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Réflexions d'Enfance et Miroirs

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LʼENFANT DANS LE MIROIR 1

Nelly Arcan

Quand j’étais petite je me regardais souvent dans les miroirs, mais étant trop petite, je ne
me voyais pas tout de suite, je m’apparaissais peu à peu, seulement la tête parce que le reste du
corps était inaccessible aux miroirs conçus pour les adultes, des miroirs tout en hauteur comme des
ballons lâchés de la main qui se frappent le nez aux plafonds, des miroirs comme des tableaux
changeants où se projettent des angles différents des murs selon qu’on se tienne à tel ou tel endroit
de la pièce, des miroirs devant lesquels on doit tout petit sauter pour s’attraper au vol ; étant petite
je croyais les miroirs dangereux comme des fioles de pilules déclarées hors de la portée des enfants
dans les modes d’emploi, il faut dire que de nos jours les enfants sont si bien protégés dans les
modes d’emploi qu’il suffit aux adultes de les lire pour se sentir eux-mêmes protégés des bris
d’enfants, ils en perdent leur vigilance ; ils placent le danger toujours plus haut dans leurs armoires
et parfois si haut qu’ils doivent se mettre sur le bout des pieds pour le toucher ; très vite les parents
n’en n’ont plus que pour ce qui se trouve en hauteur et souvent ils deviennent mystiques, ils se
détachent du monde terrestre, parfois ils retrouvent la foi. Tous les modes d’emploi sous-entendent
que les enfants cherchent instinctivement à se tuer en avalant tout ce qui leur tombe sous la main ;
il paraît qu’au début de la vie la mort passe par la bouche, il paraît qu’au début de la vie personne
n’est sûr de vouloir vivre.
Ma mère ne m’a frappée qu’une seule fois, c’était une gifle au visage. La cause de son élan
reste encore aujourd’hui inconnue ; ma mère était une femme d’action, jamais elle ne jouait aux
cartes ou ne discutait avec ses sœurs pendant le temps des Fêtes, à vingt ans tous ses cheveux
étaient blancs. Pour recevoir cet élan au visage j’ai dû l’insulter d’un mot, il faut dire qu’à la maison
on avait tous l’insulte facile ; quand j’étais petite mon père m’appelait pompon et ma mère pelote,
les mots qui circulaient entre mon père et ma mère désignaient plutôt des animaux. Quand mon
père a su que ma mère m’avait giflée il en a fait une maladie, il l’a menacée du poing sans la frapper,
il ne l’a touchée qu’avec ses mots, mon père étant un beau parleur.
Aujourd’hui les parents ne donnent plus la fessée et ce n’est pas parce qu’ils en ont perdu
le droit mais parce que malgré le passage des années, ils veulent encore contredire leurs propres
parents qui leur ont donné des coups ; en ne frappant pas leurs enfants les parents rendent la
monnaie de la pièce à leurs parents, ils cherchent à les ébranler par abstention. De nos jours les
parents parlent aux enfants d’égal à égal, ils leur parlent comme des modes d’emploi en leur
expliquant tout de la vie, en leur disant que c’est bien de pleurer, de crier, de cracher ses poumons

1
Texte intégral dans Burqa de chair (2011)

1
à en perdre la voix parce que ça défoule, parce que ça expulse le mal au dehors, parce que ce qui se
terre tout au fond doit faire surface au plus vite, sur-le-champ, ils les encouragent à crier vrai en
ouvrant grand la voix, au diable les voisins ; il faut dire qu’au lieu de punir les enfants à genoux
dans un coin les parents leur font de la psychologie, ils posent leurs arguments, ils leur accordent
le droit de réplique. Parfois ils se mettent eux-mêmes à pleurer devant les pleurs de leurs enfants,
ils leur expriment leur désarroi de ne pas pouvoir les dompter comme des bêtes en faisant taire la
tristesse avec leurs poings, ils leur expriment leur impuissance devant la légitimité des crises de
larmes d’enfants qui hurlent, et quand ça arrive, quand les parents pleurent pour de bon, les enfants
arrêtent de pleurer sec, ils deviennent les parents de leurs parents. Un jour en me voyant pleurer
mon père a pleuré avec moi. Peut-être ne pleurait-il pas pour moi mais pour l’une de ses maîtresses
qui venait de le quitter, mon père avait une vie secrète qu’il arrivait mal à cacher, ses secrets
transpiraient partout dans le maison, ils me sautaient aux yeux et à ceux de ma mère sans qu’on
puisse les localiser avec certitude ; certains jours mon père était harassant de bonne humeur, ses
fous rires nous écorchaient ma mère et moi ; d’autres jours encore il se taisait, il observait un silence
duquel on était exclues, moi et ma mère, elle et moi on savait d’instinct que la cause des fous rires
ou des silences de mon père se trouvait hors de la maison, en n’étant pas concernées on se sentait
persécutées. Un jour mon père m’a dit la voix tremblante que j’allais un jour trouver la paix
intérieure, que fatalement j’allais trouver cette paix où je n’aurai plus envie de pleurer, où la brusque
révélation de ma vie qui prendra fin tôt ou tard me couperait le souffle ; il m’a dit ce jour-là que
l’imminence de ma propre mort tuerait mon penchant au caprice, il a dit que lorsqu’on sait que l’on
va mourir on n’a plus aucune raison de pleurer. Selon lui la paix intérieure réglait tout et au moment
où elle nous habitait enfin, cette paix, plus rien ne pouvait toucher nos cordes sensibles, on se
détachait des choses matérielles ; cette paix était faite d’un grand éloignement comme une distance
à travers quoi on se regarde soi-même comme quelqu’un d’autre, comme un étranger qui doit être
soigné, cajolé, remis sur pied, comme une indulgence face aux ratages du passé et comme un
laisser-aller face aux perspectives d’avenir. À l’âge adulte j’ai souvent trouvé la paix en prenant de
la cocaïne, puisque la paix tardait à venir d’elle-même je l’ai fait venir de force.

*
Quand j’étais petite j’étais si petite que mon visage n’arrivait pas à hauteur de miroir. Je
devais pour me faire face me hisser sur les lavabos des salles de bains, mon visage surgissant au
bout de mon escalade et disparaissant après quelques secondes, après une fraction d’yeux ; j’étais
si petite que mon visage reposait très vite les pieds sur le sol, fatigué des efforts pour se maintenir
si haut ; pendant ces quelques secondes où mes mains pouvaient à tout moment glisser en prenant
appui sur les résidus de savons laissés sur les comptoirs marbrés de bleu et de blanc ou pire, de
brun et de blanc, des comptoirs ressemblant à des surfaces vues du ciel qui évoquaient je ne sais
quelles images de planètes lointaines, polaires, faites de sommets enneigés et de lacs glacés, de
crêtes de montagnes entourées de rochers, je me voyais comme tout le monde devrait se voir, pour
toujours, jusqu’à la mort. Quand j’étais petite je me voyais peu, je n’avais pas le temps. En un éclair
de merveille du monde je pouvais voir dans les miroirs des salles de bain d’adultes une tête blonde
au regard bleu qui ne voulait rien d’autre que se saluer au passage, reconnaissance à la va-vite par
dessus laquelle je m’adressais la plupart du temps une grimace. C’était le bon temps de la beauté
non faite de canons, la beauté non imprégnée du sexe des hommes, celui de la facétie, de
l’autodérision où l’on se trouve à son aise devant les traits de son visage qui deviendront un jour

2
ingrats ; c’était le temps où ça fait plaisir de s’enlaidir, pour rire ; c’était le temps d’avant la
dramatisation du visage où tout est à remodeler, le temps d’avant le temps de l’aimantation, du plus
grand sérieux de la capture des hommes.
Quand j’étais petite ma mère m’a appris à me nettoyer le visage vers le haut, elle en faisait
la démonstration devant moi en exécutant le geste sur son propre visage ; elle pressait ses joues
vers le haut avec ses mains en partant du menton pour remonter vers ses tempes, vers les miroirs
où je ne me voyais pas encore. Pour me convaincre de ne pas le nettoyer vers le bas elle allait
chercher l’image du bulldog ; selon elle les joues des femmes pouvaient pendre comme celles des
chiens, selon elle la laideur pouvait mordre et japper. Souvent mon père disait de ma mère qu’elle
était une chienne.
Quand j’étais petite j’ai fini par grandir. J’en suis arrivée au point fatal où je pouvais voir
mon visage dans les miroirs, du moins à partir du menton ; depuis ce jour-là je n’ai plus pu
m’échapper, je me suis tombée dessus à chaque tournant. Ça nous faisait plaisir de tirer la langue
en ouvrant grands les yeux devant les miroirs désormais à portée de tête, moi et Marie-Claude, ma
meilleure amie de l’époque, celle de l’âge primaire. On en faisait des concours, on en faisait des
soirées télé où on était les deux vedettes, des Dupond et Dupont s’imitant l’un l’autre ; avec un index
on s’écrasait le nez, avec l’autre index on s’étirait la joue gauche jusqu’à la déchirure. Pendant des
années on a tenté de rentrer les yeux par dedans, de loucher comme on dit et de perdre le point de
vue du devant soi pour ne plus voir qu’un trou noir, que l’envers de ses propres orbites, loucher
pour ne plus penser qu’à la réaction de l’autre devant sa réussite à loucher. Marie-Claude en était
capable et pas moi, enfin je n’en étais capable qu’à moitié : un œil restait droit devant alors que
l’autre pouvait rentrer dedans, se tasser dans un coin, comme il se doit, comme notre concours le
voulait : ça a été la première réussite manquée de ma vie. Marie-Claude était capable de toutes
sortes de grimaces comme tirer la langue bien plus loin que la mienne et se toucher les pupilles
ensemble, sa langue allant si loin et ses deux yeux coïncidant à tel point qu’elle et moi on avait peur
qu’elle reste figée comme ça, la langue accrochée au menton et les yeux piégés à l’unisson l’un face
à l’autre ; on avait peur que ses yeux bruns profonds ne forment plus qu’un œil unique ne pouvant
considérer rien d’autre que lui-même et même pas, que du globuleux, que la perte du monde tout
autour où les autres voient toujours et applaudissent l’exploit d’avoir les yeux ainsi réunis. Quand
Marie-Claude louchait elle en perdait la vue, elle entrait dans une tache aveugle. Je lui en voulais
pour ça, pour cette élasticité de la langue et des yeux qui me faisait penser qu’elle se répandrait plus
tard à la grandeur de son corps, c’était une élasticité qui annonçait la danse ; ça me faisait penser
que tôt au tard elle pourrait exécuter le grand écart mieux que moi, il faut dire qu’elle et moi on
voulait devenir ballerines. On ne connaissait aucune ballerine ni aucun professeur de ballet mais
on y croyait tout de même, à cet âge-là on ne savait pas qu’il fallait toute une vie pour y arriver et
qu’il fallait commencer le plus tôt possible, dès la sortie du berceau ; à cet âge-là on était déjà trop
vieilles pour commencer quoi que ce soit, il était même trop tard pour le piano, déjà nos mains
étaient pleines de mauvais plis ; pour réussir de nos jours il faut être prématuré. Une fois ma mère
m’a inscrite au patinage artistique, j’avais huit ans. Pendant les quelques années où j’en ai fait je me
classais dernière dans les compétitions, à force ça en devenait triste, ça nous accablait moi et ma
mère qui chaque fois pleurions dans les bras l’une de l’autre dans les gradins où le froid de la
patinoire venait nous recouvrir. Depuis la tristesse me surprend toujours sous la forme d’une
engelure, la tristesse est une sensation qui vient du Nord, c’est sans doute pour ça qu’elle tasse les
gens en fœtus, qu’elle les ramasse en boule dans le lit et qu’elle les recroqueville sous les draps.

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Marie-Claude et moi on ne voyait pas les ballerines de la même façon. Marie-Claude croyait
que les ballerines n’avaient pas de poils pubiens ; pour elle il existait des exceptions à l’intérieur de
la loi de la boursouflure qui mène le corps humain à la maturité, à la terre noire de la reproduction,
selon elle il existait des entorses à la biologie des hommes et même à l’intérieur du règne animal ;
selon elle vivaient dans certains pays des chatons coincés pour toujours dans leur forme de chatons,
des chatons qui répondaient au désir de leurs maîtres de les conserver chatons, des chatons qui se
repliaient par amour pour leurs maîtres dans une enfance sans rémission. Un jour mon père qui
tâtait mon poids du bout de ses genoux où je m’assoyais souvent a eu un drôle d’air ; quelque chose
dans son visage s’est affaissé, ses joues sont devenues bulldog, ce jour-là un froid est passé entre
nous qui voulait dire la tristesse, la sienne, de me voir grandir ; ce jour-là ce qui l’a traversé venait
du Nord. Quand j’étais petite je voulais rester petite.
Pour Marie-Claude les ballerines restaient imberbes du bas pour l’éternité, c’était sans
doute trop pénible pour elle de penser que sous la blancheur des tutus se trouvait une nuit sans
étoiles, une tache d’encre abritant un animal moite, un mollusque, une éponge de mer, une fleur de
chair qui faisandait tous les mois ; pour elle c’était trop dur de penser que le poids du sexe qui se
développait finirait par s’opposer à l’envolée que les ballerines devaient prendre. De mon côté je
n’en pensais rien, de ces poils pubiens de ballerines, mon attention était plutôt dirigée vers leurs
pieds qui représentaient une énigme de coriacité et de longueur. Je me questionnais sur leurs pieds
qui s’agitaient sans cesse alors que le corps restait tout entier droit, les bras en croix en guise de
point d’équilibre, je les aimais bien ces pieds hors normes qui s’agitaient tandis que tout le reste du
corps inspirait le calme et l’économie. Il me semblait que leurs pieds étaient trop longs, trop forts
pour être des pieds, pour ne pas cacher autre chose comme une surprise ; c’est sans doute pour cette
raison que je croyais qu’en dansant les orteils des ballerines se développaient subitement, qu’un
appendice comme une érection montrait le nez de façon instantanée en sortant par le bout des
orteils au moment de les pointer. Je croyais aussi qu’une fois le ballet terminé, qu’une fois les pieds
au repos dans la petite loge en arrière-scène, les orteils redevenaient normaux, je croyais qu’ils
rentraient dans leur coquille ; leurs pieds étaient comme des queues d’hommes qui pouvaient
bander et débander. Contrairement à Marie-Claude je ne croyais pas que le corps en développement
ferait un jour obstacle aux montées où l’on devait perdre l’appui du sol pour occuper l’air, je ne
pensais pas encore les problèmes à l’avance, en dehors du mystère des pieds des ballerines je me
préoccupais plutôt de l’actualité de nos concours de grimaces, je pensais au jour le jour à ma
difficulté à loucher, je pensais à la supériorité de Marie-Claude sur moi, à sa façon de prendre les
devants par le biais de son visage. Devant les miroirs où nos deux têtes arrivaient tout en bas du
cadre, Marie-Claude me déclassait, avec elle j’ai toujours été la deuxième, avec elle j’étais dernière.
Aujourd’hui je crois que Marie-Claude avait raison de redouter les poils pubiens des ballerines
parce que depuis que nous en avons, elle et moi on ne s’intéresse plus aux ballerines, avec
l’apparition les poils pubiens les rêves changent de place, ils tombent de haut.
*
C’est quelques années plus tard qu’est venue la révélation dans mon propre regard des
imperfections qui ont creusé un fossé entre moi et le monde ; il paraît qu’au moment de la puberté
le sexe des femmes qui s’ouvre marque un point de non retour dans la vie, il paraît que l’ouverture
du sexe donne une toute autre perspective sur les choses. C’est une fois devenue grande que les
miroirs me sont arrivés en pleine face et que devant eux je me suis stationnée des heures durant,
m’épluchant jusqu’à ce qu’apparaisse une charcuterie tellement creusée qu’elle en perdait son nom.

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À force de se regarder on finit par voir son intérieur et il serait bien que tout le monde puisse le voir,
son intérieur, son moi profond, sa véritable nature, on arrêterait peut-être de parler de son âme, de
son cœur et de son esprit, on parlerait plutôt de poids et de masse, de texture et de couleur, on
parlerait de la terre, on en finirait avec nos affinités avec le ciel et nos aptitudes à s’envoler, on
cesserait peut-être de se croire immortels.
La première de mes imperfections a été une peau grasse qui reflétait la lumière, une tache
d’huile permanente sur mon front, mon nez et mon menton, une tache qui a laissé son empreinte
sur toutes les vitres des fenêtres où je m’écrasais le nez pour mieux voir dehors. Chaque fois que
j’attendais ma mère qui passait me prendre avec sa voiture verte bouteille à l’école primaire, le soir
vers cinq heures, je trempais mes doigts dans cette huile de peau pour faire des dessins sur la vitre
de la porte d’entrée, des ronds, des carrés, des cœurs, des visages souriants ou tristes ; en dessinant
je voulais peut-être venir à bout de moi-même, je croyais qu’en dessinant tout le temps tout finirait
par se tarir, là sur mon visage et aussi au-dessous, sous ma peau, je croyais que sous ma peau on
me donnerait raison et qu’on déclarerait forfait, qu’on ferait tout sortir d’un coup pour en finir une
fois pour toutes. Lorsque ma mère arrivait enfin, toujours en retard, pour me prendre à l’école
primaire, je tentais d’effacer avec mes manches les dessins qui ne partaient jamais tout à fait sur la
vitre, les dessins restaient collés.
Le lendemain je retrouvais toujours l’emplacement des dessins marqué par mes tentatives
d’effacement et je recommençais l’opération des ronds, des carrés, des cœurs, des visages, et parfois
des initiales de jeunes garçons que je convoitais, bribes d’émois gluants qui s’accumulaient en se
superposant et qui ont fini par rendre la vitre de porte parfaitement opaque. Quand la voiture
couleur de bouteille verte de ma mère s’arrêtait pour me prendre, elle n’avait plus de contours, la
voiture avait elle-même l’air d’une tache et parfois je ne la voyais même pas ; en regardant bien on
ne voyait qu’une ombre passer derrière le fouillis sur la vitre, on ne voyait qu’un léger nuage gris,
qu’un pompon aurait dit mon père s’il m’avait vue plaquer mon front sur la vitre. Quand je tardais
à sortir ma mère devait klaxonner pour annoncer sa présence, mon immobilité derrière la vitre
l’insultait, cette immobilité ne tenait pas compte d’elle ni des efforts qu’elle déployait pour prendre
soin de moi ; chaque fois qu’elle klaxonnait c’était comme une petite gifle, une correction, son
klaxon me rappelait à l’ordre.
Quand ma peau a commencé à luire Marie-Claude et moi on a cessé nos concours. En plus
d’avoir l’élasticité des ballerines elle avait conservé leur peau blanche, une peau lisse et propre qui
ne connaîtrait jamais, ai-je pensé à ce moment, d’éclosion. Dans les miroirs je ne voyais plus Marie-
Claude loucher, je ne voyais plus que moi-même, nos grimaces ne me faisaient plus rire ; en
m’enlaidissant je suis entrée dans la période du plus grand sérieux de la beauté à tenir devant les
autres, c’est en devenant laide que j’ai eu la certitude d’avoir été belle.
Ma mère a tout de suite vu dans ma peau grasse sa propre peau d’enfant malheureuse. Elle
a décidé de prendre l’affaire en main ; un jour elle m’a dit que sa propre mère avait négligé cet aspect
de sa personne alors qu’elle était au bord de la puberté, alors qu’elle était au bord du gouffre de son
sexe en train de s’ouvrir d’où une fois tombé on ne sort jamais vraiment, le fond du sexe au fond
duquel on passe sa vie à regretter la période mate de l’enfance. À dix ans j’ai commencé à consulter
des dermatologues qui ont été les premiers d’une longue série de spécialistes, mes problèmes de
peau ayant entraîné des problèmes psychologiques qui m’ont menée chez des psychologues, des
psychiatres et plus tard chez des psychanalystes.

5
Aujourd’hui les spécialistes croient que l’esprit est englué dans le système nerveux central,
avant ils croyaient que l’âme était une humeur qui circulait dans les veines. Pour moi l’esprit a
toujours été un organe gluant, mouillé, sa matière n’a jamais été très différente de celle des yeux.
Chez moi la peau a toujours eu quelque chose de réversible comme un manteau ou une couette,
pour moi tout le corps est chargé de peau et d’huile et même la parole, d’ailleurs vers les douze ans
il m’a souvent semblé avoir un drôle de goût dans la bouche quand je parlais, c’était sans doute le
goût charrié par le vent fétide des cordes vocales qui se développaient.
Un été où je n’ai presque pas vu le soleil, où j’ai écouté plus de musique rock, plus de Heavy
Metal, que tous mes compagnons de classe, j’ai consulté un premier dermatologue qui m’a imposé
un régime sans produits laitiers ; en coupant le lait il abondait dans mon sens des contenants et des
contenus et de l’homogénéité des surfaces et des dessous, il croyait que la graisse des aliments
pouvait emprunter toutes les directions pour sortir hors du corps y compris les pores de la peau ; il
croyait que certains engraissaient en retenant tout dedans alors que d’autres extériorisaient la
graisse par la peau, selon lui il y avait les introvertis et les extravertis. Après m’avoir interdit le lait
il m’a prescrit un masque facial fait de soufre dont l’action asséchante devait atténuer la luisance de
ma peau, c’était le coup de main dont j’avais besoin pour me tarir, enfin me suis-je dit on
supprimerait en moi tout ce qui tentait de s’ouvrir, on me boucherait les trous et je cesserais de me
secréter en pure perte. Ce masque était pour moi une potion magique parce qu’il ne venait pas de
cette nature grossie par les lentilles de microscopes que l’on fait pousser dans les laboratoires mais
d’un monde occulte, il venait de l’Afrique du Sud, il était attribuable aux ancêtres de nos ancêtres
et à la sorcellerie, à une formule composée d’invectives et de menaces, d’avertissements adressés
au Créateur qui devait alors payer pour les failles de ses créatures. Si le dermatologue ne m’avait
pas interdit l’ingestion du masque sous forme liquide dans sa bouteille avant de sortir de son
bureau, en plus de l’appliquer en dehors je l’aurais appliqué au dedans et j’aurais bu toute une
bouteille ; en vieillissant je redevenais une enfant qui ne cherchait qu’à se tuer en avalant tout ce
qui lui tombait sous la main.
Pendant les premières semaines j’étais si contente que j’ai porté le masque jour et nuit, lui
et moi on faisait un nouveau couple devant les miroirs ; le jour je me cachais dans ma chambre pour
ne pas être vue des autres avec le masque et la nuit, dans mes rêves, ma peau était guérie, mate et
propre comme celle de Marie-Claude, dans mon sommeil ma peau avait rebroussé chemin vers mes
huit ans, vers les miroirs encore trop en hauteur pour me voir ; dans mes rêves la nuit je sortais de
ma chambre pour rejoindre les autres, je revenais sur mes pas, souvent la nuit je rêvais de Marie-
Claude, la nuit dans mes rêves j’étais la première.
Ce masque sinistre et brun m’a dès lors fait reculer devant les invitations de Marie-Claude
à dormir chez elle et devant la possibilité de passer mes étés en camps d’été avec les autres enfants
; brusquement je me suis retrouvée seule dans ma chambre où ne se trouvait plus aucun miroir, et
où je n’ai plus écouté que du Heavy Metal, une musique souterraine faite pour pénétrer les
tombeaux, la musique des morts et des gens qui tuent, une musique qui creuse vers les bas-fonds
des tavernes, une musique du diable où l’on parle de sexe, où en plus de leurs guitares électriques
les musiciens exhibent leurs queues. Toutes les soirées de cette période-là étaient consacrées à
porter le masque, à écouter du Heavy Metal et à feuilleter des revues de Heavy Metal où des
guitaristes à la queue moulée dans un collant parfois rose ou pire encore, jaune, avaient plus de
cheveux que les femmes elles-mêmes ; ces guitaristes avaient tant de queue et de cheveux
qu’aujourd’hui j’ai du mal à évoquer leurs visages ; dans leur virilité ils recherchaient tous

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l’anonymat. Après quelques années de solitude à porter le masque tous les soirs et à recréer dans
ma tête les prestations de mes vedettes rock préférées, j’ai voulu ressembler aux femmes qui les
entouraient sur les photos de revues comme des essaims de jambes et de seins, de minijupes et de
rouge à lèvres, j’ai voulu être aimée de Gene Simons et de Paul Stanley par exemple, les deux piliers
du groupe KISS, le plus grand groupe du monde selon leurs propres propos ; j’ai voulu avoir ce qu’il
fallait de seins et de jambes, de rouge à lèvres, de minijupes et de talons hauts pour les attirer à moi,
pour faire le poids devant leurs queues et leurs cheveux, leurs collants et leurs guitares, j’ai voulu
les encager dans mes rondeurs encore fermes, être une vraie groupie, mais comme il était
impossible d’être tout de suite baisable, comme mon sexe ne pouvait pas s’ouvrir d’un seul coup,
comme il était impossible de troquer ma peau galopante contre un talent d’allumeuse, j’ai changé
de cap, j’ai fait un virage à droite, j’ai voulu être un homme et devenir célèbre, j’ai voulu être
guitariste. La transition s’est produite toute seule, sans même que j’en prenne la décision, les efforts
à fournir du côté des femmes pour s’attacher les hommes m’auront sans doute dissuadée, il m’aura
sans doute semblé qu’il valait mieux être du côté de la contemplation des efforts des femmes, du
côté des commentateurs, celui des hommes.
C’est autour de quinze ans qu’est venu un second problème majeur, c’était un problème de
poids. Aujourd’hui je le porte encore, c’est toujours un problème lourd ; si aujourd’hui personne
n’échappe aux problèmes de poids c’est que le corps est devenu une porte sur l’éternité, c’est que le
corps garantit aux hommes que tant et aussi longtemps qu’il fonctionnera ils seront bien assis dans
la vie, que tant et aussi longtemps que le corps tiendra ils n’auront pas de pied dans la tombe. Il faut
dire qu’en devenant athée l’humanité a voulu perdre du poids pour se conserver plus longtemps
dans la même forme ; l’humanité a voulu perdre du poids pour rester stable, pour rester jeune
malgré ses millions d’années, demeurer immobile pour mourir dans une parfaite silhouette ; en
devenant athée l’humanité a voulu toucher le ciel par une voie terrestre, par les lois de la physique,
elle a voulu remonter le temps ; en voulant vivre plus longtemps les hommes et les femmes ont dû
se priver de vivre, il a fallu qu’ils vivent en se préservant, certains se sont tournés vers la congélation.
Quand j’étais petite je pesais quarante-cinq livres, je m’en souviens comme si c’était hier.
Je m’en souviens parce que c’était aussi le poids de Marie-Claude, elle et moi on formait la paire, on
vivait dans un rapport d’équivalence ; toutes les deux on avait le même poids, on portait le même
type de robes, des robes à fleurs, des robes soleil, des robes de première communion, on chaussait
la même pointure de chaussures, on était des Dupond et Dupont ; un jour elle a pu loucher et pas
moi, entre nous ça a été une première grande différence si on ne tient pas compte du brun profond
de ses yeux qui s’opposait à mon bleu clair ; je me demande si c’est grâce à la couleur de ses yeux
qu’elle pouvait loucher si bien, peut-être que les couleurs foncées sont attirées par la lumière qui
émane du plexus solaire.
Avant les guitaristes de Heavy Metal Marie-Claude était mon idole. Il faut dire qu’il suffisait
que Marie-Claude se mêle de quelque chose pour que les chiffres de cette chose restent à jamais
dans ma mémoire, Marie-Claude a toujours été une balise, elle imprimait les nombres dans ma tête,
sur la base de sa seule présence s’articulaient toutes mes réflexions ; en plus du don des grimaces
elle avait celui de faire naître les choses en fonction d’elle. À cet âge-là rien ne distingue une petite
fille d’une autre, d’ailleurs c’est sans doute pour cette raison que pour les différencier les adultes ne
les appellent pas par leur prénom mais par le nom de famille de leurs parents, les adultes ne disent
pas Voilà Unetelle mais bien Voilà la fille de Unetelle, tu sais, la femme de Untel ; pour se retrouver
dans la marmaille de leurs proches les adultes cherchent en elle les traits des parents ou encore des

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voisins, ils disent Tu as les yeux de ton père, ils disent Tu auras tes premiers cheveux blancs avant
d’être une femme, tu as les cheveux de ta mère.
Vers les douze ans j’ai grandi et grossi très rapidement, j’avais l’appétit démesuré et ma
peau s’est mise à luire de plus belle. C’est en consultant des dermatologues qui pointaient tous du
doigt mon alimentation que j’en suis arrivée à faire le lien entre la graisse qui se trouvait à l’intérieur
de mon corps et celle qui apparaissait à la surface de ma peau ; j’en suis arrivée à la conclusion que
si je parvenais à faire tarir cette source de graisse interne qui se frayait un chemin vers la sortie, par
mes pores de peau déjà énormes, agrandis par cette marée qui se pressait au dehors, ma peau
finirait par s’assécher comme un buvard ; c’était simple, c’était logique, un jour viendrait fatalement
où à la place du sang il y aurait un désert sous ma peau. Le corps sans graisse composé uniquement
de peau et d’os, sans rien entre les deux, que des fibres sèches, que des membranes rocailleuses, ne
fournirait plus rien en excès et les différentes couches de mon épiderme ne pourraient plus tremper
que dans cette absence, dans cette pureté minérale ; pour me soigner il fallait que je me momifie et
je suis donc devenue anorexique.
Ma mère qui n’a jamais été anorexique est passée à côté de ma perte de poids, elle ne m’a
pas vue disparaître alors que je vivais dans sa maison, sous son toit comme on dit pour rappeler
aux gens que les maisons servent avant tout à protéger les hommes du ciel qui se répand sous toutes
les formes, selon la saison. Ma mère et moi on avait toutes les deux des rapports d’alter ego, on
saluait nos points communs, en dehors de sa propre image que je devais lui renvoyer on était en
exil l’une en face de l’autre. Encore aujourd’hui je lui en suis reconnaissante, je veux dire de son
désintérêt pour mon amaigrissement, ma mère m’a laissée seule dans mes efforts pour assécher ma
substance et je l’en remercie, enfin on a pu se séparer sans drame, dans le silence de l’indifférence,
enfin on a pu se quitter dans la méconnaissance ; il faut dire que chaque fois que c’est possible j’évite
les adieux, par exemple quand je quitte la ville pour quelques mois je ne le dis à personne, je pars
comme si de rien n’était, en refermant la porte tout doucement derrière moi pour ne pas alerter le
voisinage ; je ne préviens mon entourage que lorsque je suis de retour, que lorsqu’il est trop tard ;
souvent mon entourage m’en veut d’avoir été oublié au moment de mon départ et souvent on ne
veut plus me parler, souvent quand je rentre de voyage je dois me faire un entourage à neuf.
Devant ma mère aveugle à mon poids j’étais heureuse, j’étais ravie d’être différente d’elle,
ravie de ne pas suivre le parcours de sa propre silhouette ; en maigrissant je me suis expulsée de
ses jupes. Mon père en revanche cherchait sur moi d’un œil avide les formes d’une féminité qu’avec
les années ma mère perdait les unes après les autres en devenant une boule, un œuf qui bave, une
patate qui s’opposait à ses érections, qui s’opposait d’ailleurs à toutes les érections possibles ; après
avoir traversé le chagrin de me voir grandir mon père s’est tout de suite inquiété de ma puberté qui
tardait à éclore, sur le plan de mon développement il avait un œil de lynx, il notait tout ; un jour il
a vu que j’avais un nouveau nez, il a tout de suite vu que mon nez depuis toujours en forme de poire
était devenu droit et régulier ; un jour il a dit de ma mère qu’elle avait les traits épais, il disait d’elle
qu’elle avait la face pataude, je suis certaine que dans ses insultes c’est son nez qu’il visait ; ma mère
et moi on avait le même nez en poire qui lui venait de son père et il paraît que son père avait reçu
cette poire de sa mère, il paraît que le manque de grâce peut sauter d’un sexe à l’autre dans la
descendance. Toutes les semaines pendant des années mon père m’a fait la pesée, il inscrivait sur
un papier le poids de mon corps qui rentrait en lui-même, qui poussait en poupées russes vers la
plus petite, qui montrait par la négative l’explosion des rondeurs saines et fermes des quatorze et
quinze ans. Sans doute avait-il peur que je devienne une flétrissure, une rabougrie, une absence de

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règles, une vieille petite fille, une rature de femme, une prématurée suspendue dans le temps. Pour
le déjouer je m’habillais avec des vêtements amples, des t-shirts extra larges, des pantalons ballons,
je rembourrais mes soutiens-gorge de papiers mouchoirs et je remplissais mes poches de roches
cueillies dans l’allée où mes parents stationnaient leur voiture, une rouge pour mon père et une
verte pour ma mère. Un jour mon père s’est trouvé une maîtresse en âge d’être sa fille, une femme
sans enfant à l’abri de la fécondation ; elle était sans doute sous pilule contraceptive, je dis ça par
supposition, par généralisation, je n’ai jamais été certaine de quoi que ce soit du côté des maîtresses
de mon père sinon qu’il les baisait, pour moi c’était déjà trop, j’aurais aimé savoir autre chose d’elles,
savoir par exemple le métier qu’elles exerçaient ; très vite mon père ne s’est plus préoccupé de mon
poids, pour la énième fois il a propulsé sa libido hors de la maison, il s’est remis à ses fous rires et à
sa bonne humeur, ma mère et moi on tempêtait.
Quand mon père avait une maîtresse il parlait beaucoup de son propre père à la maison, il
répétait à ma mère et à moi que son père avait toujours été fidèle en amour ; quand il disait ça je
me disais que l’amour était du même ordre que la fessée, que l’amour était une sorte de volée, c’était
du même ordre que les coups qu’on donne ou pas selon que ses parents en ont donné ou pas, je me
disais que sur ce plan les parents font toujours l’inverse de leurs propres parents, qu’ils trompent
l’autre par révolte contre quelqu’un d’autre. Quand mon père s’est détourné de mon poids j’ai peu à
peu recommencé à me nourrir mais jamais à ma faim, depuis ce temps de l’anorexie je me suis
toujours méfiée de mon appétit beaucoup plus grand que le poids santé contenu dans mon
programme génétique, ma voracité n’a jamais eu rien à voir avec ma faim, ma voracité a toujours
été celle des enfants qui cherchent à se tuer en avalant tout ce qui leur tombe sous la main ; à force
d’avoir faim j’y ai sans doute pris goût.
*
Petite je m’appelais Dominique, comme nom de famille j’ai hérité du nom de famille de ma
mère. Aujourd’hui je m’appelle toujours Dominique mais ce nom a perdu de sa prestance,
Dominique est un prénom qui a vu le jour en campagne, dans la grande ville il est tombé en
désuétude. Dans le passé beaucoup de petites filles le portaient aussi, dans ma classe de troisième
par exemple il y avait trois autres Dominique, moi comprise il y en avait quatre : Dominique
Mercier, Dominique Lacasse, Dominique Leblanc et Dominique Michaud. Chaque fois que mon
professeur de troisième année prononçait mon nom au début de l’année scolaire, j’avais le réflexe
de répondre immédiatement en me tournant vers elle ; au début de l’année scolaire je n’imaginais
pas qu’il était possible qu’il ne s’agisse pas de moi, ce prénom m’était propre comme le bleu de mes
yeux, je répondais à mon nom comme à ma mère, en accourant les bras ouverts ; à la fin de l’année
scolaire je ne relevais même plus la tête en entendant Dominique, j’attendais que mon prénom soit
répété au moins trois fois avant de réagir, et quand par hasard il s’agissait de moi je passais pour
une entêtée, j’avais des problèmes d’apprentissage. Là où je suis née il y a eu une sorte de baby-
boom à un moment donné, pendant les années précédentes ça a été le tour des Isabelle, dans ma
classe de troisième il y en avait cinq ; il m’a toujours semblé que les Isabelle allaient un jour payer
pour la trop grande popularité de leur prénom, il m’a toujours semblé que les Isabelle n’auraient
d’autre choix que se cacher sous une fausse identité, qu’elles devraient développer une personnalité
extravagante pour garder la tête hors de l’eau, il m’a semblé qu’elles n’auraient d’autre choix que se
maquiller à gros traits pour être envisagées.
Quand j’étais petite j’aimais beaucoup les petites filles. Il faut dire que les petites filles que
j’ai connues m’ont toutes impressionnées, les autres petites filles et moi on était comme des chatons

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d’une même portée de chatons, ensemble on devait survivre à la tétée, on devait jouer des coudes
pour avoir la meilleure place et la garder. Au primaire toutes les petites filles avaient le même poids
ou presque, elles avaient aussi la même grandeur, elles étaient petites comme moi et elles avaient
aussi toutes la même voix, quand on criait ensemble dans la cour de l’école primaire ça faisait
décoller les oiseaux en vrac, ça les chassait de leur socle comme une sirène d’incendie fait descendre
les escaliers de secours. Pour certains adultes ça devait être agaçant, ces cris qui leur crevaient les
tympans, étant aujourd’hui adulte je peux le dire moi-même, je peux dire que lorsque je rencontre
dans le métro des attroupements de petites filles en sortie de garderie, que lorsqu’elles piaillent sans
arrêt comme mues par l’impulsion de tout sortir dehors en un crescendo de petits cris, de faire
savoir à la face du monde entier qu’elles sont en vie, je change immédiatement de wagon ; souvent
leurs piaillements peuvent s’entendre à plusieurs wagons de distance, dans ces cas-là il faut
renoncer à les fuir, il faut se replier en soi, il faut prendre le chemin de ses pensées. Quand j’étais
petite et que ma mère criait, je sortais de la maison pour aller chez Marie-Claude, et quand elle
n’était pas là j’allais me cacher sous le balcon en fer forgé de sa maison.
En plus de Marie-Claude comme meilleure amie j’ai eu un premier copain, il s’appelait
Sébastien. Au primaire j’ai eu une première peine d’amour, je m’en souviens comme si c’était hier,
Marie-Claude en a vécu une aussi au même moment, c’est avec Nicolas qu’elle sortait ; Sébastien et
Nicolas étaient les meilleurs amis, ils étaient des Dupond et Dupont au masculin. Si Sébastien m’a
quittée m’a-t-il dit, c’est parce que je n’arrêtais pas de l’insulter, au primaire je lui disais toujours
qu’il était niais, ou plutôt je lui disais niaiseux, j’affirmais qu’il était niaiseux devant ses amis, c’était
quelque chose que ma mère disait toujours à mon père depuis sa place attitrée à la table pendant
les repas. À cette époque je ne savais pas que c’était une insulte, c’était un mot si souvent répété à
la maison qu’il était devenu un prénom, pour moi c’était simplement une chose à dire à l’homme
qui se trouvait en face de soi, la niaiserie était une alliance. J’ai eu beaucoup de chagrin quand
Sébastien m’a quittée, c’était la première rupture de ma vie, ensuite il y en a eu des tonnes, toujours
pour la même raison. Depuis que j’ai entendu ma mère déclarer niaiseux mon père à la table
familiale l’amour passe par le mépris, chez moi le bon côté des choses a toujours été du même côté
que le mauvais. Le jour qui a suivi le départ de Sébastien je me suis réveillée cernée, sans doute
avais-je beaucoup pleuré pendant la nuit qui a suivi la rupture, sans doute n’avais-je pas bien dormi.
Je me suis réveillée le lendemain matin avec de grands cernes bleus sous mes yeux bleus, sous mes
yeux il y avait une marre de bleu et dans le bleu il y avait un creux ; pendant la nuit qui a suivi le
départ de Sébastien mes yeux sont morts. Sous mes yeux morts le lendemain matin on voyait
comme une petite cuvette, une demi-lune de bleu, c’était la punition pour avoir prononcé le mot de
ma mère, c’était la pomme d’Adam croquée dans l’Éden. Dans ce mot il y avait l’âge avancé de la
tradition familiale et il y avait dans cette tradition la niaiserie des hommes qui était innée, c’était
une chose consentie depuis le début des Mercier. Aujourd’hui je peux dire que cette tradition des
femelles Mercier devant leurs mâles en était aussi une d’insomnies passées à repousser l’amour ;
quand on repousse un homme il faut garder les yeux ouverts et il faut d’abord le voir venir, surtout
la nuit ; pour voir venir la nuit il faut rester à l’affût et ne pas dormir, il faut prendre sur soi le tour
de garde complet ; chez les Mercier toutes les femmes sont cernées.

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