Le Judaisme (Communio)

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COMMUNIO

REVUE CATHOLIQUE INTERNATIONALE

pour l'intelligence de la foi

LE JUDAÏSME

Quiconque frappe un juif, c'est comme s'il frappait


Jésus lui-même. »
(Saint Bernard de Clairvaux, Lettres 363, 365.)

« Si le chrétien n'avait le juif derrière lui, il se perdrait, où


qu'il se trouve. »
(Franz Rosenzweig, L'Étoile de la Rédemption.)
Sommaire

ÉDITORIAL _______________________________

Rémi BRAGUE : Un dialogue difficile


Le dialogue entre juifs et chrétiens se déploie aujourd'hui dans des
conditions de respect mutuel trop rarement rencontrées autrefois.

9 C'est ainsi que nous découvrons que notre rapport au judaïsme n'est
pas seulement verbal, mais charnel ; le christianisme est greffé sur le
judaïsme et ne peut se passer de lui. La tension entre l'Église et
Israël est une nécessité bénéfique, qui ne peut se résoudre que dans
l'accomplissement, pour l'un comme pour l'autre, de la promesse
messianique.

THÈME ___________________________________
Hans Urs von BALTHASAR : Le problème Église-Israël

Franz MUSSNER : Église et judaïsme

37 Le Nouveau Testament a longtemps été lu dans une perspective anti-


juive, entretenant par là un mépris, voire une haine des juifs qui a mené
aux terribles conséquences que l'on sait. Le regard différent que l'Église
porte sur Israël depuis Vatican II, notamment avec le Catéchisme et
l'établissement de relations diplomatiques avec l'État d'Israël, témoigne
de la nécessité, après la Shoah, d'une nouvelle démarche théologique,
qui fonde le rapport particulier de l'Église à Israël sur leur commune
« histoire sainte ».

5
SOMMAIRE SOMMAIRE

Julian WARZECHA : Église et judaïsme : une position Cardinal Joseph RATZINGER : Dieu dans le livre de Jean-
nouvelle Paul Il : Entrez dans
l'espérance
57 La nouvelle attitude de l'Église face à Israël s'est clairement exprimée

113
dans les actes du Concile Vatican II, dans les déclarations du pape Le thème fondamental du livre de Jean-Paul II est la question de
Jean-Paul II et dans le Catéchisme de l'Église catholique. L'importance Dieu, qui commande et éclaire toutes les autres. La prière, le
des racines juives du christianisme, le caractère indéfectible de problème de la rationalité de la foi, la réduction philosophique de Dieu
l'Alliance de Dieu avec Israël, la reconnaissance de la judaïté de Jésus à un concept, et les conséquences sur la question de l'hom me, tous
constituent les principaux axes de cet enseignement. La liturgie et la ces thèmes sont abordés dans cette perspective. Le pape nous
catéchèse doivent rappeler instamment à tous les chrétiens ces aspects rappelle que notre Dieu agit dans l'histoire, parce qu'il est amour, et
fondamentaux du mystère d'Israël. nous dit, comme lui-même le fit au début de son pontificat : « N'ayez pas
peur ! »

Gilbert DAHAN : Les théologiens chrétiens du Moyen Âge


et le judaïsme SIGNETS _________________________________

71
Dans les relations entre chrétiens et juifs du Moyen Âge, quel a été le
rôle de l'Église et de ses théologiens ? Si la réflexion théologique appa- Brenda M. BOLTON et Paul GERRARD : Claire en son temps
raît contrastée, suivant deux axes positif et négatif, la pensée populaire

121
ne retient que ce dernier aspect du message et développe un antiju - Comment, sous l'influence de saint François, une femme a -t-elle pu
daïsme sommaire. N'est-il pas opportun, en cette fin de siècle marquée fonder une communauté vouée à la pauvreté évangélique, c'est -à-dire à
par le raidissement et le repliement des communautés sur elles -mêmes, la précarité, en ce début de xw° siècle où la papauté juge indispensable
de rappeler que « la théologie chrétienne du Moyen Âge a été aussi un que les monastères féminins jouissent d'un revenu stable et soient tenus
espace de dialogue ouvert à la pensée non chrétienne » ? par la clôture à l'abri des excès de l'hérésie cathare ? Comment par son
énergie et l'authenticité de sa vie spirituelle, Claire d'Assise sut -elle
imposer de nouvelles formes féminines de vie religieuse et obtenir pour
elle et ses soeurs le « Privilège de Pauvreté » ?
Colette KESSLER : Y a-t-il une manière juive de trans-
mettre la foi ? Henri CAZELLES : La Bible entre l'exégèse et la pastorale

89
La transmission de la Torah est le commandement le plus important du
judaïsme, car l'existence même de la communauté en dépend. C'est en
se laissant enseigner que le jeune Juif découvre la réalité concrète de
l'élection d'Israël, et devient capable de transmettre à son tour. C'est
133 Les croyants ne risquent-ils pas d'aborder le Christ de l'Évangile sans
bien connaître son milieu religieux et le travail de l'Esprit qui l'a pré-
cédé ? De leur côté, les exégètes catholiques sont confrontés aux pro -
pourquoi les enfants qui étudient la Torah sont les garants de l'adhésion blèmes d'interprétation que posent les connaissances accrues sur les
de tout le peuple à l'Alliance conclue par Moise au Sinaï. cultures religieuses de l'ancien Orient. Questions auxquelles l'auteur
tente de répondre en se référant à la méthode « historico-critique » qui
permet une meilleure compréhension des textes bibliques.

ACTUALITÉ _______________________________
Mario GIRO : Au service des pauvres et de la paix
La Communauté Saint-Égidio s'est efforcée, depuis quelques mois,

99 d'aider l'Algérie à sortir de la guerre civile. En proposant aux diverses


composantes de la vie politique algérienne un lieu de rencontre et de
dialogue constructif, des propositions concrètes ont pu être élaborées et
acceptées par tous les participants, y compris le FIS. La communauté
répond ainsi à sa vocation propre : le service des pauvres, la promotion
du dialogue inter-religieux et la médiation en faveur de la paix.

6 7
Communio, n° XX, 3 - mai - juin 1995

Rémi BRAGUE

Éditorial

Un dialogue difficile

COMMUNIO se propose de consacrer un cahier au


judaïsme. À première vue, on est tenté de le concevoir
comme continuant le panorama des religions non
chrétiennes entamé dans deux cahiers précédents, qui ont
envisagé les religions orientales (terme un peu fourre-tout)
et, assez récemment, l'islam 1.
Cette analogie est légitime jusqu'à un certain point, quant
aux prétentions élevées par ce cahier et à la méthode adoptée
(mais jusqu'à un certain point seulement : le judaïsme nous
est infiniment plus intime que toutes les autres religions). En
effet, il ne s'agit pas, là non plus, de tenter une description
des croyances et des pratiques, encore moins de porter un
jugement théologique. Communio n'a ni la place, ni la com-
pétence, ni l'autorité pour le faire. Il s'agit tout au plus de
proposer aux chrétiens les éléments d'une réflexion sur leur
rapport au judaïsme, et de leur faire prendre conscience de la
difficulté de la tâche. Car le dialogue est là aussi difficile,
pour des raisons historiques, mais également pour des raisons
de fond.

1. Cf. respectivement les numéros 1988, 4 et 1991, 5-6.

9
ÉDITORIAL ______________________________ Rémi Brague Un dialogue difficile

d'autre part, aussi, pour une raison qui vaut à plus long
Les difficultés historiques terme : le judaïsme ne s'est jamais mis d'accord sur un
dogme quelconque, ni sur une instance représentative pour-
1. Pour commencer par un fait massif qu'il suffit de rap - vue d'autorité. Aucune des tentatives à cet effet n'a été
peler, le contentieux historique est lourd entre juifs et chré- acceptée. Le judaïsme se définit avant tout comme la pra -
tiens. Les persécutions sont un fait. Il se trouve que des chré- tique d'une loi. Mais, même sur ce plan, il est actuellement
tiens ont persécuté les juifs. Il faut le reconnaître et se garder divisé. Sans parler d'une forte majorité indifférente à la pra-
de l'oublier. Mais il faut voir là un fait, et rien de plus. Je ne tique, mais attachée à des « racines », à une « tradition »,
pense pas que quoi que ce soit dans le christianisme l'oblige etc. Cela peut avoir des conséquences positives. Mais le dia -
à être, comme on dit, « intolérant ». Sans parler des rapports logue n'est guère facilité, là où le partenaire de telle ou telle
de rivalité existant dans l'Empire romain, et qui ont pu mener r e nco nt r e c oncr èt e ne r ep r ése nt e q ue l ui -m ê me . U n
certains juifs à recourir au bras séculier contre les premiers exemple : un récent retournement de perspective quant à
chrétiens, on a au moins un exemple de persécution de chré- l'universalisme. Israël a longtemps défendu sa spécificité
tiens par des juifs : le cas de Dhu Nuwâs, dans le Yémen du contre l'universalisme chrétien. Or, nombreux sont aujour -
VIe siècle 1. Par ailleurs, au Moyen Âge, le modèle de d'hui les juifs qui cherchent à montrer que leur judaïsme,
relation d'un judaïsme libéré et installé sur sa terre, vis-à-vis des d'ailleurs fortement teinté de kantisme, est comme le cheva-
lier de l'universel – position achetée au prix d'une situation
communautés minoritaires, tel qu'il est rêvé par un Maïmo-
en porte-à-faux par rapport à tout ce qui avait justement
nide, est analogue à celui qu'à la même époque, et dans la
pour fonction de singulariser Israël (circoncision, règles ali-
réalité cette fois, les chrétiens ou les musulmans imposent mentaires, etc., bref, toutes les lois cérémonielles).
aux juifs.
3. Enfin, le judaïsme n'a pas tellement besoin du dialogue avec
Mais cela, d'une part, n'excuse rien, et d'autre part, dans le christianisme. Il dispose en effet d'un certain nombre
les faits, la persécution a été l'œuvre de chrétiens, et, surtout d'atouts.
à partir du XIIe siècle, elle a été massive. Pire, et plus difficile
à admettre, le sort des juifs a été, dans l'ensemble, et jusqu'à a) On peut distinguer deux circonstances extérieures.
une date assez récente – quelques siècles tout au plus – À long terme, l'émergence des États modernes, puis
meilleur en terre d'islam qu'en chrétienté 2 . Ces mauvais l'émancipation, ont mis fin à la situation dans laquelle le
souvenirs sont lents à éliminer. judaïsme était obligé, pour des raisons pratiques, de compo-
2. Par ailleurs, un dialogue suppose deux partenaires. Or il ser avec l'État qui, en Europe, était dominé par des chrétiens,
est difficile de trouver devant soi un partenaire juif représen- et donc, d'accepter la négociation.
tatif. D'une part, parce que le judaïsme actuel est éclaté Plus récemment, et combien plus tragique, la Shoah a
depuis l'émancipation. Au moment même où l'État d'Israël constitué aussi une épreuve de vérité, face à la mort des juifs
semble mettre fin, au moins partiellement, à l'exil, ce que et, plus encore peut-être, devant la possibilité, devenue
l'on pourrait appeler une diaspora intellectuelle maximale réelle, d'une élimination totale du judaïsme. Elle jette un
succède à l'unité de fond qui sous-tendait Israël en exil. Mais doute sur l'assimilation : la communauté juive allemande
était la plus assimilée qui soit. Elle rend impossible ce que
1. Cf. Encyclopaedia Judaica s.v. Yusuf As'ar Ya'thar Dhu
Nuwâs (H.Z. HIRSCHTERG), t. XVI, col. 897-900.
l'on pourrait appeler l'antisémitisme cultivé : reposant sur un
2. Cf. B. LEWIS, Juifs en terre d'islam, Flammarion, Paris, 1989. discours et sur des théories. L'autre aspect de l'antisémitisme

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ÉDITORIAL Rémi Brague _____________________________________ Un dialogue difficile

est de l'ordre de l'affect, et n'a donc pas changé d'un pouce ; honnêtes ou polémiques. Que l'on songe, par exemple, au
tout au plus s'est-il enfoui. Dialogue entre un juif, un chrétien et un philosophe d'Abé-
lard (vers 1140), dans lequel on perçoit une véritabl e com-
b) Le judaïsme dispose également d'atouts intérieurs. passion pour les malheurs du peuple juif 1. Par ailleurs, même
Une force intellectuelle et culturelle, d'abord : la contribu - les disputations (wikkuah) imposées aux juifs, et dans les-
tion juive à la civilisation européenne est énorme, surtout depuis quelles l'une des parties, la chrétienne, disposait de la force
l'émancipation. Il suffit de nommer Husserl, Einstein, Freud, armée, ne tournaient pas toujours à l'avantage de cette der -
Kafka, Walter Benjamin, l'école de Francfort, Hannah Arendt. nière. Ainsi Nachmanide rapporte que c'est le roi de Cata -
Dans la France d'aujourd'hui, les intellectuels se disant juifs sont logne, pourtant chrétien, qui le déclara vainqueur de sa dis -
probablement plus nombreux, plus productifs, et par suite plus cussion de 1263 avec le converti Pablo Christiani, et qui lui offrit
même une récompense de 300 deniers, fait que des
influents, que ceux qui se disent explicitement chrétiens 1.
archives officielles permettent de confirmer 2 . Reste que
Ensuite, un approfondissement de la pratique dans la l'atmosphère de tels débats ne pouvait être saine, et qu'il faut
communauté juive. De nombreux indifférents, ou leurs enfants, y se réjouir de la possibilité de discuter sur un pied d'égalité.
font retour : une certaine « haine de soi » du juif semble en La Shoah elle-même a été perpétrée en dehors du cadre de
voie de disparition. En témoigne une utilisation plus fréquente pensée chrétien. Elle est certes le fait de chrétiens infidèles,
des expressions hébraïques fonctionnant comme des signes qui pouvaient au besoin mobiliser des affects hérités d'une
de reconnaissance. Cette revendication d'identité est le plus polémique antijuive d'origine chrétienne. Mais elle n'a pas été
souvent paisible et discrète. Elle semble parfois acquise au tentée pour des raisons relevant du christianisme. L'objet visé,
prix d'une sorte d'isolement, par exemple dans des circuits le « sémite » n'y était pas défini de façon théologique, par le
scolaires parallèles. Mais nuançons : un certain séparatisme, peuple, mais (pseudo)-biologique, par la « race ». Et l'on sait
chez certains juifs, a le courage de s'avouer comme tel. que, sur la liste des projets nazis, les chrétiens venaient immé-
diatement après les juifs. Bien des juifs prirent alors
conscience de ce qu'un autre danger que le christianisme,
Quelques éléments favorables voire un danger qui menaçait aussi celui-ci, se faisait jour.
Cela fait du christianisme, pour les juifs, un partenaire à la
Cependant, il ne manque pas, de nos jours, d'éléments sus- fois plus respectable, et avec lequel le dialogue est moins
ceptibles de favoriser entre juifs et chrétiens des rapports urgent.
plus positifs.
2. Chez les chrétiens, on constate qu'un louable souci de
1. Du côté des juifs, l'émancipation et l'accès aux droits
connaître le judaïsme, de se remémorer les torts passés et de
civiques a le mérite de permettre un dialogue franc, d'égal à
les reconnaître, se fait jour. La curiosité pour le judaïsme,
égal. Certes, les traités médiévaux n'étaient pas toujours mal-

1. Œuvres choisies d'Abélard, traduit par M. de GANDILLAC, Aubier,


1. Cette situation est sans doute fondée sur le devoir d'étudier, inscrit 1945, p. 213-330, cit. p. 222 sqq.
dans la tradition juive (voir l'article de C. KESSLER, dans ce numéro, y
2. Cf. Koel kitvey ha-RaMBaN, éd. H.D. Chavel, Mosad Ra Kook, Jéru-
p. 89). Elle contraste avec les positions d'un certain catholicisme retran- salem, 1963, t. I, p. 320 ; trad. franç., NACHMANIDE, La Dispute de Barce-
ché derrière des bastions qui lui tiennent lieu d'argumentation (n' a-t-on lone. Commentaire sur Esaïe 52-53, trad. E. SMILEVITCH, Verdier,
pas parfois utilisé en ce sens le dernier catéchisme ?). Lagrasse, 1989, 104 p.

12 13
ÉDITORIAL Rémi Brague Un dialogue difficile

allant jusqu'à un certain engouement, progresse chez les tenaires entre lesquels il convient d'établir des rapports sains.
chrétiens, évidemment avant tout chez les gens cultivés et les Et il faut ici se garder de tout parallèle trop rapide. Dans les
responsables. On peut certes regretter que son objet soit par - trois cas évoqués au début de cet article, il s'agit de voir ce
fois un judaïsme imaginaire : une certaine kabbale plus ou qui est autre que le christianisme. Mais la façon dont les «
moins authentique, une certaine mystique étymologique, etc., religions orientales », l'islam et le judaïsme sont « autres » que
se prêtent plus facilement, chez l'amateur, à des extrapola - le christianisme n'est pas la même dans les trois cas.
tions exaltées que l'austérité de la halakha. Mais le désir de Prenons comme exemple le parallèle avec l'islam. Le dia-
connaître porte toujours, à long terme, de bons fruits. logue avec le judaïsme est aussi difficile qu'avec lui, mais ce
Par ailleurs, le fait que les plus hautes autorités de l'Église n'est pas pour les mêmes raisons. La difficulté est presque
se soient humiliées jusqu'à demander pardon doit être salué. inverse. L'islam n'a rien en commun avec le judaïsme et le
Les initiatives du présent pape méritent une mention toute christianisme, si ce n'est l'affirmation monothéiste, présente
particulière 1 . Elles ne sont pas les premières, mais prennent aussi dans le déisme des philosophes grecs ou des écrivains
un éclat spécial. Souhaitons que la prise de conscience que des Lumières, et la référence à des personnages bibliques.
cela implique descende jusqu'à la masse des fidèles et l'im- Judaïsme et christianisme ont en commun les mêmes livres
prègne plus encore. saints. C'est ce qui les distingue de l'islam qui, s'il accepte
Enfin, chez les théologiens, l'effort pour exprimer de les personnages de l'Ancienne et de la Nouvelle Alliance,
façon plus juste le rapport de l'Église à Israël a donné quel - refuse la lettre des documents qui les consignent, qu'il sup -
ques bons résultats. Nous avons la chance de pouvoir présenter pose falsifiée par ses porteurs juifs et chrétiens.
dans ce numéro un texte de Franz Mussner, dont le Traité sur En revanche, christianisme et judaïsme ont presque trop de
les juifs représente une étape importante sur un itinéraire qui choses en commun. C'est justement le fait qu'elles soient
avait commencé par des traités contre les juifs 2 Cependant, communes qui fait problème. Le christianisme est insépa -
l'Église doit encore discerner ce qui, dans les réflexions des rable du judaïsme. Le Christ est incompréhensible sans l'ex-
théologiens, exprime authentiquement sa doctrine. La périence de l'Ancien Testament, et sans les éléments d'une
question restant ouverte, le genre littéraire de la question disputée tradition qui seront mis par écrit dans le Talmud. Faut-il par-
s'impose naturellement. Nous sommes heureux de pouvoir ler d'un enracinement ou d'un développement parallèle ?
présenter ici, dans tout ce qu'elle a d'inachevé, de provisoire, L'Église est-elle la descendante ou la sœur du judaïsme, tous
d'ouvert, la réflexion de Hans Urs von Balthasar 3. deux étant issus d'une source commune, qui est la religion de
l'ancien Israël ? Le christianisme serait alors comme une
Les difficultés de fond cristallisation déterminée d'une solution dont le judaïsme
pharisien, recentré sur la Loi, est une autre cristallisation. Les
Reste, au-delà de l'attitude des personnes, une difficulté rapports seraient alors horizontaux plus que verticaux.
structurelle. Elle commence par le statut même des deux par-
L'alternative est ici entre deux positions extrêmes.
1. Cf. WARZECHA, « Église et judaïsme : une position nouvelle », dans ce Pour la première, le rapport entre christianisme et judaïsme
numéro, p. 57-70. est considéré comme un remplacement, la seconde y voit un
2. Cf. F. MUSSNER, « Église et judaïsme », dans ce numéro, p. 37-56.
3. Cf. H.U. VON BALTHASAR, « Question disputée : le problème Église- simple partage des rôles. La première est celle de la théologie la
Israël depuis le concile », dans ce numéro, p. 23-35. plus classique, qui déclare que le christianisme abolit le
judaïsme, parce que l'Ancienne Alliance est rendue caduque
14 15
ÉDITORIAL Rémi Brague Un dialogue difficile

par la Nouvelle. Certains textes de saint Paul vont dans ce sens, quelques jalons. Dans la Question disputée que nous présen-
ceux qui opposent le règne de la Loi à celui de la foi : « Vous tons, H an s Urs von Balthasar expose avec beaucoup de
vous êtes exclus du Christ, vous qui cherchez la justification rigueur (et donc d'embarras) les arguments en faveur de
dans la Loi ; vous êtes déchus de la grâce'. » Mais Paul, qui l'une et l'autre interprétation, et il s'efforce de produire une
fait de tels reproches au judaïsme, est lui-même un juif. Il est synthèse neuve. Et dans l'ouvrage qu'il a publié dans la col -
bien placé pour critiquer, car il a fait l'expérience de la Loi lection « Communio », Le Corps de l'Église, Michel Sales a
juive. Or il est clair que la communauté juive, comme toute souligné que le christianisme doit au judaïsme son caractère
communauté, peut accepter d'être critiquée de l'intérieur, au apostolique. Les premiers à avoir cru au Christ, et ceux dont
nom de ses propres principes, mais que, lorsque ces propos sont nous avons reçu, nous païens, la foi au Christ, sont tous des
repris par des non juifs (par exemple des chrétiens issus du juifs. La condition de la reconnaissance du salut, ce sont les
paganisme), ils prennent un autre sens, beaucoup plus blessant. premiers apôtres, des juifs à qui en avait été faite la pro -
messe. « La foi catholique reçue des apôtres », comme dit le
À l'autre extrême, on peut considérer que le judaïsme et le canon romain, est tout entière israélite. Ainsi, poursuit Michel
christianisme se partagent les rôles : à l'un, la fidélité au parti- Sales, on ne peut dire que les juifs n'ont pas cru au Christ,
culier, l'Alliance entre Dieu et son peuple, à l'autre, l'ou - car la première génération de chrétiens était toute composée
verture sur l'universel, la conversion offerte aux païens. C'est de juifs. Dès lors qu'il y a des juifs qui sont chrétiens, et qui
dans cette optique que se situe l'œuvre de F. Rosenzweig, ne cessent pas d'être juifs, on ne peut plus faire aussi simple-
L'Étoile de la rédemption (Seuil, 1982). Du côté chrétien, elle a ment d'opposition païens/juifs. Il faut prendre au sérieux la
été admirablement développée par J.-M. Garrigues, qui voit dans phrase de saint Paul : « Il n'y a plus ni juifs ni païens. » Par
conséquent, on ne peut plus opposer abstraitement l'élection
les deux religions deux vocations complémentaires :
et l'universalisme, la fidélité à l'Alliance et la prédication
L'Israël qui ne croit pas en Jésus comme Messie et Fils de aux nations. Comme dans l'histoire de Joseph, où c'est préci-
Dieu n'est pas de trop en ce monde pour une authentique sément le frère exclu, envoyé aux nations, qui sauve le reste
théologie fidèle au Nouveau Testament. Il n'y a pas de riva- de sa famille, l 'universalité est venue par une élection qui
lité entre lui et l'Église dans le dessein de Dieu. (...) Par sa semble une exclusion. C'est l'exclusion qui fait l'élection, le
seule existence et par sa fidélité à l'identité de son Élection, rejet du Christ qui fait naître le peuple des chrétiens, mais
Israël rappelle à l'Église que le « temps des nations », le pour que tous soient sauvés. L'élection est pour tous, y com-
temps de sa mission universelle n'est pas achevé. Elle doit pris ceux qui sont exclus. Ainsi, toute l'Alliance et tout le
donc continuer à porter sa croix de Rédemption, tandis judaïsme sont mystérieusement passés dans l'Église. Michel
qu'Israël porte de son côté la non moins indispensable croix Sales en conclut que, contrairement aux apparences sociolo-
de survivance dans l'indéfectible Élection de Dieu sur lui. giques, « Israël est dans l'Église et l'Église est dans Israël' ».
(cf. Romains 11, 18-19')
Ces deux interprétations posent une question théologique Quoi qu'il en soit, l'image du frère est classique, des deux
fondamentale que Communio n'a certes pas la prétention de côtés, mais inversée : la communauté primitive, à travers des
paraboles comme celle du « fils prodigue », se voit comme la
trancher en un seul numéro. La revue peut seulement poser
cadette, la tard-venue ; l'Église se voit comme « greffée sur
l'olivier juif » (Romains 11, 17). Et symétriquement, les juifs,
1. Galates 5, 4.
2. Ce Dieu qui passe par des hommes (Conférences de Carême), t. III,
Paris, 1994, p. 153-154. Voir aussi J.-M. GARRIGUES dir., L'Unique Israël 1. M. SALES, Le Corps de l'Église, « Communio », Fayard, 1989, ch. I et V.
de Dieu, Paris, 1987.

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ÉDITORIAL _______________________________ Rémi Brague ____________________________________ Un dialogue difficile

par la Nouvelle. Certains textes de saint Paul vont dans ce sens, quelques jalons. Dans la Question disputée que nous présen-
ceux qui opposent le règne de la Loi à celui de la foi : « Vous tons, Hans Urs von Balthasar expose avec beaucoup de
vous êtes exclus du Christ, vous qui cherchez la justification rigueur (et donc d'embarras) les arguments en faveur de
dans la Loi ; vous êtes déchus de la grâce 1. » Mais Paul, qui l'une et l'autre interprétation, et il s'efforce de produire une
fait de tels reproches au judaïsme, est lui-même un juif. Il est synthèse neuve. Et dans l'ouvrage qu'il a publié dans la col-
bien placé pour critiquer, car il a fait l'expérience de la Loi lection « Communio », Le Corps de l'Église, Michel Sales a
juive. Or il est clair que la communauté juive, comme toute souligné que le christianisme doit au judaïsme son caractère
communauté, peut accepter d'être critiquée de l'intérieur, au apostolique. Les premiers à avoir cru au Christ, et ceux dont
nom de ses propres principes, mais que, lorsque ces propos sont nous avons reçu, nous païens, la foi au Christ, sont tous des
repris par des non juifs (par exemple des chrétiens issus du juifs. La condition de la reconnaissance du salut, ce sont les
paganisme), ils prennent un autre sens, beaucoup plus blessant. premiers apôtres, des juifs à qui en avait été faite la pro -
À l'autre extrême, on peut considérer que le judaïsme et le messe. « La foi catholique reçue des apôtres », comme dit le
christianisme se partagent les rôles : à l'un, la fidélité au parti- canon romain, est tout entière israélite. Ainsi, poursuit Michel
culier, l'Alliance entre Dieu et son peuple, à l'autre, l'ou - Sales, on ne peut dire que les juifs n'ont pas cru au Christ,
verture sur l'universel, la conversion offerte aux païens. C'est car la première génération de chrétiens était toute composée
dans cette optique que se situe l'œuvre de F. Rosenzweig, de juifs. Dès lors qu'il y a des juifs qui sont chrétiens, et qui
L'Étoile de la rédemption (Seuil, 1982). Du côté chrétien, elle a ne cessent pas d'être juifs, on ne peut plus faire aussi simple-
été admirablement développée par J.-M. Garrigues, qui voit dans ment d'opposition païens/juifs. Il faut prendre au sérieux la
les deux religions deux vocations complémentaires : phrase de saint Paul : « Il n'y a plus ni juifs ni païens. » Par
conséquent, on ne peut plus opposer abstraitement l'élection
L'Israël qui ne croit pas en Jésus comme Messie et Fils de
Dieu n'est pas de trop en ce monde pour une authentique et l'universalisme, la fidélité à l'Alliance et la prédication
théologie fidèle au Nouveau Testament. Il n'y a pas de riva- aux nations. Comme dans l'histoire de Joseph, où c'est préci-
lité entre lui et l'Église dans le dessein de Dieu. (...) Par sa sément le frère exclu, envoyé aux nations, qui sauve le reste
seule existence et par sa fidélité à l'identité de son Élection, de sa famille, l'universalité est venue par une élection qui
Israël rappelle à l'Église que le « temps des nations », le semble une exclusion. C'est l'exclusion qui fait l'élection, le
temps de sa mission universelle n'est pas achevé. Elle doit rejet du Christ qui fait naître le peuple des chrétiens, mais
donc continuer à porter sa croix de Rédemption, tandis pour que tous soient sauvés. L'élection est pour tous, y com-
qu'Israël porte de son côté la non moins indispensable croix pris ceux qui sont exclus. Ainsi, toute l'Alliance et tout le
de survivance dans l'indéfectible Élection de Dieu sur lui. judaïsme sont mystérieusement passés dans l'Église. Michel
(cf. Romains 11, 18-192)
Sales en conclut que, contrairement aux apparences sociolo-
Ces deux interprétations posent une question théologique giques, « Israël est dans l'Église et l'Église est dans Israël 1 ».
fondamentale que Communio n'a certes pas la prétention de Quoi qu'il en soit, l'image du, frère est classique, des deux
trancher en un seul numéro. La revue peut seulement poser côtés, mais inversée : la communauté primitive, à travers des
paraboles comme celle du « fils prodigue », se voit comme la
cadette, la tard-venue ; l'Église se voit comme « greffée sur
1.Galates 5, 4. l'olivier juif » (Romains 11, 17). Et symétriquement, les juifs,
2.Ce Dieu qui passe par des hommes (Conférences de Carême), t. III, Paris,
1994, p. 153-154. Voir aussi J.-M. GARRIGUES dir., L'Unique Israël de Dieu,
1. M. SALES, Le Corps de l'Église, « Communio », Fayard, 1989, ch. I et V.
Paris, 1987.

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ÉDITORIAL _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ Rémi Brague _______________________________________ Un dialogue difficile

depuis longtemps, voient l'Église dans le frère (aîné !) Edom ceux-ci, la question du Grand-Prêtre. Comme on sait, il ne
(souvent nom de code pour « Rome »), jaloux d'Israël. suffit pas de s'appeler M. Cohen pour descendre en droite
Chacun voit donc en l'autre un frère aîné ! Lorsque le ligne d'Aaron. Comment donc choisir qui présidera
présent pape a choisi de désigner les juifs comme « frères légitimement aux sacrifices du Temple rebâti ? Pas de
aînés », il a, loin d'innover, joué sur une très ancienne problème, répondent ces sectaires – pour lesquels tout est
expression de la proximité charnelle. toujours si simple. Il suffira de lui faire imposer les mains par
On peut même se demander si, pour parler de nos rapports le dernier représentant de la lignée spirituelle de Zacharie, le
avec le judaïsme, il est vraiment juste de parler de « dia - prêtre qui fut père de Jean-Baptiste, à savoir... le pape ! Je
logue ». Comme le mot l'indique, un dia-logue s'opère dans laisse à ces doux dingues fort peu représentatifs la
la sphère du logos, de la parole ou de la raison. Mais ici, il y a responsabilité de leurs projets et le rêve de la scène
plus. Le lien n'est pas seulement verbal. Il est charnel. On se fantastique du successeur de Pierre oignant le dernier
aaronide. Reste la reconnaissance d'une succession
souvient de la formule de Pie XI, courageusement risquée à personnelle.
l'époque du nazisme, selon laquelle nous sommes spirituel-
lement des sémites. Mais, à supposer que nous soyons des On terminera par une certaine irréversibilité des perspec -
« sémites » – catégorie juste en linguistique, mais fausse si tives. Le christianisme a besoin du judaïsme. En revanche,
elle prétend désigner une « race » – ce ne serait pas seule- la réciproque n'est pas vraie : le judaïsme peut se concevoir lui-
ment « spirituellement » que nous le serions. Nous sommes même comme totalement en dehors du christianisme, et
des « greffons effectués sur Israël » (Romains 11, 24). comme n'ayant pas besoin de lui. Les juifs peuvent faire
aux chrétiens le « coup de l'indifférence », attitude désa -
Entre Israël et l'Église, la continuité n'est pas seulement
gréable, mais possible. En revanche, les chrétiens ne peu -
littéraire ou « spirituelle ». Elle est d'abord charnelle. Jésus vent leur rendre la pareille. Cette attitude n'est pas possible
et ses disciples étaient juifs – à la différence, par exemple, de – ou ne devrait pas l'être en principe. Le christianisme ne
Mahomet. L'Église sort du peuple d'Israël, à commencer par peut larguer les amarres par rapport à l'Ancien Testament.
sa tête, le Christ. L'existence d'un judéo -christianisme L'islam le peut, puisqu'il court-circuite les révélations sui-
montre cette continuité. Sa forme primitive coïncida d'ail - vantes en prétendant retourner à la foi d'Abraham, que les
leurs avec le christianisme tout court aux débuts de la prédi - religions suivantes auraient compliquées d'ajouts illégi -
cation de la Résurrection. Elle n'était peut-être pas tenable à times. On remarquera à ce propos le danger des « fraternités
long terme, et l'histoire en a administré la démonstration – d'Abraham », etc., qui, en cherchant à fonder une position
quoique avec bien des hésitations, puisqu'il a fallu au judéo- commune sur le socle abrahamique, aboutissent, sans le
christianisme plusieurs siècles, peut -être même près d'un vouloir, à donner implicitement raison à la prétention
millénaire, pour disparaître. Il y a, aux Etats-Unis comme en musulmane.
Israël, des Jews for Jesus qui affirment que Jésus de Naza-
reth était bien le messie d'Israël, tout en refusant de s'affilier Quelques propositions
à une quelconque Église chrétienne.
On me permettra de raconter ici une anecdote entendue il y On me permettra pour finir quelques suggestions très sché-
a quelques années à l'École biblique de Jérusalem, et concer- matiques sur les tâches qui attendent les chrétiens
nant un de ces groupuscules de juifs qui rêvent de recons - d'aujourd'hui dans leur rapport avec le judaïsme.
truire le Temple et d'y reprendre les sacrifices, non sans faire
à cet effet des plans d'une précision paranoïaque. Parmi

18 19
ÉDITORIAL ___________________________ Rémi Brague _________________________________ Un dialogue difficile

1. Une lecture dépassionnée du passé que le reste de l'Europe, France comprise, rejetait. On a éga-
lement beaucoup parlé de l'expulsion des juifs d'Espagne en
Une vision équilibrée du passé permet un rapport salubre à 1492, mais c'est oublier que l'Espagne est précisément l'un
sa propre identité et à celle de l'autre. L'article de Gilbert des derniers pays à s'être livrée à de telles mesures : si la
Dahan 1 est un exemple de ce genre de remise en perspective. question n'était pas d'actualité pour la France, c'est parce
Pour les juifs, la tentation est forte de confondre la dignité qu'elle avait déjà expulsé les juifs un siècle plus tôt, en 1394.
morale du judaïsme avec une autosanctification du peuple. Il 2 Le courage de la tension
est de fait que l'histoire du judaïsme est parallèle à l'histoire
des autres civilisations, et que les juifs n'ont que très rare - Il faut accepter la tension, le déchirement dû précisément à
ment eu accès aux organes du pouvoir politique. Ce qui les la continuité. L'Ancien Testament est indispensable, et en un
place dans une position de non-solidarité avec l'histoire, en
sens le Nouveau n'y ajoute rien. Il le polarise, le réoriente.
particulier l'histoire de l'Occident. On peut rêver à partir de
Mais il n'y ajoute pas de nouveau contenu. Il le réinterprète
là à une certaine innocence par rapport aux côtés sombres de
celle-ci. Je dis une certaine innocence, pour nuancer les en fonction de l'événement du Christ, dont les chrétiens
choses. On a longtemps accusé les juifs, de façon folle, de confessent que l'Ancienne Alliance le contenait déjà implici-
toutes sortes de crimes imaginaires, souvent parallèles à ceux - tement.
que les païens reprochaient aux premiers chrétiens'. Il est Il serait plus facile de suivre la gnose de Marcion, et d'en
heureux que l'ère de ces soupçons semble révolue, dans finir avec le « Dieu moloch de l'Ancien Testament 1 ». La
l'Europe contemporaine du moins. Mais il ne faut pas non tentation reste vivace, consciente chez les meilleurs,
plus oublier que les juifs sont des hommes et les exempter de discrète chez les plus lâches. Mais l'Église s'est interdit
la responsabilité commune de l'Occident envers le reste du d'y céder, choisissant la voie étroite. J'ai essayé ailleurs de
monde. Ainsi, au Moyen Âge, certains juifs ont trempé dans montrer que l'acceptation héroïque de la tension
le commerce des esclaves, tout comme certains chrétiens. qu'implique la coexistence des documents des deux
Pour les chrétiens, la démarche nécessaire qui consiste à alliances structure l'ensemble de la civilisation occidentale 2 .
avouer la faute, demander pardon, n'est pas s'enfermer dans Accepter la tentation marcionienne serait mortel pour celle-ci.
une culpabilité maladive. Bien d'autres points pourraient être Par suite, le dialogue des chrétiens avec les juifs qui représentent
rappelés : que les persécutions ont été bien plus le fait des concrètement la permanence de l'Ancienne Alliance n'est
autorités civiles que des instances ecclésiastiques, lesquelles, pas seulement une tâche, mais une nécessité pour
dans l'ensemble, défendaient les juifs. Qu'il est vain de reje- l'Europe et ce qui descend d'elle 3.
ter la responsabilité de 1'antijudaïsme sur certains peuples. 3. Une pensée de l'Incarnation
Ainsi, l'antisémitisme traditionnellement reproché aux
Polonais est la contrepartie, et peut-être la conséquence, de la Le point central de la discorde entre l'Église et Israël est la
décision généreuse prise au xve siècle d'accueillir les juifs, confession d'un Dieu incarné. Il importe de situer la contro-

1 Cf. G. DAHAN, Les Théologiens chrétiens du Moyen Âge et le judaïsme, 1 Sic. La formule est d'un prêtre médiatique, défroqué dans les années 70.
dans ce numéro, p. 71-87. 2 Rémi BRAGUE, Europe, la voie romaine, Critérion, Paris, 1993, p. 63 sq.
2 Le parallèle est bien vu dès le xv` siècle, avec Eue del MEDIGO, 3 On m'a donné l'occasion de le rappeler dans L'Arche, mensuel du
Behinat ha-dat, éd. J. J. Ross, Tel-Aviv, 1984, p. 98. judaïsme français, n° 428, avril 1993, p. 88.

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ÉDITORIAL ____________________________ Rémi Brague Communio, n° XX, 3 - mai - juin 1995

verse à ce niveau, faute de se satisfaire de compromis édul - Hans Urs von BALTHASAR
corés. L'incarnation est l'aboutissement de la vie commune
de Dieu avec son peuple. Un peuple est le peuple de Dieu. Le
génitif implique une aventure de Dieu avec un peuple. Dieu
s'engage avec le peuple. Le peuple suit Dieu, marche avec
lui. L'Alliance est un lien de ce genre, la Loi ne tombe pas du
ciel. Elle est le code de l'alliance, et l'incarnation est pour Question disputée :
ainsi dire un cas particulier du genre « alliance », en l'occur -
rence l'union hypostatique des deux natures en une personne Le problème Église-Israël
unique, le Christ.
4. Une image plus juste de la mission
depuis le Concile
Il serait bon que les chrétiens se représentent plus profon-
dément ce qu'ils ont à proposer aux juifs. L'attitude qui
consiste à distinguer deux voies vers le salut, une pour les
Introduction
juifs, dans la Loi, l'autre pour les chrétiens, dans le Christ,
n'est pas sans difficultés. D'une part, elle se heurte à des 1 Textes du Concile sur Israël (Lumen Gentium 9 ;
déclarations très explicites du Nouveau Testament. D'autre Dei Verbum 14-16 ; Nostra aetate 4 ; Ad Gentes 5.
part, elle comporte une peu élégante déflation (ne disons pas Pas de décision sur le rapport théologique !)
« dégonflage ») qui la rend, me semble-t-il, peu respectable 2 Problème redécouvert du rapport entre juifs et chré-
aux yeux mêmes des juifs. Reste qu'il faut voir clairement ce tiens après Auschwitz et la fondation de l'État d'Israël 1.
que les chrétiens proposent aux juifs. 3 Prises de position théologiques possibles 2.
Or, ils n'ont rien d'autre à proposer à Israël que le Christ lui-
a) Juifs et païens sur le même plan devant l'Église.
même – et pas le christianisme. Le christianisme n'est pas une
fin en soi. Ce qui est une fin, c'est le Christ. Jésus est le b) Contradiction (protestante : G. Bultmann) entre « Loi
» et « Évangile ».
Messie d'Israël. Non pas le messie selon Israël, tel qu'Israël c) Israël comme pure préhistoire de l'Église (perte des
se le représente, mais le messie pour Israël. L'Église est dans prérogatives).
le Christ. Les juifs ont-ils à entrer dans l'Église ? Oui, mais d) Parallélisme entre la foi d'Israël et celle de l'Église3.
dans la mesure où l'Église est le corps du Christ. Et, dans le e) Rôle théologique spécial d'Israël postchrétien. Lequel ?
Christ, les chrétiens ont aussi à entrer en Israël.
1. Joh. OESTERREICHER, The Rediscovery. Du même auteur, la grande
introduction à « Nostra Aetate » dans le Commentaire sur Vatican II
(Herder, 1967), p. 405-478 ; E. KOGON, Gott nach Auschwitz (Fribourg,
Rémi Brague, né en 1947. Marié, quatre enfants. Professeur de philoso- 1979), contenant J.B. METZ : Okumene nach Auschwitz.
phie grecque à l'université de Dijon, puis de philosophie arabe à Paris I. 2. Moltmann (dans LAPIDE-MOLTMANN) p. 23-32. Notons qu'on demande
Directeur de l'association « Communio ». Dernières publications : Aris- – comme condition de tout dialogue – au chrétien de comprendre le juif
tote et la question du monde (...), PUF, Paris, 1988 ; (traduction) Léo comme il se comprend lui-même : Yoshuah RASH, Catholiques de France
Strauss, Maimonide (...), Paris, 1988 ; L'Europe, la voie romaine, Crité- Un Israélien vous parle (Paris, Ed. Cana, 1981).
rion, Paris, 1993.
3. Voir les notes 1, 11 ; 4, 4.
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THÈME ______________________ Hans Urs von Balthasar _________________ Le problème Église-Israël depuis le Concile

1. « Les dons et les appels de Dieu sont sans nitive (G. Fessard 1), on reviendrait au chiliasmus (prôné
par Moltmann 2).
repentance » (Épître aux Romains 11, 29) (Élimine les
positions a et c) Resp. : Je pencherais vers la deuxième solution ; mais en
observant que les deux gardent l'espoir du salut d'Israël,
a) Conversion eschatologique ? le Christ étant mort pour tous (Nostra Aetate, 4), et
même « d'abord pour vous » Actes des Apôtres 3, 26).
Videtur : La conversion de tout Israël est future, voire escha-
tologique (d'après Romains 11, 25). c) Parallélisme des deux « peuples de Dieu » ?
Sed contra : Pierre exige la conversion présente (Actes des Videtur : Israël gardant ses prérogatives, mais ne pouvant se
Apôtres 2, 38.40 ; 3, 19.26). Paul semble l'exiger de convertir durant l'histoire (voir 3a), sa foi serait eschatolo-
même (le troisième « nyn » Romains 12, 31 bien attesté : gique et n'aurait pas besoin de conversion à l'Église qui –
Nestle contre Aland 1). en missionnant les païens – travaille en vue d'une conver-
Resp. : Rien n'empêche que Paul ait en vue une conversion sion commune à la venue du Messie. L'espérance est com-
future de la majorité d'Israël, tout en l'invitant dès mune. (Thèse commune à E Rosenzweig 3 , M. Buber 4 ,
« maintenant » à la conversion. J. Moltmann5, E Mussner6, et beaucoup d'autres.)
1. De l'Actualité Historique I, 95 sq.
b) Le moment de la conversion d'Israël 2. Trinittit und Reich Gottes, München, 1980, p. 220-229, et déjà dans
Theologie der Hoffnung, München, 1965, p. 240 sq. ; Israel und Kirche :
Videtur : Il se situe à l'intérieur de l'histoire temporelle « Chiliasmus ist die der Geschichte zugewandte Seite der Eschatologie »,
(Ch. Journet2, s'appuyant sur Léon Bloy3, J. Maritain 4, p. 27.
3. Der Stern der Erlosung, 1921, 1930, 1954), la plus profonde philoso-
H.M. Féret5). phie religieuse juive de nos temps, met, dans sa troisième partie, christia-
Sed contra : La conversion ne peut être qu'eschatologique nisme et judaïsme côte à côte, avec prépondérance de celui-ci (Rosenzweig
avait été près de la conversion) : « Cette existence des juifs contraint le
(E. Petersen6), car le paulinisme perdrait sa valeur défi- christianisme de tous les temps à penser qu'il n'est pas arrivé au but, qu'il
n'est pas arrivé à la vérité, mais qu'il demeure encore sur le chemin »
(3e éd., 3e livre, 197, trad. d.l.r.).
4. Denise JUDANT, Jalons, 77 sq. «Le second nun (maintenant) au verset 31, 4. Zwei GLAUBENSWEISEN, Zurich, 1950, 2' éd. corrigée, 1979.
qui est assuré du point de vue de la critique textuelle, semble troublant, 5. « Quand la plénitude des nations sera entrée, alors tout Israël sera
parce que la révélation de la miséricorde divine vis-à-vis d'Israël [...] est sauvé » (Romains 11, 25-26). Il n'y a là rien d'un « baptême » de tout
seulement à venir. Pourtant la miséricorde révélée pour les païens n'est Israël. L'avenir du salut d'Israël n'est donc pas l'Église, mais le royaume
pas à venir, mais présente ; et puisque cette miséricorde, et avec elle, le messianique de l'Israël-Église du Rédempteur (trad. d.l.r.).
moyen de la miséricorde divine, sont déjà aussi pour les juifs le présent, 6. F. M USSNER , Traktat über die Juden (traité sur les juifs), p. 59-60.
cette action de la miséricorde de Dieu vis-à-vis des juifs est secrètement « Israël n'obtiendra pas le salut en raison d'une conversion de masse précé-
saisie dans ce passage. C'est le renvoi de la question juive dans l'eschato-
dant la Parousie, mais seulement par une initiative du Dieu qui fait miséri-
logie (qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende !) qui a rendu l'anti- corde à tous, initiative totalement indépendante de l'attitude d'Israël et du
sémitisme chrétien impossible, précisément par ce remarquable second reste de l'humanité, qui consistera concrètement dans la Parousie de Jésus.
nun » : Karl BARTH, Kirchliche Dogmatik 11/2, 335 (trad. de la rédaction).
La parousie du Christ sauve tout Israël sans "conversion" préalable des juifs à
5. Destinées d'Israël. À propos du Salut par les juifs (Luf, 1945). l'Évangile. Dieu sauve Israël sur une "voie séparée"...) parce que, selon
6. Le Salut par les juifs (1892). Paul, c'était Dieu qui avait aussi "endurci" Israël. Pourquoi Dieu a-t-il fait
7. Quelques pages sur Léon Bloy, Paris, 1937. cela ? Cela demeure son secret. » Également P. LAPIDE : le « non » des juifs
8. L'Apocalypse de saint Jean. Vision chrétienne de l'histoire, Paris, 1942. « appartient à la nécessité divine » (Lapide/Moltmann, p. 57) (trad. d.l.r.).
9. Die Kirche aus Juden und Heiden, Salzbourg, 1933.

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THÈME ______________________ Hans Urs von Balthasar Le problème Église-Israël depuis le Concile

Sed contra : L'hypothèse d'une double foi en Dieu (avec ou sel, mais seulement témoin du vrai Dieu ( voir le
sans le Christ) durant l'ère postchrétienne est contraire à dilemme de Philon). L'assimilation aux peuples ne peut
l'ensemble du Nouveau Testament (malgré Markus pas être une solution pour Israël 1.
Barth 1).
Resp. : L'espérance commune n'empêche pas que l'Église 1. Le double élément en Israël se dérobe à toute défi-
n'admette qu'un seul médiateur ( 1ere Epitre à Timothée 2, nition exhaustive
5), que les hommes le connaissent ou non (Nostra Aetate 1-
Videtur : Israël se définit aujourd'hui comme autrefois
2).
comme peuple. (Madaule : donc avec droit à son pays.)
2. Le mystère d'Israël Contra : Mais est-ce que ce pays est donné (par Dieu) à un
peuple non-croyant ? « Aucun juif n'oserait aujourd'hui
Israël, exemple unique d'une élection divine à la fois définir le statut théologique de l'État d'Israël » (P. Lapide).
ethnique et théologique, élude toute définition. Qui est israélite ? Lois juridiques, ethniques 3 et davan-
tage théologiques : Chaque juif n'est pas israélite.
a) Y a-t-il contradiction dans la mission d'Israël ? Resp.: Israël reste pour nous un postulat théologique 4 en
même temps qu'une réalité historique, mais jamais plei-
Videtur quod sic : Un peuple ethnique ne peut avoir une mis- nement réalisée, et donc inatteignable pour une appro -
sion universelle. Aucun païen ne peut devenir juif. che purement sociologique.
Problématique des Prosélytes 2.
Sed contra : Depuis Abraham (Genèse 12, 1-3 ; Deutéro- 2.À quel point le juif converti au christianisme reste-t-il
Isaie 49, 6) Israël se comprend comme le garant du salut de juif ?
tous les peuples 3.
Videtur : à partir de 2b, il semble malaisé que son apparte-
L'Église n'est-elle pas dans un cas analogue ? : étant parti-
nance à un peuple ethnique (une race) subsiste entière-
culière, elle se comprend comme « germen et initium Regni »
ment. Causes de l'extinction de l'Église judéo-chré-
(Lumen Gentium 9).
Resp. : L'Église n'est pas ethnique, donc il n'y a pas parité.
Israël en tant que peuple charnel ne peut devenir univer- 1. Contre « l'assimilation » ou « l'émancipation », voir entre autres le
chap. 6 de Jacques Madaule, « Israël et le poids de l'élection ».
2. « Aucun Juif n'ose pointer sur la signification théologique d'Israël,
1. Israel und die Kirche im Brief des Paulus an die Epheser, Muncher, 1959. mais qu'il s'agisse de plus que d'une stratégie militaire, d'intérêt des
2. Voir Clemens THOMA, Das Jiidische Volk-Gottes-Verstiindnis zur Zeit grandes puissances et de politique pétrolière, c'est ce que ressentent les
Jesu, in Judentum und Kirche : Volk Gottes, Theologische Berichte 3 Israéliens jusque dans leurs moelles » (Lapide/Moltmann, p. 81). « Aucun
Sonderband (Benziger, Einsiedeln, 1974), p. 108-111. Juif n'ose mesurer ce que peut être la signification biblique de ce retour
3. Erich ZENGER, Jahwe, Abraham und das Heil aller Volker. Ein Paradigma des survivants » (Id., p. 52-53) [trad. d.l.r.].
zum Thema Exklusivitdt und Universaliti t des Heils. – Gerhard LOHFINK,
3. Voir la lettre de Ferd. DEXINGER dans Theologische Berichte (note 1), p.
Universalismus und Exklusivitdt im Neuen Testament. Les deux essais dans 20-24.
W. KASPER (Hrg.), Absolutheit des Christentums. Quaest. Disp. 79
(Herder, 1977) p. 35 sq., p. 63 sq. 4. Lud. KOHLER, Théologie des AT (41966) 18sq. ; Norbert FÜGLISTER,
Strukturen der alttestamentlichen Ecclesiologie, in Mysterium Salutis
IV/1 (1972) 31 sq.
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THÈME ______________________ Hans Urs von Balthasar Le problème Église-Israël depuis le Concile

tienne 1 ? Les essais (en Israël et aux USA) de recons- Les prophètes et la littérature apocalyptique semblent
truire une telle Église s'intègrent-ils à l'Église universelle 2 ? leur donner raison 1. Selon Jean, la prétention d'être (Fils
Sed contra : Paul (avec les autres apôtres) se donne en de) Dieu était incompatible avec la foi en Yahvé (Jean 5,
exemple d'un Israël converti (Romains 11, 1). Il est le 18 ; 10, 33).
« Reste » sacré (11, 5.7). Resp. : D'après le Nouveau Testament (Luc 7, 22 ; Jean 10,
Resp. : Le juif converti doit consciemment entrer dans 37 sq.) l'autorité inouïe des paroles et des actions de
l'Eglise universelle (Éphésiens 2, 14 sq.), et ne pas vou- Jésus (Marc, 1, 27 sq.) aurait dû suffire pour être
loir former une « secte » (juifs catholiques), malgré cer- reconnu comme le dernier envoyé de Dieu, l'attestation
taines difficultés psychologiques. Paul n'est plus que de sa résurrection pour celle de sa mission eschatolo -
hôs Judaios « comme un juif » pour les juifs, comme il gique envers le monde entier.
est hôs anomos « comme sans loi » pour les gentils
(1 Corinthiens 9, 20-21) ; il n'est en vérité que ennomos b) La dispersion d'Israël (avec ses souffrances
Christou « dans la loi du Christ ». Il renonce à la ten - séculaires) est-elle punition ?
dance « centripète » d'Israël pour adhérer à la mission
« centrifuge » de l'Église du Christ. Videtur quod sic : Les premières déportations (721, 597, 587)
l'étaient certainement, mais avec prédiction de retour.
Celle que Jésus annonce (Luc 20, 41-44 ; 21, 20 sq.)
3. Faute ou innocence d'Israël ? n'en mentionne aucun (sauf peut-être Luc 21, 24d ; 13,
35c ; Romains 11, 25c).
a) Israël pouvait-il reconnaître en Jésus son messie ?
Sed contra : Nostra Aetate 4 : « Ea quae in passione Ejus
Videtur quod sic : Jésus confirmait la loi, elle-même fondée perpetrata sunt nec omnibus indistincte Judaeis tunc
dans la foi d'Abraham 3, tout en la dépassant vers une viventibus, nec Judaeis hodiernis imputari possunt...
plénitude inattendue. Sans préjugés politiques, Israël Judaei ... neque ut a Deo reprobati neque ut maledicti
aurait pu reconnaître sa messianité. exhibeantur. » « Ce qui a été commis durant sa passion
ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs
Sed contra : Israël attendait du messie un changement total vivant alors ni aux juifs de notre temps (...) les juifs (...)
de sa situation parmi les nations et du cosmos entier. (ne doivent pas être présentés) comme réprouvés par
Dieu ni maudits. »
Resp. : Avec beaucoup de retenue on pourrait observer que le
1. Voir J. DANIÉLOU, Théologie du judéo-christianisme, Desclée, Paris, 1958. partenaire de l'Ancienne Alliance est le peuple, et non
2. Jews for Jesus. US Headquarters : 60 Haight Street, San Francisco CA
94102.
3. R.J. Zwi WERBLOWSKY , Thora als Gnade (1972) ; K. HRUBY, Gesetz 1. Voir par exemple GRESHAT / MUSSNER / TALMON / WERBLOWSKY,
und Gnade in der rabbinischen Uberlieferung, in Judaica 25 (1969, p. 3063; Jesus-Messia, Heilserwartungen bei Juden und Christen (Jésus le Messie,
E. L. EHRLICH, « Thora im Judentum », in Evangelische Theologie (1977, p. attentes du salut chez les juifs et les chrétiens) [Pustet, Regensbourg, 1982] :
536-549). « Notre non ne vaut pas tant pour le Nazaréen que pour n'importe quel
culte messianique. » (P. LAPIDE, in Lapide/Moltmann, p. 60) [trad. d.l.r.].

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THÈME ______________________ Hans Urs von Balthasar Le problème Église-Israël depuis le Concile

pas l'individu élu, et qu'en excluant la plupart des indi- sance et l'indignité de l'homme face à l'amour offert par
Dieu. (...) Cependant Israël est à la fois l'origine secrète de
vidus on n'atteint pas les desseins mystérieux de Dieu l'Église, en laquelle seule la miséricorde de Dieu peut être
concernant le peuple (cf. Lévitique 26, 14 sq. ; Deutéro- louée par la foi seule. L'Église est l'assemblée composée de
nome 28, 15-63). D'autre part on a raison de ne pas vou- juifs et de païens en raison de son élection (...) pour représenter
loir appliquer deux mesures différentes aux persécutions la bonne volonté, la disposition et l'honneur de Dieu face à
des juifs et à celles des chrétiens 1 . Elles peuvent être l'homme pécheur. (Barth, Kirchliche Dogmatik II, p. 218-219.
également providentielles et substitutrices. Ce qui nous Il ne faudrait donc aucunement nommer le peuple juif
mène à la solution de Karl Barth. l'assemblée « rejetée », l'Église l'assemblée « élue », (...) les
deux sont les formes de l'unique assemblée élue, les deux
pôles, entre lesquels leur histoire (à sens unique !) se déve -
c) Chrétiens et juifs représentant les deux aspects loppe, de sorte que l'arc de l'unique Élection s'étend sur le
inséparables du Messie crucifié : Jugement (Jésus tout (id. 220).
l'Élu est le rejeté au profit de tous les rejetés) et
L'Église peut reconnaître ses racines secrètes en Israël,
Grâce (tous les pécheurs sont élus en vue de la
mais celui-ci, qui s'oppose à son élection et rejette son
Croix) (Karl Barth). messie, est incapable de se reconnaître ensemble avec
l'Église comme l'unique assemblée de Dieu et de dis -
Videtur quod sic :
cerner en conséquence à l'intérieur de cette assemblée la
L'assemblée de Dieu existe selon le dessein éternel de forme spéciale de sa propre élection, distincte de celle
Dieu comme peuple d'Israël (dans toute son extension ante et
de l'Eglise (ibid. 221).
post Christum) et à la fois comme Ecclesia ex judaeis et gen-
tibus. (...) Elle est indissolublement une. (...) Israël est le Sed contra : Cette théorie semble être 1. purement protes-
peuple juif s'opposant à son élection divine, il est assemblée tante (justification par la foi pure), 2. juger la manière
de Dieu en tant qu'il doit représenter le non-vouloir, l'impuis- dont se comprend le juif du pur point de vue chrétien 1 ,
donc sans les conditions d'un vrai dialogue, 3. prôner la
théorie de l'apocatastase.
1. « La signification de la souffrance a provoqué une curieuse scission Resp. : La construction barthienne peut être détachée de ces
dans la pensée chrétienne. D'une part, dans la passion de Jésus, elle est un
signe céleste de son acceptation par Dieu et sa crucifixion est le couronne- reproches. 1) Elle ne concerne que l'élection de l'Église
ment de sa filiation divine, et la mort douloureuse du péché accomplit et non celle de l'individu (Kirchliche Dogmatik II/2,
l'œuvre de salut de son Père sur terre. D'autre part, les souffrances du p. 256 sq.). 2) L'Église se comprend elle-même en Israël,
peuple dont Jésus est issu sont interprétées comme le signe de son rejet – dont elle est l'accomplissement (ibid., p. 224), mais elle
par le même Dieu qui a choisi Israël pour le servir et qui l'appelle "mon
Fils premier-né" » (P. LAPIDE, op. cit., p. 49-50). Chez Pierre Abélard, le comprend qu'elle n'est pas le but et la fin du vouloir de
juif proclame : « Il tient Dieu pour très cruel, celui qui pense que la Dieu concernant Israël (ibid.; p. 323). 3) La théorie de
persévérance de notre zèle, et qui a supporté tant de choses, est hors de la l'apocatastase (formellement récusée) n'est ni pauli -
merci divine. Aucun peuple humain n'est connu pour avoir enduré
autant de choses pour Dieu que nous en avons souffertes pour lui. [...] nienne, ni la conséquence d'une vision qui ne concerne
Nous sommes estimés par tous dignes d'un tel mépris et d'une telle que les « peuples » (ibid., p. 325).
haine, que toute personne qui nous blesse tient cela pour la plus grande
justice et pour le plus haut sacrifice offert à Dieu » (Dialogus inter 1. Voir note 1 de l'introduction.
philosophum, judaeum et christianum ; PL 178, 1617-1618) [trad. d.l.r.]. 2. Pour l'évaluation de la théorie de Barth : B. K LAPPERT , Israel und
Dans le même texte, une citation de Jean 16, 2. die Kirche. Erwiigungen zur Israellehre Karl Barths (Ms.).

30 31
THÈME ______________________ Hans Urs von Balthasar Le problème Église-Israël depuis le Concile

4. Catholicité déficiente de l'Église ? b) Comment l'Israël postchrétien se comprend-il ?

a) L'Église ne peut, sans la conversion d'Israël, se Videtur : Israël insiste sur un surplus (« Überhang 1 ») de pro-
proclamer « le peuple de Dieu » messes messianiques non réalisées durant le temps de
l'Église. Il est le peuple qui atteste l'espoir eschatolo -
Videtur quod sic : Jésus est venu prêcher le règne, et d'abord à gique d'une pacification totale de la Terre et essaie de
Israël. L'Église n'est pas le Règne (Loisy), mais prie l'approcher soit par la prière, soit par l'action 2.
avec Israël 1 pour son arrivée. Certains voient dans ce
« schisme primordial » (Ur-Riss) entre l'Israël en majeure Contra : Mais ce programme ne peut se réaliser que de façon
partie incroyant et l'Église en majorité païenne, la cause contradictoire. Si ce prétendu « surplus » prophétique ne
ou l'archétype de toutes les divisions intra-ecclésiales se résout pas dans l'achèvement spirituel du Christ, il
(E. Przywara 2). doit ou bien viser une eschatologie transcendante (et
alors l'espoir juif se confond avec celui de l'Église), ou
Sed contra : La catholicité de l'Église repose essentiellement
sur l'œuvre finale du Christ, mort et ressuscité (le mys-
térion de Paul) ; achevant toutes les promesses vétéro- e) J. MOLTMANN, Theologie der Hoffnung [Théologie de l'espérance]
testamentaires, il autorise son Église à sa mission incon- (Munich, 1965) : « Dans la promesse débordante, les faits historiques ne
ditionnée pour toutes les nations (juifs inclus). sont jamais considérés comme des précédents fermés sur eux-mêmes. » «
L'histoire de la promesse vétéro-testamentaire trouve dans l'Évangile, non
Resp. : Cette catholicité n'empêche pas qu'il y ait un aspect pas simplement un accomplissement qui la dépasse, mais elle trouve dans
provisoire de l'Église jusqu'à sa réunion avec « tout l'Évangile son avènement. [...] Ainsi, l'Évangile ne doit pas être compris
comme la répétition ou l'accomplissement de la promesse d'Israël » (ibid,
Israël ». Si avec raison elle se nomme « (nouveau) p. 133). Dans « Richtungen der Eschatologie (Directions de l'eschatologie),
peuple de Dieu » (Concile Vatican II), elle ne devrait in Zukunft der Schöpfung (L'avenir de la création), Munich, 1977,
pas pour cela nier toute revendication de l'Israël post - Moltmann précise: «Soit l'on voit dans l'accomplissement dans le Christ,
chrétien à cette dénomination (contre la position 3c de [...] un excédent de la promesse vétéro-testamentaire, [...] auquel les
chrétiens se tiennent fermement avec Israël, soit l'on voit dans le Christ,
l'introduction). Il faut affirmer les deux choses à la qui serait la nature spirituelle, l'abrogation de l'excédent de la promesse
fois : qu'Israël est la « racine sainte » (Romains 11, 17- vétéro-testamentaire » (p. 43) [trad. d.l.r.].
21), sans laquelle l'Église ne peut se comprendre elle - 1. MUSSNER essaie de préciser en quoi consiste (pour l'Église) la mission

même, et que la promesse faite à Abraham trouve son théologique (Heilsfunktion) de l'Israël postchrétien : 1) Le juif reste le
témoin de Dieu dans le monde, il est par là une preuve de Dieu. 2) Le juif
accomplissement « quasi in uno : et semini tuo, qui est est le témoin permanent du caractère concret de l'histoire du salut. 3) Le
Christus » (Galates 3, 16). juif est le témoin du Deus absconditus, dont les voies sont insondables.
2. Le juif ne laisse pas s'affaiblir l'idée messianique dans l'histoire.
3. Le juif actualise les essais pour un monde meilleur (Marx, Bloch : La
vision des prophètes se réfère primairement à la terre, et non au ciel).
c) N'est-ce pas une formidable surprise, quand [les chrétiens et les Juifs] 4. Israël est le témoin universel du « pas-encore » du vouloir divin, il
découvrent qu'ils peuvent prier en commun le « notre Père », pour s'engager représente par son Non la « réserve eschatologique » (« eschatologischer
à la sanctification du Nom, à la venue du Règne, à la réalisation de la Vorbehalt ») de Dieu. 7) Par Israël l'histoire de l'humanité est devenue
volonté du Seigneur (J. MOLTMANN, in Lapide/Moltmann, p. 35) [trad. une histoire sainte. Donc, 8) : Israël n'a pas cessé – malgré le « resserre-
d.l.r.] ment » (« Engpassfiihrung ») christologique dans l'Église – d'être aussi post
d) E. PRZYWARA, Rdmische Katholizitiit – allkirchliche Okumenizitcit, p. Christum, par ses souffrances inouïes, ensemble avec le Christ, le
526. serviteur souffrant et expiant pour les péchés du monde (Traktat pp. 78-87).

32 33
THÈME Hans Urs von Balthasar Le problème Église-Israël depuis le Concile

bien un eschaton historique, et alors se pose le dilemme Bibliographie sommaire


montré par M. Buber (« Gog et Magog » 1) : attendre le
BALTHASAR H.U. von, Einsame Zwiesprache. Martin Buber und
Messie dans la prière, ou alors le « hâter » par l'action das Christentum, Hegner, 1958.
(soit magique, soit marxiste : deux formes d' athéisme). « Die Wurzel Jesse », in Sponsa Verbi, 1960, p. 306 sq.
Donc : un Israël ou bien fidèle à la Tora, ou bien « libé- «Absolutheit des Christentums und Katholizitàt der Kirche », in W. KASPER
(Hrg.), Absolutheit des Christentums, Quaest. Disp., p. 79, 1977. BARTH
ral » : première contradiction. Karl, Kirchliche Dogmatik 11/2, 1942.
Mais à ne supposer pour la discussion qu'un Israël BEINERT W., Um das dritte Kirchenattribut. Kononia 1, Essen, 1950.
BLOY Léon, Le Salut par les juifs, 1892.
fidèle : à quelle Tora le sera-t-il ? À celle qui contient le BOUYER Louis, L'Église de Dieu, Cerf, 1970.
code sacerdotal (avec le temple et ses sacrifices), ou à BUBER Martin, Zwei Glaubensweisen, Zürich, 1950.
un code en quelque façon (mais laquelle ?) purgé : DAVIES W.D., Paul and the People of Israel, NTSt 1977-1978, p. 4-39. EHRLICH
E.L., « Geistige und religiose Stromungen im heutigen Judentum »,
deuxième contradiction entre un Israël « orthodoxe » et in F. HENRICH (Hrg.), Die geistige Gestalt des heutigen Judentums, Kosel,
un Israël « conservateur ». 1969, p. 13-38.
FÉRET H.M., L'Apocalypse, Corréa, 1942, dont « Patmos », 1955.
Resp. : De fait, il n'y a pas et ne peut pas y avoir une défini-
FESSARD Gaston, L'Actualité historique, DDB, 1960, I, p. 95sq.
tion juive d'Israël uniforme, car Dieu seul connaît la FREIBURGER RUNDBRIEFE, Beitrtige zur christlich jiidischen Begegnung, depuis
formule dernière de son mystère (voir 2b). 1948 jusqu'à 1983.
GNILKA Joachim, « Die Verstockung Israels », in Studien zum Alten und
Neuen Testament 3, Kosel, 1961.
c) Comment l'Église comprend l'Israël postchrétien
GOLLWITZER H./STERLING E. (Hrg.), Das gespaltene Gottesvolk, Berlin,
1968. HENGEL Martin, Judentum und Hellenismus, Tübingen, 1969.
Resp. : Qu'elle ne s'arroge pas de pouvoir en connaître le HUBY J., « Apocalypse et Histoire », in Construire XV ; « Autour de l'Apoca-

mystère. La théologie barthienne semble, dans sa ligne lypse », in Dieu Vivant, n° 5.


JOURNET Ch., Les Destinées d'Israël, Luf, Paris, 1945.
de fond, approcher le mystère autant qu'il se peut tout en JUDANT Denise, Les Deux Israëls, Cerf, 1960.
le respectant (Kirchliche Dogmatik I1/2, p. sq.). Judaïsme et christianisme, Dossier patristique, Cerf, 1969.
« L'homme ne peut et ne veut ici que prier, suivre et obéir » Jalons pour une théologie d'Israël, Cèdre, 1975.
KLAUSNER J., Jesus von Nazareth, Jérusalem, 1952.
(id., p. 194). LANDAU Lazare, De l'aversion à l'estime. Juifs et catholiques en France de
Le mystère (Romains 11, 25) ne consiste pas dans le chan- 1919 à 1939. Préface de J. MADAULE, Centurion, 1980.
gement attendu pour Israël, correspondant à son élection, (...) LAPIDE/MOLTMANN, Israel und die Kirche : ein gemeinsamer Weg ? Ein

celui-ci est déjà désigné et préparé par l'élection et la conver- Gesprdch, Munich, 1980.
LINDESKOG Gosta, Die Jesusfrage im neuzeitlichen Judentum, Uppsala, 1938,
sion des gentils, (...) mais plutôt dans l'incompréhensibilité du Darmstadt, 1973.
fait que cet événement ne se soit pas encore produit, que Paul MADAULE Jacques, Israël et le poids de l'élection, Centurion, 1983.
et avec lui l'Église entière ait à se débattre avec cette énigme MARITAIN Jacques, « L'Impossible Antisémitisme », in Questions de
(ibid., p. 329). conscience (DDB).
MAR QU ART F .W. , Die Entdeckung des Judentums fai r die christliche
Theologie, Israel im Denken Karl Barths, Munich, 1967.
MUSSNER Franz, Traktat über die Juden, Kosel, 1979.
OESTERREICHER Joh., The Rediscovery of Judaism, Institute of Judeo-Christian
Studies, South Orange, New Jersey, 1971.
« Kommentar zu Nostra Aetate », in Herderkommentar zu Vatican II,
Teil, 2, 1967.
1. Gog und Magog. Eine Chronik (L. SCHNEIDER, Heidelberg, 1949).

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THÈME ______________________ Hans Urs von Balthasar Communio, n° XX, 3 – mai - juin 1995

Franz MUSSNER
Der Baum und die Wurzel. Israels Erbe als Anspruch an die Christen, Pustet, 1982.
PETERSEN Erik, Die Kirche aus Juden und Heiden, Hegner, 1932.
PRZYWARA Erich, « RSmische Katholizitât – allkirchliche 6kumenizitat », in
ott in Welt, Festschrift Karl Rahner, Bd. 2, Herder, 1964.
RATZINGER Josef, Volk und Haus Gottes in Augustins Lehre von der Kirche, Munich, 1934.

Église et judaïsme
ROSENSTOCK-HUESSY E., Des Christen Zukunft, Munich 1955, Siebenstern 1965.
ROSENZWEIG Franz, L'Étoile de la Rédemption, Seuil, Pa ris, 1982.
RUETHER Rosmary Radford, Faith and Fratricide, New York, 1974.
THEOLOGISCHE BERICITrE 3, Judentum und Kirche : Volk Cottes, Benziger, 1974.
THOMA Clemens, Christliche Theologie des Judentums, Pattloch, 1978.
WERBLOWSKY R.J. Zwi, « Thora als Gnade », in Kairos 15, 1973, p. 156-173.
« Das nachbiblische jiidische Messiasverstandnis », in Jesus-Messias » ?
Heilserwartungen bei Juden und Christen, Pustet, 1982.

Le douloureux processus de rupture de l'Église


par rapport à Israël

C’EST UNE RÉALITÉ historique : dès le 1er siècle après Jésus-


Christ, l'Église s'est séparée de la communauté j u i ve .
C e l a n ' e s t p a s a r r i vé d u j o u r a u l e n d e m a i n . D'après
les récits des Actes des Apôtres, les communautés primitives de
Jérusalem se sentaient encore complètement liées au Temple.
« Tous les jours, d'un seul cœur, ils fréquentaient le Temple, et
rompaient le pain dans leurs maisons, prenant leur repas avec
allégresse et simplicité de cœur, louaient Dieu et avaient la
faveur de tout le peuple » (Actes 2, 46). Ils se rendaient
encore chaque jour au Temple, très vraisemblablement aux
deux temps de prière du Tamid (cf. Actes 3, 1 : « Pierre et
Jean montaient au Temple pour la prière de la neuvième
heure. ») La remarque : « Ils rompaient le pain dans leurs mai-
sons » qui se rapporte probablement à la célébration de
l'Eucharistie, en relation avec le repas des agapes, montre à
vrai dire déjà le début d'une existence particulière de la com-
munauté primitive, à côté d'Israël (pas encore contre lui), avec
Hans Urs von Balthasar, né en 1905 à Lucerne (Suisse), prêtre en 1936. une compréhension d'elle-même et une « conscience cultuelle »
Décédé le 26 juin 1988. Membre de la Commission théologique interna- qui lui étaient rattachées. Mais tout de suite de fortes tensions
tionale ; membre associé de l'Institut de France. Cofondateur de l'édition
allemande de Communio. Cardinal en 1988. Dernières publications en apparurent. Après le discours de Pierre sur le parvis du Temple
français : L'Heure de l'Église, « Communio », Fayard, 1986 et Espérer (Actes 3, 11-26), avec le reproche : « Le créateur de la vie,
pour tous, DDB, 1987. vous l'avez fait mourir », et l'annonce que « Dieu toutefois l'a

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THÈME Franz Mussner _______________________________________ Église et judaïsme

ressuscité des morts » (3, 15), « les prêtres, le commandant du L'antijudaïsme dans le Nouveau Testament
Temple et les Sadducéens s'avancèrent vers eux. Ils étaient furieux, L'antijudaïsme (« Antisémitisme ») que l'on rencontre dans
parce que les apôtres enseignaient le peuple et annonçaient en le Nouveau Testament a-t-il un rapport avec ce processus de
Jésus la résurrection des morts. Ils se saisirent d'eux... »
(4, 1 sq.). Le pouvoir d'enseignement revendiqué par les séparation ? C'est le cas dans I Thessaloniciens 2, 14-16 et
apôtres dans l'enceinte du Temple et leur annonce du Christ surtout dans les évangiles de Matthieu et de Jean, mais aussi
constituèrent les motifs de l'action violente exercée contre dans les Actes des Apôtres. Nous ne pouvons entrer que briè-
eux. Même si les discours des Actes des Apôtres ne devaient vement dans ce contexte. Tout d'abord on doit bien établir
être que des figures élaborées par son auteur, comme on le ceci : « Les antijudaïsmes néo-testamentaires font partie dans tous
suppose aujourd'hui de diverses manières, ils indiquent sans les cas du processus de séparation entre les juifs et les chrétiens,
aucun doute les véritables raisons qui ont mené à la séparation qui ne s'est pas accompli sans amertume ni blessures ». (G.
progressive de l'Église d'avec Israël. Ces raisons se rapportaient Theissen1) et qui s'est vraiment produit « avec amertume et
avant tout à l'annonce christologique et sotériologique de blessures » des deux côtés.
l'Eglise primitive, qui n'était pas acceptable pour beaucoup Dans l'Épître aux Thessaloniciens (2, 14-16), l'apôtre
d'oreilles juives, ce qui est vrai encore aujourd'hui. Lorsque Paul et
Barnabé se rendirent, un jour de sabbat, à la synagogue d'Antioche reproche aux juifs d'avoir tué Jésus et les prophètes, de persécuter
de Pisidie (cf. Actes 13, 12-52) et qu'ils présentèrent leur les chrétiens, de ne pas plaire à Dieu et d'être mal intentionnés
proclamation du Christ par cette phrase incisive : « Sachez-le envers tous les hommes ; ils contrarieraient ainsi la mission
donc, frères, c'est par lui (Jésus, ressuscité par Dieu d'entre les des chrétiens auprès des incroyants, et leurs péchés atteindraient
morts), que la rémission des péchés a été annoncée, et que tout ce par là leur comble. Cela sonne fortement antijuif. En arrière-plan
que la Loi de Moïse ne pouvait réaliser efficacement, chaque se trouvent certes des expériences missionnaires particulières,
croyant peut l'obtenir par lui » (Actes 13, 38 sq.), alors [les juifs] mais les reproches ont été généralisés par Paul et ont revêtu les
« contredisaient les paroles de Paul et criaient au blasphème », stéréotypes verbaux de l'antisémitisme antique. Dans l'Épître
sur quoi les deux missionnaires « expliquèrent avec franchise : aux Romains, écrite plusieurs années après, Paul s'exprime
C'était à vous d'abord qu'il fallait annoncer la Parole de Dieu. de façon toute différente : certes il revient sur
Mais puisque vous la repoussez (• . •) maintenant nous nous
tournons vers les païens » (13, 45 sq.). Ainsi la rupture entre l'endurcissement d'Israël qui parle contre l'Évangile, mais
l'Eglise et Israël est déjà assez clairement exprimée. Et elle, sera simultanément il annonce le salut de « tout Israël » par le
constatée de manière définitive, lorsque Paul, à Rome, proclamera « Sauveur de Sion » (le Christ de la Parousie) (Romains 11, 25
l'Évangile sans grand succès aux juifs de cette ville. Il les sq.). Entre-temps il a renoncé à son propre « antijudaïsme »2.
congédie, les laissant à leur « endurcissement » annoncé par Isaïe
(6, 9 sq.) et ajoute encore : « Sachez-le maintenant : c'est aux
païens qu'a été envoyé le salut de Dieu. Eux, au moins, ils mentaire des Actes des Apôtres dans la nouvelle Bible Echter, Würzburg,
écouteront ! » (Actes 28, 25- 28). Au moment de la rédaction des 1988. F. MUSSNER, « Das Neue Testament als Dokument für den
Actes des Apôtres, le processus de rupture entre l'Église et Israël Abldsungprozess der Kirche von Israel », dans Die Kraft des Wurzel.
Judentum Jesus-Kirche, Fribourg, Bâle, Vienne, 1989, p. 164-171.
était déjà bien avancé 1.
1 G. THEISSEN, « Aporien im Umgang mit den Antijudaismen des
Neuen Testament », dans E. BLUM, Die Hebraïsche Bibel und ihre
zweifache Nachgeschichte (en hommage à R. Rendtorff), Neukirchen,
Vluyn, 1990, p. 535-553.
1. Voir à ce sujet F. MUSSNER, « Die Erzählintention des Lukas in der 2 Voir à ce sujet F. MUSSNER, Pauliner Antijudaismus ? Zum
Apostelgeschichte », dans Dieses Geschlecht wird nicht vergehen, Juden- Widerspruch zwischen ! Th 2, 14-16 und Rm 9-11, dans Dieses
tum und Kirche, Fribourg, Bâle, Vienne, 1991, p. 101-114, et mon corn- Geschlecht wird nicht vergehen (cf. n. 1), p. 73-76.

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THÈME Franz Mussner _______________________________________ Église et judaïsme

Dans l'évangile de Matthieu, on est frappé par la tonalité Mais Grässer voit, à juste titre, le motif premier, non pas
antijuive et antipharisienne, particulièrement dans les malé - dans l'histoire de l'époque, mais au contraire dans « la nature
dictions dans Matthieu 23, 13-33 et dans les menaces de résolument théologique du concept [de juif] donné comme un
condamnation qui s'y rapportent dans Matthieu 23, 34-36, ou paradigme de la crise signifiée dans l'Apocalypse : elle
bien dans la parabole des mauvais vignerons (Matthieu 21, opère une séparation entre le monde et les croyants1. » À cet
33-46). La prétendue « automalédiction » du peuple juif au égard, l 'évangéliste en appelle à la conscience de sa commu-
cours du procès de Jésus devant Ponce Pilate, comme on peut nauté destinataire. Il ne faut pourtant pas oublier que l'on
le lire dans Matthieu 27, 25 : « Alors le peuple entier s'ex- peut lire également dans l'évangile de Jean : « Le salut vient
clama : que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! », a des juifs » (Jean 4, 22)2 . Là-dessus, j'ai fait remarquer, dans
provoqué jusqu'à nos jours des effets dévastateurs. C'est mon Traité sur les juifs :
une particularité de Matthieu – la phrase terrible ne se trouve La chrétienté d'aujourd'hui a-t-elle le droit d'oublier cette
pas dans la source de Marc. Le commentateur éminent d e phrase ? Si la chrétienté ne l'avait jamais oubliée, un antisé-
Matthieu, U. Luz, fait là-dessus la remarque suivante : mitisme théologique, avec ses terribles effets, n'aurait peut-
« La vérité de cette scène affreuse n'est pas, pour lui (l'évan- être pas été possible. Les phrases sont lourdes de consé-
géliste Matthieu), historique : il a ressenti, à son époque, que quences!3
tout son peuple, Israël, refuse Jésus ; cette expérience, il la Cependant, il faut se demander, par principe, si on peut
transpose dans la vie de Jésus et exprime ce qu'elle signifie pour vraiment parler d'un « antijudaïsme » néo-testamentaire. En effet,
le peuple 1. » il faut retenir les points suivants : 1. La critique de la Loi ne
Dans l'évangile de Jean, on rencontre aussi un fort « anti- s'identifie pas à l'antijudaïsme ; la critique de la Loi est au
judaïsme », que ce soit déjà dans le concept de « juif » fré- contraire un phénomène interne au judaïsme. 2. La
quemment chargé d'accents négatifs, ou plus particulière - « critique d'Israël » n'est pas non plus identifiable à l'antiju-
ment dans les invectives acerbes de Jésus contre les juifs : daïsme – on rencontre une critique massive d'Israël égale -
« Vous, vous êtes d'en bas, moi, je suis d'en haut ; vous, vous ment chez les prophètes ou dans les Psaumes. 3. La foi des
êtes de ce monde, moi, je ne suis pas de ce monde » (Jean 8, chrétiens, dans ses fondements christologiques et sotériolo-
23). « Vous avez pour père le diable, et ce sont les désirs de giques, s'est édifiée à partir de la distanciation d'avec la foi
votre père que vous voulez accomplir » (Jean 8, 44). Le spécialiste
du Nouveau Testament E. Grässer remarque, à propos de Jean 8,
37-47 : 1 « Les juifs comme fils du diable dans Jean 8, 37-47 », dans E.
GRASSER, Des Alte Bund im Neuen, Exegetische Studien zur Israelfrage im Neuen
C'est une opinion commune et durable chez les exégètes,
Testament, Tubingen, 1985, p. 155-167. Parmi la volumineuse littérature
que cette extrême agressivité de la polémique antijuive du consacrée à l'« antijudaïsme » johannique, il faut mentionner au moins quelques
quatrième évangile est interprétée d'un point de vue purement contributions. E. GRASSER, « Die antijüdische Polemik in Johannes-
historique comme un reflet des conflits de cette époque entre evangelium », ibid., p. 135-153. R. LEJSTNER, Antijudaismus in Johannes-
l'Église et la synagogue, tels que notre auteur a pu les vivre evangelium : Darstellung des Problems in der neuzeren Auslegungs -
au tournant du Ier siècle. geschichte und Untersuchung der Leidensgeschichte, Berne, Francfort,
1974. M. BRUMLIK, « Johannes : dans judenfeindliche Evangelium », dans
Kirche und Israël, 2, p. 102-113, 1989. E. STEGEMANN, Die Tragödie des
1. U. Luz, Die Jesusgeschichte des Matthiius, Neukirchen-Vluy, 1993, Nähe. Zu den judenfeindliche Aussagen des Johannesevangelium, ibid., p. 114-
p.152 sq. Voir aussi U. Luz, De Antijudaismus in Matthtiusevangelium 122. F. MUSSNER, Traktat über die Juden, Munich, 1988, p. 281-291).
als historisches und theologisches Problem, Eine Skizze, dans EvTh 53 2. Voir plus précisément chez F. MUSSNER, ibid., p. 49-51.
(1993), p. 328-341. 3. Ibid., p. 51.

40 41
Franz Mussner _______________________________________ Église et judaïsme
THÈME

juive, ce qui est vrai également dans le sens inverse. 4. Les que l'Holocauste a modifié notre perception des textes bibli-
enseignements christologiques de l'Église primitive condui - ques, il a une fonction aussi bien d'herméneutique que de
saient nécessairement à une nouvelle compréhensio n de méditation dans le contexte de leur réception (D. Sänger) 1.
l'Ancien Testament ', mais en relation avec la ferme convic-
tion que c'est le même Dieu qui, dans l'histoire d'Israël 8. L'oubli persistant d'Israël, par l'Église et les Églises, ne
peut être contesté.
comme dans l'histoire de Jésus, a agi comme « le Dieu unique »,
qui n'est pas seulement le Dieu des juifs, mais aussi celui des
païens (cf. Romains 3, 29). 5. « Dans le Christ, le Dieu La nouvelle conception de l'Église et des Églises2
d'Israël s'est précisément défini comme le Dieu qui tient
fidèlement ses promesses d'une manière nouvelle ; c'est Même si au cours de l'histoire de l'Église (et de l'histoire
pourquoi le témoignage de Jésus-Christ ne peut absolument politique) il y a eu un certain nombre de publications favorables
pas être interprété et utilisé, comme cela est arrivé trop sou- aux juifs, sous la forme de « sauf-conduits », une nouvelle
vent, de manière hostile au judaïsme » (D. Sänger)2. 6. Il faut conception s'est établie, avec un succès réel, au sein de l'Église
faire la distinction entre les conceptions affirmées par les catholique avec le décret Nostra Aetate du Concile Vatican II
auteurs du Nouveau Testament et leurs effets historiques (n° 4). Ses principales déclarations sont les suivantes :
ultérieurs, à propos desquels on ne peut nier que les formula-
tions critiques du Nouveau Testament à l'encontre des juifs L'Église est « liée spirituellement à la descendance
d'Abraham ».
ont exercé sans relâche une influence historique dominante, et en
partie jusqu'à nos jours3. L'Église a reçu d'Israël la révélation de l'Ancienne
7. On ne doit ni ignorer, ni effacer les affirmations cri- Alliance, qui a trouvé son expression écrite dans « l'Ancien
tiques du Nouveau Testament envers les juifs, mais elles sont Testament ».
à interpréter de manière critique. Depuis l'Holocauste, on ne
L'Église est nourrie par la « racine de l'olivier franc ».
peut plus, théologiquement, se dérober à cette tâche. Alors
L'Église reconnaît les privilèges d'Israël dans l'histoire du
salut, tels qu'ils ont été énumérés par l'apôtre Paul dans
1. Comparer à ce sujet F. MUSSNER, « Die Auslegung des Alten Testaments Romains 9, 4 sq.
in Neuen Testament und die Frage nach des Freiheit und Ganzheit der
Bibel », dans C. DOHMEN et F. MUSSNER, Nur die halbe Wahrheit ?
Für die Einheit der ganzen Bibel, Fribourg, Bâle, Vienne, 1993, p. 75-121.
2. D. SÄNGER, Die Verkiindigung des Gekreuzigten und Israel, Studien 1 D. SÄNGER, op. cit., p. 294.
zum Verhiiltnis von Kirchz und Israel bei Paulus und im frühen Christentum, 2 Voir particulièrement à ce sujet R. RENDTORFF et H.H. HENRIX, Die
Tübingen,1994, p. 294 sq. (un travail remarquable). Kirchen und das Judentum. Dokumente von 1945-1985 (Paderborn, Munich,
3. Cette influence historique parfois dévastatrice ne peut pas être exposée ici. 1989). Ce gros livre comprend des « Publications catholiques », des
Signalons, en ce qui concerne les domaines ecclésiologiques et théologiques, « Publications évangéliques », des « Publications juives » et des « Publica-
K.H. RENGSTORF et S. von KORIZFLEISCH, Kirche und Synagoge. tions c ommunes judéo-chrétiennes », avec une introduction. Voir aussi
F. MUSSNER « Le Dialogue entre juifs et catholiques depuis 1945.
Handbuch zur Geschichte von Christen und Juden. Darstellung und
Quellen, 2 vol., Stuttgart, 1968. H. SCHREEKENBERG, Die christlichen Panorama et réflexions », dans Dieses Geschlecht wird nicht vergehen (cf.
Adversus-Judaeos-Texte und ihr literarisches und historisches Umfeld, vol. n°1), p.9-20. H. FRANKENMOLLE, « Jiidisch-christlicher Dialog.
1 (I"-xr siècle), Francfort, Berne, 1990, vol. II (XIe`-XIIIe siècle), Francfort, Intereligiöse und innerchristliche Aspekt », dans Catholica, 46 (1992),
p. 114-139. K.J. KUSCHEL, « Die Kirche und das Jüdentum. Kon-
Berne, 1991. H. LIEBESCHÜTZ, Synagoge und Ecclesia. Religioneschichtliche
Studien über die Auseinandersetzung der Kirche mit dem Judentum im sens und Dissensanalyse auf des Basis neuerer kirchlicher Dokumente »
Hochmittelalter, Heidelberg, 1983. dans Stimmen der Zeit 117 (1992), p. 147-162.
42 43
THÈME Franz Mussner _______________________________________ Église et judaïsme

Jésus, Marie sa mère, ses apôtres et « la plupart de ces disciples Document de travail du cercle d'échanges « juifs et chrétiens »
qui ont annoncé au monde l'évangile du Christ », étaient issus du du comité central des catholiques allemands : « Points importants
judaïsme. du dialogue théologique judéo-chrétien » du 8 mai 1979.
Les juifs sont « toujours aimés de Dieu à cause de leurs Mise au point des évêques allemands « Sur le comportement
pères » (cf. Romains 11, 28). de l'Eglise envers le judaïsme », du 28 avril 1980, à propos
L'Église attend, avec les juifs, le « jour du Seigneur », qui de laquelle le pape, dans son discours devant le Consistoire
seul apportera au monde la rédemption définitive. central des juifs d'Allemagne à Mayence, le 17 novembre
1980, faisait remarquer : « Mon souhait pressant est que cette
L'Église se doit, au regard du riche héritage spirituel mise au point devienne une réalité spirituelle pour tous les
d'Israël, d'« encourager la connaissance et l'attention réci- catholiques en Allemagne ! »
proques ».
Les juifs ne « doivent pas être considérés comme rejetés ou
maudits par Dieu ». Le Concile enseigne formellement que Le pape Jean-Paul Il et les juifs
les événements de la Passion de Jésus ne doivent être mis à
la charge « ni indistinctement de tous les juifs vivant alors, Aucun pape ne s'est exprimé aussi abondamment et aussi
ni des juifs d'aujourd'hui ». positivement que le pape Jean-Paul II à propos du peuple
La commission du Vatican pour les relations avec le juif. Pratiquement à chacun de ses voyages pastoraux, il
reçoit une délégation des juifs, comme en son temps à
judaïsme a publié le Ier décembre 1974 des « Directives et Mayence. Il en revient d'ailleurs toujours au décret conci -
orientations pour la mise en application de la déclaration du liaire Nostra Aetate. Lui-même écrit dans son livre-interview
Concile Nostra Aetate, Article 4 » et, le 24 juin 1984 des bien connu Entrez dans l'espérance :
« Orientations pour une juste présentation des juifs et du
judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l'Église Lors de mes voyages apostoliques dans le monde, j'essaie
ainsi toujours de rencontrer les représentants des communautés
catholique », avec ces phrases importantes :
juives. La visite à la synagogue de Rome' a cependant été pour
L'histoire d'Israël (...) est une réalité historique et un signe
moi une expérience tout à fait exceptionnelle. (...) Il m'a été
dans le plan de Dieu, qui requiert une interprétation. Dans
donné, pendant cette mémorable visite, de désigner les juifs
tous les cas il faut se libérer de la conception traditionnelle
comme nos frères aînés dans la foi. Ce que j'ai dit là n'a fait que
selon laquelle Israël est un peuple frappé d'un châtiment, qui
résumer ce qu'a dit le Concile et ces paroles reflètent une
n'est épargné que pour constituer un argument vivant de
conviction profonde de l'Église. (...) Ce peuple extraordinaire
l'apologétique chrétienne. Il demeure le peuple élu, l'olivier
continue à porter en lui les signes de l'élection divine. (...) En
franc, sur lequel les païens sont greffés comme des rejetons.
vérité, Israël a payé très cher son « élection ». Et peut-être
Il faut ensuite signaler au moins trois documents ulté - grâce à ce prix, cette nation est-elle devenue plus semblable au
rieurs, qui abordent le nouveau comportement observé dans Fils de l'Homme qui était fils d'Israël selon la chair. Le deux
l'Église, du côté catholique, envers le judaïsme : millième anniversaire de sa venue en ce monde sera une fête
aussi pour les juifs.
– Conclusion du synode général des évêques allemands de
la République fédérale allemande : « Notre espérance. Une
profession de foi de notre temps », du 22 novembre 1975.

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THÈME _____________________________ F r a n z M u s s n e r __________________________________ Église et judaïsme

Israël et les juifs dans le Catéchisme de l'Église Rénovée 1 . Le pape a parlé expressément à Mayence de
catholique « l'Alliance qui n'a jamais été dénoncée par Dieu » avec un
Par bonheur, la nouvelle perception du peuple juif par clin d'œil aux juifs ! Et pour ce qui concerne le thème de la
l'Église catholique se reflète aussi très clairement dans ce Loi (Tora, Halacha), il est remarqué avec raison dans le n°
Catéchisme. On y rappelle l'élection d'Israël : « Notre Créa- 710: « L'oubli de la Loi et l'infidélité à l'Alliance abo utis-
teur s'est choisi Israël comme son peuple » (n° 1961). Israël sent à la mort » et dans le n° 709: « La Loi, signe de la pro-
est le peuple sacerdotal de Dieu, « celui qui porte le nom du messe et de l'Alliance, aurait dû régir le cœur et les institu-
Seigneur » (Deutéronome 28, 10). Il est le peuple de ceux « à tions du peuple issu de la foi d'Abraham », ce qui était loin
qui Dieu a parlé en premier »... le peuple des «frères aînés » d'être le cas comme l'Ancien Testament en témoigne. On
dans la foi d'Abraham (n° 63), auxquels il «fait connaître rappelle aussi dans le n° 708, en référence à saint Paul, que
son nom » (n° 203), celui de « Père » (n° 238). « L'amour de « la pédagogie de Dieu apparaît spécialement dans le don de
Dieu pour Israël est comparé à l'amour d'un père pour son la Loi ». « La lettre de la Loi a été donnée comme un péda-
fils. Cet amour est plus fort que l'amour d'une mère pour ses gogue pour conduire le peuple vers le Christ » (Galates 3,
enfants » (n° 219), en rapport avec la citation de Jérémie 31, 4). Mais après qu'on eut entendu, précisément dans le
3 dans le n° 220: « Je t'ai aimé d'un amour éternel, et c'est domaine d'une catéchèse inadaptée à bien des égards, des
pourquoi je t'ai conservé ma faveur. » L'appel de Dieu à
Israël est sans repentance (n° 839, renvoi à l'Épître aux déclarations alimentées par les préjugés du christianisme à
Romains 11, 29). La formulation du n° 762 est intéressante : propos de la conception « légaliste » des juifs, la compréhen-
« Par son élection Israël doit être le signe du rassemblement sion juive authentique de la vie à la lumière de la Tora et de
futur de toutes les nations » ; ce « rassemblement » est à la Halacha devait être abordée dans un catéchisme d'après
l'évidence l'objectif du salut de Dieu'. Dieu est le «Père» Auschwitz, de façon à éviter tout antijudaïsme fondé sur
d'Israël plus encore en raison de l'Alliance et du don de la le thème de la Loi2. Ce que Jésus et la Loi demandent (cf. n°s
Loi à Israël, son « fils premier-né » (Exode 4, 22) (n° 238). À 577-582), on le trouve dans le n° 581 : « Jésus n'abolit pas
ce propos, deux mots clés sont cités : l'« Alliance » et « la la Loi, mais l'accomplit, en fournissant de manière divine
Loi » (Tora). Dans le n° 762 il est rappelé à cet égard que les son interprétation ultime : "Vous avez appris ce qui a été dit
prophètes accusent Israël « d'avoir rompu l'Alliance et de aux ancêtres... moi je vous le dis" (Matthieu 33, 34). » A cet
s'être comporté comme une prostituée. Ils annoncent une égard il ne faut pas perdre de vue, ce qui arrive encore trop
Alliance nouvelle et éternelle » (renvoi à Jérémie 33, 31-34 ; souvent dans le domaine de la catéchèse, que la particule
Isaïe 55, 3). Les prophètes parlaient à point nommé des rup- grecque de, qui d'habitude est traduite par « mais », ne pos-
tures répétées de l'Alliance par Israël, mais la formulation du sède, dans les « antithèses » du Sermon sur la montagne,
n° 762 aurait pu être toutefois mal comprise, comme si Dieu aucune signification d'hostilité ou d'opposition, mais bien
avait de ce fait définitivement dénoncé l'ancienne Alliance plutôt celle d'une extension : « je vous le dis encore plus »,
rompue par Israël, alors qu'en réalité la nouvelle Alliance de
Dieu avec Israël (pas avec les Gentils !) sera une Alliance 1 Voir à ce sujet F. MUSSNER, « Der von Gott nie gekündigte Bund.
Fragen an Rm 11, 27 », dans Dieses Geschlecht wird nicht vergehen (cf.
n° 1), p. 39-49.
2 Voir à ce sujet F. MUSSNER, « Das Toraleben im jüdischen Versti
1. Voir à ce sujet F. MUSSNER, « Heil für aile. Der Grundgedanke des ndnis », dans Die Kraft der Wurzel (cf. n° 1), p. 13-26 ; K. MULLER, «
Römerbriefs », in Dieses Geschlecht wird nicht vergehen (cf. n° 1), p. 2938. Beobachtungen zum Verhàltnis von Tora und Halacha in friihjtidischen
Quellen », dans J. BROER, Jesus und das jüdische Gesetz, Stuttgart, Berlin,
Cologne, 1992, p. 105-134.
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THÈME _________________________________ F r a n z M u s s n e r __________________________________ Église et judaïsme

C’est le renforcement de la Tora par J ésus ! Cf. le Les pharisiens étaient (...) un mouvement de sanctification
n° 580: « Jésus accomplit la Loi jusqu'à prendre sur lui la des laïcs revenus en Palestine, parmi les Hasidim de l'époque
malédiction de la Loi » (Galates 13, 13) encourue par ceux des Maccabées, dont le but était avant tout la sanctification
qui ne pratiquent pas tous les préceptes de la Loi (Galates rituelle de la vie quotidienne dans Eretz Israel, dans la sain-
teté demandée par les prêtres. Toute la terre promise par Dieu à
13, 13).
son peuple élu devait se conformer à la sainteté de Dieu.
À propos du procès de Jésus de Nazareth, la note du (M. Hengel)1
Catéchisme qui accompagne les nos 597 et suivants est impor-
La sanctification du quotidien sur la terre d'Israël, telle
tante : « Les juifs ne sont pas collectivement responsables de
était la préoccupation fondamentale des pharisiens ! Et c'était
la mort de Jésus », comme l'indique Nostra Aetate n° 4, de
également celle de Jésus. Que les pharisiens, avec lesquels
même que la formulation du n° 597: « Encore moins peut-
Jésus a débattu sur des questions touchant la Halacha, aient
on, à partir du cri du peuple : "Que son sang soit sur nous et
été considérés dans les évangiles comme les adversaires per-
sur nos enfants" (Matthieu 27, 25) étendre la responsabilité
sonnels de Jésus, tient historiquement au fait qu'ils étaient,
aux autres juifs dans l'espace et dans le temps. » Ici on pour-
dans une certaine mesure, le seul groupe à avoir survécu à la
rait encore remarquer que les juifs ne doivent pas être pré-
catastrophe de l'année 70 après J.-C. Les instigateurs du pro-
sentés comme « déicides », ce qui est souvent arrivé depuis
cès de Jésus n'étaient pas les pharisiens, mais, d'après le
Méliton de Sardes, cette idée qui a si largement égaré les
témoignage des évangiles, les sadducéens. De toute façon, le
chrétiens : tout ce que les juifs ont subi au cours de leur his -
processus qui a conduit au procès de J ésus n'a rien à voir
toire depuis le Christ, y compris l'holocauste, serait le juste
avec une « tragique méprise » (n° 591) du grand Conseil,
châtiment de leur « déicide » !
mais tient à la réponse incroyable de Jésus, qui conduit le
En ce qui concerne le thème récurrent des « pharisiens »,
Sanhédrin à le juger sur la base de sa foi dans le Dieu unique
qui apparaissent dans les récits évangéliques à côté des
(« Schema Israel »), Jésus de Nazareth étant un « blasphéma-
scribes comme les adversaires personnels de Jésus, le n° 575
teur » qui mériterait la morte.
insiste avec raison sur une certaine affinité de Jésus avec les
Et quand on évoque dans le n° 436: « Dans sa triple fonc-
convictions des pharisiens, ce qui est signalé dans le n 579 :
tion de prêtre, prophète et roi, Jésus a accompli l'espérance
« Le principe de l'intégralité de l'observance de la Loi, non
messianique d'Israël », on met en parallèle l'objection juive :
seulement dans sa lettre, mais dans son esprit, était cher aux
il n'était pas le messie, car en réalité l'espérance messianique
pharisiens. En le mettant en valeur pour Israël, ils ont
n'a pas été accomplie, en particulier l'annonce par les pro -
conduit beaucoup de juifs du temps de Jésus à un zèle reli-
phètes d'Israël de la paix pour tous les peuples et la justice
gieux extrême. » Mais s'il faut lire à ce sujet que « si ce zèle
universelle des temps messianiques pour tous les hommes, en
ne voulait pas se résoudre en une casuistique hypocrite, il ne
pouvait que préparer le peuple à cette intervention de Dieu particulier les pauvres. À mon avis, un catéchisme devrait
inouïe », une telle phrase pourrait réveiller chez des lecteurs
non avertis les anciens préjugés, selon lesquels les pharisiens 1 « Der vorchristliche Paulus », dans M. HENGEL et U. BECKEL, Paulus und
auraient été des casuistes hypocrites. De tels préjugés ont das antike Judentum, Tübingen, 1991, p. 177-291. Voir aussi J. NEUSNER,
notoirement joué un grand rôle dans la prédication et la caté- Das pharisdische und talmudische Judentum, Tübingen, 1984 (un livre
chèse. Dans l'esprit de la déclaration du Vatican du 24 juin particulièrement instructif).
2 Cf. MUSSNER, « Der Anspruch Jesu », dans Die Kraft der Wurzel (voir
1985, il fallait, en vue de démonter ces préjugés, parler, dans n° 1), p. 104-124. F. MUSSNER, Glaubensüberzeugung gegen Glaubensü-
un Catéchisme, de la volonté authentique des pharisiens, berzeugung. Bemerkungen zum Prozess Jesu, op. cit., p. 125-136.
d'après l'état de la recherche actuelle :
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aborder cette objection, ainsi que la question, également per- drait du fait que Jésus sera reconnu de tout Israël. « Tout
tinente du point de vue catéchétique, qui en découle : qu'est- Israël sera sauvé » à la parousie par le « Sauveur de Sion »,
il survenu de nouveau dans le monde par Jésus de Nazareth ? le Seigneur revenu à la fin des temps, par la « sola gratia »,
(une question à laquelle il n'est pas si facile de répondre)1. la « grâce seule », comme Jésus l'a dit lui-même : les juifs
eux aussi seront appelés à la rencontre du Christ de la parou-
D'après le n° 60, le peuple issu d'Abraham « sera la sie : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! » (Mat-
racine sur laquelle seront greffés les païens devenus croyants » thieu 23, 39)'. Le juif demeure, jusqu'à la parousie du Sei-
(d'après Romains 11, 17-18-24), comme l'« olivier sauvage » gneur, à côté de l'Eglise comme signe vivant de la réalité de
sur 1' « olivier franc », ainsi que l'apôtre désigne Israël, parce l'histoire du salut'.
que l'Église ne doit jamais s'élever avec arrogance ni au-des-
sus d'Israël, ni non plus au-dessus des juifs « endurcis », Je voudrais m'arrêter là dans cette partie de ma contribu-
mais doit les craindre, parce qu'elle aussi peut être également tion, à propos de laquelle je voudrais faire remarquer que les
« émondée » par Dieu (cf. Romains 11, 20-22). Dans le auteurs du Catéchisme de l'Église catholique se sont efforcés
n° 751, le catéchisme en vient à la notion d' « Église » pour loyalement d'écrire sur le comportement de l'Église envers
parler de son origine étymologique et l'associe avec raison à Israël conformément au décret conciliaire Nostra Aetate, n° 4.
l'« assemblée du peuple élu devant Dieu (...) surtout pour À vrai dire, il reste des desiderata que je me suis permis
l'assemblée du Sinaï, où Israël reçut la Loi et fut constitué d'exprimer. Par principe, je pense que la catéchèse d'après
par Dieu comme son peuple saint ». La phrase suivante pour- Auschwitz ne peut être la même que celle d'avant Auschwitz'.
rait cependant donner lieu à un grave malentendu : « La pre- On aurait dû penser davantage à cet aspect lors de la rédac-
mière communauté de ceux qui croyaient au Christ se recon- tion de ce « catéchisme mondial » ; car Auschwitz concerne
naît héritière de cette assemblée et se désigna ainsi comme le monde entier, parce qu'il existe partout des juifs.
"l'Église". » Le concept d'« héritière » pourrait aisément se
comprendre à tort dans le sens de la prétendue théorie de la
substitution, d'après laquelle l'Eglise a pris la place d'Israël, À propos de l'accord fondamental
et qui a joué à l'évidence un rôle désastreux dans l'histoire entre le Saint-Siège et l'État d'Israël
de l'Eglise.
Il n'entre pas dans le propos de mon exposé d'analyser les
Le n° 674 aborde la parousie du Seigneur : « La venue du éléments politiques de cet accord fondamental de la plus
messie glorieux est suspendue à tout moment de l'histoire à
sa reconnaissance par "tout Israël" (Romains 11, 26), dont haute signification, mais plutôt d'avoir en vue les éléments
une partie s'est endurcie (Romains 11, 25) dans l'incrédu-
lité" (Romains 11, 20) envers Jésus. » Nulle part dans le 1 Voir aussi à ce sujet F. MUSSNER, « Israels "Verstockung" und
Nouveau Testament, et certainement pas non plus dans Rettung nach Rm 1-11 », dans Die Kraft der Wurzel (cf. n° 1°, p. 39-54).
Romains 11, on ne lit qu'avant la parousie du Seigneur aura 2 Voir F. MUSSNER, « Warum muss es den Juden post Christum
lieu une « conversion massive » des juifs à l'évangile, et que noch geben ? Reflexionen im Anschluss an Romains 9-11 », dans
« la venue du Messie (...) à ce moment de l'histoire » dépen- Dieses Geschlecht wird nicht vergehen (cf. n° 1), p. 51-59.
3 Voir mon essai, « Catechese nach Auschwitz », dans H.F.
ANGEL et U. HEMEL, Basiskurse in Christsein (en l'honneur de Wolfgang
Nastainczyk), Francfort, 1992, p. 434-439. Voir aussi antérieurement S.
1. Voir à ce sujet F. MUSSNER, « Was ist durch Jesus von Nazareth Neues LEIMGRUBER, « Von der Verketzerung zum Dialog. Darstellung der
in die Welt gekommen ? Die Antwort des Neuen Testaments », dans Die Juden im christlichen Religionsunterricht », dans ZkTh 112 (1190), p.
Kraft der Wurzel (cf. n° 1), p. 140-150. 288-303 (avec les références).

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théologiques qui y sont abordés, d'autant qu'on peut lire et la nouvelle conception par l'Église de ses « racines » grâce
entendre qu'il s'agit à ce propos d'un événement exclusive - au Concile Vatican II avec son décret Nostra Aetate, n° 4 – et
ment politique entre le Saint-Siège et l'État d'Israël. L'ac- déjà l'article 1 de l'accord mentionne expressément ce décret
cord, dans sa nature même, est vraiment d'abord un événe - dans le § 2 ! D'après l'article 2 (§ 2), le Saint-Siège saisit
ment politique, bien que ni l'État d'Israël ni le Saint-Siège ne l'occasion de cet accord pour « répéter sa condamnation de
soient des entités purement politiques, mais l'un et l'autre la haine, de la persécution et de toutes les autres formes de
possèdent cependant une dignité théologique, même si cela manifestations d'antisémitisme contre le peuple juif et les
est contesté, comme on peut le comprendre, du côté arabe juifs pris individuellement, et cela de tout temps, pour
dans le cas de l'État d'Israël. Dans l'article 11 (§ 2), le Saint- toujours et de quelque côté que ce soit. En particulier, le
Siège parle de son « caractère spécifique ». Où peut-on voir Saint-Siège déplore les attaques contre les juifs et la
les éléments théologiques de l'accord, qui fut signé le profanation de synagogues et de cimetières, des faits qui
30 décembre 1993 ? Ils se trouvent dans le préambule, à pro- portent injure à la mémoire des victimes de l'Holocauste,
pos du caractère unique et de la signification universelle de en particulier quand ils se produisent aux endroits mêmes
la « Terre sainte ». Cela trouve son fondement dans l'histoire qui sont devenus des témoignages de l'Holocauste ». La
sainte, qui commence avec Abraham, et non dans l'histoire condamnation de tout antisémitisme reprend ce qu'on peut
politique. Le caractère spécifique de la Terre sainte découle lire dans le décret Nostra Aetate, et la mémoire des victimes
de ce que Eretz Israel est le pays de Dieu et de son peuple et des lieux de l'Holocauste vont bien au-delà d'une
élu. « Dieu s'est fait connaître en Juda, son nom est grand en manifestation politique. Ce que l'article 5 qualifie d'«
Israël » (Psaumes 76, 2). Et la « signification universelle » intérêt commun » pour le Saint-Siège et l'État d'Israël en vue
de la Terre sainte découle de ce que YHWH, le Dieu d'Israël, du « développement des pèlerinages chrétiens dans les lieux
est en même temps le Créateur et le Seigneur du monde, et saints » a un caractère religieux ; car les pèlerinages ne
son Fils incarné, Jésus le Messie, est né sur la terre d'Israël, y a sont pas des voyages d'étude, mais des pèlerinages vers
« souffert, y fut crucifié, y est mort, y a été enseveli et y est les lieux saints d'une Terre sainte ! Ils offrent l'occasion,
ressuscité d'entre les morts », et y est devenu le « Sauveur du d'après le § 2, « d'une meilleure compréhension entre le
monde », parce qu'il est mort « pour tous les hommes ». pèlerin et les populations et religions d'Israël », et sont liés à
Il en est de même dans la formulation de l'accord : la rencontre et à la réconciliation œcuméniques.
« conscient de la nature particulière des relations entre Le pape Jean-Paul II écrit dans son livre Entrez dans
l'Église catholique et le peuple juif, du processus historique l'espérance (p. 161 sq.) :
de la réconciliation et de la croissance de la compréhension Je me réjouis du fait que, dans le contexte du processus de
réciproque et de l'amitié entre catholiques et juifs. » Cette paix en cours au Moyen-Orient, malgré bien des difficultés et
phrase a une connotation essentiellement théologique et non des obstacles, grâce à l'initiative d'Israël, l'instauration de rela-
politique. La « nature particulière des rapports » entre tions diplomatiques entre le Siège apostolique et Israël soit
devenue possible. Quant à la reconnaissance de l'État d'Israël,
l'Église et le peuple juif rappelle involontairement aux théo-
je tiens à souligner que je n'en ai jamais contesté le principe.
logiens la relation fondamentale que Paul exprimait par la
formule : « Ce n'est pas toi (l'Église) qui portes la racine, Et dans une interview exclusive pour le magazine améri -
c'est la racine (Israël) qui te porte » (Romains 11, 18). Et la cain Parade du 3 avril 1994, le pape s'est exprimé ainsi :
mention du « processus historique de réconciliation et de la Il faut comprendre que les juifs, qui depuis 2 000 ans ont
croissance de la compréhension » et bien sûr de « l'amitié été dispersés parmi tous les peuples du monde, se soient déci-
entre catholiques et juifs » n'aurait pu se faire entendre sans
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dés à retourner dans le pays de leurs ancêtres. C'est leur droit Cet aspect de la chrétienté, (...) renforcé par l'autorité des
(...) et l'acceptation de relations diplomatiques avec Israël en est exégètes, surtout des Pères de l'Église, fut répandu pendant
simplement la confirmation internationale. des siècles parmi les peuples, et il devait se retrouver dans la
mentalité de toute communauté humaine qui fut, d'une manière
L'accord fondamental entre le Saint-Siège et Israël doit ou d'une autre, touchée par l'esprit occidental, en tant que dis-
être considéré à juste titre comme un « événement historique ». position à la haine des juifs. De cette manière l'antisémitisme
est un souvenir important du christianisme là même où le
christianisme a été rejeté... et cela signifie pour nous que le
L'Église est-elle complice de la Shoah ? régime nazi a bien su utiliser l'antisémitisme exprimé et pro-
pagé durant des siècles en vue de l'accomplissement de ses
Enfin, la mention explicite de l'Holocauste dans l'accord visées politiques, sans craindre pour autant de duper et
fondamental laisse apparaître la question suivante : l'Église d'opprimer l'Eglise et les croyants au sein du peuple1.
(ou les Églises) est-elle complice des terribles événements de Je sais par ma propre expérience de quelle façon mal -
la Shoah ?' Une telle complicité, à l'évidence, pourra tou - adroite, durant mes études, on se posait, en tant que chrétien,
jours être supposée. Pour l'illustrer je citerai au moins une face au phénomène de l'antisémitisme, lorsque ce dernier, au
voix juive, celle du philosophe Leonard H. Ehrlich dans son temps des nazis, s'appuyant sur des préjugés racistes, attei-
livre remarquable Mise en cause de la réalité juive. Études gnait son point culminant avec la conséquence effroyable
sur le destin des juifs des temps modernes (Fribourg-Munich, qu'est la Shoah, qui coûta la vie à six millions de juifs. La
1993). Ehrlich fait remarquer – et je dois là-dessus lui donner seule chose qui était proposée en tant que théologie dans la
raison en tant qu'exégète – que prédication et la catéchèse au sujet du judaïsme, c'était à peu
les opinions autorisées, conditionnées théologiquement, sur près la formule : « les juifs ont mis à mort Jésus ». L'antisé-
le judaïsme et le destin des juifs dans l'histoire, qui ont mitisme chrétien n'était certes pas fondé sur le racisme, mais
conduit à la réalité même de l'anéantissement des juifs, repo- plutôt sur la théologie et était lié souvent à de vulgaires
sent sur une exégèse de passages du Nouveau Testament, une calomnies comme le meurtre rituel, la profanation d'hosties,
exégèse qui a influencé les rapports de la conscience chré - etc... 2 . Néanmoins, il ne faut pas considérer les Églises
tienne vis-à-vis du judaïsme et en tant que telle représente un comme les instigatrices de la Shoah, mais par l'antisémitisme
type particulier de relation du christianisme pensé comme qu'elles ont répandu tout au long des siècles, on ne peut les
modalité de la destruction du judaïsme. (...) Nous ne devons absoudre de toute complicité. Cela, elles doivent honnête -
pas oublier que jusque dans les années 1960 les manuels de
ment l'admettre, ce que nombre de chrétiens acceptent diffici-
catéchisme décrivaient ouvertement le judaïsme du temps de
Jésus d'une manière telle qu'elle ne pouvait conduire à autre
lement, comme je le sais. Le pape Jean-Paul II a en tout cas
chose qu'à une condamnation des juifs et à la suspicion et la désigné, à plusieurs reprises, l'antisémitisme comme un
réserve à leur égard, comme en témoignent oppression et per-
sécutions. Les théologiens ne reconnaissent que lentement
que cette exégèse n'était pas nécessaire à l'interprétation des 1 L. H. EHRLICH, op. cit., p. 173 sq. Voir aussi C. KLEIN, Theologie
écrits néo-testamentaires. und Antijudaismus. Eine Studie zur deutschen theologischen Literatur
der Gegenwart, Munich, p. 175. J. KATZ, Vom Vorurteil bis zur
Vernichtung. Der Antisemitismus 1700-1993, Munich, 1989. Se référer
1. Les juifs préfèrent parler aujourd'hui de la Shoah plutôt que de également à la littérature de la note 3, p. 42.
l'Holocauste (= sacrifice consumé par le feu), le mot hébreu shoah signi- 2 Voir à ce sujet M. EDER, Die « Deggendorfer Gnad » Entstehing
fiant anéantissement, car dans l'Holocauste on a bien essayé d'anéantir le und Entwicklung einer Hostienwalfahrt im Kontext von Theologie und
peuple juif en Europe. Geschichte, Deggendorf, 1992 (avec un matériau des plus riches).

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THÈME _____________________________ F r a n z M u s s n e r Communio, n° XX, 3 – mai - juin 1995

péché contre Dieu et contre l'humanité. Il faut lui en être Julian WARZECHA
reconnaissant. Du reste, l'antisémitisme chrétien ne peut être
surmonté que par l'édification d'une théologie d'après
Auschwitz qui soit décisive'.
Traduit de l'allemand par Isabelle et Yves Ledoux
Titre original : Kirche und Judentum. Église et judaïsme :
une position nouvelle

L’ANNÉE passée a vu aboutir les contacts officiels entre le


Vatican et Israël : le processus qui avait commencé le
Si vous tenez à Communio, si vous sentez que la revue 30 décembre 1993 s'est achevé avec la création des
répond à un besoin, si vous voulez l'aider, prenez un ambassades (le 15 juin 1994) et la signature des lettres d'ac-
créditation (le 29 septembre 1994). Cela semble assurément
________ ABONNEMENT DE SOUTIEN ________ incroyable après des siècles de relations durablement mar -
(voir conditions page 157) quées par de mauvaises expériences. Comment en est-on
N.B. Toute somme versée en sus de votre abonnement peut faire l'objet d'une arrivé là ?
déduction fiscale. Les attestations seront expédiées sur demande.
Un dialogue long et laborieux a précédé ces événements
politiques officiels : ce fut l'œuvre en tout premier lieu du
concile Vatican II, de Jean Paul II et du Catéchisme de
l'Église catholique.

Le concile Vatican II

Les relations avec le judaïsme ont été surtout explicitées


par la Déclaration sur 1 'Église et les religions non chré -
tiennes (Nostra Aetate, n° 4). Mais nous voudrions d'abord
noter une mention faite par la constitution Lumen Gentium
(n° 16). Après avoir évoqué les liens de l'Église catholique
1. Cf. mon essai « Theologie nach Auschwitz », dans F. MUSSNER, Dieses avec les chrétiens non catholiques, on mentionne immédiate-
Geschlecht wird nicht vergehen (cf. n° 1), p. 175-184 (paru dans une ment après le peuple d'Israël : « D'abord le peuple qui reçut
forme considérablement étendue dans la revue Kirche und Israel). les alliances et les promesses et dont le Christ est né selon la

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THÈME ______________________________ Julian Warzecha ________________ Église et judaïsme : une position nouvelle

chair (cf. Romains 9, 4-5) ; peuple élu de Dieu et qui lui est document réprouve donc l'opinion fréquemment entendue
selon laquelle les juifs seraient, comme si cela découlait de la
très cher en raison de ses ancêtres, car les dons et la voca- Sainte Écriture, réprouvés par Dieu ou maudits.
tion de Dieu sont sans repentance (Romains 11, 28-29). »
La Déclaration n'est guère plus détaillée, mais elle est L'antisémitisme est étroitement lié à cette opinion. C'est
riche de sens. Les circonstances ont prolongé l'histoire de pourquoi « l'Église déplore (...) toutes les manifestations
son élaboration (c'était alors le conflit israélo-arabe) et elle d'antisémitisme, qui, quels que soient leur époque et leurs
constitue un document indépendant. auteurs, ont été dirigées contre les juifs ». La Déclaration a
Il y est d'abord question du lien qui la relie avec la ainsi jeté l'es bases solides des contacts entre l'Église et le
« lignée d'Abraham ». L'Église « reconnaît que les prémices judaïsme. Les positions prises représentèrent alors le sym -
de sa foi et de son élection se trouvent, selon le mystère divin bole et le début d'un chemin commun, si long et difficu l-
du salut, dans les patriarches, Moïse et les prophètes ». Une tueux soit-il. Il ne faut pas s'étonner de ce qu'un certain élar-
place particulière revient au patriarche Abraham parce que gissement, comme en écho, soit intervenu depuis de la part
« tous les fidèles du Christ [sont] fils d'Abraham selon la de l'Église.
foi ». L'Église doit au peuple élu la révélation de l'Ancienne Neuf ans plus tard, on commençait à avoir une certaine
Alliance, qui s'est réalisée par l'exode de ce peuple hors de expérience du dialogue. Le l er décembre 1974, la commis-
la terre d'esclavage et par les événements du Sinaï. sion vaticane pour les contacts religieux avec le judaïsme a
La Déclaration affirme la valeur ininterrompue de la reli- rendu public le document : Recommandations et suggestions
gion juive. On cite ici les paroles de l'apôtre Paul : « À eux pour la réalisation de la déclaration Nostra Aetate n° 4. Il
appartiennent l'adoption filiale, la gloire, les alliances, la s'agissait d'abord d'une aide au dialogue de caractère reli -
législation, le culte, les promesses et les patriarches et de qui gieux. Tout dialogue, particulièrement quand il est aussi déli-
est né, selon la chair, le Christ (Romains 9, 4-5). » La mère cat que celui-ci, requiert connaissance et estime mutuelles.
de Jésus et ses apôtres sont eux aussi nés de ce peuple. L'Église doit annoncer Jésus-Christ. Mais cela doit se passer
Le document ne cache pas que la majorité des juifs de de telle sorte que les juifs ne ressentent pas cette évangélisa -
l'époque n'a pas cru en Jésus et que certains se sont même tion comme une invasion. Leur conception de la transcen-
opposés à la diffusion de l'Évangile. Mais l'Église est sûre dance rend difficile leur accès au mystère de l'Incarnation du
que les juifs restent encore très chers à Dieu et attend le jour Verbe. Nous devons le comprendre, fraternellement.
« où tous les peuples invoqueront le Seigneur d'une seule On présente ensuite différentes modalités concrètes de dia-
voix et le serviront "sous un même joug" » (Sophonie 3, 9). logue : rencontres fraternelles, mais aussi contacts entre des
« Le grand patrimoine spirituel, commun aux chrétiens et personnes compétentes, se voient encouragés. Le document
aux juifs » est sans aucun doute très riche. C'est pourquoi le insiste sur la nécessité d'agir avec tact et ouverture – comme
Concile veut « encourager la connaissance et l'estime dans tout véritable dialogue. Quand c'est possible, une prière
mutuelles qui naîtront surtout d'études bibliques et théolo- commune est à souhaiter et à proposer, « où peuvent naître
giques, ainsi que du dialogue fraternel ». humilité et ouverture du cœur et de l'esprit, si nécessaires à
Encore que des autorités juives, avec leurs partisans, aient la connaissance de soi-même et de l'autre ».
poussé à la mort du Christ, ce qui a été commis durant sa pas-
La liturgie peut permettre de rencontrer la religion juive.
sion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs
vivant alors, ni aux juifs de notre temps. Le Christ, par un En particulier là où la Bible joue un rôle important. Il nous
immense amour, a volontairement pris sur lui la croix. Le faut souligner ce qui, dans l'Ancien Testament, « a de soi

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THÈME _______________________________ Julian Warzecha _________________ Église et judaïsme : une position nouvelle

une valeur éternelle ». Bien que le Nouveau Testament nauté juive. En effet, le mystère de l'Église présuppose le
contienne l'achèvement de la Révélation, on ne peut le com- mystère d'Israël.
prendre sans le relier à l'Ancien Testament. Il faut y insister
dans les différents commentaires et homélies. En montrant Les évêques sont tenus de créer, dans leurs églises locales,
les éléments originaux du christianisme, nous ne devons pas des commissions pour le dialogue avec le judaïsme. Au
oublier « la continuité de notre foi liée à l'Ancienne Alliance, niveau de l'Église universelle s'est organisée la Commission
dans la perspective des promesses ». Ici, nous pouvons nous pour les contacts religieux avec le judaïsme. Il est à remar -
rapprocher légèrement : les juifs attendent le messie, et nous, quer qu'elle fait partie du Secrétariat pour l'unité des chré -
le retour du Christ. Les textes qui, d'une façon ou d'une autre, tiens, signe de la parenté des juifs avec le christianisme.
ont une vision négative des juifs sont à interpréter avec pru- Le 24 juin 1985, cette Commission a publié un nouveau
dence. Cela concerne aussi les traductions liturgiques de document : Les Juifs et le judaïsme dans la prédication de la
l'Écriture sainte. Parole de Dieu et dans la catéchèse de l'Eglise catholique.
Le troisième chapitre du document décrit les avancées du Recommandations pour poser correctement le problème. Ce
dialogue avec le judaïsme. On peut souligner davantage document est plus ample que le précédent. Il développe et
encore le fait que le même Dieu soit l'auteur des deux Tes - précise quelques problèmes engendrés par le dialogue né de
taments (cf. Dei Verbum n° 16). Nous ne devons pas oublier la Déclaration. Il se présente donc comme le commentaire
que le judaïsme, à l'époque de Jésus et des apôtres, était une pratique des documents précédents. Son objet est de commu-
réalité différente. Dans ce judaïsme, tout n'était pas étranger niquer au niveau des églises locales la conscience renouvelée
ou opposé à l'Évangile. C'est toujours une erreur d'opposer des liens avec le judaïsme. Nous en soulignerons ici les
la religion de l'Ancien Testament à celle du Nouveau dans le aspects et les accents nouveaux.
sens où la première n'aurait été qu'un légalisme sans relation Le premier chapitre (« Cours de religion et judaïsme »)
avec l'amour de Dieu et du prochain. On parle souvent, et insiste sur le fait que les relations avec « le peuple juif de l'An-
pas seulement en exégèse, des antithèses du Sermon sur la cienne Alliance, qui n'a jamais été récusée » (Jean-Paul II à
montagne (Matthieu 5, 21-48). Antithèses à quoi ? Aux pra- Mayence, le 17 novembre 1980) ne doivent pas être considé-
tiques de l'époque ou à l'Ancien Testament ? Chez les pro- rées comme de l'histoire ancienne, mais comme une réalité
phètes par exemple, l'éthique est très profonde et pose de vivante. L'héritage commun est à comprendre selon ce qu'en
grandes exigences. Le concept d'antithèse me semble pro- connaissent et en vivent actuellement les juifs et les chré -
fondément inadapté. Il faut également considérer que Jésus a tiens. Il est souvent difficile de trouver les concepts justes
utilisé dans sa prédication les méthodes rabbiniques de pour décrire les rapports entre les deux économies du salut
l'époque. Il était même considéré comme l'un des maîtres (promesse – accomplissement ; continuité – nouveauté). On
juifs de son temps. souligne que « promesse et accomplissement s'éclairent
Les Recommandations encouragent différents spécialistes mutuellement et que la nouveauté consiste en une transfor-
(exégètes, théologiens, historiens, sociologues) à approfondir mation de ce qui était par le passé » (n° 5). L'Église doit
le judaïsme et les relations judéo-chrétiennes. Elles exhortent néanmoins enseigner que le Christ est l'unique rédempteur,
également les chrétiens à travailler avec les juifs sur le plan et que « l'Église et le judaïsme ne doivent pas être présentés
social. Ils peuvent contribuer ensemble à la justice et à la comme deux voies parallèles vers le salut » (n° 7).
paix (par exemple à la protection de la vie). Les tâches Le deuxième chapitre (« Relations entre l'Ancien et
esquissées par ces Recommandations sont plus actuelles que le Nouveau Testament ») souligne l'unité de la révélation
jamais, même dans les régions où il n'existe pas de commu-
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THÈME _______________________________ Julian Warzecha __________________ Église et judaïsme : une position nouvelle

biblique. Chaque événement trouve son sens en lien ave c Le quatrième chapitre (« Les Juifs dans le Nouveau Testa-
toute l'histoire du salut. Les relations entre l'Ancien et le ment ») part du fait que l'appellation de « juif» dans l'évan-
Nouveau Testament sont depuis toujours présentées par gile de Jean caractérise souvent les chefs juifs et les adver-
l'Église selon une lecture typologique. Le passage du pre - saires de Jésus. Ce concept ne s'applique donc pas toujours à
mier au second ne saurait être compris comme une rupture. l'ensemble du peuple juif. Pour bien saisir le rôle du peuple
En lisant l'Ancien (= le premier) Testament à la lumière de juif, il convient de remarquer que :
la mort et de la résurrection du Christ, l'Église parvient à le contexte dans lequel se sont élaborés les évangiles comprend
une nouvelle interprétation, spécifiquement chrétienne. Cela aussi la polémique des jeunes Églises avec la communauté juive.
ne supprime pas la valeur en soi de l'Ancien Testament. Les Cette polémique est souvent plus tardive que l'enseignement de
chrétiens peuvent « profiter intelligemment de la lecture et Jésus.
de l'interprétation juive » (n° 6). La lecture typologique Cependant, le conflit de Jésus avec les juifs, en particulier
consiste dans le fait de montrer « la richesse insondable de avec les pharisiens, est bien un fait.
l'Ancien Testament » (n° 7). Mais inversement, le Nouveau
Testament est à lire à la lumière de l'Ancien. Plus : la typo- C'est aussi un fait que la majorité du peuple juif n'a pas cru
logie doit respecter le caractère eschatologique du christia - en Jésus. Ceci est à comprendre sur le plan de l'histoire
nisme. Le dessein de Dieu ne parvient à son accomplisse - comme sur celui de la théologie (cf. Romains 9-11).
ment que dans le retour du Christ. « Juifs et chrétiens se La tension croissante entre la jeune Église et le judaïsme a mené
retrouvent dans une expérience semblable, fondée sur les à la rupture. Cette rupture se reflète dans l'histoire
promesses faites à Abraham » (n° 10). rédactionnelle des évangiles et ne doit pas être passée sous
Le troisième chapitre (« Les racines juives du christia - silence dans le dialogue.
nisme ») montre les liens multiples unissant Jésus avec son La foi est un don de Dieu (cf. Romains 9,12).
peuple, avec sa culture. Il est un homme de son peuple et de
son temps. Il se sait envoyé d'abord « aux brebis perdues de Il y a lieu de distinguer les juifs condamnés par Jésus, ou
la maison d'Israël » (Matthieu 15, 24). C'est pourquoi il a ceux qui ont fait obstacle à la prédication des apôtres, des
voulu relier sa messianité à la liturgie synagogale (cf. Luc 4, générations postérieures et actuelles.
16-21) et surtout inclure son sacrifice dans le cadre de la Le cinquième chapitre traite de liturgie. La parenté entre
Pâque (cf. Marc 14, 1-12 ; Jean 18, 28). Et pourtant il est les prières et les fêtes chrétiennes (par exemple le Notre Père
venu pour tous les hommes. On peut percevoir cette réalité et les prières eucharistiques ; la Pâque) et celles des juifs est
complexe et différenciée dans les relations de Jésus avec les évidente.
pharisiens. Ces contacts ne sont pas toujours polémiques.
Quelques exemples positifs : les pharisiens avertissent Jésus Le dernier chapitre (« Judaïsme et christianisme ») sou -
du danger (Luc 13, 31), Jésus félicite certains d'entre eux ligne le fait que l'histoire d'Israël se poursuit après la des -
(Marc 12, 34), il mange même parfois avec eux (Luc 7, 36 ; truction du Temple (70 après J.-C.). Il est question ensuite de
14, 1). Jésus et Paul utilisent souvent les méthodes pratiquées l'État d'Israël. Cette réalité n'est pas en soi religieuse, mais
par les pharisiens (les paraboles par exemple). Il est frappant elle est, d'une façon ou d'une autre, à interpréter « dans le
de voir que les pharisiens n'interviennent pas dans la Passion cadre du dessein de Dieu » (n° 1). Lisons la finale :
du Christ. La dureté de Jésus à leur endroit peut provenir du Le cours de religion, la catéchèse et la prédication doivent
fait qu'« il est plus proche d'eux que des autres groupes juifs éduquer non seulement à l'objectivité, à la justice et à la tolé-
de l'époque » (n° 8).

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____________________ Église et judaïsme : une position nouvelle
THÈME _______________________________ Julian Warzecha

rance, mais également à la compréhension et au dialogue. Nos Le premier thème est souvent évoqué. À Mayence :
deux traditions sont trop proches l'une de l'autre pour ne pas La première mesure de ce dialogue – rencontre entre le
s'estimer mutuellement1. peuple de Dieu, peuple de l'Alliance qui n'a jamais été
reprise par Dieu (Romains 11, 29) et le peuple de la Nouvelle
Alliance – est d'être un dialogue à l'intérieur de notre Église,
Le pape Jean-Paul II : son dialogue avec les juifs c'est-à-dire entre la première et la seconde partie de sa Bible
(17 novembre 1980).
Les Recommandations et Les Juifs et le judaïsme citent
souvent l'enseignement du pape actuel. Il est frappant de voir Au Vatican : « C'est le même lien qui unit les deux parties
la fréquence avec laquelle il aborde ce thème, notamment de la Bible, différentes mais pourtant liées l'une à l'autre, et
dans les nombreux contacts avec les juifs pendant ses voyages aussi le peuple juif et l'Église catholique. » (22 mars 1984
apostoliques. La raison pour laquelle il entretient un dialogue devant l'Anti-Defamation League – B 'naiB' rith.)
aussi intense ne vient probablement pas seulement de ce qu'il Sur le deuxième thème : « La religion juive ne constitue
connaît bien les intentions du Concile, mais également de ses pas une réalité extérieure à notre religion, c'est une réalité
profonds contacts personnels avec les juifs, autrefois, dans sa qui lui est intérieure. Ils sont nos frères bien-aimés et – pour
patrie. Nous allons donc mettre ici en lumière d'autres ainsi dire – nos frères aînés » (à la grande synagogue de
aspects du dialogue avec les juifs d'aujourd'hui, tel qu'il est Rome le 13 avril 1986). Le pape affectionne cette expression
pratiqué par le pape. de « frères bien-aimés » lors de ses nombreux contacts avec
Voici quels sont les thèmes favoris du pape : les juifs.
Le dialogue entre le peuple de l'Ancienne Alliance et celui Pour ce qui est du troisième thème : « L'héritage spirituel
de la Nouvelle est un dialogue interne à l'Église, un commun est considérable. On peut le considérer en soi -
dialogue entre la première et la seconde partie de la Bible. même, mais, pour mieux comprendre quelques aspects de la
L'interprétation nouvelle donnée à la Bible des juifs n'ôte vie de l'Église, il peut être utile de considérer la foi et la vie
rien à la valeur intrinsèque de l'Ancien Testament. Il s'agit religieuse du peuple juif telles qu'elles sont connues et
donc bien d'un dialogue entre deux religions existant réellement vécues aujourd'hui. » (Vatican, 6 mars 1982 devant la
aujourd'hui. Commission pour les contacts religieux avec le judaïsme).
Vingt ans après la publication de la Déclaration (Nostra
Les chrétiens doivent apprendre à connaître la tradition juive
Aetate) le pape tirait les conclusions suivantes :
telle que la comprennent les juifs d'aujourd'hui 2.
Je suis persuadé que les relations entre les juifs et les chré-
Ces thèmes apparaissent bien évidemment dans Nostra tiens se sont radicalement améliorées ces dernières années ; je
Aetate ainsi que dans les documents postérieurs. Mais le suis heureux de pouvoir exprimer cette conviction à l'occa-
Pape les élargit, les développe et les approfondit. sion de notre rencontre d'aujourd'hui. Là où régnait jadis la
méfiance, peut-être même la peur, grandit à présent la
confiance mutuelle. La place qu'occupaient jadis l'ignorance
1. Cf. J. WARZECHA , Dokumenty Kosciola o Zydach (Documents de
et les préjugés stéréotypés qui en découlent est maintenant de
l'Église sur les juifs), Ateneum Kaplanskie 114 (1990), p. 192-202.
2. Cf. J. Turowicz, Zydzi w nauczaniu Jana Pawla II (Les Juifs dans plus en plus largement investie par la connaissance, la com-
l'enseignement de Jean-Paul 11), Ateneum Kaplanskie 114 (1190), p. 203-
préhension et l'estime mutuelles. Je pense à cet amour qui
221, et particulièrement p. 208. constitue pour les deux parties un commandement fondamen-

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THÈME _______________________________ Julian Warzecha _______________ Église et judaïsme : une position nouvelle

tal de nos traditions religieuses et que le Nouveau Testament Cette pensée apparaît aussi dans le document récent Tertio
a repris à l'Ancien (Matthieu 12, 28-34 ; Lévitique 19, 18).
Millenio adveniente (n° 53), où Jérusalem est prévue comme
La paix au Proche-Orient et le caractère religieux de la l'un des points de rencontre symboliques du jubilé.
ville de Jérusalem constituent l'un des soucis du pape. Il a sou-
Le pape condamne l'antisémitisme plus explicitement que
vent déclaré que les juifs auraient droit à un Etat. À Miami :
les documents précédents. « Aucun fondement théologique ne
Après la tragédie de la Shoah, le peuple juif a commencé peut justifier la discrimination et la persécution des juifs. De
une nouvelle période de son histoire. Conformément au droit fait, celles-ci doivent être considérées comme des péchés »,
international, il a comme tout autre peuple droit à sa patrie (Australie, devant la communauté juive, le 26 novembre
(11 avril 1987 ; cf. Redemptionis Anno, 20 avril 1987). 1986).
Mais il n'a pas oublié les droits du peuple palestinien. Cette activité du pape, que nous venons brièvement d'évo-
Dieu merci, l'État israélien est maintenant reconnu depuis quer, trouve auprès des juifs un écho reconnaissant. Ils pren-
plusieurs mois par le Vatican et une première ébauche de nent souvent part à ses voyages apostoliques, où il peut les
solution au conflit israélo-palestinien se dessine. Le traité saluer, et il n'est pas rare qu'ils viennent lui rendre visite au
entre Israël et la Jordanie constitue un autre événement Vatican. Deux rencontres sont à évoquer ici : la visite faite
important. On ne saurait le nier : le pape a contribué à tous par le rabbin Elio Toaff de Rome au pape, malade à la poly-
ces progrès. clinique Gemelli (20 mai 1994) et la rencontre du grand rab-
Le pape Jean Paul II œuvre sans relâche pour le caractère bin d'Israël Meir Lau avec le pape au Vatican (21 septembre
religieux et international de la ville de Jérusalem. Dans 1993). Cette dernière rencontre constitue le sommet du dia -
Redemptionis Anno : logue papal avec les «frères aînés dans la foi »'.
Pour les juifs, cette ville fait l'objet d'un amour vivant et
d'un rappel constant, riche qu'elle est en traces et en souve - Catéchisme de l'Église catholique
nirs d'un passé qui remonte à l'époque de David. (...) Les
juifs la contemplent, si l'on peut dire, chaque jour, et la dési- Le nouveau Catéchisme exprime la conscience actuelle de
gnent comme le symbole de leur peuple. (...) L'humanité tout l'Église. Il ne sera donc pas déplacé de lui demander sa pen-
entière, spécialement les peuples et les nations qui ont à sée présente sur le « frère aîné dans la foi ». Il ne se contente
Jérusalem des frères dans la foi, les chrétiens, les juifs et les pas de reprendre les thèmes de la Déclaration (Nostra Aetate
musulmans, ont des raisons pour s'intéresser à ce problème et
4) et des documents suivants, mais formule différentes par -
tout faire pour conserver à cette ville un caractère sacré,
unique et non répétable.
ties du Credo chrétien selon la ligne de c ette nouvelle
Prions pour que Jérusalem, au lieu d'être comme aujour - conscience.
d'hui objet de division et de luttes, devienne le carrefour vers On peut le voir sur plusieurs points. Tout d'abord dans
lequel pourront se tourner les regards des chrétiens, des juifs l'image de Jésus-Christ. On n'oublie pas ici les différences
et des musulmans, comme vers leur feu commun autour entre l'enseignement de Jésus et le judaïsme de l'époque. En
duquel ils se sentiront comme des frères (20 avril 1984)1.

1. Il a été question du caractère international de la ville de Jérusalem lors 1. La correspondance du pape avec Jerzy Kruger, son camarade d'école
de l'audience du ministre israélien des Affaires étrangères, Schimon Peres, juif de Wadowice est émouvante. Cf. le livre de G.F. SVIDERCOSCHI, paru
le 1er décembre 1984. à New York (financé par le B'nai B'rith), racontant cette amitié.

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THÈME ______________________________ Julian Warzecha ________________ Église et judaïsme : une position nouvelle

prenant en compte l'arrière-plan historique et religieux, le Jésus et la Loi :


Catéchisme peut mieux manifester la plénitude du contenu Jésus, le Messie d'Israël, le plus grand donc dans le
de l'enseignement du Christ, son originalité et souvent sa Royaume des cieux, se devait d'accomplir la Loi en l'exécu-
nouveauté. C'est frappant en ce qui concerne le titre de tant dans son intégralité, jusque dans ses moindres préceptes,
« Kyrios » : selon ses propres paroles. Il est même le seul à avoir pu le
faire parfaitement. Les juifs, de leur propre aveu, n'ont jamais
En attribuant à Jésus le titre divin de Seigneur (Actes 2, 34- pu accomplir la Loi dans son intégralité sans en violer le
36), les premières confessions de foi de l'Église affirment, moindre précepte. C'est pourquoi, à chaque fête annuelle de
dès l'origine, que le pouvoir, l'honneur et la gloire dus à Dieu le l'Expiation, les enfants d'Israël demandent à Dieu pardon
Père le sont aussi à Jésus parce qu'Il est de «condition pour leurs transgressions de la Loi. En effet, la Loi constitue
divine » (Philippiens 2, 6) et que le Père a manifesté cette un tout et, comme le rappelle saint Jacques « aurait-on
souveraineté de Jésus en Le ressuscitant des morts et en observé la Loi tout entière, si l'on commet un écart sur un
L'exaltant dans sa gloire (n° 449). seul point, c'est du tout que l'on devient justiciable » (Jac-
Nous rencontrons cette nouvelle façon de s'exprimer dans ques 2, 10) [n° 578].
le mystère de la vie cachée de Jésus : L'accomplissement parfait de la Loi ne pouvait être
l'œuvre que du divin Législateur né sujet de la Loi en la per-
L'Épiphanie est la manifestation de Jésus comme Messie sonne du Fils. En Jésus, la Loi n'apparaît plus gravée sur des
d'Israël, Fils de Dieu et Sauveur du monde. Avec le Baptême tables de pierre mais «au fond du cœur» (Isaïe 42, 6). Jésus
de Jésus au Jourdain et les noces à Cana, elle célèbre l'adora- accomplit la Loi jusqu'à prendre sur Lui « la malédiction de
tion de Jésus par des « mages » venus d'Orient (Matthieu 2, la Loi » (Galates 3, 13) encourue par ceux qui ne « pratiquent
1). Dans ces « mages », représentants des religions païennes pas tous les préceptes de la Loi » (Galates 3, 10) car « la
environnantes, l'Évangile voit les prémices des nations qui mort du Christ a eu lieu pour racheter les transgressions de
accueillent la Bonne Nouvelle du salut par l'Incarnation. La la Première Alliance » (Hébreux 9,15) [n° 580].
venue des mages à Jérusalem, « pour rendre hommage au Roi
des juifs » (Matthieu 2, 2) montre qu'ils cherchent en Israël, à la Jésus témoigne envers le Temple un profond respect :
lumière messianique de l'étoile de David, celui qui sera le roi Au seuil de sa Passion, Jésus a cependant annoncé la ruine
des nations. Leur venue signifie que les païens ne peuvent de ce splendide édifice dont il ne restera plus pierre sur pierre. Il
découvrir Jésus et L'adorer comme Fils de Dieu et Sauveur y a ici annonce d'un signe des derniers temps qui vont
du monde qu'en se tournant vers les juifs et en recevant d'eux s'ouvrir avec sa propre Pâque. (...) Loin d'avoir été hostile au
leur promesse messianique telle qu'elle est connue dans Temple où il a donné l'essentiel de son enseignement, Jésus a
l'Ancien Testament (n° 528). voulu payer l'impôt du Temple en s'associant Pierre qu'Il
On considère longuement les relations de Jésus avec son venait de poser comme fondement de son Église à venir. Plus
peuple, avec la Loi (Tora) et avec le Temple1. encore, Il s'est identifié au Temple en se présentant comme la
demeure définitive de Dieu parmi les hommes. C'est pour -
Quand il parle de l'Ancienne Alliance, le Catéchisme quoi sa mise à mort corporelle annonce la destruction du
emploie souvent, de façon équivalente, le terme « Première Temple qui manifestera l'entrée dans un nouvel âge de l'his-
Alliance ». toire du salut. « L'heure vient où ce n'est ni sur cette mon-
tagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père» (Jean 4, 21)
[n° 585-586].
1. Cf. H. MUSZYNSKY, Zydzi i judaizm w Katechizmie Kosciola
Katolickiego (Les Juifs et le judaïsme dans le Catéchisme de l'Église Il apparaît donc clairement que les documents évoqués
catholique), Tygodnik Powszechny, 10 avril 1994, p. 12. ici et l'activité déployée par le pape actuel expriment une

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TH ÈM E __________________________________ Julian Warzecha Communio, n° XX, 3 – mai j- uin 1995

conscience neuve et une position renouvelée de l'Église hié- Gilbert DAHAN


rarchique. On peut espérer que ce renouvellement finira par
se réaliser peu à peu dans la vie de tous les fidèles.
Traduit de l'allemand par Claire Second
Titre original : Die neue Haltung der Kirche zum Judaismus.

Les théologiens chrétiens


du Moyen Age et le judaïsme

U NE enquête sur les rapports entre christianisme et


j u d a ï s me n e s a u r a i t o u b l i e r l e d o s s i e r mé d i é va l . I l
s'agit d'un dossier d'u ne richesse et d'une com-
Communio
plexité bien plus grandes qu'on ne l'imagine habituellement :
a bes oin de v otre s ou tie n .
les clichés sont là pour imposer aussi bien l'image d'un juif
Faites des abonnés.
accablé, pourchassé et finalement exclu du monde chrétien
d'Occident, que celle d'une Église sûre d'elle-même et fer-
mée au dialogue. Certes, des travaux salutaires ont pu mon -
trer le rôle joué à l'égard du judaïsme par un certain « ensei-
gnement du mépris1 » dont les racines peuvent être
patristiques ou médiévales ; certes, la situation des juifs en
Europe chrétienne a été dans les derniers siècles du Moyen
Âge (les XIV e et XV e siècles) une situation de crise
sans dénouement (la seule issue étant l'exclusion). Mais
comment en est-on venu là ? Quel a été le rôle de l'Église
et de ses théologiens ? Et ce tableau tragique est-il le seul visage
de la réalité ? Pour tenter de donner une ébauche de réponse à ces
questions, je voudrais interroger les théologiens chrétiens du
Moyen Âge – des hommes qui ont pensé les dogmes du
Julian Warzecha, né en 1944, prêtre en 1970, obtient son doctorat en christianisme, qui ont fondé une pensée chrétienne, diverse,
1977, sa thèse d'habilitation en 1990, et tient une chaire d'enseignement
(Histoire sainte) à l'université de Varsovie. Outre ses activités scienti- mais se réclamant des mêmes vérités. Il faudrait aussi parler
fiques, il est l'auteur d'oeuvres de vulgarisation pour la radio et la télévi-
sion. 1. Voir Jules ISAAC, Genèse de l'antisémitisme. Essai historique, Paris,
1956.

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THÈME ______________________________ Gilbert Dahan Les théologiens chrétiens du Moyen Âge et le judaïsme

des juristes, des poètes, des exégètes – qui ont les uns et les la spécificité juive et l'accepte) et un « axe négatif » (qui
autres joué un rôle ; on évoquera cette réalité, mais je me s'efforce de poser des limites à cette acceptation). L'histoire
limiterai à ceux qui ont eu à prendre à bras le corps la ques - des rapports entre christianisme et judaïsme dans les pre -
tion juive, en tant que penseurs et en tant que chrétiens, et à miers siècles explique cette dualité. Ce qui apparaît alors,
donner des réponses, globales ou précises, aux interrogations c'est une rivalité exégétique doublée d'une concurrence dog-
de leur temps1. matique 1 . Je m'explique : les textes de base sont communs
Cette réflexion des théologiens ne représente, on s'en (Ancien Testament), les dogmes fondamentaux sont proches
doute, qu'un aspect dans l'analyse des relations entre chré - (Dieu unique, révélation...). Il s'agira, pour la pensée chré -
tiens et juifs au Moyen Âge. On la verra se heurter, en amont tienne naissante, soucieuse d'affirmer sa spécificité, de se
et en aval, à des réactions différentes. Et la première consta - démarquer le plus possible du judaïsme, d'accentuer les
tation que l'on peut faire, dans l'étude de ces relations, est oppositions. Le problème est d'autant plus aigu que l'ex é-
celle d'une diversité, de contrastes : comme toujours, la réa - gèse et la théologie chrétiennes restent longtemps impré -
lité est multiple, variée, changeante. Sur ce contraste j'ai bâti gnées de judaïsme : l'exégèse du midrash affleure sans cesse
mon étude sur les intellectuels chrétiens et les juifs : d'un (chez un Origène, par exemple), les dogmes se fondent sur
côté, le dialogue, l'échange, la relation amicale ou fraternelle les mêmes textes bibliques que lisent les juifs. L'une des
– les difficultés vécues et surmontées ensemble, la vérité solutions sera de mettre de plus en plus en relief l'élément
cherchée en commun (la Bible, les sciences, la philosophie) ; hellénique, qui vient donner sa physionomie particulière au
le sentiment d'une identité et d'une proximité ; de l'autre, la christianisme des premiers siècles : cet élément ne devient
confrontation, la rupture, la violence ; la polémique, le senti - vraiment prédominant qu'au XIIIe siècle, quand la théologie
ment d'une altérité et le refus de cette altérité 2 . Et cette atti- chrétienne, constituée en science, intègre l'aristotélisme.
tude duelle est celle des intellectuels comme celle du peuple. C'est aussi le moment où la rupture est consommée entre
Avec les difficultés du XIV e siècle, peste, famine, guerres et judaïsme et christianisme, la date emblématique me parais -
une angoisse métaphysique qui ouvre la porte à toutes les sant celle du IVe concile œcuménique du Latran (1215), qui
déviations, la part du dialogue se restreint, les fantasmes marque le commencement symbolique d'une dégradation de
encombrent le réel. Que disent les théologiens ? la condition des juifs en Occident chrétien.
Revenons encore sur la rivalité exégétique : refusant les
Les fondements de l'attitude chrétienne deux dimensions de l'exégèse juive – la dimension littérale
La théologie chrétienne a eu constamment à l'égard des ou historique (qui ne concerne qu'une micro-société du passé)
juifs et du judaïsme une attitude double, comportant deux et la dimension eschatologique (qui remet à la fin des temps
l'accomplissement des prophéties) – l'exégèse chrétienne se
axes si l'on préfère, mais jamais ambiguë (quelle qu'ait pu
être par ailleurs la diversité des réactions individuelles des livre à une réinterprétation de l'Ancien Testament, médiane
en quelque sorte, puisque l'Écriture trouve son sens en le
penseurs) : ce que j'appelle un « axe positif » (qui reconnaît
Christ, en un événement à la fois passé et présent ; d'où, bien
sûr, la part donnée à l'allégorie. À cet égard, l'œuvre d'Isi-
1. Bien entendu, ces quelques pages ne prétendent pas présenter dore de Séville est particulièrement significative et semble
plus qu'un très rapide panorama où seront abordés seulement quelques-uns
des problèmes et mentionnés un très petit nombre d'auteurs. 1. Je me permets de renvoyer, à ce sujet, à mon essai « Dogme et exé-
2. Gilbert DAHAN , Les Intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, gèse. Quelques réflexions sur la formation de la doctrine chrétienne »,
Paris, 1990. dans Les Nouveaux Cahiers, n° 113, été de 1993, p. 14-19.

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Gilbert Dahan Les théologiens chrétiens du Moyen Âge et le judaïsme
THÈME ______________________________
développé notamment par saint Augustin, montre en la dis -
persion et en la déchéance du peuple juif la preuve de l'ac-
consommer une rupture avec l'exégèse juive : l'allégorie se complissement des prophéties messianiques (Isaïe, surtout) et,
trouve systématisée et elle se double d'un antijudaïsme cons - par là-même, de la vérité du message chrétien (de même que
tant. Les Allegoriae quaedam sacrae Scripturae fournissent les prophètes ne se sont pas trompés en annonçant la déca -
le catalogue de ces interprétations. Je traduis par exemple le dence d'Israël, de même ils ont dit vrai en parlant du messie
passage consacré à Joseph : Jésus)'. C'est sur ce thème que s'appuie la partie positive de
Joseph, qui fut vendu par ses frères et élevé en Égypte, la doctrine ecclésiastique sur les juifs et le judaïsme. L'Église
signifie notre rédempteur qui fut livré par le peuple des juifs assure la protection des juifs et garantit leur existence en
aux mains des persécuteurs et qui se trouve maintenant exalté terres chrétiennes. Le décret de Gratien (vers 1140) reprend
parmi les nations1.
divers textes dans ce sens, notamment des lettres de Grégoire
Loin d'être une procédure mécanique et artificielle, cette le Grand, qui affirment les droits des juifs et proclament le
exégèse allégorique laisse constamment affleurer les pro - caractère illicite des conversions forcées. L'une de ces lettres
blèmes de la théologie chrétienne et particulièrement, pour ce va servir de préambule à un texte qui, enrichi et adapté aux
qui nous occupe ici, celui d'une attitude complexe envers le circonstances, constitue en quelque sorte la charte de protec -
judaïsme. En effet, parmi les allégories les plus fortes et les tion des juifs, la bulle Sicut ludeis, édictée une première fois
plus significatives figurent les exégèses des récits mettant en par Calixte II en 1122 ou 1123 et reprise par de nombreux
scène des frères ennemis ou rivaux : Caïn et Abel, Isaac et papes pendant toute la suite du Moyen Age2.
Ismaël, Jacob et Esaü... Ces couples sont interprétés dans le Les théologiens connaissent, bien sûr, les textes du droit
sens d'une opposition Église/Synagogue (la même chose se canon et se montrent généralement fidèles à leur esprit. Ils
retrouvant dans l'exégèse juive), mais la réalité de la frater -
abordent le problème du judaïsme en commentant les Sen-
nité n'est pas (et ne peut être) remise en cause. L'exégèse est
alors le lieu où s'exprime le mieux le mouvement double tences de Pierre Lombard, livre de base de l'enseignement
proximité/éloignement, propre à la pensée chrétienne sur le théologique, et en répondant aux questions du public lors de
judaïsme, mouvement double qui va fonder, tant sur le plan disputes quodlibétiques. Parfois, leurs ouvrages systéma -
de la théologie que sur celui du droit, la doctrine à deux axes tiques (sommes de théologie) font une place au problème. Il
dont je vais parler. en est ainsi d'Alexandre de Halès (+ 1245), dont la Somme a
contribué fortement à l'évolution des méthodes théolo -
L' « axe positif », tout d'abord, celui de la proximité. Ici, on
giques ; dans un groupe de chapitres consacrés aux juifs et
nous rappelle que les juifs sont les frères charnels du Christ,
aux païens se trouve posée la question « si les juifs doivent
que le Christ est né juif et a vécu en juif 2 ; en quelque sorte
être tolérés' ». L'une des caractéristiques de la méthode dite
bloqués dans le temps, les juifs sont vus comme des contem-
scolastique est d'examiner sous tous ses angles un problème
porains du Christ, qui transportent en d'autres temps, en
donné – l'exposé des arguments pro et contra ayant pour
d'autres lieux, les pratiques quotidiennes de Jésus incarné et
nous autant d'importance que la conclusion à laquelle par-
véhiculent fidèlement les textes qui l'annoncent. C'est l'un
des aspects du thème du peuple témoin, dont l'autre volet,
1 Voir Bernhard BLUMENKRANZ, « Augustin et les juifs, Augustin et le
1 Patrologie latine, t. LXXXIII, col. 107. judaïsme », dans Recherches augustiniennes, n° 1, 1958, p. 225-241.
2 Nous en donnons plusieurs exemples dans notre étude, « L'Exégète de 2 Solomon GRAYZEL, « The Papal Bull Sicut Judeis », dans Studies...
A.A. Neumann, Leyde 1962, p. 243-280.
l'histoire de Caïn et Abel du XIIe au XIVe siècle en Occident », dans 3 Alexandre de HALÈS, Summa theologica, I1/2, tract. 8, sect. 1, q. 1, tit. 2,
Recherches de théologie ancienne et médiévale, n° 49, 1982, p. 21-89 c. 1, éd. de Quaracchi, t. III, Florence, 1930, p. 729-730.
(voir p. 81).

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THÈME ______________________________ Gilbert Dahan Les théologiens chrétiens du Moyen Âge et le judaïsme

agiraient bien s'ils obligeaient les fils des juifs et des


vient le maître. Ainsi, après avoir énoncé trois arguments en incroyants à recevoir le baptême, contre le gré de leurs parents :
faveur d'une réponse négative, Alexandre énumère trois rai-
sons pour une réponse positive, qui sera la sienne ; ces trois Il semble même qu'ils agiraient avec piété et dans le sens
de la religion s'ils pressaient de menaces et terrorisaient les
raisons sont celles qui sont le plus souvent alléguées pour
juifs et les autres incroyants demeurant dans leurs royaumes
justifier l'axe positif. Je les résume : et les obligeaient à recevoir le baptême.
1- Le psaume 58, 12, « Ne les tue pas », s'applique spé- À l'argument que la foi de tels baptisés serait bien peu sin-
cialement aux juifs. Les juifs sont dispersés pour inciter cère, Duns Scot répond que leurs descendants, à la troisième
les nations à se convertir. ou à la quatrième génération, seraient de vrais fidèles ! On ne
2- Porteurs de la Loi ancienne, les juifs procurent en trouve une solution similaire que chez quelques canonistes ;
faveur de l'Église un témoignage qui ne peut être réfuté parmi les théologiens, il semble que la position de Duns Scot
par ses ennemis. représente une exception ; même un Gui Terré, dont l'antiju-
3- Isaïe 10, 22 et Romains 11, 5 affirment le salut futur daïsme est si net, condamne la thèse de Duns Scot (sans
des juifs. nommer celui-ci).
Ces trois arguments, qui se situent dans le passé, dans le pré- Si cet « axe positif » assure la protection des juifs en chré-
sent (le peuple témoin) et dans le futur (la conversion à la fin tienté, il permet aussi les échanges entre chrétiens et juifs. Je
des temps), constituent souvent l'ossature de la démonstration ne m'étendrai pas sur ce point mais soulignerai l'importance
en faveur de la « tolérance » du peuple juif et du judaïsme. de cet aspect des relations entre les deux communautés. Il ne
Comme le précise le droit canon, la doctrine condamne les s'agit pas seulement, comme on l'a dit parfois, pour le monde
baptêmes forcés ; on sait que des problèmes douloureux suivi- chrétien à la rencontre de la science arabe, d'utiliser les juifs
rent certaines vagues de persécution au cours desquelles des comme des intermédiaires, mais réellement d'échanges dans
juifs furent baptisés contre leur gré, 1'indélibilité du baptême les deux sens, où les ressources sont mises en commun et où
venant s'opposer au premier principe. Mais celui-ci est vigou- l'on est à l'écoute d'autrui. Dans les domaines de la médecine
reusement affirmé et défendu par la plupart des théologiens. et de l'astronomie, par exemple, tant dans le midi de la France
Particulièrement, la question du baptême des enfants juifs est qu'en Espagne, le désir de découverte s'alimente dans un dia-
posée aux théologiens : ne faudrait-il pas enlever les enfants logue continu entre savants juifs et chrétiens, dont les traduc-
juifs à leurs parents pour les baptiser, en vue de leur propre tions dans les deux sens (arabe/latin-hébreu) sont une manifes-
bien ? Presque tous les théologiens répondent négativement et tation tangible. Mais ces échanges sont aussi intenses, et même
mettent en relief les droits de la nature et l'affection des davantage, dans le domaine de l'exégèse de la Bible et de la
parents : dans son deuxième quodlibet saint Thomas d'Aquin théologie : les commentaires chrétiens abondent en renvois à
livre à ce sujet des réflexions tout à fait remarquables'. L'un l'exégèse juive, du xile au )(Ive siècle, soit d'une manière ano-
des rares auteurs du Moyen Âge à recommander le baptême nyme (Hebraei dicunt, « les juifs disent »), soit, à partir de
des enfants juifs est Jean Duns Scott ; après avoir exposé les Nicolas de Lyre, en citant le plus important des commentateurs
arguments contre une telle solution (et qui sont en partie ceux
juifs, Rabbi Salomon de Troyes, appelé Rashi par les juifs. En
que donnait saint Thomas), Duns Scot affirme que les Princes
théologie, la découverte de la littérature talmudique, après la
1 Thomas d'AQUIN, Quaestiones quodlibetales II, q. 4, a. 2, éd. R. controverse tenue à Paris en 1240, provoque d'abord une réac-
Spiazzi, Turin 1956, p. 28-29. Voir également Somme théologique IIa tion de rejet ; mais, un peu plus tard, cette attitude négative se
IIae, q. 10, a. 12 et IIIa, q. 68, a. 10. double d'une certaine curiosité, notamment chez les polé-
2 Opus Oxoniense (Ordinatio) IV, d. 4, q. 9. mistes, qui trouvent dans la littérature rabbinique un réservoir

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Gilbert Dahan ________ Les théologiens chrétiens du Moyen Âge et le judaïsme
THÈME _____________________________
juifs dans une société chrétienne ? Nous avons vu que le
droit canon leur en donnait une ; cette position s'appuyait sur
d'arguments en faveur du christianisme. D'autre part surtout, une tradition ancienne et avait pour conséquence de recon -
l'œuvre du philosophe juif Maïmonide permet à la théologie naître la légitimité du judaïsme. Les canonistes (Huguccio de
chrétienne de poser (et parfois de résoudre) les problèmes cau-
Pise, autres) en ont longuement discuté, parvenant générale-
sés par l'intégration de l'aristotélisme : Thomas d'Aquin,
Henri de Gand ou Maître Eckhart citent volontiers Rabbi ment à une solution moyenne qui reconnaît à la fois que les
Moyses et le font avec le respect dû à une autorité. juifs peuvent exercer leur culte mais que celui-ci est vide de
sens. Les prises de position des théologiens sont variées :
Mais, à côté de ces attitudes positives, le corpus du droit elles vont d'une reconnaissance globale du monothéisme juif
canon avait aussi intégré les textes relevant de l'axe négatif. (c'est le même Dieu qu'adorent juifs et chrétiens), à une assi-
Cette fois, il s'agissait d'isoler le judaïsme dans sa spécificité milation du judaïsme à l'idolâtrie ou à l'athéisme. Citons de
et de se prémunir contre toute influence doctrinale de sa part. nouveau la Somme d'Alexandre de Halès, qui pose la ques-
Sur le plan du droit, l'évolution, commencée dès que le tion de savoir « si les rites des juifs sont comme une idolâ-
christianisme eut un pouvoir politique, trouve son terme avec trie ». D'une manière très significative, les deux arguments
le IV e concile œcuménique du Latran, qui édicte plusieurs pour une réponse positive sont des citations prises dans la
mesures à l'égard des juifs, la plus révélatrice étant celle qui lettre aux Galates, l'un des textes qui expriment le plus fort
ordonne que les juifs se distinguent vestimentairement – ce la volonté de distanciation de la nouvelle religion à l'égard
qui indique du reste qu'aucun trait physique ou linguistique de l'ancienne ; l'analyse, très fine, d'Alexandre situe l'épître
ne caractérisait les juifs en Occident. Cette injonction se tra - paulinienne dans son contexte historique et distingue entre
duira plus tard par l'obligation pour les juifs de porter un l'idolâtrie objective et concrète, à laquelle avaient pu se
signe distinctif (en France, ce sera la rouelle). Divers autres livrer les juifs à différents stades de leur histoire, de l'adhé -
conciles jettent les bases d'une ségrégation de plus en plus sion à une Loi qui recommande de rendre un culte au seul
forte : interdiction pour les juifs d'avoir des employés de Dieu1.
maison chrétiens, d'habiter dans des petites villes, de soigner Mais, dans ces conditions, la question se pose de savoir si
des chrétiens... Ces mesures sont généralement justifiées par les juifs sont à l'intérieur de la société chrétienne ou en
la crainte d'une influence juive, qui est un motif récurrent dehors d'elle. Question dont les enjeux sont aussi bien juri -
durant tout le Moyen Âge : les juifs risquent de tromper les diques que théologiques. Les juifs en effet sont nettement
simples chrétiens, séduits par leur connaissance des Écritures distingués des Sarrasins (hors de la société chrétienne) et, pas
et leur habileté dialectique. toujours aussi clairement, des hérétiques (qui sont des chré-
Cet axe négatif est aussi pris en compte par les théolo - tiens). L'affaire du Talmud, dans les années 1240, est révéla -
giens, qui doivent s'efforcer de démontrer que le judaïsme trice à cet égard. Si, dans un premier temps, les accusations
est une religion périmée. Nous le constaterons en examinant portent sur les blasphèmes à l'égard de Jésus, de Marie et des
trois des thèmes liés au judaïsme les plus souvent développés chrétiens (on en trouve un écho chez Alexandre de Halès),
dans la théologie médiévale. dans un second temps cet aspect se trouve minoré au profit
de l'accusation d'hérésie, fondée sur les anthropomor -
Trois questions théologiques phismes criants de la littérature rabbinique. Les canonistes
(le futur Innocent IV notamment) expliquent que le pape se
1. La place des juifs dans la société chrétienne doit d'intervenir quand il y a chez les incroyants transgres-
1. Alexandre de HALES, op. cit., p. 730.
Le premier de ces thèmes découle de l'opposition entre
l'axe positif et l'axe négatif : quelle peut être la place des
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sion de la loi naturelle, puisque l'humanité est tout entière le commerce de l'argent mais subissent toutes sortes de répres-
troupeau de Dieu, dont le pape est le vicaire sur terre 1. Mais, sions, tant des pouvoirs séculiers que des autorités ecclésias -
si cette explication générale garde toute sa valeur, dans le cas tiques, et cela à partir du moment où s'élabore une réflexion
des juifs s'ajoute une considération supplémentaire, qui importante sur les nécessités économiques (chez Pierr e de
rejoint en quelque sorte le thème du peuple témoin : comme Jean Olieu, par exemple)1.
on l'a dit, bloqués dans le temps, les juifs sont des contempo -
rains du Christ, porteurs des rites qu'il a pratiqués et de sa 2. L'observance de l'Ancienne Loi
foi : ce schéma perd toute consistance si les juifs, les premiers L'importance du second thème est déjà apparue à travers
à condamner chez les chrétiens, au nom d'un monothéisme
intransigeant et épuré, une vénération portée à des images, ce qui précède : je veux parler de la question de l'observance
oublient ce principe et proposent des représentations (ne fût- de l'ancienne Loi. Du point de vue juridique, nous avons
ce que par des mots) de Dieu et si, d'autre part, ils ne sont posé sa légitimité : nous importent ici les conséquences théo-
plus les pratiquants rigoureux du culte de l'ancienne Loi. logiques de cette observance. Cette fois, le problème est exa-
miné systématiquement par les théologiens, tant dans les
Un autre sujet constitue une pierre de touche par rapport à commentaires des Sentences (le livre IV, sur les sacrements)
cette question de la place des juif s dans la société chré- que dans les sommes théologiques ; il ne saurait être ici ques-
tienne : l'usure. Contrairement à ce que l'on pourrait penser,
ce thème est loin d'être lié au problème juif : dans les textes tion de l'envisager globalement, mais seulement par rapport
théoriques du XIII e siècle sur l'usure, les juifs ne sont que au judaïsme – rapport qui n'est pas toujours établi dans les
rarement mentionnés. Ici, il convient de bien prendre la dis- oeuvres auxquelles j'ai fait allusion. La vérité du christia -
tance entre le problème réel et le problème tel qu'il a été nisme se fonde sur le caractère obsolèt e de l'Ancienne
intellectualisé. Il est entendu que l'usure (ce n'est pas ici le Alliance : diverses expressions sont couramment utilisées
lieu d'analyser le sens précis de cette notion) est condamnée pour dire que celle-ci est périmée : l'ancienne Loi est une
par le droit canon. Mais cette interdiction vise-t-elle aussi les ombre, une image, une préparation, elle perd tout son sens
juifs ? Pendant le XIIe siècle, la question n'est pas posée et quand la nouvelle Loi est promulguée. Mais les lois de
l'on considère normal que les juifs se livrent à l'activité de l'Ancien Testament ne sont pas rejetées en bloc : certaines
prêt d'argent. À partir du XIIIe siècle, on cherche le sens de conservent un caractère permanent. De la sorte, une classifi -
l'interdiction formulée dans l'Ancien Testament (Deuté- cation des lois s'élabore au cours du XIII e siècle
ronome 23, 20-21) et l'on demande dans quelle mesure elle
affecte les rapports commerciaux entre chrétiens et juifs : si (Maïmonide étant parfois mis à contribution). Elle distingue les
l'usure est interdite aux juifs dans la société chrétienne, c'est lois cérémonielles, obsolètes, des lois morales,
que chrétiens et juifs sont « frères » ; si elle leur est interdite permanentes 2 . Le Décalogue pose un problème encore
d'une manière absolue, c'est que les juifs sont du for de plus grand, puisqu'il ordonne l'observance du sabbat.
l'Église ; les deux hypothèses présentent des difficultés ; la
solution généralement admise est celle des conciles du début
du siècle, selon laquelle les juifs peuvent exiger des taux 1 Giacomo TODESCHINI, Un trattato di economia politica francescana : il «
De emptionibus et venditionibus, de usuris, de restitutionibus » di Pietro di
« modérés ». L'aspect réel du problème présente encore une Giovanni Olivi, Rome, 1980.
fois des aspects contradictoires : les juifs se livrent en fait au 2 Voir Beryl SMALLEY, « William of Auvergne, John of La Rochelle and
St. Thomas d'Aquinas on the Old Law », dans St. Thomas Aquinas, 1274-
1974. Commemorative Studies, Toronto 1974, t. II, p. 11-71 (repris dans
1. Voir Alberto Melloni, Innocenzo IV. La concezione e l'esperienza B. SMALLEY, Studies in Medieval Thought and Learning, Londres,
della cristianità come regimen unius personae, Turin, 1990, p. 188-194. 1981, p. 121-181).

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La controverse judéo-chrétienne réserve évidemment une ment à Pierre Lombard1. Il est formulé de la sorte : les juifs
place de choix à ce thème : il sert d'argument aux juifs qui pouvaient-ils moralement agir autrement qu'en condamnant
s'efforcent de démontrer l'infidélité des chrétiens, qui, Jésus ? En effet, dans leur optique, celui -ci apparaissait
n'observant pas des décrets immuablement fixés par un Dieu comme un blasphémateur, coupable du pire crime selon le
qui ne saurait changer, transgressent la loi divine. L'ensemble judaïsme, s'affirmer Dieu. Mais cette question en appelait
une autre : les juifs ne savaient-ils pas que Jésus était Dieu ?
de l'argumentation chrétienne, tant dans la polémique q ue
S'ils le savaient, en condamnant Jésus ils commettaient un
dans la théologie, serait à analyser. On y trouverait encore
une fois le mélange entre attirance et répulsion si caractéris - péché abominable ; s'ils ne le savaient pas, en ne le condam-
tique de l'attitude à l'égard du judaïsme. D'une part, en effet, nant pas, ils agissaient contre leur conscience. De la sorte,
admiration devant la fidélité, l'opiniâtreté du peuple juif qui, seul l'examen de l'intention profonde des juifs permettrait
malgré toutes les difficultés, continue à observer les pré - de résoudre ce problème ; or est-il possible ? Les auteurs du
ceptes de l'ancienne Loi ; mais, d'autre part, mépris pour ces XIIe siècle voyaient en cette question un exemple éminent de
mêmes hommes, qui n'ont pas su comprendre que la venue casus perplexus, de problème moral dont la solution n'est
du Christ avait vidé leurs rites de toute signification. pas évidente et met en relief bien des contradictions2.
Pierre Lombard, puis ses commentateurs au XIII e siècle
3. Responsabilité des juifs dans la Passion
posent le problème d'une manière un peu différente. L'ana -
La réflexion autour de « l'axe négatif » trouve un aliment lyse est plus théologique que morale : l'action des juifs qui
dans le caractère obsolète des lois cérémonielles, mais aussi aboutit à la Passion peut-elle être considérée comme bonne ?
dans le rôle joué par les juifs dans la Passion. Encore une Ses conséquences furent bonnes, puisque par sa mort le
fois, il faut se méfier des idées toutes faites : d'une part, ce Christ sauvait l'humanité : les juifs et Judas se sont alors
thème n'a pas, dans l'œuvre des théologiens du Moyen Age, montrés les coopérateurs de Dieu en permettant que se réa-
l'importance que certains ont voulu lui donner bien plus lise sa volonté 3 . D'une manière générale, les auteurs du
tard ; d'autre part, il n'apparaît pas d'une manière monoli- XIIIe siècle concluent à la malignité des juifs et à leur respon-
thique comme une accusation perpétuellement énoncée sabilité dans la Passion : de nouveau, leur intention est exa -
contre les juifs « déicides1 ». Bien au contraire, il est le point minée, mais, contrairement à ce que l'on observait dans les
de départ de développements d'une grande richesse. Certes, textes du XII e siècle, les juifs sont généralement considérés
la responsabilité des juifs dans le déroulement de la Passion
comme animés d'un mauvais vouloir et d'un désir de ven -
semble être un fait historique, irréfutable et nul ne songe à le
geance ; s'ils permettent à la volonté divine de se réaliser, ils
remettre en question. Mais quant au rôle des juifs, deux types
d'interrogations sont formulées : sur la culpabilité morale (ou ne sont que des agents secondaires. Or ces conclusions
non) des juifs, et sur la portée de cette responsabilité. sévères sont diversement nuancées : le motif du casus per-
plexus réapparaît sporadiquement et, surtout, les com-
La culpabilité morale des juifs fait l'objet d'une longue mentateurs des Sentences s'interrogent sur l'universalité de cette
réflexion, aussi bien au XIIe qu'au XIIIe siècle. Au XIIe siècle, le
problème est posé tant par Pierre Abélard dans son Éthique, 1 On trouvera les références dans nos Intellectuels chrétiens, p. 562-570.
que par une série de compilateurs de sentences, antérieure- Voir le chap. mi de l'Éthique (Scito teipsum) d'Abélard, éd. D.E. Lus-
combe, Oxford, 1971, p. 54-56.
2 Voir Arthur Michael LANDGRAF , « Der casus perplexus in der
1. L'étude de Jeremy COHEN, « The Jews as the Killers of Christ in the Frühscholastik », dans Collectanea Franciscana, n° 29, 1959, p. 74-86.
Latin Tradition, from Augustine to the Friars », dans Traditio, n° 39, 3 Pierre LOMBARD, Sentences, lib. I, dist. 48, c. 2 ; lib. II, dist. 41, c. 1 ;
1988, p. 1-27, ne prend en compte que l'accusation objective du fait. lib. III, d. 20, c. 5-6.

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Notre intention est d'aller attaquer les ennemis de Dieu en
Orient, non sans avoir à traverser de vastes territoires, alors
responsabilité tous les juifs sont-ils coupables ? De l'avis que nous avons ici même, sous nos yeux, les juifs. Or il
général, seuls étaient coupables les maiores, c'est-à-dire les n'existe pas de race plus hostile à Dieu. Voilà qui n'a ni
hauts dignitaires, qui agissaient en connaissance de cause. Le queue ni tête1 !
peuple juif, inconscient de la divinité de Jésus et man ipulé Quelques mois plus tard, sur le chemin des croisades, dans
par ses dirigeants, n'a qu'une part infime de responsabilité1. la vallée du Rhin, plusieurs communautés juives allaient être
Le traitement théologique de ces trois thèmes montre, détruites, avec le même raisonnement, qui apparaît comme
semble-t-il, la difficulté d'analyser les attitudes des théolo - l'un des thèmes les plus meurtriers de l'antijudaïsme popu -
giens vis -à-vis des j uifs et du j udaïsme. À partir des laire. Une trentaine d'années auparavant, en 1063, le pape
constantes observées autour des deux axes, nuances et diver- Alexandre II écrivait aux évêques d'Espagne et du Midi pour
gences foisonnent. On se demandera maintenant si précisé - les féliciter d'avoir protégé les juifs contre le zèle intempestif
ment ce n'est pas ce caractère complexe qui est l'une des de chevaliers descendus pour en découdre avec les Sarrasins.
causes d'un antijudaïsme plus large et plus brutal. Ce texte, la bulle Dispar nimirum, devait être intégré au
décret de Gratien 2. Guibert prend-il à son compte les
déclarations des croisés de Rouen ? En fait, il ne se
Antijudaïsme : le rôle des théologiens ? prononce ni pour ni contre leurs agissements. Mais il donne
La dégradation de la condition des juifs en Occident chré- libre cours à son antijudaïsme dans un autre passage de son
autobiographie, en racontant l'histoire d'un moine malade
tien est contemporaine des progrès de la réflexion théolo -
curieusement soigné par un ami juif, qui le met en rapport
gique. Y a-t-il là rapport de cause à effet et peut-on parler
avec le diable 3 . C'est bien sûr l'un des motifs des
d'un rôle joué par les théologiens dans la propagation d'un narrations concernant Théophile et l'apparition du
antijudaïsme populaire, violent et meurtrier ? Avant de thème du juif sorcier, lié à Satan ; il devait fleurir à la fin du
répondre à ces questions, on examinera trois auteurs dont Moyen Âge4.
1'antijudaïsme est clair et on se demandera si leur position est
exceptionnelle ou reflète une attitude moyenne : Guibert de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, est aussi l'auteur d'un
Nogent, Pierre le Vénérable et Jean Duns Scot, dont nous traité contre les juifs, Sur l'incroyance invétérée des juifs.
avons déjà parlé. Bien qu'il soit remarquable par l'utilisation (indirecte) qu'il
Guibert de Nogent est un moine du début du XII e siècle. fait de la littérature juive s, il nous intéresse moins ici qu'une
Son antijudaïsme s'exprime, bien sûr, dans un ouvrage de lettre adressée au roi de France Louis VII en 1146, pendant la
polémique, Traité sur l'Incarnation contre les juifs, mais deuxième croisade6. Certes, il ne recommande pas de mettre
d'une manière plus significative dans son autobiographie, De
vita sua. Cet ouvrage, par ailleurs remarquable par les élé - 1. Guibert de NOGENT, Autobiographie, II, 5, éd. et trad. française,
ments historiques et psychologiques qu'il fournit, énonce E.-R. Labande, Paris, 1981, p. 247.
2. Gratien Decretum II, causa 23, q. 8, c. 11 (éd. Friedberg, col. 955).
deux thèmes antijuifs. Le premier figure dans un récit relatif 3. Guibert de NOGENT, op. cit., p. 202-203.
à la première croisade, qui décrit la destruction de la commu- 4. Voir Jacques CHAURAND, « Les Juifs dans l'oeuvre autobiographique de
nauté juive de Rouen en 1095: Guibert met dans la bouche Guibert de Nogent », dans Études interethniques. Annales du C.E.S.E.R.E.
des croisés les paroles suivantes : n° 7, 1984, p. 4-19.
5. Petri Venerabilis Adversus ludeorum inveteratam duritiem, éd. Y. Fried-
1. Voir Gilbert DAHAN, « Saint Bonaventure et les juifs », dans Archivum man, Turnhout, 1985.
Franciscanum Historicum, n° 77, 1984, p. 369-405 (et plus particulière- 6. Éd. G. Constable, The Letters of Peter the Venerable, Cambridge (Mass.),
ment p. 397-402). 1967, t. I, p. 327-330 (ou Patrologie latine, t. CLXXXIX, col. 367-368).

84 85
THÈME ______________________________ Gilbert Dahan ______ Les théologiens chrétiens du Moyen Âge et le judaïsme

Je concède que les juifs ont péché, et même très gravement


les juifs à mort – au contraire, il rappelle que les juifs doivent en désirant, en provoquant et enfin en portant la mort (infe-
être maintenus en vie (et pour cela fait appel à l'histoire de rendo necem) au Christ, parce que Dieu ne leur avait pas
Caïn) –, mais il constate avec dépit que les chrétiens s'en demandé cela, et ils agissaient en vue d'une fin autre que celle
vont risquer leur vie outre-mer, alors que les juifs qu'eut Dieu en voulant la Passion du Christ : or un acte moral
est qualifié en fonction de sa fin. (...) Le choix moral (electio)
remplissent leurs greniers de blé, leurs celliers de vin, leurs des juifs se trouve être absolument inique, puisqu'ils donnè-
poches de pièces, leurs coffres d'or et d'argent, non pas rent la mort par haine et par jalousie1.
grâce à l'agriculture ou à l'usage légitime des armes [mais]
de ce qu'ils soustraient par ruse aux chrétiens et des achats C'est à propos du baptême des enfants juifs que Duns Scot
clandestins qu'ils font à vil prix de choses précieuses à des livre une réflexion assez détaillée sur la question juive. Nous
voleurs. avons résumé sa position. Ici, on retiendra surtout sa réfuta-
tion de l'argument classique fondé sur Romains 9, 27
Texte important dans l'histoire de l'antijudaïsme, puisqu'il
(d'après Isaïe 10, 22) : « Les restes d'Israël seront sauvés. »
utilise pour la première fois le thème du juif « paria » dont C'est là, assurément, nous dit Duns Scot, une chose dont il
on connaît l'usage qui en sera fait à des époques plus ne faut point douter, mais :
récentes 2 . On observera qu'au même moment Bernard de
Clairvaux condamnait un certain Raoul, qui se prétendait Après la défaite de l'antéchrist, ceux qui auront pris son
moine cistercien et prétendait exciter les foules contre les parti se convertiront ; cependant, c'est un fruit très modique
que l'Église en tirera. C'est pourquoi il ne faudrait pas que
juifs en Allemagne. Bernard rappelait le rôle des juifs dans
tant de myriades de juifs aient la permission de vivre en toute
l'histoire du salut et, au dire d'un chroniqueur juif postérieur, impunité aussi longtemps de par le monde entier, sous une loi
affirmait que « quiconque frappe un juif, c'est comme s'il abrogée ; il suffirait qu'un petit nombre d'entre eux subsistent
frappait Jésus lui-même3 ». sur une île pour que la prophétie d'Isaïe s'accomplisse2.
Le troisième cas est plus complexe : il s'agit de Jean Duns
Scot, l'un des esprits les plus fins de la seconde partie du Prise de position purement intellectuelle, désir de pousser à
Moyen Âge (il est le « Docteur subtil »). Nous avons vu qu'il son comble une situation paradoxale ou contradictoire ? Il y a
était l'un des très rares théologiens à soutenir la thèse du bap- sans doute de cela chez Duns Scot et j'ignore quels ont pu
tême des enfants juifs. De fait, son œuvre importante ne être ses rapports réels avec le judaïsme (et si même il en a
eus). Ce qui peut être rassurant est que ses prises de position
mentionne les juifs que quelques rares fois. Commentant l'un
ne sont pas partagées et même donnent l'occasion à certains
des passages des Sentences (I, d. 48) sur la responsabilité des d'exprimer plus nettement un avis radicalement opposé :
juifs dans la Passion, Duns Scot ne fait que prendre à son ainsi, à la suite de l'expulsion des juifs de France de 1306, un
compte une argumentation commune, mais il lui donne un Jacques de Thérines soutiendra que le prince n'a pas le droit
caractère très virulent : de prendre une telle décision3.
1 Voir Yvonne FRIEDMAN, « An anatomy of anti-semitism : J'ai bien pris soin d'opposer à chacun de ces trois cas des
Peter the venerable's letter to Louis VII, king of France », dans Bar-Ilan
Studies in History, éd. P. Artzi, Ramat-Gan, 1978, p. 87-102 ; Jean-Pierre cas contraires : c'est dire qu'il est impossible de décrire uni-
TORRELL, « Les Juifs dans l'œuvre de Pierre le Vénérable », dans voquement la pensée des théologiens chrétiens du Moyen
Cahiers de civilisation médiévale, n° 30, 1987, p. 331-346.
2 Bernard de CLAIRVAUX, Lettres 363 et 365. Voir Gilbert DAHAN, « Jean DUNS SCOT, Opus Oxoniense (Ordinatio) I, d. 48, q. 2.
Saint Bernard et les juifs », dans Sens, n° 43, 1991, p. 163-170 ; Jean- Jean DUNS SCOT, op. cit., IV, d. 4, q. 9, n° 2.
François HOLTHOF, « Saint Bernard : les juifs comme chair du Christ », Jacques de THERINES, Quodlibet, I, q. 14, éd. P. Glorieux, Paris, p. 157159.
ibid., p. 171-183.

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86
THÈME ______________________________ Gilbert Dahan Communio, n° XX, 3 - mai - juin 1995

Âge sur les juifs et le judaïsme. Leur fréquentation me Colette KESSLER


montre que Guibert de Nogent, Pierre le Vénérable et Jean
Duns Scot sont (parmi d'autres) des exceptions : ou bien la
question juive n'intéresse pas ou bien les théologiens suivent
les lignes directrices établies par l'autorité ecclésiastique,
mettant davantage en valeur l'axe positif ou l'axe néga tif,
mais fidèles à cette bipolarité.
Le malheur est que la subtilité est la chose du monde la
Y a-t-il une manière juive
moins partagée et que l'on a vite fait d'oublier les nuances,
les précautions et les mises en garde. Parallèlement à la
de transmettre la foi ?
réflexion des théologiens, et pour des ra isons diverses,
sociales, économiques, mais aussi (on néglige trop ce point)
où le sentiment religieux joue son rôle, se développe une pen-
sée populaire du judaïsme qui, oubliant une existence com-

Nous
mune faite d'échanges et de dialogues, en vient à ne retenir du
message que son aspect négatif, qu'elle caricature et perver - ouvrirons cette réflexion sur la manière juive de
tit : que des poètes tels que Gautier de Coincy ou Guillaume transmettre la foi en citant un texte bien connu de la
de Machaut aient leur part de responsabilité dans la diffusion l i t t é r a t u r e mi d r a s h i q u e ( C a n t i q u e R a b b a I , 4 - 1 ) s e
de cet antijudaïsme, voire dans la constitution de clichés anti- référant à un des événements fondateurs du devenir de s
juifs qui ne seront pas seulement littéraires mais auront un Hébreux, à savoir la révélation du Sinaï, le ma'amad bar
impact meurtrier dans la réalité, est assurément à déplorer. Sinaï. Nous prenons le texte dans la magnifique traduction
En un temps où, pour des raisons variées, on constate de qu'Edmond Fleg a donnée dans son livre Moïse raconté par
nouveau un repliement des communautés sur elles-mêmes et les Sages :
un durcissement pervers de leurs doctrines, peut-être convient- Et Dieu dit à Moïse : « Demande à Israël s'il veut ma
il de méditer sur la responsabilité des intellectuels et, plus Torah »... Et les Hébreux dirent : « Nous la voulons, ce
positivement, de se rappeler que, par-delà certaines prises de qu'elle ordonne, nous l'accomplirons. » « Mais, reprit
position, la théologie chrétienne du Moyen Âge a été aussi un Moïse, quels seront devant l'Éternel les garants de votre pro-
messe ? » « Que nos Anciens soient nos garants », dirent les
espace de dialogue, un espace ouvert à la pensée non chré-
Hébreux. « Vos Anciens vont mourir, comment seraient-ils
tienne, dont elle-même savait pertinemment que celle-ci était vos garants ? » – « Que nos Patriarches soient nos garants. » –
un enrichissement et une nécessité pour sa propre évolution. « Vos Patriarches sont morts, comment seraient-ils vos
garants ? » – « Que nos Prophètes soient nos garants. » –
Gilbert Dahan, né en 1943, marié, deux enfants. Directeur de recherches « Vos Prophètes ne sont pas nés ; comment seraient-ils vos
au CNRS, URA 152: Centre d'Études des religions du Livre, chargé de garants ? » Alors les femmes d'Israël dirent au Prophète :
conférences à l'École Pratique des Hautes Études (Sciences religieuses). « Que nos enfants soient leurs garants ; Dieu t'enseignera la
Poursuit des recherches sur les relations entre juifs et chrétiens au Moyen
Âge, l'exégèse chrétienne de la Bible au Moyen Âge, la classification des Torah, tu l'enseigneras aux pères ; ils l'enseigneront aux
sciences au Moyen Âge. Travaux : éditions de textes médiévaux ; Les enfants et les enfants à leurs enfants, et les enfants de leurs
intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Âge, Paris, Cerf, 1990 ; La enfants à leurs enfants. » Et Moïse demanda aux enfants :
polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Âge, Paris, Albin « Serez-vous les garants de vos pères devant l'Éternel ? » Ils
Michel, 1991. répondirent : « Nous le serons. » Alors tous les Hébreux criè-

88 89
THÈME ______________________________ Colette Kessler ______________ Y a-t-il une manière juive de transmettre la foi ?

de justice. La foi est décision d'accomplir les obligations de


rent : « Nos enfants seront nos garants ; tout ce qu'ordonnera la Torah, parce que, par la Torah, la Création s'achève. La foi
l'Éternel, nous le ferons et nous l'écouterons... » passe donc par l'accomplissement d'actes moraux et de
Ce midrash affirme quelque chose d'inouï : Israël acquiert conduites rituelles. La foi ne se réduit pas à une relation pri -
sa distinction de peuple élu, il se revêt de sa vocation sacer - vée entre Dieu et l'homme, mais elle inclut cette relation et
dotale, grâce aux enfants et par les enfants. L'espérance née se nourrit en elle. La foi insère le juif dans une identité col -
en Abraham acceptant l'Alliance s'est vue suspendue aux lective qu'il découvre et enracine en étudiant et en scrutant
lèvres et aux cœurs des petits enfants d'Israël. L'enclenche- les textes issus de ce Ma'amad Sinaï, de l'événement où ses
ment de l'histoire sainte, son déroulement et son ultime ancêtres acceptèrent « l'infinie responsabilité du monde ».
accomplissement se trouvent entre les mains de ceux qui Ces réflexions nous permettent de mieux situer dans la
n'ont à offrir que leur innocence. Le midrash illustre et perspective juive la question de la transmission de la foi.
éclaire les versets de psaumes qui associent aux enfants à la Nous comprenons mieux, grâce au midrash cité, que l'exis-
mamelle, « aux tout-petits », la reconnaissance de la splen- tence de la communauté, en chacun des moments de son his-
deur et de la grandeur de Dieu (Psaumes 8, 3 ; 131, 1, 2). Il toire, a été considérée comme dépendante de la diffusion de
invite à saisir d'emblée le risque encouru par la révélation ; la connaissance. Qu'il nous suffise de rappeler que, lors du
c'est celui de l'échec, d'un échec qui se ferait jour par une siège de Jérusalem, alors que le Temple était menacé d'être
rupture dans la transmission, dans une défaillance des détruit, et avec lui le judaïsme dont il était le centre, un des
« garants » de cette révélation. Du même coup, il met en plus grands maîtres de l'époque, Rabbi Yohanan ben Zaccaï
lumière l'invincible espérance de tous ceux qui, de généra- sauva le judaïsme en allant créer une « École » à Yavné. Un
tion en génération et jusqu'à l'avènement messianique, se peu plus tard, Rabbi Akiba (vers 135 après J. -C.) préféra
sentiront responsables du déroulement de l'histoire. mourir martyr plutôt que de cesser de commenter la Torah,
Une deuxième remarque s'impose, qui mettra en évidence dont les Romains avaient, entre autres interdit l'enseigne -
l'originalité de la révélation biblique et du judaïsme. Assurés ment. Mentionnons aussi, pour exemple, ce texte du Talmud
de l'acceptation des enfants, les Hébreux ne disent pas (Shabbat 119b), commentant le verset : « Ne touchez pas à
« Nous croirons en l'Éternel », mais : « Tout ce que l'Éternel mes oi nts et ne f aites pas de mal à mes prophètes. »
nous ordonne, nous le ferons et nous l'écouterons. » Ils (Chroniques 16, 22) :
s'engagent à agir, puis à comprendre. Ils sont unis par Mes oints, ce sont les enfants des écoles. Mes prophètes, ce
l'emounah qui est foi, confiance, engagement et adhésion sont leurs maîtres. Le monde n'existe qu'à travers le souffle
par l'acte. Cet enseignement fondamental du judaïsme est des écoliers. Nous n'avons pas le droit de suspendre leur ins-
corroboré par un autre verset clé de la Torah (Genèse 18,19). truction, fût-ce pour reconstruire le Temple. Une ville où ne
Dieu dit d'Abraham : « Car je l'ai connu, choisi, élu, afin se trouverait aucun écolier sera détruite.
qu'il ordonne à ses fils et à sa maison, après lui, d'observer
Les verbes bibliques exprimant l'idée de transmission sont
la voie de l'Éternel en agissant selon la justice et le droit. »
multiples : dire, répéter, enseigner, raconter, conter, trans -
La foi ne s'exprime pas d'abord par l'aveu d'une mettre. En proclamant soir et matin dans le Chema Israel
croyance, la démonstration de l'existence de Dieu, ou l'éla - (Deutéronome 6) l'Unité de Dieu, et en acceptant ainsi selon
boration de données théoriques sur son essence ; la foi est l'expression traditionnelle « le joug du royaume des cieux »,
témoignage de soumission, de confiance, de fidélité par la le juif énonce et accepte le commandement : « Ces paroles,
réalisation d'actes justes pour bâtir sur cette terre, au fil des tu les enseigneras à tes enfants. » Enseigner le judaïsme n'est
générations (en hébreu toldot) des engendrements, des cités pas un commandement, une mitzva comme les autres, mais,

90 91
THÈME ______________________________ Colette Kessler __________ Y a-t-il une manière juive de transmettre la foi ?

[daleth]. Pourquoi le pied de guimel est-il tourné vers daleth ?


disent les rabbins : « L'étude de la Torah équivaut à tous les Parce que l'homme bienfaisant court après le pauvre... »
mitzvoth », « Talmud Tora keneged koulam » (Mishna Peah).
Autrement dit, l'enseignement de la Torah aux enfants, aux Autre exemple : pourquoi, dans l'étude de la Torah, les
adolescents et aux adultes est le plus important de tous les enfants commencent -ils par le Lévitique et non par la
commandements du judaïsme. C'est pourquoi l'enseigne - Genèse ? Le Saint (béni soit-il) a dit : « Puisque les enfants
ment est d'abord délivré dans la famille – lieu privilégié – où sont purs et que les sacrifices sont choses pures, que les purs
dès le berceau, pourrait-on dire, chacune des observances, commencent à s'occuper des choses pures » (Lévitique
chacune des fêtes célébrées donne l'occasion au père, mais Rabba 7, 3).
aussi et surtout à la mère de raconter, d'expliquer, d'illustrer Aujourd'hui, les circonstances de l'existence juive ont fon-
par le rappel du passé les gestes du présent. Rappelons parti- damentalement changé. En accédant à la modernité après
culièrement la cérémonie familiale du Seder, de Pessah l'émancipation, beaucoup de juifs avaient voulu vivre en
(Pâque), où le récit mimé de la sortie d'Égypte se fait comme Israélites plus ou moins assimilés, oubliant ainsi les trésors de
en dialogue entre le père, la mère et les enfants qui ont spé- leur passé qui pouvaient leur permettre de mieux affronter le
cialement le devoir et la possibilité de poser des questions et présent. Mais les événements traumatisants ou exaltants
de prendre ainsi une part active à cette cérémonie centrale de qu'ils ont vécus dans ce dernier demi -siècle leur ont fait
la liturgie familiale. reprendre conscience de la nécessité de redécouvrir leur iden-
tité juive. Ils ont alors compris que faire donner à leurs
L'organisation d'un enseignement obligatoire dans le enfants un enseignement juif, le plus sérieux possible, même
judaïsme à tous les échelons, primaire, secondaire, supérieur, si le temps qui lui est réservé est relativement restreint, est
remonte à des temps très anciens (vers la première moitié du aujourd'hui, plus encore qu'hier, un impératif majeur. Certes,
rr siècle après Jésus-Christ) et certains des moyens pédago- vivre selon la Torah ne va plus de soi. Les enfants et les
giques alors en vigueur ne semblent pas tellement dépassés : jeunes d'aujourd'hui sont souvent témoins d'une actualité qui
l'enseignement pour vingt-cinq enfants (s'il y en avait plus, il les attire, les effraie, les happe ou les rejette. Ils ont plus que
devait y avoir un assistant ; au-dessus de quarante enfants, il jamais besoin de « trouver un sens à la vie et à l'être » et par
fallait ouvrir une seconde classe). De même ceux qui sont don- conséquent de trouver des maîtres qui leur permettent de
nés (fin XIIe siècle) par un certain Joseph Judah Ibn Aknin de « revenir aux livres ». Parfois ils ne savent pas ce qu'ils cher-
Barcelone : le bon enseignant doit maîtriser totalement son chent, ou ne le savent pas encore. De ce fait, ils ont besoin de
sujet ; il doit appliquer dans la vie les principes qu'il doit incul- rencontrer des enseignants conscients de la nécessité de ne
quer à ses élèves ; il doit s'occuper de ses élèves comme si pas être seulement ceux qui transmettent des connaissances.
c'étaient ses propres enfants. Bien évidemment, cet enseigne- Les enseignants sont d'ailleurs appelés en hébreu Morim, mot
ment n'était obligatoire, et parfois même n'était autorisé, que dérivé de la même racine hébraïque que le mot Torah ; les
pour les matières juives : Bible, Mishnah, Talmud, et cela en maîtres sont donc des inspirateurs, des inducteurs de sens de
hébreu. Remarquons que, de l'enseignement le plus élémen - cette voie de vie, de vérité et d'amour qu'est la Torah. Il leur
taire comme celui de l'alphabet, en passant par celui de la faut amener les élèves à une réelle prise de conscience de ce
Torah, jusqu'à celui du Talmud, on avait soin de mettre en évi- qu'est la véritable vie spirituelle qui, comme le dit Emmanuel
dence l'aspect moral et éthique fondamental du judaïsme. Levinas, n'est pas dans les réponses mais dans les questions1.
Ainsi, nous dit un texte du traité talmudique (Shabbat 104a) :
l'ordre de l'alphabet était enseigné en attribuant à la succession
des lettres des vertus morales comme par exemple guimel et
daleth qui signifient « Sois bienfaisant [guimel] pour le pauvre 1. Emmanuel LEVINAS, Difficile Liberté, Albin Michel, 1963.

92 93
THÈME _____________________________________ Colette Kessler _________ Y a-t-il une manière juive de transmettre la foi ?

Face à l'inéluctable tension entre les mutations du monde route pour accomplir une exigence qui dépasse toujours la
juif contemporain et l'exigence retrouvée d'un enseignement limite de son expression.
qui s'enracine, se fonde et se justifie sur les grands textes du Susciter chez les enfants et les jeunes l'amour de l'étude et
judaïsme, les enseignants doivent avoir présents à l'esprit des le goût de la mitzva, c'est avoir tenté de leur « transmettre la
objectifs précis à proposer. Par exemple : éveiller chez les foi ». Développer et préserver l'éducation, c'est permettre à
enfants le sentiment d'un attachement au peuple juif en les nos enfants, aujourd'hui comme hier, d'entendre la parole du
rendant conscients et responsables de leur rôle de maillon
actif dans la chaîne de la tradition ; leur transmettre l'amour Sinaï et de dire à leur tour : « Nous serons vos garants. »
de l'étude juive et spécialement de l'hébreu, langue de la
Bible et véhicule de toute la pensée juive ; les sensibiliser au
fait que le judaïsme n'est pas seulement une culture, mais
que c'est aussi une certaine manière de vivre et de pen ser ;
les aider à comprendre que leur destin d'homme ou de
femme passe par leur prise en charge active et heureuse de
leur singularité et de leur responsabilité de juifs ; leur expli -
quer les liens existentiels qui unissent les juifs de la diaspora
et ceux d'Israël ; les aider à trouver les moyens d'un dialogue
le plus fraternel possible avec les enfants et les jeunes non -
juifs qui les entourent, spécialement les chrétiens, leurs frères Communio
cadets dans l'Alliance. Enfin, et au travers de tout cela, gui - a besoin de votre avis.
der les enfants à « rechercher Dieu et à vivre ». Écrivez-nous.

Certaines techniques d'enseignement ont pu changer, mais


l'emploi plus ou moins répandu des moyens audiovisuels
importe peu si l'atmosphère créée dans une classe est vraie.
Ce qui compte avant tout, c'est la personne de l'enseignant,
l'authenticité de son engagement, son aptitude à faire parler
les textes du passé, à susciter les questions pour qu'ils déli -
vrent un sens pour le présent. La Bible et ses commentaires
ne livrent pas de réponses dogmatiques, ils sont prégnants
des questions des hommes de tous les temps, et doivent les
stimuler dans leur recherche de la vérité. Enfin, et cela n'est
pas toujours le plus aisé, il faut faire prendre conscience aux Colette Kessler, mariée, trois enfants. Enseignante de judaïsme et respon-
enfants et aux adolescents de ce qu'est la Mitzva. La Mitzva, sable d'enseignement juif pour enfants, adolescents et adultes dans les
le commandement, qui peut être rituel, est le symbole des synagogues libérales de Paris. Vice-présidente de l'Amitié judéo-chré-
exigences les plus fondamentales de la Torah, elle est, selon tienne. Enseigne le judaïsme en milieu chrétien, sous forme de cours et de
l'expression d'Abraham Heschel, le « lieu où la terre et le sessions, principalement pour adultes. A publié : À l'écoute du judaïsme,
Le Chalet, 1975. Participation à des ouvrages collectifs : Les Grandes
ciel se rencontrent ». Accomplir les mitzvoth, c'est mettre en Religions, Ellipses, 1995 ; Itinéraires vers Dieu, édité par les Écrivains
action les connaissances acquises, c'est se conformer à un croyants d'expression française, 1981. Nombreux articles sur l'éducation
mode de vie qui réponde au projet de Dieu, c'est se mettre en juive, la question de la femme, les relations judéo-chrétiennes.

94 95
Collection COMMUNIO-FAYARD Communio, n° XX, 3 - mai -juin 1995

Amerigo VECCHIARELLI
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Jean-Louis BRUGUÈS, o.p.: LA FÉCONDATION ARTIFICIELLE AU l'enseignement évangélique, dans un rapp ort privilégié
CRIBLE DE L'ÉTHIQUE CHRÉTIENNE avec les plus pauvres. Aujourd'hui, Saint-Egidio rassemble
des centaines de communautés, et propose à plus de quinze
Michel SALES, s.j. : LE CORPS DE L'ÉGLISE mille membres de nombreux projets pour l'assistance aux
marginaux et pour le développement dans diverses parties
du monde. Du point de vue juridique, la communauté Saint-
Egidio est une association publique de laïcs reconnue par le
Saint-Siège en 1896. L'évangélisation, le service incondi -
tionnel des plus pauvres, le dialogue œcuménique et inter-
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jours tenu à distinguer son engagement social et civique
d'une appartenance politique immédiate. Cet engagement
96 97
ACTUALITÉ ______________________Amerigo Vecchiarelli Communio, n° XX, 3 - mai -juin 1995

s'enracine dans la prière quotidienne, personnelle ou collec-


tive. Mario GIRO
Il n'y a pas de modèle unique pour chacune de c es com-
munautés : la concrétisation du « charisme » de Saint-Egidio
prend néanmoins des formes similaires, mais en même temps
variées selon le contexte dans lequel un groupe de la commu-
nauté agit. De l'engagement auprès des enfants des banlieues
et des bidonvilles d'Afrique ou d'Amérique centrale jusqu'à Au service des pauvres
l'assistance scolaire aux enfants d'immigrés en Europe du
Nord. Une autre caractéristique de toutes les communautés et de la paix
concerne l'attention portée aux malades et aux vieillards.
Dans ces domaines se sont formés des réseaux très variés de
services et de formes d'intervention : depuis l'aide d'urgence
aux centres d'accueil, depuis les repas (à Rome, depuis 1989,
plus de 1 500 personnes par jour) jusqu'au service militaire,
depuis la formation aux langues jusqu'à l'aide à la recherche
d'emplois. Les initiatives de paix de la communauté sont S AINT EGIDIO n'est pas très connu en Italie. Il l'est beau-

nombreuses et variées : ce furent les négociateurs de la com- coup plus en France, où sont restés des souvenirs histo -
munauté qui ont obtenu en 1992 la signature d'un accord de riques, sous le nom de saint Gilles. En Italie, « Saint -
paix au Mozambique, mettant fin à seize ans de guerre civile. Egidio » désigne surtout l'ensemble des communautés de
En outre, le primat de l'action œcuménique et interreligieuse laïcs catholiques qui ont fait du service des pauvres, de
a poussé la communauté à promouvoir l'idée d'Assise (la l'évangélisation et du dialogue œcuménique entre les reli-
rencontre historique entre les représentants des grandes reli - gions les points essentiels de la vie chrétienne au lendemain
gions organisée par Jean-Paul II en 1986) afin de réunir du concile Vatican II. Ces communautés, qui ont fait leurs
chaque année les croyants pour une rencontre de prière cen- premiers pas à Rome, ont essaimé vers beaucoup d'autres
trée sur la paix. villes d'Italie, et dans une vingtaine de pays européens et extra-
européens. Elles ont pris en 1986 la forme d'une association
publique internationale de laïcs, reconnue la même année
dans cette forme par le Saint-Siège.
La vie quotidienne de cette communauté, fortement enraci-
née à Rome et, par là-même résolument universelle, est celle
de personnes de tous âges qui concilient le primat de la prière
et de la liturgie avec la fréquentation des pauvres, dans toute
leur variété : immigrés, malades, déshérités, personnes sans
domicile fixe, vieillards incapables de s'assumer seuls, tzi -
ganes, handicapés et malades mentaux, exclus de la margina-
lité et de l'intolérance. Cependant, surtout dans la dernière
NDLR : Le texte complet des accords de Rome a été publié dans Le décennie, « Saint-Egidio » est devenu aussi l'un des syno-
Monde diplomatique de mars 1995, n° 492, p. 7. nymes de ce qu'on appelle « l'esprit d'Assise », c'est-à-dire
de ce mouvement de rencontre et de dialogue entre les
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ACTUALITÉ ________________________________ Mario Giro ______________________ Au service des pauvres et de la paix

dans le cadre d'une cohabitation possible et d'une aspiration à


grandes religions, mouvement lancé par Jean-Paul II en sa
la paix, que l'« esprit d'Assise» a placée au premier rang.
« journée mondiale de prière pour la paix » d'octobre 1986, et
Dans ces derniers mois, Saint-Egidio a signifié aussi
repris avec vigueur par cette communauté. Par ailleurs, Saint-
« Algérie », c'est-à-dire une possibilité fragile mais réelle
Egidio est aussi le protagoniste d'interventions inhabituelles et
pour mettre en route, dans une situation difficile, un dialogue
de médiations internationales complexes, qui ont conduit à
qui semblait impossible pour sortir de l'escalade actuelle de la
plusieurs reprises à la résolution de conflits, dans diverses
violence. En l'espace de deux mois, on a pu proposer
péripéties de crises internationales. Le résultat le plus célèbre
l'unique élément nouveau depuis trois ans sur la voie de la
est celui qui a conduit au cessez-le-feu dans la sanglante guerre
cessation du conflit algérien : les tendances les plus représen-
civile du Mozambique (un million de morts) après plus de deux
tatives de l'opposition algérienne se sont rencontrées, ont
années de conférences de paix, et la médiation officielle
discuté et ont fait mûrir un « contrat national » qui peut
de la communauté, dans l'antique monastère du quartier
rendre possible une sortie de la crise, conjointement avec le
du Transtévère à Rome, qui porte le nom de Saint-Gilles
pouvoir algérien actuel. Saint-Egidio est aussi le synonyme de
(Sant'Egidio). Des interventions moins difficiles, mais non
la plate-forme de paix signée le 13 janvier 1995 à Rome et qui
moins significatives, ont été réalisées dans bien d'autres
reste, malgré le refus officiel que continue d'opposer le
situations, comme par exemple dans des villages chrétiens du
gouvernement algérien, la référence constante de tout le
Chouf pendant la guerre du Liban, pour faire libérer des
débat, en Algérie comme dans tout l'Occident.
prisonniers de différentes nationalités retenus par les
Le premier colloque sur l'Algérie, qui représentait un tour-
combattants kurdes, pour sauver quelques centaines de
nant dans le dialogue entre les islamistes et le gouvernement
chrétiens chaldéens d'Irak qui ont échappé à la guerre
algérien, a paru un instant ouvrir ce dialogue durant l'été de
entre l'Iran et l'Irak, en risquant leur vie à travers l'Iran,
1994. Mais celui-ci s'est immédiatement refermé, tandis que
l'Irak et la Turquie.
s'intensifiaient les nouvelles sur l'étouffement de la société
En dépit de tout cela, Saint-Egidio n'est pas une réalité algérienne, sur l'interdiction de nombreux journaux et sur
d'Église qui serait passée du service des pauvres à l'art inso- l'évolution vers un véritable état de guerre. On sait qu'en
lite de la diplomatie officieuse. C'est la même préoccupation octobre 1994 les généraux algériens ont lancé une offensive
fondamentale envers les plus pauvres qui pousse cette com- sans précédent pour « éradiquer » l'opposition armée. Et le
munauté à prendre au sérieux les demandes qui se présentent, bilan des victimes, déjà tragique, s'est alourdi de façon expo-
surtout après la bipolarisation du monde et dans les désordres nentielle. C'est dans ce contexte qu'a pris naissance le pre -
qui s'en sont suivis, en raison des conflits nouveaux qui écla- mier colloque sur l'Algérie, qui s'est tenu à Rome les 21 et
tent dans le monde. Dans une certaine mesure, c'est la fidé- 22 novembre derniers. La communauté Saint-Egidio a essayé
lité à l'amitié avec les pauvres du Mozambique qui a incité
de disposer d'un libre espace de rencontre et d'échange
Saint-Egidio à assumer des initiatives impliquant une plus
grande responsabilité et à essayer d'instaurer un dial ogue d'idées entre les principaux protagonistes de la crise, pour
entre les parties en guerre après l'échec des tentatives de la rechercher les conditions d'un possible dialogue entre les
diplomatie internationale. À cet égard, il serait difficile de Algériens en Algérie. Elle a lancé des invitations à toutes les
comprendre ces développements qui ne sont pas consacrés au parties et à leurs leaders, en Algérie et à l'étranger, ainsi
service des plus pauvres, mais à une œuvre concrète pour la qu'au gouvernement algérien. Celui-ci, sous-estimant peut-
paix (y compris des interventions de type diplomatique) sans être, dans un premier temps, cette initiative, n'a pas répondu à
le développement simultané par cette communauté de son son invitation. Néanmoins sept partis et quelques parte -
engagement dans le dialogue œcuménique et interreligieux, naires sociaux ont accepté. Les trois principaux partis, dont

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le FIS, ainsi que des leaders historiques comme le premier tenant en Algérie (fait contesté dès l'ouverture en novembre
président et héros de la guerre de Libération, Ahmed Ben par tous les leaders qui sont intervenus à Rome, et pièces
Bella, se sont retrouvés à Rome, grâce à une initiative consi - abondantes à l'appui). En vérité, une petite poignée d'a mis
dérée comme impossible, et que plusieurs parties rejetaient des pauvres et du dialogue œcuménique interreligieux ne
comme velléitaire : de l' avis général, il était impossible de pouvait pas représenter une ingérence dans les affaires inté-
rassembler des forces aussi différentes et d'éviter l'émer - rieures d'un État, simplement pour avoir mis à disposition un
gence immédiate de ruptures inévitables, en raison de l'oppo- espace de liberté pour la parole et la rencontre, actuellement
sition certaine entre partis laïques et partis islamis tes inexistant dans leur patrie. Les partis en présence, malgré
d'Algérie. Or, ce qui est arrivé est tout autre. leurs positions différentes, sont tous convenu, face à l'opi -
Il a été proposé une « enveloppe de paix », un cadre et une nion publique mondiale, de la nécessité de mettre fin à la
méthode pour y placer l'analyse de la crise algérienne et les violence, et de préparer une table ronde pour dialoguer dans
conditions pour en sortir. Un scénario non gouvernemental, des conditions de liberté minimale nécessaire à l'efficacité de ce
comme celui qui a consisté pour la communauté Saint-Egidio à dialogue. Dans un document approuvé à la fin des deux journées,
prendre en charge l'invitation et l'organisation de cette et dans le débat qui l'a précédé, il a été reconnu qu'il n'était
conférence, a évité dans la mesure du possible une interven- pas possible de sortir de la crise sans que tous les partis
tion internationale commune de pays tiers. Considérée algériens, y compris le FIS, soient admis à la table des
comme plus qu'une idée, mais comme la seule possibilité négociations avec le gouvernement. Et malgré les accusa -
dans le cadre du rassemblement mondial interreligieux de tions infondées de ce même gouvernement, auxquelles ont
prière pour la paix pendant la seconde semaine de novembre, répondu, d'abord le ministre des Affaires étrangères italien
cette possibilité a été offerte aux principaux partis algériens de Martino (« L'Italie est un pays démocratique et Rome une
pouvoir se rencontrer. Et cela au milieu de beaucoup de ville ouverte ») puis, à partir de la mi-janvier, la quasi-totalité
préoccupations et d'un certain scepticisme. Pouvait-il s'agir des gouvernements occidentaux, la rencontre de Rome a
d'une légitimation de l'islam intégriste ? Ou pouvait -on donné des indications concrètes pour promouvoir un dia -
craindre l'ingérence d'un pays tiers dans les affaires inté - logue constructif qui pourrait mettre fin au massacre actuel.
rieures d'un pays comme l'Algérie ? N'était -ce pas là une On a mis en lumière les étapes et les conditions d'une transi-
entreprise hasardeuse qui risquait de compromettre le dia- tion qui puisse s'acheminer vers un nouveau processus élec-
logue, en mettant en lumière les divergences ? toral et mettre un terme aux lois d'exception. Pour la pre -
Cela ne s'est pas passé ainsi. Le gouvernement italien a été mière fois, le FIS a publiquement introduit le multipartisme,
tenu à l'écart, comme pour d'autres sujets internationaux, le pluralisme et l'alternative démocratique dans sa propre «
afi n de maint enir le caractère infor mel d'un pr emi er « plate-forme ». Son insertion dans un cadre politique aux
Colloque sur l'Algérie ». Cela a permis d'éviter d'éventuels racines historiques, marqué par un profond nationalisme, est
problèmes de reconnaissance d'une réalité, le FIS, qui a depuis apparu prometteur. Ce sont les leaders des partis algériens,
longtemps, en tout état de cause, des contacts officiels avec les depuis le secrétaire général du FLN Mechri jusqu'à Ben
gouvernements occidentaux. Des personnalités de premier Bella et AR Ahmed, qui ont demandé à la communauté
plan du FIS jouissent de l'hospitalité et de l'asile politique, Saint-Egidio de promouvoir d'autres occasions de dialogue.
par exemple aux États-Unis et en Allemagne. Le gouvernement Cette communauté donne l'impression d'être un pot de
algérien lui-même, qui maintient tant bien que mal des terre face à un pot de fer, mais elle garde une profonde espé-
contacts avec d'autres leaders, a déclaré dans un rance. Une espérance qui est mise en relief dans la presse
scepticisme général que le dialogue serait possible dès main- internationale depuis El Pais jusqu'au Monde, à La Croix, au
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The Economist et au Financial Times. On peut espérer que, ment religieuse, même si le facteur religieux joue un rôle
important. Pour s'en rendre compte, il faut se souvenir de
malgré l'actuel désaccord du gouvernement algérien, beau -
certains épisodes. Après la lutte sanglante pour la libération,
coup de pressions pour faire échouer l'initiative, pressions
qui a détaché l'Algérie du territoire français métropolitain, ce
heureusement inutiles, vont cesser rapidement. n'est pas la paix qui a régné : conflit immédiat entre les pro-
L'opinion publique du Tiers Monde, y compris celle des tagonistes de l'indépendance et le premier gouvernement en
pays qui lisent et pensent en langue arabe, a exprimé sa satis- exil, combats entre les composantes internes et l'armée, et,
faction pour l'ouverture d'une phase nouvelle et pr omet- après un long effort, avènement d'une pacification contrôlée
teuse, contrairement au gouvernement et à la majorité des par l'armée sous le commandemen t du chef militaire,
médias algériens. Les réticences d'Alger, malgré les publica - Boumediene, et garantie par le Front de libération nationale,
tions en faveur de Rome et de Saint-Egidio, ignorées de la passé rapidement de la guerre d'indépendance aux réalités du
presse officielle, se sont multipliées. parti unique. Parmi les modèles de développement dispo -
nibles, celui choisi par les Algériens est une tentative de lea-
dership dans le Tiers Monde et sur les rives méridionales de
Retour en arrière : socialisme ou islam ? la Méditerranée ; il a été de style soviétique, centraliste et
La violence en Algérie présente quelques similitudes avec bureaucratique, concentré sur l'industrie lourde au détriment
celle, plus « médiatique », qui règne dans l'ex-Yougoslavie : de l'autosuffisance alimentaire et d'un certain équilibre entre
notamment l'importance du chiffre de trente mille victimes les régions citadines et rurales. En trente ans, le capital moral
depuis que le parti du Front islamique du salut a été mis hors de la révolution algérienne a été dilapidé plus d'une fois, si
la loi, soit plus de dix mille par an. Telle est la croissance de la du moins il existait encore. La débâcle économique, s'ajou -
comptabilité quotidienne : actuellement, de deux cents à six tant à la crise des rapports Nord-Sud et d'un très fort chô-
cents victimes par semaine. Et à cette horreur tragique mage des jeunes, dans un pays dont en même temps la popu-
lation a doublé, a provoqué une revendication sociale, qui a
s'ajoute le fait qu'il s'agit de la mort d'Algériens, de la main
trouvé à s'exprimer dans l'islamisme renaissant. Dans un
d'Algériens. Meurent aussi des non-Algériens, comme les
pays où la moitié de la population a moins de vingt-cinq ans,
deux religieux de la Casbah d'Alger, exécutés pour terroriser où l'emploi et un niveau de vie décent font défaut, l'islam
l'Europe et pour faire la preuve par la barbarie, si l'on en intégriste est devenu spontanément la seule norme de survie ;
doutait, de l'insécurité pour tous dans le pays, comme en comme un enfant de 1968 à l'époque du bien -être et de la
témoignent les autres religieux qui sont venus alourdir ce crise, avec l'islam à la place du marxisme.
triste bilan, par exemple les quatre Pères blancs massacrés en
Kabylie au lendemain de Noël. Sont également victimes des Et nous en arrivons à l'époque actuelle. La démocratie
travailleurs italiens, comme ce pauvre marin -pêcheur au algérienne, toujours proche d'un modèle autoritaire, discrédi-
large des côtes algériennes. Et puis encore, les autos piégées, tée par la corruption et son incapacité à gérer, a vu les pre -
les révoltes et les massacres de prisonniers. Mais s'il y a là miers succès de l'islamisme aux élections municipales. Le
des similitudes avec l'ex-Yougoslavie, cette situation finira FLN a entrepris la transition vers le multipartisme, mais cela
tôt ou tard, compte tenu de l'impuissance internationale criante, à n'a pas suffi à recueillir un consensus majoritaire. Presque
conduire jusqu'à l'agonie ce grand pays méditerranéen. aussitôt, les élections législatives ont vu la victoire encore
En Algérie, il ne s'agit pas d'une guerre ethnique ni, d'un plus massive du FIS. Le FLN, malgré cette défaite, reste
certain point de vue, d'une guerre civile. Paradoxalement, ce encore une grande force et le FSF, le parti socialiste dirigé
n'est pas non plus actuellement une guerre fondamentale- par AR Ahmed, constitue une importante réalité nationale, en

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ACTUALITÉ ________________________________ Mario Giro Au service des pauvres et de la paix

contrairement à l'époque de la guerre d'indépendance où


mesure de recueillir également le consensus de la population
l'Algérie ne comptait qu'environ un tiers de la population
berbère. Les autres groupes se partagent les miettes. Mais
actuelle. Le raisonnement est sévère, mais réaliste. En atten-
pour peu de temps. Le processus électoral a été suspendu,
dant, on rencontre facilement dans la Casbah d'Alger des
approuvé en cela par les grandes démocraties occidentales ;
jeunes qui crient « Djihad ! Djihad ! » quand ils voient passer
les militaires ont pris directement le pouvoir, le FIS a été mis
un étranger. Il est difficile de dire si cela est juste. Mais il
hors-la-loi selon des modalités qui ignorent la Constitution
n'est pas difficile de l'imaginer puisque cela arrive. Au
de 1989. Et l'on en est peu à peu arrivé aux lois d'exception
mélange des journées vides de sens et de travail, et désormais
et à la suspension de fait de l'État de droit. Le slogan, même
au refus radical de la corruption du passé, s'ajoute la pré -
dans l'opinion publique occidentale, est de « réduire la démo-
sence habituelle de la violence et la conviction que beaucoup
cratie pour défendre la démocratie ». Les théoriciens du coup
de pays occidentaux sont hypocrites : champions de la démocratie
d'État s'en tirent ainsi : « Plutôt une seule fois sans démocra-
« en général », mais tous prêts à fermer les deux yeux sur la
tie, que la démocratie pour la dernière fois. »
démocratie et les droits de l'homme lorsque les vic times
L'idée qui prévaut est que la renaissance islamiste, éprou- sont des militants islamiques. La mort de la démocratie s'est
vée par les difficultés, décapitée par l'emprisonnement ou la accompagnée à cet égard d'une trahison qui risque
fuite de ses leaders, s'arrêtera tôt ou tard. Ce qui se passe est, d'accroître encore la distance qui existe déjà entre ce monde et
au contraire, le blocage progressif d'un immense pays : le la rive nord de la Méditerranée (et de l'Occident). Est-ce là une
Groupe islamiste armé (GIA) et l'Armée islamique du salut vision réaliste ? Ou altérée par les préjugés d'un certain
(AIS) développent leurs implantations, pendant que le gou- monde islamique contre l'Occident ? Est-ce aussi une vision
vernement se distingue par le recours, à l'échelon national, qui concerne davantage la France que d'autres pays, en rai-
aux pires méthodes utilisées par les Français dans la dernière son de l'aide militaire apportée par la France au gouverne -
phase de la « bataille d'Alger ». Résultat : plus de quinze
ment algérien ces derniers temps ?
mille détenus politiques, camps de concentrations dans le
Sud saharien, tortures et aveux extorqués, exécutions som- Il est vrai qu'il est difficile, dans la situation ambiguë qui
maires. Avec le développement du terrorisme, des repré - règne en Algérie, d'éviter que l'Occident soit accusé d'être le
sailles et des « actions préventives », la paternité de nou- champion de la démocratie chez lui, et de soutenir avec
velles violences devient de plus en plus incertaine. Et, au cynisme le totalitarisme sans scrupules chez les autres. Les
milieu de tout cela, la population. Ainsi écrasé, c'est le pays petites communautés chrétiennes et les Européens qui se sont
tout entier qui est l'otage de la violence, indépendamment de la toujours sentis chez eux dans ce pays extraordinaire risquent,
langue et des croyances religieuses. La petite communauté parmi d'autres, d'en faire les frais. L'assassinat de quatre
chrétienne qui a vécu un profond amour pour la jeune Pères blancs, le 26 décembre, a frappé des religieux qui
Algérie indépendante, même si elle n'est pas chrétienne, vit
depuis des décennies avaient adopté l'Algérie comme leur
aujourd'hui avec encore plus d'affliction sa solidarité avec
patrie. Et le plus jeune, un ami de la communauté Saint -
les victimes de la guerre, en s'efforçant de rester fidèle à
l'Évangile. Egidio, avait partagé avec elle pendant plus d'une a nnée le
service des pauvres à l'accueil de jour de Via Dandolo à
L'éradication de l'islamisme intégriste par la force semble Rome, avant de rejoindre définitivement l'Algérie.
un objectif peu réalisable. Aucun observateur ne discerne,
comme en janvier 1992 ou comme depuis l'entrée en vigueur
des lois d'exception en Algérie, sur qui pourrait compter le
gouvernement algérien actuel pour réprimer la guérilla,
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ACTUALITÉ ________________________________ Mario Giro _____________________ Au service des pauvres et de la paix

Saint-Egidio et l'Algérie 1994, la décision fut prise, en accord avec quelques représen-
tants algériens, de faire « quelque chose » : non seulement
L'initiative qui s'est concrétisée par le colloque des 21 et parler de la paix, mais agir d'une façon ou d'une autre pour
22 novembre 1994 et des 7 et 13 janvier 1995 a des origines la paix. Comment cela pouvait-il se faire ? Il était difficile de
plus anciennes. trouver une réponse immédiate ; mais cette réponse passait par-
dessus tout par la suppression de la chape de silence qui était
L'Algérie n'est pas une inconnue pour la Communauté. tombée sur l'Algérie, par un revirement de la diplomatie
Des liens d'amitié étroits existent depuis plus de dix ans internationale illustré par des médiations, tant de fois deman-
entre Saint-Egidio et la petite Église d'Algérie, ses prêtres et
dées. Les Algériens se sont vu alors offrir un espace libre et
les religieux et religieuses qui animent la cohabitation imagi-
respectueux pour s'exprimer, discuter et rechercher ensemble
née par Mgr Duval. L'expérience de cette Église en terre
d'islam, qui a traversé les années difficiles de la guerre de une issue. Saint-Egidio pouvait constituer cet espace, et la
libération, et qui a su se remettre en cause dans une situation Communauté pouvait être le cadre amical pour le dialogue.
complètement nouvelle, a marqué la vie de la Communauté à En Algérie même, l'aggravation de la crise et le développe -
partir du moment où elle a commencé à s'interroger sur la ment de la violence, comme les exclusions réciproques, ne
signification et les voies du dialogue avec les musulmans. permettaient pas une telle rencontre à bref délai. Et en août
1994 s'était ajoutée une impasse totale, confirmée officielle-
Depuis longtemps, les voyages, les contacts et l'amitié ment en octobre. C'est ainsi qu'ont été invités à Rome, à
avaient pris naissance avec les hommes et les femmes de Saint-Egidio, tous les protagonistes de la crise algérienne
l'Église d'Algérie et, par leur intermédiaire, avec le peuple (gouvernants et forces politiques) : mais quelques -uns ont
algérien, depuis les pauvres des banlieues jusqu'aux autorités fait savoir qu'ils étaient réticents à s'asseoir à la même table
religieuses et politiques. que d'autres, et en particulier aux côtés des représentants du
En résumé, il existait, depuis longtemps, une sympathie FIS.
profonde entre la communauté et l'Algérie : des figures
La décision prise en novembre de concrétiser cet espace de
comme le Père de Foucauld, sœur Madeleine ou le cardinal dialogue conçu pour le colloque a conduit à la rencontre de
Duval, pour n'en citer que quelques-uns, qui ont aimé ce janvier 1995 et à la plate-forme de Rome. La communauté Saint-
pays et son peuple, ont été l'objet de la réflexion et de Egidio a été le lieu où ces choix ont été élaborés ; elle a offert sa
l'action de la Communauté. demeure pour les rencontres, une demeure d'amitié respectueuse
La fin du régime de parti unique, l'émergence de nouvelles et peut-être aussi contagieuse du vif désir de voir se
générations et avec elle des aspirations à la démocratie et à la conclure un processus de paix entre les Algériens. Elle a
liberté, la recherche d'une nouvelle identité religieuse été aussi à l'origine de la méthode, franche mais amicale,
comme politique, la lutte contre les injustices, les souffrances pour surmonter les méfiances et pour parvenir à des concessions
croissantes d'une transition qui s'est transformée en crise, et à des engagements réciproques. L'opinion publique
puis en guerre civile larvée : tout cela ne constitue pas pour Saint- internationale a pu suivre en direct et de manière transparente
Egidio des événements lointains. tout le processus de rapprochement des posi tions.
Les nouvelles reçues directement des amis, chrétiens ou Devant l'impuissance de la diplomatie internationale, dans
musulmans, qui racontaient ce drame terrible, ont été nom- cette crise comme dans d'autres à travers le monde, cette ini -
breuses. Ces voix ont représenté pour la Communauté un tiative de paix s'inscrit dans la responsabilité des chrétiens
appel et, pendant la prière pour la paix à Assise en septembre quand ils prennent au sérieux l'invitation de l'Évangile à

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ACTUALITÉ _____________________________ Mario Giro ________________________ Au service des pauvres et de la paix

s'arrêter devant un homme mourant sur le bord de la route La plate-forme de Saint-Egidio


(Luc 10). Servir la paix, c'est servir le corps martyrisé de La plate-forme signée le 13 janvier 1995 à Rome repré-
l'homme assailli par la violence comme l'est auj ourd'hui sente un effort commun des courants de l'opposition algé -
l'Algérie, et comme le sont d'autres pays, de la Bosnie au rienne. À Saint-Egidio, le gouvernement algérien n'a pas été
Soudan. diabolisé, mais il s'est créé un interlocuteur unitaire, com-
Les colloques de Rome sont sous le signe d'un choix chré- posé de plusieurs partis qui se sont mis d'accord sur un certain
tien, selon lequel la paix doit être servie partout, comme un nombre de principes démocratiques d'intérêt national. À
bien primordial pour tous. La paix n'est pas impossible, mais l'intérieur de ce cadre général, les partis ont défini un itiné -
sans elle rien n'est possible. Cet engagement n'est pas nou - raire pour parvenir par la négociation à une pacificat ion.
veau dans la vie de Saint -Egidio : l'homme « à moitié Personne ne sort vainqueur de la plate-forme, mais chacun a dû
mort », le pays martyrisé sont un appel à s'arrêter, à faire lâcher un peu de lest. En particulier, le FIS a dû se comparer
preuve de compassion, à trouver avec ses propres forces, aux autres partis, a renoncé à exiger le rétablissement des résultats
mêmes faibles, mais employées avec imagination et généro- du premier tour de l'élection de décembre 1991, a accepté un
sité, un toit pour soigner et pour faire vivre. C'est là une res- cadre démocratique de valeurs et de principes, a dû
ponsabilité qui découle de l'état de chrétien, c'est quelque condamner l'usage de la violence politique pour se maintenir
chose de très profond. ou accéder au pouvoir et assumer ses responsabilités
propres face aux groupes armés qui devront être incités
Pour Jésus, Prince de la paix, la vie est une valeur fonda- d'abord à la trêve, puis au cessez-le-feu.
mentale, malgré la fragilité des moyens et la faiblesse
humaine. L'initiative pour l'Algérie montre qu'une proposi - Le respect absolu des minorités, y compris religieuses, a
tion de paix peut ouvrir une brèche dans les cœurs, même été solennellement affirmé ; de même, la langue et la culture
endurcis par la violence et la souffrance. Dans le cas présent, il berbères ont acquis, par le « contrat national », une dignité et
ne faut pas mésestimer combien la venue à Rome, à Saint Egidio, une liberté attendues depuis trente ans et jamais obtenues
de nombreuses personnalités algériennes et musul manes auparavant.
illustre le fait que les chrétiens possèdent une force de
témoignage vis-à-vis de ceux qui sont différents et éloignés Par-dessus tout, le FIS a accepté de se joindre aux autres
de leur tradition historique et religieuse. partis et de prendre des voies autonomes et salutaires dans la
gestion de la crise et dans la recherche de solutions. Ce fait a
Ce témoignage a une valeur pour le monde islamique dans une grande signification pour l'avenir politique de l'Algérie, et
son ensemble : les chrétiens sont pour eux des frères qui les un retour aux urnes pourrait probablement aboutir à un
aident sur le chemin de la paix, aujourd'hui encore plus gouvernement de coalition. À la lecture de la plate-forme, on
qu'hier. Les nombreux messages d'espérance et d'encourage- voit poindre un désir de paix par le retour à la normale des
ment que la communauté a reçus ces derniers mois de la part usages politiques. Le respect affirmé de la partie adverse et
de musulmans montrent bien que la paix a une force intrin- en particulier de l'année a prouvé le souci des signataires
sèque qui concerne chaque homme. Le Samaritain est un pour l'unité et l'intégrité de la nation.
étranger, mais la compassion qu'il éprouve pour l'homme L'armée est considérée comme l'élément essentiel de tout
mourant lui fait dépasser toute considération de différence ou cheminement pour le retour à la vie normale et pour toute
d'éloignement. C'est pourquoi la recherche des voies de la négociation. L'objectif spécifique de la plate-forme est de
paix peut devenir aussi une voie de dialogue entre l'islam et créer un interlocuteur valable avec lequel le pouvoir serait en
la chrétienté, dans un esprit de respect mutuel et sans aban -
donner son identité.
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ACTUALITÉ_____________________________ M a r i o G i ro Communio, n° XX, 3 - mai - juin 1995

mesure de conclure la paix. Et puisqu'il s'agit là des condi - Joseph Ratzinger


tions qui rendraient possible cette négociation, la plate-forme a
énuméré quelques conditions pour la détente de la situation
politique, judiciaire et militaire, et pour la restauration d'un
climat de confiance qui facilite des discussions. C'est dans ce
sens qu'il faut lire la dernière partie du texte. Elle évoque les
garanties que chacun peut demander, et le droit de chacun à
en obtenir d'autres. Ainsi l'armée, elle aussi, est incitée à Dieu dans le livre
demander les garanties qu'elle estime utiles pour sortir de la de Jean-Paul II
crise. Pendant la période où se dérouleraient les négociations
de paix, une solution transitoire serait mise en place par tous Entrez dans l'espérance *
les protagonistes de la politique algérienne réunis dans une
Assemblée nationale pour gérer les affaires courantes. C'est
une offre de paix dont on peut espérer récolter les fruits.
Traduit de l'italien par Yves Ledoux.
Titre original : « Servizio ai proveri e alla pace. » C ’ EST un livre qui se lit d'un seul trait, même si de page
en page se dessine une réflexion engagée. Entrez dans
l'espérance est par-dessus tout un ouvrage très
personnel du Pape, avec une quantité d'anecdotes biogra -
phiques, et marqué aussi par l'expérience de son pontificat
depuis seize ans. On en trouve un exemple dans la narration
touchante concernant la synagogue de Wadowice, l'école élé-
mentaire de la petite ville dont un quart des condisciples de
Karol Wojtyla étaient juifs, et parmi eux Jerzy Kluger avec
lequel le pape est encore lié par une étroite amitié. Le lecteur
se rend compte de la manière dont le problème des chrétiens
et des juifs est entré dans la vie du pape depuis le début, et
Pensez à votre réabonnement que l'expérience de ces relations humaines a formé la pensée
du futur pape, sa théologie et sa piété. On en trouve un autre
exemple en se souvenant de la prière au Saint-Esprit, que son
père demandait au jeune Karol de réciter tous les jours. Cela
est significatif de la future prière et de la vie même du pape,
et se comprend dans la phrase suivante : « C'est alors que
j'ai compris, pour la première fois, le sens de la parole du
Christ à la Samaritaine sur les vrais adorateurs de Dieu »
(p. 215). On comprend comment l'élément marial est entré
dans le monde spirituel du futur pape, et comment Fatima est

1. Entrez dans l'espérance, Mame/Plon, 1994.

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Dieu dans le livre de Jean-Paul II : Entrez dans l'espérance
ACTUALITÉ ___________________________ Joseph Ratzinger
tique, qu'il a fait entendre le jour du début de son pontificat
à la foule rassemblée place Saint-Pierre, comme à celle
devenue pour lui une réalité déterminante. Voyons comment du monde entier : « N'ayez pas peur. » Cette phrase synthétise
a pris forme sa vocation dans les horreurs de la guerre et la conception que le pape a de Dieu, ce qui signifie : croire
ensuite dans la confrontation avec l'idéologie marxiste ; lançons- en Dieu. On raconte qu'à cette époque, le 22 octobre 1978, il
nous dans la recherche passionnante autour de l'image de ne se rendait pas compte encore de la portée de ces
l'homme, qui se développe chez les penseurs catholiques à paroles, et ne savait pas encore combien elles exprimeraient
Cracovie et à Lublin. la synthèse de son pontificat : « Le message qu'elles
Je disais que ce livre était très personnel, mais c'est en transmettaient venait bien plus de l'Esprit-Saint (...) que de
même temps un dialogue de la foi face a ux interrogations l'homme qui les prononçait » (p. 317).
que l'homme moderne adresse au christianisme. Il faut être Les anciens critiques de la religion avaient exprimé la
reconnaissant à Vittorio Messori d'avoir ajouté trente-cinq thèse selon laquelle c'était la peur qui aurait créé Dieu et les
intermèdes (on peut les appeler ainsi) dans lesquels, avec un dieux. Aujourd'hui nous constatons le contraire :
grand respect, mais aussi une grande désinvolture, il formule l'élimination de Dieu a engendré la peur, qui reste aux
les doutes et les remises en cause que l'homme contemporain aguets au sein de l'existence moderne. L'homme
agite face à l'Église et à son message : par exemple, la ques - d'aujourd'hui a peur que Dieu puisse peut-être réellement
tion de l'existence de Dieu et de la nature du Christ, à partir exister et qu'il soit dangereux. Il a peur de lui-même et des
de laquelle se pose le problème des diverses religions et de possibilités terribles qu'il recèle au plus profond de lui. Il a
l'unicité de la foi chrétienne. Par exemple aussi, cette peur de la dimension obscure et imprévisible d'un monde
demande : pourquoi tout est-il aussi compliqué ? Et cette auquel il n'attribue plus une rationalité d'amour, mais celle du
autre demande inquiétante : aujourd'hui le nombre des chré- hasard et de la victoire du plus fort. La peur de ce que les
tiens ne diminue-t-il pas de plus en plus ? Le christianisme hommes peuvent faire à eux-mêmes et au monde, la peur de
a-t-il alors un avenir ? Ou encore : Rome est-elle seule à l'absence du sens de la vie, la peur du vide de cette vie, la
avoir raison ? Sans oublier les questions sur la femme, sur la peur de l'avenir, de la surpopulation, de la guerre, des
vie éternelle, et, finalement, de nouveau la réflexion très maladies, des catastrophes, toutes ces peurs se sont
concrète : croire, à quoi cela sert-il ? introduites au sein de l'humanité actuelle. Sous couvert d'une
De tous ces thèmes, je voudrais ici n'en reprendre qu'un, illusion d'optimisme et de foi dans le progrès se développe
fondamental, pour pouvoir le décrire d'un peu plus près, sans toujours davantage un état d'esprit dominant. « N'ayez pas
oublier néanmoins la richesse des réponses données par cet peur » représente la manière dont le pape veut renouveler en
ouvrage. Tout ce que je dirai ne peut qu'être une invitation à nous cette certitude qui habite les profondeurs de l'âme
lire le livre lui-même. humaine :
Le sujet que je voudrais approfondir est la ques tion de Il existe Quelqu'un qui tient dans ses mains le sort de ce
Dieu. Avertissons le lecteur : pour le pape, la question de monde qui passe, Quelqu'un qui détient la clef de la mort et
Dieu est la plus personnelle d'entre toutes, la force qui anime des enfers (Apocalypse 1, 18), Quelqu'un qui est l'Alpha et
sa propre vie, mais en même temps cette question est la plus l'Oméga de l'histoire de l'homme. (...) Ce Quelqu'un est
universelle, et qui intéresse donc chaque homme. En d'autres Amour (1 Jean 4, 8, 16) (p. 321).
termes, on pourrait dire : Dieu n'est pas pour l'homme seule- Le thème de Dieu rencontre ici les thèmes de l'homme et de
ment un problème de pensée, mais le fondement de l'exis - la rédemption ; c'est cette connexion qui est caractéris-
tence, c'est-à-dire une réalité qui précède et soutient toute tique de la pensée de Karol Wojtyla. Celui qui connaît Dieu,
pensée. La foi en Dieu du pape a trouvé sans doute son le vrai Dieu, le Dieu vivant et qui aime les hommes, celui-là
expression la plus importante dans son exposé programma-
114 115
ACTUALITÉ ___________________________ Joseph Ratzinger Dieu dans le livre de Jean-Paul II : Entrez dans l'espérance

fondeur de sa formation philosophique. Naturellement, je


est pardonné, débarrassé de la peur et garde sa confiance ne peux ne donner ici qu'un résumé assez schématique.
dans l'amour. Le noyau central de cette pensée réside en ceci : Karol Wojtyla
n'accepte pas la séparation de la pensée et de l'existence qui
Cette connaissance, dans laquelle Dieu n'est plus seule -
ment pensé, mais aussi vécu, atteint sa maturité dans le dia - caractérise l'époque moderne. Descartes, dit-il ainsi, a
logue avec Dieu que nous appelons prière : « La prière est à séparé la pensée de l'existence et a identifié cette pensée
la fois recherche de Dieu et révélation de Dieu » (p. 54), dit isolée avec la raison elle-même : « Je pense, donc je suis. »
le pape à ce propos. Prier n'est pas seulement parler, mais Mais ce n'est pas au penseur de décider de l'existence,
écouter. Le pape l'exprime ainsi : « C'est le Tu qui est le plus malgré l'existence du penseur.
important, car notre prière a son origine en Dieu » (p. 41). À partir de cette conception de Descartes s'est développé
Cela veut dire qu'il nous faut nous abstraire de nos propres cet « absolutisme de la conscience subjective » (p. 92)
paroles et de nos propres désirs, nous retirer du je, nous qui non seulement a généralement restreint la perception du
abandonner à sa présence mystérieuse qui nous imprègne : réel, mais a réduit aussi le concept de Dieu : Dieu, qui chez
c'est cela qui fait la prière. Le pape répond aussi de cette saint Thomas et dans la ligne de la tradition biblique se
manière à la question sur les formes orientales de la prière, manifeste comme l'être – Gilson a parlé d'une
dont il traite par ailleurs dans d'autres parties de son livre
philosophie de l'existence chez saint Thomas –, n'est plus
(p. 139 sq.). La prière chrétienne a une dimension mystique,
mais ne se conclut pas par la disparition du moi. Elle attise désormais que le penseur absolu. Dans le climat culturel
plutôt la flamme de l'amour, qui dépasse les frontières du qui a pris forme depuis ce point de départ, l'idée de Dieu
moi et simultanément le renouvelle radicalement dans la ren- finit toujours par être en marge, au lieu d'être au centre ;
contre avec l'autre. La prière chrétienne signifie une entrée un Dieu qui n'est que penseur est déjà devenu absent, en
simultanée dans l'universalité de Dieu ; non pas une sortie de marge de la réalité. De cette façon, Dieu fut lentement
l'être pour entrer dans le néant mais une nouvelle entrée dans expulsé du monde ; le déisme laisse subsister Dieu
le monde, dans la perspective libératrice de Dieu. Le Saint - comme réalité, mais dans le monde il n'a plus rien à dire.
Père parle de la « géographie » de sa prière (p. 51), de la Il devient ainsi pour l'homme une hypothèse limite, qui
« sollicitude pour toutes les Églises » (Corinthiens 11, 28) peut s'accepter ou se refuser ; cela ne fait plus désormais
qu'il porte dans le cœur de Dieu, et en priant ainsi il peut une grande différence.
toutes les visiter ; ce qui est lointain devient proche et pré -
sent. Que Dieu n'apparaisse plus à beaucoup comme compa -
tible avec la raison ne résulte pas de l'irrationalité de la foi,
Dieu, chez Karol Wojtyla, n'est pas seulement pensé, mais mais du rétrécissement de notre raison. Tout cela doit être
expérimenté. Le pape s'oppose expressément à la restriction démonté : la raison doit revenir à son intégrité, c'est alors
du concept d'expérience à l'empirisme. Il note que ce n'est qu'elle reviendra vers Dieu.
pas seulement la forme d'expérience élaborée dans les
Le pape, dans son livre, indique deux voies à cet effet. Il
sciences de la nature, mais aussi d'autres formes qui n'en
sont pas moins réelles et significatives : expérience morale, raconte que les penseurs catholiques polonais, en présence du
expérience humaine, expérience religieuse (p. 67). Mais ce marxisme, s'étaient orientés en priorité vers les problèmes
genre d'expérience est pensée et vérifiée dans son contenu de la philosophie de la nature, parce que c'était là qu'ils
rationnel. La présentation de la rationalité de la foi est un élément s'attendaient aux véritables attaques de la pensée marxiste. Le
essentiel du livre. Le pape entre ici dans une discussion de pape résume le résultat du débat philosophique de cette
large perspective, englobant l'histoire de la pensée occi- époque par la phrase suivante :
dentale, dans laquelle se révèlent toute l'ampleur et la pro- Le monde visible ne fournit pas de bases scientifiques pour
justifier une interprétation athée de son existence. Une
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ACTUALITÉ ________________________ Joseph Ratzinger Dieu dans le livre de Jean-Paul II : Entrez dans l'espérance
jeunes. La jeunesse, comme il le dit, est le temps de la per-
réflexion honnête y trouve au contraire assez d'éléments qui sonnalisation, un temps au cours duquel l'homme doit
conduisent vers la connaissance de Dieu (p. 289). développer un projet concret pour commencer à «
Toutefois, dans ses souvenirs des discussions de l'après - construire sa vie » (p. 190). Mais, en fin de compte, la
guerre, le pape révèle qu'à sa grande surprise ce n'était pas la personnalisation et le développement d'un projet de vie ne
philosophie de la nature, mais la question de l'homme signifie rien d'autre que de rencontrer l'amour. La vocation
(l'anthropologie) qui s'était manifestée comme le véritable du prêtre, de l'éducateur est donc d'enseigner l'amour :
enjeu de la confrontation avec le marxisme. C'est justement « Quand j'étais un jeune prêtre, j'ai appris à aimer l'amour
cette période qui fut la grande passion du pape comme pen - humain » (p. 192). Sur ce point, l'image de Dieu et l'image de
seur et comme pasteur ; elle a été décisive pour surmonter l'homme se retrouvent à nouveau et se compénètrent : le Dieu
l'interprétation athée au profit de la foi en Dieu. Dans la dis - qui agit est un Dieu qui aime. Il agit parce qu'il aime. Et comme
cussion sur l'homme, la riposte de l'athéisme se révèle pleine
de lacunes. Les grands philosophes personnalistes de notre il aime, il ne peut se mettre en retrait ; parce qu'il aime, il
siècle, Buber, Rosenzweig, Lévinas, auxquels le pape ajoute veut être voisin, et il se fait si voisin que les hommes
les noms de l'école de Lublin, apparaissent comme les s'éloignent avec épouvante de quiconque voudrait les en
auteurs du grand virage de la pensée, qui conduit, au-delà du éloigner. Dieu lui-même devient homme, et il le reste pour
cartésianisme et à partir de l'homme, à un renouvellement du l'éternité. Apprendre à aimer signifie apprendre à connaître
regard sur Dieu. Toute la pensée philosophique de Karol Dieu. Parce que le monde est entre les mains de Dieu qui
Wojtyla tourne autour de l'homme. Également, au centre de agit, de l'amour toujours présent, pour cette raison, il nous a
son magistère de pasteur suprême des chrétiens, on trouve sa dit à tous : « N'ayez pas peur. »
préoccupation pour l'homme. Mais l'anthropologie du pape
est théologique, parce qu'elle est salvatrice. La question de
l'homme est la question de sa rédemption et, si on la prend
au sérieux, la question de l'homme se transforme en contem- Traduit de l'italien par Yves Ledoux.
plation de Dieu et devient une nouvelle pensée à partir de Titre original : Dio nel libro di Giovanni Paolo II:
Dieu. En ce sens, le thème de Dieu est la clé de sa personna - Varcare la soglia della Speranza.
lité et de son œuvre.
Par trois fois dans son livre, le Saint-Père a recours à une
citation de l'Évangile de saint Jean (Jean 5, 17) : « Mon Père
travaille toujours et moi aussi je travaille. » Dieu, après la
Création, ne s'est pas retiré dans le passé. Après le big bang,
il n'est pas sorti de la réalité de notre monde. Dieu n'est pas Joseph Ratzinger est né en 1927 à Marktl-sur-l'Inn, en Bavière. Après
un Dieu du passé, mais du présent et du futur. Le pape traduit ses études au séminaire et son ordination sacerdotale, il a enseigné à
le contenu de cette parole de Jean dans sa langue, dans notre Bonn, à Munster et Tubingen. Archevêque de Munich pendant une
langue, sous cette forme : « Le Christ est toujours jeune » courte période, il a été nommé en 1981 préfet de la Sacrée
(p. 179). L'amour du pape pour les jeunes est étroitement lié Congrégation pour la doctrine de la foi. Parmi ses oeuvres, on
à sa représentation de Dieu. Il raconte que la découverte de retiendra : Maison et Peuple de Dieu dans saint Augustin, éd. Jaca
l'importance capitale de la jeunesse a été l'expérience essen - Book, 1978. La Fille de Sion. La dévotion de Marie dans l'Église,
tielle de sa première année de sacerdoce (p. 189). ibid., 1979. La Fête de la foi, ibid., 1984 et enfin Contempler le
crucifix, ibid., 1992. Introduction au christianisme, éd. Queriniana,
Il explique aussi que, dans les premières années de son Brescia, 1984. Saint Bonaventure, la théologie de l'histoire, éd.
pontificat, il se sentait guidé et mis en confiance par les Nardini, Florence, 1991. Rapport sur la foi, ibid., 1985. Un tournant
pour l'Europe, ibid., 1992.

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Communia, n° XX, 3 - mai - juin 1995

Brenda M. BOLTON
et Paul GERRARD

Claire en son temps

LE début du XIII e siècle vit s'affronter en Italie deux


aspects des grands changements engagés au siècle pré -
cédent. On peut penser que c'est un aspect social
contre un aspect idéologique ou, de façon plus réaliste (et le
montrera l'examen des preuves), un aspect économique
contre un aspect culturel. Dans ce monde en changement,
Claire d'Assise (1193/4-1253) a dû faire face à des pro -
blèmes qu'il n'était désormais plus possible d'éviter 1 .
Comment concilier la croissance économique rendue mani-
feste par une nouvelle circulation monétaire, de nouvelles
villes, de nouveaux commerces, avec le ferment du renou -
veau spirituel qui lui était contemporain ? Une popularité
croissante entourait le désir de vivre selon l'Esprit une vie
comparable à celle des apôtres, vita apostolica. Comment la
noblesse et la bourgeoisie marchande de ces cités à la prospé-
rité croissante pouvaient-elles servir le Christ sur ce mode ?
Et quelles conséquences en tirer si cet appel les conduisait à

1. Opuscul a S. Francisci et scripta S. Clara, p.p. J. M. BOCCALI


et I. CANONICI , Assise 1978 ; Sainte Claire d'Assise, documents, éd.
par Damien VORREUX, Éd. Franciscaines, Paris, s.d., 1983 ;
documentation remarquable dans les deux fascicules ronéotés des
Clarisses de Nice : Regards sur l'histoire des Clarisses ; Marco
BARTOLI, Claire d'Assise, Rome, 1989, tr. franç. Paris, Fayard, 1993.

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SIGNET _________________ Brenda M. Bolton et Paul Gerrard ____________________________________________________________________________________________________________________________________________________ Claire en son temps

s'écarter du point de vue de l'Église du temps, représenté par de la ville avec un mode de vie correspondant. Claire dissi-
son chef terrestre, le pape ? mulait la nourriture qui lui revenait, pour aller ensuite la dis-
François d'Assise (1182-1226) est l'exemple le plus connu tribuer aux pauvres d'Assise. Sous ses beaux vêtements, elle
de ce défi 1, mais on peut mieux en comprendre les enjeux par portait un tissu grossier ; on sait qu'elle vivait « d'une façon
Claire, parce qu'il était encore plus difficile à des femmes de spirituelle », jeûnant, priant, distribuant des aumônes et
répondre à ce dilemme. L'inspiration apportée par François accomplissant bien d'autres tâches spirituelles. Elle avait
était si radicale qu'elle n'a guère été conservée au -delà du dix-sept ou dix-huit ans et elle était fort belle : ses parents
XIII` siècle. Claire, en revanche, par son approche plus tran- envisageaient de la marier en fonction des intérêts familiaux.
quille et plus circonspecte (qualité ou défaut féminin) a dû Mais Claire était tombée sous l'influence de François, dont
exercer une influence plus étendue et de plus longue durée, elle admirait le genre de vie et qui l'encouragea à suivre sa
qu'il ne faudrait pas sous -estimer sous prétexte qu'elle vocation pour servir Dieu. Elle répondit à cet appel en ven -
n'aurait atteint que les milieux féminins de son temps. D'abord dant non seulement sa part d'héritage, mais aussi une partie
dans l'ombre de François, lorsque Claire décida de suivre de celle de sa plus jeune sœur, afin d'en verser le produit aux
son genre de vie, elle exerça une influence d'autant plus pauvres. Le signe extérieur de sa conversion vint un peu plus
forte qu'elle sut se montrer en harmonie avec les préoccupations tard, lorsque François lui coupa les cheveux, le dimanche des
féminines 2. Cette influence dura pendant plus longtemps, et Rameaux 1212 à Sainte-Marie de la Portioncule. Il l'envoya
non pas seulement parce qu'elle sur vécut à François, tout de suite après au monastère bénédictin de Saint-Paul, à
de 1226 à 1253, quasiment la durée d'une génération. Bastia, dans les environs immédiats d'Assise. Comme elle
Beaucoup conservèrent pieusement ses lettres et ceux qui n'apportait pas de dot, elle dut y entrer comme servante, dans
reçurent en dons des objets personnels de Claire sentaient la un rôle de tourière. Sa famille fut convaincue de la fermeté
bénédiction de sa présence. de sa résolution lorsqu'elle résista aux assauts violents qui
La Forma vitae 3 écrite par François pour la communauté furent faits pour briser la porte du monastère et l'en retirer de
de Claire, tout en ayant été reçue avec reconnaissance, limi - force. Elle s'accrocha à l'autel et leur découvrit sa tête rasée
tait étroitement l'action des femmes qui embrassaient sous pour leur montrer qu'elle était tout entière consacrée à la vie
ses auspices la vie religieuse. Il était nécessaire de dévelop - religieuse. Elle avait laissé derrière elle richesse, confort,
per cette règle d'origine, et Claire n'y put parvenir qu'à la fin loyer, pour vivre, autant qu'elle le pouvait, l a vie de foi
de sa vie, presque sur son lit de mort. vécue par François, qu'elle voulait tant imiter1.
Claire venait d'un milieu à la fois noble et fortuné. Sa mai - De nouvelles formes féminines de vie religieuse
son comptait sept chevaliers, tous de bon lignage et de grand Au moment où Claire atteignait ce point capital de sa vie
pouvoir4. Leur demeure assislate était une des plus grandes spirituelle et trouvait la voie qu'elle devait suivre par la suite,
Innocent III (1198-1216) était le pape de Rome 2. Il fut tou-
jours impressionné, de façon favorable, par les différentes
1 C. H. LAWRENCE, The Friars, Londres, 1994, exposé savant, mais
accessible.
2 B. M. BOLTON, Mulieres sanctae, Studies in Church History, 10, 1973, p. 1 A. LAINATI, « The enclosure of St. Clare and the first Poor Clares in
77-96 ; G. DICKSON, « Clare's Droam », dans Mediaevistik, n° 5, 1992, p. canonical legislation and practice », dans The Chord, 28, 1978, p. 4-15, 42-60.
2 En dernier lieu : J. E. SAYERS, Innocent IH ; Leader of Europe,
39-55. Londres, 1991.
3 Éd. D. VORREUX, op. cit., p. 86.
4 G. ABATE, La Casa paterna di S. Chiara, Assise, 1946.
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SIGNET _______________ Brenda M. Bolton et Paul Gerrard ___________________________________ Claire en son temps

formes de l'aspiration religieuse populaire pour la vita apos- l'approche de sa propre foi et les besoins des femmes concer-
tolica, qui fleurirent sous son pontificat. On peut, parmi nées1. Nous savons que, pour l'approbation des Béguines, il a
toutes ces formes, en relever trois, qui sont plus spécifique - accepté de recevoir un de leurs porte-parole : Jean de Liro,
ment féminines : les Béguines de l'Europe du Nord, les prédicateur populaire du diocèse de Liège et un des premiers
sœurs inspirées par Dominique de Caleruega (1221) et les protecteurs des Béguines, se mit en route dans l'hiver 1214 -
femmes réunies par Claire dans l'inspiration de la foi charis- 1215 vers la Curie romaine, mais mourut en chemin dans les
matique et du genre de vie de François d'Assise. Alpes 2. Ce fut donc Jacques de Vitry (1160/70-1240), auteur
Les Béguines, ces pieuses femmes dont l'existence est de la Vie de Marie d'Oignies (+ 1213), la « nouvelle sainte »
attestée pour la première fois vers 1170-1180 au diocèse de du diocèse de Liège, qui obtint une permission spéciale du
Liège, ont proposé une alternative à l'existence cloîtrée tradi- successeur d'Innocent III, le pape Honorius III (1216-1227)
tionnelle des religieuses'. Ces citadines n'avaient pas de pour autoriser ces femmes à vivre ensemble, en s'exhortant
règle formelle ; elles vivaient solitaires ou par deux ou trois mutuellement au progrès spirituel 3 . Innocent mourut tandis
dans leur propre maison, en se soutenant les unes les autres que Jacques de Vitry se rendait à la Curie, à Pérouse. C'est
par des exhortations pieuses et en pratiquant la pauvreté sur Foulques de Toulouse qui avait commandé la Vie de Marie
le mode apostolique du partage. Elles ne se retiraient pas d'Oignies, pour montrer aux religieuses de Prouille comment
totalement du monde, mais elles gagnaient leur vie par le tra- leurs soeurs du Nord vivaient dans une parfaite orthodoxie. À
vail de leurs mains, obtenant de la sorte un revenu qui ne Prouille, comme plus tard dans la fondation romaine de
reposait pas sur la propriété. Saint-Sixte, Innocent III avait été très préoccupé par une clô-
ture stricte pour les femmes. Dominique avait d'ailleurs
La situation était fort différente dans l'Europe du Sud. En
envoyé quatre soeurs de Prouille pour former le noyau de la
1206, à Prouille dans le diocèse de Toulouse, Dominique
nouvelle communauté romaine.
fonda, avec l'appui de l'évêque Foulques (1206 -1229), un
couvent pour les filles de la petite noblesse appauvrie du
Languedoc 2 . Elles pouvaient y recevoir une instruction adap- Le cas unique des Pauvres Dames de Claire
tée, surtout pour les mettre en garde contre les dan gers de La manière dont Innocent III a traité le cas de Claire reste
l'hérésie cathare. Ce fut dans des circonstances comparables, un exemple unique dans l'accueil fait aux nouvelles expres -
mais avec des conséquences différentes, que les compagnes sions de la vie religieuse féminine dans la première moitié du
de Claire purent établir leur rôle. XIIIe siècle. Le Privilège de la pauvreté qu'il leur accorda,
Innocent III a procédé avec chacune de ces formes nou - probablement à Pérouse entre la fin mai et le 16 juin 1216,
velles de vie religieuse selon les nécessités de sa fonction, était absolument unique pour toute communauté de femmes à
l'époque4 . C'était quelque chose de tellement particulier qu'il
1. H. GRUNDMANN, Religiose Bewegungen im Mittelalter, Darmstadt,
fallut un certain délai, et beaucoup d'hésitation, au pape
1970, p. 208-219 ; E. W. McDoNNElL, The Beguines and Beghards in
Medieval Culture with Special Emphasis on the Belgian Scene, Rutgers,
1984 ; B. M. BOLTON, « Daughters of Rome : all one in Christ Jesus », 1. B. M. BOLTON, op.cit., n° 8, p. 101-115.
dans Studies in Church History, n° 27, 1990, p. 101-115. 2. J. F. HINNEBUSCH, The Historia occidentalis of Jacques de Vitry, Fri-
2. Guy BEDOUELLE, Dominique, ou la Grâce de la parole, Paris, Marne, bourg, 1972, p. 285.
1982 ; B. M. BOLTON, « Fulk of Toulouse, the escape that failed », dans 3. R. B. C. HUYGENS, Lettres de Jacques de Vitry, Leyde, 1960, p. 72-73.
Studies in Church History, n° 12, 1975, p. 83-93. 4. Ed. D. VORREUX, op. cit., p. 87-89.

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SIGNET _______________ Brenda M. Bolton et Paul Gerrard __________________________________ Claire en son temps

Grégoire IX (1227-1241), c'est-à-dire le cardinal Hugolin, lieu qui vit la réforme de François et de Claire ; on ne pou -
évêque d'Ostie (1206-1227), protecteur de la famille francis- vait pas permettre à la pire forme d'hérésie de s'y nicher1.
caine, pour en confirmer la teneur. Hugolin n'y consentit La Valle Spoletana, c'est-à-dire la plaine qui s'étend du
qu'après avoir en vain bataillé avec Claire pour obtenir d'elle pied des collines de Spolète jusqu'au Chlasco, le fleuve qui
qu'elle renonce à la pauvreté absolue. Ce qui ne signifie pas sépare Assise de Bettona, était une région d'un particulier
que Claire et les Pauvres Dames de Saint-Damien ne parta- intérêt pour les papes du début du XIIIe siècle, Innocent III
geassent pas des traits comparables avec d'autres expressions lui-même, Honorius III et Grégoire IX, parce que c'était un
de vie religieuse féminine du temps. Jacques de Vitry voyait centre fécond en hérésies. La Valle Spoletana se trouvait aux
de grands rapprochements entre les Béguines qu'il avait lais - confins des territoires de l'Église, et donc à cent cinquante
sées derrière lui à Oignies dans le Brabant, les sœurs proté- kilomètres environ de Rome. Rainier Sacchoni, qui écrit vers
gées par son ami Foulques à Prouille en Languedoc et les 1250, nous raconte que les églises cathares de Toscane et de
disciples féminines de François rassemblées à Saint-Damien Spolète comptaient une centaine de prêtres cathares, les
autour de Claire. Sa lettre d'octobre 1216 nous offre le seul « parfaits », outre les novices et les simples fidèles. Les
témoignage direct de l'ordre naissant des Pauvres Dames 1 . réduits hérétiques voisins, à Orvieto et à Viterbe, étaient
Elles s'étaient alors multipliées, occupant des hospices aux directement liés à la Valle Spoletana par la Via Francigena,
alentours des villes 2 , travaillant de leurs propres mains pour la grand-route commerçante qui remontait au nord vers les
vivre, sans rien accepter d'autre. Leur genre de vie consacrée Alpes. Innocent était bien conscient de la nature politique de
était tenu en si haute estime par tous, clercs et laïcs, qu'elles toute intervention dans la Valle Spoletana. L'intérêt spirituel
en tiraient plus de respect et d'honneur qu'elles l'auraient du troupeau qui lui était confié en tant que Pasteur universel
souhaité. était plus important à ses yeux qu'une intervention tempo -
De tels mouvements inspirés de l'Évangile couraient tou - relle. Dans une lettre d'octobre 1199, adressée au clergé du
jours le risque de glisser vers l'hérésie. Dans le climat spiri- duché de Spolète (dont le diocèse d'Assise composait une
tuel général et avec l'évolution de la discipline ecclésias - partie importante), il insistait sur le fait que, sans négliger le
tique, ces manifestations de la piété des laïcs oscillaient sur temporel, il donnerait la priorité aux affaires spirituelles 2 .
les frontières de l'orthodoxie 3 . De quel côté de la frontière Afin de veiller à la tenue spirituelle de cette zone, il multiplia
elles se trouvaient dépendait à la fois de la stratégie adoptée la nomination de cardinaux légats et de recteurs ecclésias -
par les papes et du contenu de leur propre système de foi. Il tiques jouissant des pleins pouvoirs. Mais même des inter -
est certain qu'Innocent III avait une approche similaire et ventions aussi énergétiques se révélèrent insuffisantes pour
qu'il voyait très bien le danger que courait la vita apostolica enrayer l'extension de la violence civile et de l'hérésie dans
de se corrompre ou de se pervertir. Il était tolérant à des les villes. C'était un souci permanent, parce qu'il s'agissait
formes diverses, mais il pensait que certaines régions géogra- d'une forme d'hérésie particulièrement vivace.
phiques appelaient un traitement particulier, par exemple la Innocent s'opposait très activement aux défis portés à la
vallée de Spolète, la Valle Spoletana. C'était, après tout, le vraie foi, surtout de la part du catharisme, qui offrait une

1. Lettres de Jacques de Vitry (citées n° 12), p. 75, trad. franç. D. Vorreux,


1. P. GERRARD , Cum magna hilaritate : Innocent III, Cardinal Hugolino
op. cit., p. 267. and Religious Women in the Valley of Spoleto, B.A. Dissertation inédite,
2. C'est-à-dire de pauvres maisons, et non pas des hôpitaux (voir Damien 1993.
VORRIEUX, op. cit., p. 383) [N.d.T.]. 2. Patrologia latina, t. CCXIV, col. 750.
3. R. I. MOORE, The Birth of popular heresy, Londres, 1975, p. 99.

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SIGNET _______________ Brenda M. Bolton et Paul Gerrard ___________________________________ Claire en son temps

Église alternative complète. Cette hérésie dualiste pouvait Le Privilège de la pauvreté accordait à Claire de vivre une
particulièrement séduire les femmes, leur offrant comme per- vie sans aucun revenu fixe, ce qui était totalement unique
fectae d'entrer dans le clergé et d'exercer les mêmes pour des communautés féminines. Il est clair, de surcroît, que
fonctions que les hommes dans la liturgie1. Le danger qu'une la pauvreté que voulait Claire n'était pas la pauvreté monas-
telle hérésie, presque aux portes de Rome, pouvait tique traditionnelle, avec un revenu collectif fixe, mais la
présenter, entraînait de la part de la papauté des mesures pauvreté complète voulue par François, tant individuelle que
extraordinaires pour protéger le troupeau menacé. On peut ainsi communautaire. Elle voulait ne tenir sa sécurité que de Celui
comprendre comment, dans son souci de détourner les « qui nourrit les oiseaux du ciel et ha bille les lis des
femmes des tentations du catharisme, Innocent III ait réservé champs », dont elle suivait le chemin. Sa pauvreté, comme
un si bon accueil à Dominique et à François, et aux femmes qui pour François, était christocentrique, une imitation du Christ
se réclamaient d'eux. qu'ils voyaient dans les Évangiles : « Vous vous proposez de
n'avoir aucun bien temporel, vous tenant en toutes chose s
La pauvreté et la clôture attachés à celui qui s'est fait pauvre pour notre salut. »
Comme Claire le dit au pape Grégoire IX, être dispensée de
L'usage qu'Innocent fit, dans la Valle Spoletana, de Claire son vœu de pauvreté serait comme « être dispensée de suivre
et de ses compagnes, est différent de celui qu'il fit de la fon- le Christ ». La pauvreté de Claire, comme celle de François,
dation dominicaine de Prouille, dans le contexte languedo - était complète et totale, et le privilège qu'elle demandait
cien, où le catharisme tentait aussi d'attirer les femmes. En devait le maintenir. Innocent écrivait clairement :
1211, la communauté fondée par Dominique reçut le béné -
fice de l'église Sainte-Marie-de-Prouille, de sorte qu'elle Nous confirmons donc de notre autorité apostolique, comme
vous nous le demandez, votre proposition d'une très haute
n'avait plus de besoin financier'. Il avait déjà souligné, dans
pauvreté, vous accordant par l'autorité de la présente que nul
sa lettre aux abbesses romaines du 7 décembre 1204, le ne vous puisse contraindre à accepter des biens.
besoin de sécurité et de stabilité financière'. Il leur interdit de
vendre davantage de terres et biens des monastères pour en Que des religieuses soient autorisées à une pauvreté si
tirer des revenus, parce que ces propriétés étaient vitales pour radicale était alors quelque chose d'inouï, et la stupeur en est
des cloîtrées. perceptible dans la rédaction du privilège. Innocent écrivait,
Considérant le problème spécifique de la Valle Spoletana avec un accent de surprise : « Ce n'est pas un manque de
et l'exceptionnelle relation entre Claire et François, Innocent biens qui vous effraie devant une telle proposition. »
était disposé à permettre la poursuite et le développement de Même François sembla avoir des doutes, et il imposa à
l'idéal franciscain de Claire. Ce qui allait tout à fait contre Claire et à ses premières compagnes une sorte de noviciat.
ses convictions en matière de renouveau monastique, à savoir Elle écrivit dans son testament 1.
la nécessité d'un revenu stable pour les communautés fémi - Voyant que nous étions faibles et fragiles de corps, et que
nines. pourtant ni les privations, ni la pauvreté, ni l'effort, ni les
épreuves, ni l'austérité, ni le mépris des gens du monde ne
nous faisaient reculer, mais que nous y trouvions au contraire
1 1. M. BARBER, « Women in Catharism », dans Reading Medieval Studies, notre joie, à l'exemple des saints et des frères mineurs (lui-
n° 3, 1978, p. 45-62.
2. R. B. BROOKE, op. cit., n° 2, p. 184.
3. Patrologia latina, t. CCXV, col. 475. 1. Texte franç. dans Damien VORRIEUX, op. cit., p. 113.

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SIGNET __________________ Brenda M. Bolton et Paul Gerrard __________________________________ Claire en son temps

même et ses frères en furent fréquemment les témoins), le les Constitutions d'Hugolin. Au chapitre II, § 7, Claire admet
bienheureux François s'en réjouit fort et, dans son affection qu'il soit permis aux sœurs de sortir du monastère « pour une
pour nous, il s'engagea à prendre de nous, par lui-même ou raison utile, raisonnable, manifeste et approuvée 1 ». La clô-
par son ordre, un soin attentif et aussi prévenant pour nous ture de Claire était spirituelle et la communauté restait stable
que pour ses propres frères. et permanente, mais était en même temps ouverte, dans le
Outre sa conviction du besoin d'une stabilité financière, monde, mais non pas du monde2.
Innocent III croyait beaucoup à l'importance de la clôture. Avec ces limites, l'influence de Claire se répandit par les
Sous la conduite de Dominique, mais en conformité au plan communications qu'elle fit elle-même et par le témoignage
d'Innocent III, la clôture des sœurs de Saint-Sixte à Rome fut de tous ceux qui transmirent des détails de sa réputation, de
totale et permanente. Dominique alla même jusqu'à leur son style de vie et de ses convictions comme servante du
confisquer les clés. Hugolin, parent d'Innocent, son principal Christ Seigneur. Quelques points sont illustrés par la Règle
collaborateur, le plus ancien des cardinaux-évêques, donna qu'elle écrivit elle-même : un pas décisif par rapport à la
des constitutions à d'autres groupes de pieuses femmes en Règle imposée par des hommes, comme celle du pape
Toscane en 1219, dont beaucoup s'inspiraient de la réponse Grégoire IX (Hugolin), et même un progrès sur celle d'un
de Claire à l'appel de François. En tant que leur protecteur, il François généreux et compréhensif, qui souhaitait néanmoins
leur imposa une clôture totale et perpétuelle. Même après restreindre Claire et ses compagnes dans un rayon d'activités
leur mort, les sœurs restaient à l'intérieur du couvent. Telle féminines limitées, probablement autant pour leur propre
était la sagesse reçue sous le pontificat d'Innocent. protection que pour quoi que ce soit d'autre. Hugolin, par
Dans quelle mesure Claire d'Assise était-elle libre de la affection paternelle, suivit la même ligne, en essayant de per-
clôture, cela n'apparaît pas très sûrement. La lettre de suader Claire que « devant les événements du moment et les
Jacques de Vitry de 1216, déjà mentionnée, qui est le seul dangers du monde », elle devait accepter d'avoir quelques
témoignage authentique, nous montre les Pauvres Dames propriétés.
vivant dans des hospices plutôt que dans des couvents. Cette
clôture était-elle plutôt proche de celle des Béguines, volon- Quant à Claire, sa mission et son témoignage pour d'autres
taire et spirituelle, ou celle de règle stricte imposée à Saint - femmes de son temps, à partir d'un engagement personnel à
Sixte et dans les fondations d'Hugolin ? Bien que les consti - la suite du Christ vivant, le suivant comme le faisaient les
tutions d'Hugolin semblent avoir été adoptées à Saint - femmes du Nouveau Testament, eurent une très grande
Damien, le Privilège de la pauvreté, antérieur, aurait signifié influence sur ses cont emporaines. On connaît maints
une application particulière de la règle de clôture. Il est cer - exemples de cette influence, dont Agnès de Prague est la plus
tain qu'en janvier 1220 Claire a senti qu'elle pouvait quitter connue.
sa « clôture » pour aller à Marrakech retrouver ses frères Agnès de Prague révèle un aspect intéressant 3. Un examen
martyrs, n'étant arrêtée dans sa mission active que par sa des vues de Claire dans le cas d'Agnès nous conduit à
maladie 1 . De surcroît, dans la propre Règle de Claire, conclure que toutes les religieuses n'étaient pas obsédées par
approuvée en 1253, il est évident que la clôture dans laquelle le fait de la pureté physique de la femme, c'est-à-dire par la
elle avait vécu pendant quarante ans et qu'elle décrit dans la
Règle n'était pas aussi totale que celle qui était prévue dans
1. D. VORREUX, op. cit., p. 94.
2. Marco BARTOLI, op. cit., n° 1, p. 151-157.
1. Procès de béatification, dans D. VORREUX, op. cit., p. 189. 3. D. VORREUX, op. cit., p. 123.

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SIGNET _________________ Brenda M. Bolton et Paul Gerrard Communio, n° XX, 3 - mai juin 1995

conservation de la virginité, étant mis à part, bien sûr, le cas Henri CAZELLES
de la naissance virginale du Christ. Claire était aussi réaliste
que le fut le Christ lui-même. Agnès de Bohême, dont le
mariage prévu avec Frédéric II échoua à la mort de son père,
se sentit libre de décider de ne pas se marier. Claire l'en loua
fort et appuya sa décision, non pas qu'elle fût contre le
mariage avec la perte de la virginité, mais parce qu'elle vou - La Bible entre l'exégèse
lait que les femmes puissent choisir de mener leurs vies
comme l'Esprit-Saint les y invitait. Le choix ne devait pas et la pastorale
être celui des parents, ni celui des maris, mais celui des
femmes, en réponse à l'appel de l'Esprit. Vierge ou mariée,
célibataire, chaste, chacune avait en elle les éléments d'une
vie de foi, et les femmes devaient pouvoir décider pour elles-
mêmes le chemin qu'elles voulaient suivre dans leur engage-
ment personnel envers le Christ.
JUSQU'AU Moyen Âge, la Bible fut interprétée en fonction de
L'approche spirituelle de Claire était partagée avec la vie d'un croyant dont la communauté vivait de ce livre :
François, bien qu'elle eût peut-être une compréhension plus l'Église pour les chrétiens, la Synagogue pour les juifs, et la
profonde des besoins et des intérêts féminins. Il est peut-être Ummah pour les musulmans, le Coran lui-même se
exact de dire que l'ordre franciscain s'est par la suite éloigné considérant comme une lecture liturgique authentique en
de l'esprit de François, et certains situent cela dès le milieu référence à un livre, Kitâb, qui comprenait la Torah, les
du XIIIe siècle. Mais on ne peut pas porter une telle accusation Prophètes, les Psaumes et l'Évangile.
contre Claire et son Ordre. Dès le XII e siècle, au contact des juifs, les chrétiens
Titre original : Clare in Her Time. (Supplement : The Way, 1994, 80.) d'Occident – André de Saint-Victor en particulier – sont
Traduit de l'anglais, avec l'autorisation des éditeurs, conduits à dépasser les interprétations personnelles, qu'elles
par Jean R. Armogathe (intertitres du trad.)
(bibliographie mise à jour pour la trad. franç.). soient dites littérales, allégoriques, morales ou anagogiques,
pour tenir compte des exi gences rationnelles d'un
Maïmonide, d'un Rachi ou d'un Ibn Ezra. Au XVIè siècle, les
méthodes critiques des humanistes, tel Érasme, renouvellent
l'étude des textes antiques et la Réforme, s'appuyant sur le
seul texte biblique, va contester l'autorité de la communauté
Brenda M. Bolton enseigne l'histoire à Queen Mary & Westfield College,
université de Londres. Elle travaille sur la vie monastique au mi' et au
Église au nom du salut individuel du croyant : d'où la néces -
début du XIIIe siècle, sur Rome et le pontificat d'Innocent III. Secrétaire sité d'une étude critique raisonnée de la Bible pour dirimer
de la Commission internationale d'histoire ecclésiastique comparée les conflits d'interprétation qui dégénèrent en conflits san -
(CIHEC) depuis 1987. glants.
Paul Gerrard a reçu le prix Derby pour le meilleur étudiant en histoire de
l'université de Londres au terme de ses études au Royal Holloway Au XVII e siècle, avec les découvertes de l'orientalis me,
College (1993) ; il prépare une thèse à King's College, Londres, sur les vont se multiplier les connaissances sur le milieu culturel et
Clarisses dans l'Église à l'époque moderne. religieux qui constitue la toile de fond du texte biblique et de

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SIGNET ___________________________________ Henri Gazelles ___________________ La Bible entre l'exégèse et la pastorale

son élaboration : l'abbé Barthélemy déchiffre le phénicien, On s'intéresse d'abord aux problèmes de datation soulevés
dont l'écriture avait été utilisée par les prophètes d'Israël. Au par la nature même de la Bible, témoin d'un devenir histo -
XIX e siècle, c'est Champollion qui en déchiffrant les rique, et par sa chronologie hésitante qui exigeait des réfé -
hiéroglyphes, met en évidence l'antériorité de la culture rences aux différentes histoires des origines. Bien avant la
pharaonique par rapport à celle d'Israël. En 1857, le déchiffrage crise moderniste, l'étude des manuscrits avait mobilisé les
des cunéiformes mésopotamiens permet de faire érudits dans un travail de « bénédictin » symbolisé par Dom
remonter l'invention de l'écriture au-delà de 3000 avant Mabillon. Recherche de documents évoquée par Paul Hasard
Jésus-Christ, laissant apparaître des prototypes du Déluge dans La crise de la conscience européenne 1 et qui devait
déboucher sur l'archéologie du Proche-Orient, favorisée par
et des Patriarches antédiluviens, ainsi que des récits de la
la vogue des voyages au XVIII e siècle. L'expédition
création. Au début du xx e siècle, les découvertes
de Bonaparte accompagné d'archéologues allait ouvrir
successives des civilisations égéenne et hittite révèlent des l'Égypte aux travaux de Champollion, suivis des recherches
influences certaines sur la civilisation de Canaan du IIe archéologiques en Mésopotamie, puis en Canaan, à
millénaire avant Jésus-Christ, cependant que les fouilles l'époque même où, au début de notre siècle, le père J.-M.
françaises d'Ugarit en Syrie exhument une littérature Lagrange fonde la première école archéologique à Jérusalem.
« cananéenne » en écriture alphabétique datant du mir siècle Après des années de tâtonnements, la stratigraphie des
avant Jésus-Christ. couches successives mises à jour permettra d'établir vers
Ainsi la Bible, référence première des trois monothéismes 1920 un cadre général du développement des civilisations en
issus d'Abraham, perdait-elle tout son prestige : elle ne Terre sainte.
représentait plus pour les États modernes que l'expression Ce sont les textes exhumés qui, échappant aux altérations
d'un courant religieux dans un petit peuple dépendant de des copies et recopies, offrent aux philologues et aux lin -
cultures supérieures. La « question biblique » écartait les gui stes un champ d'acti on qui , depuis les travaux de
élites intellectuelles de la foi traditionnelle. Gesenius au XIXe siècle – grammaire et dictionnaire
constamment repris et réédités – ne va cesser de
s'élargir pour s'étendre des langues antérieures au grec,
L'exégèse du protoarabe qu'est le sud-sémitique jusqu'aux branches
apparentées du chamitique (touareg)2.
Cette situation nouvelle provoque deux réactions oppo -
sées ; l'une avec Loisy rejette 1'inerrance et l'inspiration de À partir de ces matériaux seront étudiés, en relation avec la
la Bible : une grande imposture – selon Friedrich Delitzsch – vie sociale, les genres littéraires qui évoluent avec le temps et
avait permis d'attribuer à la Bible (Bibel) ce qui revenait à les cultures : tout d'abord les codes, codes bibliques et code
Babylone (Babel) ; l'autre s'en tient résolument à une exé- babylonien d'Hammurabi, récits, mythes, documents admi -
gèse « traditionnelle » qui rejette les arguments tirés de l'ana- nistratifs, contrats et surtout le schéma des traités d'alliance,
cette « berit » qui joue un rôle central dans la Bible. Il faut en
lyse critique des textes ou de la comparaison de ces textes
même temps déterminer les courants culturels qui déferlent
avec ceux des autres cultures orientales. Positions extrêmes
qui incitent les exégètes croyants ou non à se lancer dans un
1. Paul HAZARD, La Crise de la conscience européenne, p. 49 : « Tout un
travail gigantesque d'analyse critique – œuvre de discerne-
peuple d'érudits travaillait à d'ingrates besognes : à éditer des textes, à
ment –, et de recherche historique pour dater et situer les déchiffrer des documents, à gratter des pierres, à frotter des monnaies. »
textes. D'où le nom d'exégèse historico-critique. C'était une
2. C'est la tâche du Groupe linguistique d'études chamito-sémitiques
tâche complexe qui, pour donner des résultats sérieux, impo- fondé par Marcel Cohen.
sait la mise en œuvre de plusieurs chantiers.
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SIGNET __________________________________ He nri Cazelles _________________________ La Bible entre l'exégèse et la pastorale

sur les confins de l'Asie et de l'Afrique, si propices aux ciné dans le contexte hellénique familier aux intellectuels
échanges et si exposés aux affrontements politiques. occidentaux. Restait à montrer le développement de cette
théologie néotestamentaire, ce que firent S. Lyonnet et
Il appartient à un bibliste comme le père Lagrange d'avoir
A. Feuillet et plus récemment Schnackenburg.
fourni l'effort de synthèse qui permet de dominer et d'orien -
L'Ancien Testament posait des problèmes plus délicats et
ter ce qui pouvait apparaître comme pure recherche d'érudi-
les premières théologies, celle d'un Procksch pour qui toute
tion profane, à une époque où l'on est vite suspecté de
théologie est une christologie, insistèrent d'abord sur les pro-
« modernisme », tant ces travaux de spécialiste semblent
phètes, ces grandes figures qui faisaient passer de la Loi à
éloignés des exigences de la pastorale chrétienne.
l'Évangile, donnant à la Bible toute sa vitalité. Trois thèmes
selon lui synthétisaient les conceptions vétérotestamentaires,
Le retour de la théologie Dieu et le monde, Dieu et le peuple, Dieu et l'homme ; plan
repris par son disciple W. Eichrodt avec la notion d'Alliance
L'Ancien Testament était le plus atteint par cette exégèse comme point focal. Le catholique Van Imschoot élargit les
historico-critique ; considéré comme périmé par certains uni- perspectives par une référence à Dieu et ses attributs, ainsi
versitaires', il avait connu une envolée prophétique, puis était qu'à l'homme, sa nature, et ses devoirs. Et le protestant
retombé dans le juridisme de la Torah, ce « nomisme » dont E. Jacob fit un tableau des aspects caractéristiques de Dieu
Jésus-Christ allait s'affranchir. Conception inacceptable pour dans l'Ancien Testament, sans oublier les institutions. Enfin
une communauté juive qui depuis deux millénaires vivait de G. von Rad orienta sa démarche théologique dans la perspec-
cette loi et de la prédication prophétique. Même réaction tive nouvelle de « l'histoire du salut » : le salut par des
dans les communautés chrétiennes qui le considéraient confessions de foi et la « décision de l'homme pour connaître
comme partie intégrante du Canon. La pastorale protestante Yahvé » (II , 202) pour répondre à des actions salutaires de
était d'autant plus atteinte que le Nouveau Testament était Dieu. « Le salut eschatologique, définitif, est un acte futur de
l'objet de semblables critiques. Le catholicisme était moins Dieu, phénomène précis et caractérisé. » Théologie qui
directement concerné, soumis à la double autorité de repose sur les traditions historiques et prophétiques, toutes
l'Écriture et du magistère qui, tout en prenant des précau - deux orientées vers Jésus-Christ qui opère une rupture (rup-
tions, laissait la porte ouverte, par la voix de Léon XIII 2, à la ture ou mutation ?)
méthode historique.
En fait on ne pouvait s'en tenir à une recherche qui ne car ce peuple n'était pas destiné à trouver le repos dans une
révélation de son Dieu. Il n'y a pas de centre de l'Ancien
voyait dans le texte qu'un monument du passé, ni s'en tenir à Testament (1, 325). Les institutions fondées par l'initiative
une critique éliminant Dieu comme acteur dans l'histoire. divine sont détruites par la parole de Dieu (11, 324).
Une démarche théologique s'imposa à des esprits avertis Mais on peut se demander si elles ne perdurent pas à tra -
qui se tournèrent d'abord vers le Nouveau Testament, enra- vers des mutations, ce qui expliquerait la permanence du
peuple juif.
Ces synthèses ambitieuses ont suscité des réserves. Et au
1. Harnack WELLHAUSEN. Rappelons que par l'étude précise des codes et
de la philologie, l'exégèse historico-critique distingue quatre strates dans le lieu d'aborder un livre entier, il a paru préférable de procéder
Pentateuque : J monarchique et préprophétique, E prophétique, D Deuté- à l'analyse structurale de petites unités de texte, analyse ins -
ronomique, P Code sacerdotal postexilique. pirée des méthodes modernes de Greimas et du groupe lyon-
2. Et la voix du père Fleming. nais Cadir.

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Démarche qui, à son tour, encourut le reproche inverse : pas des problèmes de l'Israël unifié, la constitution
les analyses littéraires reposant sur des bases trop étroites fondamentale d'une monarchie unifiée « à l'instar des
devaient être situées dans le cadre plus large de livres, avec peuples étrangers » (1 Samuel 8, 5 ; 20) posa certainement
l'orientation théologique qui leur est propre. Ain si aboutis- des questions difficiles à la foi traditionnelle d'Éphraïm et
sait-on à la « lecture canonique » qui, partant de l'état du d'autres tribus. À quoi s'ajoutent la crise que fut en 722
texte tel qu'il a été transmis, cherche à en établir la théologie l'assujettissement (à l'étranger et à ses dieux) des dix tribus
par une analyse littéraire de son état définitif. Ainsi a été du Nord, puis la chute de Jérusalem et du Temple. Pour refaire
esquissée la théologie de l'Exode1. l'unité du peuple de Yahvé (Ézéchiel 37, 15-28), il fallait
unir en un seul Livre les traditions différentes d'Israël et de
Malgré des résultats intéressants, ce type de lecture appelle Juda. C'était le fruit d'une sorte de négociation et non d'une
aussi de sérieuses réserves : l'approche des livres bibliques composition qu'un auteur aurait pu concevoir.
restait superficielle et surtout séparée des autres. Pouvait -on
isoler le livre de l'Exode des autres livres du Pentateuque Les divergences théologiques dans le Pentateuque entre
alors qu'il n'était qu'un des cinq rouleaux dont se composait Deutéronome et code sacerdotal, ou entre des prophètes comme
la Torah ? Ou encore ignorer les connexions évidentes entre Jérémie et Ézéchiel, interdisent de puiser dans la Bible
Osée et certains textes du Pentateuque ? hébraïque elle-même le principe d'unité. Si l'on se réfère
à l'état définitif du texte du Pentateuque, on est porté à n'y voir
On admettait en effet d'une manière très générale que qu'une histoire événementielle d'Israël jusqu'à la mort de
l'histoire deutéronomique, inspirée de la théologie du Moïse, au détriment du contenu des cinq livres, avec ses
Deutéronome, était reconnaissable dans d'autres livres du heurts et reprises dans les récits, les codes et leurs divergences.
Pentateuque : ainsi dans des retouches du Décalogue. Mis à
Des tentatives brillantes1 ont cherché à renouveler l'approche du
part l'élection d'Israël et du sanctuaire unique, cette théolo -
gie deutéronomique était surtout une théodicée : transcen - Pentateuque, posant la question de l'existence même des
dance de Dieu, unicité de Dieu, justice de Dieu, providence documents JEDP et de la composition du livre sur ou par le
et miséricorde de Dieu. Mais pouvait-on réduire la théologie prophète Isaïe. Certes, à un certain point de vue, il n'y a pas
biblique à cette conceptualisation de Dieu, alors que incompatibilité entre les deux récits de la création de
d'autres textes invitaient à approfondir le don gratuit de Genèse 1-3 ou encore entre la Tente de réunion d'Exode 33,
Dieu à son peuple et l'Alliance octroyée dont parlait aussi ce 7-11 (hors du camp) et celle du Code sacerdotal. Mais on peut
Deutéronome ? Pensée sur Dieu ou témoignage d'un don se demander quel raisonnement permet de surmonter cette
personnel ? contradiction apparente ; ne faut-il pas recourir à des
philosophies modernes ? Lesquelles sont suffisamment exi -
L'hypothèse de départ de cette lecture canonique (d'un
geantes ?
texte considéré dans son état définitif) ne semblait pas tenir
compte du processus historique dont il était le résultat. Von
Rad notait en effet deux crises majeures dans la composition 1. R. RENDTORFF estimait que les documents « JEDP n'existent pas
de l'Ancien Testament : la sédentarisation et l'établissement hors de la pensée intellectuelle des scholars » ... Ils ne cherchent pas « ce
de la monarchie. Si la sédentarisation est un phénomène que la parole de Dieu fut réellement mais sont plus intéressés par des
reconstitutions historiques... A-t-il réellement existé un livre sur ou par
complexe dont l'expression théologique ne relève sans doute le prophète Isaïe qui aurait existé indépendamment des deux autres
parties ? Il ajoute « que ce texte final n'est pas une unité au simple sens
d'un seul auteur et d'une seule époque ». (« A new approach to Biblical
texts », dans Studia Theologica 48, 1.1994, p. 3-14).
1. Après Galbiati, Childs esquissa une théologie du livre de l'Exode.

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SIGNET __________________________________ Henri Cazelles ___________________ La Bible entre l'exégèse et la pastorale

Mal gré l eur intér êt , ces mét hodes ne semblent pas biblique, sont aussi celles qui permettent d'en redécouvrir
capables de dépasser l'aspect purement humain d'un texte toute la portée. Grâce à elles, on peut approfondir la théodi -
pour en dégager le message qu'un Dieu, créateur de l'homme cée deutéronomique et discerner la profondeur de sa théolo-
et de l'univers, adresse à l'homme, selon l'exigence d'une gie. Grâce à elles aussi il est possible d'analyser les récits et
pastorale biblique. Pour redécouvrir objectivement ce les discours autrement que comme des récits midrashiques
q u 'of f r ent l e Di e u d 'A br aha m, l a T or ah de Moï se et ou édifiants d'époque postexilique, alors qu'ils ne correspon-
l'Évangile de Jésus-Christ, il ne faut pas seulement considé- dent que très partiellement aux problèmes de f oi de cette
rer le texte comme « produit » par un auteur, mais en le époque. Dans les textes antérieurs que reprend l'histoire deu-
replaçant dans le contexte où il a vécu, y voir une réponse à téronomique, il y a des théologies qui répondent aux pro -
l'interrogation vitale de ses contemporains. C'est ainsi que blèmes de foi de l'époque monarchique.
Rendtorff se réfère à la communauté juive pour interroger les Outre les recherches d'archéologie et d'analyse littéraire, il
textes bibliques. On peut alors dépasser les notions trop est indispensable de mener une enquête sérieuse sur les
étroites de « documents » ou de « livres » pour parler de institutions d'Israël, car c'est par elles qu'il définit son
« strates » du Pentateuque, dont les théologies se superposent ; identité par rapport aux autres peuples. La XXVI e Semana
la Bible entière, quel que soit le canon, juif, protestant ou Biblica de Madrid (1965) avait déjà étudié la question du
catholique, apparaîtra alors comme un message ou une charte Salut par les Institutions dans la Bible. Les écoles scandi-
donnés par le Créateur à son peuple (aliment pour la prédica- nave et anglaise ont mis en évidence le caractère sacral du
tion pastorale). roi dans l'ancien Orient ; c'était une idéologie royale qui fai -
sait du roi l'élu du Dieu national, idéologie que dut affronter
Des théologies conceptuelles au don du Dieu la foi au Dieu d'Abraham et qui a pu être transformée en
théologie dynastique, puis en messianisme du descendant de
de vie
David.
S'il est nécessaire de passer par des concepts théologiques L'orientalisme a fait connaître aussi l'existence d'une ins -
pour atteindre une « intuition juste » des textes, il n'en reste titution prophétique, soit hors de la cour royale, soit assumée
pas moins que le texte en lui-même offre toujours des pro- par elle. Les auteurs bibliques l'ont utilisée non seulement
blèmes spécifiques qui justifient les études et les analyses dans les livres prophétiques ou dans les cycles d'Élie et
critiques des spécialistes qui ont précédé. Il ne faut pas négli - d'Élisée, mais aussi dans le Pentateuque (Genèse 20, 7 ;
ger les travaux des rabbins, des Pères de l'Église et de Nombres ch 11-12) ; le Deutéronome subordonnera les insti-
Mahomet lui-même quand ils découvraient dans le Livre les tutions royale et prophétique à celle des Juges, et à celle du
principes de la vie de leur communauté : communauté de foi sacerdoce qui, toutes deux, plongent leurs racines dans les
pour l'islam, communauté morale et juridique pour la Syna - sociétés de l'Ancien Orient.
gogue, communauté sacramentelle par l'Esprit-Saint pour les Ces institutions ont leur place dans les différents codes dont se
Églises chrétiennes. On ne peut négliger non plus au nom de compose la Torah ou Pentateuque. Juger de l'identité d'Israël au
la lecture canonique, les analyses précises de l'école de cri - milieu des peuples uniquement d'après l'état final du
tique littéraire sur le vocabulaire et les lois qui font distin - Pentateuque serait masquer les actes salutaires du Dieu
guer quatre théologies différentes dans le Pentateuque. d'Israël qui de crise en crise, sauve son peuple en lui donnant
Et il ne faut pas oublier que les études des orientalistes, de nouvelles institutions. Le code sacerdotal, qui donne son
dont les découvertes paraissaient avoir ruiné le témoignage cadre final au Pentateuque, ne connaît que le sacerdoce aaro-

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nide pour assurer la vie du peuple en présence de son Dieu ; l'origine de leur rédaction, des livres récents', nourris de
mais il la voit consacrée par la médiation de Moïse à la Tente données éprouvées, ont rappelé qu'on ne découvrait pas
du désert. Ce même Moïse distingue la fonction politique l'histoire d'Israël avec le seul 1 e r millénaire, mais que
(Josué) de la fonction sacerdotale (Eleazar) selon la théologie « l'émergence d'Israël 2 s'éclairait par les données du II e mil-
exilique d'Ézéchiel (Ézéchiel 44, 45). Bien d'autres institu- lénaire. Le témoignage est bien encadré entre la stèle de
tions ont joué avant ce stade final, qui ont peu à peu dégagé Ménephtah d'environ 1210 avant Jésus-Christ et la fin du
Israël des dieux des nations d'où il a émergé à la fin du le' siècle de notre ère. En 1210, Israël n'est encore qu'un clan
IIe millénaire avant Jésus-Christ. Mais, au premier siècle de selon l'écriture hiéroglyphique ; suit une période où ces clans
notre ère, la majestueuse liturgie de la Tente va disparaître se heurtent ou s'unissent contre des ennemis communs au
avec la destruction du Temple : l'identité juive et l'identité nom de Yahveh, le Dieu d'Israël (Juges 7, 11) ; ainsi se pré-
chrétienne du Nouveau Testament auront à vivre de nou - pare l'État monarchique de David et de Salomon. Au milieu
velles liturgies. du IX e siècle avant Jésus-Christ, la stèle de Dan parle d'un
Moïse fut médiateur d'all iance entre Dieu et son « roi d'Israël » et d'une « maison de David », tandis que les
peuple; et l'on sait le rôle déterminant en ancien Orient de Annales assyriennes mentionnent l'Israélite Achab ; l es
cette institution de l'Alliance, dont le schéma a été analysé recoupements avec ces Annales vont alors se multiplier
par de nombreux spécialistes. Si la Bible connaît des jusqu'à la chute du royaume d'Israël en 722 avant Jésus -
alliances entre souverains (Laban et Jacob, Genèse 31) ou Christ. Préparée par des institutions prémonarchiques comme
entre David et les Anciens d'Israël (2 Samuel 5, 2), il faut celles de Patriarches, d'ancêtres éponymes de clans ou de tri -
examiner comment on est passé de ces alliances politiques bus ou d'anciens, c'est l'institution monarchique, semble-t-il,
« devant Dieu » à une Alliance théologique où Dieu est par - qui a provoqué les pr emières synthèses théologiques
tenaire d'Israël et non plus témoin. Qui plus est, il faut dis - bibliques : comment reconnaître grâce aux anciennes tradi -
tinguer les structures différentes de ces alliances théolo - tions de clans, le véritable élu du Dieu d' Abraham et
giques : Alliance de Dieu avec Moïse (Exode 34, 27), avec d'Adam ? Comment, grâce à des prophètes comme Moïse,
un peuple de douze tribus, Moïse étant médiateur des Paroles antérieurs à la monarchie, peut-on être fidèle à ce Dieu de
divines (Exode 24, 7), Alliance deutéronomique du Deuté- l'Alliance ? N'est-ce pas là la trame théologique des strates J
ronome (29, 11), où ce peuple, avec ses différentes catégo- et E du Pentateuque ?
ries sociales, « passe » dans l'Alliance. Alliances qui peu -
Ces théologies qu'assumera l'histoire deutéronomique ne
vent être rompues (Jérémie 31, 32 ; Deutéronome 31,
sont pas d'ordre conceptuel, mais on pourrait le s appeler
16-20), cependant que le Code sacerdotal (Genèse 17, 7 ;
« théologies d'obédience ». Dans le monde polythéiste du
Exode 3, 16) comme Ézéchiel (37, 26) et le livre de Jérémie
II e millénaire où naît Israël, toute puissance que l'homme
(32, 40) connaissent une « Alliance éternelle » que Dieu éta -
doit affronter ou suivre, qu'elle soit astrale, physique, poli -
blit et maintient ; il s'agit moins d'un contrat que d'un testa -
tique, psychosomatique, et même personnelle, est un dieu ;
ment. Alliance que le Christ consomme dans son sang dans
c'est alors un dieu qui accompagne l'homme où qu'il aille et
le Nouveau Testament (1 Corinthiens 11, 25).
lui fait des promesses s'il l'écoute et lui obéit. Dans la vie
d) Ces mutations successives ont leur place dans un cadre quotidienne, ces puissances exercent sur lui pression ou
historique maintenant bien défini.
1. FAITH, «Tradition and History », 1991, par J. K. Hoffmeier, D. W. Baker,
Alors que plusieurs auteurs, frappés par le langage théolo- A. Millard, R. Campbell.
gique des récits, mettent en doute la réalité d'événements à 2. D'après B. HALPERN, I. Finkelstein, H. et M. Weippert.

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attrait : à laquelle va-t-il donner sa confiance, sa foi ? Laquelle autres nations. Quand David (2 Samuel 8, 15-8) et surtout
va-t-il écouter (c'est le même verbe en hébreu et en égyp- Salomon (1 Rois ch. 4, 5) ont établi la royauté unifiée
tien) ? Selon la Bible, Yahveh, le Dieu personnel, n'a pas été d'Israël, avec Jérusalem pour capitale, et avec une adminis -
écouté d'Adam, le premier homme et le premier chef, mais tration centrale et préfectorale (1 Rois 3-4), les scribes et les
il l'a été d'Abraham, Père et Patriarche. Or, dans l'institu - prêtres ont été confrontés dans leur foi au Dieu d'Abraham.
tion familiale, le fils trouve en son père un appui, e t il se Pour y répondre, ils ont utilisé des modèles qui leur venaient
soumet à son autorité, quitte à se rebeller et à partir... Le de cultures antérieures : Il était le Dieu des pères, de Moïse et
Patriarche est un Père dont l'autorité s'étend à plusieurs de ses commandements avant d'avoir été reconnu comme
familles, voire à des clans descendants d'ancêtres Éponymes, Dieu dynastique en Benjamin (Saül), en Juda (David) et en
chaque Patriarche ou chef ayant son dieu personnel protec - Éphraïm (Jéroboam). Il avait même été Dieu de la personne
teur garant de la prospérité du clan et de ses coutumes. La avant d'être Dieu du père (Genèse 28, 13) puis des Pères
Bible aura à préciser que le Dieu d'Abraham et le Dieu de (Rois 3, 16). Ce Dieu national donnait-il ses ordres et décrets
Nahor, témoins du traité entre Jacob et Laban, sont un même par David et ses descendants ou par Jéroboam ? Le problème
Dieu (Genèse 31, 3). de la succession était d'ordre religieux, surtout quand on
Lorsque, avec la sédentarisation et l'apparition des Cités - connaissait le rôle douteux des « sages », les hommes de
États, le Patriarche tout en , gardant le titre de « père » va l'administration. On ne pouvait résoudre ce problème de foi
devenir le roi, le pharaon d'Égypte aura une quintuple titula- que par un recours judicieux aux traditions prémonarchiques
ture qui évoque ses rapports avec les dieux et surtout la divi - venant des clans éponymes, et par l'appel aux traditions
nité dynastique. C'est toujours par elle que le roi est investi mosaïques conservées dans certains clergés (Judith 18, 30).
d'une fonction tutélaire vis-à-vis de son peuple, en particulier La question théologique des rapports entre la foi ancestrale et
de la veuve et de l'orphelin. Il est le « pasteur » du peuple de les ordres donnés par un État qui assurait des services publics
ce dieu national. malgré les fautes des responsables, devient un problème cru-
Or, l'apparition des Cités-États engendre une adminis- cial qui va préoccuper les auteurs bibliques jusqu'à l'exil. Ils
tration qui répond à leurs différents besoins (agriculture, concluront qu'un nouvel Exode était nécessaire, le premier
commerce, etc.), et qui à son tour fait naître l'écriture pour qui avait libéré du pouvoir pharaonique n'ayant abouti qu'à
fixer et préciser ce que la communication orale ne saurait une nouvelle oppression des faibles par un pouvoir national
faire. Pour la formation des administrateurs et des fonction - défaillant.
naires, vont se créer des écoles de scribes où l'on apprend à
compter, à enregistrer enrôlements, livraisons, paiements et Conclusion
contrats, ainsi qu'à rédiger ces contrats, ces jugements et ces
traités, à faire des rapports d'ambassade ou à composer le
La critique moderne et l'histoire de l'Orient ancien ont mis
texte de stèles triomphales. À l'instar de ces écrits témoins,
en cause l'interprétation de tous les textes de la Bible. Une
une Écriture Sainte témoignera de l'action d'une divinité qui
interprétation purement morale ou dogmatique ne répondait
jusqu'alors ne communiquait que par promesses, avertisse -
pas aux données historiques et littéraires. Mais pour la
ments ou traditions orales.
Pastorale demeurait une donnée fondamentale : c'est en se
Mais, en même temps, ces écoles de scribes vont susciter
référant à ce texte, et non dans les directives des États, que
des problèmes psychologiques, moraux et surtout politiques :
les communautés croyantes, chrétienne, juive et musulmane
successions dans les dynasties, alliances et traités avec les
renouvelaient et nourrissaient leur foi et leur vie religieuse.

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En même temps, il faut admettre que, grâce à la science, Rois de l'Ancien Orient. Le Christ est le grand prêtre des der-
l'existence historique d'Israël est bien attestée à la fin du niers temps (Hébreux 1, 1), mais après qu'Ézéchiel durant
II e millénaire, composé de clans dont il reçoit les traditions. l'exil eut distingué le « prince » du « prêtre », distinction
Sa littérature religieuse, telle qu'elle est conservée dans la appliquée dans la Torah entre le Josué politique et Éléazar le
Bible, se fixe par écrit au cours du I er millénaire après la prêtre (Nombres 27, 15-23).
constitution de l'État davidique.
Il s'en faut que toutes les conséquences en aient été aussi-
Avec la disparition des religions d'État, nous voyons les tôt tirées. Constantin et ses successeurs reconnurent la
communautés très préoccupées de l'impact du politique sur royauté du Christ et donnèrent à son Église leur appui pour
le religieux. L'organe des intellectuels juifs, Les Nouveaux prêcher l'Évangile ; avantage inespéré qu'au nom de sa
Cahiers, a réuni au printemps de 1994 (n° 116) une série charge pastorale, elle ne pouvait refuser. Mais quel Évangile
d'études sur les juifs et l'État, la restauration de l'État annonçait-elle ? Dix ans après l'édit de Milan, le Basileus
d'Israël posant des problèmes nouveaux aux juifs français montrait à Nicée qu'il entendait garder le contrôle de la doc -
qui relèvent de leur obédience envers l'État français, mais trine. D'où l'ambiguïté de la situation. Pour les empereurs et
avec un lien particulier avec l'État d'Israël. Dans la Revue les rois chrétiens, la royauté du Christ est céleste et son
Église n'est qu'un rouage de leur administration; pratique -
d'Études palestiniennes 1 , Nagib Nassar analyse la fin de
ment, pour eux, l'Église est composée d'églises nationales.
l'État national dans le monde arabe. Pour lui, depuis la dispa- Pour nombre d'évêques au contraire, l'Église a son propre
rition de l'Empire Ottoman, « l'histoire de l'État modernisa - chef, même s'il reconnaît au prince son pouvoir propre au
teur est faite d'un divorce de plus en plus grand entre le pou - service du bien de la paix dans leur État : droit du glaive avec
voir et la société ». Il tend « à être un État nationaliste pour sa puissance militaire, financière et administrative. Et pour le
satisfaire à l'aspiration à la justice et à une meilleure solida- siège du successeur de Pierre, l'autonomie de l'Église du
rité nationale », mais il est contesté car « incapable de favori- Christ peut se définir en termes d'État : elle est capable de
ser la poursuite du projet de modernisation ». D'où l'émer - conclure des concordats d'État à État. Même en approfondis-
gence de deux voies concurrentes pour dépasser l'État sant les données de l'Écriture, il ne sera pas facile d'exprimer
national existant : « la voie de l'islamisme, dont les vrais res- cette notion fondamentale dans un langage moins juridique et
sorts sont les mécanismes de mobilisation identitaire et plus pastoral.
morale », l'autre, « celle du marché... comme principal res - Cette étude de la Bible s'avère d'autant plus nécessaire
sort de développement et de modernisation de la région ». que tout homme demande à l'État justice et prospérité. Or les
Les problèmes de l'Église chrétienne sont différents. Bien pouvoirs politiques modernes, avec les moyens techniques
qu'on les étudie souvent comme si elle se développait d'une dont ils disposent, oscillent constamment entre un laisser -
manière autonome, elle a toujours été en osmose avec les États : aller et la dictature d'un homme ou d'un parti, l'un et l'autre
ses membres sont à la fois citoyens de la cité terrestre et de la oppresseurs. Au nom du Dieu créateur de l'univers et de ses
Jérusalem nouvelle descendant sur terre (Apocalypse 20) avec progrès techniques, la pastorale de l'Église a su donner un
le Christ ressuscité, son chef et sa tête. Il est venu répondre message de libération, mais sans plus disposer de pouvoirs
aux aspirations de justice que les peuples de tous les temps étatiques. Or, l'homme qui domine la terre et la maîtrise par
mettent dans ceux qui les guident, et plus directement dans les sa technique redoutable n'est pas l'homme individuel, mais
l'homme d'un État qui met à sa disposition laboratoires et
finances. Si l'Écriture sait que le développement de l'univers
1. Revue d'Études palestiniennes (N.S.2, hiver de 1995, p. 91-99). se poursuit après l'apparition de l'espèce humaine, elle sait
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SIGNET __________________________________ Henri Gazelles Prochain numéro : juillet -août 1995
Les fondements de l'ordre politique et juridique
aussi qu'il est lié au développement des civilisations où le
pire et le meilleur se côtoient. Ici encore, la pastorale de Titres parus
l'Église demande l'exercice du discernement, d'une sagesse
LE CREDO __________________ L'ÉGLISE __________________ PHILOSOPHIE
qui n'est plus une sagesse humaine, mais divine, le Christ
La confession de la foi (1976/1) Appartenir à l'Église (1976/5)
étant « Sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1, 24). La création (1976/3)
'Jésus, né du Pare avant tous les Les communautés dans l'Église Au fond de la morale (1977/3)
En délimitant des zones de certitudes et d'incertitudes, ces siècles' (1977/1) (1977/2) La cause de Dieu (1978/4)
"Né de la Vierge Marie= (1978/1) La loi dans l'Église (1978/3) Satan, ' mystère d'iniquité' (1979/3)
pages ont voulu proposer une « herméneutique », c'est-à-dire ' Il a pris chair et s'est fait homme. L'autorité de l'évêque (1980/5) Après la mort (1980/3) Le corps
(1979/1) Former des prêtres (1990/6) (1980/6)
être un guide qui permette, en toute honnêteté intellectuelle La passion (1980/1) Le plaisir (1982/2)
L'Église, une secte? (1991/2)
et dans la vie de l'Église, de chercher le sens de la Bible. 'Descendu aux enfers' (1981/1) • La papauté (1991/3) La femme (1982/4)
Il est ressuscité' (1982/1) L'avenir du monde (1985/5-6) L'espérance (1984/4)
Sollicitée de donner des directives, la Commission biblique =11 est monté aux cieux • (1983/3) Les Églises orientales (1992/6) L'âme (1987/3)
pontificale a répondu par un document sur l'Interprétation de .11 est assis à la droite du Père' La vérité (1987/4)
(1984/1) La souffrance (1988/6)
l a Bi bl e da ns l ' É gl i se 1 . El l e y d onn e l a pr i o r i t é à l a Le jugement dernier (1985/1) L E S R E L I G I O N S Sauver la raison (1992/2-3)
L'Esprit Saint (1986/1) NON-CHRÉTIENNES _________ Homme et femme il les créa (1993/2)
« méthode historico-critique » qui permet une « compréhen- L'Église (1987/1) Les religions de remplacement SCIENCES _______________
sion plus nette de l'intention des auteurs » et « a acquis par là La communion des saints (1988/1) (1980/4)
La rémission des péchés (1989/1) La Exégèse et théologie (1976/7)
une importance de premier plan ». Loin de négliger les autres Les religions orientales (1988/4)
résurrection de la chair (1990/1) La Sciences, culture et foi (1983/4)
L'islam (1991/5-6) Biologie et morale (1984/6)
approches, dont elle montre l'intérêt et les limites, elle vie éternelle (1991/1)
Foi et communication (1987/6)
aborde dans une seconde partie la place de la Bible dans la LES SACREMENTS ___________ L'EXISTENCE Cosmos et création (1988/3) Les
Guérir et sauver (1977/3) DEVANT DIEU miracles (1989/5)
théologie, la liturgie et la pastorale. L'eucharistie (1977/5) Mourir (1976/2) L'écologie (1993/3)
La pénitence (1978/5) Laies La fidélité (1976/3) HISTOIRE ___________________
ou baptisés (1979/2) Le L'expérience religieuse (1976/8)
L'Église: une histoire (1979/6)
mariage (1979/5) Guérir et sauver (1977/3) Hans Urs von Balthasar (1989/2)
Les prêtres (1981/6) La prière et la présence (1977/6)
La Révolution (1989/3-4)
La confirmation (1982/5) La liturgie (1978/8)
La modernité — et après? (1990/2)
La réconciliation (1983/5) Miettes théologiques (1981/3)
Le Nouveau Monde (1992/4)
Le sacrement des malades (1984/5) Les conseils évangéliques (1981/4)
Henri de Lubac (1992/5)
Le sacrifice eucharistique (1985/3) Qu'est-ce que la théologie? (1981/5)
Le dimanche (1982/7) Le SOCIÉTÉ ___________________
c at éc hi s m e ( 19 83/ 1) La justice (1978/2)
LES BEATITUDES ____________ L'enfance (1985/2) La prière L'éducation chrétienne (1979/4)
La pauvreté (1986/5) chrétienne (1985/4) Aux sociétés ce que dit l'Église (1981/2)
Bienheureux persécutés? (1987/2) Lire l'Écriture (1986/4) Le tr av ai l ( 1984/ 2) Sainteté
Les coeurs purs (1988/5) La foi (1988/2) dans la civilisation (1987/5) Foi et
Les affligés (1991/4) L'acte liturgique (1993/4) communication (1987/6)
L'écologie: Heureux les doux (1993/3) La spiritualité (1994/3) La famille (1986/6)
Heureux les miséricordieux (1993/6) L'église dans la ville (1990/5)
Conscience ou consensus? (1993/5)
La guerre (1994/4) La sépulture
POLITIQUE (1995/2)
Henri Cazelles, P.S.S., docteur en théologie, licencié en Écriture sainte, Les chrétiens et le politique (1976/6) PROCHAINS NUMÉROS ESTHÉTIQUE ________________
docteur en droit, diplômé de l'École libre des sciences politiques, docteur La violence et l'esprit (1980/2)
Le pluralisme (1983/2) La sainteté de l'art (1982/6)
honoris causa de l'université de Bonn, membre de la Société d'égypto- Quelle crise? (1983/6) L'imagination (1989/6)
logie, ancien secrétaire de la Commission biblique pontificale, ancien Le pouvoir (1984/3) Les
Les fondements de
l'ordre politique et LE DÉCALOGUE _____________
directeur d'études à l'E.P.H.E., membre associé de l'Académie royale de immigrés (1986/3) Le
Belgique, U.E.R. de théologie et de sciences religieuses. royaume (1986/3) juridique (1995, 4) Un seul Dieu (1992/1)
L'Europe (1990/3-4) Les Le nom de Dieu (1993/1)
nations (1994/2) Le respect du sabbat (1994/1) Pare
Médias, démocratie, Église (1994/5) et mère honoreras (1995/1)

1. Documentation catholique, n° 2085, 2.1.1994, p. 13-44. Seuls sont encore disponibles les numéros récents. Consultez notre secrétariat.

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