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L’HISTOIRE REVISITÉE
Une lecture anthropologique de l’histoire
dans « Masse et Puissance » d’Elias Canetti
Elias Canetti, né en 1905 en Bulgarie, est un personnage important
de la littérature autrichienne du vingtième siècle. Ami d’Hermann Broch
et de Robert Musil, il connut une reconnaissance tardive, puisqu’il ne
reçut le prix Nobel de littérature qu’en 1981. Il avait pourtant commen-
cé à écrire dès la fin des années 1930, deux textes théâtraux et son uni-
que roman Auto-da-fé1. C’est à la même époque, vers 1925, qu’il avait
entrepris ses premières recherches portant sur les phénomènes de mas-
se. Elles l’amenèrent à publier quelque trente-cinq années plus tard, en
1960, l’œuvre de sa vie, Masse et Puissance, parue en France, sans
grand succès, en 1966.
L’œuvre majeure d’Elias Canetti qui « brasse l’ethnologie, la sociolo-
gie, l’anthropologie, la psychiatrie, l’histoire, l’économie, les religions
comparées2 » a longtemps dérouté le lecteur peu habitué à une telle
luxuriance. Les références historiques qui étaient l’argumentation dans
Masse et Puissance participent indéniablement de l’éclectisme souvent
dénoncé à son propos.
De plus, l’auteur, admirateur des historiens Burckhardt et Ranke, ne
fut jamais indifférent à son temps qu’il prétend ne pas avoir cessé de
« provoquer ». Ernst Fischer qualifie cependant son œuvre d’anhistori-
que. Cette accusation d’anhistorisme est quelque peu paradoxale, com-
me l’écrit Gerald Stieg3. En effet, le critique communiste reproche à son
ami de ne pas avoir tracé de « frontière entre le monde animal et celui
des humains » — de frontière comme le travail, une notion selon lui
(1) Le roman intitulé en allemand Die Blendung, littéralement « L’Aveuglement » fut traduit en français
successivement sous les titres de La Tour de Babel et Auto-da-fé.
(2) Cabau Jacques, « Le chef et le sorcier », in Austriaca, n° 11, 1980, p. 142.
(3) Cf. : Stieg Gerald, “Elias Canetti als Zeitzeuge”, in Bartsch Kurt, Melzer Gerhart (éd.), Experte de
Macht, Graz, Droschl, 1985, p. 30 : “Sein [Canettis] Werk, das von ihm selbst als Herausforderung an
seine Zeit gesehen wird, [wird] gern gänzlich ahistorisch gedeutet und beschrieben.”
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absente de l’œuvre1 —, et donc de ne pas avoir marqué une césure
conditionnant l’émergence de l’histoire. Il tente ainsi de discréditer,
dans l’optique du matérialisme historique, le discours canettien, en tant
qu’il négligerait l’idée fondamentale de la croyance en l’évolution his-
torique de l’homme.
Le jugement d’E. Fischer, qu’il soit valide ou non, pose la question
de l’exploitation du matériau historique. Quel traitement lui est-il réser-
vé ici ? Quel type de discours cela détermine-t-il ? Pour répondre à ces
interrogations, analysons d’abord comment l’Histoire est démasquée
dans le texte2. Nous nous pencherons ensuite sur la structuration
anthropologique du discours et illustrerons par l’exemple allemand la
suprématie du modèle généalogique chez Canetti.
Une histoire démasquée
Une lecture attentive de Masse et Puissance fait apparaître une utili-
sation critique du matériau historique. Celui-ci permet en effet à Canetti
de démasquer l’Histoire. Le cas de « l’Allemagne de Versailles » est
exemplaire. Un chapitre est consacré à « la structure de masse de l’Alle-
magne, de cette Allemagne qui, dans le premier tiers de ce siècle, a sur-
pris le monde par des formations et des tendances nouvelles dont
personne alors ne comprit la gravité mortelle et que l’on commence à
peine à déchiffrer lentement3 ». On peut voir ici l’occasion d’affirmer la
faillite de l’Histoire, en tant que science. Elle ne répond pas aux attentes
de ses lecteurs, consternés devant l’ampleur des crimes perpétrés par
les Allemands ou devant leur passivité, leur silence4. L’Histoire ne peut
donc combattre le désarroi qui s’est emparé des hommes. Canetti, en
condamnant implicitement son impuissance, insinue qu’elle aurait un
devoir à remplir : celui d’expliquer les faits, voire de les anticiper.
Si les insuffisances de l’Histoire sont manifestes, il faut en chercher
l’origine. L’histoire de sa nation ne signifierait rien pour l’homme de la
rue qui l’ignorerait davantage encore que sa langue. Il n’en connaît pas
le « véritable déroulement », ne perçoit pas la « plénitude de sa
(1) Fischer Ernst, “Bemerkungen zu Elias Canettis Masse und Macht”, in Literatur und Kritik, n° 7,
1966, p. 13 : “Was mich an Masse und Macht bestürzt, ist das Fehlen einer sichtbaren Grenze zwischen
dem Animalischen und dem Humanen.”
(2) Nous entendons par Histoire le regard porté sur l’évolution historique ou, le cas échéant, la science
historique permettant de reconstituer celle-ci et non l’évolution historique elle-même que nous nom-
mons histoire.
(3) “[Es] soll einiges über die Massenstruktur Deutschlands gesagt werden, Deutschlands, das im ers-
ten Drittel dieses Jahrhunderts die Welt mit neuartigen Bildungen und Tendenzen überrascht hat, de-
ren tödlichen Ernst niemand verstand und die man jetzt erst langsam zu enträtseln beginnt.” (MM 197)
MM est la référence abrégée pour Canetti Elias, Masse und Macht, Frankfurt am Main, Fischer 1985.
Nous utilisons la traduction de Robert Rovini parue chez Gallimard.
(4) “Man ist noch heute fassungslos darüber, daß Deutsche so weit gegangen sind, daß sie ein Ver-
brechen von solchen Ausmaßen, sei es mitgemacht, sei es geduldet oder übersehen haben.” (MM 207)
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continuité » ni « la vie comme elle était autrefois ». « Les noms de ceux
qui ont vécu autrefois » lui sont étrangers1. La longueur de la liste de ce
qu’il méconnaît suffit déjà à souligner le fossé qui sépare le citoyen
ordinaire de son histoire. L’insistance sur la continuité montre que l’His-
toire critiquée est, a contrario, une Histoire de la rupture. Souligner une
aspiration à l’authenticité du déroulement historique et de la vie revient
à désigner l’Histoire comme trompeuse, trop abstraite et détachée des
contingences de la vie. De plus, et c’est une circonstance aggravante, la
perception que l’homme de la rue a de l’histoire n’aurait absolument
rien de commun avec la conception que l’historien a de son travail2.
Canetti vise ici l’historien « ordinaire », enfermé dans une vision trop
personnelle, trop exclusive de l’Histoire, ignorant son devoir de rappro-
cher le citoyen de son histoire. Il ne s’agit pas non plus de promouvoir
une seule nation3. La priorité de l’historien doit être d’inclure dans son
étude tous les êtres humains qui forment la nation, sans que ce parti
pris dissimule des prétentions nationalistes. Rejetant toutes les dérives
nationalistes de ceux qui célèbrent, sans aucune mesure, la supériorité
d’une nation sur toutes les autres, Canetti insinue que les historiens
auraient négligé une grande partie de l’histoire de leur nation. Il impute
donc l’échec de l’Histoire à la partialité de ces auteurs. Dans ce paysage,
les figures exemplaires de Barani, Thucydide ou même Plutarque con-
trastent vivement avec d’autres critiquées très sévèrement comme ces
« historiens hindous modernes » qui « se sont faits les défenseurs de
Mohammed Tughluk ». Pour Ishwari Prasad, par exemple, ce sultan
serait « un idéaliste malheureux », « l’homme du Moyen Âge indubita-
blement le plus capable4 ». Ce type de propos débouche sur la conclu-
sion suivante : « La puissance n’a jamais manqué de panégyristes. Les
historiens qui en sont professionnellement des possédés, s’entendent à
tout expliquer par le temps, derrière lequel il leur est facile, étant éru-
dits, de se dissimuler ou par la nécessité, qui peut sous leurs mains
prendre n’importe quelle forme5. » On voit ici transparaître un rejet
(1) “Weniger noch [als die Sprache] bedeutet dem normalen Menschen die Geschichte seiner Nation.
Er kennt weder ihren wirklichen Verlauf noch die Fülle ihrer Kontinuität; nicht das Leben, wie es
früher war; und nur wenige Namen derer, die früher gelebt haben.” (MM 186)
(2) “Die Figuren und Augenblicke, die in sein Bewußtsein eingegangen sind, sind jenseits von allem,
was der ordentliche Historiker unter Geschichte versteht.” (MM 186 sq.)
(3) “Neben dieser scheinbar objektiven Methode gab es eine andere, naive, die nur an einer einzigen
Nation interessiert war, an der eigenen nämlich, und der alle anderen gleichgültig waren. Sie bestand
aus einem unerschütterlichen Anspruch auf Überlegenheit; aus prophetischen Visionen über die eige-
ne Größe; aus einem eigentümlichen Gemisch moralischer und animalischer Prätentionen.” (MM 185)
(4) “Als Beispiel für einen modernen Verteidiger des Sultans mag der indische Historiker Ishwari Pra-
sad dienen: L’Inde du VIIe au XVe siècle. [...] Er nennt ihn den "unglückseligen Idealisten", den "zwei-
fellos fähigsten Menschen des Mittelalters".” Précision donnée en note (MM 541 sq.)
(5) “Muhammad Tughlak ist von modernen indischen Historikern verteidigt worden. An Lobredern
hat es an der Macht nie gemangelt. Die Historiker, die professionell von ihr besessen sind, pflegen
alles mit der Zeit, hinter sie sich als Kenner leicht verbergen können, oder mit der Notwendigkeit, die
unter ihren Händen jede Gestalt annimmt, zu erklären.” (MM 487)
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d’une spécialisation, considérée comme un prétexte à une apologie du
pouvoir. Le temps historique et la nécessité ne seraient aussi que pré-
textes. Il n’y aurait donc aucune nécessité historique, excepté celle que
les historiens prêtent à l’histoire. L’histoire véritable est manipulée. Le
temps devient alors un moyen stratégique de pouvoir.
De plus, la définition de l’Histoire énoncée dans l’analyse du cas
Schreber1, et la comparaison faite entre Schreber et des personnages
historiques comme Napoléon ou Hitler2 nous autorisent à nous pencher
sur le fonctionnement de la pathologie paranoïaque, tel qu’il est décrit
par Canetti. Ce dernier reproche au malade, comme au philosophe et
implicitement à l’historien, grand défenseur de la nécessité, de vouloir
dominer le monde entier au moyen de la langue. C’est avec un plaisir
certain, écrit-il, que le paranoïaque arrache le « masque du nouveau »
pour y découvrir « l’ancien3 ». Cette image illustre une recherche systé-
matique de la causalité qui contamine toute la vision que Schreber a du
monde. L’interprète, précisant également que le paranoïaque s’appro-
prie le monde pour l’emprisonner ensuite4, laisse supposer que cette
recherche n’a pas lieu à son insu mais qu’il en est bien l’instigateur, con-
trairement d’ailleurs aux dires du malade lui-même. L’historien, pas plus
que Schreber, n’est le jouet de l’Histoire, il reste maître du jeu. De plus,
l’image ambivalente de la « chaîne de causes » que Schreber aurait « lui-
même forgée », illustre le processus d’appropriation et symbolise la for-
ce de l’acte de pouvoir. Tout semble être entre les mains du paranoïa-
que. De surcroît, la volonté de domination qui animerait le
paranoïaque, attisée par une quête absolue de la causalité, finirait par
appauvrir le monde, en le réduisant à ce qu’il se serait approprié et à
lui-même5. C’est comme si l’historien, à l’instar de Schreber, dans un
souci d’explication du monde, nivelait tous les événements et les privait
d’une quelconque signification, dans l’unique dessein de redorer le bla-
son du pouvoir. Les historiens, à la lumière de cette comparaison tacite,
(1) Daniel Paul Schreber fut Président du Sénat de Dresde. Atteint de paranoïa, il fut interné à deux
reprises et publia en 1903 les Mémoires d’un névropathe (Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken) sur
lesquels se pencha notamment Freud dès 1911
(2) “Ein Geisteskranker, der ausgeschlossen, hilflos und verachtet, seine Tage in einer Anstalt verdäm-
mert hat, mag durch Erkenntnisse, zu denen er verhilft, von größerer Bedeutung werden als Hitler
und Napoleon, und der Menschheit ihren Fluch und ihre Herren erleuchten.” (MM 504)
(3) “Vielleicht die extremste Tendenz der Paranoia ist die zu einem kompletten Ergreifen der Welt
durch Worte, so als wäre die Sprache eine Faust und die Welt läge darin. Es ist eine Faust, die sich nie
wieder öffnet. Aber wie bringt sie es fertig, sich zu schließen? Da muß man auf eine Kausalitätssucht
verweisen, die sich als Selbstzweck setzt und die man in diesem Maße sonst nur bei Philosophen fin-
det. [...] Hinter der Maske des Neuen steht immer ein Altes, man muß sie nur ohne jede Scheu durchs-
chauen und herunterreißen.” (MM 509)
(4) “Schreber ist mit seiner Begründungssucht ganz einverstanden. [...] Alles Übrige an der Welt [den
ursprünglichen Akt der Schöpfung ausgeschlossen] zieht er mit einer selbstgeschmiedeten Kette von
Gründen zusammen und macht es sich so zu eigen.” (MM 509)
(5) “Alles ist auf dieselbe Weise ergründbar und wird zu Ende ergründet. Schließlich ist nicht mehr da
als er und was er beherrscht.” (MM 511)
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apparaissent à nouveau comme les complices du pouvoir en tentant
d’ériger leur discipline en science dominatrice.
Le discrédit de l’Histoire aboutit alors au rejet de l’idée d’évolution
historique, dont l’absence de chronologie est l’une des manifestations,
cela même lorsqu’il s’agit d’établir un lien entre des phénomènes fon-
damentaux comme la meute formée d’un petit groupe d’hommes, limité
en nombre et qui rêve de s’accroître, ou le cristal de masse, petite unité
constituée d’un nombre bien défini d’individus aspirant à engendrer
une masse. Le passage de l’une à l’autre n’est pas fixé chrono-
logiquement : les « cristaux de masse et [la] masse dérivent tous deux
d’une unité plus ancienne, dans laquelle ils coïncident encore : c’est la
meute1 ». Ici prévaut l’affirmation péremptoire d’une continuité organi-
que entre ces phénomènes.
Nier l’existence de différences entre le monde d’hier et celui
d’aujourd’hui participe de ce refus de l’idée d’une évolution historique.
La présence d’un chapitre intitulé “Die Bestimmtheit der Meuten. Ihre
historische Konstanz” en témoigne. Le lecteur y apprend que la cons-
tance de ces caractéristiques de la meute, que sont la détermination et
la précision, « rend possible leur utilisation dans des civilisations plus
complexes2 », qu’« il y a aussi beaucoup d’éléments archaïques qui,
dans la vie de nos civilisations modernes, s’expriment sous la forme de
meutes3 ». Elles seraient le lieu des comportements archaïques. Canetti
suggère donc non seulement qu’il n’existe pas de rupture et que, du
reste, ce sont les meutes, originelles, qui tissent un lien entre hier et
aujourd’hui.
Par ailleurs, d’autres réalités concourent à l’explication de l’histoire.
Elles viennent contrebalancer le poids de l’Histoire. C’est le cas de la
religion. L’auteur rompt volontiers avec le cadre strictement historique,
en évoquant, avec beaucoup de précautions certes, « le Dieu de Maho-
met, dont la monarchie est la plus absolue entre tous les dieux4 ». Il se
réfère ici à une divinité pour clore son argumentation. Après avoir tiré
de l’histoire, notamment celle de l’empire mongol, des exemples de
(1) “Massenkristalle und Masse, im modernen Sinne des Wortes, leiten sich beide aus einer älteren
Einheit her, in der sie noch zusammenfallen; diese ältere Einheit ist die Meute.” (MM 101)
(2) “Es ist diese Konstanz, die Tatsache, daß man sie [die Meuten] immer bereit und verfügbar hat, die
ihre Verwendbarkeit in komplexeren Zivilisationen ermöglicht. Als Massenkristalle, wo immer es da-
rum geht, rasch Massen hervorzurufen, werden sie wieder und wieder eingesetzt.” (MM 129)
(3) “Aber auch vieles Archaische im Leben unserer modernen Kulturen drückt sich in Gestalt von Meu-
ten aus.” (MM 129)
(4) “Wenn es erlaubt wäre, von irdischen auf göttliche Machthaber abzuschweifen, so ließe sich hier
des Gottes Mohammeds gedenken, dessen Alleinherrschaft von allen Göttern die unbestrittenste ist.”
(MM 272)
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successions difficiles, il mentionne le Dieu du Coran qui, lui, ne succè-
de à personne et n’a aucun successeur. Le rappel de cette grande pré-
rogative divine détrône quelque peu l’argumentation historique.
La réalité psychiatrique contribue elle aussi au mode d’explication
canettien, et toujours à l’encontre de l’explication historique. Elle n’est
pas isolée du reste du texte. Intégrée dans une partie intitulée
« Domination et paranoïa », l’étude du cas Schreber fait suite à celle du
cas du sultan de Delhi. Histoire et pathologie se croisent. L’interprète,
relatant, par exemple, que le malade est persuadé que le Dr Flechsig,
le psychiatre, s’est emparé de son âme, affirme que cette idée est ancrée
depuis bien longtemps dans l’histoire de l’humanité1. À nouveau, aucun
repère chronologique n’est fourni. Cette interprétation fait coïncider la
réalité psychiatrique avec l’histoire universelle, une histoire qui débor-
de la conception historiographique.
L’évocation de la réalité mythologique signe, elle aussi, la fin d’un
certain monopole de l’Histoire. Elle supplante souvent, dans le texte
canettien, la réalité historique. C’est le cas dans l’étude de « la figure ».
Son apparition remonterait à des temps mythiques, dans lesquels la
métamorphose était un don largement répandu et pratiqué2. Se référant
expressément à un temps passé, qui devrait donc appartenir à l’histoire,
Canetti déconcerte son lecteur en invoquant des temps mythiques. Il
refuse de tracer une limite claire qui séparerait les deux mondes, histo-
rique et mythique.
L’Histoire « n’est qu’un des éléments, d’où est issue l’universalité de
ce qui est affirmé », écrit fort justement Lothar Hennighaus3. Elle est
donc détrônée. Le choix de gommer l’impact de l’Histoire, d’effacer
même l’idée d’une évolution historique apparaît clairement. La question
qui surgit, à présent, est de savoir ce qui motive ce choix. Cherchons
alors ce qui est substitué à la notion d’évolution historique.
La structuration anthropologique du discours historique
La constance — une notion récurrente dans Masse et Puissance —
nous introduit différemment dans la dimension temporelle de l’homme.
La constance émanant de la meute, considérée comme une unité res-
(1) “Die Vorstellung, daß es möglich sei, sich der Seele eines anderen zu bemächtigen, sei uralt und
überall verbreitet.” (MM 492)
(2) “Um sie [diese urtümlichen Figuren zu begreifen] muß man sich vor Augen halten, daß sie als
Bewohner der mythischen Urzeit gelten, einer Zeit, in der Verwandlung eine allgemeine Gabe der
Geschöpfe war und unaufhörlich stattfand. Die Fluidität der damaligen Welt ist oft hervorgehoben
worden.” (MM 418)
(3) Hennighaus L., Tod und Verwandlung. Elias Canettis poetische Anthropologie aus der Kritik der
Psychoanalyse, p. 109 : “In "Masse und Macht" ist Geschichte bzw. ihre Dokumentation nur eins der
Elemente, aus denen sich die Universalität des Behaupteten herleitet.”
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treinte1, semble y être plus structurante que dans les phénomènes de
masse plus amples. Schreber, dans ses fantasmes, imagine une meute
ennemie dont le comportement est d’une grande constance 2. Il lui
devient impossible d’y échapper. Canetti cependant n’est pas dupe. Il
sait que l’obsession paranoïaque favorise ces représentations. La com-
paraison entre persécuteurs et chiens ameutés rapproche le monde
humain du monde animal et souligne ainsi la relative fixité de cette
scène : le malade se heurte constamment à ces chiens. Les buts que se
fixe la meute sont du reste « toujours les mêmes. Une possibilité de se
répéter indéfiniment caractérise aussi ses meutes3 ». La répétition, signe
de constance et gage de pérennité, supplante le concept d’évolution
historique.
La même constance se retrouve logiquement dans la masse, en tant
que celle-ci vient de la meute. La masse « est essentiellement la même
aux époques et dans les civilisations les plus diverses, parmi les hom-
mes de toute origine, de toutes langues et de toutes cultures4 ». L’ampli-
tude de temps ne réduit nullement la grande similitude existant entre
toutes les masses. L’histoire ne relativise pas leur forte identité et leur
universalité, ce que montre d’ailleurs la typologie proposée dans
l’œuvre.
Les symboles de la masse, encore présents dans notre société
moderne, sont eux aussi empreints d’une grande constance. La forêt,
par exemple, est, à l’instar du feu, qualifiée de très vieux symbole de la
masse5. Ancrée dans un temps reculé, aux contours volontairement
flous, elle remonterait à la nuit des temps et ne se serait aucunement
altérée. La constance de la mer, un autre symbole de la masse, apparaît
également clairement : « On l’entend sans cesse, le jour, la nuit, pendant
des années, des dizaines d’années ; on sait qu’il y a des siècles qu’elle
se fait entendre6. » L’énumération renforce une pérennité, supérieure à
celle de la masse amenée à évoluer, fluctuante. La mer, elle, demeure
la même ; c’est pourquoi elle est un concentré de masse.
(1) “Für die Meute ist charekteristisch, daß sie nicht wachsen kann.” (MM 101)
(2) “Immer, auch wenn sie gerade nicht kläfft, ist die Meute da; ihre Gesinnung ist unveränderlich.”
(MM 492)
(3) “Die Ziele, die sich die Meute steckt, sind immer wieder dieselben. Eine Wiederholbarkeit, die ins
Unendliche geht, […] kennzeichnet auch seine Meuten.” (MM 129)
(4) “Die Masse ist sich überall gleich; in den verschiedensten Zeitaltern und Kulturen, unter Menschen
aller Herkunft, Sprache und Erziehung ist sie im wesentlichen dieselbe” (MM 83)
(5) “Der Wald, selber ein uraltes Massensymbol [wie das Feuer], wird von den Menschen oft angezün-
det, um Platz für Siedlungen zu schaffen.” (MM 84)
(6) “Man hört es [das Meer] immer, bei Tag, bei Nacht, durch Jahre, Jahrzehnte; man weiß, daß es vor
Jahrhunderten schon gehört wurde. [...] Aber es [das Meer] hat auch die Konstanz, die dieser [der Mas-
se] abgeht. Es versickert und verschwindet nicht von Zeit zu Zeit, es ist immer da. Den größten und
immer noch vergeblichen Wunsch der Masse, den Wunsch bestehenzubleiben, stellt es als ein bereits
Erfülltes dar.” (MM 88)
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De plus, la métamorphose, attribut majeur de l’homme, est marquée
de constance. Par exemple, le totem australien de l’homme kangourou,
souvenir de la métamorphose du kangourou en homme et vice versa,
est « la première et la plus ancienne figure, son origine1 ». Cette figure
devient comme une relique de la métamorphose et survit grâce au
totem. La constance, implicite ici, n’en est pas moins présente. Parado-
xalement, l’interdit de métamorphose qui pèse sur l’homme assouvit
son désir de constance2. Il aurait perdu sa capacité de métamorphose,
car sa « fluidité » lui ferait peur. La métamorphose agit là comme une
intrusion de l’inconnu en l’homme. La quête de la constance triomphe,
car elle correspond à la satisfaction d’un besoin vital.
L’analyse que fait Canetti du fonctionnement de l’injonction éclaire
également notre propos. L’impact qu’a l’ordre sur le sujet est constant.
En effet, l’adulte n’oublie pas les ordres qu’on lui a donnés et les trans-
met inévitablement à la génération suivante3. De plus, les « aiguillons4 »,
ces traces laissées par les ordres exécutés, peuvent aisément s’accumu-
ler5. La victime subit alors la grande efficacité de ce processus qui gagne
en constance. Le caractère inexorable du mécanisme semble rendre
toute libération très difficile. Les aiguillons accumulés constitueraient
littéralement une « charge », « quoi que tente » l’individu6. La concessive
suggère la vanité de toute entreprise d’émancipation. L’aiguillon a « sa
propre mémoire ». Opiniâtre, il serait capable d’attendre très longtemps
son heure, épiant « des mois, des années » sa future proie7. La persévé-
rance de l’aiguillon accentue sa pérennité. L’idée d’une fatalité subie a
ici rattrapé celle de la constance, éloignant davantage encore le dis-
cours canettien de l’Histoire.
La notion de constance prend souvent appui, dans Masse et Puissan-
ce, sur celle d’origine, utilisée comme son fondement. Par exemple, la
masse aurait hérité du désir d’accroissement, essentiel pour elle, inas-
(1) “Diese Doppelfigur, die die Verwandlung von Mensch in Känguruh und Känguruh in Mensch en-
thält und bewährt, diesich für immer gleichbleibt, ist die erste und älteste Figur, ihr Ursprung.”
(MM 419)
(2) “Das [das zunehmend Fluide seiner Natur] mußte einen Drang nach Permanenz und Härte in ihm
wecken, der ohne Verwandlungsverbote nicht zu stillen war.” (MM 429)
(3) “Aber was einen immer überraschen wird, ist die Unverletztheit, mit der sich Befehle aus der
frühesten Kindheit erhalten haben: sie sind zur Stelle, sobald die nächste Generation ihre Opfer vors-
chickt.” (MM 338 sq.)
(4) “Der Stachel ensteht während der Ausführung des Befehls. Er löst sich von diesem ab und prägt
sich in der genauen Gestalt des Befehls dem Ausführenden ein.” (MM 365)
(5) “Ein Befehl kann oft wiederholt werden.” (MM 365)
(6) “Was immer er [der Besitzer des Befehls] versucht, es bleibt alles wie zuvor, allein kann er sich von
seiner Last nie mehr befreien.” (MM 366)
(7) “Es ist, als habe der Stachel seine eigene Erinnerung in sich und als bestünde diese aus einem
einzigen Vorgang; als lauere er Monate, Jahre, Jahrzehnte darauf, bis die alte Situation da ist, bis er sie
erkennt.” (MM 365)
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souvi chez son ancêtre, la meute1. Elle ne fait que réaliser ce que la
meute contenait potentiellement. La masse ameutée ressemble alors à
la meute de chasse, remontant « à l’unité dynamique la plus primitive2 ».
Le superlatif renforce l’idée d’un enracinement archaïque et d’une réfé-
rence systématique aux origines qui fondent les comportements
humains.
Par ailleurs, Canetti explique sa notion de « figure » en invoquant de
« très anciennes religions » et non pas une réflexion scientifique moder-
ne3. Cette source semble d’autant plus crédible qu’elle nous plonge
dans un passé originel et qu’elle instaure une continuité. Dans un regis-
tre plus concret, la description des exercices de doigté chez les singes
participe de la même intention. La finesse motrice des doigts humains
serait due à leur activité originelle, proche de l’activité simienne4.
L’ancienneté a bien valeur d’argument.
Le retour aux origines est souvent érigé en lien de causalité. Par
exemple, le caractère labile de la masse actuelle résulterait de l’instabi-
lité des meutes. Rien, excepté les dimensions de la formation, ne sem-
ble avoir évolué, ce que seule une approche généalogique peut
éclairer. D’ailleurs, la meute, parce qu’elle est la forme « la plus ancien-
ne et la plus définie » est un terrain d’investigation idéal5. Elle est com-
me un laboratoire de la masse, dans lequel Canetti espère déceler tout
ce qui s’y rapporte. Son statut justifie ainsi l’objet de l’étude.
La position ambivalente des potentats à l’égard de la métamorphose,
position en cela « remarquable » que l’on rencontre depuis très long-
temps deux attitudes — certains se métamorphosent très fréquemment
et d’autres se l’interdisent —, relève du même processus interprétatif6.
Le caractère originel du choix est le seul paramètre explicatif, entouré
d’ailleurs de ce flou chronologique qui renforce l’impression d’ancien-
neté.
(1) “Eine der wesentlichen Eigenschaften der modernen Masse, der Drang größer zu werden, ers-
cheint also sehr früh, in Meuten, die an sich noch gar nicht wachsen können.” (MM 104)
(2) “Die Hetzmasse ist sehr alt, sie geht auf die ursprünglichste dynamische Einheit zurück, die unter
Menschen bekannt ist, die Jagdmeute.” (MM 50)
(3) “Man kommt ihrem Wesen [der Figur] am nächsten, wenn man an die Götterfiguren sehr alter Re-
ligionen denkt.” (MM 418)
(4) “Diese Fingerübungen sind die ursprünglichsten, die man kennt. Sie machen die Finger erst zu
dem feinen Instrument, als das wir sie heute bewundern.” (MM 236)
(5) “Von ihr [der Meute] muß ausgehen, wer die Ursprünge des Verhaltens von Massen erforschen will.
Sie ist ihre älteste und begrenzteste Form unter Menschen, sie war schon da, bevor es menschliche
Massen in unserem modernen Sinne gab.” (MM 103)
(6) “Es ist bemerkenswert, daß die beiden ausgeprägsten Formen des Machthabers, die man in der
älteren Menschheit kennt, sich durch ihre entgegengesetzte Einstellung zur Verwandlung unterschei-
den.” (MM 427 sq.)
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L’analyse des symboles de la masse repose sur un fondement iden-
tique. La nuit des temps est le théâtre de l’alliance à jamais scellée entre
le vent, un symbole de la masse, et la respiration1. Ce décor originaire
explique la prégnance qui caractérise ce symbole : le lien de causalité
est manifeste. La validité d’un autre symbole, le tas de pierres, repose
sur son origine concrète. Il aurait été constitué jadis par des individus
dont chaque pierre amassée représenterait, aujourd’hui encore, la con-
tribution2. Ici, l’évocation des origines explique l’existence du symbole
et vient la corroborer. Le caractère originel de l’ordre de fuir est aussi
constamment réaffirmé, à l’insu des pèlerins par exemple qui, pani-
qués, fuient Arafat3. L’origine de l’ordre leur est inconnue, elle est néan-
moins déterminante. Ici apparaît l’idée d’inconscient, collectif. L’origine
linguistique de certains termes comme celui de « slogan », ignorée de la
plupart, étaie en outre souvent l’argumentation. Les origines celtiques
de ce mot servent à signaler un lien de parenté entre les « masses
invisibles » des morts écossais autrefois redoutées et les masses moder-
nes ralliées autour d’un slogan4. Le lien établi suggère la présence d’un
arrière-plan, non pas historique mais généalogique, entre deux entités
très différentes. La linguistique sert aussi à définir la notion de meute,
car l’étymologie du mot accrédite l’idée que cette formation n’a pas subi
d’évolution essentielle depuis son origine5. Que le terme français signi-
fiant « rébellion » ou « chasse » prévale, parce qu’il est issu du « vieux
français », sur le sens du terme allemand, employé plus tardivement, ne
peut pourtant suffire à justifier que l’on parte du premier sens, sauf à
privilégier le caractère originel du phénomène.
La référence à la biologie, littéralement à l’étude des phénomènes
vitaux, parachève l’ancrage anthropologique du discours. Certaines
expressions récurrentes suggèrent l’existence d’une continuité biologi-
que. Par exemple, la meute aurait laissé de nombreuses « traces » dans
le monde moderne6. C’est comme si, malgré le laps de temps très long,
un patrimoine héréditaire subsistait. Les « masses invisibles » qu’auraient
(1) “Die uralte Gleichsetzung von Atem und Wind beweist, wie konzentriert man ihn empfindet.”
(MM 95)
(2) “In ihrer [der Steinhaufen] ältesten Form stand jeder einzelne Stein für je einen Menschen, der ihn
zum Haufen beigetragen hat.” MM 97)
(3) “Der alte Charakter des Befehls, der ein Fluchtbefehl ist, bricht durch, aber ohne daß die Gläubigen
wissen können, warum es so ist.” (MM 348)
(4) “Das Wort "gairm" bedeutet "Schrei, Ruf", und "sluaghghairm" war der Schachtruf der Toten. Da-
raus ist später das Wort "slogan" geworden: Die Bezeichnung für die Kampfrufe unserer modernen
Massen stammt von den Totenheeren des Hochlands.” (MM 43)
(5) “Das alte Wort "Meute" bezeichnet genau, was hier damit gefaßt werden soll; eben diese doppelte
Bedeutung ist es, um die es uns geht.” (MM 106)
(6) “Ihre Aktivität [der Meute] durch Jahrzehntausende hindurch ist so intensiv, daß sie überall Spuren
hinterlassen hat, und auch in unserer ganz anders gearteten Zeit sind noch mancherlei Gebilde am
Leben, die sich unmittelbar von ihr ableiten.” (MM 103)
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L’HISTOIRE REVISITÉE PAR ELIAS CANETTI 141
constituées pendant longtemps les masses de diables auraient elles aus-
si « laissé des traces ». Malgré quelques changements, elles perdure-
raient sous la forme de bacilles1. Le processus de transmission est mis
en avant mais non sa nature. Cela revient à souligner son caractère
héréditaire sans jamais l’analyser. La biologie, avec la métaphore du
sang, s’immisce encore dans l’argumentation. Les « grandes religions
historiques » auraient « dans le sang » le sentiment des perfidies de la
masse2. Dans un raccourci frappant, l’hérédité biologique est mêlée à
la temporalité historique. La méfiance des religions à l’égard de la mas-
se devient comme un gène transmis par les premiers croyants. Si cette
expression apparemment anodine donne corps à la méfiance des reli-
gieux, elle oriente également le discours qui glisse vers le domaine de
la biologie. L’ambiguïté des termes métaphoriques est relayée par l’ana-
lyse. Canetti affirme que les objets sont nés de la gestuelle de la main
qui fit découvrir à l’homme de multiples potentialités d’entrelace-
ments3. Les objets inanimés acquièrent ainsi une origine vivante, ce
qu’annonce symptomatiquement le titre du chapitre « Les mains et la
patience des objets ». Certaines descriptions poétiques sont, en quelque
sorte, biologiquement enrichies et donnent une âme ou plutôt un corps
à chaque objet.
Les différentes formes de survie — une thématique centrale ici —
sont déclinées dans un chapitre qui commence par une référence pré-
cise à la biologie. Il s’agit de la description du moment crucial de la pro-
création, lorsque le spermatozoïde pénètre dans l’ovule. La survie d’un
seul spermatozoïde qui déterminerait la suite du processus est souli-
gnée, à juste titre4. Mais ici, le survivant focalise toute l’attention. Cela
justifie implicitement l’intrusion du biologique dans l’analyse. C’est aus-
si le cas pour la masse invisible des spermatozoïdes qui « contient » cel-
le des ancêtres. Seules la forme et la quantité différente des deux entités
rendraient cette découverte insolite5. L’élément biologique entérine la
notion de masses invisibles et étaie ainsi la perspective généalogique.
(1) “Doch haben sie [die Teufel] ihre Spuren hinterlassen. [...] Sehr verändert also und in noch viel
größerer Menge sind sie im 19. Jahrhundert aufgetaucht, als Bazillen.” (MM 47)
(2) “Ein Gefühl für die Tücken der Masse liegt den historischen Weltreligionen sozusagen im Blut.”
(MM 21)
(3) “Die reiche Entwicklung aller Arten von Verflechtungen, von Schnurspielen bis zum Weben,
scheint mir hier [in der Tatsache, daß die Finger der beiden Hände sich ineinander verflechten] ihren
Anfang zu haben.” (MM 240)
(4) “Von dem Augenblick an, da die Samenzelle in die Eizelle eingedrungen ist, weiß man viel, man
möchte sagen bald alles.” (MM 273)
(5) “Es [jedes Samentierchen] enthält die Ahnen, es ist die Ahnen. Es ist eine Überraschung ungeheuer-
lichster Art, sie hier wiederzufinden, zwischen einem Menschendasein und dem anderen, in gründlich
veränderter Gestalt: alle von ihnen in einem winzigen, unsichtbaren Geschöpf, und dieses Geschöpf
in solchen unermeßlichen Zahlen.” (MM 48)
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142 NADINE KIKER
À la fin du chapitre consacré à la saisie et à l’absorption, Canetti évo-
que la digestion et les excréments qui s’ensuivent, estimant qu’ils
« mettent leur sceau archaïque » à ce processus de pouvoir qui « resterait
secret sans ce sceau1 ». L’élément biologique, révélateur d’un processus
de pouvoir, contribue ainsi directement à la compréhension des phéno-
mènes. Il permet de révéler un lien de nature symbolique entre diges-
tion et pouvoir.
De plus, étant à l’origine des processus décrits, cet élément peut
avoir le statut de cause. Rappelons que l’origine de l’ordre est biologi-
que, même si celui-ci a beaucoup évolué, s’il « s’est domestiqué2 ». La
nature originelle de l’ordre, spécifiée à plusieurs reprises, n’est altérée
par aucune rupture fondamentale. En effet, l’ordre proviendrait d’un
ordre de fuite auquel les ongulés, tel le cheval, seraient obligés d’obéir,
afin d’échapper à leur destin de proie3. On assiste ici à un
renversement : la biologie supplante la science historique, l’histoire
devenant un vague terrain d’action. Elle fige les comportements
humains dans des déterminismes immuables. Elle englobe de surcroît
l’histoire animale. Le même renversement réapparaît dans un autre cha-
pitre. On découvre que chaque « cicatrice » laissée par un ordre reçu
aurait une « histoire », serait la « trace d’une flèche4 ». Ce qui demeure,
c’est bel et bien la cicatrice, témoin d’une souffrance physiologique, et
non pas son origine historique. Cette métaphore illustre l’effet durable
de l’ordre donné sur celui qui l’exécute. Nullement fortuite, elle annon-
ce également un chapitre consacré à l’attitude édifiante des Mongols
face à un ordre donné.
La suprématie du modèle généalogique : l’exemple allemand
Une note sert d’introduction à la partie intitulée « Masse et histoire »5.
Elle est intéressante à plusieurs titres : Comment est-il possible, en effet,
de refuser l’idée d’une évolution historique et de consacrer, dans le
même temps, toute une partie au rapport que la masse entretient avec
(1) “Er [der Kot] ist das uralte Siegel jenes Machtprozesses der Verdauung, der sich im Verborgenen
abspielt und ohne dieses Siegel verborgen bliebe.” (MM 233)
(2) “Der Befehl, wie wir ihn kennen, hat sich von seinem biologischen Ursprung, dem Fluchtbefehl,
sehr weit wegentwickelt. Er hat sich domestiziert.” (MM 340)
(3) “Der Befehl leitet sich, wie man weiß, biologisch vom Fluchtbefehl her. Das Pferd wie alle ihm
ähnlichen Huftiere war in seiner ganzen Geschichte auf diese Flucht eingestellt, man möchte sagen,
sein eigentlicher Gegenstand.” (MM 351)
(4) “Jede Narbe hat eine Geschichte, es ist die Spur dieses einen bestimmten Pfeils.” (MM 341)
(5) Voici cette note : “In dieser Abteilung sind nur wenige Kapitel vereinigt, die sich mit einer Ausna-
hme alle auf moderne Verhältnisse beziehen. Es wäre verfrüht hier mehr zu geben: Der Leser ist mit
den Ergebnissen der späteren Teile des Buches, die der Untersuchung der Macht gewidmet sind, noch
nicht vertraut. es ließe sich also mit Recht einwenden, daß der Titel "Masse und Geschichte" zu weit
gefaßt ist. Die Anwendung der gewonnenen Einsichten über Masse une Meute auf historische Bewe-
gungen früherer Epochen bleibt einer späteren Veröffentlichung vorbehalten, die zum Teil schon aus-
geführt, zum Teil skizziert ist.” (MM 535)
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L’HISTOIRE REVISITÉE PAR ELIAS CANETTI 143
l’histoire, de justifier que cette partie apparaisse si tôt dans l’œuvre, et
surtout d’annoncer l’imminence de la publication d’autres travaux sur
ce sujet ? Cette manière d’anticiper les objections ne saurait dissimuler
le décalage entre les ambitions de Canetti et leur réalisation. La partie
en question n’a absolument rien à voir avec une étude historique au
sens classique du terme. Aucune progression linéaire n’y est décelable.
Tout semble obéir à une juxtaposition anarchique. Quelle est alors,
dans le contexte critique que nous connaissons désormais, sa véritable
raison d’être ? Quelle lecture de l’histoire présente-t-elle ?
La mise entre parenthèses de l’explication historique, notamment
pour interpréter l’ascension politique de Hitler, laisse supposer qu’un
autre modèle prédomine, le modèle généalogique. L’Allemagne, au
centre de cette partie, en est la figure paradigmatique. Suivons donc la
progression de la démonstration. Canetti commence, très tôt, par affir-
mer que le « symbole de masse des Allemands était l’armée ». Dans le
même paragraphe, l’utilisation d’un temps passé, le prétérit, contraste
avec celle du présent qui suit peu après : « Le parallélisme des arbres
dressés, leur densité et leur nombre remplissent le cœur de l’Allemand
d’une joie profonde et mystérieuse. Il se plaît à visiter la forêt dans
laquelle ont vécu ses ancêtres et il se sent uni aux arbres1. » La compa-
raison suivante entre la forêt tropicale et celle des régions tempérées
est faite au présent. L’analyse reprend ensuite au plus-que-parfait.
L’incertitude sur le temps grammatical révèle ici une incertitude dans la
référence historique. La référence au passé n’est pas scrupuleusement
respectée. L’étude s’appuie pourtant sur des événements appartenant à
un passé récent. L’indécision temporelle permet de souligner une con-
tinuité entre l’Allemand d’avant-hier et celui d’hier. On décèle une
volonté de généralisation qui voudrait donner à cette partie une valeur
anthropologique universelle.
C’est dans le chapitre intitulé « L’Allemagne de Versailles » que l’argu-
mentation prend toute son ampleur. Canetti réaffirme, par exemple,
que de très nombreuses personnes voyaient en l’armée le symbole de
la nation. Il énumère alors des catégories socioculturelles très différen-
tes pour mieux illustrer la primauté de la communauté des Allemands
qui auraient, quelle que soit leur appartenance socioculturelle, la même
représentation de la nation2. De cette manière, il ne met pas en avant
(1) “Das Massensymbol der Deutschen war das Heer. Aber das Heer war mehr als das Heer: es war
der marschierende Wald. [...] Das Rigide und Parallele der aufrechtstehenden Bäume, ihre Dichte und
ihre Zahl erfüllt das Herz des Deutschen mit tiefer und geheimnisvoller Freude. Er sucht den Wald, in
dem seine Vorfahren gelebt haben, noch heute gern auf und fühlt sich eins mit Bäumen. [...] Heer und
Wald waren für den Deutschen, ohne daß er sich darüber im klaren war, auf jede Weise zusammen-
geflossen.” (MM 190)
(2) “Bürger, Bauern, Arbeiter, Gelehrte, Katholiken, Protestanten, Bayern, Preußen, alle sahen in der
Armee das Sinnbild der Nation.” (MM 198)
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la diversité sociologique d’un peuple, diversité qui serait historique-
ment attestée, mais préfère insister sur l’idée d’égalité, caractéristique
essentielle de la masse et, par conséquent, du symbole de la masse.
De plus, le processus de massification de l’Allemagne est total. On
peut lire en effet que « la caste des Junkers prussiens a servi de cristal
de masse à l’armée ». Cela signifie que ce groupe d’hommes aurait per-
mis, par l’intermédiaire de l’armée, la massification de toute l’Allema-
gne. C’est comme si cette nation n’avait tendu que vers un seul but,
celui de faire de l’armée son symbole de masse national. Canetti va
même jusqu’à comparer le groupe des Junkers prussiens à un
« orchestre héréditaire1 ». Il est vrai que l’on était Junker de père en fils.
Toutefois cette réalité ne suffit pas à expliquer l’intrusion discrète, mais
néanmoins claire, du paramètre de l’hérédité. Celui-ci permet en fait
d’imposer pour ce qui pourrait n’être qu’un fait historique une explica-
tion d’ordre généalogique, étayée par l’élément biologique. Il en va de
même pour l’explication donnée au sujet de l’enthousiasme allemand,
enthousiasme manifeste à la déclaration de la Première Guerre mondia-
le. Notons qu’en 1960 on considérait encore que les voisins français
étaient partis aussi la fleur au fusil, ce qui n’est évidemment pas men-
tionné. Un développement assez long est consacré au fait que rien n’a
pu être entrepris pour empêcher le vote des crédits de guerre. Cet
échec est interprété comme la conséquence de la prédominance du
symbole de masse national, « l’armée-forêt2 ». L’interprétation donnée
contribue à laisser accroire l’idée que c’est le symbole de masse qui a
vaincu la tentative de résistance politique des sociaux-démocrates. Le
même symbole de masse, constant, aurait donc prévalu sur la vie poli-
tique. La constance généalogique aurait, en quelque sorte, triomphé de
l’inconstance historique.
Il est question, un peu plus loin, de la « naissance » du national-
socialisme. Le choix du terme de naissance (Geburt), en italique dans
le texte, n’est évidemment pas fortuit. Nous devons manifestement le
rapprocher d’une autre naissance plus intime, celle du « moment-qui-
engendra le national-socialisme » (Zeugungs-Moment des Nationalso-
zialismus). Ce néologisme qualifie un événement de la vie du Führer
(1) “Als Massenkristall diente dieser Armee die preußische Junker-Kaste, die den besten Teil des
dauernden Offizierkorps stellte. Sie war wie ein Orden mit strengen, wenn auch ungeschriebenen Ge-
setzen; oder wie ein erbliches Orchester, das die Musik genau kennt und eingeübt hat, mit der es ein
Publikum anstecken soll.” (MM 198)
(2) “Als der erste Weltkrieg ausbrach, wurde dann das ganze deutsche Volk zu einer einzigen offenen
Masse. Die Begeisterung jener Tage ist oft geschildert worden. Viele im Ausland hatten mit der inter-
nationalen Gesinnung der Sozialdemokraten gerechnet und staunten über ihr vollkommenes Versa-
gen. Sie bedachten nicht, daß auch diese Sozialdemokraten als Symbol ihrer Nation das "Wald-Heer"
in sich trugen; daß sie selber zur geschlossenen Masse der Armee gehört hatten [...] Ihre Zugehörigkeit
zu einer politischen Partei fiel dagegen wenig ins Gewicht.” (MM 199)
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raconté dans ce chapitre. Le jour de la déclaration de ce qui allait deve-
nir la Première Guerre mondiale, Hitler, selon ses dires, serait tombé à
genoux et aurait remercié Dieu. Pour analyser l’apparition d’un phéno-
mène politique d’importance, Canetti emprunte sciemment ces mots à
la biologie. Dans le cas qui nous occupe ici, il prétend que l’interdiction
du service militaire serait à l’origine du mouvement national-socialiste :
dans la mesure où l’armée de conscription se trouvait interdite, cette
masse fermée se serait métamorphosée en masse ouverte1. C’est finale-
ment parce que le symbole de masse national aurait été pour ainsi dire
contrarié que l’Allemagne de Weimar aurait basculé dans le Troisième
Reich. L’interprétation est pour le moins réductrice.
L’interdiction de former une armée de conscrits est stipulée dans le
traité de Versailles qui fut très souvent qualifié de Diktat. L’auteur le rap-
pelle, non sans préciser que l’efficacité de la propagande était due à la
répétition de ce slogan2. Il ajoute que « le mouvement national-socialis-
te avait concentré toute son idée dans ce seul mot d’ordre : la défaite
qui doit se changer en victoire3 ». Il considère en somme que le moteur
du national-socialisme fut, en quelque sorte, la volonté de transformer
la défaite allemande de 1918 en victoire et que ce sont les expressions
idiomatiques de ce mouvement qui engendrèrent une dynamique
devant le mener théoriquement au succès politique. Loin de s’appesan-
tir sur une étude politico-historique précise de l’évolution de la Répu-
blique de Weimar vers le Troisième Reich, il préfère se livrer à une
analyse linguistique des termes de la propagande nazie. Il accorde la
préférence à une explication qui n’est pas d’ordre historique mais sym-
bolique. L’analyse repose sur l’idée que l’interdiction de l’affirmation du
symbole de masse allemand ne pouvait que se retourner contre ceux
qui l’avaient proclamée. De plus, le renversement de la situation aurait
été d’autant plus inéluctable que le slogan était répété.
L’histoire allemande qui gravite autour de Versailles est pourtant
évoquée. À propos de la proclamation de l’Empereur à Versailles en
1871, Canetti souligne l’importance que cette cérémonie a dû revêtir
pour l’Allemand moyen de cette époque4. Il se place sciemment aux
(1) “Das Verbot der allgemeinen Wehrpflicht ist die Geburt des Nationalsozialismus. Jene geschlossene
Masse, die gewaltsam ausgelöst wird, setzt sich um in eine offene, der sie alle ihre Kennzeichen mit-
teilt.” (MM 199)
(2) “Seine Wiederholung [des Schlagworts "Versailler Diktat"] konnte seiner Wirkung keinen Abbruch
tun; im Gegenteil, sie wuchs mit den Jahren.” (MM 200)
(3) “Der Inhalt der Bewegung [der Nationalsozialisten] war auf konzentrierte Weise in diesem einen
Wort enthalten: Die Niederlage, die zum Sieg werden soll.” (MM 201)
(4) “Die Kaiser-Proklamation in Versailles war darum wie ein später, zusammengefaßter Sieg über Lud-
wig XIV und Napoleon vereint, und er war allein, ohne jeden Bundesgenossen, errungen worden. Auf
einen Deutschen jener Zeit mußte sie diese Wirkung haben; es gibt Zeugnisse genug, die sie bestäti-
gen.” (MM 201)
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côtés des hommes ordinaires de la masse, qui ne figurent nullement
dans les ouvrages historiographiques. Notons, néanmoins, qu’il consi-
dère que cette proclamation a dû probablement avoir un sens particu-
lier pour ces gens-là. C’est vraisemblablement pour étayer son
argumentation qu’il rappelle l’existence de nombreux témoignages sur
le sujet. Il n’agit pas ici en historiographe, puisqu’il prend un point de
vue inhabituel, celui des petites gens. Or, cette évocation n’efface nul-
lement la conviction que les choses étaient déterminées. Elle est évi-
demment renforcée par l’image de la plaie qui aurait été sans cesse
ravivée : « Le mot “Versailles” s’enfonçait dans cette plaie chaque fois
qu’il était prononcé ; il l’entretenait, elle continuait à saigner, ne se fer-
ma plus1. » Vient s’ajouter à la répétition l’image de la profondeur d’une
blessure, sans cesse rouverte. Notons, une fois de plus, l’utilisation d’un
lexique appartenant au champ sémantique de la biologie. La métaphore
de la plaie suggère que le processus est intériorisé, qu’il était donc qua-
siment impossible de lutter contre cette propagande. C’était inévitable.
Le chapitre suivant, intitulé « Inflation et Masse », a encore trait au
peuple allemand. La thèse défendue dans ce chapitre consiste à affir-
mer que les Juifs seraient devenus des objets d’humiliation pour Hitler,
afin de mieux faire oublier au peuple allemand l’humiliation subie lors
de l’inflation de 19232. Cette analyse, pour le moins originale, conduit
à vérifier la théorie des symboles de masse nationaux sur le génocide
juif. Canetti conclut d’ailleurs le chapitre en ces termes : « Dans le trai-
tement qu’il infligea aux Juifs, le national-socialisme a répété on ne peut
plus fidèlement le processus même de l’inflation3. » C’est, selon lui, la
répétition du processus de dévalorisation à l’œuvre dans l’inflation qui
aurait mené au génocide que nous connaissons. La répétition, manifes-
tation de la constance, est donc au centre de l’explication de type
généalogique.
D’ailleurs, la notion de multiplication autour de laquelle est organi-
sée la partie intitulée « Masse et Histoire » est définie en ces termes dans
le chapitre « Inflation et Masse » : « On peut qualifier l’inflation de sab-
bat de dévaluation dans lequel homme et unité monétaire se confon-
dent on ne peut plus étrangement. Ils sont interchangeables, l’homme
se sent aussi mal en point que l’argent, qui l’est toujours davantage ; et
tous ensemble sont livrés à ce mauvais argent et tous ensemble se sen-
(1) “In diese Wunde stieß das Wort "Versailles" jedesmal, wenn es gebraucht wurde; es erhielt sie
frisch, sie blutete weiter, sie schloß sich nie.” (MM 200)
(2) “Als Objekt für diese Tendenz fand Hitler während der deutschen Inflation die Juden.” (MM 207)
(3) “In der Behandlung der Juden hat der Nationalsozialismus den Prozeß der Inflation auf das ge-
naueste wiederholt.” (MM 207)
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tent comme lui sans valeur(6). » Ainsi l’existence d’une étrange proximi-
té entre l’homme et l’argent est-elle proclamée, proximité qui, lors
d’une phase inflationniste — la phase de multiplication par
excellence —, mène à la perte plus ou moins prochaine de tous les
deux. C’est le caractère anthropologique qui imprime sa marque et pri-
me désormais le passé historique de l’homme-masse.
Il nous apparaît donc que l’échec de l’Histoire est patent pour Canet-
ti. Il refuse non seulement ses préceptes mais aussi ses prémisses, selon
lesquelles l’Histoire serait le reflet d’une évolution historique qui repo-
serait sur une chronologie précise. En tant qu’autorité scientifique, elle
brille, en quelque sorte, par son absence et subit une concurrence de
tous côtés.
Globalement, l’effacement de l’interprétation historique profite au
modèle généalogique qui doit contrer les méfaits de l’Histoire. La cons-
tante généalogique anthropologique a remplacé l’explication de type
historique. Dans ce contexte émerge la question des origines de l’hom-
me et de son environnement qui met en évidence des attitudes humai-
nes constantes. La biologie joue un rôle non négligeable dans cette
remise en cause, puisqu’elle contribue à étayer cette constance.
Néanmoins, le modèle généalogique ne fixerait pas les phénomènes
à tout jamais. Avant de se livrer à l’étude détaillée des symboles de mas-
se nationaux, Canetti prend en effet bien soin de préciser qu’ils peuvent
être d’une grande variabilité et que cette possibilité de changement est
salutaire pour l’humanité(7). Cela signifie qu’ils sont, malgré le détermi-
nisme qui semble les figer, susceptibles d’évoluer. Il n’y aurait pas de
fixité absolue. La constance pourrait se faire inconstance. S’agit-il là
d’une contradiction flagrante ou de l’expression d’une utopie qui trans-
cenderait le modèle généalogique et dans laquelle la métamorphose,
don aujourd’hui atrophié, jouerait pleinement son rôle autorisant une
vision épurée du temps ?
Nadine Kiker
(6 ) “Man kann die Inflation als einen Hexensabbat der Entwertung bezeichnen, in dem Menschen
und Geldeinheit auf das sonderbarste ineinanderfließ. Eines steht fürs andere, der Mensch fühlt sich
so schlecht wie das Geld, das immer schlechter wird; und alle zusammen sind diesem schlechten Gel-
de ausgeliefert und fühlen sich auch zusammen ebenso wertlos.” (MM 205 sq.)
(7 ) “In dessen regelmäßiger Wiederkehr [des Massensymbols], in dessen Auftauchen, wenn es der
Augenblick erfordert, liegt die Kontinuität des Nationalgefühls. Mit ihm und ihm allein verändert sich
das Selbstbewußtsein einer Nation. Es ist veränderlicher als man denkt, und man mag daraus einige
Hoffnung auf den Weiterbestand der Menschheit schöpfen.” (MM 187)
ATALA n° 3, «L’Histoire, de la source à l’usage», 2000