Extraits Fellah T
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Civilisations et Sociétés 45
Fellahs tunisiens:
lé'conomierurale et la viedescampagnes
aux 18e et Ige siècles
LES HOMMES
2°) de la capitale :
date auteur estimation
avant 1705 Anonyme 400 000
1713 Anonyme 200 000
2°) de la capitale (suite) :
date auteur estimation
1752 Poiron 120 000
1756 Seghir ben Youssef 100 000
1764 Biron 600 000
1775 Saizieu 130 000
1785 Desfontaines 150 000
Mac Gill 300 000
1798 Devoize 300 000
1804 Caroni 200 000
1808 Mac Gill 100 000
1815 Devoize 250 000
1832 Grenville Temple 150 000
1834 Calligaris 194 000
1841 Haute ville 120 000
1842 Scholl 180 000
1845 Kennedy 120 000
1848 Ferrière 175 000
1850 Ducouret 120 000
1853 Pellissier 70 000
1856 Finotti 70 000
1857 Daumas 75 000
1858 Dunant 150 000
1865 De Flaux 170 000
1867 Cubisol 100 000
1870 Von Maltzan 125 000
1874 Saint Lager 125 000
Mobilité géographique
Allons du mieux au moins connu : vers 1856, quand les recensements sont
effectués, des foules innombrables ne sont pas dans leur territoire d'origine.
La mer a d'abord porté les "Turcs", Levantins de tous bords, installés
dans les garnisons jusqu'au début du 19e siècle, et qui restent fixés dans
les villes de la régence : ils sont peu nombreux, sauf à Tunis et surtout
19
à Mahdia, où on en compte plus de mille.
Venus de l'Afrique profonde et malgré eux, voici les Noirs : 6 à 7 000
dispersés dans le pays, descendants d'esclaves désormais affranchis, exer-
çant les métiers
20 les plus ingrats - manoeuvres, domestiques, au mieux,
petits paysans.
Du sud encore, les Trabelsyia, Tripolitains21 , qui sont bien 20 000. Ces
immigrants restent en groupes compacts qui peuvent rassembler 2 000 indi-
vidus. Partis à la recherche d'eau plus encore que de terre, ils sont mas-
sés au Nord du pays. Fixés, mais non sédentarisés : à l'exception de quel-
ques gardiens de marabouts, ils sont toujours hommes de la tente. Certains
échappent à la tribu et se dispersent en groupuscules ou même - le cas
est rare - tentent une aventure individuelle dans le Sahel. La grande pro-
vince de l'Arad, toujours au sud, fournit aussi des milliers de migrants.
Oasiens ou tribus nomades, chaque collectivité en envoie, qui s'égaillent
tout le long de la route : aux alentours de Sfax, au Sahel, à Kairouan et
dans sa région ; dans la presqu'île du cap Bon, à Tunis ou dans la région
de Bizerte. Les uns s'accrochent aux terroirs des villages ou des villes ;
les autres restent en zone pastorale, chez les Methellits ou chez les Souassi.
Carte 4. Esclaves noirs et affranchis en Tunisie vers 1860
C'est sans doute le cap Bon qui les accueille en plus grand nombre. Mais
il y en a bien 800 à Tunis, autant autour de Porto Farina et Bizerte, au-
tant sur les terres des Souassi. Au total pourtant, un flot moins puissant,
une plus grande dispersion que pour les Tripolitains.
Les îles, à leur tour, se déversent sur le continent. Un Djerbien sur
11, un Kerkennien sur 5, vivent hors de leur île. La diaspora des premiers
a déjà été cartographiée. Pour eux, deux zones d'accueil : le Sahel et le
cap Bon. On en trouve aussi au Kef, à Kairouan, à Tunis ou dans la ré-
gion de Bizerte. Les Kerkenniens, curieusement, ne s'arrêtent pas à Sfax. 24
C'est au Sahel surtout, à Tunis, secondairement, qu'ils portent leurs pas.
Mais le groupement dans le Sahel ne doit pas faire illusion ; ils sont com-
me atomisés dans les différents bourgs : 3 à Ouardanine, 2 à El Djem, 2
à Boudher, etc. Toute la région de Sfax, comme les îles Kerkenna, fonc-
tionne comme un pôle répulsif, les tribus se dirigeant plutôt au Nord, les
villageois préférant le Sahel.
Contre toute attente, le centre n'est pas une région de départ. Les
puissantes tribus des Drid, des Djlass, des Frachich ou des Madjer, si elles
n'accueillent pas d'étrangers, n'envoient pas leurs hommes dans le reste du
pays. Une exception : les Drid, et leurs associés habituels, les Arab Ma-
jour, sont installés au Djerid. Moins de 250 hommes, pour 13 000 envi-
ron, que groupent ces deux tribus : c'est bien peu. Erreur ou négligence des
recenseurs ? Nullement. Dans les districts sahéliens où les étrangers sont
dénombrés avec soin, on n'a pu relever qu'une trentaine de Djlass, une
douzaine de Drid, et quelques individus des autres tribus du Centre. 25 La
haute steppe nourrit-elle ses hommes ? Dans la basse steppe, les tribus des
Ouled Sal'd, des Souassi et des Neffet retiennent, elles aussi, leurs mem-
bres. Stables encore, les tribus qui se partagent le nord. Ni les villes qu'ils
entourent, ni le Sahel ne les attirent. ^
Le Sahel, au contraire, est une région de turbulence extrême. Appa-
remment la plus sédentaire, sa population connaît une espèce de bouillonne-
ment. On a vu Djerbiens, Kerkenniens, Ousseltiya et nomades y affluer.
Et les Sahéliens eux-mêmes, qu'on aurait cru rivés à leur terroir, sont des
migrants. Chaque village envoie des hommes aux localités voisines et en
reçoit. Ainsi Moknine échange les siens avec Djemmal, Msaken et Kalaa
Kebira, en envoie à Sousse et Kalaa Seghira et en accueille de Menzel et
Akouda. Ces déplacements menus brassent, au total, des milliers d'indi-
vidus.
Est-ce à dire que l'instabilité soit générale, que les mouvements soient
réversibles ? Non pas. Des régions d'entassement apparaissent nettement :
le Nord (région de Tunis et Bizerte, vallée de la Medjerdah, cap Bon) et
le Sahel. Pôle de dispersion, au contraire, le Sud et le Sud-Est, réser-
voirs d'hommes alimentant les régions plus favorisées. Ensemble rigide en-
fin : celui des tribus du Centre, du Nord et de certains groupements des
basses steppes. Grossièrement, le courant principal des migrations suit une
direction Sud-Nord ; un autre courant, venu de l'Ouest27, aboutit au Nord
du pays. Les déplacements Nord-Sud sont rares : on ne trouvera pas d'Ous-
seltiya, de Djerbiens ou de Kerkenniens au sud de Ksour Essaf ; pas d'An-
dalous non plus. Autre règle constante : si certains migrants nomades se
fixent dans les régions de sédentarité ou aux abords des villes, les villa-
geois ne deviennent jamais nomades.
On pourrait résumer ces mouvements d'une formule simple : les zones
d'appel sont les plus favorisées par les conditions naturelles ; les zones de
départ, les plus déshéritées. Mais la steppe, pour ingrate qu'elle soit, re-
tient ses hommes et invite à des explications qui ne soient pas seulement
géographiques.
Troisième observation : tous les déplacements convergeant vers le Sa-
hel et le Nord, on ne s'étonnera pas de l'extrême bigarrure ethnique de
ces régions. Elle est surtout perceptible dans le Nord où les sédentaires
restent moins nombreux. C'est au Nord que les tribus sont les moins com-
pactes, les plus diverses qu'on trouve ces groupements nommés "tribus me-
nues", ^rûsh rqâq. provenant de l'effritement de tribus autrefois plus puis-
santes et de coagulations de groupes restreints ; ou bien ces Taiyâch, éclats
de tribus plus importantes. Dans le Sahel, la force de la vie villageoise
est telle qu'elle parvient à fragmenter les groupes de migrants, à ne to-
lérer les habitants des tentes que dans les interstices du tissu villageois.
Les villes enfin, sont largement tributaires de ces apports des campa-
gnes. Tunis, Sousse, Sfax, Kairouan, Béja, prélèvent sur la population ru-
rale une partie de la leur. A Béjà, 38% des habitants sont fournis par le reste
du pays ou les régences voisines. 28
Peut-on dater ces déplacements, en mesurer la durée ? Les recense-
ments sont effectués aux alentours de 1860. Vingt ans plus tôt, on a en-
registré les propriétaires d'oliviers au Sahel et au Nord, de dattiers, au
Sud. Ainsi, à Msaken, on voit figurer parmi les propriétaires, plus de 300
étrangers : une trentaine d'hommes du Sud (Djerbiens, gens de l'Arad et Tri-
politains), des Kairouanais et des Ousseltiya, plus de cinquante Sahéliens et
une vingtaine d'Andalous. Ils sont propriétaires : leur installation n'est donc
ni récente ni provisoire. Les mouvements observés vers 1860 sont de même
nature vingt ans plus tôt ; ce n'est pas la conjoncture immédiate qui a pro-
voqué les déplacements.
A El Alia, village de jardiniers proche de Porto Farina, une centaine
de propriétaires ne sont pas issus du village. Le plus grand nombre vient
du Nord, confirmant ces échanges régionaux constatés vers 1860. Mais les
autres régions fournissent aussi leur contingent et l'on retrouve ici Tripo-
litains et gens de l'Arad.
NOTES
A ces hommes, rendons à présent la parole, car ils l'ont prise un jour pour
raconter leur histoire aux officiers français venus les interroger dans les
premières années du protectorat. Consciencieusement, ces ethnologues en
uniforme ont couché sur de copieux cahiers la geste de toutes les tribus,
des villages et de leurs subdivisions, constituant ainsi une sorte de corpus
des récits d'origine. Ils ont, il est vrai, traduit ce qu'ils collectaient et
leur médiation invite donc à prendre quelques précautions avant de lire ces
textes.
L'histoire qu'on vient de lire est d'abord celle d'un lignage. C'est dire que
plus on remonte dans le temps, plus se réduit le nombre des acteurs. Dans
le passé, on ne retrouve pas la totalité du groupe actuel, mais des an-
cêtres en nombre décroissant : le passé n'est donc pas simple projection
du présent.
Le temps a un commencement, qui correspond à la vie du fondateur
de la tribu. Ce temps n'est pas mesuré. Ni les années, ni les règnes des
souverains, ne servent de points de repère. Musulmans, les Ouled Redoua-
ne n'ignorent pas le calendrier hégirien ; ils ne s'y réfèrent que pour les évé-
nements les plus récents. Au reste, la datation numérique n'a alors que les
apparences de l'exactitude : quand on peut confronter les dates fournies à
une chronologie connue, les premières sont fausses. On a vu plus haut,
dans le récit de la guerre civile entre Hussein Bey et Ali Pacha, comment
les faits étaient antidatés d'un bon demi-siècle.
Le temps coule avec une vitesse variable : ainsi le Passé le plus récent
est saturé d'événements. Il y a une sorte d'accélération de, l'histoire dans
les décennies qui précèdent le récit : une série d'incidents se succèdent en-
tre 1280 et 1291, six seulement dans les quatre-vingts années qui précè-
dent. A mesure que l'on s'éloigne vers le passé, l'histoire se raréfie ; en-
deça d'environ un siècle, la datation chronologique ne fonctionne plus et
le temps cesse d'être mesuré. Pour le passé le plus reculé, on distingue
des paliers successifs marqués par les générations. Mais, contrairement au
temps daté, cette partie du passé est plus riche en amont qu'en aval. Plus
on se rapproche du fondateur, plus l'exposé se précise.
Le passé se découpe donc en trois mouvements : un temps vif au com-
mencement, avec la vie du fondateur et de ses premiers descendants ; un
andante. par la suite ; un allegro staccato pour les dernières décennies.
De ces trois mouvements, le dernier est le plus proche du temps historique,
non parce qu'il est daté, mais par son contenu : les événements qu'il ren-
ferme ont pu avoir eu lieu réellement, même si leurs effets - nombre de
morts pendant la bataille, ou volume du troupeau razzié - sont mesurés
hyperboliquement. Le passé pris en bloc est, en tout cas, le temps qui
sépare les hommes vivants de l'ancêtre fondateur. Dans l'histoire des Ou-
led Redouane, cette distance est de huit générations (ce qui correspondrait
à une période de deux à trois siècles). L'épaisseur temporelle est donc fai-
ble. Et il n'y a plus rien pour précéder l'arrivée du fondateur.
Si l'on revient aux premier et deuxième mouvements, ils paraissent
semblables en ce qu'ils décrivent sans rupture le développement du ligna-
ge. Mais les premiers personnages signalés - Hammam, Rebiâ, Driss, Mâ-
mar, Aziz - sont fondateurs de lignées, tandis que leurs descendants n'ont
pas le même pouvoir : un nom collectif (nom pluriel, ou bien Ouled un-
tel) se substitue à celui des individus. Donc, passées deux ou trois géné-
rations après l'ancêtre, il ne se fonde plus de nouveau sous-lignage. Dans
la généalogie présentée plus haut, après les sept fils de Redouane, on ne
trouve plus mentionné le nom de ses petits-fils mais seulement des noms
collectifs : Ouled Moussa, Ouled Messaoud, Khodma, Hanencha, pour ne
citer que certains cas. Les points de subdivision du lignage cessent d'être
signifiants. Et c'est ce changement qui explique la faible épaisseur tem-
porelle des traditions recueillies : dès le moment où un groupe d'Ouled
untel prend place dans la généalogie, il demeure identique à lui-même
sans qu'il soit nécessaire de marquer les générations. Alors que le premier
temps, celui des fondateurs, est fixe, le suivant sera donc plus élastique
et permettra de télescoper certaines générations. De cette manière, la dis-
tance à l'ancêtre commun ne se modifie pas avec le temps.
Les séquences du passé peuvent se résumer dans le tableau suivant :
Mouton
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