La liberté
La liberté
La liberté
La liberté
Chez les Grecs, la liberté (Eleuthera) désigne avant tout ce que l’on appelle
aujourd’hui liberté politique. C’est la liberté du citoyen en tant qu’il participe à la vie
politique et qu’il n’est pas soumis à un pouvoir despotique, tyrannique. Le citoyen grec se
définissait par opposition à l’esclave comme l’homme accompli à l’homme n’ayant pas
développé les possibilités de la nature humaine. L’esclave, parce qu’il ne possède pas de
droits politiques n’est pas proprement humain. Le citoyen, au contraire, est proprement
humain en tant que l’homme est un animal politique et que le citoyen est celui qui participe au
gouvernement de la cité. La liberté se définit donc à la fois par un pouvoir, celui de participer
aux délibérations et décisions concernant la vie en commun et la justice, et un ensemble de
droits sans lesquels cette liberté ne saurait subsister.
Cette liberté a, plus tard, été étendue à l’ensemble des hommes. La Boétie affirme que
pour avoir la liberté, il suffit de la désirer ; il se pose alors la question de savoir pourquoi les
hommes choisissent l’asservissement, ce qu’il appelle la servitude volontaire. Quant
à Rousseau, il défend l’idée que l’homme est de manière fondamentale un être libre ; la
liberté politique doit viser à garantir la liberté individuelle. En ce sens, aucune forme
d’esclavage ou d’oppression ne peut être légitimée. Dans cette nouvelle configuration, la
liberté (qui ne concerne donc plus seulement le citoyen) va renvoyer de plus en plus
exclusivement aux intérêts privés des individus.
La liberté du vouloir
La liberté, est-ce faire tout ce que l’on veut ? C’est à cette question que tente de
répondre Platon, dans un dialogue qui oppose Socrate et Polos, lorsqu’il se demande si les
tyrans, disposant d’un très grand pouvoir sur les autres hommes, sont libres. Dans ce dialogue,
Socrate affirme que les tyrans ont une puissance très limitée et ce, bien qu’ils soient « sans
contraintes » et puissent faire périr et chasser qui bon leur semblent. Le tyran, dit Socrate, fait
ce qui lui paraît le meilleur (n’oublions pas que pour Socrate, « nul ne fait le mal
volontairement ») mais ne fait pas pour autant ce qu’il veut. Il fait ce qui lui plaît mais cela
sans discernement. Comme l’homme qui absorbe une drogue non parce qu’il veut cet acte
même mais veut ce pour quoi il accomplit cet acte (être en bonne santé), le tyran ne veut pas
ses actes eux-mêmes mais le but dans lequel il les fait. En ce sens, il succombe entièrement à
ses désirs, n’a plus aucune maîtrise sur eux.
La réflexion de Kant est proche sur ce point de celle de Platon. Pour Kant, la
liberté ne signifie pas indépendance mais autonomie, c’est-à-dire capacité à se donner à soi-
même (autos) ses propres lois (nomos). La liberté n’est indépendance que dans le sens où elle
se détache de toute détermination sensible, autrement dit de toute détermination par le désir,
c’est-à-dire de toute hétéronomie : c’est la liberté au sens négatif. La liberté au sens positif
n’est rien d’autre que la législation de la raison pure (source de la loi morale et des devoirs) en
tant qu’elle se donne des maximes d’actions universalisables : « Agis de telle sorte que la
maxime de la volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation
universelle. »
On peut citer Aristote qui s’est posé la question de savoir quand est-ce qu’une
action pouvait être dite libre. Dans l’Éthique à Nicomaque, il affirme qu’une action est libre et
volontaire à partir du moment où elle trouve son principe dans l’agent et non dans une
contrainte extérieure, cette action requérant de plus que l’agent ait une connaissance
(pratique) des circonstances de cette action. Une telle définition oblige par conséquent à
considérer les actions faites par impulsivité ou concupiscence comme des actions volontaires
en ce sens qu’elles appartiennent à l’agent qui les accomplit.
Fatalisme et déterminisme
La notion de liberté est, chez les Grecs, étroitement liée à celle de fatalité.
LeDestin est le représentant de cette fatalité ; il gouverne le cours des évènements ; ceux-ci
sont prédéterminés et prennent place dans un ordre cosmique auquel rien n’échappe (pas
même les dieux). Les stoïciens élaborent philosophiquement ce thème (déjà extrêmement
présent dans la culture grecque, notamment dans la tragédie) en en faisant le pilier de leur
physique (qui est l’une des trois parties de la philosophie, avec la logique et l’éthique). Les
stoïciens n’abandonnent pas pour autant la question de la liberté, tout au contraire. Il faut
distinguer les causes « auxiliaires et prochaines » et les causes « parfaites et principales ». Les
premières sont les causes externes qui régissent l’ordre du monde ; elles représentent le destin.
Les secondes sont les causes internes et relèvent de la spontanéité. Un exemple
de Chrysippe permettra de mieux comprendre cette distinction. Pour qu’un cylindre soit mis
en mouvement, il faut qu’une impulsion lui soit donnée de l’extérieur (causes auxiliaire), mais
son mouvement, sa trajectoire, dépendent de sa forme même (cause parfaite). Il en va de
même dans l’action morale : les actes qu’accomplit l’homme ont pour cause parfaite sa nature
même, en quoi il peut être tenu pour responsable de ces actes. L’homme ne peut certes pas
infléchir le cours des évènements, mais il peut adopter différentes attitudes devant ceux-ci : il
peut se laisser affecter, perturber, refuser le destin (qui ne l’entraînera pas moins) ; mais il
peut aussi faire preuve de constance et d’indifférence en acquiesçant ainsi au destin. C’est en
cela que consiste la liberté. D’autre part, les stoïciens s’attachaient à réfuter l’argument
paresseux. Selon cet argument, si tous les évènements sont déterminés, il devient inutile de se
décider à agir. Si je suis malade, peu importe que j’aille chez le médecin ou que je n’y aille
pas car que je guérisse ou que je meurs cela est déjà déterminé. À cet argument, Chrysippe
répondait que le fait que j’aille chez le médecin était lui aussi tout aussi déterminé : ma visite
chez le médecin et ma guérison sont des évènements co-fatals. On peut toutefois juger
insatisfaisante la réponse donnée ici par Chrysippe et affirmer avec Leibniz que le fatalisme
conduit au refus de l’effort.
Contingence et indétermination
« On peut étudier ce qui a été, mais ce qui a été est terminé, et à partir de là nous ne
sommes pas en mesure de prévoir quoi que ce soit, de suivre le courant ; nous devons
simplement agir et tâcher de rendre les choses meilleures. Le moment présent est celui où finit
l ‘histoire, et nous ne sommes absolument pas capables de regarder l’avenir en pensant
pouvoir le prédire grâce au courant. Et nous ne pouvons pas non plus nous dire : j’ai toujours
su que le fleuve passerait par là. »Popper, La leçon de ce siècle.
Est-il certain que tous les phénomènes de la nature soient gouvernés par la
nécessité ? Celle-ci agit-elle dans les moindres détails ? Si c’était le cas, ne devrait-on pas
pouvoir prédire toutes les actions des hommes et même écrire l’histoire avant son
accomplissement ? Pour Popper, l’avenir est nécessairement soumis à une certaine forme
d’indétermination et le fatalisme n’est qu’une superstition qui évacue toute forme de
responsabilité. Essayons de comprendre comment l’on peut défendre une certaine forme de
contingence des évènements naturels et des actions humaines. Déjà Épicure, ayant repris les
thèses de Démocrite selon lesquelles le monde avait été formé par la chute des atomes et leur
rencontre dans le vide, refusait l’idée de la nécessité d’une chute verticale rendant impossible
toute liberté. Il affirmait que les atomes pouvaient par un mouvement qui leur était propre
s’écarter légèrement de cette verticale : c’est ce qu’on a appelé le clinamendes atomes. Nous
ne pouvons toutefois que reconnaître que cette hypothèse, dont le caractère scientifique était
déjà mis en cause dans la philosophie antique est aujourd’hui tout à fait insoutenable. Il en va
tout autrement des découvertes de la mécanique quantique. Pour Bohr et Heisenberg, le strict
déterminisme ne vaut que pour les systèmes clos. L’univers dans son ensemble comporte au
contraire une part d’indétermination. Il y a cependant un grand pas à effectuer si l’on désire
passer de cette contingence au niveau microscopique à la liberté de l’action humaine.
La liberté d’indifférence et le libre-arbitre
« Mais peut-être que d’autres entendent par indifférence une faculté positive de se
déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour poursuivre ou pour fuir,
pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté.
Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ces actes où elle n’est pas poussée par
des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce
point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant,
nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins, nous le
pourrions. » Descartes, Lettre au père Mesland du 9 février 1645.
« Puisqu’il est nécessaire que chacune des deux consciences de soi, qui s’opposent l’une
à l’autre, s’efforce de se manifester et de s’affirmer, devant l’autre et pour l’autre, comme un
être-pour-soi absolu, par là même celle qui a préféré la vie à la liberté, et qui se révèle
impuissante à faire, par elle-même et pour assurer son indépendance, abstraction de sa
réalité sensible présente, entre ainsi dans le rapport de servitude. » Hegel, Phénoménologie
de l’esprit.
« La liberté, c’est précisément le néant qui est été au cœur de l’homme et qui contraint la
réalité humaine à se faire, au lieu d’être. Nous l’avons vu, pour la réalité humaine, être
c’est se choisir : rien ne lui vient du dehors, ni du dedans non plus, qu’elle puisse recevoir ou
accepter. Elle est entièrement abandonnée, sans aucune aide d’aucune sorte, à l’insoutenable
nécessité de se faire être jusque dans le moindre détail. » Sartre, L’être et le néant.
Pour Sartre, la liberté n’est pas une propriété de l’homme mais son être même :
« nous sommes condamnés à la liberté ». En effet, l’homme est une conscience (un pour-soi) ;
autrement dit, il s’interroge sur l’être et se situant lui-même en dehors de l’être, en s’arrachant
à lui, en le néantisant. C’est ce pouvoir de néant que Sartre appelle liberté (en affirmant que
c’est également ainsi que les stoïciens et Descartes pensaient la liberté). Si l’homme s’arrache
à l’être, c’est donc que lui-même n’est pas ; en l’homme, l’existence précède l’essence. C’est
pourquoi il n’y a pas de nature humaine donnée une fois pour toutes ; l’homme est ce qu’il se
fait. L’homme ne cesse de se choisir. Certes l’homme est placé dans des « situations » qu’il
n’est pas libre de choisir mais il demeure profondément libre de leur donner tel sens plutôt
que tel autre, de les assumer ou bien de les fuir. Ce n’est pas la situation qui nous confère une
liberté ou nous prive de celle-ci mais la réponse que nous lui donnons. C’est ainsi que Sartre
pouvait écrire : « Jamais nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande ».
- Liberté politique et liberté individuelle : Les Grecs voyaient dans la liberté une
propriété du citoyen en tant qu’il participe à la vie de la cité et réalise ainsi sa nature
humaine. Il s’opposait ainsi à l’esclave privé de droits politiques. Cette conception a
plus tard été étendue pour devenir une propriété commune à tous les hommes, toute
forme d’esclavage ou d’oppression devant alors être condamnée.
- La liberté du vouloir : Pour Platon, un tyran ne saurait être libre bien qu’il exerce sa
puissance sur les autres hommes. En effet, il fait ce qui lui plaît mais ne fait pas ce
qu’il veut car il agit sans discernement et se laisse conduire par ses désirs. D’une
manière similaire pour Kant, il n’y a liberté que lorsque la volonté se détache de toutes
déterminations sensibles, de tout motif empirique, pour ne suivre que la loi dictée par
la raison.
- Liberté abstraite et liberté concrète : Pour Hegel, la liberté n’est pas donnée
d’emblée comme une propriété inhérente à l’homme. La liberté qui n’existe qu’en
idée, comme la liberté des stoïciens, est une liberté purement abstraite. Elle en est
plutôt l’accomplissement en ce sens qu’elle se conquière au cours de l’histoire, une
histoire qui est également celle de la manifestation dans de l’essence rationnelle de la
réalité. C’est cet idéalisme que critiquera Marx qui lui opposera l’idée de la liberté
comme processus de libération concrète (économique, politique, sociale).
Indications bibliographiques