Porion - Lettres À Un Jeune Confrère

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Lettres de Dom Porion

à un jeune confrère
Lettres de Dom Porion
à un jeune confrère

(1957 – 1981)

La Grande Chartreuse

2002
1.– gvd à Dom Porion

Certosa del Galluzzo


Firenze
Italia
mars 1957

Venerande Pater in Christo,

« La plupart des lettres se


répondent à elles-mêmes.
Il faut seulement une résistance
presque physique
de pas y répondre. »
(Napoléon)

Je suppose que ce serait une offense, de vous écrire


en français — comme si vous ne compreniez pas le
néerlandais ! — Je prends donc la liberté de vous écrire en
ma langue maternelle, me sentant ainsi plus à l’aise.
Un des jours derniers, j’ai lu les poèmes de votre
sœur1 pour voir si je m’en occupais plus tard plus
longuement et avec ce loisir contemplatif qu’il faut pour la
lecture de poésie. Pendant cette lecture m’est venu de
nouveau à l’esprit (c’est une peine de toujours, quelque

1 Note de gvd : Il s’agit du recueil de Simone Grengg-Porion, La terre

blessée.
2

part au fond de mon être), ce que j’ai voulu vous expliquer


comme ma difficulté, à l’occasion de votre visite l’an passé.
Me sentir en état de lire et d’écrire des poèmes a
été toujours pour moi un thermomètre qui indique le bon
état de ma vie intérieure. Qui a perdu ce sens de la poésie
dans la vie bousculée de nos jours, devient finalement ce
phénomène vide qu’on nomme l’homme moderne, qui
regarde la vie, la subit tout au plus, mais n’y travaille pas.
Ce n’est donc pas cette indisposition pour l’activité
poétique même qui m’inquiète d’abord, bien qu’elle soit
regrettable du point de vue purement poétique. Ce n’est
pas mon propositum d’être poète, mais moine chartreux. Ce
qui m’intéresse, c’est seulement : tout va-t-il bien pour moi
comme moine, et manque-t-il quelque chose à mon « ascèse
de la piété » ?
Pour un poète par vocation, la chose sera
différente. Pour lui comme poète, c’est « l’ascèse de la
beauté » qui importe, et il a raison de se faire des reproches
quand il se rend inapte à l’activité poétique par sa propre
faute.
Ce serait en fait une erreur de confondre les
vocations. On peut être un excellent poète, et alors il faut
arranger sa vie à l’avenant. Mais si Dieu appelle ce poète au
sacerdoce, par exemple, avec une charge d’âmes
importante qui rend absolument impossible une
organisation de la vie apte à l’activité poétique, il faudra
renoncer simplement à cette activité et on n’a rien à
regretter.
Mais chez nous, contemplatifs et ermites, la chose
est différente (quoique là aussi on puisse recevoir des
charges qui rendent l’activité poétique plus difficile…). Les
exigences de l’idéal poétique et celle de la vie
3

contemplative concordent en grande partie, en dépit de


quelques différences. Elles requièrent en général le même
climat, il y a une analogie entre l’ascèse de la piété et celle
de la beauté, entre les expériences religieuses et les
esthétiques.
Dans notre conversation, j’avais cherché
d’exprimer une vague difficulté de ma part, entre autres un
souci de possible atrophie de mon sens poétique. On peut
en fait le perdre facilement par commodité, par
superficialité et par consentement à la distraction.
Je suis quelquefois inquiet de mon manque de
concentration, de pensées explicites, de mon incapacité
d’assimilation, de ma superficialité, de mon indolence
spirituelle, de ma curiosité, de la hâte, la volonté de tout
prendre et apprendre, la gloutonnerie spirituelle (oh, tous
ces livres et revues !), lire pour avoir lu, travailler pour
avoir fini et pour être ensuite en repos (au lieu de faire tout
tranquillement) ; mon manque de générosité dans le
renoncement à des intérêts non nécessaires et même
inutiles, l’exploitation de petits moments pour faire encore
rapidement quelque chose, lire encore quelques lignes.
Quoique je réfléchisse beaucoup et que je ne rêvasse pas, je
suis étonné que d’autres trouvent le repos et la
concentration dans le monde avec son tapage, pour créer
quelque chose de beau ou pour avoir des pensées notables
et pleines de visions profondes. C’est pour cela que je
pense souvent : il y a quelque chose dans ma manière de
vivre qui n’est pas comme il faut, et je cherche à le faire
comprendre à un autre comme vous, pour trouver un
appui et pour me corriger.
La faute n’est pas grave : je m’en rends très bien
compte et je me corrige souvent. Ce sont aussi ma structure
et les circonstances extérieures qui sont en cause. Je ne peux
4

que m’occuper d’une seule chose à la fois et je ne me sens


pas à l’aise quand j’ai plusieurs activités en même temps.
Puisque mon occupation principale est l’union d’amour
avec Dieu, les autres choses ne peuvent être que des
activités secondaires, pour autant que j’en aie besoin et
qu’elles ne troublent pas l’activité principale.
J’ai beau parler et écrire sur « Laisser Dieu pour
Dieu » et
« Tout est grâce » et « Pénétrer tout avec l’attention
amoureuse », pour ainsi défendre les occupations
extérieures et les œuvres de la charité, mais pratiquement je
ne me trouve pas à l’aise dans ces situations. Je préfère
avoir la tête vide et perdre mon temps avec Dieu seul. C’est
pour cela que je n’ai pas de nostalgie de mon temps
d’études et d’examens et de faire des classes ; je me passe
très bien du travail de bibliothécaire et je ne désire pas
d’autres charges ou occupations. Ce sont en fait des choses
qui donnent plus de travail que je n’en ai besoin pour
accompagner ma vie de prière. Elles me prennent le repos
nécessaire et l’attention. Si je fais une chose, il me gêne que
je ne peux pas faire l’autre chose ou que je dois la faire
encore, et si je suis occupé de cette autre chose je crains de
ne pas faire bien ce que j’étais en train de faire.
À tout cela s’ajoute que notre temps pour faire de
telles choses extérieures est limité et qu’on doit omettre
pour cela des choses qui protègent et nourrissent la vie
intérieure ; que ce travail est souvent hors de cellule ; que
dans une petite communauté il y a beaucoup à faire et
qu’on y trouve souvent peu d’intérêt pour la véritable
spiritualité ; que l’ambiance ici n’est pas tranquille, solitaire
5

et silencieuse2 : ce qui n’est pas seulement une exigence


poétique !
Somme tout, je suis content que je ne sois pas
devenu trappiste ! En ce moment, sans occupations, je me
sens beaucoup plus tranquille et serein. Pour cela
probablement je recommence à composer des poèmes et je
me sens mieux chartreux.
²²²
Comment vois-je alors « l’ascèse de la beauté » et
l’avantage que j’en peux recueillir ? Il y a des lois qui
règlent la pureté de l’expression, de la forme poétique ;
mais il y a aussi des lois qui protègent la pureté de
l’expérience poétique. Ces dernières lois déterminent une
attitude poétique apte à ses fins. Il faut une véritable ascèse
pour tenir l’animation poétique en équilibre devant
d’autres lois, comme les lois sociales, religieuses, métriques
et prosodiques.
Cette ascèse de la beauté (comme du reste toute
ascèse professionnelle) a son propre caractère, ses propres
fruits et valeurs.
Elle a une autre fin que l’ascèse monastique, mais
même son ambition : faire s’extasier l’esprit, au moyen du
plaisir affiné des sens supérieurs, pour y écouter des
révélations précieuses ; cette ambition ne doit pas être
étrangère à un genre de vie qui cherche à obtenir ce contact
avec le monde invisible au moyen de la mortification des
sens, et plus directement. Nous ne sommes pas des anges,
nous demeurons des hommes. Dans l’expérience obscure
de la présence de Dieu dans le vide de toutes formes, il
reste toujours un certain état d’âme que nous avons acquis

2 Note de gvd : Deux mois plus tard la chartreuse de Florence sera


heureusement supprimée !
6

dans notre contact avec les créatures. L’esprit et les sens


vont ensemble jusqu’en haut. Le Cantique des cantiques, si
abondant en images, a été toujours l’expression préférée et
l’accompagnement favori de la plus haute union mystique
supérieure à toute forme.
Autre chose : l’attitude poétique est essentiel-
lement une attitude d’authentique humilité. L’idéal de la
beauté est au-dessus de moi, il est plus sacré que ma propre
existence, plus important que ma propre profession de
poète. La poésie n’est pas créée par moi comme du néant.
Continuellement je me tiens disposé et réceptif pour
quelque chose qui m’est donné, pour une phrase de
laquelle je dois trouver moi-même la suite.
La fréquentation de la langue également
m’apprend que je ne l’ai pas toute en mon pouvoir, qu’elle
est difficile, que je dois obéir à des lois qui sont au-dessus
de moi. Je sens en moi comme deux pôles : le premier qui
dit : réceptivité, l’autre : communication ; le premier
consiste en silence, l’autre en paroles.
Avec une attention précise et recueillie le poète
doit partout découvrir les signes de la vie et ensuite
enregistrer en paroles la révélation, avec une sensibilité
particulière. Souvent cette attention silencieuse se
transformera en oraison et la réceptivité se remplit alors de
grâce surnaturelle. C’est le charisme monastique qui peut
dominer le don de la poésie. Le charisme poétique, en fait,
ne doit jamais devenir une préoccupation pour le moine :
car dans ce cas, au lieu de participer lui-même au repas des
noces, il sortirait continuellement pour dire aux passants
quelle belle musique il a entendu dans le palais du Roi
(Thomas Merton). Mais jamais l’indolence stérile doit
couvrir la voix de la révélation par « le monde, la chair et le
7

diable ». Le poète doit rester fidèle à sa vocation, et si c’est


nécessaire, il doit lutter et souffrir pour elle.
Un point important pour moi me semble aussi,
que je dois devenir plus affranchi de la « terreur des heures
et des faits ». Il faudra trouver le point où l’histoire
superficielle du quotidien s’apaise dans le mystère de son
sens. Car à cet endroit seulement deviendra audible la
révélation que le poète doit annoncer comme un prophète.
Il doit expliquer le sens de tout ce qui arrive au monde
visible.
Cela, il ne peut le découvrir que dans un silence
qui fait vraiment frémir, un silence qu’il doit créer autour et
au-dedans de lui : c’est cela qui dégagera son esprit de tout
ce qui empêche d’entendre la Voix. Ce silence est gardé
soigneusement pour le contact de son âme avec cette voix
révélatrice. Avant tout le poète doit donc se dégager de
cette couche de sa conscience où l’actualité sévit et qui —
dans un cycle presque mécanique de sentiments et de
pensées — l’aliène de tout ce qui rend la vie vraiment
éternelle et actuelle.
Le poète doit donc entretenir continuellement un
dialogue intérieur avec le mystère profond et silencieux de
son propre être et du mystère des choses. Il doit entendre
frémir la musique au fond de tout être, comprendre les
confidences de la grande Présence qui fait rayonner sa
Beauté du centre des êtres — et il doit goûter ainsi la joie
ineffable qui l’élève au-dessus de lui-même et l’appelle à
des créations qui le surpassent infiniment.
Combien sa contemplation intérieure doit-elle être
pure, combien il doit être tranquille en lui-même, clair, bon
et amoureux, pour sentir la beauté !
8

Seule la rencontre de l’ineffable en lui avec l’inef-


fable dans la nature fera naître en lui des poèmes. Écouter
et obéir, se laisser recréer, pénétrer dans le secret le plus
profond des choses, pour les rendre transparentes de
Lumière Divine.
L’ascèse de la beauté comporte donc, comme
l’ascèse monastique, une dissociation du trop familier, pour
vivre plus librement dans l’essentiel.
Cette dissociation créera un rituel propre, un
cercle d’actions dans lequel la vie, protégée contre des
troubles, peut s’intensifier en quelque chose de précieux.
C’est une discipline réfléchie qui conduit à un changement
de conscience dans laquelle la tyrannie de l’horloge
(comme chez le moine d’Heisterbach) perdra sa tyrannie,
de façon qu’un état d’éclaircissement et d’étourdissement
surgit.
De cette dissociation réfléchie et voulue suivra,
Deo volente, une association au secret de la nature, comme
également, sur le plan surnaturel, l’intimité de
l’inhabitation divine augmente.
Le poète lit les signes du monde visible pour en
révéler l’ineffable. S’il parle de lui-même, il le fait comme
témoin qui connaît encore personnellement, par une
initiation secrète un trésor ancien, négligée partout et en
tout.
Et tout cela se manifeste hors de la foule. Le moine
qui est poète, ne désire que rendre publique cette
révélation, mais il fait cela seulement quand Dieu le veut et
lorsque cette révélation ne change pas en une intimité
surnaturelle silencieuse. De par son propositum monastique
il sait que cette révélation a déjà sa valeur sans publication,
pour le monde entier et pour tous les temps (pourquoi Pie
9

XII dit-il dans sa lettre aux chartreux de Vedana : sed non in


isto omnia ?)3. La voie du rêve, de la contemplation pure,
conduit toujours à sa fin.
La confession du silence revient aussi
automatiquement à des thèmes comme : pureté intangible
de l’au-delà, devoir impérieux d’écouter le fond de tout et
les révélations de ce royaume, enfin la certitude inévitable
du passage de toutes choses de ce côté de la réalité.
Comme dans sa vie spirituelle, notre poète doit
évaluer dans ces poèmes sa propre conduite et son contenu
en les comparant avec les exigences de son idéal. Le
temporel peut le tenter avec véhémence, mais il doit le
vaincre. Il en sait trop bien le danger permanent et les
menaces. Sa tranquillité va de pair avec son angoisse pour
le péché. L’attention pour le temporel distrait de la
recherche continuelle de la perfection de la vie et du
poème : c’est une raison pour se faire des reproches tant
comme moine que comme poète. Pour tous les deux les
valeurs sont les mêmes. Aussi pour le moine comme poète,
la meilleure attitude consiste en ceci : ne pas vivre selon sa
propre inclination, car l’action poétique ou non-poétique
est toujours responsable. Il faut être réceptif sans intérêt, et
écrire ses poèmes le plus parfaitement possible sans penser
à des avantages et à la renommée. Son atmosphère ne se

3 Note de gvd : Lettre pour le 5ème centenaire de la chartreuse de Vedana,


AAS, 1956, 614. Après avoir remarqué que le chartreux collabore au
salut des âmes par la prière, la pénitence, l’expiation et la contemplation,
le Souverain Pontife écrit : « Mais cela n’est pas tout. Car Saint Thomas
d’Aquin avertit qu’il est plus parfait de communiquer aux autres ce
qu’on a contemplé que de contempler seulement. (Somme Théologique,
IIa IIæ q. 188, art. 6, 3) » Et Pie XII exhorte alors les chartreux à
communiquer le résultat de leurs études, surtout au sujet de la doctrine,
de la morale, de la nécessité de la prière, de l’expiation et de la
contemplation des choses célestes.
10

trouve pas à l’intérieur du temps. Il est exilé en rêve et en


extase, comme Joseph en Egypte. Il faut venger son rêve, se
mettre en face de la société et porter inquiétude. Il faut être
dépaysé, comme délaissé, appelé ailleurs, perdu, errer dans
la zone frontalière de l’hospitalité de la terre par nostalgie
et désir, ce que beaucoup ont perdu.
Dans sa vie et ses poèmes le moine connaît la
concupiscence de la chair, du diable et du monde. Il a
l’expérience de la tentation et du délaissement spirituel. Il
cherche sa consolation et sa force chez les grands et les
saints qui l’ont précédé.
Il doit défendre la certitude du salut à venir contre
tout désespoir. À travers toutes ces difficultés le Sauveur —
l’attirance des collines éternelles — annonce la fin de
l’individu, de la culture et du cosmos. Cette donnée
eschatologique doit passer dans une parole pénétrante et
prophétique. Par sa concupiscence l’homme a terni
totalement la vie. Avec beaucoup d’autres le poète doit
énoncer ce jugement sur le temps, — en reconnaissant que
lui-même aussi rentre dans ce jugement. Il doit annoncer la
chute de la culture comme une sentence qui touche la
multitude et le temps, qui n’ont jamais compris les signes
de la divinité.
Mais il doit en même temps redonner la confiance
dans les dernières forces de l’âme qui ne sont pas encore
tournées vers ce monde.
Ses paroles doivent être vérité, ses symboles ceux
de la révélation divine.
Ainsi son rêve deviendra un accès ouvert à
l’essentiel de la vie, loin de la réalité superficielle,
perceptible.
11

Ainsi le poète-moine peut rétablir le contact avec


le courant de la vie essentielle, avec la vie d’origine,
l’intemporel. Comme un des petits prophètes il peut parler
aux vivants en force de révélations émises par le Vivant,
non pas par des paroles inspirées de façon particulière,
mais en écoutant simplement l’harmonie de la Création, le
magnum carmen ineffabile Modulatoris (Saint Augustin).4
Ces choses, je les ai méditées et mieux comprises à
la suite de la lecture de La terre blessée. Peut-être vous
sentez-vous obligé d’ajouter quelque chose à ces réflexions
ou de les corriger. En tout cas vous ne m’en voudrez pas de
vous avoir écrit cela, même si vous n’avez pas envie d’y
répondre.

±±±

4 Note de gvd : Le grand poème inexprimable du divin Compositeur.


12

2.– Dom Porion à gvd

PROCURA GENERALE Ce lundi de Pentecôte, 1957


DEI CERTOSINI
TOMBA DI NÉRONE
VIA CASSIA, 434
ROMA

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai lu d’abord avec intérêt la lettre en néerlandais,
sous la judicieuse épigraphe (qui croirait que Napoléon
avait tant d’esprit !). Cette lettre en vérité est assez sage et
assez belle pour n’avoir pas besoin de réponse. Dois-je
vous la renvoyer ? Il se peut que vous désiriez vous-même
la relire un jour, car vous y dessinez très bien la voie que
vous voyez s’ouvrir devant vous dans la solitude
cartusienne.
Les poètes normalement ont besoin d’une
audience. Il faut donc dire qu’un poète au désert est un
vivant paradoxe. Mais le chartreux qui n’est pas poète est
aussi un vivant paradoxe (et le poète qui n’est pas
chartreux doit purifier son désir de gloire, mortifier son
besoin d’être connu, par une ascèse également paradoxale).
En frère aîné, je vous dirai donc seulement ceci : nous
vivons au gré du ciel et nous ne savons pas quelle forme il
nous donnera demain. Nous portons des fleurs que nous
n’avions pas prévues, et finalement, grâce à Dieu, un fruit
intérieur dans lequel tout est contenu. Il se peut donc que le
cheminement dont vous esquissez la ligne ne soit pas celui
13

par où Dieu vous mène à votre fin. Mais cette ignorance


même ne saurait vous faire souci.
J’ai lu également l’article sur l’apostolat des
chartreux.5 Il exprime des choses que j’avais pensées et cite
des textes très pertinents (de Suarez, de Surius, de Dom le
Masson). Reconnaître une tradition littéraire cartusienne,
c’est convenir d’un fait, et c’est aussi une question de bon
sens : toute société humaine a son expression, on n’a pas
encore vu d’exception à ceci. Vous dites qu’une conception
de la spiritualité cartusienne s’est développée assez
récemment, qui prétend exclure complètement cet aspect
dans la vie de notre famille monastique. C’est donner trop
d’importance, me semble-t-il, à des critiques très
personnelles, peu réfléchies, et qui d’ailleurs ne
correspondent guère à la pratique chez ceux mêmes qui les
formulent. On écrit dans notre Ordre, aujourd’hui comme
autrefois, de façon nécessairement discrète et modeste,6
pour autant 1°) que le don de le faire se rencontre parmi
nous, —2° que la demande se fait sentir. Ce sont ces
facteurs qui décident de la chose, bien plus que les théories
de certains, favorables ou défavorables à l’usage de la
plume, dont vous discutez les arguments. Je crois cette
discussion inutile.
Pour les suggestions du Souverain Pontife, que
vous avez recueillies, et qui sembleraient pousser les ordres
monastiques vers une nouvelle forme d’activité
apostolique, il ne me semble pas qu’il faille leur donner une
consistance et une urgence décisives. Lorsque des moines
contemplatifs demandent au Saint-Père, s’il approuve leur

5 Note de gvd : Exposé sur l’apostolat des chartreux, écrit à l’occasion de la

lettre du pape Pie XII.


6 Note marginale de D. JBP : et accidentelle, naturellement,—comme le

dit Suarez en son latin barbare.


14

idéal ou s’il veut le modifier, il répond qu’il n’y songe pas :


la vie contemplative se fonde sur l’Évangile. À supposer
même que l’intention du Pontife fût celle que vous
supposez, elle devrait s’exprimer de façon plus absolue
pour amener une révision générale des conceptions de vie
religieuse, et l’on peut se demander si un pontificat y
suffirait. Une évolution si importante devrait s’étendre au
moins sur quelques siècles. Il faut attendre pour conclure—
je crois même qu’il faut attendre la fin de l’aventure
humaine.
Le primat de la contemplation est inscrit dans la
nature de l’homme et dans la nature de Dieu : cette vérité
s’impose à l’intelligence recueillie dans la solitude de la
cellule. Nous avons fait dans le même Éden cette
découverte merveilleuse.
Dois-je vous rendre cet article en italien ?
Je vous souhaite toutes les grâces de ce temps de
consolation, et je vous reste fraternellement uni dans la
paix de Dieu.

Fr. J. Bapt. M. Porion


15

3.– Dom Porion à gvd

Vedana, 21-9-57 pendant la visite

Merci ! Vénérable et gentil Dom Gabriel.


J’ai lu avec intérêt cette page de E. M. Lange.7 Le
chartreux de Hain qui est passionné de Bérulle est (ou était)
Dom Meinrad Fleischmann.—L’opinion de Huijben, qui
exagérait la dépendance de Bérulle à l’égard de la Perle, a
été corrigé par son ami le Prof. Dagens dans son gros
ouvrage récent sur Bérulle. Cet ouvrage contient un
chapitre assez important sur l’influence des chartreux de
Cologne et de Paris.8 M. Dagens s’occupe maintenant du
Miroir des simples âmes. Il s’intéresse aussi à Hadewijch, et
lit le néerlandais, ayant été professeur à Nimègue.
La béguine extatique qui dirigeait saint Pierre
Canisius et les chartreux de Cologne, s’appelait Maria van
Houte (van Oisterwijk). Elle a été enterrée dans l’Église de
la chartreuse de Cologne. On a des lettres d’elle qui
rappellent beaucoup celles de Hadewijch. L’auteur de la
Perle a dû appartenir au même groupe de béguines.
Mais en vérité ce que l’esprit contemple est un seul
point—insaisissable, entièrement soustrait à l’expression,

7 E.M. Lange : Introduction à : Henri Bremond, Das Wesen des Betens

(l’essence de la prière), traduction allemande par les chartreux de Hain


(Düsseldorf) du livre : La Philosophie de la Prière, Paris, 1928 (t. XII de
l’Histoire littéraire du sentiment religieux). L’auteur de l’introduction
appelle ces chartreux des « fervents lecteurs de l’École Française ».
8 Cf. OGE (1952) 411-422 corrige de nouveau le Prof. Dagens.
16

libre et divin : « es hat nichts mit nichts gemein »,9 comme


disent les mystiques rhénans. Et si ce point n’était pas tel,
nous ne saurions trouver en lui notre équilibre.
Je vous reste fraternellement uni dans la paix de
Dieu.
Fr. J. Bapt. M. Porion

9 « cela n’a rien de commun avec rien. »


17

4.– Dom Porion à gvd

PROCURA GENERALE Ce 6 octobre 1957


DEI CERTOSINI Fête de N. P. S. Bruno.
TOMBA DI NERONE
VIA CASSIA, 434
ROMA

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Vous devez vous demander si j’ai oublié le
Cantique10 : mais il n’en est rien. J’ai pris le temps de lire

10 J’avais fait une traduction italienne du Commentaire sur le Cantique des


Cantiques de Dom Denys Houtepen, publié dans la revue Ons Geestelijk
Leven. On voulait la publier dans une série Edizioni di Spiritualità où
Dom J.B. Porion, Dom Bruno Burgener et Dom Gérard Ramakers avaient
fait paraître : Parola di Dio e di Vita Divina, Florence, 1956 ; paru aussi en
traduction allemande sous le titre Sendung der Stille.
Dom Denys Houtepen naquit à Delft le 4 septembre 1890. D’abord
missionnaire du Sacré Cœur d’Issoudun à Tilburg, docteur en théologie
(1921), il fit profession à la chartreuse de La Valsainte le 2 février 1930. Il
y fut maître des novices de 1931 à 1946, puis fut envoyé à la chartreuse
de Pise, alors néerlandaise, comme maître des novices, jusqu’en 1947. Il
y fut vicaire de 1951 à 1961, année de la dissolution de cette
communauté. De 1961 jusqu’à sa mort, le 29 novembre 1970, il vécut à
Sélignac. Outre la publication de sa thèse de doctorat, il a écrit de
nombreux articles de théologie et de spiritualité dans la revue Ons
Geestelijk Leven (Tilburg, 1921 et ss.), dont il était un des fondateurs. À
partir de 1965 il a cessé de collaborer. Une bio-bibliographie complète a
été éditée en 1996 dans les AC 134.
Dom Bruno Burgener est né à Saas-Grund (Valais, Suisse) le 1er
juin 1900, ordonné prêtre à Rome le 7 avril 1928, il entra à la chartreuse
de La Valsainte, où il fit profession le 8 septembre 1937. Maître des
novices à La Valsainte et à Farneta, il fut vicaire des moniales de San
Francesco en 1951. Depuis 1973 il résida à Marienau, où il est décédé le
22 février 1984.
18

avec soin tout le texte italien, en me référant assez souvent


à l’original. Excusez-moi d’avoir tardé à vous en écrire : j’ai
très peu de temps et je n’arrive pas à terminer un travail
qui appartient à ma charge—il m’a été demandé par un
conseiller de S. Congrégation. (C’est une anthologie des
expressions des Pontifes, dans les documents concernant
notre Ordre, qui manifestent leur estime de la vie
contemplative, l’attitude traditionnelle du Saint Siège en
faveur du primat de celle-ci.)
Cela (et d’autres obligations survenues entre
temps) m’a empêché de lire d’un trait le commentaire de
Dom Denys. Mais il m’a réellement intéressé. L’intérêt est
naturellement plus vif du fait qu’on connaît l’auteur : son
âme droite, limpide, humble et courageuse s’y révèle à
merveille.
Il expose avec une profonde piété toute la
structure de la vie spirituelle : rien dans ces pages qui ne
soit juste, vécu, direct, plein de sagesse et d’équilibre. La
beauté du Cantique déteint sur le commentaire : il faut
reconnaître que c’est un beau petit livre. Le style de Dom
Denys—pour autant que je suis capable d’apprécier un
texte néerlandais—est clair et transparent, il ne me semble
pas dépourvu de grâce et de force. En somme, notre
Vénérable Confrère est écrivain : chose que j’ignorais, car
quelqu’un m’avait dit le contraire,—m’avait dit que son
style est disgracieux et ennuyeux.

Dom Gérard-Marie Ramakers est né le 7 octobre 1896 à Echt (Limbourg,


Pays-Bas), il fit profession à la chartreuse de La Valsainte le 1er mai 1918.
De 1923 à 1931 il y fut maître des novices, entre autres de Dom Porion. Il
fut hôte à La Cervara et à Mougères jusqu’en 1951. Après avoir été
vicaire et prieur à Vedana (1951-1957), il se rendit à Hain, maison
transférée en 1964 à Marienau, où il mourut le 3 avril 1984.
19

Si je ne me trompe pas en trouvant que ce style a


une valeur, et si vous êtes de mon avis, vous me
pardonnerez de vous dire que la version italienne est
nettement inférieure à l’original. J’admire sa correction
grammaticale (sauf de petites exceptions), mais savoir
éviter les fautes est une chose, avoir maîtrise de la langue
en est une autre,—maîtrise qui permettrait de reproduire
ces vérités, mises par l’auteur en son écriture même, et non
moins importantes (dit un mot célèbre de Buffon) que les
vérités directement exprimées.
Le défaut du livre de Dom Denys, c’est le manque
total d’originalité : il ne dit rien à quoi on ne s’attende, pour
l’avoir lu déjà bien des fois. Ce défaut est plus ou moins
masqué lorsque l’écriture est distinguée : les lieux
communs sont insipides, mais un certain bonheur, une
certaine tenue de la diction fait qu’on les écoute de
nouveau sans déplaisir. C’est pourquoi le petit livre me
semble très digne d’être publié en néerlandais, tandis que
je me demande s’il pourrait l’être en italien.
Je penche pourtant vers l’affirmative. Seulement, il
faudrait qu’il fût revu avec soin, par une personne
littérairement douée : et je ne sais trop si cette condition se
rencontrera. Mon noble ami, l’abbé Giovanni Caprile (qui a
édité PAROLA DI DIO E DI VITA DIVINA) n’est pas doué de la
sorte…
Si j’avais eu ce MS entre les mains, lorsque Don
Giovanni m’a demandé un ou plusieurs textes cartusiens
pour sa collection, je le lui aurais tout de même envoyé, —
et je l’aurais préféré sans nul doute à ce traité, composé par
Dom Gérard mais si peu composé, si peu écrit, qu’il m’a
fallu un énorme et ennuyeux travail pour arriver… à peu
de chose. L’occasion est passée. Je vous propose de me
laisser le MS, et d’en attendre un autre. Sans tarder
20

néanmoins, je vous renvoie le texte néerlandais, qui sans


doute ne me servira plus.
Vous écrivez un italien étonnamment correct, me
semble-t-il, mais franchement (naturellement) incolore,11—
sauf dans la traduction du poème lui-même. La
prodigieuse richesse poétique passe à travers tous les
déguisements. J’ai corrigé au crayon quelques fautes qui
me paraissent évidentes—conscient de n’être pas une
autorité. Je vous signale seulement l’indicatif après les
conjonctions restrictives: vous écrivez « Benchè l’amore
perfetto, come abbiamo visto, … ha une certa preferenza
… » Je crois qu’il faut abbia (subjonctif), mais la grammaire
que j’ai ici n’en dit rien. Une faute plus évidente que vous
faites deux fois, je crois, est de traduire groots par grottesco
(Groots = grandioso; grottesco = grotesk, potsierlijk, barok).
Je ne pourrais d’ailleurs ni épurer votre texte des fautes de
ce genre, de façon suffisamment sûre, ni en relever le style,
comme il a besoin qu’on le fasse, sinon partout, du moins
en certains endroits. Ma connaissance de l’italien ne
dépasse pas, ou n’atteint pas la vôtre.—Le fait que Dom
Ignace a laissé passer certaines erreurs, me fait penser qu’il
n’a pas mis à la révision du texte beaucoup d’ardeur et de
goût.
Je m’arrête ici: je dois travailler et non bavarder !
Mais je suis heureux de vous saluer fraternellement dans la
paix de Dieu

Fr J. Bapt. M. Porion

11(Note marginale de dom Jean-Baptiste Porion : Votre prose, si je ne me


trompe, a l’honnête platitude d’un devoir d’écolier, — premier de la
classe d’ailleurs ! (Ce mot est trop fort — incolore suffit.)
21

5.– Dom Porion à gvd

Rome, 19 octobre 1957

Je vous ai renvoyé ces pages de G. von Le Fort,


sans être tout à fait sûr qu’elle m’avaient été prêtées par
votre Paternité. Vous saurez, en tous cas, en retrouver
l’origine.
Elles sont très belles : quand la profondeur
allemande s’unit à la limpidité, comme chez Mme V. LF,
elle est d’un prix incomparable.
Elle est surtout merveilleuse quand elle touche ce
thème paulinien : Virtus mea in infirmitate perficitur.12 C’est
son thème, et il fallait une femme pour le traiter ainsi. J.
Maritain l’a appliqué aussi à la beauté, dans cet ouvrage
d’ailleurs décévant : Creative Intuition in Art and Poetry.
Une autre vue très profonde de Mme v. LF est
celle-ci : le bien et le mal de l’homme sont plus qu’humains.
S’il est bon, c’est divin (c’est la grâce), et s’il est mauvais,
c’est tout de suite le Diable dont il est l’instrument.13
Que Dieu vous garde et vous console toujours !
Votre

Fr. J. Bapt. M. Porion

12Ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. (2 Co 12,9)


13Note de D.JBP : « Incapable de n’être que soi » : telle est bien l’essence
de l’homme.
22

6.– Dom Porion à gvd

Rome, le 25 juillet 1960

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Je vous remercie vivement de la gentille attention
que vous avez eue de confier pour moi, au V.P. Dom
Basile,14 PAASMORGEN de F. van der Meer.15 Je l’ai lu avec
intérêt, cherchant avec soin dans le dictionnaire les mots
que je ne comprenais pas et … je ne les ai pas tous trouvés.
C’est une bluette théologique, jolie dans un genre
assez facile : mais les trois dernières pages sont vraiment
très belles.
Bien que l’auteur n’ait pas voulu être trop sérieux,
je ne puis m’empêcher de méditer sérieusement sur cette
vision du ciel, optimiste, attendrie, humoristique et
arbitraire (Pharaon —Aménophis IV, je suppose —,
Bouddha, Calvin, Luther et Sainte-Beuve sont au ciel, mais
pas Platon !), qui est bien en vérité celle d’un prêtre
hollandais ou anglais, de notre temps. Elle n’est pas plus
satisfaisante que celle de Dante Alighieri, qui ne l’était pas
davantage que celle d’Augustin (si différents que soient les

14 Dom Basile Caminada naquit à La Haye (Pays-Bas) le 23 décembre


1920. Il fit profession à la chartreuse de Vedana le 8 septembre 1947. Il a
été ordonné prêtre à Farneta le 22 mars 1953. De là il partit pour Calabre
où il fut archiviste et bibliothécaire. Il y est décédé le 4 septembre 1996.
15 Le prêtre du diocèse d’Utrecht, Prof. Dr. Frits van der Meer, brillant

professeur de l’Université de Nimègue, auteur de : Augustin, Pasteur


d’âmes ; Atlas de la Civilisation Occidentale ; Atlas de l’Antiquité Chrétienne
(avec Christine Mohrmann) ; Atlas de l’Ordre Cistercien ; Catéchisme de la
vraie foi, Paasmorgen (Le matin de Pâques), etc.
23

trois tableaux, quantitativement et qualitativement) … En


réalité, l’eschaton est un mystère insondable : c’est
seulement dans la contemplation la plus silencieuse, au
plus pur du silence, qu’on entrevoit un rayon de sa
simplicité.
Je serais content de garder un cadeau de vous,
avec un beau Roger van der Weyden (notre compatriote),
mais je ne puis sérieusement constituer ici une
bibliothèque.16 Je pense donc —si vous le permettez—le
donner à quelque autre personne, après un certain temps
(le temps d’y jeter encore un coup d’œil). Il plairait
énormément à Dom Tarcisius Geijer.17
J’ai été vraiment heureux de recevoir ici Dom
Basile : c’est une âme très sincère et très aimante. Je crains
que ce transfert soit pour lui une épreuve : demandons
pour lui cette lumière intérieure, qui change en grâce toute
tribulation. Il en a été ainsi, vous le savez, pour sa maladie,
dans laquelle il manifeste tant de courage et d’abandon.
Que Dieu vous éclaire et vous conduise toujours !

16Note de D.JBP : Pour combien de temps y suis-je ?


17 Dom Tarcisius Geijer est né le 9 juin 1907 à Leyde (Pays-Bas). Il fit
profession à la chartreuse de La Valsainte le 15 août 1929. Il y fut
coadjuteur de 1934 à 1940, année où il partit pour Pleterje, comme hôte.
De 1944 à 1945 il y fut recteur, de 1945 à 1946 procureur et de 1946 à 1947
maître des novices. De 1947 à 1961 on le trouve à Pise, également comme
maître des novices. Après avoir été hôte à Calabre (1961-1964), il devint
coadjuteur à Vedana (1964-1977), pour retourner ensuite à Pleterje où il
est décédé comme vicaire le 27 novembre 1992.
24

Je vous reste fraternellement dévoué dans la paix


de Dieu.

Fr. J. Bapt. M. Porion


Merci encore !
25

7.– Dom Porion à gvd

Rome, Ascension 1961


Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,
J’avais l’intention d’aller vous voir, et de vous
offrir la consolation, si faible soit-elle, d’une parole
d’amitié, car je pense que l’abandon de la fondation a dû
être pour vous une peine bien vive. Mais Dom Célestin m’a
enlevé dans son auto, dimanche soir, presque malgré moi
!18
Les pères de Calci m’ont étonné par leur calme et
leur esprit religieux ; mais je ne doute pas qu’ils n’aient
souffert tout de même.
Je vous embrasse de tout cœur et vous reste uni
dans la paix de Dieu.
Fr. J. Bapt. M. Porion

18 Le Chapitre Général avait décidé de supprimer la chartreuse de Calci


et de disperser la communauté néerlandaise. Dom Célestin Verwoerd
était le Procureur de la maison. Il était né à Culemborg, le 31 juillet 1917.
Il a fait la profession à Parkminster le 1er novembre de 1937, et il est
devenu Vicaire à Calci (Pise) en 1949, et ensuite Procureur. En 1966,
après quelques mois à Marienau, il est devenu Procureur à Calabre, d’où
il est sorti de l’Ordre. Incardiné au diocèse de Livorno, il y a rendu de
grands services.
26

8.– Dom Porion à gvd

Rome, le 25 juillet 1961

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Dom Clément19 m’a donné hier seulement —
comme je rentrais d’un rapide voyage en Amérique et en
France — votre billet relatif aux Mengeldichten. C’est
généralement ainsi qu’il fait les commissions, et j’y suis
habitué.
Je croyais que vous aviez déjà ces textes en
middelnederlands. Moi-même je ne les ai eus que quelque
temps entre les mains,20 ensuite, quand j’ai préparé
l’édition, je me suis procuré un microfilm. Depuis ce temps,
l’ouvrage a été réimprimé, mais je crois qu’il est déjà épuisé
de nouveau. Enfin, j’ai donné le microfilm à une autre
personne. Il me reste une copie soigneuse et complète (mais
pas dans l’ordre numérique) des poésies en question, sur
trois petits cahiers, que je vous porterai quand j’irai à
Farneta, c’est-à-dire bientôt.
Vous verrez que j’ai traduit beaucoup trop
librement : si c’était à refaire, je serais plus fidèle au texte.
Mais tout cela est déjà loin : le temps nous dépouille et
nous livre à Dieu seul.

19 Dom Clément Overney, 1907-1993, fut pendant plus de 40 ans socius à


la Procure Générale de Rome. Il venait chaque année à la chartreuse de
Farneta pour faire sa retraite annuelle. Il s’agit des Mengeldichten 17-29,
de Hadewijch II.
20 Note de D.JBP : Dans la première édition du P.van Mierlo.
27

En mon absence, le jardinier a coupé la plus belle


branche du plus bel arbre, sous prétexte qu’elle gênait un
rosier. J’y ai vu un signe avertisseur. Sicut passer solitarius in
tecto … À vrai dire, comme contemplatif, je bats encore des
ailes au bord du toit, mais le vent du ciel a une saveur
divine, et nous sommes reconnaissants à Dieu de son
invitation.
À bientôt donc, s’il lui plaît ! Je reste votre dévoué
confrère en Notre-Seigneur.

Fr. J. Bapt. M. Porion


28

9.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 2 septembre 1961

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai bien reçu en retour les textes de Hadewijch
que j’avais eu le plaisir de vous prêter, et je vous en
remercie. Je m’excuse d’avoir tant tardé à vous renvoyer les
notes de spiritualité que vous m’aviez confiées, mais
j’attendais la décision du Révérend Père21 et je ne savais pas
si vous iriez à Calci ou si vous resteriez à Farneta.
J’apprends maintenant seulement que Dom Joseph22 est
parti pour Pise.23
Vous trouverez avec vos notes une petite
appréciation : je tâche d’être sincère et objectif. Il m’est
facile d’avoir confiance, d’abord dans l’action de la grâce en
vous-même, mais aussi dans votre réponse à cette grâce
divine. Le seul petit reproche que je vous ferais concerne la
tentative de conversion de vos Confrères de Farneta : je
crois que c’est une erreur. On ne peut agir sur l’âme des
autres,—et on ne doit même essayer de juger leur voie, que
lorsqu’on y est invité par des circonstances ou des ordres
providentiels. La plupart du temps, le contemplatif doit

21 Révérend Père, c’est-à-dire le Prieur de Chartreuse, qui est en même


temps le Supérieur Général de l’Ordre.
22 Dom Joseph Peijnenburg est né le 10 mai 1920 à Boxtel (Hollande) et il

a fait la profession à Pise le 15 août 1954 et ordonné prêtre le 16


novembre 1958. Sorti de l’Ordre, il a été incardiné dans le diocèse de
Bois-le-Duc. Il est décédé en 1984.
23 La Sacrée Congrégation des Religieux ne permettait pas de fermer la

chartreuse de Calci, et on devait reconstituer une petite communauté.


29

laisser au Saint-Esprit le souci des âmes qui composent


avec lui une Communauté : il y a plusieurs demeures dans
la Maison du Père et beaucoup de place dans le ciel, où les
constellations gravitent en liberté. On pourrait dire en
continuant la métaphore : elles brillent d’un éclat d’autant
plus pur et plus durable qu’elles se respectent plus
parfaitement dans l’espace divin.
Dans un billet joint à vos manuscrits, vous me
demandiez de vous commenter un peu les poèmes de la
pseudo-Hadewijch. Comme vous le savez, on n’écrit rien
de bon sans une certaine inspiration : j’attendrai que celle-ci
me soit donnée. Mais il existe en fait un commentaire
autorisé de ces textes anciens : c’est l’œuvre de Ruusbroec.
Si vous le lisez, vous verrez qu’il s’en inspire très souvent,
sinon constamment, et les cite à mainte reprise. Il leur doit,
semble-t-il, un fond d’expressions et de conceptions qui
forme déjà l’armature de sa doctrine : ces âmes étaient
parentes et leur suprême joie était la même : la simplicité de
l’Essence divine et son baiser silencieux.
Je vous reste uni dans la prière et je vous assure,
Mon Vénérable et cher Confrère, de mes sentiments
d’affection in Corde Jesu.

(Appréciation)

2 septembre 1961

1. UMANESIMO CERTOSINO (D. Denys Houtepen)


2. OMNIA COOPERANTUR (P. Reypens, D. Tarcisius
Geijer)
3. SESE ORDINATE ET UTILITER OCCUPET LEGENDO
(DTG)
30

4. RIASSUNTE DI CONFERENZE (DTG)


Ces textes sont bien dignes du V. P. Dom Denys et
V. P. Dom Tarcisius : ceux qui émanent de ce dernier sont
très personnels, mais cela n’est pas un blâme !
Comme lui-même le fait remarquer, ces conseils
(« invitation à l’humanisme », en somme) s’adressent à
certaines personnes, à un certain stage de leur
développement : en présence d’autres âmes, il aurait dû
déplacer l’accent.
Mais le défaut contre lequel il met en garde n’est
pas imaginaire : il est facile de le reconnaître. L’épouse doit
être dépouillée pour accueillir le baiser de Dieu,24 mais un
horizon borné n’est pas du tout la même chose que la
nudité de l’esprit ! Tel est le malheur des âmes auxquelles il
pense, qu’elles ne sont pas concentrées sur l’essentiel, mais
sur l’accidentel : elles n’ont pas découvert l’immédiat, mais
se cramponnent au contraire à des moyens dont elles ne
perçoivent pas le caractère relatif. L’étendue et la liberté du
regard doivent permettre de trouver le Centre divin.
Inversement, l’esprit qui repose sur ce Centre est une ba-
lance équilibrée, qui joue en silence et pèse toute chose
librement.
D’une façon générale, les éducateurs savent que le
fruit de la culture est d’affranchir l’esprit des contraintes
qui le troublent à un stade primaire de son développement.
Les moyens sont toujours comparables à ces touffes
d’herbe qu’on saisit une seconde en grimpant un talus et
qui lâchent aussitôt, — mais on a fait le pas.
Aussi ne saurait-on traiter un tel sujet qu’avec
beaucoup de nuances et de discernement, selon l’état

24Note de D.JBP : Retour à l’essentiel, recherche de l’immédiat : c’est la


sagesse contemplative.
31

intellectuel et spirituel des auditeurs. Au cours de ces


pages, le V. P. Dom Tarcisius en a bien conscience.
Je pourrais souscrire aux documents 1, 2 et 3. Le
quatrième est un recueil de certaines déclarations du Père
Maître, qui sans doute ne reflètent pas toute sa pensée.
Comme doctrine complète, en effet, ces pages
appelleraient des réserves. Si on rejette le dualisme (esprit -
chair) comme conflit qui est évidemment à la base de la
spiritualité de nos Pères, on doit rejeter la formule
cartusienne ou la transformer de fond en comble. La
psychologie moderne, de Rousseau à Freud, restitue à la
nature une part légitime, mais ignorant la notion même de
péché, elle ne saurait servir de guide vers la perfection
chrétienne. C’est une question de bon sens religieux : on
peut lui emprunter quelque chose, on ne peut se régler sur
elle pour la substance de la vie ascétique et mystique.
Chacun de nous doit écouter et suivre son instinct
le plus profond, mais cet instinct est la lumière du Verbe,
qui transcende la nature. La victoire la plus pure est du
reste la moins violente : la douceur est intelligente et
l’intelligence est douce. Pour le V. P. Dom Tarcisius comme
pour vous-même, je m’en remets avec parfaite confiance au
Saint-Esprit ; mais si les pages du document 4 n’étaient pas
tempérées et complétées, — si elles étaient prises comme
l’exposé d’un système, — elles ne seraient pas acceptées
par nos Confrères, et nous ne saurions leur donner tort.
32

10.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 19 septembre 1961.

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Je vous remercie de votre gentille lettre, et de
m’avoir envoyé cette photo de M. Maritain et de Pieter van
der Meer. Avant hier, j’ai eu la visite ici de Mgr. Journet,
grand ami de M. Maritain, qui m’en a donné des nouvelles.
Il est retiré chez les Petits Frères du Père de Foucauld à
Toulouse, et en somme presque moine. Quant à M. van der
Meer, je savais qu’il avait revu M. Maritain après la mort
de Mme Maritain (le Père Abbé d’Oosterhout l’a envoyé à
Solesmes pour quelque temps, et ainsi il a pu s’arrêter à
Paris …)
Votre lettre est si belle, si adroite, qu’elle
m’obligerait presque à écrire ce que je ne vous ai pas promis
! (Je garde la copie de mes lettres à la machine,
heureusement !). Pour ce qui est du Ruusbroec, il doit y
avoir à Calci deux exemplaires du premier volume de
l’édition de la RUUSBROEC-GENOOTSCHAP, car j’en avais
donné un à Dom André Kokx25 quand il était à Farneta, et il
l’a emporté à Calci. Ce volume contient l’Ornement, DIE
GHEESTELIKE BRULOCHT, qui est le traité le plus complet.

25Dom André Kokx est né à Wateringen (Pays-Bas) le 6 juin 1924. Il fit


profession à la chartreuse de Vedana le 25 mars 1947. Il fut ensuite hôte
aux chartreuses de Farneta, de Pise et de Calabre. Absent pendant quel-
que temps, il rentra à Vedana. Exclaustré en 1973, est décédé aux Pays-
Bas le 26 novembre 1994 pendant qu’il célébrait la messe.
33

Quant au billet de Dom Tarcisius, sa miette


spirituelle, elle m’offre plus de difficultés que …
RUUSBROEC. « Plutsen »26 n’est pas dans mon dictionnaire,
et la syntaxe demande un effort ; mais enfin, je crois
comprendre : « Le travail est béni, disaient les petites
béguines,— et elles étaient à sept pour écailler un œuf ! » Il
est évident que la sympathie pour les idées et les goûts de
Dom Tarcisius m’a beaucoup aidé dans ce travail
(d’intelligence).
Je vous renvoie le tout et vous remercie encore.
Que Dieu vous garde et vous console toujours.
Votre
JBP.

26Il avait lu « plutsen » au lieu de « klutsen », ce qui veut dire « battre,


brouiller » (un œuf). « Werken is zalig ! », zeiden de begijntjes, en ze
waren met d’r zevenen om een eitje te klutsen. (un proverbe
apologique).
34

11.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 30 janvier 1963.

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai reçu votre gentille lettre et je vous remercie de
tout ce qu’elle m’apporte. D’abord la photo de Sainte
Anne,27 pour laquelle il est fraternel de votre part de flatter
ma dévotion. Je me la représente peut-être d’une figure
plus gracieuse, mais il importe peu : les images ne sont que
des prétextes, et celle-là étant américaine, sainte Anne a
naturellement le type américain.—C’est aussi une aimable
attention que de m’envoyer le livre de M. Bomans28 ; mais

27 Je lui avais envoyé une image de Sainte Anne, de style pompier très
américaine. En été 1961 il était à la chartreuse de Farneta en vue de
reconstituer une communauté pour Calci ; le soir du 25 juillet il dit au
Père Procureur : « Je veux assister cette nuit à l’office au chœur. C’est la
fête de Sainte Anne ! » Le Procureur, un peu étonné, lui regarda avec un
petit sourire. « Bien sûr, moi aussi, j’ai mes dévotions ! », dit Dom Jean
Baptiste.
28 Godfried Bomans, Wandelingen door Rome. (Promenades romaines).

L’auteur est un humoriste, très catholique. J’avais envoyé auparavant à


Dom Porion une de ses petites poésies :
Spleen Spleen
Ik lig hier languit in het gras Je suis ici couché dans l’herbe,
Ik lig mij stierlijk te vervelen. Je m’ennuie terriblement
Ik wou dat ik twee hondjes was Je voudrais être deux petits chiens
om met elkaar te spelen. Pour jouer l’un avec l’autre.
Le Recteur du Collège Ethiopien à Rome était le Père Vitus van Bussum
OFMCAP, néerlandais. Il est venu plus tard à Farneta, avec tous les
séminaristes éthiopiens-érithréens, pour l’ordination sacerdotale de Dom
Weldemariam Teclù. Il aurait goûté ce livre sur Rome, tant comme
habitant de Rome que pour les allusions qu’il y a souvent sur sa ville
natale de Bussum.
35

figurez-vous que je l’ai déjà lu dans l’exemplaire que m’a


envoyé Dom Tarcisius, et pour lequel je l’ai félicité de si
bien connaître mes goûts ! Le petit livre est en effet
charmant, plein d’esprit et d’humour, comme aussi d’un
sentiment religieux très sincère et très pur. À chaque page
on sourit et on sympathise avec l’auteur. Dès que j’aurais
reçu votre exemplaire, je l’enverrai donc au Recteur du
Collège Éthiopien, excellent prélat que je connais aussi un
peu, pour l’avoir visité une ou deux fois.
Merci également pour les remarques sur la
traduction de Hadewijch II. Vous avez raison partout, ou
presque partout : je me demande comment j’ai pu
commettre les fautes que vous me signalez, notamment
celle de Mengeldichten XXVIII, 6 ! (C’est comme dans la vie
spirituelle : on n’arrive jamais à ne pas s’étonner des fautes
que l’on commet). Il est dommage que je n’aie pas pu
collaborer avec vous au moment où je faisais ce petit
travail, vous auriez été plus attentif que le Père Axters, qui
devait me contrôler. Je ne suis pas fier de ce travail
d’amateur présomptueux, et je ne puis que dire
sincèrement, quand j’y pense : « Sono un imbroglione ! »29
(C’est ce que nous avait dit, pour toute excuse, le fameux
rhabdomante, prof. Mercati — professeur de grec
byzantin —, qui nous avait donné des indications
complètement fausses pour l’emplacement de notre puits.)
Enfin, j’ai corrigé mon exemplaire : cela fait toujours un
exemplaire correct, — qui restera le seul, probablement.
(Correct sur ces points-là, mais j’entends bien qu’il
y en a bien d’autres. Je vous signale la note de la page 53 : il
faut lire Sprachschatz, au lieu de Sprachsatz).

29 Trad. : Je suis un fripon !


36

Je vous dirai que j’ai appris ce que je sais de


Middelnederlands (assez peu en vérité) après avoir essayé de
traduire ces poèmes, — en traduisant les Lettres et les
Visions, et en lisant Ruusbroec. (J’ai une grammaire, mais
elle n’étudie que la prose : c’est une thèse sur la prose de
Hadewijch). — L’accueil très gentil qui a été fait à cet
opuscule par les spécialistes s’explique par leur courtoisie,
et par le fait qu’il y a peu de gens à s’occuper de ces
choses : ils s’encouragent mutuellement. Récemment, le R.
P. Spaapen S. J. m’a invité à écrire ce que je voudrais dans
un Mémorial en l’honneur des 80 ans du P. Reypens. J’ai
décliné son offre, car le temps me fait défaut, — et j’ai
d’autres raisons pour ne pas écrire. Je lui ai dit cependant
que si j’avais rédigé une étude pour ce mémorial, j’aurais
sans doute songé au problème de la mystique naturelle
chez Ruusbroec, qui a retenu mon attention et au sujet
duquel j’ai recueilli l’avis de quelques personnes. Il m’a
répondu que c’était précisément le sujet que lui-même avait
choisi pour sa contribution au même mémorial. Il m’en
enverra un tiré à part et ses conclusions m’intéresseront. Je
lui ai signalé à ce sujet la thèse du M. Maritain,30 qu’il ne
connaissait pas, — et qui ne me semble pas heureuse.
Ayant relu, il n’y a pas longtemps le premier volume de
Ruusbroec dans l’édition de la R. G.31 et mes notes sur la
question, je m’assure que l’on ne peut pas comprendre la
doctrine de Ruusbroec si on n’adopte pas sa conception des
rapports du naturel et du surnaturel, qui n’est pas celle de
la théologie moderne. (Elle était courante avant Saint
Thomas, elle était encore, semble-t-il, celle de Saint
Thomas—cf. Summ. Théol. I. Q. XII, art. 1, in corpore

30 Note de D.JBP : Dans Quatre essais sur l’Esprit dans sa condition


charnelle, — épuisé en librairie.
31 R. G. : Ruusbroec-Genootschap (Anvers).
37

articuli — et aussi de Scot). Pour lui, l’homme désire


naturellement l’union la plus haute, l’union d’unité, car elle
est inscrite comme fin dans son essence même et dans
l’Essence de Dieu, mais il ne peut l’atteindre que
surnaturellement. Il désire naturellement que ce bien lui soit
donné gratuitement, (il ne peut pas lui advenir d’autre
façon : la vision est pure grâce de l’objet). Dès lors on ne
s’étonnera pas que pour le bienheureux Prieur, il puisse y
avoir dans le plan naturel, en principe du moins (R. G. I.
p. 12-15), pressentiment et prélibation de la fruition
suprême. À cela s’ajoute le caractère concentrique de
l’expérience intérieure telle que Ruusbroec la connaît et la
décrit, chez lui-même ou chez les autres : à chaque étape, il
y a découverte du Fond et du Centre, éclipse de
l’accidentel, affirmation de l’Absolu, — à chaque fois
l’écrivain use, dans sa description de l’outrance32 : on
croirait que c’est le sommet et que le livre va finir, mais
non, il y a encore plusieurs degrés avant la fruition
suprême …
En relisant le IIIème livre de l’Ornement, je me
suis d’ailleurs convaincu de nouveau du génie de
Ruusbroec : comme style, comme langue, comme vision,
ces pages suffiraient à consacrer une littérature pour tous
les siècles.
(Vous savez que le P. Spaapen a traduit les lettres
de Hadewijch en néerlandais moderne : je m’en suis
naturellement servi pour les comprendre et les traduire, —
traduction qui ne verra pas le jour,33 mais dont la
préparation m’a fait apprécier leur beauté. Je l’ai suivi
partout, cela va de soi, n’hésitant guère que pour les

32 Note de D.JBP : Pour marquer le passage à l’essentiel: cf. par ex. R.G.I,
p. 200, ligne 34, — p. 243, ligne 19, et p. 246, ligne 28.
33 Parue quand même en 1972. Cf. la note suivante.
38

dernières lignes de la IXème Lettre,34 — je ne sais pas si


vous avez une idée à ce sujet.)35
Je vais maintenant répondre à vos questions, ou
du moins à quelques-unes, car, comme vous le dites, ma
lettre risquerait de devenir une bibliothèque.
Dom Maurice36 m’a écrit au sujet du projet37 dont
vous m’entretenez : il craint que le traducteur italien fasse

34 La lettre IX de Hadewijch : sur l’union nuptiale de l’amour divin. Dom


Porion traduit ainsi : Que Dieu vous fasse savoir, chère enfant, qui il est et
comment il en use avec ses serviteurs, surtout avec ses petites servantes — et
qu’il vous absorbe en lui-même, dans les profondeurs de sa sagesse ! Là en effet
il vous enseignera ce qu’il est, et combien douce est l’habitation de l’aimé dans
l’aimé, et comme ils se pénètrent de telle sorte que chacun ne sait plus se
distinguer. C’est fruition commune et réciproque, bouche à bouche, cœur à
cœur, corps à corps, âme à âme ; une même suave Essence divine les traverse, les
inonde tous deux, en sorte qu’ils sont une même chose l’un pour l’autre et le
demeurent sans différence — le demeurent (à jamais). La difficulté réside
dans la dernière ligne : ende al eens beide bliven, ja ende blivende : tous
deux… le demeurent sans différence — le demeurent à jamais. « al eens » peut
signifier : « tout à fait de même, sans différence », mais peut s’entendre
aussi « en même temps ». En adoptant ce dernier sens les Pères van
Mierlo, Spaapen et van Bladel comprennent que les amants restent
« cependant (al eens) deux », peut-être pour épargner à Hadewijch tout
reproche de panthéisme. Mais un épithalame qui se terminerait par une
telle constatation, serait contraire aux lois du genre, depuis que les
amants, spirituels ou non, expriment leurs aspirations en prose ou en
vers . En outre, quelques lignes plus haut, Hadewijch dit en termes bien
clairs que Dieu et l’âme « se pénètrent mutuellement et de telle façon,
que chacun ne sait plus se distinguer » : elle ne fait que le confirmer dans
la phrase terminale. cf. Hadewijch, Lettres spirituelles ; Béatrice de
Nazareth, Sept degrés d’amour, traduction du moyen-néerlandais par Fr.
J.-B. M. P., Genève, 1972, p. 102-103)
35 Note de D. JBP : Het boek staat natuurlijk te uwer beschikking. Ik zou

het U gaarne sturen. (Trad. : Le livre est évidemment à votre disposition.


Je voudrais bien vous l’envoyer.)
36 Dom Maurice Laporte est né à Montfort-l’Amaury (Yvelines) le 3 août

1907, polytechnicien, il fit profession à la chartreuse de Sélignac le 1er


novembre 1931. Il y fut sacristain en 1938, maître des novices et vicaire
39

un bien mauvais travail s’il s’appuie sur la traduction du P.


Déchanet. C’est juste : le bon Père n’a pas de talent
littéraire, ni beaucoup de préparation (c’est un autodidacte,
longtemps Oblat à St André : il suffit de lire son bouquin
sur le Yoga pour se rendre compte, chez lui, me semble-t-il,
d’une certaine naïveté primaire). Mais on peut supposer
que le traducteur italien a plus de goût : toute la question
est là… Quant au texte de base, je confesse mon ignorance :
le plus simple ne serait-il pas que ce monsieur écrive lui-
même au P. Déchanet ? Celui-ci doit être toujours au
Congo. J’ai vu des notes de lui sur son apostolat, et je sais
par ailleurs qu’il est très occupé par la correspondance que
lui vaut sa qualité de maître Yoguin. Mais il est fort
aimable et prêt à rendre service. Une lettre envoyée à St.
André l’atteindrait sûrement.—Je le répète, tout dépend du
traducteur que vous avez en vue : est-il cultivé, dans ce
domaine, intelligent, doué d’un certain sens de la langue, et
capable d’application. S’il ne réunit pas ces qualités, il vaut
mieux le décourager.
Paul Paret38 m’a écrit à Noël : il était encore à
Düsseldorf, en attente d’extradition. Depuis, je n’ai plus de
nouvelles : l’extradition était imminente en décembre. J’ai
le cœur serré en pensant à ce que le procès sera pour lui
comme épreuve… Il faut prier pour ce malheureux enfant
— infantile de toutes les façons.

en 1943, procureur en 1947. Parti à la Grande Chartreuse, il y devient


maître des novices en 1951 jusqu’à 1975. Il y mourut le 11 octobre 1990.
37 Le projet d’une traduction en italien de la Lettre d’Or. Cf. plus bas la

lettre 12.
38 Note de gvd : Paul Paret était mon aide-bibliothécaire à Florence,

Vedana et Lucques. Dans un accès de folie il venait de tuer son père et


presque sa mère, l’année précédente.
40

La culture intellectuelle est-elle une distraction,


nuisible à la vie de l’esprit ? Il faut répondre par une
question. Si le miroir intérieur est net, tout ce qui s’y mire
s’y résout ; si je reste accordé à l’Unique, tout ce que je sais,
tout ce que j’apprends, conspire et consonne, — confirme
l’équilibre intérieur au lieu de le troubler. L’homme au
contraire est encombré, son information fut-elle
rudimentaire,39 s’il est chargé de ce qu’il sait comme de
choses étrangères, s’il n’a pas de vision qui les domine et
les dissolve. Tout dépend en un mot de ma fidélité au
silence divin, dont je sors seulement par l’inquiétude et
l’attachement ; ce qui me fait tort n’est pas la science, mais
l’impatience, ce qui trouble l’homme n’est pas ce qui entre
en lui, mais ce qui en sort. — Et pour autant que nous
sommes fidèles à cette immobilité, nous savons ce qu’il
nous convient de prendre ou de laisser : il est évident que
cela est relatif et que la mesure diffère selon les personnes,
les circonstances, les âges de l’esprit. En se faisant
chartreux par la grâce de Dieu, on renonce dans ce
domaine-là comme dans d’autres, à beaucoup de choses —
inutiles.
Vous me demandez si la spiritualité de Ruusbroec
est mieux adaptée qu’une autre à la vie monastique. Il me
semble que si l’âme est unifiée, si elle repose comme une
balance sur un Point intangible, elle s’adapte à toutes
choses et trouve ses tâches légères. La vie contemplative est
une grâce qui transcende les vocations et les états, et celui à
qui elle est impartie ne peut songer à souhaiter autre chose.
Qu’il obéisse à l’ordre de voir : toutes choses alors sont
pour lui transparentes, tout ce qui lui arrive est
bénédiction.

39 Note de D. JBP : notre information l’est toujours.


41

Je dois vous quitter, Vénérable et cher Père, pour


répondre aux questions (342 exactement) que la S.
Congrégation nous pose tous les cinq ans (Relation
quinquennale): je remets à une autre occasion les points de
votre et gentille et bonne lettre auxquels je n’ai pas donné
de réponse. Et je reste votre dévoué Confrère dans la paix
de Dieu.

Fr. J. Bapt. M. Porion

Want die hemelsche Vader wilt dat wij siende sijn,


want Hij es een Vader des lichts. Ende hier-omme spreect
Hi eewelijcke, sonder middel ende sonder onderlaet, in die
verborghenheit ons gheests een eenich grondeloes Woort
ende niet meer. Ende in desen Worde spreect hi Hem
selven ende alle dinc, ende dit Woort en ludet anders niet
dan : « SIET ! ».
Gheberst v kinnen, — Ghesoeket binnen — Vwe
eenuldecheit, — Ghi vendet daer — Vwen spieghel claer —
Altoes ghereyt.
Sonder middel, bloet — Te siene, dat es groet : —
Wel hem diet can…40

40Le Père céleste, en effet, veut que nous soyons des voyants, car il est
un Père de lumières : et c’est pourquoi il prononce éternellement dans le
secret de notre esprit, sans intermédiaire et sans cesser jamais, une
parole unique profonde comme l’abîme, et rien de plus. Et en cette
parole il se dit lui-même et il dit toutes choses. Et cette parole ne dit rien
d’autre que : VOYEZ. (Ruusbroec, Les Noces spirituelles , Livre 3,
Chapitre premier).
Si connaissance vous manque, — cherchez à l’intérieur — en
votre simplicité : là vous trouverez — le clair miroir toujours prêt.
Heureux qui possède — la vision nue et sans milieu, — il peut d’un seul
regard, — être vivifié. (Mengeldichten XIX de Hadewijch II)
42

12.– gvd à Dom Porion

Farneta , le 28-2-1963

…La traduction des Lettres de Hadewijch par


Spaapen-Bladel nous a été donnée par le Père René
Klinkenbergh il y a dix ans, quand il vous a fait visite à
vous aussi. Mais Dom Benoît Lambres l’a pris avec lui à
son départ de Florence en 1955. Vous pouvez me la porter
quand vous viendrez à la visite canonique après Pâques.
Au sujet de la traduction de la Lettre d’Or de
Guillaume de Saint-Thierry : le Père Gasparotto,
missionnaire combonien, n’est pas un spécialiste du Latin
du Moyen-Âge. Au début il venait ici à la bibliothèque
pour une documentation sur l’amitié. Il avait eu
connaissance du petit traité d’Aelred de Rielvaux, De
Amicitia Spirituali, et il avait cru utile de le rendre accessible
à un plus grand public. Ensuite il a traduit d’autres traités
d’Aelred et il pensait alors de traduire d’autres auteurs de
cette époque. Je lui ai proposé la Lettre d’Or. Mais à la suite
de votre avertissement nous avons examiné de près ses
qualités de traducteur. Elles ne sont vraiment pas au
niveau. Il a accepté notre avis.
J’ajoute quelques pensées sur la spiritualité
monastique. Nous aurons encore l’occasion d’en parler.
Comme on fait une collection de timbres-poste,
moi j’ai fait la collection d’ermitages sur le Monte
Eremitico, le Monte Pisano, qui se trouve devant ma
43

fenêtre. J’ai trouvé pour les siècles passés déjà 35 eremi avec
des données historiques sur presque tous.
J’ai fait aussi un petit carnet avec des citations de
votre introduction de Hadewijch d’Anvers et de mes propres
réflexions en vue d’une vie spirituelle selon cet esprit. Cela
me fait du bien. Si vous arriviez un jour à faire un
commentaire spirituel sur ces Mengeldichten 17-29 de
Hadewijch II, je vous serai reconnaissant de quelques
phrases-perles et quelques pensées sur ces poèmes, comme
vous l’avez fait dans votre dernière lettre.
J’ai découvert à la bibliothèque une vieille édition
de Jean de Saint-Samson. Je pense que vous êtes d’accord
que je m’y délecte de temps en temps. Car Henri Bremond
l’appelle « le Ruusbroec français ».
Je lis aussi la Philocalie pour autant que je trouve
les auteurs dans la Patrologie Grecque. Migne a trouvé ces
textes justement dans l’édition de la Philocalie de Venise ; il
la donne comme sa source. Pour moi une véritable
révélation ! Vous n’avez pas tellement de sympathie pour
cet hésychasme tardif, vous trouvez ces auteurs un peu
obsolètes ; mais si vous saviez combien de passages il y a
qui sont vraiment selon votre esprit ! Ces auteurs non plus
ne restent pas collés aux moyens et ils cherchent un but très
simple.
Dans un article sur Richard Methley je trouve la
confirmation qu’autrefois les chartreux aimaient bien ce
genre de spiritualité, ce que je ne trouve plus aujourd’hui.
N’ai-je pas lu quelque part que le Mirror of Simple Souls,
traduit par R.M., sera édité dans le texte original moyen-
français ? Malheureusement nous n’avons pas le texte dans
la série Orchard-Books. Cela m’intéresse beaucoup depuis
ce que j’ai lu de votre découverte dans Hadewijch d’Anvers.
44

13.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 19 août 1963

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai eu la gentille visite de votre frère et de M. van
Wees. Votre frère vous ressemble : je l’ai trouvé
extrêmement aimable.
Il m’a remis le numéro de RUIMTE,41 et j’ai été
surpris de nouveau de voir avec quel sûr instinct vous
aviez choisi un petit livre susceptible de m’intéresser ! La
conception même de ce symposium et l’ouverture
intellectuelle de plusieurs parmi les collaborateurs sont en
effet très sympathiques à mon esprit, — comme au vôtre
sans doute. Je n’y ai pas trouvé cependant l’intelligence de
la vie purement contemplative : c’est vraiment un secret
divin, que nous-mêmes n’avons jamais fini de découvrir en
contemplant ! Mais je n’ai pas encore tout lu. L’étude de
Bert Schierbeek sur christianisme et bouddhisme est bien
remarquable. — Quand j’aurai fini, à qui désirez-vous que
j’envoie cette brochure ?
Je vous remercie aussi de votre bonne lettre ; vos
remarques sur l’ouvrage du P. Bonzi42 m’ont intéressé et

41Revue néerlandaise, continuation de la revue ROEPING.


42 Umile Bonzi OFM.CAP, Santa Caterina da Genova, 2 volumes,
Marietti, Genova, 1961-1962. Il est agréable pour un lecteur cultivé qu’un
auteur fasse dans son texte quelque allusion qui fait appel à sa culture,
mais l’auteur ne doit pas ensuite expliquer dans une note tout ce qu’on
doit savoir pour comprendre cette allusion, car ainsi il suppose que son
lecteur n’est pas assez instruit. Une allusion à Quo vadis ? ne doit pas être
45

amusé ! Merci également des notes sur le MIRROR OF SIMPLE


SOULS. Mais vous me faites trois demandes qui requièrent
une réponse précise:
La première est facile à satisfaire: je vous prie de
trouver ci-joint le sermon que j’ai prononcé à Farneta.
La seconde question est celle que vous pose M. le
Secrétaire de Rédaction de ONS GEESTELIJK LEVEN: j’y ai
répondu sur une feuille séparée, selon mes lumières.
Mais la plus grave est la troisième…
Excusez la brièveté et la hâte de ces lignes : rien
n’est perdu pour moi de ce que vous m’écrivez.
Vous remerciant encore de tout cœur, pour la
visite, la lettre, le livre et l’amitié, je vous reste uni in Corde
Jesu

Fr. J. Bapt. M. Porion

(Feuille séparée sur le YOGA)


Lettre du Père A. Munsters msc, secrétaire de
rédaction de la revue spirituelle Ons Geestelijk Leven, à
GVD, 1963:
Je me permets de vous poser une question. Peut-
être connaissez-vous du P. Déchanet : Yoga pour des
chrétiens et La voie du silence. Je ne sais pas ce que vous en

suivie par une note qui explique que c’est un roman historique de
Henryk Sienkiewicz, qui a vécu de 1846 à 1916 et qui a écrit tels autres
livres et qui …etc. Toutes choses qui n’ont rien à faire avec Santa
Caterina de Genova. Ainsi il y a un long développement sur Hadewijch
d’Anvers et la traduction par Dom Porion, on ne sait pas pourquoi. Il
semble que le Père Bonzi a vidé tout son fichier dans son livre.
46

pensez. Selon moi, ces livres sont équilibrés et l’auteur


explique bien qu’il s’agit seulement de créer une condition
favorable pour la concentration de l’oraison ; rien de plus.
Mais laissant de côté la signification de ces livres,
on peut se demander : comment juger de la pratique, parce
que cela est toujours une toute autre chose. À moi, il me
semble que la vie active s’y combine difficilement.
Mais je me demande qu’est-ce que peut signifier
cette méthode pratiquement pour la vie contemplative : est-
ce vraiment une voie vers Dieu ?
Je pourrais difficilement répondre à cette question.
Le Père Déchanet fait croire qu’elle est assez
pratiquée, même dans les séminaires. Quant à moi, je
connais trois personnes qui l’ont commencée, dont deux
sont de vie active. Un d’eux ne la pratique certainement
plus, parce qu’il la trouvait trop compliquée, et des autres,
j’ai l’impression qu’ils n’en sont pas très influencés. Je
voudrais très volontiers savoir votre opinion à ce sujet.
47

La réponse de Dom Jean-Baptiste Porion :

I
Si on me demande ce que je pense du livre du R.P.
Déchanet sur le Yoga Chrétien, je me permettrai d’abord
d’en déconseiller l’introduction dans les cloîtres (et dans les
sociétés religieuses en général). Un peu de goût suffit, me
semble-t-il, pour justifier cet avis négatif : le style des
pratiques recommandées et celui de la vie monastique
« jurent » d’être accouplés (forment une dissonance pénible
et ridicule). Un moine, une moniale qui ne trouve pas Dieu
en chantant Matines, mais qui le trouvent en appliquant les
méthodes du P. Déchanet, par une demi-heure de
gymnastique immobile, la tête en bas et les jambes en l’air,
confesse évidemment, en ce qui la concerne, la faillite des
moyens monastiques ; et sans que le P. Déchanet l’ait voulu
ni compris, c’est cette faillite que son livre dénonce.

II
Telles pratiques, qui sont gracieuses et efficaces
dans un milieu donné (culturel et religieux), ne le seront
pas dans un autre contexte. Le P. Déchanet déplace l’accent
des conseils qu’il emprunte à la tradition brahmanique,
comme un homme qui prononce une phrase dans une
langue étrangère, sans s’apercevoir qu’il en modifie le sens.
Le yoga n’est pas fait pour être enseigné et divulgué de
cette façon. C.G. Yung, qui connaissait comme psychologue
et psychiatre bon nombre d’adeptes de ces pratiques
orientales, a remarqué en toute objectivité que les
Européens et les Américains n’arrivent presque jamais à les
manier correctement : s’il y a des pratiques salutaires pour
48

eux, ils doivent les chercher dans leurs propres traditions


religieuses et scientifiques.
Faire passer dans un domaine culturel et spirituel
l’héritage d’un autre, est une opération parfois possible
cependant, mais toujours délicate. Parmi ceux qui ont
essayé d’acclimater chez nous certains éléments des
techniques orientales de recueillement, je n’en connais
qu’un qui ait peut-être usé de la prudence et du tact
nécessaires : Lanza del Vasto. Or il s’est bien gardé d’écrire
un traité de yoga, à la Déchanet : il réserve sagement les
conseils que, d’après son expérience, il croit pouvoir
donner dans cette ligne, à l’enseignement individuel et
oral.

III
En Extrême-Orient, on a fait depuis longtemps la
critique des pratiques en question, en remarquant qu’elles
ruinent la contemplation dans la mesure même où l’on
compte sur elles. (C’est pourquoi au Japon il y a une
dialectique, au sein même du Zen, entre la tendance qui
conseille et celle qui déconseille les exercices de zazen,
certains Maîtres allant jusqu’à les bannir complètement). La
remarque la plus pertinente que j’aie lue à ce sujet est de
Ramana Maharshi : il note l’inversion que constitue la voie
de Patandjali : elle s’occupe d’abord des conséquences, —
des signes et des symptômes extérieurs de la santé
spirituelle.
Ce qui est normal, disait le Maharshi, est d’inviter
l’âme à découvrir d’abord sa certitude la plus haute — celle
qui illumine tout homme venant en ce monde —, à la fixer
et à la suivre : c’est elle qui vous fera agir, manger, respirer
et vous tenir comme il sied.
49

Mais s’asseoir, respirer, etc. à l’imitation des


extatiques ne constitue jamais qu’une base suggestive
artificielle, et produit finalement une caricature de
contemplation. Le yoga systématique correspond à une
phase décadente de la spiritualité hindoue.
L’homme est ainsi fait d’ailleurs que tous les
moyens qu’on lui applique, pour le troubler ou le guérir,
empruntent une grande partie de leur force à la suggestion,
y compris les drogues, — plus généralement et plus
franchement encore, les moyens appliqués à l’esprit
empruntent leur vertu à l’esprit. Ceci est justement
l’intuition psychologique la plus profonde de la pensée
védantique ou mahayaniste : la fonction essentielle des
moyens techniques est de nous révéler leur inanité.

IV
Les soutras de Patandjali, dont le P. Déchanet
reproduit servilement les prescriptions (sans en
comprendre les perspectives, me semble-t-il, et sans les
situer parmi les darshanas) reposent pour une part sur une
psychologie manifestement erronée. Il ne s’agit pas
simplement, pour Patandjali, de développer et de contrôler
la respiration, mais de retenir le souffle et de l’envoyer le
long de la colonne vertébrale, à travers les chakras, jusqu’au
sommet du crâne.
Si l’Occident peut apprendre quelque chose de ces
pratiques, c’est en les critiquant et en les reprenant dans sa
propre ligne. Des essais ont été faits en ce sens :
thérapeutique de respiration approfondie, diététique
naturiste, méthodes de détente et de concentration
mentale… Je crois qu’ils peuvent être développés et rendre
des services ; mais dans l’état actuel de ces recherches, je
50

n’en vois pas l’application dans le cadre monastique. Le


souci explicite de l’hygiène est facilement pathologique.
D’une façon générale, je tiendrais pour sage de parler
seulement de ces choses à des personnes qui, dans le cours
de leur vie intérieure, ont découvert d’elles-mêmes et sans
trop y penser, les avantages de certains comportements
physiques.
Le jugement que vous me rapportez de M. le Secrétaire de
Rédaction de OGL (« selon moi ces livres sont équilibrés et
l’auteur explique bien qu’il s’agit seulement de créer une
condition favorable pour la concentration de l’oraison ; rien
de plus ») — ce jugement s’applique aux intentions
innocentes du P. Bénédictin et fait crédit aux réserves que
lui-même exprime sur la portée de ses conseils. Mais je me
place au point de vue des résultats pratiques et des effets
psychologiques (dans un milieu cloîtré, spécialement) de ce
mélange hybride. Il me frappe surtout, je le répète, par son
manque de goût, et je pense que la faute esthétique traduit
une déficience du coup d’œil spirituel.
51

14.– Dom Porion à gvd

Rome, le 12 septembre 1963.

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai reçu votre bonne lettre, je l’ai lue et relue. Je
vous remercie de la confiance que vous me faites, et j’ai le
cœur serré en pensant que je devrai la décevoir de quelque
façon.
En ce qui concerne la visite de la famille
espagnole,43 vous comprendrez certainement que je ne puis
m’engager : il faudrait avant tout que j’en parle au
Vénérable P. Prieur. Et je dois dire que, d’après mon
expérience, cette forme de charité — dont je trouve bien
normal, et même très gentil qu’elle vous soit venue à
l’idée —, ne s’est jamais pratiquée dans l’Ordre. Mais
encore une fois, il faudrait que je cause avec le Vén.
P. Prieur : je ne puis même spéculer sur la chose avant cela.
J’ai bien réfléchi en présence de Dieu à ce que vous
me dites… De nouveau, la situation ne me permet qu’un
conseil, et je le donne du fond du cœur. Ce sentiment de
fatigue, ce rapide épuisement de ses forces dans la journée,
ce manque de goût pour tout ce qui se présente à faire dans
le cadre cartusien, — tout cela est une des formes de
l’épreuve cartusienne, de l’agonie à laquelle nous avons
consenti quand nous nous sommes jetés en Dieu, comme

43Un de nos confrères n’avait plus vu ses parents depuis qu’il était entré
au petit-séminaire quand il avait dix ans ! Et ils étaient trop pauvres pour
se payer le voyage. On a voulu les aider.
52

on se jetterait à la mer. La solution serait de le supporter


jour après jour en union avec Notre-Seigneur, de porter
comme une gloire obscure cette patiente consommation.
D’une façon ou d’une autre en Chartreuse, nous endurons
cette agonie ; et c’est en espérant contre toute espérance
qu’il nous est donné de concevoir en nous la vie éternelle
(au plus secret de nous-mêmes, — un secret pour nous-
mêmes souvent !).
Ce n’est pas à dire néanmoins que nous autres, ses
confrères, nous ne devions penser aux remèdes physiques
ou psychiques, s’ils s’en trouve qui puissent l’aider. Une
consultation du P. Groot44 ne pourrait faire que du bien : ce
prêtre m’a inspiré confiance. Je ne connais pas le livre du P.
Irala45 : d’après le titre, ce doit être une application de la
méthode Vittoz, que j’ai vue employer en Suisse avec un
succès relatif. D’une façon générale, je pense de ces
techniques à peu près ce que je vous disais du yoga : elles
produisent toutes un certain effet, en grande partie par
suggestion, — elles ne touchent pas aux profondeurs de
l’âme. Et tant qu’on reste dans la ligne cartusienne, on ne
peut pas en attendre une véritable solution : rien n’agit,
rien ne pénètre dans cette solitude entre l’âme et Dieu que
crée — ou que révèle la vie cartusienne, — solitude qui est
justement notre croix et notre résurrection commencée.
Ces paroles ne vous apprendront rien, ni à notre
confrère : elles vous sembleront génériques et inefficaces46 ;

44 Le Père de Groot SCJ était médecin-psychologue. Il venait chaque


année à la chartreuse de Pise pour examiner les candidats et aider les
autres qui voulaient le consulter.
45 Narciso Irala SJ : Il controllo del cervello nella vita psichica.
46 Note marginale de D. JBP : Elles désignent pourtant le seul ordre des

choses où j’ai trouvé moi-même secours, lorsque j’en ai eu besoin.


53

vous auriez besoin d’une direction pratique, et je ne suis


pas en état de la donner.
Si j’ai l’occasion d’aller à Farneta, je la saisirai et
nous verrons si, des conversations avec le Vén. P. Prieur,
avec notre confrère et vous-même, se dégage une
indication.
Le sermon latin avait été composé avant la
Visite47
; mais je fus étonné moi-même de voir comme il
semblait en être la conclusion.
J’enverrai RUIMTE à Dom Augustin Geurts48 : cela
lui fera sûrement plaisir, — et il le passera à Dom
Willibrord,49 qui est peut-être mieux préparé pour goûter
cette littérature spirituelle d’avant-garde. Avec mes amitiés
au Vénérable Père Vicaire…, je vous prie de recevoir, mon
Vénérable et cher Père, l’assurance de mes sentiments
fraternels
en Notre-Seigneur
Fr. J. Bapt. M. Porion

47 Voir à la suite de cette lettre.


48 Dom Augustin Geurts naquit à Rotterdam le 10 décembre 1927. Il fit
profession à la chartreuse de Pise le 8 décembre 1948 et fut ordonné
prêtre le 27 juin 1954. À la dispersion de la communauté néerlandaise de
Pise, il fut envoyé à Vedana en 1961, où il était sacristain en 1964. Il fut
envoyé hôte à Farneta en 1977 et y fut nommé sacristain l’année
suivante. Le 21 juin 1983 il devint vicaire des moniales de Reillanne et le
6 mai 1989 de celles de Riva et il est allé à Vedana avec la communauté
des moniales. Au Chapitre Général de 1999 on l’envoya à Portes.
49 Dom Willibrord Pijnenburg naquit à Boxtel (Brabant du Nord, Pays-

Bas) le 11 mai 1929. Il fit profession à la chartreuse de Pise le 6 octobre


1952. À la dispersion de la communauté néerlandaise il fut envoyé à
Vedana en 1961. Le chapitre général de 1965 le nomma prieur de
Calabre, convisiteur d’Italie en 1969 et visiteur en 1971. Il mourut en
charge le 21 février 1975.
54

Sermon à la Visite de Farneta, le 23 avril 1963 :

Venerabiles in Christo Patres :


Ut in Visitationibus nostris consuevimus, aliqua
verba vobis dicenda veniunt, de virtutibus quas apprime
colamus oportet, ut ad metam propositi nostri pervenire
valeamus. Non tamen vobis de singulari virtute hodie
sermonem faciam, sed de radice et fructu illarum virtutum,
de pace nempe, quæ ad perfectionem religiosam maxime
pertinet et nobis a Domino summopere commendatur.
Communitas nostra, ut spectaculum acceptum sit
angelis et hominibus in pace manere debet ; ita ut serenitas
animarum etiam foris eluceat et de mutua caritate
testimonium ferat. Quam tristis et mœstus e contra
adspectus conventus monastici, in quo dissentiones et
iurgia habentur ! Nec sperandum est, ut defectum pacis
abscondere valeamus, nam ex abundantia cordis os
loquitur et amaritudo, quam celare intendimus, intus
servari nequit, quin a multis percipiatur. Pax autem est
fructus caritatis qua Dei similes fiunt animæ nostræ.
Erramus enim, si pacem inter homines haberi posse
censemus, qui ex tepiditate spiritus vel duritia cordis de
alienis rebus nihil curant. Qui molestiarum inimicus est,
non propter hoc pacificus ; quin etiam, cum propria
commoda quærit, paci aliorum in multis adversatur.
Dissensiones acriores inter eos maxime nascuntur, qui nec
prælatos nec fratres honorantes, sibi omnia deberi
existimant. Ut in pace cum fratribus nostris vivere
possimus, gratia nobis opus est ; natura enim sævus est
homo qui se ipsum diligit et laborem spernit, quem propter
eum sustinent alii. Nemo misericors, qui crucem non am-
plectatur. Nec convictus homine iucundatur, qui seipsum
55

non abnegat : impatiens enim alienæ auctoritatis, sæpe nec


approbat, quæ in opinionibus aliorum vera sunt, nec ea
libenter agnoscit, quæ in vita eorum laudari merentur.
Quod proximum tam facile aggredimur et
lædimus, ab hoc maxime procedit, quod fratres nostros
iudicamus et defectus eorum condemnare posse credimus ;
qui tamen, si propriam infirmitatem melius attenderemus,
Dominum paveremus monentem : Nolite iudicare et non
iudicabimini. Quo minus perfectionem adepti, eo proniores
sumus ad alios carpendos, et æstimationem, quam de
nobismetipsis habemus, contemptu aliorum augere
conamur. Qua in re sedulo detegendæ sunt proprii amoris
insidiæ. Quoties experimus iudicia nostra, prout mani-
festantur, dissensiones steriles favere, vel in corde nostro
saltem impatientiam et rancorem gignere, certiores esse
debemus, hæc nec a Domino procedere, nec in regno eius
fructus dare posse. Opus enim iustitiæ pax. Quod dictum
Domini etiam ordine inverso usurpari potest, cum causæ in
spiritualibus sint ad invicem causæ. Iustitia opus est pacis,
nam ut recte iudicemus et æquas feramus sententias,
necesse est ut sedetur indignatio, ut animus sit serenus, ut
taceant passiones. Tunc denique verbum iustitiæ et
veritatis auditur, cum silent omnia et pacatus animus soli
Deo vacat. Dominus in Evangelio nos hortatur : ut Patri
nostri similes simus, qui pluit vel solem oriri facit super
bonos et malos. Inter homines enim sola iudicia iusta et
vera sunt, quæ a cælo descendunt, ab anima scilicet quæ in
Deo firmata est, et in luce eius omnia contemplatur.
Thaulerus, egregiæ doctrinæ prædicator, asserit
pacem a præsentia Dei inseparabilem esse : « Ubi pax,
inquit, Deus est ; ubi maior pax, plus Dei ; ubi pax perfecta,
Deus solus ». Quod de vera pace sane dictum sit. Iam
notavimus enim callositatem cordis, etiam si tranquilitatis
56

speciem præ se ferat, a pace toto cælo differre. Hæc nempe,


non solum cum amore et compassione in corde sanctorum
cohabitat, sed perfectio est ipsius caritatis. Nec timendum
est unquam, ne anima pacifica officia erga proximum
negligat. Sicut enim omnis homo in se divisus et
irrequietus, alios, etiam nolens, anxietate afficit, sic anima,
quæ vera pace gaudet, dum pacem diffundit, omnibus
apprime iucundum et utile præstat officium.
Pax ergo in societate hominum a pace interna
pendet, et hæc in tantum datur, quantum ipsæ animæ Deo
inhærent et Spiritu Sancto aguntur. Ut unusquisque in
intimo animæ Deum inveniat et a fonte omnium gratiarum
consolationem veram hauriat, hæc demum est conditio ut
inter nos firma pax regnare possit.
Dominus noster Jesus Christus, in ultima vigilia
antequam pateretur, discipulis suis et omnibus, quos in
ipsum credituros noverat, hereditatem sanctam assignavit
cum diceret : « Pacem relinquo vobis, pacem meam do
vobis ». Ex quo videre est, quanti fecerit pacem ipse
Dominus, quam ut munus divinum et pignus vitæ æternæ
dilectis suis impertitus est.
Ut donum Christi melius agnoscamus, ad exempla
sanctorum convertamur, qui terram bonam præbuerunt, in
qua verbum Domini centuplum redderet fructum.
Videmus eos pacem celebrasse, non quidem ut
exemptionem ærumnarum, sed ut thesaurum in mediis
quoque tribulationibus huius vitæ. Ad hoc spectat, nisi
fallor, exclamatio, quam Patriarcha noster sanctus Bruno
sæpe in ore habuisse fertur : « O BONITAS ! »
Singulare etiam testimonium adducere iuvat
beatæ Catharinæ Genuensis, quam vita heroicis virtutibus
insignis et doctrina sæpe approbata devotioni fidelium
commendant. Aiebat in fervore divini amoris se talem
57

pacem in corde, in mente, in ipso fundo animæ experiri, ut


crederet, si in torculari tanquam botrus uvæ premeretur,
nihil omnino e substantia sua exprimi posse, nisi pacem
simplicem et puram. Nec talem mirabimur confessionem in
ore sanctissimæ mulieris, si verborum Domini memi-
nerimus, quæ modo retulimus, vel sermonis prophetæ
dicentis : « Beati mites, quoniam possidebunt terram et in
multitudine pacis delectabuntur. »
Meditanda sunt exempla sanctorum, qui nos præ-
cesserunt in agone spiritus, quippe quæ pusillanimis
speciem bonam infundant. Nos autem, VV. PP. in Christo,
quos Deus, non meritis nostris, sed misericordia sua
vocavit, ut in Domo eius degeremus et cives efficeremur
Jerusalem cælestis, — cuius nomen Visio Pacis
interpretatur —, pacem animi et concordiam inter nos
servemus oportet, ut Deo dignum sacrificium offerre et
ipsum contemplari valeamus. Per speculum quidem et in
ænigmate, quamdiu in terris manemus, sed clarius de die
in diem, usque ad copiam beatæ visionis, ad quam nos
ducere dignetur qui Pastor est et Sponsus animarum
nostrarum, Dominus noster Jesus Christus. Amen.
58

(Traduction française)

Vénérables Pères dans le Christ.

Selon notre coutume dans nos visites, il nous faut


maintenant vous dire quelques mots des vertus qu’il
nous faut avant tout vouloir, pour pouvoir parvenir au
but de notre genre de vie. Aujourd’hui cependant je ne
vous parlerai pas d’une vertu en particulier, mais de la
racine et du fruit de ces vertus, à savoir de la paix, qui
importe au plus haut point à la perfection religieuse et
nous est tout recommandée par Notre Seigneur.

Notre communauté, pour être un spectacle agréable


aux anges et aux hommes, doit demeurer dans la paix,
de telle sorte que la sérénité des âmes apparaisse même
au dehors et porte témoignage de notre mutuelle
charité. Quel triste et lugubre spectacle est au contraire
la vue d’un monastère de moines, où l’on trouve
dissensions et disputes ! Et il ne faut pas espérer que
nous puissions dissimuler le manque de paix, car la
bouche parle de l’abondance du cœur et l’amertume,
que nous désirons cacher, ne peut se contenir à
l’extérieure, sans être perçu de bien des gens. Mais la
paix est le fruit de la charité, et par elle nos âmes
deviennent semblables à Dieu. Nous nous trompons en
effet, si nous pensons qu’il peut y avoir la paix entre
des hommes, qui par tiédeur d’esprit ou par dureté de
cœur ne s’occupent pas de leur prochain. Quiconque
craint la peine, n’est pas par là même ami de la paix ;
bien au contraire, en recherchant son propre bien-être,
on est contraire en bien des choses à la paix chez autrui.
59

Les dissentiments les plus aigus naissant chez ceux qui


estiment que tout leur est dû, alors qu’ils comptent
pour rien leurs supérieurs et leurs confrères. Pour que
nous puissions vivre en paix avec nos confrères, nous
avons besoin de la grâce ; car par nature est pénible
l’homme qui s’aime lui-même et méprise la peine
qu’autrui subit de son fait. Personne n’est
miséricordieux, qui n’embrasse pas la croix. Et en
conscience on ne se plait en un homme, qui ne se
renonce pas soi-même : car impatient en toute autorité
étrangère, il n’approuve pas souvent ce qui semble vrai
aux autres, et ne reconnaît pas volontiers ce qui est
louable dans leur vie.

Si nous attaquons et lésons si facilement notre prochain,


c’est que nous jugeons nos frères et croyons pouvoir
condamner leurs défauts ; et pourtant, si nous faisions
plus attention à notre propre faiblesse, nous craindrions
l’avertissement du Seigneur : Ne jugez pas et vous ne
serez pas jugés. Moins nous sommes avancés dans la
perfection, plus nous sommes enclins à reprendre les
autres et nous tâchons d’augmenter notre estime de
nous-mêmes par le mépris d’autrui. En cela il faut
diligemment discerner les ruses de l’amour propre.
Chaque fois que nous expérimentons que nos
jugements, tels que nous les exprimons, favorisent des
dissensions stériles ou engendre dans nos cœurs
impatience et rancune, nous devons être certains qu’ils
ne viennent pas de Dieu ni ne peuvent donner du fruit
dans son royaume. La paix en effet naît de la justice.
Cette parole du Seigneur peut aussi se prendre dans
l’ordre inverse, puisqu’en spiritualité les causes se
causent mutuellement. La justice est ainsi œuvre de la
paix, car pour que nous jugeons correctement et
60

portions des sentences équitables, il est nécessaire que


notre indignation s ‘apaise, que notre esprit soit serein,
que nous passions se taisent. C’est alors qu’enfin se fait
entendre la voix de la justice et de la vérité, quand tout
se tait et que notre esprit pacifié s’occupe de Dieu seul.
Dans l’Évangile le Seigneur nous exhorte à être
semblables à notre Père, qui fait pleuvoir ou se lever le
soleil sur les bons et sur les méchants. Car entre les
hommes seuls sont justes et vrais les jugements, qui
descendent du ciel, c’est-à-dire viennent d’une âme
affermie en Dieu et contemplant tout dans sa lumière.

Tauler, le prédicateur d’une science éminente, assure


que la paix est inséparable de la présence de Dieu : là
ou est la paix, dit-il, là est Dieu ; là où la paix est plus
grande, là Dieu est davantage ; là où la paix est parfaite,
là est Dieu seul. Cela est juste de la vraie paix. Nous
l’avons déjà noté en effet, un cœur de pierre, même s’il
présente un aspect tranquille, est absolument étranger à
la paix. Celle-ci en effet dans le cœur des saints non
seulement cohabite avec l’amour et la compassion, mais
y est perfection de la charité même. Il ne faut jamais
craindre qu’un esprit pacifique néglige ses devoirs
envers autrui. Car comme tout homme divisé contre
lui-même et inquiet, même à son insu, est anxieux, de
même l’âme, qui jouit d’une véritable paix, tout en
diffusant celle-ci, se fait utile et agréable à tous.

Ainsi dans la société humaine la paix dépend de la paix


intérieure et celle-ci est donnée dans la mesure où les
âmes adhèrent à Dieu et sont soumises à l’action de
l’Esprit-Saint. Que chacun trouve Dieu dans l’intime de
son âme et aspire ses vraies consolations de la source de
61

toute grâce, elle est la condition pour qu’entre nous une


paix ferme puisse régner.

Notre Seigneur Jésus Christ, dans la dernière veille


précédent sa Passion a fait ce legs saint à ses disciples et
à tous ceux qu’il savait devoir croire en lui, en disant :
Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. On voit
par là quelle estime a fait de la paix le Seigneur lui-
même, puisqu’il l’a attribuée comme un don divin et le
gage de la vie éternelle à ceux qu’il aimait.

Pour mieux reconnaître ce don du Christ, tournons-


nous vers les exemples des saints, qui ont offert une
bonne terre, où la parole du Seigneur rendrait au
centuple. Nous les voyons célébrer la paix non comme
une exemption des difficultés, mais comme un trésor
délectable et inépuisable de la divine bonté, dont ils
jouissaient même au milieu des tribulations de cette vie.
C’est le sens, si je ne me trompe, de l’acclamation que
saint Bruno, notre fondateur, avait souvent à la bouche,
dit-on : O Bonitas – Ô Bonté.

Sainte Catherine de Gênes nous aide en nous


apportant un témoignage particulier ; sa vie,
insigne par ses vertus héroïques et sa doctrine
souvent approuvée par l’Eglise, la recommandent
à la dévotion des fidèles. Dans la ferveur de son
amour de Dieu elle disait qu’elle expérimentait
dans son cœur, dans son esprit, dans le fond même
de son âme une telle paix, qu’elle croyait, si elle
était mise au pressoir comme une grappe de raisin,
que rien ne pourrait être exprimé de sa substance
qu’une paix simple et pure. Et nous n’admirerions
62

pas cet aveu d’une femme très sainte, si nous ne


nous souvenions des paroles du Seigneur :
Bienheureux les doux, car ils possèderons la terre,
et de celle du prophète : Ils seront réjouis dans une
grande paix.

Il nous faut méditer les exemples des saints, qui


nous ont précédés dans le combat spirituel, en tant
qu’ils donnent bon espoir aux âmes faibles. Nous
donc, vénérables Pères en notre Seigneur, que Dieu
a appelés non selon nos mérites, mais par sa
miséricorde, pour habiter sa maison et devenir
concitoyens de la Jérusalem céleste – dont le nom
signifie Vision de Paix – il nous faut conserver
entre nous la paix de l’esprit et la concorde, pour
pouvoir offrir à Dieu un sacrifice digne de lui et le
contempler, dans un miroir sans doute et comme
en énigme, tant que nous demeurons sur la terre,
mais plus clairement de jour en jour jusqu’à la
plénitude de la vision bienheureuse, à laquelle
daigne nous conduire le Berger et L’Époux de nos
âmes, Notre Seigneur Jésus-Christ. Amen.
63

15. Dom Porion à gvd

Rome, ce 18 mai 1964

Mon Vénérable Père en N. S.


J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre lettre du 13 et
vous en remercie. Le Miroir devrait paraître cette année : en
attendant je vous envoie le Reypens-Album.50 Certaines
choses intéresseront aussi le V. P. Dom Benoît Wallis,51 que
je vous prie de bien saluer de ma part.52 Si vous le voulez
bien, envoyez-le à D. A. Stoelen,53 quand vous l’aurez lu. —
Le Prof. Renzo Amedeo54 m’a communiqué ses travaux et
j’ai lu les procès de nos Bienheureux : saintes ombres, à
peine saisissables dans le brouillard de la légende ! — La
traduction de Schulze-Maizier55 ne vaut rien du tout : il
était national-socialiste et ne connaissait pas le sujet. — Du
B. Suso, il existe une traduction sérieuse du R. P. B. Lavaud

50 Mélanges en honneur du Père Reypens SJ, un volume de la revue Ons


Geestelijk Erf, de la Société-Ruusbroec d’Anvers, avec plusieurs articles
sur des sujets cartusiens.
51 Dom Benedict Wallis, 1903-1988, ancien maître des novices et prieur

de Parkminster.
52 Note marginale de D. JBP : Elckerlijck (Everyman) est-il finalemem de

notre Dorland ? Vous me direz à l’occasion ce que vous en pensez.


53 Dom Anselme Stoelen 1897-1971, moine de Parkminster, spécialiste de

recherches cartusiennes : les écrits de Saint Bruno, de Hugues de Balma


et de Denys le Chartreux, liturgie, horaire etc.
54 Prof. Renzo Amedeo : historien de la chartreuse de Casotto, des

bienheureux Odon de Novara et Guglielmo Fenoglio, dont on ne sait pas


grand-chose.
55 Schulze-Maizier, traducteur des sermons d’Eckhart.
64

O. P. (que je n’ai pas vue) : publiée à Paris vers 1950. Que le


Paraclet vous console et vous garde toujours !
Votre
Fr. J. Bapt. M. Porion
65

16.– gvd à Dom Porion

Farneta, le 5 mai 1964

… Après lecture de l’article de Dottoressa Romana


Guarnieri sur les Frères du Libre Esprit dans le dernier
fascicule du Dictionnaire de Spiritualité, j’ai absolument
besoin d’un antidote. J’ai copié de votre Hadewijch d’Anvers
tout ce qu’il y a en cet endroit, mais si votre lettre à cette
grand-inquisitrice contient d’autres remarques et se trouve
plus étendue, je serais très content d’en avoir quelques
extraits. L’exposé de Guarnieri est vraiment séduisant et il
serait facile de lire tous ces textes sous cette lumière. Avec
impatience j’attends l’extrait de Archivio Italiano per la Storia
della Pietà, volume IV (« Speriamo che non passi ancora
molto tempo per la pubblicazione », écrivent-ils, peu
encourageant.)
Entre temps j’étais plongé dans la lecture
d’Eckhart. Mon frère Sjef m’a cherché le petit livre de
Ancelet-Hustache que vous m’aviez prêté un jour en
français, mais qui m’a dit beaucoup plus cette fois parce
que je suis dedans. À la suite je voulais lire Eckhart lui-
même et il m’a acheté Meister Eckhart, Predigten und
Schriften, ausgewählt und eingeleitet von Friedrich Heer. Une
anthologie de traductions par Bindschedler, Bernhart OP,
Schulze-Maizier (!) et de la traduction-standard, avec une
introduction qui est vraiment déconcertante. Dans le
Dictionnaire de Spiritualité le Père Oechslin OP en dit :
« bon choix, mais introduction très contestable ». J’ai reçu
également, heureusement dans le texte original, Meister
Eckharts Buch der Göttlichen Tröstung und Von dem edlen
66

Menschen ed. Josef Quint, 1952. Mais après quelque temps,


je devrais me concentrer sur Tauler. Les Dominicains de
Lucques veulent traduire en italien leurs mystiques
allemands Seuse, Tauler et Eckhart, et ils m’ont demandé
de contrôler leur traduction du français en comparant avec
le texte haut-allemand. Cela me plaît évidemment. Seuse
aura la priorité à cause de son centenaire qui s’approche et
sa probable béatification.
Le « pro manuscripto » L’Ermitage, de Dom
de Chenevière a été très favorablement accueilli ici. Je
suppose que vous avez reçu aussi un exemplaire. On
l’appelle une seconde Lettre d’Or à notre Ordre.
Je comprend maintenant aussi mieux ce que
vous écrivez sur Lanza Del Vasto dans votre exposé sur le
Yoga. Je suis en train de lire son livre : Approches de la Vie
Intérieure, et je dois reconnaître qu’il s’agit d’une bonne
nourriture occidentale. L’auteur pourrait devenir un
véritable fondateur monastique moderne.
En octobre dernier, Paul Paret a pris de
nouveau contact avec ses connaissances à Farneta. Nous
sommes plus rassurés.
Le contrôle des articles cartusiens de la
Bibliotheca Sanctorum, que nous avons demandé de faire,
fonctionne désormais bien.
Avec une grande satisfaction j’ai lu la
conférence du Père Schillebeeckx OP sur la mentalité des
jeunes religieux. Je crois en fait que cela donne — tollatis
tollendis — la vraie image de la difficulté de la vie
religieuse actuellement, et ma propre difficulté. De mon
temps de Vedana, je trouve une note personnelle qui
semble le résumé de ces réflexions. Vous comprenez
comment j’étais heureux de trouver la confirmation de mes
67

pensées sur ce problème, mais que je dois confronter ici


tout seul. Du reste je trouve souvent, quand j’entre en
contact avec des personnes de dehors (Dom Tarsicius,
parents, clergé et religieux) que c’est comme inhaler de l’air
frais et l’ouverture d’une fenêtre sur la vraie réalité. Je me
trouve alors chaque fois soulagé et débarrassé, renforcé et
appuyé dans mes idées. Malheureusement, après quelque
temps la pression de mon entourage recommence, et on me
rappelle en parole et en atmosphère, que mes idées sont
delle idee sbagliate . Que j’étais content que Don Guglielmo
Vassallo56 est devenu prieur de Calci tel qu’il est ! Ici on
faisait bien la moue quand on a entendu la nouvelle. Ne
trouvez-vous pas curieux que ceux qui sont éliminés d’ici,
sont toujours bons pour devenir encore ailleurs prieur ou
vicaire, tandis que ceux qui peuvent rester ici, sont
incapables pour de telles fonctions ?
Entre temps je n’ai pas encore bien réussi de
suivre votre conseil de la dernière visite : de m’adapter aux
autres, de faire comme eux, de faire comme si. Cela heurte
vraiment ma sincérité. Selon mon sentiment ce serait
hypocrite. Il me deplaît que les autres croient que je pense
ainsi, que je sens, que je veux et que je fais ainsi. Je cherche
toujours à rectifier ce genre de malentendu, je veux

56 Don Guglielmo Vassallo naquit le 13 octobre 1909 à Campo Ligure.


D’abord carme déchaux, il fut ordonné prêtre à Gênes le 24 septembre
1933. Il commença son noviciat à la chartreuse de Vedana le 24 avril
1947, mais le termina à Farneta, où il fit profession le 25 avril 1949.
Nommé vicaire en 1951, il fut envoyé hôte à la Grande Chartreuse en
août suivant. Envoyé hôte à Montalègre le 24 juin 1955, il revint à
Farneta le 1er septembre 1957, pour devenir coadjuteur à Vedana le 24
février 1959. Le 7 juin 1964, il fut nommé prieur de Pise, mais envoyé
hôte à Porta Cœli par le chapitre général de 1967. Il revint à Farneta en
1972 et y devint vicaire le 17 juin 1973. Déposé en mars de l’année
suivante, il y mourut en 1992.
68

montrer comme je suis et comme je pense. Parce que ces


autres pensent et font justement différemment, on veut me
neutraliser et me faire taire. Je voudrais bien être moins
gênant, mais je ne réussis pas à cacher aux autres comme je
suis vraiment et encore moins à être comme les autres. On
n’absorbe pas ce qui est antipathique. Le support mutuel
dépend de la vie surnaturelle des uns et des autres, du
respect et de la compréhension (et de la peur pour la
contamination). Je trouve qu’en fait la chose est
supportable. Je crois que lentement la nouvelle mentalité
l’emportera, pour autant que cela est possible dans un
Ordre moyenâgeux et contemplatif comme le nôtre. Nous
ne cherchons pas la désaffectation, n’est-ce pas ?
69

17.– Dom Porion à gvd

Rome, le 9 avril 1965.

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Je n’ai pas répondu tout de suite à votre bonne
lettre, qui m’a pourtant bien intéressé. Avant de le faire, je
voulais prendre connaissance de l’article de Mlle Guarnieri
sur les Frères du Libre Esprit : je suis allé dans un
bibliothèque qui a le Dictionnaire de Spiritualité, mais le
fascicule n’était pas encore en lecture. Si vous le permettez,
j’attendrai une autre occasion (je pourrai toujours le lire à la
Gde Chartreuse dans quelques semaines) et je verrai alors à
quelle lettre vous faites allusion. Il est évident pour moi
que ses notions sur les voies intérieures et ses verdicts
d’hérésie sont ceux d’une personne de bonne volonté, mais
qui s’aventure imprudemment dans un domaine where
angels fear to tread 57, — où des prêtres en tous cas, aussi
qualifiés qu’elle comme historiens, procèdent avec
beaucoup plus de précaution, — et même, en ce qui
concerne le Miroir, avec sympathie déclarée. Je ne sais si ce
que j’ai écrit jadis à Melle G. vaut la peine d’être lu, mais
vous le communiquerai quand même pour peu que je croie
répondre à votre attente. Que celle-ci se prolonge ne
saurait, j’en suis sûr, vous faire perdre beaucoup.
Une autre raison qui m’a fait tarder dans ma
réponse, est ce que vous dites de l’article du P.

57 Alexander Pope 1688-1744 : où les anges n’osent pas mettre le pied.


70

Schillebeeckx,58 que le V. P. Dom Tarcisius m’a fait lire


jadis, et avec lequel je ne suis pas bien d’accord. J’en ai
rédigé une discussion, du moins j’ai commencé, et
finalement, je me suis résolu à vous écrire sans vous
l’envoyer, car au fond, vous savez aussi bien que moi ce
qu’il aurait fallu plusieurs pages pour exposer
passablement. L’exigence d’authenticité est une qualité,
une intimation du Ciel ; mais l’impatience et
l’extériorisation qui caractérise l’homme de notre culture, la
tendance à chercher l’authenticité hors de nous59 au lieu de
tenter d’abord sa réalisation en nous-mêmes (en « prenant
sur nous »), — c’est la vulgarité de notre temps et de tous
les temps. C’est l’attitude qu’il faut évidemment invertir si
on entend l’appel de Dieu à la vie contemplative, — et je ne
crois pas qu’il y ait de vie religieuse sans vie contemplative.
Non seulement vous le savez, mais vous le pratiquez : il y a
peut-être une légère exagération de votre part à vous
qualifier comme « un monstre d’adaptation »,60 mais je
reconnais bien l’effort auquel vous faites allusion dans ces
termes.
Mais il y a un point de votre lettre sur lequel je
tiens à vous exprimer mon accord. Vous avez évidemment
raison en ce qui concerne le prix de la franchise : faire
« comme si » on pensait ce que pensent les autres, est une
misérable solution. L’homme qui ne parle pas selon son

58 Il s’agit d’une conférence « Sur la sensibilité humaine et religieuse chez les


jeunes religieux » tenue à un congrès de maîtres des novices et directeurs
spirituels, aux Pays-Bas, 1963 (cfr infra lettre du 29 juillet 1966 avec
annexe).
59 Dans les changements des modes et des formes, dans la critique des

personnes.
60 « un monstre d’adaptation » : j’avais écrit « een monster van
aanpassing » espérant qu’il comprendrait mal le mot « monster » qui
veut dire « modèle » aussi bien que « monstre » !
71

intérieur n’a aucun intérêt, et rien de bon ne peut résulter


de cette dégradation de la parole. Dire ce qu’on pense est
un impératif de la nature et de la grâce. Mais naturellement
c’est le deuxième commandement : le premier est de penser
la vérité. La vérité est compréhensive, elle respecte l’être et
les êtres, elle est ouverte et patiente, elle crée l’harmonie en
nous d’abord, et de là autour de nous. Si nous avons
recours à la ruse, c’est que nous ne pensons pas droitement,
et si nos paroles sont blessantes, c’est faute de traduire la
vérité, — et souvent hélas ! nous faisons les deux fautes à la
fois, nous manquons de loyauté sans être vraiment
charitables ! La solution est une purification de la pensée,
une rectification du regard intérieur. Vous avez raison de
refuser toute hypocrisie, mais l’idéal que j’indique, qui est
le vôtre comme le mien, n’est pas facile à réaliser. j’en suis
très loin et ne m’en approche, me semble-t-il, qu’en faisant
large part au silence, à quoi nous invite notre vocation.
Je vous souhaite d’avance les bénédictions de
Pâques, les consolations de l’amitié divine, les joies de la
vision anticipée, et vous reste uni dans la paix de Dieu.
Votre
Fr. J. Bapt. M. Porion

Connaissez-vous ce fragment d’Héraclite: « Va !


pour chemin que tu parcoures en elle, tu ne trouveras pas
les limites de l’âme, si profonde est son essence ! »

YuchV peirataivn ok n exeroio, psan

poremenoV dn, otwbaqn lgon cei
72

18.– Dom Porion à gvd

Rome, le 30 avril 1965

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai reçu votre bonne lettre ; je vous remercie des
informations qu’elle me donne. Le cas de notre confrère me
serre le cœur, et les indiscrétions sont vraiment odieuses. Je
ne crois pas néanmoins devoir me rendre à Farneta : je n’ai
pas qualité du tout pour prendre une telle initiative, dont je
doute par ailleurs qu’elle soit bienfaisante actuellement.
Mais il est bon que je sois au courant : soyez certain que je
serai discret de mon côté.
Merci également pour la copie du D. S. et pour
l’article de ce journaliste si spirituel, Mr. Bomans, dont
vous m’aviez passé un livre charmant. « Rome is onleefbar
geworden » (Rome est devenue invivable) : il y a un certain
temps que je suis arrivé à la même conclusion, mais un
chartreux peut toujours s’évader à l’intérieur.
Je crois que votre cœur est un peu attaché à la
pauvre Marguerite, car vous êtes désolé quand on la
critique, surtout quand une série de saints se mettent à la
juger sévèrement. Pour vous consoler, je vous envoie, non
pas une lettre de moi-même, mais chose sans doute plus
intéressante, la copie d’une lettre de Mme Denis Boulet sur
le Mirouer. 61Je l’avais prêté à cette savante et pieuse
personne, professeur d’histoire de la liturgie à l’Institut

61Note marginale de D.JBP : J’ai dû faire une copie et vous envoie le


carbone. (Voir cette lettre à la suite de celle de dom Porion).
73

Catholique de Paris et spécialiste de sainte Catherine de


Sienne.
En ce qui me concerne, j’ai naturellement respect
et sympathie pour une expérience intérieure passionnée
comme celle-là, et pour le tragique destin de la
contemplative. Mlle Guarnieri est une érudite très
estimable, mais elle n’est certainement pas qualifiée comme
auxiliaire du Saint-Office : ses jugements sur les
contemplatifs du moyen âge accusés d’hérésie manquent
de l’objectivité, de la largeur de vues et des nuances
nécessaires. Elle s’est vue contredite d’ailleurs par le P.
Axters, son ami, et par le P. Ampe, dont vous m’avez
envoyé la recension du Mirouer. (Il ne croit même pas trop
à l’existence d’une « secte du libre esprit » !). — Des procès
comme celui dont Marguerite fut la victime ne méritent pas
non plus confiance : la vie intérieure est une grande
aventure et un mystère entre l’âme et Dieu. Il est tout
naturel que la plupart des gens n’y comprennent rien, —
même des gens plus fins et plus honnêtes que Guillaume
de Nogaret ! Ajoutez à cela qu’il est difficile de se taire
quand on croit avoir découvert le Paradis : il est inévitable
qu’il y ait, dans ce domaine, plus d’une erreur fatale.
Je ne puis affirmer cependant que la béguine en
question est orthodoxe. Toutes ses expressions me
paraissent défendables, dans le contexte même où elle les
emploie ; mais l’ensemble ne donne pas l’impression
d’équilibre que la fière et droite Hadewijch (celle des
Visions et des Lettres) laisse à son traducteur. Pour
Hadewijch elle-même, que le P. van Mierlo tenait pour une
sainte, les critiques de Fredericq et de Mlle Guarnieri ne
sont pas sans quelque base : le texte le plus inquiétant est la
Liste des Parfaits, à cause de la place qu’elle se donne à
elle-même et à ses sœurs contemplatives. Mais les
74

révélations de ce genre sont toujours embarassantes pour


l’exégète bienveillant : je trouve celles de sainte Françoise
Romaine, par exemple, que j’ai lues sur le conseil de Mme
Denis-Boulet, au moins aussi suspectes que la Liste des
Parfaits !
En vérité, nous ne sommes pas en état de juger ce
qui se passe dans le no man’s land intérieur de la vision et
de l’amour. Nous ne pouvons que deviner, et tenir ouverte
notre sympathie pour toute flamme humaine qui s’efforce
vers Dieu, — comptant sur la grâce pour rester nous-même
flamme droite et claire.
Qu’il nous soit donné de brûler ensemble
fidèlement. Je vous reste uni dans ce désir et vous assure
toujours de mes sentiments fraternels
en Notre-Seigneur
Fr. J. B. P.

« Een monster van aanpassing » est « ein Muster


(un modèle) der Anpassungsfähigkeit », et non pas « un
monstre d’adaptabilité »62 : je me demandais si vous
n’alliez pas me taper sur les doigts pour ma traduction
fautive : c’est par courtoisie que vous ne l’avez pas fait. —
En vérité, mon hollandais ne va pas loin.
(Texte en travers en marge) :
Notez encore que sainte Catherine de Gênes, cette
étoile de première grandeur, s’inspire directement et pour
une grande part de ces Laude de Jacopone (ou du pseudo-
Jacopone selon Mlle G.) qui font écho au Mengeldichten

62Note marginale de D.JBP : En tous cas pas « monster zonder waarde »


(échantillon sans valeur).
75

XVII-XXIX, et que Mlle G. considère comme des textes


typiques de la Secte du Libre Esprit.

Lettre de Mme Noële Maurice-Denis Boulet, du 4 décembre


1962 :
… Je viens d’achever une seconde lecture du
Mirouer et je crois avoir mieux compris qu’à la première,
mais dès celle-ci j’ai éprouvé l’éminente beauté de la
pensée et de l’expression. Il y a des passages bouleversants.
Malgré certaines longueurs, c’est plus direct, moins
verbeux et cependant plus approfondi, que le Dialogue de
sainte Catherine de Sienne. Peut-être aussi est-ce moins
revu par des censeurs. Cependant je ne suis pas d’accord
sur le fait que Marguerite est une mystique « sauvage »,63 à
moins que vous ne l’entendiez autrement que je ne l’ai
compris. Il me semble même qu’il y a, dans de telles
expériences et dans leur formulation, un inextricable
mélange de ce que vous appelez « l’éclair », le « loingprès »,
et d’une culture théologique, métaphysico-théologique
assez poussée. Je me demande (sans rien contester ni de
l’attribution à Marguerite Porete, ni des raisons de sa
condamnation) s’il n’y aurait pas profit, pour le spécialiste,
à scruter suffisamment la littérature théologique
contemporaine pour discerner le milieu. On est trop
spécialisé : les uns étudient les spirituels, les autres les
théologiens. Voyez par exemple à la p. 25-26, cette théorie
théologique (assez originale et fort belle, me semble-t-il) sur
le Saint Sacrement. Elle est très différente de celle de saint
Thomas (IIIa, q. LXXVI, a. V, VI, VII…) Des gens comme
M. Gilson (par exemple), qui savent les luttes théologiques

Note marginale de D.JBP : Je l’avais qualifiée ainsi en l’envoyant à


63

Mme N M.-D.
76

de l’époque, reconnaîtraient l’auteur, et qui sait si cela


n’éclairerait pas (hélas) certains aspects et certains motifs
de ce procès de l’Inquisition ? Par contre, on voit, p. 79, la
théorie (que je croyais purement thomiste et liée à l’idée de
l’individuation par la matière) de la différence spécifique
« des anges les ungs aux aultres, par nature, comme il y a
des hommes aux asnes… » Mademoiselle Guarnieri a-t-elle
considéré cet aspect-là, que je suis malheureusement
incapable d’élucider ?
Vous dites que Marguerite « est un peu
commère ».64 Elle l’est certes moins que mes chères
italiennes (les seules mystiques que j’ai étudiées un peu à
fond), Catherine de Sienne et surtout Françoise Romaine !
Plus encore que « le ton de la “persécutée” », je soulignerais
dans son apologétique un certain mode scolastique
d’exposition avec le goût littéraire du dialogue
d’abstractions, propre à l’époque, et chez elle tant de fois
savoureux ! Langue magnifique ! J’aurais voulu copier bien
des pages profondément vraies et émouvantes : vous voyez
que je suis admiratrice enthousiaste du texte (qui sera,
j’espère, vulgarisé, encore que, il le précise maintes fois, ces
choses supposent, pour être comprises, un milieu
préparé — et faudrait-il donc en revenir à admettre un
certain ésotérisme ?)
Pour l’histoire ou la géographie du texte, je
remarque les fleuves cités : Aise et Sene. Aise ne peut être
Aisne, l’n étant du radical essentiel. D’ailleurs l’Aisne n’a
rien à voir avec le Hainaut, qui n’est pas la Flandre, et vous
dites que Marguerite était de Valenciennes. Il me semble

64Note marginale de D.JBP : Je voulais qualifier ainsi une certaine


bavardise et une tendance à la récrimination.
77

que l’Aise est bien notre Oise, qui rejoint la Seine très près
de Paris, vers Pontoise à la fin de sa vie du moins ? …
78

19.– gvd à Dom Porion

Farneta, le 1er août 1965


…C’est une bonne chose que Dom Willibrord
Pijnenburg soit devenu prieur de Calabre. Cela donnera un
peu plus d’ouverture à la mentalité des jeunes. Dom Basilio
Caminada et Dom André Kokx en revivront. Ici également
la nomination de Dom Benoît Wallis comme maître des
novices est un soulagement. Des idées plus saines et de la
latitude. Un vent plus frais commencera à souffler. Avec
Dom Gabriel Lorenzi65 comme professeur, on en finira
lentement avec cette spiritualité dévotionnelle de petits
livres et d’images, pour revenir à nos sources pures et
monastiques.
À ce sujet, Dom Gabriel Lorenzi peut faire
beaucoup de bien. Il a des idées et peut les vendre autour
de lui sans choquer. Il m’a prié d’ajouter pour vous ce petit
exposé sur l’étude de la Sainte Écriture. Je lui ai donné un
aperçu historique d’auteurs cartusiens sur la spiritualité
monastique occidentale et de ceux du courant dionysien
(dont vous êtes le dernier). Il a opté décidément pour le

65 Don Gabriele Lorenzi naquit à Plauen (dioc. de Meissen, Allemagne) le


1er mai 1914. Prêtre à Trente le 2 avril 1938, il entra immédiatement chez
les jésuites où il fit profession solennelle le 2 février 1953, ayant une
licence de philosophie et de théologie. Il remplit les fonctions
d’aumônier militaire de 1940 à 1943, de ministre pendant 4 ans et de
supérieur de diverses maisons. Entré à la chartreuse de Farneta en 1959,
il y fit profession le 8 décembre 1964. Professeur, il fut nommé maître
des novices le 1er mai 1969. Il y joignit la charge de vicaire de 1974 à
1981. Il devint prieur de Calabre en 1985. Ayant obtenu miséricorde, il se
rendit le 31 mai 1993 à Évora où il a été nommé antiquior.
79

Western Mysticism. Cela ne m ’étonne pas. Il est tout à fait


ainsi. Depuis, il ne peut plus lire Denys le Chartreux, sinon
ses commentaires bibliques, où il est entièrement
occidental.
Il a examiné également ce petit manuscrit de la
bible que je vous ai montré un jour à la bibliothèque. Il en a
déterminé l’époque. Il demande s’il était possible de le faire
vérifier par quelqu’un à Rome. Le Père Prieur pourrait le
porter avec lui quand il ira en Calabre pour la visite
canonique, et le reprendre au retour. Au moins si vous
n’avez pas un autre moyen ou si vous préférez rien faire.
La provenance de ce manuscrit est : la Certosa di San
Martino di Napoli. Il est mentionné dans le catalogue de sa
bibliothèque, imprimé il y a deux siècles. (Dans ce
catalogue j’ai trouvé aussi la solution de l’énigme : d’où
avons-nous acquis le Thesaurus Antiquitatum Romanarum et
Græcarum, Petronius, Apuleus et d’autres auteurs peu
cartusiens.)
Mon frère Sjef m’a visité ces jours-ci, en route vers
la Grèce classique. Je lui ai dit qu’il pouvait se créer une
renommée en découvrant le Pseudo-Aréopage et en y faisant
des fouilles. Il était dans les nues pour Teilhard de Chardin
qui trouve des sympathies aussi ici à Farneta, au moins
pour le côté positif de ses idées. Je me demande qu’est-ce
que vous pensez de sa vision du monde. Est-il en
consonance avec votre spiritualité et vos pensées ? Ou bien
avez-vous collaboré à la préparation du fameux Monitum à
son sujet ? Il me fascine.
Le nouveau recteur du Collège Éthiopien, le Père
Optatus van Veghel OFMCap, est bien, si je ne me trompe
pas, un historien de la spiritualité des Pays-Bas.
La simplification de notre liturgie me plaît bien.
Mais je m’étonne qu’on ait tellement besoin d’explication
80

(votre lettre, la lettre du Définitoire) pour la faire accepter.


Est-ce que certains sont encore si en arrière et si peu
intelligents ?
Je suis en train de lire les Actes du Congrès
« L’eremitismo in Occidente nei secoli XI e XII » (Vita e
Pensiero). Intéressant sur le Monte Pisano, sur les
Chartreux et beaucoup d’autres sujets. Dom Maurice
Laporte y reçoit ses premiers coups. J’y trouve aussi un bon
texte à mettre sur la porte de la salle de bain : Pedes illoti,
manus neglectae, inculta cæsaries quasi quædam anchora est
monachi in cella iugiter permanendi.66 (Petrus Damiani, De
contemptu sæculi, PL 145, 278.)

66 Pieds sales, mains négligées, chevelure inculte sont comme une ancre qui

attache le moine à demeurer continuellement en cellule.


81

20.– Dom Porion à gvd

Rome, le 18 août 1965


Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,
J’ai reçu votre bonne lettre ; comme toujours, elle
m’apporte une série de choses gentilles, intéressantes,
amusantes et instructives… Mais elle soulève tant de
questions que je ne puis y répondre complètement.
Ci-joint, une lettre pour notre confrère et une autre
pour Dom Gabriel Lorenzi : ayez la bonté de les leur
remettre.
J’ai rédigé les demandes de pouvoir
d’indulgencier pour les deux prêtres de Zamora, et je les ai
portées ce matin à la Sacrée Pénitencerie : on n’a pas voulu
les accepter de ma main. Il paraît qu’ils doivent s’adresser à
leur évêque. Je suis désolé de ne pouvoir vous rendre ce
petit service: c’eût été un plaisir pour moi.
Pour le MS biblique : je ne sais à qui m’adresser, et
je ne me rends d’ailleurs pas bien compte de ce qu’il
faudrait demander comme expertise. Si le V. P. Prieur me
l’apporte, je l’examinerai et verrai si je puis trouver
quelqu’un qui l’étudie. Mais je dois vous dire que je n’ai
aucune relation dans ce milieu-là, et les savants ne se
chargent pas ainsi de travaux qui ne leur rapportent ni
argent ni réputation. Là aussi, je suis au regret !
Le succès du P. Teilhard est en lui-même un
phénomène digne de considération. Depuis quelques
semaines, un de mes amis trappiste me fait lire le P.
Teilhard à longueur de journée : je finis le gros volume du
P. Rideau, favorable et bourré de citations (La pensée du P.
82

Teilhard de Chardin, Seuil 1965). J’ai d’ailleurs lu jadis


plusieurs des volumes publiés, mais je les ai prêtés et
naturellement je ne les ai plus revus.
Je suis désolé de ne pas partager sur lui votre
sentiment, et celui de votre savant et aimable frère. J’ai
rédigé — mais non recopié — des notes critiques assez
étendues, en lisant le P. Rideau. Je me borne à vous
envoyer la feuille ci-jointe. Certains sont séduits par
l’aspect scientifique de l’œuvre du P. T. : j’ai moi-même un
grand respect pour l’esprit de la science moderne (son
exigence de rigueur, l’ampleur universelle de sa visée, le
caractère intérieur, central de son critère), mais je trouve
que la pensée du P. T. est très peu scientifique. Je pense
d’ailleurs que ce qui vous plaît chez lui est plutôt son
humanisme : aussi est-ce ce point seulement que je traite
dans ma feuille.
Ma réaction ne doit pas vous étonner, si vous
savez que le P. T. est absolument et totalement occidental,
et même agressivement anti-oriental. En lisant certains
textes peu connus ou inédits que cite le P. Rideau, on voit
qu’un aspect au moins de l’Évangile lui était intolérable : ce
que Simone Weil a appelé le trait taoiste de l’Évangile, —
l’intimation mystérieuse de la quiescence — (Considerate
lilia agri, quod non laborant neque nent… Estote sicut Pater
vester qui pluit super bonos et malos…)67. Pareillement,
L’accent érémitique dans le Nouveau Testament le
scandalise (Hæc est religio // immaculatum se custodire ab
hoc sæculo).68 — Il n’y a d’ailleurs pas que cela qui l’ennuie

67 Observez comment poussent les lis des champs : ils ne travaillent pas,
ils ne filent pas… Soyez comme votre Père qui fait tomber la pluie sur les
justes et sur les injustes… (Cf. Mt 6, 28 ; 5, 48.45)
68 La manière pure et irréprochable de pratiquer la religion, c’est … de se

garder propre au milieu du monde. (Jc 1, 27)


83

dans le christianisme : on a remarqué souvent l’éclipse que


subissent dans sa présentation les notions de péché (surtout
de péché originel), de rédemption, de grâce… Il a une
tendance à dissoudre la hiérarchie des moyens, non pas
dans une intuition de l’Essence divine, comme les
mystiques du Nord, mais dans le Tout (« esprit-matière »)
et son devenir global… Ce qui est fort différent.
Ne croyez pas que votre goût pour le P. Teilhard
risque de nous séparer : je suis sûr que dans votre
interprétation il est très sage et très gentil. Je demande à
Dieu de vous garder et de vous consoler toujours, et je reste
votre dévoué confrère en Notre-Seigneur.
JB.

Notes sur Teilhard de Chardin :


Je ne m’étonne pas que l’attitude traditionnelle des
ascètes envers la création et le monde naturel, — que
l’expression surtout de cette attitude laisse beaucoup
d’esprits peu satisfaits. Je ne suis donc pas surpris qu’on
goûte chez le P. Teilhard de Chardin une vive réaction
contre le mépris ou l’inintelligence des réalités de cet ordre,
dont la littérature religieuse semble souvent témoigner. Les
sentiments exprimés de la sorte ne correspondent pas à
mon expérience, — mais la réaction du P. Teilhard y
répond encore moins.
Il me semble que la vie contemplative fait
découvrir la beauté du monde et la valeur des êtres, en
même temps que la vanité de leur possession. À n’insister
que sur ce dernier point, beaucoup d’auteurs ascétiques
font soupçonner quelque infirmité du cœur ou de l’esprit.
Je crois que la cause en est justement dans un
rapport mal équilibré de l’effort moral et de la
84

contemplation. Le lutteur ascétique qualifie les choses dans


un but pratique, et les difficultés qu’il éprouve teintent ses
jugements parfois d’agressivité ou de rancune ; tandis que
le regard limpide embrasse les êtres en les dépassant. Le
même éclair qui nous en dégage nous les révèle : ils nous
disent leur secret en nous disant adieu. Le recueillement
des saints est sollicitude : ils cherchent les créatures en Dieu
parce qu’absents d’elles-mêmes, et pour les aider à se
trouver enfin. On ne se détache pas d’elles en les
méprisant, mais en reconnaissant leur face divine.
L’ouverture de l’œil intérieur mesure notre appréciation
des valeurs et des êtres, notre respect envers eux, notre
amour.
Mais je ne crois pas trouver chez le P. Teilhard de
cette pure intuition : tout autre est l’enthousiasme de
collégien qu’il manifeste pour les dimensions cosmiques,
les billions d’années que le monde a mis pour en venir où il
est, et les millions qui lui restent pour que le progrès
technique y rende la vie plus confortable et plus exaltante
(tel est son langage). Il conçoit le dépassement dans la ligne
de l’évolution et de la perfection technique, mais ne paraît
pas soupçonner celui de l’ contemplative. Sa
vision de la nature et de l’entreprise humaine reste
superficielle. Il fait mine d’ignorer les contradictions
internes qui limitent tout accroissement de puissance et de
richesse (asservissement aux moyens, rivalités, conflits,
vieillissement et mortalité). He is a bad cashier: takes the world
at its face value, as though there was no need of exchange.69 Il
méconnaît le caractère de signe de tout ce qui naît, fleurit et
meurt. — Je ne prends pas Goethe pour un disciple de
Maître Eckhart, mais tout de même, il a dit ceci, entre

69 Il est un mauvais caissier : il prend le monde à sa valeur apparente, comme

s’il n’y avait besoin d’aucun échange.


85

autres choses profondes : « J’ai composé des pièces de


théâtre, j’aurais pu tout aussi bien tourner des pots
d’argile : ce qu’on fait n’est jamais le symbole de la vie
intérieure. » Le Père Teilhard ne sait pas, semble-t-il, qu’il
en est ainsi de tout le faire cosmique et culturel.
L’orientation du P. T., cette confiance — vulgaire
aujourd’hui — dans les prochaines découvertes, les
prochaines inventions qui vont résoudre nos problèmes, est
celle d’un homme extraverti et actif : il ne sait que faire de
la tradition contemplative. Ce n’est pas seulement à
l’Évangile qu’il me paraît tourner le dos, mais aussi bien à
la sagesse grecque et orientale, dont l’Évangile a gardé la
ligne pour la prolonger jusqu’au cœur de Dieu.
Le P. Teilhard confond les perspectives du progrès
biologique, du progrès technique et celle du salut de
l’homme : il les fait coïncider pour la direction, le
processus, les étapes et la consommation. J’ai noté en lisant
le livre du P. Rideau un bon nombre de citations où cette
méprise se traduit en lourdes affirmations (« Morale et
machine ne peuvent progresser l’une sans l’autre », p. 241.
—« En régime de Cosmogénèse, le problème du mal, non
seulement devient soluble, mais ne se pose plus », p. 285.—
« Le Monde, la valeur, l’infaillibilité et la bonté du Monde,
telle est en dernière analyse la première et la seule chose à
laquelle je crois. » p. 150.)
Mais la rencontre de l’âme avec Dieu a lieu dans
un autre espace, dans une autre durée : le vol de l’esprit
n’est même pas d’une nature telle qu’on puisse le mettre en
parallèle avec les formes du devenir auxquelles voudrait le
lier cette théologie bâtarde. — Si je parlais comme
Hadewijch, je dirais que l’éclair d’amour ne peut suivre la
route de l’évolution ni celle du progrès, pour la simple
86

raison qu’il n’en suit aucune : il jaillit zonder middel 70 et


c’est en cela même qu’il est divin.

70 Sans moyen, sans intermédiaire.


87

21.– Dom Porion à gvd

Rome, le 29 août 1965

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Vous avez eu l’obligeance de me signaler
l’ouvrage tout récent L’EREMITISMO IN OCCIDENTE NEI
SECOLI XI E XII, et vous me disiez que l’une des
contributions dont est fait ce recueil — ou plusieurs ? —
touche de quelque façon au travail de Dom Maurice
Laporte.
J’ai feuilleté le gros volume dans une librairie, et je
ne me suis pas décidé à l’acheter en raison de son prix très
élevé. Mais pour peu qu’il intéresse Dom Maurice, celui-ci
voudra le voir : et en ce cas, je l’achèterai et le lui enverrai.
Voulez-vous me dire si cela vaut la peine, à votre avis ? Je
vous le demande maintenant, parce que je dois me rendre à
la Grande Chartreuse dans la seconde quinzaine de
septembre, pour la visite canonique : ce serait une occasion
de porter le volume à Dom Maurice, ou de lui en parler.
Je vous remercie d’avance, et me recommandant
toujours à vos bonnes prières, je reste votre dévoué
confrère
en Notre-Seigneur

Fr. J. Bapt. M. Porion


88

22.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 3 septembre 1965

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Je vous remercie des renseignements que vous me
donnez sur l’ouvrage concernant l’érémitisme, et de l’offre
que vous me faites gentiment de me le prêter. Il me semble
très probable que Dom Maurice sera au courant de tout
cela (par M. Bligny). Après lui en avoir parlé, je verrai ce
qu’il me convient de faire, — et pour lire éventuellement le
livre, s’il me convient de l’acheter ou de l’emprunter. Dans
tous les cas, je vous reste reconnaissant et vous assure de
mes sentiments fraternels
en Notre-Seigneur

Fr. J. Bapt. M. Porion


89

23.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 29 oct. 1965

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


C’est une grande gentillesse de votre part que de
m’avoir copié ces pages de l’OGE 71 sur les études
hadewigiennes, sur Marguerite, sur l’Imitation et sur le
Yoga. J’ai tout lu avec intérêt : je connaissais le recension du
P. Ampe sur le Miroer, mais tout le reste m’était nouveau.
Si je devais publier les traductions que j’ai faites
des Visions et des Lettres, je suivrais les indications données
dans ces extraits, et j’accepterais sans doute l’offre que vous
me faites de me copier encore d’autres pages. Mais je
n’envisage rien de tel. Le contact que j’ai pris avec cette
chère Béguine et avec ses sœurs me laisse avec elles dans
un rapport d’amitié. Elles font partie de ma constellation :
je tâche d’approfondir avec elles l’unique secret. — Le reste
(mes petits travaux) est un accident, sur lequel je n’ai pas
insisté pour lui donner figure de substance. Comme
chartreux, vous me comprenez !
Je reviens de Marienau : c’est une chartreuse plus
simple, plus sobre, plus rustique que nos maisons
d’autrefois. Cela est certainement un progrès, et tous en
conviennent. Mais quelque effort que l’on fasse en ce sens,
la vie cartusienne traditionnelle exige un pesant appareil.
J’ai vu mon Père Maître, Dom Gérard : en
vieillissant, je trouve qu’il s’est humanisé, comme notre
cher Dom Denis Houtepen. Ainsi, l’ouverture du Concile

71 La Révue de la Société-Ruusbroec : Ons Geestelijk Erf.


90

au monde moderne lui plaît. — Il est beau d’être ouvert


quand on a au cœur une certitude divine : en fait, ces deux
choses vont toujours ensemble, c’est le doute et la timidité
qui nous rendent avares de sympathie.
Merci encore de toutes vos attentions fraternelles !
Je vous reste bien uni dans la paix de Dieu

Fr. J. Bapt. M. Porion


91

24.– Dom Porion à gvd

31 oct. 1965

Mon Vénérable et cher Père en N.S.,


Je reçois votre belle carte : Je vous remercie de
nouveau de m’avoir communiqué vos notes, que je vous
renverrai dans quelques jours. — Oui, il convient de faire
passer l’OGE par Calci, me semble-t-il, avant que je le
reçoive. Je règlerai en tous cas volontiers la souscription.
Votre dévoué en N.S.

JB
92

25.– gvd à Dom Porion

Farneta, le 15 novembre 1965


Merci pour le retour de mes notes et pour les
belles reproductions de Rouault et de Picasso, qui
correspondent bien au caractère de ma galerie.
Content aussi des nouvelles sur l’humanisation de
nos deux ascètes néerlandais si acharnés, Dom Gérard
(Ramakers) et Dom Denys (Houtepen).
J’ai eu une déception au sujet d’une des étoiles de
notre constellation : L’extrait de « Il movimento del libero
spirito et le Mirouer de Marguerite Porete » est finalement
accessible, mais cela coûte £ 15.000, c’est-à-dire £ 50 pour
une page ! Ce n’est pas favoriser l’étude de la spiritualité en
Italie ! Je lirais chaque page avec regret en pensant que
quelqu’un m’a payé une telle somme pour cela. Quoi faire ?
93

26.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 30 novembre 1965

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai reçu votre bonne lettre et vous remercie de la
photo de la statue de notre chère Anne.72 Je l’ai lue en
allemand et j’ai conçu un grand respect pour elle et pour sa
relation avec Dieu. Si je me résolvais à la relire dans la
langue originale, je ferais usage de votre offre.
Le prix élevé de l’œuvre de Mlle Guarnieri m’a
mis dans la même perplexité que celle où je vous vois. J’ai
été feuilleter l’énorme volume dans une librairie : ce qui est
énorme est le volume complet (30000 £) : les « tirés à part »
du Miroer avec la préface de Mlle Guarnieri coûtent
seulement 15000 lires. Il y a à peu près 200 pages de Mlle
Guarnieri et 112 pages du Miroer magnifiquement
imprimées, 26 cm/ 35,5 format des plus malcommodes !
Malgré que le prix soit exceptionnel, je l’aurais
peut-être acheté : les ressources de la Procure Générale,
grâce à mes Socii, permettent de tels frais pour un objet
proportionné. Mais c’est justement cette proportion qui est
douteuse et qui me laisse pour le moment indécis. Le texte
du Miroer (112 pages), je l’ai déjà : Mlle G. me l’a donné. Et
le texte de sa longue étude préliminaire me paraît d’un
intérêt relatif, du fait que son préjugé en fausse

72La statue d’Anne Frank au Pieterskerkhof à Utrecht, par le sculpteur


Pieter d’Hont, 1959. J’avais offert à Dom Porion la lecture de son Journal
en néerlandais.
94

complètement la perspective : vous avez vu, en lisant OGE


que d’autres sont de mon avis, en particulier le P. Ampe.
En le feuilletant l’autre jour à la librairie, j’ai
retrouvé cette impression, —non sans quelque regret, car la
gentillesse de Mlle G. à mon égard est exceptionnelle.
Dans ces conditions, n’est-il pas plus simple de
faire relier le fascicule que j’ai ici, de vous le prêter à
l’occasion et de le donner finalement à l’archiviste de la
Grande Chartreuse ? Il faudra que je demande son avis à
celui-ci, — notre ami, Dom Bruno Richermoz.73 — Je pense
par ailleurs que le texte du Miroer ne va pas rester enfoui
dans cette collection presque inabordable : il doit prendre
place dans la littérature religieuse de langue française, et
même si je ne me trompe, parmi les classiques, pas bien
loin des plus grands. Il y aura une édition au moins pour
les honnêtes gens.
Je vous prie donc d’avoir patience encore. En
attendant, je vous envoie deux Picasso pour compléter
votre galerie de peinture moderne (modeste galerie, très
cartusienne, très gentille !) et je reste votre affectionné
confrère en Notre Seigneur.

Fr. J. Bapt. M. Porion

73Dom Bruno Richermoz est né le 8 novembre 1919 à La Varenne-Saint-


Hilaire (Seine), il fit profession à la Grande Chartreuse le 6 octobre 1946.
Nommé archiviste en 1961, il devint vicaire des moniales de Nonenque
en 1969 et de celles de San Francesco en 1973. Gravement atteint dans sa
santé, il fut envoyé hôte à Montrieux en 1985, et à Sélignac comme
maître des novices en 1987. Le 27 décembre 1991 il retourna à Montrieux
où il devint vicaire jusqu’en mai 2001.
95

27.– gvd à Dom Porion

Farneta, le 1er mai 1966


Voici mes dernières notes prises de « Ons Geestelijk
Erf » 1955-1965. Celles au sujet d’Eckhart sont faites
(comme auparavant celles sur Tauler et Suso) pour le Père
Bernardino de Blasio O.P. que j’aide dans sa traduction des
mystiques allemands, avant tout Suso, à cause de son
centenaire, cette année. Ce père est plus pour le spirituel
que pour l’étude ; il n’accepte pas facilement les résultats
de la recherche s’ils contredisent la tradition ou s’ils ne sont
pas suffisamment pieux. Pour lui les spuria doivent rester
sous le nom de l’auteur ; et il suffit que la traduction soit
alla buona, selon le sens, qu’elle soit édifiante. Je cherche de
le convertir. Il ne comprend pas suffisamment l’allemand et
encore moins le moyen haut-allemand. Il fait donc d’abord
une traduction sur des traductions « critiques » françaises
(Corbin pour Tauler, Lavaud O.P. pour Seuse), et moi, je
contrôle cette traduction italienne sur le texte original, en
mettant littéralement ce que celui-ci dit. Le Père ne sait pas
non plus bien le français, de façon qu’il commet de temps
en temps de vrais impairs (mais le Père Lavaud aussi !). Je
crois que nous arriverons à faire une chose acceptable. Il est
temps pour une traduction italienne des mystiques
allemands, car celles qu’on a fait datent déjà de quelques
siècles. Les Dominicains de la Réforme de San Romano de
Lucques, à laquelle le père appartient, cherchent de monter
quelque peu, par un retour à leurs sources spirituelles,
l’esprit et la ferveur de leur Ordre en ce temps de Concile.
96

Je suis encore hésitant pour son manque de


disposition à étudier la mystique allemande et les questions
connexes.
Je dois lui fournir tout pour l’introduction et les
notes, ce qui en soi devrait être son affaire à lui.
Un bon exemple d’une gaffe : Dans Bollettino di
San Domenico, febbraio 1966, il écrit un article : (Nel
centenario del Beato Enrico Susone, Il beato Enrico, maestro di
vita spirituale) sur le traité Delle Nove Rupi, (qui n’est pas de
Suso). Heureusement qu’il le savait. Il dit que c’est d’un
disciple de Suso, mais que toutes ces visions (une extase en
un seul trait, pendant plusieurs semaines !) sont de Suso
lui-même qui les a confiées à ce disciple (« la dottrina, dalla
critica interna, appare perfettamente sua, anche ad
litteram », a-t-il le courage de dire !). Ne sait-il pas que
Denifle, déjà au siècle passé, a mis ce traité sous le nom de
Rulman Merswin ? Tant pour la forme que pour le fond on
remarque, selon Denifle, une différence essentielle entre ce
traité et les écrits authentiques de Seuse, une différence
aussi patente que celle entre ces deux auteurs eux-mêmes.
Selon des documents dans Döllinger, Beiträge zur
Sektengeschichte, tome 2, p. 389-394 et J. Lor. v. Molsheim,
De Beghardis et Beguinabus Commentarius ed. G. H. Martini,
Leipzig, 1790, p. 255-261, Jean de Durbheim, évêque de
Strasbourg, dénonce déjà en 1317 (Seuse avait 20 ans et
Rulman Merswin 10) à l’Inquisition un livre du titre : De
novem rupibus spiritualibus. Cette espèce de manuel du Libre
Esprit (selon Guarnieri) aurait été écrit par Walter Lollard,
néerlandais, guru de la secte du Libre Esprit, condamné au
bûcher à Cologne en 1322 (selon Molsheim). S’il s’agit du
même livre que celui ci-dessus, il ne serait pas non plus
écrit par Merswin. Il serait intéressant si vous pouviez
avoir des éclaircissements sur cette question. Le père
97

Bernardino de Blasio est extasié par ce livre ; il m’a


demandé le texte original, probablement pour le traduire
un jour ! Il était évidemment déçu quand je lui ai révélé
toutes ces données. Je l’ai rassuré en disant que selon de
Père Ampe SJ la chasse aux hérétiques est une chose très
relative en ce siècle et que vous avez trouvé à la
Bibliothèque Vaticane un manuscrit du Mirouer copié par
Nicolas de Cues en personne. En tout cas, il sera désormais
plus prudent dans ses assertions.
L’autobiographie de Seuse est pour moi une
révélation. J’y ai reconnu jusque dans les plus petits détails
notre Père Vicaire Don Ilarione Casanova.74 Il l’a
certainement lu dans sa jeunesse et il a pensé que tout cela,
il devait l’expérimenter également : des chants célestes,
apparition des anges et des âmes du Purgatoire,
provocations du Ciel, exaucements arrachés et
illuminations sur l’Être Divin, etc. On y retrouve toute sa
naïveté, simplicité, amour juvénile, crédulité, manque de
sens critique. Mais aussi sa générosité et sa ferveur. Dieu
doit avoir beaucoup d’humour en voyant les effets de sa
grâce chez certaines âmes.
Au temps que nous pensions faire venir ici le Père
de Groot SCJ, prêtre médecin-psychologue, nous pensions
aussi au Père G.B. Torelli qui écrit des articles intéressants
dans la revue Anima e Corpo. Maintenant je vois qu’il a écrit
une introduction à la traduction espagnole de votre
Introduction à la vie intérieure. Le connaissez-vous
personnellement ?

74Dom Ilarione Casanova est né 1875 en Suisse. Il a fait la profession à


Bosserville (Nancy) en 1898. À l’expulsion il a été à Hain et à Pleterje, et
ensuite vicaire à Florence, où il est décédé le 29 janvier 1957.
98

Je me suis demandé plusieurs fois ce que vous


pensez des écrits de Dom Benigno Ghirardi. Maintenant je
vois dans le Dictionnaire de Spiritualité que vous les avez
bien lus, car je suppose que Dom Bruno Richermoz vous a
consulté pendant sa rédaction de cet article.
J ’ai lu aussi avec intérêt de 5e volume de Aux
Sources de la Vie Cartusienne. Mais Dom Maurice Laporte
reste un chauvin cartusien incorrigible. — J’ai trouvé
confirmé son soupçon que Sant’Antonino da Firenze
n’emploie pas le mot cartusianus dans notre édition de
1503 : il y a à cet endroit : carthusiensis.
Je vous remercie encore pour votre lettre du 30
novembre 1965. Un prêtre de Lucques, Mgr. Lazzarini,
s’était attelé à me chercher à Lucques le livre de Romana
Guarnieri, mais il appartenait aux livres qu’on ne veut pas
prêter. J’attends donc patiemment votre exemplaire du
Mirouer.
J’apprécie aussi beaucoup l’acquisition des deux
nouveaux Picasso pour ma galerie qui en est devenue
encore plus « cartusienne et gentille ». Je préfère pourtant,
au sujet d’une certaine beauté humaine, le réalisme au
cubisme (avec la conséquence que vous serez plus hésitant
de me contenter).
Depuis trois mois toute la maison est en émoi (au
moins la partie intellectuelle de la maison) pour un article
sur les chartreux que Don Giovanni Battista Briglio75 doit

75 Dom Jean-Baptiste Briglio naquit à Cleto (Cosenza, Italie) le 8


novembre 1924. Après un essai chez les dominicains, il entra à la
chartreuse de Farneta et y prononça ses vœux le 2 février 1947. Il fut
ordonné prêtre le 2 décembre 1951 et devint professeur de théologie.
Sacristain en 1971. Antiquior depuis 1976. Après avoir été vicaire dès
1985, il est devenu prieur le 7 mai 1988. Il a obtenu miséricorde au
Chapitre Général de 2001.
99

écrire pour le DIP, le Dizionario degli Istituti di Perfezione.


Pour certains ici, c’est un grand bien d’apprendre à
pratiquer la recherche cartusienne et de faire connaissance
de notre littérature ; mais tout doit être contrôlé, cherché,
épluché, examiné pour arriver à un résultat scientifi-
quement acceptable. Nous ne sommes pas Sélignac qui a la
renommée d’être une Université Cartusienne. La science
fabuleuse de Dom Aelred Hogg76 (comme novice il n’a pas
accès à la bibliothèque, il fait tout par mémoire !) nous rend
heureusement un grand service.

76 James Hogg est né à Birmingham le 10 mars 1931 d’une branche


cadette de pairs d’Angleterre. Ses études à Londres et à Cambridge lui
avaient acquis les titres de B.A., M.A. et bachelier en philosophie. Il
préparait un doctorat d’histoire à l’université de Fribourg (Suisse),
quand il prit l’habit à la chartreuse de Sélignac le 23 juin 1961. Profès le
24 juin 1964, il fut envoyé hôte à Farneta le 22 novembre 1965. Sa vraie
vocation étant la recherche historique, surtout en matière religieuse, il
quitta l’Ordre le 24 juin 1968. Professeur à l’Université de Salzbourg, il
dirige les ANALECTA CARTUSIANA.
100

28.– Dom Porion à gvd

Rome, 4 mai 1966

Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,

Le Vén. P. Prieur m’a remis votre gentille et


intéressante lettre, avec les notes, dont je ferai quelques
extraits et que je vous rendrai. Je suis un peu trop pris ces
jours-ci, et je vous prie de m’excuser si je vous réponds à la
hâte.

Il me semble que vous devenez fort érudit dans les


domaines qui retiennent votre attention, — l’histoire
cartusienne et celle de la mystique, surtout de la mystique
spéculative germanique. L’entreprise de ce traducteur77 de
Suso, qui ne prend pas la peine d’apprendre la langue, est
déconcertante : moi-même, comme traducteur amateur,
j’entends ma conscience qui me dit que l’on devrait laisser
ces travaux aux spécialistes. Cela vaut aussi pour le Père
Lavaud, germaniste amateur. L’expérience78 m’a appris
néanmoins que tout le monde, si bien préparé que l’on soit,
commet des erreurs en traduisant.

Je ne sais plus si je vous ai prêté (ou donné) les


Lettres de Hadewijch dans l’édition du P. Spaapen ? Le
R.P. Axters me persécute pour que je mette au point ma
traduction, que je la munisse d’une préface et de notes, et
que je la présente à un éditeur. J’ai repris en mains le texte

77Bernardino de Blasio, O.P.


78Note marginale de D.JBP : Non pas mon expérience — car je ne suis
pas bien préparé ; mais celle des autres d’après les traductions que j’ai
contrôlées.
101

du P. van Mierlo, qui traduit parfois en note, — ou dans le


commentaire. Je serais content d’avoir votre avis sur deux
passages, où il me semble qu’il se trompe : la fin de la lettre
IX79 et la fin de la lettre XXVI 80.

79 Note de D.JBP : Fin de Lettre IX dans trad. de Plassmann :


Seele in Seele, indem eine göttliche Natur in Wonnen beide
durchflutet, und beide ganz Eins in sich selbst : und Eins werden sie
bleiben, ja bleiben.
80 Note de D.JBP : Fin de Lettre XXVI :

Ach, warum lässt er mich so sehr um das Geniessen seiner und


der Seinigen dienen, um mich dann von ihm und den Seinigen
fernzuhalten ?
Ce Plassmann est infiniment moins compétent que le P.V.M. ; ne
doit savoir qu’assez mal le middelnederlands, commet une foule
d’erreurs… Et pourtant, dans ces deux passages, il me semble avoir
compris, tandis que le savant Jésuite, — et aussi le P. Spaapen, pour
autant que je me rappelle — ont dérapé, si je ne me trompe pas moi-
même !
Note de gvd : Hadewijch, fin de la lettre IX : cf. supra : lettre 30.1.63 ;
fin de la lettre XXVI : ay waer omme laet hi mi alsoe sere hem te dienne
ende te ghebrukene ende der sine, ende onthoudet mi dan van hem ende
vanden sinen ? Vaertwel ende levet scone! Dr. M.H.M. van der Zeyde
traduit: ach, waarom laat Hij mij eerst Hem zo dienen en genieten en de
zijnen ook, en houdt hij mij dan van Hem en van de zijnen verwijderd?
Het ga u goed; houdt het ideaal hoog! Dom Porion propose: Hélas!
Pourquoi me laisse-t-Il Le servir ainsi pour jouir de Lui et des siens, - et
me tient-Il ainsi loin de Lui et des siens ? Je vous salue encore, amie :
menez belle vie ! Dans l ’édition de sa traduction de ces lettres il
commente : « On voit que Hadewijch et la destinataire ont vécu jadis
ensemble, et que la séparation est une des causes de l’état de souffrance
où se trouve l’auteur : Notre exil et notre éloignement de l’Amour nous
affligent d’autant plus que nous ne pouvons jouir l’une de l’autre non
plus que de Lui. La lettre finit sur la même plainte encore : on est séparé
et on ne jouit pas de Dieu. — Si virile que soit Hadewijch — c’est une
qualité dont elle se trouve félicitée par un témoin céleste dans les Visions
— les tendresses et les soupirs tiennent assez de place dans ses lettres
pour trahir une plume féminine ».
102

Je dois faire en tous cas l’article du Dict. de Spir.


sur Hadewijch : il y a peu de choses aussi belles dans toute
la littérature spirituelle. Ou est-ce que je cède à la
déformation professionnelle, à la partialité du traducteur ?

Pour le reste, je vous dirais que Mlle Guarnieri,


finalement, m’a gentiment fait cadeau de son ouvrage, texte
et introduction. Je vous le porterai à la Visite. Nous
parlerons de Das Schweisstuch von Veronika,81 et d’autres
sujets…

En attendant, je vous reste uni dans la


reconnaissance envers Dieu, qui nous a appelés à le
contempler un peu dès ici-bas.

Votre

JB

81Dans les années ‘50, à Florence, Dom Porion nous avait prêté Das
Schweisstuch von Veronika (Le Suaire de Véronique) de Gertrud Von Le
Fort. Je voulais le relire.
103

29.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 29 juillet 1966


Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,
J’ai bien tardé à vous renvoyer les notes tirées de
OGE que vous aviez bien voulu me prêter pour la seconde
fois. Je devais vous envoyer aussi les réflexions que la
lecture du P. Schillebeeckx m’avaient inspirées à Farneta :
tout cela ne pressait pas, et je le remettais d’un jour à
l’autre. J’espère que l’exil de vos notes n’a pas eu
d’inconvénients pour vos études, et je vous prie en tous cas
de m’en excuser. Ces manuscrits vous arriveront sous un
autre pli, recommandé.
J’ai presque tout relevé de ce que vous aviez pris
dans OGE. L’étude de P.C. Boeren, parue en 1962, sur
Hadewijch et Henri de Breda, est chose que je devais
connaître et dont je devrai tenir compte pour l’article du
Dictionnaire de Spiritualité. Je pourrais sans doute lire
l’article même dans les Bijdragen tot de Ned. Taal en
Letterkunde, qui sera je suppose à l’Académie Hollandaise
de Rome ; mais il me suffit de savoir que la conclusion est
probable, et qu’elle est en faveur d’un floruit, pour notre
mystique, entre 1220 et 1240. Par contre, si je dois publier la
traduction des Lettres, il faudra absolument que je lise
l’article du P. Stracke paru en 1959 dans OGE sur la XIIème
Lettre, qui serait adressée justement à Henri de Breda. À
priori, il semble difficile de prouver une chose pareille,
mais le P. Stracke m’apprendra toujours quelque chose.
La fierté est un trait de physionomie spirituelle de
Hadewijch, doublement remarquable par la couleur qu’il
104

donne à tout son témoignage et par le fait qu’on ne le


rencontre guère ailleurs avec une comparable intensité (je
ne vois que Catherine de Gênes, qui ressemble à Hadewijch
sur ce point,82 comme sur d’autres). J’ai remarqué l’intérêt
que vous aviez porté vous-même à la recension de l’étude
du P. Marcel Braun dans OGE 1961, que vous avez
entièrement copiée. Toutes les recensions du P. Ampe sont
intéressantes : celle-là est d’ailleurs assez critique, et elle
fait penser que le P. Braun, jeune jésuite, s’est aventuré un
peu imprudemment dans ce domaine difficile et secret.
Vos notes sont tirées des années 1955, 1959, 1961,
1962, 1963. Puis-je en conclure que vous n’avez rien trouvé
qui valût d’être noté dans les années 1956, 1957, 1958, 1960
et 1964 ? Pour 1965, ayant ici le premier n° de OGE 1966, je
vois dans la précieuse Literatuuroverzicht que le P. Stracke
y a publié une étude sur la rencontre mystique entre
Hadewijch, Ide Nivelles et Béatrice de Nazareth. Encore
une lecture indispensable, sur un sujet qui d’ailleurs
m’intéresse vivement.
On doit se limiter pourtant : c’est une sagesse
élémentaire, même si l’on n’était pas contemplatif — et tout
homme doit l’être ! Il suffit de voir ce qu’avale un érudit et
ce qu’il produit, — ce que produisent les spécialistes
notamment en philologie et en histoire, pour y discerner les
symptômes d’une légère folie. Il y a là un effort pour être,
pour embrasser le réel, évidemment incapable d’aboutir
dans la direction où l’on s’est engagé, et qui dans la
conscience inévitable de sa vanité, se prolonge par une

82Note de D.JBP : et Marguerite,—qu’en avez-vous fait ? — et Mechtilde


de Magdebourg. (gvd : Qu’en avez-vous fait ? Dans mon transfert de
Farneta à Marienau, Juin 1966, j’avais pris avec moi le grand livre de
Marguerite Porete, comme lecture de voyage, seul livre que l’on a le
droit de porter avec soi.)
105

sorte de comédie. — J’ai souvent pensé cela en voyant les


kilomètres de revues savantes sur les rayons des grandes
bibliothèques.
Hadewijch pourtant m’intéresse comme une amie :
étudier minutieusement un auteur nous en apprend
davantage que de nous étendre numériquement, mais le
rapport familier que je crois ressentir avec elle est dû sans
doute à une affinité indépendante de l’étude. Le fait que je
la connais de trop près, et le fait aussi qu’elle est naïve et
franche à un degré exceptionnel (se passant probablement
de directeur théologique), me rend difficile, si je dois écrire
sur elle, de la présenter avec le vernis hagiographique et
doctrinal habituel en pareil cas. C’est dans les Visions
surtout qu’elle trahit un accord imparfait entre sa vie
morale et sociale (être la plus vertueuse…) et son expérience
contemplative, qui est celle d’un baiser de Dieu, sans
comparaison ni explicitation. — Si d’autre part, je mets
l’accent sur le trait « Sauvage »83 que j’y discerne, je
limiterai le nombre de lecteurs susceptibles de s’y
intéresser. Conflit de devoirs !
Quant aux aspirations que le P. Schillebeeckx prête
à ses jeunes amis, il me semble être d’accord avec vous.
L’accord de la nature et de la grâce, la rencontre nuptiale
qui leur donne de se reconnaître l’une en l’autre, est le
terme de la vie contemplative, et toutes nos voies montent
vers lui. Mais dans le grand bruit qui se fait aujourd’hui
d’ouverture au monde et d’appréciation de ses valeurs, je
ne reconnais ni la pudeur de ce mystère, ni sa patiente
approche, ni le pressentiment de l’heure silencieuse où il
s’accomplit.

83 Note de D.JBP : féminin et enfantin


106

J’espère que vous n’avez pas trop souffert du


passage de Farneta à Marienau : si vous m’en assurez, ce
sera pour moi une consolation. De tout cœur je vous
souhaite les meilleures grâces, la lumière et la liberté
intérieure que notre vocation nous promet, et je reste votre
dévoué confrère
dans la paix de Dieu

Fr. J. B. M. P.

P.S. : Mes respects au Vén. P. Prieur, je vous prie, et à mon


Pére Maître, Dom Gérard.
107

Réflexions sur la conférence du R.P. Schillebeeckx :

Les qualités que le R.P. Sch. attribue en bloc à la


« jeunesse moderne » — passion de la sincérité et
discernement de l’essentiel (opposé au relatif) —sont les
suprêmes vertus de l’esprit. Là où elles se trouvent, sont les
savants et les contemplatifs, les génies et les saints ; là où
elles manquent, règnent la sottise et l’ennui.
Que la « jeunesse moderne », par une grâce du
Ciel, se trouve mieux pourvue de ces vertus que les
générations précédentes, est a priori improbable. Il faut se
garder, en général, d’attribuer des qualités de cet ordre à un
ensemble historique, ethnique ou géographique. « La
jeunesse moderne » est naturellement, quant au niveau
intellectuel et moral, le résultat moyen des influences
culturelles : ceux qui savent s’en affranchir sont rares, en
tout temps et en tout milieu. C’est pourquoi le discours du
P. Sch. devrait commencer par une analyse des tendances
de notre culture à dominante technique. Analyse qui ne
saurait être menée sans un effort singulier de réflexion, car
il est difficile d’être objectif à l’égard d’un phénomène dans
lequel nous baignons.
Je dis que cette culture est dominée par le progrès
technique. Une des conséquences de celui-ci et de son
accélération inévitable, est la ruine des conventions. La
critique des hiérarchies et des structures est devenue
extrêmement aisée, grâce à la circulation des informations,
au brassage des représentations, à la vitesse accrue des
changements de perspective. Mais la critique du relatif n’a
de valeur que si elle repose sur une intuition plus nette de
l’absolu. Si elle résulte d’un processus extérieur et quasi-
108

automatique, comme c’est le cas chez l’immense majorité


de nos contemporains, elle n’a d’autre effet que de
remplacer une convention par une autre, en restant sur le
même niveau. Que le préjugé dont on est prisonnier soit
progressiste au lieu d’être traditionnel, ne change rien à
l’asservissement de l’esprit et ne le rapproche nullement de
la vérité libératrice.
Le progrès spirituel est toujours une percée directe
et personnelle à travers les apparences et les signes, vers la
réalité ineffable. Il n’y a pas de processus culturel qui
produise de soi l’affranchissement de l’âme. Le résultat
négatif de celui auquel nous assistons est de jeter bas les
structures idéologiques et sémantiques, les formes, les
canons, les croyances sur lesquelles s’appuyait l’homme
d’hier, sans lui procurer pour si peu une liberté
authentique. Cet état de désarroi a été naturellement
signalé par divers observateurs, religieux ou sceptiques. Ils
ont relevé, entre autres conséquences, le vide axiologique,
l’absence de critère intérieur chez les générations
montantes, leur inaptitude au recueillement, leur agitation,
leur manque de résistance à l’ennui, à la privation, à la
douleur. Tout cela est noté aussi par le P. Sch., mais il ne
semble pas voir que si un homme est appelé à la vie
contemplative, il doit opérer une conversion à l’égard des
tendances en question, d’autant plus nécessaire que celles-
ci sont plus impérieuses et plus insidieuses dans le milieu
où il a grandi.
Les observateurs auxquels je pense, qui examinent
en caractériologues le développement dont l’homme est
devenu le sujet,84 ont relevé que la vacance intérieure,

84Note de D.JBP : Notamment : J. Ellul, G. Marcel, F.J.J. Buitendijk, J.


Huizinga, K. Loewith, Th. W. Adorno, M. Horkheimer, H. Arendt, C. S.
Lewis.
109

provoquée par la critique passive (automatique) de toutes


les valeurs, a pour conséquence une extrême labilité
mentale : les foules modernes sont la proie de courants
d’opinion, contre lesquelles elles n’ont aucun recours. Cette
culture extériorisante, distrayante et hédoniste, ne peut pas
être admise comme background normal pour la vie de
l’esprit, encore moins pour une vocation comme la nôtre,
qui exige une patiente éducation du regard et de toute la
personne à l’attention spirituelle.
Þ
Un exemple des résultas décevants de la critique
relativisante, répandue, sans effort spirituel correspondant,
par le progrès technique, est le changement d’attitude à
l’égard de la sexualité. Ici aussi, le témoignage
d’observateurs sans base religieuse est intéressant. Adorno
et Horkheimer notamment ont constaté que la ruine des
tabous n’avait pas produit la libération qu’on en pouvait
espérer, du fait que d’autres artifices imposent aux jeunes
hommes le type d’érotisme exigé par notre culture,
spécialement par les circuits commerciaux : la suggestion
exercée par le système y rend très difficile
l’épanouissement d’un clair amour. La publicité
intentionnelle ou automatique est une « autorité » presque
irrésistible, la tyrannique vulgarité qu’elle répand est à
l’opposé de l’authenticité. Une sexualité saine suppose en
effet une redécouverte personnelle de la nature profonde :
le droit rapport de l’homme à lui-même ne peut se fonder
que sur un droit regard vers Dieu. — Aujourd’hui comme
hier, les amants —les amants de Dieu et les autres —
doivent quitter le siècle et fuir le monde pour trouver leur
vérité.
Þ
110

La démythisation est un cas particulier du même


problème. Il est devenu facile, pour n’importe quel homme
cultivé, de relever l’aspect légendaire de telle péricope
évangélique, — ou de toutes les péricopes, si on pousse
assez loin le procédé. Il n’est besoin d’aucune vigueur
intellectuelle pour ce genre d’analyse, elle s’accomplit par
simple acquiescement : la perspective relativiste, qui
s’impose à nous du fait que nous vivons dans le climat
actuel, agit comme un solvant à l’égard des images sacrées.
Il faut être peu lucide pour ne pas prévoir la fin de
l’opération : les valeurs héritées fondent à vue d’œil dans
ce réactif emprunté. La critique scripturaire ainsi conçue est
un genre littéraire, — et de tous les genres littéraires, le plus
inapte à porter l’inspiration. Ceux qui s’y adonnent, en
réalité, ont déjà transféré leur foi à un critère d’occasion,
qu’ils croient scientifique et donc irrésistible, sans avoir
éclairci son origine, sa nature, sa portée. Il est curieux, ici
encore, de voir des penseurs sans appartenance
dogmatique ni intention religieuse, comme C.G. Jung ou K.
Jaspers, signaler aux protestants et aux catholiques la
sottise qu’ils commettent en dévaluant leurs Écritures,— en
remplaçant leurs mythes sacrés, transparents et efficaces,
par des mythes opaques et stériles. Si on appelle mythe, en
effet, une représentation qui a besoin d’une grâce et de son
accueil en nous pour laisser paraître la divine vérité, on
peut appliquer le mot à toute chose exprimable : la
démythisation à la mode est une manœuvre de cerveaux
puérils, qui ne soupçonnent ni l’étendue du problème, ni la
direction du regard à qui sera donné de dépasser la lettre,
inspirée ou profane. La lire jusqu’au fond unique et
limpide est l’œuvre du contemplatif : il n’y a d’exégèse
universelle et définitive qu’en profondeur.
111

Parmi les structures hiérarchiques et les traditions


consacrées, celles qui servent de cadre aux Ordres
monastiques sont évidemment parmi les plus sujettes à
laisser paraître de faibles fondements : un souffle critique
de peu d’insistance suffirait à les emporter. Cette fragilité
même est un défi à notre délicatesse. En vérité, la vocation
contemplative suppose un respect lucide, — un regard qui
plonge à la fois au delà de ces formes et de celles qui
pourraient les remplacer. Elle se reconnaît à cela même,
que l’âme n’a plus souci de modifier les appareils ou les
apparences, mais de purifier l’œil intérieur.

Ý
À chaque fois que l’homme est en présence d’un
obstacle, il peut envisager deux solutions : changer les
choses ou se changer lui-même. L’Évangile enseigne que la
première voie assure une liberté précaire, et finalement
illusoire, tandis que la seconde — celle de l’humilité, de la
douceur et de la transparence de l’âme — nous livre le Ciel.
Cette sagesse du Christ confirme et consacre une sagesse
immémoriale. « L’homme vulgaire s’en prend aux autres ;85
l’homme noble s’en prend à lui-même », — ainsi s’exprime
Confucius, pour ne citer que cette source parmi tant
d’autres de la tradition orientale et hellénique.
En fait, les deux ordres de solution alternent et
composent dans notre vie : il est impossible de s’en tenir
absolument à l’une des deux. Mais la vie du salut (de la
contemplation et de la vision bienheureuse) est celle dont
l’Évangile marque le sens ; l’autre méthode ne peut
conduire qu’à des palliatifs, — dont l’accumulation et la

85 Note de D.JBP : On dirait mieux: « S’en prend au reste… »


112

succession constituent le monde, dans l’acception


scripturaire du terme.
La technique, du moins dans l’orientation qu’elle a
prise en Occident, est la recherche des solutions du second
type (palliatifs). La rapidité et l’étendue de ses conquêtes
exercent sur tous les esprits, et plus encore sur les
sensibilités une influence déterminante : aidés, nourris,
formés par elle, nous participons tous à l’illusion contre
laquelle l’Évangile nous met en garde de façon si
résolument opposée au courant de cette culture (« Quid
proficit homo, si lucretur… » « Quis potest addere cubitum… »
« Considerate lilia agri, » etc.)86
La nouveauté de la situation néanmoins est toute
relative et la situation existentielle de la personne humaine
n’a pas changé, qui a toujours eu à choisir entre ces deux
attitudes, et toujours préféré la seconde lorsqu’elle suivait
l’appel de Dieu.
Le P. Sch. relève bien chez les jeunes gens
d’aujourd’hui une tendance plus marquée à la critique des
choses et des personnes : il la donne comme une qualité de
cette génération, qu’il ne s’agirait point de juger ou de
contrarier, mais à laquelle il conviendrait d’adapter les
institutions. Cette neutralité devant un choix essentiel est
en elle-même énigmatique : le R.P. a-t-il cessé de le croire
nécessaires, ou juge-t-il adroit d’en atténuer l’intimation ? Il
est clair en tous cas que la conception même sur laquelle
repose le projet monastique, avec les points cardinaux de
stabilité, d’obéissance et d’humilité filiales, est opposée à
l’attitude qu’il semble trouver admissible, comme avocat

86 Que sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il perd ou se ruine lui-même.

(Lc 9,25). Qui d’entre vous peut, en s’en inquiétant, ajouter une seule coudée à
la longueur de sa vie. (Mt 6,27). Observez le lis des champs, comme ils
poussent : ils ne peinent ni ne filent. (Mt 6,28).
113

de la jeunesse. Un candidat qui frappe à la porte de la


Chartreuse, ou d’un autre monastère, avec le propos de
modifier ce qui ne lui convient pas, au lieu d’en accepter les
contraintes pour se sanctifier, n’a évidemment aucune idée
de la vocation ; et c’est presque une plaisanterie de nous
avertir que cette disposition est prépondérante chez les
aspirants de la dernière vague. À l’égard des formes et des
coutumes, la critique de la critique est une attitude pacifiante
et libératrice, faute de laquelle aucune maturation de la vie
contemplative n’est possible.
De façon plus générale, faire porter l’exigence sur
le changement des choses plutôt que sur la réforme de soi-
même, n’est aucunement caractéristique de la jeunesse, et
pas davantage de la modernité : c’est la tendance invariable
de la vulgarité, — celle que l’on doit combattre chaque jour,
non seulement pour tendre à la perfection selon Rodríguez,
mais pour ressembler si peu que ce soit à un gentleman.

Ý
Une des formes encore de la requête d’authenticité
que le P. Sch. considère comme nouvelle et apprécie
positivement, est celle qui concerne les Supérieurs. Les
jeunes Religieux, nous dit-il, regardent moins la dignité que
la personne, et c’est le niveau de celle-ci qui compte pour
eux. Une telle attitude, généralisée, aurait pour résultat de
donner aux relations hiérarchiques, dans la société
religieuse, un caractère affectif, sujet aux changements de
perspective de l’expérience et de l’humeur. Sans même
parler de l’objet propre des vertus de foi et d’obéissance,
l’autorité fondée sur le prestige personnel est infiniment
plus lourde que celle qui résulte d’une consécration. Entre
un supérieur qui joue son humble rôle de supérieur, et un
autre qui se fait valoir comme homme, la sagesse et le bon
114

sens choisiront souvent le premier. Le formalisme, en


religion et ailleurs, a pour fonction (au moins secondaire)
de préserver la pudeur et la liberté des âmes. L’attaquer
comme un mur de prison, c’est méconnaître, en même
temps qu’une valeur surnaturelle, une constante historique
et sociale. En ceci de nouveau, la pratique religieuse est
d’accord avec cette sagesse séculaire, humble mais
précieuse, qu’on appelle courtoisie.

Þ
J’ai dû parler en passant des aspects négatifs du
progrès technique : il n’y a pas lieu de relever ici ce qu’il a
apporté de précieux à l’humanité, et les promesses qu’il
paraît obtenir. Chaque siècle a sa grâce, et celle du nôtre me
semble particulièrement digne de gratitude pour un
contemplatif. Mais comme toujours, la grâce offerte est
cachée et submergée par l’abus que l’homme en fait.
L’orientation de notre technique, à maints égards, est anti-
spirituelle parce qu’elle est anti-scientifique, — anti-
technique. L’homme moderne, avide de changement et de
mouvement, de trucs et de drogues, et serf de cette avidité,
n’est pas le résultat nécessaire du progrès, mais la preuve
que ce progrès a été exploité à rebours de son esprit propre.
Dans la pure ligne technique, les solutions élégantes sont
des simplifications, la redécouverte de l’immédiat. Compris
et suivi, comme il l’est en quelques points, le progrès
technique87 reviendrait aux sources de la vie, restituerait la
nature à elle-même et dégagerait en nous le miroir du ciel.
Gandhi et Lanza del Vasto ont bien vu que pour
redresser le courant de notre civilisation, il fallait s’en
dégager. Ils n’ont pas rendu justice, me semble-t-il, aux

87 Note de D.JBP : Progrès de la mesure (en étendue et en exactitude)


115

amorces positives qu’on y peut reconnaître, mais, sur


l’essentiel, ils ont bien jugé : seule la pratique de la
contemplation, avec l’ascèse qu’elle commande, peut
s’opposer à la corruption de la culture : il n’y a d’espoir
pour le monde que chez ceux qui savent le quitter.
L’étroitesse de nos vues est liée à l’inversion, dont
nous souffrons depuis la naissance jusqu’à l’heure
nuptiale : tant que nous tournons le dos au soleil intérieur,
nous ne voyons que des reflets de la réalité divine. C’est à
ces ombres incomplètes, mouvantes et déformées que le
nom de mythe convient en vérité.
Le mouvement d’accueil de la grâce qui amorce
notre redressement, se nomme conversion. On ne peut
naturellement esquisser une psychologie des vocations que
dans la perspective de l’épistrophé et de la métanoia : du fait
qu’elle est absente de l’exposé du R.P. Sch., son essai me
semble porter à faux et n’éclaire que faiblement ce qu’il
étudie.
Parler de la conversion ne me convient guère, ne
l’ayant guère réalisée. Je laisse donc la parole à celui de nos
amis, qui en a tracé la ligne de la façon la plus pure et la
plus gracieuse :
Die dit verstaen sal, hi moet sins selfs ghestorven
sijn ende in Gode leven, ende keeren sijn aenschijn tot den
eewigen Lichte inden gronde sijns gheests, daer haer die
verborghene waerheit sonder middel openbaert. Want die
hemelsche Vader wilt da wij siende sijn, ende hier-omme
spreect Hi eewelijeke sonder middel een eenich woort,
ende dat woort en ludet anders niet dan: SIET !88

88 Note de D.JBP : Texte apparenté de Hadewijch : Nu verstaet die


innicheit van uwer zielen, wat dat es : ziel ; ziele es een wesen dat
sienleec es Gode ende God hem weder sienleec. Br. XVIII. (Comprenez
116

(Celui qui veut comprendre ces choses doit être


mort à lui-même et vivre en Dieu ; puis se tourner la face
vers la lumière éternelle qui lui fond de son esprit, là où la
vérité cachée se révèle sans intermédiaire. Le Père céleste,
en effet, veut que nous soyons voyants, car il est un Père de
lumières : et c’est pourquoi il prononce éternellement dans
le secret de notre esprit, sans intermédiaire et sans cesser
jamais une parole. Et cette parole ne dit rien d’autre que :
VOYEZ. [Ruusbroec, L’ornement des noces spirituelles, Livre
III, chapitre I])
Farneta, mai 1966

aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L’âme


est un être qu’attend le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est
visible. [Hadewijch, Lettre XVIII])
117

30.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 1er août 1966


Souvent je pense à vous, plongé que je suis dans
Margarita Porete, que j’ai pris sous le bras dans mon
voyage (je n’osais pas la faire suivre a piccola velocità avec
mes autres papiers, qui sont heureusement arrivés aussi). Je
n’avais pas encore écrit pour vous dire comment je vais, car
j’avais tellement à écrire à gauche et à droite, et je voulais
attendre d’abord votre réaction sur la conférence de
Schillebeeckx. Vous-même ne semblez pas trouver
beaucoup de difficulté de reprendre la vie normale après
des voyages, même lointains, des fréquentes visites
canoniques. Moi, je ne suis pas bien habitué à ces troubles
et il faut du temps pour me retrouver dans mon élément.
Cela quoique cette fois tout soit selon mes rêves et mes
désirs ; je n’ai aucunement souffert.
D’abord une réponse à vos questions : des années
1955-1965 de la revue Ons Geestelijk Erf je vous ai noté tout
ce qu’il y avait sur Hadewijch. Dans les années qui ne sont
pas dans ma liste, il n’y avait rien.
Continuation 11 septembre : J’espère que ma carte
postale vous a donné de la patience jusqu’ici. Il m’était
impossible de finir cette lettre. La correction indispensable
des livres de chœur et mon travail comme secrétaire-
épistolaire de Dom Jean-Marie Rusch89 après son attaque
cérébrale ne m’ont pas laissé de temps.

89Dom Jean-Marie Rusch est né à Stuttgart le 6 août 1897. Il a fait la


profession à Hain le 8 décembre 1926. Il y a été Maître des Novices.
Ensuite, pendant la guerre, coadjuteur à San Francesco, procureur à
Calabre. À Florence en 1954 il a été sacristain et en 1957 vicaire. Au
118

Nous avons lu que pendant la dernière session du


Concile, le journaliste français L.H. Parias a eu une
conversation avec un moine contemplatif. Cela ne peut être
que vous, ou bien y a-t-il d’autres moines contemplatifs à
Rome ? Les réponses sont dans votre style.
Entre temps j’ai beaucoup réfléchi sur moi-même
et sur mon entourage. Comme vous savez déjà, mon départ
de Farneta ne m’a pas fait souffrir, et pouvoir aller vivre ici
dans une nouvelle chartreuse sans ces fanfreluches
italiennes correspondait bien à mes rêves. Il m’a seulement
étonné (et aussi hautement à plusieurs de mes confrères là-
bas) que je devais partir de Farneta. Et vos bons conseils à la
visite canonique, comme aussi ceux du P. Prieur et de Don
Gabriele Maria Lorenzi à mon départ, m’ont semblé
complètement inutiles à mon arrivée ici. J’avais
l’impression d’être entré ici dans un Ordre tout à fait
différent, et je me disais : je n’avais donc pas tort d’être
comme je suis. Je ne peux pas échapper à l’impression que
quelqu’un à Farneta a dramatisé la situation (comme je
vous ai reproché à la visite d’en avoir été trop
impressionné). Mais je peux comprendre que certaines
vieilles tantes se sentent plus tranquilles sans ma présence.
Tant mieux pour moi !
Le P. Prieur ici me plaît énormément, comme vous
me l’avez prédit ; et je l’ai déjà fait rire en disant qu’on
l’aurait renvoyé dix fois de Farneta pour ce qu’il m’a dit
dans ce peu de temps ! À chaque récréation il dit aux moins
trois choses qui auraient gravement scandalisé les gens de
là-bas. Je ne l’écoute même pas avec déplaisir quand il est
quelque fois un peu critique et pense autrement que

moment de fermer cette maison il a été nommé recteur. Ensuite il est allé
à Hain. Et à la suppression de cette chartreuse, en 1964, il partit à
Marienau, où il est décédé en 1970.
119

j’aurais attendu. Il commence de plus en plus à donner


raison aux réflexions de certains anciens. Et je le supporte
bien. Vos conversations, votre jugement sur la conférence
de Schillebeeckx, ma lecture de revues néerlandaises, mes
contacts avec mes parents, Dom Gérard Ramakers et autres
travaillent dans mon esprit. Dom Albert Häne trouve
également que Sch. excuse trop les jeunes ; il pourrait
admettre ici et là qu’il s’agit de vrais défauts de ces jeunes
religieux et pas seulement de tendances que les anciens
devraient comprendre. Il a trouvé votre exposé magnifique,
mais il trouvait quand-même que vous broyez un peu trop
du noir. Que vous soyez tellement contre la
démythification l’étonne, car cela nous semble nécessaire
en une certaine mesure, pour sauver la Bible même. Mais à
cause des nouvelles de l’Église, surtout aux Pays Bas, lui
non plus ne peut plus entendre parler de « l’homme
d’aujourd’hui » et de ses besoins de tout déboulonner. Les
autres plus jeunes ici trouvent l’image de Sch. assez
correcte et s’y reconnaissent, mais évidemment pas cent
pour cent, autrement ils ne seraient plus chartreux. Ils ont
du reste leurs propres pensées et ils sont suffisamment
critiques pour ne pas tout accepter ou pour y trouver un
danger. Ils sont donc disposés à vous écouter, quoiqu’ils
trouvent que vous êtes un peu sévère et trop critique. Aussi
le P. Prieur vous trouve plus pessimiste et conservateur
qu’autrefois. Est-ce l’âge, ou bien votre fonction ? Dom
Gérard disait que vous défendez fortement les points de
vues des autorités romaines.
Moi-même, je cherche à comprendre ce que vous
voulez dire. Je vous trouve plus acceptable que les
élucubrations des ultra-progressistes qu’on vous a fait
copier à Farneta pour me les soumettre comme choses que
j’avais propagées comme mes propres convictions. Il faut
120

savoir que dans ces cas, je ne faisais que montrer ce que


disent chez nous ces anciens prêtres et séminaristes qui
dominent tous les médias « catholiques » et qui inquiètent
les bons fidèles, qui jusque là croyaient servilement ce que
dit monsieur le curé. Beaucoup de ces publicistes n’ont pas
le courage de sortir de l’Église ou ne le veulent pas, pour la
détruire de l’intérieur. On parle d’une démolition projetée
d’avance par certains théologiens et maintenant froidement
appliquée. On pourrait ainsi perdre tout goût pour ce qui
est nouveau, bien qu’un renouvellement soit bien
nécessaire. Il faut rester circonspect, attendre
tranquillement et attentivement. Je ne croyais plus en la
possibilité d’un schisme, après tout ce que nous avons vu
dans l’histoire. Mais on voit que c’est encore bien possible :
ou bien il y aura une apostasie massive ou bien une
nouvelle Réforme.
Dom Gérard me poursuit avec ses gentillesses, ses
conversations, ses souvenirs de son pays natal. C’est encore
nouveau pour moi et intéressant. Mais on m’a averti de
faire attention. Il est très possessif. Il brûle ses dirigés. Je
préfère rester moi-même. Ainsi je reste agréablement à
distance, en apprenant beaucoup. Il n’a pas de scrupules
pour profiter de toutes les récréations possibles. C’est pour
moi une belle occasion de parler ma langue et je m’étonne
combien il la parle correctement et sans accent, d’une façon
très soignée, quoiqu’il soit parti de son pays si jeune et
depuis si longtemps.
Dom Alois Eicker90 va son propre chemin. Comme
un chat : il est disponible quand il le veut lui-même, sans

90Dom Alois Eicker est né à Essen le 20 janvier 1920. Après avoir été
chez les trappistes de Mariawald, il a fait profession à Hain le 6 janvier
1952. Il a continué son Noviciat à Vedana et il est passé à Marienau en
1964. Il y était procureur en 1967 et il est passé aux cisterciens en 1970.
121

tenir compte des besoins ou des réserves des autres. Mais


alors il est très intéressant, plein de pensées et parle tout le
temps. Il est sympathique, mais pas un type pour être un
vrai ami.
Dom Hubert Blüm91 est intéressant, intelligent,
très gentil et dévoué. Tous les autres sont tranquilles et il
semble agréable de leur montrer sa bonté. Le Père Prieur
est de loin le plus divertissant, il est intelligent, cordial,
ouvert, facile ; « sans complexes » (trouvait mon frère Sjef
immédiatement, « pas comme celui de Farneta »).
La nouvelle maison est pour moi, après les
chartreuses d’Italie, une oxygénation.

91Dom Hubert Blüm est né le 9 mai 1928 à Worms. Il a fait profession à


la chartreuse de Hain le 2 février 1951. Ordonné prêtre à Belluno le 9
avril 1955. Bibliothécaire à Marienau, continuatrice de la maison de
Hain.
122

Entretien du Père Dom Porion avec le journaliste L.H.


Parias :

À défaut du texte original, voici une rétroversion de la


publication allemande :

APOSTOLAT ET OUVERTURE AU MONDE

Le Père : Notre siècle est le plus extraverti de toute


l’histoire, pour autant qu’elle nous est connue. Bernanos y
voyait une conjuration mondiale contre la vie intérieure.
Le journaliste : Devons-nous donc le condamner sans
recours ? Faut-il alors l’abandonner ?
Le Père : Si nos prêtres ne sont pas tournés vers l’éternité, ils
ne seront pas capables de comprendre le monde. J’ai passé
une partie de ma vie dans le monde. J’étais actif sur le
terrain de la recherche scientifique. Le monde se trouve
dans une crise énorme. Il se rend compte de son angoisse.
Dans cette situation, un clergé qui fait montre d’une vision
optimiste du monde, ne réussira certainement pas à se
faire écouter. Dans certains cas, il faudra malheureusement
parler de naïveté cléricale.
Le journaliste : Selon votre expérience comme scientifique et
moine, qu’est-ce qui caractérise le monde dans lequel nous
vivons ?
Le Père : La marque de notre monde qui me saute le plus
aux yeux, c’est est la véritable passion, l’obsession formelle
de l’« agir ». Notre monde cherche son salut en ce qu’il fait,
au lieu de le chercher dans ce qu’il est. Ouverture au
monde veut dire : comprendre le monde et non pas le
suivre. Nous devons dire à l’homme d’aujourd’hui :
important n’est pas ce que vous produisez, mais ce que vous
123

êtes ! Un monde orienté vers l’agir et non vers l ‘être, est un


monde de barbarie spirituelle.
Le journaliste : Ces paroles, ne sont-elles pas trop dures ?
Le Père : Je ne suis pas dur, je ne veux être que vrai. Notre
civilisation actuelle reste loin en arrière de celles des Grecs
et des Orientaux. Celles-ci cherchaient dans leurs élites,
l’être ; elles préféraient l’intériorité, la clarté intérieure.
Le journaliste : Mais où se trouve cette dynamique propre à
l’histoire, cette tendance vers un bien-être toujours plus
grand, cette « réalisation » toujours plus haute de l’Univers,
que certains penseurs catholiques voient apparaître dans
l’hypothèse évolutionniste ?
Le Père : Nous touchons ici un des points faibles de la
pensée teilhardienne. Comme le dit Paul Valéry : « Il part
d’un continent religieux et il cherche à en aborder un autre
en nageant ». Mais le progrès n’est pas le salut. Le progrès se
déroule en un temps et en un espace, qui ne touchent pas le
salut de l’homme.
Le journaliste : Simone Weil voyait très clair à cet égard. Sa
protestation s’adressait à la prétention de la science.
Le Père : Simone Weil avait raison. On s’est fourvoyé dans
une sorte de connaissance qui rend inaccessibles certains
domaines de la connaissance... Si l’homme d’aujourd’hui
est tellement enclin à limiter sa connaissance à l’« agir »,
c’est parce qu’il a perdu la clé de son mystère. La perte du
sens de la métaphysique a privé l’homme d’une
connaissance qui va en profondeur.
Le journaliste : N’y a-t-il donc rien de positif dans le monde
actuel ?
Le Père : N’exagérons pas ! Il y a aussi des éléments
lumineux. Mais les hommes ne réussissent pas à les voir,
ou bien ils ne s’y arrêtent pas. Je pense par exemple au
respect pour la nature, le respect pour le « fait ».
L’attention, l’observation, le respect – qualités du
124

scientifique envers le fait et la nature – peuvent rendre des


bons services aussi à l’apôtre de Jésus Christ. Mais plus que
cette connaissance, plus que le faire et l’activité, vaut la vie
intérieure.
Le journaliste : On pourrait objecter que votre vocation
religieuse vous empêche de comprendre les problèmes de
l’ouverture ecclésiastique au monde, de façon que vos
pensées et paroles – si précieuses soient-elles – ne tiennent
pas compte des exigences apostoliques du moment.
Le Père : L’attitude chrétienne est une attitude ouverte. Le
chrétien veut s’ouvrir – mais il veut s’ouvrir devant Dieu.
En s’ouvrant devant Dieu, on ne se ferme pas pour le
monde, on le comprend mieux, on l’aime, on le sauve...
Le journaliste : Aller vers le monde sans vouloir aller vers
Dieu, cela s’appelle : perdre le monde et soi-même avec
lui ; s’appelle entrer dans son tourbillon, son fracas, sa
folie ; s’appelle dissoudre le Christ dans les idéaux du
temps. Cela c’est pour moi certain. C’est pour cela que je
suis effrayé de voir tant de prêtres pour lesquels l’apostolat
n’est autre chose que leur passion d’agir sur le monde.
Le Père : Il faut que nous entrions dans la vie du Christ pour
faire agir le Christ en nous sur le monde. Nous devons aller
aux hommes en tenant toujours le regard tourné vers son
mystère. Sans cette attitude fondamentale tout est absurde.
Comme l’a dit un sage chinois : « Le monde est un vase
sacré. Qui le touche, le casse ; qui le tire à soi, le perd. »
C’est seulement si nous disons « Adieu » aux créatures, que
nous nous ouvrons à sa beauté entière. C’est seulement
avec un tel sentiment de notre cœur que nous pourrons
purifier le monde. Le monde n’a de sens qu’en Dieu. Les
créatures n’ont de sens qu’en Dieu. C’est seulement dans la
main de Dieu que la création s’illumine. Cette main est la
seule et en même temps la plus belle monture qui nous
révèle sa gloire. La nature humaine ressemble à un anneau
125

perdu. Seule la grâce est capable de remettre l’anneau au


doigt de Dieu.
(L. H. PARIAS, Apostolat und Weltoffenheit. Dans :
« Das Zeichen », juillet-août, 1966, 245.)
126

31.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 15 octobre 1966

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


Votre bonne lettre du 1er août n’attendait pas une
réponse immédiate; je m’excuse pourtant d’avoir tardé dix
semaines à vous en remercier. Elle m’a vivement intéressé,
elle est pleine de vie et d’étincelles.
Ce que vous me dites du plaisir avec lequel vous
respirez l’atmosphère de Marienau ne m’étonne pas :
j’avais pensé moi-même que le changement de Maison
vous ferait cet effet, — qu’il eût pour terme Marienau ou la
Valsainte, — et je l’avais dit à Dom Paul Szedö.92
Je suis heureux que Dom Jean-Marie Rusch vous
ait eu près de lui dans sa maladie : je sais avec quelle
gentillesse vous vous occupez des malades.
Votre jugement sur Il movimento del libero spirito me
semble objectif et équitable.93 Je pourrais l’envoyer à Mlle

92 Dom Paul Szedö, procureur de Farneta. Il était né à Budapest le 23


octobre 1901. Juif, coverti au catholicisme, il a à son tour converti toute
sa famille. Ensuite il est entré au noviciat des carmes déchaussés à
Loana, diocèse d’Albenga, en Italie, où se trouvait aussi Don Guglielmo
Vassallo. Entré à la chartreuse de Calci (Pise), il y a fait la profession le
25 mars 1931. Il y a été procureur. En 1951 il a été envoyé procureur à la
chartreuse de Farneta. Il est nommé prieur de Calci au Chapitre Général
de 1967 et y est décédé en charge le 28 septembre 1968.
93 Scrivere in quei tempi così, o è molto imprudente ovvero si deve

concludere ad una cattiva intenzione, che cercava di far passare idee


errate sotto formule apparentemente innocenti, con doppio senso. La
cattiva intenzione della Porete non si vede, ma l’imprudenza è chiara
127

Guarnieri, en y souscrivant. La lecture de son travail et des


livres qu’elle m’a indiqués n’a pas été sans modifier mon
propre jugement : les faits qu’elle accumule sont
historiques, et elle a parfaitement le droit d’adopter un
critère qui, comme vous le remarquerez, est celui de
plusieurs juges de grande autorité.
Ce que je vous avais écrit (et que vous me
rappelez), après avoir feuilleté l’ouvrage en librairie, trahit
encore une réaction que j’ai eue dans mes rapports avec
elle, et que je reconnais maintenant pour excessive. Il reste
seulement que Mlle Guarnieri n’a pas de sympathie pour
les contemplatifs du « sans moyen » et du « sans mode »,
tandis que la dévotion à l’Essence divine, quand je la

dalla catastrofe che ha seguito la diffusione del suo libro. « Molto n’ha
fatto rovinare », dice Sant’Antonino da Firenze. Pensiamo alla storia
dolorosa del testo, segnata di apostasie, di condanne, di roghi.
Il suo libro è pieno di espressioni ambigue che facilmente
potrebbero essere fraintese in senso non più ortodosso; e un certo
numero esisteva già altrove e veniva vissuto in piena eterodossia.
Implicitamente, e talvolta anche in modo esplicito, vi si trovano tesi di
autentico Libero Spirito. Questo non vuol dire che dunque tutto è già
eretico. Ma almeno è molto audace, soprattutto se ci si tiene con
pertinacia contro il parere di molti. Che questi avessero ragione, si vede
a fin dove portavano, presso taluni, certe sue incaute affermazioni.
Riguardo alle pratiche adamitiche: alla Porete non fu imputata
nessuna delle tante colpe infamanti di cui abbondano i documenti
relativi al Libero Spirito. Se parla del ritorno allo stato paradisiaco, lo fa
in senso spirituale, ma non qua e là senza sospetto d’equivoco. Il suo
testo si mantiene ambiguo, per cui la nudità potrà essere intesa in senso
spirituale da chi lo vuole spirituale, e in senso anche materiale, da chi
volesse esprimere nel segno l’idea.
Avrrebbe potuto valere per il libro della povera Margherita ciò che si
dice degli scritti di quell’altra beghina (Heilwig Bloemardinne): erano a
prima vista talmente rivestiti dello splendore del vero (veritatis specie,
perchè non erano banali) che nessuno vi avrebbe potuto discernere e
sceverare il seme dell’errore senza un aiuto particolare dello Spirito
Santo.
128

rencontre dans un texte, m’incite à le lire avec un vif


intérêt, sans me méfier assez peut-être de l’abus qu’on fait
souvent de cette grâce, — comme de toute grâce, hélas !
Mlle G. par contre est portée à étendre cette
méfiance : le fait-elle parfois un peu au-delà des justes
limites et avec une certaine passion ? Je dirais pour sa
défense que chacun a son goût, et doit se sentir libre de
l’exprimer. Voyez pourtant p. 359 ce qu’elle dit d’un
passage très beau de la vie de Béatrice de Nazareth, et des
expression « de ce genre, qui abondent dans la vie d’une
série de saintes et de béguines… »94 (Je vous cite cet
exemple, parce que j’ai copié le passage dans mon cahier de
notes). Voyez aussi, à la fin du volume, l’article qu’elle
avait publié dans la Rivista di Storia della Chiesa in Italia en
1949 (j’ai ici le numéro), recension du livre de Massimo
Petrocchi, note 19 : Lautréamont, Rimbaud, André Breton,
Nietzsche, d’Annunzio ; note 28 : Supervielle, Mallarmé ;
von Hügel et Bremond ; aussi Görres, Novalis et Brentano :
tous ces gens-là sont infectés, selon elle, des relents de la
secte du Libre Esprit. Il est vrai que cet article est ancien, et
que Mlle G. est devenue plus prudente dans ses
rapprochements, aussi dans ses jugements, à la suite peut-
être de conversations, non pas avec moi spécialement, mais
avec le P. Axters, son vieil ami, et quelques autres. Je ne
suis pas le seul en tous cas pour avoir éprouvé la tentation
de réagir, en exagérant peut-être dans l’autre sens : vous
vous rappelez la recension que le P. Ampe SJ. avait faite
dans OGE après la première parution du Miroir (sans
l’Introduction) : il laisse entendre qu’à son avis, non
seulement le Miroir n’est pas hérétique, mais que la secte
du Libre Esprit n’est pas historique. Plus récemment, le P.
Spaapen autre membre connu de la Ruusbroec-

94 Note de D.JBP : et voyez les noms qu’elle cite !


129

Genootschap, m’a écrit qu’il était un peu indigné des


soupçons que Mlle G. laisse paraître dans cette
Introduction à l’égard de Hadewijch, à propos de la Liste
des Parfaits, et qu’il voulait prendre sa défense dans la
Revue d’Ascétique et de Mystique, si la rédaction le lui
permettait.
Tout ceci pour mémoire, et de façon toute
marginale : votre conclusion, je le répète, me paraît
remarquablement équilibrée, et si j’écris à Mlle G., je la ferai
mienne.
Je réponds à d’autres petites questions de votre
lettre. Je n’ai rien lu de l’abbé Oraison : je sais seulement
que c’est un prêtre médecin, ou un médecin prêtre, qui
s’occupe d’une certaine réhabilitation de la sexualité. Je
suppose qu’il va trop loin dans cette tendance, qui a cessé
en général d’être suspecte, car le Saint-Siège (la
Congrégation pour la Doctrine de la Foi, je suppose) a
invité les évêques de France à ne plus lui donner
l’imprimatur, ni à le laisser faire des conférences devant un
public clérical.
Mais le Card. Suenens l’a invité à faire une
conférence en Belgique… On m’a cité cela comme un trait
du désordre disciplinaire qui règne actuellement : je n’ai
rien vérifié et je n’en sais pas plus.
J’en viens aux traductions de M. Piovesan.95

95 Note de gvd : Le Professeur Emilio Piovesan, admirateur et ami de


Don Giovanni Battista Simoni (1887-1942) depuis 1938, docteur ès lettres,
avait fait une thèse sur « La missione diplomatica del Cardinale Nicolò
Albergati » à l’Université de Turin, 1940. Dans la suite il a publié des
traductions en italien e.a. de Raymond Jourdain, dit l’Idiote, de Guigues
I (les numéros 464-476 des Meditationes), &c. Voulant entreprendre
d’autres traductions, nous lui avions conseillé de faire la traduction
complète des Meditationes de Guigues I, ensuite de La lettera d’Oro de
130

Med. 100 :96 C’est certainement Wilmart qui a


raison. J’avoue que determinare arrête un peu : on attendrait
facere ; mais le sens n’est pas douteux. Innixa super dilectum
tuum est une application de l’Écriture plutôt forcée : il ne
faut pas la serrer de trop près. Je traduirais : « Ce que la
privation, la faiblesse, la démangeaison, ou n’importe
quelle douleur, exigent que nous fassions pour nous laisser
la paix, se mesure à l’habitude97 (que nous avons de leur
céder). Elles exigent en effet ce que tu as pris coutume de
leur accorder, appuyées, comme dit l’Écriture, sur celui qui
leur veut du bien (innixa super dilectum tuum) ».

Guillaume de Saint-Thierry, du De Contemplatione de Guigues de Pont.


Aux Meditationes il pensait déjà dans les années ‘50, car le 27 octobre
1953 Dom Porion lui avait écrit sur la récente traduction américaine du
P. Jolin: « Malheureusement le P. J. Jolin a cru devoir traduire de façon
très littérale, et comme Guigues est un auteur obscur à force de
concision, sa traduction est à peine lisible. Il aurait fallu mettre plus de
clarté dans ces textes remarquables, mais souvent énigmatiques : un
auteur a le droit d’être sybillin, un traducteur doit être relativement
intelligible, s’il ne veut pas que le lecteur renonce à son livre. Le lecteur
en effet ne fait pas le même crédit au traducteur qu’à l’auteur célèbre, il
ne fera pas le même effort pour comprendre le premier que pour
comprendre le second (s’il aborde directement le texte de celui-ci) ». En
traduisant donc les Meditationes, le professeur avait rencontré trois
numéros qui le laissaient perplexe. J’avais proposé aussi ces textes à
Dom Porion.
96 Quod defectus, debilitas, pruritus, dolor aliquid determinare exigunt

ad pacem, consuetudo facit. Id enim exigunt, quod tu eis exhibere


consuesti: innixa super dilectum suum. Wilmart : Ce que le défaut, la
faiblesse physique, les démangeaisons, la souffrance exigent d’établir de quelque
manière, en vue de la paix, l’habitude l’accorde. C’est, en effet, cela même que
ces choses exigent que tu as pris l’habitude de leur concéder ; elles se reposent,
comme s’exprime l’Ecriture, sur leur bien-aimé.
97 Note de D.JBP : Wilmart me semble mal traduire.
131

214 :98 C’est de nouveau au P. Wilmart qu’il faut


donner raison, comme vous l’avez bien vu.
293 :99 Il faut avouer que sine dolore est
grammaticalement ambigu ; mais je comprends comme
vous, et ne puis même concevoir que l’on hésite. Il est que
Guigues a songé, non pas aux « regrets » du médecin (du
Prieur, dans sa pensée), mais à la souffrance que ce même
prieur a soin d’éviter en corrigeant le religieux : « Ou le
médecin n’aime pas le malade, ou il le soigne en évitant de
le faire souffrir, dans la mesure du possible. »
(Curieuse insensibilité linguistique du P. Wilmart :
quand on parle d’un médecin ou d’un médicament qui
guérit sans douleur, personne ne pense à la douleur du
médecin ou du pharmacien !)
Il y a des passages difficiles dans ce recueil,100 par
exemple le fameux numéro 409,101 qui est fait en réalité de
deux citations, peut-être trois. L’une est de saint Augustin,
Enarratio in Psal. XXXI, II, 15, P.L. 36, 260. Da mihi vacantem
amorem et nihil operantem (l’amour fait toujours quelque

98 Quod aliis pro malo irrogas, pro malo habiturus es, si quis hoc fecerit,
et e converso. Wilmart: Ce que tu veux faire de mal à autrui, tu le tiendras
pour mal lorsqu’il te sera fait, et inversement.
99 Aut medicus egrum non diligit, aut eum sine dolore curat, si potest, et

hoc ei expedire novit. Wilmart: Ou bien le médecin n’a pas d’affection pour le
malade, ou bien c’est sans regret qu’il le soigne, s’il en a le moyen et qu’il sache
que cela lui serait expédient. gvd avait proposé comme sens obvie : Ou bien
le médecin n’aime pas le malade ou bien il le soigne sans douleur, s’il le
peut et s’il sait que cela lui convient.
100 Note de D.JBP : Je crois vous avoir déjà communiqué ceci.
101 En réalité c’est chez Wilmart le numéro 171 (409 est le numéro de sa

traduction) : « Da michi amorem aut timorem vacantem, si potes. Siquid


miraris, pones intuitus. » Ignorantia mater est admirationis, et novitas.
Wilmart: « Prête-moi, si tu peux, un cœur libre pour aimer ou pour craindre. Si
tu sais admirer, tu le feras infailliblement ». De l’ignorance naît l’admiration,
ainsi que de la nouveauté.)
132

chose, — le bien ou le mal). L’autre est d’Horace, Epist. I.


10 :
Quem res plus nimio delectavere secundae,
Mutata quatient: si quid mirabere, pones
Invitus…
Le sens du n. 409 est donc : « Tout amour agit »,
dit Augustin : notre conduite dépend de l’objet dont nous
sommes épris. Et comme l’a noté le poète : « Si ton œil
s’éprend d’une chose, tu souffriras d’y renoncer ». Mais
d’où vient que l’on s’éprenne ainsi de faux biens ? C’est
ignorance et surprise de nos cœurs devant la nouveauté. »
Ce n’est pas moi qui ai déchiffré cette méditation :
je ne sais plus si c’est M. Piovesan ou M. Tescari.102 — Les
contresens faits par des gens cultivés sont étonnants : il y a
peu d’esprits attentifs et exacts. D’autre part, le latin est
difficile, comme je l’éprouve moi-même en lisant ou
relisant les classiques. Les anciens — et Guigues écrit
comme un ancien — ne venaient pas à la rencontre du
lecteur, comme un auteur moderne est obligé de le faire : la
répartition du travail entre auteur et lecteur était différente,
comme on l’a fait remarquer pour le chinois.
M. Piovesan, qui propose des interprétations si
faibles pour les trois pensées que vous m’avez recopiées,
n’est pourtant pas tellement incompétent. Je le connais, et

102 Professeur Onorato Tescari, latiniste romain, avait rencontré Dom


Augustin Guillerand à la Chartreuse des Moniales de San Francesco,
dans le Piémont, pendant des vacances. Il a commencé à faire connaître
des textes (encore anonymes) de ce chartreux, extraits de sa
correspondance avec lui, dans le livre Silence cartusien. Il écrivait lui-
même un italien latinisant, très coriace et heurté, même dans une
grammaire latine qu’il avait publiée. J’ai eu en main un exemplaire où
un élève avait redressé son style vers une prose plus acceptable pour un
livre de classe !
133

c’est lui qui, au cours d’une conversation, me donna la


meilleure interprétation de cette maxime inscrite, avec
quelques autres, sur un immeuble (moderne) de via
Vittorio Veneto : Tempora tempore tempera.
Voilà sans doute assez de bavardage ! Saluez de
ma part le Vénérable P. Prieur, je vous prie, et mon Père
Maître, Dom Jean-Marie Rusch et tous les autres. Je vous
souhaite les meilleures consolations et je reste votre frère
dévoué
en Notre-Seigneur

Fr J. Bapt. M. Porion

M. Parias était venu à la Procure Générale et avait


causé avec nous. Mais il avait déformé nos propos à la
façon des journalistes : il faut se méfier infiniment des
interviews, d’autant plus qu’il est difficile de rester
silencieux devant un reporter aimable et agile, — comme
c’est le cas. Leben mit den Menschen ist schwer, weil das
Schweigen so schwer ist.103 Ceci n’est pas de Guigues,
comme vous pourriez le penser, mais du néoquiétiste Fr.
Nietzsche.

103 La vie avec les hommes est si difficile, parce que le silence est si
difficile.
134

32.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 21 février 1967


Mon Vénérable et cher Père en N. S.
Dom María José Mallol m’a envoyé le tiré à part de
la RAM,104 que je vous réexpédie sous un autre pli, — et la
lettre ci-jointe pour votre Paternité. Je l’ai remercié, mais le
bon P. Spaapen m’avait fait le même service qu’à vous
(OGE et RAM).
Je trouve gentil que vous correspondiez avec Dom
MJM sur ces choses : non pas que je le croie incapable de
les comprendre, mais il y a une telle distance entre sa
culture, sa mentalité, et la vôtre, que le geste fraternel est
gracieux de votre part, et de la sienne.
Il ne me semble pas opportun pour moi, même si
l’occasion s’en présente de critiquer Mlle Guarnieri — son
opinion sur Hadewijch n’est qu’une opinion. Mais je suis
content que le P. Spaapen ait rectifié les verdicts et signalé
le caractère souvent conjectural des rapprochements qu’elle
croit devoir retenir.
En ce qui concerne Marguerite, il y a bien des
spirituels qui ont été victime de l’incompréhension des
profanes, et il se peut qu’elle en soit ; il se peut aussi que le
fait d’être incomprise et persécutée lui ait fait perdre
l’équilibre (il n’en faut pas tant !). Si j’y pense devant Dieu,
je me sens bien incapable de la juger « égarée » ou arrivée.
Les éléments nous manquent d’ailleurs pour connaître sa

104Note de gvd : Article du Père Bernard Spaapen, Le mouvement des


“Frères du libre esprit” et les mystiques flamandes du XIII° siècle, dans: Revue
d’Ascétique et de Mystique 42 (1966) 423-437.
135

figure historique. Il reste que les victimes sont confiées à


Dieu. — Et comment ne pas se sentir solidaires de son
intention ? Ces gens qui ont voulu cheminer de la terre au
ciel sur un rayon lumineux, qu’ils aient trébuché ou
chaviré, que sais-je ? sont nos compagnons d’aventure, qui
nous inspirent sympathie et respect.
Une autre question est de savoir si son livre mérite
de devenir un classique de la spiritualité : je ne le pense
pas. J’y trouve des éclairs admirables, mais non pas
l’équilibre et la sérénité que l’on souhaite dans un bon
ouvrage de direction. Notez cependant que le P. Axters est
d’un avis plus favorable : il ne trouve rien dans ce texte qui
ne se justifie, si on le prend dans son ensemble.
Les écrits de Marguerite d’Oyngt,105 dont la
recension a paru dans la RAM, — vous l’avez souligné au
crayon —, m’ont été envoyés par la Gde Chartreuse. Ce
sont des lettres et des visions, et la vie de Béatrice
d’Ornacieux. Les révélations, auxquelles les chartreux
accordèrent, semble-t-il, une certaine autorité,
appartiennent bien au genre littéraire des Visions de
Hadewijch, mais les ressemblances ne sont que formelles :
des caractères propres à la lignée Hadewijch-Ruusbroec, il
n’y a pas la plus petite trace.
Il me semble au contraire qu’il s’en rencontre dans
les écrits de Maria van Hout106 : si vous avez la patience de
lire le film, vous me direz ce que vous en pensez.

105 Note de gvd : Marguerite d’Oyngt : Duraffour, Antoine; Gardette,


Paul; Durdilly, Paulette: Les oeuvres de Marguerite d’Oingt, Paris, Les
belles lettres, 1965.
106 Note de gvd : Maria van Hout : première supérieure du béguinage

d’Oisterwijk (Brabant septentrional) qui a passé les dernières années de


sa vie, avec deux autres béguines, à côté de la chartreuse de Cologne.
Elle était très estimée par les chartreux et les premiers jésuites. Dom
136

Dom Hugo Sommer107 est toujours aumônier de


l’Altersheim à Füchtorf. Il reste exclaustré pour le moment,
et ne songe pas à entrer, —l’évêque ne s’est pas décidé à
l’incardination. Il me décrit très objectivement le désarroi
actuel, dogmatique et pratique, des prêtres et des fidèles, et
il en souffre, sans désespérer cependant d’une évolution
positive dans l’avenir. Mais il ne trouve pas de remède
dans ce milieu à sa dépression.
Saluez, je vous prie, le Ven. P. Prieur et mon Père
Maître, ainsi que Dom Jean-Marie et tous mes confrères.
Je vous souhaite les meilleures grâces et vous reste
uni dans la paix de Dieu
Fr. J. Bapt. M.
Porion

Gérard Kalckbrenner a traduit et publié plusieurs de ses opuscules


mystiques. Elle est décédée à Cologne en 1547.
107 Dom Hugo Sommer est né à Munster en Westphalie le 25 décembre

1919. Il fit profession à la chartreuse de Hain le 27 mars 1951, d’où il


passa à celle de Vedana. Exclaustré depuis 1965, il sortit de l’Ordre vers
1974.
137

33.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 28 mai 1967

Mon Vénérable et cher Père en Notre Seigneur,


J’ai reçu de vous deux bonnes lettres, dans un
hollandais vivant et amusant, pleines de choses
intéressantes, gentilles et spirituelles. Pour y répondre
comme elles le méritent, il faudrait beaucoup de temps :
elles soulèvent d’ailleurs des problèmes qui occupent
encore votre réflexion.
Je tiens du moins à vous remercier des
renseignements qu’elles m’apportent, sur les personnes et
les choses, d’hier et d’aujourd’hui. Dans la dernière, vous
me donnez un résumé de ce qu’on sait des relations de nos
Pères de Cologne au XVIème siècle avec les béguines
d’Oisterwijck : je vais me borner pour le moment à ce sujet,
dont je dois parler aussi au V. P. Dom Bruno Richermoz. Il
m’a dit qu’il ne se souvenait pas de ces noms, de cette
histoire : peut-être n’ai-je pas assez insisté pour ranimer ses
souvenirs. Quoi qu’il en soit, je lui donnerai une copie de
cette lettre, et en partant de là, il retrouvera facilement le fil.
Mon attention sur cet épisode cartusien avait été
éveillée par ce qu’en dit le R. P. Axters dans le vol. III de sa
GESCHIEDENIS VAN DE VROOMHEID IN DE NEDERLANDEN, et
comme il indique ses sources, j’ai lu dans une bibliothèque
les articles suivants :
Annalen des Historischen Vereins für den
Niederrhein, insbesondere das alte Erzbistum Köln, 1929, S.
138

1-33 : Maria van Oisterwijck († 1547) und die kölner Kartause,


von Joh. Bapt. KETTENMEYER S.J.
Ons Geestelijk Erf, 1927, blzd. 278 : J.B.
KETTENMEYER S.J. Uit de Briefwisseling van eene Brabantsche
mystieke uit de 16e eeuw.
J’ai sous les yeux les notes que j’y avais prises, et je
les compare avec ce que vous m’indiquez. Les données
coïncident — vous avez sans doute lu au moins le second
article —, mais il y a quelques points problématiques.
Après avoir fait cette lecture, en 1956, j’écrivis
(occasionnellement) au V.P. Dom Maurice Laporte, lui
demandant s’il avait entendu parler de ces trois béguines
dont les chartreux de Cologne avaient accepté la direction
spirituelle avec la bénédiction du Chapitre Général (de
1532). Il me répondit que non, et qu’il en était très surpris,
« ayant souvent relevé dans les documents cartusiens, de la
part du Chapitre Général, le refus opposé aux demandes de
ce genre — jamais d’autorisations ». Le R.P. Axters sur ces
entrefaites se rendit à la Bibliothèque Nationale de Paris
pour tâcher d’y trouver cette carte de 1532, mais constata
qu’elle n’y était pas. Il était en correspondance à ce sujet
avec Dom Maurice. Le 20 janvier 1956, Dom Maurice lui
écrivit une lettre, dont il m’envoya la copie.
Il lui dit qu’il a trouvé chez Dom Arthaud,108 dans
le dossier concernant la Chartreuse de Cologne, la copie
d’un manuscrit qui était une chronique de cette Chartreuse.
(Je dis bien une copie du manuscrit, qui doit se trouver
aussi à la Grande Chartreuse, mais que Dom Maurice ne
put trouver alors, les archives n’étant pas encore rangées.
Ce manuscrit — chronique de notre Maison de Cologne de
1334 à 1676 — avait été acheté en 1891 par Dom Leonard

108 Note de D.JBP : alors archiviste de la Gde Chartreuse.


139

Gorse, prieur de Montreuil, et je sais qu’il y en a une copie


complète à Hain-Marienau).
Dom Maurice copie donc pour le P. Axters les
passages suivants, que vous connaissez sans nul doute :
« 1532—7 septembris. Prior (Bloemvenna)
totusque conventus, suo sub sigillo, omniumque
subscriptione, consenserunt in alimentationem trium
virginum de Osterwick, in vita contemplativa virtutumque
perfectione probe institutarum, si Coloniæ domicilium
figerent. »
« 1545 — Eodem anno, tres devotæ virgines
Ostervicenses Maria de Hout, Ida Jordani et Eva, in
quarum alimentationem Prior cum conventu, Visitatores,
ipsumque Generale Capitulum anno 1532 consenserant,
venere Coloniam quatenus spiritualibus exercitiis jam
exhaustæ, atque ad victum manibus lucrandum inhabiles,
ideoque a nobis pro temporalibus sufficienter provisæ, Deo
ferventius unirentur, proque monasterii et urbis
necessitatibus devotius orarent. Quarum una (Maria,
certainement) singularis Dei amica suis orationibus nos
quandoque liberavit a præsentissimis periculis a se visis
nobis imminere. »
« 1547 — 30 septembris : Ad immortalitatem
transiit Beata Maria de Osterwick, virgo exstatica, occultæ
sanctitatis multarumque revelationum particeps, una e
tribus quibus Prior et conventus addixerant necessaria vitæ
alimenta, in Sacello B.V.M. inhumata hocce epitaphio :
Virginibus virgo præfulgens illa Maria,
Cujus erat genitrix Osterwick hac cubat urna.
Poursuivant la lecture de la copie du MS, Dom
Maurice trouve encore pour l’année 1561 un passage qu’il
juge intéressant pour le P. Axters (et pour moi) : il le copie,
140

mais il est long. Il s’agit d’une aumône de 100 thalers faite


par la Chartreuse de Cologne à Nicolas Esch d’Osterwijk :
ce prêtre, dit la chronique, a été docteur et maître de
Canisius, de Surius et de Molanus ; ensuite prébendier de
la chartreuse de Cologne, puis mis à la tête du béguinage
de Diest, il a voulu se retirer au bout d’un an (soucis
terribles) ; mais comme son successeur n’arrivait pas non
plus à tenir cette charge, il en a été investi de nouveau, « ea
conditione ut Cartusia Coloniensis et Begginasium
Diestense, perpetuo, firmissimo ac inviolabili fœdere, ad
participationem omnium orationum, meritorum,
cunctorumque exercitiorum spiritualium utrimque se
obligarent… etc… »
Dom Maurice en conclut que le Chapitre Général
dans cette histoire n’a pas manqué à la pratique tout à
l’heure rappelée : « Comme vous le voyez, » dit-il au P.
Axters, « d’après ces textes, l’affaire se situe sur le plan
d’une assistance matérielle, doublée naturellement de
participation aux prières… Il y a de nombreuses aumônes
(de la Chartreuse de Cologne) du même genre ».
Il a peut-être raison. Néanmoins, en fait, les
béguines — Maria van Hout, plus précisément — était bien
la directrice et la protectrice inspirée des Chartreux de
Cologne, et c’est ainsi qu’ils l’entendaient lorsqu’ils les
invitèrent à venir loger près d’eux. Il suffirait pour en faire
foi de lire le passage d’une lettre de Kalkbrenner109 que
vous me citez :

109Dom Gérard Kal(c)kbrenner est né à Hamont (Limbourg belge), il fut


d’abord avocat. Il fit profession à Cologne en 1519. Il en fut procureur en
1523 et devint prieur en 1536. Il mourut en charge le 2 août 1566. Son
rôle dans la Contre-Réforme allemande avait été éminent, tant par les
éditions qu’il fit réaliser à la chartreuse que par la protection qu’il
accorda aux premiers jésuites.
141

Van wilcher personen leven en oiffungen vil tzo


sagen were. Ist aber noch nyet tzyt. Aber ein dinck kan ich
u nyet verswygen: Ich bin myn leeffdage soe krefftich niet
beruirt worden inwendich tzo Got als durch yre
tegenwordicheit: und daernae uss yren buechlin und
schriften: und durch yr gebet; dessglichen synt ouch unse
werdige vader Prior und myn mytbrueder unde andere
vile goide hertzen uss yren schriften tzo der liefden gotz
beweicht.110
Tout ce qu’on peut dire, c’est que le Chap.
Général, en approuvant l’engagement pris par la Maison de
Cologne, n’avait pas de ce fait autorisé les Chartreux à se
mettre sous la direction des extatiques en question. Cela
même, néanmoins,111 est discutable : Kalckbrenner avait
dans l’Ordre une réputation de sainteté, à laquelle des
déclarations comme celle que j’ai transcrite (il ne devait pas
en être ménager) ne semblent pas avoir fait tort. Il faut en
dire autant de Bloemvenna et de Lansperge, — qui depuis
Vogelsang, dont il était Prieur, sollicitait les
encouragements et les consolations de Maria.
Voilà donc examinée l’une des questions que je me
posais. L’autre est soulevée par une ligne de votre résumé :
vous notez à l’année 1527 : « Blommeveen gibt sein Parvum
Directorium contemplativorum heraus. Geschrieben für die
Peerle-verfasserin ? — Kalkbrenner besorgt Einleitung usw.

110 Traduction de gvd : Il y aurait beaucoup à dire sur la vie et les


exercices de cette personne. Mais le moment n’est pas encore venu. Une
chose pourtant –je ne peux la taire– : Jamais dans ma vie je n’ai été mu
intérieurement vers Dieu comme par sa présence. Et ensuite par ses
livres et ses écrits, et par sa prière. Et on peut dire la même chose de
notre Vénérable Père Prieur et de mes confrères et de beaucoup d’autres
bonnes âmes mues vers l’amour de Dieu par ses écrits.
111 Note de D.J.BP : cette inconscience des Définiteurs. (Note de gvd : Les

Définiteurs ont l’autorité centrale au Chapitre Général.)


142

der Handschriften von Die Evangelische Perle… Die


Kartause hatte anscheinend schon Beziehungen mit der
Peerle-verfasserin, die nichts mit den Beginen von
Oisterwijck zu tun hat. »112
Mon impression, à la suite des lectures
mentionnées, était au contraire que l’auteur inconnu est
très proche des béguines en question. De votre résumé
même, il résulte que Maria et l’Inconnue étaient en relation
épistolaire (ce qui ne veut pas dire qu’elles n’habitaient pas
ensemble) : vous notez pour l’an 1540, que Maria a reçu
une lettre de l’Inconnue, qui est en réalité le Cap. 16 de la
Perle ; et pour l’année 1543, que la dernière partie de
l’ouvrage de l’Inconnue intitulé Vanden Tempel onser sielen
se trouve aussi, comme par hasard, dans De rechte Weg de
Maria van Hout (= Maria van Oisterwijck) ! Comme vous le
savez, au XVIIe siècle, le bibliothécaire de notre Maison de
Cologne avait écrit à Joseph Geldolphus de Rijckel une
lettre que celui-ci publia dans son histoire des Béguines,
intitulée Vita S. Beggæ (1631), — Geldolphus qui avait été
curé d’Oisterwijk et donc supérieur des béguines de cette
paroisse. Le bibliothécaire, Dom Georges Garnefeld,113
croyait savoir que l’auteur de la Perle était l’une des
béguines d’Osterwijck, présente au début de sa fondation.
Le P. Kettenmeyer, dans l’article cité, dit que malgré cette
assertion, l’Inconnue n’était sans doute pas béguine
d’Oisterwijk, mais très proche de ce milieu, et béguine. J’extrais
cela de mes notes : je n’ai pas copié la phrase du

112 Note de gvd : « L’Inconnue de la Perle-Temple n’avait rien à faire


avec les béguines d’Oisterwijk » : s’il y a un texte de la Perle dans un
livre de Maria van Hout et un texte de celle-ci dans la Perle, cela vient de
l’éditeur, Kalckbrenner, et non pas des deux auteurs en question.
113 Dom Georges Garnefeld est né à Paderborn en 1567, il fit profession à

la chartreuse de Cologne le 25 mai 1600. Il y fut vicaire. Il passa à la


chartreuse de Trèves vers 1630 et y mourut le 27 août 1637.
143

P. Kettenmeyer, dans les Annalen des Historischen Vereins. Si


vous avez l’article sous la main, vous pouvez vérifier.
Enfin une troisième question, plus intéressante
pour mes études, est de savoir si Maria van Hout
représente de quelque façon la tradition béguinale. Les
sources qui appartiennent proprement à celle-ci sont très
limitées : durant les trois siècles qui séparent Maria de
Hadewijch et de Marguerite (du Miroir), d’autres influences
avaient naturellement joué : celle de Ruusbroec avant
tout.114 Mais dans l’intéressante citation de Kalckbrenner
que vous donnez à l’année 1530 dans votre résumé, une
ligne retient mon attention :
Die selve (cette Maria qui est si pleine de lumières)
hait mir tzu richtung myns levens mitgedeilt etzliche
buechlyn un schriften, sy uss ingeven des hylgen geist (so
sy suss ungelert ist) selfs gemacht mit yr eygen hant
geschreven hait.115
Je ne comprends pas « suss », et au lieu de « sy »
on attendrait le datif, il semble manquer un relatif quelque
part. Mais le sens est clair : Kalckbrenner croyait que Maria
était illettrée. Sa spiritualité, en ce cas, devait être celle du
milieu, et non pas celle que diverses lectures auraient pu
lui permettre de se constituer.
Dans cette hypothèse, je trouve assez
remarquables les passages que j’ai copiés, en raison de leur
évidente parenté avec Hadewijch et—plus encore peut-être
avec la Marguerite du Miroir.
Je recopie comme j’ai copié :

114 Note de D.JBP : Et Maître Eckart ? Maria semble plutôt lui faire écho.
115 Traduction de gvd : La même (Marie van Hout) m’a communiqué
plusieurs livres et écrits pour la direction de ma vie, qu’elle a écrit sous
l ’inspiration du Saint-Esprit (car elle est illettrée) de sa propre main.
144

(Lettre) « De vrede uns Heren sy uch myn


usserkoren suster vur ein groitz (Gruss). Want d’Her
sprach tzo synen Apostolen: Ich geve uch mynen vrede,
und ich laisses uch. Och, och, suster ich en weiss nicht off
d’vrede groisser mucht syn, dan d’Her mich unwerdig
creaturgen gieft. Want ich stae in allen dingen also gelich
dat ich in hemel oft up d’erden niet en weiss dat ich dat ein
meer begeren dan dat and’, und bin al tzo freden wie idt
got fuecht. Mer ich hietzo komen bin dat hat myr ein
mertelers leven gekost. »116
Autre début de lettre :
« Eyn gestadich aenmirken in got sy uch
geshcreven vur ein grues… »117
Belle lettre au Prieur sur la pauvreté d’esprit. Une
partie de son livre Der Rechte Weg est d’ailleurs un sermon
sur la pauvreté d’esprit.
Elle est toujours « ledich unde unwissende ».118
Enfin, ceci, à son directeur:
« Ich en bin mins selven niet meer gewaldich als
een kynt. Want ich (en) bin min selven gantz entsatzt unde

116 Traduction de gvd : « La paix du Seigneur soit pour toi, ma sœur élue,
comme un salut. Car le Seigneur dit à ses apôtres : je vous donne ma
paix, je vous laisse ma paix. Ah, ah, sœur, je ne sais pas si la paix sera
plus grande que celle que le Seigneur donne à sa petite créature indigne.
Car je me trouve dans toutes les choses si égale, que dans le ciel ou sur la
terre je n’ai pas un désir plutôt qu’un autre, et je suis entièrement
contente de ce que Dieu dispose. Mais que je suis arrivée à ce point, cela
m’a coûté une vie de martyre. »
117 « Une attention continuelle en Dieu, voilà ce que l’on vous écrit

comme salut. »
118 « vide et nesciente. »
145

in got vereinicht recht of ich geyn mynsche en were unde


ich niet mee en lefde dan der here in mich. »119
C’est à peu près tout ce que j’ai copié, et c’est peu
assurément pour juger d’une spiritualité ; — je veux dire,
d’une filiation d’esprit plus ou moins sensible, dans ces
communautés de béguines. On y restait cependant bien
convaincu120 qu’une âme élevée arrive à perdre
complètement sa volonté, et que dans cet abandon
suprême, elle est unie à Dieu autant qu’on peut l’être ici-
bas — (et là-haut). La révélation, à la suite de laquelle
Maria adopte Kalckbrenner pour fils, écrivant au Prieur que
cela est parallèle à la génération du Verbe ici-bas (Le Père
du Ciel a choisi Marie et lui a donné son Fils — ainsi le
Prieur a choisi Maria et lui a donné Kalckbrenner), me
semble assez dans la ligne des missions que Hadewijch se
découvre envers les âmes.
Je suis sorti, en écrivant cette longue lettre, des
limites raisonnables, étant donné le temps dont je dispose.
Elle vous apportera du moins un signe de ma
reconnaissance pour vos informations, et un témoignage de
mon amitié
dans la paix de Dieu.

Fr. J. Bapt. M. Porion

119 « Je ne suis pas plus en possession de moi-même qu’un enfant. Car je


me suis totalement dépossédée et unie en Dieu, exactement comme si je
n’étais plus un homme et si je ne vivais plus moi-même, mais Dieu en
moi. »
120 Note de D.JBP : à tort ou à raison : c’est en tous cas la ligne de

Marguerite et de Catherine.
146

Je suis touché du salut de mon Père Maître et de


celui de Dom Jean-Marie ; rendez-le leur, je vous prie. Dom
Gérard, lors de la dernière visite, m’avait gentiment
reproché de ne pas entrer de bon cœur dans le courant
conciliaire : il ne me trouvait pas assez ouvert au
renouveau. Je ne sais si ceci est vrai ; mais c’est pour vous
dire qu’il me paraissait lui-même disposé à considérer avec
faveur les initiatives consécutives en divers domaines à ce
grand événement.
Eyn gestadich aenmirken in got sy uch geschreven vur ein
grues !121
Ce salut est magnifique : je vous l’adresse de tout
cœur.

121 Voir plus haut, note 117.


147

34.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 30 mai 1967

Mon Vénérable et cher Père en N.-S.,


Ce post-scriptum encore à ma longue lettre
d’avant-hier, pour m’excuser de ma critique de votre
expression : Die Verfasserin der Peerle habe mit den
Beginen von Oisterwijk nichts zu tun.
Vous vouliez dire évidemment qu’elle n’était pas
membre de cette Communauté, et non pas qu’elle était sans
relations avec les dévotes en question. L’expression
allemande est un peu expéditive et prêterait à confusion.
Comme dans la préface aux Lettres de Had. je pense insérer
une note sur les béguines d’Oisterwijk, et que j’y fais état
de rapports intimes avec l’auteur de la Peerle, j’ai voulu
vérifier que cette assertion n’était pas risquée : je l’ai fait en
causant avec vous par écrit, et à l’adresse plutôt du V.P.
Dom Bruno Richermoz. L’assertion est d’ailleurs vérifiée
précisément par les faits que vous signalez dans votre
résumé.122

122 Le Père Ampe dit quelque part que tout porte à croire que le cercle

des vierges d’Oisterwijk autour de Maria van Hout n’avait pas de


contacts directs avec l’Inconnue de la Perle. Les chartreux de Cologne
connaissaient la Perle avant qu’ils soient en rapport avec Oisterwijk.
C’est probablement Kalckbrenner qui leur a donné à lire la Perle. Y-a-t-il
eu des “rapports intimes” ensuite? (cf. Ons Geestelijk Erf 40 (1966) 241-
305 : Ampe SJ, “Het aandeel van Gerard Kalkckbrenner van Hamont in
Peerle en Tempel”; voir aussi: La Perle Evangélique, traduction française
(1602), édition établie et introduite par Daniel Vidal, 1997, Grenoble,
Jérôme Millon, p. 45-87)
148

Quant à la parenté de Maria avec nos amies du


XIIIème siècle —Hadewijch, Béatrice et Marguerite— je
crois la sentir, sans pouvoir m’assurer qu’elle est
spécifique. Le fragment de lettre que je vous cite pourrait
être de ma Béguine (y compris les exclamations—style
féminin— “Och ! Och ! usser korene suster …”) ; la
déclaration (assez dangereuse) d’un état de perte complète
de la volonté se trouve chez Béatrice et chez Marguerite.
(Plus tard, chez Catherine et chez Molinos).—Pour la
prétention de ne rien savoir par l’instruction
qu’impartissent les hommes, mais de tout devoir au Saint-
Esprit, elle a une longue tradition. Je vous ai signalé, je
crois, le beau passage d’Euripide123 où il est question des
vrais initiés, qui ne savent rien de didakton, mais à qui la
sophrosuné est donnée de l’intérieur : eux seuls peuvent
cueillir les fleurs dans les prés toujours intacts de la Déesse
vierge.—Vous savez que cet antique prestige de la virginité
est remis en question dans le climat post-conciliaire : je dois
me faire l’avocat de nos sœurs pour que les valeurs dont
elles sont les gardiennes par excellence, ne soient pas
compromises ou liquidées.
Fidèlement vôtre en N.-S.

Fr. J. Bapt. M. Porion

123 Note de D.JBP : Prière d’Hippolyte à Artémis.


149

35.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 6 juillet 1967

Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,


J’ai reçu votre bonne lettre du 21 juin, et je l’ai lue
comme toujours avec intérêt. Je suis malheureusement
absorbé par des tâches fastidieuses, et j’aurais remis à plus
tard le soin de vous répondre, si vous ne me posiez une
question qui doit être résolue sans trop tarder, concernant
la date probable de la parution du nouveau Code de Droit
Canonique.
Je croyais savoir qu’elle se fera attendre encore
bien des années, mais je me suis fait confirmer ce pronostic
par un canoniste, qui travaille au moins indirectement à cet
ouvrage. Il m’a dit qu’un délai de dix ans paraît probable :
mettons même que son pessimisme lui fasse doubler le
chiffre, il faudrait quand même en conclure que le code de
Pie X doit rester le texte de base pour votre cours.
Ce canoniste est votre compatriote Dom Vincent
Hermans, qui vient d’être nommé Procureur général des
Trappistes (son prédécesseur, Dom Déodat De Wilde
[belge] a été nommé Abbé de Westmalle, parce que l’Abbé
précédent avait quitté le monastère avec un groupe de
moines pour aller s’établir en ville, poussé par le désir
d’une vie plus monastique à son idée). Dom Vincent est
docteur en Droit Canon, auteur d’un ouvrage sur les
aspects canoniques des règles cisterciennes, et Consulteur
de la S. Congrégation. Sa conversation m’apprend
généralement quelque chose, —au moins sur ce qui se
passe chez nos cousins les trappistes. Comme tendance, il
150

est modérément progressiste —mais peut-être est-il plus


juste de dire qu’il n’a pas de tendance personnelle : il tâche
de rendre les services qu’on attend de lui, en se réglant sur
ce que disent les autorités ; si ces dernières modifient leur
point de vue, il s’y range sans effort. Le cours assez
inattendu que les choses ont pris dans son Ordre ne le
préoccupe pas trop : il semble penser que tout s’arrangera.
Mais cette tranquillité peut être due en partie au fait que sa
sensibilité intellectuelle (si on peut dire) et esthétique est
assez faible : par exemple, il est rallié à l’adoption de la
langue vulgaire pour l’Office, et n’y voit aucune perte
appréciable. (Les Abbés viennent de faire un nouveau
recours en ce sens auprès du Pontife : l’argument le plus
fort étant leur volonté d’opérer une fusion complète avec les
ex-Frères). Il n’est quand même pas possible — fût-on
placide comme Dom Vincent — de travailler à
l’aggiornamento de la Trappe (ou de la Chartreuse) sans
concevoir quelque souci : il m’a dit très pertinemment que
non seulement nous n’avons pas une idée nette des
structures à substituer à l’édifice hérité de nos Pères, pour
autant qu’elles paraissent incapables de résister à la
« remise en question » — mais le terrain même nous fait
défaut, sur lequel asseoir en projet la bâtisse nouvelle :
nous ne savons pas (c’est toujours lui qui parle) sur quelles
bases théologiques il faudra le planter. Il m’avait déjà parlé
une autre fois d’un professeur de Saint-Anselme qui nie
simplement la légitimité de la vie claustrale contemplative :
de fait, il (Dom Vincent) se joint à beaucoup de ses
confrères, qui veulent bannir au moins cette expression.
Pour illustrer de façon générale ce qu’il vient de me dire, il
me parle du Catéchisme hollandais, dont il fait sa lecture
quotidienne et qu’il apprécie vivement, mais qui diffère
tout de même du catéchisme d’hier — et ne permet donc
pas de savoir ce que sera le catéchisme de demain.
151

Je lui laisse cette opinion, n’ayant pas lu l’ouvrage


— Dom Willibrord a offert de me le prêter, mais le temps
me fait défaut. Vous savez peut-être qu’une Commission
de Cardinaux travaille à son examen, dont fait partie Mgr.
Journet. Attendons le résultat.
Je vous souhaite les meilleures grâces, et aussi des
élèves dociles dans cette science un peu ingrate, dont vous
allez entreprendre l’enseignement. Que Dieu vous garde et
vous console !
Je reste votre dévoué confrère
en Notre-Seigneur

Fr. J. Bapt. M. Porion

J’ai vu aussi une étude du R.P. Huizing S.J. :


principes pour la révision des constitutions des Moniales
en Hollande (et ailleurs, je suppose). La vie spirituelle doit
s’appuyer sur les rapports avec le monde : dans la lumière
de ce développement théologique, récemment acquis ou
confirmé, le séjour en clôture à longueur d’année sous
prétexte de chercher la perfection est inadmissible. La
clôture pourra être maintenue, mais avec des prises de
contact, au-dedans et au-dehors, périodique. Dom Vincent
trouve difficilement réfutable cette affirmation.
Mais si l’Église cessait de bénir et d’admirer la vie
cloîtrée, comme elle l’a fait depuis un ou deux millénaires,
c’en serait fait de cette vocation. Nous avons vécu de la foi
de notre Mère (naïve peut-être — comme sont les mères,
justement).
152

36.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 14 juillet 1967

… Permettez-moi de réagir à votre dernière lettre,


car elle contient des choses qui m’occupent beaucoup ces
derniers temps. Vous savez que j’ai toujours aimé les
traditions de notre Ordre, nos coutumes monastiques,
notre rite propre. J’étais même un peu taché d’esthétisme et
d’archéologisme. Pour la liturgie, Pie XII a déjà blâmé ces
fautes, car la réforme liturgique et sa purification doivent
partir d’un autre principe : la gloire de Dieu et le plus
grand profit des âmes. Romano Guardini se demandait :
« Est-ce que peut-être l’acte liturgique, et avec lui tout ce
qui s’appelle ‘Liturgie’, est-ce qu’ils sont tellement liés avec
l’histoire — ancienne, médiévale ou baroque — qu’il
faudrait les supprimer tout court si on veut être honnête?
Faudrait-il conclure que l’homme de l’époque industrielle
et des structures sociales créées par elle, ne soit plus apte à
l’acte liturgique ? Et ne devrait-on pas, au lieu de parler de
renouveau, se demander plutôt de quelle façon célébrer les
saints mystères, afin que l’homme actuel les puisse vivre
dans sa vérité ? » Si un liturgiste reconnu peut se demander
ce genre de choses, mes pensées à moi ne seront pas non
plus suspectes, je pense.
Or, il me semble que votre attitude au sujet de
l’adaptation de la vie monastique à l’époque actuelle, et
aussi la mienne jusqu’ici, ne cadre que dans le cas où le
Christianisme conventionnel continue à être comme il était
pendant des siècles. Ainsi j’étais par exemple partisan
d’une purification et d’une simplification de notre rite,
153

dans la supposition qu’aussi le rite romain restait ce qu’il


était. Mais est-ce que cela a encore un sens, si dans l’Église
universelle la liturgie sera travaillée de telle façon qu’on
aboutit à une nouvelle liturgie, cela étant la seule solution
pour répondre encore à son but, même si l’Église dit alors
adieu à des formes qui étaient archi-vénérables, très
anciennes et belles, et qui pour votre goût et pour le mien
sont encore bien supportables (comme cela vaut aussi pour
des spiritualités anciennes, comme celle de nos béguines) ?
Ne devons-nous pas faire la même chose ? Fermer
le muséum ? Moi, si j’avais été païen aux temps anciens,
j’aurais eu beaucoup de dévotion pour les religions de
mystères ; mais après la venue du Christ, qui a tout
interverti, j’aurais laissé toute cette beauté et j’aurais
commencé à vivre selon un culte tout à fait différent envers
Dieu et les hommes. Le travail de l’aggiornamento de notre
Ordre, au contraire, ne sera-t-il finalement que du
rafistolage, si on n’ose pas faire le pas auquel je songe ?
Moi non plus, je ne sais pas ce que nous devrions
faire autrement, mais en tout cas, ceux qui maintenant
fondent une nouvelle congrégation érémitique, se trouvent
dans une situation beaucoup plus commode. Une fois
trouvé une base théologique pour ce genre de vie, on est
entièrement libre de l’organiser selon notre époque, sans
être obligé de jeter par-dessus bord des formes anciennes
délicates. Pour cela, même si personnellement je peux bien
continuer à vivre dans notre Ordre, je me demande si nous
faisons un bon travail et si nous pouvons faire un bon
travail pour l’avenir. Du reste, nous ne savons même pas
où on va. Les Trappistes qui sortent de leur Ordre pour
commencer une autre chose, se trompent peut-être, mais
c’est en tout cas une entreprise radicale, par des hommes
qui voient qu’il y a quelque chose à faire. Leur abolition du
154

latin est pour moi une chose pénible, pourtant elle est très
logique. Ne serait-il pas très ridicule que nous maintenions
dans le monde actuel notre horaire, nos repas, notre
sommeil, nos vêtements médiévaux ? À bon droit, si le
monde nous tient pour un peu toqués !
Dr W.H. van de Pol, dans son livre sur La fin du
christianisme conventionnel, dans le chapitre Christianisme
conventionnel, nous fait un portrait des convictions de la foi
de l’époque qui s’achève (pratiquement le contenu du
catéchisme de ce temps-ci), de sa morale (« à part quelques
exceptions, le christianisme n’a jamais bien compris de quoi
il s’agissait pour le Christ ») et de sa spiritualité. Ailleurs il
dit : « Si nous regardons un moment en arrière sur ce que
nous avons dit, il est évident que le lecteur — possiblement
pas sans quelque préoccupation — se demandera : qu’est-ce
qu’il reste du christianisme conventionnel, c’est-à-dire ayant
cours et valable jusqu’ici, et que nous avons décrit dans le
chapitre précédent ? À cette question très compréhensible il
n’y a qu’une seule réponse, vu les faits : ‘pratiquement très
peu’. »
(N.B. van de Pol est d’origine protestante, il a fait
en ce temps-là une thèse de doctorat sur le Cardinal Henry
Newman, il s’est ensuite converti au catholicisme et est
devenu prêtre. Pendant de longues années il fut professeur
à l’Université catholique de Nimègue en phénoménologie
du Protestantisme.)
(Dans ma lettre suivent alors 10 longues pages
d’extraits de son livre.)
Je conclue par la question : tout cela, n’est-ce
qu’un cauchemar du professeur van de Pol, ou bien serais-
je tourné en dérision par ces jeunes trappistes réunis à
Westmalle, parce que j’enfonce des portes ouvertes,
155

tellement ces choses sont évidentes ? Mais alors : que faire


pour l’aggiornamento de notre Ordre ?
156

37.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 30 juillet 1967

Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,


J’ai reçu votre longue lettre et je l’ai lue avec
intérêt, comme tout ce qui vient de vous ; j’en ai parlé aussi
au V.P. Dom Willibrord, qui a passé ici pour une autre
affaire. Inutile de vous dire qu’elle me désole dans la
mesure où je la prends au sérieux : si elle est exempte
d’humour en effet, je dois penser que vous vous préparez à
quitter l’Ordre, et la distance sera trop grande pour que le
dialogue entre nous continue. Dans une telle affaire entre
Dieu et l’âme, il n’y a plus de place pour les échanges
d’opinions, seulement pour des larmes fraternelles et des
prières.
Réfuter M. van de Pol est inutile : ce qui nous
sépare de lui (car je vous compte encore des nôtres) est une
option ou une infirmité profonde, qu’on n’atteint pas avec
des arguments. Je ne vous en dirai rien que vous ne sachiez
aussi bien que moi. Ce qui me frappe, dans son irrespect
des hiérarchies tout autant que dans sa dévotion aux idoles
du jour, est la faible portée de son coup d’œil. À la foi
traditionnelle dans la stabilité des signes sacrés, il oppose le
sentiment actuel qui éprouve le changement des signes et
des formes comme un soulagement, une nécessité du
progrès et une promesse de bienfaits illimités. Il s’agit
naturellement de deux valeurs relatives : ni l’immobilité ni
l’évolution ne sont en elles-mêmes révélatrices ou
salvifiques. M. v.d. P. ne semble avoir aucune idée de la
vraie fonction du monde visible, qui est d’être prétexte ou
157

point de départ pour la plongée du regard à la rencontre de


Dieu :124
Gheberst v kinnen,
Ghesoeket binnen
Vwe eenuldecheit …125
Là où cette dimension de la pensée et de l’amour
est ignorée, la discussion entre le dogmatique et le critique
est inane —comme le murmure des vagues agitées à la
surface de cette mer en nous-mêmes, toujours plus limpide
à mesure qu’on explore sa profondeur.
Du progrès même, il ignore apparemment les
analyses qui ont été faites depuis cinquante ans — depuis
vingt ans surtout — par des sociologues simplement
objectifs : dénonçant l’application abusive au domaine
spirituel de cette notion empruntée au développement
technique, ils ont relevé le vice fatal de celle-ci dans sa
phase actuelle (accroissement accéléré et presque autonome
des moyens). Notre culture extrovertie et hédoniste aliène
l’homme et le vide,—le rend chaque jour plus étranger à sa
destinée, que marque la sixième Béatitude: BEATI MUNDO
CORDE QUONIAM IPSI DEUM VIDEBUNT.
Le développement culturel auquel il voue une foi
naïve, non seulement ne fait pas le salut de l’homme, mais
se ruine lui-même en raison du vide, précisément, qu’il crée
dans la psyché individuelle et collective. Tout cela est
devenu (hors des milieux cléricaux qui “attrapent”

124 Note de D.JBP : Discuter avec ce monsieur qui ne sait pas à quoi servent

les créatures, est comme causer de pharmacie avec un individu qui ne


peut juger de l’usage des médicaments, n’ayant ni idée ni pressentiment
de la santé de l’homme.
125 Traduction : Si connaissance vous manque/cherchez à l’intérieur/en

votre simplicité : là vous trouverez/le clair miroir toujours prêt.


(Mengeldichten 19 de Hadewijch II.)
158

maintenant — comme une rougeole à 40 ans — l’optimisme


culturel de la fin du siècle dernier), lieu commun. L’autorité
que M. van de Pol attribue au courant de pensée lié à cette
culture, trahit, me semble-t-il, une faiblesse infantile de la
réflexion.
Naïve aussi sa prétention de suivre la critique
jusqu’à l’Évangile, mais de sauver celui-ci — quitte à jeter
en proie aux Bultmann et aux Dibelius quelques passages
mythiques : il est évident que le pouvoir relativisant de
l’intelligence126 nivelle le sacré évangélique comme toute
dimension verticale de l’histoire et de la culture, et ne laisse
pas même subsister une figure saisissable du Christ. M. vd
P. ne soupçonne pas la portée illimitée de la faculté
visuelle, aussi bien dans la direction extérieure,
prestidigitatrice et critique, que dans la plongée essentielle.
Il ne connaît pas cette fiancée de l’être, que rien ne définit,
que rien n’arrête, sinon le baiser même de Dieu.
À quoi bon s’attarder aux échanges de vues avec
un aveugle ? Je ne crois nullement que vous partagez son
infirmité. Quelques semaines seulement nous séparent
d’un revoir à Marienau. En attendant, je vous souhaite
cordialement et avec confiance, comme toujours, les
meilleures grâces et les vraies consolations.
Votre

Fr J. Bapt. M. Porion

126 Note de D.JBP : Pouvoir relativisant négatif de l’intelligence


extrovertie, coupée de sa relation au Fond divin.
159

38.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 15 août 1967


À la visite je vous ai dit que j’étais étonné que vous
prononciez « Hadewych » comme Hadewijk ou Hadeweik,
comme on prononce le ij dans le nom « van Dijck » ; et vous
dites même presque Hadewaïk, comme on prononce le ij en
langue non soignée. Nous, au contraire, nous disions
toujours Hàdewich : avec un « ī » long.
Je vous ai promis de chercher la règle ou l’histoire
de cette prononciation. La voici : le ij était en origine un i+j
et cela était l’indication d’un « ī » long. La transition
graduelle de ce son « ī » vers le son actuel de ij a eu lieu
après 1600. (Dans la langue soignée on prononce le ei et le ij
à peu près comme dans bouteille, mais pas mouillé.) On
constate le changement de prononciation dans la poétique
ou le son ei va rimer avec ij. Dans certains dialectes on sent
encore la différence. Aux Pays-Bas, les enfants à l’école ont
toujours la difficulté de savoir si on doit écrire un ei ou un
ij dans certains mots, car le son est le même. Alors on leur
dit : « si vous à la rue dites le mot avec un « i », écrivez à cet
endroit un ij , autrement écrivez un ei. » En fait, dans la vie
quotidienne ils prononcent kijken comme kieken, mais geit
comme geit. Ils savent donc qu’il ne faut pas écrire : keiken
et gijt, mais kijken en geit. Dans la région de mes « roots » on
prononce le « van Dijck » toujours comme « van Diek ».
160

39.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 28 janvier 1968

Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,


Je vous remercie de votre gentille lettre, et des
notes que vous avez bien voulu me copier sur la béguine
d’Oisterwijck. J’ai lu aussi les extraits de lettres,127 et Dom
Wilibrord de son côté m’a envoyé un article de CONCILIUM,
qui parle le même langage.
Je ne sais si je puis dialoguer avec votre
correspondant. Il semble ignorer ce qu’on cherche au
désert, et encore ce qu’on y trouve. La liberté du regard
silencieux, la saveur de l’immédiat, la communion à la
Source : si rien de tout cela n’est soupçonné, on a raison de
vouloir ouvrir les cloîtres, — on a raison de les supprimer.
La docilité de ces esprits à la modernité (à
l’opinion) me déconcerte : l’importance décisive qu’ils
attachent à ce qu’On fait ou dit aujourd’hui… Je suis plus
rebelle que cela par nature et par éducation ! L’intelligence
est d’une fierté essentielle, qu’ils ne paraissent pas
connaître : fiancée de Dieu, rien d’autre n’a la dimension de

127 Note de gvd : J’avais envoyé des extraits de lettres du bénédictin


néerlandais Dom Henk van Boven, correspondant délaissé par Dom
Benoît Lambres et par Dom Gérard Ramakers, et dont j’avais eu pitié. Né
à en 1907 à La Haye, il passa sa jeunesse à Roermond où il a connu
l’ancienne chartreuse et où il est tombé amoureux de notre Ordre ; il est
entré pourtant chez les bénédictins d’Oosterhout, 1926 ; il a vécu dans les
deux nouvelles abbayes d’Egmond et de Slangenburg. Il est décédé en
1992, de retour depuis quelques années à Egmond. Il a réfléchi beaucoup
sur notre vocation et de son adaptation aux temps modernes.
161

son attente, de son vierge miroir. Le progrès concerne des


choses ridicules pour elle, qui en est toujours à l’aurore,
dans l’édénique solitude que les paroles ne touchent pas.
Vous savez tout cela aussi bien que moi, et vous
me taquinez pour me faire bavarder. Que Dieu vous le
pardonne, qu’il vous garde et vous console toujours,
comme le souhaite votre frère dévoué

Fr J. Bapt. M. Porion
162

40.– Dom Porion à gvd

Grande Chartreuse, ce 6 mai 1968

Mon Vénérable et cher Père en N.-S.


Je vous remercie de votre gentille lettre et des
textes recopiés (j’ai donné à Dom Willibrord ce qui lui
revenait, et lui ai fait lire votre lettre) ; je ne suis pas
toujours d’accord avec eux, mais ils m’ont vivement
intéressé. Ce théologien de Münich, en particulier, que
vous appelez Jan Ernst, exprime si exactement le contraire
de ma pensée, qu’il la fait scintiller.128

128Note de gvd : Voici le texte complet de Jan Ernst, un jeune dominicain


néerlandais qui étudiait à Munich :
« L’un ou l’autre: la relation est ou bien totalement médiate ou
bien totalement immédiate. Selon toutes les apparences – depuis des
théologiens comme Thomas d’Aquin, et par leur concours – la tradition
augustinienne (qui dans la théologie occidentale présupposait cette
relation immédiate) est surpassée et a été remplacée par la thèse,
appliquée toujours plus conséquemment, que la relation avec Dieu est
« médiate ». Précisément cette application conséquente conduit
finalement à la sécularisation.
Chaque dieu qui de quelque façon paraît dans les structures de ce
monde (c’est-à-dire dans la pensée et dans l’action de l’homme dans son
milieu) est dieu-passé, dieu-fini, et il disparaît : Dieu est mort et il est
enterré, même si beaucoup ne le savent pas. Et avec cela il ne reste pas
un petit trou ouvert pour - contournant quand même la structure du
monde séculier, c’est-à-dire la structure de l’action et de la pensée
humaines - échapper directement vers Dieu. Le ciel s’est fermé au dessus
de nos têtes. Dans ce monde séculier Dieu ne joue plus aucun rôle,
même pas comme figurant : il est trop grand pour cela.
La conséquence de cela est que toute spiritualité, idéologie ou
théologie basée sur cet a priori de la possibilité d’une relation immédiate
avec Dieu, est devenue impossible dans un monde sécularisé et dans une
163

Il ne sait pas, ou fait semblant d’ignorer, que


l’intelligence est la faculté de l’immédiat. (Le reste pour elle est
justement moyen — chose à dépasser.)129
Il n’y a de connaissance, à rigueur parler, qu’
immédiate ; pour autant qu’on ne connaît pas l’objet en soi,
on connaît autre chose — on ne le connaît pas. Ceci vaut
tout pareillement de l’amour.
L’intelligence cherche donc en toutes ses
démarches ce qui est premier ; elle sait qu’elle peut l’atteindre
— et c’est en cela qu’elle est libre.
Il n’y a de liberté que vers l’immédiat. On
s’asservit dans la mesure même où on s’écarte de cette

pensée pareille. Le religieux n’est plus l’homme qui ex professo entretient


cette relation directe avec Dieu : il est exactement le même
«homme horizontal » avec son complexe de culpabilité comme l’est le
fidèle commun : il ne se trouve pas plus près de Dieu.
Si nous devons apparemment accepter que nous vivons dans un monde
sécularisé, nous devrons vivre aussi avec Dieu et parler de Lui de façon
sécularisée, c’est-à-dire trouver et découvrir les structures de ce monde
où nous avons à traiter avec Dieu. Il semble que pour Jésus de Nazareth
il ne s’agissait pas tellement de Dieu mais plutôt du Royaume de Dieu,
c’est-à-dire de cette condition de ce monde où les hommes, par
l’expérience de guérison et de pardon, etc., font l’expérience de la
présence de Dieu. Guérison n’est pas ici l’occasion d’entrer en rapport
avec Dieu, mais la médiation nécessaire qui ne disparaît pas quand on
est arrivé chez Dieu : elle reste comme médiation. C’est la tâche du
chrétien de réaliser ce Royaume, de le rendre vrai, et en même temps, de
le recevoir comme don qui nous est offert. De cette façon l’homme sera
libéré de l’âge de la pierre du temps actuel : l’avenir n’est pas seulement
la répétition de l’ancien ou du maintenant. Dans le Royaume de Dieu
toutes les formes actuelles de la vie sont relativisées : le mariage comme
le célibat, la richesse comme la pauvreté, le pouvoir et l’obéissance. La
seule structure évangélique est la liberté de l’esclavage de toutes les
structures überhaupt. »
129 Note de D.JBP : Non seulement en dépassant chaque intermédiaire,

mais l’ordre même des moyens.


164

direction. Et la rencontre des âmes n’a lieu réellement que


là, au puits intérieur, toujours intact, comme les vrais
amants le savent.
J. Ernst, qui condamne a priori comme païen tout
homme en qui le sens de l’immédiat se manifeste encore, —
qui déclare la victoire d’Aristote sur Platon définitivement
inscrite dans l’Histoire130 (sotte Histoire !), — M. Ernst ne
me paraît pas sérieux. Son discours n’est pas le fruit d’une
pensée, mais un manifeste inspiré par le conformisme
progressiste et la volonté de puissance : agir sur les âmes
est la passion ordinaire des clercs… (passion vulgaire).
Il montre le bout de l’oreille lorsqu’il prétend
savoir que le ciel est fermé [de hemel is boven onze
hoofden dichtgetrokken] : on peut bien traduire ainsi une
impression personnelle, mais quel homme peut décréter que le
ciel [intérieur] est fermé aux autres hommes ? L’abus de pouvoir
(clérical) est ici manifeste.
Vénérable et cher Dom Gabriel ! M’entretenir avec
vous me serait plus agréable que de travailler dans ces
fameuses commissions131 : je suis privé de loisir. Mais j’ai
pris le temps de vous adresser ces lignes en vous
renouvelant l’expression de ma fraternelle amitié dans la
paix de Dieu

Fr J. Bapt. M. Porion

130 Note de D.JBP : et identique à la victoire du christianisme sur le


paganisme !!!
131 Note de gvd : les commissions qui travaillent pour l’aggiornamento

de notre liturgie et de notre discipline, rédaction nouvelle de nos statuts.


Le Procureur général était président de la commission de coordination
qui se réunissait de temps en temps à la Grande Chartreuse.
165

Connaissance et amour : fleurs qui ne se trouvent


qu’à l’état sauvage : le cloître n’est pas un lieu où on les
cultive, mais une enceinte qui protège leur délicate et
puissante liberté.
Le Christ, en tant que Médiateur, veut nous
reconduire à l’immédiat, il ne veut rien d’autre.
166

41.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 6 juin 1968


Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,
J’ai reçu votre bonne lettre et je vous remercie
vivement de m’avoir copié ce qui concerne les relations de
l’auteur de la PERLE avec Maria van Hout. Merci également
pour les autres textes : j’ai retrouvé les idées du R.P.
Weakland, qu’ils m’avaient exprimées de vive voix, —
notamment sur le caractère démodé de Platon, au siècle de
Freud et de Karl Rahner.
Les réflexions du Bénédictin de Saint-Wilibrord132
sur l’échec cartusien appellent, non pas une négation de cet
échec, mais une question sur la pertinence überhaupt de
telles appréciations. Ne savons-nous pas que la notion
même de réussite et d’échec s’applique aux valeurs
relatives et rivales, à l’ordre des moyens —mais non pas à
l’amour qui vise droitement la fin divine ? Les Chartreux
qui persévèrent ont dû tous plus ou moins, me semble-t-il,
prendre conscience de ce dépassement de l’alternative. J’ai
été plus étonné de trouver une intuition de ce niveau chez
un homme quelconque, à ce qu’il parait (mais y a-til des
hommes quelconques ? et n’est-il pas normal que les
pensées les plus hautes soient exprimées par n’importe
qui ?). Voici ce que m’écrivait Dom Andrew Gray, alors
Procureur de Parkminster, en 1957 (il était employé dans
une administration d’état avant d’entrer en Chartreuse, et il
avait dit quelque chose à son chef de la crainte d’échouer

Le bénédictin de l’abbaye de Saint-Willibrord, Slangenburg : Dom


132

Henk van Boven.


167

dans cette nouvelle vocation) : « I remember what my last


chief133 said to me when I said goodbye to him to come
here: “There never need be any question of failure if you do
not mistake the means for the end”.134 — Cela pourrait être
de Platon (a proper old pagan) !
Karl Jaspers — si habile à séculariser les notions
chrétiennes, morales et mystiques — a écrit un gros
ouvrage (« Philosophie »), qui en somme est totalement
consacré à l’étude de l’échec, comme condition existentielle
de l’homme à tous les niveaux. C’est l’énigme que nous
avons à déchiffrer finalement pour arriver à l’abandon et à
la contemplation de la vérité ineffable : die Chiffre des
Scheiterns (Dans le langage volontairement vague de
Jaspers). J’ai lu par ailleurs un livre sur la poésie courtoise
(H. Brinkmann, Der Minnesang), où l’auteur fait remarquer
que l’amour chevaleresque est en principe voué à l’échec :
l’échec fait partie de la règle du jeu. Il se trouve (ou se met)
en présence d’un obstacle insurmontable — mariage, rang,
éloignement — et fait en conséquence l’épreuve de la
faillite, qui l’oblige à l’intériorité, au dépassement de l’ordre
extérieur. C’est l’un des caractères par lesquels l’amour
courtois annonce la Minne des Hadewijch et des Seuse —
c’est d’ailleurs un pas immense de la culture occidentale. —
Plus haut dans l’histoire et dans le ciel historique,
l’avènement même du christianisme présente quelque
chose de ce genre : la morale chrétienne comparée à la
morale antique comporte une prise de conscience de l’échec
de la vertu135 (les stoïciens ne savaient pas, ou ne voulaient

133 Note à la marge : a proper old pagan


134 Je me souviens de ce que mon dernier chef (un vrai païen de l’ancien
style) m’a dit lorsque je lui dit au revoir, avant de venir ici : Pas question
d’échec, si on ne prend pas le moyen pour la fin.
135 Note de D.JBP : Et la croix !
168

pas s’avouer que la vertu échoue). C’est la notion nouvelle


d’humilité.
Tout cela dit en passant et sans ordre, suffira à
vous faire comprendre pourquoi le discours de ce
Bénédictin sur l’échec cartusien136 ne me paraît pas décisif
comme critique, ni ne me semble dénoter un esprit
particulièrement lucide et profond.
Merci encore pour vos intéressantes et gentilles
communications ! Que Dieu vous garde et vous console
toujours ! Je reste votre dévoué confrère
dans la paix de Dieu

Fr J. Bapt. M. Porion

136Note de D.JBP : À quelle réussite songe-t-il ? à celle du Rotary Club


ou du spoutnik ?
169

42.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 27 mai 1969

Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,


Il y a longtemps que je ne vous ai écrit, mais ce
n’est pas sans plaisir que j’échange de nouveau quelques
pensées avec vous.
Votre nom a été prononcé quelquefois au Chapitre
Général : vos vues hardies tombaient comme de petits
grains de sel dans la sauce, certainement utiles à son
assaisonnement. On vous a cité aussi à l’appui d’un fait : il
paraît que la Communion sous les deux Espèces se
pratique assez largement en Allemagne dans les
Communautés religieuses, et vous auriez suggéré que nous
imitions, pour nos Frères, nos Novices et nos Moniales,
cette façon de faire, dont vous avez entendu parler. On m’a
chargé de m’informer : ce qui se fait n’est pas toujours
imitable, — même si on admet le principe, assez
généralement invoqué depuis le Concile, que tout progrès
commence par une désobéissance. (Il reste au moins que
toute désobéissance n’est pas un progrès !)
Les règles données par la S. Congr. des Rites pour
la Communion sous les deux Espèces se trouvent dans
l’ORDO MISSÆ, publié avec la Const. Apost. Missale
Romanum du 3 avril dernier et mis en vente depuis peu :
elles occupent les n°s 240-252. Les cas où on peut137 donner
ainsi la Ste Communion sont énumérés au n° 242 : c’est la
reproduction sans changement de ce que vous trouvez dans

137 Note de D.JBP : « de iudicio Episcopi »


170

les AAS de 1967 pp. 558-559 (Instruction EUCHARISTICUM


MYSTERIUM). Si on s’en tient là, nos Frères et nos Sœurs ne
peuvent profiter de cette façon de communier que dans de
très rares occasions.138 Et si je demande à la SRC dans
quelle mesure on y est tenu, ils diront naturellement que je
me moque du monde.
Malgré tout, il n’est pas impossible que certains
évêques aient autorisé une interprétation latitudinaire.
Peut-être en partant du n° 10 : « Omnibus qui exercitiis
spiritualibus vacant, in Missa quæ, inter hæc exercitia
specialiter pro eiusmodi cœtu actuose participante
celebratur ; iis omnibus qui participant conventum alicuius
cœtus pastoralis, in Missa quam in communi celebrant. »
On pourrait appeler « exercices spirituels » la
retraite mensuelle (rendre mensuelle la retraite annuelle, de
quelque façon ?), et la faire coïncider avec la Communion,
jadis appelée « générale »… Je doute que cet emploi de
l’analogie soit légitime, mais si j’imagine un évêque dont
les idées sont aussi élastiques, en fait de liturgie, que celles
des évêques hollandais le sont en fait de dogme,139 il est
bien possible qu’il le permette aux Communautés
religieuses de son diocèse.
Tout avis ou information que vous pourrez me
donner, sera bienvenue.
La publication de l’article HADEWIJCH dans le Dict.
de Sp. m’a valu une lettre aimable du R.P. Axters et une

138 Note de D.JBP : Sauf si la concélébration devenait fréquente chez


nous : les Prieurs n’ont pas paru s’orienter dans cette direction.
139 Note de D.JBP : Ne croyez pas que je leur en veuille : ils ont leurs

problèmes et ceux de leur audience. Mais c’est leur conception de


l’histoire qui m’étonne : quand ils disent (réponse au Card. Ottaviani)
que la Résurrection physique du Christ n’a peut-être jamais été un
dogme, n’est-ce pas une plaisanterie ?
171

autre de l’ex-P. Brounts, avec un tiré à part de son étude


récente : Hadewijch en de Ketterij naar het vijfde Visioen. Cela
m’intéresse beaucoup, mais je n’ai pas encore eu le temps
de la lire, ni même de répondre à M. Brounts. Un éditeur
suisse m’a demandé le MS des Lettres de Hadewijch en
français, mais il n’a pas le sou et j’aurais mieux aimé qu’il
ne fît pas voyager inutilement ce paquet de papiers. —
Avez-vous terminé l’étude du Miroir ?
Mes amitiés, je vous prie, au Vén. P. Dom Gérard,
à Dom Jean-Marie et à tous nos chers confrères de
Marienau. Que Dieu vous garde et vous console toujours
Votre

Fr. J.-Bapt.
M. Porion
172

43.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 23 juin 1969

… Notre évêque était ici pour une ordination.


Malgré mes précautions, le P. Prieur a oublié de lui
soumettre la question de la communion sous les deux espèces.
Heureusement j’ai pensé moi-même de le demander au
secrétaire de l’évêque pour avoir une seconde opinion.
Celui-ci n’avait jamais réfléchi sur la question : c’est si
simple ! Il savait des faits : une fréquente communion sous les
deux espèces dans les petites assemblées. Il ne savait rien
d’un indult pour cela, mais il trouvait que c’était une
pratique secundum legem. Les cas mentionnés dans les
documents veulent le restreindre clairement à des
occasions où elle est bien faisable. Or, ces occasions se
présentent dans d’autres cas. Il est donc plein de sens
d’introduire la pratique de la communion sous les deux
espèces. C’est tout à fait selon l’esprit du législateur.
(Parlant de l’impossibilité de distribuer la
communion de cette façon pour des grandes Églises, je
faisais allusion à la communion per intinctionem. Cela est une
solution, dit-il, mais alors on ne peut plus donner la
communion dans la main… C’est du reste un usage
touchant. Quand j’ai la visite de mes parents, ils se
présentent toujours avec les mains ouvertes. Cela me
réjouit.)
Pour nous, la meilleure solution est donc de ne pas
donner de prescriptions. On s’adapte à l’usage du pays et
selon le désir des moines dans ce sens ; on l’introduit sans
173

faire du bruit. S’il y a des plaintes, on renvoie aux évêques.


Ils chercheront alors une réponse…
En revoyant ce que j’avais mis à part pour vous
depuis le dernier envoi, j’étais étonné qu’il y ait des choses
dont je ne me rappelais plus, tellement elles sont datées. Je
n’avais pas voulu les envoyer pour éviter que vous y
répondiez ; vous avez déjà suffisamment de travail. Moi
aussi, du reste ! Mais l’occasion est donc venue, après un
an.
« Qu’est-ce qu’un moine ? » C’est à l’origine une
étude du père trappiste Dom Thomas Jurgens (son père
était dans la direction de la fondation Denys le Chartreux
pour la fondation d’une chartreuse aux Pays-Bas). Il est
maître des novices à l’abbaye de Tegelen ; ses réflexions ont
mûries pendant ses études à Rome et maintenant en étant
père maître. À Rome il avait rencontré, chez les Jésuites
etc., un grand étonnement pour ses idées sur la supériorité
de la vie claustrale, et il avait alors, avec leurs suggestions,
fait évoluer sa pensée. J’ai eu en mains son texte définitif
par son ancien novice Dom Jean-Baptiste Leipold,140 qui
fera demain sa profession temporaire ici à Marienau. Cette
étude m’a plu et je voulais en faire quelque chose pour les
Frères. Dom J.-B. a repris mon texte et en a fait ce que vous
voyez. Nous sommes curieux de savoir ce que vous en
pensez.

140 Dom Jean-Baptiste Leipold est né à Francfort-sur-le-Main le 21 mai


1939. Il fut novice chez les Cisterciens de Marienstatt, 1959-1960. Mais il
passa ensuite chez les Trappistes aux Pays-Bas (Tegelen), 1960-1966. En
avril 1967, il entra à la chartreuse de Marienau, d’où il a dû partir en
décembre 1971. Chez les Camaldules de Monte Corona il devint vite
procureur, prieur, visiteur et supérieur général, 1988-1994. Depuis 1994
il est prieur du petit ermitage de San Girolamo à Montecucco, Pascelupo,
en Ombrie.
174

Ensuite quelques extraits d’un article sur la


concélébration. Vous connaissez évidemment la
problématique. Ici, au Nord, on va dans le sens que le Père
Dom Häussling y prône. Dans les milieux monastiques et
autres, on voit la concélébration surtout comme un détour
pour arriver à la communion tout court des prêtres, dans le
cas que le peuple de Dieu ne demande pas explicitement la
célébration d’une messe. Pour détacher les prêtres de la
messe « privée » et de la dévotion à consacrer. Aux Pays-
Bas et en Allemagne cette évolution va son train. Il y a
même une fatigue de concélébration. Et elle ne reconduit
pas les prêtres à une célébration « privée ». Dans les
documents romains on ne voit pas non plus une raison
pour un retour à la célébration « privée », bien que ça reste
permis pour des raisons pastorales et d’habitude. Ça ne
devrait pas sonner « unverschämt », si on réfléchit que
dans les monastères orthodoxes la concélébration est rare et
la messe « privée » inconnue. Mais chez nous il durera
encore longtemps qu’on va penser de cette façon… Même
les non-prêtres ne peuvent pas encore communier dans
chaque messe conventuelle (où se trouve l’interdiction ? la
Postcommunion dit bien que nous avons communié…)
J’ai montré au P. Prieur quelques extraits d’un
article de Dom Jean Leclercq publié dans la revue Geist und
Leben. « Il a bien raison, dit-il ; envoyez cela au Procureur
général ! » Ce que je fais avec beaucoup de plaisir intérieur.
Sa critique de la construction d’une chartreuse fera penser à
beaucoup ici en Allemagne, qu’il s’agit de la chartreuse de
Marienau, tandis que Dom Leclercq critique la construction
de celle d’Amérique. « Quand on voit bâtir au cœur d’une
très grande forêt, avec deux mille blocs de granit de trois
tonnes et demie chacun (le tout acheté à un fabriquant de
tombeaux), sous la direction du meilleur architecte et du
175

plus puissant entrepreneur du pays, un monastère destiné


à rester inchangé pendant deux mille ans, durant lesquels il
sera un monument aussi merveilleux que Chartres, mais
que personne ne verra, un monastère où vingt solitaires
seront en contact immédiat avec Dieu, mais sans savoir si le
monde change, on croit rêver. Ce qui fait songer, ce ne sont
pas seulement les sommes fabuleuses qu’on investit dans
une telle entreprise, et qui rendront extrêmement élevé le
prix de revient d’une heure de contemplation, c’est
l’immobilisme en tous domaines : économie et architecture,
mais aussi liturgie et théologie. » (L’article a été publié
aussi en français dans la revue La Vie Spirituelle, 121(1969)5-
31)
Il se pourrait que j’aie trouvé quelque chose
d’intéressant au sujet de Maria van Oisterwijk et de l’auteur
de la Perle éditée par les chartreux de Cologne, mais je n’ai
pas suffisamment de documentation ici pour ne pas dire
des choses un peu bêtes. Il est frappant que sur la mystique
allemande on trouve actuellement le plus d’information en
langue française. N’y aura-t-il pas alors aussi une marée
favorable pour vos traductions de Hadewijch ? Vos
inspirateurs devraient vous y aider. Du reste, avec notre
traduction de Seuse en italien la chose ne va non plus très
vite. Les Edizioni Paoline se sont jetées sur les publications
post-conciliaires et n’ont pas le temps pour des « choses
plus sérieuses », comme s’exprime le Père Bernardino de
Blasio. Avec Tauler nous sommes déjà à la moitié. Il a tapé
aveuglement toute l’édition critique de Vetter : un travail
de chartreux que je n’entreprendrais pas. Après un mois
d’avalanches de documents d’aggiornamento, j’y suis de
nouveau, intensément.
176

Et le Miroir ? S’il y avait une édition française


maniable, je vous le renverrais après avoir lu encore une
fois l’introduction de Romana Guarnieri.
Je pense que vous n’avez pas reçu tout le fascicule
du Dictionnaire de Spiritualité où se trouve votre article sur
Hadewijch. Autrement il y aurait là un bel article sur
l’hésychasme primitif. J’y trouve notre portrait, ou au moins
ce que nous devrions être.
Ce que je pense de notre aggiornamento, vous le
savez suffisamment par d’autres sources. Pour le moment
je suis encore assez déçu, pas seulement sur les supérieurs,
mais aussi sur les sujets. Un cahier comme B9 Expériences de
l’hiver, que je viens de recevoir, est un document assez
triste. Si on cherche une pénitence pro afflictis et captivis, il
serait préférable de prendre désormais, au lieu des
psaumes pénitentiaux, le document conciliaire sur la
Liturgie ! « Comment on est chez nous encore terriblement
rückständig und schwerfällig ! », disent nos jeunes. Je
suppose que, quand pour tout le monde chrétien il y aura
une date fixe pour la fête de Pâques, nous continuerons de
la fêter encore comme jusqu’ici ! Avec quel geste facile n’a-
t-on pas écarté les nouvelles prières eucharistiques ! Ici
nous étions consternés. Une chose si importante doit être
expérimentée. Et encore, si cela n’intéresse pas la majorité,
cela ne veut pas dire qu’elle a raison ! J’espère que Rome,
dans ce cas et dans d’autres, nous dira quelque parole
raisonnable. Un exemple de la compétence de nos
liturgistes : dans le projet pour les Statuts Rénovés, Pars
Liturgica on veut maintenir ce que disait l’Ordinaire IV, 5-6 :
Porro inter vigilias, primum et præcipuum locum obtinet Vigilia
Natalis Domini… Secundum locum inter Vigilias tenent Vigiliæ
Paschæ etc… On peut vraiment répéter avec Dom Leclercq :
« Quand on voit cela, on croit rêver ! »
177

Ce qui me préoccupe également : est-ce que, de


cette façon, nous avons les personnes qu’il faut pour
accueillir les jeunes ? Il y en a entre les formateurs qui sont
figés désespérément, et de temps en temps il y a des
véritables désaccords qui ne font pas prévoir un avenir tout
en rose, tant pour nous que pour eux. Il faut qu’il y ait chez
nous aussi la percée qu’il y a eu déjà dans d’autres instituts.
J’ai pitié des deux partis.
J’ai entendu que le Père René Klinkenbergh a été
hospitalisé dans une clinique psychiatrique, mais cela peut
être un malentendu et concerner sa sœur carmélite sur
laquelle il a écrit encore récemment à Dom Gérard.
Le gyrovague, Dom Chrysostome Dahm osb,
raconta qu’à la Pierre-Qui-Vire il y a chaque jour la
communion sous les deux espèces, mais il y a là aussi la
concélébration.
Mon correspondant Dom van Boven osb, doit faire
partie d’une communauté assez légère. Un fameux pasteur
protestant y a concélébré à l’Epiphanie sur l’invitation de
l’abbé. « Nous avions parlé auparavant de la signification
de l’événement. La transsubstantiation était une chose
passée pour cette abbaye », explique le pasteur. Du reste,
l’intervention des évêques au sujet des intercélébrations
dans les paroisses universitaires d’Utrecht était surtout à
cause du bruit que cela a fait dans la presse. En fait, les
évêques le savaient depuis longtemps, et ils savent que cela
continue à Leyde, Eindhoven, Amsterdam, Nimègue.141

141 Extrait d’une lettre de D.JBP au Prieur de Marienau : « Hélas !


L’homme est ainsi fait qu’une grâce est toujours masquée
historiquement par l’abus qu’on en a fait. Ces abus sont au premier plan
actuellement dans les préoccupation de la Sacrée Congrégation des
Religieux. »
178

Quand notre P. Prieur raconta à la récréation que


le Chapitre Général n’a pas accepté chez nous l’Ita missa est
tourné vers le peuple pour la raison que « notre liturgie a
montré toujours une certaine pudeur », de plusieurs côtés
vint l’exclamation « QUATSCH ! », même de la part de
frères ! Je le trouve aussi irraisonnable que pour la prière
eucharistique en silence on fait appel à l’ancien Ordinaire
liturgique, comme s’il connaissait mieux l’esprit liturgique
que le Concile ! Ce n’est pas l’Ordinaire qui doit diriger
l’évolution saine de notre liturgie, mais c’est cette évolution
qui doit changer l’Ordinaire ! Vous n’avez pas besoin
d’autres exemples. Vous connaissez mes vœux et ceux des
autres et vous comprenez notre déception après le Chapitre
Général. J’espère qu’on ne se fixe pas encore sur ces
votations. La mentalité peut changer et on verra que
beaucoup de choses devront être comme on les a
proposées. Il est en tout cas clair que les plaintes des
étrangers à notre Ordre sur notre comportement
aggiornamental est justifié dans plus d’un cas. Jusqu’à
maintenant il semble clair que nous ne sommes pas au
même pas que l’Église et le Monde, et pour cela nous ne
pouvons surtout pas faire appel à l’évangile.142

142 Extrait d’une lettre de D.JBP au P. Prieur de Marienau : « Les


suggestions d’aggiornamento manifestent des tendances et des goûts
très différents. Cela tient en partie au caractère même de notre vie : ces
âmes contemplatives, dont chacune est un monde, ont trouvé leur
équilibre dans le ciel cartusien, mais sauraient-elles se regrouper pour
projeter une nouvelle constellation. »
179

44.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 9 juillet 1969

Mon Vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,


J’ai reçu en son temps votre lettre, précédée par
une carte, mais hier seulement l’enveloppe de documents :
j’ai tout lu avec le plus vif intérêt. L’exposé notamment de
la thèse sur la Messe privée et la concélébration est
éclairant, comme tout exposé qui trace droitement et
jusqu’à l’extrême les lignes d’un argument. — Les citations
de Dom J. Leclercq143 sont fort curieuses : il a évolué, depuis
la première visite qu’il me fit en 1957 : son esprit était tout
différent. Après douze années de voyage et de dialogues,
ce n’est guère étonnant.
Je vous remercie des renseignements sur la
Communion sous les deux espèces. J’avais conseillé au
Révérend Père de se renseigner sur ce que les évêques
permettent en France, mais il n’a pas suivi jusqu’ici ma
suggestion, semble-t-il. Je vais chercher encore des
informations en Italie : à Rome, on n’interprète pas la loi
comme le font vos informateurs — ce qui semble prouver
tout de même que le législateur romain n’avait pas prévu
une telle application. Mais en d’autres diocèses, il paraît
que des permissions ont été données aux cloîtrés, à titre
d’essai : et vraiment, on ne voit pas ce qui empêcherait, en

143 L’article de Dom Jean Leclercq, Mönchtum und Contemplatio im


Gespräch mit einer sich wandelnden Gemeinschaft, dans Geist und Leben,
April, 1969, 117-137, et dans La Vie Spirituelle 121(1969)5-31 : Le
monachisme dans un monde en transformation, mentionné plus haut, défend
au reste bien la vie contemplative.
180

principe, l’extension de la pratique à des Communautés


religieuses, où nul abus, nul danger n’est à craindre. — Ce
qui arrête le Révérend Père est la crainte de paraître
adopter la pseudo-théologie de la désobéissance, conçue
comme source du droit futur.
J’ai lu surtout avec intérêt votre exposé de la
vocation cartusienne, de sa justification théologique et de
sa situation dans l’Église. Il est remarquable, consciencieux,
objectif, équilibré : il me semble qu’il faut souscrire à toutes
vos assertions. Vous évitez avec soin les expressions qui
sentent le pharisaïsme monastique, et qui se glissent
facilement dans une présentation de ce genre : elles sont
d’ailleurs démonétisées et n’auraient jamais dû avoir cours.
Vous avez écrit ces lignes —j’admire aussi votre
bel allemand—dans un souci d’exactitude et de justice :
vous ne prétendiez pas éclairer tous les aspects de l’objet
traité.
Malgré cela, il me semble qu’une étincelle
d’enthousiasme y fait défaut : elle scintille pourtant chez
vous d’abord, et chez les religieux auxquels vous vous
adressez : elle est nécessaire à l’accueil de l’appel qui nous
a fait frères et à la persévérance dans cet état. Je ne vous
apprendrai rien à ce sujet ; les réflexions que je vous
propose ne sont pas une correction de votre étude — elles
sont seulement vraies et pertinentes, si je ne me trompe, à
un autre niveau :
Une vocation qui tourne le dos au monde, qui a le
caractère d’un défi, du fait qu’elle est érémitique et
contemplative, —cette vocation suppose la révélation d’un
secret caché au siècle (caché à tous les siècles)— celle d’un
espace entre Dieu et l’âme où nul chemin n’est tracé, dont
la virginité est le climat et dont la silencieuse découverte est
une joie inépuisable (une joie pour tous !). Cette vocation
181

ne peut être accueillie et gardée que si elle est comprise


comme une grâce d’élection, un don à chaque fois unique
et nouveau.
Elle ne se traduit pas en éloquence parénétique,
mais à sa racine même, elle implique un jugement du
monde, une critique de son orientation vers la conquête et
la possession. (La seule idée d’une fin qui est vision de
Dieu, implique cette critique).
La chose contemplée —la contemplation même est
l’objet, vous le savez, d’un émerveillement, du premier jour
au dernier, que je trouve exprimé dans ce dernier vers d’un
poème sur la solitude:
« Il y a encore un ciel et une terre que les hommes ne
connaissent pas. »
Cela est d’inspiration Zen, vieux de 1000 ans. Je
note encore, sans rien vous enseigner non plus, que
l’approche contemplative du Divin est la seule vraiment
œcuménique : on ne peut rien comprendre, notamment aux
traditions grecques et orientales, si on ne plonge pas le
regard dans cette direction.
Merci encore, cher Dom Gabriel ! Que Dieu vous
garde et vous console toujours !
Votre

Fr J. Bapt. M. Porion

Gardez encore le Miroir, tant que vous voudrez.


« Bisweilen erlebt man, dass sich ergraute
Kontemplative immer noch auf Theologen berufen, die in
ihrer längst vergangenen Jugend einmal führend, vielleicht
182

sogar hervorragend waren, jetzt aber lange tot sind ».144 Un


esprit qui se laisse dominer à ce point par la catégorie du
progrès, est proprement imbécile.

Billet joint à cette lettre du 9.7.1969 :


« Un théologien mort depuis longtemps… »
     
         .
Anaxagoran enim Clazomenium aiunt dixisse,
Contemplationem esse vitæ finem, et eam, quæ ab ipsa procedit,
libertatem (fragment tiré de: Clément d’Alexandrie, Strom.
II. 179)
Mais les plus audacieux sont les chartreux, tels que
Guillaume de St Thierry les voit : Aliorum est Deo servire,
vestrum adhærere. Aliorum est Deum credere, amare ; vestrum
est intelligere, cognoscere, frui. (Lettre d’or, au début)
Est-ce complètement faux, —ou y a-t-il tout de
même là un atome de vérité, —un atome qui vaudrait plus
que tout un monde ?

144 Dom Jean Leclercq dans son article, La Vie Spirituelle : 563 (1969) 15 :
« Il arrive qu’on entende de vieux contemplatifs continuer de se référer
aux maîtres en théologie qu’ils eurent dans leur lointaine jeunesse (dont
certains furent alors illustres, mais qui sont morts depuis longtemps). »
183

45.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 15 juillet 1969

Mon vénérable et cher Père en Notre-Seigneur,


Le courrier m’apporte aujourd’hui une deuxième
enveloppe de documents, mise à la poste le 12. J’y trouve
une intéressante mise au point sur les Répons de notre
Office et une étude en français sur la Messe dans nos
Communautés.
De mon côté, j’avais déjà prête aussi une
enveloppe pour vous, où je voulais mettre un article sur un
ermitage,145 dont le poème, cité au début, dit qu’on y
cherchait les Sources de la Vérité, et quelques réflexions ou
citations (sur les mêmes sources …) Vous trouverez que je
perds mon temps : ce dont vous me parlez est plus sérieux,
ou du moins plus concret et susceptible d’intéresser plus de
personnes.
Le précédent envoi de vous contenait aussi une
étude sur la Messe et l’évolution des conceptions
liturgiques à l’égard de la célébration communautaire ou
privée. Je ne ferme pas du tout l’oreille aux arguments
fournis, je perçois bien leur valeur (qu’on pourrait appeler
eidétique [Husserl]) : ils visent l’essence de la célébration
eucharistique, et exigent une forme qui réponde à son sens

145Giovanni Blumer, Hua Shan – eine kulturhistorische Bergtour in China,


dans : Neue Zürcher Zeitung, 9.3.1969, p. 55-56. Le poème cité au début est
du fameux poète-Tang, Tu Fu (712-770). C’est son poème qui a changé le
nom de la montagne en Hua Shan, ce qui veut dire : montagne-fleur.
184

originel. La forme qui avait prévalu depuis quelques


siècles, suivait une tendance de la piété au repli du fidèle et
du prêtre sur lui-même : en préconisant l’ouverture, le
retour à l’objectivité, on donne des directives justes et
saines — avant tout, plus évangéliques.
Si néanmoins ce qui est déterminant en pratique
est la sensibilité liturgique des Communautés —l’auteur
emploie cette expression—, on entre dans un domaine où
presque tout est discutable. Nos confrères de la Grande
Chartreuse, et beaucoup d’autres, cherchent,— trouvent
même en divers auteurs, une théologie du sacerdoce
érémitique, et ils tiennent à la messe privée en relation avec
cet aspect. Je tâche pour ma part de comprendre, de
sympathiser et d’appuyer, pour aujourd’hui et pour
demain, les positions qui mettront les âmes à l’aise pour le
développement de leur véritable vie.
Je vous remercie de tout cœur de vos
communications. Je me suis demandé si l’étude en français
n’était pas de vous-même ? (Le français est excellent, mais
il y a quelques petites fautes).
Que Dieu vous garde et vous console toujours !
Mes amitiés et mes respects au Vén. Père Prieur, je vous
prie.
Votre

Fr J. Bapt. M. Porion

Je lis MAAK ALLES NIEUW, de P. van der Meer146 :


certains traits sont justes, mais la condamnation de

146Pieter van der Meer de Walcheren, Maak alles nieuw (Fais tout
nouveau), 1969, dit e.a. sur les moines, autrefois admirés dans son Le
185

l’approche contemplative devient décidément un lieu


commun sous la plume conformiste des écrivains religieux
post-conciliaires ! Il me faut lire des penseurs de l’autre
bord pour retrouver des évidences comme celle-ci : « The
end of human life is contemplation — the direct and
intuitive awareness of God. Action is the means to that end,
and society is good to the extent that it renders
contemplation possible for its members. »147 —C’est de A.
Huxley, qui trouve cela axiomatique.
Les appréhensions que vous exprimez au sujet de
l’avenir, disant que vous avez pitié des deux groupes de
personnes qui paraissent s’opposer en cette affaire de
l’aggiornamento, me semblent exagérées. Ce qui a résulté au
contraire du dernier Chapitre Général est la possibilité,
pour l’évolution maintenant amorcée, de se poursuivre
pacifiquement. Elle donnera satisfaction dans une certaine
mesure au groupe qui a votre sympathie, et la mienne à
bien des égards148 ; mais deux choses sont impossibles :
satisfaire tout le monde (la diversité des avis est trop
grande) et aller vite (étant donné la structure juridique et
humaine de notre Ordre). Si on veut une refonte radicale
du projet monastique, et une réalisation à bref délai, il faut
fonder. —Il y a, comme vous le savez, des embryons de
fondations un peu partout ; mais il ne semble pas que des

Paradis Blanc : « Ces communautés d’hommes silencieux avec leur


adoration et liturgie inutiles sont un reste du temps passé, elles ne
correspondent plus à notre temps. » Pour une réédition, Le Paradis Blanc
serait tout à refaire, dit-il.
147 « Le but de la vie humaine est la contemplation – l’apprehension

directe et intuitive de Dieu. L’action est un moyen pour cette fin, et la


société est bonne dans la mesure où elle rend la contemplation possible
pour ses membres. »
148 Note de D.JBP : chacun des courants qui s’opposent, demande une

analyse
186

principes assez nets se dégagent de la théologie et de la


spéculation post-conciliaire, pour permettre aux structures
nouvelles de prendre une forme vigoureuse et d’attirer les
oiseaux du ciel. On attend le souffle de l’Esprit.

Avec la lettre du 15 Juillet 69 et l’article sur le Mont saint de


la Chine Hua Shan :
La solitude qu’on se crée en gagnant le cloître,
n’aurait ni sens ni valeur si elle n’était réalisation d’une
solitude qui est —la solitude de l’esprit avec Dieu dans le
no man’s land intérieur, dans le désert entre l’âme et son
Centre, où ne peut jaillir qu’un éclair divin.
La vocation contemplative, qui repose en dernière
instance sur l’immédiate présence de Dieu à l’âme, est
ressentie comme une grâce d’élection parce qu’elle est la
découverte inépuisable d’un secret caché au siècle. On peut
n’en avoir toute sa vie qu’une très petite conscience, mais
« iet van Gode es God altemale »149 (Hadewijch), et si cette
saveur n’est ni sentie ni devinée, je ne conçois pas qu’on
quitte le monde.
La vocation érémitique, du fait qu’elle tourne le
dos au siècle, est un défi : il convient qu’il soit lancé et vécu
silencieusement : nulle explication ne peut lui enlever le
caractère d’exception et d’objection, que le siècle ressent
avec respect ou antipathie. Mais la joie qu’elle découvre est
la joie de tous.
Les pages sur la vocation cartusienne dont vous
m’avez gentiment fait part, sont bonnes : vous n’y avez pas
mis, néanmoins, toute votre expérience de ce que je
rappelle ainsi.

149 « quelque chose de Dieu est tout Dieu. »


187

Si le siècle savait d’où il vient et où il va, il


reconnaîtrait sa joie dans la nôtre. L’intelligence de ce fait
—de l’universalité de la joie contemplative, est nécessaire
pour vivre sur une montagne-fleur.
188

46.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 1er février 1970

Mon très cher Père,


Je n’ai pas répondu tout de suite à votre
intéressante lettre : elle ne me demandait pas de le faire.
Les critiques que vous formulez, ou transmettez, à l’égard
notamment du Codex Rubricarum et de son Introduction,150
ne me surprennent pas : rien de plus légitime que la
discussion dans la phase actuelle. Un dialogue se poursuit,
d’une part entre les Commissions et les Maisons de l’Ordre,
d’autre part entre l’Ordre et la Congrégation pour le Culte :
il faut en attendre la fin pour pouvoir juger de cette
mutation. —Ne pas se passionner pour ce qui est
provisoire, est une maxime de sagesse.
Je vous ai envoyé le numéro de OGE151 que vous
désiriez : puis-je vous le redemander ?
Une personne de l’Ordre voudrait bien lire Tauler
en allemand (moderne, ou alors avec les deux textes). Dans
le gros répertoire de Vandenhoek, j’ai trouvé seulement
ceci : Seuse H. und Tauler J. Deutsche Mystik, übertr. aus

150 Note de gvd : C’était le début du travail d’aggiornamento de la part


des communautés tout entières, leur remarques sur les projets des
commissions. L’introduction était de Dom Porion lui-même.
151 Note de gvd : Le numéro de la revue de la Société-Ruusbroec, Ons

Geestelijk Erf, où le Père Ampe SJ montre que les Instructions Spirituelles


du Pseudo-Tauler sont une anthologie de textes composée par Dom
Gérard Kalckbrenner, et où il cherche les vrais auteurs de ces textes. Le
Père Bernardino de Blasio OP voulait traduire ce texte en italien en
maintenant la fausse attribution à son ancien confrère, Tauler.
189

dem Mittelhochd., Dietrichs Taschenausgaben, Bd. 36,


1967, 323 S. DM 16,80. Connaissez-vous ?
Mais ce répertoire n’est complet (plus ou moins)
que pour la littérature ou les ouvrages de vulgarisation,—
pour les domaines spéciaux, il faut chercher dans des
répertoires spéciaux.
Une autre personne de l’Ordre, qui ne lit pas
l’allemand, mais seulement l’italien ou le français, aimerait
prendre contact avec les contemplatifs des Bords du Rhin.
L’édition de Tauler en français ne se trouve plus complète
(celle du P. Théry), il manque un volume. Et en italien ?
Si vous avez sous la main une information utile, je
vous en remercie d’avance ; mais ne cherchez pas trop. Je
sais que vous êtes très dévoué quand on vous demande un
service de ce genre, et je ne veux pas abuser de votre
gentillesse. (Les contemplatifs finissent toujours par
trouver les livres qu’il leur faut. Cela fait partie de ce
qu’Aristote avait remarqué, « Deus specialem curam habet
de iis qui diligunt intellectus, tanquam de amicis »—je cite
d’après saint Thomas).
Le Miroir des simples âmes a fait l’objet d’une
recension dans la Revue de l’Histoire des Religions, 1969,
p. 35-60, par M. J. Orcibal, professeur à l’École des Hautes
Études. Il recense à la fois le traité et tout le travail de Mlle
Guarnieri, à qui il rend un hommage mérité. Néanmoins,
en ce qui concerne la doctrine, il laisse au mystérieux
ouvrage son ambivalence,152 que Mlle G. supprime en le
rangeant décidément parmi les textes hérétiques. Sur la
valeur littéraire, il ne s’étend pas, mais dit tout de même
que c’est « une grande œuvre » (le Miroir). —L’École des

152Note de D.JBP : M. Orcibal pencherait plutôt vers la position du P.


Spaapen.
190

Hautes Études, vous le savez sans doute, est une institution


d’État, laïque, bien que des Religieux y enseignent ou y
aient enseigné (Tisserant, Festugière, de Menasce) : il y a
une chaire d’histoire de la spiritualité, et celui qui l’occupe,
M. Orcibal, n’est pas, je crois, catholique153 : la raison d’être
de cet enseignement est de maintenir une ligne parallèle,
purement scientifique, dans un champ d’études où les
croyants travaillent naturellement en plus grand nombre.
À part le numéro de revue, cette lettre ne demande
pas de réponse, si vous n’avez pas sous la main quelque
information sur les nourritures spirituelles en question. Je
suis toujours heureux de vous saluer fraternellement
dans la paix de Dieu.

Fr J. Bapt. M. Porion

Puis-je vous demander de passer le billet ci-joint à


mon cher Père Maître ? Je lui communique ce que je sais
sur la mort de Robert de Wilt154 : je n’ai pas d’autre
renseignement. Si on le désirait, on pourrait en savoir plus,
je pense, par P. van der Meer. —Vous caractérisez à
merveille le petit livre de P.V.d.M. : cette volte sénile a
quelque chose de pitoyable. Par ailleurs cependant, plus
d’un trait est lancé avec force et précision, plus d’une
remarque est percutante.

153 Note de D.JBP : Mais infiniment respectueux, désireux de tout


comprendre.
154 Rob(ert) De Wilt, né 4.12.1901 à Nimègue, profès de la chartreuse de

La Valsainte (=Dom Canisius) 8.12.25, Ordination sacerdotale 22.4.30,


sacristain à la chartreuse de Montalègre 32/33, sacristain à la chartreuse
de Serra San Bruno 33/34, sorti de l’Ordre 18.11.38, sécularisé et marié,
décédé 1970. Dom Porion l’aidait dans son extrême pauvreté et
corrigeait quelques fois ses poésies françaises.
191

47.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 7 février 1970


… Votre lettre au P. Prieur et à moi arriva juste à
temps. Elle sonnait en fait tout autrement que celle du
Révérend Père que le P. Prieur avait reçu le matin même et
où nous étions menacés, moi de changement de maison et
lui de déposition, si nous continuions notre activité
aggiornamentale. De la part de notre maison on l’avait
alarmé sur l’inquiétude que je cause ici à ce sujet. Curieux :
tous étaient invités de faire des remarques sur le Codex
Rubricarum et sur les remarques faites déjà par les
confrères, pour les polycopier ensuite. Et au lieu de faire
donc ces remarques, on me dénonce chez le R. P. comme
fauteur de troubles, dont je n’avais aucune idée. Est-ce que
cela qu’on appelle le dialogue ?
Les visiteurs doivent avoir eu quelque
pressentiment de ces plaintes, quand ils écrivaient dans la
Charta Visitationis que dans le travail et la discussion sur la
rénovation des Statuts et de la Liturgie on devait garder
l’esprit de charité mutuelle et de dialogue sincère
recommandé par le Concile, sans faire perdre la paix de la
maison. Le P. Prieur m’a dit qu’il ne comprenait rien de
cette admonition des Visiteurs, et le P. Visiteur, Dom Albert
Häne lui donna comme seule explication, que cela pourrait
devenir utile dans l’avenir. Manifestement il n’y a pas eu
beaucoup de succès !
Mais je ne comprends surtout pas le R.P. C’est une
attitude absolument pré-concilaire : de nous faire taire.
Évidemment, dans nos remarques sur le Codex Rubricarum
il y a des choses désagréables pour les membres de la
192

commission de la Grande Chartreuse, mais il y en a aussi


de leur part pour nous, et on avait dit en tout cas que nous
pouvions parler librement. Si nous envoyons nos
remarques à quelques confrères d’autres maisons, on nous
accuse immédiatement de campagne anti-contemplative,
tandis que notre intention est de rendre un service à
l’Ordre en toute tranquillité. Notre P. Prieur vient d’être
traité comme un polisson. Cela pour dire que votre lettre
était bienvenue !
Je vous renvois l’article du P. Ampe. Je ne peux
pas l’utiliser avant que j’aie reçu le texte original des
Göttliche Leren du Pseudo-Tauler, qui se fait encore attendre.
Le P. Ampe exprimait aussi à James Hogg son étonnement
sur ce que le P. de Blasio veut faire : « Mon examen critique
des sources prouve plutôt que c’est un projet assez
chimérique, vue la disparité énorme du recueil incohérent
en soi. Alors que faire de cela, pour le présenter
raisonnablement au public moderne ? »
Je ne savais pas que Diederichs Taschenausgaben
avait quelque chose de Seuse, Tauler et même Eckhart. Je
ne sais pas ce que ça vaut et je ne trouve pas de recensions.
Moi-même j’utilise : Johannes Tauler, Predigten,
Vollständige Ausgabe, übertragen von Dr. Georg
Hofmann , Herder, Freiburg-Basel-Wien, 1961.
193

48.– Dom Porion à gvd

Rome,
ce 5 mai
1970

Mon très cher Père,


Je vous remercie de m’avoir envoyé une copie des
articles de GEIST UND LEBEN : j’ai tout lu avec intérêt et j’ai
même un peu regretté de ne pouvoir les faire lire (en
français) à certains confrères : on peut ne pas être d’accord
avec leurs thèses, mais ils sont instructifs. Les critiques —
elles sont de vous, je suppose— à l’article du P. Wulf,155
m’ont spécialement intéressé : elles me paraissent très
mesurées et très justes. En particulier, j’ai noté en haut de la
page 9 la remarque (et la citation du LINZER
QUARTALSCHRIFT) qui commence par « Im übrigen scheint
die horizontale Gottesbegegnung mehr ein Programm zu

155 P. Friedrich Wulf SJ, Die Sorge der Kirche um die beschaulichen Orden.

Zur Instruktion der Religiosenkongregation VENITE SEORSUM. Dans: Geist


und Leben,1969, p. 460-466.
Dans ses CARNETS, p. 288, Jean Hugo rapporte une conversation
avec le Père Rzewuski O.P. en janvier 1970 : « Il m’a donné à lire
l’Instruction De Vita Contemplativa et De Monialium Clausura VENITE
SEORSUM, rédigée par Dom Gillet, cistercien, et Dom Jean-Baptiste
Porion, chartreux et admirable traducteur de Hadewijch, et signée par le
Cardinal Antoniutti. Le Père Rzewuski était catastrophé par les réactions
des Evêques. » À noter qu’à ce moment nous ne savions pas encore avec
sûreté la collaboration de Dom Porion à ce document. Selon Dom André
Louf, Dom Porion a pu être demandé pour examiner le texte de Venite
Seorsum, mais c'est lui, Dom André Louf qui a écrit l'introduction
spirituelle (n'étant pas très enthousiaste pour les normes qui suivent).
194

sein, als tatsächliche Wirklichkeit… »156 —Je puis vous dire


que l’accueil fait à VENITE SEORSUM a été en effet fort
critique, pour ce qui est des revues ; je l’ai entendu critiquer
aussi par divers Supérieurs religieux ; mais on m’a dit à la
S. Congrégation et répété, que de très nombreuses lettres
de remerciements étaient arrivées de la part des
communautés de Religieuses. Il faut savoir en outre que ces
communautés avaient été copieusement consultées avant la
rédaction du document : il est très conservateur, mais la
majorité des monastères de religieuses cloîtrées tient à la
solitude et à la séparation du monde.
Ce sont plutôt les hommes —les évêques et les
assistants religieux, qui voudraient un élargissement de la
clôture, une plus grande ouverture au monde. Ils le
voudraient en partie parce qu’ils trouvent sincèrement que
les résultats spirituels, autant qu’on en peut juger, ne
correspondent pas aux sacrifices que constitue l’entrée en
clôture et la vie toute cloîtrée. Mais à cela s’ajoute une
grande sensibilité aux tendances du siècle, qui
effectivement ne comprend plus la recherche d’une relation
verticale, intérieure et immédiate avec Dieu. On ne peut
pas prouver que cette relation existe, on ne peut même le
manifester que très imparfaitement… Tout le jugement que
l’on portera sur la vie érémitique dépendra du sentiment
ou du pressentiment que l’on peut en avoir. La plupart des
clercs, dociles aux courants culturels, adoptent à cet égard
(comme à d’autres) l’horizon borné de notre civilisation
technique : il est facile d’y reconnaître une forme nouvelle,
mais non pas plus noble, de la servilité cléricale envers la

156« Du reste la rencontre divine semble plutôt un programme qu’une


réalité effective. »
195

puissance, et de la passivité de l’esprit chez beaucoup de


ces gens.157
Pour justes que me paraissent ces réserves, elles
n’empêchent pas l’article du P. Wulf de contenir des
remarques pertinentes et d’exprimer des desiderata réels,
auxquels il faudrait faire droit, — auxquels on s’efforce
déjà de faire droit, dans la mesure où les Moniales elles-
mêmes en manifestent le besoin et la volonté.
L’article sur le livre de van der Meer m’a aussi
intéressé. Le petit livre est jusqu’ici inconnu en France, il a
passé inaperçu, du fait que peu de gens lisent le
néerlandais. —Je lis en ce moment dans votre langue le
livre de Buitendijk sur la Femme158 : je l’avais lu en français,
mais il est assez imparfaitement traduit, et voulant le
donner à Dom Bruno Burgener —qui désire s’informer sur
la psychologie féminine— je l’ai comparé avec l’original. Il
ne m’a pas été possible de le trouver en allemand (ce serait
sans doute mieux traduit, outre que les citations de
l’allemand sont assez nombreuses dans le texte) : il ne
figure pas dans les catalogues collectifs. C’est un ouvrage
vraiment très remarquable.
Merci encore ! Que dieu vous garde et vous
console toujours.
Votre

Fr. J. Bapt. M. Porion

157 Note de D.JBP : Très peu d’esprits ont un regard libre, une vie
spontanée.
158 F.I.J. Buytendijk, DIE FRAU, Natur, Erscheinung, Dasein. Köln, J. P.

Bachem, 1953.
196

49.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 13 octobre 1970


Je vous envoie encore quelque commentaire sur
VENITE SEORSUM paru ces jours-ci. (Instruktion über das
beschauliche Leben und die Klausur der Nonnen. Lateinisch-
Deutsch. Von den deutschen Bischöfen approbierte
Übersetzung. Kommentiert von Emmanuel von Severus
osb, Paulinus-Verlag Trier) .
Comme vous voyez, c’est assez négatif. Et cela
comme introduction à l’édition officielle par l’épiscopat
allemand ! Naturellement, cette instruction donne la
tradition au plus haut degré, rien de plus et rien de moins.
Si on commence alors à lire les normes concrètes et si on
connaît bien la situation chez les moniales, un tel
commentaire est peut-être encore assez positif. Finalement
pas tous les moines et moniales ont la vocation de
chartreux et de moniales pour lesquelles VS a été écrit. Et
Dom Emmanuel von Severus aurait pu accentuer mieux
quelques aspects positifs. Soit que VS n’est pas la bonne
réponse aux problèmes actuels, en suscitant encore plus
d’incertitude, on n’avance pas beaucoup. Ce qui est clair de
nouveau, c’est que les hésychastes sont rares et que la
plupart ne sait pas bien quoi faire avec un document
hésychaste comme celui-ci.
Au sujet de Buytendijk (cela peut intéresser aussi
Dom Bruno Burgener) : Professeur Ursula Lehr, de
l’Université de Bonn, sœur de notre Dom Jean-Baptiste
Leipold écrit dans l’introduction de son livre, Die Frau im
Beruf, une centaine de pages sur la question si la répartition
197

des rôles entre l’homme et la femme est naturelle ou culturelle,


artificielle. Elle trouve les conceptions de Buytendijk,
d’environ 2500 ans occident, trop romantiques et trop
métaphysiques. Ce qu’affirme Margaret Mead semble
beaucoup plus important et est aujourd’hui généralement
accepté. Mais si le rôle, soi-disant naturel, de la femme
dépend presque exclusivement du modèle culturel, cela ne
veut naturellement pas dire que nous devons écarter tout
de suite ces conceptions du rôle naturel, surtout s’il n’y pas
encore une raison urgente ( nous avons peut-être bientôt
besoin de femmes-prêtres… !) Ou est-ce que vous donnez
raison à notre père-maître qui croit que l’essence de la
femme est déterminée par Dieu : porter des pantalons et
faire le professeur est contre la nature !
Il est possible que vous entendiez bientôt
que « Marienau » a écrit une lettre au Cardinal Antoniutti.
Le P. Prieur et moi, nous tenons à vous faire savoir que
nous n’y sommes pour rien. Le P. Prieur n’a pas donné son
accord, bien qu’il sache l’affaire. Il ne peut rien faire. Le
résultat était aussi assez maigre : l’auteur n’a pu récolter
que quatre signatures. La plupart était un peu fâché du
projet. Il y a pourtant beaucoup de vrai en ce qu’il affirme.
J’ai cherché à changer ses propos, mais il n’y était plus
disposé, à part quelques redressements. Vous vous tirerez
de l’affaire. J’espère que vous y prêterez quand même
suffisamment d’attention, car je dois dire qu’on nous rend
notre travail de renouvellement pas facile. Dans notre
aggiornamento, il reste de grandes interrogations et des
mystères, et nous serions bien contents de savoir ce que la
Sacrée Congrégation veut elle-même de nous, et ce qu’elle
pense de ce qu’on a fait jusqu’ici, en écoutant aussi une fois
ceux qui sont inquiets ou malcontents.
198

J’ajoute mon examen de l’ancien lectionnaire, pour


Frère René Bonnal de la Commission des Lectures
Patristiques de Matines.
199

50.– Dom Porion à gvd

Grande Chartreuse, le 20 octobre 1970

Très cher Dom Gabriel


Merci de votre gentille lettre. J’ai fait remettre au
Frère René la liste des leçons à garder ou à remplacer. —
Les extraits relatifs à VENITE SEORSUM nous ont bien
intéressés ; ces courants d’opinion sont naturellement
dignes d’être pris en considération, mais vous nous
accorderez qu’ils tendent simplement à éliminer la vocation
érémitique et claustrale. La solitude essentielle de l’âme
avec Dieu (fiancée de l’Unique), est au fond une expérience,
ignorée de ces gens. Ils sont conditionnés par leur époque
et leur culture extrovertie, à dominante technique.
Zeitbedingt : on peut appliquer cette épithète aux
coutumes cartusiennes, mais tout autant, sinon plus, à la
métaphysique bâtarde du P. Rahner et du P. Sudbrack.
(Ils acceptent, avec une docilité bien cléricale, la
catégorie de progrès, en y rangeant même le rapport de
l’intelligence à Dieu ! —Infiniment plus lucides, les
critiques indépendants de la culture, comme Heidegger ou
Adorno ou Günther Anders, etc.)
Les Commissions —qui me dévorent mon temps
— se rapprochent des points de vue que les réponses des
Maisons ont mis en lumière : un certain accord se réalisera,
je l’espère.
En tous les cas, je suis heureux de vous saluer
fraternellement et de vous être uni dans la paix de Dieu
200

Fr. J. Bapt. M. Porion

Dom Willibrord se joint à moi.

Note en marge : Ce que vous me dites sur le recours à Rome


de votre confrère m’est naturellement utile et je vous en
remercie. Une évolution est en cours, dont il faut excuser la
lenteur, et mesurer les possibilités.

Annexe à la lettre :
Question.
La répartition des rôles entre l’homme et la femme
(comme Buitendijk la caractérise), est-elle naturelle ou
culturelle, artificielle ?
La vérité paradoxale est que toutes les attitudes et
habitudes proprement « humaines » sont à la fois
culturelles (factices, jouées, prétendues) et naturelles. Est-il
naturel à l’homme d’être religieux, d’être habillé et paré, de
parler, de se tenir debout ? En un sens, non, rien de tout cela
n’est naturel.— Il ne lui est pas naturel d’être homme, ni non
plus d’être animal.
Il se produit, en fait, régulièrement cette double
anomalie, que le traditionnel humain est ressenti comme
naturel et fonctionne comme tel, —que d’autre part, le
naturel est éprouvé comme accidentel et adventice (notre
corps, notre physiologie, nos instincts nous étonnent, nous
gênent, nous scandalisent).
201

Nous entrevoyons la raison ultime de tout cela,


bien entendu, quand nous découvrons, dans un éclair, la
nudité de notre essence : de bloete gront, de wiselose… 159

Une conséquence de cette transcendance est


l’aptitude « naturelle » de l’homme à l’inversion : les
guenons et les gazelles répondent mieux au phénotype
« féminin » que les femmes de certaines cultures étudiées
par Margaret Mead.
(Un de mes confrères observe que la chatte a
« plus d’esprit de sacrifice » que le chat, —elle est, en tous
cas, plus patiente. Les juments attendent que leur poulain
ait bu pour boire elles-mêmes. Les guenons prennent son
des petits chiens abandonnés, elles apprennent à enfiler
une aiguille, ce que les mâles n’apprennent jamais, etc, etc,)

Buitendijk présente bien la polarité étudiée par lui


comme une chose cultivée humainement à partir d’une
amorce physiologique. Il reconnaît les valeurs des
observations de M. Mead et de S. de Beauvoir, etc.

159 Traduction : le fond nu, l’être sans mode…


202

51.– Dom Porion à Dom Benoît Lambres

Rome, le 11
janvier 1971

Au Vénérable Père Dom Benoît Lambres, La


Valsainte
Mon cher Père en Notre-Seigneur,
Je vous remercie de l’article sur van Der Meer : je
recommande de tout cœur son âme à Dieu.160
Pour renouveler l’abonnement à l’OGE, me
manque l’indication du relèvement de tarif pour 1971.
Ayez la bonté de me le communiquer. Je lis très peu :
l’accident161 m’a bloqué sur l’essentiel.
C’est là que je vous reste uni dans la paix de Dieu.
Votre

160 Dom Pieter van der Meer de Walcheren est décédé le 15 décembre
1970 à l’abbaye de saint Paul d’Oosterhout.
161 Note de gvd : Le samedi 14 novembre 1970, Dom Porion est victime

d’un grave accident. Renversé par une voiture, à Rome, on l’a transporté
d’urgence à l’hôpital, où l’on a constaté une fracture franche du fémur, la
hanche et le col du fémur restant indemnes, et une simple, mais assez
forte contusion à la tempe. Ses Socii, Dom Grégoire Kappeler et Dom
Clément Overney ont pris soin de le transporter depuis à la clinique des
Frères de Saint-Jean de Dieu, proche de la Procure Générale. L’opération
du fémur a eu lieu le mardi 24 et le chirurgien a déclaré que le malade
pourra recouvrer l’usage normal de sa jambe, mais il doit garder
l’immobilité complète pendant deux mois.
Dom Benoît Lambres demande à gvd de répondre à la lettre de
Dom Porion.
203

Fr. J.Bapt. Porion

Kunde gij dat opknappen ?


Salut !
Fr. BML
204

52.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 21 janvier 1971

Ma dernière lettre était à peine partie, quand je


reçus le prospectus ci-joint du livre de la sœur de notre
Dom Jean-Baptiste Leipold.
Au sujet de ce que vous écriviez sur la répartition
des rôles de l’homme et de la femme, mon confrère pense
aussi que sa sœur ne fouille pas assez profond. Elle est trop
pragmatique, et de ce point de vue elle a raison.
Entre temps il vous est arrivé bien des choses ! Le
P. Prieur me le soufflait dans l’oreille iuxta piscinam,
pendant un exercice pour la concélébration. J’étais
épouvanté. Heureusement que l’on promet un
rétablissement complet de façon que vous pourrez encore
continuer de rendre service à l’Ordre. J’espère en une
convalescence complète et rapide.
Pour cela, et parce que je n’avais rien de particulier
à vous écrire, je me suis tu. Du reste nous ne manquons pas
de travail en ces temps-ci et j’évite les choses superflues.
Le P. Bernardino de Blasio m’a écrit que le Paoline
n’ont pas encore commencé à imprimer notre Seuse. Il
demandera des explications, autrement il va chercher un
autre éditeur. Nous avons fini également Tauler. Il a
commencé doucement la traduction d’Eckhart. Il a la
grande édition critique de Quint et il a fini le premier traité.
Le Père Klinkhammer SJ m’envoie pour un dernier
contrôle son : Adolf von Essen und seine Werke. Der
Rosenkranz in der geschichtlichen Situation seiner Entstehung
205

und in seinem bleibenden Anliegen, Band I : Die Umwelt der


Werke Adolfs. Et maintenant aussi : Band II : Der Wortlaut
der aufgefundenen Werke Adolfs. Il se trouve actuellement à
Francfort pour des discussions sur la publication dans
Frankfurter Theologische Studien. Le jury des Jésuites s’est
déclaré favorable en privé, mais s’il ne réussit pas à le faire
officiellement, il s’adressera à Ons Geestelijk Erf . Il espère
que les chartreux prendront beaucoup d’exemplaires, ce
qui n’est pas très probable, car la langue est l’allemand ;
autrement il espère un subside généreux de la part de
l’Ordre. Je ne sais pas ce que le P. Prieur a répondu.
Je vous envoie un article « Bomans in triplo », sur
un programme de la télé protestante, où Godfried Bomans
visite l’abbaye des trappistes où vit son frère, et un couvent
de sœurs ou vit sa sœur. On parle tellement de religieux
qui partent de leur Ordre, ou des maisons qu’on doit
fermer. On voulait faire parler aussi une fois des gens qui y
croient encore. Sans exagération, cette émission en a été
une des plus émouvantes qu’on a jamais vu sur l’écran, dit-
on. Mes parents m’ont envoyé l’enregistrement sonore et
j’ai aussi le texte dans un livre. C’est vraiment poignant :
pour tout le bien qui existe encore en silence, pour tout ce
qui est passé ou qui bientôt ne sera plus, et pour tout ce qui
ne passera jamais.
Voilà quelques nouvelles du côté extérieur de
notre vie. J’espère que bientôt reviendra la tranquillité et le
repos dans notre Ordre, comme c’était autrefois. Je suis
entièrement d’accord pour le renouvellement. Mais
l’hésychia manque ; il n’est guère possible autrement.
206

53.– Dom Porion à gvd

Rome, le 26 janvier 1971


Mon cher Père en Notre-Seigneur,
Votre gentille lettre du 21 janvier a été, comme
toujours, bienvenue. Dans la période qui a suivi l’accident,
n’ayant plus d’autres activités que la réflexion et le regard
intérieur, je pensais à vous plus d’une fois, assuré de votre
fraternelle sympathie. Je recommence à lire et à écrire, avec
l’aide de D. Grégoire162 ; et le Révérend Père veut même
que je participe aux travaux de ma Commission avec les
autres Commissaires à la Grande Chartreuse.
Les renseignements que vous me donnez,
m’intéressent comme toujours, spécialement ce qui
concerne Monsieur Bomans. S’il écrivait dans une langue
internationale, il aurait une audience dans tous les pays.
Je renouvellerai l’abonnement à OGE sans préciser
l’adresse : je ne sais pas exactement à qui les numéros sont
d’abord envoyés à Marienau, — mais ils se débrouilleront
bien.163

162Dom Grégoire Kappeler est né à Oberwange (Bâle, Suisse) le 19 juin


1905, il fit profession à la chartreuse de La Valsainte le 25 mars 1930 et
fut ordonné prêtre le 24 février 1935. Le 14 mars 1947 il fut nommé
socius du procureur général à Rome et mourut en charge le 23
septembre 1980.
163 Note de gvd : pour faire profiter de l’abonnement on faisait

circuler la revue Ons Geestelijk Erf chez ceux qui à ce moment s’y
intéressaient (La Valsainte, Calabre, Farneta, Marienau). Depuis la
suppression de la communauté néerlandaise, Dom Porion payait
l’abonnement.
207

Toujours heureux de vous saluer, cher Dom


Gabriel, ainsi que le Père Prieur et les autres confrères :
bonum est habitare fratres in unum !
Fr. J.Bapt. Porion
208

54.– Dom Porion à gvd

Grande Chartreuse, le 12 mai 1971


Très cher Dom Gabriel,
J’ai reçu ici avec plaisir votre gentille carte : cette
vue du béguinage d’Amsterdam164 m’intéresse en effet et je
suis toujours touché par un signe de votre amitié.
Je souhaite de tout cœur que Dieu vous garde et
vous console toujours.
Votre
Fr. J.Bapt. M. Porion

164 Note de gvd : En ce temps le Père Paul Begheyn SJ , Amsterdam,


travaillait sur la Perle Evangélique : auteur probable, auteurs cités,
diffusion de l’original, de la traduction latine (nous avions un
exemplaire à Marienau) et de la traduction française par les chartreux de
Paris (il y avait un exemplaire à Sélignac). Pour nous récompenser de
l’aide apportée, j’avais demandé quelques cartes postales du béguinage
d’Amsterdam pour faire plaisir à Dom Porion.
209

55.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 18 août 1971


Mon très cher Père,
Un prélat romain, très aimable et profondément
religieux, me demande de lui indiquer quelques livres bien
indiqués pour élargir l’horizon spirituel. Il connaît
naturellement saint Jean de la Croix et sainte Thérèse, mais
il a l’impression que la relation de l’âme avec Dieu revêt
d’autres formes, dont ces auteurs n’ont pas parlé : qui s’en
tiendrait à eux pourrait être prisonnier d’une convention.
Je devrai lui dire naturellement qu’on ne découvre
rien dans les livres, la découverte est intérieure et solitaire,
tout ce qu’on trouve ailleurs n’est jamais qu’un reflet ou un
écho. La lettre n’apporte rien à l’esprit que l’esprit même ne
lui prête : c’est vrai dans un vaste domaine, mais ce l’est
absolument pour la lumière divine.
L’ami en question est néanmoins capable de
goûter les choses les plus profondes : j’ai noté quelques
titres à lui prêter ou à lui recommander. Sainte Catherine
de Gênes, s’il ne la connaît pas, est un phénomène de
portée cosmique : son livre existe en français. Ensuite les
contemplatifs du Nord : le plus accessible et peut-être le
plus sûr, est Tauler ; mais la traduction française des
Dominicains est épuisée, je n’ai pu la procurer au complet
au Frère Bède Sanders, qui me l’avait demandée. Voulez-
vous m’écrire une carte pour me dire si la traduction
italienne, à laquelle vous avez travaillé (c’est une
recommandation) a finalement paru ?
210

Après cela, je pourrais lui conseiller le petit


ouvrage de Mme Ancelet-Hustache sur Maître Eckhart
(« Maîtres spirituels »), et la traduction, par la même, du
traité : « Von Abegescheidenheit », publiée depuis quelques
mois. Je penserais aussi à Ruusbroec, l’Ornement des Noces,
malgré que la traduction qui se trouve en librairie me
paraisse presque illisible. J’ai noté aussi un livre
d’introduction générale : L. Cognet, Introduction aux
mystiques rhéno-flamands, Desclée et Cie, mais je ne l’ai pas
lu. Et encore une fois, les livres sont d’incertains miroirs, il
faut une naïveté que je n’ai plus pour s’enchanter d’y
trouver une image, alors que l’éclair jaillit entre Dieu et
nous, toujours vierge, toujours premier, — si
imparfaitement que nous sachions fixer sur lui le regard.
Je voulais seulement vous poser la question ci-
dessus, et profiter de l’occasion pour vous saluer
fraternellement. Vous remerciant d’avance, je vous assure
de mes sentiments d’amitié
dans la paix de Dieu.
Fr. J. Bapt. M. Porion

Mes amitiés au Père Prieur, je vous prie, et à mon


Père-Maître.
211

56.– gvd à Dom Porion

Marienau, le 26 août 1971

Comme toujours, j’avais depuis longtemps


l’intention de vous écrire, mais je voulais vous ménager et
moi-même aussi. Heureusement que vous avez besoin de
moi.
Au sujet de Seuse, je peux finalement être plus
précis. La traduction italienne paraîtra fin septembre chez
les Edizioni Paoline. Ensuite ils prendront Tauler. On veut
avoir le manuscrit dans quelques mois. Beaucoup de cela
dépend de vous… Il y faut en fait une introduction, et le
Père Bernardino de Blasio m’a demandé de la faire (vie et
doctrine). Il s’en débarrasse facilement ! Pour moi, ce serait
un travail intéressant si j’avais le temps. Le seul travail que
j’ai actuellement à faire est celui pour le lectionnaire
patristique, mais cela demande tout le temps libre, de façon
que je ne peux pas vider ma tête pour Tauler. Pour la vie de
Tauler on trouve des données suffisantes dans le livre de L.
Cognet que vous indiquez (il faut l’acheter certainement,
n’serait-ce que pour la nouvelle littérature, data, imprimés,
etc.) La doctrine n’est évidemment pas à résumer de
quelques articles ou introductions, et faire moi-même une
synthèse et composer une aide aux lecteurs : je ne suis pas
suffisamment dedans et je n’en suis pas capable. Je vous le
dis seulement dans le cas que la chose vous attirerait ou si
vous avez déjà quelque chose qui pourrait servir. Je n’ai
pas encore décliné l’offre du Père Bernardino de Blasio, car
vous étiez mon dernier espoir.
212

Sur une feuille à part je vous donne un peu de


littérature sur Eckhart, Tauler, Ruusbroec, Herp. Le Père
Bernardino est à ce moment à la traduction de Eckhart, à
partir de DW, Ausgabe Quint : Band 5 : Traktate, Band 1 et 2 :
Predigten. Il espère avoir fini quand Band 3 et 4 seront
parus. Band 2 (en fascicules) est maintenant complet.
Vous connaissez probablement le Père Eugenio de
la Virgen del Carmen, professeur au Theresianum de Rome,
et vous savez qu’il a rédigé l’article dans le Dictionnaire de
Spiritualité, dernier fascicule, sur l’Illuminisme. Il s’agit
plusieurs fois de Marguerite Porete et de Romana
Guarnieri. J’étais en train de le lire, quand quelqu’un
attirait mon attention sur une conférence de Nico Toren-
stra, directeur d’un centre de méditation à A’dam, à un
congrès sur la contemplation, en occasion du centenaire des
Norbertines. Cette remarque concorde avec l’article en DS.
Pour cela je vous en envoie une copie.
Mais la raison pour laquelle je vous écris, est celle-
ci : ne pourrait-on pas trouver un beau texte chez
Ruusbroec (et chez d’autres auteurs de votre constellation)
pour le nouveau lectionnaire de matines ? Quelque chose
qui commente bien un évangile, ou pour une lecture des
huit premières leçons d’un saint ou d ‘un mystère ?
Puisque je ne peux pas faire tout moi-même, j’écris ici et là
à une personne qui a un livre de chevet qu’il connaît bien et
où il trouve facilement quelque chose. Astorre Baglioni
s’occupe par exemple de sainte Catherine de Sienne, le Père
Klinkhammer SJ a proposé des textes de Pierre Canisius.
En face de deux collaborateurs, je commence à avoir honte,
car pour le temps de l’Avent il y a déjà deux propositions
prises de Tauler (un Tauler authentique, de Sœur Maria
213

Letizia Risso,165 et un autre, Pseudo-Tauler, de Dom


Philippe Dahl166).
Du reste, il ne nous manque pas de propositions.
En partie nous les trouvons dans le lectionnaire en
préparation à Rome, dans celui des trappistes d’Orval et
celui des dominicains. Le reste, c’est à nous de le chercher.
Nous sommes encore en rodage. Les abbayes de
l’Allemagne et du Benelux n’ont rien pour le moment.
Chaque monastère travaille pour lui-même et on ne pense
pas seulement aux Pères Ecclésiastiques, disent-ils ; mais
aux auteurs modernes. J’attends encore quelque chose de
Dom Malachia Falletti167 des cisterciens de Casamari. Il est
en train de faire le même travail que nous : un lectionnaire
fait d’autres lectionnaires. Il n’est plus Prieur de l’ancienne
chartreuse de Pavie. Au dernier chapitre général la
chartreuse de Florence est devenue Priorato Conventuale sui
iuris avec droit d’élire un prieur. Fin juin ils l’ont élu
comme prieur de façon qu’il a dû laisser Pavie. Quelques
jours avant son élection notre ancien frère Paolo Quinti,
passé aux cisterciens de Casamari par nostalgie pour sa
Certosa di Firenze, y est décédé à l’âge de 78 ans.

165 Sœur Maria Letizia Risso naquit le 18 juillet 1935. Elle fit profession à
la chartreuse de San Francesco le 11 mai 1961 et y fut consacrée vierge le
20 avril 1965. Elle a été nommée bibliothécaire à la nouvelle chartreuse
de la Trinité à Dego (Savone).
166 Jacob Dahl naquit à Oslo le 4 septembre 1935. En 1958 entra à la

chartreuse de Sélignac, où il fit profession le 26 mai 1960. Ordonné prêtre


le 29 juin 1965, il partit le 18 août 1970 à la Transfiguration. Au début de
1996, il revint à Sélignac, sa maison de profession. Le 14-7-2001 il est
parti à nouveau à la Transfiguration.
167 Dom Malachia Falletti est né le 23 novembre 1932. Après avoir été

novice donné à la chartreuse de Florence et jeune profès au cloître de la


chartreuse de Farneta, il est passé aux Cisterciens de Casamari. Après
des études à Rome il est devenu prieur de leurs monastères de Pavie et
de Florence.
214

Maintenant on peut dire que la chartreuse de Florence a


comme prieur un ancien donné-cuisinier.
Au réfectoire nous lisons aussi des bonnes choses.
Je fournis les textes au Père Vicaire. C’est un bon exercice
pour mon travail. Et au réfectoire on peut lire des textes
qu’on ne pourra pas lire à l’église. Nous lisons
régulièrement Cassien et d’autres moines anciens. Aux
prières avant le spaciement, au chapitre, nous avons laissé
finalement la lecture de l’Imitation (après des siècles), pour
lire les Pères du Désert. C’est rafraîchissant.
Dom Willibrord Müller168 a traduit en allemand la
Chronique de la chartreuse de Cologne de Dom Sebastian
Maccabe169 avec les histoires de Peterkin, le novice et
Lansperge comme son père maître : un texte que vous
appréciez beaucoup, selon ce que Don Guglielmo Vassallo
m’a dit. On va le lire au réfectoire. Ensuite : Jos Greven, Die
Kölnische Kartause, Newman, Schuster, Rahner, Reinhold
Schneider, Vatican II, Casel, Boros, Porion, Journet et des
Pères de l’Église plus anciens. On est content. Tant pour le
réfectoire que pour l’église, c’est un grand progrès.

168 Dom Willibrord Müller est né à Gablonz (Allemagne des Sudètes), le


27 février 1934. Réfugié après la guerre aux Pays-Bas, il retourne en
Allemagne et entre chez les Bénédictins de Wimpfen. Ensuite, entré à La
Valsainte, il fait la profession le 8 décembre 1963. Passé à la chartreuse
de Marienau, il a ordonné prêtre le 25 août 1967. Il a été nommé vicaire
le 8 septembre 1990.
169 Né à Rockferry (Cheshire, Angleterre) le 27 juillet 1883, Dom

Sebastian Maccabe se fit rédemptoriste. En 1908 il reçut l’ordination


sacerdotale. En 1917 il entra à la chartreuse de Parkminster où il fit sa
profession solennelle le 27 juin 1919. Dès 1921 il devint maître des
novices et en 1925 vicaire. En 1927 il devint hôte à Florence et en 1928 il y
exerça la fonction de maître des novices. En 1935 il fut nommé prieur à
Pavie et en 1945 à Farneta où il mourut le 9 septembre 1951, après avoir
été, en 1947, convisiteur, puis visiteur de la province d’Italie.
215

James Hogg a obtenu son doctorat magnissima cum


laude le 30 juillet dernier : excellent dans toutes les
questions et dans le sujet de la thèse. Ils sont maintenant
trois : sa femme Ingeborg, son fils Klaus et lui. Sa femme, à
partir de septembre, doit rester à la maison et abandonner
son emploi. Beaucoup de son salaire est passé aux Analecta
Cartusiana. Par manque d’inscriptions et de subsides, James
devra probablement arrêter la collection. Dommage !
Dom Albert Häne, de retour ici et procureur, va
bien. Mais il souffre un peu de « nostalgie du pouvoir », me
dit-il en riant. Et il a reconnu que ma prédiction s’était
vérifiée, bien qu’au début il ne voulait pas y croire : c’est-à-
dire qu’il serait plus vite éloigné de Farneta que moi, s’il
osait parler seulement pour la moitié de la façon comme
nous l’avons connu à la récréation ici à Marienau. « Nous
nous trouvons sur le même bateau », dit-il.
216

57.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 1er septembre 1971

Très cher Père,


J’ai reçu avec plaisir votre lettre, riche de
renseignements intéressants sur divers sujets, et fraternelle
par la gentillesse et l’humour. Ces images de Suso sont très
belles : je vous en remercie également.
Le petit inconvénient d’une lettre trop gentille, est
qu’il est difficile de refuser quelque chose, — si elle
demande quelque chose. Dans le cas présent, il s’agit
seulement d’une introduction aux écrits de ce cher Tauler.
Je suis bien plus ignorant que vous ne l’imaginez, et ne
pourrais la rédiger qu’après avoir passé bien des heures à
me familiariser avec cet auteur. Mais la raison qui m’oblige
à m’excuser n’est pas celle-là : si j’avais le temps, je me
livrerais volontiers à ce genre d’étude, et au soin de
présenter son œuvre, que je crois capable de faire du bien.
Je suis victime, comme nous le sommes un peu tous, du
rythme de ces années : les occupations de ma charge étaient
assez peu de chose il y a dix ans, mais maintenant, l’Ordre
d’une part (en travail d’aggiornamento) et les autorités
romaines de l’autre (elles demandent beaucoup plus de
dialogue que dans le passé), me requièrent simultanément
et confisquent mon peu d’esprit.
Je ne puis vraiment entreprendre un troisième
genre de travail.
Que l’on ait eu recours à vous pour travailler au
nouveau lectionnaire, me semble heureux. Les livres ne
217

nous aident qu’accessoirement et négativement, mais nous


aident quand même : les meilleurs sont ceux qui rappellent
à l’esprit sa virginité édénique (il est toujours seul avec
Dieu, au premier instant du premier matin).
L’article ILLUMINISME du P. Euloge de la Vierge du
Carmel, est sagement balancé, me semble-t-il. —Vous avez
tiré d’un autre dictionnaire une curieuse citation de
Mercier.170 Ce ne peut être que Sébastien Mercier, auteur

170 Note de gvd : Voici la curieuse citation de Mercier :


Über die Carthaus bei Grenoble sagt Mercier in seinem “ Neuen
Paris”:
“Hier, wo man Nichts hört, als den dumpfen Schall einer Glocke, scheint
diese Glocke eure Seele abzurufen, um sie in die Ewigkeit einzuführen;
wo man Nichts sieht, als schweigende, durch Bußübungen gebleichte
Menschen, ununterbrochen in Betrachtungen versenkt, oder mit Beten
beschäftigt, da wird man von sehr ernstem Nachsinnen ergriffen, und
man zaget und zittert selbst bei den Bewußtseyn seiner eigenen
Unschuld; wo man endlich nirgends den Fuß hinsetzen kann, als auf den
Rand des Grabes: da fühlt man, wie wandelbar die Grundlage aller
Güter dieses Lebens, alles Glückes und Dessen ist, was dem Menschen
so wünschens- und beneidenswerth erscheint. Bei dem Anblick der
weißen Schatten, welche um den traurigen Kirchhof herumwandeln,
entwickelt sich Youngs großer Gedanke: „Der mensch sinkt in das Grab,
um unsterblich daraus sich wieder zu erheben.“ Gänzlich ist da der
Mensch sich selbst überlassen, und frei von dem Zauber der Welt und
ihrer mannichfaltigen Täuschungen, erblickt er dann die Wahrheit im
hellsten Lichte.“
(Aus: Rheinisches Conversationslexikon oder encyclopädisches
Handwörterbuch für gebildete Stände, Bd III (1832), Köln. Artikel:
„Carthäuser“ S. 147-148)
À défaut du texte original, voici une rétroversion française de
l’allemand :
« Ici où l’on n’entend rien que le son sourd d’une cloche, cette
cloche semble appeler nos âmes pour les amener à l’éternité ; où l’on ne
voit rien que des hommes silencieux, blanchis dans la pénitence, plongés
continuellement dans la contemplation, ou occupés à la prière, on y est
saisi par les réflexions les plus graves et on hésite et tremble à la
conscience de ses fautes ; où l’on ne peut finalement poser le pied nulle
218

contemporain de la Révolution française, qui a écrit un


TABLEAU DE PARIS (« Le nouveau Paris » en serait un
chapitre ?). Mais il était philosophe plutôt voltairien, il ne
s’est converti qu’après avoir (je crois) cessé d’écrire. Son
ouvrage le plus connu est sans doute L’AN 2440, écrit vers
1788. Il annonce que les Moines vont disparaître, mais les
membres de l’Académie Française deviendront des
Chartreux : ils vivront dans la solitude et la contemplation.
— Esprit fantaisiste et indépendant, il est possible, après
tout, qu’il ait parlé ailleurs de la Grande Chartreuse dans
les termes respectueux et élogieux que vous avez copiés en
allemand.
Ce que vous me dites de Dom Albert m’a
intéressé : j’ai, comme tout le monde, un excellent souvenir
de lui. Je crois et j’espère qu’il rendra encore des services.
Merci encore ! Que Dieu vous garde et vous
console toujours.
Votre

Fr. J.Bapt. M. Porion

part que sur le bord de la tombe ; là, on touche combien est fragile le
fondement de tous les biens de cette vie, de toute joie et de tout ce qui
semble à l’homme si digne d’admiration où d’envie. À la vue de ces
blanches ombres qui circulent dans le triste cloître, Young développait
cette grande prière : C’est là que l’homme se quitte totalement et, libre des
enchantements et des diverses tromperies du monde, voit enfin la vérité dans la
lumière la plus claire. »
Pater Albert Häne: « Ein köstlicher Blödsinn!! U. doch, u. doch
hinter der lächerlichen Romantik, hat es etwas Tiefgang. » (« Un non-
sens délicieux : et pourtant, et pourtant derrière cette romantique
ridicule, il y a quelque profondeur. »)
219

58.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 26
janvier 1972

Très cher Dom Gabriel,


Je suis touché de la gentillesse que vous avez eue
de m’envoyer le Suso italien, auquel vous avez travaillé.
C’est une magnifique édition, et lisant quelques passages
du Livre de la Vérité, je suis frappé de nouveau par
l’ouverture et la profondeur exceptionnelles de ce
contemplatif. Comme le note bien l’introduction, la haute
estime de Suso pour Eckhart, à l’heure même de son
procès, est une précieuse contribution à la mémoire de
celui-ci.
Dom Félix171 m’a écrit au moment de votre départ,
avec des sentiments pour vous de sincère amitié.172 J’espère

171 Dom Felix Bissig naquit à Attinghausen (Coire) le 12 mai 1922. Il fit
profession à La Valsainte le 24 juin 1944 et fut ordonné prêtre le 30
janvier 1949. Sacristain et vicaire de sa maison de profession, il fut
envoyé procureur à la nouvelle fondation de Marienau (1964) dont le
chapitre général de 1967 le nomma prieur. Il a obtenu sa miséricorde en
janvier 1993 et continua à y vivre comme simple moine jusqu’à sa mort,
arrivée le 28-1-2000.
172 Note de gvd : Plus tard j’ai trouvé aux archives de Sélignac la lettre

que Dom Félix avait écrit à Dom Marc Vinel, prieur de Sélignac, et où il
cite la lettre de Dom Porion à lui: « Ce que vous dites de Dom Gabriel ne
m’étonne pas : il est intéressant par son ouverture d’esprit, sa culture,
par la liberté et la hardiesse même de ses jugements. J’éprouve pour lui
une sincère amitié, et il n’a jamais été désagréable avec moi, tout au
contraire. J’ai toujours essayé d’avoir avec lui des échanges de vue
objectifs ; mais je suis obligé de constater son manque de mesure : il est
220

que vous trouverez à Sélignac aussi une fraternelle


compréhension.
Mais je sais bien que nous sommes tous seuls :
nous le sommes d’autant plus, en un sens, que nous nous
dépouillons et nous tournons vers Dieu même. Au fond de
cette solitude, il est vrai, nous communions avec les
hommes de la façon la plus intime et la plus universelle.
Vous remerciant encore, et vous souhaitant les
meilleures grâces, je reste votre frère dévoué
dans la paix de Dieu

Fr. J.Bapt. M. Porion

Cet ange russe me paraît très beau. Les modernes


ont gagné une dimension, mais ils en ont perdu une autre.
Il en est toujours ainsi avec les progrès de l’homme.

pénétrant dans sa critique des positions traditionnelles, mais beaucoup


moins lucide quand il cherche à ouvrir des voies nouvelles : on ne sait
pas où il veut aller. »
221

59.– gvd à Dom Porion

N.B. de gvd : Dans ces années je glissais souvent


des feuilles dans la revue Ons Geestelijk Erf, que je devais
envoyer quatre fois par an à Dom Porion. Il n’y avait rien à
répondre, seulement à rire ou à s’informer.

Feuille du 20 décembre 1973


Suor Maria Letizia Risso, ma collaboratrice dans le
groupe pour le lectionnaire patristique, m’a dessiné une
belle image avec le texte : LEVET GODE, HY U ENDE GHI ONS.
Elle a trouvé ce texte dans la revue Vie consacrée 1973, n. 4,
p. 205, où cette phrase est traduite ainsi: VIS DIEU, LUI TOI
ET TOI NOUS. Avec ce commentaire sur votre traduction :
„Dans l’ouvrage cité (il s’agit donc de votre traduction
récente des lettres de Hadewijch) on lit la traduction: Sois à
Dieu, Lui à toi, et toi à nous ! - p. 187, traduction qui fait
perdre au texte original une précieuse nuance
d’existentialisme »
Et Suor Letizia : « E’ vero ???!!! »
J’ai répondu que cela dépend de qui a écrit l’article
dans Vie consacrée. Si c’est quelqu’un qui a autorité. Mais
que je donne raison à vous pour le moment : vous
connaissez la grammaire du moyen néerlandais, vous avez
la traduction du Père Spaapen SJ, le commentaire du Père
van Mierlo SJ, et moi-même j’aurais traduit comme vous, à
partir de mon bon sens.
222

60.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 13 janvier 1975

Très cher Dom Gabriel,


Je vous remercie de votre belle carte de Noël, le
paysage de Groenendael n’est pas sans quelque affinité
avec l’atmosphère contemplative des écrits de Ruusbroec.
— Claudel a fait une remarque générale en ce sens pour les
paysagistes néerlandais.
Ci-joint une image cartusienne qu’on m’a envoyée
de New York : l’idée que se faisait le miniaturiste de nos
rapports avec les poissons, est délicieuse.
Que Dieu vous garde et vous console toujours.
Votre
Fr. J.Bapt. Porion
223

61.– gvd à Dom Porion

Feuille du 15 mars 1975


…J’ai lu un entretien de Monsignore Martinelli sur
la restauration de Santa Maria Maggiore (traduit de la
revue Madre e Regina): « …66 tuiles portaient le
monogramme du Christ et les lettres M X G dont la
signification demeure encore obscure… » — Cela m’étonne
un peu. J’ai lu jadis dans un livre d’art du professeur Frits
van der Meer, de l’Université de Nimègue, que les
premiers chrétiens écrivaient sur le montant de leur porte
le monogramme M C G pour implorer la protection de
l’archange Michel, du Christ et de l’archange Gabriel. Le
DACL t. 1 col. 1693 et note 4 ; et t. 6 vol. 2, col. 28, dit d’un
autre sigle fameux C M G, qu’il veut dire, au lieu de
Christus, Michel, Gabriel: Criston Maria genn.
Le sigle M C G peut signifier évidemment aussi
Maria Criston genn, comme M X G pourrait signifier:
Maria Christum Genuit, ou bien: Maria Christi Genetrix.
La question est : qu’est-ce qui est obscur pour
Mons. Martinelli : ne sait-il pas du tout quelle signification
ce monogramme peut avoir ? Ou bien ne sait-il pas laquelle
des deux significations il peut avoir ?
Mais la question ne vaut pas une réponse de votre
part.
VALE MILLIES !
224

62.– Dom Porion à gvd

Rome, Ste Trinité, 1976

Très cher Dom Gabriel,


Ces lignes seulement pour vous dire que les
feuilles plusieurs fois glissées entre les pages de OGE ne
sont pas perdues pour celui auquel vous les destinez.
La sélection de Haï-Kaï, du fait que c’est votre
choix, se trouve être (un peu) un poème de vous-même. Je
vous envoie en remerciant quelques-uns de ces
merveilleuses épigrammes contemplatives, prises dans les
recueils de traductions que j’ai (ou que j’ai eus) en mains.
Vous souhaitant les meilleures grâces, je reste
votre confrère dans la paix de Dieu.

Fr. J.Bapt. MPorion

Vous savez sans doute que « Morning glory » est


une fleur (un iris) : les deux mots anglais traduisent
exactement le nom japonais (et chinois), que j’ai noté
quelque part, mais je ne sais plus où.
Il y a aussi un poème de Claudel, inspiré ou
traduit en anglais du japonais, qui est intitulé :
Morning Glory
Just to-day is glorious and blue,
To-day is just to-day.
Just to-day is glorious and blue,
I am just born to-day,
225

And if you wish to know my name,


My name is Morning Glory.

Les HAIKU envoyés par Dom Porion :


The sea darkens:
Voices of wild ducks
Are dim and white. (Bashô)

I heard the unblown flute


In the deep summer shadows
Of the Temple of Suma (Bashô)

The summer rains:


All things hidden
But the long bridge of Seta (Bashô)

The melons look cool,


Flecked with mud
From the morning dew. (Bashô)

With every gust of wind


The butterfly changes its place
On the willow. (Bashô)

A piece of wood
Bobbity, bobbity it flots down
The spring river. (moderne)
226

Now let’s be off:


Let’s go snow-viewing till
We tumble down! (Bashô)

The morning glory!


But this too
Can never be my friend. (Bashô)

A wild sea,
The Milky Way stretching across
To the isle of Shado. (Bashô)

Hanging a latern on
A blossoming bough –
What pain I took! (Tse Kusi)

The wind gives me


Enough of fallen leaves
To make a fire. (Issa)

The sound
Of the scouring of the sauce-pan
Blends with the green-frog’s voice. (Ryokan)
227

L’eau glacée:
Qu’elle a de peine à s’endormir,
La mouette! (Bashô)

Der Eintagswinde
Ist heute vergleichbar
Mein ganzes Leben. (Moritake … 1549)

Jisei (= un haiku d’adieu, en mourant)


Auf der reise erkrankt,
Mein Traum auf ödem Gefild
Wandert und kreist. (Jisei de Bashô … 1694)

Ein Blatt fällt


Ach, nur ein Blatt fällt,
Getragen vom Wind. (Jisei de Ransetau … 1707)

Poèmes analogues, qui ne sont pas des haiku :

Claudel, Phrases pour un éventail :


En haut de la montagne
Je suis venu regarder
moins la mer
228

Que la cessation de tout.


J’écoute
le torrent qui se précipite vers sa source.

Rain splashing and pouring


Pouring on the river:
My lady frog squatting
Mumbles her prayer.
(C’est aussi de Claudel, du moins traduit par lui.)

Autres vers d’adieu:


Seid ihr meiner Gedenk, Freunde zur letzten Stunde,
Fragt nicht was ich getan, was ich gelassen nicht:
Wisset nur, das für den, welcher das Reinste schaut,
Jede Stunde die erste ist.
229

63.– gvd à Dom Porion

Feuille du 1er juillet 1976


Quand je vous envoyai dernièrement une feuille
de haikus, je pensais : Il y aura certainement une réaction,
cette fois ! La séduction est trop grande !
Le haiku est une forme poétique qui convient le
mieux à ma condition actuelle. Il semble presque que j’ai
fini de brûler. Je n’ai presque pas d’envie de lecture, plutôt
de rester tranquille, intérieurement et extérieurement,
m’asseoir. Tu sede, tu tace !, écrit Aelred à sa sœur recluse.
Une situation heureuse pour l’hésychaste que le chartreux
doit être. Goûter de temps en temps un haiku suffit comme
lecture. À partir de l’hésychasme monastique, je cherche à
respirer un peu de l’esprit du Zen, qui y ressemble. Le
contact immédiat avec la Vie, de moins en moins à travers
des textes et des pensées. Vivre ici et maintenant, laisser
tout en repos.
D’où pas d’envie de correspondance, en supposant
la même condition chez d’autres lecteurs de haiku…
Autrement je vous aurais demandé depuis
quelque temps : qu’est-ce qui se passe avec le Père
Spaapen ? Plus aucun signe de vie, rien de lui dans la revue
OGE.
Le Père Enomiya Lassalle SJ a tenu de nouveau un
sesshin à l’abbaye de Zundert de l’abbé Jeroen Witkam. Il y
a parlé d’une conférence de maître Koun Yamada Roshi, de
Kamakura, tenue devant un auditoire catholique. Selon le
Père Lassalle, jamais personne a traité d’une façon si claire
et si concise du rapport entre le Zen et le Christianisme. Le
230

père Lassalle poursuit : « Un chartreux, qui a étudié


autrefois en Angleterre les philosophies chinoises et qui par
là a rejoint la vie cartusienne, dit une fois : Si on reste tout
tranquille, toutes les étiquettes tombent. Il voulait dire : si on
n’est plus attaché à rien, il reste le Moi pur. Ce chartreux
était de l’avis qu’environ 5 à 10% de tous les chartreux
auront cette expérience.
Avez-vous étudié autrefois en Angleterre ? Les
philosophies chinoises ?
En remerciement des haikus, j’en envoie encore
quelques-uns de ma part, les mêmes, mais en traduction
néerlandaise, ou d’autres sur les mêmes sujets.

De zee wordt donker; The sea darke


Van veraf klinkt nog kwaken Voices of the wild ducks
Vaagwit, van eenden. Are dim and white.
(Bashô)

Diep in ’t donkere woud I heard the unblown flute


Hoorde ik Sumi’s tempelfluit In the deep summershadows
Bespeeld door niemand. Of the temple of Suma. (Bashô)

Hoevele mensen The summer rains.


Rennen in de regen langs de All things hidden
Lange Setabrug? But the long bridge of Seta.
(Jôsô)
231

Oh! Morgenglories!
—mijn emmer is gevangen;
ik vraag om water. (Chiyo-ni)
(La plante grimpante, avec ses fleurs de couleur bleue et qui
croît très rapidement, a, durant la nuit, pris le seau de Chiyo – elle ne
veut pas rompre les tiges et pour cela elle demande à sa voisine de lui
donner de l’eau. Ces fleurs ne fleurissent qu’un seul matin.)

Eén morgenglorie,
De kleur van een diep meertje,
Ver in de bergen. (Buson)

Ik ben zo’n soort man, (Bashô)


Die graag zit te ontbijten
Naast morgenglories.

Een woedende zee! A wild sea


Tot aan het eiland Sado The Milky Way stretching across
Strekt zich de melkweg. To the isle of Shado (Bashô)

In het holst van de nacht


Is de Melkweg zelve
Van plaats veranderd. (Ransetsu)
232

Zie, door de scheuren


In mijn papieren venster,
Beeldschoon – de Melkweg. (Issa)

Met de wind komen The wind gives me


Verdorde blaren aanvliegen; Anough of fallen leaves
Genoeg voor een vuur. To make a fire. (Ryokan)

Zag ik een bloesem


Die naar haar tak terugkeerde?
Ach – ’t was een vlinder.
(Moritake, 1452-1549)

Zo licht en vluchtig
Vliegen de pruimenbloesems –
Een godenlente! (Moritake)

Reizend werd ik ziek; Auf der Reise erkrankt


Over verdorde heiden Mein Traum auf ödemGefild
Blijft mijn droom dwalen. Wandert und kreist.
(Bashô: un haiku de la mort)
233

Een enkel blad valt, Ein Blatt fällt,


Plotseling – een enkel blad valt; Ach, nur ein Blatt fällt,
Op de wind gaat het. Getragen vom Wind.

(Ransetsu, un haiku de la mort)

In deze wereld (Issa)


Zingen sommige muggen
Mooier dan de andere.

Voor alle mensen (Issa)


Sta ik hier in de regen
Biddend tot Boeddha.

Totaal niets heb ik; (Issa)


Maar deze grote vrede,
En deze koelte —.
234

64.– gvd à Dom Porion

Feuille du 3 septembre 1977


Vous avez peut-être entendu que la traduction
italienne de Tauler a finalement paru et il vous étonnera
que vous n’ayez pas encore reçu un exemplaire. Mais du
Père Bernardino de Blasio même, je n’ai encore rien
entendu ni reçu des exemplaires.
Je suis en train de corriger déjà la Bibliographie
Cartusienne pour un cahier d’addenda-corrigenda. Vous
savez que Dom Ange Helly a écrit une petite vie de Benoît
Labre. Elle y est notée comme : Ange Helly, Vie de Saint
Benoît Lambres.
235

65.– gvd à Dom Porion

Feuille du 15 mars 1979


À la mort du père Bernard Spaapen SJ, 5 décembre
1977, je pensais : « C’est fini de ma correspondance avec la
Société-Ruusbroec ». Mais non : le père Ampe SJ commence
à me poser des questions, après avoir envoyé auparavant
quelques souvenirs du père Spaapen, des images, des
linographies de sa main. Maintenant il veut savoir si je
connais une Charta divini amoris. Dans un manuscrit Gand,
Univ. Bibl. 1376 il y a un texte avec la rubrique : Charta
divini amoris. Optima doctrina. Avec l’Incipit : Summum
studium tuum sit in vita Jhesu christi meditari. Nocivhum est
nimis negligere vocationis propositum… Cette première
phrase se trouve ainsi au début de l’Imitatio (Liber I, 1 ;
25,24). Il lui semble que ce texte a une saveur cartusienne.
Est-ce que ce texte nous est connu ? Qui l’aura écrit ? Ce
texte serait à comparer avec tout le texte de l’Imitatio, et on
trouvera peut-être des rapports éclairants, dit-il. – Mais
nous n’avons rien trouvé dans aucun catalogue de
bibliothèques médiévales cartusiennes (GrCh par Fournier ;
Güterstein, Erfurt et Buxheim par Lehmann, Buxheim par
Rosenthal, Nüremberg par Roth, Manuscrits cartusiens en
France par Dom Augustin Devaux,173 ni dans les manuscrits
actuels de GrCh.).
Le Père Ampe est toujours en train de préparer
une édition critique de la Perle Evangélique, texte

173 Dom Augustin Devaux est né à Bourges le 17 juin 1926. Il fit


profession à la chartreuse de Sélignac le 13 mai 1951. Il a été nommé
vicaire en 1986. Il est parti à la Grande Chartreuse en 2001.
236

néerlandais, et il demande quelle est l’opinion des


chartreux sur l’hypothèse de Dom Huijben osb que Dom
Richard Beaucousin soit le traducteur français de ce texte.
237

66.– gvd à Dom Porion

Feuille du 20 mai 1979


Dom Leonardus de Wit174 me fait demander par le
biais de Dom Basilio Caminada, si je savais quelque chose
de la condition actuelle de Dom Peter van Zeijst qu’il a
connu à Parkminster. Comme vous savez, nous sommes
trois coparoissiens, Dom Benoît Lambres, l’ex-Dom Peter
van Zeijst et moi, de l’église des dominicains d’Utrecht.
Dom Peter a une sœur, Ans, artiste religieuse (desseins,
images, illustrations, tapis), qui est entrée plus tard chez les
Moniales Augustines. La supérieure actuelle de cette
nouvelle fondation est une petite amie des mes années
scolaires. Je lui ai donc écrit pour faire vérifier l’histoire de
la vie de Dom Peter comme je me le rappelais des
conversations en chartreuse (Dom Benedict Wallis et Dom
Léonard surtout). Dom Peter a fait sa profession temporaire
le 24 juin 1933, mais il est sorti le 26 mars 1935 pour se
joindre aux Olivétains à Londres, qui avaient commencé un
mouvement érémitique. Après quelque temps l’évêque
n’était plus d’accord avec ce mouvement et les Olivétains
devaient s’occuper de paroisses. Avec son intérêt pour
l’hindouisme et le bouddhisme Peter est entraîné par eux
vers l’Inde, y est devenu bouddhiste, il s’est marié et est
professeur d’Université. La supérieure, Sœur Gertrude

174 Dom Leonard de Wit est né à Lange Ruige Weide (Pays-Bas) le 12


juillet 1900. Il a fait profession à La Valsainte le 15 août 1931. Ensuite il
fut envoyé à Parkminster. En 1947, il est allé à Calci lors de la réunion
des chartreux néerlandais à cette chartreuse, où il a été sacristain. En
1969, à la fermeture de Calci, il a été envoyé à Calabre, où il a été à
nouveau sacristain. Il y est décédé le 18 décembre 1984.
238

Maassen, à laquelle j’ai donc écrit, me déconseille d’écrire


directement à Sœur Théofore (Ans donc) pour des
informations sur son frère, Henri. Elle ne se trouve pas bien
émotionnellement et cela s’empire de plus en plus. Mais
l’histoire, comme je me le rappelais, était à peu près exacte.
Peter était parti de Londres pour l’Inde. Pendant ce voyage
Ans l’a rencontré encore au port de Marseille, une
rencontre vraiment dramatique. Henri a été pendant
quelques années moine bouddhiste dans l’Himalaya. Après
la guerre, Ans a réussi de trouver son adresse. Elle a pu lui
envoyer des paquets, car il était très affaibli par sa vie
austère. Plus tard Henri est allé à Sri Lanka et s’est marié
avec une femme indienne. Il a pu rester là, quoqu’il était
étranger, car il était collaborateur scientifique à une
encyclopédie sur le Bouddhisme. Il a publié pas mal sur ce
sujet. En ce moment il est à la retraite, il aura 70 ans. Dans
les années ’60 il a fait un voyage en Europe avec sa femme,
et il a séjourné pendant quelques jours dans le prieuré où
se trouve Sr. Théofore. Le contact entre frère et sœur est
excellent. Il semble préférable de ne pas donner son
adresse, car il ne sera pas disposé à reprendre contact avec
son passé monastique. Mais pour Dom Léonard de Wit ces
nouvelles suffiront. Ainsi la supérieure.
Je vous donne ces informations, car comme
Procureur général elles vous intéressent peut-être. Si je suis
bien informé, ce cas (ou était-ce un autre ?) a fait beaucoup
de bruit en son temps : aussi des reproches par la
Congrégation des Religieux. D’autres disent qu’il s’agissait
d’un Indien, converti au catholicisme, grand-profès de
Parkminster, et apostasié. Des coups de bâtons par Pie XI
au père maître…
239

67.– gvd à Dom Porion

Feuille du 16 juillet 1979


La dernière fois je vous ai écrit sur Dom Peter van
Zeijst. De Calabre on me fait savoir que Dom Léonard de
Wit le connaissait déjà à l’École Latine des franciscains de
Megen (Brabant ; séminaire e.a. pour les vocations tardives)
depuis les années 1926-1927, avant de le rencontrer de
nouveau à Parkminster en 1932. (Dom Albert-Maria Jansen
Hendriks, Dom Willibrord Pijnenburg, Broeder André van
Winden ont étudié également à ce séminaire.) Dom Peter
était jeune profès, pas encore prêtre. Après sa sortie, il a fait
d’abord un essai chez les camaldules et ensuite seulement il
s’est joint aux olivétains ; il est ordonné prêtre au Monte
Oliveto (par l’abbé, semble-t-il) sous la condition qu’il
puisse ensuite vivre une vie strictement érémitique. L’abbé
avait d’autres pensées et l’a envoyé à Londres, &c. Cela
doit donc être un autre cas que celui d’un hindou converti
et ensuite apostat, d’où les protestations par Rome. C’est
pour ce cas que Dom Humphrey Pawsey175 a été déposé
comme père maître, me dit-on ici.

175Dom Humphrey Pawsey est né à Wood Green près Londres le 22


septembre 1898, ingénieur, il fit profession à la chartreuse de
Parkminster le 17 janvier 1922. Ordonné prêtre le 24 mars 1926, il fut
nommé procureur en avril 1932, maître des novices en juin 1934. Envoyé
hôte à Farneta (=Grande Chartreuse) en juillet 1938, et à Sélignac en mai
1940, où il devint vicaire en juillet 1941. Il fut incarcéré par les
Allemands et de ce fait remplacé dans sa charge en 1944. Revenu à
Parkminster en juin 1946, il fut envoyé supérieur de la fondation
d’Amérique à Sky Farm en 1949. Il devint procureur en novembre 1953.
Rentré à Parkminster en mai 1954, il y devint coadjuteur le mois suivant.
240

J’avais dernièrement la visite d’entre autres mon


frère Wim qui est ingénieur dans le district de
l’administration des eaux « le Bassin de l’Aa ». (Comme
vous savez : a, aa, ach, au, e, ee, ey, ij, ei, oog, &c. veut dire
« eau », ou bien a quelque chose qui a affaire avec « eau » :
Breda, Fulda, Wurzach, Marienau, het IJ van Amsterdam, la
chartreuse de Zierikzee, eiland, Betuwe, Batavia, augia [c’est
dommage que Marienau ne s ‘appelle pas en latin « Augia
BMV, comme Mehrerau : Augia Major], aqua,
Schiermonnikoog [sur cette île les moines cisterciens
(schier=grijs, grauw, les moines gris) avaient des terres].
L’Aa de mon frère est un petit fleuve qui va de Helmond à
Bois-le-Duc.)
Et bien, au retour de cette visite, mon frère et sa
femme reçoivent la visite d’un ami, maître du chœur
d’opéra où chante ma belle-sœur, ancien religieux et prêtre,
qui vient leur présenter sa fiancée. On parlait de
chartreuses, et la fiancée demanda, quelles chartreuses on
connaissait, à part Sélignac. Elle avait été à Calci, Vedana,
Serra San Bruno. Étonnement… ! Comment elle s’appelait
alors de son nom de fille… ? Elle était un Pijnenburg. De
Boxtel ? Oui, de Boxtel. Son frère avait été prieur de
Calabre ; il y a quelques années il est décédé à l’improviste
d’un arrêt du cœur.
Et mon frère se rappelait qu’il avait visité en 1952
la famille Pijnenburg pour porter à la plus jeune une
poupée au nom de son frère à Calci. Au noviciat nous
avions en fait démonté une menuiserie en verre avec à
l’intérieure une Maria Bambina ; et outre des clous et des

Envoyé antiquior à Évora en avril 1964, il revint à Parkminster le 10 juin


1969, pour être nommé antiquior en 1971. Il y mourut le 11 juillet 1979.
241

carreaux, la Maria aussi semblait encore utilisable, mais


alors pour une de nos petites sœurs…
Après le chapitre général j’ai eu une des plus
grandes surprises de ma vie : la visite de Dom Félix Bissig,
prieur de M’au. Tous les deux nous avons pu constater que
le temps n’avait pas nui à la bonne entente.
Une autre visite, celle de Dom André Louf, fut
aussi très bienvenue pour plusieurs de nous. Il avait trouvé
le P. Prieur plus jovial qu’il n’attendait. « C’était peut-être
parce que je suis néerlandais, pour ainsi dire ! »
Est-ce que vous passez encore une fois, avant que
ce soit trop tard ?
242

68.– gvd à Dom Porion

Feuille du 14 janvier 1980


Dom Winfried Leipold, camaldule, fait une
collection de personnes de renom qui ont fait chez nous
une retraite ou un essai cartusien : Marc Oraison, Dom
Réginald Grégoire, par exemple. En savez vous plus ?
Il veut aussi savoir si vous avez eu quelque fois
contact avec le Père Hausherr SJ.
Dans nos archives j’ai trouvé une enveloppe,
encore fermée, avec une lettre du prieur de Sélignac, Dom
Maur Ducamin, à Monsieur Léon Lutkie, à Ney, près de
Champagnole (Jura), du 23 août 1940. Il est écrit dessus:
« Zone occupée, interdit d’écrire ». Le Receveur. Dans la lettre
Dom Maur dit : « … Dom Jean Baptiste Porion n’a plus
quitté La Valsainte depuis qu’il est retourné après son bref
séjour à Sélignac. Rien ne s’oppose à ce que vous lui
écriviez à l’adresse habituelle. »
Mais je pense que vous avez eu encore contact
avec lui avant son internement et sa mort, car dans une
lettre de Dom Michel d’Abbadie d’Arrast de La Valsainte
du 30 décembre 1940 il dit : « Leo Lutkie se montre
étonnement optimiste sur l’issue de cette horrible guerre. »
J’ai trouvé ici dans les livres de l’ancien noviciat
néerlandais de Calci (où l’on avait reçu sans doute de La
Valsainte tous les livres néerlandais qui s’y trouvaient) un
Nouveau Testament en néerlandais que son fameux frère,
Wouter Lutkie, doit avoir donné une fois à Leo.
243

J’ai connu Wouter Lutkie, comme aussi la sœur de


tous deux, Maria Angeline Lutkie. Dans ma classe chez les
Missionnaires du Sacré Cœur, il y avait en fait Leo van
Kalmthout, leur neveu, actuellement missionnaire aux
Philippines. Dom Tarsicius Geijer m’a raconté de la mort
terrible de Leo Lutkie, mais je n’ai jamais su ce qu’il avait
fait après sa vie cartusienne et ce qu’il a fait de mal pour
avoir fini dans un camp de concentration.
Pour la fête de la sainte Trinité je suis en train de
traduire un texte pris du Tempel onser sielen. S’il était
accepté par notre groupe de travail, et s’il arrivait donc
dans votre commission pour l’approbation, je vous
recommande de contrôler encore la traduction sur
l’original, si vous l’avez. J’hésite plusieurs fois.
Le 1er janvier, déjà plus de 2700 textes sont passés
par nos mains. Deux fois il y a eu même 28 propositions de
texte pour une seule fête ! En moyenne nous proposons une
douzaine de textes pour chaque occasion.
À une tea party quelqu’un demanda à Ronald
Knox : « Est-ce que vous approuvez du sexe avant le
mariage? » Ronald Knox : « Non pas, si ça arrête le
cortège ! »
Une autre fois, à un prêtre irlandais qui lui
préparait un triple whisky : « Whoa I am only a
convert ! »176
Avec moi tout va bien. Je ne lis plus beaucoup,
même un haiku m’est trop. J’ai besoin de vide et de silence.
J’ai de ma cellule une belle vue sur le Val-Saint-Martin. Des
arbres en toutes les couleurs et formes, et des couchers de
soleil magnifiques. C’est plus qu’un jardin japonais. Je me

176 « Hola ! Je ne suis qu’un converti ! »


244

trouve donc souvent devant ma fenêtre, avec des intentions


supérieures. Tranquillus Deus, tranquillat omnia; et Quietem
aspicere, quiescere est.177

177 Dieu est en repos et met tout en repos ; regardez un repos, c’est être en repos.
245

69.– Dom Porion à gvd

Rome, ce 22 janvier 1980


Très cher Dom Gabriel,
J’ai lu avec plaisir les brèves nouvelles que vous
me donnez de vous-même, et vos sages réflexions.
Votre travail avec Dom Augustin pour le choix des
textes patristiques n’a pas été vain : la sélection est
vraiment excellente.
Quant à vos petites questions :
Dom Placide Deseille est mon cousin, assez
éloigné. Je n’ai plus de nouvelles de lui depuis longtemps.
On m’a dit, en effet, qu’il avait quitté le Mont Athos après y
avoir fait profession, pour fonder, semble-t-il, de petits
centres monastiques, je ne sais où. Il reste, en tous les cas,
attaché à l’Orthodoxie schismatique.
L’abbé Oraison avait fait une retraite de vocation à
la Grande Chartreuse en février 1941, avec Dom Yves
Gourdel,178 qui l’invita à méditer la Passion d’après
Catherine Emmerich. Sa réaction fut tout autre que celle de
Léon Bloy cinquante ans plus tôt : les mêmes causes
produisent des effets différents.

178 Dom Yves Gourdel naquit à Rennes le 4 juillet 1897. Ayant préparé
son doctorat en droit canonique à Rome, il y fut ordonné prêtre le 31
mars 1923. Il fit profession à la Grande Chartreuse, alors à Farneta, le 14
septembre 1924. Nommé maître des novices à la Grande Chartreuse
restaurée le 25 octobre 1940, il y devint coadjuteur en mai 1947. Nommé
prieur de Farneta le 3 octobre 1951, il est envoyé procureur à Montrieux
par le chapitre général de 1953. Ayant obtenu miséricorde de sa charge,
le 1er novembre 1958, il meurt dans cette maison le 19 décembre 1983.
246

Le récit que fit Bloy de son séjour à la Gde


Chartreuse se lit dans Le Désespéré. Ce roman, traduit en
espagnol à Buenos Aires, fut lu au Chili par un ingénieur
irréligieux, qui visita la Gde Chartreuse il y a quelques
années, nullement pour un motif religieux, mais pour y
trouver la trace de Léon Bloy. On le confia à Dom Germain
Ochoa. Celui-ci chercha et trouva dans le monastère un
exemplaire du Désespéré, causa avec le Chilien, et pria –
comme il le faisait d’ailleurs avec une remarquable
continuité. La femme de l’ingénieur, rentré à Santiago,
écrivit à Dom Germain que son mari s’était converti ; Dom
Germain me donna l’exemplaire du Désespéré en espagnol
et la lettre de la dame, que j’ai encore.
Un autre retraitant de la Gde Chartreuse en 1890
qui a un nom en littérature, est Pierre Louys. J’ai vu par
hasard un extrait de son journal ; il avait eu à méditer les
Exercices de saint Ignace et l’Imitation. C’est étonnant au
premier abord, mais les poètes à cette époque, si loin qu’ils
fussent de notre esprit, flirtaient avec la Religion – avec la
mystique. Paul Valéry, grand ami de Pierre Louys, lisait
alors Ruusbroec et disait, dans une lettre, qu’il y trouvait
« tout ». C’est chez J. K. Huysmans que le mélange
d’esthétisme et de sentiment religieux se clarifia peu à peu
jusqu’à une vraie décantation. La composante mystique
chez lui éclipsa le reste. Il y a des jeux qui jouent le joueur –
comme le dit Huizinga dans Homo ludens (admirable livre :
le jeu et le sérieux sont inséparables par essence, l’un exige
l’autre).
J’ai revu bien des fois Léo Lutkie179 entre sa
tentative de vie cartusienne et sa déportation. Le motif de

179 Ailleurs Dom Porion dit de Léon Lutkie: « ex-novice de La

Valsainte, un hollandais qui avait épousé une Française assez riche, qui
247

celle-ci ne m’est pas exactement connu, mais il est certain


que Léo faisait de la résistance, et fut victime de son
engagement contre l’hitlérisme. Wouter Lutkie m’a raconté
qu’il avait reçu la visite d’un compagnon de captivité de
Léo : d’après ce témoin, Léo aurait eu la grâce de garder
jusqu’à la fin une héroïque bonne humeur. (Ou est-ce
Madame Lutkie qui reçut cette visite ? je ne sais plus au
juste). En tous les cas, Wouter pensait que la Providence
avait permis de la sorte que Léo réalisât son projet de
témoignage total.
Ci-joint une carte que me donna jadis le beau-frère
de Léo, le Docteur Gaudiot. Elle offre une photo de Wouter
en 1907 (en 1907, ce ne peut pas être Léo) – mais par qui
est-elle signée Gautier ? je n’y comprends rien : le Docteur
Gaudiot avait l’esprit dérangé et ne m’expliqua pas le
document qu’il portait à ma connaissance.
Sur Réginald Grégoire, je ne sais rien. Je trouve
cette carte dans mes archives, et suis de nouveau incapable
d’en fournir un commentaire explicatif. – Vous pouvez
garder ces cartes.
C’est par exception que nous sortons du silence ;
j’apprécie ce dernier autant que vous-même. Vous
connaissez la réponse d’Anaxagore à la question :
« Pourquoi vaut-il la peine de naître ? » – « Pour la
contemplation et la liberté qui en résulte ».

était l’ami de Pieter van der Meer de Walcheren et de Jacques Maritain et


qui est mort, résistant, dans un camp de concentration (1945) ». Madame
Lutkie, né Gaudiot, sa femme, est décédée en 1962. Elle avait laissé ses
biens à La Valsainte qui ne les a pas acceptés à cause des conditions
posées. Elle avait un frère, le Dr. Félix Gaudiot. Wouter (=Gautier)
Lutkie est un prêtre du diocèse de Bois-le-Duc, aux Pays Bas, frère de
Léon. Il était un grand admirateur de Benito Mussolini.
248


.
Restons là si Dieu nous le donne. Ne manquez pas
de transmettre au Père Prieur mon religieux souvenir.
Votre

J.Bapt. M. Porion
249

70.– gvd à Dom Porion

Sélignac, le 13 février 1980

...La question de la photo de Wouter Lutkie comme soldat


en 1907 est simple. Elle porte comme cachet : Nuland,
village qui se trouve au Brabant du Nord. En effet, Wouter
y habitait. Gautier, celui qui écrit, c’est Wouter (=Gautier).
Il répond à une question du Dr. Félix Gaudiot sur lui-
même: « Oui, il a été soldat. Le voici en 1907... »
Une anecdote: Un jour Wouter Lutkie fait une conférence à
Gilze-Rijen où habitent les parents de Dom Marcellin
Theeuwes. Madame Theeuwes-Hendriks l’avait connu
autrefois (il y a très longtemps), et elle pense : « Je vais
l’écouter. » Pendant la pause, quand l’orateur descend du
podium et passe par la salle pleine d’auditeurs, il s’arrête
tout à coup et dit : « Hé, madame Hendriks! ». Il la
reconnaît immédiatement, malgré sa physionomie discrète.
Voici encore une citation du livre de votre ami : Stanislas
Fumet, Histoire de Dieu dans ma vie. Souvenirs choisis, Paris,
Fayard, 1978, in-8, 800 pp. Aux pages 340-341 : « Dom
Gérard (Ramakers), un jeune Hollandais de mon âge, avait
pris l’habitude, sur le conseil de notre ami (c’est donc
vous !) d’envoyer chez nous des transfuges du monastère
qui, pour diverses raisons, étaient obligés de renoncer à la
vie cartusienne. C’étaient surtout des novices… Et le
passage de ces jeunes hommes, – c’étaient toujours des
jeunes, ce sera toujours avec des jeunes que nous entrerons
dans de durables relations – nous avait permis de connaître
l’intérieur de cette chartreuse avant même d’y mettre les
pieds, si bien que nous étions familiarisés, non seulement
avec des contemplatifs de La Valsainte, mais avec les
250

difficultés et les joies de leur existence. Suivant que le


transfuge était une âme religieuse, ou un artiste, un poète,
les détails que nous apprenions de la vie des chartreux
différaient singulièrement. C’est ainsi qu’un Hollandais,
Léo Lutkie, n’avait pour ainsi dire rien enregistré de
vraiment pittoresque dans ce lieu de grâce où il avait passé
six mois, et qu’un jeune peintre vaudois, Paul Monnier,
mauvais garçon entré à 18 ans à La Valsainte, ne tarissait
pas sur l’originalité de ses confrères et sur l’ambiance
extraordinaire du couvent. C’est qu’il avait pénétré avec ses
yeux, tandis que le bon Néerlandais serait bien resté au
monastère sans se poser trop de problèmes, si la nourriture
ne l’y eut découragé. Son christianisme trouva dans la vie
laïque des conditions d’existence plus confortables, mais,
n’eût été son absolue fidélité à La Valsainte, à qui il rendit
maints services jusqu’à la fin, il n’y aurait peut-être pas
compris beaucoup plus que ce qui tombe sous les sens et
dans un cœur docile . Or son destin fut, au bout d’une
quinzaine d’années, de mourir à peu près martyr dans un
camp d’extermination à la fin de la deuxième guerre
mondiale… »
Et sur Wouter Lutkie dans : Pierre Brachin et L.J. Rogier,
Histoire du Catholicisme Hollandais depuis le XVIe siècle, p.
198 : « Dans leur majorité, les catholiques ne se distinguent
pas par une position originale (désaffection et mépris des
jeunes envers les vertus de la démocratie parlementaire,
appel de leurs vœux de l’homme fort qui rétablira la
situation : Mussolini plutôt qu’Hitler). Quant aux
intellectuels eux-mêmes, le mouvement de révolte
aboutissait aux mêmes options politiques. Eux aussi se
référaient à Mussolini, à Primo de Rivera, à l’Action
Française. Depuis 1931, un prêtre brabançon, Wouter
Lutkie, se fait l ‘apôtre du fascisme, considéré comme le
restaurateur de la société chrétienne… »
251

On perd quelque fois beaucoup de temps en recherchant


des textes. Est-ce une habitude à perdre ? Mais on
rencontre aussi beaucoup d’autres choses ! Je cherchais par
exemple où le Père Hausherr SJ dit que les chartreux sont
« les hésychastes de l’occident ». Après de longues
recherches je l’ai retrouvé. Cela se trouve dans son livre
Noms du Christ et voies d’oraison, Rome, 1960, 286. Mais il le
dit dans une citation de Père de Guibert SJ, et entre
parenthèses, raison pour laquelle je ne l’avais pas aperçu
assez tôt. « Chez les chartreux (N.B. Ces hésychastes
d’Occident), Hugues de Balma compose à la fin du
treizième siècle, avant 1290 semble-t-il (N.B. le siècle de
Nicéphore-Moine), un De Triplici Via ad Sapientiam, destiné
sous le titre de Theologia Mystica, et attribué à saint
Bonaventure, à exercer une large influence,… comme point
de départ de toute une spiritualité des aspirations dont
s’inspireront des auteurs d‘écoles diverses, Harphius,
Álvarez de Paz, Bona… » (J. de Guibert, Leçons de théologie
mystique, t.1., Toulouse, 1955, 62)
Ainsi à M’au et à Sélignac nous avons cherché assez
longtemps le lieu de l’exergue de votre Amour et Silence :
« Nos cloîtres sont des académies de charité, de silence et
de liberté » (Dom Le Masson). À la fin Dom Augustin
Devaux l’a trouvé dans Directions et sujets de méditations
pour les retraites, ch. 7, § 26, ed. 1890, p. 171 : « Considérons
donc notre état et nos règles comme les écoles et les
académies de la véritable liberté… » C’est presque le texte,
mais peut-être se trouve-t-il ailleurs plus littéralement…
« There are many warnings of the Fathers which need not
to be kept laboriously when a man approaches unto
silence, and the practice of which becomes superfluous,
252

because he is elevated above them »180 (Isaac of Niniveh,


trad. Wensinck, p. 303.
Daer laten wijt nu ; God is met U.181

180 Il y a bon nombre d’avertissements des Pères, que l’on n’a pas besoin
d’observer scrupuleusement. Lors qu’on s’approche du silence, une
partie de ces avis devient superflue : on est élevé au-dessus d’eux.
181 Ici nous nous arrêtons; Dieu est avec vous.
253

71.– gvd à Dom Porion

Feuille du 13 mai 1980


… Dans ce numéro de OGE, p. 63, n. 212 : Elkerlijk
est placé ici, et le Père Andriessen ne renvoie pas à ce n. 212
quand il donne les numéros qui se réfèrent aux auteurs
cartusiens. Il ne croit donc pas que l’auteur en soit notre
Petrus Dorlandus. Le Père Ampe m’a fait une photocopie de
la traduction-adaptation française par Herman Teirlinck.
Là, où celui-ci donne comme auteur Peter van Diest, le Père
Ampe remarque dans la marge : Dat geloofde men
nog(?)zonder meer (on le croyait encore sans plus). J’ai écrit
une fois au Père Ampe qu’il était comme Thomas van
Kempen qui se promenait par son monastère en
prononçant souvent son mot d’ordre : In een hoexken met een
boexken, Avec un bouquin dans un petit coin, In angello cum
libello. Que le mot d’ordre du Père Ampe est : Mettez en
doute toutes les attributions !
La rédaction du Dictionnaire de Spiritualité a
demandé à Dom Augustin d’écrire l’article sur Pollien et
sur… Porion. Alors il faut vous retirer si loin in ultimo
solitudinis qu’on pense que vous n’êtes plus entre les
vivants !
Récemment j’ai lu aussi ailleurs cette fameuse
phrase de ce chartreux qui avait autrefois étudié les
philosophies chinoises en Angleterre et qui affirme que 5 à
10% des chartreux arrivent à cette expérience où toutes les
étiquettes tombent. Cette fois la phrase se trouvait dans un
livre sur La Méditation Orientale et Occidentale. Nous
devenons de plus en plus célèbres !
254

J’ai lu encore une belle phrase sur Karl Rahner :


« La paille des livres – faut-il ajouter : du Livre ? – lui fait
goûter plus que jamais le grain de l’expérience. » (R.
Mengus).
255

72.– gvd à Dom Porion

Feuille du 25 juillet 1980


(À la veille de : Trino laus et uni
Sit Deo communi
In quo vivit Anna
Simul cum Maria !)
Nous avons fait venir cette édition des quatre plus
anciennes sources de Elckerlyc.
Coïncidence fortuite sur notre petite
planète : le Père Ampe envoie cette traduction-adaptation
de Elckerlyk par Herman Teirlinck à la veille de sa
présence à Diest pour une représentation de cette pièce de
théâtre. D’autre part, mon frère Sjef (que vous connaissez,
et qui habite en Italie tout près de notre Reine Beatrix et
également près de Castagneto où nos moniales de San-
Francesco-Vedana avaient voulu construire leur nouvelle
chartreuse, et qui enseigne toujours à l’École d’Europe à
Bruxelles) a depuis deux ans une maison à Beersel qui se
trouve seulement 2 km de Ruisbroek. À Beersel habitait
aussi Herman Teirlinck. On y fête cette année le centenaire
de sa naissance par une exposition dont j’ai reçu par hasard
le catalogue !
Dom Augustin Devaux est enthousiaste de la
traduction de Teirlinck.
256

En fin un haiku de Angelus Silesius :


Die Liebe, wenn sie neu, braust wie ein junger Wein,
Je mehr sie alt und klar, je stiller wird sie sein.182

182L’amour, quand il est nouveau, bruit comme un vin vert.


Plus il est vieux et clair, plus il sera silencieux.
257

73.– gvd à Dom Porion

Feuille du 2 avril 1982

(N.B. Dom Porion est de retour dans sa maison de


profession de La Valsainte depuis le chapitre général de l’année
1981. Dom Jean-Paul Galichet l’avait remplacé à Rome comme
Procureur général.)

Le Père Ampe voulait vous écrire. Peut-être l’a-t-il


déjà fait. En lisant bien le colophon de la Perle, traduit par les
chartreux de Paris, il a découvert que Beaucousin ne pouvait
pas être ce traducteur, comme on l’avait supposé depuis
des années, à partir de la suggestion de Dom Huijben. Il
nous fait chercher d’autres traducteurs possibles. Selon
l’âge il y a deux candidats. Il faudrait regarder ce que Dom
Maillet dit dans son Tombeaux de Paris. Dom Jacques Morice
est le traducteur habituel des chartreux de Paris, mais il
écrit toujours sous son nom, tandis que la Perle est
anonyme, comme aussi les Noces de Ruusbroec. Dom
Jacques Morice est profès de la chartreuse de Paris, le 10
février 1576. Il y mourut le 20 février 1595. Traducteur de
plusieurs ouvrages. Selon Dom Maurice Laporte il n’y a
pas de doute que c’est lui le traducteur.
Le Père Ampe m’a fait aussi un magnifique
cadeau : le catalogue de l’exposition pour le centenaire de
Ruusbroec à Bruxelles. Je vous le prêterai pour longtemps à
l’occasion de la visite de notre Père Prieur à votre
chartreuse. Si mon frère Sjef m’en fait cadeau aussi, je vous
l’écrirai, car dans ce cas vous pourrez le garder pour
258

toujours, selon l’intention explicite du Père Ampe. Je vous


prêterai aussi quelques brochures à l’occasion du même
centenaire.
Le Père Prieur me passa une coupure de La Croix :
« Flamands et fiers de l’être… » Entre autres sur la reprise
et la conservation de la langue flamande-française. Cela me
rend curieux. Je voudrais savoir si j’en comprends quelque
chose. En avez-vous des échantillons ? des coupures de
journaux ?
Le timbre-poste Belgique pour le centenaire de
Ruusbroec n’est pas grand-chose. Ce qui est pire : je croyais
que le Ruusbroec-Genootschap allait l’utiliser pour ses
envois. Mais pas du tout ; c’est toujours le cachet
automatique rouge ! Je n’ai pas vu les deux timbres de la
Poste Vaticane, et je ne les verrai pas dans l’avenir, car je
n’ai plus personne à Rome qui pense à moi !
À noter pour les archives de La Valsainte : En 1935
ou 1936 il doit y avoir eu un novice, un jeune Missionnaire
du Sacré Cœur néerlandais, dont le Père Maître était Dom
Denys Houtepen. Il fut pendant un an mon professeur de
latin et de grec dans ma Quinta. Pendant cette année je fit
aussi, sous sa conduite, une première connaissance avec la
vie monastique en visitant l’abbaye trappiste de la ville de
notre séminaire, à Tilbourg. Plus tard je l’ai eu encore deux
ans comme professeur de philosophie et comme directeur
spirituel. Il s’appelait Theo van den Berg, et il est décédé
récemment. Né le 10 mai 1910 à Amsterdam, profession
msc : le 21 septembre 1930, ordination sacerdotale le 10
août 1935. Après sa sortie de La Valsainte il a dû être
quelque temps vicaire à Eindhoven. Du 1937 au 1938
professeur au séminaire de Tilbourg, ensuite pendant 20
ans professeur d’éthique, logique, chimie au
Philosophicum d’Arnhem et du château « Het Nijenhuis ».
259

Dans les années ’50 il a eu l’occasion d’obtenir un doctorat


à l’Université de Nimègue. Il y avait un Professeur de
Philo, un rédemptoriste, qui disait : il y a une quarantaine
de séminaires aux Pays-Bas avec beaucoup de professeurs
excellents, mais qui n’ont jamais étudié à une université
pour obtenir un grade ; il leur serait facile de le faire. Et il a
organisé des cours pour cela, avec le succès voulu. Mais
ensuite les séminaires ont disparus et le Père a fait pendant
15 de l’apostolat à l’Una Sancta à Rotterdam, pour les
conversions. Ensuite il a fait pendant 8 ans du pastorat en
Allemagne. Accueilli dans la maison de repos des msc à
Stein (Limbourg), il est décédé le 10 décembre 1981, après
une longue maladie.
Il ne m’a jamais poussé vers la vie cartusienne,
mais sa présence dans ma vie, et le cas de Dom Denys
Houtepen, ont été pour moi des tremplins. Autrement je
n’aurais probablement jamais osé penser à faire ce pas
extraordinaire.
260

74.– Dom Porion à gvd

La Valsainte, ce 6 mai 1982


Très cher Dom Gabriel,
Je vous remercie des documents relatifs à
Ruusbroec que vous avez confiés au Père Prieur,183 pour
que je puisse en prendre connaissance : ce qui concerne le
Prieur de Groenendael184 m’intéresse toujours ; et je me
pencherai sur ces pages si vous le permettez, un peu plus
tard. (Voyez post-scriptum.) J’ai reçu également le n° 1 de
1982 de OGE, avec votre note sur la PERLE. Le P. Ampe
m’avait écrit sur le même sujet de son côté. Je n’ai pu lui
donner aucune indication utile : le matériel documentaire
dont je disposait à Rome, y est d’ailleurs resté ; et la
bibliothèque de La Valsainte n’a pas la traduction de
Beaucousin, ni non plus celle de Surius…
D’autre part : Je suis en relation d’amitié avec un
écrivain, M. Michel BERTRAND,185 qui jouit d’un crédit
appréciable chez plusieurs éditeurs, notamment chez
ALBIN MICHEL. D’accord avec les responsables de la maison
Albin Michel, il projette la publication de la Perle
Évangélique ; et il m’apprend ce qui suit : De la deuxième
édition de cette Perle, dans la traduction de Vauvert, il
n’existe, semble-t-il qu’un seul exemplaire naguère
propriété du feu Louis COGNET. L’exécuteur testamentaire

183 Note de gvd : Le Père prieur de Sélignac, Dom Marc Vinel,

faisait la visite canonique à La Valsainte: occasion de lui faire passer à


Dom Porion les documents dont il parle.
184 Ruusbroec: le sixième centenaire de sa mort a produit beaucoup de

littérature, dont je lui ai passé ce que j’avais reçu.


185 Note de D.JBP : Michel Bertrand, 6, rue Alasseur, 75015, Paris.
261

de celui-ci est bien en possession du volume, mais n’est pas


disposé à le prêter (cest le R. Père ARMOGATHE : Peut-être
se réserve-t-il de l’éditer lui-même.
Michel Bertrand, ne sachant si les chartreux
pourraient mettre un exemplaire à sa disposition, s’est
assuré que la Bibliothèque Nationale de Paris a un
exemplaire de la première édition. – elle n’en a pas de la
seconde. Lui ayant communiqué la lettre du P. Ampe, je lui
ai fait observer qu’il serait, si c’est possible, bien préférable,
de publier une traduction directe, d’après le néerlandais. Le
P. Ampe, dans sa lettre, me dit exactement : « Dans les mois
prochains, j’espère recommencer mon édition de la PERLE,
et pour de bon, je l’espère ». Il s’agit évidemment d’une
édition du texte original, mais Michel Bertrand,
étourdiment, a cru que le P. Ampe préparait une traduction
en français, et il lui a écrit qu’Albin Michel acceptait de
l’éditer.– Je ne sais quelle sera la suite de ces projets et de
ces offres, dont je crois bon de vous informer. En ce qui me
concerne, pour un ensemble de raisons que vous pouvez
concevoir sans grand effort, il ne peut être question, ni que
je traduise la Perle pour Albin Michel, ni que je me charge
de procurer à Michel Bertrand (par échange de lettres) un
exemplaire de la traduction de Beaucousin. Je dois laisser à
d’autres Chartreux, s’il en est, qui puissent et veuillent s’y
adonner, ces tâches d’un intérêt non douteux, mais relatif.
À titre d’information, je puis vous dire que notre
bibliothèque est assez pauvre en ouvrages cartusiens. Nous
n’avons pas la PERLE, je le répète ; nous possédons, par
contre, un beau Ruusbroec en latin de Surius, et, du même
traducteur, Tauler et Suso. – De Ruusbroec, rien en
middelnederlands,186 mais les six volumes en français de

186 « Middelnederlands »: moyen néerlandais.


262

Wisques.– D’un intérêt analogue à celui des documents que


le Père Visiteur m’a apportés, nous avons le REYPENS
ALBUM, recueil d’études publié en 1964 par le P. Ampe, à
l’occasion du 80° anniversaire du Père Reypens. Pp. 37-57,
s’y trouve un article : Th. Ausems, Elckerlijc’s Auteur,187 en
faveur de l’attribution dutexte original à Dorland le
Chartreux.
Dans le n° 1 d’OGE 1982, l’analyse et la discussion
du livre de J. Reynaert, De beeldspraak van Hadewijch,188 a
naturellement retenu mon attention. Je constate néanmoins,
que malgré les études concernant Hadewijch & Ruusbroec
qui ne cessent de paraître, les problèmes importants relatifs
aux écrits de ces auteurs en restent toujours au même
point : sans solution. V. g. à 50 ans près, on ne sait pas
quand a vécu Hadewijch, quel était son état, son rapport
avec l’autorité cléricale, à quelles influences elle était
ouverte. La date pré-eckhartienne des Mengeldichten 17-
29,189 admise comme très probable par les savants jésuites
de la Ruusbroec-Genootschap,190 n’est toujours pas
considérée comme telle par les spécialistes allemands qui
s’occupent des sources de Maître Eckhart : si elle était
certaine, un éclairage nettement différent tomberait (quant
à l’originalité, quant à la spontanéité) sur la pensée
mystique du fameux dominicain. L’œuvre même de
Ruusbroec, pour qui l’aborde directement, offre plus d’un

« Elckerlijc’s auteur »: l’auteur de la pièce de théâtre


187

flamand Un Chacun (Everyman, Jedermann).


188 « De Beeldspraak van Hadewijch »: Le langage figuré de

Hadewijch.
189 « Mengeldichten 17-29 »: les poèmes de Hadewijch II.

190 « Ruusbroec-Genootschap »: la Société-Ruusbroec des


Pères Jésuites d’Anvers qui édite la revue Ons Geestelijk Erf (Notre
patrimoine spirituel).
263

aspect mystérieux, notamment en ce qui concerne les


expériences contemplatives dont il condamne l’expression,
– simplement identique à la sienne…
Dans la conversation avec les très aimables et
fraternels Visiteurs, nous avons naturellement fait mémoire
des confrères de Sélignac que je me trouve connaître. Nous
en sommes venus ainsi à mentionner les HAÏ-KU, dont vous
m’avez envoyé jadis un choix remarquable. Peu avant de
quitter Rome, j’ai rencontré d’aventure un architecte italien
(catholique), qui étudiait le japonais pour goûter dans leur
langue les HAÏ-KU, trouvant en ceux-ci la seule nourriture
d’esprit qui lui convînt. Vous savez qu’il y a, au Japon,
plusieurs centaines de revues (600, je crois) exclusivement
consacrées aux HAÏ-KU, anciens ou modernes. Une inflation
pareille risque fort de dévaluer ces témoignages de la
découverte contemplative. – Il en est ainsi des moyens les
meilleurs : l’approche immédiate du Divin doit être, en
vérité, pour chacun de nous, toujours unique et nouvelle.
Vous remerciant encore, je me recommande à vos
prières, dans la solitude contemplative qui, grâce à Dieu,
m’est rendue.
Votre
Fr. J-Bapt. M. Porion

Post-scriptum
Mon intention était de prendre connaissance de
ces documents sur l’exposition ruusbroeckienne, seulement
après la Visite ; mais j’ai eu le temps de le faire durant cette
Visite même, et je puis vous les restituer sans plus tarder.
J’ai lu attentivement la section relative à la vie de
Ruusbroec. Voilà donc, à peu près, tout ce que l’on en sait !
264

Le rapport de cette vie historique avec ce que lui-même


nous apprend de son aventure intérieure est une énigme. –
La découverte intérieure est toujours telle. Il faut laisser le
témoignage de Ruusbroec briller à la frontière de
l’ineffable, étoile solitaire à l’horizon du silence. Le seul
moyen de le comprendre, en effet, est de le suivre dans le
recueillement profond : plus on l’explique (ou l’amène à
s’expliquer), moins on a la chance de le connaître en vérité.
(Voyez p. 84, à propos des questions de Geert Grote :
« Reeds in die jaren werd Ruusbroecs leer niet juist
begrepen »191 : n’est-ce pas reconnaître justement que la
chose est générale depuis lors ?)
J’ai lu aussi une bonne partie du reste, sans
apprendre grand chose de nouveau, mais sans avoir le
sentiment de perdre mon temps. Concernant la Perle, par
exemple, j’ignorais qu’elle avait été traduite et publiée en
allemand par Scheffler, c’est-à-dire Angelus Silesius (1676).
(Curieux aussi, le rôle [important] attribué au Mirouer.)
Concernant cette même Perle d’autre part, un
certain Père Lallement,192 ami de Michel Bertrand, qui
s’occupe avec celui-ci de préparer une édition de la
traduction de Beaucousin, m’écrit à ce sujet. Il semblerait,

191 Déjà en cette époque la doctrine de Ruusbroec n’était pas bien comprise.
192 « Père Lallement » : Chanoine Louis Lallement (il a écrit

sous le pseudonyme : Jean le Solitaire), né à Villeurbane, étudie au


Saulchoir 1950-1952, était au Désert des Carmes à Roquebrune comme
ermite laïc 1952-1953, postulant à Sélignac, 1953-1954 , ordonné prêtre à
Sélignac avant de commencer son noviciat, pour le diocèse de Grenoble.
N’a pas pris l’habit et entre chez les dominicains. Vie érémitique à la
Sainte Baume. Camaldule, carme, aumônier des carmélites de Pacqueret.
Ses écrits : Essai sur la mission de la France, 1948, La Colombé, Paros ; La
vocation de l’occident, 1947, ibidem. ; Aux Sources du Carmel, Paris
Beauchesne, 1953 ; articles dans La Vie Spirituelle; La Voie de l’Esprit, 1982,
Albin Michel. &c.
265

d’après sa lettre, que le détenteur actuel de l’exemplaire de


Louis Cognet est maintenant disposé à laisser photopier le
livre. – Je ne suis pas assez informé pour savoir si la
publication de ce texte en vaut la peine ; il faudrait, à tout le
moins, le comparer avec le texte original.
Merci de nouveau et que Dieu vous le rendre !
JB. M. P.
Angelus Silesius s’inspire souvent, vous le savez,
de Ruusbroec, et il y a plusieurs distiques de lui, justement,
sur la souveraine vertu du silence :
I. 299
Si l’âme se taisait, le Verbe n’eût que faire,
Pour qu’il s’y fît ouïr, d’une bouche étrangère.
II.8
Tiens le silence pur, et Dieu te fera voir
Plus de bien que jamais tu rêvas d’en avoir.
266

75.– Dom Porion à Dom Marc Vinel

Sélignac, le 9 juillet 1982


(D’une lettre à Dom Marc Vinel, prieur de Sélignac, pour
prendre désormais sur lui l’abonnement à la revue Ons Geestelijk
Erf )
…je ne puis pas étudier, ni même lire comme durant les
années passées : ma condition personnelle et les
circonstances me restituent à un silence plus pur, et je ne
puis que le trouver bon.
Je ne regrette pas les connaissances que j’ai pu acquérir,
mais il y a, pour l’esprit aussi, une saison de croissance et
de floraison ; elle aboutit, l’heure venue, au recueillement
sur le fruit contemplatif qui conclut le temps et l’espace.
J’ai ici d’ailleurs plus de textes à ma disposition, que je ne
pourrais en lire de toute façon, encore que la bibliothèque,
comme celle des chartreuses en général, soit aussi
surprenante par ce qu’on y cherche en vain que par ce
qu’on y trouve.
267

76.– Dom Porion à gvd

Billet d’août 1982


Je suis heureux que ces trois fascicules (de OGE)
reprennent leur place dans la collection de la précieuse
revue, sauvée par le Père Prieur de Sélignac. Que Dieu le
lui rende !

FJB. M. P.
268

77.– gvd à Dom Porion

Feuille du 9 septembre 1982


Au sujet du haiku : savez-vous qu’il y a à Portes
un novice néerlandais, Dom Johan de Bruijn, qui étudiait la
théologie à Tilbourg avec comme professeur mon ami et
compagnon de classe (1983 évêque auxiliare de Haarlem)
Jos Lescrauwaet, et qu’il réalisa un mémoire de maîtrise sur
Bashô? Ses études sur le bouddhisme lui firent entrevoir la
vie monastique. Il a fait un voyage à Ceylan où il découvrit
les richesses de la méditation et du silence intérieur. Passé
par la Trappe de Tilbourg et de Mont des Cats (Dom André
Louf), il entra à Portes l’année passée.
269

78.– gvd à Dom Porion

Sélignac, le 28 avril 1984

… Votre père maître a rendu son âme. Il a pu vous


être utile pour bien du temps ! Mais je pense que vous
pouvez maintenant vous diriger tout seul. Je vous souhaite,
et je le souhaite surtout pour nous, que vous continuiez
encore pour longtemps. Quoique je ne profite pas
beaucoup de votre présence sur la terre par la
correspondance. Mais cela ne m’inquiète pas, car je sais que
vous savez que c’est pour le repos et pour le silence que
nous nous taisons. À l’occasion d’une visite canonique
nous pouvons faire une exception, car il y a pour cela un
confiteor à la fin.
En fait j’ai besoin de me libérer de ce que j’ai
collectionné pendant ces deux ans. Sur une page à part
trois questions dont je pense que ce ne sera pas à vous de
les étudier ; mais vous savez à qui les passer.
Je vous remercie pour les trois numéros
manquants de OGE. Maintenant tout est complet. Ce n’est
pas que je suis toujours plongé dedans, mais c’est pratique
pour notre travail à la Bibliographie Cartusienne et dans le
cas où le Père Ampe nous pose des questions. J’ajoute la
dernière. Peut-être savez-vous de qui serait ce testament :
Het testament eens devoeten bruedere der carthuser oerden.
Nous avons cherché où nous pouvions : dans les
Ephemerides Ord. Cart., dans Lansperge (étant donné la
parenté dans le style), les articles de Mr. Scholtens. Ce
genre de testaments spirituels vous sera connu. En tout cas
270

cette dévotion existait dans notre Ordre depuis le 15e siècle.


Selon l’abbé Christophore Nicklès, La chartreuse de Val-
Sainte-Marguérite à Bâle,1903, p. 153-165 on a trouvé en 1776
un tel testament, de Dom Martin Ströulin, pendant la
démolition de sa cellule, texte écrit en 1456, concordant
presque littéralement avec la Protestatio pro hora mortis,
écrite par Dom Pierre Kalt en 1623-1624 (tous les deux
remontent donc à un exemple.)
Après votre lettre d’il y a deux ans sur les
projets de publication de la Perle en français, j’ai encore
correspondu avec le père Ampe, mais Michel Bertrand et le
chanoine Louis Lallement n’ont pas donné signe de vie. Il
m’était clair que le rêve de Louis Cognet (il souhaite une
publication, dans son livre sur la mystique rhéno-
flamande) n’était pas une bonne inspiration : cette vieille
traduction française est d’une forme indigeste, aussi a-t-elle
a semblé inutilisable pour notre lectionnaire patristique. La
meilleure solution est une nouvelle traduction, faite sur une
version moderne de l ‘édition originale, comme on en a
édité une récemment de l’autre livre, Le Temple de nos âmes.
Mes contacts avec la Société-Ruusbroec sont
passés plutôt au bibliothécaire Frans Hendrickx. Il doit
organiser l’automne prochain l’exposition sur les bibliothèques
et les scriptoria des chartreux dans la Bibliothèque Royale de
Bruxelles. Il avait entendu du père Ampe que mon
exemplaire de la Bibliographie Cartusienne, les
CARTUSIANA du Professeur Gruijs, était devenu un
carnage. On voulait corriger leur exemplaire et prendre
mes addenda. Cela m’avait demandé beaucoup de travail,
car pendant plusieurs années après la première édition on
n’avait rien mis à jour, étant donné que les relations étaient
troublées. Gruijs était longtemps hors de la circulation à
cause de ses maladies et d’autres problèmes. Maintenant
271

que le congrès cartusien de Grenoble l’a invité à une table


ronde sur la bibliographie, il a repris contact avec nous, et
c’est l’occasion de faire passer mon fichier et mes
corrections par tout ce monde cartusien en Belgique et aux
Pays-Bas. Je suis content que la boucle soit de nouveau
bouclée.
En ces années on a publié plusieurs choses sur
Ernst Michel, votre compagnon de noviciat. J’ai envoyé à
Dom Tarcisius un dossier de l’hebdomadaire DE TIJD. Il
me demandait toujours des nouvelles de lui. Je lui ai écrit
qu’une telle documentation devrait finir aux archives de La
Valsainte ou bien dans vos mains. Je ne sais pas s’il l’a fait.
Un ami et compagnon de classe, le
Professeur Lescrauwaet msc, Université de Louvain, jadis
secrétaire du synode particulier des évêques néerlandais à
Rome et membre de la commission des théologiens, est
devenu récemment évêque auxiliaire de Haarlem. Il m’a
envoyé sa photo. Au-dessus de sa tête, comme la colombe
de saint Grégoire, il y a sur un rayon de sa bibliothèque le
portrait de Ruusbroec, exactement comme chez moi.
Comme vous vous rappelez, Frans
Hendrickx a fait sa thèse sur les manuscrits de la chartreuse
de Bruges. Là il va trop loin dans sa connaissance de la
paléographie. En citant le livre Miscellanea in honorem Dini
Staffa et Periclis Felici il explicite Dini comme D(om)ini Staffa,
ignorant que Dini est le génitif de Dino Staffa !
Le Professeur Gruijs a l’intention de fonder aux
Pays-Bas une Fondation Mr. H.J.J. Scholtens pour encourager
l’étude de l’Ordre Cartusien aux Pays-Bas. Il a deux
étudiants qui s’intéressent beaucoup à ce sujet, Chris de
Backer de Gand et Peter Nissen de Nimègue. Le dernier
veut éditer aussi une anthologie des écrits de Dom Benoît
Lambres, avec un profil et la bibliographie complète de cet
272

auteur de renommée universelle ! La liste de ses écrits que


j’avais composée pour la Bibliographie Cartusienne de
1976-1978 était déjà trop longue pour y trouver une place.
Le projet bibliographique va prendre une allure
informatique dans les années à venir. Avec l’espoir que cela
sauvera le monde. Ce travail ne m’intéresse plus. Je fais
mon travail, mais je ne m’y abîme pas. Je suis bien d’accord
que d’autres le fassent, mais pour moi-même c’est perdre le
temps. Je fuis instinctivement le biais par la parole. Pas
comme idée préconçue, ce qui pourrait être dangereux,
mais par un besoin profond et une habitude naturellement
créée. Vous savez tout cela, donc je peux tranquillement
finir. Wie stil is heeft ALLES.193

193 Qui est tout tranquille et en silence, il a TOUT.


273

79.– Dom Porion à gvd.

La Valsainte, le 9 mai 1984


Très cher Dom gvd
C’est par l’intérieur que nous communiquons
normalement ; vos rares lettres sont quand même
bienvenues, je suis heureux d’avoir de vous quelques
nouvelles.
Je ne puis malheureusement vous rendre service
dans le domaine auquel vous vouez actuellement votre
attention. Je vous renvoie donc les photocopies avec le
billet qui les accompagne : pour avoir une chance, si faible
soit-elle, de trouver l’origine de cette gentille confession
cartusienne, il faudrait faire d’amples lectures que je ne suis
pas en état d’entreprendre.
Dom Tarcisius ne m’a pas écrit sur le point que
vous mentionnez.
Quant aux trois questions sur une feuille séparée :
les antiphonaires sur lesquels travaillait Dom Benoît
Lambres doivent se trouver, à ce que pense Dom Nicolas, à
la Gde Chartreuse. Cela vaut, selon ce qu’il conjecture,
pour le volume emprunté à Vedana.
Le bibliothécaire-archiviste de la Valsainte est
l’aimable américain Dom Bruno Lawrence. Je lui ai suggeré
de mettre par écrit ce qu’il faut vous dire – peu de chose – ,
sur Dom Antoine d’Ittingen : je joindrai son papier à ma
lettre, s’il me le remet avant le départ du Visiteur. – En tous
cas, malheureusement, la chronique d’Ittingen de ce Dom
Antoine n’est pas ici.
274

Vous excusez cette lettre décevante en songeant


que Dom Nicolas et moi nous avons passé 85 ans. Je ne
puis lire que peu, et écrire encore moins.
Ne croyez pas cependant que je méconnaisse
l’intérêt des domaines qu’explorent, avec votre aide, M.
Frans Hendrickx et le cher M. Gruijs : si humble que soit le
niveau des choses qu’il cherche à repérer et à documenter,
celui qui cultive un tel savoir joue son rôle d’homme –
« berger de l’être », gardien du réel, créé finalement pour
tout rassembler.
Vous savez peut-être que le livre de Marguerite
Porete, mais en français moderne, vient de paraître chez
l’éditeur Albin Michel, dans une collection
interconfessionnelle, dirigée par Mlle M.M. Davy. Celui qui
a fait la présentation (sommaire) de la traduction, est l’abbé
Max Huot de Longchamp, – que je connais un peu, car il
s’occupe de Hadewijch et de l’histoire de la vie intérieure
en général. Il m’a envoyé l’ouvrage qui a 272 pages in-12.
(Titre exact : Le Miroir des âmes simples et anéanties.) Il faut
avouer qu’il n’a pas réussi à rendre l’ouvrage très lisible.
mais il convenait absolument qu’un texte en français
modernisé fût mis à la disposition du public.
Je dois me borner à ces lignes succintes. Qu’elles
vous apportent mes vœux de Pâques, pour vous et pour
Dom Augustin.
Cordialement, in Christo Domino
Votre
J. Bapt. M. Porion
275

80.– gvd à Dom Porion

Sélignac, le 12 avril 1986


Cher et Vénérable Père Dom Jean-Baptiste,
c’est pour la première fois que je vous écris en
français ; pour le cas que vous auriez besoin qu’un autre
vous lise cette lettre.
Je n’attends pas non plus de réponse de votre
part ; notre Père Prieur me racontera de vous comme il le
fera de moi. Cela suffit.
Pendant ces deux années j’ai noté plusieurs choses
qui tournent autour de notre petite flamme. Je vous les
communique, quoique vous en sachiez plus que moi et que
vous pussiez m’éclairer.
En septembre j’ai fait la connaissance de Dom
Jacques Dupont, convisiteur. Il eut la surprise de trouver
sur ma table la nouvelle traduction du Miroir des âmes
simples qu’il avait justement pris avec lui comme lecture de
voyage.
Il me raconta qu’on était en train de chercher un
éditeur pour votre traduction des Visions de Hadewijch, ce
qui m’a fait évidemment heureux.
Hadewijch reste très actuelle. La traduction de
tous les Poèmes Strophiques par Rose Vandeplas chez Téqui,
relié en or, m’est assez sympathique.
Sur le récital de Hadewijch, régisseur Apostolos
Anagopoulos, actrice Pittoors, voyez la coupure ci-jointe.
Il y a une thèse : E. Debrulle, De zogenaamde
Mengeldichten 17-24 van « Pseudo-Hadewijch,
276

Licentiaatsthesis Leuven 1982-83. Zie : Spiegel der Letteren


26 (1984) 155 en OGE 59 (1985) 47.
La Perle Evangélique dans la traduction des
chartreux de Paris a donc été éditée. Collection Sagesse
Chrétienne, de O.E.I.L. avec diffusion exclusive Office
Général du Livre, 12, rue Dragon, 75006 Paris. Je ne l’ai pas
vue. Notre bibliothécaire ne veut pas le commander. « Les 6
premiers volumes du prospectus semblent plutôt
abscons », dit-il.194
Marguérite Porete : le Père Verdeijen SJ va éditer
dans le Corpus Christianorum le texte latin avec le texte
moyen-français de Guarnieri à côté.
Le professeur Dr. Albert Gruijs a fait son discours
d’adieu à l’Université de Nimègue en janvier dernier.
« Paleografische en codicografische raadsels. Johannes van
Neercassel, Karl Marx en een boedellijst uit Doesburg”. On
lui a offert des Mélanges: Codex in contekst, studies over
codicologie, kartuizergeschiedenis en laatmiddeleeuws
geestesleven. Le travail au supplément de la Bibliographie
Cartusienne et à la Fondation CARTUSIANA (information,
aide aux étudiants, vocations, bulletin) n’avancent pas
beaucoup par manque d’argent, et de santé de la part du
fondateur.
Il y a deux beaux catalogues pleins d’information
cartusienne des expositions à Nimègue sur la Devotio
Moderna et à Diest sur les chartreux.

194Note de gvd : L’édition de la Perle, dont je parle dans cette lettre, n’a
jamais vraiment été édité dans cette Collection de OEIL. Elle était
seulement annoncée par un catalogue. Beaucoup plus tard un autre
éditeur a fait l’édition, comme on voit par la note de la lettre plus haut,
du 30 mai 1976.
277

Le Dr. Vugs, Breda, ancien novice de La Valsainte


1973, a écrit à Dom Claude Besson que l’ancien Dom Josef
Peijnenburg est décédé subitement d’une crise cardiaque,
avant Noël 1984, dans sa paroisse.
Quant à moi, je suis encore en vie et je vais bien. Je
continue un peu mes travaux de secrétariat : bibliographie
cartusienne, édition de notre lectionnaire patristique en
français, révision de la restauration de notre graduel
cartusien par Dom Benoît Lambres sous la direction de
Dom Augustin Devaux, archives de la maison.
En attendant patiemment ce que vous attendez,
eewelijc, sonder middel ende sonder onderlaet : SIET !195

195 éternellement, sans moyen et sans cesse : VOYEZ !


278

Notice par Dom Nicolas BARRAS, accompagnant le


faire-part de la mort de Dom Porion.

DOM JEAN-BAPTISTE M. PORION (1899-1987)

Dom Jean-Baptiste est né le 21 Mars 1899 à


Wardrecques (Saint-Omer) dans le Pas-de-Calais. Il avait
deux sœurs, une plus âgée et une plus jeune. Après de
brillants études secondaires chez les Pères Jésuites de
Jersey, et muni de plusieurs baccalauréats, il entreprit des
études de chimie dans le but de succéder à son père qui
avait une distillerie industrielle, et les termina par une
licence es-sciences à l’Université de Lille. Son père étant
décédé prématurément, Dom Jean-Baptiste abandonna la
chimie pour s’adonner à ce qui l’intéressait tout
particulièrement : la littérature mystique. Il faisait des
recherches sur maitre Eckhart à l’Université de Strasbourg,
lorsqu’en 1924 il entendit parler de La Valsainte chez
Monsieur Jacques Maritain. Il vint alors faire une retraite
chez nous et y resta définitivement.
Dès son noviciat Dom Jean-Baptiste se fit
remarquer par sa brillante intelligence au service d’une
vaste culture, autant que par ses qualités religieuses et ses
vertus. Il fit sa profession solennelle le 1er Novembre 1929
et rendit des services comme professeur de philosophie,
puis comme Coadjuteur dès 1930 et Vicaire dès 1931. En
Août 1939, il fut mobilisé par erreur et dut rejoindre
l’armée française. Dès son arrivée en France, on reconnut
l’erreur et il fut démobilisé. Ne pouvant revenir
279

immédiatement à La Valsainte à cause de la fermeture des


frontières, il séjourna quelques temps à Sélignac avant de
nous revenir en 1940. Il reprit alors ses fonctions de Vicaire.
Le 23 Octobre 1945, le R.P. le nomma « Socius » du
P. Procureur Général à Rome, auquel il succéda quelques
mois plus tard. Durant 35 ans, tout en restant parfaitement
chartreux, il fut un édifiant autant que brillant représentant
de notre Ordre auprès du Saint Siège qui l’apprécia et lui
confia l’une ou l’autre mission. En 1981, sur ses instances, le
Chapitre Général lui fit miséricorde pour raison d’âge et
l’envoya à La Valsainte, sa maison de profession, dont il fut
l’Antiquior du 26 Juillet 1981 au 16 Juin 1985. Dom Jean-
Baptiste était doué d’une intelligence, d’une mémoire et
d’une culture remarquables. Resté dans le monde il eut été
un écrivain renommé ; mais Dieu lui fit la grâce de
comprendre combien tout est vanité, en l’attirant à le servir
et à l’aimer dans la solitude et le silence de notre Ordre.
Dès son noviciat ce fut un religieux exemplaire, acceptant
avec beaucoup d’humilité des remarques que lui attirait de
la part d’un Père Maitre sévère, son manque de sens
pratique. Il était bon, bienveillant, charitable.
Exceptionnellement doué dans les domaines
intellectuels et spéculatifs, il savait pourtant rester simple et
se mettre à la portée de tous. Avec son don tout particulier
de synthèse, la facilité et la clarté d’expression qui le
caractérisaient, il sut toujours exprimer des pensées
profondes en des formules brèves, frappantes et résumer
complètement en quelques phrases une théorie ou un livre.
Bien que très intellectuelle, sa vie intérieure était très
simple, ou du moins s’était extrêmement simplifiée. Dans
l’état de faiblesse extrême où il se trouvait ces derniers
temps, il avouait : « J’ai lu énormément dans ma vie ;
maintenant je ne peux plus lire, ni écrire, je n’en éprouve
280

même pas le besoin ni le désir. Je finis mes jours tourné


simplement vers Dieu que je contemple et que je désire,
comme je l’ai fait du reste toute ma vie. La solitude et
l’impuissance auxquelles je suis réduit ne me pèsent pas,
bien au contraire. Je demeure en paix, en face de Dieu que
j’attends ». Puissions-nous tous pouvoir en dire autant !
Depuis Pâques, son extrême faiblesse l’a contraint à garder
le lit, et il a décliné progressivement physiquement et
psychiquement, humainement réduit à bien peu de chose.
Il nous a quitté paisiblement dans son sommeil, le 4 Août à
14h 20. Parmi ses dernières paroles compréhensibles
quelques jours plus tôt : « Je suis plongé dans le sourire de
la Passion ».

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