jean-nouvel-et-ses-ateliers
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Jean Nouvel ne s’est jamais considéré comme un diri- vrai, car c’est un homme du Midi ! Mais c’est aussi un
geant d’entreprise au sens managérial du terme. Pour inquiet. Il paraît sûr de lui alors qu’en réalité, il doute
lui, l’entreprise est un outil qui lui permet de déve- jusqu’au dernier moment. C’est un perturbateur, qui
lopper son œuvre. Il crée la richesse intellectuelle, aux cultive les contradictions, et surtout qui se plaît à vivre
autres de créer la richesse pécuniaire. Tout au long de d’abord : observer, raisonner, discuter, puis concevoir
sa carrière, Jean Nouvel a donc travaillé en associa- et construire. L’acte de bâtir, chez lui, ne résulte pas
tion, avec des amis d’abord, puis avec des personnalités seulement du dessin initial, mais de l’observation et
dotées de compétences complémentaires. de l’échange. À travers son œuvre, Jean Nouvel se veut
avant tout le témoin d’une époque.
Jean Nouvel architecte Les entreprises
Jean Nouvel est né le 12 août 1945 à Fumel, dans le J’ai commencé à travailler comme architecte chez
Sud-Ouest. Peintre par vocation, il a finalement cédé Jean Nouvel il y a bientôt vingt-deux ans. J’ai donc
à ses parents et suivi des études d’architecture. Bien connu plusieurs configurations de ses entreprises :
lui en a pris car sa notoriété est grande aujourd’hui il s’est associé à l’architecte François Seigneur entre
et sa personnalité fascine. 1974 et 1978, puis à Gilbert Lézènes entre 1978 et
1981. Pierre Soria les a rejoints entre 1981 et 1984 ;
L’homme c’est avec eux que Jean Nouvel a cosigné l’Institut du
On le dit militant, et c’est vrai – que l’on pense à Monde Arabe. En 1985, il a créé une nouvelle struc-
l’offensive lancée contre Jacques Chirac lors du grand ture, Jean Nouvel & Associés, avec trois de ses archi-
concours des Halles de Paris. On le dit aussi fougueux, tectes, structure bientôt remplacée par JNEC, née de
charismatique, physiquement imposant, bon vivant, l’association avec Emmanuel Cattani, un architecte
aimant travailler dans le plaisir. Tout cela aussi est franco-suisse. Nous devons beaucoup à ce dernier qui
a été l’initiateur du développement à l’international de L’agence s’est rapidement attelée à des projets interna-
l’agence, avec des projets comme le Centre des congrès tionaux, en Asie d’abord, en Corée, puis en Europe et
de Lucerne ou les Galeries Lafayette à Berlin. L’époque aux États-Unis. Aujourd’hui, nous réalisons 80 % de
était alors à l’euphorie, car les grands projets immobi- notre activité à l’étranger. La localisation des projets
liers étaient nombreux. varie beaucoup, en fonction des opportunités. Il y a
Il y avait notamment celui de la Tour sans fin à deux ans, 50 % de notre chiffre d’affaires provenait
La Défense, tombé à l’eau au début des années 1990, de projets en Espagne. Nous n’y travaillons plus du
quand la première guerre du Golfe a engendré une tout aujourd’hui, alors que nous sommes très présents
forte crise de l’immobilier. L’agence, qui vivait sur dans le Golfe.
un grand pied, n’a pu éviter ni le dépôt de bilan, ni Parmi les projets actuellement en cours de dévelop-
le redressement judiciaire. Celui-ci a débouché sur pement, je voudrais citer en particulier : une grande
une reprise en 1994 par un candidat unique, Michel tour résidentielle à New York, au MoMA (Museum
Pélissié, ami de longue date de Jean Nouvel, juriste of Modern Art) ; une autre tour résidentielle à Los
de formation, homme politique puis entrepreneur. Angeles, dont la construction a été momentanément
Michel Pélissié a accepté de venir en aide à son ami en interrompue par la faillite de Lehman Brothers,
reprenant les actifs de la société avec l’aide matérielle partenaire du projet… ; la salle philharmonique de
de quelques-uns. Ainsi sont nés les Ateliers Jean Nouvel, Copenhague, bientôt achevée ; le haut d’une tour à
de l’association du créateur et du manageur, comme Doha, au Qatar ; un projet à usage mixte en plein
Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé en leur temps. centre de Beyrouth (hôtel, résidence, centre commer-
cial), temporairement arrêté par la guerre et la crise ;
Les premiers grands projets un projet de bibliothèque à l’université de Chypre ; un
Sur le plan international, c’est incontestablement hôtel à Vienne pour Accor ; le Louvre à Abu Dhabi ;
l’Institut du Monde Arabe qui a lancé Jean Nouvel. Peu le projet d’Altea en Espagne ; la philharmonie de
de temps après, l’opéra de Lyon a également connu un Paris à La Villette ; une grande résidence à Sydney ;
succès retentissant. Il s’agissait de construire un bâtiment et enfin, la Tour Signal à La Défense, pour laquelle
nouveau dans la structure existante, historiquement nous cherchons des investisseurs.
datée. Jean Nouvel a conservé uniquement les façades,
démoli l’intérieur, surmonté l’édifice d’une voûte et La consécration d’une démarche
creusé dans les soubassements. Il a réussi ainsi à doubler Cette année, après trente-quatre ans de carrière, Jean
le volume exploitable tout en conservant l’esprit général du Nouvel a reçu le Pritzker Architecture Prize, l’équivalent
40 bâtiment. Parallèlement, le palais des congrès de Tours du prix Nobel d’architecture. C’était vraiment impor-
et la Fondation Cartier du boulevard Raspail ont égale- tant pour lui, il l’attendait depuis longtemps. Depuis
ment été réalisés. dix ans, il était d’ailleurs sélectionné chaque année.
À la fin des années 1980, outre les projets internatio- Ce prix a récompensé une œuvre mais aussi une
naux, Jean Nouvel travaillait avec ardeur sur le Stade de démarche : pas seulement les bâtiments mais égale-
France. Il s’agissait d’un projet très excitant, par ailleurs ment la manière dont Jean Nouvel les crée. Or, ses
très visible, ambitieux et qui exigeait des solutions astu- projets sont relativement différents les uns des autres,
cieuses. La proposition de Jean Nouvel s’est révélée parti- au point que l’on a du mal à parler d’un style Jean
culièrement imaginative : un stade en chaudron pour Nouvel. Il revendique lui-même, dans un très beau
favoriser la proximité, des tribunes amovibles pour l’adapter texte, le Manifeste du Louisiana, une architecture spéci-
à toutes sortes de configurations – spectacles, matchs de fique, plutôt qu’une architecture générique. Lorsqu’il
boxe, tournois de tennis, concerts, etc. – et permettre travaille sur un projet, son ambition est de l’intégrer
ainsi une exploitation optimale de l’édifice. Le projet le plus parfaitement possible dans son environnement.
répondait en tous points aux exigences des comman- Il se bat contre l’architecture standardisée, parachutée,
ditaires ; il a donc gagné le concours. Malheureusement, que l’on peut mettre ici comme ailleurs. Son architec-
pour des raisons politiques, le projet nous a été retiré. ture doit faire sens à l’endroit où elle se trouve. Dans
Bouygues, notre partenaire, venait d’obtenir la licence un livre, une phrase s’explique par ce qui précède et
des téléphones mobiles. Il était très délicat de lui confier annonce ce qui suit. Selon lui, il en va de même pour
aussi le grand stade. Jean Nouvel a beaucoup regretté un bâtiment.
de ne pouvoir aller jusqu’au bout de cette réalisation Le Pritzker Architecture Prize a donc récompensé
et décidé, pour la première fois, d’intenter un procès à de longues années de travail intense et exigeant. Après
l’État. Celui-ci a été obligé de nous verser une indemnité l’explosion de joie, Jean Nouvel mesure désormais le
relativement forte, ce qui nous a permis, alors que nous défi de se maintenir au niveau de l’excellence. Et son
traversions des débuts financièrement difficiles, d’apurer inquiétude est encore plus grande !
la dette fiscale de Jean Nouvel.
également vrai pour une entreprise comme la nôtre : un énorme qui rapportera des millions. À nous de
la gérer, c’est la transformer et l’adapter sans cesse. faire en sorte que le second permette le financement
du premier !
Absorber la croissance Ensuite, dans notre organisation, le créateur
Lorsqu’en 1994, Michel Pélissié a repris la société, s’implique personnellement dans chacun des concepts
nous étions trente-cinq environ. Absorbés par les pro- qui constituent son œuvre. C’est un élément très
blèmes de trésorerie, nous nous battions avec rage important, notamment dans un contexte de forte
pour obtenir de nos maîtres d’ouvrage des paiements croissance. La société de notre confrère Norman
réguliers. À l’époque, parce que nous étions sous- Forster a une taille bien supérieure à la nôtre :
capitalisés, les banques refusaient de nous prêter de Norman Forster lui-même n’est plus impliqué dans
l’argent. Le tableau était sombre mais grâce à la ges- l’ensemble des projets ; pour nombre d’entre eux, il
tion avisée de Michel Pélissié à laquelle je rends délègue la partie créative, d’où des résultats pas tou-
hommage, année après année, le chiffre d’affaires a jours convaincants… Chez nous, cette formule est
recommencé à augmenter, passant de 30 millions pour l’instant hors de question. Nous passons par
de francs en 1995 à 56 millions d’euros en 2008. Jean Nouvel pour l’ensemble des projets.
Aujourd’hui, notre effectif est de 150 personnes.
Jean Nouvel a décidé de recourir à Fabrice Lextrait, Rechercher l’excellence
qui dirigeait auparavant la Friche de la Belle de Mai à La recherche de l’excellence est également un para-
Marseille, afin de réfléchir à une organisation capable mètre structurant pour l’organisation. Jean Nouvel ne
d’absorber la croissance. Après une année d’observa- fait pas de concessions. S’il accepte un changement,
tion, de réflexion, de discussions et de propositions, c’est qu’on aura su lui en démontrer la pertinence.
un projet a vu le jour, à partir de l’analyse approfondie Dans ce cas, il se montre alors étonnamment flexible.
des fondamentaux de notre activité. Pour se maintenir à un niveau d’excellence, nous
devons nous doter de moyens importants et perfor-
Travailler en équipe mants, et faire appel aux meilleures compétences.
Depuis que je connais Jean Nouvel, sa conception
du travail en équipe n’a pas varié. Parce que l’architec- S’adapter pour chaque projet
ture exige des compétences immenses, aucun architecte La manière dont on aborde les projets est évidem-
ne peut les réunir toutes. Par définition, l’architecture ment essentielle pour concevoir une organisation.
doit donc s’appuyer sur le travail en équipe. Réunir les Jean Nouvel considère que chacun d’entre eux est
meilleurs, les stimuler, les diriger : la comparaison avec unique, conçu sur mesure pour un lieu, une culture, 41
la fabrication d’un film revient souvent dans la bou- un climat. Pour savoir quelle attitude adopter, encore
che de Jean Nouvel, qui se voit comme le réalisateur faut-il savoir où l’on est. La première étape de chaque
au-dessus des acteurs et des techniciens. projet consiste donc en un travail de recherche appro-
La valeur ajoutée de l’architecte sur le bâtiment fondi, sur lequel s’appuie Jean Nouvel pour proposer
n’a en réalité rien à voir avec celle apportée par une un concept. Les équipes doivent alors décrypter son
équipe de cinéma sur un film. En effet, un bâti- idée, présentée essentiellement par oral, et tâcher de
ment, ce sont des surfaces, mais c’est surtout un lieu. comprendre où il veut en venir. Ce n’est pas toujours
L’architecture apporte beaucoup bien sûr, et permet facile. C’est une question d’expérience, de culture
en particulier de pouvoir construire dans des endroits aussi, car Jean Nouvel a de multiples références
où cela paraît à première vue impossible. Toutefois, artistiques.
la comparaison me paraît limitée. En revanche, l’am-
biance effervescente de l’agence, lors de la phase finale Faciliter le travail du créateur
d’un concours, ressemble à s’y méprendre à celle vécue L’organisation proposée par Fabrice Lextrait tient
dans les coulisses d’un défilé de haute couture. compte d’un dernier paramètre, le mode de vie de
Jean Nouvel. Aujourd’hui, après quarante années
Servir l’œuvre intenses, il a envie de travailler différemment et en
Notre organisation n’a de sens que parce qu’elle particulier d’être délesté des problèmes mineurs pour
est au service de Jean Nouvel, qui poursuit une entre- pouvoir se concentrer sur les plus essentiels. Il souhaite
prise intellectuelle, la création d’une œuvre architec- par ailleurs travailler avec des gens qui le compren-
turale forte, qui restera à la postérité. Jean Nouvel nent bien et vite, pour gagner du temps.
n’est pas prioritairement intéressé par la croissance
de l’entreprise. Celle-ci, paradoxalement, s’enrichit L’architecture interne des Ateliers
de cette attitude : la poule aux œufs d’or, pour elle,
c’est l’œuvre de Jean Nouvel. Si, au cas par cas, les L’organisation que je vais vous présenter n’est pas
intérêts de l’entreprise créative ne sont pas nécessaire- forcément la panacée mais elle répond à nos besoins.
ment les mêmes que ceux de l’entreprise managériale, Elle connaîtra encore des évolutions, notamment
globalement, tout le monde s’y retrouve. Certes, Jean parce que Jean Nouvel crée une fondation à Nice, où
Nouvel est capable de passer autant de temps sur un il compte s’installer. À l’avenir, il divisera donc son
petit projet qui ne rapportera pas un centime que sur temps entre Nice, Paris et l’étranger.
Une hiérarchie élargie moins performants aujourd’hui dans les phases aval des
Au sommet de l’organisation se trouvent les deux projets. En effet, compte tenu de notre développement
associés, Jean Nouvel et Michel Pélissié, actionnaires international, nous sommes davantage concentrés sur
à 50/50 du capital. la partie conceptuelle et moins sur la réalisation elle-
La véritable originalité de notre organisation réside même de nos projets.
dans la catégorie des “partenaires”, créée par Fabrice Mais surtout, la création des partenaires comme
Lextrait et qui constitue un statut intermédiaire entre statut intermédiaire n’a pas été facile à faire admettre.
les associés et les chefs de projet. Les partenaires Traditionnellement, en effet, dans les agences de Jean
ont, pour la plupart, une ancienneté reconnue dans Nouvel, ses collaborateurs avaient facilement accès à
l’agence ; ils ont des compétences fortes et très variées. lui. C’est d’ailleurs la principale motivation des nou-
Certains sont de très bons designers, d’autres de très veaux arrivants : travailler avec lui et à son contact. La
bons organisateurs, d’autres encore sont particuliè- barrière que nous avons créée est source de tensions.
rement doués pour suivre les chantiers. Ils supervisent Il y a plus de cloisonnement aujourd’hui dans l’entre-
les équipes et assument des tâches de responsabilité prise, et moins d’accessibilité directe au créateur.
managériale. Certains sont installés à l’étranger, aux Les partenaires sont par ailleurs d’horizons très
États-Unis, à Barcelone, à Copenhague et à Doha. variés et relativement nombreux, treize en tout, ce qui
Les partenaires sont censés être tous au même niveau crée des problèmes de hiérarchie. Ainsi, Emmanuel
mais, nous y viendrons, la réalité contredit souvent ce Blamont occupe une place tout à fait particulière
vœu pieux. parmi eux, en tant que fils spirituel de Jean Nouvel.
Placée sous la tutelle de Michel Pélissié, l’équipe À ce titre, il constitue son relais principal auprès des
de direction est composée d’un directeur administratif designers de l’agence. Pour les questions de ressources,
et financier, Gérard Juteau, d’un directeur commer- c’est néanmoins l’équipe de direction qui a le dernier
cial, moi-même, et du directeur des projets, Fabrice mot. Et pourtant, nous sommes censés être tous au
Lextrait. même niveau. Ce flottement dans la hiérarchie nous
En parallèle des partenaires, les architectes associés fait souvent perdre du temps…
occupent un rôle essentiel au sein de notre organisa- Les créatifs ont un ego très fort et sont particu-
tion. Anciens architectes de l’agence, possédant désor- lièrement sensibles. Les rivalités entre partenaires et
mais leur propre structure, ils ont parfois des difficultés entre partenaires et associés sont dès lors fréquentes.
à accéder à la commande et acceptent volontiers les Il y a parfois aussi quelques tensions entre les partenaires
projets que nous leur sous-traitons, nous permettant et les chefs de projet, ces derniers contestant parfois
42 ainsi de réguler notre croissance dans les périodes très les compétences de leurs aînés.
chargées. Nous les connaissons bien. Ils travaillent en Enfin, par son ampleur et compte tenu du nombre
direct avec Jean Nouvel mais développent les projets de chefs, notre organisation reste d’un fonctionne-
au sein de leurs propres structures. ment assez coûteux… Nous essayons toutefois de bien
La catégorie des conseillers est à part, bien qu’elle valoriser nos projets, ce qui nous permet néanmoins
occupe une place formelle dans l’entreprise sous la de dégager des marges confortables.
forme de contrats de vacataires. Venus d’horizons
divers et pas forcément architectes, les conseillers Un fonctionnement efficace
ont toujours travaillé dans le giron de Jean Nouvel. Malgré ces différents aléas, le premier bilan de
Comme le fou du roi, ils ont pour rôle de titiller le notre organisation est globalement positif. Elle nous
créateur, de le stimuler, de le remettre en cause. On a permis, en effet, de résoudre notre problème prin-
peut citer notamment Hubert Tonka, le scénographe cipal : un architecte unique et soixante projets. Au
Jacques Le Marquet et l’écrivain Olivier Boissière. lieu de passer par soixante interlocuteurs différents, les
Enfin, les chefs de projet sont responsables des équi- chefs de projet, Jean Nouvel travaille désormais avec
pes, du budget des projets, du suivi de production et un petit groupe privilégié, les partenaires, à qui il peut
des délais. Le lien avec le maître d’ouvrage et avec Jean s’adresser facilement.
Nouvel reste en revanche du ressort du partenaire. Ce dispositif a permis par ailleurs des expériences
Nous possédons, pour finir, des cellules transver- positives de délégation. Ainsi, lors du concours lancé
sales, spécialisées dans des domaines tels que le paysage, à Vigo en Espagne, pour lequel Jean Nouvel était très
l’éclairage ou le graphisme, et qui interviennent de attendu mais peu disponible, ce sont les partenaires
projet en projet, à la demande ; sans oublier le support qui se sont saisis du projet, avec succès, puisque Jean
informatique et la filiale Jean Nouvel Design, devenue Nouvel a validé leur proposition.
récemment société à part entière, qui développe du Aujourd’hui, notre organisation est donc plus effi-
mobilier et de l’aménagement intérieur. cace. Elle est plus lourde, mais sa force de frappe est
époustouflante. Nous sommes capables de sortir un
Les aléas concept en un temps record, et avec des documents
Après deux ans de fonctionnement, plusieurs diffi- décoiffants. Enfin, et surtout, grâce à ce dispositif, Jean
cultés liées à cette nouvelle organisation sont apparues. Nouvel peut se concentrer sur son activité créatrice,
Il faut reconnaître, tout d’abord, que nous sommes sans souci d’aucune autre contrainte.
débat tionner avec qui nous allons travailler, tion, suivie d’intenses discussions.
comment et pourquoi. Que nous Aujourd’hui, nous reconnaissons
demande-t-on ? Pourquoi avons-nous qu’elle pourrait être améliorée, mais
Les voies du succès été choisis ? Un projet dure six ans en aussi qu’elle ne fonctionne pas si
moyenne : si son succès dépend bien mal… Nous avons beaucoup gagné,
Un intervenant : Le choix des pro- sûr de l’architecte, il dépend aussi en particulier pour Jean Nouvel. Notre
jets à l’international a-t-il répondu à beaucoup du maître d’ouvrage. Nous organisation lui permet de traiter un
une stratégie par rapport au Pritzker ne voulons pas travailler avec des gens nombre très important de sujets sans
Architecture Prize ? qui ne comprennent pas ce que nous être trop surchargé. Elle a permis aussi
faisons, ou qui refusent de mettre le de créer de l’intéressement pour les par-
Alain Trincal : Il est vrai que Jean prix de l’excellence. C’est pourquoi je tenaires, de manière totalement égali-
Nouvel a toujours souhaité obtenir ce rencontre toujours le maître d’ouvrage taire, quelle que soit la rentabilité des
prix et qu’il a toujours su où il allait, avant Jean Nouvel. Certains ont du projets sur lesquels ils ont travaillé.
mais en termes de développement, mal à accepter de ne pas pouvoir le
nous sommes avant tout opportunistes voir immédiatement, souvent ceux Int. : Quel est votre fonctionnement
et pragmatiques. Notre philosophie est d’ailleurs avec qui cela ne marche pas. en matière de gestion des ressources
de ne jamais refuser une commande Bien sûr, tout n’a pas toujours été humaines ?
directe. Certains sujets nous intéres- aussi facile. Quand Jean Nouvel était
sent plus particulièrement, en effet. Et moins connu, nous avons dû gravir A. T. : Il y a chez nous un responsable
nous ne sommes pas censés déployer les mêmes échelons que les autres. du recrutement, architecte de forma-
beaucoup d’énergie sur d’autres, que Les grands concours, qui font parler tion, placé sous la responsabilité de
nous investissons pourtant parce qu’ils d’eux, nous permettent de marquer Fabrice Lextrait. Une commission
font partie de l’œuvre de Jean Nouvel. les esprits et d’être à nouveau sollicités. composée de partenaires et parfois de
Il peut consacrer beaucoup de temps à Le côté frondeur, provocateur, et le chefs de projet audite les candidats
des projets tels que Seine Rive Gauche génie de Jean Nouvel ont évidem- qu’il a sélectionnés et prend la décision
ou le Grand Paris, peu rentables finan- ment beaucoup joué pour accroître sa des recrutements. Ce système évite que
cièrement mais très féconds pour lui notoriété. le responsable du recrutement soit jugé
sur le plan intellectuel. seul responsable en cas d’échecs !
Sur l’organisation
Int. : En tant que directeur commercial, Int. : Jean Nouvel occupe une position en 43
comment concevez-vous la concurrence Int. : Comment la mise en place de votre retrait au sein de l’agence… Or le mana-
dans votre secteur ? Comment les Ateliers nouvelle organisation s’est-elle dérou- gement d’une société de 150 personnes
Jean Nouvel se différencient-ils ? Avez- lée ? Combien de temps a-t-elle duré ? passe généralement par un discours fort du
vous une logique de marque ? patron sur les grandes orientations straté-
A. T. : Le changement a été compli- giques et la culture de l’entreprise…
A. T. : Ceux qui font appel à nous qué. Avec la nouvelle organisation, et
pour acheter uniquement la marque parce que nous sommes aujourd’hui A. T. : Notre agence est dirigée par
Jean Nouvel sont la plupart du temps beaucoup plus nombreux, l’agence deux personnes. Jean Nouvel a le cha-
déçus. Car Jean Nouvel conçoit tou- a perdu une certaine convivialité et risme du créateur. Il insuffle un esprit
jours un projet tel qu’il l’entend. Nous les équipes leur proximité avec Jean exclusivement lié au design. Pour tout
avons été confrontés à ce problème à Nouvel. Fabrice Lextrait et moi, nous ce qui concerne le management pro-
plusieurs reprises à Dubaï, lorsque nous sommes beaucoup opposés sur prement dit, c’est Michel Pélissié et
nous nous sommes rendu compte la conception de l’organigramme. Il son équipe qui communiquent. Une
que l’on souhaitait faire appel à nous a une vision égalitaire des relations fois par mois, une réunion de parte-
juste pour le prestige de la marque, dans l’entreprise, alors que la mienne naires est organisée, et une à deux fois
et sans réflexion réelle sur les enjeux est plus pyramidale. Je trouve en effet par trimestre une assemblée générale,
architecturaux. Au bout du compte, qu’il y a des moments où l’on doit pour informer globalement sur l’en-
aucun projet ne s’est d’ailleurs concré- pouvoir prendre des décisions, or c’est treprise. Jean Nouvel n’y assiste pas
tisé dans l’émirat. beaucoup plus compliqué quand tout toujours. Il se situe en effet au-dessus
Notre logique de développement le monde est au même niveau. Dans de la mêlée. Souvent en voyage ou à
est singulière. Nous ne faisons pas de ce système fondé sur les partenaires, Nice, il n’a de toute façon jamais eu le
démarchage, nous entretenons simple- chacun peut dire ce qu’il pense ou souhait réel de traiter ces questions-là
ment notre réseau relationnel. Et nous contredire l’autre. Pourtant, selon les et a toujours compté sur son entou-
sommes très fiers de ce que certains sujets, c’est plutôt Fabrice Lextrait et rage pour le faire !
maîtres d’ouvrage nous redemandent moi-même qui tranchons. De ce point
de travailler avec eux. Actuellement, de vue, notre organisation est un peu Un style Jean Nouvel ?
nous recevons quatre à cinq demandes curieuse…
par jour. La plupart sont éliminées. Sa mise au point a duré une année Int. : Qu’est-ce qui fait que l’on peut dire
Mon travail consiste surtout à sélec- environ, avec une période d’observa- d’un bâtiment qu’il est de Jean Nouvel ?
débat Int. : N’y a-t-il pas une contradiction beaucoup aujourd’hui à la présence
entre la logique de marque et la volonté de Jean Nouvel.
de Jean Nouvel de faire pour chaque
Avez-vous mis en place un dispositif de projet une architecture spécifique ? Si Int. : Il y a comme un paradoxe dans
formalisation permettant de capita- c’est à chaque fois différent, alors Jean votre discours. Vous dites que Jean
liser les enseignements d’un projet sur Nouvel n’est pas le seul à pouvoir inter- Nouvel s’est entouré des meilleurs et que
l’autre ? venir. Les partenaires semblent une la structure possède les compétences et
réponse possible, comme relais du créateur. les savoir-faire optimaux pour fonction-
A. T. : Non, et d’ailleurs, tout le monde L’entreprise possède-t-elle des processus ner mais, en même temps, vous semblez
ne connaît pas, au sein de l’agence, clés pour déployer les manières de faire vous mettre perpétuellement en retrait
l’ensemble des projets en cours ou de Jean Nouvel ? par rapport à lui et à son œuvre. C’est ce
passés. C’est pourquoi j’ai proposé, même paradoxe auquel a été confrontée
il y a quelques années, que chaque A. T. : Nous ne communiquons pas la société de Bernard Loiseau au lende-
semaine un chef de projet présente au sur nos manières de travailler, compte main de son décès. Les équipes étaient
reste de l’agence le projet sur lequel il tenu de la concurrence ! Mais, comme capables de fonctionner sans lui, car
travaille, avec ses difficultés et ses solu- je vous l’ai dit, nous démarrons tou- il déléguait beaucoup de son vivant,
tions spécifiques. C’est une manière jours nos projets par une importante mais elles se sentaient perdues. La clé
de capitaliser nos connaissances, mais collecte de données sur le lieu, le pays, du redressement de l’entreprise a été la
nous ne disposons pas de système plus la culture et le climat. Nous faisons communication et la valorisation du
sophistiqué. Finalement, plus que le ensuite un travail de brainstorming rôle des équipes. Au sein des Ateliers de
formalisme pur, ce qui caractérise l’ar- avec les conseillers, surtout pour les Jean Nouvel, tout conforte aujourd’hui
chitecture de Jean Nouvel, c’est, me sujets lourds. C’est souvent l’anarchie, l’idée que c’est lui le centre, en particulier
semble-t-il, la pertinence de la réponse la discussion ayant lieu autour d’une vis-à-vis de l’extérieur…
à la question posée. bonne table et d’un repas arrosé de
bon crus ! Pour Jean Nouvel, ces A. T. : Certes, mais nous avons
Int. : On dit souvent des architectes échanges créent l’émulation qui per- démontré à Vigo que nous savons
français qu’ils privilégient la beauté des mettra l’éclosion du concept. faire sans lui, même si bien sûr c’était
bâtiments au détriment de leur perfor- avec son aval. Tout cela est en effet
mance énergétique. De ce point de vue, affaire de communication. Il s’agit de
44 Jean Nouvel est-il un architecte typique- convaincre que la société peut générer
ment français ? des projets de très grande qualité sans
son créateur, à condition que des per-
A. T. : Jean Nouvel ne s’est plongé sonnalités charismatiques prennent
sérieusement sur la question du déve- les choses en main. Il y a deux ans,
loppement durable que très récem- nous avons lancé une réflexion sur la
ment. Le développement durable, cela manière de faire perdurer l’entreprise
signifie qu’il faut que cela dure, c’est © Ateliers Jean Nouvel sans Jean Nouvel.
une évidence. Or un bâtiment peut Demain les Ateliers… Il était saisissant de voir combien
être très performant sur le plan éco- les approches des uns et des autres
logique, s’il est laid, il sera détruit au Int. : Imaginez-vous les Ateliers Jean étaient différentes. La sagesse voudrait
bout de vingt ans. Faire du dévelop- Nouvel sans lui ? que le nombre de partenaires dimi-
pement durable, c’est donc beaucoup nue afin qu’un petit groupe puisse
plus que rechercher la performance A. T. : Non, c’est très difficile, et c’est préparer l’avenir. Sur cet avenir, j’ai
d’un bâtiment. Jean Nouvel intègre bien pourquoi nous essayons de le pré- encore interrogé Jean Nouvel, il y
néanmoins de plus en plus cette exi- server au maximum ! C’est néanmoins a trois semaines, sans beaucoup de
gence dans ses projets. Tout le concept une question qui nous préoccupe beau- réponses !
de la Tour Signal est ainsi conçu en coup. Comment une société peut-elle
fonction du développement durable. surmonter le retrait de son créateur ?
Au sein de l’agence, nous ne disposons S’agissant des Ateliers, je n’ai pas de
pas d’ingénieurs suffisamment com- pronostic à ce stade. Notre structure
pétents pour nous guider sur le sujet. saurait faire face, c’est certain, mais
En revanche, nous avons systémati- saurions-nous relancer la machine et
quement affaire à des spécialistes, qui obtenir de nouvelles commandes sans
participent au projet dès sa concep- Jean Nouvel ? La plus grosse difficulté
tion. Chez nous, le développement serait probablement de donner corps
durable est donc complètement inté- à l’équipe dirigeante et de maintenir
gré à la démarche conceptuelle. la cohésion des partenaires, qui tient Élisa Révah