques jours plus tôt,
Daniel et elle avaient failli se retrouver au cimetière pour
de bon. Mais l’ange en marbre avait disparu. Son piédestal
demeurait vide.
— Viens, dit Cam.
Ils déambulèrent parmi les touffes de mauvaises herbes.
De temps à autre, Cam se retournait pour l’aider à éviter
les mottes de terre soulevées par Dieu seul savait quoi.
Soudain, Luce perdit l’équilibre et se retint à une pierre
tombale, une grande dalle polie dont un côté était
inachevé.
— Je l’ai toujours aimée, celle-là, déclara Cam en désignant
la pierre rose.
Luce la contourna pour lire l’inscription.
— Joseph Miley, énonça-t-Elle à voix haute. 1821-1865.
Vaillant combattant de la guerre contre l’agresseur du
Nord. A survécu à trois balles et cinq chutes de cheval
avant de trouver la paix éternelle.
Luce it craquer les jointures de ses doigts. Peut-être Cam
appréciait-il cette tombe parce que sa teinte rose ressortait
dans la grisaille ? Ou bien pour ses volutes ouvragées ?
Elle arqua les sourcils d’un air interrogateur.
— C’est vrai, dit-il en haussant les épaules. Elle explique les
circonstances de sa mort. C’est honnête, tu ne trouves
pas ? En général, les gens ne veulent pas savoir.
Luce détourna les yeux. Elle ne le savait que trop bien
grâce à l’épitaphe impénétrable de la tombe de Trevor.
— Tu imagines combien ce lieu serait plus intéressant si
les causes de chaque mort étaient précisées ?
Il lui montra une petite sépulture, quelques rangées plus
loin.
— D’après toi, elle a disparu comment, la jeune Betsy ?
— Euh... la scarlatine, hasarda Luce en s’en approchant.
Elle ef leura les dates du bout des doigts. La défunte était
plus jeune que Luce, qui préférait ne pas trop s’interroger
sur son funeste destin.
Cam inclina la tête d’un air pensif.
— Peut-être, concéda-t-il. Ou alors dans le mystérieux
incendie d’une grange, pendant qu’elle faisait une
« sieste » bien innocente avec le fils des voisins.
Luce aurait voulu s’offusquer, mais le visage plein d’espoir
de Cam la it rire. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas
ri de bon cœur avec un garçon. D’accord, le cadre était un
peu plus morbide que le traditionnel parking du cinéma,
pour lirter, mais les élèves de Sword & Cross étaient ainsi.
Et Luce en faisait partie, désormais, que ce soit ou non une
bonne chose.
Elle suivit Cam au fond de la cuvette, vers les tombes plus
sophistiquées et les mausolées. Le long de la pente, les
pierres tombales semblaient les observer de haut, comme
si Luce et Cam étaient deux acteurs dans un amphithéâtre.
Le soleil de la mi-journée brillait d’une lumière orangée à
travers les feuilles d’un chêne géant. Luce se protégea les
yeux de ses mains. C’était la journée la plus chaude de la
semaine.
— Prends ce type-là, par exemple, expliqua Cam en
désignant une sépulture entourée de colonnes
corinthiennes. Un véritable insoumis. Il est mort étouffé
après l’effondrement d’une poutre, dans sa cave. Ce qui
tend à prouver qu’il ne faut jamais se soumettre à la
conscription des confédérés.
— Ah bon ? lança Luce. Et qu’est-ce qui fait de toi un
expert en la matière ?
Même si elle le taquinait, elle se sentait étrangement
privilégiée d’être en sa compagnie. Il ne cessait de
l’observer à la dérobée pour voir si elle souriait.
— C’est un sixième sens, chez moi, répondit-il avec un
sourire innocent. Si tu veux, il existe aussi un septième
sens, et un huitième, et un neuvième dont il est issu.
— Impressionnant, commenta-t-elle. Pour l’heure, j’opterai
pour le sens du goût. Je meurs de faim.
— À ton service.
Cam sortit une couverture de son sac et l’étendit à l’ombre
du chêne. Il déboucha une Thermos. Aussitôt, Luce huma
le parfum d’un café corsé. Elle n’avait pas coutume de
boire son café noir, mais elle regarda Cam remplir un
gobelet de glace avant de verser le breuvage et d’ajouter
un nuage de lait.
— J’ai oublié le sucre, avoua-t-il.
— Je ne prends pas de sucre, répondit-Elle en buvant une
gorgée de la boisson glacée.
Sa première gorgée de caféine interdite de la semaine. Un
délice.
— Tant mieux, fit Cam.
Luce écarquilla les yeux en le voyant déballer ses
victuailles : une baguette bien croustillante, un petit
fromage, un bocal d’olives, un saladier d’œufs à la diable et
deux pommes d’un vert vif. Elle avait peine à croire qu’il
ait transporté tout cela dans son sac, ou bien qu’il ait eu
l’intention de manger seul.
— Où as-tu obtenu tout ça ? demanda la jeune ille en
prenant un morceau de pain. Et qui avais-tu l’intention
d’amener en pique-nique, avant de me croiser ?
— Avant de te croiser ? répéta Cam en riant. Je me
rappelle à peine ma vie morne, avant toi.
Luce lui décocha un regard moqueur pour lui faire
comprendre qu’elle trouvait sa remarque particulièrement
ringarde... mais assez charmante, aussi. Elle était allongée
sur la couverture, en appui sur ses avant-bras, les chevilles
croisées. Cam, lui, était assis en tailleur en face d’elle.
Lorsqu’il se pencha au-dessus d’elle pour prendre le
couteau à fromage, il frôla le genou de son jean noir, avant
de poser le bras dessus. Puis il l’interrogea du regard,
pour lui demander : « Je peux ? »
Comme elle ne réagissait pas, il s’attarda. Il prit le morceau
de pain de la main de la jeune ille et s’appuya sur sa
cuisse pour y étaler une part de fromage.
Cette pression plut à la jeune fille. C’était révélateur.
— Je vais commencer par la question la plus facile, dit-il en
se redressant en in. Plusieurs jours par semaine, je donne
un coup de main aux cuisines. Cela fait partie de mes
conditions de réintégration à Sword & Cross. Je suis
supposé « payer ma dette ». (Il leva les yeux au ciel.) Mais
cela ne me dérange pas de travailler là-bas. La chaleur ne
me gêne pas. En in, mis à part les brûlures de graisse. (Il
tendit ses poignets pour lui montrer des dizaines de
petites marques sur ses avant-bras.) Les risques du métier,
expliqua-t-il d’un ton désinvolte. Je pro ite au moins du
garde-manger.
Luce ne put s’empêcher de passer les doigts sur les
minuscules marques pâles qui se fondaient sur sa peau
plus pâle encore. Avant qu’elle puisse être gênée par son
audace et s’arrêter, Cam serra sa main dans la sienne.
Luce sursauta. Pour la première fois, elle se rendit compte
qu’ils avaient presque le même teint de peau. Dans cet
environnement de peaux hâlées, Luce était gênée par sa
peau claire, mais celle de Cam était frappante et très
remarquable, presque métallique. La sienne devait
produire le même effet sur lui. Elle frémit, un peu grisée.
— Tu as froid ? s’enquit-il.
En croisant son regard, elle comprit qu’il n’y croyait pas
une seconde.
Il s’approcha d’elle et murmura :
— Maintenant, tu vas sans doute vouloir que j’avoue
t’avoir vue traverser la cour, par la fenêtre de la cuisine, et
que j’ai emballé ces victuailles dans l’espoir de te
persuader de sécher les cours avec moi...
En cet instant, elle aurait bien pris un glaçon dans son
gobelet, mais ils avaient déjà tous fondu.
— Et que tu as concocté ce pique-nique romantique dans
le cimetière pittoresque, poursuivit-elle.
— Oui, dit-il en ef leurant sa lèvre inférieure d’une caresse.
C’est toi qui parles de romantisme.
Luce eut un mouvement de recul. Il avait raison. Elle se
montrait présomptueuse… pour la deuxième fois de la
journée. Elle sentit ses joues s’empourprer et essaya de ne
pas penser à Daniel.
— Je plaisante, dit-il en secouant la tête face à son air
sidéré. Comme si ce n’était pas évident.
Il leva les yeux vers le vautour qui survolait une grande
statue blanche en forme de canon.
— Je sais que ce n’est pas le jardin d’Eden, ici, reprit-il en
lançant une pomme à Luce. Mais on peut s’imaginer dans
une chanson des Smiths. Il faut bien admettre qu’il n’y a
pas grand-chose à faire, dans cette école…
C’était le moins que l’on puisse dire.
— Selon moi, le lieu n’a pas d’importance, ajouta Cam en
s’allongeant de nouveau sur la couverture.
Luce lui adressa un regard dubitatif. Elle regrettait aussi de
s’être écartée de lui, mais elle était trop timide pour
s’approcher de lui ainsi couché sur le côté.
— Là où j’ai grandi… (il marqua une pause) les choses
n’étaient pas si différentes de la vie de pénitencier de
Sword & Cross. Résultat, je suis of iciellement insensible à
mon environnement.
— C’est impossible, répondit Luce en secouant la tête. Si je
te tendais un billet d’avion pour la Californie, tu ne serais
pas totalement partant à l’idée de quitter cet endroit ?
— Hum… plutôt indifférent, répondit Cam en glissant un
œuf à la diable dans sa bouche.
— Je ne te crois pas, affirma Luce en le poussant.
— Alors tu as dû avoir une enfance heureuse.
Luce mordit dans la peau verte de sa pomme et lécha le jus
qui coulait le long de ses doigts. En pensée, elle dressa
l’inventaire des réprobations parentales, des visites chez
les médecins et des changements d’école de son enfance,
des ombres noires qui planaient au-dessus de tout cela…
Non, elle ne pouvait af irmer avoir eu une enfance
heureuse. Mais si Cam était incapable de considérer une
sortie de Sword & Cross comme un espoir à l’horizon, la
sienne avait dû être encore pire.
Un bruissement se it entendre à leurs pieds. En
découvrant un gros serpent vert et jaune, Luce se
recroquevilla sur elle-même. Elle se mit à genoux et
l’observa de plus près, tout en gardant ses distances. Ce
serpent était en pleine mue. Une enveloppe translucide se
détachait de sa queue. Toute la Géorgie était infestée de
reptiles, mais Luce n’en avait jamais vu muer.
— Ne crie pas, lui conseilla Cam en posant une main sur le
genou de la jeune ille, ce qui la rassura. Si on le laisse
tranquille, il va s’éloigner.
Qu’il fasse vite. Luce avait envie de hurler. Elle avait
toujours détesté les serpents et les redoutait. Elle les
trouvait fuyants, repoussants... Beurk !
Elle frémit, mais fut incapable de quitter l’animal des yeux
avant qu’il ait disparu dans les hautes herbes.
Avec dégoût, Cam ramassa le lambeau de peau et le
déposa dans la paume de Luce. Elle eut la sensation qu’il
était encore vivant, comme la peau humide d’un bulbe d’ail
que son père venait d’arracher dans le jardin. Sauf qu’il
venait d’un serpent. C’était immonde ! Elle le jeta à terre et
s’essuya les mains sur son jean.
— Allez, tu n’as pas trouvé ça mignon ?
— Tu dis ça à cause de mes tremblements, répondit-elle,
un peu gênée de sembler puérile.
— Et ta foi en le pouvoir de la métamorphose ? s’enquit
Cam en manipulant le lambeau de peau. On est sur terre
pour ça, non ?
Cam avait enlevé ses lunettes de soleil. Ses yeux émeraude
étaient si con iants… Il af ichait de nouveau cette posture
immobile inhumaine en attendant la réponse de la jeune
fille.
— Je commence à croire que tu es un peu bizarre, dit-elle
enfin avec l’esquisse d’un sourire.
— Et si tu savais tout ce qu’il te reste à découvrir sur moi !
répondit-il en se penchant vers elle.
Il était plus proche qu’avant l’apparition du serpent. Plus
proche qu’elle s’y attendait. Il tendit la main et passa
doucement les doigts dans les cheveux de Luce. La jeune
fille se crispa.
Cam était très beau et intrigant. Ce qu’elle ne comprenait
pas, c’était comment, alors qu’elle aurait dû être un vrai
paquet de nerfs, elle se sentait tout de même à l’aise, avec
lui. Elle n’aurait pas souhaité se trouver ailleurs. Elle ne
parvenait pas à quitter des yeux ses lèvres roses et
pulpeuses. Lorsqu’elles s’approchèrent encore, Luce n’en
fut que plus grisée. L’épaule de Cam frôla la sienne. Elle
ressentit un frisson étrange dans sa poitrine. Cam
entrouvrit les lèvres. Elle ferma les yeux.
— Vous êtes là ! lança une voix essouf lée qui it aussitôt
surgir Luce de sa torpeur.
Poussant un soupir d’exaspération, Luce se tourna vers
Gabbe. Elle se tenait devant eux, avec sa queue-de-cheval
et son sourire.
— Je vous ai cherchés partout.
— Pourquoi ça ? intervint Cam en la fusillant du regard, ce
qui lui fit marquer des points auprès de Luce.
— Le cimetière est le dernier endroit auquel j’ai pensé,
déclara Gabbe en comptant sur ses doigts. J’ai cherché
dans les chambres, sous les gradins, et puis…
— Qu’est-ce que tu veux, Gabbe ? coupa Cam d’un ton de
grand frère, comme s’ils se connaissaient depuis
longtemps.
Gabbe tiqua, puis se mordit la lèvre.
— C’est Mlle Sophia, répondit-elle en in. C’est ça. Elle a
pété les plombs en voyant que Luce était absente. Elle
n’arrêtait pas de répéter que tu es une élève très
prometteuse, et tout ça.
Luce ne comprenait pas cette fille. Était-elle sincère ou bien
sous influence ? Se moquait-elle de Luce parce qu’elle avait
fait bonne impression à une prof ? Il ne lui suf isait donc
pas de mener Daniel par le bout du nez ? Il fallait qu’elle
drague Cam, maintenant ?
Gabbe devait sentir qu’elle dérangeait, mais elle restait là,
avec ses grands yeux de biche, à enrouler une mèche de
cheveux blonds autour de son index.
— Allez venez, dit-elle en in en tendant les deux mains
pour les aider à se lever. Je vous ramène en cours.
— Lucinda, poste 3, annonça Mlle Sophia en consultant un
planning, lorsque les trois adolescents arrivèrent à la
bibliothèque.
Pas de « où étiez-vous passés ? », pas de sanction.
Distraitement, Mlle Sophia se contenta de placer Luce à
côté de Penn, dans l’espace informatique, comme si elle
n’avait même pas remarqué son retard.
Luce lança à Gabbe un regard accusateur, mais la jeune
ille se contenta de hausser les épaules en murmurant :
« Quoi ? »
— Où vous étiez ? demanda Penn dès que Luce fut assise.
C’était bien la seule personne à s’en soucier.
Luce repéra vite Daniel, pratiquement collé à son
ordinateur, au poste 7. Elle ne distinguait que sa tignasse
blonde, mais cela suf it à lui mettre le rose aux joues.
Encore morti iée par leur entrevue au gymnase, elle
s’avachit sur sa chaise.
Même après les rires, les sourires et ce presque baiser
qu’elle venait d’échanger avec Cam, elle ne pouvait nier le
trouble que Daniel faisait naître en elle.
Et ils ne sortiraient jamais ensemble.
C’était en substance ce qu’il lui avait signi ié, au gymnase,
après qu’elle se fut presque jetée à son cou.
Ce rejet la blessait profondément, et cela devait se voir sur
son visage.
Penn tapota le bureau de Luce avec son crayon. Comment
lui expliquer ? Gabbe avait interrompu son pique-nique
avant que Luce ait pu déterminer ce qu’il se passait au
juste. Ou ce qui allait se passer. Mais le plus étrange, c’était
que Luce y accordait bien moins d’importance qu’à
l’incident du gymnase, avec Daniel.
Au milieu de la salle, Mlle Sophia claqua des doigts comme
elle l’aurait fait pour attirer l’attention d’élèves de
maternelle. Ses innombrables bracelets en argent tintèrent
joyeusement.
— Ceux d’entre vous qui ont déjà fait des recherches
généalogiques, lança-t-elle par-dessus le brouhaha, savent
quels trésors sont enfouis dans nos racines.
— Oh la métaphore pourrie…, murmura Penn. Pitié, pas
ça…
— Vous avez vingt minutes d’accès à Internet pour
entamer des recherches sur vos ancêtres, annonça Mlle
Sophia en désignant un chronomètre. Une génération
durant entre vingt et vingt-cinq ans, prévoyez de remonter
au moins jusqu’à six générations.
Des grommellements s’élevèrent, suivis d’un soupir
audible de Daniel, au poste 7.
Mlle Sophia se tourna vers lui.
— Ce devoir te pose un problème, Daniel ? Il soupira
encore et haussa les épaules.
— Non, pas du tout. C’est bien. Mon arbre généalogique…
Ça promet d’être intéressant.
Mlle Sophia inclina la tête d’un air bizarre.
— Je prendrai cette réponse comme une marque
d’enthousiasme. (Elle s’adressa de nouveau à la classe
entière.) Je suis certaine que vous trouverez de quoi
rédiger un devoir de dix à quinze pages.
Luce se sentait incapable de se concentrer sur quoi que ce
soit. Elle avait tant d’autres choses en tête... Comme elle et
Cam, au cimetière. Ce n’était peut-être pas la dé inition
traditionnelle du romantisme, mais Luce préférait à la
limite cela. Jamais elle n’avait rien fait de tel : sécher les
cours pour déambuler parmi les tombes, partager un
pique-nique avec un garçon qui lui avait servi un succulent
café glacé, surmonter sa phobie des serpents… Bon,
d’accord, elle se serait volontiers dispensée de
l’intervention de cette bestiole, mais, au moins, Cam s’était
montré sympa. Plus sympa que Daniel l’avait été toute la
semaine…
Elle avait du mal à l’admettre, mais c’était la vérité : Daniel
ne s’intéressait pas à elle.
Cam, en revanche...
Elle l’observa, quelques postes de travail plus loin. Il lui
adressa un clin d’œil avant de se mettre à tapoter son
clavier. Il l’appréciait... Callie serait intarissable sur
l’attirance manifeste de Cam.
Elle avait envie de l’appeler tout de suite, de fuir cette
bibliothèque et de laisser tomber ce devoir sur la
généalogie. Sortir avec un autre garçon était le meilleur –
sans doute le seul – moyen de chasser Daniel de son
esprit. Mais il y avait ce règlement de Sword & Cross sur
les appels téléphoniques, et la présence des autres, qui
semblaient studieux. Mlle Sophia scrutait la salle en quête
d’élèves récalcitrants.
Résignée, Luce poussa un soupir et lança le moteur de
recherche de son ordinateur. Elle était coincée là pour les
vingt prochaines minutes, sans la moindre envie de rédiger
ce maudit devoir. Elle ne tenait pas à apprendre quoique
ce soit sur une famille ennuyeuse à souhait. Ses doigts se
mirent à taper treize lettres de leur propre initiative.
Daniel Grigori.
Rechercher.
8. En aux trop profondes

Samedi matin, quelqu’un frappa chez Luce. À peine avait-


elle ouvert que Penn s’écroula dans ses bras.
— Je devrais pourtant le savoir, que les portes s’ouvrent
vers l’intérieur, marmonna-t-elle en redressant ses
lunettes, contrite. Je devrais arrêter de regarder dans les
judas. Au fait, c’est sympa, chez toi, ajouta-t-elle en
balayant la pièce du regard. Et la vue est pas mal, si on
oublie les barreaux et tout le reste, conclut-elle en jetant
un coup d’œil par la fenêtre, au-dessus du lit de Luce.
Luce observait le cimetière, notamment le chêne sous
lequel elle avait pique-niqué avec Cam. Invisible depuis sa
pièce, mais bien vivace dans son souvenir, il y avait aussi le
lieu où elle s’était retrouvée coincée sous la statue avec
Daniel. L’ange vengeur qui avait mystérieusement disparu
après sa chute.
Le souvenir du regard inquiet de Daniel, quand il avait
murmuré son prénom, ce jour-là, le frôlement de leurs nez,
la caresse légère de ses doigts sur sa nuque… elle eut une
bouffée de chaleur.
Elle était vraiment pathétique ! Avec un soupir, elle
détourna de la fenêtre. Penn avait bougé, elle aussi.
Elle prenait des objets sur le bureau de Luce et les
examinait avec soin : un presse-papiers en forme de statue
de la Liberté que son père lui avait rapporté d’une
conférence à l’université de New York, une photo de sa
mère arborant une permanente pitoyable et ratée, vers
l’âge de Luce, le CD de Lucinda Williams que Callie lui avait
offert à l’occasion de son départ, avant même que Luce ait
entendu le nom de Sword & Cross.
— Où sont tes bouquins ? demanda-t-elle à Penn pour
éviter de s’engager sur le terrain des souvenirs. Tu m’as
dit que tu venais à l’étude.
Penn commençait à s’attaquer au placard, mais se lassa
rapidement de ses moult T-shirts et pulls noirs
réglementaires. Lorsqu’elle s’approcha des tiroirs de sa
commode, Luce s’interposa.
— Bon, assez farfouillé, dit-elle. On n’est pas censées faire
des recherches sur les origines de nos familles ?
— À propos de farfouiller, répondit Penn d’un air
malicieux, on a une enquête à mener, mais pas du genre
que tu crois.
— Quoi ? fit Luce, le regard vague.
— Écoute, reprit Penn en posant une main sur son épaule.
Si tu veux vraiment en savoir plus sur Daniel Grigori...
— Chut ! souf la Luce en se précipitant pour fermer la
porte.
Elle passa la tête à l’extérieur pour scruter le couloir. La
voie était libre, mais cela ne voulait rien dire. Les élèves de
Sword & Cross avaient une tendance suspecte à surgir de
nulle part. Surtout Cam. Et Luce mourrait si Cam, ou
n’importe qui d’autre, découvrait qu’elle craquait pour
Daniel. Enfin, Penn était au courant, désormais…
Satisfaite, Luce verrouilla la porte et se tourna vers son
amie. L’air amusé, elle était assise, jambes croisées, sur le
lit. Luce mit les mains dans son dos et joua de son orteil
sur le tapis rouge moelleux, près de la porte.
— Qu’est-ce qui te fait croire que je m’intéresse à lui ?
— Arrête ! rétorqua Penn en riant. D’abord, tu le mates
sans arrêt.
— Chut ! répéta Luce.
— Ensuite, poursuivit Penn sans baisser le ton, je t’ai vue
le traquer en ligne pendant tout un cours, l’autre jour.
Fais-moi un procès si tu veux, mais tu y allais franchement.
En in, inutile de faire une parano. Tu crois que je discute
avec quelqu’un, ici, à part toi ?
Penn marquait un point.
— Tout ce que je dis, c’est que si, par hasard, tu avais envie
d’avoir des informations sur une personne dont je tairai le
nom, tu pourrais frapper à une meilleure porte. (Penn
haussa une épaule.) Obtenir un peu d’aide, par exemple.
— Je t’écoute, répondit Luce en s’écroulant sur son lit.
L’autre jour, sa recherche sur Internet s’était limitée à la
saisie du nom de Daniel, son effacement, puis de nouveau
sa saisie.
— J’espérais que tu me dirais ça, répondit Penn. Si je n’ai
pas apporté de bouquins, aujourd’hui, c’est parce que je te
propose… (Elle écarquilla les yeux avec enthousiasme
pour ménager son effet)… une visite guidée de la zone
interdite : les archives de Sword & Cross !
Luce fit une moue dubitative.
— Je ne sais pas… Tu comptes fouiller dans le dossier de
Daniel ? J’ai déjà l’impression d’être une de ces tarées de
harceleuses. Pas besoin d’une confirmation de plus.
— Tu te rends compte que tu viens de prononcer ça à voix
haute ? s’exclama Penn. Allez, Luce, on va bien se marrer !
De toute façon, qu’est-ce que tu avais de mieux à faire en
ce samedi matin ensoleillé ?
C’était une belle matinée, de celles où on se sent seul
quand on n’a aucune sortie sympa de prévue. Au milieu de
la nuit, Luce avait senti un courant d’air frais entrer par sa
fenêtre ouverte. À son réveil, la chaleur et l’humidité
avaient presque disparu.
En général, elle passait ces premières journées dorées
d’automne à sillonner le quartier à vélo, avec ses copines.
C’était avant qu’elle se mette à éviter le chemin forestier à
cause de ces ombres que les autres ne voyaient pas. Avant
que ses copines lui annoncent, pendant la récréation, que
leurs parents ne voulaient plus qu’elle vienne chez elles, au
cas où elle serait victime d’un « incident ».
En vérité, Luce appréhendait son premier week-end à
Sword & Cross. Pas de cours, pas d’épreuves de sport
traumatisantes, pas de soirées au programme… Rien que
quarante-huit heures interminables de temps libre. Une
éternité. Toute la matinée, elle avait eu la nostalgie de chez
elle, jusqu’à l’irruption de Penn.
— C’est bon, concéda-t-elle en se retenant de rire.
Emmène-moi dans ton antre secret.

Penn sautillait presque de joie en entraînant Luce à travers


le pré, vers le hall principal, à l’entrée de l’établissement.
— Si tu savais depuis combien de temps j’attendais d’avoir
un complice !
Luce sourit, ravie que Penn soit plus soucieuse d’avoir de
la compagnie que d’évoquer ce… ce qu’elle ressentait pour
Daniel.
À la lisière du pré, elles croisèrent plusieurs élèves qui
lézardaient sur les gradins, au soleil de cette in de
matinée. C’était surprenant de voir un peu de couleur sur
le campus, chez des élèves si étroitement associés au noir,
dans l’esprit de Luce. Roland, en short de foot vert vif,
donnait des coups de pied dans un ballon ; Gabbe arborait
un chemisier en vichy violet ; Jules et Phillip, le couple aux
piercings, dessinaient sur les genoux de leurs jeans
respectifs… Assis à l’écart des autres, Todd Hammond lisait
une bande dessinée, vêtu d’une chemise à motif
camou lage. Même le débardeur et le short gris de Luce
étaient plus voyants que ce qu’elle avait porté toute la
semaine.
Mme Diante et l’Albatros étaient de service. Elles avaient
installé deux chaises en plastique et un vieux parasol
miteux au bord du terrain. Quand elles ne faisaient pas
tomber la cendre de leur cigarette dans l’herbe, elles
semblaient dormir derrière leurs lunettes de soleil, mortes
d’ennui, aussi prisonnières de leur travail que les ouailles
qu’elles surveillaient.
Il y avait pas mal de monde sur la pelouse. En marchant
sur les talons de Penn, Luce se réjouit de constater qu’il
n’y avait personne près du hall. Nul ne lui avait expliqué ce
qu’elle risquait en s’introduisant dans les zones interdites,
ni même quelles étaient ces zones, mais Randy lui
peaufinerait certainement une sanction adéquate.
— Et les caméras ? demanda-t-elle, se rappelant leur
omniprésence.
— J’ai glissé des batteries mortes dans quelques-unes
d’entre elles, en venant dans ta chambre, expliqua Penn
avec la même nonchalance que si elle racontait avoir fait le
plein d’essence.
Penn scruta les alentours avant de mener Luce vers
l’entrée de service du bâtiment principal. Elles
descendirent trois marches en direction d’une porte vert
olive invisible depuis le rez-de-chaussée.
— Cette cave date aussi de la guerre de Sécession ?
demanda Luce.
Cela ressemblait en effet à l’entrée d’un lieu de détention
pour des prisonniers de guerre.
Penn renifla ostensiblement l’air humide.
— Cette odeur de moisi répond à ta question ? Cette
moisissure date de Mathusalem, déclara-t-elle avec un
sourire. La plupart des élèves feraient n’importe quoi pour
humer cet air vicié.
Tandis que Luce s’efforçait de ne pas respirer par le nez,
Penn sortit un impressionnant trousseau de clés sur un
anneau géant.
— Ma vie serait bien plus facile s’ils me donnaient un
passe, déclara-t-elle en cherchant longuement avant de
trouver une fine clé argentée.
En la voyant actionner la serrure, Luce ressenti une
certaine excitation. Penn avait raison, c’était bien mieux
que d’établir un arbre généalogique.
Elles marchèrent le long d’un couloir chaud et humide, la
tête à ras du plafond. L’air empestait le cadavre en
décomposition. Luce se réjouit presque qu’il fasse trop
sombre pour distinguer le sol. Au moment où elle
commençait à se sentir un peu claustrophobe, Penn sortit
une autre clé pour ouvrir une porte plus petite et récente.
Dès qu’elles eurent franchi le seuil, elles purent se
redresser.
À l’intérieur des archives, il lottait encore une odeur de
moisi, mais l’air était plus froid et sec. Il faisait noir à part
le panneau « sortie » rouge, au-dessus de leurs têtes.
Luce devinait la silhouette corpulente de Penn, les bras
tendus.
— Où il est, ce cordon ? maugréa-t-elle. Voilà !
Elle alluma une ampoule nue suspendue au plafond par
une chaîne métallique. L’éclairage n’était pas très puissant,
mais Luce découvrit les murs en béton, peints en vert
olive, et tapissés d’étagères en métal et de dossiers. Des
dizaines de boîtes d’archives étaient entreposées dans des
allées qui semblaient s’étendre à l’in ini, sous une épaisse
couche poussière.
Le soleil qui brillait dehors semblait n’avoir jamais existé.
Seules quelques marches les séparaient du rez-de-
chaussée, mais Luce avait l’impression d’être très bas sous
terre. Elle frotta ses bras nus. Si elle était une ombre,
c’était ici qu’elle vivrait. Ses ombres ne s’étaient pas encore
manifestées, mais Luce savait qu’elle ne devait pas se
sentir à l’abri pour autant.
Indifférente à la pénombre, Penn prit un escabeau dans un
coin.
— Tiens, dit-elle en le traînant derrière elle. Quelque chose
a changé. Les dossiers étaient là... Ils ont dû faire un peu de
ménage de printemps depuis ma dernière visite.
— C’était quand ? demanda Luce.
— Il y a à peu près une semaine…
La voix de Penn s’éteignit tandis qu’elle disparaissait
derrière un grand placard.
En quoi Sword & Cross avait besoin de toutes ces boîtes ?
Elle souleva un couvercle et sortit un épais dossier intitulé
« mesures curatives ». Elle déglutit.
Peut-être valait-il mieux ne pas savoir.
— Les élèves sont classés par ordre alphabétique ! lança
Penn d’une voix étouffée et lointaine. E, F, G… Voilà :
Grigori.
Se iant à un bruissement de papier, Luce trouva Peur
ployant sous le poids d’un carton, le dossier de Daniel
glissé sous son menton.
— Il est vraiment in, dit-elle en levant le menton pour
permettre à Luce de le prendre. Normalement, il y en a
bien davantage… Bon, d’accord, maintenant c’est moi qui
parle comme une harceleuse cinglée. Voyons ce qu’il
contient.
Le dossier de Daniel se limitait à une seule page. Un scan
en noir et blanc de ce qui devait être la photo d’une pièce
d’identité était collé dans le coin supérieur droit. Il
regardait l’objectif, et Luce, un sourire au coin des lèvres.
La jeune ille ne put s’empêcher de sourire à son tour.
Daniel était tel qu’il était ce soir-là, quand elle l’avait vu...
En in, elle ne savait plus très bien quand. Son expression
était si nette, dans son esprit. Mais où avait-elle pu la voir ?
— Dis donc, il a exactement la même tête, non ? intervint
Penn. Et regarde la date. Cette photo remonte à trois ans,
la première fois qu’il est venu à Sword & Cross.
Voilà sans doute à quoi Luce songeait… Daniel avait la
même apparence maintenant qu’à l’époque. Elle avait
toutefois la sensation d’avoir pensé – ou été sur le point de
penser – à autre chose. Hélas ! Elle ne se rappelait pas
quoi, désormais.
— Parents : inconnus, dit Penn, Luce penchée sur son
épaule. Tuteur : services sociaux de Los Angeles…
orphelinat.
— Orphelinat ? répéta Luce, une main sur le cœur.
— C’est tout ce qu’il y a. Le reste, c’est…
— Casier judiciaire, lut Luce à son tour. Vagabondage
nocturne sur la plage... Vandalisme d’un chariot de
supermarché… Traversée en dehors du passage pour
piétons.
Penn écarquilla les yeux et réprima un rire.
— Ton Grigori chéri a été arrêté pour avoir traversé en
dehors des clous ! Elle est bonne, celle-là, non ?
Luce ne voyait pas Daniel se faire arrêter pour quoi que ce
soit. Elle n’appréciait pas du tout que, selon Sword &
Cross, sa vie se résume à une liste de délits mineurs. Parmi
ces innombrables boîtes, c’était donc tout ce qu’il y avait
sur Daniel ?
— Il doit y avoir autre chose, dit-elle.
En entendant des pas au-dessus de leurs têtes, elles
levèrent les yeux.
— Le bureau principal, murmura Penn en sortant un
mouchoir en papier de sa manche pour se moucher. Ce
pourrait être n’importe qui. Mais crois-moi, personne ne
descendra ici.
Une seconde plus tard, une porte s’entrouvrit dans la salle
et la lumière d’un couloir illumina un escalier. Quelqu’un
descendait. Luce sentit Penn lui agripper le dos pour
l’entraîner vers une étagère, contre le mur. Elles
attendirent, retenant leur souf le, les doigts crispés sur le
dossier de Daniel, totalement impuissantes.
Les yeux fermés, Luce craignait le pire, quand un
bourdonnement mélodieux emplit la pièce. Quelqu’un
chantonnait.
— Dooo da da da dooo, fredonna doucement une voix
féminine.
En regardant entre deux boîtes, Luce découvrit une femme
mince, d’âge mûr, tenant une petite lampe de poche sur le
front, comme les mineurs. Mlle Sophia.
Elle portait deux gros cartons empilés l’un sur l’autre, de
sorte que seul son front éclairé était visible. Ses pas légers
donnaient l’impression que ses cartons contenaient des
plumes et non de lourds dossiers.
Penn se cramponna à la main de Luce tandis que Mlle
Sophia posait son chargement sur une étagère et prenait
un stylo pour griffonner dans son calepin.
— Plus que deux, murmura-t-elle, avant de marmonner
quelques mots que Luce ne saisit pas.
Une seconde plus tard, Mlle Sophia remonta l’escalier,
toujours d’un pas aérien, et disparut aussi vite qu’elle était
venue. Son chantonnement persista un instant dans son
sillage.
Dès que la porte se fut refermée, Penn poussa un long
soupir.
— Elle a dit qu’il y en avait encore. Elle va sans doute
revenir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Luce.
— Tu remontes discrètement l’escalier, répondit Penn en
tendant la main. Puis tu tournes à gauche. Tu te
retrouveras au bureau principal. Si quelqu’un te voit, tu
n’auras qu’à raconter que tu cherches les toilettes.
— Et toi ?
— Je range le dossier de Daniel et on se retrouve sur les
gradins. Mlle Sophia ne se mé iera pas, si elle me voit toute
seule. Je viens tellement souvent que c’est presque ma
seconde chambre, ici.
Non sans regret, Luce jeta un coup d’œil au dossier de
Daniel. Elle n’avait pas envie de partir. Au moment où elle
s’était décidée à le consulter, elle avait aussi pensé à celui
de Cam. Daniel était tellement mystérieux... Et, hélas ! Son
dossier l’était tout autant. Cam, en revanche, était ouvert,
facile à déchiffrer, ce qui attisait la curiosité de la jeun ille.
Que pourrait-elle découvrir sur lui qu’il ne lui ait pas
encore con ié ? Mais il suf it d’un regard de Penn pour que
Luce comprenne que le temps leur manquait.
— S’il y a autre chose à savoir sur Daniel, on le découvrira,
assura Penn. On continue de chercher. Allez, ile ! conclut-
elle en la poussant vers la porte.
Luce longea rapidement le couloir humide, puis elle
poussa la porte menant à l’escalier. L’air encore lourd
s’allégeait à chaque pas. Arrivée au sommet des marches
elle tourna à gauche. Elle dut cligner les yeux pour se
réadapter à la lumière du jour qui inondait le couloir. Elle
franchit vivement la porte blanchie à la chaux menant au
hall principal. Là, elle se figea.
Deux pieds chaussés de bottes noires à talons aiguilles
croisées aux chevilles, dépassaient de la cabine
téléphonique. Très « sorcière cruelle ». Espérant ne passe
faire repérer, Luce se rua vers l’entrée. Alors, seulement,
elle se rendit compte que ces bottes appartenaient à Molly,
plus maussade que jamais, qui arborait par ailleurs un
caleçon long à motif peau de serpent. Elle tenait son
minuscule appareil photo argenté dans sa paume. Posant
les yeux sur Luce, elle raccrocha le téléphone et se leva.
— Pourquoi cet air coupable, Pâté de viande ? demanda-t-
elle, les mains sur les hanches. Attends, laisse-moi deviner...
Tu comptes ignorer mon conseil de rester à distance de
Daniel.
Son côté vénéneux ne pouvait être qu’une comédie. Molly
n’avait aucun moyen de savoir d’où Luce arrivait. Elle
ignorait tout d’elle et n’avait aucune raison d’être aussi
méchante. Depuis le premier jour, Luce n’avait absolument
rien fait à Molly, à part l’éviter comme la peste.
— Aurais-tu oublié quel désastre infernal tu as provoqué
la dernière fois que tu as essayé de t’imposer à un mec qui
ne voulait pas de toi ? reprit-elle d’une voix acérée comme
la lame d’un couteau. Comment il s’appelait, déjà ? Taylor ?
Truman ?
Trevor. Comment Molly pouvait-elle être au courant, pour
Trevor ? C’était son secret le plus intime et le plus sombre.
La seule chose que Luce voulait – devait – cacher, à Sword
& Cross. Maintenant, non seulement cette réincarnation du
mal était au courant, mais elle n’avait pas honte d’en parler
de façon cruelle et cavalière, au beau milieu de la
réception.
Penn lui aurait-elle menti en af irmant qu’elle était la seule
avec qui elle partageait les secrets des dossiers ? Existait-il
une autre explication logique ? Luce croisa les bras. Elle se
sentait mal, vulnérable… et, de façon inexplicable, aussi
coupable que le soir de l’incendie.
Molly pencha la tête.
— En in, dit-elle, visiblement soulagée. En in, j’ai réussi à
t’atteindre.
Elle tourna les talons et ouvrit la porte d’entrée. Puis,
avant de sortir, elle regarda par-dessus son épaule avec
mépris :
— Alors ne va pas faire à ce cher vieux Daniel ce que tu as
fait à Machin-là, c’est compris ?
Luce voulut la suivre, mais, au bout de quelques pas, elle
se rendit compte qu’il valait mieux ne pas s’en prendre à
Molly, car elle péterait sans doute les plombs. Cette ille
était trop méchante. Comme pour remuer le couteau dans
la plaie, Gabbe quitta les gradins pour venir à la rencontre
de Molly, qu’elle rejoignit au milieu du terrain. Elles étaient
bien trop loin pour que Luce puisse discerner leurs
expressions, mais elles se tournèrent toutes les deux pour
la regarder. La blonde à queue-de-cheval se pencha vers la
ille aux cheveux courts et noirs, formant le plus immonde
tête-à-tête que Luce ait jamais vu.
Les mains moites, elle crispa ses poings, imaginant Molly
en train de cracher tout ce qu’elle savait sur Trevor à
Gabbe, qui s’empresserait de transmettre les infos à
Daniel. À cette pensée, Luce sentit une douleur se diffuser
du bout de ses doigts à ses bras, puis sa poitrine. Daniel
avait traversé en dehors des passages pour piétons, et
alors ? Ce n’était rien comparé à ce pour quoi Luce se
trouvait en ce lieu.
— Attention ! lança une voix.
Luce n’aimait pas ce mot. Les équipements sportifs en tous
genres ne lui avaient jamais beaucoup réussi. Elle grimaça
et leva la tête vers le ciel. Elle n’eut pas le temps de se
couvrir le visage avant de sentir un impact sur sa joue. Un
bourdonnement résonna dans ses oreilles. Aïe !
Le ballon de foot de Roland.
— Joli renvoi ! cria-t-il tandis que le ballon repartait dans
sa direction.
Comme si elle l’avait fait exprès. Elle se massa le front et it
quelques pas incertains.
Une main la saisit par le poignet. Sa chaleur la it sursauter.
Luce observa les doigts qui l’enserraient, puis elle plongea
dans le regard gris et profond de Daniel.
— Ça va ? lui demanda-t-il.
Elle opina.
— Si tu voulais jouer au foot, il fallait le dire, reprit Daniel
en arquant les sourcils. Je me serais fait un plaisir de t’en
expliquer les subtilités, comme l’art de renvoyer la balle en
utilisant des parties moins délicates du corps.
Il lâcha son poignet. Luce crut qu’il tendait la main vers elle
pour caresser sa joue meurtrie. L’espace d’une seconde,
elle resta suspendue, retenant son souf le. Hélas ! Tout
s’écroula quand Daniel se contenta de repousser ses
propres cheveux de son visage.
Elle comprit alors qu’il se moquait d’elle.
Rien de plus normal. Elle avait sans doute l’empreinte du
ballon sur la joue.
Les bras croisés, Molly et Gabbe la ixaient toujours, ainsi
que Daniel.
— Je crois que ta petite amie est jalouse, déclara Luce en
les désignant.
— Laquelle ? s’étonna-t-il.
— J’ignorais que tu sortais avec les deux.
— Je ne sors avec ni l’une ni l’autre, répondit-il
simplement. Je n’ai pas de petite amie. Je voulais juste
savoir laquelle tu prenais pour ma petite amie.
Luce n’en revenait pas. Et les murmures échangés avec
Gabbe ? Et les regards meurtriers des deux illes ? Daniel
lui mentait-il ?
Il la considérait d’un air bizarre.
— Tu t’es peut-être cogné la tête plus fort que je le croyais,
commenta-t-il. Viens faire quelques pas, histoire de t’aérer
un peu.
Luce chercha la plaisanterie sournoise dans la suggestion
de Daniel. Sous-entendait-il qu’elle avait déjà de l’air à la
place du cerveau ? Non, cela ne rimait à rien. Comment
pouvait-il sembler si sincère ? Juste au moment où elle
commençait à s’habituer à ses rebuffades...
— Où ça ? demanda-t-elle, prudente.
Il serait trop facile de jubiler parce que Daniel n’avait pas
de copine et qu’il voulait se promener avec elle. Elle laira
le piège.
Daniel lança à peine une œillade aux deux autres filles.
— Quelque part où personne ne pourra nous espionner.
Luce avait dit à Penn qu’elle la retrouverait sur les gradins,
mais elle aurait bien le temps de s’expliquer plus tard. Et
Penn comprendrait, bien sûr. Sous le regard appuyé des
deux illes, Luce laissa Daniel l’entraîner vers un bosquet
de pêchers pourris. Ils contournèrent des chênes
superbement noueux dont Luce n’aurait jamais soupçonné
la présence. Il regarda derrière lui pour s’assurer qu’elle
le suivait. Luce sourit comme si rester à sa hauteur n’était
vraiment pas un problème. En déambulant parmi les
racines qui sortaient de terre, elle ne put s’empêcher de
penser aux ombres.
Elle pénétra dans les bois et les broussailles. Sous les épais
feuillages, un petit rayon de soleil transperçait parfois la
pénombre. Dans l’air lottait une odeur lourde de terre
humide. Luce perçut la présence d’une étendue d’eau.
Si elle avait été croyante, elle aurait choisi cet instant pour
prier a in que les ombres restent à distance, rien que pour
pro iter de cet instant avec Daniel, pour qu’il ne voie pas
combien elle pouvait être cinglée, parfois. Mais Luce
n’avait jamais prié. Elle ne savait pas. Elle se contenta donc
de croiser les doigts.
— Ici, la forêt s’ouvre, expliqua Daniel en atteignant une
clairière.
Luce en eut le souffle coupé.
Quelque chose avait changé, pendant que Daniel et elle
cheminaient à travers bois, outre la simple distance qui les
séparait désormais de Sword & Cross. En laissant les
arbres derrière eux, ils arrivèrent sur un haut rocher
rouge et se retrouvèrent au milieu d’une carte postale, de
celles qui iguraient sur les présentoirs métalliques
rotatifs, dans les boutiques des petites villes. Un Sud
idyllique qui n’existait plus. Luce ne voyait plus que des
couleurs brillantes, plus vives qu’elles ne l’étaient quelques
instants plus tôt : du bleu cristallin du lac, en contrebas, au
vert émeraude intense qui l’entourait. En se hissant sur la
pointe des pieds, elle discerna la lisière d’un marécage salé
aux tons bruns, dont elle savait qu’il se jetait dans l’écume
blanche de l’océan, quelque part, à l’horizon.
Elle leva les yeux vers Daniel. Il était rayonnant, lui aussi.
Dans cette lumière, sa peau prenait une lueur dorée contre
ses yeux de pluie. Son regard lui procurait une sensation
intense et unique.
— Qu’est-ce que tu en penses ? demanda-t-il.
Il semblait bien plus détendu, maintenant qu’ils s’étaient
éloignés de tous les autres.
— Je n’ai jamais rien vu d’aussi merveilleux, répondit-elle
en contemplant la surface immaculée du lac.
Elle eut soudain envie d’y plonger. À une quinzaine de
mètres du bord, elle vit un gros rocher plat couvert de
mousse.
— C’est quoi ? s’enquit-elle.
Je vais te montrer, déclara-t-il en ôtant ses chaussures.
Lorsqu’il enleva son T-shirt, Luce s’efforça de ne pas
regarder trop fixement son torse musclé.
— Viens, dit-il.
Elle se rendit enfin compte qu’elle devait avoir l’air hébété.
— Tu peux te baigner comme ça, ajouta-t-il en désignant
son débardeur griset son jean coupé. Je te laisserai même
gagner, cette fois.
Elle éclata de rire.
— Pour te racheter de quoi ? De toutes les fois où c’est
moi qui t’ai laissé gagner ?
Daniel acquiesça, puis s’interrompit brusquement.
— Non. Parce que tu as perdu la course, l’autre jour, à la
piscine.
L’espace d’un instant, Luce eut envie de lui avouer
pourquoi elle avait perdu. Après tout, quel mal y avait-il à
plaisanter de ce malentendu à propos de Gabbe, puis
qu’elle n’était pas sa petite amie, inalement ? Mais Daniel
s’élançait déjà, dessinant un arc avant de fendre l’eau à la
perfection.
Luce n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Il avait une grâce
unique. Même le bruit de son entrée dans l’eau tinta
mélodieusement à ses oreilles.
Il fallait qu’elle le rejoigne.
Elle laissa ses chaussures sous le magnolia, à côté de celles
de Daniel, puis se percha au bord du rocher. Il y avait
environ six ou sept mètres à sauter, le genre de plongeon
qui l’avait toujours impressionnée.
Une seconde plus tard, la tête de Daniel apparut à la
surface. Il avançait dans l’eau, un sourire aux lèvres.
— Attention, je risque de changer d’avis, à propos de te
laisser gagner ! lança-t-il.
Luce prit une profonde inspiration et, tendant les bras en
direction de Daniel, elle plongea. Sa chute ne dura qu’une
fraction de seconde, mais elle eut la sensation délicieuse de
voler dans l’air ensoleillé, avant de descendre, descendre…
D’abord très froide, l’eau lui parut vite excellente. Elle re it
surface pour respirer et jeta un coup d’œil à Daniel avant
de se mettre à nager le papillon.
Elle nagea si bien qu’elle le perdit de vue. Elle faisait
l’intéressante dans l’espoir de l’impressionner. Elle
progressa encore, jusqu’à poser la main sur le rocher plat
un peu avant Daniel.
Haletants, ils cherchèrent à se hisser sur la surface lisse
chauffée par le soleil. Mais Luce eut du mal à trouver une
prise sur la pierre tapissée de mousse. Daniel grimpa sans
la moindre dif iculté et lui tendit la main pour l’aider à
poser une jambe sur le rocher.
Le temps qu’elle soit sortie, il était allongé sur le dos.
Presque sec. Seul son short humide indiquait qu’il venait
de nager. En revanche, les vêtements trempés de Luce
collaient à sa peau et ses cheveux dégoulinaient. La plupart
des garçons auraient sauté sur l’occasion pour lorgner sur
ses courbes, Daniel, lui, avait les yeux fermés. Que ce soit
par gentillesse ou par absence d’intérêt, il lui accordait un
moment pour s’égoutter.
« Par gentillesse », décida-t-elle, désespérément
romantique. Mais Daniel semblait si sensible qu’il devait
deviner, au moins un peu, ce que ressentait Luce. Pas
seulement son attirance pour lui, mais le besoin d’être
près de lui alors que tout le monde lui signi iait de rester à
distance, et cette impression qu’ils se connaissaient déjà
avant de venir ici.
Daniel rouvrit les yeux et esquissa le même sourire que
sur la photo de son dossier. Une sensation de déjà-vu
envahit Luce, tellement forte que la jeune ille dut
s’allonger à son tour.
— Quoi ? demanda-t-il, inquiet.
— Rien.
— Luce...
— Je n’arrive pas à me sortir cette idée de la tête, avoua-t-
elle en roulant sur le côté pour lui faire face, car elle ne se
sentait pas assez sûre d’elle pour s’asseoir. Ce sentiment
que je te connais, que je te connais depuis un bon moment.
L’eau venait lécher la pierre, éclaboussant les orteils de
Luce. Elle était froide et elle en eut la chair de poule. En in,
Daniel s’exprima :
— On en a déjà discuté, non ? dit-il d’un ton bizarre qui se
voulait désinvolte.
Il ressemblait soudain à un garçon de Dover Prep : satisfait
de lui-même, blasé, arrogant.
— Je suis latté que tu nous penses liés à ce point, mais tu
n’as pas besoin d’inventer des histoires pour attirer
l’attention d’un garçon, tu sais.
Il la soupçonnait de mentir sur cette sensation étrange qui
la taraudait uniquement pour s’approcher de lui ?
Mortifiée, Luce serra les dents.
— Pourquoi j’inventerais une histoire pareille ? demanda-
t-elle en plissant les yeux au soleil.
— À toi de me le dire, répondit Daniel. En fait non, ne me le
dis pas. Cela ne servirait à rien. (Il soupira.) Ecoute, j’aurais
dû te parler de ça plus tôt, en décelant les premiers
signes...
Luce se dressa sur son séant. Son cœur battait à tout
rompre. Daniel décelait les signes, lui aussi.
— Je t’ai repoussée, au gymnase, reprit-il doucement, ce
qui incita Luce à se pencher en avant pour l’inviter à
s’exprimer. J’aurais mieux fait de te dire la vérité.
Luce attendit.
— Voilà, j’ai été échaudé par une ille, avoua-t-il en glissant
une main dans l’eau pour cueillir un nénuphar qu’il froissa
entre ses doigts. Je l’aimais vraiment. C’est assez récent. Ne
le prends pas personnellement, et sache que je ne cherche
pas à te fuir.
Il leva les yeux vers elle. Le soleil scintilla dans une goutte
d’eau de ses cheveux.
— Mais je ne veux pas te donner de faux espoirs, non plus.
Je ne souhaite pas m’engager avec quelqu’un, dans
l’immédiat, c’est tout.
Ah...
Elle détourna le regard vers les eaux immobiles d’un bleu
foncé. Quelques minutes plus tôt, ils riaient en
s’éclaboussant. Le lac ne trahissait plus aucun signe de
cette insouciance. Pas plus que l’expression de Daniel.
Eh bien, Luce venait d’être échaudée à son tour. Si elle lui
parlait de Trevor et de ces événements horribles, Daniel se
confierait peut-être à elle sur son passé.
Mais elle savait déjà qu’elle ne supporterait pas de
l’entendre évoquer son amour pour une autre. L’imaginer
avec une ille – elle revit Gabbe et Molly dans un
kaléidoscope de visages souriants, de grands yeux et de
cheveux longs – suffisait à lui donner la nausée.
Son histoire de chagrin d’amour aurait dû tout expliquer.
Mais non. Daniel se comportait bizarrement depuis le
début. Il l’avait repoussée avant même de lui avoir été
présenté, mais il l’avait aussi protégée de la chute de la
statue, au cimetière, le lendemain. Et voilà qu’il l’amenait
au bord du lac, seule. Il était partout.
La tête baissée, Daniel gardait les yeux rivés sur elle.
— Ma réponse ne te convient pas ? demanda-t-il comme
s’il devinait ses pensées.
— J’ai toujours l’impression que tu me caches quelque
chose, répondit-elle.
Il ne pouvait tout expliquer par un chagrin d’amour. Luce
le savait d’expérience. Elle en connaissait un rayon dans ce
domaine.
Il lui tourna le dos et regarda en direction du chemin qu’ils
avaient emprunté pour venir. Au bout d’un moment, il
éclata d’un rire amer.
— Bien sûr que je te cache des choses. Je te connais à
peine. Je ne te dois rien.
Sur ces mots, il se leva.
— Où tu vas ?
— Je dois rentrer, répondit-il.
— Ne pars pas, murmura Luce.
Mais il ne parut pas l’entendre.
Le souffle court, elle regarda Daniel plonger.
Il remonta à la surface bien plus loin et se mit à nager vers
le bord du lac. Il la regarda une fois, à mi-chemin, et la
salua de la main.
Puis, le cœur gros, Luce le vit entamer un papillon parfait.
Elle se sentait vide, mais elle ne put s’empêcher de
l’admirer. Si impeccable, si gracieux, il ne semblait même
pas nager...
En un rien de temps, il regagna le bord. La distance qui les
séparait parut plus courte que ne le pensait Luce. Il avait
nagé avec aisance, mais il ne pouvait pas avoir avancé si
vite, à moins d’avoir fendu les eaux…
Était-il donc si pressé de s’éloigner d’elle ?
À la fois terriblement gênée et incapable de résister à la
tentation, elle le regarda se hisser sur la terre ferme. Un
rayon de soleil transperça les arbres et entoura sa
silhouette d’un halo lumineux, obligeant Luce à plisser les
yeux pour le regarder.
Le coup de ballon qu’elle avait pris sur la tête lui donnait-il
des visions ? Ou bien s’agissait-il d’un mirage ? Une
hallucination, dans la lumière de fin de journée ?
Elle se leva pour mieux voir.
Il ne faisait que s’ébrouer de la tête, mais un nuage de
gouttelettes semblait lotter au-dessus de lui, dé iant la
gravité, autour de ses bras.
La façon dont l’eau scintillait au soleil donnait l’impression
qu’il avait des ailes...
9. En Toute Innocence

Lundi soir, sur l’estrade de la plus grande salle de cours


d’Augustine, Mlle Sophia s’efforçait de faire des ombres
chinoises lors d’une séance de rattrapage pour ses élèves
de théologie avant le partiel du lendemain. Ayant manqué
un mois de cours, Luce avait beaucoup de retard.
Ce qui expliquait sans doute pourquoi elle était la seule à
faire semblant de prendre des notes. Aucun de ses
camarades n’avait même remarqué que la lumière
vespérale qui iltrait par les étroites fenêtres donnant vers
l’ouest sapait le dispositif d’éclairage conçu par
l’enseignante. Luce ne tenait pas à se faire mal voir en
allant fermer les volets poussiéreux.
Lorsqu’elle sentit le soleil sur sa nuque, Luce se rendit
compte qu’elle se trouvait dans la même salle depuis une
éternité. Ce matin-là, pendant le cours d’histoire, elle avait
regardé le soleil dessiner comme une crinière autour du
crâne dégarni de M. Cole. Pendant le cours de biologie de
l’Albatros, elle avait enduré la chaleur accablante du milieu
de journée. Le soir venu, le soleil avait fait le tour du
campus, et Luce n’avait pratiquement pas quitté son
pupitre. Elle était aussi raide que sa chaise métallique et
avait l’esprit aussi inerte que le crayon avec lequel elle
avait fini par renoncer à prendre des notes.
À quoi rimaient donc ces ombres chinoises ? Mlle Sophia
les prenait pour des gamins de cinq ans ou quoi ?
Luce s’en voulut. De tous les profs, Mlle Sophia était de
loin la plus sympa. L’autre jour, elle avait même pris
gentiment Luce à part pour discuter du retard de son
arbre généalogique. Luce avait dû feindre une gratitude
teintée d’étonnement quand Mlle Sophia lui avait répété
ses instructions pendant une heure. Elle avait un peu
honte, mais jouer les imbéciles valait bien mieux
qu’admettre qu’elle était trop obsédée par un certain
garçon pour se consacrer à ses recherches.
Dans sa longue robe en crêpe noir, Mlle Sophia croisa
élégamment ses pouces en levant les mains en l’air pour
réaliser une nouvelle igure. Dehors, un nuage vint
masquer le soleil. En apercevant en in une ombre bien
nette sur le mur, derrière la prof, Luce se concentra sur le
cours.
— L’an dernier, vous avez tous lu Le paradis perdu, de
Millon, quand Dieu accorde aux anges leur propre volonté.
(Elle souf la dans le micro épinglé à son revers ivoire en
agitant les mains comme deux ailes d’ange.) L’un d’eux
avait franchi les limites.
Mlle Sophia baissa le ton de façon théâtrale et tordit ses
index pour transformer les ailes de l’ange en cornes du
diable.
Derrière Luce, quelqu’un murmura :
— Tu parles, c’est le truc le plus connu du bouquin.
Depuis le début du cours, les railleries fusaient. Était-ce
parce que Luce n’avait pas été élevée dans une famille
religieuse, comme la plupart des autres, ou encore parce
qu’elle avait de la peine pour la prof ? Mais elle eut
soudain envie de se retourner pour les faire taire.
Elle était de mauvaise humeur, fatiguée, affamée. Au lieu de
faire la queue pour dîner au réfectoire, les vingt élèves de
théologie de Mlle Sophia avaient été informés que s’ils
assistaient à ce cours « facultatif » (terme mal choisi,
comme le lui avait indiqué Penn), leur repas leur serait
servi dans la salle de cours, pour gagner du temps.
Ce repas, ni un vrai dîner, ni même une collation, juste un
en-cas, s’avéra une curieuse expérience. Luce avait déjà
assez de mal à trouver des plats qui lui conviennent, dans
cette cantine à dominante carnivore, mais sa déception fut
grande lorsque Randy apparut avec un chariot de
malheureux sandwiches, tous à la viande froide
indéterminée, mayonnaise et fromage, et des pichets d’eau
tiède.
Avec envie, Luce avait regardé Penn en engloutir plusieurs,
laissant la trace de ses dents dans le pain. Elle était sur le
point d’ôter la viande d’un sandwich quand Cam apparut à
côté d’elle, tenant une poignée de igues fraîches. Avec leur
peau pourpre, elles ressemblaient à des bijoux.
— C’est quoi ? demanda-t-elle en réprimant un sourire.
— Tu ne vas quand même pas te contenter d’un bout de
pain, dit-il.
— Ne les mange pas, intervint Gabbe.
Interrompant une fois de plus une conversation privée,
elle s’empara des igues pour les lancer dans la poubelle.
Elle déposa dans la main de Luce une poignée de M & M’s
aux cacahuètes provenant d’un sachet acheté au
distributeur. Luce eut envie d’arracher le bandeau arc-en-
ciel de ses cheveux pour le jeter parterre.
— Elle a raison, Luce, déclara Arriane en fusillant Cam du
regard. Qui sait quelle drogue il met dedans ?
Luce éclata de rire. Arriane plaisantait, bien sûr ! Voyant
que personne d’autre n’était amusé, elle se tut et fourra les
M & M’s dans sa poche au moment où Mlle Sophia leur
ordonna de reprendre leurs places.

Une éternité plus tard, ils étaient encore emprisonnés dans


la salle de cours. Mlle Sophia n’était passée que de la
Création à la guerre au paradis. Ils n’en étaient même pas
à Adam et Eve, que l’estomac de Luce gargouillait
furieusement.
— Tout le monde sait quel ange cruel a affronté Dieu ?
demanda la prof, comme si elle lisait un livre à un groupe
d’enfants, à la bibliothèque.
Luce s’attendait presque à ce qu’ils répondent en chœur :
« Oui, mademoiselle Sophia ! »
— Alors ?
— Roland ! souffla Arriane.
— C’est ça, dit Mlle Sophia en hochant la tête, un peu dure
de la feuille. Nous l’appelons aujourd’hui Satan, mais, au il
des ans, le diable a pris plusieurs identités :
Méphistophélès ou Bélial, voire Lucifer, pour certains.
Assise devant Luce, Molly se balançait sur sa chaise depuis
une heure uniquement pour la rendre folle. Elle jeta une
feuille de papier par-dessus son épaule. Le petit mot
tomba devant Luce.
« Luce... Lucifer... Il y a un rapport ? »
Elle avait une écriture sombre, enragée, frénétique. Luce
vit ses hautes pommettes se hausser dans un rictus de
mépris. Affamée et vulnérable, Luce se mit à griffonner
comme une folle au dos du message de Molly. Elle avait été
ainsi baptisée en l’honneur de Lucinda Williams, grande
chanteuse et musicienne. Ses parents s’étaient rencontrés
lors d’un de ses concerts, sous la pluie. Sa mère avait
dérapé sur un gobelet en plastique et dévalé une pente
boueuse pour atterrir dans les bras de son père, qu’elle
n’avait plus quittés depuis vingt ans. Luce ajouta que son
nom avait une connotation romantique, alors qu’on ne
pouvait en dire autant de cette grande gueule de Molly. Et
que s’il y avait quelqu’un, dans cette école, qui ressemblait
un tant soit peu à Satan, ce n’était pas la destinataire de ce
message, mais son expéditrice.
Elle riva les yeux sur la tignasse en pétard fraîchement
teintée en rouge. Luce était prête à la frapper de la feuille
de papier, quitte à déclencher la colère de Molly, quand
Mlle Sophia attira son attention.
Elle avait les mains au-dessus de la tête, les paumes vers le
haut. Lorsqu’elle les baissa, les ombres de ses doigts
formèrent miraculeusement des bras et des jambes qui
s’agitaient, comme quand quelqu’un sautait d’un pont ou
par la fenêtre d’un bâtiment. Le spectacle était tellement
bizarre, ténébreux et réaliste que Luce en fut déstabilisée
et incapable de s’en détourner.
— Pendant neuf jours et neuf nuits, raconta Mlle Sophia,
Satan et ses anges chutèrent du paradis.
Ses paroles évoquèrent quelque chose dans la mémoire de
Luce. Elle observa Daniel, assis deux rangées devant elle. Il
croisa son regard l’espace d’une fraction de seconde, puis
il tourna le visage vers son cahier. Mais ce regard avait
suf i. Soudain, tout revint à la jeune ille : son rêve de la
nuit précédente.
C’était une version différente d’elle et Daniel au bord du
lac. Dans son rêve, quand Daniel lui disait au revoir, avant
de plonger, Luce avait le courage de le suivre. L’eau était
bonne, si douce qu’elle la sentait à peine, et des bancs de
poissons violets grouillaient autour d’elle. Elle nageait le
plus vite possible. Dans un premier temps, elle crut que les
poissons l’aidaient à rejoindre Daniel, mais, bientôt, ils
s’assombrirent pour brouiller sa vision. Elle ne voyait plus
le jeune homme. Les poissons se muèrent en ombres
hostiles. Ils fondirent sur elle jusqu’à ce qu’elle ne
distingue plus rien, et elle se sentit sombrer vers les
profondeurs. Son problème n’était pas de ne plus pouvoir
respirer, c’était d’être incapable de se redresser. elle allait
perdre Daniel à jamais...
Puis Daniel apparut en bas. De ses bras ouverts comme
deux voiles, il dispersa les poissons-ombres et enveloppa
Luce. Ensemble, ils remontèrent vers la surface. Ils
surgirent de l’eau et montèrent de plus en plus haut,
passant devant le rocher, puis le magnolia sous lequel ils
avaient déposé leurs chaussures. Une seconde plus tard, ils
étaient tellement haut que Luce ne voyait même plus le sol.
— Et ils atterrirent, déclara Mlle Sophia en posant les
mains sur son pupitre. Dans les feux de l’enfer.
Luce ferma les yeux et souf la. Ce n’était qu’un rêve.
Hélas ! Elle était là, sa réalité.
Elle soupira et appuya son menton sur sa main. Elle se
rappela alors la feuille pliée dans sa main, sa réponse au
message de Molly. Elle la jugea stupide et risquée. Mieux
valait ne pas répondre. Molly ne saurait jamais combien
son message l’avait affectée.
Un avion en papier glissa alors sur son avant-bras gauche.
Elle regarda dans un coin de la salle. Arriane lui adressa
un clin d’œil exagéré.
Je suppose que tu ne rêves pas de Satan. Où es-tu partie avec
DG, samedi après-midi ?
Luce n’avait pas eu l’occasion de discuter avec Arriane de
toute la journée. Mais comment pouvait-elle savoir qu’elle
s’était éclipsée avec Daniel ? Pendant que Mlle Sophia
s’appliquait à représenter les neuf cercles de l’enfer, Luce
vit Arriane lui envoyer un autre avion parfaitement
orienté.
Molly aussi.
Elle l’intercepta entre ses longs ongles noirs, mais Luce
n’était pas disposée à la laisser gagner, cette fois. Elle le lui
reprit, déchirant au passage une aile en son milieu. Luce
eut tout juste le temps d’empocher le message avant que
Mlle Sophia fasse volte-face.
— Lucinda et Molly, lança-t-elle, les lèvres pincées, en
posant les mains sur le pupitre. J’aimerais que tout le
monde pro ite de ce que vous avez d’aussi important à
vous dire de façon si irrespectueuse.
L’esprit de Luce tournait à plein régime. Si elle ne trouvait
pas une parade rapidement, Molly s’en chargerait, au
risque de la mettre dans l’embarras.
— M… Molly me disait simplement…, bredouilla Luce,
qu’elle n’était pas d’accord avec votre vision de l’enfer. Elle
a des idées précises sur la question.
— Eh bien, Molly, si tu as un autre schéma du monde
souterrain à me proposer, j’aimerais le connaître.
— Bon, après tout…, marmonna Molly qui se leva et se
racla la gorge. Vous avez décrit la bouche de Lucifer
comme le point le plus bas de l’enfer, c’est pourquoi les
traîtres s’y retrouvent. Pour moi, récita-t-elle presque par
cœur, l’endroit le plus cruel de l’enfer (et elle observa
longuement Luce) ne doit pas être réservé aux traîtres,
mais aux lâches. Les plus faibles, les pires losers. Les
traîtres, au moins, ont fait un choix. Et les lâches ? Ils ne
font que se ronger les ongles, trop apeurés pour agir, ce
qui est vraiment pire. Lucinda ! cracha-t-elle en se raclant
encore la gorge. Enfin, ce n’est que mon opinion.
Elle se rassit.
— Merci, Molly, déclara prudemment Mlle Sophia. Nous
voilà tous plus éclairés.
Ce n’était pas le cas de Luce, qui avait cessé d’écouter
Molly au milieu de son discours, car elle avait ressenti un
malaise effrayant, au creux de son ventre.
Les ombres. Elle les sentit avant de les voir surgir du sol
pour faire tache d’huile. Un tentacule sombre s’enroula
autour de son poignet. Terrorisée, Luce baissa les yeux. Il
tenta de s’insinuer dans sa poche pour prendre l’avion en
papier d’Arriane. Luce ne l’avait même pas encore lu ! Elle
crispa le poing en s’efforçant de contenir l’ombre de son
mieux.
Alors une chose incroyable se produisit : l’ombre céda,
reculant comme un chien blessé. Luce n’avait jamais réussi
ça auparavant.
Elle croisa le regard d’Arriane, à l’extrémité de la salle. La
tête inclinée, son amie l’observait, bouche bée.
Son message. Elle attendait encore que Luce le lise.
Mlle Sophia éteignit sa lampe.
— Je crois que mon arthrite a suf isamment connu l’enfer
pour aujourd’hui, annonça-t-elle en s’esclaffant pour
encourager ses élèves à l’esprit embrumé à rire avec elle.
Si vous relisez les sept essais critiques du Paradis perdu
que je vous ai conseillés, vous serez in prêts pour le
partiel de demain.
Tandis que les autres se hâtaient de ranger leurs affaires
pour sortir, Luce déplia le message d’Arriane :
J’espère qu’il ne t’a pas servi le bobard classique : J’ai été
échaudé par une fille.
Aïe. Il fallait vraiment qu’elle discute avec Arriane pour
découvrir ce qu’elle savait sur Daniel. Mais d’abord...
Il était là, devant elle. Sa boucle de ceinturon argentée
scintillait juste sous ses yeux. Luce prit une profonde
inspiration et regarda son visage.
Les yeux gris parsemés de violet de Daniel étaient sereins.
Cela faisait deux jours qu’elle ne lui avait pas adressé la
parole, depuis qu’il l’avait laissée tomber, au lac. Ce temps
passé loin d’elle semblait l’avoir revigoré.
Le message d’Arriane était exposé à la vue de tous, sur son
pupitre. Luce déglutit nerveusement et glissa vite la feuille
dans sa poche.
— Je voulais m’excuser de t’avoir quittée si brusquement,
l’autre jour, déclara Daniel d’un ton un peu formel.
Devait-elle accepter ses excuses ? Il ne lui laissa pas le
loisir de réfléchir.
— Je suppose que tu as réussi à regagner le bord sans
problème ?
Elle s’efforça de sourire. Elle lui aurait volontiers raconté
son rêve, mais il le trouverait trop bizarre.
— Qu’est-ce que tu as pensé de cette séance de
rattrapage ?
Daniel semblait en retrait, tendu, comme s’ils ne s’étaient
jamais parlé. Peut-être plaisantait-il.
— Un calvaire, répondit Luce.
Luce ne supportait pas les illes intelligentes qui jouaient
les nunuches pour répondre aux attentes d’un garçon. Elle
ne faisait pas semblant : ce cours avait vraiment été une
torture.
— Tant mieux, dit Daniel, visiblement ravi.
— Toi aussi, tu as détesté ?
— Non, répondit-il de façon énigmatique.
Luce regretta alors de ne pas lui avoir menti.
— Donc... tu as aimé, reprit-elle, histoire de dire quelque
chose, n’importe quoi, pourvu qu’il reste avec elle. Qu’est-
ce qui t’a plu, au juste ?
— Plaire n’est sans doute pas le terme approprié. (Il
marqua une longue pause.) Dans ma famille… on
s’intéresse à ces choses. Je ne peux pas m’empêcher de me
sentir concerné.
Luce mit un moment à assimiler ses paroles. Elle songea
aux archives, dans cette cave humide, où elle avait pu
consulter l’unique feuille qui constituait son dossier.
D’après ce document, Daniel Grigori avait passé sa
jeunesse dans un orphelinat de Los Angeles.
— J’ignorais que tu avais une famille, fit-elle.
— Comment pourrais-tu être au courant ? grommela
Daniel.
— Je ne sais pas… Alors... Tu en as une ?
— La question, c’est de savoir pourquoi tu prétends
connaître quoi que ce soit sur ma famille, ou sur moi,
d’ailleurs.
Luce sentit son cœur se serrer. Elle décela dans le regard
alarmé de Daniel le signal anti-harcèlement. Une fois de
plus, elle venait de tout gâcher.
— Daniel…
Roland surgit derrière lui et posa la main sur son épaule.
— Tu veux rester ici, des fois qu’il y aurait un autre cours
tout aussi passionnant, ou on se casse ?
— C’est bon, répondit doucement Daniel avec un dernier
regard de biais vers Luce. On se casse.
Naturellement, elle aurait dû s’en aller aussitôt. Elle aurait
dû tout arrêter dès qu’elle avait été tentée de découvrir les
détails du dossier de Daniel. Une personne normale et
intelligente aurait évité cette conversation ou l’aurait
orientée vers un sujet moins effrayant. Au pire, elle aurait
tenu sa langue.
Jour après jour, Luce démontrait – surtout quand il
s’agissait de Daniel – qu’elle était incapable de faire quoi
que ce soit de « normal » ou d’« intelligent ».
Elle le regarda s’en aller en compagnie de Roland. Chaque
pas qui l’éloignait d’elle donnait à la jeune ille l’impression
de plus en plus effrayante d’être seule au monde.
10. Pas De Fumée Sans…

— Qu’est-ce que tu attends ? demanda Penn, une seconde


à peine après le départ de Daniel et Roland. Allez, on y va,
ajouta-t-elle en tirant Luce par la main.
— Où ça ? demanda Luce.
Elle avait encore le cœur battant à cause de son entrevue
avec Daniel. La forme de ses épaules sculpturales, dans le
hall, tandis qu’il s’éloignait, semblait encore plus imposante
que Daniel lui-même.
Penn tapota doucement la tempe de Luce.
— Allô ? À la bibliothèque, comme je le disais dans mon
message... (elle remarqua l’expression vague de Luce.)
Quoi ? Tu n’as reçu aucun de mes messages ? (Elle se
frappa la jambe, frustrée.) Mais je les ai con iés à Todd
pour qu’il les passe à Cam, qui devait te les donner !
— Livraison express ! lança Cam en s’intercalant entre les
deux jeunes illes pour remettre à Luce deux morceaux de
papier pliés, qu’il tenait entre l’index et le majeur.
— Tu charries, Cam ! Ton cheval est mort d’épuisement au
bord de la piste ou quoi ? grommela Penn en reprenant les
messages. Ça doit bien faire une heure que tu les as.
Qu’est-ce qui t’a pris aussi longtemps ? Tu ne les as pas
lus…
— Bien sûr que non, assura Cam, l’air offensé, une main
sur le cœur.
Il portait un épais anneau noir au majeur.
— N’oublie pas que Luce a eu des ennuis pour avoir
échangé des messages avec Molly…, reprit-il.
— Je n’échangeais pas de messages avec Molly…
— Peu importe, dit Cam en reprenant les lettres pour les
donner, en in, à Luce. Je ne cherchais qu’à défendre tes
intérêts. J’attendais le moment propice, c’est tout.
— Bon, merci.
Luce glissa les feuilles dans sa poche et adressa à Penn un
regard furibond.
— À propos de moment propice, ajouta Cam, l’autre jour,
j’étais dehors et j’ai vu ça...
Il sortit un petit écrin à bijoux en velours rouge qu’il ouvrit
devant Luce.
Penn s’approcha pour mieux voir.
L’écrin contenait une ine chaîne en or avec un petit
pendentif circulaire gravé d’une ligne en son milieu et orné
d’une tête de serpent au sommet.
Luce dévisagea Cam. Se moquait-il d’elle ?
Il effleura le pendentif.
— Après l’autre jour, je me suis dit... que je voulais t’aider
à affronter ta peur, expliqua-t-il.
Il semblait presque inquiet, comme s’il craignait un refus.
Devait-elle accepter ?
— Je déconne. Il m’a plu, c’est tout. Il est unique et m’a fait
penser à toi.
C’était vraiment un bijou unique. Et si beau que Luce ne
s’en sentit pas digne.
— Tu es sorti faire des emplettes ? demanda-t-elle.
Il lui était plus facile d’interroger Cam sur son escapade
que de lui demander pourquoi il lui offrait ce cadeau à elle.
— Je croyais que le principe d’un centre de réinsertion
était qu’on était tous coincés à l’intérieur, reprit-elle.
Cam releva légèrement la tête, un sourire dans les yeux.
— Il existe des moyens, répondit-il doucement. Un jour, je
te montrerai. Je pourrais même le faire... ce soir ?
— Cam chéri ! minauda une voix derrière lui.
Gabbe lui tapota l’épaule. Quelques mèches de ses cheveux
formaient une tresse qu’elle avait épinglée derrière son
oreille. Luce admira sa coiffure d’un œil jaloux.
— J’ai besoin de ton aide pour m’installer, ronronna-t-elle.
Luce scruta les alentours. Il ne restait plus qu’eux quatre
dans la salle.
— Je donne une petite fête dans ma chambre, plus tard,
annonça Gabbe en posant le menton sur l’épaule de Cam
pour s’adresser à Luce et Penn. Vous venez tous, bien
sûr ?
Cette ille était toujours barbouillée de brillant à lèvres et
ses cheveux blonds ne manquaient jamais de voleter dès
qu’un garçon adressait la parole à Luce.
Daniel avait beau lui af irmer qu’il n’y avait rien entre eux,
Luce ne serait jamais sa copine.
Heureusement, il n’était pas nécessaire d’apprécier
quelqu’un pour se rendre à sa fête, surtout quand d’autres
personnes qu’on appréciait risquaient de s’y trouver
aussi…
Mais peut-être devait-elle accepter la proposition de Cam ?
Lui suggérait-il vraiment de faire le mur ? La veille encore,
une rumeur avait parcouru la salle quand Jules et Phillip, le
couple à la langue percée, ne s’était pas présenté au cours
de Mlle Sophia. Apparemment, ils avaient tenté de fuir le
campus en pleine nuit. L’escapade amoureuse avait mal
tourné, et on les avait enfermés dans un lieu dont même
Penn ignorait l’emplacement.
Le plus étrange, c’était que Mlle Sophia, qui, en général, ne
tolérait pas les chuchotements, n’avait pas exigé le silence
durant son cours. À croire qu’elle voulait que les élèves
imaginent le pire châtiment pour cette violation du
règlement.
La gorge sèche, Luce observa Cam. Ignorant totalement
Gabbe et Penn, il lui offrit son bras.
— Qu’est-ce que tu en dis, poupée ? demanda-t-il en
singeant un vieux ilm hollywoodien, ce qui it oublier à
Luce le triste sort de Jules et Phillip.
— Désolée, intervint Penn, répondant à sa place, avant
d’entraîner Luce. On a d’autres projets.
Cam regarda Penn comme s’il se demandait d’où elle
venait de surgir. Avec lui, Luce se sentait meilleure, plus
cool. Et il était toujours là quand Daniel lui donnait
l’impression d’être plus bas que terre. Mais Gabbe
s’incrustait et Penn la tirait de plus en plus fort par le bras.
Luce init par agiter la main qui tenait encore le cadeau de
Cam.
— Euh... la prochaine fois, peut-être. Merci pour le collier !
Laissant Cam et Gabbe plantés là, Penn et Luce quittèrent
Augustine. À cette heure tardive, le bâtiment sombre
n’était pas très rassurant. À en juger par les pas vifs de
Penn, devant elle, Luce se dit que son amie devait être du
même avis.
Dehors, le vent souf lait. Une chouette hululait dans un
palmier. Quand elles passèrent sous les chênes bordant le
bâtiment, des filaments de mousse les frôlèrent comme des
mèches de cheveux emmêlés.
— La prochaine fois, peut-être ! railla Penn en imitant
Luce. Qu’est-ce qui te prend ?
— Rien… J’en sais rien, répondit Luce, désireuse de parler
d’autre chose. Vraiment, Penn, tu te la pètes, it-elle en
riant, tandis qu’elles foulaient le pré. D’autres projets… Je
croyais que tu t’étais bien amusée à la fête, la semaine
dernière.
— Si un jour, tu parviens à lire ma correspondance
récente, tu comprendras pourquoi on a mieux à faire.
Luce vida ses poches. Elle retrouva les cinq M & M’s qu’elle
partagea avec Penn.
Celle-ci ne manqua pas d’exprimer quelques doutes sur
leur provenance, mais elle les mangea quand même.
Luce déplia le premier message de Penn, une photocopie
de la page d’un dossier des archives :

Gabrielle Givens
Cameron Briel
Lucinda Price
Todd Hammond
Lieu de résidence précédent :
Tous dans le Nord-Est, sauf T. Hammond (Orlando,
Floride)

Arriane Alter
Daniel Grigori
Mary Margaret Zane
Lieu de résidence précédent :
Los Angeles, Californie

Le groupe de Lucinda était entré à Sword & Cross le 15


septembre de la même année. Le second groupe, le 15
mars, trois ans plus tôt.
— Mary Margaret Zane ? Qui c’est ? s’enquit Luce.
— Ce n’est autre que notre vertueuse Molly, répondit
Penn.
— Molly s’appelait Mary Margaret ?
— Pas étonnant qu’elle en veuille au monde entier avec un
prénom pareil, commenta Luce. Où est-ce que tu as
déniché tout ça ?
— Dans l’un des cartons que Mlle Sophia a descendus
l’autre jour, expliqua Penn. C’est son écriture.
Luce leva les yeux vers elle.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi elle note tout ça ?
Je croyais qu’ils avaient nos dates d’arrivée dans les
dossiers personnels.
— C’est le cas. Je n’y comprends rien non plus, avoua
Penn. Et même si tu es venue en même temps que les
autres, tu n’as rien de commun avec eux, de toute façon.
— Je ne pourrais pas être plus différente, admit Luce en
songeant à l’expression faussement innocente que Gabbe
affichait en permanence.
Penn se gratta le menton.
— Mais quand Arriane, Molly et Daniel ont débarqué, ils se
connaissaient déjà. Je crois qu’ils venaient du même centre
de transition, à Los Angeles.
Il existait une clé à l’histoire de Daniel. Il devait bien y
avoir quelque chose de plus qu’un centre de transition à
Los Angeles. En repensant à sa réaction, à cet effroi qu’il
manifestait chaque fois que Luce s’intéressait un peu trop
à lui, elle se demandait si tout ce qu’elle faisait avec Penn
n’était pas futile et puéril.
— À quoi bon se donner tant de peine ? lança-t-elle,
soudain agacée.
— Pourquoi Mlle Sophia note ces informations ? Elle est
arrivée ici le même jour qu’Arriane, Daniel et Molly... (La
voix de Penn s’éteignit.) Qui sait ? Cela ne veut peut-être
rien dire. Il y a si peu de détails sur Daniel, aux archives,
que j’ai préféré tout te montrer. D’où la pièce à conviction
numéro deux.
Elle désigna le second message.
Luce soupira. Une partie d’elle-même avait envie de cesser
les recherches et de ne plus se tourmenter à propos de
Daniel, tandis qu’une autre brûlait de mieux le connaître...
Ce qui, étrangement, était bien plus facile quand il n’était
pas là pour lui donner de nouvelles raisons d’avoir honte.
Elle prit connaissance du message, une photocopie d’une
vieille fiche de bibliothèque.
Grigori, D. Les Observateurs : le mythe
dans l’Europe médiévale. Éditions
Séraphin, Rome, 1755. Réf. : R999.318
GRI

— Apparemment, Daniel a un ancêtre érudit, déclara Penn


en lisant par-dessus l’épaule de Luce.
— C’est sans doute ce qu’il voulait dire, souf la Luce en
regardant son amie. Il m’a con ié que l’étude de la religion
était une tendance familiale. Voilà à quoi il faisait allusion.
— Je croyais qu’il venait d’un orphelin...
— Ne me demande rien ! coupa Luce. C’est un sujet
épineux pour lui. (Elle ef leura le titre de l’ouvrage.) C’est
quoi, un Observateur ?
— Il n’y a qu’un moyen de le découvrir, répondit Penn.
Mais on va peut-être le regretter, car ce pourrait bien être
le bouquin le plus sopori ique du monde. En in, j’ai pris la
liberté de consulter le catalogue. Il doit être dans les
rayons. Ne me remercie pas, surtout !
— Tu assures, commenta Luce avec un sourire.
Elle était impatiente de se rendre à la bibliothèque. Si un
ancêtre de Daniel avait écrit un livre, il ne pouvait être
ennuyeux. Pas à ses yeux, en tout cas. Mais elle observa
l’autre objet qu’elle avait encore en main : le petit écrin en
velours que lui avait offert Cam.
— D’après toi, ça veut dire quoi ? demanda-t-Elle à Penn
en gravissant les marches en mosaïque de la bibliothèque.
Penn haussa les épaules.
— Qu’est-ce que tu ressens pour les serpents ?
— Haine, souffrance, paranoïa extrême et dégoût,
énuméra Luce.
— C’est peut-être comme... Bon, avant, j’avais une peur
bleue des cactus. Pas moyen de m’en approcher. Ne rigole
pas ! Tu ne t’es jamais piquée sur un de ces trucs ? Les
épines restent sous la peau des jours et des jours. Bref,
une année, pour mon anniversaire, mon père m’a offert
onze cactus. D’abord, j’ai eu envie de les lui jeter à la
gueule, mais j’ai ini par m’y faire. J’ai arrêté d’en avoir
peur. Finalement, ça a marché.
— Donc le cadeau de Cam est vraiment sympa, en réalité.
C’est bien ce que tu es en train de me dire ?
— Sans doute, répondit Penn. Mais si j’avais su qu’il
craquait pour toi, je ne lui aurais pas con ié notre
correspondance privée. Désolée.
— Il ne craque pas pour moi, corrigea Luce en manipulant
la chaîne en or que contenait l’écrin, l’imaginant sur sa
peau.
Elle n’avait pas parlé à Penn du pique-nique en compagnie
de Cam parce que… Elle ne savait pas très bien pourquoi,
en réalité. C’était par rapport à Daniel. Luce ne savait sur
quel pied danser, ni avec lui, ni avec Cam.
— Ah, ah ! s’exclama Penn. J’en conclus que tu l’aimes bien,
toi aussi. Tu trompes Daniel ! J’ai du mal à te suivre, côté
mecs.
— Comme s’il se passait quelque chose avec l’un d’eux,
répondit tristement Luce. Tu crois que Cam a lu ces
messages ?
— S’il l’a fait et qu’il t’a quand même offert le collier, c’est
qu’il tient à toi.
La lourde porte à double battant se referma derrière elles
avec un bruit sourd, qui résonna dans toute la
bibliothèque. Mlle Sophia leva les yeux de la montagne de
papiers qui jonchaient son bureau.
— Tiens, bonjour les illes ! lança-t-elle avec un sourire si
radieux que Luce s’en voulut d’avoir rêvassé pendant son
cours. J’espère que vous avez apprécié ma petite séance de
rattrapage ! ajouta-t-elle avec entrain.
— Beaucoup, répondit Luce en hochant la tête, songeant
que cette séance n’avait rien de « petit ». On est venues
réviser encore un peu avant le partiel.
— C’est ça, ajouta Penn. Vous nous avez inspirées.
— Formidable ! répondit Mlle Sophia en fouillant ses
documents. J’ai une liste de lectures supplémentaires,
quelque part. Je vous en ferai volontiers une copie.
— Génial, mentit Penn en poussant discrètement Luce. On
vous dira si on en a besoin.
Au-delà du bureau de Mlle Sophia, la bibliothèque était
silencieuse. En passant dans les rayonnages, en direction
des ouvrages de théologie, Luce et Penn scrutèrent les
références. Les lampes à économie d’énergie
fonctionnaient grâce à des détecteurs de mouvement
censés les allumer tandis qu’elles traversaient les rangées,
mais seule la moitié d’entre elles fonctionnaient. Penn était
toujours accrochée au bras de Luce, mais celle-ci n’avait
aucune envie qu’elle la lâche.
Elles atteignirent l’espace de lecture, généralement très
fréquenté. Une seule lampe était allumée. Tout le monde
devait être à la fête de Gabbe. Sauf Todd. Les pieds posés
sur la chaise située en face de lui, il consultait un énorme
atlas. Quand les illes s’approchèrent de lui, il les observa
d’un air vague. Dif icile de dire s’il se sentait très seul ou
légèrement agacé d’être dérangé.
— Il est tard, dit-il.
— Pour toi aussi, répliqua Penn en lui tirant la langue.
Quand elles se furent éloignées de plusieurs rangées de
livres, Luce posa sur Penn un regard interrogateur.
— Pourquoi tu as fait ça ?
— Quoi ? s’exclama Penn, la mine boudeuse. Il me drague.
(Elle croisa les bras et souf la sur une boucle qui lui
tombait dans les yeux.) Comme s’il avait une chance…
— On n’est plus en primaire ! railla Luce.
Penn tendit si brusquement vers elle un index accusateur
que Luce aurait sursauté si elle n’avait pas été en train de
glousser.
— Tu connais beaucoup de gens qui voudraient se plonger
dans l’arbre généalogique de Daniel Grigori avec toi ?
Non ? Je m’en doutais, alors lâche-moi, d’accord ?
Elles avaient atteint le fond de la bibliothèque où étaient
rangés les ouvrages de la série 999, sur une unique
étagère couleur d’étain. Penn s’accroupit et passa le doigt
sur les tranches. Luce frémit en sentant un frôlement sur
sa nuque. En tournant la tête, elle vit une petite volute
grise. Pas noire, comme l’étaient d’ordinaire les ombres,
mais plus claire, plus fine. Et tout aussi malvenue.
Les yeux écarquillés, elle la regarda se déployer en un long
ruban ondulant, juste au-dessus de la tête de Penn. Elle
descendit doucement, comme le il dans le chas d’une
aiguille. Luce n’osait pas imaginer ce qui pouvait se passer
si l’ombre ef leurait son amie. L’autre jour, au gymnase,
une ombre l’avait touchée pour la première fois, et elle se
sentait encore violée, souillée. Quant à savoir de quoi ces
ombres étaient capables, encore…
Nerveuse, déstabilisée, Luce tendit un bras et, prenant une
profonde inspiration, repoussa l’ombre. Elle se crispa à
son contact glacial, heurtant Penn au crâne.
Penn porta les mains à sa tête.
— Qu’est-ce qui te prend ? demanda-t-elle, indignée. Luce
s’écroula à côté d’elle et lui lissa le dessus des cheveux.
— Excuse-moi. Il y avait... En in, j’ai cru voir une abeille...
J’ai paniqué. J’ai eu peur qu’elle te pique.
C’était nul, comme excuse. Son amie allait la traiter de
dingue. Que ferait une abeille dans une bibliothèque ? Elle
s’attendait même à ce que Penn la laisse plantée là.
Mais le visage rond de son amie s’adoucit. Elle prit la main
de Luce dans les siennes.
— Moi aussi, j’ai peur des abeilles, avoua-t-elle. Je suis
allergique. En gros, tu viens de me sauver la vie.
Cela aurait pu être un vrai moment de communion, mais
Luce était tellement absorbée par les ombres que ce fut
impossible. Si seulement il existait un moyen de les
chasser, de s’en débarrasser sans bousculer Penn...
Cette ombre gris clair créait un profond malaise chez Luce.
L’uniformité des ombres n’avait jamais été rassurante,
certes, mais les variantes de ces derniers jours semaient le
trouble. Cela signi iait-il que d’autres types d’ombres
parvenaient désormais jusqu’à elle ? Ou que Luce
réussissait à mieux les distinguer ? Et que penser de cet
instant bizarre, pendant le cours de Mlle Sophia, quand elle
en avait carrément pincé une pour l’empêcher de
s’insinuer dans sa poche ? Elle avait agi sans ré léchir.
Comment pouvait-elle s’attendre à ce que ses doigts soient
de taille à lutter contre une ombre ? Or ils l’avaient été
(Elle scruta les alentours), du moins temporairement.
Cette interaction avait-elle créé une sorte de précédent ?
Même aux yeux de Luce, le terme d’« interaction » était un
doux euphémisme pour désigner ce qu’elle avait fait à
l’ombre qui lottait sur la tête de Penn. Un malaise glacial
s’empara d’elle lorsqu’elle se rendit compte qu’elle
commençait en réalité à… repousser violemment les
ombres.
— C’est vraiment bizarre, dit Penn, toujours accroupie. Il
devrait se trouver juste ici, entre le Dictionnaire des anges,
et cet immonde bouquin de Billy Graham sur les tourments
de l’enfer. (Elle leva les yeux vers Luce.) Mais il a disparu.
— Tu m’avais dit…
— Je sais. L’ordinateur indiquait qu’il se trouvait en rayon,
quand je l’ai consulté, cet après-midi. Il est trop tard pour
vérifier en ligne.
— Pose la question à ce cher Todd, suggéra Luce. Il s’en
sert peut-être pour dissimuler un numéro de Playboy.
— Arrête ! gronda Penn en lui donnant une tape sur la
cuisse.
Cette plaisanterie ne cherchait qu’à masquer la déception
de Luce. C’était tellement frustrant ! Pas moyen de
découvrir quoi que ce soit sur Daniel sans se heurter à un
mur. Qu’allait-elle trouver dans les pages du livre de son
arrière-arrière-je-ne-sais-quoi ? Au moins, elle en saurait
davantage sur Daniel. Ce qui serait toujours mieux que
rien.
— Attends-moi ici, lui dit Penn en se levant. Je vais
demander à Mlle Sophia si quelqu’un a emprunté le
bouquin, aujourd’hui.
Penn s’éloigna d’un pas traînant en direction du bureau
central. En voyant son amie accélérer devant Todd, Luce
rit sous cape.
Restée seule dans son coin, elle feuilleta quelques
ouvrages en dressant un inventaire des élèves de Sword &
Cross. Aucun n’était susceptible d’emprunter un vieux livre
de théologie. Mlle Sophia l’avait peut-être utilisé pour sa
séance de révision. Qu’avait pu ressentir Daniel à écouter
la bibliothécaire évoquer des sujets qui alimentaient
probablement les conversations des repas de famille de
son enfance ? Quel genre d’enfance, d’ailleurs ? Qu’était-il
arrivé aux siens ? À l’orphelinat, avait-il reçu une
éducation religieuse ? Son enfance ressemblait-elle à la
sienne, où la seule religion était celle de la réussite
scolaire ? Elle avait envie de savoir si Daniel avait lu ce
livre écrit par son ancêtre et ce qu’il en pensait. Et s’il
aimait écrire, lui aussi. Que pouvait-il faire, en cet instant, à
la fête de Gabbe ? Quand célébrait-il son anniversaire ?
Quelle était sa pointure ? Avait-il déjà pensé à elle, ne
serait-ce qu’une seconde ?
Luce secoua la tête. Ces divagations ne pouvaient que la
mener vers une attitude pitoyable. Mieux valait s’arrêter
avant d’en arriver là. Histoire de se changer les idées, en
attendant le retour de Penn, elle prit le premier livre de
l’étagère, le rébarbatif Dictionnaire des anges, dont la
couverture était en toile.
Elle en était arrivée à Abaddon, l’ange de l’Abîme, qui
regrettait d’avoir pris le parti de Satan et se lamentait sans
cesse de cette mauvaise décision, quand un bruit
assourdissant retentit au-dessus de sa tête. En levant les
yeux, Luce vit le clignotant rouge de l’alarme incendie.
— Attention, attention ! lança une voix monocorde dans un
haut-parleur. L’alarme incendie est activée. Évacuez le
bâtiment !
Luce rangea le dictionnaire sur l’étagère et se redressa. À
Dover, ces choses-là arrivaient souvent. Au bout d’un
moment, même les profs ne tenaient plus compte des
exercices incendie mensuels. Les pompiers devaient
déclencher les alarmes pour de bon pour obtenir une
réaction. Luce voyait très bien les administrateurs de
Sword & Cross organiser ce genre de mise en scène. En se
dirigeant vers la sortie, elle se mit à tousser. Une épaisse
fumée envahissait déjà la bibliothèque.
— Penn ? appela-t-elle.
Sa voix résonna à ses oreilles. Elle savait que le bruit
strident de l’alarme couvrirait ses appels.
L’odeur acre de la fumée la ramena à ce fameux soir, avec
Trevor. Des images et des sons surgirent dans son esprit,
des souvenirs enfouis si profondément dans sa mémoire
qu’elle les croyait effacés. Jusqu’à cet instant…
Les yeux exorbités de Trevor, dans la lueur orangée. Les
lammes le léchaient, courant jusqu’au bout de ses doigts.
Son cri strident, interminable, résonnait encore dans sa
tête comme une sirène, bien après que Trevor eut
abandonné la bataille. Et pendant tout ce temps, elle était
restée à le regarder, incapable de se détourner, pétri iée
dans cet océan de chaleur, incapable du moindre geste. Il
en était mort.
Lorsqu’elle sentit une main agripper son poignet, elle se
retourna, s’attendant à voir Penn. C’était Todd. Les yeux
écarquillés, il toussait, lui aussi.
— Il faut sortir de là ! souffla-t-il. Je crois qu’il y a une issue
à l’arrière.
— Mais Penn et Mlle Sophia ? demanda Luce, soudain
faible et étourdie. (Elle se frotta les yeux.) Elles étaient là-
bas, dit-elle en désignant l’entrée, où la fumée était plus
dense.
D’abord sceptique, Todd hocha la tête.
— D’accord, dit-il sans lâcher son poignet tandis qu’ils se
courbaient en avant pour foncer vers l’entrée de la
bibliothèque.
Ils tournèrent à droite pour éviter une allée
particulièrement enfumée, puis se retrouvèrent face à un
mur de livres, sans savoir où aller. La fumée qui planait un
instant plus tôt au-dessus de leurs têtes lottait à présent
sur leurs épaules.
Même en se penchant, ils suffoquaient, et ils n’y voyaient
pas à un mètre. Cramponnée à Todd, Luce it volte-face, ne
sachant plus d’où ils étaient venus. En tendant la main, elle
toucha une étagère métallique brûlante. Elle n’arrivait
même plus à distinguer les lettres sur les tranches. Étaient-
ce les D ou les O ?
Aucun indice ne leur permettait de s’orienter, ni vers Penn
et Mlle Sophia, ni vers la sortie. Luce sentie la panique
monter d’un cran, et eut plus de mal à respirer.
— Elles sont sans doute déjà passées par l’entrée ! cria
Todd, à moitié convaincu. Il faut faire demi-tour !
Luce se mordit la lèvre. S’il arrivait quelque chose à Penn...
Elle voyait tout juste Todd, pourtant à un pas devant elle. Il
avait raison, mais où se trouvait l’arrière ? Luce hocha la
tête sans un mot, lorsqu’il la tira vers lui.
Pendant un long moment, ils progressèrent à l’aveuglette.
Tandis qu’ils couraient, la fumée se dissipa peu à peu.
En in, Luce aperçut la lueur rouge d’un signal de sortie de
secours, et poussa un soupir de soulagement. Todd se rua
sur la poignée et parvint à ouvrir la porte.
Ils étaient dans un couloir que Luce ne connaissait pas.
Todd referma derrière eux. En in, ils purent respirer à
pleins poumons. L’air frais était si bon que Luce eut envie
d’en manger, d’en boire, de s’y baigner. Ils crachèrent de la
fumée puis se mirent à rire nerveusement, pas totalement
rassurés. Ils rirent jusqu’à ce que Luce se mette à pleurer.
Même quand elle eut ini de sangloter et de tousser, les
larmes coulaient encore.
Comment pouvait-elle se gorger d’air pur alors qu’elle
ignorait tout du sort de Penn ? Et si elle ne s’en était pas
sortie ? Si elle gisait quelque part, à l’intérieur ? Luce
aurait, une fois de plus, trahi un être cher. Cette fois, ce
serait encore pire.
En s’essuyant les yeux, elle vit un nuage de fumée s’élever
d’une fente, au bas de la porte. Ils n’étaient pas encore
tirés d’affaire. Au bout du couloir, il y avait une autre issue.
À travers le panneau de verre, Luce voyait une branche
d’arbre s’agiter dans la nuit. Elle souf la. Dans quelques
instants, ils seraient dehors, loin de ces émanations
suffocantes...
S’ils étaient assez rapides, ils pourraient contourner le
bâtiment vers l’entrée pour s’assurer que Penn et Mlle
Sophia allaient bien.
— Viens ! dit-Elle à Todd, plié en deux, la respiration
sifflante. Il faut continuer.
Il se redressa, mais Luce voyait bien qu’il n’en pouvait
plus. Il avait le visage rouge, le regard vitreux. Elle dut
presque le traîner vers la porte.
Obsédée par l’idée de sortir, elle mit un peu trop
longtemps à identifier un son lourd et sifflant.
Elle découvrit alors en l’air un véritable maelström
d’ombres, allant du gris au noir le plus intense. Ces ombres
semblaient se prolonger au-delà du plafond, jusqu’à un ciel
inconnu, caché. Elles étaient entremêlées, mais distinctes.
Parmi elles se trouvait l’ombre grise qu’elle avait vue
auparavant, sauf qu’elle n’avait plus la forme d’un ruban.
Elle ressemblait désormais à la lamme d’une allumette et
se balançait au-dessus d’eux, dans le couloir. Était-ce
vraiment elle qui avait repoussé cette masse ténébreuse
amorphe qui menaçait d’égratigner la tête de Penn ? À ce
souvenir, Luce eut les mains moites et se crispa d’effroi.
Todd se mit soudain à marteler les murs, comme si le
couloir se refermait sur eux. Ils étaient encore loin de la
porte. Luce voulut lui prendre la main, mais leurs paumes
humides étaient glissantes. Elle le saisit donc par le
poignet. Il était pâle comme un linge, penché en avant,
presque recroquevillé. Un gémissement de terreur surgit
d’entre ses lèvres.
Parce que la fumée envahissait la moitié du couloir ?
Ou bien parce qu’il sentait les ombres, lui aussi ?
C’était impossible.
Il avait le visage tendu, horri ié. Bien davantage,
maintenant que les ombres planaient au-dessus de leurs
têtes.
— Luce ? dit-il d’une voix tremblante.
Une nouvelle horde d’ombres se dressa sur leur chemin,
formant une épaisse couverture d’un noir profond qui
s’étendit sur le mur, bloquant toute vue sur la porte. Luce
se tourna vers Todd. La distinguait-il, lui aussi ?
— Cours ! lui cria-t-elle.
Pouvait-il encore courir ? Le teint cireux, les paupières
lourdes, il était sur le point de perdre connaissance.
Pourtant, elle eut soudain l’impression qu’il la portait.
Ou plutôt que quelque force les portait tous les deux.
— Qu’est-ce qui se passe ? hurla Todd.
Leurs pieds frôlèrent le sol, puis ce fut comme s’ils
chevauchaient une vague sur l’océan, qui les souleva
encore plus haut. Le corps de Luce se gon la d’air. Elle
ignorait où elle allait. Elle n’apercevait même plus la porte,
rien qu’un enchevêtrement d’ombres foncées, tout autour
d’elle. Elle aurait dû être terri iée, or elle ne l’était pas. Elle
se sentait protégée par les ombres comme par un bouclier
luide mais impénétrable. Quelque chose de familier et
d’irréel, de fort, et cependant de doux. Quelque chose...
Presque trop vite, elle et Todd atteignirent la porte. En
touchant le sol, Luce se rua sur la barre de la sortie de
secours.
Elle souffla, suffoqua, souffla, suffoqua.
Une autre alarme résonna, mais très loin.
Le vent lui fouettait le cou. Ils étaient dehors ! Debout sur
une étroite corniche. Une volée de marches menait au pré.
Bien qu’ayant l’esprit embrumé, Luce crut entendre des
voix toutes proches.
Elle se retourna pour comprendre ce qui venait de se
passer. Comment Todd et elle avaient-ils réussi à échapper
à cette ombre, la plus épaisse, la plus impénétrable, la plus
noire ? Et quelle était cette chose qui les avait sauvés ?
Luce sentit qu’elle avait disparu.
Elle eut presque envie de faire demi-tour pour partir à sa
recherche.
Mais le couloir était plongé dans le noir, et ses yeux
pleuraient encore. Elle ne distinguait plus les ombres
ondulantes. Peut-être s’étaient-elles évanouies.
Il y eut soudain un éclat de lumière qui ressemblait à un
tronc d’arbre avec des branches. Non, à un torse avec de
longs membres. Une colonne de lumière violette clignotait
au-dessus d’eux, qui, de façon absurde, lui rappela Daniel.
Luce avait des visions... Prenant une profonde inspiration,
elle tenta de chasser les larmes de ses yeux, mais la
lumière était toujours là. Elle la sentit plus qu’elle ne
l’entendit l’appeler, apaisante comme une berceuse sur un
champ de bataille.
Luce ne vit pas l’ombre arriver.
Elle les heurta, les sépara, et projeta la jeune fille en l’air.
Celle-ci s’écroula au bas des marches. Un gémissement de
douleur s’échappa de ses lèvres.
Elle avait très mal à la tête. Jamais elle n’avait enduré une
telle douleur. Elle cria dans la nuit, dans ce choc de lumière
et d’ombre, au-dessus d’elle.
Mais bientôt, elle ne put en supporter davantage. Luce
capitula et ferma les paupières.
11. L’Eveil

— Tu as peur ? demanda Daniel.


La tête penchée de côté, les cheveux blonds ébouriffés par
la brise, il la tenait par la taille d’une main assurée mais
luide et légère comme la soie. Luce avait glissé les bras
autour de son cou.
Si elle avait peur ? Bien sûr que non ! Elle était avec Daniel.
En in ! Dans ses bras. Avait-elle des raisons d’avoir peur ?
Voilà la véritable question qui la taraudait. Comment avoir
la moindre certitude ? Elle ignorait même où elle se
trouvait.
L’air sentait la pluie, mais Daniel et elle étaient secs. Sa
longue robe blanche lottait jusqu’à ses chevilles. Dans les
dernières lueurs du jour, la jeune ille s’en voulut de
gâcher ainsi le coucher de soleil. Mais que pouvait-elle y
faire ? Et ces ultimes rayons étaient aussi précieux que les
dernières gouttes d’un pot de miel.
— Restes avec moi, l’implora-t-elle.
Sa voix n’était qu’un doux murmure, que couvrait presque
le grondement sourd du tonnerre. Une bourrasque de
vent se mit à tournoyer autour d’eux, faisant voleter les
cheveux de Luce sur son visage. Daniel la serra plus fort
dans ses bras. Elle pouvait respirer son souf le, sentir sa
peau sur la sienne.
— Pour toujours, chuchota-t-il.
La jeune ille se laissa envahir par le son mélodieux de sa
voix.
Il avait une petite égratignure sur la tempe droite, qu’elle
oublia vite lorsqu’il prit son visage entre ses mains pour
l’attirer vers lui. Elle inclina la tête en arrière. Son corps
impatient se détendit.
Puis les lèvres de Daniel se posèrent sur les siennes avec
une fougue qui lui coupa le souf le. Possessif, il l’embrassa
aussi naturellement que s’il venait en in de retrouver une
partie de lui-même.
La pluie se mit alors à tomber, mouillant leurs cheveux,
dégoulinant sur leur visage jusque dans leur bouche, une
pluie chaude, enivrante comme leurs baisers.
En glissant les mains dans son dos pour se blottir plus fort
encore, Luce sentit une surface veloutée. Elle y passa une
main, puis l’autre, cherchant à délimiter ses contours, puis
elle regarda au-delà du visage radieux de Daniel.
Quelque chose se déployait derrière lui.
Des ailes ! Splendides, irisées, elles battaient lentement,
sans effort, scintillant sous la pluie.
— Daniel…, souffla-t-elle.
Ces ailes hantaient son esprit. Un kaléidoscope
tourbillonnait dans sa tête. Elle voulut regarder ailleurs,
n’importe où, mais, de tous côtés, elle ne voyait, outre
Daniel, que les tons roses et bleus in inis du coucher de
soleil. En in, elle jeta un œil en bas pour observer un
dernier détail.
Le sol.
Il était à des milliers de mètres en dessous.

Quand elle ouvrit les yeux, il faisait trop clair. Elle avait la
peau sèche et une douleur atroce lui vrillait l’arrière de la
tête. Le ciel avait disparu, de même que Daniel.
Encore un rêve…
Sauf que celui-ci la laissait dans un état de désir proche du
malaise.
Elle était dans une pièce aux murs blancs, allongée dans un
lit d’hôpital. À sa gauche, un rideau très in était tiré au
milieu de la chambre, la séparant d’une grande agitation.
Luce toucha doucement un point sensible situé juste au-
dessus de sa nuque et gémit.
Elle chercha des repères familiers. Elle ignorait où elle se
trouvait, mais elle avait la nette impression qu’elle n’était
plus à Sword & Cross. En palpant ses côtes, elle se rendit
compte que la robe blanche vaporeuse n’était qu’une
chemise informe d’hôpital. Elle sentit disparaître chaque
élément de son rêve, sauf ces ailes. Elles étaient si réelles.
Si veloutées et luides. Son ventre se mit à gargouiller. Elle
crispa plusieurs fois les poings. Ses mains étaient
désespérément vides...
Lorsque quelqu’un lui prit la main droite, Luce tourna la
tête et grimaça. Elle se croyait seule. Gabbe était perchée
au bord d’un fauteuil roulant bleu et délavé qui rehaussait
la couleur de ses yeux. Un comble !
Luce eut envie de s’écarter d’elle, du moins s’attendait-elle
à réagir ainsi. Mais Gabbe lui adressa un sourire
chaleureux qui la rassura. Elle se réjouit de ne pas être
seule.
— À quel point était-ce un rêve ? murmura-t-elle.
Gabbe éclata de rire. Sur la table de chevet, elle avait un
pot de crème nourrissante au citron pour les cuticules
dont elle entreprit de badigeonner la base des ongles de
Luce.
— Ça dépend, répondit-elle en massant les phalanges de
Luce. Mais peu importent les rêves. Moi, quand je sens que
tout va mal, rien ne me remet mieux les idées en place
qu’une bonne manucure.
Luce baissa les yeux. Elle n’avait jamais été portée sur le
vernis à ongles, mais Gabbe lui rappelait sa mère, qui lui
proposait toujours une manucure quand elle passait une
mauvaise journée. Tandis que Gabbe faisait pénétrer
lentement la crème blanche, Luce se demanda si, pendant
toutes ces années, elle n’avait pas raté quelque chose.
— Où on est ? s’enquit-elle.
— À l’hôpital de Lullwater.
Pour sa première sortie du campus, elle se retrouvait dans
un hôpital situé à cinq minutes de chez ses parents ! La
dernière fois qu’elle y était venue, c’était pour se faire
poser trois points de suture sur le coude après une chute
de vélo. Son père était resté à son côté. Mais cette fois, il
était invisible.
— Je suis là depuis combien de temps ?
Gabbe consulta l’horloge blanche, sur le mur.
— Ils t’ont trouvée évanouie à cause des inhalations de
fumée, hier soir, vers onze heures. La procédure, c’est
d’appeler les urgences médicales quand un élève perd
connaissance. Ne t’en fais pas, d’après Randy, tu vas sortir
assez vite. Dès que tes parents auront donné leur accord…
— Mes parents sont là ?
— Et ils sont très inquiets pour toi. Ta mère est stressée
jusqu’à la pointe de ses cheveux permanentés. Ils
remplissent la paperasse dans le couloir. Je leur ai proposé
de garder un œil sur toi.
Luce gémit et enfouit le visage dans son oreiller, réveillant
la douleur intense qui lui martelait le crâne.
— Si tu ne veux pas les voir…
Mais Luce ne grommelait pas contre ses parents. Elle
mourait d’envie de les retrouver, au contraire ! Elle se
rappelait la bibliothèque, l’incendie et ces nouvelles
ombres encore plus terri iantes. Elles avaient toujours été
sombres et angoissantes, mais, la veille au soir, elles
avaient presque exigé quelque chose d’elle. Et que dire de
cette force de lévitation mystérieuse qui l’avait sortie du
bâtiment en feu ?
— C’est quoi, ce regard ? demanda Gabbe.
Elle pencha la tête et agita la main devant le visage de Luce.
— À quoi tu penses ?
La gentillesse soudaine de Gabbe la laissait perplexe. Le
rôle de garde-malade n’était pas précisément celui dans
lequel elle l’imaginait le mieux. N’y avait-il pas des garçons
dont elle pourrait monopoliser l’attention, dans les
parages ? Gabbe ne l’aimait pas ! Elle n’aurait pas
débarqué, comme ça, de son plein gré !
En dépit de la sollicitude de Gabbe, elle n’avait toujours
pas d’explication à ce qui s’était passé la veille. Qu’est-ce
que c’était que cette masse sinistre et indescriptible, dans
le couloir, et cette sensation irréelle d’être propulsée en
avant dans la pénombre ? Et cette étrange lumière, si
attirante…
— Où est Todd ? s’inquiéta Luce, se rappelant le regard
apeuré de son camarade.
Elle avait lâché sa main, s’était envolée, et ensuite...
Quelqu’un écarta le rideau de séparation. Arriane apparut,
chaussée de rollers et vêtue d’un uniforme à rayures
rouges et blanches. Ses cheveux noirs et courts formaient
des tortillons sur le sommet de sa tête. Elle entra en
roulant, portant un plateau sur lequel étaient disposées
trois coquilles de noix de coco ornées d’ombrelles aux
couleurs fluo.
— Bon, mettons les choses au clair, énonça-t-elle de sa
voix à la fois gutturale et nasale. Tu mets le citron vert
dans la noix de coco et tu bois. Ouah, la tête que vous
faites ! Je vous dérange ou quoi ?
Arriane s’arrêta au pied du lit de Luce. Elle lui tendit une
noix de coco dont l’ombrelle rose se balançait.
Gabbe s’empressa de la saisir la première pour en reni ler
le contenu.
— Arriane, elle vient de subir un traumatisme ! gronda-t-
elle. Et sache qu’on parlait de Todd quand tu nous as
interrompues.
Arriane se redressa.
— Justement, elle a besoin d’un petit coup de fouet,
protesta-t-elle agrippée au plateau d’un air possessif. Elle
soutenait le regard appuyé de Gabbe.
— Bon, dit Arriane en détournant les yeux. Je vais lui
donner la tienne, de boisson. La plus tristounette.
Elle tendit à Luce la noix de coco avec la paille bleue.
Luce devait être dans une sorte de torpeur post-
traumatique. Où avaient-elles donc trouvé tout ça ? Des
ombrelles à cocktail ? C’était comme si elle s’était évanouie
dans un centre de réinsertion pour se réveiller au Club
Med !
— Où est-ce que vous avez déniché ça ? demanda-t-elle. Je
veux dire, merci, mais…
— On réunit nos ressources en cas de besoin, expliqua
Arriane. Roland nous a donné un coup de main.
Toutes trois se mirent à siroter les boissons glacées et
sucrées, puis Luce n’y tint plus.
— Si on en revenait à Todd…
— Todd, répondit Gabbe en se raclant la gorge. En fait... Il a
inhalé beaucoup plus de fumée que toi, ma belle et…
— Pas du tout ! cracha Arriane. Il s’est brisé la nuque.
Luce retint son souf le. Gabbe frappa Arriane de son
ombrelle de cocktail.
— Et alors ? s’insurgea Arriane. Luce est capable de
gérer ! Elle inira par l’apprendre, de toute façon, alors
pourquoi enrober la vérité ?
— Les indices ne sont pas encore concluants, déclara
Gabbe en insistant sur chaque mot.
Arriane haussa les épaules.
— Luce était là. Elle a dû voir...
— Je n’ai pas vu ce qu’il lui était arrivé, déclara Luce. On
était tous les deux, puis on s’est trouvés séparés par
quelque chose. J’avais un sale pressentiment, mais je ne
savais pas…, murmura-t-elle. Alors il est…
— Parti pour un autre monde, confirma doucement Gabbe.
Luce ferma les yeux. Un frisson la parcourut. Elle revit
Todd en train de taper frénétiquement sur le mur, sa main
moite serrant la sienne, tandis que les ombres grondaient
autour d’eux, et ce moment atroce où ils avaient été
écartés de force l’un de l’autre et où elle avait été
incapable de le rejoindre.
Todd avait vu les ombres. Luce en était certaine, à présent.
Et il était mort.
Après la mort de Trevor, il ne s’était pas écoulé une
semaine sans que Luce reçoive une lettre pleine de haine.
Ses parents avaient commencé à intercepter son courrier
avant qu’elle ne lise ces mots empoisonnés, mais certaines
lui parvenaient quand même. Elles étaient écrites à la main
ou dactylographiées.
Quelqu’un avait même découpé des lettres dans les
journaux, comme pour une demande de rançon.
Meurtrière. Sorcière. Elle se faisait traiter de tous les noms,
de quoi remplir un album. Elle en avait souffert au point de
rester enfermée chez elle tout l’été.
Elle pensait avoir tout fait pour surmonter ce cauchemar :
en venant à Sword &Cross, elle avait tourné la page sur
son passé, elle s’était concentrée sur ses cours, fait des
amis… Seigneur ! Elle retint son souffle.
— Et Penn ? demanda-t-elle en se mordant la lèvre.
— Penn va bien, répondit Arriane. Elle fait la une des
journaux en tant que témoin de l’incendie. Elle et Mlle
Sophia s’en sont sorties. Elles empestaient la fumée, mais
ne s’en portaient pas plus mal.
Luce poussa un soupir. Au moins une bonne nouvelle !
Sous les draps ins de l’hôpital, elle tremblait. Bientôt, ceux
qui lui avaient rendu visite après la mort de Trevor
reviendraient à la charge. Pas simplement les auteurs des
lettres de haine : le Dr Sanford, son contrôleur judiciaire,
la police…
Comme avant, on s’attendrait à ce qu’elle relate l’histoire
dans son intégralité, qu’elle se rappelle les moindres
détails. Bien sûr, comme avant, elle en serait incapable. Il
était à côté d’elle et, une seconde plus tard…
— Luce !
Penn entra en trombe dans la chambre, tenant un gros
ballon marron gon lé à l’hélium en forme de sparadrap et
portant l’inscription « ça va coller » en lettres cursives
bleues.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-elle en posant
sur les trois autres un regard réprobateur. Une soirée
somnifères ou quoi ?
Arriane avait délacé ses rollers et s’était installée sur le
petit lit, à côté de Luce.
Elle tenait un cocktail dans chaque main, la tête sur
l’épaule de Luce. Gabbe posait du vernis à ongles
transparent sur la main libre de Luce.
— C’est ça ! gloussa Arriane. Viens te joindre à nous, ma
Péniche ! On allait jouer au jeu de la vérité. On te laisse
prems.
Gabbe tenta de dissimuler son rire sous un éternuement.
Les mains sur ses hanches, Penn af ichait un air féroce.
Luce avait de la peine pour elle, et elle avait un peu peur,
aussi.
— Un de nos camarades de classe est mort hier soir,
énonça Penn avec soin.
Et Luce aurait pu être grièvement blessée. (Elle secoua la
tête.) Comment vous faites, toutes les deux, pour vous
amuser à un moment pareil ? (Elle reni la.) C’est de
l’alcool ?
— Ohhh ! railla Arriane en regardant Penn, la mine grave.
Il te plaisait, Todd, c’est ça ?
Penn prit un oreiller sur la chaise, derrière elle, et le jeta
sur Arriane. Elle avait raison : c’était bizarre qu’Arriane et
Gabbe évoquent la mort de Todd de façon… presque
désinvolte. Comme si un tel accident se produisait tous les
jours. Comme si ce drame les touchait moins que Luce.
Mais elles ignoraient ce que celle-ci savait sur les derniers
instants de Todd. Elles ne pouvaient deviner pourquoi elle
se sentait soudain si mal. Elle tapota le pied de son lit pour
inviter Penn à s’asseoir et lui tendit le reste de son cocktail
à la noix de coco.
— On a pris la sortie du fond et ensuite... (Luce fut
incapable de prononcer les mots.) Qu’est-ce qui s’est
passé, pour toi et Mlle Sophia ?
Penn lança un regard mé iant à Arriane et Gabbe, mais
aucune ne se montra odieuse. Penn céda et s’assit au bord
du lit.
— Je suis juste allée la trouver pour lui demander… (elle
se tourna vers les deux autres illes, puis Gabbe lui lança
un regard entendu)… pour lui demander quelque chose.
Elle n’a pas su me répondre, mais elle avait un autre livre à
me proposer.
Luce avait tout oublié de leurs recherches de la veille. Elles
semblaient si loin et si futiles, après ces événements...
— On s’est à peine éloignées du bureau, poursuivit Penn.
Du coin de l’œil, j’ai vu un énorme éclat lumineux. J’ai lu
des articles décrivant la combustion spontanée, mais là,
c’était...
Les trois autres illes étaient penchées vers elle. Le récit de
Penn avait vraiment de quoi faire la une des journaux.
— Quelque chose a bien dû le déclencher, cet incendie, dit
Luce en imaginant le bureau de Mlle Sophia. Je pensais
qu’il n’y avait personne d’autre à la bibliothèque...
Penn secoua la tête.
— Il n’y avait personne d’autre. Selon Mlle Sophia, il a dû y
avoir un court-circuit. Quoi qu’il en soit, le feu avait de quoi
s’alimenter. Tous les papiers ont brûlé, dit-elle avec un
claquement de doigts.
— Mais elle va bien ? s’enquit Luce en tripotant le bas de
sa chemise.
— Elle est traumatisée, mais ça va, répondit Penn. Les jets
d’eau ont ini par se déclencher, beaucoup de documents
ont été détruits. Quand on lui a annoncé ce qui était arrivé
à Todd, elle était tellement sonnée qu’elle avait l’air de ne
pas comprendre.
— On est peut-être tous trop choqués pour se rendre
compte, intervint Luce.
Cette fois, Gabbe et Arriane hochèrent la tête.
— Est-ce que… les parents de Todd sont au courant ?
reprit-elle, se demandant comment diable elle allait
expliquer tout ça aux siens.
Elle les imaginait en train de remplir des formulaires, à la
réception. Voudraient-ils la voir ? Feraient-ils un lien entre
la mort de Todd et celle de Trevor ? Et lui attribueraient-ils
la responsabilité de ces deux drames horribles ?
— J’ai entendu Randy parler au téléphone avec les parents
de Todd, rapporta Penn. Je crois qu’ils veulent porter
plainte. Son corps va être envoyé en Floride dans la
journée.
— C’était tout ? Luce en eut la gorge serrée.
— Jeudi, Sword & ; Cross organise une cérémonie du
souvenir à sa mémoire, dit Gabbe. Daniel et moi allons
participer à son organisation.
— Daniel ? répéta Luce malgré elle.
Elle observa Gabbe et, malgré son chagrin, ne put se
départir de sa première impression : cette ille n’était
qu’une séductrice blonde aux lèvres roses.
— C’est lui qui vous a trouvés tous les deux, hier soir,
expliqua Gabbe. Il t’a portée de la bibliothèque au bureau
au Randy.
Daniel l’avait portée ? Il l’avait... prise dans ses bras ? Son
rêve lui revint, puis son impression de voler, non, de
lotter la submergea. Elle se sentait mal, clouée à ce lit. elle
mourait d’envie de retrouver ce ciel, cette pluie, sa bouche,
ses dents, sa langue mêlée à la sienne... Elle avait chaud, à
cause du désir, et de l’impossibilité cruelle de l’assouvir.
Ces superbes ailes aveuglantes n’étaient pas les seuls
éléments Fantastiques de son rêve. Le Daniel de la vraie
vie ne la porterait que jusqu’à l’in irmerie. Il ne voudrait
pas d’elle, ne la prendrait pas dans ses bras, pas comme
ça...
— Hé, Luce, tu te sens bien ? demanda Penn.
Elle éventa les joues empourprées de Luce à l’aide de son
ombrelle de cocktail.
— Ça va…
Luce ne parvenait pas à chasser ces ailes de son esprit, à
oublier les sensations de son visage penché sur le sien.
— Je ne suis pas complètement remise.
Gabbe lui tapota la main.
— Quand on a su, pour toi, on a convaincu Randy de nous
laisser venir à ton chevet, expliqua-t-elle en levant les yeux
au ciel. On ne voulait pas que tu sois toute seule à ton
réveil.
Quelqu’un frappa à la porte. Luce s’attendait à découvrir le
visage anxieux de ses parents, mais personne n’entra.
Gabbe se leva et regarda Arriane, qui ne broncha pas.
— Restez là. Je m’en occupe. Luce n’en revenait toujours
pas de ce qu’elles lui avaient révélé sur Daniel. Même si
cela n’avait pas de sens, elle souhaitait qu’il soit derrière la
porte.
— Comment va-t-elle ? chuchota une voix. C’était lui !
Gabbe lui répondit dans un murmure.
— C’est quoi, cet attroupement ? gronda Randy, dans le
couloir.
Le cœur serré, Luce comprit que les visites étaient
terminées.
— Bande d’escrocs ! Celui qui m’a persuadé de vous
laisser venir sera collé. Non, Grigori, je n’accepte pas les
leurs en guise de pot-de-vin. Allez ! Tout le monde dans le
minibus !

Au son de la voix de la surveillante, Arriane et Penn se


crispèrent, puis elles s’empressèrent de cacher les noix de
coco sous le lit. Penn glissa les ombrelles dans sa trousse
et Arriane aspergea la chambre d’un parfum au musc et à
la vanille. En in, elle glissa à Luce un chewing-gum à la
menthe forte.
Le nuage de parfum donna un haut-le-cœur à Penn, qui se
pencha vers Luce.
— Dès que tu seras sur pied, susurra-t-elle à son oreille,
on le trouvera, ce bouquin. Il faut qu’on s’occupe, toutes
les deux, histoire de se changer les idées.
Luce serra la main de Penn dans la sienne en signe de
gratitude. Elle sourit à Arriane, qui semblait trop occupée à
lacer ses rollers pour avoir entendu Penn.
C’est alors que Randy entra en trombe.
— Encore un attroupement ! s’écria-t-elle. Je n’y crois pas !
— On était…, bredouilla Penn.
— Sur le point de partir, termina Randy.
Elle avait un bouquet de pivoines blanches à la main.
Bizarre. C’étaient les leurs préférées de Luce. Elles
fleurissaient très rarement dans la région.
Randy ouvrit un placard sous le lavabo, et en sortit un
petit vase poussiéreux. Elle l’emplit d’eau trouble du
Robinet, y plaça les pivoines et posa le vase sur la table de
chevet.
— De la part de tes camarades, dit-elle, et maintenant, ils
vont tous s’en aller !
Par la porte ouverte, Luce aperçut Daniel, appuyé sur le
chambranle. Il avait la tête haute et son regard gris était
voilé d’inquiétude. En croisant celui de Luce, il esquissa un
sourire. Lorsqu’il écarta les cheveux de son visage, Luce
remarqua une petite plaie rouge foncé sur son front.
Tandis que Randy entraînait Penn, Arriane et Gabbe hors
de la pièce, Luce ne parvenait pas à quitter Daniel des
yeux. Il leva une main et souf la ce que Luce prit pour un
« désolé », juste avant que Randy les chasse.
— J’espère qu’elles ne t’ont pas trop fatiguée, dit celle-ci,
sur le seuil, d’un air mauvais.
— Oh non ! répondit Luce en secouant la tête.
La loyauté de Penn et le don qu’avait Arriane de redonner
de l’entrain même aux plus moroses l’avaient beaucoup
touchée. Gabbe aussi s’était montrée vraiment gentille. Et
Daniel, même si elle ne l’avait qu’entraperçu, avait fait
davantage pour l’apaiser qu’il ne le saurait jamais. Il était
venu prendre de ses nouvelles. Il avait pensé à elle…
— Tant mieux, reprit Randy. Parce que les heures de visite
ne sont pas encore terminées.
Une fois encore, le cœur de Luce s’emballa à l’idée devoir
ses parents. Mais il n’y eut qu’un faible claquement sur le
lino, et Luce découvrit la frêle silhouette de Mlle Sophia. Un
pashmina aux superbes couleurs d’automne lui drapait les
épaules et ses lèvres étaient maquillées d’un rouge assorti.
Derrière elle se tenait un petit homme chauve et costume
et deux agents de police, un potelé et un mince, tous deux
dégarnis, et les bras croisés.
L’agent potelé était le plus jeune. Il s’assit sur une chaise, à
côté de Luce. Voyant que personne d’autre ne prenait
place, il se releva et recroisa les bras.
Le chauve s’approcha et tendit la main à Luce.
— Je suis Me. Schultz, l’avocat de Sword & Cross. (Un peu
crispée, Luce lui serra la main.) Ces agents vont vous poser
quelques questions. Rien qui puisse être utilisé au tribunal.
Ce n’est qu’un effort pour définir les détails de l’accident…
— Et j’ai tenu à assister à cet entretien, Lucinda, ajouta
Mlle Sophia en lui caressant les cheveux. Comment vas-tu,
mon petit ? Tu es en état de choc amnésique ?
— Je vais bien…
Luce s’interrompit en remarquant deux autres silhouettes,
sur le seuil. Elle faillit fondre en larmes devant les cheveux
bruns et bouclés de sa mère et les grosses lunettes en
écaille de tortue de son père.
— Maman, murmura-t-elle trop bas pour qu’on l’entende.
Papa…
Ils se précipitèrent vers elle et l’enlacèrent en lui prenant
les mains. Elle avait tellement envie de les serrer contre
elle ! Mais elle était si faible qu’elle ne put que rester
immobile et savourer le réconfort familier de leur étreinte.
Ils avaient le regard aussi affolé qu’elle.
— Chérie, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda sa mère.
Elle fut incapable de prononcer un mot.
— Je leur ai dit que tu étais innocente, intervint Mlle
Sophia en se tournant vers les agents. Au diable les
coïncidences troublantes !
Naturellement, les lics avaient le dossier de l’accident de
Trevor, et, bien sûr, ils trouveraient cela... troublant, à la
lumière de la mort de Todd. Luce avait assez fréquenté les
agents de police pour savoir qu’elle n’allait leur apporter
que frustration et agacement.
Le lic mince avait des favoris grisonnants. Un dossier
ouvert retenait manifestement toute son attention, car il ne
la regarda pas une fois.
— Mademoiselle Price, commença-t-il avec un accent
trainant du Sud, pourquoi M. Hammond et vous étiez-vous
seuls dans la bibliothèque à cette heure tardive, alors que
tous vos camarades participaient à une fête ?
Luce jeta un coup d’œil vers ses parents. Sa mère
mordillait le rouge de ses lèvres. Son père était pâle
comme un linge.
— Je n’étais pas avec Todd, dit-elle, sans saisir le sous-
entendu de la question. J’étais avec Penn, ma copine. Et
Mlle Sophia était là, aussi. Todd lisait tout seul, de son côté.
Au début de l’incendie, j’ai perdu Penn, et je n’ai trouvé
que Todd.
— Vous n’avez trouvé que lui... pour quoi faire ?
— Attendez une minute, intervint M. Schultz. Il s’agit d’un
accident, je vous le rappelle. Vous n’interrogez pas un
suspect.
— Non, je veux répondre, affirma Luce.
Il y avait tant de monde, dans cette petite chambre, qu’elle
ne savait pas où regarder. Ses yeux s’arrêtèrent sur le flic.
— Que voulez-vous dire ?
— Etes-vous colérique de nature, mademoiselle Price ?
demanda-t-il en agrippant le dossier. Vous considérez-
vous comme une solitaire ?
— Assez ! coupa son père.
— Lucinda est une élève sérieuse, ajouta Mlle Sophia. Elle
ne voulait aucun mal à Todd Hammond. Il s’agit d’un
accident, rien de plus.
L’agent regarda par la porte ouverte, comme s’il souhaitait
que Mlle Sophia sorte dans le couloir.
— Oui, madame. Vous savez, dans ces centres de
réinsertion, le béné ice du doute n’est pas forcément la
meilleure…
— Je vous raconterai tout ce que je sais, promit Luce en
crispant les poings sur ses draps. Je n’ai rien à cacher.
Alors elle raconta de son mieux, en s’exprimant lentement
et clairement pour ne pas soulever de nouvelles
interrogations chez ses parents, et a in que les lics
puissent aussi prendre des notes. Elle ne se laissa pas aller
à l’émotion, ce à quoi tout le monde semblait s’attendre. À
l’exception de l’apparition des ombres, son histoire était
cohérente.
Ils avaient couru vers la porte du fond et avaient trouvé
une issue au bout du long couloir. L’escalier était abrupt,
et Todd et elle avaient fourni tant d’efforts, lors de leur
fuite effrénée, qu’ils avaient trébuché dans l’escalier. Elle
avait perdu sa trace, puis s’était cogné la tête assez fort
pour ne se réveiller que douze heures plus tard. C’était
tout ce dont elle se souvenait.
Il y avait là peu de matière à discussion. Ne lui restait que
son véritable souvenir de cette soirée à gérer... seule.
Quand elle eut terminé, Me. Schultz adressa aux agents de
police un regard signi iant : « Vous êtes satisfaits ? » et
Mlle Sophia sourit à Luce, comme si elles avaient réussi
l’impossible ensemble. La mère de Luce poussa un long
soupir.
— Nous y ré léchirons au poste de police, déclara le
policier mince en refermant le dossier de Luce avec une
telle résignation qu’il semblait attendre des remerciements
pour ses services.
Tous les quatre quittèrent la pièce, et Luce resta avec ses
parents.
Elle les implora du regard de la ramener à la maison. Sa
mère avait les lèvres tremblantes, mais son père se
contenta de déglutir.
— Randy te raccompagnera à Sword & Cross cet après-
midi, déclara-t-il. Ne fais pas cette tête, chérie. Le docteur
affirme que tu vas bien.
— Mieux que bien, renchérit sa mère sans conviction. Son
père lui tapota le bras.
— On se verra samedi. Plus que quelques jours.
Samedi. Elle ferma les yeux. Le « jour des parents ». Elle
attendait cet événement avec impatience, mais la mort de
Todd avait tout gâché. Ses parents semblaient presque
désireux de s’en aller. On aurait dit qu’ils ne savaient pas
vraiment comment gérer le fait d’avoir une ille enfermée
dans un centre. Ils étaient tellement normaux ! Elle ne
pouvait leur en vouloir.
— Repose-toi, Luce, dit son père en se penchant pour
l’embrasser sur le front.
Tu as passé une nuit longue et difficile.
— Mais…
Elle était épuisée, en effet. Elle ferma brièvement les
paupières, puis les rouvrit. Ses parents lui adressaient déjà
un signe de la main depuis le pas de la porte.
Elle sortit une grosse leur blanche du vase et l’approcha
lentement de son visage pour admirer ses feuilles ourlées
et ses fragiles pétales, des gouttes de nectar encore
apparentes dans son cœur. Elle huma le parfum doux et
épicé de la fleur.
De quoi aurait-elle l’air, dans la main de Daniel ? Où avait-il
trouvé ces pivoines ? Et qu’avait-il en tête ?
C’était un choix si étrange. Les pivoines sauvages ne
poussaient pas sur les terres humides de Géorgie. Elles ne
prenaient même pas dans le jardin de son père, à
Thunderbolt. De plus, Luce n’en avait jamais vu de cette
espèce.
Les leurs étaient grosses comme deux paumes de la main
et leur parfum lui rappelait un souvenir qu’elle ne
parvenait pas à identifier.
« Désolé », avait souf lé Daniel. Si seulement Luce
comprenait prenait pourquoi…
12. Tu Retourneras A La Poussière

Un vautour tournoyait dans la pénombre brumeuse. Deux


jours s’étaient écoulés depuis la mort de Todd, et Luce
n’avait ni mangé ni dormi. Vêtue d’une robe noire sans
manches, elle se tenait au cœur du cimetière, puisque la
seule chapelle du campus abritait une piscine. Tout Sword
& Cross s’y était réuni pour rendre un dernier hommage à
Todd. Comme si une heure de cérémonie sans
enthousiasme était suf isante, surtout au beau milieu de
marécages sinistres…
Depuis l’incendie, l’école faisait l’objet de mesures de
con inement. Les profs ne desserraient pas les dents. Luce
avait passé ces deux journées à éviter les regards plus ou
moins soupçonneux de ses camarades. Les élèves qu’elle
ne connaissait pas très bien semblaient avoir un peu peur
d’elle. D’autres, comme Roland et Molly, la ixaient sans
vergogne, comme si sa survie avait quelque chose de
sombre et fascinant. Pendant les cours, elle endurait ces
regards inquisiteurs du mieux qu’elle pouvait. Le soir, elle
était ravie de voir Penn lui apporter une tasse fumante
d’infusion au gingembre ou Arriane glisser un vieux Mad
Libs fripé sous sa porte.
Elle aurait tout donné pour chasser ce malaise, ce
pressentiment d’une catastrophe imminente. Car elle
arriverait, qu’il s’agisse d’une seconde visite de la police ou
des ombres, voire des deux.
Ce matin-là, une annonce au haut-parleur lui avait appris
que la Soirée était annulée en hommage à Todd, et que les
cours s’arrêteraient une heure plus tôt pour permettre
aux élèves de se changer avant de se rendre au cimetière à
quinze heures. Comme s’ils ne portaient pas une tenue
d’enterrement en temps normal…
Luce n’avait jamais vu autant de personnes réunies au
même endroit, sur le campus. Randy trônait au milieu du
groupe, avec sa jupe plissée grise qui lui arrivait à mi-
mollets et ses grosses chaussures à semelles en
caoutchouc.
Derrière elle se trouvaient Mlle Sophia, les yeux embués
de larmes, et M. Cole, un mouchoir à la main, en tenue
deuil Mme Tross et M me Diante étaient entourées d’élèves
en noir, d’autres enseignants et de responsables
administratifs que Luce n’avait jamais croisés.
Les élèves occupaient des rangées de sièges classés par
ordre alphabétique. À l’avant, Joël Bland, le gagnant de la
course de natation, se mouchait dans un mouchoir sale.
Luce se trouvait bien sûr dans les P mais, deux rangées
devant elle, elle aperçut Daniel, dans les G, juste à côté de
Gabbe, ce qui était passablement contrariant. Sa veste
ajustée noire à ines rayures était impeccable, mais il
baissait davantage la tête que ceux qui l’entouraient. Même
de dos, Daniel paraissait ténébreux.
Luce songea aux pivoines blanches qu’il lui avait
apportées. En quittant l’hôpital, Randy ne lui avait pas
permis d’emporter le vase. Ingénieuse, Luce avait découpé
une bouteille en plastique à l’aide de ses ciseaux à ongles
pour façonner un vase de fortune.
Si les leurs étaient odorantes et apaisantes, dans sa
chambre, leur message n’était pas clair. En général, quand
un garçon offrait un bouquet à une ille, elle n’avait pas à
s’interroger sur ses intentions. Avec Daniel, mieux valait ne
pas se risquer à la moindre hypothèse, quitte à partir du
principe qu’il avait agi par pure politesse ou convenance.
Il ne lui avait pas moins acheté des leurs ! En se penchant
sur sa chaise pliante pour regarder en direction de sa
chambre, à travers les barreaux de la troisième fenêtre en
partant de la gauche, elle pouvait presque les voir.
— À la sueur de ton front tu gagneras ton pain quotidien,
récita un pasteur blasé à l’assemblée. Puis tu retourneras à
la poussière. Car tu n’es que poussière et tu retourneras à
la poussière...
C’était un homme mince d’environ soixante-dix ans. Il
nageait dans sa grande veste noire et ses chaussures de
sport étaient usées. Le visage couvert de verrues et de
coups de soleil, il s’exprimait dans un micro accroché à
une vieille sono en plastique, vestige des années 1980. Le
son distordu portait à peine sur toute l’assemblée.
Cette cérémonie était complètement à côté de la plaque.
Nul ne rendait hommage à Todd. Il s’agissait en fait, pour
la direction, de montrer aux élèves combien la vie pouvait
être injuste. L’absence de la dépouille en disait long sur ce
qui liait Todd – ou ne le liait pas, justement – à cette école.
Personne ne connaissait Todd, personne ne le connaîtrait
jamais. Il y avait quelque chose de factice à se trouver dans
cette foule, une impression renforcée par les rares élèves
qui sanglotaient. Luce avait l’impression que Todd lui était
encore plus étranger.
Que le garçon repose en paix et que les autres poursuivent
leur chemin.
Un grand-duc hululait au sommet d’un chêne. Il y avait un
nid, quelque part, avec des petits. Luce avait entendu le
chant apeuré de la mère, chaque nuit de la semaine, suivi
par les battements d’ailes frénétiques du père, de retour
de ses chasses nocturnes.
Puis ce fut terminé. Luce se leva, écœurée par tant
d’injustice. Todd était aussi innocent qu’elle était coupable,
mais de quoi, elle l’ignorait…
En suivant les élèves qui se dirigeaient en ile indienne
vers le buffet, elle sentit un bras s’enrouler autour de sa
taille et l’attirer en arrière.
Daniel ?
Non. C’était Cam.
Il croisa son regard et perçut sa déception, ce qui ne it
qu’intensi ier le sentiment de malaise de la jeune ille. Elle
ravala un sanglot. Voir Cam ne devrait pas la faire
pleurer… Mais elle était tellement épuisée, nerveusement,
qu’elle était sur le point de craquer. Elle se mordit la lèvre
jusqu’au sang, puis s’essuya la bouche du revers de la
main.
— Salut ! dit Cam en repoussant les cheveux de Luce en
arrière.
Elle grimaça de douleur. Sa chute dans l’escalier lui avait
laissé une bosse.
— Tu veux qu’on aille discuter quelque part ?
Ils marchaient dans l’herbe, avec les autres, vers le buffet
installé à l’ombre du grand chêne. Des chaises étaient
disposées presque les unes sur les autres. Plus loin, une
table de jeu proposait quelques malheureux cookies peu
appétissants, sortis de leur boîte en carton, mais toujours
dans leur coque en plastique. Un saladier bon marché
contenait un liquide sirupeux rouge qui, tel un cadavre,
attirait les mouches. La réception était si pathétique que
peu d’élèves avaient pris la peine de se déplacer. Vêtue
d’un tailleur noir, Penn serra la main du pasteur. Daniel
s’était détourné pour murmurer quelques mots à Gabbe.
Quand Luce revint vers Cam, il ef leura du doigt sa
clavicule et s’attarda dans le creux de son cou. Elle en eut
la chair de poule et prit une profonde inspiration.
— Si le collier ne te plaît pas, dit-il en se penchant vers elle,
je veux t’acheter autre chose.
Il avait les lèvres si proches des siennes que Luce posa une
main sur son épaule et recula.
— Il me plaît, répondit-elle.
Elle pensa à l’écrin posé sur son bureau, juste à côté des
leurs de Daniel. Elle avait passé une bonne partie de la
nuit à examiner tour à tour les deux cadeaux en
ré léchissant à ce qu’ils signi iaient. Cam était tellement
plus clair, plus facile à comprendre. Il était l’algèbre et
Daniel l’arithmétique. Or, elle avait toujours adoré le calcul,
surtout s’il lui fallait parfois une heure pour résoudre une
seule équation.
— Je trouve ton collier génial, dit-elle à Cam. Je n’ai pas
encore eu l’occasion de le porter, c’est tout.
— Désolé. Je ne devrais pas te mettre de pression.
Ses cheveux bruns lissés en arrière dégageaient son visage
plus que de coutume, lui donnant un air plus mûr. Et il
avait un regard si intense… Ses grands yeux verts étaient
rivés sur elle, comme s’il appréciait tout ce qu’elle gardait
en elle.
— Mlle Sophia tenait absolument à ce qu’on te laisse
tranquille, ces derniers jours. Elle a raison, je sais. Tu as
subi tant de choses… mais sache que j’ai pensé à toi en
permanence. J’avais envie de te voir.
Il lui caressa la joue du dos de la main. Luce sentit les
larmes af luer. En effet, elle avait traversé des épreuves,
elle s’en voulait terriblement d’être sur le point de pleurer,
non pas pour Todd, dont la mort comptait à ses yeux,
quoique pas assez, mais pour des raisons égoïstes. Ces
deux derniers jours avaient fait remonter d’anciennes
souffrances à la surface, des problèmes qu’elle croyait
réglés et qu’elle ne pourrait jamais expliquer à personne.
Encore des ombres à repousser…
Comme s’il percevait sa détresse, du moins en partie, Cam
la prit dans ses bras et appuya sa tête sur son épaule
rassurante, avant de la bercer doucement.
— Ça va aller, dit-il, tu verras.
Peut-être ne devait-elle rien lui expliquer, inalement. Plus
elle se sentait tourmentée, plus Cam se montrait
attentionné. Qui sait, il lui suf irait peut-être de passer un
petit moment dans les bras d’un garçon plein de
sollicitude, de laisser son affection toute simple la
rééquilibrer ?
C’était si bon d’être dans les bras de quelqu’un...
Comment s’écarter de Cam ? Il avait toujours été très
gentil. Elle l’appréciait vraiment. Pourtant, pour des
raisons dont elle se sentait coupable, il commençait un peu
à l’agacer. Il était parfait, disponible, tout ce dont elle avait
besoin, en ce moment. Son seul problème, c’était que… il
n’était pas Daniel.
Un cupcake apparut dans le champ de vision de Luce. Elle
reconnut aussitôt la main aux ongles manucures qui le
brandissait.
— Il y a du punch qui ne demande qu’à être bu, là-bas,
annonça Gabbe entendant un autre petit gâteau à Cam.
Il fronça les sourcils en examinant le glaçage.
— Ça va ? demanda Gabbe à Luce.
Luce opina. Pour une fois, Gabbe tombait à point nommé.
Elles échangèrent un sourire. Luce brandit son gâteau en
signe de gratitude et en prit une petite bouchée. C’était très
sucré.
— Du punch, c’est tentant, maugréa Cam. Et si tu allais
nous en chercher, Gabbe ?
Gabbe leva les yeux au ciel en regardant Luce.
— Rends service à un homme et il te prend pour son
esclave !
Luce s’esclaffa. Cam était un peu à côté de la plaque, mais
Luce devinait ses intentions.
— Je vais nous chercher à boire, déclara-t-elle, histoire de
respirer.
Elle se dirigea vers le buffet. Elle était en train d’ôter les
mouches du saladier quand quelqu’un lui murmura à
l’oreille :
— Tu veux sortir de là ?
Prête à inventer n’importe quel prétexte pour dire non à
Cam, Luce se retourna. Elle ne pouvait sortir, pas en ce
moment, pas avec lui. Or la main qui ef leura son poignet
n’était pas celle de Cam.
C’était celle de Daniel.
Elle s’adoucit. Dans dix minutes, elle passerait son appel
téléphonique du mercredi. Elle avait désespérément
besoin d’entendre la voix de Callie, ou celle de ses parents.
De parler de ce qui se passait au-delà des grilles en fer
forgé, et non de la tristesse des deux derniers jours.
Mais sortir de là ? Avec Daniel ? Elle acquiesça malgré elle.
Cam allait la détester s’il la voyait partir, et il la verrait, car
il devait la surveiller. Elle sentait presque son regard vert
sur sa nuque. Tant pis, il fallait qu’elle y aille.
— D’accord, dit-elle en glissant sa main dans celle de
Daniel.
Lorsqu’ils avaient eu un contact physique, soit c’était par
accident, soit l’un d’eux s’était écarté vivement – Daniel, en
général –, mais chaque fois Luce avait senti en ler une
onde de chaleur. Ce ne fut pas le cas. Elle baissa les yeux
vers les doigts de Daniel, qui serraient fort les siens. Son
corps tout entier en réclamait davantage. Elle voulait plus
de cette chaleur, de ce fourmillement, de Daniel… C’était
presque aussi bon que dans son rêve. Elle sentait à peine
ses pieds tant la caresse légère de Daniel prenait le pas sur
tout le reste.
Au bout de ce qui lui parut à peine une fraction de
seconde, ils atteignirent la grille du cimetière. En
contrebas, la cérémonie du souvenir touchait à sa in, et
devenait floue à mesure qu’ils s’en éloignaient.
Daniel s’arrêta et, sans prévenir, lâcha sa main. Elle frémit.
— Cam et toi…, déclara-t-il en laissant ces mots en suspens,
comme une question tacite. Vous passez beaucoup de
temps ensemble ?
— Cette idée ne te plaît pas vraiment, on dirait, répondit-
elle.
Elle regretta aussitôt de jouer les imbéciles. Elle voulait
juste titiller sa jalousie, mais il affichait une mine grave.
— Il n’est pas…
Daniel s’interrompit pour observer une buse à queue
rousse se poser dans un chêne, au-dessus de leurs têtes.
— Il n’est pas assez bien pour toi, reprit-il.
Luce avait déjà entendu cette phrase des milliers de fois.
Les gens disaient toujours ça. Pas assez bien. Mais dans la
bouche de Daniel, la formule prenait de l’importance, et
même de la vérité, de la pertinence, au lieu d’être vague,
superficielle, comme elle l’avait toujours pensé.
— Et alors, répondit-Elle doucement. Qui est assez bien
pour moi ?
Les mains sur les hanches, Daniel rit.
— Je ne sais pas. C’est une question terrible.
Ce n’était pas tout à fait la réponse que Luce attendait.
— Ce n’est pas si compliqué d’être assez bien pour moi,
dit-elle en glissant les mains dans ses poches pour chasser
son envie de les tendre vers lui.
Les yeux de Daniel changèrent. Leur teinte violette se mua
en un gris très sombre.
— Si, dit-il. Si, c’est dur.
Il se frotta le front, repoussant ses cheveux en arrière
assez longtemps pour que Luce remarque sa plaie. Elle
était en train de cicatriser, mais elle était récente.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé au front ? s’enquit-elle en
tendant la main.
— Je ne sais pas, répliqua-t-il en repoussant sa main si
forte qu’elle trébucha en arrière. J’ignore d’où ça vient.
Il semblait plus déstabilisé que Luce, ce qui la surprit. Ce
n’était qu’une égratignure, en fin de compte.
En entendant des pas crisser sur le gravier, derrière eux,
ils firent volte-face.
— Je te dis que je ne l’ai pas vue, af irmait Molly en
repoussant la main de Cam, tandis qu’ils gravissaient la
pente menant au cimetière.
— Partons, fit Daniel, qui percevait tout ce que sentait Luce
– elle en avait la quasi-certitude – avant de croiser son
regard affolé.
Elle lui emboîta le pas. Elle comprit très vite où il
l’emmenait : derrière l’église-gymnase, dans les bois. Tout
comme elle s’était attendue à sa posture, au saut à la
corde, avant même de le voir à l’œuvre. Et elle avait su
qu’il avait une égratignure sans l’avoir découverte.
Ils marchaient en rythme, à enjambées identiques, foulant
l’herbe au même moment, jusqu’à la forêt.
— Quand on vient plus d’une fois dans un lieu avec une
personne, dit Daniel presque pour lui-même, je pense que
ce lieu ne nous appartient plus complètement.
Luce sourit, honorée par ce qu’il sous-entendait : il n’était
jamais allé au lac avec quelqu’un d’autre. Seulement avec
elle.
Tandis qu’ils progressaient à travers bois, elle sentait la
fraîcheur de l’ombre des arbres sur ses épaules nues.
L’odeur était celle de toutes les forêts de la côte de
Géorgie : un paillis de chêne que Luce associait aux
ombres, mais qu’elle relierait désormais à Daniel. Après ce
qui venait d’arriver à Todd, elle ne devrait se sentir en
sécurité nulle part. Avec Daniel, Luce avait l’impression de
respirer pour la première fois depuis des jours.
Sans doute la ramenait-il au lac à cause de la façon dont il
avait ilé soudainement, la dernière fois. Comme s’ils
avaient besoin de repartir sur de nouvelles bases. Ce qui,
au départ, aurait pu être leur premier rendez-vous s’était
soldé pour elle par une impression pitoyable de s’être fait
poser un lapin. Daniel avait dû s’en rendre compte et se
sentir coupable de cette sortie fracassante.
Ils atteignirent le magnolia qui bordait le point de vue sur
le lac. Le soleil laissait une traînée dorée sur l’eau, vers
l’ouest. Le soir, tout semblait si différent. Le monde entier
luisait.
Daniel s’appuya contre le magnolia et regarda Luce
contempler le lac. Elle s’approcha de lui, sous les feuilles et
les leurs, qui auraient dû être mortes et tombées, à cette
époque de l’année. Or elles étaient aussi pures et fraîches
qu’au printemps. Luce huma leur parfum musqué. Elle se
sentait plus proche de Daniel qu’elle n’avait de raisons de
l’être, et elle adorait le côté irréel de cette sensation.
— On n’est pas vraiment en tenue pour se baigner, cette
fois, dit-il en désignant la robe noire de Luce.
Elle tripota le délicat ourlet ajouré de sa robe, imaginant le
choc de sa mère si elle abîmait une belle robe uniquement
parce qu’un garçon lui avait proposé de plonger dans un
lac.
— Et si on se trempait juste les pieds ?
Daniel désigna le chemin escarpé de rochers rouges qui
descendait vers l’eau. Ils enjambèrent des roseaux bruns
et des herbes, agrippant les racines noueuses des chênes
pour tarder l’équilibre. À cet endroit, le bord du lac était
tapissé de pierres. L’eau était si étale que Luce eut
l’impression de pouvoir marcher dessus.
Elle ôta ses ballerines noires et ef leura la surface
parsemée de nénuphars. Elle était plus froide que l’autre
jour. Daniel cueillit un brin d’herbe et se mit à le tortiller.
— Tu as déjà songé à t’en aller d’ici ? demanda-t-il en
regardant la jeune fille.
— J’y pense tout le temps, grommela-t-elle.
Lui aussi, sans doute... Bien sûr qu’elle voulait quitter
Sword & Cross ! Comme n’importe qui. Mais elle ne devait
pas laisser son esprit partir en vrille vers des fantasmes
d’évasion avec Daniel.
— Non, je veux dire, as-tu déjà pensé à partir ailleurs ?
insista-t-il. À demander à tes parents de te faire
transférer ? Sword & Cross n’est pas l’endroit qu’il te faut.
Luce s’assit sur un rocher, en face de Daniel, et enroula les
bras autour de ses jambes repliées. S’il était en train de
suggérer qu’elle était une marginale parmi un groupe
d’élèves marginaux, elle ne pouvait que s’en offusquer.
Elle se racla la gorge.
— Je ne peux me permettre le luxe d’envisager
sérieusement un autre endroit. Sword & Cross, c’est… (Elle
s’interrompit. ) C’est la dernière étape, pour moi, en
quelque sorte.
— Allez…, fit Daniel.
— Tu ne peux pas savoir.
— Oh si, soupira-t-il. Il y a toujours une autre étape, Luce.
— Tu es bien mystérieux, répondit-elle en haussant le ton.
Mais si tu as envie de te débarrasser de moi, qu’est qu’on
fait là ? Personne ne t’a demandé de me traîner jusqu’ici !
— Non, admit-il. Tu as raison. Je voulais dire que tu es
différente des autres, ici. Il doit exister un meilleur endroit
pour toi.
Le cœur de Luce battait la chamade. Mais cette fois, c’était
différent. Cette histoire lui donnait chaud.
— En arrivant ici, raconta-t-elle, je me suis promis de ne
parler à personne de mon passé, ou de ce que j’avais fait
pour me retrouver là.
Daniel se prit la tête dans les mains.
— Ce dont je te parle n’a rien à voir avec ce qui s’est passé
avec ce mec...
— Tu es au courant ? demanda Luce en grimaçant, af ligée.
Quoi que Molly ait pu te raconter…
Mais il était trop tard. C’était Daniel qui l’avait retrouvée
avec Todd. Si Molly lui avait répété que Luce avait déjà été
impliquée dans une mort mystérieuse lors d’un incendie,
comment s’expliquer ?
— Ecoute, dit-il en lui prenant les mains, cela n’a rien à
voir avec cette période de ton passé.
Elle avait peine à le croire.
— Avec Todd, alors ?
Il secoua la tête.
— C’est en rapport avec cet endroit, avec des choses...
Le contact de Daniel déclencha une réaction chez la jeune
ille. Elle pensa aux ombres féroces, ce soir-là. À leur
transformation, depuis son arrivée à Sword & Cross. D’une
menace sournoise et troublante, elles s’étaient muées en
une terreur intense et omniprésente.
Elle était dingue. Voilà ce que Daniel devait penser d’elle.
Peut-être la trouvait-il jolie, tout en sachant que, au fond,
elle était carrément dérangée. C’était pourquoi il voulait
qu’elle parte : pour ne pas être tenté de s’engager avec
quelqu’un comme elle. Dans ce cas, il n’avait rien compris.
— C’est peut-être lié aux étranges ombres noires que j’ai
vues le soir de la mort de Todd ? it-elle pour le
provoquer.
Dès qu’elle eut prononcé ces paroles, elle comprit qu’elle
avait besoin de se con ier en in à quelqu’un. Après tout,
qu’avait-elle à perdre ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? demanda-t-il doucement.
— Oh, it-elle en haussant les épaules pour atténuer ses
propos, à peu près une fois par jour, je reçois la « visite »
de masses sombres que j’appelle les ombres.
— Ne fais pas la maline, répondit-il d’un ton sec.
Son ton la piqua au vif, mais il avait raison. Elle détestait
l’attitude faussement nonchalante qu’elle adoptait alors
que, en réalité, elle était pleine d’angoisse. Mais devait-elle
le lui avouer ? Le pouvait-elle ? D’un signe de tête, il l’invita
à continuer, lui tirant les vers du nez d’un simple regard.
— Cela fait douze ans que ça dure, admit-elle enfin dans un
frisson. Avant, c’était seulement la nuit, ou à proximité de
l’eau ou des arbres, mais maintenant… (ses mains
tremblaient) c’est presque sans arrêt.
— Qu’est-ce qu’elles font ?
Daniel aurait pu l’inciter à poursuivre juste par gentillesse,
ou bien pour se moquer d’elle. Mais sa voix était rauque et
il avait pâli.
— En général, elles commencent par planer par là.
En guise de démonstration, elle tendit la main et chatouilla
la nuque de Daniel.
Pour une fois, elle ne cherchait pas qu’un contact
physique. C’était vraiment le seul moyen de lui expliquer.
Surtout depuis que les ombres se manifestaient de façon
aussi palpable et concrète.
Daniel ne broncha pas, alors elle continua :
— Parfois, elles sont plus audacieuses, poursuivit-elle en
s’agenouillant pour poser les mains sur le torse de Daniel.
Et elles se jettent sur moi, comme ça !
Sa lèvre inférieure se mit à frémir tant leurs visages étaient
proches. Elle n’en revenait pas de dévoiler à quelqu’un,
surtout à Daniel, ces visions horribles. Sa voix se it
murmure :
— Ces derniers temps, elles ne sont pas satisfaites tant
qu’elles n’ont pas… (elle déglutit) pris la vie de quelqu’un
et qu’elles ne m’ont pas flanquée parterre.
Elle poussa un peu sur les épaules de Daniel, sans
intention de l’affecter, mais ce léger contact suf it à le faire
basculer en arrière.
Sa chute la surprit tellement qu’elle perdit elle-même
l’équilibre et s’écroula sur lui de tout son long. Daniel se
retrouva couché sur le dos, à la regarder, les yeux
écarquillés.
Elle n’aurait pas dû lui dire. Là, affalée sur lui, elle venait
de lui révéler son secret le plus enfoui, celui qui faisait
d’elle une véritable cinglée.
Comment pouvait-elle encore avoir une folle envie de
l’embrasser, en un moment pareil ?
Son cœur battait à tout rompre. Ou étaient-ce leurs deux
cœurs qui faisaient la course ? Une sorte de dialogue
désespéré et impossible à exprimer par des mots.
— Tu les vois vraiment ? chuchota-t-il.
— Oui, répondit-elle dans un murmure, désireuse de se
lever et de reprendre ses paroles.
Mais elle était incapable de s’écarter de Daniel. Elle tenta
de lire ses pensées. Que dirait une personne normale un
tel aveu ?
— Laisse-moi deviner, it-elle d’un ton morne. Maintenant,
tu as la certitude que j’ai besoin d’être transférée... vers un
hôpital psychiatrique.
Daniel se dégagea, la laissant presque allongée, face contre
terre. Elle balaya du regard ses pieds, ses jambes, son
torse, son visage, puis elle se tourna vers la forêt.
— C’est la première fois que ça arrive, dit-il.
Luce se leva. C’était humiliant, d’être allongée là, toute
seule. De plus, il donnait l’impression de ne pas avoir
entendu ce qu’elle racontait.
— De quoi tu parles ?
Il se dirigea vers elle et prit son visage dans ses mains.
Luce retint son souf le. Il était si proche que ses lèvres
frôlaient les siennes. Luce crut qu’elle rêvait. Mais non, elle
était bien éveillée.
Puis il recula, presque de force, et se tint face à elle, le
souffle court, les bras ballants.
— Raconte-moi encore ce que tu as vu.
Luce se tourna vers le lac. Les eaux limpides léchaient
doucement la rive. Elle eut envie de plonger. C’était ce que
Daniel avait fait la dernière fois qu’il n’avait pas pu
supporter l’intensité de la situation. Pourquoi ne pourrait-
elle pas en faire autant ?
— Ça va peut-être t’étonner, dit Luce, mais cela ne
m’amuse pas d’être ici, à expliquer à quel point je suis
cinglée.
« Surtout à toi », songea-t-elle. Daniel ne lui répondit pas
mais elle sentait son regard rivé sur elle. Quand elle eu
en in le courage de le ixer de nouveau, il af ichait un air
étrange, troublant, teinté de chagrin. Il avait les yeux
tombants et d’un gris... Luce n’avait jamais rien vu d’aussi
triste. Elle eut l’impression de l’avoir trahi. Pourtant, c’était
elle qui avait fait un aveu terrible. Pourquoi Daniel
semblait-il si bouleversé ?
Il s’approcha et se pencha vers elle pour plonger
directement dans son regard. C’était insupportable ; Luce
était pétri iée. Daniel devrait rompre cette transe. Il
s’approcha encore, les yeux fermés, et entrouvrit les
lèvres. Luce retint son souffle.
Elle ferma les yeux, à son tour, et pencha la tête, lèvres
entrouvertes.
Et elle attendit.
Le baiser dont elle mourait d’envie ne vint pas. Comme
rien ne se passait, elle rouvrit les paupières. Puis elle
entendit un bruissement dans les branchages. Daniel avait
disparu. Abattue mais guère étonnée, Luce soupira.
Le plus bizarre, c’était qu’elle devinait presque le chemin
qu’il avait emprunté dans les sous-bois. Comme un
chasseur capable de traquer sa proie grâce à une in ime
trace. Sauf que ce n’était pas son cas. D’ailleurs, la trace
Daniel laissait dans son sillage était grande, nette, et, en
même temps, particulièrement furtive : une lueur violette
illuminait son parcours à travers bois.
La même lueur violette que lors de l’incendie de la
bibliothèque... Etait-ce une hallucination ? Elle s’appuya sur
le rocher et détourna un instant la tête en se frottant les
yeux. Quand elle se redressa, rien n’avait changé. Comme
si elle avait chaussé les lunettes à double foyer de
quelqu’un d’autre, les chênes, les feuilles mortes, et même
le chant des oiseaux dans les branches, tout se troubla. Le
paysage ne se contentait pas de remuer, baigné dans cette
pâle lueur violette, il émettait un bourdonnement grave à
peine audible.
Terri iée à l’idée d’affronter cette situation, terri iée par ce
que cela signi iait, Luce it volte-face. Il se passait quelque
chose de grave, et elle était seule ! Elle se concentra sur le
lac, qui devint à son tour de plus en plus sombre et dif icile
à distinguer.
Elle était seule. Daniel l’avait abandonnée là, ne laissant
que ce chemin qu’elle n’osait pas, ou ne voulait pas
emprunter. Quand le soleil sombra derrière les
montagnes, le lac prit une teinte anthracite. Luce risqua un
coup d’œil vers la forêt et retint son souf le. Était-elle
déçue ou soulagée ? C’était une forêt comme les autres,
sans lueur vacillante ni bourdonnement violet. Sans le
moindre signe du passage de Daniel.
13. Touché A La Racine

Les Converse de Luce battaient le bitume. Dans le vent


humide qui fouettait son T-shirt noir, elle goûtait presque
l’odeur lourde de la portion récemment goudronnée du
parking. Ce samedi matin, en se jetant dans les bras des
deux personnes qui attendaient près de l’entrée de Sword
& Cross, elle oublia tout le reste.
Jamais de sa vie elle n’avait été aussi heureuse
d’embrasser ses parents.
Elle regrettait leur entrevue froide et distante, à l’hôpital,
et elle était décidée à ne plus commettre la même erreur.
Lorsqu’elle se jeta sur eux, ils trébuchèrent. Sa mère se mit
à glousser et son père lui donna une tape bourrue dans le
dos. Il portait un énorme appareil photo autour du cou
En in, ils contemplèrent leur ille. En voyant son visage, ils
eurent l’air triste, car Luce pleurait.
— Chérie, qu’est-ce que tu as ? demanda son père en
posant une main sur sa tête.
Sa mère fouilla son immense sac à main bleu en quête d’un
paquet de mouchoirs en papier. En in, elle en agita un sous
le nez de Luce.
— On est là, maintenant, assura-t-elle. Tout va bien ?
Non, tout n’allait pas bien.
— Pourquoi vous ne m’avez pas ramenée à la maison,
l’autre jour ? demanda la jeune ille, à nouveau fâchée,
blessée. Pourquoi vous les avez laissés me reconduire ici ?
Son père blêmit.
— Chaque fois qu’on parlait au directeur, il nous af irmait
que tu étais en forme, que tu retournais en cours, comme
le bon petit soldat qu’on a élevé. Tu avais la gorge irritée
par la fumée et une petite bosse sur la tête, rien de plus.
Il s’humecta nerveusement les lèvres.
— Il y a autre chose ? s’enquit sa mère.
Il suf it à Luce de les regarder pour constater qu’ils
s’étaient disputés à ce sujet. Sa mère avait sûrement
supplié son père de venir lui rendre visite plus tôt, mais
son père, plus sévère, avait dû s’y opposer.
Comment leur expliquer ce qui s’était passé, ce soir-là, et
ce qu’elle avait enduré depuis ? Elle avait en effet repris les
cours, mais pas de son plein gré. Physiquement, ça allait.
En revanche sur tous les autres plans – affectif,
psychologique, amoureux – elle était au plus mal.
— On essaie juste de respecter le règlement, expliqua son
père en posant sa grosse main sur sa nuque.
Ce geste paternel lui imposait une posture inconfortable,
mais cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas vu ses
parents qu’elle n’osait pas s’écarter.
— On veut ce qu’il y a de mieux pour toi, ajouta-t-il. On il
doit faire con iance à ces gens (il désigna les imposants
bâtiments du campus, comme s’ils représentaient Randy, le
directeur, M. Udell, et tous les autres), et se dire qu’ils
connaissent leur boulot.
— Ce n’est pas le cas, répliqua Luce en ixant les bâtiments
austères et le pré désert.
Elle n’avait toujours rien compris à cette école.
Cette fameuse « journée des parents », par exemple. Les
responsables en faisaient tout un pataquès, comme si
c’était un privilège d’avoir le droit de voir sa famille !
N’empêche qu’il restait dix minutes avant le déjeuner et
qu’il n’y avait que la voiture des parents de Luce sur le
parking.
— C’est vraiment n’importe quoi, ici, reprit-elle d’un ton
assez cynique pour que ses parents échangent un regard
troublé.
— Luce, chérie…, gémit sa mère en lui caressant les
cheveux.
Elle n’était pas habituée à sa nouvelle coiffure. D’instinct,
ses doigts de mère lissaient les mèches disparues de Luce,
celles qui lui tombaient jadis dans le dos.
— On voudrait passer une bonne journée avec toi, reprit-
elle. Ton père t’a apporté tous tes plats préférés.
Penaud, Harry lui tendit un patchwork coloré et une sorte
de valise en osier que Luce n’avait jamais vue. En général,
quand ils pique-niquaient, c’était plus décontracté. Ils
emportaient les sacs de l’épicerie, et étalaient un vieux
drap déchiré par terre, dans l’herbe, au bord de l’eau,
devant chez eux.
— Même des okras au sel ? demanda Luce d’une voix
enfantine.
Au moins, ses parents faisaient des efforts.
Son père opina.
— Et du thé glacé, des galettes, de la sauce, des bouchées
au cheddar bien pimentées, comme tu les aimes et... Ah
oui ! et autre chose, aussi.
Elle sortit de son sac une grosse enveloppe rouge qu’elle
tendit à Luce. L’espace d’un instant, la jeune ille sentit se
entrailles se nouer en songeant aux lettres de haine qui la
traitaient de tueuse psychopathe, de fille de la mort.
Mais en reconnaissant l’écriture, elle af icha un large
sourire.
Callie !
Elle déchira vite l’enveloppe et en sortit une carte : une
photo en noir et blanc de deux vieilles dames chez le
coiffeur. À l’intérieur, chaque millimètre était couvert de la
grosse écriture ronde de Callie, avec quelques bouts de
papier libre supplémentaires, faute de place sur la carte.

Chère Luce,
Puisque ton quart d’heure de téléphone est ridicule (Fais une
demande de temps supplémentaire. C’est trop injuste !), je
vais la jouer à l’ancienne et me lancer dans la
correspondance. Tu y découvriras les détails de tout ce qui
m’est arrivé au cours des deux dernières semaines. Que cela
te plaise ou non…

Luce serra l’enveloppe contre son cœur. Elle souriait


toujours, impatiente de dévorer la lettre dès que ses
parents seraient partis. Callie ne l’avait pas laissée
tomber ! Et ses parents la soutenaient. Cela faisait bien
longtemps que Luce ne s’était pas sentie aimée à ce point.
Elle prit la main de son père dans la sienne.
Soudain, un sifflement strident fit sursauter ses parents.
— C’est l’heure du repas, expliqua-t-elle, à leur grand
soulagement. Venez, je voudrais vous présenter quelqu’un.
Tandis qu’ils quittaient le parking chauffé à blanc pour se
diriger vers le pré, où se tenaient les animations de la
« journée des parents », Luce se mit à voir le campus à
travers les yeux du couple. Elle remarqua le toit délabré
du bureau principal, et l’odeur écœurante des pêches trop
mures du verger, à côté du gymnase. La grille du cimetière,
toute rouillée. En deux semaines à peine, elle s’était
accoutumée aux horreurs de Sword & Cross.
Ses parents avaient l’air consternés. Son père désigna une
vigne moribonde qui grimpait sur une clôture délabrée, à
l’entrée du pré.
— C’est du chardonnay, dit-il avec une pointe d’amertume
dans la voix, car il avait de la compassion pour les plantes.
Sa mère serrait son sac à main contre sa poitrine à deux
mains, comme chaque fois qu’elle se trouvait dans un
quartier où elle redoutait d’être agressée. Et ils n’avaient
pas encore vu les caméras de surveillance… Eux qui
étaient réfractaires à certaines choses, comme une
webcam pour leur ille. Ils allaient détester cette
surveillance constante.
Luce avait envie de les protéger des atrocités de Sword &
Cross, car elle commençait à supporter, voire à vaincre le
système. L’autre jour, Arriane l’avait entraînée dans une
course d’obstacles à travers le campus pour lui désigner
les « rouges mortes », les caméras dont la batterie était à
plat ou sournoisement remplacée, ce qui créait des angles
morts. Ses parents n’avaient pas à savoir tout ça. Ils
avaient juste besoin de passer une bonne journée avec
elle.
Penn était assise, jambes pendantes, sur les gradins, là où
Luce lui avait donné rendez-vous à midi. Elle tenait un
chrysanthème en pot.
— Penn, je te présente mes parents, Harry et Doreen Price,
déclara Luce. Maman, papa, voici…
— Pennyweather Van Syckle-Lockwood, intervint
l’intéressée en tendant son pot de chrysanthème à deux
mains. Merci de me permettre de déjeuner avec vous.
Les parents de Luce lui sourirent poliment, sans lui poser
la moindre question sur sa famille. Luce n’avait pas eu le
temps de leur expliquer.
C’était encore une belle journée. Les saules aux tons vert
vif se balançaient devant la bibliothèque. Luce plaça ses
parents de telle sorte qu’ils ne voient pas les taches de suie
et les vitres brisées par l’incendie. Tandis qu’ils étendaient
le patchwork dans l’herbe, Luce entraîna Penn à l’écart.
— Comment tu vas ? lui demanda-t-elle.
Car si elle avait dû passer la journée à saluer les parents
tout le monde sauf les siens, elle aurait aussi eu besoin
d’un petit remontant.
Etonnamment, Penn avait l’air enjoué.
— Déjà bien mieux que l’an dernier ! répondit-elle. Et
grâce à toi. Si tu n’étais pas là, je n’aurais eu personne,
aujourd’hui.
Ce compliment prit Luce par surprise. Elle scruta la cour
pour voir comment les autres géraient l’événement. Si le
parking était encore à moitié vide, les familles
commençaient à arriver doucement.
Un peu plus loin, Molly était assise sur une couverture,
entre un homme et une femme au visage écrasé, en train
de dévorer une cuisse de dinde. Accroupie sur un gradin,
Arriane murmurait à l’oreille d’une punk plus âgée qu’elle,
aux cheveux d’un rose criard. Sa grande sœur, sans doute.
Toutes deux croisèrent le regard de Luce. Arriane sourit et
lui fit signe, puis elle murmura quelques mots à sa sœur.
Roland était entouré de plusieurs personnes qui
disposaient un pique-nique sur une grande couverture. Ils
riaient, plaisantaient. Plusieurs gamins se lançaient de la
nourriture. Ils semblaient passer un bon moment, jusqu’à
ce qu’un épi de maïs transformé en projectile atterrisse
dans l’œil de Gabbe, qui traversait le pré à ce moment-là.
Elle foudroya Roland du regard, puis guida un homme
assez âgé pour être son grand-père, qu’elle tenait par le
bras, vers une rangée de chaises longues disposées dans
l’herbe.
Daniel et Cam brillaient par leur absence. À quoi pouvaient
ressembler leurs familles ? Après que Daniel l’eut
abandonnée pour la deuxième fois au bord du lac, Luce
était furieuse et gênée, mais elle mourait d’envie de voir un
de ses proches. Au vu de son dossier si mince, il y avait de
quoi se demander s’il avait encore le moindre contact avec
les siens.
Doreen disposa des croquettes au cheddar sur quatre
assiettes. Son père y ajouta les jalapeños fraîchement
coupés, de quoi se brûler la langue. C’était ainsi que Luce
les aimait. Penn ne semblait pas familière de ces spécialités
typiquement géorgiennes qui avaient bercé l’enfance de
Luce. Les okras au sel lui inspiraient manifestement une
certaine mé iance, mais, dès la première bouchée, elle
hocha la tête d’un air approbateur.
Les parents de Luce avaient apporté tous les plats
préférés de leur ille, jusqu’aux pralines aux noix de pécan
de chez l’épicier du coin de la rue. Ils mangèrent avec
entrain, ravis d’avoir une bonne raison de ne pas parler de
la mort.
Luce aurait dû savourer ces instants avec eux, à boire du
thé glacé, mais faire comme si ce festin était normal, à
Sword & Cross, relevait de l’imposture. Cette journée
n’était qu’une imposture.
En entendant crépiter quelques applaudissements, Luce
regarda en direction des gradins. Randy se tenait à côté de
M. Udell, le directeur, que Luce n’avait jamais vu en chair et
en os. Son portrait particulièrement maussade trônait à
l’entrée principale de l’école, mais l’artiste s’était montré
indulgent. D’après Penn, le directeur n’apparaissait sur le
campus qu’une fois par an, pour la journée des parents.
Sans exception. Sinon, il ne quittait pas son manoir de
Tybee Island, même si l’un de ses élèves trouvait la mort,
ses bajoues lui mangeaient le menton. De son regard
bovin, il observa l’assemblée sans se concentrer sur
quelqu’un en particulier.
À son côté, Randy, les jambes écartées et gainées de bas
blancs, af ichait un sourire contrit. Le directeur s’épongea
le front d’une serviette. Ils faisaient leur tête des grands
jours, mais visiblement au prix de gros efforts.
— Bienvenue à Sword & Cross, en cette cent cinquante
neuvième journée des parents, déclara Udell dans son
micro.
— C’est vrai, ça ? demanda Luce à Penn.
Elle avait peine à imaginer une journée des parents en ces
temps immémoriaux…
Penn leva les yeux au ciel.
— Sûrement une erreur de typo. Je leur ai pourtant dit de
lui acheter de nouvelles lunettes de lecture.
— Nous vous avons préparé une journée de plaisir en
famille, à commencer par ce pique-nique convivial…
— En général, ça ne dure que dix-neuf minutes, indiqua
Penn aux parents de Luce, qui se crispèrent.
— Elle plaisante, souffla discrètement Luce.
— Ensuite, vous pourrez choisir vos activités. À la
bibliothèque, notre biologiste maison, Mme Yolanda Tross,
vous proposera une conférence passionnante sur la lore
locale du campus. Sur le pré, Mme Diante supervisera une
série de courses dans un esprit bon enfant. Quant à M.
Stanley Cole, il organise une visite guidée du cimetière de
nos vaillants héros. La journée promet d’être très chargée
et oui… (Il esquissa un large sourire taquin) vous serez
ensuite interrogés !
Tout à fait le genre de vanne nulle et rebattue susceptible
de faire rire des familles en visite... Luce en fut exaspérée.
Cette tentative pathétique de plaisanterie enjouée
con irmait que ces gens étaient venus uniquement pour se
sentir moins coupables d’avoir laissé leur enfant entre les
mains du corps enseignant de Sword & Cross. Les Price
s’esclaffèrent, eux aussi, mais ils ne cessaient de guetter
sur le visage de Luce des indications sur l’attitude à
adopter.
Après le déjeuner, les familles remballèrent leurs
provisions et se dispersèrent. Luce eut l’impression que
très peu de gens participeraient aux activités organisées.
Nul n’avait suivi Mme Tross à la bibliothèque et, jusqu’à
présent, seuls Gabbe et son grand-père prenaient le départ
de la course en sac, à l’autre extrémité du pré.
Luce ignorait où Molly, Arriane et Roland s’étaient éclipsés
avec leurs familles, et elle n’avait toujours pas vu Daniel.
Ses propres parents seraient déçus s’ils ne visitaient pas le
campus et ne participaient à aucune des animations
prévues. La visite guidée de M. Cole étant le moindre mal,
Luce suggéra de tout remballer avant de le rejoindre à la
grille du cimetière.
En chemin, Arriane sauta du gradin supérieur, telle une
gymnaste bondissant de ses barres parallèles, et atterrit
juste devant les parents de Luce.
— Bonjoouur ! roucoula-t-elle en leur servant son plus
beau numéro de toquée.
— Papa, maman, dit Luce en les prenant par les épaules, je
vous présente ma copine Arriane.
— Là-bas, it Arriane en désignant la punk aux cheveux
rose qui descendait tranquillement les marches, c’est ma
sœur, Annabelle.
Annabelle ignora la main que lui tendait Luce et la prit
dans ses bras pour une longue accolade. Luce sentit
presque ses os s’entrechoquer. Gênée, elle commençait à
se demander ce qu’Annabelle fabriquait, lorsque celle-ci la
relâcha.
— C’est si bon de te rencontrer, dit-elle en lui prenant la
main.
— C’est réciproque, répondit Luce avec un regard de biais
vers Arriane.
— Vous participez à la visite de M. Cole, les illes ?
demanda Luce à Arriane, qui ixait sa sœur comme si elle
était folle.
Annabelle ouvrit la bouche, mais Arriane s’empressa
d’intervenir :
— Pas question ! Ces activités, c’est vraiment pour les
nazes ! (Elle regarda les parents de Luce.) En in, je ne
parlais pas de vous, bien sûr…
— On aura peut-être l’occasion de se revoir plus tard !
lança Annabelle, résignée, à Luce avant qu’Arriane
l’entraîne au loin.
— Elles ont l’air gentilles, commenta Doreen de sa voix
inquisitrice indiquant qu’elle attendait des explications.
— Euh, pourquoi cette ille t’apprécie à ce point ! demanda
Penn.
Luce la dévisagea, puis se tourna vers ses parents. Devait-
elle vraiment justi ier, en leur présence, le fait que
quelqu’un l’appréciait ?
— Lucinda ! appela M. Cole en agitant la main, devant la
grille du cimetière. Par ici !
Le prof salua chaleureusement ses parents et posa la main
sur l’épaule de Penn. Luce ne savait que penser de la
participation de M. Cole à cette journée, ni de son
enthousiasme forcé. Dès qu’il commença à parler, toutefois
elle fut impressionnée.
— Je m’entraîne toute l’année pour cette visite, murmura-
t-il. Cela permet de faire sortir les élèves pour leur
montrer les merveilles de ce lieu. J’adore ça ! C’est ce qu’il
y a de plus proche d’une classe verte, pour un professeur
dans un centre de réinsertion. Naturellement, personne ne
s’est jamais présenté à mes visites, ce qui fait d’aujourd’hui
ma… première fois !
— Eh bien, c’est un honneur pour nous, répondit le père
de Luce avec un large sourire.
Ce n’était pas que le passionné de canons et de la guerre
de Sécession qui s’exprimait. Son père trouvait
manifestement M. Cole crédible. Et son père était le
meilleur juge qui soit de la personnalité des gens.
Les deux hommes descendaient déjà la pente vers le cœur
du cimetière. La mère de Luce laissa son panier de pique-
nique près de la grille et adressa à Luce et Penn l’un de ses
sourires de circonstance.
M. Cole agita la main pour attirer leur attention.
— D’abord, quelques faits. (Il arqua les sourcils.) Selon
vous, quel est le plus ancien élément de ce cimetière ?
Luce et Penn baissèrent la tête, évitant son regard, comme
pendant les cours. Harry se hissa sur la pointe des pieds
pour observer certaines des plus grandes statues.
— Question piège ! s’écria M. Cole en tapotant la grille en
fer forgé. Cette portion de la grille fut installée par le
propriétaire d’origine, en 1831. On dit que sa femme,
Ellamena, cultivait un jardin superbe et qu’elle voulait
empêcher les pintades de détruire ses plants de tomates,
(Il rit sous cape.) C’était avant la guerre. Et avant
l’affaissement de terrain. On continue !
Tandis qu’ils avançaient, M. Cole fournit moult détails sur
la création du cimetière, le contexte historique et
« l’artiste » – même lui parut mettre des guillemets –
auquel on devait la sculpture ailée perchée sur le
monolithe qui se dressait au milieu du cimetière. Le père
de Luce abreuvait M. Cole de questions, tandis que sa mère
passait la main sur les plus belles pierres tombales en
murmurant « Oh... » chaque fois qu’elle lisait une
inscription. Penn la suivait, regrettant sans doute de ne pas
s’être retrouvée avec une autre famille pour la journée.
Luce fermait la marche. Et si elle avait dû faire visiter elle-
même le cimetière à ses parents ?

Voilà où j’ai été collée pour la première fois…


Et là, la statue en marbre d’un ange a failli me décapiter…
Ici, un élève qui ne vous plairait pas m’a invitée au pique-
nique le plus étrange de ma vie.

— Cam ! appela M. Cole tandis que le petit groupe


contournait le monolithe.
Cam était accompagné d’un homme brun élancé, vêtu d’un
costume noir. Aucun des deux n’entendit M. Col ou ne vit le
groupe qu’il conduisait à travers le cimetière. Ils
discutaient à voix basse, à grand renfort de gestes, près du
chêne. Luce avait vu son prof de théâtre adresser le même
genre de signes aux élèves qui coinçaient sur une scène,
lors d’une représentation.
— Ton père et toi seriez-vous des retardataires ? demanda
M. Cole à Cam, plus fort, cette fois. Vous avez presque tout
raté de notre visite, mais il reste un ou deux faits
intéressants à aborder.
Cam tourna lentement la tête dans sa direction, puis à
nouveau vers son compagnon, qui parut amusé. Cet
homme élégant, avec son énorme montre en or, ne
semblait pas en âge d’être son père. Peut-être avait-il
simplement bien vieilli. Cam observa le cou de Luce et
parut, l’espace d’un instant, un peu déçu de ne pas la voir
arborer son collier. Elle rougit, car elle sentait que sa mère,
intriguée et curieuse, n’en ratait pas une miette.
Ignorant M. Cole, Cam se dirigea vers Doreen et lui it un
baisemain avant même de lui avoir été présenté.
— Vous devez être la sœur aînée de Luce, dit-il d’un ton
désinvolte.
Penn mima un haut-le-cœur et murmura à l’oreille de
Luce :
— Dis-moi que je ne suis pas la seule à être malade…
La mère de Luce semblait tellement abasourdie que son
mari et sa fille en furent mal à l’aise.
— Hélas ! Nous ne pouvons pas rester pour la visite, reprit
Cam.
Il adressa un clin d’œil à Luce et recula au moment précis
où Harry s’approchait.
— ... Mais ce fut un plaisir de vous croiser. (Il les regarda
tous les trois, sauf Penn) On y va, papa.
— Qui est-ce ? chuchota Doreen dès que Cam et son père
supposé eurent disparu de l’autre côté du cimetière.
— Oh, l’un des admirateurs de Luce ! lança Penn,
désireuse d’alléger l’atmosphère.
Elle obtint l’effet inverse.
— Il y en a donc plusieurs ? s’enquit le père de Luce en
scrutant Penn.
Dans la lumière de cette in d’après-midi, Luce décela
Quelques premiers poils blancs dans sa barbe. Pas
question le passer les derniers moments de cette journée à
persuader ! Son père de ne pas s’inquiéter au sujet des
garçons du centre.
— C’est sans importance, papa. Penn plaisante.
— Tu devrais faire attention, Lucinda, persista-t-il.
Luce songea à l’insistance de Daniel, l’autre jour, lorsqu’il
af irmait qu’elle n’avait rien à faire à Sword & Cross.
Soudain, elle eut très envie d’implorer ses parents de
l’emmener loin d’ici.
Mais ce même souvenir l’incita également à se taire. Le
contact excitant de sa peau sur la sienne, quand elle l’avait
poussé, au bord du lac, et par moments, la tristesse
absolue de son regard… C’était à la fois complètement fou
et véridique : cela valait peut-être la peine d’endurer
l’enfer de Sword & Cross pour passer un peu plus de
temps avec Daniel, rien que pour voir ce qui pouvait en
ressortir.
— Je déteste les adieux, souf la Doreen, interrompant les
pensées de sa fille pour la serrer dans ses bras.
Luce consulta sa montre. Son moral sombra. Comment
l’après-midi avait-il pu iler aussi vite ? Il ne pouvait pas
déjà être l’heure que ses parents s’en aillent…
— Tu nous appelles, mercredi ? demanda Harry en
l’embrassant sur les deux joues, comme on le faisait
toujours du côté français de sa famille.
Tandis qu’ils regagnaient le parking, ses parents la prirent
par la main. Puis ils l’étreignirent et l’embrassèrent encore.
En in, ils saluèrent Penn et lui souhaitèrent bonne
continuation. Luce aperçut alors une caméra de
surveillance installée dans un pilier en brique, près d’une
cabine téléphonique hors d’usage, à la sortie de
l’établissement. Cette caméra devait être équipée d’un
détecteur de mouvement, car elle suivait leurs
déplacements. Arriane n’avait pas encore dû la repérer.
Ses parents ne remarquèrent rien, et c’était mieux ainsi.
En s’éloignant, ils se retournèrent par deux fois pour
saluer les deux illes restées à l’entrée du hall. Puis Harry
démarra sa vieille Chrysler New Yorker noire et baissa la
vitre.
— On t’aime ! cria-t-il très fort. Mais Luce n’en fut pas
gênée, tant elle était triste.
— Merci, murmura-t-elle en agitant la main.
Merci pour les pralines, pour les okras, merci d’avoir passé
toute la journée ici, d’avoir pris Penn sous votre aile, sans
poser de question, merci de m’aimer encore même si je vous
fais peur.
Quand les feux arrière eurent disparu au détour du virage,
Penn tapota Luce dans le dos.
— Je pensais aller voir mon père, dit-elle timidement en
martelant le sol de la pointe de sa chaussure. Tu voudrais
m’accompagner ? Sinon, je comprendrais, hein, parce que
c’est là-bas…
Elle désigna les profondeurs du cimetière.
— Bien sûr que je viens ! répondit Luce.
Elles restèrent sur la partie plus élevée du cimetière,
jusqu’au coin le plus à l’est, où Penn s’arrêta devant une
tombe.
Modeste, blanche, elle était couverte d’une couche
d’aiguilles de pin. Penn s’agenouilla et se mit à la déblayer.
STANFORD LOCKWOOD, disait simplement la pierre. LE
MEILLEUR DES PÈRES.
Luce reconnaissait Penn, derrière cette inscription. Les
larmes lui montèrent aux yeux, mais elle ne voulait pas que
son amie s’en aperçoive. Après tout, Luce avait encore ses
parents. Si quelqu’un était en droit de pleurer, c’était...
Penn pleurait. Elle essayait de dissimuler ses sanglots sous
des reni lements discrets et quelques larmes essuyées sur
le bas élimé de son pull. Luce s’agenouilla à son tour pour
l’aider à enlever les aiguilles de pin. Elle prit son amie dans
ses bras et la serra le plus fort qu’elle put.
Penn s’écarta et la remercia, avant de sortir une lettre de
sa poche.
— En général, je lui écris, expliqua-t-elle.
Désireuse de lui accorder un moment de solitude avec son
père, Luce se leva et it un pas en arrière. Puis elle tourna
les talons et descendit la pente vers le cœur du cimetière.
Elle avait les yeux encore humides, mais elle crut voir
quelqu’un assis, seul, sur le monolithe. Oui. Un garçon dont
les bras étaient enroulés autour de ses jambes repliées.
Comment était-il monté là-haut ?
Il semblait tendu, seul, comme s’il était resté toute la
journée ainsi, et ne voyait ni Luce ni Penn. Il paraissait
indifférent à tout. Mais Luce n’eut pas à s’approcher pour
être sûre de savoir qui c’était.
Luce avait passé tellement de temps à se demande
pourquoi le dossier de Daniel était si mince, quels secrets
le livre disparu de son ancêtre pouvait receler, où son
esprit avait vagabondé, le jour où elle l’avait interrogé sur
sa famille... Pourquoi était-ce toujours tout l’un ou tout
l’autre, avec lui ?
Après une journée riche en émotions avec ses parents,
Luce faillit s’écrouler de tristesse, car Daniel, lui, était seul
au monde.
14. Les Mains Vides

Il plut toute la journée de mardi. Les nuages noirs


menaçant qui arrivaient de l’ouest ne irent rien pour
apaiser l’esprit tourmenté de Luce. La pluie tombait par
vagues irrégulières – bruine, averse, déluge – avant de se
calmer pour recommencer de plus belle. Les élèves
n’avaient même pas eu le droit de sortir aux interclasses. À
la fin du cours de maths, Luce devenait folle.
Elle s’en rendit compte quand ses notes sur le théorème
de la moyenne se transformèrent en mémento :

15 septembre : premier rejet de D.


16 septembre : chute de la statue, main sur ma tête pour me
protéger (autre possibilité : cherchait à se dégager). Départ
immédiat de D.
17 septembre : méprise possible sur le hochement de tête de D
me suggérant d’aller à la fête de Cam. Découverte troublante
de la relation D & G (erreur ?).
Ainsi listés, ces micro-événements formaient un catalogue
peu glorieux. Avec Daniel, c’était tout ou rien. Peut-être
pensait-il la même chose d’elle. Mais Luce était intimement
persuadée que sa bizarrerie à elle n’était qu’une réaction à
celle de Daniel.
Non. C’était précisément le genre d’argument qui ne
menait à rien et elle refusait de s’engager sur cette voie.
Luce n’avait pas envie de jouer. Elle voulait seulement être
avec lui. Elle ne savait pas pourquoi ni comment faire pour
y parvenir. Que signi iait « être avec lui », d’ailleurs ? Elle
était sûre d’une chose, cependant : c’était à lui qu’elle
pensait. Lui qui l’obsédait.
Elle s’était dit qu’une analyse de chaque entrevue qui
s’était conclue par la fuite de Daniel lui fournirait peut-être
une explication à son comportement imprévisible. Hélas !
Son inventaire ne it que la déprimer davantage, et elle le
froissa.
Quand la sonnerie annonça la in de la journée de cours,
Luce se précipita hors de la salle. En général, elle attendait
Arriane ou Penn, redoutant l’instant où leurs chemins se
sépareraient, car elle se retrouvait alors face à ses
pensées. Ce jour-là, pour une fois, elle n’avait envie de voir
personne. Elle attendait avec impatience de pro iter d’un
moment à elle. Elle ne connaissait qu’une seule solution
ef icace pour chasser Daniel de son esprit : nager
longtemps, seule, jusqu’à l’épuisement.
Tandis que les autres regagnaient tranquillement leur
chambre, Luce mit la capuche de son pull noir et se
précipita sous la pluie vers la piscine.
En dévalant les marches d’Augustine, elle heurta de plein
fouet une silhouette sombre et élancée. Cam. La pile de
livres qu’il tenait dans les bras chancela, avant de
s’écrouler sur le bitume trempé. Il avait lui aussi relevé sa
capuche et ses écouteurs lui hurlaient dans les oreilles.
Chacun plongé dans son univers n’avait pas vu l’autre
arriver.
— Ça va ? s’enquit-il, une main sur son dos.
— Ça va, répondit Luce, qui avait à peine trébuché.
Seuls les bouquins de Cam avaient pâti de la collision.
— Maintenant que chacun a fait tomber les bouquins de
l’autre, la logique voudrait que nos mains se frôlent en les
ramassant...
Luce rit et lui tendit un volume. Cam lui saisit la main et la
serra dans la sienne. Ses cheveux bruns étaient trempés, et
de grosses gouttes se formaient sur ses longs cils. Il était
vraiment beau.
— Comment on dit « gêné » en français ? demanda-t-il.
— Euh… gêné, bredouilla-t-elle, un peu gênée elle-même,
car Cam lui tenait toujours la main. Attends, c’est toi qui as
eu un A en français, hier, non ?
— Tu t’en souviens ? demanda-t-il d’une voix bizarre.
— Cam, tout va bien ?
Il se pencha vers elle et essuya du bout de l’index une
goutte d’eau qu’elle sentait dégouliner sur l’arête de son
nez. Elle frémit à ce contact furtif. Comme il serait
merveilleux qu’il la prenne dans ses bras, comme il l’avait
fait lors de la cérémonie de Todd.
— J’ai pensé à toi, avoua-t-il. J’avais envie de te voir. Je t’ai
attendue, à la cérémonie, mais quelqu’un m’a dit que tu
étais partie.
Luce eut l’impression qu’il savait très bien avec qui elle se
trouvait, et qu’il tenait à l’en informer.
— Je suis désolée ! cria-t-elle pour couvrir un coup de
tonnerre.
Ils étaient tous les deux trempés jusqu’aux os.
— Viens, allons nous mettre à l’abri, it Cam en l’entraînant
vers l’entrée couverte d’Augustine.
Luce regarda par-dessus son épaule, en direction du
gymnase. C’était là qu’elle avait envie d’être, et non avec
Cam, ou qui que ce soit. Du moins, dans l’immédiat. Trop
d’idées confuses se bousculaient dans sa tête. Elle avait
besoin de temps et de solitude pour faire le point.
— Je ne peux pas, répondit-elle.
— Et plus tard ? Ce soir ?
— D’accord, plus tard.
Il lui sourit.
— Je passerai dans ta chambre.
À sa grande surprise, il l’attira dans ses bras pour
l’embrasser doucement sur le front. Luce se sentit aussitôt
apaisée, comme s’il lui avait administré une substance
calmante. Avant qu’elle puisse se ressaisir, il la relâcha et
s’éloigna vers les chambres.
Luce secoua la tête et se dirigea vers le gymnase, parmi les
laques d’eau. De toute évidence, Daniel n’était pas son
unique souci.
Elle passerait certainement un bon moment avec Cam,
dans la soirée. Si la pluie cessait, il l’emmènerait sans doute
dans quelque endroit secret du campus et se montrerait
charmant, superbe et troublant, comme il savait l’être. Il lui
donnerait l’impression d’être unique. Luce sourit.
Depuis sa dernière visite à Notre-Dame-de-la-Forme, ainsi
qu’Arriane avait baptisé le gymnase, le personnel de
nettoyage s’était attaqué à la vigne vierge.
Elle avait été arrachée d’une partie de la façade, mais il en
restait la moitié. Des tiges pendaient comme des tentacules
verts devant la porte. Luce dut se pencher pour entrer.
Le gymnase était désert. Malgré l’orage qui faisait rage, il y
régnait un silence absolu. La plupart des lampes étaient
éteintes. Luce n’avait pas demandé l’autorisation de s’y
rendre après les cours. Néanmoins, la porte n’était pas
fermée à clé, et personne n’était là pour l’en empêcher.
Dans la pénombre du couloir, elle passa devant la vitrine
des vieux parchemins en latin et la minuscule reproduction
en marbre de la Pietà. Elle s’arrêta devant la porte de la
salle de musculation, d’où elle avait vu Daniel sauter à la
corde.
Elle soupira. Un élément de plus sur sa liste :
18 septembre : D m’accuse de harcèlement.
Et deux jours plus tard :
20 septembre : Penn me persuade de le harceler pour de bon.
J’accepte.

Oh là là… Qu’est-ce qu’elle se dégoûtait. Mais c’était plus


fort qu’elle. Au milieu du couloir, elle se igea. Elle venait
de comprendre pourquoi, toute la journée, elle avait été
encore plus obsédée par Daniel que de coutume. Et encore
plus désarçonnée par Cam : la veille, elle avait rêvé des
deux garçons.
Elle avançait, nimbée d’un brouillard poussiéreux.
Quelqu’un la tenait par la main. Elle s’était retournée,
pensant que c’était Daniel. Les lèvres qu’elle avait
rencontrées étaient réconfortantes et tendres, mais
c’étaient celles de Cam, pas les siennes. Il lui donna mille
baisers très doux. Chaque fois que Luce croisait son
regard, ses yeux vert intense étaient ouverts, rivés aux
siens, lui posant une question à laquelle elle ne pouvait
répondre.
Puis Cam avait disparu, et le brouillard s’était dissipé. Luce
était blottie dans les bras de Daniel, là où elle désirait tant
se trouver. Il la renversa en arrière et l’embrassa avec
fougue, presque avec colère. Chaque fois que ses lèvres
s’écartaient des siennes ne serait-ce qu’une fraction de
seconde, Luce éprouvait une soif atroce qui la faisait crier.
Cette fois, elle savait qu’il avait des ailes. Elle s’y lova tout
entière, comme dans une couverture. Elle avait envie de les
toucher, envie qu’elles se déploient autour d’elle et Daniel.
Mais, bientôt, le contact velouté s’atténua et les ailes se
replièrent. Daniel cessa de l’embrasser et guetta sa
réaction. Elle ne comprenait pas la peur qui en lait au
creux de son ventre, pourtant bien présente. Luce avait
trop chaud, elle était brûlante, et cette chaleur devint
insupportable. Elle se réveilla alors en sursaut. Dans les
derniers instants de son rêve, Luce s’était en lammée,
craquelée, avant de se retrouver en cendres.
Elle se réveil a en nage. Ses cheveux, son oreiller et son
pyjama étaient trempés. Soudain, elle eut très froid et,
jusqu’aux premières lueurs de l’aube, elle resta allongée,
tremblante, seule.

Pour se réchauffer, Luce frotta ses manches trempées par


la pluie. Son rêve l’avait laissée le cœur en feu, mais glacée
jusqu’aux os. Elle ne s’en était pas remise de la journée.
Voilà pourquoi elle venait nager : elle avait besoin de se
défouler.
Cette fois, son maillot de bain noir lui allait, et elle avait
pensé à apporter des lunettes. Près du bassin, elle
s’attarda un moment sous le grand plongeoir, à inspirer
l’air humide et son odeur de chlore. Il n’y avait aucun élève
pour la distraire, ni le sif lement strident de la professeur
de gym, de sorte que Luce décelait une présence dans
l’église, même si la pluie entrait par les vitraux brisés. Une
présence presque sacrée. Sans doute à cause du cadre
prestigieux. Et même si nul cierge ne brûlait sur les autels
latéraux, Luce s’efforça d’imaginer les lieux avant que la
piscine n’occupe la nef. Elle sourit. L’idée de nager sous
tous ces fidèles en prière lui plaisait.
Elle mit ses lunettes et plongea. L’eau était tiède, bien plus
chaude que la pluie, et, quand elle avait la tête immergée, le
grondement du tonnerre semblait inoffensif et lointain.
Elle commença son échauffement par un crawl. Son corps
se détendit aussitôt. Au bout de quelques longueurs Luce
accéléra et passa au papillon. Ses muscles étaient brulants.
C’était exactement la sensation qu’elle recherchait.
Si seulement elle pouvait parler à Daniel... Discuter
vraiment, sans qu’il l’interrompe pour lui conseiller de
changer d’école, ou encore qu’il s’enfuie avant qu’elle en
arrive au point crucial. Cela ferait avancer les choses.
Hélas ! Pour le contraindre à l’écouter, il faudrait sans
doute le ligoter et le bâillonner.
Mais que dire ? Elle était seule face à cette sensation
qu’elle avait toujours en sa présence et qui, à y ré léchir,
n’avait aucun rapport avec leurs échanges.
Et si elle parvenait à l’emmener au bord du lac ? N’avait-il
pas suggéré que c’était désormais leur endroit ? Elle
l’entraînerait là-bas et elle ferait tout pour qu’il ne se
faufile pas.
Sa tentative de diversion ne fonctionnait pas.
Merde. Voilà qu’elle recommençait. Elle était censée nager.
Rien que nager. Nager jusqu’à être trop crevée pour
penser à autre chose que Daniel. Elle nagerait jusqu’à...
— Luce !
... Jusqu’à ce qu’elle soit interrompue. Par Penn, qui se
tenait au bord du bassin.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda Luce en crachant
de l’eau.
— Et toi ? répliqua Penn. Depuis quand tu fais de la gym de
ton plein gré ? Je n’aime pas cette nouvelle facette de ta
personnalité.
— Comment tu m’as trouvée ?
Luce se rendit alors compte qu’elle s’était peut-être
montrée impolie. Penn risquait de croire qu’elle l’évitait.
— C’est Cam qui m’a dit où tu étais, répondit Penn. On a eu
une vraie conversation, igure-toi. C’était bizarre. Il voulait
savoir si tu allais bien.
— Ça, c’est bizarre, en effet, admit Luce.
— Non. Ce qui l’est, en revanche, c’est qu’il soit venu vers
moi et qu’on ait eu une conversation. Le mec le plus
populaire et… moi ! Je dois te faire un dessin ? En fait, il a
même été très sympa.
— Il est sympa, répondit Luce en ôtant ses lunettes.
— Avec toi, en tout cas, reprit Penn. Tellement sympa qu’il
a fait le mur pour aller t’acheter un collier, que tu ne
portes jamais, d’ailleurs.
— Je l’ai porté une fois ! protesta Luce.
C’était la vérité. Cinq jours plus tôt, après que Daniel l’eut
plantée là pour la deuxième fois, au bord du lac, ne laissant
qu’une trace lumineuse dans les bois. Hantée par cette
lueur, elle ne trouvait pas le sommeil. Alors elle avait
essayé le collier. Elle avait ini par s’endormir avec le bijou
posé sur sa clavicule. À son réveil, il était tout chaud.
Penn agita les doigts devant Luce :
— Allô ? Tu es toujours avec moi ?
— Bref, it Luce, je ne suis pas super icielle au point de
m’intéresser à un mec uniquement parce qu’il m’achète
des cadeaux.
— Pas super icielle ? répéta Penn. Alors je te mets au dé i
de me dresser une liste non super icielle de ce qui t’attire,
chez Daniel – ce qui exclut d’of ice « ses super beaux yeux
gris » ou « ses muscles saillants au soleil » !
Face à la voix stridente de Penn et sa façon de serrer les
mains sur son cœur, Luce s’esclaffa.
— Il me plaît, c’est tout, répliqua-t-elle en évitant le regard
de son amie. Je ne peux pas l’expliquer.
— Tu mérites vraiment d’être ignorée comme ça ? insista
Penn en secouant la tête.
Luce n’avait jamais raconté à Penn ses tête-à-tête ave
Daniel, qui lui avaient permis de constater qu’il tenait à
elle. Penn ne pouvait donc pas comprendre ses sentiments,
d’ailleurs bien trop personnels et complexes pour qu’elle
les partage.
Penn s’accroupit devant Luce.
— Écoute, si je suis venue te chercher, à la base, c’est pour
t’emmener à la bibliothèque pour une mission concernant
Daniel.
— Tu as trouvé le bouquin ?
— Pas exactement, nuança-t-elle en lui tendant une main
pour l’aider à sortir de l’eau. Le chef-d’œuvre de M.
Grigori est toujours porté disparu, mais j’ai plus ou moins
hacké le moteur de recherche de Mlle Sophia, qui est
réservé aux abonnés. J’ai déniché plusieurs trucs qui
pourraient t’intéresser.
— Merci, dit Luce en se hissant hors du bassin. Je vais
essayer de ne pas trop te prendre la tête en chantant les
louanges de Daniel.
— C’est pas grave, lança Penn. Mais dépêche-toi de te
sécher qu’on pro ite de cette brève éclaircie. J’ai pas de
parapluie.
Lorsqu’elle eut en ilé son uniforme, Luce suivit Penn à la
bibliothèque. L’avant du bâtiment était partiellement
entouré d’un ruban jaune de la police. Les illes durent se
fau iler dans l’espace étroit situé entre les catalogues et les
ouvrages de référence. L’air sentait encore le brûlé et un
peux le moisi, aussi, à cause des jets d’eau et de la pluie.
Luce observa l’emplacement du bureau de Mlle Sophia, un
cercle noir presque parfait sur le carrelage, au milieu de la
bibliothèque. Tout ce qui se trouvait dans un rayon de cinq
mètres avait été déblayé. Au-delà, il y avait étrangement
peu de dégâts.
La bibliothécaire n’était pas à son poste, mais une table
pliante avait été installée près de la trace circulaire, sur
laquelle ne trônaient qu’une lampe neuve, un pot à
crayons et un bloc de Post-it gris.
Luce et Penn échangèrent une moue désolée et se
dirigèrent vers l’espace informatique. En passant devant
les tables, là où elles avaient vu Todd pour la dernière fois,
Luce se tourna vers son amie. Penn regarda droit devant
elle, mais lorsque Luce prit sa main dans la sienne, elle la
serra très fort.
Elles approchèrent deux chaises d’un ordinateur. Penn
entra son code utilisateur, tandis que Luce faisait le guet
pour s’assurer qu’elles étaient seules.
Une fenêtre d’erreur s’afficha à l’écran. Penn grommela.
— Quoi ? demanda Luce.
— Après quatre heures, il faut une autorisation pour avoir
accès à Internet.
— C’est pour ça qu’il n’y a personne, ici, le soir.
Penn fouilla son sac à dos.
— Où est-ce que j’ai mis ce mot de passe ? marmonna-t-
elle.
— Voilà Mlle Sophia, annonça Luce en voyant la
bibliothécaire traverser l’allée.
Elle était vêtue d’un chemisier noir ajusté et d’un
pantacourt vert vif. Ses boucles d’oreilles scintillantes
ef leuraient ses épaules et elle avait un crayon glissé dans
les cheveux.
— Par ici ! souffla Luce.
Mlle Sophia plissa les yeux. Ses lunettes à double foyer
glissèrent sur son nez. Chargée d’une pile de livres sous
chaque bras, elle ne pouvait les remonter.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle en s’approchant. Ah !
Lucinda, Pennyweather, fit-elle d’un ton las. Bonsoir !
— On se demandait si vous auriez pu nous donner le mot
de passe pour utiliser l’ordinateur, déclara Luce en
désignant la fenêtre d’erreur, sur l’écran.
— Ce n’est pas pour chatter, j’espère ! Ces sites sont une
création du diable.
— Non, non, c’est pour des recherches sérieuses, assura
Penn. Vous seriez d’accord.
Mlle Sophia se pencha pour déverrouiller l’ordinateur. Ses
doigts volèrent sur le clavier pour taper le mot de passe le
plus long que Luce ait jamais vu.
— Vous avez vingt minutes, annonça-t-elle avant de
s’éloigner.
— Cela devrait suf ire, murmura Penn. J’ai dégoté un essai
critique sur Les Observateurs, alors en attendant trouver le
bouquin, on peut toujours voir de quoi il parle.
Sentant une présence derrière elle, Luce se retourna et vit
Mlle Sophia. Elle sursauta.
— Désolée, dit-elle. Je ne sais pas pourquoi vous m’avez
fait peur.
— Non, c’est moi qui suis confuse, répondit Mlle Sophia
avec un large sourire. C’est dur, depuis l’incendie. Mais il
n’y a aucune raison pour que je me défoule sur deux de
mes élèves les plus prometteuses.
Les deux jeunes illes ne surent quoi répondre. C’était une
chose de se serrer les coudes, après l’incendie, mais
rassurer la bibliothécaire dépassait les limites de leurs
attributions.
— J’ai essayé de m’occuper, mais…
La voix de Mlle Sophia s’éteignit. Penn adressa un regard
nerveux à Luce.
— Eh bien, on aurait sans doute besoin d’un coup de main
pour nos recherches, du moins si vous…
— Je peux vous aider ! coupa-t-elle en approchant une
troisième chaise. Je vois que vous vous renseignez sur Les
Observateurs, dit-elle en lisant par-dessus leurs épaules. La
famille Grigori était très in luente. Attendez, je connais une
banque de données du Vatican. Voyons ce qu’on peut y
glaner…
Luce faillit avaler le crayon qu’elle était en train de
mâchonner.
— Excusez-moi, vous avez bien dit Grigori ?
— Oui. Les historiens sont remontés jusqu’au Moyen Âge.
Ils étaient...
Elle se tut pour chercher ses mots.
— Disons, pour faire simple, un groupe de recherche
spécialisé dans un certain type d’anges déchus.
Elle se mit à tapoter de plus belle sur le clavier, entre les
deux illes, sous le regard admiratif de Luce. Le moteur de
recherche moulinait un peu, débitant article sur article,
source sur source, tous en rapport avec les Grigori. Le
nom de famille de Daniel envahissait l’écran, au point que
Luce en eut le tournis.
L’image de son rêve lui revint : les ailes déployées, son
corps de plus en plus chaud, jusqu’à être réduite en
cendres...
— Il existe donc plusieurs sortes d’anges, dont on peut
devenir spécialiste ? s’enquit Penn.
— Oh ! bien sûr. C’est un sujet très vaste, répondit Mlle
Sophia en continuant de tapoter. Il y a ceux qui sont
devenus des démons, ceux qui ont rejoint Dieu, et même
ceux qui ont eu des rapports avec des mortelles. (Ses
doigts s’immobilisèrent en in.) Une pratique très
périlleuse…
— Et ces Observateurs, intervint Penn, ils ont un rapport
avec le Daniel Grigori qui est ici ?
Mlle Sophia posa un doigt sur ses lèvres mauves.
— C’est fort possible. Je me suis posé la question, mais ce
n’est pas tellement un endroit pour fouiller le passé d’un
élève, vous ne trouvez pas ? (Les sourcils froncés, elle
consulta sa montre.) Eh bien, j’espère que vous avez de
quoi démarrer. Je ne vais pas vous faire perdre davantage
de temps. (Elle désigna l’horloge de l’ordinateur.) Il ne
vous reste que neuf minutes.
Tandis qu’elle se dirigeait vers le fond de la bibliothèque,
Luce observa sa posture parfaite. Elle aurait pu porter un
livre en équilibre sur la tête.
Apparemment, aider les illes lui avait un peu remonté le
moral mais, en même temps, Luce ne savait que faire de
l’information qu’elle venait de recevoir sur Daniel. Ce
n’était pas le cas de Penn, qui griffonnait déjà
furieusement.
— Huit minutes trente, annonça-t-Elle à Luce en lui tendant
un stylo et un bout de papier. Il y en a bien trop pour huit
minutes trente. Écris.
Luce soupira et obéit. C’était une page web sérieuse et
austère, bordée de bleu sur un fond beige. En haut igurait
le titre en grosses lettres : LE CLAN GRIGORI.
Luce sentit sa peau se réchauffer à la lecture de son nom.
Penn it tinter son stylo sur l’écran pour attirer l’attention
de Luce sur sa tâche.
Les Grigori ne dorment pas. C’était plausible. Daniel avait
toujours l’air fatigué. Ils sont généralement peu diserts.
Voyons. Parfois, parler avec lui était un calvaire. Dans un
décret du VIIe siècle…
L’écran s’éteignit. Les vingt minutes étaient écoulées.
— Qu’est-ce qu’on a ? demanda Penn.
Luce tendit sa feuille de papier. C’était pathétique. La seule
chose qu’elle avait notée, elle ne se souvenait même pas
l’avoir griffonnée : c’étaient des ailes ourlées de plumes.
Penn lui adressa un regard de biais.
— Dis donc, tu promets d’être une excellente assistante de
recherche, rit-elle. On peut aussi jouer au MASH, tout à
l’heure, si tu veux. (Elle tendit ses propres notes, bien plus
fournies.) Bon, c’est pas grave. J’ai de quoi nous mener à
quelques autres sources.
Luce glissa la feuille dans sa poche, avec la liste froissée de
ses interactions avec Daniel. Elle commençait à faire
comme son père, qui ne s’éloignait jamais de sa
déchiqueteuse de documents. En se penchant pour
chercher une corbeille à papiers spécial recyclage, elle vit
deux jambes s’avancer, dans l’allée.
Cette démarche lui était aussi familière que la sienne. Elle
se redressa d’un bond et se cogna la tête sous la table
informatique.
— Aïe ! gémit-elle en massant la bosse qu’elle avait depuis
l’incendie.
Daniel se tenait à quelques mètres. À en juger par son
expression, il n’avait aucune envie de la croiser. Au moins
l’ordinateur était-il éteint. Il ne fallait pas qu’il sache à quel
point il la fascinait.
Il la regardait comme si elle était transparente. Ses yeux
gris-violet étaient ixés derrière elle, sur quelque chose ou
quelqu’un d’autre.
Penn désigna à son amie la personne qui se tenait en
retrait. Penché sur la chaise de Luce, Cam souriait. Dehors,
un éclair it sursauter Luce qui faillit se retrouver dans les
bras de Penn.
— Ce n’est qu’un orage, dit Cam en inclinant la tête. Il va
bientôt passer. Dommage, tu es si mignonne quand tu as
peur.
Cam posa la main sur son épaule, puis il ef leura son bras
du bout des doigts, jusqu’à son poignet. Elle cligna les
paupières, tant c’était bon. Quand elle rouvrit les yeux, elle
avait un petit écrin rouge rubis dans la paume. Cam
l’ouvrit très brièvement, mais Luce eut le temps
d’entrevoir un éclat doré.
— Tu le regarderas plus tard, fit-il. Quand tu seras seule.
— Cam…
— Je suis passé dans ta chambre.
— On pourrait...
Luce se tourna vers Penn, qui les observait sans vergogne,
fascinée par le spectacle.
Surgissant enfin de sa torpeur, celle-ci lança :
— J’ai compris. Vous voulez que je parte.
— Non, reste, insista Cam d’un ton plus doux que Luce s’y
attendait, avant de lui faire face. Je vous laisse. À plus tard...
promis ?
— D’accord, répondit-elle en rougissant.
Cam tendit la main tenant l’écrin vers la poche gauche du
jean moulant de la jeune ille. Elle frémit en sentant ses
doigts sur ses hanches. Puis il lui adressa un clin d’œil et
tourna les talons.
Avant qu’elle ait pu reprendre son souffle, il revint ses pas.
— Une dernière chose, souf la-t-il en glissant un bras sur
ses épaules.
Elle inclina la tête en arrière tandis qu’il se penchait en
avant. Sa bouche se posa sur la sienne. Il avait les lèvres
aussi douces qu’elles en avaient l’air.
Ce ne fut pas un baiser profond, juste une petite bise, mais
Luce réagit très fort, sous le choc, l’excitation, le risque
d’être vue pendant ce baiser si long et inattendu… elle en
eut tout simplement le souffle coupé.
— Qu’est-ce que… ?
Sa tête partit sur le côté, puis il se plia en deux en deux se
tenant la mâchoire. Derrière lui, Daniel se massait le poing.
— Bas les pattes !
— J’ai pas entendu, grommela Cam en se redressant
lentement.
Seigneur ! Ils étaient en train de se battre, dans la
bibliothèque ! Pour elle...
Soudain, Cam se précipita vers Luce et l’enlaça. Elle poussa
un cri. Daniel fut cependant plus rapide. Il écarta
brutalement Cam et le projeta contre la table informatique.
Cam gémit lorsque Daniel l’attrapa par les cheveux pour
lui clouer la tête sur la table.
— Je t’ai dit de ne pas poser tes sales pattes sur elle,
espèce de sous-merde !
Penn étouffa un cri strident. Elle prit sa trousse et recula
vers le mur sur la pointe des pieds. Luce la vit lancer une
fois, deux fois, trois fois sa trousse jaune sale en l’air. La
quatrième fois, elle monta assez haut pour toucher la
petite caméra noire vissée dans le mur. L’impact dévia
l’objectif vers une pile d’ouvrages pratiques.
Cam avait réussi à repousser Daniel, et les deux garçons
tournaient en rond. Leurs pas grinçaient sur le parquet
ciré. Daniel se pencha avant même que Luce ne remarque
l’élan de Cam. Mais il ne fut pas assez rapide. Cam décocha
une droite meurtrière juste sous l’œil de son adversaire,
qui trébucha en arrière sous la violence du choc, poussant
Luce et Penn contre la table informatique. Il se retourna et
marmonna des excuses avant de faire volte-face.
— Arrêtez ! cria Luce juste avant qu’il se jette à la tête de
Cam.
Daniel se mit à marteler les épaules et le visage de son
adversaire de coups de poing rageurs.
— C’est bon ça, grogna Cam en esquivant comme un
boxeur.
Pugnace, Daniel le saisit par le cou et le serra. Cam riposta
en projetant Daniel contre une étagère. Un fracas plus
puissant que le tonnerre résonna dans toute la
bibliothèque. Daniel gémit et lâcha prise avant de
s’écrouler à terre.
— Il t’en reste un peu, Grigori ?
Luce vacilla, craignant qu’il ne se relève pas. Mais Daniel se
redressa vite.
— Je vais te montrer, sif la-t-il. Dehors. (Il se dirigea vers
Luce, puis s’éloigna.) Toi, tu restes là.
Les deux garçons sortirent par la porte du fond que Luce
avait empruntée le soir de l’incendie. Pétri iées, les deux
amies demeurèrent bouche bée.
— Viens voir ! ordonna en in Penn en entraînant Luce
vers une fenêtre qui donnait sur le pré.
Le visage contre la vitre, elles essuyèrent la buée que
formait leur souffle.
Il pleuvait à torrents. Le pré était sombre, boueux et
glissant. Seules les fenêtres de la bibliothèque éclairaient la
scène. Il était dif icile de distinguer quoi que ce soit. Puis
deux silhouettes détrempées foncèrent vers le milieu du
terrain. Les deux garçons se disputèrent un moment et se
mirent à tourner en rond, face à face, les points levés.
Luce agrippa le bord de la fenêtre lorsque Cam attaqua le
premier. Il se rua sur Daniel pour lui assener un coup
d’épaule, puis un coup de pied dans les côtes.
Daniel se plia en deux en se tenant le lanc. « Redresse-
toi », l’implora Luce. Elle eut l’impression d’avoir encaissé
elle-même le coup. Chaque fois que Cam brutalisait Daniel,
elle souffrait.
Assister à leur lutte lui était insupportable.
— Daniel a trébuché, annonça Penn après que Luce se fut
détournée. Mais il s’est redressé tout de suite et l’a frappé
en plein visage. Joli !
— Tu aimes ça ? demanda Luce, horrifiée.
— Mon père et moi, on regardait les matches de boxe à
télé, répondit Penn. On dirait qu’ils ont suivi un
entrainement sérieux. Joli coup croisé, Daniel ! Ouah...
— Quoi ? it Luce en jetant un œil vers l’extérieur. Il est
blessé ?
— Détends-toi, la rassura Penn. Quelqu’un vient les
séparer. Juste au moment où Daniel reprenait du poil de
bête...
Penn avait raison. M. Cole traversait le campus en courant.
En arrivant auprès des deux garçons, il les observa un
moment, presque hypnotisé par le combat.
— Faites quelque chose, murmura Luce, qui en était
malade.
En in, M. Cole saisit les deux garçons par le col et. Ils se
débattirent quelques instants, puis Daniel init par
s’écarter. Il secoua sa main droite, puis il se mit à tourner
en rond et cracha plusieurs fois dans la boue.
— Très séduisant, Daniel, railla Luce.
M. Cole leur faisait un sermon. Il agitait les bras face aux
deux garçons, qui avaient la tête baissée. Cam fut le
premier à disposer. Il courut en direction des chambres et
disparut. Ensuite, le professeur posa une main sur l’épaule
de Daniel. Luce brûlait de savoir de quoi ils parlaient, et si
Daniel serait puni. Elle eut envie d’aller le voir, mais Penn
l’en empêcha.
— Tout ça pour un bijou ! Qu’est-ce que Cam t’a offert,
d’ailleurs ?
M. Cole s’éloigna. Daniel resta seul, à la lueur d’une
lanterne, à regarder la pluie tomber.
— J’en sais rien, répondit Luce en s’éloignant de la fenêtre.
Mais je n’en veux pas. Surtout après ça.
Elle revint vers l’ordinateur et sortit l’écrin de sa poche.
— Moi, je le veux bien, déclara Penn en soulevant
couvercle.
Troublée, elle observa Luce.
L’éclat qu’elle avait aperçu n’était pas celui d’un bijou.
L’écrin ne contenait que deux objets : un autre médiator
vert et une feuille de papier doré.

Rejoins-moi demain après les cours. Je t’attendrai à la grille.


C.
15. L’antre Du Lion

Luce ne s’était pas regardée dans la glace depuis


longtemps. Par le passé, elle ne se souciait guère de son
image, de ses yeux noisette limpides, ses petites dents
régulières, ses longs cils et son épaisse chevelure. Mais
c’était avant l’été dernier.
Depuis que sa mère lui avait coupé les cheveux, Luce
évitait les miroirs, et pas seulement à cause de sa coiffure.
Luce ne pensait plus aimer qui elle était, aussi refusait-elle
d’en avoir la preuve concrète. Elle baissait les yeux quand
elle se lavait les mains, regardait droit devant elle en
passant devant les vitrines des magasins et maculait de
poudre les miroirs de ses boîtes de maquillage.
Pourtant, vingt minutes avant son rendez-vous avec Cam,
Luce était plantée devant la glace des toilettes des illes
d’Augustine. Pas mal. En poussant, ses cheveux
commençaient à former quelques boucles. Elle véri ia
l’aspect de ses dents, puis redressa les épaules comme si
elle ixait Cam dans les yeux. Elle avait quelque chose à
dire à Cam, quelque chose d’important, et il fallait
absolument qu’il la prenne au sérieux.
Il n’était pas présent en cours, ce jour-là. Daniel non plus,
d’ailleurs. M. Cole les avait sans doute collés. Ou alors ils
pansaient leurs blessures. Quoi qu’il en soit, Luce avait la
certitude que Cam serait au rendez-vous.
Elle n’avait pas envie de le retrouver. Pas du tout envie. En
le revoyant marteler Daniel de ses poings, elle sentit son
ventre se nouer. C’était sa faute à elle s’ils en étaient venus
aux mains. Elle avait allumé Cam. Qu’elle ait été troublée,
lattée ou qu’elle ait éprouvé le moindre intérêt pour lui,
cela n’avait plus d’importance, désormais. Ce qui comptait,
c’était qu’elle se montre directe avec lui : il n’y avait rien
entre eux.
Elle prit une profonde inspiration, tira sur le bas de sa
chemise et sortit.
En s’approchant de la grille, elle n’aperçut pas Cam. Cela
dit, il était dif icile de distinguer quoi que ce soit au-delà du
chantier. Luce n’était pas retournée à l’entrée du centre
depuis le début des travaux. Elle fut étonnée du mal qu’elle
eut à se déplacer sur le parking défoncé. Elle dut éviter les
ornières et tenter d’échapper à la surveillance des
ouvriers, chassant d’un geste les vapeurs d’asphalte qui
semblaient ne jamais se dissiper.
Toujours aucun signe de Cam. L’espace d’un instant, elle se
sentit ridicule, comme si elle était victime d’une blague. Elle
regarda au travers de la haute grille rouillée, en direction
du bosquet de vieux ormes, de l’autre côté de la route. Elle
it craquer les jointures de ses doigts et pensa à la fois où
Daniel lui avait dit qu’il détestait ça. Mais il n’était pas là
pour la réprimander. Il n’y avait personne. Elle remarqua
alors une feuille de papier pliée, portant son nom. Elle était
clouée à l’épais tronc gris du magnolia, près de la cabine
téléphonique hors service.

Grâce à moi, tu échappes à la Soirée. Pendant que tous nos


camarades se livrent à une reconstitution de la guerre de
Sécession – eh oui, c’est vrai, hélas ! – toi et moi, on va
s’éclater. Une voiture noire avec une plaque dorée va te
conduire jusqu’à moi. On a grand besoin d’un bol d’air, tous
les deux.
C.

Luce toussota. Prendre un bol d’air, d’accord, mais cette


histoire de voiture noire qui viendrait la chercher sur le
campus... Pour la conduire vers lui... Il se comportait
comme un roi qui se fait amener une femme selon son bon
plaisir ! Où se trouvait-il, d’ailleurs ?
Tout ça n’était pas prévu au programme. Elle avait accepté
son rendez-vous uniquement pour lui faire savoir qu’il
allait trop loin et qu’elle ne voulait pas sortir avec lui. Elle
ne lui en avait rien dit, mais chaque coup qu’il avait porté à
Daniel, la veille, avait déclenché quelque chose en elle. De
toute évidence, elle devait étouffer dans l’œuf ce début
d’idylle avec Cam. Elle avait le collier en or dans sa poche.
Il était temps de le lui rendre.
Néanmoins, elle s’en voulait d’avoir été assez stupide pour
croire que Cam souhaitait juste discuter. Bien sur que ce
ne serait pas son dernier mot ! Il était comme ça.
En entendant le crissement de pneus d’une voiture qui
ralentissait, elle tourna la tête. Une berline noire arrivait
devant la grille. La vitre teintée du conducteur s’abaissa, et
une main velue surgit pour décrocher le combiné de la
cabine située devant la grille. Au bout d’un moment la main
raccrocha brutalement et le conducteur appuya sur son
Klaxon.
En in, la grille s’ouvrit en grinçant. La voiture s’avança et
s’arrêta devant Luce. Le conducteur déverrouilla les
portières. Allait-elle vraiment monter, et partir Dieu sait où
rejoindre Cam ?
La dernière fois qu’elle était venue à la grille, c’était pour
dire au revoir à ses parents. Ils lui manquaient déjà avant
même d’être partis. Elle les avait salués de cet endroit
précis, près de cette cabine téléphonique hors service. Elle
avait alors remarqué la présence d’une caméra de sécurité
sophistiquée, équipée d’un détecteur de mouvements qui
zoomait sur les gens. Cam n’aurait pu choisir pire lieu pour
envoyer une voiture la chercher.
Soudain, elle eut des visions de cachots, de murs humides
en béton, de cafards remontant le long de ses jambes. Pas
de lumière. Des rumeurs circulaient toujours sur le
campus à propos de Jules et Phillip, qu’on n’avait plus
revus depuis qu’ils s’étaient échappés. Cam pensait-il que
Luce ait à ce point envie de le voir pour prendre le risque
de quitter Sword & Cross sous l’œil des caméras ?
La voiture attendait dans l’allée, devant elle. Après
quelques minutes, le conducteur – un homme à lunettes
noires, au cou épais et aux cheveux clairsemés – lui tendit
une petite enveloppe blanche. Luce hésita une seconde
avant de l’accepter.
Elle venait de Cam et recelait une épaisse carte ivoire avec
son nom imprimé en lettres gaufrées et dorées de façon
ostentatoire dans le coin inférieur gauche.
J’aurais dû te le dire avant, mais la caméra est scotchée. Tu
peux véri ier. Je m’en suis occupé, comme je m’occuperai de
toi.
À bientôt, j’espère.

Scotchée ? Voulait-il dire... ? Elle jeta un coup d’œil discret


en l’air. En effet. Un cercle découpé dans du ruban adhésif
noir couvrait l’objectif de la caméra. Luce ignorait
comment ces engins fonctionnaient ou combien de temps
les profs mettraient à s’en rendre compte, mais,
étrangement, elle était soulagée que Cam ait pensé à ce
détail. Daniel, lui, n’aurait pas vu aussi loin.
Callie et ses parents espéraient qu’elle les appelle, Cette
semaine. Luce avait relu trois fois la lettre de dix pages de
Callie. Elle gardait en mémoire tous les détails cocasses du
week-end à Nantucket de son amie. Mais elle ne savait
toujours pas quoi répondre à ses questions sur sa vie à
Sword & Cross. Si elle devait décrocher le téléphone,
comment raconterait-elle à Callie et ses parents la
tournure étrange et sombre qu’avaient prise les
événements, ces derniers jours ? Mieux valait garder le
silence, du moins tant qu’elle n’aurait pas réglé la situation
d’une façon ou d’une autre.
Elle se glissa sur le siège en cuir beige, à l’arrière de la
voiture, et boucla sa ceinture. Le conducteur démarra sans
un mot.
— Où allons-nous ? lui demanda Luce.
— Dans un endroit perdu, en aval du leuve. M. Briel aime
bien le côté couleur locale. Détendez-vous, ma belle. Vous
allez voir.
M. Briel ? Qui était ce type ? Luce n’aimait pas qu’on lui
conseille de se détendre, surtout quand c’était une façon
de lui intimer de ne pas poser de questions. Néanmoins
elle croisa les bras et regarda par la fenêtre, tentant
d’oublier le ton du conducteur quand il l’avait appelée
« ma belle ».
À travers les vitres teintées, les arbres et la route pavée
avaient une couleur marron. À un croisement menant vers
Thunderbolt, à l’ouest, la voiture partit vers l’est. Ils
suivirent le fleuve en direction de la côte. De temps à autre,
quand la route et le leuve se rapprochaient, Luce voyait
tourbillonner les eaux saumâtres. Vingt minutes plus tard,
la voiture s’arrêta devant un bar délabré, sur la rive.
Il était en bois gris vermoulu. La porte d’entrée était
surmontée d’une pancarte en bois lotté sur laquelle le
mot STYX était peint en lettres rouges. Une ribambelle de
fanions publicitaires vantant les mérites d’une bière était
agrafée sur la poutre, sous le toit en tôle, histoire de
donner aux lieux un air de fête. C’était raté. Luce examina
les images imprimées sur les triangles en plastique : des
palmiers et des illes bronzées en Bikini qui portaient des
bouteilles de bière à leurs lèvres en souriant. À quand
remontait la dernière fois où une ille en chair et en os
avait mis les pieds dans ce bar ?
Deux punks entre deux âges fumaient sur un banc, face à
l’eau. Leurs crêtes fatiguées pendaient sur leurs fronts et
leurs vestes en cuir étaient moches et sales, comme s’ils les
portaient depuis la naissance du mouvement punk. Leurs
visages lasques et tannés af ichaient une expression
vague qui conférait aux lieux un air encore plus désolé.
Le marais bordant la route à deux voies commençait à
envahir l’asphalte qui s’étiolait dans les herbes et la boue.
Luce n’était jamais allée aussi loin dans les marais.
Que faire en descendant de voiture ? Était-ce d’ailleurs une
bonne idée ? La porte du Styx s’ouvrit soudain sur Cam. Il
s’appuya nonchalamment sur la porte moustiquaire, les
jambes croisées. Luce savait qu’il ne la voyait pas, derrière
les vitres fumées, mais il leva la main comme si c’était le
cas et lui fit signe de s’approcher.
— C’est parti, marmonna Luce avant de remercier le
conducteur.
Lorsqu’elle ouvrit la portière, elle fut accueillie par le vent
salé. Puis elle gravit les trois marches menant au porche
du bar.
Cam avait les cheveux ébouriffés, et le regard serein. Une
manche de son T-shirt noir était relevée sur son épaule.
Luce admira la rondeur lisse de son biceps. Elle toucha la
chaîne en or qui se trouvait dans sa poche. « N’oublie pas
pourquoi tu es venue », songea-t-elle.
Le visage de Cam ne portait aucune trace de la bagarre de
la veille, ce qui incita la jeune ille à se demander si c’était
aussi le cas de Daniel.
Le jeune homme posa sur elle un regard interrogateur et
s’humecta la lèvre inférieure.
— J’étais en train de calculer de combien de verres de
consolation j’aurais besoin si tu me posais un lapin,
déclara-t-il en ouvrant les bras.
Luce accepta son étreinte. Il était dif icile de dire non à
Cam, même quand on ne savait pas exactement ce qu’il
voulait.
— Je ne te poserais jamais un lapin, lui assura-t-elle.
Elle s’en voulut aussitôt. Elle avait dit cela par devoir, et
non par romantisme, ce que Cam aurait préféré. Si elle
était là, c’était uniquement pour lui annoncer qu’elle ne
voulait pas sortir avec lui.
— C’est quoi, ici ? demanda-t-elle. Et depuis quand tu as un
chauffeur ?
— Reste avec moi, chérie, répondit-il, visiblement latté par
ses questions, comme si elle aimait se faire embarquer
vers des bars qui sentaient les tuyaux d’évacuation.
Elle n’était vraiment pas douée pour les discours. Callie
disait toujours que Luce était incapable de franchise et que
c’était la raison pour laquelle elle se retrouvait souvent
dans des situations délicates avec des types à qui elle
aurait dû dire non. Luce tremblait. Il fallait qu’elle se
soulage de ce fardeau.
— Cam, lâcha-t-Elle en sortant le pendentif de sa poche.
— Ah ! tu l’as apporté.
Il prit la chaîne et fit pivoter la jeune fille.
— Je vais t’aider à le mettre.
— Non, attends...
— Voilà. Il te va bien. Regarde...
Sur le plancher dont les lattes craquaient, il l’entraîna vers
la fenêtre du bar, où des groupes avaient collé des af iches
de concerts : LES VIEUX BÉBÉS, LES DEGOULINANTS DE
HAINE, LES HOUSE CRACKERS. Luce aurait préféré les
examiner avec attention plutôt que de contempler son
propre reflet.
— Tu vois ?
Elle ne distinguait pas vraiment ses traits, dans la vitre
crasseuse, mais le pendentif en or étincelait sur sa peau
brulante. Elle leva la main vers le bijou. Il était superbe. Et
si original, avec son petit serpent gravé à la main. On ne
trouvait rien de tel sur les marchés artisanaux, où les gens
du coin vendaient des objets hors de prix pour les
touristes, des souvenirs de Géorgie fabriqués aux
Philippines. Dans la vitre, le ciel lui apparut, orange
intense, strié de filaments de nuages roses.
— À propos d’hier soir…, fit Cam.
La jeune ille voyait vaguement ses lèvres roses remuer
dans la glace, au-dessus de son épaule.
— Moi aussi, je voulais te parler d’hier soir, ajouta Luce.
Elle distinguait les pointes du soleil tatoué sur sa nuque.
— Viens, dit-il en l’entraînant vers la porte moustiquaire
de guingois. On discutera à l’intérieur.
La salle était tapissée de boiseries, avec quelques lampes
orange pour tout éclairage. Des trophées de chasse aux
formes et aux tailles variées étaient accrochés aux murs et
un léopard empaillé trônait sur le bar, prêt à bondir.
L’unique ornement mural, une photo pâlie portant
l’inscription « of iciers du club des élans du comté de
Pulaski, 1964-1965 », montrait une centaine de visages
ovales souriant modestement au-dessus de leurs nœuds
papillons pastel. Le jukebox jouait Ziggy Stardust. Un vieux
type au crâne rasé, en pantalon de cuir, chantonnait. Il
dansait seul au milieu de la petite estrade. Il n’y avait
personne d’autre.
Cam désigna deux tabourets dont le coussin en cuir vert
était déchiré en plein milieu, laissant sortir un
rembourrage beige, qui ressemblait à un bol de popcorn
géant. Il y avait déjà un verre à moitié vide à la place de
Cam. Perlé de givre, il contenait une boisson ambrée avec
des glaçons.
— C’est quoi ? demanda Luce.
— Un Georgia Moonshine, répondit-il en buvant une
gorgée. Je ne te le conseille pas, pour un début. Face à son
air dérouté, il ajouta : J’ai passé toute la journée ici.
— Charmant, commenta la jeune ille en tripotant son
collier en or. Tu as quel âge ? Soixante-dix ans ? Rester
toute la journée dans un bar !
Il ne semblait pas ivre, à première vue, mais elle n’aimait
pas l’idée d’être venue jusque-là pour rompre avec lui et
de le trouver trop saoul pour comprendre ce qu’elle
racontait. Elle se demandait comment elle allait regagner
Sword &Cross. Elle ne savait même pas où on l’avait
conduite.
— Aïe ! it Cam en se massant le cœur. Tout le charme
d’une exclusion, Luce, c’est que l’on ne manque à
personne. J’avais besoin d’un peu de temps pour me
remettre. (il pencha la tête.) Qu’est-ce qui te dérange ? Cet
endroit ? Ou bien la bagarre d’hier soir ? Ou encore le fait
qu’on ne vienne pas nous servir ?
Il avait prononcé ces derniers mots d’une voix si forte
qu’un robuste barman apparut par la porte de la cuisine,
derrière le bar. Il avait de longs cheveux striés de mèches
teintées et une frange, ainsi que des tatouages qui
évoquaient des cheveux humains tressés autour de ses
bras. Tout en muscles, il devait bien peser cent cinquante
kilos.
Cam se pencha vers Luce et sourit.
— À quoi tu carbures ?
— Ça m’est égal, répondit Luce. À rien de particulier, en
fait.
— À ma fête, tu as bu du Champagne, reprit Cam. Tu vois,
je fais attention à toi. (Il lui donna un coup de coude.) votre
meilleur Champagne ! commanda-t-il au barman, qui rejeta
la tête en arrière et éclata d’un rire gras.
Sans prendre la peine de lui demander une pièce d’identité
ou même de la dévisager pour s’assurer qu’elle était
majeure, il plongea dans un frigo à porte coulissante. Les
bouteilles tintèrent. Au bout d’une éternité, il se redressa
avec une minuscule bouteille de Freixenet. Une matière
orangée stagnait au fond.
— Je suis pas responsable, hein, maugréa le barman en
leur tendant la bouteille.
Cam it sauter le bouchon et regarda Luce en arquant les
sourcils. Puis il versa avec cérémonie du champagne dans
un verre à vin.
— Je voulais m’excuser, commença-t-il. Je sais que j’y suis
allé un peu fort. Hier soir, ce qui s’est passé avec Daniel. Je
m’en veux.
Il attendit que Luce acquiesce avant de poursuivre :
— Au lieu de m’énerver, j’aurais dû t’écouter. C’est toi qui
comptes à mes yeux, pas lui.
Luce regarda les bulles remonter le long du verre. Si elle
était honnête, elle lui avouerait aussitôt que, pour elle,
c’était Daniel qui comptait. S’il regrettait de ne pas l’avoir
écoutée, la veille, il l’écouterait peut-être ce soir. Elle but
une gorgée avant de prendre la parole.
— Attends, ordonna Cam en posant une main sur son bras.
Il ne faut pas boire avant d’avoir porté un toast.
Il leva son verre et soutint son regard.
— À quoi boit-on ? Je te laisse choisir.
La porte moustiquaire s’ouvrit soudain avec fracas. Les
types qui fumaient sous le porche entrèrent. Le plus grand,
qui avait des cheveux noirs huileux, un nez retroussé et
des ongles crasseux, reluqua Luce, puis se dirigea vers
eux.
— Qu’est-ce qu’on fête ? demanda-t-il avec un regard
lubrique en trinquant contre le verre de la jeune fille.
Il se pencha vers elle. Elle sentit une hanche dodue contre
la sienne, sous sa chemise en flanelle.
— C’est ta première sortie, bébé ? Il est à quelle heure, ton
couvre-feu ?
— On fête le fait que tu vas sortir ton gros cul de là tout de
suite, répondit Cam d’un ton aussi plaisant que s’il lui
annonçait que c’était l’anniversaire de Luce.
Il planta ses yeux verts sur l’homme, qui montra ses
petites dents pointues.
— Sortir ? Seulement si j’emmène la fille avec moi.
Il voulut prendre Luce par la main. Après la façon dont la
bagarre avait commencé, la veille, Luce crut que Cam
démarrerait au quart de tour. Surtout s’il avait vraiment
passé la journée à boire. Or il demeura d’un calme
olympien.
Il se contenta de repousser ses gros doigts avec la vivacité,
la grâce et la force d’un lion chassant une mouche.
Le type recula de quelques pas. L’air blasé, Cam tendit
main pour caresser le poignet de Luce, là où le type avait
voulu l’empoigner.
— Désolé. Tu disais, à propos d’hier soir ?
— Je disais…
Luce pâlit. Juste au-dessus de la tête de Cam, une tache
énorme, noir d’encre, venait d’apparaître avant de
s’étendre et se déployer pour devenir l’ombre la plus
grosse et la plus sombre qu’elle ait jamais vue. Une
bourrasque de vent glacial en surgit. Luce sentit le froid
jusque sur la peau de Cam.
— Oh... mon Dieu ! murmura-t-elle.
Il y eut un fracas de verre brisé. Le type venait d’abattre
son verre sur le crâne de Cam.
Lentement, Cam se leva et secoua les bris de verre de ses
cheveux. Il se tourna vers l’importun, qui avait au moins
deux fois son âge et le dépassait de presque dix
centimètres.
Luce se voûta sur son tabouret, craignant l’altercation
entre Cam et le type. Et les agissements de cette ombre
menaçante.
— On se calme, déclara posément l’énorme barman, sans
même prendre la peine de lever les yeux de son
exemplaire de Fight Magazine.
Aussitôt, l’homme s’en prit aveuglément à Cam, qui para
ses coups de poing insensés comme s’il s’agissait des tapes
inoffensives d’un enfant.
Luce n’était pas la seule à être abasourdie par le legme de
Cam. Le danseur en pantalon de cuir s’était réfugie près du
jukebox. Quand l’homme aux cheveux gras eut frappé Cam
plusieurs fois, il recula à son tour, visiblement troublé.
Pendant ce temps, l’ombre s’étalait au plafond. Ses
ilaments noirs poussaient comme des mauvaises herbes,
et tombaient de plus en plus près de leurs têtes.
Luce grimaça et se courba au moment où Cam encaissait
un dernier coup de poing de l’obsédé sexuel.
Il décida de riposter.
Comme s’il chassait une feuille morte, Cam lui donna une
pichenette. Dès que ses doigts touchèrent le torse de son
adversaire, celui-ci s’envola, renversant des bouteilles de
bière sur son passage. Son dos heurta le mur opposé, près
du jukebox.
L’abruti se frotta la tête et, en gémissant, chercha à
s’accroupir.
— Comment tu as fait ça ? demanda Luce, les yeux
écarquillés.
Cam l’ignora et se tourna vers son compagnon, le petit
trapu.
— C’est ton tour ? lança-t-il.
Il leva les mains en l’air.
— C’est pas mon problème, mon vieux, répondit l’autre en
reculant.
Cam haussa les épaules et rejoignit le premier type qu’il
souleva par son T-shirt. Ses membres pendaient
mollement, comme ceux d’une marionnette. Puis, d’un
coup de poignet, Cam l’envoya contre le mur. Il parut
presque y rester collé tandis que Cam s’écartait déjà pour
cogner de plus belle.
— J’ai dit dehors ! Dehors ! répéta-t-il encore.
— Assez ! cria Luce, mais nul ne l’écoutait ou ne se souciait
d’elle.
Elle en était malade. Elle ne pouvait pas regarder le nez et
les gencives ensanglantés du type terrassé par la force
presque surhumaine de Cam. Elle avait envie de dire à Cam
de laisser tomber, qu’elle retrouverait son chemin
jusqu’au centre. Mais surtout, il lui fallait s’éloigner de
cette ombre effroyable qui couvrait désormais toute la
surface du plafond et dégoulinait le long des murs. Elle
saisit son sac et s’enfuit en courant dans la nuit.
Elle tomba droit dans les bras de quelqu’un.
— Ça va ?
C’était Daniel.
— Comment m’as-tu trouvée ? s’enquit-elle en se
blottissant aussitôt dans le creux de son épaule.
Des larmes lui montèrent aux yeux. Ce n’était pas le
moment de pleurnicher...
— Viens, dit-il, je t’emmène.
Sans regarder en arrière, elle glissa une main dans la
sienne. Une onde de chaleur se propagea le long de son
bras, puis dans tout son corps. Et en in, ses larmes se
mirent à couler. Était-il normal qu’elle se sente aussi
rassurée alors que les ombres étaient là ?
Daniel semblait sur les nerfs. Il l’entraînait vers le parking
tellement vite qu’elle devait presque courir pour rester à
sa hauteur.
Sentant les ombres surgir du bar et envahir l’atmosphère,
Luce se retint de regarder en arrière. Mais déjà, elles
volaient, luides et régulières, au-dessus de sa tête,
absorbant toute lumière dans leur sillage. C’était comme si
le monde entier s’écroulait sous ses yeux. Une odeur de
soufre lui emplit les narines. La pire des puanteurs.
Daniel leva la tête à son tour et fronça les sourcils, mais il
paraissait simplement chercher à se souvenir où il était
garé. Alors, il se produisit une chose des plus étranges : les
ombres reculèrent d’un coup, et se réduisirent en petites
taches noires, qui se dispersèrent.
Luce en resta interloquée. Comment Daniel avait-il fait
cela ? Ce n’était tout de même pas lui…
— Quoi ? demanda Daniel, distrait.
Il déverrouilla la portière du passager d’un break Taurus
blanc.
— Quelque chose ne va pas ? insista-t-il.
— On n’a pas le temps de dresser la liste de tout ce qui ne
va pas, lui répondit Luce en s’installant sur le siège.
Regarde !
Elle désigna l’entrée du bar. Cam apparut à la porte
moustiquaire. Il avait dû assommer l’autre type, mais était
toujours en train de se battre, car il avait les poings
crispés.
Daniel it la moue et secoua la tête. Voyant que Luce avait
toutes les peines du monde à boucler sa ceinture de
sécurité, il se pencha et écarta les mains de la jeune ille.
Lorsqu’il effleura son ventre, elle retint son souffle.
— Il y a une astuce, murmura-t-il en actionnant le cliquet.
Il démarra la voiture, recula, puis passa lentement devant
la porte du bar. Luce n’avait rien à dire à Cam. Daniel
baissa la vitre et déclara :
— Bonne nuit, Cam.
C’était parfait.
— Luce ! s’écria Cam en s’approchant de la voiture. Ne fais
pas ça. Ne pars pas avec lui. Ça va mal finir.
Elle ne voulait pas croiser son regard, qu’elle devinait
implorant.
— Je suis désolé !
Daniel ignora Cam et accéléra. Dans la nuit, le marais était
brumeux et les bois se perdaient au loin, dans les nuages.
— Tu ne m’as toujours pas expliqué comment tu m’avais
trouvée, dit Luce. Comment as-tu su que j’avais rendez-
vous avec Cam ? Et où as-tu trouvé cette voiture...
— C’est celle de Mlle Sophia, expliqua Daniel en allumant
les phares.
Les arbres formaient une voûte et projetaient des ombres
sur la route.
— Mlle Sophia t’a prêté sa voiture ?
— Après des années passées dans la rue, à Los Angeles, on
peut dire que j’aila main pour « emprunter » des voitures,
expliqua-t-il, désinvolte.
— Tu la lui as volée ? pouffa Luce.
La bibliothécaire allait-elle le noter dans son dossier ?
— On la lui rendra, répondit Daniel. Et puis, ce soir, elle
était accaparée par la reconstitution de la guerre de
Sécession. À mon avis, elle ne se rendra même pas compte
qu’elle a disparu.
Alors, seulement, Luce remarqua la tenue de Daniel un
uniforme bleu de soldat de l’Union, avec une de ces
lanières en cuir ridicules, en diagonale sur le torse. Elle
avait eu si peur des ombres qu’elle n’avait pas pris le
temps de le regarder vraiment.
— Ne ris pas, dit-il en essayant de garder son sérieux. Tu
as sans doute échappé à la pire Soirée de l’année.
Luce ne put s’empêcher de tripoter un bouton de
l’uniforme.
— Dommage, souf la-t-elle en imitant l’accent du Sud.
J’avais fait repasser ma robe de bal...
Daniel esquissa un sourire, puis il soupira.
— Luce, ce que tu as fait ce soir... Les choses auraient pu
mal tourner. Tu en es consciente ?
Luce ixa la route, agacée de constater que l’humeur était
de nouveau à la morosité. Elle vit une hulotte perchée dans
un arbre, le regard fixe.
— Je n’ai pas choisi de venir ici, avoua-t-elle, sincèrement
persuadée que Cam l’avait prise au piège. Je le regrette.
Et soudain, elle se demanda où étaient passées les ombres.
Daniel frappa du poing sur le volant. Elle sursauta. Il avait
les dents serrées. Luce détestait avoir le sentiment d’être
la seule à le mettre dans une telle rage.
— Je ne comprends pas que tu sortes avec lui, s’écria-t-il.
— Je ne sors pas avec lui, insista-t-elle. Si je suis venue,
c’est uniquement pour lui dire...
À quoi bon ? Sortir avec Cam ! Si seulement Daniel savait
qu’elle et Penn passaient le plus clair de leur temps libre à
effectuer des recherches sur sa famille, à lui... Il serait sans
doute tout aussi agacé.
— Tu n’as pas à te justi ier, assura Daniel. C’est ma faute,
de toute façon.
— Ta faute ?
Il avait quitté la route pour s’arrêter dans un chemin
sableux. Il éteignit les phares et ils contemplèrent l’océan.
Le ciel nocturne avait une couleur prune foncée et les
vagues ourlées d’argent étincelaient. Le vent fouettait les
herbes de la plage avec un sif lement strident et morne.
Perchée le long d’une rambarde en bois, une nuée de
mouettes se lissaient les plumes.
— On est perdus ? demanda Luce.
Daniel ignora sa question. Il descendit de voiture et claqua
la portière. Puis il se dirigea vers le bord de l’eau, Luce
attendit dix secondes interminables, à regarder sa
silhouette s’éloigner dans le crépuscule pourpre, puis elle
sauta de voiture et le suivit.
Le vent faisait voler ses cheveux sur son visage. Les
vagues venaient frapper la côte, traînant des coquillages et
des algues dans leur sillage. L’air frais sentait l’iode.
— Qu’est-ce qui se passe, Daniel ? demanda-t-elle en
trottinant maladroitement sur la dune. Où on est ? Qu’est-
ce que tu veux dire par : c’est ma faute ?
Il se tourna vers elle dans son uniforme froissé. Il avait
l’air abattu, les yeux tombants. Le grondement des vagues
couvrait presque sa voix.
— J’ai besoin de temps pour réfléchir.
Luce sentit sa gorge se nouer. Daniel ne facilitait pas les
choses.
— Pourquoi es-tu venu me sauver, alors ? Pourquoi as-tu
parcouru tout ce chemin pour m’engueuler, puis
m’ignorer ?
Elle s’essuya les yeux sur son T-shirt noir.
— Ça ne me change pas beaucoup de la façon dont tu me
traites normalement, mais…
Daniel fit volte-face et se frappa le front des deux mains.
— Tu ne comprends pas, Luce, dit-il en secouant la tête.
C’est justement le problème. Tu ne comprends jamais rien.
Le ton de sa voix n’était pas méchant, il était même
presque gentil. Comme si elle était trop débile pour saisir
quelque chose d’évident à ses yeux, ce qui la rendit folle de
rage.
— Je ne comprends pas ? répéta-t-elle. Moi, je ne
comprends pas ? Je vais te dire un truc : tu te crois donc si
intelligent ? J’ai passé trois ans dans le meilleur lycée privé
du pays, grâce à une bourse. Et quand ils m’ont jetée, j’ai
du supplier – supplier, tu m’entends ? – pour les empêcher
d’effacer mon dossier scolaire génial.
Daniel s’éloigna, Luce le suivit. Sans doute lui faisait-Elle
peur, mais peu lui importait. Il l’avait bien cherché, à force
de se montrer condescendant.
— Je connais le latin et le français. À l’école, j’ai remporté
le concours de sciences trois années de suite...
Elle l’avait acculé contre la rambarde du chemin de
planches et se retenait pour ne pas le frapper. Elle n’en
avait pas terminé :
— Je fais aussi les mots croisés du dimanche, dans le
journal. Parfois je les termine en moins d’une heure. J’ai un
sens de l’orientation incroyable... En in, pas toujours,
quand il s’agit des garçons.
Elle déglutit et reprit son souffle.
— Un jour, je serai psychiatre et j’écouterai mes patients,
j’aiderai les gens. D’accord ? Alors arrête de me parler
comme à une débile et ne me dis pas que je ne comprends
rien, uniquement parce que je n’arrive pas à décoder ton
comportement changeant. Avec toi, c’est la douche
écossaise permanente et, franchement, je trouve ça
pénible.
Elle essuya une larme, furieuse de se retrouver dans cet
état.
— Tais-toi ! ordonna Daniel avec tant de tendresse et de
douceur que Luce obéit. Je ne te prends pas pour une
débile. (Il ferma les yeux.) Tu es sans doute la personne la
plus intelligente que je connaisse. Et la plus gentille. Et.. (La
gorge nouée, il rouvrit les yeux pour la regarder vraiment)
La plus belle, aussi.
— Pardon ?
Il fixa l’océan.
— Je… J’en ai tellement marre, de tout ça, avoua-t-il épuisé.
— De quoi ?
Il l’observa d’un air triste, comme s’il avait perdu un bien
précieux. C’était le Daniel qu’elle connaissait, même si elle
ignorait où et quand elle l’avait rencontré. C’était le Daniel
qu’elle... aimait.
— Montre-moi, murmura-t-elle.
Il secoua la tête, mais ses lèvres étaient à quelques
centimètres des siennes. Et son regard était si attirant... On
aurait dit qu’il voulait que ce soit elle qui lui donne
l’exemple.
Impressionnée, elle se hissa sur la pointe des pieds et se
pencha vers lui. Quand elle posa une main sur sa joue, il
tiqua, mais resta immobile. Tout doucement, comme si elle
redoutait de l’effrayer, presque pétri iée, elle posa sa
bouche sur la sienne, les yeux fermés.
Leurs lèvres se touchaient à peine, mais jamais Luce ne
s’était embrasée à ce point. Elle en voulait davantage. Elle
voulait Daniel tout entier. C’était trop demander qu’il
ressente la même chose, qu’il la prenne dans ses bras ainsi
qu’il l’avait fait tant de fois dans ses rêves, qu’il lui rende
son baiser avec ardeur...
Or il le fit.
Il l’enlaça. Le souf le court, elle sentit leurs corps se fondre
l’un dans l’autre, jambe contre jambe, hanche contre
hanche. Daniel l’immobilisa contre la rambarde, sans
interrompre une seule fois le contact de leurs lèvres.
C’était son rêve…
En in, il se mit à la couvrir de baisers. Légèrement, d’abord
avec de petits claquements subtils et irrésistibles, puis plus
tendrement, sur la joue en glissant jusqu’au cou. Elle gémit
et rejeta la tête en arrière. En le sentant tirer un peu ses
cheveux, elle rouvrit les yeux et aperçut les premières
étoiles dans le ciel nocturne. Jamais elle ne s’était sentie
aussi proche du paradis.
Daniel l’embrassa de nouveau, avec intensité. Il dévora sa
lèvre inférieure avant d’insinuer le bout de la langue dans
sa bouche. Elle s’ouvrit à lui, avide. Elle ne redoutait plus
de lui montrer son désir, de répondre à ses baisers avec
ferveur.
L’air salé lui donnait la chair de poule et, au fond de son
cœur. Elle se sentait délicieusement envoûtée.
En cet instant, elle aurait pu mourir pour lui.
Daniel s’écarta et l’observa comme s’il s’attendait à ce
qu’elle lui dise quelque chose. Elle lui sourit et déposa un
petit baiser sur ses lèvres. Il n’y avait pas de mots, pas de
meilleur moyen d’exprimer ce qu’elle ressentait, ce qu’elle
voulait.
— Tu es encore là, murmura-t-il.
— Personne n’a réussi à m’entraîner de force, it-elle en
riant.
Daniel eut un mouvement de recul. Son sourire s’éteignit,
laissant place à une mine grave. Il se mit à faire les cent pas
devant elle en se massant le front.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle en le tirant par
la manche pour qu’il l’embrasse encore.
Il caressa son visage, ses cheveux, son cou, comme pour
s’assurait qu’il ne rêvait pas.
Était-ce son premier vrai baiser ? Elle ne pouvait pas
compter Trevor, c’était donc techniquement son premier
baiser. Et c’était délicieux. Elle était faite pour Daniel. Il
sentait… tellement bon. Sa saveur était douce, il était grand,
fort et…
Il se dégagea de son étreinte.
— Où tu vas ? s’inquiéta-t-elle.
Appuyé sur la rambarde, il plia les jambes et regarda vers
le ciel, comme s’il souffrait.
— Tu as dit que rien ne pouvait t’entraîner loin de moi,
souf la-t-il d’une voix rauque. Mais si. Elles vont venir. Elles
sont en retard, c’est tout.
— Elles ? Qui ça ? s’étonna Luce en scrutant les alentours.
Ce n’est pas Cam. On l’a semé.
— Non, coupa Daniel en s’éloignant sur les planches. C’est
impossible.
— Daniel !
— Ça va venir, chuchota-t-il.
— Tu me fais peur.
Luce le suivit et tenta de rester à sa hauteur. Soudain,
même si elle se refusait à cette idée, elle eut l’impression
de comprendre ce qu’il voulait dire. Il ne parlait pas de
Cam, mais d’autre chose, une autre menace.
L’esprit de Luce s’embruma soudain. Les paroles de Daniel
résonnaient dans son esprit, son raisonnement lui
échappait, comme la bribe d’un rêve dont elle était
incapable de se souvenir.
— Parle-moi, l’implora-t-elle. Dis-moi ce qui se passe.
Il se retourna, pâle comme un linge, les bras tendus en
signe de reddition.
— Je ne sais pas comment arrêter ça, avoua-t-il. Je ne sais
pas quoi faire...
16. En Equilibre

Luce se tenait à la croisée des chemins entre le cimetière,


au nord du campus, et le sentier menant au lac, au sud. En
cette in de journée, les ouvriers étaient partis. Le soleil se
couchait dans les branches des chênes, derrière le
gymnase, projetant des ombres sur la pelouse. Luce avait
envie d’aller au bord de l’eau. Elle ne savait pas très bien
de quel côté aller. Dans la main, elle tenait deux lettres.
La première, de Cam, contenait des excuses prévisibles. Il
la suppliait de le rejoindre après les cours pour discuter.
La seconde, de Daniel, ne disait rien d’autre que
« Retrouve-moi au lac. » Folle d’impatience, elle sentait
encore sur ses lèvres le contact de leur baiser de la veille.
Elle ne parvenait pas à chasser de son esprit la sensation
de ses doigts dans ses cheveux, de ses lèvres sur son cou…
D’autres moments de la soirée restaient plus troubles,
notamment après qu’elle se fut assise au côté de Daniel
sur la plage. En comparaison avec son étreinte experte
minutes plus tôt, Daniel avait paru presque terri ié à l’idée
de la caresser.
Rien n’avait réussi à le faire émerger de sa torpeur. Il
murmurait inlassablement les mêmes propos : « Il a du se
passer quelque chose. Quelque chose a changé », ixant la
jeune ille d’un regard plein de souffrance, comme si elle
détenait une réponse, comme si elle comprenait le sens de
ses paroles. Puis elle avait ini par s’endormir sur son
épaule en contemplant la mer éthérée.
Des heures plus tard, elle se réveilla tandis qu’il la portait
dans l’escalier menant à sa chambre. Elle constata avec
stupeur qu’elle avait dormi durant tout le trajet. De plus, le
couloir était nimbé d’une lueur étrange. Daniel la voyait-il,
lui aussi ?
Ils avançaient, baignés dans cette douce lumière violette.
Les portes blanches couvertes d’autocollants brillaient
comme des néons. Les dalles du sol terne semblaient
chatoyer également. La vitre donnant sur le cimetière
projetait un éclat pourpre sur les premières lueurs dorées
de l’aube. Les caméras de surveillance veillaient toujours.
— On est foutus, murmura-t-elle, inquiète, à moitié
endormie.
— Je ne m’en fais pas pour les caméras, répondit
posément Daniel en suivant son regard.
D’abord, ses paroles apaisèrent la jeune ille, puis elle
commença à s’interroger sur le malaise qu’elle percevait
dans sa voix : si Daniel ne se souciait pas des rouges, alors
c’était autre chose qui le tracassait.
Lorsqu’il l’allongea sur le lit, il l’embrassa avec douceur
sur le front, puis inspira fort.
— Ne disparais pas, implora-t-il.
— Aucun risque, répondit-elle.
— Je suis sérieux. (Il ferma longuement les yeux.) Repose-
toi, maintenant. Demain matin, retrouve-moi avant les
cours. Il faut que je te parle. Promis ?
Elle serra sa main dans la sienne pour l’attirer vers elle,
elle voulait l’embrasser une dernière fois. Prenant son
visage entre ses mains, elle se blottit contre lui. Chaque fois
qu’elle ouvrait les yeux, il l’observait. Et elle adorait ça.
En in, il s’écarta. Sur le seuil, il la regarda longuement. Ses
yeux avaient le don de faire battre à tout rompre le cœur
de Luce, tout comme ses lèvres, un instant plus tôt. Dès
qu’il fut sorti dans le couloir en refermant la porte
derrière lui, Luce sombra dans un profond sommeil.
Elle dormit toute la matinée et ne se réveilla qu’en début
d’après-midi, revigorée, pleine de vie. Elle ne se souciait
pas le moins du monde de ne pouvoir justi ier son
absence. Ce qui la tourmentait, c’était de ne pas s’être
réveillée à temps pour rejoindre Daniel. Elle le
retrouverait à la première occasion et il comprendrait.
Vers deux heures, songeant en in à manger quelque chose
ou bien à faire une apparition au cours de théologie de
Mlle Sophia, elle quitta son lit à contrecœur. Elle découvrit
alors les deux enveloppes glissées sous sa porte, qui la
mirent en retard.
Il fallait d’abord qu’elle réprimande Cam. Si elle gagnait le
lac avant de se rendre au cimetière, elle n’arriverait jamais
à se séparer de Daniel. En revanche, si elle passait d’abord
au cimetière, son désir de revoir Daniel lui donnerait
l’audace de dire à Cam ce qu’elle n’avait pas ose lui avouer
la veille, avant que la situation ne dégénère et ne devienne
incontrôlable.
Repoussant son appréhension de le revoir, Luce traversa
le pré vers le cimetière. Il faisait chaud et l’air était lourd.
Une nuit étouffante s’annonçait. La brise marine ne
suf irait pas à rafraîchir l’atmosphère. Il n’y avait personne
en vue sur le campus et les branches des arbres
paraissaient immobiles. Luce était sans doute la seule
personne de tout Sword & Cross à bouger. Tous les autres
avaient ini les cours et s’étaient dirigés vers le réfectoire.
Penn, et d’autres, sans doute, devait se demander ce
qu’elle devenait.
Cam était adossé à la grille tapissée de mousse, les bras
appuyés sur les barreaux, les épaules voûtées. De la pointe
de sa botte noire, il déterrait un pissenlit. Luce ne l’avait
jamais vu se morfondre à ce point. En général, il
s’intéressait au monde qui l’entourait.
Mais cette fois, il ne leva les yeux vers elle que lorsqu’elle
se trouva juste en face de lui. Il était livide. Ses cheveux
étaient plaqués sur son crâne et Luce constata avec
étonnement qu’il était mal rasé. Il balaya son visage du
regard, comme s’il avait du mal à se concentrer sur ses
traits. Il semblait épuisé, non pas à cause de la bagarre,
mais comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours.
— Tu es venue, déclara-t-il d’une voix rauque, avec
l’esquisse d’un sourire.
Luce it craquer les jointures de ses doigts, et se dit que ce
sourire n’allait pas durer. Elle hocha la tête et brandit sa
lettre.
Il voulut la prendre par la main, mais elle it mine d’écarter
ses cheveux de son front.
— J’ai pensé que tu serais furieuse, après hier soir, lui
confia-t-il en s’écartant de la grille.
Il s’avança dans le cimetière, puis s’assit sur un petit tronc
en marbre gris, parmi la première allée de tombes. Il en
ôta les feuilles mortes, puis tapota l’espace libre, à coté de
lui.
— Furieuse ? répéta Luce.
— C’est en général pour cela qu’on quitte un bar sans
demander son reste.
Elle s’assit face à lui, jambes croisées. De là où elle se
trouvait, elle voyait les branches de l’énorme chêne, au
milieu du cimetière, sous lequel ils avaient pique-niqué, il y
avait une éternité.
— Je ne le suis pas, corrigea-t-elle. J’étais surtout
abasourdie, troublée. Déçue.
Elle frémit au souvenir du regard lubrique de ce type
quand il l’avait empoignée, des coups de poing enragés de
Cam, de l’ombre noire au-dessus de leurs têtes…
— Pourquoi m’avoir emmenée là-bas ? Tu sais ce qui est
arrivé quand Jules et Phillip ont fait le mur.
— Jules et Phillip étaient des crétins. Leurs moindres
déplacements étaient enregistrés par leurs bracelets
électroniques. C’est normal qu’ils aient foiré. (Cam eut un
sourire sombre, mais qui ne lui était pas destiné.) Nous, on
est différents. Luce, crois-moi. De plus, je ne cherchais pas
la bagarre.
Il se massa les tempes. Soudain sa peau parut fripée, trop
fine.
— Je n’ai pas supporté la façon dont ce type te regardait,
te touchait. Tu mérites la plus grande douceur. (Ses yeux
verts s’écarquillèrent.) Je veux être celui qui te touche. Le
seul.
Elle glissa ses cheveux derrière ses oreilles et prit une
profonde inspiration.
— Cam, tu m’as l’air d’un mec vraiment sympa…
— Oh non, it-il en se prenant le visage dans les mains. Pas
de discours de rupture en douceur. J’espère que tu ne vas
pas me sortir qu’on devrait rester amis.
— Tu ne veux pas être mon ami ?
— Je veux être bien plus que ça, rétorqua-t-il en crachant
ce dernier mot comme s’il s’agissait d’une grossièreté.
C’est à cause de Grigori, c’est ça ?
Elle sentit son ventre se nouer. Ce ne devait pas être trop
dif icile à deviner, mais elle était tellement obnubilée par
ses sentiments qu’elle avait à peine eu le temps de
réfléchir à ce que Cam pouvait penser de cette relation.
— Tu nous connais ni l’un ni l’autre, reprit Cam en se
levant pour s’éloigner. Mais tu es prête à faire ton choix
tout de suite, hein ?
Il était présomptueux de croire qu’il avait encore sa
chance. Surtout après la soirée de la veille. De croire qu’il y
avait une rivalité entre lui et Daniel.
Cam s’accroupit devant elle. Son visage avait changé, il était
grave, implorant. Il tint le visage de la jeune ille face au
sien, Luce fut étonnée de le découvrir si bouleversé.
— Je suis désolée, dit-elle en s’écartant. C’est arrivé, c’est
tout.
— Justement ! C’est tout. C’était quoi, laisse-moi deviner :
hier soir, il t’a regardée d’un air romantique. Luce, tu
précipites ton choix avant même de savoir ce qui est en
jeu. Or, il pourrait y avoir... beaucoup de choses en jeu. (Il
soupira face à son air confus.) Je pourrais te rendre
heureuse.
— Daniel me rend heureuse.
— Comment peux-tu dire ça ? Il ne te touchera jamais.
Luce ferma les yeux en se souvenant de leurs lèvres unies,
la veille, sur la plage. Les bras de Daniel qui la serraient.
Tout était si fort, harmonieux, et sûr. Mais quand elle
rouvrit les yeux, il n’était pas là.
Il n’y avait que Cam. Elle se racla la gorge.
— Si, il me touchera. Il me touche, répondit-elle.
Elle leva une main vers ses joues en feu, mais Cam n’en vit
rien. Il avait les poings crispés.
— Continue...
— La façon dont Daniel m’embrasse ne te regarde pas.
Elle se mordit la lèvre, furieuse. Il se moquait d’elle.
Cam se mit à rire.
— Ah bon ? Je peux faire aussi bien que Grigori.
Il prit sa main et l’embrassa avant de la lâcher
brutalement.
— Ce n’est pas ça du tout ! protesta Luce en se détournant.
— Et ça, alors ?
Il frôla sa joue d’un baiser avant qu’elle puisse l’éviter.
— Tout faux.
Cam s’humecta les lèvres.
— Tu prétends que Daniel Grigori t’a vraiment embrassée,
comme tu mérites de l’être ?
Dans ses yeux verts était apparue une lueur menaçante.
— Oui, avoua-t-elle, le meilleur baiser que j’aie jamais reçu.
C’était son premier vrai baiser, mais elle savait que,
soixante ans plus tard, cent ans plus tard, elle le
considérerait toujours comme le meilleur.
— Et pourtant, tu es là, déclara Cam en secouant la tête
d’un air incrédule.
Luce n’aimait pas du tout son sous-entendu.
— Je suis venue uniquement pour t’expliquer la vérité sur
Daniel et moi. Te faire savoir que toi et moi…
Cam s’esclaffa si fort que son rire résonna dans tout le
cimetière. Il rit à gorge déployée, si longtemps qu’il se tint
les côtes et essuya une larme.
— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— Tu n’imagines même pas ! répondit-il, hilare.
Le ton condescendant de Cam différait de celui de Daniel,
la veille, quand il ne cessait de répéter « C’est impossible »
avec tristesse. Et Luce eut une réaction différente face à
Cam. Quand Daniel la repoussait, elle se sentait encore plus
attirée par lui. Même quand ils se disputaient, elle brulait
d’être avec lui plus qu’elle n’avait jamais voulu être avec
Cam. En revanche, quand Cam la repoussait, elle était
soulagée, car elle ne voulait en aucun cas être proche de
lui.
En cet instant, elle l’était encore trop.
Elle en avait assez. Les dents serrées, elle se leva et se
dirigea vers la grille, furieuse contre elle-même d’avoir
perdu son temps.
Mais Cam la rattrapa et lui barra la route. Il riait encore,
mais s’efforçait de se contenir.
— Ne t’en va pas, dit-il.
— Laisse-moi tranquille !
Avant qu’elle puisse l’en empêcher, Cam la prit dans ses
bras et la pencha en arrière au point que ses pieds se
soulevèrent de terre. Luce poussa un cri et se débattit. Il
sourit.
— Lâche-moi !
— Grigori et moi avons lutté à la régulière, jusqu’à présent,
tu ne crois pas ?
Elle le fusilla du regard et tenta de le repousser, les mains
appuyées sur son torse.
— Va te faire voir !
— Tu ne comprends pas, dit-il en attirant son visage vers
le sien.
Il riva ses yeux verts dans les siens. Pour son grand
malheur, elle les trouva encore captivants.
— Écoute, je sais que cela a été un peu dingue, ces
derniers jours, susurra-t-il, mais je tiens à toi, Luce.
Profondément. Ne le choisis pas avant de m’avoir donné
un seul baiser.
Il resserra son étreinte et, soudain, elle prit peur. Ils
étaient loin de l’école et personne ne savait où elle se
trouvait.
— Cela ne changera rien, répondit-elle en s’efforçant de
rester calme.
— Fais-moi plaisir ! Fais comme si j’étais un soldat à qui tu
accorderais sa dernière volonté. Un seul baiser, c’est
promis.
Luce pensa à Daniel. Elle l’imagina, au bord du lac, à
l’attendre en faisant ricocher des pierres dans l’eau pour
passer le temps. Elle n’avait pas envie d’embrasser Cam,
mais s’il refusait de la laisser partir ? Ce baiser pouvait
être très insigni iant. Et c’était le meilleur moyen de se
libérer Ensuite, elle pourrait rejoindre Daniel. Cam le lui
avait promis.
— Rien qu’un baiser…, concéda-t-elle.
Aussitôt, il plaqua ses lèvres contre les siennes. Son
deuxième baiser en deux jours. Alors que celui de Daniel
était avide, presque désespéré, celui de Cam était doux,
trop parfait, comme s’il s’était entraîné sur une centaine de
filles avant elle.
Pourtant, elle sentit quelque chose monter en elle, qui
l’incita à réagir. La colère qui la submergeait quelques
instants plus tôt se dissipa. Cam la tenait dans ses bras,
renversée en arrière. Elle pesait de tout son poids sur son
genou.
Entre ses mains puissantes et expertes, elle se sentait en
sécurité. Et elle avait besoin de sécurité. C’était un tel
changement, pour elle. Elle savait qu’elle oubliait quelque
chose, quelqu’un, mais qui ? Il n’y avait plus que ce baiser,
et ses lèvres et…
Soudain, elle se sentit tomber. Elle s’écroula à terre, le
souf le coupé. Se redressant sur les avant-bras, elle vit, à
quelques centimètres d’elle, le visage de Cam heurter le
sol. Elle grimaça malgré elle.
Le soleil de la in de journée baignait d’une lumière
poussiéreuse deux silhouettes, dans le cimetière.
— Combien de fois vas-tu anéantir cette ille ? lança une
voix avec un accent du Sud.
Gabbe ? Luce leva la tête et cligna les yeux au soleil
couchant.
Gabbe et Daniel.
Gabbe se précipita pour aider Luce à se relever, tandis que
Daniel évitait de la regarder.
Luce se maudit. Qu’y avait-il de pire ? Que Daniel l’ait vue
en train d’embrasser Cam ou le fait qu’il allait se battre de
nouveau, ce dont elle ne doutait pas une seconde ?
Cam se leva, ignorant complètement la jeune fille.
— Bon, à qui le tour, cette fois ? demanda-t-il avec dédain.
Cette fois ?
— Moi, répondit Gabbe en s’avançant, les mains sur les
hanches. Cette première petite tape amicale, c’était pour
moi, Cam chéri. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
Luce eut peur. Gabbe devait plaisanter. C’était sans doute
une sorte de jeu entre eux. Mais Cam n’avait pas l’air de
trouver ça drôle. Il montra les dents et remonta ses
manches, poings levés, prêt à frapper.
— Encore, Cam ? gronda Luce. Tu ne trouves pas que tu
t’es assez battu pour cette semaine ?
Comme si cela ne suffisait pas, il allait frapper une fille.
Il lui adressa un sourire de biais.
— La troisième fois, c’est la meilleure, répondit-il avec
malice.
Il se retourna au moment précis où Gabbe lui assenait un
coup de pied en pleine mâchoire.
Luce recula vivement tandis que Cam s’écroulait. Les yeux
fermés, il se tenait le visage. Penchée au-dessus de lui,
Gabbe demeurait impassible, comme si elle venait de sortir
une tarte cuite à la perfection du four. Elle examina ses
ongles et poussa un soupir.
— C’est dommage de devoir cogner alors que je viens
juste de faire ma manucure. Enfin…
Elle se mit à marteler de coups de pied le ventre de Cam,
savourant chaque impact comme un gamin qui s’amuse à
quelque jeu électronique.
Il s’accroupit. Luce ne voyait plus son visage, qu’il avait
enfoui entre ses genoux, mais il gémissait de douleur en
suffoquant.
Incapable de déterminer ce qui était en train de se passer,
Luce regarda tour à tour Gabbe et Cam. Cam était deux
fois plus corpulent qu’elle, mais la jeune ille semblait avoir
le dessus. La veille, Luce avait vu Cam tabasser un colosse,
au bar. Et l’autre soir, à la bibliothèque, Daniel et lui
semblaient de force comparable. Gabbe l’étonnait. Avec sa
queue-de-cheval ornée d’un ruban arc-en-ciel, elle avait
cloué Cam au sol et lui tordait le bras dans le dos.
— Ça fait mal ? demanda-t-elle. Prononce simplement le
mot magique, chéri, et je te lâche.
— Jamais ! maugréa Cam en crachant par terre.
— C’est la réponse que j’espérais, dit-elle en lui cognant la
tête contre le sol avec violence.
Daniel posa la main dans le cou de Luce. elle se détendit
contre lui et regarda en arrière, terri iée par son
expression comme il devait la haïr…
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Cam a…
— Pourquoi tu es venue le retrouver ici ? lui reprocha
Daniel, blessé et furieux à la fois.
Il la prit par le menton pour l’obliger à le regarder dans les
yeux. Il avait les doigts glacés et ses yeux étaient
uniquement violets, sans une trace de gris.
Les lèvres de Luce se mirent à trembler.
— Je pensais pouvoir gérer, être franche avec Cam pour
que nous puissions être ensemble sans se soucier de rien
d’autre.
Daniel grommela. Luce comprit à quel point ses propos
pouvaient paraître stupides.
— Ce baiser…, it-elle en se tordant nerveusement les
mains, dégoûtée. C’était une... grossière erreur.
Daniel ferma les yeux et se détourna. Par deux fois, il
ouvrit la bouche pour parler, mais il se ravisa. Les doigts
crispés dans ses cheveux, il vacilla. Luce crut qu’il allait
pleurer. Enfin, il la prit dans ses bras.
— Tu m’en veux ?
Elle enfouit le visage contre son torse et huma le doux
parfum de sa peau.
— Je suis simplement heureux qu’on soit arrivés à temps.
Les plaintes de Cam attirèrent leur attention. Puis ils
grimacèrent. Daniel prit la main de Luce et voulut
l’éloigner, mais elle ne pouvait détacher son regard de
Gabbe, qui maintenait Cam à l’aide d’une prise de lutte et
ne semblait même pas essouf lée. Cam était abattu,
pathétique. Cela n’avait aucun sens.
— Qu’est-ce qui se passe, Daniel ? murmura Luce.
Comment Gabbe peut-elle in liger une telle raclée à Cam ?
Pourquoi il la laisse faire ?
Daniel poussa un soupir qui finit en rire.
— Il ne la laisse pas faire. Ce que tu vois là n’est qu’un
échantillon de ce dont cette fille est capable.
— Je ne comprends pas, insista Luce en secouant la tête,
Comment… ?
Daniel lui caressa la joue.
— Viens faire un tour avec moi, proposa-t-il. Je vais
essayer de t’expliquer certaines choses, mais il vaudrait
peut-être mieux t’asseoir.
Luce avait elle aussi deux ou trois points à mettre au clair
avec Daniel, du moins à évoquer, pour voir s’il la prenait
pour une folle. Cette lumière violette, d’abord. Et les rêves
qu’elle ne pouvait – qu’elle ne voulait – éviter.
Daniel la conduisit vers une partie du cimetière qu’elle ne
connaissait pas, un espace dégagé et plat où deux pêchers
avaient poussé côte à côte. Leurs troncs penchés l’un vers
l’autre dessinaient la forme d’un cœur.
Il la conduisit sous cet étrange assemblage de branche et
prit ses mains dans les siennes pour caresser ses doigts.
Le silence était à peine troublé par le chant de grillons.
Luce imagina les autres au réfectoire, en train de se servir
de purée de pommes de terre ou d’aspirer bruyamment
leur lait à la paille. C’était comme si, soudain, elle et Daniel
se trouvaient dans une autre dimension. À part sa main
sur les siennes, ses cheveux qui scintillaient au soleil
couchant, chaleur de ses yeux gris, tout semblait si loin…
— Je ne sais pas par où commencer, avoua-t-il en
resserrant ses mains, comme pour y puiser une réponse.
J’ai tant de choses à te dire, et il ne faut pas que je me
trompe.
Si seulement il ne s’agissait que d’une déclaration
d’amour ! Mais ce n’était pas le cas. Daniel avait un aveu
dif icile à faire, un aveu révélateur et dur à entendre pour
Luce.
— Si tu faisais genre « J’ai une bonne et une mauvaise
nouvelle » ? suggéra-t-elle.
— Bonne idée. Laquelle tu veux en premier ?
— La plupart des gens veulent d’abord la bonne.
— Peut-être, répondit-il, mais tu es tellement différente de
la plupart des gens.
— D’accord, alors commence par la mauvaise.
Il se mordit la lèvre.
— Promets-moi de ne pas partir avant d’avoir entendu la
bonne nouvelle…
Elle n’avait aucune intention de partir, maintenant qu’il ne
la repoussait plus et qu’il était peut-être sur le point de lui
apporter des réponses à la longue liste de questions qui la
taraudait depuis quelques semaines.
Il posa les mains de Luce sur son torse, contre son cœur.
— Je vais te dire la vérité. Tu ne me croiras pas, mais tu
mérites de savoir. Même si cela te tue.
— D’accord.
Ses entrailles se nouèrent et elle sentit ses jambes
trembler. Quand Daniel l’invita en in à s’asseoir, elle en fut
soulagée.
Il marcha de long en large et prit une profonde inspiration.
— Dans la Bible...
Luce grommela malgré elle. Tout ce qui concernait la
religion la rebutait. De plus, elle avait envie de parler d’eux
deux, et pas d’une parabole moralisatrice. La Bible ne
détenait pas les réponses qu’elle espérait.
— Contente-toi de m’écouter, ordonna-t-il avec un regard
dur. Dans la Bible, tu sais combien Dieu accorde de
l’importance à l’amour et combien cet amour doit être
inconditionnel et sans rival ?
— Sans doute, répondit-elle en haussant les épaules.
— Eh bien… (Daniel chercha ses mots.) Cette requête ne
s’applique pas uniquement aux gens.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? À qui d’autre ? Aux
animaux ?
— Parfois, bien sûr, admit Daniel. Comme le serpent. Il a
été damné pour avoir tenté Eve. Condamné à ramper à
terre.
Luce frémit en pensant à Cam. Le serpent. Le pique-nique.
Le collier. Elle porta la main à son cou et se réjouit de
s’être débarrassée du pendentif.
Daniel passa une main dans les cheveux de la jeune ille,
puis il suivit la ligne de sa joue, jusqu’au creux de son cou.
Elle soupira de bonheur.
— Ce que j’essaie de te dire... Je crois que je suis damné,
moi aussi, Luce. Je suis damné depuis très, très longtemps.
(Ses paroles semblaient avoir un goût amer.) Un jour, j’ai
fait un choix sincère, auquel je crois encore, même si…
— Je ne comprends pas, coupa Luce en secouant la tête.
— Bien sûr, dit-il en tombant à terre, à côté d’elle. Je ne
m’y prends pas très bien...
Il se gratta la tête et baissa la voix, comme s’il parlait tout
seul.
— Mais je vais essayer quand même.
— D’accord.
Il la troublait alors qu’il n’avait encore pratiquement rien
dit. Elle s’efforça de se ressaisir.
— Je tombe amoureux, expliqua-t-il, en serrant ses mains
dans les siennes. Encore et encore. Et chaque fois,
l’histoire se termine par une catastrophe.
— Encore et encore...
Ces paroles la rendaient malade. Luce ferma les yeux et
dégagea les mains de son emprise. Il lui avait déjà raconté
ça. Ce jour-là, au lac. Il avait vécu des ruptures. Il avait été
échaudé. Pourquoi évoquer ces illes, maintenant ? C’était
encore plus douloureux.
— Regarde-moi, l’implora-t-il en reprenant ses mains. J’en
arrive au moment le plus difficile.
Elle rouvrit les yeux.
— Chaque fois, c’est de toi que je tombe amoureux.
Elle retint son souf le, incapable de respirer, puis elle
éclata de rire.
— C’est ça, Daniel, railla-t-elle en cherchant à se lever. Tu
es vraiment damné ! C’est affreux.
— Écoute-moi !
Il la força à se rasseoir avec une puissance qui lui it mal à
l’épaule. Les yeux de Daniel étaient violets et elle voyait
monter sa colère. Elle aussi était furieuse.
Il observa les branchages des deux pêchers comme pour y
chercher de l’aide.
— Laisse-moi m’expliquer, supplia-t-il d’une voix
tremblante. Le problème, ce n’est pas de t’aimer.
Elle prit une profonde inspiration.
— C’est quoi, alors ?
Elle s’obligea à l’écouter, à être forte, à ne pas souffrir,
Daniel semblait brisé pour deux.
— Je possède la vie éternelle.
Les feuillages bruissaient autour d’eux. Du coin de l’œil,
Luce aperçut l’esquisse d’une ombre. Pas le tourbillon
malsain et brûlant de noirceur de la veille, au bar, mais un
avertissement. L’ombre gardait ses distances. Fulminante,
elle attendait. Elle attendait Luce. Celle-ci fut parcourue
d’un frisson glacial. Elle ne put chasser cette sensation que
quelque chose de colossal et noir comme la nuit, un
évènement définitif, se préparait.
— Je suis désolée, dit-elle en regardant de nouveau Daniel.
Pourrais-tu… répéter ?
— Je possède la vie éternelle.
Luce était perdue, mais il se mit à déverser sur elle un lot
de paroles.
— Je vis, je vois naître des enfants, je les regarde grandir,
et je tombe amoureux. Je les vois ensuite avoir des enfants
à leur tour et vieillir. Je les vois mourir. Je suis damné,
Luce. Je suis condamné à tout revoir encore et encore.
Tout le monde, sauf toi. (Il avait le regard vitreux et sa voix
n’était plus qu’un murmure.) Tu ne tombes pas
amoureuse…
— Mais…, murmura-t-elle, je suis amoureuse de toi.
— Tu n’as jamais d’enfants, tu ne vieillis jamais, Luce.
— Pourquoi pas ?
— Tu reviens tous les dix-sept ans.
— Arrête...
— On se rencontre. On se rencontre toujours, on est
toujours poussés l’un vers l’autre, où que j’aille. Même si
j’essaie de garder mes distances avec toi, je n’y arrive
jamais. Tu me trouves chaque fois.
Il ixait ses poings crispés, comme s’il avait envie de
frapper, incapable de lever les yeux.
— Et chaque fois qu’on se rencontre, tu tombes
amoureuse de moi...
— Daniel…
— J’ai beau te résister, te fuir ou faire de mon mieux pour
ne pas réagir, cela ne change rien. Tu tombes amoureuse
de moi et moi de toi.
— C’est donc si terrible ?
— Mais tu en meurs.
— Arrête ! cria la jeune ille. Qu’est-ce que tu cherche là ?
À m’effrayer ?
— Non, répondit-il, résigné. Cela ne marcherait pas de
toute façon.
— Si tu ne veux pas être avec moi…, souf la-t-elle, espérant
que ce n’était qu’une blague un peu tordue, un discours de
rupture pour couper court à tous les commentaires, et non
la vérité, car, en in, ce ne pouvait pas être vrai... Il existait
sans doute une histoire plus crédible.
— Je sais que tu n’arrives pas à me croire. Voilà pourquoi
je ne pouvais rien te dire. Mais, maintenant, je dois te
l’avouer. Je pensais avoir compris les règles… On s’est
embrassés… et je n’y comprends plus rien.
Ses paroles de la veille revinrent à la jeune ille. Je ne sais
pas comment arrêter ça. Je ne sais pas quoi faire.
— Parce que tu m’as embrassée ?
Il opina.
— Tu m’as embrassée et, ensuite, tu étais surpris.
Il hocha encore la tête, et eut la grâce de sembler un peu
penaud.
— Tu m’as embrassée, reprit Luce, cherchant à remettre
en place les pièces du puzzle, et tu croyais que je n’allais
pas y survivre ?
— Oui. Je me fondais sur mes expériences passées,
répondit-il d’une voix rauque.
— C’est de la folie.
— Cette fois, il n’est pas question du baiser, mais de ce
signi ie. Dans certaines vies, on peut s’embrasser, mais,
dans la plupart du temps, c’est impossible.
Il lui caressa la joue. Elle lutta contre le plaisir qu’il lui
procurait.
— Je dois dire que je préfère les vies où on peut
s’embrasser, continua-t-il en baissant les yeux. Même s’il
est encore plus douloureux de te perdre…
Elle aurait dû lui en vouloir d’avoir inventé cette histoire
bizarre, alors qu’ils auraient été bien mieux enlacés. Mais
quelque chose lui titillait l’esprit, lui disant de ne pas fuir
Daniel. De rester et de l’écouter le plus longtemps possible.
— Quand tu me perds, énonça-t-elle avec soin, comment ça
se passe ? Et pourquoi ?
— Ça dépend de toi, de ce que tu vois de notre passé, du
fait que tu me connaisses bien ou pas, que tu saches qui je
suis. (Il leva les mains au ciel.) Je sais que cela paraît
dingue, mais…
— Dingue ?
Il sourit.
— Je voulais dire vague. En tout cas, je ne te cache rien.
C’est un sujet on ne peut plus délicat. Parfois, dans le
passé, le simple fait de parler a…
Elle observa ses lèvres, mais il ne dit rien.
— M’a tué ?
— J’allais dire « a brisé mon cœur ».
De toute évidence, il souffrait. Luce eut envie de le
réconforter. Elle se sentit attirée vers lui. Quelque chose en
elle la poussait, mais elle ne pouvait pas. Elle eut alors la
certitude que Daniel savait, pour la lumière violette. Qu’il
avait tout à voir là-dedans.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda-t-elle. Une sorte de… ?
— J’erre sur terre en sachant que tu y es. Avant, je te
cherchais. Ensuite, j’ai commencé à me cacher de toi, de ce
chagrin d’amour que je savais inévitable. Tu t’es mise à me
chercher. Je n’ai pas mis longtemps à me rendre compte
que tu venais tous les dix-sept ans.
Luce avait eu dix-sept ans in août, deux semaines avant
d’entrer à Sword &Cross. Ce fut une fête triste, entre Luce,
ses parents et un gâteau acheté au supermarché. Pas de
bougies, au cas où. Et sa famille ? Elle venait tous les dix-
sept ans, aussi ?
— Ce n’est pas assez long pour que je me remette de la
fois précédente, dit Daniel. C’est juste assez loin pour que
je baisse de nouveau la garde.
— Alors tu savais que je venais ? demanda-t-elle, l’air
dubitatif.
Il semblait sérieux, mais elle ne le croyait toujours pas, elle
ne voulait pas le croire.
Daniel secoua la tête.
— Pas le jour de ton arrivée. Ce n’est pas comme ça que ça
se passe. Tu ne te rappelles pas ma réaction quand je t’ai
découverte ? (Il leva les yeux, se repassant la scène.)
Chaque fois, les premières secondes, je suis fou de joie. Je
m’oublie. Puis je me souviens.
— Oui, répondit-elle doucement. Tu as souri et ensuite…
C’est pour ça que tu m’as fait un doigt d’honneur ?
Il fronça les sourcils.
— Mais si cela recommence tous les dix-sept ans, comme
tu le dis, reprit-elle, tu savais que j’allais venir. Dans un
certain sens, tu en étais sûr.
— C’est compliqué, Luce.
— Je t’ai vu, ce jour-là, avant que tu me voies. Tu riais avec
Roland, devant Augustine. Tellement que j’en étais jalouse.
Daniel, si tu es assez intelligent pour prévoir quand je vais
venir, et quand je vais mourir, et si tu sais combien ça va
être dur pour toi, comment pouvais-tu rire de la sorte ? Je
ne te crois pas, it-elle d’une voix tremblante. Je ne crois
rien de tout ça !
De son pouce, Daniel essuya gentiment une larme au coin
de l’œil de Luce.
— C’est une si belle question. Ça me plaît que tu me la
poses, et je voudrais mieux m’expliquer. Tout ce que je
peux te dire, c’est que le seul moyen de survivre à
l’éternité est d’apprécier chaque seconde. Je ne faisais que
cela.
— L’éternité…, répéta Luce. Encore une chose que je ne
comprends pas.
— Peu importe. Je n’arrive plus à rire comme ça. Dès que
tu apparais, je suis submergé.
— Tu n’es pas logique, répondit-elle.
Elle voulait partir avant qu’il fasse trop sombre.
Mais l’histoire de Daniel allait au-delà de l’absurde, depuis
qu’elle était à Sword & Cross, elle se croyait folle. Sa folie
faisait pâle figure à côté de celle de Daniel.
— Il n’existe pas de manuel pour expliquer cette... chose à
la ille qu’on aime, plaida-t-il, en passant les doigts dans les
cheveux de Luce. Je fais de mon mieux. Je veux que tu me
croies. Qu’est-ce que je dois faire, pour ça ?
— Raconte-moi une histoire différente, répondit-elle
sèchement. Invente une excuse moins cinglée.
— Tu as dit toi-même que tu avais l’impression de m’avoir
déjà rencontré. J’ai essayé de nier aussi longtemps que
possible, parce que je savais que ça allait se passer.
— C’est sûr, j’avais l’impression de te connaître déjà admit-
elle d’une voix brisée par la peur. De t’avoir croisé au
centre commercial, dans un camp de vacances ou autre
mais pas dans une autre vie ! (Elle secoua la tête.) Non… Je
ne peux pas.
Elle se couvrit les oreilles, mais Daniel la força à les
découvrir.
— Au fond de ton cœur, tu sais que c’est la vérité.
Il posa les mains sur ses genoux et plongea dans son
regard.
— Tu le savais quand je t’ai suivie au sommet du
Corcovado, à Rio, parce que tu voulais voir la statue de
près. Tu le savais quand je t’ai portée pendant trois longs
kilomètres vers le Jourdain, aux environs de Jérusalem,
parce que tu étais malade. Je t’avais bien dit de ne pas te
gaver de dattes. Tu le savais quand tu étais mon in irmière,
dans cet hôpital italien, pendant la Première Guerre
mondiale, et avant cela, quand je me suis réfugié dans ta
cave, pendant les purges du tsar, à Saint-Pétersbourg.
Quand j’ai escaladé la tourelle de ton château, en Ecosse,
pendant la Réforme, et quand je t’ai fait danser lors du bal
célébrant le couronnement du roi, à Versailles. Tu étais la
seule femme vêtu de noir. Il y avait cette colonie d’artistes,
à Quintana Roo, et la marche de protestation du Cap. On a
tous les deux passé la nuit en cellule. L’inauguration du
Globe Theatre à Londres. On avait les meilleures places. Et
quand mon bateau s’est échoué, à Tahiti, tu étais là, tout
comme tu étais là lorsque j’étais en prison à Melbourne, et
pickpocket à Nîmes au XVIIIe siècle, et moine au Tibet. Tu
apparais partout, tout le temps et, tôt ou tard, tu sens tout
ce que je viens de te dire. Mais tu ne t’autorises pas à
accepter ce que tu penses être la vérité.
Daniel reprit son souf le et regarda au loin d’un air vague.
Puis il posa une main sur le genou de Luce, qui lui envoya
une onde brûlante. Elle ferma les yeux et, quand elle les
rouvrit, Daniel tenait la plus parfaite des pivoines blanches.
Elle luisait presque. Elle se retourna pour chercher où il
l’avait cueillie, se demandant comment elle ne l’avait pas
encore remarquée. Il n’y avait que quelques mauvaises
herbes et la pulpe pourrie d’un fruit tombé. Ensemble, ils
tinrent la fleur.
— Tu le savais en cueillant des pivoines blanches chaque
jour pendant un mois, lors de cette saison à Helston. Tu
t’en souviens ?
Il l’observa intensément, comme s’il cherchait à voir en
elle.
— Non, soupira-t-il au bout d’un moment. Bien sûr que
non. Je t’envie.
Mais la peau de Luce commençait à se réchauffer, comme
si elle réagissait à ces paroles dont son cerveau ne savait
que faire. Elle n’était plus sûre de rien.
— Je fais tout ça, dit Daniel en posant le front sur le sien,
parce que tu es mon amour, Lucinda. Tu es tout pour moi.
Les lèvres tremblantes, Luce laissa ses mains inertes dans
les siennes. Les pétales de la leur tombèrent entre ses
doigts vers le sol.
— Alors pourquoi as-tu l’air si triste ?
Elle n’osait même pas y songer. Elle s’écarta de Daniel et se
leva, chassant les feuilles et les herbes de son jean. Elle
avait le tournis. Elle avait donc... déjà vécu ?
— Luce.
Elle le repoussa d’un geste.
— Il faut que j’aille quelque part, seule, pour m’allonger.
Soudain affaiblie, elle s’appuya sur le pêcher.
— Ça ne va pas, s’inquiéta-t-il en lui prenant la main.
— Non.
— Je regrette tellement, soupira-t-il. Je ne sais pas à quoi je
m’attendais, en te racontant tout ça. Je n’aurais pas du…
Jamais elle n’aurait cru que le moment viendrait où elle
aurait besoin de s’éloigner de Daniel, de prendre du recul.
À sa façon de la regarder, elle voyait qu’il espérait une
promesse de se retrouver plus tard, pour discuter encore,
mais elle n’était plus certaine que ce soit une bonne idée.
Plus il lui en disait, plus elle avait l’impression que quelque
chose se réveillait en elle, et elle n’était pas prête. Elle ne se
sentait plus folle, et elle ne pensait pas que Daniel le soit,
non plus. Pour toute autre qu’elle, ses explications
auraient été dénuées de sens. Pour Luce... Elle n’était pas
encore très sûre, mais si les paroles de Daniel étaient les
réponses qui expliquaient toute sa vie ? Comment savoir ?
Jamais elle n’avait eu aussi peur.
Elle dégagea sa main de la sienne et se dirigea vers les
chambres. Au bout de quelques pas, elle s’arrêta et se
retourna lentement.
Daniel n’avait pas bougé.
— Quoi ? demanda-t-il en relevant la tête.
Elle demeura immobile, à distance.
— Je t’ai promis que je resterais assez longtemps pour
entendre la bonne nouvelle, dit-elle.
Le visage de Daniel se détendit, mais il semblait un peu
vexé.
— La bonne nouvelle, c’est…, annonça-t-il en choisissant
ses mots, que je t’ai embrassée. Et que tu es toujours là.
17. Un Livre Ouvert

En s’écroulant sur son lit, Luce it grincer ses ressorts.


Après avoir fui le cimetière – et Daniel – elle s’était
précipitée dans sa chambre. Elle n’avait même pas pris la
peine d’allumer la lumière. Elle s’était cogné le pied sur
une chaise et s’était fait mal à un orteil. Pliée en deux, elle
avait agrippé son pied meurtri. Au moins, sa douleur était
réelle, gérable, ordinaire et bien de ce monde…
Elle se réjouissait d’être en in seule quand quelqu’un
frappa à la porte. Pas moyen d’être tranquille ! Luce it
mine de ne rien entendre. Elle n’avait envie devoir
personne. Qui que ce soit, il ou elle comprendrait.
L’importun insistait. Elle perçut un souf le court, un
raclement de gorge…
Penn.
Elle ne pouvait voir Penn dans cet état. Soit elle passerait
pour une folle en tentant de lui expliquer les évènements
des dernières vingt-quatre heures, soit elle le deviendrait
en s’efforçant d’avoir l’air normal. Alors mieux valait
garder tout ça pour elle.
Au bout d’un moment, Luce entendit les pas de Penn
s’éloigner dans le couloir. Elle poussa un soupir de
soulagement, qui se mua en une longue plainte de solitude.
Si seulement elle pouvait en vouloir à Daniel, car il avait
libéré cette sensation incontrôlable en elle. L’espace d’un
instant, elle tenta d’imaginer sa vie sans lui. Mais c’était
impossible. Autant essayer de se rappeler sa première
impression d’une maison dans laquelle on vit depuis des
années. Voilà où elle en était. Et maintenant, elle devait se
frayer un chemin à travers toutes les bizarreries qu’il lui
avait exposées.
Mais aux con ins de sa pensée, elle revenait sans cesse à ce
qu’il lui avait raconté des moments qu’ils avaient partagés
dans le passé. Luce ne se les rappelait peut-être pas
parfaitement tels qu’il les avait décrits, pas plus que les
lieux cités, cependant, ces propos n’avaient étrangement
rien d’incongru. Ils lui étaient même presque familiers.
Elle avait toujours eu horreur des dattes, par exemple. Il
lui suffisait d’en regarder une pour être écœurée. Elle avait
dû invoquer une allergie pour que sa mère arrête d’en
fourrer dans tous ses gâteaux. Ensuite, elle avait souvent
imploré ses parents de l’emmener au Brésil, sans bien
savoir pourquoi elle avait tellement envie d’y aller. Et les
pivoines blanches. Daniel lui en avait offert un bouquet
après l’incendie de la bibliothèque. Ces leurs lui avaient
toujours paru à la fois originales et familières.
Le ciel était anthracite, parsemé de nuages blancs. Sa
chambre aussi était sombre, mais les leurs pâles, sur le
bord de la fenêtre, ressortaient dans la pénombre. Cela
faisait une semaine qu’elles se tenaient dans leur vase de
fortune, et pas un pétale n’avait flétri.
Luce se redressa pour humer leur parfum.
Elle ne pouvait en vouloir à Daniel. D’accord, ça paraissait
dingue, mais il avait raison. C’était elle qui était venue vers
lui à plusieurs reprises, en suggérant qu’ils avaient un
passé commun. Et ce n’était pas tout. C’était également elle
qui voyait les ombres, elle qui se trouvait impliquée dans la
mort d’êtres innocents... Elle avait essayé de ne penser ni à
Trevor ni à Todd, lorsque Daniel évoquait le fait qu’il
l’avait vue mourir tant de fois. S’il avait existé un moyen
d’imaginer une chose pareille, Luce lui aurait demandé s’il
lui arrivait de se sentir responsable de l’avoir perdue. Si sa
réalité à lui ressemblait à cette horrible culpabilité secrète
et oppressante qu’elle affrontait chaque jour.
Elle s’écroula sur sa chaise de bureau, qui se trouvait, fait
étrange, au milieu de la chambre. À tâtons, elle chercha
l’objet dur sur lequel elle venait de s’asseoir et découvrit
un livre assez épais.
Luce alluma la lumière, plissant les yeux sous la lueur vive.
Elle n’avait jamais vu cet ouvrage relié de toile grise très
pâle, aux coins cornés… La colle brune s’effritait à la base
de la tranche.
Les Observateurs : le mythe dans l’Europe médiévale

Le livre de l’ancêtre de Daniel !


Il était lourd et sentait un peu la fumée. Luce sortit un
message qui dépassait de la couverture.
Eh oui, j’ai trouvé un double de ta clé et je suis entrée par
effraction. Désolée.
Mais c’est un cas d’urgence ! Et je ne te trouve nulle part. Où
es-tu passée ?
Jette un coup d’œil là-dessus. Ensuite, il faudra qu’on discute.
Je reviens dans une heure. Sois prudente.
Bisous,
Penn

Luce posa le message à côté du bouquet de leurs et porta


le livre vers son lit. Le simple fait de le tenir lui provoquait
une sorte de bourdonnement étrange, à leur de peau.
Entre ses mains, il semblait presque vivant.
Elle l’ouvrit, s’attendant à devoir déchiffrer une table des
matières savante et austère ou fouiller un index, en in
d’ouvrage, avant de trouver quoi que ce soit ayant un
vague rapport avec Daniel.
Elle n’alla pas plus loin que la page de titre.
Une photo sépia était collée à l’intérieur. Un très vieux
cliché jauni de format carte postale. Au bas, quelqu’un
avait griffonné : Helston, 1854.
Une onde de chaleur balaya sa peau. Elle ôta vivement son
pull noir, mais elle avait toujours chaud, même en
débardeur.
Le souvenir de la voix de Daniel résonnait dans son esprit.
Je possède la vie éternelle, avait-il déclaré. Tu reviens tous les
dix-sept ans. Tu tombes amoureuse de moi, et moi de toi. Et
ça te tue.
Une douleur lui tenaillait la tête.
Tu es mon amour, Lucinda. Pour moi, il n’y a que toi.
Elle ef leura le contour de la photo. Véritable gourou de la
photographie amateur, le père de Luce se serait émerveillé
face à une image d’une telle valeur aussi bien conservée.
Luce, en revanche, était plus attirée par les personnages. À
moins que les propos de Daniel n’aient exprimé la pure
vérité, cela n’avait aucun sens.
Un jeune homme aux cheveux clairs et courts et aux yeux
plus pâles encore posait, élégamment vêtu d’un beau
manteau noir. Il avait le menton levé. Ses pommettes
saillantes soulignaient la qualité de sa tenue, mais ce furent
ses lèvres qui subjuguèrent Luce. C’était exactement le
même sourire, le même regard... La même expression que
Luce voyait chez Daniel dans tous ses rêves, ces dernières
semaines, et au cours de ces derniers jours.
Cet homme était le portrait craché de Daniel ! Le Daniel
venait de lui avouer qu’il l’aimait, et qu’elle s’était
réincarnée des dizaines de fois. Le Daniel qui lui avait
raconté tant d’autres choses que Luce ne voulait pas
entendre, au point qu’elle s’était enfuie. Le Daniel qu’elle
avait abandonné sous les pêchers du cimetière.
Il pouvait s’agir d’une coïncidence troublante. Quelque
lointain parent, l’auteur du livre, peut-être, qui aurait
transmis tous ses gènes directement à Daniel…
Sauf que le jeune homme de la photo posait à coté d’une
femme qui semblait étrangement familière à Luce. C’en
était alarmant.
Luce tint le livre à quelques centimètres de son visage
pour l’examiner. La femme portait une robe de bal noire à
fronces, qui moulait ses formes à la taille avant de tomber
en plusieurs vagues noires. Ses mains gantées de dentelle
ne laissaient voir que ses doigts blancs. Son sourire
révélait une denture délicate. Elle avait le teint plus pâle
que l’homme. Ses yeux un peu enfoncés étaient ourlés de
cils épais et ses cheveux noirs ondulaient jusqu’à sa taille.
Incapable de détourner le regard de cette photo, Luce mit
un moment à retrouver son souffle. Cette femme…
N’était autre qu’elle-même.
Soit Luce avait raison, et son souvenir de Daniel lui venait
d’une rencontre oubliée dans un centre commercial, à
Savannah, où ils avaient posé tous les deux pour un de ces
portraits ringards, sur un stand de fausses photos
anciennes qui lui était sorti de la tête. Soit Daniel lui avait
dit la vérité.
Luce et Daniel se connaissaient déjà.
À une tout autre époque.
Elle avait du mal à respirer. Toute sa vie submergea son
esprit comme une déferlante, tout était remis en question :
les ombres noires qui la hantaient, la mort atroce de
Trevor, ses rêves…
Il fallait qu’elle trouve Penn. Si quelqu’un était susceptible
de lui fournir une explication à des faits aussi improbables,
ce ne pouvait être que Penn. Le mystérieux ouvrage sous
le bras, Luce quitta sa chambre pour se précipiter vers la
bibliothèque.
Là-bas, il faisait chaud, et il n’y avait personne. Mais les
hauts plafonds et les rangées in inies d’ouvrages
l’angoissèrent. Luce passa à toute vitesse devant le
nouveau bureau de réception, qui semblait encore
inoccupé. Elle croisa l’impressionnant catalogue inutilisé et
les ouvrages de référence jusqu’aux longues tables de
travail.
À défaut de Penn, Luce trouva Arriane en train de jouer
aux échecs avec Roland. Les pieds sur la table, elle portait
un képi rayé de chef de gare sous lequel étaient glissés ses
cheveux. Pour la première fois depuis qu’elle avait coupé
ceux d’Arriane, Luce remarqua la cicatrice brillante et
marbrée de son cou.
Arriane était concentrée sur son jeu. Un cigare en chocolat
entre les lèvres, elle ré léchissait à son prochain coup.
Roland avait noué ses dreadlocks en deux tresses bien
nettes qui formaient une couronne sur sa tête. Avec un
regard perçant en direction d’Arriane, il tapota un pion de
son petit doigt.
— Echec et mat, mon vieux ! lança Arriane d’un air
triomphant, en renversant le roi de Roland, au moment où
Luce s’arrêta près d’eux.
Lululucinda ! chantonna-t-elle en levant les veux vers elle.
Tu te cachais ou quoi ?
— Non.
— J’ai entendu des trucs, sur toi, reprit Arriane, ce qui
attira aussitôt l’attention de Roland. Allez, vas-y, assieds-toi
et crache le morceau ! Là, maintenant.
Luce serra le livre contre sa poitrine. Elle n’avait pas envie
de s’asseoir. Elle voulait partir à la recherche de Penn. Elle
ne pouvait bavarder avec Arriane, surtout en présence de
Roland, qui dégageait pourtant ses affaires pour libères la
chaise voisine.
— Assieds-toi, proposa-t-il.
Luce s’installa à contrecœur. « Rien que quelques
minutes », se promit-elle. Il était vrai qu’elle n’avait pas vu
Arriane depuis plusieurs jours. En temps normal, les
excentricités de la jeune fille lui auraient manqué.
Mais les circonstances étaient loin d’être normales, et Luce
ne pouvait penser à autre chose qu’à cette photo.
— Je viens de foutre une sacrée raclée à Roland. On
change de jeu ? Et si on jouait à « Qui a vu une photo
compromettante de Luce, l’autre jour ? » suggéra Arriane
en croisant les bras sur la table.
— Quoi ? s’exclama l’intéressée dans un sursaut.
Elle serra le livre contre elle, certaine que son air tendu
trahissait sa nervosité. Jamais elle n’aurait dû apporter ce
bouquin ici.
— Je te donne des indices, reprit Arriane en levant les
yeux au ciel. Molly a pris une photo de toi montant dans
une grosse voiture noire, hier, après les cours.
— Ah…, soupira Luce.
— Elle allait te dénoncer à Randy, poursuivit Arriane, mais
je lui ai donné de quoi changer d’avis. Hum, hum ! Fit-elle
en claquant des doigts. Maintenant, en gage de ta gratitude,
dis-moi tout… Ils t’emmènent en douce hors du campus
pour voir un psy, c’est ça ? Ou bien tu as pris un amant ?
hasarda-t-elle à voix basse, en tapotant la table de ses
ongles.
Luce se tourna vers Roland, qui l’observait fixement.
— Ni l’un, ni l’autre, précisa Luce. Je suis sortie un petit
moment pour discuter avec Cam. Cela ne s’est pas passé…
— Et voilà ! Allonge les billets, Arriane ! s’exclama Roland.
Tu me dois dix dollars !
Luce en demeura bouche bée.
Arriane lui tapota la main.
— C’est rien. On a fait un petit pari, histoire de pimenter un
peu la chose. Je croyais que tu étais partie avec Daniel.
Roland lui, avait opté pour Cam. Tu me coûtes cher, Luce.
J’aime pas ça, tu sais.
— J’ai été avec Daniel, en effet, lâcha Luce, sans savoir
pourquoi elle éprouvait le besoin de le préciser.
N’avaient-ils pas mieux à faire, dans la vie, que de se
demander à quoi elle occupait son temps libre ?
— Aïe ! fit Roland, déçu, le mystère s’épaissit.
— Roland, j’ai quelque chose à te demander, dit Luce.
— Je t’écoute, répondit-il en sortant un calepin et un cayon
de sa veste à rayures noires et blanches.
Il posa le crayon sur le papier, tel un serveur sur le point
de noter une commande.
— Qu’est-ce qu’il te faut ? Café ? Alcool ? Le matos
vraiment sérieux, je ne l’ai que le vendredi. Des revues
pornos !
— Cigare ? suggéra Arriane, la bouche pleine de chocolat.
— Non, répondit Luce en secouant la tête. Rien de tout ça.
— D’accord. Une commande spéciale, alors. J’ai laissé le
catalogue dans ma chambre, dit Roland en haussant les
épaules. Tu peux passer plus tard…
— Je n’ai besoin de rien. Je veux simplement savoir (Elle
déglutit.) Tu es copain avec Daniel, non ?
— Je ne le déteste pas, c’est vrai.
— Mais tu lui fais con iance ? insista-t-elle. Je veux dire, s’il
te racontait des trucs incroyables, tu le croirais
forcément ?
Pris de court, Roland l’observa de plus près. Arriane s’assit
sur la table en balançant les jambes du côté de Luce.
— De quoi on parle, là, au juste ? s’enquit-elle.
Luce se leva.
— C’est pas grave.
Jamais elle n’aurait dû aborder le sujet. Tous les détails,
incohérents lui revinrent.
— Il faut que je vous laisse, dit-elle en prenant son livre,
Désolée.
Elle s’éloigna, les jambes lourdes, l’esprit encombré. Une
bourrasque de vent souleva ses cheveux, dans son cou.
Elle tourna aussitôt la tête pour guetter les ombres. Rien.
Juste une fenêtre ouverte, tout en haut, rien qu’une
minuscule ouverture dans le coin d’une vitre. Scrutant les
lieux, Luce en croyait à peine ses yeux. Il n’y avait aucun
signe des ombres, pas de ilaments noirs ou de
frémissement gris au-dessus de sa tête… Mais elle sentait
leur proximité, elle humait presque leur odeur salée et
soufrée dans l’air. Où seraient-elles donc, si elles ne la
hantaient pas ? Elle les avait toujours considérées comme
n’appartenant qu’à elle, sans penser qu’elles puissent se
rendre en d’autres lieux, faire d’autres choses, tourmenter
d’autres personnes. Daniel les voyait-il aussi ?
En tournant vers l’espace informatique, au fond de la salle,
où elle pensait trouver Penn, Luce bouscula Mlle Sophia.
Elles trébuchèrent, mais Mlle Sophia se rattrapa à Luce
pour ne pas tomber. Elle portait un jean à la mode, un long
chemisier blanc, avec un gilet rouge sur les épaules. Ses
lunettes vert métallisé pendaient d’une chaîne en perles
multicolores, autour de son cou. La fermeté de sa poigne
étonna la jeune fille.
— Oh, pardon, bredouilla-t-elle.
— Lucinda, que t’arrive-t-il ? s’enquit-elle en plaçant une
main sur son front.
L’odeur de talc de sa paume lui envahit les narines.
— Tu as l’air malade, reprit-elle.
Luce déglutit, s’efforçant de ne pas fondre en larmes parce
que la gentille bibliothécaire avait pitié d’elle.
— Je ne vais pas bien…
— Je m’en doutais, dit Mlle Sophia. Tu n’es pas venue en
cours, aujourd’hui, et tu n’étais pas à la Soirée, hier. Tu
veux voir un médecin ? Si ma trousse à pharmacie n’avait
pas brûlé dans l’incendie, je prendrais aussitôt ta
température.
— Non, enfin, je ne sais pas...
Luce tendit le livre. elle avait envie de tout raconter à Mlle
Sophia depuis le début... C’était quand, déjà ?
Cela ne fut pas nécessaire. Mlle Sophia jeta un coup d’œil à
l’ouvrage et soupira. Puis elle adressa à Luce un regard
entendu.
— Tu l’as enfin trouvé ! Viens, il faut qu’on parle.
Même la bibliothécaire en savait plus qu’elle sur sa propre
vie. Ou ses vies. Qu’est-ce que cela pouvait signi ier ?
Comment était-ce possible ?
Elle suivit Mlle Sophia vers une table de l’espace de travail.
Du coin de l’œil, elle aperçut Arriane et Roland ; ils se
trouvaient trop loin pour l’entendre.
— Comment l’as-tu obtenu ? demanda Mlle Sophia en
tapotant la main de Luce et en chaussant ses lunettes.
Ses petits yeux noirs scintillaient derrière ses verres à
double foyer.
— Ne t’en fais pas. Tu n’auras pas d’ennuis, mon petit.
— Je ne sais pas. Penn et moi le cherchions. C’est bête, on
pensait que l’auteur avait peut-être un rapport avec
Daniel, mais sans en avoir la certitude. Chaque fois, le
bouquin était sorti. Et quand je suis rentrée dans ma
chambre, ce soir, Penn l’avait déposé…
— Donc Pennyweather est aussi au courant de ce qu’il
contient ?
— Je n’en sais rien, répondit Luce.
Elle se sentait partir à la dérive, mais elle était incapable de
se taire. Mlle Sophia avait tout de la grand-mère loufoque
et cool qu’elle n’avait jamais eue. Pour sa vraie grand-
mère, une virée shopping, c’était à l’épicerie du coin. De
plus, c’était si bon de parler à quelqu’un…
— Je ne l’ai pas encore croisée, parce que j’étais avec
Daniel, et il a toujours un comportement bizarre. Hier soir,
il m’a embrassée et on est restés dehors jusqu’à…
— Excuse-moi, mon petit, coupa la bibliothécaire, un peu
trop fort, mais tu viens de dire que Daniel Grigori t’a
embrassée ?
Luce se couvrit la bouche des deux mains. Elle n’en
revenait pas d’avoir fait un tel aveu à Mlle Sophia. Elle
devait vraiment perdre la tête…
— Désolée, ça n’a aucun rapport... Je suis gênée. Je ne sais
pas pourquoi ça m’a échappé…
Elle avait les joues en feu. Trop tard. De l’autre côté de
l’espace de travail, Arriane affichait un large sourire.
— Sympa ! Tu aurais pu me le dire ! lança-t-elle, ulcérée.
Mais Mlle Sophia attira de nouveau l’attention de Luce en
lui prenant le livre.
— Un baiser entre Daniel et toi est non seulement hors de
propos, mais c’est une chose impossible, en général. (Elle
se caressa le menton d’un air pensif et leva les yeux vers le
plafond.) Ce qui signifie… Enfin, cela ne peut pas signifier…
Mlle Sophia se mit à feuilleter l’ouvrage, parcourant
chaque page à une vitesse incroyable.
— Qu’entendez-vous par « en général » ? demanda Luce,
qui ne s’était jamais autant sentie exclue de sa propre vie.
— Oublie le baiser, répondit Mlle Sophia avec un geste de
la main qui surprit Luce. Ce n’est qu’une petite partie du
problème. Le baiser ne signifie rien à moins que…
Elle marmonna quelques paroles indistinctes, puis
retourna à sa consultation.
Que savait Mlle Sophia ? Le baiser de Daniel signi iait tout,
pour Luce. Elle observa les doigts de la bibliothécaire d’un
air mé iant. Soudain, un détail, sur une page, attira son
attention.
— Revenez en arrière, ordonna Luce en retenant le bras
de Mlle Sophia.
Elle s’écarta lentement tandis que Luce tournait les pages
ines et translucides. Voilà ! Elle posa une main sur son
cœur. Dans la marge igurait une série de dessins à l’encre
noire, esquissés rapidement, mais d’un trait sûr et élégant,
non dénué de talent. Luce les ef leura pour mieux les
enregistrer dans sa mémoire. La courbe d’une épaula de
femme, vue de dos, ses cheveux noués en chignon... Des
genoux croisés, une taille ombrée. Un long poignet, une
paume dans laquelle reposait une grande pivoine…
Les doigts de Luce se mirent à trembler. Sa gorge se noua.
Pourquoi ce détail, parmi tout ce qu’elle avait vu et
entendu, ce jour-là, lui faisait-il monter les larmes aux
yeux ? Cette épaule, ces genoux, ce poignet... étaient les
siens. Et c’était Daniel qui les avait dessinés.
— Lucinda, it Mlle Sophia, visiblement nerveuse, en
écartant sa chaise de la table. Tu… Tu te sens bien ?
— Daniel…, murmura Luce, qui mourait d’envie de le
revoir.
Elle essuya une larme.
— Il est damné, Lucinda, expliqua Mlle Sophia d’un ton
étonnamment froid. Vous l’êtes tous les deux.
Damné. Daniel lui avait dit qu’il l’était. C’était ainsi qu’il
quali iait toute cette histoire. Mais il parlait de lui, et non
d’elle.
— Damné ? répéta-t-elle.
Elle ne voulait pas en entendre davantage. Tout ce qu’elle
souhaitait, c’était le trouver.
Mlle Sophia claqua des doigts devant elle. Luce croisa son
regard et esquissa un long sourire endormi.
— Tu n’es toujours pas réveillée, murmura Mlle Sophia.
Elle referma le livre d’un coup sec, captant en in l’attention
de Luce, et posa les mains à plat sur la table.
— T’a-t-il dit quelque chose ? Après ce baiser, par exemple.
— Il m’a dit… Cela semble fou.
— Ces choses-là semblent souvent folles.
— Il m’a dit que nous deux… étions des amants maudits.
Luce ferma les yeux au souvenir de son énumération de
leurs vies antérieures. D’abord, elle avait trouvé l’idée
insensée, mais maintenant qu’elle commençait à s’y faire,
elle trouvait que c’était peut-être ce qu’il y avait de plus
romantique dans l’histoire du monde.
— Il a parlé de toutes les fois où on est tombés amoureux,
à Rio, à Jérusalem, Tahiti...
— Voilà qui paraît plutôt fou, commenta Mlle Sophia. Donc,
bien sûr, tu ne le crois pas ?
— Dans un premier temps, non, je ne l’ai pas cru, répondit
Luce en pensant à leur querelle sous les pêchers. Il a
commencé par évoquer la Bible, que j’ai tendance à fuir...
(Elle se ravisa.) Désolée... En in, je trouve votre cours
vraiment intéressant.
— Il n’y a pas de mal. À ton âge, on a tendance à s’éloigner
de son éducation religieuse. Tu es comme les autres
Lucinda.
— Ah, it-elle en tirant sur les jointures de ses doigts. Mais
je n’ai pas reçu d’éducation religieuse. Mes parents n’y
croient pas, alors...
— Tout le monde croit en quelque chose. Tu es
certainement baptisée...
— Non, sauf si on compte la piscine construite dans
l’église, là-bas, répondit timidement Luce en désignant le
gymnase.
D’accord, elle fêtait Noël, elle était allée à l’église plusieurs
fois et, quand elle n’avait pas le moral, elle aimait croire
qu’il y avait quelqu’un ou quelque chose, là-haut, Cela lui
avait toujours suffi.
À l’autre extrémité de la salle, elle entendit un grand
fracas. Roland était tombé de sa chaise. La dernière fois
qu’elle avait jeté un œil de son côté, il se balançait en
équilibre sur deux pieds.
Arriane lui donna un coup de main pour l’aider à se
relever. Elle regarda dans leur direction et adressa un
signe à Luce.
— Il n’a rien ! lança-t-elle avec entrain. Lève-toi, murmura-
t-elle à Roland.
Mlle Sophia était immobile, les mains sur les genoux, sous
la table. Elle s’éclaircit la voix plusieurs fois, revint à la
couverture du livre et passa les doigts sur la photo.
— Il t’en a révélé davantage ? demanda-t-elle. Tu sais qui
est Daniel ?
Lentement, Luce se redressa sur son siège.
— Et vous ?
La bibliothécaire se crispa.
— J’ai étudié ces questions. En tant qu’universitaire, je ne
me laisse pas embarquer par les considérations d’ordre
sentimental.
En dépit de ses propos, tout en elle, de sa veine qui pulsait
dans son cou à son front emperlé de sueur, suggérait une
réponse affirmative.
Au-dessus de leurs têtes, l’énorme horloge ancienne noire
indiqua onze heures. La grande aiguille trembla en se
mettant en place et le dispositif résonna pendant si
longtemps que leur conversation en fut interrompue. Luce
n’avait jamais remarqué combien elle sonnait fort. Chaque
coup lui faisait mal. Cela faisait trop longtemps qu’elle
n’avait pas vu Daniel.
— Daniel pensait…, commença Luce. Hier soir, quand on
s’est embrassés pour la première fois, il a cru que j’allais
mourir.
Mlle Sophia ne parut pas aussi surprise que Luce l’aurait
voulu. La jeune fille fit craquer ses jointures.
— C’est insensé, non ? Parce que je suis bien là.
Mlle Sophia ôta ses lunettes et frotta ses petits yeux.
— Pour l’instant.
— Seigneur, murmura la jeune ille, envahie de cette peur
qui l’avait incitée à fuir Daniel, au cimetière.
Mais pourquoi ? Il avait encore quelque chose à lui dire,
une révélation de nature à l’effrayer davantage. Ou à la
rassurer un peu. Quelque chose qu’elle savait déjà sans
parvenir à y croire. Elle n’en saurait rien avant d’avoir
revu son visage.
Le livre était encore ouvert sur la photo. À l’envers, le
sourire de Daniel était inquiet, comme s’il savait – il
af irmait qu’il savait toujours – ce qui l’attendait au
tournant. Que pouvait-il endurer en cet instant ? Lui avoir
con ié cette histoire irréelle qu’ils partageaient, pour être
rejeté ensuite… Il fallait qu’elle le trouve.
Elle referma le livre et le glissa sous son bras. Puis elle se
leva et rangea sa chaise.
— Où vas-tu ? lui demanda Mlle Sophia, nerveuse.
— Chercher Daniel.
— Je t’accompagne.
— Non ! s’exclama Luce en secouant la tête.
Elle ne se voyait pas sauter au cou de Daniel sous les yeux
de la bibliothécaire.
— Vous n’avez pas à venir, dit-elle. Vraiment.
Mlle Sophia s’affaira à nouer les lacets de ses chaussures
confortables. Puis elle se redressa et posa une main sur
l’épaule de Luce.
— Fais-moi con iance, il faut que je vienne. Sword & Cross
a une réputation à tenir. Tu ne crois quand même pas
qu’on laisse les élèves déambuler au beau milieu de la nuit,
non ?
Luce résista à l’envie de lui parler de sa récente escapade
hors de l’établissement. Elle gémit intérieurement. Elle
n’avait qu’à convoquer tous les autres élèves, pendant
qu’elle y était, histoire de les faire profiter du spectacle !
Molly prendrait des photos, Cam se bagarrerait une fois de
plus. Autant commencer aussitôt et prendre Arriane et
Roland en passant. Ce dernier avait déjà disparu.
Livre en main, Mlle Sophia se dirigeait déjà vers la sortie.
Luce dut trottiner pour la rejoindre. Foulant le tapis
persan brûlé de la réception, elle croisa les ichiers et la
vitrine pleine de vestiges de la guerre de Sécession, dans
les collections spéciales de l’aile est, là où elle avait vu
Daniel dessiner le cimetière, le premier soir.
Elles sortirent dans la nuit humide. Un nuage masqua la
lune, enveloppant le campus d’une noirceur d’encre. Puis,
comme munie d’une boussole, Luce se sentit guidée vers
les ombres. Elle savait exactement où les trouver. Pas à la
bibliothèque, mais pas très loin, non plus.
Si elle ne les distinguait pas encore, elle les sentait, ce qui
était bien pire. Elle fut prise d’une démangeaison terrible,
qui s’insinua jusqu’à ses os et son sang, tel un acide. Le
cimetière et les alentours dégageaient une atroce odeur de
soufre.
Les ombres étaient immenses, désormais, et elles
souillaient l’atmosphère du campus par leur odeur de
décomposition.
— Où est Daniel ? demanda Mlle Sophia.
Luce se rendit compte que, si la bibliothécaire en
connaissait un rayon sur son passé, elle ne voyait pas les
ombres. Elle se sentit terriblement seule et apeurée,
responsable de ce qui était sur le point de se passer.
— Je ne sais pas, répondit-elle.
Dans l’air lourd et humide de la nuit, elle avait l’impression
de manquer d’oxygène. Elle refusait de prononcer les mots
qui les rapprocheraient inexorablement de tout ce qui lui
faisait si peur. Mais il fallait qu’elle trouve Daniel.
— je l’ai laissé au cimetière.
Elles traversèrent le campus au pas de charge, évitant les
laques de boue laissées par les pluies diluviennes. Seules
quelques chambres étaient éclairées, à leur droite.
Derrière les barreaux d’une fenêtre, Luce vit une ille
qu’elle connaissait à peine penchée sur un livre. Elles
suivaient les même cours du matin. C’était une ille aux airs
de brute, avec le nez percé et une légère tendance à
reni ler. Mais Luce ne l’avait jamais entendue s’exprimer.
Elle ignorait si elle était triste ou si elle aimait sa vie. Si elle
avait pu échanger sa place avec cette ille, qui n’avait pas à
se soucier de ses vies antérieures, d’ombres
apocalyptiques, ou d’avoir sur la consciente la mort de
deux garçons innocents, le ferait-elle ?
Le visage de Daniel lui apparut, nimbé d’une lumière
violette, comme lorsqu’il l’avait portée jusqu’à sa chambre
ce matin-là. Les cheveux dorés scintillants. Il la considéra
d’un regard tendre, entendu. Le simple contact de ses
lèvres la transportait très loin de ces ténèbres. Avec lui,
elle endurerait tout, et davantage encore.
Si seulement elle savait ce qui l’attendait…
Luce et Mlle Sophia passèrent en courant devant les
gradins qui encadraient le pré, puis le terrain de football.
Mlle Sophia était vraiment en forme : elle avait plusieurs
longueurs d’avance sur elle. Elle qui avait peur d’aller trop
vite…
Luce se traînait. Sa peur d’affronter les ombres agissait sur
elle comme un vent contraire violent qui la ralentissait.
Pourtant, elle continua. Une nausée lui indiqua qu’elle ne
faisait qu’entrevoir ce dont les ténèbres étaient capables.
À la grille du cimetière, elles s’arrêtèrent. Pour cacher les
tremblements qui s’étaient emparés d’elle, elle enroula les
bras autour de son corps. En contrebas, une ille qui leur
tournait le dos observait le cimetière.
— Penn ! appela Luce, ravie de voir son amie.
Penn était livide. Elle portait un coupe-vent noir, malgré la
chaleur, et ses lunettes étaient embuées. Elle tremblait un
autant que Luce.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Luce.
— Je venais te chercher, répondit Penn. Et un groupe
d’élèves a couru par ici. Ils sont descendus là-bas. (Elle
désigna la grille.) Et je... je n’ai pas pu.
— Quoi ? la pressa Luce. Qu’est-ce qu’il y a, en bas ?
Mais elle savait ce qu’il y avait, et que Penn ne verrait
jamais. L’ombre noire tournoyante attira Luce, et elle
seule.
Terrifiée, Penn clignait des yeux.
— J’en sais rien, répondit-elle en in. D’abord, j’ai cru que
c’était un feu d’arti ice. Pourtant, rien n’est monté vers le
ciel. (Elle frémit.) Quelque chose de grave se prépare. Mais
j’ignore quoi.
Luce prit une inspiration et toussa en aspirant un ef luve
de soufre.
— À quoi le sens-tu, Penn ?
D’une main tremblante, son amie désigna le centre du
cimetière.
— Tu vois, là-bas ? Il y a quelque chose qui clignote…
18. La Guerre Enfuie

Luce jeta un coup d’œil vers la lumière vacillante, au fond


du cimetière, puis se précipita dans sa direction. Elle
courut parmi les pierres tombales brisées, laissant Penn et
Mlle Sophia loin derrière elle. Peu lui importait que les
branches tordues des chênes lui écorchent les bras et le
visage, ou que les racines apparentes la fassent trébucher :
il fallait qu’elle descende.
Les vestiges d’un croissant de lune offraient une faible
lumière, mais il existait une autre source lumineuse au
fond du cimetière, là où elle se rendait. On aurait dit un
orage monstrueux, qui se déroulait à terre.
Les ombres la mettaient en garde depuis plusieurs jours. À
présent, même Penn assistait à leur sombre spectacle, ainsi
que les autres élèves accourus, qui avaient dû l’observer
de loin. Cela ne pouvait signi ier qu’une seule chose, si
Daniel se trouvait en bas, avec ce clignotement sinistre tout
était sa faute.
Les poumons en feu, Luce ne pensait qu’à l’image de
Daniel sous les pêchers. Elle ne s’arrêterait pas tant qu’elle
ne l’aurait pas trouvé. Elle était venue pour cela de toute
façon, pour lui brandir le livre sous le nez et lui crier
qu’elle le croyait, qu’une partie d’elle-même le croyait
depuis le départ, mais qu’elle avait trop peur pour
accepter leur mystérieuse histoire. Elle lui dirait qu’elle ne
laisserait pas la peur la chasser. Pas cette fois, plus jamais.
Parce qu’elle comprenait en in ces choses qu’elle avait mis
trop longtemps à remettre bout à bout. Ces choses
étranges et sauvages qui rendaient leurs expériences
passées plus crédibles et moins crédibles à la fois : elle
savait qui était Daniel. Une partie d’elle-même avait saisi
qu’elle l’avait peut-être déjà connu et aimé. Sauf qu’elle
venait seulement d’appréhender ce que cela signi iait, ce à
quoi se résumait son attirance vers lui et ses rêves.
Tout cela n’avait pas d’importance si elle ne parvenait pas
en bas à temps pour trouver un moyen de repousser les
ombres, au cas où elles atteindraient Daniel avant elle. elle
avançait à toute allure, mais le cœur du cimetière était
encore loin…
Derrière elle, elle entendit des pas lourds, puis une vois
stridente.
— Pennyweather !
C’était Mlle Sophia, elle gagnait du terrain sur Luce. Par-
dessus son épaule, elle criait à Penn qui courait entre les
tombes renversées.
— Tu es à la traîne !
— Non ! hurla Luce. Penn ! Mademoiselle Sophia, ne venez
pas !
Pas question de placer quelqu’un d’autre sur le chemin
des ombres…
Mlle Sophia se igea sur une pierre tombale blanche
renversée et ixa le ciel comme si elle n’avait pas entendu
Luce. Elle leva en l’air ses bras ins, dans un geste de
protection. Luce scruta la pénombre et inspira
profondément. Portée par le vent froid, une masse se
dirigeait vers elles.
D’abord, elle crut qu’il s’agissait des ombres. Mais non,
c’était plus effrayant encore : un voile déchiqueté,
irrégulier, parsemé d’accrocs ténébreux par lesquels
iltraient des bouts de ciel. Cette ombre-là était constituée
de millions de petits points noirs, véritable tempête irréelle
qui se déchaînait et se propageait dans toutes les
directions.
— Des sauterelles ? s’écria Penn.
Luce frémit. L’épaisse nuée était encore à distance, mais
son bourdonnement terri iant s’ampli iait à chaque
seconde comme un millier de battements d’ailes, masse
obscure et hostile balayant la terre. Elle arrivait ! Elle allait
s’en prendre à Luce, et peut-être à tous les autres…
— Ce n’est pas bon ! s’écria Mlle Sophia en observant le
ciel. Ce n’est pas l’ordre supposé des choses !
Penn s’arrêta, haletante, à côté de Luce. Elles échangèrent
un regard perplexe. Penn avait le visage couvert de sueur
et ses lunettes violettes ne cessaient de glisser sur son nez.
— Elle perd la tête, murmura Penn en désignant Mlle
Sophia.
— Non, répondit Luce. Elle sait des choses. Et Mlle Sophia
a peur, tu ferais mieux de ne pas rester là Penn.
— Pourquoi moi ? s’étonna son amie, sans doute parce
qu’elle servait de guide à Luce depuis le premier jour.
Aucune de nous deux ne devrait être là.
Aussi accablée que lors de ses adieux à Callie, Luce
détourna les yeux. À cause du passé, un gouffre les
séparait désormais. Elle s’en voulait de devoir imposer à
Penn une rupture, mais il était préférable et plus sûr
qu’elles partent chacune de leur côté.
— Je dois rester, dit-elle en respirant profondément. Il faut
que je trouve Daniel. Retourne dans ta chambre Penn. Je
t’en prie !
— Mais, toi et moi, on était les seules…, protesta son amie
d’une voix rauque.
Sans attendre la in de sa phrase, Luce s’éloigna vers le
milieu du cimetière, en direction du mausolée où elle avait
vu Daniel plongé dans ses pensées, le soir de la journée
des parents. Elle passa par-dessus les dernières
sépultures, puis dérapa le long d’une pente de feuilles
mortes en décomposition, jusqu’à se trouver de nouveau
sur un terrain plat.
Elle avait chaud. À la fois frustrée et terri iée, elle s’appuya
contre un tronc.
Puis, à travers les branches de cet arbre, elle le vit.
Daniel.
Elle poussa un long soupir. Ses jambes faillirent se
dérober. Un seul regard sur son pro il sombre, distant, si
beau et majestueux, lui con irma tout ce à quoi Daniel avait
fait allusion, même cet élément important qu’elle avait
trouvé seule. Tout était vrai.
Penché sur le mausolée, les bras croisés, il observait la
nuée tourbillonnante de sauterelles qui venaient de iler.
Le clair de lune projetait son ombre en un croissant de
ténèbres, depuis la toiture plate de la crypte. La jeune ille
courut vers lui, slalomant entre les vieilles statues
renversées couvertes de mousse.
— Luce ! s’écria-t-il en la voyant s’approcher. Qu’est-ce
que tu fais là ?
Sa voix exprimait étonnement et effroi.
C’est ma faute, eut-elle envie de crier. Et je te crois, je crois à
notre histoire. Pardonne-moi de t’avoir quitté, je ne le ferai
plus. Elle avait encore une chose très importante à lui dire.
Hélas, il se trouvait bien au-dessus d’elle. Le terrible fracas
des ombres était trop puissant, l’air trop lourd pour
qu’elle parvienne à se faire entendre.
Il y avait une entaille dans une sculpture en bas-relief du
mausolée, qui représentait un paon. Luce s’en servit
comme prise. Le marbre était chaud. Ses mains moites
glissèrent à plusieurs reprises tandis qu’elle grimpait pour
rejoindre Daniel et implorer son pardon.
Elle avait à peine escaladé un mètre qu’elle sentit un
tapotement sur son épaule. En se retournant, elle retint
son souf le. C’était lui ! Alors qu’elle lâchait prise, Daniel
rattrapa dans ses bras pour lui éviter de chuter. Une
seconde auparavant, le sommet était pourtant si loin…
Elle enfouit le visage dans le creux de son épaule. Si la
vérité la terri iait encore, cette étreinte lui donnait
l’impression d’être arrivée à bon port après un long et
difficile voyage, et de retrouver son foyer.
— Tu choisis bien ton moment pour revenir, déclara-t-il
avec un sourire teinté de tristesse.
Il ne cessait de surveiller le ciel.
— Tu la vois aussi ? demanda-t-elle.
Incapable de lui répondre, Daniel se contenta de la
regarder. Sa lèvre inférieure se mit à trembler.
— Bien sûr que tu la vois, murmura-t-elle.
Tout lui apparut clairement : les ombres, son histoire, leur
passé…
— Comment peux-tu m’aimer ? gémit-elle en étouffant un
sanglot. Comment peux-tu même me supporter ?
Il posa une main sur sa joue.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Comment oses-tu dire ça ?
Elle sentit son cœur s’emballer.
— Parce que… (Elle déglutit.) Tu es un ange.
Il la relâcha.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Tu es un ange, Daniel, je le sais, déclara-t-elle.
Un barrage céda en elle, et tout s’écroula.
— Ne me dis pas que je suis folle. Je rêve de toi, des rêves
trop réels pour que je les oublie, des rêves qui m’ont fait
t’aimer avant même que tu ne m’adresses un mot gentil.
(Daniel ne sourcilla pas.) Des rêves où tu as des ailes et où
tu me portes très haut dans un ciel que je ne reconnais
pas. Pourtant, je sais que j’y suis déjà allée des milliers de
fois, déjà, dans tes bras. (Elle posa le front contre le sien.)
Cela explique tant de choses ! La grâce de tes mouvements,
le livre rédigé par ton ancêtre, pourquoi personne n’est
venu te voir, le jour de la visite des parents, ta façon de
lotter, quand tu nages. Et pourquoi, quand tu
m’embrasses, j’ai l’impression d’être au paradis. (Elle
reprit son souf le.) La raison pour laquelle tu es immortel.
La seule chose qui ne s’explique pas, c’est ce que tu fais
avec moi. Parce que je ne suis que… moi.
Elle leva les yeux et sentit la force noire des ombres.
— Je suis coupable de tant de choses, ajouta-t-elle.
Face au visage livide de Daniel, Luce ne pouvait tirer
qu’une seule conclusion :
— Tu ne comprends pas pourquoi, toi non plus, dit-elle.
— Ce que je ne comprends pas, c’est ce que tu iches
encore ici.
Elle encaissa le coup, hocha tristement la tête, puis tourna
les talons pour s’en aller.
— Non ! lança-t-il en la retenant. Ne pars pas. Vois-tu, tu
n’étais jamais… on n’était jamais allés aussi loin. Tu veux
bien répéter ? reprit-il, presque timidement, paupières
baissées. Dis-moi… ce que je suis.
— Tu es un ange, énonça-t-elle lentement, étonnée de voir
Daniel fermer les yeux et gémir de plaisir, presque comme
s’ils s’embrassaient. Je suis amoureuse d’un ange.
Elle ferma les yeux, puis elle pencha la tête.
— Mais dans mes rêves, tes ailes…
Un puissant vent chaud passa au-dessus d’eux, arrachant
presque Luce des bras de Daniel, qui la protégea aussitôt.
La nuée d’ombres-sauterelles s’était posée dans un arbre,
au-delà du cimetière, et sifflait dans les branches.
Soudain, elle s’éleva en formant une masse compacte.
— Seigneur ! souf la Luce. Il faut que je fasse quelque
chose. Que j’arrête...
— Luce, la coupa Daniel en lui caressant la joue. Regarde-
moi. Tu n’es coupable de rien. Et il n’y a rien que tu puisses
faire à propos... de ça. (Il secoua la tête.) Comment as-tu pu
t’en vouloir ?
— Toute ma vie… j’ai vu ces ombres...
— J’aurais dû agir quand je m’en suis rendu compte, la
semaine dernière, au bord du lac. C’est la première vie ou
tu les vois… J’ai eu peur.
— Comment sais-tu que je ne suis pas coupable ? s’étonna-
t-elle en pensant à Todd et à Trevor.
Les ombres précédaient toujours un événement atroce.
Il l’embrassa dans les cheveux.
— Ces ombres sont des annonciateurs. Sous leurs airs
hostiles, ils sont inoffensifs. Ils ne font qu’examiner une
situation, puis rendre des comptes. De vraies pipelettes.
Une bande de lycéennes, version démoniaque.
— Et celles-là ? demanda Luce en pointant le doigt vers
arbres bordant le cimetière.
Les branches se balançaient sous le poids de cette épaisse
noirceur.
Daniel les observa calmement.
— Ce sont les ombres que les annonciateurs ont
convoquées pour livrer bataille.
Luce sentit la peur la glacer.
— Quel… euh... quel genre de bataille ?
— La grande bataille, répondit-il simplement en levant la
tête. Pour l’heure, elles ne font que parader. Nous avons
encore le temps.
Derrière eux, un toussotement it sursauter Luce. Daniel
s’inclina pour saluer Mlle Sophia, qui apparut dans l’ombre
du mausolée. Ses cheveux libérés de leurs épingles
semblaient hirsutes, désordonnés, et elle avait le regard un
peu fou, Penn la suivait, les mains dans les poches de sa
veste, le visage encore rouge et le front moite de sueur.
Elle haussa les épaulés comme pour dire à Luce : « J’ignore
tout de ce qui se passe, mais je ne pouvais pas
t’abandonner. »
Malgré elle, Luce sourit.
Mlle Sophia s’avança et brandit le livre.
— Notre Lucinda a effectué des recherches.
Daniel se frotta la joue, presque intimidé.
— Tu as lu ce vieux truc ? Je n’aurais jamais dû l’écrire.
Luce put mettre en place une nouvelle pièce de son puzzle.
— C’est toi qui l’as écrit, dit-elle. Tu as aussi dessiné dans
la marge, et collé cette photo de nous.
— Bien sûr, tu as trouvé la photo, chuchota Daniel avec un
sourire, en la serrant plus fort ; l’évocation du cliché lui
rappelait des souvenirs.
— J’ai mis un moment à comprendre, mais quand j’ai vu
combien on était heureux, une porte s’est ouverte en moi.
Et j’ai su.
Elle le prit par la nuque et l’attira vers elle, sans se soucier
de la présence de Penn et Mlle Sophia. Dès que les lèvres
de Daniel touchèrent les siennes, le sombre cimetière
disparut, avec les vieilles tombes et les poches d’ombres
dans les arbres. Ainsi que les étoiles et la lune.
La première fois qu’elle avait vu la photo de Helston, Luce
avait pris peur. L’idée qu’il existe des versions antérieures
d’elle-même... était dif icile à accepter. Mais là, dans les
bras de Daniel, elle sentait qu’elles œuvraient toutes
ensemble, tel un vaste groupe de Luce qui aimaient le
même Daniel, encore et encore. Il y avait tant d’amour que
son cœur et son âme débordèrent pour combler l’espace
qui existait entre leurs corps.
Puis elle entendit en in ce qu’il lui avait dit, tandis qu’ils
regardaient les ombres : elle n’avait rien fait de mal ! Elle
n’avait aucune raison de se sentir coupable. Et si c’était
vrai ? Était-elle innocente de la mort de Trevor ? Et de celle
de Todd, comme elle l’avait toujours cru ? En se reposant
la question, elle comprit que Daniel n’avait pas menti. Elle
eut l’impression de se réveiller après un long cauchemar,
elle n’était plus la ille aux cheveux coupés et aux
vêtements noirs et amples, ni l’éternelle perdante, effrayée
par ce cimetière moisi, enfermée à raison dans ce centre
sordide…
— Daniel, chuchota-t-elle en l’écartant doucement pour
mieux le regarder, pourquoi ne m’as-tu pas dit plus tôt que
tu étais un ange ? Pourquoi ce discours sur la damnation ?
Daniel parut inquiet.
— Je ne suis pas fâchée, assura-t-elle. Je m’interroge, c’est
tout.
— Je ne pouvais pas te l’avouer, répondit-il. Tout est lié,
jusqu’à maintenant, j’ignorais que tu pouvais le découvrir
par toi-même. Si je te l’avais révélé trop vite ou au mauvais
moment, tu serais partie et j’aurais dû patienter encore.
J’ai déjà attendu trop longtemps.
— Combien de temps ?
— Pas assez pour avoir oublié que tu en vaux la peine, que
tu vaux chaque sacrifice, chaque souffrance.
Daniel ferma les yeux un instant, puis il regarda vers Penn
et Mlle Sophia.
Penn était assise, adossée à une tombe tapissée de mousse,
les jambes repliées sous son menton. Elle se rongeait
nerveusement les ongles. Mlle Sophia avait les mains sur
les hanches, comme si elle avait quelque chose à déclarer.
Daniel recula. Un air froid s’engouffra entre eux.
— Je crains toujours que, à tout instant, tu ne...
— Daniel ! lança Mlle Sophia d’un ton réprobateur.
Il lui adressa un geste désinvolte.
— Etre ensemble ne sera pas aussi simple que tu le
souhaiterais.
— Naturellement, répondit Luce. Après tout, tu es un ange,
mais maintenant que je le sais…
— Lucinda Price !
Cette fois, Mlle Sophia s’en prenait à Luce.
— Ce qu’il a à te dire, tu n’as pas à le savoir, prévint-elle.
Daniel, tu n’as pas le droit. Ça va la tuer...
Troublée par les propos de Mlle Sophia, Luce secoua la
tête.
— Je crois pouvoir survivre à une petite vérité.
— Il ne s’agit pas d’une petite vérité, répliqua Mlle Sophia
en s’interposant entre eux. Et tu n’y survivras pas, je te le
garantis. Comme tu n’as pas survécu durant les milliers
d’années après la Chute.
— Daniel, de quoi parle-t-elle ?
Luce contourna Mlle Sophia pour prendre le poignet de
Daniel, mais la bibliothécaire écarta sa main.
— Je peux affronter la vérité, assura Luce, l’estomac noué.
Je ne veux plus de secrets. Je l’aime !
C’était la première fois qu’elle prononçait ces paroles à
voix haute. Son seul regret était d’avoir adressé ces trois
mots, les plus importants au monde, à Mlle Sophia et non
directement à Daniel. Elle se tourna vers lui. Il avait les
yeux brillants.
— C’est vrai, dit-elle. Je t’aime.
Clap.
Clap. Clap.
Clap. Clap. Clap. Clap.
Quelques applaudissements crépitèrent derrière eux, dans
les arbres. Soudain tendu, Daniel se pencha vers les bois.
Luce sentit son antique peur s’emparer d’elle. Ce qu’il
distinguait dans les ombres la pétri ia, et parce qu’il le vit
avant elle, cela l’effraya encore davantage.
— Bravo ! Bravo ! Vraiment, je suis touché au plus
profond de mon âme. Et il en faut beaucoup pour
m’émouvoir, par les temps qui courent, hélas...
Cam apparut dans la clairière, les yeux cerclés d’une
ombre épaisse et scintillante qui luisait sur son visage, au
clair de lune, lui donnant un air féroce.
— C’est trop chou, railla-t-il. Et il t’aime, aussi, n’est-ce pas,
l’amoureux ? Pas vrai, Daniel ?
— Cam, ne fais pas ça, prévint Daniel.
— Quoi ? demanda Cam en levant le bras gauche.
Il claqua des doigts. Une petite lamme d’allumette se mit à
brûler au-dessus de sa main.
— Tu veux dire ça ?
L’écho de son claquement de doigts s’éternisa pour
rebondir sur les tombes du cimetière, s’ampli ier encore,
et se répandre en tous sens. D’abord, Luce crut qu’il
s’agissait d’applaudissements, comme si une salle
démoniaque pleine de ténèbres moqueuses applaudissait
l’amour de Luce et Daniel, ainsi que Cam venait de le faire.
Mais elle se rappela les battements d’ailes entendus plus
tôt. Elle retint son souf le tandis que le bruit se
matérialisait en milliers de petits points noirs : la nuée
d’ombres-sauterelles qui s’était évanouie dans la forêt
ressurgit au-dessus d’eux.
Leur martèlement était si sonore que Luce dut se boucher
les oreilles. À terre, Penn était accroupie, la tête entre les
genoux. Stoïques, Daniel et Mlle Sophia, la tête en l’air,
observaient le ciel à mesure que la cacophonie en lait et
changeait. On aurait dit le déclenchement d’extincteurs
automatiques d’incendie ou le sif lement de milliers de
serpents.
— Ou bien ça ? demanda Cam, en haussant les épaules,
tandis que les ténèbres hideuses et informes s’installaient
autour de lui.
Chaque créature grandit et se déplia pour atteindre une
taille supérieure à celle de tout autre insecte, avant de
dégouliner comme de la colle, pour se muer en corps noirs
segmentés. Puis, comme si ces êtres malfaisants
apprenaient à utiliser leurs membres-ombres en prenant
forme, ils se hissèrent sur leurs nombreuses pattes et
avancèrent telles des mantes religieuses à dimension
humaine.
Cam les accueillit. Ils grouillèrent autour de lui et
formèrent bientôt une armée nocturne compacte derrière
lui.
— Désolé, déclara-t-il en se frappant le front. Tu m’avais
dit de ne pas le faire, non ?
— Daniel, murmura Luce, qu’est-ce qui se passe ?
— Pourquoi as-tu mis fin à la trêve ? lança-t-il à Cam.
— Eh bien... tu sais ce que c’est, dans les situations
désespérées…, it Cam avec dédain. Et te voir couvrir son
corps de tes baisers si angéliques me met dans un tel
désespoir.
— Ferme-la, Cam ! cria Luce, qui s’en voulait de lui avoir
permis de la toucher.
— Tout à l’heure. (Cam posa les yeux sur elle.) Oh, oui ! On
va se battre pour toi, chérie. Encore.
Il se caressa le menton et plissa ses yeux verts.
— Ce sera pire, cette fois, je crois. Il y aura un peu plus de
victimes. Il va falloir gérer.
Daniel prit Luce dans ses bras.
— Dis-moi pourquoi, Cam. Tu me dois bien ça !
— Tu sais parfaitement pourquoi, lança-t-il en désignant
Luce. Elle est toujours là. Mais pas pour longtemps…
Il posa les mains sur ses hanches. Une série d’ombres
denses et noires qui avaient pris la forme de gros serpents
sans in se fau ilèrent le long de son corps, encerclant ses
bras comme des bracelets. Il caressa la tête du plus gros
avec affection.
— Et quand ton amour ne sera plus qu’un tragique petit
tas de cendres, ce sera pour de bon. Tu vois, tout est
différent, cette fois.
Cam af ichait un large sourire. L’espace d’une seconde,
Luce sentit Daniel trembler.
— Oh, à part un détail qui reste le même... J’adore ta pré-
prévisibilité, Grigori.
Cam it un pas en avant. Ses légions d’ombres le suivirent,
incitant Luce et Daniel, Penn et Mlle Sophia à reculer
d’autant.
— Tu as peur, dit-il en pointant le doigt vers Daniel. Moi
non.
— C’est parce que tu n’as rien à perdre, cracha Daniel.
Pour rien au monde je n’échangerais ma place contre la
tienne.
— Hum, it Cam en se tapotant le menton d’un air pensif.
On verra bien.
Il scruta les alentours avec un sourire.
— Je dois préciser ? Oui. Je crois savoir que tu as
davantage à perdre, cette fois. Quelque chose qui rendra
plus agréable encore l’élimination de Luce.
— De quoi parles-tu ? demanda Daniel.
À la gauche de Luce, Mlle Sophia se mit à pousser des cris
féroces. Elle agita les mains au-dessus de sa tête dans une
sorte de transe, les yeux presque transparents. Ses lèvres
tremblaient. Luce se rendit compte avec effroi qu’elle
s’exprimait en plusieurs langues à la fois.
Daniel prit le bras de Mlle Sophia et la secoua.
— Non. Vous avez absolument raison. Ça n’a pas de sens,
lui murmura-t-il.
Il comprenait donc le langage étrange de Mlle Sophia…
— Tu sais ce qu’elle raconte ? demanda Luce.
— On peut traduire, si tu veux ! lança une voix familière
depuis le toit du mausolée.
Arriane était accompagnée de Gabbe. Éclairées à contre
jour, elles étaient enveloppées d’une étrange lueur
argentée. Elles sautèrent de leur perchoir et atterrirent
près de Luce sans un mot.
— Cam a raison, Daniel, intervint Gabbe. Il y a quelque
chose de différent, cette fois… chez Luce. Le cycle est peut-
être rompu, mais pas comme nous le voudrions. Je veux
dire... c’est peut-être la fin.
— Quelqu’un peut m’expliquer de quoi vous parlez ?
intervint Luce. Qu’est-ce qui a changé ? Quel cycle est
rompu ? Quel est l’enjeu de cette bataille, à la fin ?
Daniel, Arriane et Gabbe la dévisagèrent longuement pour
la resituer, comme s’ils la voyaient, mais la trouvaient si
changée qu’ils ne reconnaissaient pas son visage.
— L’enjeu ? répéta en in Arriane en massant sa cicatrice,
dans le cou. S’ils gagnent, c’est l’enfer sur terre. La in du
monde comme on ne l’imagine même pas.
Les formes noires hurlaient autour de Cam. Elles se
battaient, se mordaient, se livrant à une sorte
d’échauffement fou et diabolique.
— Et si on gagnait ? demanda Luce péniblement.
Gabbe déglutit.
— On ne sait pas encore, répondit-elle.
Soudain, Daniel trébucha en arrière, s’écartant de Luce, et
la désigna.
— Elle… Elle n’a pas été…, bredouilla-t-il, avant de se
couvrir la bouche. Le baiser, dit-il en in en empoignant le
bras de Luce. Le livre. Voilà pourquoi tu peux…
— La suite, Daniel, coupa Arriane. Ré léchis vite. La
patience est une vertu, et tu sais ce que Cam pense des
vertus.
Daniel serra la main de Luce dans la sienne.
— Tu dois partir. Il faut que tu t’enfuies de là.
— Quoi ? Mais pourquoi ?
Elle chercha du regard le soutien d’Arriane et de Gabbe,
puis elle recula tandis qu’une nuée de re lets argentés
commençait à survoler le toit du mausolée. Un lux in ini
de lucioles comme relâchées d’un énorme bocal se
déversèrent sur Arriane et Gabbe, faisant briller leurs
yeux. Luce pensa à la fête nationale, autrefois, par temps
clair. Dans les iris de sa mère, Luce cherchait le re let des
feux d’arti ice, leur éclat argenté, comme si les yeux de sa
mère étaient un miroir.
Sauf que ces scintillements-là ne retombaient pas en
poussière, au contraire des feux d’arti ice. En touchant
l’herbe du cimetière, ils se métamorphosaient en créatures
gracieuses, irisées et chatoyantes. Des formes pas tout à
fait humaines, mais vaguement reconnaissables. Des
rayons lumineux éclatants et superbes, des êtres si
fascinants que Luce sut aussitôt qu’il s’agissait d’une
armée d’anges, égala en nombre et en taille à l’imposante
armée sombre qui suivait Cam. Voilà à quoi ressemblait la
véritable beauté, la véritable bonté : un rassemblement
spectral et éblouissant d’êtres si purs qu’il était
douloureux de les regarde en face, comme la plus belle des
éclipses, ou le paradis lui-même.
Luce aurait dû en être réconfortée, car elle se trouvait du
côté qui ne pouvait que sortir vainqueur de ce combat.
Mais elle commençait à se sentir mal.
Daniel posa le dos de la main sur sa joue.
— Elle a de la fièvre.
Gabbe lui tapota le bras, un sourire aux lèvres.
— C’est bon, trésor, déclara-t-elle de son accent du Sud
rassurant, en écartant la main de Daniel. On prend le relais.
Mais il faut que tu files.
Elle regarda par-dessus son épaule, vers la horde
ténébreuse qui entourait Cam.
— Tout de suite, reprit-elle.
Daniel attira Luce vers lui pour une ultime étreinte.
— Je l’emmène, annonça Mlle Sophia d’une voix forte, le
livre glissé sous son bras. Je connais un lieu sûr.
— Pars, renchérit Daniel. Je te rejoindrai dès que possible,
Promets-moi simplement de t’enfuir d’ici sans te
retourner.
Luce avait tant de questions à lui poser…
— je ne veux pas te quitter !
Arriane s’interposa et poussa Luce vers la grille.
— Désolée, Luce, dit-elle. Il est temps de nous laisser
combattre. On est des professionnels.
Penn glissa une main dans la sienne et elles se mirent à
courir. Remontant vers la grille du cimetière aussi vite
qu’elle était descendue pour rejoindre Daniel, Luce foula la
pente boueuse jonchée de branches de chênes et de
pierres tombales renversées. Elles se hâtèrent vers la
grille. Un vent chaud dans les cheveux, les poumons
saturés, Luce cherchait la lune pour se guider, mais toute
lumière avait disparu du cimetière. Que se passait-il ?
Pourquoi tous les autres comprenaient-ils donc ce qui lui
échappait totalement ?
Un éclair de noirceur frappa le sol, devant elle. La terre
s’ouvrit, cédant la place à une gorge déchiquetée. Luce et
Penn s’arrêtèrent juste à temps. La brèche était aussi large
que Luce était grande, et tellement profonde qu’on n’en
voyait pas le fond. Les bordures du gouffre crépitaient et
moussaient.
— Luce, j’ai peur ! gémit Penn en retenant son souffle.
— Suivez-moi, les filles ! ordonna Mlle Sophia.
Elle les entraîna vers la droite et serpenta parmi les
tombes, tandis que les dé lagrations résonnaient à qui
mieux mieux derrière elles.
— Ce sont les bruits de la bataille, souf la-t-elle, tel un
guide d’un genre un peu particulier. Cela va continuer un
moment, je le crains.
Luce grimaçait à chaque explosion, mais elle avançait,
crispée au point d’avoir des crampes dans les mollets,
Derrière elle, Penn se mit à crier. Luce eut juste le temps
de voir son amie trébucher et rouler les yeux.
— Penn ! cria-t-elle en tendant la main pour la rattraper.
Elle la déposa à terre avec précaution et la retourna. Elle le
regretta presque : Penn venait d’être mordue à l’épaule
par quelque force noire et dentelée. La brûlure qu’elle lui
avait infligée empestait la chair grillée.
— C’est grave ? murmura Penn d’une voix rauque.
Elle semblait frustrée de ne pas pouvoir lever la tête pour
vérifier par elle-même.
— Non, mentit Luce en secouant la tête. Une simple plaie.
Elle déglutit pour tenter de maîtriser la nausée qui
s’emparait d’elle, tout en remontant la manche déchirée de
Penn.
— Je te fais mal ?
— Je ne sais pas, souffla Penn. Je ne sens plus rien…
— Les illes, qu’est-ce qui vous retient ? s’agaça Mlle
Sophia, revenue sur ses pas.
Luce l’implora d’un regard de ne pas trahir la gravité de la
blessure de Penn.
Elle adressa un signe à Luce, puis tendit les bras pour
soulever la blessée, telle une mère qui va coucher son
enfant.
— Je te tiens, assura-t-elle en l’emportant comme si elle ne
pesait pas bien lourd. Ce ne sera plus très long,
maintenant.
— Hé ! s’exclama Luce en lui emboîtant le pas. Comment
avez-vous… ?
— Pas de questions jusqu’à ce qu’on soit loin de tout ça,
répondit Mlle Sophia.
Loin ? Mais Luce n’avait aucune envie de s’éloigner de
Daniel ! Pourtant, quand elles eurent franchi la grille du
cimetière pour gagner le terrain plat du pré, elle ne put
s’empêcher de regarder en arrière. Elle comprit alors
pourquoi Daniel lui avait ordonné de s’en aller.
Un pilier or et argent s’élevait en vrille depuis le cœur du
cimetière, puissant rayon de lumière qui se dressait à une
centaine de mètres en dissipant les nuages. Les ombres
noires s’en prenaient à cette colonne, déchirant de temps à
autre des ilaments de lumière pour les emporter en
hurlant dans la nuit. Tandis que les lambeaux dérivaient,
plus scintillants, un son retentit dans l’air, à l’in ini, un
accord unique, aussi fort que le bruit d’une cascade. Les
notes graves tonnaient dans la nuit, les plus aiguës tintant
autour. C’était la plus grandiose et la plus équilibrée des
harmonies célestes jamais entendues sur terre, à la fois
magni ique et horri iante. L’atmosphère empestait le
soufre.
À des kilomètres à la ronde, les gens devaient croire que
c’était la fin du monde.
Le cœur de Luce s’emballa.
Si Daniel lui avait demandé de ne pas regarder en arrière,
c’était parce qu’il savait que ce spectacle lui donnerait
envie de revenir vers lui.
— Ah, non, pas question ! s’exclama Mlle Sophia en
attrapant Luce par le col et pour l’entraîner à travers le
campus.
En atteignant le gymnase, Luce se rendit compte qu’elle
avait porté Penn d’un seul bras sur tout le chemin.
— Qui êtes-vous ? s’inquiéta la jeune femme alors qu’elles
franchissaient la porte à double battant.
La bibliothécaire sortit une longue clé de la poche de son
gilet rouge et la glissa dans une fente du mur en briques, à
l’entrée, qui ne ressemblait pas à une porte. Un passage
donnant sur un long escalier apparut. Mlle Sophia ît signe
à Luce de la précéder.
Penn avait les yeux fermés. Soit elle était inconsciente, soit
elle souffrait trop pour les garder ouverts. En tout cas, son
mutisme était inquiétant.
— Où va-t-on ? demanda Luce. Il faut qu’on sorte d’ici. Où
est votre voiture ?
Elle ne voulait pas effrayer Penn, mais il fallait aussi
trouver un médecin, et vite.
— Tais-toi, si tu ne veux pas avoir d’ennuis. (Mlle Sophia
examina la blessure de Penn et soupira.) Nous allons dans
la seule pièce qui n’ait pas été profanée par des
équipements sportifs. Et où nous serons seules.
Penn s’était mise à gémir dans les bras de la bibliothécaire.
Un ilet de sang épais et sombre s’écoulait de la blessure
sur le sol en marbre.
Luce observa l’escalier. Elle constata qu’elle n’en voyait
même pas le sommet.
— Je crois que, dans l’intérêt de Penn, on devrait rester en
bas. Il va falloir aller chercher de l’aide.
Mlle Sophia déposa Penn sur la pierre. Puis elle se
redressa aussitôt pour refermer la porte. Luce s’agenouilla
devant son amie, qui lui sembla petite et fragile. Cependant,
Penn était plus forte que Luce. Plus intelligente, épanouie
et décontractée. C’était grâce à elle que Luce avait
surmonté ces premiers jours à Sword & Cross. Sans elle,
Dieu sait ce qu’elle serait devenue.
À la faible lumière que procurait un lustre en fer forgé
ouvragé, Luce constata enfin la gravité de la blessure.
— Oh, Penn…, soupira la jeune ille. On va s’en sortir. On va
te soigner, ne t’en fais pas.
Penn marmonna quelques paroles incompréhensibles qui
affolèrent son amie. Luce se tourna vers Mlle Sophia, qui
fermait toutes les fenêtres.
— Elle décline à vue d’œil, déclara Luce. Il faut absolument
appeler un médecin.
— Oui, oui...
Mlle Sophia semblait nerveuse, trop préoccupée de fermer
la pièce, comme si les ombres du cimetière étaient en
chemin.
— Luce ? murmura Penn. J’ai peur.
— Mais non, répondit-elle en serrant sa main dans la
sienne. Tu es très courageuse. Tous ces jours durant, tu as
été mon pilier, mon soutien.
— Bon, ça suf it ! lança Mlle Sophia d’un ton brusque qui
surprit Luce. C’est un pilier de sel.
— Comment ? demanda Luce, troublée. Qu’est-ce que ça
veut dire ?
Les yeux de fouine de Mlle Sophia se plissèrent et un
affreux rictus tordit son visage. Elle secoua amèrement la
tête. Puis, très lentement, elle sortit un long poignard
argenté de la manche de son gilet.
— Cette fille est un boulet.
Luce fut interloquée lorsque Mlle Sophia brandit le
poignard. Sonnée, Penn ne saisit pas ce qui se passait.
— Non ! s’écria-t-elle en retenant le bras de Mlle Sophia,
afin de détourner l’arme.
Mais la bibliothécaire savait ce qu’elle faisait. Elle
immobilisa habilement le bras de Luce qu’elle repoussa de
sa main libre tandis qu’elle tranchait la gorge de Penn.
Penn gémit et suffoqua. En in, dans un ultime souf le, elle
croisa le regard de Luce et mourut.
— Salissant, mais nécessaire, commenta Mlle Sophia en
essuyant, imperturbable, la lame sur le pull noir de Penn.
Luce recula, une main sur sa bouche, incapable de crier de
détourner les yeux ou de regarder la femme qu’elle
croyait de leur côté. Soudain, elle comprit pourquoi Mlle
Sophia avait verrouillé toutes les portes et fenêtres du
hall : ce n’était pas pour empêcher les ombres d’entrer,
mais pour empêcher Luce de sortir...
19. Loin Des Yeux

Au sommet des marches, elles se trouvèrent face à un mur


de briques. Les voies sans issue en tous genres avaient
toujours rendu Luce claustrophobe. Mais cette fois, elle
avait une raison valable d’être angoissée : elle avait un
couteau sous la gorge. Elle risqua un coup d’œil vers
l’escalier abrupt qu’elles venaient de gravir. Toute chute
de là-haut serait fatale.
Mlle Sophia s’exprimait de nouveau dans une langue
inconnue. Elle marmonnait dans sa barbe tout en
actionnant une autre porte dérobée. Elle poussa Luce dans
une minuscule chapelle et verrouilla la porte derrière elles.
À l’intérieur, il faisait un froid de canard et il lottait une
odeur de poussière et de craie. Luce suffoquait. Elle
déglutit péniblement, elle avait un goût amer dans la
bouche.
Penn n’était pas morte, c’était impossible... Tout cela n’avait
pas pu se produire. Mlle Sophia incarnait-elle à ce point le
mal ?
Daniel lui avait dit d’avoir con iance en Mlle Sophia de
rester avec elle jusqu’à ce qu’il vienne la chercher...
La bibliothécaire ne lui prêtait aucune attention. Elle
déambulait dans la pièce et allumait des cierges,
s’agenouillant chaque fois, tout en chantonnant dans sa
langue mystérieuse. La lueur des cierges révéla une
chapelle propre et bien entretenue. Quelqu’un y était venu
récemment. Mais Mlle Sophia devait être la seule personne
du campus à posséder la clé de la porte dérobée. Qui
d’autre pouvait connaître l’existence de ce lieu ?
Le plafond constitué de panneaux rouges était incliné et
irrégulier. Les grandes tapisseries fanées qui couvraient
les murs représentaient des créatures effrayantes, mi-
homme mi-poisson, livrant bataille sur une mer déchaînée.
Au fond, il y avait un petit autel blanc. Quelques bancs de
bois étaient alignés sur le sol en pierre grise. Luce scruta
les alentours en quête d’une issue, mais ne découvrit
aucune porte ou fenêtre.
Sous l’effet de la peur et de la colère, Luce avait les jambes
tremblantes. Le sort de Penn, trahie et abandonnée, seule,
au pied de l’escalier, l’accablait de douleur.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda-t-elle en s’appuyant
contre la porte en arcade de la chapelle. Je vous faisais
confiance...
— Tant pis pour toi, ma belle, répondit Mlle Sophia en lui
tordant brutalement le bras.
Elle la menaça de nouveau de sa lame, et l’attira dans
l’allée centrale.
— La con iance est, au mieux, une démarche imprudente.
Au pire, le meilleur moyen de se faire tuer.
Mlle Sophia poussa Luce vers l’autel.
— Maintenant, tu vas me faire le plaisir de t’allonger.
Le couteau sous la gorge, Luce obéit. Au contact glacé du
métal, elle porta la main à son cou, maculant de sang le
bout de ses doigts. La pointe de la lame l’avait piquée. Mlle
Sophia baissa brusquement la main de la jeune fille.
— Tu trouves ça mal ? Si tu voyais ce que tu es en train de
rater, dehors, dit-elle.
Luce frémit. Daniel luttait à l’extérieur…
L’autel était en fait une dalle de pierre carrée pas plus
grande que Luce. Sur sa surface lisse, elle se sentit
frigori iée et vulnérable au plus haut point. Elle imagina les
bancs occupés par des ombres en lieu et place des idèles,
impatientes d’assister à son calvaire.
En levant les yeux, elle vit une grande rosace en vitrail, au
plafond, qui présentait un motif leuri et sophistiqué de
roses rouges et pourpres sur fond bleu marine. Luce
aurait aimé qu’il lui offre une vue sur l’extérieur.
— Voyons, où ai-je… Ah !
Mlle Sophia glissa la main sous l’autel et sortit une corde
épaisse.
— Évite de gigoter, ordonna-t-elle en agitant son couteau.
Elle entreprit de ligoter Luce en passant la corde par
quatre orifices creusés dans la pierre. D’abord les chevilles
puis les poignets. Luce s’efforça de demeurer immobile
tandis qu’elle la préparait pour quelque sacrifice.
— Parfait, commenta Mlle Sophia en tirant fermement sur
ses nœuds impeccables.
— Vous aviez tout prévu, déclara Luce, abasourdie.
Mlle Sophia lui adressa le même sourire plaisant que le
premier jour, à la bibliothèque.
— Je te dirais bien de ne pas y voir une affaire
personnelle, Lucinda. Mais, en fait, ça l’est, admit-elle en
riant. Cela fait longtemps que j’attends de me retrouver
seule avec toi.
— Pourquoi ? s’enquit Luce. Qu’est-ce que vous cherchez ?
— À t’éliminer. Et je veux que Daniel soit libéré.
Laissant Luce, elle s’approcha d’un lutrin, aux pieds de
l’autel. Elle y posa le livre de Grigori et se mit à le feuilleter
avec énergie. Luce songea au moment où elle l’avait
ouvert, lorsqu’elle avait découvert son propre visage près
de celui de Daniel. Elle avait alors compris qu’il était un
ange, elle ne savait encore pratiquement rien, mais elle
était certaine d’une chose : cette photo signi iait que Daniel
et elle pouvaient être ensemble.
Désormais, cela paraissait impossible.
— Tu te pâmes devant lui, hein ? lança Mlle Sophia en
refermant le livre d’un coup sec avant de frapper sur sa
couverture. C’est bien là le problème.
— Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Luce en tirant sur
ses liens. Qu’est-ce que ça peut vous faire, ce que Daniel et
moi ressentons l’un pour l’autre ? Ou avec qui on sort,
d’ailleurs ?
Cette cinglée n’avait rien à voir avec eux, après tout.
— J’aimerais dire deux mots à celui qui a eu l’idée géniale
de placer nos âmes éternelles entre les mains de deux
tourtereaux romantiques. (Elle brandit un poing
tremblant.) Ils veulent inverser l’équilibre ou quoi ? Je vais
leur montrer, moi, comment faire pencher la balance !
La lame du poignard étincela à la lueur des cierges.
Luce détourna les yeux.
— Vous êtes folle.
— Si c’est être folle que de vouloir mettre un point inal à
la plus longue et la plus capitale des batailles, alors oui, je
suis folle.
Le ton de sa voix suggérait que Luce était stupide de ne
pas être déjà au courant.
Que Mlle Sophia puisse avoir un rôle à jouer dans la
bataille n’avait aucun sens, dans l’esprit de Luce. C’était
Daniel qui luttait, dehors. Que Mlle Sophia soit passée de
l’autre côté ou non, ce qui se déroulait dans cette chapelle
n’était pas comparable.
— Ils ont dit que ce serait l’enfer sur Terre, murmura
Luce. La fin du monde.
Mlle Sophia éclata de rire.
— Tu en as sans doute l’impression, maintenant. Il est
donc si étonnant que je fasse partie des gentils, Lucinda ?
— Si vous êtes du bon côté, cracha Luce, alors la guerre ne
vaut pas la peine d’être menée.
Mlle Sophia sourit, comme si elle s’attendait à de tels
propos de la part de Luce.
— Ta mort pourrait être le déclic dont Daniel a besoin. Un
petit coup de pouce dans la bonne direction.
Luce remua de plus belle.
— Vous... Vous ne me feriez pas de mal ?
Mlle Sophia revint vers elle et se pencha sur son visage.
Son parfum poudré de vieille dame envahit les narines de
la jeune fille et lui donna un haut-le-cœur.
— Bien sûr que si, répliqua Mlle Sophia, dont la tignasse
grise s’agita. Tu es l’équivalent humain d’une migraine.
— Mais je me contenterai de revenir. Daniel me l’a dit !
Luce déglutit. Dans dix-sept ans.
— Oh, non. Pas cette fois, assura Mlle Sophia. Dès que tu es
entrée dans ma bibliothèque, j’ai lu quelque chose dans
ton regard, sans parvenir à déterminer ce que c’était. (Elle
sourit.) Je t’ai déjà croisée à plusieurs reprises, Lucinda. La
plupart du temps, tu es franchement pénible.
Luce se crispa. Jamais elle ne s’était sentie aussi
vulnérable. Avoir fréquenté Daniel dans d’autres vies élan
une chose, mais d’autres que lui l’avaient-ils également
connue ?
— Pour une fois, reprit Mlle Sophia, tu dégageais une
certaine intensité, une étincelle. Ce soir, tu as commis une
superbe erreur, en disant que tes parents étaient
agnostiques…
— Comment cela, mes parents ? persifla Luce.
— Eh bien, ma chère, la raison pour laquelle tu revenais
sans cesse, c’est que, dans tes autres vies, tu avais toujours
reçu une éducation religieuse. Que tes parents aient choisi
de ne pas te faire baptiser met in à ce cycle. Ta petite âme
est donc restée disponible. (Elle haussa les épaules avec
emphase.) Cette absence de rituel d’accueil en religion ne
te donnera pas de nouvelle occasion de te réincarner. C’est
un grain de sable minuscule, mais essentiel.
Était-ce ce à quoi Arriane et Gabbe faisaient allusion, au
cimetière ? Luce sentit son sang pulser à ses tempes. Un
voile de points rouges troubla sa vision tandis qu’un
tintement résonnait dans ses oreilles. Elle cligna les
paupières, ce qui lui it l’effet d’une explosion. Si elle
n’avait pas été allongée, elle aurait sans doute perdu
connaissance.
Etait-ce vraiment la fin ? C’était impossible...
Mlle Sophia se pencha vers son visage et s’adressa à elle
en postillonnant :
— Quand tu mourras, ce soir, ce sera ini. Point inal,
terminé ! Dans cette vie, tu n’es rien de plus que ce que tu
es : une gamine stupide, égoïste, ignorante et gâtée qui
croit que sortir avec un mec mignon au lycée peut changer
la face du monde. Ta mort n’aura aucune incidence, elle
sera sans gloire ni prestige, mais je vais tout de même
adorer te tuer.
Mlle Sophia brandit son couteau et passa son doigt sur la
lame.
L’esprit de Luce était en ébullition. En une journée, elle
avait dû faire face à de si nombreuses révélations... On lui
avait raconté tant de choses différentes… Elle sentit la
pression de la pointe de la lame. Il y avait du vrai dans le
discours abominable de Mlle Sophia… Placer tant d’espoir
dans la force d’un amour sincère – qu’elle ne commençait
véritablement qu’à entrevoir – était donc si naïf ? L’amour
ne pourrait remporter la bataille qui faisait rage au-
dehors, ni même la sauver de la mort.
Pourtant, il le fallait. Tant que son cœur battait encore
pour Daniel, Luce croirait au plus profond d’elle-même en
cet amour, en sa capacité à la rendre meilleure, et à faire
de son union avec Daniel quelque chose de magni ique et
bon...
Lorsque le poignard lui entra dans la chair, Luce poussa
un cri. Puis ce fut le choc : le vitrail explosa.
Un bourdonnement puissant et superbe s’éleva,
accompagné d’une lueur aveuglante.
Ainsi, elle était donc morte…
Le poignard s’était enfoncé plus loin que Luce n’en avait
eu l’impression. Et déjà, la mort s’annonçait. Comment
expliquer autrement les formes luisantes et opalescentes
qui planaient au-dessus d’elle, la cascade de scintillements,
la lueur paradisiaque ? Dif icile de voir clairement dans
cette lumière chaude et argentée. Le plus doux des velours
glissait sur sa peau, tel un glaçage léger. Les cordes qui la
retenaient s’étaient dénouées et son corps – ou s’agissait-il
de son âme ? – flottait librement vers le ciel.
Elle entendit alors Mlle Sophia chevroter :
— Pas encore ! Ça va trop vite !
La vieille femme avait arraché le poignard de sa poitrine.
Luce avait les poignets détachés, les chevilles aussi. De
minuscules débris de vitrail bleus, rouges, verts et or
constellaient sa peau, l’autel, le sol, et en les balayant de la
main elle se piqua. De petites traînées de sang apparurent
sur ses bras. Subjuguée, elle observa le trou béant du
plafond.
Elle n’était donc pas morte, elle était sauvée ! Par des
anges…
Daniel était venu la chercher !
Où était-il ? Bien qu’aveuglée par la lumière, Luce voulut
partir à sa recherche, se jeter à son cou pour ne plus
jamais, jamais le quitter.
Soudain, des formes vivantes opalescentes se mirent à
lotter autour d’elle comme une nuée de plumes
scintillantes, et affluèrent pour soigner ses écorchures. Des
caresses de lumière nettoyèrent les petites plaies de ses
bras et celle de sa poitrine, effaçant toutes traces de
blessures sur sa peau.
Mlle Sophia s’était précipitée vers le mur du fond et palpait
frénétiquement les briques, en quête de l’issue secrète.
Luce eut envie de l’en empêcher, pour lui faire payer ses
agissements. Puis la lumière argentée prit une teinte
violette.
La chapelle s’ébranla. Une lumière si éclatante qu’elle
aurait éclipsé le soleil it trembler les murs. Les cierges
vacillèrent sur leurs grands socles en bronze. Les
tapisseries lugubres battirent le mur de pierre. Mlle Sophia
recula. L’éclat lumineux fit trembler Luce. En se dissipant, il
emplit la pièce de chaleur et laissa place à une forme
familière et adorée de Luce.
Daniel était là, devant l’autel. Torse et pieds nus, vêtu
uniquement d’un pantalon en lin blanc. Il lui sourit, puis
ferma les yeux et étendit les bras sur les côtés.
Timidement, comme pour ne pas la brusquer, il souf la.
Deux excroissances blanches poussèrent dans son dos, de
plus en plus hautes, de plus en plus larges à la base de ses
épaules. Alors ses ailes se déployèrent. Luce observa leurs
bords festonnés. Elle brûlait de les ef leurer du bout des
doigts, de ses joues, de ses lèvres. L’intérieur des ailes se
teinta d’un violet chatoyant. Comme dans le rêve de Luce.
Maintenant que celui-ci était devenu réalité, elle pouvait
en in admirer ces ailes pour la première fois sans
angoisse. Elle pouvait contempler Daniel dans toute sa
splendeur.
Il luisait encore, comme éclairé de l’intérieur. Elle fut
éblouie par ses yeux gris-violet et ses lèvres pulpeuses. Ses
mains puissantes, ses larges épaules... Elle aurait pu se
draper dans la lumière de son amour.
Il tendit les mains vers elle. Luce craignit que ce contact
trop irréel ne soit dif icile à supporter pour une simple
humaine. Mais non. C’était bien Daniel, pleinement
rassurant.
Elle toucha ses ailes, un peu inquiète, comme si elles
risquaient de lui brûler les doigts, mais elles étaient luides
et douces comme de la soie. Un nuage chaud et vaporeux
devait procurer la même sensation.
— Tu es tellement… beau, murmura-t-elle contre lui. Tu
l’as toujours été, mais…
— Cela te fait peur ? chuchota-t-il. Cela te fait mal, de me
regarder ?
Elle secoua la tête.
— Je le croyais, répondit-elle au souvenir de ses rêves.
Mais ce qui fait mal, désormais, c’est de ne pas pouvoir le
faire.
Il poussa un soupir de soulagement.
— Je tiens à ce que tu te sentes en sécurité avec moi.
La lumière scintillante qui les enveloppait tomba en une
pluie d’étincelles.
Daniel attira Luce vers lui.
— Cela fait beaucoup de choses pour toi…
Elle pencha la tête en arrière et entrouvrit les lèvres avec
bonheur.
Le claquement brutal d’une porte les interrompit. Mlle
Sophia avait trouvé l’escalier. Daniel it un signe de tête,
Aussitôt, une silhouette éclatante s’élança à la poursuite de
la bibliothécaire.
— C’était quoi ? demanda Luce, bouche bée face à la
trainée de lumière qui disparaissait derrière la porte.
— Un auxiliaire, expliqua Daniel en la prenant par le
menton.
Daniel était présent, Luce se sentait aimée, protégée,
sauvée. Cependant, elle s’interrogeait encore sur les
sombres évènements qui venaient de se produire, sur Cam
et ses ombres noires et grondantes. Comme la mort de
Penn, la pauvre Penn, sa si idèle amie, gentille, innocente,
qui avait connu une in tragique et insensée. Le chagrin
submergea Luce, dont les lèvres se mirent à trembler.
— Penn est morte, Daniel, dit-elle. Mlle Sophia l’a tuée.
L’espace d’un instant, j’ai cru qu’elle allait me poignarder,
moi aussi.
— Cela n’aurait jamais pu arriver.
— Comment as-tu su que tu me trouverais ici ? Comment
sais-tu toujours comment me sauver ? (Elle secoua la tête.)
Oh, mon Dieu…, murmura-t-elle en comprenant en in. Tu
es mon ange gardien !
Daniel rit.
— Pas tout à fait, mais c’est un beau compliment.
Luce rougit.
— Alors quel genre d’ange es-tu ?
— En ce moment, je suis entre deux eaux, si l’on peut dire,
répondit-il.
Derrière lui, la lumière argentée se scinda en deux. Le
cœur battant, Luce se retourna. La lumière init par se
regrouper autour de deux autres silhouettes distinctes
comme lorsqu’il s’était agi de Daniel.
Arriane et Gabbe.
Les ailes de Gabbe étaient déjà déployées, larges et
fournies, trois fois plus grandes que son corps. Avec leurs
plumes gon lées, délicatement ourlées de rose, elles
ressemblaient à celles des anges des cartes postales ou des
films.
Luce remarqua qu’elles battaient légèrement ; les pieds de
Gabbe se trouvaient à quelques centimètres au dessus du
sol.
Les ailes d’Arriane, elles, avaient des bords plus
prononcés. Elles étaient plus lisses, plus étroites. On aurait
dit des ailes de papillon géant. En partie translucides, elles
brillaient et projetaient des motifs irisés sur le sol en
pierre.
Elles étaient à l’image d’Arriane : étranges et attirantes, à
nulle autre pareilles.
— J’aurais dû m’en douter, déclara Luce avec un sourire.
Gabbe lui rendit son sourire et Arriane esquissa une
révérence.
— Qu’est-ce qui se passe, là-bas ? demanda Daniel en
voyant l’expression inquiète de Gabbe.
— Il faut sortir Luce d’ici.
La bataille. N’était-elle donc pas encore terminée ? Si
Daniel, Gabbe et Arriane étaient là, c’était sans doute parce
qu’ils avaient triomphé ? Luce croisa le regard de Daniel,
qui ne trahissait rien de ses émotions.
— Et il faut que quelqu’un poursuive Sophia, ajouta
Arriane. Elle ne pouvait pas agir seule.
Luce en eut la gorge nouée.
— Elle est du côté de Cam ? Alors, c’est une sorte de...
démon ? Un ange déchu ?
C’était l’un des rares termes qu’elle avait retenus lors des
cours de Mlle Sophia.
Daniel serra les dents. Même ses ailes semblaient crispées
par la rage.
— Pas un démon, non, marmonna-t-il, mais pas un ange
non plus. On la croyait avec nous. Sinon, on ne lui aurait
jamais permis de s’approcher de toi.
— C’était une des vingt-quatre aînées, expliqua Gabbe.
Elle posa les pieds par terre et replia ses ailes ourlées de
rose pâle dans son dos pour s’asseoir sur l’autel.
— Un statut très respectable. Elle a bien caché son jeu.
— Dès qu’on est arrivées ici, elle est devenue folle, raconta
Luce en se massant le cou, là où le poignard l’avait
écorchée.
— Ils sont dingues, en effet, con irma Gabbe, mais très
ambitieux. Elle fait partie d’une secte secrète. J’aurais dû
m’en rendre compte plus vite, mais les signes ne trompent
plus. Ils se nomment les Zhsmaelim. Ils sont habillés de la
même façon et ont tous une certaine... élégance. Je les ai
toujours trouvés un peu ostentatoires. Personne ne les
prenait vraiment au sérieux, au paradis. Mais cela va
changer. Ce qu’elle a fait ce soir est passible de l’exil. Elle
risque de croiser plus souvent Cam et Molly qu’elle ne le
croyait.
— Molly est donc aussi un ange déchu, dit Luce.
De tout ce qu’elle avait découvert dans la journée, c’était
ce qu’elle jugeait le plus plausible.
— Luce, nous sommes tous des anges déchus, recti ia
Daniel. Seulement certains sont d’un côté... et certains de
l’autre.
— Ici, il y en a qui sont… de l’autre côté, à part Molly ?
— Roland, répondit Gabbe.
— Roland ? répéta Luce, abasourdie. Mais tu es son
copain. Il est si populaire et sympa !
Daniel se contenta de hausser les épaules. Arriane, en
revanche, eut l’air inquiète. Elle battit tristement des ailes,
soulevant un nuage de poussière.
— On le récupérera, un jour, affirma-t-elle.
— Et Penn ? s’enquit Luce, la gorge nouée par l’émotion.
Daniel secoua la tête en serrant sa main dans la sienne.
— Penn était mortelle. La victime innocente d’une longue
guerre inutile. Je regrette, Luce.
La voix de Luce se brisa. Elle ne parvenait pas encore à
parler de Penn.
— Mais cette bagarre, dehors... ?
— Ce n’est que l’une des nombreuses batailles que nous
livrons contre les démons, répondit Gabbe.
— Et qui a gagné ?
— Personne, répondit amèrement Daniel.
Il ramassa un gros débris de vitrail et le projeta à travers
la pièce. Le verre se brisa en mille morceaux, mais Daniel
n’avait pas épuisé sa colère pour autant.
— Personne ne gagne jamais. Il est pratiquement
impossible pour un ange d’en éliminer un autre. On se
contente d’échanger des coups jusqu’à ce que l’un se
fatigue et déclare forfait.
Une image étrange surgit dans l’esprit de Luce, qui
sursauta : Daniel recevant à l’épaule le coup d’un des longs
éclairs noirs qui avait frappé Penn. Elle examina l’épaule
droite de Daniel : du sang maculait son torse.
— Tu es blessé, murmura-t-elle.
— Non, répondit Daniel.
— Il ne peut pas l’être, il...
— Qu’est-ce que tu as, Daniel ? demanda Arriane. C’est du
sang ?
— C’est celui de Penn, précisa Daniel. Je l’ai trouvée au
pied de l’escalier.
Le cœur de Luce se serra.
— Il faut l’enterrer, insista-t-elle. Au côté de son père.
— Luce chérie, it Gabbe en se levant, j’aimerais qu’on en
ait le temps, mais il faut y aller.
— Je ne l’abandonnerai pas ! Elle n’a personne.
— Luce, dit Daniel.
— Elle est morte dans mes bras, parce que j’ai commis
l’erreur de suivre Mlle Sophia dans cette salle de torture.
(Elle observa les trois autres.) Parce qu’aucun de vous ne
m’avait prévenue.
— D’accord, concéda Daniel. Je ferai de mon mieux pour
Penn. Mais ensuite, il faut absolument qu’on t’emmène loin
d’ici.
Une bourrasque de vent entra par le trou béant du
plafond et it vaciller les rares lammes des cierges. Les
derniers morceaux du vitrail remuèrent, avant de tomber
en pluie.
Gabbe sauta de l’autel juste à temps pour se placer à coté
de Luce, qui resta stoïque.
— Daniel a raison, dit-elle. La trêve que nous avons
déclarée après la bataille ne vaut que pour les anges. Et
maintenant que tout le monde sait que ton statut de
mortelle a changé, des esprits malintentionnés ne vont pas
tarder à s’intéresser à toi.
Les ailes d’Arriane la soulevèrent de terre.
— Et d’autres plus bienveillants t’aideront à les repousser
dit-elle en se postant de l’autre côté de Luce, comme pour
la rassurer.
— Je ne saisis toujours pas, insista Luce. En quoi est-ce si
grave ? Pourquoi ai-je une telle importance ? Est-ce juste
parce que Daniel m’aime ?
Daniel soupira.
— En partie, oui, même si cela peut sembler innocent.
— Tu sais bien que tout le monde adore détester les
amoureux, intervint Arriane.
— Ma belle, c’est une très longue histoire, renchérit Gabbe,
la voix de la raison.
— On ne peut te la raconter que chapitre par chapitre.
— Et comme pour mes ailes, ajouta Daniel, tu vas devoir
découvrir un tas de choses toute seule.
— Mais pourquoi ? les implora Luce.
Cette conversation était frustrante. Elle avait l’impression
d’être une enfant à qui les adultes disaient qu’elle devait
attendre d’être grande.
— Pourquoi ne pouvez-vous pas m’expliquer ?
— On peut te soutenir, répondit Arriane, mais on ne peut
pas tout t’assener d’un seul coup. C’est comme pour les
somnambules qu’il ne faut pas réveiller en sursaut. C’est
trop dangereux.
Luce serra les bras autour de son corps.
— Je pourrais en mourir, déclara-t-elle, énonçant les mots
que les autres cherchaient à éviter.
Daniel l’enlaça.
— C’est déjà arrivé. Et tu as suf isamment côtoyé la mort
pour aujourd’hui.
— Et alors ? Je n’ai plus qu’à quitter Sword & Cross ?
demanda-t-elle en se tournant vers Daniel. Où allez-vous
m’emmener ?
Il fronça les sourcils et se détourna.
— Je ne peux t’emmener nulle part. Cela attirerait trop
l’attention. On va devoir te con ier à quelqu’un d’autre. Il y
a ici un mortel digne de confiance.
Il fit un signe à Arriane.
— Je vais le chercher, déclara-t-elle en se levant.
— Je ne te quitterai pas, dit Luce à Daniel, les lèvres
tremblantes. Je viens à peine de te retrouver...
Daniel l’embrassa sur le front. Une douce chaleur se
propagea dans tout le corps de la jeune fille.
— Profitons de ces quelques instants volés...
20. L’aube

L’aube. La naissance du dernier jour de Luce à Sword &


Cross avant... Elle ignorait combien de temps. Lorsqu’elle
franchit la porte couverte de vigne du gymnase, un chant
de tourterelle s’éleva dans un ciel safran. Tenant Daniel
par la main, elle foula en silence l’herbe du pré en
direction du cimetière.
Juste avant de quitter la chapelle, les autres avaient
rétracté leurs ailes, un processus laborieux. Sous leur
forme humaine, ils se retrouvèrent apathiques.
En observant cette transformation, Luce avait eu peine à
croire que des ailes brillantes et imposantes puissent
devenir si petites, si discrètes, pour disparaître sous la
peau.
Quand ce fut terminé, elle avait caressé le dos nu de Daniel.
Pour la première fois, il it montre de pudeur et parut
sensible à son contact. Il avait la peau douce et lisse d’un
bébé. Et sur son visage, comme sur celui des autres, Luce
décela encore la lumière argentée qui brillait en eux et qui
rayonnait dans toutes les directions.
Finalement, ils avaient porté la dépouille de Penn jusque
dans la chapelle et dégagé les bris de verre de l’autel avant
de l’y déposer. Ils ne pouvaient l’enterrer ce matin-là, car
le cimetière grouillait de mortels, comme Daniel l’avait
prévu.
Là, Luce eut toutes les peines du monde à murmurer
quelques ultimes paroles à son amie. Elle init par dite :
« Tu as rejoint ton père. Je sais qu’il est heureux de le
retrouver. »
Daniel enterrerait Penn comme elle le méritait dès que le
calme serait revenu à Sword & Cross. Luce lui montrerait
la tombe de son père afin qu’elle repose près de lui. Elle lui
devait bien ça.
En traversant le campus, Luce avait le cœur gros. Avec son
jean et son débardeur détendu et miteux, ses ongles
crasseux, ses cheveux en désordre, elle se réjouissait de ne
croiser aucun miroir. Si seulement elle pouvait annuler les
aspects terri iants de cette nuit – et surtout sauver Penn –
tout en conservant ses instants de grâce : l’exaltation
d’avoir découvert la véritable identité de Daniel, son
apparition splendide, Arriane et Gabbe déployant leurs
ailes... Tant d’instants merveilleux.
Mais cette nuit avait aussi été dévastatrice.
Elle le sentait dans l’air, comme quelque maladie. Elle le
lisait sur les visages des nombreux élèves errant au milieu
du pré. Il était bien trop tôt pour qu’ils se soient levés de
leur plein gré, ce qui signi iait qu’ils avaient dû entendre
une partie de la bataille de la veille ou en être témoins. Que
savaient-ils, au juste ? Quelqu’un recherchait-il déjà Penn ?
Et Mlle Sophia ? Qu’imaginaient-ils ? Deux par deux, ils
échangeaient des murmures, et Luce brûlait d’envie
d’écouter ce qu’ils se racontaient.
— Ne t’en fais pas, déclara Daniel en serrant sa main dans
la sienne. Contente-toi d’imiter leur air ahuri. Personne ne
se posera de questions.
Luce était mal à l’aise, mais Daniel avait vu juste. Nul ne
s’attarda sur eux.
À la grille du cimetière des gyrophares de voitures de
police clignotaient à travers les feuilles des chênes.
L’entrée était bloquée par un ruban adhésif jaune.
Luce aperçut la silhouette de Randy se détacher contre le
soleil couchant. Elle faisait les cent pas devant la grille en
hurlant dans un Bluetooth accroché au col de son polo
informe.
— Il faut absolument le réveiller ! insistait-elle. Il s’est
passé des choses à l’école... Je n’en sais rien ! Je n’arrête
pas de vous le répéter !
— Autant que je te prévienne, dit Daniel en détournant
Luce vers les chênes qui bordaient trois côtés du
cimetière. Ce que tu vas découvrir en bas risque de te
choquer. Le style de combat de Cam est plus salissant que
le nôtre. Ce n’est pas gore, non. C’est simplement…
différent.
Au point où elle en était, plus grand-chose ne pouvait
effrayer Luce... Quelques statues renversées n’allaient
certainement pas l’affoler. Ils se frayèrent un chemin dans
les bois, foulant les feuilles mortes qui craquaient sous
leurs pas. La veille au soir, ces arbres avaient été dévorés
par une nuée grondante d’ombres-locustes. Il n’en restait
plus une trace, à présent.
Daniel désigna une brèche dans la clôture en fer forge du
cimetière.
— On peut passer par là discrètement, si on se dépêche.
En surgissant du bosquet, Luce comprit en in ce que
Daniel avait voulu dire en évoquant un changement au
cimetière. Ils se trouvaient à sa lisière, non loin de la tombe
du père de Penn, dans l’angle est, mais ils n’y voyaient
guère à plus de un mètre devant eux. L’air était si chargé
que c’était à peine de l’air : plutôt une masse épaisse, grise,
immonde. Luce dut agiter les mains devant son visage
pour distinguer quelque chose. Elle se frotta les doigts.
— C’est de… ?
— De la poussière, dit Daniel en lui prenant la main tout en
marchant.
Il avançait, sans tousser ni suffoquer.
— Pendant la guerre, les anges ne meurent pas, mais leurs
batailles laissent toujours un tapis de poussière dans leur
sillage.
— Qu’est-ce qu’elle devient, ensuite ?
— Pas grand-chose, à part qu’elle déconcerte les mortels.
Elle inira par se déposer, et les mortels se rueront dessus
pour l’analyser. À Pasadena, il y a un scienti ique fou qui
croit qu’elle provient d’ovnis.
Avec un frisson, Luce pensa au nuage noir non identi iable
qui ressemblait à une nuée d’insectes. Ce scienti ique
n’était pas loin de la vérité...
— Le père de Penn est enterré par là, dit-elle en désignant
le coin du cimetière.
Cette poussière était sinistre, mais la jeune ille était
soulagée de constater que les tombes, statues et arbres du
cimetière semblaient intacts. Elle s’agenouilla et déblaya la
tombe du père de Penn. Sous ses doigts tremblants
apparurent les lettres qui lui irent monter les larmes aux
yeux :
STANFORD LOCKWOOD
LE MEILLEUR DES PÈRES
L’espace voisin était vide. Luce se releva et tâta tristement
le sol du pied, accablée par le fait que son amie allait le
rejoindre. Elle s’en voulait de ne pas pouvoir offrir à Penn
une cérémonie digne de ce nom.
À la mort de quelqu’un, les gens évoquaient toujours le
paradis, comme s’ils étaient certains que le défunt allait y
monter. Luce n’avait jamais eu l’impression de connaître
les règles, et elle se sentait désormais encore moins
qualifiée pour parler de quoi que ce soit.
Au bord des larmes, elle chercha Daniel du regard. Le
chagrin manifeste de la jeune fille l’attrista.
— Je m’occuperai d’elle, Luce. Je sais que ce n’est pas ce
que tu aurais voulu, mais nous ferons de notre mieux.
Luce se mit à sangloter. Penn lui manquait tellement
qu’elle était sur le point de craquer.
— Je ne peux pas l’abandonner, Daniel !
Il essuya doucement ses larmes du dos de la main.
— Ce qui est arrivé à Penn est affreux. Une erreur cruelle.
Mais en partant, aujourd’hui, tu ne l’abandonnes pas.
Il posa une main sur le cœur de la jeune fille.
— Elle est avec toi, ajouta-t-il.
— Mais je ne peux pas…
— Si, Luce, insista-t-il d’un ton plus ferme. Crois-moi. Tu
n’imagines pas ce dont tu es capable, même si cela te
semble dif icile, voire impossible. (Il regarda vers les
arbres.) Si le bien existe encore, en ce monde, tu le sauras
bientôt.
La sirène d’une voiture de police les it sursauter. Une
portière claqua et, non loin d’eux, ils entendirent des
bottes crisser sur le gravier.
— C’est pas possible ! Ronnie, appelle le central ! Dis au
shérif de rappliquer !
— Partons, ordonna Daniel en tendant la main vers Luce.
Elle tapota une dernière fois la pierre tombale de M.
Lockwood avant de s’éloigner, parmi les tombes. Ils
franchirent la brèche de la grille, puis regagnèrent le
bosquet de chênes.
Un vent froid souf lait. Dans les branches, devant eux, Luce
vit trois petites ombres grouillantes, suspendues à l’envers
comme des chauves-souris.
— Dépêche-toi ! lança Daniel.
À leur passage, les ombres reculèrent en sif lant, sachant
qu’il ne fallait pas chercher la jeune ille quand Daniel était
avec elle.
— On va où, maintenant ? demanda Luce à la lisière du
bosquet.
— Ferme les yeux.
Elle obéit. Les bras de Daniel lui enserrèrent la taille par
derrière. Elle sentit son torse puissant dans son dos. Il la
souleva de terre, d’abord à une trentaine de centimètres
du sol, puis plus haut, jusqu’à ce que les feuilles du
sommet des arbres lui ef leurent les épaules, lui
chatouillent le cou. Daniel lui faisait traverser les
branchages. Plus haut, ils émergèrent des arbres, dans la
lumière du soleil matinal. Elle eut envie d’ouvrir les yeux,
mais elle sentait d’instinct que ce serait trop. Elle n’était
pas certaine d’être prête. De plus, la sensation de l’air
limpide sur son visage et du vent dans ses cheveux lui
suf isait largement. Une sensation céleste, comme
lorsqu’elle avait été sauvée de la bibliothèque en feu. Elle
avait l’impression de surfer sur une vague de l’océan,
désormais certaine que Daniel était responsable de tout
cela.
— Tu peux ouvrir les yeux, maintenant, dit-il.
Luce sentit le sol sous ses pieds. Ils se trouvaient là où elle
voulait être : sous le magnolia, au bord du lac.
Daniel l’attira vers lui.
— Je tenais à t’amener ici parce que c’est un lieu, parmi
bien d’autres, où j’ai vraiment désiré t’embrasser, ces
derniers jours. J’ai failli perdre la tête, la fois où tu as
plongé...
Luce se hissa sur la pointe des pieds et se pencha en
arrière pour embrasser Daniel. Ce jour-là, elle en avait très
envie, elle aussi. Maintenant, c’était un besoin. Son baiser
était la seule chose qui comptait, qui la réconfortait et lui
donnait une raison de continuer, même sans Penn. La
douce pression de ses lèvres l’apaisa comme une boisson
chaude au cœur de l’hiver, par grand froid.
Trop vite, il s’écarta d’elle et la considéra d’un air triste.
— Il y a une autre raison pour laquelle je t’ai amenée ici.
Ce rocher donne sur un chemin que nous devrons
emprunter pour te mettre à l’abri.
— Ah bon ! fit Luce en baissant les yeux.
— Ce ne sont pas des adieux à jamais, Luce. J’espère même
que nous ne serons séparés que peu de temps. Il faudra
simplement attendre devoir comment les choses… (Il
caressa ses cheveux.) Je t’en prie, ne t’inquiète pas. Je
viendrai toujours te rejoindre. Et je ne te laisserai pas
partir avant que tu le comprennes.
— Alors je refuse de comprendre.
Daniel éclata de rire.
— Tu vois cette clairière, là-bas ?
Il désigna l’autre côté du lac, à presque un kilomètre, là où
la forêt s’ouvrait sur une étendue herbeuse. Luce ne l’avait
jamais remarquée, mais elle réussit à apercevoir de loin un
petit avion blanc avec, sur les ailes, des lumières rouges
qui clignotaient.
— C’est pour moi ? demanda-t-elle.
Après tout ce qu’elle avait vécu, le spectacle de cet avion la
troublait à peine.
— Et je vais où ?
Comment croire qu’elle quittait cet endroit qu’elle
détestait, où elle avait cependant vécu tant d’expériences
intenses, en très peu de temps ?
— Que va-t-il se passer à Sword & Cross ? Et que dirai-je à
mes parents ?
— Pour l’heure, essaie de ne pas te faire trop de soucis.
Dès que tu seras en sécurité, on s’occupera du reste. M.
Cole appellera tes parents.
— M. Cole ?
— Il est des nôtres, Luce. Tu peux lui faire confiance.
Hélas ! Elle avait déjà fait con iance à Mlle Sophia. Elle
connaissait à peine M. Cole. Il semblait tellement… Et cette
moustache... elle était censée quitter Daniel et prendre un
avion avec son prof d’histoire ? Sa tête se mit à
bourdonner.
— Il y a un chemin qui longe le bord de l’eau, continua
Daniel en la prenant par la taille. On peut le rejoindre par
en bas, ou encore y aller à la nage.
Main dans la main, ils étaient au bord du rocher rouge. Ils
avaient déposé leurs chaussures sous le magnolia, et, cette
fois, il n’y avait pas de retour en arrière possible. Luce
n’avait guère envie de plonger dans le lac avec son jean et
son débardeur. Mais Daniel lui souriait, et tout ce qu’elle
ferait avec lui ne pouvait être que bien.
Ils levèrent les bras et Daniel compta jusqu’à trois. Leurs
pieds quittèrent le sol exactement en même temps. Leurs
corps se cambrèrent dans les airs, quand, au lieu de
retomber, comme Luce s’y attendait, Daniel l’entraîna vers
le haut du bout des doigts.
Ils volaient ! Luce volait en tenant un ange par la main. La
cime des arbres s’inclinait devant eux. La lune du petit
matin encore visible, derrière les bois, sombra. En bas,
l’eau clapotait, argentée, attirante.
— Tu es prête ? demanda Daniel.
— Je suis prête.
Luce et Daniel piquèrent vers le lac frais et profond et
fendirent l’eau, les mains en avant, pour le plus long des
plongeons. Quand Luce re it surface, le froid lui coupa le
souffle, puis elle rit.
Daniel saisit sa main et lui it signe de le rejoindre sur le
rocher. Il se hissa le premier, puis l’aida à monter. La
mousse formait un tapis moelleux sut lequel ils
s’allongèrent. Des gouttelettes d’eau scintillaient sur le
torse de Daniel. Ils se retrouvèrent face à face, appuyés
sur un avant-bras.
Daniel posa une main au creux de la hanche de Luce.
— Quand on atteindra l’avion, M. Cole sera là, expliqua-t-il.
C’est notre dernière chance d’être seuls tous les deux. On
pourrait prendre le temps de se dire au revoir, ici. J’ai
quelque chose pour toi.
De sa poche, il sortit la chaîne en argent qu’elle l’avait vu
porter sur le campus et la déposa dans la paume de la
jeune fille. Elle comportait un médaillon gravé d’une rose.
— Il t’appartenait, expliqua-t-il. Il y a très, très longtemps.
Luce l’ouvrit pour découvrir une minuscule photo sous
une plaque de verre. Un portrait de tous les deux, se
regardant dans les yeux, riant. Luce avait les cheveux
courts, et Daniel portait un nœud papillon.
— Elle date de quand, cette photo ? s’enquit Luce en
brandissant le médaillon. C’était où ?
— Je te le dirai la prochaine fois que je te verrai, répondit-
il.
Il glissa la chaîne autour de son cou. Dès que le médaillon
toucha sa peau humide et froide, il diffusa en elle une
douce chaleur.
— Je l’adore, murmura-t-elle en caressant la chaîne.
— Je sais que Cam t’a offert un collier en or, reprit Daniel.
Luce n’y avait plus pensé depuis que Cam lui avait imposé
le bijou, au bar. Ce n’était pourtant que la veille. Elle avait
peine à le croire. L’idée même de le porter lui donnait la
nausée. Elle ne savait même pas où il avait disparu, ce
collier, et elle ne s’en préoccupait pas.
— C’est lui qui me l’a mis, déclara-t-elle, se sentant
coupable. Je n’ai pas...
— Je sais, coupa Daniel. Quoi qu’il ait pu se passer entre
Cam et toi, ce n’était pas ta faute. En chutant, il a conservé
une grande partie de son charme angélique. C’est très
trompeur.
— J’espère ne plus jamais le revoir, dit-elle en frémissant.
— Cela se produira peut-être, hélas. Et il y en a d’autres,
comme Cam, dehors. Tu devras te ier à ton instinct.
J’ignore combien de temps il me faudra pour te raconter
tout ce qui nous est arrivé dans le passé. En attendant, si tu
as une impression, même concernant un événement qui te
semble inconnu, tu peux te ier à ton instinct. Il aura sans
doute raison.
— Je dois me faire con iance alors que je dois me mé ier
de ceux qui m’entourent ? demanda-t-elle, de peur d’avoir
mal compris les propos de Daniel.
— Je t’aiderai de mon mieux, et je te donnerai des
nouvelles le plus souvent possible, en mon absence, promit
Daniel. Luce, tu détiens les souvenirs de tes vies
antérieures, même si tu ne parviens pas encore à les faire
ressurgir. Si une situation te paraît bizarre, reste à
distance.
— Où pars-tu ?
Daniel leva les yeux vers le ciel.
— Trouver Cam, répondit-il. Nous avons quelques détails à
régler.
La morosité de sa voix inquiéta Luce. Elle pensa à l’épaisse
couche de poussière restée au cimetière.
— Mais tu reviendras vers moi, ensuite ? C’est promis ?
— Je… Je ne peux pas vivre sans toi, Luce. Je t’aime. C’est
important non seulement pour moi, mais... (Il hésita, puis
secoua la tête.) Ne t’inquiète pas de tout cela, dans
l’immédiat. Sache juste que je viendrai te retrouver.
Lentement, à regret, ils se levèrent. Le soleil venait de
poindre au-dessus des arbres et scintillait de mille éclats
étoilés sur les eaux frémissantes. La berge boueuse qui les
mènerait jusqu’à l’avion était désormais à faible distance.
Luce aurait voulu que ce soit très loin. Elle serait
volontiers restée avec Daniel jusqu’à la nuit tombée, et à
tous les autres couchers de soleil, pour l’éternité.
Ils sautèrent dans l’eau et se mirent à nager. Luce avait
glissé le médaillon sous son débardeur. Puisqu’elle devait
se ier à son instinct, celui-ci lui disait de ne jamais se
séparer de ce bijou.
Fascinée, elle regarda Daniel enchaîner des mouvements
lents et gracieux. Cette fois, elle savait que les ailes irisées
qu’elle avait vues nimbées de gouttes d’eau n’étaient pas le
fruit de son imagination. Elles étaient bien réelles.
Elle fendit les eaux et, trop vite, ses doigts touchèrent la
berge. Le bourdonnement du moteur de l’avion, dans la
clairière, ne lui disait rien qui vaille. L’heure de la
séparation avait sonné. Daniel dut presque la hisser à
terre.
Elle qui se sentait heureuse dans l’eau dégoulinait à
présent, frigori iée. Il posa une main dans le dos de la
jeune fille et l’accompagna jusqu’à l’avion.
À la grande surprise de Luce, M. Cole sauta du cockpit et
lui tendit une grande serviette blanche.
— Un petit ange m’a souf lé que vous auriez besoin de
ceci, déclara-t-il en la dépliant.
Luce l’accepta avec gratitude.
— Comment ça, petit ? intervint Arriane en surgissant de
derrière un arbre.
Gabbe, sur ses talons, tenait le livre des Observateurs.
— On est venues te souhaiter bon voyage, déclara Gabbe
en le tendant à Luce. Tiens, prends-le.
Elle s’exprimait d’un ton enjoué, mais son sourire était
crispé.
— Donne-lui le meilleur, ordonna Arriane avec un coup de
coude.
Gabbe sortit une Thermos de son sac à dos. Luce en
souleva le couvercle. C’était du chocolat chaud au parfum
appétissant. Se sentant soudain comblée, Luce prit la
Thermos et le livre dans le creux de son bras. Mais elle
savait que dès qu’elle monterait à bord de cet avion, elle se
sentirait vide et seule. Elle s’appuya sur l’épaule de Daniel
pour profiter de sa présence tant qu’elle le pouvait encore.
— On se voit bientôt, d’accord ? it Gabbe, le regard
limpide, intense.
Arriane, elle, détourna les yeux, incapable de la fixer.
— Ne fais pas de bêtises, comme te transformer en un tas
de cendres, par exemple, dit-elle en remuant les pieds. On
a besoin de toi.
— Comment ça ? s’enquit Luce.
Elle avait eu besoin d’Arriane pour lui montrer la vie à
Sword & Cross, et elle avait eu besoin de Gabbe, à
l’infirmerie. Mais en quoi pouvait-elle leur être utile ?
Les deux illes lui répondirent d’un sourire mystérieux
avant de se retirer dans les bois. Luce se tourna vers
Daniel, s’efforçant d’oublier la présence de M. Cole.
— Je vous accorde un moment tous les deux, dit-il. Luce,
dès que j’aurai lancé les moteurs, le décollage aura lieu
trois minutes plus tard. Rejoins-moi dans le cockpit.
Daniel la souleva de terre et posa son front sur le sien.
Lorsque leurs lèvres s’unirent, Luce s’efforça de graver
chaque seconde de ce moment dans sa mémoire. Elle
aurait besoin de ce souvenir comme d’oxygène.
Et si, ensuite, tout cela ne lui semblait plus être qu’un
rêve ? Un rêve un peu cauchemardesque, mais un rêve
tout de même. Comment pouvait-elle ressentir cela pour
un être qui n’était même pas humain ?
— On y est, déclara Daniel. Sois prudente. Laisse le
professeur te guider jusqu’à ce que je vienne.
Un sif lement strident s’éleva de l’avion. M. Cole leur
signifiait de conclure.
— N’oublie pas ce que je t’ai dit.
— Quoi ? demanda Luce, au bord de la panique.
— Tout, mais surtout que je t’aime.
Luce ravala un sanglot. Sa voix se briserait si elle essayait
de parler. Il était temps de partir.
Elle courut vers l’appareil. Le vent chaud des hélices la
renversa presque. Il y avait trois marches à gravir. M. Cole
lui tendit la main. Puis il appuya sur un bouton et l’échelle
se replia à l’intérieur. La portière se referma.
Luce découvrit un tableau de bord complexe. Elle n’était
jamais montée dans un avion aussi petit. Et c’était la
première fois qu’elle entrait dans un cockpit. Elle regarda
M. Cole.
— Vous savez piloter ? demanda-t-elle en s’essuyant les
yeux à l’aide de sa serviette.
— U. S. Air Force, 59e division, pour vous servir, répondit-
il avec un salut militaire.
Luce lui rendit son salut un peu maladroitement.
— Ma femme demande toujours aux gens de m’empêcher
de raconter mes souvenirs de la guerre du Vietnam,
expliqua-t-il en actionnant un gros manche argenté.
L’appareil s’ébranla.
— Mais nous avons un long vol devant nous, reprit-il, et
j’ai un public captivé.
— Vous voulez dire captif, railla la jeune fille.
— Elle est bonne, celle-là ! lança M. Cole en lui donnant un
coup de coude. Je plaisante, ajouta-t-il en riant de bon
cœur. Je ne vous infligerais jamais ça.
Sa façon de se tourner vers elle, en riant, rappelait à Luce
son père, quand ils regardaient un ilm comique. Elle se
sentit un peu mieux.
L’avion roulait à vive allure, mais la « piste » qui s’étendait
devant eux semblait courte. Il fallait qu’ils décollent assez
vite pour ne pas tomber dans le lac.
— Je devine ce que tu penses ! cria M. Cole par-dessus le
bruit du moteur. Ne t’inquiète pas. Je fais ça souvent, tu
sais !
Avant que la berge boueuse prenne in, il tira fort sur le
manche situé entre eux. Le nez de l’avion se dressa vers le
ciel. L’horizon disparut un instant. L’estomac de Luce se
serra. Bientôt, elle revit les arbres et le ciel étoilé. En
contrebas, le lac qui s’éloignait à chaque seconde scintillait.
Ils avaient décollé vers l’ouest, mais l’avion tournait. Par le
hublot, Luce vit la forêt qu’elle venait de traverser
envolant avec Daniel. Le visage contre la vitre, elle observa
le paysage. Juste avant que l’avion se redresse, elle crut
distinguer une in ime lueur violette. Elle porta son
médaillon à ses lèvres.
Le reste du campus se déployait sous ses yeux, puis le
cimetière embrumé, là où Penn reposerait bientôt. Plus ils
montaient, plus Luce découvrait ce centre où son plus
grand secret s’était révélé d’une façon qu’elle n’aurait
jamais pu imaginer.
— Ils ont vraiment fait du mal à cet endroit, commenta M.
Cole en secouant la tête.
Luce ignorait ce qu’il savait des événements de la veille. Il
paraissait si normal. Pourtant, il ne se laissait pas
démonter.
— Où allons-nous ? s’enquit Luce.
— Sur une petite île, au large de la côte, répondit-il en
désignant la mer, au loin, à l’horizon. Ce n’est pas très loin.
— Monsieur Cole, vous avez rencontré mes parents...
— Ils sont gentils.
— Est-ce que je vais pouvoir… J’aimerais leur parler.
— Bien sûr. On trouvera une solution.
— Ils ne vont jamais croire à tout ça.
— Et toi ? demanda-t-il avec un sourire désabusé, tandis
que l’avion prenait de l’altitude.
Justement. Il fallait qu’elle y croie. À tout, de la première
apparition des ombres, au moment où les lèvres de Daniel
avaient trouvé les siennes, jusqu’à la dépouille de Penn,
gisant sur l’autel de marbre. Il fallait que tout cela soit réel.
Comment tiendrait-elle le coup, jusqu’à ce qu’elle revoie
Daniel, sinon ? Elle saisit son médaillon, qui recelait tant de
souvenirs. Ses souvenirs à elle, lui avait rappelé Daniel,
qu’elle devait libérer.
Ce qu’ils contenaient, elle l’ignorait encore. Mais dans la
chapelle, ce matin-là, elle avait eu l’impression de faire
partie d’un tout, en compagnie d’Arriane, de Gabbe et de
Daniel. Elle n’était pas perdue, apeurée. Elle avait
l’impression de compter. Et pas seulement pour Daniel,
pour tous les autres, aussi.
Elle regarda par le pare-brise. Ils devaient avoir dépassé
les marais et la route qu’elle avait parcourue pour se
rendre à cet horrible rendez-vous avec Cam, et cette
longue plage de sable où elle avait embrassé Daniel pour
la première fois. Ils se dirigeaient vers la prochaine
destination de Luce, en pleine mer.
Personne n’était venu lui dire qu’il y aurait d’autres
combats à mener, mais Luce savait. Ils se trouvaient au
commencement de quelque chose d’important et
d’implacable.
Ensemble.
Et que ces batailles soient atroces ou rédemptrices, voire
les deux, Luce ne voulait plus être un pion. Une étrange
sensation se propageait dans tout son corps, qui trouvait
ses origines dans ses vies antérieures. Son amour pour
Daniel s’était éteint trop souvent, déjà.
Luce avait envie de lutter à ses côtés, de se battre, de
rester en vie assez longtemps pour passer son existence
avec lui. De se battre pour la seule cause qui valait la peine
de tout risquer. Une cause noble et précieuse.
L’amour.
Epilogue. Deux Grandes Lumières

Toute la nuit, il la contempla, profondément endormie sur


l’étroite couchette entoile. Une simple lanterne militaire
suspendue à une poutre illuminait la cabane. Sa douce
lueur soulignait ses cheveux noirs et soyeux étalés sur
l’oreiller, ses joues lisses et roses, après le bain.
Chaque fois que les vagues venaient s’écraser sur la plage,
en contrebas, la jeune ille se retournait. Son débardeur
moulait son corps, de sorte que quand la ine couverture
glissa, il put déceler la minuscule fossette qui marquait son
épaule gauche si nacrée. Il l’avait embrassée tant de fois…
De temps à autre, elle soupirait dans son sommeil, puis elle
retrouvait un souf le régulier, avant de pousser un
gémissement venu du plus profond de son rêve. De plaisir
ou de douleur, il n’aurait su le dire. Par deux fois, elle
prononça son nom.
Daniel eut envie de quitter son perchoir, sur les vieilles
boîtes de munitions empilées au grenier de cette cabane
de plage, pour voler vers elle. Mais il ne fallait pas qu’elle
sache qu’il était là, tout proche, ni ce que les prochains
jours lui réservaient.
Derrière lui, par la double fenêtre aux vitres maculées de
sel, il vit du coin de l’œil passer une ombre. Puis il perçut
un léger tapotement sur la vitre. S’arrachant à la
contemplation du corps de Luce, il actionna le loquet de la
fenêtre. Une pluie torrentielle s’abattait sur la mer. Un
nuage noir cachait la lune, qui ne put éclairer le visage du
visiteur.
— Je peux entrer ?
Cam était en retard.
S’il possédait la faculté d’apparaître comme par
enchantement au côté de Daniel, ce dernier ouvrit tout de
même la fenêtre en grand pour le laisser passer. On faisait
tant de manières, de nos jours... Mais il était essentiel pour
tous les deux que Daniel ait invité Cam à entrer.
Cam ne paraissait pas avoir parcouru des milliers de
kilomètres sous la pluie. Ses cheveux bruns et sa peau
étaient secs. Seules ses ailes auriques, désormais
compactes et opaques, luisaient comme si elles étaient en
or vingt-quatre carats. Elles étaient nettement repliées
derrière lui. Lorsqu’il s’assit à côté de Daniel sur une
vieille caisse en bois, elles penchèrent vers les ailes
argentées et irisées de Daniel. C’était l’état naturel des
choses, une sorte d’attirance inexplicable. Daniel ne
pouvait s’écarter sans renoncer au spectacle qu’offrait
Luce.
— Elle est tellement adorable quand elle dort, it
doucement Cam.
— C’est la raison pour laquelle tu voulais qu’elle repose
pour l’éternité ?
— Moi ? Jamais. Et j’aurais volontiers tué Sophia à cause
de ce qu’elle a essayé de faire, au lieu de la laisser s’enfuir
dans la nuit, comme tu l’as fait.
Cam se pencha en avant et s’appuya sur la rambarde du
grenier à blé. En contrebas, Luce remonta les couvertures
sur son cou.
— Je la veux. Tu sais pourquoi, dit-il.
— Alors, j’ai pitié de toi. Tu vas au-devant de la pire
déception.
Cam soutint le regard de Daniel et se frotta le menton en
riant tout bas.
— Daniel, ton manque de perspective me surprend. Elle
n’est pas encore à toi. (Il décocha un autre regard en
direction de Luce.) Elle a beau croire qu’elle t’appartient,
nous savons tous les deux qu’elle ne comprend pas grand-
chose…
Les ailes de Daniel se tendirent sur ses épaules, pointes en
avant, proches de celles de Cam, sans qu’il y puisse rien.
— La trêve est de dix-huit jours, déclara Cam. Mais j’ai
l’impression qu’on se reverra avant.
Il se leva et repoussa la caisse d’un coup de pied. Son
raclement sur le bois it cligner les paupières de Luce. Les
deux anges se tapirent dans l’ombre avant qu’elle puisse
les voir.
Ils se irent face, encore fatigués par la bataille, conscients
que ce n’était là qu’un avant-goût de ce qui les attendait.
Lentement, Cam tendit sa main droite, si pâle.
Daniel en fit autant.
Et tandis que Luce dormait sous le plus superbe
déploiement d’ailes qu’elle ait jamais vu, deux anges
échangèrent une poignée de main.
Sommaire
Au Commencement
1. De parfaits inconnus
2. Hors d’elle
3. Vers les ténèbres
4. Le Service Du Petit Matin
5. Le Premier Cercle
6. Point De Salut
7. Mise En Lumière
8. En aux trop profondes
9. En Toute Innocence
10. Pas De Fumée Sans…
11. L’Eveil
12. Tu Retourneras A La Poussière
13. Touché A La Racine
14. Les Mains Vides
15. L’antre Du Lion
16. En Equilibre
17. Un Livre Ouvert
18. La Guerre Enfuie
19. Loin Des Yeux
20. L’aube
Epilogue. Deux Grandes Lumières

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