L’émotion serait-elle alors le critère de l’art ?

ESTHETIQUE Mais qu’est-ce qui dans l’art nous émeut ?

INTRODUCTION Serait-ce la beauté ?
Définir l’art en partant de la beauté soulève un
L'art en général et l'art contemporain en
certain nombre d‘interrogations qui tiennent à
particulier sont de prime abord déroutants,
la complexité même de la notion. Aussi faudra-
déstabilisants, voire incompréhensibles.
t-il se demander quel rapport le beau artistique
Apparemment accessibles à la seule élite
entretient-il avec la beauté des belles choses,
intellectuelle, ils semblent par nature
d’une belle jeune fille.
aristocratiques. L'art est pourtant l'art de
notre temps, de notre époque. Alors comment Pouvoir reconnaître une œuvre d’art, c’est
comprendre le monde qui est le nôtre aussi s’intéresser aux rapports art/réalité. A
aujourd'hui si nous ne parvenons pas à cette occasion, il faudra se demander si l’art
comprendre ce que veulent nous faire est mimésis, c'est-à-dire reproduction de la
entendre de notre monde les artistes ? réalité ou penser tout simplement que l’œuvre
d’art révèle le pouvoir de dévoilement, de
L’art, semble t-il, est l’une des plus vieilles
création de l’art qui s’appuie sur la réalité non
manifestations du génie créateur de l’homme.
pas pour l’imiter mais pour montrer autre
Un tel constat se révèle d’autant plus vrai que
chose.
l’histoire de l’humanité elle-même est un
témoignage de cet aspect de la culture Dire de l’art qu’il est création revient aussi à se
humaine à propos duquel René HUYGUES demander à quel besoin il correspond chez
s’exprimait ainsi : « Pas d’art sans homme l’artiste en tant que désir d’autre chose. Un
mais peut être également pas d’homme désir que se laisse comprendre comme un
sans art. »1 besoin d’innovation et qui requiert de la part de
l’œuvre que celle-ci puisse revendiquer une
Quand l’esthétique pose le problème
certaine fonction.
philosophique suivant : « qu’est-ce que l’art ? »
cela revient à se demander s’il y a un critère L’objectif dans ce travail est de nous rendre
qui puisse permettre de reconnaître ou de dire accessible cet art et nous donner des clefs
l’art. Si l’on veut pleinement comprendre l’art et pour le comprendre. L'exercice proposé veut
ses manifestations innombrables dans permettre à chacun de se les approprier.
l’espace et la durée, il faut avoir pénétré le I : LA SPECIFICITE DE L’ACTIVITE
caractère essentiel de celui-ci par ARTISTIQUE
l’intermédiaire de toutes les formes connues.
Qui n’a pas tout à fait pénétré ce résumé Au terme de cette partie, les élèves seront en
grandiose de la face universelle ne saisira mesure de spécifier l’activité artistique ainsi
jamais l’esprit des apparences infinies par que l’œuvre d’art par rapport aux autres
quoi, en Occident comme en Orient, usant de domaines de l’activité humaine.
la science des sculpteurs comme du lyrisme
des peintres, bercée sur les ailes du mythe ou A - L'art comme activité non utile
acharnée à rendre le réel, déformant pour
mieux frapper ou suivant pieusement les On notera tout d’abord que le terme art ne
indications de la forme, simple ou complexe, servait simplement qu’à désigner les beaux-
dramatique ou tendre, humaine ou arts en particulier. Le terme d'art n'a pas
surnaturelle, elle se révèle à nous. toujours signifié l'activité créatrice d'œuvres
belles. En effet, jusqu'au XVIIIème, il a été
Dire l’art serait donc poser le problème du synonyme de "technique", et a englobé le
critère de l’œuvre d’art. domaine de l'activité humaine capable de
DELACROIX nous indique qu’une œuvre d’art production. Dans Critique de la faculté de
devrait prendre à la gorge celui qui l’admirerait juger, Kant cherche en effet la spécificité de
et que l’on serait en présence d’une l'art par rapport aux autres domaines
authentique œuvre d’art lorsque celle-ci nous production humaine (ou de l'activité fabricatrice
émeut. de l'homme). Il va montrer que parmi les

1. René HUYGUE, L’art et l’homme, , Paris, Larousse 1957

!1
activités productrices de l'homme, l'art se contrainte seule, ou encore, comme le jeu
distingue, comme le travail, de la nature ; mais avec travail s'oppose au travail sans jeu.
il se distingue toutefois du travail de l'artisan. Mais disons simplement que l’art vise souvent
L'art n'est pas un travail mais à la limite un à créer des œuvres belles et se distingue du
mélange de travail et de jeu. Connoté ainsi produit technique qui vise l’utile et se réalise à
péjorativement en tant qu’il se situerait du côté partir d’une idée préconçue. Kant illustre cette
du travail, l'art va ainsi peu à peu s'émanciper idée de l’art en tant que activité non utile en
de son côté artisanal, et, strictement productif, avançant le propos suivant : « L’art est
pour désigner une activité libre et si l'on veut également distinct du métier : l’art est dit
noble, dans laquelle l'artiste met sa propre libéral, le métier est dit mercenaire. On
empreinte intérieure sur l'extérieur, et où il considère le premier comme s’il ne pouvait
transmet à son œuvre sa propre vision du obtenir de la finalité (réussir) qu’en tant que
monde, de l'homme, et même, souvent, des jeu, c’est-à-dire comme une activité en elle-
rapports de l'homme et du monde. même agréable ; on considère le second
Toutefois, l'art a sa fin en lui-même. En effet, il comme un travail, c’est-à-dire comme une
n'a pas d’abord de visée utilitaire, il ne vise pas activité qui est en elle-même désagréable
la satisfaction de nos besoins. De plus, ce (pénible) et qui n’est attirante que par son
n'est pas une activité imposée, contraignante, effet (par exemple le salaire) et qui par
et rémunérée (que l'on ferait dès lors conséquent peut être imposée de manière
seulement pour obtenir un salaire). contraignante. »2
L'art relève donc plus du jeu que du travail. Il B – La beauté artistique
doit être distingué du métier, de même que En général, la beauté renvoie à de nombreux
l'artiste doit l'être de l'artisan. Dès lors, si l'art aspects de l’existence humaine. Toute fois, on
fait partie de l'activité productrice, il est une retiendra, pour le cas qui nous concerne,
activité de production " libre ", mue par aucun qu’elle peut être définie comme la
intérêt. Le travail, lui, est une activité de caractéristique d'une chose qui au travers
production contrainte et mue par l'utilité (la d'une expérience sensorielle procure une
survie même). sensation de plaisir ou un sentiment de
Kant précise ensuite que l'art s'accompagne satisfaction. Ainsi, Kant nous dira de la beauté
de certaines contraintes, donc de travail ; en artistique « Le goût est la faculté de juger ou
effet, il faut bien que l'artiste s'impose d'apprécier un objet ou un mode de
certaines règles pour effectuer son œuvre ; il représentation par une satisfaction ou un
ne peut pas faire n'importe quoi. Exemple : le déplaisir, indépendamment de tout intérêt.
poète utilise des règles lexicales, prosodiques, On appelle beau l'objet d'une telle
etc. représentation. » 3
Mais l'art n'est pas à proprement parler un Est beau ce qui procure un plaisir esthétique ;
travail ; c'est un mélange de jeu et de travail. c'est bien un plaisir sensible, mais pas un
C'est comme si, à travers l'art, on jouait à plaisir matériel. Pour bien comprendre cette
travailler. La liberté du jeu fait comme si elle distinction, Kant dit que le premier plaisir est
était la contrainte du travail, et la contrainte du désintéressé, et le second, intéressé. Est
travail, inversement, agit comme si elle était la intéressé un plaisir dans lequel nous prenons
liberté du jeu. intérêt à l'existence de la chose, quand nous la
désirons.
Ainsi, si l'art s'oppose au travail, c'est plus
précisément comme la contrainte Par contre, un plaisir est esthétique quand on
accompagnée de liberté s'oppose à la ne porte aucune attention à l'existence ou à la

2 . Emmanuel, KANT, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, 1968, P. 135

3. Emmanuel KANT, Critique de la faculté de juger, trad. J.-R. Ladmiral, M. B. de Launay et J.-M. Vaysse,
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. 2, p. 967

!2
possession de l'objet. C'est ce qui s'appelle Au terme de cette séquence les élèves seront
contempler quelque chose. Quand une chose en mesure de caractériser les rapports entre
nous procure un tel plaisir, et que nous disons l’activité artistique et la réalité.
" c'est beau ", seuls comptent le pur spectacle A – L’art comme reproduction de la réalité
de la chose, et l'état d'esprit qui l'accompagne.
L’art serait-il une reproduction de la réalité ?
L’on pourrait objecter que quand nous jugeons « Mimesis » ? Platon le pensait et le peintre
que telle jeune fille est belle, ou que telle robe Ingres, l’une des plus grandes figures
est belle, nous les désirons. Mais ce dont il artistiques du XIXe siècle l’enseignait voulant
s’agit ici, c'est que, pour juger de façon rester fidèle à la reproduction du réel.
objective et impartiale de la beauté de quelque En effet pour Platon, l’art est une copie de la
chose, nous devons être indifférents à son beauté naturelle. Mais une telle affirmation ne
existence. Sinon, nous ne portons pas un vaut ici que pour disqualifier la production
jugement esthétique. Le jugement esthétique artistique en tant que copie imparfaite et
" pur " doit être " libre ". doublement éloignée de l’idée du Beau qui a
Cela permet de distinguer la satisfaction les caractères de la perfection, de
esthétique de la satisfaction liée à l'agréable, à l’immutabilité et de l’éternité. Platon affirme à
l'utile, et au bien : ce propos dans la République : « L’art d’imiter
est donc bien éloigner du vrai, et, s’il peut
" Est agréable ce qui plaît aux sens dans la
tout exécuter, c’est, semble-t-il qu’il ne
sensation " : c'est le plaisir des sens, qui
touche qu’une toute petite partie de chaque
suppose l'existence de l'objet ; j'ai besoin alors
chose, et cette partie n’est qu’un fantôme.
que l'objet existe ; mais alors, je ne suis pas
Nous pouvons dire par exemple que la
libre, et mon jugement est intéressé. Exemple
peintre nous peindra un cordonnier, un
de jouissance non esthétique : un simple
charpentier ou tout autre artisan sans
plaisir du corps. Quand vous mangez des
connaître le métier d’aucun d’eux ; il n’en
fraises, et qu'elles vous plaisent, vous allez
fera pas moins, s’il est bon peintre, illusion
dire : dites " ces fraises sont bonnes ", vous
aux enfants ignorants, en peignant un
n'allez pas dire " ces fraises sont belles Ce que
charpentier et le montrant de loin, parce
nous jugeons utile et bien est nécessairement
qu’il lui aura donné l’apparence d’un
quelque chose dont nous voulons ou pourrions
charpentier véritable. » 4
vouloir l'existence, soit comme moyen à
utiliser, soit comme but à atteindre. Selon Platon, le peintre et le poète sont, à
l’instar des sophistes, des illusionnistes. Ils ne
Le plaisir esthétique, s'il est sensible, ou lié à
livrent aux spectateurs que des apparences,
une représentation sensible, n'est donc pas
des simulacres, mais ceux-ci exercent une
matériel. Il est libre et désintéressé, au sens
profonde fascination, ils s’emparent des corps,
où on prend du recul par rapport à l'objet ; on
de la sensibilité et par là même détournent de
contemple, on ne veut pas la chose.
la Beauté qui est purement intelligible. La
Par ailleurs, la spécificité du jugement musique est jugée favorablement par Platon
esthétique est qu’il doit valoir pour tout le dans la mesure où elle est un instrument de
monde. . Kant dit donc que, quand on juge un l’éducation morale des jeunes Grecs.
objet beau, on veut dire qu'il doit plaire à tout Cependant, cela ne compense aucunement ce
le monde. Mais un tel jugement est en même que l’on doit bien appeler une condamnation
temps subjectif, car j'exprime par là ma propre générale de l’art chez Platon (et Socrate). Pour
satisfaction. Il s'agit donc d'une " universalité connaître le Beau, il est ainsi nécessaire de
subjective ", car tout en exprimant ma propre quitter le domaine de l’art, de la mimésis pour,
satisfaction, je compte sur l'adhésion des peut-être, retrouver la figure d’Éros qui est
autres. Je ne juge pas seulement pour moi, amour de la Beauté.
mais pour tout le monde.
Dans un autre registre, l’idée que l’art imite la
II : ART ET REALITE : ENTRE MIMESIS ET nature sera aussi le principe de l’esthétique de
CREATION la Renaissance selon lequel rivaliser avec la

4 . Platon, La République, Livre X, Garnier Flammarion, 1966, paragraphe 598

!3
nature, analyser, scruter le réel doit être la comme la raison chez Kant : elle existe
préoccupation des artistes. d'abord de façon virtuelle, mais il faut qu'elle
se développe pour être en acte). C'est une
L’art aspire ici à une sorte de curiosité
conception historique de la Raison, de la
scientifique dans l’esprit de l’époque. Car
Vérité, de l'Être.
n’oublions pas que la Renaissance marque un
tournant dans l’évolution de la science. A une A partir de là, Hegel soutient que l'Idée se
période où la méthode de la science repose manifeste d'abord à travers l'art, ensuite à
sur l’observation aussi pure que possible, il n’y travers la religion, et enfin, à travers la
a rien d’étonnant que l’artiste veuille construire philosophie. Plus précisément, l'art est l'activité
une image objective de la réalité. On peut par laquelle l'Idée va se réconcilier avec le
remarquer que les artistes sont souvent sensible, se l'approprier. Conséquence : la
fascinés par la science et pensent trouver qualité d'une œuvre d'art va dépendre du
dans l’imitation des procédures de cette degré de fusion qui existe entre l'Idée et la
dernière le légitimation de leur activité. C’est forme sensible.
ce qui nous a valu le « scandale » du Roman Imiter la nature, comme du reste l’avait montré
Expérimentale. HEGEL, est une occupation oiseuse et
Toutefois, on peut se rendre compte de superflue. L’artiste est ce que l’on serait tenté
l’impasse dans laquelle s’engage cette d’appeler un créateur. Certes, son imagination
conception de l’art en tant que représentation s’appuie sur la réalité et non pas pour
de la réalité. Des artistes comme Paul KLEE, reproduire celle-ci, mais pour montrer autre
KANDINSKY cherchent à ouvrir des voies chose. Mais quoi donc ? Ce qui est « Hors de
nouvelles en émancipant l’art du visible. nous et en nous des choses, qui ne frappait
pas explicitement nos sens et notre
B – L’art comme dévoilement et création
conscience. » 5
Si la conception de l’art comme imitation de la
Autrement dit, l’artiste aurait la modeste
nature se révèle illusoire, c’est justement parce
ambition de reproduire ce monde vulgaire que
que la réalité est toujours regardée à partir
nous appelons le réel mais l’ambitieuse
d’une perspective subjective. DELACROIX a
prétention de lui opposer un autre monde, une
raison de penser qu’un passage est toujours
autre société, une autre forme de vie dont lui
« un état d’âme ». D’ailleurs, la notion
seul a le secret, ce secret inavouable que tout
d’imitation perd tout son sens si on considère
est à refaire, tout est à recréer.
les arts comme la musique ou même la poésie
qui cherchent à investir le surréel. Il est donc évident que l’art pourrait, d’une
certaine manière, être perçu comme une
Selon une thèse qui a pour origine les
création. Mais il serait nécessaire de préciser
romantiques (19e) l'art sert à voir l'invisible, la
qu’il n’est pas, même pour ce qu’on appelle art
réalité profonde des choses, à " montrer " de
abstrait, une production à partir de rien, un
manière sensible ce que la philosophie ou la
produit de l’imagination pure, de l’imagination
science ne parviennent pas à dire (exemple :
créatrice de l’artiste. L’imagination s’appuie sur
Dieu, la mort, le sens de la vie, etc.), faute de
la réalité comme en témoignent ces propos de
mots ou de concepts adéquats ou bien faute
René HUYGUE : « l’art crée le lieu de
de pouvoir les connaître par l'expérience.
rencontre où les deux réalités (imagination
C'est la thèse de Hegel, qui soutient, dans ses créatrice et nature), au lieu de s’affronter,
cours d'esthétique, que l'art manifeste l'Idée (la comme dans tout le reste de notre
Raison, le réel, l'absolu, la vérité) dans le existence, trouvent enfin un prestigieux
sensible, ou d'une manière sensible. terrain d’entente, s’harmonisent, fusionnent
Pour Hegel, l'Idée, l'absolu, la Raison, n'est même. L’art surgit à mi-chemin de l’homme
pas opposée au sensible. Au contraire, elle a et de l’univers. » 6
besoin du sensible, pour se donner un Il est vrai qu’au final de l’œuvre le génie de
contenu. L'Idée doit se manifester dans le l’artiste lui permet de gommer toute
sensible, sinon, elle ne sera pas vraie (c'est

5. Henri BERGSON, Matière et Mémoire (1896), PUF, 1968, p. 148

6. René HUYGUE, Op. cit

!4
ressemblance avec la réalité en vue peut servir jamais d’aucune manière à faire
d’entretenir le mystère autour de la production une autre œuvre » 9.
artistique. C’est pourquoi finalement la création artistique
loin d’être une simple imitation d’un objet
C – Le génie artistique
naturel est plutôt comparable au pouvoir
créateur de la Nature qui se réalise dans
L'artiste est celui qui réussit, volontairement ou chacune de ses productions. Ainsi le peintre
non, le tour de force d'exprimer la beauté. Paul Klee dans la Théorie de l’art moderne
Comment parvient-il à animer la matière ? Se exprime le sens de la création artistique : «
pose donc la question du génie créateur et de L’œuvre d’art est au premier chef genèse ;
ce qui fait d’un artiste un génie ? on ne la saisit jamais simplement comme
Platon parle à ce propos d’une inspiration produit »10.
divine : « C’est chose légère que le poète, S’interroger sur la question du génie artistique
ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer revient donc à se demander pourquoi nous
avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, accordons aux œuvres d’art une valeur
et de n’avoir plus sa raison ; tant qu’il supérieure à celle des autres objets fabriqués.
garde cette faculté, tout être humain est
A la question de savoir ce qui différencie la
incapable de faire œuvre poétique »7 .
production artistique, donc les œuvres
Mais certains auteurs ont critiqué cette théorie
artistiques, de toute autre production d'objet, et
de l’inspiration. Selon Edgar Poe elle
des autres espèces d'œuvres, on peut donc
représente une coquetterie de l’artiste pour
répondre que les beaux-arts sont les arts du
dissimuler leurs laborieux efforts.
génie.
Nietzsche, dans Humain, trop humain écrit : «
Personne ne peut voir dans l’œuvre de Le génie désigne un savoir-faire artistique, qui
l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son n'obéit pas à des règles claires, qui ne
avantage, car partout où l’on peut assister respecte pas une certaine procédure de
à la formation ; on est un peu refroidi »8. fabrication. Le génie artistique possède une
Il n’empêche que le travail de l’artiste, sa capacité qui ne s'enseigne pas (elle est donc
technique, ne fait pas à elle seule l’œuvre innée) ; c'est le talent naturel.
d’art. C’est pourquoi le génie ne s’apprend Le génie ignore comment il produit son œuvre,
pas. On ne peut se représenter le concept de et ne peut transmettre son génie (il suit en effet
l’œuvre en général et l’appliquer comme dans des règles informulables, non seulement pour
la production artisanale. Dans la production lui-même mais pour les autres).
artisanale, la règle qui permet de produire
l’objet est antérieure à cet objet. C’est le Là est le paradoxe de l'art : « Seul ce que l’on
contraire avec l’œuvre d’art. C’est l’artiste qui ne possède pas l’habileté de faire, même si
crée la règle au moment où il produit son on le connaît de la manière la plus parfaite
œuvre et cette règle ne peut pas être répétée, r e l è v e d e l ’ a r t » 11 ( o n p e u t s a v o i r
elle est présente une fois pour toute dans théoriquement comment faire, et ne pas
l’œuvre. Et c’est finalement cette singularité pouvoir le faire).
qui nous touche lorsque notre esprit y Le latin genius désignait, dans l'Antiquité, la
découvre une harmonie qu’il n’avait pas pu divinité qui présidait à la naissance, l'esprit
anticiper. particulier qui avait été donné à un homme,
Alain, dans Système des Beaux-Arts écrit : « pour le protéger, le guider et lui inspirer des
Ainsi la règle du beau n’apparaît que dans idées originales. La conception développée
l’œuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne par Kant, va se révéler en accord avec cette
étymologie et ce, à l'intérieur d'une théorie

7 Platon, Ion, 533 c – 535 a Belles-lettres, p. 35 – 37

8 Nietzsche, Humain, trop humain
9 Alain Système des Beaux-Arts (1920). Paris Éditions Gallimard, 1926, p 28
10 Paul Klee, « Credo du créateur », Théorie de l’art moderne, trad. fr., Gallimard, 1985,p. 38
11. KANT, Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, 1968, p.135

!5
philosophique sur l'origine de la création de plusieurs fonctions. Il est évident qu'elle
artistique. Qu’est-ce qui caractérise un génie forme une unité organique, bien qu'avec une
artistique ? Comment distinguer un tel artiste structure dynamique, qui change chez les
de l'artisan le plus habile ? Kant répond à cette différents arts, dans les différents styles, dans
question en définissant cette qualité si les différentes situations historiques et
particulière que l'on appelle le génie comme « nationales.
le talent de produire ce dont on ne peut En réalité, sa fonction générale chez l'homme
donner de règle déterminée ». Ce talent ne est de lui donner une deuxième vie,
se manifeste pas à travers l'application d'une imaginaires ou illusoires, mais du point de vue
méthode (ou règle) à exécuter, qui aurait été émotionnel, tout à fait réelles, prolongeant et
apprise auparavant. complétant sa vie réelles. Et, de même que
III : FORMES ET FONCTIONS DE L’ART notre vie réelle se tourne de temps en temps
vers le travail et le jeu, comme réflexion et
Au terme de cette séquence, les élèves seront
comme émotion, comme combat et comme
en mesure d’identifier les différentes formes
amour, comme prière et comme prescription,
d’art et d’en analyser les fonctions.
l'art peut être leçon et jeu, confession et appel,
A - Formes et fonctions source d'émotions intimes et de réflexions
Le terme « beaux-arts » est apparu en 1752 philosophiques.
dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert L’art a une fonction thérapeutique lorsqu’il
et désignait exclusivement les quatre arts contribue à soigner l’individu ou le soulage de
qu’on appelle plastiques de nos jours : ses maux. En Afrique, par exemple, les
architecture, sculpture, peinture et gravure. cérémonies d’exorcisme (ndëpp) sont
Hegel, dans son Esthétique vers 1818-1829, thérapeutiques.
classe les arts selon une double échelle de L’art a une fonction subversive lorsqu’il
matérialité décroissante et d’expressivité s’inscrit sous le signe de la lutte pour une
croissante. Il distingue ainsi six arts, dans cet cause. Par exemple, l’artiste utilise sa plume,
ordre : sa voix ou son pinceau au service d’une
cause. Ici, l’art consiste à éveiller les
architecture, sculpture, peinture, musique, populations pour les amener à prendre leur
danse, poésie, cinéma ( Le septième art est destin en main. Cette fonction de l’art est
une expression proposée en 1919 par contestataire. D’ailleurs, toute l’œuvre d’Aimé
Ricciotto Canudo pour désigner l’art Césaire dénonce la domination étrangère. Il
cinématographique)
disait : « Ma bouche sera la bouche des
À noter que l’Académie des Beaux-Arts malheureux qui n’ont point de bouche ; ma
comporte aujourd’hui huit sections : les quatre voix la liberté de celles qui s’affaissent au
beaux-arts classiques, la composition cachot du désespoir ».
musicale, le cinéma et l’audiovisuel, la L’art a une fonction de représentation ou de
photographie et une section libre commémoration lorsqu’il immortalise un
événement. Il fixe pour l’éternité une réalité qui
Les formes d’art sont donc essentiellement les
est vouée à disparaître. Les scènes de chasse
arts plastiques (architecture, sculpture et
et de guerre que les hommes des cavernes
peinture et le dessin), les arts rythmiques (la
ont représentées sur les grottes sont toujours
danse, la musique et la poésie), les arts de la
luminosité comme le cinéma, la photo… Ces présentes. Avec cette fonction, l’art vise à lutter
contre la mort d’un événement.
formes d’art nous présentent, en général, la
L’art a une fonction expressive lorsque
beauté de manière particulière en rapport avec
l’artiste exprime, dévoile ses sentiments, ses
les organes de sens qui la perçoivent.
idées, ses rêves, ses craintes, ses espoirs, ses
Mais ce qu’il importe de signaler, c’est désespoirs etc. L’artiste les partage avec
qu’aujourd’hui, l'art est par sa nature une autrui. Ainsi, faire de l’art, c’est communiquer,
activité multifonctionnelle, car elle crée un sortir de soi-même pour aller vers autrui.
"deuxième monde", qui doit avoir toutes les La fonction impressive intervient lorsque
qualités du monde réel parce qu'on peut le l’artiste suscite des sentiments chez autrui :
percevoir émotionnellement, en saisissant des sentiments de joie ou de peine, de
pourtant son irréalité. Mais cette pluralité
fonctionnelle n'est pas une somme mécanique

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bonheur ou de dégoût, d’espoir ou de toujours exprimé des valeurs sociales,
désespoir, de quiétude ou d’inquiétude etc. politiques, magico religieuses, etc.
L’art a une fonction ludique lorsque l’objet Ainsi, d’un point de vue religieux, la pensée
divertit. traditionnelle africaine affirme que la force
Il a une fonction pédagogique à travers les vitale flue dans l’univers visible et invisible.
fables et les contes. Une sculpture, un masque capte et concentre
Pour terminer, signalons qu’une œuvre d’art cette force qu’elle diffuse dans la vie des
peut être à la fois belle et utile. Par exemple, hommes. Admirer un masque en adoptant un
une belle coupe peut servir à boire en même certain nombre de rites permet à l’homme,
temps qu’elle sert d’objet de décoration. Une dont la force vitale s’accroît ou décroît, de la
voiture peut également être belle et servir à renforcer. L’art est aussi un intermédiaire entre
son propriétaire. Une mosquée sert de lieu de l’univers visible et invisible. SENGHOR, en
culte au musulman, et de ce point de vue elle comparant dans Liberté I la Vénus de Milo qui
est utilitaire ; mais le touriste ne verra qu’une symbolise « la beauté féminine » occidentale à
œuvre d’art de cette mosquée. Mais la Vénus Hottentote qui symbolise la beauté
Théophile Gautier estime qu’« il n’y a africaine, dit ceci : « la première est belle
vraiment de beau que ce qui ne peut servir harmonieuse et réveille le plaisir des sens
à rien, tout ce qui est utile est laid ».12 Sa alors que la seconde est horrible, elle fait
conception n’est pas la même que celle qui peur. Elle donne des crampes à l’estomac.
prévalait dans l’antiquité grecque où la beauté Mais, ajoute t-il, l’apparence hideuse de la
d’un objet était liée à son utilité. Socrate Vénus Hottentote (ballonnement du ventre,
explique que les belles choses sont dites seins qui tombent jusqu’aux genoux…)
belles en raison, soit de leur utilité, soit du expriment une fonction magique. Elle
plaisir qu’elles procurent, soit des deux à la symbolise la fécondité et concentre en elle
fois. une force vitale, un fluide magique qui
L’art nègre, quant à lui, n’exclut pas le principe pénètre toute femme qui la contemple et
de l’utilité. Senghor avait même soutenu que l’aide à devenir féconde. » 14 D’autre part,
l’art africain est un « art fonctionnel ». Pour lui, l’apparence de difformité des statuettes
toute œuvre d’art est un instrument, un moyen africaines est déjà une volonté de transfigurer
en vue d’une fin. Elle n’a donc pas sa fin en et non d’imiter la nature. Un personnage
elle-même mais hors d’elle. En Afrique, est reproduit est toujours transformé si bien qu’en
beau ce qui sert. C’est en ce sens qu’il faut l’observant on voit qu’il peut avoir un buste
comprendre le propos selon lequel « le beau trop long, des jambes trop courts etc. En
ne fleurit que sur l’utile »13 . parlant des fonctions de l’art africain, Cheikh
B – L’art nègre Anta DIOP écrit dans Nations Nègres et
cultures que l’ « artiste qui posera le
L’art africain traditionnel pose le rapport dans
problème social dans son art, sans
l’art que le fond peut entretenir la forme,
ambigüité, d’une façon propre à secouer la
problème qui avait divisé les occidentaux entre
conscience léthargique ; l’artiste qui se
partisans de « l’art pour l’art » et de « l’art
posera au cœur du réel, pour aider son
engagé »
peuple à découvrir celui-ci,[…] qu’il soit
En réalité, cette distinction est purement poète, musicien, sculpteur peintre ou
factice, car, qu’il soit engagé ou non, l’art vise architecte, est l’homme qui répond, dans la
toujours souvent à se présenter sous une mesure de ses dons, aux nécessités de son
forme belle. Dans l’art africain la beauté n’a époque et aux problèmes qui se posent au
jamais été séparée de l’utilité, car elle a sein de son peuple. »15

12. Théophile GAUTIER, in Mademoiselle de Maupin, Paris, 1835, préface.

13. Alain, Propos, Gallimard, Pléiade, 1956, p. 552
14. Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I, Négritude et humanisme, Le Seuil, 1964

15 . Cheikh Anta DIOP, Nation nègres et culture, Présence Africaine, 1979, p.535

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 Il faut dire que l'art africain est en expansion.
Au départ, considéré comme un art curieux,
agréable, et plus tard un objet de
connaissances, il se laisse difficilement
a p p r é h e n d e r. P l u s i e u r s é l é m e n t s l e
composent, qu'il s'agisse des masques; de la
sculpture en général, bronze, granit, argile,
etc., de l'art mural, des teintures, pour ne citer
que ceux-là, il baigne tous les secteurs de la
vie sociale. Parallèlement aux objets, l'art
africain baigne aussi un autre secteur de la
création artistique: la littérature orale ou écrite
africaine. Ainsi, les contes, mythes, légendes,
proverbes, romans, pièces de théâtre,
regorgent d'éléments symboles de l'art africain.
CONCLUSION
L’art est le domaine de la création. Si l’art est
création, il est un domaine privilégié où ne
semble régner aucune des contraintes
ordinaires de la technique dans le monde du
travail. L’artiste n’ayant en vue que la création
et jouissant de la position du créateur. Il est
alors tentant de regarder l’art, sous un angle
ludique, et de penser que l’art est au fond
presque un "jeu", par rapport à une activité dite
« sérieuse » qui serait celle du travail
proprement dit. Mais est-ce vraiment un jeu ?
Ou bien, ce jeu n'est-il pas justement ce qui
est le plus divinement sérieux ?

Pour reprendre Pierre Francastel, disons

simplement que l’artiste ne se borne pas
matérialiser à travers son tempérament, et
grâce au maniement d’une sorte d’instrument
qui est sa technique particulière, les pensées
générales d’un milieu. Il ne s’empare pas de
valeurs immanentes pour les matérialiser, il est
essentiellement créateur. L’art est une
construction, un pouvoir d’ordonner et de
préfigurer. L’artiste ne traduit pas il invente.
Nous sommes dans le domaine des réalités
imaginaires.

Mais il ne résulte pas de là que ce domaine de

l’imaginaire ne se trouve pas sans aucune
relation avec la réalité humaine, avec les
autres formes d’activités, soit matérielles, soit
également imaginaires figuratives de l’homme.

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