Michael Crichton & James Patterson-Eruption

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Intellectuelle. En cas d’utilisation contraire aux lois, sachez que vous vous exposez à des
sanctions pénales et civiles.
Michael Crichton est l’un des écrivains les plus populaires au
monde, célèbre pour le phénomène international Jurassic Park
(Robert Laffont, 1992). Il a coécrit le scénario du film réalisé par
Steven Spielberg. Il est l’auteur de nombreux best-sellers dont
Soleil levant (1993), Le Monde perdu (1996), ou Turbulences
(1997) et le créateur de la série culte Urgences. Avant sa mort en
2008, il s’était lancé dans l’écriture d’Éruption qu’il situait à
nouveau à Hawaï, son lieu de prédilection. À la demande de sa
veuve, James Patterson a fini le roman.
James Patterson est entré dans le Guinness des records pour
avoir vendu plus de trois cent cinquante millions de livres à
travers le monde. Il a créé des séries et des personnages
inoubliables dont Alex Cross, et plusieurs de ses livres ont été
portés à l’écran. Récompensé de nombreux prix, il est aujourd’hui
un grand défenseur de l’accès aux livres et à la lecture au plus
grand nombre.
Titre original : ERUPTION

© CrichtonSun, LLC et James Patterson, 2024


Published by arrangement with Little, Brown and Company, New York, New York,
USA.
Tous droits réservés.

Couverture : studio Robert Laffont avec © Shutterstock

Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A.S., Paris, 2024

(édition originale : ISBN 978-0-316565-07-3, Little, Brown and Company, New York)
Éditions Robert Laffont – 92, avenue de France 75013 Paris
[email protected]

ISBN : 978-2-221-27737-9

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage
privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou
onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement interdite et constitue une
contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et suivants du Code de la Propriété
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E ko Hawai‘i pono‘ī :
No ‘oukou i ho‘ola‘a ‘ia a‘e ai kēia mo‘olelo,
no ka lāhuikla o ka pae ‘āina e kaulana nei.

Aux Hawaïens :
Cette histoire vous est dédiée,
à vous les vrais fils du célèbre archipel.
Sommaire
Couverture

Titre

Les auteurs

Copyright

Prologue

1.

2.

3.

4.

Éruption

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4
Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24
Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

Chapitre 39

Chapitre 40

Chapitre 41

Chapitre 42

Chapitre 43

Chapitre 44
Chapitre 45

Chapitre 46

Chapitre 47

Chapitre 48

Chapitre 49

Chapitre 50

Chapitre 51

Chapitre 52

Chapitre 53

Chapitre 54

Chapitre 55

Chapitre 56

Chapitre 57

Chapitre 58

Chapitre 59

Chapitre 60

Chapitre 61

Chapitre 62

Chapitre 63

Chapitre 64
Chapitre 65

Chapitre 66

Chapitre 67

Chapitre 68

Chapitre 69

Chapitre 70

Chapitre 71

Chapitre 72

Chapitre 73

Chapitre 74

Chapitre 75

Chapitre 76

Chapitre 77

Chapitre 78

Chapitre 79

Chapitre 80

Chapitre 81

Chapitre 82

Chapitre 83

Chapitre 84
Chapitre 85

Chapitre 86

Chapitre 87

Chapitre 88

Chapitre 89

Chapitre 90

Chapitre 91

Chapitre 92

Chapitre 93

Chapitre 94

Chapitre 95

Chapitre 96

Chapitre 97

Chapitre 98

Chapitre 99

Chapitre 100

Chapitre 101

Chapitre 102

Chapitre 103

Chapitre 104
Chapitre 105

Chapitre 106

Épilogue

Chapitre 107

Chapitre 108

Chapitre 109

Remerciements

Retour sur la genèse du roman

Michael Crichton du même auteur


PROLOGUE

La première partie de l’histoire de l’éruption volcanique du Mauna Loa


a été classée secrète quelques jours après s’être produite en 2016 dans
le Jardin botanique de Hilo. Elle est restée jusqu’à récemment
hautement confidentielle.
1.

Hilo, Hawaï
28 mars 2016

Rachel Sherrill, qui allait fêter ses trente ans quelques jours plus tard,
était titulaire d’un master de Stanford en biologie de la conservation et une
étoile montante dans son domaine, et se voyait toujours comme la plus
intelligente de sa classe. De toutes les classes, d’ailleurs.
Mais ce jour-là, au Jardin botanique de Hilo, elle jouait le rôle de la prof
remplaçante cool auprès d’un groupe d’élèves de CM2 venus du continent,
des enfants agités et aux yeux grands ouverts.
Tôt ce matin même, le directeur général du Jardin botanique, Theo
Nakamura, lui avait dit : « Voyons les choses en face, Rachel. Faire visiter
les jardins à ces touristes miniatures te permettra de mettre ton immaturité à
profit.
— Vous sous-entendez que je me comporte comme une enfant de dix
ans ?
— Dans les bons jours », avait répondu Theo.
Theo était l’universitaire intrépide qui l’avait engagée lors de
l’ouverture du parc l’année précédente. Bien que Rachel soit – et paraisse –
très jeune, elle était extrêmement douée et faisait une excellente botaniste
en chef pour le parc. C’était un poste en or, et elle était passionnée.
D’ailleurs, l’une des choses qu’elle préférait dans son travail était
justement d’organiser des visites du parc pour les enfants.
Ce matin-là, la promenade dans les jardins se déroulait en compagnie
d’écoliers très chanceux, venant de familles aisées et ayant fait le voyage
depuis Convent and Stuart Hall à San Francisco. Rachel essayait de divertir
et d’éduquer ces enfants sur le milieu naturel qui les entourait.
S’il s’agissait bien évidemment pour elle de leur présenter un exposé
sur ce qu’ils observaient – des jardins d’orchidées ; des bambous à haute
tige, des cocotiers, des jacquiers, des plantes comestibles comme l’arbre à
pain, le kukui et l’ananas rouge ; des chutes d’eau de trente mètres de haut ;
des hibiscus à foison –, elle devait aussi prendre en compte la curiosité des
enfants à l’égard des deux volcans les plus proches, sur les cinq que compte
la Grande Île : le Mauna Loa, le plus grand volcan actif du monde, et le
Mauna Kea, qui n’était pas entré en éruption depuis plus de quatre mille
ans.
Ces jeunes citadins considéraient manifestement les pics jumeaux
comme le point culminant de leur visite, le plus beau spectacle dans ce pays
de cartes postales qu’était Hawaï. Quel gamin ne donnerait pas tout pour
voir le Mauna Loa entrer en éruption et cracher un torrent de lave à plus de
mille degrés ?
Rachel expliquait que le sol volcanique de Hawaï était l’une des raisons
de la beauté du milieu naturel de l’île ; à l’instar d’une présentation
PowerPoint animée, elle embrassa d’un large geste le paysage autour d’eux,
pour leur montrer les bienfaits résultant des éruptions passées qui avaient
permis à Hawaï de cultiver des fèves produisant un café aussi délicieux que
n’importe quel autre café dans le monde.
« Mais les volcans ne vont pas exploser aujourd’hui, si ? demanda une
petite fille, ses grands yeux bruns rivés sur les pics jumeaux.
— S’ils en ont seulement l’idée, nous construirons un dôme au-dessus,
comme pour les nouveaux stades de football. On verra bien ce qu’ils en
penseront la prochaine fois qu’ils essaieront de se défouler. »
Pas de réponse. Rien que des grillons. Des grillons champêtres du
Pacifique, pour être exact. Rachel sourit ; elle ne pouvait s’en empêcher,
parfois.
« Quelle sorte de café pousse ici ? demanda un autre enfant du genre
bon élève.
— Starbucks », répondit Rachel.
Cette fois, il y eut des rires. Bien joué, pensa Rachel. Je la resservirai
celle-là, elle est bonne.
Mais tous les enfants ne riaient pas.
« Madame Sherrill, pourquoi est-ce que cet arbre est en train de
noircir ? » demanda un garçon curieux dont les lunettes à monture
métallique glissaient sur son nez.
Christopher s’était éloigné du groupe et se tenait devant des banians, à
une trentaine de mètres de l’autre côté de la pelouse.
Dans l’instant qui suivit, ils entendirent tous ce qui ressemblait à un
gros coup de tonnerre lointain. Rachel se demanda, comme tous les
nouveaux arrivants à Hawaï le faisaient systématiquement : Est-ce qu’un
gros orage est sur le point d’éclater ou bien est-ce le début d’une éruption ?
Alors que la plupart des élèves levaient les yeux vers le ciel, elle se
précipita vers le garçon studieux à lunettes qui observait les banians d’un
air inquiet.
« Bon, Christopher, dit Rachel quand elle arriva près de lui, tu sais que
j’ai promis de répondre à chacune de tes questions… »
Le reste de sa phrase resta coincé dans sa gorge. Elle vit ce que
Christopher voyait, et elle n’en croyait pas ses yeux.
Ce n’était pas seulement que les trois banians les plus proches étaient
devenus noirs. Rachel voyait une épaisse tache aussi sombre que de l’encre
se répandre comme une marée noire, une tache terrifiante, qui grimpait le
long des arbres. On aurait dit une sorte de coulée de lave inversée provenant
de l’un des volcans, mais la lave défiait la gravité et remettait en question
tout ce que Rachel Sherrill savait sur les maladies touchant les plantes et les
arbres.
Peut-être n’était-elle pas la plus intelligente de sa classe après tout.
2.

« Merde, c’est quoi ce bordel… », commença Rachel, avant de se


reprendre à la vue du garçon sensible de dix ans qui se tenait juste à côté
d’elle.
Elle se pencha au ras du sol et vit des taches sombres suspectes au pied
de l’arbre, comme des empreintes de pattes, rondes, d’un animal mythique.
Rachel s’agenouilla et tâta le sol. L’herbe n’était pas humide. Au toucher,
les brins d’herbe faisaient l’effet des poils d’une brosse métallique.
Hier encore, ces traces noires n’étaient pas présentes.
Elle effleura l’écorce d’un autre arbre infecté, et celle-ci se détacha du
tronc, se transformant aussitôt en poussière. En retirant sa main, elle vit ce
qui ressemblait à de l’encre noire sur ses doigts.
« Ces arbres ont dû tomber malades », dit-elle. C’était la meilleure
explication qu’elle pouvait offrir au jeune Christopher. Elle tenta une autre
blague. « Je vais peut-être devoir tous les renvoyer de l’école aujourd’hui,
pour qu’ils rentrent chez eux se reposer. »
Le garçon ne réagit pas.
Même si, techniquement, c’était encore le matin, Rachel annonça qu’ils
allaient faire une pause-déjeuner.
« Mais il est trop tôt pour déjeuner, fit remarquer la fillette aux grands
yeux marron.
— Pas à l’heure de San Francisco », répondit Rachel.
Tandis qu’elle ramenait en vitesse les enfants vers le bâtiment principal,
elle cherchait des explications à ce qu’elle venait de voir. Mais aucune
n’avait de sens. Rachel n’avait jamais rien vu de semblable ni rien lu sur ce
phénomène. Ce n’était pas le fait d’insectes-vampires qui pouvaient ronger
les banians s’ils n’étaient pas surveillés. Ni du Roundup, l’herbicide que les
jardiniers utilisaient avec un zèle excessif sur les trente hectares du parc qui
s’étendait jusqu’à la baie de Hilo – Rachel avait toujours considéré les
herbicides comme un mal nécessaire, au même titre qu’un premier rendez-
vous amoureux.
C’était autre chose. Quelque chose de sinistre, peut-être même de
dangereux, un mystère qu’elle devait résoudre.
Une fois les enfants installés à la cafétéria, Rachel courut à son bureau.
Elle fit le point avec son patron, puis passa un coup de fil à Ted Murray, un
ancien petit ami de Stanford qui l’avait recommandée pour ce poste et
l’avait convaincue d’accepter, et qui travaillait à présent pour le Corps du
génie de l’armée de terre de réserve.
« Il se pourrait qu’il se passe un truc ici, lui dit Rachel.
— Un truc ? demanda Murray. Mon Dieu, vous les scientifiques, vous
employez vraiment des mots bizarres. »
Elle expliqua ce qu’elle avait vu, tout en sachant qu’elle parlait trop
vite, trébuchant sur ses mots à mesure qu’elle les prononçait.
« Je m’en occupe, déclara Murray. J’enverrai des gens sur le terrain dès
que possible. Et surtout ne panique pas. Je suis sûr qu’il y a une explication
à ce… truc.
— Ted, tu sais que je ne suis pas du genre à prendre peur.
— À qui le dis-tu ! Je sais par expérience que c’est toi qui fais peur,
généralement. »
Elle raccrocha, sachant qu’elle avait peur, la pire des peurs pour elle :
ne pas savoir. Pendant que les écoliers continuaient à déjeuner
bruyamment, elle enfila les chaussures de running qu’elle gardait sous son
bureau et retourna aux banians au pas de course.
En arrivant, elle vit que d’autres arbres avaient noirci, la tache
remontant des racines aériennes qui s’étendaient comme des doigts gris et
noueux.
Rachel Sherrill toucha timidement l’un des arbres. Il était aussi chaud
qu’un poêle brûlant ; elle vérifia alors que le bout de ses doigts n’était pas
brûlé.
Ted Murray avait promis d’envoyer quelques-uns de ses collaborateurs
pour enquêter dès qu’il parviendrait à constituer une équipe. Rachel courut
jusqu’à la cafétéria et rassembla son groupe d’élèves de CM2 de San
Francisco. Inutile de paniquer. Du moins, pas encore.
Ils terminèrent l’exploration du parc par une forêt tropicale miniature,
loin des banians. La visite lui avait semblé interminable, mais lorsqu’elle
prit fin Rachel conclut : « J’espère que vous reviendrez tous un jour. »
Une fillette à la silhouette fine et élancée s’inquiétait : « Est-ce que
vous allez demander à un médecin de venir voir les arbres malades ?
— C’est ce que je vais faire immédiatement », répondit Rachel.
Elle fit demi-tour et retourna en courant vers les banians. Il lui semblait
que la journée tout entière avait explosé, comme l’un des lointains volcans.
3.

Une voix grésillante retentit dans les haut-parleurs : le patron de Rachel


Sherrill, Theo Nakamura, demandait aux visiteurs d’évacuer
immédiatement le Jardin botanique.
« Ce n’est pas une simulation, dit Theo. Il s’agit d’assurer la sécurité de
toutes les personnes présentes sur le site. Le personnel du parc est aussi
concerné. S’il vous plaît, tout le monde doit quitter les lieux. »
En l’espace de quelques secondes, les visiteurs commencèrent à foncer
en direction de Rachel, la bousculant sans ménagement. Il y avait plus de
monde qu’elle ne l’avait cru. Des mères couraient en poussant leurs landaus
devant elles. Des enfants couraient devant leurs parents. Un adolescent à
vélo fit une embardée pour éviter un enfant, tomba, se releva en jurant,
remonta en selle et repartit. Soudain, un immense nuage de fumée
enveloppa tout le monde.
Rachel entendit une jeune femme crier : « C’est peut-être un volcan ! »
Elle aperçut alors deux Jeep de l’armée garées près des banians. Une
autre passa devant elle en trombe ; Ted Murray était au volant. Elle cria son
nom mais, au milieu du chaos ambiant, Murray ne l’entendit probablement
pas et il l’ignora.
Quand il arrêta la Jeep, des militaires en descendirent. Murray leur
demanda de former un périmètre de sécurité autour des banians et de veiller
à ce que tous les visiteurs du parc quittent les lieux rapidement.
Rachel se précipita vers les arbres noircis. Une autre Jeep se gara
devant elle et un militaire en descendit.
« Vous allez dans la mauvaise direction, dit celui-ci.
— Vous ne comprenez pas, balbutia-t-elle. Ce sont mes arbres.
— Je ne veux pas avoir à vous le répéter, madame. »
Elle entendit le bruit d’un moteur d’hélicoptère ; elle leva alors les yeux
et vit l’appareil émerger des nuages, derrière le sommet des deux volcans. Il
se posa et, quand ses portes s’ouvrirent, des hommes en combinaison de
protection, avec des réservoirs attachés dans le dos, en sortirent avec des
extincteurs étiquetés COLD FIRE. Ils les pointèrent devant eux comme des
armes de poing et coururent vers les arbres.
Ses arbres.
Rachel fonça dans leur direction et celle du feu.
Au même moment, un autre fracas venant du ciel lui parvint, et, cette
fois, elle était sûre qu’il ne s’agissait pas d’un orage.
Pas aujourd’hui, s’il vous plaît, pensa-t-elle.
4.

Le lendemain, le journal de Hilo, le Hawaii Tribune-Herald, ne fit


aucune mention de l’évacuation du Jardin botanique. Le Honolulu Star-
Advertiser non plus. Aucun journal de l’île n’en parla. Pas plus que le New
York Times.
Les journaux télévisés régionaux ne révélèrent rien de ce qu’il s’était
passé la veille. Les radios non plus, obsédées par la baisse du tourisme à
Hawaï au cours du premier trimestre de cette année-là.
Quelques informations furent postées sur les réseaux sociaux, mais rien
de viral ; peut-être que, ce lundi-là, les visiteurs du Jardin botanique de Hilo
n’avaient pas été si nombreux. Certains messages sur Twitter décrivaient un
simple petit feu d’herbicide qui avait été circonscrit avec succès suite à
l’intervention rapide des pompiers, bien que quelques personnes aient
mentionné qu’elles avaient vu un hélicoptère atterrir sur le terrain au
moment où elles quittaient les lieux.
Rien de tout ça n’était surprenant. C’était Hilo. C’était Hawaï et sa
décontraction caractéristique, même si tout le monde ici vivait dans l’ombre
des volcans – une constante quotidienne menaçante, personne ne laissant
passer beaucoup de temps sans que son regard ne soit à nouveau attiré par
le Mauna Loa et le Mauna Kea.
Le parc resta fermé pendant deux jours.
Lorsqu’il rouvrit, ce fut comme si rien ne s’était produit.
ÉRUPTION
Chapitre 1

Honoli‘i Beach Park, Hilo, Hawaï


Jeudi 24 avril 2025
Compte à rebours avant l’éruption :
116 heures, 12 minutes, 13 secondes

« Dennis ! » Debout sur la plage, John MacGregor dut crier pour que le
surfeur l’entende par-dessus le bruit des vagues. « Et ne joue pas au kūkae
avec moi, s’il te plaît. »
Les ados que John MacGregor entraînait l’avaient tous déjà entendu
utiliser cette expression, et ils savaient très bien qu’il ne s’agissait pas d’un
compliment. Kūkae signifiait dingue, cinglé, en hawaïen, et lorsque John
MacGregor utilisait ce mot, c’était pour signifier que quelqu’un dans l’eau
se comportait comme s’il n’était jamais monté sur une planche de surf. Ou
qu’il était sur le point de se retrouver dessous.
Mac avait trente-six ans et était un surfeur accompli, ou du moins il
l’avait été quand il était plus jeune, avant que ses genoux ne se mettent à
jouer des castagnettes chaque fois qu’il s’accroupissait sur sa planche.
Désormais, il canalisait sa passion pour ce sport en s’occupant de ces jeunes
difficiles de quatorze, quinze et seize ans, originaires de Hilo, et dont la
moitié avait déjà abandonné l’école.
Quatre après-midi par semaine, ils venaient sur cette plage située à deux
kilomètres du centre-ville de Hilo et, pendant quelques heures, ils se
fondaient dans ce que les habitants de l’île appelaient le Hawaï de carte
postale, celui des émissions télévisées, des films et des brochures de la
chambre de commerce.
« Qu’est-ce que j’ai fait de mal, Mac Man ? demanda Dennis, un jeune
de quatorze ans, en sortant de l’eau.
— Eh bien, pour commencer, ce n’était pas ta vague, c’était celle de
Mele », répondit Mac.
Tous deux se tenaient à l’extrémité de la plage de récifs découverts.
Honoli’i avait la réputation d’être une bonne plage pour les surfeurs locaux,
notamment parce que les forts courants éloignaient les nageurs et que les
jeunes avaient donc la plage pour eux tout seuls.
Le dernier à rester sur l’eau fut Lono.
Lono Akani, qui avait grandi sans père et dont la mère était femme de
ménage à l’hôtel Hilo Hawaiian, avait seize ans et était le chouchou de
Mac. Il avait un talent inné pour le surf que Mac aurait aimé avoir à son
âge.
Il observait Lono, qui s’était accroupi sur l’un des Thurso Surf Lancers
que Mac avait achetés pour chacun d’eux. Même de là où il était, Mac le
voyait sourire. Il était certain qu’un jour ce garçon se méfierait de l’océan.
Ou que l’océan se méfierait de lui. Mais ce n’était pas le cas ce jour-là,
alors qu’il glissait parfaitement le long de la courbe intérieure de la vague.
Lono pagaya jusqu’au rivage et, la planche sous le bras, il vint retrouver
Mac qui l’attendait sur la plage, et lui dit : « Merci.
— Pourquoi ?
— De m’avoir rappelé qu’il faut toujours laisser venir les vagues,
répondit le garçon. C’est pour ça que j’ai été patient, ouais, comme tu m’as
dit, et que j’ai attendu la vague que je voulais. »
Mac lui tapota l’épaule. « Keiki maika‘i. »
C’est bien, mon garçon.
Au même moment, ils entendirent le ciel gronder. Non seulement ils
l’entendirent, mais ils sentirent aussi la plage trembler sous eux, les faisant
tous deux chanceler.
Le garçon ne savait pas s’il devait regarder en haut ou en bas. Mais
John MacGregor avait compris ce qu’il s’était passé – il savait reconnaître
une secousse volcanique, souvent associée à un dégazage du magma. Il
tourna son regard vers le ciel au-dessus de la Grande Île. Tous les jeunes
firent de même. Mac se souvint alors de ce que l’un de ses professeurs avait
dit à propos des volcans et de « la beauté du danger ».
Une fois la terre calmée, le téléphone dans sa poche bourdonna. Il
répondit et entendit la voix de Jenny Kimura : « Mac, Dieu merci, tu as
décroché. »
Jenny savait que lorsqu’il entraînait ses jeunes surfeurs, Mac n’aimait
pas qu’on le dérange avec des sujets sans importance liés au travail. La
conférence de presse ne commençait que dans une heure, alors si Jenny
l’appelait, ça devait être important.
« Jenny, que se passe-t-il ?
— On a affaire à un dégazage », dit-elle.
Non, ce n’était absolument pas sans importance.
« Hō‘o‘opa‘o‘opa », s’exclama-t-il en jurant comme les jeunes
surfeurs.
Chapitre 2

Le regard de Mac ne pouvait se détacher des volcans jumeaux. Ils


étaient comme un aimant pour les gens qui vivaient ici.
« Où ? demanda-t-il à Jenny, sentant qu’il manquait d’air.
— Au sommet.
— J’arrive », dit-il. Il raccrocha et appela les surfeurs : « Désolé, les
gars, il faut que j’m’arrache. »
Dennis hurla. « T’arracher ? s’exclama-t-il. Ne dis plus jamais ça, Mac
Man.
— Bon, il faut que je me bouge le cul et que je retourne au boulot. C’est
mieux, comme ça ?
— Ça marche ! cria Dennis en direction de Mac en souriant. Va
charbonner, bro’. » Tous les garçons, de temps en temps, s’exprimaient dans
leur langue, en argot ; c’est le propre de l’adolescence.
Mac rejoignit son camion vert et Lono le rattrapa, la planche toujours
sous le bras, les cheveux mouillés plaqués en arrière. Le regard sérieux,
inquiet.
« C’était pas le Kīlauea, pas vrai ? demanda Lono à voix basse, faisant
référence au plus petit volcan de l’île.
— Non, répondit MacGregor. Comment est-ce que tu sais ça, Lono ?
— Les secousses du Kīlauea… Elles sont pareilles à une succession
rapide de frissons, tu vois ? Comme une séquence de vagues, l’une après
l’autre, et qui finissent par mourir. C’était le gros, non ? »
MacGregor acquiesça. « Oui, fiston. Ce que nous venons d’entendre
vient du gros. »
Lono se pencha vers lui et continua à parler à voix basse, même si
personne n’était assez près pour l’entendre : « Il va y avoir une éruption,
Mac ? »
MacGregor s’apprêtait à ouvrir la portière de son camion sur laquelle
apparaissait le logo en forme de cercle blanc avec les lettres OVH au centre
et les mots OBSERVATOIRE VOLCANOLOGIQUE DE HAWAÏ à
l’extérieur. Mais il marqua une pause. Lono leva les yeux vers lui, le regard
encore plus troublé que quelques instants plus tôt ; un gamin qui s’efforçait
de ne pas avoir l’air d’avoir peur, sans y parvenir. Lono ajouta : « Tu me le
dirais si c’était le cas. »
Mac ne voulait rien dire susceptible de l’effrayer encore plus, mais il ne
voulait pas non plus lui mentir. « Viens avec moi à la conférence de presse,
répondit-il, avec un sourire forcé. Tu pourrais peut-être apprendre quelque
chose.
— Avec toi, Mac Man, j’apprends tout le temps quelque chose »,
rétorqua le garçon.
De tous les jeunes, Lono était celui que Mac avait le plus vivement
encouragé à devenir stagiaire à l’observatoire, reconnaissant dès le départ à
quel point ce garçon était brillant malgré des notes moyennes au lycée.
Lono recherchait sans cesse auprès de Mac l’approbation qu’il n’avait
jamais obtenue de son père, qui les avait abandonnés lui et sa mère. C’était
la raison pour laquelle il avait lu et connaissait autant de choses sur les
volcans.
Mais Lono jeta un coup d’œil aux autres garçons et secoua la tête.
« Nan. Tu pourras m’appeler et m’en parler plus tard. Tu seras là demain ?
— Pour le moment, je n’en sais rien.
— C’est grave, hein ? demanda Lono. Je vois que tu es inquiet, même si
tu le dis pas.
— Quand tu vis ici, tu t’inquiètes forcément du gros, répondit Mac, que
ce soit ton boulot ou non. »
MacGregor monta dans la camionnette, mit le moteur en route et
démarra en direction de la montagne. Il pensait à tout ce qu’il n’avait pas dit
à Lono Akani, en particulier à quel point il était inquiet – et à juste titre. Le
Mauna Loa était à quelques jours de son éruption la plus violente depuis un
siècle, et John MacGregor, qui travaillait comme géologue à la tête de
l’Observatoire volcanologique de Hawaï, le savait et s’apprêtait à
l’annoncer à la presse. Il avait toujours su que ce jour viendrait,
probablement plus tôt que tard. Ce jour-là était arrivé.
Mac roula à toute allure.
Chapitre 3

Merrie Monarch Festival, Hilo, Hawaï

Sous le plafond nervuré du stade Edith Kanaka‘ole de Hilo, les


tambours tahitiens frappaient si fort que les trois mille spectateurs sentaient
leurs sièges vibrer. Le présentateur prononça la salutation traditionnelle :
« Hookipa i nā malihini, hanohano wāhine e kāne, mesdames et messieurs,
veuillez accueillir notre premier hālaus. Tout droit venues de Wailuku…
Tawaaa Nuuuuui ! » La première compagnie d’artistes femmes entra en
scène sous une salve d’applaudissements.
L’événement Hula Kahiko, organisé dans le cadre du festival Merrie
Monarch, était le plus grand concours de hula, la danse traditionnelle des
îles hawaïennes, et contribuait de manière significative à l’économie locale
de Hilo.
Pendant les cérémonies, comme à son habitude et selon la coutume,
Henry « Tako » Takayama, le chef trapu de la Protection civile de Hilo, se
tenait en retrait, debout dans les derniers rangs, vêtu de sa chemise aloha
caractéristique et arborant un sourire radieux, distribuant les poignées de
main et accueillant des visiteurs venus de partout sur la Grande Île pour
assister au spectacle annuel de danses traditionnelles des écoles hawaïennes
de hula. Bien qu’il n’ait pas été élu à ce poste, il avait tout l’air d’un
candidat en pleine campagne, d’un homme toujours en course pour obtenir
quelque chose.
Pendant ses trente dernières années passées à la tête de la Protection
civile, son optimisme l’avait favorablement servi. Au cours de cette période,
il avait aidé la communauté à traverser de multiples crises, parmi lesquelles
un tsunami qui avait décimé une troupe de scouts qui campait sur la plage,
les ouragans destructeurs de 2014 et 2018, les coulées de lave du Mauna
Loa et du Kīlauea qui avaient emporté des routes et détruit des maisons, et
l’éruption de 2021 du Kīlauea qui avait créé un lac de lave dans un cratère
sommital.
Peu de gens entrevoyaient la personnalité dure et combative qui se
cachait derrière le sourire. Tako était un fonctionnaire ambitieux, voire
impitoyable, qui jouait violemment des coudes et protégeait farouchement
sa position. Quiconque, politicien ou non, désireux d’obtenir quelque chose
sur la côte est de Hawaï, devait passer par lui. Personne ne pouvait
l’ignorer.
Dans le stade, Tako, qui discutait avec Ellen Kulani, sénatrice d’État,
sentit la terre trembler. Ellen aussi. Elle le regarda, s’apprêtant à dire
quelque chose, mais il l’interrompit d’un sourire et d’un geste de la main.
« Ce n’est rien », dit-il.
Mais les secousses se succédèrent et un faible murmure parcourut la
foule. Beaucoup de personnes présentes ce jour-là étaient venues d’autres
îles et n’étaient pas habituées aux tremblements de terre de Hilo, et
certainement pas à trois secousses d’affilée comme ce fut le cas. Les
tambours s’arrêtèrent. Les danseurs baissèrent les bras.
Tako Takayama s’était préparé au fait qu’il y aurait des tremblements de
terre pendant le festival. Une semaine auparavant, il avait déjeuné avec
MacGregor, le chef haole, qui n’était pas originaire de Hawaï, du
laboratoire volcanologique. MacGregor l’avait emmené au Ohana Grill, un
endroit agréable, et lui avait annoncé qu’une importante éruption du Mauna
Loa allait se produire, la première depuis 2022.
« Plus grosse que celle de 1984, avait déclaré MacGregor. Peut-être la
plus grosse éruption depuis cent ans.
— Vous avez toute mon attention, avait répondu Tako.
— L’OVH surveille constamment l’imagerie sismique, avait expliqué
MacGregor. La dernière montre une augmentation de l’activité, et
notamment un grand volume de magma en mouvement dans le volcan. »
Il revenait à Tako de programmer une conférence de presse, ce qu’il
avait fait, tout en rechignant : elle aurait lieu plus tard ce même jour. Tako
pensait qu’une éruption sur le versant nord du volcan n’affecterait en rien
les habitants de la ville. Les couchers de soleil seraient plus beaux pendant
un certain temps, la vie continuerait et très vite tout irait bien de nouveau
dans le monde de Tako.
Mais c’était un homme prudent, qui envisageait toutes les possibilités, à
commencer par celles qui le concernaient. Il ne voulait pas que cette
éruption soit une surprise et que l’on pense qu’il avait été pris au dépourvu.
En homme pragmatique, Tako Takayama avait finalement découvert un
moyen de tourner la situation à son avantage. Il avait passé quelques coups
de fil.
Mais là, dans l’auditorium, il se trouvait confronté à une situation
embarrassante : les tambours s’étaient tus, les danseurs étaient à l’arrêt, le
public s’agitait. Tako fit un signe de tête à Billy Malaki, le maître de
cérémonie, debout au bord de la scène. Tako lui avait déjà indiqué quoi
faire.
Billy s’empara du micro et dit en riant : « Hé, même Mme Pélé donne
sa bénédiction à notre festival ! Son propre hula ! Elle a le sens du rythme,
pas vrai ? »
Le public rit et applaudit à tout rompre. La mention de la déesse
hawaïenne des volcans tombait à pic. Les secousses se calmèrent, Tako se
détendit et il se tourna vers Ellen Kulani avec un sourire.
« Alors, dit-il, où en étions-nous ? »
Il se comportait comme s’il avait lui-même ordonné l’arrêt des
secousses – comme si même la nature obéissait à Henry Takayama.
Chapitre 4

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 114 heures

Dans les toilettes pour hommes, John MacGregor se pencha au-dessus


du lavabo, resserra le col de sa chemise bleue, noua sa cravate en tricot noir
et se passa les doigts dans les cheveux. Puis il recula de quelques mètres et
se regarda dans le miroir, où se reflétait un visage abattu. Il essaya de
sourire, mais eut seulement l’air de grimacer. John MacGregor soupira. Il
détestait encore plus les conférences de presse que les réunions budgétaires.
Lorsqu’il sortit, Jenny Kimura l’attendait. « Tout est prêt, Mac.
— Ils sont tous là ?
— L’équipe de Honolulu vient d’arriver. » Jenny, trente-deux ans, était
la scientifique responsable du laboratoire. Elle était originaire de Honolulu
et avait obtenu un doctorat en sciences de la terre et des planètes à Yale ;
elle s’exprimait très bien et était très séduisante. Extrêmement séduisante,
pensa MacGregor. C’était elle qui donnait habituellement les conférences
de presse, mais, pour cette fois, elle avait catégoriquement refusé.
« Ça m’a tout l’air d’être un truc à la Mac, avait-elle dit.
— Je te paierais cher pour que ça devienne un truc à la Jenny.
— Tu n’es pas assez riche pour ça », avait-elle répliqué.
Voilà comment MacGregor s’était retrouvé là, à tripoter le nœud de sa
cravate. « Tu en penses quoi ? lui demanda-t-il.
— Je pense que tu ressembles à un condamné qui s’apprête à s’asseoir
sur une chaise électrique.
— À ce point ?
— Pire encore.
— La cravate me donne l’air d’une mauviette ? Je devrais peut-être
l’enlever, non ?
— C’est bon, le rassura Jenny. Il faut juste que tu souries.
— Alors là, il faudrait me payer cher. »
Elle rit, lui prit gentiment le coude et le conduisit jusqu’aux vestiaires.
Ils passèrent devant des rangées de casiers et une ligne de combinaisons
vertes, thermorésistantes, suspendues à des patères, chacune marquée d’un
nom.
« Ces chaussures me font un mal de chien », dit Mac. Il portait des
Oxford marron cirées qu’il avait balancées dans sa camionnette le matin
même. Elles faisaient, à chacun de ses pas, un crissement qui évoquait un
magasin de chaussures.
« Tu es très akamai pour un kama‘āina. » Très chic pour quelqu’un qui
n’est pas du pays. « J’ai placé la grande carte sur un chevalet pour que tu
puisses t’y référer », poursuivit-elle, adoptant de nouveau une attitude plus
professionnelle. « Les zones de rift sont indiquées. La carte a été simplifiée
pour qu’elle soit lisible à la télévision.
— D’accord.
— Est-ce que tu voudras utiliser les données sismiques ?
— Elles sont prêtes ?
— Non. Mais j’en ai pour une seconde à te les sortir. Les trois derniers
mois ou les douze derniers ?
— Les douze derniers mois, ce sera plus clair.
— D’accord. Et les images satellites ?
— Juste les images MODIS.
— C’est sur le panneau d’affichage. »
Ils sortirent du vestiaire, et traversèrent un hall pour emprunter un
couloir. Par les fenêtres, Mac aperçut les autres bâtiments de l’Observatoire
volcanologique de Hawaï, tous reliés par des passerelles en tôle. L’OVH
était construit sur le bord de la caldeira du Kīlauea et, même si ces jours-ci
aucune lave ne coulait dans le cratère, il y avait toujours beaucoup de
touristes qui se promenaient, pointant du doigt les évents par lesquels
s’échappait la vapeur.
Une flopée de camions de télévision, la plupart blancs avec des
antennes paraboliques montées sur le toit, étaient garés sur le parking.
MacGregor laissa échapper un soupir. Un soupir qui n’avait rien de joyeux.
« Ça va aller, dit Jenny. N’oublie pas de sourire. Tu as un très beau
sourire.
— Selon qui ?
— Selon moi, beau gosse.
— Tu essaies de me draguer ?
— Oui, on n’a qu’à dire ça », répondit-elle en souriant.
Ils traversèrent la data room, où des informaticiens étaient penchés sur
leurs claviers d’ordinateur. Il jeta un coup d’œil aux écrans suspendus au
plafond, qui affichaient des vues de différentes parties du volcan. En effet,
de la vapeur s’échappait du cratère sommital du Mauna Loa, preuve qu’il
avait raison, qu’il n’était pas alarmiste – l’éruption aurait bien lieu dans les
jours à venir. Il eut l’impression qu’un compte à rebours avait commencé.
Alors qu’ils traversaient la salle, des voix lui souhaitèrent bonne chance
en chœur. Celle de Rick Ozaki se fit entendre au milieu de toutes les autres :
« Hé, jolies chaussures ! »
Mac réussit alors à esquisser un vrai sourire ; il se glissa derrière son
ami et lui fit un doigt d’honneur.
Ils passèrent une autre porte et traversèrent le couloir principal. Dans la
salle au fond, il vit l’estrade et la carte sur le chevalet. Il entendit le
murmure des journalistes qui patientaient.
« Combien sont-ils ? demanda Mac juste avant d’entrer.
— Tous ceux que nous attendions, répondit Jenny. Maintenant, donne le
meilleur de toi-même.
— Je ne peux pas être meilleur que je ne le suis déjà. »
Jenny se posta d’un côté de la salle, Mac s’avança et sentit les yeux de
tous les journalistes braqués sur lui.
Tako Takayama lui avait raconté que, lors de l’éruption du Mauna Loa
en décembre 1935, George Patton, alors lieutenant-colonel dans l’armée de
l’air américaine, avait participé aux efforts pour détourner la coulée de lave.
Et, en cet instant, Mac eut l’impression que la chaleur de la lave se
précipitait vers lui.
Ouais, se dit-il, c’est moi, MacGregor, du sang et des tripes, comme ce
bon vieux Patton.
Chapitre 5

John MacGregor savait qui il était et quels étaient ses points forts.
Parler en public n’en faisait pas partie. Il se racla la gorge et tapota
nerveusement le micro.
« Bonjour à tous, je suis John MacGregor, scientifique responsable de
l’Observatoire volcanologique de Hawaï. Merci d’être venus aujourd’hui. »
Il se tourna vers la carte. « Comme vous le savez, cet observatoire
surveille six volcans : le volcan sous-marin Kama‘ehuakanaloa,
anciennement Lō‘ihi ; Haleakalā, sur Maui ; plus quatre sur la Grande Île de
Hawaï, dont les deux volcans actifs, le Kīlauea, un volcan relativement petit
qui a été continuellement actif pendant plus de quarante ans, et le Mauna
Loa, le plus grand volcan du monde, qui est entré en éruption en 2022, mais
dont l’éruption la plus importante date déjà de 1984. »
Sur la carte, le Kīlauea était un petit cratère à proximité du bâtiment du
laboratoire. Le Mauna Loa ressemblait à un immense dôme dont les flancs
occupaient la moitié de l’île.
Mac prit une grande inspiration et souffla ; un souffle amplifié par le
micro.
« Aujourd’hui, déclara MacGregor, je vous annonce une éruption
imminente du Mauna Loa. »
Les lampes stroboscopiques des photographes étaient pareilles à des
éclairs. MacGregor cligna des paupières pour faire disparaître les taches
blanches devant ses yeux, se racla à nouveau la gorge et poursuivit. Les
lumières des caméras de télévision lui semblèrent tout à coup plus
brillantes, mais ce n’était probablement que le fruit de son imagination.
« Nous prévoyons une éruption assez importante, dit-il. Et nous
pensons qu’elle se produira dans les deux prochaines semaines, peut-être
même beaucoup plus tôt. »
Il leva la main pour calmer le brouhaha soudain qui s’élevait de
l’auditoire et se tourna vers Jenny à sa gauche, qui affichait les données
sismiques sur un chevalet. L’image, qui représentait les épicentres de tous
les tremblements de terre survenus sur l’île au cours de l’année écoulée,
montrait des masses sombres autour du sommet du Mauna Loa.
« D’après les données que nous avons recueillies et analysées, cette
éruption se produira très probablement dans la caldeira sommitale,
poursuivit MacGregor. Ce qui signifie que la ville de Hilo ne devrait pas
être menacée. Et maintenant, si vous avez des questions, je serais ravi d’y
répondre. »
Les mains se levèrent. Mac n’avait participé qu’à très peu de grosses
conférences de presse, mais il connaissait les règles du jeu, et plus
particulièrement celle qui voulait que la parole soit donnée en premier aux
journaux et télévisions locaux.
Il désigna Marsha Keilani, la journaliste de KHON à Hilo. « Mac, vous
avez parlé d’une “éruption assez importante”. Quelle sera l’ampleur exacte
de cette éruption ? » Elle sourit. « Je pose cette question pour être en
mesure de répondre à mes amis.
— Nous nous attendons à ce qu’elle soit au moins aussi importante que
l’éruption de 1984, qui a produit un demi-milliard de mètres cubes de lave
et couvert plus de quarante et un kilomètres carrés en trois semaines,
précisa-t-il. Mais, en réalité, cette éruption pourrait être beaucoup plus
importante, peut-être aussi importante que celle de 1950. Pour l’instant,
nous n’en savons rien.
— Mais vous avez manifestement une idée de la date précise, sinon
nous ne serions pas là. Alors, s’agit-il vraiment de deux semaines ? Ou
moins ?
— Moins, peut-être. En effet. Nous avons passé au peigne fin toutes les
données, mais il n’y a toujours aucun moyen de prédire le moment exact
d’une éruption. » Il haussa les épaules. « Nous ne savons pas vraiment. »
Ce fut au tour de Keo Hokulani, du Honolulu Star-Advertiser, de poser
une question.
« Docteur MacGregor, n’êtes-vous pas en train de vous dérober en
restant évasif ? Vous disposez d’un équipement très sophistiqué. Vous
connaissez exactement quelle sera l’ampleur et le moment de l’éruption,
n’est-ce pas ? » Keo le savait parce qu’il avait visité l’OVH quelques mois
plus tôt. Il avait vu tous les derniers modèles d’ordinateurs et les projections
informatiques faites récemment et maîtrisait son sujet.
« Comme vous le savez, le Mauna Loa est l’un des volcans les plus
étudiés au monde. Nous avons des tiltmètres, des capteurs d’inclinaison, et
des sismomètres partout sur le volcan, des drones avec des caméras
thermiques, des données satellitaires dans trente-six fréquences, des radars
et des capteurs de lumière visible et infrarouge. » Il haussa les épaules et
sourit. « Cela dit, oui, je me dérobe. » Toute l’assemblée réagit en riant.
« Un volcan est un peu – vraiment – comme un animal sauvage. Il est
difficile et dangereux de prédire son comportement. »
Wendy Watanabe, journaliste pour l’une des chaînes de télévision de
Honolulu, leva la main.
« Lors de l’éruption de 1984, la lave s’est approchée très près de Hilo et
les habitants se sont sentis menacés. Êtes-vous en train de dire que cette
fois-ci il n’y a pas de danger pour Hilo ?
— C’est exact, déclara MacGregor. En 1984, la lave s’est approchée à
moins de six kilomètres de Hilo, mais les principales coulées de lave se sont
produites à l’est. Comme je l’ai dit, cette fois-ci, nous nous attendons à ce
que la majeure partie de la lave s’écoule loin de Hilo. » Il se retourna et
pointa la carte, ayant soudain l’impression d’être le monsieur météo du
journal régional. « Ce qui signifie que la lave s’écoulera le long du versant
nord vers le centre de l’île, le col entre le Mauna Loa et le Mauna Kea.
C’est une zone vaste et, heureusement, largement inhabitée. La réserve
scientifique du Mauna Kea possède plusieurs observatoires à quatre mille
mètres d’altitude, et l’armée gère un immense terrain d’entraînement à deux
mille mètres, mais c’est tout. Je tiens donc à le répéter. Les habitants de
Hilo ne seront pas menacés par cette éruption. »
Wendy Watanabe leva à nouveau la main. « À quel moment l’OVH
relèvera-t-il le niveau d’alerte volcanique ?
— Bien que le niveau d’activité de Mauna Loa soit élevé, il reste jaune,
c’est-à-dire, au stade de l’avertissement, répondit MacGregor. Nous restons
concentrés sur la zone du rift nord-est. »
Un journaliste qu’il ne reconnut pas, demanda : « Le Mauna Kea
entrera-t-il aussi en éruption ?
— Non. Le Mauna Kea est en sommeil. Il n’est pas entré en éruption
depuis environ quatre mille ans. Comme vous le savez, la Grande Île
compte cinq volcans, mais seuls deux d’entre eux sont actuellement actifs. »

Debout à ses côtés, Jenny Kimura poussa un discret soupir de


soulagement et sourit. Tout se passait aussi bien qu’elle pouvait l’espérer.
Les journalistes ne faisaient pas dans le sensationnel et Mac semblait
confiant, sûr de lui et de ses informations. Il parlait sans effort, passant
outre les questions qu’il ne voulait pas aborder. Elle trouvait qu’il avait
particulièrement bien répondu aux questions sur l’ampleur de l’éruption.
Il avait réussi à rester dans le sujet et à ne pas se perdre dans des
digressions comme il le faisait parfois. Jenny connaissait les penchants de
son chef. Avant de venir à Hawaï, John MacGregor avait été membre de
l’équipe consultative de l’Institut d’études géologiques des États-Unis, qui
était envoyée aux quatre coins de la planète, là où une éruption volcanique
était imminente. Alors qu’il n’était encore qu’étudiant, il avait assisté à
toutes les éruptions célèbres. Il avait été présent sur le site de
l’Eyjafjallajökull et du mont Merapi en 2010, du Puyehue-Cordón Caulle en
2011, de l’Anak Krakatau en 2018 et du Hunga Tonga-Hunga Ha‘apai en
2022. Et il avait vu des choses terribles. Et ce, parce que, comme il le disait,
« les gens avaient attendu trop longtemps, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’il soit
trop tard ».
Les expériences de MacGregor l’avaient amené à être brusque, arrogant
parfois, à agir dans le feu de l’action, et à prévoir les pires scénarios. C’était
un scientifique prudent, toutefois, en qualité de chef de terrain, il avait
tendance à agir d’abord et à se préoccuper des conséquences ensuite. Tant il
était sûr de lui.
Mac était extrêmement respecté à l’OVH, mais Jenny devait parfois
recoller les morceaux après des décisions prises trop rapidement. Elle aurait
été bien incapable de savoir combien de fois elle avait dit « Euh, eh
bien… » en réponse à l’une de ses idées spontanées.
Cependant personne ne pouvait douter de sa générosité ou de l’attention
qu’il portait aux autres. Il avait lui-même été un gamin à problèmes, raison
pour laquelle il était devenu entraîneur de surf pour les gamins à problèmes
de la région. Tout en entraînant les garçons, il essayait de motiver certains
d’entre eux à travailler plus dur à l’école et d’autres à ne pas lâcher les
études ; il avait même permis à quelques-uns d’entre eux d’intégrer le
programme de stage de l’observatoire. Et il avait toujours suivi de près leurs
parcours, une fois à l’université.
Par ailleurs, il y avait son expérience inégalée. Tous les membres de
l’équipe de l’OVH avaient vu les vidéos de ces célèbres éruptions.
MacGregor, lui, les avait vécues. S’il agissait désormais de manière aussi
rapide et décisive, il avait ses raisons. Il avait été là. Il savait.
Il en savait également assez pour ne pas expliquer en détail que l’OVH
surveillait de près ce qui serait la plus grande éruption depuis un siècle ; il
n’aurait fait que provoquer la panique, peu importe de quel côté le volcan
allait exploser.
Il y avait une autre chose que Mac savait et que Jenny savait elle aussi,
mais que les médias ignoraient.
John MacGregor mentait comme un arracheur de dents.
Il savait exactement quand l’éruption allait se produire, et ce ne serait
pas deux semaines plus tard, ni même une.
L’éruption aurait lieu dans cinq jours.
Pas un de plus.
Chapitre 6

La conférence de presse touchait à sa fin.


MacGregor s’était détendu à mesure qu’elle se déroulait, sachant qu’il
donnait aux journalistes plus d’informations qu’ils n’en avaient besoin. Il
expliquait à présent que l’archipel se trouvait sur un point chaud formé par
un panache mantellique – un trou dans le plancher océanique, par lequel le
magma s’écoule par intermittence. Le magma se refroidissait en montant,
formant un dôme de lave qui s’agrandissait lentement jusqu’à ce qu’il
rompe la surface de l’océan sous la forme d’une île. À mesure que chaque
île apparaissait, le glissement de la plaque du Pacifique la déplaçait vers le
nord et l’ouest, laissant derrière elle le point chaud, où une nouvelle île
commençait à se former.
Ce point chaud avait donné naissance à une chaîne d’îles s’étendant sur
la moitié de l’océan Pacifique. Les îles hawaïennes n’étaient que l’extrémité
de la chaîne. Une fois que le volcanisme avait cessé, les îles s’étaient
lentement érodées et leur taille s’était réduite. Parmi les îles hawaïennes,
Niihau et Kauai étaient les plus anciennes et les plus petites, suivies de
Oahu, Maui et Hawaï.
John MacGregor se trouvait à présent dans sa zone de confort. Les
personnes présentes dans la salle n’avaient peut-être pas l’impression
d’avoir retrouvé une assise solide après les secousses. Mais lui si.
« D’un point de vue géologique, l’île de Hawaï est toute récente. C’est
l’une des rares masses terrestres de notre planète qui soit plus jeune que
l’humanité elle-même. Il y a trois millions d’années, lorsque les petits
singes ont commencé à se tenir debout dans les plaines africaines, l’île de
Hawaï n’existait pas. Ce n’est qu’il y a un million d’années, quand les
Homo habilis, les descendants des premiers hommes-singes, vivaient dans
des abris rudimentaires et apprirent à utiliser des outils en pierre, que les
mers hawaïennes ont commencé à bouillir, révélant la présence de volcans
sous-marins. Depuis, cinq volcans différents ont déversé suffisamment de
lave pour créer une île au-dessus de la surface de l’océan. »
Il marqua une pause et observa son auditoire. Il savait que ces
explications étaient complexes mais il avait encore toute l’attention des
journalistes, même si cela ne durerait sans doute plus très longtemps.
Il poursuivit : « Le modèle d’éruption des cinq volcans de l’île de
Hawaï est le même que celui de l’ensemble de la chaîne des autres îles. »
Sur les cinq volcans, le plus au nord, le Kohala, était éteint et fortement
érodé. Il n’était pas entré en éruption depuis quatre cent soixante mille ans.
Au nord du Kohala, le Mauna Kea n’était pas entré en éruption depuis
quatre mille cinq cents ans. Le troisième, le Hualālai, n’était pas entré en
éruption depuis plus de deux cents ans, c’est-à-dire depuis que Jefferson
avait été président. (Mac ne prit pas la peine de leur dire que le Hualālai
était le quatrième volcan le plus dangereux d’Amérique. Il valait mieux que
les touristes à Kona n’en sachent rien.) Enfin, les deux volcans actifs, le
Mauna Loa et le Kīlauea.
Pour conclure, il expliqua que dans l’océan, à cinquante kilomètres au
sud, le volcan Kama‘ehuakanaloa, anciennement Lō‘ihi, était en train de
former une nouvelle île à moins de deux kilomètres sous l’eau.
« Interro écrite à la fin de la semaine », dit-il en souriant. Il jeta un coup
d’œil à sa montre. « D’autres questions ? »
Il aurait voulu en finir, mais on lui avait appris à ne pas partir tant que
des mains se levaient encore.
« Quelles sont les chances pour que cette éruption soit violente ?
s’enquit un autre journaliste qu’il ne connaissait pas, un homme plus âgé.
— Très réduites. La dernière éruption explosive remonte à la
préhistoire.
— Quel est le risque d’avalanche de débris volcaniques à Hilo ?
— Aucun.
— Mais, dans le passé, l’écoulement de lave a déjà atteint Hilo, n’est-ce
pas ?
— Oui, mais il y a des milliers d’années. La ville de Hilo est en réalité
construite sur d’anciens dépôts de lave.
— Si la lave coule vers Hilo, que peut-on faire pour l’arrêter ? insista le
journaliste ne voulant pas lâcher Mac.
— Nous ne pensons pas qu’elle s’écoulera dans cette direction. Nous
pensons qu’elle s’écoulera vers le nord, en direction du Mauna Kea.
— Oui, j’ai compris ça. Mais est-il possible d’arrêter une coulée de
lave ? »
MacGregor hésita. Il voulait foutre le camp sans les alarmer, mais
c’était une question pertinente qui méritait une réponse honnête.
« Personne n’a jamais réussi à arrêter une coulée de lave, déclara-t-il.
Par le passé, les habitants de Hawaï ont tenté de bombarder un volcan, de
construire des digues au bulldozer pour détourner les coulées de lave ou
encore de pulvériser de l’eau de mer sur la lave pour la refroidir. Aucune de
ces tactiques n’a fonctionné. »
Il jeta un coup d’œil à Jenny qui s’était avancée sur le devant de
l’estrade, presque en courant, pour demander : « Y a-t-il des questions
spécifiques à cette éruption à venir ? » Elle balaya l’assistance du regard.
« Non ? Alors nous remercions le Dr MacGregor et nous vous remercions
d’être venus. Si vous avez d’autres questions, n’hésitez pas à nous appeler.
Nos numéros sont indiqués dans le communiqué de presse. »
Elle leva une main avant que les journalistes ne se dispersent : « J’ai
quelques annonces à faire aux journalistes de la télévision. Une fois que
l’éruption aura commencé, vous voudrez survoler le volcan pour filmer.
Laissez-moi vous expliquer comment on va procéder. Si l’éruption est
importante, survoler les lieux sera interdit car les cendres volcaniques
bloquent les moteurs des avions. Cependant, nous enverrons trois
hélicoptères par jour, et la bande vidéo vous sera fournie. Il sera possible de
filmer depuis le sol pendant l’éruption, à condition de le faire à partir des
points de sécurité désignés. Si vous souhaitez filmer depuis une autre zone,
nous enverrons un géologue avec vous. Surtout, n’y allez pas sans être
accompagnés. Et ne croyez pas que vous pourrez retourner au même endroit
d’un jour à l’autre car les conditions changent d’heure en heure. Nous vous
demandons de prendre ces règles au sérieux car, par le passé, à chaque
éruption, des journalistes ont été tués, et nous aimerions éviter que ce soit
de nouveau le cas. »
MacGregor observa les journalistes et les caméramans qui s’avançaient
au bord de l’estrade pour s’agglutiner devant Jenny. Il réussit à s’éclipser
discrètement.
Il enleva sa cravate en regagnant la sortie.
Chapitre 7

De retour dans la data room, MacGregor fut accueilli par un silence


absolu ; ce fut presque comme si tout le monde faisait un effort concerté
pour l’ignorer.
Kenny Wong, le programmeur en chef, était occupé à taper sur son
clavier et ne leva pas les yeux. Rick Ozaki, le sismologue, s’affairait à
agrandir les données sur son écran. Pia Wilson, la responsable des niveaux
d’alerte volcanique, travaillait derrière l’un de ses moniteurs. MacGregor
patienta un moment. Il n’espérait pas une ovation, mais il ne s’attendait pas
non plus à n’entendre que le bruit de touches de clavier.
Il s’approcha de Kenny Wong, s’assit, écarta le sachet de chips et les
canettes de Coca Light qui encombraient son bureau pour s’y accouder et
dit : « Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien. » Kenny secoua la tête, continua de taper.
« Il doit bien y avoir quelque chose.
— Rien.
— Kenny… »
Kenny lui lança un regard noir. « OK. Alors voilà, Mac : Pourquoi tu ne
leur as pas dit ?
— Dit quoi ?
— Que ce sera la plus grosse éruption depuis un siècle.
— Allez, mec. On en a déjà parlé. Ce sont des journalistes, et on sait
tous les deux qu’ils exagèrent toujours. C’est eux qui entreraient en
éruption. Et je ne veux pas faire une prédiction comme celle-là au risque de
me tromper.
— Mais tu sais que tu ne te tromperas pas », objecta Kenny. Il était
blessé et en colère, et il ne fit pas d’effort pour mâcher ses mots. « Il n’y a
pas moyen de se tromper. Les données et le flux d’informations ont été
cohérents pendant trente-sept semaines consécutives. Allez, Mac. Trente-
sept foutues semaines. C’est plus long qu’une saison de base-ball.
— Kenny. En 2004, le directeur de l’OVH a prédit une éruption du
Mauna Loa qui ne s’est jamais produite. Tu ne crois pas que les
programmeurs lui avaient juré que c’était une certitude ?
— Je n’en sais rien, répondit Kenny. Je n’étais même pas encore né.
— Si, tu l’étais, le corrigea Mac. Et arrête d’en faire des tonnes, s’il te
plaît. »
Leur programmeur en chef avait vingt-trois ans. Brillant, souvent
puéril, sujet à des crises de colère, en particulier lorsqu’il avait passé une
nuit blanche. Ce qui était le cas la plupart du temps.
De l’autre bout de la salle, Rick lança : « Mac, tu devrais peut-être
regarder ça. » Le sismologue, âgé d’une trentaine d’années, barbu,
corpulent, vêtu d’un jean et d’un T-shirt noir du magasin Hirano, était lent
et réfléchi, tout l’opposé de l’impétueux Kenny Wong. Rick remonta ses
lunettes sur l’arête de son nez lorsque MacGregor s’approcha.
« C’est quoi ?
— C’est la synthèse des données sismiques du mois dernier, filtrées
pour tenir compte des bruits parasites. » L’écran affichait un motif dense de
lignes ondulées, les données transmises par les sismomètres placés autour
de l’île.
« Et alors ? » MacGregor haussa les épaules. « Ce sont des essaims
sismiques typiques, Rick. Haute fréquence, faible amplitude, longue durée.
Il y en a tout le temps, maintenant. Qu’est-ce qui m’échappe ?
— Eh bien, j’ai retravaillé sur ces données, répondit Rick, en tapant sur
son clavier. Les hypocentres sont regroupés autour de la caldeira et du
versant nord. L’ajustement aux données est parfait. Vraiment parfait. Je
pense donc qu’il y a là une possibilité dont nous devrions parler… »
Ils furent interrompus par un bruit sourd qui s’amplifia rapidement,
secouant le sol du laboratoire et faisant trembler les vitres. Un hélicoptère
apparut à la fenêtre, effroyablement proche et bas, avant de s’éloigner de
l’observatoire et de descendre en piqué dans la caldeira.
« Nom de Dieu ! hurla Kenny Wong, se précipitant à la fenêtre pour
mieux voir. C’est qui, ce connard ?
— Notez le numéro de queue de l’appareil, dit MacGregor, et contactez
Hilo dès que possible. Cet idiot vole trop bas, il va raser la tête des
touristes. Merde ! » Il alla lui aussi se poster à la fenêtre et regarda
l’hélicoptère descendre en rase-mottes et se frayer un chemin au-dessus de
la plaine fumante de la caldeira. Le pilote n’était probablement pas à plus
de six mètres du sol.
À côté de Mac, Kenny Wong observait la scène à l’aide de jumelles.
« C’est un hélicoptère de Paradise Helicopters », annonça-t-il, perplexe.
Paradise Helicopters était une entreprise réputée basée à Hilo. Ses pilotes
transportaient les touristes au-dessus des champs volcaniques, et sur la côte
jusqu’à Kohala pour admirer les chutes d’eau.
MacGregor secoua la tête. « Ils savent qu’il y a une limite de trois cents
mètres partout dans le parc. Qu’est-ce qu’ils foutent là ? »
L’hélicoptère remonta et tourna lentement autour de la caldeira, frôlant
presque les parois internes verticales fumantes.
Pia posa une main sur le combiné du téléphone. « J’ai Paradise
Helicopters au bout du fil. Ils disent que personne n’est actuellement en vol.
Ils ont loué cet appareil-là à Jake.
— Vous n’auriez pas de bonnes nouvelles à m’annoncer ? demanda
Mac.
— Avec Jake aux commandes, ça s’annonce mal », répondit Kenny.
Jake Rogers était un ancien pilote de la Navy connu pour ses infractions
aux règlements. Après deux avertissements de la FAA1 en un an, il avait été
licencié par sa compagnie d’excursion et passait désormais le plus clair de
son temps à traîner dans un bar miteux de Hilo. « Apparemment, Jake est
accompagné d’un caméraman de la chaîne CBS, un free-lance venu de Hilo,
poursuivit Pia. Le type a fait pression pour obtenir des images exclusives de
la nouvelle éruption.
— Il n’y a pas d’éruption là-dedans », répliqua MacGregor en
regardant la caldeira. À Hawaï, la caldeira du Kīlauea – que la plupart des
gens appellent le cratère – était une attraction touristique depuis le
XIXe siècle ; Mark Twain, entre autres personnages célèbres, s’était tenu
debout au bord du cratère à le regarder fumer. Désormais, de la vapeur, du
soufre et d’autres signes d’activité volcanique étaient visibles, mais il n’y
avait pas eu d’éruption réelle de la caldeira depuis vingt ans. Toutes les
récentes coulées de lave du Kīlauea étaient descendues des flancs du
volcan, à des kilomètres au sud.
L’hélicoptère sortit de la caldeira, chassant les touristes appuyés le long
des garde-fous, survola l’observatoire en vrombissant, et décrivit un large
cercle, avant de s’éloigner vers l’est au son de ses pales.
« Et puis quoi encore ? demanda Rick.
— On dirait qu’il se dirige vers la zone de rift, dit Kenny. Et ce n’est
certainement pas une bonne nouvelle.
— Non, c’est sûr », acquiesça MacGregor, toujours debout à la fenêtre.
Jenny Kimura entra précipitamment dans la salle : « Qui c’est, ce type ?
Est-ce que quelqu’un a appelé Hilo ? »
MacGregor se tourna vers elle. « Les journalistes sont encore là ?
demanda-t-il.
— Non, ils sont partis il y a quelques minutes.
— J’ai pourtant dit que l’éruption n’avait pas encore commencé, non ?
— En effet, j’ai trouvé que tu avais été très clair sur ce sujet.
— Mac, ce type est un pigiste, intervint Rick. Il n’était pas à la
conférence de presse. Il essaie de percer. D’avancer ses pions. Tu sais ce
qu’on dit : L’important n’est pas d’avoir raison mais d’être le premier.
— Hé, Mac ? Tu ne vas pas le croire. » Pia Wilson, devant le panneau
principal d’affichage vidéo, alluma tous les moniteurs à distance pour
montrer le flanc est du Kīlauea. « Le pilote vient de descendre dans le lac
oriental au sommet du Kīlauea.
— Il a fait quoi ?
— Viens voir par toi-même », répondit Pia en haussant les épaules.
MacGregor s’assit devant les écrans. À cinq kilomètres de là, le cône de
cendres noir de Pu‘u‘ō‘ō – dont le nom hawaïen signifie « colline du
plantoir » – s’élevait à neuf mètres de haut sur le flanc est. Ce cône était un
lieu d’activité volcanique depuis qu’il était entré en éruption en 1983 en
crachant une fontaine de lave à six cents mètres dans les airs. L’éruption
s’était poursuivie pendant un an, produisant d’énormes quantités de lave qui
s’étaient écoulées sur treize kilomètres jusqu’à l’océan. En chemin, elle
avait enseveli toute la ville de Kalapana, détruit deux cents maisons et
rempli une grande baie à Kaimūī, où la lave s’était déversée dans la mer, en
dégageant de la vapeur brûlante. L’activité du Pu‘u‘ō‘ō s’était poursuivie
pendant trente-cinq ans – l’une des plus longues éruptions volcaniques
continues de l’histoire – et n’avait pris fin qu’avec l’effondrement du
cratère en 2018.
Des hélicoptères de tourisme avaient parcouru la zone à la recherche
d’un nouvel endroit pour prendre des photos, et les pilotes avaient
découvert un lac qui s’était formé à l’est du cratère effondré. La lave chaude
bouillonnait et venait s’écraser en vagues incandescentes contre les parois
d’un cône plus petit. Occasionnellement, la lave jaillissait à quinze mètres
dans les airs au-dessus de la surface incandescente. Mais le cratère
contenant le lac oriental n’avait qu’une centaine de mètres de diamètre, bien
trop étroit pour y descendre.
Aucun hélicoptère n’y avait encore jamais pénétré.
Jusqu’à ce jour-là.
« C’est quoi ce merdier ? s’exclama Jenny.
— C’est l’enfer », répondit Mac.

1. Agence gouvernementale chargée des réglementations et contrôles concernant l’aviation


civile aux États-Unis. Elle dépend du département des Transports des États-Unis.
Chapitre 8

MacGregor fixait la vidéo à l’écran. « D’où viennent ces images ?


— La caméra est sur le bord, pointée vers le bas. »
Mac voyait l’hélicoptère en vol stationnaire juste au-dessus du lac de
lave. Le caméraman était clairement visible par une porte ouverte à gauche,
la caméra sur l’épaule. Cet imbécile était penché à l’extérieur de la coque et
filmait la lave.
On aurait dit une scène de film catastrophe, avec des effets spéciaux,
pensa Mac. Pourtant, ce qu’ils voyaient était réel.
« Ils sont fous tous les deux, dit-il. Avec les courants ascendants qu’il y
a autour…
— Si ce truc crache un jet de vapeur, ils se transformeront en pūpūs
frits.
— Il faut qu’ils se tirent au plus vite. Qui est à la radio ? »
De l’autre côté de la pièce, Jenny mit sa main sur le combiné du
téléphone et dit : « Hilo est en communication avec eux. Ils disent qu’ils
partent immédiatement.
— Ah oui ?! Alors pourquoi est-ce qu’ils ne s’éloignent pas ?
— Ils disent que si, Mac. Je n’en sais pas plus.
— Quelqu’un connaît le niveau de gaz là-dedans ? » demanda
MacGregor.
Le lac de lave dégageait probablement de fortes concentrations de
dioxyde de soufre et de monoxyde de carbone. MacGregor plissa les yeux
pour mieux regarder ce qu’il se passait sur le moniteur. « Pouvez-vous voir
si le pilote a de l’oxygène ? Parce que le caméraman, lui, n’en a pas. Ces
deux idiots risquent de perdre connaissance s’ils restent là.
— Ou le moteur pourrait s’arrêter », ajouta Kenny. Il secoua la tête.
« Les moteurs d’hélicoptère ont besoin d’air. Et il n’y en a pas beaucoup en
bas.
— Mac, ils s’en vont », annonça Jenny.
Tournés vers l’écran, ils virent l’hélicoptère qui commençait à prendre
de la hauteur. Mais ils virent aussi le caméraman se retourner et lever un
poing rageur en direction de Jake Rogers. Manifestement, il ne voulait pas
partir.
Ce qui signifiait que le passager était encore plus imprudent que le
pilote.
« Sors de là, dit MacGregor, s’adressant à l’écran, comme si Jake
Rogers pouvait l’entendre. Tu as eu de la chance, Jake. Allez, sors de là. »
L’hélicoptère prit de la vitesse. Furieux, le caméraman referma
violemment la porte de l’appareil qui amorça un virage lorsqu’il atteignit le
bord du cratère.
« Maintenant, on va voir s’ils arrivent à traverser les courants
ascendants. »
Soudain, il y eut un vif éclair lumineux, l’hélicoptère bascula et parut se
renverser sur le flanc. Il tournoya latéralement à l’intérieur du cratère et
s’écrasa contre la paroi la plus éloignée, soulevant un énorme nuage de
cendres qui masqua la vision qu’ils en avaient depuis l’écran.
En silence, ils virent la poussière se dissiper lentement et aperçurent
l’hélicoptère en position latérale, à environ soixante mètres de profondeur,
reposant de façon précaire au bord d’un large plateau sous la paroi du
cratère, une pente rocheuse qui descendait jusqu’au lac de lave.
« Que quelqu’un prenne la liaison radio et vérifie si ces abrutis sont en
vie », dit Mac.
Tout le monde dans la salle avait les yeux rivés sur les écrans.
Tout d’abord, rien ne se produisit ; le temps semblait s’être arrêté. Puis
ils virent un éboulement de petits rochers situés sous l’hélicoptère. Ces
rochers atterrirent dans le lac de lave, provoquant des éclaboussures avant
de disparaître sous la surface en fusion.
« Et ça ne va pas s’arranger. » La voix de MacGregor était à peine plus
forte qu’un murmure. D’autres blocs de roche dégringolèrent le long de la
paroi inclinée du cratère, puis d’autres encore – plus gros maintenant – et
l’éboulement se transforma en glissement de terrain. L’hélicoptère bougea,
entraîné avec les rochers en direction de la lave brûlante.
Horrifiés, tous regardaient l’hélicoptère continuer sa descente. La
poussière et la vapeur cachèrent l’appareil pendant un moment, et
lorsqu’elles se furent dissipées, ils purent voir l’hélicoptère couché sur le
côté, les pales du rotor pliées contre la roche, les patins atterrisseurs tournés
vers l’extérieur, à une quinzaine de mètres au-dessus de la lave.
« Ils sont sur de l’éboulis. Je ne sais pas combien de temps ça va tenir »,
fit remarquer Kenny.
MacGregor hocha la tête. La majeure partie du cratère était composée
d’éjecta volcanique, des roches friables et des cailloux, traîtres sous les
pieds, prêts à s’effondrer à tout moment. Tôt ou tard, l’hélicoptère tomberait
dans le lac de lave. Probablement dans les minutes qui allaient suivre, au
mieux d’ici quelques heures.
À l’autre bout de la salle, Jenny lança : « Mac ? Hilo a pu rester en
contact avec eux. Ils sont tous les deux vivants. Le caméraman est blessé,
mais ils sont vivants. »
MacGregor secoua la tête. « Et qu’est-ce qu’on est censés faire ? »
Personne ne répondit, mais tous avaient les yeux posés sur lui. Il eut
l’impression d’être de retour à la conférence de presse, sur le point de
prendre le micro.
« C’est entièrement leur faute, dit Kenny.
— On était au courant, merci, répliqua MacGregor en se penchant pour
délacer ses chaussures.
— En effet, ajouta Jenny.
— Combien de temps est-ce qu’il nous reste avant la tombée de la
nuit ? lui demanda MacGregor.
— Une heure et demie tout au plus.
— Pas assez.
— Mac, on peut appeler un autre hélicoptère. Ils pourraient larguer un
filin et les hélitreuiller.
— Mac, ce serait suicidaire d’aller là-dedans, dit Pia.
— Appelez Bill, dites-lui de démarrer son moteur, répondit Mac.
Appelez Hilo, dites-leur de fermer la zone à tous les autres avions. Appelez
Kona, dites-leur la même chose. En attendant, j’ai besoin d’un paquetage,
d’un plateau rocheux pour me poser et de quelqu’un pour assurer la
sécurité. À vous de décider qui. Je pars dans cinq minutes, dès que j’aurai
remis mes bottes.
— Attends, s’exclama Pia, incrédule. Tu pars dans cinq minutes pour
faire quoi, exactement ?
— Sortir de là ces abrutis », répondit MacGregor.
Chapitre 9

Sommet du Kīlauea, Hawaï

L’hélicoptère rouge décolla de l’héliport de l’OVH en direction du sud.


Face à eux, à six kilomètres de distance, ils pouvaient voir le cône noir du
Pu‘u‘ō‘ō, son épais nuage de fumée s’élevant dans les airs.
MacGregor vérifia son équipement sur le siège avant, s’assurant qu’il
avait tout ce qu’il fallait. Jenny Kimura et Tim Kapaana étaient à l’arrière.
Tim était le plus costaud de leurs techniciens de terrain, un ancien défenseur
semi-professionnel.
« Mac ? lança Jenny dans son casque. Hilo dit qu’ils peuvent faire venir
un hélicoptère de récupération Dolphin de la station des garde-côtes de
Maui dans trente minutes pour effectuer le sauvetage. Tu n’es pas obligé de
faire ça. »
MacGregor se tourna vers Bill Kamoku, leur pilote, un homme prudent
et avisé. « Bill ? »
Le pilote secoua la tête. « Il leur faudra une heure, au minimum, pour
arriver jusqu’ici.
— D’ici là, il fera presque nuit.
— Exact.
— Et ils ne pourront pas faire de sauvetage dans le noir.
— Merde, Mac, je ne suis même pas sûr qu’ils pourraient le faire en
plein jour, rétorqua Bill. Si le grand Dolphin survole de trop près l’étroit
cratère, il y aura des glissements de terrain, et ce sera la fin.
— Mais, Mac… », intervint Jenny.
Il se tourna vers elle. « Ne nous faisons pas d’illusions. Si on attend, ils
sont morts. »
Il regarda fixement à l’extérieur du cockpit. Ils se trouvaient au-dessus
du rift ; ils suivaient une ligne de fissures fumantes et de petits cônes de
cendres dans les champs de lave. Le cratère effondré de Pu‘u‘ō‘ō était à un
peu plus d’un kilomètre devant eux et, juste après, le lac oriental.
« Où veux-tu t’installer ? demanda Bill.
— Le côté sud me paraît mieux. »
Ils ne pouvaient pas atterrir trop près du bord du cratère car les fissures
y étaient trop nombreuses et le rendaient instable. Mac et Bill le savaient
tous les deux.
« Qu’est-ce qui a poussé Jake à aller là-bas, à ton avis ? » demanda
Mac.
Bill se tourna vers lui, les yeux cachés derrière la visière noire de son
casque. « L’argent. Je pense qu’il avait besoin d’argent, Mac. Et il y a une
autre raison.
— Laquelle ?
— C’est Jake. »
L’hélicoptère se posa à une vingtaine de mètres du bord du cratère.
Immédiatement, la bulle de l’appareil se couvrit de vapeur provenant des
évents voisins. MacGregor ouvrit sa porte et sentit l’air humide et brûlant se
plaquer sur son visage.
« Je ne peux pas rester ici, Mac, dit Bill. Je dois suivre la pente.
— Vas-y. » Mac retira son casque, descendit sans hésiter et posa le pied
sur la lave gris-noir, se baissant pour éviter les pales du rotor qui tournaient
au-dessus de sa tête.

Jenny Kimura entendait le cliquètement et le craquement de la lave à


mesure que sa surface se solidifiait, et le grondement de la lave la plus
récente brisant la roche fraîchement formée. Elle voyait deux évents
rougeoyants à l’extérieur de la paroi du cratère, l’un à l’ouest, l’autre au
nord. L’hélicoptère en détresse se situait de l’autre côté, sur un plateau au-
dessus du lac. Mais sa position était encore plus précaire. La lave pouvait se
mettre en mouvement à tout moment, ce qui signifiait que l’appareil risquait
à chaque seconde de glisser au fond du cratère.
Mac avait déjà remonté la fermeture Éclair de sa combinaison verte. Il
resserra le harnais autour de sa taille et de ses jambes. Il le desserrerait
lorsqu’il serait en bas pour le passer autour de la taille d’une autre personne.
MacGregor tendit les extrémités de la corde à Tim.
« S’il te plaît, laisse-moi faire, dit Tim.
— Non. » MacGregor positionna un masque à gaz autour de son cou et
en glissa deux autres dans son sac à dos. « D’ici, toi, tu peux me retenir.
Moi, je ne ferais pas le poids. »
Il ajusta le casque radio sur ses oreilles, tira le micro le long de sa joue.
Jenny avait mis son propre casque et attaché l’émetteur à sa ceinture, et elle
entendit MacGregor dire : « C’est parti. »
Tim fit quelques pas pour s’éloigner du bord et s’arc-bouta. La corde se
tendit immédiatement dans ses mains lorsque MacGregor passa par-dessus
bord.
Jenny était folle d’inquiétude, même si elle essayait de ne pas le
montrer. À sa connaissance, il y avait eu deux morts dans le cratère du
Pu‘u‘ō‘ō. Le premier en 2012 : un alpiniste américain casse-cou qui était
entré, sans autorisation, et qui, assailli par les fumées, avait dégringolé dans
le lac de lave. Le second, en 2018 : un volcanologue allemand borné, qui
s’était obstiné à descendre pour prélever des échantillons de gaz alors que le
cratère s’effondrait, et avait été happé par un jet de lave – adieu. Depuis,
personne d’autre n’avait été assez fou pour pénétrer dans le cratère du lac
oriental.
Jenny ajusta son casque. À travers les écouteurs, elle entendait le
crépitement des voix du poste de contrôle à Hilo, puis le bruit de toux
provenant de l’hélicoptère en contrebas.
Jenny regarda Mac descendre lentement et prudemment dans le cratère.
Chapitre 10

Le lac de lave était presque circulaire, sa croûte noire striée de traces


d’un rouge plus vif et plus incandescent. De la vapeur s’échappait d’au
moins une dizaine d’évents perçant la roche. Les parois étaient abruptes, la
marche mal assurée ; Mac descendait en trébuchant et glissant.
Soudain, sa jambe tendue heurta une surface solide, comme un coureur
au base-ball marquant un point à la dernière seconde.
Bien qu’il ne soit qu’à quelques mètres du bord du cratère, il sentait
déjà la chaleur brûlante du lac. L’air, instable, chatoyait dans les courants de
convection ascendants. Entre la chaleur et les odeurs sulfureuses qui
s’échappaient du cratère, il se sentit légèrement nauséeux.
À l’intérieur de sa combinaison thermorésistante, il transpirait. Une fine
mousse de PVC Mylar, cousue entre des couches de Gore-Tex, empêchait
sa peau d’absorber la sueur ; car si la température augmentait brusquement,
celle-ci se transformait en vapeur et ébouillantait le corps, donnant lieu
à une mort quasi certaine. Plusieurs scientifiques avaient péri de cette
manière, le dernier en date étant son ami Jim Robbins au volcan Anak
Krakatau en Indonésie.
Mac perdit à nouveau l’équilibre et glissa sur plusieurs mètres dans la
poussière brûlante, avant de se relever rapidement.
« Ça va ? lui demanda Jenny via la radio.
— Impec. »
Il savait, parce que c’était son métier, que soixante-sept scientifiques
dans le monde étaient morts en travaillant à moins de mille mètres du
sommet d’un volcan. Trois d’entre eux, ainsi qu’une quarantaine de
pompiers, journalistes ou autres étaient morts brûlés en un instant sur le
volcan Unzen, au Japon, en 1991. C’était l’accident le plus grave de
l’histoire récente. Et il y avait eu de nombreux autres accidents. Six
scientifiques étaient morts au Cotopaxi, en Équateur, quand le volcan était
soudainement entré en éruption alors qu’ils prenaient des mesures.
Il chassa ces pensées de son esprit et continua à descendre le long de la
paroi. L’hélicoptère se trouvait sur sa droite, à une centaine de mètres.
MacGregor s’en approchait latéralement afin que sa propre descente ne
provoque pas un nouveau glissement de terrain.
Dans sa radio, il entendit des gémissements, puis une transmission
grésillante du pilote, dont les mots étaient embrouillés.
« Mac. » Jenny, de nouveau.
« Je suis là.
— Tu as entendu ?
— Non.
— C’était le pilote. » Elle marqua une pause. « Il craint qu’il y ait une
fuite de kérosène.
— Alors je dois accélérer le rythme.
— Tu sais que ce n’est pas prudent !
— J’avais peur que tu dises un truc comme ça. »
L’hélicoptère était suspendu à moins de cinquante mètres au-dessus du
lac de lave. Sous la croûte, la lave incandescente devait être autour des
mille huit cents degrés Fahrenheit, à savoir neuf cent quatre-vingts degrés
Celsius, voire plus par endroits. La seule bonne nouvelle était que si
l’hélicoptère avait commencé à perdre du carburant, il aurait déjà explosé.
« Mac, dit Jenny, le Dolphin vient de quitter Wailuku. Tu es sûr de ta
décision ?
— Certain. »
Parfois dans l’erreur, jamais dans le doute, disait-on à propos de Mac à
l’OVH.
À travers les panaches de vapeur qui se déplaçaient, Mac voyait les
profondes éraflures sur l’hélicoptère complètement cabossé. Le rotor de
queue, totalement tordu, s’était détaché de l’appareil.
« Mac, je te mets en contact avec le pilote.
— D’accord. »
Il y eut un autre grésillement. À travers son casque, Mac entendit de
nouveau gémir. Il dit : « Hé, Jake. Comment ça va ? »
Jake répondit en toussant : « Tu veux savoir vérité, mon pote ? J’ai
connu mieux.
— Respire un bon coup, OK ? » dit Mac. Ce qui signifiait : Pas
d’affolement.
Mac entendit un crépitement entre la toux et le rire.
« C’est pas comme si j’avais le choix, répliqua Jake Rogers. Tu me
suis ? »
Chapitre 11

Jake Rogers, couché sur le flanc et en grande souffrance, avait une vue
directe sur la lave et entendait le sifflement du gaz qui s’échappait des
fissures incandescentes. Il vit des éclaboussures de lave, semblables à de la
pâte à crêpes bouillonnante, projetées sur les côtés du cratère.
Jake ne pensait pas que sa jambe était cassée. Le caméraman – Glenn
quelque chose – était plus mal en point ; il gémissait sur le siège arrière,
marmonnant que son épaule était disloquée. Sous le coup de la douleur, il se
balançait d’avant en arrière, ce qui faisait osciller l’hélicoptère.
Jake l’engueula, lui demandant d’arrêter avant qu’il ne les tue tous les
deux, mais le type continuait à gémir et se balancer comme un bébé.
« Comment va le caméraman ? demanda Mac.
— Pau, Mac. » Foutu. « Il s’est déboîté l’épaule. Il se comporte
vraiment bizarrement. »
À l’arrière, le caméraman demanda : « À qui parlez-vous ?
— Il y a un gars qui descend pour venir nous chercher.
— Super ! » se réjouit le caméraman. Il se pencha pour regarder par le
hublot, déplaçant le centre de gravité de l’appareil qui glissa de nouveau
vers le lac de lave, projetant la tête de Jake contre la bulle de Plexiglas.
Le caméraman se mit à hurler.

À vingt mètres de là, impuissant, MacGregor regarda l’hélicoptère


entamer sa descente en grondant. Il entendit des cris à l’intérieur ; ce devait
être le caméraman, car Mac entendit Jake Rogers l’injurier et lui dire de
fermer sa gueule.
L’hélicoptère glissa encore de cinq mètres, se rapprochant de la lave,
puis, miraculeusement, s’arrêta. Les jambes de train d’atterrissage étaient
toujours tournées vers l’extérieur, les rotors tordus coincés dans les éboulis.
La porte du passager était toujours orientée vers le haut.
« Mac ? Tu es encore là ? » demanda Jake.
Prudemment, MacGregor avança le long de la pente. « Oui, je suis là.
Heureusement pour vous, je n’ai nulle part ailleurs où aller.
— Ce type est un boulet, Mac.
— Tu peux parler. » Mac entendit le caméraman gémir de douleur. « Tu
peux bouger, Jake ? » demanda Mac.
Il était suffisamment proche de l’hélicoptère pour voir Rogers.
« Oui, je crois. »
MacGregor agita un masque à gaz Spark en direction de Jake. Rogers
secoua la tête : aucun masque dans l’appareil.
« Il faut que tu déverrouilles la porte côté passager pour moi, dit
MacGregor. Surtout ne l’ouvre pas, déverrouille-la seulement. »
Jake parvint à se lever pour s’attaquer au loquet. Mac entendit un clic
métallique. Puis un autre. Sous l’effort, Jake fronçait les sourcils, se
débattait.
« Le fils de pute ! Il est bloqué.
— Alors on sait ce qu’il reste à faire », dit Mac.
Chapitre 12

Tout en haut, Jenny Kimura, qui regardait la scène à travers ses


jumelles, vit Mac reculer soudain pour faire le tour et se retrouver à l’avant
de l’hélicoptère.
« Mac, mais qu’est-ce que tu fous ? lui demanda-t-elle via la radio.
— J’essaie juste d’attraper la boîte à outils.
— C’est n’importe quoi !
— J’en ai besoin. »
Jenny se tourna vers Tim. « Où est la boîte à outils sur ces trucs ?
— À bâbord. » Il secoua la tête. « C’est-à-dire du côté de la lave.
— J’en étais sûre ! s’exclama Jenny. Mac va passer sous ce putain
d’hélicoptère ! »

Mac se glissa sous l’appareil, à quarante mètres au-dessus du lac de


lave. Il pouvait voir le rouge incandescent se refléter dans le métal au-
dessus de sa tête. Ne voulant pas ébranler davantage l’hélicoptère, il tira
prudemment sur l’anneau du panneau derrière lequel se trouvait la boîte à
outils ; et il s’ouvrit.
La boîte en métal était solidement attachée à l’intérieur.
Il défit les boucles de toile et tira la boîte vers lui ; mais elle s’était
légèrement déplacée lors du crash et était coincée. Il essaya de la déloger
sans faire bouger l’hélicoptère.
« Allez… », marmonna-t-il en tirant plus fort.
Le temps lui manquait et il avait besoin de cette boîte.
« Allez, espèce de… »
La boîte se détacha.
Jenny se tourna de nouveau vers Tim, couvrit son micro d’une main et
demanda : « Depuis combien de temps est-ce qu’il est en bas ?
— Dix-huit minutes.
— Il ne porte pas son masque. C’est peut-être plus facile pour
communiquer clairement avec le pilote, mais il va bientôt en saisir les
effets. Il le sait parfaitement. »
Elle parlait du dioxyde de soufre, un gaz concentré près du lac de lave.
Le dioxyde de soufre se combine à la couche d’eau à la surface des
poumons pour former de l’acide sulfurique. Un danger pour tous ceux qui
travaillent à proximité d’un volcan.
« Mac ? Tu as mis ton masque ? »
Pas de réponse.
« Mac. Réponds-moi.
— Je suis un poil occupé, là », répondit-il enfin.
Elle jeta un coup d’œil à travers les jumelles et vit que Mac se déplaçait
à nouveau. Il se trouvait à présent au-dessus de l’hélicoptère, prêt à se
pencher sur la bulle. Elle ne distinguait pas son visage, mais elle aperçut des
sangles à l’arrière de sa tête – au moins, il avait mis un masque.
Elle le vit s’agenouiller et ramper avec précaution sur la bulle.

Accroupi, il ouvrit la boîte à outils, en sortit ce qui semblait être un


pied-de-biche et commença à forcer la porte. Il réussit à ouvrir le bord
métallique de quinze centimètres de part et d’autre de la serrure.
À travers la bulle, Jake – un dur incapable de cacher la peur et la
douleur qu’il ressentait manifestement – le regardait faire. La bulle
commençait à s’embuer, l’acide sulfurique présent dans l’air attaquait le
Plexiglas.
Mac attrapa une pince et commença à essayer d’ouvrir la porte. Il vit
Jake pousser le Plexiglas depuis l’intérieur. Il entendit le caméraman gémir.
MacGregor s’acharnait sur le pied-de-biche, utilisant au maximum l’effet de
levier, jusqu’à ce que, dans un bruit métallique, la porte s’ouvre en grand et
vienne heurter le panneau latéral. MacGregor retint son souffle, priant pour
que l’hélicoptère reste stable.
Ce fut le cas.
Jake Rogers passa la tête par la porte ouverte. « Je t’en dois une, mon
pote.
— À qui le dis-tu. » MacGregor tendit la main, le pilote la saisit et
grimpa sur la bulle. MacGregor vit que la jambe gauche du pantalon de
Jake était imbibée de sang ; tout le dôme en Plexiglas en était maculé.
« Tu peux marcher ? lui demanda Mac.
— Jusque là-haut ? » Jake leva la main en direction du bord du cratère.
« Et comment ! »
Mac détacha l’une des cordes de son harnais et la lui tendit. Jake
l’attacha à la ceinture qu’il portait à la taille. Mac se pencha alors à
l’intérieur de l’appareil.
À l’arrière, le caméraman était recroquevillé tout au fond. Il gémissait
toujours. Un haole, la vingtaine bien tapée, maigre, le visage blême.
« Il a un nom ? demanda Mac à Jake.
— Glenn. » Jake commençait déjà à remonter la pente.
« Glenn, appela MacGregor. Regarde-moi. »
Le caméraman leva les yeux, le regard vide.
« Je veux que tu te lèves, dit MacGregor, et que tu prennes ma main. »
Le caméraman commença à se lever mais, au même moment, le lac en
contrebas se mit à bouillonner et une petite fontaine de lave jaillit avec un
sifflement. Le caméraman se laissa tomber en pleurant.
À travers le casque, Mac entendit Jenny : « Mac ? Ça fait maintenant
vingt-six minutes que tu es en bas. Tu sais mieux que personne ce que ça
signifie. Glenn et Jake sont déjà en insuffisance respiratoire. Tu dois sortir
de là avant d’en arriver au même point.
— Message bien reçu », répondit MacGregor en regardant le lac à
travers la bulle. Tout ce qu’il avait appris partout où il était allé là où il y a
des volcans lui disait qu’il était en très mauvaise posture.
« On va mourir ici ! hurla Glenn, des larmes coulant sur ses joues.
— Accroche-toi », aboya Mac en retour.
Puis il pénétra dans l’hélicoptère.
Chapitre 13

En regardant Mac – qui essayait de faire sortir le caméraman de


l’hélicoptère afin qu’il soit hors de danger – à travers ses jumelles, Jenny
frissonna. Le lien qu’elle avait toujours ressenti entre eux – bien qu’ils n’en
aient jamais parlé – était plus fort que jamais.
« Qu’est-ce qu’il fait maintenant ? demanda Tim les cordes de rappel à
la main.
— Il s’est glissé dans l’appareil. Il est tout au fond.
— Il a fait quoi ?
— Il est entré dans ce foutu hélicoptère, dit-elle en secouant la tête.
— Mais pourquoi ?
— Tu sais bien pourquoi. Parce qu’il ne pouvait pas ne pas y aller.
— Cow-boy jusqu’à la fin, dit Tim.
— Je préférerais que tu ne parles pas de la fin. »

L’hélicoptère se renversa sur son axe. Mac s’agrippa au siège, tâchant


tant bien que mal de garder l’équilibre, regardant, impuissant, le monde
extérieur s’inverser, la bulle de Plexiglas plus proche que jamais de la
surface incandescente.
Puis l’appareil arrêta de bouger, le Plexiglas commença à se boursoufler
et à fondre, et la fumée envahit l’intérieur de la cabine.
MacGregor tendit le masque à gaz Spark à Glenn.
« Mets-le, dit-il.
— Je ne peux pas ! répondit le caméraman. Je sens que je vais vomir ! »
Il était inutile d’argumenter ; MacGregor devait absolument le sortir de
là, avec ou sans masque. Il ne leur restait que quelques minutes avant que
l’hélicoptère n’explose.
« Attrape ma main, nom de Dieu, ordonna Mac au caméraman. Tout de
suite ! »

Dans la salle principale de l’OVH, Rick Ozaki, qui regardait le


moniteur, remarqua : « Il prend plus de risques depuis que Linda est partie
avec les garçons.
— Oh, merde ! répondit Pia. Il a toujours pris des risques. C’est dans
ses fichus gènes.
— J’ai entendu dire que c’est d’ailleurs pour ça que Linda l’a
finalement quitté.
— Non, elle l’a quitté pour son cabinet, répliqua Pia.
— Sérieux ? Tu veux parler du mariage de Mac, là, maintenant ?
— Désolée.
— C’est un emmerdeur, dit Rick. Mais c’est notre emmerdeur. »
Soudain des alarmes se déclenchèrent. Un voyant rouge clignota à
plusieurs reprises en bas de l’écran de Pia : CONTAMINATION DES
DONNÉES. Rick détourna les yeux de l’écran et s’exclama : « Qu’est-ce
qui se passe, cette fois ? »
À l’autre bout de la pièce, Kenny Wong regarda son propre moniteur.
« Je pense que ce sont les analyseurs de gaz dans le cratère qui sont en
cause, dit-il.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demande Pia.
— Ils détectent quelque chose de nouveau à l’intérieur du cratère,
répondit Kenny. Monoxyde, dioxyde, sulfures, comme d’habitude, et…
— Quoi d’autre ?
— On dirait un nouveau complexe, à haute teneur en carbone, avec
beaucoup d’éthylène et des groupes méthyle un peu partout. »
Pia Wilson traversa la pièce et jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de
Kenny. « Bon sang !
— Tu sais ce que c’est ?
— Oui. Du kérosène. »
À l’intérieur de l’hélicoptère, Glenn réussit enfin à tendre sa main
valide. MacGregor la saisit et tira lentement le jeune homme vers lui.
« Essaie juste de garder l’équilibre pour ne pas secouer l’appareil », dit
Mac.
Le caméraman passa entre les sièges, toussant à cause de la fumée, se
déplaçant comme s’il était hébété.
Ils se trouvaient à quelques mètres seulement au-dessus du lac de lave.
De petites étincelles en jaillissaient. MacGregor sortit, entraînant Glenn à sa
suite.
Il essaya d’ignorer l’odeur du carburant.
Il ne nous reste que quelques minutes.
Glenn le suivit.
« Tu vas t’en sortir, lui dit Mac en le soutenant lorsque ses pieds
glissaient.
— J’ai le vertige », dit Glenn en gardant les yeux fixés en haut, loin de
la lave.
Tu aurais dû y penser avant, ducon, pensa Mac.
Il leva les yeux et vit Jake à une dizaine de mètres au-dessus d’eux, en
train d’attraper la main tendue de Tim. En bas, l’odeur âcre du kérosène
était plus forte que jamais.
Mac parla doucement à Glenn, essayant de le distraire. « On y est
presque.
— On doit s’arrêter.
— Hors de question », dit MacGregor.
Ils continuèrent d’avancer. Le type regarda autour de lui avant de
demander : « Hé, c’est quoi cette odeur ? »
Trop tard pour lui mentir, trop près du sommet. « Du kérosène »,
répondit John MacGregor.
Sa radio grésilla et il entendit Jenny le prévenir : « Mac, le labo dit que
la concentration des vapeurs de kérosène augmente. »
Mac jeta un coup d’œil derrière lui et vit que la bulle de Plexiglas de
l’hélicoptère avait commencé à brûler ; les flammes léchaient le fuselage.
Sa radio grésilla à nouveau. « Mac, pas le temps de… »
Mais l’instant d’après, Tim attrapait Glenn à bras-le-corps et le tirait
par-dessus le bord du cratère. Il fit rapidement la même chose avec Mac
qui, de nouveau, jeta un coup d’œil en arrière et vit l’hélicoptère enveloppé
de flammes. Glenn essaya de retourner en direction du cratère, mais Tim le
poussa vers l’appareil de sauvetage.
« On est en sécurité maintenant, dit le caméraman. C’est quoi la putain
d’urgence ? »
Au même moment, l’hélicoptère explosa.
Ils entendirent un grondement et la puissance de l’explosion faillit tous
les renverser. Une boule de feu jaune-orange jaillit au-delà du bord du
cratère. Un instant plus tard, des fragments de métal chauds et tranchants
s’écrasèrent sur la pente tout autour d’eux, alors qu’ils se précipitaient en
courant vers l’hélicoptère rouge de l’OVH.
« C’était ça, la putain d’urgence, connard », dit Mac au caméraman.
Chapitre 14

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï

Les portes de l’ambulance se refermèrent en claquant. MacGregor


regarda le véhicule sortir du parking et contourner la caldeira, ses lumières
clignotant dans l’obscurité grandissante. Il se tourna vers Jenny. « La presse
va être informée ? »
Elle secoua la tête. « J’en doute. Je ne pense pas que Jake ou ce
caméraman aient particulièrement envie de rendre cet accident public. »
Elle tendit la main et toucha la joue de Mac, c’était plus fort qu’elle. « J’ai
cru que j’allais te perdre, dit-elle.
— Tu sais très bien que ça ne se produira pas.
— Aujourd’hui, je n’en étais pas certaine », répliqua-t-elle.
Pendant quelques secondes, Mac crut qu’elle allait pleurer. Il eut
soudain envie de la serrer dans ses bras, mais se retint, ne sachant pas qui
les regardait.
Ils repartirent vers le bâtiment principal du laboratoire. La nuit était
claire et le Mauna Loa se dressait au-dessus d’eux, la ligne sombre de son
versant se découpant sur le bleu profond du ciel.
« Rick et Kenny veulent te parler », dit Jenny.
MacGregor regarda sa montre. « Ça ne peut pas attendre demain ?
— Ils disent que non. »

Lorsque Mac et Jenny entrèrent dans la data room, Rick Ozaki n’hésita
pas à le serrer dans ses bras. En le lâchant, Mac souriait.
« Et dans pas longtemps, on emménage ensemble, c’est ça ? », dit-il.
Rick lui répondit par un sourire. « Va te faire foutre !
— Et moi qui pensais qu’on passait un bon moment.
— Écoute, dit Rick. Je vais être bref. »
MacGregor s’assit à côté de lui et fixa l’écran. Le moniteur montrait
une vue en coupe du Kīlauea et du Mauna Loa, générée par ordinateur, qui
tournait lentement en trois dimensions. Sous les volcans, les cheminées et
les chambres magmatiques étaient soulignées en gris pâle, grâce à des
centaines de capteurs positionnés de manière optimale.
« Donc, commença Rick, à partir des données sismiques et de celles
concernant la déformation du sol, on obtient notre schéma de la structure
interne du Mauna Loa, jusqu’à une quarantaine de kilomètres sous terre.
Comme tu le sais, on affine ce schéma depuis dix ans. »
Rick zooma pour agrandir l’image. Sous le Mauna Loa, les structures
magmatiques grises évoquèrent un arbre à MacGregor : un tronc central
cabossé, se dressant vers le haut avant de se diviser en branches épaisses,
puis, au niveau du sommet, de se déployer en une série de chambres
magmatiques horizontales semblables à des feuilles.
« Ce sont les emplacements du système de transport du magma à
l’intérieur du volcan, expliqua Rick. On disposait déjà de ces données il y a
dix ans. Ce qui est différent, aujourd’hui, c’est qu’on sait qu’elles sont
exactes. Voici la série complète des données sur six mois, et tu peux voir
comment les épicentres des tremblements de terre s’alignent sur les
cheminées volcaniques. » Des carrés noirs représentant les épicentres des
secousses sismiques ponctuaient les colonnes verticales de magma. « Tu
vois ?
— Je vois, répondit MacGregor. Mais je pense que…
— Laisse-moi finir de te dire ce que moi, je pense, l’interrompit Rick.
Ça, ce sont les données de gonflement du volcan, obtenues par le réseau
GPS.
— Oui, oui », soupira MacGregor. Il se surprit à regarder le tour de
taille de Rick. MacGregor était assez âgé pour se souvenir de l’époque où
être volcanologue signifiait être en grande forme physique. Pour les
membres de l’équipe de terrain, comme Tim Kapaana, marcher sur les
pentes des montagnes pour faire des observations, s’occuper des stations de
surveillance, sortir les collègues de situations dangereuses représentaient
des défis de tous les instants, tout se faisait sous le coup de l’adrénaline.
MacGregor n’entendait que des plaintes chaque fois qu’il ordonnait aux
analystes de systèmes d’exploitation et de données d’aller sur le terrain. Il
faisait chaud, marcher à travers les champs de lave était difficile, et la lave
tranchante coupait leurs bottes et faisait fondre les semelles en caoutchouc.
Pour le meilleur ou pour le pire, cette nouvelle génération de scientifiques
était fascinée par les ordinateurs, accros comme l’étaient les gosses avec
leur téléphone. Ils se contentaient de rester assis au labo et de manipuler des
données sur des écrans. MacGregor était convaincu que cet échange menait
à une sorte d’arrogance informatique. L’attitude de Rick Ozaki en était la
preuve, se disait-il.
« Mac… J’en ai discuté avec Kenny, et les autres, dit Rick.
— C’est de la provoc. »
Rick ignora la réaction de MacGregor et poursuivit. « Écoute, tout est
plus précis maintenant. Lorsque le vieux Thomas Jaggar a créé cet
observatoire en 1912, il avait l’habitude de prédire les éruptions à quelques
mois près. Plus tard, les scientifiques ont pu les prévoir à quelques jours
près. Aujourd’hui, on est en mesure de les prévoir à quelques heures près.
— J’en suis bien conscient.
— Et je suis conscient que tu l’es, dit Rick. Non seulement on a une
meilleure estimation du timing, mais on a aussi une bien meilleure idée de
l’endroit exact où une éruption se produira. Avant celle de 1984, on pouvait
dire au kilomètre carré près où elle se produirait, et tout le monde était sur
le terrain pour surveiller le jaillissement de la lave. L’éruption de 2022 a été
de faible ampleur, mais on en a aussi tiré des enseignements. Kenny et moi,
on pense pouvoir repérer les sites d’éruption de lave à dix mètres près.
— Continue, dit MacGregor en acquiesçant.
— On a beaucoup réfléchi, Mac. On a établi des prévisions et on est en
mesure de dire quand et où la lave va jaillir. Il est donc peut-être temps pour
le labo de passer à l’étape logique suivante.
— Laquelle ? »
Rick hésita, avant de dire : « Intervenir.
— Intervenir ?
— Oui. Intervenir dans l’éruption. La contrôler. »
MacGregor fronça les sourcils. « Rick, écoute, tu sais à quel point je
respecte ton opinion…
— Et tu sais à quel point on respecte la tienne, malgré toutes les claques
qu’on aime te mettre. »
Kenny s’approcha et ajouta : « On pense pouvoir placer des charges
explosives à des endroits spécifiques le long de la zone de rift et forer des
trous de ventilation pour faire dévier la lave.
— Vraiment ?
— Oui. »
MacGregor éclata de rire.
« C’est sérieux, Mac.
— Ventiler le volcan ?
— Pourquoi pas ? »
MacGregor ne répondit pas. Il se contenta de se retourner et
d’emprunter l’escalier menant à la terrasse d’observation, située au-dessus
du laboratoire principal. Rick et Kenny le suivirent.
« Sérieusement, Mac, dit Rick. Merde ! Pourquoi pas ? »
MacGregor fixait le vaste contour du Mauna Loa, une forme sombre
dans le ciel plombé par les nuages. Le volcan remplissait l’horizon. « Parce
que ça, dit-il en le montrant du doigt.
— Oui, je sais, il est énorme, dit Kenny, mais…
— Énorme ? Ce que l’on peut voir de cette bête au loin est énorme. Si
tu le mesures depuis sa base au fond de l’océan jusqu’au sommet, ce volcan
fait presque dix kilomètres de haut, plus de cinq kilomètres sous l’eau,
quatre et demi au-dessus. C’est de loin le plus gros élément géographique
de la planète. Et il produit des volumes exceptionnels de lave : un milliard
de mètres cubes au cours des trente dernières années. L’éruption de 1984
n’était pas si violente, mais la lave qu’elle a produite aurait suffi à ensevelir
tout Manhattan sous neuf mètres. Pour le Mauna Loa, ce serait à peine une
éructation. Sans parler de sa rapidité. En 2022, la production de lave se
situait entre quarante et quatre-vingts mètres cubes par seconde. Ce qui
représente assez de lave pour remplir un appartement de Manhattan par
seconde.
« Et vous parlez de creuser des trous de ventilation dans le flanc de ce
jobard ? Vous passez trop de temps devant vos écrans. Cette montagne n’est
pas une image satellite colorée artificiellement que l’on manipule avec
quelques clics de clavier. C’est une gigantesque force de la nature. »
Dans le noir, Kenny et Rick essayaient de rester patients tandis que Mac
leur faisait la leçon comme à des écoliers. « On comprend parfaitement tout
ça, Mac, dit Kenny. On est des grands garçons.
— Vous êtes sûrs de bien comprendre ? À quand remonte la dernière
fois où vous avez grimpé là-haut ? leur demanda MacGregor. Il faut quatre
ou cinq heures pour faire le tour de la caldeira. C’est une sacrément grosse
montagne, les gars.
— En fait, on a passé pas mal de temps là-haut ces derniers jours, dit
Rick. Et on pense…
— Ce à quoi on pense vraiment, ajouta Kenny en l’interrompant, ce
n’est pas le Mauna Loa, Mac. C’est ça. » Il montra du doigt le volcan,
l’océan et les lumières de Hilo. « La lave a menacé Hilo quatre fois au
cours du siècle dernier. Jaggar lui-même a essayé de la détourner, de
construire des barrages et de bombarder le volcan pour l’arrêter. Rien n’a
fonctionné.
— Non, répondit MacGregor. Mais la lave n’a jamais atteint Hilo non
plus.
— Les coulées de 1984 sont arrivées à moins de six kilomètres,
rétorqua Kenny. On sait pertinemment que tôt ou tard, elles atteindront
Hilo. Aujourd’hui, près de cinquante mille personnes vivent là-bas. Et la
population croît d’année en année. La question est donc la suivante : Mac,
la prochaine fois qu’une éruption menace Hilo, comment est-ce qu’on va
l’arrêter ? À quoi servent toutes nos connaissances si on n’est même pas
capables de protéger la grande ville la plus proche ?
— C’est vrai, surenchérit Rick. Il faut se rendre à l’évidence : un jour
viendra où on nous demandera de contrôler le flux de lave, et le seul moyen
réaliste de le faire est de percer des trous d’évacuation. En dirigeant le flux
de magma des chambres volcaniques profondes vers la surface – il marqua
une pause pour l’effet dramatique –, vers les endroits que nous, nous
choisirons. »
MacGregor soupira et secoua la tête. « Les gars…
— On pense qu’il faut au moins l’envisager, déclara Rick. Et l’endroit
idéal pour faire des tests est sur la zone de Saddle Road, où le fait qu’on
réussisse ou qu’on échoue importe peu. Il n’y a rien d’autre dans ce coin
que la base militaire, et ils s’en foutent. Ils font tout le temps exploser des
trucs là-haut.
— Et qu’avez-vous l’intention de faire exploser pour ventiler le
volcan ? demanda MacGregor.
— Pas grand-chose. On pense qu’une séquence d’explosions
relativement petites pourrait mobiliser des zones de rift préexistantes et
ouvrir un évent…
— Des zones de rift préexistantes ? Non. Je suis désolé, je vois que
vous y avez beaucoup réfléchi, mais c’est du grand n’importe quoi.
— Peut-être pas, Mac. En fait, le ministère de la Défense a fait une
étude de faisabilité sur ce sujet dans les années 1970 et a conclu que ce
serait possible dans le futur, dit Kenny. Il s’agissait d’un projet de la
DARPA, mené avec les ingénieurs de l’armée. On a trouvé une copie du
rapport dans les dossiers. Tu aimerais peut-être le voir… »
MacGregor secoua la tête. « Pas vraiment.
— Eh bien, le voilà en tout cas, Mac. » Kenny lui mit dans les mains un
vieux dossier bleu. Le mot VULCAIN était imprimé dessus en gros
caractères ; en dessous, en caractères plus petits, on avait tapé les mots
Agence pour les projets de recherche avancée en matière de défense.
MacGregor feuilleta rapidement les pages. Le papier avait jauni. Il vit des
graphiques en noir et blanc, des paragraphes dactylographiés. Très années
1970.
Mac secoua la tête. « Les gars, vous ne m’écoutez pas.
— C’est toi qui ne nous écoutes pas, dit Kenny. Prends au moins le
temps de le lire.
— D’accord. Quand j’aurai repris mon souffle. » Il referma le dossier.
Les deux autres le regardaient comme s’ils venaient de lui offrir une
occasion unique. Il eut l’impression, comme souvent avec les jeunes
scientifiques, d’être le père d’enfants en bas âge. « D’accord. Écoutez, leur
dit-il. Vous savez quoi ? Vous avez vingt-quatre heures pour pondre votre
propre étude de faisabilité.
— Tu es sérieux ? demanda Rick.
— Il faut croire que oui.
— Super ! s’exclama Kenny.
— Allez tous les deux sur le volcan, parcourez les zones de rift, tracez
l’itinéraire de ces zones de failles géantes qui s’étendent sous le plancher
océanique et envoient le magma à la surface. Ensuite, vous déciderez des
endroits où nous devrions placer des explosifs. Faites une carte détaillée et
un plan, et ensuite, on en reparle.
— On te prépare tout ça pour demain !
— Parfait. » MacGregor savait exactement comment ce petit exercice
allait se terminer. Une fois qu’ils auraient commencé à arpenter le champ de
lave, ils verraient l’ampleur du projet qu’ils proposaient. Bon sang, le
simple fait de parcourir la longueur de la zone du rift nord-est dans un sens
représentait une journée entière de marche. « Et maintenant, si vous êtes
d’accord, je vais rentrer chez moi pour me préparer un verre d’alcool bien
tassé », dit-il. Il regarda ses paumes de main. Elles étaient encore rouges,
encore chaudes, comme si le feu continuait à le brûler.
« Tu es sûr que ça va, Mac ? demande Kenny alors que Mac retraversait
la data room.
— Oui, ça va, répondit John MacGregor. Mais je ne vais pas vous
mentir, les gars. J’ai eu ma dose de rigolade pour la journée. »
Chapitre 15

Kīlauea Rim, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 110 heures

MacGregor se gara sous l’auvent attenant à sa maison sur Crater Rim


Drive, derrière les installations touristiques de Volcano House. Six maisons
du Service des parcs nationaux bordaient la route, toutes louées au
personnel de l’OVH. En sortant de sa voiture, il entendit les cris des enfants
de Rick Ozaki qui jouaient sur la pelouse devant la maison baignée de
lumière située tout au bout.
Sa maison à lui était sombre et silencieuse. Il entra, alluma la lumière et
se dirigea vers la cuisine. Brenda, sa femme de ménage, lui avait laissé un
bol de saimin – une soupe de nouilles hawaïenne – pour le dîner. Il alluma
la télévision. Linda était repartie sur le continent depuis près d’un an, et il
se jurait sans cesse qu’il allait quitter la maison qu’ils avaient partagée. Elle
n’était pas très grande, mais remplie de trop de souvenirs. Il jeta un coup
d’œil dans la chambre des jumeaux, dans laquelle rien n’avait bougé depuis
leur départ. Pendant longtemps, il avait pensé qu’ils reviendraient, mais ils
n’étaient jamais revenus. Ils avaient huit ans maintenant. Ils étaient en CE1.
Charlie et Max.
Ils auraient dû être dehors à faire autant de bruit que les enfants de
Rick.
Un après-midi, alors qu’il était rentré tôt, il avait trouvé les jumeaux
assis dans le salon, habillés de leurs plus beaux vêtements, et Linda en train
de faire leurs valises dans la chambre. Elle lui avait dit qu’elle était désolée,
mais qu’elle n’en pouvait plus : le temps toujours pluvieux, l’isolement en
haut de la montagne, l’absence de ses amis et de sa famille. Lui avait son
travail et se satisfaisait d’une vie à parcourir le monde et ces endroits
étranges, à la poursuite de volcans, mais elle était avocate et elle ne pouvait
pas exercer ici à Hawaï, il n’y avait rien pour elle ; elle devenait folle à ne
plus jouer que le rôle de mère. Elle avait déjà pris des billets pour l’avion de
dix-sept heures à destination de Honolulu.
Elle avait expliqué que les garçons ne le savaient pas encore – ils
pensaient qu’ils partaient quelques jours en voyage pour voir leur grand-
mère.
Incrédule, il lui avait demandé : « Tu allais partir sans me prévenir ?
— Je t’aurais appelé au bureau.
— Et ensuite, quoi, tu m’aurais envoyé une carte de vœux ?
— S’il te plaît, ne rends pas les choses plus difficiles qu’elles ne le sont
déjà.
— Bien sûr que non, avait-il répondu. Je ne voudrais pas te
bouleverser. »
Ils n’étaient alors qu’à quelques mètres l’un de l’autre, mais la distance
qu’elle s’apprêtait à mettre entre eux était déjà infranchissable.
« Tu n’allais donc même pas me laisser dire au revoir aux garçons ?
— Je ne voulais pas qu’eux soient bouleversés. »
Il avait réussi à ne pas perdre son sang-froid. Discuter avec elle ou
essayer de la faire changer d’avis aurait été vain. Et même s’ils savaient
tous les deux depuis longtemps que cette séparation était inévitable, ils
n’avaient pas été capables de l’éviter. Bien qu’il ait renoncé à sa place dans
l’équipe consultative de l’USGS lorsqu’il l’avait épousée, ils ne cessaient
de déménager. Il avait travaillé à Vancouver pendant deux ans, puis à Hawaï
pendant cinq ans, et devrait repartir l’an prochain. Linda voulait être
avocate et, pour ce faire, afin de pouvoir ouvrir un cabinet, elle avait besoin
de s’installer dans une grande ville et de s’y ancrer.
Au début de leur mariage, ils s’étaient parfaitement accommodés de
cette situation. Elle avait parlé de travailler pro bono, avait dit que peu lui
importait qu’il soit sans cesse en déplacement. Mais, bien sûr, rien de tout
ça n’était vrai. MacGregor, lui, avait dit qu’il était prêt à accepter un poste à
l’université et à cesser de bouger. Mais, naturellement, il ne l’était pas. Il
était volcanologue de formation et de tempérament. Il avait besoin d’être
sur le terrain. Il ne se sentait bien que lorsqu’il était sur le terrain. Il
s’impatientait dès qu’il passait trop de temps à l’intérieur. C’était l’une des
raisons pour lesquelles les gars de la data room le qualifiaient de « cow-
boy ».
Après la naissance des jumeaux, ils auraient peut-être pu trouver une
solution, faire les compromis nécessaires. Mais ils avaient trop attendu et,
avec le temps, s’étaient éloignés de plus en plus l’un de l’autre.
Ce jour-là, il l’avait regardée faire ses bagages, avant d’aller embrasser
les garçons…
La porte moustiquaire claqua derrière lui, ce qui le fit sursauter,
interrompant ses pensées.
« Tu cherches à te torturer ? C’est quoi, l’étape d’après ? Tu vas
regarder les films de famille ? »
C’était Jenny. Elle l’avait surpris dans l’embrasure de la porte de la
chambre des garçons, et l’avait vu se retourner, clignant des yeux pour en
chasser les larmes.
« Je croyais que tu voulais déménager.
— C’est le cas.
— Quand ? À la saint-glinglin ? » Elle se rendit à la cuisine. « Je t’ai
apporté la liste de toutes les personnes dont nous allons avoir besoin, au cas
où tu voudrais régler ça ce soir. Lors de la dernière éruption, il y avait
quarante gardes forestiers supplémentaires. Et des policiers de réserve, à
Hilo et à Kona, pour le contrôle de la circulation. Nous devons également
mettre en place une infirmerie avec un médecin à plein temps, des
auxiliaires médicaux et une ambulance de réserve… Il y a beaucoup à
faire. »
Malgré lui, il sourit. C’était Jenny, égale à elle-même.
Il la suivit dans la cuisine. « Tu veux du saimin ? » demanda-t-il en
mettant le bol dans le micro-ondes.
Elle fronça le nez. Bien qu’originaire de Honolulu, Jenny n’aimait pas
la nourriture locale. « Tu n’aurais pas un yaourt ?
— C’est possible. » Il ouvrit le réfrigérateur. « À la fraise, ça te va ? »
Elle le regarda avec méfiance. « Ne le prends pas mal, mais c’est quoi
la date de péremption ?
— Il n’y a pas si longtemps que ça. » Il réussit à sourire. « Et cette
question, je suis censé la prendre comment ? »
Il sortit le yaourt du réfrigérateur et alla chercher une cuillère dans un
tiroir.
« C’est quoi ? demanda Jenny en montrant le dossier bleu sur la table
de la cuisine.
— Une vieille étude du ministère de la Défense que Rick et Kenny ont
déterrée et qu’ils veulent que je consulte.
— Vulcain, lut-elle à haute voix en s’asseyant. Le dieu romain du feu. »
Le micro-ondes émit un bip ; il en retira le bol de nouilles fumant. Il
s’assit à la table de la cuisine et, à l’aide de baguettes, récupéra les
morceaux de Spam qui flottaient et les mit de côté dans une assiette. Le sale
petit secret du saimin des îles était qu’il était fait avec du Spam, et bien que
MacGregor ait dit plusieurs fois à sa femme de ménage qu’il n’aimait pas
ça, elle continuait à en utiliser.
Jenny feuilleta rapidement le dossier. Elle s’arrêta, fronça les sourcils,
puis tourna les pages plus lentement.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda MacGregor.
— Mac, tu l’as lu ?
— Non.
— C’est quoi une déflexion des évents ? »
Il secoua la tête. « Je n’en ai jamais entendu parler.
— Eh bien, tout ce rapport traite de la déflexion des évents. » Elle
retourna à la première page. « Tiens, regarde… Projet Vulcain et les
mécanismes de déflexion des évents. »
MacGregor se leva et lut par-dessus son épaule.
PROJET VULCAIN
(DÉFLEXION DES ÉVENTS)
CONTEXTE DU PROJET
Face à la menace d’une éruption potentiellement
désastreuse du Mauna Loa après l’éruption de
juillet 1975, les autorités locales ont demandé
aux agences militaires fédérales de préparer des
plans d’urgence pour détourner la lave. Quatre
méthodes ont été envisagées : les digues,
l’épandage d’eau de mer, le bombardement et la
déflexion des évents.
Dans le passé, les digues ont invariablement été inefficaces. Même
lorsqu’elles sont particulièrement solides et hautes, c’est-à-dire de huit à douze
mètres, la lave les submerge.
Le refroidissement par l’eau de mer n’a fonctionné qu’en Islande, où la lave
s’écoulait près de la mer et où le pompage était donc possible. À Hawaï, il est
impossible de pomper de l’eau de mer pour l’acheminer à quatre mille mètres,
hauteur de la montagne.
Des bombardements ont été effectués en 1935 et en 1942, avec des résultats
discutables. En 1935, la lave s’arrêtait déjà d’elle-même et la plupart des
observateurs ont estimé que les bombardements n’avaient eu aucun effet. En
1942, l’utilisation d’explosifs n’a manifestement pas fonctionné comme moyen
pour dévier la lave.

« Tout ça, on le sait déjà, dit MacGregor.


— Oui, acquiesça Jenny, mais est-ce que tu savais que l’armée avait fait
des tests de bombardement dans les années 1970 ? » Elle tourna la page, et
continua à lire.
Afin d’obtenir des informations détaillées sur
les effets des bombardements directs, l’armée
américaine a effectué en 1976 des essais sur le
versant nord en utilisant des bombes MK-84 de
neuf cents kilos. Ces munitions ont produit des
cratères de dix mètres de large et de près de
deux mètres de profondeur, jugés trop petits
pour détourner les coulées de lave. Les
tentatives mises en place afin de percer des
tunnels de lave ont toutes échoué. Les essais de
1976 suggèrent que les bombardements aériens ne
seront jamais couronnés de succès et devraient
être abandonnés.
La déflexion de l’évent reste la seule méthode
possible pour contrôler les coulées de lave. Les
procédures pour y parvenir sont limitées par le
manque de connaissance de la géographie du sous-
sol et des flux de magma avant l’éruption.
Toutefois, dans le futur, il est possible que
ces données soient disponibles. Ce rapport
examine trois méthodes potentielles de déflexion
des évents qui pourraient être employées à
l’avenir.

« Il semble, dit Jenny, qu’ils parlent de placer des explosifs autour d’un
évent potentiel pour contrôler son comportement. »
Sous une autre forme, l’idée n’était pas entièrement nouvelle. Un plan
d’urgence de bombardements avait été élaboré avant l’éruption du Mauna
Loa en 1984, mais n’avait jamais été expérimenté. Comme la lave semble
impossible à arrêter une fois qu’elle a commencé à couler, on avait
beaucoup discuté de la possibilité de modifier les évents, c’est-à-dire les
ouvertures par lesquelles la lave apparaît sur les pentes. Certains
scientifiques avaient pensé qu’il était possible de les bombarder afin de
détourner la lave directement à leur embouchure.
Mais cette fois-ci, c’était différent. Le rapport faisait plutôt référence à
la technique utilisée en 1992 lors de l’éruption de l’Etna, en Italie, durant
laquelle des ingénieurs avaient utilisé huit tonnes d’explosifs afin d’élargir
un canal d’écoulement de la lave et de sauver un village qui se trouvait sur
sa trajectoire. Ce rapport suggérait qu’un évent pouvait être ouvert à
volonté et qu’il était possible de contrôler la direction de la coulée de
lave…
MacGregor feuilleta le rapport et découvrit des pages et des pages de
calculs détaillés – effets de la zone explosive, propagation de l’onde de
choc dans le basalte, taux d’expansion des cheminées cibles.
Il hocha la tête en signe d’admiration. « Ils ont vraiment creusé le sujet.
— On dirait bien », acquiesça Jenny. Elle tourna plusieurs pages avec
des cartes détaillées de la caldeira et des zones de rift où les emplacements
des explosifs avaient été marqués. Il y avait aussi des photos au sol des sites
choisis.
Les yeux de MacGregor s’arrêtèrent sur un paragraphe.
Les technologies actuelles (TK-17, TK-19, etc.)
permettant de creuser des tunnels rendent
possibles des percées (moins d’un mètre de
diamètre) au cœur d’un volcan jusqu’à une
profondeur de quatre kilomètres sous la surface,
voire plus si l’on ne rencontre pas d’effets
thermiques significatifs. En cas d’urgence, ces
carottes peuvent être forées en trente à
cinquante heures. L’effet des explosifs
appropriés a été étudié précédemment (cf. projet
Deep Star, projet Andiron). En outre, le succès
récent du minutage précis des détonations (PDT)
suggère que le phénomène de résonance et de choc
(RSP) amplifiera considérablement l’effet de
l’équipement explosif adéquat dans une carotte.

« C’est donc de ça que parlaient les garçons, dit MacGregor en fronçant


les sourcils. Mais je ne comprends pas. Je veux dire, je comprends que
beaucoup d’argent a été dépensé pour faire cette étude. Mais je ne
comprends pas pourquoi. »
Jenny haussa les épaules. « La DARPA réalise des projets de pointe.
N’oublie pas que c’est eux qui ont commencé à développer l’Internet dans
les années 1960.
— C’est donc à ça que servent nos impôts !
— Ce sont probablement les autorités locales qui ont demandé cette
étude, dit Jenny.
— Probablement, dit MacGregor. Mais Hilo, à l’époque, était une ville
de quoi… trente-cinq mille habitants ? Ça ne justifie pas une étude qui a dû
coûter plusieurs millions de dollars. Je ne comprends toujours pas.
— C’est peut-être purement politique, déclara Jenny. Un certain nombre
d’études pour Hawaï, un certain nombre d’études pour la Californie et
l’Oregon. Juste comme ça.
— Peut-être.
— L’OVH n’a pas reçu des fonds pour ça ?
— Je n’en suis pas sûr. Il faudrait que je vérifie. » Il tambourinait du
bout des doigts sur la table. « Il y a quelque chose qui nous échappe. » Les
sourcils toujours froncés, il passa à la dernière page, le sommaire.
PROBABILITÉS DE RÉUSSITE
Il est difficile d’estimer la réussite du projet
Vulcain en raison du degré d’incertitude
entourant les principales variables du projet.
En l’absence d’une éruption, ces variables ne
peuvent être pondérées. Une succession de
simulations utilisant le programme STATSYL pour
l’analyse statistique suggère une probabilité de
succès allant de sept à onze pour cent.
Cependant, sur la base des deux cents dernières années d’éruptions, la
probabilité que la lave atteigne un site donné est fonction de la distance par
rapport à la région éruptive, en moyenne, est de 9,3 pour cent. Ce qui suggère
que le taux de réussite de Vulcain ne tient qu’au hasard, ce qui voudrait dire qu’il
est totalement inefficace. En l’absence de nouvelles avancées technologiques,
nous recommandons d’abandonner les tentatives de déflexion des évents.
Nous concluons que la seule méthode réaliste permettant de protéger les
populations des coulées de lave est d’évacuer celles-ci avant l’avancée de ces
coulées.

MacGregor éclata de rire.


« Que se passe-t-il ? demanda Jenny.
— Les gars ne m’ont pas parlé de la conclusion.
— C’est-à-dire ?
— Ils ne m’ont pas dit que le rapport concluait que cette stratégie était
vouée à l’échec.
— Mais eux pensent que ça peut marcher ?
— C’est comme s’ils essayaient de se convaincre eux-mêmes. Et de me
convaincre.
— Et tu es convaincu ?
— Tu les as déjà vus me convaincre de quoi que ce soit ? répondit-il en
souriant.
— Il y a une première fois à tout », rétorqua Jenny. Elle l’embrassa
rapidement sur la joue, avant de s’en aller.

Mac passa une heure ou deux à faire des recherches sur les digues et le
refroidissement par l’eau de mer, en essayant d’arriver là où Rick et Kenny
voulaient qu’il aille dans ses conclusions. Étonnamment, l’argument le plus
convaincant avait été avancé par J.P. Brett, un milliardaire issu du monde de
la haute technologie, dans un long article d’opinion paru dans le Los
Angeles Times. Mac le savait, Brett était aussi obsédé par les volcans que
d’autres riches milliardaires étaient obsédés par l’idée de voyager dans
l’espace. Les fusées étaient des symboles phalliques pour les riches.
Mais Brett maîtrisait son sujet. Il évoquait notamment l’éruption de
l’Eldfell en 1973 dans l’archipel des Vestmannaeyjar, en Islande. Brett
mettait l’accent sur l’eau de mer pompée pour refroidir la lave et sur une
digue artificielle de vingt-cinq mètres de haut construite à l’extrémité de la
langue de lave. Une poignée de scientifiques pensaient que pomper de l’eau
de mer ralentirait considérablement la lave et l’empêcherait d’avancer
jusqu’à la ville, mais seulement si des pompes extrêmement puissantes
étaient utilisées et si l’équipement était sur place dans un délai d’une
semaine. L’équipement de pompage avait été livré, mais seulement deux
semaines plus tard. Quant à la digue, bien que la lave se soit d’abord
déplacée lentement, lorsqu’elle l’avait atteinte, le flux était deux fois plus
haut et l’avait facilement submergée. Après coup, les scientifiques avaient
conclu que même si l’équipement de pompage de l’eau de mer avait été
acheminé beaucoup plus tôt, il n’aurait pas permis d’arrêter la puissante
coulée de lave ni de sauver la ville.
Brett n’était pas d’accord. Il démentait cette conclusion et son ton était
véhément. Il faisait remarquer qu’aujourd’hui, un demi-siècle plus tard, des
amis à lui étaient en mesure de construire leurs propres fusées, et il était
donc certain que l’une de ses entreprises serait non seulement capable de
produire un équipement de pompage sophistiqué, et suffisamment puissant,
mais également de construire une digue qui survivrait à une attaque
nucléaire.
Mac resta longtemps assis dans le calme de sa tanière à relire l’article,
avant de l’imprimer. Il allait enfin pouvoir le boire ce verre bien tassé. « Eh
bien, merde alors ! dit-il en levant son verre comme pour porter un toast aux
gars du labo. Ils vont peut-être réussir à me convaincre. »
Mais il n’allait certainement pas leur faciliter la tâche.
Chapitre 16

Plus tard ce soir-là, MacGregor épluchait les informations locales sur


les chaînes de télévision. Lorsqu’il tomba sur KHON, il entendit le
journaliste dire : « Nous attendons de nouvelles informations concernant
l’éruption imminente du Mauna Loa, alors restez à l’écoute. Dans les
nouvelles sportives du jour… »
Le téléphone de MacGregor sonna. Ou, plutôt, ses téléphones – fixe et
portable – sonnèrent. Il jeta un coup d’œil à sa montre avant de répondre.
L’OVH disposait d’un système d’alerte téléphonique automatisé qui se
déclenchait chaque fois qu’il y avait des changements importants dans les
dispositifs de surveillance sur le terrain. Il s’attendait à entendre la voix
plate générée par l’ordinateur lui intimer de revenir au bureau mais, à la
place, une voix masculine demanda : « Docteur John MacGregor ?
— Oui. Je vous écoute.
— Ici le lieutenant Leonard Craig. Je suis médecin à l’hôpital Kalani
VA de Honolulu.
— Oui ? » Sa première pensée fut qu’il devait s’agir de Jake Rogers ou
du caméraman qu’il avait repêchés dans le cratère. Ou des deux. Avaient-ils
été si gravement blessés qu’ils avaient été emmenés à Honolulu ? « C’est à
propos de l’accident d’hélicoptère ?
— Non, monsieur. Rien à voir. Je vous appelle au sujet du général
Bennett.
— Qui ?
— Le général Arthur Bennett. Vous le connaissez ? »
MacGregor fronça les sourcils. « Non, je ne crois pas.
— Il a pris sa retraite. Vous l’avez peut-être rencontré dans le passé. Le
général Bennett a été responsable de toutes les installations d’entraînement
militaire dans le Pacifique de 1981 à 2012.
— Alors je ne le connais pas. Je ne suis arrivé ici qu’en 2018, dit
MacGregor.
— C’est très étrange, parce que lui semble vous connaître.
— A-t-il dit qu’il me connaissait ?
— Malheureusement, le général a été victime d’une attaque cérébrale
qui l’a laissé avec une paralysie unilatérale et une incapacité à parler. Mais
ses fonctions cognitives sont encore intactes. Nous avons pensé que vous le
connaissiez. Ou que vous aviez entendu parler de lui. »
Mac éloigna le téléphone de son oreille et le fixa un instant. Il se
demanda si le lieutenant Craig ne l’avait pas appelé par erreur.
« Je suis désolé, dit MacGregor. Avez-vous appelé la bonne personne ?
Je suis géologue à…
— L’Observatoire volcanologique de Hawaï. Oui, monsieur, nous
savons qui vous êtes. Monsieur, connaissez-vous le colonel Briggs ?
— Non, je ne le connais pas non plus. Mais de quoi s’agit-il ? » Il jeta
un coup d’œil à la télévision, qui diffusait des images de la compétition de
hula du Merrie Monarch Festival à Hilo.
On frappa à sa porte d’entrée. MacGregor jeta un coup d’œil à sa
montre et dit : « Pouvez-vous patienter ? Quelqu’un toque à ma porte.
— C’est la voiture que nous vous avons envoyée, monsieur.
— La voiture que vous m’avez envoyée ? » C’est quoi ce bordel ?
« Le colonel Briggs a organisé votre vol depuis l’aéroport de Lyman. La
voiture doit vous conduire là-bas. Le colonel Briggs vous verra dans une
heure.
— Me verra où ?
— À Honolulu, monsieur. Merci d’avance pour votre coopération. »
Dans la maison vide, sa voix résonna beaucoup trop fort quand il répondit :
« Très bien, monsieur. »
Chapitre 17

Hôpital Kalani VA, Honolulu, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 108 heures

La pluie tambourinait sur le toit de la berline bleue lorsqu’elle franchit


le portail en pierre et remonta la longue allée. Par-delà les essuie-glaces qui
balayaient le pare-brise, MacGregor aperçut au loin les lumières du
bâtiment principal. La voiture s’arrêta sous la verrière de l’entrée, où trois
hommes en uniforme l’attendaient. Ils ouvrirent la portière à MacGregor et
le plus âgé lui tendit la main.
Pour la seconde fois de la journée, John MacGregor eut l’impression de
voyager dans l’inconnu. Malgré le métier qu’il exerçait, il détestait les
surprises. Et, en cet instant, il se dit qu’il s’agissait là d’un cratère d’un
autre genre.
« Docteur MacGregor ? Je suis le major Jepson. Par ici, s’il vous
plaît. »
Jepson était petit, un homme habillé avec soin, à la moustache taillée
avec tout autant de soin, à l’allure militaire. Il emprunta le couloir d’un pas
vif, jetant un coup d’œil à sa montre.
Ils arrivèrent au bout du couloir devant une porte que Jepson ouvrit.
« Général Bennett ? » dit-il sur un ton qui laissait entendre qu’il
s’apprêtait à annoncer la meilleure nouvelle de la journée. « J’ai quelqu’un
à vous présenter, monsieur. » Il fit signe à MacGregor de le suivre.
Le général Arthur Bennett était aussi frêle et mince qu’une feuille ; il
était d’une pâleur mortelle, adossé dans son lit contre d’énormes oreillers.
Une perfusion était fichée dans son bras. Il avait la tête baissée et fixait le
sol ; un côté de son visage était flasque et sa bouche était grande ouverte.
La chambre sentait le désinfectant. La télévision était allumée, le son coupé.
« Général, je vous ai amené le Dr MacGregor. »
On dirait qu’il annonce à un enfant de cinq ans qu’il a amené le Père
Noël, pensa Mac.
Le vieil homme leva lentement les yeux, comme si ce mouvement
requérait toutes ses forces.
« Comment allez-vous, monsieur ? » demanda Mac.
Presque imperceptiblement, Bennett secoua la tête. Son regard se posa à
nouveau sur le sol.
« Le reconnaissez-vous ? demanda Jepson.
— Non », répondit Mac, laconique. Il était trempé à cause de la pluie et
se sentait épuisé par le voyage en avion qu’il venait de faire, mais aussi par
l’effort qu’il déployait pour contenir son agacement d’avoir été amené dans
une chambre afin de voir quelqu’un qui était à peine présent.
Jepson le sentit peut-être, car il recula.
« Le colonel Briggs est en route. Voyons comment le général Bennett va
réagir.
— À quoi ?
— Au journal de vingt-trois heures. » Jepson traversa la pièce jusqu’à la
télévision et remit le son. « Voyons s’il recommence. »
Une fanfare musicale se fit entendre, puis une voix enthousiaste
annonça l’équipe d’Eyewitness News, les informations en continu.
MacGregor aperçut trois présentateurs assis à une table au plateau semi-
circulaire avec en toile de fond les gratte-ciel de Honolulu.
Le général Bennett resta immobile, la tête penchée. Mac crut qu’il
s’était endormi. Peut-être même qu’il ne se réveillerait plus.
« À la une ce soir : le gouverneur annonce qu’il n’y aura pas de
réduction d’impôts cette année. Une autre femme a été retrouvée assassinée
à Waikiki. Les employés des restaurants ne feront finalement pas grève. Et
sur la Grande Île, on signale une éruption imminente du volcan Mauna
Loa. »
Le général Bennett s’agita enfin. Sa main droite se dirigea vers la ligne
d’irrigation de sa perfusion.
« Voilà. »
Voilà quoi ? pensa Mac. La preuve qu’il est vivant ?
Mac vit sa propre image apparaître derrière les journalistes.
L’un d’eux déclara que le Dr John MacGregor, le volcanologue en chef
du Kīlauea, avait tenu une conférence de presse confirmant l’éruption
imminente du volcan. Au fur et à mesure qu’il poursuivait, le général
devenait de plus en plus agité. Son bras se déplaçait par saccades sur le drap
amidonné.
« Peut-être qu’il vous reconnaît, dit Jepson.
— Ou peut-être qu’il est en train de digérer la nouvelle », dit Mac.
Il entendit vaguement le présentateur du journal télévisé dire que les
scientifiques prévoyaient une nouvelle éruption dans les jours prochains,
mais qu’elle aurait probablement lieu sur le versant nord, inhabité, et qu’il
n’y aurait aucun risque pour les habitants de la Grande Île.
Le général Bennett poussa un faible gémissement et sa main bougea à
nouveau, comme s’il cherchait frénétiquement à attirer l’attention de
l’homme qui lui annonçait la nouvelle.
« Ce qui est étrange, ajouta Jepson, c’est qu’il gémit toujours au même
moment, lorsque le journaliste dit que l’éruption ne présente aucun risque
pour les résidents de l’île. » Il se tourna vers le général Bennett. « Vous
voulez écrire, mon général ? »
Une infirmière qui venait d’arriver souleva la main gauche du général
pour la poser sur la table de chevet et glissa en dessous une feuille de
papier. Elle plaça un crayon dans cette main gauche dont elle referma les
doigts autour.
« Ça y est, dit Jepson, en hochant la tête. La première lettre est toujours
un I… »
L’infirmière tenait la feuille de papier. Lentement, le vieil homme frêle
griffonna.
« Puis C… E… »
MacGregor s’approcha du lit, mais l’écriture était difficilement
déchiffrable.
Jepson fronça les sourcils. « C’est un peu différent cette fois… I-C-E-T-
O-B-B. »
MacGregor fronça lui aussi les sourcils et dit : « Attendez, est-ce un O
ou un U ?
— Difficile à dire. »
Le général semblait écouter. Il dessina un grand demi-cercle sur lequel
il repassa son crayon à plusieurs reprises.
« On dirait qu’il précise que c’est U.
— Icetubb, dit MacGregor.
— Ça vous dit quelque chose ? demanda Jepson.
— Non. »
Du revers de la main, le général repoussa le papier.
Il semblait irrité. L’infirmière enleva la feuille et en plaça une nouvelle
sur la table de chevet.
« Voyons maintenant s’il dessine le symbole », dit Jepson.
Le général dessina à nouveau : un cercle asymétrique entouré de lignes
cintrées. Comme une sorte de halo, pensa Mac.
« Ça non plus, nous n’arrivons pas à comprendre », dit Jepson.
Le général repoussa à nouveau le papier. Il laissa échapper un long
soupir et s’affaissa. Le crayon tomba de ses doigts et rebondit sur le sol.
« Si c’est frustrant pour nous, imaginez à quel point ça l’est pour lui »,
dit Jepson.
L’infirmière ramassa le crayon. La tête penchée sur le côté, presque
comme si elle allait se détacher de ses épaules, le général Bennett la
regardait, les yeux dans le vide. Mais sa main se mit à bouger, un
mouvement agité, comme s’il dirigeait un orchestre invisible.
« Ah, c’est nouveau. D’habitude, il s’arrête là, expliqua Jepson à Mac
avant de demander à Bennett : Général ? Vous voulez écrire davantage ? »
L’infirmière donna au vieil homme une autre feuille de papier et lui
remit le crayon dans la main.
« Nous essayons de comprendre, monsieur », dit Jepson en se penchant
près de lui.
Le général Bennett secoua légèrement la tête et dessina à nouveau. Ils
regardaient tous le crayon qui commençait à bouger.
Un cercle.
Puis des lignes droites partant du cercle et revenant en boucle.
Trois lignes en tout.
Jepson déclara : « Des pétales sur une fleur ? Des pales d’hélice ? Un
ventilateur ? » Comme s’il s’agissait d’un jeu télévisé.
Mac pensa que le dessin ressemblait à un ventilateur. Les pales d’un
ventilateur dépassant d’un rotor central. Mais le vieil homme secouait la
tête. Et une idée vint titiller le cerveau de John MacGregor. Trois pales
seulement.
Il était sûr de savoir ce que représentait ce dessin…
Le général Bennett recommença à dessiner. Cette fois, sa main décrivit
de grandes boucles.
« C’est nouveau, dit Jepson. C’est quoi ? C’est un a minuscule… et
c’est un B majuscule… et ça ? C’est juste une boucle… c’est un d ? »
Dans un éclair de perspicacité, Mac comprit. « Non, dit-il. C’est du
grec. C’est la lettre gamma. »
Le général soupira, acquiesça d’un hochement de tête et s’affaissa sur
l’oreiller, épuisé.
« Il a dessiné les trois premières lettres de l’alphabet grec : alpha, bêta,
gamma. Mais…, dit MacGregor.
— C’est exact », dit une voix derrière eux. MacGregor se retourna et vit
un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux blancs, mince et alerte.
Il se présenta sous le nom de James Briggs. « J’ai été l’aide de camp du
général Bennett pendant les neuf dernières années de son commandement
avant qu’il ne prenne sa retraite. Docteur MacGregor ?
— Appelez-moi Mac. » Ils se serrèrent la main.
Briggs se pencha sur Bennett et posa une main sur son épaule. « Je sais
ce que vous essayez de nous dire, dit Briggs. Et ne vous inquiétez pas, nous
allons nous en occuper. Reposez-vous maintenant, monsieur. »
Puis il ramassa soigneusement les feuilles de papier sur lesquelles le
général avait dessiné, les plia et les mit dans sa poche.
Il fit signe à Jepson et MacGregor de sortir. Dans le hall, Briggs dit :
« Major, je veux que cette infirmière et tous ceux qui ont eu affaire au
général Bennett soient confinés dans l’enceinte de l’hôpital pendant les
deux prochaines semaines. Appelez ça une quarantaine, appelez ça comme
vous voulez, mais gardez-les ici. C’est clair ?
— Oui, monsieur, mais…
— Pas de téléphone portable, pas d’ordinateur, pas d’e-mails, rien. S’ils
ont besoin de prévenir leur famille, faites-le pour eux.
— Oui, monsieur.
— Demain, la sécurité militaire fermera l’hôpital à tous les visiteurs à
huit heures du matin et coupera les communications avec l’extérieur au
même moment. Et permettez-moi de vous rappeler que tout ce que vous
avez vu et entendu dans cette pièce est strictement confidentiel. Est-ce
clair ? »
Le major Jepson cligna des yeux. « Monsieur, qu’ai-je vu exactement ?
— Rien du tout », répondit Briggs, avant de se tourner vers Mac.
« Docteur MacGregor, veuillez me suivre. » Il sortit. Mac le suivit, sans
manquer de remarquer que Jepson avait l’air légèrement déconcerté.
Au bout du couloir, Briggs dit à Mac : « Vous connaissez bien
évidemment le terme secret militaire.
— Tout le monde en a entendu parler.
— Eh bien, docteur MacGregor, si vous êtes dans l’armée, garder ces
secrets est un mode de vie. Les révéler peut entraîner la perte de vies
humaines. En ce sens, ce sont plus que des secrets. Ils font partie du code
militaire. »
Mac attendit.
« Vous faites maintenant partie de l’armée, déclara Briggs. Vous ne
vous êtes pas enrôlé, vous avez été appelé sous les drapeaux. Néanmoins, à
partir de maintenant, ce code du silence est aussi le vôtre. C’est compris ?
— Oui, dit Mac.
— Avez-vous eu le temps de dormir ? demanda Briggs après avoir
raccompagné Mac dans le couloir.
— Pas encore, répondit Mac.
— Je vais m’arranger pour qu’on vous trouve un lit ici. Vous pourrez
dormir quelques heures avant de partir.
— Pour aller où ? » demanda McGregor.
Chapitre 18

L’agent Noir

Réserve militaire américaine, Hawaï


Vendredi 25 avril 2025
Compte à rebours avant l’éruption : 100 heures

L’hélicoptère Black Hawk descendit à travers d’épais nuages jusqu’à


deux mille sept cents mètres d’altitude et, soudain, le paysage s’ouvrit sous
eux ; une vaste étendue de lave noire dans la lumière de l’aube. À droite, le
large flanc nord du Mauna Loa avec les bâtiments gris métallisé de
l’observatoire de la NOAA, l’Administration nationale des océans et de
l’atmosphère, loin au-dessus ; à gauche, le pic sombre du volcan Hualālai.
Droit devant eux s’étendait la vaste plaine inhabitée au centre de la Grande
Île ; la zone d’entraînement militaire était située au pied du Mauna Kea.
Le colonel Briggs attira l’attention de Mac sur le paysage. « Vous vous
attendez donc à ce que la lave coule dans cette zone ?
— Oui, répondit Mac. Mais les éruptions du Mauna Loa se produiront
plus haut, au sommet et dans les zones de rift.
— Dans quel délai ?
— Quatre jours, à un jour près.
— Bon sang, s’exclama Briggs en secouant la tête. Et ce sera une
grande éruption ?
— Très grande, répondit MacGregor. Un volcan enfle avant d’entrer en
éruption et c’est ce que nous mesurons. Le gonflement de ces derniers mois
est supérieur à celui qui a précédé l’éruption de 1950, qui avait produit trois
cent soixante-seize millions de mètres cubes de lave.
— Et cette quantité de lave va s’écouler sur une longue distance ?
— Oui. Je pense qu’elle descendra la montagne et traversera le col de la
Saddle Road jusqu’à la base du Mauna Kea. Soit un peu plus de trente
kilomètres. »
Briggs fronça les sourcils. « À quelle vitesse ? »
MacGregor secoua la tête. « Il n’y a aucun moyen de le savoir
précisément. Ça pourrait prendre des jours. Mais plus probablement
quelques heures.
— Quelques heures… », répéta Briggs.
Un court silence s’installa entre eux.
« Allez-vous me dire de quoi il s’agit ? demanda MacGregor.
— Il vaudrait mieux que je vous montre », répondit Briggs.

La réserve militaire avait été construite au pied du Mauna Kea, le plus


haut sommet de Hawaï, qui s’élevait vers le nord. Les structures
permanentes étaient peu nombreuses : une petite piste d’atterrissage, une
tour en bois branlante à la peinture écaillée, une poignée de huttes Quonset,
des hangars métalliques, couverts de poussière rouge, un parking à
l’asphalte craquelé. L’impression générale était celle de la désolation, d’un
lieu qui n’était pas entretenu.
Une Jeep kaki s’arrêta sur l’aire de stationnement au moment où
l’hélicoptère se posait. MacGregor et Briggs prirent place à bord de la
voiture et celle-ci traversa l’enceinte, en direction de la montagne.
Le chauffeur, le sergent Matthew Iona, était un homme jeune, grand et
maigre, un autochtone, habillé en treillis. « Docteur MacGregor, j’ai besoin
de connaître votre taille de gants et votre pointure », dit-il.
MacGregor lui fournit les informations requises. Devant eux se trouvait
une petite zone entourée d’une clôture en grillage rouillé. Le chauffeur
sortit de la Jeep pour déverrouiller le cadenas de la grille, ouvrir la grille,
avant de remonter en voiture pour franchir l’entrée et en redescendre pour
refermer derrière eux. Devant, sur le flanc de la montagne, MacGregor
aperçut une grande porte en acier, haute de trois mètres. Elle était peinte en
brun pour se fondre dans la montagne.
« C’est l’ancienne entrée. Nous ne passerons pas par là. Elle n’est plus
sécurisée, expliqua Briggs.
— Pourquoi ? » s’enquit MacGregor.
Briggs ne répondit pas. La Jeep tourna brusquement à gauche et
descendit une rampe en béton qui les mena six mètres sous terre.
Ils s’arrêtèrent sous un accès en tôle ondulée, le long d’un petit bunker
en béton. Le chauffeur déverrouilla la porte du bunker et ils entrèrent. Des
combinaisons jaune vif et des casques dorés avec un écran oculaire en verre
étaient accrochés au mur. Briggs en désigna une. « Voici la vôtre. »
Briggs se déshabilla, ne gardant que ses sous-vêtements, et enfila sa
combinaison, dont il remonta soigneusement la fermeture Éclair. Mac
l’imita. Il fit remarquer que la combinaison était très lourde.
« C’est du métal », répondit Briggs, sans plus d’explication.
Les bottes, dorées, étaient lourdes elles aussi. Elles s’attachaient avec
du Velcro au pantalon dont les jambières se rabattaient par-dessus. Briggs
lui dit de bien le fixer car cette tenue devait être imperméable. Briggs aida
ensuite MacGregor à mettre le casque. La plaque de verre était épaisse d’au
moins un centimètre.
Le chauffeur s’approcha et glissa une étiquette en plastique rouge dans
une fente située sur la poitrine de la combinaison de Mac. MacGregor
remarqua que l’étiquette mentionnait le mot ADOSE et qu’elle comportait
trois lames jaunes autour d’un cercle central – le symbole international pour
signaler la présence de radioactivité.
« C’est donc ce que le général dessinait, dit Mac. Le symbole de la
radioactivité. Et l’alpha, le bêta et le gamma devaient signifier les particules
alpha et bêta, et les rayons gamma. Les différents types de radioactivité.
— C’est en partie ce qu’il essayait de nous dire », répondit Briggs en
insérant sa propre étiquette. « Maintenant, allons-y. Il fait une chaleur
d’enfer dans ces trucs. » Il se dirigea vers une porte métallique au bout du
hangar, composa un code et tourna la poignée. La porte s’ouvrit en sifflant.
« Par ici », dit Briggs en conduisant Mac dans l’obscurité.
Chapitre 19

Le Tunnel de glace, le Mauna Kea, Hawaï

Ils se trouvaient dans un boyau sous-terrain d’environ quatre mètres de


diamètre, aux parois lisses.
« C’est un tunnel de lave, dit MacGregor.
— Nous l’avons toujours appelé le Tunnel de glace, dit Briggs. À une
époque, il faisait assez froid pour que les parois soient recouvertes de glace
en hiver. Il s’enfonce dans la montagne sur près d’un kilomètre. »
Lors des éruptions, la lave s’écoule dans des canaux sur les flancs du
volcan. La surface de la coulée de lave se refroidit et forme une croûte,
tandis que la lave située sous la surface durcie continue de s’écouler. À la
fin d’une éruption, la lave s’échappe, laissant derrière elle des tunnels vides.
La plupart de ces tunnels de lave ne mesurent que quelques mètres de large,
mais certains forment de très gros boyaux. L’OVH en avait cartographié
plus de quatre-vingts, dont beaucoup étaient très profonds.
Mac ne savait pas qu’il en existait un au pied du Mauna Kea.
Ils passèrent devant d’énormes refroidisseurs d’air avec des ventilateurs
de deux mètres de diamètre. Toutefois, John MacGregor pouvait encore
sentir la chaleur émanant des profondeurs.
Ils franchirent un pont métallique recouvert d’une mousse épaisse. De
chaque côté, étaient empilés des casiers métalliques cadenassés, d’un mètre
carré chacun. Devant eux, une lumière bleu pâle se reflétait au plafond.
« Où sommes-nous ?
— Dans un entrepôt.
— Et on y stocke quoi ? »
Briggs poussa une lourde grille. Elle s’ouvrit en grinçant. « Regardez. »
Des rangées de bonbonnes en verre cylindriques, chacune brillant d’un bleu
profond, presque irréel, longeaient l’allée des deux côtés. Les bonbonnes
étaient toutes identiques : plus d’un mètre de haut et recouvertes à leur
sommet et à leur base d’un lourd bloc de mousse.
« Techniquement, expliqua Briggs, ce produit est un composé à matrice
gélifiée HL-512. Il s’agit de déchets hautement radioactifs, stockés dans des
bonbonnes en verre au plomb.
— Vous me dites que ce sont des déchets radioactifs ?
— En quelque sorte. »
MacGregor regardait les innombrables bonbonnes lumineuses stockées
en rangs dont il ne voyait pas le bout. Il sentit sa poitrine se contracter,
comme un poing qui se referme. « Quelle quantité ?
— Six cent quarante-trois bonbonnes, dit Briggs. Au total, environ
quinze tonnes. Et nous ne pouvons pas prendre le risque que la lave s’en
approche. »
Sans déconner ? MacGregor fronça les sourcils. « D’où viennent les
bonbonnes ?
— Il est possible qu’elles viennent du site de Hanford, dans l’État de
Washington, le premier site de production de plutonium du programme
d’armement nucléaire américain. Avant ça, peut-être de Fort Detrick, la
base de commandement environnemental de l’armée américaine et du
programme d’armement biologique américain, dans le Maryland.
— Vous êtes en train de me dire que vous ne pouvez pas affirmer avec
certitude qui est responsable de la présence de ces bonbonnes ici ? »
demanda MacGregor.
Briggs acquiesça d’un hochement de tête. « Et nous n’en connaissons
pas la provenance. »
Mac se sentit aussi nauséeux qu’il l’avait été à l’intérieur du cratère.
« Vous avez donc six cent quarante-trois bonbonnes de déchets radioactifs
et vous ne savez pas d’où ça vient ?
— C’est exact. »
Mac se pencha pour observer la bonbonne la plus proche. Le verre était
épais d’environ deux centimètres. L’intérieur semblait rempli d’un liquide
contenant des particules en suspension. De près, il vit que le verre n’était
pas transparent mais brouillé par un treillis de fines lignes blanches. Les
bases en mousse étaient poussiéreuses. Le sol était recouvert d’une épaisse
couche de poussière.
« Savez-vous depuis combien de temps ce matériel est là ? demanda-t-
il.
— Depuis 1978. »
Ils continuèrent à avancer et dépassèrent les rangées de bonbonnes.
« Dans les années 1950, expliqua Briggs, il était courant d’éliminer les
déchets radioactifs en les rejetant dans l’océan. Nous l’avons fait jusqu’en
1976 ; les Russes l’ont fait jusqu’en 1991. Tout le monde l’a fait. En 1977,
les matériaux radioactifs ont été envoyés sur le site de Hanford, dans l’État
de Washington. Lorsque la capacité de stockage du site a été atteinte, les
déchets ont été expédiés à Hawaï pour y être enfermés dans des blocs de
béton qu’on a balancés au fond de l’océan. Nous ne savons pas qui a mis fin
à tout ça mais quelqu’un l’a fait. Les bonbonnes ont été conservées dans un
entrepôt à Honolulu, mais personne n’aimait les avoir si près d’un grand
centre de population. Finalement, poursuivit Briggs, on nous a demandé de
stocker les déchets sur l’une des îles extérieures jusqu’à ce qu’on puisse
convenir d’un nouveau plan d’élimination. »
Briggs haussa les épaules en un geste de résignation. « C’est ainsi qu’en
1978 environ, les déchets sont arrivés ici, sur la Grande Île. En 1982, la loi
sur la politique en matière de déchets nucléaires a été adoptée et, en 1987,
le ministère de l’Énergie a désigné Yucca Mountain, dans le Nevada,
comme site national de stockage. Mais Washington a décidé que les
bonbonnes étaient trop fragiles pour être convoyées jusqu’aux États-Unis,
c’est la raison pour laquelle elles sont toujours là.
— Attendez, personne n’a protesté ? » demanda MacGregor.
Briggs sourit derrière sa plaque de verre. « Personne n’a protesté parce
que personne n’a su ce qu’il en était.
— Et personne ne l’a découvert ?
— C’étaient les années 1970, dit Briggs comme si c’était là
l’explication de tout. C’était un autre monde. Jusqu’en 1959, Hawaï n’était
même pas un État. C’était un territoire sous tutelle. La forte présence
militaire sur toutes les îles a continué, et ce coin de Hawaï n’était en fait
qu’une grande base militaire, si bien que ce n’était pas un problème de
stocker ces bonbonnes ici. Et, depuis, elles sont restées là.
— Et les militaires n’ont jamais essayé de s’en débarrasser ?
— Bien sûr que nous avons essayé, rétorqua Briggs, sur la défensive.
L’armée voulait s’en débarrasser. Mais le sous-comité des crédits du Sénat
n’a pas autorisé le financement, et nous ne pouvions rien dire parce que
l’État de Hawaï voulait que tout ça reste secret. Dans les années 1980, les
représentants de l’État ont appris l’existence de ces déchets et ont voulu
s’en débarrasser, mais ils voulaient absolument éviter que ça fasse les gros
titres. Vous savez, du genre “L’île de Hawaï enfin débarrassée des déchets
radioactifs américains”. Ce qui aurait été mauvais pour le tourisme.
— Sans blague ! Merde alors ! rétorqua ironiquement Mac.
— Malheureusement, le coût de l’enlèvement a augmenté chaque
année. » Il pointa du doigt les bonbonnes. « Ces contenants en verre étaient
censés être enfermés dans du béton, poursuivit Briggs. Ils n’étaient pas
censés rester à l’air libre pendant des décennies. Au fil des ans, la chaleur
de désintégration de la radioactivité a altéré les qualités du verre. Vous avez
remarqué les fines lignes blanches sur les bonbonnes ?
— Difficile de ne pas les remarquer.
— Ce sont des fissures.
— Bon sang, dit encore MacGregor.
— Oui. Le verre est maintenant extrêmement friable. Il n’est pas
impossible de les déplacer mais, à ce stade, ce serait très difficile et très
dangereux.
— Et qu’y a-t-il dans ces bonbonnes exactement ? dit Mac.
— Il y a des différends à ce sujet.
— Des différends ?
— Nous savons que ce produit contient de grandes quantités d’isotopes
inhabituels, en particulier l’iode 143, ce qui a troublé les experts que nous
avons consultés. Le scanner portable à protons nous a donné des résultats
peu clairs.
— Ne le prenez pas mal, monsieur, mais comment est-ce possible ?
— Je ne le prends pas mal, dit Briggs. La faute en revient aux nouvelles
technologies. Malheureusement pour nous, les données pertinentes étaient
stockées sur des ordinateurs.
— Et c’est un problème dans le monde moderne ?
— Dans ce cas précis, oui », répondit Briggs.
Alors qu’ils sortaient, il s’expliqua. Dans les années 1980, l’armée,
comme la plupart des organisations américaines modernes, utilisait des
ordinateurs centraux pour conserver ses données. « Tout, des bulletins de
salaire du personnel aux commandes du magasin militaire en passant par
l’emplacement des ogives nucléaires. Tout se trouvait sur de gros
ordinateurs centraux. Les programmes qui manipulaient les données étaient
écrits en Ada, le langage choisi par le ministère de la Défense pour les
systèmes intégrés utilisés dans les projets militaires. À l’époque, les disques
durs n’existaient pas. Les données étaient stockées sur des disquettes de
huit pouces qui étaient conservées à l’intérieur de pochettes dans des pièces
climatisées.
— C’était le bon temps », dit Mac.
Briggs ignora cette remarque. « Mais chaque année, poursuivit-il, le
nombre de données stockées augmentait. Et, à chaque mise à jour, le
transfert des anciennes données devenait de plus en plus coûteux. En outre,
beaucoup de ces données n’étaient plus pertinentes. Qui se souciait de la
quantité de boîtes de conserve de thon embarquées à bord de l’USS
Missouri en mai 1986 ? Les chars et les avions de l’époque avaient été mis
hors service. Finalement, l’armée a décidé de ne pas sauvegarder les
anciennes données à moins qu’elles ne soient nécessaires. Les anciennes
disquettes sont donc restées stockées pendant des décennies.
— Et ?
— Une nuit, le Mauna Kea a été frappé par la foudre qui a généré un
champ électromagnétique si puissant qu’il a démagnétisé les disquettes et
effacé toutes les informations qui y étaient stockées.
— Il n’y avait aucune copie ?
— Les copies étaient illisibles aussi.
— Et c’est pour ça que vous ne connaissez pas la nature du produit
contenu dans ces bonbonnes ?
— Que nous ne la connaissions pas, répondit Briggs. Pendant vingt ans,
nous n’en avions eu aucune idée. »
Il marqua une pause et regarda Mac droit dans les yeux.
« Nous avons découvert ce qu’il en était lors d’un accident », dit
Briggs.
Chapitre 20

« Quel genre d’accident ? demanda Mac.


— Il y a environ neuf ans, l’une de ces bonbonnes s’est fissurée. Ça a
été l’enfer pendant une semaine. Et c’est comme ça que nous avons
découvert ce qu’était vraiment ce produit.
— Et qu’est-ce que c’est ?
— Un herbicide.
— Un herbicide radioactif ?
— À l’origine, il n’était pas radioactif. Ils l’ont transformé.
— Qui ça, ils ?
— Les scientifiques de Fort Detrick, dans le Maryland. » Briggs
soupira. « Avez-vous déjà entendu parler du projet Hadès ? De l’agent
Noir ? »

Dans les années 1940, l’armée avait testé des produits chimiques pour
leurs propriétés défoliantes. Dans les années 1950, ces programmes étaient
devenus beaucoup plus sophistiqués et les produits chimiques beaucoup
plus puissants. C’est cette recherche qui a conduit à la dioxine, l’agent
Orange, à l’agent Blanc et aux autres défoliants utilisés au Viêt Nam.
« Le programme s’appelait le projet Hadès, reprit Briggs. Les travaux
ont été menés dans un ensemble de laboratoires situés dans le bâtiment A-
14 à Detrick. Dans l’un d’entre eux, ils ont découvert un produit chimique
exceptionnellement puissant qui tuait en un temps record toute une série de
plantes et d’arbres. Comme ce produit chimique donnait aux plantes une
couleur gris-noir charbonneuse, il a été baptisé “agent Noir” et il a été
décidé qu’il devrait être testé sur le terrain.
« À Detrick A-14, il y avait des plantes d’intérieur dans tous les labos.
En grande quantité. C’était l’équivalent des canaris dans les mines de
charbon. Bien que les tests de l’agent Noir aient été effectués dans des
bonbonnes fermées, les plantes d’intérieur autour du laboratoire ont
commencé à mourir.
— On se demande bien pourquoi, dit Mac.
— Le chef du laboratoire s’appelait Handler. Il avait dans son bureau,
qui se trouvait de l’autre côté du couloir du laboratoire principal, des
orchidées rares. Ces orchidées sont mortes elles aussi.
« Au début, tout le monde supposa qu’il s’agissait d’une contamination,
c’est-à-dire que, d’une manière ou d’une autre, les laborantins, au cours
d’une manipulation, avaient contaminé par accident d’autres plantes avec
de l’herbicide. Mais lorsqu’ils analysèrent les plantes mortes, ils ne
trouvèrent aucune trace d’herbicide. La raison pour laquelle elles étaient
mortes était un mystère.
« Dans d’autres laboratoires, d’autres plantes noircirent et moururent à
leur tour. Cette fois encore, aucune trace d’herbicide.
« Tout ça s’est passé en l’espace d’une semaine, poursuivit Briggs.
Personne dans ce bâtiment ne comprenait ce qui se passait. Ils ignoraient
même s’il était prudent de rentrer chez eux le soir car, tout autour d’eux, des
plantes mouraient sans raison apparente. Ils savaient que ce produit était
extrêmement dangereux, mais ils craignaient de le brûler car, à l’époque, il
n’existait pas d’incinérateur fermé capable de traiter de grandes quantités de
matières dangereuses. Ils savaient qu’ils ne pouvaient pas l’enterrer non
plus. Et ils ne pouvaient pas le laisser sur place. Ils ont donc décidé de
mélanger le produit avec des radio-isotopes. »
Briggs expliqua que cette approche présentait plusieurs avantages. Tout
d’abord, les scientifiques de Detrick commencèrent à soupçonner que
l’agent Noir n’était pas un simple herbicide chimique, qu’il contenait une
sorte de matière vivante, probablement une bactérie et que, dans ce cas-là,
les radiations la tueraient. Par ailleurs, la radioactivité permettrait au produit
d’être classifié parmi les produits dangereux. Enfin, si une partie du produit
s’échappait dans l’environnement, on pourrait le retracer grâce à cette
radioactivité.
En 1989, il devint possible d’amener un incinérateur portatif sur la
Grande Île et de brûler les bonbonnes. Ou, du moins, ce serait devenu
possible si elles n’avaient pas contenu un produit radioactif. Pour être
brûlées, elles devaient être renvoyées à Hanford, mais, cette même année, le
site de Hanford fut démantelé.
Il était déjà évident que les bonbonnes en verre commençaient à se
dégrader sous l’effet de la chaleur résiduelle produite par les matières
radioactives. Comme le projet d’enlèvement de ces contenants ne recevait
toujours pas de financement, l’armée décida, à titre de mesure temporaire,
de les placer dans des piscines d’eau réfrigérée. C’était une procédure
standard pour les matières hautement radioactives, mais celle-ci n’avait pas
été appliquée dans le Tunnel de glace, car personne ne s’attendait à ce que
ces bonbonnes y restent aussi longtemps.
Selon la législation, un appel d’offres fut donc lancé pour la
construction de cinq piscines en béton. Le projet fut vaguement qualifié
d’« installation de traitement des déchets dangereux ». L’organisation
française Greenpeace à Tahiti en eut vent et intenta un procès pour bloquer
la construction. Des brochures et des titres furent publiés sur le « paradis
toxique américain ». Hawaï laissa donc tomber ce projet et le contrat fut
rompu. Greenpeace cria victoire et s’en alla.
Mais les bonbonnes continuèrent à se dégrader.
Jusqu’à un accident en 2016.

La friabilité croissante du verre inquiétant tout le monde, l’armée


décida d’encapsuler chaque extrémité des bonbonnes avec des blocs de
mousse amortissant les chocs et de les installer sur un sol à rembourrage
multiple. L’idée était que la mousse et le plancher absorberaient les chocs
mineurs. Cette solution était insuffisante, mais l’absence de financement ne
permettait pas de prendre des mesures plus efficaces.
Des équipes de neutralisation des explosifs, qualifiées pour manipuler
les matières dangereuses, furent déployées pour installer les bonbonnes
dans les blocs de mousse. Les travaux se déroulèrent sur douze semaines.
Lors de la mise en place, l’une des bonbonnes se mit à fuir. Seule une
petite quantité de matériau s’échappa avant que le cylindre ne soit enfermé
dans un produit d’étanchéité et reconditionné en vue de son enlèvement
définitif. Cependant, l’un des travailleurs EOD, un militaire de l’armée de
terre, spécialiste opérationnel de déminage et de dépollution, impliqué dans
cet incident, omit vraisemblablement d’effectuer le lavage à grande eau
nécessaire et de nettoyer soigneusement les semelles de ses bottes avant de
ressortir. Une petite quantité du produit resta sous ses semelles. Quelques
jours plus tard, ce travailleur se rendit au Jardin botanique de Hilo avec ces
mêmes bottes et laissa des traces de ce produit dans un bosquet de banians.
« Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Il est mort, répondit Briggs, impassible. Comme les banians.
— Comment a-t-on expliqué ça ?
— On n’a rien expliqué. Le type n’avait pas de famille. Il vivait seul.
C’était comme s’il n’avait jamais existé. »
Il décrivit la scène du Jardin botanique ; Mac se souvenait vaguement
d’en avoir entendu parler lorsqu’il était arrivé au OVH. Des rumeurs à
propos d’un herbicide. Mais il était loin d’avoir eu toutes ces informations.
« Pour faire court, dit Briggs, nous avons envoyé une équipe sur place
pour faire disparaître les traces du produit à l’aide de ces extincteurs
modernes appelés Cold Fire.
— Et ça s’est arrêté là ?
— Oui. Mais Detrick a pu prélever des échantillons d’herbe morte et
d’écorce d’arbre. Et ils ont finalement compris quel était le mécanisme
d’action de ce produit.
— Vous allez me tenir longtemps en haleine, colonel ? »
Briggs jeta un coup d’œil à sa montre. « Je crois que nous avons prévu
une démonstration pour vous dans une dizaine de minutes. »
Chapitre 21

La démonstration

La police militaire montait la garde à l’extérieur du bâtiment et devant


toutes les portes à l’intérieur, mais la pièce elle-même rappelait à
MacGregor une vieille salle de classe : murs gris, tableau mural vert pâle.
Plusieurs fenêtres donnaient sur les pentes du Mauna Loa, et le mobilier
n’était composé que d’une longue table en bois, abîmée, bordée de chaises.
Six hommes en manches de chemise étaient assis, le dos bien droit, les yeux
tournés vers MacGregor. Il fut présenté à chacun d’entre eux mais ne retint
aucun nom. Tout ce qu’il savait était qu’il s’agissait de jeunes scientifiques
travaillant pour l’armée.
Au fond de la salle, debout devant le vieux tableau, un jeune homme en
uniforme, qui se présenta sous le nom d’Adam Lim en précisant qu’il était
généticien, prit la parole.
Mac n’était pas sûr de comprendre pourquoi un généticien était présent.
Une porte latérale s’ouvrit et deux hommes entrèrent, transportant un
bonsaï dans un cube vitré. Ils le déplaçaient comme s’il s’agissait d’un bijou
précieux et le posèrent précautionneusement sur la table. Mac pensa
d’abord qu’il s’agissait d’une vitrine miniature, avant de remarquer la jauge
à gaz fixée près du fond en verre épais. Un projecteur fut glissé au-dessus
de la plante et une lumière s’alluma. L’image du bonsaï apparut en grand
sur l’écran.
« On a pulvérisé de l’agent Noir sur cette plante il y a cinq heures.
Comme vous le voyez, elle semble tout à fait normale, expliqua Lim,
marquant une pause avant d’ajouter : Pour le moment. »
Lim tira sur une languette à la base du cube en verre, et une petite
fenêtre s’ouvrit. Une mouche noire vola à l’intérieur du cube.
Lim expliqua que l’agent Noir était un insecticide composé d’acide 2,4-
dichlorophénoxyacétique et d’acide 4-amino-tétrachlorocolinique. Ces
substances imitaient les hormones végétales et tuaient la plante en
perturbant son métabolisme.
Mac baissa les yeux et se rendit compte qu’il pressait fortement ses
mains l’une contre l’autre ; ses jointures étaient blanches. Il inspira
profondément par le nez et expira par la bouche, essayant de se détendre
malgré ce qu’il entendait.
« L’agent Noir, poursuivit Lim, est donc un herbicide assez ordinaire,
sauf en cas d’interaction. Lorsque la mouche domestique commune, Musca
domestica, se pose sur une feuille sur laquelle un produit a été pulvérisé,
elle lèche la matière collante sur ses pattes car, comme vous le savez peut-
être, ses pattes sont d’importants capteurs. C’est ce que l’on peut observer
aujourd’hui. »
Quelqu’un tendit une loupe à MacGregor. Il s’approcha du cube vitré et
se pencha pour y voir de plus près. La mouche se léchait effectivement les
pattes.
« L’herbicide pénètre maintenant dans l’intestin de la mouche, expliqua
Lim, où il est décomposé par des enzymes. L’herbicide original est réduit en
fragments. Tout comme les êtres humains, Musca domestica maintient une
écologie particulière à l’intérieur de son intestin, un mélange de bacilles et
de virus. »
Mac avait souvent rencontré des scientifiques comme Lim au cours de
sa carrière. Il lui arrivait même d’être l’un de ces scientifiques un peu
arrogants, de se croire le plus malin. Je sais des choses que les autres
ignorent.
Lim poursuivit. « Lorsque la mouche est exposée à un pesticide, son
écologie intestinale change. La mouche est donc maintenant porteuse d’un
grand nombre de virus de la mosaïque du tabac, un virus végétal courant
dans l’environnement. Un fragment particulier de 2,4-D décomposé adhère
à l’enveloppe de ce virus. Ce virus enrobé irrite presque immédiatement
l’intestin, de sorte que la mouche excrète son contenu intestinal sur une
feuille. Ce processus ne dure que quelques secondes ; on peut voir la
mouche se lécher les pattes et excréter. »
Et, en effet, MacGregor pouvait le voir : un petit point blanc sur la
feuille, de la taille d’une pointe de crayon, près de l’arrière de la mouche,
qui s’éloignait maintenant en bourdonnant.
« Le virus excrété pénètre dans une cellule de la feuille, expliqua Lim,
où il fait ce que font tous les virus : il prend le contrôle du fonctionnement
de la cellule et la force à produire de nouveaux virus jusqu’à ce qu’elle
éclate. Dans la cellule végétale, les fragments de 2,4-D sont incorporés dans
le génome de certains virus. Lorsque la cellule éclate, ces virus contenant
les fragments sont libérés dans l’environnement. Les virus sont
extrêmement agressifs et se reproduisent rapidement sur la plante avec
laquelle ils entrent en contact. Le processus est si rapide que l’on peut voir
le noir se déplacer sur la plante. Vous pouvez le constater dès maintenant.
Même un grand arbre mourra dans les quarante-huit heures. »
Même un banian, pensa Mac.
Il regarda la feuille à travers la loupe. Un minuscule point noir apparut
sur la feuille. Puis un autre point, et encore un autre. C’était comme si une
pluie noire invisible tombait sur les feuilles. Certains points commençaient
à s’agrandir et à se rapprocher les uns des autres.
« Putain, c’est super rapide, dit Mac.
— Trop rapide, répondit Lim en roulant les épaules. Des questions ? » Il
semblait sur le point d’ajouter : Le cours est terminé.
Au fond de la salle, Briggs dit : « Merci, Adam. Maintenant, je pense
qu’il est temps de dire au Dr MacGregor ce qu’il adviendra du produit
contenu dans les bonbonnes pendant l’éruption. »
La plaisanterie ne s’arrêtera jamais, pensa Mac.
Lim s’assit et un autre homme s’avança à l’avant de la salle. Robert
Daws était trapu et musclé, les cheveux en brosse.
Mais s’il avait l’air d’un videur, il avait une façon de parler précise,
presque chichiteuse. Il expliqua qu’il était un scientifique, spécialiste de
l’atmosphère.
« Nous avons supposé que la lave de source était à mille deux cents
degrés Celsius, et nous partons du principe qu’un refroidissement reste
négligeable pendant soixante-douze heures. La température de la croûte
superficielle peut éventuellement retomber à cinq cents degrés, mais la
température des matériaux sous la croûte de surface reste essentiellement
inchangée. N’est-ce pas ? » Il s’adressait à Mac.
« C’est ce que je pense, oui, répondit Mac.
— Ce qui signifie, poursuivit Daws, que la chaleur du front de lave en
mouvement est plus que suffisante pour faire exploser les bonbonnes et
libérer leur contenu. Nous supposons que le contenu sera toujours
chimiquement actif et qu’il s’oxydera à une vitesse extrêmement rapide.
Une vitesse effrayante.
— Êtes-vous en train de nous dire que ces trucs exploseront si la lave
s’approche trop près ?
— Oui, monsieur.
— À quelle distance ?
— Partout du côté de la base militaire du Mauna Loa », dit Daws.
MacGregor soupira. « Quel merdier…
— En effet, monsieur. Le contact avec la lave générera un nuage
explosif de vapeur et de débris organiques s’élevant de deux mille sept
cents à quatre mille mètres dans les airs. Il s’agit bien sûr de niveaux
stratosphériques, ce qui signifie une dispersion de particules dans le monde
entier. Nous prévoyons que la plupart retomberont sur l’île de Hawaï en
quelques heures, mais que quarante-trois pour cent d’entre elles seront
emportées par le courant-jet, où elles circuleront pendant une période
pouvant aller jusqu’à douze mois. »
Ce fut au tour de Daws de soupirer. « Quoi qu’il en soit, normalement,
la plus grande partie descendra lentement vers des altitudes plus basses sur
une période de plusieurs semaines et finira par retomber sur le sol sous
forme de pluie.
— De pluies acides, on pourrait dire, lâcha Mac.
— On peut voir les choses de cette manière, je suppose. – Daws
déglutit. – La mouche Musca est une espèce présente partout dans le
monde. Le niveau d’infectiosité du virus de la mosaïque du tabac est très
élevé. Nous ne connaissons pas toute son étendue. Il ne tue pas toutes les
plantes, mais nous pensons que ce processus d’incorporation de fragments
se produira dans d’autres virus végétaux. En conséquence, toutes les plantes
de la biosphère, ou presque, mourront. »
Le silence qui régnait dans la pièce dégageait une énergie presque
cinétique. Mac eut envie de se lever et d’ouvrir une fenêtre ; mais il se
doutait que s’il s’y risquait, l’un des militaires à l’extérieur l’arrêterait. Ou
lui tirerait dessus.
« Si nous avions plusieurs années devant nous pour un travail de
recherche, il serait possible de développer des souches de plantes
résistantes, poursuivit Daws. Mais nous ne disposons pas de suffisamment
de temps. Les virus tueront toutes les plantes présentes sur la Terre en deux
mois. Toute vie animale, y compris la vie humaine, mourra d’inanition peu
après. Selon une prévision prudente, il y aura deux cent cinquante millions
de morts dans les cinq premières semaines, et sept cent cinquante millions
dans les huit premières semaines. Presque tout le monde sera mort en quatre
mois. Quelques individus isolés pourront peut-être survivre en accumulant
des réserves, mais pas longtemps.
— Je comprends ce qui se passerait si le virus s’échappait de ces
bonbonnes et les conséquences sur la biosphère. Mais que se passerait-il si
les humains étaient contaminés d’une manière ou d’une autre avant ça ? Le
virus peut-il se transmettre d’une personne à l’autre ? demanda Mac.
— Vous voulez dire si le produit se déverse avant que la lave ne
s’approche de ces bonbonnes ?
— Oui.
— Nous allons nous assurer que ça n’arrive pas.
— Mais si c’était le cas, insista Mac.
— Nous pensons que cela aboutirait à une variante d’intoxication par
radiation typique, affectant certains plus rapidement que d’autres. Certains
mourraient immédiatement, comme si leur biosphère personnelle avait été
empoisonnée. Si la personne avait été en contact étroit avec le produit, par
exemple, mais pas seulement. La contamination pourrait prendre plus de
temps pour certains que pour d’autres. Mais, au final, tous mourraient de la
même Mort noire. »
Mac fixait Robert Daws, essayant de comprendre l’ampleur de ce qu’il
entendait. Daws avait livré l’information aussi froidement qu’un
météorologue annonçant l’arrivée d’un front froid. Mac balaya du regard
l’assemblée de scientifiques assis autour de la table. Aucun n’avait réagi.
Parce qu’ils savaient déjà tout ça.
C’est donc ainsi que le monde va finir.
« Mais si le produit est libéré dans l’atmosphère, toute forme de vie
disparaîtra de la planète dans les cinq mois qui suivront, à l’exception de
quelques insectes et bactéries, déclara Daws. Pour l’essentiel, la Terre sera
morte. »
Il en avait terminé. Une minute s’écoula sans que personne parle. Enfin,
Mac se décida à énoncer l’évidence, ne serait-ce que pour son propre
bénéfice : « Nous devons trouver un moyen d’arrêter ou de détourner le flux
de lave. »
Daws acquiesça d’un hochement de tête. « Avant la fin de la semaine »,
dit-il. Il regardait Mac, comme s’il n’y avait qu’eux deux dans la salle.
« Avez-vous d’autres questions ?
— Juste celle que je n’arrête pas de poser », dit Mac. Il se tourna vers
les hommes assis autour de la table. « Merde alors ! Comment a-t-on pu en
arriver là sans rien faire ? »
Chapitre 22

Les hommes assis à la table le regardèrent fixement.


L’un d’eux finit par dire : « Pardon ?
— Vous m’avez parfaitement entendu », rétorqua Mac.
Briggs se racla la gorge. « Écoutez, les responsabilités sont nombreuses.
Il est facile de faire des reproches. La faute en revient à l’armée. À la guerre
froide. À votre représentant au Congrès qui n’a pas utilisé l’argent à bon
escient. À Hawaï et à sa volonté de protéger le tourisme coûte que coûte.
Aux écolos qui ont bloqué, il y a quarante ans, la construction de décharges,
alors que nous aurions encore pu évacuer ces déchets. La faute revient à
tous ceux qui n’ont regardé qu’une pièce du puzzle et non l’ensemble du
problème. Nous avons hérité d’un bordel démarré dans les années 1950, qui
a continué dans les années 1970 et 1980. Cette situation n’est que le résultat
d’une catastrophe qui se profile depuis longtemps. »
Tous regardèrent par la fenêtre six CH-47 Chinook de l’armée
américaine – des hélicoptères lourds à rotors tandem – descendre lentement,
des mini-excavatrices suspendues sous la carlingue des appareils et des
pelleteuses dans les soutes.
« Nous allons bâtir une digue », annonça Briggs.
On aurait dit Noé annonçant qu’il allait construire une arche.
« De quelles dimensions ?
— Six mètres, peut-être quatre cents mètres de long. »
Mac secoua la tête. « Ce n’est pas assez. Il faut une digue de quinze
mètres de haut et de huit cents mètres de long. Au moins.
— Quinze mètres ? s’esclaffa Briggs. C’est la hauteur d’un bâtiment de
quatre étages. Vous plaisantez, n’est-ce pas ?
— Avec tout le respect que je vous dois, colonel, est-ce que j’ai l’air de
plaisanter ? »
Mac pointa du doigt la pente sombre du Mauna Loa. « Elle n’a pas l’air
abrupte, mais elle l’est, dit-il. La coulée de lave est très liquide, surtout
quand elle est chaude. Le flot avance comme celui d’une rivière en crue. La
lave descend en coulées de trois ou quatre mètres de haut. Comme un
tsunami. Elles passeront par-dessus un mur de six mètres de haut.
— Alors, est-ce qu’un mur de quinze mètres de haut ferait l’affaire ?
— Probablement pas, répondit MacGregor. Mais, de toute façon, vous
devrez le construire.
— Et je suppose que des bombardements… »
Mac lui coupa la parole. « Ça ne marchera pas. »
Il y eut un moment de silence ; l’air dans la salle était devenu encore
plus lourd qu’avant.
« Vous savez peut-être qu’il y a eu une étude de la DARPA au sujet
d’un éventuel détournement de la lave…, commença Briggs.
— Une étude qui a conclu que ça ne fonctionnerait pas. »
À voix basse, Briggs ajouta : « Il doit bien y avoir quelque chose que
nous pouvons tenter. »
MacGregor regardait les hélicoptères qui manœuvraient, transportant du
gros matériel. Il fronça les sourcils, se mordit la lèvre inférieure.
« Donnez-moi une heure, dit MacGregor.
— Pour faire quoi ? »
— Pour élaborer un plan qui nous permette de sauver notre peau. »
Chapitre 23

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï

Mac entra dans la data room à huit heures du matin. L’équipe était déjà
là. Rick Ozaki et Kenny Wong étaient réunis autour d’un moniteur. Pia
travaillait sur les caméras à distance avec Tim Kapaana, qui était sur le
terrain pour régler les paramètres. De là, il déploierait des drones équipés de
caméras thermiques pour repérer les zones où la lave remontait vers la
surface.
Jenny vint s’installer aux côtés de Mac. « Tu devrais peut-être contacter
Tako Takayama, dit-elle. Tu sais qu’il pique des crises quand il a
l’impression de ne pas être dans le coup.
— Plus tard », répondit Mac. Il baissa la voix et demanda : « Quand est-
ce que je pourrai obtenir les dernières images satellite ?
— Tu veux quoi ?
— Le visible et l’infrarouge feront l’affaire. »
Elle s’approcha d’un écran et tapa sur le clavier, ses doigts volant sur
les touches pour consulter les horaires de passage du satellite Terra mis en
orbite.
Mac regardait par-dessus son épaule. Le satellite Terra passait au-dessus
de la Grande Île une fois toutes les quarante-huit heures, et l’OVH pouvait
accéder à ses données MODIS.
« Le satellite est passé à deux heures quarante-trois ce matin, dit Jenny.
Les données n’ont probablement pas été téléchargées. » Elle continua à
taper.
« Combien de temps ça va prendre ? » s’impatienta Mac.
Elle lui lança un regard noir. « Cinq minutes, ça vous irait, Votre
Excellence ?
— J’ai été maladroit, on dirait ?
— C’est le moins qu’on puisse dire. »
Puis elle se pencha sur son écran, jeta de nouveau un regard à Mac et
sourit.
« En fait, on a de la chance, dit-elle. Les données sont déjà en ligne. Je
peux probablement te les transmettre d’ici une dizaine de minutes.
— Préviens-moi quand ce sera fait. Et merci, mon amie.
— Mon amie ? »
Il sourit. « Amie de cœur ?
— Dégage, beau parleur, et laisse-moi travailler. »
Mac alla retrouver Rick et Kenny. « OK, les garçons, dit-il en
s’asseyant à côté d’eux. Montrez-moi ce que vous avez. »
Kenny prit la parole. Il expliqua qu’il avait comparé son programme
avec toutes les données des cinq dernières éruptions du Mauna Loa, en
remontant jusqu’en 1949. Ils montrèrent à Mac comment leurs données
correspondaient à une représentation tridimensionnelle, en rotation, des
structures magmatiques sous le volcan. En outre, il y avait des éléments
concernant les moniteurs de gaz et le gonflement à trois axes avec GPS, des
images thermiques et des images satellites. Ces résultats lui furent présentés
rapidement, comme si les deux scientifiques n’avaient même pas besoin des
informations affichées sur leurs écrans, comme s’ils les avaient
mémorisées, un enchaînement dans leur raisonnement que Mac considérait
comme inhérent au talent qui était le leur dans leur domaine de compétence.
Ce monde qui était peut-être sur le point d’exploser.
Celui-là même.
« Ensuite, nous passons au résultat prédictif », dit Rick, et l’écran
afficha des données sur la probabilité, le volume, les différents lieux de
l’éruption, les liquides de refroidissement et les digues.
Et, enfin :
TEMPS RESTANT ESTIMÉ AVANT L’ÉRUPTION :
4 jours, plus ou moins 11 heures

Lorsqu’ils eurent terminé, ils regardèrent Mac. Rick dit : « Qu’en


penses-tu ?
— Je pense que c’est des conneries, répondit Mac.
— Tu plaisantes, n’est-ce pas ? » demanda Rick.
Mac se souvint que le colonel Briggs avait dit la même chose.
« Regardez-moi tous les deux, dit Mac, et dites-moi ensuite si vous
pensez que c’est une question pertinente.
— Mais on a fait et refait les calculs. C’est du solide, assura Kenny sur
la défensive.
— Si vous triturez des données suffisamment, reprit Mac, vous pouvez
leur faire dire ce que vous voulez. Les résultats que vous me donnez sont
mensongers. »
Il n’était pas vraiment sûr de ce qu’il avançait, mais il avait pour règle
de toujours les pousser à défendre leurs résultats avec tous les arguments
dont ils disposaient. Cette fois encore, c’est ce qu’il ferait et il ne craignait
pas de vexer qui que ce soit. Par le passé, une marge d’erreur avait été
admise, des échanges interminables et même l’hésitation étaient possibles.
Aujourd’hui, ce n’était plus le cas.
« Qu’est-ce que ça a donné quand vous avez comparé le modèle à des
données antérieures ? » s’enquit-il. Et avant qu’ils ne puissent répondre, il
ajouta : « Est-ce que votre programme a prédit l’éruption de 2022, par
exemple ?
— Oui, Mac, il l’a prédite, dit Kenny.
— Avec quel niveau de précision ?
— À deux heures près.
— Et celle de 1984 ?
— À neuf heures près.
— Crois-moi, le programme fonctionne, Mac », dit Rick.
Mac poursuivit : « Vous pouvez prédire la température du sol autour du
sommet ? »
Rick et Kenny se regardèrent.
« On n’a encore jamais essayé, répondit Rick. Il faudrait faire quelques
calculs.
— J’ai la dernière image infrarouge du satellite, prise à deux heures
quarante-trois ce matin. J’ai besoin de voir si votre modèle correspond bien
à cette image, déclara Mac.
— Donne-moi dix minutes, répliqua Kenny.
— Et vous pensez tous les deux que des digues feront l’affaire ?
— Je m’en tiens à mes données, répondit Kenny.
— Même chose, acquiesça Rick.
— Tiens donc. Vous vous en tenez aussi aux données sur les liquides de
refroidissement ?
— Tout à fait.
— Alors vous avez intérêt à avoir raison », conclut Mac en les quittant.
Quand Kenny pensa que Mac se trouvait suffisamment loin pour ne pas
l’entendre, il lança : « Qui lui a mis un coup de pied au cul ?
— Je t’entends », lança Mac.
Il était heureux qu’ils ne puissent pas le voir sourire.

Rick et Kenny eurent finalement besoin de quinze minutes.


Puis tous étudièrent l’image sur l’écran qui montrait une vue aérienne
de l’île de Hawaï colorisée, avec le Mauna Loa en bleu et brun, passant à
l’orange et au jaune vers le sommet. Une ligne de taches orange vif, comme
un collier de perles, apparaissait le long du rift nord-est. Il y avait aussi
quelques taches noires autour du sommet.
Pour Mac, ces taches noires étaient aussi inquiétantes que des nuages
annonçant l’orage. Il appela Jenny à l’autre bout de la pièce. « Donne-nous
l’infrarouge proche, s’il te plaît.
— J’arrive. »
Un instant plus tard, l’image satellite prise plus tôt dans la journée
apparut dans un coin de l’écran. À première vue, elle ressemblait à l’image
qu’avaient générée Rick et Kenny.
« Qu’est-ce qu’on te disait ! s’exclama Kenny en tapant du poing dans
le creux de sa main.
— Pas si vite. Superpose-la. »
Kenny agrandit l’image satellite, la rendit translucide et la superposa à
leur propre image.
« Maintenant, opacifie-la, dit Mac. Et inverse-les. »
Kenny passa d’une image à l’autre, la première générée par ordinateur,
la seconde prise par le satellite. Rick et lui regardèrent MacGregor, pleins
d’espoir, comme des enfants qui attendent une petite tape sur la tête.
« Je dois reconnaître que ce n’est pas si mal, dit Mac en hochant la tête
en signe d’appréciation.
— Ça alors, dit Rick. Merci, papa. »
Mac sourit. « La seule différence que je vois, c’est que le satellite
montre un point chaud dans l’océan juste au large de la côte ouest de l’île,
qui n’est pas visible sur votre image.
— Ce n’est pas notre territoire, dit Kenny.
— À partir de maintenant, ça l’est, petit malin.
— Mac, tu sais qu’on n’a pas de capteurs sur la côte ouest », rétorqua
Kenny.
Mac ignora cette remarque. « D’accord, dit-il en se levant. Transférez
tout sur un ordinateur portable et soyez prêts dans vingt minutes. D’autres
personnes doivent voir ça. »
Chapitre 24

Bâtiment de la Protection civile du comté de Hawaï, Hilo, Hawaï

Henry Takayama entra en trombe dans son bureau et claqua la porte


derrière lui, conscient du fait que le bruit ferait trembler les tables de travail
à l’extérieur et que tout le monde se dirait qu’il était probablement
contrarié. C’était d’ailleurs le cas. Il n’était que huit heures et demie du
matin et il passait déjà une très mauvaise journée.
Pour commencer, des représentants de la compagnie Paradise
Helicopters et d’autres de la Mauna Loa Helicopter Tours l’avaient appelé
pour lui demander pourquoi ils ne pouvaient plus emmener les touristes
pour survoler les volcans. L’espace aérien au-dessus du Mauna Loa et du
Kīlauea avait été fermé la nuit précédente – Henry était au courant de la
cascade stupide de cet ‘ōkole, ce trou du cul, de Rogers – et l’était encore ce
matin, et les deux compagnies voulaient savoir ce que Takayama allait faire
à ce sujet. Henry avait dit qu’il s’agissait d’une erreur et avait promis d’y
remédier, principalement parce que Henry Takayama se considérait, avant
tout, comme quelqu’un capable de trouver des solutions à tout.
Il avait donc appelé la tour de contrôle de l’aéroport Lyman à Hilo.
Bobby Gomera s’occupait du contrôle de l’accès à l’espace aérien, ce que
Henry considérait comme une chance. Henry connaissait Bobby depuis
qu’il l’avait rencontré au luau de sa famille, la fête traditionnelle célébrant
Hawaï, lorsque Bobby avait un an.
Mais, ce jour-là, cet entregent ne lui avait guère été utile. Bobby l’avait
informé qu’il ne pouvait rien faire, l’espace aérien ayant été fermé sur ordre
de l’armée.
« Je suis prêt à faire beaucoup pour toi, “Anakala Tako”, lui avait dit
Bobby Gomera, en utilisant le terme hawaïen signifiant “oncle”. Mais il
m’est impossible de déclarer la guerre à l’armée américaine. »
L’armée fermait parfois l’espace aérien autour du volcan, mais jamais
sans en avertir à l’avance le bureau de la Protection civile, et Henry n’avait
reçu aucun avis. Ce n’était pas seulement une violation de ce qu’il
considérait comme étant le protocole de l’île, c’était extrêmement étrange.
Pire encore, il allait devoir appeler les deux compagnies d’hélicoptères
et leur dire que lui, Henry Takayama, n’était pas en mesure de rouvrir
l’espace aérien alors qu’il leur avait promis de le faire. Il blâmerait l’armée,
bien sûr ; une position par défaut tout à fait valable dans presque toutes les
affaires impliquant l’armée. Mais Henry n’aimait pas revenir sur une
promesse. Non qu’il considère le respect des promesses comme une sorte
d’impératif moral. Mais ne pas tenir ses promesses ternissait son image. Et,
pour Henry Takayama, c’était un péché contre tout ce qu’il jugeait sacré.
Il avait demandé à Bobby si l’armée organisait des manœuvres sur la
base militaire.
« Je ne crois pas, avait répondu Bobby. Mais il se passe quelque chose.
— Qu’est-ce qui te faire dire ça ? »
Bobby lui avait raconté que MacGregor, le gars de l’OVH, s’était
envolé en toute hâte pour Honolulu à bord d’un avion de transport militaire
la nuit précédente. Personne ne savait pourquoi. Et qu’il n’était pas encore
rentré.
À moins qu’il ne le fût, car un hélicoptère de l’armée avait pénétré dans
l’espace aérien de la Grande Île tôt ce matin-là et s’était posé sur la base
militaire. Le pilote avait donné à Gomera le code Romeo-Vector-Three-
Niner. Ce qui signifiait que des hauts gradés de l’armée étaient à bord.
Une heure plus tard, un hélicoptère de l’armée s’était posé à Lyman et
six hommes en étaient sortis, habillés en civil avec des chemises à manches
courtes. Ils avaient été conduits de Lyman au campus de l’UH à Hilo.
Bobby avait raconté à Takayama qu’il avait pu capter certaines de leurs
transmissions radio. Ils se rendaient au département d’informatique de
l’université. Ils s’étaient débrouillés pour que la fac ouvre plus tôt. Selon
Gomera, il s’agissait manifestement de techniciens. Peut-être des
ingénieurs.
De plus, avait-il annoncé à Takayama, six hélicoptères avaient
récemment pénétré dans l’espace aérien en provenance de l’ouest, du côté
de Kona. Gomera avait surveillé leurs échanges radios et découvert qu’il
s’agissait d’avions-cargos C-17 Globe-Master III transportant du matériel
de terrassement vers la base militaire.
« Probablement des manœuvres, selon moi, avait dit Henry.
— Je ne crois pas. Les militaires ont quitté le département
d’informatique et ont gravi la montagne en hélicoptère. Jusqu’à
l’observatoire de la NOAA, près du sommet. » Il avait fait une pause.
« Mais ce n’est pas tout.
— Est-ce que la suite va me plaire ? avait demandé Takayama.
— C’est peu probable », avait répondu Gomera.
Il avait raconté à son oncle Tako qu’un hélicoptère était parti de la base
militaire pour se rendre à l’OVH.
« J’ai entendu une autre transmission après ça, dit Gomera. Les hauts
gradés venaient pour une sorte de rencontre au sommet. Il s’agit d’un
programmeur nommé Wong et d’un autre type, Ozaki. Apparemment, ils
ont travaillé toute la nuit sur quelque chose d’important. »
Gomera avait raison, avait pensé Takayama après avoir raccroché. Rien
de tout ça ne lui plaisait. Quel que soit le sujet sur lequel ces deux-là
avaient travaillé toute la nuit, une réunion au sommet avait été organisée,
très hâtivement, pour en discuter. Au sommet du Mauna Loa.
Henry Takayama se pencha sur son bureau, les mains croisées devant
lui. Hier soir, MacGregor annonce une éruption. Aujourd’hui, il participe à
une rencontre au sommet avec l’armée. Il est évident que cette réunion est
en rapport avec l’éruption, pensa Henry, bien qu’il ne parvienne pas à
imaginer de quoi il s’agissait. Quoi qu’il en soit, des choses importantes
étaient en train de se préparer dans l’urgence.
Et il n’en avait pas été informé.
« Ces salauds ! » s’exclama-t-il.
Il n’avait jamais apprécié MacGregor. Un gars du continent qui se
comportait comme s’il accordait une faveur à Takayama chaque fois qu’il le
rencontrait, comme s’il avait toujours quelque chose de plus important à
faire, quelqu’un de plus important à voir. Les types comme MacGregor le
rendaient ho‘opailua.
Lui donnaient envie de gerber.
Il appuya sur le bouton de son interphone – il n’avait jamais cessé de
l’utiliser et considérait qu’il était stupide d’envoyer un e-mail à une
assistante assise juste derrière sa porte. « Ai-je reçu un appel de l’OVH ?
— Non, Henry, pas encore, répondit Mikala Lee.
— De l’armée ?
— Pas encore. Non. »
Il fit une pause, rassemblant ses pensées afin d’envisager la suite. Le
plus simple serait d’alerter un journaliste ; Kim Kobayashi de KHON lui
devait beaucoup de faveurs. Mais avec le Merrie Monarch en cours, ce
n’était peut-être pas une bonne idée. Takayama ne savait pas ce qu’il se
passait, et il ne voulait pas que des nouvelles alarmantes soient diffusées.
Dans un premier temps, il tâcherait d’obtenir le plus d’informations
possible.
« Appelez MacGregor, dit-il. Et le colonel Briggs.
— Tout de suite. »
Il se cala contre le dossier de son fauteuil pour presque aussitôt se
redresser et appuyer une fois encore sur le bouton de l’interphone. « Laissez
tomber. Annulez les appels. »
Il devait réfléchir. S’il commençait à poser des questions, il obtiendrait
probablement des réponses le jour même. Mais qu’en serait-il le
lendemain ? Et le jour suivant ? Ces hommes avaient déjà exprimé leur
indifférence à l’égard de la Protection civile en le tenant à l’écart de tout ce
qu’ils faisaient. Henry ne pourrait pas les appeler tous les jours, pour leur
demander, avec déférence, des informations. Ce dont il avait besoin, c’était
d’être informé en continu. D’avoir des données émanant directement de
l’intérieur.
Il avait besoin d’un contact au sein de l’OVH.
Le problème, c’était que là-haut tout le monde était fidèle à MacGregor.
Tous, qu’ils soient nouvellement arrivés ou kama‘āina. Comme cette
Kimura, une fille venue d’Oahu qui se comportait comme une snob parce
qu’elle avait fait des études supérieures sur le continent. Il n’y avait aucune
chance qu’elle informe Tako de quoi que ce soit. Et les autres experts
n’étaient que des fantassins à la solde de MacGregor.
Il devait introduire une source à l’intérieur même de l’observatoire. Une
source fiable.
Il n’y avait que deux personnes au monde qui pouvaient l’aider. Pour la
troisième fois, il appuya sur le bouton de l’interphone. « Savons-nous où
sont les Cutler ? demanda-t-il à son assistante.
— Non, mais je peux probablement les trouver facilement grâce à leurs
posts sur les réseaux sociaux.
— Alors, trouvez-les », dit Takayama.
Chapitre 25

Observatoire NOAA du Mauna Loa, Hawaï

Une demi-heure avant la première réunion de la journée, tous les


membres de l’OVH s’étaient entassés dans un hélicoptère Chinook. Ils
étaient maintenant tous regroupés autour de l’ordinateur portable de Kenny
Wong, à côté duquel on avait installé celui de l’un des six jeunes hommes
de la base militaire. Immédiatement, ils avaient commencé à s’attaquer aux
calculs de Kenny et Rick.
Ils le faisaient poliment, ce qui ne changeait rien. Ils s’acharnaient à
découper le travail de Kenny en ce qu’il imaginait être de tout petits
morceaux. Ce qui lui donnait envie de se cacher sous son bureau. Rick
Ozaki était assis à côté de lui, respirant fort et difficilement, comme un ours
blessé. Kenny n’osait pas regarder en direction de Mac.
Il s’avérait que ces hommes appartenaient à une équipe spécialisée dans
la modélisation géophysique de l’AOC, l’Army Ordnance Corps, le corps
actif de l’armée chargé de fournir un soutien matériel et logistique à
l’armée.
Et, Kenny était forcé de l’admettre, ils étaient sacrément bons.
Ils s’étaient rendus à l’UH et avaient examiné les données stockées par
Kenny. Ils avaient effectué leurs propres calculs. Et ils semblaient avoir des
dizaines de programmes supplémentaires qu’ils lançaient et relançaient sur-
le-champ.
Finalement, le chef, un sosie de George Clooney nommé Morton,
déclara : « Je pense que nous devons aller sur le terrain maintenant. Tous
ensemble. »
Kenny, Rick, Mac, Jenny, Briggs et les militaires sortirent, les
chaussures crissant sur la lave noire. Le temps était ensoleillé là-haut, à
trois mille mètres d’altitude, avec une couche de nuages légers et cotonneux
à environ mille cinq cents mètres en dessous.
« Je suis désolé, les gars, dit Morton, mais les calculs des contraintes
sont très clairs. Même si vous avez du magma à moins d’un kilomètre de la
surface, et la plus grande partie est bien plus profonde que ça, il n’y a aucun
moyen d’ouvrir un évent d’un kilomètre dans une montagne avec des
explosifs traditionnels. Cette montagne est trop grosse ; les forces sont trop
importantes. Ce serait comme essayer de déplacer un gros-porteur avec un
club de golf.
— Même avec des explosifs résonnants ? » demanda Kenny. C’était une
innovation récente, dont le fonctionnement reposait sur l’utilisation de
petites charges, réglées avec précision, pour créer un mouvement de
résonance dans de grands objets, de la même manière que de petites
poussées successives sur une balançoire la font progressivement monter de
plus en plus haut.
« Même les explosifs à résonance ne feront pas l’affaire, déclara
Morton. La synchronisation contrôlée par ordinateur peut produire des
effets très puissants. Mais en termes de grandeur d’amplitude, ça ne sera pas
suffisant. Même si nous voulions tenter le nucléaire – et je suppose que ce
n’est pas le cas –, ça ne serait probablement pas suffisant. »
Dans un premier temps, ces propos furent accueillis par un silence
général. Seul le bruit du vent se faisait entendre.
Au cours de la discussion, quelque chose avait titillé Mac. Il avait le
regard fixé sur le sommet, se protégeant les yeux de l’éclat du soleil, au-
delà des ingénieurs, du colonel Briggs, de Jenny et des gars de la data room
jusqu’à l’endroit où la vapeur sortait des évents en sifflant.
Toute la journée, il avait pensé à cette vapeur.
Chaque fois que le volcan commençait à dégazer, la question se posait
de savoir s’il s’agissait de gaz libérés par le magma ou d’eau souterraine
chauffée et devenue vapeur. Des éruptions de vapeur s’étaient produites à
plusieurs reprises dans le passé et Mac connaissait les dangers qu’elles
représentaient, et pas seulement pour l’environnement.
« Attendez une minute », dit-il.
Tous se tournèrent vers lui.
« Ce n’est pas comme ça qu’il faut envisager le problème. Notre
raisonnement n’est pas le bon, dit Mac.
— Comment ça ? demanda Morton, qui se tenait à côté de Briggs.
— Nous réfléchissons aux moyens de contrôler le volcan, dit Mac. Mais
nous en sommes incapables.
— Exact, acquiesça Morton. Nous n’avons pas la puissance explosive
nécessaire pour ouvrir un évent, et nous ne pouvons pas générer assez
d’énergie pour y parvenir.
— Mais le volcan, lui, a beaucoup d’énergie », dit Mac.
Il sentit tous les regards braqués sur lui.
« Et si nous pouvions faire en sorte que le volcan fasse le travail à notre
place ? suggéra Mac.
— Attendez… Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Jusqu’à quelle profondeur peut-on placer des explosifs ? demanda
Mac.
— Tout dépend de l’épaisseur du basalte et de la présence d’effets
thermiques, répondit Morton. Mais ça ne change rien au… »
Mac l’ignora et s’adressa à Briggs. « Ces hélicoptères qui transportent
les bulldozers…
— Des Chinook, précisa Briggs.
— Est-ce qu’ils sont aussi en mesure de transporter de l’eau ? »
Rick Ozaki baissa la tête. Il était sûr de savoir ce que son boss allait dire
ensuite. « Par pitié, non », murmura-t-il en s’adressant à ses bottes.
Jenny Kimura secoua la tête. « John MacGregor », dit-elle.
Ce n’était jamais bon quand elle utilisait son nom complet. Mais elle
aussi avait compris où il voulait en venir.
Briggs répondit : « Oui, ils peuvent transporter de l’eau. Ils ont parfois
été utilisés pour lutter contre les incendies.
— Quelle quantité d’eau ? voulut savoir Mac.
— Il faudrait que je vérifie. L’eau est lourde. Mais je pense qu’ils
peuvent en contenir chacun environ onze mille litres.
— De combien d’hélicoptères disposez-vous ?
— Il faudrait que je vérifie ça aussi. Je pense que nous en avons cinq à
Barking Sands sur Kauai. En tout, il y en a probablement quinze ou vingt
sur l’ensemble des îles. Pourquoi ?
— Ce sommet, toute cette montagne, est parsemé de tunnels de lave et
de poches d’air, expliqua Mac. La plupart de ces dernières sont scellées par
l’éruption qui les a créées, et certaines sont très grandes. Nous savions
qu’elles existaient, mais nous ne savions pas exactement où elles se
trouvaient avant de commencer à les cartographier à l’aide de la
magnétométrie à haute résolution. Quoi qu’il en soit, on peut pénétrer dans
ces poches souterraines et y placer des explosifs, puis les remplir d’eau et
les sceller.
— Pour faire quoi ? finit par demander l’un des ingénieurs de l’armée.
— Pour maintenir l’onde de détonation sous haute pression. Pour
rétablir sa capacité explosive. Au lieu de faire remonter le magma, il
suffirait de faire descendre l’eau pour qu’elle entre en contact avec le
magma.
— Là où il produit de la vapeur et siffle pendant quelques heures, dit
l’ingénieur.
— Seulement si l’eau entre lentement en contact avec le magma. Mais
si l’eau et le magma entrent en contact trop soudainement…, dit Mac.
— J’ai compris ! » s’exclama un autre des hommes de l’AOC. Il se
tourna vers les autres membres de son équipe. « On pourrait utiliser des
détonateurs quadruples en chaîne.
— Nous aurions besoin d’effectuer de nombreux calculs sur le terrain…
— Je sais, dit l’homme de l’AOC, mais je crois que c’est possible.
— Et comment feriez-vous pour que les détonateurs communiquent ?
demanda un autre homme à Mac.
— Pas besoin, répondit Mac. On les rend autonomes. »
Les membres de l’AOC se regroupèrent pour se consulter. Bien qu’ils
parlent à voix basse, Mac perçut leur enthousiasme. L’un d’eux ramassa un
morceau de lave. Quelqu’un parla de porosité et de pression des produits
d’étanchéité.
Rick et Kenny s’approchèrent de Mac ; Mac lut l’inquiétude sur le
visage de Rick.
« Mac, dit Rick, tu sais ce que tu dis, n’est-ce pas ? Tu parles de faire
exploser ce volcan.
— Mais tu sais quoi ? Ça pourrait marcher, dit Kenny.
— Et c’est exactement ce que je crains, rétorqua Rick. On parle
d’essayer de créer une nuée ardente*. Une avalanche de feu. Le phénomène
volcanique le plus dangereux qui soit.
— Oui, c’est à peu près ça », conclut Mac.
Chapitre 26

Des avalanches volcaniques incandescentes avaient été responsables de


la destruction de Pompéi en 79 après J.-C. et d’îles entières près du
Krakatoa en 1883, pourtant ce phénomène était resté inconnu de la science
jusqu’en 1902, lorsque le volcan de la montagne Pelée était entré en
éruption sur l’île de la Martinique, dans les Caraïbes.
Pelée était en activité depuis des mois, mais personne n’avait anticipé,
le 8 mai 1902 à 7 h 52, l’avalanche de gaz brûlants et de cendres qui dévala
la montagne à cinq cents kilomètres à l’heure, détruisant la ville de Saint-
Pierre et la plupart des navires ancrés dans le port.
La poignée de témoins oculaires survivants – les chanceux qui se
trouvaient sur des bateaux suffisamment éloignés de la mer pour éviter le
nuage de gaz – décrivirent une scène de destruction apocalyptique. Les
photographies de la ville réduite à l’état de ruines fumantes firent la une des
journaux du monde entier.
L’avalanche à l’origine de cette destruction instantanée avait été
qualifiée de nuée ardente*, ou « nuage de feu ». Elle était venue à bout de
murs de béton d’un mètre d’épaisseur, avait réduit en cendres des bâtiments
entiers, arraché de lourds canons de leurs supports et brisé un phare
maritime en deux comme s’il s’était agi d’une simple brindille.
Ces avalanches étaient désormais connues sous le nom de « coulées
pyroclastiques » et faisaient l’objet d’études intensives de la part des
volcanologues. De nombreuses tentatives avaient été faites pour modéliser
leur comportement en laboratoire. Jenny Kimura y avait travaillé un été à
l’Observatoire du Vésuve, près de Naples, au sein d’une équipe qui
fabriquait des modèles de coulées de lave chaude dans une cuve de
laboratoire inclinée, et elle avait également réalisé une modélisation
informatique de ces coulées. Elle en savait plus sur les coulées
pyroclastiques que n’importe qui à l’OVH, y compris Mac, mais elle garda
d’abord le silence. C’était l’un des traits de caractère que Mac aimait tout
particulièrement chez Jenny. Elle attendait toujours le bon moment pour
intervenir.
« D’accord, réfléchissons bien, dit Rick. Admettons que vous
réussissiez. Et après ?
— Nous aurons ouvert l’évent et libéré la lave, dit Mac.
— Et nous aurons envoyé une coulée pyroclastique en direction de
Hilo, dit Rick en pointant du doigt la montagne.
— Elle n’arrivera jamais jusque-là.
— Ça, c’est ce que tu espères.
— Rick, je te dis que ça n’arrivera pas, insista Mac. La pente est trop
douce. L’avalanche ne peut pas poursuivre sa descente. Elle s’arrêtera au
bout de trois ou quatre kilomètres.
— Mais la distance parcourue n’est-elle pas fonction de l’explosion
initiale, Jen ? »
Mac eut envie de sourire. Rick les mettait au défi comme Mac l’avait
toujours fait.
Jenny secoua la tête. Elle était maintenant prête à se prononcer. « Mac a
raison. Elle n’atteindra jamais Hilo.
— Pour le moment, nous ne voulons pas que le docteur MacGregor se
contente de nous dire comment son plan pourrait fonctionner. Nous voulons
qu’il nous en fasse la démonstration. Sachant qu’à l’heure actuelle, l’armée
américaine n’a pas exclu l’édification de digues.
— Très bien. Suivez-moi », dit Mac. C’était lui qui donnait les ordres
maintenant.
Mac les guida parmi des champs de lave déchiquetés sur près d’un
kilomètre, puis se mit à quatre pattes devant un trou qui était juste assez
grand pour s’y faufiler.
« C’est une ouverture typique d’un tunnel de lave, dit-il en s’adressant
au groupe. Faites attention en passant par là. Déplacez-vous vers la droite. »
Il rampa dans le trou, et les autres le suivirent un par un.
Une fois à l’intérieur, Mac alluma la lampe de poche de son téléphone,
car le tunnel était plongé dans le noir. Lorsque les autres l’eurent rejoint,
eux aussi allumèrent leurs téléphones. Des faisceaux jaunes
s’entrecroisèrent comme des projecteurs.
Ils se retrouvaient donc dans une poche en forme de dôme de la taille
d’un gymnase de lycée. Le plafond était lisse, presque brillant, mais le sol
était constitué de lave noire rocailleuse.
« C’est une poche d’air typique, dit Mac, sa voix faisant écho. C’est un
peu comme être à l’intérieur d’une bulle. En montant, le magma libère des
gaz qui, quand ils s’accumulent pour former comme un gros bourrelet,
donne cette surface lisse que vous voyez au-dessus de nous. La lave
s’écoule continuellement sous cette poche d’air et forme souvent un
deuxième, voire un troisième réservoir d’air. Les plafonds de ces poches
d’air peuvent s’ouvrir et former une grande fosse. Si vous avancez
prudemment, vous pouvez en voir le fond ici. Ne vous approchez pas trop
près du bord – il est peu épais. C’est profond.
— C’est un euphémisme », rétorqua quelqu’un derrière lui, en braquant
la lumière vers le bas.
La fosse était profonde d’une centaine de mètres, peut-être plus.
Difficile d’en être sûr, le faisceau lumineux disparaissait dans l’obscur
tunnel de lave, comme s’il avait été englouti.
L’un des hommes de l’AOC demanda : « Combien de poches d’air,
docteur MacGregor ?
— Des dizaines, répondit Mac. Peut-être davantage. Il nous suffit de
choisir les bonnes. »
La question cruciale, renchérit Mac, était de savoir si l’OVH était
réellement capable de localiser avec précision le magma sous la surface.
S’ils pouvaient connaître l’emplacement des chambres magmatiques à
quelques centaines de mètres près, ils pourraient choisir trois ou quatre
poches d’air situées directement au-dessus du magma ascendant, y placer
des explosifs, puis les remplir d’eau.
« Tout devra être bouclé en quatre jours, ajouta-t-il. Ou alors, tout ça
n’aura servi à rien. »
Il les regarda, leurs visages éclairés par les différentes applications des
lampes de poche de leurs téléphones.
Pendant qu’il parlait, l’équipe de l’AOC avait préparé un filin de
suspension en nylon et commençait à descendre l’un des hommes dans la
fosse.
« Ils ne perdent pas de temps, hein ? commenta Rick.
— Nous n’avons pas de temps à perdre, rétorqua Briggs, avant de se
tourner vers Mac.
— Il est possible qu’on y arrive, même en quatre jours, dit Mac. Ce sera
juste, mais je pense qu’on peut le faire. »
Briggs hocha la tête. « Garder ce projet secret relève de l’impossible.
Vous avez été clair sur la nécessité de faire appel à beaucoup de personnel,
de mettre en place de gros équipements sur cette montagne. On ne pourra
pas agir discrètement.
— Ne pourriez-vous pas dire que l’armée entreprend de gros travaux
ici ? Quelque chose de positif ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Réparer nos routes d’accès. Nous avons perdu
d’importantes routes d’accès et l’armée nous aide à les réparer.
— Vous pensez vraiment qu’on nous croira ? demanda Briggs.
— Les images à elles seules peuvent rendre ça crédible, dit Jenny. Nous
sommes à l’ère des réseaux sociaux. Tout ce qui intéresse les gens
aujourd’hui, c’est l’apparence des choses. » Elle se tourna vers Mac. « Tu
connais cette grande faille sur la piste de Jeep 4, à environ trois mille mètres
d’altitude ?
— Celle qui existe depuis l’époque où Truman était président ?
demanda-t-il.
— Depuis 1950, pour être exact, dit-elle. Elle est large d’environ deux
mètres avec une profondeur de près de quatre mètres. Vous diffusez la photo
prise un après-midi quand elle est dans l’ombre, et l’effet est
impressionnant.
— Il y a une autre route qui contourne le volcan.
— C’est vrai. Mais elle le contourne assez loin, et c’est de la lave, noir
sur noir. Si on emmène les journalistes en hélicoptère du côté du Kīlauea,
ils ne verront jamais l’autre route.
— Tu veux vraiment emmener les journalistes et leur montrer un évent
vieux de soixante-quinze ans ? demanda Mac.
— Ils adoreront ça, rien que pour les photos, Mac. » Elle se tourna vers
le colonel Briggs. « Avez-vous votre uniforme avec vous, monsieur ? Nous
aurons besoin de vous en uniforme.
— Pour quoi faire ?
— Pour la photo de vous et Mac au bord de la faille, en train d’évoquer
les travaux de réparation. On aura l’impression que vous vous tenez au bord
du monde.
— Je préfère me faire discret, répondit Briggs, mal à l’aise. Je ne suis
pas le commandant en chef ici, sur la Grande Île.
— Eh bien, nous aurons besoin de quelqu’un en uniforme pour parler à
Mac. Pour en faire une scène de cinéma.
— Laissez-moi passer quelques coups de fil », dit Briggs.
L’équipe de l’AOC remonta de la fosse, et Morton dit : « Nous avons
étudié la question, et nous avons conclu qu’il y a une forte probabilité que
ça marche. »
Sans déconner, Sherlock, pensa Mac.
Morton poursuivit : « Nous avons repéré cinq emplacements sur la
montagne, où nous pourrions envisager de placer des charges résonnantes
en chaîne aussi loin que nous pouvons forer dans l’épais basalte. La
séquence commence par de petites charges qui explosent très rapidement,
comme des pétards. Elles deviennent ensuite de plus en plus lentes jusqu’à
ce qu’elles explosent tous les quarts de seconde environ. »
Il se tourna vers Briggs : « Le problème, c’est que ces détonateurs
doivent être programmés de manière autonome, en utilisant des capteurs
dans le matériau de l’explosion pour informer les ordinateurs qui contrôlent
le séquençage. Ce qui veut dire qu’une fois qu’ils sont lancés, on ne peut
plus les arrêter.
— Et tout ça peut être prêt en quatre jours ?
— Non, monsieur, c’est impossible. Nous avons besoin d’au moins sept
jours pour la programmation informatique.
— Nous n’avons pas sept jours.
— J’ai entendu, monsieur. Je sais.
— Alors ?
— Nous devons externaliser ce travail. Quelques entreprises de
démolition civiles disposent d’un logiciel propriétaire pour les capteurs.
Elles n’ont pas besoin de temps de programmation car leurs ordinateurs
sont codés en dur pour le faire eux-mêmes.
— Qui suggérez-vous ?
— Nous pensons que la meilleure entreprise serait Cruz Demolition, à
Houston. Ils ont souvent travaillé pour l’armée, et ils sont très efficaces.
— Combien de temps pour les faire venir ?
— En fait, monsieur, ils ont une équipe présente sur l’île en ce moment
même.
— Comment ça ? Ici ?
— À Honolulu. Je crois qu’ils font exploser un bâtiment situé à côté
d’un centre commercial. »
Chapitre 27

Centre Ala Moana, Honolulu, Hawaï

« Encore une minute et c’est fini, Becky. »


Rebecca Cruz soupira et secoua la tête en s’adressant à son frère David
dans son micro.
« Tu sais mieux que quiconque, parce que je t’ai plusieurs fois déjà
donné des coups de poing quand tu l’as fait, que je déteste qu’on m’appelle
Becky, dit-elle.
— Et pourquoi est-ce que tu crois que je t’appelle Becky ? demanda-t-
il.
— J’aimerais être encore plus près, répliqua Becky.
— Tu veux toujours être aussi près de l’action que possible. Mais
s’approcher davantage est dangereux.
— C’est justement ce qui est amusant, rétorqua Becky.
— Tais-toi », dit David Cruz.
Il pleuvait à verse à Honolulu ; l’eau dégoulinait de la casquette de
base-ball dont était coiffée Rebecca. Elle avait l’impression de se trouver
sous une cascade. Ce qui ne lui plaisait pas du tout.
Elle se tenait dans l’immense parking supérieur de l’Ala Moana, ses
yeux rivés sur le bâtiment qu’ils s’apprêtaient à faire exploser.
Habituellement, elle aimait qu’il pleuve pendant ce genre de travaux. La
pluie balayait la poussière et dissuadait les curieux. Mais, à cet instant, il
n’y avait personne et la pluie qui tombait depuis un quart d’heure pouvait
tout aussi bien s’arrêter.
Elle se sentait complètement seule – une jeune femme élancée portant
un ciré de chantier orange. Avec son joli minois et ses cheveux noirs
attachés en queue-de-cheval, elle aurait eu tout l’air d’une pom-pom girl
sans ses lunettes à monture métallique, qu’elle portait plus pour l’effet que
pour la légère amélioration de sa vision de loin. Elle trouvait qu’elles la
faisaient paraître plus âgée et plus sérieuse. Plus proche de la patronne
qu’elle était.
Ses verres étaient maintenant couverts d’éclaboussures, mais elle ne prit
même pas la peine d’essayer de les essuyer. Elle se contenta de baisser ses
lunettes de protection en plastique.
L’Ala Moana était le plus grand centre commercial en plein air des
États Unis et, désormais – arrêtez-moi si vous avez déjà entendu ça, pensa
Rebecca –, il avait été prévu de l’agrandir. C’est pourquoi Cruz Demolition
s’apprêtait à démolir la tour de bureaux Kama Kai qui se dressait juste à
côté. La structure de quinze étages avait été construite, vite fait, mal fait,
dans les années 1990, par un entrepreneur local qui avait généreusement
soudoyé les fonctionnaires, ce qui lui avait permis d’utiliser des techniques
de construction que David n’aurait même pas qualifiées de médiocres parce
que ç’aurait été insultant pour les techniques médiocres.
Ils avaient tout câblé, principalement parce qu’ils n’avaient pas eu le
choix avec autant de radio-taxis dans les parages. Mais cela impliquait
d’utiliser environ dix kilomètres de câbles électriques reliés par de
nombreux connecteurs à vis. Et si un seul câble traînait dans une flaque
d’eau, il y aurait un court-circuit…
Son casque radio émit un déclic. De nouveau David.
« Sœurette, nous avons un problème. » David avait retrouvé son
sérieux.
« Quoi ?
— Le poids de l’eau.
— Je sais. On continue.
— Je pense qu’il faut attendre, Rebecca », fit une autre voix.
Cette voix était celle de leur cousin Leo, qui gérait l’informatique.
C’était toujours la même chose avec eux : quand David était nerveux, Leo
l’était aussi. Quand David éternuait, Rebecca s’attendait presque à voir Leo
se moucher.
« Pourquoi ? demanda-t-elle.
— Je m’inquiète pour les connexions.
— On n’attend pas.
— Mais si les ordinateurs… »
Ce fut tout ce qu’il put dire avant que Rebecca ne s’exclame : « Tu vas
la fermer, oui !? » Elle reprit son souffle. « Bientôt, il y aura plus de monde
ici, plus de circulation, plus de problèmes. Plus de risques.
— C’est vrai, mais… », tenta David.
Elle lui coupa la parole. « La pluie frappe davantage le côté est du
bâtiment que les autres côtés, poursuivit-elle. Et nous savons que ce béton
est une merde poreuse.
— Ça ressemble plus à une vieille éponge qu’à du béton, dit David.
— Exact. Donc plus on attend, plus la pluie ajoute du poids d’un côté.
Pour l’instant, les ordinateurs peuvent gérer les variations. Plus tard, ce ne
sera peut-être plus le cas.
— Attendons que la pluie cesse et que le bâtiment sèche, dit David.
— David, répliqua-t-elle en accentuant le prénom de son frère. Ça peut
prendre plusieurs jours. »
Son frère n’avait pas les idées claires, mais elle ne pouvait pas le lui
dire. Une fois le bâtiment entièrement câblé et relié au réseau, ils devraient
partir. D’ordinaire, ils faisaient exploser les bâtiments le dimanche matin,
car c’était le moment où les villes étaient le moins fréquentées. C’était
programmé, et ils terminaient leur travail de préparation la veille.
Mais pas cette fois-ci.
Cette fois, ils n’avaient pas pu attendre le dimanche, ils avaient dû agir
dès le vendredi. Chaque bâtiment offre son lot de surprises, mais le Kama
Kai était tellement délabré qu’il semblait prêt à s’écrouler de lui-même. Et
ça, c’était un problème. Un sacrément gros problème. Il était beaucoup plus
facile de démolir un bâtiment bien conçu et bien construit, car on pouvait
prévoir ce qui allait se passer. Avec ce tas de Lego que représentait le Kama
Kai, il y avait toujours une marge d’incertitude.
Trop, en l’occurrence. Et le fait de repousser le moment d’agir en
rajoutait.
« On en est où du compte à rebours ? demanda-t-elle.
— Nous en sommes à quinze secondes, Rebecca. » Encore Leo. Il avait
l’air contrarié, comme si Rebecca le punissait en leur demandant de ne pas
arrêter. Mais chaque fois qu’ils étaient si près de la détonation, Rebecca
savait que la contrariété était l’état naturel de son cousin.
Prêt, partez, se dit-elle.
« Enclenche le détonateur et éteins la radio, dit-elle. Faisons exploser ce
truc. » Elle commença le compte à rebours dans sa tête. Sept… six… cinq…
quatre…
Rebecca attendait, fixant le bâtiment à travers la pluie qui tombait
obliquement.
Arrivée à quatre secondes, elle entendit le craquement préliminaire des
petites charges d’étalonnage, celles que l’ordinateur utilisait. En temps
normal, il fallait trois secondes à l’ordinateur pour effectuer ses derniers
calculs.
À voix haute cette fois, elle compta : « Trois… deux… un. »
Elle n’entendit pas de détonation.
En fait, rien ne se produisit.
La tour du Kama Kai était toujours debout sous la pluie battante.
Rebecca se remit à compter. « Un… deux… trois… » Toujours rien.
Rebecca Cruz avait trente ans et travaillait dans l’entreprise familiale –
dont le nom officiel était Cruz Demolition and Trucking – depuis qu’elle
avait obtenu son diplôme à Vassar. Il valait mieux que ce genre d’activité
reste dans la famille, lui avaient dit ses frères quand elle avait évoqué la
possibilité de se tourner vers d’autres carrières professionnelles. Ce travail
demandait trop de patience et de minutie pour être confié à des inconnus.
Ce boulot, c’est comme un mariage, disait son frère aîné, Peter, mais en
beaucoup plus stressant.
À ce jour, elle avait travaillé sur une cinquantaine de bâtiments dans le
monde et avait été cheffe de projet sur au moins la moitié d’entre eux.
J’aurais dû être responsable de tous ces projets. Dès la fin de mes études,
se disait-elle.
Mais au cours de ces dernières années, elle avait vu le métier changer.
Les contrats étaient toujours plus courts. Le rythme beaucoup plus soutenu.
L’époque où ils prenaient trois semaines pour étudier un bâtiment était
révolue. Désormais, les clients s’attendaient à ce qu’un bâtiment soit démoli
et déblayé en quelques jours, et ce même lorsqu’ils travaillaient sur des sites
dangereux.
Mais ce rythme soutenu correspondait parfaitement à la personnalité de
Rebecca. Ses frères étaient plus prudents – trop prudents, selon elle, et trop
timides parfois pour une activité aussi dangereuse que la leur. Rebecca Cruz
voulait aller de l’avant et faire son boulot, peu importe où dans le monde.
Elle était capable de développer ou de faire avorter un projet dans plusieurs
langues ; elle maîtrisait le japonais, l’allemand, avait des notions d’italien,
de coréen et de mandarin.
Mais son entêtement était le trait de sa personnalité qui agaçait le plus
ses frères, et de loin.
Elle ne pensait pas être téméraire ; simplement, elle n’était pas du genre
à hésiter. À présent, même ses frères savaient qu’il était préférable de ne pas
lui mettre des bâtons dans les roues.
David n’avait pas les qualités d’un chef. Si elle s’en s’en remettait à lui,
rien ne se ferait jamais. David s’inquiétait pour tout.
Rebecca, elle, n’était pas du genre à s’inquiéter. Elle était toujours trop
occupée à faire ce qui devait être fait.
Cette fois, pourtant, elle s’inquiéta.
Elle avait compté jusqu’à vingt et rien ne s’était encore passé.
Bien sûr, l’ordinateur avait dû prendre un peu plus de temps pour
recalculer le départ de l’explosion parce qu’un côté du bâtiment était
mouillé, ce qui modifiait les impacts d’étalonnage. Mais pas vingt secondes.
Non, cela ne pouvait signifier qu’une chose.
Il y avait eu un court-circuit.
Les craintes de Leo étaient donc justifiées cette fois-ci.
Merde, pensa-t-elle.
Ils allaient devoir retourner à l’intérieur de la tour de bureaux. Mais elle
ne voulait pas se retrouver à nouveau dans ce bâtiment, avec ses poutres en
I abîmées, ses planchers démontés, le risque de…
Ce n’était même plus un tas de Lego. C’était plutôt un château de
cartes.
Elle entendit un petit bruit sourd.
De la sciure de bois s’échappa des fenêtres des étages inférieurs.
« Parfait ! » s’écria-t-elle, les poings serrés en signe de victoire.
Les murs des étages supérieurs se replièrent doucement vers l’intérieur.
Une implosion parfaite ; le bâtiment s’effondrait presque au ralenti. Et le
toit s’écroula dans un dernier fracas.
C’en était fini.
Rebecca ralluma sa radio et attendit les félicitations des autres.
Apparemment, ils n’avaient pas encore rallumé la leur.
Qu’importe. Ils allaient bientôt fêter ça autour d’une bière ; elle se
fichait bien de l’heure qu’il était.
Alors qu’elle s’éloignait du parking pour aller chercher son frère et son
cousin, une camionnette marron foncé s’arrêta brusquement devant elle,
faisant crisser les pneus, si près que le véhicule manqua de la frôler.
Deux hommes vêtus d’imperméables sombres en descendirent. L’un
d’eux demanda : « Rebecca Maria Cruz ? » Il brandit ce qui ressemblait à
un badge.
« Oui.
— Suivez-nous, s’il vous plaît. »
Pendant un instant, elle crut qu’elle était en état d’arrestation. Pour
démolition sans permis ? Mais, sans la toucher, ils ouvrirent la porte de la
camionnette pour la laisser entrer.
« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle.
— S’il vous plaît, madame, mettez-vous à l’abri de la pluie. Je vous en
prie. »
Alors qu’elle montait dans la camionnette, elle vit que David et Leo
étaient déjà à l’intérieur. Don McNulty et Ben Russell aussi. Toute l’équipe.
« Quelqu’un pourrait-il me dire ce qui se passe ? » redemanda Rebecca.
Personne ne répondit.
Elle sentit des mains puissantes dans son dos, qui la poussaient vers
l’avant. « Hé ! cria-t-elle en tombant sur un siège.
— Désolé, madame, dit l’un des hommes. On est pressés. »
La porte se referma et la camionnette démarra sur les chapeaux de
roues, sous une pluie battante.
Chapitre 28

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 95 heures

Être le meilleur élève de surf de Mac n’était pas assez aux yeux de
Lono Akani. Il voulait être le meilleur stagiaire de l’OVH, le kāpena de
cette équipe-là aussi.
Le capitaine.
L’adolescent avait donc décidé de passer toute la journée à
l’observatoire en haut de la montagne. Sa mère l’avait déposé au lycée,
mais dès qu’elle était partie, il avait fait du stop pour se rendre là-bas.
En arrivant, il vit tous ces militaires. Que faisaient-ils là ? Il savait que
Mac n’était pas là parce que sa voiture n’était pas sur le parking. Il aperçut
Betty Kilima, la bibliothécaire, qui s’éloignait dans le couloir, et la suivit en
courant. Son poste de travail se trouvait à l’opposé du sien.
« C’est quoi, tous ces militaires ?
— J’ai entendu dire qu’ils nous aidaient à refaire les pistes à Jeep.
— Qu’est-ce qu’elles ont ? demanda Lono. Je n’ai jamais entendu Mac
se plaindre de ces pistes. » Il désigna les hommes en uniforme d’un
mouvement de tête. « On dirait une invasion.
— Il craint sans doute qu’elles soient en mauvais état et qu’on ne puisse
pas se déplacer assez rapidement pour faire des relevés pendant
l’éruption. »
Il n’y croyait pas. Son instinct lui disait que c’était faux. Trop de
militaires. Ce n’était pas qu’une histoire de pistes. Une sorte d’excitation,
de tension presque, semblait s’être emparée de l’observatoire. Il pouvait la
sentir dans l’air tout autour de lui.
« Prêt à te mettre au travail ? demanda Betty, puis, haussant les
sourcils : Pourquoi est-ce que tu n’es pas en cours ?
— J’ai eu la permission.
— Vraiment ? » dit-elle d’un air soupçonneux.
Il posa la main sur son cœur. « Ho‘ohiki wau – je le jure. »
Quand il venait, il passait en général une heure à l’aider à classer des
fichiers informatiques. Il s’agissait pour la plupart d’images satellite qui
devaient être cataloguées en fonction de l’heure d’acquisition et du spectre
couvert, avant d’être envoyées à l’université de Hawaï pour y être
archivées. C’était un travail fastidieux, mais Mac ne cessait de répéter que
le traitement des détails faisait partie du processus. C’était tout ce que Lono
avait eu besoin d’entendre, même si le processus en question était rasoir. La
parole de Mac avait force de loi.
L’interphone de Betty sonna. Lono était suffisamment proche pour
reconnaître la voix : Rick Ozaki, le sismologue. Il se trouvait dans la data
room.
« Betty ? On a besoin d’aide, dit Rick. Est-ce que tu peux me sortir les
données mag les plus récentes ? »
Lono comprit immédiatement de quoi il parlait. Rick voulait des images
en haute résolution, obtenues par magnétométrie, montrant
Moku‘āweoweo.
La caldeira sommitale.
« Bien sûr », répondit Betty. Elle tourna la tête et vit que Lono
l’observait. « Qu’est-ce qu’il te faut ? demanda-t-elle à Rick. Les GEM
Systems ? »
Lono savait que le magnétomètre GSM-19 à effet Overhauser de chez
GEM Systems fournissait des données de très grande qualité. Rick
réclamait souvent les données GEM en raison de leur excellente résolution.
« On s’en occupe. Lono est ici avec moi.
— C’est vrai ? Hé, Lono, qu’est-ce que tu fais là ? »
Le garçon sourit.
« Je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi.
— Eh bien, récupère les données en partant d’aujourd’hui et en
remontant dans le temps, dit Rick. Je cherche une image qui montre ces
zones sombres autour du sommet, tu vois de quoi je parle ?
— Les poches d’air ?
— C’est ça. L’équipe de terrain vient de parcourir la zone pour
cartographier de nouvelles poches. Trouve- moi les images des relevés
magnétiques au sol. »
Il voulait parler de celles provenant d’un magnétomètre qu’un
technicien transportait dans un sac à dos non magnétique, l’appareil étant
fixé à une perche deux mètres au-dessus du sol.
« La force magnétique totale au-dessus du réseau de tunnels de lave ?
demanda Lono.
— Vois ce que tu peux trouver. »
Lono se sentit soudain heureux d’être venu à l’observatoire ce jour-là,
même sans permission ; il avait une mission à accomplir, quelque chose
d’important à faire. Et il avait détecté l’urgence dans la voix de Rick.
Quelques minutes plus tard, alors qu’il explorait le disque dur, il
demanda à Betty :
« Est-ce que ça a un rapport avec les pistes ?
— Je n’en suis pas sûre. Peut-être qu’il travaille sur quelque chose
d’autre. »
Lono devinait qu’elle connaissait la réponse, mais qu’elle ne comptait
pas la lui donner. Il avait horreur d’être traité comme un enfant, mais, avec
elle, il avait l’habitude.
Lono ouvrit le fichier GEM et parcourut la base de données des images
stockées. L’équipe de terrain avait suivi des lignes quasi parallèles à la
perpendiculaire des emplacements supposés des parois des tunnels de lave.
Il cherchait en particulier un schéma magnétique commun où des valeurs de
champ magnétique plus faibles s’étendaient sur toute la longueur de chaque
tunnel.
L’interphone sonna ; c’était encore Rick.
« Tu es toujours là, Lono ?
— Oui, Rick.
— Tu as trouvé quelque chose ?
— Donne-moi encore quelques minutes.
— Tiens-moi au courant. » Rick raccrocha.
Lono se replongea dans le fichier. L’acquisition de données était
continue, mais les déviations autour des broussailles et d’autres obstacles
naturels étaient fréquentes. Il cherchait une image montrant une anomalie
magnétique incontestable.
Il en trouva cinq.
Il était en train de les passer en revue lorsque l’interphone bourdonna de
nouveau.
« Lono ? dit Rick. Je ne voudrais pas te bousculer, mais si tu n’as rien,
il faut que j’organise un survol pour faire l’acquisition aujourd’hui. »
Rick avait toute l’attention de Lono à présent. L’adolescent savait qu’un
survol aérien était coûteux. L’observatoire y avait recours de temps en
temps, mais seulement pour des raisons exceptionnelles.
Au bout d’un quart d’heure, Lono trouva l’image dont il avait besoin.
Dans des tons violets, jaunes et verts, elle représentait le cratère sommital et
la zone de rift nord qui s’incurvait vers la droite. Il zooma, la définition
s’altéra et l’image commença à devenir floue, mais il distingua les taches
sombres autour du sommet qui signalaient les cavités remplies d’air.
Il l’envoya à Rick et se laissa aller contre le dossier de sa chaise, sentant
la tension dans ses épaules.
L’interphone sonna de nouveau.
« Lono ?
— Oui, Rick.
— C’est tout ? Il n’y en a qu’une ?
— C’est ça. À moins que tu veuilles que je remonte plus loin que…
— Non, non, il faut qu’elle soit récente. »
Lono entendit des papiers qu’on remuait, d’autres voix dans la data
room. Rick dit à quelqu’un : « Pourquoi tu ne montres pas ça aux types de
l’armée ? Ce sont eux qui doivent placer ces foutus explosifs, après tout. »
Puis, il parla directement dans l’interphone :
« Hé, Lono ? Bon travail. »
Et il coupa la communication.
Ce sont eux qui doivent placer ces foutus explosifs. Avait-il bien
entendu ?
Lono voulait rouvrir le canal de l’interphone. Il savait qu’un interphone
était intégré au système informatique qui reliait tous les postes de travail de
l’observatoire. Il y avait aussi un système de reconnaissance vocale qui
convertissait la voix en texte. Il était vieux, obsolète et pas très performant.
Il ne servait pas beaucoup. Mais Lono savait qu’il existait.
Si seulement il se rappelait comment l’activer…
Il fouilla dans le disque dur. Et le trouva très vite. Une fenêtre s’ouvrit ;
il tapa son mot de passe.
Refusé.
Il jeta un coup d’œil à Betty. Elle était toujours plongée dans ses
papiers.
Lono tapa le nom et le mot de passe de Betty ; il le connaissait parce
qu’elle utilisait toujours le même. L’écran se modifia. Il lui demanda à qui il
devait se connecter. Il hésita, puis tapa JK, pour Jenny Kimura, imaginant
qu’elle devait être avec Mac et pas devant son ordinateur.
Il entendit des voix et cliqua immédiatement sur le bouton TEXTE. Son
ordinateur était silencieux. Pendant un moment, rien ne se passa, puis le
texte commença à défiler.

SAIS PAS ***LA-HAUT ***SPERE***

FAUT OUVRIR LES CHAMBRES C’EST LOBJECTIF ET


IL FAUT UN MOYEN EFFICACE POUR LE FAIRE

ON A BESOIN DE CARTES FODAR POUR DÉCIDER OU


CREUSER

POURQUOI

QUELLE QUANTITE D’EXPLOSIF VA DANS CHAQUE


TROU

UNE CHARGE C’EST VINGT MILLE KILOS FOIS


QUATRE

AUTANT QUE CA

C’EST PAS TANT QUE CA ON VA ACHEMINER CINQ


CENTS TONNES D’EXPLOSIFS SUR CETTE MOUNTAGNE
DANS LES DEUX PROCHAINS JOURS

J’AIMERAIS PAS ETRE A TA PLACE


Il se déconnecta avant que Betty ne remarque ce qu’il avait fait. Les
pensées se bousculaient dans son esprit alors qu’il essayait de comprendre
pourquoi l’armée avait besoin de cinq cents tonnes d’explosifs pour réparer
des routes en mauvais état.
Il se dirigea vers l’entrée principale pour voir s’il se passait quelque
chose à l’extérieur et entendit de grands coups frappés sur la porte. L’un des
militaires l’ouvrit, et Lono vit une jolie brune vêtue d’un short et d’un tee-
shirt, un casque sous le bras, entrer dans l’observatoire comme en terrain
conquis. Deux hommes, portant eux aussi des casques, la suivaient de près.
« Eh bien, les gars, lança-t-elle en direction des militaires, il semblerait
qu’il y a quelque chose que vous n’êtes pas capables de gérer et que vous
avez dû demander de l’aide. »
Les militaires rirent et échangèrent une poignée de main avec les deux
hommes qui l’accompagnaient. Tout le monde se comportait comme s’il
s’agissait d’une réunion d’anciens copains.
Il ne s’agit pas des pistes, se dit Lono. Il n’y a aucun doute là-dessus.
Puis l’adolescent entendit l’hélicoptère.
Quelques minutes plus tard, il vit Mac longer le couloir en compagnie
d’un militaire plus âgé, aux cheveux blancs, qui avait des allures de
commandant.
« Hé, Mac, dit Lono. Qu’est-ce qui se passe ? »
Mac n’avait pas l’air enchanté de le voir. Et le militaire encore moins.
« C’est qui, ça ? demanda le militaire.
— Il faut que tu partes, Lono, dit Mac. Si tu avais appelé, je t’aurais dit
de ne pas venir. Je suspends les stagiaires jusqu’à nouvel ordre.
— Pourquoi ? »
Mac ignora la question.
« De toute façon, tu devrais être au lycée, dit-il.
— J’ai eu la permission, mentit Lono.
— Tu es venu comment ?
— J’ai fait du stop. »
Mac soupira, visiblement énervé, et secoua la tête.
« Eh bien, Jenny Kimura va en ville dans quelques minutes, elle peut te
ramener. Rassemble tes affaires et rejoins-la devant l’entrée. Tu n’as rien à
faire ici aujourd’hui. »
Mac et le militaire s’éloignèrent rapidement, laissant Lono planté là.
Lono n’était qu’un ado, mais il savait quand on lui mentait. Cette
histoire de pistes, c’était du baratin. Pourquoi Mac suspendait-il les
stagiaires de l’OVH sans même en donner la raison à celui qui se trouvait
juste devant lui ?
Peut-être que l’île n’était pas si sûre après tout.
Il sortit pour retrouver Jenny et vit un fourgon de l’armée garé sur le
parking. Il faisait la taille d’un petit bus scolaire et était peint d’un vert
terne, de la couleur des algues. Un faisceau d’antennes dépassaient du toit,
et deux paraboles étaient installées à l’avant.
Lono s’approcha du véhicule par l’arrière. La portière était ouverte, et il
vit un tas de matériel électronique et des hommes assis devant des écrans et
coiffés d’écouteurs. L’un d’eux parlait en même temps qu’il pianotait sur un
clavier.
Un autre se retourna et aperçut Lono. Il se leva, lui lança un regard noir
et lui claqua la portière du fourgon au nez.
Tout à coup, l’adolescent eut l’impression de se trouver derrière les
lignes ennemies.
Chapitre 29

La data room de l’OVH avait été transformée en poste de


commandement électronique.
Les membres de l’équipe de Rebecca Cruz apportèrent leurs consoles
portables sur des tables roulantes et les placèrent au centre de la pièce, puis
ils se mirent à quatre pattes, disposèrent de gros câbles isolés sur le sol et
les recouvrirent avec des protections métalliques biseautées. Pour ce faire,
certains d’entre eux durent ramper sous le bureau de Rick Ozaki, qui ne
chercha pas à dissimuler son mécontentement.
« J’ai soudain l’impression d’être sur un dos-d’âne, dit Rick à Mac.
— Tu voudrais que je leur demande de partir parce qu’ils ont envahi ton
espace personnel ? rétorqua Mac. Au cas où tu n’aurais pas compris, tout le
monde est sur le pont maintenant.
— Comment est-ce qu’on est censés faire notre travail avec toute cette
agitation ? » demanda Rick.
Rebecca s’approcha et posa sa main sur l’épaule du sismologue.
« Je suis vraiment désolée de vous gêner. Ça doit être très pénible. »
Rick piqua un fard. Mac ne l’aurait pas cru s’il ne l’avait pas vu de ses
propres yeux. Il sourit. Le monde était peut-être sur le point d’exploser,
mais les hommes restaient fidèles à eux-mêmes.
Rick se remit au travail, rougissant encore légèrement, comme si la plus
jolie fille de la classe venait de le remarquer.
Mac était forcé de reconnaître que les Cruz – Rebecca, son frère et son
cousin – connaissaient manifestement leur métier. Ils étaient compétents et
exigeants, et avaient pris le contrôle des lieux. Ils refusèrent de se brancher
sur l’alimentation électrique existante de l’OVH, Rebecca estimant que le
courant n’était pas assez stable.
Les générateurs de l’équipe, qui tournaient à présent sur le parking,
étaient incroyablement bruyants. Et ils avaient placé des batteries de
secours dans le couloir, transformant celui-ci en un véritable parcours
d’obstacles.
On savait d’emblée qui était à la tête de Cruz Demolition.
« Je sais que c’est embêtant, dit Rebecca à Mac, mais les batteries ne
peuvent pas être à plus de cinq mètres des ordinateurs. C’est une question
de temporisation. »
Elle haussa les épaules en arborant un sourire de classe internationale,
éblouissant. Son dynamisme était aussi attirant que sa personne, pensa Mac.
Elle était une source d’énergie à elle seule. Mac cherchait un moyen de
prolonger la conversation lorsque Jenny vint lui demander si leur projet
d’ambulance et d’infirmerie était toujours d’actualité – l’armée avait besoin
de l’emplacement prévu pour celle-ci comme piste d’atterrissage pour les
hélicoptères. Mac lui dit de s’en remettre à Briggs.
Il voyait bien que Jenny avait encore des choses à dire, mais son
téléphone portable sonna de nouveau. Betty voulait savoir s’il souhaitait
que la bibliothèque récupère les photos satellite les plus récentes pour
trouver les zones chaudes où la lave était proche de la surface. Puis
l’assistante de Henry Takayama l’appela pour l’informer que Tako n’était
pas disponible pour un café avec Mac, mais qu’ils pouvaient se retrouver
dans une heure sur la jetée – cela lui conviendrait-il ? Mac répondit par
l’affirmative et rempocha son téléphone dans son jean.
Tako Takayama.
Décidément, sa journée ne cessait de s’améliorer.
De temps en temps, Mac jetait un coup d’œil dans l’angle de la salle où
se tenait le colonel Briggs, observant l’activité devant lui, écoutant les
bavardages incessants. Il appréciait manifestement ce bourdonnement de
ruche et souriait discrètement.
Comme si tous étaient maintenant dans l’armée.
La sienne.

Briggs comprenait la situation mieux que quiconque dans la pièce. Il


savait qu’il s’était lui-même exposé aux critiques en essayant de tenir
l’armée à l’écart d’une crise qu’elle avait créée.
Mais, pragmatique, il savait aussi que son travail à l’instant consistait à
éviter la panique générale et à présenter cette opération comme une
entreprise civile à laquelle l’armée apportait son concours.
Et puis il y avait le problème budgétaire, qui n’était pas une mince
affaire. Pour que l’armée puisse financer sa participation à cette opération,
Briggs avait besoin de l’aval du commandement de Hawaï. Mais il savait
aussi d’expérience que s’il avait tenté d’obtenir leur approbation, celle-ci
aurait été retardée ou tout simplement refusée. Pour le vieux militaire qu’il
était, Cruz Demolition était la cavalerie déboulant au sommet de la colline :
Briggs pouvait donc autoriser leur intervention. Plus tard, s’ils réussissaient
cette mission, l’armée pourrait être remboursée pour sa participation à une
opération civile.
C’était dans le même esprit que Briggs avait demandé à MacGregor de
parler à Takayama et de maintenir l’armée au second plan autant que faire
se peut.
Il encourageait également MacGregor à poursuivre ses activités
habituelles, notamment à pratiquer le surf à Hilo.
« Moins l’impression de crise sera présente, mieux ce sera, expliqua
Briggs. Les apparences comptent, docteur MacGregor. Faites-moi confiance
sur ce point.
— Mais c’est ici qu’on a besoin de moi.
— Vous serez encore plus utile sur la côte à montrer aux gens que vous
vivez votre vie.
— Au moins, vous n’avez pas dit vivre ma meilleure vie.
— Je n’ai peut-être pas les meilleures qualités relationnelles du monde,
dit Briggs, mais je ne suis pas stupide. »
C’était Briggs qui avait habilement orchestré la fermeture du parc au
public, qui allait se faire par étapes au cours des quarante-huit prochaines
heures. En collaboration avec Jenny Kimura, Briggs avait préparé dès le
commencement tous les communiqués de presse pour les jours à venir. Et
c’était Briggs qui encourageait MacGregor à solliciter d’autres experts de
premier plan en tant que conseillers.
« Ne portez pas tout sur vos épaules, dit-il. Déléguez.
— Pour que je puisse diluer les responsabilités plus tard ? demanda
Mac. C’est comme ça qu’on s’y prend dans l’armée ? »
Les deux hommes se dévisagèrent en silence. Mac savait qu’il avait
probablement dépassé les bornes, mais il ne craignait pas plus de froisser
les sentiments de Briggs que ceux de son propre personnel. Si vous avez
peur de prendre des coups, mettez un casque, disait-il toujours à Rick et à
Kenny, et même à Jenny.
Le militaire fut le premier à cligner des yeux.
« J’ai eu vent d’inquiétudes concernant les coulées pyroclastiques, dit-
il. Y a-t-il des experts dans ce domaine que nous pourrions appeler ?
— Il y a en effet des gens que nous pourrions appeler, répondit Mac.
Mais nous n’allons pas le faire.
— Pourquoi donc ?
— Parce que soit vous me faites confiance, soit vous ne me faites pas
confiance, colonel. Voilà pourquoi. »
Briggs le toisa de nouveau avec froideur et fut peut-être surpris de
constater que Mac ne perdait pas ses moyens.
« Que les choses soient claires entre nous, dit Mac.
— Je commence à croire que je ne pourrais mieux vous comprendre,
même avec la meilleure volonté du monde, docteur MacGregor. »
Mac se dirigea vers l’endroit où Rebecca Cruz travaillait, en se disant :
Qu’est-ce qu’il va faire, me faire passer en cour martiale ?
Chapitre 30

Pour finir, il y avait tellement de monde à l’observatoire au moment du


déjeuner que quelqu’un passa un coup de fil pour commander à manger.
Une tente avec des tables et des chaises fut installée sur le parking des
visiteurs, à une cinquantaine de mètres de l’endroit où était stationné le
fourgon-satellite vert de l’armée.
Rebecca Cruz emboîta le pas de Mac qui se dirigeait vers la porte
d’entrée.
« Puis-je me joindre à vous pour le déjeuner, docteur MacGregor ?
— Appelez-moi Mac.
— Puis-je me joindre à vous pour le déjeuner, Mac ?
— Je ne demanderais pas mieux, croyez-moi. Malheureusement, j’ai un
rendez-vous en ville.
— Ça doit être important.
— Lui pense que ça l’est, dit Mac. Henry Takayama. Seigneur de la
Protection civile.
— Ce prétentieux moulin à paroles ? dit-elle en riant. Je vous plains.
— Je dois d’abord voir avec Briggs ce que je suis autorisé à lui dire.
Mais pour entreprendre quoi que ce soit dans le coin, il faut en passer par
Henry.
— Je suis passée par là, moi aussi, dit Rebecca.
— Vous avez fait exploser des bâtiments à Hilo ?
— Et j’ai rêvé d’y mettre le vieux Tako. »
Cette Rebecca Cruz lui plaisait de plus en plus.
« Après mon rendez-vous avec lui, j’ai un entraînement de surf avec des
lycéens.
— Alors c’est coach docteur MacGregor ?
— Vous pouvez continuer à m’appeler Mac.
— Alors si vous ne pouvez pas inviter une fille à déjeuner, pourquoi pas
à dîner ? Ce n’est pas ce soir que la boule de feu va dévaler la colline.
— Va pour le dîner », dit Mac.
Ils échangèrent leurs numéros de téléphone. Mac sourit malgré lui.
« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.
— J’ai l’impression d’être au lycée.
— Détendez-vous, doc, dit-elle. C’est beaucoup moins compliqué de
sauver le monde que d’aller au lycée. »
Chapitre 31

Volcan Fagradalsfjall, Islande


Compte à rebours avant l’éruption : 93 heures

D’énormes panaches de fumée blanche jaillissaient dans un grondement


continu et assourdissant. Debout près des gigantesques bouches circulaires
en acier, Oliver Cutler observait les nuages de vapeur bouillir dans le ciel ;
sa femme, Leah, se tenait à ses côtés. Le caméraman et le preneur de son
qui les accompagnaient souvent dans leurs voyages, Tyler et Gordon, se
tenaient quelques mètres plus loin.
Mais ils avaient rarement besoin de diriger les Cutler, qui savaient
d’instinct quelle était la meilleure façon d’être cadrés lorsqu’ils regardaient
un volcan. Les Cutler étaient là en qualité de consultants, grassement
rémunérés, même si leurs détracteurs prétendaient que leur vrai travail
consistait plutôt à être célèbres.
Oliver et Leah Cutler savaient que Bear Grylls, dans son rôle
d’aventurier, avait réussi à faire de Man vs Wild une émission
mondialement connue, et ce qu’ils faisaient s’en rapprochait grandement –
ils formaient un couple de chasseurs de volcans, comme celui qui se
trouvait devant eux.
« Monsieur DeMille, je suis prête pour mon gros plan, dit Leah Cutler à
son mari.
— Tu es toujours prête pour un gros plan », répondit Oliver, en
regardant la longue chevelure rousse de Leah dont il aimait comparer la
couleur à celle de la lave en fusion. Ses propres cheveux gris ondulés
tombaient sur le col de sa saharienne qui était devenue sa tenue de travail,
où qu’il soit dans le monde.
Le sol sous leurs pieds vibra encore plus fort. Un grondement plus
sonore emplit l’air. Même s’ils avaient conscience du danger, sentir la
puissance du volcan faisait partie du frisson que leur procurait leur activité ;
ils ressentaient une bouffée d’excitation chaque fois qu’ils débarquaient
dans un endroit tel que celui-ci.
Et ce volcan, parmi la vingtaine présents en Islande, malgré deux
éruptions en 2021 et en 2022 qui avaient rempli la vallée de gaz
volcaniques aux reflets bleutés, était relativement paisible.
Ils se tenaient sur une colline brune surplombant la vallée de Meradalir,
à l’extrémité ouest de la péninsule de Reykjanes. Tout autour d’eux, un
réseau de canalisations transportait la vapeur vers la centrale géothermique
de Svartsengi, située à proximité.
Oliver dut crier pour se faire entendre de Birkir Fanndal, un ami qui
leur servait de guide pour cette expédition.
« Vous l’utiliserez un jour ?
— La vapeur ? » demanda Birkir.
Oliver acquiesça d’un hochement de tête.
« Oh, oui. Un jour. »
Mais Oliver et Leah Cutler, qui n’étaient pas seulement des célébrités
mais aussi des volcanologues qualifiés et experts reconnus dans leur
domaine, savaient pertinemment que les évents étaient trop puissants pour
être exploités ; c’est pour cette raison qu’on les laissait ouverts, afin qu’ils
relâchent de la vapeur vers le ciel.
La jeune photographe blonde du journal de Reykjavik leur tournait
autour pendant qu’ils parlaient, contournant l’équipe de tournage pour
prendre des photos. Comme s’il répondait à un signal, Oliver Cutler leva le
bras droit vers le ciel, montrant la vapeur. Il savait que cela ferait un bon
cliché. Et il avait raison, comme d’habitude.
« Elle te plaît, celle-là ? demanda-t-il en se penchant vers sa femme.
— Tu sais bien que oui, dit-elle.
— Je suis quelqu’un de généreux. »
Les Cutler avaient été invités par le gouvernement islandais à visiter les
sites géothermiques du pays. L’Islande, y compris sa capitale, Reykjavik,
était presque intégralement alimentée par l’énergie géothermique. Aucun
autre pays au monde n’avait exploité cette ressource avec plus de succès.
« Vous avez ce qu’il vous faut ? » demanda Birkir à la photographe du
journal.
La femme hocha la tête.
« Alors, on retourne à la voiture », dit Birkir.
Oliver, Leah et Birkir repartirent dans leur Land Rover, laissant Tyler et
Gordon rassembler leur matériel et faire le trajet avec leur propre voiture de
location.
La Land Rover franchit une haute digue de terre surplombant les
hectares de lave noire laissés par la dernière éruption du Fagradalsfjall. Les
Cutler remarquèrent que la digue était artificielle.
« De quand est-ce qu’elle date ? demanda Leah.
— On l’a construite pour la dernière éruption, répondit Birkir. On ne
voulait pas que la lave atteigne la centrale électrique.
— Et ça a marché ? fit Oliver.
— Je ne sais pas si ça aurait marché ou non, expliqua Birkir. La lave
n’est pas allée jusque-là. »
Le téléphone d’Oliver sonna. Même au milieu de la campagne
islandaise, les portables fonctionnaient.
« Cutler.
— Veuillez patienter, monsieur Henry Takayama souhaite vous parler. »
Voilà un nom tout droit surgi du passé, songea Oliver Cutler.
Leah et lui avaient rencontré Tako Takayama cinq ans auparavant lors
d’une visite d’expertise à Hilo ; Takayama, le chef de la Protection civile,
les avait invités. Oliver se demanda s’il occupait toujours le même poste.
Cette pensée le fit aussitôt sourire. Évidemment que Takayama occupait
toujours son poste. C’était bien le genre. Oliver en était sûr : Takayama
ferait ce boulot jusqu’à sa mort.
« Oliver, comment allez-vous ? dit Takayama en prenant la
communication.
— Très bien, Tako. »
Oliver vit la curiosité se dessiner sur le visage de sa femme lorsqu’elle
entendit le nom : elle se souvenait aussi de lui, manifestement.
Oliver haussa les sourcils et les épaules en signe d’impuissance. Mais à
cet instant, une expression des îles qu’il avait presque oubliée lui revint en
mémoire :
« Ça fait un bail qu’on ne s’est pas reniflés. »
Il entendit Takayama rire.
« Écoutez, Oliver, je vous appelle parce que j’ai besoin de vos conseils.
Il se passe quelque chose à l’observatoire, et je pense que cela cache de gros
problèmes à venir.
— Vous savez que les problèmes sont notre spécialité, dit Oliver Cutler.
— Je suis sérieux.
— Moi aussi, Tako, moi aussi. »
Oliver fit un clin d’œil à Leah.
« Ils prévoient une éruption du Mauna Loa, annonça Takayama.
— Je me disais que l’heure de la délivrance avait largement sonné pour
cette montagne.
— Oui, mais une grosse opération est en cours là-haut, et l’armée est
fortement impliquée. Avec toutes sortes d’équipements lourds, des
hélicoptères et des engins de terrassement.
— J’écoute.
— D’après eux, ils ne feraient que réparer les routes. »
Cutler réfléchit, puis finit par répondre :
« C’est bien possible, vous savez. Je me souviens bien de ces pistes. Ça
fait des années qu’elles sont en mauvais état.
— Au point d’avoir besoin d’une centaine d’ingénieurs et de vingt
hélicoptères sur la montagne ? Au point de devoir fermer l’espace aérien
pendant une semaine ? Ça vous paraît logique ?
— Non, en effet. »
Même à l’autre bout du monde, Oliver pouvait déceler l’inquiétude
dans la voix de Takayama. Et l’irritation. Tako était un fonctionnaire
influent à Hilo, mais l’armée le mettait apparemment sur la touche. Pour
quelqu’un comme Takayama, avoir moins de pouvoir était aussi grave que
de ne pas en avoir du tout.
Il y avait manifestement un problème, c’est en tout cas ce que
Takayama supposait. Peut-être même un gros problème.
« Oliver, dit Takayama. Vous êtes toujours là ?
— Je suis là. »
Cutler s’efforçait d’analyser ce qu’on venait de lui dire et ce qu’il
supposait instinctivement. Si Takayama appelait, c’est qu’il n’avait pas
seulement un souci avec l’armée, il avait un souci avec l’OVH. Et donc un
souci avec MacGregor, l’homme qui dirigeait l’observatoire. Cette tête
brûlée. Qui n’en savait pas autant qu’il le pensait et, pis encore, qui ne
savait pas ce qu’il ne savait pas. Un solitaire et un emmerdeur de première.
Il n’avait fallu qu’une journée à Hilo pour qu’Oliver et Leah s’en rendent
compte.
Oliver avait récemment appris que la femme de MacGregor l’avait
quitté, et il s’était réjoui de cette nouvelle.
« Que puis-je faire pour vous ? demanda Cutler.
— Je me demandais si vous ne pourriez pas nous rendre visite.
— Tako, c’est une merveilleuse idée, mais il se trouve que nous
sommes en Islande en ce moment.
— Ce ne serait pas forcément une longue visite.
— Non, juste un énorme trajet.
— Oliver, insista Takayama. Je ne vous aurais pas appelé si ce n’était
pas important pour moi. La ville de Hilo est concernée par la situation, et
j’ai bien peur que cela ne soit pas pris en compte. Une éruption aura lieu
dans quelques jours, ce qui donne à notre ville une raison tout à fait légitime
de vous inviter, vous et Leah, en tant que conseillers officiels.
— Je me dois de vous informer, dit Cutler, avant que nous n’allions
plus loin, que nos tarifs n’ont pas diminué depuis notre dernière visite.
— Je paierai la rançon », répondit Takayama.
Oliver Cutler vit sa femme sourire en écoutant la conversation. Elle
articula en silence le mot Aloha.
« Quand souhaitez-vous que nous arrivions ?
— Que diriez-vous d’hier ? » dit Takayama.
Chapitre 32

Cratère du Kīlauea, Hawaï


Samedi 26 avril 2025
Compte à rebours avant l’éruption : 76 heures

Mac avait fini par annuler son dîner avec Rebecca Cruz la veille au soir.
Il lui avait demandé de remettre ça à une autre fois et était retourné au
bureau, où, comme un étudiant à la fac, il avait passé une nuit blanche en
compagnie de Jenny, Rick Ozaki et Kenny Wong. Ils avaient quitté l’OVH
vers quatre heures du matin, et Mac avait fini par s’endormir vers cinq
heures.
Mais une heure plus tard, pour une raison quelconque, il était de
nouveau parfaitement réveillé. En sortant de la douche, il s’aperçut qu’il
avait manqué un appel de la Réserve militaire. Il s’apprêtait à rappeler
quand Jenny téléphona pour lui dire qu’elle serait chez lui dans un quart
d’heure. N’ayant pas réussi à le joindre, l’armée l’avait appelée, elle.
« Notre présence est requise, même si je n’ai pas eu l’impression qu’on
nous laissait vraiment le choix, expliqua Jenny. Le type a même utilisé
l’expression “sur-le-champ”.
— Où est-ce qu’on va ? demanda Mac.
— Dans le Tunnel de glace.
— Ils ont dit pourquoi ?
— L’homme qui appelait de la part du colonel Briggs a dit qu’il serait
plus facile de nous montrer que de nous expliquer, dit Jenny, avant
d’ajouter : Tu as réussi à dormir un peu ?
— Ain’t no slumber party, fredonna Mac. Got no time for catching z’s1.
— Encore une de tes vieilles chansons ?
— Tu traites Bon Jovi de vieux ?
— C’est vrai qu’il est mignon, dit-elle, mais il a l’âge de mon père
maintenant. »
Le trajet de chez Mac à la Réserve militaire était court. L’officier qui
avait appelé Jenny était le sergent qui avait conduit Mac et Briggs au
Tunnel de glace la veille, Matthew Iona. Il les rejoignit à la base, en treillis,
et tous enfilèrent ce que Mac considérait comme des combinaisons
spatiales, avant de monter dans la Jeep d’Iona.
« Vous voulez bien me dire ce qui se passe ? demanda Mac.
— Comme je l’ai dit au Dr Kimura, monsieur. Il est plus facile de vous
le montrer que de vous l’expliquer. »
Après cet échange, ils effectuèrent le trajet cahoteux jusqu’au sommet
de la montagne dans un silence tendu. Lorsqu’ils parvinrent à l’entrée de la
grotte, Mac demanda :
« Qui, dans la base, sait ce qu’il y a à l’intérieur ?
— Pas grand monde, dit Iona.
— Mais vous faites partie de ces gens. »
Le sergent haussa les épaules.
« Un coup de chance, je suppose. » Il regarda Mac. « Vous vous sentez
chanceux, docteur MacGregor ?
— Pas ces derniers temps. »
Ils étaient de retour à l’intérieur de la grotte, les faisceaux des lampes
torches qu’ils avaient emportées se croisaient dans la pénombre. Ils
avançaient lentement, presque comme s’ils traversaient un champ de mines,
le seul bruit dans le Tunnel de glace étant le craquement de la pierre de lave
sous leurs pieds et celui de leur respiration sous leurs masques de verre.
À un moment donné, Jenny trébucha et se rattrapa au bras d’Iona pour
ne pas tomber.
« Tout va bien, madame ? demanda-t-il.
— Au top, répondit-elle.
— On est presque arrivés », dit Iona.
Mac savait que les dimensions de la grotte n’avaient pas changé depuis
sa dernière visite ; elle n’avait pas rétréci. Il lui semblait pourtant que c’était
le cas. Lui qui avait passé sa carrière dans des espaces confinés tels que
celui-ci sans jamais souffrir de claustrophobie avait l’impression que les
parois se refermaient sur lui.
Ils avancèrent sur la passerelle métallique recouverte de mousse,
passant devant les énormes refroidisseurs d’air que Mac avait vus la fois
précédente. Enfin, ils atteignirent la grille, qu’Iona déverrouilla et ouvrit. Le
grincement soudain de cette porte dans le silence qui régnait autour d’eux
avait quelque chose de discordant. Mac vit Jenny faire un bond en arrière.
« J’ai l’impression d’être dans une maison hantée », dit-elle. Elle
regarda Iona. « Désolée, je ne réagis pas comme ça d’habitude.
— Inutile de vous excuser, madame. Nous sommes tous un peu à cran
ces jours-ci. Quand je me suis engagé, je ne savais pas que je signais pour
ça. »
Ils franchirent la grille et virent, de chaque côté, les bonbonnes alignées.
Mac n’arrivait pas à se défaire de l’impression qu’il avait, sous ses yeux,
autant de bombes nucléaires miniatures.
« Là », indiqua le sergent Matthew Iona en pointant le doigt sur la
droite.
Les parois semblèrent encore se rapprocher.

1. « C’est pas une soirée pyjama, j’ai pas le temps de dormir. » (N.d.T.)
Chapitre 33

Le Tunnel de glace, le Mauna Kea, Hawaï

Mac et Jenny plissèrent les yeux dans l’étrange lumière bleue qui
émanait des bonbonnes, comme pour essayer de ne pas voir ce que le
sergent Matthew Iona leur montrait : deux bonbonnes présentant des fêlures
nettes et bien définies, pareilles aux fissures d’un tremblement de terre, des
fêlures absentes lorsque Mac était venu dans la grotte avec le colonel
Briggs.
« Alors, voilà », dit Iona.
Mac avait l’impression de respirer plus bruyamment que jamais derrière
son masque ; il était surpris que la visière ne s’embue pas. Sa combinaison
semblait beaucoup plus lourde que lorsqu’il l’avait enfilée à la base.
Comme s’il portait soudain le poids du monde.
Il vit Iona se voûter comme s’il supportait le même fardeau, et Mac
savait que Jenny Kimura devait ressentir la même chose.
« C’est comme des bombes à retardement », fit-elle d’une voix qui
prenait une sonorité métallique derrière son masque. Elle fixait les
bonbonnes en écarquillant les yeux. « Qui attendent d’exploser depuis un
demi-siècle.
— Reste à espérer que la lave n’arrive pas jusqu’ici et que nous
réussissions à trouver un moyen sûr d’évacuer tout ça plus vite que ce que
le colonel Briggs dit être humainement possible. C’est probablement un
miracle qu’il nous faudrait.
— Dieu vous entende », dit Mac à voix basse.
Mac et Jenny avaient passé toute la nuit à écouter Rick et Kenny
exposer leurs nouvelles projections de façon extrêmement détaillée. Mac les
avait poussés dans leurs retranchements, comme à son habitude, cherchant à
battre en brèche leurs données, espérant leur donner tort. Mais,
progressivement – et douloureusement –, il était parvenu à la conclusion
qu’ils disaient vrai.
« Ces fêlures sont un véritable cauchemar pour nous, déclara Iona.
— Pour nous tous », renchérit Mac.
Le sol commença à trembler avec force, ce qui n’était pas censé se
produire entre ces murs. Les bonbonnes disposées juste devant eux
tremblèrent également, tout comme les parois.
Comme si elles allaient s’écrouler.
Chapitre 34

Honoli’i Beach Park, Hilo, Hawaï

De là où il se tenait, cette plage qu’il avait commencé à considérer


comme sa propre plage privée, Lono Akani regardait avec un respect mêlé
d’admiration – il n’y avait pas d’autre façon de le décrire – les membres du
club de canoë fendre l’eau à bord de leur pirogue.
Si Lono et ses trois amis se retrouvaient ici de si bonne heure un samedi
matin, c’était parce que Dennis Lee avait consulté les prévisions la veille au
soir et qu’il leur avait promis que ce serait le moment où les déferlantes
seraient les plus rapides, avec juste un petit clapot idéal pour les meilleurs
rides possible.
Mais les gars qui pagayaient au large s’entraînaient durement, comme
presque chaque jour, en prévision de la grande régate qui rassemblait toute
l’île au mois de juin, pendant que Lono, Dennis, Moke et Duke mangeaient
les donuts qu’ils avaient achetés en ville.
Dennis les avait obligés à faire une halte à Popover parce qu’il n’était
pas question pour lui de surfer le ventre vide.
« Tu n’as rien dans le crâne, lui dit Moke, mais tu as toujours quelque
chose dans le ventre. »
Lono écoutait à peine. Il ne quittait pas les rameurs des yeux. Ce n’était
pas seulement de l’admiration qu’il ressentait ; il y avait quelque chose
d’autre, quelque chose de plus – un puissant sentiment d’envie pour le
travail d’équipe dont il était témoin. Mac aimait leur dire qu’il considérait
ses surfeurs comme une équipe, mais Lono n’était pas dupe. Dans le surf,
c’était chacun pour soi.
Ce matin-là, Lono avait appelé Mac pour lui demander s’il voulait venir
les regarder. Mais ce n’était qu’un prétexte. Un stratagème. Après tout ce
qu’il avait vu et entendu à l’OVH la veille, Lono espérait qu’en insistant
suffisamment, Mac lui dirait ce qui se passait vraiment.
Mais il n’avait pas décroché son téléphone, et Lono n’avait pas laissé de
message.
Pour une fois, ils étaient donc venus surfer sans lui. Pendant qu’ils
attendaient les vagues, Lono raconta à ses amis ce qui s’était passé la veille
à l’OVH et le vent que Mac lui avait mis quand il avait essayé de poser des
questions.
« Je vous le dis, ils se préparent pour la Grande Éruption, dit Lono.
— C’est ce que tu as décrété sur la base de ce que tu crois avoir
entendu ? » demanda Duke.
C’était le plus costaud du groupe, et il paraissait plus âgé. Il jouait tight-
end et linebacker dans l’équipe de football du lycée de Hilo et arborait une
crête iroquoise.
« Je sais très bien ce que j’ai entendu et ce que j’ai vu, se défendit Lono.
Ces gars-là sont des scientifiques. Ils savent de quoi ils parlent.
— Des scientifiques haole, précisa Dennis.
— D’accord, j’ai pigé. Parce que tu es d’ici, on devrait peut-être te
traiter d’abruti kama‘āina au lieu d’abruti tout court. »
Moke donna une bourrade taquine à Lono.
« Arrête un peu, tu penses que la Grande Éruption arrive dès que tu
entends un moteur de bagnole faire du boucan », dit-il.
Lono secoua la tête. Ses amis ne l’écoutaient pas ou ne voulaient tout
simplement pas le croire. Peut-être parce que c’étaient des lycéens, et que la
matinée était trop parfaite sur la Grande Île pour qu’ils se soucient d’autre
chose que des vagues qu’ils s’apprêtaient à prendre.
« Je vous avais dit la même chose avant l’explosion du Mauna Loa il y
a quelques années, rappela Lono.
— Et on est toujours là, non ? dit Dennis.
— Je vous assure, ils parlaient de quelque chose de loa grand. Et de loa
grave.
— Ma grand-mère m’a toujours dit que les éruptions ne sont que la
façon qu’a la Terre de nous parler », dit Dennis.
Lono, un kama‘āina comme ses amis, connaissait tous les mythes et
légendes associés aux volcans, et savait que les anciens, comme la grand-
mère de Dennis Lee, les considéraient comme de puissantes créatures
vivantes qu’il valait mieux ne pas déranger par crainte de leur réaction.
« Ma kupuna wahine, dit Moke en faisant référence à sa propre grand-
mère, me dit que les éruptions sont une façon pour la Terre de renaître.
— Jusqu’à ce que l’une d’entre elles nous tue tous, dit Lono.
— Hé, on va surfer maintenant ? demanda Dennis à Lono. Ou tu veux
que je te ramène chez toi pour que tu puisses te cacher sous ta couette en
attendant ta maman ? »
Avant que Lono puisse dire quoi que ce soit, le sable sous leurs pieds se
mit à trembler si fort que les garçons eurent peur que la plage ne s’ouvre en
grand et ne les engloutisse.
Lui et ses amis coururent, leurs planches sous les bras, mais pas en
direction de l’océan. Ils prirent la fuite.

* * *

Moke déposa Lono et Dennis chez ce dernier, et les deux adolescents


s’assirent sur le petit canapé du salon en s’efforçant d’ignorer les secousses
qui continuaient à se succéder à quelques minutes d’intervalle, comme un
roulement de tonnerre.
Ils essayèrent de jouer au nouveau jeu vidéo de Dennis, Chevaucher la
lave, mais ils renoncèrent quand les murs du petit pavillon refusèrent de
s’arrêter de trembler, et tous les deux finirent par balancer leurs manettes
sur la table basse.
« Quand j’étais petit et que c’était comme ça, raconta Dennis, je
demandais à ma mère de faire partir le hekili. »
Le mot hawaïen pour « tonnerre ».
Lono réussit à sourire, malgré la nervosité qui lui nouait l’estomac.
« Alors, elle est où ta mère quand on a besoin d’elle ? demanda Lono.
— Elle est partie au bureau avant que Moke vienne me chercher ce
matin, dit Dennis.
— Elle travaille un samedi ? »
La mère de Dennis était l’assistante de M. Takayama, le chef de la
Protection civile à Hilo.
« Elle a dit qu’il se passait de grandes choses, dit Dennis.
— C’est la Grande Éruption qui se prépare, voilà ce qui se passe. Que
tu le croies ou non. »
Le pavillon fut ébranlé par une secousse plus forte que les précédentes ;
comme si la foudre avait frappé le pâté de maisons de Dennis.
Dennis Lee regarda Lono.
« Elles finissent toujours par s’arrêter, d’habitude, dit-il. Pourquoi elles
ne s’arrêtent pas aujourd’hui ? » Il reprit sa manette sur la table basse, la
pointa comme une arme sur la grande fenêtre du salon et pressa
furieusement sur les boutons.
« Qu’est-ce que tu fais ? interrogea Lono.
— J’essaie de mettre ce truc en pause », répondit Dennis.
C’était le plus drôle de la bande, celui qui ne prenait rien au sérieux,
sauf peut-être les filles du lycée de Hilo. Lono lisait la peur dans ses yeux à
présent ; il ne cherchait même pas à la cacher.
Lono essaya de se souvenir de l’excitation qu’ils avaient ressentie une
heure auparavant, lorsqu’ils étaient arrivés sur la plage et que toute la
matinée s’offrait à eux.
Mais ce sentiment avait disparu.
Lono comprit quelque chose lorsque les murs de la petite maison
recommencèrent à trembler : la Terre ne se contentait pas de parler, comme
le disait la grand-mère de Dennis quand le sol grondait de cette façon.
Elle leur criait dessus et refusait de s’arrêter.
Chapitre 35

Aux premières secousses à l’intérieur du tunnel de lave, Mac vit Iona se


retourner et faire un pas en direction de l’entrée.
Mac l’arrêta en posant une main sur son bras. Il le fit en souriant, ne
voulant pas que son geste paraisse trop agressif.
« Eh, mon gars, dit Mac, vous savez qu’on fusille les déserteurs dans
l’armée.
— Attendez…
— Je plaisante. Mais il faut que vous vous détendiez.
— Me détendre ? Vous avez ressenti la même chose que moi.
— Et avec votre formation en neutralisation des explosifs, vous devriez
savoir que les tremblements de terre ne sont pas notre plus grande
préoccupation dans une grotte de lave, dit Mac.
— C’est bien pour cela que les bonbonnes sont entreposées ici, n’est-ce
pas, sergent ? » demanda Jenny.
Avant qu’Iona puisse répondre, Mac ajouta :
« Il y a autre chose que vous devriez savoir, si vous ne le savez pas
déjà. Les ondes de choc produites par les tremblements de terre sont
largement incapables de se propager dans l’air. Ces grottes sont solides
structurellement, du moins en général, parce que la plus grande partie des
roches non adhérentes est tombée au cours de leur processus de formation.
De fait, même si cet endroit fout la chair de poule, ces grottes sont
sacrément résistantes quand il s’agit d’absorber des ondes de choc comme
celle que nous venons de ressentir.
— Nous n’aurions rien dû ressentir ici, répondit Iona, qui n’en
démordait pas.
— Cela signifie simplement que le magma est en mouvement, dit Mac.
Mais ça, nous le savions déjà, non ? »
Mac connaissait l’importance de la force exercée par le magma sur les
roches lorsqu’il traversait la croûte terrestre ; c’était ce qui générait la
plupart des séismes dans les régions volcaniques actives comme la leur. La
pression du magma en ascension finissait par provoquer des fissures dans
les roches, à mesure que la lave se faisait de la place. Il s’agissait de
séismes liés au gonflement du sol, d’une magnitude rarement supérieure à 5
et généralement inférieure à 3.
Ce dont ils venaient de faire l’expérience, expliqua Mac, pouvait être un
séisme volcano-tectonique ou autre chose. Un tremblement de terre de
longue durée, par exemple, indiquant que le magma avait peut-être atteint
les parties les moins profondes du volcan. Il pouvait s’agir aussi d’une
forme hybride entre ces deux phénomènes. Et il y avait d’autres possibilités,
bien sûr, même si elles étaient moins probables, notamment celle d’un
trémor volcanique qu’il était certain d’avoir ressenti l’autre jour à la plage
avec Lono et les autres surfeurs.
Mais, à ce stade, rien de tout cela n’avait vraiment d’importance. La
seule chose qui comptait, c’était que le magma était en mouvement et qu’il
venait de le faire savoir avec assez de véhémence pour qu’ils le sentent
jusqu’ici.
Après avoir terminé son bref cours sur les séismes d’origine volcanique,
il indiqua à Iona où ils devaient à présent se rendre.
« Vraiment ? demanda Iona.
— Vraiment.
— Vous pensez que c’est une bonne idée ?
— Probablement pas.
— Si cela vous convient, monsieur, je pense que je vais passer mon
tour. »
Mac sourit.
« Ce n’est pas vraiment une demande, soldat.
— Avec tout le respect que je vous dois, monsieur, vous n’êtes pas mon
officier supérieur.
— Avec tout le respect que je vous dois, répliqua Mac, aujourd’hui, je
le suis. »
Ce fut au tour de Jenny de poser la main sur le bras d’Iona. Elle désigna
Mac de son autre main.
« Mon chef est un pompier dans l’âme, dit-elle. Quand tout le monde
s’échappe en courant de l’immeuble, il se précipite à l’intérieur.
— Allons-y », dit Mac en les conduisant vers la sortie.
Une fois à l’extérieur, il saisit son téléphone portable qu’il avait jeté
dans la Jeep, appela Rick Ozaki, lui dit où ils se trouvaient et lui demanda
de les rejoindre à la base. Dès qu’il arriverait, dit Mac, ils iraient faire un
tour.
« Un tour ? demanda Rick.
— Nous allons gravir la montagne, dit Mac. La grande Mauna nous
envoie un message. »
Chapitre 36

Le Mauna Loa, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 73 heures

À quelques centaines de mètres du bord du cratère, Mac, Jenny, Iona et


Rick descendirent de la Jeep. Ils sentirent aussitôt toute l’intensité de la
chaleur qui descendait de la montagne. Comme si quelqu’un venait d’ouvrir
la porte d’un four.
« Je pensais qu’on se rapprochait du paradis. Pas de l’enfer », dit Rick
les yeux rivés sur le sommet. Puis à Mac : « Tu disais que la grande Mauna
envoyait un message. Je crois savoir ce qu’elle nous dit : Foutez le camp de
mon île. »
Ils percevaient le grondement à l’intérieur de la caldeira. La terre fit
soudain entendre un trémor harmonique. Un phénomène aussi appelé « cri
volcanique », qui rappelait le bourdonnement d’une basse géante. Tous
s’accrochèrent à la Jeep pour garder l’équilibre et, pendant un instant, Mac
eut peur que la Jeep ne se renverse.
Mais le tremblement cessa.
« Je pensais être habituée aux secousses depuis le temps, dit Jenny.
— Crois-moi, dit Mac, on ne s’y fait jamais.
— Je répète la question que le sergent Iona a posée tout à l’heure : est-
ce que c’est une bonne idée ?
— Tout va bien, dit Mac, essayant de paraître plus confiant qu’il ne
l’était.
— Bien ? dit Rick. Regardez-moi ça. »
Il pointa du doigt les roues de la Jeep au moment où Mac détectait
l’odeur de caoutchouc brûlé.
Tous baissèrent les yeux et virent que les pneus commençaient à fondre.
« Tout le monde attend ici », ordonna Mac. Il sauta au volant, mit le
moteur en marche, effectua un virage serré à droite et, les pneus dérapant
dans une gerbe de roche volcanique et de terre, il ramena la Jeep en bas de
la montagne.
Il s’arrêta au moins quatre cents mètres plus bas que l’endroit où il
s’était d’abord garé, puis il remonta la pente en courant, en se penchant en
avant pour rendre son ascension moins éprouvante.
« Il fait comme si c’était une sorte de triathlon, dit Jenny à Rick.
— C’est quoi la suite, une baignade dans la lave ? demanda Rick.
— Vous êtes prêts ? demanda Mac, pas même essoufflé, une fois revenu
parmi eux.
— Oh, sûrement pas », répondit Rick.
La chaleur devenait de plus en plus intense à mesure qu’ils se
rapprochaient du bord du cratère, tout comme le bruit. Même Mac n’avait
jamais connu un tel niveau sonore dans cette partie de la montagne ; c’était
comme si la caldeira était entrée en ébullition. Ils devaient désormais crier
pour se faire entendre dans ce vacarme.
La chaleur devenait de plus en plus suffocante tandis qu’ils se frayaient
un chemin à travers les rochers et les broussailles. Mais Mac savait qu’ils
devaient le faire et qu’ils devaient le faire maintenant. Il leur restait très peu
de temps. Rick, Kenny et les autres pouvaient faire toutes les projections
qu’ils voulaient sur la vitesse d’ascension du magma. John MacGregor, lui,
était là parce qu’il y était poussé par ce qu’il considérait comme la règle
cardinale de son travail, la nécessité d’être sur le terrain.
Ils continuèrent à cheminer dans ce relief accidenté, où le sol était riche
en fer et en magnésium, les cristaux d’olivine autrefois verts transformés en
un minéral orange connu sous le nom d’iddingsite. La plupart des roches
basaltiques issues des éruptions précédentes étaient gris foncé, parfois
noires ; certaines étaient d’une couleur rouille plus claire.
Plus ils s’approchaient du bord, plus Mac avait envie de s’arrêter pour
embrasser du regard cette zone si proche du sommet de la montagne
volcanique qui occupait presque la moitié de l’île. Comme chaque fois, il
était bouleversé par cette donnée, par la beauté de la nature et par sa furie
latente.
Mais la grande horloge continuait son compte à rebours.
Le Mauna Loa présentait deux zones de rift, au nord-est et au sud-ouest.
Ce jour-là, leur groupe se trouvait côté nord-est. Ils parcoururent la dernière
cinquantaine de mètres qui les séparait du bord en silence. Le grondement
de la caldeira s’était encore amplifié, et le ciel s’était quelque peu assombri,
les nuages étant plus bas que le sommet.
« Je ne l’ai jamais entendu comme ça ! » Jenny dut crier, alors même
qu’elle était à quelques centimètres de l’oreille de Mac.
Ce dernier s’apprêtait à lui répondre que lui non plus quand il eut
soudain la sensation d’avoir les pieds en feu.
Il baissa les yeux sur ses chaussures de randonnée et constata que leurs
épaisses semelles crantées commençaient à se retrousser et à fondre, comme
les pneus de la Jeep quelques minutes auparavant.
Mac vit Jenny, Rick et Iona observer leurs propres chaussures dont les
semelles se détachaient.
« Ça suffit ! cria Iona. Je vous retrouve à la Jeep. » Il regarda Mac avec
insistance. « Si vous voulez dire à mes supérieurs que j’ai déserté, allez-y. »
Il commença à redescendre la montagne.
« Quand ça devient dur…, dit Mac en le suivant des yeux.
— … les vrais durs s’accrochent, dit Jenny.
— Simple curiosité, Mac. Est-ce que tout va toujours pour le mieux ? »
demanda Rick Ozaki en piétinant furieusement le sol pendant qu’il sortait
de sa poche un rouleau de ruban adhésif pour réparer ses chaussures.
Mac haussa les épaules.
« On est bien arrivés jusqu’ici. »
Tous les trois portèrent alors leur attention sur le lac de lave en
contrebas, sa surface argentée miroitant dans la fournaise.
« Ce lac… c’est nouveau, non ? » cria Jenny à Mac.
Mac confirma d’un hochement de tête. L’apparition d’un lac de lave
près du sommet nord-est indiquait que la lave s’écoulerait vers le Mauna
Kea et la Réserve militaire.
De l’autre côté du lac, des fissures laissaient échapper de petites
quantités de lave et de minuscules geysers crachaient de la lave en direction
du ciel.
« Si j’étais encore en mesure de respirer, dit Jenny, j’en aurais le souffle
coupé.
— Mac, hurla Rick, il faut qu’on se tire d’ici si on ne veut pas retourner
à la Jeep en marchant pieds nus sur des charbons ardents.
— Donnez-moi encore une minute, dit Mac en sortant son téléphone
portable. Il faut que je prenne des photos.
— Pour quoi faire ? demanda Rick. Pour les mettre sur ton cercueil ? »
Puis il vit Mac franchir le bord du cratère.
Chapitre 37

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï

Rebecca Cruz attendait Mac et son équipe à l’observatoire. Celui-ci


l’avait appelée de sa voiture et lui avait demandé de le rejoindre là-bas,
disant qu’ils revenaient de la base militaire, où ils s’étaient rendus après
avoir quitté la caldeira.
Quand il raconta à Rebecca leur excursion au sommet, elle déclara qu’il
s’agissait de la deuxième cascade la plus stupide de tous les temps.
« Quelle est la première ? s’enquit Mac.
— Je ne sais pas, répondit-elle, mais il doit bien y en avoir une. »
Elle l’entendit rire. Au moins quelqu’un ici a le sens de l’humour,
songea-t-elle.
« Encore une chose, dit-elle.
— Quoi donc ?
— La prochaine fois, vous feriez mieux de m’emmener avec vous », dit
Rebecca.
Le peu qu’elle savait de lui jusqu’à présent lui plaisait, à commencer
par son assurance, qui frisait la prétention, et le fait qu’il avait
manifestement l’habitude d’être le plus futé.
Comme moi, pensa Rebecca. Et que le meilleur gagne.
Il l’avertit qu’il voulait réunir son équipe et la sienne à l’OVH, et non à
la Réserve militaire, et qu’il avait ostensiblement omis de demander au
colonel Briggs de se joindre à eux.
« Je le mettrai au courant plus tard, avait dit Mac. Pour l’instant, je pars
du principe que l’armée est réfractaire à toute pensée indépendante.
— Enfin, jusqu’à ce qu’ils en aient besoin.
— Voilà, pour les sortir de ce que les gens d’ici appellent un huikau. Un
huikau qu’ils ont contribué à créer, d’ailleurs.
— Un huikau ?
— “Pétrin” serait une traduction approximative.
— Il n’y a pas de mot hawaïen pour “bordel monstre” ? »
Mac expliqua à Rebecca qu’ils devaient présenter leur plan avant la fin
de l’après-midi. Et pourquoi. Et à qui il serait présenté.
« C’est devant lui qu’on doit défendre notre plan ?
— En effet, confirma Mac. À ce que j’ai entendu dire, c’est le Président
qui lui a demandé de venir ici pour s’assurer que le cinquantième État
n’était pas sur le point de disparaître dans le Pacifique. »
Une demi-heure plus tard, ils se retrouvaient tous réunis à l’OVH, dans
la salle de conférences du premier étage. L’équipe de Rebecca était là :
David, Leo, Don McNulty, Ben Russell. L’équipe de Mac aussi : Jenny,
Rick, Kenny Wong, Pia Wilson.
« Tout d’abord, commença Mac, le colonel Briggs m’a demandé de
rappeler à tous que ce que vous entendrez dans cette pièce ne devra pas en
sortir, sans exception. Nous ne voulons surtout pas provoquer de panique à
cause de ce qui est sur le point de se produire et de ce que Rebecca et moi
proposons de faire pour y remédier.
— Qu’est-ce que vous proposez, au juste ? voulut savoir Rick. On n’a
entendu que des bribes jusqu’à maintenant.
— Vous savez qu’on est très doués pour ce qui est de faire sauter des
trucs, n’est-ce pas ? » lui répondit Rebecca. Et après avoir marqué une
pause : « Eh bien, cette fois-ci, il est question de faire sauter un volcan. »

Mac alla se mettre devant la carte détaillée de la Grande Île projetée sur
l’écran derrière lui. La majeure partie de l’île était en vert foncé, à
l’exception du Mauna Loa et du Mauna Kea, qui étaient mis en relief par
des tons de vert beaucoup plus clairs. Divers points de repère étaient
disséminés un peu partout, jusqu’au Parc national des volcans de Hawaï, au
sud et à l’ouest de la ville de Hilo.
Ils ne perdirent pas de temps à parler d’autre chose que de faire
d’énormes trous dans le plus grand volcan actif de la planète.
« Je vais vous montrer où je pense que nous devrions concentrer notre
attaque, dit Mac.
— Le flanc nord-est », intervint Rebecca.
Mac et Jenny hochèrent la tête.
« La seule solution qui tienne la route pour nous, et par “nous”
j’entends l’OVH et Cruz Demolition, c’est de provoquer une éruption, ou
une série d’éruptions de ce côté de la montagne, expliqua Mac, en pointant
du doigt. J’ai étudié attentivement nos différentes cartes de courbes de
niveaux, et j’ai déterminé la voie de descente la plus abrupte, parce qu’il est
essentiel que nous détournions la lave à cet endroit.
— Mais si nous faisons cela, objecta Jenny, la lave ne va-t-elle pas
atteindre Hilo ?
— En s’engouffrant dans Kīlauea Avenue, dit Mac, si elle parvient
jusque-là.
— Ce qui ne se produira pas, dit Jenny.
— Comme certains d’entre vous le savent et comme les autres peuvent
le voir, reprit Mac, le Mauna Loa est un gigantesque volcan bouclier et ses
pentes sont pour la plupart assez douces.
Rebecca jeta un coup d’œil à son frère mais ne dit rien.
« Nous allons devoir créer des conduits, poursuivit Mac, dont nous
serons sûrs qu’ils résisteront, pour attirer le flux vers l’est. Une pente plus
douce, une plus grande distance de la ville. Des canaux, en fait. Une Venise
de lave.
— Mais que les canaux et les conduits tiennent ou non n’aura pas
d’importance sans un bombardement précis et stratégique, compléta
Rebecca Cruz. Si les charges sont exposées à une trop forte chaleur, elles
détoneront de façon prématurée.
— Et l’écoulement de la lave dans les canaux ne risque pas de
déclencher ces explosifs ? » demanda Jenny.
Une alarme silencieuse retentit alors dans la tête de Mac : il se rendit
compte qu’il l’avait ignorée. Et les regards qu’elle avait lancés à Rebecca
Cruz ne lui avaient pas échappé. Il se tourna alors vers elle.
« Jenny, je sais que tu as quelques idées sur la façon dont on devrait
procéder, dit-il.
— Si nous voulons réussir à détourner la lave, dit-elle avec
empressement, comme si elle avait attendu l’occasion d’intervenir, il faut
pour cela qu’elle circule suffisamment rapidement dans nos nouveaux
canaux pour ne pas se solidifier en refroidissant, obstruant ces mêmes
canaux. »
Jenny pointa sa télécommande vers l’écran, et des images Fodar encore
plus détaillées apparurent. La photogrammétrie permettait de convertir des
photos aériennes en cartes haute résolution indiquant les altitudes
spécifiques, les angles de pente et l’emplacement des différentes grottes sur
le Mauna Loa, le Mauna Kea, et même le Hualālai, au nord-ouest du Mauna
Loa, le troisième plus jeune des volcans de la Grande Île.
« En fin de compte, poursuivit Jenny, ce que nous essayons de réaliser
avec ces explosifs, c’est d’utiliser la gravité, mais aussi de créer la nôtre. »
Rebecca haussa les épaules.
« C’est ça, dit-elle. On va essayer de faire avec votre montagne ce
qu’on fait quand on dynamite un bâtiment.
— Et qu’est-ce que vous faites ? interrogea Jenny.
— On lui dit où on veut qu’il tombe, répondit Rebecca.
— Présenté comme ça, ça n’a pas l’air bien sorcier, dit Pia Wilson.
— Vous êtes sûre que le plan que Mac et vous avez mis au point va
fonctionner ? demanda Kenny Wong.
— À dire vrai, je suis morte de peur, répondit Rebecca. J’ai fait
beaucoup de choses dangereuses dans beaucoup d’endroits, mais je n’ai
jamais rien fait d’aussi dangereux de toute ma vie. »
Elle regarda brièvement Mac, puis le reste des personnes assises autour
de la table. Elle prit une grande inspiration et se força à sourire.
« Mais bon, comme tout le monde », dit-elle.
Chapitre 38

Aéroport international de Hilo, Hawaï

Les deux jets arrivèrent à une trentaine de minutes d’intervalle, tous


deux sur la piste 8-26, la plus longue des deux pistes de l’aéroport.
Le premier à atterrir, à quatorze heures, était un Peregrine, un jet
d’affaires Gulfstream G550 modifié, un des nombreux aéronefs appartenant
à J.P. Brett, milliardaire et légende de la tech, mais aussi ami et partenaire
commercial occasionnel d’Oliver et Leah Cutler.
Ce samedi-là, les Cutler et leur équipe de tournage étaient à bord. On
était allé les chercher en Islande après qu’Oliver Cutler avait appelé Brett et
lui avait expliqué pourquoi ils devaient se rendre au Mauna Loa aussi vite
que possible.
« C’est dangereux ? avait demandé Brett.
— Je n’appellerais pas et nous n’irions pas si ce n’était pas le cas, lui
avait répondu Oliver Cutler.
— Vous voulez de la compagnie ?
— Toujours, mon ami.
— Alors j’y vais dès que je peux, dès que j’aurai conclu un deal en
cours avec mon ami Zuckerberg.
— Ne traîne pas.
— Je ne traîne jamais avec ce monsieur. »
Lorsque les Cutler débarquèrent, Henry Takayama était là avec le pick-
up Rivian R1T qu’Oliver Cutler avait demandé pour les emmener tous à la
villa du nouveau Four Seasons que Leah Cutler avait demandée, même si
Takayama savait que demander n’était pas le mot approprié.
L’équipe chargea son matériel dans un SUV que le responsable de la
Protection civile avait loué pour eux. Il y avait un autre nouveau complexe
hôtelier à Hilo, le Lani, mais l’équipe était logée au Hilton.
Aucun journaliste n’attendait les Cutler à l’aéroport pour les
interviewer, bien qu’ils aient initialement « demandé » la présence de la
presse. Takayama avait réussi à les en dissuader, du moins pour le moment.
Il avait besoin des Cutler ; c’était par leur intermédiaire qu’il serait
informé de ce qu’il se passait au sein de l’armée et de l’OVH.
Les Cutler voulaient devenir encore plus célèbres qu’ils ne l’étaient,
être les héros de ce drame particulier. Henry Takayama, lui, voulait être plus
puissant qu’il ne l’avait jamais été et se sentir à nouveau l’homme le plus
important de la ville.
Lorsqu’ils furent tous installés dans la cabine du pick-up électrique qui
se conduisait comme une voiture de sport, Leah évoqua de nouveau la
possibilité d’organiser une conférence de presse avant qu’ils ne rencontrent
les plus gros bonnets.
Le plus gros bonnet, en l’occurrence.
« Il y aura assez de temps pour les projecteurs plus tard, lui répondit
Takayama.
— Il n’y a jamais assez de temps pour les projecteurs, Henry, dit Oliver.
À propos, est-ce que ce connard de MacGregor est toujours à la tête des
opérations ?
— En personne, dit Takayama. C’est l’une des principales raisons de
votre présence à tous les deux. Ce fils de pute arrogant ne le sait pas encore,
mais vous êtes sur le point de le supplanter. » Il sourit d’un air satisfait. « Et
moi aussi. »
Alors qu’ils s’éloignaient, un second Peregrine atterrit à l’aéroport, avec
J.P. Brett à son bord.
Chapitre 39

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 66 heures

Le général Mark Rivers, chef de l’état-major interarmées, avait été


nommé par le Président précédent et était resté en poste quand son
successeur avait pris ses fonctions. Rivers avait offert de se retirer, mais le
nouveau Président avait refusé sa démission. En partie du fait de sa
compétence, mais surtout en raison de sa popularité, non seulement auprès
de toutes les branches des forces armées, mais aussi du public. Rivers était
pressenti pour recevoir une cinquième étoile pour ses qualités de meneur
d’hommes dans les deux guerres d’Irak ainsi qu’en Afghanistan.
Le Président en exercice avait plaisanté, plus d’une fois, sur le fait qu’il
était aux ordres du général Rivers, et non l’inverse.
Rivers mesurait près de deux mètres. Il avait des cheveux argentés et le
charme brut de l’acteur Pierce Brosnan. Il avait été l’une des stars de
l’équipe de football de l’Académie militaire des États-Unis, et avait gravi
les échelons jusqu’à devenir le plus jeune chef d’état-major ; avant cela, il
avait été le plus jeune chef du Commandement central de l’histoire de
l’armée. Il était largement admis au sein de son parti politique que s’il avait
le désir de se présenter à l’élection présidentielle quand l’homme qui
occupait actuellement le Bureau ovale achèverait son second mandat,
l’investiture lui était acquise.
Il était aussi à son aise sur le terrain que dans les talk-shows du
dimanche matin, et il en imposait, quel que soit le cadre dans lequel il se
trouvait. Y compris le Bureau ovale.
Il était à présent assis à l’extrémité d’une longue table à l’étage de
l’OVH, dans la salle de conférences la plus spacieuse et la plus privée du
bâtiment. Il était en tenue militaire, malgré la chaleur qui régnait à
l’extérieur. Briggs était assis à sa droite, le sergent Matthew Iona à côté de
lui. Rebecca Cruz était la seule personne présente dans la salle à représenter
Cruz Demolition. Mac était accompagné de Jenny et Rick Ozaki.
Oliver et Leah Cutler se trouvaient en face de Rivers, à l’autre bout de
la table. Henry Takayama était assis entre eux. Mac et Oliver Cutler
s’étaient à peine salués d’un signe de tête.
« Je veux juste mettre quelque chose au clair avant que nous
commencions, dit Rivers. Je suis conscient que l’on va me présenter trois
plans pour résoudre notre problème. J’aurais pu demander des propositions
écrites, mais je n’ai jamais fonctionné de cette manière. J’aime regarder les
gens dans les yeux. D’où ma présence ici. Et j’ai la conviction que je ne
sortirai pas de cette pièce sans un plan d’action. »
Mac jeta un coup d’œil à la ronde. Le général Mark Rivers avait
l’attention de toute la tablée.
« Il y a un vieux dicton militaire qui affirme que le succès n’est pas
définitif et que l’échec n’est pas fatal, poursuivit Rivers. Mais cette fois-ci,
ça l’est peut-être. » Rivers croisa les bras et se renversa légèrement sur sa
chaise. « Bienvenue dans la dream team. »
Chapitre 40

Briggs se chargea de la première présentation, avec le concours


ponctuel d’Iona.
Le colonel s’efforça d’être aussi clair que possible ; il semblait avoir
très peur de perdre Rivers avec toutes les données sismologiques.
Dans ses grandes lignes, le plan de l’armée consistait à creuser des
tranchées perpendiculaires à la coulée de lave, à creuser des fosses et des
bassins de confinement en aval des tranchées, et à ériger des murs derrière
les bassins.
Le colonel James Briggs décrivit les canaux artificiels qu’il faudrait
creuser au cours des prochaines quarante-huit à soixante-douze heures,
canaux qui obligeraient finalement le gros de la lave à contourner Hilo,
avec d’autres bassins de rétention creusés aussi près de la ville que possible.
« Nous utiliserons des foreuses pour le basalte, qui sera difficile à
déplacer, même pour nos plus grosses machines, expliqua Briggs. Cela
concerne surtout la zone proche de la base du volcan, là où la pente est la
plus faible. »
Il s’interrompit, se servit de l’eau dans un pichet et but une gorgée.
« Des questions avant que je ne reprenne ?
— J’en ai une, dit Mac. J’ai déjà abordé le sujet : pensez-vous vraiment
être capable d’accomplir tout cela en deux jours ? Parce que moi, je ne le
pense pas.
— Avec tout le respect que je vous dois, docteur MacGregor, répondit
Briggs en élevant la voix, vous n’avez absolument aucune idée de ce dont
l’armée américaine est capable une fois qu’une décision a été prise. »
Il se pencha vers Mac, les veines de son front soudain saillantes.
« Avez-vous déjà servi votre pays ? demanda Briggs.
— Vous savez bien que non, colonel, dit Mac.
— Alors ne me faites pas la leçon sur ce que l’armée est capable ou
n’est pas capable de faire.
— Baissons d’un ton, colonel, dit Rivers avec calme. Nous sommes
tous dans la même équipe. »
Mac laissa courir. Se prendre le bec avec Briggs ne le mènerait nulle
part, surtout si Rivers s’en mêlait. Et il voulait avoir le soutien de ce dernier,
parce qu’il savait au fond de lui, avant même d’avoir entendu ce que ce
connard égocentré d’Oliver Cutler avait à dire, que son plan était le seul à
pouvoir fonctionner.
« Votre plan protégera-t-il la Réserve militaire ? » demanda Rivers à
Briggs.
Mac comprit que, même si Rivers parlait de protéger le complexe, ce
qu’il voulait vraiment, c’était protéger les bonbonnes dans le Tunnel de
glace et éviter les conséquences apocalyptiques d’une fuite une fois que
l’éruption aurait lieu. Rivers et Briggs connaissaient l’existence de ces
bonbonnes. Briggs avait confié l’information à Mac et il savait que celui-ci
avait suffisamment confiance en Rebecca et Jenny pour leur en parler. En
revanche, Briggs savait que mettre les Cutler dans la confidence reviendrait
à engager un pilote pour écrire le message dans le ciel au-dessus du
sommet. Idem pour cette grande gueule de Henry Takayama.
Officiellement, ils étaient ici pour faire en sorte que la lave épargne
Hilo. C’était un enjeu suffisamment important pour le colonel Briggs.
« Les autres n’ont pas besoin de savoir ce qu’ils n’ont pas besoin de
savoir », avait-il dit à Mac plus d’une fois.
« Combien d’équipes est-ce qu’il nous faudra ? demanda Rivers.
— Trois, répondit Briggs. Chacune construira une ligne de défense
différente : tranchées, fosses, murs. Toujours en donnant la priorité à la base
et, bien sûr, à la ville.
— Je suis curieux, colonel Briggs, intervint Oliver Cutler, de savoir
pourquoi la protection de la base militaire semble plus importante aux yeux
de l’armée que la protection de la ville ?
— Je vais répondre à cette question, dit Rivers. Parce que l’armée le dit,
voilà pourquoi. Le personnel non militaire de cette équipe est ici sous les
ordres du gouvernement des États-Unis. Si quelqu’un a un problème avec
ça, qu’il s’en aille maintenant.
— Je n’ai aucun problème avec ça, dit Oliver Cutler, avant d’ajouter
rapidement : Je suis désolé si le colonel Briggs et vous avez pu l’interpréter
de cette façon. »
Mac regarda Rivers avec admiration. Le général refusait de déférer à la
célébrité des Cutler. Le couple avait exploité sa renommée pour étudier de
nombreux volcans, mais Mac savait que l’obtention de financement était la
partie la plus difficile de la science.
Briggs en vint finalement à décrire le processus coûteux, complexe et
risqué consistant à creuser des tranchées alors même que la lave dévalerait
la montagne ; les équipes s’engageraient dans une course contre la montre
pour devancer celle-ci et la détourner de Hilo.
« Il y a d’autres détails, bien sûr, ajouta-t-il. Le sergent Iona et nos
géologues pourront vous les exposer à votre retour à la base, mon général.
Mais nous pensons que c’est le meilleur moyen de sauver la base, la ville et
l’île d’une destruction inimaginable.
— Vous souhaiteriez ajouter quelque chose, docteur MacGregor ?
demanda Rivers.
— Juste ceci, répondit Mac. Ça ne marchera pas.
— Parce que ce n’est pas votre plan ? riposta sèchement Briggs.
— Parce que vous ne tenez pas compte des problèmes que vous allez
rencontrer quand vous essayerez de conduire ce genre de travaux dans les
forêts tropicales qui couvrent cette montagne. Et encore, à condition que les
habitants vous autorisent à toucher à ces zones. Et puis il y a ceci : votre
mur, il fera quelle longueur ?
— Onze kilomètres, répondit Briggs.
— Vous comptez construire un mur de onze kilomètres en deux jours ?
— Est-ce faisable, interrogea Rivers, même pour l’armée ?
— Nous n’avons pas le choix, mon général, dit Briggs. Hilo forme deux
branches. L’une est large d’un peu plus d’un kilomètre et demi, l’autre de
quatre kilomètres. Nous avons envisagé de construire deux murs distincts
pour protéger ces deux branches. Mais si l’un des deux rompt, la lave
pourrait s’engouffrer dans la brèche. C’est pourquoi nous pensons qu’un
mur d’un seul tenant est la meilleure option. »
Rivers demanda à Briggs s’il avait autre chose à ajouter. Briggs
répondit par la négative. Oliver et Leah Cutler se levèrent pour entamer leur
propre présentation ; Mac avait choisi de passer en dernier.
Et c’est alors que cela se reproduisit.
C’était la secousse la plus violente de ces derniers jours, la plus violente
que Mac ait jamais ressentie à Hilo. La lourde table devant eux se mit à
trembler violemment, tout comme les murs de l’OVH. L’équipe de Mac
savait que ce bâtiment avait été construit, puis reconstruit pour résister à des
tremblements de terre de ce type ; malgré cela, ils entendirent pourtant des
bruits de verre brisé.
Pendant un bref instant, et aussi folle que soit cette pensée, Mac
s’imagina que Rebecca Cruz et son équipe avaient décidé de faire sauter le
bâtiment et qu’il était sur le point de s’effondrer sur eux.
Le général Mark Rivers demanda calmement à toutes les personnes
présentes dans la salle de se mettre sous la table. La plupart s’exécutèrent,
sans un mot. Mais Rivers resta là où il était. Tout comme Mac.
Le chef de l’état-major interarmées lui fit un grand sourire, presque
comme s’ils étaient assis l’un à côté de l’autre dans un avion et qu’ils
traversaient quelques turbulences.
« L’habitude, docteur MacGregor, dit-il. Une variation sur le principe
du “premier arrivé, dernier sorti”, pourrait-on dire.
— Je suis pareil avec les volcans, dit Mac. Alors, je comprends, mon
général. » Il haussa les épaules, avant d’ajouter : « Même si je n’ai jamais
servi dans l’armée.
— Vous servez maintenant », dit Rivers.
Lorsque le monde s’arrêta de trembler, chacun sortit de sous la table et
reprit sa place, bien que tous, même les Cutler, aient l’air beaucoup plus
hésitants qu’ils ne l’étaient en arrivant.
« Alors, où en étions-nous ? » demanda Rivers.
Chapitre 41

Oliver Cutler essaya d’emblée de tout ramener à lui, comme Mac l’avait
prévu.
« Avant d’expliquer pourquoi je pense que nous devons faire des trous
dans le flanc de notre volcan, commença Cutler, je dois vous dire, dans un
souci de transparence, que le plan que je m’apprête à exposer a été coécrit
par un ami commun à Leah et moi.
— Un ami qu’il a rencontré en ligne ? chuchota Rebecca à l’oreille de
Mac.
— Ai-je le droit de demander qui est cet ami ? s’enquit Rivers.
— J.P. Brett », répondit Cutler.
Et voilà, pensa Mac.
Rivers repoussa légèrement sa chaise et se tourna face à Oliver Cutler,
comme s’il projetait sur cette vedette du petit écran toute la force de sa
propre personnalité.
« Que je comprenne bien, dit Rivers, comme s’il était sincèrement
curieux de ce qu’il venait d’entendre, vous avez informé un riche m’as-tu-
vu tel que Brett de cette situation top secret et potentiellement mortelle ? Et
vous l’avez fait de votre propre initiative ?
— Leah et moi avons déjà collaboré avec lui dans des situations
dangereuses, se justifia Cutler, et il s’est avéré plus qu’utile et
extraordinairement généreux.
— Nous ne sommes pas dans l’une de vos émissions, dit Rivers.
— Je le sais, mon général, répondit Cutler. J’ai simplement supposé que
la situation exigeant l’implication de tout un chacun, l’armée accueillerait
favorablement le genre de soutien que M. Brett est capable et désireux de
fournir.
— Vous avez supposé, rétorqua Rivers. De la même manière que vous
avez supposé que vous pouviez prendre la liberté de contacter M. Brett. »
Cutler ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais Rivers leva la
main.
« Vous apprendrez très vite, ou peut-être venez-vous de l’apprendre,
poursuivit Rivers, qu’on ne fait pas de suppositions avec moi. On fait des
suggestions, que j’accepte ou que je rejette. » Le général croisa les bras sur
sa poitrine, sans déranger ses multiples décorations militaires. « Est-ce bien
clair ? »
Cutler hocha la tête.
« Encore une fois, mon général, j’ai juste supposé qu’un homme ayant
la fortune et la capacité de M. Brett à faire bouger les choses rapidement…
— Et ça recommence, encore des suppositions, dit Rivers en secouant
la tête d’un air navré. Continuez plutôt, s’il vous plaît. »
Tout le monde dans la pièce écouta attentivement Oliver Cutler
expliquer en détails comment il comptait perforer les flancs du volcan.
Et ce, depuis les airs.
« Vous envisagez des bombardements ciblés ? demanda Rivers.
— Oui, c’est bien cela, répondit Cutler, avant de pointer sur la carte les
endroits où il pensait que les bombes seraient les plus efficaces.
— Je dois admettre, dit Rivers, que vous avez beaucoup potassé votre
sujet en très peu de temps. »
Cutler sourit.
« Je ne voulais pas que vous pensiez que Leah et moi étions des
perdreaux de l’année arrivés en jet privé », dit-il.
Rivers ne se dérida pas, mais cela n’étonna pas Mac. Le chef de l’état-
major interarmées n’était pas un public facile.
« Nous pensons que c’est la meilleure façon de nous battre contre la
nature, continua Cutler, désignant la carte d’un grand geste. Nous croyons
fermement qu’avec le soutien aérien que l’armée et M. Brett peuvent
fournir, nous arriverons à neutraliser efficacement ce volcan, et à le faire
dans le temps imparti. »
Cutler s’adressa alors à Mac :
« Des commentaires, docteur MacGregor ?
— Je vais attendre que vous ayez terminé.
— J’en ai bientôt fini, dit Cutler. Évidemment, nous voulons larguer les
bombes près de l’endroit d’où jaillit la lave et, ce faisant, ouvrir des évents,
dans le but d’accélérer le tarissement de la lave. Après quoi, d’autres avions
viendront pulvériser de l’eau de mer sur l’ensemble de la zone, en synergie
avec les lances des camions-citernes au sol. Et tout cela sera soutenu par
des tankers dans la baie qui alimenteront les camions en eau de mer.
— Quels tankers ? interrogea Rivers.
— Les tankers de J.P. Brett, mon général.
— Vous êtes en train de me dire qu’ils sont déjà arrivés à Hilo ?
— Ils sont en route, répondit Cutler. La philosophie de J.P., quelle que
soit l’entreprise dans laquelle il est impliqué, est de prendre les devants.
— Il va falloir que j’en discute sérieusement avec lui, dit Rivers.
— Je lui expliquerai.
— Faites donc. Maintenant, concluez, s’il vous plaît. Je veux entendre
le plan du Dr MacGregor.
— Notre but ultime est de mener une guerre sur deux fronts, dans les
airs et au sol, expliqua Oliver Cutler, avant d’ajouter : Et cette guerre, nous
sommes là pour aider l’armée américaine à la gagner. »
Dois-je applaudir ? se demanda Mac.
Au lieu de cela, il leva la main.
« Je ne veux pas être celui qui fait des suppositions, dit Mac, mais j’ose
espérer que vous êtes conscient du risque de défaillance des moteurs
d’avion quand il y a des cendres et des gaz dans l’air.
— Nous sommes conscients du risque, naturellement. Mais des pilotes
expérimentés sauront quand et comment choisir leurs cibles. Et j’espère que
de votre côté, docteur MacGregor, vous êtes conscient qu’il faut évaluer la
balance bénéfices risques dans une opération aussi complexe que celle qui
s’annonce.
— Je le suis.
— Puis-je vous demander ce que vous pensez de mon plan ? demanda
Cutler.
— Pour tout vous dire, je le trouve très solide », répondit Mac.
Il lut la surprise sur le visage de Cutler. Il balaya la table du regard et vit
la même expression chez les membres de son équipe.
« Vous dites que vous le trouvez bon ? demanda Cutler.
— Je serais fou de penser le contraire, répondit Mac. Après tout, c’est
en grande partie le mien, Ollie. »
Chapitre 42

Voyant qu’il avait vexé Cutler, Mac s’empressa de se reprendre.


« Allez, détendez-vous, Ollie. Je faisais juste une blague – qui est
tombée à plat, apparemment – sur les grands esprits qui se rencontrent.
— Franchement, j’apprécie autant qu’on me dise que mon travail n’est
pas le mien que j’apprécie qu’on m’appelle Ollie.
— Je n’aimerais pas non plus, à votre place », continua Mac en lui
souriant.
Mac et Rebecca se levèrent et firent leur propre présentation avec
aisance, en utilisant les mêmes diapositives PowerPoint que celles qu’ils
avaient montrées à leurs équipes. Mac nota que Rebecca et lui s’accordaient
en gros sur la nécessité de faire des trous importants sur une zone d’un
kilomètre carré, sur le flanc est de la montagne, et non du côté sud, ce qui
repousserait la lave en direction du Kīlauea et de la Route 11. Il insista
également sur la quantité de main-d’œuvre nécessaire, d’autant plus qu’il
faudrait relever les équipes presque toutes les heures en raison de la chaleur
accablante dégagée par la roche noire, le volcan et le soleil.
« Je ne saurais trop insister sur le fait que le but du jeu consiste à
contrôler la lave autant qu’il est humainement possible, déclara Mac, tout le
reste n’est que bavardage.
— Et si nous ne parvenons pas à arrêter efficacement la lave ? s’enquit
Rivers.
— Général, je suis un scientifique, dit-il. Je m’intéresse aux faits, même
si, en l’occurrence, il y a énormément de variables. En fin de compte, ce
que nous essayons de faire, c’est de rediriger un tsunami de lave en faisant
un pari risqué.
— Et quel est ce pari ? demanda Rivers.
— Que nous puissions imposer notre volonté à la fureur du monde
naturel, dit Mac.
— Il le faut. Ou bien…, dit Rivers.
— Ou bien », répéta Mac.
Personne ne parla pendant un moment. Mac regarda Rivers et
demanda :
« Alors, lequel des trois plans allez-vous mettre en œuvre, mon général,
si je puis me permettre ?
— Tous », répondit Mark Rivers.
Puis il ajouta :
« Maintenant, laissez-moi vous dire une dernière chose avant de vous
exposer mon plan. »
Chapitre 43

Stade Edith Kanaka‘ole, Hilo, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 63 heures

La conférence de presse avait débuté depuis une demi-heure environ


lorsque le général Rivers, Mac et les Cutler – qui portaient les combinaisons
argentées qu’ils aimaient revêtir pour leurs apparitions télévisuelles –
rejoignirent Henry Takayama sur l’estrade. Takayama venait d’expliquer au
parterre de journalistes et aux habitants de Hilo que le chef de l’état-major
interarmées, le général Mark Rivers, était arrivé sur la Grande Île et qu’il
souhaitait faire preuve d’une transparence maximale, alors que tous se
préparaient à faire face à l’éruption imminente du Mauna Loa.
Mac savait que c’était de l’enfumage – la transparence totale était bien
la dernière chose que voulait Rivers. Mais le général était persuadé qu’il
arriverait à gagner la confiance des gens, et c’est pourquoi ils se
retrouvaient là.
Rivers s’approcha du micro.
« Il y a un problème, et nous le savons tous, déclara-t-il. Mais avec
votre aide, j’arriverai à le résoudre. »
En l’observant, Mac se dit : Maintenant, on a notre propre général
Patton.
« J’ai été envoyé par le Président pour rassurer tous les membres de
cette communauté et vous dire que nous avons un plan pour maîtriser la
situation et garantir la sécurité de Hilo. Encore une fois, nous n’y arriverons
qu’avec votre entière coopération. Et votre confiance. »
Une voix se fit entendre :
« Voyons d’abord si vous méritez notre confiance ! »
Ce qui déclencha de nombreux éclats de voix parmi l’assistance, des
gens posèrent des questions en hurlant, et d’autres les invitèrent à faire
preuve de respect.
Rivers réclama le silence en levant les mains.
« Vous avez tous ressenti les secousses et les tremblements de terre de
ces derniers jours, dit-il. C’est la raison pour laquelle le Président m’a
envoyé ici. Pour vous montrer que le cinquantième État est une priorité
absolue pour lui. Nos experts ont indiqué qu’un événement majeur est
imminent, et qu’il se produira selon toute vraisemblance dans les
prochaines quarante-huit à soixante-douze heures.
— Définissez majeur, général ! »
Le public commençait à ressembler à des spectateurs venus assister à un
événement sportif qui se jouait à guichets fermés, et Mac se demanda, de
nouveau, si le général Rivers avait pris la bonne décision en s’exposant de
la sorte.
Le militaire leva de nouveau les mains pour obtenir le silence.
« Mais je peux vous assurer que tant que vous suivrez les instructions
de M. Takayama de la Protection civile », il désigna Takayama, qui s’était
assis à côté de Rebecca Cruz, « et de l’armée, Hilo résistera à cette éruption
comme elle a fait face aux éruptions du passé.
— Dit le haole de l’armée ! » Cette fois, c’était une voix de femme.
« Pourquoi devrions-nous croire un étranger comme vous ? »
Rivers fixa la femme, qui se tenait contre le mur sur sa droite, pendant
ce qui sembla à Mac une minute entière.
« Parce que je vous donne ma parole », dit-il solennellement.
Il désigna d’un geste les personnes assises derrière lui sur la scène.
« Nous avons réuni une équipe en or d’experts. Certains, ceux de
l’armée et de l’Observatoire volcanologique de Hawaï, étudient cette
montagne depuis des années. Oliver et Leah Cutler, des volcanologues de
renommée mondiale, sont également présents. J.P. Brett, qui a déjà travaillé
avec les Cutler, va bientôt arriver. »
Quelqu’un près des caméras de télévision lança :
« Oh, non, pas ce minable ! »
Une voix qu’on n’avait pas entendue répondit « Et pourtant », et la
foule se retourna pour voir J.P. Brett traverser la salle vers la scène.
Chapitre 44

Mac regarda Brett remonter l’allée centrale en prenant son temps,


comme s’il s’agissait d’une partie orchestrée du spectacle ; il tapa même
dans la main de certains habitants.
Brett était vêtu d’un T-shirt noir moulant, d’un jean slim et de baskets,
l’uniforme officieux du club des adulescents milliardaires. Mac estima que
Brett devait avoir une cinquantaine d’années, même s’il se donnait
beaucoup de mal pour paraître plus jeune – ses cheveux courts étaient aussi
noirs que son T-shirt.
Parvenu au pied de l’estrade, il salua l’assemblée d’un geste de la
main ; il fut accueilli par une salve d’applaudissements. « Je suis là pour
apporter mon aide », cria-t-il, ce qui lui valut une nouvelle acclamation.
À la vue de J.P. Brett, Henry Takayama s’était levé d’un bond et avait
saisi une chaise libre au bout de sa rangée. Il l’avait placée à côté de Mac
avant que Brett ne monte les marches de l’estrade.
« Brett, dit le milliardaire à Mac, en lui tendant son poing fermé pour
que celui-ci le frappe avec le sien.
— J’avais deviné », dit Mac avant de reporter son attention sur
l’estrade.
« Je vais répondre à quelques questions avant de passer le relais à nos
experts », reprit Rivers.
Marsha Keilani de KHON se leva.
« Général, vous ne nous avez pas dit quelle était l’ampleur de l’éruption
dont il est question. Est-ce que vous et vos équipes vous attendez à un
phénomène plus important que l’éruption de 1984 ? Peut-être à l’éruption la
plus importante de tous les temps ? D’après mes sources, il pourrait s’agir
de la plus importante depuis cent ans.
Takayama, pensa Mac. C’est exactement ce que je lui ai confié.
Cela signifiait qu’il y avait une deuxième fuite. La première, qui
concernait les sites de bombardement, ne pouvait provenir que de sa propre
équipe.
Peut-être que je suis en train de mener une guerre sur plus de deux
fronts à présent.
« Il n’est simplement pas prudent de spéculer à ce stade, répondit
Rivers.
— Mais vous êtes ici, général, insista Marsha Keilani. M. Brett est ici.
On m’a dit que les Cutler étaient venus spécialement d’Islande. Les
habitants de l’île ont de bonnes raisons d’être inquiets, non ? »
Un homme de forte corpulence, manifestement un autochtone, se leva
dans la rangée du fond et pointa son index sur Rivers.
« Dites-nous la vérité ! »
La plupart des gens au fond se tenaient désormais debout ; on aurait dit
que la salle était en train de s’enflammer.
Rivers attendit que tout le monde se soit calmé avant de prendre la
parole.
« Personne ne doit s’inquiéter, d’une part parce que nous sommes
effectivement tous ici, et d’autre part parce que, s’il faut retenir quelque
chose de l’histoire, c’est que Hilo peut survivre aux éruptions. Et je vous
assure que Hilo survivra à celle-ci. »
Les journalistes posèrent d’autres questions, mais Rivers les ignora.
« Sur ce, dit-il, j’aimerais que l’on entende le point de vue de nos experts. »
Mac s’était déjà levé de sa chaise lorsque Rivers ajouta :
« Commençons par M. Brett. »
Mac ne savait pas s’il était plus embarrassé que furieux que Rivers fasse
de ce riche homme d’affaires un expert en volcans de la même trempe que
lui. Il se rassit.
Brett se leva ; Rivers s’approcha de lui et tendit sa main droite en quête
d’une vraie poignée de main, pas d’un check poing contre poing. Brett n’eut
pas d’autre choix que de l’accepter. Rivers se pencha vers lui, sans lâcher sa
main, et lui parla à voix basse, de façon à ce que seuls Mac et Brett puissent
l’entendre.
« Vous êtes à Hilo parce que je pense que vous pouvez nous être utile,
souffla le chef d’état-major. Mais ne jouez pas au con avec moi. »
Chapitre 45

J.P. Brett était passé si près d’elle qu’elle aurait pu le toucher avant qu’il
ne fasse rire l’audience avec son « Et pourtant » et ne monte sur scène. Il
remplaça le général, stéréotype du haut gradé aux cheveux argentés, sur le
podium et, comme lui, fit de son mieux pour se couvrir.
Rivers et Brett ne mentaient pas, techniquement parlant, mais ils ne
disaient pas non plus la vérité. Rachel Sherrill en était convaincue.
Du moins, ne disaient-ils pas toute la vérité.
Excellent timing, ma fille, se dit Rachel. C’est la première fois que tu
retournes à Hilo depuis que tu as été virée du Jardin botanique, et, cette
fois, c’est bien plus qu’un bosquet de tes précieux banians qui risque de
partir en fumée.
Rachel sortit de la salle alors que Brett parlait encore. Elle avait besoin
de prendre l’air et de temps pour réfléchir, sachant que ce spectacle n’était
pas près de se terminer.
Cela faisait presque dix ans que son propre monde avait explosé. La
décision de la licencier, elle en était convaincue, n’avait pas été prise par ses
supérieurs au Jardin botanique. Elle n’avait reçu que des compliments et du
soutien de leur part dès l’instant où elle avait pris son poste.
Mais après ce qui s’était passé dans le bosquet de banians ce jour-là,
elle n’avait pas cessé de poser des questions sur les raisons qui avaient
poussé l’armée à réagir par une démonstration de force aussi effrayante. On
avait fini par lui faire savoir que les membres du conseil d’administration
du Jardin botanique « prenaient une autre direction » – l’équivalent en
entreprise d’un futur ex-petit ami qui vous dit : « Ce n’est pas toi, c’est
moi. »
Mais Rachel Sherrill, diplômée de Stanford et tout sauf naïve,
soupçonnait que le fait de « prendre une autre direction » n’était pas la
raison pour laquelle elle avait été licenciée. Et elle s’était toujours demandé
ce que Henry Takayama savait au juste sur ce qui s’était produit dans le
bosquet de banians ce jour-là.
Sa seule certitude, c’était que l’armée avait fait en sorte qu’on
n’entende jamais parler d’un phénomène qui avait réduit ses arbres en
cendres.
Comme c’est biblique, s’était-elle dit à l’époque. Tu es poussière et tu
redeviendras poussière. La poussière étant sa carrière.
Elle n’avait jamais pu en parler à Henry Takayama. Ted Murray lui
avait téléphoné juste avant son départ et lui avait dit : « Ils savent que je
suis ton ami et que je t’ai parlé. Mais tout ça, c’est fini, Rachel. Fini. Ne me
demande plus jamais rien sur le sujet, à moins que tu veuilles que je sois
viré à mon tour.
— Viré de l’armée américaine ? avait-elle demandé.
— Au plaisir de ne plus te revoir », avait dit Murray avant de
raccrocher.
Quelques mois plus tard, Rachel était de retour sur le continent, se
jurant de ne jamais revenir à Hawaï. Elle avait pris un poste d’adjointe au
Jardin botanique de Bellevue, dans l’État de Washington. S’était mariée,
avait divorcé. Elle avait déménagé à Portland, trouvé un emploi à l’Hoyt
Arboretum. Mais elle continuait à ressasser ses regrets et sa colère quant à
la façon dont son job de rêve à Hawaï s’était terminé.
Et elle se posait toujours des tas de questions sur ce qui s’était passé ce
jour-là à Hilo, toutes ces années auparavant, même si, à en croire les
archives publiques, il ne s’était en réalité absolument rien passé ce jour-là.
Mais un mois auparavant, elle avait pris une décision sur un coup de
tête. Elle avait annoncé à son patron à Hoyt qu’elle soldait tous ses congés,
puis avait réservé un vol pour Hawaï. Elle séjournerait dans l’hôtel le plus
proche du Jardin botanique.
Dès son arrivée à l’aéroport international de Hilo, la terre s’était mise à
trembler. Elle avait fait l’expérience de ces secousses quand elle vivait sur
l’île, cette fois pourtant, c’était différent. Les secousses étaient différentes,
plus puissantes et plus persistantes que tout ce dont elle se souvenait.
Mais elle n’était pas venue d’aussi loin pour faire demi-tour et retourner
sur le continent.
Elle se rendit au Jardin botanique et marcha jusqu’à l’endroit où
s’étaient trouvés les banians empoisonnés. Elle ne vit qu’une vaste étendue
de pelouse parfaitement entretenue – c’était comme si l’assaut de l’armée
n’avait jamais eu lieu.
Presque comme si les arbres n’avaient jamais été là.
Presque comme si je n’avais jamais été là.
Elle avait alors ressenti la secousse la plus puissante depuis son arrivée.
Elle avait failli être projetée à terre, et elle se demanda si venir à Hawaï
n’avait pas été une erreur encore plus colossale que ce qu’elle craignait.
De retour dans sa chambre d’hôtel cet après-midi-là, elle avait bu
quelques verres de vin pour calmer ses nerfs et s’était dit qu’elle repartirait
le lendemain, qu’elle avait vraiment été folle de revenir.
Puis elle avait vu l’annonce sur les réseaux sociaux de ce qui semblait
être une sorte de conférence de presse aux airs de réunion publique
convoquée en urgence. Rachel était suffisamment curieuse pour faire le
trajet jusqu’au stade Edith Kanaka‘ole. Elle était arrivée juste à temps pour
voir le chef d’état-major interarmées en personne s’approcher du micro. Le
Dr John MacGregor, qu’elle avait récemment vu à la télévision parler de la
prochaine éruption du Mauna Loa, était sur la scène avec lui, tout comme
les Cutler, ces deux divas habillées comme des héros de bandes dessinées.
Puis J.P. Brett avait fait son entrée, et c’est à ce moment-là qu’elle était
sortie prendre l’air.
Lorsqu’elle retourna à l’intérieur de l’auditorium, MacGregor parlait de
l’écoulement de la lave, de sa vitesse, de tranchées et de fosses. Mais
Rachel se surprit à se demander ce que le Dr John MacGregor ne leur disait
pas, son esprit envisageant soudain ce qui se passerait si une énorme coulée
de lave se combinait d’une façon ou d’une autre avec l’incident dont elle se
souvenait au Jardin botanique.
Rachel se demanda si le chef de l’état-major interarmées n’était pas
venu pour autre chose qu’une simple éruption.
À présent, elle n’était plus simplement en colère.
Rachel Sherrill avait peur.
Chapitre 46

Rivers et Brett quittèrent la scène en conversation animée, suivis par le


colonel Briggs.
La sortie de Rivers par la porte située derrière la scène indiquait que la
conférence de presse était terminée. Oliver et Leah Cutler, qui s’étaient
contentés de brèves remarques, descendirent de l’estrade dans la fosse de
l’auditorium où, comme Mac s’y attendait, ils furent aussitôt entourés de
journalistes et de caméras.
Rivers et Brett partis, tous les projecteurs se retrouvaient braqués sur
eux.
C’est le but du jeu, pensa Mac, qui s’appuya sur le côté de la scène, à
l’abri des regards, mais suffisamment près pour entendre ce qu’ils disaient.
« Bienvenue dans l’épisode de cette semaine de Chasseurs de volcans,
dit Oliver Cutler. Comme d’habitude, ma charmante épouse et moi-même
serons vos animateurs. »
La plaisanterie suscita quelques rires, mais ceux-ci s’interrompirent
brusquement quand le stade Edith Kanaka‘ole fut ébranlé par une nouvelle
secousse, comme il s’en était produit toutes les heures depuis le début de la
semaine.
Suivie d’une autre.
Et d’une autre encore.
Le public s’était déjà dirigé vers les sorties au fond de l’auditorium.
Mais les gens commençaient maintenant à se bousculer. Mac entendit une
femme crier et demander aux personnes les plus proches des portes de
s’écarter.
Les Cutler et les membres de la presse autour d’eux restèrent où ils
étaient.
« Je n’ai rien contre quelques roulements de tambour, dit Cutler sans se
démonter, mais là, c’est un peu excessif. »
Il y eut quelques rires nerveux. Certains journalistes levèrent les yeux
au plafond. D’autres regardèrent la sortie par-dessus leur épaule. Aucun ne
s’en alla, craignant manifestement de rater quelque chose, maintenant qu’un
autre spectacle débutait.
À cet instant, Oliver Cutler cessa de sourire.
« Et si on arrêtait de perdre notre temps, dit-il, et qu’on se mettait au
travail ? »
Deux caméramans qui filmaient pour la télévision se trouvaient juste
devant lui.
Il s’adressa directement à eux.
« Le général Rivers ne va peut-être pas être content d’entendre ce que je
m’apprête à dire, poursuivit Cutler. Mais ce qui nous menace vraiment au
Mauna Loa, c’est la Grande Éruption. Avec un grand G et un grand E. C’est
la raison pour laquelle M. Takayama de la Protection civile nous a sollicités,
Leah et moi, et c’est pour cette raison que nous sommes venus d’Islande
aussi vite que possible dans l’avion que J.P. Brett a eu la générosité de
mettre à notre disposition. »
L’enfoiré, pensa Mac. Espèce d’enfoiré suffisant et égocentrique. Mais
il savait que tenter de stopper Cutler à ce stade reviendrait à essayer de
stopper l’éruption d’un volcan.
« Je ne devrais probablement pas dire cela non plus, continua Cutler,
mais nous pensons que si l’armée et les responsables de l’Observatoire
volcanologique de Hawaï ne mettent pas notre plan à exécution, Hilo court
un danger grave et imminent. »
L’un des rares habitants de la ville à ne pas avoir quitté le bâtiment
après le séisme s’écria :
« Ce n’est pas ce que le général a dit !
— J’ai le plus profond respect pour le général Rivers, même si je ne le
connais que depuis peu. Mais c’est un militaire. Le militaire par excellence.
Et, de ce fait, il est quasiment dans l’obligation de ne pas vous dire tout ce
qu’il sait. Malheureusement – ou peut-être heureusement pour Hilo –, je ne
suis pas soumis aux mêmes règles. »
Cutler regarda directement les caméras.
« Vous devez tous savoir que Leah et moi avons eu l’occasion
d’examiner minutieusement la structure subvolcanique », dit-il.
Ben voyons, pensa Mac, luttant contre l’envie pressante de se lever et
d’entraîner Cutler loin des caméras. Il baissa les yeux et se rendit compte
qu’il serrait les poings.
Mais Mac savait que soustraire Cutler à la presse ne ferait qu’empirer
les choses pour lui et pour l’armée – cela donnerait l’impression qu’ils
avaient quelque chose à cacher.
« Au début, continua Cutler, j’espérais que la Grande Île s’éloignait de
ce que nous appelons un panache mantellique. Mais il s’avère que le
panache, qui est comparable à la pulsation du volcan, s’est
considérablement renforcé au cours de la semaine écoulée, comme nous
venons tous d’en faire l’expérience, une fois de plus. Cela signifie que le
magma accélère la cadence, et que son volume sous le Mauna Loa est tel
qu’on peut parler de super-panache, ce qui explique pourquoi le volcan
continue de faire trembler la terre sous vos pieds. Et c’est pourquoi Leah et
moi-même pensons que nous sommes en présence de quantités de lave
jamais vues jusqu’à maintenant. Et qu’il est possible, si nous n’agissons pas
rapidement et de manière décisive, que Hilo ne soit pas la seule zone
menacée. »
Cutler prit une grande inspiration.
« C’est toute l’île qui est menacée », déclara-t-il.
Tous les journalistes l’assaillirent de questions en même temps, et
Cutler fit un geste pour réclamer le silence, comme Rivers l’avait fait
depuis le podium quelques minutes auparavant.
« C’est tout ce que j’ai à dire pour l’instant. Leah et moi allons
travailler toute la nuit pour continuer à suivre ces événements sismiques
répétés et franchement inquiétants. Les séismes d’une magnitude supérieure
à trois, qui se produisaient tous les trois jours environ, sont maintenant
quotidiens. Et les séismes d’une magnitude de quatre ou cinq qui se
produisaient tous les mois sont maintenant hebdomadaires. »
Leah fit un pas en avant, les yeux braqués sur les caméras.
« Le magma que mon mari a décrit n’est pas seulement en train de
monter, il monte très rapidement, forçant le sol autour du volcan à gonfler
jusqu’au point de rupture. C’est la raison pour laquelle notre réaction doit
être incisive et rapide.
— En résumé, conclut Oliver Cutler, nous n’avons peut-être pas
simplement affaire à une grande éruption, mais à la plus grande éruption
que ce volcan ait jamais connue. »
Une fois de plus, il marqua une pause pour ménager ses effets.
« Peut-être la plus grande éruption que le monde ait jamais connue. »
Chapitre 47

Mac attendit que le parterre de journalistes se soit dispersé avant de se


diriger au pied de la scène, où se tenaient les Cutler et Henry Takayama.
« Vous avez quelques minutes pour discuter avant de partir ? demanda
Mac à Oliver. Voyez ça comme un échange d’informations.
— Pas de problème, répondit Oliver. Ici, ça vous va ?
— Et si on allait dehors ? proposa Mac. Je n’en aurai probablement pas
pour plus de cinq minutes, maximum.
— Ça marche », dit Cutler. Il se tourna vers Takayama, que Mac n’avait
salué que d’un signe de tête : « Henry, pourquoi Leah et vous ne retournez
pas à la villa. Elle et moi y travaillerons ce soir. Vous pouvez dire à notre
chauffeur que j’arrive tout de suite. »
Leah Cutler et Takayama descendirent l’allée centrale et sortirent par la
double porte, sans un regard derrière eux, les plafonniers de l’auditorium se
reflétant joliment, pensa Mac, sur la combinaison argentée de Leah.
Dehors, Mac jeta un coup d’œil à la ronde pour s’assurer qu’il n’y avait
qu’eux deux dans la zone obscure près du parking arrière. Il saisit alors
Cutler par le devant de sa combinaison, le souleva presque du sol, et le
plaqua si violemment contre le mur du stade que la tête de Cutler fit un
brusque aller-retour.
« Vous avez perdu la tête ou quoi ? lui dit Mac.
— C’est moi qui ai perdu la tête ? bafouilla Cutler. Lâchez-moi, espèce
de salaud.
— Je sais ce que vous vous demandez, Ollie. Où sont tous vos copains
des médias quand vous auriez vraiment besoin d’eux ? » Il donna une autre
bourrade à Cutler, puis le relâcha. Le Dr John MacGregor ne se rappelait
plus à quand remontait sa dernière bagarre, ou de ce qui pouvait s’en
approcher. Peut-être à ses années de collégien. Mais, à cet instant, il avait
sérieusement envie de se battre.
Son visage était encore proche de celui de Cutler, qui était devenu
cramoisi. Mais Mac pouvait voir dans les yeux d’Oliver Cutler que celui-ci
n’allait pas dire ni faire quoi que ce soit pour envenimer la situation.
« Je peux savoir ce que vous cherchiez à faire exactement, là-dedans ?
interrogea Mac. À part peut-être vous faire virer, vous et votre femme, ce
qui ne serait pas pour me déplaire, franchement. Je ne sais pas ce que vous
faites ici, vous et Leah. Peut-être que Rivers pense qu’à vous deux vous
serez capables d’humaniser la situation. Ou peut-être qu’au moment où
Takayama vous a invités à la fête, il était trop tard pour que le général
puisse y faire quoi que ce soit. De toute façon, je m’en contrefous. Ce dont
je ne me fous pas, en revanche, c’est que vous me causiez des problèmes.
— Je disais la vérité.
— La vérité ? rétorqua Mac en ricanant. Peut-être que ces gogos des
médias ont avalé le fait que vous aviez fait un “examen minutieux de la
structure subvolcanique”. » Mac leva les mains pour mettre ces mots entre
guillemets, ce qui fit tressaillir Cutler. « Mais on sait très bien tous les deux
ce qu’il en est, n’est-ce pas ? Vous et Leah n’êtes pas sismologues, et je sais
que vous n’en employez aucun, parce que vous n’êtes que des chasseurs de
lave. Il se trouve que je connais tous les endroits où vous êtes allés depuis
que vous avez mis les pieds sur cette île. Et le Mauna Loa ne faisait pas
partie du programme. Pas plus que la data room de l’OVH.
— Vous me faites suivre, MacGregor ?
— On garde un œil sur les électrons libres. Même ceux déguisés en
pom-pom girls de science-fiction. »
Cutler ne releva pas.
« Les gens ont le droit de savoir ce qui se passe à l’intérieur de cette
montagne, dit-il. Et, d’ailleurs, je n’ai aucun ordre à recevoir de vous. Je
rends compte au général Rivers, tout comme vous. »
Il fit un pas de côté le long du mur pour mettre un peu de distance entre
lui et Mac. Ils étaient toujours seuls derrière l’auditorium.
« Vous vous comportez comme si je m’étais porté volontaire pour cela,
dit Cutler. Ce n’est pas le cas. On m’a demandé de venir.
— Ouais, dit Mac, par ce gratte-papier de Takayama, c’est ce que je
disais. Il a estimé que vous pourriez être utile, mais tout ce que vous avez
fait là-dedans, c’est vous comporter comme un idiot utile.
— Vous feriez mieux de trouver un moyen de travailler avec moi, dit
Cutler, parce que ma femme et moi avons prévu de rester. »
Mac fit un pas vers lui, mais Cutler ne recula pas.
« Non, Ollie, vous avez mal compris. C’est vous qui allez devoir
trouver un moyen de travailler avec moi. Ou je vous enterrerai. »
Il laissa ses paroles flotter dans l’air de la nuit, puis monta dans sa
voiture, claqua la portière et s’en alla. Il était tellement pressé de s’éloigner
de Cutler qu’il ne remarqua pas la jolie brune qui traversait le parking
depuis l’autre côté du bâtiment en lui faisant frénétiquement signe de
s’arrêter.
Chapitre 48

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 60 heures

« Que va faire Rivers quand il apprendra ce que Cutler a balancé aux


médias ? demanda Rebecca Cruz à Mac quand ils retournèrent à l’OVH.
— J’espère qu’il va lui creuser une nouvelle tranchée », répondit Mac.
La tâche immédiate pour l’équipe de Mac et Cruz Demolition était de
déterminer la trajectoire de descente la plus abrupte et la plus sûre qu’ils
pouvaient créer pour la lave, en s’appuyant sur leur plan initial de
bombardement ciblé au sol. Au lever du jour, Mac et Rebecca se rendraient
au Mauna Loa pour décider où placer les explosifs que Rebecca
déclencherait à distance au passage de la lave.
« Nous allons avoir besoin des emplacements précis du plus grand
nombre de tunnels de lave que nous pourrons trouver afin de les utiliser
efficacement », expliqua Mac au groupe de nouveau assis autour de la
longue table de la salle de conférences. « Nous devons également repérer
des endroits où creuser assez profondément dans la roche pour poser nos
bombes. Bien entendu, ce sont les experts de Cruz Demolition qui nous
feront profiter de leur compétence en la matière.
— Nous devrons accélérer la mise en place des bombes dans des
caissons de protection thermique », fit savoir David Cruz.
Sa sœur sourit.
« Une détonation prématurée, dit-elle. Ce n’est jamais une bonne chose,
pas vrai, les gars ? »
— Si jamais ça arrivait, est-ce qu’on a encore envie de connaître la
suite ? demanda Jenny Kimura.
— Pas vraiment, répondit Rebecca. Mais je suis sûre que vous pouvez
deviner.
— Est-ce que j’ai envie de deviner ? dit Jenny.
— Pas vraiment », répéta Rebecca.
Personne ne parla pendant un moment.
« On est bons pour l’instant ? » finit par demander Mac.
Tout le monde acquiesça d’un hochement de tête. Rick, Kenny et Pia
Wilson retournèrent à leur poste pour prendre connaissance des derniers
relevés sismologiques. Rebecca Cruz, son frère et leur cousin Leo
annoncèrent qu’ils se rendaient en salle des cartes pour revoir leurs plans.
« Qu’est-ce que vous avez de prévu, là, tout de suite ? demanda
Rebecca à Mac.
— Jenny et moi allons faire un tour.
— Ah bon ? s’étonna Jenny. Je peux te demander où ?
— Au Tunnel de glace.
— L’armée est au courant de notre venue ?
— J’ai pensé qu’on pourrait les surprendre, dit Mac.
— C’est ça, dit Jenny. Je suis sûre que le grand manitou adore les
surprises. »

« Tu roules très vite, dit Jenny à Mac dans la voiture.


— Je roule toujours vite quand j’essaie de sauver le monde, répondit
Mac.
— En effet, présenté comme ça…, dit Jenny en se cramponnant au
tableau de bord alors que la voiture faisait une embardée. Mais je ne vais
pas te mentir, MacGregor, j’ai eu des rendez-vous galants plus réussis. »
Ils avaient appelé le sergent Matthew Iona pour le prévenir de leur
arrivée ; Mac avait mis le téléphone sur haut-parleur. Iona leur avait dit
qu’il serait bientôt au Tunnel de glace et les avait informés du fait qu’il
inspectait désormais les bonbonnes toutes les deux ou trois heures.
Après que Mac eut raccroché, Jenny demanda : « Tu t’es déjà demandé
pourquoi ils avaient appelé ça le Tunnel de glace au lieu de dire ce que
c’était vraiment ?
— Tu veux dire une installation de stockage de déchets toxiques à
l’intérieur d’un volcan situé à côté d’un autre volcan beaucoup plus grand et
sur le point d’exploser ?
— Oui, dit Jenny. Voilà.
— Est-ce que j’aurais oublié de préciser une installation de stockage de
déchets toxiques sécurisée ?
— Croisons les doigts.
— Peut-être qu’un signe de croix serait plus approprié », dit Mac.
Ils arrivèrent, s’enregistrèrent et prirent la direction du vestiaire où
étaient suspendues leurs combinaisons thermiques. Leurs casques étaient
sur le dessus des casiers. Ils se changèrent et ressortirent pour se rendre à la
Jeep de l’armée qu’Iona avait prévue à leur intention.
Mac roula plus lentement sur l’étroite piste de montagne. À un moment
donné, il regarda Jenny et la vit sourire. Elle tenait leurs deux casques sur
ses genoux.
« Pourquoi tu as cet air-là ? demanda-t-il.
— Quel air ?
— Tu as l’air heureuse, ce qui est curieux, vu les circonstances.
— Je suis juste contente de faire ça avec toi, dit Jenny. Honorée, en fait,
sans vouloir paraître trop grandiloquente. J’espère aussi que le général
Rivers se rend compte de la chance qu’il a de t’avoir comme chef
d’orchestre.
— Vraiment ? demanda Mac. Je suis le chef d’orchestre ?
— On sait très bien, toi et moi, que c’est le cas.
— Je ne voudrais pas être celui qui va l’annoncer à Brett et aux Cutler.
— Franchement, je ne sais pas pourquoi Rivers a tenu à les impliquer,
dit-elle.
— Je ne pense pas qu’il les aurait fait venir de sa propre initiative. Mais
maintenant qu’ils sont là, ils viennent à point nommé pour servir à ce que
j’ai toujours considéré comme l’une des premières règles de
commandement dans l’armée.
— Qui est ?
— Toujours protéger ses arrières, dit Mac. Plus il y a de personnes dans
l’équipe du général, plus les responsabilités seront diluées si quelque chose
tourne mal.
— Quoi, plus personne ne veut assumer ses responsabilités ?
— Dis-toi bien que si quelque chose tourne mal, il n’y aura plus
personne pour porter le chapeau de toute façon.
— Il n’y aura plus personne, tout court. »
Ils reparlèrent de la confiance que Rivers avait placée en eux, du secret
qu’ils gardaient tous. Jenny se demandait s’il leur en avait parlé par respect
ou par nécessité, et Mac lui répondit qu’il y avait probablement un peu des
deux. Rivers n’avait peut-être pas entièrement confiance en Mac, Jenny et
Rebecca Cruz, mais il avait clairement fait comprendre qu’il n’en avait
absolument aucune pour J.P. Brett ou les Cutler.
Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes.
Jenny finit par prendre la parole, d’une voix douce.
« On va y arriver, pas vrai, Mac ? s’enquit-elle. Dis-moi qu’on va y
arriver. »
Il sourit.
« En ce qui me concerne, dit-il, ma responsabilité s’arrête ici.
— Sans déconner », dit Jenny Kimura, et ils parvinrent tous les deux à
en rire.
Mac arrêta la Jeep à côté de celle du sergent Iona, à une centaine de
mètres des lumières de l’entrée. Ils allaient faire le reste du chemin à pied.
Mais alors que Jenny et lui descendaient de la Jeep, casques à la main,
ils virent le sergent Matthew Iona dévaler la colline dans leur direction,
tandis que des hommes en combinaison de protection se précipitaient vers
l’entrée du Tunnel de glace.
Chapitre 49

À l’extérieur du Tunnel de glace, le Mauna Kea, Hawaï

Mac et Jenny restèrent où ils étaient, à côté de la Jeep, et attendirent que


Iona les rejoigne.
Ils entendirent le rugissement d’autres voitures derrière eux et se
retrouvèrent dans le faisceau de leurs phares ; ils durent même faire un bon
de côté pour éviter d’être percutés par les Jeep qui passaient en trombe.
Elles transportaient d’autres hommes en combinaison de protection qui,
dès que les véhicules s’arrêtaient, se ruaient à l’intérieur, armés de
projecteurs LED et de ce qui ressemblait à de grosses armes de poing, mais
que Mac savait être des extincteurs Cold Fire.
Une minute plus tard, un camion de pompiers de l’armée arriva, deux
militaires dans la cabine, un autre debout dans l’ouverture de la porte
arrière, à côté d’une pompe à eau, la lance déjà dans les mains.
Le camion de pompiers s’arrêta à côté des Jeep ; le militaire à l’arrière
en était déjà descendu, tirant la lance vers l’entrée.
Iona rejoignit Mac et Jenny, hors d’haleine, sa poitrine se soulevant
sous sa combinaison jaune. Lorsqu’il retira son casque, Mac vit la sueur qui
ruisselait sur son visage.
« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Mac.
Iona essaya de parler, mais il était encore trop essoufflé. Il regardait
fixement l’entrée et la fumée qui s’en échappait.
« Iona ! dit Mac en le tirant par le bras. Qu’est-ce qui se passe là-haut ?
— Il y a… il y a eu une fuite, dit-il. Une des bonbonnes cassées… on
essaie d’éliminer tout le produit.
— Qu’est-ce que ces hommes croient nettoyer ? demanda Mac.
— Des déchets nucléaires décomposés, répondit Iona. Du combustible
irradié provenant de navires de la marine et de centrales électriques privées
dont on leur a dit qu’ils étaient là depuis trente ans. Et même des déchets
solidifiés. » Iona regarda autour de lui. Il n’y avait qu’eux. Il baissa tout de
même la voix. « Nous leur avons fait prendre les mêmes précautions que
celles qu’ils prendraient s’ils savaient ce qu’il y avait réellement dans cette
bonbonne, dit-il.
— Vous êtes sûr qu’il n’y en a qu’une seule ? demanda Mac.
— Oui. »
Le regard de Mac se porta derrière Iona ; il voulait aller y voir de plus
près. Il dit à Jenny de ne pas bouger et courut vers le haut de la colline ; il
fit une dizaine de mètres à l’intérieur de la grotte avant d’être arrêté par un
des hommes en combinaison de protection. La voix du militaire était
métallique et presque inaudible derrière son masque lorsqu’il fit barrage à
Mac.
« Vous n’irez pas plus loin.
— Je travaille pour le général Rivers, dit Mac.
— Ça ne change rien », répondit le militaire.
Derrière lui, Mac apercevait la tache noire près de l’entrée, comme si un
encrier avait été retourné.
Chapitre 50

Si Mac avait porté une combinaison de protection, il aurait peut-être


tenté de s’approcher, mais ce n’était pas le cas. Il ne savait pas trop ce que
la tache noire signifiait, mais elle avait capté son attention.
Il redescendit la colline pour rejoindre Jenny.
« Qu’est-ce que tu as pu voir ? demanda-t-elle.
— Quelque chose qui m’a foutu une sacrée trouille. »
Il lui raconta ce qu’il avait entendu à son arrivée à l’OVH, au sujet d’un
incident survenu au Jardin botanique, impliquant des militaires en
combinaison de protection qui avaient déboulé et rasé une partie des lieux.
« J’ai essayé d’en savoir plus, dit Mac. Mais l’événement n’avait laissé
aucune trace.
— Tu penses que ce qui s’est passé là-bas est lié d’une manière ou
d’une autre à ce qu’il y a à l’intérieur de ces bonbonnes ? interrogea Jenny.
— Tout ce que je sais, c’est qu’on est en train de remuer ciel et terre
pour empêcher une coulée de lave de s’approcher d’ici.
— Il faut partir du principe qu’ils savent comment contenir ça.
— C’est l’armée qui a créé ce putain de problème au départ », dit Mac.
Dix minutes s’écoulèrent.
Puis vingt.
La plupart des militaires en combinaison étaient à l’intérieur du Tunnel
de glace à présent. Un silence inquiétant était retombé après la ruée initiale
des autres Jeep et du camion de pompiers.
Mac regarda fixement l’entrée. Plus personne n’entrait ni ne sortait. Il
voulait savoir ce qui se passait à l’intérieur. Il détestait ne pas savoir.
Parfois, ne pas savoir était la seule chose au monde qui l’effrayait.
Trente minutes.
Quarante.
« Qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre là-dedans ? » demanda Mac.
Jenny lui prit doucement la main.
« Respire, dit-elle.
— Et puis quoi encore ! »
Le bruit d’un véhicule brisa à nouveau le silence à l’extérieur de la
grotte. Ils se retournèrent pour voir qu’il s’agissait d’une autre Jeep qui se
dirigeait droit sur eux, conduite par le colonel Briggs. Celui-ci l’arrêta
brusquement à quelques mètres dans une gerbe de pierre de lave et de terre.
Un seul camion cargo suivait la Jeep.
Le général Rivers en personne occupait le siège passager de la Jeep.
Il était en tenue, mais ne portait aucun équipement de protection. Il
passa devant Mac et Jenny sans un mot et entra dans la grotte d’un pas
énergique.
Briggs dut courir pour le rattraper.
Plusieurs minutes s’écoulèrent encore. Mac et Jenny restèrent là où ils
étaient. Puis, lentement, les militaires en combinaison de protection
commencèrent à sortir les uns après les autres. Le camion de pompiers
repartit, puis les autres Jeep. Les trois dernières Jeep restantes étaient celle
de Mac et Jenny, celle d’Iona et celle que Briggs conduisait ; comme si elles
formaient la dernière partie du défilé.
Briggs émergea de la grotte, le sergent Iona à ses côtés.
Le dernier à en sortir fut le général Mark Rivers.
Il rejoignit Mac et Jenny d’un pas vif, avec un maintien d’une raideur
toute militaire, comme toujours, comme s’il s’apprêtait à passer les troupes
en revue.
Il se planta devant Mac.
« Il n’y avait qu’une bonbonne ? lui demanda Mac.
— Elle a été isolée », répondit Rivers.
Il dit à Mac et à Jenny qu’ils pouvaient partir et laisser l’armée terminer
le travail et il ajouta qu’il s’apprêtait lui-même à quitter les lieux.

Quelques secondes après le départ de Mac et Jenny, un militaire en


combinaison de protection descendit la colline en courant vers Rivers. « Il
faut que vous veniez avec moi, mon général, dit le militaire. Mais vous
devez d’abord enfiler une de ces combinaisons. » Rivers sortit sa
combinaison jaune de l’arrière du camion-cargo et l’enfila rapidement. Le
colonel Briggs, vêtu lui aussi d’un équipement de protection, l’attendait
avec trois autres militaires à l’intérieur du Tunnel de glace.
Le corps étendu à leurs pieds portait également une combinaison jaune.
Elle était déchirée le long du bras droit. L’homme n’avait plus de gants.
La main droite noircissait déjà.
« Sa combinaison a dû se déchirer contre la paroi », conjectura l’un des
militaires. L’homme fit une pause, puis ajouta : « C’était l’un des premiers à
entrer ici.
— C’est tellement rapide.
— Pas toujours, mon général, dit Briggs. Mais ça peut. Et c’est le cas
ici.
— Quel est son nom ? demanda Rivers.
— Sergent Lalakuni, répondit Briggs. Tommy. »
Rivers regarda fixement la main découverte.
« Sa famille ?
— D’après les hommes, sa femme est morte l’année dernière dans un
accident de voiture à Honolulu, dit Briggs. Ses parents, tous deux
originaires de l’île, sont décédés. »
Rivers s’approcha du corps.
« Ne touchez à rien, mon général, avertit Briggs.
— Qui a enlevé le gant ? interrogea Rivers.
— C’est lui, répondit l’un des militaires. Il a dit qu’il avait l’impression
de brûler. »
La lumière était suffisamment forte pour qu’ils puissent voir le visage
de Lalakuni commencer à noircir derrière son masque.
Personne ne dit rien pendant quelques secondes. Tous fixaient le corps.
« Le sergent Lalakuni est mort brûlé par la lave, c’était un accident »,
décréta Rivers.
Il attendit, dévisageant les hommes les uns après les autres.
« Est-ce que c’est compris ? »
Tous semblaient soulagés de regarder autre chose que le corps. Ils
acquiescèrent.
Il y eut un autre silence, plus long que le précédent, dans le calme
inquiétant de la grotte.
« Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? finit par demander un des militaires.
— J’ai vu des pelles à l’arrière du camion, répondit le général Mark
Rivers sans hésiter. Allez les chercher.
— Où comptez-vous l’enterrer, mon général ?
— Ici », répondit Rivers.
Chapitre 51

Réserve militaire américaine, Hawaï


Dimanche 27 avril 2025

Une fois le nettoyage intérieur et extérieur de la grotte terminé, le


sergent Noa Mahoe fut l’un des premiers à retourner à la base. Il avait
accompli son devoir, en bon soldat, mais il avait d’autres projets pour la
soirée.
Noa avait un rencard.
Et pas n’importe quel rencard. Il voyait Leilana Kane au Hale Inu
Sports Bar, leur endroit préféré. Ils avaient prévu de se retrouver à onze
heures, après son service – elle était hôtesse au Ohana Grill –, mais quand
Noa avait entendu parler de la fuite dans la grotte, il l’avait appelée pour
l’avertir qu’il serait en retard.
Avant ce soir-là, Noa n’avait jamais pénétré à l’intérieur du Tunnel de
glace. Il savait juste qu’il s’agissait d’une sorte d’entrepôt top secret.
Lorsque l’alarme avait retenti, ils avaient tous revêtu leur équipement, roulé
jusqu’à la montagne et nettoyé la grotte, mais personne ne leur avait donné
la moindre information sur ce qu’ils nettoyaient.
C’était désormais leur problème, pas le sien.
Son problème à lui était de quitter la base et de se rendre en ville, et il
comptait le faire avant même que le reste des gars qui avaient été à
l’intérieur de la grotte avec lui ne soient rentrés à la base. Il connaissait les
protocoles : laisser la combinaison de protection en tas avec les autres dans
le vestiaire. Se doucher avec le savon désinfectant spécial. Mettre des
vêtements propres. Passer au dosimètre et se faire tamponner la main.
Tout ça parce qu’ils s’étaient trouvés à proximité de déchets stockés
dans cette grotte depuis les années 1990, c’était du moins ce qu’on leur
avait raconté. Ensuite, on leur avait dit que tout ce qui s’était passé ce soir-
là était secret et qu’ils ne devaient pas en parler aux civils, y compris dans
leur propre famille.
Mais Noa n’avait pas le temps de respecter toute cette procédure, pas ce
soir. Leilana l’attendait et sa colocataire était absente : c’était leur soirée.
Il remit donc ses bottes, enfila un jean et un T-shirt blanc, retourna à la
caserne déserte, passa rapidement sous la douche et se dirigea vers le portail
d’entrée. Bizarrement, même après sa douche, il transpirait à grosses
gouttes. Il craignait d’entrer dans le bar avec des taches de sueur sur son T-
shirt. Il avait plus chaud maintenant que dans sa combinaison de protection,
à l’intérieur de cette grotte, qui lui avait fait l’effet d’un four.
Peut-être que son corps se croyait encore là-bas. Peut-être que c’était
parce que son cœur battait la chamade. Ton corps est en feu parce que tu vas
voir Leilana, se dit-il.
Alors qu’il s’approchait du portail, la sergente qui montait la garde
l’appela par son prénom.
« Tu devais être dans la première vague, lui dit Ulani Moore. La plupart
des gars sont encore dans le tunnel.
— Ouais, répondit Noa, ils voulaient qu’on parte ce soir. Il se fait tard.
— Tu as ton tampon ? »
Il se rapprocha d’elle. Ils s’étaient engagés tous les deux en même
temps. Elle était sans doute sa meilleure amie au sein de l’armée.
« Écoute, lui glissa-t-il, j’ai fait tout ce qu’il fallait, mais il se trouve
que j’ai un rencard. »
Ulani sourit.
« Comme quoi les miracles existent. »
Il lui dit avec qui il avait rendez-vous, où il allait et à quel point il était
déjà en retard.
« Tu ne pourrais pas me faire une fleur et me laisser sortir sans le
tampon, juste pour cette fois ? » plaida Noa.
Ulani regarda autour d’elle.
« Vas-y », dit-elle.
Elle lui ouvrit le portail, et Noa se mit à courir en direction du parking
des civils.
Toujours en feu.
Trente minutes plus tard, Ulani Moore se retrouvait dans un bureau face
au général Mark Rivers. Si elle n’avait pas été sergente dans l’armée
américaine, une femme sergente qui se targuait d’être aussi coriace, forte et
compétente que n’importe quel homme de la base, elle se serait peut-être
mise à pleurer.
Elle ressentait un mélange de peur et d’intimidation. Elle avait commis
une grave erreur de jugement, et elle avait rapidement dû rendre des
comptes. Pas seulement à son propre commandant, qui plus est, mais au
Général en personne.
« J’ai vu la vidéo où l’on vous voit ouvrir le portail, dit Rivers. Mais
comme le jeune homme n’était pas en uniforme, nous n’avons pas été en
mesure de l’identifier. Vous allez donc le faire pour nous, n’est-ce pas,
sergente ? »
Il n’élevait pas la voix, mais, bizarrement, Ulani avait l’impression qu’il
lui hurlait dessus.
« Est-ce que je vais être renvoyée de l’armée pour ça, mon général ?
demanda Ulani. Parce qu’il faut que je vous dise que j’ai toujours voulu être
soldat. Mon général. »
Rivers n’entendit pas cette confidence ou celle-ci le laissa indifférent,
tout simplement.
« Qui était-ce ? demanda Rivers.
— C’est mon ami.
— C’est la dernière fois que je pose la question. » Tout son corps était
parfaitement immobile, ses yeux bleus et froids fixés sur elle, comme s’ils
étaient congelés dans leurs orbites.
Elle le lui dit.
« Vous a-t-il dit où il allait ?
— C’est important, mon général ?
— Il s’est passé beaucoup de choses après qu’il a quitté la grotte, dit
Rivers. Et il n’aurait jamais dû être autorisé à quitter cette base. Et je m’en
tiendrai là. »
Ulani Moore lui dit où le sergent Noa Mahoe avait dit qu’il allait.
« Vous pouvez disposer, dit Rivers.
— Qu’est-ce qui va lui arriver ?
— Ce n’est pas votre problème.
— Me donnez-vous la permission de parler librement, mon général ?
— Si vous êtes absolument certaine de le vouloir.
— Qu’est-ce que j’étais censée faire ? demanda-t-elle, incapable de
contenir un rire nerveux. Lui tirer dessus ? »
Les yeux bleus ne cillèrent pas.
« Sachant ce que je sais maintenant ? dit Rivers. La réponse est oui. »
Chapitre 52

Hale Inu Sports Bar, Hilo, Hawaï

Assis à une table contre le mur sous l’un des écrans de télévision, ils se
tenaient par la main et se comportaient comme s’ils étaient seuls au monde
dans le bar bondé.
Noa trouvait Leilana plus belle que jamais, si tant est que cela soit
possible. Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois à l’Ohana Grill, il avait
pensé qu’elle était trop bien pour lui. Il en était persuadé. Pourtant, ils
étaient là.
« Tu es venu jusqu’ici en courant ? demanda-t-elle. On dirait que tu as
pris un coup de soleil sur la figure. » Elle toucha son visage avec ses doigts
frais. « Mon Dieu, Noa. Tu es brûlant. »
Il repensa à la base, à la décontamination qu’il n’avait pas effectuée,
aux bottes qu’il n’avait pas changées.
Il se persuada qu’il délirait. Ce qu’il ressentait, c’était la poussée
d’adrénaline qui l’avait amené ici, l’excitation d’être avec elle.
« Je serais venu en courant s’il avait fallu, dit-il. J’avais peur que tu ne
m’attendes pas. »
Elle lui demanda ce qui avait été si urgent. Il lui en dit autant qu’il le
pouvait, en présentant les choses comme une intrigue à la Mission
impossible.
Il sourit. Elle sourit. Ils avaient tous deux terminé leur première bière.
Noa avait déjà envie d’une deuxième, espérant que celle-ci le rafraîchirait.
« Est-ce que l’éruption va être aussi grave qu’on le dit ? questionna la
jeune femme. Le site du Star-Advertiser a choisi comme gros titre “La
Grande Éruption ?” avec un point d’interrogation à la fin. Est-ce que c’est
vrai ?
— Ne t’en fais pas. » Il prit leurs verres vides et se dirigea vers le bar.
« Je te protégerai. »
Il se sentait vraiment l’âme d’un Tom Cruise ce soir. Noa s’approcha du
bar, fit un signe au barman. Il remarqua que le dos de sa main était rouge
vif. La main qui n’avait pas été tamponnée.
Il la regardait fixement, comme hypnotisé par sa couleur, se demandant
s’il n’avait pas un sérieux problème, quand des hommes portant une
combinaison pareille à celle qu’il avait laissée sur le dessus d’une pile à la
base firent irruption par la porte.
Ils lui firent penser aux stormtroopers de Star Wars.
Et ils venaient droit sur lui.
« Sergent Noa Mahoe ? dit le commandant derrière son masque.
— Oui, dit Noa. Oui, monsieur. »
La sensation de brûlure n’avait jamais été aussi intense. Tous les
regards étaient braqués sur lui, y compris celui de Leilana, mais ce qu’il
ressentait était plus que de l’embarras, il était sûr de ça.
« Vous devez nous suivre, grogna l’homme. Maintenant. »
Un autre cria :
« Tous les autres, restez où vous êtes et n’essayez pas de partir. »
Le silence était tombé dans le bar bondé, mais pas pour longtemps.
« Va te faire foutre, Iron Man, lança un grand type debout au bar, un
autochtone en chemise à fleurs.
— Je vous déconseille de faire des histoires, monsieur, reprit le premier
stormtrooper.
— Tu sais ce que j’en fais de tes conseils ? » répliqua le grand gaillard.
Il essaya de bousculer deux des stormtroopers, mais ceux-ci le
repoussèrent violemment, en plein sur Noa. Il eut l’impression de s’être fait
renverser par une voiture.
Tous deux s’écroulèrent par terre.
Noa entendit des gens hurler tout autour de lui. Quelqu’un d’autre
tomba à terre. Il y eut d’autres cris ; Noa crut entendre d’autres hommes
passer la porte.
Il y eut une bagarre au-dessus de lui, puis quelqu’un tomba sur lui,
achevant de lui couper le souffle. Il se débattit pour se dégager des hommes
qui le plaquaient sur le sol couvert de sciure.
Alors qu’il se tortillait, il put voir la table où il était assis avec Leilana.
Elle n’était plus là.
La dernière pensée du sergent Noa Mahoe avant de perdre connaissance
fut qu’il avait l’impression d’être en train de brûler vif.
Chapitre 53

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï

Toutes les pensées de Mac étaient tournées vers les bonbonnes en verre.
Il se demandait surtout comment l’armée pouvait faire tout ce qu’elle
était en train de faire, construire tout ce qu’elle était en train de construire
au Mauna Loa et au Mauna Kea, tout en étant incapable de trouver un
moyen d’évacuer les bonbonnes.
Il y pensa alors que son équipe et lui essayaient de mettre au point une
dernière série de procédés pour empêcher leur contenu de s’échapper dans
l’atmosphère si la lave les atteignait, mais ils étaient aussi impuissants à
parer cette éventualité que le reste de la planète finirait par l’être.
Une planète dont les habitants n’avaient aucune idée de ce qui était
peut-être sur le point de se produire sur une île au milieu de l’océan
Pacifique.
Tous les hommes, peu importe leur âge, grandissaient invariablement
dans la crainte qu’une attaque nucléaire ne détruise le monde. On y est,
pensait Mac à présent.
Il se rappelait vaguement avoir étudié au catéchisme les dix plaies
d’Égypte dans l’Ancien Testament, comment certaines d’entre elles avaient
détruit certains groupes et en avaient épargné d’autres.
Mais ce fléau-là n’épargnerait rien ni personne au bout du compte ; il
détruirait toute forme de vie sur la planète. Au début, il lui avait été
impossible de se faire à cette idée, de l’envisager de façon rationnelle.
Plus maintenant.
La fin. Mac avait le sentiment que le vrai Tunnel de glace était celui qui
se trouvait en lui ; connaître la gravité de la situation alors que l’horloge
égrenait son inexorable compte à rebours était comme une étreinte glacée
sur son cœur.
Ses fils… C’étaient eux qu’il portait dans son cœur.
Il était là à fixer une des photos sur son bureau, un cliché en noir et
blanc dans un petit cadre argenté de ses fils et de lui lors d’une partie de
pêche dans le Montana. Lorsqu’il leva les yeux, il fut surpris de voir Jenny
debout dans l’embrasure de la porte.
« Hé, tout va bien ?
— Pas vraiment, non. »
Elle fit le tour du bureau et regarda la photo qu’il tenait dans sa main.
« Je sais à quel point ils te manquent, Mac », dit Jenny.
Il reposa la photo encadrée, délicatement, comme si elle risquait de se
briser s’il ne faisait pas attention.
« Et si je ne les revoyais jamais ? demanda-t-il.
— Tu les reverras. »
Les mots qu’il prononça ensuite semblèrent jaillir de lui ; il ne pouvait
rien faire pour les contenir.
« Tu n’en sais rien ! Personne ne le sait ! »
Il était conscient du fait qu’il avait l’air furieux et que cela n’avait rien à
voir avec elle – sa meilleure amie, sa coéquipière et tout ce qu’elle
représentait pour lui et ce qu’elle ne serait peut-être jamais plus s’ils ne
parvenaient pas à tenir la lave à distance de la grotte.
Mais c’était Jenny. S’il était conscient de tout ça, elle l’était aussi.
« Désolé, dit-il.
— Tu sais que tu n’as pas à t’excuser auprès de moi.
— Oui. Oui, je sais. »
Elle s’assit sur le bord du bureau.
« Je ne vais pas y arriver », dit-il dans un murmure.
Elle lui sourit.
« Alors on est vraiment foutus », répondit-elle.
Il fut incapable de lui rendre son sourire.
« Il m’arrive de venir ici, de fermer la porte, de m’asseoir derrière ce
bureau et d’essayer de réfléchir à ce que j’ai pu laisser passer, dit-il. Et puis,
d’un coup, l’envie me prend de défoncer un de ces murs avec mon poing. »
Il baissa les yeux et vit ses poings serrés devant lui.
« Je n’ai pas signé pour ça ! » Il se moquait de savoir si les gens dans
le bureau d’à côté pouvait l’entendre.
« Aucun d’entre nous n’a signé pour ça, dit doucement Jenny. Et
pourtant, on est tous là. Mais tout ce que je te demande, c’est de ne laisser
personne d’autre te voir comme ça. Parce que ce n’est pas toi, et on le sait
parfaitement tous les deux.
— J’ai le droit de me sentir comme ça, Jenny, dit Mac. Et j’ai le droit de
te dire que là, tout de suite, j’ai le sentiment qu’il n’y a pas l’ombre d’une
chance qu’on réussisse notre coup. »
Elle passa derrière lui et tendit le bras pour ouvrir le tiroir du bas où elle
savait qu’il rangeait sa bouteille de Macallan et deux verres. Elle les
remplit, pour lui et pour elle.
Ils burent, et Jenny s’essuya ostensiblement la bouche d’un revers de
main.
« Maintenant, tu vas la fermer et te mettre au travail, parce que moi,
c’est ce que je vais faire », déclara Jenny. Arrivée à la porte, elle ajouta :
« C’est toi qui me dis toujours que si ces boulots étaient faciles, tout le
monde les ferait. »
Et elle quitta la pièce.

* * *

Mac détecta la tension dans la voix de Briggs lorsque le colonel


l’appela pour lui dire qu’il avait quelque chose à lui montrer et qu’il devait
venir immédiatement. C’était comme si la voix de Briggs était tendue à son
maximum et que la prochaine parole qu’il prononcerait pourrait la casser
net, comme un élastique. Il dit à Mac où il se trouvait ; dans un chalet isolé
au bout de Pe‘epe‘e Falls Road, à proximité d’une succession de cascades
connues à Hilo comme la région des Boiling Pots.
« N’oubliez pas de vous arrêter à la base sur le chemin pour prendre
votre combinaison de protection », dit Briggs.
Chapitre 54

Le colonel attendait Mac devant ce qui ressemblait à un chalet en


rondins à l’ancienne, situé à l’écart dans les bois au-dessus de Pe‘epe‘e
Falls Road, au moins un kilomètre et demi après les dernières lumières que
Mac avait croisées en roulant lentement sur un chemin de terre à peine
assez large pour sa Jeep.
Il y avait là des militaires, également en combinaison, qui braquaient de
puissantes lampes torches sur la façade du chalet.
Mac vit immédiatement que les arbustes que les locaux appelaient
« coton hawaïen » avaient noirci, comme sous l’effet d’une sorte de marée
noire interne. Les banians situés de part et d’autre de la porte d’entrée
étaient également devenus noirs et commençaient à se flétrir ; leurs
rameaux étaient aussi fins que des allumettes. Il y avait une odeur de feu de
forêt, même si aucune fumée ne provenait des bois entourant le chalet.
Seule la terre était brûlée autour d’eux.
« Suivez-moi », dit Briggs.
Des projecteurs Nomad sur batterie éclairaient l’unique pièce, quelques
chaises disposées autour d’un vieux billot de boucher recouvert de canettes
de bière, de bouteilles de whisky vides et de cendriers pleins de mégots.
Les trois hommes gisaient sur le sol, yeux et bouche ouverts, comme
s’ils étaient morts de suffocation.
Ce n’était pas le pire.
Leurs visages, leurs cous, leurs bras, leurs mains et leurs pieds étaient
aussi noirs que les arbustes et les arbres à l’extérieur. On aurait dit que leurs
jeans et leurs T-shirts avaient brûlé sur eux dans un incendie.
Sauf qu’il n’y avait pas trace d’incendie dans le vieux chalet en bois.
Mac ne parvenait pas à détourner son regard des corps. Il passait de l’un
à l’autre. Il entendait sa respiration s’accélérer et se faire plus superficielle à
l’intérieur de son masque. Il craignait de vomir.
« Nous avons reçu un appel il y a environ une heure, dit Briggs en
fixant lui-même les corps.
— Un appel de qui ? » demanda Mac.
Soit Briggs était perdu dans ses pensées concernant la scène qui les
entourait et ne l’avait pas entendu, soit il ignorait simplement la question.
« Qu’est-ce qui s’est passé ici ? demanda Mac.
— La Mort noire », répondit Briggs.
Il marqua une pause, puis ajouta : « À tout point de vue. »
Il parla à Mac du cadavre du sergent Tommy Lalakuni dans le Tunnel
de glace, de la déchirure dans sa combinaison de protection et du fait qu’il
était manifestement mort de la même façon que ces hommes. Ce qu’il
restait de leurs vêtements ressemblait à la cendre qu’on trouve au fond d’un
barbecue, comme ce qu’ils avaient vu dehors sous les buissons et les arbres.
« On dirait que ce chalet servait de piaule temporaire, dit Briggs.
— De piaule et de chambre de combustion », dit Mac à voix basse.
Il ne voulait pas être dans cette pièce dans le voisinage de ces corps.
L’envie de fuir était irrésistible ; l’odeur devenait plus forte, malgré son
masque. Il voulait sortir d’ici immédiatement. Mais Briggs ne partait pas,
alors lui non plus.
« Avez-vous une idée de l’identité de ces hommes ? demanda Mac.
— Ils étaient des nôtres, répondit le colonel James Briggs. Ils faisaient
partie de l’équipe de nettoyage du Tunnel de glace. » Il marqua une pause.
« Et ils n’ont pas respecté les protocoles de décontamination qu’on leur
avait donnés. »
Mac se retourna vers les corps, qui semblaient être devenus plus noirs
encore depuis que Briggs et lui se tenaient là.
« Quand le général Rivers est sorti de la grotte, il a affirmé que la fuite
avait été contenue.
— Il le pensait. C’était avant qu’il n’apprenne qu’il y avait un corps à
l’intérieur de la grotte. » Briggs ajouta à voix basse : « J’ai vu des photos du
Viêt Nam. Le napalm avait le même effet. »
Ils finirent par retourner à l’extérieur. L’un des arbres qui était encore
debout à l’arrivée de Mac avait disparu, réduit à un tas de cendres. Dans
l’air frais de la nuit, Mac distinguait une légère vapeur s’élever des arbustes
qui commençaient à se recroqueviller.
Briggs dit qu’il y avait un autre militaire, encore vivant celui-là, à
l’infirmerie, actuellement en quarantaine et sous bonne garde jusqu’à son
transfert à l’hôpital de Hilo. Il était revenu du Tunnel de glace et avait quitté
la base en douce sans s’être décontaminé ni fait contrôler par le dosimètre,
sans savoir ce qui était arrivé au sergent Lalakuni.
« Il s’avère donc que notre sergent n’était pas le seul, dit Briggs. Ces
trois-là ont dû contourner la sécurité eux aussi. Ils se sont peut-être dit
qu’ils avaient besoin de boire quelques… l’un d’entre eux a essayé
d’appeler la base quand ils… quand ils ont réalisé ce qui leur arrivait.
— Est-ce qu’il pourrait y en avoir d’autres ? » demanda Mac. Briggs
hésita. Mac n’aimait pas du tout ça.
« On ne sait pas, dit Briggs en fixant le sol.
— Comment pouvez-vous ne pas savoir, putain ?! s’emporta Mac.
— Parce qu’on ne sait pas », dit Briggs. Il regarda Mac : « C’est ce qui
nous attend si le contenu de ces bonbonnes s’échappe.
— Une épidémie qui pourrait être en train de décimer Hilo en ce
moment même », dit Mac.
Briggs acquiesça d’un hochement de tête.
« Quoi que vous deviez faire pour protéger cette grotte, quoi que vous
et vos gars pensez faire, ce n’est pas suffisant », dit Mac. Puis : « Rivers est
au courant ?
— C’est lui qui m’a demandé de vous prévenir.
— Je dois me mettre au travail », dit Mac.
Mac et le général Rivers ne devaient pas se voir avant six heures du
matin, mais ils allaient devoir trouver un moyen de se voir avant. Courir
dans une combinaison de protection n’était pas chose facile, mais Mac
réussit à garder l’équilibre en dévalant la route jusqu’à sa Jeep. Il prit son
téléphone, appela le général Rivers et lui dit qu’il le verrait dans son bureau
après qu’il se serait décontaminé.
« Cela ressemblait à un ordre, lui répondit Rivers.
— Sûrement parce que c’en était un.
— Vous travaillez toujours pour l’armée, rappela Rivers.
— Et comment je me débrouille ? »
Chapitre 55

Réserve militaire américaine, Hawaï

Dans le bureau qu’il avait réquisitionné pour la durée de l’opération, le


général Rivers ne dit rien de la situation sur le terrain concernant les
militaires qui étaient sortis du Tunnel de glace en étant promis à une mort
certaine.
Et qui avaient pu faire une halte ou deux avant d’aller faire la fête dans
leur chalet perdu dans les bois au-dessus de Hilo.
« J’ai fait plusieurs guerres au Moyen-Orient, dit Rivers. J’ai vécu dans
un monde rempli de bombes artisanales et de fous portant des ceintures
d’explosifs. Et maintenant je suis assis là, sachant que cette éruption est
imminente, et j’ai l’impression que toute cette île est devenue une bombe
potentielle posée au bord de la route. »
Il posa ses coudes sur son bureau et prit son visage dans ses mains.
« Et maintenant, en plus de cela, parce que certains de mes subordonnés
ont estimé que les règles ne s’appliquaient pas à eux, je pourrais avoir un
début de pandémie sur les bras et vous carbonisé. »
Mac avait remis son pull et son jean. Sa combinaison avait été
récupérée et il avait été contrôlé et recontrôlé pour les radiations et déclaré
indemne.
Pour l’instant, pensa-t-il.
« Doit-on parler aux autres de ce dont je viens d’être témoin ? demanda
Mac à Rivers. Et est-ce que vous allez leur parler du corps dans la grotte ?
— Pas même sous la menace.
— Je déteste cacher des choses à mon équipe, dit Mac.
— Il faut qu’ils se concentrent sur ce qui va se passer au sommet de
cette montagne.
— Vous avez raison. »
Un sourire dérisoire passa sur les lèvres du général.
« Il fallait bien que ça arrive un jour. » Il se leva pour aller reprendre du
café. « Je fais venir des navires dans le port de Hilo dès ce matin. Nous
devons évacuer le plus grand nombre d’habitants possible.
— Toute la ville ?
— Nous n’avons pas assez de temps pour cela, dit Rivers. En nous
servant de vos cartes, nous allons traverser les zones qui nous semblent les
plus vulnérables et nous dirons aux habitants qu’ils doivent partir. Comme
on le fait sur le continent lorsqu’un ouragan se prépare.
— Je ne peux qu’approuver », dit Mac.
Rivers haussa les épaules.
« C’est la loi martiale, dit-il. Et je suis le maréchal.
— Vous faites ce que vous avez à faire. Comme toujours, je suppose. »
Le général se rassit et dit à Mac :
« J’ai besoin de vous, docteur MacGregor, maintenant plus que jamais.
Peut-être même plus que je ne le pensais. » Avant que Mac puisse réagir,
Rivers leva la main. « J’apprends vite, dit-il. Depuis toujours, depuis
l’Académie. Major de ma putain de promotion. Je suis malin. Mais les gens
vraiment malins sont conscients de leurs limites et savent quand ils les ont
atteintes. » Il sourit, à peine. « Vous voyez où je veux en venir ?
— Dites-moi ce que vous attendez de moi.
— Pour le reste de la journée et aussi longtemps qu’il le faudra, j’ai
besoin que ce soit vous qui preniez les décisions sur la façon de protéger
ces bonbonnes mortelles. Même si je veux qu’on ait l’impression que c’est
moi qui mène la danse. »
Mac devait partir à présent et retrouver Rebecca. Mais il savait que ce
tête-à-tête aussi était important. Ce fut à son tour d’esquisser un sourire.
« Vous êtes malin, en effet.
— Nous continuerons à parler d’une seule voix, dit Rivers. Je tiens à ce
que ce soit bien clair. »
Mac comprenait à quel point il était difficile pour un homme aussi
puissant, un homme dont le commandement et l’autorité étaient inscrits
dans son ADN, de déléguer ainsi son pouvoir.
De se subordonner de la sorte.
« Mais cette voix sera la vôtre, dès à présent », dit Rivers.
Le général se leva et tendit la main au-dessus de son bureau. Mac se
leva et la lui serra, ayant l’impression, à cet instant précis, de faire un salut
militaire.
« Maintenant, c’est à vous de me dire ce que vous attendez de moi », dit
Rivers.
Et Mac le lui dit.
Chapitre 56

Bâtiment de la Protection civile du comté de Hawaï, Hilo, Hawaï

Le pied de micro était installé au bout de la longue allée qui allait du


bâtiment principal à Ululani Street.
Les chaînes de télévision et les journaux locaux avaient envoyé un
courriel en nombre suite à l’annonce de la conférence de presse de Rivers,
sans se livrer à aucune spéculation sur la raison de sa présence ici de si bon
matin, ou sur les informations qu’il avait à offrir après ce qu’il avait déjà
déclaré à l’auditorium la veille au soir.
Les fourgons de régie étaient alignés à environ un pâté de maisons de
l’endroit où des militaires en uniforme avaient dressé des barrières de
contrôle devant les médias. Une foule assez importante de curieux se
formait derrière les journalistes et les photographes.
Mac et Rebecca étaient au Mauna Loa en train de planter des fanions
rouges aux endroits où ils prévoyaient d’enterrer leurs explosifs après avoir
coordonné leur implantation avec l’armée, mais ils s’interrompirent pour
regarder l’intervention de Rivers sur le téléphone de Rebecca au moment où
celui-ci s’approchait du micro.
Le général s’exprima rapidement, comme s’il ne voulait pas qu’on
mesure la portée de ses propos. Il parla succinctement d’explosifs terrestres,
de bombardements aériens, de tranchées et de murs, et du corps du génie de
l’armée. Si Mac n’avait pas été mieux informé, il aurait juré que le chef de
l’état-major interarmées lisait sur un prompteur.
« Ce sont là des mesures extrêmes, mais nécessaires, proposées par
notre équipe d’experts, poursuivit Rivers. Certaines d’entre elles, en
particulier les bombardements aériens, sont sans précédent. Mais je tiens à
souligner que rien de tout cela ne serait entrepris si nous n’étions pas
convaincus de la réussite de l’opération. »
Une journaliste de la télévision posa une question, mais ni Mac ni
Rebecca n’arrivèrent à l’entendre.
Rivers leva la main, comme un agent de police arrête la circulation.
« Le temps des questions viendra plus tard, car notre travail est sur le
point de commencer pour de bon. Encore une fois, je suis ici aujourd’hui
dans un souci de transparence et pour vous dire que nous sommes tous unis
dans cette épreuve. » Il marqua une pause.
« Il ne peut pas s’arrêter là, dit Mac à Rebecca.
— Attendez un peu, dit-elle.
— Il s’agit de circonstances extraordinaires, je pense que tout le monde
s’en rend compte à présent, poursuivit le général Mark Rivers. À bien des
égards, et je n’utilise pas cette référence à la légère, Hilo est sur le point
d’être attaquée comme Pearl Harbor l’a été en 1941. À cette différence que
cette fois-là, nous ne savions pas que l’attaque allait avoir lieu. Aujourd’hui,
nous sommes prévenus et nous serons donc préparés. »
Rivers baissa les yeux, puis regarda de nouveau le public.
« Pour toutes ces raisons et d’autres encore, trop nombreuses pour les
énumérer, j’ai décidé de placer Hilo sous la loi martiale. »
« Boum ! » fit la spécialiste en démolition à côté de Mac.
Chapitre 57

À l’intérieur du Mauna Loa

Quelques minutes après que Rivers se fut éloigné du micro sans


répondre aux questions, Mac et Rebecca pénétrèrent dans un tunnel de lave
sur le flanc sud-est de la montagne.
Mac avait la même sensation depuis des jours, celle de vivre avec un
pistolet sur la tempe.
Rebecca et lui s’enfonçaient dans l’obscurité souterraine en tenant
chacun une lampe torche à LED. Mac ignorait l’existence de ce tunnel
avant que Rick Ozaki ne le découvre la nuit précédente.
Rick et Jenny Kimura s’y étaient rendus parce que, disaient-ils, ils en
avaient assez d’avoir le nez sur leurs écrans. Rick avait emporté un
gravimètre, dont il se servait pour la détection de surface, un tunnel se
caractérisant par une densité plus faible en raison de l’absence de roche.
Après qu’ils étaient revenus et avaient montré à Mac ce qu’ils avaient
découvert, ce dernier avait pris Jenny à part :
« C’est toi qui as eu l’idée d’emmener Rick là-bas, n’est-ce pas ?
— J’ai juste fait ce que tu aurais fait à ma place.
— Si tu n’existais pas, il faudrait t’inventer, tu sais ça ? »
Jenny sourit.
« Du moment que tu le sais, toi. »
Maintenant, alors qu’ils se trouvaient à une cinquantaine de mètres à
l’intérieur du tunnel, Rebecca Cruz demanda :
« Est-ce qu’on est en sécurité là-dedans ?
— Définissez sécurité, répondit Mac.
— Je craignais une réponse de ce genre », dit-elle.
Le terrain était accidenté, presque impraticable par endroits. Ils
trébuchèrent et tombèrent plus d’une fois. À un moment donné, Rebecca fit
entendre un hoquet de surprise quand ils sentirent le sol s’incliner sous leurs
pieds ; comme si la grotte était en train de basculer sur le côté.
« Cela se produit parfois, dit Mac, il n’y a pas lieu de s’inquiéter.
— Je ne suis pas non plus censée m’inquiéter de la chaleur insensée
qu’il fait ici ? demanda-t-elle.
— Je vous avais dit de vous habiller légèrement. Comme pour une
journée à la plage. » Il haussa les épaules. « Façon de parler. »
Alors qu’ils s’enfonçaient plus avant dans le tunnel, Mac dit : « C’est
notre façon à nous d’essayer d’escroquer la lave. Notre but est qu’elle pense
qu’elle va exactement là où elle veut aller alors qu’en réalité on va l’obliger
à aller là où on veut qu’elle aille lorsque vos petites bombes seront en place.
— Et on veut aussi l’empêcher d’aller là où on ne veut surtout pas
qu’elle aille, ajouta Rebecca.
— Près de ces bonbonnes, dit Mac. Et sur les trottoirs de Hilo. »
Elle s’arrêta et le regarda droit dans les yeux.
« Vous savez, docteur MacGregor, dit-elle, jusqu’à présent vous ne
m’avez parlé qu’en termes généraux des raisons pour lesquelles nous
devons faire tout ce qui est humainement possible pour éviter que ces
bonbonnes n’explosent. »
Ils baignaient dans une étrange lumière ; les faisceaux de leurs lampes
torches se réfléchissaient sur la pierre de lave. L’intérieur du tunnel semblait
être l’endroit le plus silencieux de la planète.
« Vous avez une question à poser ? finit par dire Mac.
— Je me demande s’il risquerait d’y avoir une sorte d’explosion qui
signifierait la fin de toute vie sur cette île.
— Pas seulement sur cette île.
— Alors il ne faut pas qu’on se loupe sur le placement de ces bombes.
— Quand bien même, dit Mac, on ne peut pas être absolument certains
qu’elles vont avoir l’effet escompté. »
Ils étaient plus concentrés que jamais quand ils retournèrent à l’air libre,
effectuant parfois de multiples mesures et calculs avant de marquer un
emplacement. Mac insista sur l’importance de cette zone et sur le fait qu’ils
ne pouvaient pas se permettre la moindre erreur.
Chapitre 58

Près du Jardin botanique de Hilo, Hawaï

Rachel Sherrill regarda par la fenêtre de sa chambre d’hôtel et vit les


hélicoptères au loin, ce qui lui rappela le jour, il y a des années de cela, où
des hélicoptères étaient apparus au-dessus du Jardin botanique.
Elle avait fini par éteindre la télévision, après avoir regardé toutes les
réactions locales à l’annonce de la loi martiale décrétée par le général Mark
Rivers ; tous les journalistes prévoyaient des manifestations dans le centre
de Hilo et peut-être même à la Réserve militaire.
Rachel s’assit à son bureau, alluma son ordinateur portable et constata
que la décision de Rivers était relayée par toutes les chaînes d’information
du câble et les principaux journaux du continent. Et #loimartiale était en
tête des hashtags sur les réseaux sociaux.
Ils déclarent la loi martiale à cause d’une éruption ? s’interrogea
Rachel.
Elle consulta sa montre.
S’ils n’étaient pas retardés sur le chemin de l’aéroport par les premières
manifestations, ils devraient arriver d’une minute à l’autre.
Elle se prépara une autre tasse de café avec les dosettes de sa chambre
d’hôtel et l’emporta sur la terrasse. Les hélicoptères avaient disparu, peut-
être partis envahir Oahu.
Oliver Cutler, ce bouffon verbeux, avait peut-être raison. Rachel l’avait
vu aux infos quand elle était retournée dans sa chambre après avoir tenté, en
vain, de rattraper John MacGregor. Peut-être que cette éruption allait être la
plus grande de toutes, et qu’il ne fallait pas chercher plus loin.
Mais la paranoïa de Rachel Sherrill atteignait des sommets, surtout
lorsque l’armée américaine était impliquée. Un rien suffisait pour que le
bosquet de banians noircis lui revienne en mémoire. Cette fois, les
hélicoptères avaient eu cet effet.
Elle entendit toquer à sa porte.
Elle alla ouvrir et vit un jeune homme et une jeune femme. L’homme
avait les cheveux en broussaille et une barbe et il portait un T-shirt sous sa
veste froissée. La jeune femme était en robe d’été blanche et elle lui fit
penser à Halle Berry.
« Rachel ? » demanda le jeune homme.
Rachel sourit.
« J’ai l’impression que vous avez déjà la réponse.
— Bien sûr, on travaille pour le New York Times. Rien ne nous échappe.
— Même les infos qui ne sont pas publiables, dit la jeune femme. On
peut entrer ? »
Chapitre 59

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 48 heures

Mac travaillait sur son ordinateur portable pendant que les équipes de
construction déferlaient sur le Mauna Loa comme une armée
d’envahisseurs. Jenny entra, fit le tour de son bureau et posa la main sur son
épaule. Mac regarda d’abord la main avant de la regarder, elle, et vit qu’elle
lui souriait.
« Tout le monde ici fait ce qu’il peut, dit Mac. Y compris le général.
— Et on est peut-être tous sur le point de mourir, quoi qu’on fasse et
même si l’on est persuadés du bien-fondé de notre plan, dit Jenny.
— Tu commences à parler comme moi.
— Je peux dire ce que je pense parfois, tout comme toi. Et j’ai le droit
d’avoir peur. »
Mac savait à quel point Jenny était forte ; il la complimentait souvent à
ce sujet. Mais, là, on aurait dit qu’elle était sur le point d’éclater en
sanglots.
« Allez, dit-il, ne panique pas.
— Toi d’abord. »
Ils se regardèrent jusqu’à ce qu’elle esquisse un geste rapide de la main,
comme pour effacer une larme. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque
chose, se ravisa, et le laissa assis là.
Il alla faire un tour sur ses réseaux sociaux et tomba sur un mème qui
montrait une coulée de lave traversant un salon dans lequel se tenait
J.P. Brett qui, tel Moïse face à la mer Rouge, stoppait la lave.
Il était sur le point d’appeler Brett pour lui demander s’il avait quelque
chose à voir avec ça quand Betty Kilima, qui avait abandonné ses fonctions
de bibliothécaire pour assister Mac, frappa rapidement à sa porte et passa la
tête à l’intérieur.
« Il y a deux personnes dans le hall qui veulent te parler, dit Betty.
— Dis-leur que je suis occupé.
— Ils disent qu’ils sont du New York Times. »
Il appela immédiatement Rivers pour lui demander ce qu’il devait faire.
« Ce que je ferais à votre place, répondit le général. Mentir. »
Chapitre 60

Réserve militaire américaine, Hawaï

J.P. Brett et le général Mark Rivers se trouvaient dans une petite salle à
manger privée de la base militaire. En temps normal, Rivers prenait ses
repas au mess avec ses officiers. Mais pas ce jour-là.
C’était Brett qui avait sollicité cette rencontre, une façon pour lui de se
sentir en terrain connu, même s’il n’avait pas présenté la chose en ces
termes.
Il était ici pour un exercice de vente forcée.
Pour se vendre lui-même, avant tout.
« Je n’ai pas beaucoup de temps, lui dit Rivers avant même que Brett ne
se soit assis.
— Je comprends tout à fait. J’apprécie d’ailleurs que vous m’en
consacriez un peu. » Brett se dit : Personne ne simule mieux la sincérité que
moi.
Il était venu faire quelque chose qu’il considérait comme essentiel à la
tâche à accomplir : mettre des bâtons dans les roues du Dr John MacGregor.
J.P. Brett avait adopté plusieurs principes en construisant sa marque et
son empire. Mais il y en avait un auquel il s’accrochait plus férocement
qu’à tous les autres : être le dernier homme dans la pièce chaque fois que
c’était possible.
« Je suis heureux que vous n’ayez pas été rebuté par mon petit sketch,
dit Brett.
— Petit, ce n’est pas le terme que j’aurais choisi, monsieur Brett.
— J’ai du mal à ne pas voir les choses en grand, général. C’est dans ma
nature et ça l’a toujours été. Nous vivons dans le monde moderne, après
tout. Le monde de TikTok, disons, même si les Chinois ont détourné
l’application. La manière dont nous présentons les choses est primordiale.
À vrai dire, c’était comme un de ces bons vieux publireportages, et ça a
donné aux gens un petit avant-goût de notre puissance et même de notre
volonté.
— Eh bien, mission accomplie, comme qui dirait. Alors, pourquoi
sommes-nous ici ?
— Pour que je puisse vous dire sans détours que j’ai la conviction que
nous sommes les deux seules personnes à avoir la vision et les couilles
nécessaires pour mener à bien cette mission particulière et sauver cette île
d’une destruction imminente.
— Vous avez mon attention, sinon mon approbation.
— Nous devons supprimer les intermédiaires, général. Je ne vous
suggère pas de mettre MacGregor et mes chers amis, les Cutler, sur la
touche. Mais vous devez faire en sorte qu’à l’avenir vous et moi parlions
d’une seule voix.
— Et que voulez-vous que nous disions d’une même voix, si je puis me
permettre ?
— Que mon plan n’est pas seulement le plus abouti, mais aussi le seul
dont nous ayons besoin et le seul qui ait une chance de fonctionner, déclara
J.P. Brett. Et le seul qui puisse sauver cette île.
— Vous avez clairement exprimé vos sentiments à l’égard du
Dr MacGregor, dit Rivers. Mais j’avais l’impression que les Cutler et vous
formiez une équipe.
— C’est moi, l’équipe, répondit Brett avec un petit rire.
— Je dois dire que MacGregor m’a donné l’impression, en très peu de
temps, d’être à la fois intelligent et compétent, dit Rivers, même si l’esprit
d’équipe semble lui faire défaut.
— Comprenez-moi bien, il est intelligent et compétent. Mais en fin de
compte, c’est un homme conventionnel, qui fait les choses selon les règles.
Il n’y peut rien, c’est un scientifique. Les scientifiques ne prennent de
risques qu’en dernier recours. Je suis bien placé pour le savoir, j’ai eu
affaire à suffisamment d’entre eux. Mais le temps que lui et cette femme,
Cruz, finissent de placer leurs explosifs aux emplacements qu’ils estimeront
absolument parfaits, Hilo sera sous un foutu tsunami de lave. »
Brett se pencha en avant et baissa la voix, même s’ils n’étaient que tous
les deux dans la pièce. « Général, nous devons bombarder le flanc est du
Mauna Loa dès que ce sera faisable, faire sortir la lave dans ce qui sera,
j’imagine, un jaillissement biblique, puis l’arroser copieusement d’eau de
mer, comme si nous voulions la noyer avec l’océan.
— MacGregor pense que c’est imprudent, quand bien même une bombe
seulement raterait sa cible.
— MacGregor ne fait que se couvrir, général.
— De quelle manière ?
— De toutes les manières. Il cache des informations à l’armée et nous le
savons tous les deux. Vous devez lui donner l’ordre de communiquer toutes
ses données internes immédiatement. Toutes ses cartes, toutes ses images
sismiques des flancs sud et est du volcan. Mes drones sont en train de
photographier la zone pour en faire des rendus 3D ; mes processeurs
d’images interprètent les données. Mais cela ne suffit pas. MacGregor
étudie cette foutue montagne depuis bien plus longtemps que nous. Il a
étudié toutes ces montagnes et a été témoin d’éruptions majeures. Il fait de
la rétention d’informations parce que je représente une menace pour lui. Ce
qui est une raison plutôt minable, compte tenu des enjeux, ajouta Brett en
secouant la tête. Ça m’arrive très souvent.
— Quoi donc ?
— Que des gens se sentent menacés par moi, répondit Brett avec un
grand sourire. Demandez à mes ex-femmes.
— J’ai indiqué clairement que je n’avais pas besoin d’une guerre de
territoire, monsieur Brett. Surtout pas avec le territoire dont il est question
et les conséquences à envisager si nous nous plantons. Ce genre de
dissensions n’engendre pas seulement la méfiance. Cela engendre le
chaos. »
Brett frappa la table du plat de la main, faisant trembler leurs tasses.
« Le chaos, c’est ma spécialité ! s’exclama-t-il, ne cherchant plus à
parler à voix basse. Je suis le capitaine du chaos… C’est pour ça que je suis
ici, général Rivers. Moi, je ne cherche pas à protéger mes arrières. Je suis
prêt à monter au créneau à vos côtés. »
Brett marqua une pause.
« Tout ce que je vous demande, avec tout le respect que je vous dois,
c’est de me laisser faire. Je ne peux rien faire tant que John MacGregor me
barre la route et essaye constamment de vous convaincre que son plan est le
meilleur. Alors que ce n’est pas le cas, à moins que vous ne vouliez que la
lave frôle Hilo comme en 1984. Et si cela arrive, le monde entier assistera
au spectacle en temps réel et se demandera pourquoi l’armée américaine n’a
pas été capable de protéger une ville qu’elle venait de placer sous la loi
martiale. »
Ils se dévisagèrent, chacun attendant que l’autre cligne des yeux. Brett
avait le sentiment d’avoir manœuvré Rivers du mieux qu’il pouvait. Mais il
n’était toujours pas sûr que le général se rangerait à sa façon de voir les
choses. Le visage du militaire, comme d’habitude, ne trahissait rien.
« Ce que je vous demande, en réalité, c’est si vous voulez être celui qui
dira à MacGregor de se retirer ou si j’ai votre permission de gérer cela moi-
même, dit Brett.
— Il faut que j’y réfléchisse », dit Rivers. Son téléphone portable, posé
sur la table, sonna. Rivers vérifia l’identité de l’appelant mais ne répondit
pas.
« J’ai supposé que vous auriez besoin de temps. Mais comme vous le
savez, du temps, nous n’en avons pas beaucoup. »
Brett ne dit pas au général Mark Rivers qu’il était déjà en bonne voie
pour prendre les choses en main.
Sur plusieurs fronts.
Chapitre 61

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï

Mac fit patienter un peu les journalistes du New York Times afin de
s’accorder quelques minutes dans son bureau.
Il était rarement seul ces derniers temps, et c’était dans la solitude qu’il
réfléchissait le mieux.
Linda, sa future ex-femme, lui avait dit un jour, au milieu d’une dispute,
que la solitude était son état naturel.
Mac avait étalé sur son bureau les nouveaux profils sismiques –
détaillant à la fois le volume et le mouvement du magma. Il y avait des
cartes des deux zones de rift de la caldeira sommitale du Mauna Loa,
s’étendant vers le sud-ouest et vers le nord-est. C’était là que se trouvaient
la plupart des fissures et des évents éruptifs du volcan. Théoriquement – et
historiquement –, la caldeira sommitale constituait une barrière
topographique qui protégeait le flanc sud-est de la montagne de
l’écoulement normal de la lave.
Tout cela était bien beau, mais la coulée à venir serait tout sauf normale.
Ce qui allait se produire quand leur monde exploserait dans les
quarante-huit prochaines heures n’avait rien de normal, Mac en était
conscient. Il s’assit et consulta les projections horaires de la coulée de lave
à laquelle ils pouvaient raisonnablement s’attendre cette fois-ci. Ses
recherches lui avaient appris qu’il y avait eu plus de cinq cents coulées de
lave au Mauna Loa depuis trente mille ans, toutes provenant du sommet,
des zones de rift, des bouches radiales. Toutes leurs estimations et
prévisions actuelles étaient basées sur les événements du passé.
Or aucun phénomène comparable ne s’était jamais produit, ici ou
ailleurs.
Il était certain qu’une quantité démentielle de lave allait arriver cette
fois-ci, une quantité telle qu’il serait peut-être finalement impossible de la
détourner en totalité, quel que soit le nombre de canaux creusés, de bombes
déclenchées et d’évents utilisés dans les prochaines quarante-huit heures.
Rebecca serait bientôt de retour à l’OVH après s’être rendue à
l’aéroport international de Hilo. Les avions-cargos militaires qui
transportaient les explosifs de Cruz Demolition étaient enfin arrivés ; elle et
son frère David avaient supervisé le chargement des caisses dans les
camions de l’armée qui les achemineraient vers la Réserve militaire. Si tout
se déroulait comme prévu, ils les mettraient en place d’ici la fin de l’après-
midi.
Les derniers tableaux et graphiques indiquaient que les évents qui
s’étaient avérés si utiles par le passé étaient en train d’être bouchés presque
heure après heure par les premiers grondements souterrains du volcan. Pas
tous. Mais trop, au goût de Mac.
Il se recula, posa ses pieds sur son bureau, inclina son fauteuil en arrière
et ferma les yeux. C’est à ce moment-là que Jenny et Rick déboulèrent dans
la pièce, tous deux visiblement très agités.
« Ils t’ont envoyé un message, à toi aussi ? demanda Jenny avec
emportement.
— Qui m’a envoyé un message ? demanda Mac.
— Ces fouines de Kenny et Pia, dit Rick.
— Je ne sais absolument pas de quoi vous parlez.
— Ils viennent de nous planter pour aller travailler pour J.P. Brett,
expliqua Jenny. Pour Brett et les Cutler. »
Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration saccadée, son visage
était écarlate. Mac s’imagina que de la vapeur s’échappait d’elle. Jenny se
targuait de sa loyauté, et elle détestait la trahison presque autant qu’elle
détestait les politiciens.
« Je viens de vérifier leurs postes, dit-elle. Ils ont embarqué leur travail,
et leurs disques durs.
— Quelle part de leur travail ? demanda Mac.
— Je me suis mal exprimée, dit Jenny Kimura. Je ne parlais pas de leur
travail. Je voulais dire notre travail. Et ils ont tout emporté, Mac. »
Chapitre 62

La journaliste s’appelait Imani Burgess. Son collègue s’appelait Sam


Ito, et il s’empressa de faire savoir à Mac qu’il avait toujours été fasciné par
les volcans.
Ito expliqua que sa famille avait quitté Maui pour le continent quand il
était tout petit et que son père avait étudié la volcanologie à Caltech, où il
enseignait maintenant.
Mac ne dit rien, se contentant de se pencher en arrière, les doigts croisés
sur sa nuque.
« J’ai moi-même suivi des cours sur le sujet à l’université du
Wisconsin », précisa Ito.
Mac faillit lui dire qu’il était vraiment content pour lui, mais préféra le
dévisager.
Imani Burgess sourit. C’était, Mac devait l’admettre, un sourire
charmeur.
« On nous avait prévenus que vous n’étiez pas vraiment du genre
bavard, dit-elle.
— Qui vous a dit ça ? »
Elle maintint son sourire.
« Je ne peux pas divulguer mes sources.
— Pensez-vous sincèrement que je devrais me confier à deux
journalistes que je viens de rencontrer ? dit Mac. Dans quel monde croyez-
vous que ce serait une bonne idée ? » Mais il souriait à présent.
« Sommes-nous partis du mauvais pied ? demanda Sam Ito.
— C’est vous les journalistes. C’est à vous de me le dire.
— Nous n’avons pas beaucoup dormi ces dernières vingt-quatre heures,
dit Imani Burgess. Y a-t-il un endroit où on peut trouver du café par ici ?
— Il y en a un, répondit Mac. Mais sans vouloir paraître impoli, vous
n’allez pas rester très longtemps.
— Ça alors, je me demande bien qui trouverait ça impoli.
— Nous ne cherchons pas à vous créer des ennuis, docteur MacGregor,
dit Ito.
— Bien sûr que si, rétorqua Mac.
— Je vous demande pardon ?
— Mon expérience avec les journalistes, Sam… je peux vous appeler
Sam ?… est qu’ils ne viennent généralement pas pour me faciliter la tâche,
qu’ils travaillent ou non pour un journal de référence. »
Mac savait qu’il se montrait pénible, mais c’était plus fort que lui.
« Pourquoi avoir accepté de nous recevoir, alors ? demanda Imani
Burgess.
— Je voulais peut-être vous interviewer, répondit Mac, avant de
retourner à mes problèmes actuels avec Mère Nature.
— Qui, d’après ce que j’ai entendu dire, n’est pas commode en ce
moment. »
Avant que Mac ne puisse répondre, Sam Ito dit :
« Nous avons passé pas mal de temps aujourd’hui à parler à nos sources
dans l’armée et à nous faire une idée de votre plan d’action pour contrer la
lave. Nous avons également parlé à de nombreux habitants. C’est assez
fascinant, vraiment, la façon dont ils parlent du volcan et de la déesse
Madame Pélé, la force à l’origine des éruptions volcaniques. Mais ils disent
que ce que vous essayez de faire, détourner la lave, revient à essayer de
voiler la lumière de la lune.
— Je suis pourtant sûr qu’étant aussi fasciné par les volcans que vous
l’êtes, vous savez que le détournement de la lave peut être efficace s’il est
effectué comme il faut. »
Il vit Imani Burgess acquiescer de la tête.
« L’Etna en 1983 et en 1992, dit-elle. Les détournements de lave ont
sauvé Catane et plusieurs autres villes de la côte est de la Sicile. » Elle
ouvrit son calepin de reporter et feuilleta quelques pages. « Une entreprise
d’ingénierie colossale, poursuivit-elle en étudiant ses notes. Des canaux
creusés, des murs de terre, une armée d’ouvriers en première ligne. Les
pompiers ont fini par pulvériser des quantités massives d’eau sur la lave et
sur les bulldozers, parce qu’il fallait les refroidir. Des efforts plutôt
héroïques, somme toute.
— Ce genre d’entreprises le sont en général, dit Mac. Cette première,
comme vous le savez sans doute, a coûté environ deux millions de dollars,
et remonte à plus de quarante ans. Mais ce qu’ils ont fait là-bas a permis de
sauver plus de cent millions de dollars de biens matériels. Peut-être plus. Et
ils ont fait tout ça avec des bulldozers et une judicieuse utilisation
d’explosifs.
— C’est ce que vous comptez faire ici ? » demanda la journaliste.
Mac regarda sa montre.
« Vous le savez déjà, et je sais que vous le savez. Mais ce n’est pas
vraiment la raison de votre présence, n’est-ce pas ? » Il sourit de nouveau.
Cette fois, aucun des deux journalistes ne lui sourit en retour. C’était
officiel, pensa-t-il. Ils étaient effectivement partis du mauvais pied.
Mais Mac ne savait toujours pas pourquoi ces deux-là étaient assis en
face de lui.
« Et si on arrêtait ce petit jeu ? dit-il.
— Vous ne supportez pas les gens que vous considérez comme des
imbéciles, n’est-ce pas, docteur MacGregor ? demanda Imani Burgess.
— En fait, je pensais que c’était exactement ce que j’étais en train de
faire. »
Un ange passa. Ce silence ne dérangeait pas Mac, mais il en allait de
même pour ses interlocuteurs.
« Nous sommes ici parce que nous avons eu un tuyau, dit Sam Ito.
— Un tuyau sur quoi ?
— On nous dit que l’éruption n’est peut-être pas la seule menace qui
pèse sur l’île, dit Burgess. Et que le Mauna Kea susciterait également
quelques inquiétudes.
— Savez-vous quelque chose que j’ignore à propos d’une éruption là-
bas ? demanda Mac. Parce que, pour autant que je sache, cela fait à peu près
quatre mille ans que le Mauna Kea n’en a pas connu.
— Le tuyau ne concernait pas une éruption », précisa Imani Burgess.
Elle tendit la main et, l’air de rien, posa un magnétophone sur le bureau
entre eux et appuya sur ce que Mac supposa être le bouton d’enregistrement
parce qu’il vit le voyant vert s’allumer.
Il saisit l’appareil, inspecta les boutons et pressa sur « Stop ». La
lumière verte s’éteignit aussitôt.
« Si le tuyau ne concernait pas une éruption, de quoi était-il question ?
demanda-t-il.
— Notre informateur ne le savait pas, répondit Sam Ito. Il a juste
entendu dire qu’il y avait eu un incident, une situation d’urgence là-bas. Ce
que les indigènes appellent ulia pōpilikia.
— Je sais ce que ça veut dire, dit Mac.
— Cette situation d’urgence a-t-elle bien eu lieu ? » interrogea Ito.
Mac se pencha en avant.
« À l’heure actuelle, je travaille pour l’armée américaine. Et je ne suis
pas censé parler de ce dont ils ne veulent pas que je parle, ce qui englobe
pratiquement tous les sujets. Surtout pas à deux journalistes du New York
Times.
— Et qu’en est-il de la nécessité d’informer le public ? demanda Imani
Burgess.
— Lorsque le public aura besoin de savoir quelque chose, le général
Rivers le lui dira, déclara Mac. Si à l’avenir vous avez d’autres questions,
c’est probablement à lui qu’il faudra les poser.
— Nous avons essayé, dit Sam Ito. Il refuse de nous parler.
— Je sais.
— C’est le général Rivers lui-même qui vous l’a dit ? demanda Ito.
— C’est plutôt une intuition », dit Mac. Il haussa les épaules et ouvrit
grand les bras en signe d’impuissance. « Désolé, je n’ai rien d’autre à
partager avec vous.
— Vous n’avez rien partagé avec nous, fit remarquer la journaliste.
— Je sais, dit Mac d’un ton navré. Je sais. »
Il se leva. Ils se levèrent.
« Encore une question, dit Sam Ito. Auriez-vous des informations
concernant un incident survenu au Jardin botanique il y a quelques années ?
— Quel genre d’incident ? »
Ito haussa les épaules.
« C’est juste un autre tuyau. Il s’agirait d’un déversement de produits
chimiques, d’après ce que nous avons entendu dire.
— Eh bien, bonne chance avec vos recherches, dit Mac.
— Une dernière pour moi, dit Imani Burgess. Considérez ça comme
une ultime tentative. Pouvez-vous me dire quelque chose sur le groupe de
militaires en combinaison de protection qui aurait évacué un soldat d’un bar
de Hilo ?
— Là encore, je ne peux rien faire pour vous. » Mac alla leur ouvrir la
porte. Ils s’en allèrent, et il se retrouva de nouveau seul dans son bureau
jusqu’à ce que Jenny revienne. Il lui dit qu’il avait passé la plus grande
partie de la dernière demi-heure à pratiquer l’esquive.
« Tu penses qu’ils en savent plus que ce qu’ils en disent ? demanda
Jenny.
— C’est presque toujours le cas.
— Tu penses qu’ils savent pour les bonbonnes ?
— Pas encore.
— Tu penses qu’ils vont laisser tomber.
— C’est très rarement le cas. »
Ils s’assirent et discutèrent de la trahison de Kenny et Pia, et Mac laissa
Jenny vider son sac dans un langage de plus en plus coloré. Elle dit à Mac
qu’il ne pouvait pas laisser passer ça. Mac lui répondit qu’elle devait le
connaître mieux que cela, depuis le temps.
« Soit, Kenny et Pia ont fait ce qu’ils ont fait, dit-il. Mais ce n’est pas à
eux que j’en veux.
— Je sais… tu en as après Brett. »
Il acquiesça.
« Il est tellement préoccupé par les cibles qu’il ne se rend pas compte
qu’il y en a une toute nouvelle à compter d’aujourd’hui.
— Où ça ?
— Sur son dos. »
Le téléphone de Mac vibra. Il décrocha et hocha la tête en entendant la
voix à l’autre bout du fil.
« J’arrive, dit-il.
— Où vas-tu ? demanda Jenny.
— Tu sais ce qu’on dit : Si la montagne ne vient pas à MacGregor…
— C’est ce qu’on dit ? » répondit-elle en souriant.
Mac lui dit où il voulait qu’elle et Rick le retrouvent plus tard et se
dirigea vers sa voiture. Il se surprit à se demander quelles nouvelles
surprises la déesse du feu et de la lave, celle que les gens du pays appelaient
Madame Pélé, « celle qui façonne la terre sacrée », lui réservait aujourd’hui.
Il était loin de se douter de ce qui l’attendait.

Le sol sous ses pieds n’avait pas tremblé ce jour-là, bien que le magma
ait poursuivi son ascension régulière, obéissant à un calendrier connu de lui
seul. Au cours des dernières vingt-quatre heures, le magma, plus épais et
visqueux que jamais, avait été brièvement contrarié par les diverses
chambres obstruées qu’il rencontrait au-dessus de la zone de subduction.
Ce phénomène se produisait en même temps que la lave au-dessus
refluait sous la nappe phréatique, et que le mélange volatile d’eau et de
magma se transformait en vapeur et rongeait la zone du cratère.
Il restait moins de deux jours avant la date estimée pour l’éruption, et
Mac craignait de plus en plus qu’elle ne se produise plus tôt, avant que la
mise en place de leur dispositif soit suffisamment avancé. D’autres évents
près du sommet étaient en train d’être obstrués. Mac n’était pas sûr de leur
nombre.
Seule la déesse du volcan le savait.
Elle seule savait à cet instant précis à quelle vitesse le mélange toujours
plus combustible de vapeur, de gaz sous pression et de lave durcie s’élevait
dans le sein de la Terre, prête à montrer à tous qu’elle régnait sur la Grande
Île comme elle l’avait toujours fait.
Et l’horloge invisible de la bombe à retardement continuait son
décompte.
Mac tentait au mieux de se concentrer sur son travail, de détourner son
attention de la menace du volcan et des bonbonnes, d’envoyer chaque jour
des e-mails à ses fils, de continuer à assurer aux membres de son équipe
qu’à l’impossible nul n’était tenu dans le temps dont ils disposaient avant
l’éruption qui était susceptible de détruire l’île si la lave trouvait le poison
mortel enfermé à l’intérieur du Tunnel de glace et des bonbonnes et le
libérait dans l’atmosphère…
Mac s’arrêtait toujours là. S’appesantir sur les conséquences si leurs
plans venaient à échouer, la dévastation qui s’ensuivrait, ne le menait nulle
part, si ce n’est dans des endroits très sombres.
La semaine précédente, alors qu’il était au téléphone avec ses fils,
Charlie et Max, ce dernier lui avait demandé si tout allait bien se passer.
« Comme sur des roulettes », avait-il répondu.
À la naissance des garçons, il s’était promis de ne jamais leur mentir.
Maintenant, c’était presque aussi facile que de se mentir à soi-même.
Alors qu’il commençait à marcher vers tous ces hommes et femmes
portant des casques de chantier, ceux qui conduisaient les engins de
terrassement et ceux qui les dirigeaient, creusant des trous et déplaçant des
roches et de la terre, il sentit la première petite secousse, comme si on avait
tiré un tapis sous ses pieds, ce qui fit flageoler ses genoux et faillit lui faire
perdre l’équilibre.
Mais il ne tomba pas.
Un pied devant l’autre.
Quand il regarda devant lui, il vit que le chantier s’étendait sans
interruption entre lui et le ciel, et il se demanda si, avec tout ce bruit, cette
agitation, et ces fragments de montagne qu’on déplaçait, ils avaient senti la
terre bouger sous eux.
Car c’était bien ce qu’elle avait fait. Une fois de plus.
Le Dr John MacGregor avait cessé de s’inquiéter des tremblements de
terre. Il se persuada que cette dernière secousse n’avait rien d’extraordinaire
et ne ralentit le pas que le temps de coiffer son casque.
Puis il baissa la tête et continua à avancer.
Chapitre 63

Le Mauna Loa, Hawaï

Mac connaissait à présent les cartes des zones de lave aussi bien que
son adresse électronique, il savait que toutes les informations qu’il recevait,
presque en instantané, étaient dérivées des données empiriques et cartes
géologiques les plus fiables dont disposait son équipe.
Son équipe, amputée de Kenny et Pia, évidemment.
Il avait étudié la modélisation hydrologique des coulées de lave des
éruptions précédentes. Il était parfaitement conscient que la trajectoire
d’une coulée aussi immense serait en fin de compte définie à partir du point
haut du bassin versant, et suivrait aussi étroitement que possible la pente la
plus abrupte.
C’était du moins le scénario prévu.
Mais il savait que la déesse Pélé, dévoreuse de terre, avait ses propres
plans, avec ses zones de rift, ses cônes, ses remparts éparpillés, et ce qui
ressemblait à un million de fissures dans le sol et tout ce qui couvait en ce
moment même dans les canaux de lave invisibles.
Mac savait qu’au bout du compte, la zone couverte par la lave serait
fonction du volume du magma, de la vitesse à laquelle elle serait expulsée
du volcan – une donnée qu’il était impossible de connaître comme tous les
phénomènes auxquels ils étaient confrontés –, ainsi que ses différents
angles de descente, leur nombre et leur déclivité.
Il avait beau se répéter que le monde avait déjà survécu à des éruptions
volcaniques, il savait qu’il ne survivrait pas à celle-ci à cause du poison
contenu dans les bonbonnes stockées à l’intérieur du Tunnel de glace.
Cette fois-ci, l’homme et la nature allaient tous deux perdre…
Le sol trembla de nouveau. Mais cela le surprit moins que la voix forte
derrière lui :
« Vous avez dit que vous vouliez me parler, dit J.P. Brett. Alors parlons.
J’ai des choses à faire. »
Mac se tourna vers lui. Il ressentit une envie soudaine et pressante de
faire ravaler à coups de poing son sourire suffisant à ce riche et puissant
connard qui pensait que c’était une sorte de jeu, tout comme les Cutler, tous
plus préoccupés par les apparences que par la réalité de la situation.
Il avait envie de leur demander à quoi leur célébrité leur servirait quand
tout aurait disparu. Il avait envie de leur crier qu’ils étaient peut-être tous
sur le point de mourir.
Mais avant qu’il ait pu dire quoi que ce soit, une explosion se fit
entendre au sommet, à croire que le bombardement aérien avait déjà
commencé.
Une autre explosion suivit.
Puis une troisième.
Mac et Brett scrutèrent l’endroit d’où venaient les détonations et virent
des pierres s’élever dans le ciel comme si elles avaient été tirées de sous la
surface par un canon invisible. Puis une pluie de roche volcanique et de
cendres s’abattit sur eux.
Les engins s’arrêtèrent. On vit les casques de chantier de toutes les
équipes s’égailler dans toutes les directions, hommes et femmes courant se
mettre à l’abri, certains se glissant sous les godets métalliques des
bulldozers, d’autres s’entassant dans les cabines de chantier, tous cherchant
à s’abriter de la tempête soudaine.
Même à cette distance, Mac les entendait crier.
Une pierre grosse comme une boule de bowling frappa un homme en
plein dos, et Mac le vit s’écrouler et ne plus bouger.
Un autre dévalait la colline dans la direction de Mac et de Brett, comme
pour essayer de distancer la tempête, quand un fragment de basalte
déchiqueté frappa son casque et l’envoya voler, et l’homme s’écroula à son
tour.
Mac se retourna pour voir si Brett n’avait rien et le vit plonger sur le
siège avant de son Rivian R1T juste au moment où un rocher s’écrasait sur
son pare-brise.
Mac courut vers le haut de la montagne jusqu’au militaire qui gisait
face contre terre, immobile. Il le retourna et constata avec soulagement qu’il
respirait encore, même si du sang s’écoulait de la plaie sur le côté de son
visage.
L’instant d’après, Mac détecta l’odeur d’œuf pourri du dioxyde de
soufre tandis que les pierres continuaient de pleuvoir.
L’une d’elles heurta le casque de Mac, le faisant tomber et manquant de
l’assommer. Il se retourna dans la poussière, en essayant de se protéger, et
perçut un autre type de grondement au-dessus de lui. Il leva les yeux et
aperçut un drone de la taille d’un petit avion qui tournoyait de façon
incontrôlée et qui s’apprêtait à s’écraser sur lui.
Cela faisait des jours qu’il était obsédé par l’idée d’une fin imminente.
Elle était encore plus proche qu’il ne le pensait.
Chapitre 64

Centre médical de Hilo, Hawaï

Jenny et Rebecca attendaient Mac à sa sortie de l’hôpital, sur Wai


Avenue.
Elles savaient toutes les deux ce qui s’était passé sur la montagne, le
drone endommagé qui était tombé à moins de vingt mètres de Mac. L’un
des ingénieurs militaires avait tout vu, s’était précipité à son secours et
l’avait conduit directement à l’hôpital, malgré les protestations de Mac qui
affirmait n’avoir qu’une bosse à l’arrière du crâne.
« Il a eu de la veine, dit Jenny à Rebecca, la pierre a frappé ce qu’il y a
de plus dur chez lui.
— J’ai eu de la chance, effectivement », dit Mac.
Jenny lui sourit.
Alors qu’il leur parlait des diverses blessures traitées au centre médical,
des jambes cassées aux pommettes fracturées, Jenny posa une main sur son
épaule. Elle la laissa là, et Mac remarqua que Rebecca, qui l’avait vu faire,
avait rapidement détourné le regard, comme si elle se sentait de trop.
« Tu es sûr d’être toujours d’attaque pour cette réunion ? demanda
Jenny.
— Eh bien, c’est toi qui appelles ça une réunion, dit-il. J’ai cru
comprendre que c’était plutôt ce que les mafieux appellent une
“négociation”. »
Rebecca Cruz sourit.
« Je suis prête à mettre notre gang face à celui de Brett quand il le
souhaite. »
Lani était le mot hawaïen pour « paradis ». C’était également le nom
d’un nouvel hôtel situé à Hilo. Il se trouvait que le concurrent du nouveau
Four Seasons de la ville appartenait à une des holdings de J.P. Brett. Mac se
demandait si l’homme d’affaires, tout à son obsession d’être la vedette du
spectacle, avait envisagé la possibilité que son nouveau complexe hôtelier
de luxe puisse se transformer en piège mortel si leurs calculs concernant le
détournement de la lave, dont certains fournis par Brett et les Cutler,
s’avéraient ne serait-ce que marginalement inexacts.
Mais, ce jour-là, ils s’étaient rendu compte que tous leurs plans,
schémas et projections, toutes les jolies images qui avaient été dessinées sur
divers ordinateurs, tout ça ne valait pas grand-chose quand pierres et
cendres avaient jailli de la terre comme un geyser en colère.
Tous étaient à présent réunis dans une salle de réception au deuxième
étage du Lani : Mac, Jenny, Rebecca, les Cutler, Brett. Le général Rivers
revenait d’une visite aux blessés au centre médical de Hilo.
« Content de voir que vous êtes sain et sauf, avait dit Brett à Mac quand
celui-ci était arrivé une dizaine de minutes après les autres.
— Vous l’êtes ? demanda Mac.
— Par chance, je n’ai rien, répondit Brett.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Qu’est-ce que vous vouliez dire ?
— Je voulais juste souligner votre côté faux cul », dit Mac d’un ton
égal.
Tous les regards se braquèrent aussitôt sur les deux hommes, comme si
l’on venait d’allumer une mèche.
« Hé, pas de ça avec moi, rétorqua Brett. J’ai été exposé au même
danger que vous aujourd’hui.
— À cette différence près qu’un de vos drones n’a pas failli vous
arracher la tête.
— Qu’est-ce que j’étais censé faire ? s’emporta Brett. Le drone était
déjà en vol quand l’explosion a eu lieu.
— Ce qui veut dire qu’il est temps pour vous de virer vos jouets du
sommet. Si vous n’avez pas assez d’informations, alors vous perdez votre
temps ici. Et vous me faites perdre le mien.
— Je n’aurais pas besoin de plus d’images si vous partagiez les vôtres.
Vous êtes là depuis bien plus longtemps que mon équipe.
— Attendez, dit Mac, vous voulez dire que les deux personnes que vous
venez d’enlever à mon équipe ne vous aident pas suffisamment ? Putain de
merde, Brett, auriez-vous sélectionné les mauvais joueurs ? »
Brett sourit à Mac.
« Je ne vois pas comment vous pouvez leur reprocher de vouloir être du
côté des vainqueurs quand tout ça sera terminé. »
Mac se rapprocha de lui.
« Vous dépassez les bornes, dit-il à voix basse. Vous avez dépassé les
bornes en mettant le pied sur cette île.
— C’est comme ça que j’arrive à mes fins, dit Brett. En empiétant sur
les lignes.
— Ce qui va se passer, c’est que des gens vont se faire tuer à cause de
vous. Pour la dernière fois, ce n’est pas une compétition. Vous ne
comprenez donc pas ça, espèce de connard arrogant ? Si on se plante, si on
foire même une seule partie du plan, vous allez mourir avec tous les autres.
À moins que vous ne pensiez pouvoir aussi vous sortir de là grâce à votre
argent. La compétition, elle se joue contre ce putain de volcan ! » hurla-t-il,
incapable de se retenir.
Brett secoua la tête, par dégoût ou déception.
« Vous ne comprenez donc pas que tout n’est que compétition,
MacGregor ? Et que les gens qui ne veulent pas y prendre part feraient
mieux de dégager de mon chemin.
— C’est vous qui allez vous écarter du chemin du Dr Mac Gregor,
lança Rivers du fond de la salle, toujours aussi imposant. Et ce, dès
maintenant. »
Chapitre 65

Sam Ito demanda à l’infirmière d’accueil du centre médical de Hilo si


un soldat du nom de Mahaoe avait été admis, peut-être en quarantaine.
Il s’agit du sergent Noa Mahoe, précisa-t-il.
L’infirmière lui dit d’attendre un moment et s’éloigna de son bureau.
Les militaires sortirent de l’ascenseur moins de cinq minutes plus tard.
Tous deux étaient jeunes et bâtis comme des joueurs de football. Ou des
videurs de boîte de nuit, pensa Sam.
« Veuillez nous suivre, dit le plus grand et légèrement plus large des
deux.
— Où est-ce qu’on va ? demanda Sam.
— Ailleurs qu’ici », dit l’autre militaire.
Sam Ito les regarda tour à tour depuis son siège dans le hall.
« Comme l’infirmière là-bas vous l’a probablement dit, je suis
journaliste, dit-il, avant d’ajouter : Pour le New York Times.
— Ouah », fit le premier mollement.
Ils le regardèrent fixement d’un air absent.
« Je vous dis simplement que j’ai des droits, dit Ito.
— Beaucoup moins que vous en aviez avant que notre patron ne décrète
la loi martiale sur cette île, rappela le premier militaire. Maintenant, soit
vous partez sans faire d’histoires, soit on vous arrête.
— Vous m’arrêtez ? Pour quel motif ?
— Je suis sûr que le général Rivers trouvera quelque chose », dit le
second.
Alors que le premier militaire tendait le bras pour se saisir de lui, Sam
Ito leva les mains en l’air en signe de reddition et quitta son siège.
« On ne va pas en rester là, dit-il.
— J’attends ça avec impatience », persifla le second.
Le journaliste sortit de l’hôpital et prit son téléphone pour appeler Imani
Burgess à l’hôtel de J.P. Brett, le Lani, et lui dire qu’il n’avait pas réussi à
retrouver le sergent Noa Mahoe. L’un comme l’autre ignoraient qu’ils n’y
parviendraient jamais.

Pendant qu’elle attendait leur source, ou du moins quelqu’un qu’elle


espérait être une source, Imani Burgess sirotait du vin blanc en pensant au
Dr John MacGregor et au semblant d’interview qu’elle avait faite avec lui.
Elle était certaine que MacGregor n’aurait pas été aussi évasif si Sam et
elle n’avaient pas mis le doigt sur quelque chose. Elle ne savait pas quoi
exactement. Elle était convaincue que le Dr John MacGregor cachait
quelque chose. Elle était également convaincue que l’armée cachait quelque
chose, et pas seulement au sujet de l’éruption.
Elle s’apprêtait à consulter une nouvelle fois son téléphone pour voir si
Sam avait appelé, quand une femme se glissa sur le tabouret à côté d’elle et
s’excusa pour son retard.
« Je m’appelle Rachel », dit Rachel Sherrill en lui tendant la main.
Imani la serra.
« Vous disiez dans votre mail que vous aviez une histoire à me
raconter », dit Imani.
La jeune femme hocha la tête et fit signe au barman.
« Une histoire d’horreur, dit-elle, qui concerne l’armée américaine. »
Ce fut à ce moment-là que les lumières s’éteignirent.
Chapitre 66

Hôtel Lani, Hilo, Hawaï

Rivers et Brett étaient toujours en train de s’affronter lorsque les


lumières se rallumèrent dans la salle de réception.
« Comment avez-vous pu agir dans mon dos de cette manière ? lui
demandait Brett d’un ton cassant.
— Si vous considérez la situation dans son ensemble, dit Rivers, c’est
vous qui espériez pouvoir agir dans mon dos, et dans celui du
Dr MacGregor, en débauchant deux membres de son équipe à un moment
où il a besoin de toute l’aide qu’il peut obtenir.
— Je fais ce que j’ai à faire.
— Moi aussi, monsieur Brett. Moi aussi. »
Brett ne cédait pas.
« Parfois, je me demande ce que je fais encore ici.
— Parfois, monsieur Brett, je me pose la même foutue question. »
Brett se leva, manquant de renverser sa chaise.
« Je n’ai pas à écouter ces conneries.
— Nous savons tous les deux que vous n’irez nulle part. Maintenant,
vous allez vous rasseoir et écouter ce que le Dr MacGregor a expliqué au
Président tout à l’heure concernant les mesures supplémentaires que nous
allons devoir prendre pour sauver votre cul et cette île. »
Mac se leva et se dirigea vers l’avant de la salle.
« Bon, j’irai droit au but, nous avons déjà perdu assez de temps comme
ça, dit Mac en regardant directement Brett. Cette chose pourrait avoir lieu
plus tôt que nous le pensions, à en juger par les événements de la journée.
C’est pourquoi la première mesure à prendre, et je veux dire demain à la
première heure, c’est de commencer à recouvrir de tôles la plus grande
surface possible aux abords de la Réserve militaire. »
Brett éclata de rire. Un rire grossier et discordant.
« Parfait, dit-il d’un ton sarcastique. Cette île est déjà un piège mortel et
vous allez aggraver le problème si le général vous laisse faire. Dites-moi,
vous avez dû recevoir un sacré coup sur la tête aujourd’hui.
— Laissez-le finir, ordonna Rivers. Ou vous pouvez partir.
— Il va falloir utiliser un matériau ayant un point de fusion
extraordinairement élevé, poursuivit Mac, en ignorant Brett. Avec mon
équipe – Mac marqua une pause – ou du moins, mon équipe d’origine, nous
avons travaillé sur ce scénario il y a un moment déjà. Le tungstène fond à
trois mille trois cents degrés Celsius. Le titane aux alentours de mille six
cents. »
Rebecca leva la main.
« Vous connaissez cette zone mieux que personne, dit-elle. Vous savez
donc que nous parlons en kilomètres carrés.
— Croyez-moi, je le sais. Mais j’ai la conviction que le boulot est
faisable avec le soutien total de l’armée. Ce n’est qu’un instrument de plus
dans notre combat contre la montagne, en espérant que ça fonctionne.
— Soutien total, et ce, quoi qu’il en coûte, assura Rivers. Il n’y a pas de
réserves de titane dans les stocks stratégiques de la défense nationale, alors
le Président m’a autorisé à faire le nécessaire. Nous avons acheté du titane
au Japon et même à la Chine pour compléter les petites quantités que nous
avons déjà fait venir des mines du Nevada et de l’Utah. Ce ne sont pas les
volumes dont nous aurions besoin, mais c’est tout ce que nous avons pu
nous procurer dans un délai aussi court. Le Président est plus conscient que
jamais de ce qui nous attend et des conséquences inimaginables si notre
mission devait échouer. »
Mac retourna à sa table et prit un dossier rempli de cartes en couleurs.
« Regardez les zones surlignées, dit-il en faisant circuler les cartes. Si
cela fonctionne, nous pouvons encore enterrer les bombes et évacuer la plus
grande partie de la terre et des roches dans le temps qu’il nous reste avant
l’éruption. Des questions ?
— Une seule, dit Brett. Vous avez perdu la tête ou quoi ? »
Mac haussa les épaules.
« Probablement. »
Chapitre 67

Palace Theater, Hilo, Hawaï

La réunion publique que les habitants de Hilo avaient réclamée à Henry


Takayama durait depuis une heure au Palace Theater, sur Hā‘ili Street. Une
heure pleine de bruit et de fièvre.
Le cinéma, un bâtiment grandiose vieux d’une centaine d’années, était
l’une des pièces maîtresses de la ville ; il ressemblait effectivement à un
palace à l’intérieur, avec ses murs ornementés et ses sièges en velours
rouge. Depuis un siège situé tout au fond de la salle, Lono regardait les gens
alignés dans l’allée centrale – ils attendaient de monter sur scène pour
parler dans le microphone positionné à côté de celui de M. Takayama.
Comme les personnes présentes, Lono était venu ici pour tenter de
comprendre ce qui se tramait dans sa ville. Cela faisait quelques jours que
Mac ne répondait plus à ses appels. Tous ses cours avaient été annulés, le
gymnase et la cafétéria ayant été réquisitionnés et transformés en centres
d’évacuation. La seule fois où le garçon avait essayé de se rendre aux
bâtiments de l’OVH, il avait été refoulé, sous prétexte que seul le personnel
« essentiel » était autorisé à y pénétrer.
Ainsi donc il regardait – et écoutait – ce spectacle bruyant, comme s’il
s’agissait d’un autre genre de film. Ou d’une de ces émissions de télé-réalité
que sa mère regardait.
Dès qu’un nouvel intervenant prenait le micro et commençait à
dénoncer le comportement de l’armée, qui les laissait dans l’ignorance de
ce qu’elle faisait sans leur consentement, un vacarme sans nom prenait à
nouveau les lieux d’assaut. Pourtant, il n’y avait pas vraiment de débat ;
tous dans l’audience étaient du même côté.
Nous contre eux, se dit Lono, alors que ça devrait être nous tous contre
le volcan.
Un petit autochtone aux cheveux blancs monta lentement les marches
qui menaient à la scène.
« Je suis né dans cette ville et je mourrai dans cette ville ! hurla-t-il
dans le micro. Et aucun haole puant ne va me dissuader de rester ici, qu’il
porte un uniforme ou non ! »
L’assistance manifesta bruyamment son approbation – la vieille salle
tremblait comme si une nouvelle secousse venait d’ébranler Hilo.
« Parfois, ajouta-t-il, ces hommes au visage blanc me préoccupent
davantage que Pélé. »
Pélé, Lono le savait, était la déesse des volcans ; sa légende faisait
autant partie de cette ville que lesdits volcans et la menace qu’ils faisaient
peser sur eux.
D’un geste de ses mains, le vieillard fit taire le public.
« Ceci est notre faka de ville ! » conclut-il en hurlant, sous les
acclamations de l’audience.
Lui succéda une femme vêtue d’une robe à fleurs, également assez
âgée, et tout aussi fougueuse. « On ne peut pas les laisser profaner nos
tombes, commença-t-elle, brandissant le poing. Ces hommes n’ont aucun
droit de faire ça ! » Elle se retourna pour pointer un index en direction de
Henry Takayama. Lono le vit tressaillir, alors même que l’aînée ne faisait
que la moitié de sa taille.
« Vous comptez les laisser faire ça sans réagir ? » lui demanda-t-elle.
Lono considéra M. Takayama, le patron de la mère de son meilleur ami
Dennis. En cet instant, il aurait sans doute préféré être n’importe où plutôt
que sur cette scène, à l’intérieur de ce cinéma, quand bien même cela aurait
impliqué de se rapprocher de la chaleur dangereuse du sommet.
Takayama secoua rapidement la tête : Non, non, non.
Il alla ensuite se positionner devant son propre micro : « Je me tiendrai
toujours aux côtés des habitants de notre ville.
— Alors commencez à nous en donner des preuves, Tako Takayama ! »
cracha aussitôt la femme.
Même à son âge, Lono savait à quel point les sites funéraires étaient
sacrés – des sites qui, s’il fallait en croire sa mère, préservaient les esprits
des kupuna depuis des millénaires. Il avait été abreuvé de ces légendes en
grandissant, et avait reçu de sa mère l’ordre formel de l’avertir si jamais il
apprenait que quiconque, même un de ses amis, profanait ces lieux de
sépulture ; elle appellerait alors la police.
« Voilà pourquoi depuis le début, poursuivit-elle, notre peuple ne fait
pas confiance aux Kea. »
Kea. Un synonyme de « Blanc ».
Ceux qui l’utilisaient lui donnaient parfois des airs d’insulte.
Tout le monde se retrouva à nouveau debout dans le cinéma, à taper du
pied, à lever des poings menaçants, certains agitant les bras comme au
rythme de quelque musique inaudible.
Lono n’avait jamais rien vu de tel. Et jamais il n’avait autant aimé Hilo,
aussi effrayé soit-il.
Il s’apprêtait à sortir pour appeler Mac et lui raconter ce à quoi il venait
d’assister, quand les militaires franchirent les doubles portes. D’autres firent
leur apparition devant la première rangée de sièges.
Lono prit ses jambes à son cou.

Il était déjà loin lorsque, quelques minutes plus tard, Mac et le général
Rivers traversèrent la scène en direction des microphones. Les militaires
s’étaient positionnés à divers endroits du cinéma.
« Désormais, commença Rivers, la plupart d’entre vous savent qui je
suis. Pour résumer, je suis le haole qui a fait de cette soirée une nécessité.
— Vous n’avez rien à faire ici ! lui lança alors une voix chargée de
colère.
— Il se trouve que c’est exactement ici qu’est ma place ce soir, répliqua
Rivers.
— Et pourquoi ça ? » hurla une femme depuis le milieu de la salle.
Mac prit alors le relai. « Parce que nous avons besoin de votre aide. »
Ce qui eut pour effet de réduire momentanément l’audience au silence ;
il avait toute leur attention.
« Parce que nous avons encore plus besoin de vous que l’inverse »,
ajouta-t-il.
Chapitre 68

C’était Mac qui avait eu l’idée de se rendre au Palace Theater quand


Rivers avait été informé par téléphone de l’évolution de la situation.
Ils ne restèrent pas longtemps ; ils expliquèrent aux personnes présentes
que ceux-ci n’avaient le temps de leur poser que quelques questions, parce
qu’une nuit blanche de travail les attendait. Mac finit plus ou moins par
monopoliser le micro. Après leur avoir dit depuis combien temps il vivait
ici, avec sa famille, le scientifique les informa de la masse de main-d’œuvre
dont ils avaient besoin afin de sauver Hilo – il leur fallait des volontaires
pour travailler dans les montagnes, en particulier pour participer à la
construction des trois digues entre la Réserve militaire et la ville.
« Hilo n’est pas notre île, lança-t-il à l’intention de l’assistance. C’est la
vôtre. »
Il marqua une pause le temps d’englober tout le monde du regard, les
yeux plissés à cause des lumières.
« Vous n’en avez pas eu l’impression ces derniers jours, poursuivit-il.
Mais tel est bien le cas. Et il est temps pour vous de le démontrer. »
Les militaires escortèrent ensuite Mac et Rivers hors du cinéma. « Je
voulais leur en dire plus, dit le général une fois tous deux de retour dans le
parking, alors qu’ils s’apprêtaient à monter à bord de leurs Jeep respectives.
— Et par “plus”, s’enquit Mac, vous voulez dire la “vérité” ?
— À quelle vérité faites-vous référence, exactement ?
— Qu’on risque fort d’être tous morts dans deux jours ? Cette vérité ? »
Rivers lui parla alors du cadavre désormais enterré dans le Tunnel de
glace.
Le lendemain matin, peu après cinq heures, dans la pénombre précédant
l’aube, les habitants de Hilo montrèrent qu’ils avaient compris le message :
il y avait une queue de plus d’un kilomètre devant la base militaire. Et tous
étaient prêts à se mettre au travail.
Mac, Jenny et Rick se trouvaient déjà dans le Tunnel de glace à ce
moment-là. Sous l’éclairage LED fourni par l’armée, Mac supervisait la
disposition des couches de titane autour des parois rocheuses, veillant à ce
que cela n’affecte pas le creusement en cours des canaux et tranchées.
Rick avait à faire ailleurs, aussi Mac se trouvait-il seul avec Jenny dans
l’immédiat. Le géologue, qui avait apporté un thermos de café, était en train
d’en remplir deux tasses.
La jeune femme le fixait, un petit rictus aux lèvres ; la lumière
n’éclairait que la moitié de son visage. « Quoi ? lui demanda-il.
— Je peux être honnête ? »
Il sourit à son tour. « Ce n’est pas le cas, d’habitude ?
— Je ne veux pas mourir, Mac.
— Et ce n’est pas prévu au programme. Il faudrait me passer sur le
corps.
— Tu commences à parler comme un général.
— Vois ça comme une promotion sur le champ de bataille.
— Dis-moi que tout va bien se terminer.
— Tout va bien se terminer.
— Tu en es sûr ?
— Non. »
Elle tendit une main pour lui effleurer la joue. « Ravie qu’on ait mis les
choses au clair. »

* * *

Presque au même moment, J.P. Brett et les Cutler se trouvaient à Hilo


International, prêts à monter à bord de l’hélicoptère militaire hongrois dont
Brett avait fait l’acquisition en France quelques semaines auparavant, un
Airbus H225M. Il existait moins de quarante exemplaires en service dans le
monde actuellement, comme le milliardaire se plaisait à le dire à tous ceux
qui lui posaient la question. Ainsi qu’à tous ceux qui s’en abstenaient.
Deux scientifiques italiens que Brett avait fait venir durant la nuit
allaient se joindre à eux sur le vol. Ils avaient atterri à ce même aéroport,
sans que Brett ne prenne la peine d’en informer Rivers ou John MacGregor.
Les Cutler avaient travaillé avec eux quelques années plus tôt, au mont
Etna.
« Ils n’ont pas eu des ennuis avec la justice après notre départ héroïque
de Sicile ? demanda Leah Cutler à Brett tout en regardant les deux Italiens
marcher en direction de l’hélico. J’ai un vague souvenir de quelque chose
de ce genre.
— Disons qu’ils ont pris quelques raccourcis. Mais ces salopards ont
obtenu des résultats. Et ce sont tous les deux de véritables puits de science
en matière de lave et d’explosifs – ils ont davantage oublié de trucs sur le
sujet que MacGregor et Cruz n’en ont jamais appris, même si ceux-ci ont
convaincu le général Dur-à-Cuire qu’ils volaient bien plus haut que nous
tous sur un plan intellectuel.
« Vous savez qui je veux dans notre équipe de choc ? ajouta Brett. Des
types qui n’ont pas peur de dépasser les limites.
— Rivers ne vous a-t-il pas dit hier soir qu’il voulait un espace aérien
dégagé à proximité du sommet ? » s’enquit Oliver.
Brett sourit de toutes ses dents. « Mes amis italiens m’ont expliqué
qu’ils avaient besoin d’une grande immagine – une vue d’ensemble. Qui
suis-je pour la leur refuser après tous les kilomètres qu’ils ont parcourus ?
Et puis bon, ce sera un vol très bref.
— Vous avez dû sentir la terre trembler toute la nuit, vous aussi. Leah et
moi avons à peine dormi, à attendre que les secousses reprennent. »
Brett haussa un sourcil. « Vous n’êtes quand même pas en train de
flancher, hein, Oliver ?
— Pas mon genre, répondit-il.
— Eh bien, faites en sorte de ne rien changer.
— Notre accord est le même que d’habitude. » Oliver le gratifia de son
sourire télévisuel. « On est avec vous, dans la victoire comme dans la
victoire. »
Brett monta dans l’hélicoptère, suivi des deux scientifiques italiens, de
Morgan – le vidéaste –, d’Oliver et de Leah. La porte du cockpit était
ouverte ; Oliver marqua une pause en découvrant le pilote. Un peu plus tôt,
Brett avait ordonné à celui-ci de ne pas contacter le contrôle aérien de
l’aéroport. Il s’était vu rétorquer que ce vol allait contrevenir à la loi.
« Voyez cela comme ma propre forme de loi martiale », avait répliqué le
milliardaire.
« Une seconde, je vous connais, non ? demandait présentement Cutler
au pilote.
— Ma foi, répondit-il, j’ai fait la une des journaux il n’y a pas si
longtemps.
— Vous étiez dans ce crash, avec le caméraman.
— Et moi, j’ai survécu pour en parler. » Il tendit sa main droite, qui
était bandée. « Jake Rogers.
— Oliver Cutler.
— Maintenant que les présentations sont faites, lança Brett, faisons
décoller ce petit bijou et volons jusqu’à la zone de rift ! »
L’hélicoptère s’éleva dans les airs, sans supervision ni contrôle aérien –
le pilote n’ayant demandé aucune autorisation de vol. Rogers, qui se
trouvait donc aux commandes, n’avait toujours pas refermé la porte du
cockpit. Il leva un pouce en direction de ses passagers. « C’est parti, cria-t-
il. Voyons ce que ce bijou a dans le ventre !
— À quel point pouvez-vous nous rapprocher du volcan ? hurla Brett
en retour.
— Aussi près que vous le voudrez ! » répondit Rogers par-dessus le
boucan du moteur et des pales.
J.P. Brett, l’un des hommes les plus riches au monde, avait tout l’air
d’un enfant le matin de Noël.
« Vous vous souvenez de ce vieux film, Joe contre le volcan ? cria-t-il
joyeusement. Vous savez tous que je m’appelle Joseph, hein ? »
Chapitre 69

Au-dessus du Mauna Loa, Hawaï


Lundi 28 avril 2025

Leah Cutler se mit à hurler lorsque des traînées orange fluorescentes


jaillirent du sommet et que des rochers – comme autant de tirs d’artillerie –
frappèrent l’appareil ultramoderne. Bien que l’hélico ait été conçu à des fins
militaires, personne à bord n’était en mesure d’évaluer les dégâts.
« Qu’est-ce qui se passe ? hurla Brett.
— Projectiles en approche ! cria Jake Rogers depuis le cockpit. Des
bombes volcaniques ! »
Ils volaient à travers le mélange de cendres et de fumée craché par le
volcan ; le soleil s’était levé, mais la seule source de lumière autour d’eux
provenait des gerbes rouge et orange qui jaillissaient de temps à autre de la
montagne.
« La lave a dû atteindre la nappe phréatique ! intervint Oliver. Des
roches se détachent à mesure qu’elle s’élève, et bouchent les évents. L’eau
commence à bouillir, et la pression augmente. » Les yeux fixés sur la scène
en contrebas, il s’efforçait de dissimuler la peur qui lui vrillait les entrailles.
Oliver était aussi effrayé que son épouse ; simplement, lui ne hurlait pas.
« Le résultat ? Ce dont nous faisons actuellement l’expérience ! » ajouta-t-
il, d’une voix toujours assez forte pour couvrir le vacarme du moteur et de
la tempête.
« La Grande Éruption ? s’enquit Brett.
— Non, répondit Cutler, mais celle-là n’a déjà rien de négligeable.
— Il faut que je nous fasse remonter, dit Rogers.
— Pas encore ! s’exclama Brett. Ces images sont hallucinantes.
Continuez à filmer », lança-t-il au caméraman des Cutler, Morgan – qui
était couché sur le ventre, un harnais sanglé autour de sa jambe. La moitié
de son corps sortait de l’hélicoptère alors même que des rochers
continuaient à voler autour de celui-ci, et parfois à s’écraser dessus.
L’appareil affrontait tant des pierres que du feu.
Un jour, Morgan avait dit aux Cutler que sa spécialité était de faire des
trucs dingues, et c’était précisément ce à quoi il se livrait en cet instant.
Presque la moitié de son corps pendait dans le vide. « Avec grand plaisir ! »
cria-t-il, sa caméra braquée sur l’incroyable scène en contrebas.
Jake Rogers était lui-même un casse-cou de carrière. D’où le fait qu’il
avait failli mourir ici avec cette mauviette de caméraman de la chaîne CBS.
En cet instant, il s’employait fébrilement à maîtriser l’hélicoptère – et à
l’éloigner des effets spéciaux qui se déchaînaient tout autour d’eux.
Ils se croient dans un film, se dit Rogers.
Il se trouvait presque juste au-dessus du Mauna Loa, conscient de voler
trop bas, quand l’explosion se produisit.
L’hélicoptère se mit aussitôt à chuter brutalement, perdant de l’altitude
alors que Rogers savait pertinemment qu’il lui fallait en prendre – malgré
ce que disait ce fou furieux de Brett.
L’Airbus H225M lui donnait l’impression d’être doté d’un esprit
propre.
Rogers était un pilote chevronné ; il savait que dans un combat
opposant l’homme à la machine, cette dernière l’emportait presque toujours.
« Ce n’est pas une simple tempête de lave ! hurla-t-il par-dessus le bruit
des pales et de l’énorme moteur. Il y a de la cendre tout autour de nous,
bordel de merde ! Il faut que je nous tire d’ici avant que les rotors ne soient
endommagés et que cet appareil ne tombe comme l’un de ces rochers.
— Vous plaisantez ? répliqua Morgan, qui continuait à filmer. On est
aux premières loges ! »
L’Airbus vacilla et se remit à piquer, plus violemment encore que la fois
précédente.
« Oliver ! beugla Leah Cutler. On doit foutre le camp. Tout de suite ! »
Mais elle pouvait lire sur le visage de son époux la même exaltation que
sur celui de J.P. Brett. Dans un éclair de lucidité, la jeune femme comprit
alors la vraie raison de leur présence ici. Ce n’était pas un quelconque sens
de l’honneur ou du devoir qui les avait fait venir à Hawaï. Malgré tous les
dangers qu’ils couraient en cet instant, Brett et Oliver étaient venus pour ce
tour de montagnes russes dans le ciel – Leah, elle, avait l’impression que la
planète entière était en train d’exploser autour d’elle. Ils avaient déjà assisté
à de pareilles tempêtes à d’autres endroits du globe, de telles explosions de
couleurs, mais uniquement de loin jusque-là.
Maintenant qu’elle faisait partie du spectacle, la jeune femme avait
peur de mourir.
Ses voisins italiens parlaient entre eux dans leur propre langue,
apparemment aussi effrayés qu’elle-même ; collés autant que possible à
leurs sièges, ils n’arrêtaient pas d’essayer de resserrer encore leurs ceintures
de sécurité.
L’Airbus perdit quelques centaines de mètres supplémentaires. Par-
dessus le hurlement du moteur, Leah entendit le pilote jurer. « Gesù, Maria
e Giuseppe », murmura Sparma, l’un des deux scientifiques.
Jésus Marie Joseph.
Morgan parvint à se pencher un peu plus dehors.
« Vous sentez ça ? » cria-t-il en désignant d’un index la scène en
contrebas.
Ils descendaient rapidement en direction du feu, et la lave ne cessait de
les frapper ; un rocher ricocha sur le flanc de l’appareil, tout près de la
caméra de Morgan.
L’hélicoptère militaire se mit à vibrer, comme si des turbulences
venaient de l’engloutir.
« C’est maintenant ou jamais ! beugla Rogers.
— Donne-nous encore quelques secondes ! » répliqua Brett.
Morgan, qui tenait sa caméra de la main droite, tendit son pouce gauche
vers le milliardaire.
Rogers savait à quel point le sommet se trouvait dangereusement près,
mais il savait aussi que le type qui l’avait engagé s’en fichait.
« Formidable ! fit J.P. Brett alors même que l’hélico chutait de plus
belle.
— Je n’y suis pour rien ! hurla Rogers. Il y a de la cendre qui colle aux
pales. Ça ne m’étonnerait guère que la chambre de combustion ait
commencé à fondre ! Je suis sur le point de perdre le contrôle de cet
engin ! »
Il semblait actionner toutes les commandes de l’appareil à la fois. « Il
faut que je trouve un endroit où poser cet engin ! J’ai déjà failli mourir ici, il
est hors de question que je tente à nouveau le diable ! »
La lave ne cessait de se rapprocher, et Jake Rogers savait mieux que
quiconque à bord que le temps leur était compté.
« D’accord, on fiche le camp », finit par grommeler J.P. Brett.
Au grand dam de ses passagers, Rogers parvint à forcer l’hélicoptère à
effectuer un virage serré sur la gauche – de manière à les éloigner du
mélange de cendres, de vapeur, de fumée et de rochers qui jaillissait dans le
ciel.
Lorsque l’appareil eut repris une assiette normale, Morgan, le
caméraman, avait disparu.
Chapitre 70

Le Mauna Loa, Hawaï

Rebecca Cruz regarda avec horreur la silhouette se détacher de


l’hélicoptère et chuter dans la coulée de lave en contrebas.
La jeune femme était en train de procéder à une ultime vérification de
certaines bombes récemment disposées au pied de la montagne lorsqu’elle
avait entendu l’explosion au sommet et vu d’innombrables roches
volcaniques jaillir dans le ciel, accompagnées par une espèce de feu
d’artifice.
Tant d’événements s’étaient succédé ensuite. L’hélicoptère avait
soudain surgi d’une nuée orange ; une forte secousse avait projeté à terre
Rebecca et son frère David ; l’hélico avait alors effectué un virage serré,
presque violent, sur la gauche.
Et puis ce type – elle supposait qu’il s’agissait d’un homme – était
tombé de l’appareil, se découpant sur le ciel matinal tel un plongeur de
l’extrême. On se serait cru au cinéma.
Mais, comble de l’horreur, tout cela était bel et bien réel.
« David, hurla-t-elle, allons-y ! » Sitôt debout, Rebecca se mit à courir
en direction de l’endroit où elle pensait que l’homme avait chuté.
Son frère ne bougea pas d’un pouce. « Tu veux aller où ? répliqua-t-il.
Personne n’aurait pu survivre à une chute pareille. Et il faut qu’on se tire
d’ici avant que ce truc ne se redécide à exploser. »
Mais Rebecca s’était déjà mise à sprinter, trébuchant à l’occasion sur
les nouvelles roches volcaniques qui jonchaient à présent ce versant du
Mauna Loa. La seule fois où elle tomba, la jeune femme amortit sa chute
avec ses mains, se releva, puis reprit sa course folle.
« Là-bas, il y a un lac de lave que tu ne peux pas voir ! lança-t-elle par-
dessus son épaule, tout en faisant signe à David de venir. Peut-être qu’il est
tombé dedans. » Elle baissa brièvement les yeux ; il y avait du sang sur ses
paumes – Rebecca se les était écorchées sur des rochers acérés.
Mac lui avait montré ledit lac la première fois qu’il l’avait amenée dans
le coin ; il lui avait expliqué que de telles formations résultaient d’une
accumulation de pluie et d’eau souterraine.
« Quelles sont les chances qu’il soit tombé là-bas ? beugla David. Moi,
j’ai eu l’impression qu’il tombait directement dans la lave. »
Il suivit néanmoins le mouvement, à contrecœur.
La jeune femme pratiquait la course et la randonnée. Pas son frère. La
distance qui les séparait augmentait donc à mesure qu’ils progressaient sur
le terrain accidenté.
« Il faut qu’on en ait le cœur net ! » cria-t-elle.
Le volcan s’était apaisé ; seul le bruit lointain que produisait
l’hélicoptère venait rompre le silence des lieux.
Rebecca accéléra encore le pas, comme pour battre le temps de vitesse.
Sans plus trébucher, à présent. Elle ne courait pas pour sauver sa peau, mais
pour retrouver l’inconnu qui était tombé du ciel.

« Il faut qu’on retourne le chercher ! lança Leah Cutler à Jake Rogers.


— Impossible, répliqua-t-il. Il y a de la cendre collée aux pales – je le
sens ! Je dois nous ramener à l’aéroport avant qu’on ne subisse tous le
même sort que Morgan. »
Après s’être extrait de son siège, Brett vint s’accroupir à côté de lui.
« Faites demi-tour », lui dit-il.
Le pilote avait les yeux fixés sur le sommet qui s’élevait à leur gauche.
« Ça ne servirait à rien, monsieur Brett, murmura-t-il à la seule intention du
milliardaire. Je suis désolé, mais vous savez tout comme moi qu’il est mort.
— Rebroussez chemin et dénichez-nous un site d’atterrissage.
— Monsieur Brett, cette éruption n’était peut-être qu’un amuse-gueule.
— Ce n’était pas une demande.
— Mec, écoutez-moi. Il n’y a pas que les pales qui ne fonctionnent pas
comme elles le devraient. Vous entendez ce foutu moteur ? Lui aussi, il part
en vrille. » Il secoua la tête. « Croyez-moi, il est temps d’arrêter les frais.
— Faites demi-tour immédiatement, insista Brett. Ou alors laissez-moi
votre siège. Après tout, je suis tout à fait capable de piloter moi-même cet
hélico. »
Jake Rogers hésita, le temps de passer en revue ses options. La pire était
sans aucun doute d’avoir ce richard aux commandes de l’appareil.
Aussi inclina-t-il fortement l’Airbus H225M en direction de l’est.
Le spectacle son et lumière s’était interrompu pour l’instant. Rogers
ignorait cependant combien de temps ça allait durer. Aucun d’eux ne le
savait, pas même Brett. Ce calme soudain signifiait sans doute que l’eau qui
avait provoqué la brève mais violente éruption s’était refroidie ou avait
commencé à s’évaporer, ou les deux.
Il espérait que les secousses allaient faire une pause suffisamment
longue pour lui laisser le temps de poser sans encombre le coucou de Brett
à proximité du site de l’éruption, puisque tel était à l’évidence le plan
désormais ; il n’y avait rien qu’il puisse faire pour convaincre le
milliardaire de changer d’avis.
Rogers n’avait qu’une vague idée de l’endroit où ils se trouvaient dans
le ciel quand Morgan avait chuté. D’une part parce que tout se ressemblait,
dans le coin – « On se croirait sur Mars », avaient coutume de dire certains
pilotes –, et d’autre part parce qu’empêcher l’hélico de se crasher l’avait
quelque peu occupé.
Morgan est encore plus fou que moi, songea Jake Rogers. Enfin, l’était.
Il vola jusqu’à un lac de lave situé sur ce versant-là du volcan. Au-
dessus dudit lac Rogers voyait un bassin de confinement que l’armée devait
avoir construit au cours des derniers jours ; il était déjà à moitié rempli de
lave.
Leah Cutler, qui regardait dehors par sa propre fenêtre, fut la première à
repérer Morgan.
Elle se remit aussitôt à hurler.
Chapitre 71

Rebecca et David Cruz contemplaient le bassin de confinement situé à


une centaine de mètres au sud du lac de lave. D’une certaine manière, le fait
qu’il commence à se remplir de lave lui conférait visuellement davantage de
profondeur.
Ils étaient arrivés ici au moment précis où le corps du type tombé de
l’hélicoptère s’était pointé en flottant sur la coulée orange et rouge qui se
déversait dans le bassin, exactement comme l’avaient escompté les
ingénieurs militaires – même si ceux-ci n’avaient pas prévu que cela
arriverait aussi tôt.
C’était comme si le malheureux avait descendu un toboggan géant. Ou
surfait sur une vague de la couleur du feu.
Rebecca savait pourquoi ce type n’avait pas disparu sous la surface.
Mac lui avait expliqué que la lave ne se comportait pas comme les autres
liquides – qu’elle pouvait être deux ou trois fois plus dense que l’eau.
« Il a chuté d’un hélico. Comment se fait-il qu’il n’ait pas coulé ? »
s’enquit David. Tous deux fixaient avec impuissance le malheureux, couché
sur le dos dans la fosse en contrebas, le regard éteint.
« On flotte sur la lave », répondit Rebecca à voix basse.
La jeune femme avait beau vouloir détourner le regard de l’horrible
spectacle, elle n’y parvenait pas. Sous ses yeux le visage et les mains de
l’inconnu se mirent à prendre la couleur de la lave sur laquelle il surnageait.
De la vapeur commençait à s’élever de son corps.
« Ses poumons ont déjà brûlé, reprit-elle. Il n’a probablement pas dû
mettre plus d’une minute à mourir. Deux, peut-être. » Elle avait
l’impression d’entendre Mac lui expliquer les arcanes de son domaine
scientifique. « Même si par quelque miracle il avait survécu à la chute, il
aurait immédiatement commencé à se consumer de l’intérieur.
— Mais qu’est-ce qu’il foutait là-haut ? » David pointa le doigt en
direction du ciel. « Avant qu’il ne se retrouve… ici ? »
Quelques secondes plus tard, comme pour répondre à sa question, une
caméra vidéo passa devant eux sur la coulée de lave. Au même instant,
l’hélicoptère depuis lequel l’homme était tombé atterrit entre le lac de lave
et le bassin de confinement.
« Sans doute faisait-il son boulot, fit Rebecca avant d’ajouter : Comme
chacun d’entre nous. »
L’imposant appareil, sur le flanc duquel était inscrit BRETT en grosses
lettres, s’était posé à quelques centaines de mètres d’eux.
J.P. Brett fut la première personne à s’en extraire ; il se mit à courir en
direction d’un genre de falaise abrupte qui surplombait le côté opposé du
bassin de confinement.
David et Rebecca entreprirent prudemment de rejoindre les nouveaux
arrivants. Un deuxième hélico, de l’armée américaine cette fois-ci – moins
gros que l’engin de Brett, mais imposant malgré tout – apparut alors dans le
ciel à l’est.
Sitôt qu’il eut atterri, sa porte latérale s’ouvrit sur le général Mark
Rivers ; dans un feu d’artifice de terre et de pierres projetées par ses bottes,
il fondit sur le milliardaire comme un des Houston Texans de Rebecca
cherchant à faire un plaquage.
Mac ne tarda pas à suivre le mouvement.
Chapitre 72

Le temps que Rebecca et David atteignent le terrain montagneux situé


entre les deux hélicoptères, dont les rotors avaient cessé de tourner, un petit
attroupement de passagers s’était formé : Brett, Rivers, Mac, les Cutler,
ainsi que deux hommes que Rebecca ne reconnut pas et qui parlaient italien.
Les deux pilotes demeurèrent à proximité des hélicos, apparemment
bien décidés à rester hors de la ligne de tir.
« Félicitations ! lança Rivers, en enfonçant un doigt dans la poitrine de
Brett.
— Pour quoi ? demanda le milliardaire.
— On vous avait dit que vous alliez faire tuer quelqu’un – et c’est
précisément ce qui vient d’arriver, espèce de fils de pute ! »
C’était la première fois que Rebecca l’entendait hausser ainsi le ton.
« Espèce de fils de pute arrogant et borné, ajouta-t-il.
— Tout s’est passé en même temps – l’éruption, le virage soudain qu’a
dû faire mon hélico, et puis… » Brett secoua la tête, les yeux fixés sur le
corps sans vie de Morgan. « Une tragédie qui aurait pu être évitée ?
Absolument. Mais ça n’en reste pas moins une tragédie. »
Jake Rogers était adossé au fuselage de l’Airbus ; Rivers se retourna
vers lui. « C’est vous qui avez pris la décision de voler si près du sommet
dans un moment pareil ? lui demanda-t-il. Et de ne demander aucune
autorisation à la tour ou à cette fichue armée ?
— Je ne fais que mon boulot, mon général. Quand je suis enfin parvenu
à maîtriser ce coucou, il ne me restait plus qu’une seule option : prendre ce
virage serré et essayer de décamper. » Rogers haussa les épaules. « Je
croyais que ce type était attaché.
— Eh bien vous aviez tort, pas vrai, champion ? Vous, et tous vos petits
camarades. Ce maudit volcan a déjà fait sa première victime alors qu’il n’a
même pas commencé à essayer de tous nous tuer. »
Oliver Cutler se tenait à côté de Brett. Rivers fit volte-face vers les deux
hommes.
« Dommage que vous n’ayez pas eu un caméraman de secours, fit-il.
Imaginez les images d’enfer que ça aurait fait. Un vrai plongeon de la
mort…
— Morgan était conscient des risques, répliqua Cutler. Comme chacun
d’entre nous.
— Vous êtes tous une bande de cow-boys », grommela Rivers, avant
d’ajouter aussitôt, sans laisser à Brett ou à Cutler le temps de réagir : « Et je
déteste les putains de cow-boys. »
Il regarda autour de lui, puis : « Des questions ? Des remarques ? »
Le milliardaire fit un petit pas en avant, comme s’il craignait de
marcher sur une mine. « Juste une remarque, mon général. Si vous
m’ordonnez de partir, j’obéirai.
— Non. Vous restez. J’ai besoin de vous plus que jamais,
monsieur Brett. »
Chapitre 73

Dans les faubourgs de Hilo, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 24 heures

C’est comme si Rivers était reparti en guerre, songea Mac. Ou qu’il


cherchait à en déclencher une.
Le général l’avait informé que, plus tôt dans la journée, il avait exposé
la situation au Président, lui parlant entre autres des militaires qui avaient
été exposés à la Mort noire. Il ne lui avait épargné aucun détail sur les
circonstances de leur trépas.
« J’ai dit au Président que nous avions tous grandi en entendant parler
de la guerre censée mettre fin à toutes les guerres, conclut Rivers. Eh bien,
nous y sommes. »
Il avait demandé à Mac de retourner à la base avec lui ; tous deux se
faisaient donc secouer dans la Jeep de Rivers. Enfin leur apparurent les
digues en cours de construction entre la base et Hilo.
Des secousses, petites et grandes, se succédaient depuis le début de la
matinée. Même lorsqu’il y en avait de vraiment puissantes, et que les
hommes avaient l’impression de voir la montagne trembler, le travail
continuait avec une énergie incroyable, presque cinétique – comme si les
équipes essayaient de bâtir en une seule journée l’intégralité d’un nouveau
quartier de banlieue.
Et comme la veille au soir, au Palace Theater, Mac avait convaincu les
habitants de Hilo de se joindre en masse à l’armée pour essayer de sauver
leur ville, la main-d’œuvre de Rivers avait doublé ce matin, voire triplé.
J.P. Brett supervisait la procession de camions-citernes qui
transportaient de l’eau de mer depuis la baie jusqu’au Mauna Loa. « Il y a
quelque chose que je ne comprends pas, dit Mac pendant qu’ils roulaient.
Comment a-t-il réussi à faire apparaître autant de camions ? Ce type est un
magicien ou quoi ?
— C’est juste Brett, fit le général – comme si cela expliquait tout. Il
tient sans doute du pirate, mais, dans l’immédiat, c’est mon pirate. On n’a
pas assez de temps pour poser des tuyaux entre l’eau et ce satané volcan,
aussi procédons-nous ainsi. Ce type ne ment pas, quand il dit qu’il est
capable de faire avancer les choses.
— Et de tuer des gens.
— Au moins nous sommes parvenus à extraire le corps de ce lac. »
Rivers, affublé d’un treillis et d’un casque de chantier, se comportait
davantage comme un contremaître que comme la figure la plus puissante de
l’armée. Il lui arrivait de monter en personne dans la cabine d’un bulldozer
pour montrer au conducteur où il voulait qu’il aille et ce qu’il attendait de
lui, lui faisant clairement comprendre que ça devait être fini dans les cinq
minutes – sans quoi des têtes allaient tomber.
Quand les pelles mécaniques hydrauliques Caterpillar ne parvenaient
pas à s’approcher suffisamment des digues, les volontaires qui s’étaient
présentés avant l’aube formaient une chaîne humaine pour se passer des
pierres, telle une brigade de pompiers des temps jadis.
« Vous préféreriez vous trouver avec Mlle Cruz sur les sites des
bombes ? s’enquit Rivers lors d’une courte pause boisson. Si c’est le cas,
prenez la Jeep.
— Je veux être là où on a le plus besoin de moi, répondit le géologue.
Aucun de nous n’a envie de mourir sur cette île parce qu’on n’aurait pas fait
tout ce que la situation nous imposait. »
Rivers bascula son casque en arrière, puis étudia pensivement Mac.
« Vous croyez qu’on va mourir ici ? »
Il ne parlait pas en général, pas comme le gros bonnet qu’il était
assurément. Tous deux discutaient simplement d’homme à homme, comme
s’ils appartenaient à cette même chaîne humaine.
« Possible, répondit Mac. Je pense que tout ce qu’on fait va fonctionner
dans une certaine mesure. C’est juste que ça me rend fou, de ne pas savoir
ce qui fonctionnera le mieux. Je pense que les explosifs de Rebecca vont
fonctionner ; tout comme le largage de bombes. Le titane, les canaux et
l’eau de mer – on ne pourrait pas faire mieux. Ça ressemble fort à un plan
parfait. »
Il sourit à Rivers. « Mais vous connaissez cette vieille citation de Mike
Tyson, mon général : “Tout le monde a un plan jusqu’au premier coup de
poing dans la face.” »
Une nouvelle secousse, la plus forte depuis le début de la matinée, les
projeta tous les deux contre la Jeep de Rivers.
« Tout ça pour dire, reprit Mac, qu’on pourrait fort bien gagner la
bataille contre ce truc et quand même perdre la guerre si on ne réussit pas à
protéger ces bonbonnes. Auquel cas nous sommes condamnés, quoi qu’on
ait pu faire pour se préparer. »
Il ajouta : « L’enfer est bel et bien pavé de bonnes intentions. »
Ce qui arracha un rictus au général. « N’en rajoutez pas,
docteur MacGregor.
— Vous êtes prêt à retourner jeter un ultime coup d’œil à la digue la
plus proche de la ville, histoire de voir où ils en sont ? »
Rivers opina du chef.
Soudain Mac tendit sa main. « C’est un honneur de me battre à vos
côtés, mon général. Je voulais simplement que vous le sachiez. »
Rivers la serra.
« J’essaie de me rappeler qui a dit que l’échec n’était pas une option,
poursuivit le géologue, mais malgré tous mes efforts ça n’arrête pas de
m’échapper. J’ai le cerveau un peu trop encombré, j’imagine.
— Apollo 13. C’est Gene Kranz, le directeur de vol de la NASA, qui dit
ça à un moment du film. »
Rivers le gratifia d’une tape dans le dos, puis s’installa derrière le
volant. En cet instant, il avait l’air de prendre un pied d’enfer, comme s’il se
sentait plus vivant face à la perspective de mourir.
Mac monta à son tour dans la Jeep, et le général se mit à rouler à toute
allure en direction de Hilo ; une nouvelle secousse faillit renverser leur
véhicule, mais Rivers éclata de rire sans même ralentir. Une chanson
n’arrêtait pas de revenir hanter l’esprit du scientifique. Son interprète lui
échappait, mais c’était un vieux tube de rock qui avait récemment fait un
retour en force sur les ondes de Hilo.
The end of the world as we know it1.
Le téléphone de Rivers, posé sur la console qui les séparait, se mit alors
à sonner – son volume manifestement poussé au maximum.
Le général décrocha. « Rivers ! » cria-t-il dans l’appareil. Il écouta son
interlocuteur, sans cesser de hocher la tête. Puis : « On arrive. » Il freina
brusquement, fit un demi-tour, puis écrasa l’accélérateur. Mac n’était pas
mécontent d’avoir attaché sa ceinture de sécurité…
« Il faut qu’on retourne à la base, expliqua Rivers, roulant toujours plus
vite.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Une nouvelle éruption. »

1. Littéralement : « La fin du monde tel que nous le connaissons. » Chanson du groupe R.E.M.
(N.d.T.)
Chapitre 74

Réserve militaire américaine, Hawaï

Brett et les Cutler pénétrèrent dans la salle de conférences adjacente au


bureau de Rivers environ un quart d’heure après Mac et le général ; Jenny
et Rick Ozaki arrivèrent juste après. Les Cutler étaient à bord d’un autre
hélicoptère de l’armée, occupés à localiser les tunnels de lave qu’ils
voulaient frapper, quand Rivers avait demandé à la base de les contacter.
« Alors, y a le feu ? » demanda Rick, qui s’efforçait – sans succès – de
parler d’une voix calme. L’heure n’était plus à la décontraction depuis
longtemps, et tous le savaient.
« Aux îles Galápagos, oui, répondit Rivers. Il s’est produit au volcan
Wolf ce que nos experts appellent un événement majeur. »
Il mit ses lunettes de lecture, puis attrapa la première feuille d’une pile
de documents posée devant lui. « Il y a environ un quart d’heure j’ai reçu
un appel de Baltra, notre base aérienne située là-bas. »
Mac connaissait les îles Galápagos sur le bout des doigts, s’étant rendu
à plusieurs reprises sur cet archipel volcanique situé à huit cents kilomètres
des côtes de l’Équateur. Le chapelet de petites îles présentait une activité
sismique presque constante. Trois ans plus tôt, il y avait passé plus d’un
mois quand le Wolf – Volcán Wolf, ainsi que l’appelaient les autochtones –
était entré en éruption pour la première fois en sept ans, crachant des
rivières de lave d’un orange ardent visibles depuis l’espace.
Quelques semaines plus tôt, il avait entendu dire qu’un événement de ce
genre guettait le plus grand et le plus haut volcan des îles Galápagos.
Depuis lors, néanmoins, toute son attention avait été focalisée sur la Grande
Île – surveiller le Mauna Loa constituait une tâche pour le moins dévorante.
« Ces bonnes vieilles îles Galápagos, fit Jenny Kimura. Célèbres pour
leurs énormes volcans, leurs énormes tortues et ce bon vieux Charles
Darwin. »
Mac sourit. Il lui arrivait de se demander comment les choses allaient
évoluer entre eux quand le monde serait redevenu normal. Pour peu que
cela se produise un jour.
« Bon, allez, dit alors Rivers, concentrons-nous. La dernière éruption du
Wolf remonte à trois ans, et des cendres ont recouvert le Pacifique sur une
cinquantaine de kilomètres. Eh bien, ça recommence aujourd’hui. Rien
d’inattendu à cela – il y avait apparemment des signes avant-coureurs –,
mais personne n’avait anticipé quelque chose d’aussi puissant : de la lave
émerge d’au moins trois évents sur les pentes est et sud-est, consumant tout
ce qui a le malheur de se trouver sur son passage. »
Sans ce qui se passait ici, Mac aurait été en contact permanent avec les
volcanologues et les experts de Baltra – il en avait rencontré certains lors de
l’éruption de 2022. Peut-être même se trouverait-il déjà à bord d’un avion.
« Ils ont la situation sous contrôle pour l’instant, continua Rivers, pour peu
qu’on puisse parler de contrôle quand il s’agit de ce genre de choses.
— Intéressant, fit Brett. Mais en quoi cela nous concerne-t-il ?
— Ils font appel à l’armée pour… combattre l’éruption, répondit le
général. Depuis l’air et depuis la mer.
— Une seconde, dit Mac. Depuis la mer ? »
Rivers colla ses doigts à son menton, puis se tourna face à lui. « Ils ont
fait intervenir des destroyers de classe Zumwalt.
— Des cuirassés.
— Qui se préparent à tirer des missiles balistiques à courte portée
depuis leur position dans le Pacifique, directement sur les tunnels de lave –
avec une précision digne de nos armes les plus modernes.
— Donc ils essaient de ramener leur volcan à l’âge de pierre à coups de
missiles ? demanda Brett.
— Effectivement, convint Rivers.
— Par chance, intervint Jenny, l’éruption épargne le versant de la
montagne où vivent les iguanes roses menacés d’extinction.
— Et ils pensent que ça va marcher ? s’enquit Mac. Pour autant que je
sache, personne n’a jamais utilisé de missiles pour attaquer un volcan.
— Ils seront vite fixés, répondit le général, vraisemblablement avant la
fin de la journée. D’où le fait que je veuille des gens à nous là-bas au lever
du rideau, comme nous aimons à le dire.
— Leah et moi pouvons nous y rendre ! » s’exclama alors Oliver
Cutler. Il avait levé une main enthousiaste, tel un enfant qui pense avoir la
bonne réponse.
« Vous avez hâte de quitter notre petite île ? lui demanda Rivers.
— Non, mon général, s’empressa-t-il de répondre. Mon épouse et moi-
même n’avons jamais fui les ennuis. Nous voulons simplement vous
montrer, malgré les doutes que nous vous inspirons et ce que vous
considérez comme de la frime, que nous sommes prêts à tout pour servir la
cause. »
Rivers se tourna vers Mac. « À votre avis, docteur MacGregor, qui
devrait y aller ? »
Mac n’hésita pas un instant. « Jenny et Rick.
— Pour quelle raison – si tant est qu’il y en ait une ?
— Ils sont intelligents, courageux, et s’ils voient une quelconque faille
dans le plan de l’armée, mon général, ils vous le diront sans détour. Ce qui
nous évitera de perdre du temps que nous n’avons pas.
— Est-ce que ça vous va, une mission pareille, docteure Kimura ?
demanda Rivers à Jenny.
— Si Mac est OK, moi aussi.
— Dans ce cas, je vais mettre un avion à votre disposition.
— Un seul problème, mon général, dit alors Mac. J’ai fait ce voyage à
plusieurs reprises. Les Galápagos se situent à plus de sept mille kilomètres
d’ici. On parle là d’au moins huit heures d’avion, quand bien même on
bénéficierait d’un vent arrière.
— Pas avec mon avion », fit J.P. Brett.
Chapitre 75

Aéroport international de Hilo, Hawaï

Le Gulfstream Peregrine était le jet privé le plus rapide au monde ;


Brett en avait fait venir un à Hilo International.
Mac attendait sur le tarmac en compagnie de Jenny et de Rick, pendant
que les pilotes effectuaient leurs ultimes vérifications avant de partir pour
les Galápagos. Brett leur avait assuré qu’ils allaient atterrir à l’aéroport
international José Joaquín de Olmedo dans à peine plus de cinq heures. Le
copilote avait récupéré leurs deux petits sacs en toile ; Jenny et Rick
voyageaient léger, espérant n’avoir à rester que quelques heures sur place.
Rick enlaça brièvement Mac.
« Que pense ton épouse de cette petite aventure ? lui demanda ce
dernier.
— À ton avis ? »
Les moteurs du Peregrine s’allumèrent ; ce fut comme si une nouvelle
petite secousse se produisait sous leurs pieds.
« Je t’interdis de mourir en mon absence, dit Jenny. Tu sais à quel point
ça me foutrait en rogne.
— Ma foi, on va faire en sorte d’éviter ça, hein ? »
Par-dessus l’épaule de la jeune femme, Mac voyait le copilote posté au
sommet de l’escalier escamotable.
« Docteure Kimura, hurla-t-il par-dessus le rugissement des moteurs, on
ne va pas tarder à décoller. »
Qui de Mac ou de Jenny fut à l’origine de leur étreinte ? Difficile à dire,
mais quoi qu’il en soit ils se retrouvèrent soudain dans les bras l’un de
l’autre.
« Prends bien soin de toi, lui murmura Mac à l’oreille.
— Ne t’enfile pas ton premier scotch avant mon retour », répliqua-t-
elle.
Mac lui embrassa doucement le sommet du crâne, puis recula d’un pas,
ses mains posées sur les épaules de la jeune femme. Il la gratifia d’un
sourire.
Que Jenny lui rendit, tout en hochant la tête. « Je ressens la même
chose. » Après s’être soustraite à ses doigts d’un petit haussement
d’épaules, elle l’embrassa si fugacement que Mac se demanda si leurs
lèvres s’étaient vraiment touchées.
Puis Jenny Kimura fit volte-face, pour se diriger vers ce qu’elle appelait
déjà le « Brett Jet ». Elle monta les marches et pénétra dans l’avion sans un
regard en arrière.

Debout derrière la fenêtre du terminal, Mac regarda décoller le jet


personnel de Brett qui faisait office de taxi le plus rapide du monde, avec en
toile de fond le sommet du Mauna Loa.
Il retourna ensuite à la Jeep militaire que Rivers lui avait attribuée
exclusivement. Il prévoyait de retrouver Rebecca et son équipe au Mauna
Loa – pour peu que le volcan le permette, bien sûr – afin qu’ils finissent
d’enterrer le reste des explosifs. Après quoi tous deux rejoindraient Brett et
les Cutler, pour réexaminer ensemble la dernière carte prévisionnelle en
date des bombardements aériens.
Toute cette phase allait dépendre de ce que Jenny et Rick observeraient
une fois arrivés aux îles Galápagos, après s’être rendus là-bas à la vitesse du
son.
Ce n’était qu’une autre manière, songea Mac, d’essayer de prendre le
temps de vitesse.
Assis au volant de son véhicule, qu’il n’avait toujours pas démarré, le
géologue se repassait mentalement les derniers instants qu’il venait de vivre
avec Jenny – se demandant s’il aurait dû ajouter quelque chose. Il faut dire
qu’il consacrait beaucoup de temps à se demander s’il aurait dû lui parler
davantage de ses sentiments.
Peut-être le ferait-il quand lui-même les comprendrait mieux. Pour peu
que la suite des événements lui en donne l’opportunité.
La sonnerie de son téléphone le ramena alors à la réalité.
L’écran affichait New York Times.
Il n’était pas surpris que les journalistes aient dégoté son numéro. Vous
allez devoir attendre, pensa-t-il.
Une minute plus tard, il entendait le signal sonore indiquant qu’il avait
un nouveau message vocal. C’était la journaliste.
« Imani Burgess à l’appareil. J’espère que vous pourrez me rappeler
avant que Sam et moi n’ayons bouclé notre article, de sorte que nous
puissions obtenir de votre part un commentaire sur une source suggérant
qu’il y aurait une sorte de décharge de déchets toxiques sur l’île, déchets
qui auraient contaminé un certain nombre de militaires et provoqué leur
mort. »
Une pause, puis :
« Nous avons une deadline. Plus vite vous nous rappellerez, mieux ce
sera. Nous aimerions vraiment vous donner la possibilité de réagir à ce que
nous avons, surtout si vous savez quoi que ce soit à propos de ces
militaires. »
Mac réécouta le message.
Il appuya ensuite sur le bouton « Supprimer », tourna la clé de contact
et quitta le parking.
Après quoi il passa effectivement un appel, mais pas au New York
Times.
Chapitre 76

Au-dessus des îles Galápagos

L’éruption avait déjà pris fin à leur arrivée, moins de cinq heures après
leur décollage de Hilo International – encore plus vite que J.P. Brett ne
l’avait promis, grâce au puissant jet-stream du Pacifique.
Alors qu’ils survolaient l’île Isabela, qui en comptant le Wolf
comportait six volcans boucliers, Jenny assista à un des couchers de soleil
les plus incroyables de son existence – d’un orange aussi vif qu’une cascade
de lave. Il flamboyait avec toujours autant de force lorsqu’ils entamèrent
leur descente.
« Ils ont donc fait exactement ce qu’ils avaient décidé de faire », fit-
elle. Tous deux regardaient la retransmission en direct de l’événement sur
l’ordinateur portable de Jenny.
« À savoir transformer en passoire le flanc du volcan, dit Rick.
— Moi ça m’évoque plutôt une césarienne géologique. Ils ont
simplement sorti le bébé avant terme. »
Ces quatre dernières semaines, sous les conseils de scientifiques
japonais que le gouvernement équatorien avait fait venir par avion, ils
avaient dépressurisé les chambres magmatiques en guidant des missiles
dans les entrailles du Wolf, jusqu’à dix kilomètres de profondeur. Le
dégazage passif qu’ils avaient mis en œuvre avait permis d’évacuer une
grande partie de la pression qui s’était accumulée avant l’éruption, dont ils
avaient déterminé la survenue presque à l’heure près. Avec pour résultat un
relâchement calculé, synchronisé, de la pression via les bouches créées par
les missiles à courte portée.
Le sommet du Wolf disparut, le pilote venant d’incliner le Peregrine en
direction de l’aéroport.
« En gros, fit Rick, on n’a donc plus grand-chose à faire ici.
— Pas exactement », répliqua Jenny.

Le lieutenant Abbott et son officier supérieur, le major Neibart, s’étaient


montrés catégoriques avec Jenny : en aucune façon, aucune, ils n’allaient
les autoriser à rejoindre l’île Isabela par les airs, même si l’armée avait
construit pour son propre usage une piste d’atterrissage entre le volcan Wolf
et un autre du nom de Darwin.
« Pas question, avait dit le lieutenant Abbott, un dur-à-cuire. N’y
comptez pas. »
Mais Jenny était alors sortie de son bureau pour appeler Mac. Celui-ci
avait contacté le général Mark Rivers, qui était hiérarchiquement à peu près
au-dessus de tout le monde à l’exception du président des États-Unis. Ils se
trouvaient désormais sur l’île, emmenés là par un jeune pilote de l’armée
qui avait fait atterrir le quadriplace à deux pas de la porte d’entrée d’une
hutte Quonset servant de base secondaire.
Il y avait quelques Jeep garées devant.
« Quelqu’un vit donc ici ? avait demandé Rick au pilote.
— Les tortues géantes du Wolf, lui avait répondu ce dernier. Ils sont
assez fiers de leurs carapaces en selle de cheval, dans le coin. » Pour ensuite
ajouter : « On m’a dit de vous informer que si vous n’étiez pas de retour à
bord de cet avion dans une heure, vous n’aurez plus qu’à espérer qu’un
Uber vienne vous chercher ici. »
Jenny avait la carte de l’île posée sur ses genoux. Elle voulait
absolument localiser les chambres magmatiques avec autant de précision
que possible, afin de déterminer quelle distance les séparait des bouches –
de manière à ce qu’ils puissent voir par eux-mêmes ce que le
bombardement avait fait pour contrôler si efficacement les coulées de lave.
Rick était en train de conduire la Jeep sur les pentes escarpées du volcan,
progressant en direction d’un sommet qui se trouvait à plus de mille sept
cents mètres d’altitude.
« Tu me rappelles pourquoi on fait ça ? dit Rick.
— Présence sur le terrain, répondit Jenny.
— Super. Je me balade à proximité d’un volcan en activité en
compagnie de GI Jane. »
Ils s’approchèrent autant que possible du flanc est du volcan Wolf,
suffisamment pour leur permettre de voir les coulées de lave. Même d’ici,
ils se rendaient compte que celles-ci commençaient à ralentir à mesure
qu’elles se déplaçaient en direction de l’océan.
« Bon sang, ils ont trouvé un moyen d’envoyer la lave exactement là où
ils le voulaient, dit Jenny une fois tous deux hors de la Jeep. S’ils ont réussi
pareil exploit, on devrait aussi en être capables.
— Si on parvient à reproduire ce petit miracle, lui fit remarquer Rick.
Dans la seule journée qu’il nous reste pour le faire.
— Est-ce qu’on peut aller un peu plus près ? demanda la jeune femme.
— Non.
— Maintenant qu’on est là…
— Ouais, bien trop près des portes de l’enfer », grommela-t-il – ce qui
ne l’empêcha pas de lui emboîter le pas.
Ils finirent par atteindre un petit promontoire apparemment solide, qui
allait leur offrir la meilleure vue possible sur les trous que les missiles
avaient creusés dans le Wolf, à environ quatre cents mètres de leur position
actuelle. De modestes coulées de lave continuaient à s’en échapper, au sud
de l’endroit où le flot le plus puissant se déversait du sommet.
Rick, qui avait apporté de la base un appareil photo Canon équipé d’un
téléobjectif, prenait quantité de photos. Il dit peu après à Jenny qu’ils
allaient devoir lever le camp, car il n’allait pas tarder à manquer de lumière
et d’espace sur sa carte mémoire.
« Encore quelques-unes, répondit-elle, et on se tire d’ici – promis. Ces
images vont être d’une aide précieuse pour Mac, je ne t’apprends rien.
— Oh, merci mon Dieu », fit Rick.
Il s’agenouilla pour obtenir un meilleur point de vue. Jenny se tenait
juste à côté de lui.
Un tremblement de terre – soudain, violent, inattendu – frappa alors
l’île Isabela avec une puissance que Jenny n’avait jamais connue, même
juste avant l’éruption à Hilo ; on aurait dit que la Terre tout entière avait
explosé.
Ils se mirent aussitôt en quête d’un abri, sauf qu’il n’y avait nulle part
où se cacher, nulle part où fuir. Le ciel s’assombrit brusquement, comme si
la nuit était tombée d’un coup.
Ils se retournèrent juste à temps pour voir une bonne partie du Wolf
s’écrouler dans leur direction, tel un immeuble qui s’effondre ; au même
moment, la falaise sur laquelle ils se tenaient disparut.
Après quoi eux-mêmes se mirent à tomber.
Chapitre 77

Observatoire volcanologique de Hawaï, Hawaï

Laissant Rebecca Cruz dans son bureau, Mac se rendit à contrecœur


devant le bâtiment principal de l’OVH pour un face-à-face avec les deux
journalistes du New York Times ; ceux-ci avaient affirmé qu’ils ne
partiraient pas tant qu’il ne serait pas sorti leur parler.
Une autre femme, du nom de Rachel Sherrill, se tenait à leurs côtés.
Imani Burgess entra immédiatement dans le vif du sujet : « Vous serez
heureux d’apprendre que le journal ne va pas publier notre article, lança-t-
elle d’une voix sèche. Mais bon, peut-être que vous le saviez déjà. » Elle ne
faisait rien pour dissimuler sa colère.
« Encore un coup fourré de l’armée américaine, ajouta Rachel Sherrill.
— Loin de moi l’idée de faire preuve d’impolitesse, madame Sherrill,
dit alors Mac. Mais qui êtes-vous ?
— Quelqu’un qui espère vous voir arrêter votre cirque.
— Il y a plusieurs années, expliqua Burgess, alors que Rachel travaillait
au Jardin botanique, l’armée est tombée du ciel pour traiter un genre de
déversement de substances toxiques. Après quoi les militaires ont enterré
l’histoire, comme sans doute les déchets en question.
— À en croire Mme Sherrill, ajouta Sam Ito, ils ont délibérément
étouffé l’affaire à l’époque, et d’après nos sources il se passe quelque chose
de similaire actuellement.
— Et ô, surprise, grommela sa consœur, voilà qu’on nous demande de
rentrer à New York. À cause de l’éruption, d’après notre rédac’ chef. Mais
aucun de nous n’est dupe – pas vrai, docteur MacGregor ?
— J’aurais donc pu rester à l’intérieur, répliqua Mac. À l’évidence,
vous n’avez pas besoin de moi. Vous avez déjà toutes les réponses.
— Arrêtez-moi si je me trompe, fit Ito. Vous avez appelé Rivers dès que
vous avez eu le message d’Imani. Et le général a immédiatement appelé le
président des États-Unis en personne. Qui a ensuite appelé le rédacteur en
chef de ce putain de New York Times pour lui dire que ses deux journalistes
présents à Hilo étaient sur le point de mettre des vies en danger avec des
allégations sans fondement contre l’armée.
— Sauf que, intervint Rachel Sherrill, c’est vous autres qui mettez des
vies en danger – n’est-ce pas, docteur MacGregor ?
— Je m’efforce au contraire d’en sauver. Ce qui, en toute franchise,
m’est impossible depuis l’endroit où je me tiens en cet instant.
— Je sais que c’est un cliché, dit Ito, mais les gens ont le droit de
savoir.
— Pas tout, non, répliqua Mac. Il va falloir redescendre sur terre,
gamin.
— Je ne suis pas un gamin ! s’emporta Ito.
— À mes yeux, si.
— Il ne vous revient pas de décider ce que les gens ont le droit de
savoir ou non, fit Rachel Sherrill. Surtout avec de tels enjeux.
— S’il vous plaît, madame Sherrill, je n’ai pas besoin d’un sermon sur
les enjeux auxquels nous sommes confrontés. »
Rachel respirait fort ; elle avait le visage rouge, les poings serrés. Elle
lui rappelait un peu Jenny lorsque celle-ci était persuadée d’avoir raison sur
quelque chose, et que lui-même avait tout faux.
« Vous n’en avez pas fini avec moi, dit-elle. Même si ces deux-là s’en
vont, moi je n’irai nulle part tant que je n’aurai pas obtenu de réponses.
— Dans ce cas, fit Mac, ça ne sert sans doute à rien que je vous
souhaite un bon retour. »
Tous demeurèrent là sans mot dire. Ce qui lui convenait parfaitement.
Mac savait qu’ils avaient encore beaucoup de choses à lui dire, et encore
plus de questions à lui poser. Ses trois interlocuteurs finirent cependant par
céder : ils repartirent en direction du parking visiteurs et montèrent à bord
de leur véhicule.
Alors que Mac s’apprêtait à retourner dans le bâtiment, il sentit son
téléphone vibrer à l’intérieur de sa poche. Il alla s’adosser au mur jouxtant
la porte d’entrée, puis décrocha : « MacGregor à l’appareil. »
Les journalistes et Rachel Sherrill étaient déjà trop loin pour entendre le
gémissement lugubre qu’émit alors le Dr John MacGregor, le son d’un
animal blessé ; ils ne l’entendirent pas crier « Non » encore et encore, hurler
ce mot jusqu’à ce que ses poumons soient intégralement vides.
Il se laissa glisser le long du mur, le portable toujours dans sa main. Le
monde lui semblait déjà s’être effondré.
Et pas seulement le sien.

Rebecca finit par sortir du bâtiment pour essayer de le retrouver. Ils


avaient encore beaucoup de travail ce soir, du moins ce serait le cas dès que
Jenny et Rick auraient envoyé leur rapport depuis les Galápagos et transmis
les photos que Rick avait prises – ce qu’ils feraient sans doute une fois sur
le chemin du retour, à bord du luxueux jet de Brett.
Ils avaient eu de leurs nouvelles une heure plus tôt, juste avant leur
atterrissage sur l’île Isabela. Au moment de sortir parler aux journalistes,
Mac lui avait dit que si Jenny et Rick n’avaient pas appelé à son retour au
bureau, il prendrait les devants.
Sitôt dehors, Rebecca découvrit Mac assis par terre devant la porte.
Totalement figé, à l’exception des mouvements de sa poitrine. Le regard
perdu dans le lointain.
Son téléphone à la main.
Et il avait les yeux rouges ; Rebecca avait bien du mal à le croire, mais
John MacGregor semblait avoir pleuré.
Le souffle soudain court, elle vint s’agenouiller auprès de lui. « Qu’est-
ce qui se passe, Mac ? »
C’était comme s’il y avait eu un délai entre le moment où elle avait
prononcé ces paroles et celui où elles étaient parvenues aux oreilles du
géologue.
Enfin il leva les yeux vers elle. « Jenny est morte. Et Rick aussi. »
Chapitre 78

Rebecca était toujours assise par terre, auprès de Mac.


« Il faut que je passe des coups de fil, dit-il.
— Ça peut certainement attendre un peu », murmura-t-elle.
Mac déglutit. Il avait besoin d’un verre. « Rien ne laissait supposer
qu’il allait se passer quelque chose – à en croire le pilote qui les a emmenés
là-bas, en tout cas. Le flanc de la montagne a simplement… c’était comme
une sorte d’avalanche. Les experts pensent que les frappes de missiles ont
pu causer cette activité sismique, mais à ce stade personne n’a la moindre
certitude. » Il prit une longue inspiration. « De toute façon ça ne les
ramènera pas, d’avoir des réponses. »
Il se tourna alors vers elle. « C’est moi qui ai demandé à Jenny de se
rendre là-bas, murmura-t-il.
— Et si vous ne l’aviez pas fait, répliqua Rebecca, elle se serait portée
volontaire. Elle était en mission.
— Pour moi.
— Mac, on est tous sur la même mission. Et avec la même ferveur que
Jenny, car on sait que le temps nous est compté.
— La différence, c’est que Jenny et Rick n’en ont déjà plus, du temps. »
Il lui suggéra d’aller se reposer un peu, ne serait-ce que sur un canapé
quelconque. Rivers voulait tous les voir dans son bureau le lendemain matin
à six heures tapantes. Rebecca lui promit d’aller dormir dès qu’elle aurait
passé une dernière fois ses cartes en revue.
« Menteuse », murmura Mac.
Elle retourna à l’intérieur. Il n’essaya même pas de se relever. Il avait
posé son téléphone par terre, à côté de lui. Quand l’appareil se mit à sonner,
Mac se força non sans mal à regarder qui l’appelait.
Son épouse.
« La femme de Rick vient de m’appeler, lui dit-elle sitôt qu’il eut
répondu. Je suis tellement désolée, Mac. »
Il avait parlé à Linda une ou deux fois au cours de la semaine, Mac lui
exposant la situation dans les termes les plus généraux possible. Il avait
également appelé les garçons à quelques reprises, et échangé avec eux un
certain nombre d’e-mails. Linda ne leur avait pas expliqué à quel point leur
père était en danger ; ça ne servait à rien de les effrayer. Mais elle avait
compris, malgré le peu qu’il lui avait divulgué.
« Pas autant que moi, fit-il. Loin de là. »
Elle savait l’essentiel de ce qui s’était produit sur l’île Isabela via ce que
l’armée avait raconté à Eileen, l’épouse de Rick. Mac et Linda discutèrent
quelques minutes, après quoi il lui demanda s’il pouvait parler aux garçons.
Elle mit le téléphone sur haut-parleur de sorte qu’ils l’entendent. Ils lui
demandèrent s’il allait bien. Mac leur répondit que oui. Ils lui dirent qu’ils
étaient tristes pour tante Jenny et oncle Rick ; lui aussi, répliqua-t-il. Charlie
lui demanda, d’une voix brisée, s’il risquait de mourir. Mac leur assura qu’il
ne risquait rien, qu’ils n’avaient aucune raison de s’inquiéter, qu’il allaient
le revoir sous peu ; ce qui était arrivé à tante Jenny et à oncle Rick s’était
produit à des milliers de kilomètres.
Il ferma les yeux et s’efforça de tenir le coup, de ne pas s’autoriser à
penser que c’était peut-être la toute dernière fois qu’il parlait à ses fils.
« Les enfants… » Il couvrit le micro du téléphone, racla sa gorge serrée
avant de reprendre : « Vous savez tous les deux à quel point je suis fier de
vous, hein ? À quel point je l’ai toujours été ?
— Papa, fit Max, tu nous le dis tout le temps.
— On ne dit jamais assez ce genre de choses.
— Ça aussi, dit Charlie, tu nous le rabâches sans cesse. »
Nouvelle pause. Puis : « La meilleure chose qui me soit arrivée au cours
de mon existence, c’est d’être votre père. » Il sentait des larmes couler le
long de ses joues – heureusement qu’ils n’étaient pas sur FaceTime ou
Zoom. « Je vous aime tellement tous les deux. » Il ne pouvait plus s’arrêter
de pleurer, à présent.
« Nous aussi on t’aime, papa, lui lancèrent-ils en chœur.
— On se rappelle bientôt », dit Charlie.
Bientôt.
Linda enleva alors le haut-parleur. « Ils aimeraient être avec toi,
murmura-t-elle.
— On sait toi comme moi que ce n’est pas près d’arriver. » Peut-être
que ça n’arrivera même plus jamais.
Pendant quelques instants ni l’un ni l’autre ne parla. Mac était habitué,
désormais, à ce que les choses se passent ainsi avec celle qu’il considérait
déjà comme son ex-femme. Vers la fin de leur relation, avant qu’elle ne
quitte le domicile conjugal avec les jumeaux, tous deux ne communiquaient
plus qu’ainsi : via ce genre de silences prolongés.
« Je suis vraiment désolée, finit par reprendre Linda.
— Je sais à quel point tu les appréciais tous les deux, fit-il.
— Je parlais de nous, Mac. Je suis désolée que ça n’ait pas fonctionné
entre nous. »
Ne sachant pas trop quoi répondre à cela, il garda le silence. Tout ce
qu’il voulait, c’était mettre fin à cette communication.
« Je sais que j’aurais l’air d’une idiote à te demander d’être prudent,
poursuivit-elle. Mais j’espère que le fait de savoir que les garçons sont en
sécurité te rassurera un peu. »
Il faillit se remettre à hurler à ce moment-là, comme il avait hurlé à s’en
rompre la gorge lorsqu’il avait reçu l’appel des Galápagos.
Mac voulait lui crier que leurs fils n’étaient pas en sécurité, pas plus
qu’elle-même, qu’ils soient ou non sur le continent – parce que personne en
ce bas monde n’était en sécurité.
Il n’en fit rien, néanmoins.
Non pas parce qu’il avait promis à Rivers de n’en parler à personne.
Mais parce qu’il ne parvenait pas à s’y résoudre.
Il y eut un ultime silence, avant que Linda ne murmure : « Je t’aime,
Mac. »
MacGregor fit comme s’il n’avait rien entendu, comme si l’appel était
déjà terminé. Il s’apprêtait à retourner à l’intérieur quand le téléphone se
remit à vibrer.
Sur l’écran ne s’affichait qu’un seul mot :
Rivers.
Chapitre 79

À l’extérieur du Tunnel de glace,


le Mauna Kea, Hawaï
Compte à rebours avant l’éruption : 16 heures

Mac roula jusqu’à la Réserve militaire comme s’il fuyait la nuit ; après
avoir garé sa Jeep, il marcha jusqu’à l’endroit où Rivers l’attendait. Tout en
pensant au peu de temps qu’il leur restait – au fait que, si leurs projections
étaient correctes, la Grande Île risquait fort d’avoir beaucoup changé d’ici
au lendemain midi.
Le moment de vérité n’a jamais été aussi proche, songea Mac, qui
imaginait ce qui était en train de se passer à l’intérieur du Mauna Loa, avec
quelle vitesse et quelle puissance le magma s’élevait désormais vers le
sommet, œuvrant selon le seul calendrier qui importait au volcan – le sien.
Le magma qui se rapprochait de ce que Jenny avait insisté pour appeler
« le big bang ».
Jenny.
Après l’appel de Rivers, il avait commencé à composer le numéro de
Jenny, par réflexe.
Jenny, qui s’était montrée si courageuse.
Quand Mac eut enfin rejoint le général, à une centaine de mètres de
l’entrée du Tunnel de glace, il découvrit là encore plus de camions à plateau
chargés d’innombrables feuilles de titane. Davantage de lumières tout
autour d’eux. Plus d’hommes s’acharnant à préparer la défense de cette
forteresse et des bonbonnes qu’elle accueillait – certains déchargeant le
titane, d’autres mettant en place une nouvelle couche de protection.
Plus de bruit que jamais en ces lieux, se dit-il, plus d’urgence – pour
peu qu’une telle chose soit possible.
Pas d’uniforme pour Rivers, ce soir-là. Cette fois encore, uniquement
un casque et un treillis. Il semblait ravi de ressembler à un troufion, bien
que ce soit lui qui aboyait des ordres.
« Je tiens à vous le répéter : ces pertes me désolent au plus haut point »,
commença le militaire d’un ton sec.
Des pertes – le langage de la guerre. Mais c’est plus fort que lui. « Je
n’en doute pas un instant, mon général.
— Vous aviez raison, dit-il. C’étaient des gens courageux. » Avant
d’ajouter : « Une couche supplémentaire de titane ne peut pas faire de mal.
— Je suis d’accord, fit Mac. Et qui sait ? Ça pourrait fort bien faire la
différence, le moment venu. On devrait clairement tenter le coup. »
D’un geste de la main il désigna le Mauna Loa, alors même que
d’autres travailleurs, militaires et civils, apparaissaient au-dessus d’eux et
commençaient à décharger le titane.
« Une trentaine de kilomètres nous en séparent, poursuivit Mac. Si
notre déviation fonctionne, nous n’aurons pas besoin de protéger encore
plus la grotte. Mais dans le cas contraire ? » Il haussa les épaules. « Ne nous
restera plus qu’à espérer que ce que vous appelez notre mur d’enceinte nous
permette de gagner assez de temps pour laisser la lave s’éteindre d’elle-
même. »
C’est alors qu’ils entendirent des sons semblables à des coups de feu, en
provenance de l’endroit où la première digue était érigée, sur une autre
partie de la montagne.
Une minute plus tard un militaire arrivait en courant, avec un téléphone
qu’il agita devant Rivers.
« Il y a du grabuge, mon général, l’informa le jeune homme.
— Est-ce bien des coups de feu que je viens d’entendre ?
— Des tirs de sommation, mon général. À cause des manifestants.
— Qui manifestent contre quoi, bordel de merde ? hurla Rivers.
— Ne me demandez pas comment, mais ils ont découvert qu’on avait
exhumé un certain nombre de leurs sites funéraires. »
Rivers se tourna aussitôt vers Mac. « Il faut que j’aille m’occuper de
ça. »
Le géologue hocha la tête. « Vous êtes bien plus doué que moi en
matière de maintien de l’ordre. J’ai moi-même quelques trucs en cours, de
toute façon. »
Rivers dévala la pente jusqu’à sa Jeep, se mit au volant et démarra en
trombe.
Mac s’apprêtait lui-même à allumer le moteur de sa propre Jeep quand
il reçut un appel de Lono.
« Il faut absolument qu’on se voie, Mac Man, lui dit Lono.
— Où ça ?
— Retrouve-moi sur notre plage. »
Mac roula encore plus vite que d’habitude.
Chapitre 80

Honoli’i Beach Park, Hilo, Hawaï


Mardi 29 avril 2025

Mac arriva en premier à la plage. Le géologue gara sa Jeep là où il avait


toujours eu coutume de le faire en des temps bien plus heureux, attrapa ses
affaires et prit la direction de l’eau. Lorsqu’il sentit le sable sous ses pieds,
il eut l’impression, l’espace d’un instant, d’être de retour chez lui.
Il avait l’habitude de venir ici, sur la plage de Ma’Akua, la seule nuit de
chaque mois où la lune était vraiment pleine – une énorme boule encore
plus brillante que d’habitude. Les vagues semblaient comme danser sous
son incroyable lumière, comme si l’aube se levait en avance.
La lune ne formait qu’un croissant, ce soir-là. Les pieds dans le sable,
Mac prit le temps de s’imprégner de la scène, s’émerveillant de la
perfection du monde vu d’ici. Seuls le clapotis des vagues devant lui, et de
temps à autre le chant d’un oiseau nocturne, venaient rompre le silence. Il
avait l’impression d’être le dernier homme sur Terre.
Voilà ce qu’on essaie de sauver, songea-t-il. Ce qu’on doit sauver.
Pareille beauté était une force de la nature, au même titre que le volcan ;
elle lui coupait le souffle.
Il lança un regard en direction du volcan. Ça, tu ne l’auras pas.
Quelqu’un derrière lui était en train de se frayer un chemin à travers le
feuillage. Mac se retourna, pour découvrir là Lono, ce garçon qui semblait
toujours un peu plus grand chaque fois qu’il le voyait – Mac disait parfois
en plaisantant qu’il pouvait presque l’entendre grandir –, lesté de deux
planches de surf sous un bras.
« Je croyais que tu m’avais oublié, dit Lono tout en tendant son poing
pour un check.
— Ce serait comme oublier un de mes fils, répliqua Mac.
— Tiens, je t’ai apporté une planche – au cas où. »
Une fois installés sur leurs planches, ils contemplèrent l’eau sans rien
dire, comme s’ils étaient à l’église.
Et peut-être était-ce le cas, d’une certaine manière.
« Ça s’annonce mal, hein ? dit enfin Lono.
— Pire que ça, répondit Mac.
— Tu penses que ma mère et moi, on devrait essayer de quitter l’île ? »
Mac sentait les yeux du garçon fixés sur lui. Il fit donc volte-face.
« Je ne peux pas te donner le moindre détail – j’ai donné ma parole.
Mais crois-moi : même si vous parveniez à vous trouver un bateau ou un
avion, ce serait trop tard. »
Lono hésita, puis : « Je te fais entièrement confiance, Mac. Tu le sais. »
Jenny et Rick avaient eu confiance eux aussi.
« Le volcan n’est pas la seule bombe à retardement, hein, Mac Man ? Il
y autre chose qui se trouve à l’intérieur de la Montagne Blanche, pas
vrai ? »
C’était ainsi que les indigènes appelaient le Mauna Kea.
« Où est-ce que tu as entendu une chose pareille ? » lui demanda Mac.
Lono haussa les épaules. « Une femme, une haole, s’est rendue à la
Protection civile pour essayer de voir à nouveau M. Takayama. Elle a dit à
la mère de Dennis que l’armée gardait des secrets susceptibles d’anéantir
toute la ville et que si Takayama comptait garder ça pour lui, elle n’aurait
pas de problème à en parler à tout le monde. Ça aurait quelque chose à voir
avec un truc que M. Takayama lui aurait fait, et qu’elle n’accepterait plus. »
Il regarda Mac. « Cette haole sait des choses, pas vrai ?
— Elle ne sait que ce qu’elle ignore. »
Le garçon poussa un soupir, aussi triste qu’une note de blues tirée d’un
cor.
« J’ai appris pour Jenny, reprit-il. Et pour Rick. C’étaient des gens bien.
— Beaucoup plus que ça. Les meilleurs qui soient.
— Ça va ?
— Un jour peut-être, gamin. Pour l’instant… pas vraiment. »
Nouveau soupir. Puis : « J’ai un truc à t’avouer, Mac. C’est moi qui ai
fait fuiter l’info sur les sites funéraires. » Lono marqua une pause, puis
s’empressa d’ajouter : « Je n’avais pas l’intention de mettre un tel bordel. »
Mac sourit. « Tu en es sûr ?
— Peut-être que ça ne m’a pas rendu si triste que ça, de causer un peu
de pilikia.
— Ça n’a pas d’importance. Le général Rivers a calmé tout le monde.
— J’ai cru comprendre, oui. » Il sourit. « C’est vraiment un voyou, ce
général. Mais dans le bon sens, même s’il gonfle tout le monde dans le coin.
— Ouais, confirma Mac. C’est le meilleur qui soit.
— J’ai une grande gueule, fit Lono.
— Rien de nouveau sous le soleil. » Mac gratifia son bras d’un petit
coup de poing. « Mais il s’agit de votre île, pas de la nôtre. »
Le soleil était en train de se lever. De grosses vagues matinales
commençaient à se former dans le lointain. Sans ajouter un mot, ils se
levèrent et se mirent à courir en direction de l’eau, s’installèrent sur leurs
planches et commencèrent à pagayer.
Se retrouver dans l’eau ne faisait qu’embellir le monde, songea Mac. La
lumière semblait leur parvenir autant de l’océan que du ciel.
« Je n’ai pas beaucoup de temps », dit-il.
— C’est toi qui m’as toujours dit qu’il fallait dégager du temps pour les
choses qu’on aime, lui fit remarquer le garçon.
— Alors allons chevaucher des vagues, cow-boy. »
Mac se demanda, fugacement, si ça n’allait pas être la toute dernière
session de surf qu’ils partageraient.
Quelques minutes plus tard, ils étaient debout sur leurs planches, à une
cinquantaine de mètres de distance l’un de l’autre, peut-être plus. Dans une
eau aussi chaude que celle d’un bain, tous deux prirent la première grande
vague simultanément.
Mac entendit Lono pousser un cri de joie lorsqu’elle commença à les
ramener en direction de la plage.
Il considéra la scène – le garçon, l’eau et le ciel matinal – et se répéta
mentalement : Voilà ce qu’on essaie de sauver.
Chapitre 81

Réserve militaire américaine, Hawaï


Compte à rebours avant l’éruption : 6 heures

Ils n’avaient toujours pas retrouvé la jeune Kane, celle qui s’était
rendue à ce bar en compagnie du sergent Noa Mahoe la nuit de la fuite au
Tunnel de glace. Peut-être s’agissait-il d’ailleurs de sa petite amie.
Le général Mark Rivers ne voulait plus entendre la moindre excuse de
la part de Briggs. Ce n’était pas comme s’ils essayaient de retrouver une
personne disparue à New York, lui avait-il lancé.
« Ramenez-la-moi ! » rugit-il, avant de congédier Briggs d’un geste
agacé de la main.
Cette fille était un problème en suspens. Il détestait les problèmes en
suspens.
Le sergent Mahoe, cet abruti, était toujours en quarantaine. En
quarantaine, sous garde armée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et
possiblement en train de se remettre de son exposition aux radiations –
quand bien même il ressemblait à la victime d’un bombardement au napalm
sur les photos que Rivers avait vues. Les médecins se refusaient à le
considérer comme définitivement tiré d’affaire ; ils se bornaient à dire qu’il
avait une chance de s’en sortir. Et voulaient en savoir plus sur la substance à
laquelle il avait été exposé.
Tout ce qui importait à Rivers, c’était que cet abruti de gamin en rut
était sorti malade de la base cette nuit-là, et sans permission.
Il lui fallait découvrir si la fille était contaminée, et qui d’autre elle
avait pu contaminer.
Bon sang, il détestait vraiment les problèmes en suspens.
Mark Rivers se frotta le front, si fort qu’il craignit de s’écorcher la
peau. Cette fille savait-elle au moins que Mahoe était souffrant ? Pouvait-
elle être un genre de porteuse saine, à qui le destin allait épargner de voir sa
propre peau se détacher en flocons noirs ?
Et si on survivait tous à l’éruption, songea-t-il, si on parvenait à
maîtriser la lave, et qu’au même moment une forme différente de Mort noire
commence à se répandre comme une épidémie d’un bout à l’autre de l’île à
cause d’un sergent sous mon commandement ?
Sur combien de fronts était-il censé mener cette guerre ?
Et si quelque chose d’aussi mortel progressait d’un bout à l’autre de la
Grande Île avant que la lave ne commence à déferler tel un raz de marée du
sommet de la montagne qui les obnubilait tous ?
Il avait désespérément besoin de dormir.
Ou d’une boisson forte.
Peut-être des deux.
Patton avait giflé des militaires sous son commandement pendant la
campagne de Sicile, et Rivers se dit qu’il n’avait peut-être pas eu tort. Lui-
même aurait bien envisagé de gifler le sergent Mahoe s’il n’avait craint
d’attraper ce dont le gosse était atteint, et de voir sa propre peau pourrir.
Son téléphone fixe se mit alors à sonner. Le militaire de service à la
réception l’informa que MacGregor, Rebecca Cruz, Brett et les Cutler
étaient arrivés.
Toutes les infos et données scientifiques à leur disposition indiquaient
que l’éruption allait se produire dans la journée, peut-être même avant la fin
de la matinée. Les secousses se succédaient de plus en plus vite, comme les
contractions d’une femme sur le point d’accoucher.
Une naissance, songea-t-il. Le commencement d’une vie.
Ou tout le contraire, potentiellement.
Rivers considéra le bloc-notes posé devant lui. Il avait inscrit dessus
deux mots hawaïens :

Ka hopena

La fin.
À présent, c’était son téléphone satellite qui sonnait. Rivers n’utilisait
plus son portable, désormais, uniquement celui-ci – comme tous les
militaires.
Briggs.
« Je crois qu’on a peut-être repéré la fille », l’informa le colonel James
Briggs – alors même que les murs de la base militaire se remettaient à
trembler, plus violemment que jamais.

Leilana Kane essayait de se fondre dans la foule qui se dirigeait vers les
quais du port de Hilo, tout le monde autour d’elle essayant de monter à bord
d’un des petits ferry-boats qui avaient commencé à évacuer des gens de l’île
l’après-midi précédent. Il s’agissait d’habitants de Hilo qui avaient choisi de
partir plutôt que de collaborer avec l’armée, la plupart ne sachant pas quand
ils allaient revenir ni à quoi ressemblerait la Grande Île à leur retour.
Certains résidents suffisamment aisés avaient affrété de petits avions
pour se rendre sur une autre île, souhaitant être n’importe où sauf sur la
Grande Île quand le Mauna Loa exploserait avec la force qu’on leur
annonçait depuis des jours – une force dont personne ici n’avait jamais été
témoin.
Leilana était en cavale depuis que les militaires avaient traîné Noa hors
du Hale Inu Sports Bar comme s’il était un genre de criminel ; elle-même
avait réussi à s’éclipser par la porte de service quelques instants à peine
avant que l’armée ne boucle l’établissement.
Elle avait renoncé à essayer de joindre Noa sur son téléphone, surtout
après que certaines de ses amies l’eurent informée que des militaires
passaient de nombreux coups de fil, en quête de quiconque l’aurait vue ou
aurait été en contact avec elle. Elle ne se servait plus de son propre portable,
de peur que l’armée ou la police ne puisse l’utiliser pour la localiser.
Après avoir quitté le bar, elle s’était rendue à la ferme de noix de
macadamia où ses grands-parents maternels l’avaient élevée après qu’un
cancer eut emporté sa propre mère. Des militaires s’étaient pointés le
lendemain matin dans ce lieu magnifique situé non loin de Saddle Road, à
proximité de la base militaire. Leilana avait donc repris la fuite, non sans
avoir au préalable demandé à ses grands-parents de dire aux militaires
qu’ils n’avaient aucune idée de l’endroit où elle pouvait se trouver.
La nuit précédente, elle avait dormi sur la plage. Elle avait l’habitude de
ne compter sur personne, ayant parfois l’impression de s’être élevée toute
seule, et n’avait jamais eu peur, pas à Hilo, de dormir sur le sable à la belle
étoile.
Peut-être lui serait-il possible de revenir après l’éruption, une fois l’île à
nouveau sûre, et de découvrir ce qui était arrivé à Noa. Dans l’immédiat,
néanmoins, la jeune femme voulait seulement être n’importe où sauf ici,
comme tous ceux qui attendaient avec elle.
Des militaires et des policiers s’étaient présentés chez ses amis, pour
leur dire qu’ils devaient la retrouver urgemment, qu’elle était en danger.
Mais en danger de quoi ?
Avant que Leilana n’ait cessé d’utiliser son téléphone pour éviter de se
faire localiser, une de ses collègues, Natalie Palakiko, lui avait demandé :
« Est-ce que tu as enfreint la loi, Lani ?
— Mon Dieu, bien sûr que non.
— Parce que j’ai l’impression que s’ils arrivent à te mettre la main
dessus, tu vas finir derrière les barreaux.
— Pour quel motif ?
— Je n’en sais rien. Mais avant de quitter ma maison, ils m’ont dit que
si tu me contactais et que moi je ne les contactais pas immédiatement, je
risquais moi aussi d’avoir des ennuis. »
Leilana se disait qu’elle réglerait tout ça plus tard. Dans l’immédiat,
alors que le sol continuait de trembler – arrachant de temps à autre des cris
aux gens qui progressaient lentement vers les quais –, elle avait simplement
besoin de partir. La jeune femme rabattit sur ses yeux sa casquette Hilo
Vulcans.
Lorsqu’elle sortit brièvement de la file pour voir la distance qui la
séparait encore de l’avant, elle entendit une voix crier : « Leilana Kane ! Toi
aussi tu te tires de ce morceau de roche ? »
Elle fit volte-face, pour découvrir là Sherry Hokula, une ancienne
camarade de lycée, occupée à agiter frénétiquement une main dans sa
direction.
« Leilana ! répéta-t-elle, plus fort encore. C’est toi, ma belle ? Par ici ! »
Quand la jeune femme se retourna, elle repéra deux militaires qui se
dirigeaient dans sa direction depuis le quai.
L’un d’eux était au téléphone.
Leilana se mit aussitôt à courir, pour échapper une fois encore à
l’armée – il lui fallait récupérer son scooter, garé dans le parking de Kuhio
Street. Lorsqu’elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, elle vit que les
militaires aussi avaient commencé à brûler le pavé.
Elle n’avait qu’une idée en tête : retourner à la ferme de ses grands-
parents.
C’était le seul endroit où elle pouvait se rendre, sa seule cachette
possible.
Leilana ne savait même pas pourquoi elle était en cavale. Pourtant,
c’était bien le cas. Elle n’avait jamais couru aussi vite.
Le soleil se décida enfin à se lever – un moment magnifique de la
journée, à Hilo, un spectacle qu’elle adorait contempler depuis la plage.
Mais pas ce jour-là.
Les murs se refermaient sur elle avant même que le volcan ne s’y
emploie.
Leilana courait vite – elle avait fait du sprint au lycée de Hilo.
Elle passa au pas de course devant le garage, puis revint sur ses pas via
de petites ruelles. Il n’y avait plus aucun militaire en vue à son retour.
La jeune femme enfourcha son scooter, s’engagea dans la rue, puis
quitta la ville en veillant bien à ne pas aller trop vite. Elle roula jusqu’à se
retrouver à court d’essence, à environ huit cents mètres de la ferme.
Elle abandonna le scooter dans les broussailles, sur le bord d’une route
juste assez large pour accueillir la vielle camionnette branlante de son
grand-père.
Juste avant d’atteindre la ferme, néanmoins, la jeune femme
s’immobilisa.
Quelque chose n’allait pas.
Quelque chose n’allait vraiment pas.
Elle fixait le petit bouquet de macadamiers plantés sur le côté du
ranch – ils marquaient l’entrée du modeste verger qui appartenait à sa
famille depuis des générations.
Les arbres étaient devenus complètement noirs – à croire que quelqu’un
les avait trempés dans de l’encre.
Ou qu’un incendie les avait calcinés.
Elle voyait en outre de petits cercles noirs se succéder depuis les arbres
jusqu’à la porte d’entrée, comme si la pelouse avait été brûlée à intervalles
presque réguliers.
Leilana Kane avait l’impression de ne plus pouvoir respirer, comme si
une ombre s’était abattue sur le beau monde innocent de ses grands-parents.
Elle se rendit de l’autre côté de la maison, là où se trouvaient depuis
toujours la joie et la fierté de sa grand-mère : le jacaranda aux fleurs d’une
beauté presque insoutenable à cette période de l’année, celui que sa grand-
mère avait planté le jour de sa naissance – elle ne cessait de répéter que
celui-ci avait grandi avec sa petite-fille.
À présent, on aurait dit que quelqu’un y avait mis le feu ; ses dernières
feuilles étaient complètement noires, son tronc flétri. Si Leilana s’avisait
d’aller le toucher, se dit-elle, il se bornerait à se transformer en un tas de
cendres.
Mais l’idée de s’en approcher l’effrayait, sans parler de le toucher.
Elle continua à faire le tour de la maison, craignant désormais d’y
pénétrer, espérant que ses grands-parents se trouvaient n’importe où sauf
ici.
Le petit potager de sa grand-mère, à l’arrière, celui où elle cultivait ses
tomates adorées, semblait recouvert de suie ; il avait noirci, comme tout ce
qui se trouvait à l’extérieur de la maison.
Elle prit une grande inspiration, en se demandant quelles toxines elle
était peut-être en train d’inhaler, puis retourna à l’avant de la maisonnette.
Les fenêtres étaient ouvertes ; les rideaux ondulaient doucement,
comme à leur habitude par des matinées pareilles. Sa grand-mère
considérait qu’elle n’avait pas besoin de climatisation : la brise qui soufflait
de la baie était bien suffisante.
La porte d’entrée n’était pas verrouillée. Un classique, avec ses grands-
parents. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, ils lui avaient dit que Kū-
kā‘ili-moku, le dieu de la protection, suffisait à assurer leur sécurité – ils
n’avaient donc besoin de rien d’autre.
« Kūkū ? » lança-t-elle tout en ouvrant la porte.
C’était le surnom qu’elle utilisait depuis son enfance pour désigner ses
deux grands-parents.
Elle entra dans la pièce – et un cri étranglé jaillit du plus profond de ses
entrailles.
Ses grands-parents gisaient morts sur le sol de leur minuscule salon,
leur peau couleur charbon. Comme s’ils avaient été brûlés vifs, alors qu’elle
ne voyait nulle part la moindre trace d’incendie.
Le bruit d’un véhicule en approche la fit alors sursauter. Peut-être était-
ce une Jeep. Ou un camion.
Elle voulait regarder par les fenêtres de l’entrée, voir de qui il pouvait
s’agir.
Sauf qu’elle ne pouvait s’arrêter de fixer ses grands-parents.
Ka hopena.
Chapitre 82

Les murs de la salle de conférences de la Réserve militaire tremblaient


désormais toutes les cinq à dix minutes. Le général, Mac et Rebecca étaient
installés autour de la longue table. Aucun d’eux ne prêtait plus la moindre
attention aux secousses.
« D’après tous les calculs, fit Rivers, c’est donc le Jour J. »
J pour Jugement dernier, se dit Mac.
« La question est par conséquent de savoir ce que nous allons faire des
heures qui nous restent, à part attendre. » Le général marqua une pause. « Je
voulais dire les heures qui nous séparent de l’éruption. »
Mac haussa les épaules. « On continue à creuser aussi longtemps que
possible. On dépose autant de couches de titane que possible à proximité de
la grotte. Quand l’éruption se produira, Rebecca se trouvera à l’intérieur de
son bunker, à l’observatoire du Mauna Loa, et utilisera son système de
détonation à distance pour déclencher une série coordonnée
d’explosions via un signal électromagnétique. Au même moment, mon
général, vous pourrez faire décoller vos bombardiers – qui n’auront plus
qu’à attendre vos ordres.
— On pourrait débuter le bombardement dès maintenant, répliqua
Rivers. Pourquoi temporisons-nous ?
— Il faut qu’on voie où se dirige la lave. Si on a de la chance et que les
explosifs de Rebecca fonctionnent, ce qui est quand même le plus probable,
nous n’aurons peut-être besoin que d’un soutien aérien minimal. »
Quelqu’un frappa alors à la porte : le colonel Briggs. « Un mot, mon
général ? »
Tous deux sortirent dans le couloir. Mac les observa par la vitre de la
salle de conférences. C’était Briggs qui faisait l’essentiel de la conversation.
Rivers demeurait quant à lui impassible, bras croisés.
Pour enfin hocher la tête.
Le général revint sans attendre s’installer à leur table. « Changement de
plan.
— À propos du moment où on doit débuter le bombardement ? s’enquit
Mac.
— On va retirer les bonbonnes du Tunnel de glace et les transporter en
lieu sûr.
— Où ça ? ne put s’empêcher de demander Mac. Sur la Lune ? »
Un silence de mort accueillit une nouvelle secousse, qui fit trembler les
fenêtres et les tasses de café posées devant chacun d’eux.
« Il est trop tard pour les déplacer et vous le savez pertinemment, mon
général. Ce n’est absolument pas faisable dans les délais qui nous sont
impartis.
— C’est déjà en cours, répliqua Rivers. Et ne le prenez pas mal,
docteur MacGregor, mais moi seul déciderai quand il sera trop tard. »
Tous deux étaient assis, mais Mac avait l’impression qu’ils se faisaient
face, debout.
« Ce n’est pas à moi qu’il faut dire ça, fit-il. Dites-le plutôt au volcan.
— Je n’ai pas besoin de votre permission, répliqua le général.
— Personne n’a dit le contraire. »
Rivers considéra un instant ses épaisses mains, jointes devant lui, puis
revint au géologue.
« Dirige, suis ou écarte-toi, murmura-t-il. N’est-ce pas ce que dit
l’adage ? »
Qu’il l’admette ou non, Rivers était effrayé – Mac n’avait aucun mal à
s’en rendre compte. Il se demanda si cet homme avait déjà eu peur de quoi
que ce soit ; se demanda aussi jusqu’où il pouvait aller avec le chef de
l’état-major interarmées.
Il s’efforça donc de retrouver son calme. « Mon général, il était déjà
trop tard pour déplacer ces bonbonnes à votre arrivée ici. Le colonel Briggs
nous a dit à tous que ça prendrait au grand minimum quatre semaines, pas
les quatre jours dont on disposait à ce moment-là. » Le général secoua
rageusement la tête, incapable de croire ce que ses oreilles venaient
d’entendre. « Vous vous rappelez la quantité de bonbonnes qu’il y a dans le
Tube de glace ? insista Mac. D’autant qu’à présent, nous avons vu de nos
propres yeux ce qui arrive quand ce qu’elles contiennent se retrouve dans la
nature. Nous ignorons combien il y en a d’endommagées, mais ce qui est
sûr, c’est qu’elles sont toutes remplies jusqu’à la gueule d’un herbicide
radioactif qui est peu ou prou l’arme la plus mortelle de toute l’histoire de
cette planète. Et voilà que maintenant, à ce stade du jeu, on va les charger
sur des camions et les déplacer en – je crois l’avoir déjà dit – quatre putains
d’heures ?
— J’ai une unité d’hommes en combinaisons de protection qui fait en
ce moment même l’ascension de la montagne, dit Rivers, ignorant tout ce
que Mac venait de dire et faisant comme s’ils n’avaient besoin de rien
d’autre que ces renforts inopinés.
— Quelque chose a manifestement changé votre perception de la
situation, fit Mac. Nous avons le droit de savoir de quoi il s’agit, général
Rivers. »
À présent ce n’était plus seulement de la peur qu’il voyait dans les yeux
de son interlocuteur.
Ça allait au-delà.
Ce qu’il y voyait désormais, c’était de la panique.
« Qu’est-ce qui a changé ? insista-t-il.
— Il y a eu des morts », répondit le général.
Chapitre 83

À l’extérieur du Tunnel de glace, le Mauna Kea, Hawaï

L’éruption du Mauna Loa se produisit alors que Mac et Rivers roulaient


en direction du Tunnel de glace à bord de la Jeep du général.
Du versant du Mauna Kea s’échappaient de la fumée et des flammes,
orange, rouge et bleu – la couleur du feu. Mac savait ce qui se passait,
même d’aussi loin : la caldeira était recouverte de lave, qui commençait à
s’écouler des zones de rift.
Ils allaient bientôt découvrir – selon la vitesse de la lave – si les canaux
et tranchées, tous les détournements, tous leurs plans, fonctionneraient bel
et bien.
Du lointain leur parvint le son des sirènes indiquant que la Grande Île
était en état d’alerte et subissait une attaque.
Notre Pearl Harbor, pensa Mac. Sauf qu’il ne s’agit pas d’une attaque
surprise en provenance du ciel, cette fois.
Le sol sous leurs pieds se remit à trembler ; cette secousse-là dura plus
longtemps que les précédentes, et leur parut plus intense.
Sitôt après avoir ôté son casque, Rivers courut jusqu’à l’entrée et
commença à crier aux hommes vêtus de combinaisons de protection de
retourner dans leurs camions, tout en leur faisant signe de redescendre de la
montagne.
« Allez, allez, allez ! »
Le bruit des sirènes empêchait deux des militaires de l’entendre : ils
continuaient à progresser en direction de l’entrée.
Rivers les rejoignit au pas de course ; il en attrapa un par les épaules et
le retourna.
« Allez ! » répéta-t-il.
Au loin, une lueur digne d’un lever de soleil enveloppait le sommet.
La boule de feu qui se profilait contre le ciel continua à enfler, puis une
nouvelle secousse ébranla le Mauna Kea, suffisamment violente pour
renverser l’un des camions. Ses passagers parvinrent à en sauter juste avant
que le véhicule ne se soit complètement retourné.
Le géologue vit le général tomber en avant à cinquante mètres de
l’entrée de la grotte – une chute si soudaine qu’il ne put l’amortir avec ses
mains. Il atterrit à plat ventre dans la terre et les rochers. Le sol sous les
pieds de Mac ne cessait de trembler.
Et Rivers demeurait immobile.
Le scientifique s’empressa d’aller à sa rescousse ; après l’avoir mis sur
le dos, il vit que du sang s’écoulait d’une grosse coupure à son front. Mais
ses yeux étaient ouverts, et il respirait.
« Il faut qu’on vous évacue d’ici, lui dit Mac.
— Pas tant qu’il reste quelqu’un à l’intérieur. »
Mac l’aida à s’asseoir, essuya une partie du sang avec sa manche, puis
l’aida à se relever et à rejoindre la Jeep.
Rivers avait le souffle court. Une fois à bord de la Jeep, il se toucha le
front, puis considéra le sang qui maculait ses doigts. « On y est, hein ?
demanda-t-il. C’est l’éruption à laquelle on s’attendait ? » Il parlait d’une
voix hébétée. « Bonté divine.
— Espérons qu’Il nous gratifie de sa bonté, oui. »
Mac s’installa au volant, se positionna en tête de la procession de
camions – ceux qui n’avaient pas basculé, tout du moins – et reprit la
direction de la base.
Il se retourna brièvement vers le Mauna Loa, plus effrayé que jamais à
l’idée de ce qui allait suivre.
Et de l’endroit où ça allait se produire.
Mike Tyson avait raison : Tout le monde avait un plan jusqu’au premier
coup de poing dans la face. Mac accéléra encore, ignorant les bosses, ayant
parfois l’impression que la Jeep volait, que le volcan était déjà à leurs
trousses.

Rebecca Cruz était seule dans la cellule de crise au retour de Mac et de


Rivers.
« Où sont les autres ? s’enquit ce dernier. Brett et les Cutler étaient
censés se trouver ici, eux aussi.
— Brett et les Cutler sont partis, mon général.
— Où ça ? J’ai besoin d’eux ici, bon sang !
— Ils doivent être à bord d’un des hélicoptères de Brett, j’imagine. Il
veut filmer lui-même l’éruption.
— Pourquoi ? s’enquit Rivers.
— Parce qu’il le peut, intervint Mac.
— Il est fou.
— Oui, ça aussi. »
Chapitre 84

Summit Cabin, le Mauna Loa, Hawaï

L’armée avait investi la Summit Cabin, un chalet situé au bord de la


grande caldeira sommitale, Moku‘āweoweo, et qui offrait une vue
imprenable sur le véritable sommet. Un hélicoptère militaire venait de
déposer Mac et Rebecca à ce poste de commandement temporaire de sorte
qu’ils puissent déterminer quand et où commencer à déclencher les
explosifs de la jeune femme.
« Pour faire correctement les choses, avait-elle expliqué à Mac et à
Rivers, il faut que j’aie la cible en visuel. »
Le pilote leur avait enjoint de contacter la Réserve militaire pour
organiser leur rapatriement. « Dans combien de temps ? avait-il demandé à
Mac avant de redécoller.
— Bientôt. »
Une fois l’hélico reparti, Mac et Rebecca contemplèrent un instant le
sommet du volcan.
« Je dois tout mettre en place, dit finalement la jeune femme.
— Après quoi il ne nous restera plus qu’à attendre », fit Mac.
Le Mauna Loa était toujours dans un état de calme précaire.
Mais ça ne dura pas longtemps.
Une nouvelle secousse ébranla bientôt le sol. Mac avait cessé de
mesurer leur fréquence relative. Toutes semblaient intenses, en ce jour,
comme si le volcan tirait des coups de semonce.
Ils s’empressèrent d’aller trouver refuge à l’intérieur du chalet. Ce fut
alors qu’ils sentirent les murs et les fenêtres commencer à trembler, et
entendirent un bruit inimitable.
Une éruption.
Sitôt ressortis, ils se tournèrent vers le sommet du Mauna Loa. Au
milieu de l’épaisse fumée noire d’un nuage de cendres, une boule de feu
était en train d’embraser le ciel.
Chapitre 85

Comme figés sur place, Mac et Rebecca regardaient le feu jaillir dans le
ciel.
La lave fit bientôt son apparition, des vagues déferlantes qui semblaient
s’écouler dans toutes les directions – vers le nord-est, comme Mac s’y
attendait, mais aussi vers le sud.
Il avait assisté à d’innombrables éruptions volcaniques, parfois de très
près, aux quatre coins du monde. Il avait imaginé ce moment précis pour le
Mauna Loa, de manière obsessionnelle, s’était persuadé qu’il était prêt.
À tort.
« Les coulées sont plus importantes que ce à quoi nous nous
attendions », dit-il.
Il se rendit alors compte que Rebecca lui avait agrippé la main, presque
comme pour se stabiliser.
« Il faut que je me mette au boulot », fit-elle.
Quelques instants plus tard, Mac entendit – et sentit – derrière lui une
déflagration suffisamment puissante pour provoquer une commotion
cérébrale ; à croire que Rebecca avait déclenché un de ses explosifs juste à
côté du chalet.
Une fois qu’il se fut relevé, Mac découvrit l’énorme trou dans la
caldeira Moku‘āweoweo.
Il vit la fissure et la lave qui en jaillissait – un fin geyser qui se
déversait sur l’héliport de l’armée et fonçait en direction de la Summit
Cabin.
Le feu se ruait sur eux à présent.
Le sommet ne cessait de cracher des traînées orange, rouges et même
noires, non seulement dans le ciel, mais aussi le long des pentes du volcan.
Au cours de toutes les éruptions auxquelles il avait assisté, jamais il
n’avait vu une lave pareille.
Alors même qu’il se précipitait dans le chalet, Mac entendit le bruit
caractéristique des pales d’un hélicoptère. L’hélicoptère que l’armée avait
envoyé pour les récupérer était inutile désormais – il n’avait plus nulle part
où atterrir.
Chapitre 86

Au-dessus du Mauna Loa, Hawaï

Brett et les Cutler se trouvaient à bord du nouvel Airbus 225 du


milliardaire ; ils se préparaient à donner au monde une place de choix dans
l’observation de la plus grande éruption volcanique de l’histoire.
« Merde ! » cria le pilote. Pris dans des turbulences, l’hélicoptère avait
chuté de plusieurs dizaines de mètres en l’espace de quelques secondes.
Jake Rogers venait d’effectuer un large virage autour du sommet ; à
présent il les ramenait vers le Mauna Loa depuis le sud-ouest.
« Cisaillement du vent ? s’enquit Brett.
— Si seulement, putain de merde », répondit Rogers.
Leah Cutler, qui regardait par sa fenêtre, se demandait ce que le pilote
pouvait bien voir. Son époux, qui faisait office de vidéaste sur ce vol,
gardait sa caméra braquée sur le sommet de la montagne ; il attendait le
moment idéal pour commencer à filmer.
« Un problème, Jake ? lui demanda-t-elle.
— Il y a déjà de la lave qui jaillit des fissures, là, en bas, répondit-il. Et
pas qu’un peu », ajouta-t-il.
L’énorme hélicoptère rebondissait comme un petit bateau sur une mer
agitée.
« Vous m’aviez dit que la lave coulerait de l’autre côté ! » lança Rogers
à Brett.
Sans laisser à celui-ci le temps de répondre, l’appareil se mit à cahoter
encore plus intensément qu’auparavant, comme si un tremblement de terre
avait atteint le ciel et s’abattait sur eux.
Rogers s’acharnait sur les commandes. « Merde, merde, merde !
beugla-t-il.
— C’est quoi le problème ? lui hurla Brett.
— Le problème ? C’est que ce coucou ne va pas tarder à nous lâcher !
— Tenez-vous prêt, Oliver ! » Le milliardaire lui donna une tape dans le
dos. « Ces images vont être incroyables ! » Et puis, à l’intention de Rogers :
« Rapprochez-vous.
— Ça va pas la tête ! s’exclama le pilote. On est déjà beaucoup trop
près !
— Continuez à filmer, Oliver !
— Vous êtes taré ou quoi ? insista Rogers. On ne peut pas rester là.
— C’est vous qui êtes fous ! répliqua Brett. C’est justement pour ça
qu’on est venus ici ! »
Le pilote lança un regard en direction du sol, conscient qu’il s’était déjà
trop rapproché de ce versant de la montagne – le versant censé être
suffisamment sûr pour qu’ils évoluent dans cet espace aérien.
Une nouvelle fissure s’ouvrit à leur droite, dans une explosion plus
puissante encore que la première ; un mélange de gaz et de roche en fusion
jaillit en direction de l’hélicoptère comme un petit missile décidé à
l’abattre.
Rogers sentit que celui-ci avait atteint le dessous de l’Airbus 225, qui
tangua de plus belle.
« On se tire d’ici immédiatement ! » hurla-t-il.
Ça faisait longtemps que Jake Rogers volait dans le coin. Qu’il prenait
bien trop de risques – même s’il avait jusque-là survécu. Il avait déjà tenté
le diable à bord du précédent hélico de Brett.
Mais même lui n’était pas prêt à affronter un truc pareil.
« Je vais reprendre de l’altitude ! ajouta-t-il. Pas le choix !
— Emmenez-moi loin d’ici ! » s’écria J.P. Brett.
Pas nous. Moi.
Leah Cutler poussait des cris hystériques, comme lorsque leur
caméraman était tombé de l’hélicoptère.
Rogers saisit la commande du pas cyclique, le manche qui contrôlait sa
poussée horizontale, et modifia l’inclinaison du disque rotor. Ce faisant, il
sentit des rochers heurter ses pales.
Leah Cutler continuait de crier.
« Ça vous dérangerait de la fermer ? lui lança Brett d’une voix sèche.
— Allez au diable ! répliqua-t-elle.
— Vous savez quoi ? intervint Rogers. On va tous faire sa connaissance
si je n’arrive pas à nous emmener loin d’ici. »
Ils parvenaient à prendre de l’altitude, même si des espèces d’éclats
d’obus frappaient l’hélicoptère dernier cri de J.P. Brett et que celui-ci ruait
désormais sauvagement.
Rogers, qui se battait contre ses propres commandes, se rendit alors
compte qu’ils n’avaient aucune chance de retourner à l’aéroport ni même de
rejoindre la Réserve militaire du Mauna Kea. Le mieux qu’il puisse espérer,
c’était de franchir le sommet pour rejoindre l’autre côté de la montagne – et
le nouvel héliport que les militaires avaient construit à proximité de la
Summit Cabin.
Le pilote avait l’impression d’essayer de soulever lui-même l’appareil.
Allez, mon joli.
On y est presque.
L’instant d’après, le Mauna Loa entrait en éruption – sous l’hélico, mais
aussi tout autour d’eux. L’Airbus rebondit dans les hauteurs du ciel, avant
de chuter comme une pierre.
Jake Rogers se retrouva aveuglé par les flashs de lumière qui ne
cessaient d’illuminer son appareil ; leur beauté le frappa alors même qu’il
se sentait aspiré vers le sommet.
Puis les hurlements s’interrompirent.
Chapitre 87

La Maison Blanche, Washington DC

Le président des États-Unis, qui s’enorgueillissait de rester calme en


toute circonstance, ne pouvait empêcher son cœur de jouer les marteaux-
piqueurs à l’intérieur de sa poitrine.
D’un regard il fit le tour de la pièce, craignant bêtement que les autres
n’entendent celui-ci tambouriner. Il s’attendait presque à les voir se tourner
vers lui pour le dévisager.
Le Président se remémora alors les célèbres photos de Barack Obama
dans cette même salle de crise, la nuit où Ben Laden avait été éliminé ; il se
souvint du calme qu’arborait son lointain prédécesseur.
L’équipe de sécurité nationale d’Obama était présente à ses côtés. Son
vice-président, Joe Biden. Hillary Clinton, sa secrétaire d’État. Chacun
d’eux aux aguets, dans l’attente de la mort de Ben Laden.
Cette fois, c’était différent.
Cette fois, l’ennemi n’était pas un terroriste qui avait commandité la
destruction de quelques bâtiments.
Cette fois, le terroriste était un volcan qui allait détruire le monde s’ils
ne parvenaient pas à l’arrêter à temps.
« L’éruption est encore plus puissante que ce à quoi ils s’attendaient, à
en croire Rivers », fit le Président à voix basse.
Sa bouche était horriblement sèche. Il but donc un peu d’eau. Réguler
sa respiration lui demandait des efforts considérables.
Il avait beau s’efforcer de paraître imperturbable, maître de la situation,
son cœur ne cessait de cogner.
« Cette fichue montagne donne l’impression d’être en feu, dit le vice-
président, avec un accent louisianais à couper au couteau.
— Ils doivent arrêter la lave avant qu’elle n’arrive là-bas », fit le
Président.
Tous savaient ce que ce « là-bas » signifiait.
Ils continuèrent à regarder les images qu’ils recevaient des jets
militaires qui survolaient le Mauna Loa – suffisamment loin pour ne rien
risquer, mais assez près pour filmer les couleurs chatoyantes qui jaillissaient
du volcan tels des missiles sol-air et la lave qui ne cessait de se répandre
dans toutes les directions.
Mais une seule direction intéressait le président des États-Unis, le nord-
est, où ces foutues bonbonnes étaient stockées à l’intérieur de cette satanée
grotte. Il les visualisait comme des canards sur un stand de tir.
Le général Mark Rivers venait de l’informer que les bombardements
n’allaient pas tarder à commencer, dès que la lave se rapprocherait de la
base militaire et de Hilo ; les employés de Cruz Demolition étaient déjà en
train d’utiliser leurs explosifs pour détourner la lave, comme allaient le faire
les chasseurs-bombardiers.
Tout en se pétrissant le front, le Président songea aux innombrables
crises auxquelles il avait été confronté, presque sur un rythme quotidien. Le
terrorisme, le Moyen-Orient, la Russie, la Chine, ou encore tous les
nouveaux virus apparus ces dernières années. Son boulot consistait à
défendre le pays contre tout ça, avec… agressivité si nécessaire. Il avait
promis de laisser à son successeur une Amérique meilleure, plus sûre, que
celle que lui-même avait héritée de son prédécesseur.
Et il s’en était cru capable.
Jusqu’à cet instant.
Assis là, en nage, il se surprit à songer à la pression que Truman avait
dû subir avant d’ordonner le largage d’une bombe atomique sur Hiroshima.
Cette fois, c’était un autre genre de pression, une pression à laquelle
personne n’avait eu à faire face dans cette salle, parce que lui ne pouvait
rien faire d’autre qu’observer.
Et attendre.
Sur l’un des écrans disposés devant lui, il voyait se poursuivre
l’évacuation de Hilo ; des ferries ne cessaient d’en quitter le port.
Le Président se tourna alors vers son secrétaire d’État. « Rivers m’a dit
qu’on devait au Mauna Loa la coulée de lave la plus rapide jamais
enregistrée à Hawaï, et qu’elle avait atteint les cent kilomètres à l’heure. À
une vitesse pareille, la lave pourrait atteindre la côte en moins de deux
heures.
— À quelle distance du sommet se situe le Tunnel de glace ? s’enquit
son interlocuteur.
— Trente-deux kilomètres. » Ses yeux fixaient à nouveau le volcan –
c’était plus fort que lui.
Il n’arrêtait pas de penser à Truman.
D’imaginer un nouveau champignon atomique, plus mortel encore que
celui de Hiroshima, à même de recouvrir l’intégralité de ce monde et de ses
habitants.
Chapitre 88

Summit Cabin, le Mauna Loa, Hawaï

Postée devant la porte d’entrée du chalet, Rebecca fixait ce qui


ressemblait à une plaie béante dans la paroi externe de la caldeira.
« C’est vous qui avez fait ça ? » lui hurla Mac lorsqu’il l’eut repérée.
— Ça va pas la tête, MacGregor ? C’est un coup du volcan ! »
Elle s’empressa de le rejoindre, les yeux rivés sur la coulée de lave qui
se rapprochait. Rien dans leur imagerie n’avait indiqué que les cheminées
situées de ce côté-ci de la caldeira risquaient de céder au moment de
l’éruption du Mauna Loa. De toute évidence, leurs données étaient erronées.
Ils sentaient augmenter la température de leurs bottes. Avant leur départ,
Mac avait envisagé de porter des combinaisons thermiques. Une idée qu’il
avait finalement rejetée.
Le sol se remit à trembler.
Il y avait encore plus de feu dans le ciel au-dessus du sommet. Le cairn
sommital se situait à un peu moins de trois kilomètres de leur position, mais
la caldeira – qui se transformait sous leurs yeux – représentait un danger
bien plus grand.
Rebecca remarqua alors que l’héliport, à une centaine de mètres du
chalet, avait disparu sous une rivière de lave fumante.
Qui se dirigeait droit sur eux, telle une marée.
« Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Rebecca Cruz. L’hélicoptère ne peut
plus revenir ici, maintenant, et l’observatoire se trouve à des kilomètres de
descente.
— On se déplace aussi vite que possible pour garder une longueur
d’avance sur la lave », répondit Mac.
Lave qu’il vit alors dévier légèrement du sentier sur lequel ils
avançaient, comme si elle s’en détournait d’elle-même sans avoir besoin
d’explosifs ou d’une quelconque aide de leur part.
Une nouvelle explosion ébranla la caldeira, et un autre évent s’ouvrit.
Encore plus de lave.
Tous deux se mirent à courir.
Quiconque avait déjà fait de la randonnée dans le coin, et c’était le cas
de Mac, avait été averti qu’il ne fallait pas courir sur ce sentier, même lors
de la redescente ; un seul faux mouvement, et on pouvait facilement se
casser une cheville.
Ils coururent malgré tout.
Chapitre 89

Poste de police de Naalehu, Hawaï

Le capitaine Sam Aukai, chef de la police de Naalehu – qui signifiait


« cendres volcaniques » en hawaïen –, se trouvait au commissariat un peu
avant onze heures du matin lorsqu’il entendit les sirènes : un énorme
ghetto-blaster crachant cent vingt et un décibels, assez pour ébranler la ville
la plus méridionale des États-Unis et le coin de paradis le plus tranquille de
l’île.
Ce son, Sam ne l’ignorait nullement, provenait du Système d’alerte de
l’État, composé de quatre-vingt-douze tours installées dans les différentes
communautés aux quatre coins de la Grande Île. Les sirènes lui indiquaient
la présence d’une menace, mais ne le renseignaient ni sur sa localisation ni
sur son ampleur. Il voulait avant tout savoir si sa ville était en sécurité.
Une personne était susceptible de lui donner la réponse. Son amie Pia
Wilson était la personne de référence à l’OVH pour la fixation des niveaux
d’alerte volcanique.
« Merci de votre appel, chef Aukai », lui dit la femme qui répondit au
numéro principal de l’OVH et s’identifia comme étant Mme Kilima – la
bibliothécaire qui assurait la permanence téléphonique ce jour-là.
Quand Sam et Pia s’étaient entretenus une petite semaine plus tôt, elle
lui avait dit que la coulée se dirigerait principalement vers le nord-est,
comme en 2022.
« L’OVH peut-il vérifier ce que m’a dit Mlle Wilson, à savoir que
Naalehu, située juste à l’est de South Point, est toujours à l’abri de la coulée
de lave ? demanda-t-il à Mme Kilima.
— Mlle Wilson ne travaille plus ici, répondit la bibliothécaire d’une
voix sèche. Elle a démissionné il y a quelques jours. »
Sam ne demanda pas pourquoi – peu lui importait. « Qui a repris son
poste ? »
Une pause, puis : « Une jeune femme, Jenny Kimura.
— Elle est dans les parages ?
— Elle est morte. »
Sur l’écran de sa télé s’affichait désormais une vue aérienne du sommet
du Mauna Loa. De la lave s’en échappait – une énorme quantité de lave,
bien plus que lors de l’éruption de 2022 si la mémoire de Sam ne le
trompait pas.
Et pas seulement vers le nord-est, de ce qu’il en voyait.
Vers le sud, également.
Dans leur direction.
À en croire le texte qui défilait en bas de l’écran, la vitesse de la lave
atteignait déjà quatre-vingts kilomètres à l’heure. Voire davantage.
Ce fut comme si une main glacée avait soudain comprimé le cœur de
Sam Aukai.
Le capitaine fit une dernière tentative avec la bibliothécaire. « Est-ce
que vous pouvez nous dire si on est toujours en statut jaune ? »
Il existait quatre niveaux d’alerte volcanique. Le vert correspondait à
une situation normale. Le jaune à un avertissement. Cela faisait une
semaine que Naalehu était en jaune.
Le orange correspondait à un niveau d’alerte.
Le rouge, que votre zone courait un grave danger.
Mme Kilima lui dit qu’elle le mettait en attente un instant. Elle ne tarda
effectivement pas à le reprendre : « Naalehu est en rouge, capitaine.
Personne ici ne vous a prévenus ? »
Sam raccrocha sans même répondre. Il sortit au pas de course, et leva
les yeux vers les nuées qui descendaient les pentes de la longue montagne
en direction de sa ville.
Son cœur se serra encore un peu plus. Il voyait déjà la coulée orange se
déplacer aussi vite que ce qui se disait à la télé – Naalehu n’était plus très
loin. Sam savait ce qui allait se passer si d’aventure elle continuait ainsi.
Même dans l’hypothèse bien improbable où la lave s’avisait de
contourner la ville, ils seraient pris au piège si elle atteignait la Route 11,
qui serpentait autour de la pointe sud de l’île jusqu’à Hilo. Celle-ci étant
leur seul accès au reste de l’île.
Il retourna en hâte dans le commissariat, informa – en hurlant – ses
douze subordonnés du danger imminent que courait la ville. Sam leur dit de
monter dans leurs voitures, d’allumer leurs sirènes et de se déployer.
« Qu’est-ce qu’on doit dire aux gens ? lui demanda le sergent Nick
Hale.
— Qu’ils doivent fuir tant qu’ils le peuvent, répondit Aukai.
— Et s’ils refusent de partir ?
— Dites-leur qu’ils peuvent toujours rester ici et mourir. »
Il ressortit aussi sec, pour rejoindre l’endroit où il avait garé sa voiture,
sur Hawai‘i Belt Road. À nouveau Sam leva les yeux vers la lave. Le feu
s’était énormément rapproché durant les quelques instants que le chef de
police avait passés à l’intérieur, comme s’il prenait de la vitesse. La traînée
lui paraissait rouge, à présent. Comme le niveau de menace.
Son ex-femme avait quitté Naalehu depuis longtemps. Sa fille était en
première année à l’université de Hawaï à Mānoa, dans la banlieue de
Honolulu. Il prit un instant pour l’appeler – et tomba sur la boîte vocale.
Sans doute était-elle en cours.
Il lui laissa un message, pour lui dire qu’il l’aimait.
Sam Aukai prit ensuite sa voiture pour se rendre en ville, en se disant
que, si nécessaire, il serait le dernier homme à partir. Le chef de police avait
choisi de protéger les habitants de la ville dans laquelle il avait grandi. Et
lui-même s’était toujours senti protégé ici.
Pas aujourd’hui.
Il mit en marche sa sirène.
Quelqu’un de l’OVH avait merdé, et les personnes sous sa
responsabilité risquaient maintenant de mourir.
Chapitre 90

Honoli’i Beach Park, Hilo, Hawaï

Tous les habitants de Hilo avaient été avertis : il fallait se mettre à l’abri
au plus vite. Malgré cela, les jeunes du Canoe Club avaient décidé de se
rendre à South Point, transportant leurs deux pirogues à balancier sur le
camion à plateau appartenant au père de Kimo Nakamura.
« Si c’est la fin du monde, fit Luke Takayama alors qu’ils déchargeaient
leurs OC4, je veux être sur l’eau quand ça arrivera. »
Les dix garçons – quatre pagayeurs et un barreur à bord de chaque
embarcation, Luke dans le premier, Manny Kapua dans l’autre – étaient
tombés d’accord, suivant comme toujours l’exemple de Luke.
Ce dernier savait qu’il allait avoir des ennuis avec son père, le chef de
la Protection civile de Hilo, si jamais celui-ci découvrait ce qu’ils faisaient.
Mais Luke l’avait à peine croisé ces derniers temps. Henry Takayama
passait ses journées – et la plupart de ses nuits – à son bureau, dans l’attente
de l’éruption du Mauna Loa.
Les garçons du Canoe Club étaient donc sur l’eau, à quelques
kilomètres à l’est de South Point, lorsqu’ils entendirent les sirènes.
En digne fils de son père, Luke savait mieux que quiconque ce que cela
signifiait.
Une éruption.
Les rameurs interrompirent leurs efforts. Tous regardèrent derrière eux
et virent la lave tomber en cascade des collines, déferler vers la plage telle
une vague sur le point de s’y briser.
Une lave que personne ne s’attendait à voir couler à cet endroit précis.
« Il faut qu’on rejoigne le camion, s’écria Luke, et qu’on se tire d’ici ! »
Ses amis commencèrent à ramer frénétiquement en direction de la plage
– sauf que leur course avait radicalement changé de nature, désormais.
« Tout le monde disait qu’elle n’était pas censée venir par ici ! hurla
Manny à Luke. Qu’elle n’est jamais venue par ici ! »
Manny avait raison, Luke le savait. Mais il voyait la même chose que
tous les autres : la marée montante orange et rouge qui se rapprochait
toujours plus de South Point Park. Ça leur faisait une belle jambe, en cet
instant, que ça ne se soit jamais produit.
Elle n’était effectivement pas censée venir par ici – pas selon son père,
en tout cas.
Et certainement pas aussi vite. « On se magne ! beugla Luke Takayama
aux deux pirogues. Bougez-vous le cul ! »
Il savait que si la lave était suffisamment chaude, elle pouvait faire
bouillir l’eau de mer et toute la vie qui s’y trouvait ; ils devaient donc sortir
de l’océan avant qu’elle n’en ait l’occasion.
« Allez, allez, allez ! » s’écria Luke, les yeux rivés sur la lave qui
submergeait l’étroite plage et commençait à pénétrer dans l’eau.
Sa pirogue était la plus proche du rivage ; celle de Manny progressait
sur sa gauche.
Alors même que les garçons enfonçaient leurs pagaies dans l’eau à une
vitesse fulgurante, ils voyaient de la vapeur s’élever tout autour d’eux
comme une couche marine.
La lave avait déjà recouvert l’intégralité de la plage.
De l’eau brûlante éclaboussait les deux embarcations. Quand des
vagues gagnèrent brusquement de la hauteur de tous côtés, Luke eut peur
que les pirogues ne chavirent et ne les projettent tous dans un océan qui
semblait être en train de prendre feu.
« Luke ! hurla Manny. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? »
Avant que celui-ci ne puisse répondre, il commença à subir les effets de
l’odeur acide qui essayait de les engloutir au même titre que les vagues ; sa
gorge lui donnait l’impression d’être écorchée par la combinaison de vapeur
et de particules de verre présentes dans l’air.
Tous suffoquaient, à présent, pris de haut-le-cœur, les yeux remplis de
larmes – des yeux qu’ils ne pouvaient essuyer sous peine d’avoir à lâcher
leurs pagaies. Or ils avaient besoin de voir pour parvenir à progresser dans
cette eau à présent striée d’orange et de rouge.
Il s’agissait d’un tsunami volcanique, un phénomène que Luke
connaissait à travers ses lectures et dont il savait qu’il pouvait être provoqué
par de la lave pénétrant dans l’océan. Voilà qu’à sa grande horreur ça leur
arrivait à eux, dans la vie réelle.
Ils avaient presque rejoint le rivage, désormais.
Encore quelques centaines de mètres…
Si près.
Trop loin.
Ils se sentaient comme pris au piège dans un bâtiment en feu, ces
garçons qui étaient venus sur cette plage en pensant que l’éruption allait
toucher une autre partie de la Grande Île, bien plus près des cieux.
Mais l’éruption les avait suivis jusqu’ici.
Et puis les bateaux se retournèrent dans les airs, au grand dam des
garçons ; la plupart se retrouvèrent dans l’eau bouillante, leur peau prenant
sous leurs yeux la couleur de la lave, leurs poumons saturés de fumées
asphyxiantes et de gaz.
Des jeunes qui se croyaient immortels, incapables de s’imaginer qu’une
telle chose puisse arriver.
Pas à eux.
Pas ici.
Luke avait l’impression de se noyer, même s’il parvenait à garder la tête
hors de cette eau qui les éloignait du rivage.
Ses amis hurlaient autour de lui, certains en pleurs ; ceux qui se
trouvaient encore sur les pirogues lui demandaient quoi faire alors même
que l’eau dans laquelle ils avaient grandi, l’eau qu’ils aimaient, commençait
à tous les brûler vifs.
Chapitre 91

Réserve militaire américaine, Hawaï

La guerre du général Mark Rivers avait officiellement commencé.


Il y avait déjà eu des morts, y compris parmi ses subordonnés. C’était
ce qui arrivait en temps de guerre.
Et ce n’était que le début, il le savait. Quelques heures plus tôt, le
Mauna Loa avait fini par entrer en éruption, crachant violemment un
volume de lave qui les avait tous choqués – pas seulement lui, mais aussi
les scientifiques, y compris les Italiens de Brett, qui lui avaient indiqué
qu’ils observeraient l’éruption depuis l’observatoire du Mauna Loa. Rivers
s’y était opposé, mais ils ne l’avaient pas écouté – pas plus que J.P. Brett, au
demeurant.
Tout s’était passé en même temps.
Brett, qui jusqu’au bout avait refusé de l’écouter, les Cutler et leur
pilote, qui s’étaient crashés sur le sommet juste après l’éruption.
Le général avait reçu un appel de Henry Takayama, le chef de la
Protection civile de Hilo. D’une voix hystérique, tenant des propos presque
incohérents, celui-ci l’avait informé que les corps calcinés de son fils et de
neuf autres garçons, des rameurs, s’étaient échoués sur la plage de South
Point Park.
Dix gosses sur une plage de l’extrémité méridionale de l’île.
Une coulée de lave s’apprêtait vraisemblablement à submerger une
petite ville, Naalehu. Le chef de la police locale avait parlé d’un raz de
marée fonçant droit sur eux.
« Y a-t-il quoi que soit que vous puissiez faire pour nous ? lui avait-il
demandé.
— Prier », avait répondu Rivers.
Il continuait à entendre les sirènes, bien après qu’elles se furent tues.
Quelqu’un frappa alors à la porte : le colonel Briggs.
« S’il vous plaît, lui lança Rivers, donnez-moi au moins une bonne
nouvelle.
— Désolé, mon général. Le jeune sergent qui a fait le mur pour se
rendre à ce bar ?
— Mahoe.
— Il vient de mourir en quarantaine, mon général. » Briggs marqua une
pause, puis : « De la même manière que ceux qui se trouvaient dans le
chalet. Ça a juste pris plus de temps, pour lui.
— Est-ce que d’autres personnes ont été contaminées à l’hôpital ?
— Pas à notre connaissance, non.
— Vous avez retrouvé sa petite amie ?
— Oui, mon général, en effet. On m’en a informé juste avant que je
reçoive l’appel concernant le sergent Mahoe. Son corps a été découvert
avec celui de ses grands-parents à proximité de Saddle Road, dans leur
petite ferme.
— Dans le même état que les autres ? »
Briggs hocha la tête.
Les effets de la Mort noire vont donc s’ajouter au bilan de l’éruption.
Malgré tous les efforts qu’ils avaient consentis pour protéger l’île de la
lave, ils découvraient qu’il leur fallait faire plus.
Qu’ils avaient besoin d’un nouveau plan de bataille.
C’était ce à quoi on s’attelait en temps de guerre quand le précédent ne
fonctionnait pas.
Il était temps de faire décoller les avions et de commencer à déclencher
les explosifs de Rebecca Cruz – sans elle.
« Il ne m’est pas possible d’attendre plus longtemps des nouvelles de
MacGregor et de Mlle Cruz, dit-il à Briggs. Quand nous nous estimerons à
l’abri de ce satané nuage… Comment appelez-vous ça, déjà ?
— Un vog, mon général, répondit-il. Du gaz, de la vapeur, et même des
particules de verre. Il se forme autour des cheminées volcaniques.
— Quand les conditions seront sûres, j’enverrai un EO-5C à leur
recherche. »
Mais cette reconnaissance aérienne allait devoir attendre. Dans
l’immédiat, le général Mark Rivers était prêt à passer à l’attaque. Il voulait
passer à l’attaque.
Il décrocha son téléphone pour appeler le lieutenant Carson, son
marshaller à Hilo International, de sorte que celui-ci autorise le décollage
des trois chasseurs F-22 Raptor qui patientaient là-bas. Quand les bombes
commenceraient à tomber, David Cruz – qui occupait un bureau au bout du
couloir – déclencherait les premières explosions en coordination avec eux.
« C’est parti, fiston », dit Rivers au marshaller.
Sur un autre écran, le général regarda le premier avion rejoindre la piste
d’atterrissage. Il ne pouvait s’empêcher de penser à John MacGregor et à
Rebecca Cruz, de se demander si le volcan ne les avait pas déjà ajoutés au
nombre croissant de victimes de la matinée.
Mais s’ils sont parvenus à rester en vie, alors où se trouvent-ils ?
Chapitre 92

Naalehu, Hawaï

Moins d’une heure après le déclenchement des sirènes, ce qui


ressemblait à une avalanche incandescente leur arrivait dessus – et il n’y
avait rien que Sam Aukai ou qui que ce soit d’autre puisse faire à Naalehu
pour l’en empêcher.
Sam avait beaucoup appris sur les volcans lorsqu’il avait obtenu ce
poste. Aussi comprenait-il ce qui était en train de se produire : un
phénomène rendu célèbre par le mont Saint Helens, et qu’on croyait
impossible à Hawaï. On appelait ça une nuée ardente.
Cette nuée, saturée de blocs de roche en mouvement, pouvait dévaler
des pentes – même les plus douces – à une vitesse dépassant les quatre-
vingts kilomètres à l’heure. Voire deux fois plus rapidement dans certaines
circonstances.
La géologie irréductible du Mauna Loa, voilà ce dont il était témoin à
présent. Des rochers enflammés s’écrasaient d’un bout à l’autre de
Naalehu ; la ville disparaissait sous un nuage de cendres.
En désespoir de cause, Sam Aukai avait brièvement tenté de faire du
porte-à-porte dans le district de Kau, dans tous ces lieux qui faisaient partie
de la géographie permanente de son existence : le Kama‘āina Kuts, le Kalae
Coffee, le Hana Hou Restaurant, le Patty’s Motel, le Naalehu Theatre, et
peut-être le lieu touristique le plus célèbre de la ville, le Punalu‘u Bake
Shop, qui se targuait d’être la boulangerie la plus méridionale des États-
Unis.
Mais il savait que c’était trop tard, qu’il avait été informé beaucoup trop
tard de l’avalanche de feu qui déferlait vers le sud. Les personnes piégées à
l’intérieur de ces établissements allaient y mourir.
Sam était toujours en avance sur la lave lorsqu’il atteignit sa voiture, à
la sortie de la ville. Avant de monter à bord, il se retourna – pour le regretter
immédiatement : des corps, qui flottaient sur la lave occupée à suivre la
tourmente rocheuse, arrivaient dans sa direction. Il savait que les gens
touchés par les vagues de cendres, de roches et de lave étaient déjà morts,
brûlés de l’intérieur comme de l’extérieur ; leurs poumons avaient presque
instantanément été détruits par la chaleur qu’ils avaient inhalée.
Sam mit le moteur en marche, espérant pouvoir devancer les débris
volcaniques suffisamment longtemps pour atteindre la Naalehu Spur Road
et se diriger ensuite vers l’ouest via la Route 11. Il priait pour trouver là-bas
un semblant de sécurité.
Il n’avait toujours eu qu’un seul mot d’ordre : « Servir et protéger. »
Cette fois, c’était lui-même qu’il essayait de protéger.
Une fois sur la Route 11, il découvrit d’immenses embouteillages
devant lui, et un vacarme permanent de klaxons qui ne tarda pas à lui vriller
les oreilles. Les conducteurs utilisaient les deux voies pour fuir en direction
de Hilo ; aucune voiture n’allait en direction de Naalehu.
Cela n’avait plus d’importance.
La circulation s’était arrêtée – pas la lave.
Le véhicule de Sam était le dernier de la file.
Il allait effectivement être le dernier homme à partir…
Son téléphone se mit alors à sonner. C’était un de ses policiers, Mike
Palakilu, qui l’appelait ; celui-ci l’informa que la lave s’était scindée en
deux et qu’un bras avait complètement bloqué la Route 11 à la périphérie de
la ville.
« J’essaie de rejoindre l’océan ! hurla Mike. C’est ma seule chance de
rester en vie, Sam ! »
Aukai gara sa voiture sur le bas-côté de la route. À contrecœur, il jeta
un nouveau regard derrière lui, et vit l’orange et le rouge de la lave ‘a‘ā qui
consumait Naalehu tout en la submergeant.
L’air lourd, chargé de gaz et des odeurs d’une ville en feu, rendait sa
respiration difficile.
Deux nouveaux corps passèrent alors devant lui, leurs hideux visages
rouges déjà méconnaissables. Sam les avait peut-être connus de leur vivant.
Impossible à dire.
Les gens devant lui abandonnaient leur voiture pour courir en direction
de l’eau – sans savoir qu’elle non plus n’était pas sûre, qu’elle faisait partie
de la zone à risque.
Sam se décida néanmoins à les imiter. Sam Aukai, ancien running back
vedette du lycée Ka‘ū, s’imagina courir une dernière fois vers la lumière du
jour.
Trop tard.
Il se retrouva happé et emporté par la lave, impuissant. Ses poumons
brûlaient déjà, et sa peau était en feu.
Sa dernière pensée fut pour sa fille.
Chapitre 93

Le Mauna Loa, Hawaï

En hawaïen, Mauna Loa signifie « Longue Montagne » – un fait que


Mac n’arrivait pas à se sortir de la tête alors même que la lave continuait à
dévaler le sentier dans leur direction.
Elle ne ralentissait pas ; il y en avait toujours plus.
Ils savaient qu’ils risquaient de tomber s’ils couraient trop vite, mais
leurs options étaient pour le moins limitées : s’ils voulaient rester en vie, il
leur fallait continuer à devancer la lave pāhoehoe visqueuse. Celle-ci avait
en partie commencé à déborder du sentier, pour descendre les champs de
vieille lave enfantés par les éruptions précédentes.
Ils accélérèrent encore, s’efforçant d’ignorer l’air raréfié et la sensation
de brûlure dans leurs jambes, aiguillonnés par un mélange de peur et
d’adrénaline.
Mac estimait trop dangereux de descendre par les champs de lave. Il
doutait fort de la solidité de ces étendues, susceptibles de se fissurer par
endroits comme des coquilles d’œuf – auquel cas ils se retrouveraient
engloutis, risqueraient de tomber dans le magma qui circulait sous la
surface.
Il n’y avait pas de réseau et donc aucun moyen d’appeler à l’aide. Mac
avait ralenti juste assez longtemps pour le vérifier, avec son téléphone
presque à court de batterie. Les antennes relais étaient probablement hors
service d’un bout à l’autre de l’île.
Le géologue se demanda si l’île avait déjà subi d’autres dégâts, mais
aussi à quelle vitesse le reste de la lave progressait.
L’observatoire leur apparut enfin, semblant pourtant incroyablement
lointain. Mac s’autorisa à jeter un rapide coup d’œil derrière lui.
Merde.
Plus la pente s’accentuait, et plus la lave s’écoulait vite.
« Il faut qu’on quitte ce sentier sur-le-champ ! hurla-t-il à Rebecca. On
va devoir prendre le risque de couper à travers le champ de lave.
— C’est sans danger ? lui demanda-t-elle.
— Tant que les secousses n’ont pas trop affaibli la vieille lave, répondit-
il. Mais à ce stade, nous n’avons pas d’autre choix. La lave ne va pas se
fatiguer. Alors que nous… »
Ils se décidèrent donc aussi sec à quitter le sentier. Les coulées de lave
les plus proches poursuivirent leur progression, cessant de les menacer, du
moins pour l’instant. À un moment donné Rebecca glissa et tomba par terre.
Sitôt après l’avoir relevée, Mac tira de sa ceinture un thermomètre
infrarouge qu’il tendit vers la masse rocheuse, exempte de lave pour
l’instant, située juste devant eux. Il dénicha une longue branche tombée
d’un koa et s’en servit pour tapoter la surface, en quête de tunnels creux
dans lesquels la lave aurait pu s’accumuler.
« Ça m’a l’air solide, fit-il, mais la température interne de la montagne
augmente. Elle approche des trois cents degrés, à présent. Nos bottes ne
commenceront à fondre qu’à partir d’environ quatre cent vingt degrés, on
peut donc poursuivre notre descente. »
Rebecca, qui avait paru avoir le pied plus sûr que Mac jusque-là, se
décida à prendre la tête ; elle commença à serpenter agilement entre les
masses de roches volcaniques.
Le sol est trop fragile, songea Mac. Putain, même ici. « Rebecca !
Arrêtez-vous ! »
Un trou s’ouvrit alors dans le sol quelques mètres devant la jeune
femme.
Ce qui venait d’apparaître sans préavis était un puits de lumière. Quand
des tremblements de terre et des secousses créaient des fissures dans un
champ de lave, le sol pouvait s’ouvrir comme une trappe au-dessus d’un
espace vide sous lequel s’écoulait la lave.
Mais Rebecca n’avait rien vu, parce qu’à ce moment-là elle s’était à
moitié retournée pour lui dire quelque chose. « Arrêtez-vous ! » répéta Mac,
encore plus fort.
La jeune femme ne l’entendit pas – elle se retourna de nouveau, le puits
juste devant elle, et trébucha sur un gros rocher.
Alors même que Mac tendait une main dans sa direction, elle
commença à tomber.
Chapitre 94

Mac était sûr d’avoir réagi une fraction de seconde trop tard.
Les bras de Rebecca avaient commencé à s’agiter en tous sens, en quête
de quelque chose à quoi s’accrocher ; après quoi elle était tombée en avant,
vers la lave qui bouillonnait à peine vingt mètres en contrebas.
Sans trop savoir comment, Mac avait réussi à attraper son bras gauche
et à l’écarter du trou.
Pourtant, ce n’était pas ça qui l’avait sauvée.
Mais bien la lave.

La botte de la jeune femme était coincée dans une crevasse.


Mac l’avait poussée vers la gauche, mais son pied et sa cheville
n’avaient pas suivi le mouvement.
Rebecca se mit à hurler de douleur.
« Je crois bien que je viens de me casser la cheville », dit-elle.
Au moins n’était-elle pas tombée au fond du puits de lumière. Rebecca
voyait clairement l’éclat aveuglant de la lave en contrebas ; sa chaleur
irradiait jusqu’à son corps.
« Putain de merde. » Elle haletait.
Mac se mit à quatre pattes et l’invita à poser une main sur son dos. Il
délaça lentement la botte de la jeune femme, puis retira doucement son pied
de la chaussure, lui arrachant malgré tout une brusque inspiration de
douleur.
Même avec la chaleur que tous deux ressentaient à présent, le visage de
la jeune femme était couleur glace.
« Je suis tellement désolé », fit-il.
D’un signe de tête elle lui désigna la lave en approche. « Pas moi. »
Il lui fit descendre la montagne en direction de l’observatoire du Mauna
Loa, dans un ciel complètement assombri par le nuage de cendres et de
poussières volcaniques.
C’était la seule solution.
Mac la portait parfois dans ses bras, parfois sur son épaule, tel un soldat
traversant un champ de bataille avec un camarade blessé.
À peu près tous les cent mètres, le géologue la déposait par terre pour
prendre quelques instants de repos. Après quoi ils reprenaient leur
progression laborieuse. Plus d’une heure s’était écoulée depuis qu’ils
avaient vu les F-22 Raptor dans le ciel à l’est, et entendu les premières
bombes exploser au loin.
Le nuage de cendres et de gaz se faisait toujours plus sombre, plus
menaçant, transformant peu à peu le jour en nuit.
À un moment donné, alors qu’ils se reposaient, Rebecca lui suggéra de
la laisser là, de se rendre à la base et de demander à quelqu’un d’autre de
venir la chercher.
« Certainement pas, dit-il.
— C’est ce qu’il y a de plus censé, et vous le savez. »
Mac la regarda longuement. Puis : « Pas à mes yeux, non. »
Il la remit sur son épaule.
Ils entendirent des bruits de moteur. Un turbopropulseur à voilure fixe
émergea soudain des nuages sombres et mit le cap au sud. Mac connaissait
ce modèle : c’était un EO-5C, un appareil de reconnaissance militaire.
L’instant d’après, ce fut comme si le son avait été coupé. Le moteur ne
leur était plus audible.
Les hélices du EO-5C ne tournaient plus.
Mac et Rebecca le regardèrent avec horreur descendre, bien trop vite,
en direction de l’observatoire.
Chapitre 95

Réserve militaire américaine, Hawaï

L’avion de reconnaissance que Rivers avait envoyé à la recherche de


Mac et de Rebecca semblait foncer droit sur lui.
Le général regardait les images de la caméra de sécurité située à l’entrée
nord-ouest de l’observatoire. Dans leur dernière communication, les deux
pilotes avaient indiqué que le nuage qu’ils avaient tenté d’éviter avait eu
raison de leurs moteurs, et que le mélange de cendres et de particules de
verre avait rendu les hélices inutilisables.
Peu importait à Rivers comment c’était arrivé. C’était arrivé.
L’avion disparut brièvement dans le smog volcanique, puis redevint
visible.
Rivers écoutait les pilotes via le haut-parleur de son bureau, comme si
lui-même se trouvait dans le cockpit.
« J’essaie d’atteindre l’héliport qui est à côté du complexe ! s’exclama
le pilote. Mais j’arrive à peine à le distinguer ! »
Rivers se tourna un instant vers l’écran affichant les images de la
caméra nord : les différentes coulées de lave fusionnaient en une seule, aux
bords rougeoyants, et qui gagnait de la vitesse à mesure qu’elle se
rapprochait de l’observatoire.
« Putain de lave, il y en a tellement ! hurla le copilote. Mais elle n’a pas
atteint… »
Le pilote lui coupa alors la parole : « Attends, je crois que je vois…
— Je peux essayer de vous guider, répondit alors la voix d’un
contrôleur aérien. Êtes-vous en mesure de…
— Pas le temps…
— Vire à gauche, Ron ! » beugla le copilote.
Le haut-parleur se tut.
Rivers continuait de fixer l’écran, impuissant.
L’avion ne modifiait pas sa trajectoire.
Cent mètres.
Cinquante.
Son nez ne cessait de grandir à l’écran – puis l’image disparut.
Chapitre 96

Observatoire du Mauna Loa, Hawaï

Il faisait nuit lorsque Mac et Rebecca parvinrent enfin à atteindre


l’observatoire.
Ils avaient assisté au crash de l’avion de reconnaissance, qui s’était
produit à plus d’un kilomètre de leur position. Tout en poursuivant leur
descente, ils avaient vu une série de petites explosions, de moins en moins
nombreuses néanmoins à mesure qu’ils s’approchaient de la porte
principale.
Seule l’épave fumante du quadrimoteur, éparpillée d’un bout à l’autre
du complexe, leur fournissait un tant soit peu de lumière.
Mac courut jusqu’au cockpit, qui s’était détaché du reste de l’appareil.
Des flammes léchaient encore le fuselage brisé en deux. Avec la petite
lampe de poche qu’il avait sortie de sa ceinture utilitaire, le géologue voyait
les corps sans vie des deux pilotes encore harnachés dans leurs sièges.
La forte odeur de gaz lui indiquait qu’il devait s’éloigner avant qu’une
nouvelle explosion ne se produise.
Il se rapprocha en hâte de ce qui restait du bâtiment des
communications. L’avion avait labouré une bonne moitié de la structure, la
détruisant complètement.
Mais si l’observatoire n’avait pas été évacué après l’éruption, peut-être
y avait-il encore des gens là-dedans.
Tout en faisant une prière, Mac pénétra à l’intérieur.
Quelle ironie, songea-t-il en regardant autour de lui. C’était le genre de
dégâts catastrophiques qu’une bombe volcanique en provenance des
bouches les plus proches aurait pu infliger à l’endroit. Pourtant, c’était
l’impact direct de l’appareil qui avait fait ça.
Il y avait des cadavres en sale état partout dans les décombres. Trois
scientifiques des observatoires du Mauna Kea. Deux hommes en treillis
militaire.
Mac se rendit alors au fond de ce qui restait de la salle principale, pour
y découvrir un spectacle morbide. Ce fut là qu’il trouva Katie Maurus et
Rob Castillo – deux jeunes de l’OVH qui avaient voulu contrôler d’ici les
capteurs situés à proximité du sommet – à côté de leurs bureaux ; de toute
évidence, une section du toit les avait écrasés. Le corps de Rob recouvrait
celui de Katie, comme s’il avait tenté de la protéger dans les derniers
instants de leur existence.
Mac avait l’impression de ne plus pouvoir respirer. La tragédie qui
s’était produite dans cette pièce lui coupait littéralement le souffle.
Il s’agenouilla quand même pour vérifier leur pouls. Ils étaient morts,
comme tous les autres.
Il entendit alors Rebecca hurler à l’extérieur.
Chapitre 97

Saddle Road, Hawaï

Le sergent Matthew Iona conduisait la dernière pelleteuse


Caterpillar 375 à proximité de Cinder Cone Road, plus proche du Mauna
Loa que du Mauna Kea, au sud de la zone de Saddle Road.
Ils procédaient à de nouvelles excavations ici, maintenant qu’ils avaient
vu quelle direction prenait la lave. À en croire le colonel Briggs, la lave
avait surpris jusqu’aux scientifiques en se déversant soudainement de
bouches radiales proches de la base du Mauna Loa, sur son versant est.
Un nouveau périmètre était donc nécessaire. Briggs s’était montré
clair : le général Rivers leur accordait le même laps de temps que
d’habitude. « Il veut que ces nouveaux trous soient creusés il y a cinq
minutes », avait-il dit à Iona.
Ce dernier était devenu l’homme de terrain de Briggs. Le colonel l’avait
d’abord chargé de collaborer aussi étroitement que possible avec le
Dr MacGregor et Rebecca Cruz – mais aussi de garder un œil sur eux. Iona
ne rechignait nullement à faire ça, même si à l’occasion il avait l’impression
de les espionner. Il cherchait toujours de nouveaux moyens de se rendre
indispensable. Autre atout aux yeux de Briggs : Iona avait, dans son
adolescence, travaillé pour une équipe de construction de routes à Hilo. Ça
faisait un bout de temps qu’il n’avait pas participé à des travaux de
creusement de ce genre, mais il avait assuré au colonel qu’il savait toujours
comment s’y prendre.
Ce soir-là, il jouait le rôle de contremaître pour cette petite équipe
militaire, qui savait que la lave crachée par les bouches s’écoulait dans leur
direction. Dès qu’ils auraient terminé, une série d’explosifs installés par
Cruz Demolition devait – avec un peu de chance – dérouter la coulée vers
les nouvelles tranchées et le lac situé à l’est de Cinder Cone Road, dont le
creusement avait presque miraculeusement été terminé dans la soirée.
Les bulldozers des sociétés de construction de Hilo avaient quitté les
lieux pour l’instant. Il ne restait à présent plus qu’Iona et sa pelleteuse, ainsi
que deux bulldozers de l’armée – tous s’employant à creuser une dernière
bifurcation.
Ils avaient vu la lave se rapprocher du sud, mais par chance elle avait
ensuite paru dévier, disparaissant dans le nuage de cendres et de fumée qui
avait rendu la respiration de plus en plus difficile ici.
Ils s’apprêtaient à tout remballer quand le colonel Briggs appela Iona. Il
hurlait.
« Tirez-vous de là immédiatement, Iona ! La lave a pris de la vitesse au
cours des quinze dernières minutes ! » Puis : « Je n’aurais jamais dû vous
envoyer là-bas !
— Je croyais que la coulée de lave s’était scindée, s’étonna Iona.
— Fiston, je me fiche de ce que vous croyiez ! Faites demi-tour, et
bougez-vous le cul ! »
Iona jeta un coup d’œil dans le rétroviseur du Caterpillar.
En effet…
La masse rouge-orange – la seule couleur dans l’obscurité – apparut
soudainement à quelques centaines de mètres.
Et elle fonçait sur eux telle une mèche allumée.
Ou une balle.
Le sergent Matthew Iona n’hésita pas une seconde. Il sauta de sa cabine
avec le porte-voix qu’il utilisait pour guider les autres et désigna d’un index
la lave qui illuminait à présent le ciel. Les deux bulldozers s’étaient déjà
mis en mouvement, suivis de près par l’autre pelleteuse.
Iona retourna d’un bond dans sa cabine.
Il n’avait pas beaucoup de temps pour foutre le camp, il le savait. Il mit
donc le moteur en marche. Son véhicule se trouvait dans un virage ; alors
même qu’il tournait le volant, le sol se mit à trembler violemment. La
première secousse vraiment notable depuis l’éruption du matin. Une autre
encore plus forte ne tarda pas à lui succéder.
La pelleteuse s’inclina, avant de commencer à déraper.
Les freins se révélèrent impuissants à empêcher le véhicule de glisser
latéralement dans la tranchée de deux mètres cinquante de profondeur
qu’Iona venait de contribuer à creuser. Le sergent fut projeté contre le
volant ; il sentit ses côtes se briser. Une vague de douleur déferla aussitôt en
lui, comme si des échardes de trente centimètres avaient transpercé son
corps.
Puis il se retrouva plaqué contre la porte.
La porte passager était trop loin pour qu’il puisse l’atteindre. Chaque
fois qu’il bougeait son bras droit, ses côtes fracturées lui faisaient subir le
martyre.
Iona n’avait aucun moyen de savoir si ses amis dans les véhicules qui le
précédaient avaient vu ce qu’il se passait.
Il parvint tant bien que mal à ouvrir sa fenêtre. Le simple fait de
reprendre son souffle lui redonna espoir – peut-être allait-il s’en sortir,
finalement. Il écrasa de plus belle la pédale des freins. Encore, et encore.
La dernière chose qu’il vit fut la rivière de lave qui se précipitait sur lui.
Bien trop vite.
Un déferlement de feu, cendres et étincelles, tonnerre hurlant.
Chapitre 98

Réserve militaire américaine, Hawaï

« Sortez de la pelleteuse ! Immédiatement, sergent ! »


Rivers et Briggs regardèrent impuissants le véhicule de Matthew Iona
disparaître lentement sous une vague de lave rouge-orange.
Ils assistèrent à la mort du garçon sur l’écran d’un téléphone satellite,
tout comme ils avaient vu mourir les pilotes sur celui de la caméra.
Un garçon – voilà l’image que se faisait le général Mark Rivers du
sergent Iona. Pas un soldat, mais un garçon. Un gamin en âge d’aller à la
fac. Et pourtant, il avait péri non seulement pour son pays, mais aussi pour
le monde entier. Sans même en avoir conscience.
Le militaire qui se trouvait dans la pelleteuse quelques centaines de
mètres devant Iona en était sorti pour revenir l’aider. Trop tard, comprit-il
alors – ce qui ne l’empêcha pas d’enregistrer la scène avec son portable
avant de rejoindre son véhicule et de sauver sa propre peau.
Briggs glissa son téléphone dans une poche latérale. Tout ça était
difficile à encaisser. Ça ressemblait à une guerre, en pire, étant donné le
nombre de civils tués.
« C’est moi qui l’ai envoyé là-bas, fit-il. Iona travaillait pour moi.
— Et vous, fit Rivers, vous travaillez pour moi. Vous faisiez tous les
deux votre boulot. Tout comme les hommes qui sont entrés dans cette
grotte. »
Tous deux attendaient de voir si la lave allait prendre la direction qu’ils
espéraient, celle de Waimea. Auquel cas ils en tireraient un semblant de
consolation.
« Le pire est passé, à votre avis ? » s’enquit le colonel.
Mais tous deux savaient que le bilan n’allait encore cesser de s’aggraver
dans la petite ville de Naalehu. Découvrir combien de personnes avaient
péri prendrait des jours, voire des semaines. Selon toute probabilité, aucun
de ses habitants n’avait pu s’en sortir. Et il en était de même pour les
innombrables créatures marines ayant jusque-là vécu dans les eaux de
South Point et de ses environs.
Ils connaissaient déjà le nombre approximatif de victimes à
l’observatoire du Mauna Loa. Le vog s’était suffisamment dissipé pour leur
permettre d’envoyer là-bas un hélicoptère, qui avait atterri dix minutes plus
tôt.
Le pilote n’avait repéré aucun survivant.
Un jour et une nuit de souffrances inimaginables, d’agonies et de morts.
« Non, Briggs, répondit le général. Le pire est encore à venir. Allez faire
votre boulot. »

Rivers était seul dans la cafétéria, une tasse de café fumant devant son
visage. Guère désireux de voir quelqu’un d’autre mourir, le général avait
besoin de s’éloigner des moniteurs. Il leva les yeux, pour découvrir le
Dr John MacGregor devant lui. Le géologue était blanc comme un linge.
« Une nouvelle éruption est en train de se produire, dit Mac. Et elle va
être pire que la première. »
Chapitre 99

Le Mauna Loa, Hawaï

En l’espace d’une nuit, heure par heure, minute par minute, les images
de l’éruption illuminant le ciel hawaïen avaient fait le tour du monde. Les
récits intenses qui les accompagnaient parlaient de l’événement le plus
grave de toute l’histoire de Hawaï.
Des dizaines de milliers de kilos de roches avaient été projetés dans les
cieux. Des fragments avaient atteint des centaines de mètres d’altitude. Des
nuages s’élevaient sur des kilomètres en quelques secondes à peine. Des
éclairs zébraient toute une série d’immenses pyrocumulus.
Le monde avait également pris connaissance de ce que les réseaux
sociaux décrivaient comme la mort aussi tragique qu’héroïque de J.P. Brett
et du couple Cutler, qui étaient tous les trois venus de leur propre chef sur la
Grande Île pour participer à sa protection.
Leur vol fatal à bord de l’hélicoptère de Brett était unanimement
dépeint comme une « mission de reconnaissance », qu’ils avaient organisée
pour aider l’armée à arrêter l’écoulement de lave qui se dirigeait vers Hilo.
Une collaboratrice de Brett déclara au New York Times qu’avant de
monter à bord de l’appareil, le milliardaire lui avait dit : « Je vais participer
au sauvetage de cette île, quand bien même je devrais en mourir. »
Briggs avait donné au général Mark Rivers une sortie papier de l’article
en question ; il l’avait lu, avant de conclure : « Qui sait ? Il est bien capable
d’avoir sorti un truc pareil. »

Pendant la majeure partie de ces heures nocturnes, Rivers avait été


accaparé par la préparation d’une mission destinée à protéger Saddle
Road – qu’il avait pris l’habitude d’appeler la route de l’Apocalypse –, à
savoir trouver un moyen d’arrêter la rivière ardente de lave avant qu’elle
n’ait atteint le point de non-retour.
Le Tunnel de glace. Sans quoi, ce serait l’enfer sur Terre.
Les premières lueurs du jour lui permettaient de voir se dessiner de
nouveaux canaux et de petits lacs. C’était à croire qu’une toute nouvelle
banlieue avait poussé d’un coup au beau milieu de l’île. Les équipes de
travail faisaient de leur mieux pour approfondir les tranchées et canaux qui
avaient déjà été creusés non loin de l’endroit où les bonbonnes remplies de
poison mortel étaient stockées, à l’intérieur de la grotte.
« Combien de temps avons-nous pour terminer les tranchées ?
demanda-t-il à Mac.
— Pas le moindre », répondit celui-ci.
Ils avaient combiné l’équipement et la main-d’œuvre de l’armée avec
ceux de la vingtaine de sociétés de construction de Hilo. Mac jouait les
contremaîtres pour la partie civile.
Rebecca avait lourdement insisté pour être sur place. À l’observatoire,
elle avait démarré une Jeep avec les fils, après quoi ils étaient retournés à la
Réserve militaire. « Je sais me débrouiller avec des câbles », avait-elle dit à
Mac avec un haussement d’épaules. Il lui fallait commencer à redessiner ses
cartes de bombardement, mais Rivers n’allait manifestement pas autoriser
cela.
Le général avait jeté un œil à la cheville cassée de la jeune femme, qui
portait désormais une botte de marche. Puis lui avait lancé que si elle
essayait de piquer une autre de ses Jeep, elle serait assignée à résidence
jusqu’à la fin des opérations. Jusqu’à la fin.
Mac se trouvait à présent à bord du véhicule de Rivers ; il était en train
de lui expliquer que la coulée de lave prenait la même direction que lors de
l’éruption de 1843. Après avoir parcouru les champs de lave qui
s’étendaient parallèlement à Mauna Loa Road, au nord de la route
inachevée censée mener à Kona, la lave descendait maintenant rapidement
vers Saddle Road et le Mauna Kea.
Leur dernier – et meilleur – espoir était d’essayer de passer entre les
gouttes et de rediriger la coulée vers le nord-ouest, à travers les champs
herbeux au sud de Waimea, puis vers Waikōloa Beach et l’océan. S’ils y
parvenaient, ça éviterait un certain nombre de morts. Mais c’était un grand
si.
Les excavations initiales à proximité du Mauna Loa avaient fonctionné
aussi bien qu’ils auraient pu l’espérer. La lave s’accumulait dans les lacs
artificiels, et une flotte de Chinook venait l’arroser en continu – chaque
hélicoptère déversant dessus presque mille cinq cents litres d’eau de mer.
La matière visqueuse d’un rouge vif s’assombrissait à mesure qu’elle
commençait à refroidir et à durcir.
Ils bondirent de la Jeep et s’empressèrent de rejoindre les innombrables
militaires et civils qui utilisaient des bulldozers, des pelleteuses et même
des marteaux-piqueurs pour creuser des tranchées. « On parle là d’un
énorme exercice d’incendie ! beugla Rivers par-dessus le vacarme. Censé se
poursuivre jusqu’à ce qu’on ait suffisamment de visibilité pour refaire
décoller les chasseurs-bombardiers. Après quoi vous me direz ce qu’il faut
frapper, et quand. »
Mac leva les yeux vers le sommet. L’aveuglant nuage orange et rouge
qui le surplombait était en train de grossir, et l’obscurité du vog se déplaçait
à nouveau dans leur direction. La lave arrivait de plus en plus vite.
« Juste une chose, mon général, dit Mac tout en tendant à Rivers un des
porte-voix qu’ils avaient apportés.
— Je vous écoute.
— Ce n’est pas un exercice. »

* * *

Chaque fois que les ouvriers sentaient les secousses d’un nouveau
tremblement de terre, ils se tournaient vers le sommet, avant de se remettre
aussitôt au travail. Ils ignoraient complètement dans quel délai la lave allait
arriver jusqu’à eux, dans quel délai ils risquaient de mourir.
Mais le message que Mac leur avait délivré était de la même teneur que
la réponse qu’il avait faite à Rivers : le temps pressait.
« Tous ces gens courageux – des hommes, des femmes, même des
enfants – pensent qu’ils sont en train de sauver leur ville, fit Rivers.
— Ils sont peut-être en train de sauver le monde, lui rappela Mac. Ça
calme un peu, non ? » Son téléphone satellite se mit alors à sonner. « Il faut
que je réponde. »
C’était Rebecca, qui appelait de la base militaire. « J’ai de mauvaises
nouvelles, dit-elle.
— Vous pouvez vous les garder.
— Comme si vous aviez le choix.
— Mauvaises à quel point ?
— Impossible à dire comme ça. Il faut que vous le voyiez de vos
propres yeux. Je vais vous envoyer une capture d’écran. »
Ce qu’elle fit aussitôt. Mac l’étudia un instant. Les capteurs de la base
et de l’OVH relevaient la vitesse de la lave, et indiquaient un changement
de direction désastreux.
Mac évita une pelleteuse, puis rejoignit Rivers aussi vite qu’il le put. Le
géologue lui saisit le bras alors que le général s’apprêtait à brandir à
nouveau son porte-voix.
Rivers commença à aboyer quelque chose, mais s’interrompit en voyant
l’expression de Mac.
« Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda-t-il.
— On risque de devoir sacrifier Hilo. »
Chapitre 100

Réserve militaire américaine, Hawaï

Les animaux en savaient assez pour prendre la fuite et essayer de se


mettre à l’abri. Les bernaches néné, l’oiseau officiel de l’État de Hawaï,
furent les premières à prendre la fuite. Puis ce fut le tour des chiens, des
chats et des oiseaux domestiqués. Même les abeilles désertèrent leurs
ruches.
Mais rares étaient les habitants de Hawaï à savoir à quel point la
situation avait empiré.
Sitôt le colonel Briggs revenu superviser les derniers efforts –
certainement vains – de creusement, Mac et Rivers étaient repartis à toute
vitesse en direction de la base.
« Vu ce que nous racontent les détecteurs, dit le général, il me faut
envisager l’évacuation de ce camp.
— Elle devra être effective dans l’heure qui vient, répliqua Mac. Peut-
être même avant.
— Je peux envoyer des gens à Hawi, sur la pointe nord, si on ne pense
pas pouvoir sauver la base.
— Mon général, dans l’immédiat sauver cette base est le cadet de nos
soucis. »
Ils trouvèrent Rebecca et son frère blottis l’un contre l’autre dans une
salle de conférences truffée d’écrans.
« Comment va votre cheville ? demanda Mac.
— Ça fait un mal de chien, répondit-elle avec un sourire hésitant. Mais
merci de vous en soucier. »
Mac se concentra sur l’écran le plus proche de lui, afin de réexaminer
une dernière fois les données fournies par les capteurs ; elles n’avaient pas
évolué depuis que Rebecca lui avait demandé de les interpréter. Vu la
quantité de lave accumulée sous le sommet du Mauna Loa, d’énormes
coulées allaient partir en direction du Mauna Kea – un volume
potentiellement trop important pour qu’il soit possible de le détourner.
Même si les tranchées tenaient le coup.
« Mac, lui dit Rebecca, cette saloperie n’arrête pas de gicler du centre
de la terre.
— Nous devons garder un œil dessus », intervint Rivers, qui passa
aussitôt un appel. Le vog s’était suffisamment dissipé pour qu’il puisse
ordonner à un avion de reconnaissance de décoller.
Mac alla se poster devant un chevalet posé contre le mur d’entrée. Il
dessina une carte grossière : le Tunnel de glace, Hilo, Waimea et Saddle
Road.
« La majorité de la lave issue de la première éruption s’est arrêtée ici. »
Il posa un doigt sur le croquis. « Ça, c’est la zone de Saddle Road. Si les
dieux du volcan sont avec nous, c’est là-bas qu’on veut qu’elle se dirige. »
Il désigna d’abord Waimea, puis Waikōloa Beach plus à l’ouest.
« Et si ce n’est pas le cas ? demanda Rivers.
— Si ce n’est pas le cas et que les nouvelles tranchées ne suffisent pas,
il se passera exactement ce dont je vous ai parlé : Hilo sera touchée. Je ne
vois aucun moyen d’empêcher ça. Et ce serait sans doute le meilleur des
scénarios. »
Mac lâcha un juron alors même que son téléphone satellite se remettait
à sonner – un appel entrant de l’OVH, cette fois. L’espace d’un instant, il
s’attendit à entendre la voix de Jenny.
Mais il s’agissait de Kenny Wong – qui l’avait lâché pour partir
travailler avec Brett. Mauvais choix de carrière.
« Tu es perdu ? lui demanda MacGregor.
— Mac, tu me traiteras de connard de Judas autant de fois que tu le
voudras une fois que tout cela sera derrière nous, si ça peut te faire du bien.
Mais si je suis revenu, c’est parce que je m’en voulais à mort de m’être
comporté ainsi avec toi. Et aussi parce que je ne me voyais pas jouer les
simples spectateurs.
— Bon, dis-moi tout.
— Tu sais déjà que la lave est passée bien au-delà de la route inachevée
menant à Kona, j’imagine ? lui demanda Kenny.
— Et qu’il y en a des tonnes qui arrivent derrière, pas vrai ?
— Le général Rivers doit ordonner l’évacuation de cette base, Mac. Et
quoi que vous comptiez faire, ça ne peut pas attendre. La lave est sur une
trajectoire de collision avec cette putain de grotte.
— Il y a encore une chance que les nouvelles tranchées remplissent leur
fonction. Dans le cas contraire, nous prévoyons une deuxième vague avec
les jets.
— Mac, écoute-moi ! hurla soudain Kenny. Les images que j’ai ici ne
changent pas ! Ces gens doivent se tirer de cette base et s’éloigner de la
montagne avant qu’il ne soit trop tard ! »
Sitôt après avoir raccroché, MacGregor informa le général et Rebecca
de la teneur de sa conversation. Rivers sortit immédiatement dans le couloir
pour passer l’appel.
« Qu’est-ce qu’on va faire, Mac ? lui demanda Rebecca.
— De notre mieux pour enterrer cette merde une bonne fois pour toutes
avec des bombes air-sol. Vos explosifs ont déjà accompli des miracles, mais
ce n’est pas suffisant. Une fois que la lave aura franchi Saddle Road, ce sera
aux bombes de changer la donne. »
Il jeta un ultime coup d’œil à la carte qu’il venait de dessiner, pour
ensuite s’intéresser à l’écran sur lequel s’affichaient les dernières images en
date envoyées par l’avion de reconnaissance.
La lave se dirigeait toujours vers le nord. Si ça continuait ainsi, ce serait
la fin de tout. La fin du monde. Une perspective étourdissante…
Rivers fit alors son retour dans la pièce. « La base est en train d’être
évacuée, les informa-t-il.
— J’ai une question, fit Mac. Si vous décidez d’utiliser des
bombardiers, vous avez autre chose que des Raptor ?
— “Si” ? Qu’entendez-vous pas là ? J’ai tout un escadron équipé de
munitions d’attaque GBU-32 prêt à décoller.
— Et à part ça ?
— Deux F-15EX Eagle II, c’est tout, répondit le général. Des biplaces.
Stationnés à Hilo International. »
Mac connaissait cet avion – une variante modernisée du chasseur de
quatrième génération F-15, équipé d’armes intelligentes GBU-53/B
StormBreaker capables de voir à travers le brouillard et, avec un peu de
chance, le vog. Il en savait un rayon sur les avions de chasse, qu’il étudiait
depuis un bout de temps – depuis l’époque où, adolescent, il regardait Top
Gun en boucle. En dernière année de lycée, il avait même envisagé de
postuler à l’Académie de l’US Air Force – avant que la fascination que lui
inspiraient les volcans ne l’emporte.
Petit chanceux que je suis.
« Parfait, lança-t-il à Rivers.
— Comment ça, “parfait” ?
— Il me faut une place à bord pour pouvoir faire les choses
correctement.
— Définissez correctement.
— On n’aura pas besoin d’un escadron de chasseurs-bombardiers. Un
seul va suffire – tant que je suis dedans.
— Vous avez besoin d’autre chose ? s’enquit Rivers.
— De votre meilleur pilote. »
Chapitre 101

Aéroport international de Hilo, Hawaï

Le pilote que Rivers avait choisi pour cette mission était le meilleur
qu’il puisse trouver à Hawaï, voire dans le monde entier : le colonel Chad
Raley.
Il avait servi pour la première fois sous ses ordres pendant la seconde
guerre du Golfe. Et rebelote cinq ans plus tôt, quand Rivers était devenu
chef de l’état-major interarmées. Cette mission dans la mer d’Arabie, à
partir de l’USS Nimitz, avait visé à « dissuader », pour reprendre le terme
de Raley, toute agression de la part de l’Iran.
« Et c’est ce que nous avons fait – de la dissuasion », fit Raley tout en
retirant ses lunettes de soleil.
Il avait le physique de l’emploi : grand, large d’épaules. Des cheveux
argentés coupés en brosse. Des yeux d’un bleu si clair qu’ils semblaient
assortis à sa chevelure.
Raley s’était porté volontaire pour venir à Hawaï avant même que
Rivers ne lui ait expliqué pourquoi il avait besoin de lui.
Un homme peu loquace, songea Mac. Non, un homme presque mutique.
« Et donc, lui lança Raley, c’est vous mon copilote aujourd’hui.
— Considérez-moi plutôt comme un bombardier débutant, fit Mac.
— Vous avez déjà volé à bord d’un de ces engins ?
— Uniquement dans mes rêves.
— Le général ne saute pas de joie à l’idée que je vous emmène là-haut,
dit Raley. Mais si j’ai bien compris, personne sur cette île ne sait mieux que
vous où ces bombes doivent tomber.
— Pour peu qu’il nous faille les larguer, le corrigea Mac. On n’a pas
besoin d’une débauche de puissance, aujourd’hui. Trop risqué. Ce qu’il
nous faut, c’est de la précision. » Il le gratifia d’un large sourire. « Et
d’après le général, vous êtes l’homme de la situation.
— Affirmatif », répondit le pilote.
Dix minutes plus tard, ils avaient décollé. Raley inclina l’Eagle en
direction du sud. Le plan de vol les faisait passer par le centre de l’île, de
sorte qu’ils puissent rapidement évaluer la situation au sol.
C’est une pure folie, se dit Mac une fois la lave en vue. Je dois donc
être fou.
« Je sais que c’est vous le spécialiste des volcans, lui dit Raley à travers
son masque à oxygène. Mais de ce que je vois, la lave ne va vraiment pas
tarder à atteindre cette grotte. »
Pour ajouter, sans laisser à Mac le temps de répondre : « Et je suis au
courant pour ces bonbonnes, docteur MacGregor. Le général Rivers m’a
briefé. »
Mac baissa les yeux en direction de l’est, où se trouvaient les demeures
de Kaumana Estates – entre Saddle Road et Hilo. Il devait y avoir des gens
là-bas qui n’avaient pas évacué les lieux. Forcément. Ces ferries n’avaient
pas pu emmener l’intégralité de la ville.
La gorge sèche, il s’efforçait d’oublier que seul un masque à oxygène le
protégeait du dioxyde de soufre qui contaminait le système de ventilation
du jet.
Rebecca, depuis la base militaire, et Kenny Wong, depuis l’OVH, lui
envoyaient les dernières projections sur l’évolution de la situation. Il y avait
trop de lave qui se dirigeait vers le Tunnel de glace. Ils allaient devoir
diviser la coulée en deux bras, l’un étant censé partir vers l’est, l’autre vers
l’ouest. Pour peu qu’ils y parviennent.
Sauf qu’à l’est se trouvait la ville ; les maisons qu’il apercevait en bas
allaient donc être détruites, et davantage d’innocents allaient périr.
Son regard toujours braqué en direction de Kaumana Estates, Mac
songea à nouveau à ses fils. Au fil de la journée, il avait pensé de plus en
plus à eux – pour ensuite s’en empêcher activement, histoire de pouvoir
rester focalisé sur la tâche qu’il avait à accomplir.
« Je connais quelqu’un qui vit dans le coin », informa-t-il Raley.
Le colonel garda le silence, totalement concentré sur sa tâche. Raley les
fit descendre suffisamment bas pour que Mac parvienne à distinguer la
célèbre formation de lave connue sous le nom de « profil de Charles de
Gaulle ». Le nouveau courant de lave avait franchi la route inachevée
menant à Kona, et poursuivait sans relâche sa progression en direction de
Saddle Road et du Tunnel de glace.
Mac crevait d’envie de fermer les yeux pour éviter d’avoir à affronter la
scène en contrebas, la réalité de la tragédie imminente. Mais le géologue
n’y parvenait pas, parce qu’il savait exactement ce qui était sur le point de
se produire – ou du moins ce que lui et le colonel Chad Raley espéraient
forcer à se produire ; ils n’avaient aucune marge d’erreur, et aucune garantie
de parvenir au résultat qu’ils escomptaient.
« Si la lave se rapproche encore de la grotte…, commença Mac.
— Game over, termina Raley à sa place. J’en suis bien conscient. »
Mac jeta un rapide coup d’œil à sa carte, bien qu’il sache parfaitement
où les bombes devaient tomber. Ils devaient absolument scinder la lave en
deux, même si cela signifiait la fin de Hilo.
Il la voyait s’orienter légèrement vers le nord.
Pas assez d’espace.
Ils avaient décrit un cercle autour de la zone cible pour un ultime
examen. Mac jeta à nouveau un coup d’œil en direction de Kaumana
Estates.
Et pria le ciel que le garçon et sa mère soient partis.
« Vous pouvez nous faire descendre encore plus bas ? » hurla Mac.
Il essayait de gagner un peu de temps avant d’avoir à faire son choix, il
le savait.
Raley le lui confirma d’un pouce levé.
« Il faut que je soir sûr ! s’exclama Max. J’ai besoin d’un visuel ! »
Ensuite, plus rien ne leur fut visible, car le brouillard en provenance de
l’ouest les engloutit.
Ce qui signifiait également que plus personne n’était en mesure de les
voir.
Chapitre 102

Kaumana Estates, Hawaï

Lono observait le ciel depuis son jardin. Il avait peur de cligner des
yeux. Le garçon s’était précipité dehors dès qu’il avait entendu le jet.
Immédiatement, il s’avisa que l’engin volait à très basse altitude.
C’était un appareil militaire.
Un chasseur-bombardier.
Mac l’avait initié à l’univers des avions, tout comme il l’avait initié à
tellement d’autres choses. Mac avait fait de lui un lecteur, un excellent
élève, et un meilleur surfeur.
Lono avait l’impression de voler sans visibilité, en cet instant. N’ayant
plus Internet, il n’avait aucun moyen d’entrer dans le système informatique
de l’OVH pour découvrir où se situait la lave après la deuxième éruption
qu’il avait entendue, puis vue, en ce jour infernal.
Sa mère, Aramea, avait obstinément refusé de quitter leur maison,
d’aller faire la queue avec ses amis au port de Hilo, de monter à bord d’un
de ces ferries censés les emmener à Maui, où vivait pourtant une de ses
sœurs.
« La déesse a toujours subvenu à nos besoins, avait-elle dit à Lono.
C’est la volonté de Pélé qui est à l’œuvre aujourd’hui. Pas la mienne, ni la
tienne. Ni celle de ton ami, le Dr MacGregor.
— Si je comprends bien, avait demandé son fils, c’est sa volonté que
nous restions dans cette baraque pour y mourir ?
— Il faut que tu gardes la foi. Tu as été élevé dans les voies du monde
naturel autant que dans celles du monde spirituel. »
Mais je grandis dans le monde de la science, avait-il failli répliquer.
Dans le monde réel.
Il s’en était abstenu. Ça n’aurait servi à rien. Elle n’allait pas quitter
cette maison, la seule que Lono ait jamais connue. Et lui-même n’allait pas
quitter sa mère. Même si cela signifiait leur mort à tous deux.
Il se retourna, et vit son doux visage presque collé à la fenêtre de la
cuisine. Lono savait qu’elle regardait le sommet lointain, les nuages
boursouflés, les flammes qui léchaient le ciel – qu’elle considérait le Mauna
Loa comme une sorte de divinité.
Les yeux de Lono revinrent rapidement au jet. Qui effectua un long
virage vers l’est, avant de rebrousser chemin et de se diriger droit sur lui.
La tête inclinée en arrière, le garçon se demanda si la déesse des
volcans allait pouvoir les protéger, lui et sa mère, des bombes de l’armée.
Je ne veux pas mourir comme ça. Je ne veux pas que ma mère meure.
Mais ce chasseur-bombardier était si proche…
Chapitre 103

Réserve militaire américaine, Hawaï

La Réserve militaire était déserte à l’exception de quelques


irréductibles, parmi lesquels on comptait le général Mark Rivers et Rebecca
Cruz.
Ils étaient restés ici pour suivre la trajectoire de vol du F-15. Les
communications des contrôleurs aériens de Hilo International continuaient
de leur parvenir via un seul haut-parleur. Tous deux savaient que le plan de
Mac consistait à attendre le tout dernier moment pour larguer les bombes, et
uniquement s’il fallait en arriver là.
Rivers sentait ce moment arriver à la vitesse du son.
Son homme de main dans la tour de contrôle était le lieutenant Isaiah
Jefferson. « Il y a un problème, mon général, l’informa celui-ci.
— À savoir ? s’enquit Rivers d’une voix sèche.
— On les a… perdus.
— Plus de contact radio, vous voulez dire ?
— Il n’y a pas que ça. C’est comme si ce nuage noir émis par le volcan
les avait fait… disparaître. » Jefferson marqua une courte pause, puis :
« Mon général, nous n’avons découvert qu’hier ce dont de tels nuages sont
capables. Pénétrer à l’intérieur d’un de ces trucs, c’est comme se retrouver
sous le feu ennemi. »
Un nouveau silence. « Ils risquent de subir le même sort que l’avion de
reconnaissance », ajouta Jefferson.
De l’autre côté de la pièce, Kenny Wong fixait l’image qu’affichait son
ordinateur portable.
« Je n’ai jamais vu de vog aussi épais, dit-il. Lors de l’éruption de 2022,
il s’était propagé sur quatre cents kilomètres, mais les conséquences sur la
visibilité étaient bien moindres. »
Il rejoignit le général Rivers.
« Jamais autant de lave, jamais autant de vog. » Kenny secoua la tête.
« On l’a, notre cocktail explosif. »

Ils volaient à l’aveugle ; la verrière de l’appareil était abrasée par la


tempête de sable chaud composée de minuscules particules de verre et de
roches pulvérisées amalgamées dans les cendres.
Chad Raley savait qu’il lui fallait extraire leur appareil de cette nuée.
Sauf qu’il ignorait dans quelle direction aller, à quelle altitude voler, et
quelle vitesse adopter, ses capteurs de vitesse lui fournissant des indications
faussées. Ils étaient dans de beaux draps ; la cendre qui érodait les pales du
compresseur était tout aussi susceptible d’abattre l’Eagle qu’un missile
ennemi.
L’avion se remit à tanguer – un autre coup au but. Chad Raley avait été
descendu, un jour, en mer d’Arabie. C’était principalement par chance qu’il
n’avait pas péri à cette occasion.
À présent il se disait que sa chance avait tourné.
Un pilote pouvait survivre à un crash de ce genre.
Pas à deux.

* * *

« Putain de merde – c’était quoi, ça ? demanda Mac une fois que


l’Eagle eut fini de traverser un nuage de cendres, de verre et de pierres.
— Ça, répondit Raley, c’était le bruit d’un moteur qui lâche – le droit,
en l’occurrence. »
Un nuage d’orage volcanique noircissait désormais le beau ciel matinal
qui les avait vus décoller un peu plus tôt.
Le jet se mit à osciller, comme pris dans un ouragan.
Un autre bruit de mauvais augure, cette fois sur la gauche de l’avion,
puis ce qui lui évoquait des coups de feu toucha le F-15.
« Et maintenant les cendres rocheuses s’en prennent au moteur
gauche. » Raley jeta un coup d’œil à ses écrans. « Il est en train de
surchauffer. »
En l’espace de quelques secondes l’avion parut perdre trois cents
mètres.
« Pendant combien de temps on va pouvoir encore rester en l’air ? hurla
Mac.
— On devrait déjà s’être crashés ! » répliqua le pilote.
Malgré la soudaine perte d’altitude, il ne voyait toujours que le nuage
qui les enveloppait.
« J’ai une question, docteur MacGregor, dit le pilote. Vous êtes prêt à
mourir pour sauver le monde ? » Et, sans attendre sa réponse : « Parce que
moi, oui. »
L’avion plongea à nouveau et pivota sur son axe, un mouvement qui
donna aux deux hommes l’impression de voler latéralement.

Le Chinook transportant Rivers et Rebecca se posa sur l’hélisurface de


l’OVH. Pendant toute la durée du vol, Rivers était resté en contact avec le
lieutenant Jefferson, qui n’avait toujours pas réussi à rétablir la
communication avec Mac et le colonel Raley.
Via le téléphone satellite, Rebecca était restée en contact avec son frère
et Kenny Wong, qui suivaient la progression de la coulée de lave presque
mètre par mètre.
Ils l’avaient informée qu’elle avait franchi Saddle Road.
Toujours sur une trajectoire de collision avec le Tunnel de glace – elle
n’avait presque pas dévié.
Rivers hurlait maintenant à Jefferson qu’il avait besoin de parler
immédiatement à Mac et au colonel Raley. « Je me fiche de savoir comment
vous allez faire pour rétablir la communication. Rétablissez-la, point barre !
— Croyez-moi, mon général. Tout le monde fait de son mieux, ici. On
est sur le coup.
— Ils doivent larguer les bombes sur-le-champ ! s’exclama Rivers.
— Il leur faudrait pour cela avoir un visuel sur le sol, mon général. »
Jefferson marqua une pause. « Pour autant qu’ils soient toujours là-haut.
— Avez-vous au moins reçu un code de transpondeur d’urgence ? »
s’enquit Rivers. Le code 7600 indiquait qu’un avion était privé de
communications et avait besoin d’un guidage via des signaux lumineux.
« Non, mon général. Rien.
— Je retourne à l’intérieur, dit Rivers à Jefferson. Prévenez-moi dans la
seconde quand vous serez parvenus à les retrouver. Et je dis bien dans la
seconde ! »
Chapitre 104

Quelque part au-dessus de la Grande Île

Ils n’arrivaient pas à se dépêtrer de l’épais smog volcanique. Celui-ci ne


cessait de déferler sur eux en vagues granuleuses aveuglantes. Le vent
secouait le jet, l’agitant en tous sens, comme une gigantesque main invisible
capable de le déchiqueter ou de le crasher. Les cendres bloquaient le flux
d’air alimentant le moteur, qui menaçait de lâcher.
Puis Mac sentit que l’Eagle perdait de la poussée. Son cœur faillit
s’arrêter de battre.
« Le moteur gauche est endommagé, l’informa Raley avant qu’il n’ait
eu le temps de poser la question. Cendres et particules de verre. Ses
composants doivent être en train de fondre. »
Le F-15 chuta de quelques centaines de pieds supplémentaires.
« Il nous faut un minimum de visibilité, ajouta le pilote, pour que je
puisse déterminer à quel putain d’endroit nous sommes. »
Un mélange de verre et de roche frappa à nouveau l’appareil, encore
plus violemment cette fois que les fois précédentes.
« C’était quoi, ça ? demanda Mac, d’une voix qui avait gagné une
octave.
— Notre aile gauche, répondit Raley. Les particules rocheuses ont
détruit la surface du fuselage là où l’aile s’y connecte. »
Mac regarda ses mains. Il avait les genoux serrés ; ses articulations
étaient couleur craie. « Est-ce qu’on va s’écraser ? s’enquit-il.
— Pas avant d’avoir accompli notre mission. »
Un coin de ciel bleu leur apparut alors, avant de disparaître aussitôt.
Mais cela leur permit néanmoins d’apercevoir une nouvelle éruption au
niveau du sommet, ses effets ne tardant pas à se faire sentir à bord du F-15.
C’était à croire que le tremblement de terre avait soudain envahi le ciel.
Chad Raley parvint de justesse à reprendre le contrôle de l’appareil
blessé. Il le stabilisa, avant de pester : « Cette saloperie bousille notre jet
pièce après pièce. »
L’instant d’après, le sol redevint visible. Et il était dangereusement
proche.
Fumée et vapeur s’élevaient de la lave, mais tous deux voyaient
clairement la distance impressionnante que celle-ci avait parcourue pendant
qu’ils jouaient à saute-mouton dans le nuage.
« Vous vous rappelez ce truc que vous avez proposé de faire avant
qu’on décolle ? reprit alors le pilote.
— Générer notre propre avalanche de feu ? »
Raley hocha la tête. « Il faut qu’on dirige la coulée vers Hilo tant que
c’est encore possible. » Il se retourna un instant. « Que vous le vouliez ou
non.
— Avec un seul moteur en état de marche, et une aile en moins ?
— Qui a dit que l’autre moteur fonctionnait ? »
Des grésillements envahirent alors leurs écouteurs ; ça devait signifier
que la communication radio avec la tour de Hilo International avait été
rétablie.
Mais ce n’était pas la tour.
La voix qu’ils entendirent alors appartenait au général Rivers.
« Vous êtes à court de temps, leur lança-t-il. Larguez les bombes !
— Pas encore », répondit le colonel Raley d’une voix parfaitement
calme.
Une dernière fois, alors même qu’ils perdaient encore plus d’altitude,
l’as de Rivers inclina le F-15 vers le sud.
Il ne resta pas longtemps à ciel ouvert.
Raley fit demi-tour et orienta le jet vers le nuage encore plus gros qui
venait d’apparaître entre eux et le Tunnel de glace.
Il pénétra directement dedans ; les cieux s’assombrirent aussitôt – une
obscurité mouchetée de cendres ardentes.

Dans la salle de communications de l’OVH, Rebecca Cruz avait les


yeux fixés sur l’écran radar qui se trouvait devant elle. Elle voyait les
mêmes images que les contrôleurs aériens.
« Qu’est-ce que le pilote est en train de faire ? demanda-t-elle à Rivers.
— Il accomplit sa mission.
— Ils vont mourir, n’est-ce pas ? » murmura Rebecca sans quitter
l’écran des yeux.
Chapitre 105

Ils volaient de nouveau à l’aveugle. Peut-être pour la dernière fois, se


dit Raley.
Il regarda l’aile gauche endommagée de l’Eagle ; des cendres
volcaniques continuaient à tourbillonner autour d’elle.
Toutes ces années passées au Moyen-Orient, songea-t-il. À présent un
ennemi doté d’une puissance de feu dont il n’avait jamais fait l’expérience
s’apprêtait à le descendre, à terminer le boulot que ces fumiers avaient
salopé en mer d’Arabie.
Une minute supplémentaire.
C’était tout ce dont ils avaient besoin.
Peut-être moins d’une minute.
L’avion sortit enfin du nuage ; ils découvrirent alors que la lave en
contrebas avait recouvert une des dernières tranchées situées au nord de
Saddle Road.
« Maintenant ? » demanda Raley à son copilote. Ses yeux pâles fixaient
l’horizon.
Mac garda le silence.
L’appareil se mit à vibrer violemment. Leur dernière heure était venue,
pas vrai ?
« Je vous ai posé une question », insista Raley.
Toujours aucune réponse.
« Maintenant ? » demanda à nouveau le colonel Chad Raley.
L’avion entama une descente encore plus prononcée.
Mac se remémora l’avion de reconnaissance qui s’était crashé sous ses
yeux sur l’observatoire.
La lave était trop proche du Tunnel de glace et des bonbonnes stockées
dedans. Si elle les atteignait, l’effet serait similaire à celui d’une bombe
nucléaire.
Il leur fallait rediriger la lave en direction de Hilo. C’était la seule
option qui leur restait. « Maintenant. »
Un instant plus tard cependant, Chad Raley reprit la parole : « La rampe
d’éjection est enrayée. »
Impossible de larguer les bombes.

Raley parvint, sans trop savoir comment, à sortir l’avion de son piqué.
Il vira à droite, puis à gauche, pour se retrouver face à la cible.
« Maintenant on est à court de temps ! beugla le pilote.
— Qu’est-ce qu’on fait ? hurla Mac à son tour.
— Je ne vois qu’une seule façon de générer cette avalanche de feu.
— Et comment vous comptez faire ça sans bombes ? »
Raley se tourna alors vers Mac. « En crashant cet appareil, lui dit-il
d’une voix mesurée, étrangement calme.
— Allez-y. »
Chapitre 106

Le Tunnel de glace, le Mauna Kea, Hawaï

Une caméra installée au-dessus de l’entrée du Tunnel de glace leur


montrait l’approche du F-15.
« Ils vont se crasher, dit Rivers. Il ne va jamais avoir le temps de
remonter. »
La connexion avec le cockpit fut alors rétablie.
Ils entendirent la voix de Raley : « Déploiement en préparation », se
borna-t-il à dire.
Soudain l’Eagle disparut dans le nuage. Un silence de mort s’abattit sur
la pièce.

Il ne leur restait que quelques précieuses secondes avant que cette


mission ne se transforme en mission suicide. Ils étaient prêts à faire ce qui
s’imposait pour empêcher la lave d’atteindre le Tunnel de glace et ce qu’il
recelait, même si cela signifiait la destruction de Hilo – et leur propre mort.
C’était là un sacrifice que tous deux acceptaient.
« Oh… mon… Dieu, articula Mac une fois qu’il fut à nouveau capable
de parler.
— Il semblerait qu’Il existe, finalement », dit Raley.
Ils voyaient nettement le sol ; sous leur regard incrédule, un miracle
était en train de se produire.
Grâce au Mauna Kea.
L’autre volcan.
Cela faisait plus de quatre mille ans que le Mauna Kea n’était pas entré
en éruption. Mais l’épaisse lave qui avait durci et refroidi des siècles plus
tôt près de sa base agissait comme un mur naturel capable de détourner
l’écoulement de lave.
Un mur naturel impénétrable, parfaitement positionné, plus solide que
tout ce que l’armée et les équipes de construction de Hilo auraient pu ériger.
Incapables d’en croire leurs yeux, Mac et Raley regardèrent la lave en
fusion incandescente en provenance du Mauna Loa heurter la topographie
solide, ancienne, du Mauna Kea, et effectuer un virage serré vers l’ouest,
s’écoulant à travers les plaines herbeuses au sud de Waimea en direction de
Waikōloa Beach et de l’océan Pacifique.
Un événement aussi inattendu qu’imprévisible, comme si, au bout du
compte, les volcans avaient fait le seul choix de vie ou de mort qui
importait.
Un choix qu’ils avaient imposé à Mac et à Raley.
Celui-ci secoua la tête, les yeux écarquillés. « Expliquez-moi ce qui
vient de se passer, là-dessous. »
Mac attendit d’avoir retrouvé une respiration normale.
Après quoi le Dr John MacGregor, homme de science, sourit au pilote.
« Un coup de pouce de la nature, fit-il. N’est-ce pas incroyable. J’ai
vraiment du mal à y croire. » Mac poussa alors un cri de joie. Raley ne
tarda pas à l’imiter.
L’Eagle ne volait plus que grâce à un seul moteur, mais ce fut suffisant
pour que le pilote fasse atterrir sans encombre l’appareil.
Au bout du compte, c’était la lave qui avait sauvé le monde.
ÉPILOGUE
Quatre semaines plus tard
Chapitre 107

Les prédictions du colonel James Briggs s’étaient avérées justes : ça


allait prendre quatre semaines, en travaillant jour et nuit, pour emballer et
extraire de la grotte les six cent quarante-deux bonbonnes.
Une bonbonne de moins qu’au tout début de leur mission.
Tout au long de l’opération, personne n’avait prononcé les mots agent
Noir. Personne ne s’y était aventuré.
Pas même maintenant que sa menace mortelle, qui avait commencé à se
répandre sur l’île, se trouvait à nouveau contenue.
Les premiers militaires qui avaient débuté le nettoyage à l’intérieur du
Tunnel de glace avaient été transférés sur le continent. Seule une petite
équipe d’urgence en combinaison de protection était encore présente,
manipulant la grue d’un des camions tactiques à mobilité élargie de l’armée,
customisé pour cette tâche spéciale.
La dernière cargaison de bonbonnes allait être transportée de la même
manière que les autres, via le porte-avions de classe Nimitz, l’USS George
Washington – actuellement à quai dans le port de Hilo. Le bâtiment de la
Septième Flotte américaine avait quitté le Japon et se dirigeait vers
Bremerton, dans l’État de Washington, pour une escale programmée – ce
qui lui fournissait un prétexte absolument parfait : le George Washington
avait fait un arrêt ici pour quelques réparations avant de poursuivre son
voyage.
Même les marins de la division des matières dangereuses du navire de
guerre ignoraient quel genre de produits chimiques ils allaient transporter à
travers le Pacifique.
Depuis le pied de la colline, MacGregor et Rivers regardaient les
derniers militaires du général sortir de la grotte. Ceux-ci venaient d’achever
leur mission, à coups de lance-flammes. Chaque centimètre carré du Tunnel
de glace avait été nettoyé à fond, et avait subi un test de radiations.
« Vous ne comptez pas me dire où ces bonbonnes vont être stockées,
hein ? » demanda le géologue à Rivers.
Celui-ci plissa les yeux dans le soleil matinal, puis afficha un large
rictus. « Quelles bonbonnes ? »
Mac se tourna vers le militaire pour lui serrer la main. « Ce fut un
honneur de servir à vos côtés, mon général. » Ça le surprit de se sentir aussi
ému.
Au bout du compte, c’était comme si tous deux avaient mené une
guerre ensemble.
Rivers continuait de sourire. « Tout l’honneur a été pour moi,
docteur Mac Gregor. »
Rivers se mit au volant de sa Jeep et démarra, pour suivre le véhicule de
transport. Avant de monter dans son propre 4 × 4, Mac lança un dernier
coup d’œil en direction de la colline. Après quoi il s’employa à sortir de son
portefeuille deux feuilles de papier pliées.
Les notes que le général Arthur Bennett avait prises dans sa chambre
d’hôpital cette nuit-là, à Honolulu, étaient désormais en sa possession –
grâce au colonel Briggs.
Il examina celle sur laquelle figurait le dessin de Bennett : un cercle
approximatif, entouré d’une série de lignes hésitantes.
Puis il regarda l’autre. Certaines lettres restaient difficiles à déchiffrer :
I-C-E-T-U-B-B.
Chapitre 108

Mac et Lono se tenaient sur la plage de Honoli’i, toujours aussi belle,


dos aux gigantesques vagues – d’au moins un mètre vingt – qui agitaient
l’océan Pacifique. Lors de la deuxième éruption, le sol ici s’était
littéralement fendu au nord. L’océan était pendant un long moment devenu
aussi lisse que du verre – un événement qu’aucun habitant de l’île n’était
près d’oublier.
Tout le monde pansait ses plaies. La reconstruction se poursuivait d’un
bout à l’autre de la Grande Île ; à en croire le gouvernement local, certains
travaux de remise en état risquaient de prendre des années. Avec l’aide de
l’armée, les autorités locales recherchaient toujours des victimes à Naalehu
comme dans la zone de Waikōloa Beach, où la lave avait été détournée – au
prix d’un alourdissement du bilan humain –, évitant une catastrophe dont
les habitants de l’île ne soupçonneraient jamais l’ampleur potentielle.
« Tu étais prêt à larguer ces bombes juste à côté de chez moi, hein ?
s’enquit Lono.
— Quelles bombes ? » fit Mac.
Le garçon sourit. « C’est drôle. Toute ma vie, j’ai entendu ma mère me
répéter que Pélé subviendrait à nos besoins. Et c’est exactement ce qui s’est
passé, finalement. »
Mac lui avait expliqué que la lave durcie au pied du Mauna Kea formait
une muraille qui avait sauvé l’île. Il avait omis de lui dire que cela avait
aussi sauvé le monde, en revanche.
« Une mère a toujours raison », murmura le géologue. Qui en resta là.
Ils fixaient le sommet du Mauna Loa – toujours aussi majestueux, à
nouveau endormi.
Jusqu’à la prochaine fois.
« Et donc tu en as vraiment fini avec l’OVH ? demanda enfin Lono. Tu
vas nous quitter ?
— Comme tu le sais, je me dirigeais déjà vers la sortie avant que tout
ceci ne se produise.
— Et qu’est-ce que tu comptes faire ensuite ? Loin de moi l’idée de
vouloir enfoncer une porte ouverte, mais dès qu’on aura une nouvelle
éruption, tu vas devenir complètement lōlō et tu vas vouloir être ici.
— Je me dis que j’aimerais peut-être enseigner autre chose que le
surf. »
Il y eut un bref silence.
« Jenny me manque, murmura Lono.
— Pareil, petit. Pareil. »
Rebecca allait prendre le même vol pour Houston l’après-midi même,
avec une escale à Los Angeles. Mais ça, il se garda bien d’en informer le
garçon.
Au lieu de quoi il rejoignit l’endroit où ils avaient laissé leurs planches
et ramassa la sienne.
Alors même qu’il se rapprochait de l’eau, une pensée lui traversa
l’esprit :
Un jour comme les autres au paradis.
Chapitre 109

Depuis la deuxième éruption du Mauna Loa, seul le personnel militaire


était autorisé à s’approcher suffisamment de la base du volcan pour suivre
l’avancée des travaux qui avaient débuté une semaine plus tôt.
Trois jours auparavant, l’USS George Washington avait quitté le port de
Hilo sans tambour ni trompette. Il n’y avait pas non plus eu la moindre
célébration à l’achèvement de cet ultime mur, qui bouchait complètement
l’entrée de la grotte anciennement connue sous le nom de Tunnel de glace.
Une fois le dernier camion parti, le pied du Mauna Kea avait repris
l’aspect qui était le sien depuis des siècles.
Tout cela n’était pas sans évoquer un incident au Jardin botanique de
Hilo, désormais oublié, qui avait conduit à la fermeture temporaire du parc.
Ce fut comme si rien ne s’était jamais produit ici.
REMERCIEMENTS

Avant tout, je souhaiterais exprimer mon amour et ma profonde


gratitude à l’égard de mon défunt mari, Michael Crichton, qui a imaginé ce
fascinant terrain de jeu – dans lequel nous nous sommes bien amusés. Mais
aussi envers notre incroyable fils, John Michael, qui inspire les efforts que
je fais quotidiennement pour l’aider à mieux connaître l’homme
extraordinaire qu’était son père.
À l’incroyablement talentueux James Patterson : ma profonde
reconnaissance pour avoir collaboré à ce projet. Depuis l’instant de notre
rencontre, j’ai su que vous étiez la personne idéale pour donner vie à cette
histoire exceptionnelle – et aux idées brillantes de Michael. Ç’a été une
joie, un privilège et un honneur de faire avec vous ce fantastique voyage.
Vous m’impressionnez avec votre maîtrise de la narration, votre capacité à
tisser impeccablement ensemble tous les éléments d’une intrigue. Votre
épouse, Sue, et vous avez fait preuve d’une générosité et d’une gentillesse
incroyables ; je vous en suis sincèrement reconnaissante. Merci d’avoir
honoré mon mari en achevant ce livre.
Je suis redevable à mon remarquable manager, agent et ami, Shane
Salerno de la Story Factory : Ce projet n’aurait jamais vu le jour sans la
passion infinie que tu mets à défendre l’héritage de Michael. Merci pour ta
vision, ton dynamisme et ta persévérance à honorer les mondes de Michael
Crichton – et à les faire découvrir à de nouveaux publics. Tu as une façon
bien à toi de jouer les magiciens, et tout ce que tu fais ne manque pas de
m’impressionner.
Je souhaiterais également remercier Richard Heller, Ryan C. Coleman
et Steve Hamilton.
Mettre de l’ordre dans les vastes volumes de recherches effectuées par
Michael pour rédiger ce livre n’aurait pas été possible sans les efforts
d’archivage exhaustifs de Laurent Bouzereau et de mon assistante, Megan
Bailey. Merci à vous deux pour votre soutien.
Je souhaite exprimer ma plus profonde gratitude aux fort talentueux
membres de notre famille éditoriale dévouée aux Crichton/Patterson chez
Little, Brown and Company. Merci d’avoir cru depuis le tout premier jour
en cette formidable collaboration.
Je tiens à saluer personnellement Michael Pietsch, Bruce Nichols, Craig
Young, Ned Rust et Mary Jordan pour leur soutien et leur partenariat
créatif.

Sherri Crichton

Un immense merci à Denise Roy, mon éditrice si patiente, tellement


infatigable, et d’un talent littéralement extraordinaire. Denise est également
mon mentor, et à l’occasion ma thérapeute. Éruption aurait été un roman
bien différent sans sa supervision attentive et sa perspicacité.
Ainsi qu’à Elisabeth Nadin – professeure associée au département des
géosciences de l’université de l’Alaska de Fairbanks –, une guide aussi
experte qu’enthousiaste pour tout ce qui concerne la géologie unique de la
Grande Île de Hawaï. Et à N. Ha’alilio Solomon, du Kawaihuelani Center
for Hawaiian Language, pour m’avoir aidé à rédiger la dédicace.

James Patterson
RETOUR SUR LA GENÈSE DU ROMAN

par Sherri Crichton

The Black Zone, le titre provisoire de Michael, avait trouvé son origine
dans un sujet qui le fascinait depuis de nombreuses années. Michael parlait
rarement de ses idées ou de ses projets, pas même à sa famille ou à ses amis
les plus proches ; il évoquait néanmoins souvent son futur roman en lien
avec les volcans. Lors d’un voyage en Italie, nous avons donc fait une
excursion spéciale à Pompéi afin qu’il puisse approfondir ses recherches sur
le récit qu’il comptait situer à Hawaï. Après son décès, je suis tombée sur le
manuscrit inachevé dans ses archives, et ça m’a vraiment scotchée de
découvrir à quel point il était parvenu – à sa manière inimitable – à faire de
cette histoire un tout cohérent. L’exhumation de ce trésor a donné lieu à un
projet de recherche intensif, consistant entre autres à parcourir ses
innombrables disques durs et documents, afin d’en extraire toute la
documentation pertinente.
Michael était certes du genre méticuleux en matière de recherches et
d’organisation, mais recouper et mettre à jour ses dossiers disséminés un
peu partout n’a quand même pas été une mince affaire. Ce que cette tâche a
dévoilé, néanmoins, s’est révélé remarquable : son histoire était déjà là,
brillamment esquissée. Il avait rassemblé des quantités considérables de
données scientifiques, de notes et d’ébauches – et même des séquences
vidéo le montrant sur le terrain en train de mener des entretiens avec un
volcanologue. Comme c’était grisant ! Il ne restait alors plus qu’à trouver
quelqu’un d’aussi doué que Michael pour achever ce qu’il avait créé.
Pendant des années, j’ai réfléchi à de possibles collaborateurs, mettant le
projet en pause le temps que se manifeste le partenaire idéal. J’allais
patiemment attendre que quelqu’un puisse honorer le travail de mon époux
et poursuivre son histoire.
Jusqu’à ce qu’on me présente James Patterson.
Jim, vous avez été le partenaire idéal.
Je vous en suis éternellement reconnaissante.
MICHAEL CRICHTON
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Robert Laffont

LA VARIÉTÉ ANDROMÈDE, 1970


SPHÈRE, 1988
JURASSIC PARK, 1992
SOLEIL LEVANT, 1993
HARCÈLEMENT, 1994
LE MONDE PERDU, 1996
TURBULENCES, 1997
VOYAGES, 1998
LE TREIZIÈME GUERRIER, 1999
PRISONNIERS DU TEMPS, 2000
LA PROIE, 2003
ÉTAT D’URGENCE, 2006
NEXT, 2007
PIRATES, 2010
MICRO, 2012
AGENT TROUBLE, 2015
LA DERNIÈRE TOMBE, 2016

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