Crise Politique
Crise Politique
Crise Politique
Vivien Longhi
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/anabases/8447
DOI : 10.4000/anabases.8447
ISSN : 2256-9421
Éditeur
E.R.A.S.M.E.
Édition imprimée
Date de publication : 14 avril 2019
Pagination : 21-35
ISSN : 1774-4296
Référence électronique
Vivien Longhi, « La crise, une notion politique héritée des Grecs ? », Anabases [En ligne], 29 | 2019, mis
en ligne le 14 avril 2021, consulté le 05 novembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/
anabases/8447 ; DOI : https://doi.org/10.4000/anabases.8447
© Anabases
o
ANABASES
Traditions et Réceptions de l’Antiquité
No 29
2019
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N o 29
2 019
E.R.A.S.M.E.
Université Toulouse - Jean Jaurès
Sommaire
N° 29 - 2019
Brice Denoyer
L’héritage de la métrique antique
dans l’alexandrin français au xvie siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Giovanna Di Martino
Vittorio Alfieri’s tormented relationship with Aeschylus:
Agamennone between Tradition and Innovation . . . . . . . . . . . . . . .
Marco Duranti
La condanna del prologo diegetico euripideo dagli scoli antichi
ai trattati del Cinquecento . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Rosario L pez Gregoris
L in uen e e l Arte nuevo de hacer comedias de Lope de Vega
dans l’usage des modèles classiques latins en Espagne
pendant le Siècle d’or et le Baroque » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Cressida Ryan
Sophoclean scholarship as a tool
to interpret eighteenth-century England . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Záviš uman
Axiologie critique de La Mesnardière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sarah Rey
Figures rphée au iné a . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Actualités et débats
Marine Le Bail
La o ernité littéraire serait-elle a aire Antiquité(s)
Œuvres & Critiques : La contribution de l’archéologie à la genèse
de la littérature moderne, L , , René Stern e ir., , p. . . . . . .
Éric Morvillez
« Les Horti Tauriani de Pierre Grimal
ou les prémices des Jardins romains » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pierre Grimal
« Les Horti Tauriani. Étude topographique sur la région
e la Porte Ma eur , MEFRA, to e , . p. - . . . . . . . . . . .
Andrea Avalli
La question étrusque dans l’Italie fasciste . . . . . . . . . . . . . . . . . .
8
Comptes rendus
Philippe Borgeaud et Sara Petrella
Le singe de l’autre.
Du sauvage américain à l’histoire comparée des religions (A. Gue on) . .
Roberta Casagrande-Kim, Samuel Thrope et Raquel eles (é .)
Romance and reason. Islamic transformations of the classical past
(Cl. Bertau-Courbi res) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Hinnerk Bruhns
Max Webers historische Sozialökonomie.
L’économie de Max Weber entre histoire et sociologie (Th. Lanfran hi) . .
Andrea Cozzo
Riso e sorriso, e altre saggi sulla nonviolenza nella Grecia antica,
(Fr. Pr. Barone) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Franz Cumont
Manichéisme (St. Ratti) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Emmanuelle Hénin et Valérie Naas ( ir.)
Le mythe de l’art antique (Cl. vrar ) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jacques Jouanna, Henri Lavagne, Alain Pasquier,
Véronique Schiltz et Michel in (é .)
Au-delà du Savoir : Les Reinach et le Monde des Arts (G. Ho ann) . . . .
Mario Liverani
Imagining Babylon: The Modern Story of an Ancient City (C.Bonnet) . . .
Françoise-Hélène Massa-Pairault, Claude Pouzadoux (dir.)
Géants et Gigantomachie entre Orient et Occident (C.Giovénal) . . . . . .
Scott McGill, Joseph Pucci (é .)
Classics renewed. Reception and Innovation in the Latin Poetry
of Late Antiquity (S. Clé ent-Tarantino) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9
Maxwell T. Paule
Canidia, Rome’s First Witch (C. Lan rea) . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jessica Priestley, Vasiliki ali (é .)
Brill’s Companion to the Reception of Herodotus in Antiquity
and Beyond ( . Gengler) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Salvatore uasimodo
La Lyre grecque (M. Bian o) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Brett M. Rogers, Ben a in l on Stevens (é .)
Classical Traditions in Modern Fantasy (M. S apin) . . . . . . . . . . . . .
Maria Teresa Schettino et Céline rlacher-Becht ( ir.)
Ipse dixit. L’autorité intellectuelle des Anciens : affirmation,
appropriations, détournements (C. Psila is) . . . . . . . . . . . . . . . . .
Guy G. Stroumsa
Religions d’Abraham : histoires croisées (D. Lorin) . . . . . . . . . . . . . .
Jean vonneau (é .)
La Muse au long couteau. Critias, de la création littéraire
au terrorisme d’État (G. Ho ann) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Résumés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Historiographie
et identités culturelles
Anabases 2 (201 ), p. 21-35.
Vivien Longhi
L
a crise est une notion polysémique de la modernité, un concept à la fois mal
déterminé et surdéterminé : son extension est très large et son unité
on eptuelle i ile é nir. C est pré isé ent en réa tion e ou que
Paul Ri ur her he élaborer une é nition u on ept qui puisse épasser et
subsumer ses nombreuses acceptions « régionales » dans un article qui s’appuie
sur les travaux de l’historien allemand Reinhardt Koselleck, dont il sera souvent
question dans le présent travail 1. Fa e la i ulté qu il a la é nir, la
recherche d’une origine ancienne de la notion est une tentation permanente, un
passage bien souvent obligé e toute ré exion préli inaire sur la rise 2. Les sens
« originaux », anciens, permettent-ils toutefois de vraiment mieux comprendre les
1
P. Ric ur, La rise, un phéno ne spé i que ent o erne , Revue de Théologie et
de Philosophie, 120, 1988, p. 1-19.
2
Ainsi font André Béjin et Edgar Morin dans leur « Introduction » au numéro de la revue
Communications sur La notion e rise (1 76) : Dans les ha ps e ses pre i res
e ores en es pourtant, la notion e rise se pouvait appréhen er sans que l a bigu té
é atta hée son e ploi nuis t par trop e ernier. Dans la langue religieuse e
la Grèce ancienne, le terme krisis signi ait : interprétation ( u vol es oiseaux, es
songes), hoix ( es vi ti es sa ri ielles) ans le vo abulaire uri ique, il expri ait
l i ée un uge ent, une é ision ne résultant pas é anique ent es preuves.
Rapporté à la tragédie grecque, le mot désignait un événement qui, tranchant et
ugeant, i pliquait, la fois, tout le passé et tout l avenir e l a tion ont il arquait le
cours. Pour la médecine hippocratique, le vocable dénotait un changement subit dans
l état un ala e, repéré ans le te ps ( ours ritiques ) et ans l espa e ( o es e
transport et éva uation e la ati re orbi que ). , p. 1.
22 Vivien Longhi
3
C’était un des éléments de langage du candidat socialiste Benoît Hamon lors de la
a pagne prési entielle fran aise e 2017, qui re ourait aussi la é nition e la rise
donnée par Gramsci. Pour le discours managérial, voir pour exemple la présentation
d’une université d’été à Montpellier, à destination d’entrepreneurs et de dirigeants
politiques, avec le recours au mot grec pour expliquer la crise, http://labex-entreprendre.
edu.umontpellier.fr/files/2012/01/Programme-7%C3%A8me-Universit%C3%A9-dEte.pdf
4
L’analytique des « crises organiques » est donnée notamment par Gramsci au cahier
n 13 es Cahiers de prison. Voir sur ce point A. Gramsci, Une anthologie des Cahiers de
prison, sélection et présentation par R. Keucheyan, Paris, 2012, ainsi qu’une conférence
en ligne de R. Keucheyan, « Une crise d’hégémonie ? Gramsci et la crise du capitalisme »,
carnets du séminaire « Pensées critiques contemporaines » de l’EHESS, 2011, https://
pcc.hypotheses.org/21
La crise, une notion politique héritée des Grecs? 23
Dans la revue Communication de 1976, parue peu après le premier choc pétrolier et
réunissant les contributions d’intellectuels ou d’universitaires autour de la crise,
l’historien et historiographe Randolf Starn se penche sur l’origine de la notion,
regrettant son ou on eptuel he les historiens 5. r, selon lui, la rise est bien
là dès le début de l’écriture de l’histoire chez Thucydide. Son raisonnement sur
la crise mérite d’être commenté. Tout en reconnaissant que les emplois de κρίσις
chez l’auteur grec ne se font pas au sens de crise, mais se rencontrent dans le
domaine de la décision politique ou militaire 6, Starn opère un rapprochement
serré entre médecine ancienne et historiographie. Les médecins élaboreraient en
e et une notion e rise ont ils ren raient possible l extension . Thu i e
réutiliserait ce « schéma » de la crise dans sa description de la peste d’Athènes et
plus largement dans tout son développement historique 7. Loin des racontars et des
fables héro otéennes, Thu i e, p re e l histoire s ienti que , i enti erait
des moments clefs dans son récit. La crise serait assimilable à ces turning points,
moments d’éclatement de la vérité dans une conception dramatique et tragique
tout la fois e l histoire. C est sans oute un raisonne ent sous- a ent e e t pe
qui conduit Jacqueline de Romilly à traduire, à l’orée de la guerre du Péloponnèse,
le mot κίνησις par crise, donnant le « la » d’une histoire « de la plus grande crise »
que le monde ait connu 8.
5
R. Starn, « Métamorphoses d’une notion. Les historiens et la crise », in E. Morin et
A. Béjin dir., La notion de crise, revue Communications, 1976. L’article d’Emmanuel
Leroy Ladurie, La rise et l historien , ans le e olle tif (p. 1 -33) rappelle en
e et bien la tr s large extension qui peut tre faite u ter e ans l historiographie.
6
Pour un relevé de ces moments de décision (κρίσις) chez l’historien voir C. W. Macleod,
Collected Essays, Ne - or , 1 83, p. 387-38 ainsi que G. . M. De Sainte Croix, The
Origins of the Peloponnesian War, Londres, 1972, p. 297 sq.
7
R. Starn, « Métamorphoses d’une notion... » : « Ce sont les médecins grecs qui ont
ren u possible l extension la plus i portante et la plus intéressante e la signi ation
du mot. Selon le traité hippocratique Des affections, ‘une crise dans les maladies, c’est
ou une exa erbation, ou un a aiblisse ent, ou une étaptose en une autre a e tion,
ou la n. Ce s hé a, Thu i e l e plo a ave pertinen e ans sa es ription bien
connue de la peste d’Athènes et de l’inexorable progression de celle-ci vers les crises
es septi e et neuvi e ours. Fa ilier e la étho e hippo ratique, Thu i ela
peut-être adoptée comme modèle d’explication historique, comme procédé rationnel
pour établir les faits et les ordonner en schémas de développement. »
8
Thucydide, I, 1 : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre
entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers
symptômes de cette guerre (ἀρξάμενος εὐθὺς καθισταμένου) ; et il avait prévu qu’elle
prendrait de grandes proportions et une portée passant celle des précédentes. Il
pouvait le on e turer par e que les eux groupes étaient, en l abor ant, ans le plein
épanouissement de toutes leurs forces (τεκμαιρόμενος ὅτι ἀκμάζοντες) ; et d’autre part,
24 Vivien Longhi
ses ontextes ilitaires, ésigne avant tout la n es hostilités 12. La guerre inou e
ont l historien veut entrepren re le ré it se ara térise uste ent et est e
qui en fait le ara t re ex eptionnel par le fait qu elle ne parvient pas une
κρίσις. Le e lexique e la é ision ilitaire se trouvait é ans les po es
homériques 13. Plus tar , énophon ouera aussi e e vo abulaire pour souligner le
caractère indécidable et particulièrement cruel de la guerre du Péloponnèse 14. Il y
a une véritable inversion sémantique entre la κρίσις des historiens grecs, décision
u on it qu elle soit a o plie ou non et la rise o erne, état in ertitu e
et de désordre. Thucydide, comme Xénophon soulignent bien que la guerre qu’ils
décrivent n’a pas de κρίσις, et non pas qu’elle est une κρίσις.
L’entorse à la philologie pourrait toutefois s’avérer un problème mineur
et il faut aller au-delà de cette première critique. Faute du mot, l’idée de crise
pourrait tout de même se trouver chez l’historien ancien. Mais quelle idée de crise
retenir dès lors ? Pour la philosophe Myriam Revault d’Allones, la crise est une
notion qui permet de traduire une certaine compréhension par l’historien grec
des événements de son temps. Thucydide constaterait l’inventivité croissante
des hommes. Dans l’univers grec du ve siècle, les innovations, la puissance
immense nouvellement acquise par Athènes et Sparte, feraient reculer le passé
dans des temps anciens. S’établirait une sorte de brèche temporelle et de malaise.
Autrement dit le passé ne pourrait plus être un modèle. La débauche de violences
12
Thu i e, , 23 : Dans les faits antérieurs, l événe ent le plus i portant fut la
guerre médique : celle-ci, cependant, fut promptement tranchée (ταχεῖαν τὴν κρίσιν
ἔσχεν) par deux combats sur mer et deux sur terre ; cette guerre-ci, au contraire, se
prolongea considérablement et comporta pour la Grèce des bouleversements comme
on n en vit a ais ans un égal laps e te ps. (tra . J. de Romilly, C F). n V, 20, 2, le
on it autour e P los est aussi inter inable (ἔτι δ’ ὄντων ἀκρίτων). C’est un composé
privatif de κρίνειν qui est utilisé.
13
Pour une étude du vocabulaire de κρίνειν ans l épopée, e renvoie la pre i re partie
du livre issu de ma thèse de doctorat, à paraître aux Presses du Septentrion, Lille,
en 2019, Krisis. Imaginaires de la décision génératrice (épopée, médecine grecque et
dialogues de Platon).
14
L’ultime page des Helléniques de Xénophon, VII, 5, 26-27, offre un tableau stupéfiant
e la guerre qui se ter ine sans vainqueur ni vain u, o ha un se o porte en
vainqueur sans que l’autre camp ne lui conteste cette arrogance. Pour Xénophon, un
dieu a fait en sorte que chacun puisse établir des trophées, se croie vainqueur. Le
dieu devient le garant de cet état incertain de suspension du combat. Le trouble et
l’ἀκρισία, littéralement l’absence de κρίσις sont encore plus grands qu’auparavant en
Gr e on lut l historien. La guerre a a ou hé un ésor re qui se prolonge sans n.
Sur cette dernière page des Hélléniques, e renvoie P. Pontier, Trouble et ordre chez
Platon et Xénophon, Paris, 2006, p. 66-68, ainsi qu'à P. Payen, Les revers de la guerre en
Grèce ancienne : histoire et historiographie, Paris, 2012, p. 2 2-2 3.
26 Vivien Longhi
15
M. Revault dAllones, La crise sans fin, p. 26 : « La conscience de cette nouveauté de
la guerre fait précisément s’interroger Thucydide sur ce qui sépare les anciennes
guerres et celle dont il entreprend le récit. La crise se situe très exactement à cette
on tion e l an ien et u nouveau La rise est on au roise ent un pro igieux
pouvoir- (et savoir-) faire et une nature hu aine arquée par l e prise es passions
irrationnelles. u en ore p. 28 : Mais est pré isé ent par e que le régi e e
temporalité institué, selon Thucydide, par les Athéniens est marqué par l’invention
qu’il fait émerger l’idée de “crise” ».
16
M. Revault d’Allones tempère une vision historiographique moderne de la temporalité
critique et dont elle pressent l’anachronisme par le rappel d’une vision tragique propre
à l’historien : voir M. Revault dAllones, La crise sans fin, p. 28-29.
17
P. Ric ur, La rise , p. 13-14 : uel on ept la fois général et éter iné e
la crise résulte-t-il de ces catégories, non plus anhistoriques comme celles de la
philosophie existentielle, mais transhistoriques ? Essentiellement ceci : lorsque
l’espace d’expérience se rétrécit par un déni général de toute tradition, de tout héritage,
et que l hori on attente ten re uler ans un avenir tou ours plus vague et plus
indistinct, seulement peuplé d’utopies ou plutôt d’“uchronies” sans prise sur le cours
e e tif e l histoire, alors la tension entre hori on attente et espa e expérien e
devient rupture, schisme. Je penserais volontiers que nous tenons là un concept qui,
à la fois, garde quelque chose du concept existentiel trop “long” de crise, à savoir
son nœud dans la temporalité humaine, et recueille les velléités de généralisation
es on epts régionaux e rise que e par ours une erni re fois en sens inverse :
crise du libéralisme économique, crise des fondements du savoir, crise de légitimité
du pouvoir, crise d’identité de la communauté, crise d’équilibre et d’intégration du
corps social. ». Pour un retour plus récent de Ricœur sur Koselleck, voir La mémoire,
l’histoire, l’oubli, Paris, 2000, p. 388 sq.
La crise, une notion politique héritée des Grecs? 27
bourgeois intellectuels et le souverain 18. Dans le Futur passé, elle est le résultat d’un
dysfonctionnement du rapport entre espace d’expérience et horizon d’attente 19.
La crise est la rupture de ce rapport, un « schisme » selon les mots de Ricœur.
Autrement dit, elle désigne un refus de suivre unilatéralement le modèle des
expériences passées, et l’absence corrélative de certitude sur le modèle à adopter
pour l’avenir. La crise est donc pour l’historien un certain rapport entre des topoi
de la conscience historique, un certain « régime de temporalisation » propre aux
Lumières, mais auquel Ricœur souhaite donner une valeur « transhistorique »
dans son travail sur la notion de crise.
L i ée e rise ainsi é nie gr e Ri ur et Koselle est-elle si trans-
historique que cela et convient-elle vraiment au récit de Thucydide comme le
présuppose Myriam Revault d’Allones ? Thucydide inscrit-il la pensée d’une
« crise » au croisement problématique, au point de rupture ou de schisme de ces
deux topoi de la conscience que sont l’espace d’expérience et l’horizon d’attente ?
n se gar era apporter une réponse é nitive une question aussi abstraite ent
posée 20. n peut toutefois relever bri ve ent quelques aspe ts e l histoire e
Thu i e qui ne o n i ent pas ave la on eption une te poralité en rise,
conscience quasi-tragique d’une rupture entre passé et avenir. L’expérience ne
saurait être si clairement dépassée et déconnectée du futur chez un historien
ancien qui revendique au contraire à plusieurs reprises la connaissance du passé
comme facteur d’une meilleure connaissance de l’avenir 21. Plus largement, la
célèbre « archéologie » produite en ouverture remplit une fonction structurante
du récit tout entier : elle est en lien avec le présent, qu’elle explique, tout en
étant elle-même constituée par le recours à des concepts issus du présent 22.
18
R. Kosellec , Le règne de la critique, Paris, 1 7 (Berlin, 1 5 ), nota ent le hapitre
« La crise et la philosophie de l’histoire », p. 107-156, ainsi que l’annexe sémantique
p. 164-167, sur le rapport entre « critique » intellectuelle et « crise » politique.
19
R. Kosellec , Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris,
1 0 (Berlin, 1 7 ), p. 307-32 , pour les notions espa e expérien e et hori on
d’attente ».
20
Notons toutefois que dans le champ des études ricœuriennes, Thucydide est un
lieu expérien e pour tester la vali ité es é nitions philosophiques u travail e
l’historien. Pour un travail en ce sens, voir M. Tomé Soares, « Histoire et vérité chez
Paul Ricœur et Thucydide : mimesis et enargeia », Études Ricœuriennes / Ricœur Studies,
8 (1), 2017, p. -31.
21
Je renvoie i i au texte anonique qui suit l ar héologie, , 22, et é nit les ré its
historiques o e trésor pour tou ours . Cf. aussi , 48, o le ré it e la peste,
tout exceptionnelle que la maladie soit, doit permettre de laisser les hommes moins
démunis devant les nouvelles pathologies à venir.
22
Voir P. Payen « Préhistoire de l’humanité et temps de la cité : l’“Archéologie” de
28 Vivien Longhi
25
Dé he Hésio e, Les Travaux et les Jours, v. 225 sq.
26
Voir des analyses précises G. E. R. Lloyd, Origines et développement de la science grecque,
Paris, 1 0 ( xfor , 1 7 ), p. 61 sq. et p. 253 sq., ou encore G. Cambiano, « Pathologie
et analogies politiques », in F. Lasserre et Ph. Mudry ( ir.), Formes de pensée dans la
Collection hippocratique. Actes du IVe colloque international hippocratique : Lausanne,
21-26 septembre 1981, Gen ve, 1 83, p. 441-458, et M. Vegetti, « Metafora politica e
immagine del corpo negli scritti ippocratici », in F. Lasserre et Ph. Mudry ( ir.), Formes
de pensée dans la Collection hippocratique, p. 459-469.
27
C’est chez Galien, à l’époque romaine, qu’on trouvera à deux reprises l’image du
procès, Commentaire au Pronostic d’Hippocrate, V b, K hn, p. 231, ainsi que ans
le De crisibus, Galeni opera Omnia, IX, 2, Kühn, p. 704. Dans un des deux passages,
Galien attribue la comparaison à un néophyte ignorant de la médecine.
28
[Hippocrate], Maladies IV, 46 pour la o paraison expli ite e la rise ltrage qui
s e e tue ans le ventre, et Ancienne médecine 19 pour la cuisson par le corps des
humeurs malades.
29
J’insiste sur ce point dans l’ouvrage issu de ma thèse à paraître.
30
Pour l i portan e es ours ritiques ans l i portant texte es Épi é ies I-III, voir
notamment V. Langholf, Medical Theories in Hippocrates, early texts and “Epidemics”,
Berlin-New York, 1990, notamment p. 97 sq.
30 Vivien Longhi
concepts politiques. La crise n’est pas chez eux une notion qui provient de ou qui
se prête à une analogie politique. Qu’en est-il en dehors de la médecine ?
L enqu te peut pren re Platon pour entre. n onna t l i portan e es th es
de la santé et de la médecine chez le philosophe 31. C’est notamment vrai dans des
contextes politiques. Dans la République, la cité peut tomber malade, se « gonfler
d’humeurs » (τυφῶσαν et φλεγμαίνουσαν, 372 e), quan on laisse entrer trop e
fa ilités et e enrées iverses. Les uges e la ité sont o parés es é e ins
au livre (408-40 ). Au livre V, la usti e politique est é nie o e l har onie
de chacun des trois groupes qui composent la cité et ainsi rendue comparable à un
état e santé (444 b-e). La égénéres en e e ette ité i éale et uste s explique
ensuite à plusieurs reprises avec des images physiologiques ou botaniques. La
pathologie est un autre moyen privilégié pour penser la décadence des cités
qui s éloignent es prin ipes initiaux e usti e (V , 556 e-557a, par exe ple,
pour la ala ie e la é o ratie). Le a re général e ré exion se ble appeler
inexorable ent la étaphore e la rise. r, le ot κρίσις n’apparaît pas au sens
de crise dans ce récit de décadence 32. Et la maladie de la cité ne s’accompagne
d’aucune crise qui serait métaphoriquement transposée en politique. Analogie
globale et à plusieurs facettes donc entre santé et vie en cité, entre désordre civil
et maladie, mais sans aucune notion de crise. Comment expliquer cela ? C’est
en revenant aux sens médicaux de la κρίσις que le choix lexical et conceptuel
platonicien pourra être éclairé. Dans la médecine du temps de Platon, la κρίσις
est conçue comme on l’a vu comme un phénomène globalement positif. Elle est le
o ent qui ren possible la ise en or re naturelle e l organis e, et qui en oint
d’ailleurs au médecin de s’abstenir d’agir pour mieux respecter cette régénération
31
Voir M. Vegetti, La Medicina in Platone, Venise, 1995, S. Levin, Plato's Rivalry with
Medicine: A Struggle and Its Dissolution, New-York, 2014 et P. Demont, « Remarques
sur le tableau de la médecine d’Hippocrate chez Platon », in L. Dean-Jones et R. Rosen
(é .), Ancient Concepts of The Hippocratic, Leyde, 2016, p. 61-82.
32
Tout au plus Socrate évoque-t-il en un endroit les procès (κρίσεις) qui ne parviennent
pas à restaurer l’ordre dans la cité démocratique une fois que la στάσις entre le groupe
oligarchique et l’élément populaire de la cité s’est instaurée. Cf. Platon, République,
VIII, 565 b 10-c 7. Les torts commis par les frelons du parti populaire poussent les
riches, menacés, à se changer en véritable oligarques : « Mais à la fin, quand ils voient le
peuple, non par mauvaise volonté, mais par ignorance et séduit par leurs calomniateurs,
essayer de leur faire du mal, alors, qu’ils le veuillent ou non, ils deviennent de vrais
oligarques et ce changement involontaire est encore un des maux que produit le frelon
en les piquant. C est l exa te vérité. De l les énon iations (εἰσαγγελίαι), les procès
(κρίσεις), et des luttes (ἀγῶνες) entre les uns et les autres » (trad. E. Chambry, C F).
Notons aussi que le verbe κρίνειν continue de désigner dans ces livres VIII et IX le
uge ent que le philosophe et ses a is oivent faire sur la vie uste et la vie in uste.
La crise, une notion politique héritée des Grecs? 31
spontanée 33. Dans les contextes platoniciens évoqués plus haut, qui décrivent
la décadence progressive d’une cité, il n’y a d’abord pas spécialement de raison
que le terme, plutôt chargé de connotations favorables on le voit, apparaisse.
L argu ent ontextuel n est pas é nitif toutefois : le ter e pourrait se trouver
pour désigner des spasmes, des sursauts, des moments décisifs dans la maladie de
la cité, de brèves lueurs d’espoir. Mais plusieurs éléments de la pensée politique
platonicienne font obstacle à l’adoption d’une telle notion et à son transfert
métaphorique dans le cadre de l’exposé sur le devenir des cités. Tout d’abord, si la
cité est largement comparée à un étant naturel, c’est pour souligner sa soumission
au devenir et son appartenance au monde du corruptible 34. L’accent est mis
sur la corruption naturelle de toute cité et sur l’incapacité de ceux qui doivent
la conserver à en maintenir l’ordre divin 35. La nature politique est etée ans un
mouvement de dégradation sans possibilité de retour, sans espoir de salut. La
crise telle que les médecins la pensent apparaît alors clairement d’un optimisme
démesuré une fois rapportée à la politique platonicienne. Le philosophe qui décrit
les dégénérescences successives des régimes ne doit pas être dupe et ne peut pas
imaginer que des crises viendront tempérer ou guérir une vie politique dont il
sait pertinemment qu’elle court de toute façon et irrémédiablement à sa perte. En
outre, et c’est sans doute un deuxième obstacle épistémique à l’adoption d’une
étaphore e rise par Platon, la rise he les é e ins est nette ent i enti ée
à un mouvement spontané e re ise en or re et en équilibre u orps. r, une
telle conception s’accommode mal de la vision platonicienne de la législation
politique. Ce n’est pas spontanément que le corps politique peut se remettre en
ordre quand il a cédé une première fois à la στάσις, à la discorde pathologique de
ses parties constituantes et de ses groupes politiques. Si remise en ordre il doit
y avoir, elle ne peut à la rigueur se concevoir que par une démarche éducative,
législative et pénale assurée par un seul ou par un groupe de philosophes. La
re é iation reste toutefois i ile voire i possible ettre en pla e ans les ités
33
[Hippocrate], Aphorismes I, 29, « Ce qui est en train de faire une crise, ou qui a fait une
crise récemment, ne pas le mettre en mouvement, et ne pas lui faire subir des choses
trop nouvelles, ni par des évacuants, ni par d’autres excitants, mais le laisser en l’état. »
(tra . personnelle).
34
Platon, République, V , 546 a 1-7 : l est i ile qu une ité onstituée o e la
vôtre [la meilleure forme de gouvernement] se meuve. Mais puisque pour toute chose
qui devient, il y a corruption (φθόρα), une telle for ation (ξύστασις) ne durera pas
tou ours, ais se issou ra. Voil e qu est la issolution (λύσις) : il y a non seulement
pour les plantes en terre, mais aussi pour les animaux qui y vivent, fécondité et absence
e fé on ité e l e et es orps (tra . personnelle).
35
La ise en branle initiale e la é a en e vient e l é he e la plani ation
arithmologique des naissances par les gardiens (Platon, République, V , 546 a- )
32 Vivien Longhi
désordonnées 36. Pas de remise en ordre possible du corps naturel politique donc
une fois qu’il a cédé à la maladie de la στάσις ( ésunion et guerre ivile), et en ore
moins une remise en ordre spontanée du corps civil par un mouvement naturel
propre. quoi on pourrait a outer que la liaison forte u on ept é i al e rise
à l’idée de mélange 37 ne plaide pas non plus pour son adoption dans le système
conceptuel politique platonicien : ce n’est sans doute pas un surcroît de mélange
qui améliorerait le sort collectif de la cité, mais au contraire une discrimination
plus poussée de chacun de ses membres, selon les catégories auxquelles ils
doivent appartenir 38. Les é rits politiques Aristote n o riront pas plus usages
de la notion de crise politique. La métaphore de crise n’appartient visiblement
pas la pensée politique es Gre s. n pourrait ob e ter que es penseurs oins
défavorables à la démocratie pourraient y avoir recours. Toutefois, ce n’est pas
le cas non plus à ma connaissance. Un sondage chez un orateur comme Eschine
conduit au même constat d’absence. C’est probablement que l’orateur préfère
en oin re le peuple pren re es é isions ré é hies et ourageuses, sous son
égide, plutôt que de lui tendre le miroir de maladies dont il pourrait se remettre
spontanément, seul, comme par une crise.
36
Le mythe de la caverne rappelle le meurtre du philosophe, lui qui voudrait trop
rapidement réformer à son retour parmi ses anciens compagnons de ténèbres : Platon,
République, VII, 517 a.
37
Idée très nettement exprimée dans le traité hippocratique Ancienne médecine, c. 19.
38
Loin d’avoir recours à l’idée de crise, régénération spontanée par le mélange, Platon
utilise en revanche largement les composés de κρίνειν quan il é nit les fon e ents
e sa ité i éale, ais pour expri er le né essaire tri séle tif es gar iens, au l e
i érentes épreuves et on ours. Les o posés e κρίνειν qui désignent le tri éducatif
apparaissent au livre VII notamment. Voir V. Longhi, Krisis, sur le su et.
39
P. Ric ur, La métaphore vive, Paris, 1975, p. 100-109. Il emprunte lui-même ces termes à
I. A. Richards, The Philosophy of Rhetoric, 1 36.
40
Pour une enquête sémantique sur la métaphore de crise depuis le xviie siècle, voir
La crise, une notion politique héritée des Grecs? 33
usages politiques par i les plus signi atifs. ls seront é lairants pour observer
rapidement quelques-unes des conditions du succès ultérieur de la métaphore.
Rousseau tout d’abord connaît bien la notion de crise qui est celle des médecins
de son temps 41. Quand il en fait usage dans le Contrat social c’est donc bien une
notion dont il connaît le sens positif en médecine qu’il transpose en politique. La
crise est conçue comme la possibilité d’une « vigueur » nouvelle chez le peuple :
ce dernier renaît « de sa cendre », comme dans une crise pathologique 42. La crise
est associée par Rousseau à la guerre civile et à la révolution dont la vertu apparaît
par là-même. Ce point de vue optimiste est toutefois largement tempéré : ce n’est
qu’exceptionnellement que l’agitation, chez les peuples, se mue en crise, c’est-
à-dire en changement salvateur. Malgré cette prudence rousseauiste, le coin
est enfon é, et l é art é nitive ent reusé ave es on eptions an iennes e
type platonicien : l’agitation populaire, la guerre civile ou la révolte ne sont pas
43
J.-J. Rousseau, Du contrat social, II 8 : « Il est pour les Nations comme pour les hommes
un temps de maturité qu’il faut attendre avant de les soumettre à des lois ; mais la
aturité un peuple n est pas tou ours fa ile onna tre et si on la prévient, l ouvrage
est manqué ». Cf. aussi II, 10 : « À ces conditions pour instituer un peuple, il en faut
a outer une qui ne peut suppléer nulle autre, ais sans laquelle elles sont toutes
inutiles est qu on ouisse e l abon an e et e la paix ar le te ps o s or onne
un tat est, o e elui o se for e un bataillon, l instant o le orps est le oins
apable e résistan e et le plus fa ile étruire. n résisterait ieux ans un ésor re
absolu que ans un o ent e fer entation, o ha un s o upe e son rang et non
du péril. Qu’une guerre une famine une sédition survienne en ce temps de crise, l’Etat
est infailliblement renversé. »
44
Cf. J.-J. Rousseau, Émile, éd. Classiques Garnier d’après l’édition de 1762, p. 224 :
Vous vous e l or re a tuel e la so iété sans songer que et or re est su et es
révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui
peut regarder vos enfants. Le grand devient petit, le riche devient pauvre, le monarque
evient su et : les oups u sort sont-ils si rares que vous puissie o pter en tre
exempt ? Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. Qui peut
vous répondre de ce que vous deviendrez alors ? [note de Rousseau : Je tiens pour
impossible que les grandes monarchies de l’Europe aient encore longtemps à durer :
toutes ont brillé, et tout état qui brille est sur son déclin. J’ai de mon opinion des
raisons plus particulières que cette maxime ; mais il n’est pas à propos de les dire, et
chacun ne les voit que trop.] Qui peut vous répondre de ce que vous deviendrez alors ?
Tout ce qu’ont fait les hommes, les hommes peuvent le détruire : il n’y a de caractères
ine a ables que eux qu i pri e la nature, et la nature ne fait ni prin es, ni ri hes, ni
grands seigneurs. Que fera donc dans la bassesse ce satrape que vous n’avez élevé que
pour la grandeur ? Que fera, dans la pauvreté, ce publicain qui ne sait vivre que d’or ? »
45
Voir G. Benre assa, Le langage des Lumières. Concepts et savoir de la langue, Paris, 1995,
p. 23-46 : Lexique é i al, vo abulaire ra atique, étaphore politique : la notion
de crise au xviiie siècle en France ».
La crise, une notion politique héritée des Grecs? 35
qui onna t aussi la notion e rise, onne lire es ré exions o parables 46.
La crise permet alors d’évoquer non seulement la vitalité houleuse de la Nation en
train de remettre en cause des formes de gouvernement devenues inadéquates,
ais aussi insister sur les aléas e la relation un peuple evenu su et et ause
de sa propre histoire et d’un législateur qui reste un acteur indispensable de la
moralité du tout politique, mais qui ne saurait plus agir seul. La crise est le concept
que les penseurs politiques modernes empruntent à la médecine pour penser les
moments clefs de cette codétermination risquée mais possiblement utile entre le
législateur et un peuple désormais conçu comme un acteur encore tâtonnant de
sa propre histoire.
Vivien Longhi
Maître de conférences en grec,
université de Lille / Laboratoire
Histoire, archéologie et littérature des
on es an iens (Hal a, MR 8164)
vivien.longhi univ-lille3.fr
46
Le peuple est chez lui une entité historique, animée par un « principe », principe lui-
même formé de déterminations secondaires, les « mœurs » (sur lesquelles le climat,
la topographie ont une gran e i portan e). Ce prin ipe agit en o éter ination
avec la nature de la loi, dans un rapport dialectique. Pour une conceptualisation de
la « dialectique historique » du rapport entre la Loi et le principe actif dans le Peuple
dans l’Esprit des Lois, voir le commentaire introductif de L. Althusser, Montesquieu,
la politique et l’histoire, Paris, 1959.