12 - La Guerre Des Serpents T1 - L'Ombre D'une Reine Noire
12 - La Guerre Des Serpents T1 - L'Ombre D'une Reine Noire
12 - La Guerre Des Serpents T1 - L'Ombre D'une Reine Noire
Feist
L’Ombre d’une
Reine Noire
(Traduit de l’américain par Isabelle Pernot)
Bragelonne
Collection dirigée par Stéphane Marsan et Alain Névant
L’histoire d’Erik
George Meredith
« Ode à la mémoire de la jeunesse »
Prologue
DÉLIVRANCE
LE DÉFI
DÉCÈS
Mon fils,
Si je ne suis pas encore mort lorsque tu liras ces lignes, je le serai
bientôt. Je sais que tu te poses beaucoup de questions et je pense que ta
mère a répondu à quelques-unes d’entre elles, sans aucun doute. Je suis
désolé d’avoir à te dire que je ne peux guère t’en donner plus, et encore
moins t’offrir de satisfaction.
Lorsque nous sommes jeunes, nous éprouvons des passions qui
deviennent de faibles souvenirs quelques années plus tard, avant même la
vieillesse. Je crois avoir sincèrement aimé ta mère, lorsque j’étais très
jeune. Si c'est le cas, cet amour, comme les souvenirs, s’est effacé.
Si j’ai un seul regret, c’est celui de n’avoir pas pu te connaître. Tu es
innocent de la faute que ta mère et moi avons commise, mais j’ai des
responsabilités qui ne peuvent être écartées simplement parce que je
regrette l’imprudence de ma jeunesse. J’espère que tu comprends qu’il est
vain d’imaginer une vie où nous aurions pu avoir une véritable relation
père-fils, car il s’agit d’une illusion. J’espère que tu es un homme bon, car
je suis fier du sang qui coule dans nos veines à tous les deux, et j’espère que
tu l’honores toi aussi. Je n'ai jamais nié publiquement les accusations de ta
mère, afin de te donner au moins un nom. Mais il n'est rien que je peux faire
de plus.
Ton frère Stefan s’opposera à toi en tous domaines. Mon épouse
redoute la moindre menace envers l’héritage de son fils. Si cela peut te
réconforter, j’ai payé le prix de mon silence. Je vous ai protégés, toi et ta
mère, plus que tu ne peux l’imaginer, mais cette protection disparaîtra avec
moi. Je te recommande de quitter la baronnie avec ta mère. Il y a de
nombreuses opportunités à saisir sur la Côte sauvage et dans les îles du
Couchant pour un jeune homme habile. Tu devrais arriver à bien gagner ta
vie, là-bas.
Quitte Ravensburg, quitte la lande Noire et rends-toi chez Sébastian
Lender, un avocat-conseil qui a son bureau au Café de Barret, dans la rue
Royale, à Krondor. Il a quelque chose pour toi.
Je ne peux rien faire de plus. La vie est souvent injuste ; même si nous
souhaitons obtenir justice, ce n’est souvent qu’une illusion. Pour ce que ça
vaut, je te donne ma bénédiction et te souhaite une vie heureuse.
Ton père
MEURTRE
— Erik !
Il s’éveilla en sursaut en sentant une main le secouer par l’épaule.
Émotionnellement épuisé, il sortait d’un sommeil si profond qu’il se sentait
engourdi et désorienté.
— Erik !
La voix de Roo repoussa les ténèbres. Erik leva les yeux vers son ami,
qui portait les mêmes habits que quelques heures plus tôt ainsi qu’un
baluchon en travers de l’épaule.
— Qu’y a-t-il ?
— Tu ferais bien de venir à la fontaine, et vite. C’est Rosalyn.
Erik descendit pratiquement l’échelle d’un bond. Roo le suivit aussi
vite qu’il le put. Le jeune forgeron passa en courant à côté du corral. Alors
qu’il s’approchait de l’auberge, il entendit les voix des soldats à l’intérieur.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il à son ami.
— Au dernier appel du guet, il était neuf heures. Maintenant, il doit
être neuf heures et demie.
Vu le nombre de soldats en ville, Erik savait que certaines des jeunes
filles devaient se trouver à la fontaine. Mais il était peu probable que
Rosalyn soit l’une d’entre elles.
— Que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas, répondit Roo. Gwen te le dira.
Erik courut dans les rues de Ravensburg jusqu’à ce qu’il arrive devant
la fontaine. Un groupe de trois jeunes soldats qui n’étaient visiblement pas
de garde essayaient d’impressionner les filles en leur racontant leurs
exploits héroïques. Mais Erik vit à la lumière de la lanterne que Gwen avait
l’air très inquiète. L’expression sur son visage montrait qu’elle ne pensait
plus du tout à flirter.
— Que se passe-t-il ? lui demanda-t-il.
— Rosalyn est venue ici, elle te cherchait.
— J’étais dans la mansarde.
— Elle a dit qu’elle y était allée et qu’elle t’avait appelé, mais que tu
n’avais pas répondu, expliqua Gwen.
Erik se maudit d’avoir le sommeil si lourd.
— Où est-elle, maintenant ?
— Il paraît qu’elle est partie avec Stefan, répondit Roo.
— Quoi ? (Erik se retourna et agrippa le bras de Gwen.) Raconte-moi
ce qui s’est passé.
La jeune fille lui fit signe de la suivre, pour que les soldats ne puissent
pas les entendre.
— Elle voulait rentrer à l’auberge lorsque les fils du baron sont
arrivés. Stefan a commencé à lui dire des mots doux, mais il y avait quelque
chose chez lui qu’elle n’aimait pas. Elle a essayé de partir, mais elle ne
savait pas comment dire non à quelqu’un comme lui, et lorsqu’il lui a pris le
bras, elle l’a suivi. Mais il ne l’a pas raccompagnée à l’auberge. Ils sont
partis en direction du vieux verger. (Elle tendit le doigt pour lui indiquer le
chemin.) Mais il ne l’escortait pas, Erik : on aurait plutôt dit qu’il
l’entraînait.
Le jeune forgeron fit mine de les poursuivre, mais Gwen le retint.
— Erik, j’ai déjà couché avec Stefan. La dernière fois qu’il est venu,
il m’a emmenée dans sa chambre à la Queue du Paon… (Elle baissa la voix
comme si elle avait honte de lui révéler tout cela.) Il m’a laissé des bleus,
Erik. Il aime battre les filles pendant qu’il les prend. Quand je me suis mise
à pleurer, ça l’a fait rire.
Roo se tenait à côté d’Erik. Lorsque celui-ci tourna la tête en direction
du verger, Roo vit sur son visage une expression qui le fit hésiter. Erik
s’éloigna d’un pas décidé mais Roo attrapa Gwen par les épaules.
— Va au Canard Pilet et trouve Nathan. Raconte-lui ce qui est arrivé
et dis-lui de venir au verger !
Puis il s’empressa d’aller trouver les trois soldats, qui regardaient Erik
disparaître dans la nuit. L’un d’eux regarda Roo, la curiosité peinte sur le
visage.
— Si vous voulez éviter que le sang coule ce soir, lui dit le jeune
garçon, courez vite chercher Owen Greylock et dites-lui de se rendre au
vieux verger.
Puis il se mit à courir aussi vite qu’il le pouvait pour rattraper Erik,
dont la silhouette s’éloignait rapidement. Le garçon, jeune et svelte, était
l’un des coureurs les plus rapides de Ravensburg, mais Erik était déjà sorti
du cercle de lumière de la place et venait de disparaître au bout de la rue qui
menait au vieux verger, en bordure de la ville.
Roo accéléra. L’écho de sa course sur les pavés paraissait évoquer la
colère et l’indignation, au cœur de la nuit. Chaque pas résonnait comme une
gifle. Roo sentit son sang s’échauffer à cause du bruit. Il se mettait
facilement en colère et avait la rancune tenace. Il savait que la bagarre était
inévitable et se mettait en condition pour aider son ami. Il n’appréciait déjà
pas Stefan d’après ce qu’il avait pu entrevoir, mais à mesure que ses pas
l’entraînaient vers la confrontation, ce sentiment se transformait en haine
véritable. Il laissa les dernières maisons derrière lui et aperçut Erik à la
limite de son champ de vision, avant que le jeune forgeron disparaisse dans
les ténèbres. La rage lui donnait des ailes. Roo n’avait jamais vu Erik courir
aussi vite.
Roo traversa le pré à l’herbe rase et sauta par-dessus la barrière qui
délimitait le vieux verger – le rendez-vous préféré des amoureux, lors des
nuits chaudes. Le jeune garçon fut obligé de ralentir à la lisière des arbres,
car les ténèbres étaient menaçantes, en comparaison de la place fortement
éclairée et des rues où brillaient des lanternes. Il se déplaça entre les troncs
noirs jusqu’à tomber sur Erik, qui se retourna à son approche. Le jeune
forgeron fit signe à son ami de se taire.
— Ils sont par là-bas, je crois, chuchota-t-il en essayant de reprendre
sa respiration.
Roo tendit l’oreille. Il s’apprêtait à dire qu’il n’entendait rien d’autre
que les battements de son propre cœur lorsqu’il décela un faible mouvement
et un très léger bruissement de tissu, dans la direction qu’indiquait Erik. Il
hocha la tête.
Erik se déplaçait comme un chasseur qui épie sa proie. Tout cela
sonnait faux, extrêmement faux. Rosalyn n’aurait jamais suivi un garçon
dans le verger, car les jeunes couples n’y venaient que pour une seule
raison. Or Rosalyn était encore vierge, Erik en était certain, car elle était
encore trop jeune pour avoir un amant. Certaines filles, comme Gwen, se
développaient très tôt et appréciaient la compagnie des garçons plus âgés
qu’elles, alors que d’autres étaient timides. Mais Rosalyn n’était pas
seulement timide ; en dehors de Roo et d’Erik, la compagnie des garçons
l’effarouchait lorsqu’elle sortait de l’auberge de son père. Même le
compliment le plus innocent la faisait rougir. Lorsque les autres filles
commençaient à parler des garçons, elle s’excusait et partait, gênée. Erik
savait, au plus profond de lui-même, qu’elle était en danger. Le silence dans
le verger l’effrayait. Si un couple était en train de faire l’amour sous ces
arbres, il aurait dû l’entendre, la nuit était si calme.
Brusquement, les deux garçons entendirent un bruit qui leur fit dresser
les cheveux sur la tête. Le cri d’une jeune fille déchira la nuit, suivi par des
bruits de coups, puis le silence. Erik bondit dans la direction d’où venait le
cri. Roo hésita un instant avant de le suivre.
Erik courut sans réfléchir. Puis il vit Rosalyn, et le monde se figea. La
jeune fille était adossée au tronc d’un pommier, le visage couvert de bleus
et les vêtements en lambeaux. On avait déchiré son corsage, dévoilant sa
poitrine, et arraché sa jupe, dont il ne restait plus qu’un pan en loques
autour de sa taille. Le nez en sang, elle ne bougeait plus. Erik sentit quelque
chose de brûlant et d’aveuglant naître en lui.
Il perçut un mouvement sur sa gauche plutôt qu’il ne le vit. Il plongea
sur sa droite et ce réflexe lui sauva la vie. Une douleur ardente explosa dans
son épaule gauche, transpercée par l’épée de Stefan. Erik poussa un cri de
souffrance et sentit ses genoux céder sous lui à cause de ce choc inattendu.
Puis Roo passa tel un éclair à côté de son ami et plongea tête la première en
atteignant Stefan à l’estomac. Erik faillit s’évanouir lorsque la pointe de
l’épée fut arrachée de son épaule. Sa vision se troubla, son ventre se noua et
il dut lutter pour ne pas perdre conscience. Il se remit debout à force de
volonté et secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Le cri de panique de Roo,
qui l’appelait à l’aide, le ramena à l’urgence du moment.
Dans la pénombre, avec pour tout éclairage les rayons de la seconde
lune à travers les branches, il vit Roo lutter au sol contre Stefan. Le jeune
garçon, plus petit, avait réussi à surprendre le fils du baron, mais l’avantage
n’avait pas duré longtemps. Stefan utilisait sa force et son poids, supérieurs
à ceux de Roo, pour prendre le dessus. Le garçon ne dut la vie sauve qu’à la
longueur de l’épée de son adversaire. Si Stefan avait eu une dague, Roo
serait sûrement mort.
De nouveau, il appela Erik. Ce dernier, ignorant son épaule qui le
faisait terriblement souffrir, n’eut qu’un pas à faire pour se retrouver
derrière Stefan. Il attrapa son demi-frère par la taille et le souleva dans les
airs en le serrant très fort et en poussant un cri sauvage. Lorsque les bras
puissants du jeune forgeron se refermèrent sur sa poitrine, Stefan eut le
souffle coupé et laissa échapper son épée. Suspendu au-dessus du sol, il ne
pouvait que donner des coups de pied inoffensifs et griffer les mains de son
agresseur qui essayait de le broyer.
Erik ressemblait à un homme possédé par un démon vengeur. Il ne
parvenait pas à détacher ses yeux de Rosalyn, qui gisait tel un tableau
témoignant de la cruauté de Stefan. Le jeune garçon l’avait déjà vue nue
lorsqu’ils étaient enfants car ils prenaient leurs bains ensemble. Mais il ne
l’avait pas revue depuis. La vision de ses seins et du sang qui coulait entre
avait pour lui quelque chose d’obscène. Seul un amant, un mari ou un
enfant aurait dû toucher cette chair, avec amour et tendresse. Sa Rosalyn
méritait mieux que les caresses brutales d’un noble cruel et blasé.
Roo bondit sur ses pieds et sortit sa dague de sa chemise. Il s’avança,
un éclat meurtrier dans le regard. Stefan se débattit de façon hystérique.
Erik sentit qu’il allait lâcher prise. Lorsque Roo les rejoignit, Stefan et lui,
Erik entendit une voix lointaine crier : « Tue-le ! » Au moment où son ami
enfonçait sa dague, le jeune forgeron s’aperçut que la voix qui venait
d’ordonner la mort de son demi-frère était la sienne.
Stefan se raidit et se convulsa, puis se détendit brusquement. Même
lorsque Roo retira la lame de son corps, le fils du baron ne bougea pas. Un
frisson de dégoût parcourut Erik, comme s’il tenait quelque chose
d’extrêmement sale. Il lâcha Stefan, qui tomba mollement sur le sol.
Roo s’avança au-dessus de lui, tenant toujours à la main sa dague
ensanglantée. Erik s’aperçut que la rage ne l’avait pas quitté.
— Roo ?
Son ami cligna des yeux et regarda son arme, puis Stefan. Il essuya la
lame sur la chemise du noble avant de la ranger. La colère et l’indignation
régnaient toujours dans son corps et dans son esprit. Comme il avait encore
besoin d’une cible sur laquelle se défouler, il donna un méchant coup de
pied à sa victime. La pointe de sa botte heurta les côtes de Stefan et les
brisa. En un dernier geste de mépris, Roo cracha sur le cadavre.
Finalement, Erik sentit sa colère s’évaporer.
— Roo ? répéta-t-il.
Son ami se tourna vers lui. Erik avait l’air perdu. Et Roo commençait
à éprouver la même chose, dans sa colère. Pour la troisième fois, Erik
l’appela par son nom. Roo finit par lui répondre, la voix rauque à force
d’excitation et de peur.
— Quoi ?
— Qu’avons-nous fait ?
Pendant quelques instants, le jeune garçon regarda son ami sans
comprendre. Puis il baissa les yeux sur Stefan. Aussitôt, il saisit les
implications de ce qui venait d’arriver. Il leva les yeux vers le ciel en
disant :
— Oh, par tous les dieux, Erik. Ils vont nous pendre.
Erik regarda autour de lui et vit Rosalyn, ce qui le ramena à des
questions plus importantes que l’inquiétude quant à son propre sort. Il
franchit la distance qui les séparait et s’agenouilla à côté de la jeune fille.
Elle vivait encore, mais avait le souffle creux et respirait laborieusement. Il
la redressa en position assise et la regarda sans savoir que faire. Peut-être
devrait-il la couvrir d’un vêtement, ou essayer d’arrêter le saignement de
nez, comment savoir ? Elle gémit doucement.
Roo apparut à côté d’Erik avec, à la main, une cape luxueuse ; celle
de Stefan, de toute évidence. Il s’en servit pour couvrir la jeune fille.
— Elle est en danger, annonça Erik.
— Nous aussi, répondit son ami. Si nous restons, ils vont nous arrêter
pour nous pendre.
Erik avait l’air de vouloir prendre Rosalyn dans ses bras.
— Il faut nous enfuir ! insista Roo.
— Pourquoi ?
— Parce que nous avons tué le fils du baron, espèce d’idiot !
— Mais il venait de violer Rosalyn ! protesta Erik.
— Ça ne nous donne pas le droit de l’exécuter. Tu as l’intention de te
présenter devant une cour de justice pour leur jurer que tu n’as fait que
venger Rosalyn ? S’il s’était agi de n’importe qui d’autre au monde… Mais
c’est ton demi-frère…
Il ne prit pas la peine de terminer sa pensée.
— On ne peut pas la laisser là, rétorqua Erik.
Des cris d’hommes résonnèrent dans la nuit.
— Ils ne mettront pas longtemps à la retrouver. Les soldats du baron
vont envahir le verger d’ici quelques minutes, répondit Roo.
Comme pour souligner la véracité de cette remarque, Erik entendit
distinctement les voix des hommes qui approchaient du verger.
Roo regarda tout autour de lui. Il avait l’air prêt à s’enfuir à tout
moment.
— On n’était pas obligé de le tuer, Erik. Si on nous demande de
témoigner sur le banc des accusés, on ne pourra pas honnêtement dire qu’il
ne nous a pas laissé le choix. (Roo posa la main sur le bras de son ami,
comme pour l’entraîner loin de la scène.) Je voulais sa mort, Erik, tout
comme toi. Nous l’avons assassiné.
Le jeune forgeron s’aperçut qu’il lui était presque impossible de se
souvenir clairement des événements. Il savait qu’en luttant contre Stefan, il
avait eu des envies de meurtre, mais ce souvenir lui paraissait lointain. Tout
s’embrouillait dans sa tête.
— J’ai mon argent sur moi, ajouta Roo en désignant son baluchon.
Alors, on a de quoi aller jusqu’à Krondor et payer la traversée pour les îles
du Couchant.
— Pourquoi aller là-bas ?
— Parce que s’il vit dans les îles pendant un an et un jour sans y
commettre de crime, un homme est pardonné pour tout ce qu’il a pu faire
avant de s’établir là-bas. C’est une vieille loi qui date de l’époque où les îles
ont été intégrées au royaume.
— Mais on sera recherchés.
Rosalyn bougea et poussa un faible gémissement. Roo se pencha sur
elle.
— Est-ce que tu peux m’entendre ?
La jeune fille ne répondit pas.
— Ils penseront sûrement qu’on va à Kesh. Un homme peut se cacher
dans le val des Rêves et passer la frontière sans trop de difficultés.
Le val, qui servait de frontière entre l’empire de Kesh la Grande et le
royaume, était une région peuplée de contrebandiers, de bandits et de
garnisons appartenant à chacun des deux pays. Les allées et venues y étaient
nombreuses et les questions rares.
Erik tenta de remuer l’épaule et se sentit pris de vertige lorsqu’une
douleur foudroyante répondit à ce mouvement.
— Je ne crois pas que ce soit la chose à faire.
Roo secoua la tête.
— Si nous restons, nous serons pendus pour ce crime. Même si nous
avions vingt témoins de notre côté, Manfred ferait tout pour que nous
soyons reconnus coupables. (Roo regarda autour de lui lorsqu’un cri s’éleva
dans la nuit.) Quelqu’un arrive. Il faut partir tout de suite !
Erik hocha la tête.
— Il faut que je retourne à l’auberge…
— Non. Ils risquent de s’y attendre. Nous devons emprunter la vieille
piste de l’ouest. Nous marcherons toute la nuit et entrerons dans les bois à
l’aube. S’ils lâchent les chiens sur nos traces, on ferait bien de traverser une
dizaine de cours d’eau avant midi.
— Mais ma mère…
— Elle ne risque rien, coupa Roo. Manfred n’a aucune raison de s’en
prendre à elle. C’est toi qui as toujours été une menace pour eux, pas ta
mère.
Un cri s’éleva de l’autre côté du verger. Roo poussa un juron.
— Ils sont déjà de l’autre côté. Nous sommes pris au piège !
— Là, regarde ! s’exclama Erik en désignant un vieux pommier, dans
lequel ils avaient joué quand ils étaient plus jeunes.
Il se dressait au centre du verger et offrait une éventuelle protection
grâce à son épais feuillage. Les deux garçons s’en approchèrent.
— Comment va ton épaule ? demanda Roo.
— Ça me fait un mal de chien, mais je peux la bouger.
Roo grimpa dans l’arbre sans hésiter et s’installa aussi haut que
possible, laissant les branches inférieures, légèrement plus solides, à Erik.
Celui-ci venait à peine de se cacher qu’il vit des torches et des lanternes
approcher.
Roo se mit à trembler et faillit perdre l’équilibre. Erik, pour sa part,
était malade de peur, de souffrance et de dégoût. La mort de Stefan lui
paraissait encore irréelle ; il apercevait la masse sombre de son cadavre sur
le sol et s’attendait à le voir se relever d’un moment à l’autre, comme si tout
cela n’était qu’une pantomime organisée à l’occasion d’une fête.
Puis un soldat muni d’une lanterne aperçut Rosalyn.
— Maître Greylock, par ici !
À travers le feuillage, Erik avait du mal à distinguer les silhouettes qui
se précipitaient vers l’endroit où gisaient Stefan et Rosalyn, à quelques
mètres l’un de l’autre. Puis il entendit la voix d’Owen Greylock annoncer :
— Il est mort.
— Comment va la fille ? demanda une autre voix.
— Elle est dans un sale état, maître Greylock. Il faudrait l’amener à
notre chirurgien.
Puis Erik entendit le cri de rage de Manfred.
— Ils ont tué mon frère !
Un juron presque inaudible et un sanglot furent suivis d’une nouvelle
exclamation :
— Je le tuerai moi-même !
Erik aperçut la mince silhouette du maître d’armes entre les feuilles
toutes proches et l’entendit répondre :
— Nous trouverons ceux qui ont fait ça, Manfred.
Erik secoua la tête. Les trois soldats qui les avaient vu partir, lui et
Roo, à la recherche de Rosalyn et de Stefan ne tarderaient pas à faire le
rapprochement.
— Je sais qu’il existait une grande animosité entre le bâtard et votre
frère, mais pourquoi ont-ils battu la fille ?
Erik comprit qu’on les avait déjà identifiés et sentit de nouveau la
colère l’envahir.
— Erik ne ferait jamais de mal à Rosalyn, répliqua une voix familière.
Nathan était là !
— Seriez-vous en train d’insinuer que mon frère a touché cette jeune
fille, maître forgeron ?
— Mon jeune monsieur, je sais seulement que cette enfant est l’une
des âmes les plus pures que les dieux aient envoyées en ce monde. Elle était
comme une sœur pour Erik et l’une des rares amies de Roo. Les deux
garçons seraient incapables de lui faire du mal, mais ils n’hésiteraient pas à
s’en prendre à la personne qui lui en ferait, ajouta-t-il d’un ton lourd de
sous-entendus.
Manfred, plein de colère, éleva la voix.
— Je n’accepterai aucune excuse concernant ce crime odieux, maître
forgeron. Aucun membre de ma famille ne serait capable de faire une telle
chose. (Il se mit à crier d’un ton péremptoire.) Que tous les hommes
prennent leur monture et ratissent la campagne, maître Greylock. Si l’on
retrouve ces deux chiens, je veux qu’ils restent sous bonne garde jusqu’à ce
que je puisse rejoindre les soldats qui les auront arrêtés. Il ne faut pas qu’ils
soient pendus avant mon arrivée ; je veux profiter du spectacle.
La voix de Nathan interrompit les murmures des soldats rassemblés
dans le verger.
— Il n’y aura pas d’exécution sommaire, messire. C’est la loi.
Comme vous faites partie de la famille à qui l’on a fait du tort, vous et votre
père ne pourrez pas juger cette affaire. Lorsqu’ils seront arrêtés, Erik et Roo
seront remis à la justice du roi. Erik est un apprenti de la guilde, ajouta
Nathan sur un ton d’avertissement. Si vous tenez vraiment à avoir des
ennuis, messire, essayez donc de passer la corde au cou de mon apprenti
sans un ordre dûment écrit.
— Vous mêleriez la guilde à cette affaire ? demanda Manfred.
— Sans hésiter, répliqua le forgeron.
Erik sentit les larmes lui monter aux yeux. Nathan, au moins,
comprenait ce qui s’était passé.
— Je pense que le jeune seigneur devrait retourner au chevet de son
père. Quelqu’un doit lui annoncer la triste nouvelle, et il vaut mieux qu’il
l’apprenne par un être aimé. Il vaudrait mieux que ce soit vous, mon jeune
monsieur, ajouta Nathan, pour être sûr de bien se faire comprendre.
Rosalyn bougea de nouveau en poussant un faible cri. Le forgeron prit
les choses en main.
— Maître Greylock, voudriez-vous demander à deux de vos hommes
de ramener la jeune fille à l’auberge ?
Le maître d’armes s’exécuta et commença à donner des ordres
concernant la recherche des deux fugitifs. Ceux-ci restèrent dans l’arbre
tandis que les soldats se déployaient dans toutes les directions. Ils ne
parlèrent pas jusqu’à ce que le silence fût retombé pour de bon.
Alors, lentement, ils redescendirent sur la terre ferme et
s’accroupirent, prêts à courir au cas où ils auraient été découverts.
— Je crois que, pour le moment, nous avons la chance de notre côté,
finit par dire Roo.
— Pourquoi ?
— Ils ne savent pas qu’on est derrière eux. Lorsqu’ils élargiront le
cercle de leurs recherches, ça nous laissera plus d’endroits pour passer au
travers de leur surveillance. N’importe quel fermier du coin penserait à la
vieille piste de l’ouest, mais les hommes de Greylock n’en ont sûrement
jamais entendu parler. Ils ont dû prendre la route du Roi à chaque fois qu’ils
partaient pour l’Ouest. Pour l’instant, nous n’avons qu’à nous inquiéter des
soldats qui sont devant nous et non derrière.
— Je crois qu’on devrait peut-être se rendre, suggéra Erik.
— Peut-être bien que tu as Nathan et la guilde pour te protéger, je dis
bien peut-être, mais moi pas. Manfred me fera pendre avant le lever du
soleil s’ils me retrouvent. Et il risque de ne pas beaucoup se préoccuper de
la loi s’il s’aperçoit que c’est son héritage que tu menaces et non celui de
Stefan.
Erik sentit son estomac sombrer.
— Tu as fait de lui le prochain baron, mais je ne pense pas qu’il
tienne à ce que tu restes dans le coin pour pouvoir te remercier. Nous
sommes des hommes morts si nous n’arrivons pas à atteindre les îles du
Couchant.
Erik hocha la tête. Il avait encore des vertiges et souffrait toujours,
mais il réussit à se lever. Sans rien ajouter, il suivit Roo dans les ténèbres,
d’un pas mal assuré.
Chapitre 4
FUGITIFS
Erik leva la main. Les deux garçons marchaient depuis trois jours et
progressaient avec régularité à travers les bois au nord de la route du Roi.
Ils avaient évité les quelques fermes croisées en chemin et se nourrissaient
de baies sauvages et du pain trouvé dans leur baluchon. Dur et difficile à
mâcher, celui-ci n’en était pas moins étonnamment nutritif et leur permettait
de continuer à avancer. De plus, l’épaule d’Erik guérissait beaucoup plus
rapidement que les deux garçons ne l’auraient cru possible.
Ils parlaient peu, par peur d’être découverts et aussi pour ne pas
approfondir le mystère de la hutte. Ils avaient mis deux jours avant de
s’apercevoir que Gert et Miranda connaissaient toutes les deux leur nom
sans le leur avoir demandé.
Le soleil déclinait lorsqu’un cri de douleur s’éleva au loin. Erik et
Roo échangèrent un regard et s’écartèrent de l’étroit chemin qu’ils avaient
suivi jusqu’ici.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Roo dans un murmure.
— On dirait que quelqu’un est blessé, répondit Erik sur le même ton.
— Qu’est-ce qu’il faut faire ?
— Éviter les ennuis. Ça se passe peut-être à des kilomètres d’ici. Le
son porte loin dans ces bois.
Les deux garçons ne s’étaient jamais beaucoup éloignés de leur ville
natale, si bien qu’ils avaient toujours entendu au loin les bruits de la
civilisation, même faiblement : une voix s’élevant dans les vignobles, le
tapage d’une caravane de chariots sur la route du Roi, ou encore le chant
d’une femme qui lavait son linge dans un cours d’eau.
Cette forêt n’était pourtant pas sauvage, car exploitée par des
bûcherons, mais les voyageurs s’y faisaient rares et par conséquent les
chemins devenaient dangereux, car d’autres hors-la-loi pouvaient très bien
s’y cacher.
Erik et Roo ralentirent donc le pas, peu désireux de se précipiter la
tête la première dans un piège. Peu avant le coucher du soleil, ils trouvèrent
un homme allongé sur le dos sous un arbre, un carreau d’arbalète fiché dans
la poitrine. Il avait les yeux révulsés et la peau froide.
— C’est drôle, fit Roo.
— Quoi donc ?
Il regarda Erik.
— Nous avons tué Stefan, mais je ne l’ai pas vraiment bien vu. C’est
le premier cadavre que j’ai l’occasion de voir.
— Moi, le premier, c’était Tyndal. Et lui, qui c’est, d’après toi ?
demanda son ami.
— Qui c’était, tu veux dire, répliqua Roo. Un soldat, je pense.
Il désigna l’épée, entre les doigts ouverts de la main droite, et le petit
bouclier rond encore accroché au bras gauche. Un heaume conique à nasal,
très simple, avait roulé à quelque distance de là lorsque l’homme était
tombé.
— On va peut-être pouvoir trouver quelque chose d’intéressant,
ajouta-t-il.
— L’idée de dépouiller un mort ne me plaît pas, protesta Erik.
Roo s’agenouilla à côté du cadavre et examina le contenu d’une petite
bourse.
— Ce n’est pas lui qui va nous en vouloir. En plus, cette épée risque
de nous être utile.
Il trouva dans la bourse six pièces de cuivre et un anneau en or.
— Ça doit valoir une petite somme.
— On dirait une alliance, fit remarquer Erik. (Le mort était jeune et ne
devait avoir que quelques années de plus que lui.) Je me demande s’il la
destinait à sa bien-aimée. Il voulait peut-être la demander en mariage.
Roo empocha l’anneau.
— On ne le saura jamais. Une chose est sûre, c’est qu’il n’aura jamais
l’occasion de faire sa demande.
Il prit l’épée et la tendit à Erik, la lui présentant par la poignée.
— Pourquoi moi ? protesta son ami.
— Parce que j’ai mon couteau et que je n’ai jamais utilisé une épée de
ma vie.
— Moi non plus !
— Bah, si tu as besoin de t’en servir, tu n’as qu’à la balancer comme
ton marteau en espérant toucher quelqu’un. Tu es suffisamment fort pour
faire beaucoup de dégâts si jamais tu atteins ta cible.
Erik ramassa l’épée puis ôta le bouclier du bras du cadavre et le passa
au sien, pour voir. Le contact lui parut étrange mais rassurant.
Roo mit le heaume sur sa tête. Lorsque Erik lui lança un regard
surpris, son ami répliqua :
— Toi, tu as le bouclier.
Le jeune forgeron hocha la tête, comme si cela paraissait logique. Puis
les garçons se remirent en route, abandonnant le cadavre anonyme aux
charognards de la forêt. Ils ne songèrent même pas à l’enterrer, car ils
n’avaient pas de pelle et craignaient que le meurtrier ne rôde encore aux
alentours.
Quelques minutes plus tard, ils entendirent quelqu’un bouger dans les
taillis en face d’eux. Erik fit signe à Roo de garder le silence et lui expliqua
par gestes qu’ils devraient faire le tour par la droite. Son ami acquiesça et
commença à marcher sur la pointe des pieds avec une telle exagération
qu’Erik aurait pu en rire s’il n’avait pas été aussi effrayé.
Ils faillirent passer à côté de l’individu sans le voir, mais celui-ci
bougea légèrement dans les fourrés où il se cachait. Puis, dans un bruit
sourd, un carreau d’arbalète vint se ficher dans le tronc d’un arbre voisin.
Non loin de là, une voix apeurée s’écria, bravache :
— J’ai assez de carreaux pour venir à bout d’une armée, espèce de
bâtard. Tu ferais mieux de me laisser tranquille ou je te réserverai le même
sort qu’à ton ami !
Alors une deuxième voix répondit, tout près des deux garçons :
— Abandonne ton chariot et cours, vieil homme. Je ne veux pas te
faire de mal mais j’ai bien l’intention de récupérer ta marchandise. Tu ne
peux pas rester éternellement éveillé et si jamais je pose de nouveau les
yeux sur toi, je te trancherai la gorge pour ce que tu as fait à Jamie.
Erik était si surpris par la proximité du deuxième homme qu’il
pouvait à peine bouger. Roo, les yeux écarquillés de terreur, regarda son
ami et lui fit comprendre par signes qu’ils feraient mieux de s’éloigner. Erik
était sur le point d’acquiescer lorsqu’une voix s’écria :
— Hé !
L’homme, armé d’une épée et protégé par un bouclier, venait de se
lever, à moins de trois mètres des deux garçons. Lorsqu’il les aperçut, il
bondit dans leur direction en brandissant son épée. Un autre carreau
d’arbalète fendit les airs en sifflant et les manqua tous les trois. Erik réagit
sans réfléchir et donna un coup d’épée à l’aveuglette, sans autre intention
que de repousser leur assaillant. L’homme essaya de parer le coup, mais il
s’attendait à une feinte et non à une botte portée à l’aveuglette. Les deux
lames glissèrent l’une contre l’autre et la pointe de l’épée d’Erik atteignit
son adversaire au ventre.
Les deux hommes se dévisagèrent avec la même surprise. Puis le plus
âgé s’effondra aux pieds d’Erik en murmurant ce qui ressemblait à un faible
« merde ».
Le jeune forgeron resta figé sur place en raison du choc. Roo, pour sa
part, fit un bond de côté et faillit être transpercé par un autre carreau.
— Hé ! glapit le garçon.
— Qui va là ? demanda la voix au-delà des fourrés.
Erik risqua un coup d’œil et aperçut un chariot arrêté dans une petite
clairière. Deux chevaux attendaient, encore attelés, tandis qu’un homme se
tenait tapi derrière le véhicule.
— Nous ne sommes pas des bandits ! s’écria Roo. Nous venons juste
de tuer l’homme sur lequel vous tiriez.
— Je tirerai sur vous aussi si vous vous approchez, répliqua l’homme
derrière le chariot.
— Nous ne le voulons pas, expliqua Erik avec une note de désespoir
dans la voix. On est juste arrivés là par hasard et on ne veut pas d’ennuis.
— Qui êtes-vous ?
Erik tira sur la manche de son ami pour que celui-ci le laisse prendre
les choses en mains.
— Nous sommes à la recherche d’un travail et faisons route vers
Krondor. Et vous, qui êtes-vous ?
— Qui je suis, ça ne regarde que moi.
Une expression familière apparut sur le visage de Roo. Erik comprit
que son ami complotait quelque chose qui risquait de leur attirer des ennuis.
— Écoutez, si vous êtes marchand et que vous voyagiez seul, alors
vous n’êtes qu’un imbécile, cria-t-il d’une voix faussement assurée – son
teint virait au verdâtre à chaque fois qu’il posait les yeux sur le cadavre.
Moi, je pense au contraire que vous êtes un contrebandier. Il n’y a qu’eux
pour s’aventurer par ici.
— Je ne suis pas un satané contrebandier ! Je suis un honnête
marchand !
— Qui évite de payer le péage sur la route du Roi, répliqua Roo.
— Il n’y a pas de loi contre ça.
Roo sourit à Erik.
— C’est vrai, mais c’est un peu radical, comme moyen d’économiser
de l’argent, non ? Écoutez, si on vient vers vous lentement, vous promettez
de ne pas nous tirer dessus ?
Quelques instants s’écoulèrent en silence avant que la réponse ne leur
parvienne :
— Allez-y, mais rappelez-vous que j’ai une arbalète pointée sur vous.
Erik et Roo sortirent lentement du sous-bois et pénétrèrent dans la
clairière, les mains levées. Le jeune forgeron tenait l’épée pointée vers le
sol, d’abord parce qu’il n’avait pas de fourreau et ensuite parce qu’il avait
remis le bouclier à son bras, afin que l’homme puisse voir qu’il ne cachait
pas d’arme dans son autre main.
— Vous n’êtes que des gamins ! s’exclama le prétendu marchand.
Il fit le tour du chariot en pointant sur eux une arbalète, certes
ancienne mais encore très utile, de toute évidence. Le visage hâve et le
corps émacié, il paraissait plus vieux que son âge. Il avait une longue
chevelure sombre qui lui arrivait aux épaules et portait un béret de feutre
orné d’un badge terni. Visiblement, il se souciait peu de la mode, car il était
vêtu d’une tunique verte et d’une culotte rouge qui étaient usées et avaient
été rapiécées plusieurs fois. Un foulard jaune, une paire de bottes marron et
une ceinture noire complétaient l’ensemble. Avec sa barbe grise et ses yeux
noirs, le marchand était tout sauf attirant.
— Maître marchand, vous avez courageusement choisi cette route,
mais ce faisant, vous avez failli courir à votre perte.
— Je parie que vous êtes des bandits, tout comme les deux autres,
répliqua l’individu en les menaçant de son arme. Je devrais vous tirer
dessus aussi, juste pour être sûr.
Erik en avait assez de cette discussion, d’autant que tout ce sang versé
lui donnait la nausée.
— Alors allez-y ! s’écria-t-il. Tirez sur l’un d’entre nous ! Comme ça,
l’autre pourra vous couper en deux !
L’homme faillit bondir en arrière. Mais lorsqu’il vit Erik enfoncer la
pointe de son épée dans le sol, il baissa légèrement son arbalète.
— Vous n’avez pas de conducteur ? s’étonna Roo.
— Non, je conduis mon attelage moi-même.
— Vous essayez vraiment de garder vos frais généraux au plus bas.
— Qu’est-ce que t’y connais, gamin, aux frais généraux ? répliqua le
marchand.
— Je m’y connais pas mal en affaires, répondit Roo, de ce ton
désinvolte qu’Erik connaissait si bien – ce qui voulait dire que son ami ne
devait pas avoir la moindre idée de ce dont il parlait.
— Qui êtes-vous, tous les deux ? répéta l’homme.
— Je suis Rupert, et mon grand ami ici présent se prénomme…
— Karl, l’interrompit Erik, qui ne souhaitait pas révéler son identité.
Roo fit la grimace, comme s’il aurait dû lui-même y penser.
— Karl et Rupert, hein ? Pour moi, ça sonne advarien.
— On est originaires de la lande Noire, répliqua Roo, qui grimaça de
nouveau en comprenant qu’il venait de commettre une nouvelle erreur. Il y
a beaucoup d’Advariens, là-bas. Rupert et Karl y sont des noms fréquents.
— Moi aussi, je suis advarien, expliqua le marchand en baissant
complètement son arbalète. Helmut Grindle, marchand de profession.
— Est-ce que vous allez vers l’ouest ? lui demanda Erik.
— Bien sûr que non, aboya Helmut. Les chevaux sont dans ce sens
parce que ça m’amuse de les faire marcher à reculons.
Le jeune forgeron rougit.
— Nous allons à Krondor. On pourrait peut-être voyager ensemble, si
notre compagnie ne vous dérange pas.
— Si, ça me dérange. Je m’en sortais très bien jusqu’à ce que ces
deux bandits essayent de me voler mon chargement et j’aurais tué le
second – j’étais sur le point de le faire quand vous l’avez tué à ma place.
— Je n’en doute pas, répondit poliment Erik. Mais je suis sûr que tout
le monde y trouverait son compte, si nous voyagions ensemble.
— Je n’ai pas besoin de gardes et je refuse de payer des mercenaires.
— Hé, attendez ! protesta Erik. Nous ne demandons pas à être
payés…
Roo se hâta d’intervenir.
— On pourrait monter la garde pour vous en échange d’un peu de
nourriture. En plus, je suis capable de conduire votre attelage.
— Vraiment ?
— Oui, je peux conduire jusqu’à six chevaux sans aucun problème,
mentit Roo – son père ne lui avait appris à en conduire que quatre.
Helmut réfléchit à cette proposition.
— Très bien. Je vous nourris et, en échange, vous montez la garde
pendant la nuit. Mais je dors avec mon arbalète.
Erik se mit à rire.
— Vous n’avez rien à craindre, maître Grindle. Nous sommes peut-
être des meurtriers, mais pas des voleurs.
L’homme leur fit signe d’approcher du chariot en ronchonnant. Il ne
comprit pas quelle ironie amère se dissimulait derrière les mots du garçon.
— Il reste encore presque une heure de jour, alors inutile de s’attarder
plus longtemps. Allons-y.
— Partez devant, je vous rattraperai, leur dit Roo. Le deuxième bandit
avait une épée, lui aussi.
— Vérifie s’il a de l’or sur lui ! cria Helmut. (Il se pencha vers Erik.)
Il va probablement nous mentir à tous les deux s’il en trouve. C’est ce que
je ferais si j’étais lui.
Sans attendre de réponse, il grimpa sur le chariot et s’installa sur le
siège du conducteur. Puis il secoua les rênes. Erik regarda les deux chevaux
mal nourris que l’on épuisait à la tâche tirer sur les traits pour faire avancer
l’attelage.
Chapitre 5
KRONDOR
Le chariot s’arrêta.
— Voilà Krondor, annonça Helmut Grindle.
Erik, assis à l’arrière du chariot, se retourna et regarda par-dessus les
épaules du marchand et de Roo, qui conduisait. Le jeune forgeron avait été
surpris de découvrir que, pour une fois, son ami n’avait pas menti. Il
dirigeait l’attelage tel un conducteur expérimenté ; visiblement, son père ne
faisait pas que s’enivrer et le battre, il lui avait aussi appris le métier.
Erik regarda le long ruban qui serpentait devant eux et que tout le
monde appelait « la route du Roi ». Helmut leur avait fait prendre la
direction du sud après avoir dépassé la dernière cabine à péage ; ils avaient
donc rejoint la route près d’une ville du nom d’Haverford. Auparavant, ils
avaient croisé deux patrouilles de soldats, mais jamais ces derniers ne
s’étaient arrêtés pour dévisager les deux garçons.
Roo fit claquer les rênes. Les chevaux commencèrent à descendre la
route en direction de la cité. Une patrouille montée se dirigea vers eux. Erik
essaya de rester aussi calme que possible afin de se faire passer pour un
simple garde de caravane. Les mains de Roo se crispèrent sur les rênes. La
jument située à gauche de l’attelage s’ébroua en sentant une soudaine
tension passer le long de la bride, ne sachant plus si elle devait changer
d’allure ou de direction. Roo se força à se détendre, d’autant que les soldats
se rapprochaient. Brusquement, ils tirèrent sur les rênes de leur monture.
— Il y a une longue file d’attente, annonça le sergent qui commandait
la troupe.
— Comment ça se fait ? demanda Grindle.
— Le roi est entré dans la cité. La porte sud, près du palais, est
bouclée afin de ne laisser passer que son escorte. Tout le monde doit
emprunter la porte nord, expliqua le sergent. Et ça prend du temps parce que
le guet fouille tous les chariots.
Grindle jura dans sa barbe, tandis que les soldats s’éloignaient. Les
deux garçons échangèrent un regard. Roo secoua la tête en signe de
dénégation, pour faire comprendre à Erik qu’il ne devait pas faire de
commentaire au sujet de la fouille.
— Cette cité est impressionnante, fit-il remarquer d’un ton badin.
— Pour sûr, répliqua Helmut.
Krondor s’étalait sur les bords d’une vaste baie, au-delà de laquelle le
bleu de la Triste Mer s’étendait à perte de vue. La cité s’était agrandie au fil
des ans, jusqu’à dépasser la limite de ses murailles : les faubourgs de
Krondor occupaient désormais davantage d’espace que la vieille ville à
l’intérieur de son enceinte. Dominant cette dernière, le palais du prince se
dressait sur une colline à l’extrémité sud de la baie. Des navires semblables
à des petits bouts de papier étaient ancrés dans le port ou naviguaient dans
la rade.
— Maître Grindle, quels sont à votre avis les meilleurs produits que
l’on puisse trouver à Krondor ? demanda Roo.
Erik se retint de gémir tandis que le marchand se lançait dans une
longue tirade. Depuis qu’ils l’avaient rejoint, Roo n’avait cessé de le
harceler de questions sur les meilleures façons de gagner de l’argent. Au
début, l’homme s’était montré réticent, comme s’il avait peur que Roo lui
vole une idée ou lui fasse du tort. Le garçon avait alors énoncé plusieurs
suggestions comme s’il s’agissait de faits établis, provoquant ainsi une
réponse du vieux marchand, qui l’avait traité d’idiot et prédit qu’il finirait
ruiné avant l’âge de vingt ans. Lorsque Roo lui avait demandé pourquoi,
Grindle avait développé des arguments tout à fait logiques. Ainsi, en posant
des questions intelligentes, le garçon arrivait à transformer la conversation
en cours de commerce.
— La rareté de la marchandise, voilà la clé du succès, énonça le
marchand. Mais attention, je ne parle pas de n’importe quel produit. Par
exemple, si tu entends dire que les artisans d’Ylith n’ont plus du tout de
peaux pour fabriquer leurs bottes, il est inutile de rassembler toutes les
peaux que tu pourras trouver à Krondor. Parce que, quand tu arriveras à
Ylith, tu t’apercevras qu’un type des Cités libres en a déjà importé dix
chariots complets et tu seras ruiné. Non, moi je te parle de véritables
produits rares. Les riches chercheront toujours à se procurer des tissus
coûteux, des pierres précieuses ou des épices exotiques. (Il regarda tout
autour de lui.) Bien sûr, tu peux toujours te rabattre sur les marchandises
abondantes et devenir le plus grand exportateur de laine de tout l’Ouest,
mais il suffit d’une épidémie d’anthrax ou d’un navire qui sombre sur la
route de la Côte sauvage, et paf ! (Il tapa dans ses mains pour donner plus
d’emphase à ses propos. L’un des chevaux dressa les oreilles en raison du
bruit.) Tu es ruiné.
— Je ne sais pas, avoua Roo. Les gens n’ont pas nécessairement de
l’argent à dépenser en marchandises de luxe. Par contre, ils ont forcément
besoin de manger.
— Bah ! répliqua Grindle. Les riches ont toujours de l’argent à
dépenser et les pauvres n’en ont parfois pas assez pour s’acheter à manger.
Et même si les riches mangent mieux que les pauvres, il y a une limite à ce
qu’un homme peut avaler, quelle que soit sa fortune.
— Et le vin, alors ?
Grindle poursuivit la discussion tandis qu’Erik restait assis, à repenser
à ces derniers jours. Au début, ces bavardages l’ennuyaient, mais il avait
découvert que le monde du commerce était finalement assez intéressant,
surtout en termes de prises de risques et de bénéfices. Helmut prétendait
n’être qu’un modeste marchand, mais Erik commençait à croire qu’il
s’agissait d’une affirmation bien au-dessous de la vérité. Sa cargaison se
composait de marchandises extrêmement variées, qui comprenaient six
rouleaux de soie brodée, une dizaine de petites jarres soigneusement
attachées les unes aux autres et entourées de bourre de coton pour les
préserver, quelques boîtes de bois fermées par de grosses cordes et quelques
sacs étranges. Les garçons n’avaient pas demandé quel était le contenu des
paquets et Grindle ne le leur avait pas dit. Mais à la lumière de cette
nouvelle discussion, Erik se dit que l’homme faisait le commerce de
produits de luxe, de petite taille mais de grande valeur, comme des pierres
précieuses, par exemple. Il ne portait des vêtements dépareillés et ne
conduisait ce modeste chariot que pour écarter les soupçons.
Lors de la première nuit, le jeune forgeron s’était aperçu que le
chariot était certes sale à l’extérieur mais parfaitement propre à l’arrière, où
se trouvait la cargaison. De plus, le véhicule était très bien entretenu. Les
roues avaient été récemment recerclées par un excellent forgeron : les
moyeux tenaient parfaitement en place et des plaques de fer avaient été
appliquées sur les roues avec un nombre de clous plus que suffisant. Il en
allait de même avec les chevaux. Grindle les conservait dans un certain état
de saleté sans toutefois mettre leur santé en danger. De loin, on aurait dit
qu’on ne s’occupait pas d’eux, mais en y regardant de près, ce n’était pas le
cas. Leur maître nettoyait très bien leurs sabots et les avait fait ferrer par un
des meilleurs forgerons qu’Erik ait jamais vus. Les bêtes étaient donc
parfaitement saines et bien entretenues : chaque soir, Grindle les laissait
paître au bord de la route mais ajoutait à ce régime une ration de grains frais
qu’il prenait dans un sac sous le siège du chariot.
Roo claqua la langue et secoua les rênes. Aussitôt, le chariot se remit
à avancer et vint prendre sa place dans la longue ligne de véhicules qui
s’étendait sur toute la longueur de la route jusqu’à la cité.
— C’est la file d’attente la plus longue que j’aie vue de toute ma vie !
s’exclama le marchand.
— J’ai l’impression qu’on ne va pas pouvoir se remettre en route
avant un petit moment, ajouta Roo. Je vais aller jeter un coup d’œil.
Il tendit les rênes à Grindle.
— Je t’accompagne, s’écria Erik, qui sauta à bas du chariot pour
suivre son ami.
Tandis qu’ils avançaient le long de la file, ils virent plusieurs
conducteurs se lever sur leur siège pour essayer d’apercevoir la cause de ce
délai. Dix chariots devant celui de Grindle, ils croisèrent un conducteur qui
retournait vers le bout de la file en marmonnant des imprécations.
— Que se passe-t-il ? lui demanda Roo.
— Putain, tout ça n’a pas de sens, si vous voulez mon avis, leur
répondit l’individu sans même les regarder. Ils fouillent les chariots avant
même qu’ils soient arrivés jusqu’aux faubourgs. Ils pouvaient pas faire ça
aux portes de la ville, non monsieur. Ils ont préféré établir un second point
de fouille au pont de la Crique, tout ça pour nous empêcher de prendre un
bon repas chaud. Il va nous falloir des heures avant de pouvoir entrer.
(L’homme atteignit son propre véhicule, le cinquième devant celui de
Grindle, et reprit les rênes à son apprenti.) Entre le marché et les funérailles
du prince, avec tous les nobles de l’Ouest et la moitié de ceux de l’Est qui
sont en ville, ils trouvent encore le moyen de fouiller tous les chariots et
d’examiner tous les hommes qui passent comme s’ils cherchaient au moins
le meurtrier du roi.
Les commentaires du conducteur se réduisirent à des grommellements
agrémentés de quelques obscénités très imagées. Erik fit signe à Roo de le
suivre à l’écart.
— Qu’est-ce qu’on fait ? lui demanda ce dernier lorsqu’il fut certain
que plus personne ne pouvait les entendre.
— Je ne sais pas. Cette histoire de funérailles pourrait très bien
expliquer pourquoi ils sont sur le qui-vive, mais si je me trompe, nous
sommes des hommes morts. (Il réfléchit quelques instants.) On devrait peut-
être attendre que la nuit tombe pour s’écarter de la route et voir s’il existe
un autre moyen d’entrer dans les faubourgs. Ensuite, il faudra aussi
s’inquiéter de savoir comment on va franchir les murailles de la cité
proprement dite.
— Traitons un seul problème à la fois, répliqua Roo. Je suis sûr que si
on arrive à se faufiler dans l’un des faubourgs, on arrivera à passer les
murailles. Certaines personnes ne voulant pas trop attirer l’attention
trouvent toujours le moyen d’entrer et de sortir.
— Tu penses aux voleurs et aux contrebandiers ?
— Oui.
— Mais on pourrait aussi contourner Krondor et essayer de gagner un
autre port ? suggéra Erik.
— Ce serait trop long. Je ne sais pas à quelle distance à l’ouest se
trouve Finisterre, mais je me souviens que mon père jurait comme un
forcené quand on devait aller là-bas. Je dirais que ça fait à peu près la
moitié du chemin de Ravensburg à Krondor. Et je ne sais pas quel genre de
ports il y a, plus au nord. En plus, on risquerait d’attirer l’attention, sur la
route, sans le chariot de Grindle.
Erik approuva d’un hochement de tête.
— Dans ce cas, on ferait mieux de revenir sur nos pas et de dire
quelque chose à Grindle si on ne veut pas qu’il commence à se poser des
questions.
— Il s’en pose déjà, mais n’est pas très curieux, ce qui est encore
mieux, répondit Roo. En plus, je crois qu’il m’aime bien, ajouta-t-il en
esquissant son fameux sourire. Il dit qu’il a une fille qu’il voudrait me
présenter. Je parie qu’elle est aussi laide que lui.
Erik ne put s’empêcher de rire.
— Tu vas te marier pour de l’argent ?
— Seulement si j’en ai la possibilité, répondit Roo tandis qu’ils
retournaient vers le marchand.
Celui-ci écouta leurs explications, puis leur demanda :
— Vous allez continuer à pied ?
— Je crois bien que oui, répondit Roo. On pourra entrer plus tôt dans
la ville si on part maintenant. Ici, ce n’est pas les maraudeurs qui vous
poseront problème, donc vous n’avez plus besoin de notre compagnie,
maître Grindle. Nous avons à faire près du port, et plus tôt nous y
arriverons, mieux ce sera.
— Dans ce cas, que les dieux vous donnent des ailes, les garçons. Si
jamais vous repassez par Krondor, venez me voir pour me raconter la suite
de vos aventures. Quant à toi, gamin, ajouta-t-il à l’adresse de Roo, tu es un
gredin et un menteur, mais tu as en toi toutes les qualités d’un bon
marchand, si seulement tu voulais bien arrêter de croire que personne ne
réfléchit aussi vite que toi. Souviens-toi bien de ce que je te dis, car c’est ce
qui risque de causer ta perte.
Roo éclata de rire et agita la main pour dire au revoir au marchand.
Pendant ce temps, Erik fit passer son baluchon sur son épaule. Puis les deux
garçons suivirent de nouveau la file de chariots jusqu’à ce qu’ils soient sûrs
que le marchand ne pouvait plus les voir. Alors ils coupèrent à angle droit et
s’écartèrent de la route du Roi, en direction d’une petite ferme, au nord.
Erik écrasa une mouche tenace qui refusait de rester à l’écart de son
visage.
— Ah, j’ai enfin eu cette petite garce ! s’exclama-t-il avec
satisfaction.
Roo en chassa plusieurs autres en disant :
— Ce serait bien si tu pouvais faire pareil avec tous ses petits frères et
sœurs…
Erik s’allongea sur une balle de foin. La ferme était déserte, comme si
tous ses habitants s’étaient rendus en ville. La petite propriété, bien
entretenue, se composait d’un corps de ferme et de trois autres bâtiments :
des toilettes, un cellier et une grange. Cette dernière n’était pas fermée à clé
et des empreintes de chariot s’en éloignaient, si bien qu’Erik s’était dit que
le fermier et sa famille se trouvaient coincés dans cette longue file d’attente
ou avaient réussi à entrer dans la cité plus tôt.
Les deux garçons attendaient le coucher du soleil avant d’essayer de
traverser les champs à l’est de Krondor et de se faufiler dans les faubourgs.
Roo était sûr qu’une fois entré dans la bonne auberge, il saurait trouver
quelqu’un qui leur ferait franchir la muraille en échange d’une petite
somme d’argent. Erik ne partageait pas cette certitude, mais préféra ne rien
dire, n’ayant rien de mieux à proposer. Ils attendaient donc, assis à l’arrière
de la grange, sous le grenier à foin.
— Erik ?
— Oui ?
— Comment tu te sens ?
— Pas trop mal. Mon épaule se porte comme un charme.
— Non, je ne parlais pas de ça, rectifia Roo en mâchonnant un long
brin de paille. Je pensais plutôt à la mort de Stefan et à tout le reste.
Erik garda le silence pendant un long moment avant de répondre :
— Il fallait qu’on le tue, je suppose. Mais je ne ressens pas grand-
chose. Ça m’a fait un drôle d’effet lorsqu’il s’est effondré dans mes bras
après que tu l’as frappé. Mais je me suis senti bien plus mal lorsque ce
bandit s’est jeté sur la pointe de mon épée. J’en ai eu la nausée. (Il se tut
pendant une minute.) C’est bizarre, pas vrai ? J’ai immobilisé mon demi-
frère pour que tu puisses le tuer et je n’ai rien éprouvé à ce moment-là –
même pas du soulagement, à cause de ce qu’il avait fait à Rosalyn. Mais
quand j’ai tué un étranger, probablement doublé d’un meurtrier, j’ai failli
vomir.
— Ne parle pas comme ça des meurtriers, parce qu’on en fait partie,
tu te rappelles ? (Roo bâilla.) Peut-être qu’il faut tenir la lame, en fait :
quand le voleur est mort, ça ne m’a rien fait, mais je me rappelle encore ce
que j’ai éprouvé quand j’ai enfoncé ma dague dans la poitrine de Stefan.
C’est vrai que j’étais fou de rage, à ce moment-là.
Erik poussa un profond soupir.
— Ça ne sert à rien de ressasser tout ça, à mon avis. On est des hors-
la-loi, maintenant ; tout ce qui nous reste à faire, c’est d’essayer de gagner
les îles du Couchant. Je sais qu’une espèce d’héritage m’attend au Café de
Barret et j’ai bien l’intention d’aller le chercher et de prendre ensuite le
premier bateau pour l’Ouest.
— Quel héritage ? demanda Roo, intrigué. Tu ne m’en as jamais
parlé.
— Héritage, c’est peut-être un bien grand mot. Mon père a laissé
quelque chose pour moi chez un avocat-conseil au Café de Barret.
Le bruit d’un chariot, au loin, mit fin à la conversation. Les deux
garçons bondirent sur leurs pieds. Roo jeta un coup d’œil par
l’entrebâillement de la porte.
— Soit le fermier en a eu marre de faire la queue, soit il revient du
marché. Dans tous les cas, on dirait que toute la famille se trouve dans le
chariot et on ne peut pas sortir sans qu’ils nous voient.
— Suis-moi, répliqua Erik en grimpant à l’échelle qui menait au
grenier.
Roo l’imita et vit à son tour ce que cherchait son ami : une porte qui
donnait sur l’extérieur. Le jeune forgeron s’agenouilla en disant :
— Reste collé contre le mur jusqu’à ce qu’ils aient dételé les chevaux
et soient rentrés chez eux. Ensuite on sautera pour sortir d’ici et on
reprendra la route. De toute façon, ça doit être pratiquement l’heure.
Au même moment, la porte de la grange s’ouvrit en grinçant
bruyamment.
— Papa ! Je n’ai même pas vu le prince ! s’écria un enfant.
— Si tu n’avais pas été occupé à taper ta sœur, tu l’aurais vu passer
sur son cheval, répliqua une voix de femme.
Une autre voix d’adulte, celle d’un homme, ajouta :
— À ton avis, papa, pourquoi le roi a-t-il choisi le prince Nicholas
plutôt que le prince Erland ?
— Ça, ce ne sont pas nos affaires. Ça ne regarde que la couronne.
Le chariot entra en marche arrière dans la grange. Erik jeta un coup
d’œil par-dessus le rebord du grenier et aperçut le fermier assis sur le siège,
occupé à superviser la manœuvre tandis que son fils aîné faisait reculer les
chevaux. De toute évidence, ils avaient déjà fait cela des centaines de fois.
Erik admira la facilité avec laquelle ils s’assuraient que les chevaux
faisaient exactement ce qu’on leur demandait, le tout sans endommager le
chariot ni mettre en danger ses occupants.
— Qu’est-ce qui va se passer, maintenant qu’on a un nouveau
prince ? poursuivit le fils.
— J’en sais rien, répondit le fermier. D’aussi loin que je me
souvienne, Arutha a toujours régné sur Krondor. Il a passé cinquante-trois
ans sur le trône de l’Ouest. À ce qu’on raconte, Nicholas est celui qui
ressemble le plus à son père, alors peut-être que les choses vont pas
tellement changer. (Le chariot s’immobilisa.) Commence par dételer Davy.
Ensuite, je veux que tu emmènes Brownie dehors et que tu la fasses
marcher, pour que je puisse voir si elle a vraiment un problème à l’antérieur
gauche ou si elle joue simplement les paresseuses, comme d’habitude.
L’aîné fit ce qu’on lui demandait. Plus loin, à l’intérieur du corps de
ferme, on entendit crier son jeune frère et sa sœur, cris aussitôt suivis d’une
réprimande de la mère. Le fermier descendit du chariot et déchargea
plusieurs sacs de grain qu’il alla entasser sous le grenier.
Lorsqu’ils eurent dételé la jument, le père et le fils quittèrent la
grange.
— On ferait mieux de sortir d’ici, dit Erik. S’ils ont besoin de
fourrage pour les bêtes, le gamin risque de monter d’ici quelques minutes.
— Il fait encore jour, se plaignit Roo.
— Le soleil est presque couché. On fera bien attention à garder la
grange entre nous et la maison. S’ils nous voient traverser les champs, ils
nous prendront juste pour deux voyageurs en route pour la ville.
— Bon sang, j’espère que tu sais ce que tu fais.
Erik poussa la trappe qui permettait de hisser la paille directement
dans le grenier et regarda en bas.
— Ce n’est pas très haut, mais fais attention de ne pas te tordre la
cheville. Je n’ai pas envie d’avoir à te porter.
— Ben voyons, répliqua Roo sans chercher à dissimuler son
inquiétude.
Il jeta un coup d’œil en bas et s’aperçut que la hauteur était bien plus
importante que dans son souvenir.
— Tu es sûr qu’on ne peut pas redescendre l’échelle et se faufiler
dehors en douce ?
— Il n’y a qu’une porte, tu te souviens ? Et ils sont en train de
promener un cheval juste devant.
Le grincement de la porte annonça aux deux garçons le retour du
fermier.
— Espèce de paresseuse. Pourquoi devrais-je te nourrir, si tu fais
semblant de boiter pour ne plus travailler ? demanda-t-il tendrement.
Erik franchit le rebord, s’y suspendit quelques instants puis se laissa
tomber. Pendant ce temps, le fils répondit, en partant d’un éclat de rire
sincère :
— J’aime bien la façon dont son handicap se déplace des antérieurs
aux postérieurs et de droite à gauche, selon la direction qu’elle doit prendre.
Roo imita chacun des gestes de son ami et resta suspendu au rebord
pendant une éternité avant de lâcher prise. Il s’attendait à atterrir durement
sur le sol et à se briser les deux jambes, mais les mains puissantes d’Erik se
refermèrent sur sa taille et le ralentirent suffisamment pour qu’il atterrisse
en douceur sur ses deux pieds. Il se retourna en chuchotant :
— Tu vois, c’était facile.
— J’ai cru entendre un bruit derrière la grange, dit alors le fils.
Erik fit signe à Roo de se taire. Ils s’éloignèrent d’un pas pressé.
Le fils du fermier éprouvait peut-être une certaine curiosité, mais il
devait être plus important pour lui de s’occuper de ses bêtes, car il ne sortit
pas pour découvrir l’origine du bruit. Erik et Roo coururent dans les champs
sur environ quatre cents mètres, avant de ralentir et de se mettre à marcher
normalement.
Ils traversèrent le paysage vallonné, se rapprochant des faubourgs de
Krondor à mesure que le soleil déclinait.
— Reste sur tes gardes, recommanda Erik. Il y a peut-être des soldats.
Ils atteignirent une rangée de petites huttes et de jardinets si proches
les uns des autres qu’il n’y avait pas vraiment de passage entre chaque
bâtiment. À la faible lueur du crépuscule, ils virent qu’à quelques centaines
de mètres au nord de leur position, une autre route menait à la cité. Ils
distinguèrent des mouvements sur cette voie publique, sans pouvoir dire s’il
s’agissait d’ouvriers rentrant des champs ou de soldats en patrouille.
— Regarde ! s’exclama Roo à voix basse.
Il désigna un espace à peine dégagé entre deux maisons, qui leur
permettrait de rejoindre la première rue qui traversait la ville du nord au sud
sans avoir à emprunter les routes principales. Les garçons franchirent une
clôture peu élevée et se frayèrent un chemin jusqu’à l’arrière de la hutte en
évitant soigneusement de marcher sur les rangées de légumes plantées là.
Puis ils s’accroupirent sous le rebord de l’unique fenêtre, afin de ne pas être
vus, et firent le tour pour passer entre cette maison et la suivante. Il
s’agissait visiblement d’un des quartiers les plus pauvres de la ville, car la
petite allée était littéralement jonchée d’ordures. Roo et Erik s’y déplacèrent
aussi silencieusement que possible.
Lorsqu’ils arrivèrent sur la rue, Roo jeta un coup d’œil au coin de
l’allée et recula en se collant contre le mur.
— Personne en vue, annonça-t-il.
— Tu crois qu’on a dépassé l’endroit où se trouvent les gardes ?
— Je sais pas. Mais au moins, on est à Krondor.
Roo s’engagea dans la rue en faisant mine de flâner. Erik le suivit et le
rattrapa. Ils lancèrent des coups d’œil à droite et à gauche, et ne virent que
quelques habitants. Certains s’arrêtèrent pour les dévisager. Roo commença
à se sentir mal à l’aise et fit signe à Erik de le suivre à l’intérieur d’une
petite taverne de quartier.
Ils se retrouvèrent dans une salle commune miteuse et pleine de
fumée. Elle était vide, à l’exception de deux hommes et du tavernier, qui
dévisagea les nouveaux venus d’un air soupçonneux.
— J’peux vous aider ? leur demanda-t-il d’un ton qui montrait que
c’était loin d’être l’une de ses priorités.
Roo posa son baluchon à terre et commanda deux bières. L’homme ne
bougea pas et continua de le dévisager. Au bout d’un moment, le garçon mit
la main dans la bourse qu’il portait à la ceinture et en sortit deux pièces de
cuivre. Le tavernier prit l’argent, l’examina et le mit dans sa propre bourse.
Puis il prit sous le comptoir deux chopes vides, qu’il emmena jusqu’à un
large robinet. D’une pression, il remplit chaque chope d’un breuvage
mousseux et vint les déposer devant les jeunes gens.
— Il vous faut autre chose ?
— Qu’est-ce que vous avez à manger ? lui demanda Erik.
L’individu désigna du doigt un chaudron suspendu dans la cheminée,
de l’autre côté de la salle.
— Y’a du ragoût. C’est deux pièces de cuivre par bol, trois si vous
voulez du pain.
L’odeur n’était guère appétissante, mais Erik et Roo mouraient de
faim car ils n’avaient rien mangé de la journée.
— On va prendre le ragoût et le pain, annonça Erik.
De nouveau, le tavernier refusa de bouger tant que Roo ne lui eut pas
donné l’argent qui lui était dû. Alors, seulement, il alla remplir deux bols en
bois qu’il ramena ensuite aux jeunes gens. Puis il déposa deux petites
miches de pain sur le comptoir sale, à côté des bols, dans lesquels il mit
deux cuillères pas tout à fait propres, avant que Roo et Erik n’aient le temps
de l’en empêcher.
Roo était trop affamé pour en tenir compte. Voyant que son ami ne
s’effondrait pas après quelques cuillerées, Erik goûta la mixture à son tour.
Ce ragoût ne ressemblait en rien à celui de sa mère, mais au moins il était
chaud et nourrissant. Quant au pain, il était mangeable, bien qu’un peu
grossier.
— C’est quoi, la cause de tout ce remue-ménage ? demanda Roo de
façon aussi désinvolte que possible.
— Quel remue-ménage ? répliqua le tavernier.
— Dehors, à la porte de la ville, insista le garçon.
— J’savais pas qu’y avait du remue-ménage.
— On vient juste d’arriver à Krondor, expliqua Erik, et on avait pas
envie de faire la queue aussi longtemps avant de pouvoir trouver à manger.
Le tavernier resta silencieux jusqu’à ce que Roo dépose de nouveau
de l’argent sur le comptoir en demandant deux autres chopes de bière, bien
que les premières ne soient qu’à moitié vides.
— Le prince de Krondor est mort, leur apprit l’homme en les servant.
— Ouais, on l’a entendu dire, fit Roo.
— Ben, demain, son fils va lui succéder à la tête du royaume de
l’Ouest, alors ses frères sont là pour assister à la cérémonie.
— Le roi est à Krondor ? s’exclama Erik en feignant la surprise, car il
avait déjà appris la nouvelle, plus tôt dans la journée.
— C’est pour ça qu’ils ont renforcé la sécurité. En plus, ils
recherchent deux meurtriers qui ont assassiné un noble de l’Est, à ce qu’il
paraît. Bien sûr, à cause de la fête, tout le monde a voulu venir en ville.
C’était la parade funéraire aujourd’hui, alors c’est pour ça que tout le
monde a pris sa journée pour regarder passer le roi. Demain, y’a la
cérémonie, et puis encore une autre parade, comme ça, tous ceux qu’ont
rien pu voir aujourd’hui pourront retenter leur chance. Après ça, le roi va
ramener son père à Rillanon pour l’enterrer dans le caveau de famille.
Quand le prince Nicholas reviendra de la capitale, on aura encore droit à
une autre fête, et tout le monde boira trop et rien ne sera fait. Puis tous les
nobles de passage rentreront chez eux.
— Vous n’avez pas l’air très impressionné par tout ça, lui fit
remarquer Erik.
La porte de la taverne s’ouvrit sur deux types qui avaient l’air de
brutes et qui allèrent s’asseoir à la table déjà occupée par deux autres
clients.
Le tavernier, de son côté, haussa les épaules.
— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Nouveau prince ou
pas, on paie toujours les mêmes impôts.
— Bon, ben maintenant qu’on a l’estomac bien rempli, je parie qu’il
va falloir retourner faire la queue comme tout le monde, conclut Roo,
toujours d’un ton désinvolte.
— C’est pas sûr, avoua le tavernier.
Roo essaya de ne pas avoir l’air trop intéressé.
— Vous connaissez un autre moyen d’entrer dans Krondor ?
Aussitôt, la surprise se peignit sur le visage de son interlocuteur.
— Non, je voulais simplement dire qu’ils ferment les portes dans une
heure et que vous ne pourrez pas entrer dans la ville cette nuit.
— Comment ça, ils ferment les portes ?
— Vu que le roi est en ville, bien sûr qu’ils les ferment, répliqua le
tavernier, intrigué. Pourquoi, ça vous pose un problème ?
Erik était sur le point de répondre par la négative mais Roo le
devança :
— On doit prendre un bateau à la première heure demain matin.
— Je vous suggère d’en trouver un autre, dans ce cas. Parce que la
plupart de ceux qui attendent pour entrer dans la cité vont tout simplement
camper devant les portes, si bien que, même si vous partez maintenant pour
reprendre votre place dans la file, il vous faudra des heures avant de pouvoir
finalement passer demain. Ce sera comme ça tous les jours jusqu’à ce que le
roi reparte, la semaine prochaine.
Roo plissa les yeux.
— Vous ne connaîtriez pas, par hasard, un autre moyen d’entrer dans
la cité ? Vous savez, l’un de ceux que les gens du coin utilisent sans en
parler à personne.
Le tavernier balaya la salle du regard comme s’il craignait que l’on
espionne leur conversation – ce qui était peu probable, étant donné que ses
quatre autres clients étaient plongés dans leur propre discussion.
— Ça se pourrait bien. Mais ça vous coûterait pas mal d’argent.
— Combien ? demanda Roo.
— Combien vous avez ?
Avant qu’Erik ait le temps de mettre en avant leur pauvreté, Roo
répondit :
— Mon ami et moi pouvons payer dix pièces d’or.
Le tavernier parut surpris par le montant de la somme.
— Faites voir votre or.
Au moment où Roo s’apprêtait à ouvrir son baluchon, Erik lui posa la
main sur l’épaule pour le retenir.
— Dix pièces d’or, c’est toute notre fortune. Il nous a fallu des mois
pour réunir une somme pareille. On devait payer la traversée avec ça.
— Vous êtes jeunes et forts, rétorqua le tavernier. Vous pourrez
toujours travailler pour payer la traversée. Il y a des navires en partance
pour Queg, les Cités libres, Kesh et tous les autres ports où vous aimeriez
vous rendre. Ils sont toujours prêts à embaucher du monde.
Erik entendit derrière lui que les hommes repoussaient leurs chaises.
Il se retourna et vit que les deux derniers arrivants étaient déjà sur eux,
brandissant leur matraque. Roo essaya de plonger pour les éviter et reçut
pour sa peine un coup à l’épaule, au lieu de la tête. La douleur lui faucha les
genoux et le fit tomber.
Erik essaya de tirer l’épée, mais l’homme le plus proche se jeta sur
lui. Erik lui délivra un revers qui le projeta contre l’individu qui arrivait
derrière lui.
— Attrapez-le ! s’écria celui qui venait de frapper Roo.
Erik essayait de nouveau de sortir son épée du fourreau lorsqu’il reçut
un coup à l’arrière du crâne. Il sentit ses jambes se dérober sous lui et sa
vision se troubla.
Deux brigands l’attrapèrent et le soulevèrent. Avant même d’avoir eu
l’occasion de résister, il se retrouva ficelé comme un veau que l’on destine à
l’abattoir. Le tavernier fit le tour du comptoir avec, à la main, la matraque
en plomb qu’il avait utilisée pour assommer le garçon.
— Le petit ne vaut probablement rien, mais le grand nous rapportera
un bon prix comme esclave pour les galères, ou peut-être même comme
combattant dans l’arène. Amenez-les à l’acheteur quegan avant minuit. Les
galères de l’ambassadeur et de son cortège partent demain soir avec la
marée, juste après la fin des festivités au palais.
Erik essaya de protester et en fut récompensé par un nouveau coup sur
la tête. Il s’effondra, inconscient.
DÉCOUVERTE
LE PROCÈS
LE CHOIX
La porte s’ouvrit.
Erik cligna des yeux, surpris de découvrir qu’il avait fini par sombrer
dans un sommeil lourd dû à la fatigue émotionnelle. Des soldats entrèrent
dans la cellule. Ils étaient lourdement armés pour empêcher toute rébellion
de la part des condamnés. Le dernier à passer la porte fut cet homme
étrange que les garçons avaient rencontré le premier jour, Robert de
Loungville.
— Écoutez-moi bien, bande de chiens ! s’écria-t-il d’une voix
rocailleuse qui les gifla tel un gant de cuir. Quand on vous appelle, vous
venez et vous mourez en hommes ! ajouta-t-il avec un sourire tordu.
Il appela six noms, dont le dernier n’était autre que celui de Tom le
Retors. Celui-ci resta en arrière, comme s’il espérait pouvoir se cacher
derrière le groupe de condamnés qui seraient pendus en deuxième.
— Thomas Reed ! Sors d’ici ! lui ordonna de Loungville.
Mais Tom le Retors ne fit que se recroqueviller davantage derrière son
ami Biggo. De Loungville envoya deux soldats le chercher, l’épée au clair.
Les autres prisonniers s’écartèrent. Tom se débattit mais les soldats
l’attrapèrent et le traînèrent hors de la cellule. Il commença alors à supplier
qu’on lui laisse la vie sauve et hurla tout au long du chemin qui menait au
gibet.
Personne dans la cellule ne parla. Tous écoutèrent les hurlements de
Tom diminuer, à mesure que les soldats l’éloignaient de la cellule. Puis,
d’un même mouvement, ils se tournèrent vers la fenêtre lorsque ses cris
résonnèrent de nouveau à plein volume. Les six premiers prisonniers furent
conduits en file indienne jusqu’à la potence, à l’exception de Tom, que les
soldats traînaient toujours. Cette fois, sa terreur était telle que sa voix
montait dans les aigus. Les gifles que lui donnaient les soldats qui le
portaient ne faisaient qu’ajouter à sa panique ; à moins de l’assommer, ils
n’avaient aucun moyen de le faire taire. En tout cas, si ces hurlements les
dégoûtaient, ils n’en laissaient rien paraître. De toute évidence, Tom n’était
pas le premier homme qu’ils conduisaient ainsi à la mort. D’ailleurs, il ne
tarderait pas à se taire.
Erik observait la scène à travers les barreaux, avec un mélange de
répulsion et de fascination. Il regarda les cinq premiers condamnés monter
péniblement les marches de la potence. Dans un recoin de son esprit, il
savait qu’il n’allait pas tarder à les suivre, mais ne parvenait pas à accepter
cette réalité dans son cœur. Tout cela était en train d’arriver à quelqu’un
d’autre, mais pas à lui.
Les prisonniers montèrent sur les grandes caisses placées sous les
nœuds coulants. Tom se débattit, donnant des coups de pied, crachant et
essayant de mordre les gardes, qui le tenaient fermement. Ils le soulevèrent
pour le déposer sur la caisse et un troisième soldat sauta derrière lui pour lui
passer la corde au cou. Les deux autres continuaient à le tenir, de peur qu’il
ne donne un coup de pied dans la caisse et ne se pende avant que l’ordre en
soit donné.
Erik ne savait pas à quoi s’attendre – une annonce quelconque, ou la
lecture du verdict officiel – mais sans plus de cérémonie, Robert de
Loungville se plaça directement face aux condamnés, tournant le dos à ceux
qui étaient restés dans la cellule. Sa voix résonna dans la cour lorsqu’il
s’exclama :
— Pendez-les !
Les soldats donnèrent un violent coup de pied dans les caisses – l’un
d’eux dut même s’y prendre à deux reprises pour faire basculer celle où l’un
des condamnés s’était évanoui après l’ordre de Loungville de les pendre.
Les cris de Tom le Retors s’éteignirent brusquement.
Erik sentit son estomac se nouer. Les corps de trois des prisonniers se
détendirent brutalement, ce qui signifiait qu’ils avaient eu la nuque brisée.
Un autre fut soulevé par des soubresauts à deux reprises avant de mourir
mais les deux derniers donnèrent des coups de pied, tandis qu’ils étouffaient
lentement. Tom le Retors faisait partie de ces deux-là et donna à Erik
l’impression qu’il mettait très longtemps à mourir. Le maigre voleur se
débattit et donna un coup de talon à l’un des soldats.
— Ils pourraient au moins nous attacher les jambes, fit remarquer
Biggo. On perd sa dignité, à donner des coups de pied dans tous les sens,
comme ça.
Roo se tenait à côté d’Erik. Des larmes de terreur coulaient à flot sur
son visage.
— Notre dignité ? répéta-t-il, hébété.
— Il nous reste pas grand-chose d’autre, fiston, expliqua Biggo.
L’homme arrive dans ce monde dans le plus simple appareil et en repart de
la même façon. Les habits qu’il a sur le dos ne veulent rien dire. Son âme
est à nu. Mais la bravoure et la dignité, ça, moi je crois que ça compte. C’est
peut-être pas grand-chose, mais un jour, un de ces soldats racontera peut-
être à sa femme : « Je me souviens de ce grand type qu’on a pendu ; lui, il
savait comment mourir courageusement. »
Erik regarda le corps de Tom le Retors continuer à s’agiter, puis être
animé de soubresauts. Enfin, il s’immobilisa. Robert de Loungville attendit
pendant un moment qui parut interminable à Erik avant de donner l’ordre,
avec un signe de la main :
— Coupez les cordes !
Les soldats obéirent et déposèrent les cadavres sur le sol tandis que
leurs compagnons s’empressaient de remplacer les cordes et de mettre en
place de nouveaux nœuds.
Brusquement, Erik comprit qu’ils allaient venir le chercher. Ses
genoux commencèrent à trembler et il dut s’appuyer au mur pour ne pas
tomber. C’est la dernière fois que je sens de la pierre sous ma main, se dit-il
brusquement. À l’extérieur, Robert de Loungville fit signe à un groupe de
soldats de former les rangs. Puis ils sortirent du champ de vision des
prisonniers.
Le bruit des bottes sur la pierre traversa les murs, tandis que les
soldats quittaient la cour et entraient dans le bâtiment. Plus le son se
rapprochait et moins Erik savait ce qu’il voulait. Il aurait aimé qu’ils soient
déjà là et que tout soit fini, et en même temps, il aurait voulu qu’ils
n’atteignent jamais la cellule. Il pressa la paume contre le mur, comme si la
rugosité de la pierre sous sa chair niait sa mort prochaine.
La porte à l’extrémité du couloir s’ouvrit et les soldats entrèrent en
marchant au pas. Robert de Loungville ouvrit la cellule et appela leurs
noms. Roo était le quatrième sur la liste, Erik le cinquième et Sho Pi le
dernier, puisqu’il était le seul qui n’allait pas être pendu.
Roo prit sa place dans la file et regarda tout autour de lui, la panique
inscrite sur le visage.
— Attendez… Est-ce qu’on ne peut pas… Est-ce qu’il n’y a pas…
— Reste à ta place, fiston. C’est bien, t’es un bon gars.
Roo cessa de protester, mais il avait les yeux écarquillés, les joues
humides de larmes et la bouche ouverte, articulant des choses qu’Erik ne
parvenait pas à comprendre.
Le jeune forgeron regarda autour de lui et sentit une espèce de torpeur
nauséeuse se développer dans son estomac, comme s’il avait été
empoisonné. Puis ses intestins se contractèrent et il éprouva le besoin de se
soulager. Brusquement, il eut peur de se souiller en mourant. Le cœur serré,
il dut se forcer à respirer. La sueur dégoulinait le long de son visage, sous
ses bras et à l’entrejambe. Je vais mourir.
— Je ne voulais pas…, supplia Roo auprès d’hommes qui ne
détenaient pas le pouvoir de le sauver.
Le sergent leur donna l’ordre de sortir de la cellule. Erik se demanda
comment il parvenait à suivre, car ses pieds lui paraissaient être devenus de
plomb et ses genoux tremblaient. Roo frissonna. Erik aurait aimé lui poser
la main sur l’épaule, mais ses chaînes et ses menottes l’en empêchaient. Les
prisonniers quittèrent le couloir qui faisait face à la cellule de la mort.
Ils s’engagèrent dans un deuxième long corridor, puis un troisième
qui les amena à une courte volée de marches. Ils les descendirent,
tournèrent dans un autre couloir et franchirent une porte pour sortir au grand
jour. Le soleil n’était pas encore passé au-dessus des murs, si bien qu’ils se
déplacèrent dans l’ombre de la muraille. Mais au-dessus de leurs têtes, le
ciel bleu annonçait une belle journée. Erik en eut presque le cœur brisé tant
il souhaitait la vivre, cette belle journée.
Roo pleurait ouvertement en émettant des sons inarticulés, ponctués
par le même refrain : « S’il vous plaît. » Cependant, il parvenait quand
même à avancer. Les condamnés passèrent à côté de l’endroit où gisaient
les six premiers corps. Des soldats étaient justement en train d’amener un
corbillard le plus près possible pour charger les cadavres à l’intérieur. Erik
jeta un coup d’œil aux hommes qui l’avaient précédé.
Il faillit trébucher. Il avait déjà vu des cadavres, lorsqu’il avait trouvé
Tyndal, et regardé Stefan et le bandit après les avoir tués, mais il n’avait
jamais rien vu de tel. Deux d’entre eux avaient été étranglés, dont Tom le
Retors : les yeux leur sortaient de la tête et la douleur tordait leur visage.
Les quatre autres, qui avaient eu la nuque brisée, n’en paraissaient pas
moins effrayants, avec leurs yeux sans vie tournés vers le ciel. Des mouches
se rassemblaient déjà sur les corps et personne ne prenait la peine de les en
déloger.
Tout à coup, Erik s’aperçut qu’on lui faisait monter les marches de la
potence et sentit sa vessie donner des signes de faiblesse. Jusque-là, il
n’avait pas eu besoin d’uriner et éprouvait soudain l’immense envie de
demander la permission de se soulager avant d’être pendu. Une vague
d’embarras puéril surgit du plus profond de sa mémoire et les larmes se
mirent à couler sur ses joues. Sa mère l’avait réprimandé très tôt pour avoir
sali ses draps pendant la nuit et, pour une raison qu’il ne parvenait pas à
comprendre, l’idée de se souiller lui paraissait insupportable. Pourtant,
d’après les odeurs d’urine et d’excréments, certains de ses compagnons
avaient déjà perdu le contrôle de leurs intestins. Il ne savait pas s’il
s’agissait des prisonniers qui se trouvaient devant lui ou de ceux qui étaient
déjà morts, mais il éprouvait le besoin désespéré de ne pas perdre le
contrôle, afin d’éviter que sa mère soit furieuse contre lui.
Il essaya de regarder Roo, mais on le fit monter sur la caisse et un
soldat grimpa derrière lui pour lui passer la corde au cou, avec adresse, sans
la moindre hésitation. Le soldat redescendit sans faire bouger la caisse. Erik
essaya de regarder par-dessus son épaule mais ne parvint pas à voir son ami.
Le jeune garçon se mit à trembler. Il ne parvenait pas à stabiliser sa
vision et les images du ciel bleu, au-dessus de sa tête, contrastaient avec
celles des ombres sur les murs, sans aucune logique. Il entendit ses
compagnons marmonner des prières et crut reconnaître la plainte de Roo :
« … Non… je vous en prie… non… je vous en supplie… »
Erik se demanda s’il devait dire quelque chose à son ami, mais avant
qu’il ait pu y réfléchir, Robert de Loungville s’avança face aux condamnés.
Le jeune forgeron s’aperçut alors qu’il parvenait à distinguer, avec une
acuité étonnante, les moindres détails du visage de l’homme qui allait
ordonner sa mort. Il s’était rasé hâtivement ce matin-là, car un léger duvet
sombre recouvrait ses joues. Il avait une petite cicatrice sous l’œil droit
qu’Erik n’avait pas remarquée la première fois et portait une belle tunique
rouge ornée d’un insigne représentant le sceau de Krondor : un aigle planant
au-dessus d’un pic qui surplombait la mer. Il avait les yeux bleus, les
sourcils noirs, et avait besoin d’une coupe de cheveux. Erik se demanda
comment il parvenait à visualiser tant de choses si rapidement et sentit son
estomac se rebeller. La peur allait le rendre malade.
Les soldats obligèrent le seul prisonnier qui n’avait pas été condamné
à mort à rejoindre de Loungville, qui se tourna vers lui en disant :
— Regarde bien ce qui va se passer, Keshian, et retiens la leçon.
Il fit un signe de tête à l’intention des soldats qui attendaient sur la
potence.
— Pendez-les ! ordonna-t-il.
Erik, terrifié, inspira profondément lorsqu’il sentit la caisse basculer
sous ses pieds suite à un violent coup de botte. Il eut le temps d’entendre
Roo pousser un cri de terreur. Puis il tomba.
Le ciel se mit à tourbillonner et sa seule pensée fut pour le bleu au-
dessus de sa tête. Puis il sentit qu’il avait atteint l’extrémité de la corde et
s’entendit crier : « Maman ! » Le nœud se resserra autour de son cou et une
brusque secousse lui brûla la peau. Il y eut une deuxième secousse et il se
remit à tomber. Mais au lieu de sentir sa nuque se briser ou de commencer à
étouffer, comme il s’y attendait, il atterrit durement sur le plancher en bois
du gibet et le choc ébranla son corps et son visage.
Robert de Loungville se mit brusquement à crier :
— Relevez-les !
Des mains brutales attrapèrent Erik et le redressèrent. Le jeune
forgeron, hébété, avait plus ou moins l’impression d’être ailleurs. Il regarda
autour de lui et vit des hommes abasourdis, affichant la même expression
confuse que lui. Roo haletait comme un poisson que l’on vient juste de
sortir de l’eau et une marque rouge barrait son visage à l’endroit où il avait
heurté les planches. Les yeux rouges et gonflés, il pleurait comme un
enfant, et de la morve coulait de son nez.
Biggo souffrait d’une entaille au front et jetait des coups d’œil à la
ronde, comme pour essayer de comprendre pourquoi on lui avait joué ce
vilain tour en l’empêchant d’aller à son rendez-vous avec la déesse de la
Mort. L’individu à ses côtés, Billy Goodwin, ferma les yeux et inspira
plusieurs fois comme s’il étouffait encore. Erik ne connaissait pas le nom de
l’homme à l’extrémité de la potence, mais ce dernier se tenait immobile et
silencieux, l’air aussi stupéfait que les autres.
— Maintenant, écoutez-moi bien, bande de salopards ! ordonna
Robert de Loungville. Vous êtes tous des hommes morts ! (Il dévisagea
chacun d’entre eux, un par un, et éleva la voix.) Est-ce que vous m’avez
compris ?
Ils hochèrent la tête mais de toute évidence, aucun d’eux ne
comprenait.
— Officiellement, vous êtes morts. Si l’un de vous en doute, je peux
le ramener là-haut et cette fois nous attacherons la corde à la potence. Ou,
s’il préfère, je serai ravi de lui trancher la gorge.
Il se tourna vers l’Isalani.
— Va rejoindre tes camarades.
On fit brutalement descendre les prisonniers enchaînés pour les
conduire auprès des cadavres. Les soldats raccourcirent la corde qui traînait
derrière chacun des hommes et deux d’entre eux placèrent un nœud
identique autour du cou de Sho Pi.
— Vous garderez ces nœuds jusqu’à ce que je vous dise de les
enlever, leur apprit de Loungville, criant toujours.
Il s’approcha des six hommes, toujours aussi hébétés, et passa
lentement devant chacun d’entre eux en les regardant droit dans les yeux.
— Vous m’appartenez ! Vous n’êtes même pas des esclaves ! Les
esclaves ont des droits ; vous, vous n’en avez aucun ! À partir de
maintenant, vous me devrez chaque inspiration que vous prendrez. Si je
décide de ne plus vous laisser respirer le même air que moi, j’ordonnerai à
mes soldats de resserrer ce nœud autour de votre cou et vous arrêterez de
respirer. Vous me suivez ?
Certains des prisonniers hochèrent la tête. Erik fit « oui » à voix
basse.
— Quand je vous pose une question, vous répondez bien fort pour que
je puisse vous entendre ! rugit de Loungville. Est-ce que vous me suivez ?
Cette fois, les six hommes s’exclamèrent en même temps :
— Oui !
De Loungville fit demi-tour et les passa de nouveau en revue.
— J’attends !
Ce fut Erik qui finit par dire :
— Oui, monsieur !
De Loungville se plaça devant lui et rapprocha son visage de celui du
garçon, si bien que leur nez se retrouvèrent à moins d’un centimètre l’un de
l’autre.
— « Monsieur » ! Ah, mais je suis plus que ça pour vous, bande de
crapauds ! Je suis plus que votre mère, votre femme, votre père ou votre
frère ! À partir de maintenant, je suis votre dieu ! Je n’ai qu’à claquer des
doigts et vous serez des hommes morts pour de bon ! Maintenant, quand je
vous pose une question, vous répondrez : « Oui, sergent de Loungville ! »
Est-ce que c’est bien clair ?
— Oui, sergent de Loungville ! répondirent les hommes criant
presque en dépit de leur gorge douloureuse après ce simulacre de
pendaison.
— Maintenant, chargez-moi ces cadavres dans le corbillard, bande de
salopards ! ordonna de Loungville. Chacun de vous en prend un.
Biggo s’avança, souleva le corps de Tom le Retors et le porta, comme
on porterait un enfant, jusqu’au chariot. Deux fossoyeurs attendaient à
l’intérieur et tirèrent le cadavre au fond du véhicule afin de faire de la place
pour les autres.
Erik souleva l’un des corps sans trop savoir quel était son nom ni quel
crime il avait commis. Puis il l’emporta jusqu’au chariot et le déposa à
l’endroit où les fossoyeurs pourraient s’occuper de lui. Il regarda son visage
et ne le reconnut pas. Il devait pourtant s’agir d’une des personnes avec
lesquelles il venait de passer deux jours. Il lui avait même sûrement parlé,
mais il ne parvenait pas à se rappeler son nom.
Roo regarda le cadavre et essaya de le soulever. Mais il n’y parvint
pas. Les larmes coulaient toujours sur son visage, provenant d’une source
apparemment inépuisable. Erik hésita puis s’avança pour l’aider.
— Reviens par ici, de la Lande Noire, ordonna de Loungville.
— Il n’est pas capable de soulever ce corps, protesta Erik d’une voix
rauque – il avait toujours la gorge douloureuse.
De Loungville plissa les yeux de façon menaçante. Erik s’empressa
d’ajouter respectueusement :
— Sergent de Loungville.
— Il ferait mieux d’y arriver, répliqua l’autre, ou il sera le premier à
retourner là-haut.
Il désigna la potence de la dague qu’il tenait maintenant à la main.
Erik regarda son ami. Ce dernier essayait de trouver en lui la force de
traîner le cadavre jusqu’au corbillard. Les trois mètres qu’il avait à
parcourir devaient lui paraître aussi longs qu’un kilomètre. Erik savait que
Roo n’avait jamais été un garçon costaud et que le peu de vitalité qu’il
possédait avait dû s’évanouir au cours des jours précédents. On eût dit que
ses bras avaient autant de résistance qu’une corde usée et qu’il n’avait plus
aucune force dans les jambes.
Il tira désespérément sur le cadavre, qui finit par bouger de quelques
centimètres, puis encore, et encore. Grognant comme s’il lui fallait porter
plusieurs armures jusqu’au sommet d’une montagne, Roo tira jusqu’à
amener le cadavre au pied du chariot. Alors, il s’effondra.
De Loungville vint se placer au-dessus de lui et s’accroupit pour
regarder le garçon dans les yeux. Il se mit alors à crier si fort que l’on eût
dit qu’il hurlait.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu n’espères quand même pas que ces
honnêtes travailleurs vont descendre de ce chariot pour finir ton boulot ?
Roo regarda le petit homme, le suppliant en silence de le laisser
mourir. De Loungville se baissa, l’attrapa par les cheveux et le remit debout
en lui mettant la dague sous la gorge.
— Tu ne vas pas mourir, espèce de larve inutile, lui expliqua-t-il,
comme s’il pouvait lire dans ses pensées. Tu es à moi, et tu mourras quand
j’en aurais envie. Pas avant. Si tu meurs avant que je ne t’en donne l’ordre,
j’irai te rechercher dans la demeure de Lims-Kragma et je t’arracherai de là
pour te ramener à la vie, et à ce moment-là, seulement, je te tuerai. Je
t’ouvrirai le ventre et mangerai ton foie pour le dîner, si tu ne fais pas ce
que je te dis de faire. Maintenant, ramasse-moi ce cadavre et hisse-le dans
le corbillard, bon sang !
Lorsque le sergent le lâcha, Roo trébucha, heurta l’arrière du chariot
et parvint de justesse à ne pas tomber. Il se pencha, prit le cadavre sous les
bras et tira.
— Tu ne m’es d’aucune utilité, gamin ! rugit le sergent. Je vais
compter jusqu’à dix. Si d’ici là tu n’arrives pas à le monter dans le
corbillard, espèce de limace, je t’arracherai le cœur ! Un !
Roo tira plus fort, la panique inscrite sur le visage. « Deux ! » Il fit
passer son propre poids sur l’avant et réussit à faire asseoir le corps.
« Trois ! »
Il poussa sur ses jambes et réussit à faire plus ou moins un demi-tour,
si bien que le cadavre reposait désormais contre l’arrière du chariot.
« Quatre ! » Le garçon prit une inspiration et souleva de nouveau.
Brusquement, le cadavre se retrouva à moitié dans le corbillard. « Cinq ! »
Roo lâcha le corps, le temps de se pencher pour le prendre par les hanches,
sans tenir compte de l’odeur d’urine et d’excrément. Il puisa dans ses
dernières forces pour le soulever de nouveau. Puis il s’effondra.
— Six ! hurla de Loungville en se penchant sur le garçon, assis devant
le chariot.
Roo leva les yeux et s’aperçut que les jambes du cadavre ballaient
dans le vide. « Sept ! » Il se remit péniblement debout et poussa de toutes
ses forces sur les jambes.
Elles plièrent. Roo poussa et fit rouler le corps jusqu’à ce qu’il entre
complètement dans le corbillard. Pendant ce temps, de Loungville arrivait à
huit.
Alors, Roo s’évanouit.
Erik s’avança d’un pas. Le sergent fit volte-face et lui donna une gifle
du revers de la main. Le jeune garçon tomba à genoux sous la violence du
choc. Robert de Loungville baissa la tête et expliqua à un Erik étourdi, en le
regardant droit dans les yeux :
— Tu apprendras, espèce de chien, que peu importe ce qui arrive à tes
amis, tu dois faire ce que je te dis quand je te le dis, et rien d’autre. Si tu ne
retiens pas cette première leçon, tu serviras d’appât aux corbeaux avant le
coucher du soleil. Ramenez-les dans leur cellule ! ajouta-t-il en se
redressant.
Les hommes, toujours aussi surpris, se mirent en marche de façon
désordonnée. Ils ne comprenaient pas encore très bien ce qui se passait. Les
oreilles d’Erik bourdonnaient à cause du coup qu’il venait de recevoir, mais
il se risqua néanmoins à jeter un regard du côté de Roo. Il vit alors que deux
des soldats venaient de le soulever pour le ramener avec les autres.
En silence, on les fit réintégrer la cellule de la mort. Roo fut jeté à
l’intérieur sans cérémonie et les soldats claquèrent la porte derrière lui.
Sho Pi, l’homme qui venait de Kesh, vint examiner le garçon.
— Il s’en remettra, annonça-t-il. Il s’est évanoui à cause du choc et de
la peur.
Puis il se tourna vers Erik et sourit, une lueur dangereuse au fond des
yeux.
— Ne t’avais-je pas dit qu’ils nous réservaient peut-être autre chose ?
— Oui, mais quoi ? lui demanda Biggo. À quoi ça rime, cette sinistre
mascarade ?
L’Isalani s’assit par terre en croisant les jambes.
— Je suppose que c’était ce que l’on appelle une démonstration. Ce
de Loungville, qui travaille, j’imagine, pour le prince, veut nous faire
comprendre quelque chose, afin qu’il n’y ait plus le moindre doute à ce
sujet.
— Oui, mais que veut-il nous faire comprendre ? objecta Billy
Goodwin, un individu mince, aux cheveux bruns et bouclés.
— Qu’il peut te tuer sans hésiter si tu ne fais pas ce qu’il veut.
— Mais que veut-il ? demanda l’homme dont Erik ne connaissait pas
le nom, un type maigre aux cheveux roux et à la barbe grise.
Sho Pi ferma les yeux comme s’il était sur le point de faire une sieste.
— Je ne sais pas, mais je pense que ça risque d’être intéressant.
Erik s’assit à son tour et partit brusquement d’un rire nerveux.
— Qu’y a-t-il ? voulut savoir Biggo.
— Je me suis fait dessus, expliqua-t-il, gêné d’avouer une chose
pareille devant les autres.
Puis il se mit à rire de nouveau, avec cette fois une note hystérique.
— Moi aussi, je me suis sali, admit Billy Goodwin.
Erik hocha la tête. Brusquement, son rire s’éteignit et le garçon
s’aperçut, à son grand étonnement, qu’il pleurait. Sa mère serait tellement
en colère contre lui si elle l’apprenait.
L’ENTRAÎNEMENT
Pendant les trois premiers jours qui suivirent leur rencontre avec
Calis, Erik et les cinq prisonniers subirent un entraînement intensif aux
armes et durent également faire au moins deux heures quotidiennes
d’équitation. Erik commençait à bien savoir se servir d’une épée, tout
comme Roo, qui mettait à profit sa vivacité naturelle.
Personne ne posa de questions, mais il était évident qu’on les
entraînait en vue d’un combat et que leur survie dépendait de leur capacité à
prouver leur valeur à Robert de Loungville. Personne ne fit de
commentaires au sujet de la dernière recommandation de Calis à de
Loungville, car ils avaient bien compris qu’ils seraient pendus si les deux
hommes estimaient qu’ils n’étaient pas dignes de confiance.
Cependant, personne n’osait se demander quels seraient les critères de
sélection à la fin des deux semaines qui leur avaient été données.
Les forces et faiblesses de chaque prisonnier commencèrent à
apparaître à mesure que la semaine s’écoulait. Biggo s’en sortait bien tant
qu’il recevait des instructions précises mais se montrait indécis dès que
quelque chose d’inattendu se présentait. Roo faisait preuve d’audace et
prenait souvent des risques, récoltant des bosses et des bleus plus souvent
qu’à son tour en guise de récompense.
Billy Goodwin et Sho Pi avaient tendance à se mettre facilement en
colère, mais le premier entrait alors dans une rage aveugle tandis que le
second devenait extrêmement concentré, à tel point qu’Erik le considérait
comme le membre le plus dangereux du groupe.
Luis de Savona était pour sa part un cavalier convenable et un bon
épéiste, même s’il se prétendait meilleur avec une dague, mais son point
faible, c’était sa vanité. Il ne savait pas refuser le moindre défi.
Sho Pi était naturellement doué et n’avait jamais besoin de
recommencer une leçon. Il se tenait en selle sans effort apparent et savait
manier l’épée avec aisance à peine quelques heures après avoir appris les
premiers gestes.
Au bout de cinq jours, la nature de l’entraînement changea. Les six
prisonniers furent conduits, en compagnie de six hommes en noir, dans une
lointaine partie du camp où les attendaient deux soldats vêtus du tabard
brun et or du duché de Crydee. Devant eux, sur le sol, traînaient tout un tas
d’objets étranges et difficiles à identifier, dont certains paraissaient être des
armes.
Les deux soldats, un capitaine et un sergent, commencèrent à leur
présenter ces armes étranges et leur montrèrent rapidement ce qu’elles
étaient capables de faire. À l’issue de cette démonstration, les hommes
furent conduits dans une autre partie du camp où un homme qui devait être
un prêtre de Dala commença à leur montrer comment soigner les blessures.
Lorsque la journée prit fin, Erik était sûr d’au moins une chose : ils
partaient en guerre. Mais à voir avec quelle insistance leurs instructeurs leur
avaient parlé, il était clair qu’ils allaient partir au combat sans y être
réellement préparés.
TRANSITION
LE PASSAGE
Erik bâilla.
La vie n’était jamais monotone à bord du Revanche de Trenchard,
mais il y avait parfois quelques moments d’ennui, comme celui-ci. Le jeune
homme avait fini de s’entraîner avec ses compagnons – il comprenait à
présent qu’ils formaient cette bande de « désespérés » que Robert de
Loungville avait personnellement sélectionnés. Le repas du soir était
terminé et Erik avait eu envie de prendre l’air. Les autres étaient allongés
sur leur couchette dans la cale, mais le jeune homme se tenait à la proue du
navire, surplombant le beaupré et écoutant les bruits de la mer tandis que le
vaisseau avançait dans la nuit à pleine vitesse.
L’officier de quart sur le pont donna les consignes du moment et la
vigie lui répondit que tout était clair. Cela fit sourire Erik. Il n’arrivait pas à
comprendre comment l’homme savait que tout était clair, à moins d’avoir à
sa disposition un artefact magique permettant à ses yeux de mortel de percer
les ténèbres. En réalité, sa réponse signifiait certainement qu’il ne pouvait
rien voir, se dit Erik.
Pourtant ce n’était pas tout à fait vrai. Un océan d’étoiles était
suspendu au-dessus de sa tête et la petite lune venait juste de se lever à l’est.
La lune médiane et la grande n’apparaîtraient, quant à elles, qu’un peu
avant l’aube. Le dessin familier que formaient les points lumineux dans le
ciel se réfléchissait en éclats d’argent sur la mer. Un demi-mille à tribord, le
Ranger de Port-Liberté suivait une trajectoire parallèle. Des lumières à la
proue, à la poupe et en haut du grand mât signalaient sa présence. De nuit,
les navires devaient allumer leurs feux afin de se détacher sur l’eau tel un
phare pour éviter d’entrer en collision les uns avec les autres.
— Fascinant, n’est-ce pas ?
Erik se retourna, surpris de n’avoir entendu personne approcher. Calis
se tenait à quelques pas de lui et observait le ciel.
— J’ai souvent pris la mer, et pourtant quand les lunes ne sont pas
encore levées et que les étoiles brillent comme ça, je m’arrête toujours pour
les regarder, émerveillé.
Erik ne savait pas quoi dire. Cet homme s’était si rarement adressé à
eux que la plupart de ses compagnons avaient peur de lui. De Loungville
faisait d’ailleurs de son mieux pour leur inspirer cette crainte, et les
histoires de Jadow et de Jérôme à son sujet n’avaient fait qu’en rajouter.
— Euh, j’allais juste…
— Reste, lui dit Calis en s’accoudant au bastingage, juste à côté de
lui. Bobby et Charlie sont en train de jouer aux cartes et je me suis dit que
j’avais besoin de prendre l’air. Je vois que je ne suis pas le seul.
Erik haussa les épaules.
— On se sent un peu à l’étroit, parfois, en bas.
— Et parfois, un homme a besoin d’être seul avec ses pensées, n’est-
ce pas, Erik ?
— C’est vrai. Mais je ne m’appesantis pas sur ce qui m’arrive, ajouta-
t-il sans savoir pourquoi. Ce n’est pas dans mon caractère. Roo, lui, par
contre, s’inquiète assez pour deux, mais…
— Mais quoi ? lui demanda Calis.
— C’est peut-être à cause de ma mère, répondit le jeune homme, qui
s’aperçut à quel point elle lui manquait. Elle s’inquiétait toujours pour un
rien et, du coup, je n’ai jamais eu beaucoup de choses à l’esprit la plupart
du temps.
— Tu n’avais pas d’ambitions ?
— Je voulais juste avoir un jour ma propre forge.
Calis hocha la tête, un geste qu’Erik devina plus qu’il ne le vit à la
faible lueur de la lanterne la plus proche.
— C’est un but honorable.
— Et vous ? ne put s’empêcher de demander Erik – il se sentit gêné
de son audace, mais Calis sourit.
— Moi, quels sont mes buts ? (Il se tourna et s’adossa au bastingage,
sur lequel il posa les coudes, le regard perdu dans les ténèbres.) C’est
difficile à expliquer.
— Je ne voulais pas me montrer indiscret… monsieur.
— Tu devrais commencer à m’appeler « capitaine », Erik. Bobby est
notre sergent, Charlie notre caporal et toi, tu fais partie des Aigles
cramoisis, la compagnie de mercenaires la plus redoutée de notre terre
natale.
— Je ne comprends pas, monsieur.
— Tu comprendras bien assez tôt, assura Calis. Nous arriverons
bientôt, ajouta-t-il en regardant l’horizon.
— Où ça, monsieur… capitaine ?
— Sur l’île du Sorcier. J’ai besoin de parler à un vieil ami.
Erik resta silencieux, sans savoir quoi dire ou quoi faire, jusqu’à ce
que Calis vienne à son secours.
— Tu devrais peut-être descendre rejoindre tes compagnons, suggéra-
t-il.
— Oui, capitaine, répondit Erik, qui fit mine de partir, puis s’arrêta.
Euh, capitaine, est-ce que je dois vous saluer, ou quelque chose dans ce
genre ?
Calis eut un sourire étrange, qu’Owen Greylock aurait qualifié
d’ironique, se dit Erik.
— Nous sommes des mercenaires, Erik, pas une maudite armée, lui
rappela-t-il.
Le jeune homme hocha la tête et s’éloigna. Très vite, il retrouva sa
couchette. Mais tandis que Jadow régalait les autres en leur parlant des
femmes qu’il avait connues et des batailles qu’il avait gagnées à lui tout
seul, Erik l’écouta d’une oreille distraite en repensant à sa conversation
avec Calis. Il se demandait ce qui pouvait bien se cacher derrière les paroles
du capitaine.
— Capitaine !
Erik, occupé à assurer un cordage, s’arrêta. La vigie paraissait
troublée.
— Qu’y a-t-il ? demanda Calis.
— Je vois quelque chose droit devant, monsieur, comme des lumières
ou des éclairs, je ne sais pas vraiment.
Erik se hâta de resserrer le cordage et se tourna pour regarder. Le
crépuscule approchait à grands pas, mais les derniers rayons du soleil à
bâbord l’empêchèrent de voir quoi que ce soit. Il plissa les yeux et aperçut
un faible éclair d’argent.
Roo rejoignit son ami.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je pense que c’est un éclair, répondit Erik.
— Génial, une tempête en pleine mer, gémit Roo.
Ils avaient quitté Krondor depuis presque un mois et la traversée avait
été plutôt agréable jusqu’ici. L’un des marins leur avait expliqué que s’ils
avaient fait le même trajet en sens inverse, ils auraient mis trois fois moins
de temps.
— Eh, les garçons, vous n’avez rien à faire ? s’écria une voix
familière au-dessus de leurs têtes.
Erik et Roo s’empressèrent de grimper de nouveau dans la mâture
avant que le caporal Foster demande à monsieur Collins de leur donner
davantage de travail à faire. Arrivés sur la dernière vergue, tout en haut du
grand mât, ils firent mine de vérifier des cordages qui n’en avaient pourtant
pas besoin. Mais les deux jeunes gens voulaient jeter un coup d’œil à la
tempête qui s’annonçait.
Le soleil déclinait à l’horizon. Il n’y avait aucun nuage en vue mais ils
virent clairement des arcs incroyablement brillants se détacher sur le ciel.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Roo.
— Rien de bon, à mon avis, répondit Erik en commençant à se
déplacer dans le gréement pour redescendre sur le pont.
— Où tu vas ?
— Dire à monsieur Collins que nous avons vérifié les cordages et lui
demander de nouvelles instructions. Ça ne sert à rien de rester là à regarder
la tempête arriver, Roo. On y sera bien assez tôt.
Cependant, Roo demeura où il était, regardant les éclairs d’argent
réapparaître dans les cieux qui s’assombrissaient. Des coups de tonnerre
assourdissants et des grésillements devaient les accompagner mais, à cette
distance, le jeune homme n’entendait rien. Il sentit le froid l’envahir, en
dépit de la chaleur de l’air nocturne. Il jeta un coup d’œil en bas et vit que la
moitié de l’équipage s’efforçait également de discerner ce qui les attendait.
Roo s’attarda encore un moment, puis finit par descendre pour
rejoindre Erik.
Ils se rapprochèrent de l’île du Sorcier pendant la nuit. Un peu avant
l’aube, ils purent entendre le premier coup de tonnerre. Lorsque vint l’heure
de réveiller les hommes pour remplacer ceux qui étaient de quart cette nuit-
là, plus personne ne dormait à bord.
Erik n’avait parlé à personne de sa conversation avec Calis, mais
l’équipage savait déjà quelle était leur destination : l’île du Sorcier, la
demeure du légendaire Sorcier Noir. Certains l’appelaient Macros, mais
d’autres prétendaient qu’il portait un nom tsurani et plusieurs affirmaient
qu’il était le roi de la magie noire. Erik en conclut que personne ne savait la
vérité. Apparemment, tous ceux qui en parlaient connaissaient quelqu’un
qui connaissait quelqu’un d’autre qui avait parlé à un marin ayant survécu
par miracle à une visite sur l’île.
De terribles histoires de destructions et d’horreurs, la mort étant la
moindre d’entre elles, firent le tour du navire entre le crépuscule et l’aube,
si bien que lorsque Erik et ses camarades remontèrent sur le pont,
l’atmosphère était à l’angoisse.
Le jeune homme faillit lâcher une exclamation face au tableau qui
l’accueillit. Une île se trouvait à tribord, si grande qu’il aurait fallu des
heures pour en faire le tour, dominée par de hautes falaises. Sur la plus
haute d’entre elles, un château noir formé de murs de pierres et de quatre
tours se découpait, menaçant, sur le ciel. Il se dressait au-dessus d’une
imposante cheminée de pierre, tel un bras de terre séparé du reste de l’île
par l’action de la marée qui avait creusé une crevasse aussi infranchissable
que n’importe quelles douves. Un pont-levis pouvait être abaissé pour
permettre de traverser, mais pour le moment, il était levé.
Le château était la source des terribles arcs d’énergie, ces éclairs
d’argent qui illuminaient le ciel et disparaissaient dans les nuages,
accompagnés d’un grésillement strident qui faisait mal aux oreilles.
Des lueurs bleues brillaient à la fenêtre d’une haute tour surplombant
l’océan. Erik crut détecter un mouvement au sommet des murs.
— De la Lande Noire !
La voix de Robert de Loungville sortit le jeune forgeron de sa rêverie.
— Oui, sergent ?
— Toi, Biggo, Jadow et Jérôme, vous nous accompagnez sur l’île,
Calis et moi. Mettez une chaloupe à la mer.
Erik et ses trois camarades, aidés par quatre marins expérimentés,
détachèrent rapidement la chaloupe et la firent passer par-dessus bord. Calis
monta sur le pont et emprunta l’échelle pour descendre dans l’embarcation,
sans adresser la parole à quiconque. De Loungville et deux marins le
suivirent, puis Erik fit signe à ses compagnons d’avancer.
Lorsqu’il arriva au niveau du bastingage, il reçut une épée dans son
fourreau et un bouclier des mains du caporal Foster. Le jeune homme passa
le baudrier en travers de son épaule, attacha le bouclier dans son dos et
descendit l’échelle. C’était la première fois qu’il se voyait remettre des
armes en dehors d’un entraînement et cela le rendit nerveux.
La chaloupe s’éloigna du navire et prit la direction d’une petite plage,
à l’écart du pic rocheux sur lequel s’élevait le château. Les marins avaient
l’habitude de ramer, et Biggo et Erik étaient forts, si bien que l’embarcation
atteignit le rivage en un rien de temps.
— Restez vigilants, leur recommanda Calis en débarquant sur le
sable. On ne sait jamais à quoi s’attendre, par ici.
Robert de Loungville hocha la tête avec un sourire ironique.
— Malheureusement, c’est la stricte vérité.
Soudain, une silhouette surgit des buissons près du sommet de la
falaise la plus proche, à côté d’un petit sentier qui descendait jusqu’à la
plage. La créature, entièrement vêtue de noir, mesurant entre trois mètres et
trois mètres cinquante, agitait ses longs bras enveloppés de manches
immenses. Une voix spectrale sortit du gigantesque capuchon qui
dissimulait ses traits.
— Fuyez ! Tous ceux qui débarquent sans autorisation sur l’île du
Sorcier sont maudits ! Fuyez maintenant, ou vous serez anéantis dans
d’atroces souffrances !
Erik sentit les poils se hérisser sur sa nuque et ses bras. Biggo
esquissa un geste de protection contre le mal tandis que Jérôme et Jadow
dégainaient tous deux leur épée et se ramassaient, prêts à bondir.
Calis, pour sa part, resta immobile. Robert de Loungville désigna la
créature en souriant et en faisant un geste de la main.
— Je crois qu’il est sérieux. (Il lui fit face.) Eh, chérie, pourquoi est-
ce que tu descends pas me voir, que je te donne un bon gros baiser mouillé ?
Erik haussa les sourcils. Calis sourit à son ami. La créature se pencha,
comme si la familiarité du sergent la choquait au point de lui faire perdre
l’équilibre. Puis Erik, stupéfait, la vit basculer et s’effondrer.
De longues baguettes de bois tombèrent à l’intérieur de la robe au
capuchon, tandis qu’un homme de petite taille surgissait des plis du tissu
noir. Il s’agissait d’un individu aux jambes arquées, visiblement originaire
d’Isalan, et vêtu d’une robe orange en loques, grossièrement découpée aux
manches et aux genoux.
— Bobby ? s’écria-t-il, incrédule.
Puis son visage s’éclaira d’un sourire et il poussa un cri de joie.
— Calis !
Il descendit en courant jusqu’à la plage et sauta presque dans les bras
du sergent de Loungville. Les deux hommes se donnèrent l’accolade à
grand renfort de tapes dans le dos et Erik se dit qu’ils étaient complètement
fous.
Calis étreignit à son tour le petit homme.
— Très spectaculaire, ta nouvelle attraction, Nakor.
Ce dernier eut un grand sourire. Erik s’aperçut alors qu’il avait l’épée
à la main et le cœur battant. Il regarda autour de lui et vit que ses
compagnons s’étaient mis en garde, eux aussi.
— On a eu des problèmes avec une bande de pirates quegans, il y a
quelques années, expliqua Nakor. Cette petite lumière bleue ne les a pas
effrayés, alors j’ai ajouté les éclairs. C’est plutôt impressionnant, je trouve,
ajouta-t-il avec une certaine fierté. Ils apparaissent dès que quelqu’un se
rapproche au point d’apercevoir l’île à l’horizon. Mais quand vous avez
continué à faire voile dans notre direction, je me suis dit que je ferais mieux
de descendre pour vous chasser en vous faisant peur.
Il désigna le tas de tissu et de baguettes en bois.
— C’est le Sorcier Noir ? lui demanda Robert.
— Pour le moment, répondit Nakor en souriant. (Il regarda les quatre
gardes.) Dis à tes hommes que je ne vais pas leur faire de mal.
Calis se tourna vers eux et leur expliqua, en balayant l’air de la main :
— Remettez vos armes au fourreau. C’est un vieil ami.
— Où est Pug ? demanda de Loungville.
— Il est parti, répondit Nakor en haussant les épaules. Il a quitté l’île
il y a trois ans environ, en disant qu’il reviendrait, un jour ou l’autre.
— Sais-tu où il est allé ? demanda Calis. C’est très important.
— C’est toujours important avec Pug. C’est pour ça qu’il est parti,
j’imagine. Avec tout ce qui se passe dans le Sud…
— Tu es au courant ? s’étonna Calis.
Nakor sourit.
— Un peu. Tu vas pouvoir me raconter le reste. Vous voulez quelque
chose à manger ?
Calis hocha la tête en guise d’approbation, et Nakor leur fit signe de
le suivre. Avant de partir, Calis se tourna vers les deux marins :
— Ramenez la chaloupe au navire et dites au capitaine de bien suivre
mes instructions. Dites-lui aussi de faire passer la consigne au Ranger.
Suivez-nous, ajouta-t-il à l’intention d’Erik et de ses compagnons. N’ayez
pas peur, vous allez rencontrer quelques créatures vraiment étranges, mais
aucune ne vous fera de mal.
Le petit homme qui répondait au nom de Nakor guida Calis et de
Loungville sur le sentier qui menait au sommet de la falaise. Erik et ses
trois compagnons suivirent. Arrivé en haut, plutôt que de continuer vers le
château, le groupe s’arrêta. Nakor ferma les yeux et fit un geste de la main.
Aussitôt, les éclairs s’arrêtèrent brusquement. Le petit homme porta la main
à son front et l’y laissa quelques instants avant d’expliquer :
— Oh, ça me fait mal à la tête de faire disparaître ce truc.
Puis il tourna les talons et s’engagea sur un autre chemin, qui accédait
à une petite vallée envahie par la forêt.
Mais brusquement, les arbres s’évanouirent et Erik faillit trébucher
tant il fut surpris. La forêt, extrêmement dense, avait laissé la place à un pré
qui s’étendait sur près de mille six cents mètres. Au centre se dressait un
ensemble de grands bâtiments comprenant une maison blanche et allongée,
couronnée de tuiles rouges, et plusieurs dépendances, le tout bordé par un
muret de pierre.
Erik aperçut au loin, dans des champs, des chevaux et du bétail, et ce
qui ressemblait à des cerfs ou à des élans. Des silhouettes se déplaçaient
dans l’enceinte de la propriété mais elles n’avaient pas l’air tout à fait
humaines. Gardant à l’esprit les conseils de Calis, Erik décida de faire
confiance à son supérieur et de suivre les ordres.
Ils arrivèrent à une petite cour devant la maison. Nakor ouvrit le
portail logé dans le muret de pierre et fit entrer ses invités. Une créature
apparut alors sur le seuil. Erik jeta un coup d’œil à Jadow, Biggo et Jérôme
et devina à leur expression qu’ils étaient aussi stupéfaits que lui.
La chose faisait la taille d’un homme et avait la peau bleue, les yeux
noir et jaune, les oreilles larges, et un front osseux et lourd. Elle sourit,
dévoilant ainsi une dentition impressionnante. Erik n’en était pas certain,
mais la créature correspondait à toutes les descriptions de gobelins qu’il
avait entendues.
Pourtant, elle était vêtue à la pointe de la mode en vigueur
actuellement à la cour de Krondor : une veste bleue étroitement ajustée et
coupée à la taille, sur une ample chemise blanche à manches bouffantes
rentrée dans une large ceinture de soie noire. Une culotte grise moulante et
des bottines noires complétaient l’ensemble. La chose ressemblait à l’un des
dandys de la cour du prince Nicholas.
— Les rafraîchissements sont servis, annonça-t-elle.
— Bonjour, Gathis, salua Calis.
— Maître Calis, répondit la créature. Je suis si content de vous revoir.
Ça fait longtemps depuis votre dernière visite. Heureux de vous revoir
également, maître Robert.
— Est-ce que Pug t’a laissé la charge de sa maison, Nakor ? demanda
Calis.
— Non, c’est Gathis qui s’occupe de tout, répondit le petit homme en
souriant. Je ne suis qu’un invité.
Calis secoua la tête.
— Un invité ! Ça fait combien de temps maintenant, vingt ans ?
Nakor haussa les épaules.
— C’est qu’on avait beaucoup de choses à se dire et pas mal de sujets
à étudier. Pendant ce temps-là, ces imbéciles du port des Étoiles continuent
à s’étouffer eux-mêmes avec leurs ordres, leurs règlements et leur serment
de ne rien divulguer. (Il désigna la propriété d’un ample geste du bras.)
C’est ici que l’on peut vraiment apprendre.
— Je n’en doute pas, approuva Calis.
— Je vais m’occuper de vos gardes, monsieur, annonça Gathis.
Calis et Robert entrèrent dans la maison, suivis de Nakor. La créature
se tourna vers Erik et ses compagnons :
— Suivez-moi, tous les quatre.
Gathis leur fit faire le tour du bâtiment. Erik fut surpris de découvrir
que celui-ci était plus vaste qu’il ne l’avait cru au premier coup d’œil,
lorsqu’ils avaient pris le chemin qui descendait de la falaise. L’édifice avait
en réalité la forme d’un grand carré avec des entrées dans chacun des quatre
murs. Ils empruntèrent l’une d’entre elles, ce qui permit au jeune homme de
jeter un coup d’œil en passant et de voir qu’en son centre la maison
s’ouvrait sur un jardin orné d’une grande fontaine.
Ils sortirent de la maison et croisèrent deux hommes à l’apparence très
étrange : la peau noire comme de la suie et les yeux rouges. Les quatre
gardes se retournèrent, bouche bée, mais Gathis les rappela à l’ordre :
— Par ici, je vous prie.
Il les conduisit jusqu’à la porte d’une grande annexe et leur fit signe
de le suivre à l’intérieur.
— Vous allez rencontrer ici de nombreux êtres qui vous paraîtront
étranges ou effrayants, les prévint-il, mais aucun ne vous fera de mal.
C’était rassurant à entendre, car à l’intérieur ils virent ce qui, aux
yeux d’Erik, ne pouvait être qu’un démon. Jadow avait déjà à moitié sorti
son épée du fourreau lorsque la créature se retourna et lui donna un coup de
cuillère en bois sur les jointures.
— Rangez ça, dit-elle d’une voix grondante.
Jadow poussa un petit cri et lâcha la poignée de son arme, qu’il laissa
glisser dans le fourreau.
— Ça fait mal ! protesta-t-il en mordant le dos de sa main endolorie.
— On ne parle pas la bouche pleine, lui reprocha la créature en leur
faisant signe de s’asseoir à une table.
Erik regarda autour de lui et s’aperçut qu’ils se trouvaient dans une
cuisine. Le « démon » était une chose rouge aussi imposante que Jérôme et
dont la peau, épaisse comme du cuir, paraissait deux à trois fois trop grande,
car elle s’affaissait sur son corps en nombreux plis et replis. Deux cornes
dominaient son crâne chauve, juste devant ses oreilles en forme d’éventail,
et se courbaient pour terminer en pointe derrière la nuque.
La créature paraissait entièrement nue à l’exception du grand tablier
blanc qu’elle portait. Elle prit une grosse coupe remplie de fruits et la
déposa sur la table en disant :
— La soupe sera prête dans une minute.
— Alika va s’occuper de vous et envoyer quelqu’un vous montrer
l’endroit où vous allez dormir, annonça Gathis.
La cuisinière se rendit à l’autre bout de la pièce et Gathis en profita
pour ajouter à voix basse :
— Elle est très susceptible, alors essayez de lui faire un ou deux
compliments sur sa cuisine.
Sur ce, il quitta la cuisine.
— Elle ? répéta Biggo à voix basse.
Jadow sourit en haussant les épaules et prit une grosse poire dans la
coupe. Il mordit dedans, ferma les yeux en laissant le jus lui dégouliner le
long du menton et émit un petit bruit de contentement.
Erik prit alors conscience des odeurs qui lui chatouillaient les narines
et se sentit brusquement affamé car des fragrances épicées emplissaient la
pièce. Il se rappela le goût qu’avait la nourriture à bord du navire et prit une
pomme, croquante et sucrée à souhait, qu’il savoura.
Alika revint avec un gros plateau de fromage et de pain. Elle le
déposa sur la table et fit mine de s’éloigner. Erik hésita un instant avant de
dire :
— Merci.
La cuisinière s’arrêta.
— De rien, gronda-t-elle.
Ils eurent droit à un repas digne de ceux qu’on leur servait au camp,
mais qu’ils purent apprécier de façon plus détendue. Alika leur apporta une
soupe de légumes à la crème et aux épices, un poulet rôti par personne et
des légumes verts en abondance, beurrés et épicés. Chacun eut également
droit à une chope en étain contenant de la bière fraîche et mousseuse. Erik
ne se souvenait pas d’avoir bu quelque chose d’aussi désaltérant.
— Je crois que si quelqu’un m’avait parlé de cet endroit et de ces
créatures, je ne l’aurais pas cru, avoua Biggo entre deux bouchées.
— Eh, mec, c’est plus facile de croire aux esprits diaboliques et à la
magie noire, approuva Jadow. « Et vous dites que cette créature savait
cuisiner ? », ajouta-t-il en imitant une personne l’interrogeant au sujet de
l’île. « Ouais, mec, même qu’elle cuisinait mieux que ma propre mère ! »
Les autres éclatèrent de rire.
— Je me demande pourquoi on est venus ici ? reprit Jérôme.
— C’est pas bon pour la santé de se poser trop de questions, rétorqua
Jadow.
— C’est vrai que c’est ce qu’on a appris au camp, admit Jérôme. Si tu
suis les ordres, tu restes en vie. Ne pose pas de questions et surtout ne pose
pas de problèmes. Chaque jour vécu depuis la potence est un cadeau.
Erik acquiesça. Il avait encore du mal à ne pas frémir à chaque fois
qu’il se remémorait la chute avec la corde autour de son cou. Il espérait ne
plus jamais éprouver de nouveau le goût aigre de la peur.
La cuisinière rapporta du pain.
— Alika ? lui demanda Biggo.
— Oui ? répondit celle-ci en s’arrêtant.
— Euh, qu’est-ce que vous êtes ?
La créature le regarda en plissant les yeux, comme si elle évaluait la
nature de la question.
— Une étudiante. Je travaille ici pour m’instruire.
— Non, je veux dire : d’où venez-vous ?
— De Targary.
— Je n’en ai jamais entendu parler, remarqua Jadow.
— C’est loin d’ici, répondit la cuisinière en retournant à son travail.
Après ça, ils mangèrent en silence.
Lorsqu’ils eurent terminé, une petite fille – qui ne devait pas avoir
plus de dix ou onze ans, mais qui avait les yeux marron et les cheveux
gris – les escorta jusqu’à leur chambre.
— Vous dormir ici, dit-elle avec une pointe d’accent complètement
étranger à leur monde. Eau être là. (Elle désigna une bassine et un broc
d’eau.) Pour soulager vous, dehors c’est. Vous besoin, vous appeler. Moi
venir.
Elle s’inclina et les laissa.
— Je vous jure que les pieds de cette enfant ne touchaient pas le sol,
affirma Biggo.
Erik retira son baudrier et s’assit sur le lit le plus proche, doté d’un
épais matelas de plumes, d’une grosse couette et de deux oreillers.
— Ça ne me surprend plus, annonça Erik, qui s’allongea sur le lit et
s’étira à outrance. C’est le premier lit dans lequel je vais dormir depuis… (Il
s’arrêta et sourit à ses amis.) Non, c’est le premier vrai lit dans lequel je
vais dormir !
— Tu n’as jamais dormi dans un lit ? demanda Biggo en riant.
— Avec ma mère, quand j’étais bébé, sûrement, mais d’aussi loin que
je me souvienne, j’ai dormi dans une mansarde, puis en prison, puis au
camp et enfin dans le navire.
— Alors profites-en, Erik de la Lande Noire, lui conseilla Jérôme en
s’asseyant sur son lit. Moi, j’ai bien l’intention de dormir jusqu’à ce que
quelqu’un me dise de me lever pour travailler.
Sur ce, il ferma les yeux et leva le bras pour se couvrir le visage.
— Ça, c’est une idée, mec, commenta Jadow.
Erik et Biggo ne tardèrent pas à les imiter et bientôt le silence régna
dans la pièce, uniquement troublé par le bruit des ronflements.
Des voix tirèrent Erik du sommeil. Il s’assit, quelque peu désorienté
pendant un instant, puis se rappela où il était. Les voix lui parvenaient par la
fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin.
L’une d’elle, familière, appartenait à Robert de Loungville et s’éleva
dans la nuit tandis que lui et une autre personne se rapprochaient du
bâtiment.
— … ne l’avais encore jamais vu comme ça.
— C’est qu’il a beaucoup de choses à l’esprit, répondit une deuxième
voix, qu’Erik reconnut comme étant celle de leur hôte, Nakor.
— Il a mal pris ce qui s’est passé lors de la dernière mission, admit de
Loungville. On a déjà essuyé des revers, mais jamais de cette ampleur. S’il
ne m’avait pas porté sur la moitié du chemin, je serais mort sur les rives de
la Vedra. Des deux mille hommes qui sont partis, seulement soixante sont
revenus.
— Oui, j’ai entendu dire que ç’avait été difficile.
— Quoi qu’on vous ait raconté, c’était pire.
Erik se sentit gêné. Il ne trouvait pas honnête d’espionner la
conversation, mais après tout il se trouvait dans la chambre qui lui avait été
attribuée, et Nakor et Robert ne se montraient pas particulièrement discrets.
— Oh, j’ai entendu parler de choses et d’autres, ajouta Nakor.
Erik devina que les deux hommes s’étaient arrêtés.
— Ça a été notre plus grande bataille. Calis nous a réunis avec les
Faucons rouges de Haji et une demi-douzaine d’autres compagnies qui
travaillent habituellement dans les terres orientales. Nous avons rejoint les
autres défenseurs à Kismahal, une ville située entre Hamsa et Kilbar. On a
eu quelques accrochages avec l’armée des terres occidentales et on l’a
repoussée. Mais leurs unités de commande ont réussi à passer et sont
arrivées devant les portes de la cité. Alors on a fortifié la garnison et
repoussé trois assauts depuis les remparts. On a fait quelques sorties aussi et
on leur a infligé pas mal de pertes, notamment en brûlant leurs fourgons de
ravitaillement. Puis la deuxième vague d’infanterie des terres occidentales
est arrivée et nous avons été encerclés.
« Le siège a duré deux cent soixante-cinq jours, Nakor. Si tu avais vu
ces satanés magiciens ! Ça n’avait apparemment rien de commun avec ce
que sont censés avoir fait les Tsurani pendant la guerre de la Faille, mais
c’était bien suffisant pour faire naître chez un homme la haine de la magie.
Les sorciers du roi d’Hamsa sont arrivés de justesse à nous protéger du
pire : les éclairs, les incendies, le gel. Mais ils n’ont pas pu nous épargner le
reste, et c’était presque aussi éprouvant, ces nuages de mouches et de
moustiques qui surgissaient de nulle part. Tous les tonneaux de vin de la cité
ont tourné au vinaigre. Au bout des cent cinquante-cinq premiers jours, on
s’est retrouvés à manger du pain dur et à boire de l’eau croupie pour
survivre. Au bout de deux cents, on mangeait les asticots dans de la viande
pourrie et des insectes quand on en trouvait et on en était même
reconnaissants. On n’était pas loin de manger nos propres morts.
« Puis, quand la cité s’est rendue, Calis a choisi de prendre la fuite
plutôt que d’annuler son contrat et de rejoindre les envahisseurs. (Erik
décela de l’amertume dans la voix de Robert.) La moitié des hommes
étaient blessés ou malades ; enfin, je devrais dire la moitié de ceux qui
étaient toujours en vie. Ils nous ont donné un délai d’une journée avant de
se lancer à notre poursuite avec leur cavalerie. Si on avait suivi le fleuve en
direction du sud, ils nous auraient rattrapés, ça, c’est sûr. Alors on est partis
vers l’est et on s’est cachés.
De Loungville se tut pendant quelques instants. Lorsqu’il reprit la
parole, Erik sentit qu’il avait du mal à retenir son émotion, comme s’il
n’avait jamais raconté cette histoire à quiconque.
— Nous avons tué nos propres blessés plutôt que de les laisser
derrière nous. Vu l’état dans lequel on était, on a eu du mal à atteindre les
steppes. À partir de là, les Jeshandis ont protégé notre retraite, et les
Serpents ont eu l’intelligence de ne pas engager le combat sur le propre
territoire des nomades. Les Jeshandis nous ont soignés et nourris et on a fini
par retourner à la Cité du fleuve Serpent.
— Je me souviens de mon premier séjour là-bas, il y a vingt-quatre
ans, lui dit Nakor. (Il y eut un moment de silence.) Calis était très jeune,
alors. Il l’est encore aux yeux des siens. Mais maintenant, il doit assumer
beaucoup de responsabilités et n’a plus Arutha ou Nicholas à ses côtés pour
le conseiller. Et vous voilà embarqués dans cette dangereuse aventure.
— Elle n’est pas dangereuse, elle est désespérée, répliqua de
Loungville. Nous avons mis longtemps à la planifier et ça a été plus difficile
que prévu de trouver les hommes qui conviennent.
— Tu crois vraiment que ces « hommes désespérés » vont réussir là
où tant de soldats aguerris ont échoué ? demanda Nakor.
Il y eut de nouveau un long silence.
— Je ne sais pas, Nakor, je ne sais vraiment pas, finit par avouer de
Loungville.
Erik entendit les deux hommes s’éloigner. Un peu plus tard, ils se
remirent à parler, mais il ne comprenait plus ce qu’ils se disaient.
Il resta allongé un long moment à essayer de deviner le sens de tout ce
qu’il avait entendu. Il n’avait jamais entendu parler de ces villes, Hamsa et
Kilbar, et ne savait pas qui étaient les Jeshandis. Mais c’était surtout ce qu’il
avait décelé dans la voix de Robert de Loungville qui l’impressionnait. Il y
avait perçu une note d’inquiétude, et peut-être même de peur. Pour le jeune
homme, le sommeil fut long à revenir, et lorsque enfin il le trouva, il ne
dormit pas bien.
L’ARRIVÉE
Les semaines passèrent. Ils franchirent les passes des Ténèbres sans
encombre, malgré le mauvais temps. Erik découvrit alors ce que c’était de
risquer sa vie en pleine mer, suspendu dans le gréement et secoué par le
vent et la pluie. Les vieux marins expliquèrent en riant qu’ils avaient
franchi les passes relativement facilement pour cette époque de l’année et
racontèrent comment ils les avaient parfois traversées dans d’impossibles
conditions, avec des ouragans interminables et des vagues de la taille d’un
château.
Il leur fallut trois jours pour passer. Lorsque ce fut terminé, Erik
s’effondra sur sa couchette, tout comme ses camarades. Les marins, blasés,
avaient réussi à dormir pendant la tempête quand ils n’étaient pas de quart,
mais les anciens prisonniers en avaient été incapables tant l’expérience était
nouvelle pour eux.
La routine s’installa à bord et les relations évoluèrent entre les
hommes. Il arrivait qu’ils parlent plusieurs jours d’affilée du sinistre but de
leur mission, pour ensuite ne plus l’évoquer pendant une semaine ou deux.
Leurs spéculations les amenaient parfois à se disputer, mais tous
admettaient, sans se l’avouer, que chacun avait peur, à sa façon.
Les anciens soldats venaient parfois du Ranger pour s’entraîner avec
les prisonniers. Quelquefois, ils leur racontaient en détail la campagne
désastreuse à laquelle ils avaient survécu. D’autres fois, ils restaient
silencieux à ce sujet. Cela dépendait des hommes et de leur humeur.
Erik découvrit au moins une chose : à en croire les vétérans, Calis
n’avait rien d’un être humain. Un ancien caporal, originaire de Carse, lui
expliqua qu’il avait rencontré Calis vingt-quatre ans plus tôt, alors que lui-
même n’était encore qu’un bleu dans l’armée, et que depuis ce jour, il
n’avait absolument pas vieilli – une histoire bien plus éloquente, aux yeux
d’Erik, que celles de Jérôme et de Jadow au sujet de sa force prodigieuse.
De son côté, Roo apprenait à retenir ses colères, même s’il n’arrivait
pas encore tout à fait à maîtriser son mauvais caractère. Il avait déjà pris
part à plusieurs disputes mais seule l’une d’entre elles s’était soldée par un
échange de coups de poing. Jérôme Handy y avait rapidement mis fin en
attrapant le jeune homme, qu’il avait traîné sur le pont et menacé de jeter
par-dessus bord. L’équipage avait éclaté de rire en voyant Roo se balancer
au-dessus de l’eau tandis que Jérôme le tenait par les chevilles.
L’incident avait gêné Roo plus qu’il ne l’avait mis en colère et lorsque
Erik lui en avait reparlé, il s’était contenté de hausser les épaules en disant
quelque chose qui avait marqué son ami : « Quoi qu'il puisse se passer,
Erik, j’ai connu ma plus grande peur le jour de l’exécution. J’ai pleuré
comme un bébé et je me suis pissé dessus quand ils nous ont emmenés à la
potence. Après ça, de quoi je peux bien encore avoir peur ? »
Erik aimait la mer, mais ne pensait pas qu’il pourrait mener la vie
d’un marin. La forge et les chevaux lui manquaient. Il savait que c’était ce
qu’il choisirait s’il survivait aux batailles à venir : une forge, une femme et
des enfants.
Il pensait souvent à Rosalyn, à sa mère, à Milo et à Nathan. Il se
demandait comment ils allaient et s’ils savaient qu’il était en vie. Manfred
l’avait peut-être révélé à un garde qui avait pu le répéter en ville. Mais il n’y
avait sûrement personne qui se souciât suffisamment de lui ou de sa famille
pour annoncer la nouvelle à sa mère ou à Rosalyn. Lorsqu’il pensait à cette
dernière, il éprouvait des émotions étrangement neutres. Il l’aimait, mais
lorsqu’il s’imaginait avec une femme et des enfants, ce n’était pas elle qu’il
voyait. D’ailleurs, pour l’instant, il ne voyait personne.
Roo s’était mis en tête de retourner à Krondor pour y épouser la fille
d’Helmut Grindle. Chaque fois qu’il en parlait, Erik riait.
À mesure que les jours passaient, les hommes devenaient de plus en
plus compétents dans tous les domaines de leur entraînement. Les
survivants de la dernière campagne faisaient preuve d’une sombre
détermination et leur montraient l’exemple, les poussant à donner le
meilleur d’eux-mêmes pour les égaler. Même si le navire ne s’y prêtait pas,
ils pratiquaient le maniement des armes et, les jours où le temps le
permettait, Calis leur apprenait à tirer à l’arc. Il avait choisi pour eux l’arc
court des cavaliers des steppes orientales, les Jeshandis. Il laissait son arc
long dans sa cabine car il n’avait aucun mal à se servir également de l’autre
arme, plus courte. La moitié des anciens prisonniers se révélèrent de bons
archers. Certains étaient même excellents. Roo était meilleur qu’Erik, mais
aucun des deux ne faisait partie des trente meilleurs archers. Ceux-là se
verraient remettre un arc à l’arrivée, expliqua Calis, mais il voulait que tous
les hommes connaissent suffisamment l’arc pour pouvoir atteindre une cible
au besoin.
C’était d’ailleurs, semblait-il, le motif sous-jacent de ces
entraînements. De Loungville et Foster apprenaient aux anciens prisonniers
comment manier les armes dont ils seraient peut-être obligés de se servir,
depuis les longs bâtons jusqu’aux dagues. Les deux soldats notaient ensuite
sur un cahier les forces et les faiblesses de chaque homme, sans pour autant
leur épargner ne serait-ce qu’une heure d’entraînement, y compris avec les
armes pour lesquelles ils n’avaient aucune disposition. Ce qui avait
commencé au camp à l’extérieur de Krondor se poursuivait ainsi à bord du
navire. Tous les jours, Erik passait plusieurs heures à manier l’épée, la
lance, l’arc, le couteau, ou ses propres poings, toujours dans le but de
s’améliorer.
L’heure passée en compagnie de Sho Pi et de Nakor devint pour Erik
le meilleur moment de la journée. Au début, la méditation lui avait paru
étrange, mais à présent, cela le revigorait et lui permettait de mieux dormir.
Ses camarades paraissaient apprécier l’exercice, eux aussi.
Lorsque arriva le troisième mois, Erik était devenu expert au combat à
mains nues, ainsi qu’il appelait l’étrange danse isalanie que Sho Pi leur
enseignait. Les mouvements, qui lui avaient tout d’abord semblé tellement
incongrus, s’enchaînaient avec fluidité en une série d’attaques et de ripostes
qu’il maîtrisait au point que, souvent, lors des autres entraînements, il
réagissait sans y penser et de façon complètement inattendue. Un jour, alors
qu’ils maniaient le couteau, il faillit blesser Luis, qui poussa une
exclamation en rodezien tout en étudiant son ancien compagnon de cellule.
Puis il se mit à rire.
— Ta « danse de la grue » s’est transformée en « griffe du tigre », on
dirait.
Il s’agissait de deux mouvements que Sho Pi leur avait enseignés et
qu’Erik avait inconsciemment reproduits.
Il se demanda ce qu’il était en train de devenir.
A LA RECHERCHE DE PUG
LE VOYAGE
LE VILLAGE
LE RENDEZ-VOUS DES
MERCENAIRES
La fumée les avertit qu’ils arrivaient trop tard avant même qu’ils
puissent voir le fort. Lorsqu’ils arrivèrent au sommet d’une petite éminence,
ils aperçurent les ruines noircies du mur d’enceinte et la tour encore en
construction qui flambait telle une bannière.
Sans attendre les ordres, Erik éperonna sa monture et s’approcha aussi
près que possible de l’incendie en appelant par leur nom quelques-uns des
villageois qu’il avait appris à connaître. Au bout d’un moment, un homme
sortit des bois.
— Tarmil ! s’écria Erik. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Le villageois, couvert de suie, paraissait épuisé mais n’était pas
blessé.
— Les hommes qui étaient censés partir hier matin sont revenus le
soir avec une autre bande et ont demandé à acheter des provisions. Vos
soldats ont refusé et ils se sont disputés parce qu’ils avaient promis de partir
et d’autres choses encore que je n’ai pas suivies. (Il fit un geste en direction
de la route.) Pendant qu’ils se querellaient à la porte sud, l’autre groupe a
escaladé le mur nord et ouvert la porte.
« Vos hommes ont essayé de résister, mais ils se sont retrouvés
encerclés. Certains d’entre nous ont réussi à se faufiler par la porte ou par-
dessus les murs, juste avant que l’incendie soit allumé. Après ça, les bandits
nous ont plus ou moins laissés tranquilles – ils étaient bien trop occupés à
voler ce qu’il y avait dans le village avant que tout parte en fumée.
— Est-ce que tout le monde a réussi à sortir ?
Tarmil secoua la tête.
— Non, je ne crois pas. Certains bandits, je ne sais pas à quelle bande
ils appartenaient, sont partis dans les collines en emmenant deux de nos
femmes : Finia, l’épouse de Drak, et Embrisa. Il y en avait peut-être
d’autres, je ne sais pas.
De Loungville rejoignit Erik et le sermonna.
— Ne t’en va plus jamais comme ça sans ma permission.
— Ils ont emmené des femmes, là-haut, dans les collines.
Robert jura.
— J’avais bien dit à Calis… (Il s’interrompit et regarda Tarmil.)
C’était il y a combien de temps, et combien étaient-ils ?
— Moins d’une heure. Ils étaient cinq ou six.
— Dispersez-vous, ordonna de Loungville à ses hommes, et essayez
de retrouver leurs traces.
Natombi releva des traces indiquant que de nombreux cavaliers
étaient partis vers le sud, tandis que Sho Pi trouvait celles d’un petit groupe
ayant pris la direction des collines. De Loungville fit signe à l’ancien moine
et au légionnaire keshian d’ouvrir la marche. Les autres suivirent.
Ils n’eurent qu’une courte distance à parcourir avant que les cris des
femmes leur révèlent la position des bandits. De Loungville ordonna à ses
six cavaliers de mettre pied à terre et de se déployer en cercle. Puis ils
avancèrent discrètement vers l’origine des cris.
Erik attacha son bouclier à son bras et sortit son épée quelques
instants seulement après avoir attaché son cheval. Il jeta un coup d’œil
autour de lui et vit Roo à sa gauche et Luis à sa droite. Ils avancèrent ainsi à
travers les arbres et tombèrent sur une scène qui fit grincer les dents du
jeune homme.
Deux hommes étaient allongés au-dessus des deux femmes, l’une se
débattant et l’autre restant immobile. Trois autres bandits étaient assis non
loin de là, occupés à boire dans un pichet en terre cuite en regardant le viol.
Un triste cri accompagna la convulsion de l’un des violeurs qui, après avoir
fini, se releva et remonta son pantalon. L’un de ceux qui buvaient jeta le
pichet de côté et commença à déboutonner sa culotte en s’avançant pour
prendre la place du premier.
Il s’arrêta brusquement et regarda la forme immobile sur le sol.
— Dieux et démons, Culli ; tu l’as tuée, imbécile !
— Elle m’a mordu, alors je lui ai couvert la bouche.
— Tu l’as étouffée, idiot !
— Elle ne doit pas être morte depuis plus d’une minute ou deux,
Sajer. Vas-y, elle est encore chaude.
Erik regarda le corps et sentit son cœur se serrer. Il s’agissait
d’Embrisa. Une émotion étrangement familière l’envahit et, l’espace d’un
instant, il revit Rosalyn, dans une position similaire, les vêtements déchirés.
Sans réfléchir, il se leva et s’avança vers les bandits les plus proches. L’un
d’eux observait la dispute entre ses compagnons, mais le deuxième fit mine
de se lever. Il était déjà à moitié debout lorsqu’il mourut : d’un seul geste
fluide, Erik lui détacha la tête des épaules.
Ses camarades chargèrent à leur tour en criant, et les quatre autres
bandits se rassemblèrent pour tenter de se défendre. Le dénommé Culli se
précipita pour ramasser son épée et son bouclier tandis que son copain,
Sajer, saisissait une dague à sa ceinture. Erik s’avança vers lui telle la mort
incarnée.
La peur apparut sur le visage de l’individu, qui se mit en garde pour
se défendre du mieux qu’il pouvait. Erik se jeta sur lui et Sajer plongea pour
tenter une feinte avec sa dague, mais le jeune homme fit un pas de côté et le
frappa avec son bouclier, le projetant au sol. Il leva son épée au-dessus de
sa tête et l’abattit telle la foudre. La lame trancha l’avant-bras levé de Sajer
et l’ouvrit en deux, de l’épaule au ventre.
Erik dut poser le pied sur la poitrine du bandit pour libérer son épée.
Lorsqu’il se retourna, il vit que les trois derniers gredins avaient retiré leur
heaume et jeté leurs armes sur le sol, demandant à se rendre comme les
mercenaires qu’ils étaient. Erik écarquilla les yeux lorsqu’il vit que le
dénommé Culli se trouvait parmi eux. Le regard fou, il s’avança vers lui
d’un pas décidé.
De Loungville s’interposa et tenta de toutes ses forces de repousser le
jeune homme. C’était un peu comme vouloir bouger un arbre, mais il réussit
à ralentir la progression d’Erik.
— Ressaisis-toi, de la Lande Noire ! ordonna-t-il.
Erik hésita et regarda en direction des deux femmes. Les bandits
avaient arraché ses vêtements à Finia qui gisait dans l’herbe, nue et
immobile. Ses petits seins se soulevaient et s’abaissaient lentement au
rythme de sa respiration laborieuse, seul signe attestant qu’elle était en vie.
Embrisa gisait un peu plus loin, tout aussi dénudée, et couverte de sang
depuis le ventre jusqu’aux genoux. Erik se tourna vers Culli.
— Il doit mourir. Tout de suite. Et lentement.
— Tu la connaissais ? demanda de Loungville.
— Oui, répondit le jeune homme en s’étonnant, dans un coin de son
esprit, que ce ne soit pas le cas de son supérieur. Elle avait quatorze ans.
— C’étaient des villageois ! protesta l’un des prisonniers. On savait
pas qu’ils appartenaient à quelqu’un !
Erik voulut de nouveau s’avancer. Cette fois, de Loungville lui donna
un coup d’épaule qui le fit reculer d’un pas.
— Tu ne bouges pas tant que tu n’en as pas reçu l’ordre ! À quelle
compagnie appartenez-vous ? ajouta-t-il en se tournant vers les trois
hommes.
— Ben, c’est-à-dire, capitaine, qu’on se débrouille comme qui dirait
tout seuls, ces derniers temps, expliqua Culli.
— C’est vous qui avez attaqué cette caravane, à une demi-journée
d’ici ?
Culli répondit à cette question par un sourire qui dévoilait ses dents
brisées et noircies.
— Ben, ce serait pas très juste si on s’en attribuait tout le mérite. Y
avait six ou sept autres types avec nous sur ce coup-là, mais y se sont ralliés
à ce groupe qui voulait attaquer ce fort, là, en bas. C’est un gros mec, monté
sur un gros rouan, qui les a rassemblés.
— Zila, grommela de Loungville. Un jour, je lui réglerai son compte.
— Nous, on était dans les bois pour regarder. Quand ils ont
commencé à partir, on est entrés dans le village pour prendre ce qu’on
pouvait, poursuivit Culli. On a vu ces deux filles sortir d’une maison en
flammes alors on a décidé de prendre un peu de bon temps avec elles. (Il
hocha la tête en direction de Finia et d’Embrisa.) On avait pas l’intention
d’être aussi brutaux, mais c’est les deux seules qu’on a pu trouver, et on est
cinq – enfin, on était. Si elles étaient à vous, capitaine, on vous donnera de
l’or, en guise de compensation, vous voyez. Même qu’on dira rien pour les
deux gars que vous avez déjà tués. Nous, on en a tué qu’une. Deux contre
un, c’est plus qu’équitable. Laissez l’autre se reposer pendant une heure ou
deux et je vous parie qu’elle pourrait vous satisfaire tous les six et peut-être
même nous aussi, par-dessus le marché.
— À genoux, ordonna de Loungville.
Biggo, Natombi et Luis obligèrent les trois hommes à s’agenouiller en
les tenant fermement.
— Moi, je veux celui-ci, réclama Erik en montrant Culli. Je vais
l’attacher à plat ventre sur une fourmilière et le regarder mourir en hurlant.
De Loungville se retourna et frappa Erik au visage de toutes ses
forces. Le jeune homme chancela, tomba à genoux et parvint tout juste à ne
pas perdre conscience.
Lorsque sa vision s’éclaircit de nouveau, il vit de Loungville passer
derrière le premier bandit. Avec une économie de mouvement, il sortit sa
dague, attrapa l’individu par les cheveux et lui tira la tête en arrière, lui
tranchant la gorge d’un seul coup.
Les deux autres tentèrent de se relever. Mais Biggo et Luis les
forcèrent à rester à genoux. Erik n’était pas encore debout que les deux
bandits mouraient à leur tour. Le jeune homme s’avança d’un pas
chancelant et secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Il s’arrêta à côté du
corps de Culli et regarda de Loungville, qui lui dit :
— Occupe-toi de la femme. Tout de suite ! ajouta-t-il en voyant Erik
hésiter.
Erik et Roo se dirigèrent vers l’endroit où gisait Finia, les yeux perdus
dans le vague. Lorsque les deux garçons s’agenouillèrent à côté d’elle, son
regard parut s’animer.
— Est-ce que c’est fini ? chuchota-t-elle en reconnaissant Erik et Roo.
Le premier hocha la tête pendant que le second retirait son manteau
pour couvrir la jeune femme. Erik l’aida à se mettre debout. Elle vacilla et
Roo dut passer un bras autour de ses épaules pour l’empêcher de tomber.
— Je lui ai dit de faire ce qu’ils voulaient, murmura-t-elle en
regardant Embrisa. Mais elle les a mordus et griffés. Elle n’arrêtait pas de
hurler et de pleurer, et elle avait le nez qui coulait. Quand ils lui ont couvert
la bouche, elle n’arrivait plus à respirer.
D’un signe de tête, Erik fit comprendre à Roo qu’il devait l’emmener
jusqu’aux chevaux. Ensuite, il ôta son propre manteau et en enveloppa le
corps d’Embrisa. Puis il la souleva et l’emporta comme si elle n’était
qu’endormie.
— Maintenant, tu ne trouveras plus ce riche mari dont tu rêvais,
murmura-t-il.
Il fut le dernier à rejoindre les chevaux et vit que de Loungville
l’attendait et lui tenait les rênes. Il tendit le corps de la jeune fille au sergent,
le temps de se mettre en selle, puis reprit le cadavre dans ses bras.
— Grâce à vous, ils s’en sont tirés à bon compte, lui reprocha Erik
pendant qu’il se mettait en selle à son tour.
— Je sais, répondit de Loungville.
— Ils auraient dû mourir à petit feu.
— Ils méritaient de souffrir, mais c’est quelque chose que je ne
souhaite à personne.
— Pourquoi ? Pourquoi vous souciez-vous du sort de pareils salauds ?
Le sergent rapprocha sa monture de celle du jeune homme, si bien
qu’ils étaient presque nez à nez lorsqu’il répondit :
— Je me fous du sort de ces salauds. Tu pourrais les découper
morceau par morceau pendant une semaine que je me ficherais pas mal de
leurs souffrances. En revanche, ce qui me préoccupe, c’est ce que ça te
ferait à toi, Erik.
Sans attendre de réponse, de Loungville prit la tête du groupe en
criant :
— Retournons au village. On a une sacrée promenade à faire pour
rattraper le capitaine.
Erik le suivit. Il n’était pas très sûr de comprendre ce que le sergent
avait voulu dire mais ses paroles le troublaient.
Ils arrivèrent au campement de Calis une heure après la tombée de la
nuit. Comme toujours, le capitaine avait donné l’ordre de construire des
fortifications complètes, et lorsque de Loungville et sa petite troupe se
présentèrent à la porte, un garde leur demanda quel était leur nom.
— Bien joué, répliqua un de Loungville fatigué. Maintenant, baissez-
moi cette porte ou je vous arrache les oreilles.
Personne parmi les Aigles cramoisis ne pouvait manquer de
reconnaître cette voix. On baissa donc le pont-levis. Les sabots des chevaux
résonnèrent sur le bois et le métal lorsqu’ils franchirent le fossé creusé tout
autour du mur d’enceinte. Lorsqu’ils arrivèrent au centre du camp, Calis les
y attendait.
— Zila et les bandits ont fait cause commune et incendié le village,
lui apprit le sergent. La plupart se sont enfuis. (Il jeta un coup d’œil à Erik.)
Ils ont tué une gamine et on a exécuté les cinq types qui avaient fait ça.
Calis hocha la tête et fit signe à de Loungville de le suivre dans la
tente de commandement. Erik prit les rênes du cheval du sergent et
l’emmena avec le sien à l’endroit où étaient parquées toutes les bêtes. Il
s’occupa d’elles pendant plus d’une heure, les laissant reprendre haleine, et
nettoya leurs sabots, effaça les marques qu’avait laissées la selle et leur
donna du fourrage. Lorsqu’il eut fini, il avait mal jusqu’aux os mais savait
que ce n’était pas uniquement dû à la fatigue du combat et de la longue
chevauchée. Il avait tué ces hommes sans effort.
Tandis qu’il marchait vers la tente que ses compagnons avaient
montée, il se rappela ce qu’il avait fait. Le premier qu’il avait tué n’était
qu’un obstacle, rien de plus. Il n’avait pas voulu le décapiter, seulement le
pousser hors de son chemin. Luis avait dit par la suite qu’il s’agissait d’un
coup terrible, comme celui avec lequel il avait pratiquement coupé en deux
l’autre bandit, mais tout cela paraissait loin à Erik, comme si quelqu’un
d’autre s’était battu à sa place. Pourtant, il se souvenait clairement des
odeurs : la fumée du village en flammes charriait la puanteur de la sueur et
des excréments mêlée à la morsure métallique du sang et aux effluves âcres
de la peur. Il se rappelait qu’il avait les tempes battantes et que le choc des
coups qu’il avait donnés était remonté le long de son bras, mais tout cela
était loin, comme étouffé, et il n’arrivait pas vraiment à comprendre ce qui
s’était passé.
Le jeune homme savait au moins une chose : il aurait voulu que le
meurtrier d’Embrisa souffre avant de mourir. Il aurait voulu qu’il éprouve la
même douleur qu’elle, en mille fois plus intense, mais voilà qu’il était mort
et ne ressentait plus rien. Si l’on en croyait Biggo, Lims-Kragma s’apprêtait
à le juger mais, même si c’était vrai, il ne lui serait infligé aucune des
souffrances de cette vie terrestre.
Peut-être de Loungville avait-il raison. Erik s’aperçut que c’était lui,
maintenant, qui souffrait, et cela l’attrista et le mit en colère à la fois. Il
arriva devant la tente et vit que Roo s’était déjà occupé de monter la section
de son ami, si bien que l’abri de toile l’attendait, entièrement fini.
— Merci, dit Erik en regardant son ami d’enfance.
— Bah, protesta Roo, tu passes assez de temps comme ça à t’occuper
de mon cheval.
— Et du mien, ajouta Biggo.
— Et de tous les autres, admit Luis. Vous croyez qu’on devrait payer
ce gamin pour le remercier de sa gentillesse ?
Erik regarda le Rodezien, qui faisait rarement preuve de sens de
l’humour, et vit que ce dernier, pourtant connu pour son tempérament
coléreux, le regardait chaleureusement.
— Peut-être bien, approuva Biggo. Ou on pourrait continuer à monter
et démonter sa partie de la tente, comme on a fait ce soir.
— Je peux m’en charger, répliqua Erik. Personne n’est obligé de faire
ce travail à ma place.
Il ne s’attendait pas à percevoir une telle note d’irritation dans sa voix
et s’aperçut brusquement qu’il était très en colère. Biggo, assis sur son sac
de couchage, se leva et le rejoignit dans l’étroite allée qui séparait les deux
rangées de paillasses.
— On le sait bien, fiston. C’est juste que tu fais plus que ta part du
boulot. Personne n’a rien dit, mais tu es devenu le maître palefrenier de
notre petite compagnie d’assassins.
Le mot « assassin » fit brusquement remonter à l’esprit du jeune
homme la vision des trois bandits à qui de Loungville avait tranché la
gorge. Il se sentit brusquement nauséeux et son corps s’échauffa comme si
la fièvre s’était emparée de lui. Erik ferma les yeux une seconde.
— Merci, je sais que vous voulez bien faire… (Il s’interrompit et se
redressa du mieux qu’il put dans l’espace restreint de la tente.) Je reviens
tout de suite. J’ai besoin d’air.
— N’oublie pas qu’on est de garde dans deux heures, lui cria Roo
tandis qu’il sortait de l’abri.
Erik traversa le camp en essayant de se calmer. Mais son estomac ne
cessait de se contracter, lui donnant l’impression qu’il allait être malade. Il
courut jusqu’à la fosse d’aisance et arriva juste à temps pour éviter de faire
dans son pantalon.
Au bout de quelques minutes atroces, qu’il passa accroupi avec
l’impression de chier du feu, il sentit son estomac se retourner et se retrouva
en train de vomir dans la fosse. La crise passa enfin et le laissa sans forces.
Il se rendit au bord du cours d’eau le plus proche et fit une rapide toilette.
Puis il revint près du feu de camp, où il retrouva Owen Greylock,
occupé à se servir un bol de ragoût accompagné d’un morceau de pain.
Erik avait beau avoir complètement vidé ses intestins quelques
minutes plus tôt, il s’aperçut en humant le ragoût qu’il mourait de faim.
Tandis qu’Owen le saluait, le jeune homme attrapa un bol en bois et se
servit une bonne louche de nourriture, sans faire attention au liquide brûlant
qu’il versait partiellement sur sa main et son poignet.
— Fais attention ! lui conseilla Owen. Par tous les dieux, tu risques de
te brûler.
Erik porta le bol à ses lèvres et but une longue gorgée avant de
répondre :
— La chaleur ne me gêne pas, à cause des années que j’ai passées à la
forge, je suppose. Par contre, je suis très sensible au froid.
Owen se mit à rire.
— Tu as faim, on dirait ?
Son protégé arracha un gros morceau de pain à l’une des miches
posées sur la table.
— Est-ce qu’on peut parler un moment ? demanda-t-il.
Owen lui fit signe de prendre place sur un tronc d’arbre qui avait été
abattu pour faire office de banc. Personne d’autre ne se trouvait à proximité
à l’exception des deux soldats qui nettoyaient la cantine et la préparaient en
vue du petit déjeuner.
— Par quoi veux-tu commencer ?
— J’aimerais bien savoir comment vous vous êtes retrouvé dans cette
compagnie, expliqua Erik, mais est-ce que je peux d’abord vous poser une
question ?
— Bien sûr.
— Qu’est-ce qu’on ressent quand on tue un homme ?
Owen se tut pendant quelques instants avant de laisser échapper un
long soupir.
— C’est une question difficile, celle-là, pas vrai ? J’ai tué des
hommes de deux façons, Erik, reprit-il au bout d’une autre minute de
silence. En tant que maître d’armes du baron, je me devais de dispenser la
justice suprême, et j’ai pendu plus d’un homme. Mais chaque fois, c’était
différent, et ça n’a jamais été facile. Ça dépend aussi de la raison pour
laquelle on les pend. Les meurtriers, les violeurs, ils… Je n’ai jamais
ressenti grand-chose dans leur cas, sauf du soulagement lorsque tout était
terminé. Mais quand il s’agissait d’une affaire aussi compliquée que l’était
la tienne, alors crois-moi, je me sentais mal. Après, j’avais envie de prendre
un long bain bien chaud, même si j’en ai rarement eu l’occasion.
« Par contre, dès qu’il est question de bataille, tout arrive très vite et
tu es généralement trop occupé à survivre pour réfléchir. Est-ce que ça
répond à ta question ?
Erik hocha la tête en mastiquant bruyamment des légumes trop cuits.
— D’une certaine façon, oui. Mais est-ce qu’un jour vous avez eu
envie de faire souffrir quelqu’un ?
Owen se gratta la tête.
— Je ne crois pas, non. J’ai souhaité la mort de certaines personnes,
mais les voir souffrir ? Pas vraiment.
— Aujourd’hui, j’ai eu envie de torturer un homme, avoua Erik.
Il lui raconta l’histoire d’Embrisa et comment il avait voulu infliger
une mort lente et terrible à son meurtrier.
— Mais après, c’est à peine si j’ai réussi à serrer les fesses, ajouta-t-il
à la fin de son récit. D’abord j’ai eu la diarrhée et ensuite je me suis mis à
vomir. Et maintenant, me voilà, en train de manger comme si rien ne s’était
passé.
— La colère nous fait parfois faire des choses étranges, admit Owen.
Tu ne vas pas apprécier ce que je m’apprête à dire, mais j’ai connu deux
autres personnes dans la même situation : ton père et… Stefan.
Erik secoua la tête et éclata d’un rire amer.
— Vous avez raison, ça ne me fait pas plaisir d’entendre ça.
— Ton père ne se mettait dans cet état que lorsqu’il était en colère.
Dans ces cas-là, il préférait faire souffrir son ennemi plutôt que de le voir
mort. (Il baissa la voix.) Mais Stefan, lui, était pire. Il aimait vraiment
regarder les gens souffrir. Je crois que… ça l’excitait. Otto a été obligé de
donner de l’argent à plus d’un père furieux parce que Stefan avait abîmé sa
fille.
— Et Manfred, alors ?
Owen haussa les épaules.
— C’est quelqu’un de plutôt normal, vu les parents qu’il a. Tu en
serais venu à l’apprécier, je pense, si vous aviez eu la chance d’apprendre à
vous connaître. Mais ça relève de l’impossible. (Il dévisagea le jeune
homme.) Je te connais depuis que tu es bébé, Erik, et même si tu possèdes
certains traits de caractère de ton père, tu n’as pas que ça. Ta mère peut se
montrer dure parfois, mais elle n’a jamais été méchante avec qui que ce
soit. Elle ne blesserait jamais quelqu’un par pur plaisir. Quant à Stefan, il
avait en lui les pires traits de caractère de chacun de ses parents.
« Je pense pouvoir comprendre pourquoi tu avais tellement envie de
faire mal à l’individu qui a tué la jeune fille. Tu l’aimais bien, cette petite, si
je ne me trompe ?
— D’une certaine façon, approuva Erik en souriant. Elle a essayé de
m’attirer dans son lit parce qu’elle voulait devenir la femme du forgeron du
village. (Il secoua la tête d’un air de regret.) Elle était très prévisible et ne
s’y prenait pas très bien, mais dans un certain sens…
— Ça te faisait du bien ?
— Oui.
Owen hocha la tête.
— On a tous notre vanité, et il est rare qu’un homme soit insensible
aux attentions d’une jolie femme.
— Mais ça n’explique pas pourquoi je voulais à ce point faire mal à
ce type. J’éprouve encore la même chose, Owen. Si je pouvais le relever
d’entre les morts et le faire hurler de douleur, je crois que je n’hésiterais pas
une seconde.
— Peut-être parce que tu veux la justice. La jeune fille est morte dans
des souffrances atroces alors que lui a eu droit à une exécution rapide.
Une voix s’éleva dans la pénombre.
— Parfois, on donne à la vengeance le nom de justice.
Owen et Erik se retournèrent et virent Nakor s’avancer vers eux.
— Je me promenais et je vous ai entendus discuter. Ce débat m’a l’air
intéressant.
— Je venais de raconter à Owen ce qui s’est passé aujourd’hui,
expliqua Erik. Est-ce que vous êtes au courant ?
Nakor acquiesça.
— Oui, Sho Pi m’a tout raconté. Tu t’es mis en rage et tu as voulu
faire souffrir cet homme mais Bobby t’en a empêché.
Erik hocha la tête à son tour.
— Certains s’habituent à infliger la douleur à leurs semblables de la
même manière que d’autres s’accoutument aux boissons fortes ou aux
drogues, fit l’Isalani. Si tu arrives à reconnaître très tôt que tu as cette
tendance-là en toi et que tu apprends à la contenir, tu n’en deviendras que
meilleur, Erik.
— Je ne sais plus vraiment ce que je veux, avoua celui-ci. Je ne sais
plus si je crois qu’il n’a pas assez souffert ou si je voulais voir une certaine
lueur dans ses yeux quand il est mort.
— La plupart des soldats sont rattrapés par leurs actes après coup,
intervint Owen. Le fait que tu aies été malade…
— Tu as été malade ? l’interrompit Nakor.
— Comme si j’avais mangé des fruits encore verts, admit Erik.
Nakor sourit.
— Dans ce cas, tu n’es pas du genre à manger du poison et à
l’apprécier. Si tu n’avais pas été malade, ç’aurait voulu dire que le poison
de la haine avait trouvé une place dans tes entrailles. (Il se pencha et
enfonça l’index dans le flanc du jeune homme.) Tu as mangé la haine, mais
ton corps l’a rejetée comme si c’était un fruit trop vert. (Il sourit,
visiblement satisfait de cette explication.) Fais ton reiki tous les soirs et
laisse ton esprit rechercher le calme. C’est comme ça que tu survivras aux
horreurs que tu viens juste d’affronter.
Owen et Erik échangèrent un regard qui leur montra qu’aucun d’eux
ne comprenait le discours de Nakor.
— Maintenant, Owen, racontez-moi ce que vous êtes venu faire ici,
dit le jeune homme.
— C’est à cause de toi.
— Vraiment ?
— Quand on t’a arrêté, la baronne Mathilda et ton demi-frère se sont
précipités à Krondor pour veiller à ce que le prince te fasse exécuter sans
discussion.
« Quand nous sommes arrivés sur place, j’ai demandé à l’un de mes
amis à la cour s’il pouvait m’arranger un entretien avec le prince. J’ai
essayé de lui expliquer la façon dont tu as été traité lorsque tu étais enfant.
(Il haussa les épaules.) Ça n’a de toute évidence rien donné, puisque tu as
été condamné à mort et qu’en plus, la baronne a découvert que j’avais tenté
d’intercéder en ta faveur. (Il regarda Erik en souriant.) On m’a demandé de
démissionner. Manfred m’a dit qu’il regrettait cette décision, mais que
c’était sa mère, après tout.
— Je ne l’ai jamais rencontrée, mais cette personne m’a tout l’air
d’être extrêmement persuasive, commenta Nakor.
— C’est une façon de présenter les choses. En tout cas, il n’y a pas
beaucoup de débouchés pour les maîtres d’armes qui viennent de se faire
renvoyer, alors j’ai demandé à entrer dans la garde du prince. Au besoin,
j’étais même prêt à redevenir simple soldat ou à partir en mission à la
frontière. Je me disais que s’ils refusaient, je deviendrais mercenaire et
escorterais les caravanes de marchand dans le val des Rêves et l’empire de
Kesh la Grande.
« Mais ce salaud de Bobby de Loungville m’a trouvé dans une
taverne et m’a fait boire jusqu’à ce que je tombe ivre mort. Quand je me
suis réveillé, le lendemain, j’ai appris que j’allais devoir courir comme un
fou d’un bout à l’autre du royaume, en mission pour Calis et le prince
Nicholas.
« C’est un étrange capitaine que nous avons là, ajouta Owen. Savez-
vous qu’à la cour, il occupe le rang de duc ?
— Je ne le connais que sous le nom de…, commença Erik.
— « L’Aigle de Krondor », le coupa Owen. Je connais. Mais tout ce
que je sais, c’est que c’est quelqu’un d’important. Quand la poussière de la
route est retombée, je me suis retrouvé sur le Ranger de Port-Liberté, avec
une liste de missions qui auraient dû me prendre trois mois et pour
lesquelles on ne m’a donné que quatre semaines quand on a débarqué à
Maharta.
— Désolé de vous avoir fait subir tout ça, Owen, s’excusa Erik en
finissant son ragoût.
Greylock se mit à rire.
— C’était dans les cartes, comme disent les joueurs. Et pour être
honnête, je commençais à m’ennuyer à la lande Noire. C’est vrai qu’on a le
meilleur vin du monde et que les femmes y sont aussi jolies qu’ailleurs,
mais il n’y pas grand-chose d’autre pour vous remuer un homme, là-bas. Je
me suis lassé de pendre des bandits et de servir d’escorte à des gens qui
n’en avaient pas besoin, tellement les routes sont sûres. Je me suis dit qu’il
était temps de découvrir quelque chose de grandiose.
Nakor secoua la tête.
— Ce qui nous attend risque de ne guère être grandiose. (Il se leva en
bâillant.) Je vais dormir. Ce sont trois longues journées qui nous attendent.
— Pourquoi ? demanda Erik.
— Pendant que vous pourchassiez les bandits, on a appris que le
rendez-vous allait avoir lieu.
— De quoi s’agit-il ? demanda Erik. J’ai déjà entendu plusieurs
soldats en parler.
— C’est une espèce de rencontre entre mercenaires, expliqua Owen.
— Dans un grand campement, ajouta Nakor en souriant. C’est là que
les deux parties vont venir s’offrir les services de compagnies comme la
nôtre. C’est également là que nous trouverons l’armée de la reine Émeraude
et que la grande aventure de notre ami Greylock commencera.
Le petit homme s’éloigna dans la pénombre.
— C’est sûrement l’une des personnes les plus étranges que j’aie
jamais rencontrées, fit remarquer Owen. Je ne lui ai parlé que deux fois
depuis hier, mais j’ai déjà pu m’apercevoir qu’il a des idées extrêmement
bizarres. Il a au moins raison sur un point : demain sera une longue journée
et nous avons tous les deux besoin de dormir.
Erik hocha la tête et ramassa le bol d’Owen.
— Je vais aller laver ça. Il faut que je fasse pareil pour le mien, de
toute façon.
— Merci, mon garçon.
— Merci à vous, Owen.
— Pourquoi donc ?
— Pour cette discussion.
L’ancien maître d’armes du baron posa la main sur l’épaule du jeune
homme.
— C’est quand tu veux, Erik. Bonne nuit.
Il partit dans la même direction que Nakor.
Erik alla jusqu’au seau d’eau qui servait à laver les ustensiles de
cuisine. Il rinça les bols à l’eau, les frotta avec du sable et les passa de
nouveau à l’eau. Puis il les déposa à l’endroit où le cuisinier s’attendrait à
les trouver le lendemain matin. Alors, seulement, il reprit le chemin de sa
tente.
Tous ses compagnons dormaient, à l’exception de Roo, qui lui
demanda s’il allait bien.
— Je ne sais pas, soupira Erik. Mais je me sens mieux.
Roo parut sur le point de faire une remarque, mais préféra se taire et
se tourna sur le côté pour dormir. Erik resta allongé dans le noir et tenta de
faire du reiki comme Nakor le lui avait conseillé, mais le sommeil s’empara
de lui à peine une minute après Roo.
DÉCOUVERTES
Six jours après son arrivée au camp de la reine Émeraude, Erik vit
revenir Praji et Vaja. Calis leur fit signe de le rejoindre à l’endroit où il était
assis, non loin d’Erik et de son groupe, qui venaient juste de finir de
déjeuner. Tous saluèrent d’un hochement de tête les deux vieux
mercenaires, qui s’accroupirent à côté du capitaine.
— Qu’avez-vous découvert ? demanda ce dernier.
— Rien de bien surprenant, répondit Praji. On est tous coincés entre
des collines, à l’est, la rivière, par là-bas, entre vingt et vingt-cinq mille
épées au nord de notre position, et les armées de Lanada et de Maharta
massées à environ quatre-vingts kilomètres au sud.
— Le raj de Maharta a envoyé son armée si loin de sa ville ?
— C’est ce que prétend la rumeur, répondit Vaja à voix basse, pour
que seuls les hommes autour du feu de camp puissent l’entendre.
— Cette campagne dure depuis douze ans, reprit Praji, depuis la chute
d’Irabek. Tôt ou tard, il fallait bien que le raj comprenne. Les cités fluviales
ont été vaincues une à une car toutes espéraient que leur voisine serait la
dernière à tomber sous le joug de la reine Émeraude.
— Qu’avez-vous appris d’autre ? demanda Calis.
— Nous partons dans quelques jours, une semaine tout au plus, je
crois.
— Qui a dit ça ? insista le capitaine tandis que Robert de Loungville
et Charlie Foster les rejoignaient et s’arrêtaient derrière lui.
— On a entendu personne dire : « On part dans trois jours », expliqua
Praji. C’est juste en observant et en écoutant qu’on en a déduit qu’on allait
bientôt partir.
Vaja fit un geste vague en direction du nord.
— Ils sont en train de construire un grand pont au-dessus de la rivière,
à l’endroit où le bac la traverse. Ils ont au moins six compagnies
d’ingénieurs et deux cents esclaves travaillant d’arrache-pied jour et nuit.
— Personne de ce côté de la rivière peut aller au nord sans un laissez-
passer, expliqua Praji.
— Et personne ne peut quitter cette partie du camp sans un ordre
écrit, ajouta Vaja.
— Tous les vétérans de cette campagne, c’est-à-dire les hommes qui
en font partie depuis le début et les Saaurs, sont rassemblés sur l’autre rive,
conclut Praji.
Calis se tut un moment, songeur.
— Donc ils vont nous livrer au mur ?
— On dirait bien, admit Praji.
Erik se tourna vers les autres membres de son groupe et demanda
dans un murmure :
— Quel mur ?
Biggo lui répondit à voix basse afin que les officiers ne l’entendent
pas.
— Celui de la ville qu’on va assiéger, fiston. On va être les premiers à
monter à l’assaut.
Luis fit mine de se trancher la gorge.
— Ce sont les compagnies qui montent à l’assaut les premières qui
perdent le plus d’hommes, ajouta le Rodezien, à voix basse lui aussi.
— On va devoir rester vigilants, annonça Calis. Mais il faut aussi se
rapprocher de cette reine Émeraude et de ses généraux, afin de trouver ce
que nous sommes venus chercher. Si pour ça, il nous faut passer par-dessus
les murs de Lanada ou franchir les portes les premiers, alors c’est ce que
nous ferons. Lorsqu’on aura obtenu les informations dont on a besoin, alors
seulement on s’inquiétera de savoir comment on va sortir de ce merdier.
Erik alla s’allonger sur sa paillasse, un bras passé derrière la nuque.
Au-dessus de sa tête, des nuages traversaient le ciel, chassés par la brise de
cette fin d’après-midi. Cette nuit, il serait de garde, alors il s’était dit qu’il
allait essayer de prendre un peu de repos.
Mais l’idée d’être le premier à monter à l’assaut des murailles d’une
cité ne cessait de tourner dans sa tête. Jusqu’ici, il avait tué quatre hommes,
à trois occasions très différentes les unes des autres. Mais il n’avait jamais
marché au combat. Il s’inquiétait à l’idée qu’il était susceptible de faire
quelque chose qu’il ne fallait pas.
Il pensait toujours à la campagne à venir lorsque Foster arriva et lui
donna un coup de pied dans les bottes en lui disant qu’il était temps de
retourner à son poste. Erik fut surpris de découvrir qu’il faisait nuit, à
présent. Il avait été à ce point absorbé par ses pensées qu’il n’avait pas vu le
soleil se coucher. Il se leva, prit son épée et son bouclier, et se dirigea vers
la rivière. Il devait y passer les prochaines heures, à surveiller le moindre
signe annonciateur de danger.
Il trouvait ironique de monter la garde au beau milieu d’une armée qui
n’hésiterait pas à tailler les Aigles cramoisis de Calis en pièces si elle
apprenait leur véritable motivation. Mais il en avait reçu l’ordre et il obéit
donc.
Calis posta des sentinelles à intervalles réguliers sur son flanc droit en
une ligne continue dont aucun membre ne devait perdre le suivant de vue.
Le soldat le plus proche agita le bras pour montrer qu’il avait compris les
ordres.
Ils chevauchaient depuis midi et n’avaient encore aperçu personne
près de la rive. De toute évidence, le rapport sur la présence des Gilanis
était erroné, ou alors ils avaient quitté la région, à moins qu’ils ne se
cachent, comme l’avait expliqué Praji.
Erik observait les hautes herbes à la recherche du moindre
mouvement suspect, mais la brise faisait onduler la végétation comme la
surface d’un lac.
— Si nous ne trouvons rien d’ici une demi-heure, annonça Calis, il
faudra rentrer. Déjà, il va falloir passer le gué dans le noir.
L’une des sentinelles poussa un cri et tout le monde se tourna dans sa
direction, vers l’ouest. Erik leva la main pour protéger ses yeux de l’éclat
du soleil d’après-midi, et vit un cavalier faire de grands gestes au pied d’un
gros monticule. Sur un signe de Calis, toute la colonne se mit en marche
vers le cavalier.
Lorsqu’ils arrivèrent devant le monticule, Erik s’aperçut que celui-ci
était recouvert des mêmes herbes que la plaine, si bien qu’il ressemblait à
un saladier hirsute posé à l’envers. Presque entièrement rond, il se trouvait
près d’une autre hauteur, avec laquelle il formait les contreforts d’une série
de collines convergeant vers les montagnes dans le lointain.
— Qu’y a-t-il ? demanda Calis.
— J’ai trouvé des traces et une grotte, capitaine, répondit la sentinelle.
Praji et Vaja échangèrent un regard interrogateur et mirent pied à
terre. Ils amenèrent leurs chevaux près de la grotte, qu’ils examinèrent. Une
petite entrée, qu’un homme ne pouvait utiliser qu’en se penchant, se perdait
dans les ténèbres.
Calis baissa les yeux.
— Ces traces sont anciennes.
À son tour, il s’avança jusqu’à la grotte et passa la main sur la bordure
de pierre de l’entrée.
— Ce n’est pas l’œuvre de la nature, remarqua-t-il.
— Ou, si ça l’est, quelqu’un l’a renforcée pour la rendre plus solide,
ajouta Praji en passant lui aussi la main dessus. Il y a un étai de pierre sous
la terre battue.
Il gratta la terre, qui s’effrita, dévoilant de la pierre.
— Sarakan, annonça Vaja.
— Peut-être, concéda Praji.
— Qui est Sarakan ? voulut savoir Calis.
— C’est pas un être vivant mais le nom d’une cité construite et
abandonnée par les nains dans le Ratn’gary. Elle est située entièrement sous
terre. Des humains ont voulu y emménager il y a quelques siècles – une
secte de lunatiques. Ils se sont éteints et maintenant la cité est déserte.
— Les gens tombent souvent sur d’anciennes entrées près du golfe,
ajouta Vaja, et dans les contreforts près de la grande forêt méridionale.
— Corrigez-moi si je me trompe, intervint Calis, mais c’est à des
centaines de kilomètres d’ici.
— C’est vrai, admit Praji. Mais ces maudits tunnels vont partout. (Il
désigna le monticule.) Celui-ci pourrait conduire jusqu’à ces montagnes, là-
bas, ou pourrait tout aussi bien s’arrêter au bout de quelques centaines de
mètres. Ça dépend de la personne qui l’a construit. Mais ça ressemble
effectivement à l’une des entrées de Sarakan.
— Peut-être qu’il a été construit par les mêmes nains, mais qu’il mène
à une autre cité ? suggéra Roo.
— Peut-être bien, admit de nouveau Praji. Ça fait longtemps que les
nains vivent plus que dans les montagnes et les gens de la ville s’attardent
pas sur la plaine de Djams.
— Est-ce qu’on pourrait utiliser cet endroit comme dépôt ? s’enquit
Calis. On pourrait y laisser quelques armes et du matériel au cas où on
aurait besoin de revenir de ce côté de la rivière.
— Moi, à ta place, capitaine, j’éviterais, répondit Praji. Si les Gilanis
sont dans le coin, ils doivent utiliser cet endroit comme quartier général.
Calis se tut pendant un moment. Puis il s’exprima bien fort pour que
tout le monde, à l’exception des autres sentinelles, puisse l’entendre.
— Retenez tous l’emplacement de ce monticule. Observez bien le
paysage. Nous aurons peut-être bientôt besoin de retrouver cet endroit. Si
nous devons nous échapper du camp de la reine Émeraude, quelle qu’en soit
la raison, ou nous tailler un chemin à coups d’épée, venez ici, jusqu’à cette
grotte, si vous ne pouvez pas partir directement pour la cité de Lanada.
Ceux qui se retrouveront ici devront se diriger vers le sud le plus vite
possible. La Cité du fleuve Serpent est votre destination finale, car c’est là
que vous attend l’un de nos navires.
Erik balaya la plaine du regard puis baissa les yeux sur sa monture. Il
aligna les naseaux de la jument face à deux pics qui se dressaient au loin
dans les montagnes. L’un d’eux ressemblait, selon lui, à un croc brisé et
l’autre à une grappe de raisins. Il prit note du fait qu’il tournait le dos à la
rivière et qu’un autre pic se dressait sur sa gauche. Grâce à tous ces points
de repère, il devrait être capable de retrouver la grotte.
Lorsque tous ses hommes eurent fait de même, Calis se tourna vers
une sentinelle qui observait le groupe depuis une colline lointaine et leva le
bras pour donner le signal du départ.
L’homme agita le bras en retour puis se tourna pour faire passer la
consigne à un cavalier qui se trouvait encore plus éloigné. Pendant ce
temps, Calis donna l’ordre de retourner au camp de la reine Émeraude.
Chapitre 18
L’ÉVASION
Erik était occupé à nettoyer son épée et se trouvait assis non loin de
Calis, du sergent de Loungville et du caporal Foster. Ils étaient rentrés après
la tombée de la nuit et le capitaine avait été faire son rapport aux officiers,
dont la tente se trouvait près du pont, tandis qu’Erik et ses compagnons
s’occupaient des chevaux. Lorsque Calis était revenu, il était impossible de
dire, à l’expression de son visage, si la réunion s’était bien passée, car le
demi-elfe laissait rarement transparaître des émotions telles que le plaisir ou
l’irritation.
Mais ce jour-là, pour la première fois, Erik vit apparaître l’ombre
d’une émotion sur le visage de son supérieur, lorsque celui-ci se leva, l’air
impatient : Nakor s’avançait à sa rencontre, sur la piste étroite que les
sabots des chevaux et les pieds des mercenaires avaient creusée entre le
camp des Aigles et celui situé à l’est.
Le petit homme rejoignit le groupe avec, sur le visage, son éternel
sourire.
— Ouf ! s’exclama-t-il en se laissant lourdement tomber sur le sol à
côté de Foster. Ça n’a pas été évident de vous retrouver. De nombreuses
compagnies ont un oiseau pour emblème et il y beaucoup de bannières
rouges aussi. En plus, la plupart de ces types se fichent pas mal de savoir
qui est à côté d’eux, ajouta-t-il en montrant les autres compagnies alentour.
Quelle bande d’ignares !
— On les paye pas pour réfléchir, répliqua Praji, occupé à se curer les
dents au moyen d’une longue brindille.
— C’est bien vrai, approuva l’Isalani.
— Qu’as-tu découvert ? demanda Calis.
Nakor se pencha en avant et baissa la voix, si bien qu’Erik dut tendre
l’oreille pour écouter sa réponse, tout en faisant semblant, comme ses
camarades, de faire autre chose.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée d’en parler ici. Disons
simplement que lorsque nous pourrons en parler librement, tu n’auras pas
envie d’entendre ce que j’ai à te dire.
— Bien sûr que si.
— Je comprends, fit Nakor, mais toi aussi tu comprendras, lorsque tu
seras au courant. Laisse-moi simplement te dire que si tu as un plan pour
nous sortir d’ici, ce serait bien de le mettre en œuvre dès ce soir. Il est
inutile de nous attarder plus longtemps.
— Eh bien, maintenant que nous savons où se trouve le gué, on peut
essayer de se glisser hors du camp sans être vus, ou tenter un coup
d’esbroufe en disant aux soldats sur la rive que nous devons de nouveau
patrouiller dans la plaine.
Nakor ouvrit son sac, qu’il portait sur l’épaule, comme toujours.
— Peut-être que l’un de ces laissez-passer t’aidera à les convaincre.
Erik retint un fou rire à la vue de la tête que faisaient de Loungville et
Foster.
— Je ne suis pas un expert, mais ce charabia m’a tout l’air
authentique, annonça le sergent après avoir examiné les documents.
— Oh oui, ces papiers sont tout ce qu’il y a de plus authentique,
répliqua Nakor. Je les ai volés dans la tente du général Fadawah.
— Le commandant en chef des armées de la reine ? s’écria de
Loungville.
— Lui-même. Il était occupé et personne n’a fait attention à moi parce
que je faisais semblant d’être un esclave. Je me suis dit que l’un de ces
papiers pourrait nous être utile. Je voulais continuer à fouiner, parce qu’il a
quelque chose d’étrange, ce général. Il n’est pas ce qu’il paraît être et si je
n’avais pas été aussi pressé de vous rapporter les nouvelles, je serais resté
pour découvrir ce qu’il est réellement.
Calis passa en revue les trois documents.
— Ça peut effectivement nous aider. Celui-là donne l’ordre à toutes
les unités de laisser passer celui qui le présente. Il n’est écrit nulle part que
le porteur de ce document peut être accompagné d’une troupe de plus de
cent personnes, mais je pense que si nous gardons notre sang-froid, ça peut
marcher.
Praji se leva.
— Bon, la journée est déjà à moitié entamée, alors, si on veut les
convaincre qu’on part en patrouille, mieux vaut se mettre en route dès
maintenant. À moins que vous vouliez attendre jusqu’à demain matin ?
Calis regarda Nakor, qui secoua discrètement la tête en signe de
dénégation.
— Alors on part maintenant, annonça le capitaine.
Chacun reçut la consigne de se préparer rapidement au départ tout en
faisant comme s’il n’était pas pressé. Erik aurait été incapable de dire si les
compagnies voisines remarquèrent quelque chose d’inhabituel dans leur
attitude, car elles vaquaient toutes à leurs propres affaires. Les allées et
venues des autres mercenaires ne semblaient guère les intéresser.
En moins d’une heure, Foster fit mettre tout le monde en rang. Calis
fit signe au groupe d’Erik, le premier de la rangée, d’emboîter le pas à sa
propre avant-garde, composée de Nakor, Praji, Vaja, Hatonis et de
Loungville. Foster, pour sa part, devait fermer la marche et prendre le
commandement de l’arrière-garde, où se trouvaient les anciens prisonniers
les plus expérimentés. Jadow Shati et Jérôme Handy sortirent donc des
rangs pour rejoindre le caporal. Erik souhaita bonne chance à Jadow, qui lui
adressa en retour son plus grand sourire.
Ils remontèrent vers le nord en longeant la rivière jusqu’à atteindre le
pont.
— Ça avance vite, fit remarquer Praji.
— C’est parce que beaucoup d’hommes y travaillent, expliqua Nakor.
J’ai moi-même participé à sa construction pendant deux jours afin de
pouvoir traverser.
— Mais il y a de nombreux gués à proximité, protesta Vaja. Pourquoi
prendre tant de peine ?
— Parce que la reine ne veut pas se mouiller les pieds, répondit
Nakor.
Calis et Erik regardèrent le petit homme. Pour une fois, il ne souriait
pas.
Ils arrivèrent au poste de garde et un sergent corpulent s’avança à leur
rencontre.
— Qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ?
— Re bonjour, sergent.
— Vous êtes de nouveau de sortie ? fit celui-ci en reconnaissant Calis.
— Les généraux n’ont pas trop apprécié mon rapport et m’ont dit que
je n’avais pas poussé assez loin au sud. Je serai de retour après-demain dans
la matinée.
— Personne ne m’a dit que votre compagnie allait devoir traverser la
rivière, capitaine, répondit le sergent d’un air soupçonneux. Je ne savais pas
non plus que quelqu’un devait s’absenter plus d’une journée.
Calis lui tendit calmement le laissez-passer.
— Le général a pris sa décision il y a quelques minutes seulement. Il
m’a donné ceci plutôt que de demander à un messager de venir vous avertir
pendant que nous nous préparions.
— Ah, ces maudits officiers ! Nous, on a nos ordres, et puis un
capitaine se met en tête de persuader le copain avec lequel il boit de changer
la façon dont on fait les choses. Lequel de ces prétentieux croit pouvoir se
contenter de signer un bout de papier…
Sa voix s’éteignit et ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il vit le nom et le
sceau à la fin du document.
— Si vous voulez confirmation, envoyez donc un messager dire au
général Fadawah qu’il ne respecte pas la procédure. Nous, on peut attendre,
intervint de Loungville. En ce qui me concerne, j’aimerais autant ne pas
avoir à me frotter aux Gilanis. Par tous les diables, sergent, je suis sûr que le
général sera content.
L’officier rendit rapidement le laissez-passer à Calis.
— Vous pouvez traverser, dit-il en leur faisant signe d’avancer. C’est
bon, ils ont l’autorisation ! cria-t-il à l’intention des soldats sur la rive.
Ceux-ci agitèrent le bras pour montrer qu’ils avaient compris puis
reprirent leur position. Ils avaient l’air de s’ennuyer à mourir. Calis fit
descendre sa monture jusqu’à l’endroit où ils se tenaient puis entra dans
l’eau, lentement et avec précaution.
Erik éprouva des démangeaisons au creux de la nuque, comme si
quelqu’un derrière lui allait se mettre à crier qu’ils essayaient de s’échapper.
Peut-être allait-on avertir le sergent que des documents avaient été dérobés
dans la tente du général.
Mais toute la compagnie, y compris le groupe de Foster, qui venait en
dernier, se retrouva en sécurité sur l’autre rive. Calis accéléra l’allure. Les
Aigles cramoisis partirent donc au trot vers le sud. Erik se surprit à résister
au besoin impératif d’éperonner sa monture pour la lancer au galop et se
demanda combien de ses compagnons ressentaient la même chose.
Un peu plus loin, Calis leur donna l’ordre de passer au petit galop. Ils
cheminèrent ainsi sur environ deux kilomètres avant de devoir de nouveau
reprendre le trot.
— Tu veux que je t’explique tout maintenant ? cria Nakor.
— Oui, avant que tu tombes de ton cheval et que tu te casses le cou !
répliqua le demi-elfe.
Le petit homme sourit.
— J’ai de mauvaises nouvelles à t’annoncer. Tu te rappelles de notre
vieille amie, dame Clovis ?
Calis acquiesça. Erik ne savait pas qui pouvait bien être cette
personne, mais à voir comment le capitaine se rembrunit, il était évident que
lui la connaissait. Ce qui surprit Erik, en revanche, c’est qu’apparemment
de Loungville ignorait de qui il s’agissait.
— Quoi, cette salope qui manipulait Dahakon et le Chef Suprême
Valgasha quand on s’est rencontrés la première fois, dans la Cité du fleuve
Serpent ? s’écria Praji.
— Oui, c’est bien elle.
— C’est elle, la reine Émeraude ? demanda Calis.
Nakor secoua la tête.
— J’aurais préféré que ce soit le cas. Jorna – c’est son nom, enfin ça
l’était à l’époque où nous étions mariés…
— Quoi ! s’exclama Calis.
Pour la première fois, Erik le vit perdre toute contenance.
— C’est une longue histoire. Je te la raconterai une autre fois. Mais
quand elle était jeune, elle était vraiment vaniteuse et déjà, quand nous
étions ensemble, elle cherchait un moyen pour rester éternellement jeune.
— Si on s’en sort, il va falloir me raconter tout ça en détail, intervint
de Loungville, visiblement aussi surpris que Calis.
— Enfin bref, reprit Nakor en lui faisant signe de ne plus
l’interrompre. Cette fille avait un don pour ce que vous appelez la magie.
Elle m’a quitté quand j’ai refusé de lui révéler des secrets que je ne
possédais pas. Lorsque nous avons rencontré dame Clovis, c’était bien
Jorna, mais dans un corps différent.
— Vraiment ? fit Praji, perplexe. Mais alors, comment as-tu fait pour
la reconnaître ?
— Quand on connaît bien quelqu’un, l’apparence extérieure ne
compte pas.
— Bien sûr, commenta Vaja, que cette conversation amusait
visiblement beaucoup.
— Silence ! ordonna Nakor. Tout ceci est très sérieux. Cette femme a
passé un marché avec les Panthatians : elle les aide et, en échange, ils lui
offrent la jeunesse éternelle. Mais elle ignore qu’en fait, ils la manipulent.
J’ai tenté de l’avertir, à l’époque. Je lui ai dit qu’ils attendaient d’elle plus
que ce qu’elle ne pourrait jamais leur donner. Et j’avais raison. Ils se sont
emparés d’elle.
— C’est-à-dire ? demanda Calis.
Le visage de Nakor s’assombrit.
— Elle est en train de subir le même sort que ton père lorsqu’il a
revêtu l’armure blanc et or d’Ashen-Shugar.
— Impossible, murmura Calis, qui devint livide.
— Si. C’est le même processus. Jorna, ou Clovis, porte une couronne
d’émeraudes qui est en train de modifier sa personnalité. Elle est en train de
devenir comme ton père.
Calis paraissait secoué et resta silencieux pendant quelques instants.
Puis il se tourna vers de Loungville.
— Dis à Foster que l’arrière-garde doit nous suivre à quinze minutes
d’intervalle. Si quelqu’un essaye de nous rattraper, je veux en être averti.
Dis-leur de m’envoyer leur cavalier le plus rapide au premier signe de
poursuite. Les autres devront éloigner les poursuivants. Nous attendrons les
derniers pendant un court moment à la grotte que nous avons trouvée hier.
Ensuite, on ira à Lanada.
— Et si les éventuels poursuivants ne mordent pas à l’appât ?
s’inquiéta de Loungville.
— Fais en sorte qu’ils mordent dedans, répliqua Calis.
De Loungville hocha la tête, fit faire demi-tour à sa monture et se
dirigea vers la queue de la colonne. Erik regarda par-dessus son épaule et
vit Foster et six autres mercenaires ralentir puis s’arrêter après que le
sergent leur eut donné les consignes. Ils attendraient un quart d’heure, puis
se remettraient en route en espérant pouvoir rattraper le reste de la
compagnie d’ici un jour ou deux.
NOUVELLES DÉCOUVERTES
Pug avait déjà rempli deux verres de vin lorsque Miranda apparut à
ses côtés.
— Pourquoi avez-vous fait ça ?
— Si vous ne pouviez pas me suivre, alors ça ne servait à rien de vous
expliquer quoi que ce soit. (Pug lui tendit un verre.) Je trouve qu’il y a
quelque chose en vous qui m’est familier, lui avoua-t-il.
Miranda prit le vin qu’il lui offrait et s’assit sur un divan en face du
bureau. Pug se contenta d’un tabouret.
— Où sommes-nous ? demanda la jeune femme. Au port des Étoiles ?
Elle regarda autour d’elle. Ils se trouvaient dans une petite pièce
dépourvue du moindre ornement. Visiblement, il s’agissait d’une
bibliothèque, car des livres s’alignaient le long de chaque mur, à l’exception
de l’espace étroit où s’ouvrait une fenêtre. En dehors du divan, du tabouret
et du bureau, la pièce ne contenait pas de meubles. Deux lampes brûlaient à
chaque extrémité de la bibliothèque.
— Nous sommes dans mes appartements, acquiesça Pug. Personne
n’y entre sauf moi, et personne ne s’attend à ce que je revienne ici en visite,
car personne ne m’a vu depuis vingt-cinq ans.
— Pourquoi continuer ainsi ?
— À la mort de ma femme, j’ai convaincu tout le monde que je
voulais couper tous les liens qui me retenaient ici.
Il parla de ce décès d’un ton neutre, mais Miranda vit de petites rides
se creuser au coin de ses yeux.
— Si l’on me cherche, poursuivit-il, on regardera d’abord sur l’île du
Sorcier. J’ai laissé suffisamment de magiciens là-bas pour que les sortilèges
destinés à détecter la magie se mettent à retentir comme des cloches.
— Mais comme ici, tout le monde pratique la magie, personne ne
remarquera quoi que ce soit si vous décidez de travailler un peu. Ingénieux.
(Elle but une gorgée de son vin.) Et ceci est très bon.
— Vraiment ? fit Pug en buvant à son tour. Oui, vous avez raison, il
est bon. Je me demande de quel vin il s’agit… (Il leva la bouteille.) Il va
falloir que je demande à Gathis s’il y en a d’autres bouteilles à la cave
lorsque je retournerai sur l’île du Sorcier.
— Pourquoi m’avoir fait courir ainsi ? lui demanda Miranda.
— Pourquoi me cherchiez-vous ?
— C’est moi qui ai posé la première question.
Pug hocha la tête.
— Ce n’est que justice, admit-il. Les Panthatians se méfient de moi et
de mes pouvoirs. Ils ont découvert un moyen de me neutraliser, alors je
veille à ce que leurs agents ne puissent pas me retrouver.
— Vous neutraliser ? (Miranda plissa les yeux.) J’ai déjà eu affaire à
la magie des Serpents et j’ai laissé derrière moi des cadavres fumants pour
en témoigner. Si vous êtes aussi puissant qu’ils le prétendent…
— Il existe différents moyens de repousser une attaque. Parfois, il ne
suffit pas d’employer la force. Que feriez-vous si je menaçais d’une dague
un enfant que vous aimez ?
— C’est donc ça. S’ils ne savent pas où vous êtes, ils ne peuvent pas
menacer les personnes auxquelles vous tenez.
— C’est exact. Maintenant, dites-moi, pourquoi me cherchiez-vous ?
— L’oracle d’Aal va entrer en gestation, expliqua Miranda. Il ne va
plus pouvoir nous aider pendant vingt-cinq ans. On m’a demandé…
— Qui ? l’interrompit Pug.
— Des gens qui aimeraient autant que ce monde vive encore très
longtemps, répliqua-t-elle d’un ton brusque. On m’a demandé d’aider à
préserver la Pierre de Vie du danger qui la menace…
Pug se leva.
— Qui vous a parlé de la Pierre de Vie ?
— Je suis originaire de Kesh, expliqua Miranda. Vous rappelez-vous
du nom de la personne qui est venue soutenir les armées du roi pendant la
bataille de Sethanon ?
— Il s’agissait du seigneur Abdur Rachmad Mémo Hazara-Khan,
répondit le magicien.
— Il nous a fallu des années pour étudier toutes les illusions et les
fausses pistes. Mais vous avez laissé entrer quelques rares personnes qui ont
pu parler à l’oracle et sont reparties avec les sages conseils qu’il leur a
donnés. Alors, même avec cette statue à la Croix de Malac en guise de point
de transfert, et bien que des décennies se soient déjà écoulées, nous avons
fini par apprendre la vérité.
— Vous travaillez donc pour l’empereur ?
— Parce que vous, vous travaillez pour le roi ?
— Borric et moi sommes cousins, en quelque sorte, expliqua Pug en
buvant une nouvelle gorgée de vin.
— Vous n’avez pas répondu à la question.
— C’est vrai. (Il posa son verre.) Disons que je suis moins tenu par la
loyauté que je ne l’étais autrefois. Ce qui n’a rien à voir avec le sujet qui
nous préoccupe. Si vous connaissez la Pierre de Vie, vous devez également
savoir que les intérêts nationaux ne sont rien, comparés aux enjeux qui la
concernent. Si les Valherus reviennent, nous mourrons tous.
— Alors vous devez m’aider, lui dit la jeune femme. Si les hommes
désespérés que le prince et moi avons recrutés survivent, nous saurons qui
est notre adversaire et à quoi nous devons nous attendre.
Pug soupira.
— Vous, une Keshiane, recruter pour le prince ?
— Ça me paraissait la chose la plus prudente à faire pour servir les
intérêts de mon véritable maître.
Pug se contenta de hausser les sourcils.
— Qui sont ces « hommes désespérés » ?
— Calis les dirige.
— Le fils de Tomas, dit Pug d’un ton songeur. Je ne l’ai pas revu
depuis sa jeunesse, ça doit faire vingt ou trente ans.
— Il est encore jeune, désorienté et en colère.
— Il est unique, répliqua le magicien. Il n’y a pas d’autre créature
comme lui dans tout l’univers. Il est le fruit d’une union qui n’aurait pas dû
être féconde et lorsqu’il mourra, sa spécificité disparaîtra avec lui.
— Mais il sera seul.
Pug acquiesça.
— Que pouvez-vous me dire d’autre au sujet de ces hommes ?
— Vous n’en connaissez aucun. Tous ont été condamnés à mourir.
Nakor l’Isalani voyage en leur compagnie.
Pug sourit.
— Son intelligence supérieure et ses pensées chaotiques me
manquent, avoua-t-il. Son sens de l’humour aussi, d’ailleurs.
— J’ai bien peur qu’il n’ait guère le temps de faire de l’humour, ces
jours-ci, expliqua Miranda. Avec la mort d’Arutha, les espoirs du royaume
de l’Ouest, du royaume des Isles et du monde entier reposent sur les épaules
de Nicholas. Il a adopté le plan de son père, mais ça ne l’enthousiasme
guère.
— De quel plan s’agit-il ?
Elle lui parla des précédents voyages de Calis sur le continent de
Novindus et du revers qu’il avait subi la dernière fois. Elle lui exposa
également le plan qui consistait à envoyer des hommes rejoindre l’armée
conquérante pour qu’ils puissent ensuite revenir apprendre au prince la
vérité concernant leurs ennemis.
— Pensez-vous donc, lui demanda Pug lorsqu’elle eût fini son récit,
que ces envahisseurs ne font que rassembler toutes les forces armées de
Novindus afin de lancer une attaque de l’autre côté de l’océan et s’emparer
de la Pierre de Vie ?
— Les Panthatians ne sont pas aussi subtils, admit Miranda, mais il se
peut que quelqu’un les manipule comme ils ont manipulé les Moredhels
durant le grand soulèvement qui a conduit à la bataille de Sethanon.
Pug dut admettre qu’elle avait raison.
— Mais tout nous porte à croire qu’ils cherchent à étendre leur
emprise sur tout le continent de Novindus afin de créer l’armée la plus
importante que le monde ait connu. À partir de là, il est logique de prévoir
qu’ils vont lancer ces soldats à l’assaut du royaume. Peut-être même
débarqueront-ils à Krondor avant de traverser la moitié du royaume pour se
rendre à Sethanon.
Pug se tut quelques instants avant d’ajouter :
— Je ne crois pas que quelqu’un les manipule, comme vous le
suggérez. Les Panthatians sont bien trop étranges selon les critères de toutes
les autres créatures que j’ai pu rencontrer.
« Leur vision de l’univers est si tordue qu’elle défie toute logique,
mais elle est à ce point ancrée dans leur nature profonde qu’ils n’ont pas
laissé plus de deux mille ans d’observation les détourner de leur dévotion
fanatique. Ils savent comment fonctionne véritablement l’univers, mais cela
ne les empêche pas de continuer à voir les choses de la même façon.
Miranda haussa les sourcils.
— Voilà qui est un peu trop analytique pour moi, Pug. J’ai rencontré
d’autres fanatiques et la réalité n’a pas non plus d’emprise sur eux. (Elle
balaya le commentaire qu’il était sur le point de faire.) Mais je vois où vous
voulez en venir. S’ils ne sont pas manipulés et qu’ils réunissent une si
grande armée simplement pour servir leurs noirs desseins, alors il est clair
qu’ils risquent énormément dans cette entreprise. Pour eux, c’est tout ou
rien.
Pug secoua la tête en signe de dénégation et soupira.
— Pas vraiment, hélas. Ce qui est détestable dans tout ça, c’est que
nous pouvons de nouveau les battre, peut-être en détruisant chaque homme
et chaque créature qu’ils enverront par-delà les mers, mais qu’est-ce que
cela nous apporte en dehors de la destruction sur nos propres rivages ?
— Nous ne savons toujours pas où ils vivent, lui rappela Miranda.
Pug acquiesça.
— C’est vrai, il n’existe à ce sujet que de vagues rumeurs. Peut-être
au nord du continent de Novindus, près du lac Serpent, la source du fleuve
du même nom. D’autres prétendent qu’il s’agit du sud au contraire, au cœur
de la grande forêt méridionale ou de la forêt d’Irabek. Mais la vérité, c’est
que personne ne sait.
— Vous-même, vous avez cherché à les retrouver ?
— En effet, admit le magicien. J’ai utilisé tous les sortilèges que j’ai
pu trouver ou inventer, et traversé une bonne partie de ce continent à pied.
Mais la triste vérité m’oblige à dire qu’ils sont incroyablement doués pour
se cacher des humains et des magiciens. Ou alors ils se mettent tellement en
évidence que je ne les ai pas vus.
Miranda but de nouveau quelques gorgées de vin et ne reprit la parole
qu’au bout de quelques instants.
— Toutes ces belles paroles ne nous empêchent pas d’avoir une armée
à vaincre.
— Plus que ça, j’en ai bien peur.
— Pardon ?
— Je crois que Calis va trouver au cœur de cette armée quelque chose
de bien plus puissant que ce à quoi il s’attendait, expliqua Pug. Mais je ne
peux pas vous dire pourquoi. (Il s’approcha d’une étagère chargée de
livres.) Il y a ici plusieurs ouvrages qui parlent de passages, de portails et de
routes entre les différents niveaux de réalité.
— Comme le Couloir entre les Mondes ? demanda Miranda.
— Non, cet endroit existe dans l’univers objectif tel que nous le
comprenons, même s’il s’agit d’une espèce d’artefact qui permet à ceux qui
voyagent entre les mondes d’exister au-delà de certaines des limites de cette
réalité objective. Vous rappelez-vous à quel point la salle des Dieux vous
paraissait réelle ?
— Oui. C’était une illusion très convaincante.
— C’était plus qu’une illusion. Je me suis connecté à un niveau de
réalité supérieur, que je décrirai comme un état d’énergie plus élevé, faute
d’une meilleure explication. Il y a longtemps, je me suis aventuré dans la
cité des dieux morts et j’ai pénétré grâce à un… fil, dans la demeure de la
déesse de la Mort. J’ai parlé à Lims-Kragma.
— Intéressant, commenta Miranda.
Pug lui lança un regard circonspect mais vit qu’elle ne se moquait pas
de lui.
— C’est réellement la déesse qui vous a parlé ?
— Ça fait partie de ma démonstration. Il n’y a pas de déesse de la
Mort et pourtant elle existe. Il s’agit de la force naturelle de création et de
celle, tout aussi naturelle, de destruction. La mort d’un être autrefois vivant
prolonge le cycle de la vie en nourrissant les autres. Nous comprenons si
peu de choses à ce sujet, ajouta-t-il en laissant paraître un peu de sa
frustration. Mais ces personnifications, ces dieux et déesses, ne sont peut-
être qu’une façon pour nous, qui vivons dans un certain niveau de réalité,
d’interagir avec des forces, des êtres ou des énergies issus d’autres niveaux.
— C’est une théorie intéressante, admit la jeune femme.
— À dire vrai, c’est surtout celle de Nakor.
— Mais qu’est-ce que cela a à voir avec toutes les morts qui vont
bientôt survenir ?
— Les êtres originaires de ces autres niveaux de réalité existent bel et
bien. J’ai affronté un maître de la terreur, pour ne citer que l’une de ces
créatures.
— Vraiment ? fit-elle, visiblement impressionnée. Les voleurs de vie
ne sont pas à prendre à la légère, d’après ce que j’ai entendu dire.
— C’est également le premier indice que j’avais en ma possession,
approuva Pug, dont l’expression s’anima. Lorsque j’ai combattu un maître
de la terreur pour la première fois, j’ai senti en lui un rythme différent et des
énergies étranges à l’intérieur de son être. Lorsque je l’ai vaincu, j’ai appris
quelques petites choses.
« Au fil des ans, j’en ai découvert d’autres. Les années que j’ai
passées sur Kelewan, le monde des Tsurani, m’ont permis d’accéder à une
vision des choses que je n’aurais jamais connue si j’étais resté sur
Midkemia.
« J’y ai par exemple découvert que les maîtres de la terreur ne
« boivent » pas la vie des êtres humains. Ils manipulent les énergies pour
pouvoir les utiliser. Malheureusement, cela provoque la mort de la personne
qu’ils touchent.
— De telles considérations ne sont que purement académiques et
n’intéressent guère les personnes qui en meurent, protesta Miranda.
— C’est vrai, admit Pug, mais vous voyez, c’est important. S’ils
peuvent faire des choses pareilles, alors des forces que nous ne pouvons
voir dans notre cadre de références habituel ne seraient-elles pas capables
d’intervenir et de manipuler les énergies ici même, sur notre monde ?
— Où cette discussion peut-elle bien nous mener ? demanda Miranda,
trahissant son impatience.
— Comment était la Pierre de Vie lorsque vous avez vu l’oracle pour
la dernière fois ?
— Que voulez-vous dire ?
— Était-elle comme d’habitude ?
— Je l’ignore. (La jeune femme semblait perplexe.) C’est la seule fois
où je l’ai vue.
— Mais quelque chose vous a paru étrange, n’est-ce pas ? insista Pug.
Miranda haussa les épaules.
— J’ai eu le sentiment…
— Que les Valherus emprisonnés à l’intérieur étaient malgré tout en
train de faire quelque chose, conclut Pug.
Le regard de la jeune femme se perdit au loin.
— Ils s’agitaient. C’est le terme que j’ai employé, je crois. Ils
s’agitaient plus qu’à l’ordinaire.
— Je crains qu’ils aient trouvé un moyen d’interagir directement avec
une personne ou un groupe au sein de la communauté panthatian, expliqua
le magicien. Peut-être s’agit-il de cette soi-disant reine Émeraude qui se
trouve désormais à leur tête.
— C’est une idée terrifiante.
— Il y a autre chose. Peu de gens sont au courant. Avez-vous entendu
parler de Macros le Noir ?
— Je le connais de réputation, reconnut Miranda d’un ton sec.
Pug se dit qu’elle ne devait pas croire les histoires exagérées que l’on
racontait au sujet du Sorcier Noir.
— Il faisait beaucoup de tours de passe-passe, mais aussi de la magie
que même encore aujourd’hui je n’arrive pas à comprendre. Il était capable
de manipuler le temps alors que je ne peux que spéculer sur ses
connaissances, par exemple.
La jeune femme plissa les yeux.
— Il voyageait dans le temps ?
— Plus que ça. Une fois, Tomas et moi nous sommes retrouvés dans
un puits temporel en compagnie de Macros. Pour en réchapper, nous
sommes remontés jusqu’à l’aube de la vie avant de revenir à notre propre
époque. Mais il pouvait utiliser son esprit pour voyager sur des éons entiers.
— Comment cela ?
— Il a utilisé ses pouvoirs pour créer une relation extratemporelle
entre Tomas, mon ami d’enfance, et Ashen-Shugar…
— Le Valheru dont il porte l’armure ! s’exclama Miranda.
— Ça n’a jamais simplement été une ancienne magie enfermée dans
une armure mystique. Macros a utilisé l’armure comme véhicule afin de
manipuler mon ami, bien des siècles plus tard, pour pouvoir agir comme il
l’a fait durant la guerre de la Faille.
— Quel rusé bâtard, murmura la jeune femme.
— Et si l’armure de Tomas n’était pas l’unique véhicule d’une telle
manipulation ? suggéra le magicien.
Miranda écarquilla les yeux.
— Cela serait-il possible ?
— Bien sûr que c’est possible, répondit Pug. En vérité, plus je vieillis
et plus je suis certain que peu de choses sont impossibles.
Miranda se leva et commença à arpenter la petite pièce.
— Comment en être sûrs ?
— Nous devons attendre le retour de Calis en espérant qu’il réussisse
à revenir ou à donner de ses nouvelles. La dernière fois que j’ai vu Nakor, je
lui ai demandé d’accompagner Calis si c’était possible, car il est le seul
réellement capable de dénicher ce genre d’informations. Il y a plus de trois
ans déjà que je lui ai parlé de la possibilité que je viens de vous révéler à
l’instant. Mais puisque vous me dites qu’il est bel et bien avec Calis, je me
contenterai d’attendre qu’ils reviennent. Jusque-là, nous ne devons pas nous
montrer, afin d’éviter de servir de cibles aux Panthatians.
« Je pourrais me protéger pendant quelque temps, tout comme vous,
j’en suis sûr, ajouta-t-il. Mais ça finirait par m’épuiser et me détourner de
certaines études importantes.
Miranda acquiesça.
— Mais à quoi rimait donc toute cette histoire d’indices qui m’ont
conduite dans le Couloir entre les Mondes et la Cité des Dieux ?
— Je voulais pouvoir rester seul tout en permettant à une personne
suffisamment intelligente et talentueuse de me retrouver. Si vous étiez partie
explorer le Couloir en posant des questions sur un certain nombre de
mondes, vous auriez rencontré des difficultés.
— On m’a dit que vous aviez engagé des assassins, répliqua la jeune
femme.
— Qui vous a prévenue ?
— C’était le ragot du jour au saloon de l’Honnête John.
— La prochaine fois que j’aurai besoin d’embaucher quelqu’un
discrètement, j’éviterai l’Auberge, grommela Pug. Qui vous a dit d’aller
voir Mustafa ?
— Boldar Blood.
— Lorsque vous avez quitté Mustafa, je suis allé vous attendre dans
les montagnes. Là, je vous ai dit d’aller voir ailleurs. Une ruse très simple,
certes, mais la dernière dont je disposais. (Il sourit.) Si vous n’aviez pas été
une invitée aussi agréable, je me serais occupé de vous au sommet de ces
froides montagnes, de façon à être aussi loin que possible du port des
Étoiles lorsque les Panthatians remarqueraient la chose.
Miranda lui lança un regard noir.
— Voilà qui n’est pas très subtil.
— Peut-être, mais le temps nous est compté et j’ai beaucoup de travail
à faire en attendant Calis et Nakor.
— Puis-je vous aider ? Boldar Blood m’attend dans une auberge de
LaMut, au cas où il pourrait m’être utile.
— Pour l’instant, demandez-lui de continuer à attendre. Laissons-le
profiter de la bière et des filles de Tabert. Quant à vous, Miranda, il y a un
certain nombre de tâches que vous pourriez m’aider à accomplir, si ça ne
vous dérange pas.
— Je refuse de cuisiner ou de repriser vos sous-vêtements, déclara-t-
elle.
Pug éclata de rire, sincèrement amusé.
— Eh bien, c’est le premier vrai fou rire que j’ai depuis longtemps. (Il
secoua la tête.) Je n’ai pas besoin de vous pour les activités que vous venez
de mentionner. Je peux avoir tous les repas et le linge qu’il me faut sur l’île
du Sorcier. Il me suffit d’en informer Gathis. Lorsque tout est prêt, j’amène
la nourriture ici et je renvoie mes vêtements sales là-bas.
« Non, en réalité, j’ai besoin de vous pour commencer à fouiner dans
une grande partie d’une très vieille bibliothèque, à la recherche de certains
indices.
— Lesquels ? demanda la jeune femme, visiblement intriguée.
— Ceux qui nous diront comment retrouver une certaine personne si
le besoin s’en fait sentir.
— Et qui est cette personne ? demanda Miranda en penchant la tête
sur le côté, comme si elle connaissait déjà la réponse.
— Si Calis me rapporte les nouvelles que je redoute, expliqua Pug,
nous allons devoir retrouver la seule personne qui, à ma connaissance, peut
repousser la magie que nous allons affronter : Macros le Noir.
Chapitre 20
Une nouvelle nuit de sommeil agité s’écoula dans les ténèbres. Puis le
groupe se remit en marche. Ils en étaient désormais à leur cinquième jour et
s’arrêtèrent pour le repas de midi, où ils eurent droit à de nouvelles rations
séchées. L’eau leur posait problème, car ils n’avaient que deux grosses
gourdes et plusieurs petites qu’ils avaient remplies grâce à une source d’eau
souterraine le matin précédent. Comme il n’y avait pas d’autre point d’eau à
proximité, Calis ordonna à ses hommes de boire une seule gorgée par heure,
comme ils l’avaient fait dans le désert.
Alors qu’ils s’apprêtaient à se remettre en route, ils entendirent un
fracas au loin, dans le tunnel, comme si quelqu’un avait délogé des pierres.
Calis fit signe à la compagnie de s’immobiliser.
— Une chute de rochers ? demanda de Loungville au bout d’un
moment.
— Peut-être, admit le demi-elfe. Mais je préfère m’en assurer. Si je ne
me trompe pas, vous devriez tomber, quelque part là-haut, sur un passage
éclairé qui vous amènera directement à la surface, ou sur un gros tunnel qui
continuera à monter en partant sur la gauche. Ne prenez aucun passage qui
mène à droite ou qui descend. (Il fit un léger sourire.) Vous devriez être
arrivés à la surface le temps que je vous rattrape. Je vous rejoindrai dès que
je serai sûr que personne ne nous suit.
— Veux-tu une torche ? lui proposa de Loungville.
— J’arriverai à retrouver mon chemin sans lumière. Si nous sommes
suivis par les Saaurs, je préfère ne pas leur signaler ma présence.
Erik se demanda comment le capitaine allait pouvoir retrouver son
chemin dans le noir. Même s’il en était capable, comment pouvait-il
renoncer à la présence rassurante d’une torche, aussi faible fût-elle ?
Calis redescendit le long de la colonne et tapa sur l’épaule de chaque
homme ou leur adressa un signe de tête en passant.
De Loungville leur rappela qu’ils ne devaient s’exprimer que par
gestes et leur indiqua de le suivre. Erik s’aperçut alors qu’il était le
deuxième de la file, juste derrière le sergent. Il scruta la pénombre. Il n’y
voyait pas à plus de trois mètres devant lui, car la lumière tremblotante de la
torche derrière lui, au centre du groupe, faisait danser les ombres. Le jeune
homme espérait de tout son cœur que Calis avait raison et qu’ils allaient
bientôt trouver la sortie. Sur cette pensée, il suivit de Loungville dans
l’obscurité.
L’écho faisait résonner de faibles bruits dans les tunnels à mesure que
la lumière de la torche diminuait. De Loungville estimait que Calis les avait
quittés depuis presque une demi-journée maintenant. Les hommes étaient
fatigués et le moment de se reposer était venu.
Il donna l’ordre de s’arrêter et chuchota par-dessus son épaule :
— Combien de torches reste-t-il ?
— Après celle-là, il n’y en a plus que deux, sergent.
Ce dernier jura à voix basse.
— Si le capitaine ne revient pas bientôt, on risque bel et bien de se
retrouver perdus dans les ténèbres demain, sauf si on est tout près du
passage dont il nous a parlé. Éteignez-moi cette torche, mais veillez à
garder à proximité ce qu’il faut pour l’allumer rapidement en cas de besoin.
On va diviser la nuit en périodes de guet de quatre heures. Ensuite on sortira
de ce satané trou à rats.
Erik savait qu’il se trouvait parmi ceux qui dormiraient les premiers,
si bien qu’il s’allongea et s’efforça de s’installer aussi confortablement que
possible. En dépit de la fatigue viscérale qu’il éprouvait, il n’arrivait pas à
trouver le sommeil dans le noir le plus complet avec la roche en guise de
matelas.
Il ferma les yeux et entendit un murmure qui lui apprit que la torche
avait été éteinte – il n’était pas le seul à être gêné par l’absence totale de
luminosité.
Il garda les yeux fermés et tenta de penser à quelque chose d’agréable.
Il se demanda si les vendanges avaient été bonnes cette année, dans la
baronnie, et de quoi les grappes avaient l’air. Il se rappelait avoir entendu
les vignerons vanter une année exceptionnelle, mais cela n’avait rien
d’inhabituel. Généralement, il suffisait d’observer leur attitude pour voir
s’ils le pensaient vraiment ou s’ils essayaient de s’en convaincre. Plus ils
vantaient la qualité du raisin et moins ils étaient sincères. En revanche, s’ils
parlaient des vendanges d’un ton neutre et presque indifférent, alors on
pouvait être quasiment sûr que le vin de l’année allait être exceptionnel.
Erik se demanda ensuite ce que devenaient les jeunes gens du village.
Il pensa à Gwen et regretta de ne pas l’avoir accompagnée dans le verger
lorsqu’il en avait eu l’occasion. Il n’aurait jamais cru que faire l’amour avec
une femme procurait de telles sensations. En dépit de sa fatigue, sa chair
s’éveilla au souvenir de la douceur de la prostituée. Il se souvint de Rosalyn
et fut à la fois gêné et fasciné en la revoyant en esprit sans ses vêtements. Il
l’avait vue nue d’innombrables fois lorsque, enfants, ils prenaient leur bain
ensemble. Mais il n’avait posé les yeux sur ses seins de femme que lorsqu’il
l’avait découverte adossée à cet arbre… Ce souvenir le perturbait à présent,
car il lui paraissait malsain de repenser à ce à quoi elle ressemblait à l’issue
du viol.
Erik tenta de se tourner sur le côté et ne réussit qu’à rendre sa position
plus inconfortable encore. Peut-être devrait-il parler de Rosalyn à Nakor : le
petit homme semblait toujours avoir réponse à tout et parviendrait peut-être
à lui expliquer pourquoi un souvenir aussi répugnant l’excitait.
Car lorsqu’il repensait à ce qui était arrivé cette nuit-là, la colère qu’il
avait éprouvée lui paraissait bien lointaine. De même, on eût dit que c’était
quelqu’un d’autre, et non lui, qui avait assassiné Stefan. Mais ces petits
seins ronds…
Il gémit et s’assit dans le noir, brusquement désorienté. Il se
reprochait d’être l’individu le plus dépravé de la création lorsqu’il s’aperçut
brusquement qu’il voyait de la lumière, plus loin dans le tunnel. Elle brillait
certes faiblement, mais la moindre lueur se détachait au cœur des ténèbres
absolues de la caverne.
Il sentait plus qu’il ne voyait la silhouette du sergent de Loungville à
côté de lui. Le soldat qui aurait dû monter la garde s’était mis à somnoler.
Erik n’éprouva aucune colère car rester vigilant dans le noir le plus complet
était quasiment impossible. Le bruit de respirations lentes autour de lui
apprit au jeune homme qu’il était peut-être le seul membre de l’avant-garde
encore éveillé. Les autres, au centre ou à l’arrière du groupe, ne pouvaient
peut-être pas la voir, cette lumière.
Doucement, il passa la main au-dessus du sergent endormi et secoua
la sentinelle. Aussitôt, le soldat se réveilla en sursaut en murmurant :
— Hein, quoi ?
De Loungville se réveilla un instant plus tard en demandant lui aussi :
— Qu’y a-t-il ?
— Marc pense avoir vu de la lumière devant nous, sergent, expliqua
Erik avant que le soldat ne puisse parler. Il me demandait si je la voyais
aussi. C’est le cas, ajouta-t-il en se tournant vers le dénommé Marc. J’ai
bien vu de la lumière là-haut.
— Réveille les autres sans faire de bruit, ordonna de Loungville. Dis-
leur de ne pas allumer de torches. Que les six premiers hommes
m’accompagnent.
Ils s’avancèrent à pas de loup. Au bout de quelques mètres, Erik vit
que la lumière se déplaçait sur leur gauche dans un tunnel qui, mille cinq
cents mètres plus loin, débouchait sur celui dans lequel ils se trouvaient.
Lorsqu’ils s’approchèrent du tunnel en question, il fut évident que la
lumière devenait de plus en plus brillante. Brusquement, De Loungville fit
signe à ses hommes de se coller contre la paroi.
Une silhouette apparut et traversa l’intersection sans regarder ni à
droite ni à gauche. Erik agrippa la poignée de son épée, prêt à la sortir du
fourreau dès que le besoin s’en ferait sentir.
La créature était un homme-serpent, vêtu d’une tunique et de
jambières plutôt que d’un pantalon, car cela permettait à sa courte queue de
se balancer librement.
Derrière lui venaient deux autres silhouettes, plus larges et protégées
par une armure. Erik avait vu les Saaurs de près – une expérience qu’il
espérait bien ne plus jamais avoir à renouveler – mais ces créatures étaient
différentes. Un humain dépassait la plus grande d’entre elle d’une bonne
tête. D’autre part, elles avaient un corps sinueux. Erik remarqua que leurs
gestes étaient lents et délibérés. Il se demanda si c’était le froid de la
caverne qui les ralentissait, car Nakor lui avait expliqué qu’il s’agissait de
créatures à sang froid.
Deux autres gardes passèrent à leur tour et l’un d’eux jeta un coup
d’œil dans leur direction. Erik attendit, mais la créature continua sans
alerter ses compagnons ni faire de commentaires. La proximité de la torche
devait gêner sa vision nocturne et les humains, collés contre la paroi, étaient
pratiquement invisibles.
Deux autres créatures suivaient les gardes. Au total, ce furent douze
Panthatians qu’Erik et ses compagnons virent passer.
De Loungville leur fit signe d’attendre et suivit la lumière qui
s’éloignait rapidement. Puis il se hâta de revenir.
— Ils sont partis, annonça-t-il dans un murmure.
Le tunnel était de nouveau plongé dans les ténèbres. Le sergent
ramena ses hommes à l’endroit où le reste de la compagnie les attendait.
Désormais, tous étaient parfaitement réveillés.
— C’étaient des hommes-serpents, n’est-ce pas ? demanda Nakor, qui
venait de remonter toute la file pour parler à de Loungville.
— Comment as-tu deviné ?
— Je les ai sentis. Je sens bien des choses étranges ici, ajouta le petit
homme. C’est un endroit maléfique.
— Ce n’est pas moi qui dirai le contraire, admit de Loungville en
soupirant. Je veux nous faire sortir d’ici aussi vite que possible.
Erik s’aperçut que le fait d’écouter une conversation dans le noir
absolu lui permettait de mieux discerner les émotions contenues dans la
voix d’une personne. Visiblement, le sergent se sentait extrêmement
contrarié.
— Quelle direction devons-nous prendre ? finit-il par demander.
— Jusqu’ici, nous nous déplacions plus ou moins vers le sud-est,
chuchota Nakor. Je pense que, plutôt que de suivre les Serpents, nous
devrions prendre le chemin par lequel ils sont arrivés. Je crois qu’ils
viennent de la surface et se dirigent vers le cœur de la montagne. Nous
devons nous trouver à une altitude assez élevée et l’air doit être frais au-
dehors, peut-être même froid, trop pour ces créatures qui n’aiment pas les
basses températures. Ce n’est donc pas un endroit où ils s’installeraient pour
vivre.
— Tu crois qu’ils vivent sous la montagne ?
— Possible, approuva Nakor. C’est difficile à savoir. Mais nous avons
encore bien des choses à faire avant de pouvoir les combattre de nouveau. Il
faut d’abord rentrer, car si nous mourons, personne ne saura ce qui se passe
vraiment ici et ce n’est pas raisonnable.
De Loungville ne répondit pas. Le silence s’éternisa et mit Erik mal à
l’aise, au point qu’il finit par dire :
— Sergent ?
— La ferme, lui répondit ce dernier d’un ton sec. Je réfléchis.
Erik et ses compagnons gardèrent le silence. Puis la voix du sergent
finit par s’élever de nouveau dans l’obscurité.
— Greylock ! appela-t-il à voix basse, d’un ton pressant.
Une silhouette s’avança lentement en veillant à ne pas marcher sur les
pieds des autres. Puis la voix de l’ancien maître d’armes se fit entendre,
toute proche.
— Oui, qu’y a-t-il ?
— Vous prenez la tête de la compagnie. Je vous charge de les sortir
d’ici vivants.
— Bien, sergent, répondit Owen. Mais je voudrais qu’Erik m’assiste
dans cette tâche.
De Loungville n’hésita pas une seconde.
— De la Lande Noire, pour un temps, tu deviens sergent. Jadow, tu
seras son caporal. Mais vous devrez tous écouter les conseils de Nakor et
d’Hatonis.
« Moi, je vais attendre ici que Calis revienne. Je ne veux pas marquer
les passages que nous avons empruntés de peur que d’autres Panthatians les
trouvent. Laissez-moi une torche et j’attendrai ici jusqu’à ce que je sois sûr
que le capitaine ne reviendra pas.
Erik décela dans sa voix une note d’insistance et d’inquiétude qu’il
n’avait encore jamais entendue. Il se demanda s’il l’aurait remarquée s’il
avait pu voir le visage de son officier.
— Ensuite, je vous rattraperai, reprit ce dernier. Maintenant, voici ce
que vous allez faire : quand vous arriverez à la surface, traversez les plaines
et rendez-vous sur la côte. Achetez des chevaux ou volez un bateau, peu
importe, mais il faut que vous alliez à la Cité du fleuve Serpent. Le
Revanche de Trenchard devrait vous y attendre. S’il n’y est plus, c’est qu’il
a été coulé, car Nicholas a donné l’ordre que l’un des deux navires reste
pour nous récupérer. Dans tous les cas, écoutez Hatonis et ses hommes, ils
connaissent le chemin.
Hatonis, qui se trouvait à l’arriére de la colonne, parla assez fort pour
que même les premiers puissent l’entendre.
— Je connais une vieille route commerciale qui va d’Ispar à la Cité du
fleuve Serpent en passant par Maharta. On ne l’utilise plus guère désormais
mais elle devrait encore être praticable pour les chevaux.
De Loungville prit une profonde inspiration.
— Très bien, maintenant, allumez une torche et sortez d’ici.
Le soldat qui portait les torches provoqua une étincelle et réussit à
allumer une flamme. Erik s’aperçut qu’il devait plisser les yeux alors que la
lueur se trouvait assez loin de lui. Il se tourna vers de Loungville et vit que
ce denier, comme à son habitude, affichait un air de détermination. Le jeune
homme n’aurait sans doute pas pu déceler son inquiétude s’il ne l’avait pas
entendu s’exprimer dans le noir.
Il tendit la main et serra rapidement le bras du sergent. C’était la seule
chose qu’il pouvait faire pour exprimer ce qu’il ressentait sans dire un mot.
De Loungville regarda Erik et lui adressa un bref signe de tête avant
que le jeune homme se mette en route.
Greylock arriva à l’intersection des deux tunnels, regarda d’un côté,
puis de l’autre, et fit signe à la compagnie de prendre à gauche. Lorsque
Erik arriva à son tour au croisement, il résista au besoin de regarder par-
dessus son épaule en direction de l’endroit où attendait de Loungville.
Si seulement le capitaine était là, se dit-il. Où Calis peut-il bien être ?
Calis se tenait très près de la paroi tout en observant la scène, les yeux
écarquillés de stupeur. Plusieurs fois, lui et son père s’étaient demandé ce
qu’ils ressentiraient s’ils devaient affronter leur extraordinaire héritage,
cette magie ancienne qu’ils avaient reçue grâce à l’intervention de Macros
le Noir, qui avait utilisé son art pour transmettre à un simple humain les
pouvoirs légendaires des Valherus.
Tomas avait fait la cour à Aglaranna, la reine des elfes, et gagné sa
main. Ensemble, ils avaient conçu Calis, l’impossible fruit d’un mariage
unique en son genre. Selon les critères de son peuple, Calis était encore
jeune, car il n’avait pas cinquante ans. En revanche, selon les critères
humains, il était un homme d’âge moyen. Mais il avait été le témoin de la
douleur et de la folie que pouvaient engendrer les habitants de ce monde et
avait accumulé ainsi l’expérience de plusieurs vies.
Cependant, rien ne l’avait préparé à gérer les conséquences de sa
nouvelle découverte.
Les elfes possédaient le don de se déplacer même par les nuits les plus
sombres, lorsque seules l’une des trois lunes ou des étoiles lointaines
éclairaient le ciel. Mais même les nains étaient incapables de voir dans le
noir absolu qui régnait dans leurs tunnels souterrains. Cependant, ils
utilisaient leurs autres sens et Calis, contrairement à ses cousins elfes, avait
suffisamment voyagé en compagnie de nains dans sa jeunesse pour avoir
appris certaines de leurs techniques : le déplacement de l’air, les faibles
échos qui se répercutaient sur les parois, mais aussi le fait de compter le
nombre de tournants et de se souvenir des distances que l’on avait
parcourues. On disait même que lorsqu’un nain s’engageait sur un chemin,
il réussissait toujours à revenir sur ses pas. Il en allait de même pour Calis.
Après avoir laissé la compagnie, il était redescendu dans la grande
galerie circulaire qui servait de couloir central à cette cité au cœur de la
montagne. En effet, le demi-elfe était certain désormais qu’il s’agissait bien
d’une ville, comme Roo l’avait supposé. Mais le jeune homme de
Ravensburg était loin de se douter de quelle sorte de cité il s’agissait.
Se fiant à ce qu’il avait étudié en compagnie de Tathar et des autres
tisseurs de sorts d’Elvandar, Calis soupçonnait depuis le départ qu’il
s’agissait d’une construction d’origine elfique plutôt que naine. Mais les
elfes qui avaient bâti cet endroit ne ressemblaient pas au peuple de Calis,
pas plus qu’ils ne ressemblaient à aucune autre race mortelle. Ces elfes-là
n’existaient qu’en tant qu’esclaves des Valherus et un tel endroit n’avait pu
être bâti que sur l’ordre de leurs maîtres.
Lorsqu’il était arrivé dans la galerie, Calis était déjà convaincu que le
bruit qu’il avait entendu n’était rien d’autre qu’une lointaine chute de
pierres. D’ailleurs, aucun signe ne lui donnait à penser qu’on les
poursuivait. Pourtant, il avait continué à redescendre pour s’en assurer. Il
était passé devant l’étrange séparation des deux tunnels, à l’endroit qui
l’avait tant attiré la première fois.
Puis il s’était enfoncé dans le puits de ténèbres et n’avait fait demi-
tour qu’après s’être assuré qu’il n’entendait plus que le son de sa propre
respiration et les battements de son cœur. Mais à l’approche de cet étrange
croisement où il avait hésité lorsqu’il guidait la compagnie, il s’était de
nouveau arrêté. Quelque chose de très ancien l’appelait au fond de ce
tunnel.
C’était stupide de prendre un risque pareil et pourtant il avait été
impossible à Calis de résister à cet appel. Il savait qu’il devait veiller à ce
que les autres s’en sortent, mais il faisait confiance à la ruse de Robert de
Loungville et aux talents de Nakor.
À présent, il savait ce qui l’avait appelé. Un artefact ancien se trouvait
au cœur de cette salle. Et le demi-elfe le contemplait avec peur et
stupéfaction.
Il était descendu dans le tunnel qui l’avait amené dans une autre
galerie, plus petite que la précédente, mais suffisamment large cependant
pour abriter une petite ville. Une faible lumière brillait au-dessus de sa tête
mais la caverne était si haute que le soleil à son zénith n’était pas plus gros
qu’une tête d’épingle. Cependant, la présence de cette entrée, située au
sommet d’une haute montagne, lui avait confirmé que son instinct ne l’avait
pas trompé.
Ce très vieil endroit avait bel et bien abrité un Valheru, tout comme la
grande caverne sous le Mac Mordain Cadal – les anciennes mines des nains
des Tours Grises – avait servi de foyer à Ashen-Shugar, le souverain du Nid
d’Aigle, le Valheru dont l’âme ancienne avait pris possession de son père et
changé si profondément sa nature.
Calis avait alors traversé un étroit pont de pierre avant d’arriver
devant une double porte en bois suffisamment large pour laisser passer un
dragon. Or le demi-elfe savait que ç’avait été le cas autrefois, car les
Seigneurs Dragons aimaient garder leurs puissantes montures à portée de
main. À l’intérieur de la porte s’ouvrait un passage plus étroit que les
serviteurs utilisaient, des millénaires plus tôt.
Il avait manipulé la lourde poignée de fer et, à sa grande surprise, le
verrou s’était ouvert facilement et sans bruit. La porte avait coulissé sur ses
gonds récemment huilés et Calis avait dû cligner des yeux lorsque l’éclat de
la lumière l’avait brusquement ébloui.
Au bout d’un long couloir se trouvait un promontoire qui surplombait
une vaste caverne éclairée par d’innombrables torches. En son centre se
dressait un village de huttes en torchis, grossières et sans âme. Elles étaient
construites autour d’une série de fissures, desquelles s’élevait de la vapeur,
indiquant la présence d’une source souterraine d’eau chaude. Une brume de
chaleur dansait au-dessus de la plus grosse crevasse.
Calis avait été surpris de sentir la température augmenter à ce point.
En effet, lorsqu’il avait laissé ses compagnons, un froid humide lui collait à
la peau. À présent, il transpirait autant que dans le désert. La présence des
fissures indiquait que la salle avait été creusée à l’intérieur d’un ancien
volcan.
L’odeur âcre de la pourriture et du sulfure restait en suspension dans
l’air. Calis sentit qu’elle lui brûlait les yeux tandis qu’il contemplait la scène
en contrebas.
Des hommes-serpents se promenaient dans toute la salle, au centre de
laquelle se trouvait un grand trône, posé sur une estrade. Sur ce siège où
s’asseyait autrefois un Seigneur Dragon reposait une créature à écailles et à
griffes dont le regard se perdait dans le vide, car elle était morte depuis très
longtemps déjà. Les Panthatians les plus proches de cette chose immobile
ressemblaient à des prêtres. Ils portaient des vêtements vert et noir et
rendaient hommage à cette momie d’un ancien roi reptile.
Calis n’était pas tisseur de sorts, mais il sentit la tension de la magie
dans l’air et aperçut au pied du trône des artefacts datant de plusieurs
millénaires.
C’était la présence même de ces objets qui le faisait souffrir. Il
mourait d’envie de descendre dans la salle, d’écarter les Serpents et
d’escalader les marches de l’estrade afin de jeter cette créature inférieure à
bas du trône et de prendre possession de ces puissants artefacts.
Car il était certain qu’il s’agissait bel et bien de reliques ayant
appartenu aux Valherus. Jamais son sang n’avait vibré ainsi, à l’exception
de la fois où son père lui avait permis de tenir le bouclier blanc et or qu’il
portait lors des batailles.
Calis repoussa ces pulsions imprudentes et tenta de comprendre la
scène qui se déroulait sous ses yeux. Il aurait été trop facile de se dire qu’il
s’agissait simplement d’un village panthatian, en raison des choses étranges
qui l’entouraient. Le demi-elfe regrettait que Nakor ne soit pas avec lui car
le petit homme était capable de voir au-delà des apparences et son talent lui
aurait été d’un grand secours.
Calis essaya donc de mémoriser le moindre détail, y compris les
images contradictoires qu’il tenta d’enregistrer sans comprendre ce qu’elles
signifiaient. Il ne voulait pas négliger un élément important à cause d’une
erreur de jugement.
Au bout d’une demi-heure, plusieurs prisonniers humains furent
amenés dans la salle. La plupart avaient le regard absent des gens en état de
choc, ou sous l’influence d’une drogue ou d’un sortilège. Mais une femme
se débattait dans ses chaînes. Les prêtres firent s’aligner les prisonniers
devant la dernière marche de l’estrade. Celui qui se tenait au centre leva les
mains – il tenait dans l’une d’elles un bâton orné d’une émeraude.
Il s’exprima dans un langage sifflant qui ne ressemblait à aucune des
langues que Calis avait entendues au cours de ses voyages. Puis il fit signe
aux gardes de déplacer les prisonniers. Calis regretta de ne pas avoir son arc
pour pouvoir tuer le prêtre et se demanda d’où lui venait cette rage violente.
Le prêtre ordonna que l’on amène le premier prisonnier devant le
trône. Deux gardes s’empressèrent d’obéir. Il exécuta alors une série de
gestes rituels avec le bâton tout en les accompagnant de bruits gutturaux et
de sifflements graves. L’émeraude se mit à briller.
La magie noire envahit la pièce. L’un des gardes tira la tête du
prisonnier en arrière et l’autre se servit d’un grand couteau avec lequel il
décapita le malheureux. Calis se força à rester immobile en dépit de la
colère qui naissait en lui. Le garde jeta la tête derrière le trône. Calis la
suivit des yeux et la vit atterrir dans un bruit sourd et mouillé au milieu
d’une pile d’autres têtes, dont certaines étaient en état de putréfaction et
d’autres réduites à l’état de crânes.
Les deux Serpents qui tenaient le cadavre du prisonnier le soulevèrent
et l’emportèrent jusqu’à une pièce en retrait où ils le jetèrent, hors de vue.
Les cris affamés qui s’élevèrent alors donnèrent la nausée à Calis. La
femme qui ne paraissait pas abrutie par les drogues se mit à hurler. Le demi-
elfe crut que ses propres nerfs allaient lâcher. Il agrippa la poignée de son
épée tant il mourait d’envie d’attaquer ce repaire de monstres. Un par un,
les prisonniers drogués furent massacrés et leurs bourreaux jetèrent leur tête
au sommet de la pile tandis que la magie noire s’emparait de leur énergie
vitale. Les corps furent livrés à l’appétit des jeunes Panthatians.
La femme resta seule et continua à crier tout en se recroquevillant, car
la terreur avait raison de sa fatigue. Les gardes la déposèrent sur l’estrade et
lui arrachèrent sa tunique, si bien qu’elle se retrouva nue devant le prêtre,
qui s’avança vers elle en marchant sans y prendre garde sur le sang chaud et
collant de ses précédentes victimes.
Calis le vit demander aux gardes de tenir fermement la malheureuse.
Ils l’obligèrent à s’allonger en la maintenant au sol tandis que le Panthatian
lui donnait de petits coups avec l’extrémité de son bâton tout en chantant
dans sa langue étrange.
Calis sentit sa gorge se serrer. Il avait déjà eu affaire à la sorcellerie
maléfique des Serpents. Ils étaient même capables de créer des Panthatians
à l’image des humains. Le demi-elfe avait déjà vu les effets de la magie
noire et puissante que le prêtre manipulait.
Il n’étudiait pas l’art de la magie, mais possédait quelques
connaissances à ce sujet. L’acte qui allait suivre était trop maléfique pour
qu’il puisse le comprendre. Lorsque le prêtre sortit de sa robe une longue
dague et s’avança vers la femme qui hurlait toujours, Calis détourna les
yeux.
Il se dit qu’il était resté dans cet endroit trop longtemps et recula,
lentement, dans la pénombre. Un peu plus loin, il fit demi-tour et
s’empressa de remonter le grand tunnel. Il se glissa dans l’entrebâillement
de la porte, qu’il referma derrière lui, et s’arrêta un moment pour laisser ses
sens s’ajuster à l’obscurité.
Ce faisant, il repensa à la scène dont il venait d’être témoin. Il lui était
impossible d’imaginer ce que les Panthatians gagnaient à voir leur prêtre
torturer lentement une femme humaine. D’autant qu’il savait qu’en fin de
compte, la malheureuse mourrait. Sa tête irait rejoindre les autres sur la pile
et son corps servirait de nourriture aux jeunes.
Calis regrettait que Nakor n’ait pas été avec lui. Le petit homme
prétendait ne pas croire en l’existence de la magie et semblait pourtant en
connaître plus que quiconque sur ce sujet. Lui saurait peut-être deviner à
quoi servait ce rituel et quelle place il occupait dans les événements qu’ils
redoutaient tous.
Calis se hâta dans les ténèbres. Sans y penser consciemment, il
commença à compter ses pas et à mesurer les distances grâce à son audition.
Il espérait retrouver sa compagnie à l’endroit où il l’avait laissée.
ÉPUISEMENT
Erik plongea.
Une volée de fléchettes traversa les airs et rebondit sur son bouclier.
Le jeune homme essaya de rester le plus près possible du sol tout en
continuant à avancer. Nakor et Sho Pi avaient pourtant bien dit qu’ils
avaient l’impression d’être épiés depuis qu’ils descendaient les collines en
direction des plaines.
Ils venaient juste d’entrer dans une vallée où poussaient des herbes
hautes entre des îlots de roches brisées, de calcaire, de schiste et de granit,
lorsque les Gilanis les avaient attaqués par surprise. Six hommes étaient
tombés lors du premier assaut, qui n’avait été repoussé que grâce aux efforts
héroïques de l’avant-garde.
Greylock avait rapidement organisé la défense. Le combat durait
depuis maintenant près d’une demi-journée. Deux autres membres de la
compagnie étaient morts lors de la retraite sur le versant de la colline, à la
recherche d’une position défensive. Lorsque Erik revint vers Greylock, il le
trouva en pleine discussion avec Praji et Vaja.
— J’ai essayé de placer tout le monde au mieux, Owen. On est en
train de prendre une raclée, annonça le jeune homme.
— Je sais, lui répondit calmement l’ancien maître d’armes. Pourquoi
s’en sont-ils pris à nous ? demanda-t-il à Praji.
Ce dernier haussa les épaules.
— Simplement parce qu’on est là et que ce sont des Gilanis. Ils
aiment pas tous ceux qui appartiennent pas à leur tribu et on est sur le point
d’entrer dans la plaine. C’est leur territoire et c’est leur manière à eux de
nous dire de rester à l’écart.
— Comment ces maudites herbes peuvent-elles être aussi hautes à
cette époque de l’année ? protesta Greylock.
— Certaines poussent en hiver et d’autres en été, répondit Vaja. Je
suppose qu’elles sont toutes mélangées.
— Y a-t-il un autre moyen de sortir de ces montagnes ? voulut savoir
Greylock en mettant sa frustration de côté.
Praji haussa de nouveau les épaules.
— J’en sais pas plus que toi. Même si je connaissais notre position
exacte, ça servirait pas à grand-chose car je suis jamais venu par ici. Peu
d’habitants des terres orientales se sont aventurés aussi loin. (Il regarda
autour de lui.) Peut-être que si on pouvait franchir ce col, ajouta-t-il en
désignant les sommets les plus élevés, on pourrait redescendre jusqu’au
fleuve Satpura. On pourrait alors fabriquer des radeaux et longer la côte
jusqu’à Chatisthan. Ou alors, on remonte suffisamment haut pour que les
Gilanis nous suivent pas et on va vers le sud en essayant d’arriver jusqu’au
fleuve Dee. Une fois là-bas, on pourrait le suivre jusqu’à Ispar. Mais cette
dernière solution est pas ma préférée.
— Pourquoi ?
— Ça nous obligerait à traverser la grande forêt méridionale et y’a
pas beaucoup de gens qui en ressortent. La rumeur prétend que c’est là que
se terrent les Panthatians et que vivent des tigres qui parlent comme des
hommes…
Greylock le regarda d’un air incrédule et Praji s’empressa d’ajouter :
— Mais c’est juste une rumeur.
Un sifflement les avertit quelques secondes à peine avant que des
fléchettes ne se mettent de nouveau à pleuvoir. Erik essaya de se protéger à
l’aide de son bouclier, ce qui n’était pas forcément aisé étant donné sa
carrure. Un cri et un juron lui apprirent que l’un des hommes ne s’était pas
couvert assez vite lorsque les projectiles s’étaient abattus sur les boucliers et
les pierres environnantes.
— Comment vont les blessés ? s’enquit Greylock.
— Pas trop mal, répondit Erik. L’un d’eux a été touché à la jambe,
mais la pointe s’est logée dans la partie charnue du mollet – il pourra
marcher si on l’aide. On a aussi deux bras cassés et Gregory de Tibum s’est
démis l’épaule.
— Bon, dans tous les cas, on ne peut pas attendre qu’ils se lassent et
je n’ai pas envie de découvrir combien de fléchettes ils ont en leur
possession, finit par dire Greylock. Bon sang, on ne sait même pas combien
ils sont.
Les petits hommes avaient surgi par dizaines à l’avant de la colonne.
Puis ils étaient retournés se cacher dans l’herbe lorsque la compagnie de
Calis s’était déployée dans l’intention de les affronter. Depuis, ils n’avaient
fait que tirer des volées de fléchettes au hasard.
Greylock regarda autour de lui et prit sa décision.
— Erik, essaye de rejoindre l’arrière-garde et dis-leur de retourner
vers la caverne. On verra bien si on trouve un autre chemin pour descendre
de ces montagnes sans passer par ce nid de frelons.
Erik se mit à courir, plié en deux. À deux reprises, il dut s’abriter
derrière des rochers pour éviter les projectiles, grossiers mais habilement
conçus. Il s’agissait de longs roseaux, guère plus grands en fait que de gros
brins d’herbe, attachés par des nœuds extrêmement serrés, jusqu’à ce que le
tout soit aussi rigide qu’une véritable flèche. Au bout se trouvait un
morceau de verre ou de silex taillé en pointe. Les roseaux étaient d’une
robustesse surprenante et le vol leur procurait suffisamment de vitesse lors
de l’impact pour arriver à percer la peau lorsqu’elle n’était pas protégée.
D’après Praji, les Gilanis se servaient d’une sarbacane, qu’ils appelaient
atlatl, pour propulser ces fléchettes très haut dans les airs. Elles décrivaient
ainsi un arc de cercle au-dessus de la tête de leurs victimes et retombaient
avec plus de puissance. Erik pouvait attester de leur efficacité.
Il rejoignit l’arrière-garde et leur dit de commencer à remonter. Moins
de dix minutes plus tard, Greylock, Praji, Vaja et le reste de l’avant-garde
arrivèrent à leur tour.
Erik regarda derrière eux et vit qu’ils n’étaient pas poursuivis.
— On dirait qu’ils ne sont pas pressés de venir nous chercher ici,
remarqua-t-il.
— Ces types ne sont pas stupides, expliqua Vaja. Ils sont tout petits.
En terrain dégagé, on n’en ferait qu’une bouchée – mais dans la plaine, au
milieu des herbes, personne ne se bat mieux que les Gilanis.
Ce n’était pas Erik qui allait le contredire.
— Qu’est-ce qui les a rendus si hostiles ?
Praji regarda derrière lui en direction des guerriers invisibles.
— Ils aiment pas les étrangers. Ils nous sont peut-être tombés dessus
juste pour le plaisir de nous mettre une raclée. Mais peut-être aussi que les
Saaurs sont en train de les repousser vers le sud et que ça les rend fous.
— Mais les Saaurs qui se sont lancés à notre poursuite n’ont pas pu
monter une attaque assez puissante pour éliminer tous ces petits guerriers.
Pour ça, ils auraient besoin d’une armée aussi gigantesque que celle qu’ils
rassemblent sur la Vedra.
Brusquement, Vaja donna une tape sur l’épaule d’Erik et désigna le
sommet de la colline. Calis et de Loungville se hâtaient de descendre à leur
rencontre.
Lorsque le capitaine rejoignit ses hommes, Erik vit sur plus d’un
visage combien chacun était soulagé de voir que l’Aigle de Krondor était de
retour. Le soldat qui avait gardé précieusement l’arc long du demi-elfe le lui
rendit avec joie.
— Pourquoi remontez-vous vers la caverne ? demanda Calis.
Greylock lui expliqua rapidement la situation.
— On ne peut pas franchir le sommet des montagnes, annonça
aussitôt Calis. Je n’ai pas vu de col là-haut, et on ne peut pas prendre le
risque de retourner dans les tunnels pour voir s’il y a un moyen de traverser
par l’intérieur.
Il préférait ne dire à personne ce qu’il avait vu tant qu’il ne pouvait
pas en discuter d’abord avec Nakor.
— Envoie Sho Pi et Jadow en éclaireurs, ordonna-t-il à de Loungville.
Dis-leur de dénicher une piste qui descende vers le sud. Si on peut se
déplacer sur le versant de ces montagnes et contourner les Gilanis pour
ensuite rejoindre Maharta, on devrait pouvoir s’en sortir sans trop de
dommages.
De Loungville hocha la tête et s’empressa d’aller transmettre la
consigne aux deux individus concernés.
— On en est où, au niveau de l’eau ?
— On devrait pouvoir tenir si on trouve une source tous les deux jours
environ, répondit Greylock. Par rapport à ce matin, on a huit hommes en
moins, ce qui signifie huit rations d’eau en plus.
Calis acquiesça.
— Praji, est-ce qu’on va réussir à trouver de l’eau facilement ?
— Non, on pourrait aussi bien être en plein milieu d’un désert. Il y a
quelques ruisseaux et bassins au milieu de la plaine de Djams, mais si on
sait pas où les trouver, on pourrait mourir de soif au milieu des hautes
herbes sans jamais en voir un.
— Même en suivant les oiseaux ?
— Il doit bien y en avoir quelques-uns qui savent comment trouver de
l’eau, mais que je sois pendu si je sais à quoi ils ressemblent, admit le vieux
mercenaire. On devrait peut-être pousser plus au sud. J’ai entendu dire qu’il
y avait pas mal de sources, de lacs et de criques dans ce coin-là.
— Alors c’est là qu’on va, décida Calis.
Les hommes formèrent de nouveau une colonne. Ignorant sa propre
fatigue, le capitaine remonta le long de la file pour prendre sa place à la tête
du groupe.
Erik se remit péniblement en route et essaya de faire preuve du même
stoïcisme, car la fatigue lui brûlait les jambes. Chaque pas qu’il faisait pour
remonter la pente lui coûtait plus d’efforts que le précédent et il fut
vraiment soulagé lorsque Calis ordonna une halte.
Il attendit avec impatience que la gourde arrive jusqu’à lui et but à
longs traits, car ils étaient passés devant un petit bassin en descendant. Il
n’y avait donc aucune raison de se restreindre pour le moment.
Après avoir tendu la gourde à son voisin, il regarda en direction de la
plaine.
— C’est quoi, ces ondulations ? demanda-t-il à la cantonade.
Praji l’entendit et descendit le rejoindre.
— Mes yeux sont plus ce qu’ils étaient, déplora le vieux mercenaire,
qui se tourna en direction de la pente. Eh, capitaine ! Tu devrais venir voir
par ici !
Calis descendit à son tour et fixa l’horizon pendant de longues
minutes.
— Par tous les dieux ! Ce sont les Saaurs.
— Mais c’est impossible, protesta de Loungville. Pour qu’ils soient si
nombreux alors qu’on est si loin au sud…
— C’est qu’ils ont une deuxième armée, acheva Praji.
— Pas étonnant que ces bâtards aient autant tenu à nous éloigner de
l’entrée des montagnes, ajouta Vaja.
— Ils doivent utiliser les cavernes les moins hautes comme points de
ravitaillement. C’est pour ça que nos petits amis de la plaine sont si
perturbés. Une armée vient juste de traverser leurs foyers.
— Mais ça signifie qu’ils vont attaquer Lanada par-derrière !
s’exclama de Loungville.
Calis observa l’armée pendant encore près d’une minute, tandis que
les hommes derrière lui commentaient la nouvelle ou proféraient des jurons.
— Non, ils se déplacent en direction du sud-est. Ils se dirigent vers
Maharta.
— Et comme le raj a envoyé ses éléphants de guerre combattre aux
côtés de l’armée du roi-prêtre à Lanada, ça veut dire que Maharta est plus
défendue que par des mercenaires et les gardes du palais, ajouta Praji.
De Loungville jura.
— Ces bâtards ne voulaient pas seulement qu’on les serve ! Ils
essayaient aussi de nous empêcher de nous joindre aux défenseurs des
autres cités.
Il faillit cracher par terre.
— Combien de temps vont-ils mettre avant d’atteindre la cité ?
demanda Calis.
— Je suis même pas sûr de savoir où on est, avoua Praji. (Il réfléchit
un moment.) Ils mettront peut-être une semaine, deux s’ils veulent épargner
leurs montures.
— Est-ce qu’on a une chance d’arriver avant eux ?
— Aucune. Bien sûr, on pourrait, si on avait des ailes, ou si on arrivait
à passer en dépit des Gilanis – à condition que des chevaux nous attendent
de l’autre côté. Mais si on continue à aller vers le sud, on arrivera jamais à
Maharta avant les lézards.
— Crois-tu que la cité pourra tenir une semaine ?
— Peut-être, répondit le vieux mercenaire avec franchise. Ça dépend
du chaos que cette armée répand sur son passage. Beaucoup de gens doivent
essayer d’entrer dans la ville, si bien qu’elle est peut-être déjà en état de
siège.
— On ne peut pas les contourner ? demanda Erik.
— Si on arrive jusqu’à Chatisthan, approuva Vaja, on pourra peut-être
trouver un bateau qui nous amènera jusqu’à la Cité du fleuve Serpent.
— Ça fait trop de « peut-être », rétorqua le capitaine. On va devoir se
diriger vers la côte et tenter de remonter jusqu’à la Cité du fleuve Serpent.
Hatonis, tu préfères essayer d’aller à Chatisthan ou de traverser par voie de
terre ?
Hatonis haussa les épaules et sourit, ce qui lui donna un air juvénile
en dépit de ses cheveux gris.
— Les deux se valent. Si on ne combat pas les Serpents à Maharta, un
jour ou l’autre, il faudra le faire à notre porte.
— Alors allons-y, dit Calis.
Tout le monde reprit sa position au sein de la colonne. Erik mit une
tape sur l’épaule de son ami d’enfance lorsque celui-ci passa à côté de lui.
Roo lui fit un sourire en coin comme pour dire que les nouvelles n’avaient
rien de réjouissant. Erik hocha la tête pour montrer qu’il était d’accord avec
lui. Puis il laissa passer le dernier de ses camarades et se mit en route à son
tour, fermant la marche. Il réalisa alors brutalement qu’il avait pris la place
de Foster, sans qu’on le lui demande. Il leva les yeux, se demandant si de
Loungville allait envoyer quelqu’un le remplacer. Mais personne ne vint lui
donner l’ordre d’abandonner la position occupée autrefois par le caporal et
le jeune homme poursuivit son chemin, se concentrant sur leur mission la
plus urgente : rester en vie.
La providence devait être de leur côté car ils trouvèrent une piste qui
descendait vers le sud. Plus large que celles qu’empruntaient les bergers et
leurs troupeaux de chèvres, elle devait être utilisée par des mineurs. À
plusieurs reprises, le long du chemin, des étendues de roche à nu montraient
que les mineurs avaient dû creuser leur route dans la terre et la pierre pour
pouvoir faire passer des charrettes.
Les membres de la compagnie de Calis eurent alors l’impression
d’avoir enfin un peu de chance. Ils parcoururent une grande distance,
alternant le pas de course et la marche – l’allure idéale pour couvrir le plus
de kilomètres possibles.
Même les blessés parvinrent à suivre, bien que celui qui avait été
touché à la jambe tombât presque inconscient, à la fin de la journée, en
raison de la douleur et du sang qu’il avait perdu. Nakor soigna sa blessure et
dit à Calis que si Sho Pi et lui s’en occupaient toutes les nuits, le
malheureux devrait pouvoir récupérer un peu plus chaque jour.
Ils trouvèrent de l’eau et furent rapidement capables d’accélérer le pas
tout en escaladant une petite hauteur. Ils n’étaient pas encore arrivés au
sommet qu’un grondement les avertit de ce qu’ils allaient trouver de l’autre
côté. Puis ils franchirent la crête et virent la cascade.
De Loungville proféra un nouveau juron. Ils faisaient face à une gorge
découpée dans les montagnes. À trois mètres de l’endroit où ils se
trouvaient, une chute d’eau retombait six mètres plus bas dans un petit lac.
À partir de là, le fleuve suivait les méandres de son lit en direction du sud-
est jusqu’à l’océan.
De vieux rochers marquaient l’emplacement d’un ancien pont fait de
bois et de cordages qui n’existait plus depuis longtemps. Deux autres
pierres identiques s’élevaient de l’autre côté de la gorge.
— Le fleuve Satpura, annonça Praji. Maintenant, je sais exactement
où nous sommes.
— C’est-à-dire ? demanda Calis.
— Maharta se trouve droit devant nous, à l’est, de l’autre côté de la
plaine de Djams. Je ne sais pas quelle magie était à l’œuvre dans ces
tunnels, mais on est beaucoup plus loin de l’entrée que je ne le pensais.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonna de Loungville. On doit être à
quatre-vingts ou quatre-vingt-dix kilomètres.
— Je dirais plutôt quatre cent quatre-vingts, répliqua Vaja. Il te
faudrait bien un mois pour retrouver le monticule au milieu des herbes, et
encore, à condition d’avoir un bon cheval et de pouvoir passer au milieu des
Gilanis.
— Alors ça devait vraiment être un bon tour, parce que je n’ai rien
remarqué ou détecté, avoua Nakor en souriant comme s’il s’agissait d’un
incroyable exploit. Je parie que c’est arrivé quand on a commencé à
s’éloigner du tumulus, et qu’il n’y a pas de tunnel à cet endroit, que c’est
seulement une illusion. (Il secoua la tête.) Maintenant, j’ai vraiment envie
d’y retourner pour jeter un coup d’œil.
— Une autre fois, coupa Calis. Combien de temps nous faudrait-il
pour atteindre Maharta ?
Praji haussa les épaules.
— En prenant une caravane depuis Palamds jusqu’à Port-Chagrin, je
dirais un mois. Là-bas, personne va à Maharta par voie de terre – on prend
le bateau. Mais il existe une route qui longe la côte, si on a pas peur des
bandits et des gredins de tout poil.
— À ton avis, quelle est la meilleure solution ?
Le vieux mercenaire se frotta le menton pendant quelques instants.
— Je pense que nous devrions envoyer Jadow et Sho Pi en éclaireurs
dans cette direction, proposa-t-il en montrant la pente qui longeait la gorge.
Peut-être trouveront-ils un chemin à proximité. Si c’est le cas, il faut le
prendre, car le fait de suivre le fleuve devrait nous amener à Palamds en
moins d’une semaine. Ensuite, il nous faudra trouver une caravane ou
acheter des chevaux, et nous rendre à Port-Chagrin. Là, on prendra le
bateau et on ira où tu voudras.
— Il faut absolument que je retourne à Krondor, déclara Calis.
Plusieurs de ses hommes applaudirent ces paroles. Mais Nakor
intervint.
— Non, d’abord, il faut aller à Maharta. Ensuite, on rentrera à
Krondor.
— Pourquoi ?
— On ne s’est pas arrêtés pour demander pourquoi la reine Émeraude
s’empare des cités fluviales.
— Bonne question, approuva Vaja.
— Hatonis, Praji, vous avez des suggestions ? s’enquit le capitaine.
— Ce n’est pas la première fois qu’on voit des armées conquérantes
sur ce continent, avoua Hatonis. La plupart du temps, leurs dirigeants
cherchent à faire fortune ou à étendre leur domaine. Parfois, ils veulent
aussi régler une dette d’honneur. Mais jamais personne n’a essayé de
s’emparer de tout le territoire comme ça…
— Peut-être qu’ils veulent quelque chose de spécial à Maharta et
qu’ils pouvaient pas se permettre d’être vulnérables à cause des autres
cités…, avança Praji.
— Peut-être que le fait de s’emparer de ces cités a quelque chose à
voir avec leur volonté d’unir tout le monde sous une même bannière ?
suggéra Erik.
Calis le dévisagea pendant une longue minute avant de hocher la tête.
— Ils ont l’intention d’envahir le royaume avec la plus grande armée
qu’on ait jamais vue.
— Mais comment ils vont faire pour traverser l’océan ? s’écria Roo.
Il haussa les épaules.
Un sourire se dessina lentement sur le visage de Nakor.
— Qu’est-ce que tu as dit ? fit Calis.
— Comment est-ce qu’ils vont traverser l’océan ? répéta le jeune
homme, l’air gêné. Il vous a fallu deux navires pour nous amener tous ici,
avec nos armes et tout le matériel. Eux, ils ont quoi ? Cent mille ou deux
cent mille soldats ? Sans parler de tous les chevaux et de l’équipement. Ils
vont les trouver où, leurs navires ?
— Les chantiers navals de Maharta sont les meilleurs de Novindus,
leur apprit Hatonis. Seuls ceux des îles Pa’jkamaka arrivent à les égaler.
Notre clan achète tous ses navires à Maharta depuis longtemps. Ce sont les
seuls chantiers qui pourraient construire suffisamment de navires en peu de
temps, peut-être même en deux ans seulement.
— Dans ce cas, il faut absolument s’y arrêter, décida Calis.
— Oui, il faut brûler ces chantiers navals, approuva Nakor.
Hatonis écarquilla les yeux.
— Les brûler ? Mais la cité sera en état de siège. Ils auront sûrement
coulé des navires à l’embouchure du port pour empêcher ceux de la reine
Émeraude d’entrer. Il sera impossible de s’approcher à moins de trente
kilomètres de la cité en raison des patrouilles que les deux camps ne
manqueront pas d’organiser.
— Combien de temps leur faudra-t-il pour rebâtir les chantiers si on
parvient à les détruire ? demanda Calis.
Hatonis haussa les épaules.
— Ils sont immenses et ont été construits petit à petit au cours des
siècles. Je suppose qu’il faudrait des années avant de les remettre
complètement en état. Ils doivent se fournir en bois dans ces montagnes et
dans celles de Sothu et de Sumanu et les faire transporter par bateau ou par
chariot. Quant aux grandes quilles, il faut plus d’un an pour les fabriquer et
cela coûte cher.
Nakor était tellement excité qu’il se mit pratiquement à danser sur
place.
— Si on parvient à incendier les chantiers, on gagnera cinq ou six ans,
peut-être même dix, avant que de nouveaux navires puissent y être
construits. Beaucoup de choses peuvent changer en un tel laps de temps.
Croyez-vous vraiment que la reine Émeraude réussisse à garder son armée
en l’état ? Moi, je ne le pense pas.
Les yeux de Calis se mirent à briller, mais le demi-elfe parvint malgré
tout à contenir son enthousiasme.
— Mieux vaut ne pas la sous-estimer, Nakor.
Ce dernier hocha la tête. Tous les deux avaient longuement discuté de
ce qu’ils avaient vu et savaient qu’ils affrontaient les ennemis les plus
dangereux que Midkemia ait connus depuis l’invasion tsuranie pendant la
guerre de la Faille.
— Je sais bien, Calis. Mais les hommes restent les hommes et à moins
que la magie des Panthatians soit assez puissante pour changer leur cœur, la
plupart des soldats renieront la bannière émeraude s’ils ne sont pas payés.
— Malgré tout, la priver des chantiers navals serait pour nous une
grande victoire, intervint Hatonis. Mon père a créé la compagnie
commerciale la plus prospère de la Cité du fleuve Serpent. Nous n’aurons
aucun mal à envoyer nos agents jusqu’aux îles Pa’jkamaka pour nous
assurer qu’ils ne vendront pas de navires à la reine. Et je veillerai
personnellement à ce qu’aucun chantier naval de ma cité ne travaille pour
elle.
— Mais tu es conscient qu’après Maharta, son armée marchera droit
sur ta cité ? lui rappela Calis. C’est dans la logique des choses.
— Je sais qu’un jour, nous devrons l’affronter. S’il le faut, nous
abandonnerons la cité et nous retournerons vivre dans la nature. Les clans
n’ont pas toujours vécu dans les villes. (Un sourire sans joie apparut sur les
lèvres du guerrier.) Mais un grand nombre de ces peaux-vertes mourront
avant que ce jour vienne.
— Bon, procédons par étapes, dit Calis en reprenant la situation en
main. Jadow, Sho Pi, allez donc voir s’il existe un autre moyen de
descendre d’ici.
Les deux hommes acquiescèrent et s’éloignèrent au pas de course le
long de la piste par laquelle ils étaient arrivés.
— Puisqu’il faut attendre…, marmonna Nakor en ouvrant son sac.
Quelqu’un veut une orange ?
Il sortit un gros fruit de son sac et sourit en y enfonçant son pouce,
éclaboussant Praji et de Loungville par la même occasion.
Erik attendait. Devant lui, Calis, Sho Pi, Luis et Jadow continuèrent à
ramper, à la recherche des sentinelles qui devaient forcément se trouver là.
Calis leva la main et tendit le doigt vers la droite. Puis il donna son arc à
Jadow, donna une tape sur l’épaule de Sho Pi et prit une dague à sa ceinture.
L’Isalani déposa son épée et son bouclier sur le sol et s’arma de son
couteau, lui aussi. Luis venait également de sortir le sien. Calis lui fit signe
de contourner par la gauche. Puis il pointa son doigt sur Jadow pour lui
indiquer qu’il devait attendre.
Les trois hommes – Calis, flanqué de Sho Pi à droite et de Luis à
gauche – disparurent dans la pénombre de la nuit.
Les trois lunes étaient levées. La médiane était déjà haute dans le ciel
tandis que la grande et la petite venaient juste d’apparaître. Erik savait que
la luminosité allait augmenter au fur et à mesure durant la nuit, si bien
qu’ils bénéficiaient à l’heure actuelle de la meilleure protection.
Erik entendit quelqu’un faire un mouvement brusque. Un grognement
étouffé s’éleva dans la nuit. Puis le silence retomba. Erik attendait, certain
que quelqu’un allait donner l’alarme, mais rien ne se produisit.
Calis revint, reprit son arc et fit signe à ses compagnons de le suivre.
Erik se tourna vers la file d’hommes qui attendaient derrière lui et leur
transmit la consigne. Puis il s’engagea sur le sentier en faisant le moins de
bruit possible.
Quelques mètres plus loin, il trouva le cadavre du garde, qui fixait le
ciel, les yeux grands ouverts. Le jeune homme lui lança un coup d’œil
rapide en passant et l’oublia aussitôt pour se concentrer sur la situation
présente.
Son nez lui faisait encore mal, mais il s’agissait d’une douleur
contenue, bien que lancinante. Il avait les lèvres enflées et ses dents
bougeaient encore quand il les tâtait avec la langue. Il essayait donc de ne
pas trop y toucher, mais il était difficile de résister à la tentation. Ils
s’étaient reposés moins d’une heure, après quoi Calis avait donné l’ordre
d’abandonner les cadavres et de laisser les blessés à l’arrière. Puis il avait
demandé à Dawar de lui montrer où se situait le campement de son
ancienne compagnie. Deux des blessés qui pouvaient encore marcher le
retenaient maintenant prisonnier jusqu’à la fin du combat qui allait suivre.
Devant eux, ils apercevaient les lumières du camp. Erik se demanda
comment ces hommes pouvaient se montrer aussi insouciants, quelques
heures à peine après avoir été obligés de fuir le combat. Puis il surprit un
mouvement et s’aperçut qu’ils n’étaient pas si confiants que cela, car une
dizaine de mercenaires au moins montait la garde autour des tentes.
Mais ce qui surprenait le plus Erik, c’est qu’ils n’avaient bâti aucune
défense. Vingt tentes pouvant abriter quatre personnes étaient disséminées
au hasard autour d’un grand feu de joie. On entendait des chevaux hennir –
Erik se dit qu’il devait y avoir un corral quelque part de l’autre côté du
camp.
Il regarda Calis, qui lui fit signe de le rejoindre.
— Je veux que tu prennes dix hommes avec toi et que vous
approchiez du camp en passant par ce bosquet, là-bas, chuchota le capitaine.
Contourne-les et prépare-toi à les attaquer sur le flanc droit.
« Pour l’instant, ils se méfient, mais dans quelques heures, ils vont se
détendre en croyant qu’il ne se passera rien ce soir. Ils se diront peut-être
qu’on est partis de l’autre côté ou qu’on leur tombera dessus demain matin.
(Il jeta un coup d’œil en direction du ciel.) Il reste environ quatre heures
avant minuit. Quand tu seras en place, reste vigilant, mais détendu. Je ne
vais pas les attaquer tant que la plupart ne seront pas endormis.
— Dès que tu entends des cris, tu te jettes sur eux, ajouta de
Loungville à voix basse. Tombe-leur dessus le plus vite possible, comme ça,
l’avantage numérique ne leur servira à rien. Si tu agis très vite, ils seront si
surpris qu’ils ne comprendront pas qui est là, dans le noir.
Erik hocha la tête et retourna vers ses camarades. Il tapa sur l’épaule
des dix premiers de la file, à commencer par Roo, et leur fit signe de
l’accompagner. Natombi, l’ancien légionnaire keshian, sourit lorsqu’ils
s’enfoncèrent dans les bois.
Erik s’efforça d’être aussi silencieux que possible, mais il était sûr
que les sentinelles n’allaient pas tarder à déclencher l’alerte. Il contourna
environ un tiers du camp et dit à ses hommes de s’arrêter. Deux mercenaires
se trouvaient face à eux, à peine visibles derrière les arbres, mais
apparemment plus intéressés par leur discussion que par le fait de monter la
garde. Erik espérait que Calis avait raison.
Il fit signe à ses compagnons de s’asseoir et de se reposer un peu. Puis
il assigna le premier quart à Roo et s’assit en posant de nouveau les mains
sur son visage. La chaleur se diffusa derechef sur sa peau. Il était heureux
d’avoir appris cette méthode de soins car il détestait l’idée de perdre ses
dents.
À l’heure dite, Calis lança son attaque en poussant un cri pour avertir
ses hommes. Les mercenaires furent lents à réagir car la plupart dormaient.
Tandis qu’ils couraient repousser l’assaut à l’entrée du camp, Erik et
ses dix compagnons les frappèrent sur leur flanc droit.
Le jeune homme se jeta sur un mercenaire qui sortait d’une tente sans
prendre le temps de mettre son pantalon. Il mourut avant d’avoir pu tirer
l’épée. Un autre tomba sans avoir eu le temps de se retourner pour se battre
et lorsque, enfin, un troisième guerrier fit face à Erik, il s’exclama d’une
voix incrédule : « Ils sont derrière nous ! »
Erik le frappa de toutes ses forces avec son épée et l’homme tomba en
hurlant. Natombi poussa un cri de guerre keshian et Biggo lança un
rugissement propre à glacer le sang de ses adversaires.
Les mercenaires s’efforçaient de sortir de leurs tentes, basses de
plafond, et Erik en assomma plusieurs avant qu’ils aient eu le temps de
reprendre leurs esprits.
Puis les hommes autour de lui se mirent à jeter leurs heaumes, leurs
boucliers et leurs épées sur le sol. De Loungville se hâta de faire le tour du
camp en ordonnant d’amener les prisonniers près du feu. Plusieurs
mercenaires, hébétés, découragés et à moitié habillés seulement, poussèrent
des jurons en voyant qu’ils avaient été battus par très peu d’assaillants.
Erik regarda autour de lui, redoutant quelque traîtrise, mais ne vit que
des vaincus qui regardaient autour d’eux d’un air stupéfait. Sur les
quarante-trois guerriers qu’il restait à Calis, seuls trente-sept étaient en état
de se battre. Mais ils avaient réussi à capturer presque deux fois leur
nombre d’ennemis pratiquement sans faire couler de sang.
Erik éprouva alors l’envie de rire. Il essaya de la réprimer, mais en fut
incapable et laissa échapper un gloussement avant d’éclater de rire pour de
bon. D’autres membres de son groupe l’imitèrent et bientôt tout le monde
applaudit la victoire des Aigles cramoisis.
Calis se plaça devant les mercenaires.
— Amenez-moi Nahoot.
— Il est mort, annonça l’un des prisonniers. Vous l’avez tué hier, en
haut sur le sentier.
— Pourquoi Dawar ne nous l’a pas dit ? s’étonna de Loungville.
— Parce que ce salaud ne le savait pas. On a ramené Nahoot jusqu’ici
et il est mort à l’heure du dîner. Il était blessé au bide. Sale façon de mourir.
— Qui commande, ici ?
— Moi, je suppose, dit l’un des mercenaires en s’avançant d’un pas.
Je m’appelle Kelka.
— Tu es le sergent de cette compagnie ?
— Non, le caporal. Le sergent s’est pris une épée dans la tête.
— Eh bien, ça explique en partie pourquoi il n’y avait pas de défenses
autour de ce camp, soupira de Loungville.
— Je vous demande pardon, capitaine, dit Kelka en s’adressant à
Calis, mais est-ce que vous allez nous prendre à votre service ?
— Pourquoi ?
— Ben, ça fait un moment qu’on a pas été payés et vu qu’on a plus de
capitaine et de sergent… Merde, capitaine, vous nous avez foutu une raclée
alors que vous êtes deux fois moins nombreux que nous ! Vous devez
sûrement être meilleurs que toutes les compagnies qu’on croisera si vous
nous laissez partir.
— Je vais y réfléchir.
— Euh, capitaine, vous allez nous prendre nos tentes ?
Calis secoua la tête.
— Non. Regagnez vos tentes. Je vous préviendrai quand j’aurai pris
ma décision. Bobby, donne à manger à nos hommes et envoie quelqu’un
chercher Dawar et les blessés. Je veux voir tout le monde à cet endroit d’ici
demain midi. Quant aux prisonniers, nous déciderons demain matin ce qu’il
faut faire d’eux.
Erik s’assit, les jambes tremblantes. La journée avait été très longue et
il était épuisé, comme tous ses compagnons, d’ailleurs.
Mais la voix du sergent de Loungville s’éleva dans la nuit.
— Quoi ! Qui vous a dit de vous reposer ? On a des défenses à
édifier ! (Des protestations se firent entendre.) Il faut creuser une tranchée
et construire la palissade. Je veux aussi qu’on me taille des pieux. Amenez
les chevaux et attachez-les à proximité. Faites-moi aussi un inventaire
complet des provisions et du matériel, et dressez-moi la liste des blessés.
Après, seulement, je vous laisserai peut-être dormir.
Erik se força à se remettre debout.
— Où est-ce qu’on va trouver des pelles ?
De Loungville rugit.
— Utilise tes mains s’il le faut, de la Lande Noire !
Chapitre 22
INFILTRATION
L’ATTAQUE DE MAHARTA
ÉVASION
Erik se retourna.
— Les incendies !
— Qu’est-ce que tu veux qu’on y fasse ? demanda le sergent tandis
que de plus en plus de gens passaient autour d’eux.
Soudain, ils virent arriver Calis. Nakor et Sho Pi apparurent tout aussi
brusquement aux côtés du demi-elfe.
— Il faut qu’on y retourne ! s’écria le petit homme.
— Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? protesta à nouveau de
Loungville.
— Il ne faut pas que les feux s’éteignent ! (Comme pour les narguer,
la pluie redoubla d’intensité, passant d’une légère averse à des trombes
d’eau.) S’ils brûlent assez fort, seule la pire des tempêtes parviendra à les
éteindre.
Calis hocha la tête. Le groupe se remit en route en direction des
chantiers navals. Erik regarda autour de lui à la recherche de Roo et se mit à
crier dans la langue du roi avec le faible espoir d’être entendu par-dessus le
vacarme.
— Tout le monde retourne à l’estuaire ! Il faut alimenter les feux !
Quoi qu’il puisse se passer dans les autres parties de la cité, une
véritable émeute s’était déclenchée sur les quais. Des soldats envoyés pour
maintenir l’ordre ajoutaient à la panique générale en cherchant eux aussi à
trouver des navires. Personne ne paraissait s’inquiéter du fait que l’entrée
du port était bouchée par des épaves et que seules des embarcations à faible
tirant d’eau réussiraient à passer.
Les équipages des navires tentaient de repousser les habitants qui y
cherchaient refuge. Certains capitaines levèrent l’ancre pour mettre un peu
de distance entre leur vaisseau et la foule sur les quais. Brusquement, six
cavaliers surgirent au grand galop. Hommes et femmes se mirent à hurler en
tentant de s’écarter de leur passage.
— Récupérez les chevaux ! s’écria Erik.
L’animal qui venait en tête rua à cause de la foule qui l’entourait de
toute part. Erik bondit et attrapa le bras du cavalier surpris. Le jeune homme
arracha le malheureux de sa selle en faisant preuve d’une force étonnante,
compte tenu de son épuisement. Il assomma le cavalier d’un terrible coup
de poing et le jeta à terre, un geste qui équivalait à une condamnation à mort
car la foule allait le piétiner. Mais Erik n’éprouvait aucune sympathie pour
quelqu’un qui n’aurait pas hésité à écraser des femmes et des enfants pour
pouvoir assurer sa propre survie.
Les yeux du cheval étaient blancs de peur et ses narines dilatées. Il
essaya de reculer et sentit qu’un autre cheval se trouvait derrière lui. Alors,
sans hésiter, il décocha une ruade. Ses sabots heurtèrent un innocent
marchand, les bras chargés de ses six dernières jarres d’onguent – toute sa
fortune. Les jarres volèrent dans les airs et se brisèrent sur le sol. Leur
corpulent propriétaire manqua de s’évanouir sous la violence du choc. Erik
prit le temps de le rattraper et de le remettre debout tout en retenant d’une
seule main les rênes du cheval.
— Restez debout, mon brave ! lui cria-t-il. Si vous tombez, vous
mourrez !
Le marchand hocha la tête et Erik le laissa partir car il n’avait plus de
temps à perdre. Il se mit en selle et vit que Calis et les autres avaient suivi
son exemple, à l’exception de Nakor, que le dernier cavalier venait
d’attaquer. Erik pressa les flancs de sa monture et le hongre, terrorisé,
bondit en avant. Les mains sûres de son nouveau cavalier le guidèrent à
travers la foule jusqu’à l’endroit où Nakor s’efforçait de ne pas se faire
embrocher par un cimeterre. Erik sortit son épée et fit tomber le cavalier
d’un seul coup circulaire. Nakor bondit sur la selle désormais vide.
— Merci, Erik. J’ai attrapé les rênes avant de réfléchir à la façon dont
j’allais lui faire abandonner son cheval.
Le jeune homme fit volter sa monture pour suivre celle de Nakor et
rattraper Calis et de Loungville. Les deux cavaliers restants n’essayèrent
pas de s’interposer et préférèrent les laisser partir, bien contents de pouvoir
garder leur monture.
Grâce aux chevaux, ils purent aisément traverser la foule agglutinée,
qui les aurait entraînés s’ils avaient été à pied. D’ailleurs, il y avait moins de
monde dans la rue qui conduisait à l’estuaire. Mais la pluie continuait à
tomber et Nakor et Erik s’aperçurent, au détour d’un virage, que les
incendies commençaient à diminuer.
Le jeune homme essaya de rester aussi près que possible des flammes,
car à cet endroit, il avait moins de mal à passer entre les habitants effrayés.
Le hongre ne cessait de résister à cause du feu, mais Erik avait une bonne
assiette et raccourcit les rênes pour garder l’animal sous contrôle.
Tout au bout de l’estuaire, où avait été allumé le premier incendie, le
ber et la coque du navire étaient intacts bien qu’un peu noircis. Les
flammes, pourtant bien hautes quelques minutes plus tôt, commençaient
désormais à vaciller. Erik aperçut une maison abandonnée, de l’autre côté
de la rue, et chevaucha dans sa direction. Puis il bondit à bas du cheval et
lui donna une tape sur la croupe pour le renvoyer.
Le jeune homme courut à l’intérieur de la maison et vit que tout avait
été retourné, sans doute par des pillards ou par les occupants eux-mêmes, à
la recherche de leurs quelques objets de valeur. Erik attrapa une chaise,
ressortit et traversa la rue en courant pour jeter l’objet dans les flammes. Il
fit ainsi plusieurs aller et retour sous la pluie, jetant les meubles les plus
légers pour alimenter le feu. Comme Nakor l’avait prédit, dès que
l’incendie atteignit une certaine température, il se remit à progresser, en
dépit de la pluie, qui paraissait redevenir une simple bruine et non plus une
sérieuse averse.
Dans la maison suivante, Erik trouva d’autres objets inflammables et
les jeta à leur tour dans les flammes. Lorsqu’il fut certain que le ber et la
coque continueraient à briller, il regarda le long des quais et sentit son cœur
sombrer. Son brasier était le seul qui résistait encore à la pluie. Mais il ne
pouvait pas tout faire à lui seul.
Il courut jusqu’à un autre brasier quasiment éteint et aperçut un
magasin de l’autre côté de la rue. Quelqu’un avait forcé la porte en bois et
l’un des battants restait suspendu à un gond tandis que l’autre gisait dans la
rue. Erik souleva ce battant et courut jusqu’au bassin en contrebas. Il jeta la
porte aussi loin qu’il le put et la regarda atterrir au bord des flammes qui
crépitaient. Mais au lieu d’alimenter l’incendie, cela ne fit que l’étouffer
davantage.
Erik jura et retourna en courant au magasin. Sa façade était quasiment
intacte car la personne qui avait forcé la porte n’avait fait que jeter un coup
d’œil à l’intérieur avant de s’enfuir. En effet, on y vendait des fournitures
pour bateau et il n’y avait rien d’intéressant pour un pillard. Erik se hâta de
traverser le magasin et trouva dans l’arrière-boutique plusieurs mètres de
voile. Mieux encore, il dénicha des barils de poix. Il en fit rouler un jusque
dans la rue et le souleva pour le lancer directement dans le foyer. Le jeune
homme fut satisfait de voir que le baril se brisait à l’atterrissage et que la
poix commençait immédiatement à brûler. Erik s’écarta d’un pas lorsqu’un
geyser de flammes jaillit vers le ciel.
Nakor accourut en disant :
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? Ça a fait un joli bruit.
— C’est de la poix, répondit Erik. Il y en a plein à l’intérieur.
Il retourna dans le magasin, Nakor sur les talons. Le petit homme
regarda tout ce qui se trouvait à sa disposition et sélectionna plusieurs
tonnelets qu’il mit de côté devant le magasin avant de se précipiter de
nouveau à l’intérieur. Pendant ce temps-là, Erik en profita pour lancer un
nouveau baril de poix dans les flammes. Lorsqu’il revint vers le magasin,
Nakor en sortait, plié en deux pour faire rouler un autre baril.
Erik fit une pause et se tourna vers l’ouest. Dans les cieux, le pont de
lumière avait presque atteint le sommet de l’arc qu’il décrivait. Les Saaurs
et les mercenaires qui se tenaient au bord étaient suspendus à plusieurs
mètres au-dessus de l’eau.
— Ah, si tu savais, mon garçon, comme j’aimerais connaître un tour
qui fasse disparaître cette chose comme ça – Nakor claqua des doigts. Ce
serait quelque chose, de les voir tous tomber dans le fleuve.
Erik alla chercher un quatrième baril et les deux hommes les firent
rouler côte à côte sur les pavés en direction du troisième bassin de radoub.
— Pourquoi est-ce qu’il n’y a pas un magicien qui les en empêche ?
demanda Erik, presque à bout de souffle en raison de l’effort qu’il
fournissait.
— La magie guerrière est difficile à maîtriser, expliqua Nakor. Le
premier magicien jette un sort. Le deuxième riposte et en jette un autre. Le
troisième bloque le sort du deuxième, mais le quatrième entre en scène et
lance encore un autre sortilège. Ils restent tous là, à essayer de se vaincre les
uns les autres, et pendant ce temps-là, l’armée se ramène et les taille en
pièces. C’est très dangereux et il n’y a pas beaucoup de magiciens qui ont
envie de s’y frotter. La surprise est la clé du succès.
Il s’arrêta au sommet de la rampe qui surplombait l’un des bâtiments
principaux des chantiers navals et fit rouler le baril en le guidant d’un coup
de pied.
— Je suis sûr que le tour des Panthatians serait très facile à annuler si
on donnait le temps de l’étudier à un magicien puissant, reprit-il. Il y a
beaucoup de prêtres-serpents qui se concentrent pour créer ce pont. Ce doit
être très difficile pour eux et donc facile à perturber. C’est comme de
défaire un tricot. Tu tires sur la bonne maille et tout s’en va.
Nakor s’aperçut qu’Erik le regardait comme s’il attendait quelque
chose de lui.
— Oh, moi, je ne sais pas comment faire, avoua-t-il en souriant. Mais
Pug du port des Étoiles ou quelques-uns des Très Puissants Tsurani
sauraient sûrement comment s’y prendre.
Erik ferma les yeux pendant quelques secondes.
— Bon, puisqu’ils ne vont certainement pas venir à notre aide, on va
devoir se débrouiller tout seuls, décida le jeune homme. Allez, venez !
Tandis qu’ils couraient de nouveau vers le magasin, Nakor poursuivit
son explication.
— De toute façon, même si Pug ou un autre magicien essayait
d’interrompre le sortilège, la reine Émeraude a suffisamment de magiciens
de son côté pour le réduire en cendres… (Il s’arrêta brusquement.) J’ai une
idée !
Erik s’arrêta lui aussi, haletant.
— Laquelle ?
— Va chercher les autres. Dis-leur de voler un bateau ici, dans
l’estuaire. Partez tout de suite, sans attendre. Sortez vite du port. Je vais
m’occuper des incendies !
— Mais comment ? protesta Erik.
— Je te raconterai plus tard. Va, maintenant, dépêche-toi !
Le petit homme courut vers le magasin. Erik, de son côté, prit une
profonde inspiration et fit demi-tour. De nouveau, il se mit à courir en dépit
de sa fatigue et partit à la recherche de Calis et des autres.
Il retrouva le capitaine, Sho Pi et de Loungville de l’autre côté de
l’estuaire. Ils étaient bien sûr occupés à faire repartir un feu. Les cadavres
de deux gardes prouvaient qu’on avait essayé de les en empêcher.
La pluie redoubla de nouveau et Erik se retrouva trempé jusqu’aux os
en rejoignant Calis.
— Nakor a dit qu’on devait prendre un bateau et partir tout de suite.
— Il y a encore trop de bassins de construction intacts, objecta le
demi-elfe.
— Il m’a demandé de vous dire qu’il s’en occupait. Apparemment, il
a trouvé un bon tour.
Aussitôt, Calis laissa tomber la planche qu’il était sur le point de
lancer dans le brasier crépitant.
— Est-ce que tu as vu des bateaux en venant ?
Erik secoua la tête.
— Mais c’est vrai que je n’ai pas fait attention.
Ils remontèrent la route en courant jusqu’au premier escalier de pierre
descendant vers les quais situés en contrebas. De petits incendies brûlaient
toujours à cet endroit, mais ils dégageaient surtout beaucoup de fumée,
d’autant que l’averse devenait de plus en plus importante. Il s’agissait
désormais d’une pluie torrentielle qui obscurcissait l’arche mystique,
laquelle arrivait désormais aux trois quarts de son parcours.
— Il y a une embarcation là-bas, annonça Erik en scrutant le fleuve.
— Non, répliqua Calis en suivant son regard. Elle a chaviré.
Ils se déplacèrent au bord de l’estuaire. Plus d’une fois, ils crurent
apercevoir quelque chose pour finalement ne trouver qu’une coque
renversée ou une proue pulvérisée.
— Là-bas, regardez ! s’exclama soudain Sho Pi. Attaché à une
bouée !
Calis se débarrassa de ses armes et plongea. Erik inspira et se jeta
dans l’eau à son tour, suivant son capitaine au bruit plus qu’à la vision.
Chacun de ses gestes menaçait d’être le dernier tant la fatigue et le froid
absorbaient le peu d’énergie qui lui restait.
Mais il finit par arriver jusqu’à l’embarcation, un bateau de pêche
doté d’un grand compartiment à moitié rempli de saumure pour conserver le
poisson. L’unique mât était soigneusement attaché le long de la coque, à
bâbord.
— Y a-t-il parmi vous des marins qui savent manœuvrer ce genre
d’embarcation ? demanda Calis.
Erik se hissa par-dessus bord et se laissa à moitié tomber à l’intérieur
du bateau avant de répondre.
— Je ne peux mettre en pratique que ce que j’ai appris sur le
Revanche de Trenchard. Je viens des montagnes, moi, vous vous rappelez ?
De Loungville jeta un coup d’œil dans le placard à voiles.
— Dans tous les cas, il n’y a pas de voiles.
Il se pencha pour regarder sous le plat-bord et trouva deux paires de
rames. Calis s’assit, prit l’une des paires et la fixa dans les tolets pendant
que de Loungville coupait les amarres qui maintenaient l’embarcation
attachée à la bouée. Puis il déballa la deuxième paire d’avirons et se mit à
ramer au rythme de Calis.
Sho Pi trouva le gouvernail et la barre et les installa. Erik, de son côté,
se laissa glisser sur le pont du bateau, qui prenait l’eau. Il était trempé
jusqu’aux os, fourbu et épuisé, mais se sentait presque reconnaissant de
pouvoir s’asseoir sans avoir à bouger.
— Quelqu’un a vu Roo ? demanda-t-il. Et Jadow, et Natombi ?
De Loungville secoua la tête.
— Et toi, tu as vu Biggo ?
— Il est mort, répondit le jeune homme.
Alors le sergent lui donna l’ordre de trouver un seau.
— On va finir à la nage si on continue à prendre l’eau comme ça.
Erik regarda tout autour de lui et trouva un seau en bois à l’intérieur
d’un casier à appâts.
— Qu’est-ce que je fais avec ça ? demanda-t-il après avoir hésité un
moment.
— Tu trouves les endroits où il y a beaucoup d’eau, tu remplis ton
seau et tu le vides par-dessus bord, répondit de Loungville. On appelle ça
écoper.
— Oh, fit Erik en s’agenouillant.
Une grille recouvrait le fond de cale. Il vit que l’eau s’y était
accumulée et retira la grille pour remplir son seau. Puis il le vida par-dessus
bord.
En réalité, le bateau ne prenait pas l’eau. Il s’agissait simplement de la
pluie qui avait inondé la cale. Il ne lui fut donc pas difficile de contenir
l’inondation. Il releva les yeux pour regarder où ils se trouvaient.
Un canal peu profond quittait l’estuaire pour arriver directement à
l’embouchure du fleuve.
— Dirige-toi de ce côté, cria Calis à Sho Pi. L’autre canal est plus
profond, c’est pour permettre aux grands navires d’entrer dans le port. Ce
bateau est peut-être capable de passer entre les épaves qui bloquent l’entrée
du port, mais je préfère ne pas prendre le risque.
— Vu le chaos qu’il y a dans le port, on ne ferait que sortir d’un
guêpier pour tomber dans un autre, commenta Erik.
— Tais-toi et écope, répliqua de Loungville.
Miranda plissa les yeux, éblouie par l’image que renvoyait la boule.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Quelqu’un a convaincu les Panthatians qu’ils se faisaient attaquer
et maintenant ils consacrent une bonne partie de leur énergie à essayer de
détruire cette personne.
— Pouvons-nous l’aider ?
— Je crois qu’il se passe suffisamment de choses pour me permettre
d’intervenir, admit Pug. Voilà qui va bouleverser les plans de la reine
Émeraude.
Il ferma les yeux et la jeune femme sentit le pouvoir affluer vers lui. Il
remua légèrement les lèvres et l’harmonie des énergies dans la pièce se
modifia comme un air de musique.
Miranda s’assit de nouveau et attendit.
Erik contemplait les vagues tandis que le navire fendait les eaux. Roo
l’avait mis au courant des derniers potins : après avoir lu les premiers
rapports de Calis, le prince Nicholas avait quitté Krondor à bord du Ranger
de Port-Liberté pour prendre la situation en main. Sans jamais cesser de se
tenir au courant des mouvements de l’ennemi, le prince avait laissé le
Revanche de Trenchard ancré dans le port de la Cité du fleuve Serpent et
était descendu le long de la côte, au cas où Calis serait obligé de s’enfuir par
là.
Le navire mouillait dans le port de Maharta depuis près d’un mois
déjà lorsque les agents de Calis avaient averti Nicholas du siège imminent
de la cité. Aussitôt, le prince avait levé l’ancre et fui le palais au nez et à la
barbe d’une yole pleine de soldats et d’un capitaine du port très en colère. Il
avait également réussi à semer le cotre qui le poursuivait et était resté en
haute mer pendant près d’une semaine, avant de revenir pour trouver le port
fermé.
Le prince était alors remonté le long de la côte pendant une journée
entière, restant hors de vue de la cité de peur qu’un navire ennemi
l’aperçoive. Lorsqu’il avait vu la fumée de la première bataille, il avait
donné l’ordre de longer la côte aussi près que possible pour déterminer ce
qui se passait à terre. Il était en route vers le port lorsqu’il avait aperçu le
bateau de pêche transportant ce qui restait du groupe de Calis.
De Loungville monta sur le pont, ses blessures au bras et au flanc
soigneusement pansées, et vint prendre place à côté d’Erik.
— Comment ça se passe ? demanda-t-il.
Erik haussa les épaules.
— Plutôt bien. Tout le monde se repose. J’ai encore mal partout mais
je survivrai.
— Tu t’es bien débrouillé.
— J’ai fait ce que j’ai pu, répondit le jeune homme. Et maintenant, on
fait quoi ?
— Nous ? s’étonna de Loungville. Rien. On rentre à la maison. On
passe d’abord par la Cité du fleuve Serpent, pour apprendre ce qu’on sait
aux chefs de clan, au cas où Hatonis et Praji ne réussiraient pas à rentrer.
Ensuite, on récupère le Revanche de Trenchard et on retourne à Krondor.
Lorsqu’on sera rentrés, tu seras de nouveau un homme libre.
Erik ne dit rien pendant un moment. Puis il finit par avouer :
— Ça fait bizarre d’y penser.
— Quoi donc ? demanda Roo qui les rejoignait en boitant. J’aurais
jamais cru être un jour content de me réveiller sur un bateau, ajouta-t-il en
bâillant.
— J’expliquais simplement au sergent que ça me fait tout drôle d’être
de nouveau libre, dit Erik.
— Je peux encore sentir la corde autour de mon cou, admit Roo. Je
sais qu’elle n’est plus là mais je la sens encore.
Son ami acquiesça.
— J’allais justement vous demander ce que vous comptiez faire, reprit
de Loungville.
Erik haussa les épaules mais Roo répondit sans hésiter.
— Je connais un marchand à Krondor qui a une fille laide. J’ai
l’intention de l’épouser et de devenir riche.
De Loungville se mit à rire. Erik, de son côté, secoua la tête en
souriant d’un air incrédule.
— Helmut Grindle, murmura-t-il.
— C’est bien lui, approuva Roo. J’ai un plan qui va me permettre de
devenir riche d’ici un an ou deux, à tout casser.
— Et quel est-il ? voulut savoir le sergent.
— Si je vous le dis et que vous le racontez à quelqu’un d’autre, je
n’aurais plus l’avantage, pas vrai ?
— Je suppose que oui, admit de Loungville, visiblement très amusé.
Et toi, Erik, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Je ne sais pas. Je vais retourner à Ravensburg, rendre visite à ma
mère. Après ça, je ne sais pas.
— Je pense qu’il n’y a pas de mal à vous avouer, les garçons, qu’il y a
de l’or qui vous attend à l’arrivée. Vous l’avez mérité.
Erik sourit et les yeux de Roo se mirent à briller.
— Il y en aura assez pour que tu puisses établir ta propre forge, Erik,
ajouta le sergent.
— C’est un rêve qui me paraît bien loin désormais, avoua le jeune
homme.
— Dans tous les cas, un long voyage nous attend et tu as tout le temps
d’y réfléchir. Mais j’ai une proposition à te faire.
— De quoi s’agit-il ?
— Cette bataille n’est que la première d’une longue série, rien de
plus, expliqua de Loungville. On les a blessés et ils saignent, mais nos
ennemis sont loin d’être morts. L’incendie des chantiers navals ne nous fait
gagner que quelques années, sans plus. Calis pense qu’il s’écoulera peut-
être cinq ou six ans avant qu’ils puissent recommencer à construire des
navires. Pendant ce temps, Hatonis et ses guerriers mèneront une guerre
d’usure, frappant de façon irrégulière les convois de bois qui descendent des
montagnes et les barges sur les rivières. Ça ralentira la reine et son armée,
mais tôt ou tard, les navires seront prêts à lever l’ancre. Bien sûr, on en
brûlera quelques-uns grâce à nos agents dans la région, mais ils finiront
bien…
— … par arriver chez nous, conclut Erik.
— Ils traverseront la Mer sans Fin et la Triste Mer jusqu’aux portes de
Krondor, approuva le sergent.
Il fit un geste vague en direction de Maharta, que l’on ne voyait plus
mais qui était encore bien présente à leur esprit.
— Imaginez que ça arrive un jour à la cité du prince.
— Ce n’est pas une pensée réjouissante, admit Roo.
— On a encore beaucoup de travail à faire, Calis et moi, expliqua de
Loungville. Et j’aurais bien besoin d’un caporal.
Roo sourit.
— Moi, caporal ? s’étonna Erik.
— Tu es fait pour ça, fiston, même si tu n’es pas assez méchant. Par
l’enfer, Charlie Foster était un gentil garçon avant que je m’occupe de lui.
Passe donc encore deux ans avec moi et tu verras si tu ne te mets pas à
cracher des clous et à pisser des éclairs !
— Je ne me vois pas entrer dans l’armée, hésita le jeune homme.
— Ah, mais ce ne serait pas n’importe quelle armée. Nicholas va
donner à Calis un mandat signé par le roi. On va rassembler une armée
comme personne n’en aura encore jamais vu. On va entraîner nos
combattants et quand nous en aurons fini avec eux, ce seront les meilleurs
de toute la création.
— Je ne suis pas sûr…
— Penses-y. C’est un travail important.
— C’est que j’en ai marre de toutes ces tueries, vous voyez.
De Loungville baissa la voix tout en s’exprimant d’un ton ferme.
— C’est pour ça que c’est important et que tu es fait pour ce travail.
Nous avons besoin d’entraîner ces hommes à survivre. (Il mit une petite
tape sur l’épaule d’Erik.) Je te l’ai dit, on a un long voyage devant nous. On
aura encore tout le temps de parler. Pour l’instant, je vais aller me reposer.
Les deux jeunes gens le regardèrent s’éloigner.
— Tu vas accepter son offre, pas vrai ? demanda Roo.
— Sûrement, admit Erik. Je ne sais pas si j’ai envie d’être soldat pour
le restant de mes jours, mais c’est vrai que j’en ai toutes les qualités. En
plus, ce qui m’attire, c’est que j’ai l’impression d’avoir trouvé ma place.
J’ai jamais ressenti ça chez moi. On m’a toujours considéré comme « le
bâtard du baron » ou « le fils de cette folle ». (Il resta silencieux quelques
instants.) Dans l’armée de Calis, je serai simplement le caporal Erik. En
plus, je n’ai pas pour ambition de devenir riche, contrairement à toi, ajouta-
t-il en souriant.
— Alors, il faut que je devienne riche pour deux, répliqua Roo.
Erik éclata de rire. Les deux jeunes gens restèrent alors immobiles,
sans aucune parole, savourant le fait d’avoir survécu et d’être capables
d’envisager leur avenir.
Épilogue
RETROUVAILLES
FIN du Tome 1
[1]
Siège sanglé sur le dos d’un éléphant (NdT).