Éléments D'analyse Du Discours-2019

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Eléments d'analyse

du discours
Sommaire

Introduction 7

1 Délimitation du domaine 11

2 Discours et énonciation (l’unité du discours) 23

3 La texture du discours (le dialogisme généralisé) 63

4 La question des types et le problème de la compétence 93

5 Mise en perspective de l’analyse du discours 109

Conclusion 143

Bibliographie 145

Table des matières 163

Index 167

Sommaire 5
Introduction

Mais enfin les idées sont toujours assujetties à la condition d’illuminer


l’opacité des faits et la théorie du langage doit se faire un chemin jusqu’à
l’expérience des sujets parlants.
Science et expérience de l’expression, M. Merleau-Ponty

1. Émergence de l’analyse
du discours
L’apparition d’une discipline spécifique prenant pour objet « le
discours », notamment dans l’espace français, est, de façon générale,
une réalité qu’il faut interpréter dans le cadre de l’évolution des
sciences du langage, surtout depuis la fin des années soixante.
La constitution de ce nouveau champ, qui entretient avec la lin‐
guistique des rapports complexes toujours sujets à redéfinition, est un
mouvement qui suppose, autant qu’il l’implique, la production d’un
objet spécifique ainsi que la mise au point d’un dispositif de notions
et de cadres méthodologiques inédits, adéquats à leur nouvel objet.
Plus qu’en tout autre domaine des sciences sociales, la notion de
« bricolage », autrefois avancée par C. Lévi-Strauss pour caractériser
le mode de développement de ces disciplines, convient au domaine
auquel ces Éléments sont consacrés.

Introduction 7
2. Particularité de l’analyse
du discours
Si une habitude de langage nous contraint à faire référence au
domaine de l’analyse du discours comme s’il s’agissait d’un bloc
homogène, c’est qu’en dépit de leur diversité et de leur différence (en
termes de développements historiques mais aussi de modes d’inter‐
vention actuels), toutes les voies convergent vers une définition-cadre
qu’elles ne cessent de vérifier en l’élaborant à mesure de l’avancée des
différentes recherches.
Ainsi que le rappelle M. Gravitz (1990)1 : toutes les recherches
conduites dans ce domaine « partent néanmoins du principe que
les énoncés ne se présentent pas comme des phrases ou des suites
de phrases mais comme des textes. Or le texte est un mode
d’organisation spécifique qu’il faut étudier comme tel en le rap‐
portant aux conditions dans lesquelles il est produit. Considérer
la structuration d’un texte en le rapportant à ses conditions de
production, c’est l’envisager comme discours » (Méthode des sciences
sociales, Paris, Dunod, p. 354).

3. Orientations de cet ouvrage


Les développements qui suivent prennent le parti, en quatre
grands points, de familiariser le lecteur avec les principaux outils
théoriques de l’analyse du discours :
● Dans le chapitre 1, « Délimitation du domaine », l’analyse du dis‐
cours est d’abord située en regard de la tradition scientifique
issue du Cours de linguistique générale de F. de Saussure.

1. Dans ce livre, nous renverrons de façon abrégée aux ouvrages cités dans la bibliographie, en donnant
la date de publication puis, éventuellement, les pages concernées.

8 Éléments d’analyse du discours


● Le chapitre 2, « Discours et énonciation », traite de données
aujourd’hui familières. C’est dans la mesure où cet apport concerne
l’évolution interne de l’analyse du discours qu’il est pris en compte,
mais aussi pour montrer sous quelles conditions se fait cette prise
en compte. Un discours cependant se distingue autant par l’hété‐
rogénéité de sa composition que, du point de vue de l’interprète,
par l’unité de sens qui s’en dégage.
● Le chapitre 3, « La texture du discours » (le dialogisme généralisé),
rend compte des différents types de réceptivité d’un discours, éva‐
lués en fonction de la présence d’une ou de plusieurs autres « voix ».
Les divers types d’« altération » du discours marquent, par degrés
successifs, des formes d’enchaînement à des discours autres, autant
qu’aux discours tenus par les autres sous la forme de marques lin‐
guistiques de dépendance plus ou moins explicites. L’analyse du
discours tente ainsi de rendre compte de l’hétérogénéité foncière
des textes, qui articule – voire détermine, paradoxalement – l’unité
dont producteurs et interprètes les créditent.
● Le chapitre 4, « La question des types et le problème de la com‐
pétence », présente, de manière succincte, certaines notions fon‐
damentales de la linguistique textuelle.
● Le chapitre 5, « Mise en perspective de l’analyse du discours »,
consiste à situer les concepts précédemment passés en revue par
rapport aux enjeux épistémologiques qui traversent le développe‐
ment de la discipline depuis ses débuts, tant sur un plan historique
et institutionnel que philosophique.
Par commodité, nous avons repris la distinction généralement
admise entre « texte » et « discours », en réservant chacun de ces termes
pour désigner respectivement soit l’objet empirique (texte) considéré
indépendamment de ses conditions de production, soit l’objet empi‐
rique avec ses conditions de production (discours). À elle seule, cette
distinction justifie, en son principe, la dénomination d’« analyse du
discours », appliquée à la désignation d’un domaine qui prend pour

Introduction 9
objet d’étude une entité linguistique (le texte), étudié en fonction de
paramètres qui permettent d’en contextualiser l’interprétation.
Cet ouvrage d’initiation a pour but d’introduire le lecteur – étu‐
diant, enseignant ou amateur éclairé – aux horizons les plus divers
d’un domaine en pleine expansion dont les centres d’intérêt englobent
un ensemble de productions qui va de l’espace littéraire aux sciences
de l’information.

10 Éléments d’analyse du discours


Chapitre 1
Délimitation
du domaine

1. La tradition du Cours de
linguistique générale et la
question du « discours »
Dans le Cours de linguistique générale (CLG) de F. de Saussure, le
concept de discours n’est pas attesté. Deux décisions méthodolo‐
giques sont au principe de ce traité fondateur.
Pour caractériser l’objet et les tâches de la linguistique, Saussure
procède de manière négative. Il commence en effet par énoncer ce
que n’est pas la linguistique. Cette démarche, par approches succes‐
sives, consiste d’abord à poser une démarcation très nette entre la
linguistique et les autres sciences qui auraient – directement (psy‐
chologie, sociologie) ou indirectement (la géographie, l’histoire) – à
se confronter à la question du langage.
Ayant circonscrit le domaine de la linguistique comme étude de
la langue (elle-même définie comme un « système de signes »), Saus‐
sure avance une seconde proposition décisive.
En écho aux conceptions de la science en cours entre les deux
siècles (conformément au postulat selon lequel il n’y a de science que
du général), Saussure fait reposer son entreprise sur l’opposition

Chapitre 1. Délimitation du domaine 11


liminaire entre « langue » et « parole » dont il rend compte dans les
termes d’une seconde opposition – société/individu – qui recoupe en
tout point la première.
À ce parallèle correspond dans le dispositif conceptuel du CLG,
un programme de recherche qui oriente d’emblée la linguistique nais‐
sante vers l’étude des faits de système (constitutifs de la langue). Cor‐
rélativement, l’espace de manifestation effectif du langage (la parole),
défini comme lieu des variations individuelles, est alors exclu en tant
qu’objet d’étude : « En séparant la langue de la parole, on sépare du
même coup : 1) ce qui est social de ce qui est individuel ; 2) ce qui est
essentiel de ce qui est accessoire et plus ou moins accidentel » (1969,
p. 30).
Au regard de ces orientations fondatrices, le concept de discours
fait figure de troisième terme absent, de tiers exclu.
Quand une mise en cause de l’opposition saussurienne langue/
parole se fait jour, ce sera pour faire droit à une réhabilitation de la
parole comme domaine dont l’examen attentif révèle un ensemble de
régularités qui le rendent digne d’une élaboration théorique.
Dès 1909, le Traité de stylistique de C. Bally exposait les principes
d’une linguistique de la parole, ouvrant ainsi la voie, à partir de la
tradition du CLG, aux recherches sur la relation du sujet parlant à son
propre discours et sur l’importance du contexte dans la détermination
du sens.
D’autre part, si le terme de discours apparaît nommément dans
La Psychomécanique du langage de G. Guillaume, c’est à la faveur d’une
réinterprétation de la pertinence théorique du distinguo langue/
parole au profit d’une théorie de la liaison dynamique (« cinétique »)
des deux plans du langage.
Mais la conception guillaumienne de l’acte de discours – qui tend
à mieux préciser le rôle du sujet parlant –, en dépit de l’introduction
d’un terme absent dans la terminologie du CLG, n’implique en rien
un dépassement de l’opposition saussurienne entre société (langue) et

12 Éléments d’analyse du discours


individu (parole), et n’induit pas non plus une théorie de l’articulation
du discours avec les conditions sociohistoriques de sa production.
C’est dans le cadre du Cercle de Moscou (1915) et de la Société
d’étude du langage poétique de Petersbourg (1916) que les formalistes
russes développent, dans la sphère d’influence des principes du CLG,
une vaste recherche sur les structures narratives de la littérature orale
et écrite. La Morphologie du conte de V. Propp (1928) intéresse avant
la lettre l’ambition de l’analyse du discours puisque le théoricien opère
sur des textes, vastes ensembles discursifs (et non pas sur des unités
linguistiques inférieures ou égales à la phrase). Selon le principe
d’immanence qui gouverne la méthode de V. Propp, il incombe au
chercheur de rendre compte de l’organisation syntaxique et séman‐
tique du texte par lui-même et pour lui-même, sans recourir à des
données ou à des critères extralinguistiques.
D’autre part, c’est simultanément, à l’initiative de R. Jakobson et
de É. Benveniste, que la linguistique structurale, tout entière édifiée
sur une radicalisation du systématisme de Saussure, va peu à peu
s’ouvrir au thème, fondamentalement neuf, de l’interlocution.
Le premier, R. Jakobson, dans la droite ligne des recherches sur la
théorie de l’information, propose une formalisation de la communi‐
cation. Fondateur, avec le prince Trubetskoï, de la phonologie struc‐
turale (et animateur du Cercle linguistique de Prague), Jakobson
expose, à la suite des travaux de K. Bühler, une théorie des fonctions
du langage fondée sur une schématisation du rapport émetteur (locu‐
teur)/récepteur (destinataire).
Le second, É. Benveniste, infléchit peu à peu les cadres de la lin‐
guistique saussurienne vers une réflexion fondamentale sur la subjec‐
tivité dans le langage.
Les recherches de Benveniste sur l’énonciation et la sémiologie
de la langue constituent une tentative notable pour surmonter au

Chapitre 1. Délimitation du domaine 13


profit d’une autre conception de la prise de parole l’opposition saus‐
surienne entre une instance collective (la langue) et une instance
individuelle (la parole).
Par ailleurs, la discussion par É. Benveniste des thèses de la phi‐
losophie analytique anglo-saxonne – particulièrement de la théorie
des actes de parole de J.L. Austin – contribue fondamentalement à
sensibiliser le champ linguistique français au thème pragmatique du
langage en contexte, que l’analyse du discours intégrera, par des
médiations diverses, à mesure de ses développements.
Enfin, s’il est admis aujourd’hui que discours et parole sont des
termes interchangeables ou synonymes, cela tient le plus souvent à un
usage incontrôlé des concepts. Dans l’esprit du CLG, comme dans les
élaborations ultérieures qui s’en réclament, la démarcation soigneu‐
sement entretenue par Saussure entre une entité caractéristique du
fonctionnement collectif du langage (le système de la langue) et une
entité directement corrélée à l’expérience individuelle (la parole),
interdit a priori toute identification de ces deux concepts (parole/
discours). Surtout si l’on suggère que le champ d’investigation désigné
par le discours (et a fortiori assigné par l’analyse du discours) prend
en charge un horizon de recherches qui fait droit à l’articulation des
productions langagières (fussent-elles individuelles) à l’espace social.

2. Au-delà de la phrase :
la Discourse Analysis
de Z. Harris et la Sémantique
structurale de A.J. Greimas
Démêlant les différentes genèses de l’analyse du discours, J.-
C. Coquet (1982, 11) observe que « les chercheurs ont eu à leur

14 Éléments d’analyse du discours


disposition, à peu près à la même époque en France, dans les années
soixante, deux types d’approches, l’une plus syntaxique, l’autre plus
sémantique ».
La réception des thèses de Z. Harris constitue, avec le projet
sémiotique de A.J. Greimas (1966) l’un des deux points de départ de
l’analyse du discours dans le champ linguistique français. Disciple de
L. Bloomfield, Z. Harris systématise des procédures d’analyse struc‐
turales héritées, par le biais de l’anthropologie, de la description for‐
melle des langues amérindiennes. L’apport de Harris consiste à
définir le discours comme « un tout spécifique consistant en une
séquence de formes linguistiques disposées en phrases successives »
(1969, 8 sq.).
Contrairement à Z. Harris, A.J. Greimas définit le discours
comme « un tout de signification » (1986, art. « Discours ») qu’il
convient d’analyser sémantiquement.
Si les deux perspectives mobilisent le même concept (celui du dis‐
cours) et développent un projet en apparence analogue (« l’analyse du
discours »), il importe autant de souligner leur point commun que de
marquer leur différence. Dans les deux cas, il s’agit de dépasser le
cadre phrastique (c’est-à-dire l’analyse des constituants de la phrase
et des schémas de phrase) au profit d’un objet plus vaste : le discours.
Mais à partir d’un même postulat, celui du discours, les deux lignes
théoriques divergent.
Dans l’ordre du « métaphrastique » – dans l’au-delà de la phrase
–, le discours (texte ou corpus oral fixé par écrit), deux orientations
s’imposent :
● dans la Discourse Analysis de Z. Harris, il s’agit de travailler sur les
marqueurs linguistiques des relations entre les phrases, à partir
d’un examen de l’environnement syntaxique des classes d’élé‐
ments ;

Chapitre 1. Délimitation du domaine 15


● dans la perspective de A.J. Greimas, l’effort de recherche porte sur
le repérage et l’examen des règles logico-sémantiques qui
échappent au cadre formel de la phrase.
Bien que les deux méthodes d’investigation opèrent à partir d’une
conception algorithmique1 du discours, il n’en faut pas moins prévenir
une confusion. Si Harris et Greimas tentent de cerner les points
d’organisation du discours, le type de cohérence envisagé désigne
deux niveaux d’analyse distincts : l’interphrastique (dans le cas de
Harris) et le transphrastique (dans le cas de Greimas) :

Analyse du discours

INTERPHRASTIQUE TRANSPHRASTIQUE
(Z. Harris) (A.J. Greimas)
description description
des régularités syntaxiques des régularités sémantiques
(classes de distributions) (isotopie du discours)

Quelles que soient les orientations principales de l’analyse du dis‐


cours, il est un fait que cette discipline est aujourd’hui parvenue à un
relatif point de stabilité en ce qui concerne ses assises théoriques, sous
le rapport des orientations et des approfondissements théoriques que
lui ont donné les deux paradigmes distingués à l’instant.

3. Le problème terminologique
L’analyse du discours, dans ses théorisations comme dans ses pra‐
tiques, tend à rendre compte par degrés d’intégration successifs de
niveaux d’analyse distincts.

1. Rappelons que ce terme désigne « l’ensemble des règles opératoires propres à un calcul » (Le Petit
Robert, 1995).

16 Éléments d’analyse du discours


Quelque domaine d’application qu’elle envisage, l’analyse du dis‐
cours sépare le discours à proprement parler, qui est l’objet de connais‐
sance de la discipline, du texte qui est son objet empirique.
Contre toute attente donc, les questions méthodologiques préa‐
lables ne sont pas : ne faut-il pas opter pour un terme à la place de
l’autre ? ni même : qu’est-ce que le discours d’un texte ? (s’il ne s’agit
pas de termes équivalents), mais plus exactement : de quel type de
discours relève un texte ?
D’autre part, discours et texte sont deux notions qu’il convient de
pluraliser quant à leurs référents. L’analyse du discours ne traite pas
du texte, ni même de la textualité en soi, pas davantage n’a-t-elle
vocation à rendre compte du discours – totalité aussi abstraite
qu’idéale – mais bien d’une série de textes particuliers qu’il est permis,
par la description, de rapporter à tel ou tel type de discours.
Au-delà de l’acception usuelle (« développement oratoire »), la
notion de discours donne lieu, dans le domaine des sciences du lan‐
gage, à une extrême diversité d’acceptions. Ce terme désigne respec‐
tivement :
● le langage mis en action, la langue assumée par le sujet parlant.
Équivalent de « parole », le mot discours s’applique ici aux réalisa‐
tions écrites ou orales de la langue. Par opposition à la « langue »
– code de communication virtuel –, le discours en constitue
l’actualisation, à travers la diversité des usages ;
● tout énoncé supérieur à la phrase, considéré du point de vue des
règles d’enchaînement des suites de phrases. Cette conception
concerne particulièrement la recherche en grammaire de texte ;
● au sens de Benveniste, le discours désigne tout d’abord l’instance
d’énonciation (le « moi-ici-maintenant » du sujet parlant). Dans
un sens restreint, spécialisé, discours désigne tout énoncé envisagé
dans sa dimension interactive. Discours s’oppose ici à récit. Dans
le récit, tout se passe comme si aucun sujet ne parlait, les événe‐
ments semblent se raconter d’eux-mêmes ; le discours se

Chapitre 1. Délimitation du domaine 17


caractérise, au contraire, par une énonciation supposant un locu‐
teur et un auditeur, et par la volonté du locuteur d’influencer son
interlocuteur (cf. chapitre 2) ;
● de manière plus spécifique, le mot discours désigne la conversation.
Cette acception concerne de manière générale l’analyse conversa‐
tionnelle, ainsi qu’une théorie du langage en prise directe sur la
microsociologie ;
● moyennant une distinction entre énoncé et discours, L. Guespin
avance la caractérisation suivante : « L’énoncé, c’est la suite des
phrases émises entre deux blancs sémantiques, deux arrêts de la
communication ; le discours, c’est l’énoncé considéré du point de
vue du mécanisme discursif qui le conditionne. Ainsi un regard
jeté sur un texte du point de vue de sa structuration “en langue” en
fait un énoncé ; une étude linguistique des conditions de produc‐
tion de ce texte en fera un “discours” » (cité par R. Robin, 1973,
21 ; cf. chapitre 4) ;
● au sens de Maingueneau, le discours est un système de contraintes
qui régissent la production d’un ensemble illimité d’énoncés à par‐
tir d’une certaine position sociale ou idéologique (par exemple, le
« discours féministe »). Cette acception est caractéristique de celle
qu’admet l’École française d’analyse du discours (cf. infra cha‐
pitre 5, 3) ;
● sans excéder le domaine de l’analyse du discours, on peut encore
admettre une dernière acception, non moins répandue que les
précédentes. Le terme de discours désigne, par-delà une acception
linguistique restreinte, tout système de signes non verbal. Le dis‐
cours ne se réduit pas au verbal ; le langagier ne se ramène pas au
linguistique. Dans une perspective sémiologique étendue – qui
récuse une conception logocentriste du langage –, la notion de
discours réfère également aux réseaux de signification (ou de
signifiance, selon Benveniste, 1974, 45) qui s’articulent au verbal
(espaces, sonorités, couleurs, gestualité, pratiques diverses). Cette

18 Éléments d’analyse du discours


dernière acception met l’analyse du discours sur la voie d’une
sémiotique des cultures (F. Rastier).
Dans la configuration des études françaises, l’analyse du discours
– notamment sous l’influence des travaux de l’école française – tend
à assigner à la notion de discours une valeur sociosémantique. En
revanche, les recherches issues de l’École de Paris tendent à fonder
l’analyse du discours sur l’autonomie de la sémantique.
Mais à la diversité des valeurs d’emploi de la notion de discours
s’ajoute un autre problème, celui qui consisterait à confondre ce même
terme avec d’autres que l’usage courant tend quelquefois à lui associer
(discours/langage, discours/parole, discours/énoncé etc.).
Là encore, clarifions les données…
● Langage : faculté de symbolisation (représentation et expression)
propre à l’espèce humaine qui englobe d’une part le langage arti‐
culé (la langue, objet de la linguistique) et les langages (autres sys‐
tèmes de signes, mimo-gestuels par exemple, objets de la
sémiotique).
● Langue : mécanisme systématique, objet de la linguistique struc‐
turale, étudié du point de vue phonologique, morphologique, syn‐
taxique et sémantique.
● Parole : réalisation individuelle du système linguistique (selon
Saussure). À ce titre, la parole n’est ni l’objet de la linguistique ni
celui de l’analyse du discours, ces deux-ci étant soucieuses de déli‐
miter et de décrire des régularités observables chez tous les locu‐
teurs ainsi que dans les différentes situations de communication.
● Énoncé : résultat d’un acte d’énonciation, par lequel – selon Ben‐
veniste – le locuteur « s’approprie la langue » et par là même se
pose comme « sujet ».
● Texte : objet empirique de l’analyse du discours, ensemble suivi
(cohésif et cohérent) d’énoncés qui constituent un propos (écrit ou
oral). Compte tenu de normes culturelles et historiques, une

Chapitre 1. Délimitation du domaine 19


société reconnaît à certains textes le statut d’œuvres (notamment
littéraires).
● Œuvre : production littéraire ou artistique, organisée selon les
normes de genre définies par la tradition (on parle alors de
contraintes et d’appartenance génériques d’un texte), en particu‐
lier depuis l’Antiquité (rhétorique, poétique à partir d’Aristote).
● Genre : catégorie de classification définie d’après certaines
contraintes formelles et permettant traditionnellement de réper‐
torier les textes littéraires (romans, nouvelles, etc.). L’analyse du
discours a étendu la problématique de l’appartenance générique
des textes au-delà du seul discours littéraire (ainsi l’analyse du dis‐
cours journalistique selon ses genres propres : reportage, interview,
chronique, etc.).
● Discours : objet de connaissance de l’analyse du discours, désigne
l’ensemble des textes considérés en relation avec leurs conditions
historiques (sociales, idéologiques) de production. Ainsi : le dis‐
cours féministe, le discours syndical, etc. Un discours inclut les
genres à partir desquels des textes sont produits.
Trois critères caractérisent un discours : sa situation sociologique
relativement à un groupe social donné (positionnement), la qualité
de son support médiatique (inscription), enfin, le régime des rela‐
tions qui règlent les rapports que les textes qui en procèdent entre‐
tiennent entre eux ou avec d’autres textes d’un autre type de discours
(intertextualité).
La diversité des acceptions admises dans les différentes branches
de la linguistique est un facteur qui doit aussi nous aider à mieux situer
le caractère dynamique de l’analyse du discours.
À tout prendre, il n’y a pas « une » mais « des » analyses du dis‐
cours, ou plus exactement, l’analyse du discours – qui est une dési‐
gnation générale mais commode – se recompose de divers objectifs
et orientations internes.

20 Éléments d’analyse du discours


Ayant prise sur des réalités empiriques (les textes), ses différentes
branches tentent, il est vrai, de rendre compte des mécanismes du
type de discours (afférent à des pratiques sociales) auxquels ces objets
concrets, les textes, se rattachent.
Cette perspective « intégrative », on le conçoit mieux, tend donc
à discriminer des niveaux de description du texte (niveaux de consti‐
tution du discours). Leur prise en compte par paliers permet d’appré‐
hender et d’approcher le mode de fonctionnement du discours
correspondant. La définition canonique de l’analyse du discours –
comme étude d’un texte en rapport avec ses conditions de production
– peut alors être spécifiée avec profit. C’est relativement à l’analyse de
textes particuliers que l’analyse du discours peut formuler des hypo‐
thèses sur la spécificité des discours dont relèvent ces mêmes textes.
D’autre part, ce n’est qu’à travers et à partir de l’analyse des textes que
la théorisation de la notion de discours est possible ou, mieux encore,
qu’un type de discours est connaissable. Un texte véhicule en effet une
bonne part des enjeux extralinguistiques dont il relève, sans pour
autant que son analyse attende nécessairement du « dehors » les
moyens de sa mise en œuvre. Si un texte, identifié d’abord du point
de vue d’un genre, est in fine rapporté – supposons-le – au discours
politique (ou juridique, etc.), c’est en vertu de la présence, au fil de
son développement, d’une thématique particulière, mais également
d’un vocabulaire ou encore d’un mode d’organisation argumentatif
distinctifs de ce type de discours. D’un point de vue purement métho‐
dologique, c’est donc la prise en compte des différents niveaux d’ana‐
lyse du texte qui rend à terme possible la description du discours dont
relève le texte. Il convient de distinguer quatre niveaux d’approche.

Chapitre 1. Délimitation du domaine 21


Chapitre 2
Discours et
énonciation
(l’unité du discours)

1. L’ancrage du discours
La notion de subjectivité linguistique
Cette notion est au centre des théories de l’énonciation. Dans le
champ contemporain, notamment poststructuraliste, ces mêmes
théories ont constitué un cadre naturel d’intégration de la pragma‐
tique anglo-saxonne à la linguistique et à l’analyse du discours fran‐
çaises. Du point de vue historique, M. Bréal anticipe un domaine de
recherche qui sera systématiquement exploré par É. Benveniste.
Dans son Essai de sémantique (1897), Bréal, promoteur de la dis‐
cipline, consacre quelques développements à « l’élément subjectif »
qualifié de « fondement primordial » du langage. Ce sont les Problèmes
de linguistique générale qui porteront à maturité cette problématique
originale. Selon Benveniste, et contrairement à une tradition de
réflexion sur la conscience (tradition philosophique qui remonte au
cartésianisme ou tradition psychologique), la subjectivité trouve son
fondement, son principe dans le langage ; en retour, les langues par‐
ticulières parlées par l’humanité sont construites à partir et en vue de
la relation de dialogue, dont, sans exception, toutes portent trace :

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 23


La « subjectivité » dont nous traitons ici est la capacité du locuteur
à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que
chacun éprouve d’être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où on
peut en faire état, n’est qu’un reflet), mais comme l’unité psychique
qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble et
qui assure la permanence de la conscience. Or, nous tenons que cette
« subjectivité », qu’on la pose en phénoménologie ou en psychologie,
n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du
langage. Est ego qui dit ego. Nous trouvons là le fondement de la
« subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « per‐
sonne » (1966, 260).
La thèse forte avancée par Benveniste consiste à suggérer que la
subjectivité linguistique est la condition sine qua non de l’individua‐
tion. Ce sont les formes linguistiques de la subjectivité qui déter‐
minent la possibilité de se reconnaître comme sujet, et non la
subjectivité qui précède la possibilité de son expression. En d’autres
termes, l’expérience de la subjectivation se trouve tout entière liée à
celle de ses formes linguistiques.
Toutes les langues ont en commun certaines catégories d’expres‐
sion qui semblent répondre à un modèle constant. Les formes que
revêtent ces catégories sont enregistrées et inventoriées dans les des‐
criptions, mais leurs fonctions n’apparaissent clairement que si on les
étudie dans l’exercice du langage et dans la production du discours.
Ce sont des catégories élémentaires, qui sont indépendantes de toute
détermination culturelle et où nous voyons l’expérience subjective des
sujets qui se posent et se situent dans et par le langage (1974, 67).
Or, cette faculté inhérente au langage peut être appréhendée et
étudiée à partir de l’activité des locuteurs. L’acte d’énonciation parle
d’abord de lui-même, avant de dire quelque chose du monde, révélant
ainsi le sujet qui le pose :

24 Éléments d’analyse du discours


« Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose
comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son
discours » (1966, 260).

De l’énonciation à l’énoncé
L’acte d’énonciation par lequel « tout sujet énonce sa position de
locuteur » est tout à la fois un acte de conversion et un acte d’appro‐
priation de la langue en discours. Le fait que par cet acte le locuteur
« mobilise la langue pour son propre compte » détermine une situation
d’énonciation dans laquelle émergent les énoncés.
Une distinction de pure méthode consiste à scinder l’énoncé en
deux composants : le dictum (ce qui est dit) et le modus (la manière de
le dire).
Cette distinction, qui remonte explicitement à C. Bally (1932),
consiste à opposer le sens de l’énoncé à l’attitude que le locuteur
marque à l’égard de son dire. Diversement interprétée, notamment
dans le cadre de la philosophie du langage anglo-saxonne, le couple
dictum/modus connaît un analogue théorique dans l’opposition,
admise par J. Searle, entre le contenu propositionnel d’un énoncé et
l’attitude propositionnelle qui lui est attachée. Plus anciennement,
c’est à Austin que la théorie du langage doit l’analyse d’un énoncé en
valeur locutoire (ce qui est dit) et force ou valeur illocutoire (ce qui
est fait en disant). Quelles que soient les formulations de ce parallèle,
les termes initiaux de dictum et de modus recouvrent respectivement
le contenu sémantique de l’énoncé et sa dimension pragmatique.
La problématique de la subjectivité linguistique tente, en limitant
les prérogatives de la fonction représentative du langage, de faire une
part égale à tous les aspects de l’acte d’énonciation.
Benveniste, qui pose le primat de l’énonciation, indique par là
même qu’avant de renvoyer à un objet du monde par un acte de réfé‐
rence quelconque, l’emploi du langage renvoie d’abord à lui-même :
l’autoréférence de l’énonciation précède la désignation d’un référent.

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 25


Mais, comme le précise Benveniste, « la référence fait partie inté‐
grante de l’énoncé » (1974, 82). Autrement dit, en tant qu’elle fait
retour sur elle-même, l’énonciation constitue une prise en charge
chaque fois spécifique de l’énoncé :

dictum (dit)
énonciation (prise en charge) énoncé
modus (dire).

2. Le matériel linguistique
Lexique et subjectivité
Tout un matériel linguistique, principalement constitué d’élé‐
ments et de microsystèmes lexicaux, organise l’expression de la sub‐
jectivité linguistique. On distingue deux principales catégories
d’indices : marqueurs d’embrayage et marqueurs de modalité.

• Les marqueurs d’embrayage


Cette première catégorie comporte les indices de personnes et les
indices d’ostension (ou encore de monstration). Les marqueurs
d’embrayage, identifiés par Benveniste comme traces de la deixis
(monstration) servent à quadriller l’acte d’énonciation, à le situer avec
son contenu, par rapport à la personne du locuteur. Ils configurent
symboliquement la prise de parole en la situant, à chaque occasion,
par rapport au Moi-Ici-Maintenant du locuteur.
Les indices de personnes (je/tu/il-on) opposent « je » et « tu » à
« il/on », traditionnellement identifiés comme « formes de la troisième
personne ». Du point de vue grammatical, le paradigme de conju‐
gaison (je/tu/il) permet de situer les unes par rapport aux autres trois
données morphologiques qui s’avèrent fonctionnellement distinctes
du point de vue de l’expérience énonciative. Benveniste distingue « je »

26 Éléments d’analyse du discours


et « tu » comme les véritables personnes de l’énonciation dans la
mesure où ils se réfèrent respectivement à une « réalité de discours »
(p. 252). À côté d’eux, « il/on » font figure d’authentiques pronoms
puisqu’ils assument une fonction de représentants. Il en résulte une
démarcation nette entre le régime de la personne et celui de la non-
personne (en tant que personne absente de l’espace de l’interlocution).
Les indices d’ostension (qui recouvrent des éléments ressortissant
à des catégories grammaticales différentes tels que démonstratifs,
adverbes, adjectifs) assurent pour leur part la mise en relation des
données personnelles de l’énonciation avec la réalité spatiale et tem‐
porelle. À la lettre, ces éléments « organisent les relations spatiales et
temporelles autour du “sujet” pris comme repère » (1966, 262-273).
Il est d’usage de répartir les principaux indices d’ostension selon
la subdivision suivante :
● Indices ou déictiques spatiaux :
– démonstratifs : déterminants (ce… ci/là), pronoms (ça, ceci, cela,
celui-ci/là) ;
– présentatifs (voici/voilà) ;
– adverbiaux (ici/là/là-bas ; près/loin ; en haut/bas ; à gauche/
droite ; etc.).
Comme on peut l’observer, les éléments déictiques s’organisent en
couples d’opposés dont chaque élément marque respectivement la
proximité ou l’éloignement de l’objet désigné, et ceci relativement
à la position que l’énonciateur occupe effectivement dans l’espace.
● Indices ou déictiques temporels. Ces marqueurs signalent, rela‐
tivement au moment de l’énonciation qui leur sert de repère, une
situation de simultanéité, d’antériorité ou à venir :
– simultanéité : adverbes (actuellement, en ce moment, mainte‐
nant, etc.) ;

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 27


– antériorité : adverbes (hier/avant-hier ; jadis, naguère/récem‐
ment), déterminants définis (le, le jour, le mois, la semaine,
etc.) ;
– à venir : adverbes (demain/après-demain, bientôt), détermi‐
nants définis (le mois, le jour prochain, etc.).
Mais l’emploi des indices temporels est aussi fonction de la « visée
temporelle ». Ils peuvent ainsi emporter une valeur durative (com‐
bien de temps ?), une valeur répétitive (combien de fois ?), ou, à
l’inverse, indiquer le caractère ponctuel (depuis, depuis quand,
dans combien de temps ?).
Concernant les marqueurs d’embrayage (qui permettent au locu‐
teur de connecter son énonciation à la situation de parole) un enjeu
terminologique subsiste, qui n’est pas sans conséquence sur leur clas‐
sification. Certains linguistes considèrent, depuis les travaux de Ben‐
veniste sur la deixis, que le terme de déictiques doit pouvoir
s’appliquer aussi bien aux indices de personnes qu’aux indices d’osten‐
sion. D’autres, au contraire, entendent limiter l’application de ce
terme à la désignation des seuls indices spatio-temporels. Selon cette
deuxième option terminologique, la dénomination d’embrayage (et du
terme embrayeur) est alors censée désigner à la fois les indices de per‐
sonnes et les indices d’ostension (déictiques) :
● indices de personnes (première et deuxième ; absente) ;
● embrayeurs ;
● indices d’ostension (deixis spatio-temporelle).

La spécificité des indices examinés à l’instant leur a valu la déno‐


mination générique d’individus linguistiques (Benveniste, 1974, 83),
dans la mesure où, contrairement aux termes nominaux qui renvoient
à des concepts, ces marqueurs renvoient à des individus qui sont
soit des personnes, soit des moments, soit des lieux. Par leur qualité, ils
constituent des mots vides, c’est-à-dire des mots dépourvus de

28 Éléments d’analyse du discours


sémantisme propre : leur référence varie avec la situation d’énoncia‐
tion.
Notons enfin que la problématique de l’embrayage issue des tra‐
vaux de O. Jespersen, R. Jakobson (« shifters ») et Y. Bar-Hillel
(« indexical expressions ») a permis une réorganisation des classifica‐
tions en rapport avec les analyses d’É. Benveniste.

• Les marqueurs de modalité


L’étude des autres marqueurs de subjectivité, inaugurée par Bréal,
développée par Bally et systématisée par Benveniste a, depuis ce der‐
nier, fait l’objet d’explorations dans diverses directions. Son extension
à l’ensemble des parties du discours peut toujours se prévaloir de cette
définition du modus, proposée par Bally (1965, 38), « la forme lin‐
guistique d’un jugement intellectuel, d’un jugement affectif ou d’une
volonté qu’un sujet parlant énonce à propos d’une perception ou d’une
représentation de son esprit ».
Partant de cette définition, une vue rapide des phénomènes éva‐
luatifs les plus remarquables peut être entreprise.
Le domaine des modalités d’énonciation tout d’abord. Il corres‐
pond aux moyens par lesquels le locuteur implique ou détermine
l’attitude de l’allocutaire à partir de sa propre énonciation. Sur ce
point, à la recension effectuée par Bally des tournures les plus typiques
(affirmative, négative, interrogative, impérative, exclamative), fait
écho l’inventaire plus restreint de Benveniste. Ce dernier souligne
le caractère primordial de l’interrogation qui appelle une réponse, de
l’intimation (sous la forme d’ordres ou d’appels) et de l’assertion (dont
la première caractéristique est d’engager le locuteur sur une certitude
et corrélativement d’amener l’allocutaire à y adhérer) : dans tous les
cas, cette classification porte sur des formes d’intervention verbale
qui visent essentiellement à modifier ou infléchir le comportement
d’autrui. Observons que d’un point de vue théorique, cette perspec‐
tive anticipe ou accompagne, dans le domaine francophone,

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 29


l’émergence de la problématique pragmatique des actes de parole.
Dans la même rubrique des modalisateurs d’énonciation, il faut ran‐
ger certains adverbes (tels que : franchement, sûrement, personnelle‐
ment, etc.) qui ont pour propriété de spécifier les conditions de
recevabilité et la nature de l’acte de parole véhiculé par une énoncia‐
tion.
Dans un autre ordre d’idée, complémentaire du précédent, le
domaine des modalités d’énoncés rassemble tous les moyens lin‐
guistiques par lesquels le locuteur manifeste une attitude par rapport
à ce qu’il dit. Plus spécifiquement, nous dirons avec O. Ducrot (1995,
95) que par ces recours « le locuteur se présente comme éprouvant
« “telle ou telle” attitude ».
La propriété évaluative se loge dans certains lexèmes – substantifs,
adjectifs, verbes et adverbes notamment – qui ont été étudiés par
C. Kerbrat-Orechionni (1980). Globalement, cette recherche porte
sur l’inscription de l’axiologie (c’est-à-dire du jugement de valeur)
dans la langue, en particulier dans la composante lexicale.
● les substantifs subjectifs offrent plusieurs illustrations de ce phé‐
nomène que l’on peut considérer comme le résultat d’une interfé‐
rence constante, plus ou moins resserrée, entre la dénotation et la
connotation des termes considérés. Il y a lieu de distinguer entre
divers types de substantifs subjectifs :
– les substantifs axiologisés par un procédé de suffixation, sur la
base d’autres substantifs (chauffard, fillasse, revanchard(e),
vinasse) ou à partir de verbes (vantard, fuyard, fêtard) ou bien
encore à partir d’adjectifs (blondasse, fadasse, etc.) ;
– les substantifs initialement péjoratifs dont la valeur d’origine a
également été renforcée par suffixation : cossard (cosse), flemmard
(flemme), froussard (frousse), trouillard (trouille), etc. Il est par
ailleurs acquis que cette classe de substantifs, péjoratifs en
langue, fonctionne vis-à-vis de l’usage comme une matrice
d’injures virtuelles ;

30 Éléments d’analyse du discours


– les substantifs péjoratifs de formation délocutive (formés à par‐
tir de locutions) : marie-salope, jean-foutre, suivez-moi-jeune-
homme, etc. ;
– les substantifs de même champ lexical qui marquent une gra‐
dation dans le registre axiologique : voiture/automobile, bagnole,
tacot, chignole, clou, guimbarde, tire, etc.
– certains couples de mots dont le signifié emporte dès le stade
de langue un trait évaluatif (+/-) structurant l’opposition lexi‐
cale : puérilité/maturité, responsable/irresponsable, etc. Ce même
phénomène peut encore s’apprécier dans le registre non pas de
l’antonymie, mais de la quasi-synonymie, à partir de distinc‐
tions pertinentes du trait évaluatif qui relève, dans tous les cas,
de la compétence idéologique du locuteur (par exemple l’oppo‐
sition jargon/langage) ;
– le cas des acronymes (tel que SIDA) peu à peu lexicalisés (le
sida) est également exemplaire du processus d’axiologisation de
certaines zones lexicales. Cela est d’autant plus remarquable
dans le cas d’une dénomination d’origine technique qui, sous
la pression des circonstances sociales, s’est peu à peu augmentée
d’un ensemble de valeurs connotatives (au point de déterminer,
par ailleurs, l’émergence d’un microsystème lexical lui-même
plus ou moins marqué par l’axiologie : sidéen/sidaïque) ;
– mentionnons enfin les substantifs qui tirent leur morphologie
et leur sens de noms propres, et dont l’emploi est en prise directe
sur l’arrière-plan idéologique d’une époque et d’une société
(marxisme, léninisme, poujadisme, pétainisme, hitlérisme, fas‐
cisme, gaullisme, etc.). Dans le cas de ces termes, la valeur axio‐
logique (méliorative ou péjorative) varie, une fois de plus, avec
le statut du locuteur, exprimant un point de vue, un jugement
de valeur, ou, à l’inverse, s’efforçant de neutraliser la dimension
évaluative de tel ou tel terme.

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 31


● les adjectifs subjectifs constituent une nouvelle classe de termes,
mieux définis car plus précisément étudiés. Depuis les travaux de
C. Kerbrat-Orrecchioni (1980), on les répertorie selon quatre
types :
– les adjectifs subjectifs-affectifs (type : poignant, pathétique,
drôle) « énoncent en même temps que l’objet qu’ils déterminent
une réaction émotionnelle du sujet parlant en face de cet objet »
(1980, 84) ;
– les adjectifs subjectifs-évaluatifs non axiologiques (type :
grand, petit, chaud, froid, cher, important), « sans énoncer de
jugement de valeur, même d’engagement affectif du locuteur
[…] impliquent une évaluation qualitative ou quantitative de
l’objet dénoté par le substantif qu’ils déterminent, et dont l’uti‐
lisation se fonde à ce titre sur une double norme : (a) interne à
l’objet support de qualité ; (b) spécifique du locuteur » (1980,
85-86) ;
– les adjectifs subjectifs-évaluatifs axiologiques (type : bon,
beau, bien, utile) « portent sur l’objet dénoté par le substantif
qu’ils déterminent un jugement de valeur, positif ou négatif :
(a) leur usage varie avec la nature particulière du sujet d’énon‐
ciation (dont ils reflètent le point de vue idéal) ; (b) ils mani‐
festent de la part du locuteur une prise de position en faveur ou
à l’encontre de l’objet dénoté » (1980, 90) ;
– les adjectifs axiologiques affectifs (type : admirable, méprisable,
agaçant) : leurs caractéristiques énonciatives participent res‐
pectivement des éléments adjectivaux des deux précédentes
classes (1980, 85).
● les verbes, quant à eux, en particulier ceux d’entre eux qui posent
le locuteur comme « source de l’évaluation », constituent, de ce

32 Éléments d’analyse du discours


point de vue, une classe d’éléments assez hétérogène. Ils s’orga‐
nisent en fonction de trois grandes catégories modales :
– les modalités expressives : espérer, vouloir, craindre, souhaiter,
etc. ;
– les modalités épistémiques (ou apparentées) : considérer, trou‐
ver que, estimer, juger, avoir l’impression, être sûr, penser, croire ;
cette catégorie se compose de la plupart des verbes caractérisés
par O. Ducrot (1980) comme performatifs du discours inté‐
rieur, pour autant que leur énonciation coïncide avec l’accom‐
plissement d’une disposition psychologique ;
– les modalités déontiques : elles recouvrent toutes les formes
d’expression qui régulent ou gouvernent la relation du locuteur
à autrui (permission, obligation, interdiction).
● les adverbes modalisateurs d’énoncés, enfin, précisent le degré
d’adhésion du locuteur au contenu énoncé (peut-être, sûrement,
décidément, vraisemblablement, etc.), permettant, à travers cette
phraséologie spécifique, l’expression du certain, du possible, du
probable, etc.
L’étude des moyens linguistiques de la modalisation recouvre, on
le voit, presque l’ensemble du domaine lexical. À proprement parler,
la relation subjectivité/évaluation, abordée en termes linguistiques,
reprend à son compte une grande part des interrogations de l’ancienne
rhétorique sur les échelles de valeurs implicites au discours (vrai/faux,
certain/incertain, bien/mal, utile/inutile).

L’hypothèse pragmatique
Un panorama rapide mais précis des moyens linguistiques de
l’expression de la subjectivité montre notamment qu’une « explora‐
tion pragmatique du lexique » (R. Martin, 1982) constitue une pers‐
pective de recherche particulièrement riche. À cet égard, une

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 33


systématisation de la recherche sur les rapports du matériel lexical et
de la théorie de l’énonciation est une étape nécessaire à la double
constitution de la théorie du langage et de l’analyse du discours.
C’est ce que tente d’opérer la constitution d’une pragmatique
lexicale (Sarfati, 1995) orientée sur la fondation d’une lexicologie de
l’énonciation ou encore d’une théorie du lexique en prise directe sur
le phénomène énonciatif. Il s’agit d’opérer une synthèse raisonnée des
études pragmatiques portant sur le lexique, dans un domaine qui s’est
longtemps caractérisé par un réel défaut d’unité théorique. Au vu des
travaux qui se sont fait jour dans ce domaine (tant français qu’anglo-
saxons), plusieurs hypothèses de travail ont été dégagées.
La première hypothèse consiste à postuler une relation d’équiva‐
lence formelle (notamment statistique) entre le lexique fondamental
d’une langue naturelle et les unités de son lexique qui sont affectées
de valeurs pragmatiques. Par valeur pragmatique, il faut entendre la
possibilité pour un item donné de contribuer à la réalisation d’un acte
de parole. Or, les unités pragmatiques d’une langue se recrutent dans
toutes les parties du discours. Suivant une observation de Searle
(1979), précisant que « l’unité minimale de signification n’est pas le
« “mot”, mais l’acte de langage », il nous paraît que les catégories
d’analyse traditionnelles s’avèrent inopérantes si l’on veut penser
l’aspect pragmatique du lexique. Dès lors une double tâche s’impose ;
tout d’abord une critique du dispositif théorique traditionnel (Sarfati,
1995) : notamment une critique de la catégorie du mot et, corrélati‐
vement, une mise au jour de la philosophie ou de la conception du
langage implicite à toute une tradition grammaticale et linguistique
pour laquelle le langage reflète ou représente la réalité davantage qu’il
ne l’informe.
La notion de pragmatème (unité minimale de sens et d’interac‐
tion) permet une réorganisation de la répartition des unités lexicales
en « parties du discours ». Sur cette base terminologique, la proposi‐
tion théorique relative à l’organisation pragmatique du lexique peut

34 Éléments d’analyse du discours


être formulée dans les termes suivants. À partir d’une généralisation
des critères de la performativité verbale, il s’agit de distinguer entre
les mots qui permettent d’accomplir des actes de parole (type : pro‐
mettre, ordonner, employés dans des circonstances adéquates à la pre‐
mière personne du présent, etc.) et les mots désignant des actes de
parole (type : insulter, convaincre, etc.) ou qui véhiculent des valeurs
pragmatiques (mots grammaticaux, interjections). Cette répartition
des différents types de mots en fonction de leurs propriétés énoncia‐
tives respectives présente l’intérêt de mettre en évidence la dualité
fonctionnelle fondamentale des mots d’une langue, désormais appré‐
hendés sous le double rapport de leur versant strictement lexical
(comme des unités du discours) ou de leur versant notionnel (comme
des systèmes de notions et concepts désignant des stratégies de dis‐
cours).
Deux critères permettent principalement de ranger les mots prag‐
matiques dans telle ou telle catégorie de pragmatèmes. Tout d’abord
le critère formel de consistance ; ensuite le critère fonctionnel de ren‐
dement discursif. Les mots présentent une épaisseur notionnelle rela‐
tive selon qu’ils sont aptes à désigner (pragmatème du troisième
degré), à désigner et/ou à accomplir des actes de parole (pragmatèmes
du second degré) ou a accomplir des actes sans aucune valeur dési‐
gnative (pragmatèmes du premier degré). Le critère fonctionnel du
rendement discursif permet quant à lui d’assigner à chaque item de
chaque catégorie un ensemble de possibilités d’emploi. Ces possibi‐
lités d’emplois s’analysent elles-mêmes en vertu d’un paramètre de
prévisibilité qui permet de simuler le calcul du sens. Selon cette
conception ouverte sur le principe d’une « sémantique syntagma‐
tique » (O. Ducrot, 1984) qui tend à analyser les unités de langue
selon la linéarité du discours, le rendement d’une unité lexicale
s’appréhende à partir de ses possibilités expressives de base. Les cri‐
tères lexicologiques classiques de fréquence et de disponibilité des
unités, selon les genres de discours et compte tenu du contexte

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 35


d’énonciation, sont également utilisés comme indices d’analyse. La
signification complète d’un item peut donc s’appuyer sur la base du
calcul sémantique que constitue le faisceau des stéréotypes énoncia‐
tifs qui a priori configurent son spectre d’emploi.
Sur un autre plan méthodologique, le corpus lexicographique
(notamment les dictionnaires de langue) est un outil heuristique
fécond pour ce type d’analyse. D’une part parce que ces ouvrages
donnent une modélisation assez exacte du rendement fonctionnel des
différentes sortes de mots ; d’autre part, parce que par le biais d’une
consignation même approximative du réseau énonciatif standard de
chacun d’eux, les dictionnaires fournissent de précieuses informations
sur les schémas de transaction mais également « l’arrière-plan séman‐
tique » (Searle, 1985) d’une société donnée. Au-delà d’un examen du
spectre d’emploi et de la structure sémantique des unités, la descrip‐
tion lexicographique fourmille d’instructions sur les scénarios d’énon‐
ciation envisagés d’un point de vue discursif.

3. Les facteurs d’unification


du texte
Au-delà de l’approche séquentielle, il faut s’interroger sur les fac‐
teurs d’unification du texte. L’unification est une notion qui recouvre
deux points de vue complémentaires. M.A.K. Halliday et R. Hasan
(1976) opposent le texte à la texture du texte. Le texte est défini
comme « l’unité de base de la signification dans le langage » ; quant
à la notion de texture, elle désigne plus précisément toute l’organi‐
sation formelle du texte dans la mesure où cette organisation assure
sa continuité sémantique, son isotopie. La notion de cohésion du
texte renvoie à la continuité sémantique qu’il constitue en vertu de
son organisation propre. La notion de cohérence caractérise le texte
du point de vue de la performance discursive attestée par des règles

36 Éléments d’analyse du discours


de bonne formation, et ceci dans l’optique des receveurs (R. Paty,
1993, 115). Dans une perspective qui permet d’intégrer les différentes
composantes du couple texte/texture, on distingue encore entre trois
plans de structuration du tout textuel :
● la macrostructure ou le plan supraphrastique du texte ;
● le plan intraphrastique (qui correspond à son organisation thé‐
matique) ;
● le plan interphrastique (plan effectif de la cohésion).

L’articulation de ces trois niveaux détermine donc le texte comme


une totalité unifiée et unifiante. En vertu de cette intrication qui
valide sa cohérence (le point de vue du receveur) et garantit sa cohé‐
sion, le texte est encore qualifié de présupposition résolue. Selon
Hasan-Halliday (1976, 4) :
« La cohésion intervient quand l’interprétation d’un élément
du discours dépend de celle d’un autre. L’un présuppose l’autre,
en ce sens qu’il ne peut être effectivement compris que par
recours à l’autre. Quand cela a lieu, une relation cohésive est
établie, et les deux éléments, le présupposant et le présupposé,
sont potentiellement intégrés dans un texte. »

D’autre part, comme le rappellent Moeschler et Reboul (1994) :


« Le texte peut encore être défini comme un ensemble d’énoncés
entre lesquels existe un lien. Ce lien est de nature multiple : thé‐
matique, référentielle, propositionnelle, illocutoire, argumenta‐
tive. Une condition de bonne formation est liée à l’existence
d’une permanence thématique. »

La notion de progression thématique


Tout texte comporte un thème (ce dont il est question). C’est sur
la base de ce point de départ connu que, par suite, le développement
textuel amène un propos (des informations nouvelles). Du point de

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 37


vue de sa progression, le contenu sémantique du texte obéit donc à
une double organisation : une organisation de type énonciatif et psy‐
chologique – qui consiste dans la relation thème/propos (on parle
encore de rhème) –, une organisation logique des unités (réparties en
unités déjà identifiées (ou éléments thématiques) et unités identi‐
fiantes (ou éléments rhématiques).
Comme on l’a vu, le texte est une suite de séquences. Mais du
point de vue global qui nous intéresse ici, tout texte peut être défini
comme un développement progressif et cohérent de l’information commu‐
niquée à partir d’un thème donné. Il y a donc lieu de parler d’une dyna‐
mique du texte. Pour rendre précisément compte de cette dynamique,
il faut distinguer, depuis les travaux de Danes (1974) et Adam (1990),
trois principaux types de progression thématique.

La progression à thème constant


Chaque phrase du texte (notée : Ph) part du même thème (Th) en
développant des rhèmes ou propos (Pr) successifs différents :
Prl : Thl – Prl
Ph2 : Thl – Pr2
Ph 3 : Th 1 – Pr 3, etc.

Les moules merlières sont des moules qui, percées de petits trous, rendent
un son étrange, analogue au sifflement du merle. La moule percée de trous
ressemble beaucoup à ce bizarre petit instrument de musique que l’on
appelle ocarina. Lorsque la tempête fait rage, les moules percées de trous
font entendre un sifflement sauvage qui avertit les navigateurs. Elles
écartent ainsi leurs navires des dangereux récifs où ils allaient se briser.
Gaston de Pawlowski

38 Éléments d’analyse du discours


La progression à thème linéaire
Le propos (Pr) d’une phrase (Ph) est repris comme thème (Th) de
la phrase suivante. Ce nouveau thème fait l’objet d’un nouveau pro‐
pos, lui-même repris avec le statut de , etc. :
Ph 1 : Th 1 – Pr 1
Ph2 : Th2(= Prl) – Pr2
Ph3 : Th3(= Pr2) – Pr3, etc.

Le mouvement de la locomotive aérostatique se fait au moyen d’une rupture


d’équilibre aux extrémités et d’un centre de gravité. Ce point d’appui.
M. Pétin se l’est procuré par un moyen d’une simplicité extrême. Le procédé
a consisté à établir dans l’endroit que laissent libres les ballons, de vastes
châssis posés horizontalement et garnis de toiles.
Théophile Gautier, La Presse, 4 juin 1850.

La progression à thème divisé


Le thème d’ensemble, ou hyperthème (noté HTh), est divisé en
sous-thèmes (Th) à partir desquels les phrases (Ph) successives déve‐
loppent de nouveaux propos (Pr) :
Ph 1 : HTh – Th 1 – Th 2 – Th 3
Ph 2 : Thl – Pr 1 – Pr 2, etc.
Ph 3 : Th2 – Pr 1 – Pr2, etc.
Ph 3 : Th3 – Pr 1 – Pr2, etc.

Le village était là, le village tout entier, hommes et bêtes. Et il semblait


attendre.
Il semblait attendre avec confiance. C’était un village patient et de bonne
foi. Cela sautait aux yeux, rien qu’à voir la tête des gens. Elles étaient sen-
sées et pacifiques et il y en avait plusieurs rangs.
Le premier se tenait assis gravement sur un banc de bois. Au milieu trônait
le maire. Le maire avait la face glabre et les cheveux raides et blancs. H
s’était endimanché. Un énorme faux col amidonné sortait de sa jaquette

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 39


puce, et probablement le gênait beaucoup, car il n’osait pas tourner la tête.
[…]
Devant son immobilité, les autres, par respect, restaient immobiles. À sa
droite, d’abord, le vieux curé. Par habitude, il croisait les mains sur son
ventre.
[…]
Tel était le banc des notables.
Henri Bosco, L’Enfant et la Rivière.

Notons enfin que les formes de progression thématique résultent


d’une option d’expression. Toutefois, cette option est fortement
contrainte par le type de texte. À titre indicatif, la progression à thème
constant peut être caractéristique de la narration, mais aussi de
l’explication et de l’argumentation ; la progression linéaire convient
au texte explicatif, la progression à thème divisée au texte descriptif.
Mais les différents types de progression peuvent également être com‐
binés entre eux dans un même texte.

4. Les facteurs de cohésion


argumentative
Une conception large de l’isotopie permet de discriminer deux
principaux types de facteurs de cohésion. Les facteurs grammaticaux
reposent principalement sur le recours aux pronoms personnels,
démonstratifs, relatifs, articles définis, déterminants possessifs et
démonstratifs, auxquels il faut bien sûr ajouter les temps verbaux,
conditions essentielles de la production de l’isotopie temporelle
(D. Maingueneau). Les facteurs lexicaux consistent principalement
en l’usage de périphrases (ou descriptions définies), termes rempla‐
çant une proposition, termes de synthèse et termes synonymes.
L’exploitation textuelle du lexique, et notamment des champs lexi‐
caux, assure, avec les éléments précédents, l’isotopie lexicale (ou

40 Éléments d’analyse du discours


isosémie) du tout. Une troisième catégorie de moyens, sur lesquels
reposent la régulation et la cohésion logico-sémantique du texte,
garantissent en outre l’isotopie argumentative de l’ensemble : mots
du discours, marqueurs d’intégration, topoï.

Les régulations argumentatives


La théorie de l’argumentation dans la langue (TAL), développée
par O. Ducrot et J.-C. Anscombre, repose sur l’hypothèse que la
relation entre énoncés est argumentative et non pas déductive. Par
ailleurs, la TAL étaye l’idée selon laquelle les règles argumentatives
qui régissent les enchaînements entre énoncés sont gouvernées par
des lieux communs argumentatifs (des topiques, au pluriel : topoï, sg.
topos). Nous exposons ici la version standard de la théorie des topoï
(ses développements récents ne permettent pas de la figer).
Qu’est-ce qu’un topos dans cette perspective ?
Selon J.-C. Anscombre (1995, 39), les topoï répondent à deux
caractéristiques empiriques : ce sont tout d’abord des « principes
généraux qui servent d’appui au raisonnement » et comme tels, « ils
ne sont jamais assertés » mais « utilisés ». D’autre part, et cet aspect
de leur prégnance a une grande importance pour l’analyse du dis‐
cours, « ils peuvent être créés de toute pièce », sans compter que la
plupart du temps ils sont « présentés comme allant de soi ». Enfin,
s’ils constituent un fait linguistique, J.-C. Anscombre fait observer
que leur « existence » est « un fait de sociologie ». Les topoï entrent
dans la structuration de tout discours. Ils s’avèrent particulièrement
productifs dans les discours politiques et publicitaires. Ils sont sus‐
ceptibles de varier d’une culture à une autre, d’une époque à l’autre.
Ils déterminent les options et le « prêt à penser » qui caractérise l’opi‐
nion (la doxa). Leur valeur idéologique prime sur leur consistance
logique (ex : Pour une meilleure justice sociale, il faut redistribuer les
richesses) ; de même, deux topoï contraires peuvent coexister dans une

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 41


même société, au même moment historique (les formes sentencieuses
explicitent des topoï parfois antinomiques : Qui se ressemble s’assemble/
Les contraires s’attirent).

Argumentation et topoï
La théorie standard des topoï argumentatifs distingue entre deux
catégories : les topoï intrinsèques, qui structurent le signifié des mots
(leur signification), et les topoï extrinsèques, qui sont mobilisés pour
justifier des enchaînements argumentatifs (de type conclusifs).
La recherche sur les topoï intrinsèques (appelés encore topoï lexi‐
caux) intéresse de fait la lexicologie, et notamment, de manière cor‐
rélative, la réflexion sur l’inscription de la subjectivité dans le langage.
Étant donnés les exemples suivants :
a) Pierre est riche : il peut s’offrir n’importe quoi,
b) Marie est belle : elle séduit tous les hommes,
c) La valise est énorme : elle ne tiendra pas dans le coffre,
dans chacun, dont les constituants paraissent entretenir une relation
argumentative forte (les deux points ayant ici la valeur d’un « donc »),
le second membre de l’énoncé a), b) et c) ne fait en réalité qu’expliciter
ce qui est déjà contenu dans le premier.
La signification des mots « riche », « belle », « énorme » inclut
respectivement les notions de « pouvoir d’achat », de « séduction »,
de « volume », etc. Ces notions sont des prédicats topiques intrin‐
sèques. Les énoncés a, b et c n’ajoutent rien à la valeur linguistique
des unités lexicales, ils procèdent simplement à « un déploiement du
topos » (C. Plantin, 1990) incorporé dans leur signification.
Par ailleurs, les topoï extrinsèques (c’est-à-dire extérieurs à la signi‐
fication des mots) permettent, quant à eux, de construire des repré‐
sentations idéologiques qui servent de support au raisonnement ( J.-
C. Anscombre, 1995, 57). En tant que tels, ils « garantissent
l’enchaînement de deux segments El (A) et E2 (C) dont l’un est

42 Éléments d’analyse du discours


présenté comme argument justifiant l’autre donné comme conclu‐
sion » (O. Ducrot, 1995, 85).
Considérons, par contraste avec les précédents, les exemples sui‐
vants :
● Pierre est riche : il est donc avare (vs généreux),
● Marie est belle : elle est donc coquette (vs naturelle),
● La valise est énorme : les douaniers vont la remarquer.

Dans chacun de ces exemples, on perçoit bien que c’est un principe


implicite qui garantit le passage de El à E2, du premier au second
membre de l’enchaînement (du type : Les riches sont avares, ou, à
l’inverse : Les riches sont généreux, ou encore : Les belles femmes
sont coquettes, ou au contraire : Les belles femmes n’ont pas besoin
d’être coquettes, leur beauté est naturelle, etc.). Les topoï extrin‐
sèques, qui sont de véritables topoï argumentatifs, ne répètent pas
purement et simplement une signification déjà contenue dans les
mots. Ils correspondent à l’ensemble des croyances informulées qui
gouvernent et traversent leur emploi. Ils organisent leur agencement
et assurent ainsi la progression du raisonnement.

Caractéristiques des topoï


Les topoï, intrinsèques (lexicaux) et extrinsèques (argumentatifs),
vérifient trois caractéristiques. O. Ducrot (1995, 86) les décrit ainsi :
● ce sont des croyances présentées comme communes à une certaine
collectivité (au minimum au locuteur et son allocutaire) ;
● ces croyances sont données comme ayant un caractère de généralité
(elles valent aussi pour situations différentes de la situation parti‐
culière dans laquelle ils sont utilisés) ;
● ces croyances mettent en relation deux échelles ou deux prédicats
graduels qui permettent d’articuler un raisonnement.

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 43


Étant donné l’exemple : a) Il fait chaud. Allons à la plage ! Le beau
temps, de façon générale, mais aussi dans la situation particulière qui
justifie l’énonciation présente, est allégué comme facteur d’agrément
(pour s’exposer au soleil ou prendre un bain de mer). Selon O. Ducrot,
l’auteur de a) déclare valide le schéma topique reliant la chaleur et
l’agrément de la plage. Or, dans l’énoncé contraire b) : Il ne fait pas
chaud, n’allons pas à la plage, l’auteur de b) invalide le schéma topique
mettant en relation les prédicats (chaleur, agrément) appliqués à la
situation S.

La notion de parcours interprétatif


Pour rendre compte de la gradualité (ou du caractère scalaire) des
topoï, J. Moeschler et A. Reboul (1994, 317) proposent la formulation
suivante : « Plus un objet O a la propriété P, plus l’objet O’ (identique
ou différent de O) a la propriété P’. »
Reprenant la formalisation proposée par Anscombre-Ducrot
(1995, 51 et 87), ils rappellent : « Si on associe les relations P (O) et
P’(O’) aux formes propositionnelles P et Q on obtient quatre structures
logiques. »
Prenons deux exemples :
a) Dépêche-toi : il est huit heures ;
b) Prends ton temps : il est huit heures.
Les énoncés a) et b) mettent en œuvre, à des degrés différents, les
deux « principes » (topoï ou schémas topiques) suivants :
● il ne faut pas perdre son temps ;
● il faut prendre son temps.

Les formes propositionnelles développées en a) et b) expriment


donc deux conceptions du temps radicalement différentes. Ces

44 Éléments d’analyse du discours


conceptions déterminent les structures logiques ou formes topiques
(noté FT) suivantes, chacune porteuse d’une idéologie spécifique :
● Il ne faut pas perdre son temps, se traduit ainsi :
– FT1 : Moins on a de temps, plus il faut se dépêcher (soit : – P,
+ Q) idéologie civique : Je me dépêche car je suis en retard.
– FIT : Plus on a de temps, plus il faut se dépêcher (soit : + P,
+ Q) idéologie pragmatiste : Le plus tôt est le mieux ;
● Il faut prendre son temps, se traduit selon ces parcours de sens :
– FT2 : Plus on a de temps, moins il faut se dépêcher (soit : + P, –
Q) idéologie défaitiste : Plus la peine de… ;
– FT2’ : Moins on a de temps, moins il faut se dépêcher (soit : – P, –
Q) idéologie de la paresse : Rien ne presse…
L’utilisation des formes topiques détermine pour chacune d’elles
un parcours interprétatif différent. Autrement dit, un enchaînement
argumentatif peut être justifié par deux formes topiques (deux idéo‐
logies différentes).
Étant donné les exemples suivants :
a) Il est huit heures : dépêche-toi ;
b) Il est huit heures : prends ton temps ;
les énoncés conclusifs de a) et b) résultent des applications topiques
suivantes :

Dépêche-toi Prends ton temps


FT1/FT1’ FT2/FT2’
T. (Il ne faut pas perdre son temps) T. (Il faut prendre son temps)
Il est huit heures

Comme on peut l’observer, une même conclusion est susceptible


d’être interprétée par deux formes topiques différentes, reposant par
ailleurs sur un même topos (FT1 = Je me dépêche car je suis en retard,
FT1’ = Le plus tôt est le mieux ; topos = Il ne faut pas perdre son
temps).

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 45


Un topos est dit concordant quand il assigne à ses deux échelles
ou prédicats P et Q un même parcours de sens :
● parcours ascendant dans la forme topique (+ P, + Q) ;
● parcours descendant dans la forme topique ( – P, – Q).

Les formes topiques équivalentes d’un même schéma topique sont


dites réciproques ou converses. Un topos est dit discordant quand il
assigne à ses prédicats P et Q des parcours de sens inverses : (+ P, –
Q)/( – P, + Q).
Dans les deux versions déjà citées de l’exemple de O. Ducrot :
a) Il fait beau, allons à la plage ;
b) Il ne fait pas beau. N’allons pas à la plage ;
L’enchaînement a) mobilise la forme topique concordante (+ P,
+ Q) du schéma topique (le beau temps est un facteur d’agrément,
etc.) ; tandis que l’enchaînement b) mobilise la forme topique concor‐
dante converse (– P, – Q) (l’absence de beau temps est désagréable,
etc.). Enfin, un schéma topique peut être appliqué avec plus ou moins
de force :
a) Il fait chaud, allons à la plage.
a’) Il fait très chaud, allons à la plage ;
b) Il ne fait pas chaud, n’allons pas à la plage ;
b’) Il fait froid, n’allons pas à la plage.

Topoï, mots pleins et mots vides


Pour la théorie standard des topoï fondée sur l’hypothèse scalaire
(gradualité des prédicats), des couples lexicaux, tels que courageux/
poltron, prudent/ téméraire, articulent des termes antonymes dont la
différence sémantique repose sur des mécanismes d’emploi distincts
d’un même topos. Par exemple :
a) Pierre a été courageux.
b) Pierre a été poltron.

46 Éléments d’analyse du discours


c) Pierre a été prudent.
d) Pierre a été téméraire.
Dans les cas a) et b) l’antonymie convoque avec un effet axiolo‐
gique divergent le principe topique selon lequel : « C’est un signe de
valeur que d’affronter le danger. » Dans les cas c) et d), c’est un autre
topos (du type : « C’est un signe de valeur de savoir éviter le danger »)
qui fonde l’antonymie. La plupart des termes lexicaux révèlent non
seulement « l’idéologie du locuteur » mais « aussi de l’objet ». Dans
de tels emplois, le jugement de valeur s’incorpore à la valeur dési‐
gnative des termes.
Parallèlement aux mots pleins (dotés d’une signification, c’est-à-
dire pleinement prédicatifs), dont l’usage dépend de la gestion d’un
réservoir presque illimité de topoï, les mots vides (rarement employés
seuls, car dépourvus de contenu sémantique particulier) assument une
fonction de maintien ou de modification des topiques à l’œuvre dans
un enchaînement. Par exemple :
a) Pierre travaille.
b) Pierre travaille lentement.
c) Pierre travaille sûrement mais lentement.
Dans b) l’adverbe nuance le topos à l’œuvre dans le signifié du mot
« travail » (« Quand on travaille, on devrait être rentable »). En c), le
connecteur « mais » inverse la valeur sémantique préalablement
acquise, indiquant une conclusion différente de celle que semblait
annoncer le premier membre de l’énoncé (c’ : Pierre travaille sûrement
donc il avance vite).
Si les mots pleins véhiculent des topoï (donc des idéologies) en
revanche les mots vides « agissent sur ceux des mots pleins, en les
conservant ou en les modifiant » (O. Ducrot, 1995, 98).
Parallèlement aux régulations de surface garanties par l’usage des
mots vides (mots du discours : opérateurs et connecteurs à orientation
argumentative spécifiques, marqueurs d’intégration linéaire qui
indiquent le début, la progression et la clôture d’une énumération),

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 47


ce sont les topiques lexicaux et argumentatifs qui assurent les régu‐
lations profondes du discours.

5. Temporalité et temps
linguistique
Mais tous ces éléments, dont l’emploi s’articule à l’initiative de
parole des locuteurs, ne seraient pas aussi significatifs sans le point
d’appui majeur, la construction de la temporalité, qui leur confère
efficacité et pertinence. Pour Benveniste, l’énonciation est indisso‐
ciable d’un processus de temporalisation par lequel précisément le
locuteur s’approprie la langue.
Voilà pourquoi il pose d’emblée que la temporalité « est produite
en réalité dans et par l’énonciation » (1974, 83-81). Il distingue très
nettement entre la temporalité extralinguistique (qui organise diffé‐
rents types d’expériences) et la temporalité linguistique (qui organise
la langue et constitue l’avènement du sujet à la parole). La temporalité
extralinguistique réfère à deux dimensions temporelles elles-mêmes
irréductibles l’une à l’autre :
● le temps physique (temps physique du cosmos et de la nature qui
a pour corrélat dans l’homme une expérience de la durée) est un
« continu uniforme, infini, linéaire, segmentable à volonté »
(p. 70) ;
● le temps chronique désigne plus particulièrement la suite logique
des événements où se coule notre propre vie. C’est le temps du
calendrier, temps objectivé par les rythmes sociaux, historiques,
culturels.
Par différence, le temps linguistique se comprend comme tempo‐
ralité spécifiquement humaine, puisque celle-ci est « dépositaire des
catégories propres à l’expérience humaine du temps » (p. 73-82). Et

48 Éléments d’analyse du discours


Benveniste d’ajouter : « C’est par la langue que se manifeste l’expé‐
rience du temps. »
Il en résulte d’une part que chaque langue particulière, loin d’être
« un calque de la réalité » propose des « constructions diverses du réel »
(1974, 69), et d’autre part que chaque langue constitue une médiation
obligée et structurante entre le sujet et les autres individus, le sujet et
le temps, le sujet et le monde. Dans cette optique, il ne saurait être
question de comparer le langage à un outil, moins encore à un pur
instrument de représentation du réel. D’une manière générale, ce n’est
en effet pas le sujet qui maîtrise le langage, mais le langage qui informe
la possibilité même pour un individu d’être sujet.
Mais quelle est plus précisément la nature du temps linguistique ?
Benveniste fait tout d’abord observer que dans toute langue, « on
constate une certaine organisation linguistique de la notion de
temps ». Mais plus particulièrement, les différentes langues orga‐
nisent le temps en référence à un présent. Ce présent est purement et
simplement le présent (moment) de l’énonciation, encore désigné
comme instance de discours. Le temps linguistique par excellence
consiste dans le moment présent de l’énonciation, point d’ancrage
absolu de la temporalité. De cette théorie du présent comme temps
de la parole, Benveniste déduit deux caractéristiques intrinsèques :
● la sui-référentialité du temps linguistique (« Le repère temporel
du présent ne peut qu’être intérieur au discours », 1966, 262) ;
● la centralité du temps linguistique dans l’organisation du passé et
du futur (« La langue doit par nécessité ordonner le temps à partir
d’un axe, et celui-ci est toujours et seulement l’instance du dis‐
cours », 1966, 74-87).
CENTRE
Présent/énonciation
passé GÉNÉRATEUR futur
« un centre générateur et axial ensemble »
(Benveniste, 1974, 79.)

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 49


La distinction discours/histoire
Le temps linguistique, en tant que moment présent de l’énoncia‐
tion, n’est pas à proprement parler un « temps » grammatical, mais le
point de repère temporel dont dépend l’organisation grammaticale de
la temporalité. Or, à partir de ce repérage initial (l’instant t de l’énon‐
ciation), Benveniste isole deux systèmes « distincts et complémen‐
taires » (1974, 238) qu’il dénomme respectivement discours1 et
histoire. Ces deux orientations temporelles manifestent deux plans
d’énonciation différents.
Globalement, le système du discours coïncide avec le présent de
la parole, tandis que le système de l’histoire (ou encore du récit) cor‐
respond à la temporalité de l’événement.

• Le plan du discours
Il intéresse « tous les genres où quelqu’un s’adresse à quelqu’un,
s’énonce comme locuteur et organise ce qu’il dit dans la catégorie de
la personne » (p. 242). Ce plan implique, au sens de Benveniste, les
discours « oraux » : en priorité, bien sûr, les discours développés ora‐
lement (« de la conversation la plus triviale à la harangue la plus
outrée »), mais également le discours écrit pour autant qu’il s’aligne
sur le registre de l’interlocution manifestée (« correspondances,
mémoire, théâtre, ouvrages didactiques »). D’autre part, le plan énon‐
ciatif du discours mobilise prioritairement les formes personnelles (je
et tu) et, de manière incidente (à la fois nécessaire et secondaire), les
indices de la troisième personne grammaticale. Quant à ses formes
temporelles spécifiques, le discours en mobilise un vaste éventail
(imparfait, passé composé, plus-que-parfait, futur, futur antérieur,
présent) d’où le passé simple est exclu. L’effet de « subjectivité » qui

1. Ces distinctions introduisent une ambiguïté terminologique. Il ne faut pas confondre l’instance d’énon-
ciation, qualifiée de discours, avec le discours (plan d’énonciation opposé au récit) dont le sens procède
d’une acception plus restreinte.

50 Éléments d’analyse du discours


en résulte tient donc au choix des indices personnels, déictiques,
temporels et modaux sur lesquels il se fonde :

Tu ne t’imagines pas quel poète c’est que Ronsard. Quel poète ! quel poète !
quelles ailes ! C’est plus grand que Virgile et ça vaut du Goethe, au moins
par moments, comme éclats lyriques. Ce matin, à une heure et demie, je
lisais
tout haut une pièce qui m’a fait presque mal nerveusement, tant elle me
faisait
plaisir.
C’est comme si l’on m’eût chatouillé la plante des pieds.
G. Flaubert, Lettre à Louise Colet, 16 février 1852.

Le ton et les moyens sont ceux du dialogue. L’embrayage est for‐


tement dépendant de la situation d’énonciation. L’énonciateur
affirme nettement sa présence par des indices spécifiques (première
et deuxième personnes, déictiques [ce matin, à une heure et demie],
temps verbaux [présent/passé composé], termes subjectifs et marques
d’évaluation [plus grand que, ça vaut, etc.]).

• Le plan énonciatif de l’histoire


Ce second plan concerne principalement « le récit des événements
passés » (p. 239), à savoir « la présentation des faits survenus à un
certain moment du temps, sans aucune intervention du locuteur du
récit ». Dans cette perspective, l’événement « se raconte » plus qu’il n’
« est raconté ». Ce registre d’énonciation mobilise principalement la
forme de la troisième personne. Quant aux moyens d’expression de
la temporalité, ils reposent sur l’ensemble des « temps de l’histoire »
(plus-que-parfait, passé antérieur, passé simple, imparfait, à l’excep‐
tion du passé composé, forme réservée au discours, présent, etc.). Si
l’imparfait se rencontre dans les deux plans d’énonciation, il n’en
demeure pas moins associé, avec des valeurs distinctes, à des temps
du passé radicalement différents (passé composé/imparfait ou passé

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 51


simple/imparfait). L’effet d’objectivité qui en résulte tient à la mise
en retrait apparente du locuteur, qui appuie son propos sur des moyens
linguistiques déconnectés du présent de l’énonciation :

Les préparatifs pour le mariage de Madame1 étaient achevés. Le duc d’Albe


arriva pour l’épouser. Il fut reçu avec toute la magnificence et toutes les
cérémonies qui se pouvaient faire dans une pareille occasion. […] Peu de
jours avant celui que l’on avait choisi pour la cérémonie du mariage, la reine
dauphine donnait à souper au roi son beau-père et à la duchesse de Valen-
tinois. Mme de Clèves, qui était occupée à s’habiller, alla au Louvre plus
tard que de coutume. En y allant, elle trouva un gentilhomme qui la venait
quérir de la part de Mme la Dauphine. Comme elle entra dans la chambre,
cette princesse lui cria de dessus son lit où elle était, qu’elle l’attendait avec
une grande impatience.
Mme de Lafayette, La Princesse de Clèves (1678).

L’énonciateur atténue les marques apparentes de sa présence. Le


récit coïncide avec l’effacement des principaux signes de la commu‐
nication directe (indices de personnes : lui/elle/cette princesse/noms
propres/substantifs désignatifs (génétiquement la troisième per‐
sonne) ; déictiques (le repérage temporel est celui des événements
décrits ; le repérage spatial dépend du contexte, la chambre, le
Louvre ; temps verbaux : passé simple/plus-que-parfait/imparfait ; la
seule marque évaluative – l’impatience – est attribuée par le narrateur
à l’un des personnages par la médiation du discours indirect libre).

En schéma :

1. Il s’agit d’Élisabeth, fille de Henri II et de Catherine de Médicis.

52 Éléments d’analyse du discours


Présent / énonciation (instance du discours)

DISCOURS HISTOIRE (RÉCIT)


Je/Tu Il/Elle
pas de passé simple pas de passé composé
SUBJECTIVITÉ OBJECTIVITÉ

Les constructions mixtes


Toutefois, la distinction de deux plans d’énonciation structurants
ne détermine pas un cloisonnement étanche entre des types de textes.
L’opposition discours/histoire (récit) a d’abord une portée théorique
et analytique. Il n’est en effet pas rare de rencontrer des compositions
textuelles qui marquent leur appartenance ou leur participation, dans
des proportions diverses, à ces deux registres. La diversité de ce phé‐
nomène s’atteste principalement dans les formes privilégiés de l’alter‐
nance du discours et du récit dans un même texte, ou, à la limite, de
l’indiscernable dans ce qu’il est précisément convenu d’appeler un
« effet de brouillage ».
Dans ce registre, signalons pour commencer le cas de l’insertion
du discours dans un récit, à partir d’un fragment romanesque :

– Le petit est là ? demanda Michu à sa femme.


– Il rôde autour de l’étang, il est fou des grenouilles et des insectes, dit la
mère. Michu siffla de façon à faire trembler. La prestesse avec laquelle son
fils accourut démontrait le despotisme exercé par le régisseur de Gondre-
ville. Michu, depuis 1789, mais surtout depuis 1793, était à peu près le maître
de cette terre. La terreur qu’il inspirait à sa femme, à sa belle-mère, à un
petit domestique nommé Gaucher, et à une servante nommée Marianne,
était partagée à dix lieux à la ronde. Peut-être ne faut-il pas tarder plus
longtemps de donner les raisons de ce sentiment, qui, d’ailleurs, achèveront
au moral le portrait de Michu.
H. de Balzac, Une ténébreuse affaire (1843).

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 53


Dans ce cas précis, l’intrication discours/récit est caractéristique
des premières lignes du texte. Les moments de discours se distinguent
donc par les indices de personnes (évoquant d’entrée de jeu une situa‐
tion d’échange verbal), par les indices temporels (présent et futur), le
repérage déictique (là), une modalisation (peut-être). Le développe‐
ment « historique », dominant, se caractérise par ses propriétés spé‐
cifiques : temporelles (imparfait, passé simple lié à la relation de
l’action), personnelles (emploi de la troisième personne), déictiques
(spatiales : nom de lieu ; temporelles : dates).
Le cas de figure inverse, l’insertion du récit dans le discours,
apparaît en revanche dans un autre genre, celui de l’essai :

Je ne suis pas bon naturaliste (qu’ils disent) et ne sais guère par quels
ressorts la peur agit en nous ; mais tant il y a que c’est une étrange passion ;
et disent les médecins qu’il n’en est aucune qui emporte plutôt notre juge-
ment hors de sa due assiette. De vrai, j’ai vu beaucoup de gens devenir
insensés de peur ; et, aux plus rassis, il est certain, pendant que son accès
dure, qu’elle engendre de terribles éblouissements. Je laisse à part le vul-
gaire, à qui elle représente tantôt des bisaïeuls sortis du tombeau enve-
loppés en leur suaire, tantôt des loups-garous, des lutins et des chimères.
Mais parmi les soldats mêmes, où elle devrait trouver moins de place, com-
bien de fois a-t-elle changé un troupeau de brebis en escadron de corse-
lets ? Des roseaux et des cannes en gens d’armes et lanciers ? nos amis
en nos ennemis ? Et la croix blanche en la rouge ? Lorsque Monsieur de
Bourbon prit Rome, un porte-enseigne qui était à la garde du bourg Saint-
Pierre fut saisi d’un tel effroi à la première alarme que par le trou d’une ruine
il se jeta, l’enseigne au poing hors de la ville, droit aux ennemis, pensant
tirer vers le dedans de la ville ; et à peine enfin, voyant la troupe de monsieur
de Bourbon se ranger pour le soutenir, estimant que ce fût une sortie que
ceux de la ville fissent, il se reconnut, et tournant la tête, rentra par ce même
trou par lequel il était sorti plus de trois cents pas avant en la campagne.
Montaigne, Essais, I (orthographe modernisée).

L’alternance est nette. Le discours précède le récit. L’un et l’autre


font bloc. Le moment de discours occupe le premier paragraphe,

54 Éléments d’analyse du discours


presque tout le corps du texte. Avec ses marques particulières : de
personne d’abord ( Je), déictiques ensuite (l’expression combien de fois ?
– directement embrayée sur une visée temporelle qui coïncide avec
l’instance d’énonciation), temporelles (présent, passé composé),
modales (interrogation directe) et évaluatives (bon naturaliste), et son
tour familier (qu’ils disent). Le moment de récit s’insère ensuite1, avec
une valeur d’illustration à l’appui d’une argumentation. Ce passage
affiche de façon très tranchée ses caractères propres : indices de per‐
sonnes (troisième : Monsieur de Bourbon, il), déictiques (spatiaux :
Rome, garde du bourg Saint-Pierre, trou de ruine ; temporels : avant la
campagne), temps (passé simple/imparfait).
La liaison étroite des deux plans d’énonciation isolés par Benve‐
niste produit une textualité mixte dans laquelle il devient plus difficile
que dans les cas d’alternance simple de faire la part du récit et celle
du discours. Tout au moins lors d’une première lecture :

Cela arriva le 4 de septembre, l’an de ces gros orages, cet an où il y eut du


malheur pour tous sur notre terre.
Si vous vous souvenez, ça avait commencé par une sorte d’éboulement du
côté de Toussière, avec plus de cinquante sapins culbutés cul-dessus tête.
La ravine charriait de longs cadavres d’arbres, et ça faisait un bruit… C’était
pitié de voir éclater ces troncs de bon bois contre les roches, et tout ça
s’en aller sur l’eau, en charpie comme de la viande de malade. Puis il y eut
cet évasement de la source de Fontfroid. Vous vous souvenez ? Cette haute
prairie soudain toute molle, puis cette bouche qui s’ouvrit dans les herbes,
et on entendait au fond balloter l’eau noire, puis ce vomissement qui lui prit
à la montagne, et le vallon qui braillait sous les lourds paquets d’eau froide.
Jean Giono, Solitude de la pitié (1932).

La différenciation se fait pourtant à la faveur d’un contraste net


entre les indices temporels : tantôt le passé composé (discours), tantôt

1. En italique dans le texte. 44

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 55


le passé simple (récit). D’autres indices de démarcation apparaissent
avec un examen plus attentif. Le plan du discours se reconnaît à
l’usage de la deuxième personne, mais également à celui de l’inter‐
rogation directe, ou bien encore à certaines marques typiques de l’oral,
y compris familier (c’était pitié, tout ça, braillait). Le plan du récit –
outre l’emploi du passé simple – se reconnaît particulièrement dans
les occurrences de la troisième personne (ceci arriva, il y eut, etc.). Mais
l’effet de brouillage, s’il en est, résulte du point de vue du lecteur, de
la difficulté à interpréter de manière univoque un dispositif de repé‐
rage spatiotemporel indécidable. Les indices spatiaux (le même lieu
identifié à l’aide de deux dénominations fonctionnellement dis‐
tinctes : un nom de village, Toussière, une désignation réflexive : notre
terre) réfèrent simultanément au lieu de l’histoire évoqué par le
moment de récit (Toussière) et au lieu de l’événement rapporté selon
les normes du discours (notre terre). L’indice temporel le plus topique
consiste, quant à lui, en une simple date (le 4 de septembre) difficile‐
ment assignable parce qu’incomplète, mais que l’on pourrait aussi bien
rattacher à l’instance d’énonciation. Enfin le caractère « mixte » de
cette composition produit un effet de brouillage énonciatif qui se
fonde sur la recherche d’un effet esthétique propre à lier ensemble le
ton familier et proche de l’adresse directe et les exigences d’une nar‐
ration très écrite.

56 Éléments d’analyse du discours


6. Analyse du discours,
subjectivité, instance
d’énonciation
Subjectivité et archive
L’intégration de la problématique de l’énonciation à l’analyse du
discours ne va pas sans passer par une critique radicale de la notion
de sujet parlant. À la suite de Louis Althusser (1970) et de Michel
Foucault (1969), les théoriciens de l’analyse du discours mettent en
cause le postulat de l’« originalité » du sujet parlant : à la fois de son
unité et de son autonomie1. Cette critique a le mérite de prévenir une
interprétation « idéaliste » de la théorie de l’énonciation. Cette inter‐
prétation ferait notamment abstraction du système de contraintes
sociodiscursives qui pèse sur toute prise de parole. Aussi l’école fran‐
çaise d’analyse du discours entend-elle reconsidérer la problématique
énonciative (et la problématique de la subjectivité linguistique qui s’y
rattache) à l’aune d’une réflexion sur les formations discursives, ainsi
que le rappelle D. Maingueneau (1991, 21) :
« L’analyse du discours s’intéresse en effet surtout aux discours
autorisés qui, au-delà de leur fonction immédiate, supposent un
rapport aux fondements et aux valeurs » (ibid., p. 22).

Foucault définissait l’archive comme « le domaine des choses


dites ». D. Maingueneau, pliant cette notion aux exigences d’une
analyse du discours en prise directe sur les discours idéologiques, la
caractérise comme désignant « le domaine du dicible ». Il souligne
ainsi l’importance d’un détour par l’étymologie du terme même, afin
de mieux en apprécier les enjeux et les implications pour la théorie :

1. Cf. également la deuxième partie du chapitre 5.

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 57


Pour l’analyse du discours, les soubassements sémantiques d’archive ne
sont pas dénués d’intérêt. Son étymon latin, l’archivum, provient de
l’archeion grec, lui-même dérivé de l’arché de l’archéologie.
Lié à l’arché, « source », « principe » et à partir de là « commandement »,
« pouvoir », l’archeion, c’est le siège de l’autorité (un palais par exemple),
un corps de magistrats, mais aussi archive publique » (p. 21). Pareille mise
en perspective tend à refonder la question de la subjectivité sur des para-
mètres institutionnels qui en contraignent d’autant plus l’expression. Toute
prise de parole recevable suppose donc « un corps d’énonciateurs consa-
crés ».

Stratégies énonciatives
Ceci posé, la nécessaire relativisation de la position du sujet, à la
fois acteur social et locuteur, appelle une utile et ultime distinction
terminologique. Compte tenu de l’insertion de tout sujet dans une
archive spécifique, il faut encore faire le départ, selon D. Maingue‐
neau (1991, 117) entre « le sujet qui profère un énoncé et l’instance
qui l’asserte, qui se porte garant de sa validité ».

• Degré de présence/effacement du sujet parlant


Tout développement discursif oscille, nous l’avons vu, entre deux
pôles : celui du discours et celui du récit. Évalués et compris comme
des recours stratégiques possibles, le premier plan d’énonciation (dis‐
cours) autorise la pleine exposition ou manifestation de la subjectivité,
alors que le second plan d’énonciation (récit) suppose au contraire la
mise en retrait du sujet, par effacement des indices d’énonciation.
Dans cette perspective – où l’analyse du discours ne fait pas abs‐
traction des ruses éventuellement constitutives d’une prise de parole
–, l’utilisation du régime « discours » peut produire l’illusion d’un
propos empreint de subjectivité, et le recours au régime « historique »
(récit) déclencher l’illusion inverse d’un propos tenu sur une base
d’objectivité absolue.

58 Éléments d’analyse du discours


Ce paramètre d’une oscillation constante ou d’un recours possible
à ces deux pôles d’expression gradués et dosés à proportion du
contexte d’énonciation ne doit pas être sous-estimé, surtout si l’on ne
perd pas de vue le caractère éminemment « politique » (au sens obvie
de ce qui regarde les choses de la cité/polis) des interactions et des
contenus qui forment tout l’objet de l’analyse du discours.
Ainsi un discours largement diffusé (et par la suite repris et ampli‐
fié) pourra gager son efficacité, selon les enjeux d’une situation tou‐
jours spécifique, soit sur un effet de subjectivité (en mobilisant de
manière ouverte les ressources du « dialogue »), soit sur un effet
d’objectivité (en masquant ses visées derrière une neutralité de sur‐
face). Dans le premier cas de figure, le propos affiche ses points
d’ancrage ; dans le second, il donne l’impression d’un développement
sui generis.

• Les régimes énonciatifs


De la considération d’un recours constant à des stratégies discur‐
sives, toujours modulables, D. Maingueneau (1991, 126) a déduit une
classification des principaux régimes discursifs, compte tenu du rap‐
port matériel que les discours entretiennent avec leur type de repé‐
rage. La question qui se pose ici est donc bien celle de la frontière
stratégique qui régit, dans des conditions d’énonciation toujours par‐
ticulières, la démarcation (ou la complétude) entre régime objectif
(récit) et régime subjectif (discours).
Répertorier les principaux régimes discursifs, même en première
approximation, revient à construire la notion de type ou de degré de
repérage. Les textes sont répartis en fonction du rôle que joue le
cotexte (le jeu des renvois internes au texte) et/ou la part du contexte
(les déterminations extralinguistiques) dans l’identification de leur
cohérence et de leur référent.

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 59


Sur la base de ce paramètre, il est possible de différencier trois types
de textes.
● Les textes du premier type (repérage fermé) qui supposent un
interdiscours serré, l’inscription dans une tradition discursive
identifiable. Parce qu’ils offrent un mode de structuration séman‐
tique en apparence autosuffisant, leur intelligibilité implique au
plus haut degré la compétence encyclopédique du receveur. Tel est
le cas, par exemple, d’un énoncé mathématique ou d’une loi
logique.
Contrairement à D. Maingueneau (1991, 125-126) qui suggère
d’identifier ces deux types, nous distinguerons les textes à repérage
fermé des textes fondés sur le principe de l’autorepérage. Ce type
doit selon nous être réservé aux formulations génériques qui
exhibent un haut degré de réflexivité. À la fois autoréférentielles
(cas d’autonymie) et anonymes d’apparence, ces formes (qui sont
bien souvent des axiomes de comportement ou bien des sentences
explicitées de la sagesse des nations) relèvent du domaine des for‐
mulations génériques :
Les bons comptes font les bons amis/On reconnaît l’arbre à ses fruits/
Tout vient à point à qui sait attendre, etc.
● Les textes du second type (repérage semi-ouvert) attestent une
dépendance équivalente à l’égard du cotexte comme du contexte.
Les productions du discours médiatique, dont l’intelligibilité sup‐
pose autant la connaissance d’une situation extralinguistique
appréhendée par les rythmes de l’information que la connaissance
d’une langue, illustrent bien les conditions de possibilité de ce
régime discursif qui requiert de la part du receveur une double
compétence :

L’ancien Premier ministre secrétaire du PS a demandé « l’interdiction » du


FN, qu’il considère comme « un impératif moral et juridique » après les
propos de Jean-Marie Le Pen sur « l’inégalité entre les races ».
Libération, 11 septembre 1996.

60 Éléments d’analyse du discours


● Le troisième type de texte (repérage ouvert) permet de regrouper
les productions discursives dont l’intelligibilité pleine et entière
exige une bonne connaissance de la situation objective. À défaut
d’une maîtrise exacte des données contextuelles, la seule organi‐
sation cotextuelle (interne) n’offrira au receveur que des indices de
compréhension lacunaires. Un échange épistolaire peut parfaite‐
ment afficher une dépendance contextuelle trop forte pour que
l’accès au contenu en soit limité :

Le texte courant de nos causeries de la rue Royale, c’est tantôt la politique,


tantôt la religion. Nous rabachons notre catéchisme. Le plaisant de cela,
c’est que Gros-Jean remontre à son curé. Il lui prêche ses propres sermons.
Qu’il aille, qu’il aille. N’est-on pas trop flatté de retrouver ses opinions dans
l’âme de ses amis ?
Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous souhaite incessamment celle
à qui vous ouvrirez votre âme et à qui vous parlerez de moi. Voilà ma 12e.
Je persiste.
Diderot, Lettres à Sophie Volland, 25 juillet 1762.

Dans un tout autre domaine, on formulera également l’hypothèse


que des textes anciens, parce que détachés de leur point d’ancrage
initial, procédant par définition d’une ère historique révolue –
comme par exemple les textes religieux –, en appellent par com‐
pensation aux règles d’une herméneutique stricte, parce que, les
distorsions de la traduction aidant, leur perception en est gauchie
ou leur signification profondément altérée.
Mais il convient sans doute de nuancer la pertinence de ces formes
de catégorisations qui posent inéluctablement le problème des condi‐
tions de possibilité d’une typologie des discours, point qui sera de
nouveau abordé plus loin. Quelle part doit-on accorder au contexte ?
Quelle part doivent prendre les seuls critères énonciatifs ? Quelle part
la variation et la nature des compétences ?

Chapitre 2. Discours et énonciation (l’unité du discours) 61


Chapitre 3
La texture du discours
(le dialogisme
généralisé)
Au-delà de l’examen des moyens de l’énonciation et de ses marques
tangibles dans un texte, l’étude de sa texture permet de mettre au
jour son hétérogénéité foncière. Les recherches de M. Bakhtine sur
le dialogisme ont souligné l’importance de la problématique de
l’altérité qui se trouve au principe de toute expression verbale. Le
discours n’est donc pas seulement une entité homogène mais, au sens
propre, une réalité « altérée » (traversée par la présence de l’autre qui
mine son unité de surface). Le thème dialogique a diversement
influencé les théoriciens du discours.

1. Les dépendances
du discours
Le point de départ
« Le discours rencontre le discours d’autrui sur tous les chemins
qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui
en interaction vive et intense. Seul l’Adam mythique, abordant
avec le premier discours un monde vierge et encore non dit, le
solitaire Adam, pouvait vraiment éviter absolument cette

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 63


réorientation mutuelle par rapport au discours d’autrui »
(T. Todorov, 1981, p. 98).

Aspects de la transtextualité
Les catégories forgées par Gérard Genette (1979 et 1985) en
théorie de la littérature ouvrent à l’analyse du discours d’amples pers‐
pectives. Élaborant, de façon à en montrer les implications, la notion
bakhtinienne de « translinguistique », Genette centre sa recherche
sur la transtextualité, définie comme « transcendance textuelle du
texte » (1985, 7) ou « tout ce qui le met en relation, manifeste ou
secrète, avec d’autres textes » (ibid.). À cet égard, il isole « cinq types
de relations transtextuelles », comprises selon « un ordre croissant
d’abstraction, d’implication et de globalité » (p. 8).
Ces types ne représentent en aucun cas des frontières théoriques
fixées une fois pour toutes. Ces notions tendent à opérer en interfé‐
rence, permettant ainsi de mieux faire apparaître les différents niveaux
de stratification du ou des textes étudiés :
● l’intertextualité est le premier de ces types qui se caractérise par
« une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes […]
par la présence effective d’un texte dans un autre » (p. 9). Les phé‐
nomènes de plagiat et de citation en sont des attestations typiques ;
● la paratextualité, second type, est « la relation […] moins explicite
et plus distante » que le texte « proprement dit » entretient avec
des « indices pourtant significatifs mais souvent jugés secondaires
par le lecteur non averti ». Titre, sous-titre, préface, dédicace, etc.,
sont autant d’indices paratextuels. Notons encore que cette
dimension de la transtextualité, quoique souvent jugée secondaire,
contribue à la réception du texte et, le cas échéant, à la manipu‐
lation du lecteur ;

64 Éléments d’analyse du discours


● la métatextualité couvre, quant à elle, « la relation […] de “com‐
mentaire” qui unit un texte à un autre texte dont on parle sans
nécessairement le citer ou le nommer » (p. 11) ;
● l’architextualité détermine, pour sa part, « une relation de pure
appartenance taxinomique » (p. 12). Ce plan textuel permet
notamment d’identifier les productions en termes de genres. La
définition de ce paramètre relève d’une étude attentive du texte,
dans la mesure où il ne vérifie pas nécessairement les « indices du
paratexte » ;
● cependant, dans l’ordre des priorités théoriques et descriptives,
c’est en vérité l’hypertextualité qui promet à l’analyse du discours
de fructueuses découvertes. L’hypertextualité, selon la définition
qu’en propose Genette, permet d’identifier « toute relation unis‐
sant un texte B (que j’appellerai hypertexte) à un texte antérieur A
(que j’appellerai bien sûr hypotexte), sur lequel il se greffe d’une
manière qui n’est pas celle du commentaire »
Cette dernière relation, qui intéresse au fond le mode de produc‐
tion des textes, leur genèse même, ou encore leur constitution trans‐
génétique, se laisse interpréter selon deux modes de réalisation :
● la relation d’un texte B à un texte A peut être une relation de
transformation directe (ou simple), comme en apparence dans le
cas de l’Énéide et d’Ulysse, par rapport à l’Odyssée ;
● la relation d’un texte B à un texte A peut encore être une relation
de transformation indirecte (ou d’imitation), comme dans le cas
de l’Énéide et de l’Odyssée, parce qu’à tout prendre, « Virgile raconte
une tout autre histoire » (p. 16).
La relation de transformation directe trouve dans le continuum
transgénétique qui conduit de l’Odyssée d’Homère à l’Ulysse de Joyce
un modèle d’illustration de ses mécanismes en bien des points clari‐
fiantes. Comme le rappelle Genette (1985, 14), l’entreprise de Joyce

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 65


consiste « à transposer l’action de l’Odyssée dans le Dublin du
xxe siècle », ou encore, comme le précise J. Paris1 :
« Son propos […] est de présenter une parodie, une version
moderne de l’Odyssée, adaptée à la situation de l’Irlande, aux
découvertes scientifiques, aux problèmes raciaux, religieux,
familiaux, esthétiques, bref, de proposer l’épopée d’Ulysse
comme un mythe capable d’unifier le réel sous tous ses aspects.
Le travail de transformation conjoint donc à la fois une activité
d’élaboration de données et de structures fondamentales à un
travail de transposition inventive, l’une des tâches du critique
étant de repérer, dans les manifestations du texte, les épiphanies
mais aussi les métamorphoses d’une écriture première, en
quelque sorte fondatrice. […] Nul ne s’étonne plus, poursuit
J. Paris (Ibid., p. 137) que l’action se déroule en un seul jour (le
jeudi 16 juin 1904), en une seule ville (Dublin), ni que les per‐
sonnages ressuscitent les héros d’Homère : Ulysse (Léopold
Bloom), Pénélope (Marion Tweedy, épouse Bloom), Télémaque
(Stephen Dedalus), Calypso (Martha Clifford), Nestor
(Mr Deasy), Nausicaa (Gertie Mac Dowell), Épénor (Paddy
Dignam), Polyphème (le Citoyen), Ajax (M’Intosh), Circé
(Bella Cohen), Antinous (Dache Boylan), ou les divinités :
Athéna (la laitière), Hermès (Buck Mulligan), Éole (le patron
du journal), les Sirènes (Miss Douce et Miss Kennedy). »

À ces contiguïtés remarquables, on peut bien sûr ajouter l’ensemble


des relations hypertextuelles qui se nouent à l’intérieur d’une même
œuvre où l’intertextualité n’est pas moindre qu’entre deux auteurs
différents. Mais pour rester dans le domaine de l’hétérogénéité tex‐
tuelle, on peut encore mentionner, à titre d’exemples, le rapport
d’interférence étroite qui préside, dans le cas de Flaubert, à la com‐
position de La Légende de saint Julien l’Hospitalier (relativement au
récit de la Vie de saint Julien qu’en fait tout d’abord J. de Voragine dans

1. James Joyce, « Écrivains de toujours », Paris, Le Seuil, 1979, p. 137.

66 Éléments d’analyse du discours


La Légende dorée) ou celui qui détermine, relativement au corpus des
fables d’Ésope, l’écriture des Fables de La Fontaine :

« Pendant l’hiver, leur blé étant humide, les fourmis le faisaient sécher. La
cigale, mourant de faim, leur demandait de la nourriture. Les fourmis lui
répondirent : “Pourquoi en été n’amassais-tu pas de quoi manger ? – Je
n’étais pas inactive, dit celle-ci, mais je chantais mélodieusement.” Les
fourmis se mirent à rire. “Eh bien, si en été tu chantais, maintenant que c’est
l’hiver, danse.” Cette fable montre qu’il ne faut pas être négligent en quoi
que ce soit, si l’on veut éviter le chagrin et les dangers. »
Ésope, « La cigale et les fourmis ».

Aux deux régimes de transformation (directe et indirecte) précé‐


demment signalés, il convient d’en ajouter un troisième, caractérisé
par l’opération de transformation ludique, par exemple, distinctive de
la littérature expérimentale. Il convient de compter au premier rang
de ces productions les « jeux oulipiens », emblématiques des innom‐
brables combinatoires et variations rendues possibles par un texte (ou
une base textuelle) de départ :

Je suis le veuf, l’inconsolé,


Le prince d’Aquitaine à la tour abolie,
Ma seule étoile est morte et mon luth constellé
Porte le soleil noir de la mélancolie…
Nerval

Je suis le tensoriel, le vieux, l’inconsommé,


Le printemps d’Arabie à la tombe abonnie,
Ma seule étole est morte et mon lynx consterné
Pose le soleil noué de la mélanénie.
Queneau

D. Maingueneau (1991) suggère une lecture des catégories avan‐


cées par Genette qui offre l’avantage d’étendre le champ d’application
de ces notions à des productions discursives autres que littéraires.

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 67


De façon générale, tout d’abord, cette interprétation tend à sub‐
stituer le terme de réinvestissement à celui de transformation pour
souligner que dans le domaine de l’analyse du discours, la pratique
hypertextuelle « vise moins à modifier qu’à exploiter dans un sens
destructif ou légitimant le capital d’autorité attaché à certains textes »
(1991, p. 155).
En l’espèce, D. Maingueneau distingue « deux stratégies oppo‐
sées », la captation et la subversion, caractéristiques de l’opération
discursive de réinvestissement.
Une tradition de texte est captée lorsque « l’imitation » va « dans
le sens de la structure exploitée » (ibid.) ; inversement, une tradition
discursive est subvertie quand il y a « disqualification de cette structure
dans le mouvement même de son imitation » (ibid.).
La première forme de réinvestissement, que l’on qualifiera de
positive, constitue la réitération d’un geste, par la conformité sérieuse
à des modèles invoqués pour la légitimité qu’ils confèrent au discours
qui s’en inspire et dont, en retour, le « nouveau » discours actualise la
légitimité.
La seconde forme de réinvestissement, assumé comme une
démarche négative à l’encontre du discours qu’il « reprend », vise à
discréditer le discours originaire par une imitation qui feint le sérieux
jusqu’à la caricature.
Si les deux procédures discursives s’inscrivent dans la trace d’un
autre discours qui les devance historiquement, la captation assume le
réinvestissement du modèle supposé comme un acte de révérence, la
subversion comme une attitude de dissidence. Ces deux rituels dis‐
cursifs rencontrent, de manière antinomique il est vrai, des figures
d’énonciateurs aussi dissemblables que celle du sectateur d’une famille
de pensée (écrivain, scientifique, etc.) dont la prise de parole renoue
avec un discours autorisé auquel elle fait écho ou celle du critique
acerbe de la société (« homme de lettres » ou amuseur public) dont le
verbe moqueur mine les fondements de l’institution qu’il imite.

68 Éléments d’analyse du discours


2. L’altérité intégrée
Parler avec : la « polyphonie »
La contribution de O. Ducrot à une théorie polyphonique de
l’énonciation (1984, 171-233) est du plus haut intérêt pour l’analyse
du discours. Cette recherche se présente comme « une extension très
libre à la linguistique des recherches de Bakhtine sur la littérature »
(ibid., p. 173). En son principe, elle a pour « objectif » de « contester
[…] l’unicité du sujet parlant […], croyance qui a longtemps régné
dans la théorie littéraire et qui n’a été mise en question que […] depuis
que Bakhtine a élaboré le concept de polyphonie » (ibid., p. 171).
Quant à l’objet d’une « conception polyphonique du sens », il est « de
montrer comment l’énoncé signale dans son énonciation la superpo‐
sition de plusieurs voix » (ibid., p. 183). Pour étayer solidement cette
perspective de la pluralité (poly) des voix (phonie), certaines distinc‐
tions opératoires sont nécessaires. Ducrot suggère de distinguer entre
sujet parlant, locuteur et énonciateur :
● le sujet parlant est l’être empirique de chair et d’os, « un élément
de l’expérience » ;
● le locuteur se laisse caractériser, pour sa part, comme un « être de
discours » tenu pour « responsable du sens de l’énoncé […] à qui
réfèrent le pronom je et les autres marques de la première per‐
sonne » ;
● l’énonciateur enfin est de « ces êtres qui sont censés s’exprimer à
travers l’énonciation sans que pour autant on leur attribue des mots
précis ».
Sans perdre de vue la fécondité de ces distinctions pour l’étude
du discours littéraire, O. Ducrot établit certains parallèles entre les
concepts qu’il avance et les catégories équivalentes qui permettent de
juger de l’interaction dans le théâtre et dans le roman :

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 69


« Je dirai que l’énonciateur est au locuteur ce que le personnage est
à l’auteur… Le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence
au moyen de celui-ci à des énonciateurs dont il organise les points
de vue et les attitudes » (ibid., p. 205). Pour ce qui est du roman,
le parallèle est ainsi développé : « Le correspondant du locuteur,
c’est le narrateur, que Genette oppose à l’auteur, de la même façon
que j’oppose le locuteur au sujet parlant empirique. (…) L’auteur
imagine ou invente les événements, le narrateur les rapporte »
(ibid., p. 207).

Dans cette optique, la notion de polyphonie sémantique constitue


un principe organisateur et intégrateur pour l’examen de différentes
questions qui se posent à l’analyse du discours.

Dire et dédire : le mot d’esprit


En prenant appui sur les travaux de A. Berrendoner (1981),
O. Ducrot affine l’analyse du phénomène de l’ironie à partir de
l’hypothèse polyphonique (1984, 211-212). Selon cette piste de
recherche, le mécanisme de l’ironie tient au fait que le point de vue
absurde est directement exprimé. Cependant, loin d’être assumé par
le locuteur (noté : L), ce même point de vue, mis en scène par le
propos, est imputé à un autre personnage (l’énonciateur E). Comme
dans l’exemple fameux que O. Ducrot rapporte en ces termes :

Dans un restaurant de luxe, un client est attablé avec, pour seule compagnie
son chien, un petit teckel. Le patron vient faire la conversation et vante la
qualité du restaurant : « Vous savez, monsieur, notre chef est l’ancien cui-
sinier du roi Farouk » – « Ah bon ? », dit seulement le client. Le patron, sans
se décourager : « Et notre sommelier, c’est l’ancien sommelier de la cour
d’Angleterre… Quant à notre pâtissier, nous avons recueilli celui de l’empe-
reur Bao-Daï. » Devant le mutisme du client, le patron change de conver-
sation : « Vous avez là, monsieur, un bien joli teckel. » À quoi le client répond :
« Mon teckel, monsieur, c’est un ancien Saint-Bernard. »

70 Éléments d’analyse du discours


L’explication polyphonique de ce mot d’esprit consiste à juger du
caractère ironique de la réponse du client, en faisant l’hypothèse que
son contenu est assimilé à deux personnes différentes : d’une part au
locuteur L de l’énonciation, le client, et d’autre part à l’énonciateur
qui s’exprime dans cette énonciation, ici, le patron du restaurant
auquel le locuteur attribue l’opinion sur le passé du teckel. Enfin, du
point de vue formel, c’est-à-dire du point de vue de la facture de
l’énoncé, le caractère ironique de la réponse (qui opère nettement
l’identification de l’énonciateur et de l’allocutaire) tient à la symétrie,
voire à l’identité de structure, qui permet de rapprocher l’énonciation
ironique du client et les énonciations antérieures de son interlocuteur
qui ont été proférées « de façon sérieuse ».

Contredire : nier, réfuter, récuser


Certains traits saillants du phénomène linguistique de la négation
peuvent être envisagés dans le cadre de la conception polyphonique
du sens. O. Ducrot (1984, p. 217 sq.) distingue trois formes de la
négation :
● la négation métalinguistique : elle contredit un énoncé effecti‐
vement prononcé et annule les présupposés de l’énoncé positif
correspondant. Plus spécifiquement, elle tend à inverser « l’effet
abaissant » habituellement attaché à la négation, en produisant un
« effet majorant » et, dans bien des cas, une valeur de rectification :
Ll : Pierre est intelligent (énoncé prononcé).
L2 : Pierre n’est pas intelligent, il est génial (effet majorant) ;
● la négation polémique : contrairement à la précédente, cette
forme de négation ne porte pas sur un énoncé effectivement pro‐
noncé et ne contredit pas non plus les présupposés de l’énoncé
positif correspondant. Elle a pour particularité de produire un
« effet abaissant » auquel se reconnaît une valeur de réfutation :
L : Pierre n’est pas intelligent (il est idiot).

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 71


La théorie polyphonique suppose que le locuteur (L) met en scène
deux énonciateurs distincts :
a)L’énonciateur E2, à qui L s’identifie, qui affirme Pierre n’est
pas intelligent, lequel E2 s’oppose ouvertement à
b)Un énonciateur El, avec lequel E2 prend ses distances, ayant
affirmé Pierre est intelligent ;
● la négation descriptive : dans cette troisième forme 1, le locuteur
(L) ne met pas en scène deux énonciateurs (l’un auquel il s’iden‐
tifie, l’autre dont il se distancie), mais attribue, ici à Pierre, la
pseudo-propriété qui justifierait la proposition du locuteur dans la
négation polémique correspondante.
D’autres usages de la négation, notamment liés au fonctionnement
discursif de certains morphèmes (« ne… que », « ne… rien », etc.)
peuvent être appréhendés dans la même perspective. C’est le cas de
certaines façons de contredire particulièrement prisées par les mora‐
listes, puisque ces usages s’appliquent à la récusation des évidences de
l’opinion commune (la doxa) :

La réconciliation avec nos ennemis n’est qu’un désir de rendre notre condi-
tion meilleure, une lassitude de la guerre, et une crainte de quelque mauvais
événement.
La Rochefoucault, Maximes, no 82.

La mise en œuvre de cette modalité peut à bon droit être désignée


comme négation contre-doxique, puisqu’en son principe ce type de
négation vise à repousser les idées reçues.

Chamfort exprime avec beaucoup de lucidité ce qui fait en son fond la


spécificité du genre :

1. D’abord analysée comme contredisant un état de choses et non pas des énoncés (Ducrot, 1972, p. 38),
ce qui la distingue des deux précédentes formes qui n’étaient elles-mêmes pas distinguées.

72 Éléments d’analyse du discours


Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise,
car elle a convenu au plus grand nombre.
Maximes et Pensées, no 130.

La dérive du dit : présupposer


La théorie de la présupposition, qui intéresse à plus d’un titre la
sémantique des textes, a connu certaines modifications depuis sa pre‐
mière formulation (O. Ducrot, 1972). L’exposé succinct de ses prin‐
cipales lignes d’évolution indiquera en quoi cette recherche concerne
l’analyse du discours, surtout, au stade actuel de son élaboration. Soit
l’exemple : Pierre a cessé de fumer, deux explications permettent de
rendre compte de sa structure présuppositionnelle.
Selon la théorie standard (O. Ducrot, 1972), en énonçant ceci,
le locuteur L accomplit en réalité deux actes de parole :
● un acte de présupposition, qui véhicule le présupposé :
Pierre fumait autrefois ;
● un acte d’assertion, qui dégage le posé :
Pierre ne fume pas maintenant.
Cette première version de la théorie de la présupposition1 a reçu
une autre interprétation dans le cadre de la conception polyphonique
du sens. En effet, selon O. Ducrot (1984, 231), le même énoncé met
en scène deux énonciateurs distincts :
● un énonciateur El, responsable du contenu présupposé (assimilé à
une voix collective qui inclut également le locuteur L qui a effec‐
tivement proféré cet énoncé) ;

1. Selon la théorie standard, la présupposition est un acte de parole fondamental. L’information présup-
posée – qui est présentée comme « allant de soi » (Ducrot-Todorov, 1972, 347) – offre par ailleurs deux
propriétés distinctives : 1) elle est encore affirmée lorsque l’énoncé est nié (Il est faux que Pierre a cessé
de fumer), 2) elle est maintenue lorsque l’énoncé est l’objet d’une interrogation (Est-ce que Pierre a cessé
de fumer ?).

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 73


● un énonciateur E2 responsable du contenu posé (auquel, en la cir‐
constance le locuteur L s’identifie).
Dans cette optique, le contenu présupposé serait en quelque sorte
obtenu par dérivation. La voix collective, symbolisée par un « on »
impersonnel, représente l’opinion commune, le savoir partagé d’une
collectivité donnée à un moment donné1. Pour Ducrot, l’acte de pré‐
supposition est alors accompli « d’une façon dérivée, dans la mesure
où il faut entendre une voix collective dénonçant les erreurs passées
de Pierre » (ibid.). Or, en énonçant : Pierre a cessé de fumer, le locuteur
se distancie de cette autorité anonyme (dont il a lui-même participé)
pour poser que Pierre ne fume pas maintenant.
À notre sens, l’interprétation polyphonique de la structure présup‐
positionnelle du langage met au centre des préoccupations de l’ana‐
lyse du discours la recherche sur les relations entre discours et arrière-
plan doxique des textes.

3. L’altérité déclarée
L’hétérogénéité énonciative se marque par degrés dans les textes
qui laissent se manifester les paroles de l’autre. Examinons successi‐
vement les trois formes de « l’altérité déclarée ».

Discours direct
La première caractéristique apparente du discours direct est
d’entretenir l’impression, peut-être illusoire, qu’un locuteur principal
donne la parole à un autre locuteur qui est cependant absent. Cette
vue est exacte si l’on considère que le discours ainsi restitué résulte de

1. Notion introduite par A. Berrendonner, Éléments de pragmatique linguistique, Paris, Éd. de Minuit, 1981,
chap 2.

74 Éléments d’analyse du discours


l’inscription d’un énoncé à l’intérieur d’un autre énoncé. D’autre part,
le fait de rendre « mot pour mot » ce qu’un autre a dit, et qui se
manifeste par la repoduction formelle et fidèle d’un propos, conforte
encore l’idée que l’on se fait communément du discours direct. Mais
cette même impression, peut-être héritée d’une longue tradition sco‐
laire, se dément facilement si l’on tient que le fait même d’inscrire
l’énoncé d’un autre à l’occasion de ma propre prise de parole projette
l’énoncé ainsi rapporté dans une nouvelle situation d’énonciation.
Bien plus qu’une simple restitution des paroles d’autrui, le discours
direct en constitue bien plutôt un redoublement ou un dédoublement,
c’est-à-dire une certaine mise en exergue. Ou encore, pour jouer d’une
métaphore éprouvée en sciences du langage, depuis L. Tesnière com‐
parant la phrase à « un petit drame », on serait ici tenté de maintenir
le parallèle en suggérant que le discours direct fait fonction d’espace
scénique pour la représentation la plus réaliste de la parole de l’autre.
L’écriture littéraire modélise au plus près les particularités de cette
stratégie :

Et elle exhiba un vieux coupon de soie rose qu’elle avait acheté au Temple
pour faire un pourpoint moyen âge à Delmar :
« Il est venu aujourd’hui, n’est-ce pas ?
– Non ?!
– C’est singulier! »
Et, une minute après :
« Où vas-tu ce soir ?
– Chez Alphonsine, » dit Rosanette.
Ce qui était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la
soirée. Mlle Vatnaz reprit.
« Et le vieux de la Montagne, quoi de neuf ? »
Mais, d’un brusque clin d’œil, la Maréchale lui commanda de se taire ; et
elle reconduisit Frédéric jusque dans l’antichambre, pour savoir s’il verrait
bientôt Arnoux.
« Priez-le donc de venir ; pas devant son épouse, bien entendu ! »
Au haut des marches, un parapluie était posé contre le mur, près d’une paire
de socques.

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 75


« Les caoutchoucs de la Vatnaz, dit Rosanette. Quel pied, hein ? Elle est
forte, ma petite amie. »
Et d’un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du mot.
« Ne pas s’y fierrr ! »
G. Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869.

D’un certain côté le discours direct constitue bien une attestation


– à la fois un témoignage et une assurance – que le propos rapporté
est bien le propos d’un autre. Sur un plan syntaxique en effet, le dis‐
cours direct préserve les coordonnées énonciatives de l’énoncé cité
(indices de personnes, repères spatio-temporels) maintenant l’inté‐
grité de la formulation initiale (valeur pragmatique des occurrences :
interrogations, ordres, exclamations, etc.). Dans la langue écrite, le
discours direct se détache nettement du discours citant par la typo‐
graphie qui introduit une discontinuité visible dans le fil du discours
(deux points, des tirets éventuels signalent les différents tours de
parole liés au changement de locuteur).
Mais d’un autre côté, le discours direct participe pleinement de la
catégorie du discours rapporté au sens où le discours citant établit un
« rapport » d’activité énonciative. De ce point de vue, un propos est
formellement attribué à un autre, mais par le biais d’indices linguis‐
tiques qui informent tout autant sur les dispositions du locuteur citant
(verbes introducteurs, incises). Ces indices qui bordent et accom‐
pagnent le fragment discursif rapporté tel quel peuvent paraître neutres
(dire), mais ils peuvent aussi bien emporter un jugement du locuteur
à son égard (prétendre, s’imaginer) ou sur la façon dont les paroles ont
été prononcées (crier, murmurer) ou, dans le cas d’un roman, du nar‐
rateur. En somme la notion de discours direct articule en fait, à travers
la représentation consécutive de deux énonciations distinctes, un rap‐
port avec un mode de présentation.

76 Éléments d’analyse du discours


Discours indirect
Si le discours direct prétend « donner la parole à l’autre », en
revanche, le discours indirect tend plutôt à « faire parler l’autre ».
Comme l’indique J. Authier (1978, 68), « le discours direct cite les
mots » d’un locuteur, tandis que le discours indirect « traduit avec les
mots » du locuteur, « ni l’un ni l’autre, en soi, ne parle avec les mots
d’un autre ». Le discours indirect ne reproduit pas la forme (c’est-à-
dire « le mot à mot », ni même le « mot pour mot ») des propos
rapportés. Il en constitue une reformulation sémantique globale qui
opère directement sur leur sens ou leur contenu. Autre caractéristique
non moins importante du discours indirect : les paroles qui font l’objet
de cet autre type de « rapport » sont étroitement intégrées au discours
de celui qui « rapporte ». Loin de la mise en exergue ou de la repré‐
sentation – caractéristiques du mode de fonctionnement du dis‐
cours direct –, le discours indirect propose une traduction, une
transposition de ce qui a été dit par un autre (ou par le même locuteur
évoquant une situation d’énonciation révolue ou à venir). Si le dis‐
cours indirect a ses propres contraintes, sur lesquelles nous allons
revenir, la latitude qu’il laisse au locuteur est d’autant plus grande que
ce dernier peut, à son gré, moduler le volume de l’information rap‐
portée, ramasser ou amplifier le propos.
Cette même latitude se retrouve, bien entendu, au plan de la
dimension interprétative, nécessairement plus forte, de cette straté‐
gie. Si le discours indirect fait parler l’autre (ou « soi-même comme
un autre », selon l’heureuse expression de P. Ricœur), il entraîne éga‐
lement le risque d’excéder ses fonctions, et tout en présentant un pro‐
pos, de « lui faire dire » ce qu’il n’a pas tout à fait exprimé. De ce point
de vue, dans une perspective strictement communicationnelle, le dis‐
cours indirect fait la part plus grande à la possibilité du malentendu,
même s’il offre, dans le même temps, l’avantage de permettre une
synthèse. Quoi qu’il en soit, la responsabilité du locuteur s’avère

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 77


décuplée à mesure que, dans son rapport, s’efface la trace visible de
l’identité verbale de l’autre :

En revenant (M. de Nemours) tourna la conversation sur l’amour, il exagéra


le plaisir d’être amoureux d’une personne digne d’être aimée. Il parla des
effets bizarres de cette passion et enfin ne pouvant renfermer en lui-même
l’étonnement que lui donnait l’action de Mme de Clèves, il la conta au
vidame, sans lui nommer la personne et sans lui dire qu’il y eût aucune part ;
mais il la conta avec tant de chaleur et avec tant d’admiration que le vidame
soupçonna que cette histoire regardait ce prince. Il le pressa extrêmement
de le lui avouer. […] M. de Nemours était trop amoureux pour avouer son
amour ; il l’avait toujours caché au vidame, quoique ce fût l’homme de la
cour qu’il aimât le mieux. Il lui répondit qu’un de ses amis lui avait conté
cette aventure et lui avait fait promettre de n’en point parler, et qu’il le
conjurait aussi de garder ce secret. Le vidame l’assura qu’il n’en parlerait
point ; néanmoins M. de Nemours se repentit de lui en avoir tant appris.
Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves, 1678.

Les modifications qui affectent le discours rapporté de manière


indirecte touchent surtout le régime linguistique des indices d’énon‐
ciation (marqueurs énonciatifs) – personnes, temps, lieu. Ceci
implique :
● l’effacement de toute possibilité de mise en exergue ou de citation
(absence de guillemets, etc.) du propos rapporté ;
● le recours systématique à une forme de subordination, précédée
d’un verbe introducteur (avec complétive, type : L répondit que… ;
avec interrogative directe, type : L demanda si… ; avec infinitive,
type : L ordonna de… ; avec nom équivalent à une proposition,
type : L annonça son départ). Dans l’extrait de La Princesse de Clèves,
les deux dernières phrases du texte attestent ces indices (verbes
introducteurs : Il lui répondit suivi de complétives, ou encore : Le
vidame l’assura, etc.).

78 Éléments d’analyse du discours


Quant aux indices d’énonciation, ils font l’objet d’un déplacement
qui révèle « la dépendance énonciative du discours cité » (Maingue‐
neau, 1990, 90). Ainsi, dans l’extrait ci-dessus, les paroles de M. de
Nemours rapportées au discours direct auraient été : « Un de mes amis
m’a conté cette aventure et m’a fait promettre… Je vous conjure aussi
de garder le secret. »
Cette stratégie de « rapport » du discours entraîne certaines consé‐
quences sur l’expressivité de l’énoncé de départ. L’essentiel de son
caractère pragmatique (exclamations, etc.) s’estompe ou disparaît avec
ce procédé.
À la limite, les propos du personnage ne sont pas vraiment « rap‐
portés », mais résumés, de sorte qu’il devient improbable de les rétablir
à la lettre, ni même de les restituer par simple hypothèse. D’où le
caractère « indécidable » (Maingueneau, 1991, 134) du discours indi‐
rect. Ainsi, au début de l’extrait : « Il parla des effets bizarres de cette
passion…, il la conta au vidame…, il le pressa extrêmement de le lui
avouer… ».

Discours indirect libre


Marquant une différence supplémentaire de degré d’hétérogé‐
néité, relativement à la parole de l’autre, le discours indirect libre rend
indiscernables les instances énonciatives qu’il met en jeu. Ainsi que
le remarque J. Authier (1978, 79) :
« La fréquence des commentaires sur le caractère de “devinette”
qu’aurait le discours indirect libre : “est-ce l’auteur qui parle, ou
bien, est-ce un personnage ?” est significative du caractère gram‐
maticalement non explicite du discours indirect libre comme
discours rapporté. »

Cette troisième stratégie ne permet donc pas de différencier nette‐


ment les « sources de l’énonciation » (Austin, 1971), c’est-à-dire

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 79


d’assigner de manière non équivoque le statut des énonciateurs dont
les propos se mêlent inextricablement.
Pour sa part, B. Cerquiglini (1973, 7) observe que du point de vue
historique, s’il se rencontre avec une si grande fréquence chez des
auteurs comme Flaubert, Zola ou Proust, « le style indirect libre est
une idée neuve en Europe », ajoutant que ce dernier « tient cruciale‐
ment à la notion de modernité comme projet, qu’il permet de saisir
dans ses contradictions et dans sa précarité » (ibid.) :

Alors, l’oncle, baissant la voix, essaya de parler d’autre chose. (Un instant,
il causa des démolitions, il approuva la rue du Dix-Décembre, dont la trouée
allait certainement accroître le commerce du quartier. Mais là, de nouveau,
il revint au Bonheur des Dames ; tout l’y ramenait, c’était une obsession
maladive.) On était pourri de plâtre, on ne vendait plus rien, depuis que les
voitures de matériaux barraient la rue. D’ailleurs, ce serait ridicule, à force
d’être grand ; les clientes se perdraient, pourquoi pas les Halles ? (Et, malgré
les regards suppliants de sa femme, malgré son effort, il passa des travaux
au chiffre d’affaires du magasin.) N’était-ce pas inconcevable ? En moins
de quatre ans, ils avaient quintuplé ce chiffre de quarante, d’après le dernier
inventaire. Enfin une folie, une chose qui ne s’était jamais vue, et contre
laquelle il n’y avait plus à lutter. Toujours ils s’engraissaient, ils étaient
maintenant mille employés, ils annonçaient vingt-huit rayons. Ce nombre
de vingt-huit rayons surtout le jetait hors de lui. Sans doute on devait en
avoir dédoublé quelques-uns, mais d’autres étaient complètement nou-
veaux : par exemple un rayon de meubles et un rayon d’articles de Paris.
Comprenait-on cela ? Des articles de Paris ?! Vrai, ces gens n’étaient pas
fiers, ils finiraient par vendre du poisson. (L’oncle tout en affectant de res-
pecter les idées de Denise, en arrivait à l’endoctriner.)
Émile Zola, Au Bonheur des Dames, 1883.

Du point de vue formel, le discours indirect libre constitue une


stratégie intermédiaire qui emprunte certaines de ses caractéristiques,
pour une part au discours indirect (adaptation des marques énoncia‐
tives, absence de guillemets) et, pour une autre part, au discours direct

80 Éléments d’analyse du discours


(absence de mots subordonnants1) qui conservent la qualité pragma‐
tique de l’énoncé de départ, son expressivité.
D’autre part, dans le cas d’un texte littéraire, le régime d’enche‐
vêtrement des deux voix signalé plus haut rend effectivement indis‐
cernable, sinon indissociable, le propos du narrateur et celui des
personnages. L’écriture du texte passe insensiblement de « tout l’y
ramenait, c’était une obsession maladive » – qui marque un jugement
du narrateur – à « On était pourri de plâtre, on ne vendait plus rien »
qui est un propos de l’oncle.
Enfin, le discours rapporté au style indirect libre s’avère contex‐
tuellement dépendant ; seuls certains mots du texte permettent de le
circonscrire légèrement2. Cette liaison de différents mécanismes font
de ce troisième registre de « rapport » un type de discours où domine,
sur un mode presque pictural, une impression de « fondu enchaîné »
entre les diverses « voix » à l’œuvre. Au demeurant, on peut tenir pour
un dépassement du discours indirect libre les techniques d’écriture
élaborées par certains auteurs contemporains, comme par exemple
Nathalie Sarraute, dans le cadre des recherches sur le monologue
intérieur :

Maintenant il est tout près… encore un pas… il tremble… « Personne ne


donne comme vous l’impression que les gens cessent d’exister pour vous
tout à coup, que jamais, quoi qu’ils fassent, ils ne pourront plus exister pour
vous… » Encore un pas de plus… « Le malheureux à qui cela arrive n’a
aucun recours. Vous ne devez jamais revenir là-dessus… » La porte
s’entrouvre… il bondit… « Vous le faites avec une sorte d’inconscience,
de naturel… » Un rugissement affreux. Il fait un bon en arrière. Il a été trop
vite, trop loin…
Le Planétarium

1. Dans le texte de Zola, les passages en italique figurent le discours rapporté.


2. De même, les repérages contextuels correspondent aux passages mis entre parenthèses.

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 81


Chez ce dernier auteur, l’entreprise littéraire soutient lucidement
la comparaison avec la peinture non figurative, suggérant une véri‐
table déformalisation du réel et de la saisie du rapport entre les voix
du dedans et l’expérience relationnelle qui se noue dans le dialogue.

4. L’altérité manifestée
Coexistences discursives
L’apparente homogénéité du texte ne résiste pas à l’examen si l’on
considère qu’un texte fini résulte le plus souvent de la convocation et
de la coexistence d’éléments langagiers appartenant à des aires histo‐
riques, géographiques et culturelles différentes. Cette immixtion de
données éclectiques révèle le « plurilinguisme » (Maingueneau, 1991,
143) ou le « colinguisme » (Balibar, 1993) inhérent à tout ensemble
textuel. La description de ces différents niveaux de stratification relève
de l’étude spécifique des interférences lexicales.
Selon D. Delas et J. Filliolet (1973, 99), la production d’un texte,
notamment poétique (mais leurs remarques valent aussi bien pour
tout autre registre de discours), résulte le plus souvent de l’exploitation
de quatre types « d’ouvertures » (ibid.) :
1) « Les interférences diachroniques dues à la coexistence de termes
issus de systèmes lexicaux d’époques différentes » : dans Quel petit
vélo à guidon chromé au fond de la cour ? (G. Pérec), la présence d’une
expression de vieux français dans une réplique ;
2) « Les interférences diatopiques issues de la combinaison de termes
dont les aires d’utilisation ne sont pas les mêmes » : dans certains
passages des Souvenirs d’égotisme (Stendhal) où apparaissent, ici et
là, des mots italiens ;
3) « Les interférences diastratiques où intervient la perception contras‐
tée de données lexicologiques à valeur socioculturelle » : chez

82 Éléments d’analyse du discours


Molière, Hugo, Rostand où le parler populaire (ou paysan) alterne
avec un langage urbain soutenu ;
4) « Les interférences diaphasiques qui, à l’intérieur d’une même
“strate”, différencient le “style” utilisé » (ibid.) : parler de « frappe
chirurgicale », pour désigner la précision des bombardements dans
la guerre du Golf. Ou de l’usage d’un lexique médical dans le dis‐
cours militaire, comme source d’euphémisation.
La disparité de ses sources fait de tout texte une sorte de marqueterie
linguistique. Pour rendre raison de cette disparité fondamentale, il
convient de critiquer avec F. Rastier « l’unité » et « l’homogénéité
prétendues de la langue comme système » (1987, 40), en faisant droit
à une typologie des composants sémantiques1 :

Instances immanentes
Phénomène manifesté
de codification
Texte
1. Système fonctionnel 2. Normes 3. Usage
(écrit, oral, ou autre)
« Dialecte » Sociolecte Idiolecte

S’agissant de rendre compte de l’organisation du texte, cette concep‐


tion prévoit de fonder la compétence interprétative de l’usager (inci‐
demment du lecteur) sur la maîtrise de trois groupes de règles, qui
sont autant de conditions de possibilité de la production du texte.

Dire à distance
Le fait de mettre un mot entre guillemets introduit une disconti‐
nuité dans le fil du discours. L’élément linguistique ainsi isolé consti‐
tue un fragment d’une parole autre.
Selon l’expression de J. Authier (1981, 127), les mots guillemetés
sont des « paroles tenues à distance », c’est-à-dire des paroles vraiment

1. Nous empruntons ce schéma à F. Rastier, op. cit., p 40, (66).

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 83


« tenues » par le locuteur au sens où on « tient un propos, un dis‐
cours », mais ces paroles dont il fait pourtant usage, le locuteur les
« tient à distance » (ibid., p. 128).
Les guillemets ont pour toute première caractéristique d’autoriser
la mise en discours d’un mot ou d’une expression en tant que mention
(comme dans l’énoncé : Le mot « chat » a quatre lettres) ou dans son
plein emploi, avec sa valeur d’usage (Le chat est sur le paillasson)1.
Voici un rappel des formes de ce mécanisme de mise à distance.

• Une valeur critique


Par le recours aux guillemets le locuteur marque qu’il se désolida‐
rise d’une certaine manière de dire, manifestant de manière « locale »
(ibid., p. 121) une mise en question du caractère approprié du mot :

Il avait soin d’isoler l’expression dans une intonation spéciale, machinale


et ironique, comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir
la prendre à son compte et dire « la hiérarchie vous savez, comme disent
les gens ridicules ». Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la « hié-
rarchie » ?
M. Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs2

Une valeur de distinction sociale


Par l’emploi des guillemets, le locuteur entend se démarquer, se
singulariser par son parler, des usages que lui impose notamment le
contexte d’énonciation :

On a gardé pour la fin l’affaire la plus « conséquente ».


Gide, Souvenirs de la cour d’assises

1. Dans le premier cas, le signe mentionné est dit autonyme. « Au sens le plus général, un autonyme est
un signe dont on parle en le citant » (J. Rey-Debove, 1979, 17). La célèbre réplique de L. Jouvet dans Drôle
de drame (« “Bizarre”, vous avez dit “bizarre”, comme c’est bizarre ») fait valoir le même signe comme
mention et comme usage.
2. Cet exemple, ainsi que les suivants sont empruntés à J. Authier, art. cit.

84 Éléments d’analyse du discours


• Une valeur pédagogique
En isolant un mot ou une expression au moyen des guillemets, le
locuteur souligne et insiste sur l’objet de son commentaire. Mais la
valeur explicative de ce procédé implique diversement, selon les situa‐
tions, le locuteur et l’allocutaire :
a) Le mot signalé entre guillemets convient au destinataire mais pas
au locuteur (qui se met ainsi « à la portée » du premier) :
Or souvent cette activité des cellules se ralentit. La peau, en par‐
ticulier si elle est sèche ou fine « tire » et « se marque » pour un rien.
Publicité d’un produit de beauté, dans le magazine Elle.
d) Le mot délimité par des guillemets convient au locuteur mais ne
paraît pas adapté à la compréhension de l’allocutaire. Le locuteur
semble ainsi anticiper sur la compréhension du mot :

… pardonnez-moi cet excès de précautions, ces guillemets, cette légère


intonation dont malgré moi j’ai entouré ce mot : oui, on peut dire que ce
n’est pas le sens « esthétique » qui les étouffe […]
« oui, ce manque partout de sens esthétique… » les paroles qu’elle a rele-
vées sans effort et qu’elle avance devant elle comme pour le faire reculer
davantage, le chasser, appuient sur lui leurs pointes…
N. Sarraute, L’Usage de la parole

Ces deux aspects de l’utilisation pédagogique des guillemets


marquent une attitude de condescendance du locuteur, soit qu’il crée
une connivence avec son allocutaire (a), soit qu’il tente ou qu’il feigne
de l’initier ostensiblement à une nouvelle notion (b).
De l’un à l’autre, se dessine un continuum d’effets de discours qui
révèle la tonalité neutre, empathique ou polémique, de ce type
d’usage.

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 85


• Une valeur de protection
Le fait d’isoler un mot par des guillemets permet au locuteur,
« dans une situation menacée » (ibid., p. 132), de prévenir les critiques
et de se mettre à l’abri des objections de l’autre :
a) le mot signalé par des guillemets est alors employé « faute de
mieux », sorte de pis-aller verbal que le locuteur affiche comme
tel ;
b) l’utilisation des guillemets vise encore à mettre en cause la perti‐
nence d’un mot, « à casser », « à défaire » l’emploi que « certains
discours font d’un mot comme approprié » (ibid., p. 132) :
« Bavures » policières, « Sciences » humaines.
La variation fonctionnelle de cette valeur de protection ne laisse
pas de creuser l’écart entre une attitude défensive (a) et une attitude
offensive (b).

• Une valeur d’emphase


Dans certaines occurrences, l’utilisation des guillemets a pour fin
la mise en valeur insistante (fonction qu’ils partagent généralement
avec l’italique) d’un mot ou d’une expression. En pareil cas, le procédé
inverse radicalement la valeur de « mise à distance » caractéristique
des précédentes fonctions. Ici, le locuteur revendique son dire, sur‐
enchérit sur ce qu’il dit, fait écho à sa propre parole pour assumer
pleinement son propos (Vous avez bien entendu : cela m’est « entièrement
égal »).

Valeurs des citations


Selon l’usage courant, une citation est « un passage cité d’un
auteur, d’une personne célèbre et donné comme tel, généralement
pour illustrer ou appuyer ce que l’on avance » (Le Petit Robert).

86 Éléments d’analyse du discours


Du point de vue formel, l’à-propos de la citation appelle l’usage
de guillemets, s’agissant d’un mot ou d’un groupe de mots ; mais la
citation appelle également une formule d’introduction (X dit, etc. ; X
écrit à ce sujet…) ou bien une incise (selon X…, comme dit X…, pour
parler comme X…). Autrement dit, ce procédé de détachement d’un
propos emprunté constitue, de la part de l’énonciateur qui y recourt,
une démarche de légitimation de son propre discours. Or, dans tous
les cas de figure, une réflexion, même succincte, sur le recours cita‐
tionnel nous introduit, comme dans tout travail qui intéresse l’analyse
du discours, à la problématique de l’énonciation opportune. Dans
quelles conditions use-t-on d’une citation ? Dans quel dessein ? Avec
quelles contraintes inhérentes à la situation d’énonciation ?
Bien qu’insuffisantes, les indications sémantiques de la définition
usuelle peuvent servir de point de départ pour esquisser une typologie
des citations, même provisoire, qui tend au moins à indiquer, sans
l’épuiser, toute la richesse de cette question1.

• La valeur d’illustration d’une citation


Cette première valeur s’atteste à différentes fins et peut recouvrir
bien des stratégies. L’énonciateur peut user d’une citation pour un
motif esthétique ou pour une raison didactique :
● la citation esthétique peut coïncider avec le désir de plaire (ou le
plaisir de dire) ou signaler une recherche de reconnaissance. Dans
le premier cas, la citation se fait « pour l’amour du mot », mais sans
gratuité toutefois, parce que tout énoncé poursuit une trace,
marque une appartenance. Ainsi de la citation d’auteur ou de la
pseudo-citation qui, sertie à l’intérieur d’un texte, simule mimé‐
tiquement une identité : ainsi des dialogues entre sages fictifs qui
essaiment le Livre des questions d’Edmond Jabès.

1. On se réfèrera en ce domaine à l’ouvrage de A. Compagnon, 1979, p. 70

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 87


Dans le second cas, la citation fonctionne comme un pôle de ral‐
liement, en créant l’occasion d’une convergence entre les énon‐
ciateurs. C’est la citation culturelle, dans le sens large du terme,
qui met en œuvre un fragment de discours unanimement répandu,
su avant d’être reconnu. Peu en connaissent précisément « la
source ». Énoncés marqués par une pratique spécifique, qui s’est
inscrite dans le code gnomique d’une société (Je vous ai compris,
faire le bon choix) ou fragments de littérature figés en stéréotypes
de chansonnette (un seul être vous manque et tout est dépeuplé), ce
type de citation marque qu’en plus de la même « langue », l’on sait
« tenir un même langage » ;
● la citation didactique dont l’usage tend par principe à étayer un
enseigne ment ou une explication peut ressortir d’un genre parti‐
culier (les dictionnaires) ou encore d’une occasion de conversation
spécifique (magistrale, au propre comme au figuré). Dans le pre‐
mier cas, c’est le vaste domaine de la citation lexicographique
(« citation d’auteur » ou stéréotypes d’usage) dont on aurait tort
de sous-estimer la portée idéologique et l’intérêt sociologique, tant
il est vrai que ces deux types renvoient tacitement l’usager au vaste
domaine de la « littérature nationale » ou encore au champ large‐
ment inexploré des représentations sociales qui règlent la vie d’une
communauté parlante. Dans l’autre cas, la citation d’auteur intro‐
duite dans une situation de communication spécifique (par
exemple scolaire ou plus largement éducative) donne corps à
l’intention didactique de manière à fixer une notion.

• La valeur de caution d’une citation


Cette seconde valeur recouvre, elle aussi, des pratiques de discours
disparates. Cependant, à des degrés divers, cette seconde valeur fon‐
damentale de la citation regroupe, selon nous, les diverses modalités
d’administration de la preuve. Dans tous les cas de figure, l’énoncia‐
teur qui y recourt tend à faire reposer son propos sur l’ascendant que

88 Éléments d’analyse du discours


lui procure la référence explicite à une autorité, politique, morale ou
religieuse. Ce recours citationnel ouvre le champ des pratiques de
légitimation interne puisque l’énonciateur exhibe une filiation pour
revendiquer une inscription autant que pour marquer une continuité :
● la citation épigraphe qui intéresse le domaine spécialisé de la publi‐
cation « donne le ton » du propos. En affichant un fragment de
discours, mais surtout une signature « autorisée », un auteur
indique par avance sur quel arrière-plan intellectuel il opère et dans
quel horizon il entend situer son développement. En ce domaine,
toutefois, deux pratiques en apparence contradictoires peuvent
coexister. Un philosophe peut très bien placer son propos sous
l’égide d’un prédécesseur pour en prolonger la geste :

Contre tout ce qui est étranger, on peut se procurer la sécurité, mais la mort
fait que nous habitons nous tous, hommes, une ville sans rempart.
Épicure, cité par A. Glucksmann, Les Maîtres penseurs, 1977.

● la citation doctrinale procède d’un rapprochement argumentatif


entre un propos ouvertement finalisé (convaincre, emporter une
décision, se défendre) et un fragment de corps de doctrine allégué
en préambule ou amené en conclusion. Dans les deux cas, le poids
d’une tradition est allégué, à travers l’un de ses énoncés particuliers,
pour affermir une argumentation. Pratiquement, ce procédé cita‐
tionnel suppose un cadre de communication où les questions, clai‐
rement définies, ont précisément trait à des enjeux doctrinaux :
Il en produisit la preuve en citant la Aggada :

« Voici que prospérera mon serviteur, il montera, s’élèvera et sera exalté à


l’extrême » (Es. 52 : 13) ; « il montera » au-dessus d’Abraham, « il s’élèvera »
au-dessus de Moïse et « il sera exalté à l’extrême » au-dessus des anges
du Service divin (Yalk. Es. 476).
La Dispute de Barcelone

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 89


Mais ces deux modalités de la valeur de caution d’une citation, ne
doivent pas être confondues avec la citation convoquée dans une
argumentation d’autorité. En la matière, il nous semble que la
pratique de la citation doctrinale, loin de supposer l’efficacité ou
l’infaillibilité a priori du dogme, appelle la maîtrise d’une véritable
herméneutique, c’est-à-dire d’une science de l’interprétation. Et
le cas échéant, ce qui peut faire autorité, par exemple dans une
polémique, c’est moins le corps de doctrine allégué à travers la
citation délibérément choisie, que l’autorité sociale des énoncia‐
teurs et, dans certains cas, le rapport de force qui sous-tend ou
conditionne le débat. De sorte que s’il faut faire une place à part
à la citation d’autorité, c’est plus systématiquement du côté du
recours aux formes de raisonnement de l’opinion commune qu’il
convient de se tourner. En s’intéressant notamment à l’immense
domaine virtuel, résultat d’une longue stratification, du discours
social tel que le révèlent adages, proverbes, etc. ;
● la citation doxique qui couvre, en tant que rubrique, des formula‐
tions aussi dissemblables, dans leur mode de formation et de mise
en circulation, que les proverbes, les adages et les slogans, atteste
la vivacité d’une polyphonie spontanée. En se fondant sur l’auto‐
rité du sens commun, un énonciateur ne cherche-t-il pas à capter
la voix anonyme du « on dit » ou du « on pense que », allégués
comme « appui » d’un « c’est comme cela » ?

5. Les opérations
métadiscursives
(dire et redire)
C’est une qualité distinctive des langues naturelles que de per‐
mettre aux énonciateurs de commenter leur propre discours. Pour

90 Éléments d’analyse du discours


autant, la particularité de l’activité métalinguistique coïncide dans la
perspective de l’analyse du discours avec une tentative pour identifier
ou délimiter ce que leur parole aurait de spécifique.
Dès le début de l’analyse du discours, nombre de ses théoriciens
ont reconnu à l’activité de paraphrasage une place importante.
Contrairement aux phénomènes de synonymie – établis et prévisibles
en langue –, l’identification, par rapprochement, dans le fil de la
parole, de deux mots ou de deux segments dont l’affinité sémantique
n’est pas établie en langue, constitue la particularité de la reformula‐
tion paraphrastique. Une recension des types fonctionnels du méta‐
discours a été proposée par M.-M. de Gaulmyn (1987, 170) qui
suggère de distinguer entre trois sortes de formulations métalanga‐
gières : les énoncés métalinguistiques à proprement parler (qui ont
pour objet la langue elle-même), les énoncés métadiscursifs (qui
s’appliquent directement aux paroles tenues), les énoncés métacom‐
municationnels enfin (qui portent sur le déroulement de l’échange).
Le métadiscours peut également être appréhendé comme une
marque d’hétérogénéité fondamentale de toute prise de parole.
J. Authier-Revuz (1995) distingue ainsi entre l’hétérogénéité consti‐
tutive et l’hétérogénéité montrée. Le concept d’hétérogénéité
constitutive réaffirme le postulat bakhtinien selon lequel tout dis‐
cours porte trace d’autres discours. Quant à lui, le concept d’hétéro‐
généité montrée réfère d’une part aux différentes formes du discours
rapporté et d’autre part à quatre autres formes (dites marquées) au
moyen desquelles le sujet parlant fait retour sur ses propres paroles.
Il s’agit respectivement :
● des formes de la non-coïncidence dans l’interlocution (type :
passez-moi l’expression) ;
● de la non-coïncidence du discours à lui-même (type : avec le sens
qu’Untel donne à ce mot) ;
● de la non-coïncidence entre les mots et les choses (type : comment
dirais-je ? ou à la limite extrême : il n’y a pas de mot pour ça) ;

Chapitre 3. La texture du discours (le dialogisme généralisé) 91


● de la non-coïncidence des mots à eux-mêmes (type : au plein sens
du terme).
Ces diverses catégories d’expressions, par ailleurs hyperconven‐
tionnalisées, s’interprètent comme autant de symptômes par lesquels
le sujet parlant tente de négocier l’impossible unicité de son discours.

92 Éléments d’analyse du discours


Chapitre 4
La question des types
et le problème
de la compétence
Un texte se distingue comme une unité de sens, surtout du point
de vue de l’interprète. Quel que soit donc son degré d’hétérogénéité,
plusieurs mécanismes linguistiques en garantissent la cohésion (au
plan de la production) et la cohérence (au plan de la réception).
Accessibles à la linguistique textuelle qui en théorise la pertinence,
les séquences types contribuent – autant que les facteurs thématiques
et argumentatifs – à unifier sémantiquement chaque production dis‐
cursive.

1. Le problème typologique
Position du problème
La question du classement typologique des discours, en vertu de
critères stables, est un incessant sujet de débat entre théoriciens des
différentes conceptions. À première vue, il s’agit d’une tâche impos‐
sible, sinon sans résultats entièrement satisfaisants. Deux grandes
objections surgissent. À l’idée même de classification raisonnée, on
oppose souvent le caractère labile du discours. Pour D. Maingueneau
(1984, 16), « l’on se trouve confronté à quelque chose d’insensé dès
qu’on entend accéder à un peu de généralité ». La deuxième objection

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 93


souligne la dépendance contextuelle trop forte qui contraint les dis‐
cours, rendant inutile la typologisation. Ainsi, pour A. M. Borel
(1981, 83), « un type de discours n’a pas de réalité sémiotique lorsqu’il
est isolé de son contexte ». Dans tous les cas, il apparaît que l’obstacle
principal provient du rôle surdéterminant que tiennent les contraintes
extra-linguistiques dans la production et le sens des énoncés. Toute
possibilité ne doit cependant pas être écartée, ni définitivement tenue
pour vaine. Selon J.-M. Adam (1987, 51-52), « une approche typo‐
logique […] n’a de sens que si parallèlement à cette tentative de sys‐
tématisation on pose que chaque système de base (narratif, explicatif,
descriptif, etc.) n’est qu’un moment d’une complexité à théoriser ».
Pour ce faire, il faut procéder en deux temps : examiner tout d’abord
les principales typologies, dégager ensuite « sur la base de distinctions
pertinentes » une théorie de la structure compositionnelle des textes.

Critique des bases typologiques


Dans le champ de la linguistique textuelle, J.-M. Adam ramène à
sept le nombre des bases possibles de typologisations :
1) les typologies discursives et situationnelles. Elles reposent, à
l’instar de l’école française d’analyse du discours, sur le primat de
l’interdiscours. Dans ce cadre, un rôle prépondérant est reconnu
aux formations discursives à l’intérieur desquelles les énoncés sont
définis comme discours ;
2) les typologies fondées sur les genres de discours. Elles prennent
généralement pour objet les différents genres de discours, litté‐
raires et sociaux. Pour partie héritières de la tradition rhétorique,
elles appréhendent ces discours à partir du primat de l’interaction ;
3) les typologies fondées sur les visées de l’énonciation. Elles
prennent pour objet de leur classification les principales fonctions
du langage (Bühler, Jakobson) ou les grands actes de parole (Aus‐
tin, Searle) ;

94 Éléments d’analyse du discours


4) les typologies à base énonciative. Elles sont généralement
déduites de la distinction entre récit et discours établie par Ben‐
veniste. Cependant, elles tendent à catégoriser les textes en figeant
cette distinction, sans tenir compte de l’hétérogénéité énonciative
qui les caractérise souvent (l’opposition discours/récit désigne ini‐
tialement davantage des « plans d’énonciation » que des « types de
textes ») ;
5) les typologies à base thématique. Elles reposent sur des critères
sémantiques et fondent principalement leur classification sur la
distinction entre textes fictionnels et textes non fictionnels ;
6) les typologies à base textuelle. Elles visent à rendre compte des
textes dans la globalité de leur instanciation, à partir d’une éva‐
luation des différents niveaux d’organisation de l’effet de texte, par
un cumul des critères (pragmatiques et propositionnels). Elles
reposent sur le postulat général qu’il existe des « types » de textes
analysables à partir de l’ensemble des critères ;
7) les typologies à base séquentielles. Elles tendent à organiser une
découpe du texte en privilégiant « une base de type minimal ».
Elles discriminent en son principe non pas des types de textes mais
des prototypes de séquences susceptibles de donner lieu à des
combinatoires cohérentes.

2. Compétence textuelle
et schémas prototypiques
Cognition et textualité
Les intuitions de Bakhtine, ouvrant également la voie à une étude
rigoureuse des unités linguistiques supérieures à la phrase, préfigurent

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 95


nombre de recherches contemporaines sur les processus de structu‐
ration des textes. Partons de cette observation de Bakhtine (1984,
285) :
Les formes de langue et les formes types d’énoncés, c’est-à-dire les
genres du discours, s’introduisent dans notre expérience et dans notre
conscience conjointement et sans que leur corrélation étroite soit
rompue. Apprendre à parler c’est apprendre à structurer des énoncés
(parce que nous parlons par énoncés et non par propositions isolées
et, encore moins, bien entendu, par mots isolés). Les genres du dis‐
cours organisent notre parole de la même façon que l’organisent les
formes grammaticales (syntaxiques).
Cette remarque fait droit à l’hypothèse de scénarios d’énonciation
qui se développeraient chez les sujets parlants concurremment à leur
apprentissage du système syntaxique de la langue. Cette perspective,
fondamentalement novatrice dans le domaine des études linguis‐
tiques, met au premier plan l’idée que de tels scénarios non seulement
configurent la compétence linguistique, mais encore que cette der‐
nière n’aurait rien d’une aptitude abstraite et formelle. Cependant,
c’est par analogie avec la notion de compétence définie par Noam
Chomsky dans le cadre de la grammaire générative (1957) que s’est
fait jour, avec Van Dijk (1972, 297-298) une réflexion sur le prin‐
cipe d’une compétence textuelle opérant sur de vastes ensembles
verbaux.
N’importe quel locuteur natif sera en principe capable de faire la
différence entre un poème et un manuel de mathématiques, entre un
article de journal et un questionnaire. Ceci implique qu’il a une apti‐
tude initiale à différencier les ensembles de textes et à reconnaître les
différents types de textes. Nous affirmons […] que cette aptitude
fondamentale fait partie intégrante de la compétence linguistique.
Nous dirons en même temps que cette compétence est une compétence
textuelle.

96 Éléments d’analyse du discours


Les développements de la recherche en linguistique textuelle
reposent donc, dans bien des cas, sur une assomption théorique forte,
en accordant une grande importance à l’activité de catégorisation
humaine qui serait à la base d’une telle compétence. Le postulat cog‐
nitif, également étayé par la psycholinguistique, consiste à associer au
moins trois facultés à l’appareil mental : la reconnaissance, la mémo‐
risation, le contrôle. Leur articulation en situation d’énonciation ou
de co-énonciation (mettre en œuvre des formes textuelles, les iden‐
tifier) équivaut alors à une activité de résolution de problèmes.

Donner sens / prendre sens


La plupart des grands modèles linguistiques tendent à réévaluer
la notion de compétence linguistique. Dans le champ contemporain,
la question est notamment de savoir comment un énoncé (ou une
suite d’énoncés) prend sens et, réciproquement, comment identifier
ce qui lui donne sens. La compétence linguistique est alors identifiée
comme activité de décodage et de compréhension (O. Ducrot, 1984).
Activité de production (du côté de l’énonciateur), elle se conçoit
autant comme une activité de donation de sens (du côté du co-
énonciateur). La compétence linguistique consiste de manière domi‐
nante en une compétence interprétative (F. Rastier, 1987). Pour sa
part, J.-M. Adam (1992, 20) isole dans la compétence linguistique
plusieurs catégories de contraintes culturellement déterminées :
● les contraintes discursives (propres aux genres qui sont des formes
déterminées) ;
● les contraintes textuelles, liées à la diversité de composition (elles
se dénombrent en contraintes argumentatives, énonciatives,
sémantiques, règles de connexité et règles de séquentialité) ;
● les contraintes locales, propres à chaque langue naturelle (pho‐
niques, lexicales, grammaticales, sémantico-logiques, graphiques).

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 97


Discours, textes et effet de texte
Il convient de distinguer entre deux notions (discours/texte) afin
d’en préciser une troisième (effet de texte). Le discours s’oppose au
texte comme un objet abstrait à un ensemble d’énoncés réalisés.
Comme le note J.-M. Adam (1992, 15) : « un énoncé – “texte” au
sens d’objet matériel oral ou écrit, d’objet empirique –, observable et
descriptible, n’est pas le texte, objet abstrait construit par définition
et qui doit être pensé dans le cadre d’une théorie (explicative) de sa
structure compositionnelle. »
Ceci posé, il faut encore prévenir d’autres confusions possibles,
relatives notamment au degré de structuration du discours. Il existe
des types de discours auxquels correspondent, dans la mesure où les
premiers incluent les seconds, des genres de discours :
● les types de discours se recrutent dans les différents domaines de
l’activité socio-historique et culturelle : discours littéraire, discours
politique, discours scientifique, discours religieux, discours juri‐
dique, discours journalistique, etc. ;
● les genres de discours se répartissent, quant à eux, en fonction des
types de discours. L’article, la loi, le plaidoyer sont des genres du
type discursif juridique ; le fait divers, le reportage, l’éditorial, la
brève, des genres du type discursif journalistique ; la parabole,
l’hagiographie, la prière, l’homélie, le sermon, des genres du type
discursif religieux ; le poème, le roman, la pièce de théâtre, des
genres du type discursif littéraire, etc.
Dans la mesure où les contraintes extralinguistiques pèsent pour
beaucoup sur la complexité de l’entreprise typologique, la recherche
consiste alors à délimiter des unités textuelles minimales et perti‐
nentes.
Dans cette optique, J.-M. Adam (1987b, 21) définit en première
approche un texte comme « une configuration réglée par divers
modules ou sous-systèmes en constante interaction ». À cet égard, le

98 Éléments d’analyse du discours


texte paraît obéir à la conjonction de deux facteurs d’organisation : la
dimension configurationnelle et la dimension séquentielle. La
dimension configurationnelle englobe des modules de gestion du
texte qui définissent ses fonctions pragmatiques (argumentation,
énonciation, sémantique) ; la dimension séquentielle comprend les
modules de gestion qui assurent l’unité propositionnelle du texte
(connexité morpho-syntaxique des formants linguistiques, économie
séquentielle). L’interférence constante de ces deux dimensions déter‐
mine l’effet de texte ainsi défini (ibid., 58) :
« Il (l’effet de texte) apparaît comme le résultat du passage (…)
de la linéarité de l’énoncé à la “figure”, de la séquence textuelle
comme suite linéaire d’unités linguistiques (connexité) à la
reconstruction (cognitive) de cette séquence comme un tout
signifiant cohésif (cohésion et progression) et cohérent (cohé‐
rence et pertinence). »

Vers des types de textes et prototypes


de séquences
La recherche d’une base d’étude pertinente consiste alors à assi‐
gner à la linguistique textuelle « la théorisation des formes textuelles-
séquentielles de la discursivité » ( J.-M. Adam, 1987, 56).
Ce principe permet de revenir sur la définition du texte, en la pré‐
cisant : « Un TEXTE est une structure hiérarchique complexe com‐
prenant n séquences – elliptiques ou complètes – de même type ou
de types différents » (1992, 24). En schéma :

T. structure séquentielle --- n séq. (elliptiques/complètes)

Mais qu’est-ce qu’une séquence ? Du point de vue formel, une


séquence s’analyse comme une combinatoire de propositions. À ce
titre, la séquence est une unité constituée (qui se recompose de pro‐
positions articulées entre elles), mais elle est également, à un niveau

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 99


d’intégration supérieur, une unité constituante (les suites de propo‐
sitions définissent des macro-propositions).
Ainsi : « La séquence, unité constituante du texte, est composée
de paquets de propositions (les macro-propositions), elles-
mêmes constituées de n propositions » (1992, 29) ; d’autre part :
« Les propositions sont les composantes d’une unité supérieure,
la macroproposition, elle-même unité constituante de la
séquence, elle-même unité constituante du texte » (ibid., 30).

Dans la mesure où le texte est une « structure séquentielle hété‐


rogène » (ibid., 31), et à la condition qu’un texte comporte plusieurs
séquences, il existe deux modes principaux d’agencement des
séquences :
● la relation d’insertion ou l’insertion de séquence ;
● la relation de mélange ou la dominante séquentielle.

L’insertion de séquence définit une relation d’encadrement entre


deux types de séquence. Par exemple, dans le cas de la présence d’une
description dans un roman, la relation d’insertion obéit à la conven‐
tion d’écriture suivante : (séq. narrative (séq. descriptive) séq. narra‐
tive). Ou bien, dans le cas de l’insertion du dialogue dans un récit :
(séq. narrative (séq. dialogale) séq. narrative).

La dominante séquentielle met en œuvre une liaison entre


séquences de différents types. Ce mode combinatoire fait apparaître
une forme d’enchâssement régulier entre séquence dominante et
séquence dominée. C’est ce que montre très clairement l’exemple suivant
analysé par J.-M. Adam (1992, 32) :

(a) Il y avait une fois un prince (b) qui voulait épouser une princesse, (c)
mais une princesse véritable. (d) Il fit donc le tour du monde pour en trouver
une, (e) et, à la vérité, les princesses ne manquaient pas ; (f) mais il ne
pouvait jamais s’assurer si c’étaient de véritables princesses ; (g) toujours

100 Éléments d’analyse du discours


quelque chose en elles lui paraissait suspect. (h) En conséquence, il revint
bien affligé de n’avoir pas trouvé ce qu’il désirait.
Andersen, La Princesse au petit pois.

La réduction de cette suite séquentielle est formalisée ainsi, selon


les termes d’une convention d’écriture où les notations alphabétiques
entre parenthèses figurent les propositions narratives (séquence
dominante) et les connecteurs, la structure argumentative (séquence
dominée) :

(a + b) Mais (c) Donc (d + e) MAIS (f + g) EN CONSÉQUENCE


(h)

Récusant en son principe l’idée de traiter d’unités qui présentent


un caractère de trop grande généralité, la linguistique textuelle isole
donc non pas des types de textes mais des prototypes de séquence.
Définis au nombre de cinq ( J.-M. Adam, 1992), ceux-ci représentent
des formes élémentaires et exclusivement linguistiques de la textua‐
lité : le prototype narratif, le prototype descriptif, le prototype argu‐
mentatif, le prototype explicatif et le prototype dialogal. On
examinera plus particulièrement ici ce dernier cas.

3. Le cas de la séquence
dialoguée
Caractéristiques du dialogue
Certaines différences objectives distinguent en apparence le dia‐
logue des autres types de séquence. Son hétérogénéité énonciative de
fait (deux sujets sont en contact), autant que son aspect discontinu,
voire brisé et sans ordre, en font un cas spécifique de séquence. Si
toutefois l’on fait retour sur la conception générale du langage, dérivée

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 101


du « principe dialogique », on se souviendra que l’hétérogénéité, et
bien souvent la polyphonie, sont deux traits constants de tout dis‐
cours. Le dialogue ne déroge donc pas à ce critère, il l’illustre plus
fortement encore. D’autant qu’il constitue « la forme la plus naturelle
du langage » (Todorov, 1981, p. 292).
La seconde propriété formelle, en quelque sorte intrinsèque, du
dialogue (outre la pluralité des énonciateurs) vient du fait, ainsi que
le rappelle C. Kerbrat-Orrecchioni (1990, 197), que les énoncés qui
en résultent sont « mutuellement déterminés ».
Du point de vue terminologique, il convient de considérer le dia‐
logue comme une catégorie d’analyse, ou, selon les termes de J.-
M. Adam (1992, 148-149), comme « une unité de composition
textuelle (orale ou écrite) » désignant par là « aussi bien le produit
textuel des interactions sociales que les échanges des personnages
d’un texte de fiction (pièce de théâtre, nouvelle ou roman) ». Situés
en regard de cette catégorie, des structures d’interaction particulières
telles que le débat, l’entretien, l’interview, la conversation (télépho‐
nique ou directe) définissent des genres.
Pour juger de la formation de la séquence dialoguée, l’opposition
de l’écrit et de l’oral constitue un critère pertinent de démarcation. À
l’oral, en effet, le dialogue se rapproche d’une forme d’activité hau‐
tement ritualisée, qui suppose et poursuit (idéalement) le respect (et
le maintien) du consensus social ou relationnel. À l’écrit, en revanche,
sa mise en texte résulte d’une négociation constante avec les formes
plus ou moins hétérogènes du discours rapporté1. À l’oral, la forme
du dialogue s’oppose le plus souvent, par son caractère hiérarchisé, à
sa présentation généralement fragmentaire ; à l’écrit, pour éviter les
ruptures trop apparentes du récit, l’auteur doit mettre au point des
techniques d’expression qui puissent en prévenir l’impression. De

1. Voir supra chap. 3 : La texture du discours.

102 Éléments d’analyse du discours


Flaubert à Sarraute, la littérature romanesque témoigne de cette
recherche.

Notions d’analyse dialogale


Dans sa globalité, le texte dialogal se présente comme une inter‐
action entre deux partenaires, encore que la notion de « trilogue »,
récemment théorisée, tente de conceptualiser une interaction com‐
plexe engageant non pas deux mais trois énonciateurs (C. Kerbrat-
Orrecchionni, C. Plantin, 1996). En ethnométhodologie de la
communication, cette notion est spécifiée par la notion d’intrusion
qui marque assez bien le caractère offensif de toute prise de parole et
la menace pour le sujet isolé que constitue l’adresse de l’autre. Les
métaphores presque guerrières, sinon géopolitiques (perdre la face/ne
pas faire perdre la face, le territoire énonciatif, etc.), qui accompagnent
souvent les études sur l’interaction conversationnelle, montrent à quel
point le face à face, bien que ses règles sociales prescrivent de ménager
les protagonistes, peut a priori être ressenti comme une situation
endémiquement polémique.
L’interaction se décrit à son tour comme une suite de « séquences
hiérarchisées ». J.-M. Adam (1992, 158) distingue, dans une inter‐
action orale, deux types de séquences. Les premières (formules de
salutations et de politesse), dites séquences phatiques, assurent
l’ouverture et la clôture, toujours ritualisées, du dialogue. Les
secondes, dites séquences transactionnelles, coïncident avec « le
corps de la transaction ».
Les séquences se décrivent en termes d’échanges, eux-mêmes
définis comme des suites d’interventions. Mais chaque intervention
se recompose d’éléments ultimes – les clauses – identifiés comme des

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 103


actes énonciatifs dont l’enchaînement confère à l’interaction sa qua‐
lité pragmatique d’ensemble1.
On fera enfin observer que le genre de la lettre, qui redéfinit
l’interaction type en relation épistolaire, avec ses contraintes pha‐
tiques initiales et finales propres, peut être tenue pour une modalité
différée (le co-énonciateur dont l’énonciateur anticipe ou reprend ou
évalue les propos est absent) du dialogue :

À Élisabeth (mai 1646)


Madame,
Je reconnais, par expérience, que j’ai eu raison de mettre la gloire au
nombre des passions ; car je ne puis m’empêcher d’en être touché, en
voyant le favorable jugement que fait Votre Altesse du petit traité que j’en
ai écrit.
René Descartes.

Varia : types d’insertions


• L’insertion du dialogue dans le récit
Cette composition, qui souligne l’hétérogénéité séquentielle du
texte, a d’abord été examinée par J.-M. Adam (1987) à partir de la
fable de Jean de La Fontaine, « Le Loup et l’Agneau », mais au seul
profit de l’analyse de la séquence narrative. Le réexamen de cette
composition par J.-M. Adam (1992, 165) tend à établir cette fois, au
profit du dialogue et au-delà de l’hétérogénéité séquentielle d’un
texte, le principe d’une hétérogénéité intraséquentielle (ou générique
à l’intérieur d’un même prototype) :

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?


Dit cet animal plein de rage :

1. On se reportera également à l’ouvrage de V. Schott-Bourget, Approche de la linguistique (1994), sur la


conversation, p. 108 et sq.

104 Éléments d’analyse du discours


Tu seras châtié de ta témérité.
Sire, répond l’Agneau, que Votre majesté
Ne se mette pas en colère ;
Mais plutôt qu’elle considère
Que je me vas désaltérant
Dans le courant
Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ;
Et que par conséquent, en aucune façon,
Je ne puis troubler sa boisson.
Tu la troubles, reprit cette bête cruelle ;
Et je sais que de moi tu médis l’an passé.
– Comment l’aurois-je fait si je n’étois pas né ?
Reprit l’Agneau, je tète encore ma mère.
– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.
– Je n’en ai point. – C’est donc quelqu’un des tiens ;
Car vous ne m’épargnez guère,
Vous vos bergers et vos chiens.
On me l’a dit : il faut que je me venge.
La Fontaine, Fables.

Ici, la différence compositionnelle entre l’oral et l’écrit n’est pas


seule à pouvoir expliquer l’incomplétude d’un dialogue auquel
manque l’ouverture phatique la plus élémentaire, plongeant d’emblée
le lecteur dans le vif de l’interaction. Ce déséquilibre apparent, qui
repose donc sur l’ellipse d’un type de séquence, tient également à la
différence des registres de dialogue respectivement incarnés par le
Loup et l’Agneau. Le Loup, qui a l’initiative de la transaction, adopte
les procédés du dialogue éristique dont le principe est d’avoir raison
de l’autre et de l’acculer à la défaite « quoi qu’il dise ». D’emblée, sa
stratégie argumentative consiste à enfermer l’Agneau dans un pré‐
supposé (tu troubles mon breuvage). À quoi l’Agneau, optant pour le
principe du dialogue dialectique, tente par une tactique défensive de
« raisonner » le Loup en lui démontrant progressivement l’absurdité
de son propos. La négation du présupposé, qui est une figure polé‐
mique dont l’Agneau fait d’emblée usage pour se dégager du piège

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 105


verbal qui lui est tendu, est une moindre violence par rapport au pro‐
cédé du Loup. Dans cette interaction, dont l’issue sera fatale pour
l’Agneau, « deux types de démarches dialogales » s’affrontent. Si le
recours à l’argumentation signifie « le renoncement à la force »
(H. Perelman) ou, selon les normes de l’argumentation juridique, « la
résolution du conflit par d’autres moyens » (G. Bouthoul), l’absence
de tout préalable indique bien que « la violence est proprement la
négation des principes de ménagement et de consensus qui président
aux rituels phatiques » ( J.-M. Adam, 1992, 165).

• L’insertion du récit dans le dialogue


Cette seconde composition constitue une modalité de l’hétérogé‐
néité séquentielle assez fréquente dans la conversation ordinaire et
obéit à une codification relativement stricte dans le monologue nar‐
ratif théâtral. Pour J.-M. Adam (1992, 169), ce procédé est « un genre
du récit ». Pour autant, il ne suffit pas de ranger le théâtre dans la
narration, mais bien du côté du drame. Si le résumé d’une pièce ou
son synopsis peuvent donner l’impression d’un déroulement narratif,
en revanche la représentation ou la lecture effective de la pièce elle-
même suffit à en identifier la trame comme une suite d’actions.
C’est donc au vu de cette particularité d’ensemble du genre théâtral
qu’il convient de comprendre la spécifité du monologue narratif.
L’examen attentif de cette forme permet de rendre compte d’une part
des modalités d’articulation d’un récit dans un continuum conversa‐
tionnel, et d’autre part, de percer au jour le caractère profondément
dialogique des « moments narratifs ».
Reconsidérant les règles esthétiques qui gouvernent la composi‐
tion du monologue narratif, J.-M. Adam (ibid., p. 176-178) montre
que celle-ci obéit principalement à trois lois :
1) une loi d’économie. Cette première loi garantit l’homogénéité
textuelle. Le récit se substitue à l’action dramatique, notamment
dans le théâtre classique, afin de respecter la règle des trois unités

106 Éléments d’analyse du discours


et, le cas échéant de ne pas déroger aux règles de bienséance (cer‐
taines actions ne peuvent être montrées sur scène). J.-M. Adam
précise que la loi d’économie régule surtout la fréquence et la durée
du récit ;
2) une loi d’information. Elle remplit une fonction avant tout réfé‐
rentielle, dans la mesure où elle assigne au récit d’informer l’audi‐
teur et le spectateur des faits inconnus, ainsi que sur les caractères
des personnages. La transgression de cette loi est l’un des ressorts
de l’effet comique lorsque, dans une situation de quiproquo, le
récitant prétend apprendre à l’auditeur des informations sur un
tiers, sans se douter qu’il parle en fait à celui dont il croit parler
(Zerbinette/Géronte, Les Fourberies de Scapin, acte III, sc.3) ;
3) une loi de motivation. Cette troisième disposition fait obligation
au dramaturge d’introduire dans le monologue narratif des don‐
nées susceptibles de provoquer l’émotion. À cet égard, l’insertion
de cet élément peut intervenir dans trois types de récits qui
scandent le développement de l’action dramatique (au début de la
pièce, dans un récit d’exposition, à la fin de la pièce, lors d’un récit
de dénouement, au long même du déroulement dramatique, au
cours de récits intermédiaires).
D’autres paramètres contraignent encore l’insertion du mono‐
logue narratif. Ils attestent alors son caractère dialogique, dans la
mesure où le récitant et l’auditeur se répartissent les tours de parole à
mesure que le récit progresse. Le récitant a généralement la respon‐
sabilité du préambule (qui vise à attirer l’attention tant du personnage
que du public). Il lui incombe également de résumer les développe‐
ments antérieurs de l’action avant que la pièce n’en rende le public
directement témoin, etc. D’autres attitudes précèdent et annoncent
son récit à proprement parler : des exclamations qui signalent son
entrée en scène, parfois une justification (si la situation ne l’habilite
pas à prendre immédiatement la parole), la promesse d’un récit bref
enfin. Pour sa part, l’auditeur est loin de se cantonner à une attitude

Chapitre 4. La question des types et le problème de la compétence 107


de réception passive. Il suscite le récit, généralement par une « ques‐
tion d’ouverture », l’accompagne par des exclamations qui en sus‐
pendent le cours. Quand le récit est parvenu à son terme, l’auditeur
fait encore part de ses commentaires et juge la situation (les faits ou
les propos) qui lui ont été exposés.
La progression textuelle se conçoit alors selon un schéma narratif
qui permet de discerner, en dépit des effets de brouillage apparents
dus à l’hétérogénéité séquentielle, les grandes lignes combinatoires
du prototype de « l’histoire racontée ».

108 Éléments d’analyse du discours


Chapitre 5
Mise en perspective
de l’analyse du
discours

1. Le contexte
épistémologique global
La situation historique de l’analyse
du discours
Comme nous l’avons vu en préambule, c’est donc sous les effets
conjugués de deux familles linguistiques (saussurienne et harris‐
sienne), réinterprétées à la lumière des nouvelles exigences, que se
comprend l’émergence de la notion de discours.
Toutefois, la formation d’un domaine spécifique lié à l’étude de ce
nouvel objet est étroitement associée à certaines conditions, histo‐
riques et culturelles, propres au contexte français.
Comme le précise D. Maingueneau, l’essor de ce champ de
recherche est relatif à « la rencontre à l’intérieur d’une certaine tra‐
dition d’une conjoncture intellectuelle et d’une pratique scolaire »
(1987, p. 5 et sq).

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 109


Ces trois paramètres s’imbriquent au point de définir le contexte
épistémologique global dans lequel s’est constituée l’analyse du
discours :
● l’existence d’une tradition de l’écrit – caractéristique d’une civili‐
sation du livre et de l’interprétation – est un fait déterminé en
amont de la Renaissance par l’exégèse des textes philosophiques et
scolastiques. Cette pratique herméneutique culmine par un procès
de sécularisation graduelle, dans l’entreprise philologique, à par‐
tir du xixe siècle, avec la grammaire historique ;
● relayé par le cursus scolaire (secondaire et supérieur), notamment
des humanités, le thème critique et historique – caractéristique de
l’exégèse philologique – s’est transformé, au fil des réformes du
système éducatif, en un ensemble de méthodes de lecture et de
compréhension (mais aussi d’évaluation en vue de la préparation
aux examens) qui définissent à leur tour les différentes techniques
du « commentaire de texte » ;
● l’apparition simultanée, à la fin des années soixante, d’un ensemble
de réflexions sur l’écriture (la grammatologie de Derrida, l’archéo‐
logie de Foucault, la sémanalyse de Kristéva, la théorie du plaisir
du texte de Barthes, la théorie d’ensemble exposée par le collec‐
tif de Tel Quel regroupé autour de Philippe Sollers, etc.), toutes
mouvances situées à la confluence de la philosophie, de la linguis‐
tique, et de conceptions de la critique inspirées du marxisme et de
la psychanalyse (notamment lacanienne dont la théorie du signi‐
fiant nourrit alors la plupart des débats sur ce thème) expriment,
à la manière d’une mosaïque, quelques-uns des principaux enjeux
du structuralisme français.

110 Éléments d’analyse du discours


La constitution du champ de l’analyse
du discours : position théorique
et institutionnelle
• L’analyse du discours et l’organisation de l’espace
linguistique
Dans la mesure où, à l’apogée du structuralisme, la linguistique a
joué le rôle de « science pilote1 », l’analyse du discours a été d’emblée
marquée par cette discipline. Selon J. Marandin, « ce qui distingue
l’analyse du discours d’autres pratiques d’analyse du texte, c’est l’uti‐
lisation de la linguistique » (1979, 18). Cette orientation initiale pro‐
cède d’une « option épistémologique » (D. Maingueneau, 1987, 11)
fondamentale, ce qui signifie un choix théorique déterminant pour
les développements ultérieurs du domaine.
Étant donné le caractère profondément étranger d’une probléma‐
tique du discours à la tradition issue du Cours de linguistique générale,
cette situation contribue à donner du domaine linguistique l’image
d’un champ assez peu homogène.
Du point de vue historique, comme du point de vue de son agen‐
cement, tout concourt à faire de l’espace linguistique un espace appa‐
remment clivé, selon deux polarités principales : la langue, objet initial
de la linguistique, et le discours, considéré dans sa pluralité.
La « langue », ensemble de régularités formelles, système sous-
jacent à toute prise de parole comme à toute mise en discours, consti‐
tue bien le premier pôle d’une science du langage. Au regard de cette
conception, définie en négatif, l’ensemble des manifestations discur‐
sives – individuelles ou collectives – font figure de données périphé‐
riques qui déterminent dans les marges l’espace d’une discipline qui
serait spécialisée dans l’analyse de ce versant du langage.

1. Cette expression s’est imposée à partir d’un article de Claude Lévi-Strauss, « L’analyse structurale en
linguistique », Word I, 1945.

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 111


Cette « dualité » (D. Maingueneau, 1987, 12) radicale du langage
coïncide avec une hiérarchie qui règle les rapports des deux instances
(la langue ou instance formelle qui est la première instance, le discours
ou instance matérielle qui est la seconde). La thématisation de cette
double opposition (langue/discours) revêt en effet une double valeur
explicative.
Langue et discours, ainsi caractérisés, ne constituent pas seule‐
ment les priorités théoriques de deux manières de travailler en
sciences du langage. Dans leur opposition même, ces termes repré‐
sentent à la fois deux ordres de priorité théoriques (qui appellent
chacun leur méthodologie et leurs concepts spécifiques), et chacun à
sa manière traduit la réalité vivante de l’activité linguistique (consi‐
dérée comme savoir aussi bien que comme pratique commune).
La langue, au sens saussurien, indique un plan de stratification
du langage par principe intégralement formel, cependant que, saisi à
partir de son mode de formation, le discours (ni purement formel ni
exclusivement linguistique) fait figure de réalité intermédiaire qui
s’articule en permanence à des enjeux historiques.

• Diversité et limites de l’analyse du discours


Au vu de l’organisation du champ linguistique, travaillé par une
tension entre le versant formel et le versant discursif du langage, les
frontières de l’analyse du discours demeurent assez floues.
Le fait est que le domaine de l’analyse du discours semble elle-
même recevoir sa définition du dehors. À proportion des points de
contact que son objet établit d’emblée avec un ensemble de disciplines
connexes (histoire, philosophie, sociologie, psychologie, littérature,
etc.), la matérialité discursive intervient toujours à titre de consti‐
tuant.
La pluralité des interférences avec l’ensemble des sciences sociales
suffit à établir que selon la nature du « croisement » envisagé, le dis‐
cours plie l’approche générale à des contraintes chaque fois

112 Éléments d’analyse du discours


spécifiques. D’autre part, selon les contextes d’intervention, la pra‐
tique de l’analyse du discours se heurte aux enjeux théoriques inhé‐
rents aux champs dans lesquels elle s’inscrit.
Le caractère éminemment mobile des frontières de l’analyse du
discours traduit peut-être une tendance cardinale inhérente à ce
domaine. Cette tendance consisterait à prendre en charge – voire à
relayer – en s’attachant exclusivement au versant contextuel du lan‐
gage, toutes les préoccupations et les objets de jure et de facto exclues
du projet saussurien. C’est sans doute dans cette optique que peut se
comprendre la définition de l’analyse du discours comprise comme
« l’étude linguistique des conditions de production d’un énoncé »
(L. Guespin, 1971, 20).
Au-delà de cette définition minimale, il apparaît que l’analyse du
discours appréhende le langage « là où il fait sens pour des sujets
inscrits dans des stratégies d’interlocution, des positions sociales, des
conjonctures historiques » (D. Maingueneau, 1987, 7).
Du fait de son économie interne, mais aussi des tensions qui
l’informent (définie en référence à la linguistique, elle outrepasse ses
cadres, en se déplaçant vers le dehors du langage, tout en y revenant),
l’analyse du discours apparaît comme une discipline contradictoire,
aux assises souvent incertaines et au statut longtemps indécidable.
Il résulte de cette position d’importantes conséquences que l’on
peut résumer en deux points.
Tout d’abord, pour les praticiens du domaine (théoriciens et ana‐
lystes), cela implique une exigence de transdisciplinarité raisonnée
(S. Bonnafous, M. Temmard, 2007). D’autre part, pour traduire cette
ouverture nécessaire à l’appropriation de différentes compétences, il
convient en outre de l’adapter aux conditions de la demande sociale
(F. Pugnière-Saavedra, et alii, 2012).
Destinée le plus souvent à opérer en dehors du secteur linguistique,
la pratique de l’analyse du discours, compte tenu de son point de

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 113


départ, n’en demande pas moins une sérieuse maîtrise des méca‐
nismes langagiers.

• Schéma récapitulatif
Cette représentation du champ linguistique, entendu comme champ
de savoir et comme pratiques de communication, permet de visualiser
les questions abordées dans les deux points précédents. Aussi, concer‐
nant le statut de l’analyse du discours, il convient en outre de distin‐
guer entre le contexte de l’analyse (qui détermine la position
socioculturelle de l’analyste), de la production (du discours constitué
en « objet » de l’analyse) et le contexte d’intervention qui détermine
le cadre effectif de son exercice (ce dernier suppose a minima une
double compétence, à savoir : en AD [analyse de discours] et dans le
domaine de pratique dont procède le discours considéré) :

Contexte Contexte Contexte


de l’analyse de production d’intervention
Situation – discours médiatique – discours (x)
de l’analyste – discours politique – compétence d’analyse (en
– discours littéraire, etc. AD, dans le domaine « x »).

Pour donner un exemple, la recherche novatrice et rigoureuse de


J. Guilhaumou (2002) en histoire des discours est exemplaire de cette
double exigence : la maîtrise des outils de l’AD s’allie à une forte
compétence dans le domaine de l’historiographie. À partir du
moment révolutionnaire de 1789, l’émergence de la langue politique
moderne est aussi considérée sous l’angle d’une histoire langagière
des concepts.
Il faut en outre se représenter l’analyse du discours comme un
champ institutionnel.
Rappelons, à la suite de P. Bourdieu et de L. Porcher (1987, 8)
que « pour qu’il y ait champ, il faut qu’il y ait des enjeux et des acteurs,
c’est-à-dire des biens (matériels et symboliques) et des agents (indi‐
vidus, groupes, institutions) qui les poursuivent selon des stratégies

114 Éléments d’analyse du discours


réglées. Il y a donc d’une part lutte entre les acteurs du champ pour
la maîtrise du champ, mais, d’autre part et en même temps, solidarité
entre eux pour le préserver comme champ (contre les outsiders) ».
L’émergence du champ de l’analyse du discours remonte, au point
de vue des premières théorisations comme des premiers marquages
institutionnels, à la fin des années soixante. Il convient sans doute
d’atténuer cette définition par trop stratégique en insistant ici sur les
rapports de complémentarité et les liens de transversalité qui carac‐
térisent, à ses débuts du moins, le développement de l’analyse du dis‐
cours.

• Point de vue historique


L’arrière-plan théorique est, de manière dominante, celui d’un
marxisme althussérien dont les questionnements (idéologie) et les
objets (théorie du pouvoir, luttes sociales et politiques) constituent le
fonds commun des théoriciens français, héritiers et adaptateurs du
modèle forgé par le linguiste américain Z. Harris.
Les événements de Mai 1968 cristallisent bien des préoccupations
théoriques, inhérentes au domaine naissant, sur le motif spécifique
du discours politique. Aussi, il est d’usage de regrouper sous la déno‐
mination d’école française d’analyse du discours cette première configu‐
ration institutionnelle et théorique.
Parallèlement à cette orientation, quoique en marge des institu‐
tions qui relayent officiellement les débuts de l’analyse du discours,
les recherches de J.-P. Faye articulent, à la même époque (à partir du
groupe de la revue Change), une théorie du rapport discours-pouvoir
plus proche, par ses options théoriques, de la grammaire générative
de Chomsky.
La problématique et les méthodes neuves avancées, à la même
époque, par Michel Foucault, dans L’Archéologie du savoir (1969)

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 115


permettent de nuancer rétrospectivement ce premier état de la ques‐
tion, puisque cette contribution majeure à la théorie de l’énoncé
ouvrira peu à peu de nouvelles voies à l’analyse du discours.
À la lignée de l’école française d’analyse du discours, fait pendant
l’approche résolument sémantique initiée par A. J. Greimas (forte‐
ment influencé par la lecture du linguiste danois L. Hjelmslev, et par
les travaux des formalistes russes, notamment de V. Propp).
L’ensemble des recherches conduites selon les normes de cette autre
mouvance a reçu la dénomination d’école de Paris.

• Les institutions et les acteurs


L’émergence d’un champ spécifique à l’analyse du discours doit
être mise en perspective relativement à deux dates qui marquent un
renouvellement complet de la linguistique française. L’année 1960,
tout d’abord, consacre la formation de la Société d’étude de la langue
française (qui compte parmi ses membres fondateurs et animateurs
L. Wagner et G. Gougenheim, auxquels se joignent de jeunes cher‐
cheurs : J. Dubois, J.-C. Chevalier, H. Mitterand). L’année 1962 voit
naître le Centre de linguistique quantitative de Paris, embryon de la
revue Langages (où se côtoient dans un élan profondément novateur
R. Barthes, B. Pottier, B. Quémada, N. Ruwet, etc.). C’est donc sur
fond de refonte des études linguistiques françaises qu’il convient de
comprendre les orientations spécifiques de l’analyse du discours.
Du point de vue institutionnel, ces différentes tendances prennent
corps, autour de projets théoriques sensiblement distincts, à partir de
quatre lieux.
L’université de Paris X-Nanterre rassemble autour de J. Dubois,
traducteur du texte fondateur de Z. Harris, une équipe de chercheurs
particulièrement impliqués dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’ana‐
lyse harrisienne ».
L’École normale supérieure de Saint-Cloud développe, autour de
M. Tourmer, la lexicométrie politique, méthode fondée sur le

116 Éléments d’analyse du discours


traitement statistique des données. La revue Mots constitue le prin‐
cipal organe de diffusion des travaux issus de cette approche.
C’est à l’université de Paris VII, en association avec le Laboratoire
de psychologie sociale du CNRS, que M. Pêcheux, fortement
influencé par la réflexion de L. Althusser sur l’idéologie, élaborera les
principes d’une théorie du langage d’inspiration marxiste et psycha‐
nalytique, dans le cadre de « l’analyse automatique du discours »1.
Parallèlement à ces orientations qui donnent leur identité de
marque à des recherches qui font une large place à l’outil informatique
(particulièrement la lexicométrie politique et l’AAD), A. J. Greimas,
tout d’abord à l’Université de Poitiers, puis, à partir de 1965, dans le
cadre de l’École des hautes études en sciences sociales, ouvre la voie
à une sémiotique générale. Rassemblés le plus souvent à l’occasion
de séminaires de recherche autour de la revue Acta Sémiotica, les tra‐
vaux menés dans la perspective de Sémantique structurale (1966)
constituent l’embryon d’une recherche alternative sur le discours.

• Diagramme du champ de l’analyse du discours


Le diagramme qui suit propose une représentation topologique du
champ institutionnel de l’analyse du discours, à ses débuts, compte
tenu de l’arrière-plan théorique et scientifique général et de la
conjoncture dans laquelle ce domaine se manifeste et s’organise.
Pour ce qui est actuellement des collectifs de recherche en analyse du
discours, il convient de signaler, entre autres, l’existence de deux pôles
particulièrement actifs : celle du Centre d’étude des discours, images,
textes, écrits, communication 2, ainsi que celle du Centre de recherche sur
les discours institutionnels et politiques3.

1. Abrégée en « AAD », 1994.


2. Ceditec (www.ceditec.u-pec.fr)
3. R2Dip (www.r2dip.wordpress.com)

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 117


Champ de l’analyse du discours en France
L. Hjelmslev
Z. Harris
Pour une sémantique structurale
Discourse Analysis (1952)
(1957)
1960 : Société d’étude 1962 : Centre de linguistique quanti-
de la langue française tative de Paris (revue Langages)
École française d’analyse du discours
L. Althusser, Freud et Lacan (1964) ; École de Paris
Pour Marx (1965)
Université de
Paris VII CNRS
Université ENS
Laboratoire EHESS (Paris)
Nanterre-Paris X (Saint-Cloud)
de psychologie
sociale
M. Pêcheux
J. Dubois M. Tournier
« analyse A.J. Greimas
« analyse « lexicométrie
automatique « sémiotique »
harrissienne » politique »
du discours »
Sémantique
Outil informa-
structurale
tique/
Discours politique (1966)
mathématisation
Revue :
de la recherche
Acta sémiotica
L’Analyse
Revue
automatique
Langages, n° 13
du discours
(1968)
(1969)
Revue Mots
(1980)

2. Les cadres philosophiques


de l’analyse du discours
À intervalles réguliers, les grandes impulsions théoriques de l’ana‐
lyse du discours lui ont été données par des modèles philosophiques.
Celui de Louis Althusser et de Michel Foucault, largement relayés
par les théoriciens et les praticiens de l’analyse du discours, ont pour

118 Éléments d’analyse du discours


particularité de placer la conceptualisation de « l’objet-discours » au
centre de leur réflexion.

Louis Althusser et la théorie de l’idéologie


Élaborée dans le cadre de la philosophie marxiste, mais à l’aune
de la tradition épistémologique française (Bachelard, Canguilhem),
la pensée de Louis Althusser veut poser les conditions d’un discours
scientifique en rupture avec l’idéologie. Sa réflexion a pour point de
départ la distinction liminaire entre « une théorie de l’idéologie en
général » et « une théorie des idéologies particulières, qui expriment
toujours, quelle que soit leur forme (religieuse, morale, juridique,
politique) des positions de classe » (1976, 98). L’originalité d’Althus‐
ser, grand lecteur du théoricien italien Gramsci, consiste à reprendre
à nouveau frais la topique marxiste. Dans le schéma d’une formation
sociale, où Marx oppose la superstructure (instance de l’idéologie) et
l’infrastructure (instance économique des rapports sociaux de pro‐
duction), Althusser avance l’hypothèse de l’autonomie relative de la
superstructure et de son action en retour sur l’infrastructure. L’objectif
de sa réflexion est de parvenir à dégager les mécanismes de toute
idéologie, en montrant comment, par son mode de fonctionnement
même, celle-ci contribue, à proportion de son efficace, à la reproduc‐
tion des rapports sociaux (et par conséquent à la reproduction des
rapports de domination qui s’y articulent).
Pour affiner cette perspective, Althusser discrimine, à côté de
« l’appareil répressif d’État » (p. 97), « un ensemble d’institutions
distinctes et spécialisées » (p. 96), les appareils idéologiques d’État
(AIE, en abrégé). Selon Althusser, « aucune classe ne peut durable‐
ment détenir le pouvoir d’État sans exercer en même temps son
hégémonie sur et dans les AIE » (p. 99). La liste de ces « institutions »,
quoique provisoire, est indicative de la massification de l’idéologie,
de son omniprésence dans une société : l’appareil religieux, scolaire,

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 119


familial, juridique, politique (dont les « différents partis »), l’appareil
syndical, l’appareil de l’information, l’appareil culturel sont quelques-
uns de ces lieux de diffusion de l’idéologie. Toujours selon Althusser,
« tous les appareils idéologiques d’État concourent au même résultat :
la reproduction des rapports de production, c’est-à-dire des rapports
d’exploitation capitaliste » (p. 107), cependant que « chacun concourt
à ce résultat de la manière qui lui est propre » (ibid.). Par exemple,
l’appareil médiatique « gavant par la presse, la radio, la télévision tous
les “citoyens” de doses quotidiennes de nationalisme, chauvinisme,
libéralisme, moralisme, etc. » (ibid.). Dans le champ marxiste toute‐
fois, l’unicité de la réflexion althussérienne provient du rapproche‐
ment du concept d’idéologie et du concept d’inconscient emprunté à
la psychanalyse. Cette mise en rapport, qui souligne un lien de néces‐
sité entre les deux réalités, donne lieu à des propositions théoriques
fondamentales qui conditionnent tout l’édifice théorique. Après avoir
posé que « l’idéologie est éternelle, tout comme l’inconscient »
(p. 114), au sens exact où « éternel » signifie « transhistorique » (et
non pas atemporel), Althusser avance deux thèses qui ont une portée
définitionnelle :
● l’idéologie est une représentation du rapport imaginaire des indi‐
vidus à leurs conditions réelles d’existence (p. 114) ;
● l’idéologie a une existence matérielle (p. 118).

Althusser explicite la première thèse en précisant que « c’est avant


tout leur rapport (des “hommes”) à ces conditions d’existence qui leur
y est représenté » et « qui est au centre de toute représentation idéo‐
logique, donc imaginaire du monde réel » (p. 116). Quant à la valeur
de la seconde thèse, il précise qu’à « ne considérer qu’un sujet, […]
ses idées sont ses actes matériels insérés dans des pratiques matérielles,
réglés par des rituels matériels eux-mêmes définis par l’appareil idéo‐
logique matériel dont relèvent les idées de ce sujet » (p. 121). En
somme, récusant toute caractérisation psychologisante du fonction‐
nement de l’idéologie, Althusser en situe et en évalue l’efficace du côté

120 Éléments d’analyse du discours


de pratiques effectives qui définissent effectivement l’identité et le
mode de vie des individus. Il en résulte, bien au-delà d’une classique
théorie de la conscience mystifiée, une théorie de l’aliénation consti‐
tutive qu’Althusser résume ainsi :
« L’idéologie interpelle les individus en sujets » (p. 122), avant
d’ajouter : « C’est une seule et même chose que l’existence de
l’idéologie et l’interpellation de l’individu en sujet » (p. 127).

Or, sous la catégorie de l’interpellation se profile une probléma‐


tique langagière importante.
Tout d’abord, l’idéologie produit des évidences. Au premier rang
de ces évidences la « catégorie du sujet », qualifiée d’« évidence pre‐
mière » (p. 123-124). Il faut ici insister sur le caractère langagier, sinon
verbal de l’interpellation idéologique, condition même de la consti‐
tution des individus en sujets1 : quant au mécanisme même de l’inter‐
pellation, Althusser en illustre le fonctionnement, soulignant
l’analogie qui existe entre l’idéologie et « les évidences du langage »
(« celles qui font qu’un mot “désigne une chose” ou “possède une
signification” », p. 124). De l’analogie, le rapport idéologie/langage
se trouve spécifié sur le mode de l’homologie, de la quasi-identité. Il
n’y a pas d’idéologie sans langage2. Les exemples abondent : on peut
se représenter l’interpellation, ajoute Althusser, « sur le type même
de l’interpellation policière (ou non) de tous les jours : “Hé, vous, là-
bas !” » (p. 125). La contiguïté entre individu et sujet se comprend à
partir des expériences les plus courantes de la vie, par le biais de
l’interpellation idéologique saisie comme procès sémiotique :
« L’enfant à naître est attendu : il est acquis d’avance qu’il portera
le nom de son père, aura donc une identité, et sera irremplaçable.

1. « Tout discours produit un effet de subjectivité. Tout discours a pour corrélat nécessaire un sujet, qui
est un des effets, sinon l’effet majeur, de son fonctionnement » (Écrits, p. 131).
2. Cf. O. Reboul, Langage et idéologie, Paris, PUF, 1980.

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 121


Avant de naître, l’enfant est donc toujours-déjà sujet […] »
(p. 128).

L’efficacité de l’idéologie, et notamment celle des idéologies par‐


ticulières, repose sur un simulacre de transparence (qui rappelle, dans
l’expérience de communication, l’impression de transparence du lan‐
gage). Cette transparence, qui définit la qualité de l’évidence idéolo‐
gique, n’est possible qu’au prix d’un processus de reconnaissance/
méconnaissance : reconnaissance des « évidences » qui est simulta‐
nément méconnaissance du « mécanisme de cette reconnaissance »
(p. 125). Tout le problème est alors de parvenir à une connaissance
authentiquement scientifique de ce processus. C’est donc dans la
droite ligne de cette réflexion que se conçoit le développement d’une
science de l’idéologie. Cette science appelle pour corrélat l’analyse
du discours, comprise comme praxis. Si les idéologies prennent corps
dans des pratiques diverses (rituels sociaux, etc.), l’analyse du discours
a alors pour objet la déconstruction raisonnée de la dimension dis‐
cursive des idéologies. Cette perspective favorise un parallèle entre
l’analyste et l’ethnologue1 : « en examinant l’idéologie d’un point de
vue critique, en l’examinant comme un ethnologue les mythes d’une
société primitive », l’analyste peut établir « que ces conceptions du
monde (celles que produisent les idéologies) sont en grande partie
imaginaires, c’est-à-dire qu’elles ne “correspondent pas à la réalité”
(p. 125). Le rôle dévolu à l’analyse du discours est celui d’une pra‐
tique2 qui permet d’avoir prise sur les mécanismes de l’idéologie,
pratique qui autorise l’expression rigoureuse d’un regard critique,
capable par le biais de la théorie générale de produire une distance,
une extériorité, la possibilité d’un travail de démythification.

1. Cf. également R. Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957.


2. « Or c’est à cette connaissance qu’il faut en venir, si on veut, tout en parlant dans l’idéologie et du sein
de l’idéologie, esquisser un discours qui tente de rompre avec l’idéologie pour risquer d’être le commen-
cement d’un discours scientifique (sans sujet) sur l’idéologie » (L. Althusser, op. cit., p. 125).

122 Éléments d’analyse du discours


Michel Foucault et les pratiques discursives
Les perspectives appelées par « l’archéologie du savoir » de Michel
Foucault visent dans leur ensemble la constitution d’une « histoire des
systèmes de pensées » (1969, p. 39). À ce titre, elles poursuivent le
projet « d’une description des événements discursifs » (ibid.). À pre‐
mière vue donc, l’orientation prise ici se situe sur un tout autre horizon
que ceux du marxisme et de la psychanalyse, même si Foucault par‐
tage avec Althusser un égal intérêt pour l’épistémologie. Épistémo‐
logie dont les méthodes et les concepts (discontinuité, césure, etc.)
sont transposés au domaine de l’histoire. Ce qui est ici en jeu, c’est
une interrogation serrée sur les rapports entre pratiques discursives et
pratiques sociales, et, plus généralement, sur les « effets de vérité »
produits par les discours. Du point de vue de l’objet, ce qui intéresse
Foucault, ce n’est ni « la pensée » ni « la langue » mais « l’instance de
l’événement énonciatif » (p. 41). La définition des unités de discours
constitue le point de départ de l’enquête. Ce rôle dévolu aux « groupes
d’énoncés » les situe au centre du programme de recherche, puisqu’il
sera question d’étudier respectivement, dans une formation sociale
donnée : les relations des énoncés entre eux, les relations entre groupes
d’énoncés, les relations entre des énoncés ou des groupes d’énoncés et
des événements d’un tout autre ordre (technique, économique, social,
politique). À la question méthodologique de savoir « à quelle condi‐
tion un groupe d’énoncés constitue une unité » (p. 52) – susceptible
de définir ce qu’on appelle le discours de « la » médecine ou de
« 1’ »économie ou encore de « la » grammaire – Foucault apporte
quatre réponses. Pour être identifié comme une unité de discours, un
groupe d’énoncés doit reposer sur :
● un domaine d’objets commun (par exemple « la » maladie mentale
dans « le » discours psychiatrique) ;
● un type défini et normatif d’énonciation ou « modalité énoncia‐
tive » (p. 47) ;

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 123


● un alphabet bien défini de notions qui correspond au « système de
concepts permanents » (p. 48) en jeu dans tel ou tel domaine de
savoir à un moment donné (tel que le concept de « langue » dans
les sciences du langage) ;
● enfin sur la permanence d’une thématique, identifiée aux « stra‐
tégies » (p. 50) mises en œuvre dans un champ spécifique (par
exemple le thème évolutionniste de Buffon à Darwin).
Pareille analyse entend dégager et décrire « des formes de répar‐
tition » (p. 53). De cette tentative pour penser l’éclatement des don‐
nées, leur « dispersion »1 même, Foucault déduit un concept
unificateur :
« Dans le cas, écrit-il, où entre les objets, les types d’énoncia‐
tion, les concepts, les choix thématiques, on pourrait définir une
régularité (un ordre, des corrélations, des positions et des fonc‐
tionnements, des transformations), on dira […] qu’on a affaire
à une formation discursive » (ibid.).

Corrélativement, Foucault appelle règles de formation les conditions


d’émergence et d’agencement qui pèsent sur les différents éléments
(objets, modalités, concepts, options thématiques) qui façonnent
l’identité d’une formation discursive. À son tour, le mode d’organi‐
sation qui régit le rapport d’« une série d’événements discursifs » avec
« d’autres séries d’événements » définit, entre ces diverses réalités his‐
toriques, un schème de correspondance.
Certains concepts doivent cependant être clarifiés. Au premier
chef celui d’énoncé. Pour Foucault, l’énoncé ne se confond ni avec la
proposition des logiciens, ni avec la phrase des grammairiens, ni, à
proprement parler, avec l’acte de langage des philosophes analystes.

1. Dans un texte ultérieur, Foucault (1971 : 10-11) complètera cette analyse en dressant un inventaire des
formes de contrôle du discours dans la civilisation occidentale : « Je suppose que dans toute société la
production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain
nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événe-
ment aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité. »

124 Éléments d’analyse du discours


Sa caractéristique principale n’est pas de s’apparenter à « une struc‐
ture », mais de correspondre à une certaine « fonction d’existence qui
appartient en propre aux signes » (p. 115). Un énoncé apparaît, en
tant qu’événement, relativement à une fonction énonciative. Une
« séquence d’éléments linguistiques » se distingue par ailleurs comme
énoncé relativement à quatre caractéristiques principales :
● sa singularité (« un énoncé existe en dehors de toute possibilité
de réapparaître », p. 118) ;
● le fait qu’il entre dans un rapport spécifique avec un sujet d’énon‐
ciation1 (p. 121) ;
● le fait d’être relié à un « domaine associé », c’est-à-dire un réseau
plus général de formulations (p. 126) ;
● sa matérialité, par exemple écrite ou orale, qui selon les termes de
Foucault « n’est pas donnée en supplément » mais appartient à « ses
caractéristiques intrinsèques » (p. 131-132).
Il convient toutefois de distinguer nettement entre les « énoncés
eux-mêmes » et leur « reproduction » (p. 134-135). Ainsi le texte des
Fleurs du mal de Charles Baudelaire ne se confond pas avec ses édi‐
tions successives. Cette distinction cardinale, qui présente l’avantage
de dissiper un « paradoxe apparent » (malgré sa matérialité, l’énoncé
« peut être répété », p. 134), permet de situer la problématique de
l’énoncé par rapport à une double « réalité », institutionnelle et spatio-
temporelle. En effet, un énoncé doit pouvoir être étudié en vertu de
son principe de variation, c’est-à-dire relativement à des modes
d’appropriation (champ de stabilisation) et des modes de diffusion
(champ d’utilisation).

1. Foucault, comme Althusser, contribue à la subversion de la notion classique d’un sujet qui se caracté-
riserait par son autonomie, en opérant un renversement dans le rapport de l’énonciateur à l’énoncé. Ainsi :
« Il (le sujet de l’énoncé) est une place déterminée et vide qui peut être effectivement remplie par des
individus différents » (ibid., p. 125-126). Et encore : « Décrire une formulation en tant qu’énoncé, ce n’est
pas analyser les rapports entre l’auteur et ce qu’il a dit (ou voulu dire, ou dit sans le vouloir) mais déterminer
quelle est la position que peut et doit occuper tout individu pour en être le sujet » (ibid., p. 126).

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 125


Au total, cet ensemble de distinctions assigne à l’analyse du dis‐
cours de s’intéresser à la positivité de l’énoncé que lui confèrent les
trois propriétés que sont la rareté (un énoncé est un événement unique
quoique répétable en des occurrences différentes), l’extériorité (ce qui
compte dans l’analyse, c’est de saisir l’énoncé dans sa manifestation,
non dans une quelconque « intériorité » subjective) et le cumul (la
production et la diffusion d’un énoncé prennent corps sur fond
d’autres formulations qui le rappellent). Cette avancée théorique
conduit Foucault à définir le concept de discours comme « un
ensemble d’énoncés en tant qu’ils relèvent de la même formation dis‐
cursive » (p. 153).
Mais la réalité du discours, qui se saisit au plan des énoncés effec‐
tivement produits, se comprend préalablement comme matrice de
production. Ce que Foucault identifie en termes de pratique discur‐
sive et qu’il suggère de cerner tel « un ensemble de règles anonymes,
historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont
défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique,
géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la
fonction énonciative » (p. 154). Dans cette optique, la méthode
archéologique doit se donner comme objectif la description de
l’archive d’une société, c’est-à-dire la description de « l’ensemble des
choses dites ». Certes Foucault n’a pas produit de développement
spécifique sur la manière dont les pratiques non-discursives s’arti‐
culent aux événements de discours. Néanmoins, la conceptualisation
de la notion de pratique discursive achève de situer l’analyse du dis‐
cours dans la perspective d’une réflexion sur l’efficacité de la fonction
énonciative.

126 Éléments d’analyse du discours


Des cadres philosophiques aux présupposés
méthodologiques de l’analyse du discours
Les deux modèles du discours passés en revue déterminent deux
horizons théoriques qu’il convient à tout prix de distinguer. Issus de
familles de pensée radicalement distinctes (marxiste dans le cas
d’Althusser, nietzschéenne dans celui de Foucault), chacun montre,
à sa manière, que loin d’être un objet naturel, une donnée immanente
à la réalité linguistique ou sociale, le discours est une donnée construite.
Aussi, de ce que les théories respectives présupposent et disent de leur
objet, dépendent les conceptions de l’analyse autant que les procé‐
dures mises en œuvre par celle-ci.
Selon une orientation épistémologique bien connue, chaque théo‐
rie construit son objet. En ceci, le domaine de l’analyse du discours
ne déroge pas, dans son fonctionnement interne, à ce qui caractérise,
pour l’essentiel, une science du langage.
En vertu de ce qui différencie les orientations principales qui, à
partir de Louis Althusser et de Michel Foucault, ont inspiré les déve‐
loppements de l’analyse du discours, D. Maingueneau (1991, 27) fait
observer qu’à chacune de ces deux conceptions du discours corres‐
pondent globalement deux types de démarche : une démarche « ana‐
lytique » (issue de la théorie de l’idéologie d’Althusser) et une
démarche « intégrative » (issue de l’archéologie du savoir de Foucault).
L’approche analytique présuppose que le discours offre des pôles
de résistance, des stratégies cachées que seule l’analyse peut mettre
au jour. Mais cette approche connaît en fait deux versions : une ver‐
sion réaliste , que l’on proposera d’appeler la version forte ; une version
représentative ou version faible.
Selon la version réaliste de l’approche analytique, le discours dit
tout autre chose que ce qu’il paraît dire. Il est source de mystification,
parce qu’il dissimule ses « véritables enjeux ».

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 127


Selon la version représentative de l’approche analytique, le dis‐
cours fixe ses véritables enjeux à autant d’« indices » (particulièrement
certains mots dont la fréquence dans un texte se laisse interpréter)
qu’il convient de comprendre comme des « symptômes ».
L’approche intégrative, quant à elle, présuppose qu’un discours
est accessible à l’analyse moyennant sa mise en rapport avec d’autres
paramètres qui lui donnent sens. Cette perspective évoque la défini‐
tion que Bakhtine propose de l’énoncé : un enthymème1 qui, pour
être dûment interprété, exige de l’analyste qu’il connaisse la situation
de discours.
Chacune de ces deux orientations implique donc des manières de
travailler spécifiques. Non seulement l’une et l’autre conceptualisent
la notion de discours en lui prêtant des propriétés différentes mais,
par voie de conséquence, les techniques d’interrogation de leur objet
déterminent également des priorités théoriques et pratiques diffé‐
rentes. À partir des distinctions effectuées, on peut déduire le schéma
didactique suivant :

Analyse du discours
Approche analytique Approche intégrative

Réaliste Représentative Interdiscours


Texte Texte Texte
(Dissimulation) (Symptômes) (Contextualisation)
Inconsistance Condensation Interdépendance
ARTICULATION
DÉSARTICULATION
des composantes du dis-
des composantes du discours
cours

Au-delà de leurs particularités intrinsèques et de leurs attentes res‐


pectives, ces deux grandes approches – analytique et intégrative –
tendent à faire de l’analyse du discours, ainsi que des différentes
branches qui s’en réclament, une activité constante d’élucidation. La

1. « L’enthymème est une forme abrégée du syllogisme dans laquelle on sous-entend l’une des deux
prémisses ou la conclusion » (Petit Robert).

128 Éléments d’analyse du discours


notion même d’analyse y apparaît alors comme surinvestie par un
véritable travail d’enquête : dans le premier cas (approche analy‐
tique), elle fait écho à la pratique du psychanalyste ; dans le second
(approche intégrative), elle rappelle la minutie de l’archiviste.
En l’espace de trois décennies (fin des années soixante à fin des
années quatre-vingt-dix), l’analyse du discours a connu de profondes
mutations. Deux grandes césures marquent une périodisation
d’ensemble. La première époque, largement dominée par le structu‐
ralisme, voit l’éclosion des modèles fondateurs (l’analyse dite harris‐
sienne, la lexicométrie politique, l’AAD). On peut globalement
considérer que les premiers développements de l’analyse du discours
étayent le programme d’une sémantique marxiste, ou à tout le moins
d’un projet linguistique critique soucieux de décrire les rapports entre
discours et société, discours et idéologie. Ces recherches souvent
ambitieuses, tributaires d’une réflexion philosophique sur le pouvoir
d’État et les appareils idéologiques d’État donnent ses lettres de
noblesse à une analyse du discours naissante, très largement identifiée
avec l’analyse du discours politique.
Mais, au début des années quatre-vingt, deux mutations simulta‐
nées affectent en profondeur le devenir de la discipline. La première,
corrélative au reflux idéologique et politique du marxisme dogma‐
tique, va de pair avec une redéfinition de la fonction critique. La
seconde est une mutation interne qui affecte les sciences du langage.
Sous l’influence de la philosophie analytique anglo-saxonne, mais
aussi du développement des théories de l’énonciation, l’émergence
du thème pragmatique impose à la linguistique un véritable chan‐
gement de paradigme. Cette double mutation, à la fois idéologique
et théorique, produit un climat favorable à la réflexion sur l’interac‐
tion. Mettant en cause la conception représentationnaliste du langage
(Récanati, 1979 ; Sarfati, 1995) – c’est-à-dire la conception selon
laquelle le langage est un instrument de représentation –, théoriciens
et philosophes du langage étayent l’idée que loin de seulement

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 129


transmettre de l’information, les langues sont des vecteurs d’action.
Comme le fait remarquer S. Bonnafous (1992, 49) :
« Si un point rapproche, en effet, les courants de la pragmatique
et de l’analyse de discours, c’est bien le refus de distinguer l’action
de celui-ci. »

Cette ouverture de l’analyse du discours à de nouveaux courants


de recherche1 est peut-être l’une des répercussions, dans le domaine
de la théorie, de la crise des pensées systématiques. Désormais, la
généralisation de la problématique communicationnelle – qui va de
pair avec une réflexion inédite sur les « micro-pouvoirs » (M. Fou‐
cault) – tendent toutes deux à renouveler l’analyse des rapports entre
discours et société, discours et influence. La dissémination des nou‐
velles technologies et des nouvelles formes de décision place au centre
du débat la recherche sur les stratégies discursives, conférant à l’ana‐
lyse du discours une position privilégiée.

3. Les concepts descriptifs


À partir d’une lecture de Michel Foucault, Dominique Maingue‐
neau a dérivé et introduit nombre de concepts dans le domaine de
l’analyse du discours. La portée de ce dispositif conceptuel ouvre à la
discipline des perspectives de développement importantes, tout en lui
conférant des assises solides.

1. « On passe d’une approche structuraliste et parfaitement close du “discours”, où les sujets étaient
assujettis au “sens” préconstruit, à des interrogations sur la construction du “fil” du discours, l’hétéro-
généité, ou la circulation des énoncés et des sens à travers des ensembles de textes » (S. Bonnafous, ibid.).

130 Éléments d’analyse du discours


La notion d’institution discursive
Trois principes-forces sont affirmés pour articuler à travers la
notion d’institution discursive, le rapport d’implication réciproque
qui existe entre la dimension énonciative des discours et leur dimen‐
sion proprement institutionnelle.
Afin de spécifier la notion d’institution discursive, D. Mainguenau
lui substitue celle de pratique discursive « pour désigner cette réver‐
sibilité essentielle entre les deux faces, sociale et textuelle, du dis‐
cours » (1987, p. 39).
Le premier de ces principes consiste à postuler le primat de
l’interdiscours. Selon D. Maingueneau (1984, 11) qui fonde ici sa
réflexion sur le postulat dialogique de Bakhtine : « L’unité d’analyse
pertinente n’est pas le discours mais un espace d’échanges entre plu‐
sieurs discours. » Récusant cependant le caractère « trop vague » de
cette notion, D. Maingueneau reconstruit l’idée d’interdiscours au
profit d’une « triade » conceptuelle qui permet de mieux cerner un
mécanisme qui culmine dans la mise en texte. Il distingue entre l’uni‐
vers discursif, les champs discursifs et les espaces discursifs.
L’univers discursif coïncide avec « l’ensemble des formations dis‐
cursives de tous types qui interagissent dans une conjoncture donnée »
(ibid., p. 27). L’univers discursif « définit […] l’horizon à partir
duquel seront construits des domaines susceptibles d’être étudiés »
(ibid., p. 28). Les domaines étudiés, caractérisés comme champs dis‐
cursifs, désignent à leur tour « un ensemble de formations discursives
qui se trouvent en concurrence, se délimitent réciproquement en une
région déterminée de l’univers discursif » (ibid., p. 29). D’autre part,
c’est « à l’intérieur du champ discursif que se constitue un discours »
et « qu’un discours se constitue avec tous les discours de ce champ »
(ibid.). Par ailleurs, les espaces discursifs délimités dans le champ
discursif représentent des « sous-ensembles de formations discursives
dont l’analyste juge la mise en relation pertinente » (ibid.).

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 131


Mais comme chez Michel Foucault, la pierre d’angle de cet édifice
consiste dans la conception polémique qui dérive de cette vision de
l’interaction sémantique. Les espaces discursifs s’affrontent comme
des blocs en permanente interférence, faisant fond sur une « interin‐
compréhension réglée » (ibid., p. 11), d’où il résulte une saisie du « sens
comme malentendu » (ibid.). Enfin, la mise en œuvre effective du
discours suppose la maîtrise du système de contraintes afférent à un
champ discursif spécifique. Cette compétence (inter)discursive
mobilise de la part des énonciateurs situés dans une interaction deux
aptitudes principales (ibid., p. 54) : l’aptitude à reconnaître l’incom‐
patibilité sémantique des énoncés de l’autre avec son propre discours,
et l’aptitude à « interpréter » et « traduire » les énoncés jugés incom‐
patibles « dans les catégories de son propre système de contraintes »
(ibid.). Dans ses détails, la polémique théologique qui oppose, au
xviie siècle, les jansénistes aux humanistes dévots a servi de para‐
digme à D. Maingueneau pour fonder la valeur opératoire de ces dis‐
tinctions : dans l’univers discursif classique, les pièces de cette querelle
(espaces discursifs) sont prélevées à l’intérieur du domaine du discours
catholique (champ discursif ).
Le deuxième critère est celui de la centralité du positionnement
(1984, 136) de l’activité énonciative : d’une part à travers l’existence
de groupes qui sont les vecteurs de production et de diffusion effectifs
des discours, d’autre part à travers l’insertion ou le rattachement de
toute activité énonciative dans une tradition discursive reconnue. De
la sorte, les deux paramètres de l’institution et de la mémoire condi‐
tionnent la production des textes dans une société donnée.
Le troisième principe, qui permet de délimiter un espace d’inter‐
férence immédiat entre l’amont de l’activité énonciative (le processus
de sa production) et son aval (les différentes étapes de sa réception),
consiste à habiliter comme objet de l’analyse du discours à part entière
la réflexion et la recherche sur les procédures d’inscription discursive.

132 Éléments d’analyse du discours


La mesure rigoureuse de cette tentative pour articuler l’institution
sociale de la discursivité avec l’institution discursive de la subjectivité
suppose donc que l’on prenne respectivement en compte les deux
manières dont une activité énonciative assure son positionnement.

Les indices textuels


Cette expression désigne l’ensemble des plans ou des niveaux
d’analyse du discours qui permettent de l’appréhender sous son ver‐
sant textuel. Le texte, autrement dit sa texture ou sa « clôture », porte
toujours trace d’autres textes. C’est là, contre toute idée reçue, son
hétérogénéité même, qui s’articule toutefois avec une unité de surface.
Cette dépendance foncière du texte à l’égard d’autres séries d’énoncés
se structure autour de la notion d’intertextualité (ibid., p. 84). Cette
notion reformule chez Maingueneau la catégorie du « domaine asso‐
cié » de l’énoncé chez Michel Foucault. Or il convient de distinguer
deux dimensions intertextuelles :
● l’intertextualité « interne » équivalente à « la mémoire discursive
intérieure au champ » ;
● l’intertextualité « externe » qui réfère, pour sa part, au « rapport
qu’un discours entretient à d’autres champs selon qu’ils sont
citables ou non » (ibid., p. 84).
C’est selon cet axe fondamental de l’intertextualité que se com‐
prennent les différents plans du texte.
L’institution discursive de la subjectivité marque formellement
dans le texte la manière dont l’énonciation se représente elle-même.
L’acte énonciatif se signale pour ainsi dire de façon à exhiber sa propre
réflexivité, en un geste presque théâtral. Cette monstration que
D. Maingueneau (1991, p. 112-113) conceptualise en termes de scé‐
nographie organise le texte sur au moins deux plans de structuration.
Dans la mesure où un texte s’enracine dans une tradition discursive,
et qu’à travers ses contenus propres, il légitime cette filiation, il se

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 133


construit comme le principal acteur d’une scène dont le jeu propre se
déploie sur fond d’un décor englobant. En ce sens, chaque texte met
en œuvre une deixis instituée qui suppose l’arrière-plan, lui-même
explicité ou perceptible à travers l’implicite, d’une deixis fondatrice.
Le texte se donne alors, avec ses coordonnées spécifiques (subjectives,
spatiales, temporelles) comme la mimésis ritualisée de cet arrière-plan
dont il épouse la trace, redoublant ses repères temporels (sa chrono‐
graphie) et ses repères spatiaux (sa topographie). Ainsi, tout texte à
caractère idéologique rejoue-t-il la « scène primitive » de sa fondation,
en prenant toutefois soin de légitimer le propos qu’il tient à partir de
coordonnées énonciatives qui le relient à sa conjoncture. Le texte de
la Commémoration du bicentenaire de la Révolution française, signé par
le ministre d’État Edgar Faure, outre qu’il s’étayait sur la représenta‐
tion que les Français d’aujourd’hui se font de leur propre histoire,
s’efforçait en tous points de relier le présent à un passé, point d’origine
de l’identité nationale, dont l’actualité de l’année 1989, ainsi mise en
perspective, serait le juste prolongement (Sarfati, 1989).
Le mode d’énonciation (Maingueneau, 1984, 98) détermine le
second paramètre important qui permet de rendre compte de la tex‐
ture du texte. Il concerne notamment l’examen des propriétés ou des
qualités que l’énonciateur montre de lui à travers ses manières de dire.
Ce niveau d’analyse ouvre au domaine de l’ethos, terme emprunté à
la Rhétorique d’Aristote (1378a). Dans un texte qui préfigure le regain
d’intérêt pour cet aspect du discours, O. Ducrot (1980, 200) en pro‐
pose la redéfinition suivante :
« Il faut entendre par là les mœurs que l’orateur s’attribue à lui-
même par la façon dont il exerce son activité oratoire. Il s’agit […]
de l’apparence que lui confèrent le débit, l’intonation, chaleu‐
reuse ou sévère, le choix des mots, des arguments (le fait de
choisir ou de négliger tel argument peut apparaître symptoma‐
tique de telle qualité ou de tel défaut moral). »

134 Éléments d’analyse du discours


Pour sa part, D. Maingueneau reconstruit ce concept en fonction
de « l’imaginaire du corps qu’implique l’activité de parole » (1995,
57). Il distingue entre trois niveaux de monstration de l’ethé d’un
texte : le ton du texte (qui ne se confond pas avec la voix), la corpo‐
ralité et le caractère (respectivement, l’ensemble des caractéristiques
physiques et psychologiques imputables, par reconstruction, à l’énon‐
ciateur). Ces trois composantes de l’ethos permettent de caractériser
l’ensemble textuel relativement à des degrés d’incorporation :
● de l’énonciateur dans « son » texte ;
● du texte dans un champ discursif spécifique.

Le mode de cohésion (1984, 102 et sq.) définit le troisième niveau


d’analyse notable. Le mode de cohésion d’un texte s’articule et s’éva‐
lue donc à l’échelle de l’intradiscursivité. Son étude privilégie l’examen
de tous les mécanismes linguistiques qui confèrent au texte son unité
logico-sémantique, respectivement sa cohérence et sa cohésion. Selon
Maingueneau (Ibid.), l’analyse rigoureuse de la structuration interne
du texte appelle (dans une perspective qui est alors celle de la gram‐
maire de texte) la prise en compte :
● de la « découpe discursive » (ce terme désigne l’appartenance des
textes à un genre et à un type de discours) ;
● des enchaînements discursifs. Les régularités observables qui
fondent l’unité du texte relèvent en dernière analyse d’une théorie
de l’anaphore, c’est-à-dire de la répétition et de la reprise des for‐
mes et des schémas discursifs.
C’est notamment dans ce cadre que la compréhension de la thé‐
matique textuelle se justifie pleinement.
Le code langagier (1993 et 1995, 60-61) de l’énonciateur définit
enfin le dernier niveau d’analyse du texte. Il correspond à l’examen
des qualités lexicales et syntaxiques d’une composition qui assurent,
par exemple le positionnement d’un auteur, tout en faisant la parti‐
cularité de sa langue. De manière plus concrète, le code langagier,

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 135


également identifié comme périlangue se laisse définir comme une
« négociation », à travers le « plurilinguisme constitutif de toute
langue » entre sa « limite externe » – ou hyperlangue (caractérisée
par des emprunts à des idiomes étrangers) et sa « limite interne » –
ou hypolangue (pluriglossie inhérente à tout système en usage, par
le biais de ses variantes dialectales, sociolectales, etc.).
Ces principaux facteurs ne sont pas dissociables et ils contribuent
à part égale à organiser la particularité d’un texte. Leur intégration
réciproque fonde le contrat énonciatif qui est la condition sine qua
non de la recevabilité du texte. La convergence de tous ces paramètres
a pour résultat de permettre un effet de reconnaissance, et le cas
échéant d’interpellation/identification chez le coénonciateur (du fait
d’une adhésion à la scénographie, mais aussi à l’ethos qui se dégage
du texte, à l’intérêt que suscitera chez lui la thématique ainsi qu’une
langue qu’il reconnaîtra comme sienne). La nature spéculaire de ce
dispositif anticipe et participe pleinement du contrat de lecture qui
fait qu’un livre et un auteur vont trouver « leur » public.

La pragmatique topique et les « évidences »


du discours
Malgré sa fécondité théorique, l’AD classique demeure tributaire
de modèles philosophiques (Althusser, Foucault/Mainguenau) qui ne
permettent pas de penser dans le détail l’articulation du discours. En
effet, la théorie de l’idéologie ne comporte pas de sémantique, et la
théorie de l’archive laisse pendante la question du texte. Il en résulte
un double déficit théorique.
La pragmatique topique (G.-É. Sarfati, 2008) propose une
conception sémio-discursive du discours qui permet d’une part de
décrire les mécanismes d’évidence, d’autre part les mécanismes énon‐
ciatifs qui sous-tendent la production et la circulation des énoncés,
en caractérisant de façon précise leur organisation linguistique. Ainsi,

136 Éléments d’analyse du discours


la question longtemps débattue de savoir comment s’organise la mise
en commun du sens dans une société donnée (une topique sociale),
y est abordée dans des termes qui permettent de déboucher sur un
format d’analyse rigoureux.
Cette problématique s’appuie sur un postulat : un ensemble dis‐
cursif doit toujours être compris et analysé à partir de deux para‐
mètres : d’abord en tant qu’expression d’une institution de sens
spécifique, ensuite en tant qu’expression d’une communauté de sens
spécifique (G.-E. Sarfati, 2014). Une institution de sens coïncide
avec un domaine de pratique (une praxis), et se subdivise en com‐
munautés de sens (par exemple, l’analyse du discours en tant qu’ins‐
titution de sens se subdivise en communautés de sens : AD
médiatique, politique, littéraire, didactique, etc.).
Ajoutons qu’une institution de sens (un domaine de pratique),
compte tenu des communautés de sens qu’elle intègre, produit son
propre « sens commun ». Autrement dit, dans une société donnée, il
n’y a pas un seul sens commun, mais autant de sens commun qu’il
existe d’institution de sens. Le sens commun se définit par l’ensemble
des manières de dire et des savoirs propres aux acteurs d’une même
communauté de sens.
En tant que système ouvert, et envisagé selon sa dynamique propre,
toute pratique sociodiscursive est susceptible de divers modes de
variations, plus ou moins typiques. Il s’agit alors de distinguer entre
trois grandes formes d’expression du sens commun : le canon, la vul‐
gate, la doxa. Le canon correspond à l’institution normative du sens
commun, il définit la topique fondatrice d’une pratique (par
exemple : le Cours de linguistique générale de Saussure, compris
comme canon du champ des sciences du langage). La vulgate consiste
dans les procès de « reprises » par banalisation du discours canonique
(c’est le propre de l’enseignement, et des discours de transmission).
La doxa enfin, constitue le dernier terme d’un processus de reprise,

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 137


éloigné de l’expression canonique, et obtenu par reformulations libres
(la doxa est le lieu de la naturalisation des normes d’une pratique).
Ces distinctions permettent de déduire un format d’analyse étayé sur
un ensemble de critères fonctionnels sûrs, vérifiables et opératoires.
En schéma :

Moments du Topique insti- Topique Topique


sens commun tuée transmise naturalisée
CANON VULGATE DOXA
(1) Statut Exposée (forte) Expliquée Extrapolée
discursif (moyenne) (faible)
(2) Régime Production Transfert Conversion
sémantique sociolectale sociolectal translectale
(3) Portée Instituante Instituée Destituée
déictique
(4) Forme Hétérogénéité Hétérogénéité Hétérogénéité
d’hétérogénéité constitutive montrée mar‐ montrée-non
quée marquée
(5) Visée Protensive Tensive Rétensive
pragmatique (futur) (présent) (passé/présent)
(6) Degré de Autoréférée Coréférée Télé-référée
réflexivité
Type de saisie Précoce (1) Médiane (2) Tardive (3)

Les critères différentiels, qui distinguent le canon de la vulgate, et


la doxa des deux autres modalités du sens commun d’une commu‐
nauté de sens, se justifient ainsi :
1) le statut discursif se comprend en terme de légitimité : celle du
canon est de fait supérieure à ses reformulations successives en
« vulgate » (moyenne), puis en « doxa » (faible) ;
2) le régime sémantique du canon est tributaire de genres chaque fois
spécifiques, compte tenu de l’institution de sens (loi, règlement,
code, traité) dont il institue les normes. Leurs reformulations

138 Éléments d’analyse du discours


consistent toujours dans un processus de transfert discursif qui
suppose l’usage d’autres genres (de la vulgate, de la doxa) ;
3) la portée déictique concerne la visée du discours : instituante dans
le cas du canon, instituée pour la vulgate, destituée pour la doxa
(c’est-à-dire détachée de ses ancrages formels initiaux) ;
4) le régime d’hétérogénéité est constitutif pour le canon (qui suppose
d’autres discursivités), montré-marqué pour la vulgate (qui « cite »
généralement ses « sources »), montrée-non marquée pour la doxa
(qui ne « cite » pas clairement ses « sources ») ;
5) la visée pragmatique du canon régit le futur de l’institution de sens,
la vulgate l’actualise, tandis que la doxa « regarde » vers les lieux
de sa provenance (même si l’énonciateur les méconnaît) ;
6) le degré de réflexivité du canon est radical, le canon prétend ne faire
référence qu’à soi (autoréférence), tandis que la vulgate est « coré‐
férée » (au canon qu’elle « reprend », explicite ou adapte), la doxa
fait lointainement référence aux deux autres modes, d’où le terme
de « télé-référée ».
Précisions enfin que ces distinctions aident en outre à clarifier
nombre d’enjeux terminologiques : « sens commun » n’est pas syno‐
nyme de « doxa », et « doxa » ne l’est ni de « sens commun » ni de
« vulgate ». Il en va de même du terme d’idéologie, indûment
confondu avec le terme de « doxa », et souvent tenu pour un équivalent
de « sens commun ». L’idéologie constitue une autre traduction du
sens commun, souvent construite à partir de résidus axiologisés soit
de la vulgate, soit de la doxa (Sarfati, 2016). L’analyse de cette moda‐
lité discursive du sens commun est désormais accessible à l’analyse
informatique des données (Djemili, S.-Longhi, J.- Marinica, J.- Kot‐
zinos, D.- -Sarfati, G.-E, 2014).
La pragmatique topique confère ainsi une base méthodologique et
conceptuelle solide au domaine de l’AD ; ses distinctions tendent
également à renouveler la conception usuelle de l’analyse des corpus
linguistique, en tenant compte des modes de variation d’un discours

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 139


(G.-E.Sarfati, 2018a). Elle est également susceptible d’application
en linguistique de corpus, ainsi qu’en statistique textuelle. Ce modèle
fournit un cadre théorique capable de réinvestir l’ensemble des pra‐
tiques et des formations de sens qui leurs sont associées. Par là-même,
il rend possible deux modes d’intervention : une posture descriptive,
seulement soucieuse de rendre compte des mécanismes de la mise en
commun du sens, mais aussi une posture rebelle (Sarfati, 2017) dotée
des moyens théoriques d’une pratique critique conséquente (conçue
comme doxanalyse).

La théorie des objets discursifs


S’appuyant sur la pragmatique topique (supra : 3.3.), ainsi que la
théorie des formes sémantiques (P. Cadiot-Y.-M. Visetti, 2001),
avec un ancrage phénoménologique et énonciatif de l’activité langa‐
gière, la théorie des objets discursifs développée par J. Longhi,
considère le corpus comme le lieu de réalisation de, et le niveau d’accès
à, la prise sociocognitive et langagière du monde par le sujet, dont la
matérialité langagière corporéifie la saisie.
Dans la Théorie des objets discursifs ( J. Longhi, 2008) les unités lin‐
guistiques sont considérées comme des objets, c’est-à-dire des syn‐
thèses d’apparences perceptives, constituées par l’activité discursive,
d’où l’appellation d’objet discursif. S’adossant à des études séman‐
tiques en corpus, cette théorisation propose une élaboration phéno‐
ménologique de la construction du sens en discours, qui s’inscrit dans
le cadre de la pragmatique topique. Aussi, la variété du sens des objets
discursifs, qui apparaît dès lors que l’on s’intéresse à de vastes corpus,
n’est plus problématique, puisque le sens est constitué par des méca‐
nismes lexicaux, textuels, et discursifs : le sens d’une unité provient
d’une dynamique qui intègre une perception sémantique propre à
l’objet, et se déploie dans des configurations textuelles, et des situa‐
tions de discours, qui en déterminent la spécificité. L’unité objet

140 Éléments d’analyse du discours


discursif intègre l’activité de nomination qui en est à l’origine. Le
corpus est considéré comme un observatoire nécessaire à l’analyse du
sens des objets discursifs, et il est conçu comme une entité dynamique
(il n’est pas un relevé d’occurrences). Le corpus est le siège des phé‐
nomènes linguistiques qui aboutissent à l’attestation de faisceaux de
topoï, permettant de circonscrire la/les doxa propres à certaines com‐
munautés de sens, qualifiant ainsi au plan sémantique différentes
régions d’un même sens commun par la variété de ses objets discursifs
(différents topoï liés à une même communauté idéologique) ou de
caractériser différents sens communs par la comparaison de tel ou tel
objet discursif dont ils partagent l’usage sans en partager le sens. Par
exemple, dans le premier cas, le sens commun libéral serait caractérisé
par l’usage de certains objets discursifs, tels que liberté, justice,
homme, etc. Dans le second car, l’objet liberté permettrait de diffé‐
rencier le sens commun libéral du sens commun conservateur : bien
que partageant l’usage de cet objet, ils n’en partagent pas le sens.
Le corpus rend compréhensible cette dynamique du niveau le plus
local (palier du morphème ou mot) à l’organisation textuelle, jusqu’à
l’insertion en discours, selon une pratique sociale et une orientation
argumentative donnée. Le corpus est donc le siège des phénomènes
linguistiques qui aboutissent à l’attestation de faisceaux de topoï,
permettant de circonscrire la/les doxa propres à certaines commu‐
nautés de sens, qualifiant ainsi au plan sémantiques différentes
régions d’un même sens commun par la variété de ses objets discursifs
(différents topoï liés à une même communauté idéologique) ou de
caractériser différents sens communs par la comparaison de tel ou tel
objet discursif dont ils partagent l’usage sans en partager le sens.
L’analyse doit généralement être menée sur des corpus hétérogènes,
et l'hétérogénéité des données garantit la possibilité de caractériser
les types ou les genres de discours, ou encore des formations discur‐
sives, des positions énonciatives, etc. L’intérêt de ce modèle d’analyse
est donc de pouvoir faire varier les objets de recherche, et les points

Chapitre 5. Mise en perspective de l’analyse du discours 141


de vue adoptés sur un même objet. Il permet en particulier de saisir
la tripartition canon-vulgate-doxa dans son dynamisme sémantique,
en offrant un moyen d’accès à la circulation des objets discursifs entre
les textes, et de prendre en considération leurs circulations selon dif‐
férents régimes d’énonciation.
L’analyse de corpus telle qu’elle est définie dans cette théorie
(Longhi 2018) se donne pour objet la description, conjointe ou dif‐
férenciée, compte tenu des critères d’analyse distinctifs, de chacun
des modes de variation possibles, des discours considérés. Cette
méthodologie précise la conception du corpus en AD en mettant au
cœur de la problématique la perspective philologique/herméneutique,
et la question de l’hétérogénéité des données nécessaire à la prise en
compte de la variation. Cet ouvrage valorise donc la constitution de
corpus comme terrains d’analyse, selon une méthode fondée sur la
variation, avec une attention portée aux formes sociodiscursives. Elle
s’incarne dans la constitution de corpus numériques, et l’usage
d’outils informatiques, tout en conservant le souci constant d’une
prise en compte raisonnée de la matérialité discursive et plus large‐
ment sémiotique.

142 Éléments d’analyse du discours


Conclusion

Au terme de cet ouvrage, plusieurs remarques s’imposent. L’ana‐


lyse du discours s’est peu à peu constituée en discipline autonome, à
l’égard d’une linguistique fonctionnelle, en conquérant ses droits à
fonder un véritable programme de description du discours. L’auto‐
nomie de l’analyse du discours n’implique nullement son indépen‐
dance à l’égard des sciences du langage, avec lesquelles elle partage
fondamentalement le même objet. Une approche méthodologique
privilégiant l’exposé des conceptions et des catégories descriptives
permet au moins de cerner le fond théorique commun à toutes les
démarches qui revendiquent leur appartenance à ce domaine. Cet
aspect des choses suffit sans doute, dans le cadre d’une introduction,
à rendre compte de l’unité profonde du domaine. Unité également
conquise au gré des mutations théoriques puisque les principales
conceptualisations de l’analyse du discours comme l’angle d’étude de
ses objets les ont résolument conduites à prendre acte de l’interaction
constitutive de tout discours. Au-delà d’un lot de concepts communs
qui confère à l’analyse du discours ce contour homogène, cette dis‐
cipline se caractérise aussi par un dynamisme interne qui justifie
jusqu’à un certain point sa grande diversification depuis la fin des
années quatre-vingt. Ce qui coïncide, de manière générale, avec ce
que l’on a appelé « le tournant pragmatique » de la linguistique. Ainsi,
le discours politique et le discours littéraire ne sont plus les objets
exclusifs, ni l’apanage de l’analyse du discours, ainsi qu’en témoignent
les récentes recherches.
Si les disciplines académiques restent largement investies par
l’analyse du discours, elles ne sont pas seules privilégiées. De nouvelles
orientations se font jour, engageant de plus en plus les analystes du

Conclusion 143
discours à explorer une pluralité en prise directe sur le monde des
pratiques communes. Ainsi que nous avons tenté de le montrer, les
enjeux de l’analyse du discours sont politiques, bien au-delà d’une
compréhension restreinte de ce terme. C’est ainsi que l’infléchisse‐
ment pragmatique de l’analyse du discours a conduit ses protagonistes
à réintégrer toutes sortes de discours en vue d’éclairer des situations
différentes : discours produits dans les situations de travail, discours
médiatiques, discours tenus en situations d’apprentissage – autant
d’approches redéfinies qui supposent et entraînent de nouvelles théo‐
risations. Si ces angles d’analyse semblent indiquer une prédilection
de nature sociologique pour l’événement et l’actualité contemporaine
des processus d’interaction, d’autres perspectives, conjuguées aux
précédentes, s’articulent à des enjeux historiques et culturels qui
éclairent l’interrogation présente sur le sens. Tel est le cas des
recherches portant sur l’histoire du discours, le discours philoso‐
phique, ou encore le discours lexicographique. Il ne faut pas non plus
négliger l’essor salutaire de l’analyse des données, ni l’impact certain
des nouvelles théorisations.
Pratique d’élucidation, pratique interprétative, l’analyse du dis‐
cours peut très largement prétendre à redéfinir pour aujourd’hui les
exigences d’une véritable fonction critique.

144 Éléments d’analyse du discours


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Revue de l’Association Internationale de Sémiotique, De Gruyter,
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Klincksieck.
*Consulter également l’article « Analyse des données textuelles » (Wikipedia)

5. Compléments
Usuels
Maingueneau, D. – Charaudeau, P. (dir.), (2002), Dictionnaire
d’analyse du discours, Paris, Le Seuil.
Detrie, C. – Siblot, P. – Vérine, B. (dir.), (2017), Termes et concepts
pour l’analyse du discours. Une approche praxématique, Paris, Honoré
Champion ; Nouvelle édition.
Longhi, J. – Sarfati, G.-E. (2011), Dictionnaire de pragmatique,
Paris, Dunod.

160 Éléments d’analyse du discours


Paveau, M.-A. (2017), L’analyse du discours numérique. Dictionnaire
des formes et les pratiques, Hermann.
Plantin, C. (2016), Dictionnaire de l’argumentation. Une introduction
aux études d’argumentation, ENS Editions.
Le lecteur pourra en outre se reporter aux différents numéros spéciaux
que la revue Langages a régulièrement consacrés aux développements
de ce domaine :
L’Analyse du discours, no 13.
Le Discours politique, no 23.
Analyse du discours, langue et idéologies, no 37.
Typologie du discours politique, no 41.
Analyse linguistique du discours jaurésien, no 52.
Analyse du discours et linguistique générale, no 55.
Analyse du discours politique, no 62.
Le Congrès de Metz du Parti socialiste, no 71.
Analyse de discours, nouveaux parcours, no 81.
Les Analyses du discours en France, no 117.
L’Analyse du discours philosophique, no 119, etc.

Revues
Buscila
Bulletin du Centre d’analyse du discours
Cahiers pour l’analyse
Dialectique
DRLAV
Faits de langue
Hermès
Histoire Épistémologie Langage (HEL)
Langage et Société
Langue française
Les Cahiers de lexicologie

Bibliographie 161
Les Cahiers de médiologie
Les Carnets du Cediscor
LINX ; Modèles linguistiques
Mots/Les langages du politique
Pratique
Revue de sémantique et de pragmatique.

Collectifs récents
Analyse du discours et sociocritique, Littérature, n° 140, (2006),
Larousse, Paris.
Catégories pour l’analyse du discours, Semen n° 21, (2006), Presses uni‐
versitaires de Franche-Comté.
Discours et sens commun, Langages, n° 170, (2008) Larousse, Paris.
Matériaux philosophiques pour l’analyse du discours, Semen, (2011),
Presses universitaires de Franche-Comté.

Revues numériques
Marges linguistiques : http://www.marges-linguistiques.com
Texto : http://www.revue-texto.net

162 Éléments d’analyse du discours


Table des matières

Sommaire 5

Introduction 7
1 Émergence de l’analyse du discours 7
2 Particularité de l’analyse du discours 8
3 Orientations de cet ouvrage 8

1 Délimitation du domaine 11
1 La tradition du Cours de linguistique générale et la
question du « discours » 11
2 Au-delà de la phrase : la Discourse Analysis de Z. Harris
et la Sémantique structurale de A.J. Greimas 14
3 Le problème terminologique 16

2 Discours et énonciation (l’unité du discours) 23


1 L’ancrage du discours 23
La notion de subjectivité linguistique 23
De l’énonciation à l’énoncé 25
2 Le matériel linguistique 26
Lexique et subjectivité 26
L’hypothèse pragmatique 33
3 Les facteurs d’unification du texte 36
La notion de progression thématique 37
La progression à thème constant 38
La progression à thème linéaire 39

Table des matières 163


La progression à thème divisé 39
4 Les facteurs de cohésion argumentative 40
Les régulations argumentatives 41
Argumentation et topoï 42
Caractéristiques des topoï 43
La notion de parcours interprétatif 44
Topoï, mots pleins et mots vides 46
5 Temporalité et temps linguistique 48
La distinction discours/histoire 50
Les constructions mixtes 53
6 Analyse du discours, subjectivité, instance
d’énonciation 57
Subjectivité et archive 57
Stratégies énonciatives 58

3 La texture du discours (le dialogisme généralisé) 63


1 Les dépendances du discours 63
Le point de départ 63
Aspects de la transtextualité 64
2 L’altérité intégrée 69
Parler avec : la « polyphonie » 69
Dire et dédire : le mot d’esprit 70
Contredire : nier, réfuter, récuser 71
La dérive du dit : présupposer 73
3 L’altérité déclarée 74
Discours direct 74
Discours indirect 77
Discours indirect libre 79
4 L’altérité manifestée 82
Coexistences discursives 82
Dire à distance 83
Valeurs des citations 86

164 Éléments d’analyse du discours


5 Les opérations métadiscursives (dire et redire) 90

4 La question des types et le problème de la compétence 93


1 Le problème typologique 93
Position du problème 93
Critique des bases typologiques 94
2 Compétence textuelle et schémas prototypiques 95
Cognition et textualité 95
Donner sens / prendre sens 97
Discours, textes et effet de texte 98
Vers des types de textes et prototypes de séquences 99
3 Le cas de la séquence dialoguée 101
Caractéristiques du dialogue 101
Notions d’analyse dialogale 103
Varia : types d’insertions 104

5 Mise en perspective de l’analyse du discours 109


1 Le contexte épistémologique global 109
La situation historique de l’analyse du discours 109
La constitution du champ de l’analyse du discours : position
théorique et institutionnelle 111
2 Les cadres philosophiques de l’analyse du discours 118
Louis Althusser et la théorie de l’idéologie 119
Michel Foucault et les pratiques discursives 123
Des cadres philosophiques aux présupposés méthodologiques de
l’analyse du discours 127
3 Les concepts descriptifs 130
La notion d’institution discursive 131
Les indices textuels 133
La pragmatique topique et les « évidences » du discours 136
La théorie des objets discursifs 140

Conclusion 143

Table des matières 165


Bibliographie 145
1 Les textes essentiels 145
2 Lectures pour aller plus loin 150
3 Lectures relatives à l’histoire de la discipline 158
4 Analyse des données textuelles 160
5 Compléments 160
Usuels 160
Revues 161
Collectifs récents 162
Revues numériques 162

Index 167

166 Éléments d’analyse du discours


Index

A clause(s), 103
acte de parole, 30, 34, 73 code langagier, 135
acte de référence>, 25 cohérence, 16, 36, 37, 59, 93, 99, 135
adjectifs subjectifs, 32 cohésion, 36, 37, 40, 93, 99, 135
analyse automatique du discours, 117 communautés de sens, 137
analyse conversationnelle, 18 compétence idéologique, 31
analyse harrisienne, 116 compétence (inter)discursive, 132
approche analytique, 127–129 compétence interprétative, 83, 97
approche intégrative, 128, 129 compétence linguistique, 96
approche réaliste, 127 compétence textuelle, 95, 96
approche représentative, 127 concept, 69
architextualité, 65 conception représentationnaliste du
langage, 129
archive, 57, 58, 126, 136
concept(s), 9, 11, 12, 14, 15, 28, 35, 69,
arrière-plan doxique, 74
91
autonyme, 84
consensus, 102, 106
autoréférence, 139
contexte, 12, 14, 35, 52, 59–61, 84, 94,
axiologie, 30, 31 109, 110, 114
B contraintes discursives, 97
brouillage, 53, 56, 108 contraintes extralinguistiques, 98
contraintes locales, 97
C contraintes textuelles, 97
canon, 137–139 contrat de lecture, 136
captation, cf. subversion, 68 contrat énonciatif, 136
caractère, 20, 28, 29, 43, 44, 56, 59, 71, corporalité, 135
79, 84, 93, 101–103, 106, 107, 111, cotexte, 59, 60
113, 121, 131, 134, 135 critères fonctionnels, cf. Sens
champs discursifs, 131 commun, 138
chronographie, 134
citation, 78, 86–90

Index 167
D enchaînements discursifs, 135
découpe discursive, 135 énoncé, 17–19, 25, 26, 33, 42, 44, 47,
58, 60, 69–71, 73, 75, 76, 79, 81,
déictiques spatiaux, 27
84, 87, 97–99, 113, 116, 124–126,
deixis, 26, 28 128, 133
deixis fondatrice, 134 énoncés métacommunicationnels, 91
deixis instituée, 134 énoncés métadiscursifs, 91
dialogisme, 9, 63 énoncés métalinguistiques, 91
dialogue, 23, 51, 59, 82, 101–105 énonciateur, 27, 51, 52, 69–74, 87, 88,
dialogue dialectique, 105 90, 97, 104, 125, 134–136, 139
dialogue éristique, 105 énonciation, 9, 13, 17, 19, 23–29, 32–
dictum, cf. modus, 25, 26 34, 36, 44, 48–51, 53, 55–59, 63,
dimension configurationnelle, 99 69, 71, 75, 77–79, 84, 87, 94–97,
dimension séquentielle, 99 99, 123–125, 129, 133, 134
discours, 7–9, 11–21, 23–25, 27, 33– enthymème, cf. syllogisme, 128
35, 37, 41, 48–55, 57–61, 63–65, espace linguistique, 111
68–70, 73, 74, 76–96, 98, 102, espaces discursifs, 131, 132
109–119, 121–124, 126–137, 139, ethnométhodologie de la
143, 144, 146, 158 communication, 103
discours direct, 74–77, 79, 81 ethos, 134–136
discours indirect, 77
discours indirect libre, 79, 81 F
discours (typologie des), 61 fonction du langage, 13
disponibilité, 35 fonction énonciative, 125, 126
domaine associé, 125, 133 fonction représentative, 25
dominante séquentielle, 100 formation discursive, 124, 126
doxa, 41, 137–139 formation sociale, 119, 123
doxanalyse, 140 formes topiques, 45, 46
dynamique du texte, 38 fréquence, 35, 79, 80, 107, 128

E G
échange, 54, 61, 91 genres de discours, 35, 94, 98
École de Paris, 19, 116 gradualité, 44, 46
École française d’analyse du discours, grammaire de texte, 17, 135
18, 57, 94, 115, 116 guillemets, 78, 80, 83–87
Effet de subjectivité, 59, 121
effet de texte, 95, 98, 99
H
herméneutique, 61, 90, 110

168 Index
hétérogénéité, 9, 63, 66, 74, 79, 91, 93, intervention(s), 8, 29, 51, 103, 113,
95, 101, 104, 106, 108, 130, 133, 114, 140
139 intraphrastique, 37
hétérogénéité constitutive, 91 ironie, 70
hétérogénéité montrée, 91 isosémie, 41
hétérogénéité séquentielle, 104 isotopie, 36, 40
hyperlangue, 136
hypertextualité, 65 L
hyperthème, 39 langage, 7, 8, 11–14, 17–19, 23–25,
hypolangue, 136 31, 34, 36, 49, 74, 75, 83, 88, 94,
101, 111–113, 117, 121, 124, 127,
I 129, 137, 143
idéologie, 45, 47, 115, 117, 119–122, langue, 11–14, 17–19, 25, 30, 31, 34–
127, 129, 136, 139 36, 41, 48, 49, 60, 76, 83, 88, 91,
96, 97, 111, 112, 114, 116, 123,
inconscient, 120
124, 135, 136
incorporation, 135
lexicométrie politique, 116, 117, 129
indices de personnes, 26, 28, 52, 54,
lexique fondamental, 34
55, 76
linguistique structurale, 13, 19
indices textuels, 133
linguistique textuelle, 9, 93, 94, 97, 99,
infrastructure, 119
101
inscription discursive, 132
locuteur, 13, 18, 19, 24–26, 28–33, 43,
insertion de séquence, 100 47, 48, 50, 51, 58, 69–74, 76, 77,
insertion du dialogue dans un récit, 84–86, 96
100 loi de motivation, 107
insertion du discours dans un récit, 53 loi d’information, 107
insertion du récit dans le dialogue, 106
insertion du récit dans le discours, 54 M
institution de sens, 137 macro-propositions, 100
institution discursive, 131, 133 matérialité discursive, 112
interaction, 34, 63, 69, 94, 98, 102– métadiscours, 91
105, 129, 132, 143 métatextualité, 65
interdiscours, 60, 94, 131 modalité d’, 29
interférences lexicales, 82 modalité déontique, 33
interphrastique, 16, 37 modalité énonciative, 123
intertextualité, 20, 64, 66, 133 modalité épistémique, 33
intertextualité externe, 133 modalité expressive, 33
intertextualité interne, 133 modalités d’énoncés, 30

Index 169
mode de cohésion, 135 pragmatique topique, 136, 139
modus, cf. dictum, 25, 29 pratique discursive, 126, 131
monologue narratif, 106, 107 préconstruit, 130
mots du discours, 41, 47 présupposition, 73, 74
présupposition résolue, 37
N progression thématique, 37, 38, 40
négation, 71, 72, 105 propos, cf. rhème, 37–39
négation descriptive, 72 prototypes, 95, 99, 101
négation métalinguistique, 71
négation polémique, 71, 72 R
récit, 17, 50–56, 58, 59, 66, 95, 102,
O 104, 106, 107
œuvre, 21, 44, 47, 66, 72, 81, 88, 97, référent, 25, 59
100, 124, 127, 132, 134 régimes discursifs, 59
opposée à parole, 12 réinvestissement, 68
P relation argumentative, 42
paraphrasage, 91 repérage fermé, 60
paratextualité, 64 repérage ouvert, 61
paratextuels, 64 repérage semi-ouvert, 60
parcours interprétatif, 44, 45 rhème, 38
parole, 12–14, 17, 19, 26, 28, 30, 35, S
48–50, 57, 58, 68, 73, 74, 76, 77,
scénographie, 133, 136
79, 83, 85, 86, 91, 94, 96, 103, 107,
111, 135 schème de correspondance, 124
parties du discours, 29, 34 sémiotique des cultures, 19
performativité, 35 sémiotique générale, 117
périlangue, 136 sens commun, 90, 137–139
plans du texte, 133 séquences phatiques, 103
polémique, 72, 85, 90, 103, 105, 132 séquences transactionnelles, 103
polyphonie, 69, 70, 90, 102 signifiance, 18
positionnement, 20, 132, 133, 135 stéréotypes, 36, 88
postulat cognitif, 97 stratégies discursives, 59, 130
pragmatème, 34, 35 subjectivité dans le langage, 13, 42
pragmatique, 14, 23, 25, 30, 33, 34, 74, substantifs subjectifs, 30
76, 79, 81, 104, 129, 139, 143 subversion, cf. captation, 68
pragmatique lexicale, 34

170 Index
sujet, 12, 17, 19, 24, 25, 29, 32, 48, 49, topoï intrinsèques, 42
57, 58, 69, 70, 87, 91–93, 103, topos, 41, 42, 45–47
120–122, 125 topos concordant, 46
sujet parlant, 57, 69 topos discordant, 46
superstructure, 119 transdisciplinarité, 113
syllogisme, cf. enthymème, 128 transformation, 65, 67, 68
T transphrastique, 16
transtextualité, 64
temps chronique, 48
type de repérage, 59
temps linguistique, 48–50
typologie des composants
temps physique, 48
sémantiques, 83
texture du texte, 36, 134
thématique, 21, 37, 95, 124, 135, 136 U
thème, 14 unité constituante, 100
thème, cf. propos, 13, 37–40, 63, 110, unité constituée, 99
124 univers discursif, 131, 132
topique marxiste, 119
topique sociale, 137 V
topographie, 134 valeur illocutoire, 25
topoï, 41–44, 46, 47 valeur locutoire, 25
topoï extrinsèques, 42, 43 vulgate, 137–139

Index 171

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