Bugiac Andreea 5 2019 Laclos
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des plaisirs. Tout au plus, elle cherche à cacher ses pratiques libertines derrière un masque de
vertu et d’honnêteté. C’est à l’époque de Louis XVI que va se développer à la Cour tout un art
de la dissimulation, de l’hypocrisie et de la ruse. Il ne s’agit pas de renoncer au vice, mais de le
masquer sous des apparences de prudence et de sensibilité. Le libertinage se fait plus raffiné et
parfait ses méthodes : c’est l’époque où l’on invente le mot rouerie1, qui désigne un libertinage
plus méthodique et plus rusé que celui du petit maître, le libertin de l’époque de la Régence.
L’ouvrage de Laclos va connaître un succès qui se perpétuera jusqu’à nos jours. Malgré
sa condamnation comme une œuvre infâme et « immorale » lors de sa publication en 1782, les
contemporains de Laclos s’apprêtent à le lire, parfois sous le manteau. « Depuis sa parution,
blâme et éloge se sont révélés paradoxaux », souligne Catriona Seth dans la préface consacrée
à l’édition de l’œuvre en Pléiade. En 1827, le livre sera mis à l’Index. Il suit le sort subi par un
autre fameux roman libertin qui lui est presque contemporain, Justine ou les malheurs de la
vertu du Marquis de Sade. Le succès ambigu du roman de Laclos sera pourtant réaffirmé par
l’intérêt que le XIXe siècle et, en particulier, Charles Baudelaire et Barbey d’Aurevilly vont lui
prêter, qui perçoivent dans le roman une sensibilité proche de leur esprit décadent, « fin du
siècle ». On doit attendre les analyses de Paul Bourget, vers la fin du XIXe siècle, pour voir
dans le roman de Laclos un grand roman d’analyse et avoir, enfin, Laclos réhabilité.
En parallèle avec l’attention des écrivains et des critiques, le roman va susciter l’intérêt
des cinéastes et des metteurs en scène. Toute une vague d’adaptations théâtrales et
cinématographiques commence à partir de la deuxième moitié du XXe siècle. Catriona Seth a,
ainsi, raison d’affirmer que « l’histoire est plus connue désormais par ses médiatisations que
par le texte même de Laclos ».
1
L’étymologie du mot roué montre la portée négative de ce terme : le roué est celui qui, à cause de ses débauches
infâmes, mérite le supplice de la roue.
2
Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, édition de Catriona Seth, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque
de la Pléiade », 2011.
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séduisant la future épouse de Gercourt, la jeune Cécile de Volanges. Réticent au début, Valmont
accepte enfin d’aider son amie, essayant par là de s’approcher d’une femme qu’il cherche à
séduire, la chaste Mme de Tourvel. Dans les intrigues tissées par les deux roués viennent
s’insérer les histoires d’autres personnages, dont la vie et parfois la mort vont dépendre de la
volonté et des humeurs de la marquise et du vicomte.
Si Lettres persanes de Montesquieu peut être vu comme le premier roman épistolaire
philosophique, le roman de Laclos est, par excellence, le roman épistolaire libertin. Qu’est-ce
qu’on doit précisément comprendre par ce mot ? Pour trouver une réponse, il faudra commencer
par voir ce que le mot signifie au XVIIIe siècle et si cette étiquette convient ou non aux deux
protagonistes du roman.
Le mot libertinage n’a pas toujours présenté les connotations sexuelles qu’on lui prête
de nos jours. Au XVIIe siècle, on parle de poètes libertins à propos de certains esprits irréligieux
comme Jacques Vallée ou Théophile de Viau. Le libertinage de ces poètes baroques était surtout
religieux et spirituel, se présentant comme une forme de rébellion ou d’indifférence contre la
religion et les dogmes. Même le personnage de Dom Juan, prototype du libertin, cache derrière
ses séductions répétées le désir métaphysique d’une confrontation d’égal à égal avec son
Créateur.
C’est pendant la Régence, avec l’essor du libertinage aristocratique, que la liberté
sexuelle deviendra le sens principal du mot. Mais le libertin ne désigne pas encore un simple
séducteur qui cherche à trouver du plaisir dans les bras de sa victime. Le célèbre dix-huitièmiste
Robert Mauzi mentionne plusieurs typologies de séducteurs existantes au XVIIIe siècle et
exemplifiées aussi dans le roman de Laclos.
Nous avons, tout d’abord, le jeune débutant, illustré par les deux adolescents du roman
de Laclos qui feront leur entrée dans le monde et recevront une éducation à la fois théorique et
pratique sur la voie du libertinage. Il y a une certaine symétrie entre l’apprentissage mondain et
sensuel de Cécile, initié par la Marquise et raffiné par Valmont, et celui de Danceny, qui se
développe sous la tutelle bienveillante de la Marquise.
Le deuxième type de séducteur est le petit maître, commun surtout à l’époque de la
Régence. Il désigne un jeune débutant qui a déjà accompli son éducation et commence à
menacer les femmes mariées. Laclos ne le mentionne pas, occupé à illustrer avec force un autre
type de libertin, plus raffiné et plus dangereux que le libertin de la Régence : séducteur
accompli, Valmont méprise les conquêtes faciles, qui pourraient nuire à sa réputation.
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Valmont exemplifie donc la typologie du roué : libertin accompli, le roué se distingue
du petit maître par le fait qu’il déploie tout un art de la stratégie dans ses exploits amoureux et
il ne choisit comme victimes que des femmes invincibles, dignes à forger sa gloire.
Le libertinage du roué débute par des choses imperceptibles. Un regard, un cri ou une
attention sont des gestes minuscules qu’un œil non averti peut passer de vue mais qui ont une
immense importance dans la conscience du libertin. Les étapes de la conquête amoureuse
évoquent les étapes et la stratégie employées dans un combat militaire : or la métaphore
guerrière caractérise le style épistolaire tant de la Marquise que de Valmont. Il est inséparable
également de tout un art de la parole : le pouvoir des libertins sur les autres se fonde surtout
sur une parfaite maîtrise des effets de divers types de discours, employés selon les destinataires
auxquels ils s’adressent. Si le lexique guerrier domine dans les lettres que Valmont adresse à
son ancienne maîtresse, la Marquise de Merteuil, il sera remplacé par un vocabulaire religieux
dans ses lettres à la Présidente. À son tour, celui-ci est entièrement absent dans les lettres que
le même Valmont dicte à la jeune Cécile, où s’impose le vocabulaire libertin. Mais la parfaite
maîtrise de l’art épistolaire est évidente surtout chez la Marquise de Merteuil. Sa position fragile
dans une société aristocratique patriarcale et misogyne (elle est une femme seule, sans l’appui
d’un mari) l’oblige à la prudence de masquer son libertinage derrière le comportement et la
conversation d’une femme austère et honnête.
Plus que leur caractère pervers, c’est peut-être leur habileté d’exploiter toutes les
ressources mises à leur disposition par le langage qui caractérise les deux libertins de Laclos et
qui les distingue des autres personnages : (« […] le libertinage apparaît essentiellement comme
une maîtrise du langage »3. Incapables de s’élever à la hauteur de l’intelligence verbale de la
Marquise ou du Vicomte, leurs victimes subissent plutôt les effets de leurs discours et se laissent
attrapées de manière presque inconsciente dans la toile rhétorique tissée par les deux séducteurs.
Ainsi, l’initiation dans le libertinage, évoquée par la Marquise dans sa fameuse lettre
autobiographique, est perpétuellement doublée par une initiation livresque dans l’art du
langage, considéré sous de multiples formes : langage libertin avec Le Sopha, conte licencieux
de Crébillon fils ; langage sentimental avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau ; langage moral
avec les fables de La Fontaine. La diversité des sources citées par la Marquise est responsable
de la versatilité de son style, qui change et s’adapte selon l’interlocuteur visé. En utilisant à
perfection les conventions de la soumission féminine (« les yeux baissés et la respiration
3
Michel Delon, P.-A. Choderlos de Laclos, « Les Liaisons dangereuses », PUF, 1986, p. 82.
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haute », Lettre LXXXV), elle joue la comédie de la femme séduite pour arriver en réalité à
séduire elle-même son prétendu charmeur.
La maîtrise de la rhétorique nous permet de faire la distinction entre deux catégories de
personnages, opposition illustrée dès le début du roman par la juxtaposition des lettres de Cécile
de Volanges et de la Marquise. Il y a ainsi des personnages que Tristan Florenne appelle des
êtres rhétoriques4. Ils voient l’amour comme une technique de séduction et de divertissement
et arrivent par cette parfaite maîtrise de leur art à dominer et à posséder leurs victimes, qui sont
dépourvus de toute rhétorique. Ces deux types de personnages mettent en évidence un fort
rapport d’inégalité et de subordination entre ceux qui sont actifs et prennent toujours l’initiative
de l’action, plus exactement Valmont et Merteuil, et ceux qui sont passifs et n’agissent que par
réaction comme Cécile ou Mme de Tourvel. En montrant par leurs actions le pouvoir du
langage, Valmont et Merteuil utilisent toutes les règles de l’art rhétorique afin de séduire leurs
victimes, règles qu’ils énoncent d’ailleurs à plusieurs reprises dans leurs lettres, si bien qu’ils
deviennent de véritables instituteurs qui enseignent l’amour comme un savoir à Cécile et à
Danceny.
Le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, les deux grands libertins des
Liaisons dangereuses, sont aussi des libres penseurs pour lesquels « conquérir est notre
destin », comme l’écrit Valmont au début du roman (Lettre IV). S’ils mettent la raison et la
volonté par-dessus les sentiments et la sensibilité, ils paieront pourtant de leur vie la découverte
que « le cœur a ses raisons que la raison ignore », comme le disait autrefois Pascal.
Marc-André Bernier voit dans le succès du roman libertin au XVIIIe siècle les prémisses
d’un nouveau rapport hommes / femmes. Le libertinage féminin deviendra une occasion pour
celle qui le pratique de se lancer dans une guerre des sexes où l’homme et la femme combattent
sur des positions d’égalité. Le manque d’importance sociale et politique de la femme dans la
société du XVIIIe est donc compensée par la domination qu’elle arrive à exercer sur ses pauvres
victimes : hommes ou femmes, n’importe, aussi longtemps que la libertine règne en monarque
absolu dans son petit empire réduit aux dimensions de son boudoir.
Grâce à une longue pratique de l’art du déguisement et du mensonge, la marquise de
Merteuil réussit à renverser l’ordre social et à imposer ses propres « règles du jeu ». Dans la
4
Tristan Florenne, La rhétorique de l’amour dans Les Liaisons dangereuses, Sedes, 1998, p. 22.
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lettre LXXXI à caractère autobiographique, la marquise montre dans quelle mesure pouvoir,
lucidité et calcul s’articulent et entrent dans son équation identitaire. Rejetant l’infériorité et la
faiblesse dans laquelle elle se trouve par sa condition de femme, elle cherche à se recréer elle-
même comme un être fort, surmontant les contraintes imposées à son sexe. Sa condition de
veuve lui procure une certaine liberté et c’est cette indépendance qu’elle cherche à garder par
tous les moyens. Il y a une limite pourtant à ce féminisme avant la lettre de la marquise : sa
contestation des normes sociales se fera toujours en secret, à l’intérieur des frontières posées
par ces normes mêmes. Contrairement à Valmont, que la société accepte malgré ses réticences
devant sa mauvaise réputation, Mme de Merteuil doit prendre toutes les précautions à conserver
sa réputation : son existence sociale en dépend.
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[…] l’auteur place autour de la correspondance des épistoliers un abondant péritexte fictif
(préfaces, notes, titres) qui s’ingénie à proclamer l’authenticité de la correspondance offerte au
public. Par ce moyen fondé sur un effet de dénégation – je ne suis pas l’auteur de ce livre, je
n’en suis que l’éditeur […] la fiction est dissimulée. L’origine de la correspondance est exhibée :
c’est la vie.5
❖ La rhétorique du libertinage
Deux siècles après la publication du roman, Philippe Sollers pensera, comme André
Malraux, d’ailleurs, que ce qui définit le mieux les deux libertins de Laclos, c’est une forme
d’« érotisation de la volonté »6. Si la lettre entretient un rapport privilégié avec le pathos et
l’émotion, elle est également un instrument pour l’analyse psychologique, sur les effets que
l’émotion – ou son déguisement – a sur l’Autre. Et c’est toujours elle qui expose dans quelle
5
Frédéric Calas, Le roman épistolaire, Paris, Nathan, coll. « 128 », 1996, p. 9.
6
Philippe Sollers, « Apologie de la marquise de Merteuil », in La guerre du goût, Gallimard, 1994, pp. 305-309.
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mesure le libertinage de Valmont ou de Merteuil est une forme de culte personnel où le plaisir
érotique va de pair avec l’ivresse donné par l’assujettissement de leurs victimes à leur propre
volonté.
Notons tout d’abord que les deux roués de Laclos montrent tous un haut niveau
intellectuel et culturel et font preuve de leur érudition. Les considérations de la Marquise sur
la condition de la femme dans la société de son temps, qui multiplie les inégalités entre les
hommes et les femmes, sont d’une véritable profondeur philosophique.
Il y a ensuite l’usage de l’ironie et des mots au double sens qui est caractéristique pour
les personnages libertins et qui suppose une certaine complicité élitiste non seulement entre les
deux libertins, mais aussi entre le personnage et le lecteur. Fondée sur le principe du double
destinateur (le destinateur supposé et le lecteur), l’écriture épistolaire de Laclos procure souvent
au lecteur le plaisir de goûter aux ambiguïtés ressorties du double sens. Ainsi, le lecteur qui sait
que la « table » d’où Valmont écrit à sa « belle dévote » (Lettre XLVII) est en fait le corps nu
d’Émilie, lira certainement autrement, avec une distanciation amusée, la déclaration poétique
de Valmont faite à Tourvel : « la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la
première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour » (Lettre XLVIII).
Mais la lettre implique aussi la notion de secret qui est au cœur même du système
épistolaire. La relation épistolaire est dangereuse car intrinsèquement liée à l’existence du
secret : « L’œuvre de Laclos se fonde sur la perversion de l’essence même de la lettre : la
violation du secret, le détournement par un tiers de la lettre destinée à un autre »7. Les deux
systèmes de violation de la correspondance pratiqués par les personnages de Laclos sont la
lettre incluse et la publication finale des lettres qui provoquera la chute de la Marquise.
Pratiqué surtout par les libertins, le principe d’inclure la lettre d’une victime dans une
correspondance adressée à quelqu’un d’autre suppose la violation du pacte du secret ou
d’intimité auquel la victime croit en s’adressant au libertin. Son exposition cynique aux yeux
d’un tiers, accompagnée parfois par des commentaires peu flatteurs, est une autre forme de
perversité libertine : elle suppose une violence, un affront à l’intimité du correspondant.
Mais il y a aussi une certaine perversité de la part de Laclos de nous rendre lecteurs de
telles lettres incluse. Car notre lecture nous place exactement sur le même plan que les libertins
et nous en rend complices, en nous faisant lire une correspondance privée qui ne nous était pas
adressée. Nous accédons à un savoir perverti et sommes placés dans la même posture du libertin
voyeuriste qui éprouve du plaisir à démasquer les faiblesses d’autrui.
7
Frédéric Calas, op. cit., p. 102.
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Il est tout à fait significatif que la marquise de Merteuil décrive le pouvoir séducteur du
langage dès l’ouverture du roman, dans la dixième lettre de la Première partie. Il s’agit dans
cette lettre de rappeler à Valmont, qui a eu la sottise de tomber amoureux de la Présidente, les
principes fondamentaux du libertinage. En bonne pédagogue, la marquise en propose une
illustration par l’exemple ; elle explique donc à Valmont la stratégie qu’elle a mise en œuvre
pour séduire Belleroche. Après l’avoir reçu froidement, elle lui donne rendez-vous dans sa
petite maison, et travaille son rôle en l’attendant : « Après ces préparatifs, pendant que Victoire
s’occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une Lettre d’Héloïse et deux Contes de
La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre. » (Lettre X). Pour vaincre,
il faut savoir mimer la passion et en produire tous les signes pathétiques, mais en gardant
toujours une distance réflexive par rapport à celle-ci. Dans une perspective de maîtrise absolue,
de soi et des autres, le pathétique n’intervient plus que comme un calcul stratégique, au sein
d’un savant dosage de sincérité feinte et de réelle manipulation :
Là, moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui, et me laissai tomber à
ses genoux. « O mon ami, lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me
reproche de t’avoir affligé par l’apparence de l'humeur ; d’avoir pu un moment voiler mon cœur
à tes regards. Pardonne-moi mes torts : je veux les expier à force d'amour. » Vous jugez de
l’effet de ce discours sentimental. (Lettre X)
Pour la Marquise, le libertinage est donc avant tout une forme de contrôle, de
réappropriation d’un corps qui, contrôle par les autres, lui est refusé depuis sa naissance.
Rejetant l’infériorité dans laquelle elle se trouve par sa condition de femme, donc faible et
vulnérable, elle cherche à se recréer elle-même comme un être fort, surmontant les frontières et
les contraintes imposées à son sexe. Sa condition de veuve, ensuite, lui procure une certaine
liberté et c’est cette indépendance qu’elle cherche à garder par tous les moyens :
Entrée dans le monde dans le temps où, fille encore, j’étais vouée par état au silence & à
l’inaction, j’ai su en profiter pour observer & réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou
distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait de me tenir, je recueillais avec
soin ceux qu’on cherchait à me cacher. (Lettre LXXXI)
La maîtrise des discours et des codes que manifeste la marquise la fait pratiquement
accéder au statut de romancière de sa propre vie, et même au statut de critique de sa propre
pratique du romanesque, comme elle le souligne elle-même :
Je puis dire que je suis mon ouvrage. […] J’étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions
dans les Philosophes ; et je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu’ils
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exigeaient de nous, et je m’assurai ainsi de ce qu’on pouvait faire, de ce qu’on devait penser, et
de ce qu’il fallait paraître. (ibid.)
La force de ces personnages ne les aide pourtant pas à acquérir une véritable identité.
L’identité des libertins reste vague, instable, dépendant du regard des autres. Le seul sens du
personnage libertin réside dans l’image qu’il affiche, dans l’effet qu’il crée dans la conscience
des autres. Valmont épie sans cesse Mme de Tourvel pour voir l’effet de ses paroles sur son
visage. Mme de Merteuil s’approprie tout un art de l’observation du comportement et du
discours des autres pour apprendre comment se conduire dans la société et manipuler cette
société dans le sens qu’elle veut. Elle apprend, ainsi, non seulement le pouvoir du langage mais
aussi le pouvoir du regard. On pourrait dire que la perversité de ces deux libertins ne consiste
pas seulement dans leurs jeux de séduction mais aussi dans l’appropriation de certaines valeurs
des Lumières (quête du bonheur individuel, auto-éducation, pensée critique) pour les détourner
en narcissisme et frivolité. Laurent Versini l’avait déjà constaté, en montrant en quelle mesure
Les Liaisons dangereuses se rapportent à l’épistémologie, à la philosophie et à la politique des
Lumières8. En effet, pareils à ce philosophe idéal dont Dumarsais esquisse le portrait dans
L’Encyclopédie, les libertins de Laclos s’appuient eux aussi, dans leur démarche, sur
l’observation, l’analyse, l’esprit méthodique. La réinvention de soi à laquelle parvient la
Marquise de Merteuil par une volonté forte mise au service de sa révolte intérieure semble
couronner le programme des Lumières, que Laurent Versini apprécie comme étant celui de
« connaître l’homme pour le modifier »9. La Marquise est donc un exemple de cet homme
modifié par l’auto-éducation et son caractère monstrueux expose, par lui seul, le scepticisme de
l’époque de Laclos quant à la possibilité – ou aux véritables dimensions – de cet homme
nouveau rêvé par les Lumières.
Essentialisée par Laclos dans la figure de ces deux roués, la philosophie libertine de
l’aristocratie à la fin du XVIIIe siècle n’est autre chose que l’envers grotesque de la philosophie
des Lumières, déplacée dans le boudoir et transformée en casuistique amoureuse. Elle montre
aussi comment la lucidité portée à l’extrême et la curiosité scientifique peuvent se pervertir et
créer finalement des monstres : « Dans un siècle où la raison doit être mise au service du
bonheur, de la liberté et du progrès, le roman de Laclos montre que ce n’est pas le sommeil de
8
Laurent Versini, Le roman le plus intelligent, Les Liaisons dangereuses de Laclos, Paris, Honoré Champion,
coll. « Unichamp », 1998, p. 138.
9
Ibid., p. 24.
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la raison qui engendre des monstres (selon le titre que le peintre Goya a donné à ses dessins
cauchemardesques), mais la raison elle-même »10.
10
Charlotte Burel, dossier attaché au texte intégral de Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Paris,
Gallimard, 2003, p. 503.
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