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Fellahs tunisiens:

l'économie rurale et la vie des campagnes


aux 18e et Ige siècles
ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES
CENTRE DE RECHERCHES HISTORIQUES

Civilisations et Sociétés 45

MOUTON • PARIS - LA HAYE


LUCETTEVALENSI

Fellahs tunisiens:
lé'conomierurale et la viedescampagnes
aux 18e et Ige siècles

MOUTON - PARIS - LAHAYE


Ouvrage honoré d'une subvention du Ministère de l'Education nationale
L'auteur tient à remercier le Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (Nice) qui a
subventionné la dactylographie du manuscrit initial

ISBN: 2-7193-0939-7 (Mouton, Paris)


90-279-7584-1 (Mouton, La Haye)
2-7132-0080-6 (E.H.E.S.S.)
@1977 Mouton &Co and École des Hautes Études en Sciences Sociales
Imprimé en Hollande
INTRODUCTION

A l'origine de cette recherche sur les fellahs tunisiens avant la colonisation,


il faut placer l'événement, ou une série d'événements. Quand je l'entre-
pris, en effet, la Tunisie et le Maroc venaient d'accéder à l'indépendance.
En Algérie, la guerre faisait rage. Dans les trois pays, ces années d'histoire
chaude avaient révélé des réalités fondamentales que la pax gallica de la
période coloniale avait longtemps masquées. Entre autres, que les paysans,
le peuple - jusqu'alors ignorés et méprisés - avaient été les conservateurs
silencieux de la culture locale, "la Bibliothèque nationale" de l'Afrique du
Nord, selon l'heureuse expression d'un écrivain algérien ; que le bled, tenu
pour arriéré et ignorant, ne défendait pas seulement des valeurs anachro-
niques. L'indépendance obtenue, restait un lourd héritage : le sous-dévelop-
pement. Et cette interrogation unanime : comment en sortir ? L'historien,
comme les autres, se posait la question : pourquoi la pauvreté, pourquoi la
dépendance ?
/ Or je rentrais à peine de la Faculté des lettres et sciences humaines
(de Paris où j'avais étudié l'histoire. On assassinait alors quotidiennement
l'histoire-bataille. L"'événementiel" était diversement prononcé mais uni-
versellement condamné. L'économique et le social occupaient tout l'espace.
L'économique : c'était l'enseignement d'Ernest Labrousse sur le 18e siècle
français, l'initiation aux études de conjoncture, à l'histoire des prix, l'éla-
boration d'un modèle de l'économie d'Ancien Régime. Le social ? Marc
Bloch disparu, les historiens lui étaient restés fidèles et ses livres étaient
notre évangile. La démographie pénétrait discrètement à la Sorbonne avec
un cours, facultatif et initiatique, de Marcel Reinhardt. Par assistants inter-
posés et grâce aux questions de "hors programme" prévues aux épreuves
orales des examens, on apprenait l'existence des revues pionnières (les
Annales), des grands livres ("Le Braudel" sur la Méditerranée) et des recher-
ches en cours, celles de Pierre Goubert et Pierre Vilar notamment.
Armés des instruments de recherche et d'interprétation que ces his-
toriens avaient forgés, on allait donc gagner de nouvelles terres à l'histoire,
défricher de nouvelles provinces. Pour moi, la Tunisie pré-coloniale. Ter-
minus ad quem en gros, le milieu du 19e siècle. La période ultérieure est
connue grâce aux travaux récents de Jean Ganiage, de Jean Poncet, des
géographes. Terminus a quo : si les archives avaient été conservées, j'au-
rais, sans hésitation, choisi la longue durée et repris l'étude là où Robert
Brunschvig la laissait, au 16e siècle, à l'arrivée des Turcs. Mais les sources
faisaient défaut jusqu'à l'extrême fin du 17e siècle. Le hasard fixait donc
le cadre chronologique. En vérité, celui-ci avait d'autres raisons d'être. Le
17e siècle - lisez Ibn Abi Dinar El Kairouani ou le mémoire de Paul Lucas -
est une suite de carnages et de luttes intestines. Aux siècles suivants, une
seule dynastie, fondée en 1705. Une guerre civile, longue, cruelle, mais
le calme est rétabli en 1740 et pour longtemps. La révolte de Sidi Younès
contre son père en 1752, l'invasion des Algériens et le sac de Tunis en 1756,
la révolte d'Ismatl, fils de Younès, de 1759 à 1762, pour être graves, sont
cependant des événements localisés et de courte durée. Côté terre, pas de
changement de frontière et la guerre avec Alger (1807-1813) n'a pas d'ef-
fets sur la Tunisie. Côté mer, des démonstrations françaises - en 1728, 1731,
1770 - et vénitienne, en 1784 : quelques bombardements, peu de dommages.
Ni pertes ni conquêtes, sinon la reprise de Tabarque aux Génois, en 1741.
L'histoire événementielle tient à ces quelques faits, celle des campagnes
n'en est pas lourdement affectée. Unité de temps : les 18e et 19e siècles
offraient donc de bonnes conditions d'observation.
Unité de lieu : le cadre géo-politique ne change pas pendant cette
période. La Tunisie, avec ses 155 000 km2 environ, dont une grande par-
tie inculte, n'est pas plus grande qu'un mouchoir de poche. Le Maroc ac-
tuel est deux fois et demie plus étendu, l'Algérie - avec son Sahara inhabité,
il est vrai - quatorze fois. Territoire homogène : en Tunisie, notamment, la
langue berbère, et les institutions qui régissent les milieux berbérophones,
ont reculé aux confins du pays, dans les djebels du sud et l'île de Djerba,
ou dans les solitudes des montagnes, au Djebel Ousselat par exemple. Ce
petit royaume est donc facile à couvrir, encore qu'il appartienne à des aires
géographiques, politiques, culturelles, plus vastes, le Maghreb, l'Empire
ottoman, l'ensemble musulman et arabophone, en fonction desquels il doit
être interprété.
Le matériel documentaire ne manquait pas, et les abondantes ar-
chives générales du gouvernement tunisien promettaient beaucoup. Il fallait
d'abord vaincre l'obstacle linguistique, car les archives sont en arabe. J'avais
parlé cette langue en même temps que le français, dans ma première enfance.
Mais l'école - le lycée Jules Ferry où l'on recevait les enfants dès l'âge de
cinq ans - et la volonté d'adhésion à la culture occidentale qui régnait alors
chez les juifs de Tunis, m'avaient fait perdre l'usage de l'arabe. Du reste, je
n'avais jamais su le lire. Cours publics, leçons particulières, exercices Bla-
chère : j'appris donc l'arabe. Assez mal, sans doute. Mais les archives sont
rédigées dans la langue courante et les textes fiscaux n'ont aucune qualité
littéraire ; on n'a donc aucun mal à les entendre. Si les actes des notaires
sont moins faciles, leur rédaction obéit à un ordre régulier et quand on a
compris celui-ci, qu'on ne ménage point son temps, ces textes peuvent être
déchiffrés.
La collecte des matériaux, "field-work" habituel des historiens, a
donc commencé dans les fonds d'archives tunisiens ; elle a gagné les ports
méditerranéens avec lesquels la Tunisie était en relations, Marseille, Li-
vourne, Venise, La Valette ; et de là Paris, où sont conservées non seule-
ment les correspondances consulaires et commerciales, mais surtout les pre-
mières enquêtes systématiques faites sur l'ensemble des régions et des tribus
tunisiennes, celles de l'armée, effectuées au début du protectorat.
L'élaboration des données exigeait d'autres déplacements. J'avais
d'abord prévu une histoire résolument sérielle et quantitative. Elle se révéla
bientôt impossible. Il ne suffit pas d'avoir un, des questionnaires pour conduire
une enquête ; encore faut-il les moyens d'y répondre. Ainsi de longs dépouille-
ments de centaines de registres destinés à restituer le mouvement des prix
ont donné un matériel impur, hétérogène, difficilement acceptable. Dans
les registres de comptabilité de l'Etat, quand les prix sont indiqués, le volume
des marchandises ne l'est pas ; ou bien des denrées de nature différente fi-
gurent ensemble devant un prix global. Quand il s'agit de prestations en na-
ture, on n'est pas assuré que la totalité des versements ait été effectuée, ce
qui rend aléatoire la reconstitution d'une quelconque comptabilité. Et puis
les scribes pratiquent le mélange des genres. AumOnes, frais de sépulture
ou d'habillement sont enregistrés dans les mêmes colonnes que l'achat de di-
vers produits pour le Bardo. Les données concernant les denrées de première
nécessité sont noyées dans la masse des autres. Mélange, aussi, du gros et
du détail, des prix de marché et de ceux payés par le bey, etc. De même,
il a été impossible de restituer le mouvement de la population ou celui de
la rente. D'où le caractère toujours fragmentaire, souvent descriptif, des ré-
sultats obtenus, et des hypothèses qui tiennent lieu de conclusion.
Direction sans issue, par conséquent, et d'ailleurs insuffisante. Les
instruments de mesure fournissent un outillage qui n'est pas adapté indiffé-
remment à toutes les sociétés. Dans une économie d'auto-subsistance et
d'échanges en nature, le prix de marché n'a pas la même valeur que dans
les économies résolument marchandes. Le taux des salaires n'a pas de sens
quand n'existe pas un marché du travail, ni la mesure de la productivité,
quand règne une organisation domestique de la production. En d'autres ter-
mes, le chiffre permet de mesurer une performance, donc de la comparer
dans le temps et dans l'espace ; il n'est qu'un symptôme et, comme une
courbe de température, il en dit trop peu sur l'anatomie ou la physiologie
de l'ensemble étudié.
Si l'on ne voulait pas se contenter des traces apparentes à la sur-
face des choses, il fallait donc embrasser la société tunisienne comme une
totalité, en dégager les structures, analyser les relations entre les parties
qui la constituent. Objectif qui renvoyait à la définition d'une formation so-
ciale et économique. La réponse initiale ? A l'évidence, on avait affaire à
un système pré - ou non capitaliste : il s'agissait donc d'une société féodale.
N'accusons pas, ou pas seulement, le marxisme d'alors et son schéma uni-
linéaire de développement des sociétés. Hors de cette école, on ne parlait
pas d'autre chose et encore récemment, les historiens les plus avertis, m'in-
terrogeant sur l'Afrique du Nord pré-coloniale, ne manquaient pas de poser
une question qui était déjà une réponse : "une société féodale ?" J'ai donc
cherché des paysans asservis, des seigneurs de la terre, un pouvoir politique
faible, fragmenté à leur profit, etc. Il pouvait toujours s'en trouver ; on
pouvait toujours déguiser les khammâs en serfs, les ca'ids en feudataires, et
perdre, finalement, la substance de l'ensemble.
Dans les années 60, les discussions du concept de mode de produc-
tion ébranlaient le schéma des années 30. Surtout, la publication et la pré-
sentation par Eric Hobsbawm, en 1964, des textes de Marx sur les formations
pré-capitalistes, la traduction de ces textes en français en 1967 et 1970, sans
fournir aucune réponse, libéraient du moins des fausses recettes, permettaient
une définition plus rigoureuse et totalisante du mode de production, appe-
laient de nouvelles interprétations.
Cette problématique exigeait de modifier et de multiplier les mé-
thodes d'approche et d'emprunter des techniques diverses, qui paraîtront
quelque peu syncrétiques à l'historien de l'Europe occidentale. Il fallait
franchir les limites chronologiques initialement fixées pour adopter la dé-
marche régressive chère à Marc Bloch et interroger le présent quand le pas-
sé se faisait trop discret : l'enquête sur le terrain, l'information puisée aux
publications des géographes et des ethnologues, devaient servir à l'intelli-
gence du passé. Il fallait aussi franchir les frontières de l'histoire - au vrai
en a-t-elle ? - pour étudier, de l'intérieur, le fonctionnement de cette so-
ciété. Cessant de parler des fellahs, j'ai quelquefois parlé transitivement,
dans leur code même. Tels développements sur l'organisation de la tribu,
les cultes agraires, les usages alimentaires, relèvent sans doute de l'ethno-
graphie. Mais dès lors qu'on veut privilégier l'étude des structures, des per-
manences, des recettes inlassablement répétées, ces procédures sont indispen-
sables. En matière d'histoire rurale, je les crois toujours légitimes.
Certes, le résultat est une description phénoménologique plutôt
qu'une élaboration formalisée. J'en conviens sans peine : voici, pour finir,
une histoire factuelle où la peste, la plante, l'outil, ont pris la place oc-
cupée hier par l'événement dans nos livres d'histoire. Si une théorie du sous-
développement reste à construire, ce tableau des campagnes tunisiennes four-
nira du moins les rudiments d'une explication de l'ankylose du Maghreb.
Leur présentation suivra deux axes. Le premier, synchronique, où
l'accent est d'abord mis sur les hommes puis sur l'économie et la culture
matérielle. Le second, diachronique, où les campagnes tunisiennes sont étu-
diées dans leurs relations, d'une part, avec le gouvernement central, d'au-
tre part, avec les autres provinces du Bassin méditerranéen.
PREMIERE PARTIE

LES HOMMES

"Des familles issues d'une même tige... "


I
LE NOMBRE DES HOMMES, LEUR DISTRIBUTION DANS
L'ESPACE ET LES MOUVEMENTS MIGRATOIRES

Forces productives : et d'abord, les hommes, leur nombre, leur distribu-


tion dans l'espace, le rapport de l'homme à la terre qu'il occupe comme
premier symptôme des conditions sociales de production. Leur nombre ? C'est
déjà trop demander : la Tunisie n'a pas connu d'état civil jusqu'en 1912, elle
n'a pas fait l'objet d'un recensement général jusqu'en 1921. Le résultat en
fut imparfait et contestable, parce que cette enquête était la première.
Pourtant, il y avait eu, dès 1856, un dénombrement systématique des
sujets : les hommes adultes seuls, il est vrai, devaient être recensés dans
chaque village, ville ou collectivité migrante , afin que fût établi le rôle
de l'impôt de capitation. Le résultat de ce recensement donne le point
d'arrivée : vers 1860, la population tunisienne dépasse à peine un million
d'habitants2. Pour être inférieur aux évaluations des contemporains, ce
chiffre, établi par J. Ganiage, n'en reste pas moins parfaitement accep-
table3.
En amont, il faut se contenter des estimations contemporaines, rares
pour le 18e siècle, de plus en plus nombreuses pour les périodes récentes,
mais toujours dépourvues de fondement statistique et par conséquent, sus-
pectes. La Tunisie aurait une population de deux millions de personnes dans
la première moitié du 19e siècle ; davantage à la fin du 18e siècle et
dans les toutes premières années du 19e : entre 2, 5 et 5 millions, si l'on
en croit Mac Gill, le Docteur Frank ou Nyssen. Chiffres irrecevables : du
moins faut-il remarquer que les contemporains ne percevaient pas de pro-
grès démographique au 19e siècle, bien au contraire. De même, leurs es-
timations de la population de la capitale - qui sont, comme les précé-
dentes, des produits de supputations et non pas le résultat de recensements -
n'attesteraient pas d'un développement euphorique.
Sur cette évolution, et sur la périodicité des crises démographiques que
la Tunisie a subies, nous reviendrons plus loin. Qu'il suffise de retenir
pour l'instant qu'avec une population d'un million d'habitants, la densité
moyenne est à peine de 10 habitants au kilomètre carré ; deux fois plus
si la population s'est élevée, en période prospère, à deux millions. Chif-
fre faible : si l'on admet, après Fernand Braudel, qu'entre 1300 et 1800,
la densité kilométrique des zones privilégiées du globe pouvait se situer
entre 19 et 47, 5, la régence qui appartient pourtant à ces zones est au plus
bas degré de l'échelle. Densité moyenne: en fait, la distribution des hom-
mes varie selon les régions.
Tableau 1. Estimation de la population

1°) de l'ensemble du pays : 1


date auteur estimation
avant 1785 Mac Gill 5 000 000
Nyssen 4 à 5 000 000
1806 Frank 3 000 000
1808 Mac Gill 2 500 000
1820 Anonyme 1 000 000
Duchenoud 1 500 000
1828 Palma di Borgofranco 1 100 000
1836 Delesprade 1 800 000
1844 Duveyrier 0,950 000
1848 Ferrière 2 145 000
1850 Ducouret 1 500 000
1853 Pellissier 0,800 000
vers 1860 Valensi 1 600 000 à 1 830 000
après 1864 Valensi 1 200 000
1867 François 2 500 000
Cubisol 2 000 000
1868 Von Maltzan 1 1 500 000
2 1 070 000
1881 Duveyrier 1 000 000
1888 Fallot 1 200 000 à 1 500 000

2°) de la capitale :
date auteur estimation
avant 1705 Anonyme 400 000
1713 Anonyme 200 000
2°) de la capitale (suite) :
date auteur estimation
1752 Poiron 120 000
1756 Seghir ben Youssef 100 000
1764 Biron 600 000
1775 Saizieu 130 000
1785 Desfontaines 150 000
Mac Gill 300 000
1798 Devoize 300 000
1804 Caroni 200 000
1808 Mac Gill 100 000
1815 Devoize 250 000
1832 Grenville Temple 150 000
1834 Calligaris 194 000
1841 Haute ville 120 000
1842 Scholl 180 000
1845 Kennedy 120 000
1848 Ferrière 175 000
1850 Ducouret 120 000
1853 Pellissier 70 000
1856 Finotti 70 000
1857 Daumas 75 000
1858 Dunant 150 000
1865 De Flaux 170 000
1867 Cubisol 100 000
1870 Von Maltzan 125 000
1874 Saint Lager 125 000

Mise en place des groupes

Le dépouillement complet que j'ai effectué de la série des registres de mej-


ba confirme les conclusions de l'analyse de J. Ganiage, publiées naguère4 :
médiocrité du peuplement urbain, poids des nomades —plus nombreux que
les sédentaires -, stabilité dans la répartition des groupes du 19e au 20e
siècle, contrastes régionaux enfin.
Encore faut-il s'entendre sur les mots. Qu'est-ce qu'une ville dans la
Tunisie pré-coloniale
C ? A quels signes la reconnaît-on ? Dans un ouvrage
devenu classique Pierre George proposait, pour les périodes préindustrielles
ou, explicitement, pour l'Afrique méditerranéenne, trois séries de critères
de définition des villes : quantitatifs, morphologiques et fonctionnels. Il
indiquait aussitôt combien les premiers sont incertains, reposant sur des
"conventions variables selon les pays"" - ajoutons, selon les périodes. En
Tunisie, des agglomérations de plusieurs milliers d'habitants, étalées sur
de vastes espaces, ne manquent pas, qui ne sont pourtant pas des villes.
Kalaa Kebira, qui compte 7 000 habitants vers le milieu du 19e siècle,
Kalaa Srira, Ksour Essaf, Ksar Hellal, dont la population est de trois à
quatre mille habitants, d'autres agglomérations du Sahel, sont bel et bien
des villages. A l'inverse, des centres de moindres dimensions et de popu-
lation inférieure font figure de villes. Données formelles : "la présence et
l'ampleur des monuments ou ensembles monumentaux constituant l'arma-
ture de la ville sont un des caractères originaux les plus expressifs des vil-
les anciennes de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique du Nord". 7 Ampleur ?
C'est discutable, car elle désigne seulement les grandes villes, capitales ac-
tuelles ou déchues. Et dans les grandes villes mêmes, "autour des monu-
ments arabes ou hindous, les aspects du village l'emportent vite sur ceux de
la ville". Prenons donc la notion d'ensemble monumental dans son accep-
tion la plus large ; incluons notamment la muraille d'enceinte comme un
des traits apparents de la morphologie urbaine. Autre donnée formelle :
la traduction de la division du travail dans la spécialisation des édifices
urbains. Le souk ici, est séparé de la résidence. Critères fonctionnels en-
fin ; la présence d'activités non agricoles dans l'agglomération est un élé-
ment décisif de définition des villes. Dans une économie à échanges peu dé-
veloppés, "la Oville est un petit marché, doublé d'un centre administratif
et religieux".
En vérité, c'est moins par la somme des caractères urbains que par
sa position dans un réseau que doit se reconnaître une ville. La combinai-
son des trois séries de facteurs ne suffit pas. Chaque secteur de l'activité
s'organise selon une hiérarchie dans laquelle la ville occupe le sommet —ce
que le mot "centre" urbain suggère. Ainsi du domaine religieux : chaque
groupe sédentaire a une mosquée, mesjid. Mais la mosquée à khotba, jâmf
indique déjà un degré supérieur. L'école élémentaire, kuttâb, on la trouve
jusqu'au niveau du douar ; mais la medersa exige une infrastructure et un
personnel qui excèdent les besoins et les moyens d'une cellule sociale de
base ; quant à l'université, elle n'existe qu'à Tunis. De même, au point
de vue économique : si l'artisanat domestique peut être actif à la ville
comme à la campagne, seule la première abrite des corps de métiers re-
groupés dans des quartiers ou des rues spécialisées. En décomposant ainsi
chaque activité en ses éléments les plus simples, on peut construire une
grille qui, d'une part, désigne les villes, d'autre part, autorise leur clas-
sement.
Tableau 2. Hiérarchie des agglomérations tunisiennes

Grille insuffisante, qui ne tient pas compte des changements probables


survenus du 18e au 19e siècle ; qui n'enregistre que des traits grossiers, et
dont cependant on ne parvient pas à remplir toutes les cases en raison des
lacunes de l'information. Elle autorise néanmoins quelques certitudes : seize
agglomérations sont nettement urbaines, Tunis, Kairouan, Sousse, Sfax, Bi-
zerte, Béja, Gabès, Nabeul, Monastir, Mahdia, Gafsa, Tozeur, Porto Fari-
na, Le Kef, Zaghouan. Au-delà, avec Tébourba, Téboursouk, El Hamma,
Carte 1. Les juifs au 18e siècle d'après un registre fiscal
Carte 2. Les Turcs aux 18e et 19e siècles
Carte 3. Les centres urbains aux 18e et 19e siècles
commence une zone de doute. Téboursouk est-elle encore une ville ? Mu-
rée, sans doute ; chef-lieu d'une circonscription fiscale. Mais sa population
est homogène, du point de vue ethnique et religieux, comme du point de
vue économique. Les contemporains la nomment ville. Plusieurs centres,
comme elle, ne possèdent qu'un certain nombre d'indicateurs. D'autres ag-
glomérations sont des marchés sans autre caractère urbain. 9 Au Sahel, Mok-
nine, avec 5 000 habitants - parmi lesquels de nombreux juifs -, un mar-
ché permanent, un artisanat spécialisé, ne présente cependant ni les autres
caractères ni l'aspect d'une ville. Plus peuplée que Sousse, Msaken, qui
abrite plusieurs jami*', n'a point de murs ni de souk. Les activités de sa
population ? L'oléiculture, l'étude, le tissage de la laine. "Dico citta e
dico maie" , écrit d'elle un auteur du 19e siècle.
A ne retenir que les centres pour lesquels aucune hésitation n'est per-
mise, leur nombre et leur qualité suffisent à constituer un réseau urbain.
A sa tête, la capitale, bien entendu, suivie des métropoles régionales :
sur la cOte, Bizerte, Nabeul, Sousse, l'une des villes les plus considérables
par l'activité de ses bazars, de ses ateliers de toile fine (ils déclinent, il
est vrai au 19e siècle), de son commerce maritime ; au-delà, Monastir,
homologue de Sousse, petit port animé dont la population déborde des rem-
parts sur les faubourgs ; et Sfax, "fort jolie", entourée de grandes murail-
les, cité diligente, dont "le peuple, écrit un Français, est assurément le
plus méchant de tout le royaume"^ ; dont les habitants, répond un his-
torien local, sont les plus fidèles musulmans. Traduisons que les Sfaxiens
sont de hardis corsaires. Il sont aussi marchands, et pêcheurs, et tisse-
rands. Au-delà, il y a encore Gabès, ville double, débouché de la grande
province du Sud.
A l'intérieur, la chaîne des villes est plus discontinue. Tozeur est la
capitale du Djérid,. lieu de rencontre annuel entre nomades et sédentaires;
étape possible du pèlerinage àLaMekkeoù les Maghrébins s'arrêtent s'ils
ont emprunté la voie méridionale ; centre de production d'étoffes consom-
mées dans toute la Régence ; séjour du souverain quand la colonne beylicale
vient percevoir les impôts au Sud du pays. De Gafsa, plus septentrionale,
il faut plusieurs jours de voyage dans un pays où l'ombre est rare et in-
certaine pour atteindre Kairouan, ancienne capitale, plusieurs fois ruinée
au 18e siècle, qui vit au ralenti au 19e, mais où s'activent encore non
seulement les dévots, mais aussi de nombreux artisans, tanneurs, selliers,
forgerons, chaudronniers, tisserands, et d'autres. Au nord, Béjà, symétrique
de Tozeur, reçoit le camp d'hiver dont l'arrivée cohlcide avec la réunion
d'une immense foire où affluent marchands et artisans de tout le pays.
Place forte, l'ancienne Vaga est restée le grand marché des blés :
"Si deux Beggies étoient
Assises en deux plaines
Les grains surmonteroient
Le nombre des arènes",
a-t-on coutume de dire à Tunis. 1? Au-delà de ces villes, gravitent à leur
tour de gros bourgs, aux activités et à la population moins diversifiées, et
des centres qui, pour avoir quelquefois des dimensions lilliputiennes, n'en
sont pas moins des villes.
Que l'on compte largement ou non, la population urbaine ne devrait
pas excéder 160 à 170 000 habitants, soit 15 à 16% de la population to-
tale : proportion faible - plus faible encore si l'on se rappelle que beau-
coup de citadins ont une activité agricole ou horticole - mais qui n'éton-
nera pas dans une société traditionnelle, à dominante agraire. Reste
l'immense majorité de la population, les ruraux, habitants des tentes et
villageois. *^
Plaçons les14uns et les autres- sur l'échiquier, à la fin du 17e siècle et
au 18e siècle. Au Nord, sur le bassin de Medjerdah et de ses affluents,
les villages s'égrènent le long d'une diagonale Le Kef-Tunis. Une ving-
taine de sites, dont beaucoup ont été ranimés par les Morisques chassés
d'Espagne : avec les centres de Testour et Tébourba, déjà cités, les vil-
lages de Slouguia, Crich el Oued, Djedeî'da, Medjez el Bab. Au nord de
Tunis, nouvelle nébuleuse de villages, proches du littoral, jusqu'à Bizerte ;
là aussi, plusieurs refuges andalous. Dans la direction opposée, un troi-
sième pôle de sédentarité, et d'installation ibérique, à la base et sur la
côte du Cap Bon.
Pourtant ces noyaux sédentaires sont moins peuplés sans doute, moins
nombreux en tout cas, que les groupes nomades : plus de vingt dans le
ressort du Kef, une vingtaine pour celui de Béja —parmi eux, les Nefza,
les Amdun, les Ouchtata, auxquels les agents de la Compagnie d'Afrique
achètent leur blé - autant dans la région de Téboursouk, avec les carûsh-
kebâr, les "grandes tribus", que sont les Ouled bou Salem, les Djendouba ;
les Ouartan, les Ouled Ayar, etc. Ajoutons les quelque cinq tribus proches
de Mateur et celles qui occupent le Cap Bon : la Tunisie du Nord mêle
inextricablement nomades et sédentaires. Au Centre, au contraire, une sé-
grégation s'opère, sur la côte, en faveur des villageois ; à l'intérieur, au
profit des hommes de la tente. Dans le Sahel en effet, la densité villageoise
devient entassement autour de Sousse et de Monastir : 24 villages dans le
premier canton de Zriba, au nord, à Djemmal au sud ; 28 dans la cir-
conscription de Monastir, plus côtier, plus méridional. Aux alentours de
Mahdia qui, au 18e siècle, relève de Monastir, puis dans la région de
Sfax, le tissu villageois se desserre, laisse la place aux pasteurs, les Aguer-
ba, les Louata, les Methellith. Mais, franchi le littoral, la steppe est le
domaine des grandes tribus : les Djlass, Kooub, Quazine, près de Kairouan,
les Frachich, les Madjer, les Hammama, plus avant dans le continent. De
Kairouan à Gafsa, point de village. Des sédentaires, il y en a, perchés
dans les villages innaccessibles de la dorsale : quelques dechera autour de
la Kessera, une poignée au Djebel Bargou, un plus grand nombre, au Dje-
bel Ousselat. ^
La vie sédentaire regagne du terrain au sud où les villages pullulent
de la frontière algérienne à l'île de Djerba : autour de Gafsa, dans le Djé-
rid, au Nefzaoua, près de Gabès, au Djebel Matmata enfin. Autant d'ar-
chipels d'oasis, de toutes parts environnés par les tribus d'éleveurs, Akka-
ra, Fatnassa, Ourghemma, Hazam, etc.
Du 18e au 19e siècle, ni déferlement de nomades, ni prolifération de
villages : ce dispositif ne subit que des retouches mineures. Les Mehedba,
qu'on trouve installés dans la région de Sfax au 19e siècle, paraissent avoir
occupé une position plus septentrionale au 18e ; la vie sédentaire a encore
perdu du terrain dans la Tunisie centrale, avec la dispersion forcée des
Ousseltiya en 1762. 16 Mais les autres pièces de l'échiquier ont conservé
leur place, tout au long de la période et, au-delà, jusqu'au début du pro-
tectorat. En-deça, on aimerait pouvoir situer les groupes et suivre leurs dé-
placements. L'histoire, moins attentive que le fisc, n'a retenu que les plus
importants et ignoré le plus grand nombre. 17 Il reste que, quoi qu'on ait
répété à l'envi sur l'instabilité des tribus nomades, celles-ci ont conservé
leur position sur une très longue durée.
Leur position, et leurs forces. Au 19e siècle, et pour l'ensemble du
pays, le rapport entre nomades et sédentaires est favorable aux premiers.
Il est vrai que des poches de sédentarité sont enclavées sur le territoire de
certaines tribus : ce sont les zaouta, établissements fondés autour du tombeau
d'un marabout, occupés par des membres de la tribu, qui réunissent parfois
quelques familles, mais peuvent atteindre les dimensions de gros villages.
Du Nord au Sud du pays, on en peut repérer plus de soixante, au 19e
siècle. Chez les Ouartan, qui comptent 16 000 individus, près du quart
de la tribu est installé auprès des neuf zaoui'a du territoire ; de même,
chez les Ouled Ayar dont plus de 5 000 membres, sur un total de 25 000
environ, sont fixés autour des marabouts. Mais la population totale de ces
taches de peuplement sédentaire ne dépasse pas 25 000 personnes ; elle ne
renverse pas le rapport nomades-sédentaires.
Les conditions naturelles rendent-elles compte de la répartition des uns
et des autres ? Partiellement, oui : la bande méridionale d'occupation sé-
dentaire est à la limite de la culture des dattiers dont les fruits sont co-
mestibles ; et l'olivier n'y est cultivable que par irrigation. 18 Au Nord,
la dernière ligne de villages coïncide avec la zone de culture des céréa-
les, rentable sans irrigation. Entre les deux, se trouve donc définie l'aire
privilégiée de l'élevage. Au vrai, la culture irriguée y était possible. Au
Nord, où climat et sols se prêtent à une occupation sédentaire, les noma-
des gardent l'avantage. Le Sud, à l'inverse, en dépit de "données" natu-
relles ingrates, compte, au 19e siècle, un plus grand nombre de villages
et de sédentaires que le Nord. Le déterminisme géographique est donc
trompeur. L'histoire - une très longue histoire, celle de l'installation et
des migrations de ces groupes, que l'on n'est pas en mesure de faire ici -
et la sociologie, que l'on décrira plus loin, pourraient bien donner la clé
de ce dessin.
N'en majorons pas, cependant, la rigidité. La Tunisie est traversée
de courants migratoires qui viennent renforcer les contrastes régionaux déjà
observés.

Mobilité géographique

Allons du mieux au moins connu : vers 1856, quand les recensements sont
effectués, des foules innombrables ne sont pas dans leur territoire d'origine.
La mer a d'abord porté les "Turcs", Levantins de tous bords, installés
dans les garnisons jusqu'au début du 19e siècle, et qui restent fixés dans
les villes de la régence : ils sont peu nombreux, sauf à Tunis et surtout
19
à Mahdia, où on en compte plus de mille.
Venus de l'Afrique profonde et malgré eux, voici les Noirs : 6 à 7 000
dispersés dans le pays, descendants d'esclaves désormais affranchis, exer-
çant les métiers
20 les plus ingrats - manoeuvres, domestiques, au mieux,
petits paysans.
Du sud encore, les Trabelsyia, Tripolitains21 , qui sont bien 20 000. Ces
immigrants restent en groupes compacts qui peuvent rassembler 2 000 indi-
vidus. Partis à la recherche d'eau plus encore que de terre, ils sont mas-
sés au Nord du pays. Fixés, mais non sédentarisés : à l'exception de quel-
ques gardiens de marabouts, ils sont toujours hommes de la tente. Certains
échappent à la tribu et se dispersent en groupuscules ou même - le cas
est rare - tentent une aventure individuelle dans le Sahel. La grande pro-
vince de l'Arad, toujours au sud, fournit aussi des milliers de migrants.
Oasiens ou tribus nomades, chaque collectivité en envoie, qui s'égaillent
tout le long de la route : aux alentours de Sfax, au Sahel, à Kairouan et
dans sa région ; dans la presqu'île du cap Bon, à Tunis ou dans la région
de Bizerte. Les uns s'accrochent aux terroirs des villages ou des villes ;
les autres restent en zone pastorale, chez les Methellits ou chez les Souassi.
Carte 4. Esclaves noirs et affranchis en Tunisie vers 1860
C'est sans doute le cap Bon qui les accueille en plus grand nombre. Mais
il y en a bien 800 à Tunis, autant autour de Porto Farina et Bizerte, au-
tant sur les terres des Souassi. Au total pourtant, un flot moins puissant,
une plus grande dispersion que pour les Tripolitains.
Les îles, à leur tour, se déversent sur le continent. Un Djerbien sur
11, un Kerkennien sur 5, vivent hors de leur île. La diaspora des premiers
a déjà été cartographiée. Pour eux, deux zones d'accueil : le Sahel et le
cap Bon. On en trouve aussi au Kef, à Kairouan, à Tunis ou dans la ré-
gion de Bizerte. Les Kerkenniens, curieusement, ne s'arrêtent pas à Sfax. 24
C'est au Sahel surtout, à Tunis, secondairement, qu'ils portent leurs pas.
Mais le groupement dans le Sahel ne doit pas faire illusion ; ils sont com-
me atomisés dans les différents bourgs : 3 à Ouardanine, 2 à El Djem, 2
à Boudher, etc. Toute la région de Sfax, comme les îles Kerkenna, fonc-
tionne comme un pôle répulsif, les tribus se dirigeant plutôt au Nord, les
villageois préférant le Sahel.
Contre toute attente, le centre n'est pas une région de départ. Les
puissantes tribus des Drid, des Djlass, des Frachich ou des Madjer, si elles
n'accueillent pas d'étrangers, n'envoient pas leurs hommes dans le reste du
pays. Une exception : les Drid, et leurs associés habituels, les Arab Ma-
jour, sont installés au Djerid. Moins de 250 hommes, pour 13 000 envi-
ron, que groupent ces deux tribus : c'est bien peu. Erreur ou négligence des
recenseurs ? Nullement. Dans les districts sahéliens où les étrangers sont
dénombrés avec soin, on n'a pu relever qu'une trentaine de Djlass, une
douzaine de Drid, et quelques individus des autres tribus du Centre. 25 La
haute steppe nourrit-elle ses hommes ? Dans la basse steppe, les tribus des
Ouled Sal'd, des Souassi et des Neffet retiennent, elles aussi, leurs mem-
bres. Stables encore, les tribus qui se partagent le nord. Ni les villes qu'ils
entourent, ni le Sahel ne les attirent. ^
Le Sahel, au contraire, est une région de turbulence extrême. Appa-
remment la plus sédentaire, sa population connaît une espèce de bouillonne-
ment. On a vu Djerbiens, Kerkenniens, Ousseltiya et nomades y affluer.
Et les Sahéliens eux-mêmes, qu'on aurait cru rivés à leur terroir, sont des
migrants. Chaque village envoie des hommes aux localités voisines et en
reçoit. Ainsi Moknine échange les siens avec Djemmal, Msaken et Kalaa
Kebira, en envoie à Sousse et Kalaa Seghira et en accueille de Menzel et
Akouda. Ces déplacements menus brassent, au total, des milliers d'indi-
vidus.
Est-ce à dire que l'instabilité soit générale, que les mouvements soient
réversibles ? Non pas. Des régions d'entassement apparaissent nettement :
le Nord (région de Tunis et Bizerte, vallée de la Medjerdah, cap Bon) et
le Sahel. Pôle de dispersion, au contraire, le Sud et le Sud-Est, réser-
voirs d'hommes alimentant les régions plus favorisées. Ensemble rigide en-
fin : celui des tribus du Centre, du Nord et de certains groupements des
basses steppes. Grossièrement, le courant principal des migrations suit une
direction Sud-Nord ; un autre courant, venu de l'Ouest27, aboutit au Nord
du pays. Les déplacements Nord-Sud sont rares : on ne trouvera pas d'Ous-
seltiya, de Djerbiens ou de Kerkenniens au sud de Ksour Essaf ; pas d'An-
dalous non plus. Autre règle constante : si certains migrants nomades se
fixent dans les régions de sédentarité ou aux abords des villes, les villa-
geois ne deviennent jamais nomades.
On pourrait résumer ces mouvements d'une formule simple : les zones
d'appel sont les plus favorisées par les conditions naturelles ; les zones de
départ, les plus déshéritées. Mais la steppe, pour ingrate qu'elle soit, re-
tient ses hommes et invite à des explications qui ne soient pas seulement
géographiques.
Troisième observation : tous les déplacements convergeant vers le Sa-
hel et le Nord, on ne s'étonnera pas de l'extrême bigarrure ethnique de
ces régions. Elle est surtout perceptible dans le Nord où les sédentaires
restent moins nombreux. C'est au Nord que les tribus sont les moins com-
pactes, les plus diverses qu'on trouve ces groupements nommés "tribus me-
nues", ^rûsh rqâq. provenant de l'effritement de tribus autrefois plus puis-
santes et de coagulations de groupes restreints ; ou bien ces Taiyâch, éclats
de tribus plus importantes. Dans le Sahel, la force de la vie villageoise
est telle qu'elle parvient à fragmenter les groupes de migrants, à ne to-
lérer les habitants des tentes que dans les interstices du tissu villageois.
Les villes enfin, sont largement tributaires de ces apports des campa-
gnes. Tunis, Sousse, Sfax, Kairouan, Béja, prélèvent sur la population ru-
rale une partie de la leur. A Béjà, 38% des habitants sont fournis par le reste
du pays ou les régences voisines. 28
Peut-on dater ces déplacements, en mesurer la durée ? Les recense-
ments sont effectués aux alentours de 1860. Vingt ans plus tôt, on a en-
registré les propriétaires d'oliviers au Sahel et au Nord, de dattiers, au
Sud. Ainsi, à Msaken, on voit figurer parmi les propriétaires, plus de 300
étrangers : une trentaine d'hommes du Sud (Djerbiens, gens de l'Arad et Tri-
politains), des Kairouanais et des Ousseltiya, plus de cinquante Sahéliens et
une vingtaine d'Andalous. Ils sont propriétaires : leur installation n'est donc
ni récente ni provisoire. Les mouvements observés vers 1860 sont de même
nature vingt ans plus tôt ; ce n'est pas la conjoncture immédiate qui a pro-
voqué les déplacements.
A El Alia, village de jardiniers proche de Porto Farina, une centaine
de propriétaires ne sont pas issus du village. Le plus grand nombre vient
du Nord, confirmant ces échanges régionaux constatés vers 1860. Mais les
autres régions fournissent aussi leur contingent et l'on retrouve ici Tripo-
litains et gens de l'Arad.

El Alia : Origine géographique des propriétaires étrangers

A l'opposé, le recrutement des propriétaires de dattiers de l'oasis de Ga-


bès est entièrement régional. Quelques Sfaxiens ou Djerbiens, c'est tout ce
que l'on compte comme étrangers.
Reculons encore jusqu'au 18e siècle. Les informations sont tout à fait
fragmentaires mais déjà éclairantes. Sous Hammouda Pacha, écrit Ben
Dhiaf, les Tripolitains n'avaient pas de territoire propre et ils étaient dis-
persés en différentes régions. Au milieu du 18e siècle, on en voit déjà
établis dans celle de Béja et assurant les transports entre cette ville et
Tunis. D'autres sont installés dans la presqu'île du cap Bon et y occupent,
pendant soixante-dix ans, un domaine du Bey. En voici d'autres, recensés
à Sousse, avec des Djerbiens et divers Sahéliens.
Ces indications, pour rares qu'elles soient, ne contredisent pas les ob-
servations faites sur le 19e siècle. Alors, peut-on parler de courants migra-
toires, dont ces informations souligneraient la régularité, la permanence ?
Ou bien aussi d'anciens déplacements de groupes qui ne se sont pas fondus
dans leur milieu d'accueil et continuent de faire figure d'étrangers ? Au-
tant que la mobilité géographique, la qualification d'origine indiquerait
alors une situation dans l'ensemble social, elle assignerait une place aux
migrants ainsi désignés.

NOTES

1. De nombreuses exceptions, on le verra plus loin, réduisent la portée


de ce recensement.
2. Ganiage, 1964 et 1966.
3. Les contemporains les plus pessimistes accordaient moins d'un million
à la régence ; les plus fantaisistes allaient jusqu'à deux millions. On
trouvera toutes ces estimations récapitulées dans le tableau p. 14 et re-
cueillies dans MAC GILL, 1811 ; Nyssen in MONCHICOURT, 1929 ;
FRANK, 1850, Anonyme, Arch. A. E., M. D., Afrique 5, f' 440 (l'auteur
n'est jamais allé en Tunisie) ; Duchenoud in A. N. Paris, AE B III 304,
notice sur Tunis ; Palma di Borgofranco, in GALLICO, 1935 ; Deles-
prade, Arch. A. E. Tunis, correspondance politique, vol. 51, f' 65 ;
DUVEYRIER, 1881 (le premier chiffre est celui d'un recensement de
l'Empire ottoman) ; Ferriere, P. B. O. , FO 102/32 ; Ducouret, A. N.
Paris, F 17, 2657 B ; PELLISSIER, 1853 ; VALENSI, 1873 ;VON MALT-
ZAN, 1870 (le premier chiffre est une estimation de l'auteur, le se-
cond, celui du recensement) ; FALLOT, 1888. Pour Tunis, Anonyme,
1713 ; POIRON, 1925 ; SEGHIR BEN YOUSSEF, 1905 ; Biron, A. S.
Venezia, Relazione B 3 ; De Saizieu, Arch. A. E. , M.D., Afrique, 9 ;
DESFONTAINES, 1838 ; MAC GILL, 1811 ; Devoize in PLANTET, vol.
II, pièce 697 ; deuxième chiffre dans A.N. Paris, AE B III 304 ; GREN-
VILLE TEMPLE, 1835 ; Calligaris, in MONCHICOURT, 1924 ; Haute -
ville, Arch. Vincennes, Tunisie, carton 13 ; Davis et Scholl, in SE-
BAG, 1958 ; KENNEDY, 1845 ; Ferriere, loc. cit. ; Ducouret, loc.
cit. ; Flinotti, in GANIAGE, 1959 ; DE FLAUX, 1865 ; CUBISOL, 1867;
VON MALTZAN, op. cit. ; Saint Lager, in CANLACE, 1959.
4. CANIAGE, 1964 et 1966. Quelques groupes ou villes, absents des re-
gistres dépouillés par J. Ganiage, sont apparus dans d'autres, comblant
certaines lacunes. Ainsi les Methellit sont recensés dans les registres
622, 662, 756, 764, 889, 957 et 958 ; les Riah s'isolent bien des vil-
lageois dans les registres 627, 768, 823 et 836. Mais le tableau de
1277 H, publié par J. Ganiage, donnait sur ces groupes des informa-
tions satisfaisantes. Il restait incomplet pour les recensements des villes
qui sont fournis par les registres 925 (Sousse), 923 et 929 (Kairouan),
et 1021 (Sfax).
5. GEORGE, 1952.
6. Ibid. , p. 28.
7. Ibid. , p. 16.
8. Ibid. , p. 30.
9. Voir, pour la région de Bizerte, p. 102 sq.
10. ANTINORI, 1867, p. 280. Pour le reste du Sahel, voir plus loin, p. 123.
11. LUCAS, 1712, p. 137, trouve Sfax fort jolie ; le Sieur Raynaud, en 1727,
riche et active mais n'aime point ses habitants (A. N. Paris, Marine B7 89,
projet de descente à Tunis) ; Contra : MAQDISH AL-SFAXI, 1321 H.
12. LEON L'AFRICAIN, II, p. 27. La foire annuelle est décrite par SEGHIR
BEN YOUSSEF, p. 20, et SHAW, 1743, p. 210.
13. "Gens de la tente" : l'expression est traduite de l'arabe. En Tunisie, c'est
l'habitation plutOt que la mobilité qui distingue nomades et sédentai-
res. Car les déplacements des "nomades" sont, pour l'essentiel, en-
fermés dans l'espace occupé par leur tribu et leur amplitude incom-
parablement plus réduite que celle des Sahariens d'Algérie notamment.
14. Cette restitution est fondée sur les archives fiscales (A. G. G. T. , reg.
1 à 313 pour la fin du 17e et le 18e siècle), les relations de voyage
et autres textes contemporains.
15. Archives citées, complétées par HAMMUDA IBN ABDELAZIZ, p. 71
et 73.
16. DESPOIS, 1959 ; VALENSI, 1964.
17. Selon BRUNSCHVIG, 1940, t. I, p. 299 sq. , les Hedil, les Ouergha,
les Ouchtata, les Ouled Yahya, etc. , ne se sont pas déplacés de-
puis l'époque hafside. Voir également IDRIS, 1959 et MARÇAIS, 1946.
18. DESPOIS, 1949.
19. A. G. G. T. , reg. 627, 632, 646, 709, 751, 752, 759, 762, 766, 813,
852, 855, 870, 879, 897, 900, 915, 925, 926, 950, 951. Pour le
18e siècle, POIRON, 1925, p. 9 ; SEGHIR BEN YOUSSEF, 1900, p.
181 s£., 208 s£, ; SHAW, 1743, p. 270-271, 276.
20. Géographie et mécanisme de la traite dans VALENSI, 1967.
21. A. G. G. T., reg. 660, 672, 786.
22. A. G. G. T. , reg. 631, 633, 761, 864. Plus de 7 000 migrants.
23. GANIAGE, 1966, fig. 6.
24. A. G. G. T. , reg. 735 et 1021, complétés par 624 et 632. Le Sahel
reçoit plus de 300 hommes, Tunis, une quarantaine.
25. A. G. G. T. , Djlass : registres 653, 654, 655, 658, 665, 687, 736,
7 39, 755, 770, 774, 775, 782, 807, 809, 858, 865, 866, 943, 947,
954, 956 ; Drid et Arab Majour : 669, 670, 818, 822, 834, 841, 867,
908 ; Frachich : 657, 743, 748, 829, 833, 904, 911, 920, 924 ; Mad-
jer : 648, 711, 724, 745, 746, 860, 909, 935, 936, 937.
26. Souassi : registres 758, 798, 916, 917, 918, 953 ; Neffet : 698, 773 ;
Ouled Satd : 640, 685, 702, 732, 780, 848, 849, 902, 906, 946.
27. Un millier d'Algériens (registre 643) et près de 500 Marocains (regis-
tre 949).
28. A. G. G. T. , reg. 646. Pour les autres villes, les informations quanti-
tatives font défaut.
29. A. G. G. T. , registres 1640 (Msaken), 1660 (Gabès), 1663 et 1665 (El
Alia).
II
L'ORGANISATION SOCIALE : PRATIQUE ET IDEOLOGIE

A ces hommes, rendons à présent la parole, car ils l'ont prise un jour pour
raconter leur histoire aux officiers français venus les interroger dans les
premières années du protectorat. Consciencieusement, ces ethnologues en
uniforme ont couché sur de copieux cahiers la geste de toutes les tribus,
des villages et de leurs subdivisions, constituant ainsi une sorte de corpus
des récits d'origine. Ils ont, il est vrai, traduit ce qu'ils collectaient et
leur médiation invite donc à prendre quelques précautions avant de lire ces
textes.

1. LES DEUX LECTURES DES RECITS D'ORIGINE

Il y a, en effet, deux lectures possibles de cet ensemble d'histoires. La


première est d'y chercher les éléments d'une histoire plus générale, qui
intéresserait la Tunisie, voire un champ géographique plus large. Elle re-
viendrait à recueillir les traditions orales, dans un pays où l'écriture est
connue mais d'un usage restreint, à les prendre au pied de la lettre, à les
additionner pour reconstituer l'histoire globale du pays considéré. De fait,
les officiers qui enregistrent les récits cherchent à les intercaler dans un
passé chronologique précis, entre l'Afrique romaine et byzantine, d'une
part, l'occupation française, d'autre part. Or, ils le sentent bien, la place
n'est pas pleinement occupée.
Par chance, il faut le dire tout de suite, les officiers ne sont pas suf-
fisamment outillés pour combler eux-mêmes les lacunes. Leur bagage his-
torique est loin d'être médiocre, mais il ne les œet pas en mesure de
remplir le vide qui sépare le lointain Moyen Age d'un passé plus immé-
diat. Le rédacteur d'une des notices relatives aux Hammama, par exem-
ple, cite, parmi ses sources, Procope, El Kairouani - traduit et publié,
en effet, dès 1845 dans le cadre de l'exploration scientifique de l'Algé-
rie - et le Kitab el adouani. L'étude du Sahel de Monastir, elle, repose
sur les textes d'El Bekri et d'El Idrissi ; et l'on devine que l'auteur a eu
connaissance de la traduction d'El Kairouani. Mais, passé le 17e siècle,
les sources écrites sont taries. La somme des indications fournies par les
auteurs reste donc très fragmentaire, dans le meilleur des cas. Des siècles
entiers, de vastes régions demeurent dans l'obscurité. Dans ces conditions
la seule méthode qui s'offre pour rétablir la continuité historique consiste
à ranger les différentes séquences des traditions orales recueillies selon un
ordre chronologique. Ainsi, l'officier qui présente la région de Gafsa nous
entraîne dans un récit sans coupure de l'Antiquité - avec Salluste - au 17e
siècle : à la phase de prospérité romaine succèdent les épisodes des in-
vasions vandale puis arabe, la résistance des derniers représentants de
l'Empire byzantin, puis celle des Berbères dirigés par la Kahena, suivis en-
fin par une période de tranquillité. Survient alors l'invasion hilalienne, qui
vide Gafsa et les villages voisins, et qui a pour vertu de présenter à l'his-
torien une table rase où tout reste à écrire. La place est donc libre pour
introduire la tradition actuelle et empêcher l'histoire de s'interrompre : le
premier noyau de peuplement de Gafsa se constituerait par conséquent au
lie siècle ; une deuxième fraction s'y joindrait iu 12e siècle ; au 13e ar-
rivent les fondateurs du troisième groupe. Le 14e siècle voit s'installer d'au-
tres immigrants suivis bientôt par la dernière fraction des habitants de Gaf-
sa. L'officier tient ainsi le "fil" de l'histoire et veille à ne pas le rom-
pre ; il tire la tradition recueillie dans un sens diachronique, afin qu'aucun
espace chronologique ne demeure vacant.
Que cette déformation soit le fait de l'enquêteur apparaît d'abord dans
la régularité des vagues de peuplement : chaque siècle voit un nouveau
dépôt sédimentaire se constituer, l'intervalle augmentant quelque peu sur
la fin pour permettre d'arriver au 19e siècle sans solution de continuité.
Au reste, la même tradition recueillie par un autre officier confirme que
le premier récit a été remanié par celui qui nous l'a transmis. Dans la
deuxième version, en effet, les apports humains ne sont plus datés avec
exactitude et, surtout, ils sont grossièrement synchrones au lieu d'être éti-
rés sur plus de six siècles.
Il y a plus : les récits recueillis sont contradictoires. L'histoire d'une
même tribu varie d'une fraction à l'autre. Ou bien, confrontés avec l'his-
toire politique établie sûrement depuis la confection de ces notices, les
récits présentent des invraisemblances, des erreurs chronologiques, voire
une inversion complète des faits. Les officiers s'en rendent bien compte, et
par bonheur, ils n'ont pas tenté de réduire ces contradictions du discours
en les dissimulant. Quand ils sentent l'incohérence du récit, quand ils re-
collent des versions contradictoires, ils les livrent cependant, sans essayer
de les rectifier. Entre autres exemples d'incohérence, voici celui des Ou-
led Mâmar, dont l'histoire, racontée par les membres de la tribu en 18874,
se résume en un tableau synoptique qui est censé rendre compte du passé
de toute la tribu Hammama, dont les Ouled Mamar sont une branche. Or
ce tableau présente des lacunes graves : il ne signale pas l'existence de
deux personnages au rôle majeur dans l'histoire des Hammama, pourtant
rapportés dans la même notice : Driss et Rebiaa, que nous retrouverons plus
tard. Deux récits interfèrent donc, aboutissant à deux schémas inconcilia-
bles, et où cependant on reconnaît des éléments communs.
Pour le passé plus récent, ou réputé tel, un épisode bien connu de
l'histoire tunisienne est relaté par le même document. Il s'agit du con-
flit entre Hussein ben Ali, fondateur de la dynastie husseinite, et son ne-
veu Ali Pacha. Les faits réels, les voici résumés brièvement : Hussein ben
Ali ayant eu deux fils, son neveu Ali Pacha perd l'espoir de lui succé-
der sur le trône. En 1728, il se révolte, sans succès, contre le bey et s'en-
fuit en Algérie. Il en revient en 1735 et, après une longue guerre civile,
triomphe du bey Hussein (1740).
Que devient cette guerre civile, racontée par les Ouled Mâmar ?5
Dans un premier récit, les deux protagonistes sont donnés comme cousins.
Leurs rôles sont inversés, Ali étant présenté comme le bey régnant tandis
qu'Hussein devient l'usurpateur. Le début du conflit est placé en 1680. L'is-
sue enfin est à l'inverse de la réalité : Hussein vainqueur fait décapiter
Ali et le remplace sur le trône. Dans une deuxième version, les belligé-
rants sont frères et l'un d'eux change de nom : Ali devient M'hamed ben
Ali. Ici, c'est bien Hussein qui est au pouvoir et son adversaire qui lui
dispute le trône, mais l'issue du combat est aussi éloignée de la réalité que
dans la première version : l'usurpateur est vaincu au Kef et il fait sa sou-
mission à son frère. Autant d'événements, autant d'erreurs. ®
Vouloir rétablir un continuum historique à partir de la tradition orale
est donc parfaitement illusoire. Les faits rapportés ne sauraient constituer
une série chronologique d'événements réels. C'est pourtant cette lecture,
historiciste, qu'ont faite les meilleurs spécialistes de l'Afrique du Nord.
Ainsi Jean Despois, dans son ouvrage admirable, ce classique des études
maghrébines qu'est La Tunisie orientale. Sahel et Basses-Steppes, s'inter-
roge sur la répartition des tribus et sur leur passé. Il écrit : "Dans quelle
mesure peut-on connattre l'origine des diverses fractions qui les (les tribus)
composent ? Des traditions, même douteuses, nous aideront à répondre à
cette seconde question". 7
Il est symptomatique que la question se pose après les chapitres histo-
riques consacrés à la Byzacène antique, à l'Ifrikia du 7e au 9e siècles, aux
invasions du lie siècle et à leurs effets. 8 Car c'est dans le vide laissé par
l'histoire écrite que vont se loger les traditions. En réalité, Jean Despois
a recours à deux méthodes. Pour les tribus et confédérations importantes,
il recherche leur trace dans la littérature écrite, et la trouve quelquefois
(ainsi pour les Ouled Satd). Quand les textes font totalement défaut, que
seule existe une tradition orale, il la rejette sans merci : "laissons de côté,
écrit-il au sujet des Djlass, la légende des fils de Djelass qui auraient
donné naissance aux quatre fractions de la tribu : il n'y a rien à en ti-
rer". Mais ce qui est tenu pour légende irrecevable dans le cas des grou-
pes importants, est accepté pour les fractions séparées du gros de leur tri-
bu : "C'est au cours des deux derniers siècles que seraient venues s'installer
parmi les Ouled Satd les fractions étrangères qu'on y rencontre aujourd'hui
encore". Et plus loin : "Les Ouled Nacer, Methellith établis à Zeghi-
dane, et les Neffet qui vivent auprès du djebel Fadeloun seraient arrivés
dans les premières années du 19e siècle ; ils fuyaient la famine et ont
trouvé un pays vide et encombré de broussailles où ils se sont installés".
Quant aux Tripolitains, "ils ont quitté leur pays il y a environ un siècle
et demi. Ils auraient d'abord séjourné près de La Louza, au nord de Sfax,
où ils auraient planté (?) 8 000 oliviers". L'emploi du conditionnel, du
discours indirect, et des points d'interrogation signale bien les doutes de
l'auteur mais, en même temps, celui-ci reprend les traditions à son comp-
te : "les premières vagues d'immigrants qui ont déferlé à l'extrême nord
des steppes, il y a cent cinquante à deux cents ans... De même pour
l'origine de telle ou telle agglomération dont l'histoire écrite n'a rien
voulu révéler. De même enfin, quand il s'agit de groupes maraboutiques,
dont les traditions alimentent l'hypothèse de mouvements migratoires réels :
"La plupart des Maghrébins qui sont venus s'installer en Ifrikia orientale sont
des Berbères marocains ; si leur rôle a été grand, leur nombre est resté
très faible. Presque tous marabouts... "12
Méthode, au total, incertaine : on ne peut récuser la tradition quand
elle est contredite par d'autres sources, l'accepter quand ces sources man-
quent. On ne peut en même temps employer toutes les expressions du
doute et présenter comme réelles les migrations, installations, filiations
que ces "légendes" racontent. Rien enfin n'autorise à en extraire des pas-
sages supposés vraisemblables et à en rejeter d'autres, qualifiés de légen-
daires.
A l'autre bout du Maghreb, les Marocains racontent sur eux-mêmes des
histoires semblables à celles des Tunisiens. Jacques Berque, qui en rapporte
quelques-unes, les nomme légendes et les tient pour telles. Mais une par-
tie des faits relatés aurait bel et bien eu lieu : celle qui raconte l'ex-
pansion, les conquêtes du groupe. La tâche de l'historien serait alors de
dater les étapes de ces déplacements, les "phases" de la conquête, donc
de •faire13le partage, dans la tradition orale, entre le légendaire et l'his-
torique.,
Que l'histoire du Maghreb soit tissée de migrations, de conquêtes, etc. ,
c'est l'évidence. Que la tradition orale raconte l'une d'elles, rien ne le
prouve rigoureusement. La tradition orale renferme, à coup sûr, des bribes
de la réalité vécue ; elle ne saurait être lue comme une chronique d'évé-
nements.
Bien loin de prendre ces récits au pied de la lettre, il convient donc
d'en faire une autre lecture, d'y rechercher, au-delà de ce qu'ils affir-
ment explicitement, une signification implicite. Alors, au lieu de s'en
affliger, l'on se félicitera des erreurs du récit et des échecs de l'enquê-
teur : comme le lapsus trahit une vérité voilée, les discordances, les in-
vraisemblances, les silences, en disent plus long que les histoires "qui se
tiennent". De même l'on se réjouira de la pauvreté du savoir historique
de l'époque : elle aura limité les possibilités de manipulation du matériel
recueilli par les rédacteurs de ces notices.
Est-ce bien sûr ? Les réflexions du rédacteur sont-elles totalement ab-
sentes ou toujours repérables ? La tradition orale rapportée est-elle libre de
toute glose du collecteur d'informations ? En un mot, dans le passage de
l'oral à l'écrit, les récits ont-ils gardé leur authenticité ?
L'on peut être assuré que les officiers n'ont pas questionné les mem-
bres des tribus selon un programme rigoureusement défini. Ils n'ont four-
ni aux personnes interrogées aucun point de repère chronologique, aucune
date-bome qui auraient induit les réponses. Ignorant eux-mêmes l'histoire
des derniers beys tunisiens, ils n'étaient pas en mesure d'obtenir une ré-
ponse au problème qui les préoccupait : l'attitude des groupes à l'égard
du gouvernement central, leur comportement pendant tel ou tel règne.
D'un récit à l'autre, on ne reconnaît pas de cadre préfabriqué auquel les
enquêteurs auraient soumis les questionnaires. Mais ils peuvent intervenir
plus directement dans le récit, en se substituant aux narrateurs pour four-
nir des explications. Ces intrusions sont quelquefois si peu discrètes qu'on
peut les déceler à la première lecture. Voici, par exemple, le récit des
migrations de la tribu des Hammama, tel que le rapporte une notice de
1887 où la datation, l'interprétation des déplacements, marquent, à l'évi-
dence, la griffe du rédacteur : "Il est probable que les Hammama sont
venus de Cham (Syrie) au lle siècle de l'ère chrétienne, ont séjourné quel-
que temps en Tripolitaine et peu à peu ont été poussés, tantôt par la ré-
sistance des autochtones, tantôt par leur instinct aventurier, jusque dans
l'Ouest de l'Algérie.
Lorsque la population arabe eut acquis, dans l'Ouest, une trop grande
densité, lorsque les groupes envahisseurs vinrent successivement s'ajouter
à leurs devanciers, la réflexion aidant, ainsi que le souvenir des plaines
verdoyantes qu'ils avaient traversées au début de leurs invasions, quelques
groupes refirent, en sens inverse, le chemin qu'ils avaient parcouru". 4
L'intervention des collecteurs n'est pas toujours aussi transparente et
les critères manquent qui permettraient d'isoler les scolies, de reconnaître
les accents de vérité. Il faut en prendre son parti ; au mieux, limiter les
incertitudes en donnant la préférence aux groupes qui ont fourni le plus
grand nombre d'histoires. C'est le cas de la puissante tribu des Hammama,
chez lesquels le nombre et la richesse des traditions recueillies permettent de
lire, d'abord et au moins, la relation des sujets au temps et à l'histoire.

2. LA PUISSANTE TRIBU DES HAMMAMA

Les Ouled Redouane et leur relation au passé : un temps


structural
1r
Voici maintenant l'histoire des Ouled Redouane , de la tribu des Ham-
mama.
"Ces indigènes appartiennent à la race arabe ; ils constituent un des
principaux groupes de la grande famille des Hammama et représentent à
peu près un tiers de cette importante tribu dont les Ouled Aziz et les Ou-
led Mâamar sont les deux autres grandes branches.
Originaires du Hedjaz (Arabie Pétrée), ils émigrent à une époque in-
connue aujourd'hui et viennent s'installer en Algérie, dans l'oasis d'Ezzab
(près de Biskra). Mais l'arrivée des Turcs dans cette province les fait s'ex-
patrier encore une fois ; ils reprennent alors la route de l'Est, et se fixent
définitivement en Tunisie, que depuis cette époque ils n'ont jamais quittée.
Généalogie : Hammam, le fondateur de la tribu à laquelle il a don-
né son nom, eut deux enfants, Rebiâ et une fille qui épousa Driss. La
première branche donna Aziz et Mâmar ; la deuxième Redouane. L'on appel-
le aujourd'hui encore les Redouane : 'Redouan ben Driss' ; plus générale-
ment encore, ils sont appelés Hammamas.
Les Redouane se divisent en un grand nombre de sous-fractions qui sont
énumérées au tableau de filiation ci-joint* Ce tableau indique aussi, d'une
façon très claire les différents degrés de parenté des Redouane en particu-
lier et Hammama en général. Les noms pointés à l'encre rouge sont les
appellations ordinaires que les indigènes emploient pour désigner les fractions.

*Cf. Figure 1, p. 42-43.


Fractions étrangères : Les Ouled Si Sliman, les Houamed, les Gue-
memdia, et les Ouled Sidi Bou Zid n'appartiendraient pas par leurs origi-
nes, aux Ouled Redouane.
Les Guememdia, depuis des temps immémoriaux, occupent le Gue-
mouda, c'est-à-dire les bords de l'oued de ce nom, vers la zaoui'a cedda-
guta ; on ignore leur origine. On ignore également l'origine des trois au-
tres fractions qui ont toujours vécu au milieu des Ouled Redouane. De fait,
ces quatre fractions appartiennent depuis fort longtemps, au point de vue
administratif, à cette tribu dont elles ont d'ailleurs pris les usages, en un
mot les moeurs.
Politique : Les Ouled Redouane, comme les autres Hammama leurs
congénères, sont du soff Hassinia et, à ce titre, partisans du gouvernement
actuel pour le maintien duquel ils ont, en effet, franchement combattu lors
de l'insurrection de 1281. Les Arabes écrasés d'impôt se révoltèrent ; plu-
sieurs villes de la régence furent de part et d'autre assiégées, prises et pil-
lées et ces troubles continuant précipitèrent la ruine dans ce pays. Les re-
belles avaient à leur tête Ali ben Ghédaoun, des M'sahel. Défaits aux portes
de Tunis par Ahmed Zarrouk, commandant les troupes beylicales, les in-
surgés, après plusieurs autres engagements revinrent dans cette région où
les Hammama les attaquèrent à leur tour. Il y eut de grandes pertes de
part et d'autre. A la suite de ces défaites le chef des insurgés se réfugie
à Tebessa, puis à Constantine où il aurait été emprisonné. Etant parvenu
à s'évader de sa prison, il revint en Tunisie et alla trouver Sidi Moha-
med El Abidi, personnage très influent, à l'intervention duquel il dut de ne
pas avoir été exécuté immédiatement. Si Sadok Bey le fit mettre en pri-
son où il mourut empoisonné, dit-on.
C'est en cette circonstance surtout que les Ouled Redouane ont net-
tement manifesté leur attachement pour la dynastie qui règne encore au-
jourd'hui. Mais malgré ce dévouement au bey, ils n'en vivaient pas moins
aussi bien antérieurement à cette époque que postérieurement, dans une in-
dépendance presque complète et nécessitaient toujours pour le paiement des
impôts, l'emploi de la force armée. Ils paraissent aujourd'hui un peu moins
récalcitrants qu'autrefois, grâce évidemment à notre présence.
Cette tribu est en communion d'idées avec ses voisins les Djlass, et
en opposition avec les Madjer et les Fraichich.
Soffs intérieurs : éminemment querelleurs, batailleurs et voleurs, ils
ont eu entre eux, à diverses époques, des différends quelquefois non sans
gravité. Voici les principaux faits qui ont caractérisé cette situation.
1°) En 1211, rixe entre Ouled Messaoud et Horchan, aux Oglet Dje-
dra, dont les deux partis se disputaient la propriété. Les Ouled Messaoud
et Horchan ont laissé sur le terrain, les premiers, 11 morts, les derniers
beaucoup moins.
2°) En 1233, lutte entre les Ouled Mbarek et les Ouled Youssef ayant
eu pour cause des pillages. Il y a eu plusieurs blessés des deux côtés.
3°) En 1281, lutte entre Ouled Messaoud et Horchan d'une part et Ouled
Aroua d'autre part, au sujet d'un vol de deux cents chameaux commis au
détriment de ces derniers par les Horchan. Plusieurs morts.
Soffs extérieurs : leurs mêmes défautsles ont souvent amenés à des dés-
accords graves avec leurs voisins, excepté avec les Djlass toutefois, avec les-
quels ils paraissent avoir eu de bons rapports, ou du moins des relations moins
tendues. Ils sont surtout ennemis des Madjer et des Beni Zid. Les faits à leur
actif sous ce rapport sont les suivants :
1°) En 1050, lutte entre Hammama, Djlass et les gens de l'Arad, à un
endroit appelé Louiba, près de Kairouan. Motif oublié.
2°) En 1206, les Ouled Redouane prennent les armes pour chasser les
Madjer qui étaient venus faire pâturer leurs troupeaux à Hencheria. Cette
discorde dura six ans.
3°) En 1234, lutte entre les Hammama, Djlass et Neffat, d'une part ;
et d'autre part les Beni Zid et les Haouta ; la cause est ignorée, mais de-
puis longtemps il existait de sérieuses rancunes entre ces deux partis.
4°) En 1235, les Beni Zid étant venus attaquer les Hammama à Hen-
cheria dans le but de les piller, ces derniers les ont battus et leur ont pris
deux cents chevaux. Quelques morts et blessés des deux côtés.
5°) En 1262, une contestation de terrain (Aiti Rebaou) provoque une
rixe entre Hammama et Madjer. L'ordre ne fut rétabli que lorsque le gou-
vernement envoya des troupes sur les lieux.
6°) En 1280, les Hammama ayant pillé les Hefidh, ces derniers et les
Madjer, leurs alliés, les attaquèrent pour châtier les voleurs. Des deux côtés
il y eut des pertes sensibles.
7°) En 1281, pendant l'insurrection de cette année, les Hammama du
parti du bey battent les rebelles (Madjer et Fraichiche). Les Madjer per-
dent 150 hommes ; les pertes des Hammama sont un peu moindres.
8°) En 1281, lutte entre Ouled Aziz et CJuled Messaoud, à la suite d'un
vol de 200 chameaux commis par les Ouled Messaoud. Les Ouled Aziz per-
dent dix hommes.
9°) En 1284, l'année de la grande famine, Hammama et Djlass atta-
quèrent les Madjer qu'ils pillèrent. Il y eut de sérieuses pertes des deux côtés.
10°) En 1286, des troubles ayant surgi chez les Beni Zid, des troupes
beylicales commandées par Si Osman furent envoyées pour rétablir l'ordre.
Les Hammama se joignent à elles. Les Beni Zid prirent la fuite et furent
pillés.
11°) En 1291, le bey envoie cent cavaliers commandés par Si Ahmed
Djouini, pour rétablir l'ordre chez les Ouled Abdelkrim (Ouled Aziz) qui
s'étaient révoltés contre leurs chefs et avaient assassiné le cadi El Hadj
Amara. A l'arrivée des troupes auxquelles s'étaient joints des Hammama
et des Djlass, les Ouled Abdelkrim prirent la fuite ; mais rejoints près de
Gafsa, ils furent pillés et ramenés chez eux".

L'histoire qu'on vient de lire est d'abord celle d'un lignage. C'est dire que
plus on remonte dans le temps, plus se réduit le nombre des acteurs. Dans
le passé, on ne retrouve pas la totalité du groupe actuel, mais des an-
cêtres en nombre décroissant : le passé n'est donc pas simple projection
du présent.
Le temps a un commencement, qui correspond à la vie du fondateur
de la tribu. Ce temps n'est pas mesuré. Ni les années, ni les règnes des
souverains, ne servent de points de repère. Musulmans, les Ouled Redoua-
ne n'ignorent pas le calendrier hégirien ; ils ne s'y réfèrent que pour les évé-
nements les plus récents. Au reste, la datation numérique n'a alors que les
apparences de l'exactitude : quand on peut confronter les dates fournies à
une chronologie connue, les premières sont fausses. On a vu plus haut,
dans le récit de la guerre civile entre Hussein Bey et Ali Pacha, comment
les faits étaient antidatés d'un bon demi-siècle.
Le temps coule avec une vitesse variable : ainsi le Passé le plus récent
est saturé d'événements. Il y a une sorte d'accélération de, l'histoire dans
les décennies qui précèdent le récit : une série d'incidents se succèdent en-
tre 1280 et 1291, six seulement dans les quatre-vingts années qui précè-
dent. A mesure que l'on s'éloigne vers le passé, l'histoire se raréfie ; en-
deça d'environ un siècle, la datation chronologique ne fonctionne plus et
le temps cesse d'être mesuré. Pour le passé le plus reculé, on distingue
des paliers successifs marqués par les générations. Mais, contrairement au
temps daté, cette partie du passé est plus riche en amont qu'en aval. Plus
on se rapproche du fondateur, plus l'exposé se précise.
Le passé se découpe donc en trois mouvements : un temps vif au com-
mencement, avec la vie du fondateur et de ses premiers descendants ; un
andante. par la suite ; un allegro staccato pour les dernières décennies.
De ces trois mouvements, le dernier est le plus proche du temps historique,
non parce qu'il est daté, mais par son contenu : les événements qu'il ren-
ferme ont pu avoir eu lieu réellement, même si leurs effets - nombre de
morts pendant la bataille, ou volume du troupeau razzié - sont mesurés
hyperboliquement. Le passé pris en bloc est, en tout cas, le temps qui
sépare les hommes vivants de l'ancêtre fondateur. Dans l'histoire des Ou-
led Redouane, cette distance est de huit générations (ce qui correspondrait
à une période de deux à trois siècles). L'épaisseur temporelle est donc fai-
ble. Et il n'y a plus rien pour précéder l'arrivée du fondateur.
Si l'on revient aux premier et deuxième mouvements, ils paraissent
semblables en ce qu'ils décrivent sans rupture le développement du ligna-
ge. Mais les premiers personnages signalés - Hammam, Rebiâ, Driss, Mâ-
mar, Aziz - sont fondateurs de lignées, tandis que leurs descendants n'ont
pas le même pouvoir : un nom collectif (nom pluriel, ou bien Ouled un-
tel) se substitue à celui des individus. Donc, passées deux ou trois géné-
rations après l'ancêtre, il ne se fonde plus de nouveau sous-lignage. Dans
la généalogie présentée plus haut, après les sept fils de Redouane, on ne
trouve plus mentionné le nom de ses petits-fils mais seulement des noms
collectifs : Ouled Moussa, Ouled Messaoud, Khodma, Hanencha, pour ne
citer que certains cas. Les points de subdivision du lignage cessent d'être
signifiants. Et c'est ce changement qui explique la faible épaisseur tem-
porelle des traditions recueillies : dès le moment où un groupe d'Ouled
untel prend place dans la généalogie, il demeure identique à lui-même
sans qu'il soit nécessaire de marquer les générations. Alors que le premier
temps, celui des fondateurs, est fixe, le suivant sera donc plus élastique
et permettra de télescoper certaines générations. De cette manière, la dis-
tance à l'ancêtre commun ne se modifie pas avec le temps.
Les séquences du passé peuvent se résumer dans le tableau suivant :

Reconstitution d'un lignage, l'histoire des Ouled Redouane n'est que


cela. Aucune place n'est faite au sacré, au surnaturel. Pas d'acteur étranger
au groupe. Quand des personnages et groupes extérieurs interviennent, les rôles
principaux restent tenus par les membres de la tribu et les étrangers sont
situés par rapport à elle. On a vu ainsi, dans une autre version, la chro-
nique des luttes de pouvoir entre Hussein et Ali Pacha faire fi des événe-
ments réels : la séquence avait pour but, non de rétablir la "vérité histo-
rique", mais de détèrminer la position des Hammama par rapport aux autres
tribus.
Enfin, "l'origine des temps", le point de départ de l'histoire, est
sans relation avec l'Islam. Ni la révélation, ni la propagation de la
nouvelle foi ne trouvent place dans le récit : le groupe ne se voit à au-
cun moment comme néophyte ou prosélyte ; il se donne, d'emblée, com-
me musulman.
Ainsi, le passé est conçu comme un ordre d'événements où le groupe,
et lui seul, est impliqué. Il n'y a pas d'autre référence que celles fournies
par ses membres, par d'autre profondeur que celle du lignage. En un mot,
il s'agit d'un temps lignager. Ou, pour reprendre la terminologie introduite
par Evans-Pritchard , on dira que le temps des narrateurs n'est ni histo-
rique, au sens où nous l'entendons, ni écologique (l'unité de mesure n'é-
tant pas donnée par les activités agro-pastorales). Il est structural, c'est-
à-dire qu'il rend compte des relations sociales des membres de groupe à
l'intérieur de la tribu comme par rapport aux autres tribus.

Les dimensions du groupe : une société segmentaire


La prolifération de l'arbre généalogique
Pour s'en tenir aux Ouled Redouane, des Hammama, leur histoire peut
être figurée par un arbre généalogique. Cette présentation suggère d'abord
que l'individu se définit par la chaîne de ses ascendants, qui doit le con-
duire jusqu'au fondateur. 19 Mais cette marche régressive n'est pas isolée :
en fait, l'individu est, aussitôt, inséré dans un groupe - les fils X, Ou-
led Mbarek, par exemple - qui s'inscrit à son tour dans un groupe plus
vaste. L'individu est ainsi au centre d'une série d'enveloppes concentri-
ques dont la dernière, la plus large, constitue la tribu. De sorte que l'in-
dividu n'existe pas : il est inséparable d'une collectivité. De même, la fa-
mille nucléaire n'a pas de statut ; elle ne mérite pas de figurer à la base
de la généalogie. Le premier terme de celle-ci est la famille élargie.
La filiation est patrilinéaire, c'est l'évidence. Pourtant, il faut noter,
dans l'ensemble du schéma, une anomalie : l'un des deux enfants de l'an-
cêtre éponyme est une fille. 20 Or les Ouled Redouane, qui en descendent,
ne portent pas le nom de leur ai'eul paternel, père de Driss, mais bien
celui de leur grand-père maternel. Le fait est d'autant plus remarquable qu'il
est la seule infraction à la règle de symétrie lisible ici. Le développement
du lignage résulte, en effet, d'une fission qui paraît indéfiniment répé-
tée. La tribu procède de la fécondité d'un ancêtre unique ; chacune des
branches auxquelles il donne naissance doit se développer selon un pro-
cessus qui est toujours le même, à chaque étage chronologique. Par ce pro-
cédé de division, le nombre des sous-groupes ne devrait pas cesser d'aug-
menter du fondateur (qui n'a ici que deux enfants) jusqu'aux membres
actuels de la tribu.
En réalité, la fission n'est pas illimitée. D'une part, dans les trois
mouvements qui découpent le passé de la tribu, le temps médian est un
temps collectif, celui des lignées, où les générations cessent d'être mar-
quées. Un groupe peut garder le même nom, la même position, les mê-
Figure 1. Généalogie des Hammama donnée par les Ouled Redouane
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