De L'esprit Des Traductions Madame de Staël

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Madame de Staël

DE L’ESPRIT DES TRADUCTIONS 1

Il n’y a pas de plus éminent service à rendre à la littérature, que de


transporter d’une langue à l’autre les chefs-d’oeuvre de l’esprit humain.
Il existe si peu de productions du premier rang; le génie, dans quelque
genre que ce soit, est un phénomène tellement rare, que si chaque nation
moderne en étoit réduite à ses propres trésors, elle seroit toujours pauvre.
D’ailleurs, la circulation des idées est, de tous les genres de commerce,
celui dont les avantages sont les plus certains.
Les savans, et même les poètes, avoient imaginé, lors de la renaissance des lettres,
d’écrire tous dans une même langue, le latin, afin de n’avoir pas besoin d’être traduits pour
être entendus. Cela pouvoit être avantageux aux sciences, dont le développement n’a pas
besoin des charmes du style. Mais il en étoit résulté cependant que plusieurs des richesses
des Italiens, en ce genre, leur étoient inconnues à eux-mêmes, parce que la généralité des
lecteurs ne comprenoit que l’idiome du pays. Il faut d’ailleurs, pour écrire en latin sur les
sciences et sur la philosophie, créer des mots qu n’existent pas dans les auteurs anciens.
Ainsi, les savants se sont servis d’une langue tout à la fois morte et factice, tandis que les
poètes s’astreignoient aux expressions purement classiques; et l’Italie, où le latin retentissoit
encore sur les bords du Tibre, a possédé des écrivains tels que Fra - Castor, Politien,
Sannazar, qui s’approchoient, dit-on, du style de Virgile et d’Horace; mais si leur réputation
dure, leurs ouvrages ne se lisent plus hors du cercle des érudits; et c’est une triste gloire
littéraire que celle dont l’imitation doit être la base. Ces poètes latins, du moyen âge, ont été
traduits en italien dans leur propre patrie : tant il est naturel de préférer la langue qui vous
rappelle les émotions de votre propre vie, à celle qu’on ne peut se retracer que par l’étude!
La meilleure manière, j’en conviens, pour se passer des traductions, seroit de savoir
toutes les langues dans lesquelles les ouvrages des grands poètes ont été composés; le grec,
le latin, l’italien, le françois, l’anglais, l’espagnol, le portugais, l’allemand : mais un tel
travail exige beaucoup de temps, beaucoup de secours, et jamais on ne peut se flatter que des

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Article inséré dans un journal italien, en 1816.
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connoissances si difficiles à acquérir soient universelles. Or, c’est à l’universel qu’il faut
tendre, lorsqu’on veut faire du bien aux hommes. Je dirai plus : lors même qu’on entendroit
bien les langues étrangères, on pourroit goûter encore, par une traduction bien faite dans sa
propre langue, un plaisir plus familier et plus intime. Ces beautés naturalisées donnent au
style national des tournures nouvelles, et des expressions plus originales. Les traductions des
poètes étrangers peuvent, plus efficacement que tout autre moyen, préserver la littérature
d’un pays de ces tournures bannales qui sont les signes les plus certains de sa décadence.
Mais, pour tirer de ce travail un véritable avantage, il ne faut pas, comme les François,
donner sa propre couleur à tout ce qu’on traduit; quand même on devroit par là changer en
or tout ce que l’on touche, il n’en résulteroit pas moins que l’on ne pourroit pas s’en nourrir;
on n’y trouveroit pas des alimens nouveaux pour sa pensée, et l’on reverroit toujours le
même visage avec des parures à peine différentes. Ce reproche, justement mérité par les
François, tient aux entraves de toute espèce imposées, dans leur langue, à l’art d’écrire en
vers. La rareté de la rime, l’uniformité de vers, la difficulté des inversions, renferment le
poète dans un certain cercle qui ramène nécessairement, si ce n’est les mêmes pensées, au
moins des hémistiches semblables, et je ne sais quelle monotonie dans le langage poétique,
à laquelle le génie échappe, quand il s’élève très-haut, mais dont il ne peut s’affranchir dans
les transitions, dans les développemens, enfin, dans tout ce qui prépare et réunit les grands
effets.
On trouveroit donc difficilement, dans la littérature françoise, une bonne traduction
en vers, excepté celle des Géorgiques par l’abbé Delille. Il y a de belles imitations, des
conquêtes à jamais confondues avec les richesses nationales; mais on ne sauroit citer un
ouvrage en vers qui portât d’aucune manière le caractère étranger, et même je ne crois pas
qu’un tel essai pût jamais réussir. Si les Géorgiques de l’abbé Delille ont été justement
admirées, c’est parce que la langue françoise peut s’assimiler plus facilement à la langue
latine qu’à toute autre; elle en dérive, et elle en conserve la pompe et la majesté; mais les
langues modernes ont tant de diversités, que la poésie françoise ne sauroit s’y plier avec
grâce.
Les Anglois, dont la langue admet les inversions, et dont la versification est soumise
à des règles beaucoup moins sévères que celle des François, auroient pu enrichir leur

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littérature des traductions exactes et naturelles tout ensemble; mais leurs grands auteurs n’ont
point entrepris ce travail; et Pope, le seul qui s’y soit consacré, a fait deux beaux poëmes de
l’iliade et de l’Odyssée; mais il n’y a point conservé cette antique simplicité qui nous fait
sentir le secret de la supériorité d’Homère.
En effet, il n’est pas vraisemblable que le génie d’un homme ait surpassé depuis trois
mille ans celui de tous les autres poètes; mais il y avoit quelque chose de primitif dans les
traditions, dans les moeurs, dans les opinions, dans l’air de cette époque, dont le charme est
inépuisable; et c’est ce début du genre humain, cette jeunesse du temps, qui renouvelle dans
notre âme, en lisant Homère, une sorte d’émotion pareille à celle que nous éprouvons par les
souvenirs de notre propre enfance : cette émotion se confondant avec ses rêves de l’âge d’or,
nous fait donner au plus ancien des poètes la préférence sur tous ses successeurs. Si vous
ôtez à sa composition la simplicité des premiers jours du monde, ce qu’elle a d’unique
disparoît.
En Allemagne, plusieurs savans ont prétendu que les oeuvres d’Homère n’avoient pas
été composées par un seul homme, et qu’on devoit considérer l’Iliade, et même l’Odyssée
comme une réunion de chants héroïques, pour célébrer en Grèce la conquête de Troie et le
retour des vainqueurs. Il me semble qu’il est facile de combattre cette opinion, et que l’unité
de l’Iliade surtout ne permet pas de l’adopter. Pourquoi s’en seroit-on tenu au récit de la
colère d’Achille? Les événemens subséquens, la prise de Troie qui les termine, auroient dû
naturellement faire partie de la collection des rapsodies qu’on suppose appartenir à divers
auteurs. La conception de l’unité d’un événement, la colère d’Achille, ne peut être que le
plan formé par un seul homme. Sans vouloir toutefois discuter ici un système, pour et contre
lequel on doit être armé d’une érudition effrayante, au moins faut-il avouer que la principale
grandeur d’Homère tient à son siècle, puisqu’on a cru que les poètes d’alors, ou du moins
un très-grand nombre d’entre eux avoient travaillé à l’Iliade. C’est une preuve de plus que
ce poëme est l’image de la société humaine, à tel degré de la civilisation, et qu’il porte
encore plus l’empreinte du temps que celle d’un homme.
Les Allemands ne se sont point bornés à ces recherches savantes sur l’existence
d’Homère; ils ont tâché de le faire revivre chez eux, et la traduction de Voss est reconnue
pour la plus exacte qui existe dans aucune langue. Il s’est servi du rhythme des anciens, et

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l’on assure que son hexamètre allemand suit presque mot à mot l’hexamètre grec. Une telle
traduction sert efficacement à la connoissance précise du poëme ancien; mais est-il certain
que le charme, pour lequel il ne suffit ni des règles ni des études, soit entièrement transporté
dans la langue allemande? Les quantités syllabiques sont conservées; mais l’harmonie des
sons ne sauroit être la même. La poésie allemande perd de son naturel, en suivant pas à pas
les traces du grec, sans pouvoir acquérir la beauté du langage musical qui se chantoit sur la
lyre.
L’italien est de toutes les langues modernes celle qui se prête le plus à nous rendre
toutes les sensations produites par l’Homère grec. Il n’a pas, il est vrai, le même rhythme que
l’original; l’hexamètre ne peut guère s’introduire dans nos idiomes modernes; les longues et
les brèves n’y sont pas assez marquées pour que l’on puisse égaler les anciens à cet égard.
Mais les paroles italiennes ont une harmonie qui peut se passer de la symétrie des dactyles
et des spondées, et la construction grammaticale en italien se prête à l’imitation parfaite des
inversions du grec : les versi sciolti, étant dégagés de la rime, ne gênent pas plus la pensée
que la prose, tout en conservant la grâce et la mesure du vers.
La traduction d’Homère par Monti est sûrement de toutes celles qui existent en
Europe celle qui approche le plus du plaisir que l’original même pourroit causer. Elle a de
la pompe et de la simplicité tout ensemble; les usages les plus ordinaires de la vie, les
vêtemens, les festins sont relevés par la dignité naturelle des expressions; et les plus grandes
circonstances sont mises à notre portée par la vérité des tableaux et la facilité du style.
Personne, en Italie, ne traduira plus désormais l’Iliade; Homère y a pris pour jamais le
costume de Monti, et il me semble que, même dans les autres pays de l’Europe, quiconque
ne peut s’élever jusqu’à lire Homère dans l’original, aura l’idée du plaisir qu’il peut causer,
par la traduction italienne. Traduire un poète, ce n’est pas prendre un compas, et copier les
dimensions de l’édifice; c’est animer du même souffle de vie un instrument différent. On
demande encore plus une jouissance du même genre que des traits parfaitement semblables.
Il seroit fort à désirer, ce me semble, que les Italiens s’occupassent de traduire avec
soin diverses poésies nouvelles des Anglois et des Allemands; ils feroient ainsi connoître un
genre nouveau à leurs compatriotes, qui s’en tiennent, pour la plupart, aux images tirées de
la mythologie ancienne : or, elles commencent à s’épuiser, et le paganisme de la poésie ne

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subsiste presque plus dans le reste de l’Europe. Il importe aux progrès de la pensée, dans la
belle Italie, de regarder souvent au-delà des Alpes, non pour emprunter, mais pour connoître;
non pour imiter, mais pour s’affranchir de certaines formes convenues qui se maintiennent
en littérature comme les phrases officielles dans la société, et qui en bannissent de même
toute vérité naturelle.
Si les traduction des poëmes enrichissent les belles-lettres, celles des pièces de théâtre
pourroient exercer encore une plus grande influence; car le théâtre est vraiment le pouvoir
exécutif de la littérature. A. W. Schlegel a fait une traduction de Shakespeare, qui, réunissant
l’exactitude à l’inspiration, est tout-à-fait nationale en Allemagne. Les pièces angloises ainsi
transmises, sont jouées sur le théâtre allemand, et Shakespeare et Schiller y sont devenus
compatriotes. Il seroit possible en Italie d’obtenir un résultat du même genre; les auteurs
dramatiques françois se rapprochent autant du goût des Italiens que Shakespeare de celui des
Allemands, et peut-être pourroit-on représenter Athalie avec succès sur le beau théâtre de
Milan, en donnant aux choeurs l’accompagnement de l’admirable musique italienne. On a
beau dire que l’on ne va pas au spectacle en Italie pour écouter, mais pour causer, et se réunir
dans les loges avec sa société intime; il n’en est pas moins certain que d’entendre tous les
jours, pendant cinq heures, plus ou moins, ce qu’on est convenu d’appeler des paroles dans
la plupart des opéra italiens, c’est, à la longue, une manière sûre de diminuer les facultés
intellectuelles d’une nation. Lorsque Casti faisoit des opéra comiques, lorsque Métastase
adaptoit si bien à la musique des pensées pleines de charme et d’élévation, l’amusement n’y
perdoit rien, et la raison y gagnoit beaucoup. Au milieu de la frivolité habituelle de la société,
lorsque chacun cherche à se débarrasser de soi par le secours des autres, si vous pouvez faire
arriver quelques idées et quelques sentimens à travers les plaisirs, vous formez l’esprit à
quelque chose de sérieux qui peut lui donner enfin une véritable valeur.
La littérature italienne est partagée maintenant entre les érudits qui sassent et
ressassent les cendres du passé, pour tâcher d’y retrouver encore quelques paillettes d’or, et
les écrivains qui se fient à l’harmonie de leur langue pour faire des accords sans idées, pour
mettre ensemble des exclamations, des déclamations, des invocations où il n’y a pas un mot
qui parte du coeur et qui y arrive. Ne seroit-il donc pas possible qu’une émulation active,
celle des succès de théâtre, ramenât par degrés l’originalité d’esprit et la vérité de style, sans

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lesquelles il n’y a point de littérature, ni peut-être même aucune des qualités qu’il faudroit
pour en avoir une.
Le goût du drame sentimental s’est emparé de la scène italienne, et au lieu de cette
gaîté piquante qu’on y voyoit régner autrefois, au lieu de ces personnages de comédie qui
sont classiques dans toute l’Europe, on voit représenter, dès les premières scènes de ces
drames, les assassinats les plus insipides, si l’on peut s’exprimer ainsi, dont on puisse donner
le misérable spectacle. N’est-ce pas une pauvre éducation pour un nombre très-considérable
de personnes, que de tels plaisirs si souvent répétés? Le goût des Italiens, dans les beaux-arts,
est aussi simple que noble; mais la parole est aussi un des beaux-arts, et il faudroit lui donner
le même caractère; elle tient de plus près à tout ce qui constitue l’homme, et l’on se passe
plutôt de tableaux et de monumens que des sentiments auxquels ils doivent être consacrés.
Les Italiens sont très-enthousiastes de leur langue; de grands hommes l’ont fait valoir,
et les distinctions de l’esprit ont été les seules jouissances, et souvent aussi les seules
consolations de la nation italienne. Afin que chaque homme capable de penser se sente un
motif pour se développer lui-même, il faut que toutes les nations aient un principe actif
d’intérêt : les unes sont militaires, les autres politiques. Les Italiens doivent se faire
remarquer par la littérature et les beaux-arts; sinon leur pays tomberoit dans une sorte
d’apathie dont le soleil pourroit à peine le réveiller.
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Source : Germaine de Staël, «De l'esprit des traductions», dans Oeuvres complètes de Mme
de Staël , Paris, Treuttel et Würtzvol. 17, p. 387-399.

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