12 - La Guerre Des Serpents T1 - L'Ombre D'une Reine Noire

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Raymond E.

Feist

La Guerre des Serpents


livre premier

L’Ombre d’une
Reine Noire
(Traduit de l’américain par Isabelle Pernot)

Bragelonne
Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant

Titre original : Shadow of a Dark Queen - volume one of the Serpentwar


Saga
Copyright © Raymond E. Feist 1994

© Bragelonne 2004 pour la présente traduction

Illustration de couverture : © Stéphane Collignon

ISBN : 2-914370-79-2 Bragelonne

35, rue de la Bienfaisance - 75008 Paris – France


Site Internet : http://www.bragelonne.fr
À Jonathan Matson :
plus qu’un agent, un ami.
Protagonistes

Aglaranna : reine des elfes à Elvandar.


Alika : cuisinière d’origine démoniaque sur l’île du Sorcier.
Althal : un des elfes d’Elvandar.
Avery, Rupert « Roo » : gamin de Ravensburg, compagnon d’Erik de la
Lande Noire ; prisonnier recruté dans la compagnie de Calis.
Biggo : prisonnier recruté dans la compagnie de Calis.
Calis : mi-elfe, mi-humain, fils d’Aglaranna et de Tomas ; connu sous le
nom de « l’Aigle de Krondor » et chef d’une compagnie de
mercenaires.
Culli : mercenaire et meurtrier.
Dawar : mercenaire dans la compagnie de Nahoot.
De la Lande Noire, Erik : bâtard du baron de la Lande Noire ; prisonnier
recruté dans la compagnie de Calis.
De la Lande Noire, Manfred : fils cadet d’Otto et futur baron.
De la Lande Noire, Otto : baron de la Lande Noire, père d’Erik, Stefan et
Manfred.
De la Lande Noire, Stefan : frère aîné de Manfred.
De Loungville, Robert « Bobby » : sergent de la compagnie de Calis.
De Savona, Luis : prisonnier recruté dans la compagnie de Calis.
D’Esterbrook, Jacob : marchand de Krondor.
Durany : mercenaire dans la compagnie de Calis.
Ellia : elfe sauvée par Miranda.
Embrisa : fille du village de Weanat.

Fadawah, général : chef suprême des armées de la reine Émeraude.


Finia : femme du village de Weanat.
Foster, Charlie : caporal de la compagnie de Calis.
Freida : mère d’Erik.
Galain : elfe d’Elvandar.
Gapi : général de l’armée de la reine Émeraude.
Gert : vieille charbonnière que rencontrent Erik et Roo.
Goodwin, Billy : prisonnier recruté dans la compagnie de Calis.
Greylock, Owen : maître d’armes du baron de la Lande Noire puis membre
de la compagnie de Calis.
Grindle, Helmut : marchand.
Handy, Jérôme : membre de la compagnie de Calis.
Jarwa : sha-shahan des Sept Nations des Saaurs.
Jatuk : fils de Jarwa, héritier puis sha-shahan des Saaurs survivants.
Kaba : porteur du bouclier de Jarwa.
Kelka : caporal de la compagnie de Nahoot.
Khali-shi : nom que donnent les habitants de Novindus à la déesse de la
Mort.
Lalial : elfe d’Elvandar.
Lender, Sébastian : avocat-conseil au Café de Barret à Krondor.
Lims-Kragma : déesse de la Mort.
Macros le Noir : sorcier légendaire, considéré comme le plus grand
magicien de tous les temps.
Marsten : marin sur le Revanche de Trenchard.
Mathilda : baronne de la Lande Noire.
Milo : propriétaire de l’Auberge du Canard Pilet à Ravensburg.
Miranda : mystérieuse amie de Calis.
Monis : porteur du bouclier de Jatuk.
Mugaar : négociant en chevaux à Novindus.
Murtag : guerrier saaur.
Nakor l’Isalani : étrange compagnon de Calis.
Nathan : nouveau forgeron de l’Auberge du Canard Pilet à Ravensburg.
Natombi : ancien légionnaire keshian, prisonnier recruté dans la compagnie
de Calis.
Pug : également connu sous le nom de Milamber ; magicien très puissant,
possédant presque autant de connaissances que Macros le Noir.
Rian : un des mercenaires de Zila.
Rosalyn : fille de Milo.
Ruthia : déesse de la Chance.
Shati, Jadow : membre de la compagnie de Calis.
Shila : monde natal des Saaurs.
Sho Pi : Isalani, ancien moine de Dala ; prisonnier recruté dans la
compagnie de Calis.
Tabert : tavernier de LaMut.
Tarmil : habitant du village de Weanat.
Tomas : consort d’Aglaranna, père de Calis ; porte l’armure d’Ashen-
Shugar, le dernier des Seigneurs Dragons.
Tyndal : forgeron de l’Auberge du Canard Pilet à Ravensburg.
Zila : mercenaire perfide.
LIVRE PREMIER

L’histoire d’Erik

Jours bénis, quand à la périphérie de l’œil,


Les aigles se fondaient dans le soleil.
Quand on saisissait l’arc à coup certain,
Que la flèche, la main et l’œil ne faisaient plus qu’un ;
Lorsque les Plaisirs, comme les vagues pour un nageur,
Annonçaient l’extase des havres !
Invoque-les, ils brillent, ils meurent
Comme des lumières sur des monceaux de cadavres.

George Meredith
« Ode à la mémoire de la jeunesse »
Prologue

DÉLIVRANCE

Au milieu du fracas des tambours, les guerriers saaurs chantaient leurs


hymnes, se préparant pour la bataille à venir. Des bannières en loques
pendaient mollement, accrochées aux hampes des lances ensanglantées. Les
visages verts, bariolés de peintures rouge et jaune, étaient tournés en
direction de l’ouest. Là, les incendies projetaient des lueurs ocre et cramoisi
sur l’épais linceul de fumée noire qui masquait l’orbe déclinant du soleil et
la tapisserie d’étoiles familières.
Jarwa, le sha-shahan des Sept Nations, souverain de l’empire de
l’Herbe et seigneur des Neuf Océans, ne pouvait détacher son regard de ce
désastre. Toute la journée, il avait observé la progression des incendies dans
le lointain. Malgré la distance, les hurlements des vainqueurs et les cris des
victimes avaient retenti durant tout l’après-midi. Les vents qui emportaient
autrefois les douces fragrances des fleurs ou les riches arômes des épices du
marché charriaient désormais la puanteur âcre du bois et de la chair
carbonisés. Le sha-shahan n’avait pas besoin de regarder derrière lui pour
savoir que ses guerriers rassemblaient leurs forces en vue de l’épreuve à
venir. La résignation était dans tous les cœurs car la guerre était perdue et
leur race allait s’éteindre.
— Messire, dit Kaba, le porteur de son bouclier, et le compagnon de
toute une vie.
Jarwa se tourna vers son plus vieil ami et décela l’inquiétude gravée
dans les rides peu profondes, au coin de ses yeux. Pour tous les autres, le
visage de Kaba n’était qu’un masque indéchiffrable ; seul le sha-shahan
arrivait à lire en lui comme un chaman dans un rouleau de Connaissance.
— Qu’y a-t-il ?
— Le Panthatian est arrivé.
Jarwa hocha la tête mais demeura immobile. Ses mains puissantes se
refermèrent avec frustration sur sa grande épée, Tual-masok — Buveuse de
Sang, dans l’ancienne langue –, qui symbolisait mieux son pouvoir que la
couronne qu’il n’avait portée qu’en de rares occasions. Il enfonça la pointe
de son arme dans le sol de sa bien-aimée Tabar, la plus ancienne nation sur
le monde de Shila. Pendant dix-sept ans, il avait combattu les envahisseurs,
tandis que ces derniers repoussaient ses hordes jusqu’au cœur de l’empire
de l’Herbe.
Il était encore jeune lorsqu’il avait pris l’épée du sha-shahan. À cette
occasion, les guerriers du peuple saaur avaient défilé devant lui, occupant
l’antique chaussée de pierre qui enjambait la passe de Takador, laquelle
reliait la mer de Takador à l’océan Castak. Une centaine de cavaliers
s’étaient avancés, formant une centurie. Il fallait cent centuries pour former
un jatar – dix mille guerriers – dix jatars pour faire un ost et dix osts pour
une horde. À l’apogée de son règne, sept hordes répondaient à l’appel des
cors de guerre de Jarwa, ce qui représentait au total sept millions de
guerriers, toujours en mouvement. Leurs chevaux paissaient les prairies de
l’empire de l’Herbe tandis que leurs enfants grandissaient en jouant à la
guerre parmi les tentes et les chariots séculaires des Saaurs. Leurs
campements s’étendaient depuis la cité de Cibul jusqu’à la frontière la plus
lointaine, à seize mille kilomètres de là. Cet empire était si vaste que les
relais de cavaliers mettaient plus d’une lune et demie à parcourir la distance
qui séparait la capitale de la limite de l’empire, tout cela au galop et sans
jamais s’arrêter. Par ailleurs, il leur fallait deux fois plus de temps pour se
rendre d’une frontière à l’autre.
Chaque saison, l’une des hordes se reposait près de la capitale tandis
que les autres se déplaçaient le long des frontières de leur vaste nation et
assuraient la paix par la soumission de tous ceux qui refusaient de leur
payer un tribut. Le long des rivages des neuf grands océans, un millier de
cités envoyait de la nourriture, des richesses et des esclaves à la cour du
sha-shahan. Tous les dix ans, les champions des sept hordes se réunissaient
pour de grandes joutes à Cibul, la capitale ancestrale de l’empire de
l’Herbe. Au cours des siècles, les Saaurs avaient rassemblé presque tous les
territoires de Shila sous la bannière du sha-shahan, à l’exception des nations
les plus lointaines, situées à l’autre bout du monde. Jarwa caressait le rêve
de devenir celui qui réaliserait enfin le vœu de ses ancêtres en réunissant la
dernière cité indépendante à l’empire, afin de régner sur le monde entier.
Quatre grandes cités étaient tombées face aux hordes de Jarwa, et cinq
autres s’étaient rendues sans combattre, ce qui laissait moins d’une dizaine
de villes à conquérir. Puis les cavaliers de la horde Pantha s’étaient
présentés devant les portes d’Ashart, la cité des prêtres. Le désastre n’avait
pas tardé à suivre.
Il fallait avoir des nerfs d’acier, comme Jarwa, pour supporter les cris
d’agonie qui résonnaient dans la pénombre. Ces cris étaient ceux de son
peuple que l’on conduisait aux fosses où festoyaient les démons. D’après
les rares survivants qui avaient réussi à s’échapper, les prisonniers qui se
faisaient rapidement massacrer étaient peut-être les plus chanceux, tout
comme ceux qui mouraient au combat. En effet, la rumeur prétendait que
les envahisseurs pouvaient capturer l’âme des mourants pour s’en servir
comme d’un jouet. Ils les tourmentaient alors pour l’éternité, car les ombres
des défunts se voyaient refuser la place qui leur revenait de droit parmi les
ancêtres qui chevauchaient dans les rangs de la Horde céleste.
Jarwa contemplait le foyer de son peuple depuis son poste
d’observation sur le plateau. C’était là, à moins d’une demi-journée de
marche de Cibul, que campaient les restes d’une armée autrefois puissante
et désormais en lambeaux. Cependant, même s’ils vivaient l’heure la plus
sombre de l’histoire de l’empire, les guerriers saaurs, galvanisés par la
présence du sha-shahan, se tenaient bien droits, la tête haute, et regardaient
au loin leurs ennemis avec mépris. Mais peu importait leur attitude, car leur
sha-shahan lisait dans leurs yeux ce qu’aucun seigneur des Neuf Océans n’y
avait vu jusque-là : la peur.
Jarwa soupira et fit demi-tour sans un mot afin de regagner sa tente. Il
savait parfaitement qu’il n’avait pas le choix et, pourtant, il détestait devoir
faire face à l’inconnu.
— Kaba, dit-il en s’arrêtant à l’entrée de la tente, je ne fais pas
confiance à ce soi-disant prêtre qui vient d’un autre monde.
Il cracha presque le mot « prêtre ». Kaba hocha la tête. Toutes les
années passées au service de son sha-shahan ainsi que sa rude vie de
cavalier saaur avaient fait grisonner ses écailles.
— Je sais que vous doutez, messire. Mais le porteur de votre coupe et
votre maître de la connaissance sont d’accord avec moi. Nous n’avons pas
le choix.
— On a toujours le choix, murmura Jarwa. On peut choisir de mourir
en guerrier !
Kaba tendit doucement la main et toucha le bras de Jarwa, un geste
dont la familiarité aurait causé la mort immédiate de tout autre guerrier
saaur.
— Mon vieil ami, dit-il à voix basse, ce prêtre offre un refuge à nos
enfants. Nous pouvons nous battre, mourir et laisser des vents amers
éparpiller le souvenir des Saaurs. Alors, plus personne ne chantera pour
rappeler notre bravoure à la Horde céleste, il n’y aura plus que nos ennemis
pour dévorer notre chair. Mais nous pouvons aussi envoyer les femelles et
les jeunes mâles qui nous restent sur cet autre monde, où ils seront en
sécurité. Y a-t-il une autre solution ?
— Mais il n’est pas comme nous.
— C’est vrai qu’il y a quelque chose…, soupira Kaba.
— Il a le sang-froid, chuchota Jarwa.
Son guerrier esquissa un signe de protection.
— Les sang-froid sont des créatures de légende, protesta-t-il.
— Et qu’en est-il de ceux-là ? lui demanda le sha-shahan en désignant
l’incendie qui ravageait sa capitale.
Kaba haussa les épaules. Sans rien ajouter, Jarwa fit entrer son vieil
ami sous la tente de commandement.
Celle-ci était plus grande que toutes les autres du camp, car il
s’agissait en réalité d’un pavillon composé de plusieurs tentes cousues
ensemble. Jarwa en balaya l’intérieur du regard et sentit un étau glacé lui
étreindre le cœur. La plupart de ses plus sages conseillers et de ses plus
puissants maîtres de la connaissance manquaient à l’appel. Cependant, ceux
qui étaient présents le regardaient tous avec espoir. Il était le sha-shahan et
se devait de délivrer son peuple.
Son regard s’arrêta sur l’étranger. De nouveau, Jarwa se demanda
lequel de ses choix serait le plus sage. La créature ressemblait beaucoup aux
Saaurs car, comme eux, elle avait des écailles vertes qui lui couvraient les
bras et le visage. Mais elle portait une robe et un grand capuchon qui
dissimulaient son corps, contrairement à l’armure d’un guerrier ou la
tunique d’un maître de la connaissance. Selon les critères des Saaurs, elle
était de petite taille, mesurant moins de deux bras de haut. Son museau, au
contraire, était trop long de moitié et ses yeux entièrement noirs, alors que
les Saaurs avaient des iris rouges sur fond blanc. Des griffes noires ornaient
l’extrémité de ses doigts au lieu d’épais ongles blancs. De plus, elle émettait
un léger sifflement lorsqu’elle parlait, à cause de sa langue fourchue. Jarwa
retira son heaume cabossé, le tendit à un serviteur et dit à voix haute ce que
pensait tout bas chaque guerrier et maître de la connaissance présent sous la
tente :
— Serpent.
La créature hocha la tête comme s’il s’agissait d’un salut et non d’une
insulte mortelle.
— En effet, messire, siffla-t-elle en guise de réponse.
Plusieurs guerriers portèrent la main à leurs armes, mais le vieux
porteur de la coupe, qui arrivait juste derrière Kaba dans la hiérarchie du
pouvoir, les retint.
— Il est notre hôte, leur rappela-t-il.
Les légendes au sujet du peuple serpent faisaient depuis longtemps
partie du patrimoine des Saaurs, le peuple lézard de Shila, car les deux races
étaient à la fois semblables et différentes, l’une ayant le sang chaud et
l’autre froid. Les mères parlaient des Serpents pour effrayer leurs enfants, la
nuit, lorsqu’ils n’étaient pas sages. Même si, de mémoire de Saaur, on
n’avait jamais vu de Serpent, on les craignait et les haïssait car ils
dévoraient leurs propres enfants et déposaient leurs œufs dans des bassins
d’eau chaude. Selon la légende, les deux races avaient été créées par la
déesse, à l’aube des temps, lorsque les premiers cavaliers de la Horde
céleste avaient été pondus. Les Serpents étaient restés dans la demeure de la
dame Verte, déesse de la Nuit, car ils étaient ses serviteurs, tandis que les
Saaurs avaient chevauché en sa compagnie, et celle de ses frères et sœurs
divins. La déesse avait abandonné les Saaurs en ce monde, où ils avaient
prospéré, mais toujours leur était resté le souvenir des autres créatures, les
Serpents. Seul un maître de la connaissance savait distinguer l’histoire du
mythe, mais Jarwa était sûr d’au moins un fait : dès la naissance, l’héritier
du sha-shahan apprenait qu’aucun Serpent n’était digne de confiance.
— Messire, le portail est prêt, annonça le prêtre-serpent. Le temps
nous est compté. Ceux qui se nourrissent des corps de votre peuple vont
s’en lasser. Leur pouvoir grandit à mesure que la nuit tombe, et ils seront
bientôt là.
Jarwa ignora le prêtre quelques instants et se tourna vers ses
compagnons.
— Combien de jatars ont survécu ?
Ce fut Tasko, le shahan des Watiris, qui lui répondit.
— Il n’en reste que quatre, et une partie du cinquième. Du reste,
aucun n’est intact, ajouta-t-il d’un ton péremptoire. Nous avons rassemblé
ces forces à partir des restes des sept hordes.
Jarwa résista à l’envie de s’abandonner au désespoir. Quarante mille
cavaliers, et une partie des dix mille autres, voilà tout ce qu’il restait des
sept grandes hordes des Saaurs.
Un étau noir se referma sur le cœur du sha-shahan. Il se souvenait
avec acuité de la rage qu’il avait éprouvée lorsqu’un messager de la horde
Patha l’avait prévenu que les prêtres le défiaient et refusaient de payer le
tribut. Jarwa avait chevauché pendant sept mois pour mener
personnellement l’ultime attaque contre Ashart, la cité des prêtres. Un
instant, le remords s’insinua dans son âme, mais le sha-shahan se reprit
aussitôt : quel souverain aurait pu deviner que les prêtres d’Ashart, dans
leur folie, préféreraient tout détruire plutôt que de laisser les Saaurs unir le
monde sous une même couronne ? C’était ce fou de haut-prêtre, Myta, qui
avait ouvert le portail et laissé entrer le premier démon. Jarwa puisait un
peu de réconfort dans le fait que le premier acte du démon avait été de
capturer l’âme de Myta afin de le tourmenter éternellement ; et ce, en lui
arrachant la tête du corps. Un survivant du massacre d’Ashart prétendait
qu’une centaine de prêtres-guerriers avait attaqué ce démon tandis qu’il se
nourrissait de la chair de Myta, et que tous avaient péri.
Dix mille prêtres et maîtres de la connaissance, et presque sept
millions de guerriers étaient morts en essayant de repousser ces immondes
créatures. Ils avaient combattu de la frontière la plus éloignée jusqu’au cœur
même de l’empire, tandis que la guerre s’étendait à la moitié du monde. Ils
avaient réussi à tuer cent mille démons, mais avaient payé le prix du sang
pour chacune de ces victoires, tandis que des milliers de guerriers se jetaient
sans frémir sur les ignobles envahisseurs. Les maîtres de la connaissance
avaient parfois réussi à pratiquer leur art avec succès, mais les démons
étaient toujours revenus. La guerre avait duré des années et les combats
s’étaient déplacés, longeant quatre des Neuf Océans. Des enfants étaient nés
dans le camp du sha-shahan, avaient grandi jusqu’au seuil de l’âge adulte et
péri une arme à la main. Mais les démons continuaient d’arriver, toujours
plus nombreux. Les maîtres de la connaissance avaient cherché un moyen
de refermer le portail et d’inverser le cours de la guerre en faveur des
Saaurs, mais en vain.
Depuis la frontière, ils s’étaient taillé un chemin à coups d’épée
jusqu’à Cibul, tandis que l’armée des démons s’engouffrait dans le portail
entre les mondes. Mais voilà qu’un autre portail avait été ouvert et offrait un
ultime espoir aux Saaurs : survivre grâce à l’exil.
Kaba s’éclaircit ostensiblement la voix. Jarwa repoussa les regrets qui
ne lui servaient à rien. Comme l’avait fait remarquer le porteur de son
bouclier, il n’avait pas le choix.
— Jatuk.
Un jeune guerrier s’avança.
— Des sept fils qui devaient régner sur chacune des hordes, tu es le
dernier qui me reste, expliqua Jarwa d’une voix amère.
Le jeune mâle ne souffla mot.
— Je te nomme ja-shahan, poursuivit son père, faisant officiellement
de lui son héritier.
Jatuk ne l’avait rejoint que dix jours auparavant, en compagnie de sa
propre escorte. Il n’avait que dix-huit ans, avait quitté les terrains
d’entraînement depuis un an seulement et participé à trois batailles depuis
son arrivée sur le front. Jarwa s’aperçut que son plus jeune fils était pour lui
un étranger, car il n’était qu’un bébé se déplaçant à quatre pattes lorsque le
sha-shahan était parti pour soumettre Ashart.
— Qui chevauche à ta gauche ? demanda-t-il.
— Monis, mon compagnon de naissance, répondit Jatuk en désignant
un jeune mâle à l’air calme qui arborait déjà une fière cicatrice le long du
bras gauche.
Jarwa hocha la tête.
— Il portera ton bouclier. Souviens-toi, ajouta-t-il à l’adresse de
Monis, il est de ton devoir de protéger ton seigneur au péril de ta vie ; plus
encore, il est de ton devoir de sauvegarder son honneur. Personne ne sera
plus près de Jatuk que toi : aucune compagne, aucun enfant, pas même un
maître de la connaissance. Dis-lui toujours la vérité, même s’il ne désire pas
l’entendre.
« Quant à toi, mon fils, souviens-toi qu’il est ton bouclier. Veille à
toujours tenir compte de ses sages conseils, car ignorer le porteur de ton
bouclier serait comme chevaucher au combat aveugle d’un œil, sourd d’une
oreille et le bras attaché au côté.
Jatuk acquiesça. Pour quelqu’un qui n’appartenait pas à la famille
royale, Monis venait de recevoir l’honneur le plus élevé, car il pouvait
désormais dire ce qu’il pensait sans craindre de châtiment.
Monis salua en se frappant l’épaule gauche du poing droit.
— Sha-shahan ! s’écria-t-il avant de baisser les yeux en signe de
respect.
— Qui garde ta table, mon fils ? reprit Jarwa.
— Chiga, mon autre compagnon de naissance, répondit Jatuk.
Son père approuva cette réponse. Issus de la même crèche, chacun des
trois compagnons connaissait aussi bien les autres qu’il se connaissait lui-
même, et ce lien était plus fort que tout autre. Le sha-shahan se tourna vers
le guerrier qui venait d’être désigné.
— Tu devras rendre tes armes ainsi que ton armure, et rester derrière,
expliqua-t-il.
C’était un grand honneur que de devenir le porteur de la coupe, mais
il s’y mêlait de l’amertume, car il n’était pas facile pour un guerrier de
renoncer à l’appel du combat.
— Protège ton seigneur de la main furtive qui lui voudrait du mal, et
des fourberies que les faux amis chuchotent lorsque l’on a bu trop de vin.
Chiga salua son seigneur. Comme Monis, il était désormais libre de
parler à Jatuk sans crainte, car en devenant le porteur de la coupe, il
s’engageait à faire tout son possible pour protéger le jeune mâle,
exactement comme le guerrier qui chevaucherait du côté du bouclier du ja-
shahan.
Jarwa se tourna vers un autre personnage, son maître de la
connaissance, entouré de ses condisciples.
— Lequel de tes compagnons est le plus doué ?
— C’est Shadu, répondit celui-ci. Il se souvient de tout.
— Dans ce cas, prends les tablettes et les reliques, poursuivit Jarwa en
s’adressant au prêtre-guerrier. Tu es désormais le gardien de la Foi et
deviendras le maître de la connaissance de notre peuple.
Shadu écarquilla les yeux lorsque son maître lui remit les antiques
tablettes – de grandes feuilles de parchemin conservées dans des étuis de
carton et couvertes d’une encre devenue presque blanche en raison de son
ancienneté. Mais, plus encore que les feuilles, Shadu se voyait transmettre
la responsabilité de se souvenir de la connaissance, des interprétations et
des traditions – il lui fallait mémoriser un millier de mots pour chacun de
ceux écrits à l’encre par une main depuis longtemps réduite en poussière.
— À tous ceux qui ont servi sous mes ordres depuis le début, voici
mes dernières consignes, ajouta le sha-shahan. L’ennemi lancera bientôt son
ultime attaque. Nous n’y survivrons pas. Entonnez vos chants de mort à
pleins poumons et sachez que votre nom vivra dans la mémoire de vos
enfants, sur un monde lointain, sous un ciel étranger. Je ne sais pas si leurs
chants parviendront à traverser le néant pour entretenir le souvenir de la
Horde céleste, ou s’ils en créeront une nouvelle, là-bas, dans ce monde
étranger. Mais lorsque les démons se présenteront, que chaque guerrier
sache que la chair de notre chair perdure, saine et sauve, sur une terre
lointaine.
Quelles que fussent les émotions que Jarwa était susceptible de
ressentir, il les dissimulait derrière un masque.
— Jatuk, suis-moi. Les autres, regagnez votre poste. Quant à toi,
Serpent, va te servir de ta magie. Mais sache que si tu trahis mon peuple,
mon ombre s’échappera de l’enfer et traversera le temps et l’espace pour te
retrouver, même si cela doit prendre dix mille ans.
Le prêtre s’inclina et répondit en sifflant :
— Messire, ma vie et mon honneur sont entre vos mains. Je reste à
vos côtés pour apporter mon aide, aussi mince soit-elle, à votre arrière-
garde. C’est de cette façon, même dérisoire, que je vous montre à quel point
mon peuple vous respecte et souhaite amener dans notre monde les Saaurs,
qui nous ressemblent sur bien des points.
Si Jarwa fut impressionné par ce sacrifice, il n’en laissa rien paraître.
Il fit signe à son plus jeune fils de le suivre à l’extérieur de la grande tente.
Le jeune mâle accompagna son père jusqu’au bord du plateau et regarda la
cité, au loin. Les feux des démons lui donnaient un air infernal. De faibles
cris, bien éloignés de ceux que pourrait produire la gorge d’un mortel,
déchiraient la nuit. Le jeune héritier résista à l’impulsion de détourner son
regard.
— Jatuk, demain, à cette même heure, tu seras le sha-shahan sur un
autre monde.
Le jeune mâle savait que c’était vrai, même s’il souhaitait qu’il n’en
fût pas ainsi. Il ne perdit pas de temps en protestations inutiles.
— Je ne fais pas confiance aux prêtres-serpents, chuchota Jarwa.
C’est vrai qu’ils nous ressemblent, mais souviens-toi que leur sang est froid.
Ils sont dépourvus de passion et ont la langue fourchue. Rappelle-toi aussi
de ce que l’on raconte au sujet de la dernière fois où les Serpents nous ont
rendu visite. N’oublie pas ces histoires de trahison que l’on se transmet
depuis que notre Mère à tous a donné naissance aux sang-chaud et aux
sang-froid.
— Oui, père.
Jarwa posa sur l’épaule de son fils une main rendue calleuse par
l’épée et marquée par l’âge et les combats. Il la serra fortement et sentit de
jeunes muscles fermes résister à son étreinte. Une faible étincelle d’espoir
naquit alors en lui.
— C’est moi qui ai prêté serment, mais c’est toi qui devras honorer
ma parole. Ne fais rien qui puisse déshonorer tes ancêtres ou ton peuple,
mais reste vigilant et prends garde à la trahison. Nous avons juré de servir
les Serpents une génération durant ; ce qui représente trente années, sur ce
monde étranger. Mais n’oublie pas : si les Serpents violent leur serment les
premiers, tu seras libre de faire comme tu l’entendras.
Jarwa lâcha l’épaule de son fils et fit signe à Kaba d’approcher. Le
porteur du bouclier du sha-shahan s’avança, le heaume de son seigneur – le
grand couvre-chef cannelé du sha-shahan – à la main, tandis qu’un serviteur
apportait une monture fraîche. Les grands troupeaux avaient été décimés et,
parmi les survivants, les plus beaux spécimens allaient accompagner les
enfants des Saaurs sur ce nouveau monde. Jarwa et ses guerriers devraient
se contenter des animaux les plus médiocres. Celui-là était petit, car il
mesurait à peine dix-neuf mains et n’était presque pas assez fort pour
supporter le poids de l’armure du sha-shahan. Peu importe, se dit Jarwa. Le
combat n’allait pas durer.
Derrière eux, à l’est, se produisit une explosion d’énergie, comme si
un millier d’éclairs illuminait le ciel. Une seconde plus tard, un violent coup
de tonnerre retentit. Tous se tournèrent vers le point miroitant dans le ciel.
— C’est ouvert, annonça Jarwa.
Le prêtre-serpent se précipita vers eux, désignant un endroit en
contrebas du plateau.
— Messire, regardez !
Jarwa se tourna vers l’ouest. Dans le lointain, de petites silhouettes se
détachaient sur les flammes et volaient en direction du campement. Jarwa
songea avec amertume que tout était une question de perspective. Les
Hurleurs étaient de la taille d’un Saaur adulte, et certaines des autres
créatures volantes étaient encore plus grandes. Leurs ailes de cuir faisaient
claquer l’air à la manière du fouet d’un conducteur de chariot et leurs cris,
capables de rendre fou un guerrier, emplissaient la nuit. Jarwa regarda sa
propre main pour s’assurer qu’elle ne tremblait pas et dit à son fils :
— Donne-moi ton épée.
Le jeune mâle fit ce qu’on lui demandait. Jarwa tendit l’épée de son
fils à Kaba. Puis il sortit Tual-masok de son fourreau et la présenta, poignée
en avant, à son fils.
— Prends ton héritage et pars.
Le jeune mâle hésita puis saisit la poignée. Aucun maître de la
connaissance ne ramasserait cette arme séculaire sur le corps de Jarwa pour
la remettre à son héritier. C’était la première fois, dans l’histoire des Saaurs,
qu’un sha-shahan se défaisait de l’Épée de Sang alors que son cœur battait
encore.
Sans un mot, Jatuk salua son père, fit demi-tour et rejoignit ses
compagnons, qui l’attendaient. D’un geste sec, il leur fit signe de se mettre
en selle pour chevaucher jusqu’à l’endroit où les Saaurs qui avaient survécu
s’étaient rassemblés pour fuir vers un monde lointain.
Quatre jatars s’apprêtaient à franchir le nouveau portail, tandis que ce
qui restait du cinquième, ainsi que tous les vieux compagnons de Jarwa et
ses maîtres de la connaissance, demeuraient sur Shila pour tenir les démons
à distance. Des chants s’élevèrent pendant que les maîtres de la
connaissance faisaient appel à leur art. Brusquement, l’air s’enflamma et
devint bleu alors qu’une barrière d’énergie se déployait dans le ciel. Les
démons qui volèrent tout droit dans le piège crièrent de colère et de douleur
lorsque les flammes bleues s’emparèrent de leur corps. Ceux qui
s’écartèrent rapidement furent épargnés, mais ceux qui s’étaient trop
avancés dans le champ d’énergie s’embrasèrent et brûlèrent. Une fumée
noire et maléfique s’échappa de leurs blessures rougeoyantes. Cependant,
quelques-unes des créatures les plus puissantes parvinrent à atteindre le
plateau, où les guerriers saaurs bondirent sans hésitation pour les tailler en
pièces. Jarwa savait que ce n’était qu’un maigre triomphe, car seuls les
démons que la magie avait sérieusement blessés pouvaient être éliminés
aussi rapidement.
— Ils s’en vont, messire, hurla le prêtre-serpent.
Jarwa jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et vit le grand portail
d’argent, auquel le Serpent donnait le nom de faille, suspendu dans les airs.
Les jeunes cavaliers saaurs le franchissaient les uns après les autres.
L’espace d’un instant, Jarwa crut voir disparaître son fils, même s’il savait
qu’il prenait son désir pour la réalité. La distance qui le séparait de la faille
était trop grande pour qu’il puisse distinguer le moindre détail.
Alors, Jarwa prêta de nouveau attention à la barrière mystique, qui
brillait désormais d’une lumière blanche à l’endroit où les démons
utilisaient leur propre magie pour la détruire. Le sha-shahan savait que les
créatures volantes étaient plus inquiétantes que réellement dangereuses ;
leur vitesse en faisait l’ennemi mortel du cavalier solitaire ou des faibles et
des blessés, mais un guerrier robuste parvenait à en abattre une sans
difficulté. C’étaient les autres démons, ceux qui suivaient les créatures
volantes, qui mettraient fin à sa vie.
Des fissures apparurent à la surface de la barrière d’énergie. Jarwa
aperçut de sombres silhouettes qui approchaient à l’extérieur. De gros
démons qui ne pouvaient pas voler, sauf par magie, couraient sur le sol à la
vitesse d’un cheval au galop et joignaient leurs hurlements diaboliques aux
bruits de la bataille. Le prêtre-serpent leva la main et des flammes surgirent
à l’endroit où un démon tentait de passer par l’une des fissures. Jarwa vit le
prêtre chanceler, en raison de l’effort que cela lui avait coûté. Il savait que
la fin était proche.
— Dis-moi, Serpent, pourquoi as-tu choisi de mourir ici, avec nous ?
Nous n’avions pas le choix, mais tu aurais pu partir avec mes enfants. La
mort aux mains de ces créatures – il désigna les démons, qui approchaient
toujours – ne t’inspire donc pas de terreur ?
Le prêtre-serpent éclata d’un rire que le souverain de l’empire de
l’Herbe jugea moqueur.
— Non, messire. La mort, c’est la liberté, comme vous n’allez pas
tarder à l’apprendre. Nous, qui servons au palais de la reine Émeraude,
savons cela.
Jarwa plissa les yeux. Ainsi, les anciennes légendes étaient vraies.
Cette créature était bien l’une de celles auxquelles la déesse Mère avait
donné naissance. Dans un accès de colère, Jarwa comprit que sa race avait
été trahie et que les Serpents étaient des ennemis aussi terribles que ceux
qui accouraient pour dévorer son âme. Le sha-shahan leva l’épée de son fils
et trancha la tête du Panthatian en poussant un cri de rage.
Puis les démons se jetèrent sur l’arrière-garde et Jarwa n’eut plus que
quelques secondes pour penser à son fils et aux enfants de ses compagnons,
là-bas, sur ce monde lointain, sous un soleil étranger. Alors même que le
seigneur des Neuf Océans se tournait pour faire face à ses ennemis, il
adressa une prière muette à ses ancêtres, les cavaliers de la Horde céleste,
pour leur demander de veiller sur les enfants des Saaurs.
Une silhouette menaçante se profilait au-dessus des autres. Comme
s’ils percevaient son approche, les démons inférieurs s’écartèrent. Un
monstre de plus de sept mètres – deux fois la taille du plus grand des
guerriers saaurs – s’avança d’un air décidé vers Jarwa. Son corps puissant
ressemblait beaucoup à celui d’un Saaur, avec de larges épaules et un buste
qui se terminait en pointe sur une taille étroite, ainsi que des bras et des
jambes bien bâtis. Mais dans son dos s’élevaient de gigantesques ailes
qu’on eût dites taillées dans du cuir noir en lambeaux. Quant à sa tête…
Son crâne de forme triangulaire, semblable à celui d’un cheval, était
recouvert d’une peau très fine, comme si le cuir avait été tendu à l’extrême
au-dessus de l’os. Sa dentition, à nu, laissait voir des crocs très rapprochés
les uns des autres. Il avait deux puits de feu rouge à la place des yeux. Un
anneau de flammes dansait autour de sa tête. Lorsqu’il entendit le rire de la
créature, Jarwa sentit son sang se glacer.
Le démon écarta ses frères, de taille inférieure à la sienne, et ignora
tous ceux qui se précipitaient pour défendre le sha-shahan. Il frappa
aveuglément, taillant dans les chairs aussi aisément qu’un Saaur rompant un
morceau de pain. Jarwa se mit en garde, car il savait que chaque seconde
qu’il parvenait à gagner avant de mourir permettait à un plus grand nombre
de ses enfants de s’enfuir par la faille.
Puis le démon se dressa au-dessus de Jarwa, comme un guerrier au-
dessus d’un enfant. De toutes ses forces, le sha-shahan abattit l’épée de son
fils sur le bras tendu de la créature. Celle-ci hurla de douleur, puis ignora la
blessure, qui ne la ralentit qu’une seconde. Des griffes noires de la taille
d’une dague transpercèrent l’armure et le corps de Jarwa lorsque la main du
démon se referma sur la taille du sha-shahan.
Le monstre souleva le souverain des Saaurs jusqu’à son visage et le
tint à hauteur de ses yeux. Lorsque la lueur dans le regard de Jarwa
commença à décliner, le démon éclata de rire.
— Tu n’es le souverain de rien du tout, stupide mortel. Ton âme
m’appartient, petite créature de chair. Même lorsque je t’aurai mangé, tu
seras toujours là pour me divertir entre deux repas.
Pour la première fois de sa vie, Jarwa, le sha-shahan des Sept Nations,
souverain de l’empire de l’Herbe et seigneur des Neuf Océans, connut la
terreur. Au moment même où son esprit était frappé, son corps se détendit
brusquement. Il s’aperçut alors qu’il flottait au-dessus de son enveloppe et
sentit son âme s’élever, prête à s’envoler pour rejoindre la Horde céleste.
Mais quelque chose le retenait et l’empêchait de partir. Il percevait toujours
son propre corps, que le démon était en train de dévorer. Alors, dans cette
partie de son âme qui avait encore la faculté de penser, il entendit le démon
lui dire :
— Je suis Tugor, premier serviteur du Grand Maarg, souverain du
Cinquième Cercle, et tu es mon jouet.
Jarwa cria mais il n’avait plus de voix. Il se débattit mais n’avait plus
de corps. Des chaînes mystiques retenaient son âme aussi efficacement que
des fers aux pieds d’un homme. La plainte d’autres âmes lui apprit que ses
compagnons tombaient à leur tour. Avec le peu de volonté qui lui restait, il
se tourna vers le portail et vit partir le dernier de ses enfants. Puisant un peu
de réconfort à la vue de la faille qui se refermait brusquement, l’ombre de
Jarwa souhaita à son fils et à son peuple de trouver refuge et protection, en
dépit de la duplicité des Serpents, sur cet autre monde que les Panthatians
appelaient Midkemia.
Chapitre 1

LE DÉFI

Une trompette retentit.


Erik s’essuya les mains sur son tablier. Il ne travaillait pas vraiment,
depuis qu’il avait fini ses corvées matinales : il se contentait de laisser
couver le feu pour ne pas avoir à relancer la forge, au cas où on lui
donnerait de nouveau du travail d’ici la fin de la journée. C’était peu
probable, car tous les habitants de la ville risquaient de s’attarder sur la
place après l’arrivée du baron. Mais les chevaux étaient des créatures
perverses, qui perdaient un fer au moment le plus inopportun, et les chariots
se brisaient toujours quand on s’y attendait le moins – c’était en tout cas ce
qu’il avait appris, depuis cinq ans qu’il assistait le forgeron. Il jeta un coup
d’œil vers l’endroit où dormait Tyndal, le bras amoureusement passé autour
d’un pichet de cognac particulièrement fort. Le vieil homme avait
commencé à boire juste après le petit déjeuner – « levant quelques verres à
la santé du baron », comme il disait. Il s’était endormi une heure plus tôt,
tandis qu’Erik terminait à sa place le travail de la forge. Heureusement, il
n’y avait pas grand-chose qu’il ne sût faire, car il était fort pour son âge et
habitué à remédier aux défaillances du forgeron.
Il finissait de couvrir le charbon avec des cendres lorsqu’il entendit sa
mère l’appeler depuis la cuisine. Elle lui ordonna de se dépêcher mais il
l’ignora, car ils avaient largement le temps. Inutile de se presser : le baron
ne devait même pas avoir atteint les portes de la ville. La trompette
annonçait son approche et non son arrivée.
Erik s’inquiétait rarement de son apparence physique, mais il savait
qu’aujourd’hui il allait se trouver projeté sur le devant de la scène sous le
regard curieux des badauds. Il avait l’impression qu’il était de son devoir
d’essayer de se rendre présentable. À cette pensée, il s’arrêta pour enlever
son tablier et le suspendit avec soin à un crochet avant d’aller plonger les
bras dans un baquet d’eau non loin de là. Il frotta vigoureusement pour ôter
le plus de suie et de poussière possible et se passa de l’eau sur la figure.
Puis il attrapa un grand morceau de tissu propre parmi la pile de chiffons
qui lui servaient à polir l’acier et se frictionna pour se sécher et finir
d’enlever ce que l’eau avait laissé.
Erik contempla son reflet déformé sur la surface mouvante de l’eau :
il avait des yeux d’un bleu intense, sous un front haut et couronné de
cheveux blonds qui lui arrivaient aux épaules. Aujourd’hui, personne ne
doutait qu’il fut bien le fils de son père. Son nez rappelait plutôt celui de sa
mère, mais sa mâchoire et son large sourire reflétaient ceux de son père tel
un miroir. Cependant, contrairement à lui, Erik n’était pas svelte. Il n’avait
hérité que de sa taille étroite ; pour le reste, il avait les épaules et les bras
massifs de son grand-père maternel, sculptés par le dur labeur qu’il
effectuait à la forge depuis son dixième anniversaire. Erik était capable de
tordre du fer ou de briser des noix à mains nues. Il avait également des
jambes puissantes, à force de soutenir les chevaux de trait qui s’appuyaient
sur lui pendant qu’il taillait, limait et ferrait leurs sabots, et à force d’aider à
soulever les véhicules dont il remplaçait les roues brisées.
Erik passa la main sur son menton. Blond comme il était, il ne lui
fallait se raser que tous les trois ou quatre jours, tant sa barbe était claire.
Mais il savait que sa mère insisterait pour qu’il soigne son apparence,
aujourd’hui. Il se hâta d’aller chercher son rasoir et son miroir, près de son
lit, derrière la forge, veillant à ne pas déranger le forgeron. Il n’aimait pas
particulièrement se raser à froid, mais sa mère risquait de se montrer
beaucoup plus irritante que le rasoir si elle décidait de le renvoyer à la forge
pour qu’il se rase. Erik s’humidifia de nouveau le visage et entreprit de
racler le peu de barbe qu’il avait sur les joues. Lorsqu’il eut terminé, il se
regarda de nouveau dans l’eau miroitante.
Aucune femme ne lui dirait jamais qu’il était beau : il avait les traits
trop lourds, presque grossiers, à cause de ses joues creuses et de son front
large. Mais les hommes trouvaient rassurant cet air honnête et ouvert que
les femmes ne manqueraient pas d’admirer une fois qu’elles se seraient
habituées à son physique quasi bestial. À quinze ans, Erik avait déjà la taille
d’un homme adulte, et sa force équivalait presque à celle du forgeron.
Aucun garçon ne pouvait le battre à la lutte et ils étaient peu nombreux à le
défier encore. Ses mains, qui devenaient maladroites lorsqu’il aidait à
mettre le couvert dans la salle commune de l’auberge, se montraient sûres et
agiles lorsqu’il travaillait à la forge.
De nouveau, la voix de sa mère troubla le silence matinal pour lui
ordonner de rentrer tout de suite. Erik baissa ses manches en quittant la
forge, un petit bâtiment édifié le long du mur extérieur de l’écurie. Il en fit
le tour et arriva près de la cuisine. En passant devant la porte ouverte de
l’écurie, il jeta un coup d’œil aux chevaux que l’on avait laissés à sa charge.
Trois voyageurs résidaient à l’auberge et leurs montures mangeaient
tranquillement du foin. Le quatrième pensionnaire, une jument, était là pour
cause de blessure et hennit pour saluer Erik. Ce dernier ne put s’empêcher
de sourire car cela faisait plusieurs semaines qu’il la soignait, et elle
attendait les visites qu’il lui rendait en milieu de matinée, lorsqu’il la faisait
trotter dans la cour pour surveiller sa guérison.
— Je reviendrai plus tard, ma fille, promit-il d’une voix douce.
La jument s’ébroua, d’un air peu enthousiaste.
En dépit de son jeune âge, Erik était l’un des meilleurs soigneurs de
chevaux de la lande Noire, et il avait acquis la réputation d’un faiseur de
miracles. La plupart auraient abattu la jument blessée, mais Owen
Greylock, le maître d’armes du baron, tenait énormément à elle. Il estimait
prudent de la confier aux bons soins d’Erik, car si ce dernier parvenait à la
rétablir suffisamment pour lui permettre de mettre bas, un ou deux jolis
poulains les récompenseraient de leur peine. Mais Erik tenait également à
permettre à la jument d’être montée de nouveau.
Le jeune homme aperçut sa mère dans l’encadrement de la porte de
derrière, celle qui s’ouvrait sur la cuisine de l’Auberge du Canard Pilet.
Petite, mais dotée d’une force et d’une volonté d’acier, Freida avait
autrefois été jolie. Mais un dur labeur et les soucis de ce monde avaient
laissé leur empreinte. Elle n’avait pas encore quarante ans mais paraissait
pourtant plus proche des soixante. Sa chevelure, autrefois d’un brun luisant,
était désormais entièrement grise, et ses yeux verts brillaient au sein d’un
visage tout en rides et en angles. Cependant, elle affichait un air de
détermination.
— Dépêche-toi, lui ordonna-t-elle.
— Il n’arrivera pas avant un moment, répliqua Erik, qui avait bien du
mal à dissimuler son irritation.
— Mais si nous ratons ce moment, nous n’aurons plus jamais
l’occasion de lui parler. Il est malade et ne reviendra peut-être plus ici.
Erik fronça les sourcils à cause de la signification implicite de cette
phrase, mais sa mère n’en dit pas plus. Désormais, le baron quittait
rarement la capitale, sauf à l’occasion de cérémonies ponctuelles. En effet,
lors des vendanges, il avait pour coutume de se rendre dans l’une des villes
ou l’un des villages qui produisaient le meilleur raisin et le meilleur vin du
monde, et dont la lande Noire tirait la plus grande partie de sa richesse.
Mais le baron ne visitait qu’une seule halle aux vignerons par an, et celle de
Ravensburg faisait partie des moins importantes. De plus, Erik était
convaincu que, depuis dix ans, le baron évitait tout particulièrement cette
ville, et pensait savoir pourquoi.
Il regarda sa mère et se rappela, un goût amer dans la bouche,
comment, dix ans plus tôt, elle l’avait traîné au milieu de la foule venue
assister à l’arrivée du baron. Erik se souvenait des regards étonnés et
horrifiés des dignitaires de la ville, des maîtres de guilde et des vignerons
lorsque Freida avait demandé au baron de reconnaître leur fils. La joie qui
aurait dû accompagner la fête en l’honneur des vendanges s’était
transformée en gêne pour tous les habitants de la ville et surtout le petit
Erik. Après cela, des hommes influents étaient venus trouver Freida à
plusieurs reprises pour la supplier de se montrer plus patiente à l’avenir,
mais elle n’avait fait que les écouter poliment, sans émettre le moindre
commentaire ou la moindre promesse.
— Arrête de rêvasser, lui ordonna-t-elle.
Elle tourna les talons. Erik la suivit à l’intérieur de la cuisine.
Rosalyn sourit en le voyant. Il hocha la tête à l’intention de la jeune
serveuse. Du même âge, Erik et la fille de l’aubergiste avaient été élevés
ensemble. Comme frère et sœur, ils étaient devenus le confident et le
meilleur ami l’un de l’autre. Récemment cependant, Erik s’était aperçu que
quelque chose de plus profond s’épanouissait en elle, mais il ne savait pas
quoi faire à ce sujet. Il l’aimait, mais à la manière d’un frère, et n’avait
jamais envisagé de l’épouser – l’obsession de sa mère rendait impossible
toute discussion au sujet de choses aussi banales que le mariage, les
voyages ou un métier. De tous les garçons de son âge, Erik était le seul à ne
pas avoir de travail officiel. Il n’était l’apprenti de Tyndal que de manière
informelle car, en dépit de son talent pour cette profession, il n’avait aucun
statut officiel au sein des guildes, que ce soit à Krondor, la capitale de
l’Ouest, ou à Rillanon, la cité du roi. Le forgeron avait souvent promis à
Erik de demander à la guilde de le reconnaître officiellement pour son
apprenti, mais Freida refusait d’en entendre parler dès que le jeune garçon
faisait mine de vouloir obliger Tyndal à tenir cette promesse. Erik aurait dû
terminer sa première année d’apprentissage à la forge ou dans quelque autre
spécialité. Pourtant, même s’il connaissait le métier mieux que des apprentis
âgés de deux ou trois ans de plus que lui, il aurait des années de retard sur
eux, et ce même si sa mère le laissait entamer son apprentissage au
printemps prochain.
— Laisse-moi te regarder, lui dit sa mère, dont la tête lui arrivait à
peine aux épaules.
Elle leva la main et lui prit le menton, comme s’il n’était qu’un enfant
et non un homme presque accompli. Elle lui tourna la tête d’un côté, puis de
l’autre.
— Tu es encore maculé de suie, protesta-t-elle d’un air mécontent.
— Mère, je suis forgeron ! protesta-t-il.
— Lave-toi dans l’évier ! ordonna-t-elle.
Erik savait qu’il valait mieux ne rien dire. Freida était une personne à
la volonté de fer et aux certitudes inébranlables. Très tôt, il avait appris à ne
jamais discuter : même lorsqu’il était injustement accusé de quelque bêtise,
il endurait simplement et tranquillement la punition qui lui était infligée, car
il savait que protester ne servirait qu’à être puni davantage.
Le jeune garçon ôta sa chemise et la déposa sur le dossier d’une
chaise, à côté de la table où l’on préparait les repas. Rosalyn s’amusait de
voir Freida persécuter son grand fils et Erik s’en aperçut. Il fit semblant
d’être de mauvaise humeur, ce qui eut pour seul effet d’élargir le sourire de
la jeune fille. Elle ramassa un grand panier de légumes fraîchement lavés et
se dirigea vers la salle commune, dont elle ouvrit la porte d’un coup sec.
Sur le seuil, elle se retourna pour lui tirer la langue.
Erik sourit et plongea les bras dans l’eau que Rosalyn venait juste
d’abandonner après avoir lavé les légumes. Personne ne savait le faire
sourire comme la jeune fille. Il ne comprenait pas encore très bien les élans
puissants et les besoins déroutants qui le réveillaient, tard le soir, lorsqu’il
rêvait de l’une ou l’autre des jeunes femmes de la ville – comme tous les
enfants élevés en compagnie d’animaux, il comprenait le fonctionnement de
l’accouplement, mais toutes ces émotions bizarres étaient nouvelles pour
lui. Au moins, Rosalyn ne le perturbait pas comme certaines des autres filles
plus âgées qu’elle. De plus, Erik était certain d’une chose : elle était sa
meilleure amie.
Il s’aspergea la figure et entendit sa mère lui dire :
— Utilise du savon.
Il soupira et ramassa le pain de savon à l’odeur nauséabonde qui se
trouvait sur l’évier. Il s’agissait d’un mélange corrosif de lessive et de suif,
auquel était ajouté le sable qui servait à racler les plats et les marmites, si
bien que l’on risquait de s’arracher la peau du visage et des mains en
l’utilisant trop fréquemment. Erik en prit le moins possible mais dut
reconnaître, lorsqu’il eut terminé, qu’une impressionnante quantité de suie
se trouvait à présent au fond de l’évier.
Il réussit à rincer le savon avant que sa peau ne se couvre de cloques
et prit la serviette que lui tendait sa mère. Il s’essuya et remit sa chemise.
Mère et fils quittèrent la cuisine pour entrer dans la salle commune,
où Rosalyn finissait de mettre les légumes dans le gros chaudron suspendu à
un crochet dans l’âtre. Le ragoût mijoterait lentement durant tout l’après-
midi et remplirait la salle d’une odeur savoureuse qui leur mettrait l’eau à la
bouche d’ici le dîner. Rosalyn sourit à Erik lorsqu’il passa à côté d’elle.
Cependant, le jeune garçon sentit son humeur s’assombrir à la pensée de ce
qui l’attendait sur la place, devant toute la ville réunie.
À l’entrée de l’auberge, Erik et sa mère découvrirent Milo,
l’aubergiste, debout sur le seuil. Le gros homme, pourvu d’un nez en forme
de chou-fleur écrasé à force de devoir expulser des voyous, fumait la pipe
en observant la ville paisible.
— L’après-midi sera sûrement calme, Freida.
— Mais la soirée risque d’être plus agitée, fit remarquer Rosalyn en
se plaçant aux côtés d’Erik. Lorsque les gens en auront assez d’attendre
dans l’espoir de voir le baron, ils viendront tous ici.
Milo se retourna en souriant et fit un clin d’œil à sa fille.
— Prions pour que ce soit le cas. J’espère que la dame de la Chance
n’a pas d’autres plans.
— Ruthia a mieux à faire que de dispenser sa bonne fortune sur des
gens comme nous, Milo, marmonna Freida.
Elle prit son grand fils par la main comme s’il n’était encore qu’un
enfant et lui fit franchir le seuil de l’auberge d’un pas décidé.
— Elle est résolue, père, commenta Rosalyn en regardant Erik et sa
mère s’éloigner de l’auberge.
— En effet, et elle l’a toujours été. (Milo secoua la tête et tira une
bouffée de sa pipe.) Même lorsqu’elle était enfant, elle se montrait toujours
têtue et obstinée… (Il passa un bras autour des épaules de sa fille.) Tout le
contraire de ta mère, et c’est tant mieux.
— Les gens disent que tu faisais partie des nombreux hommes qui
cherchaient à obtenir la main de Freida, il y a des années.
— Ah, ils disent ça, vraiment ? (Milo eut un petit rire.) Eh bien, c’est
la vérité, ajouta-t-il en gloussant. La plupart des hommes de mon âge étaient
amoureux d’elle. (Il sourit à sa fille.) Heureusement, elle a dit non et ta
mère m’a dit oui.
« Freida avait du succès avec les garçons parce qu’elle était d’une rare
beauté, en ce temps-là, reprit Milo en s’écartant de sa fille. Elle avait les
yeux verts et brillants, les cheveux châtains et était mince avec juste assez
de courbes là où il faut. Et puis elle avait cet air fier qui nous faisait battre le
cœur plus vite. Elle se déplaçait comme un cheval de course avec le
maintien d’une reine. C’est pour ça qu’elle a tapé dans l’œil du baron.
Une trompette retentit, non loin de la place, apparemment.
— Je ferais mieux de retourner à la cuisine, dit Rosalyn.
Milo acquiesça.
— Je vais faire un tour sur la place pour voir ce qui va se passer. Je
reviendrai le plus tôt possible.
Rosalyn lui prit la main quelques instants et Milo lut dans les yeux de
sa fille l’inquiétude qu’elle n’avait pas montrée à Erik. Il hocha la tête pour
lui indiquer qu’il comprenait et lui serra la main avant de la relâcher. Puis il
tourna les talons et s’engagea dans la rue qui faisait face à l’auberge,
suivant le même chemin que Freida et Erik.

Erik se servit de sa corpulence pour se frayer un chemin à travers la


foule. En dépit de sa musculature, il était doux de nature et n’aimait pas
recourir à la violence. Cependant, sa seule présence suffisait à faire s’écarter
les gens sur son passage. Large d’épaules, il aurait pu se faire passer pour
un jeune guerrier, mais il avait horreur des conflits. Calme et replié sur lui-
même, il aimait, après le travail, boire tranquillement un bol de bouillon
pour tromper la faim en attendant le dîner, tout en écoutant les vieux de
Ravensburg raconter des histoires. Il préférait cela plutôt que d’aller se
bagarrer et courir les filles, le passe-temps favori des garçons de son âge.
De temps en temps, une fille s’intéressait à lui, mais elle finissait toujours
par se décourager, tant il semblait réticent. La vérité, c’est qu’Erik était tout
simplement incapable de trouver quelque chose d’intelligent à dire. L’idée
d’une quelconque forme d’intimité avec une fille le terrifiait.
Une voix familière l’appela par son nom. Erik se retourna et vit un
garçon vêtu d’habits rapiécés se faufiler parmi la foule, se servant de son
agilité plutôt que de sa taille pour rejoindre le jeune forgeron.
— Bonjour, le salua Erik.
— Erik, Freida, répondit le garçon.
Rupert Avery, connu de tous en ville sous le nom de Roo, était le seul
enfant avec lequel Erik n’avait pas le droit de jouer lorsqu’ils étaient petits
– Freida le lui avait interdit à maintes reprises. Mais c’était aussi le seul
enfant avec lequel il aimait jouer. Le père de Roo était conducteur
d’attelage et s’absentait souvent de Ravensburg, car il se rendait jusqu’à
Krondor, la Croix de Malac ou le val de Durrony. Le reste du temps,
lorsqu’il était chez lui, il restait allongé sur son lit, ivre mort. Roo avait
donc grandi tout seul et sans éducation. D’ailleurs, il y avait chez lui un côté
dangereux et imprévisible, et c’était ce qui attirait Erik. Ce dernier ne savait
comment charmer ces demoiselles, mais Roo était passé maître dans l’art de
la séduction, à en croire les histoires qu’il racontait. Menteur, filou et
parfois voleur, Roo était l’ami le plus proche d’Erik après Rosalyn.
Freida hocha presque imperceptiblement la tête en guise de salut. Elle
continuait de ne pas apprécier le jeune garçon, même si elle le connaissait
depuis qu’il était tout petit, car elle le soupçonnait de prendre part à tous les
crimes qui se produisaient à Ravensburg. À dire vrai, elle avait souvent
raison. Elle jeta un coup d’œil à son fils et ravala une remarque amère. Erik
avait quinze ans, à présent, et laissait de moins en moins sa mère le diriger,
d’autant qu’il effectuait la plupart des corvées à la forge, à la place de
Tyndal, qui passait cinq jours sur sept ivre mort.
— Alors, comme ça, vous allez de nouveau tendre une embuscade au
baron ? s’exclama Roo.
Freida lui jeta un regard noir. Erik eut simplement l’air embarrassé.
Roo sourit. Il avait le visage étroit et le regard intelligent et n’était pas avare
de sourires, en dépit d’une dentition inégale. Il était loin d’être beau, moins
encore qu’Erik, mais savait se montrer enjoué et possédait une certaine
forme de rayonnement, si bien que ceux qui le connaissaient le trouvaient
agréable et même captivant. Cependant, Erik savait que Roo avait un sale
caractère et se mettait souvent en colère, ce qui lui avait valu de servir de
bouclier à son ami à plusieurs reprises. Rares étaient les garçons de la ville
qui osaient défier le jeune forgeron, car il était trop fort pour eux. Il ne se
mettait pas facilement en colère, mais cela s’était déjà produit et le
spectacle n’était pas beau à voir. Un jour, il avait frappé un garçon au bras
dans un accès de rage passagère. Le coup avait propulsé le gamin de l’autre
côté de la cour de l’auberge et lui avait brisé le bras.
Roo écarta les pans de sa cape déchirée, dévoilant ainsi des vêtements
en bien meilleur état. Erik aperçut, dans la main de son ami, une bouteille
verte dotée d’un long goulot sur lequel étaient gravées les armoiries du
baron.
Il leva les yeux au ciel.
— Tu tiens tellement à perdre une main, Roo ? lui demanda-t-il à voix
basse mais l’air exaspéré.
— J’ai aidé mon père à décharger son chariot, la nuit dernière.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Du vin de baies choisies à la main.
Erik fit la grimace. La lande Noire se trouvait au cœur du commerce
vinicole du royaume des Isles, et le vin était par conséquent la première
industrie de Ravensburg, comme pour la plupart des villes et villages de la
baronnie. Au nord, les tailleurs de chênes et les fabricants de tonneaux
travaillaient dur pour produire les bouchons, les cuves de fermentation et les
fûts dans lesquels vieillissait le vin. Au sud, pendant ce temps-là, les
souffleurs de verre produisaient les bouteilles. Le centre de la baronnie,
quant à lui, se consacrait entièrement à l’entretien des vignes.
Les Cités libres du Natal et la province de Yabon, à l’ouest,
produisaient également des vins fins, mais aucun n’atteignait la complexité,
le caractère et la qualité due au vieillissement de ceux de la lande Noire.
Même le Pinot noir, une variété de raisin originaire du Bas-Tyra et
particulièrement difficile à cultiver, s’épanouissait dans la baronnie comme
nulle part ailleurs dans le royaume. Des rouges affriolants, des blancs
gouleyants et des vins étincelants pour faire la fête – les meilleurs produits
de la lande Noire se vendaient au prix le plus élevé des frontières du nord
jusqu’au cœur de Kesh la Grande, au sud. Mais peu de vins étaient aussi
prisés que le vin de baies, extrêmement sucré, que l’on servait au dessert.
Élaboré à partir de raisins flétris par une maladie mystérieuse qui
affectait parfois les vignes, le vin de baies était rare et cher : la bouteille que
Roo cachait sous sa cape équivalait à six mois des revenus d’un fermier. De
plus, à en juger par les armoiries sur le goulot, la bouteille provenait de la
réserve personnelle du baron, située dans la capitale de la lande Noire.
Quelques caisses avaient dû être envoyées à la guilde de Ravensburg en
prévision de la visite du baron. Même si l’on ne coupait plus la main aux
voleurs, Roo risquait d’effectuer des travaux forcés pour le roi durant cinq
ans si on découvrait la bouteille sur lui.
Les trompettes retentirent de nouveau et les premiers gardes du baron
apparurent. Leurs bannières claquaient, en raison de la brise, et les fers de
leur monture faisaient des étincelles sur les pavés de la place. Par réflexe,
Erik regarda les jambes des animaux, cherchant à déceler la moindre
claudication, mais il n’y en avait aucune. On pouvait dire ce qu’on voulait
au sujet du baron et de la façon dont il administrait ses terres, mais ses
soldats prenaient toujours grand soin de leurs chevaux.
Les cavaliers s’engagèrent sur la place, tournèrent le dos à la petite
fontaine qui se dressait au centre et se déployèrent sur deux rangs pour faire
reculer les badauds. Quelques minutes plus tard, l’espace devant la halle
aux vignerons était dégagé pour permettre au carrosse de s’avancer.
Les cavaliers continuèrent à envahir la place. Tous portaient le tabard
gris frappé aux armoiries de la lande Noire : un boulier rouge sur lequel se
dressait un corbeau noir tenant dans son bec une branche de houx. Un cercle
d’or cousu au-dessus des armoiries indiquait que ce nouveau groupe de
soldats appartenait à la garde personnelle du baron.
Le carrosse apparut enfin. Erik s’aperçut alors qu’il retenait son
souffle. Il refusa de laisser l’obsession de sa mère contrôler l’arrivée de l’air
dans ses poumons et relâcha sa respiration en s’efforçant de se détendre.
Il entendit des personnes, dans la foule, émettre des commentaires.
Depuis plus d’un an circulaient des rumeurs concernant la santé défaillante
du baron. Le fait qu’il fut assis aux côtés de sa femme dans le carrosse, et
non sur son cheval, à la tête de ses gardes, prouvait qu’il devait
effectivement être malade.
Deux garçons, montés sur des chevaux alezans identiques et suivis par
deux soldats portant l’enseigne du baron de la Lande Noire, attirèrent
l’attention d’Erik. Sur la bannière de gauche, l’emblème montrait qu’il
s’agissait du fils cadet du baron, Manfred de la Lande Noire. Celle de droite
portait l’emblème de Stefan, son frère aîné. Les deux garçons se
ressemblaient au point de pouvoir passer pour des jumeaux, bien qu’ils
eussent un an de différence. Erik admira l’aisance avec laquelle ils
montaient à cheval.
Manfred balaya la foule du regard et fronça les sourcils en apercevant
Erik. Stefan regarda dans la même direction que son frère et se pencha pour
lui parler, ramenant son attention à des problèmes plus immédiats. Les deux
jeunes gens étaient vêtus de façon similaire et portaient de hautes bottes de
cavalier, un haut-de-chausses étroitement ajusté et des culottes en cuir, une
longue chemise de soie blanche, une veste de cuir sans manches et un béret
de feutre noir orné d’un large écusson doré aux armes de la baronnie, au-
dessus duquel se dressait une plume d’aigle teinte en rouge. Une rapière
complétait cette tenue – une arme au maniement de laquelle ils excellaient
tous deux malgré leur jeune âge, si l’on en croyait leur réputation.
Freida fit un signe de tête en direction de Stefan.
— Il occupe la place qui te revient de droit, Erik, chuchota-t-elle
d’une voix amère.
Gêné, le jeune garçon rougit. Mais il savait que le pire était encore à
venir. Le carrosse s’arrêta et les laquais bondirent pour ouvrir la porte tandis
que deux des dignitaires de Ravensburg s’avançaient pour accueillir le
baron. Ce fut une femme au port altier qui descendit du carrosse la
première, les traits figés en une expression dédaigneuse qui amoindrissait sa
beauté. Il suffisait de jeter un coup d’œil aux deux jeunes gens, qui venaient
de mettre pied à terre, pour savoir qu’il s’agissait de leur mère. Tous trois
étaient grands, minces et auréolés d’une chevelure sombre. Les deux
garçons rejoignirent leur mère et s’inclinèrent pour la saluer. La baronne
balaya la foule du regard. Son expression s’assombrit plus encore
lorsqu’elle aperçut la tête d’Erik au-dessus de la foule.
— Sa Seigneurie Otto, baron de la Lande Noire, seigneur de
Ravensburg ! proclama un héraut.
La foule acclama respectueusement le baron, sans pour autant se
montrer particulièrement enthousiaste. Otto ne suscitait pas d’affection chez
ses sujets, mais n’était pas non plus méprisé. Les impôts étaient élevés,
mais cela avait toujours été le cas. Certes, la protection qu’offraient les
soldats du baron aux habitants de la lande Noire était à peine visible, car la
région se situait loin des frontières ou des terres encore sauvages du
royaume de l’Ouest. Peu de bandits et de voleurs troublaient les honnêtes
voyageurs sur les routes de la baronnie. Aucun citoyen de Ravensburg, pas
même le plus âgé d’entre eux, n’avait vu de gobelin ou de troll dans les
montagnes. Certains ne voyaient donc pas quel avantage il y avait à
entretenir des soldats qui ne faisaient guère plus qu’escorter leur seigneur,
polir leur armure et se nourrir. Malgré tout, les vendanges étaient bonnes, la
nourriture abondante et à portée de tous, et l’ordre régnait dans la baronnie ;
c’est pourquoi les habitants éprouvaient de la gratitude envers leur seigneur.
Ce dernier se tourna vers les notables de la ville, qui attendaient pour
le saluer. Certaines personnes dans la foule laissèrent échapper un cri de
surprise. L’homme qui venait de descendre du carrosse faisait autrefois la
même taille qu’Erik, mais il se voûtait à présent, comme s’il était âgé de
soixante-quinze ans et non de quarante-cinq. Il avait toujours les épaules
larges mais son corps, autrefois mince, était désormais émacié. Sa chevelure
dorée était devenue terne et grise, et son visage livide. Il avait les joues
creuses et pâles comme un parchemin blanchi, tandis que sa mâchoire
carrée et son front fier n’étaient plus que des arêtes osseuses qui
soulignaient la progression de la maladie. Ses mouvements saccadés
donnaient l’impression qu’il était sur le point de tomber. Manfred, son fils
cadet, le soutenait d’une main ferme.
Erik entendit quelqu’un, à côté de lui, dire :
— C’est vrai alors, ce qu’on raconte. Il a eu une attaque.
Le jeune garçon se demanda si l’état du baron ne risquait pas de
s’aggraver à cause de l’action de sa mère, mais celle-ci répliqua, comme si
elle lisait dans les pensées de son fils :
— Je dois le faire.
Elle écarta ceux qui se tenaient devant elle et se glissa entre deux
cavaliers de la garde avant qu’ils aient le temps de la repousser.
— Je suis une femme libre du royaume et je réclame le droit d’être
entendue ! s’écria Freida, d’une voix assez forte pour porter à travers toute
la place.
Personne ne répondit. Tous les yeux se tournèrent vers la femme qui
pointait un index accusateur sur le baron.
— Otto de la Lande Noire, reconnais-tu Erik de la Lande Noire
comme ton fils ?
Le baron, visiblement mal en point, se tourna pour dévisager la
femme qui lui avait posé cette question chaque fois qu’il était venu à
Ravensburg. Du regard, il chercha et trouva le fils de cette femme, qui se
tenait en silence à ses côtés. Otto se retrouva face à la vivante image de
l’homme qu’il avait été, bien des années auparavant, et laissa son regard
s’attarder sur Erik, jusqu’à ce que la baronne s’avance et lui chuchote
quelques mots à l’oreille. Alors le baron secoua discrètement la tête,
tristement, et se détourna de Freida et son fils. Sans aucun commentaire, il
entra dans la halle aux vignerons, le plus grand bâtiment de Ravensburg. La
baronne, peinant à dissimuler sa colère, jeta un regard dur à Erik et à sa
mère. Puis elle suivit son époux à l’intérieur de la halle.
Roo poussa un soupir et la foule parut reprendre son souffle.
— Eh bien, c’est fini pour cette fois, commenta le jeune garçon.
— Je ne crois pas que ça se reproduira, rétorqua Erik.
— Pourquoi ? Tu crois vraiment que ta mère s’arrêtera, même si on
lui laisse encore une chance ?
— Elle n’en aura pas d’autre. Il est mourant.
— Comment tu le sais ?
Erik haussa les épaules.
— À cause de la façon dont il m’a regardé. C’était pour me dire au
revoir.
Freida passa à côté des deux jeunes gens, une expression
indéchiffrable sur le visage.
— Nous avons du travail.
Roo jeta un coup d’œil aux deux frères, Manfred et Stefan, qui
observaient attentivement Erik en se parlant à voix basse. Manfred retenait
son aîné, qui paraissait avoir envie de traverser la place pour affronter son
demi-frère.
— Ils ne t’aiment pas beaucoup, on dirait, remarqua Roo. Surtout
Stefan apparemment.
Erik haussa les épaules et Freida répondit à sa place :
— Il sait qu’il héritera bientôt de ce qui revient de droit à Erik.
Ce dernier échangea un regard entendu avec Roo. Tous deux savaient
qu’il valait mieux ne pas discuter avec Freida. Elle avait toujours affirmé
que le baron l’avait épousée, une nuit de printemps, dans la chapelle de la
forêt, avec la bénédiction d’un moine de Dala, l’ordre du Bouclier du
Faible. Plus tard, il aurait demandé et obtenu l’annulation de ce mariage,
afin de pouvoir épouser la fille du duc de Ran. Les registres avaient été
scellés sur ordre royal et pour des raisons politiques.
— Dans ce cas, c’est vraiment fini, affirma Roo.
Erik le regarda d’un air interrogateur.
— Pourquoi ça ?
— Si tu as raison, Stefan sera baron l’année prochaine. D’après ce
que je vois, je pense qu’il n’hésitera pas à traiter publiquement ta mère de
menteuse.
Freida s’arrêta de marcher. Le désespoir se peignit sur son visage, un
événement auquel Erik n’avait encore jamais assisté.
— Il n’oserait pas, dit-elle d’un ton presque suppliant.
Elle essaya de prendre un air de défi mais l’éclat, dans ses yeux,
montrait qu’elle savait que Roo avait raison.
— Viens, mère, lui dit doucement Erik. Rentrons à la maison. Le feu
couve encore à la forge mais, s’il y a du travail, je vais devoir le faire
repartir. Tyndal ne sera sûrement pas en état de le faire.
Délicatement, il passa un bras autour des épaules de sa mère et fut
surpris de la trouver si frêle. Elle se laissa entraîner sans protester.
Les badauds présents sur la place s’écartèrent pour laisser passer le
jeune forgeron et sa mère. Tous sentaient que bientôt prendrait fin cette
tradition commencée quinze ans plus tôt, lorsque la belle et ardente Freida
s’était avancée avec audace, tenant à bout de bras un bébé en pleurs, pour
exiger du baron qu’il reconnût l’enfant. Presque tous les habitants de la
baronnie connaissaient cette histoire. Elle l’avait de nouveau affronté cinq
ans plus tard et, une fois encore, le baron n’avait opposé aucun démenti. En
raison de son silence, les gens ajoutaient foi à la déclaration de Freida.
Pendant des années, l’histoire du bâtard du baron de la Lande Noire avait
été la source principale des commérages. Ceux qui souhaitaient se faire
offrir un verre la racontaient aux voyageurs de passage qui se rendaient
dans le royaume de l’Ouest ou celui de l’Est.
Le mystère résidait dans le silence du baron, car s’il avait nié, ne
serait-ce qu’une fois, la paternité d’Erik, Freida aurait été obligée de
prouver ses allégations. On n’avait jamais revu le moine itinérant dans la
région et il n’existait pas d’autre témoin. Freida était devenue la bonne à
tout faire d’un aubergiste et le garçon l’assistant d’un forgeron.
Selon certains, le baron faisait simplement preuve de gentillesse
envers Freida en refusant de la traiter publiquement de menteuse car, même
si, de toute évidence, il était le père de l’enfant, cette histoire de mariage
n’était que le produit des divagations d’une femme à l’esprit dérangé ou la
prise d’un risque calculé pour obtenir certains avantages.
D’autres prétendaient le baron trop lâche pour mentir aux yeux de
tous en disant qu’Erik n’était pas son fils, car il suffisait de regarder Otto
pour s’apercevoir que le garçon lui ressemblait comme son ombre. La honte
entachait la réputation du baron car le fait de reconnaître Erik, même
comme simple bâtard, risquait de jeter un doute sur le droit de ses deux
autres fils à lui succéder, et lui attirerait certainement les foudres de sa
femme.
Cependant, quelle qu’en fût la raison, il ne répondait jamais à la
provocation. Erik pouvait donc porter le nom « de la Lande Noire » parce
que son père ne lui avait jamais dénié ce droit.
Lentement, ils remontèrent la rue en direction de l’auberge.
— Tu as quelque chose de prévu, ce soir, Erik ? demanda Roo,
incapable de supporter plus de deux minutes de silence.
Erik savait pourquoi son ami lui posait cette question : la ville avait
droit à un jour de fête, en raison de la visite du baron. Cela n’avait rien à
voir avec les festivals traditionnels mais permettait quand même aux
habitants de Ravensburg de s’amuser un peu : l’Auberge du Canard Pilet
allait être bondée et ses clients y boire et prendre des paris pendant la
majeure partie de la nuit, tandis que les jeunes filles descendraient à la
fontaine en attendant que les jeunes hommes aient bu suffisamment pour se
donner le courage de venir leur faire la cour. Erik expliqua à Roo qu’il ne
pourrait pas sortir car il risquait d’être très occupé.
— Ce sont bien les fils de leur mère, pas de doute là-dessus,
commenta brusquement le jeune garçon.
Erik savait que son ami parlait de ses deux demi-frères. Roo jeta un
coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de la place. On apercevait
encore la halle aux vignerons et le carrosse du baron. Les deux jeunes
nobles étaient ressortis, soi-disant pour superviser le déchargement des
bagages de leur père. Mais en réalité, ils conversaient à voix basse, les yeux
fixés sur la silhouette d’Erik, qui s’éloignait. Roo eut envie de leur faire un
geste grossier, mais se ravisa. Même à cette distance, il voyait bien qu’ils
avaient l’air hostiles et très en colère. Le jeune garçon se détourna de la
place et pressa le pas pour rattraper son ami.
Avec la tombée de la nuit, l’effervescence diminua partout en ville,
sauf à l’Auberge du Canard Pilet. Les ouvriers et les marchands qui
n’étaient pas d’un rang assez élevé pour assister au dîner à la halle aux
vignerons s’y rassemblèrent pour boire un verre de vin ou une chope de
bière. Une atmosphère presque festive régnait dans la salle où les hommes
racontaient des histoires d’une voix forte, jouaient aux cartes ou aux dés
pour quelques pièces de cuivre et mettaient à l’épreuve leur habileté aux
fléchettes.
Erik se retrouva de service à la cuisine, ce qui arrivait souvent
lorsqu’il y avait du monde à l’auberge. À l’origine, sa mère n’était qu’une
serveuse, mais Milo la laissait régner sur la cuisine, simplement parce que
Freida avait l’habitude de dire à chacun ce qu’il devait faire. D’ailleurs, elle
avait presque toujours raison, ce qui ne contribuait pas à atténuer l’irritation
qu’engendrait son attitude. De nombreuses serveuses avaient abandonné
leur poste, au fil des ans, et certaines avaient expliqué à Milo la raison de
leur départ. L’aubergiste leur répondait invariablement la même chose :
Freida était une amie de longue date, ce qui n’était pas leur cas.
De toute évidence, ils jouaient le rôle d’une famille. Freida et Erik,
Milo et Rosalyn : mari et femme, frère et sœur. Cependant, ils dormaient
séparés les uns des autres, Milo dans sa chambre, Rosalyn dans la sienne,
Freida dans une mansarde au-dessus de la cuisine et Erik sur une paillasse
dans l’écurie. Mais du lever au coucher du soleil, ils jouaient naturellement
leur rôle. Freida dirigeait l’auberge comme si elle lui appartenait et Milo
refusait de la remettre à sa place, d’abord parce qu’elle faisait de l’excellent
travail, et ensuite parce qu’il comprenait mieux que personne la souffrance
qu’elle éprouvait au quotidien. Elle ne l’admettrait jamais devant
quiconque, mais elle aimait encore le baron, Milo en était convaincu. C’est
pourquoi elle voulait qu’Erik soit reconnu par son père : il s’agissait d’une
tentative désespérée afin d’obtenir la preuve qu’à un moment elle avait
réellement aimé et été aimée.
Erik ouvrit la porte de la salle commune d’un coup d’épaule et
apporta un nouveau tonnelet de vin derrière le comptoir, le déposant aux
pieds de Milo. Ce dernier retira le tonnelet vide du casier où il le rangeait et
le mit de côté, tandis qu’Erik soulevait et mettait l’autre en place sans effort.
Milo plaça un robinet propre à l’emplacement de la bonde et l’enfonça d’un
seul coup à l’aide d’un maillet en bois. Puis il se versa un petit verre pour
en goûter le contenu.
— Pourquoi buvons-nous cette piquette alors que le meilleur vin du
monde est produit à quelques pas d’ici ? demanda le vieil homme en faisant
la grimace.
Erik éclata de rire.
— Parce que nous n’avons pas les moyens d’acheter autre chose,
Milo.
Ce dernier haussa les épaules.
— C’est irritant, cette habitude que tu as d’être honnête. Bah, dans
tous les cas, l’effet reste le même, pas vrai ? ajouta-t-il en souriant. Trois
verres de cette piquette te rendront aussi éméché que trois verres du
meilleur vin du baron, qu’en penses-tu ?
Parce que le baron venait d’être mentionné, le visage d’Erik perdit
toute sa gaieté.
— Comment le saurais-je ? répliqua-t-il en tournant les talons.
Milo lui posa la main sur l’épaule pour le retenir.
— Je suis désolé, mon garçon.
Erik haussa les épaules.
— Je sais que tu n’avais pas l’intention de m’offenser.
— Fais donc une pause, proposa l’aubergiste. Je vois bien que les
choses se calment un peu.
Cette réplique arracha un sourire à Erik, car il régnait dans la salle
commune un boucan presque assourdissant, fait de rires, de conversations
animées et de chahut général.
— Si tu le dis.
Le jeune garçon fit le tour du comptoir et traversa la salle. Lorsqu’il
arriva devant la porte, Rosalyn lui lança un regard accusateur. « Je vais
revenir », articula-t-il en remuant silencieusement les lèvres. Elle leva les
yeux au ciel d’un air faussement contrarié. Puis elle se remit à ramasser des
chopes sur les tables et se dirigea vers le comptoir.
Erik sortit dans la nuit. Il faisait frais car l’automne s’était installé, à
présent. D’un jour à l’autre, il allait sûrement se mettre à faire très froid
dans les monts de la lande Noire. Ils n’étaient pourtant pas aussi hauts que
les Calastius, à l’ouest, ou les Crocs du Monde, plus loin au nord, mais la
neige couvrait leurs sommets lors des hivers les plus rigoureux. D’autre
part, le gel inquiétait les vignerons en toutes saisons sauf en été.
Erik se rendit sur la place de la ville. Comme il s’y attendait, quelques
garçons et filles étaient encore assis sur le bord de la fontaine, en face de la
halle aux vignerons. Roo parlait à voix basse à une fille, qui réussit à rire de
sa proposition tout en ayant l’air scandalisée. Ses mains étaient également
très occupées à maintenir celles de Roo sur une partie décente de son
anatomie.
— Bonsoir, Roo, Gwen, les salua Erik.
L’expression de la jeune fille s’éclaira à la vue du forgeron. Avec ses
cheveux roux et ses grands yeux verts, Gwen était l’une des plus jolies filles
de Ravensburg. Elle avait plus d’une fois essayé d’attirer l’attention d’Erik.
Elle le salua et repoussa fermement les mains de Roo. Quelques autres
jeunes gens saluèrent également l’arrivée d’Erik.
— Tu en as fini avec l’auberge ? s’enquit Roo.
Son ami secoua la tête.
— Non, je fais juste une pause. Il va falloir que j’y retourne dans
quelques minutes. J’avais envie de prendre un peu l’air. La salle est très
enfumée et, avec tout ce bruit…
Gwen était sur le point de prendre la parole lorsque quelque chose
dans l’expression de Roo les poussa à se retourner, elle et Erik. Deux
personnages élégamment vêtus, une épée leur battant la hanche,
s’avancèrent dans le cercle de lumière des torches disposées autour de la
fontaine.
Gwen bondit sur ses pieds et esquissa une révérence maladroite.
D’autres l’imitèrent, mais Erik resta debout et silencieux. Roo, pour sa part,
demeura assis, bouche bée.
Stefan et Manfred de la Lande Noire dévisagèrent les jeunes gens
rassemblés là. Ils avaient tous à peu près le même âge que les deux nobles,
mais l’attitude et les vêtements de ces derniers les séparaient aussi sûrement
que s’ils avaient été des cygnes au milieu d’oies et de canards. De toute
évidence, ils avaient bu, à en juger par la façon soigneusement contrôlée
dont ils marchaient, comme s’ils cherchaient à dissimuler leur ébriété.
Stefan s’assombrit lorsqu’il aperçut Erik, mais Manfred lui prit le bras
pour le retenir et le serra fermement en lui chuchotant quelque chose à
l’oreille. L’aîné finit par hocher la tête, les paupières mi-closes. Un sourire
froid et forcé apparut sur ses lèvres. Ignorant délibérément Erik et Roo, il
s’inclina brièvement devant Gwen.
— Mademoiselle, on dirait que mon père et les notables de cette ville
sont occupés à discuter de questions concernant le vin et la vigne, qui sont
au-delà de mon entendement et de ma patience. Peut-être pourriez-vous
nous trouver quelques… distractions plus intéressantes ?
Gwen rougit et jeta un coup d’œil à Erik. Ce dernier fronça les
sourcils et secoua discrètement la tête en signe de refus. Aussitôt, comme si
elle mettait au défi son droit à la conseiller, la jeune fille se laissa tomber du
rebord de la fontaine en disant :
— J’en serais ravie, messire. Katherine, viens avec nous, ajouta-t-elle
à l’adresse d’une autre jeune fille, assise non loin de là.
Gwen prit le bras que Stefan lui tendait comme si elle était une dame
de la cour. Katherine suivit son exemple, plus maladroitement, avec
Manfred. Ils s’éloignèrent d’un pas nonchalant, Gwen accentuant
ostensiblement le balancement de ses hanches. Ils disparurent dans la
pénombre.
— On ferait mieux de les suivre, suggéra Erik au bout de quelques
instants.
Roo vint se placer devant son ami.
— Tu as envie de te battre ?
— Non, mais ces deux-là n’aiment pas s’entendre dire non et les
filles…
Roo posa une main ferme sur la poitrine d’Erik, comme pour
l’empêcher d’avancer.
— Elles savent où elles mettent les pieds, répliqua-t-il. Gwen n’est
plus une enfant et Stefan ne sera pas le premier à lui trousser les jupes.
Quant à toi, tu dois sûrement être le seul garçon de tout Ravensburg à
n’avoir pas couché avec Katherine. Mais je croyais que les filles avaient
meilleur goût que ça, ajouta-t-il en regardant par-dessus son épaule en
direction de l’endroit où avaient disparu les quatre jeunes gens.
Roo baissa le ton pour que seul son ami puisse l’entendre et sa voix se
fit plus dure, un signe qu’Erik reconnut immédiatement. Le jeune garçon ne
parlait ainsi que lorsqu’il voulait aborder un sujet extrêmement sérieux.
— Erik, le jour viendra où il te faudra affronter ton salaud de frère. Ce
jour-là, tu devras probablement le tuer. (Erik fronça les sourcils.) Mais pas
ce soir, et pas à cause de Gwen. Dis-moi, tu ne devais pas retourner à
l’auberge ?
Le jeune forgeron hocha la tête et écarta doucement la main de Roo. Il
resta immobile quelques secondes, afin d’essayer d’assimiler ce que venait
de dire son ami. Puis il secoua la tête et repartit en direction de l’auberge.
Chapitre 2

DÉCÈS

Tyndal était mort.


Erik n’arrivait toujours pas à le croire. Depuis deux mois, à chaque
fois qu’il entrait dans la forge, il s’attendait à voir le solide forgeron en
plein travail ou endormi sur sa paillasse, à l’arrière du bâtiment. Sa présence
imprégnait les moindres recoins de l’endroit où Erik avait passé les six
dernières années à apprendre son métier. L’homme lui manquait, ainsi que
son sens de l’humour lorsqu’il était éméché, et même son humeur maussade
lorsqu’il était sobre.
Erik examina les charbons qui restaient de la nuit précédente, afin de
déterminer quelle quantité de bois il devait rajouter pour faire repartir le
feu. La veille, en début de soirée, un meunier avait amené son chariot
cahotant dans la cour. Il avait brisé un essieu, si bien que le garçon avait
suffisamment de travail pour occuper sa journée. Mais Erik n’arrivait
toujours pas à se faire à l’absence de Tyndal.
Deux mois plus tôt, il était descendu de sa mansarde en s’attendant à
vivre une matinée ordinaire. Mais il lui avait suffi de jeter un coup d’œil à
l’endroit où Tyndal se reposait d’habitude pour sentir ses cheveux se
hérisser sur sa nuque. Il avait déjà vu le forgeron ivre mort, mais cette fois
c’était différent. Erik avait immédiatement compris ce que signifiait la
parfaite immobilité du vieil homme. Il n’avait pourtant jamais vu de
cadavre humain auparavant, mais il en avait beaucoup vu d’animaux et il y
avait quelque chose d’étrangement familier dans l’attitude du forgeron. Erik
avait touché Tyndal pour s’assurer que le vieil homme était bien décédé ; au
contact de la peau glacée, il s’était empressé de retirer sa main, comme s’il
venait de se brûler.
Le prêtre de Killian, qui faisait office de guérisseur pour les pauvres
de Ravensburg, confirma rapidement que Tyndal avait effectivement bu sa
dernière bouteille de vin. Il revint à Milo de disposer du corps, puisque le
forgeron n’avait pas de famille. L’aubergiste organisa promptement des
funérailles hâtives et un bûcher. Les cendres de Tyndal furent dispersées,
tandis que le prêtre adressait une prière à la Chanteuse du Silence Vert. En
règle générale, on considérait les forgerons comme étant du ressort de Tith-
Onanka, le dieu de la Guerre. Mais Erik eut l’impression que cette prière à
Killian, la déesse de la Forêt et des Champs, était plus appropriée : au cours
des six années que le garçon avait passées à la forge, Tyndal avait dû
réparer une épée peut-être, contre d’innombrables charrues et autres
instruments de labour.
Un bruit, dans le lointain, attira son attention. La diligence de midi
remontait la route de l’ouest en provenance de Krondor, la cité princière. Le
jeune forgeron savait qu’il y avait de fortes chances pour que le cocher soit
son ami Percy de Rimmerton. Si c’était le cas, il ferait halte à l’Auberge du
Canard Pilet afin de donner à boire à ses chevaux ainsi qu’à ses passagers.
Percy avait beau être maigre comme un clou, il était doté d’un énorme
appétit et adorait la cuisine de Freida.
Au bout de quelques minutes, le bruit des roues cerclées de métal et
des fers des chevaux résonna en écho sur les pavés, signalant l’approche de
la diligence, ainsi qu’Erik s’y attendait. Le véhicule entra dans la cour et
Percy arrêta son attelage de quatre chevaux en criant : « Ho ! »
Les diligences avaient commencé à relier Krondor et Salador cinq ans
plus tôt. L’entreprise était un grand succès pour son concepteur, un riche
marchand de Krondor, du nom de Jacob d’Esterbrook. Il prévoyait même
d’ouvrir une nouvelle ligne entre Salador et le Bas-Tyra, à en croire la
rumeur. Chaque diligence n’était en réalité qu’un chariot, recouvert d’un
toit, fermé sur les côtés et muni d’une planche à l’arrière, qui s’abaissait
pour permettre aux passagers de monter et de descendre. Une paire de
planches disposées de chaque côté du véhicule servait de sièges, aussi
médiocres fussent-ils. Le voyage était tout sauf confortable, car les chariots
étaient secoués rudement, mais beaucoup moins long qu’en caravane et
presque aussi rapide qu’à cheval, pour ceux qui n’avaient pas les moyens de
s’acheter une monture.
— Bonjour, Percy !
— Erik ! répondit le cocher, dont le long visage maigre paraissait
avoir été figé en un sourire – tout le reste étant maculé de poussière. (Il se
tourna vers ses deux passagers, un homme élégamment vêtu et un autre
habillé de façon plus ordinaire.) Nous sommes arrivés à Ravensburg,
messieurs.
L’homme vêtu d’habits simples hocha la tête et se dirigea vers
l’arrière de la diligence. Erik aida Percy à abaisser la planche.
— Est-ce que vous passez la nuit ici ? demanda-t-il au cocher.
— Non. Nous continuons jusqu’à Wolverton, où cet autre
gentilhomme est attendu. Ce sera le dernier arrêt de ma course.
Wolverton était la prochaine ville en direction de la capitale et se
trouvait à moins d’une heure, si la diligence était rapide. Erik savait que le
dernier passager n’apprécierait guère de s’arrêter pour déjeuner si près de sa
destination.
— De là, je vais à vide jusqu’à la Lande Noire, alors j’ai le temps, je
ne suis pas pressé. Dis à ta mère que je serai de retour dans quelques jours,
si les dieux le veulent bien, et que je prendrai une double part de sa
meilleure tourte à la viande.
Le sourire de Percy continua à illuminer son maigre visage, tandis
qu’il se tapotait l’estomac en faisant semblant d’être affamé.
Erik hocha la tête. Le cocher remonta sur son siège, fit tourner et
sortir son attelage de la cour, au trot. Le jeune garçon se tourna vers le
passager qui était descendu de la diligence. Il voulait lui demander s’il avait
besoin d’une chambre mais n’en eut pas le temps car l’homme venait de
disparaître au coin de l’écurie.
— Monsieur ! s’écria Erik en se précipitant pour le rattraper.
Il fit le tour de l’écurie et entra dans la forge. L’étranger venait d’y
déposer son sac et de retirer sa cape de voyage. Il était large d’épaules avec
des bras puissants, comme Erik, bien que ce dernier le dépassât d’une bonne
tête. Il avait de longs cheveux gris mais le dessus du crâne complètement
chauve, et des sourcils noirs et broussailleux, alors que la barbe de quelques
jours qui avait poussé durant le voyage était presque blanche. Son visage
affichait une expression sérieuse, presque savante.
Il examinait tout avec soin. Il se retourna et aperçut le jeune homme
sur le seuil.
— Ah, tu dois être l’apprenti. Je vois que la forge est bien rangée,
mon garçon. Je suis content.
Il s’exprimait avec l’étrange accent nasillard des natifs de la Côte
sauvage ou des îles du Couchant.
— Qui êtes-vous ? lui demanda Erik.
— Je m’appelle Nathan. Je suis le nouveau forgeron envoyé par
Krondor.
— Krondor ? Le nouveau forgeron ?
L’expression d’Erik montra que tout ceci le dépassait. L’homme,
solidement charpenté, haussa les épaules et suspendit sa cape de voyage au
crochet sur le mur.
— La guilde m’a demandé si je voulais cette forge. J’ai accepté et me
voici.
— Mais c’est ma forge, protesta Erik.
— C’est une charge de la baronnie, mon garçon, répliqua Nathan
d’une voix plus ferme. Tu es certainement compétent dans bien des
domaines – tu as peut-être même du talent – mais en cas de guerre, il te
faudra réparer les armures et t’occuper des chevaux de guerre du baron ainsi
que des chevaux de trait des fermiers.
— En cas de guerre ! Mais la guerre n’a jamais affecté la lande Noire,
depuis qu’elle a été conquise par le royaume !
L’homme s’avança d’un pas vif, posa la main sur l’épaule d’Erik et la
serra fermement.
— Je crois savoir ce que tu ressens. Mais la loi, c’est la loi. Tu es un
apprenti de la guilde et…
— Non.
Le forgeron fronça les sourcils.
— Non ? Ton maître ne t’a pas inscrit auprès de la guilde ?
Des émotions contradictoires, parmi lesquelles la colère et une
certaine forme d’amusement mêlé d’ironie, faisaient rage dans le cœur
d’Erik.
— Mon ancien maître était ivre la plupart du temps. Je dirige cette
forge depuis que j’ai dix ans, maître forgeron. Pendant des années, il a
promis d’entreprendre le voyage jusqu’à Krondor ou Rillanon pour faire
enregistrer mon apprentissage par la guilde. Les trois premières années, je
l’ai supplié d’envoyer un message grâce à la poste royale, mais après ça…
J’étais trop occupé pour continuer à le supplier. Il est mort depuis deux
mois, maintenant, et j’ai su m’occuper des besoins de la baronnie.
Nathan le forgeron se caressa le menton avant de secouer la tête.
— Voilà qui pose problème, jeune homme. Tu as trois ans de plus que
la plupart des garçons qui commencent leur apprentissage…
— Commencer mon apprentissage ? s’écria Erik, chez qui la colère
prenait le dessus. Je travaille aussi bien que n’importe quel forgeron de la
guilde…
L’expression de Nathan s’assombrit.
— Ce n’est pas la question ! rugit-il – la colère d’avoir été interrompu
lui donnait suffisamment de poids pour faire taire le jeune garçon. Ce n’est
pas la question, répéta-t-il d’une voix plus douce lorsqu’il s’aperçut qu’Erik
l’écoutait, à présent. Tu es peut-être le meilleur forgeron de tout le royaume,
ou de tout Midkemia, mais personne, à la guilde, ne le sait. Tu n’as pas été
inscrit sur le registre des apprentis, et aucun maître de guilde ne s’est porté
garant de ton travail. C’est pourquoi il te faut commencer…
— Je refuse d’être apprenti pendant encore sept ans ! protesta Erik,
dont la colère menaçait de prendre de nouveau le dessus.
— Interromps-moi encore une fois, gamin, et je cesserai d’être gentil
avec toi, le menaça Nathan.
Erik se tut, même s’il n’avait pas l’air contrit le moins du monde.
— Tu peux te rendre à Krondor ou à Rillanon et demander à être
admis au sein de la guilde. On te fera passer des épreuves et des
évaluations. Si tu leur prouves que tu as assez de connaissances, on te
permettra de devenir apprenti, ou peut-être même artisan, mais j’en doute
fortement. Même si tu es le meilleur forgeron qu’ils aient jamais vu, ils
hésiteront à transgresser les règles. Peu d’hommes acceptent de donner à
quelqu’un un rang qu’il n’ait pas gagné à la sueur de son front. Du reste, il
est aussi possible qu’ils te traitent de rustre arrogant et te jettent à la rue,
conclut-il d’un ton dur.
Erik comprit alors que cet homme avait travaillé sept ans au moins en
tant qu’apprenti et sans doute le double en tant qu’artisan avant d’obtenir
son insigne de maître de la guilde. À ses yeux, il devait avoir l’air d’un
enfant pleurnicheur.
— Tu peux aussi choisir de te montrer patient et de faire ton
apprentissage ici, dans la ville où tu es né, au milieu de ta famille et de tes
amis, reprit le forgeron. Si tu es aussi bon que tu le prétends, j’essaierai de
te faire certifier aussi rapidement que possible, afin que tu puisses obtenir ta
propre forge.
Erik parut de nouveau sur le point de protester qu’il s’agissait de sa
forge. Pourtant, il se tut. Nathan poursuivit son discours.
— Sinon, tu peux aussi t’établir à ton compte, dès aujourd’hui, et
devenir un forgeron indépendant. Si tu es doué, tu arriveras sûrement à
gagner ta vie. Mais sans l’insigne de la guilde, tu ne t’établiras que dans les
villages les plus reculés, à moins que tu ne souhaites te rendre jusqu’à la
frontière. Les nobles ne confient leur armure et leurs chevaux qu’à un
maître de la guilde, et les riches gens du peuple ne s’adressent qu’à un
artisan de la guilde, pas moins. Ça signifie que, peu importe ton habileté, tu
ne seras jamais rien d’autre qu’un simple rétameur.
Erik demeura silencieux. Le forgeron reprit la parole au bout de
quelques instants :
— Ça te fait réfléchir, pas vrai ? C’est bien. Maintenant, écoute. Voici
le choix qui se présente à toi : tu peux rester pour apprendre et te
perfectionner, et je me dirais que je suis un salopard chanceux d’avoir
trouvé une paire de bras musclés appartenant à quelqu’un à qui je n’ai pas
besoin de tout apprendre. Ou alors tu peux broyer du noir et en vouloir à
tout le monde en pensant que tu vaux aussi bien que moi, mais cela ne nous
sera guère utile, à tous les deux. Il n’y a qu’un seul maître dans cette forge,
mon garçon, et c’est moi. Fin de la discussion. As-tu besoin de temps pour y
réfléchir ?
Erik hésita avant de répondre :
— Non, maître Nathan. Vous avez raison, soupira-t-il. Il n’y a qu’un
seul maître par forge. Je…
— Crache le morceau, mon garçon.
— J’ai été responsable de cette forge pendant si longtemps que j’ai
l’impression qu’elle m’appartient et que la guilde aurait dû me la donner.
Nathan hocha la tête.
— C’est compréhensible.
— Mais ce n’est pas votre faute si Tyndal était un fainéant et que le
temps que j’ai passé ici compte pour des prunes.
— Pas du tout, mon garçon…
— Erik. Je m’appelle Erik.
— Pas du tout, Erik. (Brusquement, Nathan balança le bras et lui
décocha une droite qui fit atterrir Erik sur son derrière.) Et je te l’ai déjà
dit : interromps-moi encore une fois et je cesserai d’être gentil avec toi. Je
suis un homme de parole.
Erik, une expression de surprise peinte sur le visage, s’assit en se
frottant la mâchoire. Le forgeron ne l’avait pas frappé très fort, mais c’était
quand même douloureux.
— Oui, monsieur, finit-il par dire au bout d’un moment.
Nathan lui tendit la main et l’aida à se relever.
— J’étais sur le point de dire que chaque heure passée à apprendre le
métier compte. Il ne te manque que des références. Si tu es aussi bon que tu
le prétends, tu seras certifié au bout des sept années obligatoires. Tu seras
certes plus âgé que la plupart des artisans à la recherche de leur propre
forge, mais aussi plus jeune que certains, crois-moi sur parole. Certains
gamins n’apprennent pas vite et ne quittent la forge de leur maître qu’à
l’approche de la trentaine. Donc, n’oublie jamais ça : c’est vrai que tu seras
certifié sur le tard, mais tu as commencé à apprendre quatre ans plus tôt que
la plupart des autres apprentis. Grâce aux connaissances et à l’expérience
que tu as acquises, tu ne resteras pas longtemps artisan et accéderas très vite
au statut de maître. Tu verras qu’en fin de compte, tout s’arrangera.
Il tourna lentement sur lui-même, comme s’il examinait de nouveau la
forge.
— D’après ce que je vois, nous allons bien nous entendre, si tu es
capable de filer droit.
Il y avait de la gentillesse dans cette remarque, au point qu’Erik en
oublia sa mâchoire douloureuse et hocha la tête.
— Oui, monsieur.
— Maintenant, montre-moi la pièce où je vais dormir.
Sans qu’on lui dise de le faire, Erik prit le sac de voyage et la cape du
forgeron, et fit signe à ce dernier de le suivre.
— Tyndal n’avait pas de famille, alors il dormait ici, dans une petite
pièce à l’arrière du bâtiment. Moi je dors là-haut, dans la mansarde. (Erik
désigna le seul endroit où il se soit senti chez lui ces six dernières années.)
Je n’ai jamais pensé à emménager dans la chambre de Tyndal – par
habitude, je suppose.
Il ouvrit la porte de derrière et conduisit le forgeron vers l’appentis
qui servait de chambre à Tyndal.
— Mon ancien maître était ivre la plupart du temps, alors j’ai bien
peur que la pièce…
Il ouvrit la porte.
L’odeur qui accueillit Erik lui souleva le cœur. Nathan ne resta que
quelques instants avant de reculer en disant :
— J’ai travaillé avec des ivrognes autrefois, mon garçon, et ça, c’est
l’odeur du renfermé et de la maladie. N’essaye jamais de noyer tes
émotions dans une bouteille de vin, Erik. C’est une mort lente et
douloureuse. Affronte tes chagrins puis laisse-les derrière toi après t’être
colleté avec eux.
Erik devina au ton de sa voix que Nathan ne faisait pas que répéter un
aphorisme : il pensait ce qu’il disait.
— Je peux remettre cette pièce en état, monsieur, pendant que vous
vous reposez à l’auberge.
— C’est vrai que je ferais mieux de me présenter à l’aubergiste, car il
va devenir mon logeur. En plus, manger un peu ne me fera pas de mal.
Erik s’aperçut qu’il n’avait pas pensé à cela. Certes, la guilde
accordait à ses maîtres et à ses artisans une forge dans une ville qui leur
garantissait parfois l’exclusivité, mais en dehors de cela, le forgeron,
comme tout autre commerçant, devait faire de son mieux pour réaliser des
bénéfices et se faire une place.
— Monsieur, Tyndal n’avait pas de famille. Qui…
Erik hésita. Nathan lui posa la main sur l’épaule.
— Qui devrais-je payer pour tous ses outils ?
Le jeune garçon acquiesça.
— Mes propres outils devraient arriver d’un jour à l’autre. Je n’ai pas
la moindre envie de m’approprier ce qui ne m’appartient pas, Erik. (Il frotta
sa barbe naissante, tout en réfléchissant.) Quand tu seras prêt à quitter
Ravensburg pour t’établir dans ta propre forge, tu pourras les emmener avec
toi. Tu es son dernier apprenti. La tradition veut que l’on paye la veuve pour
les outils, mais comme il n’avait pas de famille, il n’y a personne à qui
donner l’argent, n’est-ce pas ?
Erik comprit qu’on venait de lui faire une offre incroyablement
généreuse. D’ordinaire, un apprenti était censé mettre de côté l’argent qu’il
gagnait, afin de pouvoir s’acheter tous les outils nécessaires, ainsi qu’une
enclume, et faire bâtir une forge, en cas de besoin, lorsqu’il accéderait au
rang d’artisan. La plupart des jeunes artisans débutaient modestement, mais
Tyndal, en dépit de sa paresse lors des dernières années, était maître
forgeron depuis dix-sept ans et possédait tous les outils possibles et
imaginables, parfois même en double ou en triple. En prenant soin de son
matériel et en le nettoyant régulièrement, Erik n’aurait aucun souci à se
faire pour sa vie future !
— Si vous voulez, je peux vous conduire jusqu’à la cuisine, proposa-
t-il à Nathan.
— Je trouverai bien le chemin tout seul. Viens me chercher lorsque
cette pièce sera nettoyée.
Erik hocha la tête. Nathan s’éloigna en direction de l’auberge. Le
jeune garçon prit une grande inspiration et entra dans la chambre de Tyndal.
Ouvrir l’unique fenêtre ne fut pas d’un grand secours. Erik dut ressortir en
courant à cause de la puanteur. Il était fort dans bien des domaines, mais ne
supportait pas les mauvaises odeurs, en raison de son estomac fragile. Il
s’était habitué aux odeurs de la forge et de l’écurie, mais la puanteur de la
maladie et des déjections humaines lui donnait envie de vomir. La pièce
empestait à tel point qu’il en avait les larmes aux yeux le temps de parvenir
à sortir la literie de Tyndal à l’extérieur de l’appentis. Respirant par la
bouche, il tourna la tête de côté et se précipita vers la grosse bassine en fer
qu’utilisait sa mère pour faire la lessive. Il y jeta les draps souillés et
s’apprêtait à rallumer le feu sous la bassine lorsque Freida le rejoignit.
— Qui est cet homme qui prétend être le nouveau forgeron ? voulut-
elle savoir.
Erik n’était pas d’humeur à discuter avec sa mère, si bien qu’il
répondit calmement :
— Il est bien ce qu’il prétend être. C’est la guilde qui l’envoie.
— J’espère que tu lui as dit qu’il y avait déjà un forgeron, ici ?
Erik parvint à rallumer le feu et se releva.
— Non, répondit-il aussi calmement que possible. Cette forge
appartient à la guilde, qui ne connaît même pas mon existence. Mais Nathan
s’est montré très généreux, ajouta-t-il en pensant aux outils de Tyndal. Il a
accepté de me garder et va m’inscrire comme apprenti auprès de la guilde…
Erik s’attendait à une dispute, mais sa mère ne fit qu’acquiescer et le
planta là sans autre commentaire. Surpris par cette attitude, le jeune garçon
se figea un moment, jusqu’à ce que les craquements du bois qui brûlait sous
la bassine lui rappellent qu’il avait une tâche à finir. Il prit l’un des pains de
savon qui servaient à laver la literie de l’auberge et le brisa en deux. Puis il
en jeta la moitié dans la bassine et commença à remuer le linge à l’aide d’un
bâton. La couleur de l’eau vira au marron foncé. Le jeune homme se
demanda de nouveau pourquoi sa mère n’avait pas protesté. Elle avait l’air
résignée, ce qui ne lui était encore jamais arrivé.
Erik laissa les draps tremper dans l’eau frémissante de la bassine et
regagna la chambre du forgeron, attrapant au passage quelques chiffons et
un nettoyant à base d’huile qu’il utilisait pour ôter la crasse des outils
particulièrement sales. Il sortit de la chambre ce que possédait Tyndal : un
grand coffre et un sac contenant des effets personnels. Il ne laissa à
l’intérieur qu’une penderie en bois bancale, au cas où Nathan choisirait d’y
suspendre ses chemises et ses manteaux. Plus tard, Erik pourrait toujours
l’enlever, si le nouveau forgeron n’en voulait pas.
Le jeune garçon sortit les dernières affaires de Tyndal.
— Ça ne fait pas beaucoup de souvenirs pour toute une vie, murmura-
t-il en regardant la misérable pile.
Il souleva le coffre et le déposa dans un coin de la petite cour, derrière
l’écurie. Puis il prit le sac et le mit au-dessus du coffre. Il trierait ces affaires
plus tard, pour voir si Tyndal avait laissé derrière lui des choses qui
pourraient se révéler utiles. Il connaissait de pauvres fermiers, aux abords
des vignobles, qui ne cultivaient pas le raisin et avaient toujours besoin de
vêtements en bon état.
Puis il prit les chiffons et le nettoyant, et commença à frotter pour
éliminer la crasse qui s’était accumulée sur les murs au fil des ans.

Erik entra dans la cuisine et trouva Milo assis à la grande table, en


face de Nathan, qui finissait un grand bol de ragoût. L’aubergiste hochait la
tête en réponse aux propos du forgeron, tandis que Freida et Rosalyn
épluchaient les légumes pour le repas du soir.
Erik regarda sa mère. Celle-ci se tenait immobile près de l’évier et
écoutait la conversation des deux hommes. Rosalyn regarda le jeune garçon
et fit un signe de tête en direction de Freida, une expression inquiète sur le
visage. Erik acquiesça et s’approcha de sa mère en lui indiquant qu’il
souhaitait se laver les mains. Freida hocha brusquement la tête et se dirigea
vers le four, où elle gardait au chaud le pain acheté le matin même.
Pendant ce temps, Nathan poursuivait la conversation entamée avant
l’entrée d’Erik.
— Je sais très bien travailler le fer, mais pour être honnête, je ne
connais rien aux chevaux en dehors de leurs sabots. Je sais ajuster un fer
pour éviter qu’ils boitent ou compenser un autre problème, mais dès qu’il
s’agit d’autre chose, je suis perdu.
— Dans ce cas, vous avez bien fait de garder Erik, déclara Milo en
faisant preuve d’une fierté presque paternelle. Il fait des miracles, avec les
chevaux.
— Maître forgeron, intervint Rosalyn, d’après ce que vous venez de
dire, vous auriez pu prétendre à une grande forge de la baronnie, ou peut-
être même du duché. Pourquoi avoir choisi notre petite ville ?
Nathan repoussa le bol de ragoût qu’il venait de terminer et sourit.
— Je suis un amoureux du vin, à dire vrai, et ça me change de mon
précédent domicile.
Freida se retourna brusquement.
— Ça fait à peine quelques semaines que nous avons enterré un
forgeron qui aimait trop le vin et voilà qu’on nous en envoie un autre ! Les
dieux doivent vraiment détester Ravensburg !
Nathan la dévisagea et répondit d’un ton mesuré, sans cacher toutefois
qu’il n’était pas loin de se mettre en colère :
— Sachez, chère madame, que j’aime le vin, mais que je ne suis pas
un sale ivrogne. J’ai été un mari et un père qui a pris soin des siens pendant
des années. Si je bois plus d’un verre de vin dans une journée, c’est qu’il
s’agit d’un jour de fête. Je vous serais reconnaissant de ne pas porter de
jugement sur des choses dont vous ignorez tout. Les forgerons ne sont pas
tous du même acabit, pas plus que les autres artisans ne se ressemblent entre
eux.
Le rouge monta aux joues de Freida, qui se détourna.
— Le feu est trop fort, dit-elle brusquement. Le pain risque de devenir
tout sec d’ici le dîner.
Elle fit mine de retourner les charbons ardents, même si chacun savait
que ce n’était pas nécessaire.
Erik observa sa mère pendant quelques instants, puis se tourna vers
Nathan.
— La chambre est propre, monsieur.
— Est-ce que vous allez tous partager cette pièce minuscule ?
demanda Freida d’un ton brusque.
Nathan se leva, prit son manteau et se pencha pour ramasser son sac.
— Comment ça, tous ?
— Vous savez bien, ces enfants et cette femme dont vous nous avez
parlé si tendrement.
— Ils sont tous morts, répliqua le forgeron d’un ton calme. Ils ont été
tués par des pirates lors de l’attaque de la Côte sauvage. J’étais alors artisan
en chef chez le maître forgeron du baron Tolburt, à Tulan. (Le silence
s’installa dans la pièce tandis qu’il poursuivait son récit.) J’étais endormi,
mais le bruit des combats m’a réveillé. J’ai dit à ma Martha de veiller sur
nos enfants pendant que je courais jusqu’à la forge, mais je n’avais pas fait
deux pas à l’extérieur de la partie réservée aux serviteurs que j’étais touché
par deux flèches, là et là – il indiqua son épaule puis sa cuisse gauche. Je
me suis évanoui. Un autre homme est tombé sur moi, je crois. Lorsque je
me suis réveillé le lendemain, ma femme et mes enfants étaient déjà morts.
Nous avions quatre enfants, trois garçons et une fille, ajouta-t-il en balayant
la pièce du regard. La petite Sarah, c’était quelque chose.
Il soupira et se tut pendant un long moment, l’air songeur.
— Que je sois pendu. Ça fait presque vingt-cinq ans maintenant.
Sans rien ajouter d’autre, il hocha la tête à l’adresse de Milo et se
dirigea vers la porte.
On eût dit que Freida venait de recevoir un coup. Elle se tourna vers
Nathan, les yeux humides, et parut sur le point de parler. Mais elle ne
parvint pas à trouver les mots et le forgeron quitta la pièce.
Erik le regarda partir puis se tourna vers sa mère. Pour la première
fois de sa vie, il se sentit gêné pour elle et trouva cette impression
désagréable. Il balaya la cuisine du regard et s’aperçut que Rosalyn
dévisageait Freida avec une expression où se mêlaient l’irritation et le
regret. Milo, pour sa part, fit semblant d’ignorer tout le monde en se levant
de table pour se rendre dans la salle commune.
— Je ferais mieux d’aller voir s’il est bien installé, finit par dire Erik.
Ensuite, je m’occuperai des chevaux.
Le jeune garçon sortit à son tour de la cuisine. Rosalyn se déplaça
dans la pièce en silence afin d’éviter d’embarrasser Freida plus encore. Au
bout d’un moment, elle s’aperçut que la mère d’Erik pleurait sans bruit. Ne
sachant plus que faire, la jeune fille hésita, avant de demander timidement :
— Freida ?
Celle-ci, les joues humides de larmes, se tourna vers Rosalyn. Son
visage portait la trace d’un conflit intérieur, comme si elle souhaitait libérer
une souffrance profondément enfouie mais ne parvenait qu’à se montrer
brusque.
— Est-ce que je peux faire quelque chose ? demanda la jeune fille.
Freida resta immobile pendant de longues secondes, avant de dire :
— Il faut laver les baies.
Elle s’exprimait à voix basse, d’un ton rauque. Rosalyn s’avança vers
l’évier et actionna la pompe que son père et Erik avaient installée l’année
précédente afin que les deux femmes n’aient plus à aller chercher de l’eau
au puits derrière l’auberge. Freida reprit la parole au moment où l’eau froide
jaillissait dans l’évier en bois.
— Reste la douce enfant que tu es, Rosalyn. Ne change pas. Il y a
déjà trop de douleur en ce monde.
Elle sortit de la cuisine en courant, sous un prétexte quelconque. Mais
Rosalyn savait qu’elle avait juste besoin d’être un peu seule. La
conversation avec le nouveau forgeron avait libéré quelque chose que
Freida avait enfoui en elle et que Rosalyn ne comprenait pas. En seize ans,
la jeune fille n’avait jamais vu pleurer la mère d’Erik. Tout en nettoyant les
fruits pour préparer les tartes du dîner, elle se demanda s’il s’agissait ou non
d’une bonne chose.

La soirée fut calme. Quelques habitués se présentèrent au Canard


Pilet pour boire un verre et seul l’un d’entre eux prit un repas. Erik finit de
nettoyer le chaudron – pour faire plaisir à Rosalyn – et le suspendit à son
crochet, au-dessus des braises qui rougeoyaient faiblement dans l’âtre.
Il agita la main pour souhaiter une bonne nuit à la jeune fille, qui
portait quatre chopes de bière destinées à une table occupée par quatre des
meilleurs jeunes artisans de la ville. Tous faisaient la cour à la fille de
l’aubergiste, plus pour se faire bien voir les uns des autres que parce qu’ils
s’intéressaient réellement à Rosalyn.
Erik passa par la cuisine et trouva sa mère debout sur le seuil, occupée
à observer le ciel nocturne, étincelant d’étoiles. Les trois lunes s’étaient
levées, un spectacle rare et toujours digne d’être observé.
— Mère, dit doucement Erik en faisant mine de s’éloigner.
— Reste un moment, lui demanda-t-elle à voix basse – une requête, et
non un ordre. C’est par une nuit comme celle-là que j’ai rencontré ton père.
Erik avait déjà entendu cette histoire. Mais il savait que quelque chose
s’était produit pendant que Freida discutait avec le forgeron, déclenchant en
elle une sorte de combat intérieur. Il ne comprenait pas encore très bien ce
qui lui était arrivé, mais devinait qu’elle avait besoin de parler. Il s’assit sur
les marches, juste à côté de l’endroit où elle se tenait.
— C’était la première fois qu’il venait à Ravensburg depuis la mort
de son père, deux ans plus tôt. Il venait d’assister à la réception donnée en
son honneur à la halle aux vignerons. Après avoir bu en compagnie des
notables de la ville, il était sorti faire un tour pour s’éclaircir les idées. Il
était impertinent et aimait à rompre avec le protocole, si bien qu’il avait
ordonné à ses gardes et à ses serviteurs de le laisser seul.
Son regard se perdit dans la nuit tandis qu’elle faisait remonter de
vieux souvenirs.
— Je m’étais rendue à la fontaine avec les autres filles pour flirter
avec les garçons.
Erik se rappela ses propres soirées à la fontaine en compagnie de Roo
et s’aperçut que la tradition ne datait pas de la veille.
— Lorsque le baron s’avança dans la lumière des lanternes, nous nous
sentîmes brusquement maladroits, comme des enfants.
Alors Erik vit une étincelle s’allumer dans les yeux de sa mère et
perçut un écho de cet esprit qui captivait le cœur des hommes avant sa
venue au monde.
— J’étais aussi intimidée que les autres, mais j’étais trop fière pour le
montrer, ajouta-t-elle avec un sourire contrit.
Brusquement, ce fut comme si les années s’effaçaient de son visage.
Erik se représenta l’impact qu’avait dû avoir pareille vision sur le baron
lorsqu’il avait aperçu la belle Freida à la fontaine après avoir passé la soirée
à boire.
— Il avait les manières et le rang, et la richesse d’un courtisan.
Pourtant il y avait quelque chose d’honnête en lui, Erik : on aurait dit un
petit garçon qui avait peur de se faire repousser, comme tous les autres
garçons. Il avait vingt-cinq ans mais faisait plus jeune. Il me fit perdre la
tête avec ses mots doux et son humour féroce. Moins d’une heure plus tard,
je couchais avec lui sous un pommier, dans un verger.
Elle soupira, rappelant de nouveau à Erik la jeune fille qu’elle avait
été, et non la femme à la volonté de fer qu’il avait connue toute sa vie.
— J’avais une terrible réputation, mais n’avais pourtant jamais connu
d’hommes. Lui n’en était pas à sa première expérience, car il était sûr de
lui. Mais il sut également se montrer tendre, doux et aimant. (Elle jeta un
coup d’œil à son fils.) Dans le noir, sous les étoiles, il me parla d’amour,
mais le lendemain, je me dis que je ne le reverrais jamais et que je n’étais
pas la première idiote à avoir succombé au charme d’un noble.
« Mais, contre toute attente, il vint me retrouver, tard cet après-midi-
là. Il était seul et monté sur un cheval couvert d’écume, en raison de la
longue chevauchée depuis son château. Enveloppé dans une grande cape, il
se glissa dans l’auberge où nous nous apprêtions à servir le repas du soir. Il
m’attira dans un coin et me révéla son identité. Puis, à mon grand
étonnement, il me révéla qu’il m’aimait et me demanda ma main. (Elle
éclata d’un rire amer.) Je le traitai de fou et m’enfuis de l’auberge.
« Plus tard, cette nuit-là, je rentrai à l’auberge. Il m’attendait à
l’endroit précis où nous sommes, comme un vulgaire garçon de ferme. Il me
parla de nouveau de son amour pour moi, et je lui répétai qu’il avait perdu
la raison. (Des larmes perlèrent au coin de ses paupières.) Il se mit à rire en
disant qu’il comprenait. Mais il me prit la main, me regarda dans les yeux et
me donna un unique baiser. Cela suffit à me convaincre. Je compris
pourquoi j’étais partie avec lui, la première fois – non pas à cause de son
rang et de son titre, mais parce que je l’aimais aussi.
« Il me recommanda la prudence : personne ne devait savoir que nous
nous aimions avant qu’il ait pu se rendre à Rillanon pour demander au roi
Lyam la permission de m’épouser, comme l’exige la tradition. Cependant,
pour sceller notre amour et le rendre légitime, nous échangeâmes nos vœux
dans une petite chapelle dont on se servait uniquement pendant les
vendanges. Ce fut un moine itinérant, qui avait passé moins d’une journée
en ville, qui officia. Il jura de ne jamais parler de ce mariage tant qu’Otto ne
lui en donnerait pas l’autorisation. Puis il nous laissa seuls, car Otto voulait
partir dès le lendemain matin voir le roi.
Freida se tut un moment. Lorsqu’elle reprit la parole, Erik décela dans
sa voix une amertume qui lui était familière.
— Otto ne revint jamais. Il envoya un messager, ton ami Owen
Greylock, m’avertir que le roi avait refusé sa requête et lui avait ordonné
d’épouser la fille du duc de Ran. « Pour le bien du royaume », m’expliqua
Greylock. Puis il ajouta que le roi avait ordonné au grand temple de Dala, à
Rillanon, d’annuler le mariage. Cet ordre était placé sous sceau royal afin
de ne pas embarrasser Mathilda ou les fils qu’elle pourrait donner à Otto.
On me conseilla de trouver un bon époux et d’oublier ton père. Quel choc
reçut ce bon maître Greylock lorsque je lui appris que j’étais enceinte,
ajouta-t-elle, les larmes coulant sur le visage.
Elle soupira et serra le bras de son fils.
— Plus ta naissance approchait et plus les rumeurs circulaient, en
ville, sur l’identité de ton père. On pensait à tel marchand ou tel vigneron.
Mais lorsque tu as grandi, tu ressemblais tant à ton père dans sa jeunesse
que personne ne pouvait plus en douter : tu étais bien le fils d’Otto. Même
ton père n’a jamais pu le nier publiquement.
Erik l’avait déjà entendue raconter cette histoire une bonne dizaine de
fois, mais jamais de cette façon. Il n’avait encore jamais envisagé sa mère
sous les traits d’une jeune fille amoureuse et n’avait jamais pensé non plus à
l’amer sentiment de rejet qui avait dû être le sien lorsqu’elle avait appris le
mariage d’Otto et de Mathilda. Cependant, il ne servait à rien de vivre dans
le passé.
— Il ne m’a jamais reconnu non plus, rétorqua le jeune garçon.
— C’est vrai, admit sa mère. Mais au moins, il t’a laissé un nom :
celui de la Lande Noire. Tu peux t’en servir avec fierté car si un homme
devait remettre en question ton droit à le porter, tu pourrais le regarder dans
les yeux et lui dire : « Même Otto, le baron de la Lande Noire, ne m’a
jamais dénié le droit de porter ce nom. »
Maladroitement, Erik prit la main de sa mère. Elle le regarda et lui
adressa son sourire habituel, dur et impitoyable. Cependant, elle y mit une
certaine chaleur, tout en serrant l’immense main de son fils, avant de la
libérer.
— Je pense que ce Nathan est un homme bon. Apprends ce que tu
peux de lui, car on te refusera toujours ce qui te revient de par ta naissance.
— C’était ton rêve à toi, mère. Je ne connais pas grand-chose à la
politique, mais ce que j’ai entendu dans la salle commune me conduit à
penser que même si le haut-prêtre de Dala en personne vous avait mariés,
cela n’aurait servi à rien. Le roi, pour des raisons que lui seul connaît,
voulait marier mon père à la fille du duc de Ran, et c’est ce qui s’est passé.
Ça se serait passé comme ça de toute façon, avec ou sans ton intervention.
(Il se leva.)
« Je vais avoir besoin de passer plus de temps avec Nathan, pour lui
montrer ce que je sais faire et découvrir ce qu’il attend de moi. Je pense que
tu as raison, c’est un homme bon. Il aurait pu m’envoyer faire mes valises,
mais il essaye d’être juste avec moi.
Impulsivement, Freida passa les bras autour du cou d’Erik et le serra
contre elle.
— Je t’aime, mon fils, murmura-t-elle.
Erik resta immobile, ne sachant comment répondre à cette étreinte.
Elle lui épargna cette peine en le lâchant avant de retourner rapidement dans
la cuisine, fermant la porte derrière elle.
Erik hésita encore quelques instants puis tourna les talons et se dirigea
vers l’écurie, sans se presser.

Les mois passèrent et la routine s’installa à l’Auberge du Canard


Pilet. Nathan s’intégra rapidement, si bien qu’au bout de quelque temps, il
devint difficile de se rappeler à quoi ressemblait la forge du vivant de
Tyndal. Erik s’aperçut que son nouveau maître était une mine
d’informations, car si Tyndal lui avait enseigné les techniques de base,
Nathan savait comment rendre ce travail bien au-dessus de la moyenne et
parfois même exceptionnel. Sa connaissance des armes et des armures offrit
de nouvelles perspectives à Erik, car Nathan avait été l’armurier du baron
Tolburt, à une époque.
Un jour, le jeune garçon releva la tête en entendant le bruit de sabots
sur les pavés. Il maintenait le soc d’une charrue, chauffé à blanc, pendant
que Nathan le martelait – il s’agissait d’une commande pour un fermier des
environs. Owen Greylock, le maître d’armes du baron, fit contourner
l’écurie à sa monture et s’avança dans la cour.
Nathan prit le soc et le plongea dans l’eau avant de le mettre de côté.
Pendant ce temps, Erik s’approcha de la jument et la tint par la bride pour
permettre à Greylock de mettre pied à terre.
— Messire Greylock ! Ne me dites pas qu’elle a recommencé à boiter,
s’exclama le jeune garçon.
— Non, répondit Owen en lui signifiant qu’il pouvait vérifier par lui-
même.
Erik passa la main sur l’antérieur gauche de la jument. Nathan
s’approcha à son tour et fit signe à son apprenti de s’écarter. Puis il examina
l’animal.
— C’est la jument dont tu m’as parlé ?
Erik acquiesça.
— Tu m’as bien dit qu’il s’agissait du tendon suspenseur ?
Greylock les regarda, l’air approbateur.
— Oui, maître forgeron. Elle se l’était légèrement étiré.
— « Légèrement étiré » ! répéta Greylock.
Il était doté d’un visage anguleux, rendu plus sévère encore par une
coupe de cheveux très stricte – il avait une longue frange et les cheveux
coupés très courts sur la nuque. Il sourit, ce qui contribua à l’enlaidir
davantage, car il avait les dents jaunes et irrégulières.
— Elle se l’était complètement déchiré, pour vous dire la vérité,
maître forgeron. Son antérieur avait enflé jusqu’à faire la taille de ma
cuisse, et elle pouvait à peine se reposer dessus. J’ai cru que j’allais devoir
faire appel aux équarrisseurs, pour sûr. Mais Erik a un don et je l’avais déjà
vu faire avec d’autres animaux, alors je lui ai donné sa chance et il ne m’a
pas déçu. « Légèrement étiré », répéta le maître d’armes en secouant la tête
avec un étonnement feint. Ce garçon est trop modeste pour son bien.
— Comment as-tu fait ? demanda Nathan à Erik.
— J’ai commencé par envelopper sa jambe dans des compresses
chaudes. Le prêtre-guérisseur du temple de Killian a l’habitude de préparer
un baume qui échauffe la peau. Je l’ai utilisé sur la jambe de la jument. Je
l’ai fait marcher tous les jours en l’empêchant de tirer sur sa blessure, même
si elle ruait, ce qu’elle a essayé plusieurs fois, parce qu’elle est fougueuse.
Alors je lui ai passé une chaîne autour des naseaux et lui ai fait comprendre
que c’était moi qui commandais. (Erik caressa la jument.) Après ça, nous
sommes devenus bons amis.
Nathan se releva et secoua la tête, visiblement impressionné.
— Depuis mon arrivée, il y a quatre mois, je n’arrête pas d’entendre
parler du don qu’a ce jeune homme avec les chevaux, maître d’armes. Je me
suis dit que ses amis exagéraient la chose en partie, parce qu’ils étaient fiers
de lui. (Il se tourna vers Erik et lui posa la main sur l’épaule.) Je ne dis pas
ça à la légère, mon garçon. Peut-être devrais-tu renoncer à devenir forgeron
pour te consacrer aux soins des chevaux. J’admets volontiers ne pas savoir
soigner les animaux, même si je sais ferrer un cheval aussi bien qu’un autre.
Cependant, même moi, je peux dire que cette bête est complètement guérie.
On dirait qu’elle n’a jamais été blessée.
— C’est un don utile, admit Erik, et j’aime voir les chevaux en bonne
santé, mais il n’existe pas de guilde…
Nathan fut bien obligé d’être d’accord avec lui.
— C’est vrai. Une guilde, c’est comme une puissante forteresse : elle
peut te protéger quand plus rien, pas même ton talent, ne peut te sauver
de… (il se rappela brusquement que le maître d’armes du baron l’écoutait)
… des coups du sort.
Erik sourit. Il savait que le forgeron avait été sur le point de
mentionner le conflit qui opposait depuis longtemps la noblesse et les
guildes. Au début, ces dernières avaient été créées pour donner un statut aux
artisans et garantir à leurs clients un minimum de savoir-faire. Mais au
cours du siècle précédent, elles étaient devenues une véritable force
politique au sein du royaume, au point de posséder leurs propres cours de
justice, qui leur permettaient de se prononcer sur des questions internes à
chaque guilde. Ce changement irritait profondément la cour du roi et celles
des autres nobles, mais ces derniers dépendaient trop du gage de qualité des
guildes et n’osaient donc pas excessivement protester, même s’ils avaient
l’impression que les guildes faisaient fi de leur autorité. En effet, elles
avaient déjà été amenées à sauver l’un de leurs membres d’une injustice
perpétrée par un noble. Il était pourtant de tradition, dans le royaume, que la
noblesse soit responsable et doive répondre de ses actes, mais il restait
toujours un ou deux barons ou comtes de moindre importance qui pensaient
pouvoir tout simplement ignorer leurs dettes. Ce n’était pas parce que l’on
recevait des lettres de noblesse du roi que l’on devenait riche, si bien que
plus d’un avait essayé d’abuser de son rang et de sa position plutôt que de
régler ses dettes en monnaie sonnante et trébuchante.
Erik se chargea de distraire Greylock.
— Quel bon vent vous amène à Ravensburg, maître d’armes ?
Le visage de ce dernier retrouva son habituelle austérité.
— Toi, Erik. Ton père se rend à Krondor pour raison politique. Il sera
ici ce soir. Je suis venu plus tôt pour te demander si…
— Si je pouvais convaincre ma mère de le laisser tranquille ?
Greylock acquiesça.
— Il ne va pas bien, Erik. Il n’aurait même pas dû entreprendre ce
voyage et…
— Je ferai de mon mieux.
Le jeune garçon savait qu’il était vain de faire des promesses hâtives
si sa mère se mettait en tête de reproduire sa dernière performance, lorsque
Otto était venu en ville, quelques mois plus tôt.
— Elle a peut-être finalement renoncé à faire de moi le prochain
baron, ajouta Erik.
Greylock fit la grimace.
— Il serait déplacé de ma part de commenter tes paroles. (Son visage
s’adoucit.) Il va falloir que tu me fasses confiance. Si tu peux, trouve-toi à
l’est de la ville, au coin de la route de Ravensburg, à la limite entre la
prairie aux moutons et le premier vignoble, avant le coucher du soleil.
— Pourquoi ?
— Je ne peux rien te dire, mais c’est important.
— Puisque mon père est si malade, Owen, pourquoi doit-il se rendre à
Krondor ?
Greylock se remit en selle.
— À cause d’une mauvaise nouvelle, j’en ai bien peur. Le prince est
mort. Un messager royal l’annoncera au peuple, plus tard dans la semaine.
— Arutha est mort ? répéta Erik.
Le maître d’armes hocha la tête.
— Il est tombé et s’est fracturé la hanche. D’après ce qu’on m’a
raconté, il y a eu des complications et il est mort. Il était vieux, presque
quatre-vingts ans si je ne me trompe pas.
Le prince Arutha avait régné sur Krondor durant toute la jeune vie
d’Erik et celle de sa mère avant lui. Il était le père du roi Borric, qui avait
succédé à son oncle Lyam à peine cinq ans plus tôt. Aux dires de tous, il
était surtout à l’origine de la paix qui régnait dans le royaume.
Pour Erik, il n’était qu’un personnage lointain, car le jeune garçon
n’avait jamais vu son prince ; pourtant, il éprouva comme une pointe de
regret. De l’avis général, Arutha avait été un héros, dans sa jeunesse, et un
bon souverain.
— Dis à mon père que je me tiendrai à l’endroit indiqué.
Greylock salua le forgeron et son apprenti, et pressa délicatement les
flancs de la jument pour la faire avancer. L’animal sortit au trot de la cour
de l’auberge.
Nathan vivait depuis plusieurs mois à l’Auberge du Canard Pilet et en
était venu à bien appréhender l’histoire de son jeune apprenti.
— Tu vas avoir besoin d’un peu de temps pour te laver, lui dit-il.
— Je n’y avais pas pensé. Je serais parti comme ça, après le dîner.
Le printemps touchait à sa fin et le soleil se couchait environ une
heure après le dîner. C’était à peu près le temps que mettrait Erik pour
traverser Ravensburg, les vignobles et la prairie aux moutons, mais
seulement s’il partait avec ses vêtements sales sur le dos.
Nathan lui donna une tape amicale sur l’arrière du crâne.
— Idiot. Va te laver. Ça a l’air important.
Erik le remercia et se précipita vers la forge. Sous la mansarde dans
laquelle il dormait, derrière l’échelle, se trouvait une malle contenant toutes
les affaires du jeune garçon. Il y prit sa seule belle chemise et la porta
jusqu’à la cuvette où il devait se nettoyer. Il retira sa chemise sale, et prit un
pain de savon et quelques chiffons propres. Puis il se frotta énergiquement
pour ôter autant de saleté que possible. Il finit par se sentir présentable et
enfila la chemise propre.
Puis il sortit de la forge en courant et entra dans la cuisine au moment
où sa mère déposait la nourriture sur la table. Il s’assit et vit qu’elle lui
lançait un regard soupçonneux.
— Pourquoi as-tu mis ta belle chemise ? lui demanda-t-elle.
Il ne souhaitait pas lui dire que son père avait demandé à le
rencontrer, de peur que Freida ne veuille l’accompagner pour se confronter
à Otto.
— Je dois voir quelqu’un après le dîner, marmonna-t-il avant de
commencer à manger bruyamment le ragoût qu’elle venait de déposer
devant lui.
Milo, assis en bout de table, éclata de rire.
— C’est une des filles de la ville, pas vrai ?
Rosalyn lui lança un regard inquiet, tandis que le rouge lui montait
aux joues.
— Quelque chose comme ça, répondit Erik.
Il finit de manger en silence, tandis que Milo et Nathan discutaient
des événements de la journée. Freida et Rosalyn partageaient le silence
d’Erik.
Nathan était un pince-sans-rire, si bien qu’il était difficile, au premier
abord, de savoir s’il se moquait ou s’il faisait simplement de l’humour. Pour
cette raison, Freida et Milo l’avaient tout d’abord traité avec une certaine
froideur.
Mais il était avant tout d’une nature chaleureuse et savait apprécier les
bons moments de la vie, si bien qu’il avait réussi à s’attirer la sympathie de
tout le monde – y compris de la mère d’Erik. Souvent, on pouvait voir
Freida tenter de réprimer un sourire lorsque Nathan faisait de l’esprit. Un
jour, Erik avait demandé au forgeron comment il arrivait à garder sa bonne
humeur. Sa réponse l’avait surpris.
« Quand on t’enlève tout, tu n'as plus rien à perdre. Il ne te reste plus
qu'un seul choix : te tuer ou recommencer une nouvelle vie. C’est ce que
j’ai fait. J’ai réappris à vivre, sans ma famille, et j’ai décidé que la seule
chose à faire, c’était d’apprécier toutes les petites récompenses de la vie :
un travail bien fait, un beau lever de soleil, le rire d’enfants qui jouent, ou
encore un bon verre de vin. C’est ce qui m’aide à affronter les épreuves de
la vie.
Les rois et leurs généraux peuvent regarder derrière eux et revivre
leurs triomphes, leurs grandes victoires. Nous autres, gens du peuple,
puisons du réconfort dans nos petites victoires à nous. »
Erik toucha à peine à son assiette et finit par s’excuser. Il bondit
presque de la table et traversa la salle commune d’un pas pressé, poursuivi
par le rire de Milo. Il sortit de l’auberge quasiment en courant et faillit
renverser Roo, qui était pour sa part sur le point d’entrer.
— Attends une minute ! cria ce dernier en lui emboîtant le pas.
— J’peux pas. Je dois voir quelqu’un.
Roo attrapa son ami par le bras et fut presque entraîné, le temps d’une
enjambée ou deux, avant qu’Erik, beaucoup plus grand que lui, s’arrête.
— Qu’y a-t-il ? demanda ce dernier d’un ton impatient.
— Ton père t’a fait demander ?
Le fait que Roo soit capable de dénicher tous les petits potins de la
ville avait cessé de surprendre Erik depuis longtemps. Cette fois, pourtant, il
resta abasourdi.
— Pourquoi est-ce que tu me demandes ça ?
— Parce que, depuis hier soir, des cavaliers de la poste royale ne
cessent de passer sur la route, parfois même par groupe de trois. En plus, je
sais qu’un régiment de cavalerie, suivi par deux régiments d’infanterie, est
passé à l’est de la ville ce matin en direction du sud, et la garde personnelle
du baron a fait son apparition à la halle aux vignerons il y a une heure. C’est
ce que je venais te raconter. Et puis, j’ai vu que tu avais mis ta plus belle
chemise.
— Le prince de Krondor est mort, expliqua Erik, qui ne souhaitait pas
que son ami l’accompagne. C’est pour ça… (Il était sur le point de dire que
c’était pour ça que son père faisait étape à Ravensburg, sur la route de
Krondor, mais se reprit.) … qu’il y a tout ce remue-ménage.
— Alors ces soldats ont pris la direction du sud pour soutenir les
garnisons le long de la frontière keshiane, au cas où la mort d’Arutha
donnerait des ambitions à l’empereur.
Erik planta là son ami, brusquement devenu expert en questions
militaires, et se remit à marcher d’un bon pas.
Roo s’aperçut tout à coup qu’il était seul et s’écria : « Hé ! » Puis il se
lança à la poursuite de son ami et le rattrapa au moment où celui-ci quittait
la rue du Canard Pilet et s’avançait sur la place.
— Où vas-tu ?
Erik s’arrêta.
— Je dois voir quelqu’un.
— Qui ?
— C’est personnel.
— Ce n’est pas une fille, sinon tu irais vers le nord, à la fontaine, et
non à l’est, en direction de la route de la baronnie. (Roo écarquilla les
yeux.) Tu vas vraiment voir ton père ! Tout à l’heure, je plaisantais, mais
là…
— Je ne veux pas que quelqu’un l’apprenne, surtout pas ma mère.
— Je garde ça pour moi.
— C’est bien, fit Erik en posant ses mains puissantes sur les épaules
étroites de Roo, auquel il fit faire demi-tour. Trouve-toi quelque chose
d’amusant à faire, qui ne soit pas trop illégal. Je te raconterai tout plus tard.
Retrouve-moi à l’auberge.
Roo fronça les sourcils mais s’éloigna d’un pas nonchalant, comme
s’il avait toujours eu l’intention de laisser Erik tranquille. Le jeune forgeron
se remit en route.
Il traversa la place d’un bon pas en passant entre les différents étals
rassemblés là et s’engagea dans les ruelles étroites bordées d’édifices à
deux ou trois étages. Puis il pénétra dans le quartier où s’élevaient des
résidences modestes, habitées par les membres les plus en vue des guildes.
Ensuite venaient les maisons délabrées des ouvriers, des apprentis déjà
mariés et des commerçants qui ne possédaient pas de magasin.
Erik laissa derrière lui la ville proprement dite et prit la direction de
l’est, longeant d’abord les petits potagers où les maraîchers cultivaient leurs
légumes pour les vendre au marché de Ravensburg, puis les grands
vignobles orientés à l’est. Enfin, il atteignit l’endroit où se croisaient la
route de la baronnie, qui conduisait à la Lande Noire, et la voie principale
est-ouest qui traversait Ravensburg.
Alors il attendit, retournant dans sa tête toutes les raisons pour
lesquelles on avait bien pu lui demander de retrouver son père à cet endroit
relativement isolé. Il refusa d’envisager la plus fantaisiste, à savoir que le
rêve de sa mère allait se réaliser et que son père allait le reconnaître.
Il entendit un groupe de cavaliers approcher et sortit de sa rêverie. Il
les vit bientôt apparaître, au sommet d’une lointaine colline, surgissant de la
pénombre nocturne qui envahissait le ciel au nord-est. Erik s’aperçut,
lorsqu’ils se rapprochèrent, qu’il s’agissait de la garde personnelle du baron,
encadrant le même carrosse que la dernière fois où il était venu en ville. Le
jeune garçon sentit son cœur se serrer avec appréhension lorsqu’ils
s’approchèrent encore davantage car ses deux demi-frères chevauchaient
devant le véhicule. Les premiers cavaliers dépassèrent Erik sans s’arrêter,
mais Stefan et Manfred tirèrent sur les rênes de leur monture pour ralentir.
— Comment ? Encore toi ! s’exclama Stefan.
Menaçant, il fit mine de dégainer son épée, mais son jeune frère
s’écria aussitôt :
— Stefan ! Viens ! Laisse-le tranquille !
Manfred piqua des deux et s’élança sur la route pour rattraper l’avant-
garde, mais son frère aîné hésita.
— Je t’avertis, cher frère, que lorsque je deviendrai baron, je serai
loin de me montrer aussi tolérant que notre père ! cria Stefan, tandis que
d’autres soldats passaient autour de lui. Si j’ai l’occasion ne serait-ce que de
vous apercevoir, toi ou ta mère, lors d’une cérémonie publique, je vous ferai
arrêter si rapidement que votre ombre devra vous chercher pour vous
retrouver.
Sans attendre de réponse, il talonna violemment son cheval. L’animal,
un hongre fougueux, bondit et galopa pour permettre à son cavalier de
rattraper Manfred.
Ce fut au tour du principal détachement de soldats de passer, suivi par
le carrosse du baron. Les cavaliers passèrent au petit galop, mais le véhicule
ralentit. Arrivé à la hauteur d’Erik, le rideau du carrosse s’ouvrit. Le jeune
garçon aperçut un visage pâle, scrutant les ténèbres dans sa direction.
Pendant quelques secondes, le regard du père rencontra celui du fils. Ce
dernier éprouva un flot brutal de sentiments confus. Mais cet instant de
grâce s’acheva trop vite et le carrosse s’éloigna. Le cocher fit claquer les
rênes pour pousser son attelage à rattraper leur escorte.
Erik se tenait immobile, perplexe et en colère, lorsque la dernière
troupe de soldats passa devant lui. Il avait cru qu’il pourrait enfin parler à
son père et non simplement échanger un bref regard.
Alors que le jeune garçon faisait mine de partir, le dernier cavalier tira
sur ses rênes et l’appela.
— Erik, attends !
Il se retourna et vit Owen Greylock mettre pied à terre. Oubliant toute
courtoisie, Erik déversa sa colère sur lui.
— Je croyais que nous étions amis, maître Greylock, du moins autant
que votre rang nous le permet. Mais vous m’avez fait traverser la ville et
venir jusqu’ici pour permettre à Stefan de me menacer et de m’insulter, tout
ça pour que mon père me jette un coup d’œil depuis l’intérieur de son
douillet carrosse.
— Je l’ai fait à la demande de ton père, Erik, répliqua Greylock.
Le jeune garçon posa les mains sur ses hanches et aspira une grande
bouffée d’air.
— Donc, c’est à sa demande que Stefan m’a pratiquement ordonné de
quitter la baronnie ?
Le maître d’armes amena sa chère jument jusqu’à l’endroit où se
tenait Erik et posa la main sur l’épaule de ce dernier.
— Non, Stefan est seul responsable de cette performance
impromptue. Ton père, pour sa part, souhaitait te voir une dernière fois. Il
est mourant.
Le jeune garçon sentit des émotions inattendues – panique, regret –
crever la surface. Pourtant elles lui paraissaient lointaines, comme si ces
sentiments contradictoires avaient éclos dans la poitrine de quelqu’un
d’autre.
— Vraiment ?
— Son chirurgien l’a mis en garde, mais il a quand même décidé
d’entreprendre ce voyage, à cause de la mort du prince. Borric a décidé que
c’était son plus jeune frère, Nicholas, qui devait succéder à leur père,
jusqu’à ce que le prince Patrick soit en âge de régner sur le royaume de
l’Ouest. Nicholas est un inconnu ; tout le monde s’attendait à ce qu’Erland
succède à Arutha. On pourrait bien assister à un bain de sang politique à
Krondor, cette semaine.
Erik connaissait tous ces noms, en particulier ceux de Borric, le roi, et
d’Erland, son jumeau né quelques minutes après lui. Patrick était le fils aîné
du roi et selon la tradition, l’un des deux hommes, le fils ou le frère, aurait
dû devenir prince de Krondor. Mais les intrigues de la cour ne signifiaient
pas grand-chose pour le jeune forgeron.
— Il m’a demandé de venir ici simplement pour me jeter un coup
d’œil en passant ?
Greylock serra le bras d’Erik pour mieux donner du poids à ses
propos.
— Son dernier coup d’œil, ne l’oublie pas. Il m’a aussi chargé de te
remettre ceci, ajouta-t-il en sortant quelque chose de sa tunique.
Il tendit un rouleau de parchemin à Erik, qui le prit et s’aperçut que la
missive était dépourvue de timbre ou de sceau. Il le déplia et commença à
lire à voix haute :
— Mon fils…
Le maître d’armes du baron l’interrompit.
— Personne d’autre que toi ne doit prendre connaissance du contenu
de cette lettre et il me faudra la brûler lorsque tu auras fini. Je vais faire
quelques pas pendant que tu la lis.
Il conduisit la jument à l’écart, pendant qu’Erik reprenait la lecture :

Mon fils,
Si je ne suis pas encore mort lorsque tu liras ces lignes, je le serai
bientôt. Je sais que tu te poses beaucoup de questions et je pense que ta
mère a répondu à quelques-unes d’entre elles, sans aucun doute. Je suis
désolé d’avoir à te dire que je ne peux guère t’en donner plus, et encore
moins t’offrir de satisfaction.
Lorsque nous sommes jeunes, nous éprouvons des passions qui
deviennent de faibles souvenirs quelques années plus tard, avant même la
vieillesse. Je crois avoir sincèrement aimé ta mère, lorsque j’étais très
jeune. Si c'est le cas, cet amour, comme les souvenirs, s’est effacé.
Si j’ai un seul regret, c’est celui de n’avoir pas pu te connaître. Tu es
innocent de la faute que ta mère et moi avons commise, mais j’ai des
responsabilités qui ne peuvent être écartées simplement parce que je
regrette l’imprudence de ma jeunesse. J’espère que tu comprends qu’il est
vain d’imaginer une vie où nous aurions pu avoir une véritable relation
père-fils, car il s’agit d’une illusion. J’espère que tu es un homme bon, car
je suis fier du sang qui coule dans nos veines à tous les deux, et j’espère que
tu l’honores toi aussi. Je n'ai jamais nié publiquement les accusations de ta
mère, afin de te donner au moins un nom. Mais il n'est rien que je peux faire
de plus.
Ton frère Stefan s’opposera à toi en tous domaines. Mon épouse
redoute la moindre menace envers l’héritage de son fils. Si cela peut te
réconforter, j’ai payé le prix de mon silence. Je vous ai protégés, toi et ta
mère, plus que tu ne peux l’imaginer, mais cette protection disparaîtra avec
moi. Je te recommande de quitter la baronnie avec ta mère. Il y a de
nombreuses opportunités à saisir sur la Côte sauvage et dans les îles du
Couchant pour un jeune homme habile. Tu devrais arriver à bien gagner ta
vie, là-bas.
Quitte Ravensburg, quitte la lande Noire et rends-toi chez Sébastian
Lender, un avocat-conseil qui a son bureau au Café de Barret, dans la rue
Royale, à Krondor. Il a quelque chose pour toi.
Je ne peux rien faire de plus. La vie est souvent injuste ; même si nous
souhaitons obtenir justice, ce n’est souvent qu’une illusion. Pour ce que ça
vaut, je te donne ma bénédiction et te souhaite une vie heureuse.
Ton père

Erik garda la lettre à la main quelques secondes après avoir fini la


lecture. Puis il finit par la remettre à Greylock. Ce dernier prit le parchemin
et sortit l’un de ces élégants briquets qui faisaient rage chez les fumeurs de
tabac. Il produisit une série d’étincelles jusqu’à ce que l’une d’elles
enflamme le parchemin. Owen tint la lettre par un coin jusqu’à ce que le feu
dévore le document. Alors, pour éviter de se brûler les doigts, il le lâcha. Le
parchemin flotta quelques instants, du fait de la chaleur, tandis qu’il se
consumait.
Erik se sentait vide. Il s’aperçut qu’il s’attendait à autre chose en
venant jusqu’à cet endroit isolé. Oui, il s’attendait à plus. Il accorda de
nouveau son attention à Owen, qui se remettait en selle.
— Il n’avait pas d’autre message pour moi ?
— Seulement celui-ci : il te supplie de ne pas ignorer son
avertissement et de prendre très au sérieux la menace que représente ton
frère.
— Savez-vous ce que cela signifie ?
— Pas d’après ses paroles, Erik, mais je serais bien bête de ne pas le
deviner. Il serait peut-être plus sage que tu sois déjà loin lorsque nous
rentrerons de Krondor. Stefan a mauvais caractère et une nature dangereuse.
La rage l’aveugle.
— Owen ? s’enquit Erik au moment où le maître d’armes s’apprêtait à
se remettre en route.
— Qu’y a-t-il ?
— Pensez-vous qu’il a jamais vraiment aimé ma mère ?
La question parut surprendre Greylock, qui hésita avant de répondre.
— Je ne saurais le dire. Ton père est un homme qui dissimule ses
pensées les plus intimes. Mais je peux te dire au moins ceci : tu peux croire
chacun des mots de cette lettre et te dire qu’il a été honnête avec toi car il
n’est pas dans sa nature de tromper les gens.
Owen pressa les flancs de sa monture et Erik se retrouva seul. Alors il
commença à rire. Sa vie même découlait d’un mensonge. Soit Greylock
avait mal jugé la nature de son maître, soit Otto s’était repenti après avoir
abusé la mère d’Erik. Dans tous les cas, cela n’avait que peu d’importance
pour le garçon.
Sans très bien savoir ce qu’il ressentait, il prit le chemin du retour. Il
était sûr d’au moins une chose : Greylock n’aurait pas pris le temps de
réitérer l’avertissement du baron si la menace n’était pas réelle et mortelle.
Pour la première fois de sa vie, Erik envisagea de quitter Ravensburg. Il rit
encore, face à l’ironie de la chose : moins d’un mois s’était écoulé depuis
que la guilde leur avait fait savoir qu’elle approuvait le choix de Nathan et
avait enregistré Erik comme apprenti.
Un goût amer emplit la bouche du jeune garçon et son estomac se
noua, tandis qu’il progressait dans la pénombre. Il n’avait que peu de désirs,
et des besoins bien simples, et pourtant, il semblait que le destin ne lui
permettrait pas de les réaliser.
Sans savoir ce qu’il allait bien pouvoir dire à sa mère, il continua à
marcher comme un homme ayant trois fois son âge, chacun de ses pas lent
et délibéré, les épaules courbées sous le poids d’un fardeau incroyablement
lourd.
Chapitre 3

MEURTRE

Erik s’arrêta et tendit l’oreille.


Il était inhabituel d’entendre résonner sur les pavés de Ravensburg les
fers de si nombreux chevaux. Le jeune garçon posa le baluchon contenant
les vêtements qu’il venait d’empaqueter à côté de la malle de sa mère.
Le bruit se fit de plus en plus fort. Erik comprit qu’une troupe de
cavaliers se dirigeait vers l’auberge. Il jeta un coup d’œil à Milo, qui
s’entretenait à voix basse avec Freida, de l’autre côté de la cuisine. Il avait
été difficile de prendre la décision de quitter Ravensburg, mais à la grande
surprise du jeune garçon, sa mère ne s’y était pas opposée. Elle paraissait
s’être résignée à l’idée que son rêve ne se réaliserait jamais et qu’Erik ne
serait pas reconnu par son père. Nathan, lui, avait fait preuve de véhémence
en les suppliant de rester. Puis, lorsqu’il avait compris qu’ils avaient bel et
bien l’intention de partir, il leur avait recommandé de se rendre sur la Côte
sauvage. Il parlait toujours en termes respectueux du duc Marcus, cousin du
roi, et du baron de Tulan. Ce dernier avait fait tout ce qui était en son
pouvoir pour aider ceux qui avaient souffert lorsque les pirates avaient
détruit la Côte sauvage, un quart de siècle plus tôt. Les menaces de Stefan
irritaient Nathan car, selon lui, la noblesse avait des responsabilités envers
le peuple. Cette vision des choses contrastait avec l’expérience des autres
résidents de l’auberge. Milo se borna à dire que la noblesse de l’Ouest était
très différente de celle de la lande Noire.
Erik et Freida avaient rassemblé leurs affaires et se préparaient à
prendre la diligence du matin, qui les conduirait à Krondor. Sur place, Erik
devait se présenter à la maison de la guilde des forgerons pour remettre à
ses membres une lettre de Nathan. Le forgeron y expliquait la situation en
précisant bien que le départ du jeune garçon n’avait rien à voir avec son
habileté en tant qu’apprenti. Erik était gêné de révéler autant de détails
personnels à des étrangers mais Nathan l’assura que la guilde était comme
une famille. Dans sa lettre, il demandait à ses pairs de trouver une place
d’apprenti à Erik sur la Côte sauvage ou dans les îles du Couchant.
Freida jeta un regard inquiet à son fils lorsqu’elle entendit les chevaux
entrer dans la cour de l’auberge. Greylock n’avait brûlé le message d’Otto
que deux jours plus tôt, mais la pauvre femme craignait que Stefan décide
de s’en prendre prématurément à Erik.
Le jeune garçon ouvrit la porte qui donnait sur la cour et se retrouva
face à vingt cavaliers mettant pied à terre. Tous portaient l’uniforme des
soldats de la lande Noire. À leur tête se trouvait Owen Greylock.
— Maître Greylock, que se passe-t-il ?
Erik s’attendait presque à l’entendre dire qu’ils étaient venus l’arrêter.
Mais le maître d’armes du baron se contenta de prendre le garçon par le
bras pour l’éloigner des soldats.
— C’est ton père. Il a eu une autre attaque. Nous avons fait demi-tour
hier après-midi, mais nous devons nous arrêter ici. Son chirurgien dit qu’il
ne vivra pas assez longtemps pour rentrer à la capitale. On l’a emmené à
l’Auberge de la Queue du Paon – il s’agit de l’auberge la plus luxueuse de
Ravensburg. Les hommes prendront leurs quartiers dans d’autres auberges
de la ville. Un détachement va chevaucher toute la nuit jusqu’à la lande
Noire pour y chercher la baronne. Ton père n’a plus que quelques jours à
vivre.
Erik se surprit à ne rien éprouver à l’annonce de cette mort prochaine.
Depuis qu’il avait lu le message de son père, tous les rêves puérils qu’il
avait pu avoir à son sujet s’étaient évaporés, remplacés par l’image floue
d’un homme incapable d’agir honorablement vis-à-vis d’une femme du
peuple et de son propre fils. La seule émotion qu’Erik parvint à éprouver,
c’était de la pitié.
— Je ne sais pas quoi dire, Owen, finit-il par avouer.
— As-tu réfléchi, après notre dernière conversation ?
— Mère et moi partons demain matin.
— Bien. Reste à l’écart de la fontaine, ce soir, et fais en sorte d’être à
bord de la diligence quand elle partira. Stefan et Manfred sont bouleversés,
c’est compréhensible, et personne ne sait ce que cette tête brûlée de Stefan
est capable de faire. Aussi longtemps que le baron est en vie, il restera
probablement à proximité, si bien que s’il ne te voit pas, tout devrait bien se
passer. Je vais rester ici, avec la garde, en attendant d’être appelé au chevet
du baron, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil aux soldats.
Erik savait que Greylock avait délibérément choisi d’amener sa garde
personnelle à l’Auberge du Canard Pilet, au cas où il y aurait un problème.
— Merci, Owen.
— Je ne fais que ce que mon seigneur voudrait que je fasse, Erik.
Maintenant, retourne à l’intérieur et dis à Milo que j’ai besoin de toutes ses
chambres.
Erik fit ce qu’on lui demandait. Bientôt, une grande animation régna à
l’intérieur de l’auberge, Rosalyn, Freida et Milo s’empressant de préparer
les chambres pour leurs clients. Chaque soldat s’occupa de sa monture,
mais Erik et Nathan n’en étaient pas moins très occupés à transporter du
fourrage jusqu’au grand corral accolé à la face nord de l’écurie. Douze des
vingt chevaux y étaient rassemblés. Après leur avoir apporté la dernière
balle de foin, Erik retourna se laver dans la forge. Nathan s’approcha pour
lui dire :
— Je suis désolé pour ton père, Erik.
Ce dernier haussa les épaules.
— J’ai du mal à être triste, Nathan. Milo est le seul père que j’aie
vraiment connu, même s’il agit plus comme un oncle. Quant à vous, au
cours des cinq derniers mois, vous m’avez plus traité comme un fils qu’Otto
ne l’a fait en quinze ans. Je ne sais pas ce que je devrais éprouver.
Nathan tendit la main et serra fermement l’épaule de son apprenti.
— Tu n’as pas à justifier ce que tu ressens, mon garçon. Il n’y a pas
de bonne ou de mauvaise émotion. Otto est ton père mais tu ne l’as jamais
connu.
« Le premier imbécile venu est capable d’engrosser une fille. Ce qui
fait de lui un père, c’est plutôt le fait de changer les couches du bébé
lorsque sa femme est occupée à soigner un autre enfant malade, ou
d’écouter le petit babiller à la fin d’une longue journée fatigante, et de
l’écouter justement parce que c’est son enfant. C’est le serrer contre soi la
nuit lorsqu’il a peur, ou le lancer en l’air pour le faire rire. Otto n’a jamais
rien fait de tel avec toi. Je peux comprendre que tu ne sois pas bouleversé
par l’annonce de sa mort.
Erik se tourna vers le forgeron.
— Vous allez me manquer, Nathan. Ce que je vous ai dit était sincère.
Vous m’avez aidé à comprendre ce que devrait être un père.
Il étreignit le vieil homme pendant un long moment.
— Grâce à toi, Erik, j’ai eu l’occasion d’imaginer ce que ma vie aurait
été si mes fils avaient vécu. C’est un souvenir que je chérirai, assura
Nathan. Mais je vais avoir du mal à trouver un nouvel apprenti, car tu as
placé la barre très haut, mon garçon, ajouta-t-il avec un rire bruyant qui
sonnait faux. Tu es doué et tu as des années d’expérience derrière toi. Je
risque de m’emporter facilement contre un gamin empoté de quatorze ans
qui n’aura jamais mis les pieds dans une forge.
Erik secoua la tête.
— Ça, j’en doute, Nathan. Je suis sûr que vous serez juste avec lui.
— Allons, il ne faut pas trop prolonger nos adieux. Entrons vite
chercher quelque chose à manger avant que ces soldats ne dévorent toutes
nos provisions.
Cette dernière remarque fit rire le jeune garçon, qui s’aperçut alors
qu’il avait faim, même si le lendemain il lui fallait quitter sa ville natale
sans espoir de retour et même si son père risquait de mourir d’un instant à
l’autre.
Ils entrèrent dans la cuisine, où ils trouvèrent Freida occupée à
cuisiner comme si cette soirée n’était rien d’autre qu’une nuit ordinaire à
l’auberge. Rosalyn allait constamment de la cuisine à la salle commune et
Milo remontait de la bière et du vin de la cave.
Erik et Nathan se lavèrent les mains et passèrent dans la salle
commune. D’habitude, on y entendait un certain brouhaha, mais ce soir, les
soldats mangeaient et buvaient tranquillement tout en conversant à voix
basse. Owen était assis, seul, à une table d’angle. Il fit signe à Erik et
Nathan de le rejoindre.
Milo leur apporta trois grands verres de vin. Lorsqu’il s’éloigna,
Owen prit la parole :
— Quelle est ta destination, Erik ?
— Krondor. Je vais me présenter à la maison de la guilde pour trouver
un nouveau maître.
— Alors, comme ça, tu t’en vas à l’Ouest ?
— Oui. Ce sera la Côte sauvage ou les îles du Couchant.
— Ils ont trouvé de l’or et des pierres précieuses dans les montagnes
proches de Jonril, alors c’est la ruée là-bas, expliqua Nathan. Les
marchands des Cités libres et tous les aventuriers, les voleurs et les escrocs
s’y sont précipités. Mais c’est aussi une bonne opportunité pour Erik car le
duc de Crydee a demandé à ce qu’on lui envoie plus de forgerons ainsi que
d’autres maîtres artisans.
Owen hocha la tête.
— Les changements sont rares, par ici, et la plupart d’entre nous
naissent avec peu de chances d’arriver à mener une vie différente. Là-bas, à
l’Ouest, avec un peu d’ambition, d’intelligence et un soupçon de chance, un
homme du peuple peut s’enrichir et même s’élever jusqu’à être anobli.
— S’enrichir, je veux bien, mais un homme du peuple, être anobli ?
rétorqua Erik.
Owen esquissa un sourire en coin.
— Peu de gens le savent, mais le conseiller du roi, le duc de Rillanon,
était un roturier à l’origine.
— Vraiment ? s’étonna Nathan.
— Lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, il a aidé Arutha, feu le prince
de Krondor, et a été élevé au rang d’écuyer. Ensuite, son intelligence et les
services rendus au royaume lui ont permis de s’élever encore plus haut.
Aujourd’hui, il est l’homme le plus puissant des Isles juste après la famille
royale. (Il réduisit sa voix à un murmure.) Certains prétendent qu’il est non
seulement issu du peuple, mais qu’en plus c’était un voleur.
— C’est impossible, protesta Erik.
Owen haussa les épaules.
— Je pense que rien n’est vraiment impossible.
— Quand il était enfant, peut-être, mais c’était il y a cinquante ans.
— Les choses changent, répliqua le maître d’armes. Il y a des siècles,
le royaume s’arrêtait ici, Erik.
Ce dernier fronça les sourcils comme s’il ne comprenait pas.
— J’ai grandi sur la Côte sauvage, fiston, intervint Nathan. Je crois
que ce que notre ami Greylock essaye de t’expliquer, c’est que tu trouveras
là-bas une mentalité différente et des hommes qui s’intéressent à ce que tu
sais et à ce que tu es capable de faire, plutôt qu’à qui tu es ou qui était ton
père. Il se passe trop de choses, là-bas, pour pouvoir s’inquiéter du rang que
détient une personne ; tu ne peux pas te dispenser de tes voisins. Les
gobelins, les elfes noirs et les bandits ne cessent de poser des problèmes,
alors crois-moi, tu es toujours content d’avoir de l’aide à proximité. Tu n’as
pas le temps de t’inquiéter au sujet de toutes ces choses qui font partie de
notre quotidien, ici, dans cette région.
Greylock approuva d’un signe de tête. Erik se tut pendant quelques
instants, songeur. Peut-être les choses allaient-elles finir par s’arranger. Il
sortit de sa réflexion lorsque la porte de l’auberge s’ouvrit. Roo entra en
courant.
Il aperçut Erik de l’autre côté de la pièce et s’empressa de traverser la
salle pleine de monde pour rejoindre son ami. Il salua le maître d’armes du
baron d’un signe de tête, avec toute la déférence dont il pouvait faire
preuve.
— Maître Greylock, ils ont besoin de vous, là-bas, à la Queue du
Paon.
Owen jeta un coup d’œil à Erik. L’expression de son visage trahit son
inquiétude. Il ne pouvait s’agir d’une bonne nouvelle. Il se leva, leur dit
rapidement bonsoir et quitta l’auberge. Roo prit sa place.
— Tu joues les écuyers, maintenant ? lui demanda Nathan.
Roo fit la grimace, comme si cette remarque lui laissait un mauvais
goût dans la bouche.
— J’étais avec les autres à la fontaine, devant la halle aux vignerons,
quand un soldat est sorti et nous a demandé de partir à la recherche du
maître d’armes et de le ramener à l’Auberge de la Queue du Paon. Alors,
j’ai dit aux autres que je venais ici.
Erik sourit.
— J’espérais que tu passerais ce soir.
— Je serais bien venu plus tôt mais Gwen était à la fontaine et…
— Tu es rentré dans ses bonnes grâces ? s’étonna Erik en secouant la
tête.
— J’essaye.
— Que dirais-tu de devenir apprenti à la forge, Roo ? intervint
Nathan.
Ils savaient tous qu’il s’agissait d’une plaisanterie, mais cela
n’empêcha pas le jeune garçon de répondre :
— Quoi, pour me couvrir de crasse et laisser les chevaux m’écraser
les pieds en attrapant des cals aux mains ? Très peu pour moi. J’ai d’autres
projets.
Erik sourit, mais Nathan répliqua :
— Vraiment ? Quelle sorte de projets ?
Roo balaya la pièce du regard comme s’il craignait que l’on surprenne
ses paroles.
— Il existe des façons de gagner sa vie qui n’ont rien à voir avec les
guildes et l’apprentissage, ami forgeron.
Nathan fronça les sourcils.
— Tu risques de finir en prison, Roo.
Ce dernier leva les mains comme pour protester de son innocence.
— Non, non, ça n’a rien de louche, je le jure. C’est juste que mon
père fait tellement d’aller et retour entre ici et Krondor que je deviens plutôt
doué pour deviner quelles sont l’offre et la demande pour différents
produits. J’ai mis un peu d’argent de côté et, un de ces jours, je vais investir
dans une cargaison de marchandises.
Nathan eut l’air impressionné.
— Tu t’intéresses au transport des marchandises ?
— Il y a des syndicats, à Krondor et à Salador, qui financent
régulièrement le transport de marchandises d’une cité à l’autre ou même
d’un port à l’autre. Ils ont des investisseurs qui reçoivent en retour de beaux
bénéfices.
— C’est vrai, acquiesça Nathan, mais ça comporte aussi des risques.
Si une cargaison n’est pas livrée à temps, tu risques de perdre tous tes
bénéfices. Pire que ça, si des bandits attaquent la caravane ou si le navire
sombre, tu perds tout.
Roo avait l’air de penser que cela n’arriverait jamais.
— Je prévois de commencer modestement et d’augmenter mon capital
pendant quelques années.
— Et comment vas-tu faire pour te nourrir et garder un toit au-dessus
de ta tête pendant que tu investis dans cette entreprise ? lui demanda le
forgeron.
— Eh bien, je n’ai pas encore vraiment trouvé de…
— De quel capital disposes-tu ?
— Pas moins de trente souverains d’or, annonça Roo fièrement.
Nathan eut de nouveau l’air impressionné.
— C’est un très bon début. Je crois que je vais éviter de te demander
comment tu as réussi à amasser pareille fortune à ton âge. (Il se tourna vers
Erik.) Tu ferais mieux de retourner à la forge et d’y rester caché. On aura
suffisamment le temps de se dire adieu demain matin, avant le départ de la
diligence. Si maître Greylock a encore besoin de te parler, je te l’enverrai.
Erik hocha la tête et se leva. Roo le suivit. Les deux jeunes gens
passèrent dans la cuisine. Rosalyn se dépêchait de remplir un plateau de
légumes fumants pour l’apporter aux soldats dans la pièce voisine. Freida
remuait son ragoût avec énergie, comme s’il s’agissait simplement d’une
banale soirée agitée à l’auberge et non de sa dernière nuit dans la maison où
elle était née.
Erik et Roo sortirent dans la cour. Lorsqu’ils passèrent devant le
corral, les chevaux s’approchèrent de la barrière pour les regarder. Erik
examina leurs jambes, par habitude.
— Milo va avoir besoin de commander du foin demain, marmonna-t-
il en se déplaçant lentement le long de la clôture. Les chevaux auront mangé
celui qui se trouve dans le grenier d’ici leur départ.
Roo se mit à marcher à reculons pour faire face à son ami. Il semblait
à la fois glisser et danser pour éviter de tomber à la renverse.
— Laisse-moi t’accompagner, Erik.
— Pourquoi voudrais-tu venir avec moi ?
— Parce que tu es mon seul véritable ami, et que je n’ai pas de métier.
Je ne plaisantais pas en disant vouloir rejoindre un syndicat. Je pourrais
trouver un travail à Krondor et investir mon argent jusqu’à ce que je
devienne riche. Quand tu arriveras là-bas, tu verras qu’il y a mieux à faire
que de redevenir apprenti.
Erik se mit à rire et s’arrêta afin que Roo ne soit plus obligé de
marcher à reculons.
— Et ton père, alors ?
— Il aimerait autant être débarrassé de moi, répliqua Roo avec
amertume. Ce bâtard n’a pas eu un seul mot gentil pour moi depuis que
maman est morte. (Brusquement, une dague apparut dans la main de Roo,
comme par magie. Puis, tout aussi soudainement, il la remit à l’intérieur de
son ample chemise.) Je peux prendre soin de moi s’il le faut. Je t’en prie,
laisse-moi venir avec toi.
— J’en parlerai à ma mère. Mais je ne pense pas qu’elle va t’y
encourager.
— Tu réussiras à la convaincre.
— Eh bien, en admettant que j’y arrive, tu vas avoir besoin de
rassembler tes affaires et de prendre quelques pièces de cuivre pour payer la
diligence.
— Tout ce que je possède se trouve dans un baluchon, chez mon père.
Je vais aller le chercher. Je n’en ai pas pour longtemps.
Erik secoua la tête et regarda Roo s’éloigner en courant dans la nuit.
Le jeune garçon sentit brusquement une certaine mélancolie l’envahir et jeta
un coup d’œil à la ronde. Il allait passer sa dernière nuit dans la mansarde
sous le toit de l’écurie. Tout bien considéré, c’était un piètre logement. Le
toit fuyait et la pièce, pleine de courants d’air, n’offrait qu’une maigre
protection contre le froid de l’hiver et la chaleur de l’été. Mais c’était son
foyer. Et Rosalyn et Milo allaient lui manquer.
En retournant dans la mansarde, Erik pensa à Rosalyn. Elle était jolie
mais ne le taquinait pas comme Gwen ou certaines des autres filles. Les
sentiments qu’il éprouvait pour elle étaient tempérés par son sens de la
famille. Rosalyn était sa sœur de cœur sinon de sang. Même s’il
s’intéressait aux filles, comme tous les garçons de son âge, quelque chose le
mettait mal à l’aise chez Rosalyn. À bien des égards, c’était elle qui lui
manquerait le plus.
Fatigué en raison de son anxiété et de sa longue journée de travail,
Erik s’assoupit rapidement. Mais il se réveilla en sursaut, envahi par un
brusque sentiment de panique. Il s’assit et balaya du regard la mansarde
plongée dans la pénombre. D’invisibles ennemis rôdaient à proximité. Il
pouvait entendre des voix d’hommes à l’intérieur de l’auberge et les
chevaux hennir dans le corral. Erik se tourna sur le côté, posa la tête sur son
bras et réfléchit à cette étrange impression de danger qui l’avait
brusquement envahi.
Il ferma les yeux et vit de nouveau le visage de Rosalyn. Elle allait lui
manquer, et Nathan et Milo aussi. Le jeune garçon ne tarda pas à s’assoupir
de nouveau. Mais avant de sombrer dans un sommeil plus profond, il crut
entendre Rosalyn l’appeler doucement par son nom.

— Erik !
Il s’éveilla en sursaut en sentant une main le secouer par l’épaule.
Émotionnellement épuisé, il sortait d’un sommeil si profond qu’il se sentait
engourdi et désorienté.
— Erik !
La voix de Roo repoussa les ténèbres. Erik leva les yeux vers son ami,
qui portait les mêmes habits que quelques heures plus tôt ainsi qu’un
baluchon en travers de l’épaule.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu ferais bien de venir à la fontaine, et vite. C’est Rosalyn.
Erik descendit pratiquement l’échelle d’un bond. Roo le suivit aussi
vite qu’il le put. Le jeune forgeron passa en courant à côté du corral. Alors
qu’il s’approchait de l’auberge, il entendit les voix des soldats à l’intérieur.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il à son ami.
— Au dernier appel du guet, il était neuf heures. Maintenant, il doit
être neuf heures et demie.
Vu le nombre de soldats en ville, Erik savait que certaines des jeunes
filles devaient se trouver à la fontaine. Mais il était peu probable que
Rosalyn soit l’une d’entre elles.
— Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas, répondit Roo. Gwen te le dira.
Erik courut dans les rues de Ravensburg jusqu’à ce qu’il arrive devant
la fontaine. Un groupe de trois jeunes soldats qui n’étaient visiblement pas
de garde essayaient d’impressionner les filles en leur racontant leurs
exploits héroïques. Mais Erik vit à la lumière de la lanterne que Gwen avait
l’air très inquiète. L’expression sur son visage montrait qu’elle ne pensait
plus du tout à flirter.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.
— Rosalyn est venue ici, elle te cherchait.
— J’étais dans la mansarde.
— Elle a dit qu’elle y était allée et qu’elle t’avait appelé, mais que tu
n’avais pas répondu, expliqua Gwen.
Erik se maudit d’avoir le sommeil si lourd.
— Où est-elle, maintenant ?
— Il paraît qu’elle est partie avec Stefan, répondit Roo.
— Quoi ? (Erik se retourna et agrippa le bras de Gwen.) Raconte-moi
ce qui s’est passé.
La jeune fille lui fit signe de la suivre, pour que les soldats ne puissent
pas les entendre.
— Elle voulait rentrer à l’auberge lorsque les fils du baron sont
arrivés. Stefan a commencé à lui dire des mots doux, mais il y avait quelque
chose chez lui qu’elle n’aimait pas. Elle a essayé de partir, mais elle ne
savait pas comment dire non à quelqu’un comme lui, et lorsqu’il lui a pris le
bras, elle l’a suivi. Mais il ne l’a pas raccompagnée à l’auberge. Ils sont
partis en direction du vieux verger. (Elle tendit le doigt pour lui indiquer le
chemin.) Mais il ne l’escortait pas, Erik : on aurait plutôt dit qu’il
l’entraînait.
Le jeune forgeron fit mine de les poursuivre, mais Gwen le retint.
— Erik, j’ai déjà couché avec Stefan. La dernière fois qu’il est venu,
il m’a emmenée dans sa chambre à la Queue du Paon… (Elle baissa la voix
comme si elle avait honte de lui révéler tout cela.) Il m’a laissé des bleus,
Erik. Il aime battre les filles pendant qu’il les prend. Quand je me suis mise
à pleurer, ça l’a fait rire.
Roo se tenait à côté d’Erik. Lorsque celui-ci tourna la tête en direction
du verger, Roo vit sur son visage une expression qui le fit hésiter. Erik
s’éloigna d’un pas décidé mais Roo attrapa Gwen par les épaules.
— Va au Canard Pilet et trouve Nathan. Raconte-lui ce qui est arrivé
et dis-lui de venir au verger !
Puis il s’empressa d’aller trouver les trois soldats, qui regardaient Erik
disparaître dans la nuit. L’un d’eux regarda Roo, la curiosité peinte sur le
visage.
— Si vous voulez éviter que le sang coule ce soir, lui dit le jeune
garçon, courez vite chercher Owen Greylock et dites-lui de se rendre au
vieux verger.
Puis il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait pour rattraper Erik,
dont la silhouette s’éloignait rapidement. Le garçon, jeune et svelte, était
l’un des coureurs les plus rapides de Ravensburg, mais Erik était déjà sorti
du cercle de lumière de la place et venait de disparaître au bout de la rue qui
menait au vieux verger, en bordure de la ville.
Roo accéléra. L’écho de sa course sur les pavés paraissait évoquer la
colère et l’indignation, au cœur de la nuit. Chaque pas résonnait comme une
gifle. Roo sentit son sang s’échauffer à cause du bruit. Il se mettait
facilement en colère et avait la rancune tenace. Il savait que la bagarre était
inévitable et se mettait en condition pour aider son ami. Il n’appréciait déjà
pas Stefan d’après ce qu’il avait pu entrevoir, mais à mesure que ses pas
l’entraînaient vers la confrontation, ce sentiment se transformait en haine
véritable. Il laissa les dernières maisons derrière lui et aperçut Erik à la
limite de son champ de vision, avant que le jeune forgeron disparaisse dans
les ténèbres. La rage lui donnait des ailes. Roo n’avait jamais vu Erik courir
aussi vite.
Roo traversa le pré à l’herbe rase et sauta par-dessus la barrière qui
délimitait le vieux verger – le rendez-vous préféré des amoureux, lors des
nuits chaudes. Le jeune garçon fut obligé de ralentir à la lisière des arbres,
car les ténèbres étaient menaçantes, en comparaison de la place fortement
éclairée et des rues où brillaient des lanternes. Il se déplaça entre les troncs
noirs jusqu’à tomber sur Erik, qui se retourna à son approche. Le jeune
forgeron fit signe à son ami de se taire.
— Ils sont par là-bas, je crois, chuchota-t-il en essayant de reprendre
sa respiration.
Roo tendit l’oreille. Il s’apprêtait à dire qu’il n’entendait rien d’autre
que les battements de son propre cœur lorsqu’il décela un faible mouvement
et un très léger bruissement de tissu, dans la direction qu’indiquait Erik. Il
hocha la tête.
Erik se déplaçait comme un chasseur qui épie sa proie. Tout cela
sonnait faux, extrêmement faux. Rosalyn n’aurait jamais suivi un garçon
dans le verger, car les jeunes couples n’y venaient que pour une seule
raison. Or Rosalyn était encore vierge, Erik en était certain, car elle était
encore trop jeune pour avoir un amant. Certaines filles, comme Gwen, se
développaient très tôt et appréciaient la compagnie des garçons plus âgés
qu’elles, alors que d’autres étaient timides. Mais Rosalyn n’était pas
seulement timide ; en dehors de Roo et d’Erik, la compagnie des garçons
l’effarouchait lorsqu’elle sortait de l’auberge de son père. Même le
compliment le plus innocent la faisait rougir. Lorsque les autres filles
commençaient à parler des garçons, elle s’excusait et partait, gênée. Erik
savait, au plus profond de lui-même, qu’elle était en danger. Le silence dans
le verger l’effrayait. Si un couple était en train de faire l’amour sous ces
arbres, il aurait dû l’entendre, la nuit était si calme.
Brusquement, les deux garçons entendirent un bruit qui leur fit dresser
les cheveux sur la tête. Le cri d’une jeune fille déchira la nuit, suivi par des
bruits de coups, puis le silence. Erik bondit dans la direction d’où venait le
cri. Roo hésita un instant avant de le suivre.
Erik courut sans réfléchir. Puis il vit Rosalyn, et le monde se figea. La
jeune fille était adossée au tronc d’un pommier, le visage couvert de bleus
et les vêtements en lambeaux. On avait déchiré son corsage, dévoilant sa
poitrine, et arraché sa jupe, dont il ne restait plus qu’un pan en loques
autour de sa taille. Le nez en sang, elle ne bougeait plus. Erik sentit quelque
chose de brûlant et d’aveuglant naître en lui.
Il perçut un mouvement sur sa gauche plutôt qu’il ne le vit. Il plongea
sur sa droite et ce réflexe lui sauva la vie. Une douleur ardente explosa dans
son épaule gauche, transpercée par l’épée de Stefan. Erik poussa un cri de
souffrance et sentit ses genoux céder sous lui à cause de ce choc inattendu.
Puis Roo passa tel un éclair à côté de son ami et plongea tête la première en
atteignant Stefan à l’estomac. Erik faillit s’évanouir lorsque la pointe de
l’épée fut arrachée de son épaule. Sa vision se troubla, son ventre se noua et
il dut lutter pour ne pas perdre conscience. Il se remit debout à force de
volonté et secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Le cri de panique de Roo,
qui l’appelait à l’aide, le ramena à l’urgence du moment.
Dans la pénombre, avec pour tout éclairage les rayons de la seconde
lune à travers les branches, il vit Roo lutter au sol contre Stefan. Le jeune
garçon, plus petit, avait réussi à surprendre le fils du baron, mais l’avantage
n’avait pas duré longtemps. Stefan utilisait sa force et son poids, supérieurs
à ceux de Roo, pour prendre le dessus. Le garçon ne dut la vie sauve qu’à la
longueur de l’épée de son adversaire. Si Stefan avait eu une dague, Roo
serait sûrement mort.
De nouveau, il appela Erik. Ce dernier, ignorant son épaule qui le
faisait terriblement souffrir, n’eut qu’un pas à faire pour se retrouver
derrière Stefan. Il attrapa son demi-frère par la taille et le souleva dans les
airs en le serrant très fort et en poussant un cri sauvage. Lorsque les bras
puissants du jeune forgeron se refermèrent sur sa poitrine, Stefan eut le
souffle coupé et laissa échapper son épée. Suspendu au-dessus du sol, il ne
pouvait que donner des coups de pied inoffensifs et griffer les mains de son
agresseur qui essayait de le broyer.
Erik ressemblait à un homme possédé par un démon vengeur. Il ne
parvenait pas à détacher ses yeux de Rosalyn, qui gisait tel un tableau
témoignant de la cruauté de Stefan. Le jeune garçon l’avait déjà vue nue
lorsqu’ils étaient enfants car ils prenaient leurs bains ensemble. Mais il ne
l’avait pas revue depuis. La vision de ses seins et du sang qui coulait entre
avait pour lui quelque chose d’obscène. Seul un amant, un mari ou un
enfant aurait dû toucher cette chair, avec amour et tendresse. Sa Rosalyn
méritait mieux que les caresses brutales d’un noble cruel et blasé.
Roo bondit sur ses pieds et sortit sa dague de sa chemise. Il s’avança,
un éclat meurtrier dans le regard. Stefan se débattit de façon hystérique.
Erik sentit qu’il allait lâcher prise. Lorsque Roo les rejoignit, Stefan et lui,
Erik entendit une voix lointaine crier : « Tue-le ! » Au moment où son ami
enfonçait sa dague, le jeune forgeron s’aperçut que la voix qui venait
d’ordonner la mort de son demi-frère était la sienne.
Stefan se raidit et se convulsa, puis se détendit brusquement. Même
lorsque Roo retira la lame de son corps, le fils du baron ne bougea pas. Un
frisson de dégoût parcourut Erik, comme s’il tenait quelque chose
d’extrêmement sale. Il lâcha Stefan, qui tomba mollement sur le sol.
Roo s’avança au-dessus de lui, tenant toujours à la main sa dague
ensanglantée. Erik s’aperçut que la rage ne l’avait pas quitté.
— Roo ?
Son ami cligna des yeux et regarda son arme, puis Stefan. Il essuya la
lame sur la chemise du noble avant de la ranger. La colère et l’indignation
régnaient toujours dans son corps et dans son esprit. Comme il avait encore
besoin d’une cible sur laquelle se défouler, il donna un méchant coup de
pied à sa victime. La pointe de sa botte heurta les côtes de Stefan et les
brisa. En un dernier geste de mépris, Roo cracha sur le cadavre.
Finalement, Erik sentit sa colère s’évaporer.
— Roo ? répéta-t-il.
Son ami se tourna vers lui. Erik avait l’air perdu. Et Roo commençait
à éprouver la même chose, dans sa colère. Pour la troisième fois, Erik
l’appela par son nom. Roo finit par lui répondre, la voix rauque à force
d’excitation et de peur.
— Quoi ?
— Qu’avons-nous fait ?
Pendant quelques instants, le jeune garçon regarda son ami sans
comprendre. Puis il baissa les yeux sur Stefan. Aussitôt, il saisit les
implications de ce qui venait d’arriver. Il leva les yeux vers le ciel en
disant :
— Oh, par tous les dieux, Erik. Ils vont nous pendre.
Erik regarda autour de lui et vit Rosalyn, ce qui le ramena à des
questions plus importantes que l’inquiétude quant à son propre sort. Il
franchit la distance qui les séparait et s’agenouilla à côté de la jeune fille.
Elle vivait encore, mais avait le souffle creux et respirait laborieusement. Il
la redressa en position assise et la regarda sans savoir que faire. Peut-être
devrait-il la couvrir d’un vêtement, ou essayer d’arrêter le saignement de
nez, comment savoir ? Elle gémit doucement.
Roo apparut à côté d’Erik avec, à la main, une cape luxueuse ; celle
de Stefan, de toute évidence. Il s’en servit pour couvrir la jeune fille.
— Elle est en danger, annonça Erik.
— Nous aussi, répondit son ami. Si nous restons, ils vont nous arrêter
pour nous pendre.
Erik avait l’air de vouloir prendre Rosalyn dans ses bras.
— Il faut nous enfuir ! insista Roo.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons tué le fils du baron, espèce d’idiot !
— Mais il venait de violer Rosalyn ! protesta Erik.
— Ça ne nous donne pas le droit de l’exécuter. Tu as l’intention de te
présenter devant une cour de justice pour leur jurer que tu n’as fait que
venger Rosalyn ? S’il s’était agi de n’importe qui d’autre au monde… Mais
c’est ton demi-frère…
Il ne prit pas la peine de terminer sa pensée.
— On ne peut pas la laisser là, rétorqua Erik.
Des cris d’hommes résonnèrent dans la nuit.
— Ils ne mettront pas longtemps à la retrouver. Les soldats du baron
vont envahir le verger d’ici quelques minutes, répondit Roo.
Comme pour souligner la véracité de cette remarque, Erik entendit
distinctement les voix des hommes qui approchaient du verger.
Roo regarda tout autour de lui. Il avait l’air prêt à s’enfuir à tout
moment.
— On n’était pas obligé de le tuer, Erik. Si on nous demande de
témoigner sur le banc des accusés, on ne pourra pas honnêtement dire qu’il
ne nous a pas laissé le choix. (Roo posa la main sur le bras de son ami,
comme pour l’entraîner loin de la scène.) Je voulais sa mort, Erik, tout
comme toi. Nous l’avons assassiné.
Le jeune forgeron s’aperçut qu’il lui était presque impossible de se
souvenir clairement des événements. Il savait qu’en luttant contre Stefan, il
avait eu des envies de meurtre, mais ce souvenir lui paraissait lointain. Tout
s’embrouillait dans sa tête.
— J’ai mon argent sur moi, ajouta Roo en désignant son baluchon.
Alors, on a de quoi aller jusqu’à Krondor et payer la traversée pour les îles
du Couchant.
— Pourquoi aller là-bas ?
— Parce que s’il vit dans les îles pendant un an et un jour sans y
commettre de crime, un homme est pardonné pour tout ce qu’il a pu faire
avant de s’établir là-bas. C’est une vieille loi qui date de l’époque où les îles
ont été intégrées au royaume.
— Mais on sera recherchés.
Rosalyn bougea et poussa un faible gémissement. Roo se pencha sur
elle.
— Est-ce que tu peux m’entendre ?
La jeune fille ne répondit pas.
— Ils penseront sûrement qu’on va à Kesh. Un homme peut se cacher
dans le val des Rêves et passer la frontière sans trop de difficultés.
Le val, qui servait de frontière entre l’empire de Kesh la Grande et le
royaume, était une région peuplée de contrebandiers, de bandits et de
garnisons appartenant à chacun des deux pays. Les allées et venues y étaient
nombreuses et les questions rares.
Erik tenta de remuer l’épaule et se sentit pris de vertige lorsqu’une
douleur foudroyante répondit à ce mouvement.
— Je ne crois pas que ce soit la chose à faire.
Roo secoua la tête.
— Si nous restons, nous serons pendus pour ce crime. Même si nous
avions vingt témoins de notre côté, Manfred ferait tout pour que nous
soyons reconnus coupables. (Roo regarda autour de lui lorsqu’un cri s’éleva
dans la nuit.) Quelqu’un arrive. Il faut partir tout de suite !
Erik hocha la tête.
— Il faut que je retourne à l’auberge…
— Non. Ils risquent de s’y attendre. Nous devons emprunter la vieille
piste de l’ouest. Nous marcherons toute la nuit et entrerons dans les bois à
l’aube. S’ils lâchent les chiens sur nos traces, on ferait bien de traverser une
dizaine de cours d’eau avant midi.
— Mais ma mère…
— Elle ne risque rien, coupa Roo. Manfred n’a aucune raison de s’en
prendre à elle. C’est toi qui as toujours été une menace pour eux, pas ta
mère.
Un cri s’éleva de l’autre côté du verger. Roo poussa un juron.
— Ils sont déjà de l’autre côté. Nous sommes pris au piège !
— Là, regarde ! s’exclama Erik en désignant un vieux pommier, dans
lequel ils avaient joué quand ils étaient plus jeunes.
Il se dressait au centre du verger et offrait une éventuelle protection
grâce à son épais feuillage. Les deux garçons s’en approchèrent.
— Comment va ton épaule ? demanda Roo.
— Ça me fait un mal de chien, mais je peux la bouger.
Roo grimpa dans l’arbre sans hésiter et s’installa aussi haut que
possible, laissant les branches inférieures, légèrement plus solides, à Erik.
Celui-ci venait à peine de se cacher qu’il vit des torches et des lanternes
approcher.
Roo se mit à trembler et faillit perdre l’équilibre. Erik, pour sa part,
était malade de peur, de souffrance et de dégoût. La mort de Stefan lui
paraissait encore irréelle ; il apercevait la masse sombre de son cadavre sur
le sol et s’attendait à le voir se relever d’un moment à l’autre, comme si tout
cela n’était qu’une pantomime organisée à l’occasion d’une fête.
Puis un soldat muni d’une lanterne aperçut Rosalyn.
— Maître Greylock, par ici !
À travers le feuillage, Erik avait du mal à distinguer les silhouettes qui
se précipitaient vers l’endroit où gisaient Stefan et Rosalyn, à quelques
mètres l’un de l’autre. Puis il entendit la voix d’Owen Greylock annoncer :
— Il est mort.
— Comment va la fille ? demanda une autre voix.
— Elle est dans un sale état, maître Greylock. Il faudrait l’amener à
notre chirurgien.
Puis Erik entendit le cri de rage de Manfred.
— Ils ont tué mon frère !
Un juron presque inaudible et un sanglot furent suivis d’une nouvelle
exclamation :
— Je le tuerai moi-même !
Erik aperçut la mince silhouette du maître d’armes entre les feuilles
toutes proches et l’entendit répondre :
— Nous trouverons ceux qui ont fait ça, Manfred.
Erik secoua la tête. Les trois soldats qui les avaient vu partir, lui et
Roo, à la recherche de Rosalyn et de Stefan ne tarderaient pas à faire le
rapprochement.
— Je sais qu’il existait une grande animosité entre le bâtard et votre
frère, mais pourquoi ont-ils battu la fille ?
Erik comprit qu’on les avait déjà identifiés et sentit de nouveau la
colère l’envahir.
— Erik ne ferait jamais de mal à Rosalyn, répliqua une voix familière.
Nathan était là !
— Seriez-vous en train d’insinuer que mon frère a touché cette jeune
fille, maître forgeron ?
— Mon jeune monsieur, je sais seulement que cette enfant est l’une
des âmes les plus pures que les dieux aient envoyées en ce monde. Elle était
comme une sœur pour Erik et l’une des rares amies de Roo. Les deux
garçons seraient incapables de lui faire du mal, mais ils n’hésiteraient pas à
s’en prendre à la personne qui lui en ferait, ajouta-t-il d’un ton lourd de
sous-entendus.
Manfred, plein de colère, éleva la voix.
— Je n’accepterai aucune excuse concernant ce crime odieux, maître
forgeron. Aucun membre de ma famille ne serait capable de faire une telle
chose. (Il se mit à crier d’un ton péremptoire.) Que tous les hommes
prennent leur monture et ratissent la campagne, maître Greylock. Si l’on
retrouve ces deux chiens, je veux qu’ils restent sous bonne garde jusqu’à ce
que je puisse rejoindre les soldats qui les auront arrêtés. Il ne faut pas qu’ils
soient pendus avant mon arrivée ; je veux profiter du spectacle.
La voix de Nathan interrompit les murmures des soldats rassemblés
dans le verger.
— Il n’y aura pas d’exécution sommaire, messire. C’est la loi.
Comme vous faites partie de la famille à qui l’on a fait du tort, vous et votre
père ne pourrez pas juger cette affaire. Lorsqu’ils seront arrêtés, Erik et Roo
seront remis à la justice du roi. Erik est un apprenti de la guilde, ajouta
Nathan sur un ton d’avertissement. Si vous tenez vraiment à avoir des
ennuis, messire, essayez donc de passer la corde au cou de mon apprenti
sans un ordre dûment écrit.
— Vous mêleriez la guilde à cette affaire ? demanda Manfred.
— Sans hésiter, répliqua le forgeron.
Erik sentit les larmes lui monter aux yeux. Nathan, au moins,
comprenait ce qui s’était passé.
— Je pense que le jeune seigneur devrait retourner au chevet de son
père. Quelqu’un doit lui annoncer la triste nouvelle, et il vaut mieux qu’il
l’apprenne par un être aimé. Il vaudrait mieux que ce soit vous, mon jeune
monsieur, ajouta Nathan, pour être sûr de bien se faire comprendre.
Rosalyn bougea de nouveau en poussant un faible cri. Le forgeron prit
les choses en main.
— Maître Greylock, voudriez-vous demander à deux de vos hommes
de ramener la jeune fille à l’auberge ?
Le maître d’armes s’exécuta et commença à donner des ordres
concernant la recherche des deux fugitifs. Ceux-ci restèrent dans l’arbre
tandis que les soldats se déployaient dans toutes les directions. Ils ne
parlèrent pas jusqu’à ce que le silence fût retombé pour de bon.
Alors, lentement, ils redescendirent sur la terre ferme et
s’accroupirent, prêts à courir au cas où ils auraient été découverts.
— Je crois que, pour le moment, nous avons la chance de notre côté,
finit par dire Roo.
— Pourquoi ?
— Ils ne savent pas qu’on est derrière eux. Lorsqu’ils élargiront le
cercle de leurs recherches, ça nous laissera plus d’endroits pour passer au
travers de leur surveillance. N’importe quel fermier du coin penserait à la
vieille piste de l’ouest, mais les hommes de Greylock n’en ont sûrement
jamais entendu parler. Ils ont dû prendre la route du Roi à chaque fois qu’ils
partaient pour l’Ouest. Pour l’instant, nous n’avons qu’à nous inquiéter des
soldats qui sont devant nous et non derrière.
— Je crois qu’on devrait peut-être se rendre, suggéra Erik.
— Peut-être bien que tu as Nathan et la guilde pour te protéger, je dis
bien peut-être, mais moi pas. Manfred me fera pendre avant le lever du
soleil s’ils me retrouvent. Et il risque de ne pas beaucoup se préoccuper de
la loi s’il s’aperçoit que c’est son héritage que tu menaces et non celui de
Stefan.
Erik sentit son estomac sombrer.
— Tu as fait de lui le prochain baron, mais je ne pense pas qu’il
tienne à ce que tu restes dans le coin pour pouvoir te remercier. Nous
sommes des hommes morts si nous n’arrivons pas à atteindre les îles du
Couchant.
Erik hocha la tête. Il avait encore des vertiges et souffrait toujours,
mais il réussit à se lever. Sans rien ajouter, il suivit Roo dans les ténèbres,
d’un pas mal assuré.
Chapitre 4

FUGITIFS

Erik fit une chute.


Roo fit demi-tour et aida son ami à se remettre debout. Au loin, les
deux garçons pouvaient entendre les aboiements des chiens et le fracas des
chevaux.
Depuis qu’ils s’étaient enfuis du verger, la nuit précédente, ils avaient
couru par intermittence, sans jamais s’arrêter plus de quelques minutes à la
fois. La blessure d’Erik ne cessait de saigner, et même si l’hémorragie
n’était pas très importante, la plaie était brûlante et provoquait une douleur
lancinante. Erik se sentait devenir de plus en plus faible à mesure qu’ils se
frayaient un chemin sur les pentes des collines de la lande Noire.
La région située à l’ouest de la capitale de la baronnie et au nord de la
route du Roi était encore très peu peuplée. Le terrain rocailleux n’attirait
guère les fermiers, si bien qu’il avait été presque entièrement déboisé mais
jamais cultivé. De gros bosquets laissaient place à une véritable mer de
souches d’arbres, qui étaient à leur tour remplacées par des formations
rocheuses inattendues. Les ravins, les canyons sans issues et les prairies à
l’herbe rase abondaient dans cette contrée. Les garçons avaient même
traversé un certain nombre de cours d’eau, mais le vent continuait de porter
les jappements des chiens depuis des heures. Plus Erik faiblissait et plus
l’origine de ces grognements paraissait se rapprocher.
— Où sommes-nous ? demanda le jeune garçon lorsque le soleil
franchit la crête des pics derrière lui.
— Je n’en suis pas sûr. Je crois qu’on a dû tourner en rond un moment
après avoir quitté la vieille piste pour les chariots. Mais le soleil se trouve
bien derrière nous, donc on se dirige toujours vers l’ouest.
Erik regarda tout autour de lui en s’essuyant le front, baigné de sueur.
— On ferait mieux de continuer.
Roo acquiesça. Mais Erik s’effondra au bout de trois ou quatre
enjambées hésitantes. Roo tenta d’aider son ami à se relever.
— Bon sang, pourquoi faut-il que tu sois si lourd ?
Erik n’arrivait pas à reprendre sa respiration. Il répliqua d’une voix
haletante :
— Continue sans moi.
Roo sentit ses cheveux se dresser sur la nuque et la panique lui nouer
le ventre. Il réussit à trouver en lui une force qu’il ne se connaissait pas et à
remettre Erik debout.
— C’est ça, pour devoir expliquer à ta mère comment je t’ai perdu ?
Je ne crois pas, non.
Roo, terrifié, priait en silence afin que son ami tienne assez longtemps
pour leur permettre de trouver un abri et éviter les chiens. Erik avait
toujours été l’un des garçons les plus solides de Ravensburg et son
endurance était presque aussi légendaire que sa force physique. Il travaillait
à la forge du matin au soir depuis l’âge de dix ans, était capable de
transporter des lingots de fer et n’avait aucun mal à supporter le poids des
chevaux de trait qui s’appuyaient sur lui pendant qu’il changeait leurs fers.
Il avait donc tout naturellement acquis une aura presque surhumaine auprès
des habitants de la ville. C’est pourquoi sa faiblesse paraissait aussi peu
naturelle à Roo qu’à lui-même. Son ami la trouvait d’ailleurs bien plus
effrayante que tout ce à quoi ils avaient été confrontés jusqu’ici. Avec Erik à
ses côtés, il avait une bonne chance de s’en sortir. Sans lui, il se sentait
impuissant.
Brusquement, il renifla l’air.
— Tu ne sens pas quelque chose ?
— Seulement la puanteur de ma propre sueur, répliqua Erik.
— Par là-bas, indiqua Roo du menton.
Erik s’appuya sur l’épaule de son ami afin de se reposer quelques
instants, en reniflant l’air à son tour.
— On dirait du charbon.
— C’est ça !
— Il doit y avoir une hutte de charbonnier un peu plus loin.
— Ça pourrait masquer notre odeur, dit Roo. Je sais que tu ne peux
pas aller beaucoup plus loin. Il faut que tu te reposes et que tu reprennes des
forces.
Erik se contenta de hocher la tête. Soutenu par Roo, il se mit à
marcher vers la source de l’odeur. Ils titubèrent à travers des bois clairsemés
tandis que les chiens ne cessaient de gagner du terrain. Les deux garçons
n’avaient pas grandi dans la forêt, mais lorsqu’ils étaient enfants, ils avaient
suffisamment joué dans les bois près de Ravensburg pour deviner que les
soldats à leur recherche se trouvaient à moins de trois kilomètres derrière
eux et qu’ils avançaient très rapidement.
Le sous-bois se fit plus dense et il devint moins aisé de s’y déplacer,
car les ombres gênaient leur sens de l’orientation. Mais l’odeur de bois
brûlé se fit plus forte. Lorsqu’ils arrivèrent devant la hutte, la fumée leur
brûlait déjà les yeux.
Une vieille femme, incroyablement laide, se tenait devant un four à
charbon, dans lequel elle jetait de petits morceaux de bois tout en couvrant
le feu pour que le combustible brûle correctement. Si la chaleur montait
trop, elle risquait d’obtenir des cendres au lieu du charbon.
Lorsqu’elle vit les deux garçons surgir brusquement de la pénombre
des bois, elle poussa un cri et se jeta presque à l’intérieur de la hutte
grossière qui se dressait à côté du four.
— Elle va les attirer droit sur nous si elle continue comme ça !
s’exclama Roo lorsqu’il s’aperçut qu’elle ne voulait pas s’arrêter de crier.
Erik tenta d’élever la voix.
— Nous ne voulons pas vous faire de mal !
Peine perdue, elle continua à hurler. Roo joignit sa voix à celle d’Erik
en protestant qu’ils ne lui voulaient aucun mal, mais en vain.
— On ferait mieux de partir, finit par dire Erik.
— On ne peut pas, répliqua Roo. Tes jambes ne pourront pas te porter
plus loin.
Il évita de mentionner sa blessure, qui continuait à vomir du sang, en
dépit des chiffons pressés contre la plaie pour stopper l’hémorragie.
Ils dévalèrent la petite pente qui menait à la hutte de la charbonnière
et se retrouvèrent face à une simple peau de bête, qui faisait office de porte.
Erik s’appuya contre le mur couvert de boue et écarta le morceau de
cuir. La femme se recroquevilla contre le tas de chiffons qui lui servait de lit
et se mit à hurler de plus belle.
— Bon sang, vieille femme, nous ne voulons pas vous blesser ! finit
par crier Erik.
Aussitôt, les hurlements s’interrompirent.
— Eh bien, leur dit-elle d’une voix aussi râpeuse qu’une brosse
métallique, pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
Erik, pris de vertige, faillit éclater de rire.
— On a essayé, protesta Roo, mais vous n’arrêtiez pas de crier.
La vieille femme se leva, faisant preuve d’une souplesse surprenante,
compte tenu de son âge et de sa corpulence – elle pesait au moins aussi
lourd qu’Erik, qui la dépassait pourtant de quarante bons centimètres.
Elle sortit de la hutte. Aussitôt, Roo recula, par réflexe. Elle était de
loin l’être humain le plus laid qu’il ait jamais rencontré. C’était à se
demander si elle était humaine, d’ailleurs. À en juger par son apparence,
elle pouvait très bien être l’un de ces trolls dont il avait entendu parler et qui
hantaient les bois de la Côte sauvage. Son nez saillait de son visage tel un
gros tubercule rouge et bosselé à la pointe duquel surgissait une énorme
verrue couverte de quelques poils drus. Ses yeux porcins – impossible de
les décrire autrement – larmoyaient en raison d’une inflammation
quelconque. Ses dents n’étaient plus que des chicots noircis aux bords
verdâtres et son haleine sentait si mauvais que Roo pensait n’avoir jamais
rien respiré de pire à l’exception de l’odeur d’une charogne. En outre, elle
avait la peau comme du cuir tanné — le garçon frissonna en imaginant à
quoi devait ressembler son corps sous les chiffons crasseux qui le
recouvraient.
C’est alors qu’elle sourit, ce qui ne fit qu’empirer les choses.
— Z’êtes venus rendre une petite visite à la vieille Gert, pas vrai ?
Elle se passa les doigts dans ses cheveux gris mêlés de paille et de
crasse pour tenter d’avoir l’air plus féminine. Les deux garçons auraient
éclaté de rire s’ils n’avaient pas été aussi fatigués et effrayés.
— Pour tout dire, mon homme est parti pour la ville, alors peut-être
que…
— Mon ami est blessé, l’interrompit Roo.
Brusquement, la femme changea de nouveau d’attitude en entendant
les chiens aboyer.
— Les soldats du roi sont à votre recherche ?
Roo songea à mentir mais Erik le prit de vitesse :
— Oui.
— Ce sont juste les soldats du baron, en fait, ajouta Roo.
— Pour moi, c’est du pareil au même, ça reste toujours des soldats –
elle cracha ce dernier mot. Bon, ben, vous feriez mieux de vous cacher.
(Elle leur fit signe d’entrer à l’intérieur de la hutte, minuscule.) Ils vous
trouveront pas là-dedans.
Roo aida Erik à entrer à l’intérieur. La puanteur lui donna aussitôt des
haut-le-cœur. Les larmes montèrent aux yeux d’Erik, qui protesta d’une
voix haletante :
— Moi qui croyais que la chambre de Tyndal sentait mauvais !
— Essaye de respirer par la bouche, lui conseilla son ami.
Gert s’agenouilla à côté du jeune forgeron.
— Laisse-moi y jeter un coup d’œil, dit-elle en désignant son épaule
ensanglantée. Erik écarta sa tunique et tenta d’enlever les chiffons qui
couvraient sa blessure. Mais le sang avait séché et le tissu tira sur la peau.
Erik eut le souffle coupé par la douleur. Gert tâta la plaie du bout de ses
doigts crasseux.
— C’est une épée qui t’a fait ça. J’en ai déjà vu des centaines, des
blessures comme celle-là. C’est enflé tout autour. La fièvre s’est mise
dedans. Ça va te tuer, mon garçon, si on nettoie pas tout ça. J’espère que
t’as l’estomac bien accroché ? ajouta-t-elle à l’intention de Roo.
Il hocha la tête mais éprouva des difficultés à avaler sa salive.
— Je suis ici et j’ai pas encore vomi, pas vrai ?
— Ah ! (Elle se mit à glousser.) Tu es moins bête que tu en as l’air,
Roo Avery.
Elle se redressa dans la mesure où le toit, plutôt bas, le permettait.
— J’ai justement ce qu’il faut pour te remettre en état. Bougez pas. Je
serai de retour en moins de deux.
Roo s’assit, heureux de se reposer en dépit de la puanteur qui régnait
dans la hutte. Il regarda tout autour de lui, car il y avait suffisamment de
brèches dans le mur pour laisser entrer la lumière. Il aperçut ce qui
ressemblait à une jarre d’eau munie d’un long col. Lorsqu’il le remua, le
récipient en argile émit un son liquide prometteur. Roo ôta le bouchon et
renifla le contenu sans déceler d’odeur particulière. Il prit une gorgée et fut
récompensé de sa curiosité par de l’eau fraîche. Il but alors à longs traits
avant de s’apercevoir qu’il oubliait son ami malade.
Il porta la jarre aux lèvres d’Erik, qui avala plusieurs gorgées d’eau
avant de se laisser retomber sur la pile de chiffons. Une mouche se mit à
bourdonner autour de la tête de Roo, qui l’écrasa sans y penser.
Chez Erik, la fatigue prit le dessus sur la peur et il sombra dans un
sommeil agité. Il avait toujours la respiration laborieuse et le front trempé
de sueur.
Roo tenta de se détendre et se demanda s’ils pouvaient faire confiance
à cette étrange vieille femme. Ils n’avaient pas vraiment le choix car tenter
de fuir de nouveau reviendrait à commettre un acte désespéré.
Brusquement, il entendit les chiens aboyer, tout près de là. Dehors,
Gert se mit à crier. Erik se réveilla en sursaut.
— Qu’est-ce que… ?
Roo lui prit le bras pour le faire taire.
— Ouste ! Allez-vous-en ! cria Gert à l’adresse des chiens qui
jappaient.
Les garçons entendirent des chevaux approcher.
— Éloignez ces sales cabots ! exigea la vieille femme. Ils vont pas
tarder à mordre la vieille Gert.
— Avez-vous vu deux hommes, un grand blond bien bâti et un petit
brun ? demanda une voix impérieuse.
— Même si c’était le cas, qu’est-ce que ça pourrait bien vous faire ?
— Ils sont recherchés pour meurtre.
— Un meurtre. Tiens, tiens.
Il y eut une longue pause, ponctuée par les gémissements des chiens,
qui reniflaient l’endroit en jappant parfois pour attirer l’attention de leurs
maîtres.
— Quelle est la récompense ? ajouta Gert.
Erik sentit la main de Roo se crisper sur son bras.
— Le baron offre cent souverains d’or pour leur capture.
— C’est une somme rondelette, dites-moi ! Je les ai pas vus, mais si
je les aperçois, je réclamerai l’or.
— Vérifiez à l’intérieur de la hutte, ordonna le chef de la patrouille.
— Voyons, c’est pas la peine, protesta Gert.
— Écarte-toi, vieille femme.
Erik recula le plus possible, comme s’il essayait de traverser le mur de
terre battue. Roo tira les couvertures sales et déchirées jusqu’à son menton.
Une main écarta le rideau de cuir. Le rai de lumière qui jaillit à
l’intérieur de la hutte était presque aveuglant après la pénombre.
— Quelle puanteur ! s’exclama le soldat en reculant.
— Je vous ai dit de fouiller cette bâtisse, insista le chef.
Le soldat passa de nouveau la tête dans l’ouverture et cligna des yeux
pour percer les ténèbres. Puis il braqua les yeux sur l’endroit où se tenaient
Roo et Erik. Il regarda d’un côté, puis de l’autre et finit par ressortir la tête.
— Il n’y a rien d’autre, à l’intérieur, que des chiffons crasseux et des
casseroles, capitaine.
Dans la pénombre, Roo et Erik échangèrent un regard émerveillé.
Quelle espèce de magie était à l’œuvre ?
— Qu’est-ce qui leur prend, aux chiens ? se demanda le capitaine.
— On dirait qu’ils ont perdu leur trace, répondit l’homme qui devait
être le maître-chien. Ce doit être à cause du charbon.
— Alors il faut retourner au dernier endroit où ils ont senti leur odeur
et repartir de là. Messire Manfred nous tuera si ces meurtriers nous
échappent.
Les chiens commencèrent à aboyer lorsque le maître-chien lança un
coup de sifflet pour leur donner l’ordre de le suivre. Les chevaux
s’éloignèrent. Roo relâcha sa respiration, qu’il retenait depuis que le soldat
avait passé la tête dans l’ouverture de la hutte.
— Comment a-t-il pu ne pas nous voir ? s’étonna-t-il.
— Je ne sais pas, répondit Erik. Il faisait peut-être trop sombre.
— Non, je suis sûr qu’il s’agissait d’un sortilège. Cette Gert est une
sorcière.
— Le capitaine a dit « messire Manfred ». Mon père est mort.
Roo ne savait pas quoi dire. Il jeta un coup d’œil à son ami et
s’aperçut que celui-ci s’était de nouveau allongé et avait fermé les yeux.
Au bout de quelques minutes, on écarta de nouveau le rideau de cuir.
Roo s’attendait à voir Gert, mais ce fut une jeune femme qui apparut. Elle
était grande, au point qu’elle dut se pencher pour entrer. Sa chevelure
sombre paraissait noire dans les ténèbres et ses traits demeuraient invisibles
car elle tournait le dos à la lumière.
— Qui êtes… ? commença Roo.
— Chut, pas un mot, lui recommanda-t-elle. Laissez-moi examiner
cette blessure, ajouta-t-elle en se tournant vers Erik.
Quelque chose dans son attitude faisait hésiter Roo. Elle portait une
tenue quelconque, du moins d’après ce qu’il pouvait en voir. Il s’agissait
d’une robe de couleur indéfinissable ; peut-être grise, ou bleue, ou verte,
difficile à dire à cause de la faible luminosité. Son visage était en partie
visible, à présent que le rideau était refermé. Elle avait le front haut, le nez
droit et des traits fins qui auraient pu être beaux s’ils n’avaient été plissés en
signe de concentration.
Elle écarta la tunique d’Erik et jeta un coup d’œil à sa blessure.
— Il va falloir enlever ça. Aidez-moi, demanda-t-elle à Roo d’un ton
impérieux.
Il aida Erik à rester en position assise tandis que la jeune femme
attrapait le bas de la tunique et la passait par-dessus la tête du garçon, non
sans lui faire mal au passage. Il se rallongea, le corps couvert de sueur,
haletant comme s’il avait travaillé extrêmement dur pendant des heures.
Lorsqu’elle toucha la blessure, il poussa un grognement de douleur entre ses
dents serrées.
— Vous n’êtes qu’un imbécile, Erik de la Lande Noire. Encore deux
ou trois jours et vous seriez mort d’un empoisonnement du sang.
Roo eut l’occasion de mieux voir la jeune femme et se dit qu’elle était
belle. Mais il y avait quelque chose de rébarbatif, dans son attitude, qui la
rendait distante et inaccessible aux yeux du garçon.
— Où est Gert ? demanda-t-il à voix basse.
— Elle est partie faire une course pour moi.
— Qui êtes-vous ?
— Je vous ai demandé de vous taire, Roo Avery. Vous allez devoir
apprendre qu’il y a des moments, dans la vie, où l’on peut parler et d’autres
où il est préférable de se taire. Lorsque vous aurez besoin de vous adresser à
moi, je vous autorise à m’appeler Miranda.
Sur ces mots, elle entreprit de soigner Erik. Elle réussit à trouver,
parmi le désordre de la hutte, un sac dans lequel elle prit une petite fiole.
Elle l’ouvrit et en versa le contenu sur la plaie. Erik poussa un cri de
douleur. Puis il se détendit. La jeune femme ôta le bouchon d’une flasque
contenant un liquide et lui dit :
— Buvez ceci.
Erik obéit et fit la grimace.
— C’est amer.
— Moins que ne le serait une mort prématurée, répliqua Miranda.
Elle continua à s’occuper de la blessure, y déposant un cataplasme
avant de la recouvrir d’un pansement. Erik dormait déjà lorsqu’elle acheva
ses soins. Sans mot dire, elle se leva et sortit de la hutte.
Pendant une minute, Roo regarda son ami dormir. Puis il se leva et
jeta un coup d’œil à l’extérieur. Il n’y avait personne en vue. Il sortit à son
tour.
Il regarda tout autour de lui et ne vit que le four à charbon, sous lequel
couvait le feu, et les crottes des chiens qui se trouvaient là plus tôt. À part
cela, tout était désert.
— Re bonjour, mon mignon ! s’exclama gaiement une voix derrière
lui.
Roo sursauta et fit volte-face. Gert arrivait avec une pile de bois dans
les bras.
— Où est-elle ? demanda le garçon.
— Qui ça ?
— Miranda.
Gert s’arrêta et fit la grimace.
— Miranda ? J’en connais aucune. Quand les soldats sont partis, je
suis allée chercher plus de bois à brûler et j’ai pas croisé de Miranda.
— Une jeune femme, de cette taille, à peu près – il leva la main au-
dessus de sa propre tête – avec les cheveux bruns, très jolie. Elle est entrée
dans la hutte et a soigné Erik.
— Jolie, hein ? (Gert se gratta le menton.) T’as dû rêver, mon garçon.
Roo s’avança vers la hutte, écarta la peau de bête et montra le
pansement propre sur l’épaule d’Erik.
— Ça aussi, je l’ai rêvé, peut-être ?
Gert resta là, sans bouger, à regarder le dormeur.
— Ben ça alors, tu parles d’un mystère, mon mignon. Mais y’a toutes
sortes de gens bizarres qui vivent dans les bois. C’était peut-être une de ces
créatures elfiques dont on entend parler parfois, ou alors un fantôme.
— C’était le fantôme le plus vivant que j’aie jamais vu, répliqua Roo.
Et elle ne ressemblait pas aux descriptions que l’on fait des elfes.
Il regarda Gert et vit qu’elle souriait. Puis le visage de la vieille
femme redevint sérieux.
— Parfois, vaut mieux pas résoudre certains mystères. J’ai du bois à
brûler, alors retourne là-dedans et repose-toi. Sinon, si tu préfères, je devrais
bien pouvoir nous trouver quelque chose à manger.
Roo sentit la fatigue l’envahir.
— Oui, ça me fera du bien de me reposer un peu, murmura-t-il,
brusquement épuisé.
La perspective de partager un repas avec Gert ne l’enchantait pas
particulièrement. Le sommeil serait le bienvenu. Il rentra dans la hutte et
s’aperçut avec surprise qu’il ne remarquait plus la puanteur. J’ai dû m’y
habituer ; se dit-il.
Très vite, une profonde léthargie s’empara de lui. Des sons étranges
lui parvinrent, mais il ne parvint pas à les identifier. Il sombra dans un lourd
sommeil, sans entendre les préparatifs extrêmement bruyants que l’on
faisait à l’extérieur.

Roo fut réveillé en sursaut par des jacassements et s’assit sur sa


couche en débarrassant son visage des feuilles qui lui étaient tombées
dessus. Il regarda autour, puis au-dessus de lui et identifia l’auteur de ce
tapage vengeur : un écureuil roux qui remettait en cause leur droit à camper
sous son arbre. Roo n’eut pas le temps d’observer l’animal qu’il avait déjà
disparu derrière le tronc.
Alors, seulement, il réalisa qu’il se trouvait dehors. Il se tourna et vit
Erik, profondément endormi sous une couverture propre. Sa poitrine se
soulevait avec régularité et il avait retrouvé des couleurs. Roo baissa les
yeux et s’aperçut qu’il était lui aussi emmitouflé dans une épaisse
couverture pour le protéger du froid nocturne. Il explora derrière lui à
tâtons.
Tout comme Erik, il avait reposé sa tête sur un baluchon. Mais ce
n’était pas le sien. Il ouvrit le nouveau, inquiet à l’idée d’avoir été
détroussé. À l’intérieur, il découvrit une tunique, un pantalon et des sous-
vêtements propres. Tout au fond, il retrouva la bourse qui contenait son
argent. Il fit rapidement le compte et constata, pour son plus grand bonheur,
que ses vingt-sept souverains d’or et seize couronnes d’argent étaient bien
là.
Roo se leva. Il se sentait remarquablement frais et dispos. Il remarqua
qu’il ne restait plus aucune trace de la hutte de la charbonnière, pas même
les cendres du four. Le garçon savait que ce fait aurait dû l’inquiéter, mais il
éprouvait un certain amusement et se sentait presque heureux.
Il s’agenouilla à côté d’Erik pour examiner son pansement. Ce dernier
était toujours propre. On aurait même dit qu’il venait d’être changé. Roo
tendit la main et secoua gentiment son ami en l’appelant par son nom.
Erik se réveilla, battit des paupières pendant quelques instants, puis
s’assit.
— Quoi ?
— Je voulais te demander comment tu te sens.
Le jeune forgeron regarda autour de lui.
— Où sommes-nous ? La dernière chose que je me rappelle, c’est…
— Une hutte et une vieille femme ?
Erik acquiesça.
— Et quelqu’un d’autre, aussi, mais je n’arrive pas à me rappeler de
qui il s’agit.
— Miranda. Elle a dit que c’était son nom, mais la vieille Gert ne la
connaissait pas.
Roo se releva et tendit la main à son ami, qu’il aida à se relever. Erik,
qui pensait être à bout de forces, s’aperçut qu’en réalité, il se sentait en
grande forme.
— Comment va ton épaule ? lui demanda Roo.
— Elle est encore raide, répondit-il en essayant de la faire bouger.
Mais elle va beaucoup mieux que je ne m’y attendais.
Roo balaya les environs du regard.
— Il n’y plus de hutte, plus de four, plus de Gert, plus rien du tout.
— C’est quoi, ça ? lui demanda Erik en montrant les couvertures et
les baluchons.
— Quelqu’un a pris de grandes précautions pour qu’on ne gèle pas
pendant la nuit, et nous a aussi donné des vêtements propres.
Erik regarda brusquement les habits qu’il portait et renifla sa tunique.
— Je devrais puer comme un cochon après avoir passé deux nuits
dehors, mais ce n’est pas le cas. Et cette chemise m’a l’air propre.
Roo examina ses habits.
— Tu ne crois quand même pas que la vieille Gert nous a donné un
bain ?
Il sentit monter en lui la peur plutôt que l’amusement. Erik secoua la
tête.
— Je ne sais pas quoi en penser. D’après la position du soleil, il est
neuf heures, ce qui veut dire que cette journée est déjà bien entamée. On
ferait mieux de reprendre la route. Je ne sais pas pourquoi les soldats ne
nous ont pas trouvés dans la hutte, mais ils risquent de revenir pour vérifier
de nouveau, tu peux en être sûr.
— Ouvre ton baluchon, suggéra son ami. Regarde ce qu’il y a dedans.
Erik s’exécuta et découvrit que le contenu du sac était presque
identique à celui de Roo : chemise, pantalon et sous-vêtements propres. Il
s’y trouvait également une petite miche de pain dur et un mot.
Il déroula le minuscule parchemin et lut à voix haute :
— Les garçons, vous êtes en sécurité pour le moment. Rendez-vous
directement à Krondor. Erik, présente-toi au Café de Barret. Vous avez une
dette envers Gert et moi, maintenant. Miranda.
Roo secoua la tête.
— D’abord on doit fuir la justice du roi et voilà maintenant qu’on a
une dette envers un duo de sorcières.
— Comment ça, des sorcières ?
— Qu’est-ce que tu crois ? s’exclama Roo, si pâle qu’on eût dit qu’un
démon allait surgir de terre pour l’entraîner en enfer. Regarde ! C’est la
même pente qu’il nous a fallu descendre pour atteindre la hutte. Sauf que
maintenant, il n’y a plus de hutte et plus de four ; on dirait que personne n’a
jamais vécu ici. (Il se rendit jusqu’à l’endroit où s’était dressé le four.) Il n’y
a ni suie ni cendres. Même en déplaçant ce satané machin, on ne peut pas
supprimer toutes les traces. (Il s’accroupit.) Il doit bien y avoir quelque
chose !
Sa voix s’élevait de plus en plus haut, comme s’il se mettait en colère
devant l’absence de la cabane et du four.
— Bon sang, Erik ! Quelqu’un nous a déshabillés, nous a donné un
bain et a nettoyé nos vêtements avant de nous rhabiller. Tout ça sans jamais
nous réveiller ! Ce ne peut être que de la magie !
Il se releva, rejoignit son ami et posa les mains sur ses bras.
— Nous sommes pris au piège, redevables d’une dette envers deux
sorcières noires et maléfiques.
Sa voix ne cessait de monter. Erik comprit que la colère de son ami se
transformait rapidement en hystérie.
— Doucement, dit-il en le prenant par les épaules pour le rassurer.
Il regarda rapidement autour de lui.
— C’est vrai qu’il ne reste aucune trace de notre passage ici. (Il se
frotta le menton.) Et c’est vrai que Gert n’est pas ce qu’on appelle une
beauté, mais je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maléfique.
— Une personne aussi laide ne peut pas être bonne, crois-moi, affirma
Roo d’un ton qui montrait clairement qu’Erik ne le rassurait pas du tout.
Le jeune forgeron sourit.
— C’est un mystère qui me donne la chair de poule, à moi aussi, mais
on ne nous a pas fait de mal et je ne vois pas comment quelqu’un, sorcière
ou pas, pourrait nous forcer à le servir contre notre gré. Je n’y connais pas
grand-chose, mais les prêtres disent toujours que l’on ne peut entrer au
service des ténèbres que de sa propre volonté. Je ne payerai pas une dette
que je n’ai pas volontairement contractée si, pour ça, je dois commettre
quelque acte maléfique.
— Parfait, monsieur l’avocat ! Si ça te chante, tu pourras toujours
tenir le même discours aux démons qui t’entraîneront dans les Sept Enfers
Inférieurs, mais moi, quand on arrivera à Krondor, je me précipiterai dans le
premier temple venu pour demander protection !
Erik secoua gentiment le bras de Roo.
— Reprends ton souffle et mettons-nous en route. Si tu as raison et
que nous ayons besoin de protection, il faut d’abord aller jusqu’à Krondor.
Ils pensent peut-être qu’on se dirige vers le val des Rêves, mais l’arrivée de
la patrouille, hier, montre bien qu’ils cherchent partout.
Roo se pencha pour ramasser son baluchon et sa couverture. Il
s’apprêtait à la replier lorsqu’il remarqua quelque chose d’étrange.
— Erik ?
— Oui, Roo.
— Tu vois ces crottes de chien, là-bas ?
Amusé, Erik regarda dans la direction que lui indiquait son ami.
— Oui, et alors ?
— Je les ai remarquées, la nuit dernière, quand je suis sorti pour
parler à Gert, et regarde-les maintenant.
Erik s’agenouilla pour les regarder de plus près. Elles avaient séché.
— Elles ne datent pas d’hier.
Il se mit à regarder de nouveau tout autour et trouva un endroit, non
loin de là, où l’un des chevaux s’était également soulagé.
— Je dirais que ça fait trois ou quatre jours, ajouta-t-il après avoir
dispersé le crottin de la pointe de sa botte.
— On a dormi pendant trois ou quatre jours ?
— On dirait bien, affirma de nouveau Erik.
— Est-ce qu’on peut partir ? Tout de suite ?
Le jeune forgeron sourit, sans humour. Il ramassa sa couverture, la
plia et l’enfonça dans son baluchon. Puis il jeta ce dernier sur son épaule en
disant :
— Oui, je crois que ça vaudrait mieux.
Roo attrapa son nouveau baluchon et fourra la couverture à l’intérieur
sans cérémonie. Puis il jeta le paquet sur son épaule. Sans rien ajouter, les
deux garçons prirent le chemin de l’Ouest.

Erik leva la main. Les deux garçons marchaient depuis trois jours et
progressaient avec régularité à travers les bois au nord de la route du Roi.
Ils avaient évité les quelques fermes croisées en chemin et se nourrissaient
de baies sauvages et du pain trouvé dans leur baluchon. Dur et difficile à
mâcher, celui-ci n’en était pas moins étonnamment nutritif et leur permettait
de continuer à avancer. De plus, l’épaule d’Erik guérissait beaucoup plus
rapidement que les deux garçons ne l’auraient cru possible.
Ils parlaient peu, par peur d’être découverts et aussi pour ne pas
approfondir le mystère de la hutte. Ils avaient mis deux jours avant de
s’apercevoir que Gert et Miranda connaissaient toutes les deux leur nom
sans le leur avoir demandé.
Le soleil déclinait lorsqu’un cri de douleur s’éleva au loin. Erik et
Roo échangèrent un regard et s’écartèrent de l’étroit chemin qu’ils avaient
suivi jusqu’ici.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Roo dans un murmure.
— On dirait que quelqu’un est blessé, répondit Erik sur le même ton.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Éviter les ennuis. Ça se passe peut-être à des kilomètres d’ici. Le
son porte loin dans ces bois.
Les deux garçons ne s’étaient jamais beaucoup éloignés de leur ville
natale, si bien qu’ils avaient toujours entendu au loin les bruits de la
civilisation, même faiblement : une voix s’élevant dans les vignobles, le
tapage d’une caravane de chariots sur la route du Roi, ou encore le chant
d’une femme qui lavait son linge dans un cours d’eau.
Cette forêt n’était pourtant pas sauvage, car exploitée par des
bûcherons, mais les voyageurs s’y faisaient rares et par conséquent les
chemins devenaient dangereux, car d’autres hors-la-loi pouvaient très bien
s’y cacher.
Erik et Roo ralentirent donc le pas, peu désireux de se précipiter la
tête la première dans un piège. Peu avant le coucher du soleil, ils trouvèrent
un homme allongé sur le dos sous un arbre, un carreau d’arbalète fiché dans
la poitrine. Il avait les yeux révulsés et la peau froide.
— C’est drôle, fit Roo.
— Quoi donc ?
Il regarda Erik.
— Nous avons tué Stefan, mais je ne l’ai pas vraiment bien vu. C’est
le premier cadavre que j’ai l’occasion de voir.
— Moi, le premier, c’était Tyndal. Et lui, qui c’est, d’après toi ?
demanda son ami.
— Qui c’était, tu veux dire, répliqua Roo. Un soldat, je pense.
Il désigna l’épée, entre les doigts ouverts de la main droite, et le petit
bouclier rond encore accroché au bras gauche. Un heaume conique à nasal,
très simple, avait roulé à quelque distance de là lorsque l’homme était
tombé.
— On va peut-être pouvoir trouver quelque chose d’intéressant,
ajouta-t-il.
— L’idée de dépouiller un mort ne me plaît pas, protesta Erik.
Roo s’agenouilla à côté du cadavre et examina le contenu d’une petite
bourse.
— Ce n’est pas lui qui va nous en vouloir. En plus, cette épée risque
de nous être utile.
Il trouva dans la bourse six pièces de cuivre et un anneau en or.
— Ça doit valoir une petite somme.
— On dirait une alliance, fit remarquer Erik. (Le mort était jeune et ne
devait avoir que quelques années de plus que lui.) Je me demande s’il la
destinait à sa bien-aimée. Il voulait peut-être la demander en mariage.
Roo empocha l’anneau.
— On ne le saura jamais. Une chose est sûre, c’est qu’il n’aura jamais
l’occasion de faire sa demande.
Il prit l’épée et la tendit à Erik, la lui présentant par la poignée.
— Pourquoi moi ? protesta son ami.
— Parce que j’ai mon couteau et que je n’ai jamais utilisé une épée de
ma vie.
— Moi non plus !
— Bah, si tu as besoin de t’en servir, tu n’as qu’à la balancer comme
ton marteau en espérant toucher quelqu’un. Tu es suffisamment fort pour
faire beaucoup de dégâts si jamais tu atteins ta cible.
Erik ramassa l’épée puis ôta le bouclier du bras du cadavre et le passa
au sien, pour voir. Le contact lui parut étrange mais rassurant.
Roo mit le heaume sur sa tête. Lorsque Erik lui lança un regard
surpris, son ami répliqua :
— Toi, tu as le bouclier.
Le jeune forgeron hocha la tête, comme si cela paraissait logique. Puis
les garçons se remirent en route, abandonnant le cadavre anonyme aux
charognards de la forêt. Ils ne songèrent même pas à l’enterrer, car ils
n’avaient pas de pelle et craignaient que le meurtrier ne rôde encore aux
alentours.
Quelques minutes plus tard, ils entendirent quelqu’un bouger dans les
taillis en face d’eux. Erik fit signe à Roo de garder le silence et lui expliqua
par gestes qu’ils devraient faire le tour par la droite. Son ami acquiesça et
commença à marcher sur la pointe des pieds avec une telle exagération
qu’Erik aurait pu en rire s’il n’avait pas été aussi effrayé.
Ils faillirent passer à côté de l’individu sans le voir, mais celui-ci
bougea légèrement dans les fourrés où il se cachait. Puis, dans un bruit
sourd, un carreau d’arbalète vint se ficher dans le tronc d’un arbre voisin.
Non loin de là, une voix apeurée s’écria, bravache :
— J’ai assez de carreaux pour venir à bout d’une armée, espèce de
bâtard. Tu ferais mieux de me laisser tranquille ou je te réserverai le même
sort qu’à ton ami !
Alors une deuxième voix répondit, tout près des deux garçons :
— Abandonne ton chariot et cours, vieil homme. Je ne veux pas te
faire de mal mais j’ai bien l’intention de récupérer ta marchandise. Tu ne
peux pas rester éternellement éveillé et si jamais je pose de nouveau les
yeux sur toi, je te trancherai la gorge pour ce que tu as fait à Jamie.
Erik était si surpris par la proximité du deuxième homme qu’il
pouvait à peine bouger. Roo, les yeux écarquillés de terreur, regarda son
ami et lui fit comprendre par signes qu’ils feraient mieux de s’éloigner. Erik
était sur le point d’acquiescer lorsqu’une voix s’écria :
— Hé !
L’homme, armé d’une épée et protégé par un bouclier, venait de se
lever, à moins de trois mètres des deux garçons. Lorsqu’il les aperçut, il
bondit dans leur direction en brandissant son épée. Un autre carreau
d’arbalète fendit les airs en sifflant et les manqua tous les trois. Erik réagit
sans réfléchir et donna un coup d’épée à l’aveuglette, sans autre intention
que de repousser leur assaillant. L’homme essaya de parer le coup, mais il
s’attendait à une feinte et non à une botte portée à l’aveuglette. Les deux
lames glissèrent l’une contre l’autre et la pointe de l’épée d’Erik atteignit
son adversaire au ventre.
Les deux hommes se dévisagèrent avec la même surprise. Puis le plus
âgé s’effondra aux pieds d’Erik en murmurant ce qui ressemblait à un faible
« merde ».
Le jeune forgeron resta figé sur place en raison du choc. Roo, pour sa
part, fit un bond de côté et faillit être transpercé par un autre carreau.
— Hé ! glapit le garçon.
— Qui va là ? demanda la voix au-delà des fourrés.
Erik risqua un coup d’œil et aperçut un chariot arrêté dans une petite
clairière. Deux chevaux attendaient, encore attelés, tandis qu’un homme se
tenait tapi derrière le véhicule.
— Nous ne sommes pas des bandits ! s’écria Roo. Nous venons juste
de tuer l’homme sur lequel vous tiriez.
— Je tirerai sur vous aussi si vous vous approchez, répliqua l’homme
derrière le chariot.
— Nous ne le voulons pas, expliqua Erik avec une note de désespoir
dans la voix. On est juste arrivés là par hasard et on ne veut pas d’ennuis.
— Qui êtes-vous ?
Erik tira sur la manche de son ami pour que celui-ci le laisse prendre
les choses en mains.
— Nous sommes à la recherche d’un travail et faisons route vers
Krondor. Et vous, qui êtes-vous ?
— Qui je suis, ça ne regarde que moi.
Une expression familière apparut sur le visage de Roo. Erik comprit
que son ami complotait quelque chose qui risquait de leur attirer des ennuis.
— Écoutez, si vous êtes marchand et que vous voyagiez seul, alors
vous n’êtes qu’un imbécile, cria-t-il d’une voix faussement assurée – son
teint virait au verdâtre à chaque fois qu’il posait les yeux sur le cadavre.
Moi, je pense au contraire que vous êtes un contrebandier. Il n’y a qu’eux
pour s’aventurer par ici.
— Je ne suis pas un satané contrebandier ! Je suis un honnête
marchand !
— Qui évite de payer le péage sur la route du Roi, répliqua Roo.
— Il n’y a pas de loi contre ça.
Roo sourit à Erik.
— C’est vrai, mais c’est un peu radical, comme moyen d’économiser
de l’argent, non ? Écoutez, si on vient vers vous lentement, vous promettez
de ne pas nous tirer dessus ?
Quelques instants s’écoulèrent en silence avant que la réponse ne leur
parvienne :
— Allez-y, mais rappelez-vous que j’ai une arbalète pointée sur vous.
Erik et Roo sortirent lentement du sous-bois et pénétrèrent dans la
clairière, les mains levées. Le jeune forgeron tenait l’épée pointée vers le
sol, d’abord parce qu’il n’avait pas de fourreau et ensuite parce qu’il avait
remis le bouclier à son bras, afin que l’homme puisse voir qu’il ne cachait
pas d’arme dans son autre main.
— Vous n’êtes que des gamins ! s’exclama le prétendu marchand.
Il fit le tour du chariot en pointant sur eux une arbalète, certes
ancienne mais encore très utile, de toute évidence. Le visage hâve et le
corps émacié, il paraissait plus vieux que son âge. Il avait une longue
chevelure sombre qui lui arrivait aux épaules et portait un béret de feutre
orné d’un badge terni. Visiblement, il se souciait peu de la mode, car il était
vêtu d’une tunique verte et d’une culotte rouge qui étaient usées et avaient
été rapiécées plusieurs fois. Un foulard jaune, une paire de bottes marron et
une ceinture noire complétaient l’ensemble. Avec sa barbe grise et ses yeux
noirs, le marchand était tout sauf attirant.
— Maître marchand, vous avez courageusement choisi cette route,
mais ce faisant, vous avez failli courir à votre perte.
— Je parie que vous êtes des bandits, tout comme les deux autres,
répliqua l’individu en les menaçant de son arme. Je devrais vous tirer
dessus aussi, juste pour être sûr.
Erik en avait assez de cette discussion, d’autant que tout ce sang versé
lui donnait la nausée.
— Alors allez-y ! s’écria-t-il. Tirez sur l’un d’entre nous ! Comme ça,
l’autre pourra vous couper en deux !
L’homme faillit bondir en arrière. Mais lorsqu’il vit Erik enfoncer la
pointe de son épée dans le sol, il baissa légèrement son arbalète.
— Vous n’avez pas de conducteur ? s’étonna Roo.
— Non, je conduis mon attelage moi-même.
— Vous essayez vraiment de garder vos frais généraux au plus bas.
— Qu’est-ce que t’y connais, gamin, aux frais généraux ? répliqua le
marchand.
— Je m’y connais pas mal en affaires, répondit Roo, de ce ton
désinvolte qu’Erik connaissait si bien – ce qui voulait dire que son ami ne
devait pas avoir la moindre idée de ce dont il parlait.
— Qui êtes-vous, tous les deux ? répéta l’homme.
— Je suis Rupert, et mon grand ami ici présent se prénomme…
— Karl, l’interrompit Erik, qui ne souhaitait pas révéler son identité.
Roo fit la grimace, comme s’il aurait dû lui-même y penser.
— Karl et Rupert, hein ? Pour moi, ça sonne advarien.
— On est originaires de la lande Noire, répliqua Roo, qui grimaça de
nouveau en comprenant qu’il venait de commettre une nouvelle erreur. Il y
a beaucoup d’Advariens, là-bas. Rupert et Karl y sont des noms fréquents.
— Moi aussi, je suis advarien, expliqua le marchand en baissant
complètement son arbalète. Helmut Grindle, marchand de profession.
— Est-ce que vous allez vers l’ouest ? lui demanda Erik.
— Bien sûr que non, aboya Helmut. Les chevaux sont dans ce sens
parce que ça m’amuse de les faire marcher à reculons.
Le jeune forgeron rougit.
— Nous allons à Krondor. On pourrait peut-être voyager ensemble, si
notre compagnie ne vous dérange pas.
— Si, ça me dérange. Je m’en sortais très bien jusqu’à ce que ces
deux bandits essayent de me voler mon chargement et j’aurais tué le
second – j’étais sur le point de le faire quand vous l’avez tué à ma place.
— Je n’en doute pas, répondit poliment Erik. Mais je suis sûr que tout
le monde y trouverait son compte, si nous voyagions ensemble.
— Je n’ai pas besoin de gardes et je refuse de payer des mercenaires.
— Hé, attendez ! protesta Erik. Nous ne demandons pas à être
payés…
Roo se hâta d’intervenir.
— On pourrait monter la garde pour vous en échange d’un peu de
nourriture. En plus, je suis capable de conduire votre attelage.
— Vraiment ?
— Oui, je peux conduire jusqu’à six chevaux sans aucun problème,
mentit Roo – son père ne lui avait appris à en conduire que quatre.
Helmut réfléchit à cette proposition.
— Très bien. Je vous nourris et, en échange, vous montez la garde
pendant la nuit. Mais je dors avec mon arbalète.
Erik se mit à rire.
— Vous n’avez rien à craindre, maître Grindle. Nous sommes peut-
être des meurtriers, mais pas des voleurs.
L’homme leur fit signe d’approcher du chariot en ronchonnant. Il ne
comprit pas quelle ironie amère se dissimulait derrière les mots du garçon.
— Il reste encore presque une heure de jour, alors inutile de s’attarder
plus longtemps. Allons-y.
— Partez devant, je vous rattraperai, leur dit Roo. Le deuxième bandit
avait une épée, lui aussi.
— Vérifie s’il a de l’or sur lui ! cria Helmut. (Il se pencha vers Erik.)
Il va probablement nous mentir à tous les deux s’il en trouve. C’est ce que
je ferais si j’étais lui.
Sans attendre de réponse, il grimpa sur le chariot et s’installa sur le
siège du conducteur. Puis il secoua les rênes. Erik regarda les deux chevaux
mal nourris que l’on épuisait à la tâche tirer sur les traits pour faire avancer
l’attelage.
Chapitre 5

KRONDOR

Le chariot s’arrêta.
— Voilà Krondor, annonça Helmut Grindle.
Erik, assis à l’arrière du chariot, se retourna et regarda par-dessus les
épaules du marchand et de Roo, qui conduisait. Le jeune forgeron avait été
surpris de découvrir que, pour une fois, son ami n’avait pas menti. Il
dirigeait l’attelage tel un conducteur expérimenté ; visiblement, son père ne
faisait pas que s’enivrer et le battre, il lui avait aussi appris le métier.
Erik regarda le long ruban qui serpentait devant eux et que tout le
monde appelait « la route du Roi ». Helmut leur avait fait prendre la
direction du sud après avoir dépassé la dernière cabine à péage ; ils avaient
donc rejoint la route près d’une ville du nom d’Haverford. Auparavant, ils
avaient croisé deux patrouilles de soldats, mais jamais ces derniers ne
s’étaient arrêtés pour dévisager les deux garçons.
Roo fit claquer les rênes. Les chevaux commencèrent à descendre la
route en direction de la cité. Une patrouille montée se dirigea vers eux. Erik
essaya de rester aussi calme que possible afin de se faire passer pour un
simple garde de caravane. Les mains de Roo se crispèrent sur les rênes. La
jument située à gauche de l’attelage s’ébroua en sentant une soudaine
tension passer le long de la bride, ne sachant plus si elle devait changer
d’allure ou de direction. Roo se força à se détendre, d’autant que les soldats
se rapprochaient. Brusquement, ils tirèrent sur les rênes de leur monture.
— Il y a une longue file d’attente, annonça le sergent qui commandait
la troupe.
— Comment ça se fait ? demanda Grindle.
— Le roi est entré dans la cité. La porte sud, près du palais, est
bouclée afin de ne laisser passer que son escorte. Tout le monde doit
emprunter la porte nord, expliqua le sergent. Et ça prend du temps parce que
le guet fouille tous les chariots.
Grindle jura dans sa barbe, tandis que les soldats s’éloignaient. Les
deux garçons échangèrent un regard. Roo secoua la tête en signe de
dénégation, pour faire comprendre à Erik qu’il ne devait pas faire de
commentaire au sujet de la fouille.
— Cette cité est impressionnante, fit-il remarquer d’un ton badin.
— Pour sûr, répliqua Helmut.
Krondor s’étalait sur les bords d’une vaste baie, au-delà de laquelle le
bleu de la Triste Mer s’étendait à perte de vue. La cité s’était agrandie au fil
des ans, jusqu’à dépasser la limite de ses murailles : les faubourgs de
Krondor occupaient désormais davantage d’espace que la vieille ville à
l’intérieur de son enceinte. Dominant cette dernière, le palais du prince se
dressait sur une colline à l’extrémité sud de la baie. Des navires semblables
à des petits bouts de papier étaient ancrés dans le port ou naviguaient dans
la rade.
— Maître Grindle, quels sont à votre avis les meilleurs produits que
l’on puisse trouver à Krondor ? demanda Roo.
Erik se retint de gémir tandis que le marchand se lançait dans une
longue tirade. Depuis qu’ils l’avaient rejoint, Roo n’avait cessé de le
harceler de questions sur les meilleures façons de gagner de l’argent. Au
début, l’homme s’était montré réticent, comme s’il avait peur que Roo lui
vole une idée ou lui fasse du tort. Le garçon avait alors énoncé plusieurs
suggestions comme s’il s’agissait de faits établis, provoquant ainsi une
réponse du vieux marchand, qui l’avait traité d’idiot et prédit qu’il finirait
ruiné avant l’âge de vingt ans. Lorsque Roo lui avait demandé pourquoi,
Grindle avait développé des arguments tout à fait logiques. Ainsi, en posant
des questions intelligentes, le garçon arrivait à transformer la conversation
en cours de commerce.
— La rareté de la marchandise, voilà la clé du succès, énonça le
marchand. Mais attention, je ne parle pas de n’importe quel produit. Par
exemple, si tu entends dire que les artisans d’Ylith n’ont plus du tout de
peaux pour fabriquer leurs bottes, il est inutile de rassembler toutes les
peaux que tu pourras trouver à Krondor. Parce que, quand tu arriveras à
Ylith, tu t’apercevras qu’un type des Cités libres en a déjà importé dix
chariots complets et tu seras ruiné. Non, moi je te parle de véritables
produits rares. Les riches chercheront toujours à se procurer des tissus
coûteux, des pierres précieuses ou des épices exotiques. (Il regarda tout
autour de lui.) Bien sûr, tu peux toujours te rabattre sur les marchandises
abondantes et devenir le plus grand exportateur de laine de tout l’Ouest,
mais il suffit d’une épidémie d’anthrax ou d’un navire qui sombre sur la
route de la Côte sauvage, et paf ! (Il tapa dans ses mains pour donner plus
d’emphase à ses propos. L’un des chevaux dressa les oreilles en raison du
bruit.) Tu es ruiné.
— Je ne sais pas, avoua Roo. Les gens n’ont pas nécessairement de
l’argent à dépenser en marchandises de luxe. Par contre, ils ont forcément
besoin de manger.
— Bah ! répliqua Grindle. Les riches ont toujours de l’argent à
dépenser et les pauvres n’en ont parfois pas assez pour s’acheter à manger.
Et même si les riches mangent mieux que les pauvres, il y a une limite à ce
qu’un homme peut avaler, quelle que soit sa fortune.
— Et le vin, alors ?
Grindle poursuivit la discussion tandis qu’Erik restait assis, à repenser
à ces derniers jours. Au début, ces bavardages l’ennuyaient, mais il avait
découvert que le monde du commerce était finalement assez intéressant,
surtout en termes de prises de risques et de bénéfices. Helmut prétendait
n’être qu’un modeste marchand, mais Erik commençait à croire qu’il
s’agissait d’une affirmation bien au-dessous de la vérité. Sa cargaison se
composait de marchandises extrêmement variées, qui comprenaient six
rouleaux de soie brodée, une dizaine de petites jarres soigneusement
attachées les unes aux autres et entourées de bourre de coton pour les
préserver, quelques boîtes de bois fermées par de grosses cordes et quelques
sacs étranges. Les garçons n’avaient pas demandé quel était le contenu des
paquets et Grindle ne le leur avait pas dit. Mais à la lumière de cette
nouvelle discussion, Erik se dit que l’homme faisait le commerce de
produits de luxe, de petite taille mais de grande valeur, comme des pierres
précieuses, par exemple. Il ne portait des vêtements dépareillés et ne
conduisait ce modeste chariot que pour écarter les soupçons.
Lors de la première nuit, le jeune forgeron s’était aperçu que le
chariot était certes sale à l’extérieur mais parfaitement propre à l’arrière, où
se trouvait la cargaison. De plus, le véhicule était très bien entretenu. Les
roues avaient été récemment recerclées par un excellent forgeron : les
moyeux tenaient parfaitement en place et des plaques de fer avaient été
appliquées sur les roues avec un nombre de clous plus que suffisant. Il en
allait de même avec les chevaux. Grindle les conservait dans un certain état
de saleté sans toutefois mettre leur santé en danger. De loin, on aurait dit
qu’on ne s’occupait pas d’eux, mais en y regardant de près, ce n’était pas le
cas. Leur maître nettoyait très bien leurs sabots et les avait fait ferrer par un
des meilleurs forgerons qu’Erik ait jamais vus. Les bêtes étaient donc
parfaitement saines et bien entretenues : chaque soir, Grindle les laissait
paître au bord de la route mais ajoutait à ce régime une ration de grains frais
qu’il prenait dans un sac sous le siège du chariot.
Roo claqua la langue et secoua les rênes. Aussitôt, le chariot se remit
à avancer et vint prendre sa place dans la longue ligne de véhicules qui
s’étendait sur toute la longueur de la route jusqu’à la cité.
— C’est la file d’attente la plus longue que j’aie vue de toute ma vie !
s’exclama le marchand.
— J’ai l’impression qu’on ne va pas pouvoir se remettre en route
avant un petit moment, ajouta Roo. Je vais aller jeter un coup d’œil.
Il tendit les rênes à Grindle.
— Je t’accompagne, s’écria Erik, qui sauta à bas du chariot pour
suivre son ami.
Tandis qu’ils avançaient le long de la file, ils virent plusieurs
conducteurs se lever sur leur siège pour essayer d’apercevoir la cause de ce
délai. Dix chariots devant celui de Grindle, ils croisèrent un conducteur qui
retournait vers le bout de la file en marmonnant des imprécations.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Roo.
— Putain, tout ça n’a pas de sens, si vous voulez mon avis, leur
répondit l’individu sans même les regarder. Ils fouillent les chariots avant
même qu’ils soient arrivés jusqu’aux faubourgs. Ils pouvaient pas faire ça
aux portes de la ville, non monsieur. Ils ont préféré établir un second point
de fouille au pont de la Crique, tout ça pour nous empêcher de prendre un
bon repas chaud. Il va nous falloir des heures avant de pouvoir entrer.
(L’homme atteignit son propre véhicule, le cinquième devant celui de
Grindle, et reprit les rênes à son apprenti.) Entre le marché et les funérailles
du prince, avec tous les nobles de l’Ouest et la moitié de ceux de l’Est qui
sont en ville, ils trouvent encore le moyen de fouiller tous les chariots et
d’examiner tous les hommes qui passent comme s’ils cherchaient au moins
le meurtrier du roi.
Les commentaires du conducteur se réduisirent à des grommellements
agrémentés de quelques obscénités très imagées. Erik fit signe à Roo de le
suivre à l’écart.
— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda ce dernier lorsqu’il fut certain
que plus personne ne pouvait les entendre.
— Je ne sais pas. Cette histoire de funérailles pourrait très bien
expliquer pourquoi ils sont sur le qui-vive, mais si je me trompe, nous
sommes des hommes morts. (Il réfléchit quelques instants.) On devrait peut-
être attendre que la nuit tombe pour s’écarter de la route et voir s’il existe
un autre moyen d’entrer dans les faubourgs. Ensuite, il faudra aussi
s’inquiéter de savoir comment on va franchir les murailles de la cité
proprement dite.
— Traitons un seul problème à la fois, répliqua Roo. Je suis sûr que si
on arrive à se faufiler dans l’un des faubourgs, on arrivera à passer les
murailles. Certaines personnes ne voulant pas trop attirer l’attention
trouvent toujours le moyen d’entrer et de sortir.
— Tu penses aux voleurs et aux contrebandiers ?
— Oui.
— Mais on pourrait aussi contourner Krondor et essayer de gagner un
autre port ? suggéra Erik.
— Ce serait trop long. Je ne sais pas à quelle distance à l’ouest se
trouve Finisterre, mais je me souviens que mon père jurait comme un
forcené quand on devait aller là-bas. Je dirais que ça fait à peu près la
moitié du chemin de Ravensburg à Krondor. Et je ne sais pas quel genre de
ports il y a, plus au nord. En plus, on risquerait d’attirer l’attention, sur la
route, sans le chariot de Grindle.
Erik approuva d’un hochement de tête.
— Dans ce cas, on ferait mieux de revenir sur nos pas et de dire
quelque chose à Grindle si on ne veut pas qu’il commence à se poser des
questions.
— Il s’en pose déjà, mais n’est pas très curieux, ce qui est encore
mieux, répondit Roo. En plus, je crois qu’il m’aime bien, ajouta-t-il en
esquissant son fameux sourire. Il dit qu’il a une fille qu’il voudrait me
présenter. Je parie qu’elle est aussi laide que lui.
Erik ne put s’empêcher de rire.
— Tu vas te marier pour de l’argent ?
— Seulement si j’en ai la possibilité, répondit Roo tandis qu’ils
retournaient vers le marchand.
Celui-ci écouta leurs explications, puis leur demanda :
— Vous allez continuer à pied ?
— Je crois bien que oui, répondit Roo. On pourra entrer plus tôt dans
la ville si on part maintenant. Ici, ce n’est pas les maraudeurs qui vous
poseront problème, donc vous n’avez plus besoin de notre compagnie,
maître Grindle. Nous avons à faire près du port, et plus tôt nous y
arriverons, mieux ce sera.
— Dans ce cas, que les dieux vous donnent des ailes, les garçons. Si
jamais vous repassez par Krondor, venez me voir pour me raconter la suite
de vos aventures. Quant à toi, gamin, ajouta-t-il à l’adresse de Roo, tu es un
gredin et un menteur, mais tu as en toi toutes les qualités d’un bon
marchand, si seulement tu voulais bien arrêter de croire que personne ne
réfléchit aussi vite que toi. Souviens-toi bien de ce que je te dis, car c’est ce
qui risque de causer ta perte.
Roo éclata de rire et agita la main pour dire au revoir au marchand.
Pendant ce temps, Erik fit passer son baluchon sur son épaule. Puis les deux
garçons suivirent de nouveau la file de chariots jusqu’à ce qu’ils soient sûrs
que le marchand ne pouvait plus les voir. Alors ils coupèrent à angle droit et
s’écartèrent de la route du Roi, en direction d’une petite ferme, au nord.

Erik écrasa une mouche tenace qui refusait de rester à l’écart de son
visage.
— Ah, j’ai enfin eu cette petite garce ! s’exclama-t-il avec
satisfaction.
Roo en chassa plusieurs autres en disant :
— Ce serait bien si tu pouvais faire pareil avec tous ses petits frères et
sœurs…
Erik s’allongea sur une balle de foin. La ferme était déserte, comme si
tous ses habitants s’étaient rendus en ville. La petite propriété, bien
entretenue, se composait d’un corps de ferme et de trois autres bâtiments :
des toilettes, un cellier et une grange. Cette dernière n’était pas fermée à clé
et des empreintes de chariot s’en éloignaient, si bien qu’Erik s’était dit que
le fermier et sa famille se trouvaient coincés dans cette longue file d’attente
ou avaient réussi à entrer dans la cité plus tôt.
Les deux garçons attendaient le coucher du soleil avant d’essayer de
traverser les champs à l’est de Krondor et de se faufiler dans les faubourgs.
Roo était sûr qu’une fois entré dans la bonne auberge, il saurait trouver
quelqu’un qui leur ferait franchir la muraille en échange d’une petite
somme d’argent. Erik ne partageait pas cette certitude, mais préféra ne rien
dire, n’ayant rien de mieux à proposer. Ils attendaient donc, assis à l’arrière
de la grange, sous le grenier à foin.
— Erik ?
— Oui ?
— Comment tu te sens ?
— Pas trop mal. Mon épaule se porte comme un charme.
— Non, je ne parlais pas de ça, rectifia Roo en mâchonnant un long
brin de paille. Je pensais plutôt à la mort de Stefan et à tout le reste.
Erik garda le silence pendant un long moment avant de répondre :
— Il fallait qu’on le tue, je suppose. Mais je ne ressens pas grand-
chose. Ça m’a fait un drôle d’effet lorsqu’il s’est effondré dans mes bras
après que tu l’as frappé. Mais je me suis senti bien plus mal lorsque ce
bandit s’est jeté sur la pointe de mon épée. J’en ai eu la nausée. (Il se tut
pendant une minute.) C’est bizarre, pas vrai ? J’ai immobilisé mon demi-
frère pour que tu puisses le tuer et je n’ai rien éprouvé à ce moment-là –
même pas du soulagement, à cause de ce qu’il avait fait à Rosalyn. Mais
quand j’ai tué un étranger, probablement doublé d’un meurtrier, j’ai failli
vomir.
— Ne parle pas comme ça des meurtriers, parce qu’on en fait partie,
tu te rappelles ? (Roo bâilla.) Peut-être qu’il faut tenir la lame, en fait :
quand le voleur est mort, ça ne m’a rien fait, mais je me rappelle encore ce
que j’ai éprouvé quand j’ai enfoncé ma dague dans la poitrine de Stefan.
C’est vrai que j’étais fou de rage, à ce moment-là.
Erik poussa un profond soupir.
— Ça ne sert à rien de ressasser tout ça, à mon avis. On est des hors-
la-loi, maintenant ; tout ce qui nous reste à faire, c’est d’essayer de gagner
les îles du Couchant. Je sais qu’une espèce d’héritage m’attend au Café de
Barret et j’ai bien l’intention d’aller le chercher et de prendre ensuite le
premier bateau pour l’Ouest.
— Quel héritage ? demanda Roo, intrigué. Tu ne m’en as jamais
parlé.
— Héritage, c’est peut-être un bien grand mot. Mon père a laissé
quelque chose pour moi chez un avocat-conseil au Café de Barret.
Le bruit d’un chariot, au loin, mit fin à la conversation. Les deux
garçons bondirent sur leurs pieds. Roo jeta un coup d’œil par
l’entrebâillement de la porte.
— Soit le fermier en a eu marre de faire la queue, soit il revient du
marché. Dans tous les cas, on dirait que toute la famille se trouve dans le
chariot et on ne peut pas sortir sans qu’ils nous voient.
— Suis-moi, répliqua Erik en grimpant à l’échelle qui menait au
grenier.
Roo l’imita et vit à son tour ce que cherchait son ami : une porte qui
donnait sur l’extérieur. Le jeune forgeron s’agenouilla en disant :
— Reste collé contre le mur jusqu’à ce qu’ils aient dételé les chevaux
et soient rentrés chez eux. Ensuite on sautera pour sortir d’ici et on
reprendra la route. De toute façon, ça doit être pratiquement l’heure.
Au même moment, la porte de la grange s’ouvrit en grinçant
bruyamment.
— Papa ! Je n’ai même pas vu le prince ! s’écria un enfant.
— Si tu n’avais pas été occupé à taper ta sœur, tu l’aurais vu passer
sur son cheval, répliqua une voix de femme.
Une autre voix d’adulte, celle d’un homme, ajouta :
— À ton avis, papa, pourquoi le roi a-t-il choisi le prince Nicholas
plutôt que le prince Erland ?
— Ça, ce ne sont pas nos affaires. Ça ne regarde que la couronne.
Le chariot entra en marche arrière dans la grange. Erik jeta un coup
d’œil par-dessus le rebord du grenier et aperçut le fermier assis sur le siège,
occupé à superviser la manœuvre tandis que son fils aîné faisait reculer les
chevaux. De toute évidence, ils avaient déjà fait cela des centaines de fois.
Erik admira la facilité avec laquelle ils s’assuraient que les chevaux
faisaient exactement ce qu’on leur demandait, le tout sans endommager le
chariot ni mettre en danger ses occupants.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant qu’on a un nouveau
prince ? poursuivit le fils.
— J’en sais rien, répondit le fermier. D’aussi loin que je me
souvienne, Arutha a toujours régné sur Krondor. Il a passé cinquante-trois
ans sur le trône de l’Ouest. À ce qu’on raconte, Nicholas est celui qui
ressemble le plus à son père, alors peut-être que les choses vont pas
tellement changer. (Le chariot s’immobilisa.) Commence par dételer Davy.
Ensuite, je veux que tu emmènes Brownie dehors et que tu la fasses
marcher, pour que je puisse voir si elle a vraiment un problème à l’antérieur
gauche ou si elle joue simplement les paresseuses, comme d’habitude.
L’aîné fit ce qu’on lui demandait. Plus loin, à l’intérieur du corps de
ferme, on entendit crier son jeune frère et sa sœur, cris aussitôt suivis d’une
réprimande de la mère. Le fermier descendit du chariot et déchargea
plusieurs sacs de grain qu’il alla entasser sous le grenier.
Lorsqu’ils eurent dételé la jument, le père et le fils quittèrent la
grange.
— On ferait mieux de sortir d’ici, dit Erik. S’ils ont besoin de
fourrage pour les bêtes, le gamin risque de monter d’ici quelques minutes.
— Il fait encore jour, se plaignit Roo.
— Le soleil est presque couché. On fera bien attention à garder la
grange entre nous et la maison. S’ils nous voient traverser les champs, ils
nous prendront juste pour deux voyageurs en route pour la ville.
— Bon sang, j’espère que tu sais ce que tu fais.
Erik poussa la trappe qui permettait de hisser la paille directement
dans le grenier et regarda en bas.
— Ce n’est pas très haut, mais fais attention de ne pas te tordre la
cheville. Je n’ai pas envie d’avoir à te porter.
— Ben voyons, répliqua Roo sans chercher à dissimuler son
inquiétude.
Il jeta un coup d’œil en bas et s’aperçut que la hauteur était bien plus
importante que dans son souvenir.
— Tu es sûr qu’on ne peut pas redescendre l’échelle et se faufiler
dehors en douce ?
— Il n’y a qu’une porte, tu te souviens ? Et ils sont en train de
promener un cheval juste devant.
Le grincement de la porte annonça aux deux garçons le retour du
fermier.
— Espèce de paresseuse. Pourquoi devrais-je te nourrir, si tu fais
semblant de boiter pour ne plus travailler ? demanda-t-il tendrement.
Erik franchit le rebord, s’y suspendit quelques instants puis se laissa
tomber. Pendant ce temps, le fils répondit, en partant d’un éclat de rire
sincère :
— J’aime bien la façon dont son handicap se déplace des antérieurs
aux postérieurs et de droite à gauche, selon la direction qu’elle doit prendre.
Roo imita chacun des gestes de son ami et resta suspendu au rebord
pendant une éternité avant de lâcher prise. Il s’attendait à atterrir durement
sur le sol et à se briser les deux jambes, mais les mains puissantes d’Erik se
refermèrent sur sa taille et le ralentirent suffisamment pour qu’il atterrisse
en douceur sur ses deux pieds. Il se retourna en chuchotant :
— Tu vois, c’était facile.
— J’ai cru entendre un bruit derrière la grange, dit alors le fils.
Erik fit signe à Roo de se taire. Ils s’éloignèrent d’un pas pressé.
Le fils du fermier éprouvait peut-être une certaine curiosité, mais il
devait être plus important pour lui de s’occuper de ses bêtes, car il ne sortit
pas pour découvrir l’origine du bruit. Erik et Roo coururent dans les champs
sur environ quatre cents mètres, avant de ralentir et de se mettre à marcher
normalement.
Ils traversèrent le paysage vallonné, se rapprochant des faubourgs de
Krondor à mesure que le soleil déclinait.
— Reste sur tes gardes, recommanda Erik. Il y a peut-être des soldats.
Ils atteignirent une rangée de petites huttes et de jardinets si proches
les uns des autres qu’il n’y avait pas vraiment de passage entre chaque
bâtiment. À la faible lueur du crépuscule, ils virent qu’à quelques centaines
de mètres au nord de leur position, une autre route menait à la cité. Ils
distinguèrent des mouvements sur cette voie publique, sans pouvoir dire s’il
s’agissait d’ouvriers rentrant des champs ou de soldats en patrouille.
— Regarde ! s’exclama Roo à voix basse.
Il désigna un espace à peine dégagé entre deux maisons, qui leur
permettrait de rejoindre la première rue qui traversait la ville du nord au sud
sans avoir à emprunter les routes principales. Les garçons franchirent une
clôture peu élevée et se frayèrent un chemin jusqu’à l’arrière de la hutte en
évitant soigneusement de marcher sur les rangées de légumes plantées là.
Puis ils s’accroupirent sous le rebord de l’unique fenêtre, afin de ne pas être
vus, et firent le tour pour passer entre cette maison et la suivante. Il
s’agissait visiblement d’un des quartiers les plus pauvres de la ville, car la
petite allée était littéralement jonchée d’ordures. Roo et Erik s’y déplacèrent
aussi silencieusement que possible.
Lorsqu’ils arrivèrent sur la rue, Roo jeta un coup d’œil au coin de
l’allée et recula en se collant contre le mur.
— Personne en vue, annonça-t-il.
— Tu crois qu’on a dépassé l’endroit où se trouvent les gardes ?
— Je sais pas. Mais au moins, on est à Krondor.
Roo s’engagea dans la rue en faisant mine de flâner. Erik le suivit et le
rattrapa. Ils lancèrent des coups d’œil à droite et à gauche, et ne virent que
quelques habitants. Certains s’arrêtèrent pour les dévisager. Roo commença
à se sentir mal à l’aise et fit signe à Erik de le suivre à l’intérieur d’une
petite taverne de quartier.
Ils se retrouvèrent dans une salle commune miteuse et pleine de
fumée. Elle était vide, à l’exception de deux hommes et du tavernier, qui
dévisagea les nouveaux venus d’un air soupçonneux.
— J’peux vous aider ? leur demanda-t-il d’un ton qui montrait que
c’était loin d’être l’une de ses priorités.
Roo posa son baluchon à terre et commanda deux bières. L’homme ne
bougea pas et continua de le dévisager. Au bout d’un moment, le garçon mit
la main dans la bourse qu’il portait à la ceinture et en sortit deux pièces de
cuivre. Le tavernier prit l’argent, l’examina et le mit dans sa propre bourse.
Puis il prit sous le comptoir deux chopes vides, qu’il emmena jusqu’à un
large robinet. D’une pression, il remplit chaque chope d’un breuvage
mousseux et vint les déposer devant les jeunes gens.
— Il vous faut autre chose ?
— Qu’est-ce que vous avez à manger ? lui demanda Erik.
L’individu désigna du doigt un chaudron suspendu dans la cheminée,
de l’autre côté de la salle.
— Y’a du ragoût. C’est deux pièces de cuivre par bol, trois si vous
voulez du pain.
L’odeur n’était guère appétissante, mais Erik et Roo mouraient de
faim car ils n’avaient rien mangé de la journée.
— On va prendre le ragoût et le pain, annonça Erik.
De nouveau, le tavernier refusa de bouger tant que Roo ne lui eut pas
donné l’argent qui lui était dû. Alors, seulement, il alla remplir deux bols en
bois qu’il ramena ensuite aux jeunes gens. Puis il déposa deux petites
miches de pain sur le comptoir sale, à côté des bols, dans lesquels il mit
deux cuillères pas tout à fait propres, avant que Roo et Erik n’aient le temps
de l’en empêcher.
Roo était trop affamé pour en tenir compte. Voyant que son ami ne
s’effondrait pas après quelques cuillerées, Erik goûta la mixture à son tour.
Ce ragoût ne ressemblait en rien à celui de sa mère, mais au moins il était
chaud et nourrissant. Quant au pain, il était mangeable, bien qu’un peu
grossier.
— C’est quoi, la cause de tout ce remue-ménage ? demanda Roo de
façon aussi désinvolte que possible.
— Quel remue-ménage ? répliqua le tavernier.
— Dehors, à la porte de la ville, insista le garçon.
— J’savais pas qu’y avait du remue-ménage.
— On vient juste d’arriver à Krondor, expliqua Erik, et on avait pas
envie de faire la queue aussi longtemps avant de pouvoir trouver à manger.
Le tavernier resta silencieux jusqu’à ce que Roo dépose de nouveau
de l’argent sur le comptoir en demandant deux autres chopes de bière, bien
que les premières ne soient qu’à moitié vides.
— Le prince de Krondor est mort, leur apprit l’homme en les servant.
— Ouais, on l’a entendu dire, fit Roo.
— Ben, demain, son fils va lui succéder à la tête du royaume de
l’Ouest, alors ses frères sont là pour assister à la cérémonie.
— Le roi est à Krondor ? s’exclama Erik en feignant la surprise, car il
avait déjà appris la nouvelle, plus tôt dans la journée.
— C’est pour ça qu’ils ont renforcé la sécurité. En plus, ils
recherchent deux meurtriers qui ont assassiné un noble de l’Est, à ce qu’il
paraît. Bien sûr, à cause de la fête, tout le monde a voulu venir en ville.
C’était la parade funéraire aujourd’hui, alors c’est pour ça que tout le
monde a pris sa journée pour regarder passer le roi. Demain, y’a la
cérémonie, et puis encore une autre parade, comme ça, tous ceux qu’ont
rien pu voir aujourd’hui pourront retenter leur chance. Après ça, le roi va
ramener son père à Rillanon pour l’enterrer dans le caveau de famille.
Quand le prince Nicholas reviendra de la capitale, on aura encore droit à
une autre fête, et tout le monde boira trop et rien ne sera fait. Puis tous les
nobles de passage rentreront chez eux.
— Vous n’avez pas l’air très impressionné par tout ça, lui fit
remarquer Erik.
La porte de la taverne s’ouvrit sur deux types qui avaient l’air de
brutes et qui allèrent s’asseoir à la table déjà occupée par deux autres
clients.
Le tavernier, de son côté, haussa les épaules.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Nouveau prince ou
pas, on paie toujours les mêmes impôts.
— Bon, ben maintenant qu’on a l’estomac bien rempli, je parie qu’il
va falloir retourner faire la queue comme tout le monde, conclut Roo,
toujours d’un ton désinvolte.
— C’est pas sûr, avoua le tavernier.
Roo essaya de ne pas avoir l’air trop intéressé.
— Vous connaissez un autre moyen d’entrer dans Krondor ?
Aussitôt, la surprise se peignit sur le visage de son interlocuteur.
— Non, je voulais simplement dire qu’ils ferment les portes dans une
heure et que vous ne pourrez pas entrer dans la ville cette nuit.
— Comment ça, ils ferment les portes ?
— Vu que le roi est en ville, bien sûr qu’ils les ferment, répliqua le
tavernier, intrigué. Pourquoi, ça vous pose un problème ?
Erik était sur le point de répondre par la négative mais Roo le
devança :
— On doit prendre un bateau à la première heure demain matin.
— Je vous suggère d’en trouver un autre, dans ce cas. Parce que la
plupart de ceux qui attendent pour entrer dans la cité vont tout simplement
camper devant les portes, si bien que, même si vous partez maintenant pour
reprendre votre place dans la file, il vous faudra des heures avant de pouvoir
finalement passer demain. Ce sera comme ça tous les jours jusqu’à ce que le
roi reparte, la semaine prochaine.
Roo plissa les yeux.
— Vous ne connaîtriez pas, par hasard, un autre moyen d’entrer dans
la cité ? Vous savez, l’un de ceux que les gens du coin utilisent sans en
parler à personne.
Le tavernier balaya la salle du regard comme s’il craignait que l’on
espionne leur conversation – ce qui était peu probable, étant donné que ses
quatre autres clients étaient plongés dans leur propre discussion.
— Ça se pourrait bien. Mais ça vous coûterait pas mal d’argent.
— Combien ? demanda Roo.
— Combien vous avez ?
Avant qu’Erik ait le temps de mettre en avant leur pauvreté, Roo
répondit :
— Mon ami et moi pouvons payer dix pièces d’or.
Le tavernier parut surpris par le montant de la somme.
— Faites voir votre or.
Au moment où Roo s’apprêtait à ouvrir son baluchon, Erik lui posa la
main sur l’épaule pour le retenir.
— Dix pièces d’or, c’est toute notre fortune. Il nous a fallu des mois
pour réunir une somme pareille. On devait payer la traversée avec ça.
— Vous êtes jeunes et forts, rétorqua le tavernier. Vous pourrez
toujours travailler pour payer la traversée. Il y a des navires en partance
pour Queg, les Cités libres, Kesh et tous les autres ports où vous aimeriez
vous rendre. Ils sont toujours prêts à embaucher du monde.
Erik entendit derrière lui que les hommes repoussaient leurs chaises.
Il se retourna et vit que les deux derniers arrivants étaient déjà sur eux,
brandissant leur matraque. Roo essaya de plonger pour les éviter et reçut
pour sa peine un coup à l’épaule, au lieu de la tête. La douleur lui faucha les
genoux et le fit tomber.
Erik essaya de tirer l’épée, mais l’homme le plus proche se jeta sur
lui. Erik lui délivra un revers qui le projeta contre l’individu qui arrivait
derrière lui.
— Attrapez-le ! s’écria celui qui venait de frapper Roo.
Erik essayait de nouveau de sortir son épée du fourreau lorsqu’il reçut
un coup à l’arrière du crâne. Il sentit ses jambes se dérober sous lui et sa
vision se troubla.
Deux brigands l’attrapèrent et le soulevèrent. Avant même d’avoir eu
l’occasion de résister, il se retrouva ficelé comme un veau que l’on destine à
l’abattoir. Le tavernier fit le tour du comptoir avec, à la main, la matraque
en plomb qu’il avait utilisée pour assommer le garçon.
— Le petit ne vaut probablement rien, mais le grand nous rapportera
un bon prix comme esclave pour les galères, ou peut-être même comme
combattant dans l’arène. Amenez-les à l’acheteur quegan avant minuit. Les
galères de l’ambassadeur et de son cortège partent demain soir avec la
marée, juste après la fin des festivités au palais.
Erik essaya de protester et en fut récompensé par un nouveau coup sur
la tête. Il s’effondra, inconscient.

Erik ouvrit les yeux et s’assit, l’estomac noué. Sa vision se troublait


par intermittence et il ressentait une douleur lancinante à la tête. Il tenta
d’avaler sa salive et referma les yeux. Découvrant que cela ne faisait
qu’empirer sa nausée, il s’empressa de les rouvrir. Il s’aperçut alors que de
lourds bracelets de fer lui encerclaient les poignets et que des chaînes plus
imposantes encore immobilisaient également ses chevilles. Il regarda autour
de lui, pensant qu’il se trouvait dans la cale d’un navire en partance pour
Queg. Il fut donc surpris de se rendre compte qu’il était dans une cellule.
Un gémissement tout proche le fit se retourner. Le jeune forgeron vit
que Roo, enchaîné lui aussi, tentait de s’asseoir. Erik lui donna un coup de
main. Son compagnon essaya alors de s’éclaircir les idées.
— Vous avez eu une journée difficile tous les deux, n’est-ce pas ?
demanda une voix, derrière eux.
Erik tourna la tête et vit un homme adossé aux rebords d’une fenêtre
pourvue de barreaux. Son corps se découpait nettement à contre-jour, car
l’unique éclairage de la pièce provenait de la petite ouverture derrière lui. Il
vint s’accroupir devant le jeune forgeron, qui réussit alors à distinguer ses
traits dans la pénombre. Il s’agissait d’un homme d’âge moyen, aux épaules
larges et au cou de taureau. Il avait les cheveux noirs, coupés court, des
yeux d’un bleu profond et un front qui commençait à se dégarnir. Quelque
chose lui paraissait étrange dans l’expression et l’attitude de cet individu,
mais Erik ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Il avait besoin de se
raser, et portait une tunique et un pantalon ordinaires. Seules de hautes
bottes de cavalier, bien entretenues mais vieilles et usées, et une large
ceinture de cuir complétaient sa tenue.
— Où sommes-nous ? Je… (Erik ferma les yeux, pris d’un soudain
vertige.) Nous avons été attaqués par surprise.
— Des brigands ont essayé de vous vendre à des marchands
d’esclaves quegans, répondit l’homme, d’une voix légèrement râpeuse.
Il s’exprimait de façon banale, mais quelque chose dans son accent
rappelait à Erik celui de Nathan. Il se dit donc que l’homme devait être
originaire de la Côte sauvage.
L’autre lui sourit, mais un soupçon de méchanceté se dessinait dans ce
sourire.
— Vous étiez sur le point de faire un voyage en mer plus que
déplaisant. Mais le duc de Krondor a deviné qu’il se passerait quelque
chose de ce genre, du fait de la présence de l’ambassadeur quegan et de
plusieurs des galères de son roi.
— Vous n’êtes donc pas leur complice ?
— Moi ? Ah, plutôt embrasser un gobelin que de laisser un marchand
d’esclaves en vie ! (Il jeta un coup d’œil à Roo, qui reprenait peu à peu ses
esprits.) Les hommes du duc ont arrêté ces gredins alors qu’ils se
dirigeaient vers les quais. Il a été à la fois surpris et ravi de découvrir que
vous faisiez partie du convoi. Ça fait un moment que nous sommes à votre
recherche, mes amis.
— Alors vous savez qui nous sommes ? lui demanda Erik d’un ton
résigné. Qui êtes-vous ?
— Vous avez entendu parler de celui qu’on appelle « l’Aigle de
Krondor » ?
Erik hocha la tête. Peu de gens savaient qui il était et pourquoi on
l’appelait ainsi, mais son existence était connue de tous.
— C’est vous ?
— Moi ? (L’homme éclata d’un rire dur et bruyant.) Pas du tout. Mais
je travaille pour lui. Vous n’avez qu’à m’appeler « le Chien de Krondor ».
Je mords, alors ne m’énervez pas. (Il poussa un grondement féroce en
montrant les dents, en une excellente imitation de l’animal dont il portait le
nom.) Je me présente : Robert de Loungville. Mes amis m’appellent Bobby.
Vous, vous m’appellerez « messire ».
— Qu’est-ce que vous nous voulez ? intervint Roo.
— Je voulais juste m’assurer que vous n’étiez pas sérieusement
blessés.
— Pourquoi ? reprit le garçon. On ne pend pas un blessé ?
Cette réplique fit sourire de Loungville.
— Ça, ce n’est pas mon problème. Mais le prince a besoin d’hommes
désespérés et c’est bien ce que vous êtes. D’ailleurs, ça s’arrête là, à ce que
je vois. Enfin, je devrais peut-être ajouter pitoyables. Le prince va peut-être
devoir chercher ses hommes désespérés ailleurs.
— Alors c’est tout ? On va juste être pendus ? s’enquit Erik.
— Loin de là, répliqua de Loungville en se relevant, avant de pousser
un grognement exagéré. Mes genoux ne sont plus ce qu’ils étaient. (Il se
dirigea vers la porte de la cellule et fit signe au geôlier de venir lui ouvrir.)
Le nouveau prince de Krondor, tout comme son défunt père, est un homme
scrupuleux lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi. Vous aurez d’abord droit à un
procès. Ensuite, seulement, vous serez pendus.
Il sortit de la pièce. Le geôlier referma la porte derrière lui. Quelques
minutes plus tard, il l’ouvrit de nouveau, pour laisser entrer un vieil homme
vêtu d’habits coûteux mais pratiques, comme s’ils avaient été faits sur
mesure pour un homme actif, en dépit de son rang et de son âge. Ses
cheveux étaient d’argent, tout comme sa barbe, taillée très court. Il posa sur
les deux prisonniers un regard noir et pénétrant, et les dévisagea avec
beaucoup d’attention.
— Dis-moi quel est ton nom, demanda-t-il en s’agenouillant devant
Erik.
— Erik de la Lande Noire… messire.
Il se tourna vers Roo.
— Dans ce cas, tu dois être Rupert Avery.
— Oui. Et vous, qui êtes-vous ?
Son attitude montrait clairement qu’il s’indignait d’être traité si
cavalièrement et que, puisqu’on allait le pendre, il pouvait au moins en
profiter pour passer ses nerfs sur le premier venu, quel que soit son rang.
L’homme sourit, amusé de l’insolence de Roo.
— Vous pouvez m’appeler messire James.
Roo se redressa et se déplaça aussi loin que la chaîne qui lui
emprisonnait les jambes le permettait. Puis il jeta un coup d’œil par la petite
fenêtre.
— Dites-moi, messire James, combien de temps allons-nous moisir
ici, dans la prison de Krondor, avant d’être jugés et pendus ?
— Vous n’êtes pas dans la prison de Krondor, mon jeune ami,
répliqua James. Vous êtes au palais du prince et votre procès commencera
après-demain, dès que Nicholas aura officiellement pris le pouvoir. À
moins, bien sûr, que vous ne soyez particulièrement pressé, auquel cas je
pourrais toujours demander au roi de rendre son jugement cet après-midi.
— Faites donc, je vous en prie, ironisa Roo. Si Sa Majesté n’est pas
trop occupée, je suis sûr que tout le monde aimerait qu’on en finisse au plus
tôt. Bien entendu, le roi abandonnera toutes ses affaires en cours juste parce
que vous le lui aurez demandé.
James sourit de nouveau, mais Erik perçut cette fois un danger dans
son expression.
— Je ne doute pas qu’il le ferait, car il me considère un peu comme
son oncle. De plus, je suis aussi le nouveau duc de Krondor. Connaissez-
vous quelqu’un qui pourrait vous représenter au procès ? ajouta-t-il en se
relevant.
— Vous trouverez un homme du nom de Sébastian Lender au Café de
Barret, répondit Erik. Il acceptera peut-être de nous représenter.
Le duc hocha la tête.
— Je le connais de réputation. C’est un bâtard retors qui parviendra
peut-être à vous éviter la pendaison. Je vais envoyer quelqu’un le chercher,
afin que vous puissiez élaborer ensemble votre défense. (Il se dirigea vers la
porte.) Puis je verrai si le roi est libre demain, ajouta-t-il à l’adresse de Roo.
Mais si j’étais vous, j’attendrais jusqu’à ce que Nicholas monte sur le trône
de l’Ouest. Il est d’un caractère plus doux que son frère, car Sa Majesté
n’apprécie pas beaucoup ceux qui lui assassinent ses nobles.
— De quel noble parlez-vous ? rétorqua Roo. Stefan avait peut-être
un baron pour père, mais ça ne l’empêchait pas d’être un salaud.
James esquissa de nouveau un sourire dépourvu d’humour.
— Peut-être, mais comme son père est mort moins d’une heure avant
lui, c’est le baron de la Lande Noire que vous avez assassiné, même s’il ne
l’a été que pendant un court moment.
La porte s’ouvrit et le duc James sortit de la cellule. Erik regarda Roo
et conclut :
— Au temps pour les îles du Couchant.
Roo s’assit de nouveau contre le mur, dans l’incapacité d’apercevoir
quoi que ce soit par la fenêtre.
— Oui, répondit-il. Au temps pour les îles du Couchant.

Erik et Roo durent changer de cellule le lendemain matin sans qu’on


leur en explique la raison. Des soldats portant l’uniforme de la garde du
prince de Krondor entrèrent dans la pièce et détachèrent les chaînes du mur,
sans toutefois leur ôter leurs menottes ou les fers qu’ils avaient aux pieds.
Ils les escortèrent ensuite jusqu’à une vaste geôle pourvue d’un long mur de
barreaux à travers lesquels on pouvait voir d’autres cellules, fermées par des
portes en bois. La geôle était en partie enfouie dans le sol. À hauteur du
visage, une longue fenêtre de moins de trente centimètres de haut s’ouvrait
sur toute la longueur de l’autre mur. Les deux prisonniers virent qu’elle
donnait sur une cour de grande dimension tout au bout de laquelle avait été
érigé un gibet. Une demi-douzaine de nœuds coulants pendait à une longue
poutre transversale qui reposait sur de gros madriers dressés entre chaque
nœud.
Erik l’observa brièvement et comprit que l’exécution serait simple à
l’extrême. Les prisonniers devraient monter quelques marches d’un côté de
la plate-forme puis grimper sur des caisses en bois d’environ un mètre de
haut. Ensuite, les soldats donneraient un coup de pied pour faire tomber les
caisses après avoir passé la corde au cou des condamnés.
Erik et Roo prirent place le long des barreaux et s’assirent en silence.
Le jeune forgeron balaya leur nouvelle cellule du regard. Sept autres
hommes, également enchaînés, attendaient qu’on se prononce sur leur sort.
Tous avaient l’air brutaux et dangereux, certains plus encore que d’autres.
Erik avait pris l’habitude d’être le plus grand des enfants de Ravensburg et
était devenu avec l’âge l’un des hommes les plus forts, mais au moins deux
des prisonniers étaient aussi grands et peut-être aussi forts que lui.
Vers midi, on fit entrer dans la geôle deux autres personnes, qui
paraissaient avoir reçu une sacrée correction après leur arrestation. L’un de
ces hommes, une brute épaisse soutenue par trois gardes, leur avait
visiblement opposé une grande résistance car il était à peine conscient. Son
compagnon, cependant, ne cessa d’invectiver les gardes pendant qu’ils le
jetaient dans la cellule, puis après, lorsqu’ils partirent.
— Quand je sortirai d’ici, les gars, vous pouvez être sûrs que je
réglerai mes comptes ! Je connais les noms de chacun d’entre vous ! (Il
parlait de manière affectée, mais son accent trahissait ses modestes
origines.) Bande de salopards, ajouta-t-il en s’asseyant.
Il regarda Erik, assis en face de lui, puis son compagnon, presque
inconscient.
— Le vieux Biggo a pas l’air très en forme, pas vrai ?
— Vaut mieux pour lui qu’il se réveille pas, répliqua un homme
depuis un autre coin de la pièce. Comme ça, il sentira pas son cou se briser.
— Oh, mais le vieux Biggo et moi, on montera pas sur le gibet !
protesta l’autre d’une voix apeurée. Nous, on a des relations. On est des
amis du Judicieux lui-même.
— Qui est le Judicieux ? demanda Roo.
— Le chef des Moqueurs, répondit un autre prisonnier. Et ce menteur
est aussi proche du Judicieux que je le suis de la mère du roi.
— Attendez, et vous verrez qu’on sortira bientôt d’ici ! répliqua le
fanfaron.
La porte, à l’autre bout du couloir, s’ouvrit sur un homme qui
s’avança, escorté par deux gardes. Il était vêtu d’une robe de qualité et
portait un chapeau de feutre violet, rond et à bord court, qu’Erik trouva
comique. Un cordon noué sous le menton maintenait le couvre-chef en
place. L’homme avait le visage maigre et pâle d’un prêtre ou d’un érudit,
avec un long nez et une mâchoire carrée. Mais ses yeux vifs paraissaient ne
rien manquer en balayant la pièce.
Les gardes, sans ouvrir la cellule, se contentèrent de s’écarter.
L’homme s’approcha des barreaux.
— Qui, parmi vous, est Erik ?
L’intéressé se leva et alla faire face à l’étranger. Roo le suivit.
— Je suis Erik.
— Quel est votre nom de famille ?
— On m’appelle Erik de la Lande Noire.
L’homme hocha la tête.
— Je suis Sébastian Lender, du Café de Barret. (Il dévisagea Erik et
Roo pendant une longue minute, comme s’il cherchait à mémoriser chaque
détail de leur apparence.) Vous êtes dans de beaux draps, tous les deux.
— C’est ce qu’on avait cru comprendre, approuva Roo.
— Je vais peut-être pouvoir vous sauver la vie. Mais il va falloir me
dire exactement ce qui s’est passé. N’omettez aucun détail et ne me mentez
pas.
Erik lui raconta la scène telle qu’il s’en souvenait, et Roo compléta
avec sa version des faits.
— Vu les témoignages du baron Manfred et de la jeune fille, Rosalyn,
il est clair que Stefan espérait vous attirer dans un piège qui lui permettrait
de vous tuer, conclut Lender lorsqu’ils eurent fini leur récit.
— Quand allons-nous être jugés ? demanda Erik.
— Dans deux jours. Comme c’est une affaire de meurtre dont la
victime n’est autre que l’un des nobles du roi, vous serez jugés ici, au palais
du prince. (Il parut pensif.) Le prince risque de se montrer ferme mais juste.
La Cour des plaintes a tendance à dispenser une justice plus cynique car
tous ceux qui se présentent devant elle sont innocents.
— Mon père m’a demandé de vous contacter…
— Oui, je devais vous remettre quelque chose.
— De quoi s’agit-il ?
— D’un héritage bien étrange, je le crains. D’abord une petite somme
en or, qui suffira à peine à couvrir mes frais, je suis au regret de vous le
confesser. Plus une paire de bottes qui appartenait à votre grand-père,
d’après ce qu’Otto m’a raconté. Comme vous faites la même taille que lui,
votre père pensait qu’elles vous iraient. Il y avait aussi une très belle dague
que je ne peux, de toute évidence, vous amener ici.
— Une dague ? répéta Roo, surpris.
Lender leva la main.
— Au fil des années, j’ai vu des héritages bien plus étranges. Dans
tous les cas, vous n’aurez rien de tout cela avant le procès. Nous verrons si
les choses vont dans notre sens ; si c’est le cas, nous reparlerons de
l’héritage.
— Quelles sont nos chances ? voulut savoir Erik.
— Bien minces, répliqua Lender avec franchise. Si vous étiez restés,
vous auriez peut-être réussi à bâtir une argumentation convaincante selon
laquelle vous avez tué Stefan pour vous défendre. Manfred admet qu’il est
parti voir son père afin d’obtenir de lui l’ordre d’empêcher Stefan de
commettre un acte irréfléchi. Mais il refuse de dire de quoi il s’agissait et
prétend seulement savoir que Stefan cherchait la bagarre.
— Va-t-il témoigner devant le prince ?
— Il l’a déjà fait. Lorsque Nicholas montera sur le trône demain,
Manfred repartira pour la lande Noire. J’ai une copie de sa déposition
auprès du magistrat du roi. Elle est parfois vraiment très évasive et si j’avais
su que je devrais vous représenter, j’aurais posé beaucoup plus de questions
que ce brave homme.
— Vous ne pouvez pas lui en poser d’autres ? demanda Roo.
— Non. À moins qu’un décret du roi ne l’y oblige, répondit Lender, et
je doute que le roi accepte.
— Pourquoi pas ? insista le garçon, qui n’était pas sûr de comprendre
ce que disait l’avocat. Le roi veut la justice, n’est-ce pas ?
Lender sourit de cet air indulgent qu’ont les maîtres lorsqu’un
apprenti doué mais manquant visiblement d’éducation leur pose une
question évidente.
— Notre roi semble s’intéresser à la justice, et ce bien plus que la
plupart des hommes. C’est en rapport avec un événement de sa jeunesse,
lorsqu’il a passé quelque temps dans l’empire de Kesh la Grande. Mais il
cherche aussi à éviter que l’on croie qu’il est facile de tuer un noble et
d’éviter la pendaison. Il y a justice et justice.
— D’autant que nous avons vraiment tué Stefan, soupira Erik.
Lender baissa la voix pour lui demander :
— Lorsque vous êtes partis à sa recherche, aviez-vous l’intention de
le tuer ?
Erik réfléchit pendant une longue minute avant de répondre :
— Je crois que oui. Je savais qu’il allait essayer de faire du mal à
Rosalyn, je savais ce que j’allais trouver en arrivant et je savais que j’allais
tuer Stefan. Je ne peux même pas dire que j’y suis allé pour la protéger.
Lender jeta un coup d’œil à Roo, qui fit un signe de tête. L’avocat
poussa un profond soupir.
— Si c’est vrai, personne au monde ne pourra vous sauver de ça.
Il désigna la potence, visible par la fenêtre. Erik acquiesça. Lender
s’en fut sans rien ajouter.
Chapitre 6

DÉCOUVERTE

La créature bougea légèrement dans son sommeil. La jeune femme


resta patiemment immobile alors que les compagnons de la bête s’écartaient
du monstre endormi pour rejoindre plusieurs de leurs semblables, regroupés
dans des recoins éloignés et occupés à converser à voix basse. La jeune
femme les ignora et étudia la créature, sur le point de se réveiller. Aux yeux
des mortels, la bête, gigantesque, était l’ancêtre de tous les dragons. Elle
était bien plus grosse et plus haute que ses serviteurs et paraissait énorme,
même en comparaison de l’immense salle qui lui servait de nid. Au loin, les
lampes à huile dans leurs appliques éclairaient la pièce d’une lueur
vacillante, mais le dragon et la femme n’avaient guère besoin de lumière
naturelle pour se guider dans la pénombre. Une faible odeur d’épices planait
dans l’air – peut-être s’agissait-il d’un ingrédient ajouté à la composition de
l’huile et destiné à adoucir l’atmosphère, se dit la jeune femme.
Le dragon finit par ouvrir des paupières de la taille de la fenêtre d’un
château et cligna des yeux. Il s’étira et baissa la tête en bâillant, dévoilant
des dents couleur ivoire, semblables à ces cimeterres gigantesques que les
hommes de Kesh la Grande maniaient à deux mains. Il y avait une raison à
l’absence d’éclairage : les écailles de la bête, autrefois dorées, étaient
constituées de pierres précieuses. S’il y avait eu plus de lumière, celles-ci
auraient projeté des lueurs arc-en-ciel dans toutes les directions. Or le
dragon, pourtant capable de maîtriser des arts dépassant l’entendement
humain, s’était aperçu que les reflets, qui n’en finissaient pas de danser sur
les parois, lui donnaient mal à la tête.
La jeune femme avait déjà rencontré des dragons, mais aucun d’eux
ne ressemblait à celui-là. Peu de choses arrivaient encore à l’impressionner,
mais elle dut admettre que l’être qui lui faisait face était réellement
imposant. Ils s’étaient déjà « parlé » au moyen de pratiques magiques, mais
c’était la première fois qu’ils se rencontraient en chair et en os. En dépit des
efforts pour garder secrète l’identité de la créature cachée en ce lieu depuis
un demi-siècle, des légendes au sujet du « grand dragon de pierres
précieuses » avaient déjà circulé dans diverses parties du royaume.
Mais la jeune femme savait qu’il ne s’agissait pas d’un véritable
dragon, même si, à sa naissance, il appartenait bien à cette race. L’âme de la
bête avait péri au cours de la grande bataille qui avait atteint son point
culminant dans cette même salle, presque cinquante ans auparavant. Depuis,
c’était l’oracle d’Aal, une très vieille conscience, étrangère à ce monde, qui
habitait le réceptacle ayant autrefois abrité l’esprit de Ryath, fille de
Ruagh – peut-être le plus grand de tous les dragons d’or.
Une voix forte comme un grondement de tonnerre prit naissance dans
la gorge de la créature.
— Je vous salue, Miranda. Comment allez-vous, ma chère ?
— Bien, répondit la jeune femme en hochant la tête. Mais le voyage
depuis la Croix de Malac est quelque peu déroutant.
— Il en a toujours été ainsi. Seuls ceux qui possèdent un certain talent
peuvent l’entreprendre, mais je souhaite néanmoins m’assurer que quels que
soient les pouvoirs dont ils disposent, ils n’en demeurent pas moins indécis
au sujet du véritable emplacement de cette salle.
— Je comprends, dit Miranda. Et vous, comment vous portez-vous ?
— Le temps nous est compté. La chaleur me fatigue et je dors plus
longtemps chaque jour. Bientôt, j’entrerai dans le sommeil de la naissance ;
alors finira pour moi cette phase de l’existence.
— Le temps nous est compté, en effet. Combien de temps encore
allons-nous pouvoir bénéficier de vos conseils éclairés ?
— Déjà, le futur m’apparaît voilé et incertain. Ma fille n’aura pas le
don durant les vingt premières années de sa vie, ce qui veut dire que bientôt,
pendant les cinq ans que va durer le sommeil de la naissance et pendant
toute l’enfance de ma fille, tout sera comme avant mon arrivée sur ce
monde. Mais il y a plus.
— De quoi s’agit-il ?
— Je n’arrive pas à voir ce qui devrait pourtant être clair, ce qui ne
peut signifier qu’une chose : cela me concerne également, car aucune
créature ne peut avoir connaissance de sa destinée.
D’après la légende, l’oracle d’Aal était l’être le plus ancien de tout
l’univers ; il était déjà vieux lorsque les Valherus avaient défié les dieux,
lors des guerres du Chaos. Cette pensée poussa Miranda à se retourner pour
regarder le dais derrière l’oracle. Elle opéra délibérément un changement de
perception et vit la Pierre de Vie apparaître brièvement. D’une couleur verte
féerique, elle vibrait d’une lumière interne. La jeune femme observa ses
rythmes hypnotiques pendant quelques instants avant de demander :
— S’agitent-ils de nouveau ?
— Ils ne cessent jamais, répliqua l’oracle. Mais, maintenant, ils font
preuve de plus de vigueur. D’une certaine façon, ils détiennent toujours de
l’influence sur ceux de l’extérieur qui sont réceptifs à leur appel.
Le « ils » faisait référence aux Valherus, que la plupart des habitants
de ce monde appelaient les Seigneurs Dragons. Pris au piège de pouvoirs
qu’eux-mêmes n’arrivaient pas à comprendre, ils étaient retenus en captivité
à l’intérieur de la Pierre par quelque force mystérieuse. Au-dessus de la
Pierre s’élevait une épée d’or au pommeau d’ivoire. Miranda savait qu’un
demi-siècle plus tôt, une grande bataille avait fait rage dans la cité de
Sethanon, au-dessus de cette salle dans laquelle s’était déroulé un combat
d’égale ampleur. L’étrange Tomas, moitié homme et moitié Valheru, héritier
de l’armure et des pouvoirs d’Ashen-Shugar, le seigneur du Nid d’Aigle,
avait combattu une créature spirituelle ayant revêtu la forme d’un ancien
parent, Draken-Koren, le seigneur des Tigres. Au même moment, Pug du
port des Étoiles, magicien appartenant à deux mondes, et Macros le Noir,
sorcier incomparable, avaient joint leurs efforts pour empêcher la
réouverture d’une faille entre deux univers. Deux Très-Puissants Tsurani,
des magiciens du monde de Kelewan, les avaient assistés dans cette tâche.
Pendant ce temps, Ryath avait affronté un maître de la terreur, une créature
originaire d’un autre espace-temps qui drainait la vie de ses victimes
uniquement en les touchant.
En fin de compte, les Valherus avaient été emprisonnés à l’intérieur de
la Pierre, Ryath avait payé de sa vie sa victoire sur le maître de la terreur, et
les forces qui soutenaient le faux prophète Murmandamus avaient été
écrasées. Pas un seul soldat, qu’il eût été au service du royaume ou des
Moredhels, ne connaissait le véritable enjeu de cette guerre. Personne,
parmi les chefs des nations du Nord – ainsi que l’on surnommait les
Moredhels et les gobelins – ne savait que Murmandamus n’était en réalité
qu’un prêtre-serpent panthatian que la magie faisait ressembler à leur héros
légendaire. Seuls la famille du roi et quelques-uns de leurs amis les plus
proches connaissaient l’existence de la Pierre de Vie et de l’oracle.
Mais aujourd’hui, le premier défenseur de la Pierre, l’entité physique
et magique qu’était l’oracle-dragon, allait mourir.
— Quand le changement aura-t-il lieu ? demanda Miranda.
Le dragon leva la tête et l’inclina légèrement sur la droite, en direction
de l’endroit où se tenaient six hommes en robe de bure qui parlaient entre
eux à voix basse.
— Mes époux-servants préparent déjà leur transformation.
Ils rabattirent le capuchon de leur robe, dévoilant des visages
d’adolescents.
— Lorsque la chaleur a commencé à monter, j’ai lancé mon appel, et
les jeunes de la région, du moins ceux qui ont un certain don, y ont répondu,
poursuivit l’oracle. Ils ont quitté leur foyer pour venir jusqu’à la Croix de
Malac, où se dresse la statue. Alors je les ai amenés jusqu’ici. Ceux qui
n’avaient pas le talent requis ont été renvoyés chez eux en pensant qu’ils
avaient seulement rêvé. Ceux qui ont choisi de rester ont eu le droit de
passer le test et ceux qui ont échoué ont également été renvoyés, ne gardant
en mémoire que très peu de souvenirs de leur séjour en ces lieux. Ces six
jeunes gens sont les premiers à s’être montrés dignes de se tenir aux côtés
de ma fille.
Six autres hommes plus âgés rejoignirent les jeunes gens.
— Ceux-là sont leurs professeurs et vont s’unir à moi pour créer ce
qui deviendra ma fille. Lorsqu’ils auront terminé, leur corps mourra. Mais
leur esprit et leurs connaissances prendront possession de ces six jeunes
hommes. (Le dragon fit signe à un autre groupe de les rejoindre. Six
hommes, eux aussi plus âgés, s’avancèrent à leur tour.) J’espère que
d’autres jeunes gens se montreront dignes de cette tâche, car pour ceux qui
n’auront pas de successeur lorsque viendra le temps pour eux de mourir…
leurs connaissances seront perdues à jamais.
— Vous n’êtes que douze ? s’étonna Miranda en regardant les
hommes.
— Si Pug n’avait pas été nous chercher sur notre monde à l’agonie, il
ne resterait plus personne. Mais si un treizième enfant devait se présenter
avant la naissance, alors lui aussi pourrait s’unir à nous, sauf s’il est de sexe
féminin ; dans ce cas, elle deviendrait la deuxième fille et serait l’assistante
de la première. Le nombre des Aals peut encore s’accroître.
Miranda dissimula son impatience. Elle avait d’autres inquiétudes en
tête.
— Ensuite vous donnerez naissance à votre fille ?
— Mon esprit s’unira à celui de mes époux-servants afin que nous
puissions nous fondre en une seule conscience contenant tous nos souvenirs
et nos sensations, toutes nos joies et nos souffrances. Puis le tout sera de
nouveau divisé : ces garçons deviendront nos fils et ma fille prendra forme.
— Elle sera le nouvel oracle ?
— En effet.
— Quel corps habitera-t-elle ? Je ne vois pas de jeune fille ici.
— Le corps du dragon est d’essence magique : il est bien plus fort que
tous ceux que l’oracle a pu utiliser. Il servira de nouveau pour ma fille.
— C’est donc pour cela que vous allez nous quitter pendant vingt-
cinq ans ?
— Oui. Elle ne sera encore qu’une enfant, mais elle finira par avoir
tous mes pouvoirs.
Miranda poussa un soupir parfaitement distinct.
— Au moins, ce sera une petite fille si imposante que cela devrait
faire réfléchir tous ceux qui pourraient s’introduire ici. (Elle réfléchit
quelques instants.) Savez-vous où se trouve Pug ?
L’oracle ferma les yeux et réfléchit à son tour.
— Il s’est absenté de son île. Je le sens quelque part par-là (Il fit un
vague signe de tête), entre les mondes.
— Bon sang, jura Miranda. Je crois que nous allons avoir besoin de
lui avant que votre fille soit assez forte pour défendre cette salle elle-même.
(Elle se tut quelques instants.) Combien de temps encore, avant les
dernières chaleurs ?
— Nous nous unirons dans moins d’un an, Miranda. Ensuite je ne
serai plus là, car l’on perd toujours quelque chose dans le processus de
reformation. C’est pourquoi nous, qui étions déjà vieux lorsque les étoiles
étaient encore jeunes, avons si peu de souvenirs de notre propre
commencement. Mais la renaissance s’accompagne toujours d’une force et
d’une connaissance nouvelles, et celle qui prendra ma place finira par
devenir mon égale, puis par me dépasser.
— Si nous vivons jusque-là, marmonna Miranda.
— Des vagues de ténèbres approchent, approuva l’oracle. Elles se
brisent pour l’instant sur de lointains rivages mais finiront par arriver ici.
— Je dois partir, dit la jeune femme. Nous avons si peu de temps
devant nous et tant de choses à faire. J’ai peur que bien des choix stupides
aient déjà été faits ; nous comptons trop sur les augures et les présages.
— Vous choisissez un bien étrange public pour faire pareil discours,
lui reprocha le dragon.
— Il ne me viendrait pas à l’idée de remettre en cause votre
assistance, répliqua la jeune femme. Mais le destin n’est pas immuable. Je
pense que l’on peut changer son propre avenir si on en a la volonté.
— C’est également ce que croient vos adversaires, protesta l’oracle, et
c’est là que se situe le cœur du problème.
— Ce ne sont que des fanatiques aveugles, qui vivent dans un rêve
dément qui n’a aucun ancrage dans la réalité. Ils répandent la mort et la
souffrance au nom d’une cause qui n’a pas lieu d’être.
— C’est vrai, mais ils croient eux aussi en l’autodétermination.
— Sur ces paroles, répliqua sèchement Miranda, je vous dis adieu.
Êtes-vous suffisamment protégé, ici ?
— Nos aptitudes peuvent nous protéger de tout à l’exception des plus
puissants.
— Dans ce cas, je vais m’en aller. Nous reverrons-nous ?
— Je ne sais pas, avoua l’oracle. Trop de fins possibles me viennent à
l’esprit et aucune n’est vraiment prononcée.
— Dans ce cas, je vous souhaite de réussir à atteindre l’immortalité.
Priez pour que nous, les êtres inférieurs, vivions assez longtemps pour
accueillir votre fille lorsque sa conscience s’éveillera.
— Je vous souhaite de réussir dans votre entreprise, répondit le
dragon.
Puis la jeune femme disparut. Seule une bourrasque balaya l’espace
où elle se tenait une seconde plus tôt.
— Elle ressemble beaucoup à son père, vous ne trouvez pas ? gloussa
le dragon en s’adressant au plus vieux de ses compagnons. Mais son
cynisme pourrait bien devenir la faiblesse qui la perdra. J’espère que le
destin ne sera pas trop dur avec elle.
— Elle ressemble effectivement beaucoup à son père, répondit le plus
âgé des condisciples.
Les vents balayaient le sommet de la colline, faisant onduler la cape et
la robe de la jeune femme telles des ailes dans son dos. La fumée qui
s’élevait des incendies lui piquait les yeux tandis qu’elle contemplait le
carnage en contrebas. Des cavaliers s’amusaient à chasser les derniers
survivants, tuant et violant pour le plaisir. Des guerriers que la fureur de la
bataille transformait en animaux répandaient à présent la souffrance et la
destruction parmi des hommes, des femmes et des enfants impuissants. De
rage, elle serra les poings mais ravala sa colère. Ceux qui donnaient leurs
ordres aux cavaliers s’abattraient sur elle en un instant si elle révélait sa
présence par la magie. Sa compagne n’était pas la peur, mais la prudence.
La jeune femme savait qu’il lui restait encore beaucoup à accomplir jusqu’à
la véritable bataille, qui mettrait en jeu le sort de plusieurs mondes. Elle ne
pouvait pas risquer sa vie pour ces malheureux.
Même à cette distance, Miranda pouvait entendre les cris de douleur
portés par le vent. Elle s’en détourna et commença à descendre la colline.
Pour le moment, elle s’efforçait de transformer son cœur en pierre, car
même si elle mourait d’envie d’aider les quelques survivants, elle savait que
des problèmes bien plus importants requéraient toute son attention.
La jeune femme s’accroupit en approchant du lieu où s’était déroulée
la bataille. Dissimulée derrière de petits rochers, elle attendit, le temps de
laisser passer une troupe de guerriers ivres arborant tous un brassard
émeraude. Une femme poussant des hurlements se trouvait en travers de la
monture de l’un des soldats. Miranda sentit son visage s’empourprer de
colère mais s’efforça de rester calme : elle n’aiderait personne en perdant
son sang-froid maintenant.
Elle contourna le champ de bataille et parvint à un village en ruines.
Plus aucun bâtiment ne tenait debout. De temps à autre, un pan de mur ou
un encadrement de porte noirci se dressait, solitaire, mais rien n’avait
survécu qui pouvait ressembler, même de très loin, à un abri. La fumée âcre
piquait les yeux de Miranda, qui n’en cherchait pas moins des signes de vie
au milieu de cette désolation.
Elle n’en trouva aucun et s’aventura plus loin dans le village à la
recherche d’informations qui pourraient s’avérer utiles. Puis elle distingua
un mouvement au loin et se précipita derrière un pan de mur. Une nouvelle
troupe de cavaliers passa à proximité. Ils se montraient moins vigilants
qu’ils ne l’auraient dû, mais ce n’étaient pas non plus les ivrognes croisés
tout à l’heure. Miranda vit tout de suite que ceux-là étaient des soldats
aguerris, rattachés aux principales compagnies des forces d’invasion, et non
de simples mercenaires. Elle avait eu raison de se rendre sur les lieux de
leur dernier massacre, car elle avait à présent une bonne idée de leur allure.
Jurant à voix basse – les envahisseurs avançaient plus vite qu’elle ne
l’aurait cru – la jeune femme s’éloigna du centre du village. Elle aurait pu
quitter les lieux à tout moment si elle l’avait voulu, mais elle était fatiguée
par l’effort que nécessitait la dissimulation de sa présence à ses ennemis. Il
lui faudrait prendre un peu de repos dans un endroit tranquille pour pouvoir
quitter ce lieu sans révéler aux envahisseurs qu’elle les avait observés.
Miranda se baissa pour passer sous un chambranle calciné, entre deux
pans de mur encore debout. Mais la vision qui s’offrit à elle fit voler son
sang-froid en éclats. Le souffle coupé, elle dut tendre la main pour se retenir
au montant de la porte car ses genoux se dérobaient à la vue des cadavres
d’enfants. Leurs minuscules corps carbonisés étaient empilés au centre du
bâtiment éventré par l’incendie. Miranda sentit un grondement de douleur et
de rage animales se former dans sa gorge et le réprima. La colère menaçait
de s’emparer de son esprit et la jeune femme savait que si l’un des monstres
responsables de cette horreur s’aventurait par ici, elle le détruirait sans
réfléchir aux conséquences pour elle ou sa mission.
Elle inspira profondément pour tenter de retrouver son calme et ravala
ses larmes. Des bébés au crâne brisé reposaient au-dessus d’enfants plus
âgés, le corps transpercé de flèches noircies. Au moins, se dit Miranda, ils
étaient déjà morts lorsque leurs assassins ont mis le feu à l’édifice.
Amèrement, elle se demanda malgré tout si la mort par l’épée ou par une
flèche était réellement plus clémente que l’asphyxie ou les flammes. Elle
souhaita aux âmes qu’avaient abritées ces petits corps tourmentés de trouver
la paix et sortit de la maison en ruines.
Elle se fraya un chemin parmi les débris jusqu’aux abords du village,
à l’opposé de l’endroit où elle avait vu les envahisseurs pour la dernière
fois. Elle risqua un coup d’œil à l’angle de ce qui était autrefois une
auberge. Il n’y avait rien en vue. La jeune femme se mit à courir et traversa
un petit ruisseau qui dévalait les collines. Elle atteignit le bosquet qu’elle
avait repéré et faillit mourir.
La femme était terrifiée, si bien que son coup de couteau manqua de
force, mais Miranda reçut néanmoins une entaille à l’avant-bras gauche.
Retenant un cri de douleur, elle agrippa le poignet de la femme de sa main
droite et le lui tordit pour l’obliger à lâcher sa lame, ce qu’elle fit.
— Silence, idiote ! siffla Miranda entre ses dents serrées. Je ne vous
ferai pas de mal ! (Elle souffrait et était en colère, mais son ton s’adoucit
lorsqu’elle aperçut les deux enfants, recroquevillés derrière leur mère.) Et je
n’en ferai pas non plus à vos petits.
Elle libéra le poignet de la femme et examina son avant-bras. La
blessure était peu profonde. Elle referma sa main droite dessus.
— Qui êtes-vous ? lui demanda la femme.
— Je m’appelle Miranda.
Les yeux de la malheureuse s’emplirent de larmes.
— Ils… Ils tuent les enfants.
Miranda ferma les yeux un instant puis hocha la tête. Les tueurs
avaient emmené les femmes pour abuser d’elles pendant la campagne, avant
de les tuer, mais les enfants ne leur étaient d’aucune utilité. Les marchands
d’esclaves qui suivaient l’armée auraient peut-être pu s’emparer d’eux, mais
le village se trouvait juste à côté du champ de bataille et les petits risquaient
de rapporter à l’ennemi ce qu’ils avaient vu.
— Ils ont pris les bébés par les talons, hoqueta la femme, et les ont
balancés…
— Assez, répliqua Miranda d’un ton ferme mais douloureux. Assez,
répéta-t-elle plus doucement en ignorant l’humidité sous ses paupières –
elle avait vu les minuscules crânes brisés. Je sais ce qu’ils leur ont fait.
Brusquement, elle comprit à qui elle avait affaire. Les yeux de la
femme, bien qu’élargis par la terreur, devaient déjà être immenses en temps
normal, et ses oreilles effilées, sous ses boucles blondes, ne possédaient pas
de lobes.
Miranda regarda les enfants et s’aperçut qu’il s’agissait de jumeaux.
Elle écarquilla les yeux, incrédule.
— Faites-vous partie de ceux que l’on appelle les Longues-Vies ?
— En effet, acquiesça la femme.
Miranda ferma les yeux et secoua la tête. Pas étonnant que la
malheureuse ait presque perdu l’esprit. Les naissances étaient rares chez les
Longues-Vies, plus communément appelés elfes par les hommes. Ils ne
parvenaient à l’âge adulte qu’au bout de plusieurs décennies, si bien que la
mort d’un enfant était une chose terrible pour eux, bien plus qu’un humain
ne saurait l’imaginer. De plus, les jumeaux étaient extrêmement rares parmi
les Eledhels – c’était le nom qu’ils se donnaient. Si ces deux petits garçons
avaient été assassinés, quelle impensable tragédie pour les elfes.
— Je comprends ce qui est en jeu, dit Miranda.
— Le village tout entier a été massacré, reprit la femme. J’avais
emmené les garçons dans les bois pour y chercher de la nourriture : nous
devions partir ce soir à la recherche des Jeshandis pour leur demander asile.
Miranda hocha la tête. Les Jeshandis comptaient de nombreux
Longues-Vies dans leurs rangs et auraient certainement recueilli cette
femme et ses enfants.
— Nous pensions que les soldats n’arriveraient pas avant plusieurs
jours. (Ses yeux se remplirent de nouveau de larmes.) Mon homme…
Miranda ôta la main de sa blessure et l’examina. L’entaille avait cessé
de saigner et seule une petite cicatrice rose attestait du coup de couteau.
— S’il se trouvait dans le village au moment de l’attaque, il est mort,
répondit-elle. Je suis désolée.
Elle savait combien ses mots d’apaisement devaient sonner creux
pour la malheureuse elfe. Mais celle-ci recouvra brusquement son sang-
froid et déclara :
— Dans ce cas, je dois protéger mes enfants seule.
— Bon sang ! s’exclama Miranda. Si nous arrivons à laisser derrière
nous cette foule d’assassins, je pourrai peut-être vous aider.
Elle regarda les deux petits garçons et s’aperçut qu’ils la
dévisageaient de leurs grands yeux curieux. Ils ne devaient pas avoir plus de
quatre ou cinq ans, mais leur race continuerait à les considérer comme des
enfants pendant encore trois décennies, et ils n’atteindraient l’âge de la
maturité qu’au bout d’un siècle. En tout cas, c’étaient de beaux enfants, que
ce soit selon les critères des elfes ou des humains.
— Je peux sauver vos enfants, affirma Miranda en poussant un soupir
résigné.
— Comment ?
— Suivez-moi mais ne faites pas de bruit.
Miranda s’éloigna. La femme et les jumeaux la suivirent. Ils ne
possédaient pas cette légendaire connaissance des sous-bois que l’on prêtait
à leur race, car ils avaient vécu toute leur vie dans un village et avaient du
mal à se frayer un chemin dans les fourrés. Malgré tout, ils faisaient
beaucoup moins de bruit qu’un trio d’humains ne l’aurait fait à leur place.
Miranda guida les fugitifs sur le chemin qu’ils avaient déjà dû utiliser
pour entrer dans la forêt. Presque une heure s’écoula.
— Connaissez-vous un endroit, non loin d’ici, où je pourrais me
reposer ? demanda-t-elle à l’elfe.
— Il y a une petite clairière devant nous. De l’autre côté, elle donne
sur l’entrée d’une grotte.
Miranda hocha la tête et reporta son attention sur le chemin devant
elle. D’autres soldats ratissaient peut-être la région à la recherche
d’éventuels survivants au lieu de profiter de leurs rapines. Des petits
villages comme celui-là n’avaient guère à offrir en matière d’objets de
valeur et, s’il n’y avait pas beaucoup de femmes en âge d’amuser leurs
guerriers, les capitaines les avaient peut-être envoyés en patrouille pour
éviter les disputes.
L’elfe poussait devant elle les deux garçons silencieux. Au bout d’un
moment, Miranda prit l’un d’eux dans ses bras. L’autre femme lui fit un
signe de tête pour la remercier et souleva le deuxième. Miranda savait
qu’un enfant, lorsqu’il était vraiment très effrayé, se taisait au lieu de
pleurer ; ces deux petits étaient terrorisés. Sans réfléchir, elle embrassa sur
la tempe celui qu’elle portait et lui caressa les cheveux, avant de se remettre
en marche.
Les deux femmes se frayèrent un chemin sous les arbres et
s’arrêtèrent brusquement en entendant passer des chevaux au loin. Elles
attendirent, puis reprirent leur marche lorsque le bruit s’éteignit. Elles
durent alors traverser d’épais fourrés pour finalement déboucher dans une
clairière. De l’autre côté s’ouvrait une caverne.
— Nous sommes en sécurité ici, annonça l’elfe.
— Attendez, lui demanda Miranda en déposant l’enfant à terre.
Elle s’avança dans les ténèbres de la caverne et fit appel à ses
pouvoirs magiques, afin d’y voir malgré l’absence de lumière. L’endroit
était effectivement désert mais on y trouvait de nombreux signes
d’occupation humaine, si bien qu’il était peu probable qu’un animal s’en
serve comme tanière. Miranda ressortit en disant :
— Venez…
Avant qu’elle puisse terminer sa phrase, un homme surgit des taillis
en criant :
— Je vous avais dit que j’avais repéré des traces ! (Il sortit un long
poignard de sa ceinture.) Y’a deux gosses, mais les femmes sont jeunes !
Un autre homme répondit, derrière lui, mais le cri de Miranda couvrit
ses paroles :
— Entrez !
L’elfe attrapa ses deux enfants par le bras et courut se cacher dans la
grotte. Miranda prit une longue dague à sa ceinture et attendit. Le deuxième
homme rejoignit le premier dans la clairière.
Tous deux ressemblaient à de simples mercenaires. Le premier portait
un tabard déchiré sur une cotte de mailles rouillée mais Miranda ne
connaissait pas le blason défraîchi qu’il arborait. Le deuxième était de haute
taille et portait un gambeson dont il avait arraché les manches, car le
manteau matelassé était de toute évidence trop petit pour lui et l’aurait gêné
pour se battre.
Miranda les laissa avancer.
— Qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? dit le deuxième homme d’un
ton hargneux en désignant la dague.
Il jeta un coup d’œil à son compagnon, qui sourit nerveusement en
disant :
— Range ça, fillette. On te traitera bien si tu nous poses pas de
problème. Sinon, on te fera passer un sale quart d’heure.
Miranda attendit. Lorsque le premier se fut suffisamment approché
pour tenter de la toucher, elle fit un pas en avant, plus rapidement que les
deux hommes ne s’y attendaient, et lui enfonça sa dague dans la gorge.
Le deuxième mercenaire, choqué, fit un bond en arrière. Miranda
arracha sa dague de la gorge du premier, qui mourut dans un gargouillis de
sang.
— Hé ! protesta son complice.
Ses mouvements rapides en faisaient un adversaire dangereux en dépit
de sa tenue débraillée. Dans un sifflement de métal, il sortit son épée du
fourreau et se mit en garde avant que Miranda ait le temps de s’approcher.
Elle préféra donc reculer.
Elle entendit au loin le fracas des chevaux.
— Hé ! Par ici ! cria le mercenaire.
Miranda poussa un juron lorsque d’autres voix répondirent à son
appel. Elle feignit une attaque pendant que son adversaire l’observait avec
méfiance. Il abattit son épée, exposant brièvement son bras. Elle donna un
rapide coup de dague, mais la lame glissa sur la cotte de mailles qui
protégeait son épaule.
Il rit en renvoyant un puissant revers destiné à faire sauter la tête de la
jeune femme, mais elle s’accroupit et l’évita aisément. La lame de son
adversaire n’avait pas fini de fendre l’air que Miranda enfonçait sa dague
dans son entrejambe à découvert.
Il hurla et se plia en deux lorsqu’elle arracha l’arme de la plaie. Un
geyser de sang cramoisi en jaillit et lui apprit qu’elle avait dû sectionner une
artère. L’homme était condamné à mourir en quelques minutes.
Mais le bruit des chevaux qui se rapprochaient rappela à Miranda
qu’elle non plus n’avait plus qu’un moment à vivre si elle n’agissait pas
rapidement. Elle entra dans la grotte et courut s’agenouiller devant l’elfe.
— Quel est votre nom ?
— Ellia, répondit la femme, accroupie devant ses deux petits garçons.
— Je peux vous sauver, vous et les enfants, mais je ne peux pas vous
conduire chez les Jeshandis. Voulez-vous venir avec moi ?
— Ai-je vraiment le choix ? demanda Ellia en entendant les chevaux
entrer dans la clairière.
— Non, répliqua Miranda.
Elle se pencha au-dessus de l’elfe, comme pour l’étreindre, et posa les
mains sur la tête des jumeaux. Brusquement tout, autour d’eux, se mit à
tourbillonner dans les ténèbres.
Quelques instants plus tard, l’air ondula. Au-dessus des deux femmes
brillait un ciel nocturne. Il faisait chaud. Ellia poussa un cri de surprise.
— Qu’est-ce que… ?
Miranda tomba à la renverse et heurta durement le sol humide.
— Nous sommes…
Elle tenta de lui expliquer mais il était clair qu’elle était complètement
désorientée. L’elfe regarda autour d’elle tandis que Miranda cherchait à
surmonter le trouble provoqué par la transition. Elles se trouvaient au cœur
d’une forêt touffue, dans une grande clairière traversée par un cours d’eau.
Le joyeux clapotis de l’eau sur les rochers offrait un contraste surprenant
avec les râles d’agonie des hommes.
Ellia se leva et se pencha pour aider Miranda à se redresser. La jeune
femme aux cheveux bruns secoua la tête pour s’éclaircir les idées.
Un grésillement attira l’attention des deux femmes, qui en cherchèrent
la source. Une faible lueur verte apparut dans le ciel et se transforma en
point lumineux.
— Dans l’eau, vite ! ordonna Miranda.
Sans hésiter, Ellia souleva ses deux enfants, un sous chaque bras, et
entra dans la rivière. L’eau était peu profonde, mais le courant rapide, et il
lui fallut faire attention à ne pas glisser sur les rochers.
— Ne regardez pas en arrière ! la prévint Miranda.
Ellia obéit sans répondre en s’enfonçant jusqu’aux hanches dans la
rivière. Les deux garçons s’accrochaient à leur mère et gardaient le silence,
en dépit du changement de luminosité et du froid de la rivière.
Le bruit strident se fit plus fort. Les jumeaux pressèrent leur visage
contre la poitrine de leur mère, comme pour y chercher refuge. Ellia avait
l’impression que ses oreilles allaient se mettre à saigner. Les enfants finirent
par ne plus pouvoir le supporter et se mirent à pleurer.
Le souffle d’une explosion dévastatrice propulsa l’elfe en avant.
Pendant un instant de pure panique, elle crut qu’elle allait perdre ses fils.
L’eau se referma au-dessus de leurs têtes, mais elle roula sur le dos et
réussit à se mettre à genoux sans jamais lâcher les enfants. Lorsqu’ils
sortirent la tête de l’eau glacée, les jumeaux crachèrent et toussèrent le
liquide qu’ils avaient avalé. Mais ils avaient tenu bon.
La chute leur avait fait faire un demi-tour. Ellia ne put s’empêcher de
regarder à l’endroit où se tenait Miranda. Une éclatante lumière orange
descendit des cieux telle une longue ligne d’énergie flamboyante et
engloutit la jeune femme. Celle-ci leva les bras comme pour se protéger.
Ellia fut balayée par une bouffée d’air si chaud qu’il réussit à sécher la tête
et les épaules de la jeune femme. Miranda se mit brusquement à bouger les
mains. Un filet d’énergie blanche teintée de pourpre apparut et commença à
se répandre le long de la colonne de lumière orange, filant droit vers sa
source. À mesure qu’il montait, le filet devint d’un blanc si aveuglant qu’il
n’était plus possible de le regarder en face. L’elfe fit volte-face, aussi
rapidement qu’elle le put, cherchant à protéger les jumeaux de la chaleur.
En pataugeant, elle réussit à atteindre l’autre rive, souleva et poussa
les enfants sur l’herbe. Puis elle essaya de sortir de l’eau, qui lui arrivait à la
taille. Brusquement, des mains puissantes se tendirent vers elle et la
sortirent de la rivière sans difficulté.
Trois hommes vêtus de cuir vert observaient le combat féroce qui se
déroulait sur l’autre rive. L’un d’eux s’appuyait sur un arc long et s’adressa
à Ellia dans une langue qu’elle ne connaissait pas. Elle posa la main sur
l’épaule des jumeaux pour les rassurer.
— Je ne comprends pas, dit-elle.
L’homme échangea un regard surpris avec ses compagnons et haussa
les sourcils. Puis il regarda de nouveau Ellia.
— Vous parlez keshian, mais vous ne connaissez pas votre propre
langue ?
L’elfe trouva son accent étrange, mais au moins elle le comprenait.
— Je parle la langue que mes parents m’ont apprise.
La terrible lumière disparut brusquement, plongeant la clairière dans
la pénombre. Miranda tituba comme si elle était ivre, puis elle se reprit et se
tourna vers l’autre rive. Elle aperçut Ellia et les jumeaux en compagnie de
trois guerriers elfes.
— Puis-je entrer en Elvandar ? demanda-t-elle d’une voix faible dans
la langue du roi.
— Qui le demande ? répondit l’un des guerriers.
— Quelqu’un qui a besoin de s’entretenir avec le seigneur Tomas afin
de lui demander conseil.
— Traversez la rivière, si vous en êtes capable.
— Je pense pouvoir y arriver, répliqua sèchement Miranda.
— Quelle est cette magie ? demanda Ellia lorsque la jeune femme
arriva à ses côtés.
— Ces hommes sont des Eledhels et ils font partie de votre peuple.
Nous sommes à la lisière d’Elvandar.
— Elvandar ? (Elle parut perplexe.) C’est une légende, un conte que
les anciens racontent aux enfants.
Le plus âgé des guerriers intervint.
— Je vois que vous vous posez beaucoup de questions auxquelles il
va falloir répondre, mais ce n’est ni le lieu ni l’heure. Venez, nous avons
besoin de deux jours pour arriver à la cour de notre reine.
— Les petits sont fatigués et terrorisés, protesta Miranda.
L’elfe écarquilla légèrement les yeux à la vue des enfants, un signe
que bien des humains n’auraient pas remarqué mais qui, pour Miranda,
trahissait la surprise.
— Des jumeaux ?
Ellia regarda Miranda, qui répondit pour elle :
— Oui, des jumeaux.
— Je pars en éclaireur annoncer la nouvelle à la cour, dit l’un des
guerriers elfes.
Il fit demi-tour et disparut dans les bois. L’un des deux autres fit signe
à son compagnon de le suivre.
— Je m’appelle Galain, annonça le dernier elfe. Mes compagnons se
nomment Althal, qui retourne à notre campement pour vous préparer à
manger, et Lalial, qui est parti annoncer la nouvelle à notre reine et au
prince consort.
Il passa son arc en travers de son épaule. Puis, sans demander la
permission, il s’agenouilla et souleva aisément les deux enfants, comme il
l’aurait fait de deux chatons. Les jumeaux regardèrent leur mère, mais
aucun ne protesta. Miranda posa la main sur l’épaule d’Ellia et, de la tête,
lui fit signe de suivre leur guide.
La jeune femme se servit de sa vision naturelle pour ne pas perdre les
autres de vue. La bataille au bord de la rivière avait épuisé ses pouvoirs car,
bien que brève, elle n’en avait pas moins été féroce. Malgré sa fatigue,
Miranda éprouvait la sombre satisfaction de savoir qu’à l’autre bout du
monde, le magicien panthatian qui avait envoyé l’énergie à sa recherche
n’était plus qu’un cadavre encore fumant. Il ne s’était pas attendu à ce
qu’elle réplique par un sort.

Ils arrivèrent au campement sans avoir échangé un seul mot. Althal


nourrissait le feu qui éclairait vivement la scène. De riches odeurs de fumée
et de gibier croustillant vinrent chatouiller les narines de Miranda.
Les jumeaux s’étaient endormis. Galain les déposa doucement sur le
sol.
— Il fera jour dans quelques heures. Laissons-les dormir. Ils
mangeront à leur réveil.
Ellia se laissa lourdement tomber sur le sol. Miranda vit qu’elle était
épuisée, aussi bien physiquement qu’émotionnellement. Son mari était
mort, sa maison détruite, et voilà qu’elle se retrouvait dans un endroit
étrange avec des gens qu’elle ne connaissait pas, sans même avoir à sa
disposition les effets personnels les plus essentiels.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle dans la langue de son pays natal.
Galain lui répondit en yabonais, la langue d’une province du royaume
toute proche, apparentée à la langue de Kesh, l’ancêtre de celle que parlait
Ellia.
— Je m’appelle Galain. Je fais partie du peuple des Eledhels, tout
comme vous.
— Je ne connais pas ce mot, Eledhel, répondit l’elfe.
Extérieurement, elle paraissait calme, mais Miranda devinait qu’au
fond d’elle-même, la malheureuse devait être terrifiée.
— Dans notre propre langue, ça signifie « le peuple de la lumière ». Il
y a beaucoup de choses qu’il vous faudra apprendre. Mais sachez
simplement, pour commencer, qu’il y a des millénaires, notre race était
divisée en quatre tribus – ce n’est pas tout à fait ça, mais c’est le terme qui
s’en rapproche le plus. Les plus anciens d’entre nous, les Eldars, sont les
gardiens de la Sagesse. Ceux qui vivent ici, en Elvandar, et servent la reine
Aglaranna, sont appelés Eledhels. Mais il y en a d’autres : les Glamredhels,
qui vivent en sauvages, et les Moredhels, les elfes noirs. Il y a quelques
années, nous avons appris l’existence de votre peuple, que nous appelons
Ocedhels, « ceux qui vivent au-delà de l’océan ». Nous ne savons pas si
vous êtes de véritables Glamredhels ou des Eledhels qui ont oublié leur
propre race. Quoi qu’il en soit, vous êtes la bienvenue en Elvandar. (Il
sourit.) Nous sommes comme vous. Ici, vous serez en sécurité.
Ellia le dévisagea ostensiblement, étudiant ses yeux. Comme s’il lisait
dans ses pensées, il rejeta en arrière sa longue chevelure afin de lui montrer
les oreilles effilées et dépourvues de lobe qui soulignaient son appartenance
à la race elfique. Elle poussa un soupir de soulagement.
— Je suis en sécurité…, répéta-t-elle d’un ton qui montrait qu’elle
avait peine à y croire.
— Vous apprendrez bientôt qu’il n’y a pas d’endroit au monde plus
sûr que celui-là.
Ellia hocha la tête, les genoux réunis sous le menton, et ferma les
yeux. Au bout d’un moment, une larme apparut sur sa joue. Elle soupira.
Galain la laissa à ses souvenirs et s’adressa à Miranda.
— Vous avez fait une entrée remarquée.
— C’est à cause des Serpents, expliqua la jeune femme en crachant
presque le dernier mot.
Galain plissa les yeux.
— Les hommes-serpents ?
Miranda acquiesça.
— Nous partirons dès que les enfants auront mangé. En attendant,
tâchez de dormir un peu, si vous le pouvez.
La jeune femme n’avait pas besoin de se l’entendre dire deux fois.
Elle s’allongea sur le sol humide et sombra dans un profond sommeil en
l’espace de quelques minutes.

Les garçons voyagèrent sur les épaules de Galain et d’Althal, tandis


que Miranda et Ellia suivaient d’un bon pas. Miranda savait que les deux
guerriers elfes ne marchaient pas aussi rapidement qu’ils l’auraient fait s’ils
n’avaient pas porté les enfants, mais malgré tout, elle peinait à suivre le
rythme. Seule la maladresse d’Ellia lui procurait un maigre réconfort, car ce
n’était pas une qualité inhérente à leur race mais les habitudes de toute une
vie passée dans les bois qui donnaient aux deux elfes leur pied sûr et leur
célérité.
Lorsque les jumeaux s’étaient réveillés, ils avaient mangé, puis, sans
discuter, le groupe avait abandonné le campement près de la rivière. Ils
avaient marché pendant une bonne partie de la journée et s’étaient arrêtés
vers midi, le temps de manger un peu de viande et de fruits séchés. Puis ils
s’étaient remis en route dans le sous-bois jusqu’à la tombée de la nuit,
s’arrêtant de nouveau une heure avant le crépuscule.
Galain était parti chasser tandis qu’Althal faisait du feu. Une heure
plus tard, le premier revint avec deux lapins. Les portions furent petites, car
ils étaient quatre adultes et deux enfants, mais il y en avait suffisamment
pour que personne n’aille se coucher le ventre creux.
L’aube arriva trop vite pour les deux femmes et les petits, épuisés,
mais ils étaient de nouveau sur la piste lorsque le soleil se leva à l’est. Vers
midi, ils croisèrent une patrouille de chasseurs, qui échangèrent rapidement
quelques informations avec Galain et Althal. Ellia ne comprit rien à la
conversation, car elle ignorait tout des subtilités de la communication chez
les elfes, et Miranda, bien qu’elle fût un peu plus au courant, en manqua
également une grande partie.
Vers le milieu de l’après-midi, ils débouchèrent dans une énorme
clairière. Stupéfaite, Ellia trébucha et resta bouche bée. Même Miranda dut
admettre qu’elle était impressionnée.
Dans la clairière se dressait une imposante cité sylvestre. Des arbres à
côté desquels le plus majestueux des chênes aurait paru rabougri s’élevaient
très haut au-dessus de leurs têtes, masquant le ciel. Une voûte de feuilles
vert foncé formait un toit gigantesque au-dessus des troncs qui s’étendaient
à perte de vue. Il s’y mêlait parfois quelques autres couleurs, comme le
blanc et l’or. Certains arbres se paraient même d’émeraude et d’azur
scintillants. Une douce lueur émanait de la cité, comme si une brume
magique enveloppait l’ensemble.
— Voici Elvandar, annonça Galain.
Ils avancèrent dans la clairière. À mesure qu’ils se rapprochaient des
arbres, Miranda parvint à distinguer des silhouettes en mouvement. Les
habitants de la cité étaient au travail, tannant les peaux, forgeant les armes
ou sculptant des instruments en bois. D’autres fabriquaient des flèches,
travaillaient la pierre ou préparaient à manger. Mais la nature banale de ces
tâches quotidiennes ne diminuait en rien le prestige de la cité, car Elvandar
était peut-être l’endroit le plus magique de Midkemia. Des sons apaisants
remplaçaient le fracas des travailleurs humains, et les voix qui se faisaient
entendre avaient une sonorité musicale et non criarde.
Miranda arriva devant un arbre géant et s’aperçut que des marches
avaient été taillées dans le bois vivant du tronc.
— Si vous avez le vertige, Miranda, c’est maintenant qu’il faut nous
le dire.
La jeune femme sortit de sa rêverie et s’aperçut que Galain les
dévisageait, Ellia et elle. Sans mot dire, elle secoua la tête. Galain leur fit
prendre l’escalier.
Tout en montant, Miranda découvrit que certaines des branches les
plus grosses étaient plates sur le dessus, formant d’étroits passages que les
elfes empruntaient pour se rendre d’un arbre à l’autre. La plupart des arbres
étaient creux et de petites habitations paraissaient avoir été aménagées à
l’intérieur.
Les autres elfes qu’ils croisèrent les saluèrent d’un sourire. Certains
parurent ravis à la vue des jumeaux. La plupart portaient des vêtements de
cuir, de couleur verte ou marron, mais d’autres étaient vêtus de robes
fluides décorées de perles ou de pierres précieuses. Tous étaient grands,
sans exception ; mais si certains avaient les cheveux blonds, d’autres
paraissaient aussi bruns que Miranda.
Quelques-uns portaient également des fourrures ou des armes, avec
des brassards de métal clouté et des colliers d’or incrustés de pierres
précieuses. Ils dévisagèrent ouvertement les femmes et leur expression se fit
moins amicale lorsqu’ils posèrent les yeux sur Galain.
Althal prit la parole lorsque ces étranges individus furent passés.
— Les Glamredhels ne sont pas encore tout à fait à l’aise parmi nous.
Mais c’est vrai qu’ils ne sont là que depuis peu de temps.
— Combien ? demanda Miranda.
— Les deux qui viennent de passer sont arrivés il y a moins de trente
ans.
La jeune femme réprima un éclat de rire.
— Bien sûr. Ce n’est guère plus qu’une longue visite, ironisa-t-elle.
Galain se tourna vers elle et sourit pour lui montrer qu’il comprenait
son trait d’humour. Elle n’était pas sûre qu’il en soit de même pour Althal.
Une plate-forme était ancrée à l’arrière d’une grosse branche. De là
s’élevait un escalier de corde et de bois. Les deux elfes le gravirent,
escortant Miranda et Ellia jusqu’à une autre plate-forme, plus vaste, le long
d’une voie plus large qui les conduisit au cœur d’un labyrinthe de plates-
formes, de petits marchés et d’espaces publics. Ils finirent par arriver sur
une gigantesque estrade qui dominait le cœur même d’Elvandar.
Galain les conduisit au centre de la plate-forme, où il fit face à deux
personnages assis sur un trône. Althal et lui déposèrent doucement les
enfants sur le sol et s’inclinèrent.
— Ma reine, salua Galain. Tomas.
Aglaranna était impressionnante. Majestueuse, elle avait une
chevelure d’or mêlé de roux et des yeux du bleu des glaciers. Âgée de
plusieurs centaines d’années, elle paraissait pourtant dans sa prime
jeunesse, car son visage aux traits ciselés était lisse et son corps ferme et
souple. C’était un être empreint de délicatesse, mais son maintien dénotait
une certaine force intérieure.
L’homme à ses côtés était bien plus étonnant encore, car il ne semblait
être ni tout à fait humain, ni tout à fait elfe. Les épaules et la poitrine larges,
mais sans une once de graisse, il mesurait plus de deux mètres. Il avait les
yeux d’un bleu plus pâle encore que ceux de sa compagne et des cheveux
blonds parsemés de fils d’or. Ses traits étaient ceux d’un humain : front
lisse, nez droit et la bouche pleine mais sévère. Pourtant, une force
mystérieuse avait remodelé ses traits, leur prêtant un caractère surnaturel. Il
était trop hautain pour être beau, mais lorsqu’il sourit, un charme enfantin
éclaira son visage.
La reine se leva. Miranda s’inclina, mais Ellia parut perdue. Elle finit
par esquisser une révérence maladroite, tandis que ses enfants
s’accrochaient à elle.
Faisant fi du protocole, Aglaranna s’avança à la rencontre de l’elfe, la
prit gentiment dans ses bras et l’étreignit. Puis elle s’agenouilla devant les
petits et caressa la joue de chacun en prononçant quelques mots d’une voix
douce.
— Je ne comprends pas, avoua Ellia.
— Notre reine s’est adressée à votre compagne, expliqua Galain.
— Je lui ai dit : « C’est un véritable trésor que vous nous apportez
là », répéta la reine dans un dialecte keshian semblable à celui d’Ellia. Vos
fils sont magnifiques. Leur présence nous enrichit tous.
Les yeux d’Ellia s’emplirent de larmes.
— Ils ressemblent à leur père.
Tomas se leva et s’approcha à son tour de la jeune elfe.
— Il n’est pas dans les habitudes du peuple de ma femme de
prononcer le nom de ceux qui sont partis pour les îles Bénies. Il continue de
vivre à travers ses fils. Vous êtes plus que bienvenue parmi nous. Althal,
ajouta-t-il à l’adresse du guerrier, emmène ces nouveaux arrivants et trouve-
leur une maison. Veille à ce qu’ils n’aient besoin de rien. (Il se tourna de
nouveau vers Ellia.) Vous êtes en sécurité ici, sous ma protection. En
Elvandar, il ne vous sera fait aucun mal, ni à vous ni à vos fils. Au début,
nos coutumes risquent de vous paraître étranges, mais vous finirez par
comprendre que ce sont également les vôtres et que vos ancêtres sont restés
éloignés de nous trop longtemps. Bienvenue dans votre véritable foyer.
Submergée par la faiblesse et le soulagement, Ellia laissa Althal la
conduire à l’écart, un enfant dans chaque main.
— Qui êtes-vous ? demanda Tomas à Miranda, lorsque la petite
famille fut partie.
— Je suis une amie de votre fils, répondit la jeune femme.
Galain s’appuya sur son arc en disant :
— Je savais bien que votre nom m’était familier.
L’expression de Tomas resta neutre. Il fit signe à Miranda de le suivre
à l’écart du trône et la conduisit jusqu’à une table où plusieurs elfes avaient
déposé des rafraîchissements. Sur l’invitation de leur prince, plusieurs
autres membres de la cour se joignirent à eux.
— Comment va Calis ?
— Il est perturbé, répondit franchement Miranda. Vous a-t-il parlé du
plan insensé qu’il a mis au point ?
Elle put voir, à l’expression inquiète sur le visage d’Aglaranna, qu’il
l’avait fait. Tomas acquiesça.
— Eh bien, pour le pire ou le meilleur, je m’efforce de l’aider. (La
jeune femme secoua la tête.) Bien que je doute de parvenir à faire quelque
bien que ce soit… (Elle s’empara d’une poire et mordit dedans.) Désormais,
les Serpents savent qu’une personne possédant quelques pouvoirs magiques
espionnait leur armée.
Miranda expliqua ce qui s’était passé, comment elle avait observé
l’armée en marche de l’autre côté de l’océan, sa rencontre avec Ellia et les
jumeaux, leur fuite et la dernière attaque au bord de la rivière.
Lorsqu’elle eût terminé, Aglaranna prit la parole :
— Il est peu probable qu’ils aient espéré que leur folle campagne
échapperait longtemps à l’attention des magiciens et des prêtres de ce
monde. Ils croient peut-être que vous êtes l’un d’entre eux.
Miranda approuva d’un hochement de tête.
— De plus, ils n’ont aucun moyen de savoir où je suis. Celui qui m’a
retrouvé n’est plus en état de le leur dire. Les autres me soupçonnent peut-
être d’être venue ici, mais ils n’essayeront pas de briser vos défenses… En
tout cas, pour l’instant.
— Nous parlerons davantage de ces problèmes demain matin, proposa
Tomas. Vous devriez vous reposer. La nuit va bientôt tomber et vous avez
l’air épuisée.
— Oh, je le suis, admit la jeune femme, mais demain matin, j’ai
l’intention de me trouver très loin d’ici. Il y a encore beaucoup à faire mais,
malheureusement, il nous reste peu de temps. Je dois retrouver votre fils et
m’entretenir avec lui. Puis il me faudra convaincre des hommes,
parfaitement raisonnables au demeurant, d’entreprendre une mission
extrêmement stupide et dangereuse. Ensuite, je pourrai m’occuper d’autres
choses. Je n’avais pas l’intention de venir directement ici, mais puisque je
suis là, j’aimerais vous poser une question.
— Laquelle ?
— Savez-vous où je peux trouver Pug ?
Tomas jeta un coup d’œil à sa femme avant de répondre :
— Nous ne l’avons pas vu depuis des années. Le dernier message que
j’ai reçu de lui date d’il y a sept ans. Il disait être inquiet à cause des
nouvelles que mon fils avait rapportées de son dernier voyage sur le
continent de Novindus. Il venait de consulter l’oracle d’Aal…
— Et ? s’impatienta Miranda.
Les yeux bleus de Tomas la dévisagèrent pendant quelques instants,
comme s’il cherchait à l’évaluer.
— Pug craignait que ses pouvoirs ne soient pas suffisants lors de la
bataille à venir et disait avoir besoin de chercher de nouveaux alliés, finit
par répondre le prince.
Miranda esquissa un sourire dépourvu d’humour.
— Ses pouvoirs, insuffisants ? (Elle secoua la tête.) Qui, sur cette
terre, a des pouvoirs identiques aux siens, si ce n’est vous ?
— Même mes pouvoirs ne sont rien en comparaison de ce que Pug est
capable de faire si le besoin s’en fait sentir. J’ai reçu les miens par héritage
et ils n’ont pas changé depuis la fin de la guerre de la Faille, il y a cinquante
ans. Mais Pug continue d’étudier et apprend chaque année à maîtriser de
nouvelles choses. Il est possible que personne n’égale sa puissance, à
l’exception de Macros le Noir.
Miranda fit la grimace à l’énoncé de ce nom.
— D’après ce que j’ai entendu dire, les prétendues prouesses de ce
sorcier sont simplement à attribuer à un public crédule.
Ce fut au tour de Tomas de secouer la tête.
— J’ai visité des endroits que vous ne pouvez même pas imaginer,
jeune dame. Et je me suis tenu aux côtés de Macros dans le jardin de la Cité
Éternelle, et j’ai assisté à la création de cet univers. Il avait peut-être parfois
tendance à fanfaronner, mais pas beaucoup, je peux vous l’assurer. Ses
pouvoirs se rapprochaient de ceux des dieux et nous seraient fort utiles lors
de la bataille à venir.
— Mais voilà cinquante ans que le Sorcier Noir a disparu de son
repaire. Qui d’autre Pug pourrait-il bien chercher ?
— Trouvez le « où » et vous trouverez le « qui », répondit Aglaranna.
— S’il n’est pas sur Midkemia, ajouta Tomas, alors je suppose qu’il
faudra chercher sur d’autres mondes. En possédez-vous le talent ?
— Si je ne l’ai pas, je chercherai ceux qui pourront m’aider à
l’obtenir. Mais où commencer mes recherches ? (Miranda regarda Tomas.)
D’après la légende, vous et Pug étiez comme frères. Vous devriez savoir où
je dois commencer à chercher.
— Il n’y a qu’un seul endroit qui me vienne à l’esprit, mais c’est
comme si je vous demandais de chercher une aiguille dans une botte de
foin, car il s’agit d’un lieu plus vaste que n’importe quel autre endroit dans
la myriade d’univers possibles qui existent.
— Le Couloir entre les Mondes, fit Miranda en hocha la tête.
Tomas l’imita et répéta :
— Oui, le Couloir entre les Mondes.
Chapitre 7

LE PROCÈS

Roo remua dans son sommeil.


Il sentit une main se poser sur sa jambe et la repoussa machinalement.
Mais la main se referma sur sa cheville. Roo se réveilla brusquement. Un
visage extrêmement laid se trouvait à quelques centimètres du sien, le
regard concupiscent et le sourire mauvais.
— T’es moche comme un pou, mon salaud, mais t’es jeune. L’homme
qui lui tripotait la jambe n’était autre que le nerveux de la veille, celui qui
parlait de façon affectée.
— Ah ! s’écria Roo. Ne t’approche pas de moi ! L’individu éclata de
rire.
— C’était juste pour plaisanter, gamin. (Il frémit.) Cette maudite
cellule va finir par me tuer. Maintenant, tu la fermes et tu te rendors, qu’on
puisse se réchauffer l’un l’autre.
Il se tourna sur le côté, dos à dos avec Roo, et ferma les yeux. La
brute du nom de Biggo, qui avait repris conscience une heure après avoir
été jeté dans la cellule, prit la parole. Il s’exprimait comme les Kornach de
Taunton, avec un accent rarement entendu dans l’Ouest.
— Arrête de terroriser le gamin, Tom le Retors. On est dans
l’antichambre de la mort. Il a trop de choses à l’esprit pour penser à une
romance. Tom le Retors ignora la plaisanterie et le rire qui l’accompagnait.
— Il fait froid ce matin, Biggo.
Ce dernier s’aperçut qu’Erik était maintenant réveillé et lui dit :
— C’est pas un mauvais bougre, le Tom, même pour un voleur et un
assassin. Il est effrayé, c’est tout.
Roo écarquilla les yeux.
— Qui ne l’est pas ? demanda-t-il, une note de panique dans la voix.
Il ferma les yeux très fort, comme pour chasser tout cela de son esprit.
Erik s’assit dos au mur de pierre. Il savait que Roo avait passé une
mauvaise nuit, aux prises avec ses propres démons, et s’était réveillé à
plusieurs reprises en criant. Le jeune forgeron balaya la pièce du regard.
D’autres hommes dormaient ou restaient tranquillement assis tandis que la
nuit cédait la place au jour. Erik soupira. Roo exhibait un côté bravache
depuis que les deux garçons s’étaient réveillés dans l’autre cellule, la veille,
mais la raison en était une espèce de folie : il ne parvenait pas à accepter le
fait que sa propre mort soit inéluctable.
— Les jeunes derrières reçoivent souvent la fessée en prison, c’est
chose banale, reprit Biggo. Mais là, le Retors cherche simplement
quelqu’un pour se réchauffer, gamin.
Roo ouvrit les yeux.
— Il sent aussi mauvais que si quelque chose était mort dans sa
chemise la semaine dernière.
— Ouais, ben, tu sens pas non plus la rose, gamin, protesta Tom.
Maintenant ferme-la et rendors-toi.
Biggo sourit. Son visage d’ours ressemblait à celui d’un enfant qui
aurait monstrueusement grandi avec des dents brisées et de travers. La
correction que lui avaient administrée les gardes ne contribuait pas à
améliorer son apparence, car des hématomes bleus, violets et rouges
marquaient sa peau.
— J’aime bien dormir blotti dans la chaleur d’une autre personne ;
comme mon Elsmie ; elle était gentille. (Il soupira en fermant les yeux.)
Dommage que je la reverrai jamais.
— Tu parles comme si on allait tous être condamnés, protesta Roo.
— C’est la cellule de la mort, mon garçon. Tu es ici parce que tu
risques la peine capitale, et y’a pas une personne sur cent qui est entrée ici
et qui a survécu plus de deux jours à son procès. Tu crois que tu peux
échapper à la justice du roi, petit ? lui demanda Biggo en riant. Ben, c’est
bien pour toi. Mais nous autres, on est plus des enfants et on savait tous ce
qu’on risquait quand on s’est écartés du droit chemin : « Si tu te fais
prendre, t’es puni. » C’est comme ça que ça marche, pour sûr.
Il ferma les yeux, laissant les deux jeunes gens à leurs pensées.
Erik était resté éveillé une bonne partie de la nuit et ne s’était endormi
que quelques heures auparavant, car il n’arrêtait pas de retourner les mêmes
questions dans sa tête. Il n’avait jamais eu la fibre religieuse et ne se rendait
au temple que les jours de fête, lorsqu’il se joignait aux vignerons qui
faisaient bénir les vignes. Il n’avait donc jamais vraiment réfléchi à ce qu’il
ressentirait lorsqu’il lui faudrait affronter Lims-Kragma en sa demeure. Il
avait vaguement entendu dire que l’on se retrouvait tous devant elle pour
répondre de ses actes, mais pour lui, cela n’avait toujours été que des
paroles de prêtre, ce qu’Owen Greylock appelait une « métaphore », où un
mot en remplaçait un autre. À présent, cependant, le garçon se posait des
questions. Allait-il tout simplement disparaître ? Lorsque la caisse
basculerait sous ses pieds et que la corde lui briserait la nuque ou
l’étranglerait lentement, le monde allait-il devenir tout noir et sans
importance ? Ou se réveillerait-il dans la Salle des Morts, ainsi que le
prétendaient les prêtres, rejoignant la longue file des âmes en attente du
jugement de Lims-Kragma ? Ceux qui s’en montraient dignes s’en allaient
vers une vie meilleure tandis que ceux dont l’existence avait laissé à désirer
étaient renvoyés sur ce monde pour apprendre les leçons qu’ils avaient tenté
d’esquiver. Les prêtres disaient même que les êtres qui avaient vécu une vie
pure et harmonieuse s’élevaient jusqu’à un niveau supérieur d’existence qui
dépassait l’entendement humain.
Erik tenta de nouveau de ne plus penser à la question. Il n’en
connaîtrait la réponse qu’au moment où il se retrouverait face à la mort, de
toute façon. Dans tous les cas, se dit-il en haussant les épaules, soit c’était
vrai, et l’expérience promettait d’être intéressante, soit cela ne l’était pas et
il ne s’en rendrait même pas compte. Il ferma les yeux sur cette pensée, qui
lui parut étrangement réconfortante.

La porte, à l’autre bout du couloir, s’ouvrit dans un bruit métallique


lorsque les barres de fer heurtèrent le mur de pierre froid. Deux soldats,
l’épée au clair, firent entrer un prisonnier. Quatre autres gardes l’entouraient
et tenaient l’extrémité des perches passées dans des anneaux de fer fixés au
joug en bois qu’il portait autour du cou. La pression exercée sur le joug
empêchait l’individu de s’en prendre aux soldats. L’étrange procession
avança ainsi vers la porte de la cellule de la mort.
Le prisonnier avait pourtant l’air quelconque. Il paraissait jeune, un
peu plus âgé que Roo et Erik, mais il était difficile d’en juger, car il
appartenait à une race que les deux garçons de Ravensburg ne connaissaient
pas. Il s’agissait en effet de l’un des hommes à la peau jaune, originaires de
la province d’Isalan, appartenant à l’empire de Kesh. Certains d’entre eux
passaient par Ravensburg, de temps en temps, et demeuraient un sujet de
curiosité pour ses habitants.
Le prisonnier était vêtu d’une simple robe et portait autour du cou une
large pièce de tissu qui devait lui servir, en temps ordinaire, à transporter
ses affaires. Il avait les pieds nus et une crinière d’épais cheveux noirs
grossièrement coupés au-dessus des oreilles lui tombait librement dans le
dos. Ses yeux noirs regardaient se dérouler les événements sans la moindre
expression.
Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte, le premier garde la déverrouilla
et ordonna aux prisonniers de reculer contre le mur de la cellule. Ceux-ci
obéirent. Lorsque ce fut fait, il ouvrit la porte et les deux gardes qui tenaient
l’extrémité des perches guidèrent le prisonnier face à l’ouverture. Ceux à
l’arrière détachèrent le joug et retirèrent les perches, puis le collier lui-
même. Enfin, avec une violence qui n’était pas nécessaire, le dernier soldat
propulsa le prisonnier à l’intérieur de la cellule d’un coup de botte dans le
dos.
Le malheureux trébucha, puis se reprit et resta immobile. Les autres le
dévisagèrent avec curiosité.
— C’était quoi, tout ce cirque ? demanda l’un d’eux.
Le nouveau haussa les épaules.
— J’ai désarmé quelques-uns de leurs soldats quand ils ont essayé de
m’arrêter. Ça ne leur a pas beaucoup plu.
— Tu les as désarmés ? répéta un autre prisonnier. Comment tu as
fait ?
Le jeune homme s’assit sur le banc de pierre, que personne
n’occupait.
— Je leur ai pris leurs armes, qu’est-ce que tu crois ?
Quelques-uns de ses nouveaux compagnons lui demandèrent son
nom, mais la conversation en resta là, car il ferma les yeux tout en restant
assis le dos bien droit. Il croisa les jambes en mettant ses pieds sur les
cuisses et posa les mains sur les genoux, paumes tournées vers le haut.
Les autres l’observèrent encore pendant quelques minutes, puis
retournèrent s’asseoir afin d’attendre ce que le destin leur réservait.
Une heure plus tard, la porte du couloir s’ouvrit de nouveau et une
troupe de soldats entra en compagnie de James, l’homme qu’Erik et Roo
avaient déjà rencontré. Un murmure s’éleva parmi les prisonniers
lorsqu’une femme entra à son tour, suivie de deux autres gardes. Elle
paraissait vieille, du moins aux yeux d’Erik. Elle était plus âgée que sa
mère, en tout cas. Sa chevelure était d’un blanc surprenant et ses sourcils si
pâles que le garçon en vint à penser qu’ils avaient toujours eu cette couleur.
En dépit des rides sur son visage, il la trouva agréable à regarder. Elle avait
dû être jolie dans sa jeunesse, avec ses yeux d’un bleu étrange, presque
violet dans la pénombre de la cellule. Elle avait l’allure propre à tous les
nobles, mais avec une expression de tristesse sur le visage.
Erik se demanda quelle pouvait bien être la cause de cette affliction.
Parvenait-elle à éprouver quelque émotion envers les hommes qui allaient
être jugés dans la salle d’audience du prince le jour même ? Elle s’arrêta
devant les barreaux, face aux prisonniers maussades qui ne faisaient plus un
bruit. Sans savoir pourquoi, Erik ressentit le besoin de se lever et de porter
la main à son front, comme il l’aurait fait à Ravensburg si une dame de
qualité était passée devant lui en carrosse. Roo suivit son exemple et les
autres prisonniers ne tardèrent pas à l’imiter également.
La femme ignora la saleté et la terrible puanteur de la cellule, et
referma les mains sur les barreaux. Elle examina chaque visage tour à tour,
sans prononcer un mot. Lorsque son regard se posa enfin sur Erik, celui-ci
se sentit effrayé. Il pensa à sa mère et à Rosalyn, ce qui l’amena à Stefan.
Brusquement, il eut honte de lui-même. Il fut incapable de soutenir le
regard de la dame plus longtemps et baissa les yeux.
Pendant de longues minutes, la femme se tint immobile, en silence,
salissant sa belle robe au contact des barreaux rouillés sur lesquels elle
s’appuyait. Erik releva les yeux et vit que seul le nouveau prisonnier
réussissait à soutenir son regard. Il lui adressa même un petit sourire discret.
Mais pour la plupart des autres hommes, le regard pénétrant de cette femme
était plus qu’ils n’en pouvaient supporter, et ils se mirent à pleurer. Ses yeux
à elle finirent aussi par se remplir de larmes, si bien qu’elle prit enfin la
parole :
— J’ai terminé.
Messire James hocha brusquement la tête et fit signe aux deux gardes
d’escorter la femme. Lorsqu’ils furent partis, il se tourna vers les
prisonniers :
— Cet après-midi, vous allez être jugés par le prince. La justice du
royaume est prompte : ceux d’entre vous qui seront reconnus coupables de
leurs crimes seront ramenés dans cette cellule et pendus demain matin. Il
vous sera servi un dernier repas et vous disposerez du temps nécessaire pour
vous réconcilier avec les dieux. Des prêtres appartenant à chacun des Douze
Ordres viendront confesser et absoudre ceux d’entre vous qui le demandent.
Quant aux autres, eh bien, vous aurez tout le temps de penser à vos péchés.
Si vous avez un avocat, il sera autorisé à vous représenter devant le prince
Nicholas. Si ce n’est pas le cas, il vous faudra vous défendre vous-même,
sinon la couronne vous condamnera d’office. Vous n’avez pas la possibilité
de faire appel ; essayez donc d’être brefs mais convaincants. Il n’y a qu’un
seul homme qui puisse annuler le verdict du prince : c’est le roi et il est très
occupé.
Sur ce, le duc de Krondor tourna les talons et partit. Un garde qui
attendait dans le couloir attenant referma la porte derrière lui.
Les prisonniers gardèrent le silence pendant une longue minute. Puis
Tom le Retors prit la parole.
— Y’a un truc chez cette sorcière qui m’a donné le frisson.
— C’était comme si ma mère m’avait surpris à voler les bonbons de
mon frère un jour de fête, ajouta un autre.
Lentement, ils s’assirent. Lorsque chacun eût retrouvé sa place, Roo
se tourna vers Erik.
— Pourquoi ils ont fait ça, à ton avis ?
Le jeune forgeron haussa les épaules.
— J’en sais aussi peu que toi.
— Elle a lu dans vos pensées, annonça le nouveau venu en reprenant
sa position de méditation.
— Quoi ! s’exclamèrent plusieurs de ses compagnons. Elle a lu dans
nos pensées ?
Sans ouvrir les yeux, mais avec un imperceptible sourire, l’Isalani
ajouta :
— Elle cherchait quelques hommes. (Brusquement, il rouvrit les yeux
et regarda chaque visage.) Et je pense qu’elle les a trouvés.
Son regard s’attarda sur Erik.
— Oui, elle a sûrement trouvé.
Le repas qu’on leur servit le midi était ordinaire mais nourrissant. Les
gardes amenèrent une marmite de ragoût de légumes et un plateau sur
lequel se trouvaient des miches de pain et une meule de fromage sec. Ils
n’avaient pas droit aux couteaux, ni aux fourchettes ou à d’autres armes
potentielles mais on leur remit un bol en bois lisse pour le ragoût. Erik
s’aperçut brusquement qu’il avait faim et se fit une place parmi les
prisonniers qui se pressaient devant les barreaux.
— Allons, un peu de calme ! cria l’un des gardes. Il y en a assez pour
chacun d’entre vous ! Comment vous pouvez avoir faim alors qu’on va
vous pendre demain ? Ça me dépasse.
Erik prit un bol de ragoût, attrapa un morceau de pain et de fromage,
puis retourna s’asseoir auprès de Roo.
— Tu ne veux rien manger ?
— Si le garde n’a pas menti, il y en aura encore quand ce sera mon
tour.
Il se leva sans se presser et marcha jusqu’à la grille, où la file des
prisonniers avait diminué. À son tour, il prit un bol et le tint près des
barreaux, le temps que le garde le remplisse à l’aide d’une cuillère en métal.
On lui donna également une miche de pain et du fromage. Puis il rejoignit
Erik.
— La nourriture est meilleure que celle de ma mère ! s’exclama l’un
des prisonniers.
Deux de ses compagnons se mirent à rire timidement, mais les autres
finirent leur repas en silence.
Peu après, les gardes vinrent chercher les prisonniers pour les escorter
devant la cour du prince. Tous les fers, les menottes, les colliers et les
chaînes furent vérifiés. L’Isalani resta immobile lorsqu’on lui présenta le
joug.
— Je ne vous poserai aucun problème. Je suis curieux de voir ce qui
va se passer, ajouta-t-il avec un sourire énigmatique.
Le sergent de garde parut vouloir y réfléchir, mais l’Isalani sortit
tranquillement de la cellule et vint se mettre derrière le prisonnier que l’on
avait fait sortir avant lui. Le sergent hocha brusquement la tête pour montrer
qu’il était d’accord et fit mettre les prisonniers en ligne.
— Bien, maintenant, écoutez-moi. Si l’un d’entre vous tente de
s’enfuir, on l’abat et ça s’arrête là. Si vous préférez recevoir un carreau
d’arbalète plutôt que d’être pendu, c’est maintenant ou jamais. Mais faites
attention, si le carreau ne vous tue pas sur le coup, c’est une sale façon de
mourir. Une fois, j’ai vu un homme à qui la flèche avait emporté un
morceau de poumon : c’était pas beau à voir. Maintenant que vous voilà
avertis, on peut y aller.
Des arbalétriers se tenaient alignés le long du mur. Ils encadrèrent les
prisonniers, désormais au nombre de douze, et leur firent traverser le palais
jusqu’à la salle d’audience du prince.
Ces hommes sales, pauvres et misérables furent alors mis en présence
de l’homme le plus puissant du royaume après le roi : Nicholas, prince de
l’Ouest, prince du royaume des Isles, frère du roi Borric et héritier de la
couronne. Il s’agissait d’un homme de quarante-cinq ans, à la chevelure
noire presque entièrement dépourvue de gris. Il lui en avait visiblement
coûté d’enterrer son père, car le chagrin creusait des rides sur son visage et
cerclait de noir ses yeux bruns.
Il portait le noir du deuil et affichait pour tout insigne le sceau princier
à son doigt. Il était assis dans un grand fauteuil, situé sur une estrade à
l’extrémité de la salle. Le fauteuil voisin, que sa mère avait utilisé quelques
jours plus tôt lorsque son époux vivait encore, était vide. Anita, la princesse
douairière, ne sortait plus de ses appartements.
Debout derrière le trône se tenait James, le duc de Krondor. À ses
côtés se trouvait la mystérieuse femme qui pouvait lire dans les pensées,
selon l’Isalani.
Le sergent amena les prisonniers devant le prince et leur donna l’ordre
de s’incliner. Tous obéirent, de façon plus ou moins maladroite. La séance
put alors enfin commencer.
Plusieurs personnes y assistaient, debout le long des murs de la salle.
Erik repéra Sébastian Lender parmi eux. Pour la première fois depuis deux
jours, il se sentit légèrement mieux.
Le premier prisonnier à être appelé devant le prince portait le nom de
Thomas Reed. Erik fut surpris de voir Tom le Retors s’avancer devant
Nicholas.
— Quelles sont les charges retenues contre lui, James ? demanda le
prince.
Le duc de Krondor fit signe à un scribe, qui annonça :
— Thomas Reed est accusé de vol et de complicité de meurtre sur la
personne de John Corwin, un marchand d’épices de Krondor.
— Que plaidez-vous ? demanda James.
Tom le Retors regarda tout autour de lui et tenta d’afficher une
expression aussi plaisante que possible.
— Vot’ Majesté…, commença-t-il.
— Altesse, l’interrompit James. On dit « Votre Altesse », pas « Vot’
Majesté ».
Tom sourit comme si cette erreur d’étiquette était sa plus grave
offense.
— Vot’ Altesse, ça s’est passé comme ça…
James l’interrompit de nouveau.
— Que plaidez-vous ?
Tom regarda le duc d’un air furieux.
— J’essayais justement d’expliquer à Son Altesse ce qui est arrivé,
m’sire.
— Plaidez d’abord, vous m’expliquerez ensuite, expliqua Nicholas.
Tom parut réfléchir un moment.
— Ben, à proprement parler, je suppose que je devrais plaider
coupable, mais seulement dans un certain sens.
— Prenez note : l’accusé a plaidé coupable, annonça James.
Connaissez-vous quelqu’un qui puisse parler pour vous ?
— Seulement Biggo, répondit Tom.
— Qui est Biggo ? s’enquit Nicholas.
— Le prochain accusé, lui dit James.
— Oh, très bien. Vous pouvez me raconter votre histoire.
Tom commença alors à narrer l’improbable histoire de deux pauvres
travailleurs qui essayaient d’agir honorablement dans une affaire qui avait
tourné au vinaigre. Les deux travailleurs avaient conclu un accord avec un
marchand d’épices à la moralité douteuse, qui les avait trompés. Mis face à
ses actes perfides, le marchand avait sorti un couteau et fini par s’empaler
sur sa propre lame lors de la bagarre qui s’en était suivie. Les deux
malheureux innocents, regrettant la mort du malfaiteur, s’étaient contentés
de prendre dans sa bourse l’or qu’il leur devait, et il s’était avéré qu’il ne
portait pas sur lui un centime de plus.
— Et encore, il ne nous devait pas que ça, ajouta Tom.
Nicholas regarda James.
— Que sait-on de Corwin ?
— Il était plutôt honnête, répondit le duc. Tout ce que j’ai pu
découvrir, c’est qu’il recevait parfois des épices de Kesh sans payer la taxe
d’importation, mais ça n’a rien d’inhabituel.
— Pourquoi John Corwin vous devait-il de l’argent ? demanda le
prince à l’adresse de Tom.
Une lueur sauvage s’alluma dans les yeux du prisonnier.
— Ben, pour vous dire la vérité, Vot’ Altesse, on venait de lui livrer
des épices de Kesh, sans prendre la peine de les déclarer au bureau des
douanes du port, si vous voyez ce que je veux dire. On faisait ça pour faire
vivre nos familles.
Erik vit Nicholas échanger un regard avec la femme, qui jusque-là
était demeurée silencieuse. Elle dévisagea Tom pendant quelques instants,
puis fit un bref signe de tête négatif.
— Que demande l’État ? fit Nicholas.
— Thomas Reed est un criminel récidiviste qui a lui-même avoué
faire partie de la guilde des voleurs…
— Attendez une minute, m’sire ! s’écria Tom. Je faisais que me
vanter, comme ça, en essayant de m’attirer le respect des gardes…
James ignora l’interruption.
— L’État demande la peine de mort.
— Accordé.
Avec ce simple mot, Tom le Retors était condamné à mourir le
lendemain matin.
Erik regarda Roo et se demanda si la terreur qu’il lisait dans les yeux
de son ami se lisait aussi dans les siens.

Un par un, les prisonniers furent amenés à la barre. Après chaque


témoignage, Erik vit le prince se tourner vers la femme. À chaque fois, elle
secoua la tête en signe de dénégation, à l’exception de Biggo, pour qui elle
hocha discrètement la tête. Apparemment, cela ne fit pourtant aucune
différence, car Biggo fut condamné à la potence comme les autres.
Il restait moins de la moitié des prisonniers à juger lorsque le scribe
appela :
— Sho Pi !
On amena l’Isalani devant le prince, tandis que James lisait les
charges retenues contre lui :
— Sho Pi est citoyen de Kesh, Votre Altesse. Il a été arrêté pour
bagarre et a tué un garde.
— Que plaidez-vous ? lui demanda Nicholas.
L’Isalani sourit.
— Rien du tout, Votre Altesse. Les faits se sont déroulés comme il a
été dit.
— Dans ce cas, veuillez noter que l’accusé plaide coupable, dit le
prince. Avez-vous quelque chose à dire avant d’entendre votre
condamnation ?
Le sourire de l’Isalani s’élargit.
— Je veux seulement rappeler que les faits et la vérité ne sont pas
deux choses interchangeables. Je ne suis qu’un pauvre étudiant, ancien
moine de l’ordre de Dala. J’ai été envoyé de par le monde afin de trouver
mon maître.
— Votre maître ? s’étonna Nicholas, qui paraissait intéressé par cette
histoire décidément très différente de celles, banales, qu’il avait entendues
jusqu’ici. Qui est-il ?
— Ça, je ne le sais pas. Au monastère où l’on m’a entraîné, j’étais un
étudiant médiocre, sauf en ce qui concerne l’art du combat. J’admets
n’avoir pas été digne de cette vocation. L’abbé m’a donc renvoyé en me
disant que si j’avais un maître, il ne faisait pas partie de l’ordre et que je le
trouverais sûrement dans une cité où les hommes se bagarrent tous les jours.
(Il haussa les épaules.) C’est souvent par la plaisanterie que la vérité se
dévoile, j’ai donc médité pendant des jours au sujet de ce que m’avait dit
l’abbé. La faim m’ayant donné une intuition, j’ai décidé de venir chercher
mon maître dans votre cité, bien qu’elle soit située très loin de mon pays
natal. J’ai travaillé pour payer le voyage et je suis arrivé à Krondor il y a
une semaine.
— Où il s’est fait arrêter trois fois depuis, ajouta James.
Sho Pi haussa de nouveau les épaules.
— C’est malheureusement vrai. J’ai de nombreux défauts, parmi
lesquels figure mon mauvais caractère. Je jouais aux cartes avec un tricheur
et lorsque j’ai protesté, ça a provoqué une bagarre. Quand j’ai plaidé mon
innocence face aux hommes du guet, j’ai été attaqué. Je n’ai fait que me
défendre.
— Au cours de la bagarre, il a tué un garde, rappela James.
— Est-ce vrai ? demanda Nicholas à Sho Pi.
— C’est regrettable, mais c’est vrai. Puis-je cependant ajouter pour
ma défense que je n’ai jamais eu l’intention de le tuer ? J’essayais
simplement de le désarmer. Je venais de lui prendre son épée lorsqu’il s’est
brusquement débattu. Il est tombé sur l’un de ses compagnons qui l’a rejeté
vers l’avant, sur l’épée que j’avais désormais à la main. C’est très triste,
mais c’est comme ça.
Il s’exprimait comme s’il récitait une leçon, sans la moindre émotion,
comme si sa vie n’était pas en jeu.
Le prince regarda la femme, qui fit un bref signe affirmatif.
— Que demande l’État ? ajouta le prince.
— L’État demande une peine de trente ans de travaux forcés.
— Accordé.
Erik ne comprit pas pourquoi Sho Pi paraissait amusé par cette
condamnation alors même que les gardes le raccompagnaient jusqu’au box
des prisonniers.
Deux autres hommes furent condamnés à mort. Puis, comme ils
étaient les derniers, on appela les noms d’Erik et de Roo. Sébastian Lender
s’avança en même temps qu’eux.
— Votre Altesse, nous avons ici une affaire délicate. Erik de la Lande
Noire et Rupert Avery sont accusés du meurtre de Stefan, baron de la Lande
Noire.
— Que plaidez-vous ? leur demanda Nicholas.
Lender prit la parole sans laisser le temps aux deux jeunes gens de
répondre.
— S’il plaît à Votre Altesse, j’aimerais qu’il soit noté que les deux
jeunes gens ici présents plaident non coupable.
Nicholas sourit et se laissa aller contre le dossier de son trône.
— Lender, c’est bien ça ? Mon père vous trouvait toujours
extrêmement irritant. Maintenant, je commence à comprendre pourquoi.
Très bien. (Il regarda Erik et Roo.) Avez-vous quelque chose à dire ?
Lender intervint de nouveau sans les laisser parler.
— J’ai ici, Votre Altesse, des documents dont les auteurs ont prêté
serment devant le grand connétable de la lande Noire et les deux prêtres des
temples locaux. (Il ouvrit une grosse serviette en cuir et en sortit une
impressionnante liasse de papiers.) J’ai non seulement le témoignage sous
serment d’une certaine Rosalyn, fille de Milo, propriétaire de l’Auberge du
Canard Pilet, mais aussi celui de plusieurs soldats qui ont été témoins des
événements ayant conduit à la tragédie. J’ai également en ma possession le
témoignage du baron Manfred de la Lande Noire relatif à l’état d’esprit de
son frère Stefan pendant les quelques minutes précédant l’incident.
Il les remit à James, qui eut l’air irrité d’avoir à compulser un si grand
nombre de pages en si peu de temps.
— Pendant que le duc de Krondor parcourt ces documents, maître
Lender, il me plairait d’entendre ces deux jeunes gens raconter ce qui s’est
passé.
Erik regarda Roo et lui fit comprendre d’un signe de tête qu’il était
mieux placé pour commencer le récit.
— Tout a débuté à la fontaine, Votre Altesse, celle qui se trouve sur la
place de Ravensburg, en face de la halle aux vignerons. J’étais là-bas avec
quelques autres jeunes gens et on bavardait quand Rosalyn est arrivée. Elle
cherchait Erik. Pendant que je lui parlais, Stefan et Manfred, les fils du
baron, nous ont rejoints. Ils ont commencé à parler avec Rosalyn. Manfred
n’arrêtait pas de dire à Stefan qu’ils devaient retourner auprès de leur père,
Otto, qui était mourant. Mais Stefan parlait tout le temps de la « copine
d’Erik » en disant qu’elle était trop douce pour un bâtard de forgeron et
d’autres choses du même genre.
Nicholas se redressa, apparemment très attentif. Roo lui raconta tout
ce dont il se souvenait jusqu’au moment où Erik s’était lancé à la poursuite
de Stefan, et la courte lutte qui avait suivi. Lorsque le garçon eut terminé,
Nicholas demanda à Erik de lui présenter sa version de l’histoire. Le jeune
forgeron obéit et parla calmement, sans essayer de minimiser sa
responsabilité dans la mort de son demi-frère.
— Pourquoi avez-vous pris la fuite ? lui demanda Nicholas.
Erik haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Ça paraissait… (Il baissa la tête, puis la releva et
regarda le prince droit dans les yeux.) Je savais que j’avais tué ce salaud et
que j’allais être pendu pour ça, ce n’était pas possible autrement.
— Vous le haïssiez donc à ce point ?
— Plus que je ne le croyais, Votre Altesse. (Il hocha la tête en
direction de son ami.) Roo le voyait venir depuis plus longtemps que moi. Il
m’avait dit qu’un jour je pourrais bien être obligé de tuer Stefan. On ne
s’est croisés qu’à trois reprises, Stefan et moi, avant cette nuit-là, et à
chaque fois, il a essayé de me poser des problèmes en nous insultant, ma
mère et moi. Il disait que je n’en voulais qu’à son héritage.
— Y avait-il la moindre part de vérité dans ses paroles ?
Erik haussa les épaules.
— Je ne crois pas. Je n’ai jamais vraiment voulu devenir un noble ou
partager leurs responsabilités. Je suis un forgeron et aussi le meilleur
guérisseur de chevaux de toute la lande Noire – demandez à Owen
Greylock, le maître d’armes du baron, si vous ne me croyez pas. Je voulais
juste obtenir l’insigne de la guilde et avoir ma propre forge, c’est tout.
Quant à ma mère, elle voulait simplement me donner un nom. C’est la
passion dont elle faisait preuve à cet égard qui faisait peur à Stefan. Mais,
même si elle rêvait de me voir un jour devenir noble, c’était son ambition,
pas la mienne. Le nom, je l’avais déjà. (Il baissa légèrement la voix et
continua d’un ton presque provocant.) C’est bien la seule chose que mon
père m’ait jamais accordée. Il ne m’a jamais publiquement dénié le droit
d’utiliser le nom de la Lande Noire, et c’est quelque chose que j’emporterai
avec moi jusque dans la tombe.
Cette dernière remarque fit tressaillir Roo. Nicholas soupira.
— Voilà qui est très compliqué. Messire James, une suggestion ?
Ce dernier finissait de feuilleter les papiers que lui avait remis Lender.
— Puis-je vous suggérer de reporter l’audience, Votre Altesse ? Après
le souper, je serai en mesure de vous présenter la requête de l’État.
— Accordé, répondit le prince. L’audience est ajournée.
Les gardes commencèrent à faire sortir les prisonniers de leur box.
Erik et Roo ne tardèrent pas à les rejoindre.
— Comment ça s’est passé ? demanda Erik à Lender avant de quitter
la salle.
L’avocat n’avait pas l’air très optimiste.
— Il va y réfléchir. On en saura plus après le souper. (Il regarda le
prince se lever de son trône et quitter la pièce pour se rendre dans ses
appartements.) Nous devrions connaître la sentence au plus tard demain
matin.
Les gardes ordonnèrent aux deux garçons de prendre place dans la file
derrière Sho Pi.
— Qu’est-ce qu’ils vont décider, à votre avis ? demanda Roo.
— Si vous ne vous étiez pas enfuis, et si vous aviez raconté cette
histoire au moment des faits, je pense que Nicholas aurait été enclin à vous
croire. Mais vous avez pris la fuite et ça ne joue pas en votre faveur. (Il se
tut tandis que les gardes enchaînaient de nouveau les prisonniers.) Dans le
pire des cas, vous serez condamnés à la potence. Sinon, vous aurez droit à
trente ans de travaux forcés. Tout ce que je peux imaginer, au mieux, c’est
dix ans de service dans la marine royale.
Les gardes leur donnèrent l’ordre d’avancer. Brusquement, Sho Pi
regarda Erik par-dessus son épaule.
— Peut-être qu’ils vous réservent encore autre chose.
Il lui adressa un sourire énigmatique. Erik trouva son comportement
bien étrange pour quelqu’un qui venait d’être condamné à trente ans de
travaux forcés.
Les prisonniers sortirent de la salle d’audience et furent ramenés dans
la cellule de la mort.

Le comportement de ceux qui avaient été condamnés à mort variait


entre le désespoir incrédule et la rage. Tom le Retors était le plus anxieux de
tous et ne cessait d’arpenter la cellule en inventant plan sur plan pour
maîtriser les gardes et s’échapper du palais. Il était convaincu que les
Moqueurs n’attendaient qu’un signal de révolte pour s’introduire dans le
palais et délivrer leurs frères captifs.
Au bout d’une heure, Biggo se leva et lui dit :
— Laisse tomber, mon gars. Tu seras pendu demain matin et t’y peux
rien.
Tom le Retors écarquilla les yeux et se jeta à la gorge de son ami en
hurlant. Biggo lui prit les poignets et écarta les mains de Tom de sa gorge.
Ce faisant, le visage du Retors se rapprocha du sien. Biggo lui donna alors
un coup de tête. Les yeux de Tom se révulsèrent et il perdit conscience.
Biggo le déposa dans un coin jonché de paille.
— Ça devrait le calmer pour un petit moment, dit-il.
— C’est ça que tu veux ? s’exclama un autre homme. Avoir la paix ?
Ben, t’en auras tant que t’en voudras dès demain matin, Biggo. Peut-être
bien que Tom a raison et qu’on devrait mourir en combattant les gardes.
Biggo éclata de rire.
— Avec quoi ? Des bols en bois ?
— T’as donc tellement envie de mourir ? rétorqua l’autre.
Biggo se frotta le menton.
— Tout le monde meurt, fiston, c’est juste une question de temps. Et
dès que tu t’écartes du droit chemin, t’es bon pour le gibet, que ça te plaise
ou pas. (Il soupira et parut songeur.) Ça paraît injuste de tuer des gardes qui
font simplement leur boulot. On va mourir, de toute façon, alors pourquoi
en emmener d’autres avec nous ? Certains d’entre eux ont des femmes et
des enfants. (Il s’adossa au mur et posa ses coudes sur une saillie au-dessus
du banc de pierre sur lequel il était assis.) Dans le fond, la pendaison, c’est
peut-être pas si mal. Soit ça te brise la nuque, comme ça (Il claqua des
doigts.) et y’a plus personne, soit ça t’étouffe. Je suis en train de me dire
que c’est pas si terrible. On a essayé de m’étouffer, une fois, dans une
bagarre. T’as la tête qui tourne et puis t’as l’impression que tout s’effondre
autour de toi, et là tu vois cette grande lumière… T’inquiète pas, mon pote,
ce sera vite fini.
— Laisse tomber, Biggo, intervint un autre prisonnier. Tout le monde
n’est pas aussi dévot que toi.
— C’est à cause de la fois où on a failli m’étouffer que je suis devenu
un homme pieux, Aaron. C’est vrai quoi, si Jake le Flageolant avait pas
foutu une chaise sur la tête de Billy le Sournois, je serais mort. J’ai décidé
qu’il était grand temps de devenir vertueux envers les dieux. Alors je suis
allé au temple de Lims-Kragma, j’ai parlé à un prêtre et puis j’ai fait un
don, et depuis je rate pas un seul jour saint, sauf si je suis trop malade pour
marcher. (Il croisa les bras.) Demain, quand je me retrouverai dans la
demeure de la déesse de la Mort et qu’elle me dira : « Biggo, tu es un
menteur, un voleur et un meurtrier, même si t’avais pas l’intention de le
devenir, mais au moins tu es un bâtard pieux », je lui sourirai et je lui dirai :
« C’est vrai, Votre Divinité. » Ça devrait compter, quand même.
Erik avait du mal à trouver quoi que ce soit d’amusant, dans les
circonstances où il se trouvait. Quant à Roo, il était au bord des larmes tant
il avait peur de se voir ajouté à la liste des condamnés à mort. Seuls lui, Erik
et Sho Pi avaient échappé à la peine capitale, pour l’instant. Sho Pi serait
transféré dans une nouvelle prison après la pendaison, à laquelle il lui
faudrait assister en guise de leçon. La perspective de passer les trente
prochaines années à casser des cailloux dans les carrières royales ou à
draguer le port ne paraissait pas le perturber outre mesure. Mais la rumeur
prétendait que certains jeunes hommes avaient survécu à ces trente années,
il était donc possible qu’il refasse surface un jour, lorsqu’il aurait cinquante
ans, encore en vie mais brisé. Peut-être même arriverait-il à se forger une
existence digne de ce nom. Mais pour la plupart des hommes, cela ne faisait
que repousser l’échéance de quelques années.
La porte à l’autre bout du couloir s’ouvrit. Erik se retourna
brusquement pour voir de qui il s’agissait, à la fois dans l’espoir et la
crainte de voir apparaître Sébastian Lender. Mais ce n’étaient que les
gardes, qui amenaient le repas du soir. Le menu comprenait de nouveau du
pain et du fromage, mais cette fois le ragoût contenait du bœuf et il y avait
même un verre de vin pour chaque prisonnier.
Erik s’aperçut qu’il avait faim en dépit de son anxiété, mais Roo, pour
sa part, ignora la nourriture, se roula en boule et s’endormit,
émotionnellement épuisé. La plupart des hommes mangèrent en silence,
mais l’Isalani vint s’asseoir à côté d’Erik.
— Tu penses que tu vas sortir d’ici libre ?
Erik réfléchit pendant une minute, les yeux dans le vague.
— Non. Mais on aurait peut-être eu une chance, si on était restés et
qu’on avait fait face aux conséquences de notre crime. Peut-être que s’ils
avaient vu le sang qui jaillissait de mon épaule, là où Stefan m’a touché, ils
nous auraient acquittés. Mais dans l’état actuel des choses, on va sûrement
être pendus, à moins qu’on ne nous envoie passer les trente prochaines
années à tes côtés, dans les carrières.
— Je ne crois pas, répliqua l’Isalani.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Cette femme. Je ne sais pas pourquoi, mais il était important
qu’elle lise dans nos pensées pendant que nous nous tenions face au prince.
— Si c’est vrai, c’était sûrement pour voir si on disait la vérité ou pas.
— Non, ça concernait autre chose.
— Quoi donc ?
— Je ne suis pas sûr. C’était peut-être pour voir quel genre d’hommes
nous sommes.
Erik finit son repas et but son verre de vin. Comme Roo ne protestait
pas, il but également celui de son ami. Les heures passèrent et la porte
s’ouvrit de nouveau.
Erik se retourna et fut surpris de voir entrer Manfred de la Lande
Noire, encadré par deux gardes portant l’uniforme de la baronnie et deux
autres portant les couleurs du prince. Manfred fit signe à Erik de le
rejoindre à l’autre bout de la cellule, afin qu’ils puissent s’entretenir en
privé.
Le jeune forgeron se leva lentement. Les gardes s’éloignèrent lorsque
les deux demi-frères se rejoignirent. Erik attendit que Manfred parle le
premier.
Celui-ci le dévisagea d’abord pendant quelques instants.
— Je suppose que tu te demandes ce que je fais là.
— Ça me paraît évident.
— Je n’en suis pas tout à fait sûr, pour te dire la vérité. C’est peut-être
parce que j’ai déjà perdu un frère et que je suis sur le point d’en perdre un
deuxième, que je connais à peine.
— Je ne suis peut-être pas encore perdu, mon frère, répliqua
sèchement Erik. Le prince et son conseiller examinent les preuves du
dossier et j’ai un très bon avocat pour me représenter.
— C’est ce que j’ai entendu dire. (Manfred l’étudia de la tête aux
pieds.) Tu ressembles beaucoup à notre père, tu sais. Mais je pense que tu as
hérité des nerfs d’acier de ta mère.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Tu n’as jamais connu notre père. Par bien des façons, c’était un
faible, expliqua Manfred. Je l’aimais, bien sûr, mais il était difficile de
l’admirer. Il évitait toujours les confrontations, surtout avec ma mère, et
détestait le fait d’être une figure publique. Je m’aperçois de mon côté que
moi, j’aime plutôt ça, ajouta-t-il avec un sourire ironique.
« Je ne sais pas si je devrais te haïr pour avoir tué Stefan ou te
remercier de m’avoir fait baron, poursuivit-il en faisant semblant d’ôter une
poussière de sa manche. Mais, quoi qu’il en soit, ma mère se trouve auprès
du prince en ce moment même afin de s’assurer qu’il t’envoie bien à la
potence.
— Pourquoi me hait-elle autant ?
— Je ne suis pas sûr qu’elle te déteste vraiment. Je dirais plutôt
qu’elle te craint. C’est notre père qu’elle haïssait.
Erik parut surpris.
— Pourquoi ?
— Père aimait les femmes et ma mère a toujours su qu’on l’avait
forcé à l’épouser, elle et pas une autre. D’après ce que j’ai entendu dire,
après ma naissance, ils n’ont plus été mari et femme que de nom. Mère a
fait en sorte qu’il n’y ait plus que des serviteurs masculins ou des femmes
laides au château, parce que notre père était sensible au charme des jolies
filles. Malgré toutes les précautions de ma mère, il arrivait encore à séduire
toutes les jolies femmes à moins d’une journée de cheval du château. Stefan
lui ressemblait beaucoup sur ce point. Il croyait vraiment pouvoir t’atteindre
en te prenant ta belle et en couchant avec elle.
— Rosalyn n’était pas ma belle, rétorqua Erik. Elle était comme une
sœur, pour moi.
— Encore mieux. Il aurait été ravi de le savoir. S’il avait pu prendre ta
mère sous tes yeux, il aurait encore plus savouré ce moment. (Il baissa la
voix.) Stefan était un salaud, Erik, un porc qui aimait infliger la douleur aux
autres. Je suis bien placé pour le savoir ; la plupart du temps, c’était moi sa
victime. Ce n’est que lorsque j’ai grandi et que j’ai commencé à savoir me
défendre qu’il m’a laissé tranquille. Quand je l’ai vu mort, j’étais tellement
en colère que j’aurais pu te tuer de mes mains à cet instant, ajouta-t-il dans
un murmure. Mais une fois le choc passé, je me suis aperçu que son départ
me soulageait. Tu as rendu service au monde en l’assassinant, mais j’ai bien
peur que cela ne te soit d’aucun secours. Ma mère tient à ce que l’on te
pende. C’est peut-être pour ça que je suis là, parce que je tenais à te dire
qu’au moins l’un de tes frères ne te déteste pas.
— Tu parles au pluriel ?
— Tu n’es pas le seul bâtard de notre père, Erik. Nous avons peut-être
une vingtaine de frères et sœurs, dans la baronnie et ailleurs. Mais tu es
l’aîné d’entre eux, et ta mère l’a fait savoir au monde entier. Je pense que
c’est surtout pour ça que l’on va te pendre, demain.
Erik tenta de rassembler son courage.
— Nous verrons bien ce que le prince en pense.
— Bien sûr, répondit Manfred. Si jamais tu arrives à sortir d’ici
vivant, et lorsque tu auras fait ton temps, envoie-moi une lettre. (Il tourna
les talons et s’éloigna. Arrivé devant la porte, il se tourna une dernière fois
vers Erik.) Mais ne passe jamais la frontière de la lande Noire, si tu
souhaites rester en vie.
Erik resta immobile pendant une minute ou deux après le départ de
Manfred, puis il retourna à sa place, aux côtés de Roo, qui dormait toujours.

La soirée s’éternisa. Erik s’aperçut qu’il était incapable de dormir.


Plusieurs de ses compagnons sombrèrent dans un sommeil agité ; seuls
Biggo et l’Isalani paraissaient dormir confortablement. Deux des
prisonniers restaient assis et priaient en silence.
Vers minuit, la porte s’ouvrit. Quelques prêtres, appartenant à des
ordres différents, entrèrent pour réconforter les prisonniers qui le
souhaitaient. La rencontre dura environ une heure, puis les prêtres s’en
allèrent. Mais toujours aucun signe de Lender.
Erik finit par sombrer dans un demi-sommeil. Il se réveilla plusieurs
fois dans un état de panique, le cœur battant à tout rompre, essayant de
combattre la terreur qui montait en lui.
Brusquement, un bruit métallique résonna bruyamment dans le silence
de la cellule. Erik bondit sur ses pieds au moment où Sébastian Lender
entrait dans le couloir. Le jeune forgeron secoua Roo du bout du pied pour
le réveiller. Ensemble, ils se précipitèrent vers les barreaux.
Erik regarda ce que Lender lui apportait et sentit la terreur lui
étreindre le cœur. Le vieil homme tenait à la main une paire de hautes bottes
en cuir souple dont l’ourlet était replié. C’étaient des bottes de cavalier,
belles et bien faites ; Erik savait pourquoi Lender les lui avait amenées.
— On va mourir ? demanda-t-il.
— Oui, confirma l’avocat. Le prince en a donné l’ordre il y a moins
d’une heure. (Il lui passa les bottes à travers les barreaux.) Je suis désolé. Je
pensais avoir construit un solide réquisitoire, mais la mère de l’homme que
vous avez tué est la fille du duc de Ran et a beaucoup d’influence à la cour,
ainsi qu’à celle du roi. Ce dernier a même été consulté et, en fin de compte,
vous avez tous les deux été condamnés à mort. Il n’y a plus rien que je
puisse faire. (Il désigna les bottes, qu’Erik serrait à présent contre lui.)
C’était le dernier cadeau de votre père. Je me suis dit qu’il ne serait pas
correct que vous ne les portiez pas au moins quelques heures avant…
— Qu’ils nous pendent, termina Roo dans un souffle.
Erik repassa les bottes à travers les barreaux.
— Vendez-les, maître Lender. Vous m’avez dit que l’or qu’il m’a
laissé ne suffirait pas à vous rémunérer.
Lender les rendit au jeune garçon.
— Non, j’ai échoué. Je donnerai l’or à la personne de votre choix.
Vous ne me devez rien, Erik.
— Alors envoyez-le à ma mère, à Ravensburg. Elle se trouve à
l’Auberge du Canard Pilet et n’a personne pour veiller sur elle. Dites-lui
d’en faire bon usage, car c’est tout ce que je pourrai jamais lui donner.
Lender acquiesça.
— J’espère que les dieux seront cléments envers vous, Erik, ainsi
qu’envers vous, Rupert. Je sais qu’il n’y a rien de diabolique en vous, même
si vous avez commis cet acte terrible.
Lender paraissait au bord des larmes lorsqu’il tourna les talons,
laissant les deux jeunes gens de la lande Noire seuls dans un coin de la
cellule de la mort.
Erik regarda son ami d’enfance sans prononcer un mot, car il n’y avait
rien à dire. Puis il s’assit et ôta ses bottes ordinaires pour mettre celles de
son grand-père. Elles lui allaient à merveille, comme si elles avaient été
faites sur mesure. Souples, elles lui arrivaient jusqu’à mi-mollet et
paraissaient douces comme du velours, contrairement au cuir rigide auquel
il était habitué. Erik savait qu’il n’aurait jamais pu se les offrir, même s’il
avait travaillé pour cela durant sa vie entière.
Le garçon soupira. Au moins, il pourrait les porter pendant une partie
de la journée et elles l’accompagneraient jusqu’à la potence. Il regrettait
seulement de ne pas avoir eu l’occasion de les essayer une seule fois pour
monter à cheval.
Roo s’assit sur le sol, le dos contre les barreaux. Les yeux agrandis
par la peur, il regarda Erik et chuchota :
— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Erik essaya de sourire à son ami, pour le rassurer, mais ne réussit qu’à
faire une grimace.
— On attend.
Aucune autre parole ne fut échangée.
Chapitre 8

LE CHOIX

La porte s’ouvrit.
Erik cligna des yeux, surpris de découvrir qu’il avait fini par sombrer
dans un sommeil lourd dû à la fatigue émotionnelle. Des soldats entrèrent
dans la cellule. Ils étaient lourdement armés pour empêcher toute rébellion
de la part des condamnés. Le dernier à passer la porte fut cet homme
étrange que les garçons avaient rencontré le premier jour, Robert de
Loungville.
— Écoutez-moi bien, bande de chiens ! s’écria-t-il d’une voix
rocailleuse qui les gifla tel un gant de cuir. Quand on vous appelle, vous
venez et vous mourez en hommes ! ajouta-t-il avec un sourire tordu.
Il appela six noms, dont le dernier n’était autre que celui de Tom le
Retors. Celui-ci resta en arrière, comme s’il espérait pouvoir se cacher
derrière le groupe de condamnés qui seraient pendus en deuxième.
— Thomas Reed ! Sors d’ici ! lui ordonna de Loungville.
Mais Tom le Retors ne fit que se recroqueviller davantage derrière son
ami Biggo. De Loungville envoya deux soldats le chercher, l’épée au clair.
Les autres prisonniers s’écartèrent. Tom se débattit mais les soldats
l’attrapèrent et le traînèrent hors de la cellule. Il commença alors à supplier
qu’on lui laisse la vie sauve et hurla tout au long du chemin qui menait au
gibet.
Personne dans la cellule ne parla. Tous écoutèrent les hurlements de
Tom diminuer, à mesure que les soldats l’éloignaient de la cellule. Puis,
d’un même mouvement, ils se tournèrent vers la fenêtre lorsque ses cris
résonnèrent de nouveau à plein volume. Les six premiers prisonniers furent
conduits en file indienne jusqu’à la potence, à l’exception de Tom, que les
soldats traînaient toujours. Cette fois, sa terreur était telle que sa voix
montait dans les aigus. Les gifles que lui donnaient les soldats qui le
portaient ne faisaient qu’ajouter à sa panique ; à moins de l’assommer, ils
n’avaient aucun moyen de le faire taire. En tout cas, si ces hurlements les
dégoûtaient, ils n’en laissaient rien paraître. De toute évidence, Tom n’était
pas le premier homme qu’ils conduisaient ainsi à la mort. D’ailleurs, il ne
tarderait pas à se taire.
Erik observait la scène à travers les barreaux, avec un mélange de
répulsion et de fascination. Il regarda les cinq premiers condamnés monter
péniblement les marches de la potence. Dans un recoin de son esprit, il
savait qu’il n’allait pas tarder à les suivre, mais ne parvenait pas à accepter
cette réalité dans son cœur. Tout cela était en train d’arriver à quelqu’un
d’autre, mais pas à lui.
Les prisonniers montèrent sur les grandes caisses placées sous les
nœuds coulants. Tom se débattit, donnant des coups de pied, crachant et
essayant de mordre les gardes, qui le tenaient fermement. Ils le soulevèrent
pour le déposer sur la caisse et un troisième soldat sauta derrière lui pour lui
passer la corde au cou. Les deux autres continuaient à le tenir, de peur qu’il
ne donne un coup de pied dans la caisse et ne se pende avant que l’ordre en
soit donné.
Erik ne savait pas à quoi s’attendre – une annonce quelconque, ou la
lecture du verdict officiel – mais sans plus de cérémonie, Robert de
Loungville se plaça directement face aux condamnés, tournant le dos à ceux
qui étaient restés dans la cellule. Sa voix résonna dans la cour lorsqu’il
s’exclama :
— Pendez-les !
Les soldats donnèrent un violent coup de pied dans les caisses – l’un
d’eux dut même s’y prendre à deux reprises pour faire basculer celle où l’un
des condamnés s’était évanoui après l’ordre de Loungville de les pendre.
Les cris de Tom le Retors s’éteignirent brusquement.
Erik sentit son estomac se nouer. Les corps de trois des prisonniers se
détendirent brutalement, ce qui signifiait qu’ils avaient eu la nuque brisée.
Un autre fut soulevé par des soubresauts à deux reprises avant de mourir
mais les deux derniers donnèrent des coups de pied, tandis qu’ils étouffaient
lentement. Tom le Retors faisait partie de ces deux-là et donna à Erik
l’impression qu’il mettait très longtemps à mourir. Le maigre voleur se
débattit et donna un coup de talon à l’un des soldats.
— Ils pourraient au moins nous attacher les jambes, fit remarquer
Biggo. On perd sa dignité, à donner des coups de pied dans tous les sens,
comme ça.
Roo se tenait à côté d’Erik. Des larmes de terreur coulaient à flot sur
son visage.
— Notre dignité ? répéta-t-il, hébété.
— Il nous reste pas grand-chose d’autre, fiston, expliqua Biggo.
L’homme arrive dans ce monde dans le plus simple appareil et en repart de
la même façon. Les habits qu’il a sur le dos ne veulent rien dire. Son âme
est à nu. Mais la bravoure et la dignité, ça, moi je crois que ça compte. C’est
peut-être pas grand-chose, mais un jour, un de ces soldats racontera peut-
être à sa femme : « Je me souviens de ce grand type qu’on a pendu ; lui, il
savait comment mourir courageusement. »
Erik regarda le corps de Tom le Retors continuer à s’agiter, puis être
animé de soubresauts. Enfin, il s’immobilisa. Robert de Loungville attendit
pendant un moment qui parut interminable à Erik avant de donner l’ordre,
avec un signe de la main :
— Coupez les cordes !
Les soldats obéirent et déposèrent les cadavres sur le sol tandis que
leurs compagnons s’empressaient de remplacer les cordes et de mettre en
place de nouveaux nœuds.
Brusquement, Erik comprit qu’ils allaient venir le chercher. Ses
genoux commencèrent à trembler et il dut s’appuyer au mur pour ne pas
tomber. C’est la dernière fois que je sens de la pierre sous ma main, se dit-il
brusquement. À l’extérieur, Robert de Loungville fit signe à un groupe de
soldats de former les rangs. Puis ils sortirent du champ de vision des
prisonniers.
Le bruit des bottes sur la pierre traversa les murs, tandis que les
soldats quittaient la cour et entraient dans le bâtiment. Plus le son se
rapprochait et moins Erik savait ce qu’il voulait. Il aurait aimé qu’ils soient
déjà là et que tout soit fini, et en même temps, il aurait voulu qu’ils
n’atteignent jamais la cellule. Il pressa la paume contre le mur, comme si la
rugosité de la pierre sous sa chair niait sa mort prochaine.
La porte à l’extrémité du couloir s’ouvrit et les soldats entrèrent en
marchant au pas. Robert de Loungville ouvrit la cellule et appela leurs
noms. Roo était le quatrième sur la liste, Erik le cinquième et Sho Pi le
dernier, puisqu’il était le seul qui n’allait pas être pendu.
Roo prit sa place dans la file et regarda tout autour de lui, la panique
inscrite sur le visage.
— Attendez… Est-ce qu’on ne peut pas… Est-ce qu’il n’y a pas…
— Reste à ta place, fiston. C’est bien, t’es un bon gars.
Roo cessa de protester, mais il avait les yeux écarquillés, les joues
humides de larmes et la bouche ouverte, articulant des choses qu’Erik ne
parvenait pas à comprendre.
Le jeune forgeron regarda autour de lui et sentit une espèce de torpeur
nauséeuse se développer dans son estomac, comme s’il avait été
empoisonné. Puis ses intestins se contractèrent et il éprouva le besoin de se
soulager. Brusquement, il eut peur de se souiller en mourant. Le cœur serré,
il dut se forcer à respirer. La sueur dégoulinait le long de son visage, sous
ses bras et à l’entrejambe. Je vais mourir.
— Je ne voulais pas…, supplia Roo auprès d’hommes qui ne
détenaient pas le pouvoir de le sauver.
Le sergent leur donna l’ordre de sortir de la cellule. Erik se demanda
comment il parvenait à suivre, car ses pieds lui paraissaient être devenus de
plomb et ses genoux tremblaient. Roo frissonna. Erik aurait aimé lui poser
la main sur l’épaule, mais ses chaînes et ses menottes l’en empêchaient. Les
prisonniers quittèrent le couloir qui faisait face à la cellule de la mort.
Ils s’engagèrent dans un deuxième long corridor, puis un troisième
qui les amena à une courte volée de marches. Ils les descendirent,
tournèrent dans un autre couloir et franchirent une porte pour sortir au grand
jour. Le soleil n’était pas encore passé au-dessus des murs, si bien qu’ils se
déplacèrent dans l’ombre de la muraille. Mais au-dessus de leurs têtes, le
ciel bleu annonçait une belle journée. Erik en eut presque le cœur brisé tant
il souhaitait la vivre, cette belle journée.
Roo pleurait ouvertement en émettant des sons inarticulés, ponctués
par le même refrain : « S’il vous plaît. » Cependant, il parvenait quand
même à avancer. Les condamnés passèrent à côté de l’endroit où gisaient
les six premiers corps. Des soldats étaient justement en train d’amener un
corbillard le plus près possible pour charger les cadavres à l’intérieur. Erik
jeta un coup d’œil aux hommes qui l’avaient précédé.
Il faillit trébucher. Il avait déjà vu des cadavres, lorsqu’il avait trouvé
Tyndal, et regardé Stefan et le bandit après les avoir tués, mais il n’avait
jamais rien vu de tel. Deux d’entre eux avaient été étranglés, dont Tom le
Retors : les yeux leur sortaient de la tête et la douleur tordait leur visage.
Les quatre autres, qui avaient eu la nuque brisée, n’en paraissaient pas
moins effrayants, avec leurs yeux sans vie tournés vers le ciel. Des mouches
se rassemblaient déjà sur les corps et personne ne prenait la peine de les en
déloger.
Tout à coup, Erik s’aperçut qu’on lui faisait monter les marches de la
potence et sentit sa vessie donner des signes de faiblesse. Jusque-là, il
n’avait pas eu besoin d’uriner et éprouvait soudain l’immense envie de
demander la permission de se soulager avant d’être pendu. Une vague
d’embarras puéril surgit du plus profond de sa mémoire et les larmes se
mirent à couler sur ses joues. Sa mère l’avait réprimandé très tôt pour avoir
sali ses draps pendant la nuit et, pour une raison qu’il ne parvenait pas à
comprendre, l’idée de se souiller lui paraissait insupportable. Pourtant,
d’après les odeurs d’urine et d’excréments, certains de ses compagnons
avaient déjà perdu le contrôle de leurs intestins. Il ne savait pas s’il
s’agissait des prisonniers qui se trouvaient devant lui ou de ceux qui étaient
déjà morts, mais il éprouvait le besoin désespéré de ne pas perdre le
contrôle, afin d’éviter que sa mère soit furieuse contre lui.
Il essaya de regarder Roo, mais on le fit monter sur la caisse et un
soldat grimpa derrière lui pour lui passer la corde au cou, avec adresse, sans
la moindre hésitation. Le soldat redescendit sans faire bouger la caisse. Erik
essaya de regarder par-dessus son épaule mais ne parvint pas à voir son ami.
Le jeune garçon se mit à trembler. Il ne parvenait pas à stabiliser sa
vision et les images du ciel bleu, au-dessus de sa tête, contrastaient avec
celles des ombres sur les murs, sans aucune logique. Il entendit ses
compagnons marmonner des prières et crut reconnaître la plainte de Roo :
« … Non… je vous en prie… non… je vous en supplie… »
Erik se demanda s’il devait dire quelque chose à son ami, mais avant
qu’il ait pu y réfléchir, Robert de Loungville s’avança face aux condamnés.
Le jeune forgeron s’aperçut alors qu’il parvenait à distinguer, avec une
acuité étonnante, les moindres détails du visage de l’homme qui allait
ordonner sa mort. Il s’était rasé hâtivement ce matin-là, car un léger duvet
sombre recouvrait ses joues. Il avait une petite cicatrice sous l’œil droit
qu’Erik n’avait pas remarquée la première fois et portait une belle tunique
rouge ornée d’un insigne représentant le sceau de Krondor : un aigle planant
au-dessus d’un pic qui surplombait la mer. Il avait les yeux bleus, les
sourcils noirs, et avait besoin d’une coupe de cheveux. Erik se demanda
comment il parvenait à visualiser tant de choses si rapidement et sentit son
estomac se rebeller. La peur allait le rendre malade.
Les soldats obligèrent le seul prisonnier qui n’avait pas été condamné
à mort à rejoindre de Loungville, qui se tourna vers lui en disant :
— Regarde bien ce qui va se passer, Keshian, et retiens la leçon.
Il fit un signe de tête à l’intention des soldats qui attendaient sur la
potence.
— Pendez-les ! ordonna-t-il.
Erik, terrifié, inspira profondément lorsqu’il sentit la caisse basculer
sous ses pieds suite à un violent coup de botte. Il eut le temps d’entendre
Roo pousser un cri de terreur. Puis il tomba.
Le ciel se mit à tourbillonner et sa seule pensée fut pour le bleu au-
dessus de sa tête. Puis il sentit qu’il avait atteint l’extrémité de la corde et
s’entendit crier : « Maman ! » Le nœud se resserra autour de son cou et une
brusque secousse lui brûla la peau. Il y eut une deuxième secousse et il se
remit à tomber. Mais au lieu de sentir sa nuque se briser ou de commencer à
étouffer, comme il s’y attendait, il atterrit durement sur le plancher en bois
du gibet et le choc ébranla son corps et son visage.
Robert de Loungville se mit brusquement à crier :
— Relevez-les !
Des mains brutales attrapèrent Erik et le redressèrent. Le jeune
forgeron, hébété, avait plus ou moins l’impression d’être ailleurs. Il regarda
autour de lui et vit des hommes abasourdis, affichant la même expression
confuse que lui. Roo haletait comme un poisson que l’on vient juste de
sortir de l’eau et une marque rouge barrait son visage à l’endroit où il avait
heurté les planches. Les yeux rouges et gonflés, il pleurait comme un
enfant, et de la morve coulait de son nez.
Biggo souffrait d’une entaille au front et jetait des coups d’œil à la
ronde, comme pour essayer de comprendre pourquoi on lui avait joué ce
vilain tour en l’empêchant d’aller à son rendez-vous avec la déesse de la
Mort. L’individu à ses côtés, Billy Goodwin, ferma les yeux et inspira
plusieurs fois comme s’il étouffait encore. Erik ne connaissait pas le nom de
l’homme à l’extrémité de la potence, mais ce dernier se tenait immobile et
silencieux, l’air aussi stupéfait que les autres.
— Maintenant, écoutez-moi bien, bande de salopards ! ordonna
Robert de Loungville. Vous êtes tous des hommes morts ! (Il dévisagea
chacun d’entre eux, un par un, et éleva la voix.) Est-ce que vous m’avez
compris ?
Ils hochèrent la tête mais de toute évidence, aucun d’eux ne
comprenait.
— Officiellement, vous êtes morts. Si l’un de vous en doute, je peux
le ramener là-haut et cette fois nous attacherons la corde à la potence. Ou,
s’il préfère, je serai ravi de lui trancher la gorge.
Il se tourna vers l’Isalani.
— Va rejoindre tes camarades.
On fit brutalement descendre les prisonniers enchaînés pour les
conduire auprès des cadavres. Les soldats raccourcirent la corde qui traînait
derrière chacun des hommes et deux d’entre eux placèrent un nœud
identique autour du cou de Sho Pi.
— Vous garderez ces nœuds jusqu’à ce que je vous dise de les
enlever, leur apprit de Loungville, criant toujours.
Il s’approcha des six hommes, toujours aussi hébétés, et passa
lentement devant chacun d’entre eux en les regardant droit dans les yeux.
— Vous m’appartenez ! Vous n’êtes même pas des esclaves ! Les
esclaves ont des droits ; vous, vous n’en avez aucun ! À partir de
maintenant, vous me devrez chaque inspiration que vous prendrez. Si je
décide de ne plus vous laisser respirer le même air que moi, j’ordonnerai à
mes soldats de resserrer ce nœud autour de votre cou et vous arrêterez de
respirer. Vous me suivez ?
Certains des prisonniers hochèrent la tête. Erik fit « oui » à voix
basse.
— Quand je vous pose une question, vous répondez bien fort pour que
je puisse vous entendre ! rugit de Loungville. Est-ce que vous me suivez ?
Cette fois, les six hommes s’exclamèrent en même temps :
— Oui !
De Loungville fit demi-tour et les passa de nouveau en revue.
— J’attends !
Ce fut Erik qui finit par dire :
— Oui, monsieur !
De Loungville se plaça devant lui et rapprocha son visage de celui du
garçon, si bien que leur nez se retrouvèrent à moins d’un centimètre l’un de
l’autre.
— « Monsieur » ! Ah, mais je suis plus que ça pour vous, bande de
crapauds ! Je suis plus que votre mère, votre femme, votre père ou votre
frère ! À partir de maintenant, je suis votre dieu ! Je n’ai qu’à claquer des
doigts et vous serez des hommes morts pour de bon ! Maintenant, quand je
vous pose une question, vous répondrez : « Oui, sergent de Loungville ! »
Est-ce que c’est bien clair ?
— Oui, sergent de Loungville ! répondirent les hommes criant
presque en dépit de leur gorge douloureuse après ce simulacre de
pendaison.
— Maintenant, chargez-moi ces cadavres dans le corbillard, bande de
salopards ! ordonna de Loungville. Chacun de vous en prend un.
Biggo s’avança, souleva le corps de Tom le Retors et le porta, comme
on porterait un enfant, jusqu’au chariot. Deux fossoyeurs attendaient à
l’intérieur et tirèrent le cadavre au fond du véhicule afin de faire de la place
pour les autres.
Erik souleva l’un des corps sans trop savoir quel était son nom ni quel
crime il avait commis. Puis il l’emporta jusqu’au chariot et le déposa à
l’endroit où les fossoyeurs pourraient s’occuper de lui. Il regarda son visage
et ne le reconnut pas. Il devait pourtant s’agir d’une des personnes avec
lesquelles il venait de passer deux jours. Il lui avait même sûrement parlé,
mais il ne parvenait pas à se rappeler son nom.
Roo regarda le cadavre et essaya de le soulever. Mais il n’y parvint
pas. Les larmes coulaient toujours sur son visage, provenant d’une source
apparemment inépuisable. Erik hésita puis s’avança pour l’aider.
— Reviens par ici, de la Lande Noire, ordonna de Loungville.
— Il n’est pas capable de soulever ce corps, protesta Erik d’une voix
rauque – il avait toujours la gorge douloureuse.
De Loungville plissa les yeux de façon menaçante. Erik s’empressa
d’ajouter respectueusement :
— Sergent de Loungville.
— Il ferait mieux d’y arriver, répliqua l’autre, ou il sera le premier à
retourner là-haut.
Il désigna la potence de la dague qu’il tenait maintenant à la main.
Erik regarda son ami. Ce dernier essayait de trouver en lui la force de
traîner le cadavre jusqu’au corbillard. Les trois mètres qu’il avait à
parcourir devaient lui paraître aussi longs qu’un kilomètre. Erik savait que
Roo n’avait jamais été un garçon costaud et que le peu de vitalité qu’il
possédait avait dû s’évanouir au cours des jours précédents. On eût dit que
ses bras avaient autant de résistance qu’une corde usée et qu’il n’avait plus
aucune force dans les jambes.
Il tira désespérément sur le cadavre, qui finit par bouger de quelques
centimètres, puis encore, et encore. Grognant comme s’il lui fallait porter
plusieurs armures jusqu’au sommet d’une montagne, Roo tira jusqu’à
amener le cadavre au pied du chariot. Alors, il s’effondra.
De Loungville vint se placer au-dessus de lui et s’accroupit pour
regarder le garçon dans les yeux. Il se mit alors à crier si fort que l’on eût
dit qu’il hurlait.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu n’espères quand même pas que ces
honnêtes travailleurs vont descendre de ce chariot pour finir ton boulot ?
Roo regarda le petit homme, le suppliant en silence de le laisser
mourir. De Loungville se baissa, l’attrapa par les cheveux et le remit debout
en lui mettant la dague sous la gorge.
— Tu ne vas pas mourir, espèce de larve inutile, lui expliqua-t-il,
comme s’il pouvait lire dans ses pensées. Tu es à moi, et tu mourras quand
j’en aurais envie. Pas avant. Si tu meurs avant que je ne t’en donne l’ordre,
j’irai te rechercher dans la demeure de Lims-Kragma et je t’arracherai de là
pour te ramener à la vie, et à ce moment-là, seulement, je te tuerai. Je
t’ouvrirai le ventre et mangerai ton foie pour le dîner, si tu ne fais pas ce
que je te dis de faire. Maintenant, ramasse-moi ce cadavre et hisse-le dans
le corbillard, bon sang !
Lorsque le sergent le lâcha, Roo trébucha, heurta l’arrière du chariot
et parvint de justesse à ne pas tomber. Il se pencha, prit le cadavre sous les
bras et tira.
— Tu ne m’es d’aucune utilité, gamin ! rugit le sergent. Je vais
compter jusqu’à dix. Si d’ici là tu n’arrives pas à le monter dans le
corbillard, espèce de limace, je t’arracherai le cœur ! Un !
Roo tira plus fort, la panique inscrite sur le visage. « Deux ! » Il fit
passer son propre poids sur l’avant et réussit à faire asseoir le corps.
« Trois ! »
Il poussa sur ses jambes et réussit à faire plus ou moins un demi-tour,
si bien que le cadavre reposait désormais contre l’arrière du chariot.
« Quatre ! » Le garçon prit une inspiration et souleva de nouveau.
Brusquement, le cadavre se retrouva à moitié dans le corbillard. « Cinq ! »
Roo lâcha le corps, le temps de se pencher pour le prendre par les hanches,
sans tenir compte de l’odeur d’urine et d’excrément. Il puisa dans ses
dernières forces pour le soulever de nouveau. Puis il s’effondra.
— Six ! hurla de Loungville en se penchant sur le garçon, assis devant
le chariot.
Roo leva les yeux et s’aperçut que les jambes du cadavre ballaient
dans le vide. « Sept ! » Il se remit péniblement debout et poussa de toutes
ses forces sur les jambes.
Elles plièrent. Roo poussa et fit rouler le corps jusqu’à ce qu’il entre
complètement dans le corbillard. Pendant ce temps, de Loungville arrivait à
huit.
Alors, Roo s’évanouit.
Erik s’avança d’un pas. Le sergent fit volte-face et lui donna une gifle
du revers de la main. Le jeune garçon tomba à genoux sous la violence du
choc. Robert de Loungville baissa la tête et expliqua à un Erik étourdi, en le
regardant droit dans les yeux :
— Tu apprendras, espèce de chien, que peu importe ce qui arrive à tes
amis, tu dois faire ce que je te dis quand je te le dis, et rien d’autre. Si tu ne
retiens pas cette première leçon, tu serviras d’appât aux corbeaux avant le
coucher du soleil. Ramenez-les dans leur cellule ! ajouta-t-il en se
redressant.
Les hommes, toujours aussi surpris, se mirent en marche de façon
désordonnée. Ils ne comprenaient pas encore très bien ce qui se passait. Les
oreilles d’Erik bourdonnaient à cause du coup qu’il venait de recevoir, mais
il se risqua néanmoins à jeter un regard du côté de Roo. Il vit alors que deux
des soldats venaient de le soulever pour le ramener avec les autres.
En silence, on les fit réintégrer la cellule de la mort. Roo fut jeté à
l’intérieur sans cérémonie et les soldats claquèrent la porte derrière lui.
Sho Pi, l’homme qui venait de Kesh, vint examiner le garçon.
— Il s’en remettra, annonça-t-il. Il s’est évanoui à cause du choc et de
la peur.
Puis il se tourna vers Erik et sourit, une lueur dangereuse au fond des
yeux.
— Ne t’avais-je pas dit qu’ils nous réservaient peut-être autre chose ?
— Oui, mais quoi ? lui demanda Biggo. À quoi ça rime, cette sinistre
mascarade ?
L’Isalani s’assit par terre en croisant les jambes.
— Je suppose que c’était ce que l’on appelle une démonstration. Ce
de Loungville, qui travaille, j’imagine, pour le prince, veut nous faire
comprendre quelque chose, afin qu’il n’y ait plus le moindre doute à ce
sujet.
— Oui, mais que veut-il nous faire comprendre ? objecta Billy
Goodwin, un individu mince, aux cheveux bruns et bouclés.
— Qu’il peut te tuer sans hésiter si tu ne fais pas ce qu’il veut.
— Mais que veut-il ? demanda l’homme dont Erik ne connaissait pas
le nom, un type maigre aux cheveux roux et à la barbe grise.
Sho Pi ferma les yeux comme s’il était sur le point de faire une sieste.
— Je ne sais pas, mais je pense que ça risque d’être intéressant.
Erik s’assit à son tour et partit brusquement d’un rire nerveux.
— Qu’y a-t-il ? voulut savoir Biggo.
— Je me suis fait dessus, expliqua-t-il, gêné d’avouer une chose
pareille devant les autres.
Puis il se mit à rire de nouveau, avec cette fois une note hystérique.
— Moi aussi, je me suis sali, admit Billy Goodwin.
Erik hocha la tête. Brusquement, son rire s’éteignit et le garçon
s’aperçut, à son grand étonnement, qu’il pleurait. Sa mère serait tellement
en colère contre lui si elle l’apprenait.

Roo se réveilla au moment où on leur apportait leur nourriture. Ils


furent tous surpris de découvrir que, non seulement elle était abondante,
mais qu’en plus elle était bonne. Jusque-là, ils n’avaient eu droit qu’à du
ragoût de légumes cuisiné à partir d’un bouillon de bœuf gras ; ce jour-là,
on leur servit des légumes vapeur, accompagnés de tranches de pain
recouvertes d’une épaisse couche de beurre, de fromage ou de viande. On
leur proposa également des chopes de bière en étain et un grand pichet de
vin blanc frais, au lieu du seau d’eau habituel. Il y avait d’ailleurs juste
assez d’alcool pour leur permettre d’étancher leur soif et de soulager un peu
la pression, mais pas suffisamment pour les enivrer.
Les six prisonniers mangèrent en discutant de ce qui leur arrivait.
— Croyez-vous que ce soit juste une blague cruelle de la part du
prince ? demanda l’homme à la barbe grise, un Rodezien du nom de Luis de
Savona.
Biggo secoua la tête.
— Je sais jauger un homme, et ce Robert de Loungville est du genre à
être cruel si ça peut servir ses intérêts, mais je crois pas que le prince soit
comme lui. Non, comme le dit notre ami keshian ici présent…
— Je suis isalani, pas keshian, corrigea Sho Pi. Nous vivons à
l’intérieur de l’empire, mais ne sommes pas keshians.
— Si tu le dis, répondit Biggo. En tout cas, tu dois avoir raison, à
propos de cette démonstration. C’est pour ça qu’on l’a toujours autour du
cou, ajouta-t-il en montrant le nœud. Pour nous rappeler qu’officiellement,
on est morts. Comme ça, quoi qu’il arrive, on sait qu’on vit en sursis.
— Je crois pas qu’ils auront besoin de me le rappeler, répliqua Billy
Goodwin en secouant la tête. Par les dieux, j’arrive pas à me souvenir ce
que je pensais quand ils ont fait basculer la caisse. J’étais redevenu un
enfant et j’attendais que ma mère vienne me chercher pour m’épargner tout
ça. Je pense pas que je pourrais décrire ce que j’ai ressenti à ce moment-là.
Les autres hochèrent la tête. Erik sentit les larmes lui monter aux yeux
en se remémorant ses propres émotions, lors de sa chute. Il écarta ces
pénibles souvenirs et se tourna vers Roo.
— Comment tu vas ?
Le jeune garçon ne répondit pas et se contenta de hocher la tête en
mangeant.
Erik savait qu’il était en train d’assister à un profond changement
chez son ami. Les récents événements l’avaient marqué et allaient faire de
lui un homme différent du gamin qu’Erik avait toujours connu. Le jeune
forgeron se demanda s’il allait lui aussi changer à ce point.
Les soldats revinrent un peu plus tard chercher les plateaux et les
chopes. Personne ne parla. Bientôt, la cellule fut envahie par la pénombre.
Seule l’unique torche qui éclairait le couloir resta allumée.
— Je parie que de Loungville essaye de nous dire qu’on devrait
dormir aussi vite que possible, dit Biggo.
Sho Pi acquiesça.
— Ça veut dire que demain matin, ils vont venir nous lever tôt.
Il se roula en boule sur le banc de pierre et ferma les yeux.
— Je refuse de dormir dans ma propre merde, fit remarquer Erik.
Il ôta ses bottes et son pantalon, puis les emmena jusqu’au seau qu’ils
utilisaient pour faire leurs besoins et fit de son mieux pour enlever la saleté,
prenant un peu de l’eau qu’ils avaient à boire pour les nettoyer. C’était
surtout un acte symbolique, car lorsqu’il le remit, son pantalon était
toujours sale, et mouillé de surcroît, mais rien que d’avoir essayé, il se
sentait mieux.
Quelques-uns de ses compagnons suivirent son exemple, tandis que le
jeune forgeron hochait la tête à l’intention de Roo. Ce dernier s’était
recroquevillé dans un coin de la cellule, les bras serrés autour de son corps,
bien que la nuit ne fût pas froide. Mais Erik savait qu’aucun feu ne saurait
réchauffer son ami, qui se sentait gelé à l’intérieur.
Il s’allongea et fut surpris de sentir la fatigue envahir et réchauffer ses
os. Il s’endormit avant même d’avoir eu le temps de repenser aux
événements de cette incroyable journée.

— Levez-vous, tas de fainéants ! s’écria de Loungville.


Les prisonniers se mirent à bouger. Brusquement, une cacophonie de
sons résonna à l’intérieur de la cellule lorsque les gardes abattirent leur
bouclier contre les barreaux de fer et commencèrent à crier :
— Debout !
— Allez, réveillez-vous !
Erik bondit sur ses pieds avant même d’être tout à fait réveillé. Il
regarda Roo, qui clignait des yeux telle une chouette surprise par la lumière
d’une lanterne.
Les gardes ouvrirent la porte de la cellule et ordonnèrent aux
prisonniers de sortir. Ils se placèrent en file indienne, dans le même ordre
que la veille lorsqu’on les avait conduits à la potence, et attendirent sans
faire de commentaires.
— Quand je vous dirai : « demi-tour, droite », vous tournerez tous en
même temps pour faire face à cette porte, annonça de Loungville.
Compris ? (Ce dernier mot n’était pas une question mais un ordre brutal.)
Alors demi-tour, droite !
Les six hommes obéirent en traînant les pieds à cause de leurs
chaînes, qui rendaient le moindre mouvement difficile. La porte à l’autre
bout du couloir s’ouvrit.
— Quand je vous en donnerai l’ordre, reprit le sergent, vous
avancerez en partant du pied gauche, et vous marcherez au pas derrière le
soldat que voici. (Il désigna un garde dont le heaume portait l’insigne de
caporal.) Vous le suivrez en bon ordre et celui qui ne saura pas respecter sa
place dans la file se retrouvera immédiatement sur le gibet. Est-ce clair ?
— Oui, sergent de Loungville ! s’écrièrent les prisonniers.
— En avant, marche !
Billy Goodwin, qui venait en tête, suivit le caporal sans difficulté,
mais il apparut très vite que Biggo et Luis ne savaient pas reconnaître leur
droite de leur gauche, si bien que le groupe se mit en marche de façon
désordonnée. Ils s’engagèrent dans un long corridor, dans la direction
opposée à la cour où ils avaient subi le simulacre de pendaison, la veille.
Puis ils montèrent un grand escalier et furent conduits à l’intérieur de ce qui
semblait être le palais proprement dit. Ils se déplaçaient rapidement, faisant
cliqueter leurs chaînes. Erik se sentit brusquement mal à l’aise lorsqu’ils
croisèrent quelques membres de la cour, qui leur jetèrent un coup d’œil
avant de reprendre leur discussion.
Le jeune forgeron se rappela alors qu’il était toujours aussi sale,
comme ses cinq compagnons, même si Sho Pi avait uniquement besoin de
prendre un bain. Les autres avaient souillé leurs vêtements, qui s’étaient
imprégnés de l’odeur âcre de la peur. Leur rapide toilette, la veille au soir,
n’avait pas contribué à les en débarrasser. D’ordinaire, l’odeur de la sueur
ne dérangeait pas Erik, car elle était la compagne familière des forgerons,
mais la puanteur qui agressait ses narines révulsait le jeune homme.
— Entrez là-dedans, leur dit de Loungville d’une voix étrange.
Erik s’aperçut alors que c’était la première fois en deux jours qu’il
s’exprimait d’une voix calme.
Ils se retrouvèrent dans une grande salle contenant six baignoires
remplies d’eau fumante et aussi hautes qu’un homme. On referma la porte
derrière eux et Erik entendit qu’on la verrouillait de l’extérieur. Les gardes
s’avancèrent pour leur ôter les chaînes et les menottes.
— Enlevez-moi ces chiffons ! ordonna le caporal.
Lorsque Biggo fit mine d’enlever le morceau de corde à son cou, de
Loungville s’écria :
— Laisse ça là, idiot ! Vous êtes tous des hommes morts et la corde
est là pour vous le rappeler ! N’enlève que le reste !
Les hommes retirèrent leurs vêtements. Erik déposa ses bottes dans un
coin et vit un jeune serviteur ramasser les vêtements sales et puants.
— Vous allez rencontrer quelqu’un de très important, leur apprit le
sergent. On ne peut donc pas vous laisser empester tout le palais. Moi, ça ne
me dérange pas, mais je suis d’aussi basse extraction que vous autres,
salopards, alors je n’y suis pas sensible. Mais d’autres ne sont pas aussi
tolérants que moi.
Il fit un geste et d’autres garçons, vêtus de l’uniforme des écuyers du
palais, apportèrent des baquets remplis d’eau savonneuse. Sans prévenir, ils
les soulevèrent et en déversèrent le contenu sur la tête de Biggo et de Billy
Goodwin. Puis ils retournèrent jusqu’aux baignoires pour remplir de
nouveau les baquets.
— Lavez-vous ! ordonna de Loungville. Je veux que vous soyez
propres comme vous ne l’avez jamais été !
Les prisonniers commencèrent à se débarrasser de plusieurs semaines
de crasse, de déchets corporels et de mauvaises odeurs. On leur apporta un
shampooing caustique, avec lequel ils durent se frotter les cheveux pour en
éliminer les poux. Erik se dit qu’il n’allait plus lui rester le moindre cheveu.
Cependant, lorsqu’il eût fini, il était revigoré, malgré ses tremblements. Il
ne s’était pas senti aussi propre depuis la nuit où Roo l’avait aidé à tuer
Stefan.
Il regarda son ami, qui hocha la tête et lui offrit une pâle imitation de
son ancien sourire. Il avait les bras croisés sur les épaules tandis que l’eau
dégoulinait le long du seul ornement qu’il portait encore : le nœud à son
cou. Sa pilosité était très peu développée. Erik fut surpris de constater à
quel point Roo ressemblait à un petit garçon.
On distribua à chaque prisonnier une tunique et un pantalon gris, très
simples. Erik fut autorisé à remettre ses bottes, comme tous ceux qui
possédaient de quoi se chausser. Biggo et Billy, quant à eux, restèrent pieds
nus.
Ils durent de nouveau se mettre en ligne, afin que Robert de
Loungville puisse les examiner.
— Vous allez pouvoir vous passer de chaînes pendant un moment,
leur apprit-il. En effet, parmi ceux que vous allez rencontrer se trouvent
certaines personnes au cœur tendre qui pourraient être gênées par la vue et
le bruit que font les chaînes. Mais d’abord, il va falloir me suivre.
Le caporal leur ordonna de se remettre en file indienne ; ils obéirent,
reprenant plus ou moins l’ordre dans lequel ils étaient entrés dans la salle de
bains.
On les fit marcher au pas jusqu’à une petite cour intérieure où ils
durent s’arrêter. En haut du mur étaient postés des gardes armés d’arbalètes.
Un sur cinq tenait en revanche un arc long.
— Les types qui se trouvent là-haut, avec les grands arcs, sont des
tireurs d’élite, expliqua de Loungville. Ils peuvent atteindre un perroquet à
plus d’une centaine de mètres. Ils sont perchés là-haut pour vous empêcher
d’avoir de mauvaises idées pendant notre petite démonstration.
Il fit un geste et l’un des gardes lui remit une épée.
— Est-ce que l’un d’entre vous, espèces d’ordures, croit savoir se
servir de ça ?
Les prisonniers se regardèrent sans répondre.
— Est-ce que tu sais t’en servir ? rugit de Loungville au visage de
Luis de Savona.
— Oui, je suis plutôt doué à l’épée, sergent, répondit-il à voix basse.
De Loungville lui présenta l’arme, la poignée en avant.
— Dans ce cas, voilà quel est le marché : passe-moi cette épée au
travers du corps et tu pourras sortir du palais en homme libre.
De Savona regarda autour de lui. Au bout d’un long moment, il jeta
l’arme sur le sol en secouant la tête.
— Ramasse-la ! s’énerva le sergent. C’est moi qui te dis quand tu dois
jeter quelque chose ! Ramasse cette épée et passe-la moi au travers du corps
ou je demanderai à cet homme, là-haut (Il désigna l’un des tireurs d’élite.)
de te tirer une flèche dans le crâne. Est-ce clair ?
— Dans les deux cas, je suis un homme mort, protesta de Savona.
De Loungville se rapprocha du Rodezien, qui était plus grand que lui,
et cria :
— Douterais-tu de ma parole ? Je t’ai dit que si tu me tuais, tu
sortirais d’ici en homme libre ! Tu penses que je mens ?
Comme de Savona refusait de répondre, le sergent le frappa au visage.
— Est-ce que tu me traites de menteur ?
Luis se pencha, ramassa l’épée et se redressa en se fendant. Mais de
Loungville évita aisément l’épée. Brusquement, de Savona se retrouva à
genoux, tandis que le sergent, derrière lui, resserrait le nœud autour de son
cou. Tandis que sa victime étouffait lentement, de Loungville reprit la
parole :
— Maintenant, écoutez-moi bien. Tous ceux que vous allez croiser à
partir de maintenant valent mieux que vous. Chacun d’entre eux pourrait
s’emparer de votre arme – si vous en aviez une – comme si vous n’étiez
qu’un petit enfant. Ils m’ont prouvé leur valeur plus d’une centaine de fois
et je leur donnerai volontiers la permission de vous trancher la gorge, de
vous étrangler, vous assommer ou vous battre à mort si vous faites ne serait-
ce que péter sans mon autorisation. Est-ce clair ?
Les prisonniers marmonnèrent leur réponse.
— Je ne vous entends pas ! rugit-il. (De Savona commençait à devenir
cramoisi.) S’il meurt avant que je vous entende clairement, vous serez tous
pendus.
— Oui, sergent de Loungville ! s’écrièrent les hommes.
Il lâcha la corde qui étouffait de Savona. Ce dernier resta étendu par
terre, haletant. Puis, au bout d’un moment, il se releva et reprit sa place.
— Souvenez-vous : tous les hommes que vous allez croiser à partir de
maintenant valent mieux que vous.
Il fit signe aux gardes de les faire avancer. Le caporal les fit entrer
dans le palais. Ils remontèrent rapidement le long d’un grand couloir et se
retrouvèrent brusquement dans ce qui semblait être les appartements privés
de la famille princière.
Ils pénétrèrent dans une pièce de taille respectable, mais néanmoins
beaucoup plus petite que la salle d’audience où s’était tenu le procès. Le
prince de Krondor, le duc James et l’étrange femme qui était venue leur
rendre visite et avait assisté à leur procès se trouvaient déjà dans la pièce, en
compagnie de quelques nobles de la cour.
L’attitude de la femme dénotait une certaine rigidité, comme s’il était
difficile pour elle d’être présente. Elle dévisagea chacun des prisonniers et
sursauta légèrement lorsqu’elle croisa le regard de Sho Pi. Une espèce de
communication silencieuse parut s’installer entre eux. Puis elle finit par se
tourner vers le duc James et le prince Nicholas en disant :
— Je pense qu’ils feront ce que vous leur demanderez. Puis-je
m’excuser, à présent, Votre Altesse ?
— Je ne peux qu’imaginer à quel point ça a dû être difficile pour
vous, ma dame. Je vous en suis très reconnaissant. Vous pouvez vous retirer.
Le duc chuchota quelques mots à l’oreille de la femme, qui hocha la
tête avant de quitter la pièce.
— Votre Altesse, les hommes morts sont arrivés, annonça de
Loungville.
— C’est avec l’autorisation et la bénédiction de mon père que vous
avez commencé cette mission, Bobby, lui dit le prince. En ce qui me
concerne, j’essaye encore de trouver un sens à tout ça.
— Nicky, tu as vu de tes propres yeux ce dont les Serpents sont
capables, lui rappela James. Tu étais en mer lorsque Arutha a approuvé le
plan de Calis et de Bobby. Tu le serais encore, si nous ne t’avions pas
envoyé chercher à la mort de ton père.
Le prince s’assit, ôta le cercle d’or qui lui servait de couronne, et
dévisagea les prisonniers qui attendaient en silence.
— Tout cela était-il vraiment nécessaire ? demanda-t-il au bout d’un
long moment.
— Sans l’ombre d’un doute, répondit James. Un condamné à mort
n’hésiterait pas à mentir en disant qu’il est prêt à servir son pays. Tu sais, au
moment où on fait basculer la caisse sous leurs pieds, ils seraient prêts à
renier père et mère. Non, ces six hommes sont ceux à qui on peut faire le
plus confiance parmi les prisonniers qui devaient mourir.
— Je ne comprends toujours pas la nécessité de cette mascarade.
C’était sûrement d’une extrême cruauté.
— Pardonnez-moi, Votre Altesse, intervint de Loungville, mais ces
hommes sont maintenant officiellement morts. Je le leur ai bien fait
comprendre. Ils savent que nous pouvons les exécuter dès que l’envie nous
en prendra et espèrent tous rester en vie, jusqu’au dernier d’entre eux.
— Qu’en est-il du Keshian ? demanda Nicholas.
— C’est un cas à part, admit James, mais ma femme a l’intuition que
nous aurons besoin de lui.
Le prince se laissa aller contre le dossier de son fauteuil en poussant
un profond soupir.
— Il n’a pas été facile de choisir le successeur de mon père. Borric
s’est rongé les sangs pendant de longues heures, à se demander qui devrait
s’asseoir sur ce trône jusqu’à ce que le prince Patrick soit en âge de régner,
c’est-à-dire dans trois ans. Je lui laisserai alors la place et je pourrai
reprendre la mer.
« Je suis un marin, bon sang ! En vingt ans, je n’ai pas dû passer plus
d’un mois d’affilée au port. Et voilà que je dois gérer tout ça…
— On croirait entendre Amos, dit James en souriant.
La petite lueur, dans ses yeux, lui donnait dix ans de moins. Le prince
secoua la tête tandis qu’un léger sourire errait sur ses lèvres.
— Je suppose que ce n’est guère étonnant. Il m’a appris tout ce qu’un
marin doit savoir. (Il regarda les prisonniers.) Est-ce qu’on leur a déjà
expliqué ?
— C’est pour ça qu’ils sont là, Votre Altesse.
Le prince adressa un signe de tête à James, qui prit la parole.
— Chacun d’entre vous va se voir offrir un choix. Écoutez
attentivement, afin de bien comprendre ce qui est en jeu.
« Son Altesse, dans sa grande générosité, a décidé de repousser votre
exécution. Vous n’avez pas été graciés et votre peine n’a pas été commuée.
Me suis-je bien fait comprendre sur ce point ?
Les prisonniers se regardèrent et plusieurs hochèrent la tête.
— Vous allez tous mourir, leur annonça James. La seule inconnue,
c’est quand et comment.
— Le royaume a besoin d’hommes suffisamment désespérés pour
mener à bien une certaine mission, expliqua Robert de Loungville. C’est
pourquoi nous vous avons sauvés de la mort au dernier moment pour vous
offrir le choix suivant : vous nous aidez ou nous exécutons la sentence. S’il
y en a, parmi vous, qui sont suffisamment en paix avec leur conscience pour
faire face à la déesse de la Mort, ils peuvent demander à être exécutés. Nous
les conduirons aussitôt à la potence pour les y pendre haut et court. Cela
mettra un terme à leurs inquiétudes dans cette vie.
Il balaya la pièce du regard. Personne ne dit mot, pas même Biggo, si
pieux à l’origine.
— Bien. Nous allons vous entraîner en vue de cette mission et lorsque
nous aurons fini, nous partirons en bateau à l’autre bout du monde, là où
peu d’hommes du royaume se sont déjà rendus. Pendant le voyage, et
lorsque nous serons arrivés, vous pourriez bien regretter de ne pas avoir
choisi la potence, cet après-midi. Cependant, si nous réussissons malgré
tout à rentrer à Krondor…
— Votre condamnation sera réexaminée et vous serez graciés ou
remis en liberté sur parole, conclut le prince. Cela dépendra de la
recommandation que me présentera James.
— Et cela dépendra de la recommandation de vos supérieurs, ajouta le
duc. Alors, si vous avez le moindre espoir de retrouver un jour la liberté,
obéissez aux ordres que l’on vous donnera.
Le prince hocha la tête.
— Demi-tour, toute ! commanda de Loungville.
Les prisonniers obtempérèrent et quittèrent la salle. Cependant, au
lieu d’être ramenés à la prison, on les conduisit jusqu’à une petite cour où
les attendait un chariot. Le véhicule était conduit par deux gardes et
disposait de deux bancs à l’arrière, où les prisonniers pouvaient s’asseoir
par trois de chaque côté, avec un garde au bout de la rangée. Une
compagnie de cavaliers flanquait le véhicule.
— Montez dans le chariot ! ordonna de Loungville.
Les prisonniers obéirent et les soldats enchaînèrent leur cheville droite
à un anneau en fer fixé sous le siège étroit. Pendant ce temps, un palefrenier
amena son cheval au sergent, qui se mit en selle et donna l’ordre de se
mettre en route. Les gardes ouvrirent les portes de la cour. Lorsque le
chariot les franchit, Erik s’aperçut qu’ils quittaient le palais par une sortie
qui donnait directement sur une petite route, au bout de laquelle se trouvait
un quai privé, probablement réservé à la famille princière. Ils tournèrent le
dos à ce quai et se dirigèrent vers la cité de Krondor.
Ils parvinrent à une seconde porte que les gardes ouvrirent en grand
pour laisser passer le cortège, qui quitta pour de bon l’enceinte du palais.
Les fers des chevaux résonnaient bruyamment sur les pavés de pierre. Les
bêtes s’ébrouèrent, heureuses de pouvoir sortir et se dégourdir les jambes.
Erik regarda autour de lui. Il était à peine midi. Tant de choses étaient
arrivées depuis l’aube.
Le soleil avait chassé la brume matinale et les nuages bas qui
recouvraient la cité. Ce serait une belle journée d’automne. La chaleur du
soleil caressa le visage d’Erik tandis que la brise océane, plus fraîche,
apportait avec elle le cri des mouettes et l’odeur piquante du sel.
Le jeune forgeron se souvint de ce qu’il avait ressenti, la veille, en
croyant ne plus jamais revoir la lumière du jour ; il se rappela la terreur et la
panique qui l’avaient envahi lorsque des mains brutales l’avaient traîné sur
le gibet. Erik ressentit de nouveau la sensation d’étouffer et se mit
brusquement à pleurer, sans pouvoir s’en empêcher.
Roo le regarda et hocha la tête. Les larmes se mirent à rouler sur son
visage à lui aussi, mais personne dans le chariot, soldat ou prisonnier, ne fit
de commentaires. Au bout de quelques minutes, Erik parvint à reprendre le
contrôle de ses émotions et se détendit. Il laissa la brise lui rafraîchir les
idées et se promit de ne plus jamais avoir aussi peur.
Chapitre 9

L’ENTRAÎNEMENT

Erik poussa un grognement.


Il rassembla ses forces pour transporter le sac de cailloux au sommet
de la colline, mais ses pieds glissèrent sur le tas de pierres dangereusement
instable. C’étaient les six prisonniers eux-mêmes qui érigeaient cette colline
en déversant à son sommet les pierres dont ils étaient chargés.
Lorsque Erik arriva en haut, le visage dégoulinant de sueur, il fit une
pause et prit une profonde inspiration. Puis il baissa le sac qu’il portait sur
l’épaule et le renversa. Les pierres qu’il contenait dévalèrent la pente,
soulevant jurons et insultes parmi les compagnons d’Erik, obligés de
s’écarter pour les éviter. Le jeune homme savait qu’il était autorisé à se
reposer un moment, le temps de reprendre son souffle, avant de redescendre
avec précaution pour reprendre cette tâche inutile.
Il balaya du regard la vue qui s’offrait à lui. Le tas de pierres s’élevait
au milieu d’un camp militaire à l’organisation plutôt inhabituelle. Erik
n’était pourtant jamais entré dans une installation de ce genre auparavant,
mais il devinait qu’il ne devait pas y en avoir deux comme cela au monde.
Le camp formait un immense carré, entouré d’une palissade en bois au
sommet de laquelle patrouillaient des sentinelles, autant pour surveiller les
prisonniers que pour s’assurer que personne n’approchait de l’extérieur.
Trois cents mètres de forêt avaient été défrichés tout autour afin d’éviter
que quelqu’un puisse venir suffisamment près du camp pour espionner ses
occupants.
Au centre se dressaient trois grands bâtiments en rondins. Dix grandes
tentes, faites pour abriter six hommes chacune, étaient disposées le long du
mur nord. Un son familier résonnait dans l’air matinal. Erik regarda en
direction du sud, où se trouvaient l’armurerie, la maroquinerie et les
cuisines.
— De la Lande Noire, retourne au boulot ! cria l’un des soldats.
Le jeune homme s’aperçut alors qu’il s’était mis à rêvasser. Le
prochain avertissement serait suivi du tir d’une flèche, dont la pointe,
constituée d’une balle en plomb recouverte de cuir, pouvait casser le bras
d’un homme. Généralement, cependant, elle se contentait de faire tomber
l’infortuné qu’elle avait pris pour cible, lui faisant dévaler la pente
rocailleuse. Cette douloureuse expérience se soldait par un sermon non
moins douloureux de la part de Robert de Loungville.
Ce dernier se tenait à une courte distance, regardant les hommes
escalader lentement le tas de pierres en essayant de ne pas les faire glisser
pour ne pas blesser leurs camarades plus bas. Il s’adressa à voix basse au
caporal, du nom de Foster. Tous deux désignèrent tour à tour plusieurs des
hommes qui peinaient à monter les pierres en haut de la colline artificielle.
Roo avança vers Erik et lui dit d’une voix essoufflée :
— Plus que deux ou trois voyages, j’imagine.
Le gamin efflanqué de Ravensburg n’avait jamais été taillé pour pareil
labeur. Mais au cours de la semaine qui venait de s’écouler, il n’en avait pas
moins réussi à se maintenir au niveau des autres. Erik savait que c’était en
partie dû à la nourriture, car les deux garçons n’avaient jamais aussi bien
mangé de leur vie. De plus, même si on les réveillait à l’aube, ils aillaient se
coucher tôt et se reposaient donc suffisamment.
Erik avait retrouvé la forme et se sentait même encore plus fort
qu’avant. Biggo et lui portaient des charges plus lourdes que les autres,
simplement parce qu’ils en étaient capables. De toute façon, chaque
prisonnier devait monter au sommet de la colline autant de pierres qu’il
pouvait en porter.
Erik effectua un nouveau voyage jusqu’aux petits tas de pierres
déversées par le chariot. Alors qu’il revenait vers la colline, il vit Robert de
Loungville lui faire signe de se placer à l’écart. Lorsque les six prisonniers
eurent terminé, ils se mirent en ligne et de Loungville les rejoignit.
— Fatigués ? leur demanda le sergent avec un sourire amical.
Les hommes grommelèrent qu’ils l’étaient, en effet. Il hocha la tête
d’un air compréhensif.
— Je l’aurais parié. Il se pourrait même que vous n’ayez jamais été
aussi fatigués de votre vie, pas vrai ?
Les prisonniers marmonnèrent leur approbation. De Loungville se
balança d’avant en arrière puis se mit à crier :
— Et qu’est-ce que vous faites si un ennemi vous attaque par-derrière
quand vous êtes fatigués ?
Brusquement, Erik fut violemment heurté dans le dos et jeté au sol par
son agresseur. Le cœur battant et le souffle coupé, il roula sur lui-même et
vit un homme vêtu de noir s’écarter aussitôt.
Ses compagnons se trouvaient à terre, eux aussi, à l’exception de Sho
Pi, qui sauta lestement sur le côté. Son agresseur gisait tête la première dans
la poussière.
— Eh, toi, là-bas ! l’interpella le sergent. Comment as-tu réussi ça ?
— Je n’ai pas pensé une seule seconde que j’étais en sécurité,
répondit Sho Pi.
De Loungville haussa les sourcils et hocha la tête, les yeux pleins de
respect.
— C’est une attitude que j’apprécie.
Il s’approcha de l’Isalani d’un pas nonchalant.
— Vous feriez bien de suivre l’exemple de cet homme, conseilla-t-il
aux autres.
Sans prévenir, il envoya un coup de pied dans les genoux de Sho Pi,
que ce dernier évita avec adresse. Il esquiva de nouveau de Loungville, qui
était plus petit mais plus puissant, et se lança dans une succession de
mouvements si rapides qu’ils en devinrent confus. Il étendit la jambe droite
et donna une série de coups de pied dans le visage et la poitrine du sergent,
puis décrivit un cercle complet avec sa jambe et fit basculer son adversaire
en lui fauchant les chevilles.
Les cinq autres prisonniers, toujours à terre, éclatèrent de rire en
voyant leur bourreau se faire ainsi humilier. Mais leur joie céda très vite la
place au silence, car deux soldats accoururent en pointant leur arbalète sur
Sho Pi et l’obligèrent à s’éloigner du sergent.
Ce dernier s’assit, secoua la tête et bondit sur ses pieds.
— Vous avez trouvé ça drôle ?
Personne ne répondit.
— Je vous ai demandé si vous trouviez ça drôle !
— Non, sergent ! s’écrièrent les prisonniers.
— Je vais vous montrer quelque chose de drôle, moi ! s’exclama de
Loungville, dont la voix monta brusquement dans les aigus – un effet de
caractère que les hommes avaient appris à connaître, au cours de la semaine
qui venait de s’écouler. Ce tas de pierres n’est pas à la bonne place !
Erik ravala un gémissement. Il savait ce qui les attendait.
— Vous allez me défaire ce tas et le déplacer là-bas. (Il désigna
l’endroit où se trouvait le chariot, à présent vide.) Puis, quand j’aurai trouvé
l’endroit exact où je veux ce tas de cailloux, vous le déplacerez de nouveau.
Est-ce clair !
— Oui, sergent ! répondit machinalement Erik.
— Alors, au boulot !
Sans se préoccuper de ses camarades, Erik se releva, mit son sac sur
l’épaule et se dirigea vers la colline artificielle. Lorsqu’il arriva au bord, il
se pencha pour remplir son sac de pierres, mais la voix du sergent de
Loungville s’éleva de nouveau.
— À partir du sommet, de la Lande Noire ! Je veux que ce tas soit
démantelé à partir du sommet.
Erik grimaça, ce qui ne l’empêcha pas d’entreprendre la dangereuse
ascension sans faire de commentaires. Il se trouvait à mi-chemin du sommet
lorsqu’il entendit Billy Goodwin dire :
— J’aimerais bien pouvoir me le faire, ce bâtard.
Au-dessous, le jeune homme entendit Biggo répondre :
— Avec la chance que t’as, je parie que tu lui donnerais un coup de
pied dans le cœur et que tu te casserais le pied !
Erik ne put s’empêcher de rire et s’aperçut que c’était seulement la
deuxième fois qu’il riait, depuis la mort de Stefan. Mais son pied glissa
brusquement et le jeune homme faillit tomber, s’écorchant les genoux sur
les cailloux. Avec une grimace de douleur, il se remit debout et maudit le
jour où il était entré dans ce camp, une semaine plus tôt.
À huit kilomètres à l’est de Krondor, le chariot dans lequel il se
trouvait avait pris la direction du sud, quittant la route très fréquentée qui
reliait la capitale de l’Ouest à la lande Noire. Cependant, ils ne s’étaient pas
engagés sur la route du sud-est, qui conduisait au val des Rêves et à la
frontière de Kesh. Au contraire, ils avaient emprunté un vieux chemin
jusqu’à un endroit qui avait dû être autrefois, selon Erik, un village de
paysans, au bord d’un lac, abrité sur trois côtés par les collines
environnantes. La couronne s’était de toute évidence emparée de la région,
car plusieurs postes de garde avaient été érigés le long de la piste. Trois fois,
ils avaient dû s’arrêter, le temps que Robert de Loungville présente son
laissez-passer. Cela avait éveillé la curiosité d’Erik, car les soldats qui
surveillaient l’accès au camp avaient fait preuve d’une extrême prudence,
en dépit de la présence des cavaliers de la garde du prince.
D’autre part, ces soldats ressemblaient à des vétérans, ce qui
paraissait tout aussi curieux aux yeux du jeune homme. Tous avaient l’air
assez vieux : aucun n’avait le menton glabre et beaucoup affichaient des
cicatrices. Certains portaient un tabard noir orné de l’aigle du Bas-Tyra
tandis que les autres portaient un tabard marron frappé de la mouette dorée
de Crydee.
Le sergent de garde à la porte du camp avait salué de Loungville par
son prénom, ce qui ne l’avait pourtant pas empêché de contrôler son laissez-
passer. Le chariot avait alors franchi la palissade, donnant à Erik et à ses
compagnons un premier aperçu du camp. Dans un coin, douze hommes,
tous vêtus d’une tunique et d’un pantalon noirs, s’entraînaient au tir à l’arc.
Tandis que l’on refermait les grandes portes derrière le chariot, Erik observa
douze autres hommes exécutant des manœuvres à cheval. Il en était resté
bouche bée pendant que le chariot s’arrêtait et que les soldats leur ôtaient
leurs chaînes.
On les avait alors obligés à courir jusqu’à l’entrée du bâtiment
principal, où ils avaient dû attendre pendant une heure ; dans quel but, Erik
l’ignorait. Mais il savourait le simple fait d’être encore en vie. L’expérience
de la potence l’avait profondément marqué et il alternait depuis entre la
dépression la plus totale et une allégresse étourdissante. Cependant, il était
de bonne humeur depuis son entrée dans le camp, et même cette longue
attente n’avait pas réussi à en venir à bout.
De Loungville avait passé une heure à l’intérieur du mystérieux
bâtiment et en était ressorti en compagnie d’un homme qui devait être une
espèce de chirurgien, car il avait examiné tous les prisonniers et fait
plusieurs commentaires au sujet de leur condition physique, commentaires
qu’Erik n’avait pas saisis. Pour la première fois de sa vie, il avait compris
ce que devaient éprouver les chevaux lorsqu’il vérifiait leur état de santé.
À la suite de cet examen, on les avait fait courir et exécuter d’étranges
manœuvres. Puis on leur avait demandé de marcher au pas. Les hommes
vêtus de noir observaient la scène et avaient fait de nombreux
commentaires, grossiers ou moqueurs.
À la fin de la journée, on les avait fait entrer dans le deuxième grand
bâtiment, qui n’était autre que la cantine. Une bonne moitié des tables était
encore inoccupée, alors que les hommes en noir étaient déjà assis. De
jeunes garçons vêtus de l’uniforme des écuyers du palais de Krondor
couraient entre les tables, déposant sur chacune d’elles des plats dont
l’abondance dépassait tous les rêves d’Erik. Il y avait des tranches de pain
chaud, enduites d’une épaisse couche de beurre, des pichets de lait de vache
rafraîchi par la glace descendue des montagnes voisines et de la viande – du
poulet, du bœuf et du porc – accompagnée de toutes sortes de légumes. Des
plateaux de fromages et de fruits se trouvaient également sur les tables.
Erik s’était alors aperçu qu’il était incroyablement affamé et avait
dévoré comme un ogre. Cette nuit-là, il s’était allongé dans un état quasi
comateux aux côtés de Roo, dans l’une des grandes tentes.
Le lendemain matin, ils avaient commencé l’entraînement et reçu
l’ordre d’édifier la colline avec les pierres qu’ils devaient prélever sur des
tas apparemment sans fin et transporter sur la moitié de la superficie du
camp.
Sho Pi le sortit brusquement de sa rêverie en disant :
— Je te présente mes excuses.
Le jeune homme venait d’atteindre le sommet. Il s’agenouilla et
commença à remplir son sac, en disant :
— Pourquoi ?
— J’ai laissé mon mauvais caractère prendre le dessus. Si je l’avais
laissé m’assommer, on ne serait pas obligés de recommencer.
Erik finit de remplir son sac.
— Oh, je pense que de toute façon, il aurait trouvé une bonne raison
de nous le demander. Tu lui as juste fourni une bonne excuse.
Il s’engagea prudemment dans la descente et laissa Sho Pi prendre sa
place au sommet du tas.
— Ça valait le coup de le voir tomber sur le cul, ajouta le jeune
homme.
— J’espère que tu le penseras toujours demain matin au réveil, mon
ami, répliqua l’Isalani.
En dépit de ses épaules et de ses jambes douloureuses, et des bleus
qu’il avait sur tout le corps, Erik savait qu’il ne changerait pas d’avis.

— Sortez de là, bande de chiens !


Erik et Roo sortirent de leur lit et se mirent debout avant même d’être
complètement réveillés. Le caporal Foster dévisagea les six hommes. Billy
Goodwin, Biggo et Luis occupaient l’un des côtés de la grande tente, tandis
que les deux garçons partageaient l’autre moitié avec Sho Pi. Tous les six
adoptèrent la position réglementaire, que les soldats appelaient le garde-à-
vous : la tête bien droite, les yeux fixés droit devant eux, les mains de
chaque côté du corps, paumes tournées vers l’intérieur, et les pieds formant
un angle droit avec leurs chevilles. Chacun se tenait devant son lit en bois
contenant un matelas de paille.
Si cette matinée se déroulait comme les précédentes, ils allaient
travailler pendant environ une heure avant le petit déjeuner, où on leur
demanderait de s’asseoir en silence à une table éloignée de celles
qu’occupait la quarantaine d’hommes que contenait le camp. On leur avait
interdit d’adresser la parole aux autres, mais les soldats vêtus de noir ne
paraissaient pas enclins à échanger quelques mots avec les prisonniers, de
toute façon.
Pour Erik, ils étaient bel et bien des soldats, cela ne faisait pas
l’ombre d’un doute. Ils passaient de longues heures en manœuvres,
escaladant les murs en bois, sautant par-dessus des barricades, pratiquant
l’équitation et s’entraînant avec toutes sortes d’armes.
Mais au lieu de déplacer le tas de pierres pour la troisième journée
consécutive, on leur ordonna de se rendre au grand bâtiment – où vivaient
les officiers, Erik en était maintenant persuadé. De Loungville leur dit de se
mettre au garde-à-vous et d’attendre, puis entra dans le bâtiment.
Quelques minutes plus tard, il en ressortit en compagnie d’un autre
homme. Ce dernier avait l’air étrange, mais Erik n’aurait pas trop su dire
pourquoi. Blond et svelte, il paraissait n’avoir pas plus de vingt ou vingt-
cinq ans. Pourtant de Loungville s’adressa à lui d’un ton très respectueux.
— Voilà les six derniers, expliqua-t-il.
L’homme aux cheveux blonds hocha la tête sans faire de
commentaires.
— Je n’aime pas ça, reprit le sergent. Nous avions prévu soixante
hommes, pas trente-six.
Son compagnon s’exprima enfin, d’une façon étrange. Sa voix douce
dénotait une certaine éducation, mais pour Erik, il était différent des nobles
et des riches marchands de la lande Noire et de Ravensburg. Il savait
pourtant reconnaître un certain nombre d’accents étrangers mais n’arrivait
pas à identifier celui-là.
— C’est vrai, mais les circonstances nous obligent à faire avec ce que
l’on a. Qu’en est-il de ceux-là ?
— Ils ont promis, Calis, mais il leur faudra encore des mois
d’entraînement.
— Qui sont-ils ?
Robert de Loungville s’avança aux côtés de Biggo.
— Celui-ci s’appelle Biggo. Il est fort comme un bœuf et presque
aussi intelligent. Mais il est plus rapide qu’il n’y paraît. Il est du genre
calme – il ne s’énerve pas facilement.
Il passa au suivant.
— Luis de Savona. Assassin rodezien. Aime se servir d’un couteau.
Ça peut servir, là où on va.
« Billy Goodwin. Il a l’air gentil comme ça, mais il est capable de
t’égorger pour le plaisir. Il devient méchant quand on le met en colère, mais
on peut le mater.
Il arriva devant Erik.
— Lui, c’est le bâtard du baron de la Lande Noire. Il est sûrement
trop bête pour rester en vie, mais il est presque aussi fort que Biggo. Il
obéira aux ordres.
« Rupert Avery. C’est un sale petit rat, mais il a un certain potentiel.
(Il attrapa Roo par la corde qu’il portait toujours au cou, l’attira vers l’avant
et faillit le faire tomber.) Si je ne le tue pas d’abord parce que, bon sang, on
a jamais vu un gamin aussi laid ! lui cria-t-il au visage.
De Loungville le lâcha brusquement et Roo faillit de nouveau tomber,
à la renverse, cette fois. Le sergent passa à Sho Pi.
— C’est le Keshian dont je t’ai parlé. Il pourrait nous être très utile
s’il apprenait à contrôler son mauvais caractère. Il est plus dangereux que
Goodwin, parce que, quand il est en colère, ça ne se voit pas.
Il s’écarta et regarda les six prisonniers.
— Vous voyez cet homme, devant vous ?
— Oui, sergent !
— Si j’étais vous, j’aurais peur. J’aurais même très peur. (Il dévisagea
chaque prisonnier, un à un.) Il n’est pas ce qu’il paraît être. Il est l’Aigle de
Krondor, et ceux qui sont intelligents se cachent lorsqu’il vole au-dessus de
leurs têtes.
Ce discours fit sourire Calis, qui hocha la tête avant de prendre la
parole.
— Tous les six, vous vivrez, ou vous mourrez, selon les besoins du
royaume. Je suis prêt à vous tuer de mes mains plutôt que de vous laisser
mettre en danger la mission que nous allons accomplir. Me suis-je bien fait
comprendre ?
Les prisonniers acquiescèrent. Ils ne possédaient pas le moindre
indice quant à la nature de cette mission, mais on leur avait rappelé tous les
jours qu’elle était vitale pour le royaume et que tous seraient
immédiatement exécutés s’ils la mettaient en danger. De toute sa jeune vie,
Erik n’avait jamais été aussi certain d’un fait.
Calis observa chaque visage avant de conclure :
— Tu as deux semaines, Bobby.
— Deux semaines ! Tu devais me donner encore trois mois !
— Arutha est mort, lui rappela Calis non sans une certaine tristesse.
Nicholas n’a pris connaissance du plan de son père qu’au lendemain de son
décès. Ça a été un véritable choc pour lui. Il n’est pas convaincu du bien-
fondé de notre entreprise. (Il se tourna vers de Loungville.) Tu as deux
semaines, pas un jour de plus. Pends ceux à qui tu ne peux pas faire
confiance.
Sur ce, il entra à l’intérieur du bâtiment. Le sergent se tourna vers les
prisonniers et dévisagea de nouveau chacun d’entre eux.
— Croyez-moi, vous devriez avoir peur.

Le lendemain matin, ils n’eurent pas à retourner à la colline de


pierres. Les hommes en noir reçurent l’ordre de la faire disparaître ; un
travail qui, à trente, ne prit pas beaucoup de temps. Erik et ses compagnons,
eux, suivirent le caporal Foster jusqu’à une autre partie du camp.
— Est-ce que l’un d’entre vous, enfants de putains et assassins, croit
savoir manier une épée ? leur demanda-t-il en se campant devant eux.
Les six prisonniers échangèrent des regards mais s’abstinrent de
répondre, car ils avaient appris, quelques heures après leur arrivée, que
lorsque Foster ou de Loungville posaient une question, mieux valait être
absolument sûr de la réponse avant d’ouvrir la bouche.
— C’est bien ce que je pensais. C’est plus facile d’assommer un
homme par surprise dans une ruelle, hein, Biggo ?
Le caporal lui adressa un sourire dépourvu d’humour et se déplaça le
long de la rangée.
— Ou de le poignarder dans le dos alors qu’il vient de se prendre une
cuite dans une taverne, pas vrai, Luis ? Ou encore de l’immobiliser pendant
que son petit camarade le rat lui enfonce un couteau dans le ventre, ajouta-t-
il en arrivant devant Erik.
Ce dernier ne répondit pas. De Loungville était d’une nature sévère et
tyrannique, mais ne semblait prendre aucun plaisir particulier dans
l’exercice de ses fonctions. Le caporal, quant à lui, avait l’air d’aimer
insulter les prisonniers. Billy Goodwin s’était énervé contre lui le deuxième
jour, et Foster l’avait humilié en le rouant de coups devant tout le monde.
Les hommes en noir s’étaient tous rassemblés pour rire de la scène.
Deux soldats approchèrent, portant chacun trois épées.
— Bien, reprit Foster. Ces deux garçons et moi-même allons essayer
de vous apprendre deux ou trois choses au sujet de l’épée, pour que vous ne
vous blessiez pas avec, si un jour vous en avez une entre les mains. Des
hommes plus habiles que vous ont réussi à s’amputer le pied, ajouta-t-il en
sortant sa propre lame du fourreau.
Les soldats distribuèrent une arme à chacun des prisonniers. Erik prit
la sienne avec maladresse. Il s’agissait d’un glaive ordinaire, plus lourd que
la rapière et plus court que les épées larges et les épées bâtardes dont
certains combattants aimaient se servir. Lorsqu’il était enfant, on lui avait
dit que le glaive était l’arme la plus facile à utiliser lors des entraînements.
— Soyez bien attentifs, intervint de Loungville, car un jour, votre vie
dépendra certainement de ce que vous allez apprendre ici.
C’est ainsi que débuta une semaine d’apprentissage intense au
maniement des armes. Toute la matinée, ils s’entraînèrent dans la cour en se
frappant les uns les autres à l’aide d’épées en bois jusqu’à ce qu’ils soient
tous couverts d’hématomes. Puis, après le repas de midi, on les emmena
aux écuries.
— Qui parmi vous sait monter à cheval ? demanda de Loungville.
Erik et Luis levèrent la main. On leur amena deux montures.
— Allez-y, montrez-nous ce que vous savez faire.
Luis se mit tout de suite en selle, mais Erik tourna autour de son
cheval pour l’examiner.
— Qu’est-ce qu’il y a, de la Lande Noire ? s’enquit le sergent.
T’attends qu’il t’envoie une invitation ?
— Cet animal n’est pas en bonne santé, répliqua Erik en ignorant le
sarcasme.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Moi, il m’a l’air en bonne santé.
— Il a un problème au postérieur gauche.
Le jeune homme se pencha et fit courir sa main le long de la jambe de
l’animal qui obéit et leva le sabot, à l’intérieur duquel se trouvait une
épaisse couche de terre, de paille et de crottin. Erik porta la main à la
ceinture pour y prendre une pique qui ne s’y trouvait plus depuis un mois.
— Les vieilles habitudes, dit-il en souriant d’un air contrit.
Sans mot dire, l’un des palefreniers lui tendit une pique. Erik retira
l’amas de saletés. Même à quelques mètres de distance, de Loungville sentit
l’odeur infecte qui s’en dégageait.
Erik continua d’examiner le sabot.
— Bon, il ne boitera pas tant que le sabot ne pourrit pas, mais il y a
sûrement autre chose là-dedans.
Il gratta la corne. Le cheval protesta et fit mine de s’écarter.
— Ne bouge pas ! cria le jeune homme en donnant une tape à
l’animal – une réprimande plus qu’une réelle punition. Le cheval sentit que
la personne qui s’occupait de lui savait ce qu’elle faisait et se calma, même
si visiblement, il n’était pas ravi.
— Il a un caillou à l’intérieur. Oh, il est pas gros, mais il est bien
enfoncé. (Il réussit soudain à le déloger et fit jaillir du sang et du pus.) Il
faut lui tremper le sabot une à deux fois par jour dans de l’eau chaude
pendant quelques jours, ça devrait suffire à le guérir. Il a juste besoin d’un
emplâtre pour empêcher la blessure de suppurer. (Il lâcha la jambe de
l’animal.) On dirait que quelqu’un ne prend pas soin de ces bêtes, sergent.
— Et ce quelqu’un va être renvoyé vite fait bien fait à la garnison de
Shamata demain matin dès le lever du jour si je trouve un seul autre cheval
abîmé dans l’écurie ! Amène une autre monture ! cria-t-il à l’adresse de l’un
des palefreniers.
« Comment as-tu deviné ? ajouta-t-il, tandis que l’on ramenait le
cheval malade à l’écurie.
Erik haussa les épaules.
— C’est mon métier. Je suis forgeron. Je vois les petites choses que la
plupart des gens ne remarquent pas.
De Loungville se frotta le menton en réfléchissant, puis lui demanda
calmement de rentrer dans le rang. En attendant que l’on amène une autre
monture, il se tourna vers Luis :
— Fais le tour du camp au trot, de Savona !
Luis maîtrisa aisément le cheval et Erik hocha discrètement la tête en
signe d’approbation. Le Rodezien avait une bonne assise et ne martyrisait
pas l’animal en tirant excessivement sur le mors. Il se penchait un peu trop
en avant et n’avait pas tout à fait les jambes dans la bonne position, mais
dans l’ensemble, c’était un bon cavalier.
L’après-midi s’écoula ainsi, et chacun des prisonniers dut essayer une
monture. Roo avait une bonne assiette en dépit de son manque
d’expérience, et Sho Pi paraissait posséder un don naturel pour
l’équitation – il avait un bon sens de l’équilibre et une monte détendue.
Mais Biggo et Billy furent tous deux jetés à terre avant d’avoir fait la moitié
du chemin. Avant la fin de la journée, tous les prisonniers, à l’exception
d’Erik et de Luis, se plaignaient de courbatures dans les jambes à cause de
muscles dont ils ignoraient encore l’existence quelques heures plus tôt.

Pendant les trois premiers jours qui suivirent leur rencontre avec
Calis, Erik et les cinq prisonniers subirent un entraînement intensif aux
armes et durent également faire au moins deux heures quotidiennes
d’équitation. Erik commençait à bien savoir se servir d’une épée, tout
comme Roo, qui mettait à profit sa vivacité naturelle.
Personne ne posa de questions, mais il était évident qu’on les
entraînait en vue d’un combat et que leur survie dépendait de leur capacité à
prouver leur valeur à Robert de Loungville. Personne ne fit de
commentaires au sujet de la dernière recommandation de Calis à de
Loungville, car ils avaient bien compris qu’ils seraient pendus si les deux
hommes estimaient qu’ils n’étaient pas dignes de confiance.
Cependant, personne n’osait se demander quels seraient les critères de
sélection à la fin des deux semaines qui leur avaient été données.
Les forces et faiblesses de chaque prisonnier commencèrent à
apparaître à mesure que la semaine s’écoulait. Biggo s’en sortait bien tant
qu’il recevait des instructions précises mais se montrait indécis dès que
quelque chose d’inattendu se présentait. Roo faisait preuve d’audace et
prenait souvent des risques, récoltant des bosses et des bleus plus souvent
qu’à son tour en guise de récompense.
Billy Goodwin et Sho Pi avaient tendance à se mettre facilement en
colère, mais le premier entrait alors dans une rage aveugle tandis que le
second devenait extrêmement concentré, à tel point qu’Erik le considérait
comme le membre le plus dangereux du groupe.
Luis de Savona était pour sa part un cavalier convenable et un bon
épéiste, même s’il se prétendait meilleur avec une dague, mais son point
faible, c’était sa vanité. Il ne savait pas refuser le moindre défi.
Sho Pi était naturellement doué et n’avait jamais besoin de
recommencer une leçon. Il se tenait en selle sans effort apparent et savait
manier l’épée avec aisance à peine quelques heures après avoir appris les
premiers gestes.
Au bout de cinq jours, la nature de l’entraînement changea. Les six
prisonniers furent conduits, en compagnie de six hommes en noir, dans une
lointaine partie du camp où les attendaient deux soldats vêtus du tabard
brun et or du duché de Crydee. Devant eux, sur le sol, traînaient tout un tas
d’objets étranges et difficiles à identifier, dont certains paraissaient être des
armes.
Les deux soldats, un capitaine et un sergent, commencèrent à leur
présenter ces armes étranges et leur montrèrent rapidement ce qu’elles
étaient capables de faire. À l’issue de cette démonstration, les hommes
furent conduits dans une autre partie du camp où un homme qui devait être
un prêtre de Dala commença à leur montrer comment soigner les blessures.
Lorsque la journée prit fin, Erik était sûr d’au moins une chose : ils
partaient en guerre. Mais à voir avec quelle insistance leurs instructeurs leur
avaient parlé, il était clair qu’ils allaient partir au combat sans y être
réellement préparés.

Erik se réveilla en entendant les chevaux hennir pour accueillir


quelqu’un. Il se laissa tomber de sa couchette et écarta le rabat de la tente.
En levant les yeux, il aperçut un régiment des lanciers royaux de Krondor
entrer dans le camp à quelque distance de là. Le jeune homme jeta un coup
d’œil en direction de l’est et vit que le ciel commençait déjà à s’éclaircir.
D’ici une heure, les gardes viendraient les réveiller, lui et ses compagnons.
Il s’apprêtait à retourner se coucher lorsqu’un détail attira son
attention. Il observa la scène pendant un moment, avant que les souvenirs
ne lui reviennent brutalement. Il attendit encore quelques instants, histoire
d’être sûr, puis s’avança vers la couchette de Roo. Il s’agenouilla et secoua
son ami en lui couvrant la bouche pour éviter de réveiller les autres. Roo
ouvrit les yeux. Dans la pénombre, Erik lui fit signe de le suivre.
Ils sortirent de la tente à pas de loup.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda Roo.
— Miranda vient juste d’arriver en compagnie de lanciers royaux.
— Tu en es sûr ?
— Non. C’est pour ça que je veux voir de plus près, expliqua Erik.
Il s’accroupit afin que les hommes qui montaient la garde sur la
palissade ne le voient pas. Il était sûr, désormais, que ces sentinelles
n’étaient pas là pour empêcher les prisonniers de s’évader mais bien pour
empêcher quiconque de s’approcher du camp.
Les deux jeunes gens firent un grand détour pour arriver sur l’arrière
du bâtiment qu’Erik appelait le quartier des officiers ; en effet, Calis
semblait y vivre à demeure et c’était là que de Loungville se retirait tous les
soirs. Ils prirent soin de rester à l’écart des lanciers, d’excellents cavaliers
qui firent virevolter leur monture et repartirent en direction de la porte. Erik
s’aperçut alors qu’ils ne s’apprêtaient pas à sortir : ils se contentaient
simplement de s’éloigner du quartier des officiers. Le jeune forgeron eut
une idée mais ne fit pas encore part de ses soupçons à Roo.
Ils coururent jusqu’à l’arrière du bâtiment et se glissèrent sous une
fenêtre. On entendait faiblement des personnes discuter à l’intérieur. Erik fit
signe à Roo de garder le silence et passa sous une autre fenêtre. Cette fois,
les voix étaient un peu moins étouffées.
— … faut que je parte avant que le camp se réveille. Tous les
hommes qui vivent ici m’ont déjà vue au moins une fois. Mieux vaut qu’ils
ne s’aperçoivent pas de ma présence. Ils se poseraient trop de questions.
Un homme lui répondit – Erik trouva que sa voix ressemblait à celle
de Calis.
— Je suis d’accord. C’est une urgence qui doit vous amener ici. Que
se passe-t-il ?
— Nicholas a reçu un avertissement de l’oracle. Il va s’accoupler
avec le plus âgé de ses serviteurs et devrait concevoir le nouvel oracle cet
été.
Calis se tut un moment avant de répondre :
— Je sais autant de choses au sujet de la Pierre de Vie que n’importe
qui, Miranda, excepté ceux qui l’ont vue à Sethanon. Je ne suis pas sûr,
cependant, de comprendre la signification de la nouvelle que vous
m’apportez.
Miranda éclata d’un rire sans humour.
— On dirait qu’au moment où l’on s’embarque dans cette dangereuse
aventure, l’oracle d’Aal entame un cycle d’accouplement, de naissance et
de mort qui va durer cinq ans. En d’autres termes, alors même que nous
cherchons à mettre fin à la menace qui pèse sur la Pierre de Vie, l’oracle va
s’accoupler, donner naissance à son successeur et mourir. Nous serons donc
privés des visions de l’oracle pendant vingt-cinq ans, jusqu’à ce que sa fille
atteigne sa maturité.
— Je ne connais guère les anciens d’Aal, à l’exception des légendes
que l’on raconte à leur sujet. J’ai l’impression que cet accouplement vous
surprend ? demanda Calis.
Miranda marmonna quelque chose qu’Erik ne comprit pas avant de
continuer plus clairement :
— … aux limites concernant son propre avenir, je suppose. Si l’on
part du principe que ce processus de renaissance dure vingt-cinq ans et se
répète une fois tous les mille ans, ce n’est guère plus qu’un désagrément ;
mais pour nous, ça ne pouvait pas plus mal tomber.
— Nicholas envisage d’annuler notre plan d’action ?
— Je ne sais pas, répondit la jeune femme. Je ne peux lire en lui
comme je le faisais avec son père. Il lui ressemble tant, par certains côtés, et
pourtant il est également si différent. Je ne l’ai rencontré que deux fois et je
sais qu’il ne me ferait pas confiance si James et vous ne vous étiez pas
portés garants de moi.
— Vous nous avez convaincus de votre sincérité et nous savons que
vous avez à cœur d’arrêter l’ennemi, même si vous êtes sacrément
inflexible en refusant de révéler trop de choses sur vous. (Calis réfléchit un
moment.) Qu’est-ce que cette nouvelle signifie pour nous, en fin de
compte ?
— Qu’il va nous falloir agir plus rapidement que nous ne le pensions,
et que vous devriez commencer à lever le camp dès aujourd’hui et
demander à vos navires de se tenir prêts à appareiller la semaine prochaine.
Calis réfléchit encore.
— J’ai sur les bras six hommes qui ne sont pas entraînés et nous
avons réuni à peine la moitié des forces que nous voulions au départ. Je ne
peux plus me permettre d’embaucher des mercenaires. Trop d’hommes de
valeur sont morts, la dernière fois, à cause de cette erreur. J’ai besoin… (Il
se reprit.) Vous connaissez tous les arguments. Bobby et moi les avons
présentés à Arutha il y a trois ans. Si nous devons partir avec trente-six
hommes seulement, alors je prendrai les neuf jours qui me restent pour
évaluer les six derniers. S’il le faut, je les pendrai moi-même plutôt que de
les laisser devenir le maillon faible de la chaîne que nous sommes en train
de forger, mais au moins je leur laisserai le temps de prouver de quoi ils
sont capables.
La voix de Miranda monta d’un cran.
— C’est avec un grand soin que j’ai procédé à la sélection de ces
hommes, Calis. Je pense que je connais bien chacun d’entre eux. Il n’y en a
que deux qui soient susceptibles de craquer, à mon avis : Goodwin et de
Savona. Les autres suivront les ordres.
— Ils sont « susceptibles » de craquer, répéta Calis. C’est bien là le
problème : vous n’en êtes pas sûre. Si je savais qu’ils vont craquer, je les
exécuterais ce soir. D’un autre côté, si j’étais sûr qu’ils vont tenir bon, je
partirais dès demain. Mais si nous faisons erreur, et que l’un d’eux perd
pied au mauvais moment…
— Rien n’est jamais sûr.
Erik entendit l’un des deux émettre un petit rire sec.
— Le fait de travailler avec un oracle nous a habitués à l’illusion des
certitudes, j’en ai bien peur. Si nous recommençons à penser qu’aucun
événement n’est sûr tant qu’il ne s’est pas produit, alors nous aurons peut-
être une chance de survivre à cette aventure, dit Calis.
— Je m’en vais. Si vous insistez pour rester ici encore neuf jours,
libre à vous de le faire, mais Nicholas s’est montré très clair : nous devrions
partir le plus tôt possible. Nous avons capturé deux agents ennemis et ils
savent que nous préparons quelque chose.
— Ils sont morts ?
— Maintenant, oui. Gamina a lu dans l’esprit des deux hommes avant
qu’ils meurent et n’a rien découvert que nous ne sachions déjà, mais il est
évident que les Serpents se rapprochent de plus en plus de cet endroit. Vous
avez réussi à dissimuler vos traces pendant un an, mais maintenant, ils
savent qu’il se passe quelque chose d’inhabituel aux environs de Krondor.
Les prochains espions qu’ils enverront n’iront pas fouiner autour du palais,
ils viendront ici, dans les bois, à la recherche de ce camp. Lorsqu’ils
l’auront découvert…
— Nous avons pris toutes les précautions.
— Quelqu’un qui a chargé un chariot de bœuf dira quelques mots
dans une auberge. Un membre de la cour laissera traîner la liste des
prisonniers sur son bureau pendant qu’il n’y est pas. Ça prendra du temps,
mais d’ici un an, non seulement les Serpents sauront que vous vous dressez
de nouveau sur leur chemin, mais ils connaîtront également le nom de
chacun des hommes qui vous accompagnent.
Calis hésita puis dit quelque chose qu’Erik ne parvint pas à entendre.
Brusquement, il entendit une porte s’ouvrir et se refermer. Aussitôt, il fit
signe à Roo de le suivre et se mit à courir. Ils regagnèrent leur tente par le
même chemin qu’à l’aller. Erik retourna vers sa couchette et se tut un
moment, le temps de reprendre son souffle. Puis il réveilla Biggo.
— Chut, lui dit-il. Réveille les autres.
Lorsque Luis, Sho Pi et Billy furent debout à leur tour, Erik prit la
parole :
— Un peu avant d’être capturés, avez-vous rencontré une femme du
nom de Miranda ?
Les quatre hommes se regardèrent et ce fut Sho Pi qui répondit le
premier :
— Les cheveux bruns, des yeux verts, un regard intense ? (Erik
acquiesça.) Elle m’a abordé à l’extérieur de Shamata, sur la route de
Krondor. Il y a quelque chose chez elle qui m’a frappé tout de suite. Elle a
un certain pouvoir.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
Sho Pi haussa les épaules.
— Nous avons parlé de choses sans importance. Je l’ai trouvée très
belle et j’étais flatté qu’elle s’adresse à moi, mais elle paraissait plus
intéressée par des discours abstraits que par les plaisirs de la chair. Je me
suis demandé pourquoi je sentais qu’elle était bien plus que ce qu’elle
laissait paraître.
— Est-ce qu’elle t’a dit quelque chose qui t’a conduit tout droit en
prison ?
— Pas que je me souvienne.
Les autres parlèrent également de leur rencontre avec Miranda. Elle
s’était présentée à Billy et à Luis sous un autre nom, mais il apparut bientôt
que les six prisonniers avaient tous rencontré la jeune femme à un moment
donné, moins d’un mois avant leur arrestation.
— Cette fille n’arrête pas de se déplacer, leur fit remarquer Biggo, si
elle a rencontré Sho Pi à Shamata une semaine avant de tomber sur Roo et
Erik près de la Lande Noire.
— Comment est-ce qu’elle nous connaît ? demanda Luis.
— C’est en rapport avec un oracle qui voit l’avenir, expliqua Erik.
Nous avons une certaine importance, mais seulement si nous survivons aux
neuf prochains jours. Je ne sais pas pourquoi on nous a sauvés de la
potence, et je ne sais pas ce que nous représentons aux yeux de ces gens,
mais une chose ne fait pour moi aucun doute : si Calis pense que nous
mettons son plan en danger, il nous pendra avant de lever le camp dans neuf
jours. Par contre, s’il nous croit dignes de confiance, il nous gardera en vie.
C’est aussi simple que ça.
— Ça veut dire qu’il va falloir travailler dur, conclut Billy.
— On a le dos cassé à force de travailler ! se plaignit Luis.
— Non, je veux dire qu’il faut travailler dur pour être ce qu’ils
veulent.
— Erik a raison, intervint Sho Pi. Billy et moi, on va devoir se
contrôler pour ne plus se mettre en colère. (Il se leva et retourna à sa
couchette, sur laquelle il s’allongea en s’appuyant sur les coudes.) Biggo,
lui, doit commencer à leur montrer qu’il est capable de réfléchir par lui-
même.
— Et moi, alors ? demanda Luis, visiblement inquiet.
— Tu dois mettre ton orgueil de côté et arrêter de prendre les ordres
pour des insultes. On dirait que tout ce qu’on te dit de faire est indigne de
toi. Ton arrogance te perdra.
— Je ne suis pas arrogant ! protesta Luis, visiblement sur le point de
se vexer.
Erik sentit qu’ils risquaient de se battre et reprit très vite la parole :
— Il y a autre chose !
— Quoi donc ? lui demanda Biggo.
— Si l’un d’entre nous échoue, nous en payerons tous le prix.
— Ce qui veut dire ? s’exclama Billy.
— S’ils estiment que l’un d’entre nous n’est pas digne de confiance,
ils nous pendront tous les six.
Roo regarda son ami pendant quelques instants avant d’acquiescer.
— On est une équipe. On vit ou on meurt tous ensemble.
Luis balaya la tente du regard et s’aperçut que tous ses camarades le
dévisageaient.
— Je… vais essayer d’être plus humble. Quand ce petit cabrone me
dira de ramasser du crottin à la pelle, je lui dirai gaiement « Si, me
comandante ». Qu’est-ce que vous en dites ?
Biggo sourit.
— J’en dis qu’y’a pas plus entêtés que vous autres, les Rodeziens, à
part peut-être les satanés Tsurani de LaMut, et encore, pas de beaucoup.
Moi, ça fait des années que je joue les idiots pour que les gens n’attendent
pas trop de moi, ajouta-t-il à l’intention de Sho Pi. Je suppose que c’est
devenu comme une seconde nature, maintenant. J’essayerai d’avoir l’air un
peu plus intelligent.
— Maintenant, à toi, Rupert, reprit Sho Pi. Tu devrais arrêter
d’essayer de jouer au plus malin. C’est ça qui risque de te perdre. Tu n’es
pas aussi intelligent que tu le crois, et les autres ne sont pas aussi stupides.
— Et moi, alors ? voulut savoir Erik.
— Je ne sais pas, Erik de la Lande Noire, admit Sho Pi. Rien ne sonne
vraiment faux dans ton attitude et pourtant, il y a quand même quelque
chose… Je ne sais pas. Tu es peut-être trop hésitant. Tu devrais te montrer
plus résolu.
L’arrivée du caporal Foster mit un terme à cette discussion. Les six
prisonniers bondirent pour se mettre au garde-à-vous devant leur lit. Le
caporal regarda tout autour de lui, devinant qu’il s’était passé quelque chose
juste avant son arrivée. Cependant, il ne trouva rien à redire, si bien qu’au
bout d’un moment, il cria :
— Très bien. Tout le monde dehors et au pas, bande de minables ! On
n’a pas toute la matinée !

Foster se tenait au-dessus de Billy, hurlant des insultes à son adresse.


Le prisonnier paraissait sur le point de bondir sur ses pieds pour se jeter sur
le caporal. Un homme en noir se tenait à moins de trois mètres de là et
haletait, le souffle court, tant le combat qui venait de prendre fin avait été
fatigant. Ils étaient en train de se battre en duel et Billy avait l’avantage
lorsque, brusquement, Foster l’avait fait tomber. Alors, sans lui laisser le
temps de réagir, le caporal lui était tombé dessus, comme si c’était de la
faute de Billy.
— Et ta mère, c’était une pute ! conclut Foster.
Au moment même où le soldat tournait les talons, Billy bondit sur ses
pieds. Mais avant qu’il ait eu le temps d’attaquer Foster, Erik se jeta sur lui
et le heurta de l’épaule. Ils roulèrent sur le sol, où le jeune forgeron se servit
de sa force et de son poids pour maîtriser Billy.
Les soldats vinrent aussitôt les séparer brutalement et Foster se mit à
crier :
— Hé, là ! Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
Erik, qui saignait du nez à cause d’un coup de coude de Billy,
répondit :
— C’était pour l’empêcher de faire une bêtise, caporal.
Foster dévisagea le jeune homme pendant quelques instants.
— Je vois, dit-il. (Il se tourna vers Billy.) Alors, comme ça, t’allais
m’attaquer par-derrière, espèce de salaud ? Que dirais-tu d’essayer en face,
pour voir ? (Il recula, dégainant son épée.) Lâchez-le, ordonna-t-il.
Les soldats obéirent. Billy se mit en garde avec sa propre épée. Mais
Biggo s’interposa entre lui et Foster.
— Ce serait pas malin de la part de Billy s’il vous attaquait, avec ces
gars prêts à tirer, là-haut sur les murs, pas vrai, caporal ?
Billy leva les yeux et s’aperçut que deux des archers avaient encoché
une flèche et observaient la scène avec attention.
— Écarte-toi, Biggo, espèce de tas de merde ! ordonna Foster. Je vais
découper ce chien en morceaux.
Luis rejoignit Biggo, Sho Pi sur les talons. Roo les imita. Erik se
libéra de l’étreinte des deux soldats et rejoignit ses camarades à son tour.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Une mutinerie ? protesta Foster.
— Non, répliqua Sho Pi. On essaye juste d’éviter que la situation
dégénère.
— Je vais faire pendre cet homme ! hurla le caporal.
De Loungville s’approcha pour voir ce qui se passait.
— Dans ce cas, répliqua Biggo, vous devriez tous nous pendre.
— Eh bien, qu’est-ce que j’entends ? s’étonna Robert de Loungville.
On a envie de retourner à la potence ?
Biggo se tourna vers lui avec un sourire affable.
— Sergent, si l’un d’entre nous doit être exécuté pour avoir eu envie
de tuer notre bon caporal, alors vous feriez mieux de nous pendre tous,
parce qu’on y pense tous au moins une dizaine de fois par jour. Et
j’aimerais mieux qu’on en finisse maintenant plutôt que de me taper une
autre semaine d’entraînement, parce que j’en ai ma claque. Avec tout le
respect que je vous dois, sergent.
De Loungville, surpris, haussa les sourcils.
— Cet homme parle en votre nom à tous ?
Les six prisonniers se regardèrent.
— Je crois que oui, monsieur, finit par dire Erik.
Brusquement, Biggo se retrouva nez à nez avec le sergent, qui dut se
hausser sur la pointe des pieds pour accomplir cet exploit.
— On ne t’a pas demandé de penser ! Tu t’imagines qu’on a envie de
savoir ce que tu penses ? Déjà, le fait que tu penses prouve que tu as trop de
temps libre. Je peux arranger ça. (Il se tourna vers les deux soldats qui
s’étaient interposés, quelques minutes plus tôt.) L’écurie a besoin d’être
balayée. Conduisez ces assassins là-bas et faites-leur ramasser tout ce qu’ils
trouvent. Mais je ne veux pas qu’ils salissent des balais et des fourches en
parfait état ! Qu’ils ramassent tout à la main ! Exécution !
Les deux soldats firent signe aux prisonniers de se mettre en ligne et
les emmenèrent en marchant au pas. Foster se tourna vers de Loungville.
— Je crois que ça commence à prendre, Bobby.
De Loungville se gratta le menton en réfléchissant.
— Je ne sais pas. On verra bien. Mais il vaudrait mieux que ça
marche. On n’a pas assez d’hommes et ça me ferait mal de devoir pendre
ceux-là la veille de notre départ.
— Si Billy Goodwin ne m’a pas tranché la gorge pour avoir traité sa
mère de putain – c’est ce qu’elle était, mais il n’aime pas qu’on en parle –
c’est qu’il commence à se maîtriser. Et j’ai apprécié la façon dont ils se
sont tous serré les coudes, ajouta le caporal.
Le sergent hocha la tête.
— Tu as peut-être raison. Ou alors ils jouent au plus fin avec nous.
Dans tous les cas, on verra bien, tu ne crois pas ?
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et regagna le quartier des
officiers.
Chapitre 10

TRANSITION

L’alerte fut donnée.


Des tambours se mirent à battre tandis que les soldats levaient le
camp.
Trois jours s’étaient écoulés depuis qu’Erik avait espionné la
discussion entre Calis et Miranda. Depuis, les six prisonniers s’entraînaient
avec ardeur, déterminés à faire tout ce qui était nécessaire pour rester en vie.
Foster était devenu plus tyrannique encore et les malmenait dès que
l’occasion s’en présentait. De Loungville, quant à lui, les observait de près,
à l’affût du moindre signe susceptible de prouver qu’ils n’étaient pas à la
hauteur de ses exigences.
Mais lorsque le quatrième jour se leva, les choses prirent une tournure
inattendue. Les prisonniers quittèrent leur tente une bonne demi-heure plus
tôt et virent que les autres habitants du camp se hâtaient tous en direction du
quartier des officiers. Alors qu’ils s’apprêtaient à les suivre, ils furent
rattrapés par un soldat du nom de Perry de Witcomb, qui leur dit :
— Tout le monde en ligne derrière moi, et restez groupés. Vous ne
devez pas parler !
Les six hommes obéirent et retrouvèrent leur place habituelle : Biggo
venait en tête et Sho Pi fermait la marche, avec entre eux Billy, Luis, Roo et
Erik. Ils arrivèrent devant la bâtisse au moment où la porte s’ouvrait sur
Calis et de Loungville. Ce dernier leva la main pour réclamer le silence.
— Écoutez tous !
— Nos ennemis ont découvert cet endroit, annonça Calis. Deux de
nos sentinelles ont été tuées la nuit dernière.
Les hommes en noir commencèrent à parler entre eux à voix basse et
de Loungville fut de nouveau obligé de demander le silence.
— Vous savez tous ce qu’il convient de faire, reprit Calis. Nous
levons le camp sur-le-champ.
Aussitôt, les trente hommes en noir se mirent à courir vers leur tente
tandis que la majeure partie des soldats s’empressaient de regagner leur
poste. Foster se tourna vers Perry de Witcomb et lui transmit ses
instructions. Le soldat fit alors signe aux prisonniers de le suivre.
— Vous tous, vous venez avec moi.
Au milieu de toute cette activité frénétique mais organisée, ils
suivirent le soldat, qui les conduisit jusqu’à une grande tente située non loin
de la forge.
— Trouvez-vous des vêtements à la bonne taille et mettez-les,
ordonna-t-il.
Les six hommes entrèrent et aperçurent dans la pénombre une pile de
vêtements. Erik retira ses bottes, puis sa tunique et son pantalon gris, qui
commençaient à s’user, et les jeta dans un coin. Il imita ses camarades, qui
fouillaient dans la pile, prenant des tuniques et estimant leur taille avant
d’écarter celles qui, de toute évidence, étaient trop petites. Luis, Billy et Sho
Pi trouvèrent rapidement ce dont ils avaient besoin, étant d’une taille
moyenne. Mais Roo, Biggo et Erik eurent plus de mal, le premier en raison
de sa petite taille et les deux autres à cause de leur carrure. Mais ils finirent
par trouver et bientôt tous les six eurent mis leurs nouveaux habits. Erik
avait déniché une tunique bleue à manches longues et col ouvert, mais le
seul pantalon qui lui allait était une culotte de marin dont les jambes,
évasées, ne rentraient pas dans ses bottes. Il finit par renoncer et les laissa
retomber à l’extérieur.
Il se retourna en entendant les autres éclater de rire et vit que Roo
avait l’air fâché.
— C’est la seule qui m’allait ! protesta celui-ci alors que Billy et Luis
faisaient des commentaires grossiers.
Il portait une chemise d’un violet éclatant et ouverte jusqu’à la taille.
Pour aggraver les choses, le seul pantalon suffisamment petit pour lui était
d’un rouge cramoisi.
— Alors prends-en une qui ne te va pas, lui conseilla Erik en
s’efforçant de ne pas rire.
Roo arracha l’objet des moqueries et continua à fouiller dans la pile. Il
en ressortit une tunique blanche très simple qui était juste un tout petit peu
trop large, dont il rentra les pans volumineux dans la ceinture de son
pantalon. Erik approuva d’un hochement de tête.
— Maintenant, tu as l’air légèrement ridicule au lieu de l’être
complètement.
Roo fit la grimace, puis sourit.
— Le rouge, c’est ma couleur porte-bonheur.
Perry les appela depuis l’extérieur.
— Sortez de là ! ordonna-t-il, et les prisonniers obéirent. Allez voir le
forgeron et montez à bord du chariot de queue. Il y aura deux cavaliers
armés d’arbalètes derrière vous, alors n’allez surtout pas imaginer que vous
pourrez nous fausser compagnie.
Il fit mine de s’éloigner, puis se tourna de nouveau vers eux en
disant :
— Et faites-moi disparaître ces nœuds, ils sont trop visibles.
Les six prisonniers s’étaient habitués à les porter tout le temps à
l’extérieur de leur tunique et les avaient remis après avoir changé de
vêtements. Cette fois, ils les rentrèrent dans le col de leur chemise, afin
qu’ils ne soient plus visibles.
Biggo fut obligé d’enlever rapidement sa tunique puis de la remettre
par-dessus le nœud, car il avait un col ajusté.
— Ce n’est pas très élégant, mon ami, car ça fait une bosse. Mais ça
ira, commenta Luis.
Depuis son arrivée au camp, Erik avait remarqué que Luis était
vaniteux – en plus d’être arrogant et d’avoir mauvais caractère – mais il se
surprenait malgré tout à l’apprécier. Le Rodezien s’était rasé la barbe, mais
avait laissé pousser sa moustache grise et égalisait régulièrement ses
cheveux, qui lui arrivaient aux épaules. Luis était une espèce de paon et
avait choisi des vêtements aussi élégants que possible, compte tenu du
choix qu’on lui offrait. Pour Erik, Luis s’intéressait à la mode, non
seulement par goût, mais en homme qui avait dû s’habiller autrefois pour
paraître à la cour, avant que son mauvais caractère et sa nature violente ne
prennent le dessus. Il n’avait rien révélé de son passé, mais avait mentionné
une fois qu’il avait été l’ami du fils du duc de Rodez.
Les six prisonniers se hâtèrent de rejoindre la forge. Erik fut stupéfait
de voir à quelle vitesse on fit sortir l’enclume et les autres équipements de
l’édifice. Partout, autour d’eux, des hommes se dépêchaient d’effacer toute
trace d’occupation des lieux. Des ouvriers – probablement de Krondor –
venaient d’arriver et commençaient à démonter les trois bâtiments qui
dominaient le camp.
Foster attendait les prisonniers et leur fit signe de monter dans le
chariot. Deux soldats étaient assis sur le siège du conducteur et deux autres
montèrent derrière les prisonniers, qui s’assirent par groupe de trois de
chaque côté du véhicule, comme à l’aller. Deux soldats supplémentaires
firent avancer leur monture pour encadrer le chariot, qui se mit en route.
Erik regarda autour de lui. Roo paraissait à la fois excité et effrayé par
ce qui leur arrivait. Luis et Biggo observaient attentivement la scène, Billy
avait l’air amusé et Sho Pi avait les yeux dans le vague.
Certains des hommes qu’Erik avait vus porter du noir étaient
maintenant vêtus, comme les prisonniers, de tenues variées : certains
portaient des haillons tandis que d’autres ressemblaient presque à des
nobles. Quelques-uns montaient à cheval ou se trouvaient dans des chariots.
Plus d’une douzaine d’entre eux s’apprêtait également à quitter le camp à
pied. Deux autres cavaliers s’approchèrent et Erik reconnut Robert de
Loungville et le caporal Foster.
Le premier approcha sa monture du véhicule :
— Très bien, écoutez-moi : ce matin, Calis et moi parlions de vous
pendre, mais on n’a pas eu le temps. Ça m’aurait gâché le petit déjeuner de
devoir vous exécuter dans la précipitation. Calis est d’accord avec moi : on
pourra faire ça plus tard, quand on aura le temps de faire les choses comme
il faut. Vous allez donc vivre encore quelques jours de plus. Mais ne croyez
pas qu’on soit tombés amoureux de vous : les deux gars derrière vous, avec
leur arbalète, ont ordre de vous abattre sur-le-champ si l’un d’entre vous est
assez stupide pour essayer de sauter de ce chariot. C’est compris ?
— Oui, sergent ! répondirent-ils d’une seule voix.
— Autre chose : jusqu’à nouvel ordre, vous ne devez plus crier ainsi
« Oui, sergent ! » Ça risque d’attirer l’attention et justement on nous en
prête un peu trop en ce moment. Alors bouclez-la et obéissez aux ordres
jusqu’à ce qu’on soit arrivés.
Sur ce, de Loungville éperonna sa monture et s’éloigna au trot, Foster
sur les talons.
Erik regarda ses camarades et vit que personne n’avait envie de
recevoir un carreau d’arbalète en parlant, si bien qu’il s’installa de son
mieux et tenta de se détendre en dépit des soubresauts du chariot.

Sur la route de Krondor, ils croisèrent des groupes d’hommes à pied,


dont la plupart étaient vêtus comme des fermiers, des manœuvres ou de
simples mercenaires. D’autres roulaient dans des chariots et montraient une
attitude très réservée. Ils croisèrent également quelques cavaliers tout aussi
silencieux.
Le trafic se fit plus dense à proximité de la capitale du royaume de
l’Ouest. Les fermiers qui amenaient en ville les dernières récoltes de l’été et
celles du début de l’automne se mêlaient aux négociants qui rapportaient
des monceaux de marchandises et aux quelques carrosses de la noblesse.
Il n’y avait cependant pas assez de monde pour occasionner un
embouteillage, si bien qu’Erik et ses compagnons remontèrent rapidement
la route qui menait à la porte sud de la cité, la plus proche du palais à
l’intérieur duquel ils avaient été condamnés à mourir. Dans la lumière de la
mi-journée, l’édifice resplendissait, ainsi dressé au-dessus du port. Au
sommet des tours, des bannières claquaient au vent. La cité s’étendait
majestueusement autour de l’ancienne colline sur laquelle avait été bâti le
donjon du premier prince de Krondor.
Les soldats qui gardaient la porte sud leur firent signe de passer. Le
chariot entama son périple à travers les rues tortueuses de la cité. Puis il
finit par arriver sur les quais, près du quartier pauvre. Foster fit alors son
apparition.
— Descendez de ce chariot et montez à bord de ce bateau, là-bas, dit-
il aux prisonniers sans élever la voix.
Il désigna une chaloupe attachée au pied d’une volée de marches qui
menaient au quai. Elle se balançait sur l’eau au gré du courant. Erik et ses
compagnons se hâtèrent de descendre les marches pour prendre place à bord
de l’embarcation. Deux marins leur montrèrent où ils devaient s’asseoir.
Roo fut le dernier à monter. Dès qu’il fut assis, Foster les rejoignit et les
marins se mirent à ramer avec adresse en direction d’un navire ancré dans le
port.
Erik ne connaissait rien aux navires, mais celui-là éclipsait tous ceux
qui se trouvaient à proximité du fait de sa taille imposante. Trois mâts
s’élevaient haut dans le ciel tels des arbres dénudés et sa coque était peinte
en noir. Les autres navires étaient verts, rouges, ou bleus, et il y en avait
même un dans des tons de jaune éclatant, ce qui, par comparaison, rendait le
navire noir plus impressionnant et plus intimidant encore. La chaloupe
s’arrêta près de la coque.
— Grimpez là-dessus, ordonna Foster en désignant le filet accroché à
celle-ci.
Erik se leva et commença à grimper, se servant du filet comme d’une
échelle. Le poids de ses camarades qui, sous lui, tiraient sur le filet, le fit se
tordre et s’incliner légèrement, mais le jeune homme parvint sans mal à
atteindre le bastingage, où d’autres marins l’aidèrent à monter à bord.
Un homme fit signe à Erik de s’écarter. Son étrange uniforme se
composait d’une veste bleue coupée à la taille, d’un pantalon blanc et d’un
sabre accroché au baudrier qu’il portait en travers de l’épaule. Lorsque les
autres prisonniers eurent rejoint Erik, la voix de Foster s’éleva depuis la
chaloupe :
— Ces six-là doivent rester ensemble, monsieur Collins !
L’individu vêtu de l’étrange uniforme se pencha par-dessus bord pour
demander :
— Dois-je les installer en bas avec les autres ?
— Oui, répondit Foster tandis que la chaloupe s’éloignait. Mais
mettez-les dans un coin, monsieur Collins !
— Entendu, caporal Foster. (Il se tourna vers les prisonniers.) Suivez-
moi.
Ils descendirent le long d’une échelle étroite et raide, et se
retrouvèrent dans une pièce carrée, à l’avant du grand mât. Erik fut le
dernier à descendre et il lui fallut un moment pour s’adapter à la pénombre.
Ses camarades et lui entrèrent à la suite de Collins dans une cale qui devait
à l’origine abriter des marchandises et avait été transformée en une espèce
de baraquement. Vingt séries de trois couchettes superposées avaient été
fixées aux cloisons, dix de chaque côté du navire dans le sens de la
longueur, ce qui laissait une grande allée au centre.
Les trente hommes qui avaient vécu avec eux au camp étaient occupés
à ranger leurs affaires dans de grosses malles fixées au plancher entre
chaque série de couchettes. Collins conduisit les six prisonniers à l’autre
bout de la cale et leur dit d’occuper les deux séries de couchettes situées à
tribord. Celles qui leur faisaient face, à bâbord, étaient également vides.
— C’est là que vous allez dormir. Vous prendrez vos repas sur le pont,
sauf si le temps est trop mauvais, auquel cas vous mangerez ici. Vous
pouvez mettre vos affaires dans ces deux malles.
La première était coincée contre la cloison qui délimitait la salle et la
seconde se trouvait entre les deux rangs de lits superposés qui leur avaient
été assignés.
— On n’a pas d’affaires à ranger, expliqua Roo.
— Quand vous vous adressez à moi, vous m’appelez « monsieur
Collins », ou « monsieur ». Je suis le troisième officier à bord du Revanche
de Trenchard. Le second se nomme monsieur Roper et le capitaine… Vous
l’appelez juste « capitaine », c’est clair ?
— Oui, monsieur Collins. Mais ils ne nous ont pas donné d’affaires,
monsieur, insista Roo.
— Ce n’est pas mon problème. Votre officier vous apportera ce dont
vous avez besoin, j’en suis sûr. Un long voyage nous attend et vous allez
avoir largement le temps de vous organiser. En attendant, vous restez ici
jusqu’à ce qu’on vous appelle.
Il les laissa. Biggo prit l’une des deux couchettes inférieures, tandis
que Sho Pi et Billy Goodwin choisissaient celles au-dessus de lui. Roo, Erik
et Luis se partagèrent l’autre lit superposé, de bas en haut.
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Roo.
Biggo sourit.
— Rien. Moi, je suis pour faire la sieste.
Erik s’aperçut qu’il était fatigué, mais également nerveux, car il
attendait de découvrir ce que le destin leur réservait. Cependant, le
mouvement du navire, qui se balançait doucement au gré des vagues du
port, le berça et calma rapidement ses nerfs irrités. Bientôt, il s’endormit lui
aussi.

Le fracas au-dessus de lui et la sensation que le navire se mettait en


mouvement réveillèrent Erik. Il s’assit brusquement sur son lit et se cogna
la tête contre la couchette supérieure. Il grimaça de douleur et faillit
marcher sur Roo en descendant de sa couchette.
Un nouveau grincement résonna au-dessus de leur tête, accompagné
par les ordres que criait le capitaine. Les mouvements du navire
changèrent : cette fois, il était clair qu’ils venaient d’appareiller. Les six
prisonniers se levèrent, incertains sur la conduite à tenir. Les trente hommes
qui se trouvaient à l’autre bout de la cale eurent l’air amusés de les voir
ainsi hésiter.
L’un d’entre eux, un individu presque aussi imposant que Biggo, les
interpella :
— Hé, vous devriez courir là-haut et dire à Bobby de Loungville que
c’était maladroit de sa part de pas vous prévenir qu’on partait tout de suite !
Les autres éclatèrent de rire.
— Moi, je pense que tu devrais lui demander qui était ton père,
répliqua Luis, parce que je suis sûr que ta mère ne le sait pas.
L’homme, qui jusqu’à présent était assis sur son lit, se leva et fit deux
grandes enjambées en direction de Luis. Mais Sho Pi l’arrêta au passage.
— Un moment, mon ami, dit-il.
— Je ne suis pas ton ami, répliqua le gros homme, visiblement prêt à
se battre avec n’importe qui car il posa la main sur la poitrine de l’Isalani
pour le repousser.
Brusquement, il se retrouva à genoux, la souffrance inscrite sur le
visage. Sho Pi lui maintenait la main dans une position douloureuse, tirant
sur son pouce et repoussant la paume si bien qu’il lui tordait le poignet.
Visiblement, le malheureux avait le souffle coupé par la douleur, qui devait
être atroce.
— J’étais sur le point de suggérer que, puisque le voyage promet
d’être long et ennuyeux, il serait dans notre intérêt à tous de faire la paix et
d’essayer de prendre en considération les sensibilités des uns et des autres,
expliqua Sho Pi. Je suis sûr que mon ami ici présent s’excusera volontiers
d’avoir insulté ta mère si tu lui accordes ton pardon de bonne grâce.
Luis s’amusait désormais et s’inclina tel un courtisan en faisant mine
d’ôter un chapeau imaginaire.
— Monsieur, je me suis conduit comme un rustre et j’ai agi sans
réfléchir. Ma conduite me fait honte. Je sollicite donc votre pardon.
L’homme haletait et les larmes roulaient sur son visage.
— Accordé ! croassa-t-il.
Sho Pi libéra le malheureux, qui faillit s’évanouir de soulagement.
Billy l’aida à se remettre debout et l’escorta jusqu’à ses camarades en
essayant de ne pas sourire. L’homme ne cessait de se frotter la main, comme
s’il s’attendait à avoir quelque chose de cassé, ce qui n’était pas le cas. Il la
secoua pourtant plusieurs fois pendant que Billy retournait de l’autre côté
de la cale.
L’écoutille au-dessus de leur tête s’ouvrit et de Loungville et Foster
apparurent.
— Écoutez tous ! ordonna le caporal.
De Loungville descendit l’échelle et s’arrêta à mi-chemin afin de
pouvoir dévisager tous les hommes présents.
— Nous avons levé l’ancre, ce dont, j’en suis sûr, vous vous êtes
rendu compte, à moins d’être inconscients ou encore plus stupides que je ne
le croyais. Nous passerons entre quatre-vingt-dix et cent jours en mer, si le
temps est de notre côté. Il y a beaucoup de travail à faire, car je ne vais pas
vous laisser engraisser simplement parce que vous n’êtes pas des marins. En
plus, il se peut qu’on manque de main-d’œuvre au retour – son regard se
perdit au loin l’espace de quelques secondes, comme s’il mesurait la portée
de ses paroles – alors mieux vaut que vous appreniez à vous rendre utiles
sur ce navire. Monsieur Collins descendra vous voir un peu plus tard pour
vous affecter à différents postes et vous devrez lui obéir sans poser de
questions. Il est d’un rang égal à celui de capitaine dans l’armée du roi,
alors faites attention, ce n’est pas parce qu’il ressemble à un simple marin
qu’il en est un.
Il finit de descendre l’échelle, rejoignit les six prisonniers qui
attendaient et leur fit signe de se rassembler autour de lui.
— Je vous préviens, je ne le répéterai pas deux fois. Ruthia doit
vraiment vous aimer parce qu’apparemment la déesse de la Chance a décidé
de vous laisser vivre un peu plus longtemps. On m’a donné deux semaines
pour vous juger et, au rythme où allaient les choses, vous étiez tous bons
pour retourner à la potence. (Il balaya du regard les visages qui
l’entouraient.) Mais j’ai convaincu Calis en lui disant qu’il était tout aussi
facile de vous pendre à une vergue qu’à la potence de Krondor, alors vous
avez juste gagné du temps.
« Les trois prochains mois vont être difficiles. Vous allez être de
quart, comme tous les hommes à bord de ce navire, et vous consacrerez un
autre quart à l’entraînement que vous n’avez pas eu mais que les autres ont
reçu. (Il passa le pouce au-dessus de son épaule pour désigner les autres
occupants de la cale.)
Biggo intervint, à la surprise générale.
— Est-ce qu’on va enfin savoir ce qui se passe ?
— Que voulez-vous savoir ? s’étonna le sergent.
— A quoi rime toute cette comédie, Robert de Loungville, notre
sergent adoré. On ne dépense pas l’or du prince et on ne réunit pas des
soldats venus du royaume tout entier pour ensuite sauver de la potence des
voleurs et des meurtriers qui l’ont bien cherché. Vous attendez quelque
chose de nous et en échange vous êtes prêt à nous rendre nos vies. Le
marché paraît équitable et on a accepté sans poser de questions, mais même
des hommes plus stupides que moi seraient capables de vous dire qu’il vaut
mieux qu’on sache ce qui nous attend plutôt que de laisser notre
imagination galoper et inventer des horreurs qui pourraient nous pousser à
faire des bêtises. Si on se fait tuer, vous ne serez pas content et nous non
plus.
De Loungville dévisagea Biggo pendant quelques instants. Puis il se
fendit brusquement d’un sourire.
— Je t’aimais mieux quand tu étais bête, Biggo. Reste en vie
suffisamment longtemps et je te promets que tu en découvriras plus que tu
ne le souhaites, ajouta-t-il en tournant les talons.
Au pied de l’échelle, il se tourna de nouveau vers eux et conclut :
— Mais pour l’instant, l’idée, c’est de rester en vie, justement.
Il retourna sur le pont, Foster sur ses talons, comme toujours.
— Eh bien, c’est pas vraiment ce que je voulais entendre, avoua
Biggo tandis que les deux hommes refermaient l’écoutille.
— Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous croyez qu’il essaye de nous
faire peur ? demanda Luis.
— Non, répondit Sho Pi. Je crois plutôt que le problème, c’est qu’il
fait de son mieux pour ne pas nous faire peur, justement.
Erik retourna à sa couchette et comprit, en sentant le froid envahir ses
entrailles, que Sho Pi avait raison.

Le temps passa. Le premier jour où on leur permit de monter sur le


pont, Erik aperçut un autre navire qui les suivait à faible distance. Un marin
lui apprit qu’il s’agissait du Ranger de Port-Liberté, un autre vaisseau aux
ordres de Calis. Erik avoua alors qu’il croyait que tous les navires du
royaume s’appelaient le Royal quelque chose. Le marin se contenta de
hocher la tête avant de se remettre au travail.
Erik n’appréciait pas beaucoup les tâches qu’on lui donnait à faire,
mais au moins il pouvait rester dehors et le temps était clément, bien que
l’on fût déjà au début de l’automne. Roo, par contre, détestait la fonction de
marin car il souffrait du vertige. Malheureusement, son agilité le
condamnait à se déplacer facilement dans la mâture, ce qui n’était pas le cas
de Biggo ni d’Erik. Luis et Billy, pour leur part, avaient la main sûre et Sho
Pi s’appliquait à accomplir ses tâches avec la même grâce et la même
aisance que lors de son séjour au camp.
Au bout de deux semaines, Erik ne sentait plus le navire tanguer et
avait attrapé des cals aux pieds, parce qu’il avait été obligé de remiser ses
bottes de cavalier dans la malle : elles étaient dangereuses sur un navire et
l’eau de mer abîmait le cuir. Seuls les officiers portaient des bottes,
puisqu’ils n’avaient pas à monter dans le gréement. Erik et tous les autres
habitants de la cale allaient pieds nus comme les marins et apprenaient le
métier très rapidement.
Autrefois un marin d’eau douce de la pire espèce, Erik savait
désormais ce que signifiaient les termes « choquer une écoute » ou « assurer
un espar ». De plus, comme au camp d’entraînement, le dur labeur était
compensé par une bonne nourriture, ce que remarqua plus d’un marin.
Lorsque le jeune homme apprit qu’ils mangeaient mieux que d’ordinaire à
bord d’un navire, il plaisanta en disant qu’on les traitait comme des chevaux
de prix que l’on préparait en vue d’un concours entre nobles. Il évita
cependant de mentionner que de tels concours se soldaient fréquemment par
des jambes cassées pour les bêtes, et de sérieuses blessures ou même la
mort pour le cavalier qui faisait une chute.
Même Roo qui, tout au long de sa jeune vie, n’avait éprouvé que de
l’aversion pour les durs travaux, ressentait les effets de sa nouvelle hygiène
de vie. Il commençait à développer des muscles, en dépit de sa maigreur, et
se déplaçait avec une assurance qu’Erik ne lui avait encore jamais vue. Roo
avait toujours beaucoup ri lorsqu’il était enfant, mais il y avait en lui un
côté méchant et dangereux ; souvent, ses plaisanteries se faisaient cruelles.
Désormais, il semblait vivre plus intensément le moment présent, comme
s’il commençait à comprendre petit à petit ce qu’était réellement la vie, par
opposition à cette peur paralysante de la mort qui pouvait survenir à tout
instant. Erik sentait que quelque chose avait changé chez son ami, mais il
n’aurait su dire exactement ce dont il s’agissait.
Sho Pi avait fait remarquer que même s’ils ne savaient pas ce qui les
attendait, de Loungville voulait qu’ils soient prêts et en forme. Chaque
journée se partageait donc entre le dur labeur et l’entraînement au combat.
Le deuxième jour, Sho Pi était monté sur le pont durant son temps
libre pour exécuter une série de mouvements soigneusement contrôlés qui,
aux yeux d’Erik, ressemblaient à une danse. Fluides et gracieux, ses gestes
n’en recelaient pas moins un certain caractère menaçant, comme si le fait de
les accélérer pouvait les transformer en coups fatals. Après avoir terminé sa
séance, il redescendit dans la cale, où Luis lui demanda :
— Qu’est-ce que tu faisais là-haut, Keshian ?
— Isalani, corrigea Sho Pi, qui poursuivit en se hissant sur sa
couchette : ça s’appelle le kata, et c’est la base des arts que je pratique.
C’est l’essence du mouvement, qui te permet de te connecter au pouvoir qui
t’entoure, pour te donner l’équilibre et l’aisance au moment où tu as besoin
de puiser dans ce pouvoir.
Erik s’assit sur sa propre couchette.
— C’est ça, le tour que tu as utilisé pour désarmer le soldat ?
— C’est bien celui-là, même si ça m’attriste de l’avouer. Mais ce
n’est pas un tour. C’est une très ancienne forme d’art et on peut l’utiliser
pour harmoniser son être avec l’univers aussi bien que pour se défendre.
— Si tu pouvais me montrer comment assommer de Loungville avec
mon pied, comme toi l’autre jour, ça m’intéresserait d’apprendre, intervint
Biggo.
— Ce serait mal utiliser cet art, protesta Sho Pi. Mais si tu as envie de
t’entraîner avec moi, tu es le bienvenu. Le kata te permettra de te détendre,
de te calmer et de te revigorer.
— Bien sûr, répliqua Biggo. C’est vrai que t’avais l’air calme et
détendu quand t’as frappé de Loungville.
— Ah, mais c’était revigorant ! ajouta Luis.
Tout le monde éclata de rire. Erik éprouva brusquement une affection
aussi profonde qu’inattendue pour ces hommes. Tous meurtriers, ils
représentaient la lie du royaume, et pourtant il détectait en chacun d’eux
quelque chose qui les rapprochait. Il n’avait jamais éprouvé une chose
pareille avant et cela le troubla, même si cela paraissait naturel. Il s’allongea
sur son lit et réfléchit à ce trouble étrange qui l’agitait.

Avant la fin de la semaine suivante, Erik et ses camarades se


joignirent à Biggo pour prendre des leçons de kata avec Sho Pi. Pendant une
heure, à la fin de leur quart, les cinq prisonniers s’installaient sur une partie
du pont relativement dégagée, entre la principale écoutille et le mât de
misaine, et suivaient les consignes de leur professeur.
Au début, Erik trouva certaines consignes stupides, comme par
exemple le fait de devoir penser à un point lumineux, ou à une brise légère,
ou toute autre image relaxante, tout en exécutant énergiquement une longue
série de mouvements isalanis classiques. Mais après quelque temps, il
parvint à ressentir le calme en acceptant le conseil de Sho Pi. En dépit des
longues heures de travail harassant, cet exercice supplémentaire ne le
fatiguait pas ; bien au contraire, il le revigorait. Erik n’avait jamais aussi
bien dormi de sa vie.
Un marin de LaMut dont le père était autrefois un guerrier tsurani
demanda à les rejoindre. Il disait que les mouvements enseignés par Sho Pi
étaient pour la plupart similaires à ceux que son père lui avait montrés
lorsqu’il était enfant et qui faisaient partie de l’héritage de « la voie du
guerrier » tsuranie.
Au bout d’une semaine, l’homme que Sho Pi avait humilié vint les
regarder.
— Est-ce que tu peux me montrer comment on fait ce truc, là, avec le
pouce ? demanda-t-il après quelques minutes.
— Ce n’est qu’une partie de cet art, répondit l’Isalani. Tu apprendras
beaucoup d’autres choses.
L’homme hocha la tête et vint se mettre à côté d’Erik. Sho Pi fit un
signe de tête à l’adresse du jeune forgeron, qui expliqua au nouveau venu :
— Écarte les pieds, comme ça. (Il lui montra.) Maintenant, ajuste ton
poids, pour qu’il ne porte pas trop en avant ou trop en arrière. Il faut le
centrer et bien le répartir en prenant appui sur tes deux pieds.
L’homme hocha la tête.
— Je m’appelle Jérôme Handy.
— Erik de la Lande Noire.
Sho Pi leur montra les quatre mouvements qu’ils allaient apprendre ce
jour-là et les guida sans se presser à travers cette nouvelle série. Puis il leur
demanda d’essayer de nouveau et se déplaça rapidement parmi eux,
corrigeant leur posture et leur équilibre.
Foster et de Loungville se tenaient sur le gaillard d’arrière et
observaient la scène.
— Qu’en penses-tu ? demanda le caporal.
De Loungville haussa les épaules.
— Difficile à dire, Charlie. C’est peut-être juste un passe-temps. Ou
alors ça permettra peut-être de sauver quelques vies. Ce Keshian aurait tout
aussi bien pu me tuer avec ses coups de pied, mais il a choisi de m’humilier.
Il a retenu ses coups, même s’il était fou de rage contre moi. (Il se tut un
moment.) Fais savoir aux autres que je ne vois pas d’inconvénient à ce
qu’ils suivent l’exemple de Handy. Il est temps que nos six dernières brebis
rejoignent le troupeau.
Peu à peu, au cours des jours suivants, les autres rejoignirent le
groupe, si bien qu’à la fin de la troisième semaine, tous les résidents de la
cale pratiquaient le kata sous la direction de Sho Pi.

— Vous êtes tous des prisonniers ? s’exclama Luis, l’incrédulité


peinte sur le visage.
— Ouais, mec, répondit un homme à la peau d’ébène, originaire du
val des Rêves et nommé Jadow Shati. Tout le monde ici a participé à la
petite comédie de Bobby de Loungville et regardé la déesse de la Mort dans
les yeux – enfin, on croyait que c’était ce qu’on allait faire.
Il sourit, et Erik se surprit à sourire en retour. Le sourire de cet
homme avait un tel impact qu’on eût dit que toute la lumière du soleil et
tout le bonheur du monde se réfléchissaient sur des dents rendues plus
blanches encore par contraste avec sa peau, la plus noire qu’Erik ait jamais
vue. Le jeune homme connaissait Jadow depuis peu, mais avait découvert
que ce dernier était capable de trouver quelque chose d’amusant dans
presque n’importe quelle situation. Il avait aussi une telle façon de présenter
les choses qu’Erik finissait presque toujours par en rire.
Roo leva les mains.
— Dans ce cas, pourquoi vous vous êtes conduits comme des bâtards
quand on est arrivés au camp ?
Ils étaient tous assis dans la cale qui faisait office de quartiers. Au
cours des derniers jours, depuis qu’ils s’entraînaient ensemble avec Sho Pi,
ils avaient commencé à se parler et la barrière entre les six hommes qu’Erik
considérait comme « nous » et les trente autres auxquels il pensait en tant
que « eux » avait commencé à s’effacer.
Jadow s’exprimait dans le patois du val, une région revendiquée à
diverses reprises par l’empire de Kesh la Grande et le royaume, où les
langues, le sang et les loyautés avaient tendance à se mélanger. Ce patois
avait une sonorité musicale, plus douce que la langue du roi, mais moins
gutturale que le haut keshian.
— Eh, mec, c’était la consigne, tu sais. Chaque fois qu’un nouveau
groupe arrivait, on devait lui mener la vie dure à un point pas possible.
C’étaient les ordres de Bobby. C’est seulement quand il a compris qu’il
n’allait pas devoir nous pendre qu’il a commencé à nous traiter autrement
que comme si on était de la merde sur la semelle de ses bottes, tu piges ? À
ce moment-là, on a pu enlever ces maudits nœuds et on a commencé à se
dire qu’on allait peut-être vivre un peu plus longtemps.
Jérôme Handy était assis en face d’Erik, l’homme le plus imposant et
le plus large d’épaules après Biggo.
— Jadow et moi on fait partie du premier groupe de six. Nos quatre
autres camarades sont morts. Deux ont essayé de faire le mur et ces maudits
tireurs d’élite les ont descendus avec leurs arcs longs comme des cailles en
plein vol.
Il imita le vol d’un oiseau avec ses deux mains, comme s’il projetait
des ombres sur le mur, et émit un drôle de petit bruit qui ressemblait à un
battement d’ailes. Puis brusquement, il renversa ses mains et simula un
oiseau blessé en train de tomber. Erik avait été ravi de découvrir que Handy,
bien qu’il ait l’air brutal et intimidant, pouvait aussi se montrer très amusant
dès qu’il avait un semblant de public en face de lui.
— L’un des deux autres a perdu son calme et s’est fait tuer au cours
d’un entraînement à l’épée, ajouta-t-il. Le dernier…
Il hésita et regarda Jadow.
— Ah, ça, c’était terrible, mec. Roger, il s’appelait.
— C’est ça, Roger. On l’a pendu quand il a tué un garde en essayant
de s’échapper.
— C’était il y a combien de temps ? demanda Erik.
— Il y a plus d’un an, mec, répondit Jadow en passant la main sur son
crâne chauve.
Tous les matins, il se rasait à sec avec une lame de couteau. En réalité,
il était naturellement chauve, à l’exception de quelques plaques autour des
oreilles qui repoussaient suffisamment pour qu’Erik fasse la grimace à
chaque fois qu’il voyait l’homme du val se raser.
— Un an ! répéta Billy Goodwin. Vous avez passé un an dans ce
camp ?
Jadow sourit.
— Eh, mec, on avait pas beaucoup le choix ; et puis, réfléchis. (Il rit,
un rire de gorge qui ressemblait néanmoins à celui d’un enfant.) La
nourriture était somptueuse et la compagnie… (il jeta un regard moqueur en
direction de Jérôme.) … divertissante. Et on était content de rester là-bas…
— Pourquoi ça ? demanda Roo.
Ce fut Biggo qui répondit à la place de Jadow.
— Parce que ça voulait dire qu’ils ne partaient pas encore là où de
Loungville et l’Aigle nous emmènent.
— Exactement.
— Alors, comme ça, vous jouez les soldats depuis un an ? s’étonna
Luis.
— Depuis plus longtemps encore, et je n’appelle pas ça jouer quand
des hommes meurent, répondit un homme du nom de Peter Bly.
Jérôme acquiesça.
— Les trente que vous avez devant vous sont tout ce qui reste des
soixante-dix-huit personnes qui ont subi cette fausse exécution depuis un
peu plus d’un an.
Sho Pi prit la parole à son tour.
— C’est ce qui expliquerait pourquoi le caporal Foster et… Quel est
le véritable rang de Robert de Loungville ? La première fois que je l’ai vu,
je l’ai pris pour un noble. Est-ce que quelqu’un le sait ?
Jérôme secoua la tête.
— Je l’ai toujours entendu appeler « sergent ». Mais je l’ai vu donner
des ordres à un capitaine de l’armée du roi. C’est lui qui commande quand
l’elfe n’est pas là.
— Quel elfe ? demanda Erik.
— C’est comme ça que les gardes les plus âgés appellent l’Aigle,
expliqua Luis. Ce n’est pas une plaisanterie. Mais ça n’a rien
d’irrespectueux. Ils disent simplement que ce n’est pas un humain.
— C’est vrai qu’il a l’air un peu bizarre, admit Roo.
Jérôme se mit à rire.
— Regardez qui parle de bizarre ! s’exclama Jadow.
Le groupe au grand complet éclata de rire et le jeune homme, gêné,
rougit et balaya la remarque d’un geste de la main.
— Ce que je veux dire, c’est qu’il ne nous ressemble pas.
— Personne ne ressemble à personne, intervint Sho Pi.
— On sait ce que tu veux dire, répliqua un autre homme dont Erik ne
connaissait pas le nom.
— Je n’ai jamais été à l’Ouest, reprit Jadow, même si mon père s’est
battu là-bas contre les Tsurani pendant la guerre de la Faille. Ça, c’était de
la bataille, mec, à en croire ce que mon vieux racontait. Il a vu des elfes à la
bataille de la vallée des Tours Grises, quand les elfes et les nains ont violé le
Traité. Il m’a raconté que les elfes sont grands et beaux, mais qu’ils ont les
yeux et les cheveux comme nous, et que ça va du brun au blond, tu ne le
savais pas ? Pourtant il a dit aussi qu’il y a quelque chose de spécial chez
eux et qu’ils se déplacent avec une espèce de grâce – comme s’ils dansaient
pendant que nous on marche, qu’il m’a dit.
— Ça ressemble à la description de l’homme qui se fait appeler
l’Aigle, admit Sho Pi. Voilà quelqu’un que je n’aimerais pas avoir à
combattre.
— Toi ! s’exclama Erik. Tu as désarmé des soldats en leur prenant
leur épée. J’aurais cru que tu n’avais peur de personne.
— C’est vrai, Erik, j’ai pris son épée à un homme armé. Mais je n’ai
jamais dit que je n’avais pas eu peur en le faisant. (Il parut songeur, tout à
coup.) Il y a quelque chose de dangereux chez ce Calis.
— Il est plus fort qu’il en a l’air, approuva Jérôme, visiblement
embarrassé. Au tout début de l’entraînement, avant qu’il délègue ses
pouvoirs à Bobby de Loungville, j’ai essayé de le malmener et il m’a jeté à
terre si violemment que j’ai eu peur de m’être fracturé le crâne.
— Aucun risque, mec, il est trop épais, répliqua Jadow, faisant rire les
autres.
— Non, je suis sérieux. Je me vante d’être le meilleur pour encaisser
les coups, mais je n’avais jamais ressenti ça et j’ai vraiment été surpris. (Il
regarda Sho Pi.) Autant que la fois où tu m’as tordu le pouce. Pareil. J’ai
bougé et, brusquement, je me suis retrouvé sur le dos avec des carillons
dans la tête.
— Il a pas vu le coup venir, mec, ajouta Jadow. Pour être franc, moi
non plus d’ailleurs. Calis est rapide.
— Ce n’est pas un humain, conclut un autre, qui s’attira l’approbation
générale.
L’échelle qui menait à la cale grinça. Aussitôt, les hommes se levèrent
et se précipitèrent vers leurs couchettes respectives avant même que le
caporal Foster ait franchi l’écoutille. À peine eut-il posé le pied sur le
plancher qu’il s’écria :
— Extinction des feux, les filles ! Dites bonne nuit à vos copines et
allez dormir. La journée sera longue demain.
Erik n’était pas encore tout à fait sous sa couverture en laine que la
lanterne fut éteinte, plongeant la cale dans la pénombre. Il s’allongea et se
demanda comment ç’avait dû être, de vivre dans ce camp pendant un an, de
voir arriver des hommes qu’on ne connaissait pas et de les voir mourir.
Brusquement, il se souvint de quelque chose qu’avait dit l’Isalani et
l’appela à voix basse.
— Sho Pi ?
— Quoi ?
— Qu’est-ce que tu allais dire, tout à l’heure, quand tu as demandé
quel était le rang de Bobby de Loungville ? Tu étais en train d’expliquer ce
que lui et Foster faisaient.
— J’allais dire qu’après avoir vu tant d’hommes échouer, même après
les avoir fait tester pendant le procès par la femme qui lit dans les esprits, ça
explique pourquoi ils sont si inquiets pour nous, les six derniers.
— Je ne comprends pas.
— Plus de la moitié des hommes qu’ils ont sauvés de la potence sont
morts avant notre arrivée au camp. Ça montre qu’en théorie, trois ou quatre
d’entre nous – toi, moi, Roo, Billy, Biggo et Luis – ne devraient pas être sur
ce navire, on devrait être morts. De Loungville a pris un risque. Même après
toutes ces épreuves, il reste une chance qu’on échoue.
— Oh, je vois, fit Erik.
Il se rallongea, mais le sommeil fut long à venir, car il réfléchissait. A
quoi pourraient-ils bien échouer ?
Chapitre 11

LE PASSAGE

Erik bâilla.
La vie n’était jamais monotone à bord du Revanche de Trenchard,
mais il y avait parfois quelques moments d’ennui, comme celui-ci. Le jeune
homme avait fini de s’entraîner avec ses compagnons – il comprenait à
présent qu’ils formaient cette bande de « désespérés » que Robert de
Loungville avait personnellement sélectionnés. Le repas du soir était
terminé et Erik avait eu envie de prendre l’air. Les autres étaient allongés
sur leur couchette dans la cale, mais le jeune homme se tenait à la proue du
navire, surplombant le beaupré et écoutant les bruits de la mer tandis que le
vaisseau avançait dans la nuit à pleine vitesse.
L’officier de quart sur le pont donna les consignes du moment et la
vigie lui répondit que tout était clair. Cela fit sourire Erik. Il n’arrivait pas à
comprendre comment l’homme savait que tout était clair, à moins d’avoir à
sa disposition un artefact magique permettant à ses yeux de mortel de percer
les ténèbres. En réalité, sa réponse signifiait certainement qu’il ne pouvait
rien voir, se dit Erik.
Pourtant ce n’était pas tout à fait vrai. Un océan d’étoiles était
suspendu au-dessus de sa tête et la petite lune venait juste de se lever à l’est.
La lune médiane et la grande n’apparaîtraient, quant à elles, qu’un peu
avant l’aube. Le dessin familier que formaient les points lumineux dans le
ciel se réfléchissait en éclats d’argent sur la mer. Un demi-mille à tribord, le
Ranger de Port-Liberté suivait une trajectoire parallèle. Des lumières à la
proue, à la poupe et en haut du grand mât signalaient sa présence. De nuit,
les navires devaient allumer leurs feux afin de se détacher sur l’eau tel un
phare pour éviter d’entrer en collision les uns avec les autres.
— Fascinant, n’est-ce pas ?
Erik se retourna, surpris de n’avoir entendu personne approcher. Calis
se tenait à quelques pas de lui et observait le ciel.
— J’ai souvent pris la mer, et pourtant quand les lunes ne sont pas
encore levées et que les étoiles brillent comme ça, je m’arrête toujours pour
les regarder, émerveillé.
Erik ne savait pas quoi dire. Cet homme s’était si rarement adressé à
eux que la plupart de ses compagnons avaient peur de lui. De Loungville
faisait d’ailleurs de son mieux pour leur inspirer cette crainte, et les
histoires de Jadow et de Jérôme à son sujet n’avaient fait qu’en rajouter.
— Euh, j’allais juste…
— Reste, lui dit Calis en s’accoudant au bastingage, juste à côté de
lui. Bobby et Charlie sont en train de jouer aux cartes et je me suis dit que
j’avais besoin de prendre l’air. Je vois que je ne suis pas le seul.
Erik haussa les épaules.
— On se sent un peu à l’étroit, parfois, en bas.
— Et parfois, un homme a besoin d’être seul avec ses pensées, n’est-
ce pas, Erik ?
— C’est vrai. Mais je ne m’appesantis pas sur ce qui m’arrive, ajouta-
t-il sans savoir pourquoi. Ce n’est pas dans mon caractère. Roo, lui, par
contre, s’inquiète assez pour deux, mais…
— Mais quoi ? lui demanda Calis.
— C’est peut-être à cause de ma mère, répondit le jeune homme, qui
s’aperçut à quel point elle lui manquait. Elle s’inquiétait toujours pour un
rien et, du coup, je n’ai jamais eu beaucoup de choses à l’esprit la plupart
du temps.
— Tu n’avais pas d’ambitions ?
— Je voulais juste avoir un jour ma propre forge.
Calis hocha la tête, un geste qu’Erik devina plus qu’il ne le vit à la
faible lueur de la lanterne la plus proche.
— C’est un but honorable.
— Et vous ? ne put s’empêcher de demander Erik – il se sentit gêné
de son audace, mais Calis sourit.
— Moi, quels sont mes buts ? (Il se tourna et s’adossa au bastingage,
sur lequel il posa les coudes, le regard perdu dans les ténèbres.) C’est
difficile à expliquer.
— Je ne voulais pas me montrer indiscret… monsieur.
— Tu devrais commencer à m’appeler « capitaine », Erik. Bobby est
notre sergent, Charlie notre caporal et toi, tu fais partie des Aigles
cramoisis, la compagnie de mercenaires la plus redoutée de notre terre
natale.
— Je ne comprends pas, monsieur.
— Tu comprendras bien assez tôt, assura Calis. Nous arriverons
bientôt, ajouta-t-il en regardant l’horizon.
— Où ça, monsieur… capitaine ?
— Sur l’île du Sorcier. J’ai besoin de parler à un vieil ami.
Erik resta silencieux, sans savoir quoi dire ou quoi faire, jusqu’à ce
que Calis vienne à son secours.
— Tu devrais peut-être descendre rejoindre tes compagnons, suggéra-
t-il.
— Oui, capitaine, répondit Erik, qui fit mine de partir, puis s’arrêta.
Euh, capitaine, est-ce que je dois vous saluer, ou quelque chose dans ce
genre ?
Calis eut un sourire étrange, qu’Owen Greylock aurait qualifié
d’ironique, se dit Erik.
— Nous sommes des mercenaires, Erik, pas une maudite armée, lui
rappela-t-il.
Le jeune homme hocha la tête et s’éloigna. Très vite, il retrouva sa
couchette. Mais tandis que Jadow régalait les autres en leur parlant des
femmes qu’il avait connues et des batailles qu’il avait gagnées à lui tout
seul, Erik l’écouta d’une oreille distraite en repensant à sa conversation
avec Calis. Il se demandait ce qui pouvait bien se cacher derrière les paroles
du capitaine.

— Capitaine !
Erik, occupé à assurer un cordage, s’arrêta. La vigie paraissait
troublée.
— Qu’y a-t-il ? demanda Calis.
— Je vois quelque chose droit devant, monsieur, comme des lumières
ou des éclairs, je ne sais pas vraiment.
Erik se hâta de resserrer le cordage et se tourna pour regarder. Le
crépuscule approchait à grands pas, mais les derniers rayons du soleil à
bâbord l’empêchèrent de voir quoi que ce soit. Il plissa les yeux et aperçut
un faible éclair d’argent.
Roo rejoignit son ami.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je pense que c’est un éclair, répondit Erik.
— Génial, une tempête en pleine mer, gémit Roo.
Ils avaient quitté Krondor depuis presque un mois et la traversée avait
été plutôt agréable jusqu’ici. L’un des marins leur avait expliqué que s’ils
avaient fait le même trajet en sens inverse, ils auraient mis trois fois moins
de temps.
— Eh, les garçons, vous n’avez rien à faire ? s’écria une voix
familière au-dessus de leurs têtes.
Erik et Roo s’empressèrent de grimper de nouveau dans la mâture
avant que le caporal Foster demande à monsieur Collins de leur donner
davantage de travail à faire. Arrivés sur la dernière vergue, tout en haut du
grand mât, ils firent mine de vérifier des cordages qui n’en avaient pourtant
pas besoin. Mais les deux jeunes gens voulaient jeter un coup d’œil à la
tempête qui s’annonçait.
Le soleil déclinait à l’horizon. Il n’y avait aucun nuage en vue mais ils
virent clairement des arcs incroyablement brillants se détacher sur le ciel.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Roo.
— Rien de bon, à mon avis, répondit Erik en commençant à se
déplacer dans le gréement pour redescendre sur le pont.
— Où tu vas ?
— Dire à monsieur Collins que nous avons vérifié les cordages et lui
demander de nouvelles instructions. Ça ne sert à rien de rester là à regarder
la tempête arriver, Roo. On y sera bien assez tôt.
Cependant, Roo demeura où il était, regardant les éclairs d’argent
réapparaître dans les cieux qui s’assombrissaient. Des coups de tonnerre
assourdissants et des grésillements devaient les accompagner mais, à cette
distance, le jeune homme n’entendait rien. Il sentit le froid l’envahir, en
dépit de la chaleur de l’air nocturne. Il jeta un coup d’œil en bas et vit que la
moitié de l’équipage s’efforçait également de discerner ce qui les attendait.
Roo s’attarda encore un moment, puis finit par descendre pour
rejoindre Erik.
Ils se rapprochèrent de l’île du Sorcier pendant la nuit. Un peu avant
l’aube, ils purent entendre le premier coup de tonnerre. Lorsque vint l’heure
de réveiller les hommes pour remplacer ceux qui étaient de quart cette nuit-
là, plus personne ne dormait à bord.
Erik n’avait parlé à personne de sa conversation avec Calis, mais
l’équipage savait déjà quelle était leur destination : l’île du Sorcier, la
demeure du légendaire Sorcier Noir. Certains l’appelaient Macros, mais
d’autres prétendaient qu’il portait un nom tsurani et plusieurs affirmaient
qu’il était le roi de la magie noire. Erik en conclut que personne ne savait la
vérité. Apparemment, tous ceux qui en parlaient connaissaient quelqu’un
qui connaissait quelqu’un d’autre qui avait parlé à un marin ayant survécu
par miracle à une visite sur l’île.
De terribles histoires de destructions et d’horreurs, la mort étant la
moindre d’entre elles, firent le tour du navire entre le crépuscule et l’aube,
si bien que lorsque Erik et ses camarades remontèrent sur le pont,
l’atmosphère était à l’angoisse.
Le jeune homme faillit lâcher une exclamation face au tableau qui
l’accueillit. Une île se trouvait à tribord, si grande qu’il aurait fallu des
heures pour en faire le tour, dominée par de hautes falaises. Sur la plus
haute d’entre elles, un château noir formé de murs de pierres et de quatre
tours se découpait, menaçant, sur le ciel. Il se dressait au-dessus d’une
imposante cheminée de pierre, tel un bras de terre séparé du reste de l’île
par l’action de la marée qui avait creusé une crevasse aussi infranchissable
que n’importe quelles douves. Un pont-levis pouvait être abaissé pour
permettre de traverser, mais pour le moment, il était levé.
Le château était la source des terribles arcs d’énergie, ces éclairs
d’argent qui illuminaient le ciel et disparaissaient dans les nuages,
accompagnés d’un grésillement strident qui faisait mal aux oreilles.
Des lueurs bleues brillaient à la fenêtre d’une haute tour surplombant
l’océan. Erik crut détecter un mouvement au sommet des murs.
— De la Lande Noire !
La voix de Robert de Loungville sortit le jeune forgeron de sa rêverie.
— Oui, sergent ?
— Toi, Biggo, Jadow et Jérôme, vous nous accompagnez sur l’île,
Calis et moi. Mettez une chaloupe à la mer.
Erik et ses trois camarades, aidés par quatre marins expérimentés,
détachèrent rapidement la chaloupe et la firent passer par-dessus bord. Calis
monta sur le pont et emprunta l’échelle pour descendre dans l’embarcation,
sans adresser la parole à quiconque. De Loungville et deux marins le
suivirent, puis Erik fit signe à ses compagnons d’avancer.
Lorsqu’il arriva au niveau du bastingage, il reçut une épée dans son
fourreau et un bouclier des mains du caporal Foster. Le jeune homme passa
le baudrier en travers de son épaule, attacha le bouclier dans son dos et
descendit l’échelle. C’était la première fois qu’il se voyait remettre des
armes en dehors d’un entraînement et cela le rendit nerveux.
La chaloupe s’éloigna du navire et prit la direction d’une petite plage,
à l’écart du pic rocheux sur lequel s’élevait le château. Les marins avaient
l’habitude de ramer, et Biggo et Erik étaient forts, si bien que l’embarcation
atteignit le rivage en un rien de temps.
— Restez vigilants, leur recommanda Calis en débarquant sur le
sable. On ne sait jamais à quoi s’attendre, par ici.
Robert de Loungville hocha la tête avec un sourire ironique.
— Malheureusement, c’est la stricte vérité.
Soudain, une silhouette surgit des buissons près du sommet de la
falaise la plus proche, à côté d’un petit sentier qui descendait jusqu’à la
plage. La créature, entièrement vêtue de noir, mesurant entre trois mètres et
trois mètres cinquante, agitait ses longs bras enveloppés de manches
immenses. Une voix spectrale sortit du gigantesque capuchon qui
dissimulait ses traits.
— Fuyez ! Tous ceux qui débarquent sans autorisation sur l’île du
Sorcier sont maudits ! Fuyez maintenant, ou vous serez anéantis dans
d’atroces souffrances !
Erik sentit les poils se hérisser sur sa nuque et ses bras. Biggo
esquissa un geste de protection contre le mal tandis que Jérôme et Jadow
dégainaient tous deux leur épée et se ramassaient, prêts à bondir.
Calis, pour sa part, resta immobile. Robert de Loungville désigna la
créature en souriant et en faisant un geste de la main.
— Je crois qu’il est sérieux. (Il lui fit face.) Eh, chérie, pourquoi est-
ce que tu descends pas me voir, que je te donne un bon gros baiser mouillé ?
Erik haussa les sourcils. Calis sourit à son ami. La créature se pencha,
comme si la familiarité du sergent la choquait au point de lui faire perdre
l’équilibre. Puis Erik, stupéfait, la vit basculer et s’effondrer.
De longues baguettes de bois tombèrent à l’intérieur de la robe au
capuchon, tandis qu’un homme de petite taille surgissait des plis du tissu
noir. Il s’agissait d’un individu aux jambes arquées, visiblement originaire
d’Isalan, et vêtu d’une robe orange en loques, grossièrement découpée aux
manches et aux genoux.
— Bobby ? s’écria-t-il, incrédule.
Puis son visage s’éclaira d’un sourire et il poussa un cri de joie.
— Calis !
Il descendit en courant jusqu’à la plage et sauta presque dans les bras
du sergent de Loungville. Les deux hommes se donnèrent l’accolade à
grand renfort de tapes dans le dos et Erik se dit qu’ils étaient complètement
fous.
Calis étreignit à son tour le petit homme.
— Très spectaculaire, ta nouvelle attraction, Nakor.
Ce dernier eut un grand sourire. Erik s’aperçut alors qu’il avait l’épée
à la main et le cœur battant. Il regarda autour de lui et vit que ses
compagnons s’étaient mis en garde, eux aussi.
— On a eu des problèmes avec une bande de pirates quegans, il y a
quelques années, expliqua Nakor. Cette petite lumière bleue ne les a pas
effrayés, alors j’ai ajouté les éclairs. C’est plutôt impressionnant, je trouve,
ajouta-t-il avec une certaine fierté. Ils apparaissent dès que quelqu’un se
rapproche au point d’apercevoir l’île à l’horizon. Mais quand vous avez
continué à faire voile dans notre direction, je me suis dit que je ferais mieux
de descendre pour vous chasser en vous faisant peur.
Il désigna le tas de tissu et de baguettes en bois.
— C’est le Sorcier Noir ? lui demanda Robert.
— Pour le moment, répondit Nakor en souriant. (Il regarda les quatre
gardes.) Dis à tes hommes que je ne vais pas leur faire de mal.
Calis se tourna vers eux et leur expliqua, en balayant l’air de la main :
— Remettez vos armes au fourreau. C’est un vieil ami.
— Où est Pug ? demanda de Loungville.
— Il est parti, répondit Nakor en haussant les épaules. Il a quitté l’île
il y a trois ans environ, en disant qu’il reviendrait, un jour ou l’autre.
— Sais-tu où il est allé ? demanda Calis. C’est très important.
— C’est toujours important avec Pug. C’est pour ça qu’il est parti,
j’imagine. Avec tout ce qui se passe dans le Sud…
— Tu es au courant ? s’étonna Calis.
Nakor sourit.
— Un peu. Tu vas pouvoir me raconter le reste. Vous voulez quelque
chose à manger ?
Calis hocha la tête en guise d’approbation, et Nakor leur fit signe de
le suivre. Avant de partir, Calis se tourna vers les deux marins :
— Ramenez la chaloupe au navire et dites au capitaine de bien suivre
mes instructions. Dites-lui aussi de faire passer la consigne au Ranger.
Suivez-nous, ajouta-t-il à l’intention d’Erik et de ses compagnons. N’ayez
pas peur, vous allez rencontrer quelques créatures vraiment étranges, mais
aucune ne vous fera de mal.
Le petit homme qui répondait au nom de Nakor guida Calis et de
Loungville sur le sentier qui menait au sommet de la falaise. Erik et ses
trois compagnons suivirent. Arrivé en haut, plutôt que de continuer vers le
château, le groupe s’arrêta. Nakor ferma les yeux et fit un geste de la main.
Aussitôt, les éclairs s’arrêtèrent brusquement. Le petit homme porta la main
à son front et l’y laissa quelques instants avant d’expliquer :
— Oh, ça me fait mal à la tête de faire disparaître ce truc.
Puis il tourna les talons et s’engagea sur un autre chemin, qui accédait
à une petite vallée envahie par la forêt.
Mais brusquement, les arbres s’évanouirent et Erik faillit trébucher
tant il fut surpris. La forêt, extrêmement dense, avait laissé la place à un pré
qui s’étendait sur près de mille six cents mètres. Au centre se dressait un
ensemble de grands bâtiments comprenant une maison blanche et allongée,
couronnée de tuiles rouges, et plusieurs dépendances, le tout bordé par un
muret de pierre.
Erik aperçut au loin, dans des champs, des chevaux et du bétail, et ce
qui ressemblait à des cerfs ou à des élans. Des silhouettes se déplaçaient
dans l’enceinte de la propriété mais elles n’avaient pas l’air tout à fait
humaines. Gardant à l’esprit les conseils de Calis, Erik décida de faire
confiance à son supérieur et de suivre les ordres.
Ils arrivèrent à une petite cour devant la maison. Nakor ouvrit le
portail logé dans le muret de pierre et fit entrer ses invités. Une créature
apparut alors sur le seuil. Erik jeta un coup d’œil à Jadow, Biggo et Jérôme
et devina à leur expression qu’ils étaient aussi stupéfaits que lui.
La chose faisait la taille d’un homme et avait la peau bleue, les yeux
noir et jaune, les oreilles larges, et un front osseux et lourd. Elle sourit,
dévoilant ainsi une dentition impressionnante. Erik n’en était pas certain,
mais la créature correspondait à toutes les descriptions de gobelins qu’il
avait entendues.
Pourtant, elle était vêtue à la pointe de la mode en vigueur
actuellement à la cour de Krondor : une veste bleue étroitement ajustée et
coupée à la taille, sur une ample chemise blanche à manches bouffantes
rentrée dans une large ceinture de soie noire. Une culotte grise moulante et
des bottines noires complétaient l’ensemble. La chose ressemblait à l’un des
dandys de la cour du prince Nicholas.
— Les rafraîchissements sont servis, annonça-t-elle.
— Bonjour, Gathis, salua Calis.
— Maître Calis, répondit la créature. Je suis si content de vous revoir.
Ça fait longtemps depuis votre dernière visite. Heureux de vous revoir
également, maître Robert.
— Est-ce que Pug t’a laissé la charge de sa maison, Nakor ? demanda
Calis.
— Non, c’est Gathis qui s’occupe de tout, répondit le petit homme en
souriant. Je ne suis qu’un invité.
Calis secoua la tête.
— Un invité ! Ça fait combien de temps maintenant, vingt ans ?
Nakor haussa les épaules.
— C’est qu’on avait beaucoup de choses à se dire et pas mal de sujets
à étudier. Pendant ce temps-là, ces imbéciles du port des Étoiles continuent
à s’étouffer eux-mêmes avec leurs ordres, leurs règlements et leur serment
de ne rien divulguer. (Il désigna la propriété d’un ample geste du bras.)
C’est ici que l’on peut vraiment apprendre.
— Je n’en doute pas, approuva Calis.
— Je vais m’occuper de vos gardes, monsieur, annonça Gathis.
Calis et Robert entrèrent dans la maison, suivis de Nakor. La créature
se tourna vers Erik et ses compagnons :
— Suivez-moi, tous les quatre.
Gathis leur fit faire le tour du bâtiment. Erik fut surpris de découvrir
que celui-ci était plus vaste qu’il ne l’avait cru au premier coup d’œil,
lorsqu’ils avaient pris le chemin qui descendait de la falaise. L’édifice avait
en réalité la forme d’un grand carré avec des entrées dans chacun des quatre
murs. Ils empruntèrent l’une d’entre elles, ce qui permit au jeune homme de
jeter un coup d’œil en passant et de voir qu’en son centre la maison
s’ouvrait sur un jardin orné d’une grande fontaine.
Ils sortirent de la maison et croisèrent deux hommes à l’apparence très
étrange : la peau noire comme de la suie et les yeux rouges. Les quatre
gardes se retournèrent, bouche bée, mais Gathis les rappela à l’ordre :
— Par ici, je vous prie.
Il les conduisit jusqu’à la porte d’une grande annexe et leur fit signe
de le suivre à l’intérieur.
— Vous allez rencontrer ici de nombreux êtres qui vous paraîtront
étranges ou effrayants, les prévint-il, mais aucun ne vous fera de mal.
C’était rassurant à entendre, car à l’intérieur ils virent ce qui, aux
yeux d’Erik, ne pouvait être qu’un démon. Jadow avait déjà à moitié sorti
son épée du fourreau lorsque la créature se retourna et lui donna un coup de
cuillère en bois sur les jointures.
— Rangez ça, dit-elle d’une voix grondante.
Jadow poussa un petit cri et lâcha la poignée de son arme, qu’il laissa
glisser dans le fourreau.
— Ça fait mal ! protesta-t-il en mordant le dos de sa main endolorie.
— On ne parle pas la bouche pleine, lui reprocha la créature en leur
faisant signe de s’asseoir à une table.
Erik regarda autour de lui et s’aperçut qu’ils se trouvaient dans une
cuisine. Le « démon » était une chose rouge aussi imposante que Jérôme et
dont la peau, épaisse comme du cuir, paraissait deux à trois fois trop grande,
car elle s’affaissait sur son corps en nombreux plis et replis. Deux cornes
dominaient son crâne chauve, juste devant ses oreilles en forme d’éventail,
et se courbaient pour terminer en pointe derrière la nuque.
La créature paraissait entièrement nue à l’exception du grand tablier
blanc qu’elle portait. Elle prit une grosse coupe remplie de fruits et la
déposa sur la table en disant :
— La soupe sera prête dans une minute.
— Alika va s’occuper de vous et envoyer quelqu’un vous montrer
l’endroit où vous allez dormir, annonça Gathis.
La cuisinière se rendit à l’autre bout de la pièce et Gathis en profita
pour ajouter à voix basse :
— Elle est très susceptible, alors essayez de lui faire un ou deux
compliments sur sa cuisine.
Sur ce, il quitta la cuisine.
— Elle ? répéta Biggo à voix basse.
Jadow sourit en haussant les épaules et prit une grosse poire dans la
coupe. Il mordit dedans, ferma les yeux en laissant le jus lui dégouliner le
long du menton et émit un petit bruit de contentement.
Erik prit alors conscience des odeurs qui lui chatouillaient les narines
et se sentit brusquement affamé car des fragrances épicées emplissaient la
pièce. Il se rappela le goût qu’avait la nourriture à bord du navire et prit une
pomme, croquante et sucrée à souhait, qu’il savoura.
Alika revint avec un gros plateau de fromage et de pain. Elle le
déposa sur la table et fit mine de s’éloigner. Erik hésita un instant avant de
dire :
— Merci.
La cuisinière s’arrêta.
— De rien, gronda-t-elle.
Ils eurent droit à un repas digne de ceux qu’on leur servait au camp,
mais qu’ils purent apprécier de façon plus détendue. Alika leur apporta une
soupe de légumes à la crème et aux épices, un poulet rôti par personne et
des légumes verts en abondance, beurrés et épicés. Chacun eut également
droit à une chope en étain contenant de la bière fraîche et mousseuse. Erik
ne se souvenait pas d’avoir bu quelque chose d’aussi désaltérant.
— Je crois que si quelqu’un m’avait parlé de cet endroit et de ces
créatures, je ne l’aurais pas cru, avoua Biggo entre deux bouchées.
— Eh, mec, c’est plus facile de croire aux esprits diaboliques et à la
magie noire, approuva Jadow. « Et vous dites que cette créature savait
cuisiner ? », ajouta-t-il en imitant une personne l’interrogeant au sujet de
l’île. « Ouais, mec, même qu’elle cuisinait mieux que ma propre mère ! »
Les autres éclatèrent de rire.
— Je me demande pourquoi on est venus ici ? reprit Jérôme.
— C’est pas bon pour la santé de se poser trop de questions, rétorqua
Jadow.
— C’est vrai que c’est ce qu’on a appris au camp, admit Jérôme. Si tu
suis les ordres, tu restes en vie. Ne pose pas de questions et surtout ne pose
pas de problèmes. Chaque jour vécu depuis la potence est un cadeau.
Erik acquiesça. Il avait encore du mal à ne pas frémir à chaque fois
qu’il se remémorait la chute avec la corde autour de son cou. Il espérait ne
plus jamais éprouver de nouveau le goût aigre de la peur.
La cuisinière rapporta du pain.
— Alika ? lui demanda Biggo.
— Oui ? répondit celle-ci en s’arrêtant.
— Euh, qu’est-ce que vous êtes ?
La créature le regarda en plissant les yeux, comme si elle évaluait la
nature de la question.
— Une étudiante. Je travaille ici pour m’instruire.
— Non, je veux dire : d’où venez-vous ?
— De Targary.
— Je n’en ai jamais entendu parler, remarqua Jadow.
— C’est loin d’ici, répondit la cuisinière en retournant à son travail.
Après ça, ils mangèrent en silence.
Lorsqu’ils eurent terminé, une petite fille – qui ne devait pas avoir
plus de dix ou onze ans, mais qui avait les yeux marron et les cheveux
gris – les escorta jusqu’à leur chambre.
— Vous dormir ici, dit-elle avec une pointe d’accent complètement
étranger à leur monde. Eau être là. (Elle désigna une bassine et un broc
d’eau.) Pour soulager vous, dehors c’est. Vous besoin, vous appeler. Moi
venir.
Elle s’inclina et les laissa.
— Je vous jure que les pieds de cette enfant ne touchaient pas le sol,
affirma Biggo.
Erik retira son baudrier et s’assit sur le lit le plus proche, doté d’un
épais matelas de plumes, d’une grosse couette et de deux oreillers.
— Ça ne me surprend plus, annonça Erik, qui s’allongea sur le lit et
s’étira à outrance. C’est le premier lit dans lequel je vais dormir depuis… (Il
s’arrêta et sourit à ses amis.) Non, c’est le premier vrai lit dans lequel je
vais dormir !
— Tu n’as jamais dormi dans un lit ? demanda Biggo en riant.
— Avec ma mère, quand j’étais bébé, sûrement, mais d’aussi loin que
je me souvienne, j’ai dormi dans une mansarde, puis en prison, puis au
camp et enfin dans le navire.
— Alors profites-en, Erik de la Lande Noire, lui conseilla Jérôme en
s’asseyant sur son lit. Moi, j’ai bien l’intention de dormir jusqu’à ce que
quelqu’un me dise de me lever pour travailler.
Sur ce, il ferma les yeux et leva le bras pour se couvrir le visage.
— Ça, c’est une idée, mec, commenta Jadow.
Erik et Biggo ne tardèrent pas à les imiter et bientôt le silence régna
dans la pièce, uniquement troublé par le bruit des ronflements.
Des voix tirèrent Erik du sommeil. Il s’assit, quelque peu désorienté
pendant un instant, puis se rappela où il était. Les voix lui parvenaient par la
fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.
L’une d’elle, familière, appartenait à Robert de Loungville et s’éleva
dans la nuit tandis que lui et une autre personne se rapprochaient du
bâtiment.
— … ne l’avais encore jamais vu comme ça.
— C’est qu’il a beaucoup de choses à l’esprit, répondit une deuxième
voix, qu’Erik reconnut comme étant celle de leur hôte, Nakor.
— Il a mal pris ce qui s’est passé lors de la dernière mission, admit de
Loungville. On a déjà essuyé des revers, mais jamais de cette ampleur. S’il
ne m’avait pas porté sur la moitié du chemin, je serais mort sur les rives de
la Vedra. Des deux mille hommes qui sont partis, seulement soixante sont
revenus.
— Oui, j’ai entendu dire que ç’avait été difficile.
— Quoi qu’on vous ait raconté, c’était pire.
Erik se sentit gêné. Il ne trouvait pas honnête d’espionner la
conversation, mais après tout il se trouvait dans la chambre qui lui avait été
attribuée, et Nakor et Robert ne se montraient pas particulièrement discrets.
— Oh, j’ai entendu parler de choses et d’autres, ajouta Nakor.
Erik devina que les deux hommes s’étaient arrêtés.
— Ça a été notre plus grande bataille. Calis nous a réunis avec les
Faucons rouges de Haji et une demi-douzaine d’autres compagnies qui
travaillent habituellement dans les terres orientales. Nous avons rejoint les
autres défenseurs à Kismahal, une ville située entre Hamsa et Kilbar. On a
eu quelques accrochages avec l’armée des terres occidentales et on l’a
repoussée. Mais leurs unités de commande ont réussi à passer et sont
arrivées devant les portes de la cité. Alors on a fortifié la garnison et
repoussé trois assauts depuis les remparts. On a fait quelques sorties aussi et
on leur a infligé pas mal de pertes, notamment en brûlant leurs fourgons de
ravitaillement. Puis la deuxième vague d’infanterie des terres occidentales
est arrivée et nous avons été encerclés.
« Le siège a duré deux cent soixante-cinq jours, Nakor. Si tu avais vu
ces satanés magiciens ! Ça n’avait apparemment rien de commun avec ce
que sont censés avoir fait les Tsurani pendant la guerre de la Faille, mais
c’était bien suffisant pour faire naître chez un homme la haine de la magie.
Les sorciers du roi d’Hamsa sont arrivés de justesse à nous protéger du
pire : les éclairs, les incendies, le gel. Mais ils n’ont pas pu nous épargner le
reste, et c’était presque aussi éprouvant, ces nuages de mouches et de
moustiques qui surgissaient de nulle part. Tous les tonneaux de vin de la cité
ont tourné au vinaigre. Au bout des cent cinquante-cinq premiers jours, on
s’est retrouvés à manger du pain dur et à boire de l’eau croupie pour
survivre. Au bout de deux cents, on mangeait les asticots dans de la viande
pourrie et des insectes quand on en trouvait et on en était même
reconnaissants. On n’était pas loin de manger nos propres morts.
« Puis, quand la cité s’est rendue, Calis a choisi de prendre la fuite
plutôt que d’annuler son contrat et de rejoindre les envahisseurs. (Erik
décela de l’amertume dans la voix de Robert.) La moitié des hommes
étaient blessés ou malades ; enfin, je devrais dire la moitié de ceux qui
étaient toujours en vie. Ils nous ont donné un délai d’une journée avant de
se lancer à notre poursuite avec leur cavalerie. Si on avait suivi le fleuve en
direction du sud, ils nous auraient rattrapés, ça, c’est sûr. Alors on est partis
vers l’est et on s’est cachés.
De Loungville se tut pendant quelques instants. Lorsqu’il reprit la
parole, Erik sentit qu’il avait du mal à retenir son émotion, comme s’il
n’avait jamais raconté cette histoire à quiconque.
— Nous avons tué nos propres blessés plutôt que de les laisser
derrière nous. Vu l’état dans lequel on était, on a eu du mal à atteindre les
steppes. À partir de là, les Jeshandis ont protégé notre retraite, et les
Serpents ont eu l’intelligence de ne pas engager le combat sur le propre
territoire des nomades. Les Jeshandis nous ont soignés et nourris et on a fini
par retourner à la Cité du fleuve Serpent.
— Je me souviens de mon premier séjour là-bas, il y a vingt-quatre
ans, lui dit Nakor. (Il y eut un moment de silence.) Calis était très jeune,
alors. Il l’est encore aux yeux des siens. Mais maintenant, il doit assumer
beaucoup de responsabilités et n’a plus Arutha ou Nicholas à ses côtés pour
le conseiller. Et vous voilà embarqués dans cette dangereuse aventure.
— Elle n’est pas dangereuse, elle est désespérée, répliqua de
Loungville. Nous avons mis longtemps à la planifier et ça a été plus difficile
que prévu de trouver les hommes qui conviennent.
— Tu crois vraiment que ces « hommes désespérés » vont réussir là
où tant de soldats aguerris ont échoué ? demanda Nakor.
Il y eut de nouveau un long silence.
— Je ne sais pas, Nakor, je ne sais vraiment pas, finit par avouer de
Loungville.
Erik entendit les deux hommes s’éloigner. Un peu plus tard, ils se
remirent à parler, mais il ne comprenait plus ce qu’ils se disaient.
Il resta allongé un long moment à essayer de deviner le sens de tout ce
qu’il avait entendu. Il n’avait jamais entendu parler de ces villes, Hamsa et
Kilbar, et ne savait pas qui étaient les Jeshandis. Mais c’était surtout ce qu’il
avait décelé dans la voix de Robert de Loungville qui l’impressionnait. Il y
avait perçu une note d’inquiétude, et peut-être même de peur. Pour le jeune
homme, le sommeil fut long à revenir, et lorsque enfin il le trouva, il ne
dormit pas bien.

Nakor, un sac de voyage sur l’épaule, attendait en compagnie de Calis


lorsque Robert de Loungville demanda à Erik et à ses camarades de sortir
de la chambre. Sans dire un mot, les quatre gardes emboîtèrent le pas à
Calis et aux deux autres.
Nakor était plongé dans l’interminable récit des choses qu’il avait
faites depuis la dernière visite de Calis et de Robert. Apparemment, le
capitaine et l’Isalani se connaissaient depuis très longtemps. La veille, le
petit homme avait parlé d’un endroit où Calis et lui s’étaient rendus vingt-
quatre ans plus tôt, ce qui paraissait impossible puisque, pour Erik, le
capitaine n’avait justement pas l’air d’avoir beaucoup plus que vingt-quatre
ans. Puis le jeune homme se rappela que Nakor avait mentionné « les
siens » en parlant de Calis et se souvint des remarques selon lesquelles leur
commandant n’était pas un être humain.
Erik était à ce point plongé dans ses réflexions qu’il remarqua à peine
qu’ils étaient sortis de la vallée et avaient escaladé la falaise. Il fut surpris
de découvrir que la plage était noire de monde. Il y avait là ses propres
camarades et tous les soldats qui avaient pris place à bord du Ranger de
Port-Liberté. Ils attendaient tous tranquillement sur le sable. Erik reconnut
quelques visages parmi les soldats du Ranger, car il s’agissait des hommes
qui lui avaient servi son repas au camp. Mais cette fois, ils étaient vêtus de
vêtements variés, comme les passagers du Revanche.
De Loungville fit signe à Erik et à ses compagnons de rejoindre leurs
camarades. Puis il grimpa sur un rocher au bord de la piste afin de pouvoir
dominer l’assemblée.
— Je réclame toute votre attention !
Calis prit sa place sur le rocher et entama son discours.
— Certains parmi vous me connaissent bien alors que d’autres ne
m’ont jamais parlé. Mais la plupart d’entre vous savent désormais qui je
suis, ou du moins croient le savoir. (Il regarda chaque visage, un par un.) Je
m’appelle Calis. Je sers le prince Nicholas comme je servais son père avant
lui. Certains m’appellent « l’Aigle de Krondor », ou « l’Oiseau de Proie du
prince ». (Ces titres avaient l’air de l’amuser.)
« Il y a vingt-quatre ans, une attaque de grande envergure a été lancée
contre la Côte sauvage. Certains parmi vous se souviennent peut-être des
massacres de Crydee, de Carse et de Tulan. (Certains des soldats les plus
âgés du Ranger hochèrent la tête.)
« Ces événements nous ont conduits à traverser la moitié du monde
jusqu’à un continent appelé Novindus.
Aucun des passagers du Ranger ne parla, mais les membres du groupe
d’Erik échangèrent des regards en marmonnant des questions à voix basse.
— Silence ! ordonna de Loungville.
— Nous avons découvert là-bas l’existence d’un complot visant à
détruire le royaume.
De nouveau, les passagers du Revanche de Trenchard s’agitèrent,
mais aucun ne parla.
— Depuis, je suis retourné deux fois à Novindus, et certains d’entre
vous m’y ont accompagné la dernière fois, ajouta Calis.
Les compagnons d’Erik se retournèrent, presque comme un seul
homme, pour dévisager les soldats, des vétérans issus des différentes
garnisons du royaume. Ceux-ci regardaient calmement Calis, comme s’ils
comprenaient tout à fait son discours.
— Je vais résumer en quelques mots pour ceux d’entre vous qui
n’étaient pas avec nous. Il y a dix ans, le prince Arutha a appris qu’une
grande armée était en train de se rassembler dans cette partie de Novindus
que l’on appelle les terres occidentales. Cette armée a surgi d’un endroit
indéterminé le long du rivage d’un océan qu’ils appellent la Verte Mer. Punt
a été la première cité à tomber. Il n’y a pas, là-bas, d’équivalent de notre
armée royale. Les cités ont parfois une milice, mais la plupart des combats
sont assurés par des mercenaires. Il existe tout un protocole de règles de
conduite à suivre qui détermine comment les vainqueurs doivent traiter ces
mercenaires à l’issue d’une bataille. Les conquérants de Punt ont laissé le
choix aux défenseurs de la cité : leur prêter allégeance ou s’enfuir en
disposant d’une journée d’avance sur leurs poursuivants. Jusque-là, rien
d’anormal. Ce qui l’était, en revanche, c’est que tous les hommes de la cité
ont reçu l’ordre d’incorporer l’armée de leurs vainqueurs – c’était ça ou
leurs femmes, enfants et parents se faisaient empaler sous leurs yeux. Après
les premières exécutions, toute la population mâle de la pointe de Punt a
rejoint cette armée.
« Ils ont alors marché sur la cité d’Irabek, qui est tombée après
d’âpres combats. Port Sulth a suivi, ainsi que toutes les villes le long du
fleuve Manstra.
Erik n’avait jamais entendu parler de ces endroits, mais il écoutait,
fasciné.
— Depuis la pointe de Punt, ils ont lancé une invasion le long du
fleuve Dee, cherchant à entrer dans cette partie du continent connue sous le
nom de terres médianes. Ils n’y ont rencontré aucune opposition jusqu’à ce
qu’ils arrivent dans les contreforts du Ratn’gary – une gigantesque chaîne
de montagnes. Des nains, qui ressemblent beaucoup à ceux qui vivent à
l’ouest de Krondor, les ont repoussés pendant trois ans. Alors, les
envahisseurs ont fini par établir une frontière fortifiée et ont cherché un
autre moyen de traverser Novindus.
« Ils sont passés par la forêt d’Irabek, qui est plus sombre et plus
effrayante encore que notre Vercors. Un grand nombre d’envahisseurs sont
morts dans les bois mais les autres ont fini par ressortir de l’autre côté et
s’en sont pris à la cité d’Hamsa. Le roi les a combattus pendant cinq ans
avec son armée et a fait appel à des mercenaires venus d’aussi loin que la
Cité du fleuve Serpent, située à l’autre bout du continent. Nous avons des
accords avec cette ville et c’est comme ça que nous avons appris l’existence
des envahisseurs.
Calis fit une pause avant de reprendre.
— Le prince Arutha pensait savoir qui se trouvait derrière cette
invasion et a envoyé des agents vérifier ses soupçons. Sur les trente
hommes que nous avons envoyés, un seul est revenu, dans un sale état, et a
confirmé nos pires craintes.
« Il y a six ans, on m’a donné le commandement d’une force de deux
mille hommes et j’ai été envoyé soutenir les défenses de la cité de Hamsa.
Tous les auditeurs de Calis se tenaient immobiles, Seul le cri des
mouettes et le bruit des vagues qui se brisaient sur les rochers au pied du
château venaient troubler le silence.
— Il existe une race de créatures qui vit quelque part sur Novindus,
poursuivit Calis. Certains d’entre vous en ont peut-être entendu parler sous
forme de légendes. On les appelle les Panthatians.
Erik se retourna pour regarder ses compagnons et vit Jadow esquisser
un geste de conjuration. Les Panthatians étaient également surnommés les
Serpents-Qui-Marchent-Comme-des-Hommes, des créatures appartenant au
folklore que l’on évoquait pour effrayer les enfants afin qu’ils soient sages.
Contrairement aux trolls et aux gobelins, des êtres naturels qui vivaient très
loin le long de la frontière, les hommes-serpents appartenaient aux
légendes, comme les dragons et les centaures, et personne ne croyait à leur
existence.
Comme s’il lisait dans les pensées d’Erik, Calis ajouta :
— Ce ne sont pas des légendes. Je les ai affrontés en compagnie des
hommes qui se trouvent là-bas. (Il désigna les soldats du Ranger.) Pour tous
ceux qui se trouvent à bord du Revanche de Trenchard, sachez que vous
aurez l’occasion de parler à ces hommes, vos anciens gardes, et de profiter
de leur expérience. Ils vous diront, pour l’avoir vécu, à quel point les
Panthatians sont réels.
« Dix navires ont fait voile vers le sud et déposé deux mille hommes
sur le continent de Novindus pour combattre l’ennemi aussi loin que
possible de chez nous. Seuls soixante de ces soldats sont rentrés chez eux.
Si vous voulez entendre la totalité de l’histoire, ils vous la raconteront, car
sur les soixante, les cinquante-huit survivants sont parmi nous. (Il regarda
Erik droit dans les yeux pendant quelques instants, puis dévisagea aussi les
autres prisonniers.) Moins d’un homme sur vingt est rentré, la dernière fois.
Aujourd’hui, six ans après, nous retournons combattre ces envahisseurs.
« Seulement, cette fois, ils sont plus puissants, mieux établis et
conscients de la menace que nous représentons. Les habitants de chaque
ville qu’ils conquièrent se joignent à eux ou meurent. Lorsque Hamsa est
tombée, sur six mille défenseurs, quatre mille ont juré fidélité à
l’envahisseur. Les mercenaires qui ont refusé ont pu prendre une journée
d’avance puis ils ont été pourchassés et parfois massacrés.
« Cette armée a l’intention de conquérir le continent de Novindus tout
entier. Plus encore, elle a ensuite l’intention de traverser l’océan et
d’envahir le royaume.
« Certains d’entre vous pensent peut-être qu’ils vont avoir l’occasion
de s’échapper au milieu d’un tel chaos. (Erik regarda autour de lui et vit que
l’expression sur plus d’un visage confirmait les propos de Calis.) Si vous
essayez de quitter cette compagnie sans autorisation, à n’importe quel
moment et où que ce soit, Robert de Loungville et moi-même nous ferons
un plaisir de vous pendre à l’arbre le plus proche.
« Et si vous réussissez malgré tout à vous échapper, sachez que vous
ne faites que gagner du temps, car en fin de compte, cette armée envahira
tout Novindus, y compris la cachette que vous y trouveriez ; et vous
servirez, ou vous mourrez.
« Naturellement, vous allez me demander : pourquoi risquer de
mourir maintenant si on peut gagner du temps ? (Il se tut pour laisser les
hommes réfléchir à sa question.) Eh bien, je vais vous le dire : c’est parce
que ces créatures, ces hommes-serpents, ne se contenteront pas de leurs
conquêtes. Ils finiront par tout détruire et vous mourrez.
Les prisonniers se mirent à grommeler. À la grande surprise de Calis,
ce fut Nakor qui prit alors la parole.
— Espèces d’idiots ! Écoutez-moi ! J’ai vu ce que ces créatures sont
capables de faire. Il y a presque vingt-cinq ans de ça, elles ont essayé de
nous détruire au moyen d’une épidémie de peste ; elles voulaient tuer tous
les habitants du royaume.
Jérôme fut le seul à avoir l’audace de lui répondre.
— Pourquoi voudraient-elles faire une chose pareille ?
— Je pourrais vous le dire, répliqua Nakor, mais je ne crois pas que
vous pourriez comprendre.
Jérôme avait aussi mauvais caractère que Luis et regarda l’Isalani en
plissant les yeux.
— Au risque de me faire passer à tabac par mon officier, petit homme,
je vous ferais remarquer que je ne suis pas aussi stupide que vous le croyez.
Si vous parlez suffisamment lentement, je suis sûr que je peux comprendre.
Nakor jeta un coup d’œil en direction de Calis, qui hocha la tête.
— Très bien, céda l’Isalani. Les Panthatians ne sont pas des êtres
naturels.
Jérôme Handy lui lança un regard perplexe et Nakor ajouta :
— Je vais parler lentement, c’est promis.
Certains des prisonniers éclatèrent d’un rire nerveux.
— Continue, l’encouragea Calis.
— Il y a de cela des millénaires, ce monde était habité par les
Seigneurs Dragons.
De nouveau, certains esquissèrent un geste pour se protéger du mal.
D’autres raillèrent ouvertement.
— Ce ne sont que des légendes !
— C’est vrai, admit Calis. Mais ces légendes sont basées sur
l’Histoire, la vraie. Ces êtres ont régné sur notre monde, autrefois.
— Et l’une de ces créatures, reprit Nakor, l’une des plus puissantes de
sa race, a créé les Panthatians pour la servir. Ils n’étaient que des serpents
dans les marais de Novindus et elle les a élevés au rang de serviteurs, en
faisant d’eux, artificiellement au début, des créatures humanoïdes. Puis elle
les a fait se reproduire. Elle s’appelait Alma-Lodaka.
« Quand les Seigneurs Dragons disparurent, ces créatures à l’esprit
dérangé ont cru qu’ils devaient attendre et permettre le retour d’Alma-
Lodaka. Ils ont trouvé, par des moyens que je ne vous révélerai pas,
comment la ramener en ce monde. Mais cela aurait pour conséquences la
destruction de toute vie sur Midkemia.
— Non ! s’écrièrent plusieurs hommes.
— Pas possible ! s’exclama un autre.
— Possible ? répéta Nakor. Qu’est-ce qui est possible, dites-moi ?
Il mit la main dans son sac et en sortit une orange, qu’il lança à
Jérôme. Puis il en prit une autre et l’envoya à Erik. En quelques minutes, il
distribua ainsi au moins une vingtaine d’oranges.
— Je croyais que c’étaient des pommes ? s’étonna Calis.
— Je suis revenu aux oranges, il y a quelques années, répondit Nakor
en continuant à sortir toujours plus de fruits du petit sac.
Puis il le leva et le renversa pour montrer à tout le monde qu’il était
vide. Il remit ensuite la main à l’intérieur et en ressortit de nouveau des
oranges qu’il commença à distribuer aux soldats. Au total, plus d’une
cinquantaine de fruits furent ainsi extraits de son sac.
— Qu’est-ce qui est possible ? demanda-t-il.
Il marcha jusqu’à Jérôme Handy, regarda le gros homme et lui
demanda :
— À ton avis, est-il possible que je puisse te mettre à genoux d’une
seule main ?
Jérôme plissa les yeux et rougit.
— Bien sûr que non !
Erik s’éclaircit la gorge. Lorsque son camarade se tourna vers lui, le
jeune homme fit un signe de tête en direction de Sho Pi, qui se tenait
derrière lui. Jérôme vit l’autre Isalani hausser les sourcils d’un air
interrogateur et se tourna alors vers Nakor, qu’il dévisagea pendant un long
moment.
— Mais vous y arriveriez peut-être avec les deux, finit-il par ajouter.
Nakor regarda par-dessus l’épaule du gros homme en direction de Sho
Pi et sourit.
— Une seule me suffirait, répliqua-t-il.
Il se retourna pour s’adresser à l’assemblée tout entière.
— Croyez-moi sur parole, vous qui êtes des hommes désespérés. Les
Panthatians sont capables de mettre fin à la vie telle que nous la
connaissons sur ce monde. Plus aucun oiseau ne chantera pour accueillir
l’aube et aucun insecte n’ira plus butiner de fleur en fleur. Aucune graine ne
prendra racine. Aucun enfant ne pleurera pour téter le sein de sa mère.
Aucun des êtres qui marchent, qui rampent ou qui volent ne survivra à cela.
— Pourquoi feraient-ils une chose aussi insensée ? demanda David
Gefflin, un jeune homme qu’Erik connaissait à peine.
— Parce qu’ils croient que ce Seigneur Dragon, cette Alma-Lodaka,
est une déesse. Elle était puissante, certes, mais n’avait rien de divin.
Pourtant ces créatures dégoûtantes qui n’étaient autrefois que des serpents
la vénèrent comme telle. Pour eux, elle est leur déesse-mère. Et ils sont
persuadés que le fait de la ramener en ce monde leur permettra de rentrer
dans ses bonnes grâces et qu’elle fera d’eux ses premiers serviteurs, les
maîtres de toutes les créatures auxquelles elle donnera naissance. C’est pour
ça qu’ils agissent ainsi et c’est pour ça que nous devons nous y opposer.
— Comment est-ce qu’ils peuvent faire ça ? demanda Billy Goodwin.
— Ça, nous ne vous le dirons pas, répondit Calis. Seuls le roi et
quelques autres personnes connaissent ce secret. Personne d’autre n’a
besoin de savoir. Pour nous, tout ce qui importe, c’est de les arrêter.
— Comment ? rétorqua Biggo. Vous avez perdu presque deux mille
hommes la dernière fois, et d’après ce que vous nous avez dit, leur armée
est maintenant deux fois plus importante qu’elle ne l’était à l’époque.
Calis balaya du regard l’assemblée de prisonniers et de soldats.
— C’est simple. Nous n’allons pas à Novindus pour nous opposer à
cette armée, Biggo. Nous allons la rejoindre.
Chapitre 12

L’ARRIVÉE

Erik fit la grimace.


Le coup de pied circulaire que venait de lui donner Nakor n’était pas
très fort, mais il faisait mal quand même.
— Tu charges toujours comme un taureau enragé, lui reprocha
l’Isalani, qui avait le visage comme du cuir ridé, mais dont les yeux
brillaient gaiement d’un éclat juvénile.
Sho Pi se tenait tout près d’eux et observait la scène. De nouveau, son
compatriote, plus âgé que lui, tourna sur lui-même, de façon inattendue.
Erik bougea juste à temps pour éviter de recevoir un nouveau coup de pied
dans la poitrine et riposta en lançant son pied à son tour, avant de revenir
rapidement à une position défensive.
— Pourquoi ! rouspéta Nakor. Pourquoi as-tu reculé ?
Erik, le corps et le visage couverts de sueur, aspira avidement de l’air
et répondit en haletant :
— Parce que… j’aurais été… déséquilibré. Ce coup de pied… C’était
pour vous faire reculer… pas pour vous blesser. Si je vous avais suivi, vous
m’auriez brisé la nuque.
Nakor sourit. Une fois de plus, Erik fut frappé par la façon dont cet
homme étrange, qui se trouvait à bord depuis moins d’un mois, avait réussi
à se faire aimer de tout le monde. Il racontait des histoires extravagantes qui
n’étaient probablement que des tissus de mensonges, et Erik le soupçonnait
également de tricher aux cartes, vu la façon dont il gagnait tout le temps.
Mais s’il y avait bien un menteur et un tricheur à qui l’on pouvait
faire confiance, c’était Nakor.
— C’est bien de savoir quand il faut reculer et ça l’est tout autant de
savoir quand il faut pousser l’avantage, affirma Sho Pi en se plaçant à côté
de Nakor.
Il s’inclina et Erik lui rendit son salut. Au début, comme les autres, il
avait trouvé étranges tous ces rituels, et s’en était moqué ; mais à présent il
les accomplissait sans y penser, comme ses camarades, d’ailleurs. En fait, il
allait maintenant jusqu’à admettre, en son for intérieur, que ces rituels
l’aidaient à rester concentré.
— Maître…, commença Sho Pi.
— Je te l’ai déjà dit, mon garçon, ne m’appelle pas comme ça !
Les prisonniers éclatèrent de rire. À un moment donné, au cours de la
semaine qui avait suivi l’arrivée de Nakor, Sho Pi avait décidé que le petit
homme était le maître à la recherche duquel il avait été envoyé. Nakor
n’avait cessé de le nier depuis maintenant trois semaines, mais à chaque fois
qu’ils discutaient, Sho Pi l’appelait « maître » au moins une fois et Nakor
lui demandait d’arrêter.
Sho Pi ignora ses protestations.
— Je crois que nous devrions leur montrer le shi-to-ku.
Nakor secoua la tête.
— Montre-leur, toi. Je suis fatigué. Je vais aller par là-bas manger une
orange.
Erik fit remuer son épaule gauche, qui se ressentait encore du coup
qu’il avait reçu à la poitrine. Sho Pi le remarqua.
— Ça te gêne ? lui demanda-t-il.
Erik acquiesça.
— Il m’a touché ici, expliqua-t-il en désignant un endroit juste en
dessous de son pectoral droit. Mais la douleur remonte dans la nuque et
descend jusqu’au coude. Mon épaule me fait mal.
— Viens là, dit Sho Pi.
Il demanda à Erik de s’agenouiller, sous le regard approbateur de
Nakor, qui hocha la tête. Sho Pi fit un geste de la main droite, puis posa les
deux mains sur l’épaule d’Erik. Ce dernier écarquilla les yeux en sentant la
chaleur qui s’échappait des paumes de l’Isalani. La douleur lancinante
diminua rapidement dans son épaule.
— Qu’est-ce que tu fais ? voulut savoir Erik.
— Dans mon pays natal, on appelle ça le reiki, expliqua Sho Pi. C’est
une énergie de guérison qui se trouve à l’intérieur du corps et c’est ce qui
t’aide à guérir les blessures et les maladies.
— Tu peux m’apprendre à faire ça ? demanda le jeune homme tandis
que la chaleur détendait le muscle froissé.
— Ça demande beaucoup de temps…, commença Sho Pi.
— Ah, non ! l’interrompit Nakor, qui s’éloigna du bastingage en
jetant son orange par-dessus bord. Assez de jargon monastique ! Le reiki
n’est pas une méditation mystique et ne s’accompagne pas de prières. C’est
quelque chose de tout à fait naturel. Tout le monde peut le faire !
D’un geste de la main, Nakor repoussa Sho Pi, qui souriait
légèrement.
— Tu veux apprendre à pratiquer le reiki ? demanda-t-il à Erik,
toujours à genoux.
— Oui, lui répondit le jeune homme.
— Donne-moi ta main.
Erik obéit. Nakor lui prit la main et en tourna la paume vers
l’extérieur. Il ferma les yeux et traça quelques signes puis frappa la main du
jeune homme, très fort. Erik sentit les larmes lui monter aux yeux à cause
de la puissance de ce coup inattendu.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Pour réveiller les énergies. Maintenant, mets ta main là.
Il lui fit signe de la placer sur son épaule. Erik sentit alors de la
chaleur s’échapper de sa propre main, comme l’avait fait Sho Pi.
— L’énergie abonde sans qu’il y ait besoin de prier ou de méditer, lui
apprit Nakor. Elle est toujours là, si bien que tu peux guérir tout ce que tu
touches. Maintenant, je vais te montrer où il faut placer la main. Je peux
apprendre à ces hommes comment se servir du pouvoir en deux jours, mon
garçon, ajouta-t-il à l’adresse de Sho Pi. On n’a pas besoin de toutes ces
idioties mystiques. Les temples prétendent que c’est de la magie, mais ce
n’est même pas un bon tour. Seulement, les gens sont trop bêtes pour savoir
qu’ils ont le pouvoir ou comment l’utiliser.
Sho Pi regarda Nakor d’un air sérieux, mais ses yeux brillaient d’un
éclat rieur.
— Oui, maître.
— Ne m’appelle pas comme ça ! rugit le petit homme.
Il demanda aux prisonniers de se mettre en cercle autour de lui et
commença à leur parler des énergies naturelles de guérison du corps. Erik
était fasciné. Il repensa aux chevaux qu’il avait soignés, ceux qui auraient
dû mieux récupérer, mais dont l’état n’avait fait qu’empirer, et ceux dont les
blessures avaient guéri contre toute attente. Il se demanda jusqu’à quel point
tout cela était dû à l’âme de ces animaux.
— Cette énergie provient du matériau de la vie, expliqua Nakor. Je
sais que vous n’êtes pas idiots, mais je sais aussi que vous vous moquez pas
mal de tout ce que moi je peux trouver si fascinant, je ne vais donc pas
essayer de vous expliquer ce qu’est le matériau de la vie. Contentons-nous
de dire que cette énergie est partout, dans toute chose vivante.
Calis survint sur le pont et croisa le regard de Nakor. Quelque chose
passa entre eux tandis que l’Isalani ajoutait :
— Toutes les choses vivantes sont reliées entre elles.
Erik regarda en direction de Roo et vit que son ami avait remarqué
l’échange, lui aussi.
Nakor continua d’expliquer que le corps pouvait se guérir de lui-
même, mais que la plupart des gens ne savaient pas accepter leur propre
pouvoir. Il leur fit la démonstration de quelques rudiments qu’ils avaient
besoin de connaître pour profiter au mieux du reiki : où placer les mains
pour obtenir l’effet désiré, comment identifier les différents types de
blessures et de maladies – dans tous les cas, l’énergie semblait toujours
présente quel que soit l’endroit où ils posaient la main, sur leur corps ou sur
celui de leurs camarades, après que Nakor eut « éveillé le pouvoir » dans
leur main.
Vers midi, tous les hommes avaient reçu une claque dans la main et
venaient de passer des heures à manipuler les énergies de guérison des uns
et des autres. Nakor et Sho Pi les guidèrent à travers toute une série
d’exercices destinés à les aider à identifier la source de problèmes
ordinaires et à reconnaître la circulation des énergies dans le corps d’un
autre. Pendant le repas, les prisonniers plaisantèrent sur le fait de devoir
ainsi poser la main sur leurs camarades, mais ils étaient visiblement
impressionnés par la simplicité de cet acte qui permettait de soulager les
douleurs, de réduire les enflures et surtout de se sentir mieux en règle
générale.
Après le repas, monsieur Collins envoya Erik et Roo dans la mâture,
afin de relever les marins de quart pour qu’ils puissent manger. Roo assura
une voile que le capitaine avait donné l’ordre d’amener car le vent avait
fraîchi.
— Qu’est-ce que tu penses de tout ça ? demanda-t-il à son ami.
— La même chose que Nakor : c’est très utile. Je me fiche de ce que
pense Sho Pi. C’est peut-être un truc mystique, mais puisque ça marche, je
m’en servirai. Je regrette seulement de ne pas avoir pu soigner la jument de
Greylock de cette façon, ajouta-t-il d’un ton presque nostalgique. Je crois
que j’aurais pu la guérir plus vite.
— Et moi je crois que tout ce qui peut nous aider à rester en bonne
santé est profitable, répliqua Roo.
Erik hocha la tête. Il savait que ses camarades rechignaient à
envisager la fin de leur périple, car ils en redoutaient l’issue. Après leur
avoir annoncé son intention de rejoindre l’armée des envahisseurs, Calis
leur avait brièvement expliqué quelles seraient les étapes de leur mission.
Ils allaient débarquer sur une plage, au pied d’une falaise près de
laquelle les navires ne passaient pas, d’ordinaire. Les trente-six prisonniers
et les cinquante-huit survivants de la dernière campagne, avec à leur tête
Foster, de Loungville, Nakor et Calis, allaient devoir escalader cette falaise.
Ensuite, une fois le plateau gagné, ils s’enfonceraient à l’intérieur du
continent, à la rencontre des alliés de Calis, puis rejoindraient les
envahisseurs près d’une cité nommée Khaipur. Leur mission était de
découvrir s’il existait la moindre faiblesse dans cette armée et si c’était le
cas, laquelle. Calis et Nakor étaient les deux personnes les plus susceptibles
de comprendre quel pouvait être ce défaut. Puis, lorsqu’ils auraient rempli
cette partie de la mission, tout le monde devrait retourner à la Cité du fleuve
Serpent, retrouver le Revanche de Trenchard, et rapporter cette information
essentielle au prince Nicholas.
S’ils parvenaient à trouver un moyen de contrecarrer l’attaque des
envahisseurs avant que ces derniers aient le temps de rassembler une armée
suffisante pour traverser l’océan et attaquer le royaume, tant mieux. Mais
Calis ne cessa de leur rappeler les risques que chacun d’entre eux courait.
Erik se souvenait encore de ses derniers mots : « Personne n’en
réchappera. Cette invasion n'est que la première partie de leur plan
dévastateur. À la fin, ils libéreront une magie noire telle que vous ne pouvez
même pas l’imaginer et même si vous vous cachiez dans la grotte la plus
reculée des montagnes du Nord, ou sur l’île la plus éloignée de tout
continent, vous mourriez. Si nous n'arrêtons pas cette armée, nous
mourrons tous. C’est le seul choix que nous ayons : gagner ou mourir. »
Maintenant, Erik comprenait pourquoi Robert de Loungville avait
besoin « d’hommes désespérés », parce qu’à première vue, ils allaient se
passer la corde au cou de nouveau. Le jeune homme caressa machinalement
celle qu’il portait toujours.
— Oh, pitié ! s’exclama Roo.
— Quoi ?
— Il suffit de parler d’un démon pour qu’il apparaisse ! N’est-ce pas
la crinière d’argent d’Owen Greylock que j’aperçois là-bas, sur le pont du
Ranger ?
Erik plissa les yeux et aperçut une minuscule silhouette sur le navire
voisin.
— Ça se pourrait. Il fait à peu près la même taille et a les mêmes
cheveux gris.
— Je me demande pourquoi on ne l’a pas vu sur la plage ?
Erik finit d’attacher un cordage.
— Il n’est peut-être pas descendu à terre. Il connaissait peut-être déjà
la mission.
Roo acquiesça.
— Il y a quand même encore des choses que je ne comprends pas
dans tout ça. Qui est cette Miranda, par exemple ? Tous les hommes à qui
j’ai parlé d’elle l’ont rencontrée, parfois sous un nom différent. Et Greylock
était peut-être ton ami, mais s’il est sur le Ranger, est-ce que ça signifie
qu’il a quelque chose à voir avec notre arrestation ?
Erik haussa les épaules.
— Nous verrons bien si c’est Owen lorsqu’on aura débarqué. Pour le
reste, qu’est-ce que ça peut bien faire ? Maintenant, on est là et on a une
mission à remplir. Ce n’est pas en ressassant tout ça que ça va changer
quelque chose.
— Tu te résignes trop facilement, mon ami, s’exaspéra Roo. Quand
tout cela sera fini, si on survit, j’ai l’intention de devenir riche. Je connais
un marchand, à Krondor, qui souhaite marier sa fille, laquelle n’est pas très
jolie, paraît-il. Je suis peut-être le gendre dont il a besoin.
— Je crois que tu es suffisamment ambitieux pour deux, Roo,
répondit Erik en riant.
Ils se remirent à travailler. Lorsque Erik regarda de nouveau en
direction du Ranger, l’homme qui était peut-être Owen avait disparu.

Les semaines passèrent. Ils franchirent les passes des Ténèbres sans
encombre, malgré le mauvais temps. Erik découvrit alors ce que c’était de
risquer sa vie en pleine mer, suspendu dans le gréement et secoué par le
vent et la pluie. Les vieux marins expliquèrent en riant qu’ils avaient
franchi les passes relativement facilement pour cette époque de l’année et
racontèrent comment ils les avaient parfois traversées dans d’impossibles
conditions, avec des ouragans interminables et des vagues de la taille d’un
château.
Il leur fallut trois jours pour passer. Lorsque ce fut terminé, Erik
s’effondra sur sa couchette, tout comme ses camarades. Les marins, blasés,
avaient réussi à dormir pendant la tempête quand ils n’étaient pas de quart,
mais les anciens prisonniers en avaient été incapables tant l’expérience était
nouvelle pour eux.
La routine s’installa à bord et les relations évoluèrent entre les
hommes. Il arrivait qu’ils parlent plusieurs jours d’affilée du sinistre but de
leur mission, pour ensuite ne plus l’évoquer pendant une semaine ou deux.
Leurs spéculations les amenaient parfois à se disputer, mais tous
admettaient, sans se l’avouer, que chacun avait peur, à sa façon.
Les anciens soldats venaient parfois du Ranger pour s’entraîner avec
les prisonniers. Quelquefois, ils leur racontaient en détail la campagne
désastreuse à laquelle ils avaient survécu. D’autres fois, ils restaient
silencieux à ce sujet. Cela dépendait des hommes et de leur humeur.
Erik découvrit au moins une chose : à en croire les vétérans, Calis
n’avait rien d’un être humain. Un ancien caporal, originaire de Carse, lui
expliqua qu’il avait rencontré Calis vingt-quatre ans plus tôt, alors que lui-
même n’était encore qu’un bleu dans l’armée, et que depuis ce jour, il
n’avait absolument pas vieilli – une histoire bien plus éloquente, aux yeux
d’Erik, que celles de Jérôme et de Jadow au sujet de sa force prodigieuse.
De son côté, Roo apprenait à retenir ses colères, même s’il n’arrivait
pas encore tout à fait à maîtriser son mauvais caractère. Il avait déjà pris
part à plusieurs disputes mais seule l’une d’entre elles s’était soldée par un
échange de coups de poing. Jérôme Handy y avait rapidement mis fin en
attrapant le jeune homme, qu’il avait traîné sur le pont et menacé de jeter
par-dessus bord. L’équipage avait éclaté de rire en voyant Roo se balancer
au-dessus de l’eau tandis que Jérôme le tenait par les chevilles.
L’incident avait gêné Roo plus qu’il ne l’avait mis en colère et lorsque
Erik lui en avait reparlé, il s’était contenté de hausser les épaules en disant
quelque chose qui avait marqué son ami : « Quoi qu'il puisse se passer,
Erik, j’ai connu ma plus grande peur le jour de l’exécution. J’ai pleuré
comme un bébé et je me suis pissé dessus quand ils nous ont emmenés à la
potence. Après ça, de quoi je peux bien encore avoir peur ? »
Erik aimait la mer, mais ne pensait pas qu’il pourrait mener la vie
d’un marin. La forge et les chevaux lui manquaient. Il savait que c’était ce
qu’il choisirait s’il survivait aux batailles à venir : une forge, une femme et
des enfants.
Il pensait souvent à Rosalyn, à sa mère, à Milo et à Nathan. Il se
demandait comment ils allaient et s’ils savaient qu’il était en vie. Manfred
l’avait peut-être révélé à un garde qui avait pu le répéter en ville. Mais il n’y
avait sûrement personne qui se souciât suffisamment de lui ou de sa famille
pour annoncer la nouvelle à sa mère ou à Rosalyn. Lorsqu’il pensait à cette
dernière, il éprouvait des émotions étrangement neutres. Il l’aimait, mais
lorsqu’il s’imaginait avec une femme et des enfants, ce n’était pas elle qu’il
voyait. D’ailleurs, pour l’instant, il ne voyait personne.
Roo s’était mis en tête de retourner à Krondor pour y épouser la fille
d’Helmut Grindle. Chaque fois qu’il en parlait, Erik riait.
À mesure que les jours passaient, les hommes devenaient de plus en
plus compétents dans tous les domaines de leur entraînement. Les
survivants de la dernière campagne faisaient preuve d’une sombre
détermination et leur montraient l’exemple, les poussant à donner le
meilleur d’eux-mêmes pour les égaler. Même si le navire ne s’y prêtait pas,
ils pratiquaient le maniement des armes et, les jours où le temps le
permettait, Calis leur apprenait à tirer à l’arc. Il avait choisi pour eux l’arc
court des cavaliers des steppes orientales, les Jeshandis. Il laissait son arc
long dans sa cabine car il n’avait aucun mal à se servir également de l’autre
arme, plus courte. La moitié des anciens prisonniers se révélèrent de bons
archers. Certains étaient même excellents. Roo était meilleur qu’Erik, mais
aucun des deux ne faisait partie des trente meilleurs archers. Ceux-là se
verraient remettre un arc à l’arrivée, expliqua Calis, mais il voulait que tous
les hommes connaissent suffisamment l’arc pour pouvoir atteindre une cible
au besoin.
C’était d’ailleurs, semblait-il, le motif sous-jacent de ces
entraînements. De Loungville et Foster apprenaient aux anciens prisonniers
comment manier les armes dont ils seraient peut-être obligés de se servir,
depuis les longs bâtons jusqu’aux dagues. Les deux soldats notaient ensuite
sur un cahier les forces et les faiblesses de chaque homme, sans pour autant
leur épargner ne serait-ce qu’une heure d’entraînement, y compris avec les
armes pour lesquelles ils n’avaient aucune disposition. Ce qui avait
commencé au camp à l’extérieur de Krondor se poursuivait ainsi à bord du
navire. Tous les jours, Erik passait plusieurs heures à manier l’épée, la
lance, l’arc, le couteau, ou ses propres poings, toujours dans le but de
s’améliorer.
L’heure passée en compagnie de Sho Pi et de Nakor devint pour Erik
le meilleur moment de la journée. Au début, la méditation lui avait paru
étrange, mais à présent, cela le revigorait et lui permettait de mieux dormir.
Ses camarades paraissaient apprécier l’exercice, eux aussi.
Lorsque arriva le troisième mois, Erik était devenu expert au combat à
mains nues, ainsi qu’il appelait l’étrange danse isalanie que Sho Pi leur
enseignait. Les mouvements, qui lui avaient tout d’abord semblé tellement
incongrus, s’enchaînaient avec fluidité en une série d’attaques et de ripostes
qu’il maîtrisait au point que, souvent, lors des autres entraînements, il
réagissait sans y penser et de façon complètement inattendue. Un jour, alors
qu’ils maniaient le couteau, il faillit blesser Luis, qui poussa une
exclamation en rodezien tout en étudiant son ancien compagnon de cellule.
Puis il se mit à rire.
— Ta « danse de la grue » s’est transformée en « griffe du tigre », on
dirait.
Il s’agissait de deux mouvements que Sho Pi leur avait enseignés et
qu’Erik avait inconsciemment reproduits.
Il se demanda ce qu’il était en train de devenir.

— Terre en vue ! s’écria la vigie.


Une certaine tension régnait à bord depuis deux jours – depuis que les
marins avaient dit qu’ils étaient proches de l’endroit où ils allaient accoster.
Tous les hommes avaient alors pris conscience du temps qu’ils avaient
passé confinés sur le navire. Ces gros vaisseaux de guerre à trois mâts
renfermaient suffisamment de provisions pour ce long voyage de quatre
mois, mais la nourriture commençait à se gâter et tout le monde en avait
assez. Seules les oranges de Nakor, qu’il distribuait toujours en abondance,
étaient fraîches.
Erik monta dans le gréement et s’apprêta à amener les voiles, tandis
que le capitaine guidait le navire à travers une série de dangereux récifs.
Alors qu’ils longeaient des eaux plus claires, Erik baissa les yeux et aperçut
quelque chose. On eût dit les débris d’un navire qui gisait sous trois mètres
d’eau.
— Ça, c’est le Rapace, fiston, lui apprit Marstin, un vieux marin qui
se tenait à côté de lui. C’est le navire du vieux capitaine Trenchard, de
Krondor, qu’on appelait autrefois l’Aigle Royal. Pendant un temps, on est
devenus des pirates, nous, les marins du roi. (Il désigna le rivage couvert de
rochers.) Une poignée d’entre nous s’est échouée ici il y a vingt-quatre ans,
avec le jeune Calis, le prince de Krondor – Nicholas, pas son père – et le
duc Marcus de Crydee.
— Vous faisiez partie du groupe ? demanda Roo, assis de l’autre côté
de lui.
— Oui, quelques-uns d’entre nous sont encore en vie. C’était ma
première traversée, je venais d’entrer dans la marine royale, mais j’ai servi
sur le meilleur navire et sous le meilleur capitaine de toute l’histoire du
royaume.
Roo et Erik avaient entendu plusieurs versions de l’histoire du
premier voyage de Calis sur le continent méridional.
— Où irez-vous, une fois que vous nous aurez déposés ici ?
— À la Cité du fleuve Serpent, répondit Marstin. C’est là que le
Revanche va vous attendre, alors que le Ranger va être remis en état avant
de retourner chez nous pour rapporter les nouvelles. En tout cas, c’est ce
que j’ai entendu dire.
Dans la marine, ils appelaient cela des ragots, mais c’était bien ce que
les deux garçons avaient eux aussi entendu dire. L’ordre d’amener les voiles
vint interrompre la conversation. Erik et Roo se mirent aussitôt au travail.
Lorsqu’ils eurent fini, ils réalisèrent que le navire mouillait au large
d’une longue plage déserte, située au pied d’immenses falaises qui devaient
bien faire trente mètres de haut. Erik fut impressionné par l’aisance avec
laquelle le capitaine avait trouvé cet endroit relativement sûr pour jeter
l’ancre.
— Tout le monde sur le pont !
Erik et Roo se hâtèrent de descendre pour rejoindre les autres. De
Loungville attendit que tout le monde soit rassemblé avant d’annoncer
d’une voix forte :
— C’est ici qu’on débarque, les filles. Vous avez dix minutes pour
descendre chercher vos affaires et remonter sur le pont. Ensuite, on mettra
immédiatement les chaloupes à la mer. On ne doit pas traîner et on ne
laissera personne derrière, alors n’essayez même pas de vous cacher dans la
pièce aux cordages.
Erik était convaincu que cet avertissement n’était pas nécessaire. Les
discussions qu’il avait eues avec tous les autres membres du groupe
laissaient entendre que tout le monde avait compris qu’il ne serait pas facile
d’échapper à cette mission. Certains ne croyaient pas vraiment Calis, mais
les explications de Nakor les avaient tous marqués, et quelle que soit leur
véracité, cette bande d’hommes désespérés avait bien l’intention de relever
le défi qui se présentait à elle.

Des cavaliers les attendaient au sommet de la falaise. L’ascension


avait été relativement facile, car une échelle de bois et de corde avait été
installée sur la paroi rocheuse. Une personne de faible constitution aurait
peut-être eu des difficultés, mais après l’entraînement reçu au camp,
immédiatement suivi par quatre mois de travail intense à bord du navire,
Erik n’eut aucun mal à escalader la falaise avec ses armes et son sac à dos.
Lorsqu’il arriva au sommet, Erik vit qu’une belle oasis occupait tout
le promontoire, jusqu’au bord même de la falaise. Des arbres, parmi
lesquels se trouvaient des palmiers dattiers, entouraient un grand bassin
d’eau. Puis le regard d’Erik se porta au-delà de cet écran de verdure. Alors,
seulement, il aperçut le désert.
— Par tous les dieux ! s’exclama-t-il.
Roo s’approcha de lui.
— Qu’y a-t-il ?
Biggo et les autres les rejoignirent et regardèrent dans la direction que
leur indiquait Erik.
— J’ai déjà vu le Jal-Pur, annonça Billy Goodwin, et j’ai l’impression
que c’est de la gnognote à côté de ça.
Dans toutes les directions, ce n’étaient que sable et rochers, quel que
soit l’endroit où se posait l’œil. Excepté lorsque la falaise laissait apparaître
l’océan, le paysage monochrome était d’un gris ardoise ponctué de rocs plus
sombres. L’après-midi était déjà bien avancé mais une brume de chaleur
faisait onduler l’air comme des draps sur une corde à linge. Erik se sentit
brusquement assoiffé.
— Même à un chien de l’enfer, je ne souhaiterais pas ça, murmura
Biggo.
Foster se mit brusquement à crier, attirant ainsi l’attention d’Erik et de
ses cinq compagnons.
— Vous aurez le temps d’admirer le paysage plus tard, les filles !
Formez les rangs !
Il les conduisit jusqu’à l’endroit où attendait de Loungville. Celui-ci
désigna un groupe de six hommes, parmi lesquels se trouvaient Jérôme et
Jadow. Erik connaissait les quatre hommes de nom et leur avait parlé de
temps à autre durant la longue traversée.
— C’est la plus ancienne équipe de six que j’aie. Ils s’entraînent
depuis plus d’un an. (Puis il désigna Erik et son groupe.) Ceux-là, ce sont
les petits nouveaux. Ils ne se sont entraînés que durant quelques semaines
avant notre départ. Observez les autres, ajouta de Loungville à l’adresse
d’Erik et de ses camarades. Faites ce qu’ils font. Si vous avez des ennuis, ils
vous aideront. Si vous faites des erreurs, ils vous aideront aussi. Mais si
vous essayez de vous échapper, ils vous tueront.
Après quoi, il s’éloigna, appelant Foster, criant des instructions afin
que les hommes se mettent en ordre de marche.
Les cavaliers échangèrent quelques mots avec Calis, puis firent demi-
tour et partirent au galop. À une courte distance se trouvaient de gros ballots
recouverts d’une toile clouée au sol par des pieux et des cordes. Foster
envoya une dizaine d’hommes pour ôter la toile. Lorsqu’ils eurent fini, Erik
se rendit compte qu’il s’agissait d’une cache d’armes et d’armures.
Calis leva la main ;
— Vous êtes tous des mercenaires, à présent, alors certains d’entre
vous doivent s’habiller comme des chiffonniers et les autres comme des
princes. Je ne veux pas de disputes à ce sujet. Les armes sont plus
importantes que les vêtements. Laissez ici les armes du royaume et prenez
ce qu’il y a là…
— J’aurais bien aimé qu’ils nous disent qu’on n’avait pas besoin de
toute cette quincaillerie avant de la trimballer jusqu’au sommet de la falaise,
chuchota Roo.
— Souvenez-vous, nous ne faisons que jouer la comédie, poursuivit
Calis. Nous n’avons pas pour objectif de ramener un butin.
Les hommes se pressèrent davantage autour de Calis, car ce dernier
s’adressait rarement à eux et ils ne savaient toujours pas très bien ce qui les
attendait.
— Vous connaissez déjà une partie de l’histoire. Maintenant, vous
allez savoir le reste. En des temps reculés fut créée une race, celle des
hommes-serpents de Panthatia.
Au lieu de marmonner des imprécations comme ils en avaient
l’habitude, les hommes observèrent un silence attentif, car ils savaient que
leur vie dépendait de toutes les informations dont ils disposaient sur leur
mission.
— Les traditions de ce peuple remontent aussi loin que les guerres du
Chaos. Les hommes-serpents pensent que leur destin est de régner sur le
monde, détruisant par là même tous ceux qui y vivent. (Le jeune demi-elfe
regarda chacun de ses hommes, comme s’il essayait de mémoriser leur
visage.) Je pense qu’ils en ont les moyens. Du moins, c’est ce que nous
devons découvrir.
« Certains d’entre nous sont déjà venus ici il y a douze ans. (Il fit un
signe de tête en direction des vétérans de la dernière campagne.) Nous
pensions alors en termes plus simples : nous voulions prendre part au
combat pour aider à repousser les envahisseurs. Aujourd’hui, nous avons
compris notre erreur. (Les vétérans hochèrent la tête en signe
d’approbation.) Quel que soit le plan de ces créatures, il ne s’arrête pas à la
simple conquête de territoires. Ils ne sont pas là non plus pour piller les
richesses de ce continent. Il y a vingt ans, ils s’en sont pris à la petite cité de
la pointe de Ptint et depuis, toutes les terres qu’ils envahissent tombent
derrière un rideau de mort et de feu. Nous n’avons plus reçu de nouvelles
des régions qu’ils ont conquises. Ceux d’entre nous qui les ont combattus
sur les murs d’Hamsa savent qui ils sont. Des compagnies de mercenaires,
comme celle que nous prétendons être, forment l’avant-garde, mais derrière
eux viennent des soldats fanatiques. Ils ont des officiers humains et des
bataillons d’hommes bien entraînés, mais ils disposent aussi de Serpents qui
chevauchent des montures de vingt-cinq mains de haut.
Erik cligna des yeux, abasourdi. Le plus gros cheval de guerre de la
cavalerie du baron Otto mesurait déjà dix-neuf mains. Il avait entendu dire
que les montures des lanciers lourds de Krondor en faisaient vingt, mais
vingt-cinq mains, était-ce possible ? Cela voudrait dire que le cheval faisait
près de deux mètres cinquante au garrot. Même le plus gros cheval de trait
qu’il ait jamais vu ne s’en rapprochait pas.
— Nous n’avons pas vu ces créatures, avoua Calis, mais nous avons
reçu des rapports dignes de confiance. Et derrière ces créatures viennent les
prêtres eux-mêmes.
« On nous a rapporté que certains hommes sont récompensés par une
place élevée au sein de ce groupe de combattants bien entraînés. Mais tous
ne sont que les dévoués serviteurs de ceux qui cherchent à asservir ces
terres.
« Notre mission est simple. Nous devons nous approcher le plus près
possible du cœur de cette armée conquérante et découvrir le plus
d’informations possible. Puis nous fuirons jusqu’à la Cité du fleuve Serpent
et de là nous retournerons chez nous, afin que le prince Nicholas puisse se
préparer à l’invasion qui ne manquera pas de se produire.
Il y eut un moment de silence. Puis Biggo prit la parole.
— Alors c’est tout ce qu’on a à faire pour pouvoir rentrer chez nous ?
Brusquement, l’assemblée éclata de rire. Erik s’aperçut qu’il ne
pouvait pas se retenir. Roo le regarda, tenta de réprimer sa propre hilarité
puis abandonna et se mit à rire à son tour.
Calis les laissa faire un moment, puis leva la main pour réclamer le
silence.
— Beaucoup d’entre vous ne reviendront pas. Pour les autres, vous
retrouverez la liberté et recevrez les louanges de votre roi. Si en plus nous
parvenons à vaincre ces Serpents meurtriers, vous pourrez vivre votre vie
comme vous l’entendez. Maintenant, allez tous chercher votre équipement.
Une longue et difficile marche nous attend dans le désert avant de pouvoir
rencontrer nos amis.
Les hommes se jetèrent sur les armes et les vêtements comme des
enfants sur les cadeaux du solstice d’hiver. Ils ne tardèrent pas à échanger
commentaires et insultes amicales.
Erik dénicha une tunique d’un bleu passé mais encore en état, par-
dessus laquelle il attacha un plastron orné d’une tête de lion usée et abîmée.
Un simple bouclier rond, une dague à sa ceinture et une épée longue
complétèrent son équipement. Tandis que ses camarades essayaient divers
objets et les rejetaient, un heaume de forme conique pourvu d’un nasal vint
rouler à ses pieds. Il se pencha pour le ramasser et se rendit compte qu’il
était également doté d’un camail pour protéger la nuque. Le jeune homme
l’essaya et s’aperçut que le heaume lui allait à merveille, si bien qu’il décida
de le garder.
Tandis que la compagnie se préparait, l’humeur générale devint plus
maussade. Calis vit qu’ils avaient fini et leva de nouveau les mains.
— Vous êtes désormais les Aigles cramoisis de Calis. Si jamais
quelqu’un reconnaissait ce nom, dites-lui que vous venez des îles du
Couchant. Les vétérans pourront expliquer aux nouveaux ce qu’ils ont
besoin de savoir au sujet des Aigles si on leur pose des questions. Nous
sommes les plus féroces guerriers du royaume et ne craignons ni hommes ni
démons. On s’est fait botter les fesses la dernière fois, mais c’était il y a six
ans et je ne crois pas que plus d’un homme sur mille s’en souvienne. Donc,
formez les rangs – nous sommes des mercenaires, mais nous ne sommes pas
complètement désorganisés – et vérifiez vos rations. Chaque homme doit
prendre trois gourdes pleines avec lui. Nous allons marcher la nuit et dormir
le jour. Suivez les instructions et vous vivrez et reverrez l’océan.
Tandis que le crépuscule tombait, Foster et de Loungville passèrent
dans les rangs pour former des groupes. Puis Calis se tourna vers l’ouest,
face à un soleil rouge sang, et les conduisit au cœur de la chaleur.
Erik n’avait jamais été aussi fatigué et n’avait jamais eu aussi chaud
ni aussi soif de toute sa vie. Sa nuque le démangeait, mais il n’avait plus la
force de lever la main pour se gratter. La première nuit lui avait paru
relativement facile. La température avait énormément baissé en quelques
heures seulement et, à l’approche de l’aube, il faisait froid. Mais même ce
froid-là était très sec, et il avait commencé à avoir soif. Cependant, tout
comme ses camarades, il ne buvait que quand il en recevait l’ordre. Foster
et de Loungville ne les laissaient boire qu’une gorgée toutes les heures.
Un peu avant le lever du soleil, on leur avait ordonné de monter le
campement. Très vite, ils avaient érigé de petites tentes, suffisamment
grandes cependant pour abriter six hommes. Ils s’étaient endormis tout
aussi vite.
Des heures plus tard, Erik se réveilla en sursaut. L’air qu’il avait dans
les poumons lui semblait à peine suffisant pour rester en vie. Il inspira
profondément une goulée d’air sec qui lui fit presque mal. Il ouvrit les yeux
et vit l’air onduler tandis que des vagues de chaleur miroitantes s’élevaient
du sol. D’autres hommes remuaient en essayant de s’accommoder de la
température extrême. Deux ou trois d’entre eux étaient sortis des petites
tentes en se disant que la température à l’extérieur devait être inférieure à la
chaleur qui se réverbérait sur la toile, mais ils regagnèrent très vite le
minuscule abri. Comme s’il lisait dans leur esprit, Foster avertit ses
hommes que s’il en prenait un en train de boire, il le fouetterait.
La deuxième nuit fut plus difficile encore, et le deuxième jour,
terrible. Erik n’arrivait plus à se reposer, allongé comme il l’était en pleine
chaleur. Il ne faisait que dépenser moins d’énergie en restant immobile. La
nuit n’offrit aucun répit, car l’air froid et sec aspirait l’humidité aussi
rapidement que la chaleur diurne.
Ils continuèrent à avancer.
Foster et de Loungville veillèrent à ne perdre aucun groupe de vue et
firent en sorte que personne à l’arrière ne trébuche et ne soit abandonné.
Erik savait qu’ils s’assuraient aussi que personne ne laisse tomber une
partie vitale de son équipement parce qu’il était trop lourd.
Ils en étaient à présent au troisième jour et Erik désespérait de revoir
jamais de l’eau et de l’ombre. De plus, la pente qui se dressait devant eux
ne faisait qu’ajouter à la cruauté du périple. L’inclinaison avait tout d’abord
semblé douce, mais il avait maintenant l’impression d’escalader le versant
d’une montagne.
Au sommet, Calis s’arrêta, mais fit signe à ses hommes de le
rejoindre. Lorsqu’il arriva en haut à son tour, Erik vit qu’ils avaient atteint
les plaines et qu’à partir de là, une succession de vertes collines menait à
quelques bosquets disséminés çà et là, dont les grosses branches
protégeaient du soleil. Calis désigna au loin les courbes d’une rangée
d’arbres qui traversaient le paysage.
— Le fleuve Serpent. Vous pouvez boire tout votre soûl à présent.
Erik sortit sa dernière gourde et la vida. Il s’aperçut alors qu’elle était
presque vide, ce qui le surprit. Il croyait qu’il lui restait plus d’eau car il ne
pensait pas avoir bu assez pour vider trois gourdes entières.
— Ça s’est fait facilement, cette fois, dit Calis à de Loungville.
Erik regarda Roo, qui secoua la tête. L’ordre de se mettre en marche
passa dans les rangs et la compagnie se remit en route en direction du
lointain fleuve.

Des chevaux paissaient dans de vastes corrals. Calis s’entretenait avec


deux maquignons. Les vétérans étaient déjà venus jusqu’à ce comptoir
visiblement prospère qui avait appartenu à un dénommé Shingazi. L’un des
plus vieux soldats expliqua que l’endroit avait été complètement détruit la
première fois que Calis était venu à Novindus, vingt-quatre ans plus tôt, et
qu’il avait été entièrement rebâti depuis. Shingazi était mort dans l’incendie
deux décennies plus tôt, mais les nouveaux propriétaires avaient gardé son
nom, si bien que les Aigles de Calis profitaient à présent de l’hospitalité de
Brek au débarcadère de Shingazi.
La cuisine était simple mais bienvenue après les rations de ces trois
derniers jours. Les hommes appréciaient aussi le vin et la bière, qu’on leur
distribua en abondance. Les cavaliers qui les attendaient n’étaient pas les
mêmes que ceux qui les avaient accueillis sur les falaises. Ceux-là
appartenaient aux Jeshandis, avait appris Erik, alors que les hommes qui les
attendaient au débarcadère venaient de la Cité du fleuve Serpent.
Une compagnie de soldats dont Calis connaissait le capitaine se
trouvait avec eux. Ils étaient entrés à l’intérieur de la taverne pour discuter
pendant que les mercenaires restaient à l’extérieur, livrés à eux-mêmes.
Chacun s’était baigné dans le fleuve et avait bu jusqu’à satiété ; à présent,
ils se reposaient avant la longue randonnée à cheval qui les attendait.
Erik observait les animaux avec intérêt. Là, au moins, se trouvait
quelque chose qu’il pouvait comprendre. Il vit que chaque monture avait un
mors brisé et une selle de cavalerie munie de sacoches. Il restait
suffisamment de place derrière le troussequin pour attacher un sac de
couchage ou une tente entièrement repliée.
Foster se promenait non loin de là lorsque Erik remarqua quelque
chose.
— Caporal ?
Ce dernier s’arrêta.
— Qu’y a-t-il ?
— Ce cheval n’est pas en bonne santé.
— Quoi ?
Erik passa sous la barrière du corral et repoussa les chevaux qui
l’entouraient. L’un des palefreniers du maquignon lui cria quelque chose.
Erik, qui avait essayé d’apprendre la langue de Novindus pendant la
traversée, comprit qu’il lui demandait de rester à l’écart des bêtes. Le jeune
homme n’avait cependant pas assez confiance en ses capacités de linguiste
pour répondre au palefrenier qu’il voulait seulement jeter un coup d’œil. Il
se contenta donc de lui faire un petit signe de la main, comme pour le
saluer.
Lorsqu’il arriva devant l’animal qu’il avait repéré, il fit courir sa main
le long de sa jambe gauche et la souleva.
— Il a le sabot abîmé, annonça Erik.
— Maudite soit leur avarice, grommela Foster.
Le palefrenier les rejoignit en criant de laisser les chevaux tranquilles.
— Vous ne les avez pas encore payés ! Ils ne sont pas à vous !
La légendaire colère de Foster se déchaîna. Le caporal attrapa
l’individu par sa chemise, d’une seule main, et le souleva presque de terre
en lui criant au visage :
— Je devrais t’arracher le foie et me le faire servir au déjeuner ! Va
chercher ton maître et dis-lui que s’il n’est pas là très vite, je vais perdre ma
bonne humeur et le tuer, lui et tous les fils de pute de citadins à dix
kilomètres à la ronde !
Il le poussa plus ou moins en lâchant sa chemise et le palefrenier
s’effondra contre le cheval qui protesta en s’ébrouant et s’éloigna. L’homme
tourna les talons et partit en courant chercher son employeur.
Les soldats qui accompagnaient les maquignons n’avaient pas
manqué de remarquer l’échange. Brusquement, des hommes armés
apparurent de toutes les directions, visiblement prêts à engager le combat.
— Est-ce que c’était bien sage, caporal ? demanda Erik.
Foster se contenta de sourire.
Quelques instants plus tard, le maquignon leur tomba dessus en
exigeant de savoir pourquoi ils avaient agressé son employé.
— Agressé ? répéta Foster. Je devrais vous couper la tête à tous les
deux et la planter sur une pique. Regardez-moi cet animal !
— Eh bien, qu’est-ce qu’il a ? fit le maquignon en jetant un coup
d’œil au cheval.
Foster se tourna vers Erik.
— Dis-lui ce qu’il a.
Le jeune homme devint brusquement le centre d’attention. Il regarda
autour de lui et vit Calis et le capitaine des soldats sortir de la taverne.
Visiblement, quelqu’un les avait avertis du danger.
— Il a un sabot abîmé, expliqua le jeune forgeron. Il est craquelé et il
suppure, mais on l’a peint pour faire croire que l’animal est en bonne santé.
Le maquignon commença à se répandre en protestations mais Calis
l’interrompit.
— Est-ce que c’est vrai ?
Erik acquiesça.
— C’est une combine habituelle. (Il prit la tête du cheval et regarda
ses yeux avant d’examiner sa bouche.) Il a été drogué. Je ne connais pas les
médicaments, mais je sais que certains permettent d’endormir la douleur
suffisamment pour qu’il ne boite pas. Mais l’effet des produits qu’ils lui ont
donné est en train de disparaître. Il va bientôt commencer à boiter.
Calis s’avança vers le maquignon.
— C’est notre ami Regin, du clan du Lion, qui vous a proposé de faire
affaire avec nous, n’est-ce pas ?
L’individu hocha la tête et tenta de l’impressionner.
— C’est exact. Ma parole vaut de l’or, depuis la Cité du fleuve
Serpent jusqu’aux terres occidentales. Je trouverai lequel de mes serviteurs
s’est fourvoyé et le ferai fouetter. Visiblement, quelqu’un cherche à s’attirer
mes faveurs, mais je ne tolérerai pas que l’on trompe de bons amis à moi.
Calis secoua la tête.
— Bien. Dans ce cas, nous allons examiner tous les animaux et pour
chaque cheval que nous rejetons, vous nous devrez le prix d’un animal en
bonne santé. Voici déjà le premier, ce qui signifie que vous nous donnerez
gratuitement une monture saine pour le remplacer.
Le maquignon regarda en direction du capitaine des soldats qui
l’accompagnait. Ce dernier sourit.
— Moi, ça me paraît correct, Mugaar.
Voyant qu’il n’obtiendrait aucune aide de ce côté-là, le maquignon
porta la main à son cœur.
— Qu’il en soit ainsi.
Calis se tourna alors vers le capitaine tandis que le marchand qui
venait de s’avouer vaincu s’éloignait.
— Hatonis, voici Erik de la Lande Noire. Il va examiner chaque
cheval. Si tu pouvais veiller à ce qu’on ne le dérange pas, je t’en serais très
reconnaissant.
Erik tendit la main. L’homme la serra d’une poigne ferme. Il semblait
âgé d’une trentaine d’années environ et seul un peu de gris dans ses
cheveux démentait sa jeunesse. Il était fort et avait l’air d’un soldat
chevronné.
— Mon père sortirait de sa tombe pour venir me hanter si je jetais
ainsi le discrédit sur mon clan, répliqua le capitaine.
— Erik, est-ce que tu es capable de vérifier plus de cent chevaux d’ici
demain matin à l’aube ? voulut savoir Calis.
Le jeune homme regarda autour de lui et haussa les épaules.
— S’il le faut.
— Oui, il le faut, répliqua le demi-elfe avant de s’en aller.
Foster le regarda quelques instants puis se tourna vers Erik.
— Eh bien, ne reste pas là. Mets-toi au travail !
Erik poussa un soupir résigné et demanda à quelques-uns de ses
camarades de venir lui donner un coup de main. Il ne pouvait pas faire
apparaître un deuxième expert par magie, mais il avait besoin d’hommes
pour faire marcher les animaux et conduire ceux qu’il avait déjà vérifiés
dans un autre corral.
Il prit une profonde inspiration et se tourna vers le cheval le plus
proche.
Chapitre 13

A LA RECHERCHE DE PUG

Le barman leva les yeux.


L’auberge était bondée, si bien qu’en temps normal, il n’aurait pas dû
remarquer l’entrée d’un nouveau client. Mais la personne qui s’avançait ne
faisait pas partie de ses clients habituels, et lui-même n’était pas non plus un
barman ordinaire.
Il s’agissait d’une femme de haute taille dont la démarche dénotait
une certaine vigilance. Elle portait une robe qui dissimulait entièrement son
corps et dont la qualité révélait qu’elle n’était pas une fille des rues, sans
pour autant avoir l’élégance de la noblesse. Pendant quelques instants, le
barman s’attendit à voir entrer derrière elle une escorte d’un ou plusieurs
hommes, afin de la protéger des gredins qui vivaient dans les rues. Lorsqu’il
constata que personne ne l’accompagnait, il comprit que cette femme sortait
décidément de l’ordinaire. Elle balaya la pièce du regard, comme si elle
cherchait quelqu’un. Puis ses yeux croisèrent ceux du barman et ne les
lâchèrent plus.
Elle rejeta en arrière la capuche de son manteau, dévoilant son visage,
ses cheveux bruns et ses yeux verts. Elle avait l’air jeune mais le barman
savait par expérience combien les apparences peuvent être trompeuses. Elle
n’était pas jolie mais saisissante, avec une bouche pleine et des pommettes
bien dessinées. Ses yeux brillaient d’un éclat menaçant. La plupart des
hommes auraient dit qu’elle était belle sans deviner à quel point elle pouvait
se révéler dangereuse.
Alors que la jeune femme se dirigeait vers le bar, un jeune homme,
bravache, se leva pour l’empêcher de passer. Il était dans la fleur de l’âge et
ne ressentait que trop le bouillonnement du sang qui courait dans ses veines
et les vapeurs de la bière qu’il avait bue. De plus, il avait une allure presque
majestueuse, avec ses deux mètres de haut et ses épaules larges, protégées
par des épaulettes en fer. Par ailleurs, il avait trop de cicatrices pour qu’on
l’accuse de mentir, même lorsqu’il se vantait.
— Voyez-vous ça, dit-il en éclatant d’un rire aviné. (Il repoussa son
heaume afin de mieux la regarder.) Qu’est-ce qu’une jeune fille aussi belle
fait là toute seule, sans moi ?
Cela fit rire ses deux compagnons. Mais la putain qui les
accompagnait, espérant que ces trois soldats lui feraient passer une nuit
rentable, jeta un regard désapprobateur à la nouvelle venue. Celle-ci s’arrêta
lorsque le jeune guerrier se mit en travers de son chemin.
— Excusez-moi, dit-elle, je voudrais passer.
Le soldat, qui n’était encore qu’un gamin, sourit et parut sur le point
de dire quelque chose. Mais son sourire s’effaça, lentement, jusqu’à ce qu’il
dévisage la jeune femme d’un air perplexe.
— Je suis désolé, répondit-il à voix basse avant de s’écarter.
Ses amis le regardèrent, stupéfaits. L’un d’eux se leva. Le barman
sortit aussitôt une petite arbalète et la posa sur le comptoir, le carreau pointé
droit sur le trublion.
— Tu devrais te rasseoir et finir ton verre, l’ami.
— Hé, attends un peu, Tabert ! On dépense pas mal d’or ici, alors
commence pas à nous menacer.
— Non, Roco, tu t’enivres avec la piquette que tu achètes au marché
et après tu te ramènes pour peloter une de mes filles jusqu’à l’heure de la
fermeture, alors que, la moitié du temps, t’as même pas assez d’argent pour
te payer sa compagnie !
La fille qui était assise avec les trois soldats se leva en disant :
— Et le reste du temps, quand ils ont de l’argent, ils n’ont plus assez
de fer dans leur épée à cause de toute cette piquette. Même quand ils y
arrivent, ça vaut pas la peine de s’en vanter.
Cette remarque déclencha un torrent de rires et d’insultes de la part
des autres clients de l’auberge. Le troisième guerrier, celui qui tenait la fille
jusqu’à ce qu’elle se lève, protesta :
— Arlet ! Je croyais que tu nous aimais bien !
— Montre-moi d’abord ton or, chéri, et après je t’aimerai, répliqua la
prostituée en souriant sans la moindre affection.
— Hé, les garçons, allez donc chez Kinjiki embêter un peu ses filles.
Il a du sang tsurani dans les veines, il se montrera plus patient que moi,
ajouta Tabert.
Deux des jeunes gens avaient l’air de vouloir refuser, mais le premier,
celui qui avait tenté d’arrêter la mystérieuse jeune femme, hocha lentement
la tête et remit son heaume. Puis il passa la main sous la table et reprit ses
armes et son bouclier.
— Venez. On trouvera bien un autre endroit où s’amuser. J’ai dit :
« Venez ! », rugit-il lorsque ses amis firent mine de protester.
Ce brusque éclat de colère les surprit et les fit hésiter. Mais ils finirent
par accepter et le suivirent à l’extérieur.
La jeune femme arriva au bar. Tabert savait quelle allait être sa
première question avant même qu’elle la pose et dit :
— Je ne l’ai pas vu.
Elle haussa un sourcil interrogateur.
— Quelle que soit la personne que vous cherchez, je ne l’ai pas vue,
répéta le barman.
— Et qui je cherche, d’après vous ?
Le barman, un type corpulent aux cheveux clairsemés mais aux
favoris bien fournis, répondit :
— Une femme comme vous ne peut être ici que pour demander des
nouvelles d’un seul homme, et je ne l’ai pas vu récemment.
— Et pour quel genre de femme me prenez-vous ?
— Pour le genre qui voit des choses que d’autres ne voient pas.
— Vous êtes très observateur pour un barman, répliqua-t-elle.
— La plupart le sont, même s’ils apprennent à ne pas le montrer. D’un
autre côté, je ne suis pas un barman ordinaire.
— Quel est votre nom ?
— Tabert.
Elle se pencha vers lui et baissa la voix.
— J’ai fait toutes les auberges et tous les bars les plus miteux de
LaMut à la recherche d’un artefact dont je sais de source sûre qu’il est ici.
Mais jusqu’à présent, on n’a fait que me jeter des regards idiots en bégayant
des réponses confuses. J’ai besoin de me rendre dans le Couloir, ajouta-t-
elle plus doucement encore.
— Suivez-moi, répondit Tabert en souriant.
Il la conduisit dans une petite arrière-salle et lui fit descendre un
escalier.
— La réserve est reliée à d’autres pièces identiques, sous la cité,
expliqua-t-il.
Il ouvrit une porte au pied de l’escalier et l’emmena jusqu’à
l’extrémité d’un étroit couloir. Il n’y avait pas de porte, juste une petite
alcôve fermée par un bout de tissu suspendu à une baguette en métal. Tabert
s’arrêta juste devant.
— Vous comprendrez, j’en suis sûr, si je vous dis que dans cette pièce
je ne pourrai plus vous aider. Je ne peux que vous montrer la porte.
Miranda hocha la tête, même si elle n’était pas tout à fait certaine de
bien saisir le sens de ces paroles. Elle s’avança pour entrer dans l’alcôve et
sentit l’énergie qui émanait de la baguette lorsqu’elle passa en dessous.
Pendant un bref instant, elle aperçut une minuscule réserve où s’entassaient
jusqu’au plafond des caisses et des barils de bière et de vin vides. Elle
comprit aussitôt les paroles du barman et fit en sorte d’entrer en phase avec
les énergies qui parcouraient la baguette de métal. Un instant plus tard, elle
se trouvait en un autre lieu, sur un autre plan.

Le Couloir n’avait pas de fin. Du moins, aucune créature capable de


communiquer n’en avait jamais découvert l’extrémité. Miranda vit que, de
temps en temps, une porte, un rectangle de lumière, se dressait de chaque
côté du Couloir. Entre chacune de ces entrées régnait un néant gris. Le fait
qu’elle pût voir relevait du mystère car il paraissait ne pas y avoir de source
de lumière. Miranda modifia ses perceptions et le regretta aussitôt, car les
ténèbres dans lesquelles elle se retrouva plongée étaient si profondes qu’elle
éprouva un profond désespoir. Elle revint à la vision magique qu’elle avait
tout d’abord employée et fut capable de voir de nouveau. Elle repensa alors
aux paroles du barman. « Vous comprendrez si je vous dis que, dans cette
pièce, je ne pourrai pas vous aider. Je ne peux que vous montrer la porte. »
Il connaissait l’existence du portail magique qui s’ouvrait sur le Couloir,
mais n’avait pas le pouvoir d’y faire entrer quelqu’un. Seules Miranda et
quelques personnes aussi douées qu’elle sur Midkemia avaient les moyens
de pénétrer dans le Couloir et surtout d’y survivre.
Elle se retourna pour regarder la porte qu’elle venait juste de franchir,
cherchant un signe qui la différencierait des autres, au cas où elle aurait
besoin de revenir par le même chemin. Au début, il lui sembla que rien ne
sortait de l’ordinaire, mais elle finit par apercevoir des runes presque
invisibles flottant au-dessus de la porte. La jeune femme concentra son
attention sur ces glyphes et mémorisa leur forme et la façon dont ils se
succédaient, les traduisant dans son esprit en « Midkemia ». En face de la
porte se trouvait le néant, gris, vide et monotone.
Toutes les portes se trouvaient réparties à droite et à gauche de façon à
ce qu’aucune ne se fît face. Miranda alla jusqu’à la porte suivante, de
l’autre côté de celle par laquelle elle était entrée, et vit que les glyphes
étaient différents. Elle les mémorisa aussi, car ces repères pourraient
s’avérer utiles si elle s’égarait.
Après avoir appris par cœur les glyphes situés au-dessus des six
portes les plus proches de la sienne, elle poursuivit son chemin en se basant
sur le fait qu’en l’absence d’informations, une direction en valait bien une
autre.

La silhouette au loin avait l’air vaguement humaine, mais elle pouvait


tout aussi bien appartenir à un certain nombre de races. Miranda s’arrêta
pour l’observer. Elle était capable de se défendre mais préférait éviter, si
possible, de se jeter la tête la première dans les ennuis. Une porte à sa droite
lui permettrait de s’échapper en cas de besoin, même si la jeune femme ne
savait absolument pas quel monde se trouvait de l’autre côté.
Comme si elle lisait dans ses pensées, la lointaine silhouette lui cria
quelque chose et leva ses mains gantées pour montrer qu’elle ne lui voulait
aucun mal. Ce geste était cependant loin d’être rassurant puisque le corps de
la créature se hérissait de multiples armes. Miranda était même étonnée que
cette chose puisse encore se tenir debout et marcher sans perdre l’équilibre.
Elle portait un heaume dont la visière dissimulait entièrement ses traits et
avait le corps recouvert d’un matériau qui paraissait aussi dur que l’acier
tout en ayant l’air plus flexible. Cette protection de couleur argent, pâle et
terne, presque blanche, n’était pas aussi réfléchissante que la plupart des
armures polies. La créature portait en outre un bouclier rond, accroché dans
le dos, qui la faisait ressembler à une tortue. La poignée d’une épée longue
se dressait au-dessus de son épaule droite, tandis que la crosse d’une
arbalète dépassait de l’autre. Un glaive lui battait la cuisse droite et tout un
assortiment de couteaux et d’armes de jet diverses couvrait son buste. Un
fouet, enroulé et accroché du côté gauche de sa ceinture, complétait cet
arsenal. En dehors de ses armes, la créature portait également un gros sac
jeté sur l’épaule.
— Je vois que vous n’avez rien à la main… pour le moment, lui cria
Miranda dans la langue du royaume.
L’être s’avança prudemment dans sa direction et lui parla dans une
langue différente de celle qu’il avait d’abord utilisée. Miranda lui répondit
en keshian. L’arsenal ambulant, à la démarche lente, s’exprima alors de
nouveau dans un langage différent.
Miranda finit par utiliser une variante de la langue du royaume de
Roldem.
— Ah, mais vous êtes de Midkemia ! s’exclama la créature. Je croyais
avoir reconnu du delkian tout à l’heure, mais je suis un peu rouillé, avoua-t-
il – car sa voix était indéniablement celle d’un homme. J’essayais de vous
dire que si vous passez cette porte, vous feriez mieux de pouvoir respirer du
méthane.
— Je sais comment me protéger des gaz mortels, affirma Miranda.
L’homme leva la main, lentement, et retira son heaume, dévoilant ses
traits quasi juvéniles. Il avait les yeux verts, le visage couvert de taches de
rousseur et une crinière de cheveux roux humides. Il lui sourit d’un air
amical.
— C’est vrai que la plupart des gens qui arpentent le Couloir en sont
capables, mais la pression n’en est pas moins terrible. Vous pèseriez deux
cents fois votre poids normal, sur Thedissio – c’est comme ça que les
habitants de ce monde l’appellent – ce qui peut ralentir énormément les
mouvements.
— Merci, finit par dire Miranda.
— C’est la première fois que vous venez dans le Couloir ?
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— Eh bien, à moins que vous soyez beaucoup plus puissante qu’il n’y
paraît – et je suis le premier à admettre que les apparences sont presque
toujours trompeuses – ce sont habituellement ceux dont c’est la première
incursion ici que nous trouvons errant seuls dans le Couloir.
— « Nous » ?
— Oui, ceux d’entre nous qui vivent ici.
— Vous vivez dans le Couloir ?
— Vous, c’est la première fois que vous venez ici, aucun doute. (Il
posa son sac par terre.) Je m’appelle Boldar Blood.
— Voilà un nom intéressant, répliqua Miranda, visiblement amusée.
— Oh, ce n’est évidemment pas le nom que mes parents m’ont donné,
mais je suis un mercenaire et il faut savoir être intimidant dans mon métier.
C’est assez peu crédible, je sais bien, mais parfois ça marche. De plus, ai-je
vraiment un visage qui inspire la terreur ?
La jeune femme secoua la tête et sourit à son tour.
— Je suppose que non, en effet. Vous pouvez m’appeler Miranda et,
oui, c’est la première fois que je viens dans le Couloir.
— Savez-vous comment retourner sur Midkemia ?
— Si je fais demi-tour et que je remonte environ deux cent vingt
portes, je pense que j’arriverai à trouver la bonne sortie.
Boldar secoua la tête.
— Ça, c’est le chemin le plus long. Il y a une porte, pas loin d’ici, qui
vous amènera dans la cité d’Ytli, sur le monde d’Il-Jabon. Si vous arrivez à
traverser deux pâtés de maisons sans être accostée par les autochtones, vous
trouverez une porte qui vous ramènera dans le Couloir, juste à côté de celle
qui mène à… J’ai oublié de quelle porte midkemiane il s’agit, mais c’est
l’une d’entre elles.
Il se pencha, ouvrit son sac et en sortit une bouteille. Puis il se remit à
fouiller dans ses affaires, parmi lesquelles il trouva deux coupes en métal.
— Vous prendrez bien un verre de vin avec moi ?
— Volontiers, répondit Miranda en le remerciant. J’ai un peu soif.
— Quand je suis arrivé ici la première fois – ça doit remonter à un
siècle et demi, à peu près – j’ai erré sans but et failli mourir de faim. Un très
aimable voleur m’a sauvé la vie sans jamais cesser par la suite de me le
rappeler, en me demandant une liste de faveurs apparemment inépuisable.
Mais c’est vrai qu’il m’a bien aidé sur le moment. C’est très utile de savoir
comment parcourir le Couloir. Naturellement, je serai ravi de partager ces
connaissances avec vous.
— En échange de… ?
— Vous apprenez vite, répliqua Blood en souriant. Rien n’est gratuit
dans le Couloir. Il arrive parfois que l’on fasse quelque chose dont les autres
nous sont redevables, alors on tient les comptes. On reçoit toujours quelque
chose en retour.
« Vous rencontrerez trois types de comportement dans le Couloir : il y
a ceux qui vous éviteront et passeront sans vous encombrer de leur
présence, ceux qui tenteront de passer un marché avec vous et ceux qui
essayeront de profiter de vous. Les deuxième et troisième groupes ne sont
pas nécessairement les mêmes.
— Je peux prendre soin de moi toute seule, répliqua Miranda avec
une note de défi dans la voix.
— Comme je l’ai déjà dit, vous ne seriez pas là si vous n’étiez pas
douée de certaines capacités. Mais souvenez-vous, c’est également vrai
pour toutes les personnes que vous rencontrerez dans le Couloir entre les
Mondes. Oh, il arrive qu’à l’occasion, une pauvre âme, dépourvue de
pouvoirs, de talent ou d’aptitudes, se retrouve ici par hasard, sans y avoir
été préparée, et personne ne sait comment ça peut arriver. Mais ces gens-là
ne tardent pas à ouvrir la mauvaise porte, ou à rencontrer ceux qui
cherchent des proies faciles. Parfois même ils entrent dans le néant.
— Et qu’est-ce qui se passe dans ces cas-là ?
— Si vous connaissez le bon passage pour y entrer, vous finissez par
vous retrouver dans la salle d’une grande auberge, connue sous de
nombreux noms différents, qui appartient à un dénommé John. On l’appelle
tout simplement « l’Auberge ». Cependant, John a de nombreux surnoms,
tels que John-Qui-Respecte-Ses-Serments, John-Qui-Ne-Trompe-Jamais-
Personne, John le Scrupuleux, ou l’Honorable John ; alors généralement, les
gens parlent du « saloon de l’Honnête John ». Au dernier recensement, on a
trouvé mille cent dix-sept entrées menant au saloon. Mais si vous ne
trouvez pas la bonne, eh bien… Nul ne le sait, car personne n’est jamais
revenu nous dire ce qu’il y a dans le néant. C’est vraiment le vide, tout
simplement.
Miranda se détendit. Le mercenaire avait des manières affables et la
jeune femme ne croyait pas qu’il essayait de tirer profit de la situation.
— Accepteriez-vous de me montrer l’une de ces entrées ?
— Bien sûr, à condition d’y mettre le prix.
— Et quel est votre prix ? demanda-t-elle en haussant un sourcil.
— Dans le Couloir, beaucoup de choses ont de la valeur. Il y a
d’abord les paiements habituels : l’or et les autres métaux précieux, les
gemmes et les pierres, les actes de propriété (maison, esclaves, etc.) et, par-
dessus tout, l’information. Mais il y a aussi des paiements sous forme
inhabituelle : objets tout à fait uniques, services rendus personnellement,
manipulation de la réalité ou encore offrande des âmes de ceux qui ne
naîtront jamais, des choses de ce genre, quoi.
Miranda acquiesça.
— Que préférez-vous ?
— Ça dépend de ce que vous avez à proposer.
Ils commencèrent à marchander.

Blood prouva sa valeur à deux reprises en moins d’une journée.


Miranda se rendit compte qu’elle avait eu de la chance de tomber sur lui
plutôt que sur le groupe d’esclavagistes interdimensionnels qu’ils
rencontrèrent quelques heures plus tard. Pour sa part, la jeune femme
détestait l’institution de l’esclavage, un point de vue qui ne fit que
s’accentuer lorsque ces hommes essayèrent de les ajouter, elle et Boldar, à
leur inventaire.
Avant de régler leur compte à l’esclavagiste et à ses quatre gardes du
corps, Boldar tenta de les persuader de les laisser passer tranquillement.
Miranda aurait peut-être pu se sortir de ce mauvais pas toute seule, mais elle
admira la façon dont Boldar sentit que les négociations avaient échoué et
dont il disposa de deux des gardes avant qu’elle ait eu le temps de se
protéger. Au moment où, en temps normal, elle se serait entourée d’une aura
protectrice, le combat était déjà terminé.
Les esclaves avaient été libérés – ce qui avait demandé à Miranda un
effort de persuasion, car maintenant elle devait dédommager Boldar d’une
partie des bénéfices qu’il aurait réalisés en revendant les malheureux. La
jeune femme lui fit remarquer que puisqu’il travaillait actuellement pour
elle, il agissait de fait en qualité d’agent, et qu’elle était donc libre de faire
ce qu’elle voulait des esclaves. Il trouva cet argument quelque peu
discutable, mais après avoir réfléchi à la difficulté de les soigner et les
nourrir, il finit par décider qu’il valait mieux pour lui accepter un bonus de
Miranda.
Ils croisèrent ensuite un groupe de mercenaires qui parurent enclins à
éviter Blood et son employeur. Cependant, Miranda était sûre qu’ils
auraient agi très différemment si elle avait été seule.
Ils continuèrent à marcher tout en discutant. La jeune femme
apprenait beaucoup.
— Donc, si l’on connaît l’emplacement des portes les plus
communes, on peut raccourcir son voyage dans le Couloir ?
— Tout à fait, approuva Blood. Ça dépend du monde et du nombre de
portails dont il dispose, et de leur situation les uns par rapport aux autres
dans le Couloir. Thanderospace, par exemple – il désigna une ouverture en
passant – n’a qu’une porte, mais malheureusement elle s’ouvre dans la salle
des sacrifices du temple le plus sacré d’une secte de cannibales humanoïdes.
Ces derniers ne sont pas très pointilleux sur la définition du cannibalisme ;
en revanche, ils ne manquent pas de manger quiconque pénètre par erreur
dans leur saint des saints. C’est donc un monde que l’on visite rarement.
« Merleen, par contre – il fit un geste en direction d’un autre passage,
un peu plus loin devant eux – est un monde marchand desservi par six
portes, pas moins, ce qui en fait un centre de commerce important, à la fois
pour ses propres habitants et pour les résidents d’autres mondes donnant sur
le Couloir.
« Le monde dont vous semblez être originaire, Midkemia, dispose à
ma connaissance d’au moins trois ouvertures sur le Couloir. Laquelle avez-
vous empruntée ?
— Celle située dans le sous-sol d’un bar, à LaMut.
— Ah oui, le bar de Tabert. La nourriture est bonne, la bière
convenable et les filles sont laides. Le genre d’endroit que je préfère.
Il avait l’air de sourire derrière son masque. Miranda n’aurait su dire
comment elle le savait. Peut-être s’agissait-il de quelque indice subtil dans
son langage corporel ou dans l’intonation de sa voix.
— Comment fait-on pour apprendre la destination et l’emplacement
de ces portes ? Existe-t-il un plan ? demanda la jeune femme.
— Oui, il y en a un, répondit Boldar, au saloon de l’Honnête John. Il
est sur le mur de la salle commune. C’est là qu’on peut voir les limites
connues du Couloir. La dernière fois que je l’ai regardé, trente-six mille et
quelques portes avaient été identifiées et répertoriées.
« De temps en temps, ceux qui découvrent de nouvelles portes – dans
le Couloir ou sur n’importe quel monde – envoient un message à l’Auberge.
Il existe même un fou légendaire, dont j’ai oublié le nom, qui explore les
endroits les plus reculés et envoie des messages qui mettent quelquefois
plusieurs décennies avant d’arriver chez John. Il est si loin de l’Auberge, à
présent, qu’il est en train de devenir un mythe.
— Depuis combien de temps dure tout ceci ? demanda Miranda.
Boldar haussa les épaules.
— Je suppose que le Couloir existe depuis l’aube des temps. Des
hommes et des créatures y vivent depuis des éons. Il faut avoir un certain
talent pour y survivre aussi longtemps, c’est pourquoi il attire ceux qui
recherchent… disons, un style de vie aux enjeux plus élevés.
— Et vous, alors ? Vous pourriez vivre dans l’opulence sur la plupart
des mondes avec le prix que vous demandez.
Le mercenaire haussa de nouveau les épaules.
— Je le fais moins pour l’argent que pour l’excitation que ça me
procure. Je dois avouer que je m’ennuie facilement. Je connais des mondes
sur lesquels je pourrais régner en maître, mais ça ne m’attire pas. A vrai
dire, je ne suis heureux que dans des circonstances qui rendraient fous la
plupart des hommes : la guerre, le meurtre, l’intrigue – tout ça, c’est mon
fond de commerce. Peu de mercenaires m’arrivent à la cheville. Je ne dis
pas ça pour me vanter, car j’ai déjà reçu votre payement. C’est simplement
pour vous expliquer qu’une fois que vous vous êtes habitué à vivre dans le
Couloir, plus aucun autre mode de vie ne vous attire.
Miranda acquiesça. L’endroit était d’une envergure stupéfiante :
c’était, littéralement, la somme de tous les mondes connus, ainsi que de
quelques-uns qui restaient encore à découvrir.
— Croyez bien que j’apprécie votre compagnie, Miranda, ainsi que la
fortune que vous m’avez promise, mais je commence à fatiguer. Le temps
n’a aucune signification par ici, mais la faim et la fatigue sont réelles dans
toutes les dimensions – du moins dans toutes celles que j’ai visitées. Et vous
ne m’avez toujours pas dit où vous allez.
— C’est parce que je ne sais pas vraiment où je vais, répondit la jeune
femme. Je suis à la recherche de quelqu’un.
— Puis-je vous demander de qui il s’agit ?
— D’un magicien. Pug, du port des Étoiles.
Boldar haussa les épaules.
— Jamais entendu parler de lui. Mais s’il y a bien un endroit où l’on
trouvera tous les deux de quoi satisfaire nos besoins actuels, c’est
l’Auberge.
Miranda n’en était pourtant pas sûre et se demanda pourquoi elle
rechignait tant à se rendre à l’évidence. Si le Couloir disposait d’une espèce
de centre communautaire et que Pug était bel et bien passé entre les
mondes, alors c’était l’endroit où elle aurait le plus de chances de trouver
des réponses à ses questions. Mais elle craignait que d’autres ne
s’intéressent également aux allées et venues du magicien. Ce dernier avait
donc dû éviter de confier à quelqu’un où il se trouvait. Malgré tout, mieux
valait se rendre à l’Auberge que de continuer à errer sans but.
— Sommes-nous loin de l’Auberge ?
— En fait, non, répondit Boldar. Nous avons dépassé deux entrées
depuis notre rencontre, mais il y en a une autre juste devant nous.
Il fit signe à Miranda de le suivre. Après être passé devant deux autres
portes, il montra le néant.
— C’est très difficile, la première fois. (Il désigna la porte, de l’autre
côté.) Vous voyez cette marque ?
La jeune femme hocha la tête.
— Elle s’ouvre sur Halliali, un très bel endroit si on aime les
montagnes. Juste en face se trouve l’une des entrées, sur le saloon de
l’Honnête John. Il vous suffit de faire un pas en avant. Ensuite, vous devriez
sentir une marche sous votre pied.
Sur ce, il s’enfonça dans le gris et disparut.
Miranda prit une profonde inspiration et imita le mercenaire. Au
moment où elle s’apprêtait à traverser, elle se demanda : une marche qui
monte ou qui descend ?

La jeune femme se mit à tomber en avant. L’escalier descendait alors


qu’elle avait parié qu’il monterait. Des bras solides interrompirent sa chute.
Elle écarquilla les yeux lorsqu’elle vit qu’ils étaient couverts de fourrure
blanche. Elle tenta de rester calme tout en se libérant de l’étreinte de la
créature qui était venue à sa rescousse. Celle-ci, couverte des pieds à la tête
d’une fourrure blanche tachetée de noir, mesurait deux mètres quatre-vingts.
Seuls ses deux immenses yeux bleus et sa bouche étaient visibles au milieu
de son visage hirsute. Elle émit un grognement plaintif.
— Si vous portez des armes, c’est le moment de les laisser, dit alors
Boldar.
Miranda vit qu’il était lui-même occupé à se défaire de son arsenal, y
compris quelques objets apparemment inoffensifs dissimulés sur sa
personne. La jeune femme ne portait que deux dagues, l’une à la ceinture et
l’autre attachée sur la partie intérieure de son mollet droit. Elle les enleva
sans faire d’histoires.
— Le propriétaire a compris depuis longtemps que son établissement
prospère parce que c’est un terrain neutre pour tout le monde. Kwad veille à
ce que tous ceux qui commencent à vouloir semer la pagaille ne restent pas
plus longtemps que nécessaire.
— Qui est Kwad ?
— Notre gros ami tout poilu, répondit Boldar. C’est un Coropaban,
ajouta-t-il tandis qu’ils s’éloignaient de l’entrée. Ce qui signifie qu’il est
plus puissant que n’importe quelle autre créature connue et presque
complètement résistant à toute forme de magie. Il faut une semaine aux
poisons les plus violents pour en tuer un. Ils font d’incroyables gardes du
corps si vous réussissez à les persuader de quitter leur monde natal.
Miranda s’arrêta brusquement, bouche bée. Le saloon, immense,
faisait facilement deux cents mètres de large et quatre cents de profondeur.
Le long du mur droit, sur presque toute sa longueur, se trouvait un unique
comptoir, derrière lequel une douzaine de barmans se hâtait de répondre aux
demandes des consommateurs. Deux galeries superposées surplombaient les
trois autres côtés de la salle. Elles étaient encombrées de tables et de
chaises, et offraient à ceux qui dînaient ou buvaient là-haut un excellent
poste d’observation.
On y jouait aussi à divers jeux de hasard, qui comprenaient plusieurs
variantes du jeu de dés et même un duel au couteau dans une petite fosse
remplie de sable. Des créatures de toutes les formes possibles se déplaçaient
avec aisance au milieu de la foule, se saluant lorsqu’elles tombaient sur de
vieilles connaissances.
Des serveurs faisaient circuler des plateaux sur lesquels se trouvaient
divers pots, assiettes, coupes, seaux et bols. Certains de ces ustensiles
étaient déposés devant des êtres dont l’apparence défiait l’imagination de
Miranda. Au moins une douzaine de créatures visiblement reptiliennes
dînaient dans la salle, ce qui suffit à la mettre mal à l’aise. La majorité de la
clientèle était à tendance humanoïde, même si l’on apercevait parfois des
êtres ressemblant à des insectes. La jeune femme aperçut même une chose
qui ressemblait à un chien.
— Bienvenue au saloon de l’Honnête John, annonça Boldar.
— Où est John ? demanda la jeune femme.
— Là-bas.
Le mercenaire désigna le long comptoir. À l’une de ses extrémités se
tenait un homme vêtu d’un étrange costume brillant. Le pantalon, sans
ourlet, s’arrêtait juste au-dessus d’une paire de bottes noires et brillantes
dont l’extrémité était taillée bizarrement en pointe. La veste s’ouvrait sur le
devant, dévoilant une chemise blanche à froufrous fermée par des boutons
de nacre et dont le col en pointe était rehaussé d’une cravate jaune vif. Sur
la tête, John portait un chapeau à larges bords décoré d’un ruban de soie
rouge chatoyante. Il s’entretenait à voix basse avec une créature
ressemblant fortement à un homme, mais possédant deux yeux
supplémentaires sur le front.
Boldar agita la main en s’avançant avec Miranda à la rencontre de
John. Ce dernier dit quelques mots à l’homme aux quatre yeux, qui hocha la
tête et s’en alla.
— Boldar ! s’exclama John avec un large sourire. Ça fait quoi, un
an ?
— Pas tout à fait, John, mais pas loin.
— Comment arrivez-vous à déterminer le temps qui passe dans le
Couloir ? demanda Miranda.
John lança un regard à Boldar, qui lui présenta la jeune femme.
— Mon employeur du moment, Miranda.
D’un geste théâtral, John ôta son chapeau et le porta à sa poitrine en
s’inclinant. De l’autre main, il prit délicatement celle de Miranda et fit alors
semblant d’y déposer un baiser, même si ses lèvres se gardèrent d’effleurer
la peau de la jeune femme.
Celle-ci retira rapidement sa main, quelque peu gênée par ce contact.
— Bienvenue dans mon modeste établissement.
Miranda écarquilla les yeux.
— Quel langage parlez-vous – parlons-nous… ?
— Je vois que c’est votre première visite, répondit John. Je me disais
bien que nous n’avions pas pu avoir déjà accueilli parmi nous une aussi
jolie femme sans que je le remarque.
Il leur désigna une table située près du comptoir et tira une chaise.
Miranda cligna des yeux un instant avant de comprendre qu’il attendait
qu’elle s’assoie. Elle n’était pas habituée à ce genre de comportement
étrange, mais considérant le vaste éventail des coutumes humaines, elle
choisit de ne pas l’offenser et le laissa faire.
— Ce langage est l’un des rares sortilèges qui soient autorisés dans
cet établissement. Il n’est pas seulement utile mais nécessaire. Il n’est
malheureusement pas infaillible, car nous recevons parfois des visiteurs
dont le cadre de référence est si éloigné de celui de la majorité des êtres
doués de sensations que seules les formes de communication les plus
basiques restent possibles, et encore. Nous avons aussi des imbéciles, de
temps en temps.
— Oui, ça arrive, intervint Boldar avec un petit rire.
John balaya l’air de la main.
— Maintenant, pour répondre à votre première question, il est simple
de mesurer le temps. En dehors du Couloir, le temps s’écoule comme
partout ailleurs dans l’univers, pour autant que je le sache. Mais, disons,
pour répondre précisément à ce que vous me demandiez, qu’à l’Auberge
nous mesurons le temps comme on le fait sur mon monde natal. C’est une
forme de vanité, mais puisque je suis le propriétaire, j’ai le droit d’établir
mes propres règles. De quel monde êtes-vous originaire, si je ne suis pas
trop indiscret ?
— De Midkemia.
— Ah, dans ce cas, notre système de mesure est très proche de celui
auquel vous êtes habituée. Nous n’avons que quelques heures de différence
chaque année, mais c’est bien suffisant pour ennuyer les scribes et les
philosophes. Disons qu’au cours d’une vie humaine normale, vous n’auriez
que quelques jours de différence par rapport à votre anniversaire selon les
deux calendriers.
— Quand j’ai entendu parler du Couloir pour la première fois, je
pensais qu’il s’agissait simplement d’un portail magique conduisant à
d’autres mondes, avoua Miranda. Je n’avais pas idée…
John acquiesça.
— C’est le cas de tout le monde ou presque. Mais les humains – car
j’ai l’impression que c’est ce que vous êtes – sont comme la plupart des
créatures intelligentes : ils s’adaptent. Ils découvrent des choses utiles et
s’en approprient l’usage. Eh bien, pour nous qui habitons le Couloir, c’est
pareil. Nous aussi, nous nous adaptons. Les raisons de rester dans le Couloir
sont trop nombreuses pour pouvoir les ignorer. On en retire trop
d’avantages lorsque l’on commence à s’y faire. Alors la plupart d’entre
nous deviennent des résidents du Couloir et abandonnent les liens qui les
rattachent à leur ancienne vie, ou les négligent honteusement.
— Quels avantages en retirez-vous ?
John et Boldar échangèrent un regard.
— Je ne voudrais pas vous ennuyer avec des détails, ma chère, alors
pourquoi ne pas me dire ce que vous savez du Couloir ? suggéra John.
— Au cours de mes voyages, j’ai entendu parler du Couloir entre les
Mondes à plusieurs reprises. Mais il m’a fallu du temps avant d’en trouver
l’entrée. Je sais qu’il s’agit d’un moyen pour traverser l’espace, afin
d’atteindre des mondes lointains.
— C’est aussi un moyen de traverser le temps, répliqua Boldar.
— Le temps ? répéta Miranda.
— Il nous faudrait plusieurs vies si l’on devait se rendre sur ces
mondes par des moyens conventionnels. Le Couloir réduit ce laps de temps
à quelques jours, voire quelques heures.
— Allons maintenant au cœur du sujet, reprit John. Le Couloir existe
indépendamment de la réalité objective telle que nous aimons la définir
lorsque nous nous trouvons à la surface de notre monde natal. Il permet de
relier des mondes qui appartiennent peut-être à des univers ou à des
espaces-temps différents. Nous n’avons aucun moyen de le vérifier. Pour
autant qu’on le sache, il relie peut-être des mondes à des époques
différentes : je viens d’une sphère peu évoluée qui tourne en orbite autour
d’un soleil quelconque. Eh bien, cette planète est peut-être morte avant
même l’apparition de la vôtre, Miranda. Comment savoir ? Si nous nous
déplaçons objectivement à travers l’espace, pourquoi ne ferions-nous pas de
même à travers le temps ?
« À cause de ça, nous avons tout, ici même, dans le Couloir. Du
moins, nous disposons d’à peu près tout ce qu’un mortel peut souhaiter.
Nous faisons commerce d’objets étonnants mais aussi de choses banales,
comme les biens mobiliers, les espèces vivantes, ou les services et les
dettes. Si vous imaginez un objet et que cet objet existe quelque part, vous
pourrez le trouver ici, ou du moins trouver quelqu’un qui vous conduira
jusqu’à lui.
— Quels sont les autres avantages du Couloir ?
— Eh bien, pour commencer, on ne vieillit pas.
— Il offre l’immortalité ?
— Ou quelque chose qui s’en rapproche suffisamment pour que la
différence soit bien mince, répondit John. Peut-être que ceux d’entre nous
qui sont capables de trouver le Couloir possèdent déjà cette capacité en eux,
ou peut-être évitons-nous la main glacée de la Mort simplement en vivant
ici ; mais le gain de temps n’est pas chose ordinaire, et ceux qui y renoncent
de leur plein gré ne sont pas nombreux. (De la main, il désigna la galerie
au-dessus de leur tête.) Ceux qui habitent dans les chambres que je loue
comptent plusieurs centaines de personnes qui ont peur de quitter le Couloir
et gèrent leurs affaires sans jamais sortir de cette auberge. Certains trouvent
ici le seul refuge contre tout danger et d’autres passent une partie de leurs
journées sur d’autres mondes et le reste du temps ici. Mais aucun résident
du Couloir ne renoncera à son attrait après avoir goûté à ses avantages.
— Qu’en est-il de Macros le Noir ?
Ce nom parut mettre Boldar et John mal à l’aise.
— C’est un cas à part, avoua John après quelques instants. Je pense
qu’il est l’agent d’un pouvoir plus élevé, à moins qu’il ne soit lui-même ce
pouvoir. Je pense en tout cas qu’il est au-delà de ce que nous appelons les
mortels, ici, dans le Couloir. Mais comment démêler la vérité de la
légende ? Peu d’entre nous en sont capables. Que savez-vous de lui ?
— Seulement ce qu’on m’en a raconté sur Midkemia.
— Ce n’est pas son monde natal, répliqua John. Ça, j’en suis presque
sûr. Mais pourquoi citer son nom dans cette conversation ?
— Vous l’avez dit vous-même, c’est un cas à part. Alors il y en a
peut-être d’autres.
— Peut-être.
— Pug du port des Étoiles, par exemple ?
John parut de nouveau mal à l’aise, même si Boldar ne réagit pas à la
mention de ce nom.
— Si vous cherchez Pug, je ne crois pas pouvoir vous être d’une
grande aide.
— Pourquoi ça ?
— Il est passé ici il y a quelques mois en clamant haut et fort qu’il se
rendait sur un monde étrange dont je ne me rappelle plus le nom. Mais j’ai
bien peur qu’il s’agisse d’une ruse.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce qu’il a engagé plusieurs des amis de Boldar pour empêcher
quiconque de le suivre.
— Lesquels ? demanda Boldar en balayant la pièce du regard.
— William la Poigne, Jeremiah le Rouge et Eland l’Écarlate, celui
qu’on appelle l’Assassin Gris.
Boldar secoua la tête.
— Ces trois-là vont sûrement nous poser des problèmes. (Il se pencha
vers Miranda.) Je pense pouvoir battre Jeremiah, car sa réputation repose en
partie sur des rumeurs. Mais William et Eland possèdent tous deux le
toucher mortel, ce qui rend les choses risquées s’ils travaillent ensemble.
— Est-ce que je ressemble à un Panthatian ? protesta Miranda.
— Ma chère, j’ai passé le temps d’un certain nombre de vies
humaines dans le Couloir et l’apparence physique est bien la dernière chose
à laquelle je me fie, répondit John. En dépit de votre beauté, vous me diriez
que vous êtes mon grand-père que ça me surprendrait à peine – même si
j’espère que le vieux est bien mort, car nous l’avons enterré quand j’avais
quatorze ans. Pug du port des Étoiles, tout comme Macros, n’appartient pas
au Couloir mais l’utilise à l’occasion, ajouta-t-il en se levant. Mais sa parole
est aussi solide que son or. Il a payé pour être protégé et il le sera. Si je peux
vous donner un conseil, ne laissez personne d’autre dans cette pièce
apprendre que vous le cherchez. Essayez plutôt de trouver un autre moyen
de découvrir où il se cache, sinon il vous faudra affronter deux des
mercenaires les plus réputés du Couloir et l’un de ses assassins les plus
redoutés, moins d’une minute après avoir quitté cet endroit.
Il s’inclina.
— Je vous en prie, buvez quelque chose, vous êtes mon invitée.
Il fit signe à un petit homme et lui demanda de servir à boire à ses
hôtes.
— Si vous avez besoin d’une chambre pour quelque temps, dites-le
moi, nous pratiquons des prix raisonnables. Sinon, j’espère que vous
passerez ici un moment agréable et que vous reviendrez nous voir bientôt.
Il s’inclina de nouveau, porta la main à son chapeau et les laissa pour
retourner derrière le comptoir. Il reprit aussitôt sa conversation avec
l’homme à quatre yeux, qui venait juste de revenir.
Blood poussa un soupir théâtral.
— Que décidez-vous ? demanda-t-il.
— J’ai l’intention de continuer à chercher. Je ne veux aucun mal à
Pug.
— Le sait-il ?
— Non, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je ne le connais que
de nom. Mais je sais qu’il ne me trouverait pas dangereuse.
— Moi non plus, je ne l’ai jamais rencontré, mais John a tout de suite
reconnu son nom. Ça veut dire que sa réputation est en train de s’étendre
dans le Couloir. Quand ça arrive, ça prouve que la personne en question
possède des dons impressionnants. Pour qu’il s’inquiète d’être suivi…
Boldar haussa les épaules.
Miranda avait envie de lui faire confiance car rien de ce qu’il lui avait
dit ne la poussait à le soupçonner de duplicité. Malgré tout, les enjeux
étaient trop grands pour qu’elle puisse prendre un tel risque.
— S’il ne voulait pas qu’on le suive, au point de prendre de telles
précautions, comment retrouver sa trace ? demanda la jeune femme.
— Je connais plusieurs oracles, répondit Boldar.
— J’ai déjà consulté l’oracle d’Aal.
— S’il ne sait pas où il est, aucun autre oracle ne pourra nous le dire.
Seul le Créateur de Jouets peut nous aider.
— Qui est-ce ?
— Une personne qui crée des artefacts. Plusieurs d’entre eux peuvent
être utilisés pour retrouver des gens qui ne veulent pas être vus. Mais il est
fou et donc peu fiable.
— Qui d’autre ?
Le serveur les interrompit en venant déposer devant Boldar une chope
givrée contenant un liquide qui ressemblait à de la bière et devant Miranda
un grand verre à pied en cristal. Puis, avec beaucoup d’affectation, il déplia
deux serviettes et en disposa une sur les genoux de la jeune femme et l’autre
sur ceux du mercenaire.
— Avec les compliments de mon maître, dit-il avant de se retirer.
Le vin était délicieux et Miranda en but une grande gorgée, car elle
venait de s’apercevoir qu’elle avait soif – et faim.
— Il reste encore Querl Dagat, lui dit Boldar. Il fait commerce
d’informations. Plus elles sont invraisemblables et plus il les aime… tant
qu’elles sont vraies. C’est pour cela qu’il se situe un cran au-dessus des
informateurs habituels.
Miranda prit sa serviette pour s’essuyer les lèvres. Un bout de papier
s’en échappa et tomba sur le sol. Elle baissa les yeux, puis regarda Boldar,
qui se pencha pour le ramasser et le lui tendit sans l’ouvrir.
Elle déplia le morceau de papier et vit qu’un seul mot y était écrit.
— Qui est Mustafa ? demanda-t-elle.
Boldar abattit sa main sur la table.
— C’est exactement la personne à qui il faut nous adresser.
Il regarda autour de lui et finit par lever les yeux.
— Là-haut, dit-il en montrant la galerie du doigt.
Il se leva et Miranda le suivit. Ils se frayèrent un chemin entre les
tables bondées et arrivèrent devant un escalier. Ils montèrent et s’arrêtèrent
à la première galerie. Miranda fut surprise de découvrir qu’il s’agissait
simplement d’une partie d’une vaste promenade dont les nombreux
corridors allaient en s’évasant.
— Est-ce que tout ça fait partie de l’Auberge ?
— Certainement, répondit Boldar.
— Quelle taille fait cet endroit ?
— Seul l’Honnête John pourrait répondre à cette question.
Ils longèrent plusieurs étals dont les vendeurs proposaient à la fois des
marchandises et des services. Certains étaient obscènes et la plupart
incompréhensibles, et plus d’une vingtaine des offres étaient clairement
illégales partout où Miranda s’était rendue.
— La rumeur prétend que John tenait un bar sur son monde d’origine
et qu’il a été expulsé de sa cité natale à cause d’une dispute. Un groupe
d’autochtones, genre nomade, l’a pris en chasse et il s’est retrouvé par
hasard dans le Couloir. Mais le destin a voulu qu’il apparaisse au beau
milieu d’une bataille. On raconte que, ne sachant pas quoi faire, il s’est jeté
dans le néant face à la porte par laquelle il était arrivé, découvrant ainsi le
premier portail conduisant à cet endroit stable, où se dresse aujourd’hui
l’Auberge.
« Avançant à tâtons dans une étrange pénombre, il a réussi à retrouver
le chemin du Couloir, poursuivit Boldar en s’engageant dans un corridor
latéral. Il est revenu sur son monde natal après s’être assuré que les
autochtones étaient partis et il est rentré dans sa cité. Pendant des années, il
est retourné dans le Couloir à plusieurs reprises, pour l’explorer et y faire du
commerce. Quand il a commencé à comprendre comment fonctionnait la
société à l’intérieur du Couloir, il s’est dit que l’idée de l’Auberge allait le
rendre riche. Il a passé quelques marchés, engagé des ouvriers et il est
revenu ici pour y établir sa petite auberge. Puis il l’a agrandie au fil des ans,
si bien que maintenant, c’est quasiment une petite ville. À chaque fois qu’il
décide d’agrandir le bâtiment, il ne rencontre aucun obstacle. Il a pu ajouter
autant de dépendances qu’il le voulait, du moins jusqu’à maintenant.
— A-t-il réussi ?
— Quoi donc ?
— À devenir riche ?
Boldar se mit à rire et Miranda fut de nouveau surprise, tant il avait
l’air jeune.
— Je suppose que John est l’homme le plus riche de la création,
répondit le mercenaire. S’il le voulait, il pourrait sûrement acheter et
revendre des mondes. Mais comme la plupart d’entre nous, il s’est aperçu
que les richesses ne servaient qu’à se distraire. C’est aussi une forme de
statut social qui montre à quel point on perd ou on réussit dans les différents
jeux et transactions du Couloir.
Boldar s’arrêta sur le pas d’une pièce fermée par un rideau.
— Mustafa, vous êtes là ?
— Qui le demande ?
Cela fit rire Boldar, qui écarta le rideau et fit signe à Miranda d’entrer.
Elle obéit et se retrouva dans une petite pièce garnie d’une table, sur
laquelle brûlait une bougie solitaire. En dehors de cet unique meuble, la
pièce était dépouillée de tout ornement : pas de tapisseries au mur et pas
d’autres meubles. Une porte s’ouvrait dans le mur opposé à celle par
laquelle la jeune femme venait d’arriver.
Un homme se tenait derrière la table, coiffé d’un turban vert et le
visage presque noir, comme du cuir vieilli et huilé. Une barbe blanche lui
couvrait les joues et le menton mais il se rasait la lèvre supérieure. Il
s’inclina.
— La paix soit sur vous, dit-il dans la langue du Jal-Pur.
— Et sur vous également, répondit Miranda.
— C’est vous qui cherchez Pug ?
La jeune femme hocha la tête puis lança un regard à Boldar, haussant
un sourcil interrogateur.
— Mustafa est diseur de bonne aventure, expliqua le mercenaire.
— Vous devez d’abord déposer de l’or dans ma paume, annonça
Mustafa en tendant la main.
Miranda fouilla dans sa ceinture et en sortit une pièce d’or qu’elle
déposa dans la paume du vieil homme. Il la mit dans la bourse à sa ceinture
sans même la regarder.
— Que cherchez-vous ?
— Je viens de vous le dire !
— Vous devez le répéter à voix haute ! répliqua Mustafa.
Miranda, irritée par cette comédie inutile destinée aux voyageurs
crédules, répéta :
— Il faut que je retrouve Pug du port des Étoiles.
— Pourquoi ?
— Ça, c’est mon affaire. Mais il faut vraiment que je lui parle.
— Beaucoup de personnes recherchent cet homme. Il a pris des
précautions pour éviter d’être suivi par ceux qu’il préférerait ne pas croiser.
Comment savoir si vous ne faites pas partie de ceux-là ?
— Quelqu’un pourrait se porter garant pour moi, mais il se trouve sur
Midkemia : c’est Tomas, l’ami de Pug.
— Celui Qui Chevauche les Dragons, acquiesça Mustafa. Parmi ceux
qui veulent du mal à Pug, peu de gens connaissent ce nom-là.
— Où puis-je le trouver ?
— Il cherche de nouvelles alliances et tente de parler aux dieux.
Cherchez-le dans la Cité Céleste, dans la salle des Dieux Qui Attendent.
— Comment puis-je m’y rendre ?
— Retournez sur Midkemia, répondit Mustafa, et allez jusqu’à
Novindus. Au cœur de ces montagnes que l’on appelle les Piliers des
Étoiles, vous trouverez la Nécropole, le foyer des dieux morts. Là, au
sommet de ces montagnes, se trouve une salle dans laquelle les dieux
attendent de renaître. C’est votre destination.
Miranda ne perdit pas un instant. Elle se leva et partit, laissant Boldar
seul en compagnie du diseur de bonne aventure.
— Est-ce vrai ? demanda le mercenaire. Ou s’agit-il encore d’une
comédie ?
Mustafa haussa les épaules.
— Je ne sais pas si c’est vrai. Ce qui est sûr, c’est que j’ai été payé
pour dire ça.
— Qui vous a payé ?
— Pug du port des Étoiles.
Le vieil homme ôta son turban, dévoilant un crâne presque
entièrement chauve.
— Je suppose qu’il s’agit encore d’une fausse piste, ajouta-t-il en se
grattant la tête. J’ai l’impression que Pug est un homme qui ne tient pas à
être retrouvé.
— Ça commence à devenir intéressant. Je crois que je vais la
rattraper, pour voir si elle a besoin d’aide.
Mustafa secoua la tête.
— Que vous le trouviez ou non, j’ai l’impression que cette jeune
femme va avoir grand besoin d’aide avant la fin de toute cette histoire. Un
imbécile a laissé ouvert un portail extrêmement important qui donne sur le
royaume des démons, ce qui pourrait mettre en danger une ou deux réalités.
Il bâilla. Boldar était sur le point de lui demander ce qu’il voulait dire
par là lorsqu’il se dit que Miranda devait déjà être loin. Il se leva donc et
partit.
Quelques instants plus tard, l’autre porte s’ouvrit et un homme entra
dans la pièce. De petite taille, mais néanmoins imposant, il avait les
cheveux et les yeux bruns et une barbe taillée très court. Il portait une
simple robe noire et mit la main à sa bourse, de laquelle il sortit quelques
pièces d’or.
— Merci, Mustafa, dit-il en lui tendant les pièces. Tu as joué ton rôle
à merveille.
— C’est quand tu veux, Pug. Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— Mettre en place un petit test, je pense.
— Alors, amuse-toi bien. Et fais-moi savoir comment ça se passe avec
le royaume des démons. Ça pourrait devenir très animé par ici s’ils
s’échappent de leur dimension.
— Je ne manquerai pas de te prévenir. Au revoir, Mustafa.
L’homme à la robe noire commença à bouger les mains.
— Au revoir, Pug, répondit le diseur de bonne aventure.
Mais le temps de dire ces quelques mots, Pug du port des Étoiles avait
déjà disparu.
Chapitre 14

LE VOYAGE

Erik mit pied à terre.


Roo attrapa les rênes du cheval de son ami et de celui de Billy et les
emmena à l’écart. Pendant ce temps, les deux hommes coururent droit
devant eux, l’épée dressée. L’exercice fut répété tout au long de la ligne de
combat.
Depuis qu’ils avaient quitté le débarcadère de Shingazi deux semaines
plus tôt, Calis ne cessait d’entraîner les hommes. On leur apprenait
maintenant les tactiques de l’infanterie montée. Au premier signe d’attaque,
un homme sur trois emmenait sa monture et celle des autres pour les
attacher derrière la ligne. Pendant ce temps, ses deux camarades se
mettaient en position défensive à l’endroit indiqué par l’officier. Les anciens
prisonniers s’étaient plaints au sujet de cet exercice, disant qu’il n’était pas
du tout logique de descendre d’un cheval en parfaite santé pour se battre à
pied. Mais Calis avait fait la sourde oreille.
Nakor, pour sa part, avait éclaté de rire et s’était contenté
d’expliquer :
— Un homme à cheval est bien plus facile à abattre de loin qu’un
homme à pied se cachant derrière un rocher.
Ces séances devinrent comme une seconde nature pour Erik et ses
compagnons, qui attendaient maintenant de savoir ce qui allait leur arriver.
Parfois il ne se passait rien, mais il arrivait que Calis demande aux hommes
des clans d’Hatonis, ceux qui venaient de la Cité du fleuve Serpent, de
« simuler » une attaque. Les résultats pouvaient alors être douloureux car
les hommes utilisaient pour cet exercice de lourdes épées en bois, lestées
par une baguette en plomb, qui faisaient deux fois le poids d’un glaive
ordinaire. Au bout de quelques semaines, Erik aurait pu jurer que son épée
pesait moins qu’une plume comparée à celle avec laquelle il s’entraînait. Il
supposait que ce devait être le but de tous ces exercices, mais les épées en
bois laissaient des marques et allaient parfois même jusqu’à briser les os,
d’autant que les hommes des clans paraissaient ravis d’humilier les
membres de la compagnie de Calis.
Erik ne comprenait rien aux coutumes de ce continent. Il savait que
Calis et Hatonis étaient de vieux amis, ou du moins de vieilles
connaissances, mais les autres hommes originaires de la Cité se montraient
soit soupçonneux soit méprisants envers les anciens prisonniers. Il posa la
question à l’un des vétérans de la dernière campagne, qui lui apprit que les
guerriers des clans n’aimaient pas beaucoup les mercenaires. Erik se dit que
cela signifiait que seuls quelques chefs de clan, tel Hatonis, connaissaient la
véritable raison pour laquelle ils étaient venus de si loin.
Le jeune homme entendit un bruit de ferraille derrière lui et comprit
que Roo était revenu et déposait par terre les étranges lances courtes qu’ils
avaient choisies chez Brek. Elles étaient destinées à être lancées sur leurs
adversaires pendant qu’ils chargeaient, afin de les blesser ou d’abîmer leurs
boucliers. Dès qu’elles frappaient leurs cibles, elles devenaient inutiles car
elles se pliaient facilement, si bien que l’ennemi ne pouvait pas les
renvoyer.
Un cri s’éleva depuis une crête, non loin de là ; brusquement, il se mit
à pleuvoir des flèches. Erik leva son bouclier et s’accroupit le plus possible
pour se protéger. Il sentit deux flèches le frapper et se briser sur le bois et le
métal. Mais un juron derrière lui apprit au jeune homme que Luis n’avait
pas eu autant de chance et avait été atteint par la pointe émoussée de l’un de
ces traits. Ils n’étaient pas mortels mais n’en faisaient pas moins mal
lorsqu’ils atteignaient leur cible. Il arrivait même parfois qu’ils provoquent
de véritables blessures.
Un autre cri s’éleva, donnant l’ordre à leurs adversaires de charger.
Erik se releva en agrippant l’une des lourdes lances en fer.
— Prêts à lancer ! cria de Loungville.
Les hommes des clans ne cessaient de se rapprocher et Erik se tendit.
— Attendez ! cria de Loungville comme s’il lisait dans l’esprit du
jeune homme.
Alors que l’ennemi était déjà presque sur eux, les membres de la
compagnie de Calis attendirent jusqu’à ce que leur officier s’écrie :
— Lancez !
Aussitôt, Erik et ses camarades firent mine de lancer le pilum – c’était
le nom de l’arme en quegan. Ils ne disposaient pas de lances
d’entraînement, aussi ne pouvaient-ils jeter le pilum. C’est pourquoi, après
avoir fait semblant, chaque homme laissa tomber sa lance pour saisir la
lourde épée en bois, en poussant parfois un grognement.
Erik reconnut l’adversaire qui courait à sa rencontre, un grand
individu taciturne du nom de Pataki. Le jeune homme se ramassa sur lui-
même et laissa le guerrier porter le premier coup, qu’il para facilement avec
son bouclier. Il fit un pas sur sa gauche et décrivit un cercle complet avec
son épée, qui passa au-dessus du bouclier de Pataki et l’atteignit à l’arrière
du crâne. Erik fit la grimace car il savait qu’un tel coup devait être
douloureux, en dépit du heaume que portait le guerrier.
Il regarda autour de lui et vit que ses compagnons n’avaient aucun
mal à repousser les attaquants. En moins d’une minute, les hommes des
clans jetèrent leur épée par terre et retirèrent leur heaume – c’était ainsi que
les mercenaires se rendaient, sur un champ de bataille. Quelques-uns des
membres de la compagnie de Calis applaudirent cette victoire, mais la
plupart préférèrent ne plus bouger pendant quelques minutes. Le fait de
devoir chevaucher toute la journée, puis de combattre – même s’il ne
s’agissait que d’un entraînement – commençait à leur peser. La plupart
avaient appris à profiter du moindre moment de repos, même pour une
minute seulement.
— C’est bon ! cria Foster. Ramassez vos armes.
Erik mit son épée en bois sous son bras et s’apprêtait à ramasser son
pilum lorsqu’il entendit Billy s’écrier :
— Eh, celui-là ne bouge plus !
Le jeune homme vit que Pataki gisait toujours face contre terre dans
la poussière. Roo fut le premier à l’atteindre et le fit rouler sur le dos, en
dépit de sa corpulence. Il se pencha au-dessus de lui et annonça au bout
d’un moment :
— Il respire mais il s’est évanoui.
De Loungville se hâta de le rejoindre.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Erik ramassa son pilum.
— Je l’ai touché à l’arrière du crâne. J’ai dû frapper plus fort que je
ne pensais, je crois.
— Tu crois, répéta de Loungville en plissant les yeux comme s’il
allait se lancer dans une nouvelle admonestation.
Puis, brusquement, il sourit.
— C’est bien, fiston ! (Il se tourna vers Roo.) Jette-lui de l’eau à la
figure et rassemble tes affaires.
Roo leva les yeux au ciel et se dépêcha de retourner à l’endroit où
étaient parqués les chevaux. Il en ramena une gourde dont il versa le
contenu sur l’homme inconscient. Pataki se réveilla en sursaut et en
recrachant de l’eau. Puis il se remit debout et regagna sa propre compagnie.
Erik ramena son pilum, son épée d’entraînement et son bouclier à
l’endroit où attendaient les chevaux. Il attacha son équipement sur sa
monture puis attendit que Roo le rejoigne.
— Tu l’as vraiment assommé avec ce coup à la tête, lui fit remarquer
son ami en arrivant.
— Tu m’as vu faire ?
— Oui, je ne me battais pas, à ce moment-là. Le type qui voulait se
jeter sur moi avait été intercepté par Luis, alors je n’avais rien à faire.
— Tu aurais pu me donner un coup de main, protesta Erik.
— Comme si tu en avais besoin, répliqua son ami. Tu es en train de
devenir une véritable terreur avec cette épée en bois. Tu devrais peut-être la
garder quand on commencera à se battre pour de bon. Tu pourrais t’en
servir comme d’un gourdin, je suis sûr que tu te débrouillerais mieux que la
plupart des types avec une épée.
Erik esquissa un demi-sourire en secouant la tête.
— Je pourrais peut-être aussi trouver un de ces gros marteaux de
guerre qu’utilisent les nains et briser des cailloux.
— Tout le monde en selle ! ordonna Foster.
Les hommes obéirent en gémissant. Erik et Roo formèrent les rangs
avec Sho Pi, Biggo, Luis et Billy, et attendirent. Ils reçurent alors l’ordre de
se mettre en route. Il restait encore une heure de jour avant qu’on leur
ordonne de monter le camp, après quoi ils devraient encore travailler dur
pendant deux heures. Erik jeta un coup d’œil en direction du soleil, dont
l’orbe sanglant déclinait à l’ouest.
— Il fait une sacrée chaleur pour cette époque de l’année… fit-il
remarquer.
— C’est parce qu’ici les saisons sont inversées, Erik, répondit Calis
derrière lui. C’est l’hiver au royaume, mais ici l’été commence à peine. Les
jours rallongent et deviennent plus chauds.
— Merveilleux, commenta le jeune homme, trop fatigué pour se
demander pourquoi le capitaine chevauchait à ses côtés.
— Quand nous combattons les hommes des clans, reprit Calis avec un
léger sourire, essaye de te montrer plus prudent avec eux. Pataki est le
neveu de Regin, le chef du clan du Lion. Si tu lui avais brisé le crâne, la
situation aurait pu devenir beaucoup plus tendue.
— J’essayerai de m’en souvenir, capitaine, répondit Erik sans rire.
Calis éperonna sa monture et se dirigea vers la tête de la file.
— Est-ce qu’il plaisante ? demanda Roo.
— On s’en fout ! répliqua Billy Goodwin. Il fait trop chaud et je suis
trop fatigué pour m’inquiéter de ça.
— C’est bizarre, répliqua Biggo, qui chevauchait à côté de Billy.
— Quoi donc ?
— Le soleil est si rouge et pourtant il reste encore une heure ou deux
avant qu’il se couche.
Ses camarades regardèrent en direction de l’ouest et hochèrent la tête.
— Comment ça se fait ? demanda Luis, qui venait derrière Biggo.
— C’est de la fumée, répondit un guerrier qui passait à côté d’eux. On
a appris la nuit dernière que Khaipur allait tomber. C’est elle qui doit être en
train de brûler.
— Mais c’est à des centaines de kilomètres d’ici ! protesta Roo. Du
moins, c’est ce que le capitaine nous a raconté !
— Alors, ce doit être un très grand incendie, murmura Sho Pi,
toujours aussi succinct.

L’entraînement se poursuivait chaque jour. Erik et ses compagnons


n’avaient plus besoin de réfléchir à ce qu’ils devaient faire, ils se
contentaient simplement d’accomplir toujours les mêmes gestes. Tous les
soirs, ils devaient construire des fortifications et même cette tâche devint
routinière. Erik cessa d’être surpris par la quantité de travail que les
soixante-quinze hommes pouvaient effectuer.
Dès que cette routine fut en place, Calis et de Loungville cherchèrent
à la briser en veillant à ce que les hommes restent constamment sur le qui-
vive. À mesure que les jours passaient, Erik se disait que ce n’était pas
nécessaire.
Des cavaliers ne cessaient d’aller et venir, apportant les messages des
divers agents que Calis avait mis en place à Novindus au fil des ans. Plutôt
que de consacrer des années à établir son emprise sur la campagne
environnante, l’armée de la reine Emeraude se dirigeait vers la cité de
Lanada.
Erik chevauchait dans la deuxième formation et entendit Calis
discuter avec Hatonis et l’un des messagers qui venait juste d’apporter la
nouvelle.
— Il s’est écoulé sept ans entre la chute de Sulth et le siège d’Hamsa.
— C’est parce que les envahisseurs ont dû se tailler un chemin à
coups d’épée pour traverser la forêt d’Irabek, rappela Hatonis.
— Ensuite, ils ont attendu trois ans entre Hamsa et Kilbar, puis un an
entre Kilbar et Khaipur, intervint le messager.
Calis acquiesça.
— Plus ils conquièrent de territoires et plus ils semblent accélérer
l’allure.
— Peut-être que les généraux n’arrivent plus à contrôler l’armée
parce qu’elle est devenue trop importante ; ils sont obligés d’occuper leurs
hommes en les faisant combattre.
Calis haussa les épaules.
— Nous allons devoir changer nos plans. Restez avec nous ce soir,
ajouta-t-il à l’adresse du messager. Demain, vous retournerez dans le Nord.
Faites savoir aux Jeshandis que nous n’irons pas chez eux. Nous allons
devoir laisser le fleuve Serpent derrière nous pour nous diriger vers l’ouest.
Dites à ceux qui nous cherchent que nous allons tenter d’intercepter les
envahisseurs entre Khaipur et Lanada. Ils pourront nous retrouver au
Rendez-vous des Mercenaires.
Erik et ses camarades se retournèrent pour regarder par-delà le fleuve
Serpent. Au loin, ils virent une grande vallée couverte de forêts et de
prairies, au pied d’une petite chaîne de montagnes. Ils allaient devoir
franchir le fleuve, traverser la vallée, passer les montagnes avant de
redescendre sur les terres fluviales de la Vedra.
— Doit-on faire demi-tour pour traverser chez Brek ? demanda de
Loungville.
— Non, ça nous ferait perdre trop de temps. Envoie des éclaireurs, ils
trouveront bien un endroit où nous pourrons traverser.
De Loungville envoya des cavaliers en éclaireurs, qui revinrent deux
jours plus tard en annonçant qu’ils avaient trouvé un endroit où le fleuve
s’élargissait et où le courant était suffisamment faible pour permettre de
traverser en radeau. Lorsque Calis arriva à l’endroit en question, il admit
que cela valait la peine d’essayer. Il ordonna à ses hommes d’abattre le peu
d’arbustes qui poussaient au bord du fleuve pour fabriquer plusieurs petits
radeaux. Erik, Biggo et une dizaine de leurs camarades furent les premiers à
tenter la dangereuse traversée, se servant de perches pour faire avancer les
radeaux d’une berge à l’autre, emportant avec eux les cordages qu’ils
utiliseraient pour faire passer le reste de la compagnie. Une fois de l’autre
côté, ils abattirent suffisamment d’arbres de la même taille pour fabriquer
quatre grands radeaux en attachant les troncs ensemble. Chaque radeau
pouvait accueillir quatre chevaux. La plupart des bêtes acceptèrent de
coopérer, mais ils perdirent un radeau deux traversées avant la fin lorsqu’un
cordage se brisa et que les troncs se séparèrent les uns des autres. Les
hommes et les chevaux qui s’y trouvaient sautèrent dans le fleuve. Les
soldats s’empressèrent de sortir leurs camarades de l’eau un peu plus loin en
aval, mais un seul cheval parvint à gagner le rivage.
Ils avaient suffisamment de montures supplémentaires pour ne pas
être réellement affectés par la perte des animaux, mais le spectacle de leur
noyade bouleversa Erik. Il était d’autant plus étonné que le spectre des
batailles et des pertes humaines à venir ne le gênait pas alors que la vue
d’un cheval terrifié et entraîné par le courant l’attristait profondément.
La compagnie se remit en route. La vallée s’étendait vers l’ouest
depuis le coude du fleuve jusqu’à une série de prairies vallonnées. Après les
avoir traversées, il leur faudrait franchir les montagnes. Au dixième jour de
marche, un éclaireur vint annoncer à Calis qu’il avait rencontré un groupe
de chasseurs.
Erik, Roo et quatre de leurs camarades durent accompagner Foster,
que Calis envoya négocier avec les chasseurs. Erik lui fut reconnaissant
d’avoir été choisi pour cette mission qui venait briser la monotonie de leur
long périple. Chaque jour, ils chevauchaient péniblement durant de longues
heures, sans répit. Or, le jeune homme avait beau adorer les chevaux et
travailler avec eux, il n’avait jamais été un cavalier émérite. Les douze
heures qu’il passait en selle lui paraissaient plus éprouvantes que les
corvées les plus ingrates de la forge, d’autant qu’il devait régulièrement
mettre pied à terre et marcher à côté de sa monture pour la soulager un peu.
En plus de cela, il lui fallait monter le camp, puis le lever et s’entraîner au
combat, le tout en se nourrissant de rations séchées.
Ils traversaient à présent une région de collines qui laissèrent
rapidement la place à des pics et à des crêtes. Les montagnes à cet endroit
n’étaient pas aussi hautes que celles de la lande Noire mais bien plus
nombreuses. Les trois sommets principaux de la baronnie étaient entourés
de multiples collines, mais pas de véritables montagnes – il s’agissait
surtout de hauts plateaux et de coteaux en pente. Ici, l’on trouvait des
montagnes en abondance et elles avaient beau être modestes en altitude,
elles n’en étaient pas moins escarpées. Tout n’était que saillies, canyons et
vallées encaissées. Les ruisseaux et les rivières avaient taillé le dur granit,
modelant le paysage. Les arbres poussaient à foison et aucun des sommets
environnants ne s’élevait assez haut au-dessus de la cime des végétaux pour
servir de point de repère au groupe qui voyageait dans le sous-bois touffu.
Erik se dit que cette chaîne de montagnes représentait non seulement un
désagrément mais peut-être bien aussi un danger.
Les chasseurs les attendaient au point de rencontre convenu avec
l’éclaireur. Erik tira sur les rênes de sa monture. Foster, de son côté, mit
pied à terre, retira sa ceinture et son épée et s’avança, les mains ouvertes.
Pendant ce temps, Erik dévisagea les chasseurs.
Visiblement, ils vivaient dans les collines car ils étaient vêtus de gilets
en fourrure et de pantalons en laine. Erik se dit qu’il devait y avoir des
troupeaux de moutons ou de chèvres dissimulés dans les prairies alentour.
Les quatre hommes portaient tous un arc, pas aussi impressionnant que l’arc
long du royaume, mais assez puissant de toute évidence pour tuer un
homme ou un ours aussi bien qu’un cerf.
Le chef du groupe était un homme à la barbe grise, qui s’avança pour
parler avec Foster, tandis que les trois autres restaient immobiles. Erik
balaya les environs du regard mais n’aperçut aucun cheval : ces hommes
chassaient à pied. Compte tenu de la nature du terrain, Erik trouvait cela
plus intelligent que d’essayer de persuader un cheval d’imiter un âne ou une
chèvre. Si le village des chasseurs se situait encore plus haut en altitude, les
chevaux devenaient non seulement peu commodes mais dangereux.
Deux des chasseurs ressemblaient fortement au vieil homme, tandis
que le troisième paraissait simplement imiter ses manières. Erik supposa
qu’il devait s’agir d’une famille et que le troisième individu était peut-être
marié à l’une des filles du vieil homme.
Foster hocha la tête, plongea la main à l’intérieur de sa tunique et en
ressortit une lourde bourse. Il compta quelques pièces d’or qu’il remit au
chasseur et revint à l’endroit où Roo tenait les rênes de sa monture.
— Tous les cinq, vous attendez ici. (D’un signe de tête, il leur fit
comprendre que leur rôle était d’empêcher les chasseurs de partir avec l’or
qu’il venait juste de leur donner.) Je vais chercher le reste de la compagnie.
Ces types-là connaissent un chemin dans la montagne qui est sûr pour les
chevaux.
Erik jeta un coup d’œil à la pente escarpée qui se dressait devant lui et
hocha la tête.
— Je l’espère.
Tandis qu’ils attendaient, les chasseurs se mirent à parler entre eux.
Celui qui ne ressemblait pas aux trois autres écouta le vieil homme, puis fit
demi-tour sans dire un mot et commença à trottiner en direction des arbres.
— Mais qu’est-ce qu’il fait, lui ? s’écria un soldat du nom de Greely.
Le chasseur s’arrêta. Greely avait étudié la langue de Novindus
pendant la traversée et la parlait mieux qu’Erik, mais il devait avoir un
accent bizarre car les quatre hommes des collines avaient l’air perplexes.
— Vous croyez qu’on veut vous duper ? demanda le plus âgé en
regardant Greely.
Erik vit que les quatre chasseurs étaient prêts à saisir leur arc et à leur
tirer dessus si la réponse du soldat ne leur convenait pas. Le jeune homme
regarda Roo, qui s’exclama brusquement :
— Il renvoie son beau-fils chez lui pour avertir sa femme et sa fille
que ses fils et lui ne rentreront pas dîner à la maison ce soir ! C’est bien ça,
n’est-ce pas ?
Le chasseur acquiesça et attendit.
— Eh bien… Je crois que ça ne pose pas de problème, conclut Greely,
embarrassé.
Sur un geste brusque de son beau-père, le quatrième chasseur repartit
en trottinant.
— Demain non plus, on ne rentrera pas, expliqua alors le vieil
homme. Deux jours difficiles vous attendent pour franchir le sommet, et un
de plus pour descendre de l’autre côté ; mais une fois sur la piste, vous
n’aurez plus besoin de mon aide.
Sur ce, il s’appuya de nouveau sur son arc et ne dit plus un mot.
Quinze minutes s’égrenèrent en silence. Puis Erik entendit des chevaux
arriver derrière lui, annonçant l’arrivée de Calis et de sa compagnie. Le
capitaine chevauchait en tête et passa à côté de ses hommes pour aller parler
au chasseur. L’échange fut si rapide et teinté d’un accent si prononcé
qu’Erik eut du mal à suivre.
Mais en fin de compte, Calis eut l’air satisfait et se tourna vers les
autres, qui continuaient à arriver dans la clairière.
— Voici Kirzon et ses fils. Ils connaissent un chemin pour franchir les
montagnes et redescendre dans la vallée de la Vedra, mais il est étroit et
difficile.
Pendant deux heures, la compagnie suivit les chasseurs le long d’une
piste étroite qui serpentait dans les collines. Le trajet était déjà si dangereux
qu’ils cheminaient lentement car chevaux et cavaliers risquaient de se
blesser à la moindre erreur. Lorsqu’ils arrivèrent dans une petite prairie, le
plus âgé des chasseurs vint parler à Calis. Ce dernier hocha la tête avant
d’annoncer aux autres :
— Nous allons camper ici ce soir et nous repartirons demain matin
dès l’aube.
De Loungville et Foster se mirent alors à crier des ordres auxquels
Erik et Roo obéirent sans réfléchir. Desseller les chevaux et les attacher à
des piquets à un endroit où ils pouvaient brouter l’herbe haute leur prit
finalement plus de temps que s’ils les avaient attachés tous ensemble en leur
apportant du fourrage.
Le temps qu’Erik et les autres finissent de s’occuper des chevaux, le
reste de la compagnie avait déjà presque entièrement creusé le fossé autour
du camp, rejetant la terre derrière eux en guise de parapet. Erik attrapa une
pelle et sauta dans le trou à côté de ses camarades. Rapidement, ils
terminèrent les fortifications puis assemblèrent et montèrent la porte grâce
aux planches transportées par un animal de bât. La porte pouvait être
abaissée tel un pont-levis au-dessus de la tranchée. Erik ressortit du trou et
franchit le pont avant de commencer à tasser la terre. Roo le rejoignit en
apportant des pieux en bois munis d’une pointe en fer, qu’il inséra à
intervalles réguliers au sommet du parapet. Puis ils se hâtèrent de rejoindre
leurs camarades pour ériger les tentes à six places dans lesquelles ils
dormaient tous. Les abris étaient composés de morceaux de tissus accrochés
les uns aux autres et dont chaque homme portait une partie. Ils déposèrent
leurs sacs de couchage à l’intérieur et retournèrent ensuite à l’intendance,
où le cuisinier faisait bouillir la soupe.
Depuis qu’ils avaient entamé leur périple, ils ne mangeaient plus que
du pain et des fruits secs, avec des soupes de légumes le plus souvent
possible. Au début, Erik et quelques-uns de ses compagnons s’étaient
plaints de l’absence de viande au menu, mais le jeune homme était
maintenant d’accord avec les vétérans : une nourriture lourde les ralentirait
sur le champ de bataille. Certes, il salivait en rêvant d’un rôti fumant, d’un
gigot ou des tourtes à la viande de sa mère, mais il ne s’était jamais senti
aussi en forme de toute sa vie.
On leur donna un bol en bois et chacun retourna à sa place avec une
portion de ragoût fumant aux légumes auquel on avait mélangé juste ce
qu’il fallait de farine et de graisse de bœuf pour l’épaissir.
— Comme j’aimerais avoir un bout de pain chaud pour le tremper
dans mon ragoût, dit Roo, assis près du feu de camp.
— Les prisonniers des Enfers Inférieurs aimeraient bien un bon verre
d’eau fraîche, mon garçon, répliqua Foster en passant. Apprécie ce qu’on te
donne. Demain on n’aura droit qu’aux rations de voyage.
Les hommes grognèrent. Les fruits secs et les biscuits, bien que
nourrissants, n’avaient pas de goût, et l’on pouvait les mâcher pendant des
heures sans qu’ils soient pour autant plus faciles à avaler. Mais c’était le vin
qui manquait à Erik par-dessus tout. Pour lui, qui avait grandi dans la région
de la lande Noire, cette boisson faisait partie du quotidien. La qualité des
vins de cette région était quasi légendaire et même le « pinard » le moins
cher se situait un cran au-dessus du lot habituel dans le reste du royaume.
Erik ne savait pas, avant d’avoir mis les pieds à Krondor, qu’un vin qui
n’était pas assez cher pour justifier le coût du transport aurait fait la joie des
tavernes et des cuisines de la cité princière.
Il en fit la remarque à Roo, qui répondit :
— Ça pourrait bien être le filon à exploiter pour quelqu’un comme
moi, plein d’initiative.
Il sourit et Erik se mit à rire.
— Quoi ? s’exclama Biggo, assis de l’autre côté du feu. Vous allez
ramener des bouteilles de pinard à Krondor et gagner de l’argent ?
Roo plissa les yeux ;
— Quand mon beau-père, Helmut Grindle, m’aura avancé assez
d’argent pour que je puisse réinstaller, je mettrai en œuvre un plan qui me
permettra d’apporter du bon vin sur toutes les tables du royaume de l’Ouest.
De nouveau, Erik éclata de rire.
— Tu n’as même pas rencontré la fille ! Elle sera peut-être déjà
mariée avec une flopée de gamins quand tu rentreras.
— Si tu rentres, ricana Jérôme Handy.
Tout le monde se tut.

Les chevaux sont des créatures contrariantes, songea Erik en chassant


la poussière de ses yeux. Il avait pour responsabilité de faire passer les
montagnes à leurs montures supplémentaires et avait choisi six des
meilleurs cavaliers pour l’aider dans cette tâche. Nakor l’avait surpris en se
portant volontaire. La plupart des hommes n’aimaient pas cette corvée, car
on ramassait toute la poussière en chevauchant derrière la horde, mais
l’Isalani, toujours aussi curieux, trouvait le procédé fascinant. De plus, il
s’avéra, au grand soulagement d’Erik, qu’il était bon cavalier.
À deux reprises, les chevaux voulurent descendre un à-pic qui les
aurait amenés à un endroit où ils auraient dû soit reculer – ce que la plupart
des chevaux n’aimaient pas du tout faire – soit apprendre à voler, ce qui
paraissait encore plus improbable à Erik.
— Holà ! cria-t-il à l’intention d’une jument particulièrement têtue et
bien décidée à prendre la mauvaise direction.
Il lui lança un caillou qui rebondit sur l’épaule droite de l’animal et la
ramena dans la direction voulue.
— Idiote ! Tu as tellement envie de servir de dîner aux corbeaux ?
Nakor chevauchait très près du bord, bien plus près que ne l’aurait fait
un homme sain d’esprit. Il paraissait prêt à faire quasiment voler sa monture
pour s’interposer entre la mort et un cheval bondissant dans la mauvaise
direction. À chaque fois qu’Erik lui disait qu’il devrait s’écarter un peu du
bord, le petit homme ne faisait que sourire en lui disant que tout allait bien.
— Elle est en chaleur, fit remarquer l’Isalani. Les juments deviennent
complètement stupides dès que ça leur arrive.
— Celle-là n’est déjà pas une lumière en temps normal.
Heureusement, on n’a pas d’étalons avec nous. Ça risquerait de compliquer
l’aventure.
— J’ai eu un étalon autrefois, confia Nakor. Un grand cheval noir que
l’impératrice de Kesh la Grande m’avait donné.
Erik dévisagea le petit homme.
— Voilà qui est… intéressant.
Comme tous ceux qui apprenaient à connaître Nakor, le jeune homme
éprouvait quelques réticences à le traiter de menteur. Il racontait tant de
choses abracadabrantes et pourtant, s’il prétendait savoir faire quelque
chose, il le prouvait toujours, si bien que les soldats en étaient venus à
croire sur parole presque tout ce qu’il disait.
— Il est mort, continua Nakor. C’était une bonne bête pourtant. Ça
m’a fait mal de le voir partir. Il a dû manger une mauvaise herbe, il a attrapé
la colique.
Un cri devant eux avertit Erik que les chevaux s’écartaient de
nouveau de la piste. Il envoya Billy Goodwin à l’avant pour les aider à faire
avancer les bêtes dans l’étroit défilé qui passait entre le sommet des
montagnes. Au sortir du col, ils commenceraient à redescendre dans la
vallée du fleuve Vedra.
Erik cria à Billy de revenir prendre sa place à l’arrière et fit avancer sa
monture pour se retrouver à la tête des trente chevaux que la compagnie
avait en réserve. Un hongre essayait de rebrousser chemin et le jeune
homme se servit de son propre cheval pour pousser l’animal récalcitrant
dans le défilé. Les chevaux suivirent en bon ordre. Erik tira sur ses rênes et
laissa passer les bêtes, puis rejoignit Billy et Nakor en queue du cortège.
— En avant pour la descente ! s’exclama Billy.
Brusquement, la jument de Nakor mordit le cheval de Billy, qui se
cabra.
— Attention ! s’écria l’Isalani.
Billy lâcha les rênes, tomba à la renverse et atterrit durement sur le
sol. Erik sauta à bas de son cheval et courut vers son compagnon tandis que
la monture de ce dernier s’élançait pour rattraper la horde.
Le jeune homme se pencha et vit que Billy fixait le ciel. Sa tête avait
heurté un gros caillou et une mare cramoisie s’élargissait derrière son crâne.
— Comment va-t-il ? cria Nakor.
— Il est mort, répondit Erik.
Il y eut un moment de silence.
— Je vais suivre les chevaux, finit par dire le petit homme. Amène-le
jusqu’à un endroit où on puisse l’enterrer.
Erik se leva, fit mine de soulever le corps de Billy et se souvint
brusquement de la fois où il avait dû porter le corps de Tyndal.
— Oh merde, murmura-t-il tandis que les larmes lui montaient aux
yeux.
Il se mit à trembler en réalisant que de tous ceux qui avaient été
condamnés à être pendus puis sauvés, Billy était le premier à mourir.
— Et merde, répéta-t-il en serrant et en desserrant les poings.
Pourquoi ? demanda-t-il au destin.
Quelques minutes plus tôt, Billy était encore en vie, chevauchant sa
monture, et maintenant il gisait mort. Tout cela à cause d’un hongre mal
entraîné que la morsure d’une jument en chaleur avait fait ruer.
Erik ne savait pas pourquoi la mort de Billy l’attristait autant. Il sentit
son corps continuer à trembler et s’aperçut qu’il avait peur. Il aspira une
bouffée d’air et ferma les yeux. Puis il se pencha et souleva le corps, qui lui
parut étonnamment léger. Il s’avança vers sa monture, qui broncha à son
approche.
— Holà ! s’exclama-t-il, criant presque, et le cheval lui obéit.
Le jeune homme déposa le corps de Billy en travers du cheval, devant
la selle, et se hissa derrière lui. Puis il le souleva pour qu’il repose autant
que possible sur ses cuisses, afin de soulager le cheval d’une partie du poids
supplémentaire. Lentement, il se mit à suivre la horde, qui se trouvait déjà
loin devant lui.
— Merde, murmura-t-il de nouveau en essayant de refouler sa colère
et sa peur au plus profond de lui-même.

Un homme du nom de Natombi, qui s’exprimait avec un accent


keshian très prononcé, s’installa dans leur tente, prenant la place de Billy.
Les cinq membres du groupe d’Erik se montrèrent cordiaux avec lui, mais
restèrent distants. Cependant, il avait beau ne pas appartenir à ce groupe,
son entraînement lui permit de s’y fondre rapidement, car il savait
exactement ce qu’il devait faire, sans avoir besoin qu’on le lui dise.
Deux jours après avoir franchi le sommet des montagnes, Kirzon et
ses fils leur montrèrent le chemin à emprunter pour descendre et
manifestèrent leur intention de retourner chasser. Calis les paya en or et leur
souhaita un bon retour.
La routine s’installa de nouveau pour Erik, même si la descente
difficile à travers les collines à l’ouest des montagnes ne lui laissait guère le
temps de réfléchir. Il cacha toutes les émotions qu’avait pu lui inspirer la
mort de Billy et reprit le cours de son existence comme si de rien n’était.
Cinq jours plus tard, le terrain se remit à monter et la compagnie se
retrouva de nouveau face à une ascension difficile. Erik accompagna Calis à
la recherche d’une piste dégagée pour permettre le passage des hommes et
des chevaux. Il était déjà risqué d’opérer un demi-tour à près de soixante-
quinze cavaliers et trente chevaux dans les meilleures conditions possibles.
Autant dire que sur une piste étroite, ce serait quasiment impossible.
Les deux hommes tirèrent sur les rênes de leur monture en arrivant au
sommet d’une crête.
— Par les larmes des dieux ! s’exclama Erik.
Dans le lointain, au nord, la grande colonne de fumée qui colorait le
soleil en rouge était désormais visible.
— À quelle distance se trouve-t-elle ? demanda le jeune homme.
— Plus de cent soixante kilomètres, encore, répondit Calis. Ils doivent
brûler tous les villages et les fermes à une semaine de cheval de Khaipur. Le
vent souffle à l’est, sinon on ne verrait pas seulement la fumée, on la
sentirait aussi.
Erik avait les yeux qui piquaient légèrement.
— Je la sens déjà, protesta-t-il.
Calis esquissa son étrange demi-sourire.
— Ce serait pire si tu étais plus près.
En revenant, ils trouvèrent un chemin plus facile que le premier. Alors
qu’ils s’apprêtaient à rejoindre la compagnie, Erik demanda à Calis :
— Capitaine, quelles sont nos chances de rentrer chez nous ?
Calis se mit à rire et Erik se tourna vers lui, interloqué.
— Tu es le premier à avoir le cran de m’interroger sur ce sujet. Je me
demandais qui poserait cette question.
Erik ne fit aucun commentaire.
— Je pense que cela ne dépend que de nous, finit par répondre Calis.
Seuls les dieux savent à quel point ce plan est de la folie.
— Pourquoi ne pas avoir infiltré un seul homme ? Il aurait pu
dénicher des informations à l’intérieur du camp ennemi et puis rentrer.
— C’est une bonne question. On a essayé. Plusieurs fois. (Calis
regarda autour de lui, comme s’il avait l’habitude de jouer les éclaireurs.)
Ici, il n’y a pas beaucoup d’armées de métier telles que nous les
connaissons au royaume ou à Kesh. Soit tu es un guerrier pour ta famille et
ton clan, soit tu fais partie des gardes d’un souverain quelconque, soit tu te
fais payer pour te battre. Ici, il n’existe que des armées de mercenaires.
— J’aurais cru qu’avec des mercenaires de chaque côté, ce serait
facile de faire franchir les lignes ennemies à l’un de nos hommes.
L’expression de Calis lui prouva qu’il s’agissait d’une remarque
pertinente.
— On pourrait le croire, mais un homme seul attire l’attention, surtout
s’il ignore les coutumes et les attitudes de ceux qu’il infiltre. Par contre, une
compagnie venue d’un lointain pays, ce n’est pas rare par ici. Et la
réputation compte aussi pour beaucoup. Je suis Calis, le capitaine des
Aigles cramoisis, et personne ici ne prête attention à un elfe qui vit parmi
les humains. Il est rare que les Longues-Vies dirigent une telle compagnie,
mais ce n’est pas non plus impossible. Si tu venais seul, Erik, ils te
retrouveraient grâce à la magie ou à la trahison. Mais puisque tu es un
membre de ma compagnie, personne ne te prêtera la moindre attention.
Il se tut un moment, les yeux fixés sur le versant de la colline qui
descendait vers le fleuve. Au bout d’un moment, il reprit la parole :
— C’est un beau pays, n’est-ce pas ?
— On dirait bien, approuva Erik.
— Je suis venu ici pour la première fois il y a vingt-quatre ans, Erik.
Depuis, j’y suis retourné deux fois. J’ai laissé derrière moi un nombre
inimaginable de tombes.
— J’ai entendu Nakor et de Loungville en parler, sur l’île du Sorcier,
avoua Erik en faisant faire un écart à son cheval car à certains endroits la
piste n’était pas sûre. Ç’avait l’air terrible.
— Ça l’a été. De nombreux soldats, qui comptaient parmi les
meilleurs du royaume, sont morts lors de cette campagne. Je les avais
choisis moi-même. Seuls Foster, de Loungville et quelques autres ont réussi
à s’échapper avec moi, et encore, c’est juste parce qu’on a pris un risque en
allant là où l’ennemi ne s’y attendait pas. (Calis se tut de nouveau pendant
quelques instants.) C’est pour ça que j’ai approuvé le plan de Bobby et
convaincu Arutha que seuls des hommes voulant désespérément rester en
vie conviendraient. Les soldats sont trop heureux de mourir pour leur patrie.
Nous, nous avons besoin d’hommes qui feront tout ce qui est en leur
pouvoir pour rester en vie sans nous trahir.
Erik acquiesça.
— Les soldats ne font pas des mercenaires très convaincants.
— C’est vrai aussi. Les gens que tu vas rencontrer vont modifier ta
vision de ce que l’humanité est capable de faire et tu regretteras sans doute
de les avoir connus. (Calis regarda le jeune homme comme s’il l’étudiait.)
Tu fais partie d’un groupe étrange. Nous avons cherché en chacun d’entre
vous les qualités qui permettraient à l’ensemble du groupe de se fondre dans
la masse : la violence, l’absence d’idéaux. En bref, nous voulions des
hommes capables de se montrer aussi brutaux que ceux auxquels nous
devons nous joindre. Mais nous avions aussi besoin que vous soyez un cran
au-dessus des ordures que les vagues de la bataille ramènent jusqu’au
rivage. Nous avions besoin de guerriers qui, le moment venu, répondraient à
l’appel plutôt que de partir en courant. (Il offrit à Erik un vrai sourire
amusé.) Du moins, nous espérons que vous allez courir dans la bonne
direction en gardant les idées claires.
« Je ferais mieux de vous garder près de moi, toi et ton groupe,
ajouta-t-il brusquement comme s’il venait juste d’avoir cette idée. La
plupart des types que nous avons choisis sont des assassins qui
n’hésiteraient pas à tuer père et mère pour une pièce d’or, mais ton groupe
rassemble quelques-unes des personnalités les plus étranges. Imagine que
ton ami Biggo commence à parler de la déesse de la Mort. Ici, on l’appelle
Khali-shi et ses fidèles la vénèrent en secret tant elle inspire la terreur.
Imagine aussi Sho Pi se mettant à discuter de philosophie avec l’un de ces
buveurs de sang que nous devons rejoindre. Ça risque de barder, tu peux me
croire. Ce soir, au bivouac, je vais dire à de Loungville de vous cantonner
près de ma tente, tous les six.
Erik ne répondit pas. Il était surpris de découvrir que Calis connaissait
suffisamment chacun des membres de son groupe pour savoir que Biggo
nourrissait d’étranges théories concernant la déesse de la Mort et que Sho Pi
voyait le monde d’une façon bizarre. Il ne savait pas si le fait de se
rapprocher du capitaine, de Robert de Loungville et de Foster était un
avantage ou un inconvénient.

Des journées entières passées à cheminer prudemment les amenèrent


enfin dans des plaines vallonnées. Puis, quelques jours après avoir
définitivement laissé les montagnes derrière eux, ils arrivèrent à un village
situé sur la grande route nord-sud qui reliait Lanada à Khaipur. Ils
trouvèrent les maisons abandonnées car, dans ces régions, la présence
d’hommes en armes annonçait souvent une attaque. Calis attendit une heure
sur la petite place au cœur du village tandis que ses hommes soignaient les
chevaux et les abreuvaient de l’eau du puits. En dehors de cela, ils ne
touchèrent à rien.
Un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui se cachait jusque-là
dans un bosquet tout proche, finit par apparaître.
— Quelle est cette compagnie ? demanda-t-il, prêt à bondir de
nouveau à l’abri entre les arbres au premier signe de danger.
— Les Aigles cramoisis de Calis. Quel est le nom de ce village ?
— Weanat.
— Qui servez-vous ?
Le jeune homme dévisagea Calis d’un regard soupçonneux.
— Avez-vous offert vos services à quelqu’un ?
— Non, nous sommes libres.
Cette réponse ne parut pas convenir au villageois. Il s’entretint à voix
basse avec une personne dissimulée derrière lui, puis se tourna de nouveau
vers les mercenaires.
— Nous versons une dîme au roi-prêtre de Lanada.
— À quelle distance sommes-nous de Lanada ?
— À une journée de cheval par cette route, en direction du sud.
Calis se tourna vers de Loungville.
— Nous sommes plus au sud que je ne le souhaitais, mais l’armée
finira par nous rattraper tôt ou tard.
— Dis plutôt qu’elle va nous hacher menu, répliqua de Loungville.
— Ce soir, nous allons camper dans cette prairie, là-bas, à l’est,
ordonna Calis. Nous allons devoir faire affaire, ajouta-t-il à l’adresse du
villageois. J’ai besoin de nourriture : de blé pour faire du pain et de poulets
si vous en avez. Il me faudra aussi des fruits, des légumes et du vin.
— Nous sommes pauvres et n’avons pas grand-chose à partager,
répondit l’individu en reculant davantage dans l’ombre des arbres.
Le groupe d’Erik se trouvait juste derrière Calis. Biggo se pencha vers
Erik en disant tout bas :
— C’est ça, et moi je suis un moine de Dala. Cette terre est fertile et
je parie que ces mendiants ont caché tout ce qu’ils possèdent quelque part
dans ces bois.
Luis se pencha à son tour sur sa selle.
— Et moi, je parie qu’au moins une demi-douzaine d’archers nous
surveillent.
— Nous payerons toutes ces marchandises avec de l’or, annonça
Calis.
Il mit la main dans sa tunique et en sortit une petite bourse dont il vida
le contenu, une douzaine de pièces d’or, sur le sol.
Aussitôt, comme s’ils avaient reçu un signal, une vingtaine d’hommes
armés fit son apparition. Erik les dévisagea, les comparant aux habitants de
Ravensburg parmi lesquels il avait grandi. Ces gens-là étaient des fermiers,
mais ils tenaient leurs armes d’une main sûre, car ils devaient se battre
régulièrement pour conserver ce qui leur appartenait. Erik se réjouit du fait
que Calis soit du genre à payer les marchandises dont il avait besoin plutôt
que de s’en emparer.
Le chef du village, un homme entre deux âges, qui boitait et qui
portait une grosse épée attachée dans le dos, s’agenouilla et ramassa l’or.
— Acceptez-vous de garantir la paix de ce village ?
— J’accepte, répondit Calis en lançant les rênes de sa monture à
Foster.
Il tendit le bras. Le chef du village lui serra le poignet et Calis fit de
même en retour. Ils se secouèrent deux fois le bras et se lâchèrent.
Alors, brusquement, des hommes sortirent des arbres, suivis, quelques
instants plus tard, par des femmes et des enfants. Erik vit un marché prendre
forme sur la petite place du village.
— Je ne sais pas où ils cachaient tout ça, s’étonna Roo en montrant
les pots de miel, les jarres de vin et les paniers de fruits qui semblaient avoir
surgi de nulle part.
— J’parie que si tu te faisais régulièrement attaquer, t’apprendrais vite
comment cacher tout ça, gamin, répliqua Biggo. Je pense qu’il doit y avoir
des fausses cloisons dans ces bâtiments et des trappes dissimulées dans les
caves.
Sho Pi demanda aux autres de le suivre jusqu’à l’endroit où leurs
camarades avaient commencé à monter le camp.
— Moi, je trouve que ces fermiers ressemblent à des guerriers, ajouta-
t-il.
Erik était d’accord.
— Je trouve que ce pays est beau mais que la vie y est dure.
Ils attachèrent leurs chevaux à l’endroit indiqué par le caporal Foster
puis allèrent prêter main-forte à leurs compagnons. Pour eux, monter le
camp faisait partie de la routine.
Ils se reposèrent tandis que Calis attendait. Erik et les autres ne
savaient pas au juste ce que voulait leur capitaine et ce dernier ne leur
faisait aucune confidence. Les villageois traitaient les mercenaires avec une
certaine réserve. Ils se laissaient approcher sans jamais se montrer
chaleureux. Il n’y avait pas de taverne, mais l’un des habitants avait érigé
un petit pavillon où il servait du vin et de la bière de qualité moyenne.
Foster mit ses hommes en garde : le premier qui se montrait ivre en public
ou qu’une gueule de bois empêchait de se lever le matin serait fouetté.
Chaque jour apportait son lot d’entraînement et de nouveaux
exercices. Pendant trois jours, ils apprirent à garder leur bouclier au-dessus
de leur tête tout en déplaçant de lourds objets. Foster et de Loungville se
tenaient au sommet d’un monticule tout proche et jetaient des cailloux pour
qu’ils retombent sur les hommes à l’entraînement, rappelant à ces derniers
de toujours garder le bouclier levé.
Au bout d’une semaine, l’une des sentinelles postées au nord de la
ville annonça l’arrivée d’un groupe de cavaliers.
Foster aboya aussitôt ses ordres, demandant aux hommes de se tenir
prêts. Les épées en bois furent jetées de côté et remplacées par celles en
acier. Ceux qui avaient été choisis comme archers coururent prendre
position au-dessus du village, sous la direction de Foster, tandis que de
Loungville et Calis plaçaient le reste de la compagnie à la défense de
l’extrémité nord des maisons.
Calis s’avança vers l’endroit où attendaient Erik et ses compagnons.
— Ils arrivent vite, leur fit-il remarquer.
Erik plissa les yeux et vit une demi-douzaine de cavaliers descendre à
toute vitesse la route menant au village. Alors qu’ils se rapprochaient, ils
ralentirent, sans doute parce qu’ils avaient aperçu l’éclat du métal ou surpris
le mouvement d’un mercenaire.
— Ils sont plus si pressés de venir maintenant qu’ils savent que nous
sommes là, commenta Biggo.
Erik acquiesça.
— Regardez derrière nous, leur dit Roo.
Erik se tourna vers le village, dans la direction qu’indiquait son ami,
et fut stupéfait de découvrir que la place était de nouveau déserte.
— Eux alors, ils savent vraiment comment s’éclipser ! s’exclama-t-il.
Les cavaliers avancèrent au trot en direction du village.
— Praji ! s’écria Calis lorsqu’ils furent assez proches pour que l’on
puisse distinguer leurs traits.
Le chef des cavaliers agita la main et éperonna sa monture. Ses
compagnons le suivirent. Erik s’aperçut alors que les six hommes étaient
vêtus comme des mercenaires. Celui qui se trouvait à leur tête était
certainement l’individu le plus laid qu’il ait jamais vu. Un nez énorme,
grotesque, et un front immense dominaient son visage sillonné de rides, à la
peau tannée comme du cuir. Ses longs cheveux, presque entièrement gris,
étaient attachés en arrière. C’était un piètre cavalier car ses mains
s’agitaient beaucoup trop et cela irritait son cheval.
— Calis ? s’enquit l’individu, qui mit pied à terre et s’avança vers les
positions défensives du village.
Le capitaine des Aigles cramoisis s’avança à son tour et les deux
hommes s’étreignirent avec force tapes dans le dos. Puis l’individu nommé
Praji repoussa Calis en disant :
— Bon sang, on dirait que t’as pas vieilli d’une seule journée ! Soyez
maudits, vous les Longues-Vies. Vous êtes de sacrés bâtards : d’abord vous
nous piquez toutes les plus jolies femmes et quand vous revenez vous
piquez leurs filles.
— Je pensais te retrouver au rendez-vous, s’étonna Calis.
— Y’en aura pas, du moins pas là où tu t’y attendais, répondit Praji.
Khaipur est tombée.
— C’est ce que j’ai entendu dire.
— Alors c’est pour ça que tu es venu ici, au lieu de remonter le long
du fleuve Serpent.
Foster fit signe à Erik et à cinq de ses camarades de s’occuper des
chevaux. Tandis qu’ils rassemblaient les bêtes, ils étudièrent les cinq autres
cavaliers. Tous paraissaient endurcis, mais ils avaient l’air abattus et
fatigués.
— C’est vrai qu’on a eu chaud aux fesses, expliqua Praji. J’avais une
vingtaine d’hommes avec moi et on a failli pas s’en sortir. On s’est
approchés aussi près que possible du siège, mais les peaux-vertes ont des
éclaireurs. Ils nous sont tombés dessus et on a passé un sale quart d’heure.
J’ai même pas eu le temps de dire qu’on cherchait du travail. Ils font plus de
quartier. Soit tu es avec eux, soit ils t’attaquent. (Du pouce, il indiqua ses
compagnons.)
On s’est séparés après en avoir réchappé. La moitié des gars est allée
avec Vaja rejoindre les Jeshandis, parce qu’on se disait que c’était là que tu
irais. Moi, je suis parti pour Maharta, au cas où tu aurais décidé de
débarquer là-bas. Je me suis dit que tu ferais passer le mot par nos agents si
je me plantais. Donne-moi à boire, pour chasser toute la poussière que j’ai
avalée entre ici et Khaipur.
— D’accord, allons boire un coup, comme ça, tu pourras tout me
raconter, lui dit Calis.
Il conduisit Praji au pavillon. Des villageois commencèrent à
réapparaître, comme s’ils sortaient de nulle part. Erik et ses compagnons
emmenèrent les chevaux à l’endroit où ils gardaient les montures
supplémentaires. Le jeune homme examina chaque animal. Visiblement,
leurs cavaliers ne les avaient pas ménagés. Le souffle court, ils étaient
couverts d’écume. Il ôta la selle de celui dont il tenait la bride et dit à ses
camarades de faire marcher les autres. Les pauvres bêtes avaient besoin
d’au moins une heure pour faire redescendre la pression avant de pouvoir
boire ou manger. Sinon, elles risquaient d’attraper la colique.
Lorsque les chevaux furent reposés, Erik les attacha et les bouchonna,
s’assurant qu’aucun n’était blessé ou boiteux. Lorsqu’il vit que tout allait
bien, il retourna à sa tente, satisfait.
Avec l’arrivée des cavaliers, l’ordre s’était quelque peu relâché dans
le camp. Erik trouva ses cinq compagnons de chambrée allongés sur leurs
sacs de couchage. Il savait qu’il ne s’écoulerait peut-être que quelques
secondes avant qu’ils ne reçoivent de nouvelles instructions, si bien qu’il
s’abandonna avec délice à la paresse dès que son dos entra en contact avec
le sac de couchage.
— Les légionnaires volent toujours un moment de repos dès qu’ils le
peuvent, minute par minute, affirma Natombi.
— Qui ça ? demanda Luis.
— Vous les appelez les Chiens Soldats, répondit le Keshian.
Autrefois, ils devaient rester à l’écart des cités, parqués comme des chiens
qu’on ne lâchait que sur les ennemis de l’empire.
Comme Jadow, Natombi se rasait le crâne ; le blanc de ses yeux et de
sa dentition brillait donc par contraste avec sa peau noire. Les iris
également noirs du Keshian faisaient penser, selon Erik, à des secrets
profondément enfouis.
— Alors t’es en train d’nous expliquer que t’es un chien, c’est ça ?
demanda Biggo avec une innocence feinte.
Les autres éclatèrent de rire. Natombi ricana.
— Non, tête d’enclume. J’étais un légionnaire.
Il s’assit, le crâne frôlant presque la toile de tente au-dessus de sa tête,
et porta le poing à sa poitrine.
— J’ai servi dans la neuvième Légion, au gouffre d’Overn.
— J’en ai entendu parler, répondit Luis avec un petit geste
dédaigneux, pour bien montrer qu’il n’était pas impressionné.
Sho Pi roula sur le ventre et s’appuya sur les coudes.
— Dans mon pays, Kesh est au centre de l’empire. Isalan est ma
patrie, mais nous sommes dirigés par Kesh. Ceux dont il parle représentent
le cœur de l’armée. Comment un légionnaire a-t-il pu se retrouver dans
cette situation ?
Natombi haussa les épaules.
— Mauvaises fréquentations.
Biggo éclata de rire.
— Et c’est pas avec nous que ça s’améliore, je parie.
— Je servais dans une patrouille à qui on a donné l’ordre d’escorter
un homme, un Sang-Pur très important. On l’a amené à Durbin et c’est là
que je suis tombé en disgrâce.
— À cause d’une femme ou à cause du jeu ? lui demanda Biggo,
réellement intéressé à présent, car Natombi gardait encore pour eux tout son
mystère, même s’il partageait leur tente depuis la mort de Billy, plus d’une
semaine auparavant.
— J’ai laissé l’homme mourir aux mains d’un assassin. J’ai été
déshonoré et je me suis enfui.
— Comment ça, tu l’as laissé mourir ? répéta Roo. C’est toi qui étais
chargé de veiller sur lui ?
— J’étais capitaine de la Légion.
— C’est ça, et moi je suis la reine de la fête du solstice d’été, répliqua
Biggo.
— Non, c’est vrai. Mais maintenant, je suis comme vous, un criminel
qui ne vit que le sursis que quelqu’un d’autre lui a accordé. Ma vie est finie.
Maintenant, je vis celle d’un autre.
— Voilà qui ne fait pas de nous des cas particulièrement uniques, fit
remarquer Biggo.
— C’était comment dans la Légion ? demanda Roo.
Natombi éclata de rire.
— Oh, mais tu le sais. Tu vis comme un légionnaire.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? voulut savoir le jeune homme,
perplexe.
— Nous sommes dans un camp de la Légion, expliqua le Keshian.
— C’est vrai, confirma Sho Pi. Les formations, la façon dont nous
marchons, les entraînements, sont identiques à ceux de la Légion.
— Moi, je pense que notre capitaine, ce Calis, là, est un homme très
intelligent. (Natombi se tapota le crâne pour mieux souligner ses paroles.) Il
nous apprend à survivre car aucune armée au monde ne peut affronter la
Légion de l’Overn et s’en sortir vivante. Les soldats ici n’ont jamais
combattu les légions de Kesh et c’est bien d’affronter l’ennemi en utilisant
des tactiques qu’il n’a jamais employées. Ça nous donne plus de chances de
réussir.
Luis était occupé à se curer les ongles avec la pointe de sa dague. Il fit
tournoyer l’arme dans les airs puis mit la pointe en équilibre sur l’un de ses
doigts, délicatement. Ensuite, il la laissa tomber, l’attrapa par la poignée et
l’enfonça jusqu’à la garde dans la terre ferme, où il la regarda vibrer en
raison de la puissance de l’impact.
— Et c’est bien ce dont il s’agit, n’est-ce pas, mes amis ? Toute cette
histoire n’est qu’une question de survie.
Chapitre 15

LE VILLAGE

— Cavaliers en vue ! s’écria la sentinelle.


Erik et les autres abandonnèrent les diverses tâches dont ils
s’occupaient et s’emparèrent de leurs armes. Depuis son arrivée, la semaine
précédente, Praji avait averti les hommes de Calis que des compagnies de
mercenaires, en fuite après la chute de Khaipur, risquaient de prendre la
direction du sud. À deux reprises, déjà, un groupe de combattants était
passé non loin du village, qu’il avait évité à la vue des fortifications que
Calis avait fait construire, en accord avec les villageois.
Erik ne savait pas si le capitaine avait réellement l’intention de
défendre ce village ou voulait simplement enseigner à ses hommes un autre
aspect de la stratégie militaire. Là où se tenait autrefois un simple village
s’élevaient désormais des fortifications de taille respectable, en travers de la
route. Tout autour du village avaient été creusées de véritables douves dont
la terre avait servi de base à la palissade. Deux portes renforcées par des
plaques de fer avaient été placées, l’une au nord du village et l’autre au sud.
Chacune était solidement fixée à des montants de porte taillés dans le tronc
des chênes qui poussaient de l’autre côté du fleuve. Erik avait supervisé la
fabrication des gonds, des chevilles et des plaques de métal.
La forge du village avait été laissée à l’abandon depuis la mort du
dernier forgeron, bien des années plus tôt, mais elle tenait encore debout. En
l’absence de l’outillage complet du forgeron, Erik avait dû se contenter de
celui qui appartenait à la compagnie et qui lui permettait de ferrer les
chevaux. Si on lui en laissait le temps, il utiliserait ces outils pour en créer
d’autres et remettre la forge complètement en état. Chaque fois qu’il
regardait les portes, Erik se sentait fier de lui. Si des assaillants voulaient
s’introduire dans le village, il leur faudrait utiliser un puissant bélier pour
abattre les portes. En regardant autour de lui, le jeune homme se dit qu’il
préférerait tenter de percer la palissade en bois, ou peut-être d’y mettre le
feu, plutôt que d’envoyer un groupe – qui se ferait tirer dessus par les
hommes de l’autre côté du mur – à l’assaut des portes.
Erik regarda par-dessus son épaule pendant qu’il enfilait son armure
et vit Calis, Foster et de Loungville descendre de la tour qui avait été érigée
au centre du village. Lorsqu’elle serait terminée, cette tour, édifiée au
sommet d’un immense monticule de terre, leur donnerait une vue
imprenable sur la région à des kilomètres à la ronde. De cette façon, aucune
compagnie de taille importante ne pourrait s’approcher du village sans être
repérée.
Erik et Roo se hâtèrent de prendre position à l’endroit qui leur avait
été désigné, vérifiant en silence que toutes les armes et les munitions étaient
à leur place. Roo transportait une demi-douzaine de lourdes lances en fer et
Erik se surprit à admirer la force musculaire que son ami avait développée
depuis leur fuite de Ravensburg.
Le souvenir de sa mère et de Rosalyn lui traversa l’esprit et le
poignarda d’une douleur inattendue, mais le jeune homme repoussa cette
pensée car les cavaliers venaient d’apparaître.
Le groupe se composait d’au moins trente hommes, tous des guerriers
accomplis à en juger par leur apparence. À leur tête chevauchait un homme
d’âge moyen dont la barbe grise tombait jusqu’à l’estomac. Il fit signe à
deux de ses guerriers de contourner la forteresse et ralentit l’allure en
approchant de la porte.
— Ohé, le fort ! cria-t-il dès qu’il fut à portée de voix.
— Qui va là ? lui répondit Calis, debout sur le mur.
— Les soldats de Bilbari, ou du moins ce qu’il en reste, ajouta-t-il
après avoir regardé autour de lui. Nous sortons tout droit de Khaipur.
Les éclaireurs revinrent pour informer leur chef, supposa Erik, qu’il
s’agissait d’une véritable forteresse et non d’une simple barricade.
— Qui commande cette compagnie ? voulut savoir Calis. Je connais
Bilbari et ce n’est pas vous.
Le chef regarda de nouveau autour de lui.
— C’est vrai. Bilbari est mort à Khaipur… (Il cracha et se signa.)… et
on a décidé de profiter du délai d’un jour qui nous a été accordé par les
vainqueurs après la chute de la ville. Je m’appelle Zila.
Praji rejoignit Calis. Erik l’entendit expliquer :
— Je les connais. Ils sont très doués dès qu’il s’agit de tuer, mais je ne
voudrais pas partager ma tente avec eux. Je pense qu’ils respecteront les
règles de la paix du camp, enfin plus ou moins.
— Je peux vous accorder la paix du camp, annonça alors Calis.
— Pendant combien de temps ?
— Deux jours.
— C’est bien. (Zila éclata de rire.) Non, c’est même très généreux.
Qui commande ici ?
— Moi. Je suis Calis.
— Le capitaine des Aigles cramoisis ? demanda Zila en mettant pied à
terre.
— Lui-même.
— J’ai entendu dire que vous étiez mort à Hamsa, s’étonna-t-il tandis
que Calis faisait signe d’ouvrir la porte.
Erik et les autres attendaient de recevoir leurs ordres. Foster s’avança
et leur dit :
— Vous pouvez descendre, mais restez vigilants. Ils ne seraient pas
les premiers à promettre de respecter la paix du camp avant de changer
d’avis une fois à l’intérieur.
Mais cette inquiétude disparut dès que la compagnie entra dans le
village. Ces hommes étaient des vaincus. Erik remarqua que plusieurs de
leurs chevaux étaient blessés et que tous paraissaient avoir souffert de la
marche. Même deux jours de repos ne suffiraient pas à rétablir certains de
ces animaux.
Erik entendit Zila ricaner, se racler la gorge et cracher.
— Maudite poussière. La fumée, c’était pire. L’incendie brûlait d’un
horizon à l’autre. (Il jeta un coup d’œil aux membres de la compagnie de
Calis.) Vous avez bien fait d’éviter ce siège-là. Est-ce que vous avez un
forgeron avec vous ? ajouta-t-il en montrant sa jument.
Calis fit signe à Erik d’approcher. Le jeune homme tendit son épée et
son bouclier à Roo en lui demandant :
— Tu veux bien ranger ça pour moi ?
Son ami lui répondit une grossièreté mais prit quand même
l’armement et partit en direction de leur tente. Erik s’avança alors vers Zila.
— Elle a perdu un fer en route. Elle boite pas encore, mais ça devrait
pas tarder.
Un regard suffit à Erik pour s’apercevoir que Zila avait raison. Il
souleva la jambe du cheval et vit que le sabot était ensanglanté.
— Je vais nettoyer et soigner ça. Avec un nouveau fer, elle devrait
guérir si vous ne la poussez pas trop.
— Ah ! s’exclama Zila comme s’il s’agissait d’une bonne blague. Il y
a une armée d’environ trente mille hommes qui se dirige par ici, ajouta-t-il à
l’adresse de Calis. C’est à cause d’eux qu’on a galopé comme si on avait
l’enfer à nos trousses. À moins que quelqu’un organise un rendez-vous très
bientôt, une centaine de compagnies vont pas tarder à passer par ici, elles
aussi. La plupart de ces types sont pas dans leur assiette après s’être fait
botter les fesses par les lézards.
— Les lézards, dites-vous ? fit Calis.
Zila acquiesça.
— Payez-moi à boire et je vous dirai tout.
Calis ordonna à Erik de s’occuper des chevaux des nouveaux
arrivants. Le jeune homme prit les rênes de la jument de Zila et fit signe à
ses compagnons les plus proches d’emmener les autres montures. Lorsqu’ils
arrivèrent à l’enclos où étaient parqués les chevaux de Calis, Erik vit que la
jument boitait et comprit qu’à ce régime, elle aurait été irrécupérable d’ici
une journée, deux tout au plus.
La moitié des nouveaux venus étaient heureux de laisser les hommes
de Calis s’occuper de leurs montures. L’autre moitié, au contraire, insista
pour les suivre afin de s’assurer que les bêtes étaient bien traitées. Erik ne
fut donc pas surpris de constater que ces guerriers avaient les meilleures
montures. En dépit des épreuves qu’ils avaient subies, ces chevaux-là
étaient en meilleure santé que leurs congénères et devraient guérir si on les
laissait se reposer. Les autres, en revanche, faisaient pitié à voir et Erik se
dit que la jument de Zila risquait bientôt de ne pas être la seule à ne plus
pouvoir porter son cavalier.
Il fit examiner chaque animal et dressa une liste mentale de ceux qui
valaient la peine d’être soignés et de ceux qu’il vaudrait mieux tuer le jour
même. Il en parla avec deux des meilleurs cavaliers de Calis et ne rencontra
aucune opposition.
Comme il s’éloignait de l’enclos, l’un des guerriers de Zila s’avança à
sa rencontre :
— Hé, toi ! C’est quoi ton nom ?
— Erik.
Le jeune homme s’arrêta et attendit ce que l’autre avait à lui dire.
— Moi, je m’appelle Rian, reprit-il en baissant la voix. On voit que tu
connais bien les chevaux.
Rian était un homme corpulent, au visage écrasé, rougi par le soleil et
couvert de la poussière de la route. Il avait les yeux marron, les cheveux
brun-roux et la barbe mêlée de gris, et paraissait décontracté, l’une de ses
mains reposant distraitement sur la poignée de sa longue épée.
Erik acquiesça sans dire un mot.
— J’aurais besoin d’une autre jument. La mienne guérira si personne
ne la monte pendant une semaine. Tu crois que ton capitaine accepterait de
m’en vendre une ?
— Je lui demanderai, promit Erik en faisant mine de repartir.
Rian le retint en lui posant la main sur le bras, délicatement.
— Zila est un bon combattant, chuchota-t-il, mais ce n’est pas un vrai
capitaine. On devait aller à Maharta pour servir le raj. Il lui faudra bien un
an à cette armée, là-haut dans le nord, pour s’emparer de Lanada. (Il regarda
autour de lui pour s’assurer que personne ne l’écoutait.) Ton capitaine a l’air
de s’y connaître en matière de fortifications et vous ressemblez plus aux
soldats d’une garnison qu’à des mercenaires.
Tous les membres de la compagnie de Calis avaient été mis en garde
contre d’éventuels espions, si bien qu’Erik répondit sans avoir à réfléchir :
— Je ne fais que suivre les ordres. Le capitaine Calis nous a tous
sauvé la vie au moins une fois, alors je lui fais confiance.
— Tu crois qu’il y a de la place pour un autre mercenaire ?
— Je vais demander. Mais je croyais que tu voulais aller à Maharta ?
— Après la raclée qu’on a prise à Khaipur, on pourrait croire que j’ai
envie de me reposer et d’attendre pendant un an ou deux ; mais la vérité,
c’est qu’il n’y aura pas de fortune à faire et que je m’ennuie facilement.
— Ça aussi, je lui dirai, promit Erik, laissant Rian avec les chevaux.
Il traversa le village. Plusieurs des habitants le saluèrent au passage.
Ils n’avaient plus peur des mercenaires comme au début, mais l’opinion
générale était partagée, entre les villageois qui appréciaient la protection et
l’or qu’on leur offrait et ceux qui craignaient que les fortifications n’attirent
trop l’attention sur eux. Weanat se faisait régulièrement attaquer chaque
année et ses habitants avaient appris à se cacher avec succès dans les
collines toutes proches. S’ils étaient avertis à l’avance, les morts étaient peu
nombreux. Mais cette forteresse qui se dressait en travers de la route
représentait à la fois une protection et un piège.
Quelqu’un appela Erik par son nom. Le jeune homme se retourna et
aperçut Embrisa, une jeune fille de quatorze ans qui s’était entichée de lui.
Avec ses yeux bleu pâle, elle était jolie, à sa manière, en dépit d’une forte
ossature. Mais Erik savait qu’elle serait vieille avant l’âge de trente ans,
avec trois ou quatre enfants à ses basques et un mari qui la ferait travailler
du matin au soir. Erik avait grandi dans une ville et ne savait pas ce qu’était
vraiment la pauvreté avant d’arriver à Weanat.
Il la salua rapidement puis la pria de l’excuser et se dirigea vers le
pavillon qui faisait office d’auberge. Un fermier du nom de Shabo, doué de
l’esprit d’entreprise, avait fabriqué des tables et des bancs en bois grossier
et avait utilisé les gains qu’il touchait en vendant du vin et de la bière de
piètre qualité pour édifier un treillis en bois à côté de sa pauvre hutte. Erik
se disait que s’ils restaient assez longtemps, Shabo deviendrait peut-être un
aubergiste digne de ce nom, s’il continuait à réinvestir son argent pour
améliorer sa petite affaire. Sa dernière trouvaille avait été d’ouvrir une
deuxième porte sur le côté de la hutte afin de pouvoir servir ses clients sur
un comptoir bâti sur toute la longueur du bâtiment. Selon Erik, il risquait de
faire très froid dans la hutte cet hiver, même s’il ne savait pas à quel point
les températures baissaient dans cette région.
Calis, Zila et quelques autres étaient assis à l’une des tables. D’autres
membres de la compagnie de Zila buvaient sans s’arrêter et avaient
réellement l’air abattus. Praji, qui avait rejoint Calis, écoutait parler le
mercenaire en hochant la tête.
— Ça fait trente ans que je me bats, depuis que je suis gamin, et j’ai
jamais rien vu de pareil.
Il vida sa chope de bière d’un trait et s’essuya la bouche du revers de
la main.
Calis regarda Erik en haussant les sourcils.
— Le quart de ces chevaux a besoin de se reposer pendant un mois
sans rien faire d’autre que paître. Un autre quart doit être immédiatement
abattu. Les autres pourront de nouveau être montés s’ils se reposent pendant
une semaine.
Calis hocha la tête.
— On a pas beaucoup d’argent, avoua Zila. Ça paye pas d’être du
côté des perdants. Mais on vous achètera quelques montures si vous en avez
à vendre.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda Calis.
— On va à Maharta. Le raj va envoyer ses Royaux Immortels pour
aider le roi-prêtre de Lanada à défendre sa cité contre les peaux-vertes et
leur armée. Ce qui veut dire que, pour une fois, les éléphants de guerre de
Maharta et les maniaques drogués de Lanada seront du même côté.
— L’urgence doit être bien grande, en effet, pour que ces deux vieux
ennemis acceptent de combattre côte à côte.
Zila, d’un geste, fit comprendre à Shabo qu’il voulait une autre bière.
L’aubergiste s’empressa de venir remplacer la chope vide.
— C’est vrai, fit le mercenaire, mais ça veut dire aussi que le raj va
avoir besoin de plus de combattants pour maintenir le calme dans sa cité,
alors il va y avoir du travail pour nous. Même si c’est juste pour empêcher
des fermiers de se bagarrer, moi ça me va, après ce qu’on vient de traverser.
(Il regarda Calis et Praji.) Vous dites que vous étiez à Hamsa ?
— En effet, répondirent les deux hommes en même temps.
— C’était dix fois pire à Khaipur. Avant le début de cette guerre, on
était comme vous, une compagnie de mercenaires qui exerçaient leur métier
à Khaipur et dans les plaines de la réunion du printemps.
Erik savait qu’il parlait de cette rencontre annuelle entre les Jeshandis
et d’autres tribus qui s’aventuraient en bordure des steppes pour commercer
avec les nomades des terres orientales.
— On travaillait aussi le long de la Vedra, poursuivit Zila. Une fois,
on a même escorté une caravane à travers la plaine de Djams, jusqu’à
Palamds, sur le fleuve Satpura. (Il secoua la tête.) Mais cette guerre
ressemble à rien de connu. On s’est engagés après la chute de Kilbar.
J’avais entendu dire par les survivants à quel point ç’avait été terrible, mais
rien nous avait préparés à ce qui s’est passé à Khaipur. (Il s’arrêta comme
pour mieux rassembler ses pensées.) Le raj nous a engagés pour servir de
sentinelles et porter des messages. Il avait à sa disposition une de ces belles
petites armées qui ont l’air si jolies lors des parades, mais il savait qu’il
aurait besoin de vétérans pour ralentir l’ennemi pendant qu’il engagerait
quelques fils de pute pour entraîner ses soldats et en faire de vrais
combattants. Mes copains et moi, on est pas des Jeshandis mais on sait
suffisamment bien monter à cheval.
« Un mois après avoir été engagés, on a aperçu les envahisseurs pour
la première fois. Une compagnie comme la vôtre, avec environ soixante
vétérans, s’en est pris à notre position la plus avancée, puis s’est retirée sans
faire beaucoup de dégâts et sans avoir de blessés. On a rapporté l’incident et
on a attendu le prochain assaut.
« On s’est réveillés un matin et le ciel au nord-ouest était noir de
poussière. Une semaine plus tard, on a vu apparaître dix mille hommes et
chevaux. (Zila éclata d’un rire amer.) Le vieux Bilbari en a fait dans son
pantalon, et il était pas le seul à avoir les culottes marron ce jour-là. On était
peut-être deux cents dans un fort pas aussi solide que celui-là et il nous a
fallu qu’une minute pour décider de foutre le camp vite fait.
« Quand on est arrivés devant les murs de la cité, toutes les
compagnies au nord et à l’ouest de Khaipur entraient aussi. Y’a pas eu de
combats ce jour-là, sauf aux portes de la cité. Ensuite, ils nous sont tombés
dessus.
Il dévisagea chaque personne présente dans l’auberge, car désormais
tout le monde le regardait et l’écoutait attentivement.
— Certains des garçons là-bas ont donné tout ce qu’ils avaient. Au
bout de trois mois de siège, les jolis soldats du raj étaient devenus les plus
rudes que j’aie jamais connus. Faut dire qu’ils se battaient pour sauver leurs
foyers, alors ils étaient plus motivés que nous.
Il se tut. Calis respecta son silence pendant un long moment avant de
lui demander :
— Quand ont-ils exigé votre reddition ?
Zila parut mal à l’aise.
— C’est à cause de ça que tout est parti de travers.
Erik savait, d’après ce qu’il avait entendu dire dans le camp, que le
comportement des mercenaires était régi par des traditions et des
conventions très strictes. L’attitude de Zila paraissait suggérer qu’il s’était
passé à Khaipur des choses sortant de l’ordinaire.
— Pourquoi ? finit par demander Calis.
— Ils ont pas exigé de reddition. Ils se sont avancés jusqu’à la limite
de portée de nos flèches et ont commencé à creuser des tranchées et à
préparer leurs engins de siège. Après ça, pendant une semaine, y’a pas eu de
vrais combats, on a juste tiré quelques flèches depuis la muraille pour les
garder en état d’alerte. Le raj était brave pour quelqu’un qui, de toute sa vie,
avait jamais tenu qu’une épée de cérémonie. Il a pris la tête de son armée…
Zila ferma les yeux et couvrit ses paupières de la main. Pendant
quelques instants, Erik crut qu’il pleurait, mais lorsque le mercenaire retira
sa main, ce ne fut pas des larmes que vit le jeune homme. C’était de la
colère à peine contenue.
— Ce bâtard stupide est resté planté là avec sa couronne en or et son
éventail en plumes de paon – que les dieux le maudissent – pendant que les
lézards s’activaient sous ses murs. Il leur a ordonné de partir ! Non mais,
est-ce que vous imaginez ça ?
— Quoi d’autre ? voulut savoir Calis.
— Il comprenait pas que c’était pas une guerre où on se battait au
beau milieu de la plaine pour prendre le contrôle des routes commerciales
ou régler une question d’honneur avec le raj de Maharta ou le roi-prêtre de
Lanada. Il a pas compris, même lorsqu’ils ont envahi son palais tel un
essaim d’insectes et ont commencé à massacrer ses femmes et ses enfants
sous ses yeux… (Zila ferma de nouveau les yeux.) Je crois pas non plus
qu’il ait compris ce qui lui arrivait lorsqu’ils l’ont soulevé pour l’empaler
devant son propre palais, chuchota-t-il.
— Ils l’ont empalé ? s’écria Erik étourdiment.
Calis regarda le jeune homme puis tourna de nouveau son attention
vers le mercenaire.
— Il y a autre chose, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que vous ne dites pas ?
— Ah, c’est une sale histoire, soupira Zila. Et la raconter, ce serait
dire du mal des morts, et de moi aussi, pour être franc.
— La paix du camp vous protège, lui rappela Praji, qui paraissait plus
laid encore en raison des noirs soupçons qu’il nourrissait. Est-ce que vous
avez trahi le raj ?
Zila acquiesça.
— Bilbari et les autres… Vous savez que pour quelqu’un de rusé, il
est toujours facile de sortir d’une cité en état de siège avec un peu d’argent,
dit-il comme s’il ne savait par où commencer. Les lézards ont pas exigé de
reddition. Ils ont simplement lancé assaut après assaut. J’avais jamais
rencontré d’hommes aussi terribles que ceux qui se battaient pour eux, et
pourtant j’en ai connu des assassins au cœur noir. Mais les lézards… (Il but
une grande gorgée de bière.) Ils font deux mètres quatre-vingt-dix ou trois
mètres de haut et ont les épaules larges comme deux hommes. Un seul coup
de leur épée peut vous engourdir le bras jusqu’à l’épaule ou briser un
bouclier en deux. Ils connaissent pas la peur. Ils ont pas attaqué jusqu’à ce
qu’une brèche s’ouvre dans la muraille. (Il secoua la tête.) Ou plutôt jusqu’à
ce qu’on abandonne notre poste et qu’on leur laisse le mur.
« Ils ont envoyé un émissaire, qui a réuni mon capitaine et quelques
autres types et leur a raconté qu’après la bataille il y aurait pas de quartier.
Toutes les personnes présentes dans la cité allaient être passées au fil de
l’épée. Il a dit que ceux qui les laisseraient entrer auraient le droit de
prendre part au pillage.
Praji se leva lentement. On eût dit qu’il était sur le point d’attaquer le
mercenaire. Il dévisagea Zila pendant un long et angoissant moment puis
cracha sur le sol et s’en alla. Calis, pour sa part, paraissait plus intéressé par
les faits qu’enclin à condamner l’individu.
— Quoi d’autre ?
— Le capitaine nous a tout raconté, on savait qu’on était battus. Tous
les jours, ils recevaient des hommes et du matériel en plus alors que nous,
on arrêtait pas de s’affaiblir. En plus, quelqu’un avait mis le feu à un dépôt
de grain…
Erik fit la grimace. Il savait que la poussière de grain en suspension
dans l’air pouvait exploser au contact d’une allumette ou d’une étincelle.
C’est pourquoi il était interdit d’allumer un feu à proximité du moulin ou du
silo à grain de Ravensburg.
— L’explosion a détruit la moitié des réserves de grain et un pâté de
maisons entier. Après ça, quelqu’un a empoisonné une bonne partie du vin
qui se trouvait dans les réserves près du palais, et au moins une vingtaine
d’hommes sont morts en hurlant et en se tenant le ventre. (Lorsqu’il ferma
les yeux, cette fois, une larme de frustration, de rage et de regret coula sur
sa joue.) Et je vous ai pas encore parlé de leurs maudits lanceurs de sorts !
Le raj avait embauché des magiciens lui aussi, et certains étaient même
doués. Mais les lézards sont plus forts. On entendait des bruits étranges
pendant la bataille et alors un homme se mettait à hurler, terrifié, peu
importe la tournure que prenait le combat. Des rats sont sortis par milliers
des égouts, en plein jour, pour nous mordre les chevilles et grimper sur nos
jambes. Il y avait aussi des nuages de mouches si épais qu’on les respirait
ou les avalait dès qu’on ouvrait la bouche.
« Le pain frais avait un goût de moisi à peine quelques minutes après
la sortie du four et le lait tournait dans le seau sous le pis de la vache. Et
pendant ce temps-là, les lézards continuaient à creuser leurs tranchées et à
nous bombarder avec leurs engins de siège.
« Je sais pas si vous auriez agi autrement à ma place, mais j’en doute,
ajouta Zila d’un air de défi en regardant les visages qui l’entouraient. Mon
capitaine est venu nous trouver pour nous expliquer ce qui allait se passer.
On savait qu’il était pas du genre à nous mentir et aussi qu’il était pas un
lâche. Vous dites que vous le connaissiez ? demanda-t-il à Calis d’un ton
accusateur.
— Ce n’était pas un lâche, admit le demi-elfe en hochant la tête.
— Ce sont les lézards qui ont violé le contrat en changeant les règles
du combat. Ils nous ont pas laissé le choix.
Une voix s’éleva derrière eux :
— Comment vous êtes-vous échappés ?
Erik regarda par-dessus son épaule et aperçut de Loungville, qui était
arrivé pendant le récit du mercenaire.
— Il y a un truc que l’envoyé des lézards lui avait dit qui plaisait pas
à notre capitaine. Je sais pas exactement de quoi il s’agit, mais ce qui est sûr
c’est que, quand ils ont empalé le raj devant son propre peuple, ils ont dit à
tous les survivants qu’ils avaient le choix entre servir leurs nouveaux
maîtres ou être empalés à côté de l’ancien.
— On ne vous a pas laissé une journée d’avance pour quitter la cité ?
s’étonna Foster, qui se trouvait derrière de Loungville.
Erik s’écarta pour qu’ils puissent mieux voir Zila.
— On nous a même pas laissé le temps de ramasser nos propres
affaires. Mais Bilbari savait que les lézards avaient une idée derrière la tête
et nous a rassemblés près de la plus petite porte au sud de la cité. On s’est
taillé un chemin à coups d’épée pour sortir mais ils étaient trop occupés
pour envoyer quelqu’un à notre poursuite. C’est là qu’est mort notre
capitaine, en essayant de nous faire sortir de la cité qu’on avait trahie.
— C’était le choix de Bilbari, répliqua Calis.
— Je serais un menteur si je vous faisais croire ça. On était sous
contrat avec Bilbari, c’est vrai, mais on était libres de le quitter. Alors on a
voté, c’est la coutume chez les mercenaires.
— Quel a été le résultat du vote ? demanda de Loungville.
— C’est important ?
— Tu parles que c’est important ! répliqua l’autre, le visage figé en un
masque de colère. Changer de camp, c’est la pire chose qu’un homme
puisse faire.
— Tout le monde a voté pour partir, répondit Zila.
— Vous pouvez profiter de la paix du camp jusqu’à après-demain, à
l’aube, annonça Calis. Veillez à vous trouver loin d’ici lorsque le soleil se
lèvera.
Il se leva. Erik s’empressa de le rejoindre alors qu’il allait sortir du
pavillon.
— Capitaine !
Calis s’arrêta et Erik fut choqué de découvrir la colère inscrite sur son
visage.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda le demi-elfe.
— Certains de leurs chevaux ont besoin de se reposer. Sinon, ils ne
vaudront plus rien d’ici deux jours.
— C’est le problème de Zila et de ses compagnons, pas le nôtre.
— Capitaine, je me fiche pas mal de ce qui peut arriver à Zila et à ses
hommes ; moi, ce qui m’intéresse, ce sont les chevaux.
Calis le regarda.
— Occupe-toi au mieux de ces bêtes, mais ne fais rien de spécial pour
elles. De l’eau et du foin, c’est tout ce que nous allons leur donner. Ce que
leurs cavaliers achètent aux villageois, ça les regarde.
— Il y a un type du nom de Rian qui veut savoir si on veut bien
l’engager. Il dit qu’il ne veut pas aller à Maharta.
Calis se tut quelques instants. Puis il finit par dire :
— Si je vois un seul de ces traîtres traîner encore ici après-demain
quand le soleil se lèvera, il sera immédiatement abattu.
Erik hocha la tête et retourna à l’enclos, où il retrouva Rian.
— Mon capitaine a dit qu’il n’y avait plus de place dans la
compagnie.
L’expression du mercenaire changea et Erik crut un instant qu’il allait
s’insurger contre cette décision.
— Très bien, finit-il par dire. Est-ce que tu vas me vendre un cheval ?
— Je ne crois pas que mon capitaine me remercierait si tu restais ici.
Garde le peu d’or que tu as, ajouta Erik en baissant la voix. Prends ce
hongre roux qui est là-bas. (Il montra le cheval du doigt.) Je viens juste de
lui enlever le bandage qu’il avait à la jambe – il n’arrêtait pas de ruer sans
raison. Il a une pierre à la place du cerveau, mais il est assez en forme pour
te permettre de partir d’ici dans deux jours.
— Je ne crois pas que j’attendrai aussi longtemps, répliqua Rian. Mon
capitaine est mort et la compagnie a disparu avec lui. Je vais aller au sud
pour essayer de trouver un travail avant qu’ils apprennent la nouvelle. Dès
qu’on sait que tu es un traître, plus personne ne veut te faire confiance.
Erik hocha la tête.
— Zila a dit que vous n’aviez pas le choix.
Rian cracha par terre.
— On l’a toujours. On peut mourir honorablement ou vivre dans la
honte, et il s’agit bien d’un choix. Ce raj était un homme, un vrai. Il n’avait
peut-être jamais combattu de sa vie, mais lorsque le moment est venu de se
rendre, il a craché par-dessus le mur. Il s’est mis à pleurer comme un bébé
quand ils l’ont soulevé pour l’empaler et a hurlé quand il a senti le pieu
s’enfoncer dans ses entrailles. Mais pendant qu’il agonisait et que son sang
et sa merde coulaient le long du pieu, il a jamais demandé grâce. Si Khali-
shi a en elle la moindre bonté, elle lui donnera une autre chance sur la Roue.
— Zila a dit qu’on ne vous avait pas laissé une chance de vous rendre,
s’étonna Erik.
— Zila n’est qu’un salaud doublé d’un menteur. C’était notre caporal,
et depuis la mort du capitaine et du sergent, il pense qu’il est notre chef.
Personne ne lui a fait la peau pour l’instant parce qu’on est trop fatigués.
— Viens avec moi.
Erik conduisit Rian jusqu’à la hutte que Calis utilisait en guise de
quartier des officiers. Le jeune homme demanda à voir le capitaine. Lorsque
ce dernier sortit du bâtiment, il regarda Rian, puis Erik.
— Qu’y a-t-il ?
— Je pense que vous devriez écouter ce que cet homme a à vous dire.
Rian, est-ce que les envahisseurs ont proposé au raj de se rendre ?
Le mercenaire haussa les épaules.
— Ils l’ont fait, mais le raj leur a répondu qu’il brûlerait en enfer
avant de leur ouvrir les portes de sa cité. Après ça, il a laissé partir les
capitaines qui le voulaient, sans les payer, bien sûr. (Rian soupira.) Si vous
avez connu Bilbari, vous savez aussi que c’était une sacrée tête de mule, et
cupide avec ça. Il a reçu un bonus pour avoir accepté de rester et ensuite il a
passé un accord avec les lézards pour trahir la cité et participer au pillage.
(Il secoua la tête.) Mais le pire, c’est qu’ils nous ont doublés à leur tour, la
pire trahison de toutes : dès que les incendies ont été allumés et que le
pillage a commencé, les lézards ont commencé à pourchasser les
compagnies de mercenaires les unes après les autres. Ceux qui ont résisté
sont morts, les autres ont eu le choix entre le pal et l’allégeance aux
vainqueurs. On n’a pas eu droit à une journée d’avance, ni à rendre les
armes. Servir ou mourir ; c’était ça, le choix. Seule une poignée d’entre
nous a réussi à sortir.
Calis secoua la tête.
— Comment avez-vous pu trahir votre serment ?
— Je ne l’ai jamais trahi, répondit Rian en affichant pour la première
fois une certaine émotion. Non, jamais, répéta-t-il en regardant Calis droit
dans les yeux. Mais dans la compagnie, on avait juré de servir tous
ensemble jusqu’à la mort, comme des frères. On a voté, et ceux qui ont
choisi de rester pour se battre ont perdu. Mais on s’était juré de rester
ensemble bien avant d’accepter l’or du raj, et que je sois pendu si j’allais
laisser mes frères mourir simplement parce qu’ils avaient tort !
— Alors, pourquoi avoir demandé à nous rejoindre ? s’enquit
froidement Calis.
— Parce que Bilbari est mort et que notre confrérie est brisée. (Il
semblait sincèrement triste.) Vous savez que Bilbari prenait soin de ses
hommes, à sa façon. Certains d’entre nous se battaient pour lui depuis dix
ou quinze ans, capitaine. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il était comme un
père pour nous, non, c’était plutôt comme un grand frère. Et il n’hésitait pas
à tuer le premier qui s’en prenait à ses hommes. Je mets mon épée au
service des autres depuis que j’ai l’âge de quinze ans et la compagnie de
Bilbari, c’est la seule famille que j’aie jamais connue. Seulement, cette
famille, maintenant, elle est morte. Après Khaipur, plus personne ne va
vouloir nous prendre à son service et je vais devoir devenir bandit ou me
laisser mourir de faim.
— Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? demanda Calis.
— J’aimerais bien partir dès ce soir et prendre un peu d’avance sur la
nouvelle qui ne manquera pas d’arriver dans le sud, elle aussi. Je prendrai
peut-être un bateau à Maharta si je n’arrive pas à me faire embaucher là-bas
et je remonterai jusqu’à la Cité du fleuve Serpent ou je descendrai vers
Chatisthan, quelque part où personne me connaît. Je trouverai bien une
autre compagnie ou un marchand qui a besoin d’un garde du corps. (Il
regarda en direction du nord pendant quelques instants, l’air songeur.) Mais
avec ce qu’il y a là-bas, je ne crois pas qu’aucun d’entre nous puisse vivre
paisiblement où que ce soit. Je n’ai jamais vu de guerre comme celle-là.
Vous avez vu la fumée, capitaine ?
Calis hocha la tête.
— Quand ils ont eu fini, les lézards ont mis le feu à la cité, expliqua
Rian. Je parle pas d’un incendie ici ou là, non, ils ont réduit la ville entière
en cendres. On les a vu faire depuis une colline au sud de Khaipur, juste
avant de fuir pour sauver notre peau. (Il baissa la voix comme s’il avait peur
que quelqu’un épie leur conversation.) D’un bout à l’autre de la plaine, le
feu brûlait et la fumée s’élevait si haut qu’elle s’aplatissait et traversait les
nuages comme une immense tente. La suie est retombée du ciel pendant des
jours et des jours, après ça. Vingt ou trente mille soldats se tenaient épaule
contre épaule devant les portes et ils criaient, et ils riaient et chantaient
pendant qu’ils massacraient ceux qui refusaient de les servir. C’est là que je
l’ai vue, elle.
— Qui ? demanda Calis, brusquement très intéressé.
— Certains l’appellent la reine Émeraude. J’étais loin, alors je n’ai
pas vu son visage. Il y avait un régiment de lézards montés sur ces énormes
chevaux, et un gros chariot, le plus gros que j’aie jamais vu. Là-dessus, il y
avait cet immense trône en or. Une femme y était assise et elle portait une
robe longue. J’ai vu les émeraudes étinceler à son cou et à ses poignets, et il
y en avait aussi sur sa couronne. Les lézards sont devenus comme fous, ils
se sont mis à siffler et à chanter, et même certains hommes les ont imités.
Tout le monde s’est incliné sur le passage de la reine.
— Vous venez de nous aider, dit alors Calis. Prenez une nouvelle
monture et la nourriture dont vous avez besoin. Vous pourrez vous glisser
hors du village pendant la relève, au coucher du soleil.
Rian le salua et partit. Erik fit mine de s’en aller lui aussi, mais Calis
le retint.
— Garde pour toi ce que tu viens d’entendre.
Erik acquiesça.
— Et les chevaux, capitaine ?
Calis secoua la tête.
— Très bien, céda-t-il. Fais ce que tu peux, mais veille à ne pas mettre
en danger nos propres chevaux. Ne leur donne pas de médicaments qu’on
ne pourrait pas remplacer… Du moins, pas facilement.
Erik était sur le point de le remercier, mais Calis tourna les talons et
réintégra la hutte, le laissant seul. Au bout d’un moment, le jeune homme
retourna voir les chevaux. Il y avait beaucoup à faire et certains des
compagnons de Zila risquaient de partir à pied dans deux jours si Erik ne
réussissait pas à accomplir des miracles.
— Erik !
Le jeune homme leva les yeux et aperçut Embrisa, qui se tenait tout
près, à l’extérieur du corral où il examinait la jambe d’un cheval.
— Bonjour, dit-il.
— Est-ce que tu peux venir dîner à la maison ce soir ? lui demanda-t-
elle timidement.
Erik sourit. La jeune fille lui avait déjà posé la question à deux
reprises, afin qu’il puisse rencontrer ses parents. Même s’il les connaissait
de vue pour les avoir croisés sur le marché, Embrisa tenait à ce que cette
rencontre soit officielle. Visiblement, elle avait décidé qu’Erik devait la
courtiser, une attention qui troublait le jeune homme autant qu’elle le
flattait.
S’ils avaient été à Ravensburg, elle aurait dû attendre encore deux ans
avant d’avoir l’âge de se marier. Mais les habitants de Weanat étaient bien
plus pauvres. Ici, les enfants représentaient des mains supplémentaires qui
pouvaient travailler dès trois ans dans les champs en ramassant le grain qui
tombait des épis lors de la récolte. A six ou sept ans, ils apportaient leur
contribution aux gros travaux. Un garçon devenait un homme à douze ans et
un père à quinze.
Il s’avança jusqu’à la clôture, la franchit et s’arrêta.
— Viens là, lui dit-il à voix basse.
Embrisa s’approcha de lui et il la regarda en lui posant la main sur
l’épaule.
— Je t’aime vraiment beaucoup, expliqua-t-il sans élever la voix. Tu
es l’une des filles les plus gentilles que j’aie jamais rencontrées, mais je vais
bientôt partir.
— Tu pourrais rester, s’exclama-t-elle précipitamment. Tu es un
mercenaire, pas un soldat, et tu pourrais quitter cette compagnie. Un
forgeron serait quelqu’un d’important ici et tu pourrais vite devenir notre
chef.
Erik se rendit brusquement compte qu’Embrisa n’était pas seulement
jolie, elle savait aussi se montrer rusée en jetant son dévolu sur l’homme de
la compagnie le plus susceptible de devenir riche, du moins dans ce
village – si seulement il acceptait de rester pour exercer son métier.
— N’y a-t-il pas un garçon qui…
— Non, répliqua-t-elle aussitôt, partagée entre la gêne et la colère. La
plupart sont trop jeunes ou déjà mariés. Les filles sont plus nombreuses à
cause des guerres.
Erik hocha la tête. Parmi les membres de sa compagnie se trouvait
plus d’un fils de fermier parti de chez lui pour devenir soldat ou bandit.
Brusquement, Roo apparut à leurs côtés. Erik devina qu’il avait
entendu toute la conversation, même si son ami n’en laissa rien paraître en
s’écriant :
— Embrisa ! Je n’avais pas vu que tu étais là ! Comment ça va ?
— Bien, répondit-elle d’un ton maussade en baissant les yeux.
— Est-ce que tu as parlé avec Henrik, aujourd’hui ? demanda Roo à
son ami, comme si de rien n’était.
Erik savait qu’il s’agissait d’un garçon originaire d’un village proche
de Ravensburg qui servait dans un autre régiment mais avec lequel il avait à
peine échangé quelques mots au cours de leur périple. Henrik était un
homme taciturne qui n’avait pas grand-chose à dire.
— Non, pas aujourd’hui, répondit Erik en se demandant ce que Roo
avait en tête.
— Il dit qu’il reviendra peut-être s’établir ici quand son contrat
prendra fin. Il aime bien ce village et il pourrait bien s’y installer, trouver
une femme – il regarda Embrisa – et construire un moulin.
Embrisa écarquilla les yeux.
— C’est un meunier ?
— Son père l’était, du moins c’est ce qu’il raconte.
— Il faut que j’y aille, intervint la jeune fille. Désolée que tu ne
puisses pas venir dîner, Erik.
Ce dernier se tourna vers Roo après le départ d’Embrisa.
— Merci.
— J’étais pas loin et j’ai entendu ce qui se passait, répondit son ami
en souriant. Je me suis dit qu’un meunier était la seule personne capable de
gagner plus d’argent qu’un forgeron, alors j’ai décidé d’offrir une autre
cible à notre amie.
— Est-ce que Henrik a vraiment envie de rester ou tu t’amuses
seulement à lui créer des problèmes ?
— Je te rappelle que le problème en question est une coquine dotée
d’une ample poitrine et d’un petit derrière bien ferme. Si elle jette son
dévolu sur le fils du meunier, qui sait ? Ça pourrait bien être le grand amour.
Peut-être même qu’il aura vraiment envie de rester d’ici demain matin.
— Ou alors il se cachera pour que le père d’Embrisa ne le voie pas,
répliqua Erik en secouant la tête.
— Peut-être, mais vu que son père est du côté du fleuve avec sa
femme et ses fils, et qu’il a laissé Embrisa ici toute seule, je pense qu’elle
mettait un piège en place pour toi. (Il jeta un coup d’œil dans la direction où
était partie la jeune fille.) Ce doit être agréable de passer une nuit avec elle.
— Roo, elle n’a pas encore quinze ans.
— Par ici, c’est assez vieux pour devenir mère. Dans tous les cas, ça
lui servira pas à grand-chose de mettre l’un d’entre nous dans son lit, parce
que ça m’étonnerait que le capitaine nous laisse partir.
— C’est vrai, admit Erik.
— En plus, on part dans deux jours.
— Quoi ?
— Des messagers sont arrivés du sud il y a dix minutes environ. De
nouveaux soldats vont nous rejoindre d’ici deux jours et quand ils seront
tous là, on partira pour le Nord.
— Alors je ferais bien de me remettre au travail, reprit Erik. Il faut
que je m’occupe du problème des chevaux de Zila. Je crois qu’on va devoir
laisser une douzaine de bêtes ici.
— Ce sont les villageois qui vont être contents, fit Roo en souriant. Ils
mangeront ceux qui ne sont plus capables de tirer une charrue.
Erik hocha la tête, car il savait que ce n’était pas vraiment une
plaisanterie.
— Viens me donner un coup de main.
Roo protesta pour la forme et suivit Erik dans le corral pour abattre
les chevaux trop malades pour continuer.

Erik regardait en direction de la porte sud et attendait. Zila et ses


hommes avaient quitté Weanat la nuit précédente, comme convenu, et voilà
que la nouvelle compagnie arrivait plus tôt que prévu. De Loungville avait
déjà fait passer la consigne : si les cavaliers arrivaient avant midi, tout le
monde partirait dès la fin du rassemblement, à l’exception d’une douzaine
d’hommes qui resterait ici pour garder la forteresse au cas où Calis aurait
besoin de se replier. Cette fois, Erik comprenait la logique du système. Une
douzaine de soldats bien armés n’aurait aucun mal à défendre ce village
contre trois fois leur nombre de bandits. Si les habitants prenaient part au
combat, c’était même une petite armée qu’il faudrait pour s’emparer du fort.
Déjà, sans qu’on eût besoin de leur en donner l’ordre, des hommes se
hâtaient de tout préparer en vue du départ. Puis Erik aperçut une tête connue
au milieu des cavaliers qui franchissaient la porte.
— Greylock ! s’exclama-t-il.
Owen Greylock se retourna et vit le jeune homme. Il lui prit le bras
pour le saluer puis l’attira contre sa poitrine en lui donnant une tape dans le
dos.
— Tu as l’air en forme, annonça-t-il en libérant Erik.
— On pensait bien avoir aperçu votre crinière grise sur le Ranger au
cours de la traversée, mais on ne vous a pas vu sur le rivage.
L’ancien maître d’armes de la lande Noire ôta le foulard qui lui avait
servi à se préserver de la poussière de la route.
— C’est parce que je n’ai pas débarqué. J’ai continué à faire voile
vers la Cité du fleuve Serpent avec quelques soldats, en vue de mettre au
point quelques arrangements. Puis je suis allé jusqu’à Maharta m’occuper
d’autres problèmes. Après ça, le Ranger est reparti pour Krondor. Nous, on
a eu droit à une chevauchée infernale d’une semaine pour arriver jusqu’à
Lanada et rebelote en venant ici.
D’autres soldats, vêtus d’habits en loques, franchirent la porte à leur
tour.
— Qui sont-ils ? demanda Erik d’un ton dubitatif.
— Ne te laisse pas berner par les guenilles qu’ils portent. Ce sont
quelques-uns des meilleurs soldats de ce continent, choisis par notre ami
Praji au cours des dernières années. Nous avons besoin de nous fondre dans
la masse, ajouta Owen en baissant la voix.
— Mais qu’est-ce que vous faites ici ? reprit Erik, qui n’en revenait
pas. La dernière fois que je vous ai vu, c’était avant mon arrestation.
— C’est une longue histoire. Laisse-moi faire mon rapport à Calis.
Ensuite, quand nous aurons abreuvé nos chevaux, je partagerai un verre de
vin avec toi et te raconterai tout.
— Il va falloir attendre ce soir, quand on montera le camp, expliqua le
jeune homme. On part dans une heure. Vous avez juste le temps de changer
de cheval et de manger un morceau avant de vous remettre en route.
— Ce bâtard ne laissera pas une minute de répit à mon dos, n’est-ce
pas ? gémit Greylock.
— J’en ai bien peur, approuva Erik. Venez, il reste encore quelques
bons chevaux et je vais vous en choisir un qui ne vous fera pas trop mal au
dos.
Greylock éclata de rire.
— Passe devant, je te suis.
Chapitre 16

LE RENDEZ-VOUS DES
MERCENAIRES

Calis ordonna une halte.


Erik et ses compagnons, le premier groupe dans la file qui suivait le
capitaine et de Loungville, s’arrêtèrent et firent passer la consigne. Owen
Greylock chevauchait aux côtés de Calis mais Erik n’avait pas encore eu
l’occasion de lui parler.
Les deux cavaliers qui étaient partis en éclaireurs aux premières
lueurs de l’aube revenaient à présent vers eux au galop. L’un d’eux, un
homme des clans dont Erik ne connaissait pas le nom, annonça :
— Une caravane marchande s’est fait attaquer, à environ une heure
d’ici. Ils ont essayé de résister, mais il n’y avait que six gardes pour le
même nombre de chariots.
— Le marchand voyageait léger, fit remarquer de Loungville.
— Ils n’ont même pas eu le temps d’arrêter les chariots, expliqua
Durany, l’autre éclaireur. On dirait que les attaquants ont surgi des arbres et
les ont criblés de flèches avant qu’ils aient eu le temps de comprendre ce
qui se passait. Ces assassins ont dépouillé tout le monde et emmené leurs
armes, leurs armures et tout ce qu’ils pouvaient porter.
— Combien étaient-ils ? demanda Calis.
— Entre vingt et vingt-cinq, peut-être plus, répondit l’homme des
clans.
— Où sont les bandits maintenant ? intervint Erik.
Calis ignora l’origine de la question mais, d’un hochement de tête, fit
signe aux deux hommes de répondre.
— Ils sont retournés dans les bois, expliqua Durany. On a suivi leurs
traces pendant environ une heure, après quoi ils ont pris la direction du sud.
Depuis ils doivent suivre la route. (Il regarda autour de lui.) On ne les a
jamais rattrapés. Ils sont peut-être déjà en train de revenir dans notre dos.
— Qu’est-ce qu’on fait pour le village ? s’inquiéta de Loungville.
— Nos douze guerriers peuvent le défendre s’ils sont avertis à
l’avance, répondit Calis. Mais ces assassins agissent plus comme une
compagnie de mercenaires déchaînés que comme des bandits. S’ils s’en
prennent par surprise à Weanat… Bobby, prends six hommes et retourne là-
bas pour prévenir les habitants. C’est tout ce que nous pouvons faire pour
eux. Ensuite, rattrape-nous dès que tu le pourras.
De Loungville acquiesça.
— Viens avec moi, dit-il à Erik.
En passant, il fit signe aux cinq compagnons du jeune homme de les
suivre. Ils sortirent des rangs et prirent au galop la direction de Weanat.

La fumée les avertit qu’ils arrivaient trop tard avant même qu’ils
puissent voir le fort. Lorsqu’ils arrivèrent au sommet d’une petite éminence,
ils aperçurent les ruines noircies du mur d’enceinte et la tour encore en
construction qui flambait telle une bannière.
Sans attendre les ordres, Erik éperonna sa monture et s’approcha aussi
près que possible de l’incendie en appelant par leur nom quelques-uns des
villageois qu’il avait appris à connaître. Au bout d’un moment, un homme
sortit des bois.
— Tarmil ! s’écria Erik. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Le villageois, couvert de suie, paraissait épuisé mais n’était pas
blessé.
— Les hommes qui étaient censés partir hier matin sont revenus le
soir avec une autre bande et ont demandé à acheter des provisions. Vos
soldats ont refusé et ils se sont disputés parce qu’ils avaient promis de partir
et d’autres choses encore que je n’ai pas suivies. (Il fit un geste en direction
de la route.) Pendant qu’ils se querellaient à la porte sud, l’autre groupe a
escaladé le mur nord et ouvert la porte.
« Vos hommes ont essayé de résister, mais ils se sont retrouvés
encerclés. Certains d’entre nous ont réussi à se faufiler par la porte ou par-
dessus les murs, juste avant que l’incendie soit allumé. Après ça, les bandits
nous ont plus ou moins laissés tranquilles – ils étaient bien trop occupés à
voler ce qu’il y avait dans le village avant que tout parte en fumée.
— Est-ce que tout le monde a réussi à sortir ?
Tarmil secoua la tête.
— Non, je ne crois pas. Certains bandits, je ne sais pas à quelle bande
ils appartenaient, sont partis dans les collines en emmenant deux de nos
femmes : Finia, l’épouse de Drak, et Embrisa. Il y en avait peut-être
d’autres, je ne sais pas.
De Loungville rejoignit Erik et le sermonna.
— Ne t’en va plus jamais comme ça sans ma permission.
— Ils ont emmené des femmes, là-haut, dans les collines.
Robert jura.
— J’avais bien dit à Calis… (Il s’interrompit et regarda Tarmil.)
C’était il y a combien de temps, et combien étaient-ils ?
— Moins d’une heure. Ils étaient cinq ou six.
— Dispersez-vous, ordonna de Loungville à ses hommes, et essayez
de retrouver leurs traces.
Natombi releva des traces indiquant que de nombreux cavaliers
étaient partis vers le sud, tandis que Sho Pi trouvait celles d’un petit groupe
ayant pris la direction des collines. De Loungville fit signe à l’ancien moine
et au légionnaire keshian d’ouvrir la marche. Les autres suivirent.
Ils n’eurent qu’une courte distance à parcourir avant que les cris des
femmes leur révèlent la position des bandits. De Loungville ordonna à ses
six cavaliers de mettre pied à terre et de se déployer en cercle. Puis ils
avancèrent discrètement vers l’origine des cris.
Erik attacha son bouclier à son bras et sortit son épée quelques
instants seulement après avoir attaché son cheval. Il jeta un coup d’œil
autour de lui et vit Roo à sa gauche et Luis à sa droite. Ils avancèrent ainsi à
travers les arbres et tombèrent sur une scène qui fit grincer les dents du
jeune homme.
Deux hommes étaient allongés au-dessus des deux femmes, l’une se
débattant et l’autre restant immobile. Trois autres bandits étaient assis non
loin de là, occupés à boire dans un pichet en terre cuite en regardant le viol.
Un triste cri accompagna la convulsion de l’un des violeurs qui, après avoir
fini, se releva et remonta son pantalon. L’un de ceux qui buvaient jeta le
pichet de côté et commença à déboutonner sa culotte en s’avançant pour
prendre la place du premier.
Il s’arrêta brusquement et regarda la forme immobile sur le sol.
— Dieux et démons, Culli ; tu l’as tuée, imbécile !
— Elle m’a mordu, alors je lui ai couvert la bouche.
— Tu l’as étouffée, idiot !
— Elle ne doit pas être morte depuis plus d’une minute ou deux,
Sajer. Vas-y, elle est encore chaude.
Erik regarda le corps et sentit son cœur se serrer. Il s’agissait
d’Embrisa. Une émotion étrangement familière l’envahit et, l’espace d’un
instant, il revit Rosalyn, dans une position similaire, les vêtements déchirés.
Sans réfléchir, il se leva et s’avança vers les bandits les plus proches. L’un
d’eux observait la dispute entre ses compagnons, mais le deuxième fit mine
de se lever. Il était déjà à moitié debout lorsqu’il mourut : d’un seul geste
fluide, Erik lui détacha la tête des épaules.
Ses camarades chargèrent à leur tour en criant, et les quatre autres
bandits se rassemblèrent pour tenter de se défendre. Le dénommé Culli se
précipita pour ramasser son épée et son bouclier tandis que son copain,
Sajer, saisissait une dague à sa ceinture. Erik s’avança vers lui telle la mort
incarnée.
La peur apparut sur le visage de l’individu, qui se mit en garde pour
se défendre du mieux qu’il pouvait. Erik se jeta sur lui et Sajer plongea pour
tenter une feinte avec sa dague, mais le jeune homme fit un pas de côté et le
frappa avec son bouclier, le projetant au sol. Il leva son épée au-dessus de
sa tête et l’abattit telle la foudre. La lame trancha l’avant-bras levé de Sajer
et l’ouvrit en deux, de l’épaule au ventre.
Erik dut poser le pied sur la poitrine du bandit pour libérer son épée.
Lorsqu’il se retourna, il vit que les trois derniers gredins avaient retiré leur
heaume et jeté leurs armes sur le sol, demandant à se rendre comme les
mercenaires qu’ils étaient. Erik écarquilla les yeux lorsqu’il vit que le
dénommé Culli se trouvait parmi eux. Le regard fou, il s’avança vers lui
d’un pas décidé.
De Loungville s’interposa et tenta de toutes ses forces de repousser le
jeune homme. C’était un peu comme vouloir bouger un arbre, mais il réussit
à ralentir la progression d’Erik.
— Ressaisis-toi, de la Lande Noire ! ordonna-t-il.
Erik hésita et regarda en direction des deux femmes. Les bandits
avaient arraché ses vêtements à Finia qui gisait dans l’herbe, nue et
immobile. Ses petits seins se soulevaient et s’abaissaient lentement au
rythme de sa respiration laborieuse, seul signe attestant qu’elle était en vie.
Embrisa gisait un peu plus loin, tout aussi dénudée, et couverte de sang
depuis le ventre jusqu’aux genoux. Erik se tourna vers Culli.
— Il doit mourir. Tout de suite. Et lentement.
— Tu la connaissais ? demanda de Loungville.
— Oui, répondit le jeune homme en s’étonnant, dans un coin de son
esprit, que ce ne soit pas le cas de son supérieur. Elle avait quatorze ans.
— C’étaient des villageois ! protesta l’un des prisonniers. On savait
pas qu’ils appartenaient à quelqu’un !
Erik voulut de nouveau s’avancer. Cette fois, de Loungville lui donna
un coup d’épaule qui le fit reculer d’un pas.
— Tu ne bouges pas tant que tu n’en as pas reçu l’ordre ! À quelle
compagnie appartenez-vous ? ajouta-t-il en se tournant vers les trois
hommes.
— Ben, c’est-à-dire, capitaine, qu’on se débrouille comme qui dirait
tout seuls, ces derniers temps, expliqua Culli.
— C’est vous qui avez attaqué cette caravane, à une demi-journée
d’ici ?
Culli répondit à cette question par un sourire qui dévoilait ses dents
brisées et noircies.
— Ben, ce serait pas très juste si on s’en attribuait tout le mérite. Y
avait six ou sept autres types avec nous sur ce coup-là, mais y se sont ralliés
à ce groupe qui voulait attaquer ce fort, là, en bas. C’est un gros mec, monté
sur un gros rouan, qui les a rassemblés.
— Zila, grommela de Loungville. Un jour, je lui réglerai son compte.
— Nous, on était dans les bois pour regarder. Quand ils ont
commencé à partir, on est entrés dans le village pour prendre ce qu’on
pouvait, poursuivit Culli. On a vu ces deux filles sortir d’une maison en
flammes alors on a décidé de prendre un peu de bon temps avec elles. (Il
hocha la tête en direction de Finia et d’Embrisa.) On avait pas l’intention
d’être aussi brutaux, mais c’est les deux seules qu’on a pu trouver, et on est
cinq – enfin, on était. Si elles étaient à vous, capitaine, on vous donnera de
l’or, en guise de compensation, vous voyez. Même qu’on dira rien pour les
deux gars que vous avez déjà tués. Nous, on en a tué qu’une. Deux contre
un, c’est plus qu’équitable. Laissez l’autre se reposer pendant une heure ou
deux et je vous parie qu’elle pourrait vous satisfaire tous les six et peut-être
même nous aussi, par-dessus le marché.
— À genoux, ordonna de Loungville.
Biggo, Natombi et Luis obligèrent les trois hommes à s’agenouiller en
les tenant fermement.
— Moi, je veux celui-ci, réclama Erik en montrant Culli. Je vais
l’attacher à plat ventre sur une fourmilière et le regarder mourir en hurlant.
De Loungville se retourna et frappa Erik au visage de toutes ses
forces. Le jeune homme chancela, tomba à genoux et parvint tout juste à ne
pas perdre conscience.
Lorsque sa vision s’éclaircit de nouveau, il vit de Loungville passer
derrière le premier bandit. Avec une économie de mouvement, il sortit sa
dague, attrapa l’individu par les cheveux et lui tira la tête en arrière, lui
tranchant la gorge d’un seul coup.
Les deux autres tentèrent de se relever. Mais Biggo et Luis les
forcèrent à rester à genoux. Erik n’était pas encore debout que les deux
bandits mouraient à leur tour. Le jeune homme s’avança d’un pas
chancelant et secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Il s’arrêta à côté du
corps de Culli et regarda de Loungville, qui lui dit :
— Occupe-toi de la femme. Tout de suite ! ajouta-t-il en voyant Erik
hésiter.
Erik et Roo se dirigèrent vers l’endroit où gisait Finia, les yeux perdus
dans le vague. Lorsque les deux garçons s’agenouillèrent à côté d’elle, son
regard parut s’animer.
— Est-ce que c’est fini ? chuchota-t-elle en reconnaissant Erik et Roo.
Le premier hocha la tête pendant que le second retirait son manteau
pour couvrir la jeune femme. Erik l’aida à se mettre debout. Elle vacilla et
Roo dut passer un bras autour de ses épaules pour l’empêcher de tomber.
— Je lui ai dit de faire ce qu’ils voulaient, murmura-t-elle en
regardant Embrisa. Mais elle les a mordus et griffés. Elle n’arrêtait pas de
hurler et de pleurer, et elle avait le nez qui coulait. Quand ils lui ont couvert
la bouche, elle n’arrivait plus à respirer.
D’un signe de tête, Erik fit comprendre à Roo qu’il devait l’emmener
jusqu’aux chevaux. Ensuite, il ôta son propre manteau et en enveloppa le
corps d’Embrisa. Puis il la souleva et l’emporta comme si elle n’était
qu’endormie.
— Maintenant, tu ne trouveras plus ce riche mari dont tu rêvais,
murmura-t-il.
Il fut le dernier à rejoindre les chevaux et vit que de Loungville
l’attendait et lui tenait les rênes. Il tendit le corps de la jeune fille au sergent,
le temps de se mettre en selle, puis reprit le cadavre dans ses bras.
— Grâce à vous, ils s’en sont tirés à bon compte, lui reprocha Erik
pendant qu’il se mettait en selle à son tour.
— Je sais, répondit de Loungville.
— Ils auraient dû mourir à petit feu.
— Ils méritaient de souffrir, mais c’est quelque chose que je ne
souhaite à personne.
— Pourquoi ? Pourquoi vous souciez-vous du sort de pareils salauds ?
Le sergent rapprocha sa monture de celle du jeune homme, si bien
qu’ils étaient presque nez à nez lorsqu’il répondit :
— Je me fous du sort de ces salauds. Tu pourrais les découper
morceau par morceau pendant une semaine que je me ficherais pas mal de
leurs souffrances. En revanche, ce qui me préoccupe, c’est ce que ça te
ferait à toi, Erik.
Sans attendre de réponse, de Loungville prit la tête du groupe en
criant :
— Retournons au village. On a une sacrée promenade à faire pour
rattraper le capitaine.
Erik le suivit. Il n’était pas très sûr de comprendre ce que le sergent
avait voulu dire mais ses paroles le troublaient.
Ils arrivèrent au campement de Calis une heure après la tombée de la
nuit. Comme toujours, le capitaine avait donné l’ordre de construire des
fortifications complètes, et lorsque de Loungville et sa petite troupe se
présentèrent à la porte, un garde leur demanda quel était leur nom.
— Bien joué, répliqua un de Loungville fatigué. Maintenant, baissez-
moi cette porte ou je vous arrache les oreilles.
Personne parmi les Aigles cramoisis ne pouvait manquer de
reconnaître cette voix. On baissa donc le pont-levis. Les sabots des chevaux
résonnèrent sur le bois et le métal lorsqu’ils franchirent le fossé creusé tout
autour du mur d’enceinte. Lorsqu’ils arrivèrent au centre du camp, Calis les
y attendait.
— Zila et les bandits ont fait cause commune et incendié le village,
lui apprit le sergent. La plupart se sont enfuis. (Il jeta un coup d’œil à Erik.)
Ils ont tué une gamine et on a exécuté les cinq types qui avaient fait ça.
Calis hocha la tête et fit signe à de Loungville de le suivre dans la
tente de commandement. Erik prit les rênes du cheval du sergent et
l’emmena avec le sien à l’endroit où étaient parquées toutes les bêtes. Il
s’occupa d’elles pendant plus d’une heure, les laissant reprendre haleine, et
nettoya leurs sabots, effaça les marques qu’avait laissées la selle et leur
donna du fourrage. Lorsqu’il eut fini, il avait mal jusqu’aux os mais savait
que ce n’était pas uniquement dû à la fatigue du combat et de la longue
chevauchée. Il avait tué ces hommes sans effort.
Tandis qu’il marchait vers la tente que ses compagnons avaient
montée, il se rappela ce qu’il avait fait. Le premier qu’il avait tué n’était
qu’un obstacle, rien de plus. Il n’avait pas voulu le décapiter, seulement le
pousser hors de son chemin. Luis avait dit par la suite qu’il s’agissait d’un
coup terrible, comme celui avec lequel il avait pratiquement coupé en deux
l’autre bandit, mais tout cela paraissait loin à Erik, comme si quelqu’un
d’autre s’était battu à sa place. Pourtant, il se souvenait clairement des
odeurs : la fumée du village en flammes charriait la puanteur de la sueur et
des excréments mêlée à la morsure métallique du sang et aux effluves âcres
de la peur. Il se rappelait qu’il avait les tempes battantes et que le choc des
coups qu’il avait donnés était remonté le long de son bras, mais tout cela
était loin, comme étouffé, et il n’arrivait pas vraiment à comprendre ce qui
s’était passé.
Le jeune homme savait au moins une chose : il aurait voulu que le
meurtrier d’Embrisa souffre avant de mourir. Il aurait voulu qu’il éprouve la
même douleur qu’elle, en mille fois plus intense, mais voilà qu’il était mort
et ne ressentait plus rien. Si l’on en croyait Biggo, Lims-Kragma s’apprêtait
à le juger mais, même si c’était vrai, il ne lui serait infligé aucune des
souffrances de cette vie terrestre.
Peut-être de Loungville avait-il raison. Erik s’aperçut que c’était lui,
maintenant, qui souffrait, et cela l’attrista et le mit en colère à la fois. Il
arriva devant la tente et vit que Roo s’était déjà occupé de monter la section
de son ami, si bien que l’abri de toile l’attendait, entièrement fini.
— Merci, dit Erik en regardant son ami d’enfance.
— Bah, protesta Roo, tu passes assez de temps comme ça à t’occuper
de mon cheval.
— Et du mien, ajouta Biggo.
— Et de tous les autres, admit Luis. Vous croyez qu’on devrait payer
ce gamin pour le remercier de sa gentillesse ?
Erik regarda le Rodezien, qui faisait rarement preuve de sens de
l’humour, et vit que ce dernier, pourtant connu pour son tempérament
coléreux, le regardait chaleureusement.
— Peut-être bien, approuva Biggo. Ou on pourrait continuer à monter
et démonter sa partie de la tente, comme on a fait ce soir.
— Je peux m’en charger, répliqua Erik. Personne n’est obligé de faire
ce travail à ma place.
Il ne s’attendait pas à percevoir une telle note d’irritation dans sa voix
et s’aperçut brusquement qu’il était très en colère. Biggo, assis sur son sac
de couchage, se leva et le rejoignit dans l’étroite allée qui séparait les deux
rangées de paillasses.
— On le sait bien, fiston. C’est juste que tu fais plus que ta part du
boulot. Personne n’a rien dit, mais tu es devenu le maître palefrenier de
notre petite compagnie d’assassins.
Le mot « assassin » fit brusquement remonter à l’esprit du jeune
homme la vision des trois bandits à qui de Loungville avait tranché la
gorge. Il se sentit brusquement nauséeux et son corps s’échauffa comme si
la fièvre s’était emparée de lui. Erik ferma les yeux une seconde.
— Merci, je sais que vous voulez bien faire… (Il s’interrompit et se
redressa du mieux qu’il put dans l’espace restreint de la tente.) Je reviens
tout de suite. J’ai besoin d’air.
— N’oublie pas qu’on est de garde dans deux heures, lui cria Roo
tandis qu’il sortait de l’abri.
Erik traversa le camp en essayant de se calmer. Mais son estomac ne
cessait de se contracter, lui donnant l’impression qu’il allait être malade. Il
courut jusqu’à la fosse d’aisance et arriva juste à temps pour éviter de faire
dans son pantalon.
Au bout de quelques minutes atroces, qu’il passa accroupi avec
l’impression de chier du feu, il sentit son estomac se retourner et se retrouva
en train de vomir dans la fosse. La crise passa enfin et le laissa sans forces.
Il se rendit au bord du cours d’eau le plus proche et fit une rapide toilette.
Puis il revint près du feu de camp, où il retrouva Owen Greylock,
occupé à se servir un bol de ragoût accompagné d’un morceau de pain.
Erik avait beau avoir complètement vidé ses intestins quelques
minutes plus tôt, il s’aperçut en humant le ragoût qu’il mourait de faim.
Tandis qu’Owen le saluait, le jeune homme attrapa un bol en bois et se
servit une bonne louche de nourriture, sans faire attention au liquide brûlant
qu’il versait partiellement sur sa main et son poignet.
— Fais attention ! lui conseilla Owen. Par tous les dieux, tu risques de
te brûler.
Erik porta le bol à ses lèvres et but une longue gorgée avant de
répondre :
— La chaleur ne me gêne pas, à cause des années que j’ai passées à la
forge, je suppose. Par contre, je suis très sensible au froid.
Owen se mit à rire.
— Tu as faim, on dirait ?
Son protégé arracha un gros morceau de pain à l’une des miches
posées sur la table.
— Est-ce qu’on peut parler un moment ? demanda-t-il.
Owen lui fit signe de prendre place sur un tronc d’arbre qui avait été
abattu pour faire office de banc. Personne d’autre ne se trouvait à proximité
à l’exception des deux soldats qui nettoyaient la cantine et la préparaient en
vue du petit déjeuner.
— Par quoi veux-tu commencer ?
— J’aimerais bien savoir comment vous vous êtes retrouvé dans cette
compagnie, expliqua Erik, mais est-ce que je peux d’abord vous poser une
question ?
— Bien sûr.
— Qu’est-ce qu’on ressent quand on tue un homme ?
Owen se tut pendant quelques instants avant de laisser échapper un
long soupir.
— C’est une question difficile, celle-là, pas vrai ? J’ai tué des
hommes de deux façons, Erik, reprit-il au bout d’une autre minute de
silence. En tant que maître d’armes du baron, je me devais de dispenser la
justice suprême, et j’ai pendu plus d’un homme. Mais chaque fois, c’était
différent, et ça n’a jamais été facile. Ça dépend aussi de la raison pour
laquelle on les pend. Les meurtriers, les violeurs, ils… Je n’ai jamais
ressenti grand-chose dans leur cas, sauf du soulagement lorsque tout était
terminé. Mais quand il s’agissait d’une affaire aussi compliquée que l’était
la tienne, alors crois-moi, je me sentais mal. Après, j’avais envie de prendre
un long bain bien chaud, même si j’en ai rarement eu l’occasion.
« Par contre, dès qu’il est question de bataille, tout arrive très vite et
tu es généralement trop occupé à survivre pour réfléchir. Est-ce que ça
répond à ta question ?
Erik hocha la tête en mastiquant bruyamment des légumes trop cuits.
— D’une certaine façon, oui. Mais est-ce qu’un jour vous avez eu
envie de faire souffrir quelqu’un ?
Owen se gratta la tête.
— Je ne crois pas, non. J’ai souhaité la mort de certaines personnes,
mais les voir souffrir ? Pas vraiment.
— Aujourd’hui, j’ai eu envie de torturer un homme, avoua Erik.
Il lui raconta l’histoire d’Embrisa et comment il avait voulu infliger
une mort lente et terrible à son meurtrier.
— Mais après, c’est à peine si j’ai réussi à serrer les fesses, ajouta-t-il
à la fin de son récit. D’abord j’ai eu la diarrhée et ensuite je me suis mis à
vomir. Et maintenant, me voilà, en train de manger comme si rien ne s’était
passé.
— La colère nous fait parfois faire des choses étranges, admit Owen.
Tu ne vas pas apprécier ce que je m’apprête à dire, mais j’ai connu deux
autres personnes dans la même situation : ton père et… Stefan.
Erik secoua la tête et éclata d’un rire amer.
— Vous avez raison, ça ne me fait pas plaisir d’entendre ça.
— Ton père ne se mettait dans cet état que lorsqu’il était en colère.
Dans ces cas-là, il préférait faire souffrir son ennemi plutôt que de le voir
mort. (Il baissa la voix.) Mais Stefan, lui, était pire. Il aimait vraiment
regarder les gens souffrir. Je crois que… ça l’excitait. Otto a été obligé de
donner de l’argent à plus d’un père furieux parce que Stefan avait abîmé sa
fille.
— Et Manfred, alors ?
Owen haussa les épaules.
— C’est quelqu’un de plutôt normal, vu les parents qu’il a. Tu en
serais venu à l’apprécier, je pense, si vous aviez eu la chance d’apprendre à
vous connaître. Mais ça relève de l’impossible. (Il dévisagea le jeune
homme.) Je te connais depuis que tu es bébé, Erik, et même si tu possèdes
certains traits de caractère de ton père, tu n’as pas que ça. Ta mère peut se
montrer dure parfois, mais elle n’a jamais été méchante avec qui que ce
soit. Elle ne blesserait jamais quelqu’un par pur plaisir. Quant à Stefan, il
avait en lui les pires traits de caractère de chacun de ses parents.
« Je pense pouvoir comprendre pourquoi tu avais tellement envie de
faire mal à l’individu qui a tué la jeune fille. Tu l’aimais bien, cette petite, si
je ne me trompe ?
— D’une certaine façon, approuva Erik en souriant. Elle a essayé de
m’attirer dans son lit parce qu’elle voulait devenir la femme du forgeron du
village. (Il secoua la tête d’un air de regret.) Elle était très prévisible et ne
s’y prenait pas très bien, mais dans un certain sens…
— Ça te faisait du bien ?
— Oui.
Owen hocha la tête.
— On a tous notre vanité, et il est rare qu’un homme soit insensible
aux attentions d’une jolie femme.
— Mais ça n’explique pas pourquoi je voulais à ce point faire mal à
ce type. J’éprouve encore la même chose, Owen. Si je pouvais le relever
d’entre les morts et le faire hurler de douleur, je crois que je n’hésiterais pas
une seconde.
— Peut-être parce que tu veux la justice. La jeune fille est morte dans
des souffrances atroces alors que lui a eu droit à une exécution rapide.
Une voix s’éleva dans la pénombre.
— Parfois, on donne à la vengeance le nom de justice.
Owen et Erik se retournèrent et virent Nakor s’avancer vers eux.
— Je me promenais et je vous ai entendus discuter. Ce débat m’a l’air
intéressant.
— Je venais de raconter à Owen ce qui s’est passé aujourd’hui,
expliqua Erik. Est-ce que vous êtes au courant ?
Nakor acquiesça.
— Oui, Sho Pi m’a tout raconté. Tu t’es mis en rage et tu as voulu
faire souffrir cet homme mais Bobby t’en a empêché.
Erik hocha la tête à son tour.
— Certains s’habituent à infliger la douleur à leurs semblables de la
même manière que d’autres s’accoutument aux boissons fortes ou aux
drogues, fit l’Isalani. Si tu arrives à reconnaître très tôt que tu as cette
tendance-là en toi et que tu apprends à la contenir, tu n’en deviendras que
meilleur, Erik.
— Je ne sais plus vraiment ce que je veux, avoua celui-ci. Je ne sais
plus si je crois qu’il n’a pas assez souffert ou si je voulais voir une certaine
lueur dans ses yeux quand il est mort.
— La plupart des soldats sont rattrapés par leurs actes après coup,
intervint Owen. Le fait que tu aies été malade…
— Tu as été malade ? l’interrompit Nakor.
— Comme si j’avais mangé des fruits encore verts, admit Erik.
Nakor sourit.
— Dans ce cas, tu n’es pas du genre à manger du poison et à
l’apprécier. Si tu n’avais pas été malade, ç’aurait voulu dire que le poison
de la haine avait trouvé une place dans tes entrailles. (Il se pencha et
enfonça l’index dans le flanc du jeune homme.) Tu as mangé la haine, mais
ton corps l’a rejetée comme si c’était un fruit trop vert. (Il sourit,
visiblement satisfait de cette explication.) Fais ton reiki tous les soirs et
laisse ton esprit rechercher le calme. C’est comme ça que tu survivras aux
horreurs que tu viens juste d’affronter.
Owen et Erik échangèrent un regard qui leur montra qu’aucun d’eux
ne comprenait le discours de Nakor.
— Maintenant, Owen, racontez-moi ce que vous êtes venu faire ici,
dit le jeune homme.
— C’est à cause de toi.
— Vraiment ?
— Quand on t’a arrêté, la baronne Mathilda et ton demi-frère se sont
précipités à Krondor pour veiller à ce que le prince te fasse exécuter sans
discussion.
« Quand nous sommes arrivés sur place, j’ai demandé à l’un de mes
amis à la cour s’il pouvait m’arranger un entretien avec le prince. J’ai
essayé de lui expliquer la façon dont tu as été traité lorsque tu étais enfant.
(Il haussa les épaules.) Ça n’a de toute évidence rien donné, puisque tu as
été condamné à mort et qu’en plus, la baronne a découvert que j’avais tenté
d’intercéder en ta faveur. (Il regarda Erik en souriant.) On m’a demandé de
démissionner. Manfred m’a dit qu’il regrettait cette décision, mais que
c’était sa mère, après tout.
— Je ne l’ai jamais rencontrée, mais cette personne m’a tout l’air
d’être extrêmement persuasive, commenta Nakor.
— C’est une façon de présenter les choses. En tout cas, il n’y a pas
beaucoup de débouchés pour les maîtres d’armes qui viennent de se faire
renvoyer, alors j’ai demandé à entrer dans la garde du prince. Au besoin,
j’étais même prêt à redevenir simple soldat ou à partir en mission à la
frontière. Je me disais que s’ils refusaient, je deviendrais mercenaire et
escorterais les caravanes de marchand dans le val des Rêves et l’empire de
Kesh la Grande.
« Mais ce salaud de Bobby de Loungville m’a trouvé dans une
taverne et m’a fait boire jusqu’à ce que je tombe ivre mort. Quand je me
suis réveillé, le lendemain, j’ai appris que j’allais devoir courir comme un
fou d’un bout à l’autre du royaume, en mission pour Calis et le prince
Nicholas.
« C’est un étrange capitaine que nous avons là, ajouta Owen. Savez-
vous qu’à la cour, il occupe le rang de duc ?
— Je ne le connais que sous le nom de…, commença Erik.
— « L’Aigle de Krondor », le coupa Owen. Je connais. Mais tout ce
que je sais, c’est que c’est quelqu’un d’important. Quand la poussière de la
route est retombée, je me suis retrouvé sur le Ranger de Port-Liberté, avec
une liste de missions qui auraient dû me prendre trois mois et pour
lesquelles on ne m’a donné que quatre semaines quand on a débarqué à
Maharta.
— Désolé de vous avoir fait subir tout ça, Owen, s’excusa Erik en
finissant son ragoût.
Greylock se mit à rire.
— C’était dans les cartes, comme disent les joueurs. Et pour être
honnête, je commençais à m’ennuyer à la lande Noire. C’est vrai qu’on a le
meilleur vin du monde et que les femmes y sont aussi jolies qu’ailleurs,
mais il n’y pas grand-chose d’autre pour vous remuer un homme, là-bas. Je
me suis lassé de pendre des bandits et de servir d’escorte à des gens qui
n’en avaient pas besoin, tellement les routes sont sûres. Je me suis dit qu’il
était temps de découvrir quelque chose de grandiose.
Nakor secoua la tête.
— Ce qui nous attend risque de ne guère être grandiose. (Il se leva en
bâillant.) Je vais dormir. Ce sont trois longues journées qui nous attendent.
— Pourquoi ? demanda Erik.
— Pendant que vous pourchassiez les bandits, on a appris que le
rendez-vous allait avoir lieu.
— De quoi s’agit-il ? demanda Erik. J’ai déjà entendu plusieurs
soldats en parler.
— C’est une espèce de rencontre entre mercenaires, expliqua Owen.
— Dans un grand campement, ajouta Nakor en souriant. C’est là que
les deux parties vont venir s’offrir les services de compagnies comme la
nôtre. C’est également là que nous trouverons l’armée de la reine Émeraude
et que la grande aventure de notre ami Greylock commencera.
Le petit homme s’éloigna dans la pénombre.
— C’est sûrement l’une des personnes les plus étranges que j’aie
jamais rencontrées, fit remarquer Owen. Je ne lui ai parlé que deux fois
depuis hier, mais j’ai déjà pu m’apercevoir qu’il a des idées extrêmement
bizarres. Il a au moins raison sur un point : demain sera une longue journée
et nous avons tous les deux besoin de dormir.
Erik hocha la tête et ramassa le bol d’Owen.
— Je vais aller laver ça. Il faut que je fasse pareil pour le mien, de
toute façon.
— Merci, mon garçon.
— Merci à vous, Owen.
— Pourquoi donc ?
— Pour cette discussion.
L’ancien maître d’armes du baron posa la main sur l’épaule du jeune
homme.
— C’est quand tu veux, Erik. Bonne nuit.
Il partit dans la même direction que Nakor.
Erik alla jusqu’au seau d’eau qui servait à laver les ustensiles de
cuisine. Il rinça les bols à l’eau, les frotta avec du sable et les passa de
nouveau à l’eau. Puis il les déposa à l’endroit où le cuisinier s’attendrait à
les trouver le lendemain matin. Alors, seulement, il reprit le chemin de sa
tente.
Tous ses compagnons dormaient, à l’exception de Roo, qui lui
demanda s’il allait bien.
— Je ne sais pas, soupira Erik. Mais je me sens mieux.
Roo parut sur le point de faire une remarque, mais préféra se taire et
se tourna sur le côté pour dormir. Erik resta allongé dans le noir et tenta de
faire du reiki comme Nakor le lui avait conseillé, mais le sommeil s’empara
de lui à peine une minute après Roo.

Le camp était immense. Au moins dix mille hommes armés étaient


rassemblés dans une petite vallée entre les collines, à l’est, et le fleuve, à
l’ouest. Au milieu coulait un affluent de la Vedra, une petite rivière le long
de laquelle des tentes avaient été édifiées.
Les personnes qui négociaient les contrats se trouvaient sous un
pavillon de couleur ocre au cœur de la vallée. Erik et ses compagnons
chevauchaient, comme à leur habitude, juste derrière Calis qui ouvrait la
marche, si bien qu’ils n’avaient aucun mal à suivre la conversation de leur
capitaine et de ses amis.
Praji tendit le doigt devant lui.
— Certaines de ces bannières m’ont l’air sacrément bizarres. Je
croyais connaître toutes les compagnies de mercenaires valables sur ce
maudit continent. (Il regarda autour de lui.) Il y en a qui sont bien loin de
chez eux.
— Comment ça se présente ? demanda de Loungville.
— Il est encore trop tôt pour le dire. Il y a moins d’un mois que
Khaipur est tombée. Je serais surpris que les représentants de la reine
Émeraude arrivent la semaine prochaine. Mais je vous parie le salaire d’une
putain que le roi-prêtre de Lanada est en train de dépenser de l’argent
comme un marin qui vient d’arriver au port. On ferait bien d’aller voir s’il y
a de la place en amont de la rivière, ajouta-t-il en balayant la vallée du
regard et en reniflant l’air. Vu le nombre d’imbéciles qui pissent dans l’eau
après s’être enivrés, j’ai pas du tout envie de me retrouver en aval.
De Loungville éclata de rire.
— On dirait que les meilleures places sont déjà prises.
— Seulement si tu aimes boire de l’eau mélangée avec de la pisse,
répliqua Praji. C’est que le début. Ça fait cinq ans maintenant qu’on sait que
cette guerre va mettre fin à toutes les autres. Tous ceux qui ont une épée et
qui viennent pas à ce rendez-vous pourront pas participer au pillage. (Il
secoua la tête.) Ça paraît complètement dément, pas vrai ? On aurait pu
croire que n’importe qui se serait rendu compte…
Calis l’interrompit en levant la main.
— Pas ici. Trop de gens nous écoutent.
Praji hocha la tête.
— Vaja a peut-être réussi à arriver avant nous. Essaye de repérer une
bannière avec un aigle rouge, identique à la tienne.
Calis acquiesça.
Ils entrèrent dans le camp proprement dit. Erik sentit son pouls
s’accélérer. Jamais autant de regards soupçonneux ne s’étaient ainsi posés
sur lui. Le rendez-vous avait lieu en terrain neutre. Les deux parties en
présence pouvaient y recruter des compagnies de mercenaires en faisant
ouvertement des enchères l’une contre l’autre. La tradition voulait que tous
les participants gardent leur épée au fourreau, mais dans la pratique, la
réalité était souvent bien différente et plus d’une bataille avait ainsi éclaté
au cours de telles rencontres. Les mercenaires savaient que seuls les
membres de leur propre compagnie étaient leurs alliés. Ils risquaient de
rencontrer tous les autres sur le champ de bataille quelques semaines à
peine, voire quelques jours après le rendez-vous.
Les Aigles cramoisis passèrent non loin du grand pavillon ocre, situé
sur l’autre rive du cours d’eau qu’ils remontaient pour s’éloigner du plus
gros des troupes. Calis dénicha une petite hauteur dont le sommet était plat
et qui leur donnait une vue dégagée sur l’ensemble de la vallée. Il indiqua à
de Loungville qu’il souhaitait camper là.
— Pas de fortifications. C’est contre le règlement. Mais je veux que la
garde soit doublée. Quand les putains arriveront, laisse les hommes
s’amuser, mais ils ont interdiction de boire de l’alcool ou de prendre de la
drogue – chasse les colporteurs. Je ne veux pas qu’un de ces idiots
déclenche une guerre en tirant l’épée parce qu’il a cru voir dans la fumée le
fantôme d’un ennemi.
De Loungville hocha la tête et fit passer la consigne. Sans fossé à
creuser et sans rempart à édifier, il ne fallut guère de temps pour monter le
camp. Lorsque Erik et ses camarades eurent fini de dresser leur tente, Foster
passa les voir pour leur donner leurs tours de garde. Erik grogna lorsqu’il
apprit qu’il avait le deuxième quart, de minuit jusqu’à deux heures avant
l’aube. De son point de vue, un sommeil entrecoupé comme celui-là
équivalait à une nuit blanche.
Malgré tout, il appréciait le fait de pouvoir s’allonger un peu après
avoir passé trois jours en selle. De plus, s’il avait le tour de garde de minuit
le soir-même, cela signifiait que le lendemain, il aurait droit à celui de
l’aube et que le surlendemain, il n’aurait pas à être de garde. Il trouva tout
cela gratifiant et fut heureux de se sentir bien, quelle qu’en soit la raison.

Des trompettes se mirent à sonner et Erik se réveilla en sursaut. Ils


étaient arrivés au rendez-vous depuis cinq jours maintenant et il avait de
nouveau eu droit à un tour de garde intermédiaire. Il sortit de la tente et vit
que tous regardaient en direction de la vallée à leurs pieds.
Roo le rejoignit en riant.
— On dirait une fourmilière qu’on vient de déranger avec un bâton.
Erik se mit à rire lui aussi, car son ami avait raison. Partout il y avait
du mouvement. Foster traversa le camp à grandes enjambées en criant :
— Tout le monde en selle ! Rassemblement en vue d’une inspection !
Erik et Roo se penchèrent pour entrer dans la tente et ramassèrent leur
épée et leur bouclier. Puis ils se hâtèrent de rejoindre leurs camarades qui
s’occupaient déjà de seller leur monture. Lorsqu’ils reçurent l’ordre de se
mettre en position, tout le monde sauta en selle et fit avancer son cheval
pour prendre place dans la colonne. Foster s’avança en disant :
— Détendez-vous, les gars. Les enchères viennent de commencer et
vous n’allez pas avoir grand-chose à faire aujourd’hui. Quand les types qui
conduisent les négociations passeront devant vous, essayez d’avoir l’air
féroce.
Quelques-uns éclatèrent de rire. La voix de basse de Jadow Shati
s’éleva, quelque part dans la colonne :
— Eh, mec, t’as qu’à mettre Jérôme devant. Tu peux être sûr que ça
va les effrayer !
Il y eut de nouveau des rires.
— Le prochain qui l’ouvre ferait mieux de me faire rigoler ou il
regrettera que sa mère n’ait pas fait vœu de célibat au lieu de le mettre au
monde ! répliqua sèchement de Loungville.
Cette fois, tout le monde resta silencieux.
Une heure plus tard, ils entendirent des chevaux monter de la vallée.
Erik se retourna et vit une douzaine d’hommes arriver dans leur direction. À
leur tête se trouvait un individu corpulent, aux cheveux gris, mais dont le
visage semblait encore jeune. Il était vêtu comme un dandy et prenait
visiblement grand soin de son apparence, bien qu’il fût couvert de
poussière.
À ses côtés, un autre cavalier portait la bannière à l’aigle cramoisi.
— Vaja ! s’écria Praji lorsqu’ils s’arrêtèrent devant la compagnie.
Espèce de vieux paon ! Je commençais à croire que quelqu’un t’avait pris
en pitié et avait mis fin à tes jours ! Qu’est-ce qui t’a retenu si longtemps ?
Le dénommé Vaja, d’une grande beauté malgré son âge avancé, se mit
à rire.
— Je vois que tu as trouvé notre bon capitaine et sa compagnie de
pauvres fous. Si je n’avais pas entendu parler du rendez-vous, je serais en
route pour la Cité du fleuve Serpent à l’heure qu’il est.
— Tu arrives juste à temps, annonça Calis tandis que Vaja et ses
hommes mettaient pied à terre. C’est aujourd’hui qu’ils commencent à
passer les troupes en revue.
Le nouveau venu regarda autour de lui.
— Alors on a encore le temps, parce que ça va durer au moins trois ou
quatre jours. Est-ce que les deux camps sont déjà là ?
— On n’a pas encore vu les agents de la reine Émeraude. Seul le
prêtre-roi est déjà arrivé.
— Bonne nouvelle, fit Vaja. Ça va me donner le temps de prendre un
bain et un repas, et puis vous n’allez pas accepter d’offre avant plusieurs
jours.
— Ça, nous le savons tous les deux, mais eux ne doivent pas s’en
rendre compte, répliqua Calis en désignant du pouce le pavillon des
négociateurs. Nous devons faire comme si nous examinions chaque
proposition.
— Compris. Mais ça me laisse quand même le temps de prendre un
bain. Je serai de retour dans une heure.
Il tourna les talons et emmena ses compagnons avec lui.
— Ça fait vingt-neuf ans que je me bats à ses côtés et je peux jurer
qu’il n’existe pas d’homme plus vaniteux en ce monde. Même pour sa
propre exécution, il serait encore capable de se faire beau.
Calis sourit et Erik s’aperçut que c’était l’une des rares fois où il avait
vu le capitaine sourire.

Pendant des jours, ils se rassemblèrent lorsqu’on leur en donnait


l’ordre, afin que les négociateurs puissent les examiner. En comptant les
hommes de Vaja et ceux d’Hatonis, ils étaient plus d’une centaine : une
troupe suffisamment importante pour être prise au sérieux mais pas assez
pour attirer spécialement l’attention.
Au bout du troisième jour, on commença à leur présenter des offres.
Calis écouta poliment chacune d’entre elles sans s’engager.
Une semaine après le début des négociations, Erik remarqua que
quelques compagnies levaient le camp. Au dîner, il en fit la remarque à
Praji.
— C’est parce qu’ils ont signé avec le roi-prêtre, expliqua le vieux
mercenaire. Ce sont probablement des capitaines qu’ont plus assez d’or
pour payer leurs hommes. Ils doivent trouver du travail rapidement s’ils
veulent pas voir leurs guerriers s’engager dans des compagnies plus
importantes. La plupart attendent pour voir ce que l’autre camp peut leur
offrir.
Mais les jours passèrent et les agents des Panthatians ne venaient
toujours pas.

Deux semaines après leur arrivée au rendez-vous, Erik demanda la


permission de déplacer les chevaux en aval, car ils avaient brouté toute
l’herbe autour du campement et les négociants demandaient un prix
exorbitant pour le foin et le grain qu’ils proposaient. Calis l’y autorisa, mais
recommanda au jeune homme de veiller à ce que les bêtes soient toujours
sous surveillance.
Une autre semaine s’écoula.

Presque un mois après leur arrivée, Erik revenait de l’endroit où il


avait laissé les chevaux – un rituel qu’il effectuait trois fois par jour –
lorsqu’il entendit plusieurs sonneries de trompettes provenant du camp dans
la vallée. Il faisait très chaud, et l’un des guerriers des clans avait expliqué
au jeune homme qu’ils traversaient la période de forte chaleur. Bientôt, l’été
ferait place à l’automne. Il lui semblait étrange d’avoir perdu un hiver,
d’être parti en automne et arrivé au printemps. Il était certain que Nakor
aurait pu lui expliquer pourquoi les saisons fonctionnaient à l’envers ici,
mais il n’était pas sûr de pouvoir endurer les explications du petit homme.
Les trompettes continuèrent à sonner de façon insistante et Erik se mit
à courir afin de s’enquérir du problème. Alors qu’il arrivait au campement
des Aigles cramoisis, il vit Foster courir dans sa direction en criant :
— Descends les chevaux jusqu’ici ! Ils demandent à tout le monde de
ne pas bouger ! On nous prévient qu’il va y avoir un combat !
Erik remonta la colline en courant et redescendit dans la petite vallée
voisine en agitant la main.
— Ramenez autant de chevaux que vous pourrez !
Il courut jusqu’à l’endroit le plus éloigné où étaient attachées des
bêtes et réussit à prendre les brides de quatre chevaux à la fois. D’autres
passèrent également en courant à côté de lui. Le jeune homme n’avait pas
encore atteint le camp que déjà ses camarades le suivaient avec le reste des
chevaux.
Erik n’avait jamais vu ses compagnons lever le camp aussi vite. Calis
donna l’ordre d’établir un périmètre de défense et un groupe commença à
creuser une tranchée. Les archers scrutèrent la vallée à leurs pieds pour
s’assurer que personne ne venait dans leur direction.
En dépit de l’appel des trompettes, aucun bruit de bataille ne montait
vers eux. En revanche, un étrange bourdonnement leur parvint et il fallut
une bonne minute à Erik pour comprendre qu’il s’agissait de voix humaines
qui se disputaient et échangeaient des insultes avec une certaine frénésie.
Malgré tout, personne n’avait l’air de se battre.
— Bobby, prends quelques hommes avec toi et va voir ce qui se passe
en bas, finit par dire Calis.
— Biggo, de la Lande Noire, Jadow et Jérôme, avec moi, appela de
Loungville.
Roo éclata de rire.
— Il a choisi les quatre hommes les plus corpulents de la compagnie,
comme ça, il peut se cacher derrière eux.
De Loungville fit aussitôt volte-face et regarda le jeune homme en
disant :
— Toi aussi, tu nous accompagnes, mon petit père. Tu n’auras qu’à te
mettre du côté de mon bouclier, ajouta-t-il en souriant, une lueur diabolique
au fond des yeux. Si jamais on a des ennuis, je pourrai te soulever de ta
selle et te lancer au visage du premier qui se jettera sur moi !
Roo leva les yeux au ciel et emboîta le pas à Erik.
— Ça m’apprendra à la fermer.
— J’en doute, répliqua son ami.
Ils descendirent à pied dans la vallée et essayèrent de ne pas trop
attirer l’attention sur eux alors qu’ils approchaient d’un autre camp de
mercenaires. Lorsqu’ils furent à portée de voix, ils se rendirent compte que
les guerriers se disputaient entre eux.
— Je m’en fous, c’est une insulte. Moi, je dis : partons pour le sud et
acceptons ce que le roi-prêtre nous offre !
— C’est ça, tu veux qu’on se batte pour sortir d’ici, pour qu’ensuite
on revienne les affronter ?
Erik essaya de déchiffrer le sens de ces remarques, mais de
Loungville intervint :
— Suivez-moi.
Il se fraya un chemin à travers plusieurs campements identiques où
plus d’un mercenaire tentait fiévreusement de convaincre les autres de
partir.
— Si on se dirige vers l’est, le long de cette rivière, et qu’on coupe à
travers les collines, au sud, on arrivera sûrement à passer, expliquait l’un
d’eux.
— Comment tu sais ça, toi ? répliqua l’individu à côté de lui. T’es
devin, maintenant ?
De Loungville guida ses hommes jusqu’au pavillon des négociateurs.
Ceux-ci se trouvaient à l’extérieur de leur propre tente et avaient l’air
terrifiés. De Loungville passa à côté d’eux et entra.
Derrière la table basse en bois qu’utilisaient les négociateurs était
assis un individu corpulent vêtu d’une armure en très bon état mais
visiblement usée. Il avait posé les pieds sur le bois poli, éclaboussant de
boue les documents qui s’y trouvaient encore. Il n’était pas très différent des
autres mercenaires, bien que plus âgé, peut-être même plus que Praji et
Vaja, les membres les plus âgés de la compagnie de Calis. Cependant, il
émanait de lui l’aura d’un homme de grande expérience. Il dévisagea
calmement de Loungville et ses compagnons, et fit un signe de tête à un
autre soldat qui se tenait derrière lui. Ils ne portaient pas d’uniforme ni de
marque de distinction à l’exception d’un brassard émeraude au bras gauche.
De Loungville s’arrêta.
— Quel est l’idiot qui a sonné le rassemblement ?
— Je n’en ai aucune idée, répondit le vieux soldat. Je ne tenais
certainement pas à causer une pareille émotion.
— Vous êtes l’agent de la reine Émeraude ?
— Je suis le général Gapi et je ne suis l’agent de personne. Je suis
venu vous informer des choix qui s’offrent à vous.
Erik perçut chez cet homme des qualités qu’il n’avait vues jusque-là
que chez quelques rares personnes – le prince de Krondor, le duc James et
Calis. Il faisait preuve d’une autorité naturelle et s’attendait à ce que ses
ordres soient exécutés sans discussion. Erik comprit que le titre de général
ne correspondait pas à une vanité de mercenaire. Cet homme commandait
bel et bien une armée.
De Loungville posa les mains sur les hanches.
— Ah oui, et on peut savoir de quoi il s’agit ?
— Vous avez le choix entre servir la reine Émeraude ou mourir.
De Loungville hocha discrètement la tête pour demander à ses
hommes de se déployer. Erik fit quelques pas sur sa droite, jusqu’à ce qu’il
se retrouve en face de l’unique soldat présent sous la tente à l’exception de
Gapi.
— D’habitude, je me fais payer pour me battre, répliqua de
Loungville. Mais j’ai l’impression, au ton de votre voix, que je vais peut-
être devoir me passer de paiement, cette fois-ci.
— Vous pouvez toujours violer la paix du camp, capitaine, soupira le
général, mais ce sera à vos risques et périls.
— Je ne suis pas capitaine, mais sergent. Mon capitaine m’a envoyé
ici pour voir ce que c’est que ce bordel.
— Ce bordel, comme vous l’appelez, c’est la consternation d’hommes
trop stupides pour comprendre qu’ils n’ont pas d’autre choix. Pour que vous
n’alliez pas rapporter des propos confus à votre capitaine, je vais vous
répéter ce qui s’est dit ici il y a une heure :
« Toutes les compagnies de mercenaires rassemblées ici, dans cette
vallée, doivent jurer fidélité à la reine Émeraude. Nous commencerons le
siège de Lanada dans un mois.
« Si vous essayez de partir pour vous engager auprès des ennemis de
notre reine, vous serez pourchassés et tués.
— Et qui va s’en occuper ? demanda de Loungville.
— Les trente mille soldats qui encerclent en ce moment même cette
belle petite vallée, répliqua Gapi avec un sourire décontracté.
De Loungville se retourna et jeta un coup d’œil à l’extérieur du
pavillon. Il scruta les crêtes au-dessus de la vallée et aperçut de faibles
mouvements – l’éclat du soleil sur du métal ou une ombre dansante. Il en
vit assez, cependant, pour deviner qu’une armée considérable entourait la
vallée.
— On s’est demandé pourquoi vous mettiez autant de temps pour
arriver, fit de Loungville en poussant un soupir exaspéré. On ne se doutait
pas que vous viendriez en force.
— Rapportez la nouvelle à votre capitaine. Vous n’avez pas le choix.
De Loungville observa le général et parut sur le point de dire quelque
chose. Puis il se contenta de hocher la tête et fit signe à ses hommes de le
suivre.
Ils marchèrent en silence jusqu’à ce qu’ils soient suffisamment loin
du camp principal. Alors, Erik demanda :
— Vous avez l’air ennuyé, sergent. Je croyais que notre mission,
c’était justement de nous joindre à cette armée.
— Je n’aime pas quand l’adversaire change les règles du jeu. Par ici,
on paye un homme pour qu’il se batte. J’ai bien peur qu’on s’enfonce dans
cette mélasse bien plus qu’on l’aurait cru.
« Surtout, ajouta-t-il, j’aime bien qu’on me demande d’abord
gentiment avant d’essayer de m’entuber, et ça m’énerve quand c’est pas le
cas.
Chapitre 17

DÉCOUVERTES

Roo tendit le doigt.


Au loin, un incendie signalait la présence de combats. Fidèle à sa
parole, le général Gapi attaquait les groupes qui cherchaient à partir au sud.
Certains capitaines avaient assez de courage pour tenter de forcer le barrage
de l’armée qui les encerclait. Mais ils se faisaient écraser par la toute-
puissance des soldats qui occupaient déjà une meilleure position que la leur.
La vallée donnait certes au rendez-vous un cadre agréable, mais ce
n’était guère un endroit d’où lancer une attaque. Elle se terminait par des
pentes étroites et escarpées au nord et au sud, et la seule voie d’évasion
possible se trouvait à l’est. C’était par là que Vaja et ses hommes étaient
arrivés, et il expliqua à Calis qu’il s’agissait de collines parfois dangereuses
où ceux qui se trompaient de chemin ne tardaient pas à le regretter. Malgré
tout, quelques petits groupes tentèrent de s’échapper par là.
D’autres, comme les Aigles cramoisis de Calis, décidèrent de
rejoindre l’armée de la reine Émeraude. Certains le firent pour l’or que leur
rapporteraient les combats et les pillages. D’autres espéraient pouvoir
fausser compagnie à cette armée dès que l’occasion s’en présenterait. Dans
tous les cas, où qu’il posât les yeux, Erik ne voyait que des hommes
mécontents. De Loungville n’était pas le seul à penser qu’il s’était fait avoir.
Ceux qui décidèrent d’obéir aux ordres du général Gapi se
rassemblèrent en colonnes en amont de la rivière, non loin de l’endroit où
celle-ci se jetait dans la Vedra. Les ruines d’un pont qui avait brûlé depuis
longtemps, lors d’une guerre oubliée, se dressaient dans l’eau. Des bacs
faisaient la navette entre l’affluent sans nom et la rive orientale de la Vedra.
La compagnie de Calis fut parmi les dernières à arriver au bord de
l’affluent, car elle était cantonnée plus haut dans la vallée que les autres
mercenaires. Erik et ses compagnons eurent donc l’occasion d’attendre et
d’observer plus longtemps que ceux qui les précédèrent. Des hommes venus
de tous les coins du continent, avec parmi eux quelques femmes,
traversaient la rivière pour rejoindre ceux qui, comme les Aigles cramoisis,
se trouvaient déjà sur la rive sud.
Un cavalier portant un brassard vert s’avança vers Calis en
demandant :
— Quelle compagnie ?
De Loungville désigna le capitaine, assis à sa gauche, et répondit :
— Les Aigles cramoisis de Calis, de la Cité du fleuve Serpent.
L’homme fronça les sourcils et dévisagea le demi-elfe.
— Vous étiez à Hamsa ?
Calis acquiesça.
L’homme sourit, mais son expression n’avait rien d’amical.
— J’ai bien failli vous avoir cette fois-là, saloperie d’anguille. Mais
vous êtes parti rejoindre les Jeshandis et, le temps d’ordonner à mes
hommes de faire demi-tour, vous aviez déjà atteint les steppes. (Il lui lança
un regard dur.) Si j’avais su que vous faisiez partie des Longues-Vies,
j’aurais tout de suite pris la direction de l’est. Beaucoup de gens de votre
race vivent parmi les Jeshandis.
Il sortit un bout de charbon et un parchemin, sur lequel il inscrivit
quelques signes.
— Mais notre reine accepte tous ceux qui viennent à elle, alors on est
du même côté, maintenant. (Il fit un geste en direction du sud.) Longez la
rivière pendant un kilomètre et demi environ. Une fois sur place, demandez
à voir le maître du camp et présentez-vous. Vous recevrez vos ordres dans
quelques jours. En attendant, le règlement est simple : si vous vous
bagarrez, vous serez exécutés. On est tous des frères, maintenant, unis sous
la bannière de la reine Émeraude, et le premier qui déclenche une bagarre
subira le supplice du pal. Personnellement, je vous le déconseille. J’ai déjà
vu des hommes se tordre sur le pieu pendant plus d’une heure.
Il ne demanda pas si Calis avait compris les consignes. Il se contenta
d’éperonner sa monture et partit rejoindre la compagnie suivante.
— C’était plutôt simple, commenta Praji, assis à la gauche de Calis.
— Allons nous présenter à ce maître du camp. Mieux vaut qu’il nous
place le plus rapidement possible.
Il hocha la tête à l’intention de Praji et de Vaja, qui s’éloignèrent de la
compagnie sans faire de commentaires.
— Pourquoi est-ce qu’ils s’en vont ? demanda Erik à voix basse.
— La ferme, ordonna Foster, qui chevauchait à côté du jeune homme.
Nakor, lui, éclata de rire.
— Avec toute la confusion qui règne par ici, c’est facile de se
retrouver séparé de sa propre compagnie. Si ça se trouve, il va leur falloir
des jours pour nous retrouver et, d’ici là, ils auront eu le temps d’apprendre
plein de choses intéressantes.
Calis secoua la tête et regarda par-dessus son épaule, comme pour
avertir l’Isalani de garder cela pour lui, mais le petit homme, ravi, continua
à rire.
— Moi aussi, je pense que je vais me perdre un peu. Mais ce sera plus
pratique si je suis à pied, ajouta-t-il en lançant ses rênes à Luis.
Avant que Calis ait eu le temps de protester, Nakor se laissa glisser à
bas de son cheval et s’en fut en direction de très nombreux cavaliers qui
venaient juste de débarquer. Au même moment, une autre compagnie arriva
de l’ouest. Les deux groupes se mêlèrent l’un à l’autre dans la confusion la
plus totale et Nakor en profita pour disparaître parmi la foule, se glissant
entre des cavaliers qui l’insultèrent lorsque leurs montures, effrayées par sa
brusque apparition, firent un écart.
— Ça y est, il recommence, fit Calis.
Foster regarda partir Nakor avec un éclat meurtrier dans les yeux,
mais Calis et de Loungville se contentèrent de secouer la tête.

Quelques heures plus tard, ils trouvèrent le maître du camp. Celui-ci


avait le visage étroit et un regard sombre et nerveux. Lorsque Calis se
présenta, l’individu fit une marque sur un document, puis un geste en
direction de la rive.
— Le camp longe la rivière sur environ trois kilomètres. Il y a déjà
d’autres compagnies éparpillées de chaque côté de la route. Trouvez-vous
un emplacement entre la route et la rivière. Il devrait y avoir une compagnie
appelée « le Commandement de Gegari » au nord de votre position. De
l’autre côté de la route, vous trouverez un capitaine du nom de Dalbrine. Si
vous descendez plus au sud, vous serez considérés comme déserteurs et
pourchassés. Ceux d’entre vous qui ne seront pas tués seront ramenés au
camp pour y être exécutés publiquement. Et n’essayez pas de traverser la
rivière.
Il gesticula vaguement en direction de l’autre rive, sur laquelle Erik
aperçut des cavaliers qui patrouillaient au bord de l’eau. Cette vision
perturba le jeune homme, qui finit par se rendre compte que chevaux et
cavaliers étaient bien trop grands, compte tenu de la distance et de leur
vitesse. Il cligna des yeux en essayant de trouver un sens à tout cela avant
de comprendre brusquement à qui il avait affaire.
— Les hommes-lézards ! s’exclama-t-il étourdiment.
— Les alliés de notre reine sont les Saaurs, répliqua le maître du
camp. Ne les traitez pas de « lézards » ou de « serpents » à moins de vouloir
subir son courroux.
Une autre compagnie arriva derrière celle de Calis. Le maître du camp
fit signe au demi-elfe de leur laisser la place.
Erik continua à regarder les cavaliers, de l’autre côté de la rivière, en
plissant les yeux à cause de l’éclat du soleil.
— Ces chevaux doivent bien faire une vingtaine de mains de hauteur,
dit Sho Pi.
— Plutôt vingt-deux ou vingt-quatre, rétorqua Erik. Ils sont plus gros
que des chevaux de trait mais bougent comme des montures de cavalerie.
Il admira l’allure fluide des animaux tandis qu’ils s’éloignaient. Les
Saaurs montaient avec aisance, même si le haut de leur corps paraissait
étrangement lourd. En effet, leur armure avait une forme quasi triangulaire
du fait d’épaulettes extrêmement larges et d’une taille cintrée.
— J’aimerais bien voir ces bêtes de plus près, murmura Erik.
— Je ne crois pas, répliqua sèchement de Loungville. En tout cas, pas
avec un de leurs cavaliers sur le dos.
Le jeune homme, ébahi, secoua la tête en regardant les cavaliers se
perdre dans les brumes de chaleur de ce milieu d’après-midi.

Ils trouvèrent l’emplacement qui leur avait été indiqué. Calis se


présenta aux capitaines voisins en faisant preuve d’une certaine réserve. De
toute façon, personne n’était d’humeur bavarde, car aucune des compagnies
ne savait si celles qui se trouvaient à côté soutenaient activement la cause
de la reine Émeraude ou avaient été enrôlées de force à son service.
Erik n’était pas expert en questions militaires. Mais il avait le
sentiment que, dans un pays où l’on avait coutume d’engager des
mercenaires plutôt que d’entretenir une armée, ce n’était pas très intelligent
d’intégrer de force des hommes dont la loyauté à la reine Émeraude n’était
pas acquise. Pourtant, il ne paraissait pas y avoir de tentative de
soulèvement général, si bien qu’Erik se dit que les chefs de cette armée
devaient savoir des choses qu’il ignorait.
Calis ordonna à ses hommes de se coucher sans monter les tentes. Il
ne leur demanda pas non plus de creuser un périmètre de défense ou
d’édifier une palissade. Il était clair, sans que le capitaine eût besoin de
l’expliquer, qu’il voulait que ses compagnons puissent se lever et se mettre
en selle le plus vite possible si le besoin s’en faisait sentir.
Au bout du deuxième jour, les campements environnants devinrent de
véritables petites communautés auxquelles on rendait visite lorsque l’on
n’était pas de garde. Les mercenaires prenaient des paris ensemble, faisaient
du troc ou se racontaient des histoires pour tromper l’ennui en attendant les
combats. Ils se promenaient aussi loin qu’ils pouvaient sans créer d’ennuis à
quiconque. La confiance s’installa peu à peu, à mesure que ceux à qui les
envahisseurs n’avaient pas laissé le choix apprenaient à se résigner. Ils
étaient encore mécontents de n’avoir pas pu choisir leur nouveau maître,
mais la plupart des capitaines ne faisaient aucune distinction entre les deux
camps et le butin restait le butin.
Certaines compagnies se montraient plus amicales que d’autres et
accueillaient volontiers les nouvelles têtes, car elles leur apportaient peut-
être des nouvelles ou de l’or à parier. Parfois elles étaient les bienvenues
simplement parce que cela changeait de la routine. Mais d’autres
continuaient à se montrer méfiantes. À deux reprises, on avait demandé à
Roo et à Erik de passer leur chemin lorsqu’ils s’étaient approchés de
certains campements.
La deuxième nuit, Foster fit le tour des Aigles cramoisis, s’arrêtant
pour parler avec chaque petit groupe. Il ne tarda pas à tomber sur Erik, Roo,
Sho Pi et Luis, assis autour d’un feu de camp. Ils regardaient Biggo et
Natombi cuisiner, car c’était leur tour de préparer le repas pour le groupe.
— Messieurs, dit-il en leur faisant signe de se lever.
Voyant qu’ils obéissaient, il ouvrit sa bourse et en sortit deux pièces
d’or et cinq d’argent pour chacun.
— Les mercenaires sont payés pour leur travail, expliqua-t-il à voix
basse. Si vous n’achetez pas des babioles aux camelots ou si vous n’allez
pas voir les putains de temps en temps, les gens vont commencer à se poser
des questions. Mais je vous préviens, le premier qui s’enivre et dit un mot
de trop à la mauvaise personne, je me ferai un plaisir de lui embrocher le
foie !
Erik soupesa les pièces, qui lui paraissaient bien froides contre sa
paume. Il s’aperçut qu’il n’avait plus eu de monnaie en sa possession depuis
son arrestation, et se sentit mieux à l’idée de pouvoir de nouveau acheter
quelque chose. Il mit les pièces dans une petite pochette cousue à l’intérieur
de sa tunique, là où elles seraient en sécurité.
Des prostituées firent leur apparition un peu plus tard cette même
nuit. L’absence de tentes n’offrait guère d’intimité, mais cela ne paraissait
pas vraiment gêner les hommes. Beaucoup se contentèrent d’attirer la
femme de leur choix sous une couverture en ignorant leurs voisins assis à
quelques mètres de là.
Deux des prostituées vinrent trouver Erik et Roo.
— Besoin d’un peu de compagnie, les garçons ? demanda l’une
d’elles.
Roo sourit et Erik rougit brusquement, embarrassé. La dernière fois
que des putains leur avaient rendu visite, dans la vallée au bord de l’affluent
de la Vedra, il s’occupait des chevaux et elles étaient déjà parties lorsqu’il
était revenu. Le jeune homme était certain d’être le seul à n’avoir jamais
couché avec une femme. Je n’aurai peut-être plus jamais cette chance, se
dit-il. Il regarda son ami, qui souriait d’une oreille à l’autre, et se surprit à
lui sourire en retour.
— Pourquoi pas ?
— Est-ce qu’on peut être payées d’avance ? demanda l’une des deux
femmes.
Roo éclata de rire.
— Quand les cochons auront des ailes. (Il désigna le camp autour
d’eux.) Nous, on ne va nulle part, mais on ne peut pas en dire autant de
vous, n’est-ce pas les filles ?
Celle qui avait posé la question lui lança un regard mauvais, avant
d’acquiescer.
— Je parie que tu n’es pas aussi jeune que tu en as l’air.
Roo se leva.
— Je n’ai jamais été aussi vieux de toute ma vie.
Cette réplique laissa la prostituée perplexe, mais cela ne l’empêcha
pas de suivre le jeune homme.
Erik se retrouva seul avec l’autre femme et se leva. Dans la faible
lumière du feu de camp, et à cause de l’expression sévère sur son visage, il
était impossible de dire si elle était plus près des quinze ans que des
quarante. Quelques fils gris dans sa chevelure brune suffirent à convaincre
Erik que la prostituée était plus âgée que lui. Mais il ne savait pas si ce fait
le rassurait ou l’embarrassait davantage.
— Ici ? lui demanda-t-elle.
— Quoi ?
— Tu veux faire ça ici, ou ailleurs ?
Erik se sentit profondément gêné.
— Descendons au bord de la rivière.
Il lui tendit la main, maladroitement, et elle l’accepta. Il regretta
aussitôt son geste, car elle avait la main ferme et la peau sèche, alors qu’il
était peu sûr de lui et transpirait.
Elle se mit à rire doucement.
— Qu’y a-t-il ?
— C’est la première fois pour toi, pas vrai ?
— Pourquoi… Non, bien sûr que non, c’est juste que… ça fait
longtemps, avec le voyage et tout ça…
— Bien sûr, dit-elle.
Erik n’aurait su dire s’il y avait de l’amusement ou du mépris dans sa
voix. Il la conduisit au bord de la rivière et faillit piétiner un couple uni dans
une étreinte frénétique. Il se rendit un peu plus loin, dans un endroit où il
faisait relativement sombre, et resta planté là, indécis.
La femme se déshabilla rapidement et Erik sentit son corps s’éveiller
à la vue de cette nudité qui s’offrait à lui. Elle n’avait pourtant pas un corps
extraordinaire, car ses seins tombaient et elle avait un peu de graisse sur les
cuisses et les hanches. Mais Erik n’était plus capable de penser qu’à ce qui
allait lui arriver et il lui sembla qu’il ne pouvait pas se déshabiller aussi vite
qu’il l’aurait voulu. Il venait d’enlever sa tunique et s’apprêtait à ôter ses
bottes lorsqu’elle lui demanda :
— Tu es plutôt grand, non ?
Erik regarda son propre corps comme s’il le voyait pour la première
fois. Le passage du temps et les rigueurs de la vie qu’il menait depuis son
arrestation l’avaient endurci au-delà de tout ce qu’il avait connu à
Ravensburg. Il avait toujours été fort, mais avait perdu toute sa graisse. Son
torse et ses épaules puissantes de forgeron étaient tout en muscles, comme
s’il était l’un de ces héros que taillaient les sculpteurs.
— J’ai toujours été bien bâti pour mon âge, expliqua-t-il.
Il s’assit et retira ses bottes. Elle s’approcha de lui et s’empara de son
pantalon, fermement.
— Voyons voir à quel point, dit-elle d’une voix rauque.
Elle lui ôta son pantalon et éclata de rire en voyant que, de toute
évidence, il était prêt.
— En effet, tu n’as pas menti ! s’exclama-t-elle.
Elle était plutôt tendre, pour quelqu’un de sa profession. Elle prit son
temps et ne rit pas de la maladresse d’Erik. Elle le calma lorsqu’il en avait
besoin et même si leur étreinte fut rapide, elle n’en fut pas moins
chaleureuse, dans un certain sens. Lorsque tout fut terminé, elle se rhabilla
très vite, mais s’attarda un moment après avoir reçu son argent.
— Quel est ton nom ?
— Erik, répondit le jeune homme sans savoir s’il avait vraiment envie
de le lui révéler.
— Tu es un garçon sauvage dans le corps d’un homme, Erik, dit la
prostituée. Un jour, une femme aimera tes caresses à condition que tu
n’oublies pas à quel point sa chair est délicate et combien toi tu es fort.
— Est-ce que je t’ai fait mal ? s’écria-t-il, brusquement inquiet.
Elle rit.
— Pas vraiment. Tu as fait preuve… d’enthousiasme. Je risque
d’avoir un bleu ou deux sur les fesses demain, parce que j’ai durement
heurté le sol à la fin. Mais ce n’est rien comparé à ce que me font les gars
qui aiment cogner les putains.
— Pourquoi tu fais ce métier ? lui demanda Erik en remettant ses
vêtements.
Elle haussa les épaules, un geste que le jeune homme faillit ne pas
voir, dans la pénombre.
— Qu’est-ce que je pourrais faire d’autre ? Mon homme était soldat,
comme toi. Il est mort il y a cinq ans. Je n’ai pas de famille et pas d’argent,
je n’ai donc pas d’autre choix que de voler ou me prostituer. Que faire
d’autre ? répéta-t-elle, sans amertume ni regret.
Il n’eut pas le temps de répondre que déjà elle était partie, à la
recherche d’un autre client. Erik se sentait à la fois vidé et soulagé. Quelque
chose manquait à leur étreinte, même s’il n’aurait su dire quoi. Cependant,
il savait aussi qu’il était impatient de renouveler cette merveilleuse
expérience.

Six jours après son arrivée au camp de la reine Émeraude, Erik vit
revenir Praji et Vaja. Calis leur fit signe de le rejoindre à l’endroit où il était
assis, non loin d’Erik et de son groupe, qui venaient juste de finir de
déjeuner. Tous saluèrent d’un hochement de tête les deux vieux
mercenaires, qui s’accroupirent à côté du capitaine.
— Qu’avez-vous découvert ? demanda ce dernier.
— Rien de bien surprenant, répondit Praji. On est tous coincés entre
des collines, à l’est, la rivière, par là-bas, entre vingt et vingt-cinq mille
épées au nord de notre position, et les armées de Lanada et de Maharta
massées à environ quatre-vingts kilomètres au sud.
— Le raj de Maharta a envoyé son armée si loin de sa ville ?
— C’est ce que prétend la rumeur, répondit Vaja à voix basse, pour
que seuls les hommes autour du feu de camp puissent l’entendre.
— Cette campagne dure depuis douze ans, reprit Praji, depuis la chute
d’Irabek. Tôt ou tard, il fallait bien que le raj comprenne. Les cités fluviales
ont été vaincues une à une car toutes espéraient que leur voisine serait la
dernière à tomber sous le joug de la reine Émeraude.
— Qu’avez-vous appris d’autre ? demanda Calis.
— Nous partons dans quelques jours, une semaine tout au plus, je
crois.
— Qui a dit ça ? insista le capitaine tandis que Robert de Loungville
et Charlie Foster les rejoignaient et s’arrêtaient derrière lui.
— On a entendu personne dire : « On part dans trois jours », expliqua
Praji. C’est juste en observant et en écoutant qu’on en a déduit qu’on allait
bientôt partir.
Vaja fit un geste vague en direction du nord.
— Ils sont en train de construire un grand pont au-dessus de la rivière,
à l’endroit où le bac la traverse. Ils ont au moins six compagnies
d’ingénieurs et deux cents esclaves travaillant d’arrache-pied jour et nuit.
— Personne de ce côté de la rivière peut aller au nord sans un laissez-
passer, expliqua Praji.
— Et personne ne peut quitter cette partie du camp sans un ordre
écrit, ajouta Vaja.
— Tous les vétérans de cette campagne, c’est-à-dire les hommes qui
en font partie depuis le début et les Saaurs, sont rassemblés sur l’autre rive,
conclut Praji.
Calis se tut un moment, songeur.
— Donc ils vont nous livrer au mur ?
— On dirait bien, admit Praji.
Erik se tourna vers les autres membres de son groupe et demanda
dans un murmure :
— Quel mur ?
Biggo lui répondit à voix basse afin que les officiers ne l’entendent
pas.
— Celui de la ville qu’on va assiéger, fiston. On va être les premiers à
monter à l’assaut.
Luis fit mine de se trancher la gorge.
— Ce sont les compagnies qui montent à l’assaut les premières qui
perdent le plus d’hommes, ajouta le Rodezien, à voix basse lui aussi.
— On va devoir rester vigilants, annonça Calis. Mais il faut aussi se
rapprocher de cette reine Émeraude et de ses généraux, afin de trouver ce
que nous sommes venus chercher. Si pour ça, il nous faut passer par-dessus
les murs de Lanada ou franchir les portes les premiers, alors c’est ce que
nous ferons. Lorsqu’on aura obtenu les informations dont on a besoin, alors
seulement on s’inquiétera de savoir comment on va sortir de ce merdier.
Erik alla s’allonger sur sa paillasse, un bras passé derrière la nuque.
Au-dessus de sa tête, des nuages traversaient le ciel, chassés par la brise de
cette fin d’après-midi. Cette nuit, il serait de garde, alors il s’était dit qu’il
allait essayer de prendre un peu de repos.
Mais l’idée d’être le premier à monter à l’assaut des murailles d’une
cité ne cessait de tourner dans sa tête. Jusqu’ici, il avait tué quatre hommes,
à trois occasions très différentes les unes des autres. Mais il n’avait jamais
marché au combat. Il s’inquiétait à l’idée qu’il était susceptible de faire
quelque chose qu’il ne fallait pas.
Il pensait toujours à la campagne à venir lorsque Foster arriva et lui
donna un coup de pied dans les bottes en lui disant qu’il était temps de
retourner à son poste. Erik fut surpris de découvrir qu’il faisait nuit, à
présent. Il avait été à ce point absorbé par ses pensées qu’il n’avait pas vu le
soleil se coucher. Il se leva, prit son épée et son bouclier, et se dirigea vers
la rivière. Il devait y passer les prochaines heures, à surveiller le moindre
signe annonciateur de danger.
Il trouvait ironique de monter la garde au beau milieu d’une armée qui
n’hésiterait pas à tailler les Aigles cramoisis de Calis en pièces si elle
apprenait leur véritable motivation. Mais il en avait reçu l’ordre et il obéit
donc.

Nakor se tenait derrière la foule et regarda le prêtre soulever le


cadavre du mouton. Les guerriers saaurs les plus proches du feu poussèrent
un cri approbateur, un sifflement de gorge répercuté par l’écho, qui résonna
dans la nuit tel un chœur de dragons enragés. Les humains qui se trouvaient
derrière le cercle d’hommes-lézards observaient la scène avec fascination
car ces rites n’étaient connus que des Saaurs. Nombre d’humains
esquissèrent des signes de protection pour se recommander à leurs propres
dieux ou déesses.
Cette partie du camp était plongée dans les préparatifs d’une grande
fête et Nakor avait pu se promener librement parmi les différents groupes. Il
avait vu bien des choses et se sentait à la fois satisfait et horrifié : satisfait
d’avoir découvert plusieurs éléments clés du mystère, qui aideraient Calis à
décider de ce qu’il convenait de faire ensuite, et horrifié parce qu’au cours
de sa très longue vie, il n’avait jamais rencontré d’hommes à la fois si
mauvais et si nombreux.
Au cœur de cette armée se trouvaient les Saaurs et une importante
compagnie d’humains qui se faisait appeler la Garde Élue. Ces humains
portaient le brassard émeraude commun à toute l’armée ainsi qu’un foulard
vert noué autour du crâne. Pour Nakor, leur malveillance ne faisait aucun
doute, car il s’était tenu à quelques pas de l’un de ces « Élus » et avait
remarqué que celui-ci portait un collier d’oreilles humaines. La rumeur
prétendait qu’il s’agissait des individus les plus violents, les plus dépravés
et les plus dangereux de cette armée d’âmes ténébreuses. Pour intégrer leurs
rangs, il fallait d’abord avoir survécu à plusieurs campagnes et se distinguer
par de nombreux actes de cruauté. Certains disaient même que le dernier
rituel d’admission n’était autre que le cannibalisme.
Nakor ne doutait pas de la véracité de ces paroles. Mais pour avoir
déjà rendu visite aux cannibales des îles Skashakan, il savait aussi que les
Élus pratiquaient des rituels qui feraient frémir ceux-ci.
Nakor hocha la tête et sourit à l’intention d’un homme couvert de
tatouages qui serrait un jeune garçon contre lui. Le gamin avait un collier de
fer autour du cou et le regard absent à cause des drogues qu’on lui donnait.
Le tatoué gronda en dévisageant Nakor, dont le sourire s’accentua plus
encore tandis qu’il s’éloignait.
Il essayait de se déplacer au sein de la foule en liesse afin de mieux
voir le pavillon de la reine Émeraude. Le vent nocturne charriait d’étranges
énergies. De vieux échos familiers d’une magie lointaine se cachaient
derrière les notes des chansons. Nakor commençait à deviner qui était la
personne qu’il allait trouver.
Mais il n’en était pas sûr et en l’absence de certitudes, il ne pouvait
rejoindre Calis de l’autre côté de l’affluent pour lui dire ce qu’il y aurait lieu
de faire par la suite. Il n’était certain que d’une chose : ils devaient
absolument retourner à Krondor avertir Nicholas que les craintes qu’il
nourrissait au sujet des événements de Novindus n’étaient rien comparées
aux terribles forces qui allaient être libérées. Un parfum subtil et tenace,
d’une origine étrangère à ce monde, planait dans l’air, dissimulé derrière la
très ancienne magie des Panthatians.
Nakor leva les yeux vers le ciel et perçut des effluves démoniaques
dans les nuages, comme s’il allait se mettre à pleuvoir. Il secoua la tête.
— Je commence à fatiguer, marmonna-t-il dans sa barbe en se frayant
un chemin parmi les guerriers saaurs, bien plus grands que lui.
L’un des meilleurs « tours » de Nakor – ainsi qu’il appelait ses
talents –, c’était cette faculté de se déplacer parmi les foules sans attirer
l’attention. Mais cela ne marchait pas à tous les coups, comme ce jour-là,
par exemple.
Un guerrier saaur baissa les yeux et l’aperçut.
— Où tu vas comme ça, humain ? gronda-t-il d’une voix de basse
profonde.
Son accent écorcha les oreilles de Nakor, qui observa les yeux du
lézard, aux iris rouges entourés de blanc.
— Je suis insignifiant, ô puissant guerrier, alors je ne vois rien. Je
voulais trouver une place pour me permettre de mieux observer cet étonnant
rituel.
Lorsque Nakor avait atteint le cœur du camp, il était curieux d’en
apprendre plus sur les Saaurs. À présent, il n’avait plus qu’une envie :
s’éloigner d’eux le plus vite possible. Pourtant, ils demeuraient un mystère
à ses yeux, car ils ressemblaient aux Panthatians comme les elfes aux
humains, ce qui revenait à dire qu’en surface ils avaient l’air identiques
alors qu’à y regarder de plus près, ils n’avaient rien de commun. Nakor était
presque sûr qu’ils venaient d’un autre monde et qu’ils étaient des créatures
à sang chaud, comme les hommes, les elfes et les nains, contrairement aux
Panthatians.
Il aurait aimé discuter de ces théories avec un érudit saaur, mais tous
ceux qu’il avait rencontrés n’étaient que de jeunes guerriers dont l’attitude
envers les humains ne pouvait qu’être qualifiée de méprisante. L’Isalani ne
doutait pas que les Saaurs auraient été ravis de massacrer tous les humains
du camp s’ils n’avaient pas été des serviteurs de la reine Émeraude, eux
aussi. Ils avaient bien du mal à dissimuler l’antipathie que leur inspiraient
les hommes.
Un guerrier saaur mesurait entre deux mètres quatre-vingts et trois
mètres de haut. Il avait le torse et les épaules massifs, mais un cou
étrangement délicat et des jambes suffisamment puissantes pour contrôler
son énorme monture mais visiblement peu faites pour le saut ou la course.
À pied, n’importe quelle bonne compagnie de mercenaires humains devait
égaler les Saaurs, se dit Nakor.
L’homme-lézard grogna. Nakor ne savait si c’était en guise
d’approbation, mais décida de faire comme si c’était le cas et se remit à
avancer. S’il avait tort, il était prêt à en subir les conséquences.
Mais il ne s’était pas trompé. Le guerrier reporta de nouveau son
attention sur le rite de bienvenue.
Le pavillon de la reine Émeraude se dressait sur un immense
promontoire en bois ou en terre – Nakor n’aurait su le dire – et dépassait de
plus de deux mètres les autres tentes de cette partie du camp. Une armée de
Saaurs montait la garde autour de l’édifice et, pour la première fois,
l’Isalani aperçut derrière ces soldats des prêtres ainsi que des guerriers
panthatians. Nakor sourit, car c’était pour lui une expérience nouvelle que
la vue de ces guerriers, et il aimait la nouveauté.
Le prêtre jeta le mouton sur un bûcher et versa des huiles parfumées
dessus. Une fumée noire, épaisse et odorante, s’éleva au-dessus des
flammes en ondulant. Le prêtre et les autres Saaurs observèrent
attentivement la scène. Puis il tendit le doigt et s’exprima dans une langue
inconnue, mais d’un ton approbateur. Nakor devina qu’il venait d’annoncer
que l’offrande satisfaisait les esprits ou que les présages étaient bons, ou
toute autre ânerie du même genre.
L’Isalani plissa les yeux pour mieux discerner la silhouette qui venait
de sortir du pavillon. Il s’agissait d’un homme en armure verte, suivi d’un
deuxième qui s’écarta pour laisser la place à un troisième individu : le
général Fadawah, premier commandeur de l’armée. La malveillance flottait
autour de cet homme comme la fumée au-dessus d’un feu. Chose étrange
pour un soldat, il dégageait une impression de magie.
Puis survint une femme au cou et aux poignets décorés d’émeraudes.
Elle était vêtue d’une robe verte au décolleté profond, afin de mieux faire
ressortir la rivière d’émeraudes autour de sa gorge. Une couronne,
également sertie d’émeraudes, reposait sur sa chevelure noire.
— Ça fait beaucoup de pierreries, même pour toi, marmonna Nakor.
La démarche de cette femme lui fit froncer les sourcils, mais son
attitude, lorsqu’elle s’avança pour répondre aux ovations de son armée, le
perturba davantage encore. Tout cela sonnait terriblement faux !
Il étudia la femme en écoutant son discours.
— Mes fidèles serviteurs ! Moi qui suis votre reine, et qui pourtant ne
suis que le véhicule d’une âme plus grande encore que la mienne, je vous
remercie pour vos présents.
« La Horde du Ciel et la reine Émeraude vous promettent la victoire
dans cette vie et d’éternelles récompenses dans la prochaine. Nos espions
sont revenus et nous ont annoncé que les incroyants nous attendent à trois
jours de marche. Bientôt nous nous mettrons en route pour les écraser. Puis
nous nous jetterons sur les cités païennes et les réduirons en cendres.
Chacune de nos victoires est plus prompte que la précédente et notre armée
ne cesse de s’agrandir.
La femme que l’on appelait la reine Émeraude s’avança tout au bord
du promontoire et étudia les visages des guerriers les plus proches, Saaurs
et humains confondus. Elle finit par désigner l’un d’entre eux.
— Cette nuit, tu seras mon messager pour les dieux.
L’homme leva le poing, l’air triomphant. Il escalada les quatre
premières marches qui menaient au pavillon de la reine et se jeta en travers
des deux dernières, face contre terre, aux pieds de sa maîtresse. Celle-ci
leva le pied et le déposa sur la tête du guerrier pendant quelques instants, en
un geste rituel. Puis elle tourna les talons et réintégra sa tente. L’homme se
releva en souriant, adressa un clin d’œil à ses camarades, qui l’applaudirent,
et suivit la reine à l’intérieur du pavillon.
— Ça sent très, très mauvais, murmura Nakor.
Il regarda autour de lui et s’aperçut que la fête redoublait d’intensité.
Bientôt, les hommes seraient ivres et commenceraient à se bagarrer, dans la
mesure où on le leur permettait. Mais l’Isalani avait remarqué qu’il régnait
une discipline assez lâche dans cette partie du camp ; il devait donc y être
permis de se battre et même de verser le sang.
Mais à présent, lui-même allait devoir se frayer un chemin à travers
cette assemblée de tueurs rendus fous par l’alcool et la drogue, et trouver un
moyen de traverser la rivière pour rejoindre Calis.
Nakor n’avait jamais été du genre à s’inquiéter et ce n’était
certainement pas le moment de s’y mettre. Malgré tout, il ne tenait pas trop
à s’attarder car il savait désormais qui se trouvait derrière le conflit qui
durait maintenant depuis douze ans. De plus, il s’aperçut brusquement qu’il
était peut-être le seul homme au monde capable de comprendre pleinement
les différents aspects de la scène à laquelle il venait d’assister.
Consterné par la complexité de l’existence, le petit homme secoua la
tête et commença à s’éloigner du pavillon de la reine Émeraude.

Un messager arriva sur sa monture et demanda :


— Etes-vous le capitaine Calis ?
— C’est bien moi.
— Voici vos ordres. Vous devez emmener votre compagnie et
traverser la rivière. (Il montra un endroit plus loin au nord, si bien qu’Erik,
assis à côté de Calis, supposa qu’il devait y avoir un gué à proximité.)
Patrouillez le long de la rive sur seize kilomètres. L’un de nos éclaireurs a
aperçu des guerriers de la tribu des Gilanis. Le général veut débarrasser
l’endroit de ces insectes nuisibles.
Sur ce, le messager fit demi-tour et s’en alla.
— « Insectes nuisibles » ? répéta Praji en secouant la tête, incrédule.
Visiblement, ce gamin n’a jamais rencontré de Gilanis.
— Moi non plus, avoua Calis. Qui sont-ils ?
Praji lui répondit tout en ramassant nonchalamment ses affaires pour
se préparer à partir.
— Des barbares. (Il s’arrêta et se reprit.) Non, je dirais plutôt des
sauvages. Un peuple tribal. Personne sait qui ils sont ni d’où ils viennent. Ils
parlent une langue que seules quelques personnes sont capables de maîtriser
et ils donnent rarement l’occasion aux gens de l’extérieur une chance de
l’apprendre. Ce sont des durs qui se battent comme des enragés. Ils errent
sur la plaine de Djams ou dans les contreforts du Ratn’gary et chassent les
grands troupeaux de bisons ou les élans et les cerfs.
— C’est à cause des chevaux que les gens, de ce côté de la rivière, ont
des problèmes avec eux, ajouta Vaja en repliant son sac de couchage. Les
Gilanis sont les meilleurs voleurs de chevaux du monde. Un guerrier s’élève
au sein de leur tribu grâce au nombre d’ennemis qu’il a tués et au nombre
de chevaux qu’il a volés. Mais j’ai entendu dire qu’ils ne les montent pas,
ils les mangent.
— Vont-ils nous poser un problème ? demanda Calis.
— Par tous les diables, répliqua Praji, je parie qu’on en verra même
pas un seul. (Il lança son sac de couchage à Erik.) Tiens-moi ça une minute.
(Il se pencha pour ramasser le sac qui contenait ses effets personnels.) Ce
sont de drôles de petits gars, une fois et demie plus grands que des nains –
exactement comme lui, ajouta-t-il avec un sourire diabolique en montrant
Roo du doigt.
Les hommes éclatèrent de rire. Praji reprit son sac de couchage à Erik
et se dirigea avec les autres vers l’endroit où étaient attachés les chevaux.
De Loungville et Foster aboyèrent leurs ordres.
— Ils peuvent disparaître dans les herbes hautes autour de la rivière
comme s’ils étaient que des esprits, continua Praji. Ils vivent dans des huttes
d’herbe tressée que tu vois jamais même si tu te trouves à moins de trois
mètres de l’une d’elles. Ce sont des gens difficiles à cerner.
— Mais ils savent se battre, ajouta Vaja.
— C’est bien vrai, approuva Praji. Voilà, capitaine, tu en sais
maintenant autant sur les Gilanis qu’un natif de la région.
— Eh bien, s’ils ne nous cherchent pas d’ennuis, on devrait pouvoir
patrouiller pendant seize kilomètres et revenir avant le coucher du soleil,
conclut Calis.
Puis, comme s’il était inquiet, il jeta un coup d’œil en direction du
camp des Saaurs et se tourna vers de Loungville en disant :
— Que l’un des groupes reste ici pour surveiller nos affaires. Et
demande-leur d’attendre Nakor, ajouta-t-il à voix basse. Il va bien finir par
revenir.
Foster alla trouver quelques-uns des hommes qui sellaient leurs
chevaux et leur donna les nouvelles instructions. Erik regarda derrière lui
tandis qu’il soulevait la selle pour la mettre sur le dos de son cheval. Mais
où Nakor pouvait-il bien être ?

Nakor grogna en soulevant la planche. En silence, il maudit l’idiot qui


tenait l’autre extrémité, car il n’avait pas l’air de comprendre ce que
signifiaient les mots « efforts coordonnés ». Nakor ne connaissait pas le
nom de cet individu, mais le qualifiait d’idiot dans le secret de son esprit.
Cet idiot, donc, persistait à vouloir soulever, déplacer et laisser tomber les
planches sans prendre la peine d’avertir Nakor au préalable. Résultat, au
cours des deux derniers jours, l’Isalani avait récolté une impressionnante
collection d’échardes, d’éraflures et de bleus.
Il avait bien du mal à regagner le campement de Calis. Le
rassemblement avait finalement pris fin et le noyau principal de l’armée
s’était établi au nord de l’affluent de la Vedra, alors que Calis et les
compagnies de mercenaires récemment intégrées se trouvaient au sud. Seuls
des cavaliers munis de laissez-passer officiels signés par les généraux
pouvaient désormais traverser la petite rivière. Nakor possédait trois de ces
documents, dissimulés dans son sac. Il les avait volés deux nuits plus tôt
mais ne voulait pas en utiliser un avant de l’avoir étudié. Or il ne pouvait le
faire sans attirer l’attention. Nakor préférait donc ne pas courir le risque de
perdre ces précieux papiers, d’autant qu’il avait tendance à éviter de se faire
remarquer à moins d’avoir pour cela une bonne raison.
Cependant, les généraux avaient ordonné la reconstruction du pont
au-dessus de la rivière et une équipe s’était mise à l’œuvre avec zèle. Nakor
se fit donc passer pour un ouvrier avec l’intention de se perdre dans la foule
sur l’autre rive dès que le pont serait fini.
Malheureusement, le travail n’allait pas aussi vite qu’il l’avait espéré
car les ouvriers n’étaient autres que des esclaves et, de ce fait, pas
particulièrement pressés. De plus, il se retrouvait désormais sous étroite
surveillance chaque nuit. Certes, les gardes n’avaient pas remarqué son
arrivée – s’il y avait un esclave en plus le soir, ils pensaient simplement
s’être trompés lors du passage en revue matinal – mais ils risquaient de s’en
rendre compte si l’un des esclaves manquait à l’appel.
Cela signifiait que Nakor allait devoir attendre le bon moment pour
disparaître parmi les compagnies de mercenaires. Il savait qu’il n’aurait
aucun mal à rester libre dès qu’il se serait débarrassé des gardes qui
surveillaient les ouvriers, mais souhaitait attendre que le moment idéal se
présente. Une chasse à l’homme au cœur du camp sud pourrait se révéler
amusante, mais Nakor savait qu’il devait partager ses informations avec
Calis et les autres le plus tôt possible, afin qu’ils puissent commencer à
prévoir leur évasion et le retour à Krondor.
« Cet idiot » laissa tomber la planche avant que Nakor ait le temps de
faire un geste, si bien qu’il récolta de nouvelles douleurs à l’épaule. Il était
sur le point de faire appel à l’un de ses « tours » en guise de punition – en le
piquant aux fesses comme s’il s’était assis sur un nid de guêpes – lorsqu’un
frisson lui parcourut l’échine.
Nakor regarda derrière lui et sentit son cœur se serrer, car un prêtre
panthatian se tenait à moins de trois mètres de lui, observant les esclaves à
l’œuvre et devisant à voix basse avec un officier humain. Nakor avait déjà
eu affaire aux Panthatians par le passé, lors de son voyage en compagnie de
l’homme qui était aujourd’hui le prince de Krondor. Mais il n’avait jamais
vu l’un de ces hommes-serpents de si près – du moins, pas un vivant. En
passant à côté de la créature, il décela une faible odeur dont il avait déjà
entendu parler : on eût dit une odeur de reptile, et pourtant c’était différent,
comme étranger à ce monde.
Nakor se pencha pour ramasser une planche et vit « cet idiot »
trébucher sur une pierre. Il perdit l’équilibre et tomba en direction du
Panthatian. La créature réagit aussitôt et se tourna vers l’esclave, toutes
griffes dehors. Celles-ci labourèrent la poitrine de l’esclave, déchirant sa
tunique comme s’il s’agissait de couteaux. De profondes entailles
cramoisies apparurent sur la peau du malheureux, qui cria. Puis ses genoux
cédèrent sous lui et il s’effondra sur le sol en se tortillant.
— Emmène-le, ordonna l’officier humain à Nakor.
Ce dernier souleva l’homme à terre en compagnie d’un autre ouvrier.
Lorsqu’ils entrèrent dans le quartier des esclaves, le malheureux était déjà
mort. Nakor étudia son visage, dont les yeux étaient restés ouverts, figés
dans la mort. Au bout de quelques minutes d’examen minutieux, l’Isalani
réussit à déterminer la nature du poison dont les griffes du Panthatian
étaient enduites. Il ne s’agissait pas d’un venin naturel, mais d’un mélange
de plusieurs plantes toxiques et mortelles. Nakor trouva cette révélation
fascinante.
Ce besoin que le Serpent avait eu de démontrer à l’officier humain sa
capacité à tuer d’un simple contact fascinait tout autant le petit homme. Les
intrigues politiques qui se jouaient ici, au sein du camp de la reine
Émeraude, n’étaient pas évidentes pour ceux qui se trouvaient éloignés du
centre de commandement. Nakor aurait aimé avoir le temps d’en découvrir
plus à ce sujet, car il était toujours utile de connaître l’existence de rivalités
au sein du camp adverse. Mais malheureusement, il ne pouvait prendre le
temps de se glisser dans un endroit d’où il pourrait observer les jeux du
pouvoir.
— Déposez-le là-bas, dit un garde en désignant un tas d’ordures qui
serait transporté au coucher du soleil par chariot et jeté dans une fosse à
environ deux kilomètres de la rivière.
Nakor fit ce qu’on lui demandait. Le garde leur ordonna, à lui et à
l’autre esclave, de retourner travailler.
L’Isalani se hâta de regagner le chantier, mais le Panthatian et
l’officier humain étaient déjà repartis. Il éprouva une pointe de regret à
l’idée de ne pas pouvoir étudier davantage le prêtre-serpent. Plus encore, il
regrettait que « cet idiot » soit mort. Il méritait d’avoir des démangeaisons
au derrière, mais pas cette mort douloureuse. Le poison avait peu à peu
envahi ses poumons et son cœur, et fini par l’étouffer.
Nakor travailla jusqu’au repas de midi. Puis il s’assit sur le pont, qui
n’était plus qu’à quelques mètres de l’autre rive, et laissa pendre ses jambes
au-dessus de l’eau tout en mangeant le gruau fade et le pain dur que l’on
servait aux esclaves afin de reprendre des forces.

Calis posta des sentinelles à intervalles réguliers sur son flanc droit en
une ligne continue dont aucun membre ne devait perdre le suivant de vue.
Le soldat le plus proche agita le bras pour montrer qu’il avait compris les
ordres.
Ils chevauchaient depuis midi et n’avaient encore aperçu personne
près de la rive. De toute évidence, le rapport sur la présence des Gilanis
était erroné, ou alors ils avaient quitté la région, à moins qu’ils ne se
cachent, comme l’avait expliqué Praji.
Erik observait les hautes herbes à la recherche du moindre
mouvement suspect, mais la brise faisait onduler la végétation comme la
surface d’un lac.
— Si nous ne trouvons rien d’ici une demi-heure, annonça Calis, il
faudra rentrer. Déjà, il va falloir passer le gué dans le noir.
L’une des sentinelles poussa un cri et tout le monde se tourna dans sa
direction, vers l’ouest. Erik leva la main pour protéger ses yeux de l’éclat
du soleil d’après-midi, et vit un cavalier faire de grands gestes au pied d’un
gros monticule. Sur un signe de Calis, toute la colonne se mit en marche
vers le cavalier.
Lorsqu’ils arrivèrent devant le monticule, Erik s’aperçut que celui-ci
était recouvert des mêmes herbes que la plaine, si bien qu’il ressemblait à
un saladier hirsute posé à l’envers. Presque entièrement rond, il se trouvait
près d’une autre hauteur, avec laquelle il formait les contreforts d’une série
de collines convergeant vers les montagnes dans le lointain.
— Qu’y a-t-il ? demanda Calis.
— J’ai trouvé des traces et une grotte, capitaine, répondit la sentinelle.
Praji et Vaja échangèrent un regard interrogateur et mirent pied à
terre. Ils amenèrent leurs chevaux près de la grotte, qu’ils examinèrent. Une
petite entrée, qu’un homme ne pouvait utiliser qu’en se penchant, se perdait
dans les ténèbres.
Calis baissa les yeux.
— Ces traces sont anciennes.
À son tour, il s’avança jusqu’à la grotte et passa la main sur la bordure
de pierre de l’entrée.
— Ce n’est pas l’œuvre de la nature, remarqua-t-il.
— Ou, si ça l’est, quelqu’un l’a renforcée pour la rendre plus solide,
ajouta Praji en passant lui aussi la main dessus. Il y a un étai de pierre sous
la terre battue.
Il gratta la terre, qui s’effrita, dévoilant de la pierre.
— Sarakan, annonça Vaja.
— Peut-être, concéda Praji.
— Qui est Sarakan ? voulut savoir Calis.
— C’est pas un être vivant mais le nom d’une cité construite et
abandonnée par les nains dans le Ratn’gary. Elle est située entièrement sous
terre. Des humains ont voulu y emménager il y a quelques siècles – une
secte de lunatiques. Ils se sont éteints et maintenant la cité est déserte.
— Les gens tombent souvent sur d’anciennes entrées près du golfe,
ajouta Vaja, et dans les contreforts près de la grande forêt méridionale.
— Corrigez-moi si je me trompe, intervint Calis, mais c’est à des
centaines de kilomètres d’ici.
— C’est vrai, admit Praji. Mais ces maudits tunnels vont partout. (Il
désigna le monticule.) Celui-ci pourrait conduire jusqu’à ces montagnes, là-
bas, ou pourrait tout aussi bien s’arrêter au bout de quelques centaines de
mètres. Ça dépend de la personne qui l’a construit. Mais ça ressemble
effectivement à l’une des entrées de Sarakan.
— Peut-être qu’il a été construit par les mêmes nains, mais qu’il mène
à une autre cité ? suggéra Roo.
— Peut-être bien, admit de nouveau Praji. Ça fait longtemps que les
nains vivent plus que dans les montagnes et les gens de la ville s’attardent
pas sur la plaine de Djams.
— Est-ce qu’on pourrait utiliser cet endroit comme dépôt ? s’enquit
Calis. On pourrait y laisser quelques armes et du matériel au cas où on
aurait besoin de revenir de ce côté de la rivière.
— Moi, à ta place, capitaine, j’éviterais, répondit Praji. Si les Gilanis
sont dans le coin, ils doivent utiliser cet endroit comme quartier général.
Calis se tut pendant un moment. Puis il s’exprima bien fort pour que
tout le monde, à l’exception des autres sentinelles, puisse l’entendre.
— Retenez tous l’emplacement de ce monticule. Observez bien le
paysage. Nous aurons peut-être bientôt besoin de retrouver cet endroit. Si
nous devons nous échapper du camp de la reine Émeraude, quelle qu’en soit
la raison, ou nous tailler un chemin à coups d’épée, venez ici, jusqu’à cette
grotte, si vous ne pouvez pas partir directement pour la cité de Lanada.
Ceux qui se retrouveront ici devront se diriger vers le sud le plus vite
possible. La Cité du fleuve Serpent est votre destination finale, car c’est là
que vous attend l’un de nos navires.
Erik balaya la plaine du regard puis baissa les yeux sur sa monture. Il
aligna les naseaux de la jument face à deux pics qui se dressaient au loin
dans les montagnes. L’un d’eux ressemblait, selon lui, à un croc brisé et
l’autre à une grappe de raisins. Il prit note du fait qu’il tournait le dos à la
rivière et qu’un autre pic se dressait sur sa gauche. Grâce à tous ces points
de repère, il devrait être capable de retrouver la grotte.
Lorsque tous ses hommes eurent fait de même, Calis se tourna vers
une sentinelle qui observait le groupe depuis une colline lointaine et leva le
bras pour donner le signal du départ.
L’homme agita le bras en retour puis se tourna pour faire passer la
consigne à un cavalier qui se trouvait encore plus éloigné. Pendant ce
temps, Calis donna l’ordre de retourner au camp de la reine Émeraude.
Chapitre 18

L’ÉVASION

Nakor agita la main.


Il avait appris bien des années plus tôt que, s’il ne voulait pas être
accosté de manière importune, mieux valait agir comme s’il savait
parfaitement ce qu’il devait faire. L’officier qui se tenait sur le quai ne
reconnut pas Nakor, comme celui-ci l’avait escompté. Les esclaves
n’étaient pas importants. Personne ne faisait attention à eux.
De plus, l’Isalani ne ressemblait plus à un esclave à présent. La nuit
précédente, il s’était enfui de l’enclos où on les parquait, afin que les soldats
comptent le même nombre de têtes le matin et le soir. Puis il s’était baladé
dans le camp, souriant et bavardant avec tout le monde, jusqu’à ce qu’il
retrouve l’endroit où il avait caché ses affaires lorsqu’il avait commencé à
jouer les ouvriers.
À l’aube, il était revenu du côté de l’enclos et avait emboîté le pas aux
esclaves. Il était passé devant un garde, qui avait voulu lui poser une
question. Mais Nakor lui avait tapoté l’épaule, amicalement, en lui disant
bonjour. Perplexe, le soldat s’était gratté le menton en regardant le petit
homme traverser le pont.
À présent, Nakor se trouvait devant l’officier.
— Tenez, attrapez-moi ça ! s’écria-t-il en lui lançant sa couverture et
son sac à dos.
L’officier réagit sans réfléchir, et les rattrapa, avant de les laisser
tomber comme si elles étaient couvertes d’insectes.
L’Isalani, pendant ce temps, franchit d’un bond la distance d’un mètre
cinquante qui séparait l’extrémité du pont des pierres du rivage.
— Je ne voulais pas que mes affaires tombent à l’eau, expliqua-t-il en
se redressant. Elles contiennent des documents importants.
— Importants ? répéta l’officier tandis que Nakor ramassait le sac et
la couverture.
— Merci. Je dois porter ces ordres à mon capitaine.
L’officier hésita. Ce fut une erreur car, tandis qu’il essayait de
formuler une nouvelle question, Nakor se glissa derrière un groupe de
cavaliers qui passait à côté de lui. Lorsque les cavaliers libérèrent le
passage, le petit homme avait disparu.
L’officier resta planté là, à regarder de tous les côtés, sans voir qu’à
quelques mètres de lui, sept mercenaires dormaient autour d’un feu de camp
éteint alors qu’ils n’étaient que six quelques instants plus tôt. Nakor resta
allongé, immobile, et tendit l’oreille, prêt à bondir si l’officier alertait ses
supérieurs.
Mais ce ne fut pas le cas. L’Isalani sourit, comme toujours lorsqu’il
réussissait à disparaître ainsi. La plupart des gens ne remarquaient jamais ce
qui se passait juste sous leur nez et le petit homme trouvait cela stupéfiant.
Il prit une profonde inspiration, ferma les yeux et commença à somnoler.
Moins d’une heure plus tard, il entendit quelqu’un parler et ouvrit les
yeux. L’un des soldats à côté de lui venait de s’asseoir en bâillant. Nakor se
tourna sur le côté et vit que l’officier lui tournait le dos.
Alors le petit homme bondit sur ses pieds, souhaita une bonne journée
au mercenaire encore à moitié endormi et s’engagea sur la piste qui
conduisait – du moins il l’espérait – à l’endroit où se trouvait Calis.

Erik était occupé à nettoyer son épée et se trouvait assis non loin de
Calis, du sergent de Loungville et du caporal Foster. Ils étaient rentrés après
la tombée de la nuit et le capitaine avait été faire son rapport aux officiers,
dont la tente se trouvait près du pont, tandis qu’Erik et ses compagnons
s’occupaient des chevaux. Lorsque Calis était revenu, il était impossible de
dire, à l’expression de son visage, si la réunion s’était bien passée, car le
demi-elfe laissait rarement transparaître des émotions telles que le plaisir ou
l’irritation.
Mais ce jour-là, pour la première fois, Erik vit apparaître l’ombre
d’une émotion sur le visage de son supérieur, lorsque celui-ci se leva, l’air
impatient : Nakor s’avançait à sa rencontre, sur la piste étroite que les
sabots des chevaux et les pieds des mercenaires avaient creusée entre le
camp des Aigles et celui situé à l’est.
Le petit homme rejoignit le groupe avec, sur le visage, son éternel
sourire.
— Ouf ! s’exclama-t-il en se laissant lourdement tomber sur le sol à
côté de Foster. Ça n’a pas été évident de vous retrouver. De nombreuses
compagnies ont un oiseau pour emblème et il y beaucoup de bannières
rouges aussi. En plus, la plupart de ces types se fichent pas mal de savoir
qui est à côté d’eux, ajouta-t-il en montrant les autres compagnies alentour.
Quelle bande d’ignares !
— On les paye pas pour réfléchir, répliqua Praji, occupé à se curer les
dents au moyen d’une longue brindille.
— C’est bien vrai, approuva l’Isalani.
— Qu’as-tu découvert ? demanda Calis.
Nakor se pencha en avant et baissa la voix, si bien qu’Erik dut tendre
l’oreille pour écouter sa réponse, tout en faisant semblant, comme ses
camarades, de faire autre chose.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’en parler ici. Disons
simplement que lorsque nous pourrons en parler librement, tu n’auras pas
envie d’entendre ce que j’ai à te dire.
— Bien sûr que si.
— Je comprends, fit Nakor, mais toi aussi tu comprendras, lorsque tu
seras au courant. Laisse-moi simplement te dire que si tu as un plan pour
nous sortir d’ici, ce serait bien de le mettre en œuvre dès ce soir. Il est
inutile de nous attarder plus longtemps.
— Eh bien, maintenant que nous savons où se trouve le gué, on peut
essayer de se glisser hors du camp sans être vus, ou tenter un coup
d’esbroufe en disant aux soldats sur la rive que nous devons de nouveau
patrouiller dans la plaine.
Nakor ouvrit son sac, qu’il portait sur l’épaule, comme toujours.
— Peut-être que l’un de ces laissez-passer t’aidera à les convaincre.
Erik retint un fou rire à la vue de la tête que faisaient de Loungville et
Foster.
— Je ne suis pas un expert, mais ce charabia m’a tout l’air
authentique, annonça le sergent après avoir examiné les documents.
— Oh oui, ces papiers sont tout ce qu’il y a de plus authentique,
répliqua Nakor. Je les ai volés dans la tente du général Fadawah.
— Le commandant en chef des armées de la reine ? s’écria de
Loungville.
— Lui-même. Il était occupé et personne n’a fait attention à moi parce
que je faisais semblant d’être un esclave. Je me suis dit que l’un de ces
papiers pourrait nous être utile. Je voulais continuer à fouiner, parce qu’il a
quelque chose d’étrange, ce général. Il n’est pas ce qu’il paraît être et si je
n’avais pas été aussi pressé de vous rapporter les nouvelles, je serais resté
pour découvrir ce qu’il est réellement.
Calis passa en revue les trois documents.
— Ça peut effectivement nous aider. Celui-là donne l’ordre à toutes
les unités de laisser passer celui qui le présente. Il n’est écrit nulle part que
le porteur de ce document peut être accompagné d’une troupe de plus de
cent personnes, mais je pense que si nous gardons notre sang-froid, ça peut
marcher.
Praji se leva.
— Bon, la journée est déjà à moitié entamée, alors, si on veut les
convaincre qu’on part en patrouille, mieux vaut se mettre en route dès
maintenant. À moins que vous vouliez attendre jusqu’à demain matin ?
Calis regarda Nakor, qui secoua discrètement la tête en signe de
dénégation.
— Alors on part maintenant, annonça le capitaine.
Chacun reçut la consigne de se préparer rapidement au départ tout en
faisant comme s’il n’était pas pressé. Erik aurait été incapable de dire si les
compagnies voisines remarquèrent quelque chose d’inhabituel dans leur
attitude, car elles vaquaient toutes à leurs propres affaires. Les allées et
venues des autres mercenaires ne semblaient guère les intéresser.
En moins d’une heure, Foster fit mettre tout le monde en rang. Calis
fit signe au groupe d’Erik, le premier de la rangée, d’emboîter le pas à sa
propre avant-garde, composée de Nakor, Praji, Vaja, Hatonis et de
Loungville. Foster, pour sa part, devait fermer la marche et prendre le
commandement de l’arrière-garde, où se trouvaient les anciens prisonniers
les plus expérimentés. Jadow Shati et Jérôme Handy sortirent donc des
rangs pour rejoindre le caporal. Erik souhaita bonne chance à Jadow, qui lui
adressa en retour son plus grand sourire.
Ils remontèrent vers le nord en longeant la rivière jusqu’à atteindre le
pont.
— Ça avance vite, fit remarquer Praji.
— C’est parce que beaucoup d’hommes y travaillent, expliqua Nakor.
J’ai moi-même participé à sa construction pendant deux jours afin de
pouvoir traverser.
— Mais il y a de nombreux gués à proximité, protesta Vaja. Pourquoi
prendre tant de peine ?
— Parce que la reine ne veut pas se mouiller les pieds, répondit
Nakor.
Calis et Erik regardèrent le petit homme. Pour une fois, il ne souriait
pas.
Ils arrivèrent au poste de garde et un sergent corpulent s’avança à leur
rencontre.
— Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ?
— Re bonjour, sergent.
— Vous êtes de nouveau de sortie ? fit celui-ci en reconnaissant Calis.
— Les généraux n’ont pas trop apprécié mon rapport et m’ont dit que
je n’avais pas poussé assez loin au sud. Je serai de retour après-demain dans
la matinée.
— Personne ne m’a dit que votre compagnie allait devoir traverser la
rivière, capitaine, répondit le sergent d’un air soupçonneux. Je ne savais pas
non plus que quelqu’un devait s’absenter plus d’une journée.
Calis lui tendit calmement le laissez-passer.
— Le général a pris sa décision il y a quelques minutes seulement. Il
m’a donné ceci plutôt que de demander à un messager de venir vous avertir
pendant que nous nous préparions.
— Ah, ces maudits officiers ! Nous, on a nos ordres, et puis un
capitaine se met en tête de persuader le copain avec lequel il boit de changer
la façon dont on fait les choses. Lequel de ces prétentieux croit pouvoir se
contenter de signer un bout de papier…
Sa voix s’éteignit et ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il vit le nom et le
sceau à la fin du document.
— Si vous voulez confirmation, envoyez donc un messager dire au
général Fadawah qu’il ne respecte pas la procédure. Nous, on peut attendre,
intervint de Loungville. En ce qui me concerne, j’aimerais autant ne pas
avoir à me frotter aux Gilanis. Par tous les diables, sergent, je suis sûr que le
général sera content.
L’officier rendit rapidement le laissez-passer à Calis.
— Vous pouvez traverser, dit-il en leur faisant signe d’avancer. C’est
bon, ils ont l’autorisation ! cria-t-il à l’intention des soldats sur la rive.
Ceux-ci agitèrent le bras pour montrer qu’ils avaient compris puis
reprirent leur position. Ils avaient l’air de s’ennuyer à mourir. Calis fit
descendre sa monture jusqu’à l’endroit où ils se tenaient puis entra dans
l’eau, lentement et avec précaution.
Erik éprouva des démangeaisons au creux de la nuque, comme si
quelqu’un derrière lui allait se mettre à crier qu’ils essayaient de s’échapper.
Peut-être allait-on avertir le sergent que des documents avaient été dérobés
dans la tente du général.
Mais toute la compagnie, y compris le groupe de Foster, qui venait en
dernier, se retrouva en sécurité sur l’autre rive. Calis accéléra l’allure. Les
Aigles cramoisis partirent donc au trot vers le sud. Erik se surprit à résister
au besoin impératif d’éperonner sa monture pour la lancer au galop et se
demanda combien de ses compagnons ressentaient la même chose.
Un peu plus loin, Calis leur donna l’ordre de passer au petit galop. Ils
cheminèrent ainsi sur environ deux kilomètres avant de devoir de nouveau
reprendre le trot.
— Tu veux que je t’explique tout maintenant ? cria Nakor.
— Oui, avant que tu tombes de ton cheval et que tu te casses le cou !
répliqua le demi-elfe.
Le petit homme sourit.
— J’ai de mauvaises nouvelles à t’annoncer. Tu te rappelles de notre
vieille amie, dame Clovis ?
Calis acquiesça. Erik ne savait pas qui pouvait bien être cette
personne, mais à voir comment le capitaine se rembrunit, il était évident que
lui la connaissait. Ce qui surprit Erik, en revanche, c’est qu’apparemment
de Loungville ignorait de qui il s’agissait.
— Quoi, cette salope qui manipulait Dahakon et le Chef Suprême
Valgasha quand on s’est rencontrés la première fois, dans la Cité du fleuve
Serpent ? s’écria Praji.
— Oui, c’est bien elle.
— C’est elle, la reine Émeraude ? demanda Calis.
Nakor secoua la tête.
— J’aurais préféré que ce soit le cas. Jorna – c’est son nom, enfin ça
l’était à l’époque où nous étions mariés…
— Quoi ! s’exclama Calis.
Pour la première fois, Erik le vit perdre toute contenance.
— C’est une longue histoire. Je te la raconterai une autre fois. Mais
quand elle était jeune, elle était vraiment vaniteuse et déjà, quand nous
étions ensemble, elle cherchait un moyen pour rester éternellement jeune.
— Si on s’en sort, il va falloir me raconter tout ça en détail, intervint
de Loungville, visiblement aussi surpris que Calis.
— Enfin bref, reprit Nakor en lui faisant signe de ne plus
l’interrompre. Cette fille avait un don pour ce que vous appelez la magie.
Elle m’a quitté quand j’ai refusé de lui révéler des secrets que je ne
possédais pas. Lorsque nous avons rencontré dame Clovis, c’était bien
Jorna, mais dans un corps différent.
— Vraiment ? fit Praji, perplexe. Mais alors, comment as-tu fait pour
la reconnaître ?
— Quand on connaît bien quelqu’un, l’apparence extérieure ne
compte pas.
— Bien sûr, commenta Vaja, que cette conversation amusait
visiblement beaucoup.
— Silence ! ordonna Nakor. Tout ceci est très sérieux. Cette femme a
passé un marché avec les Panthatians : elle les aide et, en échange, ils lui
offrent la jeunesse éternelle. Mais elle ignore qu’en fait, ils la manipulent.
J’ai tenté de l’avertir, à l’époque. Je lui ai dit qu’ils attendaient d’elle plus
que ce qu’elle ne pourrait jamais leur donner. Et j’avais raison. Ils se sont
emparés d’elle.
— C’est-à-dire ? demanda Calis.
Le visage de Nakor s’assombrit.
— Elle est en train de subir le même sort que ton père lorsqu’il a
revêtu l’armure blanc et or d’Ashen-Shugar.
— Impossible, murmura Calis, qui devint livide.
— Si. C’est le même processus. Jorna, ou Clovis, porte une couronne
d’émeraudes qui est en train de modifier sa personnalité. Elle est en train de
devenir comme ton père.
Calis paraissait secoué et resta silencieux pendant quelques instants.
Puis il se tourna vers de Loungville.
— Dis à Foster que l’arrière-garde doit nous suivre à quinze minutes
d’intervalle. Si quelqu’un essaye de nous rattraper, je veux en être averti.
Dis-leur de m’envoyer leur cavalier le plus rapide au premier signe de
poursuite. Les autres devront éloigner les poursuivants. Nous attendrons les
derniers pendant un court moment à la grotte que nous avons trouvée hier.
Ensuite, on ira à Lanada.
— Et si les éventuels poursuivants ne mordent pas à l’appât ?
s’inquiéta de Loungville.
— Fais en sorte qu’ils mordent dedans, répliqua Calis.
De Loungville hocha la tête, fit faire demi-tour à sa monture et se
dirigea vers la queue de la colonne. Erik regarda par-dessus son épaule et
vit Foster et six autres mercenaires ralentir puis s’arrêter après que le
sergent leur eut donné les consignes. Ils attendraient un quart d’heure, puis
se remettraient en route en espérant pouvoir rattraper le reste de la
compagnie d’ici un jour ou deux.

La matinée était déjà bien avancée, le lendemain, lorsque quelqu’un à


l’arrière de la colonne s’écria :
— Cavalier en vue !
Erik regarda par-dessus son épaule et vit Jadow Shati arriver au grand
galop. Sa jument était couverte d’écume et n’arrivait pas à reprendre son
souffle, vu la façon dont ses naseaux étaient dilatés. Le jeune homme
comprit que la bête ne parviendrait pas à récupérer d’une course pareille.
Pourtant, Jadow connaissait trop bien les chevaux pour ne pas s’apercevoir
qu’il était en train de tuer sa jument. Cela ne pouvait donc signifier qu’une
chose : les Aigles avaient des ennuis. Erik détacha la corde qui retenait son
épée dans son fourreau, car il n’avait besoin de personne pour lui confirmer
qu’ils étaient sur le point de se battre.
En effet, il apercevait un nuage de poussière, moins de mille cinq
cents mètres derrière Jadow. Il observa les silhouettes à l’horizon et s’écria,
avant même que Jadow soit suffisamment proche pour parler :
— Ce sont les Saaurs !
— A quoi tu vois ça ? lui demanda de Loungville.
— La taille des chevaux derrière Jadow. Ils sont trop grands.
Au même moment, Jadow se trouva enfin à portée de voix.
— Capitaine ! Les hommes-lézards sont à notre poursuite !
Calis se tourna vers de Loungville en disant :
— Tout le monde reste en selle. Déployez-vous sur deux rangs.
— Vous avez entendu le capitaine ! Les cinquante premiers hommes à
ma gauche !
Cela signifiait que les cinquante premiers hommes de la colonne
devaient s’aligner sur le bras gauche de Foster. Erik, étant le plus proche du
sergent, fut donc le premier à faire avancer sa monture.
Jadow arriva à leur hauteur et sauta à bas de sa jument, qui trébucha.
— Où est Foster ? demanda Calis.
— Ils ont pas mordu à l’appât. Dès que je suis parti, ils se sont lancés
à ma poursuite en ignorant le caporal. Alors, il a fait demi-tour et les a
attaqués sur le côté pour me donner de l’avance, capitaine, mais…
Il n’avait pas besoin d’en dire plus.
Erik pensa au gros Jérôme, qui était devenu un ami après
l’humiliation infligée par Sho Pi sur le navire. Il regarda sur sa droite et
adressa un signe de tête à l’Isalani. Celui-ci lui rendit son geste, comme s’il
savait ce à quoi pensait Erik.
— On va leur faire payer ça, à ces lézards, marmonna Luis dans sa
barbe, mais suffisamment fort cependant pour que ceux qui se trouvaient
près de lui l’entendent.
Erik tira son épée hors du fourreau et prit ses rênes entre les dents.
Puis il détacha son bouclier et le mit à son bras. Il pouvait contrôler sa
monture avec les genoux mais préférait garder les rênes dans la bouche, au
cas où il aurait besoin de tirer dessus violemment.
Les chevaux des Saaurs devaient être incroyablement puissants,
comme leurs cavaliers, car si la monture de Jadow paraissait sur le point de
rendre l’âme, les autres avaient simplement l’air fatigués. Les guerriers à la
peau verte ne ralentirent même pas en voyant que les mercenaires s’étaient
arrêtés pour leur faire face.
— On ne peut pas vraiment dire que nous leur faisons peur, fit
remarquer Nakor.
Le petit homme se trouvait derrière Erik, qui ne parvenait pas à
détacher son regard des cavaliers au galop.
— À mon signal, tous les archers doivent tirer, annonça Calis.
Ensuite, le premier rang chargera. Le deuxième attendra jusqu’à ce que je
donne l’ordre d’attaquer.
Les archers, au milieu du deuxième rang, se mirent en position.
— Attendez, ne tirez pas maintenant, marmonna de Loungville.
À mesure que les Saaurs se rapprochaient, Erik commença à
remarquer quelques détails. Certains portaient des heaumes ornés de plumes
tandis que d’autres avaient des boucliers sur lesquels étaient gravés des
oiseaux et autres animaux étranges. La plupart de leurs montures étaient des
chevaux bais, mais certains avaient une robe presque noire ou quasiment
blanche. Il n’y avait parmi eux ni rouans ni robes tachetées. Erik se
demanda pourquoi cela le fascinait autant et réprima l’envie inattendue
d’éclater de rire.
— Tirez ! s’écria Calis.
Les quarante archers de la seconde rangée obéirent. Une volée de
flèches fit tomber six des cavaliers saaurs et plusieurs de leurs monstrueux
chevaux hennirent de douleur.
— Chargez !
Erik éperonna sa monture et la lança au galop en criant et en pressant
les flancs de l’animal. Il ne prêta aucune attention à ses camarades et
concentra son attention sur un Saaur dont le heaume à crête de métal
s’ornait d’une crinière de cheval. Celle-ci avait été teinte en rouge écarlate,
ce qui faisait de son porteur une cible facile pour Erik.
Le jeune homme sentit plus qu’il ne vit son cheval heurter celui du
Saaur car il était trop occupé à éviter le coup dirigé vers sa gorge. Le
guerrier maniait une grosse hache à simple tranchant, si bien qu’il pouvait
assommer son adversaire d’un revers mais ne pouvait le taillader qu’au
moyen d’un coup droit. Erik faillit tomber entre les deux animaux lorsque
son cheval s’écarta en chancelant de celui du Saaur. Le jeune homme
plongea pour éviter un coup circulaire mais se redressa à temps pour
riposter, ouvrant la cuisse du guerrier.
Il ne vit pas si la créature tomba de son cheval ou continua d’avancer
car il était déjà trop occupé à engager le combat avec un autre Saaur qui
venait juste de faire chuter l’un des hommes d’Hatonis. Erik chargea et
enfonça la pointe de son épée sous le bouclier de la créature avant que celle-
ci ait eu le temps de se tourner vers lui. Elle tomba à la renverse et passa
par-dessus la croupe de son cheval.
Erik jura et fit faire un écart à sa monture lorsque l’autre animal
donna un coup de son antérieur.
— Attention aux animaux ! s’écria-t-il. Ils sont entraînés au combat,
eux aussi !
Erik s’avança pour aider Roo, qui essayait de se battre en tandem avec
Luis contre un guerrier saaur. Le jeune homme prit la créature par surprise
et lui asséna un coup mortel sur l’arrière du heaume. Le Saaur perdit son
casque en tombant. Son visage était certes couvert d’écailles vertes mais le
sang qui coulait de sa blessure était bien rouge.
— Au moins, ils n’ont pas le sang vert, cria Biggo en passant. Et ils
meurent comme tout le monde.
— Nous aussi, répliqua Roo en tendant le doigt.
Biggo et Erik se retournèrent et virent que, même si la plupart des
Saaurs avaient été jetés à bas de leur selle, pour chaque guerrier tué, l’un
des leurs tombait aussi.
— Incroyable ! s’exclama Biggo en relevant son heaume. On est trois
fois plus nombreux qu’eux et pourtant on perd autant d’hommes.
— Tirez ! ordonna Calis.
Les dix archers restés à ses côtés se mirent à cribler de flèches les
cinq derniers Saaurs.
— Regardez ! s’écria Jadow.
Au loin, une immense colonne de poussière s’élevait dans le ciel.
Même à cette distance, on pouvait entendre le tonnerre des sabots.
— C’est pour ça qu’ils n’ont pas eu peur de s’en prendre à nous !
s’exclama de Loungville. Ce ne sont que les éclaireurs !
Sans attendre, Erik éperonna sa monture et chargea les derniers
Saaurs, qui tentaient de faire durer le combat aussi longtemps que possible
pour donner à leurs compagnons le temps d’arriver.
Biggo se joignit à Erik en poussant un cri sauvage. Ensemble, ils se
jetèrent sur le même ennemi, le chargeant sur deux côtés à la fois. Erik lui
entailla profondément le bras et lui brisa l’os, tandis que Biggo ne cessait de
marteler son bouclier.
Bientôt, le silence retomba.
— Tout le monde à la grotte ! ordonna Calis.
Erik inspira une bouffée d’air et poussa sa monture fourbue au galop.
Ils n’avaient pas le choix. Les chevaux des Saaurs étaient plus forts, puis
puissants et plus endurants. Ils ne pouvaient les distancer et à un contre un
en terrain dégagé, ils n’avaient aucune chance de battre les cavaliers.
Erik espérait que le tunnel qui s’ouvrait dans la grotte menait bien
quelque part, comme le prétendait Praji. Si tel n’était pas le cas, ce serait un
endroit bien isolé pour mourir.
Les Aigles cramoisis, épuisés et endoloris par ce premier combat, bref
mais intense, se dirigèrent, hagards, vers le lointain monticule, en laissant
leurs montures supplémentaires errer librement ou les suivre.
Nakor arriva le premier et tomba plus qu’il ne sauta à bas de sa
jument, de façon fort peu gracieuse. Il attrapa une gourde et un paquet de
rations, puis mit une tape sur la croupe de l’animal en criant pour le faire
décamper. Enfin, il se pencha pour entrer dans le tunnel.
— Venez vite, j’ai trouvé une porte ! cria-t-il alors qu’Erik et les
autres mettaient pied à terre.
— Je veux de la lumière ! ordonna Calis.
De Loungville prit dans ses affaires une huile spéciale et demanda à
quelqu’un de lui donner une torche. Les mercenaires en prirent quelques-
unes dans les fontes des animaux de bât, ainsi que quelques autres objets
qu’ils pouvaient porter. Mais la plus grande partie des bagages et de la
nourriture, ainsi que la totalité des chevaux, allaient devoir être sacrifiées.
De Loungville répandit de l’huile sur l’une des torches, puis utilisa un
briquet pour provoquer une étincelle. L’huile s’enflamma. Le sergent entra
alors dans le tunnel avec la torche allumée.
Erik le suivit et fut obligé de marcher accroupi à cause du plafond très
bas. Au bout d’une dizaine de mètres, il put se redresser car le passage
s’élargissait à mesure qu’il s’enfonçait sous terre, en direction d’une
caverne.
Erik regarda autour de lui, à la recherche de la porte, et s’aperçut qu’il
s’agissait d’un énorme cercle de pierre posé sur une structure en fer et en
bois. On pouvait le faire rouler afin de le mettre en place pour bloquer le
passage. De l’intérieur, il était facile pour quelques hommes robustes de
faire bouger la pierre à l’aide des grosses chevilles en bois qui y étaient
encastrées, mais leurs poursuivants n’auraient quant à eux aucune prise sur
la paroi lisse de la porte et aucun moyen de faire levier pour déplacer cette
énorme masse.
Lorsque le dernier mercenaire fut entré dans la caverne, Erik, Biggo et
Jadow agrippèrent les chevilles et exercèrent une poussée pour faire bouger
la pierre. D’autres se glissèrent entre le mur et la porte pour pouvoir pousser
à leur tour dès que cette dernière aurait suffisamment bougé.
Lentement, comme à contrecœur, la roche se mit à bouger. Pendant ce
temps, le bruit des Saaurs, qui venaient de trouver le monticule, se répercuta
en écho dans le tunnel. Des cris de colère dans une langue étrangère
s’élevèrent tandis que la pierre roulait en grinçant pour bloquer les Saaurs.
Erik sentit brusquement une résistance et comprit que les Saaurs, de
l’autre côté, essayaient de les empêcher d’obstruer la caverne.
— Poussez ! cria-t-il.
Deux autres mains apparurent en dessous des siennes. Erik baissa les
yeux et vit qu’elles appartenaient à Roo, qui tentait d’ajouter sa force à celle
des trois autres. Le jeune homme avait mis à profit sa petite taille et son
agilité pour se glisser entre ses camarades et ramper sur le sol pour trouver
un endroit d’où il pourrait les aider.
— Fermez les yeux ! s’exclama Nakor.
Lent à réagir, Erik fut momentanément aveuglé par un brutal éclair de
lumière lorsque Nakor alluma quelque chose grâce à la torche du sergent de
Loungville et le jeta dans l’espace étroit entre le mur et la porte qui bougeait
lentement.
Un hurlement de douleur et plusieurs cris de rage s’élevèrent de
l’autre côté, et la pression que les Saaurs exerçaient sur la porte disparut.
Celle-ci se ferma brusquement en rendant un dernier bruit sourd.
Lorsqu’elle heurta le mur opposé, Erik sentit l’onde de choc lui parcourir
les épaules.
Ses genoux faiblirent et il fut obligé de s’asseoir à même le sol froid
de la grotte. Il entendit Biggo rire à côté de lui.
— C’était un peu trop juste à mon goût.
Erik se surprit à rire, lui aussi, et regarda Jadow.
— Foster et Jérôme ?
Le Keshian secoua la tête.
— Ils sont morts en hommes.
— Bobby, allume une autre torche, demanda Calis. Je veux voir où
nous allons.
— Est-ce qu’on en a une autre, au moins ?
— Ici, sergent, dans ce paquet, répondit une voix dans la pénombre.
— Biggo, pendant qu’on va explorer un peu ce qui se trouve devant
nous, je veux que toi et Erik, vous dressiez un inventaire de notre matériel.
Nous en avons laissé une grande partie à l’extérieur, alors il faut savoir ce
que nous avons réussi à sauver. (Calis regarda autour de lui.) Mais c’est vrai
que s’il n’y a pas d’autre sortie, ça n’a pas vraiment d’importance, n’est-ce
pas ?
Sans attendre de réponse, le demi-elfe s’éloigna dans les ténèbres. De
Loungville alluma une deuxième torche, la tendit à Luis et partit rejoindre
le capitaine.
Nakor se hâta de ramasser quelques morceaux de pierre tombés des
parois et les coinça entre le sol et la porte.
— Si jamais ils arrivent à trouver un moyen de l’ouvrir, elle aura du
mal à rouler, expliqua-t-il en souriant.
Biggo se tourna vers ses camarades.
— Très bien, mes chéries, vous avez entendu le capitaine. Regardez
partout et dites à ce bon vieux Biggo ce que vous avez emporté quand vous
avez couru pour sauver votre peau, bande de chacals !
Erik gloussa, mais il savait que c’était simplement dû au soulagement
d’être encore en vie. Il n’était pas sûr que les autres l’aient remarqué, mais
en s’enfonçant dans le tunnel, il avait regardé par-dessus son épaule et
s’était aperçu qu’au moins trente des cent mercenaires qui avaient quitté le
camp le matin même gisaient morts sur le sol. Ils avaient survécu au
premier accrochage d’un retour qui s’annonçait long et difficile. Mais déjà,
presque un tiers de leurs effectifs étaient morts.
Il chassa cette pensée de son esprit et commença à faire le compte de
ce qui leur restait.

Les heures passèrent, mais on entendait toujours de faibles bruits de


l’autre côté de la porte. Les Saaurs continuaient à chercher un moyen de
déplacer le bloc de pierre. À un moment donné, Roo se demanda à haute
voix ce qu’ils feraient si un Saaur magicien arrivait sur les lieux et usait de
sa magie pour entrer dans la grotte. La colère qui accueillit sa remarque fit
aussitôt taire le jeune homme. Erik ne parvenait pas à se souvenir d’une
autre occasion où quelqu’un avait cloué le bec à son ami aussi rapidement
et efficacement.
— On a de la nourriture pour quatre ou cinq jours, capitaine, annonça
Biggo lorsque Calis finit par revenir. Côté armes, on a surtout ce que porte
chacun d’entre nous, avec quelques épées en plus. Par contre, on a plein
d’or et de pierres précieuses, parce que le sergent, là-bas, a attrapé le sac
contenant les soldes. On a aussi tout ce qu’il faut en matière de pansements
et d’herbes médicinales. Mais tout notre matériel pour camper a disparu et
beaucoup d’entre nous risquent d’avoir soif si on ne trouve pas d’eau
rapidement.
Calis hocha la tête.
— On dirait que le tunnel continue à descendre graduellement en
direction des contreforts. J’ai relevé des traces montrant que quelqu’un a
utilisé ce passage il y a peu de temps, un mois tout au plus.
— Les Gilanis ? demanda Roo.
— Aucune importance, répondit Praji en se levant. On descend tous
par là, ajouta-t-il en montrant les ténèbres, sauf si tu as envie d’affronter les
lézards en colère qui se trouvent de l’autre côté de cette porte.
— Tout le monde est prêt ? s’enquit Calis.
Personne ne répondit par la négative. Le capitaine se tourna vers de
Loungville.
— Rassemble les hommes, qu’il y ait un semblant d’ordre, et allons
voir où mène ce passage.
De Loungville acquiesça et lança ses ordres. Lorsque chacun reprit la
position qu’il occupait normalement lorsque la compagnie partait à cheval,
Erik eut l’impression de renouer avec un environnement familier, comme si
le fait de suivre les ordres rendait la pénombre et l’étroitesse du tunnel
moins pénibles.
Puis, sur l’ordre de Calis, ils s’enfoncèrent dans les ténèbres.
Chapitre 19

NOUVELLES DÉCOUVERTES

Quelqu’un fit sonner un gong.


Le bruit résonna dans la grande salle, créant un écho qui se répercuta
le long des vastes plafonds en pierre taillée et colorée. Le Gardien se
retourna et dévisagea Miranda d’un air impassible. Il n’eut cependant aucun
geste menaçant à son égard lorsqu’elle s’approcha.
Elle avait volé par-dessus les montagnes depuis son départ de la
Nécropole, la cité des dieux morts. Suivant les instructions de Mustafa, le
diseur de bonne aventure, la jeune femme était retournée sur Midkemia.
Elle s’était rendue sur le continent de Novindus et avait trouvé la
Nécropole. Puis, en dépit de sa fatigue, elle avait fait appel à ses pouvoirs et
pris son envol à la recherche d’un endroit mythique au sommet de la chaîne
de montagnes surnommée le Pavillon des Dieux.
Au dernier moment, lorsqu’elle avait dû se servir de sa magie pour
préserver une bulle d’air respirable autour d’elle, Miranda avait trouvé ce
qu’elle cherchait : un site splendide, situé au sommet d’un nuage et
composé d’un vaste ensemble de salles et de galeries. Elles paraissaient
avoir été taillées dans le cristal et la glace aussi bien que dans la pierre et le
marbre.
Les nuages s’étaient dispersés et Miranda s’était aperçue que le
gigantesque édifice s’élevait au sommet de la plus haute montagne, et qu’en
son centre se découpait une immense ouverture.
La jeune femme avait alors traversé les nuages entourant la Cité
Céleste et franchi le seuil sans effort. Elle avait simplement ressenti des
picotements en passant au travers du sortilège qui empêchait le froid
d’entrer et l’air de sortir.
L’homme qu’elle avait repéré de l’autre côté de la grande salle
s’avança à sa rencontre en flottant au-dessus du sol. La jeune femme prit un
moment pour étudier son nouvel environnement. Soixante-dix étages plus
haut se dressait un plafond voûté, soutenu par douze puissantes colonnes de
pierres semi-précieuses qui avaient toutes été choisies pour leur beauté.
Miranda n’eut aucun mal à décider laquelle était sa préférée : la malachite,
cette pierre verte parcourue de veines sombres qui pouvaient captiver le
regard pendant des heures. La colonne de quartz rose était jolie, elle aussi,
mais la pierre verte attirait Miranda.
Le sol de la salle se divisait en plusieurs parties, séparées par des
champs d’énergie presque indiscernables. Miranda se servit de tout ce qui
lui permettait de percevoir l’invisible et comprit que les champs n’étaient ni
des obstacles ni des pièges : ils ressemblaient plutôt à des signatures,
comme si chaque partie de la salle était destinée à un usage bien spécifique
ou possédait une identité propre. À l’intérieur des champs se déplaçaient
des êtres, humains en apparence, mais tous vêtus de façon très étrange.
Les grandes fenêtres étaient pourvues de vitres en cristal si clair qu’on
eût dit que l’air venait d’y geler. À l’extérieur, les espaces enneigés
réfléchissaient la lumière d’un soleil d’après-midi sur les pics qui les
entouraient, baignant la grande salle de lueurs rose et or. Les êtres qui
erraient au sein de la pièce projetaient de longues ombres sur le sol du fait
de globes à facettes ornés de pierreries qui éclairaient la salle d’une douce
lumière blanche et surnaturelle.
L’homme qui se dirigeait vers la jeune femme glissait
majestueusement dans les airs, comme porté sur une lourde plate-forme par
un groupe invisible. Il posa le pied sur le sol de pierre au moment où
Miranda atterrissait tout aussi délicatement, mais sur un sol de marbre.
Plusieurs autres personnes, qui se tenaient à proximité, se retournèrent
pour observer la rencontre. Miranda rejeta le capuchon de son manteau et
libéra sa longue chevelure noire en regardant autour d’elle.
— Qui se présente aux portes de la Cité Céleste ?
— Vous êtes de drôles de dieux si vous ne savez pas qui vient vous
rendre visite, répondit la jeune femme, amusée. Je m’appelle Miranda.
— Personne ne peut entrer dans l’enceinte des dieux sans y être
invité, annonça le Gardien.
Miranda sourit.
— C’est étrange, car pourtant je suis là, n’est-ce pas ?
— Personne ne peut entrer sans permission et en ressortir vivant.
— Dans ce cas, disons que je suis une invitée surprise, pas une
intruse.
— Qu’est-ce qui vous amène dans la salle des Dieux ?
Miranda dévisagea le personnage qui lui faisait face. Comme les
autres résidents de la cité, il portait une robe étrange, étroitement ajustée
aux épaules mais qui partait en s’évasant sous les bras et finissait par former
un cercle parfait d’un mètre quatre-vingts de circonférence – une fine bande
de métal ou de corde sèche avait dû être cousue dans l’ourlet. Des manches
longues également évasées et un col haut et raide qui entourait l’arrière du
crâne jusqu’aux oreilles complétaient le vêtement. L’ensemble donnait à la
jeune femme l’impression de parler à une poupée d’un mètre quatre-vingts,
faite de cônes de papier renversés et ornée d’une tête en argile peinte. Quel
étrange personnage.
Il avait la peau couleur olive, le visage tanné par le soleil brûlant, et
une barbe aussi blanche que la neige. Ses yeux bleu pâle sous des sourcils
blancs scrutaient Miranda.
Celle-ci regarda de nouveau autour d’elle en regrettant de n’avoir pas
plus de temps pour étudier cet endroit. Il était beau à couper le souffle, mais
il s’agissait d’une beauté surnaturelle et glacée comme le vent qui soufflait
à l’extérieur. Sans magie, aucun mortel n’aurait pu accéder à la demeure des
dieux car l’escalade était impossible. Environ trois mètres sous la base du
plateau, l’air commençait à se raréfier et la température restait constamment
en dessous de zéro.
La plupart des résidents de la salle se tournèrent vers Miranda, qui
remarqua que chaque groupe paraissait isolé. On eût dit qu’ils étaient
confinés dans un même espace par les champs d’énergie qu’elle avait
détectés en entrant.
— Vous limitez les dieux ? s’étonna la jeune femme.
— Ils se limitent eux-mêmes, comme ils l’ont toujours fait. De
nouveau, il me faut vous demander ce que vous venez faire ici.
— Je viens à vous parce que de terribles forces sont en train de se
rassembler. Ce monde est en danger. J’ai rendu visite à l’oracle d’Aal, mais
il s’apprête à entrer en gestation. Nous ne pourrons plus compter sur ses
visions. Les forces des ténèbres sont en marche et elles ont pour but de
mettre un terme à ce que nous avons toujours connu, y compris cet endroit.
Elle engloba la salle d’un geste circulaire. Le Gardien ferma les yeux
et Miranda comprit qu’il communiquait par télépathie avec quelqu’un
d’autre.
— Dites-m’en plus, exigea-t-il.
— À quel sujet ?
— Qu’espérez-vous trouver ici ?
— J’espérais que les dieux de Midkemia seraient prêts à répondre à la
menace qui pèse sur leur propre existence !
Elle avait du mal à dissimuler sa colère et ses mots étaient teintés de
mépris. Le Gardien resta impassible.
— Les êtres que vous voyez là ne sont qu’une représentation des
dieux ; des hommes et des femmes qui, pour des raisons qui dépassent
l’entendement humain, ont été choisis afin de les incarner. Ils vivent donc
leur vie de mortel en tant que véhicules des dieux, auxquels ils prêtent leurs
yeux et leurs oreilles afin de leur montrer comment les humains voient ce
monde sur lequel ils règnent.
Miranda hocha la tête.
— Dans ce cas, j’aimerais m’entretenir avec l’une de ces
« incarnations divines », si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Je n’ai aucune raison de m’y opposer. Je ne suis que le Gardien de
la Cité Céleste. Il est de mon devoir de veiller au confort de ceux qui y
vivent. (Il ferma les yeux.) Vous pouvez parler avec ceux qui voudront bien
vous répondre.
Miranda passa à côté du Gardien et se dirigea vers l’endroit le plus
proche de l’entrée. Un groupe d’hommes et de femmes entourait un
personnage qui les dépassait d’une bonne tête. Tous étaient vêtus de blanc,
y compris la femme au centre du groupe. Ses cheveux et sa peau étaient
dépourvus de pigmentation ; pourtant, elle ne ressemblait pas à un albinos.
Elle devait appartenir à une race étrangère qui avait la peau blanche, au sens
littéral du terme. Ses compagnons s’écartèrent pour permettre à Miranda de
l’approcher. Celle-ci s’arrêta à une distance respectueuse et inclina la tête.
— Sung, je viens vous supplier de m’accorder votre aide.
L’incarnation de la déesse toisa la jeune femme. Ses yeux
contemplaient des mystères que Miranda pouvait à peine appréhender, mais
Sung lui présentait malgré tout un visage amical. Cependant, comme
aucune réponse ne venait, la jeune femme insista.
— Un grand péril se prépare. Si l’on ne fait rien, les Panthatians
libéreront des forces équivalentes aux vôtres. Je dois absolument trouver de
l’aide !
Pendant un long moment, la déesse étudia Miranda. Puis, d’un simple
geste, elle lui montra qu’il lui fallait se rendre dans une autre partie de la
salle.
— Cherche celui qui n’est pas encore parmi nous.
Miranda obéit et gagna un coin encore inoccupé, même si les champs
d’énergie, eux, étaient déjà actifs. La jeune femme modifia sa vision et
passa en revue les différents modes de perception qu’elle connaissait, à la
recherche d’un indice susceptible de l’aider dans sa quête.
Un glyphe miroitait au cœur d’un spectre lumineux que la plupart des
hommes auraient été incapables de voir. Pourtant, Miranda le vit. Elle se
retourna et découvrit que le Gardien l’avait suivie et flottait à trente
centimètres du sol de pierre.
— Qui a placé cette marque ici ?
— Quelqu’un qui nous a récemment rendu visite, comme vous.
— Que signifie ce symbole ?
— C’est l’emblème de Wodan-Hospur, l’un des dieux perdus que
nous attendons.
— Vous attendez le retour des dieux morts durant les guerres du
Chaos ? s’étonna la jeune femme.
— Tout est possible dans la salle des Dieux.
— Quel était le nom de cet homme qui vous a rendu visite ?
— Je ne puis le dire.
— Je cherche Pug du port des Étoiles. À l’Auberge, dans le Couloir
des Mondes, on m’a dit de venir ici.
Le Gardien haussa les épaules.
— Tout cela ne me concerne pas.
— Est-ce qu’il est venu ici ?
— Je ne puis le dire.
Miranda réfléchit avant de demander :
— Si vous ne pouvez rien me dire d’autre, dites-moi au moins ceci :
où dois-je aller, maintenant, pour trouver cet homme ?
Le Gardien hésita.
— Peut-être devriez-vous retourner à l’endroit où l’on vous a induite
en erreur ?
— C’est bien ce que je pensais.
Elle fit un geste du bras et disparut. Un petit bruit sec accompagna
son départ.
L’un des membres de l’entourage d’un dieu tout proche se retourna et
rejeta en arrière son capuchon. Il était de petite taille et avait les yeux de la
couleur d’une vieille noix tachée et la barbe noire d’un jeune homme de
vingt ans. Mais son attitude et sa taille ne diminuaient en rien l’aura de
pouvoir qui l’entourait.
Il s’avança à la rencontre du Gardien, qui attendait.
— Vous avez rempli votre rôle, dit-il.
Il balaya l’air de la main et fit disparaître la salle et les silhouettes à
l’intérieur. Il ne resta plus qu’une vaste étendue de roche et de glace. L’air
froid se précipita sur le plateau, qui n’était plus protégé, désormais. L’air
était si vif et si mordant que l’homme resserra sa cape autour de lui.
Il regarda aux alentours pour s’assurer que rien ne restait de l’illusion
qu’il avait créée. Puis il leva les mains pour se transporter ailleurs. Au
même moment, une voix féminine s’éleva derrière lui :
— Dieux, qu’il fait froid sans cette illusion.
L’homme se retourna. La jeune femme se tenait à quelques mètres de
lui.
— Pug du port des Étoiles, je présume ?
Ce dernier acquiesça.
— Bien joué, demoiselle. Peu de magiciens auraient réussi à
percevoir la vérité derrière l’illusion.
La jeune femme sourit. L’espace d’un instant, l’ombre d’un souvenir
vint effleurer la mémoire de Pug avant de disparaître comme elle était
venue.
— Je ne me suis rendu compte de rien. Mais les choses ne se sont pas
passées comme je le voulais et je me suis dit que si je faisais semblant de
partir, alors je pourrais peut-être apprendre quelque chose d’intéressant.
Il sourit.
— Vous vous êtes donc rendue invisible en faisant simplement le bruit
adéquat.
La jeune femme hocha la tête.
— Donc, c’est vous, Pug.
— C’est bien moi, en effet.
Une expression inquiète se peignit sur le visage de la jeune femme.
De nouveau, Pug lui trouva quelque chose d’étrangement familier.
— Bien. Dans ce cas, il nous faut partir, tout de suite. Nous avons
beaucoup à faire.
— Mais de quoi parlez-vous ? demanda Pug.
— Khaipur est tombée et Lanada va subir le même sort car le roi-
prêtre a été trahi.
— Je sais tout cela, avoua Pug. Mais il est encore trop tôt pour que
j’agisse…
— Sinon, les Panthatians vont contrecarrer votre magie grâce à la
leur, je sais, coupa-t-elle. Mais il y a bien plus en jeu qu’un simple duel de
magie.
Elle attendit, le souffle cristallisé par l’air glacial. Pug parut songeur.
— Je devrais peut-être essayer de découvrir ce que vous savez avant
de vous dire qu’il y a en jeu des forces dont vous n’imaginez même pas
l’existence.
Il disparut.
— Bon sang ! s’exclama Miranda. Je déteste quand les hommes font
ça.

Pug avait déjà rempli deux verres de vin lorsque Miranda apparut à
ses côtés.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Si vous ne pouviez pas me suivre, alors ça ne servait à rien de vous
expliquer quoi que ce soit. (Pug lui tendit un verre.) Je trouve qu’il y a
quelque chose en vous qui m’est familier, lui avoua-t-il.
Miranda prit le vin qu’il lui offrait et s’assit sur un divan en face du
bureau. Pug se contenta d’un tabouret.
— Où sommes-nous ? demanda la jeune femme. Au port des Étoiles ?
Elle regarda autour d’elle. Ils se trouvaient dans une petite pièce
dépourvue du moindre ornement. Visiblement, il s’agissait d’une
bibliothèque, car des livres s’alignaient le long de chaque mur, à l’exception
de l’espace étroit où s’ouvrait une fenêtre. En dehors du divan, du tabouret
et du bureau, la pièce ne contenait pas de meubles. Deux lampes brûlaient à
chaque extrémité de la bibliothèque.
— Nous sommes dans mes appartements, acquiesça Pug. Personne
n’y entre sauf moi, et personne ne s’attend à ce que je revienne ici en visite,
car personne ne m’a vu depuis vingt-cinq ans.
— Pourquoi continuer ainsi ?
— À la mort de ma femme, j’ai convaincu tout le monde que je
voulais couper tous les liens qui me retenaient ici.
Il parla de ce décès d’un ton neutre, mais Miranda vit de petites rides
se creuser au coin de ses yeux.
— Si l’on me cherche, poursuivit-il, on regardera d’abord sur l’île du
Sorcier. J’ai laissé suffisamment de magiciens là-bas pour que les sortilèges
destinés à détecter la magie se mettent à retentir comme des cloches.
— Mais comme ici, tout le monde pratique la magie, personne ne
remarquera quoi que ce soit si vous décidez de travailler un peu. Ingénieux.
(Elle but une gorgée de son vin.) Et ceci est très bon.
— Vraiment ? fit Pug en buvant à son tour. Oui, vous avez raison, il
est bon. Je me demande de quel vin il s’agit… (Il leva la bouteille.) Il va
falloir que je demande à Gathis s’il y en a d’autres bouteilles à la cave
lorsque je retournerai sur l’île du Sorcier.
— Pourquoi m’avoir fait courir ainsi ? lui demanda Miranda.
— Pourquoi me cherchiez-vous ?
— C’est moi qui ai posé la première question.
Pug hocha la tête.
— Ce n’est que justice, admit-il. Les Panthatians se méfient de moi et
de mes pouvoirs. Ils ont découvert un moyen de me neutraliser, alors je
veille à ce que leurs agents ne puissent pas me retrouver.
— Vous neutraliser ? (Miranda plissa les yeux.) J’ai déjà eu affaire à
la magie des Serpents et j’ai laissé derrière moi des cadavres fumants pour
en témoigner. Si vous êtes aussi puissant qu’ils le prétendent…
— Il existe différents moyens de repousser une attaque. Parfois, il ne
suffit pas d’employer la force. Que feriez-vous si je menaçais d’une dague
un enfant que vous aimez ?
— C’est donc ça. S’ils ne savent pas où vous êtes, ils ne peuvent pas
menacer les personnes auxquelles vous tenez.
— C’est exact. Maintenant, dites-moi, pourquoi me cherchiez-vous ?
— L’oracle d’Aal va entrer en gestation, expliqua Miranda. Il ne va
plus pouvoir nous aider pendant vingt-cinq ans. On m’a demandé…
— Qui ? l’interrompit Pug.
— Des gens qui aimeraient autant que ce monde vive encore très
longtemps, répliqua-t-elle d’un ton brusque. On m’a demandé d’aider à
préserver la Pierre de Vie du danger qui la menace…
Pug se leva.
— Qui vous a parlé de la Pierre de Vie ?
— Je suis originaire de Kesh, expliqua Miranda. Vous rappelez-vous
du nom de la personne qui est venue soutenir les armées du roi pendant la
bataille de Sethanon ?
— Il s’agissait du seigneur Abdur Rachmad Mémo Hazara-Khan,
répondit le magicien.
— Il nous a fallu des années pour étudier toutes les illusions et les
fausses pistes. Mais vous avez laissé entrer quelques rares personnes qui ont
pu parler à l’oracle et sont reparties avec les sages conseils qu’il leur a
donnés. Alors, même avec cette statue à la Croix de Malac en guise de point
de transfert, et bien que des décennies se soient déjà écoulées, nous avons
fini par apprendre la vérité.
— Vous travaillez donc pour l’empereur ?
— Parce que vous, vous travaillez pour le roi ?
— Borric et moi sommes cousins, en quelque sorte, expliqua Pug en
buvant une nouvelle gorgée de vin.
— Vous n’avez pas répondu à la question.
— C’est vrai. (Il posa son verre.) Disons que je suis moins tenu par la
loyauté que je ne l’étais autrefois. Ce qui n’a rien à voir avec le sujet qui
nous préoccupe. Si vous connaissez la Pierre de Vie, vous devez également
savoir que les intérêts nationaux ne sont rien, comparés aux enjeux qui la
concernent. Si les Valherus reviennent, nous mourrons tous.
— Alors vous devez m’aider, lui dit la jeune femme. Si les hommes
désespérés que le prince et moi avons recrutés survivent, nous saurons qui
est notre adversaire et à quoi nous devons nous attendre.
Pug soupira.
— Vous, une Keshiane, recruter pour le prince ?
— Ça me paraissait la chose la plus prudente à faire pour servir les
intérêts de mon véritable maître.
Pug se contenta de hausser les sourcils.
— Qui sont ces « hommes désespérés » ?
— Calis les dirige.
— Le fils de Tomas, dit Pug d’un ton songeur. Je ne l’ai pas revu
depuis sa jeunesse, ça doit faire vingt ou trente ans.
— Il est encore jeune, désorienté et en colère.
— Il est unique, répliqua le magicien. Il n’y a pas d’autre créature
comme lui dans tout l’univers. Il est le fruit d’une union qui n’aurait pas dû
être féconde et lorsqu’il mourra, sa spécificité disparaîtra avec lui.
— Mais il sera seul.
Pug acquiesça.
— Que pouvez-vous me dire d’autre au sujet de ces hommes ?
— Vous n’en connaissez aucun. Tous ont été condamnés à mourir.
Nakor l’Isalani voyage en leur compagnie.
Pug sourit.
— Son intelligence supérieure et ses pensées chaotiques me
manquent, avoua-t-il. Son sens de l’humour aussi, d’ailleurs.
— J’ai bien peur qu’il n’ait guère le temps de faire de l’humour, ces
jours-ci, expliqua Miranda. Avec la mort d’Arutha, les espoirs du royaume
de l’Ouest, du royaume des Isles et du monde entier reposent sur les épaules
de Nicholas. Il a adopté le plan de son père, mais ça ne l’enthousiasme
guère.
— De quel plan s’agit-il ?
Elle lui parla des précédents voyages de Calis sur le continent de
Novindus et du revers qu’il avait subi la dernière fois. Elle lui exposa
également le plan qui consistait à envoyer des hommes rejoindre l’armée
conquérante pour qu’ils puissent ensuite revenir apprendre au prince la
vérité concernant leurs ennemis.
— Pensez-vous donc, lui demanda Pug lorsqu’elle eût fini son récit,
que ces envahisseurs ne font que rassembler toutes les forces armées de
Novindus afin de lancer une attaque de l’autre côté de l’océan et s’emparer
de la Pierre de Vie ?
— Les Panthatians ne sont pas aussi subtils, admit Miranda, mais il se
peut que quelqu’un les manipule comme ils ont manipulé les Moredhels
durant le grand soulèvement qui a conduit à la bataille de Sethanon.
Pug dut admettre qu’elle avait raison.
— Mais tout nous porte à croire qu’ils cherchent à étendre leur
emprise sur tout le continent de Novindus afin de créer l’armée la plus
importante que le monde ait connu. À partir de là, il est logique de prévoir
qu’ils vont lancer ces soldats à l’assaut du royaume. Peut-être même
débarqueront-ils à Krondor avant de traverser la moitié du royaume pour se
rendre à Sethanon.
Pug se tut quelques instants avant d’ajouter :
— Je ne crois pas que quelqu’un les manipule, comme vous le
suggérez. Les Panthatians sont bien trop étranges selon les critères de toutes
les autres créatures que j’ai pu rencontrer.
« Leur vision de l’univers est si tordue qu’elle défie toute logique,
mais elle est à ce point ancrée dans leur nature profonde qu’ils n’ont pas
laissé plus de deux mille ans d’observation les détourner de leur dévotion
fanatique. Ils savent comment fonctionne véritablement l’univers, mais cela
ne les empêche pas de continuer à voir les choses de la même façon.
Miranda haussa les sourcils.
— Voilà qui est un peu trop analytique pour moi, Pug. J’ai rencontré
d’autres fanatiques et la réalité n’a pas non plus d’emprise sur eux. (Elle
balaya le commentaire qu’il était sur le point de faire.) Mais je vois où vous
voulez en venir. S’ils ne sont pas manipulés et qu’ils réunissent une si
grande armée simplement pour servir leurs noirs desseins, alors il est clair
qu’ils risquent énormément dans cette entreprise. Pour eux, c’est tout ou
rien.
Pug secoua la tête en signe de dénégation et soupira.
— Pas vraiment, hélas. Ce qui est détestable dans tout ça, c’est que
nous pouvons de nouveau les battre, peut-être en détruisant chaque homme
et chaque créature qu’ils enverront par-delà les mers, mais qu’est-ce que
cela nous apporte en dehors de la destruction sur nos propres rivages ?
— Nous ne savons toujours pas où ils vivent, lui rappela Miranda.
Pug acquiesça.
— C’est vrai, il n’existe à ce sujet que de vagues rumeurs. Peut-être
au nord du continent de Novindus, près du lac Serpent, la source du fleuve
du même nom. D’autres prétendent qu’il s’agit du sud au contraire, au cœur
de la grande forêt méridionale ou de la forêt d’Irabek. Mais la vérité, c’est
que personne ne sait.
— Vous-même, vous avez cherché à les retrouver ?
— En effet, admit le magicien. J’ai utilisé tous les sortilèges que j’ai
pu trouver ou inventer, et traversé une bonne partie de ce continent à pied.
Mais la triste vérité m’oblige à dire qu’ils sont incroyablement doués pour
se cacher des humains et des magiciens. Ou alors ils se mettent tellement en
évidence que je ne les ai pas vus.
Miranda but de nouveau quelques gorgées de vin et ne reprit la parole
qu’au bout de quelques instants.
— Toutes ces belles paroles ne nous empêchent pas d’avoir une armée
à vaincre.
— Plus que ça, j’en ai bien peur.
— Pardon ?
— Je crois que Calis va trouver au cœur de cette armée quelque chose
de bien plus puissant que ce à quoi il s’attendait, expliqua Pug. Mais je ne
peux pas vous dire pourquoi. (Il s’approcha d’une étagère chargée de
livres.) Il y a ici plusieurs ouvrages qui parlent de passages, de portails et de
routes entre les différents niveaux de réalité.
— Comme le Couloir entre les Mondes ? demanda Miranda.
— Non, cet endroit existe dans l’univers objectif tel que nous le
comprenons, même s’il s’agit d’une espèce d’artefact qui permet à ceux qui
voyagent entre les mondes d’exister au-delà de certaines des limites de cette
réalité objective. Vous rappelez-vous à quel point la salle des Dieux vous
paraissait réelle ?
— Oui. C’était une illusion très convaincante.
— C’était plus qu’une illusion. Je me suis connecté à un niveau de
réalité supérieur, que je décrirai comme un état d’énergie plus élevé, faute
d’une meilleure explication. Il y a longtemps, je me suis aventuré dans la
cité des dieux morts et j’ai pénétré grâce à un… fil, dans la demeure de la
déesse de la Mort. J’ai parlé à Lims-Kragma.
— Intéressant, commenta Miranda.
Pug lui lança un regard circonspect mais vit qu’elle ne se moquait pas
de lui.
— C’est réellement la déesse qui vous a parlé ?
— Ça fait partie de ma démonstration. Il n’y a pas de déesse de la
Mort et pourtant elle existe. Il s’agit de la force naturelle de création et de
celle, tout aussi naturelle, de destruction. La mort d’un être autrefois vivant
prolonge le cycle de la vie en nourrissant les autres. Nous comprenons si
peu de choses à ce sujet, ajouta-t-il en laissant paraître un peu de sa
frustration. Mais ces personnifications, ces dieux et déesses, ne sont peut-
être qu’une façon pour nous, qui vivons dans un certain niveau de réalité,
d’interagir avec des forces, des êtres ou des énergies issus d’autres niveaux.
— C’est une théorie intéressante, admit la jeune femme.
— À dire vrai, c’est surtout celle de Nakor.
— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec toutes les morts qui vont
bientôt survenir ?
— Les êtres originaires de ces autres niveaux de réalité existent bel et
bien. J’ai affronté un maître de la terreur, pour ne citer que l’une de ces
créatures.
— Vraiment ? fit-elle, visiblement impressionnée. Les voleurs de vie
ne sont pas à prendre à la légère, d’après ce que j’ai entendu dire.
— C’est également le premier indice que j’avais en ma possession,
approuva Pug, dont l’expression s’anima. Lorsque j’ai combattu un maître
de la terreur pour la première fois, j’ai senti en lui un rythme différent et des
énergies étranges à l’intérieur de son être. Lorsque je l’ai vaincu, j’ai appris
quelques petites choses.
« Au fil des ans, j’en ai découvert d’autres. Les années que j’ai
passées sur Kelewan, le monde des Tsurani, m’ont permis d’accéder à une
vision des choses que je n’aurais jamais connue si j’étais resté sur
Midkemia.
« J’y ai par exemple découvert que les maîtres de la terreur ne
« boivent » pas la vie des êtres humains. Ils manipulent les énergies pour
pouvoir les utiliser. Malheureusement, cela provoque la mort de la personne
qu’ils touchent.
— De telles considérations ne sont que purement académiques et
n’intéressent guère les personnes qui en meurent, protesta Miranda.
— C’est vrai, admit Pug, mais vous voyez, c’est important. S’ils
peuvent faire des choses pareilles, alors des forces que nous ne pouvons
voir dans notre cadre de références habituel ne seraient-elles pas capables
d’intervenir et de manipuler les énergies ici même, sur notre monde ?
— Où cette discussion peut-elle bien nous mener ? demanda Miranda,
trahissant son impatience.
— Comment était la Pierre de Vie lorsque vous avez vu l’oracle pour
la dernière fois ?
— Que voulez-vous dire ?
— Était-elle comme d’habitude ?
— Je l’ignore. (La jeune femme semblait perplexe.) C’est la seule fois
où je l’ai vue.
— Mais quelque chose vous a paru étrange, n’est-ce pas ? insista Pug.
Miranda haussa les épaules.
— J’ai eu le sentiment…
— Que les Valherus emprisonnés à l’intérieur étaient malgré tout en
train de faire quelque chose, conclut Pug.
Le regard de la jeune femme se perdit au loin.
— Ils s’agitaient. C’est le terme que j’ai employé, je crois. Ils
s’agitaient plus qu’à l’ordinaire.
— Je crains qu’ils aient trouvé un moyen d’interagir directement avec
une personne ou un groupe au sein de la communauté panthatian, expliqua
le magicien. Peut-être s’agit-il de cette soi-disant reine Émeraude qui se
trouve désormais à leur tête.
— C’est une idée terrifiante.
— Il y a autre chose. Peu de gens sont au courant. Avez-vous entendu
parler de Macros le Noir ?
— Je le connais de réputation, reconnut Miranda d’un ton sec.
Pug se dit qu’elle ne devait pas croire les histoires exagérées que l’on
racontait au sujet du Sorcier Noir.
— Il faisait beaucoup de tours de passe-passe, mais aussi de la magie
que même encore aujourd’hui je n’arrive pas à comprendre. Il était capable
de manipuler le temps alors que je ne peux que spéculer sur ses
connaissances, par exemple.
La jeune femme plissa les yeux.
— Il voyageait dans le temps ?
— Plus que ça. Une fois, Tomas et moi nous sommes retrouvés dans
un puits temporel en compagnie de Macros. Pour en réchapper, nous
sommes remontés jusqu’à l’aube de la vie avant de revenir à notre propre
époque. Mais il pouvait utiliser son esprit pour voyager sur des éons entiers.
— Comment cela ?
— Il a utilisé ses pouvoirs pour créer une relation extratemporelle
entre Tomas, mon ami d’enfance, et Ashen-Shugar…
— Le Valheru dont il porte l’armure ! s’exclama Miranda.
— Ça n’a jamais simplement été une ancienne magie enfermée dans
une armure mystique. Macros a utilisé l’armure comme véhicule afin de
manipuler mon ami, bien des siècles plus tard, pour pouvoir agir comme il
l’a fait durant la guerre de la Faille.
— Quel rusé bâtard, murmura la jeune femme.
— Et si l’armure de Tomas n’était pas l’unique véhicule d’une telle
manipulation ? suggéra le magicien.
Miranda écarquilla les yeux.
— Cela serait-il possible ?
— Bien sûr que c’est possible, répondit Pug. En vérité, plus je vieillis
et plus je suis certain que peu de choses sont impossibles.
Miranda se leva et commença à arpenter la petite pièce.
— Comment en être sûrs ?
— Nous devons attendre le retour de Calis en espérant qu’il réussisse
à revenir ou à donner de ses nouvelles. La dernière fois que j’ai vu Nakor, je
lui ai demandé d’accompagner Calis si c’était possible, car il est le seul
réellement capable de dénicher ce genre d’informations. Il y a plus de trois
ans déjà que je lui ai parlé de la possibilité que je viens de vous révéler à
l’instant. Mais puisque vous me dites qu’il est bel et bien avec Calis, je me
contenterai d’attendre qu’ils reviennent. Jusque-là, nous ne devons pas nous
montrer, afin d’éviter de servir de cibles aux Panthatians.
« Je pourrais me protéger pendant quelque temps, tout comme vous,
j’en suis sûr, ajouta-t-il. Mais ça finirait par m’épuiser et me détourner de
certaines études importantes.
Miranda acquiesça.
— Mais à quoi rimait donc toute cette histoire d’indices qui m’ont
conduite dans le Couloir entre les Mondes et la Cité des Dieux ?
— Je voulais pouvoir rester seul tout en permettant à une personne
suffisamment intelligente et talentueuse de me retrouver. Si vous étiez partie
explorer le Couloir en posant des questions sur un certain nombre de
mondes, vous auriez rencontré des difficultés.
— On m’a dit que vous aviez engagé des assassins, répliqua la jeune
femme.
— Qui vous a prévenue ?
— C’était le ragot du jour au saloon de l’Honnête John.
— La prochaine fois que j’aurai besoin d’embaucher quelqu’un
discrètement, j’éviterai l’Auberge, grommela Pug. Qui vous a dit d’aller
voir Mustafa ?
— Boldar Blood.
— Lorsque vous avez quitté Mustafa, je suis allé vous attendre dans
les montagnes. Là, je vous ai dit d’aller voir ailleurs. Une ruse très simple,
certes, mais la dernière dont je disposais. (Il sourit.) Si vous n’aviez pas été
une invitée aussi agréable, je me serais occupé de vous au sommet de ces
froides montagnes, de façon à être aussi loin que possible du port des
Étoiles lorsque les Panthatians remarqueraient la chose.
Miranda lui lança un regard noir.
— Voilà qui n’est pas très subtil.
— Peut-être, mais le temps nous est compté et j’ai beaucoup de travail
à faire en attendant Calis et Nakor.
— Puis-je vous aider ? Boldar Blood m’attend dans une auberge de
LaMut, au cas où il pourrait m’être utile.
— Pour l’instant, demandez-lui de continuer à attendre. Laissons-le
profiter de la bière et des filles de Tabert. Quant à vous, Miranda, il y a un
certain nombre de tâches que vous pourriez m’aider à accomplir, si ça ne
vous dérange pas.
— Je refuse de cuisiner ou de repriser vos sous-vêtements, déclara-t-
elle.
Pug éclata de rire, sincèrement amusé.
— Eh bien, c’est le premier vrai fou rire que j’ai depuis longtemps. (Il
secoua la tête.) Je n’ai pas besoin de vous pour les activités que vous venez
de mentionner. Je peux avoir tous les repas et le linge qu’il me faut sur l’île
du Sorcier. Il me suffit d’en informer Gathis. Lorsque tout est prêt, j’amène
la nourriture ici et je renvoie mes vêtements sales là-bas.
« Non, en réalité, j’ai besoin de vous pour commencer à fouiner dans
une grande partie d’une très vieille bibliothèque, à la recherche de certains
indices.
— Lesquels ? demanda la jeune femme, visiblement intriguée.
— Ceux qui nous diront comment retrouver une certaine personne si
le besoin s’en fait sentir.
— Et qui est cette personne ? demanda Miranda en penchant la tête
sur le côté, comme si elle connaissait déjà la réponse.
— Si Calis me rapporte les nouvelles que je redoute, expliqua Pug,
nous allons devoir retrouver la seule personne qui, à ma connaissance, peut
repousser la magie que nous allons affronter : Macros le Noir.
Chapitre 20

LE PASSAGE SOUS TERRE

Calis leva la main.


Les hommes derrière lui s’arrêtèrent en silence et levèrent à leur tour
la main pour avertir leurs camarades. Depuis qu’ils étaient entrés dans le
tunnel, deux jours plus tôt, ils avaient décidé de progresser ainsi en silence.
Ils ne communiquaient que par gestes et s’efforçaient de faire le moins de
bruit possible.
Tous les membres de la compagnie de Calis avaient été entraînés en
vue de ce genre d’exercice, ce qui n’était pas le cas des guerriers d’Hatonis
et des mercenaires de Praji. Au début, ces derniers se montrèrent bruyants.
Mais ils apprirent rapidement à se taire sans avoir besoin qu’on le leur
rappelle.
Sur les cent onze hommes qui avaient quitté le rendez-vous –
soixante-six aux ordres de Calis et quarante-cinq aux ordres de Greylock,
Hatonis, Praji et Vaja – seuls soixante et onze avaient survécu à
l’affrontement contre les Saaurs.
Le tunnel dans lequel ils se trouvaient à présent n’avait cessé de
s’enfoncer sous la plaine de Djams jusqu’à ce que Nakor estime qu’ils
étaient à environ quatre cents mètres sous terre. Lors du bivouac, la nuit
précédente, il avait expliqué à voix basse à Erik que les bâtisseurs devaient
réellement avoir envie de faire du commerce sur les plaines au-dessus de
leur tête pour construire un si long et si profond passage. Ou alors, ils
tenaient vraiment à ce que la porte d’entrée se trouve très loin de leur foyer
afin de mieux le défendre.
Le tunnel était de dimensions uniformes, qui ne variaient que lorsque
la compagnie rencontrait un affleurement rocheux. Les bâtisseurs avaient
préféré contourner ces obstacles plutôt que de creuser à travers. En dehors
de ces rares occasions, le tunnel mesurait deux mètres vingt de haut sur trois
mètres de large, et paraissait interminable.
À plusieurs reprises, les Aigles cramoisis remarquèrent en passant de
vastes niches creusées dans les parois. Peut-être étaient-elles autrefois
destinées au repos des voyageurs ou à entreposer des provisions, mais en
l’absence de guide, ils ne pouvaient que tenter de deviner à quoi elles
servaient à l’origine.
Calis se tourna vers Luis et lui fit signe d’avancer. Erik s’étonna que
le Rodezien ait été choisi, jusqu’à ce qu’il voie le capitaine prendre une
dague à sa ceinture.
Devant Calis se trouvait une autre ouverture, mais Erik avait
l’impression que ce n’était pas seulement un élargissement du tunnel. Il
sentit l’air se déplacer autour de lui et se demanda s’ils n’avaient pas atteint
une partie de cette ville souterraine abandonnée dont Praji leur avait parlé.
Ils n’avaient pourtant pas pu se rendre aussi loin au sud, mais peut-être
s’agissait-il d’une cité identique, ici, dans les montagnes ?
Calis et Luis disparurent dans la pénombre. L’unique torche du
groupe se trouvait au milieu de la colonne et en éclairait à peine chaque
extrémité. Erik ne savait pas comment Calis faisait pour voir dans le noir. Il
devait réellement avoir une vision bien supérieure à celle des humains car la
faible lueur qui illuminait l’avant-garde permettait tout juste à Erik de voir
le dos du sergent de Loungville, accroupi devant lui. Erik serra ses bras
autour de son corps, car il faisait froid dans le tunnel. Tous les hommes
étaient glacés jusqu’aux os, mais ils supportaient l’épreuve en silence.
Depuis la mort de Foster, de Loungville déléguait de plus en plus de
tâches, dévolues autrefois au caporal, à Biggo et à Erik. Le jeune forgeron
ne savait pas si le sergent reconnaissait ainsi leurs qualités ou s’il s’agissait
simplement d’une question de proximité. Lorsqu’il se retournait, c’était sur
eux que de Loungville tombait le plus souvent.
Quelques minutes plus tard, Calis et Luis revinrent. Le Rodezien
reprit sa place habituelle dans la colonne tandis que le capitaine s’exprimait
à voix basse :
— Il s’agit d’une grande galerie, mais nous allons y entrer en passant
sur un éperon rocheux au bord d’un ravin. Une partie de ce chemin monte et
l’autre descend. Il est assez large pour que trois hommes puissent y marcher
de front, mais il n’y a pas de rambarde et le ravin est profond, alors faites
passer la consigne : quand nous entrerons dans le passage, tout le monde
devra faire attention au bord. Je vais aller explorer un peu. Reposez-vous ici
pendant une demi-heure. Si je ne suis pas de retour d’ici là, prenez le
chemin qui mène vers le haut.
De Loungville hocha la tête et ordonna aux hommes autour de lui de
se reposer. Ces derniers firent passer la consigne et tout le monde s’assit sur
place, à même le sol. Erik bougea jusqu’à ce qu’il trouve une position
confortable, le dos contre la froide paroi rocheuse. Les autres l’imitèrent.
Il entendit un petit raclement et s’aperçut que de Loungville comptait
les nœuds d’une corde. Il s’agissait d’une technique très ancienne, qui
consistait à déplacer les doigts le long d’un morceau de corde ou de cuir en
récitant en silence une petite chansonnette, que l’on avait répétée à l’infini
jusqu’à ce que l’on atteigne un rythme presque identique à celui d’un
sablier. De Loungville passait un nœud à chaque fois qu’il finissait une
rime. Lorsqu’il atteindrait le bout de la corde, dix minutes se seraient
écoulées, et lorsqu’il aurait répété le procédé à deux reprises, il leur faudrait
repartir.
Erik ferma les yeux. Il n’arrivait pas à dormir mais il pouvait au
moins essayer de se détendre. Sans réfléchir, il posa les mains sur ses
jambes douloureuses et les sentit se réchauffer grâce au pouvoir de guérison
que Nakor lui avait appris à utiliser. Cette sensation de chaleur était la
bienvenue car le reste de son corps était engourdi au contact de la pierre
froide.
Le jeune homme se demanda comment allaient les habitants de
Weanat et ce qu’ils deviendraient lorsque l’armée de la reine Émeraude
envahirait leur région. Les soldats au brassard vert étaient si nombreux qu’il
y avait peu de chances que les villageois puissent se cacher dans les bois
jusqu’à leur départ. Cette armée allait dépouiller le pays de tout ce qui était
comestible sur huit kilomètres à la ronde, de chaque côté de la rivière. Le
seul espoir qui restait aux villageois, c’était de partir dans les montagnes et
de se cacher dans les hautes vallées. Peut-être Kirzon et sa famille les
aideraient-ils. Mais Erik en doutait. Déjà, dans l’état actuel des choses, ils
auraient à peine assez à manger pour eux-mêmes.
Le jeune homme se demanda alors comment se portait sa mère. Il
n’avait aucune idée de l’heure qu’il était chez lui, à Ravensburg – il ne
savait déjà pas quelle heure il était, là-haut, au-dessus de sa tête. Il devait
être midi, ici, sur Novindus, ce qui faisait minuit dans sa ville natale. Sa
mère était sûrement endormie dans sa mansarde à l’auberge. Savait-elle que
son fils était vivant ? Les dernières nouvelles qu’elle avait dû recevoir à son
sujet étaient sans doute celles de sa condamnation. Compte tenu du secret
qui entourait cette mission, elle devait le croire mort.
Il soupira doucement et se demanda comment allaient Milo, Rosalyn
et les autres. Son ancienne vie et ses anciens amis lui paraissaient tous si
loin qu’il avait du mal à se rappeler ce qu’il ressentait autrefois lorsqu’il se
levait le matin avec pour seule perspective une dure journée de labeur à la
forge.
Brusquement, il sentit qu’on lui touchait le poignet. Il leva les yeux et
vit dans la pénombre de Loungville lui faire signe qu’il était temps de partir.
Erik tendit la main et secoua Biggo, qui somnolait. Le gros mercenaire se
réveilla, hocha la tête et donna une bourrade à celui qui venait après lui
dans la file.
Erik se leva et suivit le sergent, qui entra dans la galerie et prit, à
droite, le chemin qui montait. Dans le noir, le jeune homme ne pouvait que
deviner les dimensions de cet endroit. Il se trouvait déjà au milieu du
tournant lorsque le porteur de la torche entra à son tour. Brusquement, Erik
put voir la galerie tout entière et recula involontairement contre le mur. Le
sol et le plafond se perdaient dans les ténèbres, en dépit de la lumière de la
torche. Un faible souffle d’air s’éleva, apportant avec lui une odeur
d’humidité et de moisi.
Erik aurait préféré ne pas savoir que le chemin était si étroit et le ravin
si profond, car il se déplaçait maintenant avec un certain malaise. Il
continua pourtant à avancer et suivit de Loungville, qui grimpait dans
l’obscurité.

À plusieurs reprises au cours de leur périple, ils rencontrèrent des


ouvertures qui donnaient sur de nouveaux tunnels. Ils s’arrêtèrent pour voir
si Calis avait laissé la moindre marque indiquant qu’ils devaient
interrompre leur ascension, mais il n’y avait aucune trace de son passage.
Certains endroits étaient plus larges que d’autres, car des niches
avaient été creusées dans la paroi rocheuse pour permettre aux hommes de
s’asseoir ou de marcher plus confortablement en ayant plus d’espace. Erik
ne savait pas depuis combien de temps ils suivaient ainsi Calis, mais ses
jambes lui faisaient mal. L’ascension commençait à lui peser.
Brusquement, ils virent le capitaine apparaître devant eux dans la
pénombre.
— Cette partie des souterrains est déserte, annonça-t-il.
Cela parut détendre les hommes.
— Praji, est-ce que ça ressemble à ces constructions naines dont tu
nous as parlé ?
— Je trouve pas, répondit le vieux mercenaire, visiblement essoufflé
et content de s’arrêter, ne fut-ce que quelques minutes. Tu me diras, j’en ai
seulement entendu parler, mais plusieurs personnes m’ont décrit Sarakan
pour y avoir déjà été. (Il regarda autour de lui.) Cet endroit… Je sais pas de
quoi il s’agit.
— Chez moi aussi, il y a des mines naines, annonça Calis. J’en ai vu
quelques-unes et il y a des galeries, comme ici. Mais nous ne sommes pas
dans une mine. Ce passage n’a pas été bâti par les nains.
La voix de Roo s’éleva derrière Erik.
— On dirait que c’est un peu comme une cité, capitaine.
Calis s’avança.
— Une cité ?
— Ben oui, ces tunnels conduisent peut-être à d’autres endroits,
comme des réserves de nourriture ou des chambres. Je ne sais pas si vous
avez remarqué, mais les niches sont situées à intervalles réguliers. Il y en a
une toutes les deux ouvertures et elles sont toutes de la même taille. Elles
servent peut-être de marché.
— Dans ce cas, ajouta Biggo, le chemin sur lequel on est serait une
espèce de passage central, comme un boulevard au milieu d’une cité, sauf
que celui-ci va de bas en haut au lieu d’aller du nord au sud.
— Mais qui aurait voulu construire un tel endroit ? demanda Erik.
— Je ne sais pas, répondit Calis, qui changea de sujet. Nous sommes
à peu près au niveau du sol, alors on devrait commencer à chercher un
tunnel qui mène à l’extérieur. Je vais explorer le prochain corridor qui se
présentera. De votre côté, profitez-en pour camper sur le prochain
« marché ».
— La nuit est-elle déjà tombée ? s’enquit de Loungville.
— Depuis une heure environ, répondit Nakor derrière lui.
— Je dirais plutôt deux, rétorqua Calis.
— Comment vous pouvez le savoir ? s’étonna Roo.
Le capitaine sourit dans la pénombre.
— Je serai de retour avant l’aube.
Sur ce, il se remit en marche. La troupe d’hommes épuisés le suivit
jusqu’à ce qu’ils trouvent une nouvelle niche, dans laquelle ils s’installèrent
avec soulagement pour y passer la nuit.

Erik n’arrivait pas à conserver la notion du temps dans ces cavernes.


Calis avait dit à de Loungville qu’ils cheminaient ainsi depuis deux jours et
demi, ce qui correspondait selon lui à une distance de trente-deux
kilomètres entre le monticule et les contreforts, puis à l’ascension de l’un
des pics. Erik, lui, avait l’impression d’avoir marché beaucoup plus que
cela, mais il se rendait bien compte que leur périple s’était déroulé
principalement sur le chemin en spirale à l’intérieur de la montagne.
Plus tôt ce même jour, Calis s’était déclaré convaincu que la région
était déserte, mais l’intonation de sa voix montrait, selon Erik, qu’il gardait
pour lui certaines informations. Le jeune homme s’était promis de ne pas
s’attirer d’ennuis en évitant de se mêler des affaires des autres, mais il ne
pouvait s’empêcher de se demander ce qui se cachait derrière les paroles du
capitaine.
Au retour de l’une de ses explorations, Calis annonça qu’ils étaient
sur le point de trouver la sortie de ce labyrinthe de passages sombres et de
grandes cavernes. À un moment donné, il hésita entre deux vastes tunnels
dont l’un redescendait dans la montagne et l’autre recommençait à monter.
Erik sentit que le capitaine aurait aimé prendre le tunnel qui s’enfonçait au
cœur du réseau souterrain, mais il continua à faire monter le groupe vers la
surface. Le jeune homme se demanda ce qui avait attiré Calis vers l’autre
tunnel.
Tard le lendemain, l’homme qui portait le paquet de torches annonça
qu’il n’en restait plus beaucoup. Calis accueillit cette nouvelle d’un simple
hochement de tête, sans faire de commentaire.
Erik sentit la peur l’étreindre à l’idée de se retrouver plongé dans le
noir au beau milieu de ces souterrains. Déjà, lorsqu’ils dormaient, ils
éteignaient les torches. La première nuit, le jeune homme s’était réveillé
dans l’obscurité la plus complète et avait dû réprimer l’envie de pousser un
cri d’inquiétude. Il était resté allongé dans le noir en tendant l’oreille et
s’était alors aperçu qu’il n’était pas le seul à être réveillé, car il entendait la
respiration saccadée de ceux qui étaient incapables de dormir dans de
pareilles conditions. Un ou deux camarades pleuraient même en silence,
tant la terreur sans nom qu’ils éprouvaient était grande.

Une nouvelle nuit de sommeil agité s’écoula dans les ténèbres. Puis le
groupe se remit en marche. Ils en étaient désormais à leur cinquième jour et
s’arrêtèrent pour le repas de midi, où ils eurent droit à de nouvelles rations
séchées. L’eau leur posait problème, car ils n’avaient que deux grosses
gourdes et plusieurs petites qu’ils avaient remplies grâce à une source d’eau
souterraine le matin précédent. Comme il n’y avait pas d’autre point d’eau à
proximité, Calis ordonna à ses hommes de boire une seule gorgée par heure,
comme ils l’avaient fait dans le désert.
Alors qu’ils s’apprêtaient à se remettre en route, ils entendirent un
fracas au loin, dans le tunnel, comme si quelqu’un avait délogé des pierres.
Calis fit signe à la compagnie de s’immobiliser.
— Une chute de rochers ? demanda de Loungville au bout d’un
moment.
— Peut-être, admit le demi-elfe. Mais je préfère m’en assurer. Si je ne
me trompe pas, vous devriez tomber, quelque part là-haut, sur un passage
éclairé qui vous amènera directement à la surface, ou sur un gros tunnel qui
continuera à monter en partant sur la gauche. Ne prenez aucun passage qui
mène à droite ou qui descend. (Il fit un léger sourire.) Vous devriez être
arrivés à la surface le temps que je vous rattrape. Je vous rejoindrai dès que
je serai sûr que personne ne nous suit.
— Veux-tu une torche ? lui proposa de Loungville.
— J’arriverai à retrouver mon chemin sans lumière. Si nous sommes
suivis par les Saaurs, je préfère ne pas leur signaler ma présence.
Erik se demanda comment le capitaine allait pouvoir retrouver son
chemin dans le noir. Même s’il en était capable, comment pouvait-il
renoncer à la présence rassurante d’une torche, aussi faible fût-elle ?
Calis redescendit le long de la colonne et tapa sur l’épaule de chaque
homme ou leur adressa un signe de tête en passant.
De Loungville leur rappela qu’ils ne devaient s’exprimer que par
gestes et leur indiqua de le suivre. Erik s’aperçut alors qu’il était le
deuxième de la file, juste derrière le sergent. Il scruta la pénombre. Il n’y
voyait pas à plus de trois mètres devant lui, car la lumière tremblotante de la
torche derrière lui, au centre du groupe, faisait danser les ombres. Le jeune
homme espérait de tout son cœur que Calis avait raison et qu’ils allaient
bientôt trouver la sortie. Sur cette pensée, il suivit de Loungville dans
l’obscurité.

L’écho faisait résonner de faibles bruits dans les tunnels à mesure que
la lumière de la torche diminuait. De Loungville estimait que Calis les avait
quittés depuis presque une demi-journée maintenant. Les hommes étaient
fatigués et le moment de se reposer était venu.
Il donna l’ordre de s’arrêter et chuchota par-dessus son épaule :
— Combien de torches reste-t-il ?
— Après celle-là, il n’y en a plus que deux, sergent.
Ce dernier jura à voix basse.
— Si le capitaine ne revient pas bientôt, on risque bel et bien de se
retrouver perdus dans les ténèbres demain, sauf si on est tout près du
passage dont il nous a parlé. Éteignez-moi cette torche, mais veillez à
garder à proximité ce qu’il faut pour l’allumer rapidement en cas de besoin.
On va diviser la nuit en périodes de guet de quatre heures. Ensuite on sortira
de ce satané trou à rats.
Erik savait qu’il se trouvait parmi ceux qui dormiraient les premiers,
si bien qu’il s’allongea et s’efforça de s’installer aussi confortablement que
possible. En dépit de la fatigue viscérale qu’il éprouvait, il n’arrivait pas à
trouver le sommeil dans le noir le plus complet avec la roche en guise de
matelas.
Il ferma les yeux et entendit un murmure qui lui apprit que la torche
avait été éteinte – il n’était pas le seul à être gêné par l’absence totale de
luminosité.
Il garda les yeux fermés et tenta de penser à quelque chose d’agréable.
Il se demanda si les vendanges avaient été bonnes cette année, dans la
baronnie, et de quoi les grappes avaient l’air. Il se rappelait avoir entendu
les vignerons vanter une année exceptionnelle, mais cela n’avait rien
d’inhabituel. Généralement, il suffisait d’observer leur attitude pour voir
s’ils le pensaient vraiment ou s’ils essayaient de s’en convaincre. Plus ils
vantaient la qualité du raisin et moins ils étaient sincères. En revanche, s’ils
parlaient des vendanges d’un ton neutre et presque indifférent, alors on
pouvait être quasiment sûr que le vin de l’année allait être exceptionnel.
Erik se demanda ensuite ce que devenaient les jeunes gens du village.
Il pensa à Gwen et regretta de ne pas l’avoir accompagnée dans le verger
lorsqu’il en avait eu l’occasion. Il n’aurait jamais cru que faire l’amour avec
une femme procurait de telles sensations. En dépit de sa fatigue, sa chair
s’éveilla au souvenir de la douceur de la prostituée. Il se souvint de Rosalyn
et fut à la fois gêné et fasciné en la revoyant en esprit sans ses vêtements. Il
l’avait vue nue d’innombrables fois lorsque, enfants, ils prenaient leur bain
ensemble. Mais il n’avait posé les yeux sur ses seins de femme que lorsqu’il
l’avait découverte adossée à cet arbre… Ce souvenir le perturbait à présent,
car il lui paraissait malsain de repenser à ce à quoi elle ressemblait à l’issue
du viol.
Erik tenta de se tourner sur le côté et ne réussit qu’à rendre sa position
plus inconfortable encore. Peut-être devrait-il parler de Rosalyn à Nakor : le
petit homme semblait toujours avoir réponse à tout et parviendrait peut-être
à lui expliquer pourquoi un souvenir aussi répugnant l’excitait.
Car lorsqu’il repensait à ce qui était arrivé cette nuit-là, la colère qu’il
avait éprouvée lui paraissait bien lointaine. De même, on eût dit que c’était
quelqu’un d’autre, et non lui, qui avait assassiné Stefan. Mais ces petits
seins ronds…
Il gémit et s’assit dans le noir, brusquement désorienté. Il se
reprochait d’être l’individu le plus dépravé de la création lorsqu’il s’aperçut
brusquement qu’il voyait de la lumière, plus loin dans le tunnel. Elle brillait
certes faiblement, mais la moindre lueur se détachait au cœur des ténèbres
absolues de la caverne.
Il sentait plus qu’il ne voyait la silhouette du sergent de Loungville à
côté de lui. Le soldat qui aurait dû monter la garde s’était mis à somnoler.
Erik n’éprouva aucune colère car rester vigilant dans le noir le plus complet
était quasiment impossible. Le bruit de respirations lentes autour de lui
apprit au jeune homme qu’il était peut-être le seul membre de l’avant-garde
encore éveillé. Les autres, au centre ou à l’arrière du groupe, ne pouvaient
peut-être pas la voir, cette lumière.
Doucement, il passa la main au-dessus du sergent endormi et secoua
la sentinelle. Aussitôt, le soldat se réveilla en sursaut en murmurant :
— Hein, quoi ?
De Loungville se réveilla un instant plus tard en demandant lui aussi :
— Qu’y a-t-il ?
— Marc pense avoir vu de la lumière devant nous, sergent, expliqua
Erik avant que le soldat ne puisse parler. Il me demandait si je la voyais
aussi. C’est le cas, ajouta-t-il en se tournant vers le dénommé Marc. J’ai
bien vu de la lumière là-haut.
— Réveille les autres sans faire de bruit, ordonna de Loungville. Dis-
leur de ne pas allumer de torches. Que les six premiers hommes
m’accompagnent.
Ils s’avancèrent à pas de loup. Au bout de quelques mètres, Erik vit
que la lumière se déplaçait sur leur gauche dans un tunnel qui, mille cinq
cents mètres plus loin, débouchait sur celui dans lequel ils se trouvaient.
Lorsqu’ils s’approchèrent du tunnel en question, il fut évident que la
lumière devenait de plus en plus brillante. Brusquement, De Loungville fit
signe à ses hommes de se coller contre la paroi.
Une silhouette apparut et traversa l’intersection sans regarder ni à
droite ni à gauche. Erik agrippa la poignée de son épée, prêt à la sortir du
fourreau dès que le besoin s’en ferait sentir.
La créature était un homme-serpent, vêtu d’une tunique et de
jambières plutôt que d’un pantalon, car cela permettait à sa courte queue de
se balancer librement.
Derrière lui venaient deux autres silhouettes, plus larges et protégées
par une armure. Erik avait vu les Saaurs de près – une expérience qu’il
espérait bien ne plus jamais avoir à renouveler – mais ces créatures étaient
différentes. Un humain dépassait la plus grande d’entre elle d’une bonne
tête. D’autre part, elles avaient un corps sinueux. Erik remarqua que leurs
gestes étaient lents et délibérés. Il se demanda si c’était le froid de la
caverne qui les ralentissait, car Nakor lui avait expliqué qu’il s’agissait de
créatures à sang froid.
Deux autres gardes passèrent à leur tour et l’un d’eux jeta un coup
d’œil dans leur direction. Erik attendit, mais la créature continua sans
alerter ses compagnons ni faire de commentaires. La proximité de la torche
devait gêner sa vision nocturne et les humains, collés contre la paroi, étaient
pratiquement invisibles.
Deux autres créatures suivaient les gardes. Au total, ce furent douze
Panthatians qu’Erik et ses compagnons virent passer.
De Loungville leur fit signe d’attendre et suivit la lumière qui
s’éloignait rapidement. Puis il se hâta de revenir.
— Ils sont partis, annonça-t-il dans un murmure.
Le tunnel était de nouveau plongé dans les ténèbres. Le sergent
ramena ses hommes à l’endroit où le reste de la compagnie les attendait.
Désormais, tous étaient parfaitement réveillés.
— C’étaient des hommes-serpents, n’est-ce pas ? demanda Nakor, qui
venait de remonter toute la file pour parler à de Loungville.
— Comment as-tu deviné ?
— Je les ai sentis. Je sens bien des choses étranges ici, ajouta le petit
homme. C’est un endroit maléfique.
— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire, admit de Loungville en
soupirant. Je veux nous faire sortir d’ici aussi vite que possible.
Erik s’aperçut que le fait d’écouter une conversation dans le noir
absolu lui permettait de mieux discerner les émotions contenues dans la
voix d’une personne. Visiblement, le sergent se sentait extrêmement
contrarié.
— Quelle direction devons-nous prendre ? finit-il par demander.
— Jusqu’ici, nous nous déplacions plus ou moins vers le sud-est,
chuchota Nakor. Je pense que, plutôt que de suivre les Serpents, nous
devrions prendre le chemin par lequel ils sont arrivés. Je crois qu’ils
viennent de la surface et se dirigent vers le cœur de la montagne. Nous
devons nous trouver à une altitude assez élevée et l’air doit être frais au-
dehors, peut-être même froid, trop pour ces créatures qui n’aiment pas les
basses températures. Ce n’est donc pas un endroit où ils s’installeraient pour
vivre.
— Tu crois qu’ils vivent sous la montagne ?
— Possible, approuva Nakor. C’est difficile à savoir. Mais nous avons
encore bien des choses à faire avant de pouvoir les combattre de nouveau. Il
faut d’abord rentrer, car si nous mourons, personne ne saura ce qui se passe
vraiment ici et ce n’est pas raisonnable.
De Loungville ne répondit pas. Le silence s’éternisa et mit Erik mal à
l’aise, au point qu’il finit par dire :
— Sergent ?
— La ferme, lui répondit ce dernier d’un ton sec. Je réfléchis.
Erik et ses compagnons gardèrent le silence. Puis la voix du sergent
finit par s’élever de nouveau dans l’obscurité.
— Greylock ! appela-t-il à voix basse, d’un ton pressant.
Une silhouette s’avança lentement en veillant à ne pas marcher sur les
pieds des autres. Puis la voix de l’ancien maître d’armes se fit entendre,
toute proche.
— Oui, qu’y a-t-il ?
— Vous prenez la tête de la compagnie. Je vous charge de les sortir
d’ici vivants.
— Bien, sergent, répondit Owen. Mais je voudrais qu’Erik m’assiste
dans cette tâche.
De Loungville n’hésita pas une seconde.
— De la Lande Noire, pour un temps, tu deviens sergent. Jadow, tu
seras son caporal. Mais vous devrez tous écouter les conseils de Nakor et
d’Hatonis.
« Moi, je vais attendre ici que Calis revienne. Je ne veux pas marquer
les passages que nous avons empruntés de peur que d’autres Panthatians les
trouvent. Laissez-moi une torche et j’attendrai ici jusqu’à ce que je sois sûr
que le capitaine ne reviendra pas.
Erik décela dans sa voix une note d’insistance et d’inquiétude qu’il
n’avait encore jamais entendue. Il se demanda s’il l’aurait remarquée s’il
avait pu voir le visage de son officier.
— Ensuite, je vous rattraperai, reprit ce dernier. Maintenant, voici ce
que vous allez faire : quand vous arriverez à la surface, traversez les plaines
et rendez-vous sur la côte. Achetez des chevaux ou volez un bateau, peu
importe, mais il faut que vous alliez à la Cité du fleuve Serpent. Le
Revanche de Trenchard devrait vous y attendre. S’il n’y est plus, c’est qu’il
a été coulé, car Nicholas a donné l’ordre que l’un des deux navires reste
pour nous récupérer. Dans tous les cas, écoutez Hatonis et ses hommes, ils
connaissent le chemin.
Hatonis, qui se trouvait à l’arriére de la colonne, parla assez fort pour
que même les premiers puissent l’entendre.
— Je connais une vieille route commerciale qui va d’Ispar à la Cité du
fleuve Serpent en passant par Maharta. On ne l’utilise plus guère désormais
mais elle devrait encore être praticable pour les chevaux.
De Loungville prit une profonde inspiration.
— Très bien, maintenant, allumez une torche et sortez d’ici.
Le soldat qui portait les torches provoqua une étincelle et réussit à
allumer une flamme. Erik s’aperçut qu’il devait plisser les yeux alors que la
lueur se trouvait assez loin de lui. Il se tourna vers de Loungville et vit que
ce denier, comme à son habitude, affichait un air de détermination. Le jeune
homme n’aurait sans doute pas pu déceler son inquiétude s’il ne l’avait pas
entendu s’exprimer dans le noir.
Il tendit la main et serra rapidement le bras du sergent. C’était la seule
chose qu’il pouvait faire pour exprimer ce qu’il ressentait sans dire un mot.
De Loungville regarda Erik et lui adressa un bref signe de tête avant
que le jeune homme se mette en route.
Greylock arriva à l’intersection des deux tunnels, regarda d’un côté,
puis de l’autre, et fit signe à la compagnie de prendre à gauche. Lorsque
Erik arriva à son tour au croisement, il résista au besoin de regarder par-
dessus son épaule en direction de l’endroit où attendait de Loungville.
Si seulement le capitaine était là, se dit-il. Où Calis peut-il bien être ?

Calis se tenait très près de la paroi tout en observant la scène, les yeux
écarquillés de stupeur. Plusieurs fois, lui et son père s’étaient demandé ce
qu’ils ressentiraient s’ils devaient affronter leur extraordinaire héritage,
cette magie ancienne qu’ils avaient reçue grâce à l’intervention de Macros
le Noir, qui avait utilisé son art pour transmettre à un simple humain les
pouvoirs légendaires des Valherus.
Tomas avait fait la cour à Aglaranna, la reine des elfes, et gagné sa
main. Ensemble, ils avaient conçu Calis, l’impossible fruit d’un mariage
unique en son genre. Selon les critères de son peuple, Calis était encore
jeune, car il n’avait pas cinquante ans. En revanche, selon les critères
humains, il était un homme d’âge moyen. Mais il avait été le témoin de la
douleur et de la folie que pouvaient engendrer les habitants de ce monde et
avait accumulé ainsi l’expérience de plusieurs vies.
Cependant, rien ne l’avait préparé à gérer les conséquences de sa
nouvelle découverte.
Les elfes possédaient le don de se déplacer même par les nuits les plus
sombres, lorsque seules l’une des trois lunes ou des étoiles lointaines
éclairaient le ciel. Mais même les nains étaient incapables de voir dans le
noir absolu qui régnait dans leurs tunnels souterrains. Cependant, ils
utilisaient leurs autres sens et Calis, contrairement à ses cousins elfes, avait
suffisamment voyagé en compagnie de nains dans sa jeunesse pour avoir
appris certaines de leurs techniques : le déplacement de l’air, les faibles
échos qui se répercutaient sur les parois, mais aussi le fait de compter le
nombre de tournants et de se souvenir des distances que l’on avait
parcourues. On disait même que lorsqu’un nain s’engageait sur un chemin,
il réussissait toujours à revenir sur ses pas. Il en allait de même pour Calis.
Après avoir laissé la compagnie, il était redescendu dans la grande
galerie circulaire qui servait de couloir central à cette cité au cœur de la
montagne. En effet, le demi-elfe était certain désormais qu’il s’agissait bien
d’une ville, comme Roo l’avait supposé. Mais le jeune homme de
Ravensburg était loin de se douter de quelle sorte de cité il s’agissait.
Se fiant à ce qu’il avait étudié en compagnie de Tathar et des autres
tisseurs de sorts d’Elvandar, Calis soupçonnait depuis le départ qu’il
s’agissait d’une construction d’origine elfique plutôt que naine. Mais les
elfes qui avaient bâti cet endroit ne ressemblaient pas au peuple de Calis,
pas plus qu’ils ne ressemblaient à aucune autre race mortelle. Ces elfes-là
n’existaient qu’en tant qu’esclaves des Valherus et un tel endroit n’avait pu
être bâti que sur l’ordre de leurs maîtres.
Lorsqu’il était arrivé dans la galerie, Calis était déjà convaincu que le
bruit qu’il avait entendu n’était rien d’autre qu’une lointaine chute de
pierres. D’ailleurs, aucun signe ne lui donnait à penser qu’on les
poursuivait. Pourtant, il avait continué à redescendre pour s’en assurer. Il
était passé devant l’étrange séparation des deux tunnels, à l’endroit qui
l’avait tant attiré la première fois.
Puis il s’était enfoncé dans le puits de ténèbres et n’avait fait demi-
tour qu’après s’être assuré qu’il n’entendait plus que le son de sa propre
respiration et les battements de son cœur. Mais à l’approche de cet étrange
croisement où il avait hésité lorsqu’il guidait la compagnie, il s’était de
nouveau arrêté. Quelque chose de très ancien l’appelait au fond de ce
tunnel.
C’était stupide de prendre un risque pareil et pourtant il avait été
impossible à Calis de résister à cet appel. Il savait qu’il devait veiller à ce
que les autres s’en sortent, mais il faisait confiance à la ruse de Robert de
Loungville et aux talents de Nakor.
À présent, il savait ce qui l’avait appelé. Un artefact ancien se trouvait
au cœur de cette salle. Et le demi-elfe le contemplait avec peur et
stupéfaction.
Il était descendu dans le tunnel qui l’avait amené dans une autre
galerie, plus petite que la précédente, mais suffisamment large cependant
pour abriter une petite ville. Une faible lumière brillait au-dessus de sa tête
mais la caverne était si haute que le soleil à son zénith n’était pas plus gros
qu’une tête d’épingle. Cependant, la présence de cette entrée, située au
sommet d’une haute montagne, lui avait confirmé que son instinct ne l’avait
pas trompé.
Ce très vieil endroit avait bel et bien abrité un Valheru, tout comme la
grande caverne sous le Mac Mordain Cadal – les anciennes mines des nains
des Tours Grises – avait servi de foyer à Ashen-Shugar, le souverain du Nid
d’Aigle, le Valheru dont l’âme ancienne avait pris possession de son père et
changé si profondément sa nature.
Calis avait alors traversé un étroit pont de pierre avant d’arriver
devant une double porte en bois suffisamment large pour laisser passer un
dragon. Or le demi-elfe savait que ç’avait été le cas autrefois, car les
Seigneurs Dragons aimaient garder leurs puissantes montures à portée de
main. À l’intérieur de la porte s’ouvrait un passage plus étroit que les
serviteurs utilisaient, des millénaires plus tôt.
Il avait manipulé la lourde poignée de fer et, à sa grande surprise, le
verrou s’était ouvert facilement et sans bruit. La porte avait coulissé sur ses
gonds récemment huilés et Calis avait dû cligner des yeux lorsque l’éclat de
la lumière l’avait brusquement ébloui.
Au bout d’un long couloir se trouvait un promontoire qui surplombait
une vaste caverne éclairée par d’innombrables torches. En son centre se
dressait un village de huttes en torchis, grossières et sans âme. Elles étaient
construites autour d’une série de fissures, desquelles s’élevait de la vapeur,
indiquant la présence d’une source souterraine d’eau chaude. Une brume de
chaleur dansait au-dessus de la plus grosse crevasse.
Calis avait été surpris de sentir la température augmenter à ce point.
En effet, lorsqu’il avait laissé ses compagnons, un froid humide lui collait à
la peau. À présent, il transpirait autant que dans le désert. La présence des
fissures indiquait que la salle avait été creusée à l’intérieur d’un ancien
volcan.
L’odeur âcre de la pourriture et du sulfure restait en suspension dans
l’air. Calis sentit qu’elle lui brûlait les yeux tandis qu’il contemplait la scène
en contrebas.
Des hommes-serpents se promenaient dans toute la salle, au centre de
laquelle se trouvait un grand trône, posé sur une estrade. Sur ce siège où
s’asseyait autrefois un Seigneur Dragon reposait une créature à écailles et à
griffes dont le regard se perdait dans le vide, car elle était morte depuis très
longtemps déjà. Les Panthatians les plus proches de cette chose immobile
ressemblaient à des prêtres. Ils portaient des vêtements vert et noir et
rendaient hommage à cette momie d’un ancien roi reptile.
Calis n’était pas tisseur de sorts, mais il sentit la tension de la magie
dans l’air et aperçut au pied du trône des artefacts datant de plusieurs
millénaires.
C’était la présence même de ces objets qui le faisait souffrir. Il
mourait d’envie de descendre dans la salle, d’écarter les Serpents et
d’escalader les marches de l’estrade afin de jeter cette créature inférieure à
bas du trône et de prendre possession de ces puissants artefacts.
Car il était certain qu’il s’agissait bel et bien de reliques ayant
appartenu aux Valherus. Jamais son sang n’avait vibré ainsi, à l’exception
de la fois où son père lui avait permis de tenir le bouclier blanc et or qu’il
portait lors des batailles.
Calis repoussa ces pulsions imprudentes et tenta de comprendre la
scène qui se déroulait sous ses yeux. Il aurait été trop facile de se dire qu’il
s’agissait simplement d’un village panthatian, en raison des choses étranges
qui l’entouraient. Le demi-elfe regrettait que Nakor ne soit pas avec lui car
le petit homme était capable de voir au-delà des apparences et son talent lui
aurait été d’un grand secours.
Calis essaya donc de mémoriser le moindre détail, y compris les
images contradictoires qu’il tenta d’enregistrer sans comprendre ce qu’elles
signifiaient. Il ne voulait pas négliger un élément important à cause d’une
erreur de jugement.
Au bout d’une demi-heure, plusieurs prisonniers humains furent
amenés dans la salle. La plupart avaient le regard absent des gens en état de
choc, ou sous l’influence d’une drogue ou d’un sortilège. Mais une femme
se débattait dans ses chaînes. Les prêtres firent s’aligner les prisonniers
devant la dernière marche de l’estrade. Celui qui se tenait au centre leva les
mains – il tenait dans l’une d’elles un bâton orné d’une émeraude.
Il s’exprima dans un langage sifflant qui ne ressemblait à aucune des
langues que Calis avait entendues au cours de ses voyages. Puis il fit signe
aux gardes de déplacer les prisonniers. Calis regretta de ne pas avoir son arc
pour pouvoir tuer le prêtre et se demanda d’où lui venait cette rage violente.
Le prêtre ordonna que l’on amène le premier prisonnier devant le
trône. Deux gardes s’empressèrent d’obéir. Il exécuta alors une série de
gestes rituels avec le bâton tout en les accompagnant de bruits gutturaux et
de sifflements graves. L’émeraude se mit à briller.
La magie noire envahit la pièce. L’un des gardes tira la tête du
prisonnier en arrière et l’autre se servit d’un grand couteau avec lequel il
décapita le malheureux. Calis se força à rester immobile en dépit de la
colère qui naissait en lui. Le garde jeta la tête derrière le trône. Calis la
suivit des yeux et la vit atterrir dans un bruit sourd et mouillé au milieu
d’une pile d’autres têtes, dont certaines étaient en état de putréfaction et
d’autres réduites à l’état de crânes.
Les deux Serpents qui tenaient le cadavre du prisonnier le soulevèrent
et l’emportèrent jusqu’à une pièce en retrait où ils le jetèrent, hors de vue.
Les cris affamés qui s’élevèrent alors donnèrent la nausée à Calis. La
femme qui ne paraissait pas abrutie par les drogues se mit à hurler. Le demi-
elfe crut que ses propres nerfs allaient lâcher. Il agrippa la poignée de son
épée tant il mourait d’envie d’attaquer ce repaire de monstres. Un par un,
les prisonniers drogués furent massacrés et leurs bourreaux jetèrent leur tête
au sommet de la pile tandis que la magie noire s’emparait de leur énergie
vitale. Les corps furent livrés à l’appétit des jeunes Panthatians.
La femme resta seule et continua à crier tout en se recroquevillant, car
la terreur avait raison de sa fatigue. Les gardes la déposèrent sur l’estrade et
lui arrachèrent sa tunique, si bien qu’elle se retrouva nue devant le prêtre,
qui s’avança vers elle en marchant sans y prendre garde sur le sang chaud et
collant de ses précédentes victimes.
Calis le vit demander aux gardes de tenir fermement la malheureuse.
Ils l’obligèrent à s’allonger en la maintenant au sol tandis que le Panthatian
lui donnait de petits coups avec l’extrémité de son bâton tout en chantant
dans sa langue étrange.
Calis sentit sa gorge se serrer. Il avait déjà eu affaire à la sorcellerie
maléfique des Serpents. Ils étaient même capables de créer des Panthatians
à l’image des humains. Le demi-elfe avait déjà vu les effets de la magie
noire et puissante que le prêtre manipulait.
Il n’étudiait pas l’art de la magie, mais possédait quelques
connaissances à ce sujet. L’acte qui allait suivre était trop maléfique pour
qu’il puisse le comprendre. Lorsque le prêtre sortit de sa robe une longue
dague et s’avança vers la femme qui hurlait toujours, Calis détourna les
yeux.
Il se dit qu’il était resté dans cet endroit trop longtemps et recula,
lentement, dans la pénombre. Un peu plus loin, il fit demi-tour et
s’empressa de remonter le grand tunnel. Il se glissa dans l’entrebâillement
de la porte, qu’il referma derrière lui, et s’arrêta un moment pour laisser ses
sens s’ajuster à l’obscurité.
Ce faisant, il repensa à la scène dont il venait d’être témoin. Il lui était
impossible d’imaginer ce que les Panthatians gagnaient à voir leur prêtre
torturer lentement une femme humaine. D’autant qu’il savait qu’en fin de
compte, la malheureuse mourrait. Sa tête irait rejoindre les autres sur la pile
et son corps servirait de nourriture aux jeunes.
Calis regrettait que Nakor n’ait pas été avec lui. Le petit homme
prétendait ne pas croire en l’existence de la magie et semblait pourtant en
connaître plus que quiconque sur ce sujet. Lui saurait peut-être deviner à
quoi servait ce rituel et quelle place il occupait dans les événements qu’ils
redoutaient tous.
Calis se hâta dans les ténèbres. Sans y penser consciemment, il
commença à compter ses pas et à mesurer les distances grâce à son audition.
Il espérait retrouver sa compagnie à l’endroit où il l’avait laissée.

De Loungville faillit sursauter lorsque Calis lui toucha le bras.


— Où sont les autres ? lui demanda une voix familière.
— Capitaine ! J’étais sur le point d’adresser une courte prière à
Ruthia et un petit témoignage à Lims-Kragma avant de ficher le camp d’ici.
Mais maintenant je peux me rasseoir et mourir d’une crise cardiaque !
— Désolé de t’avoir surpris, mais dans le noir je n’étais pas sûr que
c’était toi, même si je croyais bien avoir reconnu ton odeur.
— Mon odeur ? protesta le sergent, indigné.
— Ça fait un moment que tu n’as pas pris un bain, Bobby.
— Tu ne sens pas la rose non plus, Calis.
— Est-ce que tu as une torche ?
Pour toute réponse, de Loungville se servit de son briquet pour
provoquer une étincelle. Une petite flamme apparut, modeste tout d’abord.
Puis elle envahit le coton spécialement imbibé d’un produit inflammable et
enroulé autour du bâton. Lorsque le sergent leva la torche, un halo de
lumière enveloppa les deux hommes.
— Je ne voudrais pas t’embarrasser mais tu as une tête à faire peur.
Qu’est-ce que tu as trouvé en bas ? demanda de Loungville.
— Je te le dirai quand on aura mis une certaine distance entre nous et
cette découverte. C’est par où ?
— On a trouvé un passage que les hommes-serpents utilisent. J’ai
donc transmis le commandement à Greylock et envoyé la compagnie à
gauche.
— Tu as bien fait. Ils doivent sûrement déjà être arrivés à la surface à
l’heure qu’il est. Si on se dépêche, on devrait pouvoir les rattraper avant
qu’ils ne soient trop loin. On est bien plus haut que lorsqu’on est entrés
dans ce tunnel, Bobby.
— Et bien plus loin de l’endroit où nous voulions nous trouver.
— On ferait bien de se dépêcher, répéta Calis. On a une longue route
à faire. Et je crains qu’il ne nous reste plus beaucoup de temps, ajouta-t-il à
voix basse.
Chapitre 21

ÉPUISEMENT

Erik plongea.
Une volée de fléchettes traversa les airs et rebondit sur son bouclier.
Le jeune homme essaya de rester le plus près possible du sol tout en
continuant à avancer. Nakor et Sho Pi avaient pourtant bien dit qu’ils
avaient l’impression d’être épiés depuis qu’ils descendaient les collines en
direction des plaines.
Ils venaient juste d’entrer dans une vallée où poussaient des herbes
hautes entre des îlots de roches brisées, de calcaire, de schiste et de granit,
lorsque les Gilanis les avaient attaqués par surprise. Six hommes étaient
tombés lors du premier assaut, qui n’avait été repoussé que grâce aux efforts
héroïques de l’avant-garde.
Greylock avait rapidement organisé la défense. Le combat durait
depuis maintenant près d’une demi-journée. Deux autres membres de la
compagnie étaient morts lors de la retraite sur le versant de la colline, à la
recherche d’une position défensive. Lorsque Erik revint vers Greylock, il le
trouva en pleine discussion avec Praji et Vaja.
— J’ai essayé de placer tout le monde au mieux, Owen. On est en
train de prendre une raclée, annonça le jeune homme.
— Je sais, lui répondit calmement l’ancien maître d’armes. Pourquoi
s’en sont-ils pris à nous ? demanda-t-il à Praji.
Ce dernier haussa les épaules.
— Simplement parce qu’on est là et que ce sont des Gilanis. Ils
aiment pas tous ceux qui appartiennent pas à leur tribu et on est sur le point
d’entrer dans la plaine. C’est leur territoire et c’est leur manière à eux de
nous dire de rester à l’écart.
— Comment ces maudites herbes peuvent-elles être aussi hautes à
cette époque de l’année ? protesta Greylock.
— Certaines poussent en hiver et d’autres en été, répondit Vaja. Je
suppose qu’elles sont toutes mélangées.
— Y a-t-il un autre moyen de sortir de ces montagnes ? voulut savoir
Greylock en mettant sa frustration de côté.
Praji haussa de nouveau les épaules.
— J’en sais pas plus que toi. Même si je connaissais notre position
exacte, ça servirait pas à grand-chose car je suis jamais venu par ici. Peu
d’habitants des terres orientales se sont aventurés aussi loin. (Il regarda
autour de lui.) Peut-être que si on pouvait franchir ce col, ajouta-t-il en
désignant les sommets les plus élevés, on pourrait redescendre jusqu’au
fleuve Satpura. On pourrait alors fabriquer des radeaux et longer la côte
jusqu’à Chatisthan. Ou alors, on remonte suffisamment haut pour que les
Gilanis nous suivent pas et on va vers le sud en essayant d’arriver jusqu’au
fleuve Dee. Une fois là-bas, on pourrait le suivre jusqu’à Ispar. Mais cette
dernière solution est pas ma préférée.
— Pourquoi ?
— Ça nous obligerait à traverser la grande forêt méridionale et y’a
pas beaucoup de gens qui en ressortent. La rumeur prétend que c’est là que
se terrent les Panthatians et que vivent des tigres qui parlent comme des
hommes…
Greylock le regarda d’un air incrédule et Praji s’empressa d’ajouter :
— Mais c’est juste une rumeur.
Un sifflement les avertit quelques secondes à peine avant que des
fléchettes ne se mettent de nouveau à pleuvoir. Erik essaya de se protéger à
l’aide de son bouclier, ce qui n’était pas forcément aisé étant donné sa
carrure. Un cri et un juron lui apprirent que l’un des hommes ne s’était pas
couvert assez vite lorsque les projectiles s’étaient abattus sur les boucliers et
les pierres environnantes.
— Comment vont les blessés ? s’enquit Greylock.
— Pas trop mal, répondit Erik. L’un d’eux a été touché à la jambe,
mais la pointe s’est logée dans la partie charnue du mollet – il pourra
marcher si on l’aide. On a aussi deux bras cassés et Gregory de Tibum s’est
démis l’épaule.
— Bon, dans tous les cas, on ne peut pas attendre qu’ils se lassent et
je n’ai pas envie de découvrir combien de fléchettes ils ont en leur
possession, finit par dire Greylock. Bon sang, on ne sait même pas combien
ils sont.
Les petits hommes avaient surgi par dizaines à l’avant de la colonne.
Puis ils étaient retournés se cacher dans l’herbe lorsque la compagnie de
Calis s’était déployée dans l’intention de les affronter. Depuis, ils n’avaient
fait que tirer des volées de fléchettes au hasard.
Greylock regarda autour de lui et prit sa décision.
— Erik, essaye de rejoindre l’arrière-garde et dis-leur de retourner
vers la caverne. On verra bien si on trouve un autre chemin pour descendre
de ces montagnes sans passer par ce nid de frelons.
Erik se mit à courir, plié en deux. À deux reprises, il dut s’abriter
derrière des rochers pour éviter les projectiles, grossiers mais habilement
conçus. Il s’agissait de longs roseaux, guère plus grands en fait que de gros
brins d’herbe, attachés par des nœuds extrêmement serrés, jusqu’à ce que le
tout soit aussi rigide qu’une véritable flèche. Au bout se trouvait un
morceau de verre ou de silex taillé en pointe. Les roseaux étaient d’une
robustesse surprenante et le vol leur procurait suffisamment de vitesse lors
de l’impact pour arriver à percer la peau lorsqu’elle n’était pas protégée.
D’après Praji, les Gilanis se servaient d’une sarbacane, qu’ils appelaient
atlatl, pour propulser ces fléchettes très haut dans les airs. Elles décrivaient
ainsi un arc de cercle au-dessus de la tête de leurs victimes et retombaient
avec plus de puissance. Erik pouvait attester de leur efficacité.
Il rejoignit l’arrière-garde et leur dit de commencer à remonter. Moins
de dix minutes plus tard, Greylock, Praji, Vaja et le reste de l’avant-garde
arrivèrent à leur tour.
Erik regarda derrière eux et vit qu’ils n’étaient pas poursuivis.
— On dirait qu’ils ne sont pas pressés de venir nous chercher ici,
remarqua-t-il.
— Ces types ne sont pas stupides, expliqua Vaja. Ils sont tout petits.
En terrain dégagé, on n’en ferait qu’une bouchée – mais dans la plaine, au
milieu des herbes, personne ne se bat mieux que les Gilanis.
Ce n’était pas Erik qui allait le contredire.
— Qu’est-ce qui les a rendus si hostiles ?
Praji regarda derrière lui en direction des guerriers invisibles.
— Ils aiment pas les étrangers. Ils nous sont peut-être tombés dessus
juste pour le plaisir de nous mettre une raclée. Mais peut-être aussi que les
Saaurs sont en train de les repousser vers le sud et que ça les rend fous.
— Mais les Saaurs qui se sont lancés à notre poursuite n’ont pas pu
monter une attaque assez puissante pour éliminer tous ces petits guerriers.
Pour ça, ils auraient besoin d’une armée aussi gigantesque que celle qu’ils
rassemblent sur la Vedra.
Brusquement, Vaja donna une tape sur l’épaule d’Erik et désigna le
sommet de la colline. Calis et de Loungville se hâtaient de descendre à leur
rencontre.
Lorsque le capitaine rejoignit ses hommes, Erik vit sur plus d’un
visage combien chacun était soulagé de voir que l’Aigle de Krondor était de
retour. Le soldat qui avait gardé précieusement l’arc long du demi-elfe le lui
rendit avec joie.
— Pourquoi remontez-vous vers la caverne ? demanda Calis.
Greylock lui expliqua rapidement la situation.
— On ne peut pas franchir le sommet des montagnes, annonça
aussitôt Calis. Je n’ai pas vu de col là-haut, et on ne peut pas prendre le
risque de retourner dans les tunnels pour voir s’il y a un moyen de traverser
par l’intérieur.
Il préférait ne dire à personne ce qu’il avait vu tant qu’il ne pouvait
pas en discuter d’abord avec Nakor.
— Envoie Sho Pi et Jadow en éclaireurs, ordonna-t-il à de Loungville.
Dis-leur de dénicher une piste qui descende vers le sud. Si on peut se
déplacer sur le versant de ces montagnes et contourner les Gilanis pour
ensuite rejoindre Maharta, on devrait pouvoir s’en sortir sans trop de
dommages.
De Loungville hocha la tête et s’empressa d’aller transmettre la
consigne aux deux individus concernés.
— On en est où, au niveau de l’eau ?
— On devrait pouvoir tenir si on trouve une source tous les deux jours
environ, répondit Greylock. Par rapport à ce matin, on a huit hommes en
moins, ce qui signifie huit rations d’eau en plus.
Calis acquiesça.
— Praji, est-ce qu’on va réussir à trouver de l’eau facilement ?
— Non, on pourrait aussi bien être en plein milieu d’un désert. Il y a
quelques ruisseaux et bassins au milieu de la plaine de Djams, mais si on
sait pas où les trouver, on pourrait mourir de soif au milieu des hautes
herbes sans jamais en voir un.
— Même en suivant les oiseaux ?
— Il doit bien y en avoir quelques-uns qui savent comment trouver de
l’eau, mais que je sois pendu si je sais à quoi ils ressemblent, admit le vieux
mercenaire. On devrait peut-être pousser plus au sud. J’ai entendu dire qu’il
y avait pas mal de sources, de lacs et de criques dans ce coin-là.
— Alors c’est là qu’on va, décida Calis.
Les hommes formèrent de nouveau une colonne. Ignorant sa propre
fatigue, le capitaine remonta le long de la file pour prendre sa place à la tête
du groupe.
Erik se remit péniblement en route et essaya de faire preuve du même
stoïcisme, car la fatigue lui brûlait les jambes. Chaque pas qu’il faisait pour
remonter la pente lui coûtait plus d’efforts que le précédent et il fut
vraiment soulagé lorsque Calis ordonna une halte.
Il attendit avec impatience que la gourde arrive jusqu’à lui et but à
longs traits, car ils étaient passés devant un petit bassin en descendant. Il
n’y avait donc aucune raison de se restreindre pour le moment.
Après avoir tendu la gourde à son voisin, il regarda en direction de la
plaine.
— C’est quoi, ces ondulations ? demanda-t-il à la cantonade.
Praji l’entendit et descendit le rejoindre.
— Mes yeux sont plus ce qu’ils étaient, déplora le vieux mercenaire,
qui se tourna en direction de la pente. Eh, capitaine ! Tu devrais venir voir
par ici !
Calis descendit à son tour et fixa l’horizon pendant de longues
minutes.
— Par tous les dieux ! Ce sont les Saaurs.
— Mais c’est impossible, protesta de Loungville. Pour qu’ils soient si
nombreux alors qu’on est si loin au sud…
— C’est qu’ils ont une deuxième armée, acheva Praji.
— Pas étonnant que ces bâtards aient autant tenu à nous éloigner de
l’entrée des montagnes, ajouta Vaja.
— Ils doivent utiliser les cavernes les moins hautes comme points de
ravitaillement. C’est pour ça que nos petits amis de la plaine sont si
perturbés. Une armée vient juste de traverser leurs foyers.
— Mais ça signifie qu’ils vont attaquer Lanada par-derrière !
s’exclama de Loungville.
Calis observa l’armée pendant encore près d’une minute, tandis que
les hommes derrière lui commentaient la nouvelle ou proféraient des jurons.
— Non, ils se déplacent en direction du sud-est. Ils se dirigent vers
Maharta.
— Et comme le raj a envoyé ses éléphants de guerre combattre aux
côtés de l’armée du roi-prêtre à Lanada, ça veut dire que Maharta est plus
défendue que par des mercenaires et les gardes du palais, ajouta Praji.
De Loungville jura.
— Ces bâtards ne voulaient pas seulement qu’on les serve ! Ils
essayaient aussi de nous empêcher de nous joindre aux défenseurs des
autres cités.
Il faillit cracher par terre.
— Combien de temps vont-ils mettre avant d’atteindre la cité ?
demanda Calis.
— Je suis même pas sûr de savoir où on est, avoua Praji. (Il réfléchit
un moment.) Ils mettront peut-être une semaine, deux s’ils veulent épargner
leurs montures.
— Est-ce qu’on a une chance d’arriver avant eux ?
— Aucune. Bien sûr, on pourrait, si on avait des ailes, ou si on arrivait
à passer en dépit des Gilanis – à condition que des chevaux nous attendent
de l’autre côté. Mais si on continue à aller vers le sud, on arrivera jamais à
Maharta avant les lézards.
— Crois-tu que la cité pourra tenir une semaine ?
— Peut-être, répondit le vieux mercenaire avec franchise. Ça dépend
du chaos que cette armée répand sur son passage. Beaucoup de gens doivent
essayer d’entrer dans la ville, si bien qu’elle est peut-être déjà en état de
siège.
— On ne peut pas les contourner ? demanda Erik.
— Si on arrive jusqu’à Chatisthan, approuva Vaja, on pourra peut-être
trouver un bateau qui nous amènera jusqu’à la Cité du fleuve Serpent.
— Ça fait trop de « peut-être », rétorqua le capitaine. On va devoir se
diriger vers la côte et tenter de remonter jusqu’à la Cité du fleuve Serpent.
Hatonis, tu préfères essayer d’aller à Chatisthan ou de traverser par voie de
terre ?
Hatonis haussa les épaules et sourit, ce qui lui donna un air juvénile
en dépit de ses cheveux gris.
— Les deux se valent. Si on ne combat pas les Serpents à Maharta, un
jour ou l’autre, il faudra le faire à notre porte.
— Alors allons-y, dit Calis.
Tout le monde reprit sa position au sein de la colonne. Erik mit une
tape sur l’épaule de son ami d’enfance lorsque celui-ci passa à côté de lui.
Roo lui fit un sourire en coin comme pour dire que les nouvelles n’avaient
rien de réjouissant. Erik hocha la tête pour montrer qu’il était d’accord avec
lui. Puis il laissa passer le dernier de ses camarades et se mit en route à son
tour, fermant la marche. Il réalisa alors brutalement qu’il avait pris la place
de Foster, sans qu’on le lui demande. Il leva les yeux, se demandant si de
Loungville allait envoyer quelqu’un le remplacer. Mais personne ne vint lui
donner l’ordre d’abandonner la position occupée autrefois par le caporal et
le jeune homme poursuivit son chemin, se concentrant sur leur mission la
plus urgente : rester en vie.

La providence devait être de leur côté car ils trouvèrent une piste qui
descendait vers le sud. Plus large que celles qu’empruntaient les bergers et
leurs troupeaux de chèvres, elle devait être utilisée par des mineurs. À
plusieurs reprises, le long du chemin, des étendues de roche à nu montraient
que les mineurs avaient dû creuser leur route dans la terre et la pierre pour
pouvoir faire passer des charrettes.
Les membres de la compagnie de Calis eurent alors l’impression
d’avoir enfin un peu de chance. Ils parcoururent une grande distance,
alternant le pas de course et la marche – l’allure idéale pour couvrir le plus
de kilomètres possibles.
Même les blessés parvinrent à suivre, bien que celui qui avait été
touché à la jambe tombât presque inconscient, à la fin de la journée, en
raison de la douleur et du sang qu’il avait perdu. Nakor soigna sa blessure et
dit à Calis que si Sho Pi et lui s’en occupaient toutes les nuits, le
malheureux devrait pouvoir récupérer un peu plus chaque jour.
Ils trouvèrent de l’eau et furent rapidement capables d’accélérer le pas
tout en escaladant une petite hauteur. Ils n’étaient pas encore arrivés au
sommet qu’un grondement les avertit de ce qu’ils allaient trouver de l’autre
côté. Puis ils franchirent la crête et virent la cascade.
De Loungville proféra un nouveau juron. Ils faisaient face à une gorge
découpée dans les montagnes. À trois mètres de l’endroit où ils se
trouvaient, une chute d’eau retombait six mètres plus bas dans un petit lac.
À partir de là, le fleuve suivait les méandres de son lit en direction du sud-
est jusqu’à l’océan.
De vieux rochers marquaient l’emplacement d’un ancien pont fait de
bois et de cordages qui n’existait plus depuis longtemps. Deux autres
pierres identiques s’élevaient de l’autre côté de la gorge.
— Le fleuve Satpura, annonça Praji. Maintenant, je sais exactement
où nous sommes.
— C’est-à-dire ? demanda Calis.
— Maharta se trouve droit devant nous, à l’est, de l’autre côté de la
plaine de Djams. Je ne sais pas quelle magie était à l’œuvre dans ces
tunnels, mais on est beaucoup plus loin de l’entrée que je ne le pensais.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonna de Loungville. On doit être à
quatre-vingts ou quatre-vingt-dix kilomètres.
— Je dirais plutôt quatre cent quatre-vingts, répliqua Vaja. Il te
faudrait bien un mois pour retrouver le monticule au milieu des herbes, et
encore, à condition d’avoir un bon cheval et de pouvoir passer au milieu des
Gilanis.
— Alors ça devait vraiment être un bon tour, parce que je n’ai rien
remarqué ou détecté, avoua Nakor en souriant comme s’il s’agissait d’un
incroyable exploit. Je parie que c’est arrivé quand on a commencé à
s’éloigner du tumulus, et qu’il n’y a pas de tunnel à cet endroit, que c’est
seulement une illusion. (Il secoua la tête.) Maintenant, j’ai vraiment envie
d’y retourner pour jeter un coup d’œil.
— Une autre fois, coupa Calis. Combien de temps nous faudrait-il
pour atteindre Maharta ?
Praji haussa les épaules.
— En prenant une caravane depuis Palamds jusqu’à Port-Chagrin, je
dirais un mois. Là-bas, personne va à Maharta par voie de terre – on prend
le bateau. Mais il existe une route qui longe la côte, si on a pas peur des
bandits et des gredins de tout poil.
— À ton avis, quelle est la meilleure solution ?
Le vieux mercenaire se frotta le menton pendant quelques instants.
— Je pense que nous devrions envoyer Jadow et Sho Pi en éclaireurs
dans cette direction, proposa-t-il en montrant la pente qui longeait la gorge.
Peut-être trouveront-ils un chemin à proximité. Si c’est le cas, il faut le
prendre, car le fait de suivre le fleuve devrait nous amener à Palamds en
moins d’une semaine. Ensuite, il nous faudra trouver une caravane ou
acheter des chevaux, et nous rendre à Port-Chagrin. Là, on prendra le
bateau et on ira où tu voudras.
— Il faut absolument que je retourne à Krondor, déclara Calis.
Plusieurs de ses hommes applaudirent ces paroles. Mais Nakor
intervint.
— Non, d’abord, il faut aller à Maharta. Ensuite, on rentrera à
Krondor.
— Pourquoi ?
— On ne s’est pas arrêtés pour demander pourquoi la reine Émeraude
s’empare des cités fluviales.
— Bonne question, approuva Vaja.
— Hatonis, Praji, vous avez des suggestions ? s’enquit le capitaine.
— Ce n’est pas la première fois qu’on voit des armées conquérantes
sur ce continent, avoua Hatonis. La plupart du temps, leurs dirigeants
cherchent à faire fortune ou à étendre leur domaine. Parfois, ils veulent
aussi régler une dette d’honneur. Mais jamais personne n’a essayé de
s’emparer de tout le territoire comme ça…
— Peut-être qu’ils veulent quelque chose de spécial à Maharta et
qu’ils pouvaient pas se permettre d’être vulnérables à cause des autres
cités…, avança Praji.
— Peut-être que le fait de s’emparer de ces cités a quelque chose à
voir avec leur volonté d’unir tout le monde sous une même bannière ?
suggéra Erik.
Calis le dévisagea pendant une longue minute avant de hocher la tête.
— Ils ont l’intention d’envahir le royaume avec la plus grande armée
qu’on ait jamais vue.
— Mais comment ils vont faire pour traverser l’océan ? s’écria Roo.
Il haussa les épaules.
Un sourire se dessina lentement sur le visage de Nakor.
— Qu’est-ce que tu as dit ? fit Calis.
— Comment est-ce qu’ils vont traverser l’océan ? répéta le jeune
homme, l’air gêné. Il vous a fallu deux navires pour nous amener tous ici,
avec nos armes et tout le matériel. Eux, ils ont quoi ? Cent mille ou deux
cent mille soldats ? Sans parler de tous les chevaux et de l’équipement. Ils
vont les trouver où, leurs navires ?
— Les chantiers navals de Maharta sont les meilleurs de Novindus,
leur apprit Hatonis. Seuls ceux des îles Pa’jkamaka arrivent à les égaler.
Notre clan achète tous ses navires à Maharta depuis longtemps. Ce sont les
seuls chantiers qui pourraient construire suffisamment de navires en peu de
temps, peut-être même en deux ans seulement.
— Dans ce cas, il faut absolument s’y arrêter, décida Calis.
— Oui, il faut brûler ces chantiers navals, approuva Nakor.
Hatonis écarquilla les yeux.
— Les brûler ? Mais la cité sera en état de siège. Ils auront sûrement
coulé des navires à l’embouchure du port pour empêcher ceux de la reine
Émeraude d’entrer. Il sera impossible de s’approcher à moins de trente
kilomètres de la cité en raison des patrouilles que les deux camps ne
manqueront pas d’organiser.
— Combien de temps leur faudra-t-il pour rebâtir les chantiers si on
parvient à les détruire ? demanda Calis.
Hatonis haussa les épaules.
— Ils sont immenses et ont été construits petit à petit au cours des
siècles. Je suppose qu’il faudrait des années avant de les remettre
complètement en état. Ils doivent se fournir en bois dans ces montagnes et
dans celles de Sothu et de Sumanu et les faire transporter par bateau ou par
chariot. Quant aux grandes quilles, il faut plus d’un an pour les fabriquer et
cela coûte cher.
Nakor était tellement excité qu’il se mit pratiquement à danser sur
place.
— Si on parvient à incendier les chantiers, on gagnera cinq ou six ans,
peut-être même dix, avant que de nouveaux navires puissent y être
construits. Beaucoup de choses peuvent changer en un tel laps de temps.
Croyez-vous vraiment que la reine Émeraude réussisse à garder son armée
en l’état ? Moi, je ne le pense pas.
Les yeux de Calis se mirent à briller, mais le demi-elfe parvint malgré
tout à contenir son enthousiasme.
— Mieux vaut ne pas la sous-estimer, Nakor.
Ce dernier hocha la tête. Tous les deux avaient longuement discuté de
ce qu’ils avaient vu et savaient qu’ils affrontaient les ennemis les plus
dangereux que Midkemia ait connus depuis l’invasion tsuranie pendant la
guerre de la Faille.
— Je sais bien, Calis. Mais les hommes restent les hommes et à moins
que la magie des Panthatians soit assez puissante pour changer leur cœur, la
plupart des soldats renieront la bannière émeraude s’ils ne sont pas payés.
— Malgré tout, la priver des chantiers navals serait pour nous une
grande victoire, intervint Hatonis. Mon père a créé la compagnie
commerciale la plus prospère de la Cité du fleuve Serpent. Nous n’aurons
aucun mal à envoyer nos agents jusqu’aux îles Pa’jkamaka pour nous
assurer qu’ils ne vendront pas de navires à la reine. Et je veillerai
personnellement à ce qu’aucun chantier naval de ma cité ne travaille pour
elle.
— Mais tu es conscient qu’après Maharta, son armée marchera droit
sur ta cité ? lui rappela Calis. C’est dans la logique des choses.
— Je sais qu’un jour, nous devrons l’affronter. S’il le faut, nous
abandonnerons la cité et nous retournerons vivre dans la nature. Les clans
n’ont pas toujours vécu dans les villes. (Un sourire sans joie apparut sur les
lèvres du guerrier.) Mais un grand nombre de ces peaux-vertes mourront
avant que ce jour vienne.
— Bon, procédons par étapes, dit Calis en reprenant la situation en
main. Jadow, Sho Pi, allez donc voir s’il existe un autre moyen de
descendre d’ici.
Les deux hommes acquiescèrent et s’éloignèrent au pas de course le
long de la piste par laquelle ils étaient arrivés.
— Puisqu’il faut attendre…, marmonna Nakor en ouvrant son sac.
Quelqu’un veut une orange ?
Il sortit un gros fruit de son sac et sourit en y enfonçant son pouce,
éclaboussant Praji et de Loungville par la même occasion.

Ils parvinrent finalement à dénicher une piste étroite encombrée de


cailloux, aussi dangereuse que la première avait été agréable. Trois hommes
moururent lorsque le bord du chemin, apparemment solide, s’effrita sous
leurs pieds. Désormais, ils n’étaient plus que soixante, regroupés autour de
deux feux de camp dans un étroit défilé. Ils tentaient en vain de se
réchauffer car un brusque changement de temps avait fait descendre la
température en dessous de zéro.
Calis et trois autres soldats étaient partis chasser, car il n’y avait plus
de rations. Mais ils revinrent les mains vides en annonçant qu’il n’y avait
pas de gibier à proximité.
— Nous sommes trop nombreux, expliqua le capitaine. Ça effraie les
animaux. Je partirai demain matin à l’aube et descendrai le plus loin
possible pour voir si je peux trouver un daim ou tout autre gros gibier du
même genre.
— Il y a des bisons dans la plaine, lui apprit Praji. La plupart des
troupeaux vivent dans les bois, au pied des montagnes.
— Je m’en souviendrai, promit Calis.
Erik et Roo étaient assis épaule contre épaule et tendaient les mains
vers le feu tandis que leurs camarades se pressaient aussi les uns contre les
autres pour essayer de récupérer un peu de chaleur. Tous affichaient une
piètre mine, à l’exception de Calis, qui se tenait un peu en retrait, sans
prêter attention au froid. Roo l’interpella.
— Capitaine ?
— Oui ?
— Pourquoi vous ne nous dites pas ce qu’il se passe ?
— La ferme, Avery ! s’exclama de Loungville, assis de l’autre côté du
feu.
Mais Roo continua à parler, en dépit du fait qu’il claquait des dents.
— Alors pendez-moi, qu’on en finisse ! J’ai trop froid, ça m’est égal.
Capitaine, vous et Nakor êtes aussi inséparables qu’un mendiant et ses
puces depuis votre retour. Puisqu’on est sur le point de se faire tailler en
pièces, j’aimerais au moins savoir pourquoi, avant de fermer les yeux.
On put entendre quelques hommes dire « Ouais, d’abord » et « C’est
vrai, ça », avant que de Loungville ne les réduise au silence.
— Le prochain qui l’ouvre se prendra un coup de botte dans les
dents ! C’est compris ?
— Non, il y a une certaine justesse dans ce qu’il dit, intervint Calis.
Il regarda les hommes qui l’entouraient.
— La plupart d’entre vous ne rentreront pas chez eux. Mais ça, vous
le saviez déjà quand on vous a accordé un sursis. D’autres sont ici parce
qu’ils appartiennent au clan du Lion ou parce que ce sont de vieux amis de
Praji. Et certains sont là parce qu’ils se sont trouvés au mauvais endroit au
mauvais moment.
Il lança un coup d’œil à Greylock, qui sourit. Puis il s’agenouilla et
poursuivit :
— Je vous ai déjà expliqué qui sont nos adversaires et je vous ai
avertis que si cette reine Émeraude gagne la guerre, ce monde, tel que nous
le connaissons, disparaîtra.
Les guerriers du clan et les mercenaires de Praji n’étaient pas au
courant et plusieurs protestèrent, incrédules. Hatonis fit taire ses hommes et
Praji s’écria :
— Il vous dit la vérité. Alors taisez-vous et écoutez-le.
— Autrefois, les Seigneurs Dragons régnaient sur ce monde. Vous
avez entendu les légendes qu’on raconte à leur sujet, mais les Valherus
étaient bel et bien réels.
« Lorsque les habitants du royaume ont combattu les Tsurani il y a un
demi-siècle, une porte entre les mondes s’est ouverte. Les Seigneurs
Dragons, qui ont quitté ce monde depuis des millénaires, ont essayé de se
servir de cette porte pour revenir. Quelques hommes extrêmement
courageux et ingénieux ont réussi à les arrêter.
« Mais ils sont toujours là, quelque part. (Il désigna le ciel nocturne et
plusieurs hommes levèrent la tête pour regarder les étoiles.) Et ils essayent
toujours de revenir sur Midkemia.
Nakor prit la parole à son tour.
— J’ai connu cette femme, cette reine Émeraude, autrefois. Il y a de
ça très longtemps. Elle est ce que vous appelleriez une sorcière, une
magicienne. Elle a passé un pacte avec les hommes-serpents parce qu’ils lui
ont promis la jeunesse éternelle. Mais elle ne savait pas qu’en acceptant le
marché qu’ils lui proposaient, elle y perdrait son âme et son esprit, et
deviendrait quelque chose d’autre.
« La magie à l’œuvre sous cette montagne est extrêmement
maléfique, ajouta-t-il.
— Tu ne crois pas en la magie, rétorqua Calis.
Nakor sourit, mais aucun humour ne transparaissait dans son
expression.
— Alors appelle ça comme tu voudras, un tour ou une force
spirituelle. Quoi qu’il en soit, ces hommes-serpents utilisent leurs pouvoirs
à de mauvaises fins. Ils font des choses qu’aucun homme sain d’esprit ne
ferait, tout simplement parce qu’ils sont complètement fous.
« Je ne vous parle pas ici des créatures dont les mères parlent à leurs
enfants pour qu’ils soient sages. Il s’agit en réalité d’êtres horribles qui
croient qu’Alma-Lodaka, l’un des Seigneurs Dragons, est leur déesse. Pire,
ils pensent qu’elle est la mère de toute la création, la dame Verte, comme ils
l’appellent, la dame Émeraude des Serpents. Elle les a créés pour la servir et
ils n’étaient à ses yeux que des décorations vivantes, rien de plus. Mais ils
croient qu’ils sont ses favoris, ses enfants, et qu’elle les aime. Ils sont
persuadés que lorsqu’ils auront ouvert la porte pour lui permettre de revenir,
elle les élèvera au rang de demi-dieux. Ils ne comprennent pas que le retour
de cette Alma-Lodaka ne fera que mettre fin à leur existence et à la vie en
général sur cette planète.
« Calis ne vous raconte pas d’histoires, ajouta-t-il au bout d’un
moment. Si je ne me trompe pas au sujet de cette soi-disant reine Émeraude,
alors la situation est très grave. Calis, parle-leur de ton père.
Le demi-elfe hocha la tête.
— Mon père s’appelle Tomas. Lorsqu’il était jeune, c’était un garçon
ordinaire, comme vous tous ici l’avez été. Mais il a trouvé de puissants
artefacts, une très vieille armure et une épée en or qui appartenaient
autrefois à un Valheru du nom d’Ashen-Shugar. Mon père a porté cette
armure et manié cette épée pendant la guerre de la Faille, contre les Tsurani,
et au fil des ans, il s’est mis à changer.
« Aujourd’hui, mon père n’est plus un être humain. Il est devenu un
être unique au monde, dont le corps a été modifié à jamais par l’esprit d’un
Seigneur Dragon mort depuis longtemps.
— Unique jusqu’à aujourd’hui, intervint alors Nakor. Car cette reine
Émeraude est peut-être en train de se transformer comme Tomas l’a fait.
Un murmure parcourut l’assemblée.
— Pour des raisons que je ne comprends qu’à moitié, reprit Calis, la
nature de mon père est encore celle du petit garçon humain…
L’Isalani l’interrompit de nouveau.
— Gardons ça pour une autre fois, veux-tu ? Moi, je sais pourquoi,
mais nos compagnons n’ont pas besoin de le savoir. (Il se tourna de
nouveau vers l’assemblée.) Sachez que tout ceci est la pure vérité. Tomas
est un homme doté d’un cœur humain, en dépit de son immense pouvoir.
Mais cette femme, qui se faisait appeler dame Clovis il y a longtemps…
— La reine Émeraude n’est autre que dame Clovis ? s’exclama
Hatonis. Mais ça fait presque vingt-cinq ans qu’elle s’est enfuie en
compagnie de Valgasha et de Dahakon !
Nakor haussa les épaules.
— Disons qu’il s’agit de son corps.
— Le problème, expliqua le demi-elfe, c’est que l’on pense que les
Panthatians sont en train de faire à cette femme ce que d’autres ont fait à
mon père…
Il leur expliqua brièvement comment son père, un enfant de la Côte
sauvage, avait trouvé l’armure qui lui avait transmis les souvenirs et les
pouvoirs de l’un des anciens Seigneurs Dragons.
— Nakor est convaincu que cette reine Émeraude est mortelle et qu’il
s’agit d’une femme qu’il a connue autrefois. Elle-même possède des
pouvoirs magiques mais elle est en train de subir la même transformation
que mon père il y a cinquante ans.
— Ce qui signifie qu’un autre Seigneur Dragon sera peut-être bientôt
parmi nous, conclut Nakor.
— Votre père ne peut pas lui régler son compte une bonne fois pour
toutes ? demanda Biggo. Comme ça, on pourrait tous rentrer chez nous.
— Il ne s’agit pas seulement d’un affrontement entre deux Seigneurs
Dragons, avoua Calis. Mais je préfère ne pas vous en dire plus.
Il lança un coup d’œil à Nakor, qui acquiesça.
— Elle n’est pas encore une Valheru, ajouta l’Isalani, très sûr de lui.
Si c’était le cas, elle traverserait l’océan sur le dos d’un dragon. Elle
n’aurait pas besoin d’une armée.
— Tu as fini ? lui demanda Calis.
Nakor sourit, sans faire montre d’aucun embarras.
— Probablement pas.
— Dans tous les cas, quelqu’un doit retourner à Krondor et expliquer
au prince Nicholas ce qui se passe.
— Qu’est-ce qu’on fait s’il n’y a qu’un seul d’entre nous qui arrive à
rentrer ? demanda Luis. Qu’est-ce qu’on doit dire ?
Calis réfléchit un moment avant de répondre.
— Dites-leur ceci : les Panthatians vont amener une armée pour
prendre de force ce dont ils n’ont pu s’emparer par la ruse. Leur reine se
drape dans le manteau d’un Seigneur Dragon et pourrait bien obtenir le prix
tant convoité. Tomas et Pug doivent être avertis du danger.
Il observa les visages de ses hommes sur lesquels se reflétaient les
lueurs jaune et orange des deux feux de camp. Tous paraissaient avoir
oublié la morsure du froid.
— Ces trois phrases suffiront. Nicholas et ses conseillers devraient
comprendre l’avertissement. Maintenant, répétez les mots que je viens de
vous dire : les Panthatians vont amener une armée pour prendre de force ce
dont ils n’ont pu s’emparer par la ruse…
Les hommes répétèrent après lui comme des enfants apprenant une
leçon. « Leur reine se drape dans le manteau d’un Seigneur Dragon et
pourrait bien obtenir le prix tant convoité. » Leur voix couvrit le
crépitement des flammes. « Tomas et Pug doivent être avertis du danger. »
Ils répétèrent le tout plusieurs fois, pour être sûrs de ne pas l’oublier.
— On vous posera sans doute beaucoup de questions. Soyez honnêtes
et ne cherchez pas à embellir votre récit, car la vérité est notre seule alliée
dans cette affaire. Mais surtout, n’oubliez pas les mots que vous venez
d’apprendre.
— Maintenant, ajouta Nakor, je vais vous aider à comprendre ce
qu’ils signifient. Comme ça, si vous êtes trop bêtes pour vous rappeler autre
chose que ces trois phrases, vous pourrez au moins répondre correctement
aux questions.
Quelques-uns dans l’assemblée se mirent à rire, mais la plupart
gardèrent le silence, préférant écouter.
Calis se leva et descendit le versant de la colline pour aller chasser. Il
se demanda dans le secret de son esprit comment leur faire comprendre à
quel point la situation était désespérée.

Lorsque l’aube se leva, la compagnie, tremblant de froid, s’était déjà


mise en route. Le sol, gelé, craquait sous les bottes. Plusieurs hommes
avaient de la fièvre et tous étaient affaiblis par la faim. Calis leur servait
d’éclaireur depuis deux jours maintenant, mais il n’y avait toujours pas de
gibier.
Heureusement, l’eau n’était pas un problème. Mais s’ils ne trouvaient
pas de la nourriture très vite, certains allaient mourir. Les oranges de Nakor
paraissaient provenir d’une source inépuisable et aidaient tout le monde à
tenir mais elles ne suffiraient pas à les garder en vie par ce climat. Il faisait
froid le jour et plus encore la nuit, où la température tombait en dessous de
zéro. Les rigueurs du voyage et les entraînements quotidiens leur avaient
fait perdre toute leur graisse et ils avaient maintenant besoin d’une
nourriture plus substantielle. Déjà, certains étaient atteints de diarrhée à
force de manger trop d’oranges et rien d’autre.
Erik n’avait jamais vu Roo aussi pâle, et savait que lui-même ne
devait pas être plus beau à voir. Ils se déplaçaient au cœur d’un sous-bois
dense et dépourvu de couleur, car toutes les feuilles de l’automne
tapissaient le sol.
De Loungville se retourna pour ordonner une halte. Mais
brusquement, quelqu’un poussa un cri, au moment où des flèches se
mettaient à pleuvoir autour de la compagnie.
— Tout le monde en carré défensif ! cria de Loungville.
Erik s’agenouilla derrière son bouclier pour essayer de protéger son
corps au maximum. Les autres membres de son groupe l’imitèrent. Ils
finirent par former un grand carré, avec quinze hommes de chaque côté,
prêts à réceptionner l’attaque.
Les buissons et les tas de feuilles s’ouvrirent pour laisser passer les
hommes qui s’y étaient embusqués. D’autres surgirent également de
cachettes toutes proches.
— Ce sont les alliés des Serpents ! s’écria Erik à la vue de leur
brassard vert.
Le combat s’engagea et les épées s’entrechoquèrent. Erik se retrouva
en train d’asséner un coup de toutes ses forces à un individu au visage
dissimulé derrière un heaume. Il fendit le bouclier de son adversaire et lui
fit une profonde entaille. Puis il para la contre-attaque et l’homme tomba en
avant. Roo passa derrière son ami et se glissa sous le bras armé de
l’attaquant, qui mourut avant d’avoir touché le sol.
Erik se tourna aussitôt sur sa gauche et frappa un autre adversaire.
Roo, de son côté, se retrouva face à un nouvel opposant qui lui sauta
littéralement dessus. Leurs boucliers s’entrechoquèrent et le gamin de
Ravensburg se retrouva par terre.
Au centre du carré, de Loungville, Greylock et trois de leurs
compagnons montaient la garde, prêts à intervenir au cas où les assaillants
viendraient à percer leurs défenses. Le sergent s’avança et tua le soldat qui
se trouvait sur Roo. Puis il remit ce dernier sur ses pieds en criant :
— Reprends ta place, Avery ! Que je te reprenne pas à essayer
d’éviter le boulot !
Roo secoua la tête pour combattre son étourdissement et courut
reprendre sa place aux côtés d’Erik. La bataille était au point mort car
personne ne parvenait à prendre l’avantage. Erik se demanda combien de
temps il allait pouvoir tenir, étant donné son état de faiblesse lié à la faim.
Un cri, puis deux s’élevèrent parmi leurs adversaires. Les hommes
situés à l’avant du carré virent leurs assaillants s’effondrer, atteints dans le
dos par des flèches. Calis se tenait un peu plus loin et décochait rapidement
ses traits. Quatre soldats de la reine Émeraude tombèrent avant d’avoir
compris qu’un ennemi se trouvait derrière eux.
Les combats se calmèrent donc sur ce front et de Loungville en
profita pour crier : « Chargez ! » et mena ses cinq compagnons à l’attaque.
Les assaillants s’attendaient à tout sauf à une contre-attaque qui leur
fit perdre pied. Quelques secondes plus tard, ils s’enfuirent pour sauver leur
peau.
Erik poursuivit deux d’entre eux le long d’un étroit sentier. Il rattrapa
le premier et le frappa par-derrière. L’autre fit volte-face et leva son épée.
Erik chercha à l’abattre d’un coup d’estoc rapide.
Mais son adversaire anticipa cette réaction et lui asséna un coup de
bouclier au visage. Des lueurs rouges explosèrent dans le champ de vision
d’Erik, qui leva son bouclier, par pur réflexe.
Les heures d’entraînement qu’il avait subies lui sauvèrent la vie car,
un instant plus tard, un coup d’épée rebondit sur son bouclier. Erik riposta à
l’aveuglette et sentit sa propre épée toucher le bouclier de l’autre. La vision
du jeune homme s’éclaircit juste à temps pour éviter une autre attaque. Les
deux guerriers reculèrent d’un pas et reconnurent, par ce mouvement, avoir
affaire à un dangereux adversaire.
Derrière lui, Erik entendit s’élever la voix du sergent de Loungville :
— Ramenez-moi un prisonnier !
Le jeune homme essaya de crier mais s’aperçut que sa bouche refusait
de lui obéir. Il cracha et sentit l’une de ses dents bouger. Son œil droit le
brûlait et il commençait à voir flou à cause du sang qui coulait dessus. Il
réussit néanmoins à reprendre ses esprits et à crier : « Par ici ! »
Son adversaire, un homme d’âge moyen, à la peau hâlée, hésita
quelques secondes, puis recula de nouveau d’un pas. « Par ici ! » cria de
nouveau Erik avant d’attaquer l’individu en se jetant sur lui. Le soldat
s’immobilisa, campé sur ses deux pieds pour réceptionner l’attaque. Erik se
baissa, propulsa son épaule derrière son bouclier et heurta le guerrier en
espérant le jeter au sol.
Mais celui-ci ne fit que chanceler. Erik recula avec légèreté pour
éviter un coup de taille. Il cria de nouveau : « Par ici ! » et contourna son
adversaire par la droite pour lui ôter toute possibilité de retraite.
La tension envahit le guerrier. Erik se préparait à parer un nouveau
coup lorsque, brusquement, l’autre laissa tomber son épée. Il jeta également
son bouclier au sol et ôta son heaume, qui alla rejoindre le reste de son
armement par terre.
Erik regarda par-dessus son épaule et vit que Calis tenait le guerrier
en joue.
— Vous en avez mis du temps.
Calis regarda le jeune homme et esquissa un petit sourire.
— Mais non, c’est juste une impression.

Après avoir accepté de se rendre, le guerrier se montra finalement


affable. Il s’appelait Dawar. Né à Hamsa, il venait de passer les sept
dernières années dans une compagnie de mercenaires, la Grande
Compagnie de Nahoot.
Calis, de Loungville et Greylock l’interrogèrent pendant que Nakor et
Sho Pi s’occupaient des blessés. Erik souffrait d’une entaille au front et
avait récolté beaucoup de bleus, en plus de sa lèvre déchirée et des dents
déchaussées. Mais il ne s’agissait que de blessures superficielles. Sho Pi lui
donna des herbes et lui dit de s’asseoir avec les mains sur le visage pour
faire du reiki pendant une demi-heure, ce qui lui permettrait peut-être de
garder ses dents.
Il s’assit donc sur un rocher et posa les mains sur son visage,
s’appuyant de ses coudes sur ses genoux. Certains de ses compagnons, à
côté de lui, gémissaient de douleur. Ceux qui n’étaient pas capables de faire
du reiki sur leurs propres blessures se faisaient soigner par les autres.
En tout, ils avaient tué vingt-quatre ennemis et perdu dix-sept
hommes. Leurs assaillants avaient cru être pris à revers par une autre
compagnie lorsque Calis leur avait tiré dessus. C’était ce qui les avait
brisés. Sans cela, le bilan aurait pu être plus terrible encore.
Dawar leur expliqua qu’une centaine de guerriers les avait attendus en
embuscade. L’un des éclaireurs de Nahoot avait vu passer Calis, la veille, et
remonté la piste en suivant ses traces. Il avait ainsi repéré la compagnie et
était rentré à temps pour avertir son capitaine et organiser le piège.
— Ça n’a rien de personnel, assura le prisonnier. On ne faisait
qu’exécuter les ordres. On nous a postés ici en nous disant de tuer
quiconque descendrait de la montagne. C’était aussi simple que ça.
Erik entendit Calis demander :
— Qui vous a donné cet ordre ?
— Un type haut placé dans le commandement de l’armée. Peut-être
Fadawah lui-même, je ne sais pas. Nahoot ne nous raconte pas tout, vous
savez. Il nous dit juste ce qu’il faut faire et nous, on obéit.
— Ils protègent leurs flancs et leurs arrières, murmura Calis.
— Je suppose, approuva Dawar. La situation est plutôt tendue en ce
moment et tout le monde court partout comme des poulets pendant un
orage. On sait même pas qui va venir nous relever.
— Quand doit-on vous relever, justement ? demanda de Loungville.
Erik sentit que la chaleur diffusée par ses mains commençait à le
guérir. Sans cela, il aurait adoré les enlever pour voir ce qui se passait à côté
de lui.
— J’sais pas vraiment, répondit Dawar. Dans deux jours, ou peut-être
une semaine. Ça fait presque un mois qu’on est là et le capitaine commence
à ronger son frein.
— Emmenez le prisonnier, ordonna Calis.
— Capitaine, fit Dawar, je me demandais si vous alliez me laisser une
journée d’avance ou me proposer d’entrer dans votre compagnie.
— Pourquoi ?
— Ben, parce qu’on est sacrément loin de tout, voilà pourquoi. Mon
cheval se trouve à l’autre bout de cette piste, avec mes affaires, et vous
aurez remarqué qu’il fait froid par ici. J’aimerais autant ne pas devoir courir
pour échapper à vos hommes quand le soleil se couchera, demain soir.
— Peut-on lui faire confiance ? demanda Calis à ses conseillers.
Ce fut Praji qui lui répondit.
— Autant qu’à n’importe lequel de ces fils de pute. Je connais Nahoot
de réputation. C’est pas l’un des pires, mais c’est pas non plus l’un des
meilleurs.
— Tu te battrais contre tes anciens compagnons ?
— Vous feriez pareil à ma place, capitaine. Ce sont les règles du jeu.
On me donnera pas de supplément si je meurs pour une cause perdue. (Sa
voix se réduisit à un murmure.) Merde, capitaine, ça fait plus d’un mois
qu’on nous a pas payés, et y a rien à piller ici, à part les noisettes des
écureuils.
Il y eut quelques instants de silence avant que Calis ne donne sa
réponse.
— Guide-nous jusqu’à ton ancienne compagnie. On te rendra ton
cheval et on te libérera. Je te promets aussi que personne ne te suivra tant
que tu iras en direction de Palamds.
— Ça me paraît plus que correct, capitaine.
Erik, qui avait toujours les mains devant les yeux, comprit que l’on
emmenait le prisonnier à l’écart. Puis il entendit de Loungville s’exprimer à
voix basse :
— Est-ce que tu es fou ? Il leur reste encore quelque chose comme
soixante-dix hommes, là, en bas.
— Mais ils ne s’attendent pas à ce qu’on leur tombe dessus, rétorqua
le capitaine.
— Tu comptes sur l’avantage que nous donnera la surprise ? fit de
Loungville, incrédule.
— C’est le seul que nous avons, Bobby. Nous sommes à pied et nous
avons besoin de repos et de nourriture. En bas, nous trouverons des chevaux
et de quoi manger. Si on peut s’emparer de cette compagnie, on arrivera
peut-être même à aller à Maharta sans trop de problèmes.
— À quoi pensez-vous tous les deux ? lui demanda Greylock.
— Si les choses sont vraiment aussi confuses qu’il le prétend, la
personne qui va venir remplacer Nahoot ne sait peut-être pas à quoi il
ressemble. Donc si nous l’attendons à l’endroit convenu et que nous portons
ces brassards verts…
De Loungville gémit et Erik se réjouit d’avoir le visage dissimulé
derrière ses mains, car personne ne vit sa grimace.

Erik attendait. Devant lui, Calis, Sho Pi, Luis et Jadow continuèrent à
ramper, à la recherche des sentinelles qui devaient forcément se trouver là.
Calis leva la main et tendit le doigt vers la droite. Puis il donna son arc à
Jadow, donna une tape sur l’épaule de Sho Pi et prit une dague à sa ceinture.
L’Isalani déposa son épée et son bouclier sur le sol et s’arma de son
couteau, lui aussi. Luis venait également de sortir le sien. Calis lui fit signe
de contourner par la gauche. Puis il pointa son doigt sur Jadow pour lui
indiquer qu’il devait attendre.
Les trois hommes – Calis, flanqué de Sho Pi à droite et de Luis à
gauche – disparurent dans la pénombre de la nuit.
Les trois lunes étaient levées. La médiane était déjà haute dans le ciel
tandis que la grande et la petite venaient juste d’apparaître. Erik savait que
la luminosité allait augmenter au fur et à mesure durant la nuit, si bien
qu’ils bénéficiaient à l’heure actuelle de la meilleure protection.
Erik entendit quelqu’un faire un mouvement brusque. Un grognement
étouffé s’éleva dans la nuit. Puis le silence retomba. Erik attendait, certain
que quelqu’un allait donner l’alarme, mais rien ne se produisit.
Calis revint, reprit son arc et fit signe à ses compagnons de le suivre.
Erik se tourna vers la file d’hommes qui attendaient derrière lui et leur
transmit la consigne. Puis il s’engagea sur le sentier en faisant le moins de
bruit possible.
Quelques mètres plus loin, il trouva le cadavre du garde, qui fixait le
ciel, les yeux grands ouverts. Le jeune homme lui lança un coup d’œil
rapide en passant et l’oublia aussitôt pour se concentrer sur la situation
présente.
Son nez lui faisait encore mal, mais il s’agissait d’une douleur
contenue, bien que lancinante. Il avait les lèvres enflées et ses dents
bougeaient encore quand il les tâtait avec la langue. Il essayait donc de ne
pas trop y toucher, mais il était difficile de résister à la tentation. Ils
s’étaient reposés moins d’une heure, après quoi Calis avait donné l’ordre
d’abandonner les cadavres et de laisser les blessés à l’arrière. Puis il avait
demandé à Dawar de lui montrer où se situait le campement de son
ancienne compagnie. Deux des blessés qui pouvaient encore marcher le
retenaient maintenant prisonnier jusqu’à la fin du combat qui allait suivre.
Devant eux, ils apercevaient les lumières du camp. Erik se demanda
comment ces hommes pouvaient se montrer aussi insouciants, quelques
heures à peine après avoir été obligés de fuir le combat. Puis il surprit un
mouvement et s’aperçut qu’ils n’étaient pas si confiants que cela, car une
dizaine de mercenaires au moins montait la garde autour des tentes.
Mais ce qui surprenait le plus Erik, c’est qu’ils n’avaient bâti aucune
défense. Vingt tentes pouvant abriter quatre personnes étaient disséminées
au hasard autour d’un grand feu de joie. On entendait des chevaux hennir –
Erik se dit qu’il devait y avoir un corral quelque part de l’autre côté du
camp.
Il regarda Calis, qui lui fit signe de le rejoindre.
— Je veux que tu prennes dix hommes avec toi et que vous
approchiez du camp en passant par ce bosquet, là-bas, chuchota le capitaine.
Contourne-les et prépare-toi à les attaquer sur le flanc droit.
« Pour l’instant, ils se méfient, mais dans quelques heures, ils vont se
détendre en croyant qu’il ne se passera rien ce soir. Ils se diront peut-être
qu’on est partis de l’autre côté ou qu’on leur tombera dessus demain matin.
(Il jeta un coup d’œil en direction du ciel.) Il reste environ quatre heures
avant minuit. Quand tu seras en place, reste vigilant, mais détendu. Je ne
vais pas les attaquer tant que la plupart ne seront pas endormis.
— Dès que tu entends des cris, tu te jettes sur eux, ajouta de
Loungville à voix basse. Tombe-leur dessus le plus vite possible, comme ça,
l’avantage numérique ne leur servira à rien. Si tu agis très vite, ils seront si
surpris qu’ils ne comprendront pas qui est là, dans le noir.
Erik hocha la tête et retourna vers ses camarades. Il tapa sur l’épaule
des dix premiers de la file, à commencer par Roo, et leur fit signe de
l’accompagner. Natombi, l’ancien légionnaire keshian, sourit lorsqu’ils
s’enfoncèrent dans les bois.
Erik s’efforça d’être aussi silencieux que possible, mais il était sûr
que les sentinelles n’allaient pas tarder à déclencher l’alerte. Il contourna
environ un tiers du camp et dit à ses hommes de s’arrêter. Deux mercenaires
se trouvaient face à eux, à peine visibles derrière les arbres, mais
apparemment plus intéressés par leur discussion que par le fait de monter la
garde. Erik espérait que Calis avait raison.
Il fit signe à ses compagnons de s’asseoir et de se reposer un peu. Puis
il assigna le premier quart à Roo et s’assit en posant de nouveau les mains
sur son visage. La chaleur se diffusa derechef sur sa peau. Il était heureux
d’avoir appris cette méthode de soins car il détestait l’idée de perdre ses
dents.
À l’heure dite, Calis lança son attaque en poussant un cri pour avertir
ses hommes. Les mercenaires furent lents à réagir car la plupart dormaient.
Tandis qu’ils couraient repousser l’assaut à l’entrée du camp, Erik et
ses dix compagnons les frappèrent sur leur flanc droit.
Le jeune homme se jeta sur un mercenaire qui sortait d’une tente sans
prendre le temps de mettre son pantalon. Il mourut avant d’avoir pu tirer
l’épée. Un autre tomba sans avoir eu le temps de se retourner pour se battre
et lorsque, enfin, un troisième guerrier fit face à Erik, il s’exclama d’une
voix incrédule : « Ils sont derrière nous ! »
Erik le frappa de toutes ses forces avec son épée et l’homme tomba en
hurlant. Natombi poussa un cri de guerre keshian et Biggo lança un
rugissement propre à glacer le sang de ses adversaires.
Les mercenaires s’efforçaient de sortir de leurs tentes, basses de
plafond, et Erik en assomma plusieurs avant qu’ils aient eu le temps de
reprendre leurs esprits.
Puis les hommes autour de lui se mirent à jeter leurs heaumes, leurs
boucliers et leurs épées sur le sol. De Loungville se hâta de faire le tour du
camp en ordonnant d’amener les prisonniers près du feu. Plusieurs
mercenaires, hébétés, découragés et à moitié habillés seulement, poussèrent
des jurons en voyant qu’ils avaient été battus par très peu d’assaillants.
Erik regarda autour de lui, redoutant quelque traîtrise, mais ne vit que
des vaincus qui regardaient autour d’eux d’un air stupéfait. Sur les
quarante-trois guerriers qu’il restait à Calis, seuls trente-sept étaient en état
de se battre. Mais ils avaient réussi à capturer presque deux fois leur
nombre d’ennemis pratiquement sans faire couler de sang.
Erik éprouva alors l’envie de rire. Il essaya de la réprimer, mais en fut
incapable et laissa échapper un gloussement avant d’éclater de rire pour de
bon. D’autres membres de son groupe l’imitèrent et bientôt tout le monde
applaudit la victoire des Aigles cramoisis.
Calis se plaça devant les mercenaires.
— Amenez-moi Nahoot.
— Il est mort, annonça l’un des prisonniers. Vous l’avez tué hier, en
haut sur le sentier.
— Pourquoi Dawar ne nous l’a pas dit ? s’étonna de Loungville.
— Parce que ce salaud ne le savait pas. On a ramené Nahoot jusqu’ici
et il est mort à l’heure du dîner. Il était blessé au bide. Sale façon de mourir.
— Qui commande, ici ?
— Moi, je suppose, dit l’un des mercenaires en s’avançant d’un pas.
Je m’appelle Kelka.
— Tu es le sergent de cette compagnie ?
— Non, le caporal. Le sergent s’est pris une épée dans la tête.
— Eh bien, ça explique en partie pourquoi il n’y avait pas de défenses
autour de ce camp, soupira de Loungville.
— Je vous demande pardon, capitaine, dit Kelka en s’adressant à
Calis, mais est-ce que vous allez nous prendre à votre service ?
— Pourquoi ?
— Ben, ça fait un moment qu’on a pas été payés et vu qu’on a plus de
capitaine et de sergent… Merde, capitaine, vous nous avez foutu une raclée
alors que vous êtes deux fois moins nombreux que nous ! Vous devez
sûrement être meilleurs que toutes les compagnies qu’on croisera si vous
nous laissez partir.
— Je vais y réfléchir.
— Euh, capitaine, vous allez nous prendre nos tentes ?
Calis secoua la tête.
— Non. Regagnez vos tentes. Je vous préviendrai quand j’aurai pris
ma décision. Bobby, donne à manger à nos hommes et envoie quelqu’un
chercher Dawar et les blessés. Je veux voir tout le monde à cet endroit d’ici
demain midi. Quant aux prisonniers, nous déciderons demain matin ce qu’il
faut faire d’eux.
Erik s’assit, les jambes tremblantes. La journée avait été très longue et
il était épuisé, comme tous ses compagnons, d’ailleurs.
Mais la voix du sergent de Loungville s’éleva dans la nuit.
— Quoi ! Qui vous a dit de vous reposer ? On a des défenses à
édifier ! (Des protestations se firent entendre.) Il faut creuser une tranchée
et construire la palissade. Je veux aussi qu’on me taille des pieux. Amenez
les chevaux et attachez-les à proximité. Faites-moi aussi un inventaire
complet des provisions et du matériel, et dressez-moi la liste des blessés.
Après, seulement, je vous laisserai peut-être dormir.
Erik se força à se remettre debout.
— Où est-ce qu’on va trouver des pelles ?
De Loungville rugit.
— Utilise tes mains s’il le faut, de la Lande Noire !
Chapitre 22

INFILTRATION

Calis discutait à voix basse avec ses conseillers.


Erik n’entendait pas ce qu’il disait, mais il vit Praji et Greylock
hocher la tête pour montrer leur approbation.
Les prisonniers avaient été conduits dans un endroit où quelques
soldats suffisaient à les garder. De Loungville s’y trouvait en ce moment
même afin d’interroger les mercenaires – dans quel but, Erik l’ignorait,
mais cela devait faire partie du plan du capitaine.
D’ordinaire, lorsque les vaincus se rendaient, on leur donnait un jour
d’avance avant de reprendre les hostilités. D’après Praji, ceux qui désiraient
s’en aller n’étaient pas inquiétés, à condition toutefois de ne pas s’arrêter un
peu plus loin.
Erik était perdu dans ses pensées lorsque Roo s’approcha.
— Qu’est-ce que tu penses des chevaux ? lui demanda-t-il.
— Ils sont un peu maigres, parce que l’herbe est rare à cette époque
de l’année et surtout parce qu’on les a laissés trop longtemps au même
endroit. Mais en dehors de ça, ils sont en bonne santé. Il suffit de les
déplacer une ou deux fois au cours des prochains jours et ils devraient
reprendre un peu de poids, surtout si je peux leur trouver un endroit à l’abri
du vent pour la nuit. C’est le froid qui les fait maigrir, aussi. Mais leur robe
commence à s’épaissir pour l’hiver, il n’y a donc pas à s’inquiéter pour eux.
— À quoi pense le capitaine, à ton avis ?
— Je ne sais vraiment pas, avoua Erik. Je trouve ça étrange, qu’il
parle de Port-Chagrin suffisamment fort pour que les prisonniers
l’entendent.
Roo sourit.
— Sauf si on veut faire croire à l’armée de la reine Émeraude que
c’est là qu’on va. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? ajouta-t-il.
— On a beaucoup de travail à faire, répondit son ami. Et on ferait
mieux de s’y mettre avant que de Loungville revienne. S’il nous trouve ici à
rien faire, ça va barder.
— Je meurs de faim, gémit Roo.
Erik s’aperçut alors qu’il n’avait rien mangé à l’exception d’un
morceau rapidement avalé la nuit précédente.
— Allons chercher quelque chose à manger, proposa-t-il – le visage
de son ami s’éclaircit. Ensuite, on retournera au travail.
Roo s’assombrit de nouveau, mais suivit quand même son ami.
Ils avaient fait l’inventaire complet du camp, la nuit précédente, et
s’étaient rendu compte que les hommes de Nahoot disposaient de
nombreuses provisions, même s’ils n’avaient pas été payés depuis un
moment. Erik et Roo regagnèrent la tente qu’ils partageaient désormais
avec Luis et Biggo, car les tentes ne pouvaient abriter que quatre personnes
et Sho Pi et Natombi s’étaient installés avec Nakor et Jadow. Les deux
jeunes gens trouvèrent leurs compagnons endormis à l’intérieur de l’abri.
La moitié d’une miche de pain, qui datait d’à peine deux jours, et un bol de
noisettes se trouvaient près de l’entrée. Erik s’assit en poussant un soupir et
ramassa le pain. Il le partagea avec Roo, avant de prendre une poignée de
noisettes qu’il commença à grignoter.
Le fond de l’air était frais, mais le soleil apportait de la chaleur. Erik
termina son repas et sentit la torpeur l’envahir. Il regarda Luis et Biggo et
eut envie de les imiter, mais résista à la tentation. Il y avait encore du travail
à faire et de Loungville risquait de se montrer plus dur avec eux s’il était
obligé de le leur dire.
Erik se leva donc et réveilla ses compagnons.
— Vaudrait mieux que ce soit important, grogna Biggo en apercevant
Erik et Roo.
— Ça l’est, promit Erik à voix basse. Venez avec moi.
Luis le regarda d’un air rendu plus menaçant encore par les cercles
noirs qu’il avait sous les yeux.
— Tu as tes couteaux ? demanda le jeune homme tandis que le
Rodezien se levait.
— Toujours, répondit ce dernier dans un murmure. (Il sortit sa dague
du fourreau d’un geste tellement fluide qu’il passa presque inaperçu.)
Pourquoi, on va devoir trancher des gorges ?
— Suivez-moi, répliqua Erik.
Il les fit passer entre les autres tentes, avançant rapidement et
s’arrêtant souvent pour regarder autour de lui, comme s’il craignait d’être
observé. Puis il arriva à l’endroit où certains de leurs camarades
continuaient à creuser, agrandissant la tranchée de la veille pour en faire un
obstacle plus large et plus profond.
Erik désigna un tas de bois fraîchement coupé en disant :
— Vite, avant qu’ils ne s’échappent ! Il faut les tailler en pointe et les
disposer tout autour du périmètre.
Roo et Biggo sourirent et ramassèrent chacun un pieu en prenant un
couteau à leur ceinture, mais Luis regarda Erik d’un air mauvais.
— C’est pour ça que tu m’as réveillé ?
— Valait mieux que ce soit moi plutôt que de Loungville, tu crois
pas ?
Luis le fixa pendant quelques secondes encore, la pointe de son
couteau dirigée vers le jeune homme. Puis il se pencha en grognant,
ramassa un pieu et commença à en tailler la pointe. Roo et Biggo éclatèrent
de rire.
— C’est bien, fit Erik. Je vais m’occuper des chevaux et veiller à ce
qu’on les change de place.
En s’éloignant, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Grâce aux
pointes, même si des assaillants parvenaient à franchir le fossé, ils auraient
du mal à grimper par-dessus la palissade. De plus, la compagnie pourrait
emporter les pieux en partant.
Erik traversa de nouveau le camp, qui formait à présent un gros carré
défensif, et rejoignit deux hommes qui fabriquaient une espèce de pont-
levis à l’aide du bois coupé dans les bosquets voisins. Ils n’avaient pas les
outils nécessaires, ce qui compliquait leur tâche, car ils étaient obligés
d’abattre les arbres avec l’unique hache de la compagnie de Nahoot, puis de
raboter les planches avec une dague ou un couteau. Erik aurait donné tout
l’or que contenait sa bourse pour avoir un vrai rabot et quelques outils en
fer.
Il s’y connaissait un peu en matière de charpente et suggéra aux deux
travailleurs de creuser des encoches afin d’assembler les planches au mieux,
puis de les maintenir ensemble avec de la corde. De cette manière, ils
pourraient baisser la porte de l’intérieur dès qu’ils en auraient besoin. Mais
ils ne pourraient plus la démonter pour l’emporter avec eux, contrairement à
celle qu’ils avaient construite à Weanat et perdue, avec la plus grande partie
de leur équipement, à l’extérieur du tunnel, sur la plaine de Djams.
Erik s’inquiétait à l’idée de devoir traverser la plaine. Ils étaient
pourtant à des kilomètres au sud de l’endroit où ils avaient affronté les
Gilanis. Mais le jeune homme savait que leur mission échouerait s’ils
tombaient de nouveau sur les petits guerriers. Il finit cependant par se dire
qu’il avait bien assez de sujets d’inquiétude et qu’il ferait mieux de laisser
celui-là à Calis et à de Loungville pendant qu’il se mettait au travail.
Il supervisa donc la construction de la porte et s’aperçut, lorsque ce
fut terminé, qu’il était déjà presque midi. Il donna l’ordre d’allumer deux
feux et décida d’aller voir si les hommes de guet avaient été relevés. Ce
n’était pas le cas. C’étaient toujours les mêmes qui surveillaient le camp
depuis l’aube. Erik retourna aux tentes et réveilla d’un coup de pied
plusieurs de ses camarades, qui protestèrent. Mais le jeune homme leur dit
que c’était leur tour de monter la garde.
Il s’assurait que tout était en ordre à la cantine pour le repas de midi
lorsque de Loungville revint après avoir terminé son interrogatoire.
— Est-ce que la palissade est finie ? demanda-t-il en mettant pied à
terre.
— Oui, depuis environ deux heures.
— Les pieux ?
— Viennent d’être taillés. Une équipe est en train de les installer.
— La porte ?
— Elle est montée.
— Le pont-levis ?
— On est en train de le fabriquer, mais je doute qu’il serve à grand-
chose. J’ai bien peur qu’il s’effondre si plus d’un cheval passe à la fois.
— On a pensé au changement de garde ?
— Je m’en suis occupé il y a quelques minutes.
— Où est le capitaine ?
— Là-bas, en train de parler avec Praji, Vaja et Hatonis.
— Alors, comme ça, on s’habitue à jouer les officiers ? demanda de
Loungville.
Il prit une coupe et la plongea dans un chaudron dont le contenu
bouillait. Puis il souffla sur la soupe pour la refroidir avant d’en prendre une
gorgée.
— Si vous le dites, sergent. Pour moi, c’est encore nouveau tout ça.
De Loungville le surprit en lui adressant un sourire. Puis il finit de
boire sa soupe et fit la grimace.
— Il faut rajouter du sel. (Il reposa la coupe et commença à
s’éloigner.) Si tu as besoin de moi, je serai avec le capitaine.
Erik se tourna vers l’un des hommes présents :
— Je me demande pourquoi il a agi comme ça.
L’autre s’appelait Samuel et faisait partie de l’un des tout premiers
groupes sauvés de la potence. Il connaissait donc de Loungville depuis
longtemps.
— Le sergent ne fait jamais rien au hasard, il a toujours une raison.
(Samuel hésita.) Mais c’est la première fois que je le vois sourire depuis la
mort de Foster, caporal.
Erik voulut rectifier cette erreur, car personne ne l’avait officiellement
nommé caporal. Mais il se ravisa. Si c’était la raison pour laquelle les
hommes lui obéissaient et travaillaient vite, alors il ferait mieux de se taire.
Il se contenta donc de hausser les épaules. Le repas était presque prêt et il
était temps d’envoyer les groupes tour à tour à la cantine, afin qu’ils
puissent manger chaud avant le prochain tour de garde.

Les mercenaires eurent droit à leur jour d’avance et purent prendre


des chevaux, dont Erik supervisa la répartition. Calis fit à ses prisonniers
une offre inhabituelle : s’ils allaient jusqu’au fleuve Dee, au sud, et qu’ils le
longeaient jusqu’à Chatisthan ou Ispar, il n’enverrait personne à leur
poursuite. Mais il les avertit que s’ils les suivaient, lui et ses hommes,
jusqu’à Port-Chagrin, il tuerait jusqu’au dernier d’entre eux. Il leur donna
également un petit bonus en or. Les mercenaires jurèrent sur leur honneur
qu’ils feraient ce qu’on leur demandait et se préparèrent à quitter le camp.
À la grande surprise d’Erik, vingt anciens membres de la compagnie
de Nahoot s’étaient vu offrir une place au sein des Aigles cramoisis. On les
gardait à l’écart des hommes entraînés par de Loungville et ils
chevaucheraient avec les guerriers d’Hatonis, sous la surveillance de
Greylock. Mais Erik n’aurait pas pris le risque de laisser entrer des
étrangers à ce stade de leur mission. C’était sûrement pour cela que Calis
était l’Aigle de Krondor et lui un simple soldat jouant le rôle d’un caporal.
De Loungville vint rejoindre Erik tandis que celui-ci s’occupait des
soixante mercenaires sur le départ. On leur donnait les chevaux dont la
compagnie ne voulait plus et ils le savaient, mais au moins, aucune des
bêtes ne boitait. On leur permettait également d’emporter une semaine de
rations et l’or que Calis leur avait offert, ainsi que leurs armes. Les Aigles
gardaient le reste de l’équipement de Nahoot et des provisions.
Six des cavaliers de Calis allaient suivre les soixante mercenaires
pendant une demi-journée avant de faire demi-tour. Lorsque tout le monde
fut en selle et prêt à partir, on donna l’ordre de se mettre en route. Les
mercenaires vaincus et leur escorte quittèrent le camp.
— Sergent, pourquoi gardons-nous vingt de ces mercenaires ?
demanda Erik en les regardant partir.
— Le capitaine a ses raisons, répliqua de Loungville. Contente-toi de
garder un œil sur eux et veille à ce qu’ils obéissent aux ordres. Mais ne
t’inquiète pas de savoir pourquoi ils sont là. Juste une chose : avertis les
autres que personne ne doit parler aux nouveaux de notre récente
expérience chez les Saaurs.
Erik hocha la tête et s’éloigna pour faire passer la consigne. Lorsqu’il
arriva au centre du camp, il vit Greylock distribuer des brassards verts.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il en prenant le sien.
— A compter d’aujourd’hui, nous sommes la Grande Compagnie de
Nahoot. (Il désigna de Loungville, qui examinait leur nouvel équipement.)
C’est lui, Nahoot. En tout cas, les hommes qui nous ont rejoints ont dit que
c’est Bobby qui ressemble le plus à leur ancien capitaine.
— On va donc essayer de se faire passer pour eux afin de retourner
dans le camp de la reine sans que personne se doute de rien ?
— Quelque chose comme ça, oui. À en croire ces types, les choses
sont encore plus folles ici qu’elles ne l’étaient au nord de Lanada. Bien sûr,
on risque toujours de croiser quelqu’un qui se souvient de nous, mais il y a
peu de chances que ça arrive. (Greylock regarda autour de lui pour voir qui
se tenait à proximité avant de poursuivre.) Apparemment, Nahoot et ses
hommes ont été envoyés à notre recherche.
— C’est un fait ou une supposition ? demanda Erik.
— Une supposition, mais c’est du solide. Ils avaient ordre de venir
jusqu’à cette route et d’ouvrir l’œil. Si une compagnie sortait des
montagnes, qu’elle n’avait pas de brassard et qu’elle ne connaissait pas le
mot de passe, ils devaient l’arrêter. Je ne vois pas qui les Saaurs
s’attendaient à voir descendre des montagnes, si ce n’est nous.
— Vous avez raison, reconnut Erik. Je ne parierais pas le contraire.
Greylock haussa les épaules.
— Peut-être qu’on a vu quelque chose qu’il ne fallait pas dans ce
labyrinthe de cavernes et de galeries, et que ça les inquiète.
— Moi, j’en ai vu assez pour savoir que ce n’est pas un endroit où je
suis pressé de retourner.
Owen sourit.
— Comment vont les chevaux ?
— Bien. On les a déplacés et ils reprennent du poids grâce à l’herbe
d’automne. Bien sûr, aucun noble ne mourrait d’envie de posséder l’une de
ces bêtes, mais pour de simples mercenaires tels que nous, ils feront bien
l’affaire.
— Choisis-moi une bonne monture, lui recommanda Greylock. Mais,
pour l’instant, je vais devoir te laisser. On met en place de nouveaux tours
de garde pour mettre les nouvelles recrues dans le bain. Après, on va devoir
attendre.
— Attendre quoi ?
— La relève, pour qu’on puisse aller prendre part à l’assaut contre
Maharta.
Erik secoua la tête.
— On a une drôle de façon de participer à cette guerre, en aidant
l’ennemi à s’emparer de son objectif.
L’ancien maître d’armes haussa de nouveau les épaules.
— La douleur et la mort mises à part, la guerre peut être une drôle
d’affaire, Erik. J’ai lu tous les récits de guerre que j’ai pu trouver et je sais
une chose : lorsque l’on crée un plan de bataille, il acquiert une vie propre
et n’a plus grande importance dès que l’on est au contact de l’ennemi.
Alors, plus rien d’autre ne compte que l’instant présent. Surtout, il faut
croire en la chance et espérer que l’autre camp fasse une erreur avant toi.
« Quand on est partis, Calis avait un plan, mais lorsque lui et Nakor
ont trouvé ce qu’ils cherchaient dans le camp de la reine, ils ont laissé ce
plan de côté. Maintenant, il est obligé d’en inventer un nouveau au fur et à
mesure.
— Alors il espère que l’autre camp va faire une erreur avant nous et
s’en remet à la chance, c’est bien ça ?
— En gros, oui.
— Dans ce cas, je dirai une prière à Ruthia, marmonna Erik tandis
que Greylock s’éloignait.
Le jeune homme réfléchit à ce qu’il avait vu et fait jusqu’ici et fut
obligé d’admettre qu’Owen avait raison. Depuis qu’ils étaient entrés en
contact avec l’armée de la reine Émeraude, les actes de Calis n’étaient plus
ni planifiés ni intelligents. Il faisait surtout preuve d’audace et de chance.
Mais Erik mit de côté ces considérations. Puisque le camp semblait à peu
près en ordre, il décida de s’occuper de ses armes et de son armure. Il
retourna à sa tente, qui était vide, puisque ses trois camarades finissaient
d’édifier la palissade. Il défit sa ceinture et retira son heaume et son
plastron. Puis il attrapa un chiffon et de l’huile pris dans les réserves et
commença à polir son armure. Il fronça les sourcils en voyant que la
corrosion s’était installée à certains endroits. D’un geste hargneux, il
entreprit d’éliminer toutes ces imperfections.

Un cavalier arriva au galop au sommet de la petite colline,


aiguillonnant sa monture couverte d’écume au risque de la tuer. Erik se
tourna aussitôt vers ses supérieurs en criant :
— Cavalier en vue !
De Loungville envoya ses hommes chercher leurs armes et prendre
position avant que le cavalier n’atteigne la porte. Erik reconnut l’un des
membres de la compagnie et donna l’ordre de baisser le pont-levis. Le
camp, entouré d’une palissade et d’un fossé, était devenu une base de tout
premier ordre depuis que Calis avait vaincu les mercenaires de Nahoot. Non
contents d’avoir récupéré les provisions de la Grande Compagnie, Erik et
ses camarades avaient également trouvé un troupeau de bisons errant dans
les bois, ainsi que des daims et une grosse réserve de noisettes. Les Aigles
cramoisis ne manquaient donc de rien pour le moment.
Lorsque le cavalier s’approcha du pont, il tira sur les rênes de sa
monture et mit pied à terre le plus rapidement possible. Puis il franchit le
fossé en menant sa monture par la bride. Les planches du pont fléchirent et
grincèrent de façon alarmante, mais tinrent mieux qu’Erik ne s’y attendait.
Elles remplissaient leur office, notamment grâce au cuir qui les maintenait
entre elles et qui s’était resserré. Mais Erik n’en était pas moins nerveux à
chaque fois qu’un cheval passait dessus.
Le cavalier lui lança ses rênes en passant et courut à la rencontre de
Calis et du sergent.
— Les peaux-vertes arrivent, annonça-t-il.
— Où sont-ils ? demanda le sergent.
— En bas de la piste. Il s’agit d’une troupe assez importante, peut-être
vingt soldats. Mais ils n’ont pas l’air pressés.
Calis réfléchit quelques instants.
— Dites à tout le monde de descendre. Il faut qu’on ait l’air vigilants,
mais je ne veux pas non plus éveiller leur suspicion.
Erik fit passer la consigne en conduisant la jument à l’écart. Luis était
de garde à l’endroit où étaient attachés les animaux. Le jeune homme lui
demanda de faire marcher la jument pendant quelques minutes pour qu’elle
se refroidisse. Ensuite, il faudrait la bouchonner et la nourrir.
Erik revint près de la porte à temps pour voir chacun retourner au
poste qu’il occupait d’habitude. Cependant, il remarqua que tous avaient
une arme à portée de la main et que beaucoup semblaient tendus. « Du
calme », leur souffla-t-il en passant, avant d’ajouter à l’adresse d’un autre :
« Détends-toi. On saura bien assez tôt s’il va y avoir du grabuge. »
Malgré tout, vingt minutes horriblement longues s’écoulèrent avant
que le premier Saaur apparaisse. Erik étudia attentivement la troupe car il
était trop occupé à rester en vie, la dernière fois qu’il avait croisé les Saaurs,
pour les observer comme il l’aurait voulu. Roo rejoignit son ami près de la
palissade.
— Ils sont impressionnants, fit-il remarquer.
— On peut dire ce qu’on veut au sujet des peaux-vertes, admit Erik,
mais ils savent monter leurs incroyables chevaux.
Les Saaurs chevauchaient avec aisance comme s’ils avaient passé
toute leur vie sur le dos d’un cheval. Tous les cavaliers avaient un arc court
accroché à l’arrière de leur selle, et Erik remercia les dieux en silence, car la
compagnie qu’ils avaient affrontée sur la plaine de Djams avait préféré les
charger plutôt que de s’arrêter pour leur tirer dessus. La plupart possédaient
un bouclier rond, fait de cuir tendu sur une armature en bois et décoré de
symboles que le jeune homme ne connaissait pas. Le chef de la troupe
portait un panache de crin teint en bleu et noué dans un gros anneau
d’obsidienne, fixé à une calotte en métal. Les autres portaient un simple
heaume en fer à nasal, dont les côtés partaient en s’évasant. Lorsque les
derniers cavaliers apparurent, Erik fit rapidement le calcul et dénombra
vingt guerriers, suivis de quatre chevaux de bât.
Ils s’arrêtèrent en arrivant près du camp.
— Où est Nahoot ? demanda le chef.
Il s’exprimait avec un fort accent et avait une certaine tendance à
rugir, mais ses mots étaient compréhensibles. De Loungville, le visage
dissimulé derrière un heaume qui lui couvrait les yeux, vint se placer à
l’extrémité du pont :
— Qu’y a-t-il ?
— Faites votre rapport.
Calis avait déjà réfléchi à cette question et donné des consignes à
chacun de ses hommes, sauf aux nouvelles recrues.
— On s’est fait attaquer par des hommes qui essayaient de descendre
dans la plaine, expliqua de Loungville. Mais on les a vaincus et ils sont
remontés dans les montagnes.
— Quoi ? rugit le Saaur. On vous avait dit d’envoyer un messager si
vous aperceviez quelqu’un essayant de quitter les montagnes !
— On l’a envoyé ! protesta le sergent en faisant de son mieux pour
paraître en colère. Insinuez-vous qu’il n’est pas arrivé jusqu’à vous ?
— Je n’insinue rien du tout, humain, riposta le Saaur, furieux. Quand
est-ce arrivé ?
— Il y a moins d’une semaine !
— Une semaine ! (Le Saaur cria quelques mots dans sa propre langue
et la moitié de la troupe commença à remonter la piste en direction des
montagnes.) On a besoin de provisions, ajouta-t-il. Quant à vous, levez le
camp et rejoignez l’armée. Sachez que je ne suis pas content de vous.
— Et moi, je ne suis pas content d’avoir perdu mon messager,
répliqua de Loungville. Le général Fadawah va en entendre parler !
— C’est ça, et les lutins vont faire l’amour avec vous parce que vous
êtes trop mignon ! l’injuria l’officier saaur.
Erik se détendit brusquement. Si le Saaur avait voulu se battre, il
n’aurait pas échangé des insultes avec de Loungville tout en mettant pied à
terre.
Cet officier, quel qu’il soit, croyait que de Loungville était bel et bien
Nahoot et se contentait de l’insulter pendant que sa troupe prenait la place
de la compagnie.
— Vous n’avez pas eu de problèmes avec les Gilanis ? se risqua à
demander de Loungville.
— Non, grogna l’officier. Nos cavaliers ont repoussé les petits
humains poilus dans les montagnes au nord d’ici. Le voyage de retour va
être si tranquille pour vous que vous allez pouvoir dormir sur votre selle.
Il s’engagea sur le pont. Le poids de son énorme cheval fit craquer le
bois de façon inquiétante, mais l’ouvrage tint bon. Le Saaur conduisit sa
monture à l’intérieur du camp sans même remarquer l’incident. Erik
remercia de nouveau les dieux, d’autant qu’il était content de ne pas rester
dans les parages pour voir si le pont continuerait à tenir après plusieurs
passages des Saaurs.
— Levez le camp ! cria de Loungville. Je veux tout le monde en selle
et prêt à partir dans dix minutes !
Erik se dépêcha car, comme tous ses camarades, il savait que plus ils
restaient longtemps en compagnie des Saaurs et plus ils risquaient de faire
ou dire quelque chose qui déclencherait une bagarre. Roo et lui se hâtèrent
donc de retourner à leur tente, que Luis et Biggo démontaient déjà.
— Roo, occupe-toi de mes affaires, ordonna Erik. De mon côté, je
vais surveiller les mercenaires de Nahoot.
Roo épargna à son ami les commentaires acides sur le fait qu’il évitait
de faire sa part du travail et se contenta de dire :
— Pas de problème.
Erik se rendit alors à l’endroit où les vingt nouvelles recrues
attendaient. Le jeune homme s’aperçut que les mercenaires étaient occupés
à discuter entre eux à voix basse et préféra ne pas leur laisser le temps de
décider qu’ils feraient mieux de révéler la supercherie aux Saaurs.
— Allez me chercher les chevaux et commencez à les ramener par
ici ! Les six premiers sont pour les officiers. Amenez les autres devant
chaque tente, jusqu’à ce que tout le monde ait une monture. Après, vous
rassemblerez vos affaires et vous vous mettrez en selle à votre tour.
Compris !
Il s’exprima d’un ton aussi fort que féroce qui ne laissa aucun doute
sur le fait qu’il s’agissait d’un ordre et non d’une question.
Les vingt mercenaires obéirent aussitôt, certains répondant : « Oui,
caporal ! » Ils s’éloignèrent en courant presque en direction de l’endroit où
étaient parqués les chevaux. De Loungville arriva moins d’une minute plus
tard.
— Où sont les nouveaux ?
Erik les montra du doigt.
— Je leur ai demandé de rassembler les chevaux et je garde un œil sur
eux.
Le sergent hocha la tête.
— Bien.
Sans autre commentaire, il tourna les talons et rejoignit Calis et
Greylock.
L’officier saaur était occupé à ôter un baluchon attaché sur le dos de
l’un des animaux de bât. Erik tourna la tête en direction des mercenaires de
Nahoot. Ils s’occupaient des chevaux et faisaient de leur mieux pour rester
ordonnés, tandis qu’autour d’eux le reste du camp s’activait. Erik rejoignit
ses trois camarades et Roo lui lança ses affaires.
— Je m’en suis occupé en premier, lui dit-il.
— Merci, lui répondit son ami en souriant.
Il courut de nouveau à l’endroit où les nouveaux amenaient les
chevaux. Il en choisit un, le sella rapidement et attacha ses affaires. Puis il
monta et lança l’animal au trot. Il parcourut le camp, qui semblait
disparaître sous ses yeux. Les tentes avaient été pliées et rangées – parfois
de force – à l’intérieur de petits sacs qui seraient ensuite attachés sur le dos
des animaux de bât. Les pieux de la palissade subirent le même sort. Les
mercenaires de Calis se mirent en selle et formèrent les rangs avant même
que les nouvelles recrues n’aient pris leurs propres affaires. Les humains ne
laissaient aux Saaurs que le fossé, le pont et quelques feux de camp.
Erik regarda les hommes-lézards monter leur propre camp. Ils
érigèrent dix grandes tentes circulaires, faites à partir de perches en bois ou
en bambou courbées en demi-cercle et couvertes de cuir. L’ouverture était si
petite qu’il se demanda comment les Saaurs faisaient pour y pénétrer. Mais
il préféra ne pas demander et tourna de nouveau son attention vers les
humains.
Les nouvelles recrues n’étaient pas aussi organisées que les hommes
de Calis, mais finirent par être prêtes, elles aussi. Erik se mit sur le côté
lorsque de Loungville donna le signal du départ et laissa passer ses
camarades. Il en profita pour regarder l’officier saaur, qui ne quittait pas les
humains des yeux.
Il y avait dans ces pupilles rouges comme une lueur de suspicion – du
moins, c’était ce qu’il semblait à Erik. Mais brusquement, le lézard leva la
main pour leur souhaiter bonne route. Sans réfléchir, Erik lui rendit son
salut. Puis il fit virevolter sa monture et prit sa place à l’arrière de la
colonne.
Comme c’est étrange, songea le jeune homme en franchissant le pont
qu’ils laissaient aux Saaurs. On dirait de vieux amis qui se souhaitent bon
voyage.

La compagnie descendit les collines surplombant la plaine de Djams


et entra dans le territoire où patrouillaient les Saaurs. Quels que soient les
sujets de préoccupation des envahisseurs, la présence de mercenaires
portant le brassard vert et chevauchant calmement en direction du cœur de
l’armée n’en faisait pas partie.
Plusieurs fois, ils passèrent près d’un campement ou virent des traces
indiquant que des soldats avaient passé plusieurs jours à tel ou tel endroit.
Calis en conclut que les Saaurs et leurs alliés parcouraient la région
régulièrement, peut-être pour garder les Gilanis à distance ou pour se
prémunir de toute autre force pouvant mettre un frein à leur conquête.
Une semaine s’écoula sans incidents, jusqu’à ce que la compagnie
arrive en vue de leur premier véritable point de ravitaillement, une
forteresse de type « motte et basse-cour » suffisamment vaste pour abriter
plusieurs centaines d’hommes et de chevaux. La sentinelle postée dans la
tour édifiée au sommet de la motte avertit les Saaurs de l’arrivée des
mercenaires et une troupe sortit de la forteresse pour les attendre au poste
de contrôle, situé à une centaine de mètres des portes.
— Quels sont vos ordres ? demanda le commandant de la troupe sans
préambule.
— Nous devons rejoindre l’armée, répondit Calis d’une voix égale.
— À quelle compagnie appartenez-vous ?
— La Grande Compagnie de Nahoot, répondit de Loungville.
L’officier dévisagea le sergent d’un regard insistant.
— Vous avez l’air différent.
De Loungville veilla à lui répondre d’un ton brutal.
— Allez donc passer vos soirées à vous geler les miches dans ces
satanées collines et vous verrez si vous aurez pas l’air différent en revenant.
Le Saaur se tendit, comme s’il ne s’agissait pas de la réponse à
laquelle il s’attendait, mais Dawar, l’un des mercenaires de Nahoot,
intervint :
— Laisse-nous passer, Murtag. On a pas le temps de jouer à ces jeux-
là.
— Toi, je te reconnais, Dawar, fit le Saaur en se tournant vers lui. Je
devrais vous fendre le crâne à tous les deux pour vous apprendre les bonnes
manières.
— Ben voyons, comme ça, t’aurais plus personne avec qui tricher aux
osselets.
Il y eut un long silence. Puis, brusquement, le Saaur dénommé Murtag
laissa échapper un braiment semblable à un roulement de tambour.
— Passez donc, fils de pute, mais vous allez devoir camper à
l’extérieur de la forteresse. Nous, on est pleins. Dawar, quand tu viendras
jouer ce soir, apporte beaucoup d’or avec toi.
Ils franchirent le poste de contrôle. Erik fit avancer sa monture à la
hauteur de celle de Dawar pour lui demander :
— C’était quoi, ce bruit ?
— C’est leur rire à eux, expliqua le mercenaire en secouant la tête.
Difficile à croire, pas vrai ? Murtag a l’air d’un dur comme ça, mais c’est
juste de la comédie. Oh, bien sûr, il pourrait te couper en deux s’il en avait
envie, mais il préfère te voir trembler devant lui et pisser dans ton froc ou
lui lancer des insultes. Ce sont les indifférents qui l’énervent. J’ai parié
suffisamment d’argent contre lui pour le savoir. Dès qu’il a un peu bu, il est
plutôt de bonne compagnie, pour un lézard. Il connaît même des histoires
drôles.
Erik sourit.
— Tu viens de gagner un bonus.
Dawar le regarda d’un air calculateur.
— Faudrait qu’on parle, caporal, vous et moi.
— Quand on se sera occupés des chevaux, répliqua Erik, qui remonta
la colonne pour rejoindre Calis et de Loungville.
Le jeune homme se pencha pour pouvoir parler discrètement au
sergent :
— J’ai dit à Dawar qu’il avait gagné un bonus.
— Tu n’as qu’à le payer toi-même, répliqua de Loungville.
Calis fit signe à la compagnie de se déployer à l’est de la forteresse,
près d’autres mercenaires qui ne firent absolument pas attention à eux. Puis
le demi-elfe fit virevolter sa monture et demanda aux deux hommes :
— Qu’y a-t-il ?
— Le jeune de la Lande Noire, ici, se montre généreux avec ton
argent.
Erik lui expliqua la situation.
— Qu’est-ce qui te trouble ? lui demanda Calis.
— Il s’est empressé de nous aider à passer le contrôle, mais c’est trop
facile. Je ne lui fais pas confiance. Je me souviens qu’il s’est empressé aussi
de finir le combat, dans les montagnes, presque comme si…
— Comme s’il voulait être capturé ? conclut le demi-elfe.
De Loungville sourit.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda le jeune homme.
— Les vingt mercenaires que nous avons gardés avec nous, Erik, ne
sont pas ceux à qui nous pouvions faire le plus confiance, répondit Calis.
— Ce sont ceux sur lesquels on voulait garder un œil, ajouta de
Loungville.
Erik resta assis sur sa selle, la bouche ouverte, pendant quelques
secondes.
— Je suis un idiot, se reprocha-t-il en secouant la tête.
— Non, répliqua Calis. Mais il te reste encore beaucoup à apprendre
en ce qui concerne les stratégies les moins évidentes d’une guerre. Les vingt
hommes que nous avons gardés nous ont donné des réponses trop faciles et
trop rapides pour de simples mercenaires. Je pense que la reine Émeraude a
disséminé ses agents dans toute l’armée. Je ne crois pas que sur les vingt,
tous soient des agents, mais il y en a bien un ou deux qui le sont, peut-être
plus. Alors on les garde tous près de nous.
— Maintenant que tu as compris, voilà ce que tu vas faire, intervint le
sergent. Toi et deux de tes camarades à qui tu fais confiance, mettons Biggo
et Jadow, vous allez rester près d’eux. Quand ils ne sont pas de garde, ne les
laissez pas se balader trop loin en groupe et gardez toujours un œil sur eux.
S’il y en a un qui veut entrer dans la forteresse, tu l’accompagnes. (Il mit la
main à l’intérieur de sa tunique et en sortit une lourde bourse.) On a perdu
de l’or en fuyant dans le tunnel, mais j’ai réussi à en prendre la plus grande
partie avec moi. (Il ouvrit la bourse et remit une douzaine de petites pièces à
Erik.) Fais-en passer quelques-unes autour de toi. Comme ça, si l’un de ces
mercenaires entre dans la forteresse pour boire un coup, c’est toi qui le lui
payeras, compris ?
Erik hocha la tête.
— Pour qu’il n’y ait pas de problème, je ferai en sorte qu’ils n’aient
du temps libre que par groupe de quatre.
Il pressa les flancs de sa monture et s’éloigna.
— En voilà un qui prend une bonne tournure, commenta Calis.
— Oh, il n’est pas encore assez méchant, mais je vais m’en occuper,
répliqua de Loungville.
Calis esquissa un léger sourire et tourna les talons pour superviser
l’installation du campement.

Erik parcourut lui aussi le périmètre, ouvrant l’œil à la recherche d’un


indice ou d’un détail sortant de l’ordinaire. Avec la forteresse à proximité,
Calis n’avait pas demandé à ce que ses hommes creusent une tranchée et
érigent une palissade. Ils montèrent donc rapidement leur tente, vérifièrent
leurs provisions et commencèrent à s’installer pour la nuit.
Erik remarqua au passage que les huit mercenaires de Nahoot à qui il
avait demandé de garder les chevaux étaient à leur poste, discutant par
groupe de deux. Quatre autres étaient déjà couchés, ou du moins ils l’étaient
dix minutes plus tôt, lorsque le jeune homme était passé à côté de leur tente.
Il les avait laissés sous la surveillance de Jadow. Quatre autres encore
étaient affectés à l’intendance, ce qui ne laissait plus qu’un dernier groupe
de quatre sans travail particulier à faire. Si Biggo remplissait bien sa
mission, il ne devait pas être très loin d’eux.
Erik trouva Roo dans leur tente. Il essayait de dormir un peu.
— Je croyais que tu étais de garde ? s’étonna son ami en s’asseyant
pour ôter ses bottes.
— J’ai échangé avec Luis. Il voulait aller à la forteresse, pour voir s’il
y a des prostituées.
Le fait de voir de nouveau une femme intéressa Erik, qui remit
aussitôt ses bottes.
— Je devrais peut-être aller vérifier aussi.
— C’est ça, marmonna Roo d’une voix ensommeillée en se tournant
sur le côté.
Erik alla rapidement jusqu’à la tente de commandement, où Calis et
de Loungville discutaient avec Greylock, qui avait réussi par quelque
miracle à trouver une pipe et du tabac. Erik trouvait cette habitude nocive,
mais il l’avait supportée toute sa vie, car on fumait beaucoup dans la salle
commune du Canard Pilet, sauf lorsqu’il s’agissait de goûter sérieusement
un bon vin. Brièvement, le jeune homme se demanda ce qu’était devenu le
beau briquet qu’il possédait lorsqu’il était à Ravensburg.
— Qu’y a-t-il ? demanda de Loungville.
— Je vais jusqu’à la forteresse, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Luis est déjà là-bas et Biggo aussi, je crois.
Le sergent hocha la tête.
— Reste vigilant, lui dit-il en le renvoyant d’un geste de la main.
Erik laissa le campement derrière lui et marcha jusqu’à la porte de la
forteresse. Celle-ci était toujours ouverte mais les sentinelles qui montaient
la garde étaient presque endormies. Deux Saaurs, dont l’un arborait sur son
plastron ce qui ressemblait pour Erik à un insigne d’officier, discutaient à
l’intérieur d’une hutte accolée à la porte. Mais ils ne prêtèrent aucune
attention au jeune homme lorsque celui-ci passa devant eux.
De Loungville avait dit de la forteresse qu’il s’agissait d’une
construction type motte et basse-cour « classique ». Erik était fasciné par
l’ensemble. Un monticule de terre avait été édifié au centre et une haute
tour érigée à son sommet. Autour de cette colline et de cette tour s’étendait
la basse-cour, un large espace dégagé entouré d’un mur d’enceinte sous
lequel se nichaient les bâtiments. Brusquement, le jeune homme s’aperçut
qu’il s’agissait de ce que Calis avait entrepris de construire à Weanat, à une
échelle bien plus modeste. Ici, la tour pouvait sans problème héberger une
demi-douzaine d’archers sur une plate-forme située à neuf mètres au-dessus
du sol. Des fortifications de quatre mètres cinquante de hauteur, comprenant
une palissade en bois et un parapet en terre, avaient également été édifiées
autour d’un petit village. L’ensemble était impressionnant. Une armée
n’aurait pas eu trop de problèmes à s’en emparer, contrairement à une
compagnie de mercenaires, pour laquelle cela relevait presque de
l’impossible.
À l’intérieur se trouvaient six bâtiments en bois recouverts d’un
enduit de boue séchée et de paille. Tout autour, de petites huttes au
clayonnage enduit de torchis avaient surgi tels des champignons jusqu’à
former une ville de taille respectable. Erik comprit que les Saaurs avaient
ordonné à sa compagnie de rester à l’extérieur de la forteresse car on y était
désormais à l’étroit.
Il entendit des rires et se dirigea vers un bâtiment qui devait être une
auberge. Dès qu’il se retrouva à l’intérieur, il vit que sa supposition était
juste. Il s’agissait d’une salle miteuse, emplie de fumée et chichement
éclairée. La puanteur de la sueur humaine et de la bière et du vin renversés
frappa Erik telle une gifle. Brusquement, il sentit la nostalgie l’envahir et
éprouva l’envie de se retrouver de nouveau à l’Auberge du Canard Pilet.
Mais il enfouit ces émotions au fond de lui et se dirigea vers le comptoir.
— Et pour vous, ce sera ? demanda le barman, un homme corpulent
au teint rougeaud.
— Vous avez du bon vin ?
L’individu haussa les sourcils, car les autres ne lui demandaient que
de la bière ou des alcools forts. Mais il hocha la tête et sortit une bouteille
noire de derrière le comptoir. Le bouchon paraissait intact. Erik espéra qu’il
s’agissait bien d’une bouteille neuve, car le vin éventé avait le goût de
vinaigre mélangé à du raisin. Mais il était difficile de convaincre un simple
aubergiste qu’il ne pouvait pas reboucher une bouteille à la fin de la journée
et l’ouvrir de nouveau le lendemain sans que les clients se plaignent.
Le barman sortit un verre et le remplit. Erik en prit une gorgée et
s’aperçut que le vin était un peu trop sucré à son goût, mais bien moins
écœurant que les vins de dessert produits au nord de Yabon. Il le trouva
acceptable et paya le barman en lui faisant signe de laisser la bouteille.
Puis il regarda autour de lui et aperçut Biggo à l’autre bout de la
pièce. Appuyé contre un mur, à côté d’une table où cinq humains pariaient
avec des Saaurs, son imposant compagnon essayait de passer inaperçu, mais
en vain. Près de lui, les deux hommes-lézards se tassaient comme ils
pouvaient sur leur chaise, trop petite pour eux, et n’avaient d’yeux que pour
le jeu. Au bruit, Erik reconnut les osselets, le substitut du jeu de dés sur le
continent de Novindus. Les osselets atterrirent en s’entrechoquant sur la
table et les gagnants se mirent à crier au milieu des gémissements des
perdants.
Au bout de quelques minutes, Dawar se leva et quitta la partie. Il vint
rejoindre Erik au comptoir et lui demanda :
— Vous avez une minute ?
Erik se tourna vers le barman et lui fit signe de remplir un autre verre.
Dawar but une gorgée de vin et fit la grimace.
— Ça vaut pas l’excellent vin qu’on fait à la maison, pas vrai ?
— C’est où, pour toi, la maison ? répliqua Erik.
— Loin d’ici, répondit Dawar. Venez prendre un peu l’air.
Erik prit la bouteille et suivit le mercenaire à l’extérieur. La nuit était
froide. Dawar regarda d’un côté, puis de l’autre, et fit signe à Erik de le
suivre au coin du bâtiment, dans un endroit sombre à l’abri de la palissade.
— Écoutez, caporal, mettons un terme à cette mascarade. Vous êtes la
compagnie que Nahoot devait empêcher de sortir des montagnes.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? lui demanda Erik. C’est vous qui
nous avez sauté dessus.
— Je suis pas né de la dernière pluie, répliqua l’autre en souriant. Je
sais que votre capitaine, c’est pas le petit costaud mais le grand type blond
et mince.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Devenir riche, répliqua aussitôt Dawar, une lueur avide au fond
des yeux.
— Et comment tu comptes t’y prendre ? s’enquit Erik en déplaçant
lentement sa main vers son épée.
— Ben, je pourrais sûrement me faire une pièce d’or ou deux en
disant à Murtag qui vous êtes vraiment, mais ça ne fait pas beaucoup et
après il faudrait que je retrouve une autre compagnie qui veuille bien
m’embaucher. (Il regarda autour de lui.) En plus, j’aime pas ce qui se passe
ces derniers temps, avec cette histoire de grande conquête. Trop d’hommes
sont morts pour trop peu d’or. Si ça continue, il restera pas grand-chose à
récupérer, vous voyez ce que je veux dire ? Alors je me dis que je pourrais
peut-être vous aider, vous et votre capitaine. Seulement, je me contenterai
pas d’un salaire.
— Tu pourras piller autant que tu voudras dès qu’on sera à Maharta,
répliqua Erik sans s’engager.
Dawar s’avança d’un pas et baissa la voix.
— Combien de temps vous croyez pouvoir jouer cette comédie ? Vous
ne ressemblez à aucune des compagnies que je connais et pourtant j’en ai
vu beaucoup. Vous parlez bizarrement et vous ressemblez à… je sais pas,
moi, des soldats ; pas comme ceux qui défilent, non plutôt des durs, comme
les guerriers d’un clan, en quelque sorte. Ce qui compte, c’est que vous
aimeriez faire croire aux gens que vous êtes des mercenaires et qu’il va
falloir me payer pour que je continue à me taire.
— Alors c’est pour ça que tu nous as aidés au poste de contrôle ?
— Exactement. Aux yeux des Saaurs, les humains se ressemblent
tous. En plus, Murtag est un crétin fini – n’allez pas croire que tous les
lézards sont comme lui, loin de là. C’est pour ça qu’il est coincé ici, à
diriger cette forteresse au lieu de faire campagne avec l’armée principale. Je
peux vous donner quand je veux, mais je voulais d’abord vous laisser une
chance de me faire une meilleure offre.
— Je ne sais pas, répondit Erik en portant son verre de vin à ses lèvres
de la main gauche, tout en portant l’autre à la poignée de son épée.
— Écoutez, de la Lande Noire, insista le mercenaire, je vous promets
que je vous suivrai jusqu’au bout si vous me payez bien. Vous devriez
parler de ma proposition au capitaine Calis…
Brusquement, une silhouette surgit des ténèbres derrière Dawar. De
grosses mains apparurent, se refermèrent sur ses épaules et l’obligèrent à se
retourner. Puis elles attrapèrent sa nuque et son menton, et les tordirent
violemment dans la direction opposée. Le cou du mercenaire se brisa dans
un craquement sonore.
Erik avait déjà sorti son épée lorsque Biggo s’avança vers lui.
— On a trouvé un espion, murmura-t-il.
— Comment peux-tu en être sûr ? demanda Erik dans un souffle en
remettant son épée au fourreau.
— D’abord, parce que je suis certain que personne ne t’a appelé par
ton nom de famille depuis qu’on est tombés sur les mercenaires de Nahoot.
Mais surtout, personne depuis n’a mentionné le nom du capitaine. (Erik
acquiesça, car Calis avait été très clair là-dessus : personne ne devait
l’appeler ainsi en présence des mercenaires.) Alors comment savait-il ton
nom ? ajouta Biggo.
Erik sentit son cœur sombrer.
— Je n’y ai même pas fait attention, avoua-t-il.
Biggo sourit dans la pénombre.
— Je ne dirai rien à personne, promit-il.
Il souleva le corps de Dawar et le jeta en travers de son épaule.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? chuchota Erik.
— Ben, on va le ramener au camp. Ce sera pas le premier ivrogne à
sortir d’ici encadré par ses amis, tu peux me croire.
Erik hocha la tête, ramassa les deux verres de vin et la bouteille, et les
déposa près de la porte de l’auberge. Puis il courut pour rattraper Biggo, qui
était parti en avant.
Pendant quelques secondes de tension extrême, Erik crut que les
gardes allaient les empêcher de sortir. Mais comme l’avait prédit Biggo, ils
ne prêtèrent aucune attention à un ivrogne qui en ramenait un autre en
chantant à tue-tête.
La compagnie partit le lendemain à l’aube. Erik raconta à Calis et à de
Loungville ce qui s’était passé avec Dawar. Ils se débarrassèrent du corps
en le dissimulant non loin du campement, veillant à ce que l’endroit soit
caché par des pierres. Puis ils eurent une brève conversation sur ce qu’il
convenait de faire. Calis décida qu’il valait mieux attendre d’être loin des
Saaurs et des autres mercenaires avant d’agir.
Un guerrier saaur vint les trouver alors qu’ils s’apprêtaient à partir et
leur demanda ce qu’ils faisaient. De Loungville se contenta de répéter qu’on
leur avait donné l’ordre de rejoindre l’armée principale et le guerrier
retourna à la forteresse en grognant.
Comme l’avait dit Calis, cette forteresse était destinée à la fois à
empêcher les déserteurs de se diriger vers le sud et à protéger les flancs de
l’armée principale.
À midi, pendant que les hommes se reposaient et mangeaient des
rations séchées, Calis demanda à Erik de regrouper cinq des mercenaires de
Nahoot et de les amener à l’endroit où de Loungville et lui les attendaient.
— L’un de vos compagnons, Dawar, s’est battu hier soir pour une
prostituée et quelqu’un lui a brisé la nuque, les informa Calis. Je ne veux
pas que cet incident stupide se reproduise.
Les cinq mercenaires parurent surpris, mais ils hochèrent la tête et
repartirent tranquillement. Deux groupes de cinq furent ainsi conduits
auprès de Calis. Lorsque les quatre derniers hommes arrivèrent, il leur
répéta son petit discours. Trois d’entre eux firent preuve de la même
absence de réaction que leurs camarades, mais le dernier se raidit à
l’annonce de la mort de Dawar. Aussitôt, Calis lui mit sa dague sous la
gorge.
— Ramène les autres, ordonna de Loungville à l’intention d’Erik.
Puis il emmena l’individu à l’écart pour l’interroger en compagnie de
Calis et de Greylock.
Erik escorta les trois autres mercenaires et plusieurs de ses
compagnons lui demandèrent ce qui se passait.
— On a trouvé un autre espion, expliqua le jeune homme.
Quelques instants plus tard, un hurlement s’éleva dans les airs,
derrière une petite hauteur à quelque distance de là. Erik regarda dans cette
direction tandis que le cri s’éternisait. Lorsqu’il s’arrêta enfin, le jeune
homme se remit à respirer.
Puis le mercenaire cria de nouveau et Erik s’aperçut que tout le
monde regardait en direction de la crête. Quelques minutes plus tard, de
Loungville, Calis et Greylock revinrent, l’air sombre. Le sergent regarda
autour de lui.
— Dis-leur de se mettre en selle, Erik, ordonna-t-il à voix basse. On a
une grande distance à parcourir en peu de temps.
Erik se tourna vers ses camarades.
— Vous avez entendu ! Tout le monde en selle !
Ses compagnons s’empressèrent d’obéir et se mirent tous en
mouvement, ce qui fut pour le jeune homme un véritable soulagement. Les
cris du mercenaire et sa mort sous la torture lui avaient mis les nerfs à vif et
il était en colère. L’agitation autour de lui l’aida à dissiper cette émotion, ou
du moins lui donna un objectif sur lequel se concentrer.
Bientôt, la colonne se remit en marche en direction de Maharta et de
l’armée des Saaurs.
Chapitre 23

L’ATTAQUE DE MAHARTA

Erik cligna des yeux.


Une fumée âcre planait dans l’air sur des kilomètres à la ronde, au
point de rendre la visibilité mauvaise. Le vent venait piquer les yeux des
hommes et charriait l’odeur du bois brûlé ainsi que les effluves moins
aromatiques des autres victimes des grands incendies.
Nakor remonta la colonne pour rejoindre Erik, qui fermait la marche.
— C’est grave, très grave, annonça-t-il.
— Depuis une semaine, qu’est-ce qui ne l’est pas ? demanda le jeune
homme.
Ils traversaient la plaine depuis plus de quatre semaines maintenant,
en direction de l’armée qui assiégeait Maharta. Plus ils s’en approchaient et
plus ils rencontraient du monde : des patrouilles appartenant à l’armée
conquérante mais aussi de petites compagnies de mercenaires qui
préféraient fuir la cité plutôt que de se battre. Ces dernières avaient
tendance à s’écarter dès qu’elles apercevaient la troupe de Calis, mais deux
d’entre elles demandèrent à lui parler. Lorsqu’il apparut évident que le
demi-elfe n’avait pas l’intention de se battre, les deux capitaines acceptèrent
de partager son hospitalité et de lui donner les dernières nouvelles.
Celles-ci donnaient à réfléchir. Lanada était tombée par traîtrise.
Personne ne savait vraiment comment c’était arrivé, mais quelqu’un avait
réussi à convaincre le roi-prêtre d’envoyer son armée au nord, laissant la
ville sous la protection d’une petite troupe de soldats. Le commandant de la
troupe en question n’était autre qu’un agent de la reine Émeraude qui avait
ouvert les portes de Lanada à un régiment de Saaurs. La veille, la
population était allée se coucher à l’issue d’un grand défilé. Les éléphants
de guerre du roi-prêtre, avec leurs défenses taillées comme des rasoirs et
des piques en fer attachées le long des pattes, avaient quitté la cité d’un pas
[1]
pesant. Sur leur dos se trouvaient des howdahs remplis d’archers prêts à
faire pleuvoir la mort sur les envahisseurs. À leurs côtés marchaient les
Royaux Immortels, l’armée privée du raj de Maharta, composée de
maniaques drogués capables d’accomplir des exploits qu’aucun homme sain
d’esprit ne se risquerait à tenter. Les Immortels se voyaient promettre la
gloire et un meilleur sort dans leur prochaine vie s’ils mouraient au service
du raj.
Le lendemain matin, Lanada était aux mains des Saaurs et ses
habitants se réveillèrent au son des pleurs tandis que les envahisseurs
pénétraient dans toutes les maisons et rassemblaient tout le monde,
hommes, femmes et enfants, sur la grand-place pour écouter le discours du
roi-prêtre. Il sortit sous bonne escorte et informa la population qu’ils étaient
désormais les sujets de la reine Émeraude. Puis les conquérants les firent
rentrer, lui et son escouade de prêtres, à l’intérieur du palais. On ne les revit
plus jamais.
L’armée de Lanada, qui avait été envoyée au nord affronter un ennemi
qui se trouvait derrière elle, revint sur l’ordre du général des armées du roi-
prêtre, qui remit le commandement de ses soldats au général Fadawah et
rejoignit son seigneur à l’intérieur du palais. Les rumeurs les plus folles
parcoururent la ville, selon lesquelles le roi-prêtre, ses ministres et ses
généraux avaient été exécutés et peut-être même dévorés par les Saaurs.
Une chose était claire, en tout cas : cette conquête touchait à sa fin.
Grâce à la chute de Lanada, le général Fadawah n’avait gardé au nord de la
ville qu’une partie infime de ses troupes, envoyant le gros de son armée
dans un mouvement circulaire autour de Lanada et le long du fleuve en
direction de Maharta. Tout ceci s’était produit quelques jours à peine après
la désertion de Calis.
Cela avait permis à l’armée de la reine de se diriger très vite vers le
sud sans rencontrer d’opposition ou presque. Le seul problème, c’est qu’ils
se trouvaient du mauvais côté de la Vedra. À présent, les troupes restées en
arrière, au nord de Lanada, descendaient la route qui reliait les deux cités
tandis que les ingénieurs de la reine construisaient des ponts temporaires à
quelques kilomètres au nord de l’embouchure du fleuve.
Erik contempla le paysage noirci. Les habitants de la région avaient
dû incendier eux-mêmes l’herbe sèche pour éviter d’être capturés par les
Saaurs, car les feux de broussaille étaient partis de différents endroits. Seule
une froide pluie hivernale avait empêché l’embrasement de la plaine tout
entière.
La chute des températures fit réfléchir Erik, qui s’aperçut que, chez
lui, on devait être au milieu de l’été. Lorsqu’ils quitteraient Maharta – ou,
plus exactement, s’ils réussissaient à quitter la cité – presque un an jour
pour jour se serait écoulé depuis qu’il avait fui Ravensburg.
La mobilisation de l’armée de Fadawah présentait au moins un
avantage pour Calis : les envahisseurs étaient plongés dans l’émoi et la
confusion. Il fut donc étonnamment facile de se rapprocher du front.
La veille, un officier leur avait demandé de présenter un laissez-
passer. Calis lui avait simplement répondu : « Personne ne nous a donné de
papier. On nous a dit de monter au front. » L’officier, complètement
déconcerté, leur avait fait signe de passer.
À présent, la compagnie se trouvait au sommet d’une colline
surplombant le lit du fleuve, à l’endroit où la Vedra se jetait dans la mer
Bleue. Erik contemplait la scène à ses pieds en plissant les yeux.
Maharta était une cité de pierre et de plâtre blancs qui devaient briller
au soleil durant l’été. Mais les cendres qui retombaient depuis des semaines
avaient tout recouvert d’une couche de poussière grise. La ville s’étendait
sur deux îles principales, tandis que ses faubourgs avaient envahi des îles
plus petites dans le delta du fleuve. Aux nord, nord-est et nord-ouest, une
haute muraille entourait la cité, tandis que le fleuve, la mer et le port
protégeaient le reste. Plusieurs estuaires et îlots faisaient office de mouillage
au cœur des courants du fleuve et le long de la côte. De nombreux villages
étaient disséminés sur les îles et un gros faubourg, entouré de son propre
mur d’enceinte, avait été érigé sur la rive ouest de la Vedra.
— Les hostilités touchent à leur fin, annonça Nakor en contemplant la
lointaine cité.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? lui demanda Erik.
L’Isalani haussa les épaules.
— Tu vois la garnison, de ce côté du fleuve ?
Erik secoua la tête.
— Non, il y a trop de fumée.
Nakor tendit le doigt.
— Là, regarde, le fleuve et la mer se rejoignent dans le delta. Il y
avait de nombreux ponts à cet endroit. On voit encore leurs fondations
noircies. Là, sur le rivage, il y a une ville de bonne taille avec sa propre
muraille.
Erik plissa les yeux pour essayer d’apercevoir quelque chose en dépit
de la fumée et de la lumière du soleil déclinant. Il repéra un point gris qui se
détachait sur les eaux plus sombres. Il l’étudia et crut effectivement
reconnaître une ville et ses remparts, sans pour autant en être certain.
— Je crois que je le vois.
— C’est le faubourg ouest de Maharta. Il résiste toujours.
— Votre vue doit être aussi bonne que celle du capitaine.
— Peut-être, mais je pense surtout que c’est parce que je sais ce qu’il
y a à voir.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda Erik.
— Je ne sais pas, admit Nakor. Je crois que Calis le sait, mais peut-
être pas. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut qu’on aille là-bas.
Il désigna l’autre rive. Erik regarda l’immense armée rassemblée de
ce côté de la Vedra et répliqua :
— On dirait que c’est notre problème à tous, Nakor.
— Comment ça ?
— Il paraît qu’ils construisent des ponts à quinze kilomètres au nord.
Mais si c’est vrai, pourquoi ils ont rassemblé tout le monde ici, si près de la
côte ? Ils ne vont pas traverser à la nage !
— Ils auraient du mal, admit le petit Isalani. Je doute que ce soit ce
qu’ils s’apprêtent à faire. Ils doivent donc avoir un plan.
Erik secoua la tête d’un air dubitatif en se rappelant ce que Greylock
lui avait expliqué au sujet des plans et des réalités de la guerre.
— Tout ce qu’on a à faire, c’est passer au milieu de cette armée,
traverser le fleuve et demander aux défenseurs de la cité de nous ouvrir les
portes, soupira le jeune homme.
— On trouvera un moyen, répliqua Nakor en souriant. Il existe
toujours une solution.
Erik secoua de nouveau la tête, perplexe. De Loungville donna l’ordre
de descendre rejoindre l’armée des envahisseurs. Erik eut l’impression
d’être une souris sur le point d’envahir le repaire d’un chat.
Si les soldats gardant les flancs de l’armée paraissaient perdus, ce
n’était pas le cas de ceux qui se trouvaient en son centre, car les officiers
exerçaient un strict contrôle sur leurs forces. Calis remarqua que des postes
de garde avaient été établis et que de nombreux soldats s’y trouvaient. Il
chercha donc à les éviter et dut à deux reprises improviser une explication
lorsqu’il croisa une patrouille. Il leur fit croire qu’il ne savait plus quel
campement il devait rejoindre et ajouta qu’il avait l’ordre d’être parmi ceux
qui traverseraient les premiers.
À chaque fois, les officiers se dirent qu’il ne pouvait mentir, car
personne ne pouvait désirer être en première ligne. Ils se contentèrent donc
de faire signe à la compagnie de passer.
Lorsque Calis et ses hommes arrivèrent aux abords du cœur de
l’armée, ils purent se faire une meilleure idée de la disposition de ce
gigantesque campement.
Au centre se dressait une colline sur laquelle avait été érigé le
pavillon de la reine. Tout autour se trouvaient les tentes des officiers et des
rangées interminables de gardes saaurs, entourées par les troupes de combat
des Panthatians. Ensuite venaient les tentes qui abritaient les prêtres-
serpents. Leur magie était si présente que l’air en devenait irrespirable,
selon Nakor. Enfin, le reste de l’armée s’était établi à l’extérieur de ce
cercle, tels des rayons autour d’une roue.
— Dommage qu’il n’y ait pas une autre armée tapie à proximité,
regretta de Loungville. Ces types ne pensent qu’à la conquête et n’ont
construit aucune fortification pour se défendre.
Erik ne connaissait pas grand-chose à l’art de la guerre, mais après
des mois de dur labeur pendant lesquels il avait aidé à construire
d’innombrables défenses, même lui était capable de s’apercevoir qu’il y
avait de terribles lacunes dans la disposition de cette armée.
— Ils prévoient sans doute de lancer bientôt leur attaque, suggéra-t-il.
— Pourquoi dis-tu ça ? demanda Calis.
— Owen, quel est le mot que vous m’avez appris, en rapport avec
l’approvisionnement ?
— La logistique.
— C’est ça. La logistique est mauvaise. Prenez les chevaux, par
exemple. Chaque compagnie a attaché les siens à proximité, mais ce n’est
pas facile de leur apporter de l’eau depuis le fleuve. Cet endroit va devenir
une vraie pagaille.
Calis hocha la tête sans répondre et continua à contempler la scène.
— Tu as raison, admit de Loungville. Cette armée ne peut pas rester
ici une semaine de plus sans que la situation dégénère. Ils vont commencer
à tomber malades ou à se battre entre eux, et ils vont manquer de nourriture
et seront obligés de manger leurs chevaux. Ils ne peuvent pas rester ici plus
longtemps.
— Regardez là-bas, dit Calis en tendant le bras.
Erik regarda dans la direction indiquée et vit une étroite avancée
sablonneuse au bord du fleuve, abritée par de hautes herbes. La compagnie
descendit le long d’une longue pente à travers quelques ravines rocailleuses
creusées par la pluie et déboucha sur une étendue de sable. Elle dut
escalader une nouvelle hauteur avant d’arriver à l’endroit que Calis avait
repéré.
Erik sauta à bas de son cheval et s’agenouilla au bord de l’eau. Il en
recueillit un peu au creux de sa main et la goûta : elle était saumâtre.
— On ne peut pas boire ça, annonça-t-il.
— Je sais, répondit Calis. Forme une équipe et envoie-la chercher de
l’eau en amont pour que les chevaux puissent s’abreuver. De toute façon, on
ne restera pas ici très longtemps, ajouta-t-il en regardant autour de lui.
Le soleil se couchait.

Le camp fut rapidement monté. Erik veilla à ce que les dix-huit


mercenaires ayant appartenu à la compagnie de Nahoot restent toujours
sous surveillance. Ils ne savaient pas exactement ce qui était arrivé à Dawar
et à leur autre compagnon, en dehors du fait qu’ils étaient morts, mais il
était clair qu’ils ne souhaitaient pas subir le même sort. De Loungville
pensait qu’un autre agent se cachait peut-être encore parmi eux. Mais si
c’était le cas, Erik devait admettre qu’il dissimulait parfaitement sa
véritable nature. En effet, aucun des mercenaires n’avait un comportement
suspect.
Le jeune homme veillait également à ce que l’on s’occupe bien des
chevaux lorsque Roo vint lui porter un message de Calis.
— Le capitaine veut te voir.
Il tendit le bras en direction de l’endroit où se trouvaient Calis et de
Loungville, en compagnie de Nakor, Greylock et Hatonis. Erik partit les
rejoindre et surprit l’Isalani au beau milieu d’une phrase.
— … trois fois. À mon avis, il se passe quelque chose d’étrange ici.
— C’est une position très bien défendue…, argumenta Calis.
— Non, l’interrompit Nakor. Regarde mieux. Les murs tiennent bon,
c’est vrai, mais les défenseurs ne peuvent laisser entrer aucun renfort.
Pourtant, le type m’a dit qu’ils avaient affaire à de nouveaux soldats à
chaque fois qu’ils se lancent à l’assaut des murs. Et ils font ça trois fois par
jour !
— Ce ne sont que des rumeurs, protesta de Loungville.
— Peut-être, concéda le petit homme. Mais ce n’est pas sûr. Si ces
rumeurs sont fondées, alors il existe un moyen d’aller de là – il désigna le
quartier ouest qui se dressait de ce côté du fleuve – à là. (Cette fois, il
montra du doigt les lointaines lumières de Maharta.) C’est peut-être pour
cela qu’ils ont essayé à tout prix de s’emparer de ce faubourg la semaine
dernière, alors qu’il était plus simple de les laisser mourir de faim.
De Loungville se gratta le menton.
— Ils ne veulent peut-être pas se retrouver avec des ennemis dans le
dos.
— Bah ! fit Nakor. Tu trouves vraiment que cette armée a l’air
effrayée, toi ? Ce sont eux qui font peur aux autres. Tu me diras, ils feraient
bien de commencer à s’inquiéter s’ils ne trouvent pas très vite un moyen de
traverser le fleuve. Bientôt, ils n’auront plus de nourriture, à cause de leur
mauvaise… (Il se tourna vers Erik.) C’était quoi, le mot que tu cherchais,
déjà ?
— Logistique.
— Voilà, à cause de leur mauvaise logistique. Leurs chariots de
ravitaillement sont coincés sur la route de Lanada. Certains soldats pissent
en amont du fleuve et ceux qui sont en aval ne vont pas tarder à avoir la
diarrhée et des maux d’estomac. En plus, ils pataugent dans le crottin de
cheval jusqu’aux genoux. Et quand les hommes n’ont pas à manger, ils
commencent à se bagarrer. Moi, leur stratégie me paraît simple. Ils
s’emparent de ce faubourg – il fit le geste de plonger –, ils trouvent le
tunnel sous le fleuve et entrent dans Maharta.
— C’est vrai qu’il existe un tunnel sous le fleuve Serpent, admit
Calis.
— Mais c’est parce qu’il y a beaucoup de soubassements sous la Cité
du fleuve Serpent, rappela Hatonis. Les clans ont creusé ces tunnels sur une
période de deux cents ans à cause des tempêtes estivales et de la mousson.
On ne peut pas emprunter un pont en toute sécurité quand l’eau monte très
haut et que le vent souffle très fort.
— Ils ont aussi des grosses tempêtes, à Maharta ? lui demanda Nakor.
— Oui. Mais je ne sais pas à quoi ressemble le sol par ici.
— Aucune importance, répliqua l’Isalani. Un bon maçon trouve
toujours un moyen.
— Les nains en trouveraient sûrement un, approuva Greylock.
Calis fit preuve d’une légère irritation.
— Peu importe. On court le risque de se faire tuer quelle que soit
notre décision. Je me moque de savoir s’il existe un tunnel ou pas. Là n’est
pas la question. Par contre, ça ne sert à rien de mourir en essayant d’entrer
dans un faubourg d’où il n’y a aucun moyen de sortir.
— Et si je vais voir et que je trouve le tunnel ? proposa Nakor.
Calis secoua la tête.
— Je ne sais pas comment tu comptes entrer à l’intérieur d’un
faubourg en état de siège, mais dans tous les cas, ma réponse est non. Tout
le monde doit être prêt à agir dès minuit.
« J’ai appris qu’une espèce de fête doit avoir lieu ce soir. Les
Panthatians et les Saaurs vont invoquer la magie en prévision de la bataille,
ou quelque chose dans ce genre. Demain, la partie nord de l’armée est
censée attaquer la cité.
Nakor se gratta la tête.
— C’est vrai que les ingénieurs sont en train de construire des ponts
au nord du camp principal, mais ils ne sont pas finis. Alors, pourquoi
organiser cette cérémonie ? En plus, je me demande vraiment quels tours les
Serpents connaissent pour faire traverser le fleuve à leurs unités. Ils ont
passé la journée à conjurer un sort.
— Je ne sais pas, avoua Calis. Mais j’ai bien l’intention de me trouver
de l’autre côté avec toute la compagnie d’ici le lever du soleil. (Il se tourna
vers Erik.) Toi, tu vas devoir t’occuper des mercenaires de Nahoot.
Erik sentit brusquement son ventre se contracter, car il savait ce que
Calis allait lui demander.
— Oui ?
— Amène-les près des chevaux et fais-leur boire ceci. (Il tendit au
jeune homme une grosse gourde remplie à ras bord.) Nakor l’a dosé de telle
façon qu’ils restent inconscients un moment.
Erik se mit à sourire en prenant la gourde.
— Pendant une minute, je me suis dit…
— Si Nakor ne m’avait pas fourni ce somnifère, répliqua brutalement
Calis, je t’aurais donné l’ordre de les tuer. Va, maintenant, remplis ta
mission.
Erik tourna les talons. Il se sentait glacé jusqu’aux os et en même
temps, sans savoir pourquoi, il éprouvait de la honte.

Des bruits étranges résonnaient dans le camp. La musique d’une terre


lointaine se mêlait aux cris de joie et de douleur, aux jurons et aux rires, et
surtout aux tambours.
Les guerriers saaurs frappaient en rythme sur de gros tambours en
bois couverts de peau. Le son se répercutait en écho au-dessus du fleuve tels
des coups de tonnerre et puisait dans les oreilles humaines à la manière du
sang. Les rites sanglants avaient pris fin et les guerriers se préparaient
désormais pour la bataille qui aurait lieu au matin.
Le chant du cor et le tintement des clochettes retentissaient au rythme
de l’incessant fracas des tambours.
Hatonis et ses hommes se tenaient debout près des chevaux. Erik jeta
rapidement un coup d’œil et vit que les dix-huit mercenaires étaient tous
inconscients. Cela le soulagea car si l’un d’eux avait échappé aux effets du
somnifère, il lui aurait fallu le tuer.
Erik retourna faire son rapport à Calis.
— Ils sont tous endormis.
— S’ils peuvent dormir avec le boucan qu’il y a à côté, c’est qu’ils
sont vraiment inconscients, commenta Praji.
Calis lui tendit la main.
— Au revoir, mes vieux amis.
Praji, puis Vaja et enfin Hatonis serrèrent la main du demi-elfe. De
leurs compagnies respectives, il ne restait plus que huit hommes, avec
lesquels ils allaient essayer de se positionner en amont du fleuve, près de
l’un des ponts, pour traverser pendant l’attaque. Ils espéraient pouvoir se
faufiler au milieu de toute cette confusion pour retourner à la Cité du fleuve
Serpent. En effet, peu importait le résultat de la bataille à venir car, un jour
ou l’autre, l’armée des envahisseurs se présenterait aux portes de la Cité.
Hatonis voulait préparer les clans en prévision de ce jour. Ils avaient été
nomades autrefois, tout comme leurs cousins, les Jeshandis. S’il le fallait,
ils retourneraient habiter dans les collines qui environnaient la Cité, lançant
des attaques éclair contre les forces de la reine Émeraude avant de s’enfuir
dans les hautes forêts. Hatonis savait en tout cas que l’issue de cette guerre
se déciderait sur un autre continent et que de simples armes n’étaient pas
suffisantes.
La nuit était sombre car le vent ramenait des nuages de l’océan
jusqu’au rivage, qui masquaient la lumière des lunes. Seules les personnes
dotées d’une excellente vision nocturne risquaient de remarquer les
silhouettes se déplaçant au bord du fleuve.
Nakor renifla l’air ambiant.
— Le temps est à la pluie. Demain, sûrement, il ne fera pas beau.
Calis donna le signal. Erik se tourna et fit signe au premier groupe
d’entrer dans l’eau. Le plan était simple : il s’agissait de traverser le delta à
la nage – le courant y était rapide mais l’eau peu profonde – jusqu’à l’un
des minuscules îlots près du mur de la ville. Ensuite, il leur faudrait trouver
un moyen d’escalader la digue et de se glisser dans le port, leur objectif
étant de se rendre dans la partie la plus au sud, jusqu’à l’estuaire où se
trouvaient les chantiers navals. Ce lac naturel, alimenté par le fleuve,
communiquait avec le port et permettait ainsi de mettre les navires à la mer.
Calis disposait de toutes ces informations grâce à des agents, qui
parcouraient le continent pour lui depuis des années. Mais en dehors de
cela, il connaissait très peu le port de Maharta. Il n’aurait jamais pensé que
la reine Émeraude avait besoin d’une flotte de guerre si Roo ne lui avait pas
suggéré l’idée.
La dernière partie du plan était aussi simple que le reste. Après avoir
incendié les chantiers navals, la compagnie devait voler un bateau et
remonter la côte jusqu’à la Cité du fleuve Serpent. Mais Erik n’arrêtait pas
de se dire que simplicité ne rimait pas forcément avec facilité.
L’eau était glaciale mais le jeune homme s’y habitua rapidement. Ses
compagnons avaient enveloppé leur épée, leur bouclier et leur armure dans
du tissu afin de faire le moins de bruit possible. Certains avaient même
abandonné leurs armes les plus lourdes pour pouvoir nager plus librement.
Le chemin qu’ils devaient emprunter était périlleux car il était à
portée des sentinelles de l’armée de la reine et des soldats qui montaient la
garde sur les remparts du faubourg. Les torches qui brillaient au sommet de
la muraille montraient bien que le vacarme au sein du camp ennemi avait
alerté la garnison. Les assiégés devaient savoir que quelque chose se
préparait. Erik espéra qu’ils continueraient à observer les lumières au
sommet de la colline sans regarder le rivage à leurs pieds.
Tous les membres de la compagnie étaient de bons nageurs, car ceux
qui ne savaient pas nager auparavant avaient été entraînés lors de leur séjour
dans le camp à l’extérieur de Krondor. Pourtant, lorsqu’ils arrivèrent à
l’endroit qui servait de premier point de ralliement, un îlot sablonneux à
l’embouchure du fleuve, trois hommes manquaient à l’appel. Un rapide
passage en revue leur apprit que trente-deux hommes se tenaient sur l’îlot,
exposés à la vue de tous malgré la présence d’un arbre solitaire et de
quelques herbes hautes. Calis ordonna à tout le monde de se remettre à
l’eau. Erik attendit que ses camarades aient tous plongé et regarda
rapidement autour de lui à la recherche des trois disparus. Puis il entra dans
l’eau à son tour.
Le delta s’élargit et le courant se fit plus fort à mesure qu’ils se
rapprochaient de la cité. L’eau commençait à avoir un goût de sel. Erik
entendit quelqu’un tousser, cracher et battre des bras dans la pénombre,
comme si la personne suffoquait. Le jeune homme nagea en direction du
bruit mais lorsqu’il arriva sur place, tout n’était plus que silence. Il regarda
tout autour de lui en tendant l’oreille. Puis il se résigna et recommença à
nager en direction du rivage, qui était encore loin.
Tout à coup, il s’écorcha le genou contre un banc de sable immergé.
Puis il se sentit basculer dans une zone plus profonde et aspirer par le
courant plus rapide. Il lutta pour garder la tête hors de l’eau.
Mais son armure l’entraînait vers le fond et il dut faire appel à toute sa
volonté pour continuer à nager en surface. Il s’était entraîné pendant des
heures à nager avec son épée et son bouclier sur le dos, mais aucun exercice
ne l’avait préparé à ce cauchemar et à ces ténèbres humides.
Il avait la poitrine brûlante et les bras comme du plomb. Il s’obligea à
continuer d’avancer : soulever un bras et le plonger dans l’eau, battre des
pieds, puis soulever l’autre et battre des pieds de nouveau. Il continua à
nager sans savoir quelle distance il avait parcourue ni celle qu’il lui restait
encore à parcourir.
Puis il remarqua que les sons, autour de lui, avaient changé et
s’aperçut qu’il s’agissait du clapotis de l’eau contre les rochers. Il entendit
également des hommes tousser et jurer à voix basse en se mouchant pour
expulser l’eau qu’ils avaient aspirée. Erik se propulsa en avant grâce à un
reste d’énergie et heurta un rocher la tête la première.
Une lumière rouge explosa derrière ses paupières avant de se réduire à
une boule qui s’éloigna dans un tunnel noir comme de l’encre.

Erik s’étrangla, recracha l’eau qu’il avait avalée et vomit. Puis il se


tourna sur le côté et heurta de nouveau un gros rocher. La voix de Roo
résonna à son oreille.
— Arrête, espèce d’idiot, ou tu vas encore t’assommer ! Reste
tranquille !
Erik souffrait. Son corps lui paraissait prisonnier d’une crampe
immense.
Le jeune homme ne s’était jamais senti aussi mal de toute sa vie.
— Tu as bu la tasse, lui apprit Biggo, qui se trouvait tout près. Si je
n’avais pas été debout sur le rocher que tu as heurté en nageant, je ne sais
pas si on t’aurait retrouvé.
— Merci, dit faiblement Erik.
Ses oreilles bourdonnaient et son visage ainsi que son nez étaient
douloureux. Pour le moment, il ne se réjouissait guère, vu son état général,
d’être toujours en vie.
— Tu peux bouger ? vint lui demander Calis.
Erik se leva, les jambes en coton, et répondit :
— Bien sûr.
Il aurait pourtant aimé rester assis un moment, mais savait qu’on
l’abandonnerait là s’il n’était pas capable de suivre les autres.
Il regarda autour de lui. Puis il fit un rapide calcul en plissant les
yeux. Seuls treize hommes se tenaient sur les rochers. Il regarda chaque
visage et se tourna vers Biggo.
— Où est Luis ?
— Quelque part là-dedans, répondit son ami en inclinant la tête en
direction du fleuve.
— Par tous les dieux, murmura le jeune homme.
Trente-cinq personnes étaient entrées dans le fleuve et seules treize
d’entre elles avaient réussi à atteindre la rive opposée.
— Peut-être que quelques-uns de nos compagnons se sont échoués à
des endroits différents, suggéra Sho Pi.
Erik acquiesça. Mais il savait qu’en réalité, ils avaient probablement
été entraînés vers la mer, à moins de s’être noyés dans le delta.
Les treize survivants se trouvaient à l’extrémité de la digue la plus au
sud du port. Il ne s’agissait en fait que d’une longue barre de rochers
construite pour empêcher la marée de gêner la navigation dans le port. Sur
un geste de Calis, tous se mirent en file indienne et avancèrent avec
précaution sur les gros rochers empilés les uns sur les autres. Dans les
ténèbres, cet itinéraire s’avérait dangereux. Au bout d’une demi-heure de
lente progression, ils parvinrent à une route plate construite au sommet des
pierres.
— Ils ont dû bâtir cette route pour pouvoir amener plus de rochers par
chariot quand ils ont besoin de réparer la digue après une tempête, chuchota
Nakor.
Calis hocha la tête et fit signe à ses compagnons de se taire. Puis il
désigna un point lumineux au loin. Il s’agissait d’un petit bâtiment situé à
quelques centaines de mètres de là, à l’endroit où la digue devenait la jetée
proprement dite. Ils étaient sûrs d’y trouver des soldats pour la défendre.
Erik jeta un coup d’œil en direction de l’entrée du port et en eut le
ventre noué.
— Capitaine ! chuchota-t-il.
— J’ai vu, lui répondit le demi-elfe.
Erik s’aperçut que les autres avaient suivi son regard et contemplaient
les eaux du port, à l’entrée duquel trois navires avaient été coulés pour
empêcher la flotte des envahisseurs de passer. Une flottille de bateaux était
blottie contre les quais tels des poussins contre leur mère, mais aucun ne
paraissait avoir un tirant d’eau assez faible pour sortir du port en dépit des
épaves.
Les deux gardes qui faisaient le guet dans la cahute concentraient
toute leur vigilance sur le fleuve, si bien qu’ils se laissèrent prendre par
surprise sans même savoir que Calis s’était glissé derrière eux. N’utilisant
que ses mains, le demi-elfe les neutralisa rapidement et les déposa sur le sol
de la cabane. Puis il fit signe à ses hommes de se rassembler autour de lui.
— Les consignes sont simples, annonça-t-il. On attend jusqu’au
matin, jusqu’à ce qu’on entende les premiers bruits de la bataille. La reine
Émeraude essayera sans doute de faire passer quelques petites embarcations
autour de la digue, alors certains défenseurs viendront peut-être par ici.
Mais le plus gros de l’armée se trouvera au nord, sur les remparts, pour
protéger la cité côté terre. À ce moment-là, nous devrons traverser toute la
jetée, prendre à gauche en direction de l’estuaire des chantiers navals et y
mettre le feu. Tuez toute personne qui essayera de vous en empêcher.
« Ensuite, une fois la mission accomplie, on reviendra sur les quais
pour voler un bateau avec le tirant d’eau le plus faible possible, et on
essayera de sortir de ce merdier. Si vous ne pouvez pas revenir au port,
essayez de sortir au nord-ouest de la ville et de vous rendre à la Cité du
fleuve Serpent par voie de terre. (Il dévisagea chacun de ses compagnons.)
À partir de maintenant, c’est chacun pour soi, les garçons. Personne ne doit
s’attarder pour attendre un camarade. Si aucun de nous ne réussit à rentrer à
Krondor, alors on aura fait tout ça pour rien. Si nombre d’entre nous doivent
mourir, essayons de faire en sorte que ces sacrifices ne soient pas inutiles.
Il ne reçut pour toute réponse que des hochements de tête sinistres.
Puis les hommes s’installèrent du mieux qu’ils pouvaient autour de la
cahute et attendirent.

Erik tremblait. Il essayait de somnoler mais la douleur lancinante dans


son crâne l’empêchait de dormir. Il n’arrivait pas à croire qu’on puisse se
sentir fatigué à ce point. De plus, il avait extrêmement mal au nez et cette
souffrance l’épuisait – jamais aucune douleur ne lui avait fait pareil effet.
— Il est cassé, annonça Roo.
— Quoi ? demanda Erik.
Il se retourna et s’aperçut que son ami était visible dans la pénombre
qui précédait l’aube.
— Ton nez. Il est dans un sale état. Tu veux que je le remette en
place ?
Le jeune homme savait qu’il aurait dû refuser, mais il se contenta
d’acquiescer. Roo avait participé à suffisamment de bagarres pour savoir ce
qu’il faisait. Il posa ses deux mains de chaque côté du nez d’Erik et remit
les os en place d’un geste vif.
La douleur envahit la tête d’Erik telles des piques de fer brûlantes.
Les larmes lui montèrent aux yeux et il crut qu’il allait s’évanouir. Puis,
brusquement, la douleur qui l’avait gêné toute la nuit diminua et cessa de le
lanciner. Son visage n’allait peut-être pas s’effondrer après tout, songea-t-il.
— Merci, murmura-t-il en essuyant ses larmes.
Un rugissement empêcha Roo de répondre. On aurait dit que les cieux
venaient de s’ouvrir et qu’un millier de dragons criait leur colère. Puis un
son caverneux retentit, imitant le bruit d’une immense cascade se jetant
dans une gorge. Sur le rivage opposé, un vent puissant se leva.
— Ça alors ! s’exclama Nakor. Tu parles d’un tour !
Sur l’autre rive s’éleva une intense lumière blanche, brillante et
bordée de vert pâle. Elle se courba au-dessus du fleuve et se déploya
lentement tout en continuant à monter vers le ciel. Des cavaliers saaurs et
humains s’engagèrent timidement dessus, puis pressèrent les flancs de leurs
montures rétives. Les chevaux finirent par accepter d’avancer, lentement,
suivant la progression du pont de lumière.
— Voilà pourquoi ils se sont massés près de l’embouchure du fleuve,
juste en face de Maharta, s’écria Nakor. Ils n’avaient pas besoin de ponts.
Ils utilisent les sortilèges des prêtres pour faire traverser leur armée.
— On se met tout de suite au travail ! ordonna Calis.
Il se leva et s’engagea sur la jetée. Ils arrivèrent sur les quais sans
incident, car les quelques personnes présentes les ignoraient, perdues dans
la contemplation du pont qui continuait à avancer en direction de la ville
tout en s’élevant vers le ciel. Erik s’obligea à ne prêter attention qu’à son
capitaine et dut pousser plus d’une personne pour ne pas perdre Calis de
vue.
Ils traversèrent en courant une succession de rues étroites sur une
mince langue de terre entre des canaux. Erik ne savait pas où il était mais
pensait pouvoir retrouver l’endroit d’où ils étaient partis en revenant sur ses
pas.
Puis le petit groupe tourna à gauche et se retrouva sur un grand
boulevard. Une troupe de cavaliers passa à côté d’eux sans s’arrêter. Tous
étaient vêtus d’une tunique et d’un pantalon blancs, avec un turban rouge et
un gilet noir. Un autre soldat vêtu à l’identique arriva quelques instants plus
tard et arrêta sa monture près de Calis en criant :
— Où allez-vous comme ça ?
— On nous a donné l’ordre d’aller garder l’estuaire. Il est en danger !
Cette réponse laissa le cavalier perplexe. Mais l’incroyable vision du
pont de lumière le bouleversait au point qu’il crut le mensonge de Calis et
se remit en route.
Les treize hommes du royaume atteignirent l’extrémité du boulevard
et tournèrent dans une autre rue. Erik s’arrêta. Devant lui, un bassin de
radoub se détachait sur le ciel. Un grand navire s’y trouvait en réparation, la
quille à l’envers pour faciliter le nettoyage de la coque. Les supports en bois
s’étendaient sur une distance de cent trente mètres et la poupe du navire
dépassait encore. Le jeune homme regarda au-delà du bassin et aperçut
l’estuaire, qui formait un lac jouxtant le port. Des chantiers de construction
tels que celui-ci bordaient l’estuaire, formant les trois quarts d’un cercle
quasiment parfait.
— Prends quelques hommes et pars à droite, lui dit de Loungville. Va
jusqu’au dernier chantier et brûle tout sur ton passage. Ensuite, essaye de
retourner au port. Mais n’oublie pas, c’est chacun pour soi !
Sur ce, il tendit la main et serra brièvement le bras d’Erik. Puis il
courut en direction des bassins qui se dressaient sur la gauche.
Erik se tourna vers Roo, Nakor et Sho Pi, qui se trouvaient juste à
côté de lui.
— Suivez-moi, tous les trois.
Il se mit à courir, les tempes bourdonnantes. Il avait également les
genoux flageolants, le cœur battant et les nerfs à vif, mais il s’efforça
d’ignorer toutes ces manifestations. Au bout d’un moment, la douleur
diminua dans son crâne.
Des cavaliers passèrent à côté d’eux, galopant dans la direction d’où
venaient les quatre hommes. À un moment donné, Erik eut à peine le temps
de s’écarter, car l’un des cavaliers parut vouloir le renverser plutôt que
d’essayer de contrôler sa monture. L’expression sur le visage de l’individu
apprit à Erik qu’il ne s’agissait pas de soldats obéissant aux ordres, mais
d’hommes que la terreur poussait à fuir.
Il était cependant difficile de les en blâmer, songea le jeune homme en
jetant un coup d’œil vers le ciel. Le pont couvrait à présent un quart du
fleuve et des milliers de Saaurs s’y trouvaient déjà rassemblés. Leurs cris de
guerre résonnaient dans le lointain comme des coups de tonnerre incessants.
Erik aperçut deux autres bassins au détour d’un virage.
— Sho Pi, va mettre le feu à ces bassins. Nakor, aide-le.
Erik attrapa le bras de Roo et l’entraîna en direction d’une cabane qui
se dressait devant un autre ber en bois, gigantesque. Celui-ci était vide,
contrairement au premier. Mais la porte du bâtiment était verrouillée. Erik
en fit rapidement le tour et trouva une seule fenêtre. Il jeta un coup d’œil à
l’intérieur et s’aperçut que la hutte n’était pas habitée. Il fracassa la fenêtre
à l’aide de son bouclier et se tourna vers son ami en disant :
— C’est le moment de mettre ta petite taille à profit.
Il fit la courte échelle à Roo qui s’empressa, une fois à l’intérieur,
d’aller lui ouvrir la porte.
— Qu’est-ce qu’on pourrait brûler ? demanda Erik.
— Il y a du parchemin et une torche. Tu as une pierre à briquet ?
Erik chercha dans la bourse à sa ceinture et en sortit la pierre. Roo la
frotta contre la lame de sa dague pour obtenir une étincelle et allumer la
torche.
Lorsque celle-ci se mit à brûler, il la plongea dans le tas de
parchemins jusqu’à ce qu’ils prennent feu à leur tour. Alors les deux jeunes
gens sortirent de la hutte en courant. Erik conduisit son ami jusqu’au bassin
et aperçut une pile de copeaux de bois. Il les rassembla au pied du ber et
laissa Roo y mettre le feu. Les débris brûlèrent lentement en dégageant une
fumée noire, mais de belles flammes finirent par s’élever.
Erik regarda autour de lui et aperçut un peu de fumée à l’autre bout de
l’estuaire, mais aucun incendie important. Il fit signe à Roo de le suivre et
courut jusqu’au bâtiment suivant. Celui-ci était gardé par un ouvrier et sa
famille, qui comptait trois hommes d’âge moyen ainsi que quatre
adolescents prêts à se battre. Tous étaient armés de marteaux et de barres de
fer.
— Écartez-vous, ordonna Erik.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demanda le plus âgé.
— Je regrette d’avoir à dire ça à un artisan, mais je suis obligé
d’incendier votre établissement. Le ber et vos outils doivent également
brûler.
— Il faudra d’abord me passer sur le corps, répondit l’autre en
plissant les yeux.
— Écoutez, je ne veux pas me battre contre vous, mais je ne laisserai
personne construire des navires pour la reine Émeraude, annonça Erik. Est-
ce que vous comprenez ?
— Mais c’est tout ce que j’ai, protesta l’ouvrier.
De la pointe de son épée, Erik désigna le pont vert et blanc qui
s’avançait lentement dans leur direction.
— Ils vous prendront tout ce que vous possédez. Ils violeront votre
femme et vos filles et vous tueront. Même s’ils vous laissent vivre, vous
deviendrez leurs esclaves et serez forcés de construire des navires pour leur
permettre de traverser l’océan jusqu’à mon pays, où ils nous tueront, moi et
les miens.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on y fasse ? répliqua l’homme,
l’implorant et le défiant tout à la fois.
— Prenez un bateau et allez-vous-en, l’ami, répondit Erik. Prenez vos
fils et vos filles et fuyez tant qu’il est encore temps. Allez jusqu’à la Cité du
fleuve Serpent et résistez là-bas le plus longtemps possible. Si vous ne
partez pas tout de suite, je vous tuerai.
Biggo et deux autres compagnons rejoignirent Erik en courant. La vue
de cinq hommes armés fut plus que l’ouvrier ne pouvait en supporter. Il
hocha la tête en disant :
— Donnez-nous une heure.
Erik secoua la tête.
— Je ne peux vous laisser que cinq minutes. Ensuite, je commencerai
à tout incendier.
Il aperçut un petit voilier ancré non loin de là.
— C’est à vous ?
— Non, il appartient à mon voisin.
— Alors volez-le et partez.
Erik fit signe à ses compagnons de se déployer. Au moment où Biggo
passait à côté de lui, l’un des garçons s’écria :
— Non, père ! Je ne les laisserai pas brûler notre maison !
Avant que Biggo ait le temps de se retourner, le jeune homme lui
asséna un coup de barre de fer en travers de la nuque. Erik s’écria :
« Non ! » mais il était trop tard. Le craquement sinistre qui s’ensuivit lui
apprit que la nuque de son ami n’y avait pas résisté.
Roo se jeta sur le jeune homme et lui donna un coup de bouclier au
visage. Le garçon tomba à la renverse au milieu de ses oncles et cousins. Il
laissa tomber sa barre de fer, qui atterrit un peu plus loin sur les pavés. Erik
regarda le corps immobile de Biggo.
L’ouvrier et sa famille restèrent figés sur place tandis que Roo
s’avançait au-dessus du garçon, l’épée levée pour mettre fin à son existence.
Erik s’interposa et attrapa son ami, qu’il repoussa.
— Pourquoi ? cria-t-il en se penchant à son tour sur le gamin
terrorisé.
Il l’attrapa par sa tunique et le souleva d’une seule main, jusqu’à ce
qu’ils se retrouvent nez à nez. La terreur tordait le visage du garçon. Puis
Erik entendit une voix de femme s’élever derrière lui.
— Ne lui faites pas de mal !
Le jeune homme se retourna et vit une femme qui se tenait tout près,
les larmes inondant son visage.
— C’est mon fils unique !
— Il a tué mon ami ! cria Erik. Pourquoi est-ce que je devrais le
laisser en vie après ça ?
— Il est tout ce que j’ai.
Erik sentit sa colère s’évanouir. Il poussa le gamin dans les bras de sa
mère en disant :
— Allez-vous-en. Maintenant ! rugit-il en voyant le garçon hésiter.
Brûle tout ! ajouta-t-il en se tournant vers Roo.
Ce dernier entra avec une torche dans la maison de la famille, qui
observait la scène, impuissante.
— Prenez ce voilier et partez, leur dit Erik. Sinon, vous mourrez
tous !
Le père hocha la tête et emmena son petit groupe. Erik s’agenouilla
auprès de Biggo et le fit rouler sur le dos. Il vit que son ami avait gardé les
yeux grands ouverts. Brusquement, le jeune homme entendit quelqu’un
éclater de rire. Il se retourna et vit que Nakor se tenait derrière lui.
— Il a l’air surpris, expliqua l’Isalani.
Erik se surprit à rire à son tour, car c’était vrai. Il n’y avait ni colère ni
peur sur le visage de Biggo, uniquement de l’étonnement.
Erik se releva.
— Je me demande si la déesse de la Mort est comme Biggo
l’imaginait.
Il se retourna et vit Roo sortir du bâtiment, d’où s’échappait déjà de la
fumée.
— Venez, dit Erik. On n’a presque plus le temps.
Roo regarda en direction du fleuve et vit que le pont avait déjà
quasiment franchi la moitié de la distance. Des bruits de bataille, des cris et
le fracas des armes résonnaient au nord de la cité, du côté terre. Une brèche
avait dû s’ouvrir dans les remparts ou s’y ouvrirait bientôt, lorsque les
défenseurs fuiraient la magie de la reine Émeraude et son armée.
De l’autre côté de l’estuaire s’élevaient des nuages de fumée,
prouvant que Calis et son groupe menaient leur mission à bien. Sho Pi et
deux compagnons coururent jusqu’à un autre ber et y mirent le feu. Pendant
ce temps, Erik et Roo descendirent une volée de marches en pierre jusqu’à
une série de petits abris en bois construits sur une pointe rocheuse. C’était
visiblement là que l’on assemblait différentes pièces. Les abris prirent feu
rapidement. Nakor, de son côté, continua à courir.
Les deux jeunes gens arrivèrent sur les quais et découvrirent que
l’incendie avait gagné l’autre côté de la rue et devenait de plus en plus
important. Longeant les flammes, Erik courut jusqu’au chantier suivant,
qu’il commença également à faire brûler.
En revenant vers la rue principale, le jeune homme remarqua une
foule de gens qui couraient dans tous les sens. Beaucoup portaient des
baluchons. L’ennemi avait donc dû entrer dans la cité.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Roo en tirant sur la manche de son
ami.
— C’est le capitaine ! répliqua Erik en désignant Calis, de Loungville
et Nakor au milieu de la foule qui les avala.
— Tout le monde va au port ! cria Erik au cas où des membres de la
compagnie se trouveraient à proximité.
Les deux jeunes gens se frayèrent un chemin à travers la foule. Erik se
servit de sa corpulence et de sa force pour écarter les gens sur son passage.
Roo ne le lâchait pas d’une semelle, mais ils avaient perdu les autres de vue.
Dans une ruelle, sur le côté, ils rattrapèrent de Loungville.
— Où est le capitaine ? cria Erik.
— Quelque part, là devant.
Le jeune homme remarqua que le sergent avait récolté une entaille au
bras et qu’il l’avait pansée hâtivement.
— Vous allez bien ? s’inquiéta Erik.
— Je devrais pouvoir survivre aux prochaines minutes, répliqua de
Loungville.
— Mais où vont tous ces gens ? cria Roo.
— Au même endroit que nous, répondit le sergent. Ils vont au port. La
cité est sur le point de tomber et tout le monde est à la recherche d’un
bateau. Il va juste falloir qu’on en trouve un avant eux.
Roo jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Au moins, on a réussi à incendier les chantiers navals.
— C’est déjà ça, admit de Loungville.
C’est alors qu’il se mit à pleuvoir.
Chapitre 24

ÉVASION

Erik se retourna.
— Les incendies !
— Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? demanda le sergent tandis
que de plus en plus de gens passaient autour d’eux.
Soudain, ils virent arriver Calis. Nakor et Sho Pi apparurent tout aussi
brusquement aux côtés du demi-elfe.
— Il faut qu’on y retourne ! s’écria le petit homme.
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? protesta à nouveau de
Loungville.
— Il ne faut pas que les feux s’éteignent ! (Comme pour les narguer,
la pluie redoubla d’intensité, passant d’une légère averse à des trombes
d’eau.) S’ils brûlent assez fort, seule la pire des tempêtes parviendra à les
éteindre.
Calis hocha la tête. Le groupe se remit en route en direction des
chantiers navals. Erik regarda autour de lui à la recherche de Roo et se mit à
crier dans la langue du roi avec le faible espoir d’être entendu par-dessus le
vacarme.
— Tout le monde retourne à l’estuaire ! Il faut alimenter les feux !
Quoi qu’il puisse se passer dans les autres parties de la cité, une
véritable émeute s’était déclenchée sur les quais. Des soldats envoyés pour
maintenir l’ordre ajoutaient à la panique générale en cherchant eux aussi à
trouver des navires. Personne ne paraissait s’inquiéter du fait que l’entrée
du port était bouchée par des épaves et que seules des embarcations à faible
tirant d’eau réussiraient à passer.
Les équipages des navires tentaient de repousser les habitants qui y
cherchaient refuge. Certains capitaines levèrent l’ancre pour mettre un peu
de distance entre leur vaisseau et la foule sur les quais. Brusquement, six
cavaliers surgirent au grand galop. Hommes et femmes se mirent à hurler en
tentant de s’écarter de leur passage.
— Récupérez les chevaux ! s’écria Erik.
L’animal qui venait en tête rua à cause de la foule qui l’entourait de
toute part. Erik bondit et attrapa le bras du cavalier surpris. Le jeune homme
arracha le malheureux de sa selle en faisant preuve d’une force étonnante,
compte tenu de son épuisement. Il assomma le cavalier d’un terrible coup
de poing et le jeta à terre, un geste qui équivalait à une condamnation à mort
car la foule allait le piétiner. Mais Erik n’éprouvait aucune sympathie pour
quelqu’un qui n’aurait pas hésité à écraser des femmes et des enfants pour
pouvoir assurer sa propre survie.
Les yeux du cheval étaient blancs de peur et ses narines dilatées. Il
essaya de reculer et sentit qu’un autre cheval se trouvait derrière lui. Alors,
sans hésiter, il décocha une ruade. Ses sabots heurtèrent un innocent
marchand, les bras chargés de ses six dernières jarres d’onguent – toute sa
fortune. Les jarres volèrent dans les airs et se brisèrent sur le sol. Leur
corpulent propriétaire manqua de s’évanouir sous la violence du choc. Erik
prit le temps de le rattraper et de le remettre debout tout en retenant d’une
seule main les rênes du cheval.
— Restez debout, mon brave ! lui cria-t-il. Si vous tombez, vous
mourrez !
Le marchand hocha la tête et Erik le laissa partir car il n’avait plus de
temps à perdre. Il se mit en selle et vit que Calis et les autres avaient suivi
son exemple, à l’exception de Nakor, que le dernier cavalier venait
d’attaquer. Erik pressa les flancs de sa monture et le hongre, terrorisé,
bondit en avant. Les mains sûres de son nouveau cavalier le guidèrent à
travers la foule jusqu’à l’endroit où Nakor s’efforçait de ne pas se faire
embrocher par un cimeterre. Erik sortit son épée et fit tomber le cavalier
d’un seul coup circulaire. Nakor bondit sur la selle désormais vide.
— Merci, Erik. J’ai attrapé les rênes avant de réfléchir à la façon dont
j’allais lui faire abandonner son cheval.
Le jeune homme fit volter sa monture pour suivre celle de Nakor et
rattraper Calis et de Loungville. Les deux cavaliers restants n’essayèrent
pas de s’interposer et préférèrent les laisser partir, bien contents de pouvoir
garder leur monture.
Grâce aux chevaux, ils purent aisément traverser la foule agglutinée,
qui les aurait entraînés s’ils avaient été à pied. D’ailleurs, il y avait moins de
monde dans la rue qui conduisait à l’estuaire. Mais la pluie continuait à
tomber et Nakor et Erik s’aperçurent, au détour d’un virage, que les
incendies commençaient à diminuer.
Le jeune homme essaya de rester aussi près que possible des flammes,
car à cet endroit, il avait moins de mal à passer entre les habitants effrayés.
Le hongre ne cessait de résister à cause du feu, mais Erik avait une bonne
assiette et raccourcit les rênes pour garder l’animal sous contrôle.
Tout au bout de l’estuaire, où avait été allumé le premier incendie, le
ber et la coque du navire étaient intacts bien qu’un peu noircis. Les
flammes, pourtant bien hautes quelques minutes plus tôt, commençaient
désormais à vaciller. Erik aperçut une maison abandonnée, de l’autre côté
de la rue, et chevaucha dans sa direction. Puis il bondit à bas du cheval et
lui donna une tape sur la croupe pour le renvoyer.
Le jeune homme courut à l’intérieur de la maison et vit que tout avait
été retourné, sans doute par des pillards ou par les occupants eux-mêmes, à
la recherche de leurs quelques objets de valeur. Erik attrapa une chaise,
ressortit et traversa la rue en courant pour jeter l’objet dans les flammes. Il
fit ainsi plusieurs aller et retour sous la pluie, jetant les meubles les plus
légers pour alimenter le feu. Comme Nakor l’avait prédit, dès que
l’incendie atteignit une certaine température, il se remit à progresser, en
dépit de la pluie, qui paraissait redevenir une simple bruine et non plus une
sérieuse averse.
Dans la maison suivante, Erik trouva d’autres objets inflammables et
les jeta à leur tour dans les flammes. Lorsqu’il fut certain que le ber et la
coque continueraient à briller, il regarda le long des quais et sentit son cœur
sombrer. Son brasier était le seul qui résistait encore à la pluie. Mais il ne
pouvait pas tout faire à lui seul.
Il courut jusqu’à un autre brasier quasiment éteint et aperçut un
magasin de l’autre côté de la rue. Quelqu’un avait forcé la porte en bois et
l’un des battants restait suspendu à un gond tandis que l’autre gisait dans la
rue. Erik souleva ce battant et courut jusqu’au bassin en contrebas. Il jeta la
porte aussi loin qu’il le put et la regarda atterrir au bord des flammes qui
crépitaient. Mais au lieu d’alimenter l’incendie, cela ne fit que l’étouffer
davantage.
Erik jura et retourna en courant au magasin. Sa façade était quasiment
intacte car la personne qui avait forcé la porte n’avait fait que jeter un coup
d’œil à l’intérieur avant de s’enfuir. En effet, on y vendait des fournitures
pour bateau et il n’y avait rien d’intéressant pour un pillard. Erik se hâta de
traverser le magasin et trouva dans l’arrière-boutique plusieurs mètres de
voile. Mieux encore, il dénicha des barils de poix. Il en fit rouler un jusque
dans la rue et le souleva pour le lancer directement dans le foyer. Le jeune
homme fut satisfait de voir que le baril se brisait à l’atterrissage et que la
poix commençait immédiatement à brûler. Erik s’écarta d’un pas lorsqu’un
geyser de flammes jaillit vers le ciel.
Nakor accourut en disant :
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? Ça a fait un joli bruit.
— C’est de la poix, répondit Erik. Il y en a plein à l’intérieur.
Il retourna dans le magasin, Nakor sur les talons. Le petit homme
regarda tout ce qui se trouvait à sa disposition et sélectionna plusieurs
tonnelets qu’il mit de côté devant le magasin avant de se précipiter de
nouveau à l’intérieur. Pendant ce temps-là, Erik en profita pour lancer un
nouveau baril de poix dans les flammes. Lorsqu’il revint vers le magasin,
Nakor en sortait, plié en deux pour faire rouler un autre baril.
Erik fit une pause et se tourna vers l’ouest. Dans les cieux, le pont de
lumière avait presque atteint le sommet de l’arc qu’il décrivait. Les Saaurs
et les mercenaires qui se tenaient au bord étaient suspendus à plusieurs
mètres au-dessus de l’eau.
— Ah, si tu savais, mon garçon, comme j’aimerais connaître un tour
qui fasse disparaître cette chose comme ça – Nakor claqua des doigts. Ce
serait quelque chose, de les voir tous tomber dans le fleuve.
Erik alla chercher un quatrième baril et les deux hommes les firent
rouler côte à côte sur les pavés en direction du troisième bassin de radoub.
— Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas un magicien qui les en empêche ?
demanda Erik, presque à bout de souffle en raison de l’effort qu’il
fournissait.
— La magie guerrière est difficile à maîtriser, expliqua Nakor. Le
premier magicien jette un sort. Le deuxième riposte et en jette un autre. Le
troisième bloque le sort du deuxième, mais le quatrième entre en scène et
lance encore un autre sortilège. Ils restent tous là, à essayer de se vaincre les
uns les autres, et pendant ce temps-là, l’armée se ramène et les taille en
pièces. C’est très dangereux et il n’y a pas beaucoup de magiciens qui ont
envie de s’y frotter. La surprise est la clé du succès.
Il s’arrêta au sommet de la rampe qui surplombait l’un des bâtiments
principaux des chantiers navals et fit rouler le baril en le guidant d’un coup
de pied.
— Je suis sûr que le tour des Panthatians serait très facile à annuler si
on donnait le temps de l’étudier à un magicien puissant, reprit-il. Il y a
beaucoup de prêtres-serpents qui se concentrent pour créer ce pont. Ce doit
être très difficile pour eux et donc facile à perturber. C’est comme de
défaire un tricot. Tu tires sur la bonne maille et tout s’en va.
Nakor s’aperçut qu’Erik le regardait comme s’il attendait quelque
chose de lui.
— Oh, moi, je ne sais pas comment faire, avoua-t-il en souriant. Mais
Pug du port des Étoiles ou quelques-uns des Très Puissants Tsurani
sauraient sûrement comment s’y prendre.
Erik ferma les yeux pendant quelques secondes.
— Bon, puisqu’ils ne vont certainement pas venir à notre aide, on va
devoir se débrouiller tout seuls, décida le jeune homme. Allez, venez !
Tandis qu’ils couraient de nouveau vers le magasin, Nakor poursuivit
son explication.
— De toute façon, même si Pug ou un autre magicien essayait
d’interrompre le sortilège, la reine Émeraude a suffisamment de magiciens
de son côté pour le réduire en cendres… (Il s’arrêta brusquement.) J’ai une
idée !
Erik s’arrêta lui aussi, haletant.
— Laquelle ?
— Va chercher les autres. Dis-leur de voler un bateau ici, dans
l’estuaire. Partez tout de suite, sans attendre. Sortez vite du port. Je vais
m’occuper des incendies !
— Mais comment ? protesta Erik.
— Je te raconterai plus tard. Va, maintenant, dépêche-toi !
Le petit homme courut vers le magasin. Erik, de son côté, prit une
profonde inspiration et fit demi-tour. De nouveau, il se mit à courir en dépit
de sa fatigue et partit à la recherche de Calis et des autres.
Il retrouva le capitaine, Sho Pi et de Loungville de l’autre côté de
l’estuaire. Ils étaient bien sûr occupés à faire repartir un feu. Les cadavres
de deux gardes prouvaient qu’on avait essayé de les en empêcher.
La pluie redoubla de nouveau et Erik se retrouva trempé jusqu’aux os
en rejoignant Calis.
— Nakor a dit qu’on devait prendre un bateau et partir tout de suite.
— Il y a encore trop de bassins de construction intacts, objecta le
demi-elfe.
— Il m’a demandé de vous dire qu’il s’en occupait. Apparemment, il
a trouvé un bon tour.
Aussitôt, Calis laissa tomber la planche qu’il était sur le point de
lancer dans le brasier crépitant.
— Est-ce que tu as vu des bateaux en venant ?
Erik secoua la tête.
— Mais c’est vrai que je n’ai pas fait attention.
Ils remontèrent la route en courant jusqu’au premier escalier de pierre
descendant vers les quais situés en contrebas. De petits incendies brûlaient
toujours à cet endroit, mais ils dégageaient surtout beaucoup de fumée,
d’autant que l’averse devenait de plus en plus importante. Il s’agissait
désormais d’une pluie torrentielle qui obscurcissait l’arche mystique,
laquelle arrivait désormais aux trois quarts de son parcours.
— Il y a une embarcation là-bas, annonça Erik en scrutant le fleuve.
— Non, répliqua Calis en suivant son regard. Elle a chaviré.
Ils se déplacèrent au bord de l’estuaire. Plus d’une fois, ils crurent
apercevoir quelque chose pour finalement ne trouver qu’une coque
renversée ou une proue pulvérisée.
— Là-bas, regardez ! s’exclama soudain Sho Pi. Attaché à une
bouée !
Calis se débarrassa de ses armes et plongea. Erik inspira et se jeta
dans l’eau à son tour, suivant son capitaine au bruit plus qu’à la vision.
Chacun de ses gestes menaçait d’être le dernier tant la fatigue et le froid
absorbaient le peu d’énergie qui lui restait.
Mais il finit par arriver jusqu’à l’embarcation, un bateau de pêche
doté d’un grand compartiment à moitié rempli de saumure pour conserver le
poisson. L’unique mât était soigneusement attaché le long de la coque, à
bâbord.
— Y a-t-il parmi vous des marins qui savent manœuvrer ce genre
d’embarcation ? demanda Calis.
Erik se hissa par-dessus bord et se laissa à moitié tomber à l’intérieur
du bateau avant de répondre.
— Je ne peux mettre en pratique que ce que j’ai appris sur le
Revanche de Trenchard. Je viens des montagnes, moi, vous vous rappelez ?
De Loungville jeta un coup d’œil dans le placard à voiles.
— Dans tous les cas, il n’y a pas de voiles.
Il se pencha pour regarder sous le plat-bord et trouva deux paires de
rames. Calis s’assit, prit l’une des paires et la fixa dans les tolets pendant
que de Loungville coupait les amarres qui maintenaient l’embarcation
attachée à la bouée. Puis il déballa la deuxième paire d’avirons et se mit à
ramer au rythme de Calis.
Sho Pi trouva le gouvernail et la barre et les installa. Erik, de son côté,
se laissa glisser sur le pont du bateau, qui prenait l’eau. Il était trempé
jusqu’aux os, fourbu et épuisé, mais se sentait presque reconnaissant de
pouvoir s’asseoir sans avoir à bouger.
— Quelqu’un a vu Roo ? demanda-t-il. Et Jadow, et Natombi ?
De Loungville secoua la tête.
— Et toi, tu as vu Biggo ?
— Il est mort, répondit le jeune homme.
Alors le sergent lui donna l’ordre de trouver un seau.
— On va finir à la nage si on continue à prendre l’eau comme ça.
Erik regarda tout autour de lui et trouva un seau en bois à l’intérieur
d’un casier à appâts.
— Qu’est-ce que je fais avec ça ? demanda-t-il après avoir hésité un
moment.
— Tu trouves les endroits où il y a beaucoup d’eau, tu remplis ton
seau et tu le vides par-dessus bord, répondit de Loungville. On appelle ça
écoper.
— Oh, fit Erik en s’agenouillant.
Une grille recouvrait le fond de cale. Il vit que l’eau s’y était
accumulée et retira la grille pour remplir son seau. Puis il le vida par-dessus
bord.
En réalité, le bateau ne prenait pas l’eau. Il s’agissait simplement de la
pluie qui avait inondé la cale. Il ne lui fut donc pas difficile de contenir
l’inondation. Il releva les yeux pour regarder où ils se trouvaient.
Un canal peu profond quittait l’estuaire pour arriver directement à
l’embouchure du fleuve.
— Dirige-toi de ce côté, cria Calis à Sho Pi. L’autre canal est plus
profond, c’est pour permettre aux grands navires d’entrer dans le port. Ce
bateau est peut-être capable de passer entre les épaves qui bloquent l’entrée
du port, mais je préfère ne pas prendre le risque.
— Vu le chaos qu’il y a dans le port, on ne ferait que sortir d’un
guêpier pour tomber dans un autre, commenta Erik.
— Tais-toi et écope, répliqua de Loungville.

Une étrange lamentation s’éleva dans la pièce. Pug se redressa


aussitôt. Il faisait nuit au port des Étoiles et le son l’avait surpris dans son
sommeil. Il finissait de s’habiller lorsque la porte de sa chambre s’ouvrit.
Miranda entra, vêtue d’une chemise de nuit aussi courte qu’elle était fine.
— C’est quoi, ce bruit ? demanda-t-elle.
— Une alarme, répondit Pug. J’ai établi un système de surveillance à
travers tout Novindus pour me tenir au courant de ce qui s’y passe sans trop
attirer l’attention sur moi. (Il balaya l’air de la main et le son s’éteignit.)
Celle-là, c’est l’alarme de Maharta.
Miranda et Pug avaient appris à se connaître au cours des quelques
semaines qu’ils avaient passées ensemble. La jeune femme trouvait amusant
de découvrir que la plupart des mystères qui entouraient le magicien
n’étaient guère plus que des tours de passe-passe.
Lorsqu’il « disparaissait », il restait généralement à proximité, sans
toutefois être visible. Il utilisait un portail magique pour quitter le port des
Étoiles et regagner l’île du Sorcier, de préférence au milieu de la nuit. Un
repas l’attendait toujours, ainsi que sa lessive propre, pour la plus grande
joie de Miranda.
Pug contempla les yeux noirs qui l’étudiaient.
— Qu’as-tu l’intention de faire ? demanda la jeune femme. Tu vas y
aller ?
— Non. C’est peut-être un piège. Viens avec moi. J’ai quelque chose
d’intéressant à te montrer.
Ils sortirent de sa chambre, située au sommet de la tour, au cœur de
l’académie, et descendirent l’escalier.
— Tu n’en profiterais pas pour t’habiller ? suggéra Pug. Je dois dire
que le peu de tissu dans lequel tu dors a tendance à distraire mon attention.
Miranda lui fit un sourire en coin, rentra au passage dans sa chambre,
attrapa une robe et la passa rapidement. Elle s’inquiéterait de ses bas, de ses
chaussures et du reste plus tard.
Elle revint dans le couloir et suivit Pug, qui continua à descendre
l’escalier. Miranda sentait bien qu’il la trouvait attirante et s’était interrogée
sur la vie personnelle du magicien à plusieurs reprises. Mais aucun d’eux
n’avait encore abordé le sujet ni esquissé le moindre geste envers l’autre.
Toutes les nuits, depuis qu’elle l’avait suivi jusqu’ici, la jeune femme avait
dormi seule dans une chambre proche de la sienne.
Mais une espèce de confiance étrange s’était établie entre eux, même
si Miranda refusait de parler d’elle ou de son passé. Elle avait l’esprit vif et
le même sens de l’humour pince-sans-rire que Pug, et cela contribuait à les
rapprocher. Il lui avait laissé faire le tour des appartements qu’il occupait et
elle avait visité la plupart des pièces sauf quelques-unes qui étaient fermées
à clé. Lorsqu’elle lui avait demandé ce qui s’y trouvait, Pug lui avait
répondu qu’il existait des choses qu’il ne voulait partager avec personne et
rapidement changé de sujet.
En approchant de l’une des pièces en question, le magicien fit un
geste de la main et la porte s’ouvrit toute seule. Miranda connaissait les
principes de base d’un tel sortilège mais n’avait pourtant perçu aucune
magie lorsqu’elle s’était présentée devant cette porte, un mois plus tôt.
À l’intérieur de la pièce se trouvait toute une collection d’artefacts
permettant d’interroger l’avenir ou de voir à distance. Pug s’approcha d’un
objet rond recouvert d’un tissu en velours bleu qu’il retira, dévoilant une
boule de cristal.
— Ceci me vient de mon professeur, Kulgan, qui est mort il y a
longtemps. Elle a été fabriquée par Althafain de Carse.
Miranda hocha la tête en reconnaissant le nom du légendaire créateur
d’objets magiques. Pug passa la main au-dessus de la boule et le cristal
devint opaque lorsqu’un nuage d’un blanc laiteux se forma en son sein. Le
nuage se teinta de rose lorsque le magicien passa de nouveau la main au-
dessus.
— C’est grâce à cet artefact qu’il a eu l’intuition que je possédais un
certain talent. Mais c’était il y a très longtemps ajouta-t-il en baissant la
voix.
— À quoi sert cette boule de cristal ? demanda Miranda.
— À voir de façon subtile. Ceux que l’on observe grâce à elle ne
peuvent détecter son usage que s’ils se montrent vraiment très vigilants.
Il s’assit sur un tabouret et fit signe à la jeune femme de s’asseoir à
côté de lui.
— Le problème, cependant, c’est que de sa subtilité découle aussi sa
stupidité. Si on ne sait pas ce que l’on cherche, elle ne sert à rien.
« Heureusement, je sais où sont placées chacune des alarmes. (Il se
concentra, les yeux plissés, et Miranda sentit la magie tournoyer et
s’ajuster.) Voyons ce qui se passe à Maharta. On doit déjà être en milieu de
matinée, là-bas.
Il se concentra et la cité apparut à l’intérieur du cristal, comme si on la
voyait depuis les nuages, comme les oiseaux. Elle était entourée de fumée et
de nuages sombres.
— Qu’est-ce qui a déclenché le signal d’alarme ? demanda Miranda.
— C’est ce que j’essaye de… Ah, voilà, ce doit être ça.
La vue se modifia au cœur du cristal et Pug vit apparaître au-dessus
du fleuve un pont de lumière sur lequel se tenait une armée. Le magicien
ferma les yeux et les rouvrit au bout d’un moment.
— Ce qui est sûr avec les Panthatians, c’est qu’ils ne sont guère
raffinés, commenta-t-il. À moins que je ne les attaque directement, ils ne
sauront jamais que je les ai observés.
— La cité va tomber ? s’inquiéta la jeune femme.
— On dirait bien.
— Où est Calis ?
— Je vais essayer de le trouver.
Pug referma les yeux et la vision au sein de la boule changea de
nouveau. Les couleurs se mirent à tourbillonner avant de se stabiliser sur
une nouvelle image : un petit bateau de pêche, ballotté par les eaux agitées,
à bord duquel se trouvaient quatre personnes dont deux rameurs. Pug se
concentra plus fort et ils purent voir que le premier passager n’était autre
que Calis, utilisant sa force surhumaine pour continuer à ramer en dépit de
la difficulté.
— Je suppose qu’il est hors de question de l’aider, n’est-ce pas ? fit
Miranda.
— C’est difficile si on ne veut pas que les Panthatians nous
retrouvent. Je peux m’occuper d’un petit nombre d’entre eux. Mais ceux qui
gardent le pont…
— Je sais, l’interrompit la jeune femme.
Pug la dévisagea.
— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?
— Qui, Calis ? (Elle garda le silence un moment.) D’une certaine
façon, oui. Il est unique en son genre et j’ai l’impression d’avoir un… lien
avec lui.
Le visage de Pug se couvrit d’un masque indéchiffrable.
— Ça fait longtemps que je n’ai plus ressenti ça envers quelqu’un. (Il
regarda de nouveau dans la boule.) On pourrait peut-être essayer de…
Brusquement, un éclair de lumière orange traversa la boule.
— Qu’est-ce que c’était ? demanda Miranda.

— Qu’est-ce que c’était ? cria de Loungville après qu’une lumière


orange eut explosé sur les quais.
Ils progressaient régulièrement contre le courant et venaient de
franchir la limite entre l’estuaire et le fleuve proprement dit. Les vents
commençaient à se lever et il pleuvait abondamment, au point qu’Erik
s’était mis à écoper pour de bon.
Personne ne parlait depuis un moment car en dépit de leurs efforts, la
pluie commençait à avoir raison des incendies. Même le plus important
diminuait, à présent. Visiblement, Nakor n’avait pas réussi à mettre son idée
en pratique.
Puis un bourdonnement s’était mis à résonner dans le lointain, suivi
quelques instants plus tard par un éclair d’énergie blanche, en provenance
du pont, qui s’était abattu au cœur des chantiers navals.
Une immense boule de flammes orange s’était alors élevée dans les
airs, suivie par une colonne de fumée noire. Le bruit de l’explosion leur fit
mal aux oreilles malgré la distance. Quelques instants plus tard, un souffle
d’air chaud les atteignit telle une gifle.
— Continuons à ramer ! cria Calis.
Erik, de son côté, continua à écoper, tout en regardant par-dessus son
épaule, comme Sho Pi.
— Regardez ! s’exclama ce dernier lorsqu’une minuscule lueur bleue
s’éleva depuis les quais et frappa le bord du pont de lumière.
Au bout de quelques secondes à peine, un nouvel éclair d’énergie
s’abattit sur le port. Les bâtiments qui n’explosèrent pas s’enflammèrent.
Deux navires jusque-là intacts, ancrés dans le port en attendant d’être
réparés, s’embrasèrent lorsque les flammes se prirent dans leurs voiles.
À présent, la moitié des chantiers navals brûlaient et la chaleur était
suffisamment forte, semblait-il, pour que la pluie n’ait aucune incidence sur
ces incendies. Calis et de Loungville se mirent à ramer plus vite. Quelques
minutes plus tard, un autre éclair bleu s’éleva dans les airs pour toucher le
pont.
La troisième riposte fut aussi impressionnante que les deux autres
réunies et la moitié du front de mer s’embrasa à son tour. De Loungville
éclata d’un rire rauque.
— C’est Nakor !
Même Calis ne parvint pas à dissimuler son étonnement.
— Mais il a dit que sa magie ne pouvait rien contre le pont ! protesta
Erik.
— C’est vrai, mais eux n’ont aucun moyen de le savoir ! répliqua le
sergent en indiquant du menton le pont qui commençait à redescendre vers
Maharta. Ils pensent qu’ils sont attaqués et font tout le boulot à notre place.
Ils vont brûler la moitié de la cité en essayant de faire frire ce petit taré !
Alors Erik éclata de rire, lui aussi, sans pouvoir se retenir. La vision
de l’Isalani courant d’un endroit à l’autre tout en réussissant à éviter les
terribles flammes que les Panthatians faisaient pleuvoir sur lui avait quelque
chose de comique.
— Ce n’est pourtant qu’une illusion, ajouta Sho Pi. Mais les prêtres-
serpents sont tellement prêts à se battre qu’ils ne voient même plus
l’évidence. Ils agissent comme si la menace était réelle.
De nouveau le manège recommença. Un petit éclair bleu s’éleva vers
le ciel et une riposte foudroyante s’ensuivit, ne faisant qu’ajouter à
l’ampleur de l’incendie dans le port.
— Par tous les dieux, chuchota Erik. Comment est-ce qu’il va se
sortir de ce guêpier ?

Miranda plissa les yeux, éblouie par l’image que renvoyait la boule.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Quelqu’un a convaincu les Panthatians qu’ils se faisaient attaquer
et maintenant ils consacrent une bonne partie de leur énergie à essayer de
détruire cette personne.
— Pouvons-nous l’aider ?
— Je crois qu’il se passe suffisamment de choses pour me permettre
d’intervenir, admit Pug. Voilà qui va bouleverser les plans de la reine
Émeraude.
Il ferma les yeux et la jeune femme sentit le pouvoir affluer vers lui. Il
remua légèrement les lèvres et l’harmonie des énergies dans la pièce se
modifia comme un air de musique.
Miranda s’assit de nouveau et attendit.

Chaque fois que les flammes s’élevaient et qu’Erik se persuadait que


Nakor devait finalement être mort, un nouveau petit éclair bleu venait
frapper le pont et un autre globe de feu infernal tombait sur la cité. Le port
et l’estuaire des chantiers navals étaient désormais entièrement en flammes.
Le bateau de pêche passa du fleuve à l’océan et laissa la marée haute
l’emporter au-delà de l’entrée du port. Au passage, ses quatre occupants
aperçurent de puissants navires brûlant à quai. Erik essaya de ne pas
imaginer Roo coincé sur les quais, justement, au milieu de cet incendie et
de la panique qu’il avait dû déclencher, piégé et sans autre moyen de
s’échapper que de se jeter à l’eau.
L’embarcation se faufila entre les rochers et commença à longer la
digue qu’ils avaient empruntée pour entrer dans la cité. Erik aperçut un
mouvement du coin de l’œil et demanda :
— C’est quoi, ce que je vois, là-bas ?
Il avait du mal à voir à cause de la pluie, mais Calis répondit :
— Ce sont quelques-uns de nos compagnons.
Il dit à Sho Pi de se rapprocher de la digue, mais lui fit arrêter le
bateau juste avant qu’il ne touche les rochers. Erik vit qu’il s’agissait de
trois de leurs compagnons perdus dans le fleuve au cours de la nuit. L’un
d’eux paraissait sérieusement blessé et les deux autres agitaient
frénétiquement les bras.
Calis se leva en criant :
— Vous allez devoir nager. On ne peut pas prendre le risque de venir
plus près.
Tous trois acquiescèrent. Un premier se glissa dans l’eau tandis que le
deuxième aidait le blessé à faire de même. Les deux hommes valides
l’aidèrent à nager lentement jusqu’au bateau.
L’un d’eux n’était autre que Jadow. Erik se réjouit de voir un visage
familier car, de son groupe, il ne restait plus que Sho Pi. Roo et Luis avaient
disparu, tout comme Greylock.
Au moment où Calis s’apprêtait à se rasseoir pour se remettre à ramer,
Erik entendit quelque chose, un bruit faible et distant mais familier.
— Attendez ! demanda-t-il en regardant au bout de la digue.
Dans le lointain, une petite silhouette se frayait un chemin sur les
rochers. Lorsqu’elle se rapprocha, Erik se sentit soulagé d’un grand poids,
car c’était Roo qui arrivait en boitant.
— Hé ! criait-il en agitant la main au-dessus de la tête.
Erik se leva en faisant de grands signes, lui aussi.
— On te voit ! cria-t-il.
Roo s’approcha aussi près que possible, puis sauta à pieds joints dans
l’eau, où il se mit à nager en battant des bras et des jambes. Avant que
quiconque dans le bateau ait eu le temps de dire quoi que ce soit, Erik sauta
par-dessus bord.
Le jeune homme était pourtant au bord de l’épuisement, mais il puisa
une nouvelle énergie à voir dans quelle situation critique se trouvait son
meilleur ami. Il se mit à nager vers lui comme s’il était au sommet de sa
forme, le prit par sa chemise et repartit vers le bateau, traînant Roo plus
qu’il ne le portait.
Il le poussa dans le bateau, attrapa le bastingage et laissa ses
compagnons le hisser à bord.
— Qu’est-ce qui t’a retenu ? demanda-t-il à Roo en se laissant tomber
au fond de l’embarcation.
— Un putain d’imbécile a lâché un cheval, qui m’a donné un coup de
sabot. Ce satané canasson a bien failli me casser la jambe. (Il s’assit.) Je
savais que vous ne viendriez pas au port parce que c’est la pagaille, là-bas.
Alors je me suis dit que si quelques-uns parmi vous réussissaient à s’en
sortir, ils passeraient par ici. Et voilà, vous m’avez retrouvé.
— C’était bien pensé, le complimenta de Loungville tandis qu’il
recommençait à ramer avec Calis. Maintenant, écope.
— Ça veut dire quoi, ça ?
Erik désigna le seau au fond du bateau.
— Tu prends ça, tu le remplis avec l’eau qui a envahi la cale et tu le
vides par-dessus bord.
— Mais je suis blessé ! protesta Roo.
Erik regarda autour de lui. Pas un seul de ses camarades ne s’en était
sorti sans une égratignure.
— Ça me brise le cœur, répliqua-t-il. Écope !
Il en profita également pour demander des nouvelles de Natombi et de
Greylock à tous ceux qu’ils venaient de récupérer.
— Natombi est mort, lui apprit Roo. Il s’est fait abattre dans le dos
par un soldat en essayant d’en éviter un autre. Et je n’ai pas revu Greylock
depuis qu’on a quitté le port pour retourner sur les chantiers navals.
— Vous pourrez discuter autant que vous voulez en écopant ! leur
rappela de Loungville.
Roo marmonna dans sa barbe tout en plongeant le seau dans l’eau qui
submergeait le fond du bateau. Puis il le souleva et le vida par-dessus bord.

Du pouvoir à l’état brut se manifesta dans l’air et un bourdonnement


poussa tout le monde à se tourner en direction de la cité. Ils ramaient
maintenant depuis plus d’une heure et avaient laissé le port derrière eux, à
tel point qu’ils avaient ralenti la cadence. Ils se dirigeaient à présent vers le
nord-est, dans l’intention de longer la côte jusqu’à la Cité du fleuve Serpent.
Le pont de lumière, occupé d’un bout à l’autre par les armées de la
reine, était sur le point de toucher terre. L’étrange bruit strident,
suffisamment fort pour faire tressaillir les occupants du bateau, s’étendait à
tout le paysage et Erik se dit qu’il devait être aussi pénible pour les Saaurs,
même s’il ne pouvait les voir à cette distance.
Alors le pont disparut.
— Qu’est-ce que… ? fit Roo.
Quelques instants plus tard, il y eut comme un coup de tonnerre. Puis
un vent chaud les balaya et fit danser l’embarcation sur les vagues.
— Quelqu’un a fait disparaître le pont ! s’exclama Sho Pi.
De Loungville éclata de rire – un son terrible et discordant.
— Qu’y a-t-il ? demanda Erik en se tournant vers lui.
— J’espère que les Saaurs qui se trouvaient sur ce pont savent nager.
Jadow sourit, ce qui illumina son visage dans la pénombre.
— Vu la hauteur de ce pont, mec, j’espère surtout qu’ils savent voler.
Roo fit la grimace.
— Ils devaient être quelques milliers, là-haut.
— Plus ils étaient nombreux et mieux c’est pour nous, répliqua de
Loungville. Mais là, les gars, il va falloir que l’un de vous me remplace.
Il n’eut pas le temps de lâcher les rames et tomba à la renverse. Roo et
Sho Pi le déplacèrent tandis qu’Erik prenait sa place.
— Il a été blessé au bras, dit le jeune homme.
— Et au flanc, ajouta Sho Pi après l’avoir examiné. Il a perdu
beaucoup de sang.
Jadow prit la barre.
— J’ai l’intention de ramer toute la soirée et toute la nuit, jusqu’à
l’aube, annonça Calis. Ensuite on jettera l’ancre. On devrait avoir
suffisamment d’avance sur ceux qui fuiront la cité et on pourra peut-être
trouver un bon mouillage.
Sho Pi se leva brusquement.
— Capitaine !
— Qu’y a-t-il ?
— Je crois que je vois un navire.
Calis arrêta de ramer et se retourna pour jeter un coup d’œil. Sortie
des ténèbres de cette fin d’après-midi, une voile blanche se détachait sur les
sombres nuages orageux.
— J’espère que ce sont des amis, s’inquiéta Roo.
Au bout d’un moment, Calis se tourna vers ses hommes, un large
sourire sur le visage.
— Les dieux soient loués. C’est le Ranger !
— Oh, mec ! s’exclama Jadow. Je vais embrasser son capitaine !
— Ah non ! répliqua Roo. On veut qu’il s’arrête, pas qu’il parte en
courant !
Les autres éclatèrent de rire. Puis Calis intervint :
— Commencez à agiter tout ce qui pourrait attirer leur attention.
Les hommes se levèrent et se mirent à agiter leurs épées, essayant
d’intercepter les rares rayons du soleil pour les réfléchir sur la lame.
D’autres enlevèrent leur chemise et firent de grands signes avec.
Alors le navire tourna lentement dans leur direction. Au bout d’un
moment qui leur parut infiniment long, il se rapprocha suffisamment pour
que l’homme de quart, à la proue, s’écrie :
— Messire Calis, c’est bien vous ?
— Envoyez-moi de l’aide ! répliqua ce dernier. J’ai des blessés.
Le navire ralentit et des marins descendirent le long de la coque afin
d’aider les blessés à monter à bord. Puis ils laissèrent le bateau de pêche
partir à la dérive. Tout le monde se rassembla sur le pont et le capitaine du
navire s’avança pour les saluer.
— C’est bon de vous revoir, leur dit-il.
Erik écarquilla les yeux.
— Altesse.
— À bord, je ne suis qu’amiral, répondit Nicholas, prince de Krondor.
— Comment as-tu réussi à convaincre le roi de te laisser venir
jusqu’ici ? demanda Calis.
— Dès que le capitaine du Ranger est revenu m’apporter les dernières
informations que tu avais découvertes, j’ai simplement annoncé à Borric
que je partais. Erland est à Krondor avec Patrick et agit en qualité de régent,
si bien qu’on est tous les deux là où on avait envie d’aller. Je te raconterai
tout ce qui s’est passé à la cour plus tard. Pour l’instant, on va vous installer
en bas et vous laisser enfiler des vêtements secs.
Calis acquiesça.
— Il faut qu’on s’en aille au plus vite. Et j’ai moi aussi beaucoup de
choses à te raconter.
— Monsieur Williams ! s’écria Nicholas.
— Oui, monsieur ?
— Changez de cap et déployez autant de voile que possible. On rentre
à la maison !
— Bien, monsieur !
Erik perçut le soulagement dans la voix du second. Le jeune homme
laissa les marins les conduire, ses compagnons et lui, dans les entrailles du
navire. À partir de ce moment-là et jusqu’au lendemain matin, il perdit
conscience et laissa quelqu’un d’autre le déshabiller et l’allonger sur une
couchette, dans des draps bien chauds.

— Tu as pris un risque, commenta Miranda.


Pug sourit.
— Pas vraiment, étant donné les circonstances. En réalité, je n’ai
guère fait plus que les irriter. La cité leur appartient déjà.
— Et maintenant qu’est-ce qu’on fait ?
— On recommence à attendre, avoua le magicien qui laissa paraître,
l’espace d’un instant, combien cette situation lui pesait. Lorsque la reine
sera prête à bouger de nouveau ses pions et qu’elle nous montrera de quelle
façon elle compte utiliser les artefacts en sa possession, alors nous saurons
ce qu’il convient de faire.
Miranda s’étira.
— Je crois qu’on a besoin de voyager un peu.
— Pour aller où ?
— Un endroit chaud et agréable, avec des plages désertes. Ça fait des
mois qu’on est enfermés, le nez dans des livres, et on n’a toujours pas
trouvé la solution de l’énigme.
— C’est là où tu te trompes, ma chère, répliqua Pug. Ça fait un
moment que je sais ce qu’est la clé, ou plutôt qui elle est. Macros le Noir est
la clé. La vraie question est : où se trouve le satané verrou ?
Miranda se leva, s’agenouilla près du magicien et lui passa un bras
autour des épaules avec simplicité.
— On pourrait peut-être s’occuper de ça un autre jour ? J’ai besoin de
repos et toi aussi.
Pug se mit à rire.
— Je connais un endroit parfait. Des plages de sable chaud, peu
d’interférences avec le monde extérieur – à condition que les cannibales ne
remarquent pas ta présence. Bref, le lieu idéal pour se détendre.
— Parfait, murmura-t-elle avant de déposer un léger baiser sur sa
joue. Je vais chercher mes affaires.
Lorsqu’elle quitta la pièce, Pug se redressa, s’interrogeant au sujet de
cette étrange jeune femme. Ses lèvres n’avaient fait qu’effleurer sa joue,
mais il ressentait encore leur caresse et savait qu’il s’agissait d’une
invitation explicite, malgré l’innocence d’un tel geste. Cependant, depuis la
mort de sa femme, presque trente ans auparavant, il n’avait jamais trouvé le
temps de s’impliquer dans une autre relation. Il avait eu des maîtresses,
mais elles n’étaient que des amies ou des distractions. Miranda représentait
peut-être autre chose.
Brusquement il sourit et se leva en songeant que cette plage déserte,
loin de toute interférence, représentait le lieu idéal pour commencer à
éclaircir les nombreux mystères de Miranda. Il devait faire bon dans le
grand archipel septentrional à cette époque de l’année, et il y avait bien plus
d’îles désertes que d’îles habitées, là-bas.
Pug retourna à ses appartements d’un pas alerte, rempli d’un
enthousiasme qu’il n’avait plus ressenti depuis l’enfance. Brusquement, il
avait l’impression que les soucis du monde ne le concernaient plus, du
moins pour un temps.

Erik contemplait les vagues tandis que le navire fendait les eaux. Roo
l’avait mis au courant des derniers potins : après avoir lu les premiers
rapports de Calis, le prince Nicholas avait quitté Krondor à bord du Ranger
de Port-Liberté pour prendre la situation en main. Sans jamais cesser de se
tenir au courant des mouvements de l’ennemi, le prince avait laissé le
Revanche de Trenchard ancré dans le port de la Cité du fleuve Serpent et
était descendu le long de la côte, au cas où Calis serait obligé de s’enfuir par
là.
Le navire mouillait dans le port de Maharta depuis près d’un mois
déjà lorsque les agents de Calis avaient averti Nicholas du siège imminent
de la cité. Aussitôt, le prince avait levé l’ancre et fui le palais au nez et à la
barbe d’une yole pleine de soldats et d’un capitaine du port très en colère. Il
avait également réussi à semer le cotre qui le poursuivait et était resté en
haute mer pendant près d’une semaine, avant de revenir pour trouver le port
fermé.
Le prince était alors remonté le long de la côte pendant une journée
entière, restant hors de vue de la cité de peur qu’un navire ennemi
l’aperçoive. Lorsqu’il avait vu la fumée de la première bataille, il avait
donné l’ordre de longer la côte aussi près que possible pour déterminer ce
qui se passait à terre. Il était en route vers le port lorsqu’il avait aperçu le
bateau de pêche transportant ce qui restait du groupe de Calis.
De Loungville monta sur le pont, ses blessures au bras et au flanc
soigneusement pansées, et vint prendre place à côté d’Erik.
— Comment ça se passe ? demanda-t-il.
Erik haussa les épaules.
— Plutôt bien. Tout le monde se repose. J’ai encore mal partout mais
je survivrai.
— Tu t’es bien débrouillé.
— J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le jeune homme. Et maintenant, on
fait quoi ?
— Nous ? s’étonna de Loungville. Rien. On rentre à la maison. On
passe d’abord par la Cité du fleuve Serpent, pour apprendre ce qu’on sait
aux chefs de clan, au cas où Hatonis et Praji ne réussiraient pas à rentrer.
Ensuite, on récupère le Revanche de Trenchard et on retourne à Krondor.
Lorsqu’on sera rentrés, tu seras de nouveau un homme libre.
Erik ne dit rien pendant un moment. Puis il finit par avouer :
— Ça fait bizarre d’y penser.
— Quoi donc ? demanda Roo qui les rejoignait en boitant. J’aurais
jamais cru être un jour content de me réveiller sur un bateau, ajouta-t-il en
bâillant.
— J’expliquais simplement au sergent que ça me fait tout drôle d’être
de nouveau libre, dit Erik.
— Je peux encore sentir la corde autour de mon cou, admit Roo. Je
sais qu’elle n’est plus là mais je la sens encore.
Son ami acquiesça.
— J’allais justement vous demander ce que vous comptiez faire, reprit
de Loungville.
Erik haussa les épaules mais Roo répondit sans hésiter.
— Je connais un marchand à Krondor qui a une fille laide. J’ai
l’intention de l’épouser et de devenir riche.
De Loungville se mit à rire. Erik, de son côté, secoua la tête en
souriant d’un air incrédule.
— Helmut Grindle, murmura-t-il.
— C’est bien lui, approuva Roo. J’ai un plan qui va me permettre de
devenir riche d’ici un an ou deux, à tout casser.
— Et quel est-il ? voulut savoir le sergent.
— Si je vous le dis et que vous le racontez à quelqu’un d’autre, je
n’aurais plus l’avantage, pas vrai ?
— Je suppose que oui, admit de Loungville, visiblement très amusé.
Et toi, Erik, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Je vais retourner à Ravensburg, rendre visite à ma
mère. Après ça, je ne sais pas.
— Je pense qu’il n’y a pas de mal à vous avouer, les garçons, qu’il y a
de l’or qui vous attend à l’arrivée. Vous l’avez mérité.
Erik sourit et les yeux de Roo se mirent à briller.
— Il y en aura assez pour que tu puisses établir ta propre forge, Erik,
ajouta le sergent.
— C’est un rêve qui me paraît bien loin désormais, avoua le jeune
homme.
— Dans tous les cas, un long voyage nous attend et tu as tout le temps
d’y réfléchir. Mais j’ai une proposition à te faire.
— De quoi s’agit-il ?
— Cette bataille n’est que la première d’une longue série, rien de
plus, expliqua de Loungville. On les a blessés et ils saignent, mais nos
ennemis sont loin d’être morts. L’incendie des chantiers navals ne nous fait
gagner que quelques années, sans plus. Calis pense qu’il s’écoulera peut-
être cinq ou six ans avant qu’ils puissent recommencer à construire des
navires. Pendant ce temps, Hatonis et ses guerriers mèneront une guerre
d’usure, frappant de façon irrégulière les convois de bois qui descendent des
montagnes et les barges sur les rivières. Ça ralentira la reine et son armée,
mais tôt ou tard, les navires seront prêts à lever l’ancre. Bien sûr, on en
brûlera quelques-uns grâce à nos agents dans la région, mais ils finiront
bien…
— … par arriver chez nous, conclut Erik.
— Ils traverseront la Mer sans Fin et la Triste Mer jusqu’aux portes de
Krondor, approuva le sergent.
Il fit un geste vague en direction de Maharta, que l’on ne voyait plus
mais qui était encore bien présente à leur esprit.
— Imaginez que ça arrive un jour à la cité du prince.
— Ce n’est pas une pensée réjouissante, admit Roo.
— On a encore beaucoup de travail à faire, Calis et moi, expliqua de
Loungville. Et j’aurais bien besoin d’un caporal.
Roo sourit.
— Moi, caporal ? s’étonna Erik.
— Tu es fait pour ça, fiston, même si tu n’es pas assez méchant. Par
l’enfer, Charlie Foster était un gentil garçon avant que je m’occupe de lui.
Passe donc encore deux ans avec moi et tu verras si tu ne te mets pas à
cracher des clous et à pisser des éclairs !
— Je ne me vois pas entrer dans l’armée, hésita le jeune homme.
— Ah, mais ce ne serait pas n’importe quelle armée. Nicholas va
donner à Calis un mandat signé par le roi. On va rassembler une armée
comme personne n’en aura encore jamais vu. On va entraîner nos
combattants et quand nous en aurons fini avec eux, ce seront les meilleurs
de toute la création.
— Je ne suis pas sûr…
— Penses-y. C’est un travail important.
— C’est que j’en ai marre de toutes ces tueries, vous voyez.
De Loungville baissa la voix tout en s’exprimant d’un ton ferme.
— C’est pour ça que c’est important et que tu es fait pour ce travail.
Nous avons besoin d’entraîner ces hommes à survivre. (Il mit une petite
tape sur l’épaule d’Erik.) Je te l’ai dit, on a un long voyage devant nous. On
aura encore tout le temps de parler. Pour l’instant, je vais aller me reposer.
Les deux jeunes gens le regardèrent s’éloigner.
— Tu vas accepter son offre, pas vrai ? demanda Roo.
— Sûrement, admit Erik. Je ne sais pas si j’ai envie d’être soldat pour
le restant de mes jours, mais c’est vrai que j’en ai toutes les qualités. En
plus, ce qui m’attire, c’est que j’ai l’impression d’avoir trouvé ma place.
J’ai jamais ressenti ça chez moi. On m’a toujours considéré comme « le
bâtard du baron » ou « le fils de cette folle ». (Il resta silencieux quelques
instants.) Dans l’armée de Calis, je serai simplement le caporal Erik. En
plus, je n’ai pas pour ambition de devenir riche, contrairement à toi, ajouta-
t-il en souriant.
— Alors, il faut que je devienne riche pour deux, répliqua Roo.
Erik éclata de rire. Les deux jeunes gens restèrent alors immobiles,
sans aucune parole, savourant le fait d’avoir survécu et d’être capables
d’envisager leur avenir.
Épilogue

RETROUVAILLES

Le voyageur plissa les yeux.


Au sommet de la petite colline toute proche était assise une personne.
Elle jouait d’une mince flûte en roseau, mais le résultat n’était pas
fameux.
Le voyageur s’appuyait sur un bâton car il boitait, du fait d’une
mauvaise blessure à la cuisse qui commençait tout juste à guérir. Il retira
son chapeau et se passa les doigts dans les cheveux. Au même moment, la
personne sur la colline se mit à lui faire signe.
Owen s’approcha et finit par dire :
— Nakor ?
— Greylock ! s’exclama l’Isalani en descendant la colline.
Ils se trouvaient sur une route très fréquentée car des milliers de
personnes avaient fui les envahisseurs, remontant le long du vieux chemin
côtier en direction de la lointaine Cité du fleuve Serpent.
Les deux hommes s’étreignirent.
— Tu n’as pas réussi à t’échapper avec les autres ? s’étonna Nakor.
— Je ne sais pas qui s’en est sorti, avoua Owen.
Il s’aida de son bâton pour s’asseoir à même le sol. Nakor s’accroupit
à côté de lui et rangea sa flûte dans son vieux sac à dos.
— La plupart sont morts, admit-il. Mais j’ai aperçu un bateau et je
suis pratiquement certain que Calis se trouvait à bord. Quelques autres
personnes étaient avec lui. J’ai aussi aperçu un navire, mais il était trop loin
et l’équipage ne m’a pas vu.
— Donc, quelqu’un est en route pour prévenir le prince de Krondor ?
— J’en suis sûr et certain, répondit l’Isalani en souriant.
— Qu’est-ce que tu fais, maintenant ?
— Pour l’instant, je me repose. Comme tu as pu l’entendre, je
m’entraînais à jouer de la flûte. Ensuite, j’irai à la Cité du fleuve Serpent.
— Ça t’embête si je viens avec toi ? demanda Greylock. J’ai bien
peur de te ralentir avec ma blessure.
— Ne t’en fais pas pour ça. J’ai tout mon temps.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Moi, je me suis fait piéger par la foule
quand on a essayé de retourner jusqu’à l’estuaire. J’ai réussi à trouver un
cheval mais je suis tombé et un garde m’a donné un coup d’épée avant de
s’enfuir. (Il montra sa jambe.) J’ai pu m’échapper de la cité quand ses
habitants ont forcé les portes au nord-est. Les envahisseurs ont subi un
revers et j’ai réussi à passer parce que pendant un moment, on n’en a pas vu
un seul. Je me suis caché pendant deux jours, jusqu’à ce que ma jambe
guérisse suffisamment pour me permettre de repartir. (Il se massa la jambe
en question, raidie par la marche.) Je ne sais pas ce qui s’est passé à
Maharta, mais quelqu’un a complètement bouleversé le déroulement de leur
invasion.
— Je crois que c’est Pug du port des Étoiles qui est intervenu,
expliqua Nakor. Il les a tous fait tomber dans le fleuve. C’était grandiose.
Mais je n’ai pas vu grand-chose parce que j’étais occupé à essayer de ne pas
brûler.
— C’est toi qui es responsable de toutes ces explosions ? s’étonna
Greylock.
— Pour la plus grande partie, oui. Mais ce n’était qu’un tour, en
réalité. J’ai poussé les Panthatians à faire tout le travail à ma place.
— Comment as-tu réussi à sortir de cet enfer ?
— J’ai trouvé le tunnel dont j’avais parlé à Calis, l’autre jour, celui
qui conduit au faubourg à l’ouest de la cité. Je suis passé malgré les débris
et les soldats, et quand je suis arrivé de l’autre côté, la plupart des
défenseurs avaient pris la fuite.
— Ingénieux, commenta Owen. Attends une minute. Si tu étais de
l’autre côté du fleuve, comment as-tu pu…
Il se releva en s’aidant de son bâton et en s’appuyant sur la main que
lui tendit l’Isalani.
— Il va falloir tout m’expliquer, insista Owen.
Nakor sourit.
— Si tu veux. Si on se dépêche, on arrivera peut-être avant que Calis
et les autres ne repartent pour Krondor.
— Tu es sûr qu’ils sont en vie ?
— Tu sais, ce navire que j’ai aperçu il y a quelques jours ? Je suis sûr
que c’était le Ranger de Port-Liberté, expliqua Nakor en souriant. Et si
c’est bien Calis que j’ai vu dans l’autre bateau, alors ils sont en vie et se
dirigent vers la Cité du fleuve Serpent. Ils vont certainement s’entretenir
avec les chefs des clans et dresser des plans, entre autres choses. (Ils se
mirent en route.) Si on ne traîne pas en chemin, on arrivera peut-être à
temps.
— Tu crois qu’on pourrait voler des chevaux ? suggéra Greylock.
Pour toute réponse, Nakor se contenta de sourire. Il mit la main dans son
sac et en ressortit un gros objet rond.
— Tu veux une orange ?

FIN du Tome 1

[1]
Siège sanglé sur le dos d’un éléphant (NdT).

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