m’domou eric nogbou
M’DOMOU ERIC NOGBOU
Enseignant-chercheur Département d’Histoire
Université Félix Houphouët-Boigny Abidjan-Cocody
[email protected] CONTRIBUTION A L’HISTOIRE SOCIALE DU MAROC
MEDIEVAL : ANALYSE DES RELATIONS ENTRE ARABES
ET BERBERES (1420-1578)
Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, n° 19- 2015
RÉSUMÉ
Dans les premières décades du XVe siècle, les rapports entre les Arabes et
les Berbères se détériorent suite à l’anarchie politique résultant de la chute
de la dynastie des Béni-Mérins. Cette désorganisation sociale se manifeste
par de nombreuses razzias, des luttes foncières et des pillages massifs.
L’avènement de la dynastie saadienne, dans la seconde moitié du XVIe siècle,
amorce un retour à la paix sociale marquée par un renforcement des liens
matrimoniaux et une assimilation socio-culturelle réciproque.
Mots-clés : Arabes-Berbères-Maghreb Occidental-Mérinides-Saadiens.
ABSTRACT
In the first decades of the fifteenth century, relations between Arabs and
Berbers are deteriorating due to political anarchy resulting from the fall of the
dynasty of Beni Merins . This social disorganization is manifested by numerous
raids, land battles and massive looting. The advent of the Saadian dynasty, in
the second half of the sixteenth century, began a return to social peace marked
by a strengthening of matrimonial ties and mutual socio- cultural assimilation
Keywords: Arabs-Berbers-Western Maghreb-Merinides-Saadians.
INTRODUCTION
Bon nombre d’études relatives à l’histoire du Maroc médiéval
consacrent leurs analyses à l’histoire politique et militaire où le Maroc
apparaît comme l’un des principaux foyers du rayonnement politique
et économique du monde islamique avec l’avènement de puissantes
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dynasties (Almoravides, Almohades, Mérinides et Saadiens). Dès
lors, les études relatives1 à l’histoire sociale du Maghreb Occidental
(Maroc) restent très marginales dans l’historiographie contemporaine.
Ainsi, les outils ordinaires de l’historiographie sont conçus pour les
grands évènements et les grandes institutions. Par suite, l’histoire
universitaire a développé une tradition qui a tendance à ignorer les
petits drames et les subtils détails de l’existence sociale, en particulier
dans ses couches les plus profondes.
Il s’agit, dans cette étude, de défricher le champ de l’histoire
sociale du Maghreb trop enfouie dans les décombres du passé. Cette
étude s’inscrit dans la tradition historique des «Sulbatern Studies».
En effet, fruit de la conjoncture politique de l’Inde des années 1960
et 1970 et des remaniements historiographiques de ces années, la
tradition historique des «Sulbatern Studies»2 s’est épanouie dans
les universités australiennes, britanniques et nord-américaines
1- L’historiographie relative à l’histoire sociale du Maghreb est pauvre. Toutefois,
quelques études ont été menées sur la question. Parmi celles-ci, nous citons
BERNUS S., 1981, « Relations entre nomades et sédentaires des confins sahariens
méridionaux : essai d’interprétation dynamique ». Revue de l’Occident musulman et
de la Méditerranée, N°32 : 23-35 ; Idem et NIANE D.T. (dir.), 1985, « La société au
Maghreb après la disparition des Almohades ». Histoire de l’Afrique, T4 : l’Afrique
du XII au XIVe siècle, NEA, Paris, 811 p ; LESNE M., 1967, « Les Zemmours : essai
d’histoire tribale », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, N°3 : 97-
132 ; MONTEIL V., 1966, Les tribus du Fars et la sédentarisation des nomades.
Mouton- Compagnie, Paris : 154 p ; SALAHDINE M., 1968, Maroc : tribus, makhzen
et colons : essai d’histoire économique et sociale. Harmattan, Paris : 335 p.
2- Les Sulbatern Studies sont un courant historique né en Inde suite aux
remaniements historiques des années 1960 et 1970. Cette période est marquée
sur le plan historiographique par l’émergence simultanée de deux écoles opposées,
l’une d’inspiration à la fois nationaliste et marxiste et l’autre, connue sous le nom
d’ « école de Cambridge » formée au début des années 1970 autour des historiens
Jhon Gallagher et Anil Seal, d’orientation fonctionnaliste et critique vis-à-vis du
nationalisme indien. Les fondateurs des Sulbatern Studies dont Ranajit Guha
qualifient ces deux écoles d’élitistes. Ils se fixent pour objectif l’avènement d’une
historiographie qui fait du peuple indien, défini comme les « sulbaternes », l’acteur
principal de l’histoire du pays. Sur les Sulbatern Studies, Cf Aron R., 1986,
Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Qallimard : 521 p ; Boudé G. et
Cooper F., 1997, Les écoles historiques, Payot, Paris : 416 p ; Cadiou F., et alli,
2005,Comment se faire l’histoire. Pratiques et enjeux, Paris, La Découverte : 384 p ;
Rémon R., 1988, Etre historien aujourd’hui, UNESCO, Paris : 350 p ; Priyamvada
G., 2006, « Lire l’histoire sulbatern », Lazarus Neil (dir.), Penser le postcolonial.
Une introduction critique, Paris, Ed. Amsterdam : 229-258 ;
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depuis 1990. Les «Sulbatern Studies» se veulent une tentative de
renouvellement de l’historiographie contemporaine. C’est donc dans
cette tradition que s’inscrit cette étude sur l’histoire sociale du Maroc.
A ce titre, les «Sulbatern Studies» sont la preuve que les courants
de circulation d’idées ne sont pas à sens unique et peuvent aller de
la «périphérie» vers le «centre». C’est donc une Histoire des «masses»
consacré au peuple au détriment de cette histoire élitiste qui privilégie
les grands hommes.
La présente étude analyse les rapports sociaux entre les «autochtones»
berbères et les «étrangers» arabes entre 1420 et 1578, période marquée
par l’anarchie politique résultant de la déconfiture du sultanat berbère
des Mérinides et l’avènement du sultan saadien Ahmed al-Mansour
dont le règne correspond à la pacification totale du Maroc.
En effet, le Maghreb « terre d’origine et d’habitation des Berbers »
(En-Nasri 1883, p.11) apparaît, pour les Arabes comme une contrée
très fertile. De ce fait, ils l’appellent «El-Khâdra», la verdoyante, à
cause de la riche végétation dont elle est couverte.
Au XVe siècle, avec l’affaiblissement de la dynastie mérinide
d’origine berbère, les tribus arabes qui, longtemps marginalisées par
les souverains berbères, amorcent une reconquête du pouvoir. Cette
nouvelle donne redessine non seulement la géographie politique, mais
surtout crée de nouveaux rapports sociaux entre les «autochtones»
berbères et les «étrangers» arabes. C’est donc l’étude de ces rapports
qui fondent la trame de notre analyse.
Les matériaux pour cette étude sont divers. Ils se composent de récits
de voyage, de chroniques et de textes juridico-religieux dont des fatwas.
Cette réflexion s’articule autour de deux centres d’intérêt : la
dégradation des rapports entre Arabes et Berbères dans les premières
décades du XVe siècle et le retour à la coexistence aisée suite à
l’avènement des Saadiens dans la seconde moitié du XVIe siècle.
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I- LA DÉGRADATION DES RAPPORTS ENTRE ARABES ET
BERBÈRES (1420-1554)
L’atmosphère politique3 du Maghreb Occidental marqué par la
chute de la dynastie mérinide, entraîne une dégradation de la vie
sociale. Cette dégradation se caractérise par des conflits fonciers,
des rezzou, des pillages, des viols. Ainsi, l’unité sociale se fragilise
et les vieux antagonismes4 entre Arabes et Berbères refont surface.
3- L’assassinat du sultan Abou-Saïd Othman III en 1420 laisse place à une crise sociale
qui emporte la dynastie mérinide. La date 1420 marque donc la fin du dernier royaume
berbère laissant ainsi le Maghreb Occidental dans l’anarchie totale, en proie aux petits
princes berbères et arabes avides de pouvoir. Sur la chute des Mérinides, Cf. LAROUI A.,
1970, L’Histoire du Maghreb. Un essai de synthèse, Ed. François Maspéro, Paris : 390
p ; TERRASSE H., 1975, Histoire du Maroc des origines à l’établissement du protectorat
français, HMS Press, 6e édition, New York : 511 p ; BRIGNON J., Amine A. et Alli, 1967,
Histoire du Maroc, Hatier, Paris : 416 p ;
4- Les premières dissensions entre Arabes et Berbères remontent au temps des gouverneurs
omeyyades. En effet Le Maghreb et l’Espagne dépendent des gouverneurs de Kairouan, qui
appartiennent, selon les vicissitudes politiques, soit au clan des Qaïsites, soit à celui des
Kalbites, car le triomphe de l’Islam n’a point atténué les rivalités ancestrales. Outre cette
instabilité, le Maghreb subit les exigences fiscales des califes de Damas. Pour ces califes,
la propagation de l’Islam et l’extension de l’empire ne sont qu’une seule et même réalité.
Pour éviter l’épuisement du trésor par l’extension de l’Islam, les Omeyyades soumettent
les Berbères et les Byzantins au paiement du kharâj. Les califes entendent administrer le
Maghreb par le biais de gouverneurs installés à Kairouan. C’est pourquoi, après Musa, huit
gouverneurs se succèdent avec pour tâche essentielle de lever des impôts et d’intensifier le
recrutement des Berbères dans l’armée califale. Mais à partir de 720, les califes Omeyyades
trouvent insuffisantes la contribution du Maghreb à l’édification de l’empire. Ils enjoignent
à leurs gouverneurs de se montrer plus rigoureux dans l’application des instructions.
Autant de conjoncture qui posse les Berbères à se révolter contre l’autorité des gouverneurs
arabes. Sur la révolte des Berbères contre les gouverneurs omeyyades dans le Maghreb
Occidental, Cf. Al Bakri, 1965, Kitab al-Mughrib fi dhikr bilad Ifriqiya wa-l-Maghrib wa-huwa
guz min agza kitab al-masalik wa-l-mamâlik, Description de l’Afrique septentrionale par
Abou-Obeïd-El-Bekri, trad. Par Mac Guckin De Slane, Maisonneuve et Larose, Paris : 408
p ; En-Noweiri, 1841, « Histoire de la province d’Afrique et du Maghreb », Journal Asiatique,
Tome XI, traduite de l’arabe par M.G. De Slane, Janvier: PP 97-135 et pp. 557-583 ; Ibn
Abi Zar, 1860 ; En-Naciri, Kitab El-Istiqça li Akhbar Doual El-Maghrib El-Aqça (Histoire du
Maroc), Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Tome I : « Califes orthodoxes et Berbères » in
Archives Marocaines, Vol. XXX, texte arabe traduit par A. Graulle, 1923, 312 p ; Routh al-
Kartas (histoire des souverains du Maghreb et Annales de la ville de Fès) traduit de l’Arabe
par A.Beaumier, Paris : 600 p ; Ibn Khaldun, 1978, Histoire des berbères et des dynasties
musulmanes De l’Afrique septentrionale, 3 volumes, Nlle édition, Librairie Orientaliste Paul
Geuthner, Paris : 1682 p ; Mantran R., 1969, l’expansion musulmane VIIe –XIe siècle, PUF,
Nlle Clio, Paris : 327 p ; Picard C., 1997, L’océan atlantique musulman :De la conquête arabe
à l’hégémonie almohade, Ed. Maisonneuve et Larose / Ed. UNESCO, Paris : 618 p.
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1- La razzia ou le pillage
C’est dans les premières décades du VIIIe siècle, que s’amorcent
les premiers contacts entre Arabes et Berbères dans le Maghreb
Occidental. Ces contacts s’inscrivent dans le contexte de la grande
expansion musulmane entreprise par le califat omeyyade5 de Damas.
A partir du XIe siècle, une seconde grande vague d’invasion arabe
menée par les tribus hilaliennes6 qui, venant d’Egypte, ravagent
une grande partie du Maghreb centrale. L’avènement de l’émirat
almoravide à partir de 1055, met un terme à l’anarchie causée par
les tribus arabes hilaliennes. Si le Maghreb central se fragmente
sous les coups des tribus arabes hilaliennes, le Maghreb Occidental
connaît une stabilité grâce au puissant émirat sanhadjo-almoravide.
5- Les Omeyyades sont une dynastie d’origine arabe fondée en Syrie par le gouverneur
de Damas, Mou’awiya en 661. Cette dynastie a été le principal initiateur de
la conquête du Maghreb et de l’Espagne. Elle disparaît, d’abord au Maghreb
Occidental en 730-740, puis dans l’Orient islamique en 750 au profit du califat
abbasside de Baghdad.. Sur les conquêtes omeyyades, Cf BOUSQUET G.H.,
1956,»Observations sur la nature et les causes de la conquête arabe», St. Isl.,
VI : 37-52 ; LEWICKI T., 1970, ²Les origines de l’Islam dans les tribus berbères
du Sahara Occidental : Musa ibn Nusayr et Ubayd Allah ibn al-Habhab², Studia
Islamica, No. 32 : 203-214 ; MANTRAN R., 1969, l’expansion musulmane VIIe-XIe
siècle, PUF, Paris : 327 p ; SEBAG P., 1960, « Les expéditions arabes au VIIIe
siècle », Les Cahiers de Tunisie, No 31, 3ème trimestre : 73-95.
6- Après le transfert du pouvoir fatimide au Caire en 973, Ifriqiya est confiée aux zirides
qui lui reste fidèle jusqu’en 1045. A cette époque, pour des raisons probablement
économiques, le souverain ziride al-Mu’izz ben Badis décide de prêter allégeance
aux Abbassides de Baghdâd. Une décision malheureuse qui suscite le courroux
de la Cour fatimide qui, se débarrassant en même temps d’un groupe de tribus
indociles (alliance Banu Hilal-Banusulaym), les exhorte à s’emparer d’Ifriqiya et de
ses richesses. Sur l’invasion hilalienne, voir DAGHFOUS, R. (1977). « Aspects de la
situation économique de l’Egypte au milieu du Ve s/milieu du XIe s : contribution à
l’étude des conditions de l’immigration des tribus arabes (Hilal et Sulaym) en Ifriqiya ».
Les Cahiers de Tunisie, Nos 92-93, 1re et 2ème trimestres : 23-56 ; YALAOUI, M. (1974).
« Sur une possible régence du prince fatimide Abdallah b. Mu’izz en Ifriqiya au Ive/
Xe siècle ». Les Cahiers de Tunisie, Nos 85-86, 1re et 2ème trimestres : 7-22.
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contribution a l’histoire sociale du maroc medieval : analyse ...
Ainsi, sous l’égide des dynasties berbéro-musulmanes7, la paix sociale se
maintient. Et cette politique de coexistence pacifique se maintient sous
le califat almohade et le Sultanat mérinide. Mais la chute des Mérinides
à partir de 1420, remet en cause l’équilibre social chèrement acquis,
depuis la chute des Omeyyades de Damas, par les différentes dynasties
berbères. Cette dégradation des rapports se caractérise par des pillages
et des rezzou. L’un des exemples significatifs des rivalités entre Arabes
et Berbères est la ville de Teghaza, principale saline du Sahara, située
au sud du Maghreb Occidental. Dans cette ville minière contrôlée
par les Berbères Massoufa, les rezzou deviennent monnaie courante.
Les Massoufa, en plus de l’exploitation de la mine de sel de Tegghaza
entretiennent des relations très belliqueuses avec les commerçants
arabes. Dès lors, sur les routes du commerce salinier, les Berbères
créent une atmosphère délétère marquée par de nombreux pillages
accentuant ainsi l’insécurité entre le Maghreb Occidental et le Bilad
ai-Soudan (Pays des Noirs) : « Les habitant de Tegaza (Teghazza) sont
les plus fiers et les plus grands voleurs du pays, et qui ne se souviennent
point de l’alliance de leurs voisins » (Marmol 1667, p. 18)
En effet, dans le mode de vie sociale traditionnelle des nomades
berbères, le vol est considéré comme un acte de courage (Chelhod
1968, p.41-67). Les conditions difficiles du désert obligent le nomade
à résister à toute épreuve et lui donnent le goût du pillage. C’est
ainsi que le pillage a été de tout temps une florissante industrie dans
les pays désertiques. Les nomades s’y exercent entre nomades, de
tribus à tribus, et l’on peut poser comme une règle générale que les
fractions les plus nomades sont aussi les plus guerrières.
7- Les dynasties berbéro-musulmanes ayant règné sur le Maghreb Occidental de la chute
des Omeyyades (750) à la fin des Mérinides (1420) sont : Les Midrarites de Sidjilmassa
(750-909), les Almoravides (1055-1147), les Almohades (1147-1269) et les Mmérinides
(1269-1420). Sur les dynasties berbéro-musulmanes, Cf. Ibn Abi Zar, Routh al-Kartas
(histoire des souverains du Maghreb et Annales de la ville de Fès) traduit de l’Arabe
par A.Beaumier, Paris, 1860, 600 p ; Ibn At-Tiqtaqa, Al-Fakhri, histoire des dynasties
musulmanes depuis la mort de Mahomet jusqu’à la chute du khalifat abbâside de
Baghâdz (11=656-632=1258), nouvelle édition du texte arabe par Hartwig Derenbourg,
Paris, Librairie Emile Bouillon, 1895, 550 p ; Ibn Khaldun, Histoire des berbères et
des dynasties musulmanes De l’Afrique septentrionale, 3 volumes, Nlle édition, Paris,
Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1978, Tome II : « Idrissides et Almoravides » in
Archives Marocaines, Vol. XXXI, texte arabe traduit par A.Graulle et G.S.Colin, 1925,
247 p et Tome III : “Almohades” in Archives Marocaines,Vol. XXXII, texte arabe traduit
par A. Graulle et G.S.Colin, 1927, 290 p.
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Les Arabes, arrivés de façon échelonnée dans le Maghreb al-Aqsa
entre les VIIIe et XVe siècles, trouvent dans le commerce transsaharien
un moyen de s’établir territorialement de façon importante dans
la zone, en dominant de vastes espaces. Espaces marchands et
espaces politiques sont donc intrinsèquement liés. Ainsi le négoce
caravanier, et l’élevage camelin qui lui est lié, peuvent donc être
envisagés en tant qu’expression de la domination des aristocrates
guerriers arabes, possesseurs des dromadaires ou de chevaux, et
comme structure permettant la reproduction de cette domination.
Cette domination spatiale des Arabes a contraint les Berbères à
se replier dans les montagnes d’où ils mènent périodiquement des
incursions contre les marchands ou pasteurs arabes. Dans les
territoires sous leur contrôle, les caravanes sont soit pillées ou taxées.
Ces cas de brigandage sont tellement récurrents dans les relations
entre Arabes et Berbères qu’ils virent le plus souvent à la guerre.
Comme le mentionne Marmol (1667, p.21), les Berbères :
« sont grands voleurs, on toujours guerre avec les Arabes dont ils vont
enlever la nuit les troupeaux dans les plaines (…). Ils sont robustes et
si bruitaux, qu’ils ne donnent ni la vie dans le combat ; ils lancent des
dars, dont ils sont aussi sûrs que d’arquebuses, et font tant d’effets,
et ont outre cela quelques arquebuses. Ils sont plus de trente mille
combattants, tous gens de pieds (ils pas de chevaux), et battent toujours
les Arabes dans les montagnes, comme ils en sont battus dans la plaine. »
La province de Ziz est une province de prédilection des tribus
Zénètes nomades. Aux actions de Brigandage des Berbères, la
réplique des Arabes est sanglante car selon Marmol (1667, p.306)
celui qu’ils rencontrent paye pour tous et est aussitôt mis en pièce. En
effet, éloignés de l’administration qui est d’ailleurs près qu’inexistante
au XVe siècle, les Arabes et les Berbères du plat pays sont livrés à
la loi du plus fort ; et la vengeance fait office de compensation au
préjudice subi. En un mot, le brigandage a favorisé les rapports
conflictuels entre Arabes et Berbères durant le XVe siècle. Et au
cours de ces incursions qui deviennent comme une tradition, des
exactions sont commises : le viol, les incendies…
Ces relations très tendues s’accentuent avec la «perversité»
des Arabes.
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2- « La perversité » des Arabes
Les rapports entre Arabes et Berbères sont aussi marqués par
un mépris des Arabes envers les Berbères et les violences faites aux
femmes. Le Maroc est plongé dans une anarchie générale au XVe
siècle ; ce qui favorise une insécurité générale. Les Arabes, profitants
de cette situation, perpètrent des exactions contre les Berbères:
« Les Berbères paient aux Arabes la dîme et plus des produits de leurs
champs ou leurs bétail. Ils sont considérés par les Arabes comme vils
méprisable (…).Lorsque les Arabes arrivent chez les Berbères, ils couchent
avec leurs femmes et leurs filles, leur prennent leurs vivres et leurs troupeaux
comme s’il s’agissait d’un dû de leur part. Si un Arabe vient dans la hutte
ou dans la tente d’un Berbère, ce dernier doit, sur le champ, abattre le
bétail, lui préparer à manger. » (Valentim Fernandes in Toupet, 1977, p. 97).
Répartition des principales tribus arabes et berbères au Maroc au xve siècle
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Pour P. Cenival (in Toupet 1977, p. 97), les Arabes sont très
turbulents et n’ont ni rois, ni code, ni ordonnance mais se gouvernent
seulement d’après la raison et d’après leurs conventions mutuelles,
les tribus sont comme des familles. Il y a parmi eux des hommes
de rang supérieur, commandant, qui a deux cent, qui a trois cent,
qui a cinq cent tentes de droit et par autorité légitime. C’est en
effet, l’absence d’une autorité capable d’assurer la sécurité des
populations, d’unifier le royaume et de mettre fin à l’insécurité
ou l’instabilité politique qui ont entrainé une emprise sociale et
politique des Arabes sur les Berbères. Et cela incitent les paysans
sédentaires ou semi-nomades qui ont des champs ou des troupeaux
ou qui envisagent de commencer, à multiplier les assurances et à
rechercher la protection des Arabes. Un rapport de dépendance
qui ne fixe pas les obligations et les droits des uns et des autres,
est dès lors établi entre Arabes guerriers et Berbères sédentaires.
Ainsi, les premiers, par la force des armes, se croient tout permis et
obligent les seconds à leur payer la dime de leurs revenus. Ils doivent
contribuer à l’entretien des Arabes par le versement de tributs et
redevances et l’exécution de nombreux services. Les redevances sont
multiples; elles peuvent être régulières, personnelles ou collectives
ou occasionnelles. Dans le cas contraire, ils se trouvent violentés et
leurs femmes et leurs filles abusées sexuellement.
Toutes ces exactions des Arabes envers les Berbères ne sont
pas nouveau. En effet, au temps des gouverneurs omeyyades, le
Maghreb Occidental connut, vers 720, une politique discriminatoire
conçue et planifiée par les califes de Damas. Cette politique a pour
principal objectif de dépouiller les Berbères et de faire d’eux des
musulmans de seconde zone (Julien 1964, II, p.29). C’est donc une
véritable politique d’apartheid qui est appliquée par les gouverneurs
omeyyades au Maghreb Occidental. La victoire des Berbères en 745
sur les troupes omeyyades met un terme à cette politique raciste
initiée par le conquérant arabe. Les dynasties berbères qui se
succèdent au Maroc, initient des politiques de coexistence aisée. Mais
l’affaiblissement du pouvoir mérinide et la montée en puissance des
tribus arabes du sud marocain, font resurgir ces vieux antagonismes
entre Arabes et Berbères. Ainsi l’idéologie omeyyade selon laquelle
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l’Arabe est supérieur au Berbère, refait surface8. Désormais, forts de
leurs victoires militaires, les tribus arabes, longtemps «marginalisées»
par les pouvoirs berbères tiennent leur revanche. Toutefois, à l’instar
de leurs ancêtres qui ont défait les troupes omeyyades en 745, les
tribus berbères s’opposent farouchement à la politique de «ghetto»
initiée par les Arabes. Cette résistance berbère se renforce encore
avec les tentatives d’expropriation des terres menée par les Arabes.
3- La question foncière
La question foncière a été l’une des causes majeures de la
révolte berbère contre les califes omeyyades de Damas au début
du VIIIe siècle. En effet, après la conquête du Maghreb terminée,
les tribus arabes victorieuses se partagent toutes les terres fertiles
des vallées et des plaines9, reléguant les tribus berbères vaincues
dans les massifs montagneux sous prétexte que cela convient à
leur environnement natal. Les Berbères s’insurgent contre cette
discrimination. C’est le début des rivalités entre Arabes et Berbères
dans le Maghreb Occidental. La victoire des Berbères consécutive
8- La politique omeyyade au Maghreb Occidental est marquée par une discrimination
sans précédent dans le monde musulman médiéval. En effet, sous le gouvernorat
de Yézid, les Omeyyades initient une v »ritable politique d’apartheid tendant à
créer une hiérarchie sociale. Les Omeyyades décident d’appliquer aux Berbères
une marque distinctive : sur la main droite est écrit le nom de l’individu, sur
la main gauche, le mot «garde». Dès lors, les Berbères décident d’assassiner le
gouverneur Yézid. Celui-ci est assassiné en 720-721. Sur la politique de Yézid, Cf.
El-K’airouani, 1875, Histoire de l’Afrique, traduit de l’Arabe par MM E. Pélissier
et Rémusat, Imprimerie royale, Paris : 507 p ; En-Noweiri, Histoire de la province
d’Afrique et du Maghreb in Journal Asiatique, Tome XI, traduite de l’arabe par M.G.
De Slane, Janvier 1841, p. 97-135; Ibn Khaldun, 1978, Histoire des berbères et
des dynasties musulmanes De l’Afrique septentrionale, 3 volumes, Nlle édition,
Librairie Orientaliste Paul Geuthner, Paris : 1682 p.
9- La conquête du Maghreb est à replacer dans l’ensemble des mouvements
d’invasions menées du Ve au VIIe siècle par les peuples de la forêt, du désert, des
steppes, aux dépens des grands empires sédentaires, romain, byzantin ou perse.
Conquête faite au nom de l’islam, elle est le fait d’hommes peu nombreux sous la
direction de généraux remarquables. L’objectif principal des Arabes est d’abord
économique. Dès le début de l’expansion musulmane au VIIe siècle, la question
foncière a été l’un des fondements de la poussée arabo-musulmane. Ce qui intéresse
les Arabes, c’est le pillage des richesses du Maghreb. Pour les Arabes, le Maghreb
est une terre fertile qu’il faut conquérir. Dans cette première phase de la conquête,
l’œuvre d’islamisation n’est pas à l’ordre du jour.
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à la chute des Omeyyades de Damas, entraîne une redistribution
des terres au profit des tribus autochtones, les Berbères. La fin de
la domination berbère dans le Maghreb Occidental au XVe siècle,
relance la question foncière. En effet, L’une des conséquences de
la faiblesse du makhzen et de l’anarchie résultant de la déconfiture
du Sultanat mérinide est la capacité des Arabes nomades à expulser
les agriculteurs berbères des plaines fertiles et à utiliser leurs terres
pour le pâturage des troupeaux. En effet, c’est entre le XIIe et le
XVe siècle que s’amorcent la seconde grande migration arabe vers
le Maroc. Les premières tribus, les Beni Hilal (Athbedj, Jashame,
Riyah et Zughba) arrivent au Maroc au XIIe siècle sous le califat du
souverain almohade Abd el-Moumin, ce dernier étant à la recherche
de soldats pour renforcer son armée en guerre contre les princes de
Castille et d’Aragon. Ces tribus hilaliennes s’installent dans le Gharb
et dans le Tadla. C’est entre le XIIIe et le XVe siècle que les Beni Maaqil,
originaires d’Arabie du Sud, arrivent au Maroc en suivant la lisière
nord du Sahara. Les autres tribus (Dou Hassan, Dou Mansour, Dou
Abdallah, les Beni Soulayman) s’installent sur les rives de l’Oued
Malouiya, dans le Souss, dans le Dra’a, aux alentours de Taroudante,
entre Tlemcen, Oujda et Oued Za.
Dans ces régions où les Arabes nomades et les Berbères
sédentaires sont appelés à cohabiter, les conflits sont imminents
du fait de l’opposition des genres de vie. C’est donc à juste titre que
Marmol (1667, pp. 283-284), écrit que de « grandes communautés de
berbères africains (…) ont toujours démêlé avec les Arabes touchant
la possession des plaines.».
En fait la vie des nomades est rythmée par la succession des
saisons et la disponibilité des coins d’eaux. Selon les saisons et les
irrégularités des chutes des pluies, les pâturages deviennent rares et
les Arabes sont obligés de se déplacer à la recherche de pâturages.
Les nomades s’appellent eux même « des gens des nuages » (Gaudio
1993, p.96) car leur vie est entièrement conditionnée par le fait que
les nuages, crevant sur une zone quelconque, y déterminent dans
les jours qui suivent un pâturage fugace dont il faut profiter. De leur
incessant déplacement, il arrive fréquemment que ces pâturages
soient à des semaines de route les uns des autres, et se trouvent
à des distances dépassant souvent les cent kilomètres du premier
202 Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°19 - 2015
contribution a l’histoire sociale du maroc medieval : analyse ...
point d’eau. Au cours de ces déplacements les troupeaux dévastent
les champs des paysans berbères et les conflits sanctionnent leurs
empiètements (Montagne 1947, p. 84).
C’est dire en un mot que les contacts entre Arabes nomades et
Berbères sédentaires ont été marqués par des conflits touchant
l’exploitation des zones agro-pastorales. Les rapports sociaux entre
Arabes nomades et Berbères sédentaires ont donc été émaillés des
cas de brigandages ou de pillages, des abus sexuels et des litiges
fonciers (Bernus 1981, pp.23-35).
L’avènement de la dynastie arabe des Saadiens dans la seconde
moitié du XVIe siècle, constitue un facteur de coexistence pacifique
entre Arabes et Berbères dans le Maghreb Extrême.
II- LE RETABLISSEMENT DE LA COEXISTENCE AISEE ENTRE
ARABES ET BERBERES (1554-1578)
L’avènement des Saadiens10, ouvre une nouvelle ère dans les
relations arabo-berbères. Cette réconciliation est marquée par les
liens matrimoniaux, le brassage linguistique.
1- Les liens matrimoniaux entre Arabes et Berbères
Dans les contacts entre Arabes et Berbères, l’origine raciale et
le rang social semblent faire obstacle aux unions matrimoniales.
10- La dynastie saadienne est une dynastie chérifienne. Elle règne sur le Maroc
de 1554 à 1666. En effet, princes de Tagmadert à partir de 1509, les Saadiens
fondent une principauté autonome s’étendant sur le Ssouss, le Tafilalet et la
vallée du Dra’a. Reconnaissant d’abord l’autorité centrale des Wattassides, les
deux dynasties entrent en conflit dès 1528. A la suite de cette confrontation, les
Saadiens confortent leur autorité dans le sud marocain grâce au traité de Tadla.
La paix retrouvée permet aux Saadiens de concentrer leurs efforts devant l’avancée
portugaise. Cette victoire confère aux Saadiens une très grande popularité et les
poussent à contester le pouvoir des Wattassides. Les Saadiens, après un long
conflit de 19 ans, s’emparent du pouvoir en 1554. Sur la dynastie saadienne, Cf.
De Castries H., 1905, Les sources inédites de l’histoire du Maroc de 1530 à 1845,
Tome I : dynastie saadienne (1530-1660), E. Leroux, Paris : 732 p ; Brignon J. ,1967,
Amine A. et Alli, Histoire du Maroc, Hatier, Paris : 416 p ; El Oufrani, Histoire de
la dynastie des Saadiens au Maroc (1511-1670), trad., O.Houdas, Ernest Leroux,
Paris : 505 p ; L’Africain J.-L., 1908, Description de l’Afrique, Angers, imprimerie
Orientale de A. Burdin, Paris : 629 p.
Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°19 - 2015 203
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En effet, vue du dehors, la tribu bédouine semble plus homogène et
unie que tout autre groupe social. La conception traditionnelle en
fait une large famille patriarcale dont les membres, solidaires les uns
des autres, portent le même nom patronymique, celui de l’ancêtre
fondateur. Plus encore, la communauté ethnique elle - même, si
étendue soit-elle, est considérée comme une vaste unité consanguine.
L’unité de la communauté ethnique résulte donc du processus de
son développement.
Le mariage, endogamique et patrilinéaire, donne naissance à la
famille ; plusieurs familles constituent un clan ; celui-ci grandit
et devient fraction, puis tribu, laquelle, en se multipliant, finit
par former une confédération. C’est l’unique critère retenu par les
généalogistes en matière de morphologie sociale, l’unité du sang étant
toujours affirmée. Dans une telle société, prendre son conjoint hors
de sa famille, de sa tribu voire de sa fraction est un opprobre ou
une disgrâce étant donné que les Arabes accordent une importance
capitale à la noblesse de leur race.
Aussi l’organisation de la société berbère présente-t-elle un
obstacle au mariage entre Arabes et Berbères. En fait, L’organisation
sociale berbère est de type segmentaire et hiérarchisé. La famille
constitue la plus petite unité sociale; au-dessus se trouve le lignage,
groupement de plusieurs foyers liés par une ascendance commune et
établis en village, ou en douar pour les nomades. Viennent ensuite la
fraction, puis la tribu, enfin la confédération. À l’intérieur de tous ces
segments, les liens du sang constituent le fondement de la cohésion
sociale et entretiennent chez les membres du groupe un fort esprit
de solidarité. La vie sociale est régie par un droit coutumier qui veille
à la défense du groupe et aux filiations. L’extension des alliances
implique l’effusion du sang (sacrificiel) ou le partage du lait féminin
(Chelhod 1968, pp. 41-67).
En somme, les alliances basées sur le lien de sang qui fondent
l’idéologie filiative aussi bien dans la société arabe que berbère,
constituent un obstacle aux mariages exogamiques ou mixtes entre
Arabes et Berbères. Toutefois, ils ont eu lieu et cela grâce à l’Islam
car en Islam, en dehors de la condition de la religiosité, l’origine
raciale ni rang social ne peuvent influencer une union. Une fâtwa
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contribution a l’histoire sociale du maroc medieval : analyse ...
rendue par ‘Abd Allah al-’Abdùsî (in Powers 2002, p.75), au sujet du
mariage d’une berbère et d’un homme arabe illustre cet état des faits :
« Mariage conclu par son frère, tuteur testamentaire, d’une jeune orpheline
sans fortune de la tribu berbère des Awraba (Ouaraba) et appartenant à une
famille de prédicateurs établie depuis longtemps à Tâzâ, à un commerçant
honorable et d’ascendance arabe qaysite , pour une dot supérieure à celle
qu’on donne à ses pareilles. Un frère du tuteur réclame l’annulation du
mariage arguant que l’époux n’est pas d’un rang égal à celui de la mariée ».
En adhérant à la «sha’âda» les berbères ont aussi adhéré à la
communauté des croyants. L’Islam autorise donc les mariages
entre coreligionnaires. Mais, ce mariage obéit à des règles que
tout musulman doit suivre et veiller à les observer. Ainsi est-
il interdit à la musulmane d’épouser un non musulman (qu’il soit
chrétien ou juif ou d’une autre religion). Le musulman, par contre,
peut épouser une chrétienne ou une juive. Dieu a interdit les unions
avec les femmes incroyantes qui ne font pas partie des gens du Livre
(juifs et chrétiens): il est ainsi interdit pour le musulman d’épouser
une polythéiste (mushrika, idolâtre) ou une athée. Choisir sa future
partenaire et compagne, en se basant sur les critères de la religion
et la bonne conduite est nécessaire… La beauté exceptionnelle, la
richesse, etc. sont un plus et non le principal et même se sont des
choses qui ne doivent pas intéresser en premier lieu le bon musulman
(sauf bien sûr la bonne santé mental et physique). En plus de la
condition de la religiosité, plusieurs autres conditions de second
degré peuvent être prises en compte. Il s’agit de la condition de
«takâful». Sur cette condition, plusieurs docteurs de la loi islamique
se sont prononcés. Chez certains, la condition de «takâful» concerne
en plus de l’aspect religiosité (qui reste l’essentiel), l’équivalence du
niveau financier, du niveau social (familial, Nasab). Ce «takâful»
concerne en générale l’homme car c’est un droit de la femme et de
son tuteur d’avoir un mari digne comme le témoigne ce fatwa d‘Abd
Allah al-’Abdùsî (in Powers p. 75) :
« Le mariage ne peut être annulé vu que le mari est riche,
d’ascendance arabe et que les Arabes sont supérieurs aux Berbères.».
Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°19 - 2015 205
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Mais chez les Malikites11, la condition de «takâful» concerne
seulement et uniquement le critère de la religion et de la bonne
moralité (on voit mal un pervers épouser une bonne musulmane
sauf s’il y a repentir et il est interdit à une musulmane d’épouser
un non musulman ou un mécréant) ainsi que l’absence de maladies
graves et incurables ou répugnantes qui peuvent nuire à la vie de
couple (comme la folie, la lèpre, etc.). Ce dernier critère (l’absence
de maladies graves et incurables ou répugnantes «Uyûb an -Nikâh»)
est un droit de la femme et non de son tuteur.
Dans le Miyar, la plupart des consultations juridiques rendues par
les Cadis sur le mariage évoquent les cas de répudiations. Al Wancharisi
(in Idriss 1972, p.45-62) note à ce sujet dans le cadre d’un divorce
dans la ville de Fez au XVIe siècle que « la femme d’un converti à l’Islam
(aslamï) s’engage à lui verser 50 onces d’argent si elle le quitte pour
épouser un autre homme, lui aussi un converti (peu importe qu’il soit
Arabe ou Berbère) ; elle lui verse 50 onces de dirhams d’argent. » Ainsi,
l’Islam autorise t-il les unions entre coreligionnaires (femme et homme)
sans distinction sociale ni ethnique. Tout berbère converti à l’Islam,
selon la loi islamique, peut prend pour conjoint toute arabe que pour
qui il éprouve de l’amour. Mais la plupart du temps ces unions sont
conditionnées par le «Takâful», car les Berbères cherchent l’union des
Arabes pour bénéficier du prestige que procure le fait d’appartenir à la
race du prophète. Cette idéologie se renforce à l’époque des Saadiens,
dynastie d’origine arabe. Cette politique sociale des princes de Marrakech
tend, non seulement à créer les conditions d’une coexistence aisée en
brisant les barrières matrimoniales, mais surtout à légitimer l’autorité
des Saadiens. Pour se faire, les Saadiens contractent des mariages avec
des princesses berbères :
11- Le Malikisme est une école sunnite, fondée au VIIIe siècle par Malik ibn Anas, mort
en 795 et qui vécut à Médine. Elle est surtout implantée en Afrique Occidentale,
en Haute Egypte, au Soudan, en Arabie et concerne le quart des sunnites. Elle
accorde une large place au Coran, à la Sunna, à la coutume, mais peu de place en
revanche à la raison, ce qui conduit à une interprétation littérale des sources. Elle
diffère essentiellement des trois autres écoles par les sources qu’elle utilise pour
déterminer la jurisprudence. Si les quatre écoles utilisent le Coran, la sunna, ainsi
que l’ijma (le consensus des experts) et les analogies (qiyas), le malékisme utilise
également les pratiques des habitants de Médine (Amal ahl al-medina) comme
sources de la jurisprudence (fiqh).
206 Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°19 - 2015
contribution a l’histoire sociale du maroc medieval : analyse ...
« Cela ayant esté executé, le Chérif entra dans la place, & prit
possession du Palais, après-quoy il manda au Roy de Fez qu’il se
retirast à Maroc, &Caçéry avec Abu Nacer à Tarudant, où il leur
feroit savoir sa volonté. Aussi -tost il épousa en grande solennité
une fille du Roy de Fez, & demeura maistre par ce moyen de la
ville, & de la plus grande partie de l’Estat » (Marmol 1667, p. 470).
En effet, au XVIe siècle, dans les conflits hégémoniques qui opposent
les Chérifs Saadiens aux rois de Fez, les mariages entre princes Arabes
et princesses Berbères ont eu des apports considérables dans les
relations entre ces deux familles royales. Dans sa lutte avec le roi de Fez,
Aboul Abbas Ahmed, le Chérif Mohammed Cheïkh El Mahdi, avait fait
le siège de la ville de Fez pendant deux ans. Etant parvenu à prendre
la ville, la mère du roi de Fez, Jela Mahabib, avait supplié le Chérif de
laisser à son fils quelques parties de son Etat pour y passer le reste de sa
vie. Il réponde favorablement aux supplications de celle-ci et installe le
roi déchu au Maroc. Mais pour affermir les liens entre les deux familles
et bénéficier de la sympathie des Berbères encore fidèles à Abou Abbas
Ahmed, il marie la fille de ce dernier. Cette union le rend ainsi maitre
du royaume de Fez mais aussi de tout le Maghreb Occidental.
Ces unions s’inscrivent dans la politique de restauration initiée par
les princes Saadiens de Marrakech. En effet, depuis la fin du XVe siècle,
le Maghreb Occidental est le théâtre de rivalités où s’affrontent Arabes
et Berbères. Dès leur prise du pouvoir en 1554, les princes saadiens,
maîtres de Marrakech, cherchent à rebâtir l’unité politique et sociale
du Maghreb Occidental (El-Oufrani 1889, p. 20). Ces mariages intra-
communautaires ont donc pour objectif de briser les méfiances et de
redéfinir l’égalité entre les différentes couches de la société.
2- Assimilation socioculturelle réciproque
Les rapports apaisés entre Arabes et Berbères dans les Maghreb
Occidental se manifestent aussi par le métissage linguistique et la
juxtaposition des modes de vie. En effet, les unions matrimoniales et la
cohabitation entre Arabes et Berbères dans certaines localités ont permis
le métissage culturel entre les deux peuples. Dans la province de Tlemcen,
ce métissage est mis en exergue. Et Marmol (1667, p.138) note que cette
province a été possédée par quelques Arabes du royaume de Tunis :
Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°19 - 2015 207
m’domou eric nogbou
« Durant tout le règne des Almohades. Ils furent chassez par
les Bénimérinis qui mirent en leur place les Zénétes & les Haoares,
pour récompense des services qu’ils leur avaient rendus à leur
estatissement. Ces peuples l’ont toujours possedé depuis, & sont nommez
ordinairement Chaviens, errant sous des tentes comme les Arabes,
& parlant un arabe corrompu, quoy-que ce soit une nation Africaine.».
Comme nous l’avons indiqué plus haut, les Almohades sont les
premiers souverains berbères à permettre l’admission des tribus
arabes hilaliens. Leurs actes ont eu des répercussions culturelles
sur les Berbères Zénètes et Hawara. En effet, ces deux tribus sont
des tribus nomades qui vivent dans le désert du Zab bien avant
même l’invasion hilalienne. La similitude des modes de vie avec les
tribus nomades arabes a facilité la fusion des deux peuples.
Mais plutôt que de coloniser les Arabes, c’est au contraire ces
derniers, en infériorité numérique, qui ont réussi à imposer leur
langue aux Berbères. Ce phénomène a gagné la plupart des provinces
du Maghreb Occidental à tel enseigne que même les tribus berbères
sédentaires sont touchées : « les montagnes & les toutes les plaines
qui sont entre Fez & Méquinez (Meknès), sont peuplées de bérébéres
(Berbères) & d’Holotes, qui est un mélange d’Africain (Berbères) &
d’Arabes …. » (Marmol 1667, p. 147)
Le Maghreb, initialement peuplé de Berbères, a été impacté par
la civilisation arabe et assimilé à des degrés divers. Les premiers
Arabes orientaux, venus à partir du VIIe siècle avec les conquêtes
musulmanes, ont contribué à l’islamisation du Maghreb. C’est à
partir du XIe siècle, avec l’arrivée des tribus hilaliennes (tribus
bédouines arabes) chassées d’Égypte, que l’arabisation linguistique
et culturelle s’est renforcée. En conséquence, pour pouvoir profiter
des gains et des prébendes, qui étaient le lot des conquérants arabes
victorieux, il valait mieux se déclarer arabe et musulman, être du
côté des vainqueurs et des maîtres. Beaucoup de tribus berbères
ont opté pour ce choix : elles renient leur berbérité pour se déclarer
arabe. Cette mentalité s’est incrustée dans la mémoire collective
de beaucoup de Maghrébins depuis cette époque : s’assimiler aux
arabes, signifie être du côté des maîtres, des chefs, des prédateurs.
Ce métissage linguistique a du coup, entrainé une juxtaposition des
modes de vie.
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contribution a l’histoire sociale du maroc medieval : analyse ...
Les contacts entre Arabes nomades et Berbères sédentaires ont
entrainé la juxtaposition du nomadisme et de la sédentarité. Arabes
et Berbères mènent une vie à cheval entre sédentarité et nomadisme.
Cette compénétration des genres de vie est plus manifeste dans le
royaume de Fez plus précisément dans la ville de Béni guarriten :
« Il y a une autre habitation d’Arabes à sept lieuës de Fez du côté du
Levant, qui logent dans des maisons, comme les Bérébéres, & non pas
comme les autres (qui vivent sous des tentes). Ils ont plus de deux cens
villages, & recueillent quantité de bled : car encore qu’il y ait beaucoup
de montagnes & de vallées, le pays est fort bon pour le labourage & pour
la nourriture des troupeaux, & l’on y pourrait planter quantité de vignes,
d’oliviers & de fruits. Mais leur trafic est le bled & le bestail, avec quantité de
ris qu’ils portent vendre à Fez & ailleurs. C’est pourquoy ils n’entretiennent
point de cavalerie. Il y a quelques autres peuples du mesme nom, meslez
d’Arabes & de Bérébéres, qui errent en ces quartiers sans domicile certain,
& qui ne laissent pas d’estre fort riche en bled &bestail, & d’avoir de
grans haras de chevaux & de chameaux. » (Marmol 1667, p.202-203).
Le mode de vie originel des Arabes, c’est le nomadisme. Cela
s’explique par plusieurs facteurs. Dans leur milieu de vie initial c’est-
à-dire le milieu désertique, les nomades se trouvent empêcher de se
sédentariser par une réalité physique : la disparition des pâturages,
eux même extrêmement extensifs et par définition temporaire. A
cela s’ajoute la rareté et l’éloignement des points d’eau. Dans le
Maghreb al-Aqsa et particulièrement dans le royaume de Fez, cette
réalité physique est tout autre. Le royaume de Fez tel que décrit
par Léon l’Africain et Marmol est loin d’être une zone aride. En
fait, le royaume de Fez est riche en pâturages et en terre arables.
Les vastes étendus de plaines et les cours d’eaux qui arrosent le
pays permettent de paitre les troupeaux sans parcourir de longues
distances. Comparativement aux zones désertiques, le royaume de
Fez favorise une vie sédentaire. Attirés par ces conditions favorables
ou établis dans ce royaume par les souverains berbères, les Arabes
Béni guariten, Ouled Motaa et Ouled Ahacha, installés à sept lieux
de la ville de Fez, sont sédentarisés et mènent une vie hybride basée
sur le mode vie paysanne, pastorale et citadine à travers le commerce.
Du côté des Berbères, à la vie sédentaire basée sur le labourage de
la terre s’associe l’élevage de gros et menu bétail. Il existe certes des
tribus berbères nomades vivant dans les régions désertiques, mais à
Revue Africaine d’Anthropologie, Nyansa-Pô, N°19 - 2015 209
m’domou eric nogbou
force de côtoyer les Arabes nomades, certains berbères de la tribu des
Masmouda du royaume de Fez ont adopté leur mode vie fusionnant
ainsi avec ceux-ci. Toutefois, ils n’abandonnent pas l’agriculture.
En somme, du côté des Arabes comme du côté des Berbères, l’on
est en face d’un métissage et d’une transformation des genres de vie :
les Arabes vivent désormais dans des habitations fixes, pratiquent
la culture du blé et du riz qu’ils vendent ensuite sur les marchés
tandis que les Berbères, conservant tout de même la pratique de
l’agriculture, s’adonnent à l’élevage de chevaux et de chameaux ;
cela les amènent, comme les grands nomades arabes, à pratiquer
le nomadisme chamelier.
CONCLUSION
Le déclin des Mérinides au début du XVe siècle, a contribué dans une
large mesure à la détérioration des rapports entre Arabes et Berbères.
Ces rivalités se manifestent par des razzias, des litiges et le pillage.
L’avènement de la dynastie saadienne a mis un terme à l’anarchie
politico-sociale qui prévaut dans le Maghreb Occidental. Désormais,
c’est une ère de coexistence aisée qui s’installe entre Arabes et
Berbères marquée par des liens matrimoniaux, le métissage
linguistique et culturel, l’interpénétration des modes de vie des
Arabes et des Berbères.
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