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Les "mystères" de l’émergence du langage

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Psycholinguistique et acquisition du langage

Synthèse d’article scientifique


Les "mystères" de l’émergence du langage

Alice Fournier

05/04/2023

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Bernard Victorri, directeur de recherche en linguistique au CNRS, est un spécialiste de la
modélisation sémantique, ce qui l’a mené à co-encadrer la création du dictionnaire électro-
nique des synonymes de l’Université de Caen en 1994 qu’il a ensuite utilisé dans différents
travaux de recherche 1 , ainsi que des réseaux connexionnistes, une discipline des sciences
cognitives qui modélise les phénomènes mentaux en utilisant notamment des réseaux de
neurones. A partir des années 2000, Bernard Victorri a combiné ses approches de modé-
lisation sémantiques et cognitives pour produire des travaux de recherche concernant les
origines du langage humain 2 .
Le texte qui nous intéresse ici, « les mystères de l’émergence du langage » 3 , fait par-
tie de ce sujet d’étude. Il s’agit d’un chapitre d’un ouvrage collectif édité par Jean-Marie
Hombert en 2005, Aux origines des langues et du langage. Bernard Victorri y fait une revue
de l’art autour de notions de sciences cognitives et de sémantique pour présenter un mo-
dèle explicatif des raisons évolutives ayant entrainé l’apparition du langage humain, en se
concentrant sur la question du pourquoi plutôt que du comment, c’est à dire que, en s’an-
crant dans une perspective évolutionniste, il cherche les avantages sélectifs apportés par le
langage qui ont entrainé sa sélection par les mécanismes de l’évolution.

Bernard Victorri commence par défendre l’intérêt du sujet de son article en rejetant les
fausses évidences anthropocentriques menant à considérer l’avantage sélectif offert par
le langage comme trivial et expliquant « l’impérialisme » humain sur le reste du vivant. Il
évoque à ce titre un problème commun dans les recherches concernant l’évolution, celui
de l’altruisme qui doit, selon l’auteur, forcément découler de l’apparition d’un système de
communication factuel permettant l’échange d’information sans contrepartie et qui devrait
disparaître selon les logiques d’un modèle de sélection naturelle dans lequel un profiteur
1. Sabine P LOUX et Bernard V ICTORRI. “Construction d’espaces sémantiques à l’aide de dictionnaires
de synonymes”. In : Traitement automatique des langues 39.1 (1998). Sous la dir. de Jean-Marie H OMBERT ;
Jacques F RANÇOIS, Jean-Luc M ANGUIN et Bernard V ICTORRI. “Polysémie adjectivale et synonymie - L’éventail
des sens de curieux étudiés à l’aide de méthodes informatiques combinant un dictionnaire électronique de
synonymes et des extraits de corpus”. In : La polysémie. Sous la dir. d’Olivier S OUTET. Presses de l’université
Paris-Sorbonne, 2005, p. 175–188.
2. Jean-Louis D ESSALLES, Pascal P ICQ et Bernard V ICTORRI. Les origines du langage. Le college de la
cité. Éditions Le Pommier et Dité des sciences et de l’industrie, 2006 ; Bernard V ICTORRI. “L’émergence du
langage”. In : L’archéologie cognitive. Techniques, modes de communication, mentalités. Sous la dir. de René
T REUIL. Éditions de la maison des sciences de l’homme, 2011.
3. Bernard V ICTORRI. “Les "mystères" de l’émergence du langage”. In : Aux origines des langues et du
langage. Sous la dir. de Jean-Marie H OMBERT. Fayard, 2005, p. 212–231.

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voire ici un menteur aura de meilleures chances de se reproduire qu’un altruiste, ce qui fait
que l’intérêt évolutif du langage serait nul car les individus n’auraient aucun intérêt à écouter
autrui. Le fait que le langage ait été sélectionné n’aurait donc rien d’évident.
Après avoir défendu l’intérêt de son sujet, Bernard Victorri introduit plus précisément sa
problématique. Il se place dans la continuité des travaux de Jean-Louis Dessalles, qui avait
cherché à comprendre pourquoi les humains possédaient un système de communication
permettant d’échanger des informations, en construisant un modèle selon lequel le partage
d’information a pu remplacer dans les groupes d’hominidés d’autres caractères comme la
force physique pour l’acquisition d’un meilleur statut social ou pour la formation de coa-
litions 4 . En se plaçant dans le cadre formé par ce modèle, Victorri cherche à comprendre
pourquoi les humains possèdent ce système de communication particulier qu’est le langage.
Il commence par expliquer ce qu’il entend par le langage et quelles spécificités du lan-
gage humain lui paraissent relever du plus grand intérêt pour la compréhension de ses
origines. Il présente ensuite quelques hypothèses qui ont été émises pour expliquer l’ap-
parition de ce système de communication spécifique et explique en quoi elles lui semblent
peu satisfaisantes. Il commence ensuite sa démonstration en présentant d’abord un mo-
dèle liant l’évolution des hominidés à l’évolution de leur système de communication, puis il
présente l’effet des innovations du langage humain par rapport aux « protolangages » qui
ont pu exister auparavant. Enfin il cherche à démontrer par des arguments sémantiques et
cognitifs quel effet particulier de ces innovations aurait été le facteur décisif pour la sélection
du langage humain par l’évolution puis il créé un modèle explicatif permettant de soutenir sa
démonstration du point de vue évolutif.

Victorri s’intéresse au langage humain dans ses spécificités uniques par rapport aux
autres systèmes de communication connus, celles qui lui confèrent une complexité per-
mettant une puissance d’expression incomparable à tout autre système de communication
animale. Il s’occupe en particulier de quatre caractéristiques du langage humain porteuses
de complexité. Tout d’abord il évoque la syntaxe et en particulier la récursivité, s’appuyant
sur les nombreux travaux faisant suite aux théories fondatrices de Noam Chomsky 5 . Il
s’intéresse ensuite à des caractéristiques linguistiques, moins étudiées dans le cadre de
4. Jean-Louis D ESSALLES. Aux origines du langage. Une histoire naturelle de la parole. Hermes Science
Publicatioons, 2000.
5. Noam C HOMSKY. Lectures on Government and Binding : The Pisa Lectures. Studies in Generative Gram-
mar. Foris Publicatioons, 1981.

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l’étude des origines des langues : les diverses formes très complexes de système aspectuo-
temporel que l’on peut trouver dans les différentes langues et qui permettent le repérage
dans le temps des différents procès et leur aspect, c’est à dire la manière dont ils sont
présentés (par exemple statique ou évolutif), la sémantique grammaticale et enfin la séman-
tique lexicale qui pose le problème de la polysémie, omniprésente dans toute les langues
et semblant augmenter avec l’évolution de la langue et le développement des mécanismes
de métaphore et métonymie alors qu’elle semble gêner la communication en ajoutant une
charge cognitive supplémentaire.
Toute cette complexité des langue qui augmente le pouvoir expressif ne semble pas for-
cément faciliter l’échange d’information et Victorri cherche à comprendre qu’est-ce qui a
rendu cette complexité nécessaire en balayant quelques hypothèses classiques comme les
besoins de coordination ou la transmission de pratiques, qui ne justifient pas, d’après lui,
une telle complexité notamment parce que ces comportements existent chez des animaux
ne possédant pas de système de communication complexes. Le simple besoin d’échange
d’information ne nécessite pas de telles structures syntaxiques et sémantiques. Le langage
humain est, selon Victorri, plus qu’un simple système d’échange d’information.

Une fois ces définitions et réflexions posées, Victorri pose une première hypothèse. Il
suppose que le langage humain est apparu en deux temps au cours de l’évolution. Il reprend
le concept de Dereck Bickerton de protolangage 6 qui aurait été un système d’échange d’in-
formation basique, sans syntaxe, maîtrisé par Homo erectus il y a plus d’un millions d’années
qui se serait progressivement enrichi en vocabulaire et dont on retrouverait des traces au-
jourd’hui dans les étapes d’apprentissage des langues par les enfants humains ou la façon
dont les humains communique lorsqu’ils n’ont pas de langue commune. Le langage humain
serait apparu dans un second temps, et serait lié à l’explosion symbolique d’il y a 40 000
ans chez les groupes d’Homo sapiens. Une force de cette hypothèse est qu’elle est liée au
rythme évolutif observé dans l’histoire des hominidés.
À partir de cette hypothèse de Bickerton, Victorri cherche à comprendre ce qui a poussé
les Homo sapiens à développer une forme de communication plus complexe que protolan-
gage. Il estime que le protolangage devient insuffisant lorsque l’on a besoin de communi-
quer sur d’autres choses que l’«ici et maintenant » et il affirme que cela peut correspondre à
deux grandes classes d’usage de la langue, qui deviennent de facto les deux candidates à la
cause du passage du protolangage au langage. Cette dernière idée est formulée sans tour
6. Derek B ICKERTON. Languages and species. University of Chicago Press, 1990.

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d’horizon de possibilités moins probables ou d’auteurs·rices qui permettraient d’approfondir
les raisons menant à une telle affirmation, ce qui ressemble à une faiblesse de raisonnement
ou du moins à un défaut de présenter ce qui est peut-être pour l’auteur une évidence. Les
classes d’usage évoquées sont la narration et le raisonnement qui ont toutes deux besoin
d’une syntaxe pour exister.
Victorri suppose que la narration est la classe de langage qui a engendré le passage
au langage. Cette hypothèse est la conséquence d’observations des spécificités du lan-
gage présentées plus haut qui lui semblent mieux convenir à la narration qu’à l’argumenta-
tion. Si la syntaxe et la récursivité sont en effet nécessaires aux deux classes, le système
aspectuo-temporel est essentiel pour permettre le déroulement d’un récit, les métonymies
et métaphores sont essentielles à la narration, les verbes modaux portent un double sens
utile dans un récit mais toutes ces structures omniprésentes dans les langues humaines
sont inutiles voire nuisibles pour le développement d’une argumentation.
Après l’argument linguistique, Victorri avance un argument historique en rappelant que
toutes les sociétés humaines pré-scientifiques présentent leurs connaissances du monde
sous forme de récits en utilisant d’abord la métaphore plutôt que toute autre forme d’argu-
mentation pour éclairer une situation. Par comparaison, la formalisation de la logique en tant
que discipline est arrivée très tardivement dans la civilisation grecque et l’habillage linguis-
tique a rendu difficile de dégager ses mécanismes. Par ailleurs, au niveau cognitif, l’essence
des mécanismes de la logique est difficile à appréhender quand l’esprit humain est particu-
lièrement agile pour saisir les rapports analogiques portés par les métaphores.

Enfin, Victorri termine par poser une dernière hypothèse permettant d’expliquer le besoin
évolutif auquel aurait répondu la narration. Son idée est que les groupes sociaux d’homini-
dés, en développant parallèlement leurs capacités cognitives au fur et à mesure de l’évo-
lution, ce qui se traduirait par différents signes observables (la taille de leurs cerveau, la
complexité de leurs outils, la maîtrise du feu. . . ) seraient arrivés à une impasse évolutive.
Le développement de ce qu’il qualifie d’« intelligence » serait, contrairement à ce que l’on
considère généralement, défavorable à la survie d’une espèce car le développement du
cortex préfrontal permettrait de dominer des réactions instinctives de protection au sein de
son groupe social et pousserait le développement de comportements égoïstes et violents
favorables au succès individuel mais entrainant crises et fragilisation pour le groupe social.
Cela pourrait expliquer mieux que les hypothèses exogènes habituelles la disparition de
quasiment tous les hominidés.

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Dans cette hypothèse, le langage serait issu des crises sociales vécues par les groupes
d’Homo sapiens et offrirait un moyen de les éviter en permettant de partager des récits
d’évènements passés pour permettre une adhésion au groupe dans le refus de commettre
des actes pouvant être cause de situations catastrophiques. De là seraient nés les interdits
fondateurs que l’on retrouve dans les mythes et les religions. Ce modèle permet de renforcer
le lien fait plus haut entre l’apparition du langage et l’explosion symbolique d’il y a 40 000
ans.

Victorri pose dans ce chapitre de livre un modèle expliquant l’apparition du langage hu-
main et de ses complexités, comme conséquence d’un besoin de narration pour éviter les
crises sociales engendrées par le développement des capacités cognitives individuelles en
se les rappelant collectivement. La construction de ce modèle est issue non pas de ses
propres travaux scientifiques mais d’une réunion de travaux de nombreux auteurs desquels
il tire des réflexions et des modélisations.
La force de son modèle est de satisfaire un grand nombre d’observations scientifiques
indépendantes sur le langage ou l’évolution humaine grâce à une approche pluridisciplinaire
combinant notamment des travaux issus de la sémantique, des sciences cognitives et de
l’archéologie. Toutefois, sa faiblesse est peut-être l’échafaudage d’hypothèses sur lequel il
se tient qui ne paraissent pas toutes d’une solidité égales, et si certaines sont appuyées
par de nombreux travaux issus de différentes disciplines ou par des arguments multiples
et solides, d’autres sont simplement posées comme fort probables ou évidentes et ne sont
appuyées que par peu voire pas de références. Cela va à l’encontre de son affirmation au
début de l’article : « il faut se méfier de l’évidence qui forme la base de ce raisonnement ».

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