"Outils de L'enquête Sociologique

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 33

Bernard Dantier

(docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales)

(9 mars 2008)

Textes de méthodologie en sciences sociales


choisis et présentés par Bernard Dantier

“Outils de l’enquête sociologique


et enquête sur les outils sociologiques :
Georges Granai, Techniques de l’enquête sociologique”
Extrait de:
Georges Granai, Techniques de l’enquête sociologique,
in George Gurvitch, Traité de sociologie, tome premier.
Paris, Presses Universitaires de France, 1967, pp. 135-151.

Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole,


Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi
Site web: Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 2

Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole,


Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
Courriel: [email protected]

Textes de méthodologie en sciences sociales choisis et présentés par Bernard


Dantier:

“Outils de l’enquête sociologique


et enquête sur les outils sociologiques :
Georges Granai, Techniques de l’enquête sociologique”

Extrait de:

Georges Granai, “Techniques de l’enquête sociologique”, in ouvrage sous


la direction de George Gurvitch, Traité de sociologie, tome premier, pp. 135-
151. Paris, Les Presses Universitaires de France, 1967, 3e édition. Collection :
Bibliothèque de sociologie contemporaine.

Utilisation à des fins non commerciales seulement.

Polices de caractères utilisée:

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.
Citation: Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft


Word 2004.

Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter, 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec, diman-


che le 9 mars 2008.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 3

“ Textes de méthodologie en sciences sociales


choisis et présentés par Bernard Dantier:

“Outils de l’enquête sociologique


et enquête sur les outils sociologiques :
Georges Granai, Techniques
de l’enquête sociologique ”
Extrait de:

Georges Granai, “Techniques de l’enquête sociologique”, in ouvrage sous


la direction de George Gurvitch, Traité de sociologie, tome premier, pp. 135-
151. Paris, Les Presses Universitaires de France, 1967, 3e édition. Collection :
Bibliothèque de sociologie contemporaine.

Par Bernard Dantier, sociologue


(9 mars 2008)
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 4

Outils de l’enquête sociologique


et enquête sur les outils sociologiques : Georges Granai,
Techniques de l’enquête sociologique

En distinguant les techniques d’enquête de la méthode globale


que constitue une recherche sociologique, on fait la part de la dé-
marche conceptuelle et stratégique (qui va du choix et de la délimi-
tation d’un cadre de recherche, de la formulation d’une probléma-
tique, de la théorisation d’une ou de plusieurs hypothèses, de la
définition d’un objet d’étude, etc.) et la part des procédés utilisés
pour recueillir et analyser les données empiriques servant plus ou
moins à tester, compléter et corriger les hypothèses. Ces procédés,
tels que l’observation directe, l’observation participante,
l’interview, le questionnaire, etc. avec leurs diverses sous-espèces,
réclament en effet une réflexion particulière autant qu’un travail
spécifique qui ne se confondent nullement avec les préoccupations
que l’on doit à la méthodologie générale, ou, plus précisément, qui
ne dispensent nullement de ces préoccupations. Il s’agit de com-
prendre qu’en opérant cette distinction le chercheur se préserve
d’un danger souvent fatal : le danger d’appréhender et d’utiliser les
techniques comme étant en elles-mêmes des incarnations de la mé-
thode sociologique, comme étant des modèles tout faits et tout ac-
complis qu’il suffirait de « faire fonctionner » quasi automatique-
ment. Autrement dit, il faut reconnaître ces techniques non comme
devant produire la méthode sociologique, mais comme devant en
être les produits toujours relatifs et toujours évolutifs.

Le texte suivant, qui offre une présentation assez synthétique,


non forcément exhaustive, des techniques de l’enquête sociologi-
que, propose aussi une critique de ces techniques, ainsi qu’il sem-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 5

ble que tout prudent sociologue se doit de le faire avant de choisir,


adapter et utiliser celles-ci.

On rappelle ici que c’est la réalité sociale globale, « le fait so-


cial total » (comme disait Marcel Mauss) qui doit toujours, indirec-
tement si ce n’est directement, être l’objet d’étude, même au tra-
vers d’un choix particulier démarqué dans telles institutions, telles
pratiques, telles représentations, que les techniques, justement
parce qu’elles sont opératoires, spécifiques et toujours circonstan-
cielles, risquent encore plus de séparer et d’isoler, en faisant pren-
dre la partie pour le tout. Ainsi, par exemple, une observation di-
recte, un entretien, un questionnaire, en mettant nécessairement le
chercheur en relation personnelle et partielle avec un certain indi-
vidu ou un certain groupe d’individus, l’exposent à une erronée
appréhension du social ayant la forme du subjectivisme psycholo-
gique et de l’individualisme.

De même le choix de telles caractéristiques (d’âge, de sexe, de


profession, de résidence, etc.) qui permet de sélectionner les ré-
pondants ou les réponses à des entretiens ou questionnaires, opère
des homogénéisations artificielles entre les membres sociaux dont
les identités sur ces critères communs paraissent être des identités
absolues (étant donné que les autres caractéristiques non pas été
retenues ni même pensées). Par ailleurs les questions dont les for-
mes sont toujours imposées à quelque degré et toujours uniformé-
ment répétées d’un questionné à l’autre, produisent soit une homo-
généité des réponses qui risque de paraître celle des individus, soit
chez eux une apparente hétérogénéité qui en fait peut être attribua-
ble à leur façon différente de comprendre ou d’accepter ces ques-
tions.

Ce qui est rappelé ici réside donc dans la nécessité d’étudier des
« unités collectives réelles ». A cette fin, les techniques d’enquête,
outre qu’elles doivent être sans cesse construites et reconstruites en
fonction de l’objet d’étude et de la méthode de recherche, ne sont
valables qu’en étant aussi multiples et diversifiées que possible,
l’utilisation d’une seule technique, et même d’une seule modalité
parmi d’autres possibles modalités de chacune de ces techniques,
exposant à réduire et déformer la réalité selon les formes et les di-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 6

mensions de l’outil adopté. Toute autre approche, notamment celle


accomplie par des observations directes en « laboratoire » sur des
petits groupes construits pour les besoins de la cause, ne peut avoir
de valeur qu’en étant éventuellement un moyen d’inspirer et
d’élaborer des théories et des hypothèses guidant une étude ulté-
rieure dans le monde social tel qu’il est, étude qui seule sera apte à
vérifier les autres.

Bernard Dantier, sociologue


9 mars 2008
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 7

George Granai:

extrait de

Georges Granai, “Techniques de l’enquête sociologique”, in


ouvrage sous la direction de George Gurvitch, Traité de sociolo-
gie, tome premier, pp. 135-151. Paris, Les Presses Universitaires
de France, 1967, 3e édition. Collection : Bibliothèque de sociolo-
gie contemporaine.

Table des matières du texte.

Introduction

I. - LES TECHNIQUES D'OBSERVATION

a) L'observation directe libre.


b) L'observation directe méthodique.
c) Les procédés d'enregistrement.
d) L'observation clinique. Étude des cas particuliers.
e) L'observation indirecte méthodique
f) L'observation participante.
g) L'observation par l'intermédiaire d'un informateur

II. — TECHNIQUES DE L'INTERVIEW

a) L'interview libre
b) L'interview par questions fermées
c) L'interview répétée (panel interview)
d) L'interview approfondie (focused interview).
e) Les questionnaires.

III. - LES TECHNIQUES D'EXPÉRIMENTATION

a) Techniques de laboratoire.
b) Rapports de l'expérimentation de laboratoire avec l'enquête so-
ciologique.
c) Les techniques sociométriques.

IV. — TECHNIQUES STATISTIQUES

Les techniques du sondage (sampling).


Sondages empiriques.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 8

Introduction

Retour à la table des matières

Une confusion qui semble aujourd'hui tacitement admise


avec une inquiétante fréquence dans la littérature sociologique (ou
prétendue telle) concerne les deux concepts de méthode et de tech-
nique. Ainsi, on parlera de façon indifférente de méthode ou de
technique statistique, de méthode ou de technique graphique, de
méthode ou de technique du questionnaire...

Cette confusion — qui témoigne inévitablement d'une dan-


gereuse indigence conceptuelle — est quelquefois l'indice d'un
formalisme opératoire et d'un divorce regrettable entre la théorie et
la pratique sociologiques.

Dans ce chapitre, consacré aux techniques de l'enquête so-


ciologique, il a semblé opportun de préciser, d'abord, la distinction
entre les concepts de méthode et de technique, ainsi que la liaison
qu'ils admettent, avant de passer à la description des principales
techniques ordinairement employées par le sociologue dans sa re-
cherche empirique. Ainsi définies dans leur rapport avec la mé-
thode qui les suscite, les techniques du sociologue ne risqueront
pas de masquer, par leur diversité, l'unité et l'originalité de ce pro-
cessus complexe en quoi consiste l'enquête sociologique.

L'objet de l'enquête sociologique est aussi divers que la ré-


alité sociale à laquelle elle s'applique : des sociétés globales aux
liaisons entre les individus en passant par les diverses formes de
groupements et le réseau de leurs relations ; des aspects le plus ma-
tériellement inscrits de l'existence sociale à ceux qui sont le plus
évanescents ; des manifestations le plus « instituées » à celles qui
sont le plus inattendues dans leur surgissement, la réalité sociale
offre un relief tourmenté, aux plans innombrables qui en soulignent
la profondeur.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 9

Mais quel que soit le plan d'attaque choisi dans la réalité so-
ciale, le sociologue doit demeurer fidèle à une intention méthodo-
logique qui ne cesse d'être identique à elle-même en dépit de l'ap-
parente diversité de l'objet auquel elle s'applique. Car la diversité
des aspects saisis dans la réalité sociale suppose en même temps
que soit reconnue l'unité profonde qui commande leur jeu com-
plexe. Ici se fait jour cette contradiction (qui n'est qu'apparente) du
phénomène social, qui commande le principe fondamental de la
méthode sociologique : d'une part, la réalité sociale se spécifie en
cadres, échelles, aspects divers, irréductibles les uns aux autres et
discontinus les uns par rapport aux autres ; mais, d'autre part, ces
cadres sociaux, ces échelles, ces aspects ne prennent leur significa-
tion véritable (et ne sont susceptibles, dès lors, d'être expliqués par
le sociologue) que dans la mesure où l'investigation permet de les
replacer dans le « phénomène social total » dont ils sont solidaires
et qu'ils expriment toujours imparfaitement. La nature objective de
la réalité sociale conduit donc le sociologue à envisager des totali-
tés, quel que soit le plan d'attaque particulier qu'il adopte dans sa
recherche. L'enquête ne saurait être sociologique qu'à la condition
de n'opérer aucune mise entre parenthèse mutilante d'un aspect
quelconque de la réalité sociale.

Cette nécessité de prendre en considération, comme l'indique


ici-même Georges Gurvitch (ci-dessus, chap. I), « tous les paliers,
toutes les échelles et aspects de la réalité sociale à la fois, d'em-
blée, en leur appliquant une vue d'ensemble » (cf. également, La
vocation actuelle de la sociologie, 3e éd., vol. I, Paris, 1963, pp. 8
et s.), nous amène à souligner un caractère essentiel de l'enquête
sociologique dont les implications théoriques et pratiques sont loin
d'être négligeables. Il peut être formulé ainsi : quel que soit l'aspect
envisagé par le sociologue dans sa recherche, toujours les phéno-
mènes qu'il se propose d'étudier sont liés à des unités collectives
réelles, à des cadres globaux ou partiels, bref à une réalité grou-
pale. À aucun moment le sociologue ne peut isoler les phénomènes
étudiés de la réalité groupale qui leur fait référence. Pour oublier
cette nécessaire référence à la société réelle, il encourt un triple
danger qui dénature sa recherche.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 10

Le premier danger consiste dans la séparation, qu'elle soit


opératoire ou ontologique, entre société et culture. Une telle sépa-
ration (qui est fréquemment le fait de l'ethnologie) suppose, impli-
citement ou de façon explicite, que les manifestations tant maté-
rielles (l'outillage, par exemple, et les techniques) que symboliques
(l'ensemble des réglementations sociales, par exemple) d'un groupe
ou d'une société globale puissent être étudiées indépendamment
des unités collectives réelles qui les sous-tendent et des individus
situés ou datés qui en dernier ressort sont les agents ou les récep-
teurs de ces manifestations. Or la nature symbolique des œuvres
culturelles renvoie nécessairement aux consciences vivantes, col-
lectives et individuelles à la fois, dont elles sont l'expression à
quelque degré et dont en retour elles cimentent la cohésion. L'er-
reur des écoles « culturalistes » classiques fut d'envisager les «faits
culturels» pour eux-mêmes, en les isolant, comme le naturaliste
envisage des espèces naturelles et, en définitive, d'éliminer
l'homme de la scène ethnographique pour ne plus conserver que
ses œuvres, démunies, d'ailleurs, de signification. Mais l'anthropo-
logie moderne commet une aussi grave erreur lorsqu'elle considère,
non plus les faits culturels indûment isolés, mais le tout de la
culture comme un système symbolique pouvant être décrit indé-
pendamment de la société réelle qu'il exprime. Au naturalisme des
premiers essais ethnologiques se substitue un formalisme « cultura-
liste » tout aussi dangereux.

Le second danger encouru par l'enquête sociologique lors-


qu'elle oublie de faire référence à la société réelle, est celui-là
même qu'atteste amplement l'assimilation abusive du groupe res-
treint au « petit groupe » d'une part, au groupement particulier, au
sens d'unité collective réelle, d'autre part. L'énorme développement
donné, principalement par la psychologie sociale nord-américaine,
aux recherches concernant les relations interpersonnelles et la «dy-
namique de groupe» ne laisse pas d'influencer la recherche socio-
logique elle-même et de promouvoir un « continuisme » psycho-
sociologique qui permettrait d'extrapoler les résultats acquis sur les
« petits groupes » (qu'il s'agisse de groupes de laboratoire consti-
tués pour les besoins de l'expérience, ou de groupes restreints, tels
que les groupes de travail indûment isolés de leur contexte réel)
aux unités collectives réelles et aux sociétés globales. Influence
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 11

d'autant plus pernicieuse qu'elle développe chez le chercheur un


véritable fétichisme de la technique opératoire en le détournant
irrémédiablement de l'objet essentiel de l'enquête, à savoir : l'expli-
cation. L'intérêt du développement d'une psychologie interperson-
nelle ne saurait certes pas être mis en doute ; et des concepts tels
que ceux de « statut », de « rôle », d' « attitude », pour nous borner
à ces exemples, constituent des instruments essentiels aussi bien
pour le psychologue que pour le sociologue dans l'étude de l'indi-
vidu et du groupe. Mais les statuts, les rôles, les attitudes, en un
mot les systèmes complets d'interactions à quoi on peut légitime-
ment les réduire, sont liés à l'ensemble des structures globales ou
partielles de la société dont ils ne peuvent, par eux-mêmes, rendre
compte. Dans la mesure où la sociologie limite son objet aux rela-
tions entre individus (dont elle étudie les modalités, expérimenta-
lement, en laboratoire) elle s'oblige à ne jamais aborder les pro-
blèmes fondamentaux de la société, à laisser hors de discussion le
problème des forces globales ou partielles qui s'exercent sur la
structure des groupes réels, les conditionnent et les modifient.

En troisième lieu, une autre assimilation abusive, qui pro-


cède d'une conception statistique du social, risque encore de déna-
turer l'enquête sociologique. Il s'agit, cette fois, de l'assimilation,
courante dans les enquêtes dites d'opinion publique, de la réalité
sociologique à une «population» statistique, c'est-à-dire un ensem-
ble d'individus définis par une même caractéristique. Le praticien
de l'opinion publique, en effet, opère généralement non pas sur des
groupes réels mais sur des ensembles abstraits, plus ou moins ho-
mogènes, construits à partir d'une ou plusieurs caractéristiques
(démographiques, professionnelles, économiques, religieuses, etc.),
elles-mêmes choisies en fonction de l'objet de l'enquête. Il est évi-
dent que la «population» ainsi obtenue n'a plus rien de commun
avec la réalité sociale effective dont elle est abstraite : l'ensemble
des individus ayant tel revenu annuel, ou assistant le dimanche à
l'office catholique ne constitue pas une unité collective réelle et
l'enquête portant sur une telle population ne saurait prétendre à une
signification sociologique. Les enquêtes qui procèdent par «son-
dage» en opérant sur un « échantillon » de population (la popula-
tion d'une agglomération urbaine, par exemple, trop vaste pour être
envisagée dans son ensemble) manifestent la même carence socio-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 12

logique si l'échantillon n'est pas construit en fonction d'une


connaissance approfondie de la population totale, c'est-à-dire des
unités collectives réelles qui la composent et du réseau complexe
de leurs relations. À ce prix seulement les résultats acquis sur
l'échantillon peuvent être extrapolés au tout. Comme le note très
justement un praticien de l'enquête sociologique, « le bon sens in-
dique qu'il n'y a pas de solution réelle au problème du sondage
sans une certaine connaissance de la population totale. Si l'on ne
sait absolument rien sur l'ensemble de la population à étudier, il est
vain de prétendre quoi que ce soit sur la partie non examinée » (L.-
J. Lebret, Guide pratique de l'enquête sociale, t. I, Paris, 1952, p.
43).

Nous avons mis en lumière la double exigence méthodologi-


que qui commande, nous semble-t-il, toute démarche empirique du
sociologue : la soumission aux phénomènes sociaux totaux dont les
aspects divers de la réalité sociale sont solidaires ; la référence né-
cessaire aux unités collectives réelles partielles ou globales comme
« terrain » de l'enquête sociologique, aucun subterfuge théorique
ou opératoire ne permettant au sociologue d'éluder le contact avec
la société réelle.

Le rapport de la méthode sociologique avec les techniques


d'investigation de la réalité sociale ne saurait admettre d'ambiguï-
té : dans la mesure où elle demeure fidèle à la double exigence mé-
thodologique ci-dessus signalée, l'enquête sociologique est une
opération stratégique complexe qui toujours investit et explore des
domaines très divers de la réalité sociale et qui ne saurait être as-
servie à aucune technique exclusive d'investigation. Les techniques
de l'enquête sociologique ne sont que les procédés opératoires qui
permettent l'application de la méthode sociologique à l'objet choisi
pour l'étude.

Au reste, il convient encore de remarquer que le fétichisme


des outils et des procédés opératoires est d'autant moins admissible
en sociologie que le sociologue ne contrôle jamais totalement son
objet d'étude en dépit du soin qu'il peut apporter à délimiter son
champ d'investigation. Or, une telle impossibilité de contrôle abso-
lu ne tient pas, comme on pourrait le penser, à une imperfection de
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 13

la méthode ou des techniques ; elle tient fondamentalement à l'ob-


jet même de la sociologie : les sociétés, à quelque niveau ou
échelle qu'on les envisage ne sont jamais des objets totalement dé-
terminés auxquels on puisse appliquer des procédés de détermina-
tion absolus. En référence à ce caractère majeur du phénomène
social, la recherche empirique ne consiste pas dans l'application
pure et simple d'une théorie générale à la réalité sociale (l'expé-
rience même du sociologue ne modifie-t-elle pas sans cesse la ré-
alité saisie ?). Mais pas davantage la recherche empirique ne sau-
rait se borner à l'application aveugle de recettes opératoires en quoi
consisteraient les techniques : toute technique, si éprouvée soit-
elle, doit s'adapter à la recherche qui implique toujours une part
d'imprévu ; elle s'affine dans l'emploi, se transforme, donne nais-
sance à de nouveaux procédés opératoires, se combine, enfin, avec
d'autres techniques. «Le caractère différentiel de la sociologie
contemporaine, note à ce propos Georges Gurvitch, se manifeste
également dans la différenciation des techniques de recherche se-
lon les domaines, les échelles, les types, les structures, les conjonc-
tures, les cas. Il paraît indiscutable que toutes les techniques de
recherches sociologiques doivent être dialectisées, non seulement
afin de se contrôler réciproquement partout où leur multiplicité
s'impose, mais encore pour servir effectivement leur but : la saisie
des phénomènes sociaux totaux en marche, par l'intermédiaire de
l'établissement de types qui n'arrêtent pas le mouvement des totali-
tés sociales de différents genres » (La vocation..., t. I, p. 14).

Cette flexibilité des techniques et leur multiplicité soulignent


assez leur nécessaire subordination à la méthode qui inspire l'en-
quête sociologique. Au demeurant, aucun des procédés opératoires
employés dans l'enquête ne se révèle être l'apanage exclusif de la
sociologie : ni les techniques d'observation, par exemple, ni celles
de l'interview, ni, surtout, les procédés statistiques n'appartiennent
en propre au sociologue. Une soumission aveugle, de sa part, à l'un
quelconque des procédés techniques, témoigne de son incapacité à
formuler sociologiquement et à résoudre les problèmes que la ré-
alité sociale lui pose. Il est temps, maintenant, que nous passions
en revue les principaux types des techniques qu'utilisé le sociolo-
gue dans sa recherche empirique.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 14

Les techniques utilisées par l'enquête sociologique corres-


pondent à quatre types principaux. On distinguera dans cette re-
vue : 1) Les techniques d'observation ; 2) Les techniques fondées
sur la communication verbale avec les sujets enquêtes, dont l'inter-
view représente le procédé le plus habituellement employé ; 3) Les
techniques d'expérimentation ; 4) Les techniques de mesure et de
contrôle statistiques. Types généraux qui se subdivisent à leur tour
en procédés particuliers adaptés aux niveaux, aux échelles, aux
cadres sociaux, aux conjonctures enfin, auxquels ils s'appliquent,
de sorte qu'il ne saurait y avoir de liste close des procédés opératoi-
res de la sociologie.

D'autre part, ces quatre types généraux de procédés techni-


ques ne s'excluent pas : ils apparaissent de façon concomitante ou
successive au cours de l'enquête. Leur importance respective est
toujours fonction de l'objet de l'enquête elle-même, du cadre social
ou des manifestations collectives qui retiennent l'intérêt de l'enquê-
teur. Ainsi, les enquêtes d'écologie et de morphologie sociales ac-
corderont la prééminence aux techniques d'observation et aux pro-
cédés de mesure statistiques, tandis que les études portant sur les
attitudes collectives et les symboles sociaux utiliseront au premier
chef les techniques de l'interview conjointement avec les procédés
de contrôle statistiques ; ou encore, si l'enquête envisage l'échelle
micro-sociologique des phénomènes sociaux, des techniques d'ex-
périmentation de type sociométrique pourront être employées en
premier lieu.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 15

I. - LES TECHNIQUES D'OBSERVATION

Retour à la table des matières

Dans la mesure où l'enquête sociologique ne peut éluder le


contact avec la société réelle, les procédés simples d'observation
gardent inévitablement une importance essentielle, quel que puisse
être le raffinement apporté aux techniques de représentation, de
mesure et de contrôle.

a) L'observation directe libre.

— Au départ de toute enquête sociologique (que son objet


consiste en l'étude des aspects morphologiques et écologiques ap-
paremment le mieux observables, ou, au contraire, qu'elle veuille
atteindre les niveaux « profonds » de la réalité sociale -— les atti-
tudes, par exemple, ou les valeurs collectives) l'observation directe
est libre : elle correspond à l'inévitable phase « phénoménolo-
gique » de l'enquête et fait largement place à l'intuition de l'enquê-
teur qui saisit les phénomènes auxquels ils s'intéresse dans leur
double liaison avec l'ensemble social encore confusément perçu,
d'une part, avec son expérience propre, d'autre part ; elle permet
une organisation progressive des hypothèses de recherche et une
première et provisoire délimitation du champ d'étude qui rend ainsi
possible l'observation méthodique.

b) L'observation directe méthodique.

— L'observation directe méthodique est un procédé d'obser-


vation contrôlé : il suppose que des hypothèses de recherche aient
été formulées, à partir desquelles un plan raisonné d'observation
pourra être élaboré : le questionnaire d'enquête, sorte de mémento
méthodique à l'usage de l'enquêteur. Mais il faut noter ici que si le
questionnaire d'enquête a pour objet essentiel d'ordonner et de
contrôler les observations, il ne saurait constituer le cadre ne-
varietur des démarches de l'enquêteur. Ici réside, en effet, le dan-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 16

ger du questionnaire d'enquête : de son expérience passée et des


résultats acquis par sa propre discipline, le sociologue est tenté
d'inférer les cadres de son observation actuelle. Le système de
concepts qu'il applique à la réalité sociale risque de lui en fournir
une image faussée, en quelque sorte préfabriquée. L'ethnographe
Marcel Griaule a bien perçu cette difficulté qui obère tant de
recherches de «terrain» : « Le seul questionnaire valable est celui
que l'usager créera et perfectionnera lui-même, d'abord selon des
données plus ou moins nettes, selon des chances ou des intuitions,
ensuite selon une technique de plus en plus serrée. De simple
guide-âne, il devient instrument précis ; il joue un rôle de plus en
plus intime dans l'enquête, à laquelle il s'incorpore très étroitement.
De ce fait, il lui laisse moins de liberté — ou même, de fantaisie,
de cette fantaisie si féconde parfois — il l'oriente, il tend à en ad-
ministrer les hasards » (Méthode de l'ethnographie, Paris, 1957).

c) Les procédés d'enregistrement.

Retour à la table des matières

— L'objet de l'observation méthodique est de mettre en évi-


dence les données sur lesquelles portera l'interprétation et l'essai
d'explication du processus, du cadre ou de l'aspect de la réalité so-
ciale envisagée. Aussi bien l'observation fait-elle appel aux divers
procédés d'enregistrement et de conservation des données re-
cueillies, depuis la simple relation discursive, jusqu'à la fiche co-
dée, des procédés graphiques ou cartographiques divers, jusqu'à la
photographie, au film ou à l'enregistrement sonore, des procédés
simples de comptage aux techniques plus délicates de répartition...
L'importance des procédés d'enregistrement ne saurait être sous-
estimée : de la bonne conservation des données dépend la possibili-
té de l'interprétation et de l'explication qui ne peuvent intervenir
qu'après coup. Dans bien des cas l'observation directe du phéno-
mène est elle-même impossible à cause de son échelle, de la multi-
plicité d'aspects solidaires qu'il présente, ou encore, à cause de son
caractère fluent. Seul son enregistrement minutieux permettra une
observation méthodique différée. Ainsi, en morphologie sociale,
l'emploi de procédés d'enregistrement tels que la photographie aé-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 17

rienne du «tissu urbain» et le choix des types de représentation


graphique des données rendent seuls possible une «lecture» cor-
recte de la réalité étudiée (cf. Chombart de Lauwe, P. H., Pa-
ris et l'agglomération parisienne, 2 vol., Paris, 1952, surtout le t.
II : Méthodes de recherche pour l'étude d'une grande cité).

S'il s'agit de l'étude de groupements temporaires et mouvants


de large envergure, tels que les marchés, par exemple, l'enregis-
trement minutieux des observations est indispensable pour qu'ap-
paraissent, à l'analyse, la structure et l'organisation du groupe. En-
fin, l'ethnographie a montré l'importance des techniques d'enregis-
trement pour l'étude des niveaux profonds de la vie sociale : la
conservation et la restitution cinématographiques des comporte-
ments gestuels et techniques, des manifestations ludiques ou reli-
gieuses, facilitent la recherche des significations en restituant par
artifice et à loisir le temps propre du déroulement des phénomènes.
Sans doute n'est-il pas excessif de considérer que la fonction des
techniques d'observation directe est, en premier lieu, de permettre
la constitution de documents scientifiquement exploitables.

d) L'observation clinique. Étude des cas particuliers.

Retour à la table des matières

— Procédé complexe qui vise à l'analyse systématique


d'une situation concrète, l'observation clinique est la variante ap-
profondie de l'observation méthodique directe. Technique fonda-
mentale de la médecine et de la psychologie, elle exige un contact
immédiat et poursuivi dans le temps de l'observateur et de son ob-
jet. Elle est, de ce fait, difficilement applicable à l'étude de grou-
pements de vaste envergure dont l'échelle ne permet que des sai-
sies immédiates partielles. Elle trouve son application en sociolo-
gie au niveau des groupes de taille réduite (à cet égard l'observa-
tion ethnographique est, dans les meilleurs des cas, de type clini-
que, lorsqu'elle s'exerce sur des sociétés restreintes qui admettent,
avec l'observateur, une relation immédiate et «subjective») et des
situations individuelles (étude des «meneurs», des personnalités
exceptionnelles dans les collectivités). Soucieuse d'investir aussi
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 18

complètement que possible son objet, l'observation clinique s'ad-


joint les procédés indirects d'information et s'appuie sur les diver-
ses techniques de l'interview dont on parlera ci-dessous.

C'est dans une perspective clinique qu'il convient d'envisager


les études de « cas particuliers » — les case studies qui ont pris
tant d'importance dans la psycho-sociologie américaine. Les pro-
cédés mis en œuvre dans les case studies visent à éclairer une si-
tuation concrète individuelle ou collective (mais, dans ce cas, gé-
néralement restreinte) par un ensemble d'informations obtenues
indirectement par le recours aux documents personnels et par voie
directe (observation et interviews). L'ouvrage monumental de Zna-
niecki et Thomas, The Polish Peasant in Europe and America, 2e
éd., 1927, constitue une illustration remarquable de la technique
des case studies appliquée à l'étude de la famille paysanne polo-
naise autochtone et émigrée. Les auteurs, pour qui, «l'autobiogra-
phie, aussi complète que possible, constitue le type parfait de maté-
riel sociologique», accordent une valeur presque exclusive aux do-
cuments personnels (cf. Gottschalk L., Kluckhohn CL, Angell R.,
The use of Personal Documents in History, Anthropology and So-
ciology, New York, 1945).

Retour à la table des matières

e) L'observation indirecte méthodique est le complément


indispensable de l'observation directe. Elle utilise les données do-
cumentaires concernant l'objet envisagé dans l'enquête. Dans tou-
tes les sociétés à écriture, les données documentaires constituent le
point de départ le plus sûr et le plus commode de l'enquête socio-
logique. Toute recherche portant sur des groupes de localité ur-
bains ou ruraux et d'une façon générale sur tous les groupements
organisés ne saurait négliger l'ensemble documentaire que consti-
tuent les recensements, les registres d'état civil, les registres parois-
siaux, les documents juridiques et économiques, les cadastres, etc.
Mais l'utilisation des données documentaires intervient également
dans l'étude des réglementations sociales et, d'une façon plus géné-
rale, des paliers les plus profonds de la réalité sociale.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 19

L'analyse de contenu (content analysis) est un exemple


d'exploitation systématique et codifiée permettant un traitement
statistique, des données documentaires (livres, presse, radio, etc.),
afin de mettre en évidence les stéréotypes, les modèles, les signes
et les symboles, les valeurs, dont font usage tel public, telle classe
sociale, tels groupes, telle société globale (cf. B. Berelson, The Li-
brary's Public, New York, 1949).

L'utilisation des données documentaires dans l'enquête so-


ciologique ne laisse pas de poser un problème quant à leur validi-
té : en effet, aucun document n'a été élaboré à l'intention du socio-
logue ; au même titre qu'une manifestation quelconque de la réalité
sociale, il constitue un objet sociologique justiciable d'analyse.
L'observation méthodique indirecte vise, à son tour, à construire, à
partir de documents bruts (qu'il s'agisse d'un registre paroissial ou
d'une collection de journaux), des données utilisables pour l'ana-
lyse.

f) L'observation participante.

Retour à la table des matières

— Avec ce procédé nous nous acheminons vers les techniques


fondées sur la communication de l'observateur avec les sujets ob-
servés. Par l'observation participante, l'observateur est en même
temps acteur : il s'intègre au groupe étudié en participant à ses ac-
tivités et manifestations diverses. L'enquête sociométrique qui se-
lon Moreno implique «une révolution dans les relations entre l'en-
quêteur et les sujets étudiés» ressortit à ce type de technique : le
praticien de la sociométrie participe, en effet, aux situations collec-
tives des enquêtés. De surcroît, il s'efforce de créer, de mettre en
scène les situations. En cela il adopte une attitude d'expérimenta-
teur plus encore que d'observateur. Aussi bien envisagerons-nous
ailleurs les techniques sociométriques. L'enquête ethnographique,
sinon de façon systématique, procède souvent par observation par-
ticipante : l'ethnographe, par le fait même de sa longue implanta-
tion dans un groupe fortement structuré et de taille généralement
réduite, devient inévitablement un élément (sans doute toujours
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 20

marginal, à quelque degré) du groupe étudié. Un bon exemple nous


en est fourni par l'ouvrage de G. Condominas, Nous avons mangé
la forêt, Paris, 1957.

g) L'observation par l'intermédiaire d'un informateur est


un procédé technique d'enquête fréquent en ethnographie ou l'obs-
tacle linguistique, le décalage des cultures, le caractère souvent
ésotérique des manifestations, enfin l'absence de l'adjuvant que
constitue le document écrit, rendent malaisée l'observation directe
et l'appel aux sources «objectives» d'information. Mais, sans avoir
le caractère systématique qu'il prend en ethnographie, ce procédé
technique est employé également dans l'enquête sociologique : il
vaut ce que valent et l'informateur choisi et l'expérience de l'enquê-
teur qui doit lui permettre le contrôle des informations reçues. «Au
premier chef, écrit Marcel Griaule (ouvr. cit., pp. 54 et suiv.), l'in-
formateur doit être identifié. Il faut s'assurer qu'il appartient bien
au groupe considéré et déterminer l'emboîtement des différents
sous-groupes dont il fait partie. Ceci posé, il sera opportun de le
considérer comme représentant du groupe le plus restreint possible
auquel il appartient et de le relier constamment à tous les autres.
Agir autrement fausserait rapidement les vues (...). Le choix ayant
été opéré, il reste à utiliser l'informateur. Ici entre en ligne la seule
«humanité» du chercheur.»

II. — TECHNIQUES DE L'INTERVIEW

Retour à la table des matières

Tous les procédés d'observation directe, lorsque l'homme est


l'objet observé, impliquent inévitablement la communication ver-
bale, soit à titre occasionnel, soit de façon systématique. Mais, l'in-
terview, en tant que technique autonome de recherche, a été l'objet,
en psychologie clinique, puis en psychologie sociale et en sociolo-
gie, d'un développement très considérable qui risque, par un em-
ploi souvent exclusif de tout autre procédé, de dénaturer l'enquête
sociologique.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 21

La nécessité de l'utilisation des divers procédés d'interview


dans l'enquête sociologique tient à la nature même des phénomènes
sociaux dont la saisie ne saurait être effective dans une perspective
purement behavioriste ou objectiviste. Au reste, il est impossible
au sociologue de dissocier le phénomène social du phénomène
psychique qui en est une dimension. Aussi bien, les diverses tech-
niques d'observation qui ont été envisagées ci-dessus doivent-elles
être complétées par tous les procédés de communication verbale
avec les sujets de l'enquête. En revanche, l'interview, à soi seule, si
raffinée soit-elle dans ses procédés, ne saurait fonder l'enquête so-
ciologique quel que soit le niveau d'étude envisagé. Le problème,
en effet, se pose aussitôt de la détermination des individus inter-
viewés et des critères de leur représentativité : la détermination du
cadre réel de l'étude et des individus qui le représentent ne peut
être effectuée que par des procédés opératoires différents de l'in-
terview. Ce problème, d'ailleurs, est double (nous le retrouverons à
propos des techniques d'échantillonnage) : il est proprement ma-
thématique en ce qui concerne le nombre des individus à interroger
afin que les résultats de l'interrogatoire soient significatifs ; il est
proprement sociologique en ce qui concerne le choix des individus
soumis à l'interview, afin que l'échantillon des individus choisis
soit homogène par rapport à l'ensemble social dont ils sont tirés.

D'autre part, l'emploi exclusif de l'interview limite nécessai-


rement la signification sociologique de l'enquête pour autant que
l'interview ne peut mettre en évidence qu'un système subjectif de
rôles et d'attitudes des enquêtés, sans lien nécessaire avec les rôles
et les fonctions réels assumés par ces mêmes enquêtés dans la si-
tuation réelle. A cet égard on peut dire que l'interview ne saisit ja-
mais les phénomènes sociaux qu'après coup, qu'en dehors de la
situation réelle dans laquelle ils apparaissent.

Enfin, il faut encore noter que la relation entre enquêteur et


enquêté, dans l'interview, n'est jamais une relation neutre ; elle
constitue à son tour un phénomène social (rapport avec autrui
pouvant prendre des significations diverses) qui entre en composi-
tion avec les phénomènes que l'interview a pour objet d'élucider.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 22

Les divers procédés d'interview visent à pallier les difficultés


propres à ce type de technique en égard au genre de réponses es-
comptées dans le cadre de l'enquête.

Retour à la table des matières

a) L'interview libre laisse toute latitude de réponse à l'inter-


rogé. Elle vise à recueillir des données riches en signification mais
rend délicat le contrôle des réponses et difficile leur comparaison.
Divers procédés d'interview libre sont à distinguer : l'interview or-
ganisée (standardized interview) procède selon un plan précis de
questions posées toujours dans le même ordre et dans les mêmes
termes tout en laissant à l'enquêté la possibilité d'exprimer large-
ment sa pensée. Il arrive aussi que l'enquêteur change les termes de
la question pour faciliter l'interrogatoire : il doit prendre soin,
alors, de délimiter précisément, pour l'enquêté, la portée de sa
question (cf. Kinsey A. G., Le comportement sexuel de l'homme,
trad. franc., Paris, 1948, Ire Partie, chap. II).

L'interview inorganisée (unstandardized interview) procède


selon un plan très souple qui varie avec les individus interrogés ;
l'ordre des questions et les termes dans lesquels elles sont posées
ne sont pas respectés, l'enquêteur s'efforçant de gêner le moins
possible la spontanéité du sujet (cf. Roethlisberger F. J. et Dickson
W. J-, Management and Worker, Cambridge, Mass., 1939). La
technique de non-directive interview, dont l'objet est d'abord théra-
peutique, accentue les caractéristiques de l'interview organisée : il
s'agit non plus de poser des questions, mais, au contraire, de laisser
parler le sujet : l'enquêteur intervient par sa seule présence com-
préhensive (cf. Rogers G. R., The non-directive method as a tech-
nique for social research, Amer. J. Social., 1945, 50).

b) L'interview par questions fermées procède selon un plan


rigide dans lequel l'ordre des questions et les termes dans lesquel-
les elles sont posées sont scrupuleusement respectés. L'enquêté n'a
plus la latitude de commenter ses réponses : il répond par oui ou
par non ou bien en termes de préférences. Cette technique rend
possible une codification immédiate des réponses et, par consé-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 23

quent, leur « quantification » et leur traitement statistique. Mais au


détriment du contenu dont la signification s'amenuise. On pallie cet
inconvénient en alliant souvent, dans la même recherche, les pro-
cédés conjoints de l'interview fermée et de l'interview libre: dans
ce cas, l'interview fermée permet de préciser l'extension des phé-
nomènes étudiés (croyances, opinions, attitudes, etc.), dont l'inter-
view libre pourra approfondir le contenu. A supposer, évidemment,
que l'échantillon de sujets interrogés selon le premier procédé soit
en tous points comparable à l'échantillon de ceux auxquels on ap-
pliquera le second procédé.

Retour à la table des matières

c) L'interview répétée (panel interview) de P. F. Lazarsfeld


(The people choice, New York, 1948), est un procédé d'application
de l'interview à l'analyse d'un changement social. On interroge à
intervalles réguliers un échantillon dûment établi du groupe dont
on veut suivre les modifications des opinions et des attitudes au
cours d'une situation sociale mouvante et en fonction des détermi-
nations extérieures que le groupe subit (en l'espèce l'étude citée a
été effectuée au cours d'une campagne électorale). Afin d'éviter les
« distorsions » qui pourraient surgir de la répétition des interroga-
toires sur les mêmes individus, on teste, chaque fois, un échantillon
témoin présentant les mêmes caractéristiques que l'échantillon ex-
périmental.

d) L'interview approfondie (focused interview). — Ce pro-


cédé a été mis au point par R. K. Merton pour étudier l'incidence
des moyens d'information sur les attitudes et les comportements du
public. Il s'agit d'une interview de type libre dans laquelle l'enquê-
teur se donne pour objet l'exploration d'une réaction particulière de
l'enquêté à un stimulus déterminé (un message transmis par la
presse ou la radio, par exemple, dont le contenu, préalablement
analysé, a servi à l'établissement des hypothèses d'enquête).
Comme dans l'interview de type inorganisé, le rôle de l'enquêteur
consiste moins à interroger le sujet qu'à l'aider à éclairer lui-même
l'incidence du stimulus sur ses attitudes et son comportement (cf.
Merton R. K., Kendall P. L., The focused interview, Amer. J. So-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 24

cial., 1946, 51 ; Merton R. K., Éléments de méthode sociologique,


Paris, 1953, pp. 51 et suiv.).

Retour à la table des matières

e) Les questionnaires. — Les techniques d'interview nous


conduisent à envisager le procédé du questionnaire fréquemment
utilisé dans la recherche sociologique et vulgarisé par les enquêtes
dites d'opinion publique. Le questionnaire n'est généralement autre
chose qu'une interview de type fermé dont les inconvénients sont
aggravés chaque fois que la garantie que peut apporter la présence
de l'enquêteur professionnel vient à faire défaut, comme si souvent
c'est le cas dans les enquêtes d'opinion lorsque le questionnaire est
diffusé par voie de presse ou expédié par la poste. La technique du
questionnaire offre l'avantage d'une codification et d'une exploita-
tion rapides des réponses, mais son emploi exclusif ne saurait per-
mettre une analyse en profondeur. Au reste, ce n'est point la tech-
nique qui est critiquable, mais plutôt le type de questions posées et
le choix des individus soumis au questionnaire. Un questionnaire
portant sur les caractéristiques du logement d'une population dé-
terminée, ou sur la qualité et la quantité de la consommation ali-
mentaire des familles, ou enfin, sur les ressources et les budgets,
n'offre par les mêmes dangers qu'un questionnaire dont l'objet est
de connaître des opinions. Dans le premier cas, les questions appel-
lent des jugements de réalité ou la relation d'un fait précis ; dans le
second cas, elles exigent, de la part des enquêtés, des jugements de
valeur. A cet égard, sans même mettre en cause la sincérité des ré-
ponses, le danger réside en premier lieu dans le postulat implicite
du caractère univoque des questions posées pour une population
interrogée dont on admet l'homogénéité. Le caractère fermé des
réponses accentue le risque d'équivoque et rend difficile le contrôle
des significations ; les réponses, en effet, peuvent varier considéra-
blement selon la façon dont les questions sont posées. A. Sauvy
(L'opinion publique, Paris, 1956, p. 41), rappelle un exemple clas-
sique : «En 1940, avait été posée aux États-Unis la même question,
sous deux formes différentes : Forme A : Pensez-vous que les
États-Unis devraient faire plus qu'ils ne font actuellement pour ai-
der l'Angleterre et la France ? — Forme B : Pensez-vous que les
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 25

États-Unis devraient faire plus qu'ils ne font maintenant pour aider


l'Angleterre et la France, dans leur lutte contre Hitler ? Sur le fond
les deux questions étaient identiques, mais l'introduction du mot
Hitler a entraîné 9 % de réponses dans le sens interventionniste.»
Sans même qu'intervienne le choix de l'échantillon des sujets sou-
mis aux questionnaires, on voit à quelles difficultés se heurtent les
enquêtes d'opinion.

III. - LES TECHNIQUES


D'EXPÉRIMENTATION

Retour à la table des matières

« Je suis convaincu, écrivait K. Lewin (Resolving social


conflicts, New York, 1948), qu'il est possible d'effectuer en socio-
logie des expériences que l'on puisse aussi légitimement qualifier
de scientifiques que des expérimentations de physique ou de chi-
mie. » Le problème théorique de la possibilité de l'expérimentation
en sociologie dépasse l'objet de ce chapitre, dans la mesure où il ne
concerne pas seulement des procédés opératoires particuliers et
met en cause la méthode même de la sociologie. Le grief que l'on
pourrait formuler à l'égard de la tendance expérimentale est qu'elle
prend le modèle expérimental hors de la sociologie et considère
que seuls un appareil conceptuel et une mise en œuvre d'opérations
en tous points comparables aux concepts et aux opérations propres
à l'expérimentation physique puissent garantir le statut scientifique
de la sociologie. Or, le problème est avant tout de savoir si la na-
ture même et la dimension réelle des phénomènes sociologiques
s'accommodent du traitement expérimental. Que si l'on considère
les objets sur lesquels portent les essais expérimentaux, la décep-
tion du sociologue ne se fait pas attendre : l'expérimentation, en
effet, porte ordinairement sur des groupes artificiels créés par les
besoins de l'expérience (groupes de laboratoire) et ne peut avoir
généralement qu'une signification psycho-sociologique et interper-
sonnelle.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 26

Retour à la table des matières

a) Techniques de laboratoire. — L'intérêt escompté des


techniques expérimentales réside essentiellement dans la possibili-
té d'un contrôle absolu de la réalité expérimentale, contrôle absolu
auquel le sociologue ne saurait atteindre, nous l'avons vu, dans les
situations réelles. Mais une telle possibilité de contrôle n'est obte-
nue qu'au prix d'une simplification des situations créées artificiel-
lement en laboratoire. Le contrôle de l'expérience n'est possible
que si les éléments de la situation retenus pour l'expérience (les
variables expérimentales] sont peu nombreux et isolables et si l'ef-
fet des autres éléments entrant dans la situation (les variables non
contrôlées) peut être annulé par des artifices de procédure. Si,
donc, deux variables A et B d'une situation donnée sont retenues,
la technique expérimentale consiste à modifier la situation en mo-
difiant la variable A ou variable indépendante et à observer et à
mesurer les effets de cette modification sur la variable B ou varia-
ble dépendante. Cette procédure suppose que l'expérimentateur
dispose d'un groupe expérimental dont il modifiera la situation au
cours de l'expérience et d'un groupe témoin, théoriquement identi-
que au premier et dont la situation ne subira pas de changements.

La validité de l'expérimentation exige le respect des trois


conditions majeures suivantes : 1) Groupes expérimentaux et grou-
pes témoins doivent être homogènes ; les groupes sont constitués
selon les techniques de l'échantillonnage statistique ; 2) Les varia-
bles expérimentales doivent être purifiées au maximum, ce qui en-
traîne l'expérimentateur à créer une situation artificiellement sim-
plifiée ; 3) Les variables non contrôlées doivent être neutralisées
soit en les éliminant (dans les schémas expérimentaux les plus
simples), soit en égalisant leurs effets sur tous les groupes, soit en
les rendant aléatoires (ce qui est le cas le plus fréquent) en les ré-
partissant au hasard. L'interprétation des résultats expérimentaux
est fondée sur la formulation d'une hypothèse nulle qui consiste à
supposer que les résultats acquis ne sont dus qu'aux fluctuations du
hasard. Si la probabilité d'obtenir de tels résultats uniquement par
hasard est suffisamment petite, l'hypothèse nulle est rejetée et le
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 27

test expérimental est jugé significatif (cf. Cochran W. G. et Cox G.


M., Expérimental Designs, New York, 1950).

Retour à la table des matières

b) Rapports de l'expérimentation de laboratoire avec l'en-


quête sociologique. — Considérées dans leur rapport avec l'en-
quête sociologique, qu'elles ne sauraient remplacer, les expérien-
ces de laboratoires peuvent permettre la mise au point d'hypothèses
de travail susceptibles d'être vérifiées sur le « terrain », et contri-
buer ainsi à l'élaboration de la théorie. Dans la perspective d'une
« dialectique » entre le laboratoire et la société réelle, des travaux
expérimentaux comme ceux de Bavelas sur les circuits de commu-
nication dans les groupes organisés (cf. Bavelas A. A., A mathe-
matical model for group structure, Appl. Anlhrop., 1948, 7), de
Festinger sur la cohésion des groupes (cf. Festinger L., Schachter
S., et Back K., Social Pressures in Informal Groups, New York,
1950), ou de Bales sur les processus de décision dans les petits
groupes (cf. Bales F., Interaction process analysis : A method for
the study of small groups, Cambridge, Mass., 1950), offrent, dans
l'esprit même de leurs auteurs, des modèles applicables aux situa-
tions réelles, l'expérimentation étant envisagée, alors, comme une
méthodologie stratégique en vue d'atteindre une meilleure compré-
hension des situations réelles. Mais il est bien entendu que toute
extrapolation théorique des groupes de laboratoire aux groupes ré-
els est hasardeuse.

c) Les techniques sociométriques. — « La sociométrie,


note Moreno qui en est l'initiateur, peut être désignée (...) comme
une micro-sociologie, une sociologie des éléments microscopiques
dynamiques, ceci indépendamment de l'envergure des groupes
grands ou petits auxquels elle est appliquée » (Moreno J. L., So-
ciometry, Comtism and Marxism, Sociometry, 1945, vol. VIII). Et
à cet égard, il écrit encore, à juste titre : « Nous considérons l'étude
de ces manifestations atomiques élémentaires (ou micro-
sociologiques) des relations humaines, comme le prélude et le fon-
dement nécessaires pour des investigations macro-sociologiques »
(La méthode sociométrique en sociologie, Cahiers int. de Soc., vol.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 28

II, 1947). Dans la mesure où la sociométrie ne réduit pas la réalité


sociale au niveau microsociologique auquel elle l'appréhende, ses
procédés opératoires ont une signification proprement sociologi-
que.

Les procédés sociométriques visent à décrire et mesurer les


relations sociales spontanées qui sont les composantes élémentai-
res de tous les groupements. Mais pour observer avec exactitude la
réalité microsociologique «les vieilles méthodes fondant l'objecti-
vité sur le simple recollement des faits : observation extérieure,
statistique, etc.», s'avèrent insuffisantes. De même, les techniques
introspectives classiques ne saisissent jamais les situations sociales
qu'au passé, indépendamment du rapport de ces situations avec le
moment où elles apparaissent. « Les techniques de recherche ont à
subir une crise de subjectivation pour acquérir une plus grande ob-
jectivité dans ce domaine.» Dans le langage volontiers emphatique
de Moreno, les techniques sociométriques constituent «une révolu-
tion dans les relations entre l'enquêteur et les sujets étudiés » : les
sujets ne sont plus traités comme des objets d'observation ; ils par-
ticipent eux-mêmes pleinement à l'enquête et sont les agents actifs
de leur propre comportement ; quant à l'enquêteur, il s'intègre au
groupe étudié, participe à son action, étant à la fois observateur et
acteur dans une expérience collective. En effet, plutôt que d'en-
quête ou d'observation participante, il convient de parler ici d'expé-
rimentation puisque les observations portent sur les modifications
du groupe induites par l'expérimentateur dans son rapport avec les
sujets. D'autre part, l'échelle sociologique sur laquelle porte l'inves-
tigation sociométrique, permet à celle-ci d'utiliser ses procédés ex-
périmentaux in situ, sur des groupes réels et non pas dans le cadre
artificiel d'un laboratoire : les expériences sociométriques porteront
ainsi sur les enfants d'une classe, les ouvriers d'un chantier, les dé-
tenus d'une prison, etc.

Ces procédés techniques sont appliqués dans le test sociomé-


trique qui vise à découvrir et à mesurer les sentiments qu'éprou-
vent les individus à l'égard les uns des autres en tant que membres
du groupe auquel ils participent au moment de l'expérience : aux
enfants d'une classe on demandera de choisir librement ceux de
leurs camarades à côté de qui ils préféreraient s'asseoir en classe.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 29

On compte les sélections effectuées et on établit des coefficients


distinguant les enfants préférés, ceux qui sont négligés et ceux qui
sont dans une situation intermédiaire. Le contenu du test dépend du
caractère du groupe dans lequel l'expérience est effectuée et du cri-
tère choisi pour la sélection.

Le test de configuration sociale complète le précédent : il


vise à établir le coefficient de cohésion du groupe en fonction des
sélections effectuées par ses membres. Le procédé consiste à com-
parer la probabilité mathématique des sélections et les sélections
réellement effectuées. L'écart entre les deux révèle la «configura-
tion sociale» du groupe. Le groupe atteste une cohésion élevée si le
coefficient des sélections positives réciproques effectuées réelle-
ment est supérieur au coefficient théorique. Dans le cas contraire, il
tend vers la désagrégation.

Les techniques dramatiques. — Les procédés de psycho-


drame et de sociodrame, dont l'origine est psychothérapique, sont
utilisés en sociométrie avec valeur d' «expérimentation dans le
domaine de la recherche de la spontanéité ». Le souci de saisir les
situations interpersonnelles et collectives in situ et in statu nascen-
di est encore visible ici. Mais il s'agit ici d'expérimentations qui
perdent en précision mathématique dans la mesure où elles gagnent
en richesse d'expression. Le psychodrame substitue aux procédés
classiques de la psychologie et de la psychanalyse, jugés artificiels
et déformants, une action expérimentale où l'individu se retrouve
dans une situation reproduisant aussi fidèlement que possible les
conditions réelles de son existence. Le sujet ne raconte pas sa si-
tuation, il la joue et ressuscite, grâce aux auxiliaires qui l'assistent
dans le jeu, les interrelations qui le lient à son entourage.

Le sociodrame a pour objet «les relations entre les groupes


et les mentalités ». Il met en cause non pas un individu, mais un
public, devant lequel les acteurs recréent et jouent, de façon aussi
impersonnelle que possible, des rôles sociaux tels que le patron,
l'employé, le mari, la femme, etc. Le public se retrouve dans les
rôles joués devant lui, dans leurs liaisons et leurs conflits et parti-
cipe par ses réactions au drame social qui se joue. Pour Moreno, le
sociodrame rend compte de toutes les tensions de la société hu-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 30

maine comme en miniature : «L'auditoire représente l'opinion pu-


blique ; les acteurs sur la scène représentent les protagonistes ; le
directeur (qui orchestre le drame) symbolise l'action du groupe »
(cf. Sociodrama. A Method of the Analysis of Social Conflicts,
Psychodrama Monographs, I, 1944). L'intérêt du procédé socio-
dramatique (qui se situe au niveau macro-sociologique) est dimi-
nué par le caractère inévitablement artificiel de l'expérimentation
qu'il met en œuvre (cf. Gurvitch G., La vocation, vol. I, 1963, pp.
269 et suiv.).

IV. — TECHNIQUES STATISTIQUES

Retour à la table des matières

On a examiné au chapitre précédent le problème de la statis-


tique, dans toute son envergure. Du point de vue des techniques de
la recherche sociologique, qui est celui qui nous occupe, on remar-
quera que l'utilisation des procédés statistiques est d'abord limitée
par le fait que la discipline statistique en dépit de ses origines et à
cause de son long commerce avec les «sciences exactes» — n'a
guère forgé d'outils parfaitement adaptés aux phénomènes qu'envi-
sage le sociologue. Et un excellent utilisateur des procédés statisti-
ques, L. Festinger, écrit à ce propos : «II est vraiment dommage
pour celui qui pratique les sciences sociales, que les problèmes qui
ont stimulé la croissance de la statistique dans le passé soient ve-
nus d'autres domaines et que par conséquent, les développements
statistiques soient souvent mal applicables aux faits de la science
sociale » (Research Methods in Social Relations, New York, 1951,
p. 715. Cf. Isambert F.-A., La statistique bien tempérée, Cahiers
int. de Social., XVIII, 1955).

D'autre part, Georges Gurvitch (Déterminismes sociaux et


liberté humaine, Paris, 1955, pp. 51 et suiv.), a bien montré les dif-
ficultés rencontrées par l'application des modèles statistiques (cal-
cul des probabilités, lois statistiques) aux phénomènes sociaux :
«La validité du calcul des probabilités et des lois statistiques ne
repose nullement ici sur les mathématiques — simple moyen d'ex-
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 31

pression, dans ce cas — mais sur la réussite de la recherche des


cadres, ensembles et univers réels auxquels on adapte le calcul des
moyennes et des proportions (p. 52).» Mais lorsque les «ensem-
bles» ne sont pas définis au départ et que les objets de la recherche
sont ambigus et exigent une interprétation difficilement contrôla-
ble, quelle application peut-on faire, en toute rigueur, des procédés
statistiques les plus raffinés ? Or, c'est bien là la situation la plus
fréquente dans la recherche empirique.

Il est significatif d'ailleurs que les procédés expérimentaux


ci-dessus envisagés utilisent amplement les techniques statisti-
ques : celles-ci interviennent comme techniques de contrôle
(contrôle de l'homogénéité des échantillons, de la neutralisation
des variables non contrôlées, etc.) et comme techniques de mesure
permettant l'interprétation des résultats expérimentaux (épreuves
de signification, coefficients de corrélation, etc.). Mais précisément
parce que le cadre et les éléments de l'expérience sont donnés à
l'expérimentateur : situation privilégiée rendue possible parce que
l'expérience est inévitablement artificielle, au sens propre du mot.
La précision est acquise au prix d'une simplification du réel qui, à
la limite, le prive de sa dimension sociologique. Hors du cadre ex-
périmental les procédés statistiques ne sauraient avoir de rende-
ment que dans la mesure où les données auxquelles ils s'appliquent
sont suffisamment purifiées, ce qui n'est généralement pas le cas
dès que l'on dépasse les niveaux morphologiques et écologiques
des sociétés pour atteindre des niveaux essentiellement qualitatifs
comme le niveau des attitudes, des croyances et opinions, des
symboles et des valeurs. Un exemple remarquable de cette impuis-
sance des techniques statistiques à affiner des données grossières
est fourni par les nombreux travaux portant sur la mesure des atti-
tudes : la précision du traitement statistique contraste avec la tri-
vialité fréquente des procédés de détermination des unités de me-
sure fondés sur l'opinion d'un groupe d'experts.

Retour à la table des matières

Les techniques du sondage (sampling). — Au début de ce


chapitre nous signalions les dangers, pour l'enquête sociologique,
d'une conception statistique du social qui assimilerait les unités
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 32

collectives réelles partielles ou globales à une population statisti-


que, c'est-à-dire à un ensemble d'individus définis par la ou les
mêmes caractéristiques dont le choix serait déterminé par l'enquê-
teur. Un tel ensemble d'individus n'est pas représentatif de l'unité
collective réelle dont il a été abstrait. Mais l'enquête sociologique,
lorsqu'elle porte sur des groupes de large envergure et, à plus forte
raison, sur des sociétés globales, est bien obligée de limiter l'inves-
tigation à une portion du tout. Les techniques du sondage visent
précisément à résoudre ce problème en déterminant les échantil-
lons représentatifs des ensembles d'où ils sont tirés.

Le sondage aléatoire (random sampling) est fondé sur le


calcul des probabilités. Il consiste à prélever l'échantillon par tirage
au sort d'individus appartenant à la population totale, assez nom-
breux pour que puisse jouer la loi des grands nombres. En effet,
lorsque le tirage est effectué au hasard, les moyennes des échantil-
lons se groupent autour de la moyenne vraie de la population ; plus
la taille de l'échantillon croît, moins les moyennes sont dispersées.
En d'autres termes, il sera possible de choisir la taille de l'échantil-
lon de telle sorte que la probabilité des écarts avec la population
totale soit faible.

Retour à la table des matières

Sondages empiriques. — Le sondage aléatoire ne fait inter-


venir aucun critère dans le choix des unités de l'échantillon : cha-
que unité ne représente qu'elle-même, seul l'ensemble des unités
offre un caractère représentatif. Les sondages empiriques, au
contraire, opèrent la division préalable de la population en fonction
d'un ou plusieurs critères qui supposent la connaissance de la po-
pulation totale. La constitution de l'échantillon se fait par prélève-
ment des individus dans chaque sous-population (strate). On peut
aussi diviser l'ensemble étudié en unités ou en groupes d'unités
semblables (communes, cantons, etc.), l'échantillon étant constitué
par des individus prélevés dans certaines de ces unités. Ce procédé
évite la dispersion de l'échantillon sur une aire géographique trop
vaste.
Outils de l’enquête sociologique et enquête sur les outils sociologiques : George Granai… 33

Les procédés empiriques d'échantillonnage exigent de la part


de l'enquêteur, une prudence extrême s'il veut éviter les risques de
« distorsion ». En effet, si l'échantillon est choisi en fonction de
tels caractères contrôlés par le sondage, il ne sera représentatif de
la population totale qu'en ce qui concerne les caractères retenus.

Au reste, tout sondage est sociologiquement approximatif,


même s'il est statistiquement valable, comme le sondage aléatoire,
car l'échantillon n'est jamais l'image réduite et absolument fidèle
de la «population» dont il est tiré, dès lors que celle-ci n'est pas
une collection d'individus, mais un «tout» social. Aussi bien sans
une connaissance préalable, au moins partielle de la «population»
totale, c'est-à-dire des unités collectives réelles et de leurs agence-
ments, l'enquête par sondage est inopérante.

Fin de l’extrait

Vous aimerez peut-être aussi