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Laval théologique et philosophique

Science et foi : pour un nouveau dialogue


Paul Poupard

Volume 52, numéro 3, octobre 1996

Foi et Raison

URI : https://id.erudit.org/iderudit/401022ar
DOI : https://doi.org/10.7202/401022ar

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Éditeur(s)
Faculté de philosophie, Université Laval

ISSN
0023-9054 (imprimé)
1703-8804 (numérique)

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Citer cet article


Poupard, P. (1996). Science et foi : pour un nouveau dialogue. Laval théologique
et philosophique, 52(3), 761–776. https://doi.org/10.7202/401022ar

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Laval théologique et philosophique, 52, 3 (octobre 1996) : 761-776

♦ document

SCIENCE ET FOI :
POUR UN NOUVEAU DIALOGUE*

Cardinal Paul POUPARD

RÉSUMÉ : Depuis Galilée, la situation a bien changé dans les rapports entre la science et la foi.
En science, l'époque du scientisme est terminée ; on reconnaît mieux les approches complé-
mentaires de la vérité. Quant à l'Église, Vatican II affirme clairement l'autonomie de la cul-
ture, particulièrement celle des sciences. Les nouvelles avancées de la science présentent ce-
pendant de nouveaux défis, qui doivent être relevés dans un nouveau dialogue où science et foi
reconnaissent la différence et la complémentarité de leur point de vue.

SUMMARY : Since Galileo, the situation has changed in the relationship between science and
faith. The time of scienticism has passed : scientists acknowledge the complementarity of dif-
ferent ways to the truth. As for the Church, Vatican II holds to the autonomy of culture, espe-
cially of sciences. However, new discoveries in sciences raise up new challenges which should
be addressed in a new dialogue, where science and faith acknowledge the difference and the
complementarity of their own standpoint.

L a science et la foi : ne devons-nous pas choisir l'une ou l'autre, voire l'une con-
tre l'autre ? « Certes, répond un célèbre Prix Nobel, Jacques Monod, car la
science est affaire de connaissance, et la foi affaire de goût. » À l'inverse, et le para-
doxe ne manque pas de piquant, c'est Voltaire qui nous rassure : « une fausse science
fait des athées ; une vraie science prosterne l'homme devant la divinité1 ». Pour Max
Planck, fondateur de la théorie des quanta : « non seulement religion et science ne

* Conférence publique de Son Eminence le Cardinal Paul Poupard, Président du Conseil Pontifical de la
Culture, à l'Université Laval de Québec, le 19 mars 1996. Ce texte, destiné au Laval théologique et philo-
sophique, a été publié depuis par L'Osservatore romano (hebdomadaire en langue française), n° 19, 7 mai
1996, p. 9-10.
1. VOLTAIRE, Dialogues, XXIV, 10.

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s'excluent pas, mais elles se complètent et se conditionnent mutuellement. La preuve


immédiate est le fait historique que les plus grands chercheurs de tous les temps, des
hommes comme Kepler, Newton, Leibniz, étaient remplis de profonds sentiments re-
ligieux2. » J'aime ajouter le Bienheureux Niels Stensen, béatifié en 1988, bien connu
de tous les anatomistes pour sa description du canal parotidien qui porte son nom :
Sténon. Foi et science ne s'excluent pas, mais se complètent, en une symbiose fé-
conde pour les deux domaines : tel voudrait être le sens de mon propos. J'en em-
prunte les données comme le titre à l'ouvrage que j'ai récemment publié : Après Ga-
lilée. Science et foi : nouveau dialogue3.
Science et foi. La situation a évolué ces dernières années, tant du côté de la foi
que de la science. D'ailleurs, science : au singulier ou au pluriel ? La science ou les
sciences ? Le pluriel souligne une exigence de la méthode expérimentale différenciée
des sciences, le singulier son caractère inductif et sa rigueur épistémologique.
Pour un nouveau dialogue. Il existait donc déjà. Mais il est nouveau. À bientôt
quatre siècles de distance, le débat alors inédit entre l'astronomie nouvelle et l'inter-
prétation du texte biblique, qui a engendré la controverse ptoléméo-copernicienne
aux XVIe et XVIIe siècles, est désormais clarifié, aux plans scientifique, épistémologi-
que, historique et herméneutique. Ce fut mon honneur d'en rendre compte au Saint-
Père, à sa demande, dans la séance solennelle, historique, tenue dans la Salle Royale
au Vatican, le 31 octobre 1992, avec l'Académie Pontificale des Sciences, le Sacré
Collège des Cardinaux, et le Corps Diplomatique des Ambassadeurs accrédités au-
près du Saint-Siège.
Aujourd'hui, le débat s'est déplacé, et les acteurs avec lui. Les progrès de l'astro-
physique, de la cosmologie, des sciences du vivant, le triple défi de la paléontologie,
de la génétique et des neurosciences, en constituent les données nouvelles, dans un
champ culturel qui fournit lui aussi des opportunités nouvelles. Une dichotomie
croissante entraîne « une hypertrophie des moyens et une atrophie des fins » (Paul
Ricœur). Une prodigieuse avancée technique, aux performances toujours plus im-
pressionnantes, s'accompagne d'une disparition progressive des certitudes et des va-
leurs : c'est la crise du sens. L'idéologie du progrès indéfini est ébréchée, l'éthique
conventionnelle aux critères pragmatiques devient obsolète, et le pluralisme narcoti-
que des consciences ne satisfait plus le besoin de sens, d'espérance forte, le sens du
sens, pour le dire avec le philosophe Paul Ricœur.
Qui dialogue et sur quoi ? Quels sont les sujets et l'objet de la recherche ? Quant
aux sujets, il est bien clair qu'il n'est pas de recherche sans chercheurs. Même pré-
sentés de manière impersonnelle et impartiale, les résultats de la recherche dépendent
historiquement d'une intuition spontanée, d'un pari hardi, d'un travail persévérant. À
la source, se trouve toujours un homme. Le sociologue nous le montre acteur au
théâtre du faire savoir pour faire croire à un public largement conditionné par les
contraintes du pouvoir, de l'économique, et du rendement. Mais, malgré toutes les

2. Max PLANCK, Religion und Naturwissenschaft, Leipzig, 1938.


3. Desclée de Brouwer, 1994.

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contraintes, l'homme de science est porté, quelle que soit sa discipline, par la recher-
che, par l'exigence de vérité. « La science pure est un bien, digne d'être aimé, car elle
est une connaissance et donc une perfection de l'homme dans son intelligence4. » Elle
se définit par ses rapports avec la vérité. Toute science cherche à atteindre la vérité
dans un domaine qui lui est propre. Chaque processus cognitif comporte une option
personnelle pour la vérité.
Quant à l'objet, dans leurs recherches toujours plus affinées et toujours plus pré-
cises, les scientifiques le reconnaissent : les questions ultimes sur le monde et sur
l'homme touchent en définitive à la sphère du sacré, du religieux ; la recherche sur
ce qu'est le monde rejoint l'interrogation sur ce que signifie le monde. Ces évolutions
— progressives et significatives — touchent à la fois le scientifique et le croyant, la
science et la foi. Toutes deux en sont remodelées et le dialogue transformé.

I. ÉVOLUTION DES HOMMES DE SCIENCE


ET DES HOMMES D'ÉGLISE

Il existe un constant devoir de recherche. « Les dieux n'ont pas tout dévoilé aux
mortels dès l'origine, pour qu'ils trouvent peu à peu en cherchant le meilleur », disait
déjà Xénophane5. « La science pose des questions, mais n'apporte pas toutes les ré-
ponses » (Paul VI). Cette charge de scruter le monde et ses lois, le savant l'assume
avec enthousiasme. Il pose des questions, mais pas toutes les questions, car son do-
maine n'embrasse pas l'universel. Homme d'expériences, de pensée et de réflexion,
le scientifique progresse dans ses découvertes et ses interrogations, qui s'alimentent
réciproquement et rencontrent nécessairement les affirmations de la foi.

1. La science : approches complémentaires de la vérité

Deux tendances, en apparence opposées, s'affirment chez les scientifiques. La


première, plus ancienne, considère la foi comme une aventure aveugle, un saut incon-
sidéré dans l'irrationnel. Elle « tend à restreindre le jeu de la raison humaine à la
seule rationalité scientifique, le reste de l'activité humaine ne relevant que du senti-
ment » (Jean-Paul II). Toutefois, le mauvais usage de la science, à des fins militaires
entre autres, les catastrophes industrielles et écologiques, ont ébranlé cette mentalité
hier aveuglément confiante dans les ressources naturelles de l'homme, et ouvrent de
nouveaux espaces de dialogue. La seconde tendance, de retour avec la gnose de Prin-
ceton, consiste à se fabriquer un Dieu à l'image de ce que la raison scientifique per-
met d'appréhender du réel. Les traditions religieuses sont certes considérées comme
intéressantes au plan historique, mais par ailleurs dépassées. Un syncrétisme ouvert
opère un choix subjectif. Le panthéisme resurgit et reconnaît un vague dieu inacces-
sible, sans relation avec les hommes, impassible dans son superbe isolement, ou à
l'inverse en fusion complète avec l'univers. Beaucoup de scientifiques disent croire

4. JEAN-PAUL II, Discours, 10 novembre 1979.


5. Fragment, XVIII.

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en Dieu, mais en même temps une bonne part d'entre eux vont chercher les sources
de sens et de vie morale dans leur propre expérience intérieure.
Pour certains, « la belle époque du scientisme serait terminée », tant le domaine
de l'inconnu paraît s'accroître au fur et à mesure des découvertes et de l'avancée des
connaissances. Et le sage Montaigne revient : « Une vraie science est une ignorance
qui se sait. » Je dirais plutôt pour ma part que le scientisme évolue des sciences
exactes où il était dominant, aux sciences humaines où il le devient. La culture scien-
tifico-technique diffusée par les mass médias conduit à un réductionnisme cosmique
et anthropologique, considéré inadéquat par les savants eux-mêmes. Une meilleure
prise de conscience de la singularité de chaque épistémologie permettrait une plus
juste critique des connaissances. L'interdisciplinarité aide à appréhender les limites
de chaque discipline, dont aucune ne peut prétendre au tout.
Par ailleurs, une plus grande lucidité de la science sur l'insuffisance du détermi-
nisme déductif, le caractère formellement incomplet des instruments logiques et ma-
thématiques, les exigences d'unification rencontrées dans la physique théorique, la
découverte de la syntonie extraordinaire entre la structure du cosmos et la vie, la per-
sistance de l'admiration devant l'intelligibilité de l'univers, ouvrent le savoir scienti-
fique à d'autres formes de connaissance. Accepter les limites des personnes et des
compétences entraîne plus loin : « les sciences positives ne nous suffisent pas, car
elles ne se suffisent pas », disait le philosophe Maurice Blondel. Il existe d'autres
formes de connaissance que la science empirique, et diverses approches de la vérité :
la philosophie, la métaphysique, la logique, l'éthique, la théologie, l'esthétique, etc.
« Ils seraient de mauvais explorateurs ceux qui, ne voyant que de la mer, penseraient
qu'il n'existe pas de terre 6 », car «l'inattendu doit toujours être attendu par la
science7 ». Foi et science appartiennent à deux ordres de connaissance différents, qui
ne sont ni interchangeables, ni superposables. La distinction des ordres de connais-
sance et leur autonomie, déjà reconnues par le Concile Vatican I, ont été réaffirmées
plus explicitement encore à Vatican II. La raison ne peut pas tout appréhender par
elle-même. Limitée, elle progresse par le travail interdisciplinaire d'une pluralité de
sciences particulières. Chaque discipline s'appuie sur des postulats, des présupposés
épistémologiques, et ne peut saisir l'unité du monde qu'à l'intérieur de modes partiels
de connaissance : ces tentatives limitées ne peuvent saisir l'unité complexe de la vé-
rité que dans la différenciation, c'est-à-dire dans un ensemble organique qui demeure
ouvert. Le mathématicien Henri Poincaré en était bien conscient : « on fait une
science avec des faits, comme on fait une maison avec des pierres, mais une accu-
mulation de faits ne fait pas plus une science qu'un tas de pierres n'est une maison ».
Il faut un principe unificateur.
Toute activité scientifique est une activité de la personne humaine fondée sur la
recherche de la vérité, en définitive soutenue par une secrète nostalgie, un profond
appel au plus intime de l'être, enraciné dans le cœur : la nostalgie de Dieu. « L'âme
du savant est aujourd'hui inquiète lorsqu'elle se trouve aux frontières de l'inconnu et

6. Francis BACON, Advancement of Learning, II, 7.


7. Victor HUGO, Shakespeare, II, 1.

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du mystérieux, de l'incertain et du prodigieux, et elle s'ouvre plus facilement aux


valeurs spirituelles » (Paul VI). La science ne saurait éliminer la dimension de mys-
tère de l'univers. Plus les réponses aux comment ? se font précises, plus surgit, iné-
luctable, l'interrogation abyssale : pourquoi ? qui ? Alors, dans un grand débat inter-
disciplinaire, un interlocuteur millénaire retrouve sa place privilégiée, souvent con-
testée, parfois parodiée, jamais oubliée, VÉglise, une Église elle aussi en évolution,
avec les cultures de notre temps.

2. L'Église : le Concile Vatican II ; l'affaire Galilée

L'intérêt de l'Église pour les sciences ne date pas d'aujourd'hui. La séculaire


Académie Pontificale des Sciences en témoigne, sous des formes diverses, depuis sa
création en 1603. Composée de 80 membres, choisis pour leurs seules compétences
scientifiques, elle est la seule académie au monde à posséder un caractère supranatio-
nal avec une classe unique. « N'affirmez rien de faux ; ne passez sous silence rien de
vrai ! » dit Léon XIII, en ouvrant les Archives du Vatican en 1880. Est-il conseil plus
scientifique ? Nombreux sont les Papes qui ont manifesté publiquement leur admira-
tion pour les sciences, tel Benoît XIV appelé « le Pape des savants » par Montesquieu
lui-même. Paul VI, après avoir rappelé que l'Église « a toujours aimé les sciences »,
va jusqu'à affirmer qu'« elle leur professe un culte ».
Un tournant important s'opère au Concile Vatican II, par la Constitution pasto-
rale Gaudium et spes qui affirme « la juste liberté de la culture » et « sa légitime au-
tonomie, particulièrement celle des sciences »8. Vatican II a développé et complété
sur ce point Vatican I qui reconnaissait déjà l'impossibilité théorique d'un désaccord
entre la foi et la raison. « Les réalités profanes comme celles de la foi trouvent leur
origine dans le même Dieu9. » La fausse apparence d'une contradiction provient
d'une double confusion : ou les vérités de foi ne sont pas comprises dans leur sens
obvie, ou de simples hypothèses scientifiques sont imprudemment considérées com-
me des exigences de la raison. Vatican II va plus loin : il ne se contente pas d'appré-
cier les travaux objectifs de recherches scientifiques, il développe une authentique
confiance envers les chercheurs eux-mêmes, qui « sont comme conduits par la main
de Dieu dans leur effort humble et persévérant pour pénétrer les secrets des cho-
ses10 ». C'est un véritable tournant herméneutique pour une juste appréciation du rap-
port de la foi avec la raison et avec la science. Jean XXIII aimait à dire : « l'esprit
polémique des autres temps s'est atténué grâce à Dieu ».
Cet aggiornamento se traduit par des applications concrètes. Je retiens ici l'af-
faire Galilée dans son rapport avec Bellarmin. Galilée, dans son génie, voit juste
quand il rejette avec Copernic l'ancienne vision du monde de Ptolémée, et affirme
que la terre tourne autour du soleil, et non l'inverse comme on le croyait depuis plus
d'un millénaire. Mais il ne réussit pas à le prouver scientifiquement et refuse la sug-
gestion qui lui est faite de présenter comme une hypothèse le système de Copernic,

8. Gaudium et spes, nos 36 et 59.


9. Ibid., n° 32/2.
10./£ù/.,n°36/2.

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tant qu'il n'était pas confirmé par des preuves irréfutables. C'était pourtant là une
exigence de la méthode expérimentale dont il était le génial inventeur. La preuve
qu'il avançait du mouvement de la terre par les marées sera ruinée par les arguments
de Newton, et celle des vents alizés dépassée par les preuves optiques et mécaniques,
mais ce sera 150 ans plus tard. À l'inverse, Galilée avait raison sur l'interprétation
des textes bibliques : science et foi ne peuvent se contredire. Si les Écritures ne peu-
vent mentir, il faut découvrir leur vrai sens. Tout le problème était là : s'interroger sur
les critères d'interprétation de l'Écriture, ce que la plupart des théologiens alors n'ont
pas su faire. « Paradoxalement, Galilée, croyant sincère, s'est montré plus perspicace
sur ce point que ses adversaires théologiens11. »
De son côté, le Cardinal Bellarmin, esprit ouvert et éclairé, soulevait deux vraies
questions : 1) Galilée avançait-il de véritables preuves de la véracité de la théorie co-
pernicienne ? Il répondait : non ! Et il avait raison. 2) La théorie de Galilée était-elle
compatible avec la Sainte Ecriture ? Il ajoutait avec grande sagesse et prudence, dans
sa Lettre du 12 avril 1615 à Foscarini, que j'ai éditée : «[...] devant une vraie dé-
monstration scientifique des hypothèses nouvelles, il vaudrait mieux dire que nous ne
comprenons pas les Écritures, plutôt que dire que serait faux ce qui est démontré12 ».
Telle est la conclusion paradoxale de la Commission d'études interdisciplinaire,
que j'ai eu le privilège de présenter à Jean-Paul II : Galilée avait raison dans son in-
tuition cosmologique, mais était incapable d'en fournir les preuves irrécusables au
plan scientifique ; Bellarmin avait raison dans son intuition méthodologique, mais les
juges du Saint-Office furent incapables de dissocier la foi d'une cosmologie millé-
naire qui s'avérait erronée, et de revoir leur interprétation des passages bibliques ap-
paremment opposés aux nouvelles théories coperniciennes.
Bellarmin représentait une méthodologie authentiquement scientifique, et res-
pectait avant la lettre une autonomie qui ne soit pas une dichotomie. Et Galilée pré-
sentait dans sa Lettre à Christine de Lorraine, que j'ai aussi éditée, comme un petit
traité d'herméneutique biblique. « Si l'Écriture ne peut errer, écrit-il à Benedetto Cas-
telli, certains de ses interprètes et commentateurs le peuvent et de plusieurs fa-
çons13. »
L'extrapolation n'est pas scientifique. Dans la lecture de la Bible comme dans
celle du réel, il convient de ne pas se tromper de domaines, de ne pas confondre les
compétences. Le Cardinal César Baronius avait raison : « le Saint Esprit nous ap-
prend comment aller au ciel et non pas comment va le ciel ». Bien avant Bellarmin,
saint Augustin en était convaincu : « S'il arrive que l'autorité des Saintes Écritures
soit en opposition avec une raison certaine, cela veut dire que celui qui interprète
l'Écriture ne la comprend pas correctement14. » Voilà qui était clair, et Bellarmin ne
pensait pas autre chose que Galilée à cet égard. Malheureusement, ses juges ont

11. JEAN-PAUL II, dans P. POUPARD, Après Galilée. Science et foi : nouveau dialogue, Desclée de Brouwer,
1994, p. 192.
12. P. POUPARD, op. cit., p. 10 et 38-40.
13. Ibid., p. 102.
14. SAINT AUGUSTIN, Epistula, 143 ; PL, 33, 588.

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transposé indûment dans le domaine de la doctrine de la foi une question de fait rele-
vant de l'investigation scientifique. Il était important de reconnaître ces torts, avec la
mesure disciplinaire imméritée entraînée par cette erreur de jugement. Et je sais gré
au Pape Jean-Paul II de l'avoir publiquement et solennellement reconnu à ma de-
mande15.
L'Église — c'est le paradoxe de notre modernité déjà ébréchée en postmodernité
— défend la valeur de la science. Avec Jean-Paul II (10 novembre 1979), elle lance
un appel à tous les savants à faire « progresser toujours et plus intensément les scien-
ces, sans leur demander rien de plus, parce qu'en ce noble labeur consiste la mission
de servir la vérité ». L'Église se réjouit des progrès obtenus. Elle reconnaît les vertus
des savants, « non seulement les exploits de leur intelligence, mais aussi leur mérite
professionnel, leur honnêteté intellectuelle, leur objectivité, leur recherche du vrai,
leur autodiscipline, leur coopération en équipe, leur engagement à servir l'homme,
leur respect devant les mystères de l'univers16 ». C'est à la science qu'il faut attribuer
ce que le Concile dit de certains aspects de la culture moderne : « Les conditions
nouvelles affectent la vie religieuse elle-même [...]. L'essor de l'esprit critique la pu-
rifie d'une conception magique du monde et de survivances superstitieuses, et exige
une adhésion de plus en plus personnelle et active à la foi ; nombreux sont ainsi ceux
qui parviennent à un sens plus vivant de Dieu17. »
L'Eglise ne prétend pas régenter la science. «La vérité scientifique n'a de
comptes à rendre qu'à elle-même, et à la vérité suprême qui est Dieu » (Jean-Paul II,
10 novembre 1979). « De même que la religion exige la liberté religieuse, de même
la science revendique légitimement la liberté de recherche. » Paradoxalement, au-
jourd'hui, sur la scène du monde, la pièce de théâtre classique se joue à fronts renver-
sés : ce sont des scientifiques qui doutent d'eux-mêmes, et des hommes d'Église qui
affirment la valeur de la science et de la raison, au service de l'homme, dans une
quête de sens, ce nouvel humanisme de la civilisation de l'amour, chère à Paul VI.
« La théologie implique la comparaison continuelle de la vérité que Dieu nous a ré-
vélée avec la connaissance fournie par la recherche scientifique » (Jean-Paul II).
Cette confrontation, reconnaissons-le, n'est pas toujours facile, tant les problèmes
sont complexes et la formation des deux partenaires souvent insuffisante.

II. LES NOUVEAUX DÉFIS

1. Quatre défis
Des points de tension demeurent. Le contraire serait étonnant, car science et foi
sont « deux modes différents et complémentaires d'accéder à la connaissance, desti-
nés inexorablement à s'affronter18 ». L'homme est affronté à trois humiliations : bio-
15. P. POUPARD, op. cit., p. 96 et 104.
16. JEAN-PAUL II, à l'Académie Pontificale des Sciences, 28 octobre 1986.
17. Gaudium et spes, n° 7.
18. PAUL VI, à l'Académie Pontificale des Sciences, 5 avril 1964.

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logique, selon Darwin, il ne serait qu'un animal issu du monde animal ; cosmologi-
que, depuis Copernic, il n'est plus le centre du cosmos ; psychologique, avec Freud, il
croit perdre sa maîtrise intérieure sous le jeu des pulsions. Devant cette triple humi-
liation anthropologique, la bioéthique constitue le terrain privilégié pour un nouveau
dialogue entre l'Église et la science, devant trois représentations gravement réductri-
ces de l'homme, qui ne serait qu'un animal sans finalité, un complexe génétique sans
liberté, un cerveau sans pensée empreinte de spiritualité.
Le premier défi vient de la paléontologie. L'histoire nous montre les médecins
anatomistes qui dissèquent des cadavres et pratiquent la vivisection à des fins scienti-
fiques. Elle nous présente aussi un Descartes dualiste. Mais, dans l'un et l'autre cas,
l'anthropologie chrétienne n'est en rien entamée. Depuis lors, le transformisme pré-
sente l'homme comme un simple avatar du règne animal. Les créations successives
du zoologiste Georges Cuvier demeuraient dans une perspective de création ; l'hom-
me venait en dernier lieu, au sommet du processus, comme son couronnement. Mais,
au XVIIIe siècle, Buffon entrevoit la filiation générale des espèces, scientifiquement
argumentée avec Maupertuis, Lamarque et surtout Darwin. La théorie transformiste
propose la thèse d'une longue évolution — maturation de la vie, de la glaise initiale
jusqu'à l'homme. Et à cet égard, la réaction spontanée d'une lady un peu précieuse
est significative : « Descendre du singe ? Espérons que ce n'est pas vrai ! Et si ça
l'est, prions pour que la chose ne s'ébruite pas. »
Le darwinisme, devenu entre-temps le néo-darwinisme, triomphe dans les années
1930-1960, pour être battu en brèche de nos jours, car il n'explique pas tout en ma-
tière d'évolution. Si l'évolution ne fait plus question, ses mécanismes sont beaucoup
plus complexes que ne le pensait Darwin. La sélection naturelle est loin d'être
l'unique facteur de la genèse des espèces, et elle ne peut être le moteur de l'évolution.
Malgré de dérisoires affirmations : l'homme, fruit du hasard, tiré à une quelconque
loterie, résultat d'un bricolage cosmique, « numéro sorti au jeu de Monte-Carlo19 »,
reconnaissons-le, l'énigme demeure de ce qui se cache derrière ce hasard, mais ne
relève plus de la science. Demeure l'énigme de la pensée, car nos capacités mentales
ne sont pas le seul résultat d'une adaptation évolutive. Plutôt que d'adaptation, il
vaudrait mieux parler d'adaptabilité pour l'homme. L'intelligence advient, non
comme un effet de l'évolution, mais comme un facteur de celle-ci.
Le second défi vient de la génétique. Quelle merveille que ce génome humain ! Il
contient quelque 3,5 milliards de bases, c'est-à-dire, en attribuant à chaque base une
lettre de l'alphabet, 700 000 pages de 5 000 caractères, soit; une pile de 33 mètres de
haut de revues ou mille Bibles ! Tout être vivant se forme à partir d'un programme
inscrit dès la fécondation dans ses chromosomes. À l'exception des vrais jumeaux,
chaque individu est le produit d'une combinaison absolument unique de gènes. C'est
la part d'inné, que l'homme ne saurait modifier. Des criminologues ont imaginé un
chromosome du crime ; on pressent sans peine le sens sous-entendu d'une telle vi-
sion : l'homme serait prisonnier, esclave de ses gènes. Adieu liberté ! Les comporte-
ments dépendraient purement de gènes déterminés. La sociobiologie, qui applique

19. Jacques MONOD, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, 1970.

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ces données à l'homme en société, étudie les rapports entre individus par le biais des
comportements sociaux. De même que la structure coopérative des fourmis est due à
un gène, il en irait de même pour l'altruisme. Mais est-il légitime de passer d'obser-
vations plausibles sur d'aimables hyménoptères, ou d'expériences sur les mœurs des
papillons, à l'homme ? Les guerres seraient-elles dues à des gènes de la conquête ou
à la malice des hommes ? L'aptitude à la culture est-elle génétiquement codée ? Qui
oserait le dire, en pensant au jeune Mozart et au sourd Beethoven ? Un même gène
intervient souvent dans l'expression de plusieurs caractères, et un même caractère est
régi par de nombreux gènes, que nous ne savons pas tous identifier. S'il est vrai que
des gènes ou des malformations génétiques comme le syndrome de Down, ou triso-
mie 21, identifié par le professeur Jérôme Lejeune, peuvent contrarier l'exercice
normal de certaines facultés, comment, en revanche, sans extrapolation indue, parler
de gènes de l'intelligence ?
Le troisième défi vient des neurobiologistes, qui prétendent expliquer l'homme et
la pensée par les réactions physico-chimiques du cerveau. Selon le principe
d'économie, qui exige de ne pas multiplier sans nécessité les causes d'un phénomène,
« la pensée c'est le cerveau20 ». Elle ne serait pas plus mystérieuse que la digestion, et
le Docteur Cabanis pourrait répéter sans sourire : « le cerveau produit la pensée,
comme le foie secrète la bile ». Triomphant avec les localisations cérébrales, comme
les Aires de Broca, le neurobiologiste utilise des techniques impressionnantes : plus
question de scalpel, ni même d'electroencephalogramme, renvoyés au musée de la
technique, mais de caméra à positrons, de tomodensitométrie, d'imagerie par réso-
nance magnétique nucléaire.
De telles recherches entrouvrent la possibilité de la fascinante « IA », l'intelli-
gence artificielle, désormais possible si ce n'est accessible, puisqu'on prétend avoir
matérialisé la pensée. Si « penser c'est calculer » (Hobbes), alors un ordinateur fera
l'affaire. Un ouvrage collectif récent, La Peau de l'âme, affirme sans ambages : « le
défi à réaliser est de transporter l'esprit humain dans une "machine à penser"21 ».
Pour le cybernéticien espagnol Luis Ruiz de Gopegui, « nous ne serions que des au-
tomates conscients22 ». Le raisonnement est simple : l'esprit est le cerveau, le cerveau
est un robot. Après être descendus du singe, nous voici promus au rang de machine
informatique, invités à rêver... au transfert de notre contenu cérébral sur un ordina-
teur, suite à une opération de désinsertion corporelle. Et, en plus, l'information sera
installée « sur un corps tout neuf et scintillant23 ». N'est-ce pas oublier que l'ordi-
nateur ne raisonne pas, et n'est qu'une « quincaillerie électronique » (René Thom).
Des opérations formelles d'ordre mathématique ne sont pas la pensée humaine : il
faut quelqu'un pour codifier les données au départ, et interpréter les résultats à
l'arrivée. Ce qu'étudient nos biologistes, ce sont les processus neurocérébraux qui

20. FEIGL, The Mental and the Physical, thèse, Minneapolis, 1967.
21. Michel SIMON, La Peau de l'âme, Paris, Cerf, 1994.
22. Luis Ruiz DE GOPEGUI, Cibernética de lo humano, Madrid, 1983.
23. MORAVEC, Robotica, Barcelone, 1986, p. 114-117.

769
CARDINAL PAUL POUPARD

accompagnent la pensée. La pensée leur échappe, comme la vie aux alchimistes, cette
pensée qui explique la matière, inexplicable sans la pensée.
En définitive, la biologie moderne ne peut atteindre à Y unité foncière de l'être
humain, à son intégrité personnelle complexe, qui allie subjectivité et corporéité.
Science de la vie, elle n'est pas science du vécu. Elle aborde l'homme du dehors, non
du dedans, cette instance psychique irréductible, qui ne se laisse pas expliquer
comme le fruit émergent d'une évolution purement matérielle. Elle est d'un autre or-
dre. « L'homme passe infiniment l'homme » (Pascal). Il y a beaucoup plus en lui que
ce que nous y découvrons grâce aux sciences biologiques, psychologiques, sociologi-
ques. Comme le suggérait Blondel, il faut aller « des sciences de la vie à la science de
la vie ». Science et vie prennent alors une profondeur de sens qui transcende la ma-
tière, le reflet d'un Soi absolu, et l'appel à une Vie au-delà de toute autre vie.

2. Défi cosmologique et principe anthropique

Certaines théories cosmologiques opposent à la création par Dieu une auto-


création et une auto-organisation du monde (Atkins). Pour la première fois dans
l'histoire, nous disposons d'une vision scientifique du cosmos rigoureuse, qui en-
globe aussi bien la microphysique que l'astrophysique. Les nouvelles théories jettent
des ponts entre les niveaux physico-chimiques et biologiques : la matière n'est pas
une chose passive et inerte ; elle possède un dynamisme propre et des tendances à la
structuration. La conception moderne d'un univers en régression, héritée de la ther-
mophysique du XIXe siècle dominante encore jusqu'au milieu de ce siècle, est désor-
mais inversée : l'univers est en expansion, en développement constant, évolutif.
L'existence d'un premier instant (Atkins), l'unidirectionalité de l'univers, et
l'évolution qui laisse envisager un état final, semblent exclure l'éternité d'un univers
qui n'aurait ni commencement ni fin. La nature n'apparaît plus régie par des lois qui
ne la toucheraient qu'extérieurement, mais par des tendances intérieures. Les dyna-
mismes particuliers s'intègrent en un processus de modélisation (patterning), lui-
même rattaché à un concept central : Vinformation. L'information génétique bien
connue n'est pas la seule ; il existe de nombreux phénomènes biologiques informés,
caractérisés par une directionalité. Notre vision actuelle du cosmos présente une na-
ture qui s'organise elle-même, conformément à des règles, et produit des processus
qu'on pourrait qualifier de créatifs, grâce au déploiement d'un dynamisme naturel qui
crée de nouvelles règles. La nature n'est plus un amas de pièces hétérogènes passives,
qui auraient besoin d'être assemblées par une action extérieure, mais un grand sys-
tème résultant de l'articulation d'un dynamisme. Le naturalisme d'un Jacques Monod
prétendait expliquer l'organisation de la nature par l'association aveugle du hasard et
de la nécessité. Les connaissances actuelles attribuent à la nature une intelligence in-
consciente, qui renvoie à une intelligence consciente.
À la lumière de cette nouvelle vision du cosmos, l'homme apparaît comme le
sommet d'un système de lois reliées entre elles. Des gènes intelligents notifient
quand il faut commencer et interrompre les processus biochimiques, bases de tout
être vivant. C'est comme si nous revenions à la conception présocratique de la ma-

770
SCIENCE ET FOI : POUR UN NOUVEAU DIALOGUE

tière animée et vivante, traversée par l'intelligence et porteuse de dimensions divines.


La téléologie de la nature oriente vers l'action d'un Dieu immanent et en même
temps transcendant. Cette nouvelle vision cosmologique est une authentique révolu-
tion conceptuelle qui replace l'homme au centre de l'univers. Car cet être hautement
singulier qu'est l'homme n'a pu apparaître que par la conjonction hautement impro-
bable de quantité de données, dont la complexification progressive a seule pu rendre
possible son existence. L'évolution cosmique avec son énorme gaspillage d'énergies
s'explique alors dans cette perspective : les causes naturelles sont agencées dans le
seul rapport extraordinairement précis entre les dimensions fondamentales de la phy-
sique qui pouvait permettre la vie humaine : c'est le principe anthropique. « Un peu
de science éloigne de Dieu ; beaucoup de science y ramène » (Francis Bacon).
La même science qui hier affirmait que l'homme n'est pas le centre de l'univers,
montre aujourd'hui que tout le cosmos est organisé de manière extraordinaire, pour
rendre possible l'apparition et la survie de l'homme. Tout l'univers se présente
comme s'il développait un plan, un projet grandiose. « Si nous sommes ici, cela a été
prévu », écrit un savant agnostique, Paul Davies. Critiquée pendant plusieurs siècles
au nom de la science, la téléologie réapparaît, appelée par la nouvelle vision scienti-
fique du monde. Mais si, pour le savant, un unique principe gouverne toutes choses et
leurs interactions fondamentales24, la conception scientifique du cosmos ne mène pas,
et ne peut conduire à elle seule, à l'affirmation d'un Dieu personnel et créateur. Un
univers dynamique en expansion peut être légitimement rapproché, mais ne peut, en
rigueur de termes, prouver le dessein divin des récits bibliques de la création.
La terre n'est pas une planète comme les autres. Elle a, et conserve, même rame-
née à des dimensions cosmologiques plus modestes, le privilège d'être devenue la
demeure du Créateur de toute chose. C'est une conviction de foi. Ce n'est pas une af-
firmation scientifique. Une hypothèse plausible n'entraîne pas une conclusion avérée.
Si j'ai parlé de rapprocher les nouvelles hypothèses scientifiques des récits bibliques,
j'ai employé à dessein le verbe rapprocher, qui écarte tout concordisme. Actuelle-
ment renaît la tentation d'une nouvelle gnose, New Age, syncrétisme superficiel25. Et
resurgit la tentation gnostique d'interpréter philosophiquement certaines théories
scientifiques. En dehors de tout désir de prouver la véracité scripturaire, certains sa-
vants contemporains paraissent prétendre démontrer scientifiquement la création du
monde ou son auto-création dans le temps. Pour ma part, je m'en tiens à la philoso-
phie de saint Thomas, pour qui la création dans le temps est inaccessible à la raison,
credibile non demonstrabile, indémontrable : seule la foi peut l'affirmer. Pourquoi ?
C'est que toute chose, pour ce qui est de l'essence de son espèce, est hors de l'espace
et du temps. Or le principe d'une preuve scientifique touche l'être même, le quod
quid est. Dès lors, comment prouver au sens strict que l'homme, le ciel, ou la terre,
n'ont pas toujours existé ? Un concordisme simpliste, qui prendrait pour argent
comptant des hypothèses provisoires non démontrées, se tromperait de domaine pro-

24. Voir Victor WEISSKOPF, La Signification de la pensée d'Einstein, Pontificia Academia Scientiarum, Édi-
tions Vaticanes, 1980, p. 31.
25. Thierry MAGNIN, La scienza e l'ipotesi di Dio, San Paolo, Cinisello Balsamo, 1994.

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CARDINAL PAUL POUPARD

pre. J'aime à cet égard citer saint Thomas : « il ne faut jamais, par des preuves insuf-
fisantes, rendre le dogme ridicule aux yeux des non-croyants26 ».

III. POUR UN NOUVEAU DIALOGUE

L'Église reconnaît la valeur intrinsèque de la science. Elle fait confiance aux


chercheurs, car le vrai scientifique ne vit pas de doutes, il recherche la certitude, il
cherche la Vérité. De cette recherche inlassable et pluridirectionnelle, naît le dialogue
toujours nécessaire, car les points de vue sont différents et complémentaires. Ce dia-
logue s'instaure, non entre la science et la foi, entre des concepts et des idées, mais
entre des personnes, des hommes de science et des hommes de foi, les uns et les au-
tres également passionnés pour l'homme et la connaissance de la nature. L'ordre ad-
mirable qui régit l'univers, l'intelligibilité du monde — « l'univers ruisselle d'intel-
ligence » (Einstein) —, les lois de la nature, l'harmonie et la beauté du cosmos, le
rapport esprit-matière, tous ces thèmes à haute inspiration religieuse émergent de la
culture moderne.

1. Fondements philosophiques

Comment assurer les conditions optimales de ce dialogue ? Une opinion cou-


rante, regardée avec sympathie par les uns et les autres, présente deux conditions
comme préalables. La première reprend les analyses de Popper : une science, cons-
ciente de ses limites propres, doit être incertaine quant à sa capacité d'accéder à la vé-
rité des choses, mais certaine quant à la possibilité de leur falsification. La seconde
suggère à la théologie d'être moins liée au dogme, car plus consciente de la distance
infinie qui sépare ses formules de Dieu.
Ces deux conditions balisent une route qui paraît d'un parcours facile et attractif
au nom de la modernité27. Ces deux conditions me semblent insuffisantes et erronées.
Pour dialoguer, il faut être avant tout soi-même. La science doit être consciente de sa
capacité d'atteindre légitimement la vérité, car ses fondements trouvent racines dans
un sain réalisme et non dans un scepticisme vague. La théologie n'a pas davantage à
abandonner son contenu dogmatique à un redimensionnement herméneutique subjec-
tif : sa spécificité réside en ce qu'elle offre un supplément de sens dont la foi est dé-
positaire. L'empêchement majeur au dialogue est de ne pas respecter la rigueur de
chaque épistémologie spécifique : c'est dans le respect des champs spécifiques que se
trouvent les bases d'un nouveau dialogue. La science ne crée pas la vérité ; elle la re-
çoit, sans pouvoir la justifier. Car elle ne peut fonder ses propres fondements. C'est
son « trait caractéristique, apophatique » (Torrance). La réflexion sur les bases philo-
sophiques de l'activité scientifique est d'une importance primordiale pour le dialogue
interdisciplinaire. Rappeler les limites de la science à ce niveau est exact, mais il est
non moins important de souligner que la recherche scientifique demeure illimitée à
l'intérieur de son objet déterminé limité. En d'autres termes, le problème n'est pas de

26. THOMAS D'AQUIN, Summa Teologiae, la, q. 48, a. 2.


27. Voir Jean DELUMEAU, Le Savant et la Foi, Flammarion, 1989, p. 16.

772
SCIENCE ET FOI : POUR UN NOUVEAU DIALOGUE

rappeler la science à l'intérieur de ses limites, mais plutôt de montrer quels sont ses
vrais fondements.

2. Le rationnel et le raisonnable

D'ailleurs, est-ce la foi et la science qui sont les partenaires de ce dialogue?


N'est-ce pas plutôt la/o/ et la culture ? Les objections contre la foi, donc les diffi-
cultés, ne naissent pas de données scientifiques avérées, mais de ce que la culture
dominante croit à tort démontré. La culture actuelle est peu favorable à la foi qu'elle
considère inutile, quand ce n'est pas nuisible et incompatible avec le progrès. En fait,
le vrai dialogue ne peut s'instaurer qu'entre une foi exactement comprise — et non
une vague religiosité —, et une science authentique — et non des illations non scien-
tifiques. « Que vaut la recherche scientifique ? » demandait Paul VI, devant
l'Académie Pontificale des Sciences, le 23 avril 1966 :
Jusqu'où arrive-t-elle ? Épuise-t-elle toute la réalité, ou plutôt n'en est-elle qu'un segment,
celui des vérités qui peuvent être atteintes par des procédés scientifiques ? Et ces vérités
sont-elles au moins définitives ? Ne seront-elles pas détrônées demain par quelque nou-
velle découverte ? De plus, cette étude du chercheur spécialisé, si admirable et approfondie
qu'elle soit, donne-t-elle à la fin la raison des choses qu'elle découvre ? Que de merveilles
dans l'anatomie et la physiologie ! Comment et pourquoi ? Ici, la science est muette et doit
l'être, sous peine de sortir de son domaine. Elle s'arrête au seuil des questions décisives :
Qui sommes-nous ? D'où venons-nous ? Où allons-nous ?
La foi atteint des réalités qui dépassent la raison, sans pour autant la contredire.
Suprarationnelles, elles ne sont pas pour autant irrationnelles.
Reconnaître que la foi n'est pas rationnelle ne signifie pas qu'elle ne serait pas
raisonnable. Valoriser le sentiment au détriment de la raison est une tentation. La rai-
son apparaît froide, abstraite, détachée du réel, moins humaine, face aux sentiments
spontanés et à l'émotion de l'expérience concrète. D'origine tertullienne28, le credo
quia absurdum, attribué à tort à saint Augustin, et repris par Luther, n'est pas exact ;
il est dangereux. Une foi qui ne trouve pas ses points d'appui dans la raison, les
preambula fidei, n'est pas une foi humaine. Une foi sans points d'ancrage dans l'in-
telligence, ne peut être une foi chrétienne. La foi ne peut contredire la raison. « Je ne
croirais pas, si je n'avais des raisons solides de croire », disait à bon droit saint Tho-
mas. À la racine de tout acte de l'homme, se situe la raison : « ratio est principium
humanorum actuum29 ». « Deux excès : exclure la raison, n'admettre que la rai-
son30. » Je donne raison à Pascal.
La grâce ne détruit pas, mais perfectionne la nature. La foi ne détruit pas la rai-
son, mais la perfectionne. Vouloir séparer le sentiment religieux de la raison, revien-
drait à priver la foi d'une de ses dimensions essentielles. Saint Anselme disait :

28. De carne Christi, V : credo quia ineptum.


29. THOMAS D'AQUIN, Summa Teologiae, la Ilae, q. 90, a. 2, resp.
30. PASCAL, Pensées, n° 253.

773
CARDINAL PAUL POUPARD

« credo ut intelligam » (« Je crois pour comprendre »)31. Déjà, Isaïe : « si vous ne


croyez pas, vous ne pouvez comprendre » (LXX, Is 7,9).
Saint Thomas apporte une précision d'importance : « on n'aime que ce qu'on
connaît et on ne connaît que ce qu'on aime32 ». Bel exemple de la synergie et de la
complémentarité entre l'intelligence et la volonté. La mens Humana n'est pas seule-
ment l'intelligence ; elle est aussi la volonté. Ces deux facultés de l'âme travaillent, si
j'ose dire, la main dans la main, en symbiose complète, en accord total. Avec un ac-
cent inimitable, Pascal le rappelle : « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît
pas33 ».
Autre point de difficulté pour un dialogue interdisciplinaire. La science et la
technique distancent à l'heure actuelle les autres domaines de l'activité humaine :
l'art, la philosophie, la théologie, l'économie, l'éthique, la politique. Ce déséquilibre
croissant risque de conduire à une « catastrophe humaine sans précédent » car « la
science, aussi importante soit-elle, ne peut pas être un substitut aux autres activités
humaines » (Jean-Paul II).
3. Apport complémentaire et collaboration mutuelle
Valoriser l'intelligence, ai-je dit, pour rééquilibrer le sentiment, mais aussi garder
un potentiel inentamé d'émerveillement. « La science consiste à passer d'un étonne-
ment à un autre. Le savoir commence par l'admiration », disait déjà Aristote. « Il
convient de cultiver l'esprit en vue de développer les puissances d'admiration, de
contemplation, d'élever le sens religieux, moral et social34. » Comment ne pas être
émerveillés si nous pensons que notre civilisation, vieille de 10 ou 20 000 ans, ne re-
présente que probablement le millionième du temps depuis lequel est formé l'uni-
vers ? Le discours sur Dieu ne trouve pas seulement son point d'ancrage dans
l'expérience humaine, mais aussi dans le cosmos. L'accès à Dieu comporte plusieurs
voies : la Révélation surnaturelle, la raison objective, l'expérience personnelle plus
subjective, y compris cette faculté de s'émerveiller devant la beauté du créé. Foi et
science s'unissent dans un apport complémentaire et une collaboration mutuelle. El-
les appartiennent à deux ordres différents de connaissance. Si la distinction entre eux
est respectée, avec leurs principes méthodologiques spécifiques, il n'est pas à crain-
dre de résultats contradictoires. Au contraire, les deux ordres de connaissance établis-
sent un fructueux dialogue, par lequel l'homme explore de manière plus pénétrante la
vérité sous tous ses aspects. La raison comme la foi découlent de la même source di-
vine de toute vérité35.
Elles travaillent dans un échange réciproquement fécond. La théologie tire profit
des sciences, ne serait-ce que pour éviter la tentation d'un usage non critique de théo-

31. SAINT ANSELME, Proslogion, I.


32. THOMAS D'AQUIN, De Malo, q. 6.
33. PASCAL, Pensées, Brunschvicg, n° 277.
34. Gaudium et spes, n° 59/1.
35. Voir ibid., ii0 36/2.

774
SCIENCE ET FOI : POUR UN NOUVEAU DIALOGUE

ries scientifiques dans un but apologétique, et pour libérer le contenu de la foi


d'éléments socio-historiques datés. La science aussi tire profit de cette collaboration :
« elle connaît son meilleur développement quand ses concepts et ses conclusions sont
intégrés à la culture humaine plus large et à l'intérêt que porte cette dernière à la re-
cherche du sens et des valeurs ultimes » (Jean-Paul II). Ce supplément de sens est in-
dispensable pour ne pas tomber dans un triple écueil : développer la technique pour
elle-même, mettre la technologie au service exclusif du profit et de la croissance con-
tinue, l'utiliser comme un moyen de pouvoir sur les autres. Il s'agit d'un grand défi
moral pour notre génération : harmoniser les valeurs de la science et les valeurs de la
conscience.

CONCLUSION :
TRANSCENDANCE DE LA PERSONNE
ET SYNTHÈSE DE SAGESSE

En conclusion, je voudrais proposer deux critères pour ce dialogue que nous ve-
nons d'évoquer entre science et foi : reconnaître la transcendance de la personne ; re-
chercher la vérité dans la pluralité des divers ordres de connaissance, qui convergent
dans une synthèse harmonieuse unique, fondée sur l'homme en quête de vérité et
d'amour.
Tout d'abord, la cause de l'homme est servie lorsque la science s'allie à la cons-
cience. « Sens sans conscience n'est que ruine de l'âme. » L'homme de science aide
vraiment l'humanité, s'il conserve le « sens de la transcendance de l'homme » sur le
monde, « et de Dieu » sur l'homme36. L'homme doit apparaître toujours davantage
pour ce qu'il est : une fin et non un moyen ; un sujet et non un objet. Et dans son in-
tégralité <¥homofaber et homo sapiens, homo ludens et homo oeconomicus, l'homme
est aussi et toujours, l'homme est d'abord et surtout homo religiosus.
Et il existe une vérité objective, à laquelle foi et science doivent tendre dans un
dialogue interdisciplinaire persévérant. L'acceptation du réel tel qu'il se présente, et
non tel qu'un chacun pourrait l'imaginer, entraîne un goût de la recherche et de la
formation personnelle. Savoir reconnaître les limites de sa discipline est fondamental,
c'est déjà les dépasser, et ne pas se laisser enfermer par elles. La diversité des ordres
de connaissance appelle une synthèse des connaissances où ils convergent dans une
intégration des savoirs. Toute spécialisation ne s'équilibre que dans une réflexion at-
tentive à relever ses articulations avec les autres, dans une culture harmonique, aux
vues amples, non fragmentées. La vraie culture est humanisme, elle est sagesse. Elle
se construit autour de l'homme, en quête de vérité et d'amour. Elle requiert une for-
mation appropriée en philosophie et en théologie, comme en chaque discipline scien-
tifique. Chaque chrétien devrait être, permettez-moi l'expression, un professionnel du
christianisme, apte à « rendre compte de l'Espérance qui l'habite » (saint Pierre).
« La rencontre entre la science et la foi pose des problèmes que les croyants peuvent
résoudre en se servant de leur raison. Mais cela suppose qu'il s'agisse de croyants

36. JEAN-PAUL II, Discours à Hiroshima. Rencontre avec les savants, 25 février 1982.

775
CARDINAL PAUL POUPARD

dotés de convictions bien charpentées et vivant une expérience chrétienne, autrement


dit, possédant une formation solide qui ne soit pas séparée de la prière et du témoi-
gnage évangélique. La foi est un don de Dieu, une grâce, et elle suppose l'amour »
(Jean-Paul II).
En quête de vérité, de sagesse et de bonheur, le croyant aujourd'hui n'a aucune
raison de boiter entre deux systèmes de connaissance antagonistes. Il va de l'avant
avec assurance, s'appuyant sur ses deux jambes pour marcher d'un bon pas. Pour la
science, connaître, c'est expliquer. Pour la foi, c'est aimer. L'homme en quête de vé-
rité et d'amour a besoin de l'amour de la vérité et de la vérité de l'amour « qui meut
le ciel, la terre et les étoiles » (Dante).

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