Construire Un Feu
Construire Un Feu
Construire Un Feu
de Jack LONDON
Pour un voyage sur terre ou pour une croisière autour du monde, un compagnon est généralement
souhaitable. Au Klondike1, comme Tom Vincent le découvrit, un tel compagnon est absolument nécessaire. Mais il
découvrit cela, non pas en suivant le précepte 2, mais à travers une amère expérience.
« Ne voyage jamais seul » est un commandement du Grand Nord. Il l’avait entendu très souvent et il avait
ri, parce qu’il était un solide jeune homme, fortement charpenté et fortement musclé, qui avait foi en lui-même et
en la force de ses mains.
C’était un jour morne de janvier quand l’expérience lui apprit le respect du froid, et celui de la sagesse des
hommes qui s’étaient battus contre lui. Il avait quitté Calumet Camp, sur le Yukon, un paquetage léger sur le dos,
pour grimper à Paul Creek, aux limites de Cherry Creek, là où sa bande prospectait et chassait l’élan.
Le froid était à soixante degrés au-dessous de zéro3, et il avait trente miles4 de piste à abattre en
solitaire, mais cela lui était égal. En fait, il aimait tenir une allure cadencée dans un monde silencieux, son sang chaud
coulant dans ses veines, l’esprit libre et heureux. Pour lui et ses camarades sur qui il allait tomber, à coup sûr, aux
confins de Cherry Creek ; et au-delà, il rentrait de Dawson avec des lettres réconfortantes de chez eux aux Etats-
Unis.
A sept heures, lorsqu’il tourna les talons de Calumet Camp, la nuit était encore noire. Et quand le jour se
leva, à neuf heures et demie, il avait coupé de quatre miles à travers le plat et il était à six miles, en amont de Paul
Creek. La piste, peu fréquentée, suivait le lit de la rivière, et il n’était guère possible de se perdre. Il s’était rendu à
Dawson par la Cherry Creek et l’Indian River, si bien que Paul Creek était un coin nouveau et étrange. A onze heures
et demie il était à la fourche qu’on lui avait décrite et il savait qu’il avait couvert quinze miles : la moitié de la distance.
Il savait que par la nature des choses la piste allait devenir plus mauvaise à partir de là, et il pensa que,
compte tenu du bon temps qu’il avait fait, il méritait un déjeuner. Se délestant de son sac et s’asseyant sur un arbre
tombé, il ôta la moufle de sa main droite, plongea dans sa chemise jusqu’à la peau et pêcha une paire de biscuits en
sandwich avec des tranches de lard frits et enveloppés dans un mouchoir – la seule manière dont il pouvait être
emportés sans geler.
Il avait à peine mâcher la première bouchée quand ses doigts engourdis l’avertirent qu’il fallait remettre sa
moufle. C’est ce qu’il fit, non sans surprise devant l’amère rapidité avec laquelle le froid mordait. Sans aucun doute,
c’était la morsure la plus froide qu’il eût jamais ressentie, pensa-t-il.
Il cracha sur la neige – une des blagues favorites du Grand Nord – et le crépitement aigu de la congélation
instantanée du crachat l’alarma. En partant, le thermomètre à alcool de Calumet marquait soixante au-dessous de
zéro mais il était certain que le froid avait augmenté, plus froid de combien, il ne pouvait pas l’imaginer.
La moitié du premier biscuit était encore intacte, mais il sentait qu’il commençait à avoir froid – une chose
plutôt inhabituelle pour lui. Ça ne devrait pas, décida-t-il, et faisant glisser son paquetage en travers de ses épaules,
il sauta sur ses pieds et courut rapidement sur la piste.
Quelques minutes suffirent à le réchauffer et il s’installa dans une foulée vigoureuse, tout en mastiquant le
biscuit. La buée qu’exhalait sa poitrine croûtait ses lèvres et sa moustache de glace pendante et formait des glaciers
miniatures sur son menton. Alors, de nouveau la sensibilité disparut de son nez et de ses joues et il frotta jusqu’à ce
qu’ils brûlent au retour du sang.
La plupart des hommes portaient des cache-nez, ses équipiers aussi, mais il méprisait ce « truc féminin » et
jusque-là n’en avait jamais senti la nécessité. Maintenant, il en sentait la nécessité, c’est pourquoi il se frictionnait
constamment.
1
Klondike : région du nord-ouest du Canada.
2
précepte : règle.
3
soixante degrés au-dessous de zéro : moins de 60 degrés Fahrenheit, ce qui correspond à environ moins 33 degrés centigrades
(Celsius).
4
trente miles : un mile vaut environ 1610 mètres.
Néanmoins il éprouvait un frisson de joie, d’exultation. il réalisait quelque chose, il allait au bout de quelque
chose en dominant les éléments. Une fois il rit à pleine gorge d’un pur élan de vie et d’un crochet du poing il défia le
froid. Il était son maître. Ce qu’il avait à faire, il le faisait, en dépit de lui. Il ne pourrait pas l’arrêter. Il allait à la
frontière de Cherry Creek.
Aussi forts qu’étaient les éléments, il était encore plus fort. Au même moment, les animaux rampaient se
cacher dans leurs trous. Mais lui ne se cachait pas, il était dehors, il faisait face au froid, il le combattait. Il était un
homme, un maître des choses.
Ainsi, se réjouissant fièrement, il allait. Après une heure, il suivit une courbe, où la rivière longeait de près le
flanc de la montagne, et il rencontre l’un des dangers en apparence le plus insignifiant mais le plus redoutable des
voyages dans le Grand Nord.
La rivière elle-même était en glace jusqu’à son fond de roche, mais depuis la montagne arrivaient des
écoulements de plusieurs sources. Ces sources ne gelaient jamais et le seul effet des coups de froid les plus sévères
était de réduire leur débit. Protégée du froid par la couverture de neige, l’eau de ces sources s’infiltrait dans la rivière
et formait, à la surface de la glace, des flaques peu profondes.
La surface de ces flaques se couvrait d’une peau de glace qui devenait de plus en plus épaisse, jusqu’à ce
que l’eau débordât et formât ainsi une seconde flaque au-dessus de la première.
Ainsi, au fond il y avait la solide glace de la rivière, puis probablement de six à huit pouces d’eau5, puis une
fine peau de glace, puis encore de six à huit pouces d’eau et une autre fine peau de glace. Et par-dessus cette
dernière peau, pour compléter le piège, il y avait un pouce de neige fraîche.
Aux yeux de Ton Vincent, le surface vierge ne donnait aucun signal d’un danger caché. Comme la croûte était
plus épaisse sur le bord, il était allé loin, vers le milieu, avant qu’il ne passe au travers.
En soi, c’était une mésaventure très insignifiante – un homme ne se noie pas dans douze pouces d’eau –
mais dans ses conséquences, c’était un accident sérieux qui lui arrivait.
A l’instant où il passa au travers, il sentit l’eau froide qui serrait ses pieds et ses chevilles, et en une demi-
douzaine de grandes enjambées il était à la rive. Il était plutôt calme et plein de sang-froid. La chose à faire, et la
seule chose à faire, était de construire un feu. En raison d’un autre précepte des courses dans le Grand Nord : voyage
avec des chaussettes humides jusqu’à moins vingt degrés6 au-dessous de zéro ; après ça, fais un feu. Et il faisait
trois froid plus froid que moins vingt, et il le savait.
Il savait, de plus, qu’il devait apporter un grand soin à l’exercice, que s’il loupait la première tentative, le
risque était plus grand de louper la seconde. En bref, il savait qu’il ne devait pas y avoir d’échec. L’instant d’avant un
homme fort, exultant, se vantait de sa maîtrise des éléments, il ne se battait pas pour sa vie contre ces mêmes
éléments – telle était la différence causée par l’injection d’un quart d’eau 7 dans les calculs d’un voyageur du Grand
Nord.
Dans un bouquet de pins sur le bord de la rive, les hautes eaux du printemps avaient déposé beaucoup de
brindilles et de petites branches. Parfaitement séchées par le soleil d’été, elles attendaient maintenant l’allumette.
Il est impossible de construire un feu avec de lourdes moufles d’Alaska aux mains, alors Vincent les ôta, il
rassembla un nombre suffisant de brindilles et en secoua la neige, s’agenouilla pour allumer son feu. D’une poche
intérieure il extirpa ses allumettes et une bande de fine écorce de bouleau. Les allumettes étaient du genre Klondike,
des allumettes soufrées en fagots de cent.
Il nota combien ses doigts étaient engourdis lorsqu’il sépara une allumette du fagot et la frotta sur son
pantalon. L’écorce de bouleau, comme le papier le plus sec, brûla avec une flamme brillante. Elle fut soigneusement
alimentée par les plus petites brindilles et les plus fins débris, dorlotant la flamme avec un soin extrême. Comme il
le savait bien, il ne fallait pas faire les choses à la hâte, et bien que ses doigts fussent maintenant presque raides, il
ne se pressa pas.
5
six à huit pouces d’eau : un pouce vaut 2,54 centimètres.
6
moins vingt degrés : environ moins 11 degrés centigrades.
7
d’un quart d’eau : environ un litre.
Après la première rapide et mordante sensation de froid, ses pieds avaient été très douloureux, d’une douleur
sourde, et s’étaient rapidement engourdis. Mais le feu, bien qu’il fût encore précoce, était maintenant une réussite :
il savait qu’une poignée de neige, frottée avec vigueur, guérirait rapidement ses pieds.
Mais au moment où il ajoutait les premières branchettes au feu, une chose injuste arriva. Au-dessus de sa
tête, le pin portait le fardeau de quatre mois de neige, et ce fardeau était dans un équilibre si délicat que ses
mouvements ténus pour ramasser les branchettes furent suffisants pour rompre l’équilibre.
La neige supportée par les branches du sommet fut la première à tomber, frappant et détachant la neige des
branches au-dessous. Et toute cette neige, accumulée au gré des chutes, tomba sur la tête et les épaules de Tom
Vincent et étouffa son feu.
Il garda quand même sa présence d’esprit, car il savait combien le danger était grand. Il recommença aussitôt
à construire le feu, mais ses doigts étaient maintenant si gourds qu’il ne pouvait pas les plier, et il fut obliger de
cueillir chaque brindille et de la briser de ses deux mains entre les bouts de ses doigts.
Lorsqu’il en fut à l’allumette, il eut de grandes difficultés à en séparer une du fagot. Il réussit cependant, au
prix d’un grand effort, à coincer l’allumette entre son pouce et son index. Mais en la frottant, il la laissa tomber dans
la neige et ne put la ramasser.
Il était debout, désespéré. Il ne pouvait même pas sentir son poids sous ses pieds bien que ses chevilles
fussent très douloureuses. Enfilant ses moufles, il fit un pas de côté de telle sorte que la neige en tombe pas sur le
feu qu’il était en train de construire et battit violemment ses mains contre un tronc d’arbre.
Cela lui permit de séparer et frotter une seconde allumette et d’enflammer le fragment restant de l’écorce de
bouleau. Mais son corps avait maintenant commencer à se refroidir et il frissonnait tellement que lorsqu’il essaya
d’ajouter les premières branches, ses mains se heurtèrent et la petite flamme fut éteinte.
Le froid l’avait battu. Ses mains ne servaient à rien. Mais il avait prévu de jeter le fagot d’allumettes dans la
poche extérieure grande ouverte avant d’enfiler ses moufles par désespoir, et il reprit la piste. Cependant on ne peut
pas courir contre le froid les pieds humides par moins soixante et même plus froid, comme il le découvrit rapidement.
Il arriva jusqu’à un coude aigu de la rivière d’où il pouvait voir jusqu’à un mile en amont. Mais il n’y avait pas
d’aide, aucun signe d’aide, seulement les arbres blancs et les collines blanches, et le froid tranquille et le silence
d’airain8. Si seulement il avait un camarade dont les pieds n’étaient pas gelés, il pensait, seulement un tel camarade
pour démarrer le feu qui le sauverait.
Alors ses yeux tombèrent sur un autre amoncellement de brindilles et branches laissé par les crues. S’il
pouvait frotter une allumette, il pourrait encore s’en tirer. Avec ses doigts raides qu’il ne pouvait pas plier, il sortit le
fagot d’allumettes, mais il lui fut impossible d’en détacher une.
Il s’assit et attira maladroitement le fagot sur ses genoux, jusqu’à ce qu’il l’appuie sur sa paume avec les
bouts soufrés sortant vers l’extérieur, comme sortirait la lame d’un couteau de chasse serrée dans le poing.
Mais ses doigts restaient rigides. Il ne pouvait pas serrer. Il surmonta cela en pressant le poignet de l’autre
main contre ses doigts et les força ainsi à descendre sur la fagot. A maintes reprises, le tenant par les deux mains,
il frotta le fagot sur sa jambe et finalement l’alluma. Mais la flamme brûla la chair de sa main, et il relâcha
involontairement sa prise. Le fagot tomba dans la neige, et tandis qu’il essayait vainement de le ramasser, il grésilla
et s’éteignit.
Il courut à nouveau, cette fois méchamment effrayé. Ses pieds étaient totalement dépourvus de sensation.
Une fois il cogna ses orteils contre une bûche enterrée, mais bien que cela le fît tomber dans la neige et lui tordît le
dos, il n’en éprouva rien.
Il se rappela qu’on lui avait parlé d’un camp de chasseurs d’élans quelque part au-dessus de la fourche de
Paul Creek. Il ne devait pas en être loin, il pensa, et s’il pouvait le trouver il serait sauvé. Cinq minutes plus tard il
tomba dessus, isolé et déserté, avec des amas de neige soufflée à l’intérieur de l’abri en branches de pin dans lequel
les chasseurs avaient dormi. Il s’écroula sanglotant. Tout était fini, et dans une heure, au mieux, à cette terrifiante
température, il serait un cadavre glacé.
8
le silence d’airain : le silence total.
Mais l’amour de la vie était fort en lui, et il sauta de nouveau sur ses pieds. Il pensait rapidement. Qu’importe
que les allumettes brûlent ses mains ? Des mains brûlées valaient mieux que des mains mortes. Pas de mains du
tout était mieux que la mort. Il pataugea le long de la piste jusqu’à ce qu’il tombe sur un autre dépôt de crues. Il y
avait des brindilles et des branches, des feuilles et des herbes, très sèches et attendant le feu. De nouveau il s’assit
et amena la fagot d’allumettes sur ses genoux, le mit en place dans sa paume, avec le poignet de son autre main
força les doigts inertes à se poser sur le fagot et avec le poignet, les maintint là. Au second frottement le fagot prit
feu, et il sut que s’il supportait la douleur il était sauvé. La fumée soufrée le fit suffoquer, et la flamme lécha la chair
de ses mains.
Au début, il ne le sentit pas, mais cela brûla rapidement à travers la surface gelée. L’odeur de chair brûlée –
sa chair – était forte dans ses narines. Il se tordit de douleur, mais il tint bon. Il serra les dents et se balança d’avant
en arrière, jusqu’à ce que s’élève la claire flamme blanche de l’allumette qui brûlait et qu’il eût appliqué cette flamme
aux feuilles et aux herbes.
Cinq minutes anxieuses s’ensuivirent, mais le feu gagnait régulièrement. Alors il s’occupa de se sauver.
D’héroïques mesures étaient nécessaires dans cette situation extrême, et il les prit.
Frottant alternativement ses mains avec de la neige et les enfonçant dans les flammes, et les frappant sans
cesse contre les arbres durs, il rétablit suffisamment la circulation pour qu’elles lui servent à nouveau. Avec son
couteau de chasse il coupa les courroies de son paquetage, déroula sa couverture et en sortit des chaussettes sèches
et des chaussures.
Alors il découpa ses mocassins et dénuda ses pieds. Mais tandis qu’il avait pris des libertés avec ses mains,
il garda ses pieds suffisamment éloignés du feu et les frotta avec de la neige. Il frottait jusqu’à ce que ses mains
s’engourdissent, il couvrait alors ses pieds avec la couverture, réchauffait ses mains au feu, et recommençait à
frotter.
Il travailla trois heures, jusqu’à ce que les pires effets du froid eussent été neutralisés. Toute cette nuit-là, il
resta près du feu, et il était tard, le lendemain, lorsqu’il boita pitoyablement au camp sur la frontière du Cherry Creek.
En un mois de temps, il fut capable d’être sur ses pieds, bien que ses orteils fussent après ça définitivement
très sensibles au froid. Mais les cicatrices de ses mains, il savait qu’il les emporterait dans sa tombe. Et – « ne voyage
jamais seul ! » – maintenant il respecte le commandement du Grand Nord.