saberes endógenos

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Sommaire

Notes sur les auteurs............................. ........................................... vil


Introduction: Démarginaliser............................................................. 1
Paulin J. Hountondji

I. Technologies endogènes
1. L'étude des techniques et des savoir-faire
«traditionnels»: questions de méthode...............................................37
Goudjinou P. Metinhoue

2. La métallurgie «traditionnelle» du fer en Afrique occidentale...... 57


Alexis B. A. Adandé

3. Les «faiseurs de pluie»: mythe et savoir dans


les procédés traditionnels de gestion de l'atmosphère ...................... 77
G. B. Dah-Lokonon

II. Structures de pensée


4. Numérations traditionnelles et arithmétique moderne................. 109
Toussaint Yaovi-Tchitchi

5. Processus stochastique du Fâ: une approche


mathématique de la géomancie des côtes du Bénin......................... 139
Victor Houndonougbo

6. Réflexion épistémologique sur les noms


d'animaux chez les Hausa.................................................................159
J. D. Penel
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III. Médecine et pharmacopée


7. Fruits, graines et ingrédients divers de la
pharmacopée béninoise.....................................................................179
Simone de Souza

8. Modèles traditionnels de la santé et de la maladie


mentales au Bénin............................................................................. 201
Gualbert R. Ahyi

9. Corps étrangers dans l'organisme humain:


témoignage d'un chirurgien et essai d'interprétation.........................227
Henry-Valère T. Kiniffo

10. La médecine psychosomatique dans ses


rapports avec la sorcellerie............................................................... 247
Comlan Th. Adjido

IV. Formes de transmission


11. Ecriture et oralité dans la transmission du savoir....................... 257
François C. Dossou

12. Les systèmes graphiques del'Afrique précoloniale................... 283


Albert Bienvenu Akoha

Bibliographie................................................................................... 313
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Introduction
Démarginaliser
Paulin J. Hountondji
La logique de l'extraversion^
On ne le dira jamais assez: sous le rapport de la science et de la
technologie, les pays du tiers monde, et singulièrement d'Afrique noire,
sont aujourd'hui massivement dépendants de l'Occident. De cette
dépendance on n'a pas toujours clairement conscience. Tant qu'il
n'envisage son activité que sous l'angle de la performance et de la
carrière individuelles, le chercheur africain ne trouve rien, ou presque
rien à redire à la situation actuelle. Tout au plus déplorera-t-il
l'insuffisance des équipements, des crédits et autres moyens matériels.
En soi, cette insuffisance n'aura rien de bien grave: elle montrera tout au
plus que la recherche scientifique en est encore ici à ses débuts, qu'elle
est relativement jeune par rapport à celle des grandes métropoles
industrielles, et que l'écart se réduira forcément avec le temps, à mesure
que se développera, en Afrique, l'effort pour des performances
scientifiques plus élevées, dans le cadre des institutions actuelles et des
rapports actuels de production scientifique.
A y regarder de plus près, cependant, le problème est moins
simple. Car il faut aller au-delà des rapprochements quantitatifs, au-delà
des performances de tel savant africain pris isolément, ou de telle équipe
de recherche; au-delà de la compétitivité de tel ou tel centre ou
laboratoire pour examiner, par exemple, l'origine des appareils et autres
instruments utilisés, les modalités du choix des sujets de recherche, les
besoins sociaux et autres exigences pratiques dont procèdent,
directement ou indirectement, les sujets ainsi choisis, le lieu
géographique où ces besoins et exigences se sont imposés, la destination
réelle des résultats de recherche, le lieu où, et la manière dont ils sont
consignés, gardés, capitalisés, la manière dont ils sont, le cas échéant,
appliqués, les liens complexes entre cette recherche et l'industrie, cette
recherche et l'activité économique en général — en posant, à chaque
fois, la question: à quoi sert cette recherche? A qui profite-t-elle?
Comment s'insère-t-elle dans la société même qui la produit? Dans
quelle mesure cette société parvient-elle à s'en approprier les résultats?
En considérant les choses sous cet angle, on s'aperçoit aisément
que la différence n'est pas seulement quantitative, mais qualitative, pas
seulement de degré ou de niveau de développement, mais d'orientation
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2 Les savoirs endogènes

et de mode de fonctionnement, entre l'activité scientifique en Afrique et


cette activité dans les métropoles industrielles. La recherche, ici, est
extravertie, tournée vers l'extérieur, ordonnée et subordonnée à des
besoins extérieurs au lieu d'être autocentrée et destinée, d'abord, à
répondre aux questions posées par la société africaine elle-m êm e^.
Ainsi, la dépendance scientifique du tiers monde est, en dernière
analyse, de même nature que sa dépendance économique, replacée dans
le contexte de sa genèse historique, elle apparaît clairement comme le
résultat de l'intégration progressive du tiers monde dans le procès
mondial de production des connaissances, géré et contrôlé par les pays
du Nord^.
On a déjà observé mille fois qu'à l'époque coloniale, le territoire
dominé fonctionnait, sur le plan économique, comme un réservoir de
matières premières destinées à alimenter les usines de la métropole. Ce
que l'on a moins bien remarqué, c'est qu'elle fonctionnait aussi, par
rapport à l'activité scientifique métropolitaine, comme une pourvoyeuse
de matières premières. La colonie n'était qu'un immense réservoir de
faits scientifiques nouveaux, recueillis à l'état brut pour être
communiqués aux laboratoires et centres de recherche métropolitains,
qui se chargeaient, et pouvaient seuls se charger de les traiter
théoriquement, de les interpréter, de les intégrer à leur juste place dans
le système d'ensemble des faits connus et reconnus par la science.
Autrement dit, si l'activité économique de la colonie se caractérisait par
une sorte de vide industriel, l'activité scientifique se caractérisait, elle
aussi, par un vide théorique criard. La colonie manquait de laboratoires
comme elle manquait d'usines. Elle manquait de laboratoires au sens le
plus large du terme, où toutes les disciplines, qu'elles relèvent des
sciences exactes et naturelles ou des sciences sociales et humaines, ou
d'autres secteurs encore de la connaissance, se développent forcément en
laboratoire^. La colonie n'avait que faire, pensait-on, de ces lieux
spécialement aménagés et équipés pour le travail conceptuel, de ces
bibliothèques savantes ou, le cas échéant, de ces appareils techniques
compliqués, nécessaires pour la transformation des faits bruts en
connaissances vérifiées — ce qui s'appelle l'expérimentation. Par contre,
les laboratoires métropolitains trouvaient, à la colonie, une source
précieuse d'informations nouvelles, une occasion irremplaçable
d'enrichir leur stock de données et de s'élever d'un cran dans leur
recherche, à la fois, d'une connaissance exhaustive et vraiment
universelle, et d'une maîtrise pratique du milieu humain.
Fournisseur de matières premières, la colonie était en outre
accessoirement, on le sait, un débouché parmi d'autres, pour les produits
de l'industrie métropolitaine. Mais ce qu'on sait moins, c'est qu'elle
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Introduction 3

fonctionnait aussi de la même manière par rapport aux produits de la


recherche scientifique métropolitaine. Ainsi trouvait-on et trouve-t-on
toujours, sur le marché dahoméen (béninois, comme on dit aujourd'hui),
le savon «Palmolive» fabriqué en France, à partir de l'huile de palme
(huile dont le Dahomey était et est encore producteur)^, comme on y
trouvait et trouve encore, sur un autre plan, des manuels de géographie
tropicale, voire de géographie du Dahomey produits en France à partir
de données recueillies sur le terrain, au Dahomey ou dans d'autres pays
tropicaux, et traitées dans les laboratoires de l'Institut national de
cartographie à Paris; ou encore, sur un autre registre, des locomotives,
des voitures, des machines et appareils divers résultant de l'application
technologique du savoir accumulé en métropole et de son exploitation
industrielle. La colonie était, à sa façon, consommatrice de science,
comme elle était consommatrice de produits industriels; produits
importés dans un cas comme dans l'autre, et perçus comme tels; produits
dont les populations locales ignoraient la genèse et le mode de
«fabrication», et qui ne pouvaient, de ce fait, leur apparaître que comme
une surréalité non maîtrisable, plaquée miraculeusement sur leur réalité
quotidienne.
Il serait intéressant d'examiner en détail les formes et modalités de
cette «consommation» scientifique périphérique, d'en mesurer
l'importance, de chiffrer le rapport, ou plus exactement, la disproportion
entre cette consommation et la production scientifique plus ou moins
embryonnaire, ce qui pourrait fournir un indice précis du degré de
dépendance scientifique et technologique dans les différents pays, ou
dans les différents secteurs d'activité dans un même pays. Il serait
intéressant aussi d'observer la nature et l'importance relative des faits et
informations bruts «exportés» des colonies vers les laboratoires centraux
de la recherche, de comparer ces faits et informations avec les matières
premières proprement dites exportées des mêmes pays vers les usines
métropolitaines, d'établir des critères pour une distinction, au moins
approchée, entre ces deux catégories de «matières premières». Une telle
distinction, on le sait, n'est pas simple, dans la mesure où même les
matières premières de l'industrie subissent parfois elles aussi, en
métropole, un traitement «scientifique» préalablement à leur
transformation réelle.
Enfin, non moins intéressant serait d'apprécier, du point de vue
historique et épistémologique, ce que la science européenne doit au tiers
monde, la nature et la portée des connaissances issues du traitement
théorique de cette masse nouvelle de données et d'informations, le
fonctionnement réel des disciplines nouvelles fondées sur ces
découvertes (géographie tropicale, agriculture tropicale, sociologie
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4 Les savoirs endogènes

africaine, anthropologie, etc.), et les remaniements induits, dans les


disciplines plus anciennes, par ces mêmes découvertes.
Ce n'est pas ici le lieu de résoudre ces problèmes complexes. Qu'il
suffise de noter, au moins, le parallélisme réel entre le fonctionnement
de la colonie par rapport à l'activité économique métropolitaine, et son
fonctionnement par rapport à l'activité scientifique; l'analogie est très
forte entre les stratégies d'extraction appliquées dans les deux cas: d'un
côté le drainage des ressources matérielles, de l'autre, celui de
l'information, en vue d'alimenter à la fois les usines et les universités et
centres de recherche métropolitains.
Sans doute cette analogie est-elle loin d'être parfaite, puisque, par
exemple, le «drainage» d'une information ne dépouille pas de cette
information la colonie qui l'a produite, tandis que l'extraction de l'or, de
l'ivoire, de l'huile de palme ou d'arachide, dépossède matériellement le
pays producteur. Par rapport à notre problème, toutefois, cette différence
est secondaire.
Il y a plus. Non seulement cette différence est secondaire, et que
l'analogie reste très forte entre les deux formes d'extraction, mais il
s'agit, au fond, de deux moments complémentaires d'un seul et même
processus: l'accumulation à l'échelle mondiale. L'activité scientifique en
général peut être conçue comme une modalité particulière de l'activité
économique; c'est aussi une activité de production, même si les objets
produits sont ici des connaissances, c'est-à-dire des concepts, des objets
intellectuels et non matériels. Il était donc naturel que l'annexion du tiers
monde, son intégration au système capitaliste mondial, à travers la traite
et la colonisation, comporte aussi un volet «scientifique», que le
drainage des richesses matérielles aille de pair avec l'exploitation
intellectuelle et scientifique, l'extorsion des secrets et autres
informations utiles, comme il était naturel, sur un autre plan, qu'elle aille
de pair avec l'extorsion des oeuvres d'art destinées à alimenter les
musées de la métropole^.
Il faut ici prévenir une méprise: ce rappel historique manquerait
totalement son but, s'il n'avait pour effet que d'alimenter ce discours
facile de la récrimination qui nous est si familier en Afrique et par lequel
nous rejetons volontiers sur d'autres (hier le colonialisme, le néo­
colonialisme et l'impérialisme, aujourd'hui la Banque mondiale et le
Fonds monétaire international, demain peut-être, d'autres
métamorphoses de cette seule et même figure du diable) la
responsabilité de tous nos malheurs. Car il s'agit moins d'accuser que de
comprendre, de rendre intelligibles des mécanismes toujours actuels qui,
sans cette mise en perspective historique, risqueraient de demeurer à
jamais opaques. Au demeurant, s'il est vrai, comme on l'admet ici, que le
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Introduction 5

sous-développement n'est jamais inné, mais résulte toujours d'un


processus historique, s'il est vrai, comme on essaie aussi de le montrer,
que l'activité scientifique dans les pays du tiers monde est régie par ce
même processus et reste inséparable de l'activité économique, il n'en
demeure pas moins que dans l'histoire, les hommes sont toujours un peu
responsables de ce qui leur arrive: le discours accusateur n'est souvent
qu'un alibi, une forme subtile de démission.
Il faut donc pouvoir, en toute lucidité, observer et analyser, en se
tenant à égale distance du discours aujourd'hui dominant — cette prose
mondialiste qui non seulement accepte le fait accompli de l'intégration,
mais y voit la seule voie de salut pour le tiers monde — et d'un
romantisme de gauche qui se réfugierait paresseusement dans la
récrimination; ouvrir les yeux simplement, courageusement, avec le
minimum de préjugés et d'idées préconçues, et une ferme volonté de
comprendre.
Nous ne sommes plus aujourd'hui à la grande époque du pacte
colonial. L'activité économique de nos pays n'est plus marquée, comme
naguère, par un vide industriel total, pas plus que l'activité scientifique
n'est marquée par un vide théorique absolu. Les anciennes colonies ont
maintenant des usines, des universités, laboratoires et centres de
recherche parfois fort bien équipés. La multiplication de telles usines n'a
cependant pas conduit, on le sait, à un authentique développement, mais
tout au plus, dans les meilleurs des cas, à une «croissance sans
développement», pour reprendre la belle expression de Samir Amin.
L'implantation des chaînes de montage de voitures, ou d'autres industries
du même genre, continue d'obéir à une logique de l'extraversion.
L'industrie néo-coloniale reste massivement déterminée par les besoins
des bourgeoisies périphériques, identiques, en substance, à ceux des
bourgeoises métropolitaines: elle vise à produire des biens de
consommation de luxe destinés aux minorités privilégiées, plutôt que des
biens de consommation de masse. Elle ne peut servir, de ce fait à la
promotion collective des couches les plus larges de la population — ce
qui serait le développement.
Mutatis mutandis, la multiplication, à la périphérie, des structures
de production intellectuelle et scientifique (universités et centres de
recherche, bibliothèques, etc.), loin de mettre fin à l'extraversion, a eu
pour fonction essentielle, jusqu'ici, de rendre plus facile, donc de
renforcer le drainage de l'information, la violation du secret, la
marginalisation des savoirs «traditionnels», l'intégration lente, mais sûre,
de tout l'héritage scientifique (ou protoscientifique) et de toute
l'information utile disponibles dans le Sud, au procès mondial de
production des connaissances, géré et contrôlé par le Nord. En d'autres
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6 Les savoirs endogènes

termes, ces structurés de production scientifique sont elles aussi, au


même titre que les chaînes de montage, des structures d'«import-
substitution» qui, loin de la supprimer, renforcent au contraire
l'extraversion, la dépendance de la périphérie par rapport au centre.
De cette extraversión, on peut citer au moins les indices suivants:
1. L'activité scientifique, dans nos pays, reste largement tributaire
des appareils de laboratoire fabriqués au Centre. Nous n’avons jamais
produit un microscope, à plus forte raison ces appareils nouveaux, de
plus en plus sophistiqués, aujourd'hui nécessaires pour une recherche de
pointe. Ainsi échappe déjà à notre contrôle le premier bout de la chaîne,
la fabrication des instruments de recherche, la production des moyens de
production scientifique^.
2. Notre pratique scientifique reste largement tributaire des
bibliothèques, archives, maisons d'édition, revues et autres périodiques
scientifiques publiés dans le Nord; tributaire, plus généralement, de ces
structures de consignation, de conservation et de diffusion des résultats
de recherche où prend corps la mémoire scientifique de l'humanité, et
qui restent massivement concentrées, pour l'essentiel, dans le Nord. Sans
doute doit-on reconnaître, à cet égard, l'énorme progrès accompli depuis
quelques dizaines d'années dans les pays du Sud. Sans doute faut-il
apprécier à sa juste valeur l'activité interne de publication et d'édition
scientifique matérialisée, ici et là, par des annales d'Université, des
revues et périodiques divers, des maisons d'édition de plus en plus
crédibles. Les progrès réalisés sur ce plan sont encore loin, cependant,
d'avoir renversé la tendance. A preuve, le fait tout simple que ces
publications trouvent, encore et toujours, dans les pays du Nord, leur
lectorat le plus nombreux et le plus fidèle. Il ne s'agit pas, bien entendu,
de s'en plaindre, mais de constater le fait, de l'analyser et d'en dégager le
sens.
3. Nous touchons ici à l'extraversion théorique proprement dite: le
fait que les travaux de nos savants soient toujours davantage connus et
lus dans le nord, que dans le sud; le fait, plus grave encore, que cette
circonstance, qu'on pourrait considérer, à première vue, comme
purement extérieure, soit toujours, en fait, intériorisée par nos savants
eux-mêmes, au point d'infléchir l'orientation et le contenu de leurs
travaux, en déterminant le choix de leurs thèmes de recherche et des
modèles théoriques appliqués au traitement de ces thèmes. Le chercheur
du tiers monde a ainsi tendance à se laisser guider, dans son travail
scientifique, par les attentes et les préoccupations du public européen,
auquel appartient son lectorat virtuel.
4. Conséquence, parmi d'autres, de cette extraversión théorique: la
recherche à la périphérie porte, le plus souvent, sur l'environnement
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Introduction 7

immédiat; elle reste rivée au contexte local, enfermée dans le particulier,


incapable et peu désireuse de s'élever à l'universel. On peut trouver
paradoxal, à première vue, que l'orientation centripète de la recherche
soit ici présentée comme un signe d'extraversion scientifique. On aurait
plutôt tendance à y voir, au contraire, l'indice d'une libération du
chercheur du Sud par rapport aux thèmes dominants de la recherche
nordique, le signe que ce chercheur se penche en priorité sur des
questions intéressant directement sa propre société. Mais la vérité est
tout autre: dans le mouvement d'ensemble de l'histoire des sciences, les
spécialisations territoriales ont encore été produites par l'Europe et
répondaient, à l'origine, à ses besoins théoriques et pratiques. La vérité
est que l'africanisme lui-même, comme pratique et idéologie, est encore
une invention de l'Europe, et qu'à s'y enfermer, le chercheur africain
accepte en fait de jouer, au regard de la science européenne, le rôle
subalterne d'un informateur savant. L'intérêt légitime du chercheur du
Sud pour son milieu peut ainsi, en devenant exclusif et mal maîtrisé,
engendrer des pièges redoutables. L'obsession de l'immédiat, la peur de
prendre le large, le conduisent alors à l'enfermement scientifique et
l'écartent d'une phase essentielle du processus d'ensemble du savoir: la
production des modèles théoriques eux-mêmes, l'élaboration des
schémas conceptuels qui permettent ensuite d'appréhender le particulier
comme tel**.
5. Mais l'extraversion scientifique peut avoir une origine et une
portée plus immédiatement pratique; il peut arriver que le choix du
domaine de recherche ne soit pas seulement conditionné, c'est-à-dire
indirectement déterminé par les préoccupations du lectorat européen,
mais qu'il soit immédiatement dicté, sans détours et sans subtilités, par
les exigences d'une économie elle-même extravertie. La recherche
agronomique offrait, jusqu'à une époque récente, un bel exemple de cette
forme grossière d'extraversion, puisque ses travaux visaient, pour
l'essentiel, à l'amélioration des cultures d'exportation (palmier à huile,
café, cacao, arachide, coton, etc.) destinées à alimenter les usines du
Nord, ou les usines d'«import-substitution» implantées çà et là dans le
Sud, tandis qu'étaient négligées les cultures vivrières, dont vivait la
grande masse des populations locales. Les choses ont, certes, évolué
depuis, mais la tendance fondamentale demeure: la recherche
agronomique reste, souvent massivement, au service d'une économie de
traite.
6. Le fameux brain-drain, la fuite des cerveaux du Sud vers le
Nord, revêt, dans ce contexte, une signification nouvelle: manifestation
accidentelle de l'extraversion globale de notre économie et, plus
spécialement, de notre activité scientifique, il ne doit pas être traité
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8 Les savoirs endogènes

comme un mal en Soi, mais comme la face visible d'un iceberg qu'il faut
apprendre à considérer et, si possible, à soulever dans son ensemble.
Ceux qui partent, en effet, ne sont pas les seuls: ceux qui restent sont
pris, indirectement, dans le même mouvement. En toute rigueur, tous les
cerveaux du tiers monde, toutes les compétences intellectuelles et
scientifiques sont portés, par tout le courant de l'activité scientifique
mondiale, vers le centre du système. Quelques-uns d'entre eux
«s'installent» dans les pays hôtes, d'autres font le va-et-vient entre la
périphérie et le centre, d'autres, dans l'impossibilité d'effectuer le
déplacement, survivent à la périphérie où ils luttent tous les jours, avec
un succès variable, contre les démons du cynisme et du découragement,
les yeux cependant toujours tournés vers le centre, d'où leur viennent,
pour l'essentiel, appareils et instruments de recherche, traditions,
publications, modèles théoriques et méthodologiques, avec tout leur
cortège de valeurs et de contre-valeurs qui les accompagne (de
Certaines, 1972, 1978; Gnininvi, 1978; Collectif, 1978b)^.
7. Forme mineure du brain-drain, le tourisme scientifique
Sud/Nord est un phénomène important, auquel on n'a prêté, jusqu'ici,
que peu d'attention. Dans l'activité normale du chercheur du tiers monde,
le voyage reste une nécessité incontournable; le chercheur doit se
déplacer physiquement, partir vers les grandes métropoles industrielles,
soit pour parfaire sa formation d'homme de science, soit, une fois lancé
son propre programme de recherche, pour le poursuivre au-delà d'un
certain seuil. La question n'est pas de savoir si de tels voyages sont
agréables ou pas; beaucoup, sans doute, les trouvent agréables, surtout
en début de carrière, d'autres, par contre, les trouvent étrangement
répétitifs, ou les vivent comme de véritables arrachements. Ce n'est là
qu'une question d'appréciation personnelle, qui laisse intact le vrai
problème, celui de la nécessité structurelle de tels voyages, des
contraintes objectives qui rendent inévitable cette forme de tourisme
scientifique, et qui caractérisent de manière spécifique l'activité
scientifique dans le tiers monde.
Disant cela, bien entendu, on ne prétend pas ici minimiser l'énorme
profit scientifique que l'on peut tirer de tels voyages; ce qui retient
l'attention, au contraire, c'est le fait que ces voyages restent, dans les
circonstances actuelles, la condition sine qua non d'un tel profit. Aussi
serait-il absurde de chercher, dans ces circonstances, toutes choses
restant par ailleurs égales, à mettre fin, par divers moyens de coercition,
au «tourisme» scientifique Sud/Nord, dont on essaie justement de
montrer qu'en toute rigueur, il n'est pas un tourisme du tout. L'exigence
véritable est ailleurs: il doit s'agir de changer, de transformer en
profondeur les rapports actuels de production scientifique dans le
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Introduction 9

monde, de promouvoir, dans les pays aujourd'hui périphériques, une


activité scientifique autocentrée.
Le lecteur objectera peut-être que, même au centre du système, le
chercheur d'aujourd'hui ne peut, sous peine de mort lente, rester tout à
fait sédentaire; qu'au coeur même du centre, il y a le centre du centre, le
pôle absolu: les Etats-Unis d'Amérique, qui drainent de plus en plus vers
eux, au détriment de l'Europe du Nord et du Japon, la «crème» de la
communauté internationale des chercheurs. A quoi l'on répondra
cependant que le «tourisme» scientifique n'a pas alors la même
signification: le flux des chercheurs Nord/Nord ne résulte pas d'un
déséquilibre interne de l'activité scientifique dans les pays capitalistes de
second rang; chacun de ces pays développe bel et bien une activité
indépendante, autocentrée, capable en principe de survivre par elle-
même. L'exode des hommes de science européens vers les Etats-Unis
ou, pour certaines disciplines, vers le Japon, relève, de ce fait, de la
recherche d'un «plus». Par rapport à l'exode Sud-Nord, il représente un
luxe plutôt qu'une nécessité vitale.
8. Il faudrait examiner, pour être complet, une autre forme de
«tourisme» scientifique: le déplacement Nord-Sud. Le mouvement qui
conduit vers un pays de la périphérie le chercheur du pays industrialisé
n'a jamais la même fonction que le mouvement inverse. Le savant
européen ou américain ne va pas chercher la science au Zaïre ou au
Sahara, mais seulement des matériaux pour la science et, le cas échéant,
un terrain d'application pour ses découvertes. Il n'y va pas chercher ses
paradigmes, ses modèles théoriques et méthodologiques, mais d'une
part, des informations et des faits nouveaux susceptibles d'enrichir ses
paradigmes, et d'autre part, des territoires lointains pour effectuer, avec
le moins de risques possibles pour sa propre société, ses expériences
nucléaires ou d'autres types d'expériences, dangereuses à des degrés
divers.
Des pans entiers du savoir contemporain sont nés de cet
investissement scientifique du Sud par le Nord. En sont issues des
disciplines nouvelles, telle l'anthropologie sociale et culturelle, et des
spécialisations diverses au sein des disciplines antérieures. Le savoir
ainsi constitué, sur l'Afrique et le tiers monde échappe entièrement à
l'Afrique et au tiers monde eux-mêmes, mais est systématiquement
ramené vers l'Europe, rapatrié, capitalisé, accumulé au centre du
système. Nulle extraversión, par conséquent, dans le mouvement Nord-
Sud, mais simple détour tactique au service d'une autosuffisance et d'une
maîtrise technologique renforcées.
9. L'extraversion scientifique se manifeste aussi à travers l'usage
des seules langues occidentales comme langues scientifiques,
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10 Les savoirs endogènes

l'obligation pour le chercheur du tiers monde de passer par les fourches


caudines de ces langues d'origine étrangère pour accéder au savoir et, à
plus forte raison, pour le reproduire et l'étendre. Sans doute doit-on se
garder d'exagérer les inconvénients résultant de cette situation, ou de
tomber dans les excès d'un romantisme linguistique qui voudrait que
chaque langue fût déjà, en elle-même et par elle-même, l'expression
d'une vision du monde déterminée, et que la langue maternelle fût par
conséquent, pour chacun, la seule où puisse s'exprimer sa véritable
identité 10. Sans doute faut-il ramener la langue à son rôle instrumental
et faire droit aux exigences modernes d'une communication élargie, dans
un monde où nul ne peut désormais, sous peine d'asphyxie, se replier
entièrement sur lui-même. Il n'en faut pas moins reconnaître le caractère
contre nature des rapports réels qui existent actuellement, dans certains
pays du tiers monde, et en particulier en Afrique noire, entre les langues
du terroir et les langues importées, la marginalisation de fait des
premières au profit exclusif des secondes, leur relégation au rang de
sous-langues, voire de «dialectes» ou de «patois», juste bons pour
exprimer les platitudes de la vie quotidienne, l'absence d'un projet
audacieux d'alphabétisation généralisée et d'utilisation de ces langues
comme véhicules de l'enseignement et de la recherche au niveau le plus
élevé, aux fins d'une réelle démocratisation du savoir^ K
Ainsi persiste, d'hier à aujourd'hui, sous des formes nouvelles mais
toujours facilement reconnaissables, la même dépendance scientifique.
Ainsi persiste dans tous les secteurs d'activité, qu'il s'agisse de science,
d'économie ou d'autres secteurs encore, cette même logique de
l'extraversion qui nous fait attendre d'ailleurs que de nos propres sociétés
les motivations, l'initiative, le signal de départ de nos actions. Briser
enfin cette logique, retrouver l'initiative individuelle et collective,
redevenir nous-mêmes est une des tâches majeures prescrites par
l'histoire. Cette tâche revient, dans le domaine précis du savoir, à
prendre suffisamment de recul par rapport aux pratiques actuelles pour
imaginer d'autres modalités possibles de production des connaissances,
d'autres formes possibles de rapports de production scientifique et
technologique, d'abord entre le Sud et le Nord, mais aussi au Sud même
et à l'intérieur de chaque pays.
Le statut du «traditionnel»
C'est dans ce contexte que doit se situer la réflexion sur les savoirs
«traditionnels». Personne ne nie aujourd'hui qu'il existe, dans nos
cultures orales, des corpus de connaissances parfois très élaborés,
fidèlement transmis d'une génération à l'autre et s'enrichissant souvent
au cours de cette transmission. Or, que deviennent, dans le contexte de
Introduction 11

l'extraversion massive de nos sociétés, ces corpus de connaissances?


Qu'en est-il de leurs rapports avec la science dite moderne, l'activité
heuristique progressive, conquérante, désormais implantée dans nos
universités et autres centres de production intellectuelle, la recherche
institutionnelle dévoreuse de crédits, mais par ailleurs, comme nous
venons de le montrer, structurellement dépendante de l'Occident? Ce que
l'on constate, c'est que ces savoirs ancestraux sur les plantes, les
animaux, la santé et la maladie, ces techniques agricoles et artisanales
anciennes, au lieu de se développer, de gagner en exactitude et en
rigueur au contact de la science et de la technique exogènes, ont plutôt
tendance à se replier sur eux-mêmes. Au lieu de s'intégrer à la
dynamique des recherches contemporaines en s'articulant harmonieu­
sement aux connaissances importées pour produire, avec elles, une
synthèse vivante et originale, les savoirs «traditionnels» subsistent, dans
les meilleurs des cas, à côté des savoirs nouveaux dans une relation de
simple juxtaposition, exclusive de tout échange véritable et de toute
valorisation réciproque. Il leur arrive même, dans le pire des cas, de
disparaître complètement en s'effaçant de la mémoire collective.
De la sorte, l'intégration du tiers monde au processus mondial de
production des connaissances entraîne, entre autres effets tangibles, la
marginalisation des savoirs et savoir-faire anciens, leur étiolement
progressif, leur appauvrissement, voire, dans les pires des cas, leur
disparition pure et simple, leur refoulement hors du souvenir conscient
des peuples. En somme, la logique de l'extraversion qui régit de part en
part, dans le tiers monde et singulièrement en Afrique, l'activité
scientifique dite moderne, a pour corollaire obligé une logique de la
marginalisation. Périphérique par rapport à la science métropolitaine, la
recherche institutionnelle, en Afrique, entraîne à son tour une
périphérisation secondaire des corpus de connaissances endogènes, les
reléguant ainsi à la périphérie de la périphérie, telles de simples
survivances, des curiosités intellectuelles et technologiques, des objets
culturels sans vie et sans dynamique interne, juste bons à être exposés
dans un musée pour la délectation des antiquaires et autres amateurs
d'exotisme.
Malheureusement pour l'institution, cette logique de la
marginalisation n'atteint jamais pleinement son but. Ce sont les échecs
même de la médecine des hôpitaux, les insuffisances criardes du savoir
officiel, qui obligent chaque jour un peu plus à se tourner vers la
médecine dite traditionnelle, et plus généralement vers cette mémoire
millénaire, qu'on avait trop tôt voulu refouler, pour y chercher des
solutions, ou des essais de solution, aux problèmes jugés aujourd'hui
inextricables. Le procès d'occidentalisation a ainsi ses propres limites.

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