L'Invention de La: Mémoires N°13
L'Invention de La: Mémoires N°13
L'Invention de La: Mémoires N°13
Université de Liège
mémoires n°13
L’INVENTION DE LA /8Ƥ$$/)8ۙܗƖ
UNE HISTOIRE DE L’ARABE PAR LES TEXTES
Pierre LARCHER
PEETERS
L’INVENTION DE LA LUA AL-FU
UNE HISTOIRE DE L’ARABE PAR LES TEXTES
Illustration de couverture : Ab Zayd al-Sar enseignant à un groupe d’élèves en présence d’al-
ri ibn Hamm m. Miniature extraite des Maqmt d’al-ar r (46e séance) (BnF, Paris, ms. arabe
5847, fol. 148v°).
Association pour la Promotion de l'Histoire et de l'Archéologie Orientales
Université de Liège
mémoires n°13
L’INVENTION DE LA /8Ƥ$$/)8ۙܗƖ
UNE HISTOIRE DE L’ARABE PAR LES TEXTES
Pierre LARCHER
PEETERS
LOUVAIN – PARIS – BRISTOL, CT
2021
Copyright Université de Liège
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress.
Ce volume rassemble huit textes, qui ont été présentés, sous le titre général
de « L’invention de la luġa al-fuṣḥā : une histoire de l’arabe par les textes », à l’Uni-
versité de Liège, les 21 et 22 février 2008, dans le cadre du séminaire du Fonds
National de la Recherche Scientifique en textes arabes des universités francophones
de Belgique.
À l’époque de leur présentation, six de ces textes avaient été publiés dans
des revues diverses ou des ouvrages collectifs. Deux étaient inédits. Ils ont été de-
puis publiés. Je reprends ici ces huit textes, mais deux d’entre eux ont été réécrits,
tandis que des corrections et des additions, plus ou moins importantes, ont été ap-
portées à quatre autres.
Hier séances d’un séminaire thématique, ils deviennent aujourd’hui cha-
pitres d’un même ouvrage. Entrons dans le détail de ces chapitres.
1
IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52.
VIII L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
elle a pour base le dialecte attique, dont on a éliminé les traits typiquement attiques ;
pour les autres elle est le produit du mélange des différents dialectes grecs. Kahle,
reprenant, tout en l’atténuant, l’hypothèse de Karl Vollers (1857-1909) d’une dua-
lité linguistique dans l’Arabie préislamique (VOLLERS, 1906 [1981]), a vu dans le
scénario d’al-Farrā’, repris sous une forme atténuée par Ibn Fāris, une métaphore :
il représente le travail d’adaptation à la langue poétique, par les grammairiens-lec-
teurs du IIe/VIIIe siècle, de la langue coranique. Hypothèse à laquelle le linguiste
arabisant d’aujourd’hui est tenté de souscrire : le ductus (rasm) coranique atteste,
par bien des traits, d’une variété d’arabe qu’il qualifiera de chronologiquement pré-
classique et typologiquement non classique, mais précisément classicisée par les
lectures grammaticales.
2
IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. VI, section 47, p. 1072.
X L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
d’ailleurs n’importe quelle faute, mais plus particulièrement les fautes concernant
la flexion désinentielle (’i‘rāb), qui seraient d’autant plus graves qu’elles créeraient
des quiproquos. Ce qui revient à considérer le ’i‘rāb comme pertinent et à le mettre
au centre de la langue et, par suite, de la grammaire. Ces fautes constituent ce qu’on
appelle dans la tradition arabe le fasād al-luġa ou « corruption de la langue ». Ce
fasād al-luġa est imputé au mélange des populations arabes et non arabes, s’étant
produit après la conquête islamique, dans les villes nouvellement fondées. On a là
l’origine de ce qu’Ibn Ḫaldūn appellera lisān ou luġa ḥaḍariy(ya) (« langue séden-
taire »), par opposition à luġat al-badw min al-‘Arab (« langue des Arabes bé-
douins »)3, ce que les sociolinguistes arabisants d’aujourd’hui appellent parlers
arabes nomades et sédentaires. Au XIXe siècle, la linguistique historique réinterpré-
tera le fasād al-luġa de la tradition arabe, sur le modèle du latin et des langues alors
appelées néo-latines et aujourd’hui romanes, comme l’évolution d’un type à
l’autre : le type fléchi, synthétique et à ordre des mots plus libre, à la base de l’arabe
classique ; le type non fléchi, analytique et à ordre des mots moins libre, caractéris-
tique des dialectes arabes modernes, les dialectes nomades étant réputés plus « con-
servateurs » que les dialectes sédentaires. Au terme de l’évolution, on aboutit, le
type non fléchi n’ayant pas entièrement remplacé le type fléchi, qui subsiste dans
certains usages, à une situation de dualité linguistique. C’est cette dualité qui sera
appelée, un peu avant la seconde guerre mondiale, par William Marçais (1872-
1956) diglossie, emprunt à la linguistique néo-hellénique, avant d’être théorisée,
après la seconde guerre mondiale, par Charles A. Ferguson (1921-1988), comme la
coexistence, dans une même communauté linguistique, de deux variétés, haute et
basse, aux usages en distribution complémentaire. Décrite et interprétée comme une
préfiguration de la diglossie, la vision d’al-Zaǧǧāǧī n’est pas indiscutable. On peut
discuter de la pertinence de la flexion désinentielle, comme on peut discuter de la
date d’apparition du type non fléchi, la coexistence des deux types étant attestée à
date ancienne par les documents originaux.
3
IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. IV, section 22, p. 676.
INTRODUCTION XI
près de deux siècles, mu‘tazilite comme lui, al-Aḫfaš al-Awsaṭ (m. entre 210/825
et 221/835, selon EI2, 215/830 selon EI3) d’une part, et que dans un chapitre précé-
dent, il a avoué qu’on ne voyait pratiquement plus de Bédouin faṣīḥ d’autre part, on
peut dire qu’il décrit implicitement une situation de diglossie au sens exact du
terme, c’est-à-dire la coexistence de deux variétés : l’une, haute, qu’il appelle al-
luġa al-‘arabiyya al-faṣīḥa (« la langue arabe châtiée ») et où fasīḥ est synonyme
de mu‘rab (« désinentiellement fléchi ») et l’autre, basse, comme classe abstraite
des dialectes, tant nomades que sédentaires, tout aussi « corrompus » (fāsid) les uns
que les autres, et où fāsid est synonyme de non mu‘rab. Cette diglossie est illustrée
par une anecdote, racontée par deux fois, où l’on voit une même personne (un
membre du groupe des Tamīm : on verra l’importance de cette notation) alterner
les deux usages et où on rencontre même un nom (sans doute le premier dans la
littérature arabe) pour diglossie : ǧihatā al-kalām (« les deux façons de parler ») …
S’agit-il pour autant vraiment de sociolinguistique et d’histoire de la langue ? Il
s’agit plutôt de « théorie » (naẓar) du langage d’une part, d’un discours de type
épilinguistique d’autre part. Un autre extrait des Ḫaṣā’iṣ montre en effet qu’il s’agit
moins de diachronie que d’entropie, liée à l’utilisation de la langue, la flexion dési-
nentielle étant vue comme un facteur de complication inutile, dont on peut se passer
par d’autres moyens et que seule une élite peut maîtriser. Un autre chapitre des
Ḫaṣā’iṣ, où Ibn Ǧinnī fait allusion à l’opposition Hedjaz/Tamīm s’originant dans le
Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796 ?), montre qu’il s’agit encore et toujours de con-
cilier théologie et philologie, théologie et philosophie, trois des mamelles où se
nourrit la pensée islamique classique : la théologie qui oblige à dire que « la langue
du Hedjaz est la luġa al-fuṣḥā » (l’expression apparaît chez Ibn Ǧinnī) ; la philolo-
gie qui amène à reconnaître dans la langue du Coran, telle qu’attestée par le rasm
(ductus), des traits qui ne sont pas ceux de la luġa al-fuṣḥā ; la philosophie qui voit
dans les Bédouins et leur langue les Arabes et l’arabe « authentiques ».
C’est encore Blanc qui nous amène au chapitre VI (« Al-Zaǧǧāǧī (2). Arabe
fléchi vs arabe non fléchi : deux variétés de l’arabe ou deux registres d’une même
variété ? »). Il s’étonne en effet qu’Ibn Ǧinnī ne fasse état que d’une perte partielle
de la flexion désinentielle, alors qu’al-Zaǧǧāǧī, que nous avons déjà rencontré au
chapitre IV, antérieur à Ibn Ǧinnī d’un demi-siècle, fait état, lui, d’une perte totale.
Au chapitre XVII du Īḍāḥ, il se demande à quoi sert d’apprendre la grammaire, « la
plupart des gens parlant naturellement sans flexion désinentielle, qu’ils ne connais-
sent pas, en comprenant les autres et en [se] faisant comprendre d’eux » (’akṯar al-
nās yatakallamūna ‘alā saǧiyyatihim bi-ġayr ’i‘rāb wa-lā maʿrifa minhum bihi fa-
yafhamūna wa-yufhimūna ġayrahum)4. Il est très tentant de voir dans ce texte une
description de la diglossie, avec ses deux variétés : la variété basse, sans flexion
désinentielle, qui est celle de la communication orale spontanée de la majorité ; la
variété haute, avec flexion désinentielle, scolairement acquise, qui est celle de la
communication savante de la minorité. Une relecture critique de ce texte permet de
faire une autre hypothèse. Tout d’abord, on constate que le ’i‘rāb ne concerne que
4
AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 95.
XII L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
trois corpus de référence, dans l’ordre : Coran, hadith, poésie. Ensuite, un rôle de
désambiguïsation est vu au ’i‘rāb. Or, un tel rôle n’est concevable que dans la lec-
ture d’un texte écrit en scriptio defectiva, précisément celle des textes de référence,
mais s’évanouit à l’oral. Enfin, le terme de majorité, qui implique celui de minorité,
est repris dans le texte par celui de ‘āmma, auquel s’oppose explicitement celui de
ḫāṣṣa. Or, ‘āmma et ḫāṣṣa, comme le montre un texte célèbre extrait du Kitāb al-
bayān wa-l-tabyīn d’al-Ǧāḥiẓ (m. 255/869), ne s’opposent nullement comme la
masse illettrée à l’élite lettrée, mais seulement comme le commun des gens lettrés
aux happy few, ayant une parfaite maîtrise de la grammaire. On ne verra donc pas
dans l’arabe avec flexion désinentielle et dans l’arabe sans flexion désinentielle les
deux variétés haute et basse d’une situation de diglossie, mais plutôt les deux re-
gistres, soutenu et relâché, de la variété haute, ce qu’on pourrait appeler une diglos-
sie dans la diglossie…
5
FÜCK, 1955 [1950], ch. XII, p. 163-175.
INTRODUCTION XIII
d’une partie variable, selon les endroits, des habitants et d’autre part une arabisation
« par le haut », où l’arabe n’est jamais que la première langue étrangère d’une petite
élite. Sur le plan sociolinguistique, al-Muqaddasī est également un pionnier du con-
tact des langues, donnant des exemples concrets de code-switching et de code-
mixing arabe-persan. Mais même chez un géographe, parcourant le terrain, on
trouve la trace du discours épilinguistique, et notamment des thèses théologique et
philosophique et de leur conciliation : l’arabe est d’autant moins bon qu’on
s’éloigne du centre vers la périphérie ; il est d’autant meilleur qu’il est isolé…
Au total, on a ici une histoire de l’arabe, sinon linguistique, pour faire écho
au titre d’un ouvrage de Jonathan Owens (OWENS, 2006), du moins épilinguistique,
pour reprendre une qualification dont on s’est déjà servi, c’est-à-dire concernant
moins la réalité objective que les représentations que l’on s’en fait ou que l’on doit
s’en faire.
6
AL-‘ABDARĪ, Riḥla, p. 81 = ‘ABBĀS et NAǦM, Lībiyā, p. 111.
7
AL-‘ABDARĪ, Riḥla, p. 81 = ‘ABBĀS et NAǦM, Lībiyā, p. 111.
XIV L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Remerciements
Je ne saurais clore cette introduction sans une action de grâce. Ma gratitude
va d’abord à Frédéric Bauden : c’est lui qui, par son invitation à Liège en 2008, est
à l’origine directe de ce recueil ; lui qui, aujourd’hui, l’accueille dans la collection
des mémoires de l’Association pour la promotion de l’histoire et de l’archéologie
orientales.
J’ai une dette particulière envers deux collègues : Louis-Jean Calvet et Jo-
nathan Owens. Le premier, en me faisant l’insigne honneur d’assister, en 1998, au
cours de sociolinguistique et d’histoire de l’arabe que je professais à Aix-en-Pro-
vence, m’a encouragé à m’aventurer plus avant dans un domaine où je n’avais mis
les pieds que par nécessité pédagogique ; le second, par son invitation à Bayreuth
en 2000, où a été présenté, pour la première fois, un des textes ici recueillis, à per-
sévérer dans la méthode suivie : celle d’une relecture critique de textes médiévaux
arabes sur la langue, les uns connus, voire très connus, les autres méconnus, voire
inconnus, susceptibles de nous renseigner, non seulement sur les états et variétés de
la langue, mais encore, mais surtout, comme il a été dit, sur les représentations que
l’on s’en fait.
Merci également aux éditeurs qui m’ont autorisé à reproduire ici ceux de ces
textes antérieurement publiés et à Manuel Sartori pour sa relecture du manuscrit.
INTRODUCTION XV
Avertissement au lecteur
Les textes ici recueillis ont été rédigés à l’origine, pour six d’entre eux, selon
des feuilles de style très diverses. On a donc procédé à un travail d’homogénéisa-
tion, portant sur la présentation des références et la transcription de l’arabe. Celle-
ci est, pour l’essentiel, celle de la revue Arabica : la hamza est cependant maintenue
à l’initiale devant minuscule (mais non majuscule), ainsi que la voyelle a de l’ar-
ticle, même après un mot se terminant lui-même par une voyelle. Le lecteur cons-
tatera une variation : dans les vers de poésie, les versets coraniques et les exemples
de grammairien, le système adopté est plus proche d’une vraie transcription que
d’une simple translittération. Dans les citations, le système de transcription des au-
teurs est respecté. Les crochets ([…]) signalent des additions ou des corrections.
Enfin, les chapitres de ce livre pouvant se lire en continuité ou chacun indépendam-
ment l’un de l’autre, les dates des auteurs sont données dans chaque chapitre à la
première occurrence de leur nom.
Chapitre I
IBN FĀRIS
1. Introduction
Mon point de départ sera un texte bien connu des arabisants et, surtout,
connu d’eux depuis très longtemps. Ernest Renan (1823-1892) le cite dans la pre-
mière partie, seule parue, de son Histoire générale et système comparé des langues
sémitiques, intitulée Histoire générale des langues sémitiques. Dans la 4e édition
(RENAN, 1863) de ce livre, on le trouve p. 347. Notons cependant que Renan ne le
cite pas directement. Il reproduit en fait p. 347 et 348 la plus grande partie de la 2e
section fī ma‘rifat al-faṣīḥ min al-‘Arab de la 9e espèce ma‘rifat al-faṣīḥ, du Muzhir
de Ǧalāl al-dīn al-Suyūṭī (m. 911/1505), soit les pages 209 à 212 du t. I de notre
édition. L’extrait du Muzhir s’ouvre par le texte qui nous intéresse ici et il se clôt
par un autre texte qui nous intéressera ultérieurement8. Renan le propose comme
« un curieux spécimen des idées des Arabes sur la formation de leur propre
langue », en indiquant lui-même que l’orientaliste anglais Edward Pococke (1604-
1691) « en avait déjà fait usage », dans son ouvrage Specimen Historiae Arabum9.
Cet ouvrage a d’abord été édité en 1650, avant d’être réédité en 1806 par Joseph
White (1745-1814). C’est à cette édition que se réfère Renan. Nous avons pu en
consulter l’exemplaire que possède la Zentralbibliothek de Zürich, lors d’un séjour
Socrates à l’Orientalisches Seminar de cette ville en 2005, et même photographier
les pages 157-15810. Au bas de la page 157 et au haut de la page 158 se trouve bien
*
Version entièrement remaniée de l’article paru sous le titre « Théologie et philologie dans
l’islam médiéval : relecture d’un texte célèbre d’Ibn Fāris (Xe siècle) », in P. SERIOT & A.
TABOURET-KELLER (éd.), Le discours sur la langue sous les régimes autoritaires, Cahiers de
l’ILSL 17, Université de Lausanne, 2004, p. 101-114. Il était lui-même la version écrite de la
communication au colloque du même nom tenu au Louverain, Neuchâtel, Suisse, du 2 au 4
octobre 2003.
8
Cf., ici même, chapitre III.
9
Sur cet important orientaliste anglais du XVIIe siècle qu’est Eduardus Pocockius/Edward Po-
cocke, on se reportera à FÜCK, 1955 [1950], p. 85-90, et sur son ouvrage Specimen Historiae
Arabum, plus particulièrement p. 88.
10
Grâce à l’aide de notre collègue zürichois le Dr. Johannes Thomann et à l’obligeance du con-
servateur du département des livres anciens de la Bibliothèque centrale de Zürich (Zentralbi-
bliothek Zürich) : qu’ils soient ici remerciés.
2 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
un résumé du texte qui nous intéresse ici. Chez Pococke n’apparaît cependant pas
le nom de l’auteur du texte, mais seulement celui de Jallaladdin(us), c’est-à-dire al-
Suyūṭī. En revanche, dans la citation du Muzhir faite par Renan apparaît le nom de
l’auteur et celui de l’ouvrage d’où notre texte est extrait, même si, dans son com-
mentaire, Renan ne mentionne qu’al-Suyūṭī.
L’auteur, c’est Ibn Fāris. Son nom complet est Abū al-Ḥusayn Aḥmad b.
Fāris b. Zakariyyā’ b. Muḥammad b. Ḥabīb. D’origine iranienne (comme beaucoup
des philologues dits « arabes »)11, il est né au IVe/Xe siècle (la date précise est in-
connue). Il étudia à Qazwīn, Zanǧān et Bagdad. Il fit le pèlerinage de La Mecque,
avant de s’établir à Hamaḏān où il eut pour élèves le futur vizir al-Ṣāḥib b. ‘Abbād
(m. 385/995)12 – et futur dédicataire du Ṣāḥibī – et Badī‘ al-zamān al-Hamaḏānī
(m. 398/1008)13, l’auteur des Maqāmāt. D’abord attaché à Hamaḏān à l’ancienne
famille vizirale, il était mal vu à Rayy de la nouvelle, celle d’al-Ṣāḥib. Mais quand
sa renommée le fit appeler à Rayy comme précepteur du fils du souverain bouyide,
il devint le protégé du vizir auquel il dédia l’ouvrage dont est extrait le texte ici
proposé à la traduction et au commentaire. C’est à Rayy qu’il mourut en 395/100414.
3. L’ouvrage
Cet ouvrage est l’un des deux plus célèbres ouvrages d’Ibn Fāris, l’autre
étant le Maqāyīs al-luġa, qui est en fait un grand dictionnaire. Le Ṣāḥibī porte en
sous-titre fī fiqh al-luġa wa-sunan al-‘Arab fī kalāmihā. Dans ce sous-titre se re-
connaissent deux mots, fiqh et sunan, pluriel de sunna, qui n’appartiennent pas au
vocabulaire linguistique, mais juridique. Le fiqh, c’est la « science » par excellence
(sens même du mot), c’est-à-dire celle du droit, ce que l’on appelle parfois la juris-
prudence ; la sunna, c’est la Tradition de Mahomet, c’est-à-dire l’ensemble de ses
faits et gestes et propos transmis par le ḥadīṯ (je reviens dans un instant sur celui-
ci) et qui constitue, après le Coran, la seconde des sources (’aṣl) de la législation
islamique (šarī‘a). La présence de ces mots vient rappeler l’étroite connexion qui
existe, dès le départ, pour cause d’exégèse en général et d’herméneutique juridique
en particulier (dérivation de normes à partir des textes fondateurs), entre sciences
linguistiques et sciences théologico-juridiques. L’expression fiqh al-luġa est parfois
traduite de manière tout à fait inadéquate par « philologie » : en fait, il s’agit de
11
Les « grammairiens arabes » ne sont rien d’autre que les gens qui font la grammaire de l’arabe
en arabe. Il en allait de même des « grammairiens latins » (e.g. Priscien [Ve-VIe siècles ap. J.-C],
né à Césarée de Maurétanie, aujourd’hui Cherchell en Algérie, et qui enseigna le latin à Cons-
tantinople).
12
Cf. article Ibn ‘Abbād de EI2, dû à Claude Cahen (1909-1991) et Charles Pellat (1914-1992).
13
Cf. article al-Hamadhānī de EI2, dû à Régis Blachère (1900-1973).
14
Cf. article Ibn Fāris de EI2, dû à Henri Fleisch (1904-1985).
CHAPITRE I 3
transférer à l’étude de la « langue » (luġa, mais le terme a bien d’autres sens) les
principes et méthodes du droit15.
4. La chaîne de garants
Le récit consiste en une phrase clef – Qurayš ’afṣaḥ al-‘Arab ’alsinatan wa-
’aṣfāhum luġatan – présentée comme l’opinion unanime (’aǧma‘a) des spécialistes
de l’arabe et des Arabes, tout le reste du récit étant une justification de cette opinion.
On notera cependant que ces spécialistes sont répartis en trois catégories : la deu-
xième, s’occupant de poésie, est qualifiée explicitement de « transmetteurs » (ru-
wāt, pl. de rāwī) ; les première et troisième sont qualifiées de « savants » (‘ulamā’,
pl. de ‘ālim) ; la première s’occupe du « langage [ou mieux : parler] des Arabes »
(kalām al-‘Arab) ; la troisième de leurs luġāt, ’ayyām et maḥāll. Le pluriel même
interdit d’interpréter luġa comme « langue » : il s’agit en fait de variantes régio-
nales ou tribales d’une seule et même langue, ce qu’on peut appeler par imitation
de l’allemand Redeweise une « manière de parler » ; par ’ayyām, il faut entendre
l’histoire des Arabes, faite de « journées » mémorables ayant vu s’affronter les tri-
bus, et par maḥāll (« campements ») leur répartition géographique tribale (leurs ter-
ritoires). Dans le contexte, on est donc plus tenté d’interpréter kalām al-‘Arab
comme un terme générique, ensuite détaillé, alors que, dans le contexte du Kitāb de
Sībawayhi (m. 180/796 ?), il désigne plus spécifiquement le langage ordinaire et
naturel des Arabes16, par opposition au langage artificiel de la poésie.
15
Ainsi que l’avait déjà bien vu l’orientaliste hongrois Ignaz Goldziher (1850-1921) dans un ou-
vrage de jeunesse (GOLDZIHER, 1994 [1878]).
16
Dont on ne sait s’il s’agit du parler réel d’Arabes réels ou seulement du parler idéal d’Arabes
idéaux ou encore d’un mixte des deux. Si le fait que certaines des données fournies par Sība-
wayhi se retrouvent dans les parlers arabes d’aujourd’hui incline vers la première interprétation,
la confrontation avec les documents originaux (papyrus, inscriptions…), parfois très antérieurs
au Kitāb, incline vers la seconde.
4 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
6. La thèse théologique
Poser que « les Qurayš sont les plus châtiés en matière de langue » revient
à faire de leur langue (luġat Qurayš), c’est-à-dire en fait de celle du Coran, ce qu’on
appellera bientôt al-luġa al-fuṣḥā (« la manière de parler la plus châtiée »). Cette
double identification résume ce qu’on peut appeler la « thèse théologique » en
17
Al-Kitāb al-muqaddas ’ay kutub al-‘ahd al-qadīm wa-l-‘ahd al-ǧadīd, Ǧam‘iyyāt al-Kitāb al-
muqaddas, 1966, p. 62.
18
En latin même, on a castigare verba « relever des fautes de langage », cf. Félix GAFFIOT, Dic-
tionnaire illustré latin-français, Hachette, Paris, 1934, qui renvoie aux Satires de Juvénal (6,
455).
CHAPITRE I 5
19
Art. Abū Zayd al-Qurašī de EI3.
6 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Et, pourtant, le récit ne s’en tient pas là. Aussitôt après avoir asséné la thèse
théologique et sa justification dogmatique, il développe le thème de l’« élection »
de Qurayš : les Qurayš sont les habitants (quṭṭān) du territoire sacré (ḥaram) de La
Mecque, ils sont les voisins protégés (ǧīrān) et protecteurs (wulāt) du sanctuaire
(al-bayt al-ḥarām). À ce titre, ils reçoivent des délégations (wufūd) des Arabes de
toutes les tribus, qui les prennent, en raison du prestige que leur confère ce titre,
comme arbitres dans leurs affaires. Et à leur langue, déjà excellente, ils ajoutent
encore le meilleur de chaque parler arabe. Le résultat est qu’on ne trouve dans leur
langue aucun des traits spécifiques des autres tribus. Ibn Fāris cite la ‘an‘ana des
Tamīm ; la ‘aǧrafiyya (raucité ?) des Qays, la kaškaša des Asad ; la kaskasa des
Rabī‘a ; la vocalisation i (kasr) des Asad de la première consonne de verbes ou de
noms vocalisée a en arabe classique20.
De telles énumérations se retrouvent dans maint autre ouvrage (cf. RABIN,
1951, p. 21), avec une triple variation, quant au nombre de traits, à leurs dénomina-
tions et aux tribus auxquelles ils sont attribués. On se contentera de citer ici, à titre
d’exemple, celle des Amālī de Ṯa‘lab (m. 291/904), donnée par AL-SUYŪṬĪ, Muzhir,
t. I, p. 211 :
Les Qurayš, a dit Ṯa‘lab dans ses Amālī, se sont élevés, en matière de faṣāḥa, en
évitant la ‘an‘ana des Tamīm, la taltala des Bahrā’21, la kaskasa des Rabī‘a, la kaškaša
des Hawāzin22, le taḍaǧǧu‘ des Qurayš [sic : en fait des Qays]23 et la ‘aǧrafiyya des
Ḍabba24. Il a expliqué la taltala des Bahrā’ par la vocalisation i des initiales des verbes
inaccomplis (wa-qāla Ṯa‘lab fī Amālīhi irtafa‘at Qurayš fī al-faṣāḥa ‘an ‘an‘anat
Tamīm wa-taltalat Bahrā’ wa-kaskasat Rabī‘a wa-kaškašat Hawāzin wa-taḍaǧǧu‘ Qu-
rayš wa-‘aǧrafiyyat Ḍabba wa-fassara taltalat Bahrā’ bi-kasr ’awā’il al-’af‘āl al-
muḍāri‘a).
Certains de ces traits ont déjà été mentionnés, mais non nommés, dans le
chapitre précédent (bāb al-qawl fi iḫtilāf luġāt al-‘Arab « de la divergence des ma-
nières de parler des Arabes », p. 48-51) et plusieurs d’entre elles sont détaillées dans
le chapitre suivant intitulé al-luġāt al-maḏmūma (p. 53-56). Examinons-les.
20
Les Asad occupent le Nord de l’Arabie, les Tamīm et les Rabī‘a l’Est, les Qays le Centre, cf.
cartes données par RABIN, 1951, p. 14 et BLACHÈRE, 1964, p. 248-249. Au demeurant, ces lo-
calisations sont approximatives. Sur ces traits, outre RABIN, 1951, voir KOFLER, 1940-1941-
1942, BLACHÈRE, 1952, p. 66-84 et VERSTEEGH, 1997, p. 37-52 et 2014, p. 42-59.
21
Tribu arabe chrétienne de Syrie, alliée de Byzance, cf. art. Bahrā’ de EI2, dû à Clifford Edmund
Bosworth (1928-2015).
22
Cf. art. Hawāzin de EI2, dû à Montgomery Watt (1909-2006).
23
Le texte est cité et commenté par IBN ǦINNĪ (m. 392/1002), Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 11-12.
24
Cf. art. Ḍabba de EI2, dû à Werner Caskel (1886-1970).
CHAPITRE I 7
8.1. La ‘an‘ana
Telle que décrite, la ‘an‘ana apparaît comme une variante de /’/ en [‘]27 :
l’expression fī ba‘ḍ kalāmihim suggère qu’elle n’est pas inconditionnée. Les trois
exemples concernent une hamza initiale (ce qui est noté par AL-SUYŪṬĪ, Muzhir,
t. I, p. 222), vocalisée a (mais al-Suyūṭī donne lui-même l’exemple de ‘uḏn pour
’uḏn, cf. églt. FLEISCH, 1961, p. 78), le troisième exemple faisant penser à un phé-
nomène de dissimilation. La ‘an‘ana se rencontre dans certains parlers arabes mo-
dernes, notamment de l’actuelle Arabie Saoudite28.
8.2. La kaškaša
Le second trait est la kaškaša, ainsi décrite par IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 53-54 :
Quant à la kaškaša, qu’on rencontre chez les Asad, certains disent qu’ils substi-
tuent au kāf un šīn et disent ‘alayš dans le sens de ‘alayk. Ils récitent (mètre ṭawīl) : fa-
‘aynāši ‘aynāhā wa-ǧīduši ǧīduhā / wa-lawnuši ’illā ’annahā ġayru ‘āṭilī (« tes yeux
sont ses yeux, ton cou, son cou, / ainsi que ta couleur, mais elle n’est pas sans parure »).
D’autres disent : ils ajoutent au kāf un šīn et disent ‘alaykaš [sic : en fait ‘alaykiš] (wa-
’ammā al-kaškaša allatī fī Asad fa-qāla qawm ’innahum yubdilūna al-kāf šīnan fa-
25
Cf. art. Abū ‘Ubayd al-Ḳāsim b. Sallām de EI2, dû à H.L. Gottschalk.
26
Poète de l’époque omeyyade (m. 117/735-736 ?).
27
Par convention /./ note un phonème et [.] sa réalisation phonétique.
28
EALL, art. Saudi Arabia, t. IV, p. 125, 2009, dû à Bruce Ingham, qui cite sa‘al, à côté de sāl, et
ar‘ih (« see it »), rattachable à un verbe ra‘ā (« to see »). Un étudiant maghrébin, mais d’origine
nomade, m’a assuré que dans son parler, il y avait une réalisation Qur‘ān pour Qur’ān. Dans
tous ces exemples, la ‘an‘ana ne concerne pas une hamza initiale.
8 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Du moins est-ce ainsi que lit l’éditeur du Ṣāḥibī. En fait, les deux phéno-
mènes regroupés sous le nom de kaškaša sont décrits par SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV,
p. 199-200, dans un chapitre intitulé « Du kāf comme marque pronominale » (hāḏā
bāb al-kāf allatī hiya ‘alāmat al-muḍmar). Après avoir observé que -ka et -ki sont
respectivement marques du masculin et du féminin, comme -ta et -ti dans l’accom-
pli du verbe, il observe que « beaucoup de Tamīm et certains Asad » (nās kaṯīr min
Tamīm wa-nās min Asad), pour éviter la confusion de genre qui résulterait, à la
pause, de la suppression de la voyelle brève, -ka et -ki devenant -k, substituent, au
féminin, au k- un š- et disent ’innaši ḏāhibatun (« Oui, tu t’en vas ») et mā laši
ḏāhibatan29 (« Qu’as-tu, en partant ?) ».
Sībawayhi voit donc dans la pause l’origine de la kaškaša, ce que ne note
pas Ibn Fāris. Par suite, les exemples de Sībawayhi doivent être lus ’innaš ḏāhibah
(« Oui, tu es en partance ») et mā laš ḏāhibah (« Qu’as-tu, en partance » ?)30. Le
premier des deux exemples31 confirme que la phrase nominale de l’arabe n’est pas,
pour employer la terminologie du linguiste suisse Charles Bally (1865-1947), une
phrase liée sujet-prédicat, mais une phrase segmentée thème-propos (litt. « oui, toi /
partant »), la segmentation étant marquée par une pause (BALLY, 1965). Sur ce mo-
dèle, le vers donné en exemple par Ibn Fāris devrait être lu fa-‘aynāš ‘aynāhā wa-
ǧīduš ǧīduhā / wa-lawnuš ’illā ’annahā ġayru ‘āṭilī, le premier hémistiche s’analy-
sant en deux phrases nominales coordonnées et le second en une phrase nominale
élidée, suivie d’une phrase adversative. Mais ainsi lu, le vers serait métriquement
faux, le mètre étant le ṭawīl32. Ce qui suggère que le vers mixe en fait le trait clas-
sique, qui est -ki, et le trait non classique, qui est -š, obtenant une forme moyenne
- ši, ni classique, ni dialectale. On retrouve la même structure thème-propos dans le
29
Je suis la vocalisation donnée par l’édition Hārūn, qui reprend elle-même celle de l’édition de
Būlāq (t. II, p. 295). L’édition Derenbourg (t. II, p. 322), en revanche, lit māluši ḏāhibatun (« ton
troupeau s’en va »), lecture suivie par OWENS, 2013. La vocalisation -an a pour but, semble-t-
il, de prévenir, dans le contexte (le premier exemple étant une affirmation), une interprétation
négative (« tu ne pars pas »), en obligeant à une interprétation interrogative (à comprendre sans
doute comme « Pourquoi pars-tu ? »). L’expression négative mā lak(a) paraît cependant
« moyen arabe », cf. BLAU 1967, p. 508 ; HOPKINS, 1984, p. 236. Elle est vivante dans les dia-
lectes arabes modernes, par exemple Damas : mā lī marīḍ (« je ne suis pas malade »), mā lī fāḍī
(« je n’ai pas le temps »), cf. KASSAB, 1970, p. 60 et 138. Mā lī est parfois prononcé mā-nī, ce
qui fait littéralement hurler de rire les autres arabophones, la négation coïncidant pratiquement
avec le mot manī (« sperme »).
30
L’article Kaškaša and Kaskasa de EALL (t. II, p. 555-557, 2007), dû à Munira Ali Al-Azraqi, lit
faussement ’inniš ḏāhiba et māliš ḏāhiba, sans doute par rétroprojection de la situation actuelle
(cf. infra).
31
Et aussi bien le second, si on suit l’éd. Derenbourg, qui doit alors être lu māluš ḏāhibah (« ton
troupeau / partant »).
32
Le ṭawīl est un tétramètre, fait de la reduplication de deux pieds fa‘ūlun et mafā‘īlun, étant
entendu que chacun des deux peut s’écourter, en fa‘ūlu et mafā‘ilun, ce qui est le cas ici.
CHAPITRE I 9
second des deux exemples de Sībawayhi, mais ici le thème est lui-même une phrase
et le propos une expansion, type « complément d’état »33.
Quant à la seconde forme de kaškaša, elle consiste, selon Sībawayhi, à ajou-
ter un š à ki- « pour rendre ainsi distincte la kasra à la pause » (li-yubayyinū bihā
al-kasra fī al-waqf), mais non en liaison, e.g. ’a‘ṭaytukiš (« je t’ai donné ») et ’ukri-
mukiš (« je t’honore[rai] »). On voit que le retour à Sībawayhi permet de corriger
les lectures fautives de l’éditeur du Ṣāḥibī.
8.3. La kaskasa
Le troisième trait est la kaskasa, ainsi décrit par IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 54 :
Il en va de même de la kaskasa, qui existe chez les Rabī‘a : elle consiste à affixer
au kāf un sīn et à dire ‘alaykas [sic : en fait ‘alaykis] (wa-kaḏālika al-kaskasa allatī fī
Rabī‘a ’innamā hiya ’an yaṣilū bi-l-kāf sīnan fa-yaqūlūna ‘alaykas).
Sache que des gens, parmi les Arabes, affixent au kāf le sīn pour rendre distincte
la kasra du féminin (…), ainsi ’a‘ṭaytukis et ’ukrimukis, mais s’ils sont en liaison, ils
ne le font pas, car la kasra est distincte (i‘lam ’anna nāsan min al-‘Arab yulḥiqūna al-
kāf al-sīn li-yubayyinū kasrat al-ta’nīṯ (…) wa-ḏālika ’a‘ṭaytukis wa-’ukrimukis fa-’iḏā
waṣalū lam yaǧī’ū bihā li-’anna al-kasra tabīnu).
33
On ne peut suivre FISCHER, 1956, p. 30, dans l’interprétation qu’il fait de ce passage de
SÎBAWAYHI, Livre, t. II, p. 322 et suivantes de l’éd. Derenbourg : « Viele Tamīm und manche
von den Banū Asad ersetzen -ki durch -ši im Suff. der 2.f.sg. (’inna-ši ḏāhiba) in Pausa sowie
in Kontext ». Fischer pense sans doute qu’il n’y a de pause qu’en fin de phrase et, par suite, se
laisse abuser par le fait que -š semble ici en contexte. Le grammairien Raḍī al-dīn AL-
ASTARĀBĀḎĪ (m. après 688/1289), Šarh al-Kāfiya, t. II, p. 409, il est vrai, écrit explicitement
que « la liaison peut suivre le cours de la pause » (qad yaǧrī al-waṣl maǧrā al-waqf), citant le
premier des deux exemples de Sībawayhi, qu’il lit donc comme ’innaši ḏāhibatun, et le même
vers qu’Ibn Fāris, mais avec un second hémistiche différent : siwā ’anna ‘aẓma s-sāqi minši
daqīqū (« sauf que l’os de la jambe, par rapport à toi, est fin ») : la métrique, sinon la syntaxe,
oblige à lire -ši. En revanche, CANTINEAU, 1960, p. 65, suivi par FLEISCH, 1961, p. 81, signalent
bien qu’il s’agit d’un phénomène d’abord pausal, avant de s’étendre en contexte, citant l’un et
l’autre une lecture de Cor. 19, 24 comme ǧa‘ala rabbuši (= rabbuki) taḥtaši (= taḥtaki) sariyyan
(« Ton seigneur a mis sous toi un ruisseau ») : la phrase verbale de l’arabe est une phrase liée,
au sens de BALLY, 1965, c’est-à-dire sans pause entre ses constituants. Avant eux, KOFLER,
1940, p. 118, semble rejeter la liaison faite entre kaškaša et pause, du fait des exemples en
contexte, mais souligne qu’à la pause on ne pourrait avoir que biš et ‘alayš, non biši et ‘alayši.
10 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
ils [i.e. les Arabes] affixent le sīn et le šīn au féminin, parce qu’ils ont fait de
leur absence la marque distinctive du masculin (wa-’innamā yulḥiqūna al-sīn wa-l-šīn
fī al-ta’nīṯ li-’annahum ǧa‘alū tarkahumā bayān al-taḏkīr).
Ce trait, que notre texte attribue ici aux Asad et aux Qays, consiste à voca-
liser i (kasr), au lieu de a, la consonne initiale soit du verbe inaccompli, e.g.
ti‘lamūna et ni‘lam, soit de noms, e.g. ši‘īr et bi‘īr. Selon le témoignage de Ṯa‘lab,
dans le premier cas, le phénomène est appelé plus particulièrement taltala.
Le phénomène est décrit par Sībawayhi. Pour les verbes, dans un chapitre
intitulé « De la vocalisation i des initiales des verbes inaccomplis » (hāḏā bāb mā
tuksaru fīhi ’awā’il al-’af‘āl al-muḍāri‘a li-l-’asmā’ (SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV,
p. 110-112). Sībawayhi attribue le trait à l’ensemble des Arabes, sauf les gens du
Hedjaz. Selon lui, est vocalisé i, à l’exception de celui de la 3e personne, le préfixe
de l’inaccompli des verbes fa‘ila des verbes sains (ti‘lam, ’i‘lam, ni‘lam, mais
ya‘lam), des verbes malsains, à 2e ou 3e radicale wāw ou yā’, ou des verbes redou-
blés, soit tišqā, ’iḫsā, niḫāl, ti‘dadna et ti‘addīna. Sībawayhi établit une corrélation
34
/ç/ note en API une palatale fricative sourde. La voyelle i est également palatale.
CHAPITRE I 11
8.5. La ‘aǧrafiyya
d’ailleurs la seule) donnée par le plus vieux dictionnaire arabe, le Kitāb al-‘Ayn
(t. II, p. 321) d’al-Ḫalīl b. Aḥmad (m. 160/776 ou 170/786 ou 175/791). Il semble
donc que ce soit là le sens le plus exact du terme. RABIN, 1951, p. 104, retient quant
à lui l’opinion d’Ibn Sīda et sa paraphrase de ‘aǧrafiyya par taqa‘‘ur « a term which
denoted an affected, drawling manner of speaking », en renvoyant à DOZY, 186935.
C’est en fait au taḍaǧǧu‘ (« nonchalance »), attribué aux Qays, que convient le
terme de drawling.
La seconde raison est que la ‘aǧrafiyya n’est pas un trait objectif parfaite-
ment identifiable mais l’impression subjective, sonore et éventuellement visuelle
(déformation de la bouche) que fait une certaine manière de parler, ce qu’on appelle
un « accent ». Si, comme nous le pensons, elle cerne quelque chose d’assez proche
de ce qu’on appellerait en français la « raucité », tout comme le taḍaǧǧu‘ désigne
l’accent « traînant », sa mention explicite, parmi les défauts que n’ont pas les Qu-
rayš, s’oppose implicitement à la qualité qu’on leur prête : « la délicatesse de leur
élocution ». Et on est alors très tenté de voir dans cette opposition la manifestation
linguistique de celle des nomades (supposés « rudes ») et des citadins (supposés
« policés » : le terme veut bien dire ce qu’il veut dire).
Quand on lit une phrase telle que « [les Qurayš] sont (…) les purs descen-
dants d’Ismā‘īl – sur lui le salut ! –, en rien mélangés, que nulle vicissitude n’a fait
déchoir de leurs lignages », on est tenté de penser, comme je l’ai d’abord pensé36,
qu’une corrélation est faite entre pureté du sang et pureté de la langue. Pourtant, si
on a la curiosité, là encore, de regarder le chapitre qui suit, on s’aperçoit que la
revendication « ismaélite » est plus avantageuse sur le plan religieux que sur le plan
linguistique.
35
i.e. Reinhart Dozy (1820-1883). Il s’agit du très long compte rendu de la traduction de la Muqad-
dima d’Ibn Ḫaldūn (m. 808/1416), faite sous le titre de Prolégomènes, par William Mac Guckin
de Slane (1801-1878), à partir de l’édition d’Étienne Marc Quatremère (1782-1857). DOZY,
1869, p. 172-174, y commente le terme muqa‘‘ar, qui apparaît à la ligne 8 de la page 380 du
texte et que De Slane traduit par « bas », alors que Dozy pense qu’il signifie presque le contraire,
« prétentieux », en renvoyant au Qāmūs d’al-Fīrūzābādī (m. 817/1415). À l’entrée Q‘R (AL-
FIRUZABADI, Qāmūs, t. II, p. 124), on peut lire en effet qa‘‘ara fī kalāmihi taq‘īran ’aw
taqa‘‘ara tašaddaqa wa-takallama bi-’aqṣā famihi et à l’entrée ŠDQ (AL-FĪRŪZĀBĀDĪ, Qāmūs,
t. III, p. 257) tašaddaqa lawā šidqahu li-l-tafaṣṣuḥ, šidq étant défini comme ṭifṭifat al-fam min
bāṭin al-ḫaddayn. LANE, 1863-1893, art. Q‘R, t. VII, p. 2548, traduit les deux paraphrases : « He
twisted the sides of his mouth in speaking, and spoke with the furthest part of his mouth » (« Il
a tordu les côtés de sa bouche en parlant, et a parlé avec la partie la plus éloignée de sa bouche »)
et, à nouveau (art. ŠDQ, t. IV, p. 1520) : « He twisted (…) the quivering flesh of his mouth,
inside the two cheeks, in order to affect clearness, or distinctness, of speech, or to be more clear,
or distinct, in speech ». En ce sens, la ‘aǧrafiyya est un mixte de gutturalité et d’emphase, mais
c’est une évolution sémantique par rapport à la ‘aǧrafiyya originelle et même contradictoire
avec elle, comme le suggère l’apparition de li-l-tafaṣṣuḥ dans la paraphrase de tašaddaqa : la
‘aǧrafiyya originelle ne relève certainement pas de la faṣāḥa, même affectée.
36
LARCHER, 2004, p. 105.
CHAPITRE I 13
37
Cf. art. Ismā‘īl de EI2, dû à Rudi Paret (1901-1983).
38
Cf. art. Djurhum de EI2, dû à Montgomery Watt. Les Ǧurhum sont dits être des Arabes du Sud
(donc de « vrais Arabes »), installés dans la région de La Mecque…
39
Entre ’ammā… et fa-, Ibn Fāris cite un certain nombre de mots « ḥimyarites », dont il donne les
équivalents arabes apparaissant dans le Coran, ce qui constitue l’argument donné par les Arabes
du Nord contre la pure « arabité » des Arabes du Sud et, inversement, après fa-, il donne l’argu-
ment des Arabes du Sud contre la pure « arabité » des Arabes du Nord. Sur le ḥimyarite, avant
et après l’islam, cf. art. Ḥimyaritic de EALL (t. II, p. 256-261, 2007), dû à Christian Julien Robin.
14 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
naṭaqa wa-min luġātihim ’aḫaḏa wa-’innamā kānat luġat ’abīhi al-‘ibrāniyya wa-
laysa ḏā mawḍi‘ istiqṣā’ fa-nastaqṣiya).
10. Conclusion
40
Si « les Qurayš sont les plus châtiés des Arabes en matière de langue », on peut poser « langue
de Qurayš » = al-luġa al-fuṣḥā et si « le Coran est descendu dans la plus châtiée des manières
de parler », on peut poser langue du Coran = al-luġa al-fuṣḥā et, par suite, langue du Coran =
« langue de Qurayš » = al-luġa al-fuṣḥā.
CHAPITRE I 15
41
Autrement dit, le rasm coranique traite les verbes hamzés exactement comme les dialectes
arabes d’aujourd’hui…
16 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe
Texte arabe et traduction française d’IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52-53.
Abū al-Ḥasan Aḥmad b. Muḥammad, client des Banū Hāšim à Qazwīn, m’a
transmis la tradition suivante qu’il tenait d’Abū al-Ḥasan Muḥammad b. ‘Abbās al-
Ḫuškī qui la tenait lui-même d’Ismā‘īl b. Abī ‘Ubayd Allāh : nos savants en matière
de langage des Arabes, les transmetteurs de leurs poésies, les savants dans les do-
maines de leurs manières de parler, de leurs journées, de leurs campements sont
unanimes sur le fait que les Qurayš sont les plus châtiés et les plus purs des Arabes
en matière de langue : c’est qu’Allah – qu’il soit hautement louangé ! – les a choisis,
entre tous les Arabes, et les a élus : c’est parmi eux qu’il a choisi le prophète de
miséricorde, Muḥammad – Allah étende sa bénédiction et sa protection sur lui ! ; il
a fait des Qurayš les habitants de son territoire sacré, les voisins protégés et protec-
teurs de son sanctuaire. Les délégations d’Arabes, pèlerins et autres, venaient à La
Mecque pour le pèlerinage et s’adressaient aux Qurayš pour qu’ils arbitrent entre
eux dans leurs affaires. Les Qurayš leur apprenaient leurs dévotions et arbitraient
entre eux. Toujours, les Arabes reconnaissent aux Qurayš une supériorité sur eux et
les nomment la gent d’Allah : ils sont en effet les purs descendants d’Ismā‘īl – sur
lui le salut ! –, en rien mélangés, que nulle vicissitude n’a fait déchoir de leurs li-
gnages, par une grâce venue d’Allah – qu’il soit hautement louangé ! –, et pour les
honorer, quand il a fait d’eux la parentèle de son prophète vertueux et de sa pieuse
famille. Mais, les Qurayš, malgré le caractère châtié de leur langue, la qualité de
leurs manières de parler, la délicatesse de leur élocution, quand les délégations des
Arabes venaient chez eux, choisissaient dans leur parler et dans leurs poésies les
meilleures manières de s’exprimer et le langage le plus pur. Tout ce qu’ils avaient
choisi parmi ces manières de parler s’ajouta à leur nature et à l’empreinte dont ils
étaient marqués et ils devinrent ainsi les plus châtiés des Arabes. On ne trouve dans
leur parler, n’est-ce pas, ni la ‘an‘ana des Tamīm, ni la ‘aǧrafiyya des Qays, ni la
kaškaša des Asad, ni la kaskasa des Rabī‘a, ni la vocalisation i qu’on entend chez
les Asad et les Qays, par exemple ti‘lamūna [vous savez] et ni‘lam [nous savons]
et, autre exemple, ši‘īr [orge] et bi‘īr [chameau].
Chapitre II
AL-FARRĀ’
1. Introduction
Pourquoi Ibn Fāris fait-il de la luġat Qurayš une espèce de koinè ? La ré-
ponse à cette question se trouve dans un autre texte, qui est resté aussi méconnu que
celui d’Ibn Fāris est archi-connu, alors même qu’il en constitue la source immé-
diate.
Ce texte a été exhumé par Paul Kahle (1875-1964) qui l’a publié et traduit
dans The Cairo Geniza, 1947, p. 79 et suivantes pour la traduction, p. 115 et sui-
vantes pour le texte. Il a repris, avec quelques corrections, cette traduction dans son
article « The Qur’ān and the ‘Arabīya » paru dans Ignace Goldziher Memorial Vo-
lume, Part I, edited by Samuel Löwinger and Joseph Somogyi, Budapest, 1948,
p. 163-182 et p. 179-180 pour la traduction et, l’année suivante, dans son article
« The Arabic Readers of the Koran », Journal of Near Eastern Studies, vol. VIII,
number 2, April 1949, p. 65-71 et p. 69-70 pour la traduction. Le texte a été repris
dans l’Appendix IV de la seconde édition de The Cairo Geniza, Oxford, Basil
Blackwell, 1959, p. 345-346 et une traduction complète et définitive donnée p. 143-
144. C’est à cette dernière que je me référerai.
Kahle a découvert ce texte dans un manuscrit (cote MS AS 705 daté de
525/1130) de la Chester Beatty Collection et l’attribue à al-Farrā’. Dans le catalogue
dressé par John Arberry (1905-1969) de cette collection, il porte le n° 4788 et le
titre ‘Adad ’āy al-Qur’ān (« le nombre des versets du Coran ») et entre crochets « A
treatise on the text of the Qur’ān, perhaps to be attributed to Abū Zakarīyā’ Yaḥyā
b. Ziyād b. ‘Abd Allāh AL-FARRĀʾ al-Dailamī al-Bākilī (d. 207/822) » (ARBERRY,
1963). Si le texte est bien d’al-Farrā’, on le verrait plutôt comme un extrait de son
Kitāb al-luġāt, que Chaim Rabin (1915-1996) attribue à al-Farrā’ (RABIN, 1951),
sur la foi d’IBN AL-NADĪM (m. 385/985), Fihrist, p. 73 de notre édition, c’est-à-dire,
comme l’a compris Régis Blachère (1900-1073) dans l’article al-Farrā’ de EI2,
Kitāb luġāt al-Qur’ān.
*
Version entièrement remaniée de l’article paru sous le titre « D’Ibn Fāris à al-Farrā’ ou un retour
aux sources sur la luġa al-fuṣḥā », Asiatische Studien/Études asiatiques 59/3, 2005, p. 797-814.
Cet article était lui-même la version écrite de la leçon Socrates faite au séminaire du Pr. Dr.
Andreas Kaplony, à l’Orientalisches Seminar de l’Université de Zürich le lundi 18 avril 2005.
20 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
42
Si le texte publié par Kahle donne ti‘lamu, celui d’Ibn Fāris, publié par Chouémi, a ni‘lamu. Les
lettres t et n peuvent être facilement confondues, n’étant distinguées que par un point supplé-
mentaire pour t. L’énumération des initiales semble confirmer la lecture ti‘lamu.
43
Il n’y a pas d’exemple de mot commençant par s dans le texte publié par Kahle. Mais, comme
on sait, il existe un sa‘īr (« brasier »), attesté dans le Coran.
44
Parmi ces citations, l’une est en parfaite contradiction avec ce que dit Ibn Fāris dans le texte
vraisemblablement inspiré par al-Farrā’ et ce que dit al-Farrā’ lui-même dans le texte publié par
Kahle : au chapitre « de la divergence des manières de parler des Arabes » (bāb al-qawl fī iḫtilāf
luġāt al-‘Arab), IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 48, indique que l’une de ces divergences concerne les
voyelles, notamment celle de l’inaccompli, où l’on a nasta‘īnu ou nisti‘īnu, avec vocalisation a
ou i du nūn, ajoutant : « al-Farrā’ a dit : il est vocalisé a dans la manière de parler des Qays et
des Asad, mais les autres le disent en vocalisant i le nūn » (qāla al-Farrā’ hiya maftūḥa fī luġat
Qays wa-Asad wa-ġayruhum yaqūlūnahā bi-kasr al-nūn).
45
Nazala (3e personne du masculin singulier de l’accompli actif du verbe de base, litt. « il est
descendu ») et nuzzila (3e personne du masculin singulier de l’accompli passif du verbe de forme
II, factitif du précédent, litt. « on l’a fait descendre ») sont homographes (nzl). On peut donc lire
CHAPITRE II 21
2. L’argumentation
soit d’une manière, soit d’une autre, la seule raison de préférer la première lecture à la seconde
étant le principe de facilité : lectio facilior potior.
46
Qirā’a étant au singulier et non au pluriel, on pourrait dire « récitation » : c’est l’idée de « à
voix haute » qui fait le lien entre récitation et lecture, comme le révèle le sens de qara’a construit
avec ‘alā (« étudier auprès de quelqu’un »), l’élève lisant devant le maître un texte que celui-ci
commente.
22 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
gens des steppes] » (wa-’iḏā ṣirnā ’ilā al-faṣāḥa waǧadnāhā fī ’ahl al-bawādī).
C’est le rejet d’une thèse qui amène à l’autre.
C’est à cette thèse que s’oppose à son tour al-Farrā’. Son argumentation est
double. Dans un premier temps, il argumente, sur le mode ironique, contre la thèse
de la faṣāḥa bédouine. Dans un second, il argumente, tout à la fois sur le mode
dialectique et en usant d’un raisonnement par analogie (qiyās), en faveur de la thèse
de la faṣāḥa coranique.
Si ’aqwām est au pluriel, c’est parce qu’il s’agit de différents groupes, non
autrement identifiés, en dehors de leur spécialité, que par le fait qu’ils habitent
(’ahl) dans différentes villes. Al-Farrā’ en cite quatre, dans l’ordre : Koufa et Basra,
Médine et La Mecque. Les deux premières sont deux fondations urbaines, issues de
la conquête islamique de la Mésopotamie (‘Irāq) : elles passent pour le berceau de
la grammaire arabe. Les deux dernières sont les deux villes du Hedjaz considérées
par la tradition islamique comme le berceau de l’islam, Mahomet étant né, selon
cette tradition, à La Mecque où il a d’abord prêché, avant d’émigrer en 622 de notre
ère, future année zéro de l’islam, à Médine où il poursuivit sa prédication jusqu’à
sa mort en 632.
Si ces groupes sont d’accord entre eux sur le fait que la faṣāḥa se trouve
chez les Bédouins, ils sont en désaccord (iḫtalafū) sur ceux des Bédouins chez les-
quels elle se trouve, chacun de ces groupes la voyant (et l’ironie est ici évidente) à
sa porte ! Cela est noté explicitement à propos de Koufa et Médine, mais cela vaut
implicitement pour Basra et La Mecque.
Les gens de Koufa voient la faṣāḥa chez les Asad. À cela rien d’étonnant :
les Asad sont un grand groupe tribal d’Arabie du Nord, d’abord installé à l’ouest,
mais « pendant les guerres de conquête, […] prédominants sur le front ‘irāḳien […],
la plupart [d’entre eux] furent absorbés par al-Kūfa »47.
Les gens de Basra la voient chez « les Tamīm du haut et les Qays du bas,
c’est-à-dire les ‘Ukl et les ‘Uqayl ». Les Tamīm sont un grand groupe tribal d’Ara-
bie centrale et de l’est, touchant dès avant l’islam au Golfe et mordant sur la Méso-
potamie ; après l’islam, ils s’installèrent en nombre à Basra, mais aussi d’ailleurs à
Koufa48. C’est cette progression vers le nord d’une partie des Tamīm dont l’autre
est restée dans sa région d’origine que vise l’expression ‘ulyā Tamīm (littéralement
« les plus hauts des Tamīm »), c’est-à-dire les plus septentrionaux.
Les Qays ne sont pas un groupe tribal à proprement parler, mais un regrou-
pement de tribus (une confédération tribale) constitué à l’époque omeyyade sur une
base généalogique : Qays ‘Aylān est un des deux fils de Muḍar. À ce titre, ils sont
47
EI2, art. Asad, dû à Hans Kindermann.
48
EI3, art. Tamīm b. Murr, dû à Michael Lecker.
CHAPITRE II 23
synonymes d’« Arabes du Nord » (encore appelés ‘Adnānites), par opposition aux
Kalb, synonymes, eux, d’« Arabes du Sud » (encore appelés Qaḥṭānites ou Yémé-
nites). Les tribus membres de cette confédération se sont installées dans toutes les
villes de l’empire. Par l’expression suflā Qays (littéralement « les plus bas des
Qays »), al-Farrā’ vise les éléments les plus méridionaux de cette confédération
installés en Mésopotamie. La mention de deux tribus, les ‘Ukl et les ‘Uqayl vient
le confirmer : selon sa biographie, al-Farrā’ a eu lui-même, entre autres informa-
teurs bédouins, un certain Abū Ṯarwān al-‘Uklī et un certain Abū al-Ǧarrāḥ al-
‘Uqaylī49. Par ailleurs, les ‘Uqayl, originaires du Nejd et qui descendent bien de
Qays via ‘Āmir, fonderont, aux Xe et XIe siècles de notre ère, un émirat chiite dans
le nord de l’actuel Irak et de l’actuelle Syrie (capitale Mossoul).
Les gens de Médine voient la faṣāḥa chez les Ġaṭafān. Là encore, rien
d’étonnant. Les Ġaṭafān sont une confédération tribale appartenant à la descendance
de Qays et dont « l[e] territoire s’étendait entre le Ḥid̲j̲āz et les monts S̲h̲ammar,
dans cette partie du Nad̲j̲d qui est draînée par le Wādī l-Rumma »50, autrement dit
au nord-est de Médine. Les Ġaṭafān ont d’ailleurs joué, selon la tradition islamique,
un rôle dans l’histoire de Médine, tant avant qu’après la mort de Mahomet.
Les gens de La Mecque, enfin, voient la faṣāḥa chez les Kināna et les Ṯaqīf.
Les Kināna sont une « tribu arabe apparentée aux Asad (…) ; son territoire s’éten-
dait autour de La Mekke depuis la Tihāma au Sud-ouest où elle était voisine des
Huḏayl jusqu’au Nord-est où elle l’était des Asad »51. Quant aux Ṯaqīf, qui appar-
tiennent eux aussi à la descendance de Qays, ils sont la tribu de la ville d’al-Ṭā’if,
à proximité de La Mecque52. Par suite, une telle tribu est, au moins pour partie,
sédentaire.
49
EI3, art. al-Farrā’, dû à Reinhard Weipert.
50
EI2, art. Ġaṭafān, dû à Johann Fück.
51
EI2, art. Kināna, dû à Montgomery Watt (1909-2006).
52
EI3, art Thaḳīf, dû à Michael Lecker.
53
Dans LARCHER, 2005b, une šadda a été subrepticement introduite à cet endroit, qui doit être
supprimée. Il existe un verbe I faḍala transitif de sens « dépasser ou surpasser quelqu’un ». On
pourrait donc avoir un verbe II doublement transitif, factitif du verbe de base, de sens « faire
dépasser ou surpasser quelqu’un à quelqu’un d’autre ». Un tel verbe, dans un tel sens, ne paraît
pas attesté. Paraît seul attesté le verbe II faḍḍalahu ‘alayhi de sens estimatif ou déclaratif « re-
garder ou proclamer quelqu’un ou quelque chose (comme) supérieur(e) à quelqu’un ou quelque
chose d’autre » et qui apparaît d’ailleurs dans le texte (tafḍīl luġat Qurayš ‘alā sā’ir al-luġāt).
24 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
’aǧsāmihā). Cette question est en fait un piège, où ses interlocuteurs tombent d’au-
tant plus facilement qu’elle semble sans rapport avec l’objet de la discussion. Ils
répondent en effet qu’ils en connaissent parfaitement la raison : les Arabes, hommes
et femmes, venaient au sanctuaire (al-bayt al-ḥarām) de La Mecque pour le grand
(ḥaǧǧ) ou le petit (‘umra) pèlerinage ; les femmes tournaient autour de la Ka‘ba
sans voile (ḥawāsir) et assistaient aux différents rites à visage découvert (sawāfir)
– on notera l’usage ici, sur le plan stylistique, du saǧ‘ – ; les Qurayš ont ainsi pu
« sélectionner » (yataḫayyarūna), c’est-à-dire choisir les meilleures (dans
taḫayyara, il y a tout à la fois ḫiyār « choix » et ḫayr « mieux », le choix étant
préférence) de ces femmes comme épouses et surpasser (faḍl) les autres Arabes,
tant en matière de beauté physique (ǧamāl) que d’aptitudes (nubl)…
Une fois qu’il a fait reconnaître à ses interlocuteurs la raison de la supério-
rité, tant physique qu’intellectuelle, des Qurayš, il ne reste plus à al-Farrā’ qu’à
poser, analogiquement, la raison de leur supériorité linguistique : toujours au pèle-
rinage, ils entendaient les différentes manières de parler (luġāt) des différentes tri-
bus arabes (’aḥyā’ al-‘Arab) ; ils ont pu ainsi choisir (iḫtārū) le meilleur de chacune
d’entre elles et leur parler devenir pur (ṣafā), en rien mêlé des vilaines (šani‘a)
manières de parler, qu’il énumère alors.
Deux choses encore. Il n’y a pas de différence significative entre les deux
verbes taḫayyara et iḫtāra54 comme le prouve l’utilisation en chiasme qu’en fait al-
Farrā’ : il utilise d’abord le premier pour les femmes et le second pour le parler,
avant d’utiliser en conclusion le second pour le parler et le premier pour les
femmes : « Ainsi leur est venue la correction linguistique, par la sélection qu’ils ont
faite du parler, semblable à celle qu’ils faisaient des femmes prises en mariage »
(fa-’atathum al-faṣāḥa min taḫayyurihim al-kalām kamā iḫtārū al-manākiḥ). Par
ailleurs, on notera qu’Ibn Fāris ne reprend pas le parallèle d’al-Farrā’, gommant
ainsi entièrement un des aspects de son argumentation, incontestablement ludique.
3. Interprétation
54
VIII iḫtāra est le moyen de I ḫāra (« choisir »), V taḫayyara celui de II ḫayyara (« donner le
choix »).
CHAPITRE II 25
55
Voici la mention du Ṣāhībī (AL-SUYŪṬĪ, Muzhir, t. I, p. 222) : « Il a mentionné, parmi elles, la
‘an‘ana, la kaškaša, la kaskasa, la consonne intermédiaire entre le qāf et le kāf dans la langue
des Tamīm, celle intermédiaire entre le ǧīm et le kāf dans la langue du Yémen, la mutation du
yā’ en ǧīm dans l’annexion, ainsi ġulāmiǧ et dans la formation du nom de relation, ainsi Baṣriǧǧ
et Kūfiǧǧ » (fa-ḏakara minhā al-‘an‘ana wa-l-kaškaša wa-l-kaskasa wa-l-ḥarf allaḏī bayna al-
qāf wa-l-kāf fī luġat Tamīm wa-llaḏī bayna al-ǧīm wa-l-kāf fī luġat al-Yaman wa-’ibdāl al-yā’
ǧīm fī al-’iḍāfa naḥw ġulāmiǧ wa-fī al-nasab naḥw Baṣriǧǧ wa-Kūfiǧǧ). Dans le texte édité
d’IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 53-54, on trouve la ‘an‘ana, la kaškaša, la kaskasa, puis une articulation
intermédiaire entre b et f (il s’agit d’un p ou d’un v), puis une articulation intermédiaire entre q,
k et ǧ, donnée comme yéménite et illustrée par ǧamal > kamal (il s’agit de la prononciation g
de ǧ), puis une articulation intermédiaire entre š, ǧ et y et illustrée au masculin par ġulāmaǧ et
au féminin par ġulāmiš (il s’agit de la prononciation des pronoms affixes -ka et -ki aboutissant
à une chuintante ou une affriquée, via une palatisation), puis l’articulation intermédiaire entre k
et q des Tamīm (il s’agit de la prononciation g de q), puis une mutation de y en ǧ, donnée deux
fois comme se produisant dans le nasab, mais illustrée la première fois par ġulāmiǧ(ǧ) < ġulāmī
et la seconde fois par Baṣriǧǧ < Baṣriyy- et Kūfiǧǧ < Kūfiyy- : l’exemple et la « citation » d’al-
Suyūṭī permettent de corriger le premier nasab en ’iḍāfa ; on a reconnu la ‘aǧ‘aǧa.
56
Du grec katágô « amener d’en haut, faire descendre », auquel correspondent les deux noms
d’action katagôgé et katogôgía (Dictionnaire grec-français d’Anatole BAILLY, Hachette, Paris,
1950, p. 1030).
26 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
57
Voir, ici même, ch. IV.
CHAPITRE II 27
C’est ensuite Johann Fück (1894-1974) qui voit dans les camps de la con-
quête où se sont installées les différentes tribus arabes et à l’origine des nouvelles
villes islamiques, le lieu où « leurs dialectes subirent une intégration d’où sortit une
langue arabe bédouine commune qui fournit la base de la ‘Arabīya classique des
siècles postérieurs » (FÜCK, 1955 [1950], p. 7) : Fück voit donc dans ce qu’on peut
appeler une koinè « militaro-urbaine » la base de la langue véhiculaire ultérieure.
Et c’est enfin Charles A. Ferguson (1921-1998) qui, constatant que les dia-
lectes arabes modernes (du moins les dialectes sédentaires d’une part, hors de la
péninsule arabique d’autre part) ont quatorze traits en commun que n’a pas l’arabe
classique, fait lui aussi l’hypothèse d’une koinè militaro-urbaine, mais dans un tout
autre sens que Fück (FERGUSON, 1959b) ! La koinè n’est plus ici la base de la langue
véhiculaire, mais au contraire des vernaculaires. Cette hypothèse, dite de la « mo-
nogenèse » (des dialectes sédentaires), a été très critiquée, entre autres par David
Cohen (1922-2013) (COHEN, 1962) : on parle alors de « polygenèse ».
La deuxième chose est que si Ibn Fāris reprend le scénario d’al-Farrā’, il ne
le reprend que partiellement, lui faisant ainsi subir une inflexion. Chez Ibn Fāris, la
« langue de Qurayš », déjà excellente, est clairement la base du processus de koi-
néisation : elle devient la luġa al-fuṣḥā, donc le résultat de ce processus, par ajout
d’une sélection de traits (les meilleurs) et élimination des traits blâmables. Chez al-
Farrā’, la « langue de Qurayš » est directement le résultat du processus de koinéi-
sation : elle devient la luġa al-fuṣḥā par la sélection du meilleur de chaque parler
arabe (et donc élimination des mauvais traits) ; c’est cette sélection qui la constitue.
Et c’est ici que l’analogie avec la sélection des femmes prises en mariage devient
éclairante. Une telle sélection implique en effet que les Qurayš se sont mélangés
aux autres tribus arabes et ceci explique peut-être cela, qu’Ibn Fāris ne reprenne pas
à son compte l’analogie d’al-Farrā’ dans la mesure où il soutient que « les Qurayš
sont la pure descendance d’Ismā‘īl, en rien mélangés, que nulle vicissitude n’a fait
déchoir de leurs lignages » … Quoi qu’il en soit, ces deux conceptions de la luġa
al-fuṣḥā sont comparables, mutatis mutandis, aux deux conceptions de la koinè
grecque : l’une qui voit dans le dialecte attique la base de la koinè grecque, mais
dont on a retiré les traits typiquement attiques ; l’autre qui voit dans la koinè le
résultat du mélange des quatre dialectes : attique, ionien, éolien, dorien (étant en-
tendu qu’aujourd’hui attique et ionien sont réunis en un ionien-attique). RENAN,
1863, p. 246-247, sûrement influencé par la conception traditionnelle de la koinè
grecque comme « composition des Quatre », interprète le texte d’Ibn Fāris cité par
al-Suyūṭī d’une manière qui, selon moi, convient mieux à celui d’al-Farrā’ : « la
langue arabe, s’il fallait en croire Soyouthi, serait la fusion de tous les dialectes,
opérée par les Koreischites autour de la Mecque ». Mais celui d’Ibn Fāris s’inter-
prète mieux selon l’autre façon : la « langue de Qurayš » est à la luġa al-fuṣḥā ce
que l’attique est à la koinè ; l’attique devient la koinè, quand on passe, pour citer
l’exemple emblématique, de thalatta à thalassa ; la « langue de Qurayš » devient la
luġa al-fuṣḥā, quand on passe, pour citer l’exemple non moins emblématique et en
employant les termes mêmes d’Ibn Fāris, du talyīn ou « adoucissement » de la
hamza au hamz, c’est-à-dire à sa réalisation. La conception d’al-Farrā’ implique en
28 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
fait un bien plus grand écart entre « langue de Qurayš » (et donc du Coran) et luġa
fuṣḥā que celle d’Ibn Fāris.
Renan, citant al-Suyūṭī citant lui-même Ibn Fāris, juge « [cette] hypothèse
peu acceptable assurément d’après les principes de la philologie moderne, mais qui,
cependant, mérite d’être prise en considération pour la part de vérité qu’elle ren-
ferme » (RENAN, 1863, p. 346). Mais il est difficile de dire quelle est cette « part de
vérité » pour Renan lui-même. Le scénario laisse Renan sceptique, revenant à anti-
dater, en la plaçant à l’époque préislamique, l’influence de la « langue de Qurayš »
sur la formation de ce qu’il appelle « l’idiome littéral », c’est-à-dire de la langue
écrite, et à l’exagérer par rapport à celle de la poésie préislamique, art où les Qurayš
n’étaient pas réputés, selon la tradition arabe elle-même, exceller. Mais d’un autre
côté il considère que si cette poésie est authentique pour le fond, elle ne l’est pas
par la forme, qui n’est autre que celle de l’époque où elle est recueillie, c’est-à-dire,
après l’islam, celle d’une langue déjà formée, qu’il appelle « l’arabe littéral ». En
définitive, « c’est dans la rédaction du Coran que l’influence du dialecte koreischite
fut décisive » (RENAN, 1863, p. 350), concluant (RENAN, 1863, p. 367) que
la langue du Coran représente bien rigoureusement le dialecte koreischite de l’an
650 environ de l’ère chrétienne. La tribu de Koreisch nous apparaît ainsi comme la
tribu de Juda de l’Arabie, destinée à réaliser l’unité de la nation et à élever son dialecte
particulier au rang de langue sacrée. C’est ce dialecte, en effet, irrévocablement fixé,
qui va devenir, par la conquête musulmane, la langue commune de l’Arabie et l’idiome
religieux d’une fraction si importante du genre humain.
Renan, on le voit, est plus royaliste que le roi, acceptant sans réserve la thèse
théologique en matière de langue coranique, sans même y mettre le bémol qu’y met
le scénario d’Ibn Fāris…
Il en va tout autrement pour Kahle, qui a exhumé le texte d’al-Farrā’. Certes,
pour lui, comme pour Renan (et la tradition musulmane), la langue du Coran est la
« langue de Qurayš », mais elle n’est pas la luġa al-fuṣḥā, du moins à l’origine,
c’est-à-dire au temps de la prédication de Mahomet à La Mecque puis à Médine,
entre 610 et 632, et de sa mise par écrit commencée peu après la mort de Mahomet
et aboutissant à sa forme définitive sous le califat de ‘Uṯmān, autour de 650 : Kahle
accepte sans réserve le récit traditionnel. Et si elle l’est devenue, c’est tout autre-
ment que pour al-Farrā’ la « langue de Qurayš » est devenue la luġa al-fuṣḥā. Kahle
interprète en effet le scénario d’al-Farrā’, non au premier degré, de manière histo-
rique et réaliste, mais au second, de manière fictive et métaphorique, comme « a
valuable testimony to the influence of Bedouin Arabic on the language of the Ko-
ran » (KAHLE, 1959, p. 145) : al-Farrā’ antidate cette influence, en la plaçant direc-
tement sur « la langue de Qurayš » à La Mecque et à l’époque préislamique ; Kahle
la place directement sur la langue du Coran et à l’époque islamique, au moment où
surgit le problème de « how this text was to be read and recited correctly » (KAHLE,
CHAPITRE II 29
1959, p. 142). Bibliste réputé, Kahle le situe précisément : un siècle avant les Mas-
sorètes de Tibériade (première moitié du IXe siècle), soit au IIe/VIIIe siècle, qui est
bien le siècle des « lecteurs » (qurrā’). Si le « squelette consonantique » reflète
l’arabe parlé à La Mecque au temps de Mahomet, la tradition de lecture/récitation
de ce texte (en fait : celle qui a prévalu) reflète l’influence de la langue de la poésie
bédouine. Le scénario d’al-Farrā’ constitue donc un « compromis » (compromise)
entre théologie et philologie.
Kahle se réfère explicitement à Karl Vollers (1857-1909). Et pour cause.
Kahle ne fait que reprendre, en l’atténuant, comme l’a relevé FÜCK, 1955 [1950],
p. 4, n. 4, l’hypothèse formulée, près d’un demi-siècle auparavant, par Vollers. Vol-
lers a d’abord présenté son hypothèse dans une communication, en français, intitu-
lée « La langue littéraire et la langue parlée dans l’ancienne Arabie », au XIVe Con-
grès international des Orientalistes tenu à Alger en 190558. Il ne l’a cependant pas
publiée dans les actes du congrès parus en 4 volumes entre 1906 et 1908, sans doute
parce que l’ouvrage où il développe cette hypothèse est paru entre-temps, en 1906,
sous le titre Volkssprache und Schriftsprache im alten Arabien : dans la préface, il
se contente de renvoyer au résumé qu’en a donné Mohammed Ben Cheneb (1869-
1929) dans la Revue Africaine en 1905 (BEN CHENEB, 1905, p. 319-321).
L’hypothèse de Vollers est et reste révolutionnaire, comme elle reste un re-
père incontournable pour l’histoire de l’arabe et l’histoire même de cette histoire.
Elle est la première en effet à remettre en cause la double identification résumant la
thèse théologique en matière de langue arabe. Elle se laisse résumer tout entière par
la phrase qu’on trouve dès l’introduction : « der Qorān muß nach der alten Poesie
überarbeitet sein » (VOLLERS, 1906 [1981], p. 1), étant entendu que par Coran et
vieille poésie, il faut entendre ici la langue du Coran et celle de la vieille poésie.
Pour Vollers, le Coran a été énoncé dans ce qu’il appelle en français la « langue
parlée » et en allemand Volkssprache (litt. « langue du peuple ») et qu’on appelle
encore, selon les époques, dialecte ou vernaculaire de La Mecque, avant d’être
überarbeitet (litt. « retravaillé »)59 d’après la langue qu’il appelle en français
« langue littéraire » et en allemand Schriftsprache (litt. « langue écrite ») de la poé-
sie.
Vollers croise en fait deux oppositions. L’une est la traditionnelle dualité
linguistique allemande, qu’il projette sur le domaine arabe : c’est dans le domaine
allemand, polydialectal, que l’on distingue entre Volkssprache, le dialecte allemand
qui est la langue maternelle des germanophones, et Schriftsprache, qui est la langue
de l’école, essentiellement écrite, comme son nom même l’indique, issue de l’usage
58
Très exactement le jeudi 20 Avril 1905, cf. Actes du XIVe Congrès international des Orienta-
listes, Alger 1905, Première partie, Paris, Leroux, 1906, p. 8 et 51.
59
Vollers employant aussi à côté de überarbeiten/Überarbeitung, Umarbeitung (VOLLERS, 1906
[1981], p. 162), je lui ai attribué, le citant de mémoire, un concept de Umschreibung (« réécri-
ture »). Über/umarbeiten (celui-ci étant plus fort que celui-là, emportant l’idée d’une transfor-
mation, non d’un simple ajout) peuvent être traduits en français par un ensemble de noms s’or-
donnant du moins au plus : retouche, remaniement, révision, refonte.
30 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
60
Cette dualité décrit adéquatement la situation linguistique allemande au temps de Vollers. Mais,
depuis, les choses ont changé, du fait du brassage des populations, lié lui-même à leur déplace-
ment, notamment à la fin de la seconde guerre mondiale. Les dialectes ont reculé, la prononcia-
tion de la Schriftsprache s’est davantage standardisée, tandis qu’entre les deux se développaient
des « langues courantes » (Umgangssprache) : pour un aperçu, voir FOURQUET, 1968.
61
« und das Haupt schimmert vom grauen Haar » (« ma tête s’est éclairée par la canitie », tr.
BLACHÈRE, 1980).
62
Voir BEN CHENEB, 1905, qui cite quelques-unes des réactions de participants musulmans à ce
congrès, notamment la plus véhemente d’entre elles, celle d’un certain « cheikh Abdal Aziz
Châouïch ». Ceux-ci, prisonniers de leurs dogmes, ne sont pas en synchronie culturelle avec
Vollers, qui est dans la pensée critique. Depuis, les choses n’ont pas progressé, voire régressé.
Ben Cheneb, qui connaît les sources, ne paraît pas autrement surpris par l’hypothèse de Vollers,
concluant : « Nos lecteurs apprécieront aisément la valeur respective des arguments que MM.
Vollers et Châouïch ont fourni chacun en faveur de leur thèse ».
CHAPITRE II 31
1930) dans son ouvrage intitulé Neue Beiträge zur semitischen Sprachwissenschaft.
Elle figure dans la première partie de cet ouvrage, intitulée « Zur Sprache des
Korāns » et, plus particulièrement, dans la première partie de cette première partie,
intitulée « Der Korān und die ‘Arabīja »63. Et elle est tout entière résumée par la
célèbre phrase, souvent citée (NÖLDEKE, 1910, p. 2) :
und das läßt sich mit Sicherheit sagen : hätten der Prophet und seine gläubigen
Zeitgenossen den Korān ohne I‘rāb gesprochen, so wäre die Tradition davon nicht
spurlos untergegangen (« Et on peut le dire avec certitude : si le Prophète et ses pieux
contemporains avaient énoncé le Coran sans ’i‘rāb, la tradition n’en aurait pas disparu
sans [laisser de] trace »).
63
Cette partie est désormais traduite en anglais dans IBN WARRAQ (éd.), 2008, p. 83-129, la partie
qui nous intéresse plus particulièrement ici se trouvant p. 83-86.
64
La flexion visible comprend dans l’ordre casuel : 1) les « six noms », souvent réduits à cinq, par
pudibonderie (SARTORI, 2010), du fait des connotations sexuelles de han, et dont les trois cas
sont marqués par des voyelles longues ; 2) les masculins pluriels et les duels, tous deux diptotes,
opposant un nominatif (ūn(a)/ān(i)) à un accusatif-génitif (īn(a)/ayn(i)) ; et dans l’ordre modal :
la présence ou l’absence d’un nūn à la 2e personne du féminin singulier (-īna/-ī), et aux 2e et 3e
personnes du masculin pluriel (-ūna/-ū) et du duel (-āni/-ā) de l’inaccompli qui fait la différence
entre mode indicatif et modes subjonctif et apocopé. On peut y ajouter, pour les verbes « mal-
sains », certaines particularités morphophonologiques rendant visible cette flexion, e.g. nabkī
« nous pleurons » vs qifā nabki « arrêtez, vous deux, que nous pleurions… ». On rencontre dans
le texte coranique un certain nombre d’« écarts » de la flexion visible par rapport à la « norme »
classique, dont on soulignera qu’elle n’existe pas encore. Ils sont traités en termes d’« erreurs »
par BURTON, 1988, de traits néo-arabes et de pseudo-corrections par HOPKINS, 2010.
32 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
65
Ces traditions sont traduites et commentées dans LARCHER, 2006a, repris dans LARCHER, 2020,
ch. XII, p. 189-201.
CHAPITRE II 33
de Nāfi‘ (m. 169/785) transmise par Warš (m. 197/812). Ce dernier fait donc rimer
sirāṭa llaḏīna ’an‘amta ‘alayhim avec raḥīm et mustaqīm des versets précédents,
révélant au passage qu’en matière de rime la qualité de la voyelle (-i) peut primer
sur sa quantité (brève ici, longue là). Il vaut donc mieux asseoir une lecture šaybā,
non sur une possible rime, mais plutôt sur l’orthographe même du tanwīn-an, en
faisant l’hypothèse qu’à une graphie unique (’alif) correspond une phonie unique
(- ā) et non deux (-an en contexte et -ā à la pause), plusieurs arguments pouvant
être donnés allant dans ce sens.
Tout d’abord, le fait que là où l’on a, dans tous les états et variétés de l’arabe,
une double prononciation d’un élément, en l’espèce le suffixe dit du féminin, on a
bien à l’origine une double graphie : un t en liaison, c’est-à-dire à l’état construit,
mais un h à la pause (en fait et plus généralement à l’état absolu)66 devenant dans
l’orthographe classique un graphème hybride (un h surmonté des deux points du t),
le Coran attestant une situation intermédiaire, avec h, non encore surmonté de
points, tant à l’état absolu qu’à l’état construit, mais conservant encore un certain
nombre de t en liaison67.
Ensuite le fait qu’on connaît une alternance -ā/-an qui, dans un cas, n’a peut-
être, et, dans un autre, n’a rien à voir avec pause/contexte. Le premier cas se ren-
contre dans le Coran même : c’est le suffixe -an de l’énergique orthographié avec
un ’alif, dont on a deux exemples… en contexte ! Bien qu’ils soient tous deux écrits
avec un ’alif et tous deux lus grammaticalement comme -an, l’un (Cor. 12, 32) est
récité sans pause comme la-yakūnam-mina ṣ-ṣāġirīna et l’autre (Cor. 96, 15) récité
avec pause obligatoire comme la-nasfa‘ā / bi-n-nāsiyah. C’est que dans le premier
exemple une pause est inconcevable : on a en effet une phrase verbale liée, au sens
du linguiste Charles Bally (1865-1947), c’est-à-dire prononcée sans pause entre ses
constituants (BALLY, 1965) (« certes, il se trouvera au nombre des misérables ») ;
dans le second exemple, une pause est parfaitement concevable : bien qu’il s’agisse
aussi d’une phrase verbale, marquer une pause entre le verbe et son complément
revient à la faire passer d’une phrase liée (« nous [l’]attraperons par le toupet ») à
une phrase segmentée, au sens de BALLY, 1965, c’est-à-dire à faire du verbe le
thème et du complément le propos (« Nous [l’]attraperons, par le toupet »), autre-
ment dit à focaliser sur ce dernier. Or cette focalisation est prouvée par sa reprise
dans le verset suivant : nāṣiyatin kāḏibatin ḫāṭi’ah (Toupet, menteur, fauteur ! »)68.
66
Un exemple dans l’inscription arabe préislamique du Ǧabal Usays (Sēs en arabe syrien), dans
le SE de l’actuelle Syrie, datée de 423 de l’ère de la province romaine d’Arabie, correspondant,
celle-ci ayant été fondée en 106 ap. J.-C., à 528-529 de notre ère : on y a mslḥh (= maslaḥah
« garde-frontière ») mais snt.. (= « année tant »), voir LARCHER, 2010 et 2015.
67
Voir en dernier lieu, pour un relevé exhaustif, VAN PUTTEN, 2019, mais ce dernier l’utilise pour
une histoire du texte, non une histoire de la langue.
68
À lire selon moi, en se réglant sur le rasm : nāṣiyah / kāḏibah / ḫāṭiyah…, voir LARCHER, 2014,
repris dans LARCHER, 2020, ch. I, p. 31-46. Trompé par Cor. 12, 32, où il y a bien, dans les
corans imprimés, un signe d’assimilation (une šadda sur le mīm de min), j’ai pris en Cor. 96, 15
pour signe d’assimilation ce qui est un signe de pause obligatoire (un petit mīm pour lāzim à la
place d’une des deux fatḥa de la-nasfa‘an) et suivi le grammairien AL-ZAMAḪŠARĪ
(m. 538/1144), Mufaṣṣal, p. 343, pour qui « le nūn léger mute en ’alif à la pause : on dit, dans
34 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
l’énoncé coranique la-nasfa‘an bi-n-nāṣiyati, lā nasfa‘ā » (al-nūn al-ḫafīfa tubdalu ’alifan ‘inda
al-waqf taqūlu fī qawlihi ta‘ālā la-nasfa‘an bi-n-nāṣiyati lā nasfa‘ā). Après réflexion, il me
semble qu’il s’agit d’une réinterprétation analogique : le tanwīn-an et le suffixe -an de l’éner-
gique léger étant, en arabe classique, homophones, on reconstruit pour le second, à partir du fait
que dans le rasm ils ont une seule et même orthographe, la même alternance phonique -an (con-
texte)/-ā (pause) que pour le premier…
69
Voir IBN YA‘ĪŠ (m. 643/1245), Šarḥ al-Mufaṣṣal, t. IX, p. 29 et 33.
70
Un exemple dans l’inscription non datée, mais préislamique, publiée par AL-JALLAD et AL-
MANASER, 2015, où, à la ligne 6, on a en lettres grecques BAKΛA, soit baqlā (et non baqlan)
« fresh herbage ».
71
Cor. 3, 146 ; 12, 105 ; 22, 45, 48 ; 29, 60 ; 47, 13 ; 65, 8.
CHAPITRE II 35
5. Conclusion
72
Le timbre de la voyelle peut varier en fonction des dialectes et du contexte.
73
En l’espèce la n° 5, attribuée à Ibn Mas‘ūd (m. 32/652 ou 33/653) : ǧawwīdū l-Qur’āna wa-
zayyinūhu bi-’aḥsani l-’aṣwāti wa-’a‘ribūhu « psalmodiez le Coran, ornez-le des plus beaux
sons et mettez-y la flexion désinentielle… », voir LARCHER, 2006a, repris LARCHER, 2020, ch.
XII, p. 189-201.
36 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe
Texte arabe et traduction française d’al-Farrā’, d’après KAHLE, 1959, p. 345-346.
r?, VT M) O 7 MS+& V2 L ' 'w DG 7 +' F (& GO (
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CHAPITRE II 39
Al-Farrā’ a dit : Nous avons vu ceux des spécialistes de la lecture [du Co-
ran], connaissant le Livre et la Sunna, et maîtres en matière de correction linguis-
tique, s’accorder sur le fait qu’il a été révélé dans le plus châtié des parlers. Mais à
ce point de vue se sont opposés certains groupes [de gens] qui considèrent les poé-
sies et les journées des Arabes. « Ceux qui proclament la supériorité du Coran, ont-
ils dit, ne le font qu’à cause de l’obligation faite par Allah de magnifier le Coran.
Mais si nous cherchons la correction linguistique, nous la trouvons parmi les Bé-
douins ». Mais ces groupes sont en désaccord là-dessus. Pour les gens de Koufa, la
correction linguistique réside chez les Asad, du fait qu’ils sont proches [et] 74 voi-
sins d’eux. Pour ceux de Basra, elle réside chez les Tamīm du haut et les Qays du
bas, à savoir les ‘Ukl et les ‘Uqayl. Pour ceux de Médine, elle réside chez les
Ġaṭafān, parce qu’ils sont leurs voisins et pour ceux de La Mecque, elle réside chez
les Kināna b. Sa‘d b. Bakr et les Ṯaqīf. Nous voudrions les ramener, par les tradi-
tions, la raison et la réflexion, à la supériorité du parler de Qurayš sur tous les
autres : « Pourquoi donc, avons-nous dit, les Qurayš dépassent-ils les autres, en ce
qui concerne leur beauté plastique, leur capacité intellectuelle, leur aisance phy-
sique ? — Personne mieux que nous ne le sait, ont-ils répondu ; capacité et beauté
leur sont venues ainsi : les Arabes, femmes et hommes, venaient au sanctuaire pour
le grand et le petit pèlerinage ; les femmes tournaient autour du sanctuaire, sans
voile ; elles assistaient aux cérémonies, visage découvert ; aussi pouvaient-ils les
sélectionner visuellement et rechercher noblesse et beauté. C’est de là que leur est
venue leur supériorité, en plus de leurs caractères propres. — Eh bien, avons-nous
dit, de la même façon, ils entendaient, des différentes tribus arabes, leurs manières
de parler et pouvaient choisir, dans chaque manière de parler, ce qu’il y avait de
meilleur : ainsi, leur parler est-il devenu pur, sans être contaminé en rien par les
vilaines manières de parler. Ne vois-tu pas que tu ne trouves dans leur parler ni la
‘an‘ana des Tamīm, ni la raucité des Qays, ni la kaskasa des Rabī‘a, ni la vocalisa-
tion i qu’on entend, de la part des Qays et des Tamīm, dans, par exemple, ti‘lamūna
[et] ti‘lam, ou, encore, bi‘īr et ši‘īr, avec vocalisation i du tā’, du bā’, du sīn et du
šīn ? Ainsi leur est venue la correction linguistique, par la sélection qu’ils ont faite
du parler, semblable à celle qu’ils faisaient des femmes prises en mariage. Et, ainsi,
se trouve définitivement réfuté ce que disent ces groupes et est-on ramené à ce que
disent ceux qui connaissent le Coran bien mieux qu’eux ».
74
Le wa- manque dans le texte arabe tel que publié par Kahle.
Chapitre III
AL-FᾹRᾹBĪ
1. Introduction
Il est un texte sur la langue arabe, connu des arabisants depuis au moins cent
cinquante ans (et peut-être depuis plus longtemps encore) et dont l’auteur est
quelqu’un dont on ne s’attend pas a priori à ce qu’il ait traité d’un tel sujet.
Les arabisants d’expression française le connaissent généralement à travers
la traduction partielle en français qu’en donne Régis Blachère (1900-1973) dans le
chapitre de son Histoire de la littérature arabe qu’il consacre à la formation d’un
idiome littéraire (BLACHÈRE, 1952, p. 71). Mais en note Blachère indique que ce
texte a été utilisé avant lui par RENAN, 1863, et BLAU, 1869, ainsi que par RABIN,
1951, p. 193sq.
Ce texte sort du Muzhir d’al-Suyūṭī (m. 911/1505)75, mais est en fait une
citation d’al-Fārābī (m. 339/950), extraite d’un ouvrage désigné par le Muzhir
comme étant le Kitāb al-’alfāẓ wa-l-ḥurūf.
Ernest Renan (1823-1892), comme on l’a vu au chapitre I, cite en fait la plus
grande partie de la 2e section (fī ma‘rifat al-faṣīḥ min al-‘Arab « De ceux des Arabes
qui sont châtiés ») de la 9e espèce (ma‘rifat al-faṣīḥ « De ce qui est châtié ») du
Muzhir, soit les pages 209 à 212 du tome I de notre édition (RENAN, 1863, p. 347-
348) : la citation commence avec le célébrissime extrait du Ṣāḥibī d’Ibn Fāris
(m. 395/1004), intitulé bāb al-qawl fī ’afṣaḥ al-‘Arab (« Des plus châtiés des
Arabes »)76 et étudié au chapitre I, et s’achève avec celui d’al-Fārābī. Entre les
deux, on trouve une longue citation d’Abū ‘Ubayd, i.e. Abū ‘Ubayd al-Qāsim b.
Sallām (m. 224/838), et une, plus brève, de Ṯa‘lab (m. 291/904).
Renan indiquant en note (RENAN, 1863, p. 346-347) : « voici le passage en-
tier de Soyouthi, que nous donnons comme un curieux spécimen des idées des
Arabes sur la formation de leur propre langue. Pococke en avait déjà fait usage
*
Paru sous le titre « Un texte d’al-Fārābī sur la “langue arabe” réécrit ? », in L. EDZARD & J.
WATSON (éd.), Grammar as a Window onto Arabic Humanism. A Collection of Articles in Hon-
our of Michael G. Carter. p. 108-129, Wiesbaden, ©Harrassowitz, 2006. Entre crochets ([…])
figurent un certain nombre d’additions.
75
AL-SUYŪṬĪ, Muzhir, t. I, p. 211-212.
76
IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52-53.
42 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
(Specimen hist. Arab. p. 157-158) », nous sommes donc retournés, une nouvelle
fois, à cet ouvrage, en l’examinant de plus près. De la page 155 à la page 168, de la
partie Notae, on trouve une longue note sur la langue et la littérature arabes intitulée
Eruditio autem Arabum &c. linguae suae peritia, sermonis proprietas &c., dont
l’une des sources essentielles est bien le Mezhar de Jallalo’ddin(us) Assuyuti(us),
ce dernier étant également cité dans la Nomenclatura Authorum, p. 349-350. Il est
clairement fait allusion, p. 157-158, au texte d’Ibn Fāris, mais comme étant d’al-
Suyūṭī lui-même, non d’Ibn Fāris, qui n’est pas nommé. De même ni à cet endroit
ni à un autre endroit de la même note n’apparaissent le nom et les idées d’al-Fārābī,
et alors même que Pococke connaît ce dernier : il le cite comme philosophe, p. 128 ;
cf. également la Nomenclatura Authorum, p. 357. Renan, non plus, ne reprend d’ail-
leurs aucun des noms d’auteur apparaissant dans l’extrait du Muzhir, ce qui, s’agis-
sant d’al-Fārābī, peut paraître surprenant chez un savant par ailleurs spécialiste de
la falsafa.
Le diplomate orientaliste Otto Blau (1828-1879)77, dans un article intitulé
« Arabien in sechten [sic : sechsten dans les en-têtes] Jahrhundert. Eine ethnogra-
phische Skizze (mit einer Karte) » et paru en 1869 dans la Zeitschrift der deutschen
morgenländischen Gesellschaft, traduit en allemand le texte d’al-Fārābī (BLAU,
1869, p. 592). Celui-ci est donné, indique-t-il en note, par Renan d’après al-Suyūṭī,
p. 348 de la 4e édition d’Histoire des langues sémitiques. Il n’est pas d’accord avec
les opinions exprimées par RENAN, 1863, p. 349 (« un système d’idées artificielles
et conçues a priori… »). En fait Blau ne traduit que la seconde moitié du texte d’al-
Fārābī, tel que donné par Renan d’après al-Suyūṭī, et, qui plus est, en transformant
le fa-’innahu lam yu’ḫaḏ lā min Laḫm wa-lā min Ǧuḏām (« en effet on n’a rien pris
ni des Laḫm ni des Ǧuḏām ») du texte arabe en « Die Sprache des Qorans konnte
nicht kommen von Lachm noch von Godām… ».
RABIN, 1951, p. 194 et p. 209 n. 3, auquel se réfère enfin Blachère, apporte
une information intéressante. Il indique en effet qu’il a trouvé le texte d’al-Fārābī,
non dans le Muzhir, mais dans le Iqtirāḥ du même al-Suyūṭī. Je l’ai bien retrouvé
dans l’édition que j’ai de cet ouvrage (AL-SUYŪṬĪ, Iqtirāḥ, p. 19-20). Le texte d’al-
Fārābī est globalement le même, mais présente quelques variantes de détail (d’ail-
leurs intéressantes) et ajoute quelques lignes : on trouvera le résultat de la collation
des deux citations dans l’annexe I.
En 1969, Muhsin Mahdi (1926-2007) éditait l’ouvrage désigné par al-Suyūṭi
comme le Kitāb al-’alfāẓ wa-l-ḥurūf sous le titre de Kitāb al-ḥurūf78. Son édition se
fonde sur un manuscrit unique d’une collection d’œuvres philosophiques, apparte-
nant à un érudit iranien et offert par celui-ci à la bibliothèque de l’Université de
77
On trouvera sans problème sur le web une notice bio-bibliographique basée sur l’article de
Wikipedia. Die freie Enzykopädie.
78
Charles E. Butterworth m’avait informé (c.p. du 24/3/2005) de son intention de publier une
traduction anglaise de l’ouvrage. Sa page personnelle (2014) annonce en effet : « Alfarabi, The
Book of Letters, translated and annotated, with an introduction plus a new Arabic text by Mu-
hsin Mahdi (Ithaca: Cornell University Press, forthcoming) ». Mais l’ouvrage, à ce jour, n’a pas
paru. On peut néanmoins lire une traduction de la seconde partie du Kitāb al-ḥurūf (ch. 19-25)
sur le site http://www.leneshmidt-translations.com.
CHAPITRE III 43
79
La traduction de ḥurūf par letters (Mahdi) me paraît inadéquate : par ḥarf-ḥurūf, al-Fārābī en-
tend à la fois le ḥarf lafẓ (articulation phonique) et le ḥarf ma‘nā (articulation sémantique, i.e.
particule), mais en donnant à cette dernière, en y incluant certains mots catégorisés comme noms
par les grammairiens, une extension proche de ce qu’on appelle en logique « opérateur ».
44 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
2. Une réécriture
La collation des deux textes montre une fracture qui se produit de part et
d’autre d’une ligne commune. Cette ligne, c’est la citation faite d’un certain nombre
de tribus. Fārābī 1 cite « les Qays, les Tamīm, les Asad et les Ṭayy80, puis les
Huḏayl ». Fārābī 2 cite « les Qays, les Tamīm, les Asad », et, plus loin, « puis les
Huḏayl, une partie des Kināna et certains Ṭā’iyy ». Mais surtout Fārābī 1 ne cite
aucune autre tribu ni avant, ni après. Autrement dit, pour Fārābī 1, le domaine de
l’arabe châtié est exclusivement le centre de la péninsule arabique (le Nejd), à l’ex-
ception d’un groupe hedjazien, mis en seconde ligne, celui des Huḏayl, qui a toute-
fois la double particularité d’être bédouin d’une part et d’occuper le versant oriental
du Hedjaz d’autre part. Fārābī 2, au contraire, cite une tribu avant, celle de Qurayš,
qu’il met au premier rang du groupe de tribus qu’il nomme comme étant celles dont
on a tiré l’arabe (Qays, Tamīm et Asad) : le passage des Ṭayyi’ à une partie des
Ṭayyi’ et leur relégation en seconde ligne revient à limiter le domaine vers le Nord ;
l’adjonction d’une partie des Kināna, groupe hedjazien, à étendre le domaine vers
le Hedjaz et à atténuer le caractère artificiel de l’adjonction du seul groupe hedja-
zien des Qurayš (tribu de La Mecque) à un noyau dur, purement bédouin et central,
en restaurant, via Huḏayl et Kināna, une continuité territoriale entre Qurayš et les
tribus du Nejd.
Si la délimitation du domaine de l’arabe châtié constitue la différence es-
sentielle entre Fārābī 1 et Fārābī 2 (Fārābī 1 ne mentionne pas les Qurayš que Fārābī
2 met en première ligne), ce n’est pas la seule différence entre les deux textes. Une
seconde apparaît, après la ligne de fracture. Fārābī 2 maintient ce qu’affirme Fārābī
1, à savoir qu’on n’a rien pris des sédentaires (’ahl al-ḥaḍar dans Fārābī 1, ḥaḍarī
dans Fārābī 2), et, parmi les nomades (sukkān al-barārī, dans les deux textes), de
ceux de la périphérie (’aṭrāf al-bilād dans les deux textes), où ils avoisinent d’autres
nations, avec lesquelles ils se mélangent (les deux textes emploient les mêmes
verbes ǧāwara et ḫālaṭa et leurs dérivés). Mais alors que Fārābī 1 se contente d’af-
firmer qu’on n’a rien pris aux autres tribus que celles qu’il a nommées, du fait de
leur mélange avec des nations non arabes (qui, elles, sont nommées), Fārābī 2 cite
nommément ces tribus, ainsi que les différentes nations avec lesquelles elles se mé-
langent. Mais cette différence est accessoire : Fārābī 2 ne fait ici que détailler Fārābī
1. Deux remarques, cependant : 1) les Qurayš, à tout le moins une partie d’entre
eux, peuvent difficilement passer, comme habitants de La Mecque, pour un groupe
nomade : on a ici un argument très fort en faveur de l’ajout ; 2) corollairement, les
Qurayš étant ajoutés, la mention « les plus grossiers et sauvages » (’ašadduhum
tawaḥuššan wa-ǧafā’an) disparaît du centre du texte pour réapparaître à la fin, sinon
dans la citation du Muzhir, du moins dans celle du Iqtirāḥ (cf. Annexe II).
80
L’édition Mahdi donne Ṭayy. IBN MANẒŪR (m. 711/1311), Lisān al-‘Arab, article ṬWY, t. II,
p. 632, indique que ce nom de tribu est de schème fay‘il, le yā’ étant une radicale, donc Ṭayyi’,
orthographe adoptée par RABIN, 1951, et que nous adopterons. Le même article indique que
l’adjectif de relation correspondant est ṭā’iyy.
CHAPITRE III 45
81
Dans le détail, on montrerait que les qualités attribuées à Qurayš dans Fārābī 2 sont les qualités
générales requises par Fārābī 1 à l’alinéa 133.
82
Sur celle-ci et les différents points de vue dont elle est l’objet, cf. GILLIOT et LARCHER, 2003.
46 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
83
IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52.
84
Cf., ici même, chapitre I.
85
IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52. C’est cette expression qui, par réécriture, donne al-luġa al-fuṣḥā.
86
C’est le substantif correspondant à l’adjectif faṣīḥ.
CHAPITRE III 47
même si la luġat Qurayš est posée comme la luġa al-fuṣḥā, cette dernière n’en a
pas moins à voir aussi avec les parlers est-arabiques…
87
Sur cet auteur, cf. GILLIOT, 1999. Une phrase de la traduction de Rabin (« Their idiom [i.e. de
Qurayš] was adopted by the Qais, Tamīm and ’Asad ») constitue cependant un contre-sens.
88
Pour une vue d’ensemble, cf. GILLIOT, 1985-1986.
89
Il a pu aussi être abusé par les noms des sept tribus arabes figurant dans al-Nīsābūrī et dont six
sont dans Fārābī 2.
48 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Ḫuzā‘a wa-Quḍā‘a wa-ġayrihim wa-qāla laysa ḏālika min ‘ādat ’a’immat hāḏā al-
ša’n)90.
Ibn Mālik (m. 672/1274) est bien l’auteur d’un Tashīl, qui a été édité. Parmi
les commentaires de cet ouvrage, outre celui commencé par l’auteur lui-même et
poursuivi par son fils Badr al-dīn (m. 686/1287), mais demeuré inachevé91, en existe
bien un d’Abū Ḥayyān al-Ġarnaṭī (m. 745/1344). Celui-ci a été édité récemment
sous le titre al-Taḏyīl wa-l-Takmīl fī Šarḥ Kitāb al-Tashīl (éd. Ḥasan Hindāwī, Da-
mas, Dār al-qalam, 4 vols 1997-2000). Al-Suyūṭī connaissait bien cet ouvrage : on
en trouve des citations également dans al-Ašbāh wa-l-naẓā’ir (e.g. t. III, p. 85, 88).
Mieux : dans le Buġyat al-Wu‘āt, al-Suyūṭī consacre une longue notice à Abū
Ḥayyān92 ; il signale, sous son titre, l’existence du commentaire du Tashīl et celle
d’une « contraction » (muḫtaṣar), le Irtišāf, ajoutant : « On n’a pas composé sur
l’arabe d’ouvrage plus considérable que ces deux-là, ni plus compréhensif ni plus
exhaustif, sur le plan de la controverse et de la description, et c’est sur eux que je
me suis fondé dans mon ouvrage Ǧam‘ al-ǧawāmi‘ » (wa-lam yu’allaf fī al-‘ara-
biyya ’a‘ẓam min hāḏayni al-kitābayni wa-lā ’aǧma‘ wa-lā ’aḥṣā li-l-ḫilāf wa-l-
’aḥwāl wa-‘alayhimā i‘tamadtu fī kitābī Ǧam‘ al-ǧawāmi‘)93. À l’heure où j’écris
ces lignes [i.e. 2006], je n’ai pas encore pu consulter le Šarḥ al-Tashīl d’Abū
Ḥayyān94. Tout ce que je vais maintenant dire est donc susceptible d’être remis en
cause par une information nouvelle se trouvant, soit dans le texte même d’Abū
Ḥayyān, soit dans une note de son éditeur95.
Grâce au Iqtirāḥ, nous remontons le temps, par rapport au Muzhir, de plus
de cent cinquante ans. Néanmoins quatre cents ans séparent al-Fārābī d’Abū
Ḥayyān et on se demande a priori comment un faylasūf d’Orient du IVe/Xe siècle se
retrouve cité sous la plume d’un grammairien andalou du VIIIe/XIVe siècle. Ce fay-
lasūf et ce grammairien, il est vrai, présentent, dans leur itinéraire personnel, des
traits remarquables.
90
AL-SUYŪṬĪ, Iqtirāḥ, p. 20.
91
Cf. notre compte rendu (LARCHER, 1996).
92
AL-SUYŪṬĪ, Buġya, p. 121-123.
93
AL-SUYŪṬĪ, Buġya, p. 122.
94
Arnaud Chabrol, étudiant boursier à l’IFPO-IFEAD, l’a cherché en vain pour nous, jusque chez
l’éditeur. Celui-ci l’a informé que la première édition, tirée à 500 exemplaires, était épuisée. Un
autre étudiant d’Aix-en-Provence, Julien Leers, en stage à Damas, a constaté que la Maktabat
al-Asad ne possédait que le tome I. Enfin, notre collègue Reinhard Weipert, qui a signalé cette
édition dans sa bibliographie (WEIPERT, 2002) a bien voulu consulter pour nous l’exemplaire
qu’en possède la Staatsbibliothek de Munich. Il nous a informé que l’ouvrage ne contenait pas
d’index : la raison en est que les quatre volumes ne couvrent que les 14 premiers chapitres du
Tashīl, qui en compte 80. S’agissant d’une édition partielle et sans index, il est vain, en l’état de
la publication, d’y rechercher le texte d’al-Fārābī ! Que tous, collègue et étudiants, soient re-
merciés de leurs efforts.
95
[Note de relecture : un cinquième volume est paru à Damas en 2002, neuf autres à Riyadh entre
2005 et 2018. J’ai pu consulter les quatorze volumes parus de cette édition sur le
site https://www.waqfeya.com/book.php?bid=10697, le quatorzième s’arrêtant au ch. 60 (sur
80) du Tashīl. Je n’ai trouvé qu’une mention d’al-Fārābī, à propos de rubba, cf. infra].
CHAPITRE III 49
du lām avec le pronom est la manière de parler des autres tribus que Ḫuzā‘a » (wa-
fatḥ al-lām ma‘a al-muḍmar luġat ġayr Ḫuzā‘a) et Šarḥ al-Tashīl, t. III, p. 149 :
Tous les Arabes vocalisent a la préposition li- devant un pronom, sauf les
Ḫuzā‘a, qui la vocalisent i avec le pronom, comme elle l’est ailleurs qu’avec le pronom
dans tous les parlers (wa-kull al-‘Arab yaftaḥūna lām al-ǧarr al-dāḫila ‘alā muḍmar
’illā Ḫuzā‘a fa-’innahā taksiruhā ma‘a al-muḍmar kamā tuksaru ma‘a ġayrihi fī al-
luġāt kullihā).
96
Pas de commentaire, évidemment, dans le Šarḥ al-Tashīl, arrêté avant ce chapitre. RABIN (1951)
connaît la ‘aǧ‘aǧa des Quḍā‘a, qu’il cite trois fois (p. 10, 104, 199), mais qu’il décrit (p. 104),
non d’après le Tashīl, mais d’après le Šarḥ al-Alfiyya d’al-Ušmūnī (m. vers 900/1495) (édition
du Caire, t. IV, p. 211 [= t. IV, p. 82-83 de notre édition]).
97
ABŪ ḤAYYĀN, Irtišāf, t. II, p. 456. [Cf. églt. ABŪ ḤAYYĀN, Taḏyīl, t. XI, p. 286 : wa-qāla ba‘ḍ
’aṣḥābinā ’akṯar mā yaqa‘u li-l-taqlīl wa-bi-naḥw hāḏā qāla Abū Naṣr al-Fārābī fī Kitāb al-
ḥurūf lahu (« Un de nos maîtres a dit : dans la plupart de ses occurrences, il marque le peu ;
ainsi a dit Abū Naṣr al-Fārābī dans son Kitāb al-ḥurūf »).]
CHAPITRE III 51
collègue Weipert (Munich) m’a envoyé une photocopie de cette citation, qui con-
cerne également rubba. Mais ici a surgi un nouveau problème.
Al-Baṭalyawsī attribue à al-Fārābī l’opinion suivante (AL-BAṬALYAWSĪ,
Masā’il, p. 138) : wa-ra’aytu al-Fārābī qad ḏakara fī Kitāb al-ḥurūf ’annahā
takūnu takṯīran wa-taqlīlan, opinion répétée plus loin (AL-BAṬALYAWSĪ, Masā’il,
p. 140) : ’innahā takūnu takṯīran wa-taqlīlan kamā qāla Abū Naṣr al-Fārābī. Mon
collègue Salvador Peña Martin m’a fait parvenir une photocopie du manuscrit 1518
de l’Escorial (non utilisé par al-Samarrā’ī, qui utilise un manuscrit tunisois daté de
1299H) qui confirme la lecture d’al-Samarrā’ī.
Bien que la citation sur rubba faite par Abū Ḥayyān ne coïncide pas avec
celle faite sur ce même rubba par Ibn al-Sīd, elles ne sont pas cependant contradic-
toires : on peut en effet soutenir sans contradiction que rubba peut marquer le peu
et le prou, tout en marquant le plus souvent le peu. Les deux citations sur rubba
peuvent donc appartenir à un même développement sur rubba. Or, ce qu’il faut
remarquer, c’est que ce passage sur rubba (dans l’un ou l’autre des extraits) ne
figure pas dans l’édition Mahdi du Kitāb al-ḥurūf. Il faut donc conclure :
qu’al-Fārābī et son Kitāb al-ḥurūf étaient connus des grammairiens anda-
lous, depuis longtemps (au moins le début du VIe/XIIe siècle) ;
que la version qu’ils utilisent (et qui a quelque chance d’être la même, dans
la mesure où il y a un passage chez les deux sur rubba) est très différente de celle
publiée par Mahdi : c’est une version plus longue (dans la mesure où elle contient
des passages absents de l’autre). C’est une version postérieure (dans la mesure où
le texte sur la langue arabe a été réécrit).]
MAHDI (1969, p. 40-43) ne manque pas de relever qu’al-Suyūṭī met au début
de l’ouvrage d’al-Fārābī ce qui, dans le texte publié par lui, se trouve vers le milieu,
ce qui implique : soit que l’ouvrage cité par al-Suyūṭī est incomplet (il y manquerait
ce qui correspond à la partie I de l’édition Mahdi), soit que ce dernier ait été rejeté
après les parties II et III de l’édition Mahdi. Le nom même qu’al-Suyūṭī donne à
l’ouvrage Kitāb al-’alfāẓ wa-l-ḥurūf va dans le sens de la seconde hypothèse en
suggérant qu’il a sous les yeux un texte commençant par ce qui correspond à la
partie II de l’édition, qui traite de ’alfāẓ, et se poursuivant par ce qui correspond
aux parties I et III de l’édition, qui traitent tous deux de ḥurūf. On pourrait aussi
faire l’hypothèse de deux ouvrages réunis en un seul, un Kitāb al-’alfāẓ d’une part
et un Kitāb al-ḥurūf d’autre part.
Mais si l’hypothèse d’un arrangement différent suffit pour expliquer le nom
de l’ouvrage et la place du texte chez al-Suyūṭī, elle est insuffisante pour en expli-
quer les deux versions. Mahdi, qui a d’abord présenté Fārābī 2 comme le produit
tout à la fois d’un résumé de Fārābī 1 et d’adjonctions d’al-Suyūṭī (p. 40) ou de sa
source (p. 41), observant (p. 42) que Fārābī 2 est « plus détaillé » (’akṯar tafṣīlan)
que Fārābī 1, émet, sans crainte de se contredire, l’hypothèse d’une version origi-
nale du Kitāb al-ḥurūf « plus développée ». L’hypothèse de deux versions semble
appuyée par le fait que la collation du Kitāb al-ḥurūf avec les citations qui en sont
faites ultérieurement ne donne de concordance qu’avec le philosophe juif ibérique
52 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Shem-Tov ben Josef (Ibn) Falaquera (vers 1225-vers 1290)98. Mais, par rapport à
notre texte sur la langue arabe, une telle hypothèse revient à dire que ce ne serait
plus Fārābī 2 qui résume Fārābī 1, mais Fārābī 1 qui résume Fārābī 2 ! Ce qui nous
amène à la conclusion.
5. Conclusion
Sans prétendre résoudre ici l’« énigme » du Kitāb al-ḥurūf, il nous semble
cependant que les deux versions du texte sur la langue arabe sont susceptibles d’ap-
porter une lumière nouvelle. Dans la mesure où Fārābī 1, compte tenu de l’absence
de la « langue de Qurayš », ne peut pas être un résumé de Fārābī 2, où celle-ci, à
l’inverse, occupe la première place, on est peu tenté de faire l’hypothèse de deux
versions du Kitāb al-ḥurūf, l’une brève et l’autre développée ; on est beaucoup plus
tenté de faire celle de deux versions successives, faites par al-Fārābī lui-même à des
âges différents de sa vie. Fārābī 1 serait l’œuvre d’un homme jeune, élève de l’école
philosophique, essentiellement chrétienne, de Bagdad et qui développe, sur le lan-
gage, une thèse philosophique, sans se soucier des implications de cette thèse pour
la théologie islamique. Fārābī 2 serait celle d’un homme mûr ou déjà vieux, qui,
tout philosophe qu’il est, est en relation avec des philologues arabes et n’oublie pas
qu’il est musulman. Il corrige alors son texte pour le rendre conforme à l’ortho-
doxie99. D’autant que cette mise en conformité préserve l’essentiel de sa thèse phi-
losophique. Si, comme nous le pensons, al-Fārābī est à l’origine de la thèse qui lie
faṣāḥa et isolement (celui-ci préservant du « mélange » entraînant la « corruption »
de la langue)100, alors l’adjonction de Qurayš n’a aucun effet, comme le montre la
Muqaddima d’Ibn Ḫaldūn. Celui-ci reprend la thèse « fārābienne » en l’appliquant
à Qurayš : « et c’est pourquoi, la manière de parler des Qurayš était la plus châtiée
et la plus claire des manières de parler arabes, du fait de leur éloignement du terri-
toire des non-Arabes de tous côtés » (wa-li-hāḏā kānat luġat Qurayš ’afṣaḥ al-luġāt
al-‘arabiyya wa-’aṣraḥahā li-bu‘dihim ‘an bilād al-A‘āǧim min ǧamī‘ ǧihātihim),
écrit-il ch. 6, section 46 « De ce que la langue est un habitus technique » (fī ’anna
al-luġa malaka ṣinā‘iyya)101. On sent, dans tout ce chapitre, une inspiration
fārābienne (l’« habitus technique » rappelant l’ « habitude affermie » d’al-Fārābī),
98
Mon collègue d’hébreu Philippe Cassuto me signale deux sites où on peut trouver des rensei-
gnements sur Šem-Tov Falaquera (ou Palquera) : http://www.jewišencyclopaedia.com et
http://www.mith.umd.edu/steinschneider/english/Steinheb2.htm [malheureusement au-
jourd’hui disparus].
99
Le IVe/Xe siècle est celui de ces conflits. Cf., dans un ordre un peu différent, le cas du grammai-
rien al-Rummānī (m. 384/994), étudié par CARTER, 1984.
100
Bien que l’histoire de cette idée reste à faire, elle apparaît par exemple dans le Īḍāḥ (p. 89) d’al-
Zaǧǧāǧī (m. 337/948 ou 339-340/949-950), grammairien contemporain d’al-Fārābī et ayant étu-
dié à Bagdad, qui lie la naissance de la grammaire à la « corruption de la langue » due elle-
même au « mélange » des populations arabes et non arabes à Basra, cf., ici même, ch. IV.
101
IBN ḪALDŪN, Muqaddima, p. 1072. Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838) a traduit ce
chapitre (SILVESTRE DE SACY, 1829 [1973], p. 408-410), ainsi d’ailleurs que les autres chapitres
de la Muqaddima traitant de l’arabe (p. 410-432).
CHAPITRE III 53
102
Ibn Ḫaldūn connaissait bien al-Fārābī qu’il cite six fois dans la Muqaddima, dont plusieurs en
l’associant aux « philosophes d’Andalousie ». Par ailleurs son autobiographie (IBN ḪALDŪN,
Ta‘rīf, p. 16) mentionne explicitement le Tashīl d’Ibn Mālik comme un des ouvrages utilisés
dans sa formation. De par sa nature, cet ouvrage ne peut pas être utilisé sans commentaire [et le
Ta‘rīf (p. 17) en cite un, celui de l’un de ses maîtres, Abū ‘Abd Allāh Muḥammad Ibn al-‘Arabī
al-Ḥasāyirī (ou, selon une autre leçon, al-Ḥasā’idī). Ni l’éditeur du Ta‘rīf, ni son traducteur (IBN
ḪALDŪN, Voyage, p. 46) ne donnent la moindre information sur lui. GAL I, 359 signale 29 com-
mentaires du Tashīl et GAL S I, 522 cite nommément dix d’entre eux, mais non celui-là. S’agis-
sant de l’Ifrīqiyya d’une part, d’un contemporain d’Ibn Ḫaldūn d’autre part, on peut penser que
ce commentaire, qualifié d’« exhaustif » (mustawfā) par Ibn Ḫaldūn, se référait, entre autres, au
commentaire d’Abū Ḥayyān. Ce dernier peut donc être la source indirecte d’Ibn Ḫaldūn pour le
dernier paragraphe et une connaissance indirecte du Kitāb al-ḥurūf, via les « philosophes d’An-
dalousie », celle du reste du chapitre.]
103
IBN ḪALDŪN, Muqaddima, p. 1072.
54 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe I
Texte arabe et traduction française d’al-Fārābī, d’après AL-SUYŪṬĪ, Muzhir, t. I,
p. 211-212
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CHAPITRE III 55
Abū Naṣr al-Fārābī a dit au début de son ouvrage intitulé « Les expressions
et les articulations » : les Qurayš étaient les plus avisés des Arabes, en ce qui con-
cerne les expressions les plus châtiées ; ceux dont la langue a l’articulation la plus
aisée ; ceux dont l’usage est le meilleur; ceux exprimant le plus distinctement leurs
pensées ; ceux dont a été transmise la langue arabe et qu’on a pris pour modèle ;
ceux dont on a tiré le langage arabe, parmi les tribus arabes, qui sont les Qays, les
Tamīm, les Asad ; ce sont eux, en effet, d’où vient la plus grande part de qui a été
pris, eux dont on se recommande en ce qui concerne les mots étranges, la flexion
désinentielle et la syntaxe. [Viennent] ensuite Huḏayl, une partie des Kināna et cer-
tains Ṭā’iyy, mais on n’a rien pris à d’autres qu’eux parmi le reste des tribus arabes.
En somme, on n’a rien pris à un sédentaire, ni à ceux des habitants des steppes, qui
habitaient les confins du domaine arabe jouxtant les autres nations environnantes104.
On n’a rien pris, en effet, ni des Laḫm ni des Ǧuḏām, du fait de leur voisinage avec
les gens d’Égypte et les Coptes105 ; ni des Quḍā‘a, des Ġassān et des Iyād, du fait
de leur voisinage avec les gens de Syrie106, et dont la plupart sont chrétiens et ont
pour langue [liturgique] l’hébreu ; ni des Taġlib [et des Namir]107, car ceux-ci-
étaient, dans la Djéziré, voisins des Grecs108 ; ni des Bakr, du fait de leur voisinage
avec les [Nabatéens] et les Perses109 ; ni des ‘Abd al-Qays, parce qu’ils étaient les
habitants du Bahrein, mélangés avec les Indiens et les Perses110 ; ni des Azd de
Oman, du fait de leur mélange avec les Indiens et les Perses ; ni des gens du Yé-
men111, du fait de leur mélange avec les Indiens et les Abyssins112 ; ni des Banū
Ḥanīfa et des habitants113 de la Yamāma, ni des Ṯaqīf et des gens de Ṭā’if, du fait
de leur mélange avec les commerçants du Yémen114, qui résident chez eux ; ni des
104
Muzhir : al-muǧāwira li-sā’ir al-’umam ; Iqtirāḥ : allatī tuǧāwir sā’ir al-’umam.
105
Muzhir : li-muǧāwaritihim li-’ahl Miṣr ; Iqtirāḥ : fa-’innahum kānū muǧāwirīn li-’ahl Miṣr.
106
Muzhir : wa-lā min Quḍā‘a wa-Ġassān wa-Iyād li-muǧāwaritihim li-’ahl al-Šām ; Iqtirāḥ : wa-
lā min Quḍā‘a wa-lā min Ġassān wa-lā min Iyād fa-’innahum kānū muǧāwirīn li-’ahl al-Šām.
107
Muzhir : wa-lā min Taġlib wa-l-Yaman ; Iqtirāḥ : wa-lā min Taġlib wa-l-Namir. Le Iqtirāḥ per-
met ici de corriger une erreur manifeste des éditeurs du Muzhir. BLAU, 1869, a al-Namir, alors
même que RENAN, 1863, a al-Yaman : pour cette correction, confirmée par le Iqtirāḥ, et des
références, cf. BLAU, 1869, p. 582 et n. 7.
108
Muzhir : al-Yūnān ; Iqtirāḥ : al-yūnāniyya.
109
Muzhir : al-Qibṭ wa-l-Furs ; Iqtirāḥ : al-Nabaṭ wa-l-Furs. La leçon du Iqtirāḥ est meilleure.
110
Muzhir : wa-lā min ‘Abd al-Qays wa-Azd ‘Umān li-’annahum kānū bi-l-Baḥrayn muḫālaṭin li-
Hind wa-l-Furs « ni des ‘Abd al-Qays et des Azd d’Oman, parce qu’ils étaient, au Bahrein,
mélangés aux Indiens et aux Perses »; Iqtirāḥ : wa-lā min ‘Abd al-Qays li-’annahum kānū
sukkān al-Baḥrayn muḫālaṭin li-Hind wa-l-Furs wa-lā min Azd ‘Umān li-muḫālaṭihim li-l-Hind
wa-l-Furs. Nous suivons la version du Iqtirāḥ évidemment meilleure sur le plan géographique.
111
Iqtirāḥ ajoute ici ’aṣlan.
112
Iqtirāḥ ajoute ici wa-li-wilādat al-Ḥabaša fīhim (« et du fait de la naissance d’Abyssins parmi
eux »).
113
Muzhir : ’ahl ; Iqtirāḥ : sukkān.
114
Muzhir : tuǧǧār al-Yaman ; Iqtirāḥ : tuǧǧār al-’umam.
56 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
sédentaires du Hedjaz, parce que ceux qui ont transmis la langue des Arabes, les
ont trouvés, quand ils ont entrepris de le faire, déjà mélangés à d’autres nations que
la leur et ayant un langage corrompu. Et ceux qui ont transmis le lexique et la langue
arabe de ceux-ci et l’ont fixée dans un ouvrage, l’ayant fait devenir ainsi une science
et un art, ce sont seulement les gens de Koufa et de Basra, entre les métropoles des
Arabes. Fin. [Iqtirāḥ : Les activités, dont vivaient ces gens-là, sont l’élevage, la
chasse et le brigandage. Ce sont eux qui avaient l’âme la plus forte et le cœur le
mieux endurci, qui étaient les plus sauvages, dont le flanc était le plus inaccessible
et dont la protection était la plus forte, les préférés de la victoire et non de la défaite,
les plus difficiles à se soumettre aux rois, qui avaient les mœurs les plus grossières
et étaient les moins sujets à l’injustice et à l’humiliation. Fin]115.
Annexe II
Texte arabe et traduction française d’AL-FĀRĀBĪ, Kitāb al-ḥurūf, § 135, p. 147
|F LK2g "J6 KL .G6!E Uw `?~_ « RQ 6-V_ `A & (135)
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MO6W "E lg OE "JV+ a6A M,g r?, p,-W "E "]H pW¯ "aB
. 7 & C1 7 & p6A'& .O& +m& M1- "
115
Voici ce passage en transcription : wa-kānat ṣanā’i‘ hā’ulā’i allatī bihā ya‘īšūna al-ri‘āya wa-
l-ṣayd wa-l-luṣūṣiyya wa-kānū ’aqwāhum nufūsan wa-’aqsāhum qulūban wa-’ašaddahum ta-
waḥuššan wa-’amna‘ahum ǧāniban wa-’ašaddahum ḥimyatan wa-’aḥabbahum li-’an yaġlibū
wa-lā yuġlabū wa-’a‘sarahum inqiyādan li-l-mulūk wa-’aǧfāhum ’aḫlāqan wa-’aqallahum
iḥtimālan li-l-ḍaym wa-ḏilla.
CHAPITRE III 57
135. Et, toi, tu percevras cela distinctement, quand tu auras réfléchi à la si-
tuation des Arabes en la matière. Car, chez eux, il y a des habitants des steppes et il
y a des habitants des villes116. On s’en est surtout préoccupé, de l’an 90117 à l’an
200, et ceux à s’y être investis, parmi leurs métropoles, sont les habitants de Koufa
et de Basra, en Mésopotamie. Ils ont appris118 leur langue et ce qui en est châtié de
ceux des Arabes qui habitent les steppes et non des sédentaires, et, parmi les habi-
tants des steppes, de ceux qui se trouvent au centre de leur domaine et de ceux qui
sont les plus grossiers et sauvages et les moins soumis et dociles, à savoir les Qays,
les Tamīm, les Asad et les Ṭayy, puis les Huḏayl. Ce sont eux qui constituent la très
grande majorité de ceux dont a été transmis la langue des Arabes. Les autres, on ne
leur a rien pris, parce qu’ils se trouvaient aux confins de leur domaine, mêlés à119
d’autres nations que la leur et rapidement entraînés à soumettre leur langue aux
expressions de toutes les autres nations les entourant : Abyssins, Indiens, Perses,
Syriaques, gens de Syrie et gens d’Égypte.
116
Le projet d’édition de Mahdi a en plus wa-l-qurā wa-btada’ū yaǧ‘alūna lisānahum fī ṣinā‘a
munḏu istaqarrū fī al-’amṣār (« et des villages et ils ont commencé à disposer leur langue en un
art, depuis qu’ils se sont fixés dans les villes »).
117
Le projet ajoute min sinīhim (« de leur ère »).
118
Le projet a naqalū (« ils ont transféré ») au lieu de ta‘allamū.
119
Le projet a bi- au lieu de li-(ġayrihim).
58 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe III
Texte arabe et traduction française d’al-NĪSĀBŪRĪ, Ġarā’ib al-Qur’ān, t. I, p. 21.
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CHAPITRE III 59
Selon la plupart des savants, il s’agit [i.e. les sept ’aḥruf] de sept manières
de parler des Qurayš, qui ne discordent pas ni ne s’opposent, mais s’accordent sur
le plan du sens. Il est impossible, selon eux, qu’il y ait dans le Coran une manière
de parler que ne connaissent pas les Qurayš du fait qu’Allah – le Très-Haut – a dit
« nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple pour leur rendre
[les choses] distinctes ». C’est que les Qurayš sont les voisins [protégés] du sanc-
tuaire. Les différentes tribus arabes venaient chez eux pour le pèlerinage. Ils enten-
daient leurs manières de parler et choisissaient ce qu’il y a de meilleur dans cha-
cune. Ainsi leur parler est-il devenu pur et s’est-il ajoutée, pour eux, avec cela, la
connaissance de la manière de parler des autres. Et ce qui montre que les sept arti-
culations sont sept manières de parler s’accordant sémantiquement, c’est, à ce que
rapporte Ibn Sīrīn120, ce qu’a dit Ibn Mas‘ūd121 : « Récitez le Coran selon sept arti-
culations, car c’est comme, pour quelqu’un, dire halumma, ta‘āl, ’aqbil122 ». On a
dit : il s’agit de sept tribus arabes : Qurayš, Qays, Tamīm, Huḏayl, Asad, Ḫuzā‘a et
Kināna, du fait de leur voisinage avec les Qurayš. On a dit : il s’agit de sept, quelles
qu’elles soient, des manières de parler des Arabes, divergentes sur le plan de l’ex-
pression, mais convergentes sur celui du sens, du fait que le Prophète – Allah étende
ses bénédictions et sa protection sur lui ! – a dit : « il m’est possible de faire réciter
chaque peuple dans sa manière de parler ».
120
Traditionniste mort en 110/728.
121
‘Abdallāh b. Mas‘ūd, appelé aussi Ibn Umm ‘Abd, compagnon du Prophète, auquel est attribué
une recension du Coran, m. 32/652 ou 33/653, cf. EI2.
122
Les trois expressions sont synonymes et ont le sens de « Viens ! ».
Chapitre IV
AL-ZAǦǦĀǦĪ (1)
1. Introduction
Le texte, bien connu, que nous citons et traduisons en annexe, est extrait du
Kitāb al-Īḍāḥ fī ‘ilal al-naḥw d’al-Zaǧǧāǧī.
Al-Zaǧǧāǧī « le Zaǧǧāǧien » est le surnom sous lequel est connu Abū al-
Qāsim ‘Abd al-Raḥmān b. Isḥāq. Ce grammairien d’origine iranienne du IVe/Xe
siècle doit son surnom au fait qu’il étudia à Bagdad auprès du grammairien Ibrāhīm
b. al-Sarī al-Zaǧǧāǧ (m. 311/923-924). Il s’installa ensuite en Syrie, à Alep, puis à
Damas, avant de se rendre en Palestine, à Tibériade, où il mourut en 337/948 [ou
339-340/949-950].
On connaît un peu moins d’une vingtaine d’ouvrages d’al-Zaǧǧāǧī. Une di-
zaine environ ont été publiés. Parmi ceux-ci, deux se distinguent :
- le Kitāb al-Ǧumal, qui est un ouvrage de grammaire devant son nom au
fait, non qu’il traite de phrases, mais qu’il est constitué de « notes de synthèse »
(ǧumal) sur les différents chapitres de la grammaire. Il a été publié en 1926 à Alger
par Mohammed Ben Cheneb (1869-1929) et republié à Paris en 1957 ;
- le Kitāb al-Īdāḥ fī ‘ilal al-naḥw, qui n’est pas un ouvrage de grammaire,
mais sur la grammaire. Il a été publié par Māzin Mubārak au Caire en 1959, puis
republié à Beyrouth en 1973 et 1979.
Vers la fin des années 1960 et le début des années 1970, il y eut, avec l’ex-
plosion de la linguistique, celle d’une sous-discipline : l’histoire de la linguistique.
Le mouvement atteignit même les arabisants. De par sa nature même, le Īḍāḥ d’al-
Zaǧǧāǧī attira l’attention, en particulier celle de Kees Versteegh, qui le traduisit
*
Paru sous le titre « Les origines de la grammaire arabe, selon la tradition : description, interpré-
tation, discussion », in E. DITTERS & H. MOTZKI (éd.), Approaches to Arabic Linguistics, Pre-
sented to Kees Versteegh on the Occasion of his Sixtieth Birthday (Studies in Semitic Languages
and Linguistics 49), p. 113-134, Leiden, ©Brill, 2007. C’était la version écrite de la leçon So-
crates faite au séminaire du Pr. Dr. Andreas Kaplony, à l’Orientalisches Seminar de l’Université
de Zürich, le mardi 19 avril 2005. Que les collègues et étudiants de l’Orientalisches Seminar
soient remerciés pour leurs remarques et questions, dont a bénéficié la version finale.
62 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
dans le cadre de son MA (1971), et l’utilisa abondamment dans sa thèse Greek Ele-
ments in Arabic Linguistic Thinking (1977).
Néanmoins, c’est seulement en 1995 que Versteegh publia cette traduction,
sous le titre de The Explanation of Linguistic Causes. Az-Zaǧǧāǧī’s Theory of
Grammar.
L’ouvrage est typique du IVe/Xe siècle, en ce que s’y révèle partout l’in-
fluence de la falsafa (ou philosophie hellénisante), à commencer sur la forme même
de l’ouvrage : celle, dialectique, héritée de l’Antiquité grecque, par question et ré-
ponse.
Notre texte constitue le chapitre XIV (p. 89-90) de l’ouvrage. Il répond à la
question de savoir pourquoi la grammaire a été nommée naḥw en arabe. Notons que
c’est le même mot de ‘illa, pluriel ‘ilal, qui apparaît dans le titre du chapitre et dans
le titre de l’ouvrage. En revanche, dans la formulation de la question, au début du
chapitre, apparaît celui de sabab. Cela peut amener à penser que les deux termes
sont synonymes. Et c’est sûrement ce qui détermine Versteegh à traduire ‘ilal par
causes dans le titre de l’ouvrage et ‘illa et sabab dans le texte du chapitre par le
même mot de reason. Il existe cependant entre sabab et ‘illa la même différence
qu’en français entre cause et justification. La cause est objective et relève de l’ordre
logique : A parce que B. La justification en revanche est intersubjective et relève
de l’ordre dialectique : A car/puisque B. N’oublions jamais que le rapport des
autres disciplines à la falsafa est dialectique : par les questions qu’elle pose, la fal-
safa les oblige à répondre, en se justifiant.
Ce texte est capital, non seulement pour l’histoire de la grammaire arabe,
mais encore celle de la langue arabe. Telle qu’elle a été comprise par la tradition
arabe, la première tire en effet son origine de la « corruption » (fasād) de la seconde.
2. Description
Le texte nous dit où, quand et comment ce processus a lieu et il nous dit
aussi en quoi il consiste.
Où : à Basra, c’est-à-dire dans une des villes nouvelles créées à la suite de
la conquête islamique, ce qui répond en même temps à la question du quand : Basra
a été fondée en 16/637.
Comment : par un double processus de sédentarisation des Bédouins et de
mélange des populations arabes avec des populations non arabes. Apparaissent dans
le texte quelques termes fondamentaux. D’abord celui de ‘Arab, dans l’expression
’abnā’ al-‘Arab (littéralement « fils, enfants des Arabes »), opposé tout à la fois à
al-ḥāḍira et ’abnā’ al-‘Aǧam (littéralement « fils, enfants des non-Arabes »). Cela
veut dire que ‘Arab ne s’oppose pas seulement ici à ‘Aǧam comme Arabes à non-
Arabes (et, plus particulièrement, dans le contexte local, à Persans), mais encore
comme Bédouins à sédentaires. Au témoignage même d’IBN MANẒUR (m.
711/1311), Lisān al-‘Arab, art. ḤḌR, t. I, p. 658, « al-ḥaḍar, al-ḥaḍra et al-ḥāḍira
sont le contraire de al-bādiya et il s’agit des villes, des villages et de la campagne »
(al-ḥaḍar wa-l-ḥaḍra wa-l-ḥāḍira ḫilāf al-bādiya wa-hiya al-mudun wa-l-qurā wa-
CHAPITRE IV 63
l-rīf). Al-ḥāḍira désigne donc bien le pays sédentaire par opposition à al-bādiya ou
pays bédouin.
Voilà pour la sédentarisation. Venons-en maintenant au mélange des popu-
lations. Celui-ci n’est pas évoqué explicitement à travers le terme habituel de
muḫālaṭa, mais implicitement à travers celui de muwalladūna-īna. On traduit ordi-
nairement par « métis » (< lat. mixticius « mélangé »). On a voulu voir dans muwal-
lad l’étymon de « mulâtre » (KAZIMIRSKI, 1846-1847, art. WLD, t. II, p. 1603), via
l’espagnol mulato, mais ce dernier terme se rapporte peut-être plus simplement au
latin mulus/mula (« mule(t) », cf. en espagnol même, outre mulo/mula « mule(t) »,
muleto/muleta « jeune mule(t) »), à tout le moins a subi une contamination de cette
famille lexicale. Dans la même veine l’article MUWALLAD de EI2 indique qu’il
s’agit d’un « terme appartenant au vocabulaire des éleveurs et désignant le produit
d’un croisement (tawlīd) entre deux races animales différentes, donc un hybridé, un
sang mêlé » et que c’est par analogie que le terme a été étendu aux humains. Mais
l’article ne donne aucune référence pour ce sens, que nous ne trouvons pas, par
exemple, dans IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab, art. WLD, t. III, p. 980-981. La ques-
tion se pose donc au linguiste de l’articulation de la désignation historique du terme
et de sa signification. Morphologiquement, muwallad est le participe passif du
verbe wallada. Wallada est le factitif du verbe de base, mais il renvoie à l’actif ou
au passif de celui-ci, donc à walada-yalidu ou à wulida-yūladu, selon qu’il est dou-
blement ou simplement transitif. Le verbe de base walada-yalidu, simplement tran-
sitif, signifie « engendrer un enfant » (et plus particulièrement « accoucher d’un
enfant », s’il se dit d’une femme, ou « mettre bas un petit », s’il se dit d’une fe-
melle). Le verbe doublement transitif walladahā -hu signifie « faire en sorte qu’une
femme accouche ou qu’une femelle mette bas », c’est-à-dire l’aider à accoucher ou
à mettre bas. Muwallida est un des noms de la sage-femme (qābila). Le verbe sim-
plement transitif wallada signifie « faire naître quelqu’un » ou « générer quelque
chose ». Dans les deux cas, cependant, muwallad signifie, comme seul objet ou se-
cond des deux objets de wallada, « engendré ». C’est sûrement par l’idée de « mis
au monde » que le terme muwallad a pris, tout à la fois par métaphore et générali-
sation, le sens de « tout ce qui est nouveau, moderne » (al-muḥdaṯ min kull šay’,
IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab, art. WLD, t. III, p. 981). Il peut se dire, soit de
quelqu’un, soit de quelque chose : il se dit en particulier des « poètes modernes »
(al-muwalladūn min al-šu‘arā’) et des néologismes (summiya al-muwallad min al-
kalām muwalladan ’iḏā istaḥdaṯūhu wa-lam yakun min kalāmihim fīmā maḍā « ce
qu’il y a de muwallad dans le parler a été ainsi appelé, quand on le produit, sans
qu’il ait existé dans le parler auparavant »). Comme tout ce qui est nouveau, le
terme peut s’entendre en mauvaise part comme quelque chose de fabriqué, con-
trouvé, apocryphe. C’est sans doute par une extension de ce dernier sens que très
tôt le terme a pris le sens de « non purement arabe », pouvant se dire, là encore, soit
de quelqu’un soit de quelque chose, cf. IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab, art. WLD,
t. III, p. 981 : ‘arabiyya muwallada wa-raǧul muwallad ’iḏā kāna ‘arabiyyan ġayr
maḥḍ « de l’arabe ou un homme muwallad(a), s’il n’est pas purement arabe ». His-
toriquement, le terme s’est dit des enfants nés, à la suite des conquêtes islamiques,
64 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
d’unions mixtes, généralement entre des pères arabes et des mères non arabes. Si
donc l’on suit le mouvement sémantique suggéré par Lisān al-‘Arab, le sens de
« métis » n’est pas à mettre au départ, mais au contraire à l’arrivée d’un processus
d’évolution sémantique… Notons que ce dernier sens pourrait aussi s’atteindre par
un simple et banal processus de taḍmīn, consistant à « faire entrer » dans un mot le
sens de toute une collocation, muwallad étant mis pour muwallad min muḫālaṭat
al-‘Arab al-‘Aǧam (« issu/produit du mélange des Arabes et des non-Arabes »)123.
Maintenant, en quoi consiste précisément ce processus de « corruption de la
langue » ? Celui-ci est décrit à travers une anecdote mettant en scène Abū al-Aswad
al-Du’alī et sa fille.
La tradition a vu dans ce personnage du Ier/VIIe siècle le « père » de la gram-
maire arabe. Pourquoi lui plutôt qu’un autre ? D’abord, parce qu’il est d’origine
arabe : sa généalogie complète, telle que donnée par AL-ZUBAYDĪ (m. 379/989-
990), Ṭabaqāt, p. 21, le rattache aux Kināna, tribu de la région de La Mecque. Il
serait né vers 606 de notre ère et aurait séjourné chez les Qušayr d’Arabie centrale
(nous verrons ultérieurement l’importance de ces notations). Ensuite, rallié à ‘Alī,
il est nommé par ce dernier cadi puis gouverneur de Basra, en 36/656, mais la dis-
parition de ‘Alī en 41/661 ne l’empêche pas, comme le montre notre texte (et
d’autres sources) d’entretenir des relations avec le gouverneur omeyyade Ziyād b.
Abīhi (m. 53/673). Il serait mort vers 69/688. Enfin, il était également poète. Le
personnage est donc le prototype de l’Arabe sédentarisé, que son origine et son
parcours désignent comme un maître et un gardien de la langue. Il est de Basra,
dont la tradition ultérieure fera le siège de l’école dominante de la grammaire arabe,
et voir dans un Basrien le père de la grammaire arabe n’est rien d’autre qu’une
manière de signaler l’ancienneté du travail grammatical dans cette ville et surtout
son antériorité par rapport à l’école rivale de Koufa. ll est consensuel socialement
et politiquement : nomades et sédentaires, partisans de ‘Alī comme des Omeyyades
peuvent s’en réclamer.
Venons-en maintenant à l’anecdote elle-même. La fille dit à son père mā
’ašaddu l-ḥarri. Celui-ci interprète le propos comme une question sur la chaleur la
plus intense (« Quelle est la chaleur la plus intense ? ») et répond, par suite, al-
ramḍa’u fī l-hāǧira, c’est-à-dire « la canicule en plein midi ». Mais la fille rejette
cette interprétation lam ’as’alka ‘an hāḏā « je ne t’ai pas demandé cela », ajoutant
« je me suis étonnée de l’intensité de la chaleur » (’innamā ta‘aǧǧabtu min šiddati
l-ḥarri). « Alors dis, rétorque son père, mā ’ašadda l-ḥarra (« Quelle chaleur in-
tense ! ») ».
Autrement dit le père reproche à sa fille d’avoir confondu les structures in-
terrogative (istifhām) et exclamative (ta‘aǧǧub) et d’avoir employé l’une pour
l’autre. C’est cela un laḥn, autre terme fondamental apparaissant dans le texte : non
123
C’est un processus fondamental, tant dans le lexique de l’arabe classique (e.g. ǧihād « guerre
sainte » mis pour ǧihād fī sabīli llāh « combat pour Allah », siyāsa « politique », mis pour siyāsa
madaniyya (« gouvernement de la cité ») que dans celui de l’arabe moderne (ṭālib « étudiant »
mis pour ṭālib al-‘ilm « celui qui cherche le savoir », ’amīn « secrétaire » mis pour ’amīn al-sirr
« dépositaire du secret »).
CHAPITRE IV 65
pas une faute de langage en général, mais une faute contre la flexion désinentielle,
casuelle et modale, en particulier. C’est cette flexion qu’on appelle en arabe même
’i‘rāb. Une telle faute serait d’autant plus grave qu’elle créerait un quiproquo.
De cette anecdote, il existe plusieurs versions (comme le reconnaît le texte
lui-même) : VERSTEEGH (1997b, p. 58)124 cite la version donnée par al-Sīrāfī
(m. 368/979), dans son Aḫbār (éd. Krenkow, p. 19) avec les exemples de mā
’aḥsanu l-samā’i « What is the most beautiful thing in the sky ? » / mā ’aḥsana l-
samā’a « How beautiful is the sky ! ».
À travers cette anecdote, il s’agit en fait de mettre au centre de la ‘arabiyya
ou « langue des Arabes » le ’i‘rāb (mot étymologiquement lié à ‘Arab) et de sug-
gérer que ce ’i‘rāb est pertinent, en ce qu’il distingue des significations (muwaḍḍiḥ,
mubayyin, mufarriq, munabbi’… li-ma‘ānī al-luġa), pour citer ici quelques-uns des
mots que l’on relève dans les sources.
Et c’est l’aggravation de la situation qui amène à la constitution de la gram-
maire, son nom arabe de naḥw étant justifié par le fait que le grammairien se fait
l’indicateur de la « voie à suivre » (’unḥū hāḏā al-naḥw). Naḥw est en effet le
maṣdar du verbe naḥā-yanḥū, qu’on emploie toujours comme circonstanciatif, figé
à l’accusatif (naḥwa), de sens « vers ».
Peu importe si cette étymologie est fantaisiste ou non. Ce qui nous intéresse
ici, ce sont les différentes interprétations qu’un linguiste est susceptible de faire de
ce texte pour l’histoire de la langue.
3. Interprétation
3.1. De l’histoire…
124
Non repris dans VERSTEEGH, 2014.
66 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Als heilige Sprache des Islam, Organ der Gelehrsamkeit und höhern Wissen-
schaftlichkeit, Mittelpunkt oder vielmehr ausschliesslicher Gegenstand aller Schulphi-
lologie, steht das Altarabische seinem Abkömmling, dem Neuarabischen, in der An-
schauung des Morgenlandes selbst schroff gegenüber. Nur jenes heisst bei den Ge-
lehrten al-lughah, die Sprache, al-‘arabiyyah, das Arabische schlechthin, dieses al-lisān
al-‘āmm oder al-‘āmmī, die gemeine Mundart, la lingua volgare.
Il est clair, d’après la description même qu’en donne Fleischer, que l’ancien
arabe est l’arabe classique et le néo-arabe l’arabe dialectal et non moins clair que si
les deux variétés coexistent en synchronie, l’arabe dialectal est explicitement com-
pris comme étant historiquement le « descendant » (Abkömmling) de l’arabe clas-
sique.
Un peu plus loin (p. 4), il mentionne le moyen arabe. Il l’avait déjà exacte-
ment décrit (du point de vue de la linguistique historique) en 1847, à propos de la
langue d’un codex gréco-arabe, qu’il compare à celle des Mille et une nuits, aux-
quelles il avait consacré sa dissertatio en 1836 : « Wie in der Tausend und Einen
Nachten sind auch hier einzelne jener ältern Formen mit der neuern gleichsam noch
im Kampfe begriffen ; willkürlich tritt bald die eine, bald die andere ein »
(FLEISCHER, 1847, p. 155). L’état moyen d’une langue se caractérise en effet par
l’alternance, en synchronie, d’éléments interprétables, en diachronie, comme rele-
vant encore de l’état ancien (älter) ou déjà de l’état moderne (neuer).
Un de ses élèves, Ignaz Goldziher (1850-1921), dans un écrit de jeunesse
rédigé en hongrois et aujourd’hui traduit en anglais, compare explicitement la rela-
tion entre ancien arabe et néo-arabe à celle du latin et des langues romanes, appelées
jadis néo-latines (GOLDZIHER, 1994 [1878], p. 20) :
As French abandoned the case inflection of Latin and developed the Roman
synthesis into analysis, making de l’homme from hominis, so did the living Arabic of
today dissolve the old raǧulin into metā‘ r-raǧul ; as latin scrip-si developed into
French j’ai écrit (…), so was Old Arab[ic] aktubu turned into biddi aktub or bi-aktub.
du chapitre VI, lui-même consacré aux « sciences ». Pour Ibn Ḫaldūn, ce qu’il ap-
pelle « langue de Muḍar » (luġat Muḍar, al-lisān al-muḍarī) est la « langue pre-
mière » (al-lisān al-’awwal) et « originelle » (al-lisān al-’aṣlī) de l’Arabie et la
langue du Coran et du ḥadīṯ. Cette langue est parlée de manière d’autant plus châtiée
(faṣāḥa) que ceux qui la parlent sont plus éloignés des autres nations, « la manière
de parler des Qurayš étant pour cette raison la plus châtiée et la plus pure des ma-
nières de parler arabes » (wa-li-hāḏā kānat luġat Qurayš ’afṣaḥ al-luġāt125 al-‘ara-
biyya wa-’aṣraḥahā) : si l’on retraduit en termes géographiques la généalogie, l’ap-
pellation « langue de Muḍar » revient à désigner le centre et l’ouest de l’Arabie
comme le domaine de l’arabe faṣīḥ. Ibn Ḫaldūn fait ici la synthèse de deux thèses,
sur lesquelles nous reviendrons ci-dessous : d’une part la thèse philologique (qui
voit ce domaine comme constitué de deux sous-domaines dits Hedjaz et Tamīm)126,
et d’autre part la thèse théologique (qui identifie, sur la base de Cor. 14, 4, la langue
du Coran à la luġat Qurayš et, sur une base dogmatique, la luġat Qurayš à la luġa
al-fuṣḥā), tout en les croisant avec une thèse philosophique, issue du Kitāb al-ḥurūf
d’al-Fārābī (m. 339/950)127, et qui est le corollaire de la thèse liant « corruption »
et « mélange ». À l’inverse, cette langue est déjà corrompue dès l’époque préisla-
mique, là où les Arabes sont en contact avec d’autres nations, et se corrompt encore
davantage après la conquête islamique et les nouvelles fondations urbaines, et donc
en milieu sédentaire plus encore que nomade, jusqu’à donner naissance à de nou-
velles langues. L’originalité d’Ibn Ḫaldūn est en effet de ne pas considérer les dia-
lectes comme de simples formes dégradées de la « langue de Muḍar », mais comme
des variétés autonomes par rapport à celle-ci et distinctes d’elle, en ce qu’elles ont
substitué à la syntaxe basée sur la flexion désinentielle une syntaxe de position (al-
taqdīm wa-l-ta’rīḫ)128.
3.2. … à la sociolinguistique
125
C’est cette expression qui donne, par réécriture, celle d’al-luġa al-fuṣḥā.
126
Sur cette subdivision, cf. RABIN, 1951. On comprend pourquoi Abū al-Aswad al-Du’alī, natif
du Hedjaz, est dit avoir fait un détour par l’Arabie centrale…
127
Du moins la version de ce texte connue par AL-SUYŪṬĪ (m. 911/1505), Muzhir, t. I, p. 211-212
ou, mieux, Iqtirāḥ, p. 20, non celle publiée par Mahdi en 1969. Sur les deux versions de ce texte,
cf. LANGHADE, 1994, p. 248-258, et LARCHER, 2006a, repris, ici même, ch. III.
128
Sur Ibn Ḫaldūn et l’histoire de l’arabe, cf. VERSTEEGH, 1997a, p. 153-165, et LARCHER, 2006b.
129
Fleischer ne donne aucune référence pour ces deux expressions. C’est dommage, car si, à
l’époque où il écrit (milieu du XIXe siècle), l’expression al-‘arabiyya est, comme il le note, cou-
ramment utilisée, par une métonymie significative, pour désigner l’arabe classique, c’est l’ex-
pression d’al-luġa al-dāriǧa qui est utilisée pour désigner l’arabe dialectal. L’expression d’al-
luġa al-‘āmmiyya (vs al-luġa al-fuṣḥā) n’apparaîtra que vers la fin du XIXe siècle, du moins
comme nom de cette variété, mais dès le Moyen Âge, on la rencontre pour désigner un « vulga-
risme » au sein de la langue.
68 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Quant aux gens du commun qui parlent l’arabe sans flexion désinentielle, on les
comprend. Mais cela est seulement possible pour ce qui est bien connu et d’usage cou-
rant, ce dont on a une connaissance familière et est usité. Mais si, d’aventure, l’un d’eux
se risquait à éclaicir une ambiguïté, sans le faire comprendre au moyen de la flexion
désinentielle, il ne le pourrait pas (fa-’ammā man takallama min al-‘āmma bi-l-‘ara-
biyya bi-ġayr ’i‘rāb fa-yufhamu ‘anhu fa-’innamā ḏālika fī al-muta‘āraf al-mašhūr
wa-l-musta‘mal al-ma’lūf bi-l-dirāya wa-law iltaǧa’a ’aḥaduhum ’ilā al-’īḍāḥ ‘an
ma‘nā multabis min ġayr fahmihi bi-l-’i‘rāb lam yumkinhu ḏālika).
Alors que le chapitre XIV concerne le Ier/VIIIe siècle, le chapitre XVII con-
cerne l’époque d’al-Zaǧǧāǧī lui-même, c’est-à-dire le IVe/Xe siècle. La situation dé-
crite dans ce chapitre semble pouvoir être interprétée comme l’aboutissement du
processus décrit au chapitre XIV. Au Ier/VIIIe siècle le type ancien arabe commence
à se dégrader en type néo-arabe. Trois siècles plus tard, cette dégradation a abouti,
non à une substitution d’un type à l’autre, mais, le type ancien arabe subsistant, à
une coexistence des deux, chaque type étant caractérisé non seulement
130
La comparaison avec la situation italienne ne peut d’ailleurs être poussée trop loin sans aporie.
Le domaine arabe n’a pas connu la révolution qu’a connue le domaine roman (et, mutatis mu-
tandis, l’Europe entière), à savoir la promotion des langues « vulgaires » au rang de langues
littéraires, ce qui fera du latin (et seulement pour un temps, plus ou moins long selon les pays)
le véhicule de la seule culture savante. Ainsi, après Il cantico delle creature (1226) de Saint
François d’Assise (1182-1226), Dante Alighieri (1265-1321), logiquement, écrit La Divine Co-
médie en langue vulgaire, mais traite de celle-ci en latin (De vulgari eloquentia).
131
Ce terme, venu de la linguistique néo-hellénique (1885), a été explicitement introduit en lin-
guistique arabe par William Marçais (1874-1956), dans un article de 1930 (MARÇAIS, 1930)
avant que le concept ne soit théorisé, à partir de l’arabe et d’autres langues, par Charles A.
Ferguson (1921-1998), dans un article de 1959 (FERGUSON, 1959a). Pour le détail, cf. LARCHER,
2003a.
132
[Sur ce chapitre, cf. LARCHER, 2018a, repris ici même ch. VI.]
133
BLANC, 1979, p. 165, n. 20, traduit par « spontaneously » et VERSTEEGH, 1995, par « intuiti-
vely ».
CHAPITRE IV 69
134
On lira avec profit l’article Laḥn al-‘āmma, de EI2, dû à Charles Pellat (1914-1992).
135
[Cf., ici même, ch. VI]. On notera que dans l’unique manuscrit, daté de 617H, qui sert de base
à l’édition du Īḍāḥ, il y a dans l’avant-dernier paragraphe de ce chapitre XVII, une magnifique
faute de ’i‘rāb : lan yumkin ’aḥad [corrigé par l’éditeur en ’aḥadan] min al-muwalladīn ’iqāmat-
hu ’illā bi-ma‘rifat al-naḥw (« Nul, parmi les muwalladīn, ne pourrait l’établir (la poésie), sauf
par la connaissance de la grammaire »). L’absence du ’alif révèle au minimum qu’il n’est pas
prononcé, voire suggère que ’aḥad a été traité comme le sujet de yumkin et par suite ’iqāma
comme l’objet, ce que peut également suggérer le masculin yumkin.
70 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
4. Discussion
On le voit : tout tourne autour du ’i‘rāb, tant dans le texte d’al-Zaǧǧāǧī que
dans l’interprétation, tout à la fois historique et sociolinguistique, qui en est faite.
Pourtant, dès avant le XIXe siècle et l’essor de la linguistique historique, une tout
autre tendance était apparue chez certains arabisants. Dès le XVIIIe siècle, des arabi-
sants, également allemands d’ailleurs, comme Johann Davis Michaelis (1717-1791)
et Johann Gottfried Hasse (1759-1806), avaient développé ce que GRUNTFEST,
1991, qui l’a étudiée, appelle « An Early Theory of Redundancy of Arabic Case
Endings ». Notons qu’ils réinterprétaient des idées déjà exprimées, au XVIIe siècle,
par l’Italien Antonius ab Aquila (Antonio dell’Aquila), Franciscain envoyé en mis-
sion auprès des Chrétiens d’Alep et auteur de la première grammaire de la « langue
(arabe) vulgaire » (1650)136. Notons également que tous les arabisants du temps
savaient le latin et le grec : quand on a souffert dans sa jeunesse sur une version
grecque ou latine, on voit tout de suite la différence entre grec et latin classiques et
arabe classique. En grec et en latin, c’est la déclinaison qui permet de construire la
phrase ; en arabe, c’est la construction de la phrase qui permet de restituer la décli-
naison… Les grammairiens arabes le reconnaissent eux-mêmes implicitement, en
couplant, dans leur théorie, le ’i‘rāb au ‘amal : le ’i‘rāb est l’effet de l’« action »
d’un élément dit ‘āmil sur un autre dit ma‘mūl, ainsi lan, dit nāṣib, qui détermine le
naṣb (subjonctif) du muḍāri‘ (inaccompli) dit manṣūb. Par ailleurs, le fait même
que les grammairiens arabes cherchent des cas où cette flexion serait pertinente
suffit à prouver qu’elle ne l’est pas ! On voit tout de suite le caractère artificiel de
l’exemple proposé par al-Zaǧǧāǧī. Dans beaucoup de langues, structures interroga-
tives et exclamatives sont confondues, étant distinguées par l’intonation, ainsi en
français ou en allemand Quel artiste/Welche Künstler ? vs Quel artiste/Welche
Künstler !137.
Les exemples donnés de l’« aggravation de la situation », qui font défaut
chez al-Zaǧǧāǧī lui-même, mais qu’on trouve chez d’autres auteurs, ne sont guère
plus convaincants. Ainsi le fameux tuwuffiya ’abānā wa-taraka banūna (« notre
père est mort et a laissé des fils ») est si peu probant pour un fasād al-luġa interprété
en termes historiques que VERSTEEGH, 1997b, p. 51 et 2014, p. 57, qui le cite
d’après le Nuzha d’Ibn al-Anbārī (m. 577/1181), l’interprète en termes sociolin-
guistiques (alors même que l’anecdote concerne le temps de Ziyād, donc le
Ier/VIIIe siècle). En termes historiques, on se serait en effet attendu à l’emploi des
formes néo-arabes ’abū et banīn (respectivement nominatif de la flexion triptote
136
Cf. FÜCK, 1955 [1950], p. 78. Fück considère que la Fabrica overo Dittioniario della lingua
volgare arabica et italiana (1636) de Dominicus Germanus de Silesia (1588-1670) n’est pas,
malgré son titre, un dictionnaire, mais une introduction, presque sans valeur, à l’arabe vulgaire.
En tout cas, on voit que ce sont des clercs, Italiens ou liés à l’Italie, qui, sous l’appellation, valant
signature, de « langue vulgaire », sont les « inventeurs » de l’arabe dialectal. Cette double qua-
lité, jointe au fait qu’ils étaient des hommes de terrain et non de cabinet, les y prédisposait.
137
Ce dernier exemple est donné par le Dictionnaire général français-allemand/allemand français
de Pierre GRAPPIN et al. (Larousse, 1994), qui donne aussi en ce sens la structure, syntaxique-
ment contrastive, de Welch ein Künstler !.
CHAPITRE IV 71
que, La Mecque étant un centre de pèlerinage intertribal, les Qurayš avaient ainsi
pu « sélectionner » (taḫayyur) le meilleur de chaque parler arabe138 !
Mais une autre position, originale et marginale, est en train de gagner du
terrain. La poésie archaïque pratique la qāfiya muṭlaqa (« rime absolue »), c’est-à-
dire réalise les voyelles brèves u, a et i, avec ou sans tanwīn, uniformément comme
des voyelles longues ū, ā, ī. C’est dire si le tanwīn ne sert à rien139 ! La récitation
psalmodiée du Coran (taǧwīd) va plus loin : elle pratique généralement la qāfiya
muqayyada (« rime liée »), c’est-à-dire supprime les voyelles brèves u, a et i en
finale. Elle supprime également -un et -in, et réalise -an comme -ā. Cette pronon-
ciation pausale de -an en -ā est la seule trace de flexion casuelle qui apparaisse dans
le maigre matériel épigraphique conservé140 et c’est aussi sa seule manifestation
dans les dialectes modernes (marḥaban ou ’ahlan wa-sahlan prononcés marḥabā
et ’ahlā w-sahlā). Le cas du suffixe relateur -(V)n qu’on trouve dans maint dialecte
ancien et moderne est à disjoindre, dans la mesure où sa fonction (marquer la rela-
tion mawṣūf/ṣifa, celle-ci pouvant être un nom, un syntagme prépositionnel ou une
phrase) ne le relie en rien au tanwīn de l’arabe classique et amène à penser que c’est
la conservation d’un trait archaïque (cf. FERRANDO, 2000).
Qu’on doive supprimer les voyelles brèves en finale (y compris donc les
voyelles flexionnelles) est évidemment un argument en faveur de la non-pertinence
de cette flexion sur le plan syntaxique141. En revanche, qu’en dehors de la pause,
elle soit réalisée, suggère que cette flexion n’est pas syntaxique, mais prosodique.
L’idée était déjà émise au XIXe siècle par Johann Gottfried Wetzstein (1815-1905),
dans un article paru en 1868 (WETZSTEIN, 1868). Les historiens de la grammaire
arabe savent aujourd’hui, grâce à VERSTEEGH, 1981 [1983], qu’il s’est trouvé au
moins un grammairien arabe, Quṭrub (m. 206/821), pour anticiper cette idée. Nous
connaissons sa théorie grâce à AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, ch. VII, p. 69-71, bāb al-qawl fī
al-’i‘rāb limā daḫala fī al-kalām (« pourquoi la flexion s’est-elle introduite dans le
discours ? »), qui explique que pour Quṭrub les voyelles de flexion sont liées à l’en-
chaînement (waṣl) des mots dans la phrase. Des idées, sinon identiques, du moins
comparables sont défendues aujourd’hui par OWENS, 1998.
Un bon argument en faveur de la conception prosodique et non syntaxique
de la flexion peut être trouvé dans le traitement contradictoire de Ṯamūd dans le
Coran. Contradictoire, dans la mesure où il est traité partout comme un diptote sans
tanwīn Ṯamūd-u/a, sauf en 11, 68 ; 25, 38 ; 29, 38 ; 53, 51, où apparaît un ’alif.
Alors que Ḥafṣ (m. 180/796) ‘an (« transmetteur de ») ‘Āṣim (m. fin 127 ou début
138
Sur ces deux textes, cf. LARCHER, 2004 et 2005b et, ici même, ch. I et II.
139
Comme le suggère en outre la réalisation du ā long résultant de la qāfiya muṭlaqa comme …- an
(tanwīn al-tarannum) attribuée aux Tamīm, dans la récitation poétique (’inšād). Dans les deux
cas, on peut donc avoir l’article et voir et/ou entendre ā/an.
140
Un exemple dans l’inscription d’Umm al-Ǧimāl (Ve ou VIe siècle ap. J.C. ?), avec un mot lu
successivement par LITTMANN, 1929 et 1949, comme ġiyāran et ġafran. Nous parlons bien sûr
ici de la seule flexion marquée par des voyelles brèves.
141
Cf. l’analyse qui est proposée de Cor. 85, 21-22 dans LARCHER, 2005a [repris dans LARCHER,
2020, ch. III, p. 59-71].
CHAPITRE IV 73
128/745) (Coran du Caire) « neutralise » ce ’alif, Warš (m. 197/812) ‘an Nāfi‘
(m. 169/785) (Coran du Maghreb) le traite bien, en ces endroits, comme un triptote
avec tanwīn et lit Ṯamūdan. Pourquoi, donc, deux déclinaisons pour un même mot,
alors qu’aucune des deux ne sert à rien sur le plan syntaxique (en 17, 59, nous avons
un Ṯamūd complément d’objet sans ’alif) ? On a tôt fait d’observer que dans trois
des quatre cas où apparaît ce ’alif, Ṯamūd est coordonné à ‘Ād, également muni de
ce ’alif (et partout traité, lui, comme un triptote ‘Ād-u/a/i-n). L’apparition du ’alif
peut s’expliquer par un simple et banal ajustement forme/sens : c’est la coordination
syntaxique de deux mots qui, sémantiquement, vont ensemble, comme noms de
peuples « réprouvés », qui explique qu’on donne au second le traitement syntaxique
du premier. L’explication ne vaut cependant pas pour le quatrième cas (11, 68), où
Ṯamūd apparaît seul : (ka-’al-lam yaġnaw fīhā) ’a-lā ’inna Ṯamūda (Ḥafṣ)/an
(Warš) kafarū rabbahum ’a-lā bu‘dal-li-Ṯamūd[a]. Sauf à lire ce ’alif comme il est
écrit, c’est-à-dire non comme -an, mais bien comme -ā, auquel cas il forme aussitôt
assonance avec les nombreux -ā de son environnement syntaxique immédiat, que
nous avons mis en gras… On peut aller plus loin. Le début du verset, que nous
mettons entre parenthèses, va avec ce qui précède. Le reste s’organise en un paral-
lélisme marqué par l’anaphore de ’a-lā. On voit que si on lit, non bu‘dan, d’où, par
assimilation (’idġām) du nūn au lām bu‘dal-li-, mais bu‘dā, on n’a plus seulement
alors une assonance en ā, mais encore une rime interne en -dā, soit : ’a-lā ’inna
Ṯamūdā kafarū rabbahum ’a-lā bu‘dā li-Ṯamūd « Holà ! Oui, les Thamoud, ils ont
été infidèles à leur seigneur ! Holà ! Arrière aux Thamoud ! »142.
On ne perdra pas de vue que l’histoire de l’arabe est toujours dépendante
des idées du moment. Ainsi VERSTEEGH, 1984, surfant sur la vague des études
créoles, a proposé de réinterpréter le fasād al-luġa dans les termes d’un processus
de pidginisation-créolisation. La conquête islamique a pour effet de mettre en con-
tact des populations arabophones et des populations non arabophones. On peut donc
imaginer, pour les besoins de la communication, l’émergence de langues de contact
hétérogènes, ce qu’on appelait jadis des sabirs et qu’on appelle aujourd’hui des pid-
gins (FÜCK, 1955 [1950], p. 8, en fait déjà l’hypothèse). Si les enfants qui naissent
d’unions mixtes (les muwalladūn) la prennent pour langue maternelle, cette langue
de contact devient un créole. Et, enfin, si au contact de l’arabe, le créole se réarabise
(ou se décréolise), ce pidgin-créole décréolisé peut être vu comme le point de départ
142
Ṯamūd est loin d’être un cas unique. On peut également citer salāsilā de Cor. 76, 4 et qawārīrā
de Cor. 76, 15-16. Par ailleurs on a compris que, pour ma part, je ne considère pas -ā comme la
prononciation pausale de -an, mais -an comme une réinterprétation ultérieure d’un -ā « fonda-
mental ». L’inscription du Ǧabal Usays (528-529 ap. J.-C.) montre qu’avant l’invention du tā’
al-marbūṭa les deux réalisations d’un même morphème se traduisent par deux graphies : -h à la
pause, mais -t en liaison (il reste des traces de cet état de choses dans le ductus coranique, avec
des exemples de raḥmat ou ni‘mat). On voit d’autant moins pourquoi les deux réalisations pho-
niques du tanwīn-an de l’arabe classique auraient donné lieu dans le matériel préclassique à une
graphie unique (correspondant à -ā) que, dans les textes du moyen arabe, le suffixe relateur
- (V)n se traduit dans la graphie par un nūn.
74 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
143
Ma collègue Catherine Miller, consultée, m’indique qu’à l’heure actuelle le Juba-Arabic est
encore loin d’être un dialecte arabe. En outre les choses vont un peu dans tous les sens, mani-
festant des tendances contradictoires.
144
Cf., d’ailleurs, VERSTEEGH, 2004, lui-même.
145
Cf. LARCHER, 2006b.
CHAPITRE IV 75
ou régionales, bonnes ou mauvaises (cette hiérarchie suffit bien sûr pour ne pas en
faire des « variationnistes » avant l’heure !). Aujourd’hui, l’arabe dit classique est
généralement compris, non comme un état de la langue, mais comme une langue
standardisée, c’est-à-dire retenant certaines luġāt et en éliminant d’autres. Elle est
un aboutissement, non un point de départ, et, par suite, les dialectes arabes mo-
dernes ne sauraient en être des « corruptions ».
Dans la mesure où beaucoup des traits décrits par les grammairiens arabes
(notamment les plus anciens d’entre eux : Sībawayhi et al-Farrā’) se retrouvent,
identiques ou analogues, dans les parlers arabes d’aujourd’hui, il n’y a pas de raison
de penser qu’ils ne prolongent pas les anciens parlers arabes, selon des modalités
complexes en fonction des lieux et des temps (c’est le travail de la dialectologie
historique que de débrouiller l’écheveau). Simplement, même si les parlers arabes
d’aujourd’hui relèvent uniformément de ce qui est pour la linguistique historique le
type néo-arabe, on se gardera bien de croire qu’ils descendent uniformément d’un
type ancien arabe. L’opposition des deux types, compte tenu de la non-fonctionna-
lité de la flexion désinentielle en arabe classique même, apparaît très largement ou-
trée et, par suite, ils ont pu très bien coexister à date ancienne et, non pas en oppo-
sition, mais en continuité… Un argument en ce sens peut d’ailleurs être trouvé dans
la « faute » relevée dans l’un des deux plus vieux papyrus datés (22 de l’Hégire),
où l’on a Abū Qīr pour Abī Qīr (cf. DIEM, 1984, p. 271). Abū Qīr n’est pas un nom
arabe, mais l’arabisation d’un nom grec, qui est Apa Kyros. Pour parvenir à Abū
Qīr, il faut donc bien passer par Abā Qīr, réinterprété comme l’accusatif d’une
flexion triptote Abū/ā/ī. Cela n’empêche pourtant pas le scripteur d’utiliser le « no-
minatif » Abū Qīr à une place réclamant le « génitif » ! Le papyrus étant contempo-
rain de la conquête de l’Égypte (celle-ci, commencée en 18 de l’Hégire, s’achève
en 25 avec l’occupation définitive d’Alexandrie) et, plus précisément, de la fonda-
tion de Fusṭāṭ (22H), il paraît difficile, pour ne pas dire impossible, de voir dans ce
fait le signe d’une évolution d’un type à l’autre, liée au « métissage » des popula-
tions dans les centres urbains nouvellement créés à la suite de la conquête ! Et si on
a donc bien ici, en même temps, référence implicite au type ancien arabe et utilisa-
tion explicite du type néo-arabe, il vaut mieux y voir la continuation d’une situation
de langue « plurielle », non encore standardisée. Un autre argument dans le même
sens peut être trouvé dans le Coran même, avec les incertitudes de la flexion visible,
casuelle ou modale (pour des exemples et une analyse, cf. LARCHER, 2005a, repris
dans LARCHER, 2020, ch. III, p. 59-71).
5. Conclusion
Annexe
Texte arabe et traduction française d’AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 89-90
Si l’on demande pour quelle raison cette sorte de science a été appelée naḥw
et s’est vue attribuer ce nom, on répondra : la raison en est l’histoire rapportée au
sujet d’Abū al-Aswad al-Du’alī. Lorsqu’il entendit parler les métis d’Arabes à Bas-
ra, il réprouva les fautes de langage qu’ils commettaient, du fait de leur contact avec
la vie sédentaire et les enfants des non-Arabes. Une fille à lui lui dit un jour : « Papa,
mā ’ašaddu l-ḥarri ? [quelle est la chaleur la plus intense ?] — La canicule en plein
midi, ma petite fille, lui répondit-il, ou quelque chose de ce genre, car il y a diver-
gence dans le récit. — Je ne t’ai pas demandé cela, lui dit-elle, je me suis seulement
étonnée de la chaleur intense. — Alors dis, reprit-il, mā ’ašadda l-ḥarra ! [quelle
chaleur intense !] ». Et d’ajouter : « Nous appartenons à Dieu ; la langue de nos
enfants s’est corrompue ». Il songea à faire un ouvrage, où il rassemblerait les fon-
dements de l’arabe, mais Ziyād l’en empêcha. « Nous ne croyons pas, dit-il, que les
gens se fient à ce livre, ni qu’ils abandonnent la [bonne] langue et cessent de tirer
la pureté [linguistique] de la bouche des Arabes ». Et, ce, jusqu’à ce que les fautes
de langage se répandent, deviennent nombreuses et affreuses. Alors, il lui ordonna
de faire ce qu’il lui avait interdit. Et Abū al-Aswad fit un livre contenant la syntaxe
de l’arabe et dit aux gens : « Suivez cette voie », c’est-à-dire allez dans ce sens ;
naḥw signifie direction et c’est pourquoi la grammaire a été appelée naḥw.
On dit qu’il fut le premier à écrire dans un ouvrage que le discours est nom,
verbe et particule, dotée d’une valeur sémantique. Interrogé à ce sujet, il déclara :
« Je l’ai emprunté au commandeur des croyants ‘Alī b. Abī Ṭālib (Allah étende ses
bénédictions et son salut sur lui !) ».
Il arrive qu’un nom, un qualificatif ou un surnom l’emporte pour une chose.
Celle-ci est alors connue sous ce nom spécifiquement, à l’exclusion de tout autre
objet entrant dans la compréhension de ce nom. Le fiqh, on le sait, est l’intelligence
des choses. On dit « faqihtu le récit » aussi bien que « je [l’]ai compris » et un
homme faqīh ou faqih, c’est-à-dire qui comprend. Puis le fiqh est devenue la science
religieuse, spécialement. Et quand on dit un homme faqīh, on vise seulement
l’homme savant en matière de Loi, même si toute personne qui comprend une
science et y excelle est un faqīh en cette science. Et, de même, ṭibb est l’habileté.
C’est de là que l’on dit un homme de ṭibb et ṭabīb, s’il est habile. Puis ṭabīb est
devenu inséparable de ceux qui s’intéressent à la science des philosophes ayant pour
effet la conservation de la santé et, plus spécialement, permettant de la recouvrer.
Les exemples de ce genre de choses abondent.
Chapitre V
IBN ǦINNĪ
OU DISCOURS ÉPILINGUISTIQUE ?*
1. Introduction
*
Paru sous le titre « Parlers arabes nomades et sédentaires et diglossie chez Ibn Ǧinnī
(IVe/Xe siècle). Sociolinguistique et histoire de la langue vs discours épilinguistique », Al-
Qanṭara 39/2, 2018, p. 359-389 ©CSIC. Ce texte a fait l’objet de la 5e séance du séminaire de
Liège et d’une communication à ICHoLS XI (11th International Conference on the History of
the Language Sciences, Université de Potsdam (Allemagne), 28 août-2 septembre 2008).
80 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
le moins de certains d’entre eux, est vu comme la base de celui des sédentaires et
est devenu, à l’époque d’Ibn Ǧinnī, la variété haute (al-luġa al-‘arabiyya al-faṣīḥa
« la langue arabe châtiée ») dans l’exacte mesure où, comme il l’écrit (IBN ǦINNĪ,
Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 5), « nous ne voyons pratiquement pas de Bédouin faṣīḥ » (lā
nakādu narā badawiyyan faṣīḥan) ;
3) se demander, dans la mesure même où Ibn Ǧinnī cite une source anté-
rieure de près de deux siècles, s’il s’agit vraiment de sociolinguistique et d’histoire
de la langue ou seulement d’un discours de type épilinguistique : nous employons
ce dernier terme au sens littéral de discours sur (épi-) la langue, mais qui, du fait de
son opposition à (méta)linguistique, a gagné le sens technique de discours subjectif
et non pas objectif, concernant non la réalité, mais l’idée qu’on s’en fait.
Le texte qui intéresse Blanc et qu’il traduit page 171 (et que nous donnons
pour notre part en arabe et en traduction française en annexe comme texte n°1) ne
constitue que les onze premières lignes d’un long chapitre des Ḫaṣā’iṣ (t. II, p. 28-
40) intitulé « De cette langue : est-ce en un seul temps qu’elle a été instituée ou bien
une partie postérieure s’est-elle rattachée à une partie antérieure ? » (bāb fī hāḏihi
al-luġa : ’a-fī waqt wāḥid wuḍi‘at ’am talāḥaqa tābi‘ minhā bi-fāriṭ). Ibn Ǧinnī
indique lui-même qu’il a déjà traité de l’origine du langage au début de son ouvrage
(Ḫaṣā’iṣ, t. I, p. 40-47), dans les termes de l’alternative islamique : révélation
(’ilhām, également appelée waḥy « inspiration » ou tawqīf « arrêt » divin) ou mu-
tuelle institution (tawāḍu‘), encore appelée iṣṭilāḥ (« convention »). Alternative très
différente de l’alternative grecque, puisqu’elle exclut l’origine « naturelle » (phu-
sei), pour ne retenir que l’origine « institutionnelle » (thései), mais en subdivisant
celle-ci en divine vs humaine. La position d’Ibn Ǧinnī est que la langue a commencé
(ibtidā’) par une partie (ba‘ḍ) des deux façons mentionnées, mais qu’ensuite elle
s’est développée (taṣarruf, ziyāda), la partie initiale servant de « modèle » (qiyās,
litt. « mesure ») aux parties successives. Ce modèle concerne : 1) les ḥurūf (les ar-
ticulations) ; 2) le ta’līf (l’activité combinatoire) ; 3) le ’i‘rāb (la flexion désinen-
tielle casuelle pour les noms et modale pour le verbe inaccompli). Dans une telle
conception, il n’y a pas de place pour l’évolution et le changement. Les parlers
nomades sont donnés comme argument en faveur de cette conception. L’argument
est une analogie : de la même façon qu’une partie de la langue suit l’autre en l’imi-
tant, l’Arabe « châtié » (faṣīḥ) affirme ne rien faire d’autre qu’« imiter » (yaḥkī) son
père. Et c’est la mention des parlers nomades qui attire celle des parlers sédentaires.
À première vue, ils semblent être un contre-argument à la conception de la langue
comme imitation, à travers le temps, d’un modèle immuable. En fait, ils servent de
« repoussoir » : leur existence n’est absolument pas pensée en termes d’évolution
et de changement linguistiques, mais seulement d’abandon (tark), de contravention
(muḫālafa), de détérioration (’aḫallū)… En outre, l’altération ne concerne qu’un
des trois points, le ’i‘rāb, à l’exclusion des deux autres, les ḥurūf et le ta’līf. Il y a
donc focalisation sur le ’i‘rāb et, celui-ci étant posé comme pertinent (mubīn ‘an
CHAPITRE V 81
al-ma‘ānī), on comprend pourquoi les laḥn (les mauvais « sons », les dissonances)
sont considérées comme source de quiproquo.
C’est dans ce contexte que prend place la partie du texte qui nous intéresse
directement ici. Dans cette partie, une distinction est faite entre deux types de po-
pulations et deux types de parlers. Il s’agit donc bien d’une description sociolin-
guistique, au sens exact du terme, dans la mesure où une corrélation est faite entre
variété de langue et mode de vie de ses utilisateurs.
Ces deux types de populations sont, d’une part, al-‘Arab « les Arabes » et
d’autre part ’ahl al-ḥaḍar « les sédentaires ». Cette opposition suffit à spécifier ici
les « Arabes », non seulement dans le sens ethnique du terme, mais encore dans son
sens social, c’est-à-dire comme nomades (Bédouins). Ce sens s’est conservé dans
maint dialecte arabe d’aujourd’hui. Je me souviens d’avoir entendu, lors de mon
premier voyage en Syrie en 1969, un farouche nationaliste arabe du pays me dire
« qu’il avait des parents chez les Arabes » (‘indī qawārib ‘inda al-‘Arab) et avoir
mis quelque temps à comprendre que le ‘Arab du panarabisme s’exprimant en arabe
classique n’avait pas le même sens que le ‘Arab des dialectes… La traduction que
fait Blanc de ’ahl al-ḥaḍar par « townspeople » est trop restrictive. IBN MANẒŪR
(m. 711/1311), Lisān al-‘Arab, article ḤḌR, t. I, p. 658, indique explicitement que
« al-haḍar, al-ḥaḍra ou al-ḥāḍira sont le contraire de al-bādiya et il s’agit des
villes, des villages et de la campagne » (al-ḥaḍar wa-l-ḥaḍra wa-l-ḥāḍira ḫilāf al-
bādiya wa-hiya al-mudun wa-l-qurā wa-l-rīf).
Les deux types de parlers, quant à eux, sont distingués par l’étiquette de
faṣīḥ. Cette étiquette vaut cependant à la fois pour les locuteurs et pour leur langue.
On la trouve deux fois collée aux premiers, une fois sous forme de qualification (al-
‘Arab al-fuṣaḥā’) et une autre fois sous forme d’annexion (fuṣaḥā’ al-‘Arab)146.
Sous ses deux formes, cette étiquette dit la même chose : si seuls les « Arabes »
sont faṣīḥ, tous les « Arabes » ne le sont pas. Cela est confirmé par la seule fois où
faṣīḥ qualifie, non le locuteur, mais la langue, c’est-à-dire quand il est dit que « les
sédentaires ont délaissé le parler de ceux qui se rattachent à la langue arabe faṣīḥa
et y ont contrevenu » (qad tarakū wa-ḫālafū kalām man yantasibu ’ilā al-luġa al-
‘arabiyya al-faṣīḥa). Dans le contexte, cette périphrase (« ceux qui se rattachent à
la langue arabe faṣīḥa ») désigne tout à la fois les nomades (par opposition aux
sédentaires), mais seulement une partie d’entre eux. La corrélation entre variété de
langue et mode de vie de ses utilisateurs n’est donc pas parfaite et il faut, en bonne
logique, distinguer non seulement entre parlers nomades et sédentaires, mais en-
core, parmi les parlers nomades, entre ceux qui sont faṣīḥ et ceux, qui à l’instar des
parlers sédentaires, ne le sont pas.
146
Les deux expressions apparaissent dans le Kitāb de Sībawayhi, mais, selon l’article « Faṣīḥ »
de EALL (t. II, p. 87, 2007), dû à Georgine Ayoub, « The fuṣaḥā’ al-‘Arab are quoted for turns
of phrases which are marginal but nevertheless used by them, and which must therefore be taken
into account ». Si cela est, le sens de l’expression a évolué entre Sībawayhi et Ibn Ǧinnī…
82 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Si un lien peut être fait avec une situation de diglossie, ce n’est pas synchro-
niquement, mais diachroniquement. Ibn Ǧinnī ne prétend pas décrire la situation de
l’arabe à son époque. Il ne fait que citer une « opinion » (ra’y) qu’il approuve (wa-
huwa al-ṣawāb) de l’un de ses devanciers, Abū al-Ḥasan, kunya (teknonyme) du
grammairien al-Aḫfaš al-Awsaṭ (m. entre 210/825 et 221/835, selon EI2, 215/830
CHAPITRE V 83
selon EI3)147 et, qui, par suite, concerne (ou concernerait) une situation antérieure
de près de deux siècles. Mais pourquoi, se demandera-t-on, Ibn Ǧinnī fait-il un tel
retour en arrière ? La réponse se trouve dans un chapitre précédent des Ḫaṣā’iṣ (t. II,
p. 5-10), intitulé « On ne prend pas des sédentaires, comme on a pris des nomades »
(bāb fī tark al-’aḫḏ ‘an ’ahl al-madar kamā ’uḫiḏa ‘an ’ahl al-wabar) : nomades et
sédentaires sont désignés respectivement comme « gens du poil (de chameau) » et
« gens de la glaise », par allusion au matériau de base de leur habitat. Au début de
ce chapitre, Ibn Ǧinnī indique qu’il est impossible de prendre des sédentaires, du
fait de la « corruption » de leur langue, ajoutant que « si on savait que les habitants
d’une cité ont conservé leur faṣāḥa et qu’il n’est advenu aucune corruption dans
leur langue, il faudrait prendre d’eux comme on prend des nomades » (wa-law
‘ulima ’anna ’ahl madīna bāqūna ‘alā faṣāḥatihim wa-lam ya‘tariḍ šay’ min al-
fasād li-luġatihim la-waǧaba al-’aḫḏ ‘anhum kamā yu’ḫaḏu ‘an ’ahl al-wabar)
(IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 5). Autrement dit, pour Ibn Ǧinnī, les parlers séden-
taires sont uniformément « corrompus ». Dans le contexte, fasād est l’antonyme de
faṣāḥa et la faṣāḥa désignant le respect du ’i‘rāb, fasād désigne donc son non-res-
pect. Mais voici ce qu’Ibn Ǧinnī déclare à l’alinéa suivant :
Et, de même, aussi, si s’était répandu chez les nomades ce qui a diffusé dans la
langue des sédentaires, à savoir la confusion et la détérioration linguistiques, la dispa-
rition de l’habitude, largement répandue, à bien parler, il aurait fallu rejeter leur langue
et ne pas accepter ce qui en vient. C’est d’ailleurs ce que nous faisons en ce temps qui
est nôtre, parce que nous ne voyons presque pas de Bédouin faṣīḥ. Et si, nous, nous
trouvons chez lui de la correction dans son parler, ne nous fait pour ainsi dire pas défaut
ce qui le gâte et le pourrit, lui ôte et l’amoindrit148.
Autrement dit, les parlers nomades contemporains d’Ibn Ǧinnī sont tout
aussi « corrompus » que les parlers sédentaires. Par suite, ce qu’Ibn Ǧinnī appelle
al-luġa al-‘arabiyya al-faṣīḥa, même si elle est à l’origine celle des « Arabes »
fuṣaḥā’, n’est plus la langue de personne (ou « presque ») : elle est bien devenue,
dans les termes de Ferguson, la variété « haute » d’une diglossie, dont les parlers,
tant sédentaires que nomades, constituent la variété « basse ». Toujours dans les
termes de Ferguson, cela veut dire que les parlers des nomades constituent non seu-
lement les « parlers primaires de la langue » (les parlers sédentaires étant des dia-
lectes secondaires), mais encore la variété qui s’est superposée à ces parlers. Et
alors que pour Ferguson, cette variété vient soit d’une époque antérieure, soit d’une
autre communauté linguistique, elle viendrait ici et d’une époque antérieure et
d’une autre communauté linguistique.
147
EI2 rappelle qu’il était l’élève du mu‘tazilite Abū Šamr. Ibn Ǧinnī étant lui-même mu‘tazilite, il
semble y avoir ici une « mu‘tazilite connection ».
148
IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 5. Ce passage (depuis « nous ne voyons plus… ») est cité par
CORRIENTE, 1976, p. 66, n. 1.
84 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Ce n’est donc pas le texte n°1 ici traduit et commenté qui constitue la des-
cription explicite d’une situation de diglossie. C’est seulement ce texte et celui qui
précède (que nous donnons en arabe et en traduction française en annexe comme
texte n° 2) qui constituent la reconnaissance implicite d’une telle situation.
Une telle reconnaissance correspond sûrement à la réalité. Pour la seconde
moitié du IVe/Xe siècle, nous avons le témoignage du géographe al-Muqaddasī
(m. après 378/988), qui oppose deux statuts (assimilables à deux variétés) de
l’arabe : d’une part l’arabe comme langue véhiculaire, véhicule de la culture sa-
vante, d’autant mieux maîtrisée par ses utilisateurs qu’ils ne sont pas eux-mêmes
de langue maternelle arabe ! La palme revient aux gens de Nišāpūr, capitale de l’état
iranien des Samanides et alors grand centre de culture islamique (à l’inverse il
blâme les fautes de flexion que fait le grand cadi de Bagdad dans son maǧlis, sans
que personne n’y trouve rien à redire : autrement dit, c’est toute une caste qui n’a
pas la maîtrise de la variété d’arabe normalement utilisée dans une situation « for-
melle »). Et d’autre part, l’arabe comme langue vernaculaire, variété qu’il appelle
lisān al-qawm (« langue du peuple ») et qu’il voit éclatée en luġāt muḫtalifa (« dif-
férentes manières de parler »)149.
Mais la meilleure image de la diglossie est donnée par… Ibn Ǧinnī lui-
même, à travers l’anecdote racontée par deux fois (IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. I, p. 76 et
p. 250), avec des variantes. BLANC, 1979, p. 172, n. 38, passe à côté d’elle, n’en
citant qu’une phrase, pour s’extasier de ce qu’un grammairien, cas qu’il pense
unique, « us[es] uninflected Arabic (…) in his discussions with his informants, to
see whether they use ’i‘rāb ». Par suite, il n’en tire pas tous les renseignements et
enseignements qu’on en peut tirer. Nous suivrons la seconde version, dont nous
donnons le texte arabe et la traduction en annexe comme texte n° 3, mais en signa-
lant en note les variantes de la première, la collation des deux versions permettant
une bonne interprétation de l’anecdote. Cette anecdote a un caractère ludique et,
plus encore, dialectique, un des deux interlocuteurs (Ibn Ǧinnī) cherchant à mettre
l’autre (que son nom complet, donné t. I, p. 76, désigne comme un Bédouin appar-
tenant à un groupe de Tamīm)150 en contradiction avec lui-même, en usant du pro-
cédé connu en français sous le nom de « plaider le faux pour savoir le vrai ». Il
commence en effet par lui demander « Comment peux-tu dire ḍarabtu
’aḫāka [« j’ai battu ton frère »] ? », suggérant ainsi que c’est la forme « incor-
recte ». À quoi l’autre répond « c’est ainsi que je dis » (c’est en effet la forme
149
Nous résumons ici LARCHER, 2006b, repris ici même chapitre VI.
150
Comme il apparaît sous un autre nom t. I, p. 250, l’éditeur des Ḫaṣā’iṣ (t. I, p. 250, n. 2) se
demande s’il s’agit du même ou d’une anecdote répétée avec deux personnages différents.
FÜCK, 1955 [1950], p. 136, se fondant sans doute sur le fait que le personnage dans les deux cas
est interpellé par la même kunya de Abū ‘Abdallāh, croise les deux noms et l’appelle Muḥam-
mad b. al-‘Assāf al-Šaǧarī, en renvoyant à des sources arabes. Curieusement, Fück ne s’intéresse
pas à cette anecdote.
CHAPITRE V 85
« correcte »). Le premier lui demande alors « Dirais-tu ḍarabtu ’aḫūka ? », qui a le
même sens, mais en substituant au cas accusatif, de règle en arabe dit classique, le
nominatif, fautif par rapport à l’arabe dit classique, mais usuel dans les dialectes,
où il n’y a plus qu’un cas, généralement le nominatif, et donc plus de cas. Il s’attire
la réponse « je ne dirai jamais ’aḫūka ». Il ne faut jamais dire jamais ! Le premier a
alors beau jeu de faire observer au second qu’il dit pourtant : ḍarabanī ’aḫūka
(« Ton frère m’a frappé »), forme correcte de l’arabe dit classique. Le second con-
firmant que c’est bien ce qu’il dit, le premier enfonce alors le clou : « N’as-tu pas
prétendu que tu ne disais jamais ’aḫūka ? ». Celui-ci alors explose et, notons-le,
d’une manière fort peu classique : ’ayš ḏā (« Qu’est-ce donc là ? »). L’éditeur a
beau vocaliser ’ayšin, y voyant sans doute la contraction de ’ayyu šay’in, les docu-
ments originaux151 montrent que la réalisation ’ayšin existe, mais écrite ’yšn, avec
nūn inscrit : il s’agit alors non du tanwīn de l’arabe classique, mais du « suffixe
relateur »152 apparaissant dans le contexte syntaxique nom qualifié/qualification
(mawṣūf/ṣifa), la qualification étant soit un syntagme nominal soit un syntagme pré-
positionnel, soit une phrase (e.g. ’ayšin kān « quoi que ce soit »). Ce qui n’est pas
le cas ici où ḏā est un des deux constituants majeurs d’une phrase nominale, au sens
de la grammaire arabe, c’est-à-dire à tête nominale, laquelle est une phrase segmen-
tée, au sens du linguiste suisse Charles Bally (1865-1947), la segmentation étant
marquée par une pause entre les deux constituants (BALLY, 1965)153. Dans la phrase
de conclusion (« les deux façons de parler ont divergé etc. »), apparaissent même
un nom pour diglossie (ǧihatā al-kalām) et la description de ce en quoi ces « deux
façons de parler » ont divergé (iḫtalafat). Dans l’une, celle que nous appelons
« classique », le nom apparaît au nominatif quand il est sujet et à l’accusatif quand
il est objet. L’arabe pratiquant la scriptio defectiva, les grammairiens donnent gé-
néralement comme exemple de nom fléchi l’un des « six noms » (al-’asmā’ al-
sitta)154 : les cas étant marqués par des voyelles longues, la flexion est non seule-
ment audible, mais encore visible et, par suite, incontestable. Dans l’autre, celle que
nous appelons « dialectale », le nom apparaît sous la même forme qu’il soit sujet
ou objet. Cette forme est généralement pour les « six noms » celle du nominatif,
même si ponctuellement on trouve dans tel ou tel dialecte, celle de l’accusatif155 ou
151
Cf. BLAU, 1966, p. 141. On trouve aussi ’šn. Pour les différentes interprétations possibles, voir
LARCHER, 2002-2003.
152
Selon la terminologie de AHMAD ALI, 1989-1991. Il existe sur ce tanwīn une riche littérature,
où se distingue tout particulièrement FERRANDO, 2000. Cf., également, en dernier lieu, LA
ROSA, 2016. Cette littérature montre : 1) que la voyelle de ce tanwīn est variable ; 2) que son
orthographe est variable et 3) que deux thèses s’opposent : résidu de l’arabe classique ou trait
archaïque, antérieur à l’arabe classique ?
153
Sur la phrase nominale de l’arabe comme phrase segmentée, cf. LARCHER, 2017, p. 25-27 : aux
éléments donnés comme preuves d’une pause traduisant la segmentation, on peut d’ailleurs
ajouter les exemples de kaškaša donnés par Sībawayhi dans le Kitāb, cf. infra 5.3.
154
Souvent réduits à cinq, han, du fait de ses évidentes connotations sexuelles, étant exclu par
« pudibonderie » : sur ce point, cf. SARTORI, 2010.
155
Spécialement dans les parlers bédouins à date ancienne. Sur ce point, cf. CORRIENTE, 1975,
p. 52.
86 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
du génitif156, alors que pour les autres formes de flexion visible de l’arabe dit clas-
sique (pluriel externe masculin et duel), c’est le cas régime (accusatif-génitif) qui
l’emporte dans les dialectes sur le cas sujet (nominatif), comme le montrent les
emprunts anciens (e.g. assassins) ou modernes (e.g. fedayin) à l’arabe. Enfin, le fait
même que le second interlocuteur, censé parler l’arabe fléchi, explose d’une ma-
nière fort peu classique suggère que des « deux façons de parler », l’une, la fléchie,
est l’expression surveillée et l’autre, la non fléchie, l’expression spontanée et, par
suite, que « les deux façons de parler » ne correspondent pas à des usagers, mais à
des usages différents, le même usager pouvant alterner les deux usages…
Du même coup, c’est la façon même dont la diglossie serait apparue dans
l’histoire de la langue qui devient éminemment douteuse. Ce que dit Ibn Ǧinnī peut-
il vraiment être interprété comme une description linguistique, relevant de la socio-
linguistique et de l’histoire de la langue, ou doit-il l’être seulement comme une
construction épilinguistique, relevant d’une histoire de ses représentations ?
Ibn Ǧinnī, on l’a dit, on le redit, ne se comporte pas en historien de la langue.
Simplement, il cite une source, antérieure de près de deux siècles, faisant état d’une
dégradation partielle de la flexion désinentielle dans les parlers sédentaires.
Comme, par ailleurs, il laisse entendre qu’à son époque les parlers nomades sont
tout aussi « corrompus » que les parlers sédentaires, ce qui devait arriver arriva : au
XIXe siècle, la linguistique historique, essentiellement allemande, réinterprétera, sur
le modèle des langues romanes (alors appelées « néo-latines »), le fasād al-luġa des
grammairiens arabes comme l’évolution d’un type ancien arabe (caractérisé par une
flexion désinentielle et donc plus synthétique et à ordre des mots plus libre) vers un
type néo-arabe (caractérisée par cette absence de flexion et donc plus analytique et
à ordre des mots moins libre), l’appellation de « moyen arabe » étant alors utilisée
pour désigner la période où cette évolution prend place (à partir du Ier siècle de
l’Hégire, achevée au IVe siècle) : l’expression achevée de cette thèse se trouve dans
‘Arabīya (FÜCK, 1955 [1950]) de Johann Fück (1894-1974), mais elle est formulée,
dès le milieu du XIXe siècle, par Heinrich Leberecht Fleischer (1801-1888), cf.
FLEISCHER, 1847, 1854. On peut également se reporter à Ignaz Goldziher (1850-
1921) (GOLDZIHER 1994 [1878], p. 20)157. Alors que pour la linguistique historique,
il y a changement de système linguistique, pour Ibn Ǧinnī, il y a seulement dégra-
dation du système existant : il faudra attendre Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406) pour voir
les parlers, tant nomades que sédentaires, reconnus comme des systèmes à part en-
tière (cf. VERSTEEGH, 1997c, LARCHER, 2006d).
Outre les éléments des deux textes précités, d’autres éléments chez Ibn
Ǧinnī vont dans le sens de cette thèse et, notamment, la remarque faite plus avant
dans le même chapitre d’où nous avons extrait le texte n°1, à savoir que (IBN ǦINNĪ,
Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 32) :
156
Conservé dans l’onomastique libanaise, cf. les patronymes d’Abiaad, Abizaid etc.
157
Pour une critique radicale de cette thèse et une hypothèse alternative, cf. OWENS, 2006.
CHAPITRE V 87
ils [i.e. les « Arabes »] ont (…) laissé une partie du discours figé, non fléchi (...).
Ils ont toléré ce qui ne s’accompagne pas sûrement d’ambiguïté, parce qu’eux, s’ils
craignent cela, ajoutent un mot ou deux (…). Ne vois-tu pas que qui ne fléchit pas et,
par suite, dit ḍaraba ’aḫūk li-’abūk peut parvenir, au moyen du lām, à distinguer le
sujet de l’objet ?
et confirme l’interprétation que nous avons faite des textes n°1 et 2 : Ibn Ǧinnī pose
bien une perte progressive de la flexion désinentielle, partielle à l’époque anté-
rieure, mais devenue totale à la sienne. Compte tenu de l’exemple même qu’il donne
(ḍarab(a) ’aḫūk(a) li-’abūk(a) « ton frère a frappé ton père »), on serait tenté de
dire que « ceux qui ne fléchissent pas » sont des sédentaires, d’origine non arabe,
mais arabisés, peut-être bilingues, parlant un arabe non seulement non fléchi mais
encore influencé par un substrat (ou adstrat) araméen : le lām arabe apparaît ici
comme le correspondant du lomad araméen, qui introduit le complément d’objet
déterminé (cf. BLAU, 1966-1967, p. 413-419). On pense d’ailleurs ici à ce que dit
Élie (975-1046), évêque nestorien de Nisibe, dans le sixième des sept débats qu’ils
a eus en 417/1026 avec le vizir Abū al-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī al-Maġribī (m.
418/1027) et consacré en son début aux mérites comparés des grammaires syriaque
et arabe (ÉLIE de NISIBE, Maǧlis, p. 366-372 de l’édition Cheikho). À la question
du vizir de savoir comment le syriaque distingue le sujet et l’objet du verbe,
l’évêque répond qu’il les distingue, du moins quand ils sont du même « genre »
(c’est-à-dire ont par exemple comme ici le même trait + humain), au moyen du
lām…
Pourtant, Ibn Ǧinnī, bien que natif de Mossoul, au centre d’une zone ara-
méophone, ne dit rien qui aille dans ce sens. Au contraire, il donne cet énoncé
comme argument dans la discussion, toute théorique, sur les deux opinions d’al-
Aḫfaš al-Awsaṭ, sur le changement, ou mieux, l’« altération » (taġyīr), concernant
spécialement la question de la flexibilité/inflexibilité (binā’) des noms (texte n°4).
Les noms inflexibles étaient-ils anciennement flexibles et sont-ils devenus
158
Le point d’interrogation manque à la fin de la note de Blanc. Blanc fait ici référence au chapitre
XVII du Īḍāḥ où al-Zaǧǧāǧī (m. 337/948 ou 339-340/949-950) distingue entre deux types
d’arabe, fléchi et non fléchi, comme étant respectivement ceux de la minorité (ou élite) et de la
majorité (ou masse). Il n’est pas sûr cependant qu’il s’agisse de deux variétés, haute et basse,
de la langue : il peut s’agir seulement de deux registres, soutenu et relâché, de la variété haute
(cf. LARCHER, 2018a, repris ici même chapitre VI).
88 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
159
Ducrot dans DUCROT et TODOROV, 1972, p. 24-27, ou DUCROT et SCHAEFFER, 1995, p. 24-25.
160
Le participe munāqil apparaît au vers 28 du poème en rā’ ‘ūǧū fa-ḥayyū (« Un détour, pour
saluer… ») du poète préislamique al-Nābiġa al-Ḏubyānī, mais Ibn Ǧinnī cite, pour sa part, ce
participe dans un vers de Ǧarīr (m. 110/728-729 ?).
161
La thèse selon laquelle, dès avant l’islam, tous les parlers arabes ne sont pas faṣīḥ, notamment
au Nord ceux des confins syro-mésopotamiens et au Sud ceux du Yémen est particulièrement
bien exprimée par IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. VI, section 46, dernier alinéa, p. 1072. Cette
thèse, qui fragilise celle du fasād al-luġa comme conséquence de la conquête islamique, est
CHAPITRE V 89
Or, Ibn Ǧinnī fait justement une référence remarquable à ce couple dans un
autre chapitre des Ḫaṣā’iṣ, intitulé fī marātib al-’ašyā’ wa-tanzīlihā taqdīran wa-
ḥukman lā zamānan wa-waqtan, à peu près « de la hiérarchie des choses et du fait
que la place qu’on leur donne est affaire de statut virtuel, non de moment et de
temps » (IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. I, p. 256-264, cf. annexe, texte n° 5). De ce chapitre,
on cite ordinairement le début et, dans ce début, plus particulièrement une phrase :
Ibn Ǧinnī indiquant, pour citer ici le premier exemple qu’il donne, à savoir que
qāma a pour « base » (’aṣl) qawama, ajoute (IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. I, p. 257) :
« Quant au fait qu’elle ait été employée à un moment du temps ainsi, puis qu’on
s’en soit détourné par la suite pour cette forme, c’est une erreur, à laquelle ne croit
aucun théoricien ».
On conçoit que ce passage ait fait jadis les délices des lectures « générati-
vistes » de la grammaire arabe traditionnelle. Il semble établir, en effet, de la ma-
nière la plus nette qui soit, que par ’aṣl, il faut entendre une base théorique et non
pas historique, bref ce qu’en grammaire générative on appelait une structure sous-
jacente abstraite et non une structure de surface concrète162. Mais on oublie qu’Ibn
Ǧinnī ajoute un peu plus loin (IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. I, p. 259-260) :
Sache, malgré cela, qu’une partie de ce que nous prétendons basique en ce sens
peut être articulée en l’état que nous prétendons tel, et c’est là le meilleur indice que la
représentation des états premiers que nous croyons être est juste. Ainsi les manières de
parler divergentes de deux tribus, comme celle du Hedjaz et des Tamīm. Nous disons,
n’est-ce pas, de l’impératif du verbe redoublé dans la manière de parler tamīmite, par
exemple šudd- (…) que la base est ušdud (…). Or, malgré ce [que nous avons dit pré-
cédemment de la base], telle est la manière de parler des gens du Hedjaz, qui est la
manière la plus châtiée et la plus ancienne.
Ibn Ǧinnī donne ici l’exemple des deux formes de l’impératif du verbe re-
doublé, toujours enseignées à l’école et que les anciens grammairiens appelaient
« tamīmite » et « hedjazienne ». Pour Ibn Ǧinnī, la forme tamīmite šudd- (l’éditeur
ne met pas de voyelle : on verra plus loin pourquoi) a pour « base », au sens qu’il a
défini, ušdud. Mais cette forme est en même temps celle employée par les gens du
Hedjaz. Elle n’est donc pas une structure abstraite, mais concrète et la « base » n’a
pas seulement une antériorité logique, mais historique, Ibn Ǧinnī qualifiant la « ma-
nière de parler du Hedjaz » de fuṣḥā et qudmā, où qudmā est à qadīm ce que fuṣḥā
est à faṣīḥ, le féminin de l’élatif. Attardons-nous un peu sur ce passage.
Qudmā est un écho direct du Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796 ?), d’où sort
tout droit le couple Hedjaz/Tamīm. S’il s’est imposé à la postérité, c’est parce que :
1) ce sont les deux groupes que Sībawayhi cite le plus, respectivement 54 et 62 fois
selon l’index de l’édition Hārūn du Kitāb, laissant ainsi loin derrière eux tous les
reprise, à titre d’hypothèse, par d’éminents linguistes, cf., notamment, Corriente et son concept
de Nabati Arabic (CORRIENTE, 1976 et, en dernier lieu, CORRIENTE, 2010).
162
Cf. CORRIENTE, 1976, p. 68, n. 1, qui traduit en anglais cette phrase avec le commentaire sui-
vant : « What Ibn Ǧinnī had in mind was a generative transformational phonology, not a histor-
ical phonetics with room for a succession of actual forms in usage ».
90 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
autres groupes, avec moins de vingt mentions pour quelques-uns et moins de dix
pour tous les autres (remarque : on a noté qu’Ibn Ǧinnī qualifiait Hedjaz, qui dé-
signe une région, de tribu, par métonymie pour l’expression qu’emploie Sībawayhi,
celle de « gens du Hedjaz » et qu’emploie lui-même Ibn Ǧinnī à la fin du passage
cité) ; 2) Sībawayhi les cite très souvent (25 fois, soit près de la moitié des fois,
selon ce même index, et ceci est plus important que cela) en opposition l’un avec
l’autre, l’un faisant en matière de phonologie, morphologie ou syntaxe ce que
l’autre ne fait pas et vice-versa : ainsi Ibn Ǧinnī donne-t-il comme autre exemple
de « base » qui est en même temps une forme concrète le participe passif du verbe
creux (e.g. mabyū‘ « vendu », vs mabī‘, qui est la forme « classique »)163. Mais alors
que SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 348, lui-même note que « certains Arabes le pro-
duisent selon la base » (wa-ba‘ḍ al-‘Arab yuḫriǧuhu ‘alā al-’aṣl), sans autre préci-
sion, Ibn Ǧinnī l’attribue expressément aux Tamīm, ce qui, soit dit entre paren-
thèses, relativise et fragilise l’idée de la langue (des gens) du Hedjaz comme « la
plus ancienne » ! Plusieurs arabisants ont valorisé cette opposition, dont ils ont
donné des interprétations linguistiques, notamment VOLLERS, 1906 [1981], avec
son concept de Umschreibung164 (le Coran, d’abord proféré dans le vernaculaire,
Volkssprache, de La Mecque, aurait été « réécrit » dans un parler est-arabique, à
l’origine de la langue écrite, Schriftsprache)165 ou RABIN, 1951, avec son concept
de West-Arabian. À l’inverse, nous proposerons une lecture plus épilinguistique
que linguistique du couple Hedjaz/Tamīm.
De toute évidence, Sībawayhi n’a pas une expérience personnelle directe de
la « langue des gens du Hedjaz », alors qu’il fait état d’une telle expérience pour
celle des Tamīm. En effet, alors qu’il peut dire « j’ai entendu un Tamīmite
dire… »166, il ne cite jamais « les gens du Hedjaz » que par ouï-dire167 et exemplifie
toujours leur langue, en dehors d’exemples de grammairiens, par des versets cora-
niques. D’où un linguiste conclura que la « langue des gens du Hedjaz » n’est rien
d’autre que le nom islamique de la langue du Coran et que les traits qui lui sont
attribués ne sont nullement des traits enregistrés sur le terrain, mais en fait ceux
résultant de l’examen objectif du ductus consonantique coranique (rasm). Ainsi la
forme hedjazienne de l’impératif (et, plus largement d’ailleurs, du jussif) du verbe
163
Cette forme se rencontre dans les dialectes contemporains : quel arabisant ne connaît pas le
célébrissime manyūk ?
164
[Note de relecture : en fait Umarbeitung (VOLLERS, 1906 [1981], p. 162), Vollers employant
généralement überarbeiten et ses dérivés (überarbeitet, Überarbeitung…)].
165
L’hypothèse d’une « réécriture » est cependant inutile. Il vaut mieux faire avec Paul Kahle
(1875-1964) celle d’une « classicisation » de la langue coranique par le biais des lectures gram-
maticales (qirā’āt) (Kahle 1948, 1949, 1959 [1947]). Un linguiste arabisant d’aujourd’hui ajou-
terait cependant que si ce sont les plus « classicisantes » de ces lectures qui l’ont emporté, la
Koranphilologie, au premier rang de laquelle les Ma‘ānī al-Qur’ān d’al-Farrā’ (m. 207/822),
exhibe une multitude de « lectures » non classiques…
166
Par exemple SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 180 sami‘nā ba‘ḍ banī Tamīm min banī ‘Adī ya-
qūlūna… (« nous avons entendu certains Banū Tamīm, des Banū ‘Adī, dire… »).
167
Par exemple SĪBAWAYHI, Kitāb, t. III, p. 555 wa-qad balaġanā ’anna qawman min ’ahl al-
Ḥiǧāz… (« il nous est revenu qu’un groupe des gens du Hedjaz… »).
CHAPITRE V 91
redoublé provient du fait qu’en ce cas le rasm exhibe deux consonnes identiques
successives. Outre l’impératif ušdud même, qu’on trouve dans Cor. 10, 88 et 20,
31, on peut citer le jussif fa-l-yamdud, qu’on trouve dans Cor. 19, 75. À l’inverse,
Cor. 3, 120 met les « lecteurs » (qurrā’) dans l’embarras. On a en effet le ductus y
(sans points)-ḍ (sans point)-r dans un contexte, l’apodose d’un système potentiel en
’in, où on a régulièrement en arabe coranique l’apocopé yaf‘al à la forme positive
et lā yaf‘al à la forme négative : on s’attendrait donc à avoir lā yaḍrur (ductus y-ḍ-
r-r). ‘Āṣim (m. fin 127 ou début 128/745), transmis par Ḥafṣ (m. 180/796), respecte
le ductus mais fait violence à la syntaxe en lisant yaḍurru (inaccompli indicatif),
tandis que Nāfi‘ (m. 169/785) transmis par Warš (m. 197/812) respecte la syntaxe,
mais fait violence à la morphologie, en lisant yaḍir, c’est-à-dire comme l’apocopé
d’un verbe creux ḍāra-yaḍīru, qu’on ne rencontre par ailleurs qu’une seule fois dans
le Coran, en 26, 50, sous la forme du nom d’action ḍayr168…
Pour la tradition islamique, cette identification n’a nul besoin d’être linguis-
tiquement fondée de manière indépendante : en fait, elle est scripturairement fondée
et, en particulier par Cor. 14, 4 qui proclame « nous n’avons envoyé d’envoyé que
dans la langue de son peuple pour qu’il leur rende [les choses] claires, distinctes »
(mā arsalnā min rasūlin ’illā bi-lisāni qawmihi li-yubayyina lahum). Ce verset a
servi de prémisse à un raisonnement de type syllogistique, qui, via la prémisse im-
plicite « Mahomet est l’envoyé d’Allah à son peuple », a conduit à la conclusion
que la langue du Coran était la langue même de Mahomet, c’est-à-dire le vernacu-
laire de La Mecque, ville natale de Mahomet, sise au Hedjaz, et territoire de la tribu
de Qurayš (c’est pourquoi cette langue est appelée, outre « langue (des gens) du
Hedjaz », « langue de Qurayš »), mais Sībawayhi lui-même n’emploie jamais cette
dernière expression, mais toujours et seulement la première. On a évidemment noté
l’origine coranique de l’expression lisān al-qawm dont se servait al-Muqaddasī
pour désigner l’arabe vernaculaire.
Mais cette langue étant celle choisie par Allah pour « faire descendre »
(tanzīl) le Livre, cette langue est en même temps posée comme al-luġa al-fuṣḥā.
Notons que Sībawayhi lui-même n’emploie jamais cette expression. Qudmā est
couplé chez lui (SĪBAWAYHI, Kitāb, t. III, p. 278) à ’ūlā (« première »), à propos
d’un autre trait « hedjazien », l’indéclinabilité des noms de forme fa‘ālī, quand ils
sont employés comme noms propres féminins, que les Tamīm à l’inverse déclinent,
sauf quand ils se terminent en rā’ (e.g. Faǧāri) : cette indéclinabilité étant considé-
rée comme la « base » (’aṣl), Sībawayhi en conclut que « la langue du Hedjaz est
la langue la plus ancienne et première » (wa-l-ḥiǧāziyya hiya al-luġa al-qudmā al-
’ūlā). Mais Sībawayhi n’emploie que l’expression de luġa qadīma ǧayyida
(« langue ancienne excellente ») à propos de la forme « hedjazienne » du jussif
(SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 473). Et il emploie celle d’« excellente langue du Hed-
jaz » (wa-hiya al-hiǧāziyya al-ǧayyida) à propos de la forme watid, qu’il considère
implicitement comme la « base », notant que les Tamīm par contraste, font subir
168
L’alternance dans le même sens d’un verbe redoublé (majoritaire) et d’un verbe creux (minori-
taire : une seule occurrence, deux avec la lecture de Warš ‘an Nāfi‘) pose alors le problème de
l’homogénéité de la langue coranique…
92 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
169
À l’inverse, Régis Blachère (1900-1973) parle d’anaptyxe, sans parler d’assimilation (donc
*watd > watid) (BLACHÈRE, 1952, p. 74)… Un linguiste parlerait plus prudemment de la coexis-
tence de variantes, dont l’une, watid, est devenue « classique ».
170
Sur l’archéologie du concept d’al-luġa al-fuṣḥā, cf. LARCHER, 2008.
171
Cf. SĪBAWAYHI, Kitāb, t. III, p. 541 et suivantes (bāb al-hamz). Sībawayhi indique explicitement
que le taḫfīf al-hamza regroupe trois cas : le taḫfīf proprement dit se traduisant par une hamza
bayna bayn, c’est-à-dire intermédiaire entre une vraie hamza (e.g. sa’ala) et une simple voyelle
longue (i.e. sāla, variante dont il a ouï dire l’existence), donc quelque chose comme saala ; sa
« mutation » (badal), par exemple ḫaṭiyya pour ḫaṭī’a, et sa « suppression » (ḥaḏf), par exemple
ḥawaba pour ḥaw’aba.
CHAPITRE V 93
difficile pour ne pas dire impossible de voir dans ušdud la « base » de šudd-. Même
si les verbes redoublés de l’arabe dit classique ont deux radicaux, -šdud en syllabe
fermée, mais šudd- en syllabe ouverte, une syllabe fermée est une syllabe se termi-
nant par une consonne, mais une consonne, comme son nom même l’indique, ne
« sonne » qu’avec l’appui d’une voyelle… : il vaut donc mieux voir dans šudd- un
impératif fait (ou refait) sur le radical majoritaire de l’inaccompli. Et de même ce
n’est pas le mā « hedjazien », gouvernant apparemment172 l’accusatif, qu’a retenu
l’arabe classique, mais le mā « tamīmite », gouvernant apparemment le nominatif,
SĪBAWAYHI, Kitāb, t. I, p. 59, indiquant en effet explicitement que c’est celui-ci,
non celui-là, qui est la « règle » (qiyās)…
Cela étant, il y a tout autant de « tamīmismes », qui ne sont pas davantage
les traits de la langue classique, mais qui ont l’avantage, sur les « hedjazismes »
seulement attestés par le rasm coranique, d’être, au moins pour certains d’entre eux,
toujours attestés par les dialectes arabes modernes : ainsi, la taltala (le fait de voca-
liser i le préfixe de l’inaccompli) ou la kaškaša (le fait de transformer à la pause le
pronom affixe de 2e personne du féminin singulier -k(i) en š pour le distinguer du
masculin -k(a))173. D’une certaine manière, les grammairiens arabes ultérieurs, tout
en étant obligés, pour des raisons théologiques, de poser langue du Coran = langue
de Qurayš = al-luġa al-fuṣḥā ont parfaitement compris que celle-ci, en fait, était
une sélection de traits dans un ensemble de parlers… Le terme souligné apparaît
dans le scénario, proposé par al-Farrā’ et repris par IBN FĀRIS (m. 395/1004),
Ṣāhibī, p. 52-53, pour expliquer comment les Qurayš sont devenus les plus châtiés
des Arabes et, donc, leur langue al-luġa al-fuṣḥā : parce que, comme gardiens d’un
sanctuaire objet d’un pèlerinage panarabe, ils ont pu ainsi « choisir » (taḫayyur) le
meilleur de chaque parler arabe174.
172
Du fait de la présence d’un ’alif dans le rasm, comme dans Cor. 12, 31 « lu » mā hāḏā bašaran
(« ce n’est pas un homme »). Si le -ā est une certitude, le -an, lui, n’est qu’une hypothèse, voire
une construction de grammairien, provenant de la réinterprétation de plusieurs faits : l’un, in-
discutable, est la prononciation -ā de segments -an, n’ayant rien à voir avec le tanwīn de l’arabe
classique, comme le -an de l’énergique : prononciation attestée par Cor. 96, 15 où la-nasfa‘an
est en fait écrit la-nasfa‘ā (on pourrait éventuellement y ajouter le Yōḥanan de l’hébreu-araméen
donnant Yūḥannā en arabe) ; l’autre, issu de la tradition grammaticale arabe, est l’alternance
ā/an, certains Arabes dans certains registres prononçant -an ce que d’autres prononcent -ā (tan-
wīn al-tarannum). On pourrait y ajouter un phénomème d’entrecroisement avec l’état empha-
tique du syriaque : DYE, 2017, p. 352-353, a rappelé que dans la formule millata Ibrāhīma
ḥanīfan (> ā), ḥanīfan se comprenait mieux comme un calque syntaxique de l’état emphatique
du syriaque que comme un tanwīn de l’arabe classique…
173
Comme pour le suffixe relateur, il existe une riche littérature sur la kaškaša, cf., en dernier lieu,
OWENS, 2013, qui a le mérite de proposer une interprétation originale de l’autre kaškaša, celle
consistant, non à remplacer -ki par š à la pause, mais à lui ajouter š (-ki > -kiš). Les exemples
donnés par SĪBAWAYHI, Kitāb, t. IV, p. 199, de la kaškaša qui nous intéresse ici confirment que
la phrase nominale de l’arabe est bien une phrase segmentée, la segmentation se traduisant par
une pause entre thème et propos : ’innaki ḏāhibatun > ’innaš ḏāhibah (« Oui, tu es en par-
tance »).
174
Sur le texte d’al-Farrā’, exhumé par Kahle et plusieurs fois commenté par lui (KAHLE, 1948,
1949, 1959 [1947]), et celui d’Ibn Fāris, cf. LARCHER, 2004, 2005b, repris ici même ch. I et II.
94 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
L’inclusion des Tamīm n’est pas davantage linguistique. Ce n’est que le co-
rollaire de la thèse liant la « corruption de la langue » à la sédentarisation et au
mélange des populations arabes et non arabes : si la langue se corrompt au contact
des non-Arabes, alors elle sera d’autant plus pure que ceux-ci sont plus isolés des
non-Arabes. Le Nejd, situé au centre de l’Arabie, se désigne lui-même comme ce
lieu idéal… Nous avons qualifié cette thèse de « philosophique », par rapport à la
précédente, que nous avions qualifiée de « théologique », parce qu’elle a été for-
mulée de manière particulièrement explicite par le philosophe al-Fārābī
(m. 339/950) dans le Kitāb al-ḥurūf. Celui-ci, poussant le raisonnement jusqu’à son
terme, omet même, très logiquement, les Qurayš, qui peuvent difficilement passer
pour un groupe nomade, de la zone de l’arabe châtié. Du moins dans la version de
son ouvrage publiée par MAHDI (1969, § 135, p. 147) et qui est très certainement la
version originale ; dans la version rapportée par AL-SUYŪṬĪ (m. 911/1505), Muzhir,
t. I, p. 211-212 et Iqtirāḥ, p. 19-20, les Qurayš, à l’inverse, occupent la première
place. Il y a eu très certainement une réécriture, peut-être par al-Fārābī lui-même,
de la première version pour concilier philosophie et théologie175. Du même coup,
on comprend mieux l’existence de « traditions » (ḥadīṯ) dont la plus célèbre fait
dire à Mahomet « je suis le plus châtié de ceux qui prononcent le ḍād bayda ’anna
je suis de Qurayš » (’anā ’afṣaḥu man naṭaqa bi-l-ḍādi bayda ’annī min Qurayšin),
avec bayda ’anna au sens controversé : dans le contexte, il devrait s’interpréter
comme « parce que », alors qu’ailleurs il signifie « bien que »176…
La conjonction du Hedjaz et des Tamīm est donc celle de la théologie d’une
part, de l’idéologie linguistique d’autre part, et, notamment, de l’idée que si la
langue « classique » n’est plus la langue de personne, elle l’a été, avec son trait
caractéristique, le ’i‘rāb, que les grammairiens doivent d’autant plus justifier que,
sur le plan linguistique, il ne sert strictement à rien…
6. Conclusion
Les extraits ici cités des Ḫaṣā’iṣ d’Ibn Ǧinnī emportent sans conteste une
double reconnaissance : celle, explicite, d’une différenciation entre parlers nomades
et sédentaires ; celle, implicite, d’une situation de diglossie. Notions dont conti-
nuent de se réclamer la dialectologie et la sociolinguistique arabes.
Le linguiste sera beaucoup plus réservé sur la caractérisation linguistique de
cette différenciation et la représentation de l’histoire de la langue qu’elle implique.
Il sera d’autant plus réservé sur cette caractérisation, résumée par le mot de faṣīḥ
(« châtié »), interprétable contextuellement comme mu‘rab (« fléchi »), qu’Ibn
Ǧinnī reconnaît explicitement deux choses : 1) aucun parler arabe nomade de son
175
Sur les différentes versions de ce texte, cf. LARCHER, 2006a, repris ici même ch. III.
176
Cf., en dernier lieu, BAALBAKI, 2014, p. 9. C’est comme si l’on avait voulu souligner malicieu-
sement le caractère apocryphe de telles traditions et controuvé de la thèse qu’elle véhicule, ce
qui pose une intéressante question : jusqu’à quel point les auteurs médiévaux sont-ils dupes des
thèses théologiques et ne pratiquent-ils pas en quelque manière un double langage, propre aux
univers dogmatiques ?
CHAPITRE V 95
temps ne relève plus du type « fléchi » ; 2) même à date ancienne, tous n’en rele-
vaient pas.
Qui ne voit la conséquence fâcheuse de 2) pour une « histoire » de la langue,
résumée par le concept de fasād al-luġa (« corruption de la langue »), interprétable
comme une évolution d’un type à l’autre ? Le point 2) veut dire en effet que les
deux types coexistaient déjà !
Par suite, la « territorialisation » de la luġa al-faṣīḥa (et la désignation, en
son sein, de la luġat ’ahl al-Ḥiǧāz ou al-luġa al-ḥiǧāziyya comme la luġa al-fuṣḥā)
apparaît comme une construction mi-théologique, mi-idéologique, poursuivant plu-
sieurs buts : l’un, spécifique, est de justifier la « classicisation », par les lectures
grammaticales (qirā’āt) du ductus coranique, de la langue du Coran et mettre ainsi
un terme au débat sur l’origine de l’arabe classique (est-ce la langue du Coran ou
celle de la poésie bédouine ?) ; l’autre, qui ne l’est pas, est de donner une base géo-
graphique à ce qui deviendra, après standardisation, l’arabe classique (ce que font
généralement les langues classiques), histoire de faire oublier leur caractère artifi-
ciel…
96 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe
Textes arabes et traductions françaises d’IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ
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Texte n° 2, t. II, p. 5
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CHAPITRE V 97
Texte n° 3, t. I, p. 250
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CHAPITRE V 99
Abū al-Ḥasan était d’avis que ce qui a été changé du fait de sa fréquence
d’emploi a été conçu par les Arabes avant même son institution. Ils ont su que cela
devait être fréquemment employé par eux et ils l’ont changé dès le début, sachant
que cette fréquence motivant le changement était inéluctable (…). Mais il [i.e. Abū
al-Ḥasan] avait également tenu pour possible qu’ils [i.e. les noms inflexibles] aient
été anciennement fléchis : lorsqu’ils ont été fréquemment [employés], ils ont été
ultérieurement altérés. Mais le [meilleur] dire est selon moi le premier, parce qu’il
prouve mieux leur sagesse [i.e. celle des Arabes] et atteste mieux de la connaissance
qu’ils ont du devenir des choses. Ils ont donc laissé une partie du discours figé, non
fléchi, ainsi ’amsi, hā’ulā’i, ’ayna, kayfa, kam, ’iḏ. Ils ont toléré ce qui ne s’accom-
pagne pas sûrement d’ambiguïté, parce qu’eux, s’ils craignent cela, ajoutent un mot
ou deux : cela a été pour eux plus léger que de s’infliger la différenciation de la
flexion et leur crainte de la déviation et du faux pas en cela. Ne vois-tu pas que qui
ne fléchit pas et, par suite, dit ḍaraba ’aḫūk li-’abūk peut parvenir, au moyen du
lām, à distinguer le sujet de l’objet, sans s’infliger la différence de flexion désinen-
tielle pour faire connaître le sens ? Car le fait, pour la flexion, de passer successi-
vement d’un type à l’autre, c’est comme, pour le cheval, poser alternativement ses
membres [entre les pierres] : seul en est capable, parmi les chevaux, le cheval racé
et bon marcheur, non le cheval de vile race et lourd.
177
P. 76 : Abū ‘Abdallah b. al-‘Assāf al-‘Uqaylī al-Ǧuṯī al-Tamīmī, des Tamīm de Ǧuṯa.
178
P. 76 : fa-qāla ’aqūlu ḍarabtu ’aḫāka (« “je dirai ḍarabtu ’aḫāka”, répondit-il »).
179
P. 76 : fa-’adartuhu ‘alā raf‘ fa-’abā wa-qāla… (« je l’invitai à mettre au nominatif, mais il
refusa et dit… »).
180
P. 76 fa-rafa‘a (« il mit au nominatif »).
181
P. 76 fa-hal hāḏā ’illā ’adall šay’ ‘alā ta’ammulihim mawāqi‘ al-kalām wa-’i‘ṭā’ihim ’iyyāhu
fī kull mawḍi‘ ḥaqqahu wa-ḥiṣṣatahu min al-’i‘rāb (« N’est-ce pas la meilleure preuve qu’ils
réfléchissent aux cas du discours et qu’ils lui donnent, en tout lieu, son dû et sa part de la flexion
désinentielle ? »).
100 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
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CHAPITRE V 101
Ce sujet engendre beaucoup d’illusion chez la plupart des gens qui l’enten-
dent, sans que dessous il y ait de réalité. C’est, par exemple, le fait que nous disions :
la base dans qāma est qawama ; dans bā‘a, baya‘a ; dans ṭāla, ṭawula ; dans ḫafa,
nāma et hāba, ḫawifa, nawima et hayiba ; dans šadda, šadada ; dans istaqāma, is-
taqwama ; dans yasta‘īnu, yasta‘winu ; dans yasta‘iddu, yasta‘didu. Cela crée l’il-
lusion que ces expressions et ce qui va dans leur sens, parmi ce dont nous préten-
dons qu’il a une base différente de sa forme apparente, pouvaient se dire et, par
suite, qu’on disait au lieu de qāma Zaydun qawama Zaydun et, de même, nawima
Ǧa‘far, ṭawula Muḥammad, šadada ’aḫūka yadahu, ista‘dada l-’amīru li-‘aduw-
wihi. Mais il n’en va pas ainsi, bien au contraire. En effet, on ne les a jamais énoncés
que sous la forme où tu les vois et les entends. Quand nous disons « ceci a pour
base telle chose », voici ce que cela signifie : que si cette chose apparaissait sous la
forme saine, sans subir de mutation, il faudrait que son apparition se fasse selon ce
que nous avons mentionné. Quant au fait qu’elle ait été employée à un moment du
temps ainsi, puis qu’on s’en soit détourné par la suite pour cette forme, c’est une
erreur, à laquelle ne croit aucun théoricien. (…) Sache, malgré cela, qu’une partie
de ce que nous prétendons basique en ce sens peut être articulée en l’état que nous
prétendons tel, et c’est là le meilleur indice que la représentation des états premiers
que nous croyons être est juste. Ainsi les manières de parler divergentes de deux
tribus, comme celle du Hedjaz et des Tamīm. Nous disons, n’est-ce pas, de l’impé-
ratif du verbe redoublé dans la manière de parler tamīmite, par exemple šudda,
ḍanna, firra, ista‘idda, iṣṭibba yā raǧul, iṭma’inna yā ġulām que la base est ušdud,
iḍnan, ifrir, ista‘did, iṣṭabib, iṭma’nin. Or, malgré ce [que nous avons dit précédem-
ment de la base], telle est la manière de parler des gens du Hedjaz, qui est la manière
la plus châtiée et la plus ancienne.
Chapitre VI
AL-ZAǦǦĀǦĪ (2)
1. Introduction
*
Paru sous le titre « Une relecture critique du chapitre XVII du Īḍāḥ d’al-Zaǧǧāǧī », in L.
EDZARD, M. SARTORI & P. CASSUTO (éd.), Case and Mood Endings in Semitic Languages –
Myth or Reality ?/Désinences casuelles et modales dans les langues sémitiques – Mythe ou ré-
alité ?, Abhandlungen für die Kunde des Morgenlandes 113, p. 45-67, Wiesbaden, ©Harrasso-
witz, 2018. C’est la version écrite de la communication faite au colloque du même nom tenu à
Aix-en-Provence, MMSH, le 27 mai 2016. L’hypothèse de lecture ici faite a été proposée une
première fois dans LARCHER, 2007, repris ici même ch. IV, avant de faire l’objet de la 6e séance
du séminaire de Liège et d’être ensuite développée à plusieurs reprises dans le séminaire Lin-
guistique arabe et sémitique du Master2 Recherche Mondes arabe, musulman, hamito-sémitique
d’Aix-Marseille Université.
182
Le point d’interrogation manque à la fin de la note de Blanc. Comme le note Blanc, Ibn Ǧinnī
se réfère lui-même à un autre endroit de son ouvrage (IBN ǦINNI, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 32) à « ceux
qui ne fléchissent pas » (man lā yu‘ribu).
104 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
traduction du chapitre XVII (p. 96-97), d’où est extraite l’expression relevée par
Blanc : « This is one of the few references to everyday speech in Arabic gramma-
rians » [c’est nous qui soulignons], ajoutant :
there is very little information about the normal speech of common people. The
disappearance of the case-endings –one of the most obvious caracteristics of the mod-
ern Arabic dialects– is sometimes mentioned in connection with discussions about the
virtues of Bedouin speech.
2. Deux variétés…
Comme tous les chapitres du Īḍāḥ, le chapitre XVII s’ouvre par une ques-
tion : « À quoi sert d’apprendre la grammaire ? » (mā fā’idat ta‘allum al-naḥw). Si
la question se pose, c’est parce que « la plupart des gens parlent naturellement sans
flexion désinentielle, qu’ils ne connaissent pas, tout en comprenant les autres et en
[se] faisant comprendre d’eux ».
Les termes soulignés permettent de dessiner positivement, tout à la fois lin-
guistiquement et sociolinguistiquement, les contours de cette variété et, négative-
ment, ceux de l’autre variété.
« La plupart des gens » (’akṯar al-nās) : c’est donc le parler de la majorité.
« Naturellement » (‘alā saǧiyyatihim) : c’est donc le parler spontané : c’est
d’ailleurs par « spontaneously » que BLANC, 1979, traduit l’expression,
VERSTEEGH, 1995, choisissant pour sa part « intuitively ».
183
Ce qui ne veut pas dire que ce ne puisse pas l’être ailleurs, à commencer par Ibn Ǧinnī, qui
illustre son expression de man lā yu‘ribu par ḍarab(a) ’aḫūk(a) li-’abūk(a) « ton frère a frappé
ton père » : ce n’est pas de l’arabe dit classique (ce serait ḍaraba ’aḫūka ’abāka), mais un arabe
qu’on peut dire dialectal, avec sans doute un substrat syriaque (le lomad s’emploie en syriaque
avec un complément d’objet déterminé, cf. COSTAZ, 1992, p. 185 et ici même ch. V. En re-
vanche, il n’y a aucun exemple d’arabe non fléchi dans le texte d’al-Zaǧǧāǧī.
CHAPITRE VI 105
184
Par convention, ? note ici le ’alif.
106 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
(« la religion »), mais encore les « relations » (al-mu‘āmalāt) des hommes entre eux
(« la vie sur terre »). C’est seulement pour le second qu’al-Zaǧǧāǧī apporte une
justification proprement linguistique : « en fixer le sens exactement : en effet, les
significations ne s’en comprennent correctement qu’en leur payant l’intégralité des
droits qu’elles ont à la flexion désinentielle ». Autrement dit, la flexion désinen-
tielle, via une métaphore financière, est posée comme jouant un rôle dans l’inter-
prétation même de la tradition.
La réponse à la question est appuyée par un certain nombre de citations co-
raniques d’une part, de traditions d’autre part. Les citations coraniques, logique-
ment, précèdent les traditions. Tradition ne doit pas être entendu ici au sens, comme
précédemment, de tradition de Mahomet (’aḫbār al-nabī, ’aḥādīṯihi), mais à celui,
général, de propos rapporté de tel ou tel personnage. Les traditions, en ce sens, sont
classées grosso modo par ordre chronologique, en remontant le temps, et ordre
croissant d’importance des personnages auxquels elles sont attribuées : grammai-
riens, puis compagnons de Mahomet, parmi lesquels trois des quatre premiers ca-
lifes, Mahomet lui-même. Grosso modo, parce que la citation d’une tradition de
Mahomet n’empêche pas qu’elle soit suivie par celle d’un « ancien » (ba‘ḍ al-sa-
laf), non nommé, et une autre de ‘Alī, cousin et gendre de Mahomet et quatrième
calife « orthodoxe » (r. 35-40/656-661).
Commençons par les citations coraniques. On a d’abord le verset 2 de la
sourate 12 Yūsuf ’anzalnāhu qur’ānan ‘arabiyyan (« nous l’avons fait descendre en
un Coran arabe »), où le pronom affixe -hu du verbe ’anzalnā réfère à al-kitāb du
verset précédent : tilka ’āyātu l-kitābi l-mubīn (« ce sont là les versets du Livre
clair »). Ces deux versets résument la conception islamique de ce qu’on appelle
improprement « révélation », mais qui serait, la métaphore arabe n’étant pas celle
du « dévoilement », mais de la « descente », plus proprement appelé « catago-
gie »185 : catagogie d’un livre céleste en un Coran, transmis oralement avant que
d’être retranscrit.
On a ensuite bi-lisānin ‘arabiyyin mubīn, où l’on retrouve ce même mot de
mubīn. Il constitue le verset 195 de la sourate 26 al-šu‘arā’ (« les poètes »). Mais,
comme syntagme prépositionnel, il se rattache syntaxiquement au verset 193 dont
il est séparé par le verset 194, le verset 193 se rattachant lui-même au verset 192,
soit : 192 wa-’innahu la-tanzīlu rabbi l-‘ālamīn / 193 nazala bihi r-rūḥu l-’amīn /
194 ‘alā qalbika li-takūna mina l-munḏirīn / 195 bi-lisānin ‘arabiyyin mubīn « Oui,
c’est une révélation [cf. commentaire supra] du seigneur des mondes / qu’a fait
descendre l’esprit fidèle / sur ton cœur pour que tu sois au nombre des avertisseurs
/ en une langue arabe claire… ».
Le même syntagme, mais sans la préposition bi-, se trouve au verset 103 de
la sourate 16 al-naḥl (« Les abeilles ») : wa-la-qad na‘lamu ’annahu yaqūlūna ’in-
namā yu‘allimuhu bašarun lisānu llaḏī yulḥidūna ’ilayhi ’a‘ǧamiyyun wa-hāḏā
lisānun ‘arabiyyun mubīn : « nous savons bien qu’ils disent : c’est en fait un homme
qui l’instruit ; la langue de celui auquel ils font allusion est barbare, alors que celle-
185
Cf., ici même, ch. II, n. 56.
CHAPITRE VI 107
ci est une langue arabe claire ». En opposant lisān ‘arabī mubīn à lisān ’a‘ǧamī,
c’est-à-dire deux termes qualificatifs à un seul, le verset 103 désigne ’a‘ǧamī
comme une espèce de croisement de ‘aǧamī (« non arabe ») et ’a‘ǧam (« non
clair »).
Mubīn, traduit ordinairement par « clair », usage que nous avons suivi ici,
ne peut cependant pas signifier directement « clair ». C’est le participe actif d’un
verbe ’abāna que sa forme ’af‘ala désigne comme le factitif du verbe de base bāna
(« être clair, distinct »), donc de sens « rendre clair, distinct », mais qui, employé
intransitivement, peut se comprendre de deux manières : soit comme un verbe à
objet implicite, comme l’est le verbe apparenté bayyana dans le verset 14, 4 mā
’arsalnā min rasūlin ’illā bi-lisāni qawmihim li-yubayyina lahum (« nous n’avons
envoyé d’envoyé que dans la langue de son peuple, pour qu’il leur rende [les
choses] claires, distinctes »), soit comme un verbe implicitement réfléchi de sens
« (se) montrer clair ». C’est cette dernière interprétation qui a les faveurs du lin-
guiste, dans la mesure où, dans la langue ancienne, existe un grand nombre de paires
IV/X dans la relation d’implicitement à explicitement réfléchi et que l’on trouve
justement une fois dans le Coran mustabīn qualifiant kitāb (37, 117) : wa-’ātaynā-
humā l-kitāba l-mustabīn (« nous leurs avons apporté (à Moïse et Aaron) le livre se
montrant clair »)186.
On a encore qur’ānan ‘arabiyyan ġayra ḏī ‘iwaǧin, qui, complété par
la‘allahum yattaqūn, constitue le verset 28 de la sourate 39 al-zumar (« Les
groupes »), à comprendre syntaxiquement, selon Tafsīr al-Ǧalālayn (p. 388),
comme un « complément d’état corroboratif » (ḥāl mu’akkida) du verset précédent
wa-la-qad ḍarabnā li-n-nāsi fī hāḏā l-qur’āni min kulli maṯalin la‘allahum ya-
taḏakkarūn, soit : « nous avons donné aux hommes dans ce Coran des exemples de
toute sorte – peut-être se souviendront-ils / [étant, en tant que] un Coran arabe sans
tortuosité – peut-être feront-ils montre de révérence ». Comme le note al-Zaǧǧāǧī
lui-même, ce verset ajoute à l’idée de « clarté » celle de « rectitude » (istiqāma),
qui, à son tour, par un glissement de l’expression au sens, amène à celle de ‘adl (à
la fois justesse et justice) appuyée par la quatrième et dernière citation coranique
wa-kaḏālika ’anzalnāhu ḥukman ‘arabiyyan. C’est là le verset 37 de la sourate 13
al-ra‘d (« Le tonnerre »), à comprendre, selon Tafsīr al-Ǧalālayn (p. 209) : (’an-
zalnāhu) ’ay al-Qur’ān (ḥukman ‘arabiyyan) bi-luġat al-‘Arab taḥkumu bihi bayna
al-nās (« ’anzalnāhu, c’est-à-dire le Coran, ḥukman ‘arabiyyan, dans la langue des
Arabes, par lequel tu arbitres entre les hommes »). Le verset s’adresse en effet à
Mahomet, aux prises avec les « factions » (’aḥzāb), d’où notre traduction « et, ainsi,
nous l’avons fait descendre en une sentence [en langue] arabe ».
Venons-en maintenant aux traditions. Les trois premières traditions, bien
qu’ayant « l’arabe » (al-‘arabiyya) pour objet, n’ont pas d’intérêt sur le plan
186
Tout ce développement sur lisān ‘arabī mubīn reprend dans une large mesure LARCHER, 2003b
[développé dans LARCHER, 2020, Ch. VI, p. 107-119]. Sur lisān ‘arabī mubīn, voir en dernier
lieu KROPP, 2015, qui propose une interprétation originale.
108 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
linguistique, mais elles en ont un très grand sur le plan épilinguistique187. ‘Arabiyya
est un mot féminin comme adjectif épithète (ṣifa) d’un substantif (mawṣūf) sous-
entendu, qui est luġa (« langue »). La ‘arabiyya, adjectif de relation (nisba) formé
sur ‘Arab, désigne donc l’arabe comme « langue des Arabes », ce qui se dit égale-
ment lisān al-‘Arab. Que l’arabe soit une langue « humaine » est pour ainsi dire
confirmé par ce qui en est d’abord dit, à savoir qu’elle est « la vertu manifeste ».
On aura reconnu dans « vertu » une traduction littérale et pour ainsi dire étymolo-
gique de l’arabe murū’a : vertu vient du latin virtus, désignant la qualité de vir,
exactement comme murū’a désigne celle de mar’ (« homme »). Ce qui est « divin »,
ce n’est donc pas la langue, mais la parole (kalām), l’expression kalām Allāh (« pa-
role d’Allah ») désignant le Coran. Or, ici, la tradition rapportée par al-Zaǧǧāǧ
(m. 311/923), le maître d’al-Zaǧǧāǧī, comme venant d’al-Mubarrad (m. 285/898 ou
286/900), la rapportant lui-même d’un « ancien » non autrement nommé, affirme
directement de la ‘arabiyya qu’elle est la « parole d’Allah (…), ainsi que de ses
prophètes et de ses anges ». Prédiquer kalām de luġa rend impossible de traduire
kalām par parole et oblige le traducteur à se rabattre sur « parler ». Sur le plan lin-
guistique, les choses restent cependant cohérentes : l’arabe est la langue mise en
parole par Allah. Il n’en reste pas moins que la divinisation du discours contient en
germe celle de la langue même, étape qui sera franchie à l’époque moderne, où l’on
entend couramment dire que l’arabe est la « langue de Dieu »…
L’arabe est aussi la langue parlée par les prophètes et les anges et, ici, une
tradition attribuée à Ibn ‘Abbās (m. 68/687-688), compagnon de Mahomet, expli-
cite ce qu’il faut entendre par là : elle en fait la langue-mère de la prophétie, « tra-
duite » par chaque prophète à son peuple. C’est un écho de Cor. 14, 4, que nous
avons déjà cité. En tout cas, c’est une tradition qui aurait été digne de figurer dans
OLENDER, 2002 [1989] ! Avec la tradition suivante, attribuée au deuxième calife
‘Umar b. al-Ḫaṭṭāb (r. 13-23/634-644), on revient à la fois à l’arabe comme véhicule
de la « vertu » et comme véhicule de la « raison » (‘aql).
Les six traditions suivantes ont toutes un intérêt linguistique, certaines plus
encore que d’autres. Les deux premières concernent le Coran. La seconde, attribuée
à la fois à Abū Bakr, le premier calife (r. 11-13/632-634), et ‘Umar, met la flexion
désinentielle au-dessus même de la « lettre » du Coran ; la première, attribuée au
seul ‘Umar, en donne la raison. La comparaison des deux traditions, justifiée par
leur parallélisme formel (le même prédicat ’aḥabb ’ilayya/-nā min, affirmé de deux
arguments x et y), montre que les verbes ’aḫṭa’a et laḥana de la première concernent
respectivement les ḥurūf et le ’i‘rāb de la seconde. Ḫaṭa’, auquel renvoie le verbe
’aḫṭa’a, est une erreur contre l’expression, dont on peut se reprendre, tandis que
laḥn, auquel renvoie le verbe laḥana, est ici une erreur contre le sens, irrémédiable
en ce qu’elle crée un nouveau sens indésirable (« une forgerie »). Il suffit de se
souvenir ici des classiques exemples de lectures fautives du Coran, notamment 9, 3
*’anna llāha barī’un mina l-mušrikīna wa-rasūlihi (« qu’Allah est délié à l’égard
des assocationnistes et de son envoyé »), au lieu de rasūluhu (« qu’Allah est délié
187
Au sens de discours ordinaire sur la langue, par opposition à métalinguistique, comme discours
technique sur la langue.
CHAPITRE VI 109
à l’égard des assocationnistes, ainsi que son envoyé »), pour le vérifier : la lecture
fautive est grammaticalement correcte, mais islamiquement incorrecte. Et c’est ce
même sens de laḥn qu’on retrouve dans l’anecdote citée par AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, ch.
XIV, p. 89-90, intitulé bāb ḏikr al-‘illa fī tasmiyat hāḏā al-naw‘ min al-‘ilm naḥwan
(« Pourquoi cette sorte de science a-t-elle été appelée naḥw ? »), cf. LARCHER,
2007188 : la réalisation mā ’ašaddu l-ḥarri est syntaxiquement correcte, mais sé-
mantiquement incorrecte, s’interprétant comme une interrogation (« Quelle est la
chaleur la plus intense ? »), alors que le locuteur, ayant en vue une exclamation,
aurait dû dire mā ’ašadda l-ḥarra (« Quelle chaleur intense ! »).
La troisième tradition est sans doute celle qui a le plus grand intérêt linguis-
tique. Nous l’avons déjà rencontrée dans un texte attribué à al-Farrā’ (m. 207/822)
et commentée ailleurs (LARCHER, 2006a, repris dans LARCHER, 2020, ch. XII,
p. 189-201), mais dans une version moins détaillée, en ce qu’elle ne comporte pas
l’exemple que donne la version citée par al-Zaǧǧāǧī. Passant près d’un groupe
d’hommes (qawm) en train de tirer, et de tirer mal, ‘Umar s’écrie : « Que vous tirez
mal ! ». À quoi ils répliquent : ’innā qawm(un) muta‘allimīn(a) (« Nous sommes
des hommes à l’entraînement »), mettant au cas régime ou accusatif-génitif (-īn) ce
qui, si l’on applique les règles de l’arabe dit classique, devrait être au cas sujet ou
nominatif (-ūn), comme épithète (ṣifa) d’un substantif (mawṣūf) lui-même au no-
minatif. À quoi ‘Umar réplique à son tour « Vous parlez encore plus fautivement
que vous ne tirez ! ». Cela est présenté par ‘Umar comme une « faute », ḫaṭa’, et
non, bien qu’il s’agisse d’une faute de flexion, laḥn, confirmant ainsi que ḫaṭa’ et
laḥn sont bien ici respectivement des fautes contre l’expression et contre le sens.
Mais, pour un linguiste, ce n’est pas une « faute » quelconque. Employer en effet
le cas régime pour le cas sujet, d’un paradigme flexionnel qui n’en compte que deux
(déclinaison diptote), d’une part, et dans un contexte où cela n’a aucun effet séman-
tique, d’autre part, c’est en fait exhiber un trait typiquement « néo-arabe ». Or, ici,
nous sommes à l’époque de ‘Umar, donc au Ier/VIIe siècle et au Hedjaz, ‘Umar étant
le deuxième calife, à la tête d’un empire dont la capitale était encore Médine. Ce
même Hedjaz dont on nous dit qu’il est non seulement inclus dans la zone de l’arabe
« châtié », mais qu’il en constitue même « le plus châtié du châtié » ! Je ne sais si
la contradiction a été relevée et je suppose qu’il y a toujours moyen de s’en tirer, en
supposant que les hommes en question viennent d’une zone de la péninsule où
l’arabe n’est pas « châtié ». Ce qui confirmerait la conclusion se tirant des sources
arabes, à savoir que, même à date ancienne, tous les parlers arabes n’étaient pas
« châtiés » (cf., entre autres, LARCHER, 2006b)189. Ce qui implique, à son tour,
« châtié » incluant « fléchi », comme le montre la citation d’Ibn Ǧinnī faite en in-
troduction, que les deux types coexistaient déjà.
Or, cette coexistence est attestée par des documents originaux et, en parti-
culier, par le plus vieux papyrus gréco-arabe, datée de 22/643 (PERF 558), où nous
avons, par deux fois, Ibn Abū Qīr (vs classique Ibn Abī Qīr). S’il s’agit d’une
« faute », celle-ci n’est pas imputable au mélange des populations arabes et non
188
Repris ici même ch. IV.
189
Repris ici même ch. III.
110 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
190
Cf. en dernier lieu ROBIN, 2006, p. 332-336, reproduction p. 357. On a Ṭ/ẒLMW, lu bizarrement
Ẓālim, alors que dans la partie grecque de l’inscription on a Saraèlos Talémou. Le w ne reflète
pas le génitif de filiation du grec dans la mesure où celle-ci est marquée par bn/r qui précède
Ẓ/ṬLMW. On lirait donc mieux BR ṬLMW et l’on y verrait l’arabisation de Bar Tâlmi, lui-
même araméisation du grec Ptolémée et dont on a fait Barthélemy… [Cf. LARCHER et CASSUTO,
2020].
191
Il est vrai qu’en raison du min qui suit on pourrait lire, non comme verbe, mais comme élatif à
l’accusatif et, par suite, comprendre comme « Allah fasse miséricorde à un homme plus ver-
tueux que sa langue ! ».
192
« Passage de l’hétérogène à l’homogène, du divers au même, du multiple à l’un »
(http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/involution/44153#0IqbcgI3ReatVl0M.99).
193
Notons que dans le domaine indien une des interprétations du couple prâkrit/sanskrit est celle
du brut et du raffiné.
CHAPITRE VI 111
qualitative (al-‘āmma), qui les désigne comme le « commun », la « masse », et, par
opposition, désigne implicitement ceux qui parlent un arabe fléchi, non seulement
comme la minorité, mais encore l’« élite » (al-ḫāṣṣa), terme que l’on a déjà rencon-
tré à propos de la poésie.
Il y a plus. Al-Zaǧǧāǧī ne pose pas seulement une corrélation entre arabe
non fléchi/arabe fléchi et majorité/minorité, masse/élite, mais encore avec deux
types de communication, que nous proposons d’appeler « ordinaire » et « sa-
vante » : dans celle-ci, la flexion désinentielle est nécessaire ; dans celle-là, super-
flue.
Le fait même qu’al-Zaǧǧāǧī traite non seulement des usagers, mais encore
des usages respectifs de l’arabe fléchi et de l’arabe non fléchi peut sembler un ar-
gument de poids en faveur de l’interprétation faite de ce texte par BLANC, 1979,
comme une anticipation du concept de diglossie. Dans la conception, devenue clas-
sique, que s’en fait FERGUSON, 1959a, ce ne sont pas en effet les usagers, mais les
usages des variétés haute et basse, auxquelles on est tenté d’assimiler l’arabe fléchi
et l’arabe non fléchi, qui sont en distribution complémentaire. La variété basse n’est
pas celle de la majorité, ni la variété haute celle de la minorité. La variété basse est
en fait celle de la totalité de la communauté linguistique dans au moins un usage :
la communication orale spontanée. La variété haute est celle d’un nombre x de
membres de la communauté linguistique dans au moins deux usages : la communi-
cation écrite bien sûr194 et la communication orale surveillée. Un nombre x, parce
que la détermination de ce nombre dépend en fait du taux d’alphabétisation de la
communauté linguistique : dans une société développée comme la Suisse aléma-
nique, pour prendre un des quatre exemples de situation diglossique donnés par
Ferguson, ce taux est de (ou avoisine les) 100%, de sorte que tous les membres de
la communauté ou presque au minimum lisent la variété haute, voire l’écrivent et
la parlent avec plus ou moins d’aisance. Mais, bien sûr, historiquement, les lettrés
constituent généralement des minorités, voire des castes (comme les brahmanes de
l’Inde), de sorte qu’on peut voir dans la présentation faite de l’arabe fléchi comme
celui d’une minorité ou élite une métonymie banale de l’usager pour l’usage : mé-
tonymie du même type, pour prendre ici d’autres exemples de dualité linguistique,
que celle qui fait dire que le latin est la langue des clercs par opposition à la lingua
volgare, langue du vulgum pecus, ou que le sanskrit est la langue des brahmanes,
par opposition aux prâkrits langues des autres castes. En réalité, lingua volgare et
prâkrits sont les langues de tous, latin et sanskrit n’étant que celles de quelques-uns
dans des usages très particuliers… La terminologie arabe actuelle va d’ailleurs dans
le sens de cette métonymie, qui appelle al-luġa al-‘āmmiyya (litt. « langue vul-
gaire ») ce qu’on appelle en français « arabe dialectal » (dialecte < grec diálektos
« conversation ») et en anglais Colloquial Arabic. Les étiquettes française et an-
glaise mettent l’accent sur l’usage, l’étiquette arabe sur l’usager…
194
En n’oubliant pas cependant que la variété basse peut elle-même s’écrire, à tout le moins se
mêler à l’écrit à la variété haute, le domaine arabe ne faisant pas exception et, ce, depuis long-
temps !
CHAPITRE VI 113
du fait que les fonctions sont interchangeables entre les noms, lesquels peuvent
être sujet et objet, premier et second termes d’une annexion, sans qu’il y ait dans la
forme et la structure de ces noms de marques de ces fonctions, ces noms étant au con-
traire équivoques, les voyelles de flexion ont été mises pour annoncer ces fonctions
(’inna al-’asmā’ lammā kānat ta‘tawiruhā al-ma‘ānī fa-takūnu fā‘ila wa-maf‘ūla wa-
muḍāfa wa-muḍāf ’ilayhā wa-lam takun fī ṣuwarihā wa-’abniyatihā ’adilla ‘alā hāḏihi
al-ma‘ānī bal kānat muštaraka ǧu‘ilat ḥarakāt al-’i‘rāb fīhā tunabbi’u ‘an hāḏihi al-
ma‘ānī).
195
On a d’ailleurs deux exemples de cette construction dans le texte, l’un dans le premier para-
graphe bi-tawfiyatihā ḥuqūqahā min al-’i‘rāb (« en leur payant l’intégralité des droits qu’elles
ont à la flexion désinentielle ») et l’autre dans le sixième bi-’itqānihi wuǧūha l-‘arabiyya (« par
sa maîtrise des aspects de l’arabe »).
196
On rencontre d’ailleurs dans le premier paragraphe tufhamu ma‘ānīhā (« leurs sens se compren-
nent… »).
114 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
désigne Zayd comme second terme d’une annexion, mais sa postposition par rap-
port à un N non muni de l’article, et par suite que le cas est purement redondant…).
Il en va tout autrement du second exemple ḍuriba Zaydun « Zayd a été
frappé », ainsi commenté (AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 69) : « On a marqué par le chan-
gement de l’initiale du verbe [c’est moi qui souligne] et en mettant au nominatif
Zayd que le verbe est au passif et que l’objet a pris la place du sujet » (fa-dallū bi-
taġyīr ’awwal al-fi‘l wa-raf‘ Zayd ‘alā ’anna al-fi‘l mā lam yusamma fā‘iluhu wa-
’anna al-maf‘ūl qad nāba manābahu). La phrase par moi soulignée montre un élar-
gissement du ’i‘rāb de la flexion désinentielle à la flexion tout court : cet élargisse-
ment est conforme à l’usage persan du terme (en persan le terme désigne la vocali-
sation en général) et s’explique sûrement par le fait que les marques de la flexion
désinentielle sont, au premier chef, les voyelles brèves. Dans ḍaraba/ḍuriba, la
flexion (lato sensu) est pertinente et c’est bien l’apophonie qui distingue entre actif
et passif. Ensuite, si l’on se demande quelle « ambiguïté » la flexion (lato sensu)
vient en ce cas « éclaircir », la seule réponse est une ambiguïté graphique, liée à la
scriptio defectiva. Dans ce cadre, en effet, ḍaraba et ḍuriba sont homographes :
ḍrb.
C’est en le liant à la langue écrite en scriptio defectiva qu’on peut sauver un
’i‘rāb pertinent, alors qu’il s’évanouit à l’oral. Reprenons l’exemple de laḥn donné
par al-Zaǧǧāǧī comme à l’origine de la grammaire arabe. Si on est à l’oral, ce qu’il
dit néglige deux choses : 1) à la pause, en application même des règles de l’orthoé-
pie de l’arabe dit classique, la voyelle brève finale sera supprimée, ainsi que la gé-
mination et on aura donc mā ’ašaddu l-ḥar vs mā ’ašadda l-ḥar197 : la distinction
des deux significations interrogative et exclamative ne repose plus que sur la
voyelle brève de ’ašadd- et, par suite, on n’imagine pas que la réalisation orale ne
s’accompagne pas de moyens suprasegmentaux ; 2) or, al-Zaǧǧāǧī, comme tous les
grammairiens arabes, sauf erreur de notre part, néglige ces moyens, ce qui suggère
ou plutôt confirme que la langue qu’étudient et enseignent lesdits grammairiens
n’est en aucune manière une langue de communication orale spontanée, mais bien
plutôt une langue non seulement écrite, mais encore écrite en scriptio defectiva. Il
existe néanmoins une exception. Cette exception, c’est celle d’Élie (975-1046),
évêque nestorien de Nisibe, dans le sixième des sept entretiens qu’il a eus en
417/1026 avec le vizir Abū al-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī al-Maġribī (m. 418/1027)
et partiellement consacré aux mérites comparés des grammaires du syriaque et de
l’arabe (ÉLIE de NISIBE, Maǧlis, p. 366-372 de l’édition Cheikho). Mais comme
l’un des deux protagonistes est chrétien et l’autre musulman, ce dialogue a été étu-
dié dans le cadre classique des controverses islamo-chrétiennes (SAMIR, 1975-1976
[1996] et 1991-1992, BERTAINA, 2011), alors que, pour notre part, nous en propo-
sons une analyse strictement linguistique (LARCHER, à paraître). Donnant, entre
autres exemples, un exemple comparable à celui d’al-Zaǧǧāǧī, mais plus parfait que
le sien, d’ambiguïté interrogation/exclamation, à savoir kayfa ḫurribati l-madīna, il
indique qu’à l’oral (mušāfaha, littéralement « de lèvre à lèvre »), l’arabe, comme le
197
Cf. FLEISCH, 1961, p. 173 et 175.
CHAPITRE VI 115
syriaque, distinguerait entre les deux significations possibles de cet énoncé (« Com-
ment la ville a-t-elle été détruite ? » ou « Comme la ville a été détruite ! ») au moyen
de « gestes » (’išārāt ) et d’« intonations » (naġamāt al-ṣawt), mais qu’à l’écrit
(kitāba) le syriaque ferait ce que l’arabe ne fait pas : il mettrait des signes de ponc-
tuation198… Si l’on revient à l’exemple d’al-Zaǧǧāǧī, il devient clair qu’à l’oral des
moyens suprasegmentaux distingueraient plus efficacement entre mā ’ašaddu l-ḥar
et mā ’ašadda l-ḥar que la seule voyelle brève de flexion (stricto et lato sensu) de
’ašadd- ! En revanche à l’écrit, les deux structures sont homographes (m? ’šd ?lḥr)
et c’est en les vocalisant qu’on peut les distinguer.
On retrouve la même chose avec les lectures coraniques. Celles-ci sont bien
les lectures d’un texte écrit en écriture défective. On peut citer l’exemple de Cor.
85, 21-22, également donné par JONES, 1996, p. 60, bal huwa qur’ānun maǧīdūn /
fī lawḥin maḥfūẓ-, lu maḥfūẓun ou maḥfūẓin. Au nominatif, maḥfūẓ est une épithète
(ṣifa) de qur’ān et les versets signifient « au contraire, c’est un Coran glorieux / sur
des tables préservé ». Au génitif, c’est toujours une épithète, mais de lawḥ, et les
versets signifient « au contraire, c’est un Coran glorieux, sur des tables préservées
(sous-entendu : des démons) ». Ici la flexion est non seulement pertinente, distin-
guant entre deux significations, mais encore a pour corollaire la déplaçabilité des
syntagmes, le syntagme prépositionnel fī lawḥin étant antéposé au participe
maḥfūẓun dont il dépend syntaxiquement. Mais la pertinence de la flexion s’éva-
nouit dès que l’on récite ces versets, car qu’on « lise » maḥfūẓun ou maḥfūẓin on
« dit » maḥfūẓ : bal huwa qur’ānum-maǧīd/fī lawḥim-maḥfūẓ… Autrement dit, il
n’y a plus moyen de distinguer à l’oral entre les deux significations distinguées par
les lectures grammaticales du texte écrit. Et ce n’est évidemment pas par hasard si,
sur les sept lecteurs canoniques, six lisent maḥfūẓin, contre un seul qui lit
maḥfūẓun : ils se règlent, non sur l’invisible et inaudible flexion désinentielle, mais
sur la nature et la position relative des syntagmes, qui leur fait interpréter le parti-
cipe passif maḥfūẓ suivant le substantif lawḥ comme étant dans la relation de ṣifa à
mawṣūf.
En faveur de notre interprétation, on peut invoquer le témoignage du lexi-
cographe al-Azharī (m. 370/980) à l’article NḤW du Tahḏīb. Après avoir rappelé
l’étymologie traditionnelle de naḥw dans son sens technique de « grammaire », fon-
dée sur l’emploi du verbe naḥā-yanḥū naḥwan avec un complément d’objet interne
ou résultatif (maf‘ūl muṭlaq) et qui fait de la grammaire la direction à suivre pour
éviter les fautes, il en ajoute une autre, comme venant d’Ibn al-Sikkīt (m. 244/858),
via al-Ḥarrānī199 et son maître al-Munḏirī (m. 329/940) (AL-AZHARĪ, Tahḏīb, art.
NḤW, t. V, p. 352) :
naḥā naḥwahu yanḥūhu quand il se tourne dans un sens et naḥā al-šay’ yanḥāhu
et yanḥūhu quand il tourne la chose, et c’est de là que le grammairien tire son nom,
198
Un point supralinéaire marque l’interrogative et l’impératif et deux points supralinéaires mar-
quent l’étonnement.
199
Sans doute Abū ‘Arūba al-Ḥusayn b. Muḥammad al-Ḥarrānī (m. 318/930-931), cf. WEIPERT,
2002, p. 51.
116 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
parce qu’il convertit l’énoncé dans les (différents) aspects de la flexion désinentielle
(naḥā naḥwahu yanḥūhu ’iḏā qaṣadahu wa-naḥā al-šay’ yanḥāhu wa-yanḥūhu ’iḏā
ḥarrafahu wa-minhu summiya al-naḥwī li-’annahu yuḥarrifu al-kalām ’ilā wuǧūh al-
’i‘rāb).
Avec cette étymologie, fondée sur l’emploi du même verbe avec un com-
plément d’objet externe, le grammairien n’est plus un guide indiquant la direction
à suivre pour éviter les fautes : c’est lui-même qui imprime la (bonne) direction au
discours ! Qui peut croire qu’avec une telle interprétation de naḥw(ī), le ’i‘rāb con-
cerne la communication orale ? Il ne peut que concerner la lecture grammaticale
d’un texte écrit en scriptio defectiva…
Du fait même de la double restriction de l’arabe fléchi en extension à la
partie « référentielle » de la variété haute et en intension à un rôle de désambiguïsa-
tion, seulement concevable dans la lecture d’un texte écrit en scriptio defectiva,
nous ne verrions pas dans l’usage de l’arabe non fléchi celui de la variété basse,
mais plutôt et seulement celui de la partie non référentielle de la variété haute. Par
suite, on parlerait mieux de l’arabe fléchi d’al-Zaǧǧāǧī, en reprenant une suggestion
terminologique de GRÉVIN, 2012, comme de la « langue référentielle »…
Dans ce contexte, on se souviendra de la façon dont al-Ǧāḥiẓ (m. 255/869)
interprète ‘āmma et ḫāṣṣa. Croisant cette opposition avec celle de lafẓ/ma‘nā et
distinguant donc entre ma‘ānī al-ḫāṣṣa et ma‘ānī al-‘āmma (les thèmes de l’élite et
ceux du commun) d’une part, lafẓ ḫāṣṣī et lafẓ ‘āmmī (l’expression de l’élite et celle
du commun) d’autre part, il ajoute (AL-ǦĀḤIẒ, Bayān, t. I, p. 136-137) :
Quand vous m’entendez mentionner les ‘awāmm [pluriel de ‘āmma], je n’en-
tends pas les paysans, la populace, les artisans et les commerçants. Je n’entends pas
non plus les Kurdes dans les montagnes et les habitants des îles dans les mers. Je n’en-
tends pas des nations telles que les Babir et les Tîlisân, telles que Mûqân et Jîlân, et
telles que les Zanj et assimilés : les nations dignes de mention, parmi les hommes, sont
au nombre de quatre : les Arabes, les Persans, les Indiens et les Byzantins. Toutes les
autres ne sont rien ou presque. Quant aux ‘awāmm, parmi les gens de notre commu-
nauté et de notre foi, de notre langue, de notre morale et de nos mœurs, c’est la couche
de gens dont l’esprit et l’éthique surpassent ces nations, sans atteindre à la position de
notre ḫāṣṣa, bien que celle-ci se hiérarchise également en couches (wa-’iḏā
sami‘tumūnī ’aḏkuru al-‘awāmm fa-’innī lastu ’a‘nī al-fallāḥīna wa-l-ḥušwa wa-l-
ṣunnā‘ wa-l-bā‘a wa-lastu ’a‘nī ’ayḍan al-Akrād fī l-ǧibāl wa-sukkān al-ǧazā’ir fī al-
biḥār wa-lastu ’a‘nī min al-’umam miṯl al-Babir wa-l-Ṭīlisān wa-miṯl Mūqān wa-Ǧīlān
wa-miṯl al-Zanǧ wa-’ašbāh al-Zanǧ wa-’innamā al-’umam al-maḏkurūna min ǧamī‘
al-nās ’arba‘ al-‘Arab wa-Fāris wa-Hind wa-l-Rūm wa-l-bāqūna hamǧ wa-’ašbāh al-
hamǧ wa-’ammā al-‘awāmm min ’ahl millatinā wa-da‘watinā wa-luġatinā wa-’ada-
binā wa-’aḫlāqinā fa-l-ṭabaqa allatī ‘uqūluhā wa-’aḫlāqihā fawq tilka al-’umam wa-
lam yabluġū manzilat al-ḫāṣṣa minnā ‘alā ’anna al-ḫāṣṣa tatafāḍalu fī ṭabaqāt
’ayḍan).
CHAPITRE VI 117
Il est donc clair que ‘āmma ne s’oppose nullement à ḫāṣṣa comme la masse
illettrée à l’élite lettrée, mais seulement comme le commun des gens lettrés aux
happy few, ayant une maîtrise parfaite de la grammaire.
4. Conclusion
Ce n’est donc pas une image de la diglossie que nous verrions dans ce texte,
mais plutôt une image de ce que nous avions appelé, il y a déjà fort longtemps, une
diglossie dans la diglossie (LARCHER, 1991, p. 154, n. 26) : non pas la coexistence
de deux variétés, haute et basse, mais plutôt celle de deux registres, soutenu et re-
lâché, de la variété haute, entre lesquelles l’apprenant et l’usager sont tiraillés. Dans
le registre soutenu, qui est celui des textes de référence, ne manque aucune marque
de flexion désinentielle, réserve faite des règles de l’orthoépie de l’arabe dit clas-
sique, qui oblige à les supprimer ou à les transformer dans la récitation de la poésie
ou celle du Coran. Bien que ce registre soit celui de l’école, ces règles ne sont pas
toujours apprises, à tout le moins appliquées, notamment hors du monde arabe : en
témoigne le prénom féminin Nafīsatu donné en Afrique noire musulmane, forme
typiquement grammaticale, là où dans le monde arabe on entendra Nafīsa200. Dans
le registre relâché, à l’inverse, il y a multiplication des formes pausales, ce qui a un
double avantage ; l’un est littéraire : cette multiplication sert de fondement au style
dit saǧ‘, c’est-à-dire à la prose rythmée et rimée ; l’autre, plus trivial, est bien ré-
sumé par l’adage iǧzim (ou sakkin) taslim (« supprime la voyelle brève finale, tu
seras préservé [de l’erreur] »), dont il serait sûrement intéressant de rechercher la
date d’apparition201. Et de la même façon qu’entre les variétés haute et basse de la
diglossie il existe des variétés mixtes, de la même façon, entre les deux registres de
cette diglossie au sein de la diglossie il existe des formes intermédiaires : on va du
plus soutenu au plus relâché, comme on va du plus classique au plus dialectal…
200
[Note de relecture : en haoussa, si -at- représente le suffixe de l’arabe, -u n’en représente pas
simplement le nominatif, dans la mesure où il y a une corrélation entre ton final et longueur de
la voyelle. On a ainsi Ràhīlā (ar. Rāḥīl(u) « Rachel »), cf. NEWMAN, 2000, p. 339].
201
[Note de relecture : IBN ǦINNĪ, Ḫaṣā’iṣ, t. II, p. 31-32, décrit le ’i‘rāb comme un facteur de
complication inutile, cf. LARCHER, 2018b, repris ici même chapitre V].
118 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe
Texte arabe et traduction française d’AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 95-96
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CHAPITRE VI 119
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CHAPITRE VI 121
De plus, la culture des Arabes est recueillie dans la poésie. Personne, parmi
les métis, ne pourra l’établir, si ce n’est en connaissant la grammaire. Et personne,
parmi ceux qui se chargent de dire la poésie, ne peut s’y adonner qu’après avoir
maîtrisé les différents aspects de l’arabe. Si quelqu’un s’y essayait, sans connaître
l’arabe, il irait à l’aveuglette et son incompétence apparaîtrait aussitôt distinctement
à l’élite lettrée.
C’est là un chapitre, où l’on peut s’étendre beaucoup, je veux dire l’éloge
de l’arabe et de la grammaire. Mais ce que j’en ai mentionné est suffisant ici. Quant
aux gens du commun qui parlent l’arabe sans flexion désinentielle, on les com-
prend. Mais cela est seulement possible pour ce qui est bien connu et d’usage cou-
rant, ce dont on a une connaissance familière et est usité. Mais si, d’aventure, l’un
d’eux se risquait à éclaircir une ambiguïté, sans le faire comprendre au moyen de la
flexion désinentielle, il ne le pourrait pas. C’est trop évident pour qu’on ait besoin
de s’étendre là-dessus.
Chapitre VII
AL-MUQADDASĪ
1. Introduction
2. Description
*
Paru sous le titre « Que nous apprend vraiment [al-]Muqaddasī de la situation de l’arabe au
IVe/Xe siècle ? », Annales Islamologiques 40, p. 53-69, 2006, Le Caire, ©Institut Français d’Ar-
chéologie Orientale. Entre crochets ([…]) figurent un certain nombre d’additions.
202
VERSTEEGH, 1997, p. 130-131 et 2014, p. 173, auteur toujours très bien informé, cite al-
Muqaddasī sans donner aucune référence : le jugement élogieux qu’il porte sur lui nous semble
devoir tout à Fück.
124 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
habitants des pays, en ce qui concerne leur parler, leurs sons et leurs langues, ainsi
que leurs couleurs » (wa-huwa ḏikr (…) iḫtilāf ’ahl al-buldān fī kalāmihim wa-
’aṣwātihim wa-’alsinatihim wa-’alwānihim)203. Des trois termes employés, kalām,
’aṣwāt (pl. de ṣawt) et ’alsina (pl. de lisān), le plus global est le premier, qui dénote
la parole, le discours. Le troisième désigne la langue, comme organe, et, par méto-
nymie, le langage articulé au moyen de cet organe. Enfin le deuxième renvoie, sans
conteste, à l’aspect phonique de la langue. À la page suivante, il précise « qu’il n’a
parachevé la collecte de cette science qu’après (…) avoir considéré les langues et
les couleurs afin de les classer » (wa-mā tamma lī ǧam‘uhu ’illā ba‘da (…) tafaṭṭunī
fī al-’alsun wa-l-’alwān ḥattā rattabnāhā). On retrouve le couplage de la langue et
de la « race »204.
De la page 24 à la page 30, al-Muqaddasī a un long développement intitulé
ḏikr al-’asāmī wa-ḫtilāfihā (littéralement : « Mention des noms et de leur différen-
ciation »), où il traite d’abord des homonymes, en matière de toponymie (tattaqif
’asmā’uhā wa-tatabāyan mawāḍi‘uhā), i.e. de lieux différents portant le même nom
(par exemple Tripoli de Syrie et Tripoli de Barbarie) ou le même surnom ou encore
de lieux qui ont plus d’un nom ou encore sont appelés de manière métonymique. Et
c’est à la suite de ce développement qu’il traite « des choses, où divergent les habi-
tants des provinces » (al-’ašyā’ allatī yaḫtalifu fīhā ’ahl al-’aqālīm), c’est-à-dire
des différents noms qui sont donnés, selon les lieux, à une même chose, par exemple
(premier exemple de la liste), pour le boucher laḥḥām, ǧazzār et qaṣṣāb.
Et c’est en conclusion de ces deux pages de synonymes (p. 30-32) qu’AL-
MUQADDASĪ, Descriptio, p. 32, l. 3-7, écrit :
de tels exemples sont nombreux : si l’on embrassait le tout, l’ouvrage s’allonge-
rait. Nous parlerons de chaque province dans la langue de ses habitants, nous dispute-
rons selon leur méthode et nous citerons de leurs proverbes, pour faire connaître leur
manière de parler et les usages reçus de leurs jurisconsultes, mais si nous sommes ail-
leurs que dans les provinces, comme dans ces chapitres-ci, nous parlerons la langue de
la Syrie : c’est ma province, celle où j’ai grandi et où j’ai disputé selon la méthode du
cadi Abū al-Ḥusayn al-Qazwīnī, le premier maître auprès duquel j’ai étudié (wa-’in
istaw‘abnāhu ṭāla al-kitāb wa-sanatakallamu fī kull al-’aqālīm bi-lisānihim wa-
nunāẓiru ‘alā ṭarīqatihim wa-naḍribu min ’amṯālihim li-tu‘rafa luġatuhum wa-rusūm
fuqahā’ihim fa-’in kunnā fī ġayr al-’aqālīm miṯl hāḏihi al-’abwāb takallamnā bi-luġat
al-Šām li-’annahā ’iqlīmī allaḏī bihi naša’tu wa-nāẓartu ‘alā ṭarīqat al-qāḍī Abī al-
Ḥusayn al-Qazwīnī li-’annahu ’awwal ’imām ‘alayhi darastu).
203
[Cette association est coranique (30, 22) : wa-min ’āyātihi ḫalqu l-samawāti wa-l-’arḍi wa-
ḫtilāfu ’alsinatikum wa-’alwānikum « et, parmi ses signes, la création des cieux et de la terre et
la différenciation de vos langues et de vos couleurs ».]
204
Al-Muqaddasī emploie ici l’autre pluriel de lisān. En arabe coranique n’apparaît que le pluriel
’alsina. En arabe moderne, ’alsina et ’alsun distinguent entre les deux sens de lisān, ’alsina
renvoyant à lisān comme organe et ’alsun à lisān comme langue articulée au moyen de cet
organe.
CHAPITRE VII 125
205
Cf. AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 7 et aussi p. 9, p. 10, 16, 37, 63…, pour cette division et
l’apparition des différents termes.
206
Lecture donnée par la version B(erlin) et préférable à talaqqufan, donnée par C(onstantinople),
retenue par De Goeje. L’idée de promptitude de ce dernier terme nous paraît contradictoire avec
takallafa, avec lequel talaffuf (qui renvoie au fait de s’envelopper dans un manteau) est au con-
traire cohérent.
126 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
207
L’association des deux termes est coranique, apparaissant en 14, 4 : mā ’arsalnā min rasulin
’illā bi-lisāni qawmihi li-yubayyina lahum « nous n’avons envoyé d’envoyé que dans la langue
de son peuple pour leur rendre [les choses] claires/distinctes ». C’est ce verset qui sert de fon-
dement scripturaire à l’identification de la langue du Coran avec la luġat Qurayš. [Cf., ici même,
ch. I et II].
208
Cor. 49, 11 donne un exemple de cette opposition, cf. églt. IBN MANẒŪR (m. 711/1311), Lisān
al-Arab, art. QWM, t. III, p. 195.
209
Cf. AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 334, où sont décrites les différentes variétés de persan du
Ḫurāsān. Celui de Nīsāpūr est le premier mentionné : al-Muqaddasī le décrit comme « châtié »
(faṣīḥ) et « intelligible » (mafhūm), quoique présentant certaines particularités qu’il énumère.
210
Le point étant presque invisible sous le ǧīm dans l’édition De Goeje, j’avais d’abord lu ḥaml.
211
Sur l’interprétation qu’un linguiste peut faire de ḏimma, voir, en dernier lieu, ZABORSKI, 2004.
CHAPITRE VII 127
sīdī mollement, comme les femmes. Dieu te garde d’être ainsi ! » (kalāmuhum yā
sīdī riḫw miṯl al-nisā’ ’a‘azzaka llāhu mā laka kaḏā)212.
En revanche, à propos du Maghreb (AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 243,
l. 6), il va plus loin, notant que « leur langue est arabe, mais est fermée [à la com-
préhension, i.e. difficile à comprendre]213, différente de ce que nous avons men-
tionné à propos des [autres] provinces » (luġatuhum ‘arabiyya ġayra ’annahā
munġaliqa muḫālifa limā ḏakarnā li-l-’aqālīm). En outre, l’arabe, au Maghreb, y
coexiste au moins avec deux autres langues (AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 243,
l. 6-7, puis l. 9-10) : « ils ont une autre langue, proche de celle des Romains » (wa-
lahum lisān ’āḫar yuqāribu al-rūmī), d’une part, et d’autre part, « la majorité des
habitants, dans les campagnes de cette province, sont des Berbères (…) dont la
langue est incompréhensible » (wa-l-ġālib ‘alā bawādī hāḏā al-’iqlīm al-Barbar
(…) lā yufhamu lisānuhum). Si al-Rūm, pour des raisons historiques (le fait que la
conquête islamique, au Levant et en Afrique du Nord, se soit faite au détriment de
Byzance), désigne généralement les Romains d’Orient, les meilleurs auteurs de
langue arabe n’ignorent pas que la romanité, linguistiquement, est duelle, grecque,
bien sûr, mais aussi latine. Ainsi Ibn Ḫaldūn (m. 808/1406), traitant des différentes
écritures écrit-il (IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. VI, section 35, p. 1025) : « on y
compte l’écriture latine, l’écriture de ceux des Rūm qui sont Latins, et qui ont aussi
une langue qui leur est propre » (wa-minhā al-ḫaṭṭ al-laṭīnī ḫaṭṭ al-laṭīniyyīn min
al-Rūm wa-lahum ’ayḍan lisān muḫtaṣṣ bihim). Si l’on observe qu’AL-MUQADDASĪ,
Descriptio, p. 219, l. 7-8, nous dit lui-même qu’il n’a pas visité l’Andalousie et qu’il
mentionne en même temps le berbère, il s’agit donc probablement ici des parlers
romans d’Afrique du Nord, alors encore vivants (cf. LEWICKI, 1953). En outre, le
212
COLLINS, 2001, p. 174, interprète yā sīdī dans le champ de kalām comme une citation (norma-
lement, elle devrait être introduite par qawl « dire ») et par suite comprend « their speech when
they say ‘yā sīdī’ is languid like that of women ». [MIQUEL, 1972, p. 128, va dans le même sens,
mais plus loin, traduisant en effet par « Ils disent (p. 206) “Monsieur !” avec des molesses [sic]
de femme et “Que Dieu vous honore ! qu’avez-vous ?” n’est pas différent ».] Dans la mesure
où il s’agit des Égyptiens vus par les Syriens, il vaut mieux imaginer un dialogue entre Syriens :
par suite, yā sīdī s’adresse à l’interlocuteur fictif (c’est le terme toujours employé en Syrie dans
une situation de ce genre), comme s’adresse à lui le souhait conjuratoire qui suit. [Trois locu-
trices natives de parlers syriens, ma collègue Katia Zakharia, Su‘ād ‘Īsā et Sihām Fandī, aux-
quelles j’ai demandé comment elles interpréteraient spontanément la phrase d’al-Muqaddasī,
dont deux en aveugle, l’ont toutes interprétée de la même façon : « Leur manière de parler est
aussi douce/molle/indolente que des femmes. Mais toi, que Dieu te renforce dans ta puissance,
tu n’as pas cette façon de parler », pour citer ici Katia Zakharia (c.p. du 17/2/2009). Cette der-
nière a poussé l’obligeance jusqu’à relever, par l’intermédiaire du site alwarraq, les autres oc-
currences de kalāmuhum chez al-Muqaddasī : aucune des quatre qu’elle a trouvées n’introduit
une citation.] Si notre interprétation est correcte, on peut alors dire qu’à cet endroit al-
Muqaddasī parle en quelque manière « la langue de la Syrie », [notamment par l’emploi d’une
négation typiquement « syrienne » (cf. KASSAB, 1970, p. 60 et p. 138 : mā lī marīḍ « je ne suis
pas malade » ; mā lī fāḍī « je ne suis pas libre »)]. Notre interprétation n’exclut pas que yā sīdī
puisse être en même temps mimétique, [al-Muqaddasī singeant un locuteur égyptien : il a noté
que les Syriens ne cessaient de se moquer des Égyptiens et de les censurer…].
213
Nous suivons l’interprétation de DE GOEJE, 1967, p. 311, dans son Glossaire, pour la forme VII,
également retenue par FÜCK, 1955 [1950], p. 165.
128 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
berbère étant explicitement présenté comme rural, le roman est implicitement pré-
senté comme urbain. Bien sûr, le Maghreb incluant la Sicile et l’Andalousie, l’ex-
pression « langue proche de celle des Romains » peut s’appliquer également à ceux
de l’île et de l’Espagne musulmane214.
Quant aux Marais, il y revient en conclusion du développement qu’il con-
sacre aux langues du ‘Irāq (Basse-Mésopotamie) (AL-MUQADDASĪ, Descriptio,
p. 128, l. 7-9) :
Leurs manières de parler diffèrent : la plus correcte est celle de Koufa, du fait
de leur proximité de la steppe et de leur éloignement des Nabatéens ; au-delà, elles sont
belles, mais corrompues, spécialement (à) Bagdad. Quant aux Marais, ce sont des Na-
batéens, sans langue ni raison » (wa-luġātuhum muḫtalifa ’aṣaḥḥuhā al-kūfiyya li-
qurbihim min al-bādiya wa-bu‘dihim min al-Nabaṭ ṯumma hiya ba‘da ḏālika ḥasana
fāsida bi-ḫāṣṣatin Baġdād wa-’ammā al-Baṭā’iḥ fa-Nabaṭ lā lisān wa-lā ‘aql)215.
Le fait que les luġāt peuvent être qualifiées à la fois de ḥasana fāsida montre
que ḥasan doit être tiré du côté du « beau » et non du « bon ». Du même coup, qubḥ,
qui est l’antonyme habituel de ḥusn, doit être compris comme « laideur » et l’on
peut supposer que les deux termes qualifient, non le degré de correction grammati-
cale (auquel renvoient les termes de ṣiḥḥa, rakāka, fasād), mais l’impression
(agréable ou désagréable) que fait le parler à l’oreille. En ce sens ces qualifications
concernent ce qu’al-Muqaddasī appelait p. 1 ’aṣwāt.
De l’Aqūr (Haute-Mésopotamie), il dit (AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 146,
l. 2-3) que « leur langue est une belle langue, plus correcte que celle du Šām, parce
qu’ils sont Arabes, la plus belle étant celle de Mossoul » (wa-luġatuhum luġa
ḥasana ’aṣaḥḥ min luġat al-Šām li-’annahum ‘Arab ’aḥsanuhā al-mawṣiliyya). Par
« Arabes », il faut entendre des populations, sinon bédouines, du moins d’origine
bédouine, AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 137, indiquant qu’il a divisé l’Aqūr, selon
les groupements arabes, en trois : Diyār Rabī‘a, Diyār Muḍar et Diyār Bakr. En fait,
la population était plus hétérogène, mais al-Muqaddasī n’en souffle mot, à l’excep-
tion des Sabéens (en réalité se prétendant tels) de Ḥarrān.
De la même façon qu’il a traité par anticipation de la Syrie, à propos de la
Mésopotamie, il revient sur celle-ci, quand il traite de la Syrie, notant (AL-
MUQADDASĪ, Descriptio, p. 183, l. 3-6) :
214
LEWICKI, 1953, renvoie à une occurrence de Rūm chez al-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 216, pour
désigner l’Europe méridionale. À cet endroit, al-Muqaddasī parle de « l’Andalousie, au-delà de
la mer, sur la terre des Romains » (wa-l-Andalus warā’ al-baḥr ‘alā ’arḍ al-Rūm) …
215
Certaines de ces appréciations avaient déjà été données dans la section consacrée aux « particu-
larités des provinces », notamment linguistiques (AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 34, l. 14-16) :
« pas de langue plus belle que celle des habitants de Bagdad (…) ni plus flatulents que les ha-
bitants des Marais » (wa-lā ’aḥsan lisānan min ’ahl Baġdād (…) wa-lā ’a‘faṭ min ’ahl al-
Baṭā’iḥ). Sur la « flatulence » verbale, synesthésie pour grossièreté, voir MIQUEL, 1963, p. 78,
n. 15, 1988, p. 340, n. 59, 2003, p. 500, qui renvoie au Lisān al-‘Arab d’Ibn Manẓūr (m.
711/1311). Celui-ci définit ‘afaṭa fī kalāmihi comme takallama bi-l-‘arabiyya wa-lā yufṣiḥu
(« parler l’arabe de manière non châtiée ») ou takallama bi-kalām lā yufhamu (« parler de ma-
nière incompréhensible ») (IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab, art. ‘FṬ, t. II, p. 824).
CHAPITRE VII 129
Si l’arabe de l’Aqūr est « plus correct que celui de Syrie, du fait que les
habitants sont Arabes », cela implique, à l’inverse, que celui de la Syrie est moins
correct, du fait que les habitants ne sont pas Arabes ! Pourtant, al-Muqaddasī ne
souffle mot des populations de la Syrie, ni de leurs langues actuelles, ou originelles,
dont il paraît ne rien savoir. Juste avant le passage ci-dessus cité, il mentionne cor-
rectement et dans l’ordre les mois du calendrier syriaque, mais en les qualifiant de
rūmiyya. C’est seulement à propos de la Basse-Mésopotamie qu’on a vu une allu-
sion au substrat/adstrat araméen, à travers l’appellation, de « Nabatéens » : [on dis-
tingue en arabe entre « Nabatéens de Syrie » (Nabaṭ al-Šām), qui sont « nos » Na-
batéens, et « Nabatéens d’Irak » (Nabaṭ al-‘Irāq), araméophones de Basse-Méso-
potamie, qui sont ceux de la célèbre « agriculture nabatéenne » (al-filāḥa al-
nabaṭiyya), cf. EI2, art. Nabaṭ).]
S’agissant de la Syrie, al-Muqaddasī change en fait de paradigme, qui n’est
plus ethnique, ni linguistique, mais confessionnel. Il note que la Syrie est qalīl al-
‘ilm kaṯīr al-ḏimma « de peu de science et aux “protégés” nombreux » (AL-
MUQADDASĪ, Descriptio, p. 179, l. 15). Il y a évidemment une corrélation entre les
deux notations : les « sciences » (islamiques) sont d’autant moins représentées que
le christianisme y est un fait massif. L’importance du fait chrétien est reconnue par
al-Muqaddasī, quand il signale que les Musulmans ont adopté l’usage des fêtes
chrétiennes pour marquer les saisons (Noël, Pâques, Pentecôte, Sainte Barbara).
Dans ce contexte, on ne s’étonne donc pas que les fonctionnaires soient chrétiens
(de même qu’en Égypte).
On n’en sent pas moins une réticence à l’égard de cette situation, doublée
d’une critique à l’égard des Musulmans. Certes, le passage est difficile à interpréter,
dans la mesure où al-Muqaddasī emploie partout les marques de 3e personne du
masculin pluriel. Mais, dans le contexte, il se comprend bien comme : « ils (= les
Musulmans) s’en sont remis à leur langue (= celle des fonctionnaires chrétiens), car
ils (= les Musulmans) ne se sont pas donné la peine de se cultiver, à l’inverse des
non-Arabes » : la critique ne s’arrête pas aux frontières de la Syrie, mais s’étend au
‘Irāq, où les fautes de flexion du grand cadi de Bagdad viennent en quelque sorte
l’appuyer.
Visiblement, al-Muqaddasī s’irrite de ce que des non-Arabes, voire des non-
Musulmans, semblent mieux maîtriser l’arabe formel que des Musulmans
130 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
arabophones ! Dans le second cas, cependant, je ne pense pas que A‘āǧim désigne
autrement les fonctionnaires chrétiens. Certes, ‘Aǧam et A‘āǧim désignent les non-
Arabes en général et peuvent, selon les lieux et les temps, s’appliquer à telle ou telle
population en particulier : s’il est vrai qu’en Orient, ils désignent ordinairement les
Persans, LEWICKI, 1953, rappelle que dans l’Occident musulman, ils peuvent dési-
gner les populations chrétiennes et de langue romane. Certes, ’a‘āǧim est formelle-
ment le pluriel de ’a‘ǧamī216, qui, plus que ‘aǧamī, renvoie à la caractérisation lin-
guistique, mais sémantiquement il n’en fonctionne pas moins comme le synonyme
de ‘aǧam, comme cela ressort d’IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab, art. ‘ǦM, t. II,
p. 697 :
hāḏā raǧul ’a‘ǧamī ’iḏā kāna lā yufṣiḥu kāna min al-‘Aǧam ’aw min al-‘Arab
wa-raǧul ‘aǧamī ’iḏā kāna min al-A‘āǧim faṣīḥan kāna ’aw ġayr faṣīḥ « c’est un indi-
vidu ’a‘ǧamī, s’il ne parle pas de manière châtiée, qu’il appartienne aux Arabes ou aux
non-Arabes et un individu ‘aǧamī, s’il appartient aux non-Arabes, qu’il parle de ma-
nière châtiée ou non ».
216
[Note de relecture : à strictement parler de ’a‘ǧam, que ’a‘ǧamī est venu relayer dans le sens de
« au parler non châtié ».]
CHAPITRE VII 131
217
Le ǧuḏām désigne bien la lèpre et non, comme on le voit parfois écrit, l’éléphantiasis filarien,
appelé dā’ al-fīl par les médecins arabes médiévaux, ainsi qu’a bien voulu me le confirmer mon
collègue Floréal Sanagustin.
218
L’interprétation de ‘alā al-raḥba n’est pas assurée.
132 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Les gens d’Aden disent pour riǧlayhi riǧlaynihi et pour yadayhi yadaynihi et
ainsi de suite et ils font du ǧīm un kāf et disent pour raǧab rakab et pour raǧul rakul
(wa-’ahl ‘Adan yaqūlūna li-riǧlayhi riǧlaynihi wa-li-yadayhi yadaynihi wa-qis ‘alayhi
wa-yaǧ‘alūna al-ǧīm kāfan fa-yaqūlūna li-raǧab rakab wa-li-raǧul rakul).
219
Qui me l’a confirmée récemment, cf., pour une vue d’ensemble, l’article « Ḥimyaritic » de EALL
(vol. II, p. 256-261, 2007), dû à Christian Julien Robin.
CHAPITRE VII 133
de ceux dont l’arabe est agréé et qu’on ne tient pas pour bonnes dans la récitation
du Coran, ni en poésie » (ḥurūf ġayr mustaḥsana wa-lā kaṯīra fī luġat man turtaḍā
‘arabiyyatuhu wa-lā tustaḥsanu fī qirā’at al-Qur’ān wa-lā fī al-ši‘r). La formula-
tion de Sībawayhi est intéressante, en ce qu’elle met un bémol à la vision « conti-
nuiste » et « variationniste » de l’arabe, aujourd’hui à la mode, et qu’on projette
sans précaution sur les anciens grammairiens. Sībawayhi oppose ici le Coran et la
poésie, à l’orthoépie desquels cette réalisation n’appartient pas, et le « parler des
Arabes », où elle n’est pas exclue, même si elle n’y est pas fréquente, de la pronon-
ciation des locuteurs les plus fiables …
Sībawayhi ne donne pas de localisation régionale ou tribale, mais parle du
« kāf qui est entre le ǧīm et le kāf » et, selon certains manuscrits, du « ǧīm qui est
comme le kāf », avant de parler du « ǧīm qui est comme le šīn » (al-kāf allatī bayna
al-ǧīm wa-l-kāf wa-l-ǧīm allatī [ka-l-kāf wa-l-ǧīm allatī] ka-l-šīn). FLEISCH, 1961,
p. 217, renvoyant à Ibn Ya‘īš (m. 643/1245), dit que « les deux reviennent au
même ». Contextuellement, il doit bien en effet s’agir de deux descriptions d’une
même articulation, car si l’on y voyait deux articulations différentes, on atteindrait
non pas 42, mais 43 articulations. Le chiffre de 42, donné par le Kitāb, représente
l’addition des 29 articulations « primaires » (’aṣliyya) et de 13 secondaires
(far‘iyya) : six considérées comme bonnes dans la récitation coranique et la poésie,
contre sept, dont celle qui nous intéresse ici, qui ne le sont pas.
Ibn Ya‘īš commente AL-ZAMAḪŠARĪ (m. 538/1144), Mufaṣṣal, p. 394, qui
ne reprend pas la formulation de Sībawayhi, mais compte huit articulations « con-
sidérées comme mauvaises » (mustahǧana), atteignant 43, les trois premières étant
al-kāf allatī ka-l-ǧīm wa-l-ǧīm allatī ka-l-kāf wa-l-ǧīm allatī ka-l-šīn « le kāf qui est
comme le ǧīm, le ǧīm qui est comme le kāf et le ǧīm qui est comme le šīn ». C’est
sur la base d’al-Zamaḫšarī qui fait trois articulations des deux de Sībawayhi, que
CANTINEAU, 1960, voit non seulement un ǧīm prononcé comme un kāf (qu’il inter-
prète bien comme g, p. 57-58) mais encore un kāf prononcé comme un ǧīm (qu’il
interprète comme une variante tš inconditionnée, p. 64-65).
Bien que commentant al-Zamaḫšarī, IBN YA‘ĪŠ, Šarḥ al-Mufaṣṣal, t. X,
p. 127, n’en revient pas moins à la formulation de Sībawayhi :
Quant au kāf, qui est entre le ǧīm et le kāf, écrit-il, c’est, selon Ibn Durayd220,
une variante dialectale du Yémen, où l’on dit, pour ǧamal, kamal, et, pour raǧul, rakul.
Elle existe aussi chez le commun des habitants de Bagdad, où elle est répandue et sem-
blable à la luṯġa (fa-’ammā al-kāf allatī bayna al-ǧīm wa-l-kāf fa-qāla Ibn Durayd hiya
luġa fī al-Yaman yaqūlūna fī ǧamal kamal wa-fī raǧul rakul wa-hiya fī ‘awāmm
Baġdād fāšiya šabīha bi-l-luṯġa)221.
On aura noté que cette réalisation est présentée une fois comme une variante
régionale, et, une autre fois, comme une variante « sociale », s’apparentant (šabīha)
220
Célèbre lexicographe, m. en 321/933, auteur de la Ǧamhara.
221
[Note de relecture : pour une complète réinterprétation de la description de Sībawayhi, voir
maintenant OWENS, 2013].
134 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
à un défaut de langue. La luṯġa est définie par IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab, art.
LṮĠ, t. III, p. 341, comme « le fait de dévier une articulation en direction d’une
autre » (’an ta‘dila al-ḥarf ’ilā ḥarf ġayrihi), par exemple l’incapacité à prononcer
le /r/, alors réalisé [ġ] ou [l], ou encore le /ṣ/ prononcé [f] ou le /s/ [ṯ]222. La compa-
raison avec la luṯġa, qui est par définition un fait individuel223, est évidemment con-
tradictoire avec sa caractérisation comme une réalisation répandue dans le peuple
de Bagdad. Elle confirme le soupçon qu’on a d’une prévention de lettré, qui se
pense comme appartenant à une « élite » miraculeusement préservée d’un « dé-
faut » n’atteignant que le vulgum pecus224.
La réalisation [g] du /ǧ/ est un phénomène bien attesté dans les dialectes
arabes modernes et, notamment, en Égypte. Contrairement à ce que croit FÜCK,
1955 [1950], p. 164, la tradition que cite al-Muqaddasī ne constitue certainement
pas un « parallèle », interprétation par trop linguistique. En fait, c’est un moyen
d’attester l’ancienneté et, par suite, l’authenticité du trait. Voici cette tradition, telle
que citée par AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 97 : wa-qad ruwiya ’anna al-nabiyya
ṣallā llāhu ‘alayhi wa-sallam ’utiya bi-rawṯa ‘inda al-istiǧmār fa-’alqāhā wa-qāla
hiya riks. La même tradition est transmise, indique en note l’édition De Goeje en
renvoyant au Fā’iq d’al-Zamaḫšarī, avec istinǧā’ à la place de istiǧmār. Fück ne la
traduit pas, se contentant de renvoyer à l’alinéa 21 de la section wuḍū’ d’al-Buḫārī
(m. 252/870) et à la Concordance de WENSINCK, 1936-1969, s.v. riks. COLLINS,
2001, p. 82, traduit ainsi : « In fact it is related concerning the Prophet – God’s
peace and blessings be upon him – that a piece of dung was brought him in connec-
tion with a ceremony of purification, and this he threw from him saying, “it is ‘rikṣ’”
[instead of “riǧs”] (filth) ». On ne saurait pas cependant ce qu’est cette « cérémonie
de purification », si les grands dictionnaires arabes traditionnels, comme le Lisān
al-‘Arab, ou arabisants comme le Kazimirski, n’étaient heureusement plus con-
crets ! Istinǧā’ désigne étymologiquement la défécation et, par métonymie, le geste
suivant, appelé istiǧmār, qui est dérivé de ǧimār, mot qui désigne les petits cailloux
qu’on utilise pour s’essuyer (tamasaḥḥa bi-l-ǧimār) (IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab,
art. ǦMR, t. I, p. 496). Aucun geste, fût-ce le plus quotidien, n’échappe au fiqh…
La Concordance de WENSINCK (1936-1969, t. II, p. 220, p. 298) donne
comme majoritaire la transmission avec riks (outre le wuḍū’ d’al-Buḫārī, la section
ṭahāra d’al-Tirmiḏī [m. 279/892] et celle d’al-Nasā’ī [m. 303/915], ainsi que le
Musnad d’Aḥmad b. Ḥanbal [m. 241/855]). En revanche la transmission avec riǧs
est dans Ibn Māǧa (m. 273/887) (section ṭahāra). Dans ces conditions, on doit se
demander, ce qui de riǧs ou riks, est primaire. Si l’on opte pour riǧs comme le fait
222
C’est le défaut connu en espagnol sous le nom de ceceo, le défaut contraire s’appelant seseo.
223
C’est ce qui ressort du long développement que lui consacre AL-ǦĀḤIẒ, Bayān, t. I, 34sq. Cf.
églt. FÜCK, 1955 [1950], p. 99.
224
Il peut cependant arriver qu’en un lieu et un temps déterminés, ce qui serait un défaut de pro-
nonciation soit adopté comme signe distinctif d’un groupe. On se souvient par exemple des
Incroyables (et Merveilleuses) du Directoire qui « devaient leur surnom à leur habitude de ré-
péter à tout propos : c’est inc(r)oyable [ẽkəjabl] » (Petit Robert).
CHAPITRE VII 135
implicitement al-Muqaddasī225, riks est-il, comme il le pense (cf. infra), une va-
riante régionale, ou n’est-il pas plutôt une variante combinatoire, due à la présence
d’une sifflante (i.e. riǧs > riks), phénomène bien connu dans les dialectes arabes
modernes (pour des exemples cf. CANTINEAU, 1960, p. 61, c) ?
Enfin, un linguiste relèvera ce qu’AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 418, dit du
Ḫūzistān, zone de contact entre persan et arabe :
Souvent, ils mélangent leur persan à l’arabe et disent ’īn kitāb waṣlā kun et ’īn
kār qaṭ‘ā kun ; mieux : les voit-on parler persan, qu’ils passent à l’arabe et, quand ils
parlent une des deux langues, on pense qu’ils ne maîtrisent pas l’autre (wa-kaṯīran mā
yamzuǧūna fārisiyyatahum bi-l-‘arabiyya wa-yaqūlūna ’īn kitāb waṣlā kun wa-’īn kār
qaṭ‘an kun wa-’aḥsan mā tarāhum yatakallamūna bi-l-fārisiyya ḥattā yantaqilūna ’ilā
al-‘arabiyya wa-’iḏā takallamū bi-’aḥad al-lisānayn ẓananta ’annahum lā yuḥsinūna
al-’āḫar).
3. Interprétation
225
Sans doute à cause des dix occurrences coraniques du terme, qui apparaît comme un doublet de
riǧz.
226
Ma collègue de persan, Homa Lessan-Pezechki, consultée, a attiré mon attention sur le fait
qu’actuellement en persan pour avoir l’interprétation « relie » et « cesse », il faudrait que waṣlan
et qaṭ‘an soit écrits sans ’alif (i.e. wṣl et qṭ‘, prononcés approximativement comme vasl et rat‘).
Dans le second cas, avec un ’alif, le mot serait prononcé qaṭ‘an (ratan) et interprété comme un
adverbe de sens « sûrement » et la phrase comme « fais-le, sûrement ». Si l’on observe que le
manuscrit C a justement qaṭ‘ sans ’alif, on soupçonne une faute d’interférence : waṣl et qaṭ‘
ayant été reconnus comme des bases arabes et, en quelque sorte, les compléments d’objet direct
du verbe kardan, ont été munis du tanwīn-an qui apparaîtrait dans ce cas en arabe classique.
136 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
227
Ce qui d’ailleurs ne va pas de soi, al-Ǧāḥiẓ comme al-Aṣmā‘ī étant connus pour leur relation
avec Basra…
CHAPITRE VII 137
y est plus correct, c’est la manière de parler des Huḏayl, puis des deux Nejd, puis du
reste du Hedjaz, hormis les Aḥqāf, car leur langue est sauvage (wa-qad ta‘annā al-
fuqahā’ hāḏā fa-yaǧūzu mā qālūhu wa-yaǧūzu ’an yakūna ista‘mala hāḏihi al-luġa
wa-ǧamī‘a luġāt al-‘Arab mawǧūda fī bawādī hāḏihi al-ǧazīra ’illā ’anna ’aṣaḥḥ bihā
luġat Huḏayl ṯumma baqiyyat al-Ḥiǧāz ’illā al-Aḥqāf fa-’inna lisānahum waḥš)228.
The dialect of Huḏayl is the most correct among all Arabs. After this comes the
language of the two (?) Nejd, then that of the remainder (sic) of Hijaz, except that of
the Aḥqāf, for their speech is savage.
Rabin229 ne prête pas attention au fait que le texte a, non pas al-’aṣaḥḥ, mais
seulement ’aṣaḥḥ. Par suite, le dialecte de Huḏayl n’est nullement désigné comme
« le plus correct », mais seulement comme « plus correct », lui et ce qui est énuméré
à sa suite, que les autres dialectes de la péninsule arabique. Par suite encore, l’ex-
pression « le reste du Hedjaz », dont s’étonne Rabin, s’explique par la référence
implicite à la luġat Qurayš comme al-luġa al-fuṣḥā (cf. supra). Enfin, l’expression
« les deux Nejd » s’explique par le fait qu’AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 94, dis-
tingue un « Naǧd al-Ḥiǧāz » et un « Naǧd al-Yaman », distinction qui a pu être
favorisée par l’expression coranique al-naǧdayn (Cor. 90, 10).
Visiblement, al-Muqaddasī fait sienne la position dominante, qui, tout en
proclamant (pour des raisons théologiques) la lugat Qurayš al-luġa al-fuṣḥā, n’en
définit pas moins un domaine de l’arabe faṣīḥ plus large, puisqu’il comprend, avec
une partie du Hedjaz, l’Arabie centrale (luġat Tamīm de la tradition arabe). Cet
élargissement est rendu nécessaire par le fait que la luġa al-fuṣḥā a des traits qui
sont ceux rapportés de la luġat Tamīm mais non de la luġa al-ḥiǧāziyya (à laquelle
appartient la luġat Qurayš) et vice-versa. L’exemple le plus célèbre est le fameux
taḫfīf al-hamza (« allégement de la hamza »), pratiqué, nous dit-on, par les gens du
Hedjaz, à l’encontre du taḥqīq al-hamza (« réalisation effective de la hamza »), pra-
tiqué par les autres Arabes et qui est aussi le trait retenu par l’arabe classique. La
délimitation du domaine de l’arabe faṣīḥ à laquelle fait allusion al-Muqaddasī est
exactement celle donnée par un texte célèbre, souvent cité, d’Abū Naṣr al-Fārābī
(m. 339/950) : du moins par la version de ce texte, transmise par AL-SUYŪṬĪ
(m. 911/1505), Muzhir, t. I, p. 211-212, mais aussi Iqtirāḥ, p. 19-20230, et qui s’est
228
Al-Aḥqāf ne sont pas les côtes (FÜCK, 1955 [1950], p. 164), mais les « Dunes », région (nāḥiya)
qu’AL-MUQADDASĪ, Descriptio, p. 94, voit située dans ce qu’il appelle Naǧd al-Yaman, donc au
sud-est du Hedjaz. Fück relève comme fréquent l’emploi de waḥš chez al-Muqaddasī. Ce der-
nier l’a déjà employé pour qualifier (p. 34, l. 15) « la langue de Ṣaydā [Sidon] ». Sauf erreur, le
terme renvoie à ce qu’al-Muqaddasī appelle p. 1 ’aṣwāt.
229
Non plus d’ailleurs que FÜCK, 1955 [1950], p. 164.
230
Le texte du Iqtirāḥ est généralement meilleur que celui du Muzhir, sans doute parce que moins
souvent copié. En outre, al-Suyūṭī y indique sa source immédiate : le commentaire fait par Abū
Ḥayyān al-Ġarnaṭī (m. 745/1344) sur le Tashīl d’Ibn Mālik (m. 672/1274). Ce commentaire est
en cours d’édition, par Ḥasan Hindāwī, sous le titre al-Taḏyīl wa-l-Takmīl fī Kitāb al-Tashīl.
Quatre volumes en ont paru à Damas, à Dār al-Qalam (1997-2000). Claude Gilliot nous a
138 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
imposée (car, dans le Kitāb al-ḥurūf, d’où sort ce texte, tel qu’édité par Muhsin
Mahdī en 1969, on trouve en fait une autre version du même texte, ce qui n’est pas
sans poser quelques problèmes qu’on ne peut aborder ici)231. Mais dans les deux
versions du texte est développée une même thèse que l’on peut qualifier de « phi-
losophique » : pour une « nation » (’umma) donnée, la langue est d’autant plus pure
que ceux qui la parlent sont plus éloignés des autres nations (et quand une nation
connaît les deux éléments nomade et sédentaire, chez les nomades plus que chez les
sédentaires, du fait de leur plus grand isolement). Cette thèse sera reprise par des
grammairiens du IVe/Xe siècle comme AL-ZAǦǦĀǦĪ (m. 337/949 ou 339-340/949-
950), Īḍāḥ, p. 89, et, abondamment, par IBN ḪALDŪN, Muqaddima, notamment ch.
IV, section 22, p. 675-677 et ch. VI, section 46, p. 1071-1072. C’est bien cette thèse
qu’al-Muqaddasī adopte, éventuellement en l’adaptant, comme dans le cas de
Koufa (cf. supra).
Mais al-Muqaddasī fait aussi allusion à une autre position, à laquelle peut
introduire le chapitre du Ṣāḥibī d’Ibn Fāris (m. 395/1004), intitulé bāb al-qawl fī
al-luġa allatī nuzzila bihā al-Qur’ān (« De la langue, dans laquelle a été révélé le
Coran ») (IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 57-62), et symbolisée par la fameuse tradition, qui
a fait couler beaucoup d’encre : nuzzila al-Qur’ān ‘alā sab‘at ’aḥruf (variante :
luġāt) « le Coran a été révélé selon sept articulations (ou manières de parler) ».
Cette position, où ’aḥruf = luġāt, n’est pas gratuite. Elle a été élaborée pour rendre
compte de certaines « bizarreries », grammaticales ou lexicales, de la langue cora-
nique. Ainsi Cor. 20, 63 ’inna hāḏāni la-sāḥirāni (« ce sont deux magiciens »), où
apparaît dans le champ de ’inna un nominatif (au lieu du « classique » accusatif)
n’est-il plus expliqué comme une « faute » (ḫaṭa’), elle-même reflet d’un laḥn, due
à un copiste (kātib), explication appuyée sur une tradition attribuée à ‘Ā’iša : il est
expliqué comme une variante (luġa) de l’arabe, appartenant aux Banū al-Ḥāriṯ b.
Ka‘b (groupe Maḏḥiǧ du Yémen occidental). Nous résumons ici ce que dit AL-
FARRĀ’ (m. 207/822), Ma‘ānī, t. II, p. 183-184, à propos de ce verset. Pour concilier
la thèse théologique, qui identifie, sur une base scripturaire, la langue du Coran à la
luġat Qurayš et l’hypothèse philologique de l’occurrence dans le Coran de luġāt
autres que celle de Qurayš, les philologues donnent l’argument suivant, qui remonte
au moins à al-Farrā’232 : La Mecque étant un centre de pèlerinage intertribal, les
Qurayš ont pu ainsi connaître toutes les luġāt. Le même argument est utilisé par al-
Farrā’ lui-même et, à sa suite, IBN FĀRIS, Ṣāḥibī, p. 52-53, pour justifier que la luġat
Qurayš soit la luġa al-fuṣḥā : connaissant toutes les luġāt, les Qurayš ont pu choisir
le meilleur de chaque parler arabe. La double fonction du même argument est
informé, depuis le Caire, qu’un 5e en avait paru, toujours à Damas, en 2002, et un 6e à Riyadh
en 2005. Ces 6 volumes ne représentent environ qu’un quart du commentaire. [Depuis, huit
autres volumes ont paru à Riyadh entre 2008 et 2018, cf. ici même ch. III.]
231
Sur les deux versions de ce texte, cf. LANGHADE, 1994, p. 248-258. Pour une autre interpréta-
tion, cf. LARCHER 2006b, repris ici même chapitre III.
232
Dans un texte exhumé par Paul Kahle (1875-1964) (KAHLE, l959 [1947], p. 345-346). Sur ce
texte, cf. LARCHER, 2005b, repris ici même chapitre II.
CHAPITRE VII 139
C’est bien à cette thèse que fait allusion al-Muqaddasī en considérant le riks
du ḥadīṯ comme un « yéménisme ».
4. Conclusion
233
Cf. MIQUEL, 1963, p. 72, n. 4.
234
Un grammairien comme AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 95, reconnaît explicitement que « la plupart des
gens parlent spontanément sans ’i‘rāb, qu’ils ne connaissent pas, comprenant ainsi les autres et
se faisant comprendre d’eux » (’akṯar al-nās yatakallamūna ‘alā saǧiyyatihim bi-ġayr ’i‘rāb
wa-lā ma‘rifa minhum bihi fa-yafhamūna wa-yufhimūna ġayrahum miṯl dālika). Dans la mesure
où « la plupart des gens » devient à la page suivante la ‘āmma, l’arabe avec ’i‘rāb est l’apanage
de la ḫāṣṣa, même si le caractère « spontané » de l’arabe sans ’i‘rāb restreint l’arabe avec ’i‘rāb
à un usage « surveillé » (ce que nous avons appelé ci-dessus, par imitation de l’anglais formal,
formel). Cette conception subsiste dans la terminologie arabe de la diglossie : al-luġa al-
‘āmmiyya (vs al-luġa al-fuṣḥā). On voit combien l’expression d’al-Muqaddasī, lisān al-qawm,
dépasse cette fiction.
140 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
montre qu’il ne s’agit pas d’un cas d’espèce, concernant un individu en particulier,
mais en fait toute une caste (même si al-Muqaddasī lui-même se voit épargné !).
En ce sens, nous sommes très loin, au IVe/Xe siècle, du fasād al-luġa des Ier-
II /VII -VIIIe siècles, caractérisé par ces mêmes laḥn, mais donné comme une consé-
e e
235
Cf. notamment AL-ZAǦǦĀǦĪ, Īḍāḥ, p. 89.
Chapitre VIII
AL-‘ABDARĪ
1. Introduction
*
Paru sous le titre « Le parler des Arabes de Cyrénaïque vu par un voyageur marocain du XIIIe
siècle », Arabica, 48/3, 2001, p. 368-382, Leiden, ©Brill. Cet article était lui-même tiré d’une
conférence faite à la section Arabistik de l’Université de Bayreuth (Allemagne), le 31 octobre
2000. Entre crochets ([…]) figurent un certain nombre d’additions.
236
La base Opale de la BNF ne connaît ni le prénom ni les dates de cet auteur. Nous avons trouvé
son prénom dans PREIßLER, 2008, qui le présente comme un « ami d’étude » à Paris de Fleischer,
i.e. Heinrich Leberecht Fleischer (1801-1888). Ce dernier a séjourné à Paris entre 1824 et 1828,
où il a été l’élève d’Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1758-1838).
142 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Je crois utile d’en reproduire, dès à présent un passage, parce qu’il me semble
fournir, par des faits irrécusables, la démonstration d’une proposition à laquelle s’est
livré M. J. Derenbourg dans le numéro du Journal Asiatique du mois d’août dernier ;
savoir que les cas en arabe n’étaient point une invention des grammairiens et qu’ils
avaient été en usage dans la langue parlée.
237
Ce dernier réimprimé avec des traductions partielles en français d’Auguste Cherbonneau (1813-
1882) (CHERBONNEAU, 1854 et 1880) et un résumé d’Adolphe de Calassanti Motylinski (1854-
1907) (MOTYLINSKI, 1900) dans SEZGIN et al., 1994. MOTYLINSKI, 1900, p. 75, résume le texte
ainsi : « Les Arabes de Bark’a parlent très purement l’arabe et emploient des formes gramma-
ticales et des expressions de la vieille langue aujourd’hui perdues dans le Mar’reb ». La traduc-
tion partielle de Hoenerbach complète celle de Cherbonneau. Notre texte en traduction alle-
mande se trouve dans HOENERBACH, 1940, p. 150-152, sous le titre « Die Sprache der Araber
von Barqa ».
CHAPITRE VIII 143
ce texte dans le monde arabe. Ainsi, dans un ouvrage238 intitulé Ta’rīḫ al-luġa al-
‘arabiyya fī Miṣr wa-l-Maġrib al-’adnā (Le Caire, ‘Ᾱlam al-kutub, 1992), l’auteur,
Aḥmad Muḫtār ‘Umar, cite pratiquement in extenso le texte d’al-‘Abdarī, présenté
comme « l’un de ceux qui se sont émerveillés de l[a] faṣāḥa [des Arabes de Cyré-
naïque] dans le passé et l’ont vue comme un phénomène digne d’être enregistré »
(mimman ’u‘ǧiba bi-faṣāḥatihim fī al-qadīm wa-ra’āhā ẓāhira tastaḥiqqu al-tasǧīl)
(‘UMAR, 1992, p. 299-300).
Pour notre part, nous connaissions ce texte, depuis un séjour effectué en
Libye dans les années 1970, à travers l’anthologie de textes géographiques procurée
par Iḥsān ‘Abbās (1920-2003) et Muḥammad Yūsuf Naǧm (‘ABBĀS et NAǦM,
Lībiyā)239. Compte tenu de l’importance historique de ce texte (que nous avons dé-
couverte ultérieurement), le temps est venu pour nous d’en proposer une relecture.]
L’auteur, c’est Muḥammad b. Muḥammad b. ‘Alī b. Aḥmad b. Sa‘ūd al-
‘Abdarī. L’ouvrage, c’est la relation d’un voyage, celui du pèlerinage, qu’il com-
mença le 25 ḏū al-qa‘da 688/11 décembre 1289. Cette relation, connue sous le nom
2
de al-Riḥla al-Maġribiyya (cf. EI , q.v.), a été éditée par Aḥmad b. Ǧaddū à Alger.
Les passages concernant le territoire de l’actuelle Libye (AL-‘ABDARĪ, Riḥla p. 69-
82, puis 89-91) ont été reproduits, d’après cette édition, par ‘ABBĀS et NAǦM,
Lībiyā, p. 98-115. Dans la suite du présent article, nous donnerons les deux pagina-
tions.
Au cours de ce voyage, al-‘Abdarī traversa, à l’aller, la Cyrénaïque (Barqa),
par une route qu’il ne précise pas, et la retraversa, au retour, par une route qu’il
qualifie d’« intermédiaire » (al-ṭarīq al-wusṭā) entre « la route de la forêt » (ṭarīq
al-ġāba) et « la route du Sud » (ṭarīq al-qibla). La « route intermédiaire », d’est en
ouest, passe par al-Ḥaṣwī (?), la source d’Abū Šimāl, Ǧarsūn (?), Marāwa, laisse
sur sa droite la route d’al-Marǧ, de Qubbat Hayb (?) et de Ṭulmayṯa, avant d’arriver
sur le « territoire de Barnīq », à Qamīnis (AL-‘ABDARĪ, Riḥla, p. 89-90 = ‘ABBĀS et
NAǦM, Lībiyā, p. 113-114, cf. Annexe II, carte). Beaucoup de ces noms de lieux
sont toujours utilisés. D’autres, comme Abū Šimāl, sont repérables sur des cartes
plus anciennes : BERTARELLI, 1929, p. 465, donne un Aïn Bu Scimàl à cinq kilo-
mètres au Sud de l’actuelle al-Gubba.
Al-‘Abdarī nous indique lui-même que la « terre de Barnīq » – nom arabisé
de Bérénikè, lui-même nom donné par les Ptolémées à la cité nouvelle construite à
proximité immédiate de l’antique Euhespérides, l’actuelle Benghazi – constitue la
limite occidentale de la terre de Barqa pour ses habitants. La limite orientale est al-
Ḥaṣwī, que je ne puis localiser précisément, mais qu’al-‘Abdarī présente comme
étant en même temps la limite occidentale d’al-Baṭnān, c’est-à-dire de la Marma-
rique. Les autres limites qu’ils donne à la terre de Barqa, celles de la « forêt », bor-
dée par le littoral et la qibla, indiquent qu’il s’agit du Ǧabal-al-Aḫḍar (« Montagne
238
Que m’a signalé Nadia Anghelescu, qui en a fait un compte rendu dans la Revue Roumaine de
Linguistique (ANGHELESCU, 1993).
239
‘Abbās et Naǧm ont également proposé une anthologie de textes historiques sur la Libye (1967)
et ‘Abbās écrit une Histoire de la Libye (1967).
144 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
2. Description et commentaire
240
Ou, plus exactement, devenu traditionnel à l’époque d’al-‘Abdarī. Il n’en va pas de même aux
premiers siècles de l’Hégire.
CHAPITRE VIII 145
le ’i‘rāb relève de la « syntaxe » (naḥw vs ṣarf). Dans notre propre tradition, elle
relève tout autant de la morphologie, dans la mesure où elle a des marques (‘alāmāt
al-’i‘rāb). Ces marques ne sont pas seulement les voyelles des cas du nom ou des
modes du verbe. Ce peut être encore des voyelles longues ou des consonnes ou
encore une absence de marque (pour le détail, cf. AL-ĠALĀYĪNĪ, Ǧāmi‘, t. I, p. 20sq).
Cela nous a conduit à poser des traits morphosyntaxiques, plutôt que syntaxiques
ou morphologiques, mais en distinguant entre la flexion nominale et la flexion ver-
bale.
241
Je mets « cas » entre guillemets, car il va de soi que s’il n’y a plus qu’un cas, il n’y a pas de cas.
Dans la synchronie des dialectes modernes on a, par exemple, N + an/ā vs N + ø, qui fait la
différence entre un emploi adverbial ou formulaire d’un N et un emploi ordinaire de ce N. Mais
il ne s’agit plus alors d’un cas, mais d’un suffixe. [Abā pourrait également être interprété comme
le reflet de « the well-known preference of Bedouin Arabic for defunctionalized Old accusa-
tives, like /bā/ for ab(ū) » (CORRIENTE, 1975, p. 52). À l’heure actuelle, on a bū].
146 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
al-ḥarakāt ‘alā ta‘ayyun al-fā‘il min al-maf‘ūl fa-‘tāḍū minhā bi-l-taqdīm wa-l-
ta’ḫīr) (IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. VI, section 47, p. 1073) ... Par « langue de
Muḍar » (du nom d’un des ancêtres des Arabes du Nord), Ibn Ḫaldūn entend (p.
1079) la « langue première » (al-lisān al-’awwal) ou « originelle » (al-lisān al-
’aṣlī), dans laquelle est « révélé » le Coran et « transmis » le ḥadīṯ (p. 1075).
242
[Dans le résumé qu’il fait de l’itinéraire Kairouan-Alexandrie, CHERBONNEAU, 1854, p. 171,
repris dans CHERBONNEAU 1880, p. 59, écrit : « Remarque. S’il faut en croire El-Abdery, les
gens du pays de Barka parlent l’arabe aussi purement que les habitants du Hedjaz. Un enfant de
la campagne, s’étant approché du bivac de la caravane, s’écria : yā ḥuǧǧāǧun ’a-ma‘akum
šay’un tabī‘ūnah « Pèlerins, avez-vous quelque chose à vendre » ? Il fit sentir la fatḥa sur le
noun et un soukoun sur le ha ». Or, HOENERBACH, 1940, p. 150, traduit le passage ainsi : « (Ein
andermal) kamen wir an spielenden Kindern vorbei, da sagte eines zu uns : « Yā ḥuǧǧāǧ, ’a-
ma‘akum šai’un tabī‘ūnah ? » (Ihr Pilger, habt ihr etwas zu verkaufen ?), indem es das Tanwīn
(des Wortes šai’un) sowie das Nūn (des Verbes) ausprach und das Hā’ wegen der Pause vokallos
liess ». Autrement dit, il interprète le « maintien du nūn » comme étant à la fois le maintien de
celui du nom (tanwīn) et de celui de l’indicatif de l’inaccompli. Bien qu’une telle interprétation
paraisse difficile dans le contexte, du fait du parallélisme avec les exemples précédent et suivant,
un éventuel tanwīn serait ici, non celui de l’arabe classique, mais le suffixe relateur, marque,
dans un certain nombre de dialectes, de la relation mawṣūf (šay’)/ṣifa (tabī‘ūnah, catégorisé
comme ǧumla ṣifa ou « phrase qualificative »).]
CHAPITRE VIII 147
mêmes, qu’il existe aujourd’hui encore des dialectes arabes dont l’inaccompli a
conservé ce nūn : c’est le cas, par exemple, de certains dialectes de Mésopotamie
(cf. FISCHER et JASTROW, 1980, p. 153 ; VERSTEEGH, 1997b, p. 157 et 2014, p. 203,
qui donne le paradigme du dialecte musulman de Bagdad : tikitbīn/yikitbūn /tikit-
būn)243. On ne s’étonnera pas qu’al-‘Abdarī fasse état, pour l’« Occident », d’une
différenciation entre parlers sédentaires et nomades, qui sera si fortement soulignée
un siècle plus tard par IBN ḪALDŪN, Muqaddima, ch. VI, sections 47 et 48, p. 1073-
1080 : bien qu’AL-‘ABDARĪ, Riḥla, p. 5, nous dise lui-même être parti du pays des
Ḥāḥa (entre les actuelles Essaouira et Agadir), on n’oubliera pas que les Banū Hilāl
ont pénétré dans les plaines atlantiques depuis la seconde moitié du XIIe siècle
(IDRIS, 1962, p. 365-374, cf. églt. ABUN-NASR, 1987, p. 93).
[Alors que, par trois fois, al-‘Abdarī note le maintien du nūn de l’indicatif
et, par deux fois, la suppression de la voyelle brève du pronom affixe de 3e personne
du masculin singulier, on aura peut-être remarqué que, dans le troisième exemple
(mā taḏūqīnah « tu ne la goûteras pas ! »), il ne relevait pas l’emploi de la négation
mā. L’emploi de mā avec l’inaccompli indicatif existe en arabe classique, mais est
décrit par les grammairiens arabes comme marquant exclusivement une négation
du présent (nafy al-ḥāl). Dans le contexte, mā taḏūqīnah a nettement une valeur de
futur, ce qui suffit à le désigner comme un emploi conforme à celui des dialectes.
On peut supposer que c’est parce que cet emploi ne contraste pas avec son propre
usage qu’al-‘Abdarī ne le remarque pas…].
243
Ceci explique cela : le caractère globalement périphérique des dialectes où se rencontre ce trait
(en dehors de l’Irak, le Yémen, l’Arabie, le Sud de la Turquie, l’Afghanistan et l’Ouzbékistan...)
fait qu’il passe inaperçu des arabisants classicisants et/ou ayant une expérience des dialectes du
noyau dur (Afrique du Nord, Syrie/Égypte).
148 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
244
L’interprétation de ce passage par HOENERBACH, 1940, p. 160, est surprenante, qui comprend
al-qāf comme un nom de lieu : « von diesen [Burgen] heisst die erste al-Qamānīs und besteht
aus drei zusammengehörenden Burgen, vowon eine Qamnīs heisst ; so sprechen sie es aus in
ihrer unter dem Namen « al-Qāf » bekannten Sprache und das sind seltsame Namen ! », ajoutant
en note (n. 3) : « al-Kāf oder Aqāf ist eigentlich ein topographischer Name, und zwar der von
arabischen Geographen dem Ptolemäus entlehnte afrikanische Gebirgsname Kafas ».
CHAPITRE VIII 149
justifiée par la pluralité des qaṣr-s245. Qamīnis est le nom de l’un de ces qaṣr-s,
voire, si on lit wāḥiduhā en seconde et non en première imposition, le singulier d’al-
Qamānis. La remarque finale d’al-‘Abdarī (« ainsi prononcent-ils etc. ») suggère
cependant qu’il a réinterprété la forme effectivement prononcée comme étant celle
d’un pluriel : en ce cas, al-‘Abdarī aurait involontairement enregistré un phénomène
de ’imāla (la présence du yā’ est tout à fait compatible avec la ’imāla « à la li-
byenne » : gimíǝnis < qamānis, cf. OWENS, 1993).
245
BERTARELLI, 1929, p. 447, n’en compte que deux qu’il appelle respectivement il Castello ro-
mano et il Castello berbero. Peut-être al-‘Abdarī y a-t-il ajouté le Casr el-Chéil (castello ro-
mano) situé à quelques kilomètres au Nord.
150 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
parce qu’il ne peut être rapporté, phonologiquement, qu’au classique yukrī (vs yas-
takrī), *yakrī n’existant pas246. Au total, on a :
246
En libyen oriental, la forme IV ’af‘ala ne semble exister que par emprunt à l’arabe classique (cf.
OWENS, 1984, p. 125, qui la relègue dans la dernière des classes de verbes dérivés en donnant
le seul exemple de ’akram). Ajoutons que l’inaccompli d’un tel verbe ’yikrim est identique à
celui d’un verbe de base (e.g.’yiktib). On ne peut donc rien conclure de la notation d’al-‘Abdarī,
sinon l’emploi d’un même verbe dans les deux sens dans un cas, de deux verbes apparentés pour
chacun de ces deux sens dans un autre cas.
247
MĀLIK, Muwaṭṭa’, p. 151, le cite sous la forme ... Zubayr ... kāna yatazawwadu ṣafīfa l-ẓibā’i fī
l-’iḥrām. Notre édition ne contient pas le commentaire de Mālik. La signification, métonymique,
de « séchée » est celle de gǝddīd en arabe marocain.
248
[Observons incidemment que s’il n’y a pas de divergence majeure entre les deux grandes « lec-
tures » encore en usage, il y a en a une, concernant le… rasm. Le Coran du Caire a ’alif-lām-
wāw, « lu » ’al-law, avec gémination du lām, tandis que le Coran du Maghreb a ’alif-nūn et lām-
wāw (donc ’an law), « récité » ’al-law, avec assimilation (’idġām) du nūn de ’an au lām de lāw,
CHAPITRE VIII 151
Quant à 4), si l’on se reporte une fois encore à IBN MANẒŪR, Lisān al-‘Arab,
art. DRB, t. I, p. 96, on verra qu’il est écrit : ’aṣl al-darb al-maḍīq fī al-ǧibāl « le
sens de base de darb est passage étroit dans les montagnes ». Autrement dit, al-
‘Abdarī note ici, non pas l’emploi d’un mot archaïque, mais plutôt l’emploi d’un
mot dans son sens ancien, là encore sans doute par contraste avec la façon d’em-
ployer ce mot dans les dialectes maghrébins (darb est un chemin et même une rue).
L’archaïsme du lexique nomade, pour un sédentaire, est sûrement le trait le
moins controuvé. Mobiles dans l’espace, les nomades sont immobiles dans le
temps. Un exemple de cet « immobilisme » : dans le célèbre poème d’excuse
adressé par al-Nābiġa al-Ḏubyānī au roi de Ḥīra al-Munḏir b. Nu‘mān (VIe siècle
ap. J.-C.), il y a une scène de réfection d’un fossé et du muret de protection contre
les eaux, entourant la tente, avec la notation que « la petite esclave (...) l’a haussé
vers les portières et vers le bagage empilé » (wa-raffa‘athu ’ilā l-siǧfayni fa-l-
naḍadi). Or BOUCHEMAN, 1934, note que le terme apparenté de neḏị̄ d est toujours
employé en ce sens par les nomades syriens (cloison faite avec les bagages séparant
les deux compartiments de la tente, celui des hommes et celui des femmes : cf. « les
deux portières » du vers).
3. Conclusion
marquée par une šadda sur le lām. Cette divergence, remarquable, montre deux choses : 1) con-
trairement à ce qui est affirmé, tant par la tradition musulmane que par les islamologues, il
subsiste encore une variation résiduelle du rasm même ; 2) le rapport oral/écrit est moins simple
qu’on veut bien le dire : si la forme synthétique suggère une simple transcription de l’oral, la
forme analytique suggère à l’inverse la primauté de l’écrit, puis une tradition de récitation de la
forme écrite. Voir LARCHER, 2013, repris dans LARCHER, 2020, ch. II, p. 47-55].
152 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Annexe I.
Texte arabe et traduction française d’AL-‘ABDARĪ, Riḥla, p. 81-82.
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CHAPITRE VIII 153
Les Arabes contemporains de Cyrénaïque sont parmi les plus châtiés des
Arabes que nous ayons vus. Ceux du Hedjaz sont également châtiés, mais, chez
ceux de Cyrénaïque, il vient si peu de gens que leur langage ne s’est mêlé d’aucun
autre. Jusqu’à maintenant, ils maintiennent leur arabe. De leur langage, il n’est que
peu qui se soit gâté et ils ne manquent à la flexion que dans une proportion infime
par rapport à ce qu’ils fléchissent. J’ai interrogé un Bédouin, que j’avais rencontré
en train de faire boire ses chameaux à al-Ḥaṣwī, sur une source appelée Abū Šimāl :
« Est-ce que nous passerons par elle ? », dis-je en mentionnant son nom avec un
wāw, là où il faudrait le génitif, selon l’habitude des gens du Maghreb. « Oui, vous
foulerez Abā Šimāl » [taṭa’ūna Abā Šimāl], me répondit-il, en mettant le nūn au
verbe et l’accusatif à l’objet : il n’y a en Occident aucun nomade ni sédentaire qui
fasse cela ! Nous sommes passés auprès d’enfants à eux [i.e. des Arabes] en train
de jouer : « Pèlerins, avez-vous quelque chose à vendre ? » [tabi‘ūnah], nous dit
l’un d’eux, en mettant le nūn et sans vocaliser le hā’, à la pause. J’ai vu, entre autres,
un authentique Arabe, à qui une femme demandait instamment de la nourriture qu’il
avait avec lui. « Par Dieu, tu ne la goûteras pas » [mā taḏūqīnah], lui dit-il en pro-
duisant le pronom de l’allocutée comme il faut, en mettant le nūn et sans vocaliser
le hā’ à la pause. J’ai entendu quelqu’un chercher, dans la caravane, des gens qui
louent une monture, en disant : « Qui veut louer un mulet ? ». Un Bédouin l’enten-
dit et lui dit : « Est-ce toi qui as la bête ? — Oui !, répondit-il. — Alors ne dis pas
man yukrī, mais dis man yastakrī ! ». L’un de nos compagnons, d’entre ceux qui
faisaient le pèlerinage avec nous, me raconta qu’une personne avait bu de l’eau de
Zemzem et dit : « Cette eau sent le ḥabal », en mettant une voyelle au bā’, selon la
façon de parler des gens d’Occident, et en voulant dire la corde [du seau] avec la-
quelle on puise [l’eau]. Mais un Arabe l’entendit et lui dit : « Et comment donc
l’eau sentait-elle le fœtus [ḥabal] ? ». Il lui indiqua que c’était par la corde. « Alors
dis al-ḥabl, lui rétorqua-t-il, et ne dis pas al-ḥabal ! ». Quant aux expressions lexi-
cales rares et à tout ce que les gens d’Occident se font habituellement expliquer,
eux, jusqu’à maintenant, les utilisent, de manière naturelle, dans leurs conversa-
tions. De cela relève le fait suivant : une personne, parmi ces Arabes, s’arrêta auprès
de moi, à l’endroit où je m’étais installé dans le campement de la caravane et dont
le bassin était éloigné. Il me dit : « Maître, me laisses-tu aller [chercher de l'eau] ? »,
voulant dire ’aḫruǧu [sortir]. J’ai questionné l’un d’eux sur la route et il m’a dit
« quand vous sortirez de la forêt, prenez telle direction », voulant dire ’iḏā
ḫaraǧtum minhā [quand vous en sortirez]. De cette expression, les spécialistes des
mots étranges ont abondamment traité, dans le commentaire du propos de ‘Urwa b.
al-Zubayr (Allah soit satisfait de lui !) : « ‘Ā’iša – Allah soit satisfait d’elle ! –,
épouse du Prophète – Allah étende sur lui ses bénédictions et son salut ! – m’a ra-
conté que l’Envoyé d’Allah – Allah étende sur lui ses bénédictions et son salut !
– faisait la prière du milieu de l’après-midi, quand le soleil était dans sa cellule,
avant qu’il n’[en] sorte ». Et ils ont produit là-dessus des citations probantes et des
exemples. J’ai entendu un jeune garçon, d’entre eux, crier dans la caravane : « Pè-
lerins, qui veut acheter le ṣafīf ? ». Mais la plupart des gens ne le comprirent pas et
154 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
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.6 V
CHAPITRE VIII 155
Annexe II
Carte
Références bibliographiques
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160 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
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ZAMAḪŠARĪ (al-), Mufaṣṣal = Abū al-Qāsim Maḥmūd b. ‘Umar al-Zamaḫšarī, al-
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ZUBAYDĪ (al-), Ṭabaqāt = Abū Bakr Muḥammad b. al-Ḥasan al-Zubaydī al-Anda-
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Index nominum
Aaron : 4, 107 (voir Hārūn) Aḫfaš (al-) al-Awsaṭ : 82, 87, 103
‘Abbās, Iḥsān : 143-144, 148-149 Aḥmad b. Ǧaddū : 143, 149
‘Abd al-Qays : 55 Aḥmad b. Ḥanbal : 134
‘Abdarī (al-) : 141-152 Aḥqāf : 137
Abiaad, Abizaid : 98 Aïn Bu Scimàl : 143 (voir Abū Šimāl)
Abraham : 13 ‘Ā’iša : 138, 153
Abū ‘Amr b. al-‘Alā’ : 34 Aix-en-Provence : 3, 48, 103
Abū al-Aswad al-Du’alī : 64, 67, 77 Al-Azraqi : 8
Abū Bakr : 108, 119 Alep : 62, 70
Abū al-Ǧarrāḥ al-‘Uqaylī : 23 Alexandre : 26
Abū al-Ḥasan : 83, 97, 103 (voir Aḫfaš (al-) Alexandrie : 75, 146
al-Awsaṭ)
Alger : 29, 61, 142-143
Abū al-Ḥasan Aḥmad b. Muḥammad : 17
Algérie : 2
Abū Ḥayyān al-Ġarnaṭī : 47-51, 53, 137
‘Alī b. Abī Ṭālib : 64, 77, 106, 119
Abū al-Ḥusayn al-Qazwīnī : 124
Al-Jallad : 34
Abū al-Qāsim al-Ḥusayn b. ‘Alī al-Maġribī :
Allemagne : 79, 141
87, 114
Al-Manaser : 34
Abū Qīr : 75, 109-110 (voir Apa Kyros)
‘Āmir : 23
Abū Šamr : 83
Andalousie : 49, 53, 74, 125, 127-128
Abū Šimāl : 143-145, 153 (voir Aïn Bu
Scimàl) Anghelescu : 143
Abū Ṯarwān al-‘Uklī : 23 Antilles : 74
Abū ‘Ubayd al-Qāsim b. Sallām : 7, 41, 150, Antonio dell’Aquila, Antonius ab Aquila : 70
155
Apa Kyros : 75, 110 (voir Abū Qīr)
Abun-Nasr : 147
Aqūr : 128-129
Abyssins : 53, 55, 57
Arabes : 1, 3, 5-6, 12, 14-15, 17, 19-20, 23-
‘Ād : 73 25, 27-28, 39, 44-47, 52-53, 55, 59, 67,
71-72, 91-94, 126, 136-139, 144
Aden : 132, 136
Arabes du Nord : 13, 23
‘Adnān, ‘Adnānites : 13, 23
Arabes du Sud : 13, 23
Afghanistan : 147
Arabie : 6, 22, 28-31, 42, 45, 64, 67, 94, 137,
Afrique du Nord : 127, 142, 147-148
147
Afrique noire : 117
Arabie (province romaine d’) : 33, 110
Agadir : 147
Arabie Saoudite : 7
Agar : 13
Arberry : 19
Ahmad Ali : 34, 85
174 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Asad : 6-10, 17, 20, 22-23, 39, 44, 47, 53, 55, Ben Cheneb : 29, 30, 61
57, 59
Benghazi : 143, 148
‘Āṣim : 32, 72, 91
Benou-Ziyan : 141
Aṣma‘ī (al-) : 136
Berbères : 127
Astarābāḏī (al-), Raḍī al-dīn : 9
Bérénikè : 143 (voir Barnīq)
Ayoub : 81
Berlin : 125
Azd (Oman) : 55
Bertaina : 114
Azharī (al-) : 115
Bertarelli : 149
Beyrouth : 62
Baalbaki : 94
Bible : 4, 13
Babir : 116
Blachère : 2, 6, 19, 30-31, 41-42, 71, 92
Badr al-dīn Ibn Mālik : 48
Blanc : 68, 79-82, 84, 87, 103-104, 112
Bagdad : 2, 20, 50, 52, 61, 84, 125, 128-129,
Blancs : 74
133-134, 139, 147
Blau, J. : 8, 66, 85, 87
Bahrā’ : 6
Blau, O. : 41-42, 46, 55
Bahrein: 55
Bosworth : 6
Bailly : 25
Boucheman : 151
Bakr : 39, 55, 128
Brill : 62, 141-142
Bakou : 43
Budapest: 19
Bally : 8, 9, 33, 85
Buḫārī (al-) : 134
Banū ‘Adī : 90
Būlāq : 8, 47
Banū al-Ḥāriṯ b. Ka‘b : 138
Burton : 31
Banū Ḥanīfa : 55
Butterworth : 42
Banū Hāšim : 17
Byzance : 6, 127
Banū Hilāl : 147
Byzantins : 116
Barnīq : 143 (voir Bérénikè)
Barqa : 142-144 (voir Cyrénaïque)
Cahen : 2
Bar Tâlmi : 110
Cantineau : 9, 110, 133, 135
Barthélemy : 110
Carter : 41, 50, 52, 110
Basra : 22, 39, 45, 52, 56-57, 62, 64, 77, 136
Caskel : 6
Basse-Mésopotamie : 125, 128-129, 136
Casr el-Chéil : 149
Baṭalyawsī (al), Ibn al-Sīd : 50-51
Cassuto : 52, 103, 110
Baṭnān (al-) : 143 (voir Marmarique)
Castello berbero (il) : 149
Bayreuth : 141
Castello romano (il) : 149
Bédouins : 21-22, 39, 46, 62, 81, 140, 145,
151 Césarée de Maurétanie : 2
Beer-Schéba : 13 Chabrol : 48
INDEX NOMINUM 175
Gaffiot : 4 Hasse : 70
Ǧāḥiẓ (al-) : 69, 116, 134, 136 Ḥaṣwī (al-) : 143-144, 153
Ġalāyīnī (al-) : 145-146 Haute-Mésopotamie : 125, 128, 136
Ġarb : 125 (Ouest de Bagdad) ; 145-146, 148 Hawāzin : 6
(Occident musulman)
Hedjaz : 5, 10-11, 22, 30, 36, 44, 46, 49, 56,
Ǧarīr : 34, 88 67, 71, 88-92, 94, 101, 109, 136-137,
144, 146, 153
Ǧarsūn : 143
Hégire : 45, 75, 86, 110, 144
Ġassān : 53, 55
Hilal : 43
Ġaṭafān : 23, 39, 53
Ḥimyar : 132, 145
Genèse : 13
Hindāwī : 48, 137
Ghemínes : 148
Ḥīra : 151
Gilliot : 3, 45, 47, 50, 137
Hoenerbach : 142, 146, 148
Gimīnis : 148
Holes : 10, 74
Goethe : 30
Hopkins : 8, 31
Goldziher : 3, 19, 66, 86, 142
Huḏayl : 23, 44, 53, 55, 57, 59, 137
Golfe : 22
Ḫurāsān : 126
Gottschalk : 7
Ḥusaynī (al-) : 43
Grappin : 70
Ḫuškī (al-) : 17
Grecs : 55
Ḫuzā‘a : 47-50, 53, 59
Gruntfest : 70
Ḫūzistān : 135
Gubba (al-) : 143
Ǧuḏām : 42, 46, 53, 55
Ibn ‘Abbās : 108, 119
Ǧurhum : 13
Ibn al-Anbārī : 70
Ibn Durayd : 133
Ḥafṣ : 32, 72-73, 91
(Ibn) Falaquera : 52
Ḥāḥa : 147
Ibn Fāris : 1-9, 11, 13-14, 16, 19-21, 24-25,
Ḫalīl (al-) b. Aḥmad : 12
27-28, 41-42, 45-47, 71, 93, 138
Hamaḏān : 2
Ibn al-Ǧazarī : 34
Hamaḏānī (al-) : 2
Ibn Ǧinnī : 6, 79-84, 86-90, 92, 94, 96, 103-
Ḥarrān (Anatolie) : 128 104, 109, 117
Ḥarrān (Syrie) : 110 Ibn Ḥadīdū : 110
Ḥarrānī (al-) : 115 Ibn Ḫaldūn : 12, 49, 52-53, 66-67, 74, 86, 88,
127, 135, 138, 140, 144-147
Ḫarqā’ : 7
Ibn Hišām al-Anṣārī : 146
Hārūn : 4 (voir Aaron)
Ibn Māǧa : 134
Hārūn, ‘Abd al-Salām : 20, 90
Ibn Mālik : 47-50, 53, 137
Ḥasā’idī (al-) ou Ḥasāyirī (al-) : 53
INDEX NOMINUM 177
Ibn Manẓūr : 11, 44, 62-63, 81, 111, 126, 128, Jones : 115
130, 134, 149-151
Juda : 28
Ibn Mas‘ūd : 35, 59
Juif(s) : 51, 131
Ibn al-Muqaffa‘ : 130
(Ibn) al-Nadīm : 19
Ka‘ba : 13, 24, 26
(Ibn) al-Naḥḥās : 5
Kahle : 19-20, 28-29, 31-32, 36, 38-39, 46,
Ibn Rašīq : 5 71, 90, 93, 138
Ibn Rušd : 49 Kairouan : 146
Ibn al-Sarrāǧ : 49 Kalb : 23
Ibn Sīda : 11-12 Kamínos : 148
Ibn al-Sikkīt : 115 Kaplony : 19, 61
Ibn Sīrīn : 59 Kassab : 8, 10, 127, 132
Ibn Ya‘īš : 34, 133 Kazimirski : 11, 63, 134
Ibrāhīm : 13, 93 (voir Abraham) Kināna : 23, 39, 44, 46, 53, 55, 59, 64
Ibrāhīm, M. : 159 Kindermann : 22
Idris : 147 Kofler : 6, 9
Ifrīqiyya : 53 Koran, Korān : 19, 28, 31 (voir Coran)
Incroyables et Merveilleuses : 134 Koufa : 20, 22, 39, 45, 56-57, 64, 128, 136,
138
Indiens : 55, 57, 116
Krenkow : 65
Ingham : 7
Kropp : 107
Irak (état) : 23, 147
Kūfa (al-) : 34
‘Irāq : 22, 128-129, 141 (voir Mésopotamie,
Basse-Mésopotamie)
‘Īsā, Su‘ād : 127 Labov : 74
Isaac : 13 Laḫm : 42, 46-47, 49, 53, 55
Ismaël : 13 La Mecque : 2, 5-6, 13-14, 17, 20, 22-30, 36,
39, 44, 46, 64, 71-72, 90-91, 138, 148
Ismā‘īl : 12-13, 17, 27
Landberg : 142
Ismā‘īl b. Abī ‘Ubayd Allāh : 3, 17
Langhade : 43, 67, 138
Ithaca : 42
Lane : 11-12
Iyād : 53, 55
Larcher : 12, 23, 32-33, 35-36, 45-46, 48-49,
67-68, 72, 74-75, 84-87, 92-94, 103,
Jastrow : 147 107, 109-110, 114, 117, 138, 151
Jean : 34 La Rosa : 85
Jérusalem : 32, 131 Latins : 127
Jîlân : 116 Le Caire : 32, 47, 49-50, 61, 73, 123, 138,
143, 150
Johnstone : 10
Lecker : 22-23
178 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
Vincent : 141-142
Vollers : 29-32, 34, 36, 71, 75, 90
Wādī l-Rumma : 23
Warš : 33, 73, 91
Watson : 10, 42
Watt : 6, 13, 23
Weipert : 5, 23, 49, 51, 117
Wensinck : 134
Wiesbaden : 41, 103
White : 1
Yamāma : 55
Yémen : 25, 53, 55, 88, 133, 138, 147
Yéménites : 13, 23
Yōḥanan : 34, 105
Yūḥannā (Ḥannā) : 34, 105
Zabīd : 132
Zabīdī (al-) : 11
Zaborski : 126
Zaǧǧāǧ (al-) : 62, 108, 119
Zaǧǧāǧī (al-) : 52, 61-62, 68-70, 72, 76, 87,
103-109, 111-116, 118, 138-140
Zakariyyā(’) : 35
Zakharia : 127
Ẓālim : 110
Zamaḫšarī (al-) : 33, 133-134
Zanj : 116
Zanǧān : 2
Zemzem : 13, 148, 153
Ziyād b. Abīhi : 64, 70, 77
Zubaydī : 64, 150
Zürich : 1, 19, 61
Index rerum
‘aǧ‘aǧa (-iy(y) > -iǧ(ǧ)) : 10, 25, 50 ‘amal (litt. « action », rection) : 70
ambiguïté : 15, 68-69, 79, 87, 99, 105, 113-
‘aǧam (non-Arabes en général et Persans en
114
particulier) : 5, 62, 64, 111, 125, 130,
144 ambiguïté graphique : 114
‘aǧamī (non arabe) : 107, 130 ‘āmil, ma‘mūl (régissant, régi) : 70
’a‘ǧam(ī), pl. ’a‘āǧim (non arabophone) : ‘āmma, pl. ‘awāmm (masse, commun, vul-
106-107, 130, 148 gaire, vulgum pecus) : 68-69, 111-112,
116-117, 139
’aǧma‘a (« être unanime ») : 3
anachronique (caractère) : 26
‘aǧrafiyya (raucité ?) : 6, 11-12, 17
anachronisme : 92, 136
’aḥādīṯ al-nabī (traditions du Prophète) : 106
analogie : 22-23, 27, 63, 80
’aḫbara (rapporter une tradition) : 3
analytique (type) : 26, 65, 86-87, 140 ; (gra-
phie) : 151
184 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
‘an‘ana (/’/ > [‘]) : 6, 7, 17, 25, 39 arabe classique : 6, 11, 27, 34-35, 64, 66-67,
70-73, 75, 81, 85-86, 92-93, 95, 104,
anaphore (figure de style) : 73
109-110, 114, 117, 132, 135, 137, 140,
anaphorique (pronom) : 130 142, 146-150
anaptyxe : 92 arabe coranique : 91-92, 124
ancien arabe (état, type) : 26, 30, 65-66, 68, arabe de l’ouest, de l’est : 30
71, 75, 86, 104, 110, 140
arabe dialectal : 35, 66-67, 69-70, 104, 112
annexion : 4, 25, 81-82, 113-114
arabe écrit en caractères non arabes : 34
antériorité historique, logique : 89
arabe fléchi, non fléchi ; avec, sans ’i‘rāb,
apocopé : 31, 91, 146 flexion désinentielle : 68, 70, 86-87,
103-105, 111-113, 121
apophonie : 114
arabe formel : 129, 139
’aqāwīl (« énoncés ») : 45
arabe libyen oriental ou cyrénaïque : 146-149
’aqsām al-kalām (« parties du discours ») :
105 arabe littéral : 28
‘arab (Arabes en général ou Arabes nomades arabe marocain : 148-150
en particulier), sg ‘arabī : 2-6, 9, 13-14,
arabe moderne : 64, 124
20, 24-25, 41, 45, 47, 50, 62, 64-65, 74,
81, 90, 107-108, 111, 116, 125, 128, arabe moyen : 140
130, 132, 137, 139-140, 144-146
arabe oriental : 147
‘arab ‘āriba et muta‘arriba (« vrais Arabes »
arabe parlé à La Mecque au temps de Maho-
et « Arabes arabisés ») : 13
met : 29
al-‘arab al-fuṣaḥā’ (« les Arabes châtiés ») :
arabe syrien : 33, 127, 151
81, 88
arabe total : 135
‘arabiyya (al-) (sous-entendu al-luġa)
(l’arabe en général ou l’arabe classique arabe véhiculaire : 139
en particulier) : 20, 31, 48, 65-66, 68,
107-108, 113, 125-128, 130-133, 135- arabe vernaculaire : 91
136, 143, 145 arabe vulgaire : 70
‘arabiyya bi-ġayr ’i‘rāb (« arabe arabisant(s) : 1, 12, 28, 30, 32, 36, 41, 47, 61,
sans ’i‘rāb ») : 68, 87, 103 65, 68-71, 75, 79, 90, 92, 103, 123, 134,
‘arabiyya muwallada (« arabe non pur ») : 63 139, 141, 146-147
faqīh, pl. fuqahā’ (jurisconsulte) : 77, 129, ġadaq dans le sens de ma‘īn (eau de source
131, 136-137 abondante) : 150, 155
fasād al-luġa (« corruption de la langue ») : ġarīb (« étrange », mot) : 149-150, 155
26, 53, 65, 70, 73-74, 83, 86, 88, 95, 140
ǧazzār, laḥḥām, qaṣṣāb (« boucher »,
faṣāḥa (éloquence du locuteur, correction de exemple de synonymie) : 124
la langue) : 4, 6, 12, 21-24, 32, 36, 46,
gémination : 50, 114, 150
52-53, 67, 83, 136, 143-144, 151
généalogie :13-14, 22, 64, 67
faṣīḥ, pl. fuṣaḥā’ (« châtié ») : 4, 41, 46, 67,
80-83, 88-89, 94, 103, 126, 130, 137 générativiste : 89
fatḥa (voyelle a) : 33, 146 génitif : 75, 86, 113, 115, 145, 153
faute d’interférence : 135 génitif de filiation (grec) : 110
faute de flexion : 32, 65, 84, 109, 119, 129 génitif subjectif et objectif : 113
faute de langage : 4, 65, 69, 71, 75, 77, 115- géographe : 84, 123, 148
116, 138, 149
ǧihatā al-kalām (« les deux façons de par-
faylasūf (philosophe hellénisant) : 48 ler ») : 85
fuṣaḥā’ al-‘arab (« les Arabes châtiés ») : 81, al-ǧīm allatī ka-l-kāf (« le ǧīm qui est comme
88 le kāf ») : 133
fāṣila (« séparateur », rime coranique) : 92 al-ǧīm allatī ka-l-šīn (« le ǧīm qui est comme
le šīn ») : 133
al-filāḥa al-nabaṭiyya (« agriculture naba-
téenne ») : 129 goum : 126
fiqh (droit, jurisprudence) : 2, 77, 134 grammaire comparée : 88
fiqh al-luġa (méthodes du droit appliquées à grammaire générative : 89
la langue) : 2, 25
grammairien(s) andalou(s) : 48, 49, 51
flexion : 69, 70-72, 88, 99, 104, 109, 111,
grammairien(s) arabe(s) : 2, 9, 20, 33-34, 36,
113-115, 140, 144-145, 153
43, 49-50, 52, 61, 65, 69-72, 75, 79, 82,
flexion désinentielle : 35, 55, 65, 67-69, 75, 84-86, 89-90, 92-94, 103, 106, 114-116,
79-80, 82, 86-88, 97, 99, 104-108, 112- 133, 138-139, 142, 147
114, 116-117, 119, 121, 140, 142, 144 ;
grammairiens latins : 2
casuelle et modale : 65, 71-72, 75, 80,
103, 105, 136 graphème : 33
flexion (in)audible : 85, 115 ; (in)visible: 31, grec : 25-27, 34, 36, 49, 53, 66, 70, 75, 80,
75, 85-86 110, 112, 127
flexion stricto et lato sensu : 114-115 gréco-arabe : 66, 109
flexion nominale, verbale : 142, 145-146 gréco-copte : 110
flexion syntaxique, prosodique : 72 ǧuḏām, muǧaḏḏām (« lèpre, lépreux ») : 130-
flatterie : 139 131
ǧumal (notes de synthèse) : 61
forgerie : 108, 119
forme libre (vs liée) : 146
ḫabar, pl. ’aḫbār (tradition) : 3
fricative : 10, 74
’aḫbār al-nabī (« traditions du Prophète ») :
fuṣḥāïsation : 36
106
ḥabl, ḥabil, ḥbǝl (« corde ») : 148
188 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
ḥabal (« fœtus ») : 148 histoire de la langue : 26, 29, 33, 65-67, 71,
74, 79-80, 84, 86, 94-95, 104, 110
ḥaḍar, ḥaḍra, ḥāḍira (pays sédentaire) : 62,
81 histoire de la grammaire arabe : 14, 62
ḥaḍarī (« sédentaire ») : 44, 146 histoire de la linguistique : 62
ḥaddaṯa (rapporter une tradition) : 3 homographe : 20, 105, 114-115
ḥaḏf (« suppression ») : 92 homonyme : 124
ḥadīṯ, pl. ’aḥādīṯ (tradition) : 2, 3, 7, 67, 94, homophone : 34
106, 110, 113, 136, 139, 146, 150, 155
hongrois, magyar : 66, 142
ḫafḍ (génitif) : 145
ḥusn (beauté de la langue) : 128
ḥaǧǧ (grand pèlerinage) : 24, 139
hypothèse : 6, 26-29, 33, 35, 43, 46-47, 51-
ḥāl mu’akkida (« complément d’état corrobo- 52, 71, 73, 86, 89, 93, 103, 110, 138
ratif ») : 107
hypothèse de Vollers : 29-31
al-hamz wa-l-talyīn (« mettre la hamza et
hypothèse de Vollers et Kahle : 36, 71, 90
l’adoucir ») : 14-15, 27
hypothèse de Versteegh : 74
hamza : 7, 11, 14-15, 27, 35, 92, 137
hamza bayna bayn : 92
‘ibādāt (« services », une des deux parties du
haoussa : 117
fiqh) : 105
ḥaraka (« motion », voyelle brève) : 34, 113,
’ibdāl (mutation du yā’ en ǧīm) : 50
146
’iḍāfa (annexion) : 25
ḥarf, pl. ḥurūf (articulation) : 25, 43, 51, 80,
82, 108, 133 idéologie linguistique : 94, 105, 145, 151
ḥarf lafẓ (articulation phonique) : 43 ’idġām kabīr (« grande assimilation ») : 34-
35
ḥarf ma‘nā (articulation sémantique, parti-
cule) : 43 ’idġām (ṣaġīr) (« (petite) assimilation ») : 34,
92, 150
ḥurūf ’aṣliyya (articulations primaires) : 133
idiome : 13, 25 ; littéraire : 41 ; littéral : 28 ;
ḥurūf far‘iyya (articulations secondaires) :
religieux : 28
133
iḫtāra (« choisir », moyen de ḫāra) : 24, 45
ḥurūf ġayr mustaḥsana (articulations non
considérées comme bonnes) : 133 iḫtilāf luġāt al-‘Arab (« diversité des ma-
nières de parler des Arabes ») : 6, 13, 20
ḥurūf mustahǧana (articulations considérées
comme mauvaises) : 133 iḫtilāṭ (« mélange ») : 144
al-ḥurūf al-sitta (« les six consonnes ») : 11 iktarā, istakrā (« prendre à bail ») : 149-150
harmonisation vocalique : 148 ’ilhām (« inspiration ») : 80
ḫāṣṣa (élite) : 69, 111-112, 116-117, 139 ‘illa (« justification ») : 62, 109
ḫaṭa’ (faute, erreur contre l’expression) : illettré : 69, 117, 145
108-109, 138
‘ilm al-’i‘rāb : 105
hedjazisme : 31, 71, 92-93
‘ilm al-naḥw : 105, 109
herméneutique juridique : 2
’imāla (« faire pencher (le a vers le i) ») : 149
ḥimyarite : 13, 132
impératif : 89-93, 101, 115, 135
INDEX RERUM 189
langue de Dieu : 108 lettré : 69, 112, 117, 121, 126, 131, 134, 145
langue du Coran : 5, 14, 20-21, 28-29, 31, 36, linguistique occidentale moderne : 46, 61, 65,
45-46, 67, 71, 90-93, 95, 126, 136, 138 88
langue écrite : 28-29, 90, 114, 131, 139 linguistique sémitique : 103
langue étrangère : 126 lisān, pl. ’alsina (« langue ») : 4-5, 13, 45, 49,
57, 124, 127-129, 135 ; pl. ’alsun : 124
langue humaine : 108
lisān ’a‘ǧamī (« langue de Barbare ») : 107
langue intertribale, supratribale : 26
lisān ’āḫar yuqāribu al-rūmī (« autre langue
langue littéraire : 29, 68, 130 proche de celle des Romains ») : 127-
128
langue liturgique : 130
al-lisān al-‘āmm ou al-‘āmmī (« langue vul-
langue maternelle : 29, 73, 84
gaire ») : 66
langue-mère de la prophétie : 108
lisān al-‘Arab (« langue des Arabes ») : 108
INDEX RERUM 191
lisān ‘arabī mubīn (« langue arabe claire ou luġa qadīma ǧayyida (« langue ancienne et
manifeste ») : 5, 106-107 excellente ») : 91
al-lisān al-’aṣlī (« langue originelle ») : 67, al-luġa al-qudmā al-’ūlā (« langue la plus an-
146 cienne et première ») : 91
al-lisān al-’awwal (« langue première ») : 67, luġa rakīka (« manière de parler incor-
146 recte ») : 126, 139
al-lisān al-muḍarī (« langue de Muḍar ») : luġa riḫwa (« manière de parler molle ») :
67, 145 126
lisān al-qawm (« langue du peuple luġa ’uḫrā (arabe mutant en « une autre
[arabe] ») : 5, 84, 91, 107, 125-126, 135, langue ») : 74
137, 139-140
luġa ’uḫrā mumtaziǧa (« autre langue mélan-
locuteur : 4, 69, 71, 81-82, 109, 127, 133, 136 gée ») : 135
logique : 43, 62, 89, 105, 139 luġāt ’ahl al-’amṣār (« les manières de parler
des citadins ») : 66
lomad (devant complément d’objet) : 87, 104
luġat ’ahl al-ġarb (« langue des gens de l’oc-
louer (« prendre ou donner en location ») :
cident (musulman) ») : 148
149-150
luġat ’ahl al-ḥaḍar (« langue des séden-
ludique (caractère) : 24, 84
taires ») : 140
luġa, pl. luġāt (manière de parler, variante,
luġat al-Aḥqāf : 137
idiome, dialecte, variété, langue) : 3, 13-
14, 19-20, 23-24, 49-50, 52-53, 65, 74- luġāt al-‘Arab (« les manières de parler des
75, 80, 108, 116, 125-128, 132-133, Arabes ») : 25, 107, 137, 139
135-138, 148
luġat al-‘Arab li-hāḏā al-‘ahd (« langue des
al-luġa al-‘āmmiyya (« langue vulgaire ») : Arabes [bédouins] de ce temps ») : 140,
67, 69, 92, 112, 139 146
al-luġa al-‘arabiyya al-faṣīḥa (« langue luġat Asad : 20
arabe châtiée ») : 80-81, 83, 92, 95
luġat Ḥimyar : 146
al-luġa al-dāriǧa (« langue courante ») : 67
luġat Huḏayl : 137
luġa fāsida (« manière de parler corrom-
luġat Ḫuzā‘a : 48
pue ») : 128
luġat Laḫm : 47
al-luġa al-fuṣḥā (« la manière de parler la
plus châtiée ») : 4-5, 14, 19-21, 24-28, al-luġāt al-maḏmūma (« les manières de par-
45-47, 67, 71, 91, 136-139 ler blâmables ») : 6, 7, 13, 24-25
luġa ḥasana (« manière de parler belle ») : 28 luġat Muḍar : 67, 140, 146
al-luġa al-ḥiǧāziyya ou luġat ’ahl al-Ḥiǧāz luġāt muḫtalifa (« diverses manières de par-
(« langue du Hedjaz ou des gens du ler ») : 84, 128, 135
Hedjaz ») : 5, 91, 95, 137
luġat Qays : 20
al-luġa al-kūfiyya (« langue de Koufa ») :
luġat Quḍā‘a : 48
128
luġat Qurayš : 4, 19, 23, 25, 45-47, 52, 67,
al-luġa al-mawṣiliyya (« langue de Mos-
71, 126, 136-138, 144
soul ») : 128
luġat Ṣaydā (« langue de Sidon ») : 137
luġa munġaliqa (litt. « fermée (à la compré-
hension) », inintelligible) : 127 luġat al-Šām (« langue de la Syrie ») : 124,
128
192 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
luġat Tamīm : 7, 25, 137 métonymie : 4, 67, 90, 112, 124, 134, 150
luġat al-Yaman (« langue du Yémen ») : 55, métrique : 8, 9, 35
133
mieten, vermieten (« prendre, donner à bail
luṯġa (défaut de langue) : 133-134 ou en location ») : 149-150
Middle Arabic : 66
mā hedjazien, tamīmite : 93 Mittelarabisch : 66
mā (négation dialectale) : 147 mixticius (« mélangé ») : 63
mā l- (négation syrienne) : 8, 127 mode du verbe : 31, 145
maf‘ūl (bihi) (complément d’objet du verbe) : monogenèse, polygenèse (des dialectes sé-
113-114, 145-146 dentaires) : 27
maf‘ūl muṭlaq (complément d’objet interne morphologie : 90-92, 105, 145, 147
ou résultatif) : 115
moyen arabe (état, type) : 8, 26, 34, 65-66,
maǧlis (« assemblée ») : 84, 129, 131, 139 73, 86, 131, 136, 140
malaka (« habitus ») : 52-53, 74 mu‘āmalāt (« transactions », une des deux
parties du fiqh) : 106
ma‘nā (vs lafẓ), pl. ma‘ānī (sens, objet,
thème) : 8, 68, 113, 116 mubīn ‘an al-ma‘ānī (litt. « qui distingue les
significations », sémantiquement perti-
ma‘ānī al-‘āmma (« thèmes de la masse ») :
nent) : 80-81
116
muḍāri‘ (litt. « qui ressemble », inaccompli) :
ma‘ānī al-ḫāṣṣa (« thèmes de l’élite ») : 116
6, 10, 70, 146
maḥāll (« campements ») : 3
al-muḍāri‘ al-maǧzūm (inaccompli apocopé):
mamlakat al-’islām (empire musulman) : 125 146
man lā yu‘ribu (« ceux qui ne fléchissent al-muḍāri‘ al-manṣūb (inaccompli subjonc-
pas ») : 103-104 tif) : 70, 146
manāsik (rites, cérémonies) : 26 al-muḍāri‘ al-marfū‘ (inaccompli indicatif) :
146
manī (« sperme », quasi-homonyme de mā-
nī, variante de mā lī, négation sy- al-muḫāṭab wa-l-muḫāṭib (les interlocu-
rienne) : 8 teurs) : 105
mar’ (« homme »), murū’a (« vertu ») : 108 muḫtaṣar (« contraction », résumé) : 48
marocanisme : 149 mula (« mule »), mulus (« mulet ») : 63
marque de flexion : 114, 117, 145 mula (« mule »), mulo (« mulet ») : 63
marque de la 3e p. du pl. : 129 mulato (« mulâtre ») : 63
marque de l’indicatif : 146 muleto (« jeune mulet »), muleta (« jeune
mule ») : 63
marque du masculin, du féminin : 8, 10
mu‘rab (désinentiellement fléchi) : 82, 94
marque pronominale : 8
mušāfaha (litt. « de lèvre à lèvre », communi-
maṣdar (litt. « source », nom verbal) : 65, 77,
cation orale) : 114
148
muṣhaf ‘Uṯmān (codex de ‘Uṯmān) : 32
métaphore : 63, 106, 111
mustabīn (litt. « se rendant distinct », parti-
métis, métissage : 63-64, 75, 77, 110-111,
cipe actif d’istabāna, factitif
121
INDEX RERUM 193
explicitement réfléchi de bāna « être nūn al-’ināṯ (-na, marque du féminin plu-
distinct ») : 107 riel) : 146
mustawfā (« exhaustif ») : 53
mutaḥarrik (« mû », qui a une voyelle Old Arabic : 65
brève) : 34
onomastique : 86 (libanaise), 110 (arabe des
mu‘tazilisme, mu‘tazilite : 32, 83 inscriptions nabatéennes)
muwallad (métis) : 63-64, 69, 75, 110-111 ordre des mots (plus ou moins libre) : 65, 86,
140
orientaliste : 1, 3, 29, 42, 75, 142
Nabati Arabic : 89, 110
origine du langage : 80
nādir (« rare », mot) : 149
orthodoxie : 52
nafy al-ḥāl (« négation du présent ») : 147
orthoépie : 114, 117, 133, 147
naġamāt al-ṣawt (« intonations ») : 115
orthographe : 33-35, 44, 85, 148
nāḥiya (« région ») : 125, 137
Ost-Arabisch : 30
naḥḥās (« artisan du cuivre ») : 5 ; nuḥās
(« cuivre ») : 5
naḥw (litt. « direction », grammaire en géné- palatale, palatisation : 10, 25
ral ou syntaxe en particulier) : 62, 65,
palimpseste de Sanaa : 32
68-69, 104-105, 109, 115-116, 145
papyrus : 3, 22, 75, 109
naḥwī (« grammairien ») : 116
papyrus gréco-arabe PERF 558 : 109
nasab (formation d’une nisba) : 25
paraphrase : 12, 24, 111, 149
naṣb (mettre un nom à l’accusatif ou un verbe
au subjonctif) : 70, 145 parler : 3, 4, 6-7, 14-15, 17, 24, 39, 46, 50, 59,
63, 72, 93, 124, 128, 138-139
nāṣib, manṣūb (régissant l’accusatif/subjonc-
tif, régi à l’accusatif/subjonctif) : 70 parler arabe d’Aden : 132, 136
naḍad, neḏị̄ d (« bagage empilé ») : 151 parler faṣīḥ : 82, 88, 104, 109, 128, 130
négation : 8, 127, 148 parler du qāf (réalisé [g]) : 148
néo-arabe (état, type) : 26, 30-31, 65-66, 68, parler est-arabe, est-arabique : 30, 36, 47, 71,
70-71, 75, 86, 104, 109-110, 140 90
Neuarabisch : 65-66 parler incompréhensible : 132
New ou Neo-Arabic : 65 parler intermédiaire entre le sabéen et
l’arabe : 132
nidā (cris des marchands) : 132
parler ouest-arabe, ouest-arabique : 30, 71
nisba (nom de relation) : 108
parler réel, idéal : 3
nomades : 12, 44-45, 64, 79, 81-83, 97, 138,
151 parler spontané : 104
nominatif : 31, 70, 75, 85-86, 93, 99, 109, parlers arabes : 14, 20, 27, 46
114-115, 117, 138
parlers arabes d’aujourd’hui, modernes : 3, 7,
nūn (préfixe de l’inaccompli) : 20 ; (suffixe 75
de l’énergique) : 33-34 ; (suffixe de
parlers arabes nomades, sédentaires : 66, 74,
l’inaccompli indicatif) : 31, 147, 153 ;
79-80, 83, 85-86, 94, 97, 147-148
(suffixe du duel et du pluriel) : 132 ;
(tanwīn dialectal) : 73, 85 parlers des Blancs, des Noirs : 74
194 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
qawmī, qawmiyya (national, nationalisme au riǧs, riks (« saleté », exemple de /ǧ/ > [k]) :
sens panarabe) : 126 134-136
qibla (direction de La Mecque, sud) : 143 rime (coranique) : 30-33, 35
qirā’a, pl. qirā’āt (« lecture (coranique) ») : rime (poétique) : 34
21, 71, 90, 95, 133
rime effective/possible ou externe/interne :
qiyās (« mesure ») : 22 (raisonnement par 32, 33, 73
analogie) ; 92-93 (règle, norme)
romanité : 127
qualification : 81, 85
rubba : 48, 50-51
qualité (voyelle) : 33
rūmī (« romain ») : 127, 129
quantité (voyelle) : 33, 148
qubḥ (grossièreté, laideur de la langue) : 125-
sabab (« cause ») : 62
126, 128
al-sab‘at al-’aḥruf ou luġāt (les sept articula-
quiproquo : 65, 81, 148
tions) : 47, 59, 138
qurrā’ (« lecteurs ») : 29, 91
sabir : 73
šadda (marque de la gémination) : 23, 33, 151
radical : 92-93
ṣaffār (« artisan du cuivre jaune ») : 5 ; ṣufr
radicale : 10-11, 15, 44 (« cuivre jaune ») : 5
rāḥila (« monture ») : 149 ṣafīf (dans le sens de qadīd/muqaddad) : 150,
153, 155
raisonnement par analogie : 22 ; de type syl-
logistique : 5, 91, 94 saǧ‘ (prose rythmée et rimée) : 24, 117
rakāka (défectuosité, incorrection de la ṣāḥib kalām : 4
langue) : 125-126, 128, 139
sākin (« quiescent », sans voyelle) : 34
rasm (« tracé, dessin ») : 15, 32-36, 71, 90-
sanskrit : 110, 112
93, 150-151
ṣarf ou taṣrīf (litt. « variation », partie de la
rāwī, pl. ruwāt (« transmetteur ») : 3
grammaire qui s’occupe de morpholo-
réalisation phonétique : 7 gie et phonologie) : 105, 145
Redeweise : 3 šarī‘a (Loi) : 2
redondance : 10, 71-72, 114 šawāhid (« attestations ») : 43
réécriture : 29, 43-44, 46, 67, 90, 92, 94 ṣawt, pl. ’aṣwāt (litt. « son », aspect phonique
de la langue) : 35, 124, 128, 137
registre (de langue) : 14, 69, 93, 103, 111
scénario sur les origines de la luġa al-fuṣḥā :
registre de l’école : 117
14-15, 21, 25-29, 36, 71, 93
registre littéraire : 21, 46
Schriftsprache (« langue écrite ») : 29, 30, 90
registre poétique : 14, 71
scriptio defectiva : 85, 105, 113-114, 116
registre relâché : 87, 117
sciences linguistiques : 2
registre soutenu : 87, 117
sciences théologico-juridiques : 2
relation mawṣūf/ṣifa (« objet qualifié/qualifi-
scripturaire (caractère) : 5, 14, 26, 45, 71, 91,
cation ») : 34, 72, 85, 108-109, 115, 142
126, 136, 138
rhétorique : 49 (art) ; 125 (procédé)
sédentaires : 44-45, 56-57, 62, 64, 79, 81-83,
87, 97, 103, 138, 144
196 L’INVENTION DE LA LUĠA AL-FUṢḤĀ
takṯīr (marquer le prou, une des valeurs de thèse théologique : 4, 6, 20, 28-29, 46, 67, 71,
rubba) : 50-51 136, 138
ta’līf (activité combinatoire) : 80, 82 timbre (voyelle) : 11, 35, 148
tamīmisme : 93 toponymie : 124
tamyīz (« spécificatif ») : 4 type (linguistique) : 26, 30-31, 65, 68-69, 71,
75, 79, 81, 86-87, 95, 99, 104, 109-110,
taltala (vocalisation i du préfixe de l’inac-
140
compli) : 6, 10-11, 20, 93
tradition linguistique arabe : 14, 30, 49, 88
tanzīl (« faire descendre », catagogie, révéla-
tion) : 5, 91, 106 trait est-arabe, est-arabique : 31, 46
tanwīn (« nunation ») : 34, 72-73, 75, 93, trait grammatical : 151
142, 146
trait lexical : 149, 151
tanwīn-an : 33-44, 73, 135
trait morphophonologique : 31
tanwīn al-tarannum (« nunation de modula-
trait morphosyntaxique : 144-145, 151
tion ») : 34, 72, 93
trait ouest-arabe, ouest-arabique : 31, 46
tanwīn dialectal : 34, 85, 146 (voir suffixe re-
lateur) trait phonologique : 132, 136, 147, 151
taqa‘‘ur (accent tout à la fois guttural et em- trait syntaxique : 136, 144-145
phatique) : 11-12
triptote (déclinaison, flexion) : 70-71, 73, 75,
al-taqdīm wa-l-ta’rīḫ (« antéposition et post- 110
position ») : 67, 146
turc : 49
ṯaqīl al-fam wa-l-lisān (« lourd de bouche et
lourd de langue ») : 4 turc ouïgour : 49
yā sīdī : 126-127
yéménisme : 139
Introduction VII
Remerciements XIV
Avertissement au lecteur XV