Montagne D'afrique, Espace Ou Sous Tension
Montagne D'afrique, Espace Ou Sous Tension
Montagne D'afrique, Espace Ou Sous Tension
espaces s o u s tension ?
p a r Francois BART'
II est en Afrique tropicale, comme partout ailleurs, des espaces qui doivent une part de leurs
spécificités et de leur identité à l'altitude e t / ou à une topographie tumultueuse. Ces deux facteurs,
ou au moins I'un d'entre eux, amènent à parler de hautes terres (Raison, 1974), de hauts plateaux,
de massifs, de montagnes.. . Au-delà des querelles de vocabulaire et des problèmes de définition,
qui ont déjà fait l'objet de nombreux écrits, il est intéressant de proposer quelques réflexions sur
les modalités propres d'insertion de ce type d'espaces dans les processus de développement
et de mondialisation qui concernent l'ensemble de l'Afrique tropicale. Nous choisissons d'évoquer
principalement les reliefs dépassant 1 500 m d'altitude, qui sont les seuls à être assez hauts pour
receler des milieux bioclimatiques et des aptitudes originaux par rapport à ceux des terres basses.
S'il n'est pas question d'esquisser ici une géogra- Oku), l'Adamaoua (2 460 m), les monts Mandara
phie des montagnes d'Afrique tropicale, on peut (1 000-1 500 m). Ce système se prolonge au sud
rappeler que dans ce continent dont l'armature avec les puissants cônes volcaniques des îles de
est faite de boucliers précambriens, l'on peut Bioko (Guinée Equatoriale, pic Santa Isabel
opposer (Pourtier, 2001) une Afrique basse, au 3 000 m) et de SaoTomé (2 000 m). De même, au
nord-ouest d'une ligne allant du nord de l'Angola large du Sénégal, les îles volcaniques du CapVert
au nord-est du Soudan, et une Afrique haute, atteignent 2 835 m à Fogo.
orientale et australe.
Dans la deuxième au contraire, domaine des frac-
Dans la première, le fait montagnard est localisé, tures majeures des Rifts, hautes terres et mon-
ponctuel : il s'agit pour l'essentiel des montagnes tagnes couvrent de grands espaces. Le socle
sahariennes (Hoggar, Tibesti, Air, Darfour) qui, ancien a été fortement soulevé en nombreux
avec leurs sommets de 2 000 à plus de 3 000 m horsts, dont le plus élevé, le Ruwenzori, partagé
en zone désertique ou sahélienne, reçoivent épi- entre Ouganda et Congo (RDC) culmine à
sodiquement quelques précipitationi tropicales. 5 100 m...-Les Aberdare aÜ Kenya atteignent près
On peut évoquer ensuite l'ensemble des massifs de 4 000 m, la Crête Congo-Nil près de 3 000 m
(1 500-1 900 m) s'étendant de la Guinée (Fouta au Rwanda. En Angola, la Serra de Chela, rebord
Djalon, mont Nimba) à la Sierra Leone (Loma), occidental du plateau dominant la plaine littorale,
qui donne naissance aux fleuves Sénégal et avec son relief quartzitique dont le commande-
Niger. Enfin la dorsale camerounaise est le centre ment dépasse 1 000 m et le sommet 2 000 rn,
d'un arc de montagnes granitiques et volca- était considéré par Pierre Gourou comme " I'un
niques, plus ou moins discontinu, s'étirant du des sommets les plus impassables d'Afrique
fond du Golfe de Guinée (Mt Cameroun, 4 070 m) noire " (Gourou, 1970 p. 29). Plus au sud le rebord
auTchad, en passant par les hautes terres du sud- du socle, consolidé par une puissante armature
ouest Cameroun culminant à 3 000 rn (mont de basalte, dépasse 3 000 m en Afrique du Sud
* Professeur à l'universitéMichel de Montaigne-Bordeaux 3. UMR 5064 DyMSET - Dynamiques des Milieux et des
Sociétés dans les EspacesTropicaux, Maison des Suds, PESSAC
Les hautes terres d'Afrique au sud du Tropique du Cancer
(Drakensberg) et culmine à 3 400 m au Lesotho. tés de population ... II y a là en effet, entre 1 200 et
De nombreux, cônes et, coulées volcaniques 2 500 m, quelques-unes des régions les plus den-
caractérisent I'Erythrée, I'Ethiopie (où de formi- sément peuplées d'Afrique et de la zone tropicale.
dables empilements de coulées de basalte dépas- Cette dimension démographique est, à tort ou à
sent dans plusieurs régions 4 000 m, avec 4 620 raison, au cœur de bien des débats sur la mon-
m au Dachan), le Kenya (mont Kenya 5 200 m, tagne, tour à tour modèle, foyer de tension et
Elgon (4 300 m), laTanzanie (Kilimandjaro 5 890 enjeu de recompositions.
m, Meru 4 500 m), les confins du Rwanda de l'Ou-
ganda et du Congo où la chaîne des Virunga
atteint 4 500 m.
Sans prolonger cette énumération très partielle il
convient d'insister plus encore sur ce fait géogra-
phique : à l'est et au sud du continent noir, I'alti- En zone tropicale, l'altitude suscite des étage-
tude, l'étagement, la pente sont des données géo- ments particuliers, marqués par l'irruption du
graphiques omniprésentes. Certains pays se sont frais, voire du froid dans des milieux avant tout
construits sur des bastions de hautes terres - I'E- définis par le chaud, et par des gradients extraor-
thiopie, le Rwanda, le Lesotho -, pour d'autres dinairement spectaculaires popularisés par
comme le Kenya, l'Ouganda, la Tanzanie, les quelques images fortes dont celle du Kilimandja-
régions d'altitude abritent des populations nom- ro, point culminant du continent, est la plus
breuses et des ressources agricoles essentielles. fameuse, avec au premier plan les grands mam-
Le fait montagnard en Afrique tropicale ne relève mifères de la savane arborée et en arrière plan,
pas seulement d'enjeux naturels ; il est avant tout glaciers et neiges " éternelles :'Ces milieux d'alti-
une composante des enjeux de développement, tude se caractérisent ainsi par une grande diver-
avec tout particulièrement la question des densi- sité des aptitudes et des productions agricoles et
par l'existence d'un étage privilégié de " tierras B. La montagne sacrée
tiempladas ',' où les contraintes sanitaires sont La sacralisation de certaines montagnes, à l'instar
aussi moins lourdes pour les activités pastorales. de forêts, de sources qui y sont d'ailleurs particu-
De plus, les précipitations orographiques, de lièrement nombreuses, relève de logiques cultu-
bons sols sur substrat volcanique, les réserves
relles fondées sur des représentations de la mon-
d'eau et de biomasse contribuent aussi, même si
tagne originelle, qui donne la vie, assure la survie.
la mise en culture des pentes ne va pas sans diffi-
L'imaginaire travaille aussi à partir de formes spé-
cultés, à ériger beaucoup de ces montagnes en
cifiques, d'événements particuliers, ou de peurs
espaces attractifs, à la fois aux yeux de popula-
engendrées par la nature montagnarde. La mon-
tions locales et d'observateurs extérieurs, au prix
parfois de formes de survalorisation culturelle. tagne est alors " un espace exceptionnel, hors du
quotidien, et même du profane " Même aujour-
d'hui, " le lointain souvenir de la montagne
Elle fait partie de ces constructions par lesquelles sacrée n'est pas totalement éteint, et le sacré est
la montagne est idéalisée et investie d'une toujours parent avec l'interdit " (Bozonnet, 1992,
dimension mythique. Le " paradis montagnard " p. 138) ; en outre de la sacralisation à la sanctua-
est fait de pays " où coulent le lait et le miel " risation il n'y a souvent qu'un pas.
(expression biblique utilisée par des mission- Dans la chaîne volcanique des Virunga, les pre-
naires à propos du Rwanda), de contrées au cli- miers voyageurs allemands ont recueilli I'histoire
mat " tempéré " ou à " l'éternel printemps ,'' de des Génies qui hantent l'intérieur de ces mon-
paysages frais, verdoyants, reposants, surtout tagnes et " nul vivant ne peut gravir le Nyiragon-
quand ils sont mis en perspective avec I'inhospi- go, résidence du Génje supérieur Gongo " (Jean-
talité des terres plus chaudes et plus sèches. nel, 1950, p. 49). En Ethiopie, dans le cratère du
" Pour les Ethiopiens, c'est simple, les daga volcan Zukwala, au sud d'Addis Abeba, existe u n
fraîches, salubres, arrosées, hautes et plus petit lac circulaire qui est sacré à la fois pour les
proches de Dieu, sont le Paradis, alors que les Coptes et les Gallas, au bord duquel se trouvent
qolla chaudes sont l'antichambre de l'enfer et de deux arbres sacrés et des rochers couverts d'of-
ses flammes " : voilà ce qu'écrit Alain Gascon (in frandes (Jeannel, 1950, p. 159). Dans les monts
Bart et al., 2001), à propos de cet étage de com- Mandara du nord-Cameroun, " la stabilité des
mandement et de prestige, au dessus de 2 400 m autels et lieux sacrés chez les montagnards est en
environ. accord avec celle du terroir et de l'habitat, et
Certaines entreprises de colonisation de peuple- marque ainsi la différence avec la plaine " qui,
ment européen ont aussi valorisé cette image, pour eux, est" un lieu religieusement vide " (Sei-
allant jusqu'à reproduire, sur les hautes terres du gnobos, 1982). Un peu plus au sud, selon Serge
Kenya par exemple, des paysages à connotations Morin (in Bart et al., 2001), les paysages des
européennes ... monts Alantika qui, sur la frontière Cameroun-
Nigeria, s'élèvent d'un jet de 200 à 1 855 m, " sont
Mais l'Éden, c'est aussi la nature perdue et retrou- chargés de signes magico-religieux " et" le sacré
vée, avec en Afrique tropicale, la forte symbolique est partout et jusque dans les villages où Darman
des grands mammifères : l'immense caldeira du et Ficus sont des arbres tutélaires " (pp. 327-328).
Ngorongoro enTanzanie est un " enclos " qui a Ici, dans cette " montagne-mère ,'' les Koma ont
quelque chose de l'Arche de Noé, les forêts de la façonné le paysage y compris par leurs pratiques
chaîne desvirunga au Rwanda sont entrées dans religieuses, valorisant particulièrement chaos de
la légende avec les " derniers " gorilles de mon- blocs et de boules, " aiguilles et parois grani-
tagne et l'aventure tragique de Diane Fossey ;très tiques parfois aménagées par des siècles de
proche, le volcan Nyiragongo en République culte " qui ont participé à l'élaboration d'un véri-
Démocratique du Congo a vu naître la vocation table " paysage vernaculaire " de montagne.
dfHarounTazieff.
Toute cette région montagneuse de l'Afrique des
Grands Lacs a fait l'objet, dans I'histoire des C. Montagnes-icônes
explorations, d'une véritable quête empreinte de De l'imaginaire à l'image, la montagne est por-
rêve, de mystère, de fascination pour ces " monts teuse de nombreuses représentations qui
de la Lune " qui étaient aussi " Caput Nili '.' La concourent à façonner son identité et à donner du
montagne fut fantasmée avant d'être découverte contenu au paysage. La montagne-image est tout
(Mazurier, i n Bart et al., 2001), elle fascine mais particulièrement celle dont des éléments de
elle effraie ... De tout cela il reste de nombreuses forme, de silhouette, de couleur, d'histoire véhi-
traces dans les discours et les perceptions d'au- culent du sens, quitte aujourd'hui à être instru-
jourd'hui, qui participent éventuellement à des mentalisée à des fins politiques ou commerciales,
processus de patrimonialisation. à devenir de véritables emblèmes.
D'un bout à l'autre de l'Afrique tropicale, des d'images qui jalonnent la multiplicité des repré-
aspérités topographiques majeures ont plus ou sentations qu'il a suscitées depuis bien plus long-
moins acquis ce statut d'icône. Au Mali, la falaise temps " (Mazurier, i n Bart et al., 2001, p. 272) :
de Bandiagara, comme " refuge " d'une popula- montagne d'or et d'argent avant d'être explorée,
tion, les Dogon, qui fascine anthropologues et magie d'une montagne " civilisée " ensuite, puis
aujourd'hui touristes ; au nord Cameroun, dykes constitution d'une image touristique sur fond
et necks d u pays Kapsiki, dans les monts Manda- d'incertitude géographique, et enfin icône du
ra, ont nourri l'image touristique d u pays ; en monument national. Entre les deux dernières
plein Sahara, les paysages minéraux du Hoggar images de cette montagne tanzanienne, qui
et de l'Air, servis par des lumières cristallines et coexistent aujourd'hui, une différence notable : la
l'aura des grandes tribus nomades, ont érigé ce première échappe en grande partie à IaTanzanie,
type de montagne-désert en image très forte. d'une part parce que le Kenya voisin l'a récupérée
et instrumentalisée à son profit au prix d'un véri-
Mais ce sont sans doute les plus hautes mon- table détournement d'image d'une efficacité telle
tagnes équatoriales, celles qui portent névés et qu'une majorité des Européens croient que le Kili-
glaciers, qui, dans ce domaine, sont les plus mandjaro appartient au Kenya, d'autre part parce
caractéristiques, en particulier quand les formes qu'il est devenu un symbole de I'Afrique toute
épurées d'un édifice volcanique complètent la entière, intemporel et déraciné, véritable icône
mise en scène du chaud et du froid. A cet égard, continentale. Sur ce dernier point, quelle ne fut
le Kilimandjaro, volcan englacé qui domine de pas notre surprise de trouver devant la poste cen-
5 000 m plaines et plateaux environnants, est un trale de Yaoundé (Cameroun), une carte postale
cas d'école. " Le nom de ce sommet, découvert il du Kilimandjaro intitulée " Charmes et couleurs
y a seulement un siècle et demi, est porteur du Cameroun, guépard " !l
La deuxième, l'icône nationale de IaTanzanie, est
façonnée en réaction à la première : elle a com-
mencé le 9 décembre 1961, quand le nouveau
drapeau national a été hissé au sommet, et se
déploie aujourd'hui dans d'innombrables slogans
et publicités qui font de laTanzanie " the l a n d of
Kilimanjaro '.'
' Cette carte (référence no 98/5,TIFCARTES, BP 219 BAFANG, Cameroun) est de plus exactement la même, à un
guépard près, qu'une carte en vente enTanzanie. Le détournement d'image est manifeste ...
l'érosion, dans des contextes de déforestation, de La diversité des montagnes elles-mêmes, mais
mise en culture des versants ... Les montagnes de aussi celle des représentations et des modèles,
Madagascar en offrent des exemples particulière- suscitent débats et interrogations, qui, souvent
ment spectaculaires, avec leurs lavakas (Salo- oscillent entre deux extrêmes : d'un côté la mon-
mon in Bart et al., 2001), sans que l'on puisse tagne aurait plutôt vocation à être favorisée, bénie
néanmoins généraliser, comme ont pu le montrer des dieux ; de l'autre elle serait particulièrement à
des travaux sur le Fouta Djalon qui font la part de même de connaître des tensions extrêmes.
la réalité et d'un discours qui concourt à instru-
mentaliser la dégradation de l'environnement
montagnard en un " scénario de crise " (André et
al. in Bart et al., 2001). Le célèbre exemple des
monts de Machakos au Kenya rappelle à la fois
que l'érosion n'est pas seulement un phénomène
naturel mais aussi social (révélateur de crise des Les montagnes d'Afrique tropicale font face à des
rapports société / milieu), et qu'elle n'est pas, tensions qui tiennent à la fois des tensions phy-
même en montagne, une irréversible fatalité (Tif- siques, propres à toutes les montagnes (force
fen et al., 1994). gravitaire et ses conséquences en terme d'éro-
Certains modèles sont quelque peu universalistes sion) ou plus spécifiques aux milieux tropicaux
(patrimoine mondial de l'UNESCO, réserve de la (régimes pluviométriques et écoulements), et des
biosphère...), quand d'autres apparaissent plutôt tensions sociales inhérentes à un continent
comme à portée locale ou régionale (le dynamis- pauvre en pleine transition démographique.
me bamiléké ou la montagne entreprenante ; le
Lesotho ou la montagne réserve de main
d'œuvre ... pour l'Afrique du Sud). Tous relèvent A. Montagnes-refuges ?
de constructions mentales plus ou moins figées La notion de montagne-refuge imprègne depuis
quand la réalité des montagnes d'Afrique est de longtemps l'historiographie et la géographie afri-
participer pleinement à toutes les évolutions canistes.
socio-économiques du continent, au prix de nom-
breuses tensions. " Les monts du Mandara, môle précambrien sou-
République démocratique d u Congo. Le rift : graben, horsts, volcans (chaîne desvirunga). Photo F. Bart
levé, sont classique refuge, habité par des popu- C'est sans doute davantage la structuration socio-
lations que les musulmans de la plaine du Dia- politique de quelques-unes de ces montagnes qui
maré, sans égards pour ces païens (Kirdi), ont a pu favoriser des phénomènes de capitalisation
pourchassées. Les versants abrupts arrêtèrent les des effectifs de population qui, sur fond de transi-
cavaliers, la menace des razzias a isolé les Kirdi " tion démographique et de difficultés écono-
(Gourou, 1970, p. 180).Tels sont les termes utilisés miques, peuvent s'inscrire dans des contextes de
par Pierre Gourou à propos de ce massif du nord très forte turbulence.
Cameroun, qui fut souvent présenté comme le
prototype de la montagne-refuge en Afrique.
Cette notion correspond indéniablement à un cer- B. Montagnes et turbulences démographiques
tain nombre de phases historiques où divers contemporaines
massifs montagneux ont accueilli des popula- La dimension démographique des tensions dont
tions s'estimant menacées. Les plus hautes mon- sont l'objet les montagnes est une réalité forte
tagnes d'Afrique australe ont offert " un refuge, (Bart, i n Veyret, 2001 ).
dans les années 1820, à une collection disparate
de clans réunis par le monarque qui sut résister 1. L'accumulation démographique et son corol-
aux mouvements d'expansion des populations laire, la densification, constituent des Drocessus
zulu. Forte de cette sécurité montagnarde, la très
nation basotho s'opposa ultérieurement aux L'exemple du Rwanda, évoqué par Françoise
empiétements territoriaux des Boers :'C'est I'ori- lmbs dans ce numéro, est très significatif (Bart,
gine du royaume montagnard du Lesotho, " tout 1993). La quasi-totalité de l'œkoumène y est éta-
entier situé au-dessus d'une altitude minimale - gée entre l 200 et 2 800 m ; le pays a connu I'es-
1388 m - qui est la plus élevée du monde " sentiel de sa croissance démographique dans un
(Lageat, i n Bart et al., 2001, pp. 317 et 315). A pro- contexte d'habitat rural, dispersé sur les innom-
pos du cas de I'Ethiopie, et plus précisément de la brables versants du "pays des mille collines". II y
genèse de " la montagne la plus peuplée du a un demi-siècle déjà Pierre Gourou s'était inté-
monde ','Jean Gallais parle de " montagne obsi- ressé à cette singularité géographique d'un petit
dionale ','de " forteresse éthiopienne ','de ses rem- pays très accidenté abritant en 1948 1 887 000
parts à fonction défensive (Gallais, 1989, passim) habitants, soit près de 80 hab./km2. Ce n'était
etc. Pour lui, la montagne est un choix géogra- alors que le début d'une période d'extraordinaire
phique, celui d'un refuge, pour une nation abyssi- accumulation démographique, hissant les effec-
ne qui " à travers douze siècles d'histoire défensi- tifs à 4 819 000 en 1978 et 7 148 000 en 1991. La
ve " a maintenu son indépendance politique. densité moyenne théorique est ainsi montée à
Néanmoins la plupart des auteurs relativisent for- 180 hab./km2 en 1978 et 271 hab./km2 en 1991. Elle
tement cette notion si souvent mise en avant. est dans les faits beaucoup plus forte, si l'on
Jean Gallais lui-même souligne à l'envi que " les exclut du calcul les espaces non occupés dans les
péripéties de l'histoire font (...) de la montagne régions les plus hautes et les plus basses. La plu-
éthiopienne et de ses différents étages, tour à part des terroirs de montagnes du Rwanda abri-
tour, un bastion obsidional ou une base d'action tent 300 à 500 hab./km2, et parfois bien davanta-
impérialiste " (ibid., p. 195). Et Alain Gascon de ge. Les années 1990 ont produit d'extraordinaires
parler à son propos non seulement de mon- turbulences démographiques, particulièrement
tagnes-refuges mais aussi de montagnes " eth- dramatiques ; mais le pays a retrouvé plus que sa
nogénétiques " (Gascon, i n Bart et al., 2001, p. population d'avant 1994, avec une accélération du
199).Serge Morin, dans une présentation du peu- processus d'urbanisation, en particulier à Kigali.
plement des montagnes d'Afrique centrale affir- La montagne pleine, saturée, devient un espace
me : " il semble donc que les montagnes du d'extrêmes tensions, dans un contexte foncier
Cameroun et du Tchad n'aient qu'accidentelle- particulièrement précaire, surtout quand man-
ment ou épisodiquement joué le rôle de refuge, et quent les alternatives pour une population qui
peut parfois y paraître piégée, même si, comme
qu'elles aient plutôt de tout temps été des centres
dans de nombreuses régions du Kenya voisin, de
de civilisation originale " (Morin, 1996, p. 25). Au
I'Ethiopie, la pression démographique a nourri
sujet des montagnes tanzaniennes, Jean-Pierre
des fronts pionniers, vers le haut et vers le bas.
Raison revient également sur l'explication des
fortes densités par l'insécurité, en en dénonçant 2. Les fronts pionniers de peuplement monta-
l'utilisation trop systématique ;en même temps il gnard s'inscrivent dans un même contexte de
s'y avoue peu convaincu par les formes de " révi- tensions sociales. Ils se heurtent de plus en plus à
sionnisme " (Raison, 1997, p. 12) consistant selon des politiques de protection qui multiplient les
lui à minimiser la portée des guerres et de la trai- aires protégées à vocation écologique ou touris-
te.. . tique. Certaines montagnes d'Afrique tropicale en
offrent encore de beaux exemples. Au Cameroun, resterie) (Dupriez & de Leener, 1993), qui sont
les monts Bambouto, qui du haut de leurs deux facettes classiques de I'intensivité des sys-
2 740 m dominent le plateau bamiléké, sont tèmes des paysanneries de montagne, sont sou-
depuis des décennies, le point de convergence de vent mis à mal par tout un jeu de facteurs sociaux
migrations de populations allochtones, mouve- en leur défaveur, même si certains terroirs
ment relancé récemment par la déprise caféière. connaissent aussi des dynamiques d'embocage-
L'essor des cultures maraîchères marchandes y ment. L'agro-foresterie des Chagga du Kilimand-
suscite une véritable ruée, avec son cortège de jaro disparaît de certaines planèzes (" plus de
litiges fonciers et de germes de crise environne- richesse, moins d'arbres " Devenne, i n Bart et al.,
mentale. Au Malawi, l'extension des cultures ali- 2001, p. 186), le fameux bocage bamiléké n'est
mentaires et commerciales (caféier, théier), cerne plus guère qu'un souvenir. La pérennité des sys-
et grignote la réserve forestière du massif de tèmes de terrasses est étroitement liée à la dispo-
Mulanje, qui culmine à 3 000 m au voisinage de nibilité de force de travail. Dans les monts Man-
la frontière mozambicaine. En Ethiopie, le massif dara, où en subsistent encore de remarquables
du Bale est investi par les Oromo, chassés du pié- exemples, son avenir est à mettre en perspective
mont par la poussée des Amhara. avec le développement de la culture du coton et
" les paysans constatent la dégradation des ter-
3. Des migrations de retour vers des terroirs de
montagne, provoquées par diverses manifesta- rasses à cause de l'accroissement des migrations
tions de la crise urbaine, viennent parfois accen- saisonnières " (Hiol Hiol & Mietton, i n Bart et al.,
tuer les tensions. C'est le cas sur les hautes terres 2001, p. 531), surtout au contact de la plaine.
du sud-ouest du Cameroun dans lesquelles se Dans l'Afrique tropicale humide, la culture du
replient aujourd'hui des Bamiléké en difficulté à caféier arabica a été l'un des ressorts du déve-
Yaoundé ou Douala. loppement des paysanneries de montagne (Tulet
Plus que jamais ces montagnes paysannes se et al., 1994). 11 a souvent, par le biais des revenus
trouvent à un tournant de leur évolution. monétaires, du mouvement coopératif, de I'éco-
le ... contribué à structurer de fortes identités
montagnardes, comme dans les hautes terres du
C. Incertitudes des montagnes paysannes sud-ouest Cameroun (Morin, i n Tulet et al., 19941,
au Kilimandjaro ou sur les flancs du mont Meru
Certaines d'entre elles ont fait l'objet de descrip- (Spear, 1997)enTanzanie. Sa place est maintenant
tions qui ont pu les ériger en véritables modèles souvent affaiblie par des facteurs aussi divers que
de I'ingéniosité paysanne à tirer parti des res- le vieillissement et le non-renouvellement des
sources de la montagne et à assumer des inno- plants, la désorganisation des filières, la concur-
vations. rence du vivrier marchand, la pénurie foncière,
Les descriptions que Pierre Gourou a pu faire du etc. C'est le cas aussi bien en pays bamiléké que
pays bamiléké et plus encore du pays chagga en dans certaines régions du Kenya (pays gusii et
témoignent parmi d'autres. Celui-là est qualifié kikuyu) ou deTamanie. Parfois comme au Malawi
comme " un des paysages les plus humanisés ou au Kenya, la théiculture y a pris le dessus, à
d'Afrique noire " (Gourou, 1970 p. 178) au prix moins que ce ne soient des spéculations maraî-
d'un travail acharné. Celui-ci, sur les flancs du Kili- chères ou la floriculture pour l'exportation. Beau-
mandjaro, a " une des agricultures les plus inten- coup de ces incertitudes relatives aux paysanne-
sives d'Afrique :'" un paysage rural séduisant " ; ries de montagne relèvent aujourd'hui des aléas
I'auteur s'attarde sur I'ingéniosité de la technique de la mondialisation sur des territoires qui hési-
d'irrigation et conclut : " Les Chagga retrouvent la tent, comme l'a écrit Bernard Charlery de La Mas-
vérité de la montagne, qui est de mettre en selière à propos des hautes terres d'Afrique de
connexion les possibilités de diverses zones d'al- l'Est, entre un impossible" confinen..snt local " et
titude " (Gourou, 1970 pp. 262-264). Ces descrip- une " transgression des territoires " (in Bart et al.,
tions s'inscrivent dans l'idée selon laquelle en 2001, pp. 561 sqq.) : " les paysanneries des
Afrique beaucoup d'îlots d'agriculture intensive hautes terres restent suspendues à des trajec-
" sont dus à des réfugiés qui ont trouvé protec- toires incertaines dont les modalités et les
tion dans des sites difficiles " (Gourou, 1970, p. contraintes menacent leur propre environne-
77), mais en même temps I'auteur est très ment " (ibid.,p. 573).
conscient de la très grande précarité de ces
modèles.
Les composantes les plus fréquentes de ces D. Pasteurs en péril
modèles montagnards sont en effet fragiles. La Certaines montagnes d'Afrique tropicale ont été le
place de l'arbre dans les paysages agraires, les support de véritables idéologies pastorales qui
systèmes d'agriculture multiétagée (ou agrofo- ont souvent mal résisté à la modernité.
GALLAIS, Jean (1989).- Une géographie poli- VEYRET,Yvette (Coord.) (2001).- Les montagnes,
tique de IIEthiopie, le poids de I'Etat. Paris, Fon- discours et enjeux géographiques. Paris,
dation Liberté sans Frontières-Economica, 214 p. SEDES, 144 p. (Dossier des Images Économiques
(coll.Tiers Mondes). d u Monde, no 28).
François BARTest professeur de géographie à l'université Michel de Montaigne (Bordeaux 3). 11 dirige i'équipe de
recherche " Dynamiques des Milieux et des Sociétés dans les EspacesTropicaux " (DyMSET, UMR 5064 Bordeaux
3lCNRS) et préside la commission " Géographie des pays tropicaux et de leur développement " du Comité Natio-
nal Français de Géographie, ainsi que le Conseil Scientifique de la Maison des Sciences de l'Homme d'Aquitaine.
Ses recherches portent particulièrement sur les montagnes d'Afrique tropicale. II est l'auteur d'un ouvrage sur la
paysannerie du Rwanda et CO-auteurd'ouvrages sur les sociétés paysannes de caféiculteurs de montagne. II tra-
vaille actuellement sur le mont Kilimandjaro (Tanzanie).
Les montagnes, en Afrique tropicale, constituent des espaces qui sont à la fois spécifiques, et en prise directe
avec les problèmes des pays dans lesquels elles se trouvent. Leurs particularités ont nourri de nombreuses
représentations, parfois érigées en véritables modèles, d'autant que certaines d'entre elles sont de remar-
quables bastions de fortes densités et des foyers d'irrédentisme. Elles constituent aujourd'hui de nouveaux
enjeux, où se mêlent perspectives de développement et sources de tension.
Mots-clés :Afrique tropicale, montagne, modèle, développement, tension.
In tropical Africa, mountains represent spaces that are both specific to themselves and directly related to the
problems of the countries in which they're located.Their specificities have fueled numerous representations
(sometimes elevated into veritable models), especially since some of them are remarkable bastions of high
population density and irredentism.They now constitute new stakes combining new perspectives for growth
with sources of tension.
Keywords:Tropical Africa, mountain, model, development, tension.