À Quoi Sert La Critique Architecturale

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À quoi sert la critique architecturale ?

À propos de : A. Deboulet, R. Hoddé, A. Sauvage (dir.),


La critique architecturale, Éditions de la Villette.

par Estelle Thibault , le 17 octobre 2008

Si la critique d’art a fait l’objet de nombreuses recherches, la critique architecturale


reste largement méconnue. Le collectif dirigé par Agnès Deboulet, Rainier Hoddé et
André Sauvage permet de mieux comprendre les enjeux esthétiques et politiques d’une
discipline qui participe, non sans ambiguïté, à la structuration et la diffusion des
représentations de l’architecture contemporaine.
Recensé : Agnès Deboulet, Rainier Hoddé, André Sauvage (dir.),La critique architecturale.
Questions – Frontières – Desseins, Paris, Éditions de la Villette, 2008, 311 p.

couverture
Pourquoi s’intéresser à la critique architecturale ? Tout d’abord parce que, dans la presse
professionnelle, elle participe de manière active à la structuration des valeurs partagées dans
le milieu de l’architecture et de la ville ainsi qu’à leur diffusion. Ensuite, parce que ces
processus de reconnaissance et de légitimation se trouvent encore amplifiés lorsque,
s’adressant à un plus large public, à l’occasion de la remise d’un grand prix ou de débats liés
aux grands travaux, elle focalise l’attention vers le segment le plus symbolique de la
production du cadre bâti. Mais peut-être est-ce avant tout parce qu’au delà de l’identification
de ces édifices singuliers, elle peut aussi prendre la forme d’un outil didactique visant
l’acculturation aux problématiques architecturales, pour une meilleure compréhension de la
ville contemporaine. Pourtant, au regard de ces enjeux, les motifs mobilisés par la critique
semblent souvent incertains et mouvants, pouvant allier subjectivisme esthétique, analyse
technique ou encore, pêle-mêle, arguments politiques, économiques, sociaux et
environnementaux.
Issu d’un séminaire organisé en 1999 à l’École d’architecture de Nantes, cet ouvrage collectif
vise à mieux saisir les mécanismes de la critique architecturale, en identifiant les différentes
pratiques qu’elle recouvre, selon les auteurs, les destinataires et les objets qu’elle vise.
Architectes, historiens et sociologues y explorent les définitions, le cadre problématique et les
ancrages disciplinaires de la critique architecturale telle qu’elle s’exerce ou pourrait s’exercer.

Exigences et inquiétudes : une « crise » de la critique


La publication des communications du séminaire est utilement augmentée par un ensemble de
rééditions d’articles écrits par des acteurs majeurs de la critique architecturale, français ou
étrangers, des années 1960 à aujourd’hui. Ceux-ci présentent leurs propres conceptions de
l’exercice critique mais aussi leurs exigences et leurs inquiétudes face à la manière dont il se
pratique. Ces témoignages remettent en perspective l’idée fréquemment reprise d’une
« crise » actuelle de la critique, comparée à la richesse du débat d’idées dans les revues
d’architecture des années 1970.
Cet appauvrissement est corrélé en premier lieu aux incertitudes théoriques qui traversent la
scène architecturale. En effet, si des courants doctrinaux bien identifiables structuraient
encore celle-ci au début des années 1980, nous assistons aujourd’hui à leur émiettement en
une constellation d’expressions d’individualités. Mais cet émiettement réduit-il forcément la
critique à « l’intersubjectivité généralisée », selon les termes de François Chaslin ? Cette crise
du discours critique est souvent rapportée au désengagement, dans les deux dernières
décennies, du milieu architectural par rapport aux débats politiques et sociaux. Les « positions
de critiques » rassemblées dans la première partie de l’ouvrage s’accordent à dénoncer la
superficialité complaisante de comptes rendus trop souvent dépendants d’un système
professionnel et médiatique. Face à ces insuffisances, les auteurs esquissent des orientations
méthodologiques motivantes, par exemple lorsqu’ils questionnent la spécificité des outils de
la critique architecturale par rapport à la critique d’art. C’est le cas de Marcel Cornu, ancien
collaborateur de la revue Urbanisme évoquant, en 1968, la nécessité de reconstruire les
modalités de compréhension de l’architecture par le grand public, selon des critères désormais
moins artistiques, plus sociaux et plus urbains. Il invite ainsi à refonder la critique sur des
connaissances et méthodes renouvelées, capables d’apprécier à la fois les qualités intrinsèques
du cadre bâti et ses rapports complexes avec « l’ensemble de la vie sociale ». En 1990,
l’architecte Bernard Huet, ancien rédacteur en chef de L’Architecture d’aujourd’hui,
s’interroge encore sur les instruments critiques capables de s’ajuster à l’hétérogénéité
constitutive de la production architecturale, partagée entre image, technique et usages.

Modes d’exercice et enjeux

Ces témoignages dessinent une première cartographie de la critique, distinguant une vocation
didactique orientée vers un large public et un versant plus spécialisé alimentant les débats
doctrinaux au sein des milieux professionnels. La seconde partie « Diffusion et appropriation
de la critique » explore des modes d’exercice plus diversifiés mais non moins efficients qui
ont émergé depuis la fin du XVIIIe siècle. À la pratique « populaire », centrée sur l’intérêt
spectaculaire d’une architecture au fort potentiel symbolique, pourrait se rattacher aujourd’hui
l’attribution des grands prix et autres logiques de distinctions, dont on évoque le flou des
critères. Cette critique journalistique ne façonne pas seulement les légitimités
professionnelles, elle sert aussi les identités territoriales, dans un contexte de compétition
accrue entre villes. Moins médiatique, la critique « profane » exercée à l’encontre des projets
en cours dans les rapports ou commissions se révèle particulièrement influente sur les
paysages urbains. Elle s’incarne aujourd’hui par la pratique « au quotidien » des agents
territoriaux lors des jugements de concours publics ou lors de l’attribution des permis de
construire. L’un des articles en dénonce l’indigence conceptuelle : quand, dominée par
l’application des règlements et la recherche d’une certaine conformité avec l’existant, elle
conduit, en l’absence de référents plus stimulants, à un appauvrissement et à une banalisation
du bâti. Nettement plus féconde apparaît la critique « professionnelle » exercée par et pour les
architectes lors du processus de conception, comparant et discutant la pertinence de
différentes esquisses au regard du contexte ou du programme. Ce mode de critique est à
l’origine de l’enseignement moderne de l’architecture, des « concours d’émulation » de
l’École des beaux-arts jusqu’à l’échange argumenté entre étudiant et enseignant tel qu’on le
connaît aujourd’hui. Mais hors des processus de reconnaissance, de censure ou
d’apprentissage peuvent également s’inventer des modes d’évaluation plus indépendants,
notamment dans le cadre universitaire. Reste par exemple à imaginer le protocole d’une
critique « ordinaire » et « interdisciplinaire » qui explorerait les qualités d’une production plus
courante que celle habituellement mise au débat dans les médias, au prisme de critères à la
fois plus explicites et plus diversifiés, dépassant les logiques de consécration auxquelles la
presse reste inféodée.

Régimes de justification et généalogies des traditions critiques

La troisième partie, « Points de vue disciplinaires », adopte un regard plus distancié,


reconsidérant la « crise » souvent constatée au prisme d’analyses sociologiques ou
historiques. Les premières mettent en avant les régimes de justification auxquels sont soumis
les discours de la critique architecturale. Ainsi se voient décryptés les procédés descriptifs
trop lisses des « pseudo-critiques », chroniqueurs de l’actualité des revues professionnelles,
dans des comptes-rendus qui ne visent souvent qu’à confirmer « l’architecturalité » de
l’édifice, sans en examiner la pertinence historique ou sociale. À propos de ces mêmes
publications sont également soulignées les « dérives médiatiques » d’un propos mué en
discours promotionnel d’un trop petit cercle de maîtres d’ouvrage. Car l’idéal d’un riche débat
intellectuel sur l’acte de construire se confronte aux enjeux professionnels de ces revues,
quand celles-ci, devenues des vitrines de la production bâtie, deviennent des passages obligés
pour l’accès à la commande des architectes.
Certains discours critiques témoignent pourtant, dans les milieux architecturaux, d’ambitions
plus savantes. C’est le cas outre-atlantique où la critique théorique produite par les
universitaires modèle la pensée actuelle sur l’architecture, en y incorporant des questions
socioculturelles et des apports disciplinaires variés. Sur le terrain européen, l’analyse
historique permet de retracer différentes lignes de pensée dont sont redevables les positions
contemporaines. Se distinguent notamment l’héritage de deux traditions culturelles souvent
opposées. D’un côté, la critique dite « opératoire », prônée par des historiens de l’architecture
italiens dans les années 1970, défend un engagement actif vis à vis des processus de projet,
guidé par des lignes idéologiques fortes. A cette orientation de type « prescriptif » s’oppose la
visée explicative d’une approche dite « intrinsèque » ou « formaliste ». Inspirée de la critique
littéraire, elle s’attache d’abord à révéler les cohérences internes d’une proposition
architecturale au regard de sa généalogie.
En révélant toutes ces facettes, le recueil inscrit ces pratiques de la critique architecturale dans
un horizon plus large que celui supposé au départ, lié aux logiques de consécration. Il renvoie
en somme aux enjeux qui traversent l’architecture elle-même ; partagée entre des stratégies de
médiatisation et son statut de discipline intellectuelle exigeante, consciente de ses
implications politiques et sociales. Au-delà d’un constat de crise, il relance le débat pour une
vision plus vertueuse et responsable de la critique architecturale et urbaine.

par Estelle Thibault, le 17 octobre 2008

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