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Memoire Christopher Santerre

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En couverture : tête de vis standard de type cruciforme / tête de vis non-standard de type pentalobe

L’OBJET DE L A PRODUCTION

Mémoire de fin d’études de Christopher Santerre


Sous la direction de Jacques-François Marchandise

ENSCI - Les Ateliers, 2014.


Avant toute chose je tiens à remercier,

Jacques-François Marchandise
pour sa bienveillance et
ses nombreuses références,

Emmanuelle, Françoise, Jeanne,


Corinne, Dominique &
Jannick Thiroux pour leurs
précieuses relectures,

Clara ainsi que mes parents


pour leur soutien constant,

Enfin merci à tout ceux avec qui j’ai pu


discuter de ce mémoire et qui ont de cette
façon contribué de près ou de loin
à sa réalisation.
FEUILLE DE ROUTE
INTRODUCTION 10

L’OBJET DE LA PRODUCTION 12

PAYSAGE PRODUCTIF 24

Production, économie et idéologie 26


Production, organisation et pouvoir 32
Production, territoires et résilience 40
Productivité, automatisation et chômage de masse 48
Production, aliénation et recherche de sens 56
Production de valeurs et capital immatériel 64
Production, standardisation et individuation 70
Production et pratiques amateurs à l’heure d’Internet 78
Production, accumulation et recherche d’équilibre 84

SE SITUER, SE PROJETER 94

TERRITOIRES DISSIDENTS 102

Ned Ludd 104


Henry David Thoreau 106
Arts & Crafts 108
Mohandas Karamchad Gandhi 110
Les Castors 112
Enzo Mari 114
Les Lip 116
Richard Matthew Stallman 118

LA CARTE N’EST PAS LE TERRITOIRE 120

OBJET DE VALEUR(S) 124

CONCLUSION – DE L’OBJET AU SUJET 132

RESSOURCES 139
INTRODUCTION

Durant mon parcours à l’ENSCI j’ai tenté de comprendre


certains dysfonctionnements de notre société industrielle.
Je me suis notamment questionné sur l’éloignement
toujours plus important entre celui qui fait et celui qui
utilise, voire aujourd’hui qui ne fait que consommer.
Je me suis alors interrogé à diverses reprises sur la
capacité du modèle actuel à satisfaire nos besoins de manière
soutenable. Je me suis ainsi progressivement intéressé à
des alternatives isolées comme les circuits courts pour
la nourriture, l’autosuffisance énergétique, ou encore
le fait de produire soi-même des objets du quotidien.

Aujourd’hui imprimante 3D, laboratoire de fabrication


et réseau mondial nous promettent un avenir où la technique
serait de nouveau au service de l’humain et non l’inverse. Il
s’agirait, grâce à ces dispositifs, de permettre à chacun de se
réapproprier ses capacités de production à l’échelle individuelle.
Mais qu’en est-il dans les faits ? Ces objets sont-ils réellement
en mesure de proposer des rapports à la production différents de
ceux dominant l’ère industrielle depuis la fin du XVIIIe siècle ?
C’est-à-dire, d’inverser, ou du moins d’équilibrer davantage les
rapports de force à l’œuvre entre producteur et consommateur.
Le premier objectif de ce mémoire est d’explorer ces capacités
en formations et les limites de ces nouvelles propositions. Pour
comprendre les dynamiques en jeu, il m’a fallu m’intéresser aux
sources idéologiques et techniques de ces nouveaux objets de la
production, généalogie souvent riche d’une histoire éclairante.

Pour mener à bien ces investigations il m’a fallu


appréhender plus précisément les enjeux que soulève le paysage
productif actuel. Paysage au sein duquel sont régulièrement
évoquées des tensions économiques et sociales, mais dont
l’évolution se joue également dans les champs politique,
culturel, environnemental ou encore philosophique.

12
Il s’agit pour moi de mieux cerner par rapport à quoi s’articule
ce que l’on nomme alternatives. S’agit-il systématiquement de
postures de rupture, de résistance ? De simples évolutions de
l’existant ? Ou bien de changements profonds des modèles en
place ? J’ai ainsi cherché à comprendre comment se joue cette
articulation entre le paysage productif dominant et sa marge.

C’est pour comprendre les motivations qui poussent certains


à faire un pas de côté que j’ai voulu dans la deuxième partie de
ce mémoire aller à la rencontre d’acteurs qui ont, à un moment
dans l’histoire, questionné les modes de production dominants
et ouvert la voie à d’autres schémas de pensée et d’action. Des
mouvements sociaux des ouvriers de l’industrie textile ayant
marqué l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’utopie
concrète du logiciel libre, ces rencontres sont l’occasion
d’identifier des relations singulières entre la question de la
production et ses implications sociales, morales, politiques ou
encore spirituelles. À travers cet exercice il s’agit in fine de voir en
quoi ces alternatives productives, ces territoires dissidents, une fois
mis côte à côte, révèlent ou non une filiation d’engagements et de
pratiques potentiellement inspirantes pour les années à venir.

Tel est le principal enjeu de ce mémoire, appréhender


le présent et explorer le passé afin d’envisager l’avenir de la
production et, a fortiori, de ma pratique de façon plus lucide et
autant que faire se peut, plus responsable.

13
L’OBJET
DE LA PRODUCTION

Au cours des différents projets que j’ai pu mener, j’ai peu à


peu pris conscience, le plus souvent après coup, de ce qu’implique
ma responsabilité en tant que concepteur et par conséquent en
tant que partie prenante d’un processus plus large qui tend à
modeler notre quotidien.

Cette prise de conscience m’a fait réaliser à quel point il est


vital d’exercer, que ce soit en tant que concepteur ou utilisateur,
notre sens critique et ce sans retenue, à l’égard de l’objet de la
production. Quels moyens sont mis en œuvre ? À quelles fins ?
Et enfin sous quelle forme ? La question de la forme, qu’il faut
entendre ici par l’agencement des éléments constitutifs (visibles
ou non) d’un objet matériel ou immatériel apparaît comme un
élément central, tant elle constitue la première des interfaces
avec notre environnement.

Ainsi tout objet de la production se présente au travers d’une


forme. Forme qui par les moyens et les finalités qu’elle concrétise
incarne une vision du monde et de l’humain. Dans cette
relation mon intérêt est de voir comment une forme donnée
peut encapsuler plusieurs niveaux de fonctions : mécanique,
ergonomique, et plusieurs dimensions : esthétique, mais
également économique ou idéologique.

Prenons l’exemple des produits d’une société comme Apple


réputée pour son approche fonctionnaliste de la conception et
pour son amour de la simplicité.

« Pourquoi disons-nous que la simplicité est une bonne


chose ? Parce qu’on se doit de dominer nos produits. Apporter de
l’ordre dans la complexité, c’est une manière d’être plus fort que
le produit. La simplicité n’est pas seulement un effet visuel. Il ne
s’agit pas de minimalisme ou d’une réduction de l’encombrement.
Il s’agit d’aller jusqu’au cœur de la complexité. Pour trouver la

14
vraie simplicité, il faut creuser profond. Par exemple, pour ne
pas avoir de vis apparentes, on peut finir par avoir un produit
totalement contourné et complexe. La solution, c’est de
s’enfoncer jusqu’à l’essence même du produit avec, pour objectif,
l’épure à tous les niveaux. Il faut repenser tout l’objet, ainsi que
la façon dont on va le fabriquer. C’est par ce voyage jusqu’au
centre du produit qu’on peut se débarrasser du superflu. »[1] [1] Jonathan Ive évoquant la politique de
design d’Apple, extrait de la biographie de Steve
On voit ici que la forme suit des fonctions qui vont bien Jobs écrite par Walter Isaacson, Le Livre de
au-delà de critères purement matériels de l’ordre de l’usage (il Poche, 2012, p. 382.
suffit d’utiliser une Magic Mouse pendant plus de deux heures
pour éprouver cela physiquement), de l’ingénierie (la plupart
des ordinateurs d’Apple sont de véritables casse-tête pour
ingénieurs à l’image du premier iMac ou encore du PowerCube
G4) ou encore d’une recherche de rentabilité immédiate par
une économie de matière quelconque (beaucoup de solutions
retenues par Apple en termes de design ne s’avèrent pas être les
plus économes en termes de fabrication). Il s’agit avant tout de
défendre une école de pensée à travers une hygiène de conception
qui se manifeste par une forme et dont la fonction prédominante
et ultime est dans le cas d’Apple d’atteindre « l’épure à tous les
niveaux ».

Ce qui dans un premier temps peut se présenter comme


une démarche rationnelle, presque mécanique, se rapproche
plutôt finalement de la matérialisation d’une quête quasi-
spirituelle. Dimension d’autant plus importante dans l’histoire
d’Apple quand on sait la place qu’a pu occuper « la recherche
de l’illumination » dans la vie de Steve Jobs, que ce soit par son
voyage initiatique en Inde durant lequel il étudia les diverses
spiritualités orientales, la prise de LSD ou la pratique du
bouddhisme zen. [2] [2] ibid, p. 63.

15
Cette hygiène de conception, dont la matérialisation formelle
porte la fonction, doit donc pour assurer et préserver son
intégrité, instaurer un double rapport de force. Le premier a lieu
avec le produit qu’il s’agit de « dominer », de contraindre pour
qu’il réponde au maximum à la ligne de conduite pré-établie. Le
second rapport de force se fait avec l’usager qu’il s’agit de guider
de la façon la plus fluide et douce possible afin que son usage ne
puisse à aucun moment venir perturber l’harmonie créée au sein
de l’objet. Dans une telle relation un basculement tend à s’opérer
entre objet et sujet. L’objet devient ici sujet, c’est lui qui occupe le
premier rôle. L’usager est quant à lui invité à le désirer, l’admirer
et à l’utiliser dans la mesure du couloir que l’on a tracé pour lui.
Difficile de voir derrière une telle asymétrie de rapport de
force entre concepteur et utilisateur une mise en application
stricto sensu d’une quête spirituelle sans velléité commerciale.

En effet Steve Jobs « savait, au fond de lui, qu’il avait perdu


depuis longtemps sa flamme de renégat. Certains auraient pu
lui reprocher d’avoir vendu son âme. Quand Wozniak, fidèle à
l’éthique du Homebrew Computer Club, avait voulu donner
gratuitement ses plans de l’Apple I, Jobs l’en avait empêché et
l’avait convaincu de les vendre. C’était lui encore qui, malgré les
réticences de Wozniak, avait transformé Apple en une grande
société ; il l’avait fait coter en Bourse et n’était guère enclin à
donner des stock-options aux amis de la première heure qui
avaient sué sang et eau avec eux dans le garage paternel. Et à
présent, il s’apprêtait à lancer le Macintosh. Il savait qu’avec
cette machine il violait le code de la piraterie. L’ordinateur était
vendu cher, très cher, et sans connecteur d’extension. Ce qui
interdisait aux passionnés d’informatique de brancher leurs
propres cartes ou de bricoler la carte mère pour y ajouter de
nouvelles fonctionnalités. On ne pouvait pas même accéder à
l’intérieur de l’ordinateur, il fallait un outil spécial pour ouvrir
le boîtier. Le Macintosh était un système fermé, ultraprotégé ;
c’était la machine d’un Big Brother, et non d’un rebelle avide
[3] op. cit. p. 193. de liberté. » [3]

Avec le Macintosh, moyens et fins ne font plus qu’un, le


matériel devient en effet le support privilégié d’un accès à
l’information fournit dans un écrin épuré et parfaitement
sous contrôle. L’intégrité physique et morale de la production
dépend ainsi d’un contrôle absolu de l’ensemble de ses éléments
constitutifs liant intimement forme et fonction, moyens et fins,
scellés dans une enveloppe garante de la protection d’un tout,
devenu aussi sacrée qu’intouchable.

16
Cependant, dans le cas d’Apple, il semble que les
problématiques à la fois commerciale et « spirituelle » soient
profondément entremêlées. En effet, cette rupture vis-à-vis
de l’éthique hacker, ce goût pour l’épure et le contrôle, de la
conception à la production en passant par l’utilisation des
produits (parfois même à l’encontre d’une logique commerciale
élémentaire à l’image de la censure des applications à caractère
pornographique sur l’App Store) ne peut être détachée des
principes que Steve Jobs, en bon ascète, s’appliquait à lui même
jusque la fin de sa vie (régime végétalien, jeûne régulier, réticence
à se laisser ouvrir le corps...).

Concevoir des produits n’était donc pas uniquement une


façon de rapporter de l’argent à la société mais aussi et surtout
une manière pour son fondateur de pratiquer une hygiène de vie
qu’il s’était fixée et qui répondait en partie à des besoins et des
valeurs jugées supérieures.

Un tel goût pour le contrôle et l’épure n’est évidemment


pas sans conséquences dans la nature de la relation créée entre
les produits et leurs utilisateurs. Et plus largement, la manière
dont cela va diffuser une certaine vision de la technique et
de l’humain ainsi que des liens qui les unissent. Dans un tel
contexte la confiance apportée à un outil peut rapidement et
légitimement se transformer en méfiance. Et à plus forte raison
lorsque cette asymétrie dans la capacité à contrôler l’objet s’avère
potentiellement source d’abus divers de la part de l’entreprise
qui produit cet objet.

Le mode de conception des produits d’Apple a ainsi souvent


été décrié parce que limitant volontairement les possibilités
d’intervention de leurs propriétaires tant au niveau matériel
que logiciel : boitiers sans vis, vis non standard, batterie soudée,
ports propriétaires, carte-mère sur-mesure, code source fermé.
Principes de verrouillage initiés dès le Macintosh et dont j’ai pu
observer le durcissement à mon échelle dans les changements de
conception opérés entre mon premier MacBook (2006) doté [4] L’équivalent actuel de mon premier Mac-
d’une batterie, d’un disque-dur et de barrettes de mémoire Book serait un MacBook Pro Retina 13’’, réputé
vive accessibles et facilement interchangeables, et le modèle pour être une machine tout aussi performante
équivalent actuel [4] dont les organes sont dorénavant soudés qu’irréparable.
Le célèbre site américain iFixit lui donne
pour une meilleure « intégration ».
d’ailleurs la note 1/10 en terme de réparabilité.
(cf. http://www.ifixit.com/Teardown/
Cette intégration verticale, chère à Steve Jobs, assure MacBook+Pro+13-Inch+Retina+Display+Late+2
une parfaire maîtrise du produit (de la conception à la vente 013+Teardown/18695)
en passant par la fabrication) mais se fait au détriment d’un La photographie des pages 18-19 est extraite
utilisateur qui s’inscrit, consciemment ou non, dans une relation de ce test.

17
[5] Au sens figuré comme au sens propre de dépendance totale vendue comme une expérience globale.
puisque le dernier produit de l’entreprise de
Cupertino, le Mac Pro, est réellement une boîte L’objet se fait boîte noire, lisse et hermétique [5] et la
noire, lisse et entièrement figée d’un point de relation avec l’usager unilatérale. Dès lors, le renouvellement
vu matériel.
matériel aussi bien que logiciel peut être facilement programmé
__
http://www.apple.com/fr/mac-pro/
par le concepteur fabricant qui détient les pleins pouvoirs sur
l’objet de la production. D’autre part cette opacité fait le lit
[6] Contrairement à l’obsolescence prémédi- de fonction non affichées [6] aux finalités non-maîtrisées. On
tée qui est elle assumée, il suffit de prendre un peut notamment citer la découverte du fichier « consolidated.
iPhone dans les mains pour s’apercevoir qu’on db » [7] présent dans le code source des iPhone (version 4 et
ne peut pas l’ouvrir et que tout est fait, de sa ultérieures) et dont la révélation fit scandale après que certains
surface extérieure en verre à son architecture
se soient aperçus que celui-ci conserve l’ensemble des données
intérieure, pour compliquer des réparations
de géolocalisation à l’insu des utilisateurs et sans que l’on sache
éventuelles.
à quelles fins. Ce type de pratique pose dès lors de nombreuses
[7] Cf. ce tutoriel afin de visualiser les don- questions concernant de possibles atteintes à la vie privée.
nées récupérées par le fichier depuis n’importe
quel iPhone : http://www.courbis.fr/Localisa- « Si tu ne peux pas l’ouvrir c’est que tu ne le possèdes
tion-iPhone-votre.html pas. » soutient Mister Jalopy rédacteur de la Charte des
droits du « faiseur » (Maker’s Bill of Rights). Ces exemples
de dispositifs techniques qui sont évidemment loin d’être
l’exclusivité d’Apple - bien qu’elle constitue ici un exemple
commode par son extrémisme et sa qualité de référent pour
l’ensemble de l’industrie - amènent donc à se poser la question
de qui possède qui ? Et a fortiori de qui contrôle qui ? Tant ces
modes de conception industriels appellent à des rapports de force
toujours plus déséquilibrés entre concepteurs et utilisateurs.

Un tel déséquilibre est loin d’être un phénomène nouveau,


il forme même la pierre angulaire du système de production
industrielle capitaliste qui n’a cessé de se diffuser depuis son
apparition au sein de l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle.
Système dissociant capital et travail ainsi que les intérêts du
producteur et celui du consommateur. Lecture que l’on pourrait
d’ailleurs aujourd’hui poursuivre à travers l’analyse d’objets
appelant à une réappropriation de la production par tout un
chacun à l’image des FabLabs devenus de véritables icônes néo-
[8] « Se réapproprier les moyens de pro- marxistes [8].
duction : Karl Marx en rêvait, un chercheur du
Massachusetts Institute of Technology (MIT) Dans le cas d’Apple et consorts les velléités d’exercer
l’a fait. » Citation extraite de l’article de Sabine une forme de pouvoir via la conception sont, à défaut d’être
Blanc, Les fablabs en route vers le grand soir,
revendiquées comme telles, clairement affichées (il suffit de
paru dans la revue en ligne OWNI.
regarder de près la grande majorité des objets électronique
__
http://owni.fr/2012/12/04/les-fab-labs-en- actuels pour voir que cette intention est directement inscrite
route-vers-le-grand-soir/ dans la matière). L’objet de ces productions, bien que discutable,
est en tout cas très clair. Dans le cas des FabLabs, l’intention est
plus difficile à identifier pour qui cherche à connaître la finalité

18
d’un tel dispositif. Ainsi ces derniers deviennent les supports de
nombreuses sur interprétations quasi-prophétiques en phase avec
une lecture linéaire et matérialiste de l’histoire humaine tracée
par Marx il y a maintenant plus d’un siècle et demi. Le système
productif étant au cœur de l’évolution des communautés
humaines selon Marx, le capitalisme est ainsi décrié, il bloque
l’évolution « naturelle » quasi darwinienne de notre rapport à
l’appareil productif en favorisant sa concentration. La libération
des forces productives devant à terme participer à libérer
l’humain de sa propre condition.

Cette difficulté à appréhender la finalité de tels objets se


révèle donc au mieux être un terreau propice à l’imaginaire, à
la construction de plus ou moins nouvelles utopies, au pire un
tremplin à désillusions comme ont pu et continuent de l’être
de nombreux objets de la production. Ce qui est sûr c’est que
ce degré de liberté d’interprétation aussi bien dans les moyens
employés que dans les fins visées fait des FabLab des objets de
curiosité qu’il est impossible d’ignorer dans le paysage productif
actuel. De plus, comment rester insensible à la promesse portée
par les initiateurs de ce type de dispositifs qui voudraient que
dans un futur proche tout soit productible partout et sur une
simple demande ?

Cependant lorsqu’il s’agit, comme dans le cadre de ce


mémoire, d’interroger l’objet de la production afin d’en
appréhender au mieux les tenants et les aboutissants, il est
impossible de ne pas s’attarder sur ce qu’il y a derrière un
tel projet. Qui est à l’origine de ce type de dispositifs ? À
quelle(s) fin(s) ont-ils été développés ? En définitive quels ponts
historiques, techniques, idéologiques et politiques créent-ils ?

Une telle démarche, si elle permettait de comprendre la


dynamique (d’où cela vient et vers quoi cela tend) et le cadre
socio-technique dans laquelle s’inscrit tel ou tel dispositif
pourrait contribuer à une ré-appropriation authentique et à une
possible relation équilibrée avec les dits dispositifs.

Bien qu’ayant régulièrement fréquenté des FabLabs, j’ai


pourtant encore du mal aujourd’hui à saisir leurs enjeux
réels. Lieu d’apprentissage en programmation, électronique
et prototypage rapide ? Incubateur pour jeune entreprise à
fort potentiel économique ? Micro-usine ? Lieu de rencontre
où la technique et la production ne seraient finalement qu’un
prétexte ? Peut-être un peu de tout cela à la fois et c’est ce qui
en fait certainement l’intérêt. Le journaliste et philosophe

19
Macbook retina 13 ‘‘ teardown, iFixit, 2013.

http://www.ifixit.com/Teardown/MacBook+Pro+13-Inch+Retina+Display+Lat
e+2013+Teardown/18695
André Gorz a, sur la fin de sa vie, témoigné d’un réel engouement
pour des lieux de production citoyens dessinant selon lui les
contours d’une possible société post-capitaliste : « Les outils
high-tech existants ou en cours de développement, généralement
comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un
avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourront
être produits dans des ateliers coopératifs ou communaux ;
où les activités de production pourront être combinées avec
l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et
la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et
matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques
d’agriculture, de construction, de médecine, etc. Les ateliers
communaux d’autoproduction seront interconnectés à
l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun
leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail
sera producteur de culture et l’autoproduction, un mode
[9] André Gorz, Écologica, Galilée, 2008, d’épanouissement. » [9]
p. 40-41
Sauf qu’à l’heure actuelle on ne parle pas d’ateliers
communaux mais bel et bien de FabLab, pour Fabrication
Laboratory. Détail significatif si ce n’est central tant on sait
que le langage constitue un outil privilégié pour signifier notre
environnement (et donc y exercer une forme de pouvoir). Deux
termes donc, qui nous renvoient à des réalités différentes.
Alors que les ateliers communaux restent un concept abstrait
sans étiquette, le FabLab, lui, s’inscrit dans une dynamique de
recherche qui débute à la fin des années 90 du côté de Boston au
sein du Massachusetts Institute of Technology. C’est à ce moment
que Neil Gershenfeld, monte un programme en partenariat avec
le Media Lab (laboratoire du MIT connu pour son influence dans
le secteur des hautes-technologies) afin de mener des recherches
sur la fabrication numérique qu’il estime pouvoir suivre une
évolution semblable à celle de l’informatique personnelle. Il crée
en 2001 le Center for Bits and Atoms, laboratoire entièrement
dédié à ces recherches sur la fabrication assistée par ordinateur.
Il y développe entre autre le cours devenu célèbre « How to
make (almost) anything » (« Comment fabriquer (presque)
n’importe quoi ») qui participera à l’élaboration du format
FabLab. C’est à dire un lieu muni essentiellement de machines à
commande numérique (fraiseuse, découpe vinyle, découpe laser
et la fameuse imprimante 3D), lieu ouvert à tous et dans lequel
il serait apparemment possible de fabriquer presque tout ce que
l’on veut, du moment que cela soit, à un moment ou à un autre
[10] Fabien Eychenne, FabLab. L’avant-garde numérisé pourrait-on rajouter. [10]
de la nouvelle révolution industrielle, FYP, Paris,
2012, p. 11-12-13-14.

22
Donc, si l’on résume, on peut tous y aller, on peut tout y
faire (si possible avec un peu ou beaucoup de numérique), mais
on ne sait toujours pas pourquoi on aurait envie d’y aller n’y
même ce qu’on y ferait vraiment. Et c’est peut-être là où le bât
blesse. Car aujourd’hui, après plus de dix ans d’existence, il
reste encore difficile de cerner l’utilité réelle de ces lieux censés
favoriser une ré-appropriation de la production par tout un
chacun. Il est néanmoins courant de dire qu’entre le moment où
des technologies apparaissent et le moment où elles expriment
leur plein potentiel d’usage il peut s’écouler parfois plus de 30
ans. Ce fut notamment le cas avec Internet, ce principe visant
à interconnecter des ordinateurs pouvant être éloignés de
plusieurs milliers de kilomètres émerge dans les années 60 mais
ne ressemblera à ce que l’on connait aujourd’hui qu’à partir des
années 90. [11] [11] http://fr.wikipedia.org/wiki/internet

Pour autant, ce manque de lisibilité semble constituer la


plus grande force de l’entité FabLab. En effet à un moment
où l’industrie peine à se renouveler, les FabLabs comme dotés
d’une aura mystico-technique digne d’un avion supersonique
ou d’un programme spatial, apparaissent sans que l’on sache
trop pourquoi, comme de puissants catalyseurs d’espoir. Le
FabLab, encouragé par un discours quasi-messianique rempli
de bonnes intentions, apparaît dès lors comme le remède idéal
pour : ré-industrialiser les territoires à moindre frais, ré-inventer
l’éducation, soutenir l’innovation, aider les pays « qui en ont
besoin » (le premier FabLab a été implanté en 2001 dans une
petite ville d’Inde), etc. [12] [12] Cf. Fabulous Fabrication - A way to help
inventors in poor countries realise their idea.
On pourrait considérer que les FabLabs ne constituent qu’un __
outil parmi d’autres concourant à démocratiser l’accès à des outils http://www.economist.com/node/3786368
de production et des savoir-faire. Ce serait cependant mettre
de côté à quel point ce concept aujourd’hui résonne lorsqu’il
s’agit de promouvoir l’idée d’une réappropriation des moyens
de production. Surexposition qui tend à se faire au détriment
d’autres initiatives éprouvées : coopératives, ateliers associatifs,
associations d’éducation populaire favorisant le recours à
l’autoproduction. Mais également au détriment d’initiatives
plus récentes qui ne demandent qu’à se faire connaître : artisan
numérique indépendant, coopératives de matériel agricole sous
licences creative-commons, espaces collectifs de fabrication non
étiquetés FabLab...

Pent-être qu’en définitive l’objectif du FabLab soit surtout


de faire parler de lui afin de promouvoir une certaine vision de
l’avenir de la production. Cette libre interprétation apparente

23
du concept qui a permis sa diffusion massive ferait ainsi presque
oublier l’institution qui en est à l’origine et l’idéologie qui lui est
associée : le Center for Bits and Atoms, laboratoire de recherche
du MIT. Institution financée en grande partie par l’industrie
aéronautique et la DARPA (département américain de
recherche et développement en technologies à usage militaire).
Dans ce cadre originel le concept de FabLab ne constitue qu’une
étape intermédiaire expérimentale vers de nouvelles formes de
[13] cf. Programme du MIT de recherche sur production toujours plus autonomes. [13]
la matière programmable.
__ « Gershenfeld juge même sa démarche dans sa phase
http://milli.cba.mit.edu tout à fait préliminaire au regard d’un nouveau processus
d’évolution des machines. Son horizon, sa singularité, est
d’éliminer la barrière entre le monde de la physique et celui des
ordinateurs, d’éliminer la frontière entre les bits et les atomes,
que la computation intelligente soit intégrée au monde physique
lui-même. Il imagine des machines moléculaires qui seront
capables, d’un côté de fabriquer « des choses parfaites à partir
de parties comprenant des défauts en construisant par calcul
informatique », et de l’autre, de dupliquer, programmer et
recycler elles-mêmes des machines avec « les attributs essentiels
[14] Ewen Chardronnet, Fabrication numérique de systèmes vivants. » [14]
et économie de l’atelier, Ars Longa 2011
On pourrait apparenter cette quête à celle engagée, il y a
plus d’un siècle par l’ingénieur américain F. W. Taylor et ses
recherches menées sur la rationalisation du process de production
(The Principles of Scientific Management, 1911) dans lequel,
selon lui, « toute forme de travail cérébral devrait être éliminée
de l’atelier et recentrée au sein du département conception et
[15] Cité par Matthew Crawford dans Éloge planification […] » [15]. L’automatisation permettant à terme
du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du une forte réduction des coûts de la production en initiant un
travail, La Découverte, Paris, 2010, p. 49. mouvement d’indépendance vis-à-vis des savoir-faire ouvriers.
Dès lors la programmation mécanique (les cartes perforées des
premiers métiers à tisser automatiques) puis informatique occupe
un rôle central dans cette émancipation de l’outil de production.

« Des motivations complémentaires poussaient au


développement de machines à commande numérique : le
besoin de fabriquer des pièces qui ne pouvaient pas facilement
être construites à la main, la volonté d’accroître la productivité
et la perspective d’œuvrer à la réalisation des visions techno-
utopiques des chercheurs du Massachusetts Institute of
Technology (MIT), principaux concepteurs des logiciels et des
[16] Johan Söderberg, Imprimante 3D, der- machines. » [16]
nière solution magique – Illusoire émancipation
par la technologie, Le Monde Diplomatique,
janvier 2013, p. 3.

24
Par « visions techno-utopiques » il faut entendre ici une
référence au courant idéologique initié aux États-Unis à la fin
des années 60 et ayant pour base des institutions comme le MIT,
ainsi que d’autres universités comme Stanford et Berkeley et plus
largement l’ensemble de la baie de San Francisco [17]. Ce courant [17] Aux sources de l’utopie numérique, Fred
dont les membres ont participé à l’édification de l’informatique Turner, C&F, 2012.
moderne et du cyber-espace voit dans les nouvelles-technologies
un moyen pour l’humain de s’auto-déterminer en se libérant
de toutes contraintes extérieures d’ordre social et moral : État,
religion, famille, mais aussi physique en repoussant les limites
de la maîtrise de la matière et du vivant. L’un des éléments
fondateurs de cette contre-culture étant le catalogue américain,
The Whole Earth Catalog (dont Steve Jobs fut un lecteur assidu),
publié par Steward Brand entre 1968 et 1972 et dont le premier
numéro s’ouvrait sur ces mots : « We are as gods and might as
well get used to it.» [18] (« Nous sommes tels des dieux et il [19] C’est sur ces mots que Steward Brand
faut que l’on apprenne à vivre avec. ») ouvre le premier numéro du Whole Earth Cata-
log parue durant l’automne de l’année 1968.
Ce catalogue, qui fait la promotion d’un « Libre accès aux __
http://www.wholeearth.com/issue-electronic-
outils » et l’apologie d’une autodétermination des individus
edition.php?iss=1010
invitant à sortir de cadres sociaux pré-établis, avait réussi à créer
une improbable rencontre entre les idéaux libertaires portés par
une partie de la jeunesse d’alors et les compétences techniques
de certains férus de technologies. Rencontre teintée de méfiance
dans un premier temps mais qui fondera par la suite les bases
idéologiques de sociétés comme Apple, Google ou encore
Facebook. Sans oublier des bastions de la contre-culture hacker
tel que le Homebrew Computer Club (club informatique de la
Silicon Valley) ou le Chaos Computer Club de Berlin.

Bien que circonscrites dans le temps et l’espace, les trajectoires


d’une entreprise comme Apple et d’un concept comme les
FabLabs témoignent de la puissance des liens qu’unissent l’objet
de la production (l’artefact) à son objet (l’intention) et de fait, de
l’importance des choix humains qui ont concouru à son dess(e)in.

25
PAYSAGE

Produire des biens et des services implique une organisation


sociale adaptée à cette fin. En 1978 l’économiste allemand E.F.
Schumacher soulignait que l’« Une des erreurs fatales de notre
[1] E. F. Schumacher, Small is Beautiful. temps est de croire résolu le problème de la production. » [1]
Une société à la mesure de l’homme, Trente-six ans plus tard, il semble tout aussi difficile sinon
Contretemps / Le Seuil, 1978, p.13. plus encore de penser que la question de la production soit
complètement maîtrisée que ce soit d’un point de vue social,
économique ou environnemental. Pour autant, même si « le
problème de la production » semble toujours loin d’être résolu,
celui-ci appelle inévitablement à une nouvelle topographie.
C’est la démarche que j’ai tenté de mettre en place ici de façon
aussi personnelle que partielle via une approche cartographique
me permettant d’appréhender, dans une certaine mesure, les
contours de ce que constitue le paysage productif contemporain.

Dans ce large terrain d’exploration, j’ai pu identifier


neuf reliefs qui témoignent de frictions entre des pratiques
dominantes qui semblent atteindre leurs limites et des

Manufacturing #18, Cankun Factory, Zhangzhou, Province de Fujan, Chine.

Photographie extraite du documentaire canadien Manufactured Landscapes,


Edward Burtynsky, 2006.
PRODUCTIF

dynamiques plus ou moins récentes les questionnant. Il a ainsi


été question d’aborder successivement des tensions à l’œuvre
entre : culte de la croissance et nouvelles croyances, mode
d’organisation vertical et organisation en réseau, mondialisation
et production locale, recherche d’automatisation constante et
avenir du travail, aliénation et désir d’émancipation, production
de masse et besoins d’individuation, impact du numérique dans
la création et le partage de valeur(s), position hégémonique de
l’expert et nouvelles pratiques amateur, anthropocentrisme et
recherche d’équilibre symbiotique.

À un moment où les termes de crise systémique, changement


de paradigme, nouvelle / troisième révolution industrielle
apparaissent comme autant de ritournelles lorsqu’il s’agit de
faire état du paysage productif actuel, cet instantané invite à une
prise de recul afin de mieux cerner les forces en présence, leurs
objets respectifs et les enjeux qu’elles soulèvent.
RELIEF N°1

PRODUCTION, ÉCONOMIE
ET IDÉOLOGIE

Depuis plus de deux siècles l’accumulation de richesses


a constitué le ciment des sociétés industrielles, leur assurant
une relative stabilité en donnant un os à mordre au corps
social. En ce début de XXIe il semblerait que la croissance
économique ne parvienne plus à faire office de ciment social.
Au sein de ce paysage en perte de repères, certains proposent de
revoir les critères de mesure de la richesse tandis que d’autres
invitent à aller plus loin en questionnant radicalement
l’idéologie de la croissance des sociétés industrielles.

LE PIB, CET OBJET DE CULTE.

Apparu aux États-Unis au moment de la Grande Dépression,


cet indicateur doit permettre de mesurer de manière synthétique
les effets de la crise sur l’économie. Le PIB, pour Produit
Intérieur Brut, est ensuite initié en France après la Seconde
Guerre mondiale et généralisé progressivement à l’ensemble des
pays du monde. L’augmentation de celui-ci, la dite croissance,
constitue depuis la principale boussole des pays industrialisés
ou non pour mener leur politique économique. Un culte
quasi-religieux est voué à cette croissance du PIB qui lui vaut
de nombreuses litanies quotidiennes de la part des différents
acteurs économiques.

Le PIB vise à mesurer, pour un pays et une année donnés,


la valeur totale de la « production de richesse » effectuée par
les agents économiques résidents à l’intérieur de ce territoire
(ménages, entreprises, administrations publiques). Par
production de richesses, il faut entendre une série d’activités
additionnées sans discernement. À titre d’exemple le PIB prend
en compte : l’achat d’un scooter, le paiement d’une réparation
chez le garagiste, l’activité générée par le corps hospitalier en cas
d’accident, l’acquisition d’une licence IV par un restaurateur ou

28
encore une partie du travail au noir intégré au PIB sous forme
d’estimation. Le PIB exclut néanmoins l’ensemble du travail
domestique (préparation des repas, ménage, nettoyage du linge,
jardinage), le travail bénévole, les loisirs ou encore les ressources
naturelles et autres « services » fournis par la nature. Dans cette
approche des secteurs comme la santé ou l’éducation sont perçus
comme des coûts. De plus la pauvreté n’y est pas perçue comme
un problème. D’autre part, le PIB n’est porteur d’aucune alerte
(économique, sociale, environnementale ou même politique).
Enfin sa construction autour de la notion d’accumulation de
transactions marchandes n’anticipe à aucun moment les effets
de seuil liés à la rareté des ressources (cf. À ce sujet les travaux du
Club de Rome datant des années 70, notamment le rapport The
Limits of Growth.).

Bien que ces limites soient de plus en plus reconnues, la


place symbolique accordée à l’indicateur et sa croissance reste
très prégnante au sein du corps social : comme s’il s’agissait de
nourrir la chose sans que l’on ne sache plus vraiment pourquoi et
sans même remettre en question cet état de fait. Car, en réalité,
rares sont ceux qui, au quotidien, se réfèrent à cet indicateur,
quelques milliers de personnes tout au plus dans chaque pays :
journalistes, économistes, enseignants, agences de notations,
directions du budget des États et institutions internationales, et
enfin gouvernements, élus nationaux, fonctionnaires de la haute
fonction publique et partenaires sociaux. [1] [1] Pierre Lachaize et Julien Morel, Les usages
du PIB, Résumé aux décideurs (support de
En dépit de son caractère abscons, voire absurde, et conférence), The Shift Project, 2013.
assurément limité, la croissance du PIB continue de faire
consensus en raison de son incroyable puissance symbolique
qui permet de justifier telle ou telle politique économique par
une démonstration arithmétique. Agissant tel un leurre celui-ci
semble constituer un mirage rassurant, un but à atteindre pour
lequel s’est engagée une course sans fin.

29
Point de vue,
illustration inspirée
du travail de
Yona Friedman.
C’est dans l’idée de lutter contre une économie découplée du
politique et de l’éthique qu’un certain nombre d’acteurs tentent
de développer de nouveaux outils de mesure à même d’orienter
[2] Cf. Moins, c’est mieux ? Dossier docu- les sociétés contemporaines vers des horizons plus soutenables.
mentaire réaliser par la chaîne franco-alle-
mande sur la notion de croissance et de ses
alternatives. VERS UNE SOCIÉTÉ POST-CROISSANCE ? [2]
__
http://future.arte.tv/fr/sujet/decroissance
Parmi ceux qui envisagent l’horizon de l’après PIB, on
[3] Présentation et méthode de calcul dé- compte plusieurs alternatives directes au PIB à l’image de
taillée de l’Happy Planet Index. l’Happy Planet Index [3] (voir aussi l’initiative du collectif
__ FAIR [4] ainsi que le Better Life Index de l’OCDE [5]). Créé
http://www.happyplanetindex.org/assets/hap- par la New Economics Foundation, l’Happy Planet Index
py-planet-index-report.pdf ou littéralement l’Indicateur de Planète Heureuse, utilise les
éléments de mesures suivants : un indice de bien-être ressenti, un
[4] Forum pour d’Autres Indicateurs de indice d’espérance de vie, leur produit étant rapporté à un indice
Richesse qui se donne pour objectif d’ « Offrir d’empreinte écologique par tête propre à chaque pays. Le tout
une vision renouvelée de la richesse ou du doit alors permettre de mesurer le niveau de « bien-être durable
développement humain durable. pour tous » qui comprend le bien-être des générations présentes
__ mais aussi futures. Ainsi nous apprenons que le pays le plus
http://www.idies.org/index.php?category/FAIR
heureux du monde selon ces critères s’avère être le Costa Rica
avec un HPI de 64 sur 100 suivi de près par le Vietnam (60,4)
[5] Indicateur développé par l’Organisation et la Colombie (59,8). Tandis que le moins heureux est le Qatar
de Coopération et de Développement Écono- avec un HPI de 25,2. Le premier pays d’Europe n’arrive qu’en
mique. Cet indicateur « du Vivre Mieux » est 29e position avec la Norvège (51,4), la France quant à elle est
paramètrable directement en ligne selon des postionnée 50e (46,5), enfin les États-Unis arrivent au 105e rang
critères de mesure tels que : le logement, le
avec un HPI de 37,3 (et surtout 7ha de terres arables nécessaires
revenu, l’emploi, les liens sociaux, la santé ou
par tête contre 2,5 pour le Costa Rica) malgré un PIB et un IDH
encore l’engagement civique.
__ parmi les plus hauts du monde.
http://www.oecdbetterlifeindex.org
En parallèle de ces initiatives, d’autres observateurs affirment
depuis une trentaine d’années que le changement doit aller bien
au-delà des outils que constitue une batterie d’indicateurs.
[6] « Il ne s’agit ni d’un parti, ni d’une idéo- Pour ces derniers, c’est le nécessaire changement des mythes
logie unifiée, mais d’une nébuleuse complexe
contemporains et du mode de vie occidental dont il est question.
dont l’influence augmente à la gauche du
champ politique français. […] Qu’il s’agisse de
« décoloniser notre imaginaire » des concep-
> Les objecteurs de croissance : partisans du bien-être,
tions économiste et développementiste, de plutôt que du « beaucoup-avoir ».
retrouver du lien grâce à la relocalisation et
à l’appel à la « simplicité volontaire » ou de Le terme de décroissance apparaît pour la première fois en
réduire l’empreinte écologique, à chaque fois France en 2006 sous la plume de Jacques Grinevald pour la
c’est le primat de la technique industrielle et de traduction de l’ouvrage de l’économiste Nicolas Georgescu-
ses méfaits qui est en cause. » Roegen (La décroissance. Entropie – Écologie – Économie,
__
1971). Il sera suivi de près par The Limits of Growth (1972) de
François Jarrige, Face au monstre mécanique,
Dennis Meadows. Volontairement provocateur, le mouvement
une histoire des résistances à la technique, imho,
Paris, 2009, p. 162-163
décroissant [6] a ceci d’intéressant qu’il est l’un des rares à

32
dessiner les contours d’une société radicalement différente de
celle que l’on connaît aujourd’hui, où les réponses aux enjeux
sociétaux actuels ne sont pas nécessairement conditionnées
par la technique. Il y est notamment question de décoloniser
notre imaginaire des conceptions économiste, matérialiste et
développementiste. Sur le plan individuel, est encouragée la
démarche dite de simplicité volontaire, tandis qu’au niveau
macro une relocalisation des activités économiques doit
permettre de réduire l’empreinte écologique tout en favorisant le
renforcement du lien social.

> Ville en transition : la décroissance pragmatique.

Initié en 2006 par Rob Hopkins, alors enseignant en


permaculture dans la ville de Totnes en Angleterre, le mouvement
des villes en transition est quant à lui basé sur une réflexion
empirique et citoyenne liée à l’idée de résilience vis-à-vis de la
hausse inexorable du prix du pétrole. L’objectif du mouvement
des villes en transition consiste à encourager les habitants d’un
territoire à prendre conscience des conséquences du pic pétrolier
afin de pouvoir réfléchir et agir de concert pour s’y préparer au
mieux. Les démarches préconisées sont relativement proches
de celles du mouvement décroissant à savoir : la réduction
des émissions de CO2 et de sa consommation d’énergie
d’origine fossile selon un plan fixé à l’échelle de la collectivité,
l’augmentation de son degré de résilience par la relocalisation
de ce qui peut l’être et l’intensification du tissu social. Chaque
collectivité locale est invitée à trouver par elle-même les solutions
qui lui conviennent le mieux en fonction de ses ressources et de
ses enjeux.

Malgré certaines similitudes dans le fond, ces


initiatives le plus souvent portées par ces collectifs de citoyens
diffèrent dans leur forme. Alors que les objecteurs de croissance
invoquent une démarche très engagée, au risque de paraître
parfois jusqu’au-boutiste, le mouvement de la transition appelle
à un changement des modes vie par la concertation afin d’éviter
tout climat potentiellement coercitif. Point crucial s’il en est
sachant que les périodes de troubles à la fois économique et
idéologique peuvent agir comme de puissants appels d’air pour
une multitude d’autres idéologies qui ne sont pas toujours
forcément portées par le consensus.

33
RELIEF N°2

PRODUCTION, ORGANISATION
ET POUVOIR

La production industrielle, notamment depuis son


développement massif au cours du XXe siècle est rapidement
devenue synonyme d’un partage rigide et hiérarchique
des responsabilités à même de garantir la bonne gestion
d’un mode de production lourd et coûteux à mettre en
place. Modèle d’organisation qui est aujourd’hui remis en
question par son incapacité à s’adapter aux changements de
conjoncture. En parallèle, d’anciens et nouveaux modes de
production ad hoc, c’est-à-dire dont l’organisation émane
des individus, se distinguent par leur incroyable capacité de
résilience et d’adaptation au changement.

CHÂTEAU DE CARTES.

La majeure partie des infrastructures de production


industrielle repose avant tout sur un pari justifiant des
investissements de départ importants. Ce pari c’est celui du
maintien du statu quo (maintien de la demande de la part
des consommateurs par exemple) qui a permis l’émergence
et le développement de la dite activité industrielle. C’est, si
l’on prend deux exemples emblématiques de la production
industrielle : parier sur le fait que nous aurons toujours
besoin de plus de voitures et d’en changer régulièrement, ou
encore, le fait que se fournir en énergie nucléaire sera toujours
rentable et possible à long-terme.
L’industrie automobile ou l’industrie nucléaire
sont l’une comme l’autre, amenées à faire face à des
facteurs de changement. Facteurs prévisibles comme
l’évolution de la demande qui appelle à devoir adapter
dans une certaine mesure les volumes de production ; mais
également des facteurs imprévisibles pour lesquels de telles
infrastructures apparaissent comme beaucoup moins
bien préparées. Ce sont, par exemple, des changements

34
de comportements rapides des utilisateurs de voiture, ou
encore la saturation d’un marché qui n’est plus à même
d’absorber les volumes produits chaque année ; c’est aussi
la raréfaction des ressources notamment fossiles ou encore
dans le cas du nucléaire des coûts imprévus d’entretien, de
démantèlement, de sécurisation ou de gestion d’accident.

Impossible en effet de ne pas penser à celui de la centrale [1] Voir l’article Fukushima : Tepco sous le feu
de Fukushima dont les conséquences imprévisibles dépassent des critiques pour sa gestion de la catastrophe.
largement les compétences de la compagnie en charge de __
sa gestion [1]. En ce qui concerne la voiture on citera le cas http://www.novethic.fr/novethic/rse__respon-
sabilite__sociale__des__entreprises,securite__
extrême de la ville de Détroit, ville déclarée en faillite en
industrielle,fukushima__tepco__feux__cri-
juillet 2013 [2] dont le développement économique reposait tiques__pour__sa__gestion__catas-
essentiellement sur l’industrie automobile, laquelle traverse trophe,141361.jsp)
aujourd’hui une profonde remise en question aux États-Unis
comme en Europe. [2] Cf. http://www.rfi.fr/
ameriques/20130807-detroit-faillite-
Dans le cadre d’une production manufacturière, le contestee-dave-bing-rick-snyder-afcme/
paradigme de l’industrialisation basée sur des principes
de standardisation et réplication de masse a été pendant
longtemps et reste encore majoritairement aujourd’hui la
manière la plus efficace de produire. Ces deux exemples
soulignent néanmoins à quel point la fragilité de ce type de
structures est proportionnelle à la somme des moyens humains
et matériels engagés et surtout la rigidité avec laquelle ils
sont employés. Incapables d’embrasser le changement et de
s’adapter à des situations complexes, les structures productives
basées sur des modes d’organisation bureaucratiques font
donc face à des risques de revers importants sur les plans
humain, matériel et environnemental.

En face de ces modes d’organisation verticaux, qui


bien qu’encore prédominants semblent de moins en moins
constituer un modèle référent pour les années à venir,

35
Closed modular systems, openstructures.net, © Thomas Lommée, 2014.
Open modular systems, openstructures.net, © Thomas Lommée, 2014.
apparaissent de nombreuses formes d’organisation plus
souple : entreprise en réseau, entreprise sans usine, «lean
management » etc. Parmi ces formes, apparaît un regain
d’intérêt pour des modes d’organisation plus organiques
accordant davantage de pouvoir de décisions aux individus.
Dans les années 70, Alvin Toffler utilise ainsi le terme
[3]Néologisme issu de la contraction de la d’adhocracy [3] (cf. Le choc du futur, 1970) dans le cadre
locution latine ad hoc signifiant « à cet effet » d’une étude sur la culture d’entreprise où il l’oppose à une
(personne ou objet parfaitement adapté à bureaucratie victime de sa rigidité. Au même moment
son action / usage) et du suffixe -cratie qui se l’architecte Charles Jencks évoque l’idée d’un art de vivre et
réfère au pouvoir (du grec ancien kratos). de fabriquer des objets ad hoc (cf. Adhocism – The case for
improvisation, 1972). C’est-à-dire un mode de production
plus que d’organisation, dans lequel prime le fait d’improviser
afin « de résoudre les problèmes les uns après les autres avec
ce qu’on a sous la main. »

POUVOIR SUR MESURE.

[4]Voir l’interview de Joseph Grima réalisée Si l’on se base sur ces deux références, l’adhocratie
par le magazine en ligne Dezeen : « Joseph apparaît donc à la fois comme une façon de décrire un mode
Grima on Adhocracy at Istanbul Design d’organisation de la production souple et non-hiérarchique
Biennal. » et à la fois comme une manière habile de répondre aux
__
besoins du quotidien en s’accommodant, de façon subie ou
http://www.dezeen.com/2012/10/15/joseph-
choisie, des ressources locales et directement disponibles.
grima-on-open-design-at-istanbul-design-
biennial/)
Dans le cadre de l’exposition éponyme (Adhocracy, octobre
2012, Istanbul) tenue lors de la première Biennale de design
d’Istanbul, Joseph Grima, commissaire de l’exposition, met
[5]L’entreprise Local Motors fonde son
l’accent sur le renouveau de cette notion quarante ans après
dynamisme et sa rapidité de conception sur son apparition et à un moment où la prise de pouvoir de
un recours massif au crowd-sourcing ou masse initiée par Internet semble se diffuser largement dans
littéralement l’appel à la foule, en l’occurence le champ de la production de biens matériels. [4]
des designers et ingénieurs, pour concevoir
ses engins motorisés. Le premier d’entre
eux, le Rally Fighter, est une sorte d’hybride > La structure organique et horizontale d’Internet
extrême entre un véhicule de franchissement
appliquée à la production manufacturière.
et un coupé sportif. Vendu au prix non moins
déraisonnable de 99,000 $ ce coup d’essai
a surtout permis à la micro-usine basée a
Autrefois réservées au développement de logiciel libre ou
Phœnix et à sa communauté d’amateurs de se open-source, les dynamiques de production contributives
faire largement connaître à travers le monde. et décentralisées sont aujourd’hui utilisées pour concevoir
Au point qu’en 2011, Jay Roger, le fondateur et produire des produits manufacturés des plus simples au
de Local Motors, se voit confier par la DARPA plus complexes : véhicules (cf. Local Motors [5]), drônes
(l’agence américaine responsable des projets (cf. DIY drones, Proteï), imprimantes 3D (cf.Foldarap),
en recherche avancée pour la Défense) le petit-électroménager (cf. Open-structures), arme à feu (cf.
développement du potentiel successeur du
Defense Distributed) ou encore habitat (cf. Wikihouse).
véhicule militaire Humvee (plus connu sous
Deux éléments apparaîssent comme cruciaux dans le
son nom commercial Hummer). Quelques

38
INDIGÉNUITÉ

L’approche créative de ressources limitées et


la revendication d’une attitude « ça-je-peux-
le-faire-moi-même », ainsi que la faculté de
se servir de ce qu’on a sous la main comme
matériaux et comme idées, qu’elles soient
personnelles ou venant d’autrui.

Joar Nango & Silje Figenschou Thoresen,


The Indigenuity Project.

39
mois plus tard, la communauté présentait au
président Barack Obama le XC2V, premier essai
développement de ce nouveau type d’infrastructure :
de ce qui préfigurera peut-être le futur véhicule - L’utilisation couplée d’Internet et de logiciels de
de l’armée américaine. Depuis la jeune start- CAO qui permet d’accélérer considérablement les temps
up propose également ses services à des de développement en rendant caduques pour cette phase
industriels afin de leur permettre de recueillir immatérielle toutes contraintes d’espace-temps (travailler à
des idées nouvelles en proposant des défis plusieurs, à distance, etc.).
aux membres de la communauté, les idées - L’accès à des machines-outils autrefois réservées à la
retenues étant récompensées par des prix. grande-industrie permettant de mettre en place rapidement
B’Twin, l’entité dédié au cycle du groupe
de micro-unités de fabrication avec des besoins en ressources
Oxylane, a ainsi récemment fait appel à Local
Motors afin de réfléchir sur un nouveau moyen
humaines et matérielles fortement inférieurs à ceux de
de locomotion. Après vingt jours de compé- l’industrie traditionnelle.
tition, 90 propositions ont été soumises par Cette légèreté structurelle associée à une importante
les membres de la communauté et c’est un faculté d’adaptation permet à ces acteurs à mi chemin
Néo-Zélandais, John Bukasa, qui a remporté entre l’artisanat et l’industrie de faire preuve d’une grande
ce défi. Son tricycle, désormais en phase de robustesse face à divers facteurs extérieurs prévisibles ou
développement, devrait donner le jour à un imprévisibles.
prototype qui, une fois validé par une série
de tests consommateurs, pourrait bien être
produit.
__
> Adhocraties subies : références malgré elles.
http://pro.01net.com/editorial/568253/local-
motors-developpeur-dautomobiles-en-open- On retrouve cette capacité à faire preuve de résilience
source/ dans des contextes où les modes de production se trouvent
être souples et distribués non pas par opportunités
[6] Cf. L’article Africa Teaches the West How to technologiques mais essentiellement par contraintes
Build a Car. économiques. Par conséquent, il est intéressant (pour ne pas
__ dire ironique) de voir apparaître un renouveau d’intérêt pour
http://www.notechmagazine.com/2013/10/ des pratiques adhocratiques (au sens de Jencks, c’est-à-dire
africa-teaches-the-world-how-to-build-a-car. l’art de s’accommoder de l’existant) qui le sont malgré elles,
html par pur nécessité vitale car s’inscrivant le plus souvent dans
des contextes de pénurie. On citera en particulier les fortes
[7] Cf. Les Micromachins de Damien Antoni et cultures d’autoproduction présentes en Afrique [6] et en Asie
Lydia Blasco, recherche menée en Asie du Sud- du sud-est [7] témoignant du maintien sur ces territoires
Est sur « des services urbains décentralisés »
d’une importante culture du fait main et d’une production
__
http://smallinfrastructures.blogspot.
artisanale décentralisée. Enfin, impossible de ne pas citer le
fr/search?updated-max=2011-01- cas de Cuba, contraint de mettre en place des stratégies de
18T20:41:00%2B01:00&max-results=30 production adhocratiques suite à l’embargo américain [8].

[8] Cf. The Power of Community. How Cuba Sur-


vived Peak Oil, film retraçant la mise en place > Adhocraties choisies.
de stratégie de résilience face la raréfaction
des produits pétroliers sur l’île.
On peut regrouper sous cette appellation des expériences
__
http://www.youtube.com/
récentes reposant sur des modes d’organisation organiques
watch?v=UUWces5TkCA ayant recours aux technologies numériques dans le but de
favoriser le développement d’économie de subsistance de
Ou encore Rikimbili : Une étude sur la déso- façon choisie. C’est par exemple l’expérience de la coopérative
béissance technologique et quelques formes de énergétique hollandaise Windcentrale [9] où 1 700 foyers
réinvention de Ernesto Oroza, publié en France
en 2009 par la Cité du Design de Saint-Étienne.

40
ont réussi à rassembler 1,3 million d’euros en l’espace de 13 [9] Cf. L’article du magazine en ligne, Crowd-
heures pour financer l’achat d’une éolienne de 2MW qui fundinsider, spécialisé dans le financement
leur fournira de l’électricité pour les 12 prochaines années. participatif : Windcentrale Raises €1.3 Million,
En Allemagne, on compte 800 coopératives énergétiques 1700 Dutch Households Get Wind Turbine.
__
en renouvelable (+50 % par rapport à 2012) qui fournissent
http://www.crowdfundinsider.
en énergie l’équivalent de la consommation de 100 000
com/2013/09/23211-windcentrale-raises-e1-
foyers [9]. Un autre domaine dans lequel les dynamiques de 3-million-1700-dutch-households-get-wind-
production ad hoc se sont développées, en partie grâce au turbine/
numérique, c’est celui du partage de savoir-faire paysans. La
coopérative française Adabios Autoconstuction par exemple
s’attelle à rassembler des connaissances pour la construction [10] Extrait de la page d’accueil du
de matériel agricole qu’elle diffuse ensuite sous la forme de site : « Partie du constat qu’un certain nombre
notices en creative-commons disponibles en ligne [10]. Dans de bonnes trouvailles émergent constamment
du bricolage irrépressible et intuitif des agri-
la même veine l’organisation à but non-lucratif Open Source
culteurs, l’association recense sur le territoire
Ecology travaille sur le développement d’un kit de cinquante du matériel adapté, pour en tracer les plans, en
machines libres de droit facilitant l’édification d’une corriger quelques axes, et les diffuser large-
économie locale et résiliente basée sur une autosuffisance ment par des formations à l’autoconstruction.
matérielle et alimentaire [11]. Cette activité de diffusion de technologies ap-
propriées, appropriées aux et par les paysans,
Indépendamment des contextes, ces dynamiques s’effectue également avec l’aide du « Guide de
adhocratiques semblent donc apparaître avant tout comme l’autoconstruction : outils pour le maraichage
biologique », et par ce présent site Internet,
des réactions de survie, pragmatiques et spontanées, face à
dont le Forum est un des éléments qui nous
des manques ou des ruptures brutales auxquels les modèles
permet de constituer un réseau d’échange de
bureaucratiques actuellement dominants sont incapables de savoirs et savoir-faire autour du machinisme
faire face. En remettant en cause les monopoles d’action, agricole. »
cette re-distribution des capacités de faire - autrement dit __
du pouvoir - à l’échelle individuelle et communautaire http://www.adabio-autoconstruction.org
aujourd’hui amplifiée par l’usage du numérique, pose plus que
jamais la question de nouvelles responsabilités individuelles et [11] « Open Source Ecology is accelerating
a fortiori celle d’une gouvernance ad hoc qui reste à imaginer. the growth of the next economy - the Open
Source Economy - an economy that optimizes
both production and distribution - while
promoting environmental regeneration and
social justice. We are building the Global Village
Construction Set. This is a high-performance,
modular, do-it-yourself, low-cost platform - that
allows for the easy fabrication of the 50 diffe-
rent industrial machines that it takes - to build
a small, sustainable civilization with modern
comforts. »
__
http://opensourceecology.org/wiki

41
RELIEF N°3

PRODUCTION, TERRITOIRES
ET RÉSILIENCE [1]

[1] Le terme de résilience doit être compris Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle la mise
dans son contexte écologique, il se réfère à disposition de l’industrie d’énergies fossiles et d’une
à la « capacité d’un système à absorber un main-d’œuvre abondantes et abordables a rendu possible
changement perturbant et à se réorganiser en l’émergence d’une production mondialisée concrétisant
intégrant ce changement, tout en conservant
l’idée d’une spécialisation à l’échelle du globe. Ce modèle
essentiellement la même fonction, la même
d’une production éclatée sur plusieurs territoires tend
structure, la même identité et les mêmes
capacités de réaction. »
aujourd’hui à être remis en question par la raréfaction de ce
__ qui l’a rendu possible et d’une incapacité structurelle à faire
http://villesentransition.net/transition/pages/ preuve de résilience. Le retour au local apparaît de plus en plus
resilience/quest-ce_que_la_resilience comme une solution aux limites d’une chaîne de production
devenue mondiale. Cependant, passés les effets d’annonces,
on peut légitimement se demander dans quelle mesure ce
retour au territoire est encore possible.

FRAGILITÉ ET DÉRIVES DU MADE IN


WORLDWIDE.

Que ce soit pour des raisons économiques, sociales,


environnementales ou sanitaires, plusieurs initiatives et
événements soulignent aujourd’hui de façon récurrente les
limites d’une production industrielle mondialisée qui tend
de plus en plus à être victime de sa propre complexité.

[2] Virginie Raisson, Atlas des Futurs du > Le syndrome de l’ultradépendance [2]
monde, Robert Laffont, Paris, 2010 p.132-133
La première de ces limites est énergétique. En effet,
l’avènement d’une production globalisée a été permis par le
recours massif à des moyens de transports à motorisations
thermiques (route, rail, transports maritime et aérien
navigation intérieure) eux-mêmes fortement dépendants
d’une extraction toujours plus importante d’énergie fossile et
notamment de pétrole (le transport représente actuellement

42
plus de la moitié de la demande). À tel point que le pétrole
(qui représentait 60 % de l’énergie primaire consommée dans
le monde en 2010) forme dorénavant un substrat devenu
indispensable car étant à l’origine de la quasi-totalité des
activités des sociétés industrielles et des modes de vie affiliés.
De fait, à la moindre hausse du cours du baril, c’est l’ensemble
des chaînes de production mondiales qui se trouvent affectées.
N’épargnant aucun secteur de la production du fait d’une
grande interdépendance, ce phénomène totalement nouveau
dans l’histoire de l’humanité, révèle l’ultradépendance
à la fois structurelle et systémique des sociétés thermo-
industrielles [3] dont le fonctionnement est majoritairement [3] Terme initié par l’épisté­mo­logue et
assuré par cette unique ressource. his­to­rien du développe­ment sci­en­tifique et
tech­nologique, Jacques Grinevald.

> The Reshoring initiative [4] [4] « Reshoring Initiative. Bringing manufac-
turing back home »
En raison de cette inflation du coût de l’énergie, __
délocaliser afin de pouvoir produire moins cher ne semble plus http://www.reshorenow.org
sonner comme une évidence. Du moins, c’est ce que souhaite
démontrer Harry Moser qui a mis en place une initiative pour
promouvoir la ré-industrialisation des États-Unis : « the
Reshoring Iniative », ou littéralement « initiative de
relocalisation ». Pour cela, il offre gratuitement aux
entreprises américaines un outil en ligne qui permet d’estimer
selon lui, le vrai coût de la délocalisation. Il prend en compte
des postes de coûts récurrents, les dépenses liées au transport
en fonction des pays et les facteurs de risques qu’il juge
indispensables pour évaluer le coût réel d’une opération de
délocalisation.
En parallèle de cet outil, Harry Moser, présente
également plusieurs études de cas d’entreprises américaines
ayant fait le pas. Néanmoins, les chiffres avancés dépeignent
une dynamique encore timide : entre 200 et 250 entreprises

43
« VOICI UNE VILLE QUI
ÉTAIT AUTREFOIS LE
SYMBOLE DES MIR ACLES
DE L’INDUSTRIALISATION,

44
ET MAINTENANT C’EST LE
SYMBOLE D’UNE NOUVELLE

»
FORME D’ÉCONOMIE, LOCALE ET
BASÉE SUR L’AGRICULTURE.

Grace Lee Boggs, activiste et philosophe américaine.


Extrait du web-documentaire Détroit je t’aime (2012) réalisé par Hélène Bienvenu et Nora Mandray.

45
auraient effectué ce retour au pays ce qui représente, selon
l’ingénieur, environ 50 000 emplois. Ce qui est peu lorsqu’on
compare cela aux 500 000 emplois que l’industrie américaine
a recréés entre 2010 et 2013 et aux 5 millions qu’elle a
détruits entre 2000 et 2009. Mais au-delà de leur pertinence
économique, ces chiffres posent en creux la question sociale
et morale de la délocalisation à un moment où les emplois se
font de plus en plus rares.

> Le cheval Findus

Enfin, au fil des années l’intermédiation croissante de la


production et des échanges semble également avoir créé un
terrain fertile pour des opérations spéculatives tirant partie
de l’opacité générée par ce maillage d’interactions de plus en
plus dense. Situation d’autant plus préoccupantes lorsqu’elle
touche des questions aussi sensibles que celle de l’alimentation
et de sa traçabilité, comme l’a récemment montré le scandale
[5] Cf. L’article de Cécile Chevré : Scandales de la viande de cheval. [5]
alimentaires : l’autre visage de la mondialisation.
__
http://www.atlantico.fr/decryptage/scandales- UN RETOUR AU FABRIQUÉ PAR / ICI
alimentaires-autre-visage-mondialisation-ce-
cile-chevre-696128.html
> Vers un rattachement de la production au territoire
(fait ici)

Pour toutes ces raisons et d’autres encore la production


globalisée est de plus en plus contestée comme une solution
tenable à long-terme, en tout cas plus dans les proportions
pratiquées actuellement. Dans plusieurs pays fortement
industrialisés s’engage un mouvement de réindustrialisation
encouragé notamment par des arguments de solidarité
nationale à un moment où les emplois sur les territoires se font
de plus en plus rares. Aux États-Unis de grandes entreprises
de la Silicon Valley donnent le ton à l’image d’Apple et de
Google qui n’hésitent pas à communiquer généreusement
sur leurs nouvelles lignes de production américaines et le très
[6] « Moto X - The only smartphone assem- symbolique « Assembled in U.S.A » associé [6]. Mis de côté
bled in the U.S.A. » pendant plusieurs décennies le rattachement au territoire,
__ le fait ici, semble donc redevenu un argument de vente de
http://www.motorola.com/us/FLEXR1-1/Moto- premier plan, jouant sur l’affect patriotique.
X/FLEXR1.html
En France, un engouement similaire pour le fait ici se
« Mac Pro. Conçu et assemblé aux États-Unis ».
manifeste. Des produits dont la production française n’avait
__
http://www.apple.com/fr/mac-pro/ jusqu’ici pas été revendiquée outre-mesure se voient affublés du

46
drapeau tricolore attestant haut et fort de leur attachement au
territoire national (des céréales pour le petit-déjeuner au petit-
électroménager). Une myriade de petits acteurs réinvestissent
des secteurs sinistrés devenus des martyrs de la production
globalisée à l’image de l’industrie textile, tels les jeans et
chaussures 1083, les chaussettes Archiduchesse ou encore le
très explicite Slip Français. Ici le rattachement au territoire ne
constitue pas uniquement « un plus produit » mais se situe
bel et bien au cœur de la stratégie de ces jeunes entreprises.

> Vers un rattachement de la production au producteur.


(fait par)

À côté de ce rattachement au territoire, des initiatives


récentes comme le site ETSY prônent un rapprochement direct
avec le producteur (mais qui peut être géographiquement très
loin ce qui n’est pas sans ambivalence) et plus précisément
celui qui fait de ses mains. En fournissant une vitrine au
rayonnement mondial à des milliers d’artisans les fondateurs
de la plateforme souhaitent faciliter et favoriser le fait
de pouvoir mettre un nom et un visage sur la production
d’objets. L’idée étant d’estomper l’opacité qui recouvre
aujourd’hui le processus de production de la majorité des
produits manufacturés en démocratisant la possibilité de
connaître celui qui fait.

> Vers un rattachement de la production au producteur et


au territoire. (fait par / ici)

Au fil de ces dernières décennies la mondialisation


agricole tendait à fait disparaître la relation directe entre
producteur et consommateur. Les circuits-courts rencontrent
aujourd’hui un succès croissant à un moment où le besoin de
savoir d’où viennent et comment sont fait les produits que
l’on consomme apparaît de plus en plus pressant. On citera
les groupements d’achats solidaires initiés au Japon (Teikei)
et en Europe germanophone dans les années 60 (puis repris
sous le nom de CSA « Community Supported Agriculture
en Amérique du Nord) et connus en France sous le nom [7] Le principe d’Association pour le Maintien
d’AMAP [7]. Ces circuits-courts alimentaires ont vocation à d’une Agriculture Paysanne apparaît en France
être amplifiés par l’usage du numérique comme en témoigne au début des années 2000 sur une initiative
d’un agriculteur toulonnais, Daniel Vuillon, qui
le succès d’initiatives telles que La Ruche qui dit Oui !,
décida de lancer la première AMAP Française
plateforme en ligne mettant en lien direct producteurs locaux suite à un voyage aux Etats-Unis où il découvrit
et consommateurs. Circuits-courts qui font souvent l’objet les CSA.

47
d’une reconnaissance institutionnelle par les collectivités.
D’autres part on observe un essaimage auprès de grandes
entreprises qui reprennent l’idée (cf. Paniers SNCF, ou encore
les distributeurs Système U qui ont mis en place une charte
régionale destinée à mettre en avant les producteurs locaux.).

Dans le champ de la production manufacturière on notera


l’émergence de « néo-artisans » tirant partie de la flexibilité
du numérique pour re-déployer la production en centre-ville
[8] Le magasin-atelier a été baptisé ainsi en à l’image des Anglais d’Unto This Last [8] produisant et
hommage à l’ouvrage éponyme de John Rus- commercialisant directement leurs pièces de mobilier en plein
kin qui avec William Morris prona, entre autres, cœur de Londres. Dans la même veine, on peut également
une économie de l’atelier avec le mouvement citer les Français de la Nouvelle Fabrique basée dans le nord
Arts & Crafts. de Paris.

Intéressant à long-terme pour des biens issus de ressources


et de savoir-faire locaux, ce processus de relocalisation semble
aujourd’hui limité au « assembled in » lorsqu’il s’agit de
relocaliser la production de biens complexes dépendants de
[9] Le site Sourcemap permet de visualiser la ressources et de savoir-faire disséminés à l’échelle mondiale [9].
provenance de différents éléments néces- Outre la complexité, la motivation des différentes parties-
saires à la fabrication d’un produit. prenantes tient souvent à l’échelle quand elle est facteur de
Ici par exemple pour l’iPhone : http://free.sour-
rentabilité ainsi qu’au coût de la main-d’œuvre. Il semblerait
cemap.com/view/3531#cluster-stop-3
cependant que l’on tend à observer un rééquilibrage à moyen-
terme entre ces deux modes de production au profit du local,
encouragé notamment par des questions sociales et éthiques,
mais surtout en raison d’une hausse du coût de l’énergie qui
apparaît désormais comme inéluctable.

48
49
RELIEF N°4

PRODUCTIVITÉ, AUTOMATISATION
ET CHÔMAGE DE MASSE

Se libérer de la torture du travail – le tripalium en latin,


étymologie commune aux deux termes – constitue une lubie
récurrente de l’être-humain, une sorte d’idéal à atteindre,
quitte à devoir y astreindre ses congénères : animaux, autres
humains, machines. Cependant, alors que l’automatisation
des tâches productives atteint une ampleur inégalée dans
l’histoire de l’humanité, la situation semble bien loin de
l’Eden espéré.

L’IDÉAL PRODUCTIVISTE D’UN MONDE SANS


HUMAIN.
Premier symptôme de la grande désillusion de
l’automatisation, l’augmentation larvée d’un mal moderne
qui semble être devenu inéluctable : le chômage structurel de
masse. Entre les secteurs qui perdent des emplois et ceux qui
se développent, l’argument d’un jeu de vases communicants
[1] Cela fait écho aux propos de l’économiste a pendant longtemps été mise en avant. Or, le déversement n’a
allemand E.F Schumacher qui soutient que plus lieu ou si peu car souvent complexe et coûteux à mettre
pour l’employeur et dans le système écono- en place. Un effet secondaire de ce chômage de masse est la
mique dominant, le facteur humain reste « un question sensible de l’équilibre production / consommation.
simple élément de coût, qu’il convient de ré-
Si la production de biens et de services tend à être de plus en
duire au minimum, faute de pouvoir l’éliminer
complètement, disons, par l’automation. Pour
plus automatisée, cela signifie une baisse de revenus susceptibles
l’ouvrier, le travail n’a pas d’utilité en soi. (Il est d’être dépensés pour l’achat de ces mêmes biens et services.
ce que les économistes nomment une « désu- Henry Ford avait bien identifié ce cycle de production, revenu,
tilité ».) Travailler revient à sacrifier son temps consommation, puisque le fait de doubler les salaires de ses
de loisir et son confort, le salaire n’étant qu’une employés lui permettait d’assurer l’augmentation des ventes de
sorte de compensation reçue pour ce sacrifice. ses modèles T.
L’idéal est donc, pour l’employeur, de produire Un siècle plus tard les voitures tendent à être produites
sans employés et, pour l’employé, d’avoir un presque entièrement par des machines. Le facteur humain, au
revenu sans travailler. »
même titre que dans le reste de l’industrie y est encore considéré
____
E. F. Schumacher, Small is Beautiful. Une société
comme un mal nécessaire d’un processus d’automatisation
à la mesure de l’homme, Contretemps / Éditions totale inachevé. [1]
du Seuil, 1978, p. 54.

50
> L’exemple de l’usine Tesla ou le rêve taylorien devenu
réalité.

Elon Musk fait aujourd’hui figure de référence absolue en


ce qui concerne l’automatisation dans l’industrie automobile.
L’usine de la marque de voiture Tesla, dont il est le cofondateur,
est devenu le symbole de l’usine automatisée grâce notamment
au recours de 160 bras robotisés Kuka doués d’une très grande
polyvalence sans avoir besoin d’intervention extérieure autre
que leur reprogrammation ponctuelle [2]. Ce site de production [2] « Quelques minutes suffisent pour les
basé à Freemont en Californie a une histoire un peu particulière ; reprogrammer en vue d’autres tâches et
en l’espace de soixante ans il aura connu toutes les évolutions de ces robots accomplissent couramment des
la production automobile. L’époque fordiste des années 70 avec dizaines de tâches différentes dans le cadre de
leur fonctionnement habituel. À côté des bras
General Motors, en passant par le rachat de l’usine dans les années
Kuka dans l’aile d’assemblage de l’usine Tesla
90 par Toyota qui développait alors une politique du zéro défaut
se trouve un râtelier de têtes différentes. Un
afin d’améliorer la qualité perçue, en impliquant davantage les bras commencera peut-être avec une tête de
travailleurs dans le processus de production. Chacun de ces soudage d’aluminium, puis la remplacera par
modes de production, aussi exigeants et performants fussent-ils une tête de placement de boulons et enfin par
au moment de leur mise en place, se sont effondrés par manque une pince, le tout automatiquement. »
de « compétitivité ». __
Chris Andersson, Makers. La nouvelle révolution
En relançant le site alors abandonné par Toyota, en créant industrielle, Pearson France, 2012, p. 174
plus de 1 500 emplois, le jeune entrepreneur réussit à susciter
l’espoir d’un nouveau progrès technique vecteur d’emplois pour
l’avenir. Pourtant même le très enthousiaste technophile Chris
Andersson semble dubitatif. Il souligne que seule une partie des
ouvriers spécialisés de la précédente version de l’usine auront
les qualifications requises pour travailler dans l’usine robotisée
d’Elon Musk : «...beaucoup des salariés de l’ancienne usine
Nummi (à l’époque de Toyota) n’auront pas les qualifications
nécessaires pour travailler dans la nouvelle (celle de Tesla),
mais certains les auront néanmoins (on peut légitimement se
demander ce qui est prévu pour les autres…). Et surtout, ce modèle
peut affronter les contraintes économiques de la mondialisation

51
Basée à Freemont en Californie, l’usine du constructeur automobile Tesla Motors est régulièrement
citée comme un modèle inspirant pour le future de la production manufacturière.

https://www.youtube.com/watch?v=8_lfxPI5ObM
8 octobre 2013, 8 millions de pièces de 5 centimes sont déversées sur la Place fédérale à Berne en
Suisse pour sensibiliser l’opinion public à l’idée d’un revenu de base.

http://www.generation-grundeinkommen.ch
et réussir » car avec « l’essor de l’usine robotisée, le glissement
multiséculaire des échanges mondiaux vers les travailleurs les
[3] ibid p. 177 moins chers pourrait prendre fin. » [3]

Si l’on s’en tient aux propos du rédacteur en chef de la revue


technophile Wired, il ne reste plus qu’à espérer que les travailleurs
les plus chers seront suffisamment bien payés et nombreux pour
pouvoir s’offrir régulièrement des voitures électriques à plus de
60 000 $ et soutenir ainsi l’économie américaine.

Malgré ces incertitudes concernant les enjeux sociaux


qu’impliquent de tels dispositifs à long terme, la dynamique
semble pourtant bel et bien amorcée. Tandis qu’Apple vient
d’inaugurer en grande pompe sa nouvelle usine fortement
automatisée sur le sol américain, dédiée à l’assemblage de son
dernier ordinateur haut de gamme, l’Union Européenne a
récemment lancé un programme de recherche sur l’usine du
futur afin de faciliter et de diminuer le coût de la robotisation de
[4] « Le projet Factory-in-a-day vise à amé- chaînes de production en Europe. [4]
liorer la compétitivité des PME européennes en
levant les obstacles à la robotisation : temps
d’installation et coût d’installation. » EN ATTENDANT
__
http://www.factory-in-a-day.eu Cette dynamique du tout automatique réalisée majoritairement
au profit d’une productivité et d’une compétitivité accrues,
tend évidemment à réveiller des tensions aiguës envers le
progrès technique et la croissance économique dont les bienfaits
espérés semblent devenir de plus en plus chimériques. Ces
tensions questionnent un peu plus chaque jour l’idée même
du contrat social progressiste qui faisait consensus au sein des
sociétés industrielles. Le progrès technique, comme rattrapé
par son efficacité, est ainsi redevenu la cible de contestations
grandissantes. Dans des secteurs comme l’agriculture, des
résistances citoyennes se mettent en place pour lutter contre
la prolifération de bio-technologies censées améliorer la
productivité des agriculteurs tandis que d’autres se font force
de proposition pour de nouveaux droits sociaux, à l’image des
initiatives autour du revenu de base.

> Ré-apparition de mouvements anti-productivistes :


l’exemple des faucheurs-volontaires.

Essentiellement français (bien que des actions aient également


lieu en Allemagne et en Espagne), le mouvement des faucheurs
volontaires s’inscrit en héritier de mouvements de résistance à la
technique apparus dès la fin du XVIIIe siècle en Angleterre. En

54
« Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail
des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis
à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la
nouvelle situation technique. »

Wassily Léontieff,
Prix Nobel d’économie en 1973.

55
ayant recours au sabotage, ces mouvements anciens et récents,
ouvriers et paysans, revendiquent une dénonciation de la mise en
application de techniques jugées illégitimes et menaçantes pour
la survie des travailleurs, et plus largement de l’humain, car elles
favorisent des rapports de pouvoir asymétriques entre ceux qui
détiennent les techniques et moyens de production (semences,
engrais, machines) et les autres. À partir de 2003 des brigades
de faucheurs volontaires se sont organisées. Depuis, chaque été,
elles organisent la destruction méthodique d’essais en plein
champs de plantations d’organismes génétiquement modifiés.
En 2005, près de 5 000 personnes se sont déclarées prêtes à
entrer dans l’illégalité, au nom de la « légitime défense » et
de « l’état de nécessité » imposé par l’irréversibilité des atteintes
à l’environnement et l’absence de recours démocratiques
entourant ces questions.

> Le revenu de base, invitation à un nouveau contrat


social.

Le revenu de base ou revenu inconditionnel d’existence


est une idée qui émerge dès le XVIIIe siècle avec Thomas
Paine, pamphlétaire et révolutionnaire américain d’origine
britannique. Idée qui ne cessera ensuite d’être développée
et défendue par de nombreux économistes et intellectuels.
L’initiative consiste à pallier un manque de revenus d’une
part croissante de la population en raison de l’inactivité dûe
notamment à une automatisation elle aussi croissante des
activités productives. Le principal argument est qu’aujourd’hui,
plus encore qu’hier, la production de richesses ne se limite pas
aux activités productives (au sens économique, c’est à dire à
destination d’un échange marchand), mais comprend toutes les
activités qui participent directement ou indirectement au bon
fonctionnement de la société : vie associative, travail domestique,
capital culturel, jardinage…

En France, le revenu de base a notamment été soutenu


par André Gorz, qu’il nommera d’ailleurs lui-même revenu
d’existence et dont il s’attachera à souligner le caractère ambigu
qu’il estime indispensable d’appréhender pour ne pas faire du
revenu d’existence un outil supplémentaire de soumission des
masses à l’imaginaire marchand. Car selon lui « sa fonction est,
au contraire, de restreindre la sphère de la création de valeur au
sens économique en rendant possible l’expansion d’activités qui
ne créent rien que l’on puisse acheter, vendre, échanger contre
autre chose, rien donc qui ait une valeur (au sens économique)

56
mais seulement des richesses non monnayables ayant une valeur
intrinsèque. »

Alors que le processus d’automatisation tend à investir, à


terme, l’ensemble des interstices du quotidien, ces initiatives
appellent à re-questionner ce qui a été créé au départ pour
soulager l’humain et non le soumettre. Celui-ci a été imaginé
comme un vecteur d’autonomie accrue qui libère du temps
de labeur pour des activités jugées plus gratifiantes, non
comme une source d’asservissement ultime. Car aujourd’hui,
l’automatisation, en devenant un phénomène total à la seule
fin d’augmenter la productivité, sans que la redistribution
des gains ne soit assurée, menace l’ensemble du contrat social
et questionne largement la relation entretenue vis-à-vis de la
technique au sein des sociétés industrielles.

57
RELIEF N°5

PRODUCTION, ALIÉNATION ET
RECHERCHE DE SENS

[1] « — Le premier objectif du Clastre est de Le dividu [1] tend à devenir une nouvelle norme
décomposer l’individu, de le fragmenter. Pour succédant à l’individu. De plus en plus spolié des conditions
obtenir quoi ? Des entités dividuelles. Qu’est-ce qui lui permettent d’être lui, d’être in-divisible, l’individu
qui disparaît lorsqu’on passe de l’individuel au privé de son préfixe devient dividu, c’est-à-dire une partie
dividuel ?
de lui-même. Par moment, c’est sa tête que l’on privilégie
— Le préfixe in- devant. L’unité du sujet son
au reste, du moins, une partie de sa tête. Par moment c’est
caractère unique.
— Oui, Fcuza. Le dividuel, c’est l’individuel divi-
le reste que l’on privilégie, enfin une partie du reste, au
sé, l’individu fragmenté en plusieurs morceaux, dépend de sa tête. L’idée étant d’éviter, autant que faire se
mis en pièces. Ou plus exactement : le dividuel, peut, que toute la tête et tout le reste marche ensemble sans
c’est le produit de cette fragmentation, c’est- quoi celui-ci redeviendrait un individu et donc un élément au
à-dire, si vous voulez, le morceau, la pièce. Le comportement potentiellement imprévisible.
Clastre est un traitement régulé qui intervient
sur cette fragmentation, la prend rationnel-
lement en charge et l’accélère. Il déconstruit, MOI, CET ÉTRANGER.
mais pour remodeler ensuite. Il déconstruit
pour dédoubler, comme nous le verrons. Bien.
Mais que déconstruit-il ? Depuis la manufacture d’épingles d’Adam Smith [2] et
— L’unité du sujet. les analyses exhaustives de Marx, la division de l’humain en
— Pas exactement. Il déconstruit la façon dont fractions toujours plus petites semble n’avoir de limites que les
notre conscience cherche à se saisir dans sa techniques mises à disposition des êtres désireux de les repousser.
vérité. À la division du travail manuel de l’ère industrielle s’est ainsi
— Il démantèle le rapport à soi. superposée celle de l’intellect de la société dite post-industrielle,
— Exactement. Ce qui doit être remodelé, c’est peut-être tout autant industrieuse. L’une comme l’autre
moins l’unité du sujet, comme tu le dis, Fcuza,
induisent des séparations si fortes entre les individus et a fortiori
que de ce qui, plus profondément, produit et
préserve cette unité. »
en eux-mêmes qu’elles semblent faire oublier que producteur,
__ consommateur, penseur, rêveur, joueur, jouisseur, géniteur et
Alain Damasio, La Zone du Dehors, Folio-SF tant d’autres peuvent constituer un seul et unique individu.
Gallimard (1999), p. 186-187.
Ainsi ce processus de séparation des corps et des âmes
[2] Extrait d’une édition électronique du livre continue d’opérer de façon mécanique dans des régions où
d’Adam Smith (1776), Recherches sur la nature l’automate fait de chair et de sang reste — bien que ce ne soit
et les causes de la richesse des nations, Tome qu’une question de temps pour que la tendance s’inverse —
1, p. 16-17 (Traduction française de Germain moins cher que son homologue artificiel. Comme épris d’un
Garnier, 1881, à partir de l’édition revue par
goût pour le voyage à travers le temps et l’espace, le smog parcourt
Adolphe Blanqui en 1843, Édition électronique.
complétée le 25 avril 2002 à Chicoutimi,
le globe au gré des hausses de salaires [3] laissant derrière lui, ce
Québec.).

58
que certains considèrent comme un autre nuage de fumée : le [3] En bon enfant de la fin des années
troisième secteur. 80, mon intérêt appuyé pour les gadgets
électroniques m’a permis de suivre l’évolution
Le secteur tertiaire, qui depuis son inflation par rapport aux géographique du marché du travail du secteur
en scrutant le dos des appareils. Le made in
autres secteurs dans les pays dits développés (environ les trois-
Japan du début des années 90 laissant place
quarts des personnes actives en France en 2013) et son intégration
progressivement au made in Taïwan finale-
quasi-symbiotique des technologies de l’information et de la ment supplanté par un hégémonique made in
communication sera successivement nommé : « économie China (ou PRC pour People’s Republic of China).
du savoir », « économie de la connaissance », « économie de
l’information », « économie de l’immatériel », « capitalisme
cognitif » ou encore « société de loisirs post-industrielle ». Le
concept de « société post-industrielle » apparaît dès la fin des
années cinquante avec le sociologue américain David Riesman,
et dont l’idée sous-jacente de tertiarisation massive des sociétés
industrielles sera reprise ensuite par de nombreux auteurs dont
notamment en France, Raymond Aron, Alain Touraine ou
encore André Gorz.

« Il n’est pas de punition plus terrible que


le travail inutile et sans espoir. »

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942.

Bien que moins visible et odorante que l’industrie


manufacturière certains considèrent cette nouvelle
réalité industrielle (qu’il est devenu commun de qualifier
de « dématérialisée ») comme une pollution tout aussi nuisible
à long-terme pour l’être-humain. C’est le cas de David Graeber,
anthropologue et auteur d’un texte virulent sur ce qu’il
nomme la fabrique des « jobs à la con ». Alors que, nous dit-
il, dans les années trente, Keynes prévoyait que la technique

59
Extraits du film
Samsara,
Ron Fricke,
2011.

60
Extraits du film
Fight Club,
David Fincher,
1999.

61
permettrait de diminuer le temps de travail à 15 heures par
semaine. Graeber souligne que cela aurait effectivement pu
être le cas mais qu’en lieu et place de cela, la technique aurait
été utilisée au profit d’un gonflement des industries de services
(télémarketing, administration, employés de bureau...) comme si
des emplois à l’utilité sociale fort contestable avaient été inventés
pour maintenir les gens occupés. De son point de vue, la seule
réponse viable pour qu’une telle dynamique s’installe n’est pas
économique mais « morale et politique » car elle permet de
maintenir le corps social stable et de conforter l’idée du travail
comme une valeur morale en elle-même.

Pour les défenseurs de ce nouveau paysage industriel,


cette création d’emplois se justifie par une complexification
exponentielle de l’économie en raison d’un nombre de services
et d’interactions toujours plus important à gérer, non sans mal :

« Au cours du siècle dernier, l’économie mondiale s’est


progressivement complexifiée. Les biens qui sont produits
sont plus complexes, la chaîne de fabrication utilisée pour les
produire est plus complexe, le système qui consiste à les marketer,
les vendre et les distribuer est plus complexe, les moyens de
financement de tout ce système sont plus complexes, et ainsi de
suite. Cette complexité est ce qui fait notre richesse. Mais c’est
[4] Extrait de l’article « On bullshit jobs » paru extrêmement douloureux à manager. » [4]
sur le blog économique Free exchange (affilié
au site du l’hebdomadaire The Economist) le
21 août 2013 en réponse à l’article de David CARBURATEUR ET MAISON D’HÔTE.
Graeber.
__
http://www.economist.com/blogs/freeex-
Douloureux, car dans une telle configuration calculer
change/2013/08/labour-markets-0 l’implication individuelle de chacun dans la contribution à
la performance de grandes entreprises devient très difficile,
voire impossible, tant l’enchaînement des causes et des effets
devient passablement opaque. Cette situation est d’autant
plus difficile lorsque les tâches concernées par ce mécanisme
s’avèrent peu gratifiantes ou considérées comme sans intérêt
par celui ou celle qui les exécute. Ce qui peut être, estime
Graeber, « psychologiquement profondément violent » et qui
en dit long, selon lui, sur la considération portée aux individus
et la considération que les individus peuvent avoir d’eux-mêmes
dans une société essentiellement composée d’emplois de ce type.
L’auteur pose ainsi la question suivante : « Comment peut on
commencer à discuter de dignité au travail, quand on estime que
son travail ne devrait même pas exister ? »

62
> L’éloge du carburateur.

C’est justement la question que s’est posée Matthew


Crawford. Il raconte dans son livre, L’éloge du carburateur [5], [5] Matthew B. Crawford, Éloge du carbura-
son parcours de parfait « knowledge-worker » au sein teur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La
d’un « think-tank », à celui de réparateur de moto. Philosophe Découverte, Paris, 2010, (2009).
de formation, il fut aussi électricien lorsque plus jeune il devait
trouver un moyen de payer ses études. L’auteur fait l’éloge de
l’intelligence de la main, c’est-à-dire des activités dans lesquelles
travail manuel et intellectuel ne font qu’un. Il souligne ainsi le
plaisir infini qu’il tire de ce lien direct avec la matière, qui fait
que, dans sa pratique d’électricien puis de réparateur, il se sent
profondément utile car son intervention, fruit de sa pensée et
de ses actions, agit concrètement sur le réel. Intervention dont
il peut tout de suite évaluer l’impact positif ou non, que ce soit
en poussant l’interrupteur ou bien en démarrant un moteur,
et dont le retour satisfait du client constitue la récompense
ultime, incarnée, de ses efforts. En parallèle de cette expérience
personnelle qu’il juge comme fondamentale car posant la
question « du sens et de la valeur du travail », il s’attache à
mettre en exergue les origines et conséquences de leur perte à
l’échelle sociétale et individuelle.

« Il semble bien que nous soyons confrontés à un cercle


vicieux dans lequel la dégradation du travail a un effet
pédagogique néfaste, transformant les travailleurs en matériau
complètement inadapté à quoi que ce soit d’autre que l’univers
surdéterminé du travail irresponsable. » [6] [6] ibid, p. 119

Il démontre alors comment la division entre « travail


abstrait » et « travail concret » (Marx) née dans les grandes
manufactures atteint aujourd’hui son paroxysme dans les sphères
de « la connaissance » où le langage et sa manipulation viennent
se superposer au réel créant une couche de réalité artificielle qui
rend l’exercice du travail insensé au sens propre du terme.

« Soumis sans répit à l’exigence de faire leurs preuves,


les managers vivent “ dans une angoisse et une vulnérabilité
perpétuelles, avec une conscience aiguë de la probabilité
constante de bouleversements organisationnels susceptibles
de faire capoter tous leurs projets et d’être fatals à leur
carrière ”, [...] Ils sont ainsi systématiquement confrontés à
la perspective d’un désastre plus ou moins arbitraire . [...] À
partir du moment où le succès d’un manager dépend de sa
capacité de manipulation de langage et d’évitement de la
réalité, les notions de blâme et de récompense n’ont plus

63
[7] ibid, p. 159-160, p. 161 aucun lien avec celle d’effort exécuté en toute bonne foi. » [7]

Par cette abstraction extrême du produit final et du processus


qui l’a engendré, son utilité et sa qualité tendent à devenir
secondaires. Les travailleurs, qu’il s’agisse d’ouvriers spécialisés
ou de managers, ne savent plus pourquoi ils travaillent, dès lors,
le travail n’a plus de direction, plus de sens.

[8] Changer de vie, le syndrome de la > Le syndrome de la maison d’hôte. [8]


chambre d’hôte. Article d’Héloïse Lhérété paru
15/06/2011 sur le site du magazine Sciences Parmi ceux qui cherchent à retrouver du sens dans leur
Humaines. activité quotidienne, le cas de cet Américain est loin d’être isolé
__
puisqu’en France on a même donné un nom à une partie de ces
http://www.scienceshumaines.com/changer-
déserteurs du troisième secteur : le syndrome de la maison d’hôte.
de-vie-le-syndrome-de-la-chambre-d-hote__
fr__22182.html
Terme donné en référence à ces milliers d’individus qui chaque
année décident de quitter leur poste d’employés de bureau pour
s’exiler des villes et se consacrer à l’accueil d’autres personnes.
Une fois le projet lancé, ces exilés qui mettent en avant le « gagner
moins pour vivre mieux » parlent alors de sensation de liberté,
d’harmonie, de renaissance. Mais pourquoi la maison d’hôte (en
vingt ans, leur nombre est passé de 4 500 à plus de 30 000 en
France) ? Cinq raisons parmi celles citées le plus souvent pour
justifier un changement de vie seraient récurrentes : se mettre
au vert, se mettre à son compte, se consacrer aux autres, vivre sa
passion, partir loin.

On retrouve dans ces exemples la revendication du caractère


autonome et indivisible du travail dont la finalité et les valeurs se
doivent de lui rester propres pour que celui-ci puisse constituer le
socle d’une construction physique et morale. Cette dynamique
vertueuse la pose de fait comme radicalement incompatible
avec tout impératif extérieur à cet idéal du travail bien fait à
savoir notamment la recherche de profit comme unique but. En
rattachant l’individu à lui-même par son activité quotidienne
ces démarches tendent à développer une honnêteté réciproque
propice à l’essor d’un bien-être collectif authentique.

64
65
RELIEF N°6

PRODUCTION DE VALEURS ET
CAPITAL IMMATÉRIEL

[1] Notion abordée à plusieurs reprises par Arriva un moment où la satisfaction du suffisant [1]
André Gorz (cf. Écologica, 2008) qui s’apparen- ne suffisait plus à écouler les excédents d’une industrie
terait à une sorte de norme commune visant à programmée pour fonctionner à plein régime. Les
servir de référence pour juger de la quantité de départements de communication ont pris le relais des unités
travail et de biens matériels suffisant pour vivre
de production afin de vendre non plus des produits mais des
décemment.
valeurs, du penser différent de masse, de l’hors du commun.
Pendant ce temps-là, l’utilisation des TIC explose et avec
elles apparaissent de nouveaux acteurs évoluant en dehors
du marché et soucieux de créer et partager une nouvelle
ressource que l’on dit abondante et d’une valeur inestimable,
l’or du commun.

LES VALEURS IMMATÉRIELLES COMME MOYEN


DE PRODUCTION DE RARETÉ ARTIFICIELLE.

Jusqu’à l’arrivée de la propagande appliquée à la


production, que l’on appelle par la suite relations publiques
[2] Propaganda (intitulé ainsi en référence (Voir les « torches de la liberté » d’Edward Bernays [2]), puis
au livre d’Edward Bernays : Propaganda, marketing, le fait d’associer des valeurs symboliques aux objets
Comment manipuler l’opinion en démocratie. était le fruit d’un processus autonome au sein de relations objet-
paru en 1928) est un documentaire retraçant individu ou objet-communauté. C’est ce caillou ramassé sur
l’émergence du concept de relations publiques une plage, qui nous rappelle ensuite des souvenirs ou encore le
par Edward Bernays.
fer à cheval vu comme un porte-bonheur. La particularité de
__
ces valeurs symboliques, c’est qu’il n’est pas possible de leur
http://www.dailymotion.com/video/x9wv2w__
edward-bernays-propaganda-1-2-vostf__news donner de valeur marchande, elles sont inestimables : impossible
de chiffrer un souvenir ou du bonheur espéré. De facto, les
artefacts avec lesquels on les lie tendent eux aussi à acquérir dans
une certaine mesure ce caractère inestimable. La création de
valeurs symboliques constitue une aubaine pour les entreprises
qui vont pouvoir créer de la valeur marchande ex-nihilo en ne
vendant plus des objets pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils
symbolisent. La création de signifiés ne se fait plus uniquement
de façon autonome mais également hétéronome, c’est-à-dire,

66
de façon extérieure aux individus. L’entreprise va ainsi pouvoir [3] « Selon cette logique, les grandes socié-
se focaliser sur l’élaboration de ce vernis symbolique [3] qui tés ne doivent pas consacrer leurs ressources
doit être suffisamment extra-ordinaire, hors du commun, limitées à des usines requérant un entretien
pour apparaître comme inestimable et donc désirable [4]. La matériel, à des machines destinées à rouiller
production du produit-support, quant à elle, devient secondaire ou à des employés voués à vieillir et à mourir.
et peut être aisément déléguée à des tiers. Par ce processus les Ces ressources doivent aller à la brique et au
mortier virtuels nécessaires à la construction
entreprises ont donc réussi à rendre viscéralement désirable et
de leurs marques : sponsoring, emballage,
rare ce que les individus produisaient auparavant eux-mêmes à expansion et publicité. »
l’échelle individuelle et communautaire, de façon abondante. __
Extrait du chapitre - L’usine au rancart. La
Bien que largement éprouvée, cette dynamique continue dégradation de la production à l’ère de la su-
néanmoins de poser la question de la place des individus au sein permarque - Naomi Klein, No logo : la tyrannie
des sociétés industrielles. En effet, dans ce contexte, comment des marques, coédition Actes Sud-Leméac,
continuer à être familier d’un monde dont les couches matérielles 2000 (1999).
et immatérielles nous sont de plus en plus étrangères ? [4] « L’économie ne peut continuer de croître,
Il a toujours été question de donner du sens à ce qui nous les capitaux accumulés ne peuvent être valo-
entoure et en premier lieu aux artefacts produits pour satisfaire risés et les profits ne peuvent être réinvestis
nos besoins quotidiens qu’ils soient physiques ou psychiques. que si la production de superflu l’emporte de
Mais en extériorisant la production de son quotidien matériel plus en plus nettement sur la production du
et immatériel, l’humain tend à devenir un peu plus chaque jour nécessaire. »
cet être (encore humain ?) insatiable et de plus en plus incapable __
de laisser sa trace sur le monde autrement que par des actes de André Gorz, Écologica, Galilée, 2008, p. 136.

consommation dont la superficialité symbolique appelle à une


récurrence chronique. Par cette double amputation, à la fois de
la production d’objet et du vernis de valeurs qu’il y appose par sa
pratique, ses rites et ses coutumes, l’être humain semble ainsi de [5] « Le pouvoir de la consommation a été
plus en plus coupé de cette source d’affect et de singularité qui utilement théorisé par le sociologue Georg
entretenait sa relation au monde de façon durable [5]. Simmel. Dans sa Philosophie de l’argent (2007),
il examine l’achat d’un objet en tant qu’expres-
sion d’une subjectivité individuelle à travers
« La réalité et la solidité du monde humain reposent avant
laquelle la personne imprime sa marque à
tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus
un objet et revendique le droit à en jouir de
durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, façon exclusive. Simmel cite l’exemple d’un
en puissance, que la vie de leurs auteurs. » nous dit Hannah de ses amis qui achetait de belles choses
Arendt dans la Condition de l’Homme moderne [6]. Dès lors non pas pour les utiliser mais pour donner
sous quelle forme la création de valeurs immatérielles par les une expression active à son appréciation de

67
Photographie d’une femme fumant l’une de ces « torches de la liberté » lors de la
traditionnelle parade de Pâques de New-York. © Inconnu.
Bénéfices des entreprises Google (à gauche) et Facebook (à droite) pour l’année 2013.
10 mm (diamètre) = 1 000 000 000 $
source : zdnet.fr
ces objets, pour les laisser passer entre ses
mains, pour imprimer sur eux la marque de sa
individus comme source d’une relation authentique et durable
personnalité. La consommation est une façon avec le monde peut-elle être de nouveau envisageable ?
de revendiquer un effet tangible à nos choix,
de produire quelque chose de nouveau et de
LA VALEUR RÉELLE D’UNE PRODUCTION
différent dans nos vies. Elle est aussi pour les
IMMATÉRIELLE ABONDANTE.
individus une manière essentielle de jouir de la
créativité et des efforts d’autrui, même si c’est
de façon inconsciente, sans vraiment savoir > Société de la contribution involontaire - le royaume de
qui a fabriqué les objets que nous achetons, et
GAFA [7]
comment » »
__
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Cette dynamique de monopolisation de la création de
Essai sur le sens et la valeur du travail, La valeur immatérielle par la sphère marchande tend aujourd’hui
Découverte, Paris, 2010, p. 25. à largement dépasser le seul champ des valeurs symboliques.
En effet, la numérisation exponentielle de nos activités
[6] Hannah Arendt, Condition de l’homme
quotidiennes permet aujourd’hui de générer et récupérer des
moderne, traduction Georges Fradier, Paris,
sommes colossales d’informations (ce que l’on nomme le big
Calmann-Lévy, 1983 (1958), p. 108.
data ou littéralement « données massives » [8]) potentiellement
[7] Acronyme de Google, Apple, Facebook, exploitables. Réseaux sociaux, géolocalisation, utilisation de
Amazon. capteurs (dans le domaine par exemple du sport ou de la santé),
pour ne citer qu’eux, constituent autant de nouveaux puits de
[8] « Chaque jour, nous générons 2,5 trillions
ressources abondantes, pour ne pas dire infinies. La principale
d’octets de données. A tel point que 90% des
différence avec la création de valeurs symboliques hétéronomes
données dans le monde ont été créées au
cours des deux dernières années seulement.
est qu’ici la valeur créée émane directement des individus. Les
Ces données proviennent de partout : de entreprises se chargent de capter ces données afin de les valoriser
capteurs utilisés pour collecter les informa- par des procédés dont les utilisateurs-producteurs seront plus ou
tions climatiques, de messages sur les sites moins conscients et consentants. Il est difficile, pour ne pas dire
de médias sociaux, d’images numériques et impossible d’évaluer la valeur commerciale de mes mails pour
de vidéos publiées en ligne, d’enregistrements Google, de mes déplacements pour Apple, de mes discussions
transactionnels d’achats en ligne et de signaux pour Facebook ou encore de mes précédentes commandes de
GPS de téléphones mobiles, pour ne citer que livres pour Amazon. Encore faut-il savoir que ces informations
quelques sources. Ces données sont appelées
peuvent avoir une quelconque valeur. Pourtant ces dons
Big Data ou volumes massifs de données. »
__
immatériels constituent aujourd’hui autant de contributions
http://www-01.ibm.com/software/fr/data/ le plus souvent involontaires (ou du moins inconscientes)
bigdata/ aux revenus de GAFA, dessinant les contours d’une nouvelle
forme d’extorsion de la valeur à la fois douce par les méthodes
employées et violente par l’envergure des questions morales et
des enjeux économiques qu’elle soulève. Sachant que la valeur
créée échappe totalement aux utilisateurs-producteurs mais aussi
[9] Voir le rapport de Pierre Collin et Nicolas en grande partie aux territoires sur lesquels elle est créée. [9]
Colin sur les enjeux de la fiscalité de l’économie
numérique publié le 18 janvier 2013. > Société de la contribution volontaire - les nouveaux
__ communs
http://www.economie.gouv.fr/rapport-sur-la-
fiscalite-du-secteur-numerique
Ces dernières décennies, la diffusion massive des TIC a
également permis l’émergence d’une autre forme de création de
valeur immatérielle bel et bien consentie cette fois-ci (du moins

70
active et non passive comme elle est pour GAFA). Tirant parti
de la facilité avec laquelle il est possible de créer, dupliquer et
partager l’information, mais aussi et surtout de se rassembler
pour manipuler de l’information à plusieurs sans les contraintes
d’espace-temps habituelles, de nombreux projets collaboratifs
à but non-lucratif ont émergé. Parmi les plus connus on citera
l’encyclopédie libre Wikipédia, le système d’exploitation GNU
/ Linux, le navigateur Firefox ou encore le service de cartographie
collaborative OpenStreetMap.

Ces plateformes construites en dehors de toute logique


marchande renouent avec l’idée d’une création de valeur(s)
inestimable(s) émanant des individus et de communautés
d’individus de façon active et autonome (au travers d’une
pratique consciente et source d’individuation) participant à la
création de nouveaux biens communs [10]. [10] On appelle biens communs : « les biens
qui sont élaborés et entretenus par une com-
Bien que devenues de puissantes références et alternatives munauté et partagés selon les règles définies
à leurs équivalents marchands ces initiatives sont fragiles. Elles par la communauté. »
__
reposent entièrement sur la contribution pro-active de leurs
http://p2pfoundation.net/Commons#Definition
communautés que ce soit en termes de contributions cognitives
et / ou financières ainsi que du soutien d’acteurs privés comme
Google. Ce dernier a un intérêt tout particulier au maintien actif
de ces communautés qui lui permettent d’enrichir ses produits
à l’image des pistes cyclables d’OpenStreetMap intégrées dans
Google Maps ou encore de se baser sur des plateformes comme
Linux qui a permis de fournir la base logicielle de produits tel
que le système d’exploitation Androïd.

La création de biens communs numériques constitue ainsi


très certainement une des manières possibles de contribuer
à une « re-solidification » de notre rapport au monde par
l’édification collective de biens et de savoirs accessibles et utiles
au plus grand nombre. Ces territoires de pratiques libres et
autonomes portés par des valeurs de partage tendent en effet
à contrebalancer une marchandisation croissante du capital
immatériel émanant des individus. Mais ces modèles devront
gagner en visibilité et en indépendance [11] s’ils souhaitent [11] Cf. Interview de Michel Bauwens
s’imposer ou du moins se maintenir. Ce qui s’avère plus que (fondateur de la P2P Foundation) réalisé par
souhaitable à moyen-terme tant le développement d’un paysage Emile Hooge en octobre 2010 pour le Centre de
Ressource Prospective du Grand Lyon :
oligopolistique sur fond d’exploitation collective (certes douce
« Et si la ville anticipait l’émergence d’une
mais non moins dangereuse pour le caractère démocratique
économie peer-to-peer ? »
des sociétés industrielles) se fait chaque jour plus présent. __
http://www.millenaire3.com/Michel-
BAUWENS-Et-si-la-ville-anticipait-l-
emerge.122+M5e9cf567fe1.0.html

71
RELIEF N°7

PRODUCTION, STANDARDISATION
ET INDIVIDUATION

L’expression de la singularité d’un individu peut-elle


être considérée comme un produit industriel à part entière ?
Cela sonne comme un paradoxe et pourtant de nombreux
signes montrent que ces dernières années tout tend à vouloir
concilier l’inconciliable : industrialiser le processus qui
tend à faire de chacun de nous des individus singuliers. Est-
ce réellement possible ? Est-ce seulement souhaitable ? Et
surtout comment cela se manifeste-t-il aujourd’hui ?

LA FIN DES MASSES ?

[1] « L’adaptation des travailleurs à la chaîne


de montage fut donc peut-être aussi facilitée La révolution industrielle s’est construite autour d’un idéal,
par une autre innovation du début du XXe celui de produire et fournir des objets de qualité pour tous à
siècle : le crédit à la consommation. Comme l’a des prix abordables, on appelait alors cela la modernité. Ce fut
soutenu J. Lears, le paiement par mensualités l’époque des manufactures puis des entreprises d’envergure
rendit désormais pensables des dépenses
locale, voire nationale. Le cycle production / consommation
qui étaient jadis impensables. Mieux encore,
de masse s’équilibrait, tirant la croissance économique des pays
s’endetter devenait la norme. Le fait d’acheter
une nouvelle voiture à crédit devenait un signe
concernés notamment grâce à de nouveaux dispositifs comme le
de votre fiabilité. En lieu et place du vieux crédit à la consommation [1].
moralisme puritain, bien exprimé par la devise
de Benjamin Franklin (qui, certes, n’était pas Une fois la grande majorité des besoins matériels élémentaires
vraiment un puritain), « être frugal, c’est être satisfaite il a fallu rapidement trouver de nouveaux ressorts de
libre », les premières décennies du XXe siècle croissance. Le premier, pragmatique, a été de diminuer la qualité
donnèrent libre cours à la légitimation de la des objets afin qu’ils durent moins longtemps et puissent être
dépense. »
remplacés et donc rachetés plus souvent [2]. Un autre ressort,
__
plus stratégique cette fois-ci et surtout plus déterminant
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur.
Essai sur le sens et la valeur du travail, La
pour la suite, a été de détacher le produit de sa valeur réelle (la
Découverte, Paris, 2010, p. 54. qualité) et l’entreprise du processus de fabrication. Le choc
pétrolier de 1973 marque alors la fin des « Trente-Glorieuses »
[2] Voir le documentaire Prêt-à-jeter, réalisé et l’émergence d’entreprises supranationales. La valeur des
par Cosina Dannoritzer, Arte, 2012.
produits devient immatérielle et extérieure au produit. Valeur

qu’il est désormais possible de créer ex-nihilo en la synthétisant
http://www.arte.tv/fr/pret-a-
jeter/3714422,CmC=3714270.html au travers de valeurs cognitives elles-mêmes rassemblées dans

72
une marque et une « image de marque » (logo, gamme colorée, [3] cf. Le texte de Mark Brutton : Après le
architecture, design, etc...). L’économie des pays industrialisés modernisme dans Design L’Anthologie d’Alexan-
jusque là basée majoritairement sur un tissu d’entreprises dra Midal, édité par la Cité du Design de Saint
produisant de la valeur tangible (des produits) devient alors Étienne et la Haute École d’Art et de Design de
progressivement une économie du signe basée sur la production Genève, 2013, p. 345-349 (initialement paru
de «valeurs symboliques » [3]. dans Culture technique, numéro spécial
« Design », avril 1981, p. 68-71.).

Ces deux modèles de la production de masse, quantifiable


(le produit tangible) et non-quantifiable (signes, symboles,
[4] cf. L’article du Mardi 20 août, l’humanité
valeurs cognitives), continuent de se superposer aujourd’hui.
entre en période de «dette écologique».
Néanmoins il est possible de distinguer depuis plusieurs années
un épuisement latent à différents niveaux. « Pour GFN (Global Footprint Network), le
premier dépassement est intervenu en 1970.
Environnemental tout d’abord, [4] puisqu’on constate un Depuis, la date se fait chaque fois plus précoce,
peu plus chaque jour, que les écosystèmes ne sont plus en mesure marquant une accélération importante du
d’absorber les quantités toujours plus grandes de déchets générés processus de dégradation de notre planète.
par une production d’objets dont le renouvellement est sans En 1980, l’ « Overshoot Day » était tombé un 8
novembre, en 2000, un 8 octobre et en 2009, un
cesse accéléré par des procédés de péremption artificiels comme
7 septembre. «Et il est à craindre que la date va
la mode ou l’obsolescence programmée. Face à ces épuisements
encore avancer au fil des années» ajoute-t-
multiples, s’adresser directement à l’individu et à son désir de on chez WWF, partenaire de Global Footprint
singularité semble constituer un nouveau ressort capable de Network. »
rassembler et de dépasser ces modèles devenus caducs. Il s’agirait __
de s’adresser à l’être plus qu’à l’avoir, de concilier qualité et choix Article du site lemonde.fr parut le 20.08.13
pléthorique, tout en permettant à chacun de matérialiser sa http://www.lemonde.fr/planete/ar-
singularité de manière tangible. Qu’en est-il réellement ? ticle/2013/08/20/mardi-20-aout-l-hu-
manite-entre-en-periode-de-dette-ecolo-
gique__3463559__3244.html
VERS UNE INDIVIDUATION DE MASSE ? [5]
[5] Le phénomène d’individuation (du lat.
individuatio) est ce qui fait qu’un être tend à
De nombreux secteurs de la production se prennent au jeu
une existence singulière (du lat. singularis),
de la séduction de l’être. Il faut dorénavant que les produits,
soit le fait d’être « unique en son genre »
matériels ou serviciels, coïncident de façon toujours plus fidèle (2). Autrement dit c’est l’exacte antithèse du
avec la personnalité de celui qui le désire. Personnalisé, adapté, conformisme découlant d’une production de
singulier, autant de termes devenus les maîtres mots d’une masse standardisée. (Suite p. 72)

73
Vue via Google Street View de l’intérieur de l’usine d’électronique Flextronics située au
Texas où sont assemblés les smartphones Moto X de Motorola.

https://maps.google.com/maps?cbp=12,100.32,,0,14.04&layer=c&panoid=9dypBY5
dbCsAAAQIuBNvwA&cbll=32.983101,-97.241939&dg=opt&ie=UTF8&ll=32.983101,-
97.241939&spn=0.351921,0.635147&t=m&z=11&source=embed&output=classic&dg=o
pt
Extrait d’un film commercial réalisé pour la sortie du Moto X mettant en avant la possibilité
de personnaliser l’appareil.

http://www.youtube.com/watch?v=XPM0HZYEmac
Revendiquer sa singularité est un besoin
puissant que tout individu ressent consciem-
production qui semble ne plus pouvoir se contenter de s’adresser
ment ou non et qu’il tend à vouloir exprimer à tous (par un même objet, par une même marque) mais souhaite
en donnant son avis, en manifestant des choix au contraire de plus en plus être en mesure de s’adresser à chacun
mais surtout en développant des pratiques qui par une offre individualisée.
lui sont propres.
> Personnalisation de masse
Ainsi nous dit le philosophe Bernard Stiegler :
« L’homme a besoin d’exister et pour cela il doit Le concept de personnalisation constitue certainement
pouvoir développer des pratiques que suppor-
l’exemple le plus symbolique et en même temps le plus grossier
tent les objets et à travers lesquelles il permet
à sa libido de laisser des traces de ce en quoi
de cette propension à vouloir ajuster la production au plus
consiste la — ou sa — singularité. » près des envies des consommateurs. Il s’agit le plus souvent de
__ laisser à l’utilisateur final la possibilité d’intervenir sur des
AZIMUT n°36 - Une Anthologie, « Quand éléments superficiels du produit tels que la couleur, l’ajout
s’usent les usages : un design de la responsa- d’un message personnalisé ou bien de pouvoir choisir parmi
bilité ? », entretien mené par Catherine Geel, un certain nombre d’options venant compléter le produit. Issue
p. 245. principalement du secteur automobile, la personnalisation de
masse se retrouve depuis quelques années dans des biens de
consommation courante comme les chaussures (Nike ID), les
téléphones (Moto-X) ou encore plus récemment le marché des
[6] « ... il existe toute une idéologie du choix, boissons gazeuses (Coca-Cola). Malgré tout comme nous le
de la liberté et de l’autonomie qui, si l’on y re- souligne l’auteur américain Matthew B. Crawford « …choisir,
garde de plus près, n’est pas tant l’expression ce n’est pas créer, même si le marketing de ce genre de produits ne
de l’épanouissement d’un Moi enfin émancipé manque pas d’invoquer la “ créativité ” à tout bout de champ ».
des contraintes matérielles qu’une nouvelle
Il convient donc de cantonner la personnalisation de masse à une
contrainte qui nous est imposée. »
expression artificielle du moi [6] plus qu’à une réelle dynamique
____
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Es-
d’individuation par l’objet qui ne constitue ici qu’un support
sai sur le sens et la valeur du travail, op. cit., p. 77. égotique.

> Servicialisation de masse

[7] Cf. Gouvernance et stratégies des groupes :


Le terme de servicialisation [7] se réfère ici à une dynamique
Régénérer la politique générale d’entreprise, commerciale qui tend à répondre à des besoins, non plus par des
Jean-Philippe Denis, Alain-Charles Martinet, produits à l’offre figée (ex : une voiture) mais par des services
Marielle Audrey Payaud, Franck Tannery, dont l’offre peut varier au fil du temps (ex : un service de mobilité
Hermès Science Publications, 2011, p. 245. dans laquelle le produit, en l’occurrence la voiture, n’est qu’un
point d’accès au service). Le développement de la servicialisation
a notamment été favorisé par la numérisation massive de secteurs
auparavant strictement « analogiques » restructurant ainsi des
champs entiers de l’industrie.
C’est ce que Jeremy Rifkin désignait il y maintenant
plus de dix ans, comme « [...] l’avènement de L’Âge de l’accès.
L’économie repose sur toute une série de prémices qui diffèrent
totalement de celles qui régissaient l’ère du marché. Dans
ce monde nouveau, les marchés cèdent la place aux réseaux,
vendeurs et acheteurs qui sont remplacés par des prestataires et

76
des usagers, et pratiquement tout se trouve soumis à la logique
de l’accès. » [8] [8] Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La nouvelle
culture du capitalisme, La Découverte, Paris,
Dans le cas d’un service associant un terminal (un 2005, p. 13.
smartphone) et une place de marché (magasin d’applications), la
valeur du service provient de ce choix accru accordé à l’utilisateur.
C’est lui qui par ses choix (d’applications, de musiques, de jeux,
de livres électroniques...) va faire de son terminal un élément
unique, « à son image » et ainsi lui attribuer un supplément de
valeur par rapport à un dispositif figé.

Une entreprise comme Nike est passée du statut de fabricant


de masse (matériel), à celui de concepteur de valeurs de masse
(immatériel) pour finalement devenir un prestataire de services
(serviciel). En effet, en développant des services de mesure des
performances associés à la course, Nike ne gère dorénavant plus
seulement une image de marque mais aussi une communauté
qui s’identifie par ses performances partagées en ligne grâce
aux produits Nike. C’est ce qui est appelé le « quantified-
self » ou littéralement l’auto-computation. « L’expérience »
d’individuation va cette fois-ci bien plus loin que le simple choix
entre deux couleurs puisqu’il s’agit de mesurer les données de
son corps, par nature unique et aux variations constantes. Nos
actions deviennent quantifiables. C’est l’objectif que se donnent
de nombreux objets dits « connectés » : chaussures, balances,
montres, smartphones. Autant d’objets qui, une fois portés, se
veulent comme un reflet numérique et chiffré de leur utilisateur.

« Je peux changer d’application et de voiture quand bon


me semble en fonction de mes envies et de mes besoins ». Bien
que semblant donner davantage de pouvoir de choix aux clients
par rapport aux produits de l’industrie classique, la diffusion
massive des logiques de servicialisation masque une dépendance
accrue à un tiers garant de l’accès au service. Celle-ci peut être
interprétée comme une forme de néo-prolétarisation. Une
prolétarisation non plus de la force de travail mais de la force
d’usage en quelque sorte. L’enjeu, pour ces nouveaux acteurs,
est de capter la part maximum de cette force d’usage encore en
latence. Ce modèle est propice à des abus de pouvoir de la part
des grandes plateformes intermédiaires, sur le plan des droits
fondamentaux comme la liberté individuelle ou encore le droit à
la vie privée. L’un des exemples marquants met en cause Amazon
et son livre électronique Kindle.

Nous sommes en juillet 2009, deux ans après la sortie de


la première liseuse numérique d’Amazon, quand plusieurs

77
utilisateurs de la fameuse liseuse s’aperçoivent qu’ils leur
manquent des livres dans leur bibliothèque électronique, dont
1984 de George Orwell :

« Dans l’histoire, c’est la méthode qui frappe les esprits.


Les termes du service agreement du Kindle ne disent pas que
l’entreprise a le droit d’effacer des livres qui ont été achetés. En
revanche, ils stipulent qu’Amazon accorde aux clients le droit
de conserver une “ copie permanente du contenu numérique “.
L’entreprise de commerce en ligne aurait-elle franchi les bornes
de l’illégalité ? “ Mais on se pince, tout de même. Car Amazon
n’a pas fait autre chose que de s’introduire dans un système qui
ne lui appartenait pas pour procéder à l’altération de données “,
estime Jules, du blog Diner’s Room. Dans une ère où le numérique
est censé simplifier la vie, il finit par la compliquer. Un livre
numérique acheté aujourd’hui sur un Kindle ne peut être ni
[9] Extrait d’un article paru le 21.07.09 sur
prêté ni donné. Summum : il peut même être récupéré… » [9]
Écrans.fr, blog dédié aux actualités numériques
et vidéo-ludiques affilié au site du quotidien Les exemples ne manquent pas pour illustrer les questions
Libération. d’éthique que peut soulever cette remise en question de la
__ propriété privée et de l’origine de la valeur créée. En effet si la
http://www.ecrans.fr/Big-Brother-Amazon-la- principale valeur ajoutée générée par un service provient de ses
surprise,7766.html utilisateurs on est en droit de se demander dans quelle mesure
ces derniers profitent de la plus-value générée ?

> Fabrication personnelle de masse

Avec la diffusion récente d’imprimantes 3D destinées


au grand public on atteint en quelque sorte le Graal de
l’individuation de masse dans le champ de la production. En
effet, permettre à chacun de créer chez lui les objets qu’il désire
et ce relativement facilement relève quasiment du fantasme
prométhéen. Il s’agit ni plus ni moins que de donner la possibilité
à chacun d’exprimer son potentiel créatif et inventif, cela sans
même avoir besoin de se salir les mains. En raccourcissant et
en facilitant à l’extrême le processus de création / production
d’objets tangibles l’imprimante 3D pose la question du statut que
l’on accorde à ces productions. Le futurologue et designer Justin
[10] Cf. La conférence de Justin Pickard tenue Pickard parle de crapject [10] (ou littéralment objet-merdique)
au Lift en 2013 à Genève. pour évoquer cette quantité d’objets aux qualités plastiques
__ très pauvres et dont l’utilité s’avère généralement assez limitée
http://new.livestream.com/liftconference/ (passé la satisfaction du «c’est moi qui l’ai fait »). Dans le cas des
lift2013/videos/11115339
imprimantes 3D domestiques, imprimer un objet devient ainsi
le plus souvent une manière simple et rapide de flatter son ego,
en devenant une sorte de sculpteur par procuration. Pour autant

78
lorsque l’individu n’est à l’origine ni de l’objet (en l’occurrence
le fichier numérique) ni de sa réalisation peut-on évoquer encore
l’idée d’individuation tant ce dernier se voit éloigner de la
nature réelle du processus qui a permis de générer le dit objet ?
Compréhension du logiciel et de la machine, appréhension
de la matière, dans le cas l’impression 3D, on assiste ainsi à
mise à distance importante entre l’utilisateur / producteur.
Distanciation qui tend à faire de la mise en forme un processus
quasi magique.

Ainsi passée une apparente souplesse, les gains en termes


d’usages et de possibilités d’appropriation proposés par ces
dispositifs restent très discutables. En effet, la latitude accordée à
l’individu reste fortement médiée par des acteurs qui demeurent
garants d’un cadre pré-établi. Impossible de développer
une réelle pratique si celle-ci reste à tout moment balisée,
programmée, circonscrite par un tiers. Situation d’autant plus
critique lorsque ce simulacre d’invitation à l’individuation
révèle une restriction du choix réel plus importante encore que
les anciens modèles. C’est la voiture aux mille et une variations
colorées mais dont on ne peut plus changer une bougie, c’est le
téléphone dont on peut changer la couleur de la coque mais pas
la batterie ni même transférer ses applications vers un appareil
d’une marque concurrente, c’est le livre électronique dont ne [11] Johan Söderberg, Imprimante 3D, der-
possède jamais vraiment le contenu ou encore l’imprimante nière solution magique – Illusoire émancipation
3D qui vous imprimera ce que vous voulez du moment que cela par la technologie, Le Monde Diplomatique,
est conforme au catalogue officiel d’objets imprimables. Car, janvier 2013.
souligne Johan Söderberg, « Si certains makers embrassent
[12] Extrait des Conditions Générales d’Utili-
les idéaux d’une production solidaire, des entrepreneurs,
sation du site Makerbot Thingiverse (banque de
investisseurs et avocats en propriété intellectuelle mettent tout
données d’objets prêt-à-imprimer) :
leur poids dans le développement de machines correspondant
à une vision diamétralement opposée. Ils envisagent pour leur « Please don’t post anything illegal, pornogra-
part des produits « prêts à imprimer » qui s’achèteront comme phic, threatening, abusive, hateful, obscene
des biens de consommation ; la machine elle-même ne pourra or do anything commercially exploitative or
fabriquer que les objets prévus au catalogue. » [11] [12]. engage in data mining, site manipulation or, in
general, cause Site mayhem, which we’ll col-
lectively call “bad”. If we learn you did, we have
the right to remove the content and the account
without notice. And if this bad thing cost us any
money, you’re responsible. If it’s specifically
illegal, we’ll take further action. We reserve the
right to refuse service to anyone. Bottom line:
please be reasonable and responsible. »
______
http://www.thingiverse.com/legal

79
RELIEF N°8

PRODUCTION ET PRATIQUES
AMATEURS À L’HEURE D’INTERNET

Avec la diffusion de la connaissance rendue possible


grâce à Internet, la figure de l’expert en tant que spécialiste
tend à être de moins en moins considérée au profit de
l’expert originel, celui qui est rendu habile par l’expérience,
autrement dit celui que l’on nomme aujourd’hui à tort
amateur. On se demandera ici, jusqu’à quel point l’explosion
de ces pratiques individuelles, notamment dans le champ
de la production matérielle, peut remettre en question les
structures industrielles bâties sur une position hégémonique
de la figure de l’expert-spécialiste ?

EXPERT EN TANGENCE

Durant les XIXe et XXe siècles, le paysage industriel s’est


construit sur une dynamique de concentration : de la production
avec les grandes manufactures, puis les entreprises nationales et
multinationales, de l’information avec les médias de masse mais
aussi du financement avec le système bancaire international,
pour ne citer qu’eux. C’est avec ce phénomène progressif de
concentration qu’est apparue la figure du spécialiste dans
la plupart des branches d’activités, lui seul étant à même
d’appréhender, bien que de façon parcellaire, une complexité
inhérente à l’échelle industrielle. La figure du spécialiste est
aujourd’hui associée au terme d’expert, substantif qui se réfère
à celui qui est connaisseur d’un domaine précis. Il est nécessaire
de le différencier de l’adjectif qui qualifie celui qui éprouve et qui
tente de réaliser, lui-même appelé aujourd’hui amateur.

En facilitant et en fluidifiant l’accès à l’information, Internet


a fortement fissuré ce postulat de la position hégémonique
de l’expert-spécialiste et d’une organisation verticale a priori
non-questionnable. Bien entendu, comme nous le précise
Patrice Flichy, « les pratiques amateurs n’ont pas attendu

80
l’ère numérique pour se développer : elles accompagnent le
mouvement d’industrialisation et de professionnalisation de
la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, depuis un demi-siècle,
l’accroissement de l’autonomie individuelle et le croisement entre
activités professionnelles et activités privées ont été accompagnés
par un outil majeur : l’informatique. » La démocratisation
de l’ordinateur personnel et de sa mise en réseau a alors
considérablement facilité la diffusion et augmenté la visibilité
de ces pratiques, remettant en cause « le fonctionnement de
la culture populaire industrielle, qui imposait que l’œuvre soit
consommée sous la forme choisie » par un tiers. [1] [1] Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur. Socio-
logie des passions ordinaires à l’ère numérique,
Dès lors, des pans entiers de l’industrie semblent se Éditions du Seuil et La République des Idées,
rééquilibrer au profit des pratiques amateurs ; c’est notamment novembre 2010, p.14, p. 39.
le cas des industries culturelles comme la musique, le cinéma ou
encore la presse. Mais aussi des domaines comme l’enseignement
avec la généralisation des cours en ligne, ou encore la politique
avec l’émergence d’entités misant sur une dimension fortement
participative grâce à l’utilisation du réseau dans les principes de
gouvernance [2]. [2] Voir Parti Pirate.
__
Ce mouvement de libération de la connaissance et https://www.partipirate.org
des possibilités de communication restructure l’ensemble
des champs d’activités qui se sont construits sur une forte
concentration et intermédiation. Cela au profit non plus de
fournisseurs de produits finis, fruits d’expertises multiples, mais
d’acteurs offrant des plateformes ouvertes [3] qui font office [3] Ensemble des sites que l’on regroupe
de supports à ces nouvelles pratiques amateurs. Longtemps sous le terme de web 2.0, dans lesquels les
réservées aux domaines de la connaissance, ces dynamiques utilisateurs sont les principaux fournisseurs de
contenu.
apparaissent maintenant dans les champs de la production qui
mettent en jeu de la matière numérique mais aussi physique.

81
En 2006 le magazine Time décide d’élire les millions de contributeurs aux plateformes
participatives comme personnalité de l’année.
Emmanuel Gilloz, jeune ingénieur, en train de présenter la Foldarap à Jean-Marc Ayrault, alors
premier ministre, et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée à l’Économie numérique .
La Foldarap est une imprimante 3D pliable et open-source capable de s’auto-répliquer en partie.
Crédit photo : Ophélia Noor
L’ÉMERGENCE DU PRODUCTEUR AMATEUR

Bricolage 2.0, DIY (do-it-yourself), bidouille, néo-artisanat,


autant de qualificatifs se référant à des pratiques qui consacrent
aujourd’hui la figure de l’amateur dans le champ de la production.
Un terme générique a même été donné à ces praticiens qui
ont pour point commun de mettre l’activité manuelle au
centre de leurs préoccupations. Ils sont appelés « makers »,
ou littéralement, « faiseurs ». Leur spécificité est de créer
constamment des ponts entre leur pratique manuelle et le réseau,
participant ainsi à la création d’un nouvel éco-système basculant
sans arrêt de la matière physique à la matière numérique et
[4] «…les makers, du moins ceux de ce livre, inversement [4]. Le réseau devient point de départ, relais ou
font quelque chose de nouveau. D’abord, finalité de la pratique manuelle. Depuis quelques années de
ils utilisent des outils numériques pour la nombreuses plateformes se sont créées pour répondre aux
conception sur écran et, de plus en plus, pour besoins spécifiques de ces amateurs qui oscillent entre le monde
la fabrication en sortie sur des marchines de des données et des atomes.
bureau. Ensuite, comme ils font partie de la
génération web, ils partagent spontanément
leurs créations en ligne. En apportant simple-
Ces plateformes ouvertes, dont les utilisateurs vont créer
ment la culture et la collaboration du web au le contenu, offrent une envergure potentielle à leur pratique
processus de réalisation, ils s’allient pour bâtir encore jamais vue auparavant. Un tutoriel pour fabriquer
des choses à une échelle que l’autofabrication une éolienne à partir d’une bouteille en plastique peut
n’avait jamais permise auparavant. » être consulté et partagé des milliers de fois (Voir le site de
__ tutoriels Instructables ou encore le site du magazine Make),
Chris Andersson, Makers. La nouvelle révolution un céramiste peut faire connaître et vendre sa production
industrielle, Pearson France, 2012, p. 26.
avec le même rayonnement qu’une multinationale (ETSY)
et il est maintenant possible de financer un projet à hauteur
de plusieurs millions d’euros avant même d’avoir lancé une
quelconque production et sans avoir besoin de faire appel à
[5] Le terme open source, issu du monde
une banque pour faire un prêt (Kickstarter, Indiegogo...).
du logiciel (cf. histoire de Linux), signifie ici
que le fichier source est ouvert et donc lisible,
modifiable et partageable sans restriction. On peut citer des exemples tels que Wikispeed, une
Cette perte de contrôle assumée de la part du communauté d’une centaine d’amateurs qui a développé en
créateur est justifiée par une volonté d’accé- moins de trois mois une voiture répondant aux normes de sécurité
lérer la diffusion et l’amélioration itérative de tout en étant très sobre (Moins de quatre litres de carburant pour
l’objet en question. Les actuelles imprimantes 100 kilomètres.). Ensuite, le groupe d’hacktivistes Télécomix
3D destinées aux particuliers sont le fruit d’un ayant participé à des opérations lors de la récente révolution
tel processus.
égyptienne afin de rétablir des connexions Internet à l’aide
__
http://reprap.org/mediawiki/images/4/4a/
de vieux modems et de télécopieurs modifiés ; le cas de Mark
RFT__timeline2006-2012__extended.png) tout Suppes, physicien amateur, qui travaille sur la conception d’un
comme la plupart des systèmes d’exploita- mini réacteur à fusion nucléaire. Et pour finir, encore Cody
tions actuels qui ont pour racine commune le Wilson, étudiant en droit Texan qui a financé son projet d’arme
système UNIX (http://commons.wikimedia.org/ à feu open-source [5] réplicable via une imprimante 3D grâce à
wiki/File:Famille__UNIX.svg. un appel aux dons sur Internet à l’aide d’outils de paiement en
ligne comme PayPal et Bitcoin [6].

84
Ici l’amateur à la différence du professionnel ou du [6] « Bitcoin est une monnaie électronique
spécialiste, ne dépend d’aucune institution, il ne dépend pas non distribuée (crypto-monnaie). Elle permet le
plus du marché, ni d’un corps scientifique ou d’une entreprise. transfert d’unités appelées bitcoins [BTC] à
L’amateur bénéficie d’un espace-temps qui lui est propre et qui travers le réseau Internet. Les bitcoins ainsi
échangés ont vocation à être utilisés comme
va lui permettre de manœuvrer à sa guise : jouissant des marges,
moyen de paiement dans cette devise ou
des chemins de traverse, des sillons déjà tracés qu’il peut suivre comme une façon de thésauriser.
ou qu’il peut éviter en lui préférant l’inconnu. L’amateur- Conçu en 2009 par un développeur non identi-
producteur n’a d’autres contraintes que son propre enthousiasme, fié utilisant le pseudonyme Satoshi Nakamoto,
sa curiosité et son envie de faire. Cette liberté d’action va devenir le protocole a été implémenté pour la première
la source d’implication, d’exploration et d’expérimentation qui fois par un logiciel écrit par Nakamoto en
n’auraient pu avoir lieu ailleurs. C++ et publié sous licence libre. Le système
a recours à des procédés de chiffrement afin
Le développement massif d’Internet marque un tournant de décentraliser la gestion de la monnaie et
ainsi de ne pas dépendre de l’intégrité ou de la
majeur dans l’échelle des pratiques des amateurs-producteurs
compétence d’un émetteur central. »
tant dans la diffusion de leur réalisation que dans l’envergure __
des défis techniques abordés. Néanmoins avant que l’on observe http://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin
un rééquilibrage entre production d’origine experte et amateur
aussi important dans le champ matériel que celui observé dans
le champ des industries culturelles, l’amateur-producteur va
devoir affronter un enjeu plus important encore que celui
de la compétence : celui de la fiabilité et donc de la légitimité.
Car d’une part la matière est plus coûteuse à dupliquer que de
simples données, d’autre part, à la différence des données, la
matière peut porter atteinte à l’intégrité d’une personne (de
façon non intentionnelle ou intentionnelle comme dans le cas
de l’arme imprimable). Cette grande liberté offerte dans le cadre
de pratiques amateurs constitue ainsi à la fois une force et une
limite vis-à-vis d’un système de valeurs incarné par la figure de
l’expert-spécialiste qui, bien que battue en brèche, a su conserver
une certaine aura en restant synonyme de sécurité. En effet dans
l’industrie manufacturière, les questions de sécurité et de qualité
sont des enjeux centraux autour desquels ce sont développés de
nombreuses normes et process.

85
RELIEF N°9

PRODUCTION, ACCUMULATION
ET RECHERCHE D’ÉQUILIBRE

En musique on qualifie de dissonante une note ou


un ensemble de notes qui vient « provoquer une rupture
d’harmonie ou former un assemblage discordant ». Il s’agit ici
de rapprocher cette notion des rapports entretenus entre des
communautés humaines et leur milieu notamment lorsqu’il
est question de production. La discordance dans cette
relation apparaît le plus souvent par un déséquilibre entre
deux rythmes distincts : celui de l’exploitation de ressources
permettant cette production et celui de leur renouvellement.

[1]« Cette explosion démographique causa FAUSSES NOTES ET COUCHE-CULOTTE.


ravages et destruction dans l’environnement
de l’Europe médiévale. […] On aura une idée
de l’étendue des dommages causés aux forêts
Malgré les apparences, la période actuelle dominée
par les fondeurs en sachant que pour obtenir par des dynamiques de productions thermo-industrielles
50 kg de fer, il fallait traiter 200 kg de minerai fortement consommatrices de ressources naturelles n’a pas
en brûlant au moins 25 stères (25 m3) de l’exclusivité de cette rupture de concordance des rythmes
bois. On a estimé qu’en 40 jours une seule entre activité humaine et renouvellement des écosystèmes.
charbonnière pouvait déboiser une forêt sur En effet, le phénomène d’épuisement de ressources dû à des
un rayon d’un kilomètre. En 1300, les forêts de prélèvements trop rapides et/ou importants, eux-mêmes dû
France couvraient 13 millions d’hectares, soit
le plus souvent à un accroissement démographique rapide, se
seulement 1 million d’hectares de moins qu’à
retrouve régulièrement dans l’histoire humaine. L’historien
notre époque. »
______
médiéviste Jean Gimpel nous raconte ainsi l’époque d’une
Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen Europe médiévale alors grande consommatrice de bois,
Âge, Éditions du Seuil, Paris, 1975, p. 82. souvent jusqu’à l’excès avec comme conséquences une
déforestation et une pollution galopante. Le bois est alors
[2]Terme que j’ai découvert lors d’un cycle l’un des principaux matériaux de construction ainsi qu’une
de conférences mené à l’EHESS intitulé Les importante, sinon la première, source d’énergie notamment
rendez-vous de l’Anthropocène : « Cycle de
sous forme de charbon. [1]
débats publics organisé par les enseignants
du séminaire « Histoire de l’Anthropocène »
de l’Ehess (Centre Alexandre Koyré) et l’Institut
> L’ère de l’anthropocène [2]
Momentum, en partenariat avec la revue
Entropia, Mediapart, La Fondation Sciences Néanmoins, depuis une vingtaine d’années un certain
Citoyennes, Attac, et le Festival des Utopies nombre d’experts s’accordent à dire que pour la première
Concrètes. »

86
fois dans l’histoire, les activités humaines constituent
depuis la fin du XVIIIe siècle un élément de modification
de l’environnement tel qu’il est possible de leur associer
une nouvelle ère géologique, celle de l’Anthropocène,
succédant à l’Holocène. Cette dénomination, popularisée
par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 1995 et partagée
depuis par une partie de la communauté scientifique (non
sans débat), place l’humain comme la principale force
agissant aujourd’hui sur les équilibres de la biosphère et du
climat, devant les fluctuations naturelles habituellement
prédominantes. Le biologiste Maurice Fontaine, jugeant le
terme trop anthropocentrique, préfère quant à lui parler de
Molysmocène, où l’âge de la pollution, en référence à la place
prédominante occupée par les déchets dans la civilisation
moderne.

> Les déchets élevés au rang de production positive.

En effet, si l’on reprend l’idée de dissonance et qu’on


l’applique à la production de déchets, le paradigme
industriel moderne constitue dès lors une véritable caisse
de résonance multipliant et amplifiant leur production
ainsi que les potentiels effets de déséquilibre associés. Au
sortir de la Seconde Guerre mondiale, période de « grande
accélération » de la production, le déchet, manifestation
ultime d’une production de masse devenue synonyme de
prospérité économique et de progrès social, est élevé au rang
de production positive. C’est le « gaspillage créatif » :

« Cette expression de “ gaspillage créatif ” a, dans


la culture du consommateur, propulsé les déchets à la
hauteur de production positive, valorisant la destruction
et le renouvellement des objets à la fois comme un

87
Sur le fil,
illustration inspirée
du travail de
Yona Friedman.
plaisir et un acte socialement utile. Frederick et d’autres
initiateurs du consumérisme n’ont pas simplement
conçu le “ gaspillage ” comme une conséquence liée à la
consommation du produit, ou comme un relief du cycle
de la consommation, mais comme une force génératrice et
[3]Extrait de Design : Introduction à l’his- nécessaire. » [3]
toire d’une discipline. (Pocket, Paris, 2009, p.
29.) d’Alexandra Midal qui reprend le terme Ce phénomène à la fois sociologique, idéologique et
de «gaspillage créatif » initié par Ellen Lupton
technique est alors fortement encouragé. Que ce soit à
et Jack Abbott Miller dans « The Bathroom, The
l’échelle de l’industrie par la mise en place de procédés
Kitchen, an The Aesthetics of Waste : a Process
of Elimination », catalogue d’exposition, M.I.T.
techniques visant à limiter de façon intentionnelle la durée
List Visual Arts Center, 9 mai-28 juin 1992, New de vie des produits ou bien à l’échelle individuelle par la
York, Kiosk, 1992, p. 2. diffusion de constructions psychologiques faisant de l’action
de jeter un nouvel habitus [4] de la vie moderne.
[4]« Le terme « habitus » désigne en sociolo-
gie des dispositions constantes, ou manières La couche jetable constitue à ce titre un exemple
d’être, communes à toutes les personnes d’un symptomatique de l’efficacité toute relative d’une
même groupe social, et qui sont acquises et production favorisant davantage l’accélération de son propre
intériorisées par éducation. »
renouvellement qu’une satisfaction harmonieuse et durable
__
de nos besoins, y compris les plus vitaux. Dans le cas de la
http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/log-
phil/auteurs/bourdieu.htm couche jetable, celle-ci répond avant tout à une recherche
de confort et d’efficacité en assurant la propreté des bébés
tout en libérant du temps aux parents. Mais ce confort et
cette efficacité s’avèrent avoir un coût colossal, à la fois
économique et environnemental. En effet un bébé représente
une consommation moyenne de 6 000 couches avant d’être
propre, soit environ une tonne de déchets (et plusieurs
milliers d’euros d’investissement pour les parents) dont la
durée de dégradation, s’ils ne sont pas incinérés, s’élève à 500
ans. Sans compter que les procédés chimiques utilisés pour
absorber l’urine s’avèrent tellement efficaces, trop efficaces
même, que de nombreux bébés tendent à devenir propres plus
[5] Cf. Documentaire Couchorama de tardivement et donc à consommer encore plus de couches [5].
Jacqueline Farmer.
Cet exemple qui peut paraître de prime abord trivial,
synthétise néanmoins très bien l’idée d’une production
[6] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la dissonante en rupture totale avec les rythmes du milieu dans
technique. Vers une technologie démocratique. lequel elle s’intègre [6]. Une efficacité technique à court-
(La Découverte / M.A.U.S.S., 2004) à propos terme peut ainsi rapidement se transformer en une réelle
de la notion de concrétisation de Gilbert inefficacité sur le long-terme, source de profondes nuisances.
Simondon (p. 212) :

« [...] à la différence d’un simple critère de


développement tel que la croissance de LA DANSE DU FUNAMBULE
la productivité, la concrétisation implique
l’adaptation réflexive des techniques à Afin de répondre à ces dissonances qui sont de plus en
leur environnement social et naturel. » plus présentes, certains tentent de réintroduire les notions de

90
cycle, de rythme ou encore d’équilibre dans la question de la
production de biens tangibles.

> L’écologie industrielle (cycle)

À l’échelle industrielle, des initiatives appellent depuis


une trentaine d’années à s’inspirer des mouvements cycliques
de la nature dont la gestion et le changement d’appréhension
du déchet constituent la clé de voute. Celui-ci est considéré
non plus comme un rebut, une externalité négative non
négociable du process de production, mais comme une
ressource potentielle à intégrer comme telle dès les premières
phases de conception d’un nouveau produit. Cette vision de la
production qui vise une plus grande maîtrise du phénomène
d’entropie tend à impacter aussi bien l’échelle micro par la
création de nouveaux matériaux (cf. Cradle to cradle [7]) [7] William McDonough & Michael Braun-
que macro par une refonte des unités de production et de gart, Cradle to cradle. Créer et recycler à l’infini,
leurs interactions [8]. L’objectif ultime étant d’arriver à une Alternatives, 2011.
relation quasi-symbiotique du milieu artificiel avec le milieu [8] Cf. Principes de l’économie circulaire.
naturel. Modèle d’organisation qui consiste à s’inspirer
des écosystèmes naturels afin d’optimiser
l’utilisation des ressources et créer à la fois de
> Le mouvement slow (rythme) la valeur économique, sociale et environne-
mentale.
__
Le mouvement Slow est, quant à lui, né d’une initiative
http://www.institut-economie-circulaire.fr/Qu-
citoyenne centrée autour d’une réflexion sur l’évolution
est-ce-que-l-economie-circulaire_a361.html
des habitudes alimentaires. À la fin des années 80, une
association italienne se crée (à l’initiative du journaliste
Carlo Petrini [9]), pour réunir des passionnés de terroir et [9] Cf. http://www.slowfood.com/internatio-
de plaisirs gustatifs authentiques. L’appellation Slow Food nal/7/history
est alors retenue par volonté de manifester une résistance
face à la recrudescence, alors récente, des fast-foods en
Italie. Plutôt qu’une confrontation directe avec l’industrie
agro-alimentaire il s’agit davantage pour les acteurs du
mouvement de revendiquer sur le long-terme l’importance
d’une nourriture et agriculture à échelle humaine en en
faisant directement l’apologie et en la rendant accessible
au travers de rencontres culinaires. Les valeurs du Slow
(priorité accordée au local, valorisation du qualitatif plus
que du quantitatif) se sont depuis largement répandues au-
delà des frontières de l’alimentation et de l’Italie et touchent
désormais des domaines tels que l’architecture, le design ou
encore l’habillement.

91
> La permacutlure (cylce, rythme et équilibre)

Issue de pratiques de cultures dîtes permanentes, théorisées


[10] Cf. http://permacultureprinciples.com/ à la fin des années 70 en Australie, la permaculture [10] tend
à vouloir concilier l’idée de cycle, de rythme et d’équilibre.
Dans le cadre originel, il s’agit avant tout de concevoir et gérer
de manière consciencieuse des systèmes agricoles capables de
répondre aux besoins des hommes tout en maintenant une
diversité, une stabilité et une résilience comparables aux éco-
systèmes naturels. Depuis les principes de la permaculture
alliant éthique et recherche d’efficacité se sont étendus au-
delà de la production agricole pour devenir synonymes d’une
recherche d’équilibre dans la conception d’écosystèmes au
sens large. La permaculture se définit donc aujourd’hui par
cette vision holistique d’une recherche d’équilibre au sein de
systèmes d’interactions qui régissent le vivant, qu’il s’agisse
d’un jardin ou d’une communauté humaine.

Malgré l’enthousiasme certain soulevé par ces


différentes démarches, nombre de questions restent en
suspend. En effet, pour ce qui concerne l’écologie industrielle,
en raison d’un postulat essentiellement issu d’expertises
techniques, celles-ci ne questionnent quasiment jamais
les dimensions politiques, sociales ou encore culturelles
propres au cycle production / consommation. Les habitudes
de consommation sont rarement remises en question tout
comme le rôle du consommateur qui reste peu impliqué dans
l’élaboration de ce type de processus. D’autre part, il serait
utile de savoir facilement quel couple - mode de fabrication
/ usage - peut être jugé souhaitable d’un point de vue
environnemental si l’on compare par exemple une bouteille
réalisée à l’aide d’un matériau entièrement biodégradable,
une autre réalisée à partir de bouteilles recyclées ou encore
une bouteille en verre consignée ?
D’autant que dans le cas de la bouteille entièrement
biodégradable, le principal danger d’un tel système productif
serait que l’entière responsabilité des conséquences de la
production repose sur les seuls acteurs de la production – ne
vous en faites pas on s’occupe de tout – déresponsabilisant du
même coup encore un peu plus le consommateur final.

A contrario, des initiatives comme le mouvement Slow


nous amènent à élever notre degré de conscience en nous
invitant à prendre le temps de comprendre et d’apprécier
à l’échelle non pas industrielle mais individuelle ce que
signifie produire et consommer. Ce pas de côté propose à

92
la fois une resynchronisation des rythmes de l’humain avec
son milieu naturel et technique et une prise de recul vis-à-
vis des processus de production et de consommation qui
redeviennent alors des éléments agrémentant la vie plutôt que
visant à la structurer. Il est possible de voir dans cette relation
à la nourriture l’allégorie d’une autre relation possible vis-à-
vis de la production et plus largement de notre rapport à la
technique.

Dans (Re)penser la technique, Andrew Feenberg présente


la perspective d’une « relation libre » qu’évoque Heidegger
dans « La Sérénité »(Gelassenheit, 1959). Il relève le fait
que le philosophe s’accorde sur le fait que la technique est
indispensable, tout en soulignant que « si l’utilisation de
dispositifs techniques est inévitable, nous pouvons aussi
leur refuser le droit de nous dominer, et ainsi de déformer,
confondre et dévaster notre nature » [Heidegger, 1966,
p. 54]. Si nous procédons ainsi alors « notre relation à la [11] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la
technique deviendra merveilleusement simple et apaisée. technique. Vers une technologie démocratique.
Nous accepterons les dispositifs techniques dans notre vie (La Découverte / M.A.U.S.S., 2004), chapitre 6
quotidienne, et en même temps nous les laisserons en dehors, La technique et le sens ; La critique Heidegge-
bref, nous les laisserons tranquilles, comme des choses qui ne rienne de la modernité, p. 172.
sont en rien absolues mais qui restent dépendantes de quelque
chose de plus élevé » [11]. Ainsi dans le cas du mouvement
SlowFood, la priorité est accordée non pas à la nourriture, ni [12] J’ai eu l’occasion d’échanger quelques
même à sa transformation, comme on pourrait le penser de mots avec l’un des responsables de la marque
prime abord, mais à des éléments jugés supérieurs : le rapport à de composants électroniques américaine
la terre, le temps passé ensemble à cuisiner, manger, échanger. Sparkfun. Outre le fait qu’ils soient produits
sur le sol américain, leurs composants ont la
La vie dans tout ce qu’elle a de non mesurable redevient ici
particularité d’être totalement ouverts (Open-
l’élément central. hardware). Cela signifie que l’ensemble des
informations (références des éléments utilisés,
On peut néanmoins se demander ce qui constituent schémas des circuits imprimés, etc.) qui per-
les frontières d’une telle entreprise, tous les champs de la mettent de les comprendre et potentiellement
production peuvent-ils ralentir afin de se réajuster à la mesure de les reproduire sont disponibles.
de l’humain. Ceci est envisageable pour des secteurs où les
savoir-faire et ressources locales sont mobilisés : agriculture, Afin de rester compétitif vis-à-vis de produc-
artisanat, construction... Mais quid de secteurs tels que celui teurs chinois qui sont par conséquent en me-
sure de copier leurs produits très rapidement
des hautes-technologies, qui se sont entièrement établies
vu qu’ils ont toutes les informations à disposi-
et développés sur des rythmes non-humains initiés par tion, les ingénieurs de Sparkfun s’attachent à
des techniques d’automatisation, elles-mêmes assurées par proposer sans cesse de nouvelles références
des énergies non-vivantes (fossiles) de haut-rendement ? pour maintenir une longueur d’avance.
Une telle dynamique appelle à un rythme de production /
consommation toujours plus rapide afin d’être en mesure de Je demande alors à mon interlocuteur s’il ne
rentabiliser les investissements initiaux [12]. C’est le cycliste se sent pas pris au piège par cette course à
qui ne peut s’arrêter de pédaler s’il souhaite rester stable. À l’innovation pour l’innovation avant qu’il me
réponde avec grand sourire : « Bien sûr ! Mais
l’inverse des pratiques comme la permaculture privilégient
c’est notre survie qui est en jeu ! »

93
un rapport au monde visant la stabilité, l’équilibre, par
un ajustement constant des forces en action. Dans une
dynamique de permaculture l’humain doit s’adapter à son
environnement tout autant qu’il adapte ce dernier à ses
besoins (L’architecte Yona Friedman parle de «coexistence
[13] Yona Friedman, L’architecture de survie. pacifique ») [13]. C’est le funambule qui joue de son corps
Une philosophie de la pauvreté, L’éclat, Paris, et de son balancier, de la souplesse de la corde, ou encore
2003 (1978), p. 116, puis p. 120 : du vent afin d’assurer son équilibre avec élégance. Cette
« Le principe de l’architecture de survie tient vision singulière d’un autre rapport au monde, basée sur des
compte de ce fait : c’est l’architecte (ou l’auto-
principes de réciprocité, résonne d’autant plus à un moment
planificateur), en tant que concepteur des
où une partie croissante de l’humanité tend à construire un
maisons, qui doit s’adapter aux techniques de
survie de l’homme, ces techniques impliquant
relation unilatérale vis-à-vis de son milieu en voulant être en
plutôt certains réajustements du compor- mesure de le planifier, l’organiser, le ménager afin de pouvoir
tement humain que l’accumulation d’une continuer à l’exploiter.
panoplie d’outils sophistiqués. »
Volonté de contrôle qui prend aujourd’hui le nom et
la forme de dispositifs idéologiques et techniques tels que
l’écologie industrielle ou le développement durable (les deux
oxymores étant interchangeables). Dans les deux cas il s’agit
de faire de « la planète un objet de gestion ». « Se dessine
ainsi, selon l’économiste allemand Wolfgang Sachs, au nom
de l’écologie, l’occidentalisation du monde poussée plus loin,
un colonialisme culturel (non intentionnel) qui finalement,
se retourne contre l’objectif premier qui est de trouver la
[14] Cf. Wolfgang Sachs & Gustavo paix avec la nature ». [14] Le paradigme technique actuel
Esteva, Des ruines du développement, Les dans lequel s’intègre la question de la production, qu’il soit
Éditions Ecosociété, 1996, p.73-74. présenté sous son versant bienveillant ou non, semble donc
s’orienter de façon arbitraire vers un contrôle croissant voire
total des êtres et de leur milieu. On peut alors légitimement se
demander si vouloir systématiquement ménager (verbe dont
la racine est commune au verbe anglais to manage : diriger,
organiser) ainsi le vivant, ne reviendrait pas purement et
simplement à en supprimer les raisons d’être.

« Borgmann concéderait volontiers que bien des


dispositifs techniques sont utiles ; mais, selon lui, la
généralisation du paradigme du dispositif, sa substitution
systématique à des manières d’agir plus simples ont un effet
anesthésiant. Là où les moyens et les fins, les contextes et les
produits sont strictement séparés, la vie est vidée de sens. La
relation de l’individu à la nature et aux autres êtres humains
se réduit à un strict minimum, et la possession et le pouvoir
[15] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la deviennent les valeurs les plus importantes. » [15]
technique. Vers une technologie démocratique.
(La Découverte / M.A.U.S.S., 2004), p. 176.

94
95
SE SITUER
SE PROJETER

Que retenir de ce tour d’horizon ? Loin d’être


exhaustive, cette tentative d’appréhension d’une partie du
paysage productif contemporain m’a néanmoins permis
d’identifier plusieurs points de bascule. Par points de
bascule, il faut entendre des espaces d’instabilité dont les
acteurs peuvent s’avérer extrêmement hétérogènes mais
qui forment une unité dans leur capacité à redéfinir les
schémas qui jusque-là régissaient la façon dont on allait
se situer dans le présent et se projeter dans l’avenir. On
peut citer à titre d’exemples, les structures dans lesquelles
l’expert s’adressait aux masses de façon unilatérale,
laissant de plus en plus la place à des structures
horizontales qui font office moins de prestataires que
d’intermédiaires et visent à fluidifier les échanges entre pairs.

Dans ce paysage, les TIC constituent le ferment de ces


nouveaux espaces d’instabilités. En effet, en irriguant peu à peu
l’ensemble des activités humaines et en donnant la possibilité
à une partie sans cesse croissante de l’humanité de produire et
d’échanger de l’information à une échelle mondiale et ce quasi-
instantanément, ces technologies questionnent les rapports
de force entre ceux qui autrefois détenaient le monopole de la
production et de la diffusion des biens et des savoirs et les autres
qui bénéficient aujourd’hui de nouvelles capacités d’expression.

Cette diffusion des TIC accélère un double mouvement


propre à la relation que nous entretenons à la technique depuis
les temps les plus reculés mais qui a lieu aujourd’hui dans des
proportions sans précédent. D’un côté nous rencontrons une
augmentation des capacités de contrôle très importante de la
part de ceux qui financent et mettent à disposition ces dispositifs
techniques (états et entreprises) et de l’autre on observe un
développement des capacités d’autodétermination des individus
et donc de leur potentielle émancipation vis-à-vis de ces derniers.

96
Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, l’apparition de telles
possibilités d’émancipation et d’oppression collective appelle les
individus à se situer. Cette prise ou non-prise de position participe
à l’expression consciente ou inconsciente de ces « choix » qui
vont orienter notre relation vis-à-vis d’un processus technique
devenu total et in fine révéler notre capacité à être. Par un
tel processus l’humain est invité à renouer avec sa condition
première d’être libre de choisir les manières dont il va se jouer des
contraintes extérieures. Contrairement aux autres animaux qui
sont pré-outillés pour leur milieu, l’humain a cette particularité
d’être « non-fini » et par conséquent a l’obligation de s’adapter à
son milieu en faisant des choix. Dans ce mouvement existentiel il
ne s’agit donc plus tant de pouvoir choisir que de vouloir choisir.

Dès lors, réseaux sociaux, plateformes de partage de contenu


numérique, outils de production numérique, ou encore tiers
lieux (atelier associatif, FabLab, hackerspace et bien d’autres...)
constituent autant de points d’appuis dans lesquels vont pouvoir
s’amorcer puis s’amplifier des démarches réflexives pour une
partie grandissante de l’humanité. Réflexions quant à notre
condition et notre volonté ou non de prendre part à la construction
de la réalité informationnelle et matérielle de notre existence.

Ainsi, plus qu’une diffusion réelle des capacités de faire,


le paysage productif contemporain est surtout témoin d’une
multiplication des opportunités de s’interroger sur son
environnement direct et la nature de la relation qu’on entretient
avec lui. En effet, là où le paysage productif du XXe siècle était
structuré autour d’entités faisant la promotion d’un cycle
production / consommation de masse favorisant le non-choix
ou du moins restreint et prédéfini ; celui du XXIe siècle, tout en
poursuivant les anciens schémas, tend à se structurer de plus en
plus autour d’entités faisant office de plateformes d’expression
appelant sans cesse à se prononcer (même si cela doit se faire

97
parfois de façon plus ou moins circonscrite).

On peut alors supposer que l’apparition à marche forcée


d’un tel processus de prise de parole généralisé amène déjà à
des questionnements croissants vis-à-vis de la légitimité des
structures ultra-hiérarchisées sur lesquelles se sont bâties
les sociétés industrielles modernes. D’autre part, si chacun
aujourd’hui peut choisir son environnement cognitif et matériel,
se pose la question de notre capacité à nous projeter dans un
avenir commun ?

La foi dans un futur tracé par les promesses d’une technique


présentée comme bienveillante a progressivement laissé place à
des perceptions de plus en plus anxiogènes, voire apocalyptiques.
En effet, difficile d’effacer les traces laissées par des
dispositifs technique comme la bombe atomique. En 1956, dans
L’obsolescence de l’homme, le philosophe allemand Gunther
Anders souligne que « l’homme entre dans l’ère des titans et
se retrouve détenteur d’une puissance omnipotente qui, à la
différence de celle traditionnellement accordée à Dieu, celle
de création ex nihilo, peut se comprendre plutôt comme celle
d’une réduction ad nihil, c’est-à-dire la puissance de réduire tout
[1] Günther Anders, L’obsolescence de à rien. » [1] La toute-puissance n’est dès lors plus du côté de
l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième Dieu, mais de la technique. Une « apocalypse sans royaume»
révolution industrielle, 2002 (1956), éditions de est désormais possible, car ce que nous pouvons faire par notre
l’Encyclopédie des nuisances, p. 266. capacité scientifique et industrielle de production, dépasse de
beaucoup ce que nous pouvons nous en représenter, en éprouver
ou en imaginer.

« Le XXe siècle nous a déniaisés, désenchantés au prix fort.


Les utopies sont meurtrières, en toute innocence , résume Boris
Cyrulnik, l’homme contemporain n’a que trop fait l’expérience
de ce qu’Edgar Morin appelle “ la mauvaise utopie ”, celle qui
prétendait réaliser l’harmonie parfaite, éliminer la douleur et
[2] L’Atlas des utopies, Le Monde / La Vie tout conflit, rendre chaque individu transparent ». [2]
hors-série, octobre 2012, p. 3.
Cette perte de contrôle et cette difficulté à appréhender ce
qui constitue dorénavant l’objet de la production se retrouve
aujourd’hui dans des secteurs comme la finance. Les acteurs de
ce secteur faisant usage de dispositifs techniques qui dépassent
encore une fois largement l’entendement humain. J’évoque
ici les algorithmes informatiques utilisés dans les transactions
financières dîtes à hautes fréquences car capables de réaliser
des opérations en quelques microsecondes, soit 0,000001
seconde. Ces algorithmes gèrent aujourd’hui plus de la moitié
des transactions aux États-Unis et plus d’un tiers en Europe.

98
Perte de contrôle que beaucoup redoutent dans l’ensemble
des applications des technologies NBIC (Nanotechnologies,
biotechnologies, technologies de l’information et du cognitif).

Un tel désenchantement face aux mythes contemporains, qui


eux-mêmes s’étaient établis sur une déconstruction des mythes
traditionnels, induit la nécessité d’une large réappropriation
des territoires du réel et de l’imaginaire afin d’être de nouveau
en mesure de se projeter. Car sans ce but, cet horizon porteur
d’espoir, d’un idéal à atteindre, impossible pour un quelconque
individu ou communauté de se construire de façon stable et
durable. C’est pourquoi ce mouvement de réappropriation
ne s’est pas fait attendre tant la recherche de satisfaction du
besoin de catalyser « ce vers quoi tendent les désirs, la volonté,
l’effort et l’action » (l’objet) semble la condition sine qua non de
l’expression d’une humanité pleine et entière.

« L’Homme est un animal utopique, note dans ces


pages le philosophe Miguel Abensour. L’utopie n’est pas
seulement “ u-topos “, un autre lieu ; elle est le lieu même de la
pensée créatrice. L’imaginaire est la matrice du réel. » [3] [3] ibid, p. 3.

Et, en effet, cet effondrement des mythes contemporains


laisse derrière lui des tissus socio-culturels lourdement fragilisés
par cette extériorisation progressive de l’économie et de la
technique mais présente un terrain plus que jamais fertile pour
l’exercice de « la pensée créatrice ».

Contrairement à celui du XXe siècle, le paysage productif


actuel s’affiche de moins en moins comme le support d’une [4] « Les deux grandes idéologies du XIXe
vision unique colonisant sans relâche les territoires du réel et de et du XXe siècles vont en effet se forger et
l’imaginaire [4], mais davantage comme un lieu propice à des s’accorder, malgré la violence de leurs conflits
interprétations multiples de l’avenir et du présent. Dès lors, la sociaux et politiques, sur l’idée que l’essentiel,
l’infrastructure, réside désormais dans l’écono-
vision dominante semble de nouveau laisser place à d’autres
mie, fondatrice, par le travail productif, de toute
interprétations ré-ouvrant la possibilité d’imaginer le présent et
richesse possible. » Infrastructure économique
l’avenir à nouveau de façon plurielle. elle-même basée selon des auteurs comme El-
lul sur une base éminemment technique : « La
« “ La mort de Dieu ” et, d’une certaine manière, le dé- technique apparaît comme le moteur et le
centrage du projet “ européen ” tout entier, a ouvert une vision fondement de l’économie ; ou plutôt les tech-
du monde post-idéologique, multi-perspectives, capable de se niques. Sans elles, pas d’économie.»
déplacer “ sans racine ” de la philosophie au mythe tribal, des __

sciences naturelles au Taoïsme — » [5] Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, L’aube,


2010, p. 35.

Ces mots parus pour la première fois en américain deux ans


après la chute du mur de Berlin sont ceux d’Hakim Bey qui [5] Hakim Bey, TAZ - Zone Autonome Tempo-
défendra dans son livre au titre éponyme l’idée de TAZ pour raire, L’éclat, 8ème édition, 2011 (1997), p. 24.

99
Temporary Autonomous Zone (Zone Autonome Temporaire).
Se refusant à toute définition, il regroupe dans ce concept
l’ensemble des manifestations qui se jouent des frontières
physiques et idéologiques pré-établies créant des zones franches,
des utopies concrètes, scènes d’une « autonomie présente »
et bien réelle. Je vois dans ce concept une clé de lecture me
permettant d’appréhender les nouvelles matrices du réel qui
s’édifient aujourd’hui autour de la notion à l’origine même
des TAZ et dont il est tout aussi délicat de vouloir apposer une
définition, la liberté.

« Liberté est un mot que le rêve humain alimente. Il n’existe


[6] Extrait de l’épilogue du court-métrage Ilha personne qui l’explique, et personne qui ne le comprenne. » [6]
das Flores (L’île aux fleurs) réalisé par le réali-
sateur brésilien Jorge Furtado qui a lui-même Ce mot aussi difficile à définir soit-il, semble aujourd’hui
repris ces mots de la poète Cecilia Meirelle. transcender l’ensemble du paysage productif contemporain avec
l’apparition d’outils et de pratiques ouvrant des possibilités de
réappropriation des territoires du réel et de l’imaginaire à des
échelles et des fréquences jusque-là inconnues dans l’histoire de
l’humanité.

Dès lors, deux éléments apparaissent comme particulièrement


structurants dans cette recomposition du paysage productif
actuel. Le premier est une démarche philosophique et
juridique aux nombreuses ramifications qui place le droit à
l’autodétermination des individus comme valeur suprême (droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes inscrit dans la Charte des
Nations-Unies). Tout en sachant que la mise en application de ce
droit absolu n’est pas sans poser quelques soucis d’interprétation.

« Le droit à l’autodétermination est problématique parce


qu’il se prête aussi bien à une interprétation individuelle que
collective. Si pour certains le droit à l’autodétermination se réfère
automatiquement à l’autonomie et aux libertés de l’individu,
pour d’autres le même concept est indissociablement lié à des
entités collectives telles que peuples, ensembles nationaux,
[7] Extrait de l’abstract du travail de minorités ethniques, communautés religieuses, groupes... » [7]
recherche de Serge Gutwirth, Le droit à
l’autodétermination entre le sujet individuel et le Les TICP (Technologies de l’Information, de la
sujet collectif. Réflexions sur le cas particulier des Communication et – plus récemment - de la Production) en tant
peuples indigènes, Revue de droit international qu’ensemble de dispositifs techniques favorisant l’expression
et de droit comparé, 1998.
informationnelle et matérielle des individus constituent
__
le second élément structurant de ce paysage productif. Ce
http://works.bepress.com/serge_gutwirth/35
substrat numérique va en effet avoir un rôle plus ou moins
important en fonction des acteurs dans la pratique de ce droit à
l’autodétermination.

100
Deux éléments qui tendent donc à structurer la topographie
du paysage productif contemporain selon une ligne de crête
très ténue entre d’un côté des acteurs revendiquant le droit
individuel à l’autodétermination (tendance ultra-libérale) et
de l’autre des acteurs revendiquant son équivalent collectif
(tendance libertaire). Ligne de crête très ténue, voire floue, car
cette polarisation balaye un paysage idéologique tellement riche
et complexe qu’il est parfois bien difficile, quasiment impossible
de placer précisément certains de ces acteurs.

La fin des deux blocs du XXe siècle, capitaliste et communiste,


partageant une même culture industrialo-productiviste laisse
ainsi place à un monde « multi-perspectives » qui se dessine
aujourd’hui comme autant d’autopies, ces zones autonomes
parfois temporaires mais aussi de plus en plus persistantes.

Autopies (terme que j’emploie ici en m’inspirant du concept


de TAZ pour définir des lieux - aussi bien physiques que
numériques - propices à l’expression et à la mise en formes de
processus d’autodétermination) qui se distinguent des utopies
dans le sens où il ne s’agit plus seulement d’imaginer un ailleurs
vers lequel se projeter mais d’imaginer un ailleurs dans lequel
vivre ici et maintenant. Ainsi les autopies pour reprendre les mots
d’Hakim Bey sont « « utopiques » dans le sens où elles croient
en une intensification du quotidien ou, comme auraient dit les
Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. » [8] [8] Hakim Bey, TAZ - Zone Autonome Tempo-
Enfin parce que l’autopie au même titre que la TAZ est « une raire, L’éclat, février 2011 (1997), p. 33
intensification, un surplus, un excès un potlach, la vie passée à
vivre plutôt qu’à simplement survivre, elle ne peut être définie ni
par la technologie ni par l’anti-technologie. Comme quiconque
méprise l’ordre établi, elle se contredit elle-même, parce qu’elle
veut être, à tout prix, même au détriment de la « perfection »,
de l’immobilité du final. »
[9] Cf. La chronique de l’émission de radio
(France-Culture) Place de la toile du 25 janvier
Les autopies sont donc par essence sujettes à de nombreuses 2014 intitulée Les bus de la baie qui relate de
controverses et frictions de nature philosophique, technique, l’augmentation récente de manifestations de
voire physique (cf. la controverse des bus Google [9]). Elles violence à l’égard des sociétés de la Silicon
se cristallisent aujourd’hui dans des objets et pratiques de Valley accusées, entre autre, de participer à la
la production, fruit de cette rencontre entre la volonté de gentrification de la ville de San Francisco.
revendiquer ce droit à l’autodétermination et la diffusion des __
Pour le texte de la chronique :
TICP :
http://www.fluxetfixe.org/Les-bus-de-la-baie

« Pendant que le human computing semble installer un Pour accéder au podcast de l’émission :
nouveau type de prolétarisation hors salariat, la technologie http://www.franceculture.fr/emission-place-
numérique donne corps à des réseaux de savoirs fondés sur des de-la-toile-discussion-avec-evgeny-morozov-
relations entre pairs qui paraissent constituer autant de nouveaux pour-en-finir-avec-la-silicon-valley-2014-

101
processus de capacitation, d’individuation et d’autonomisation
– y compris dans le domaine de la production décentralisée des
biens matériels par l’intermédiaire des imprimantes 3D. Les
nouvelles formes de savoirs qui émergent ainsi sont elles des
précurseurs d’un modèle industriel fondé sur la déprolétarisation,
préfigurent-elles au contraire une forme libertarienne d’auto-
[10] Abstract de la conférence Imprimante aliénation, ou bien ces deux tendances sont-elles l’enjeu de choix
3D et production décentralisée – vers « l’usine à de sociétés possibles polarisées par elles ? » [10]
domicile » ?
Intervenants : Johan Söderberg, Camille Dès lors, il apparaît que pour être en mesure de s’orienter
Bosqué, Clément Moreau, dans le cadre des dans un tel « enjeu de choix de société » un redéploiement
Entretiens du Nouveau Monde Industriel dont
des dimensions politiques et morales soit indispensable afin de
le thème était : « Le nouvel âge de l’automati-
sation », 16 décembre 2013.
pouvoir juger consciemment du caractère démocratique de ces
nouveaux objets de la production et de l’usage de la technique
qui y est fait. En l’absence de telles considérations, il semble
que la promesse moderne d’une technique bienveillante puisse
se transformer à nouveau en menace physique, technique et
politique potentiellement déshumanisante.

C’est pourquoi, après avoir exploré ce paysage productif


contemporain, j’ai voulu aller à la rencontre d’acteurs qui
au cours de ces deux derniers siècles ont abordé de façon
récurrente une nécessaire implication politique et sociale
lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la production. L’objet
de ce second voyage est de voir dans quelle mesure ces acteurs
ont pu, malgré des pratiques et des espace-temps parfois très
éloignés les uns des autres, partager une vision commune de
l’objet de la production.

102
Visuel extrait d’un tract du collectif The Counterforce.
Anthony Levandowski est ingénieur chez Google et travaille sur le projet de voiture automatisée du groupe.
En janvier 2014, il a été pris pour cible devant chez lui par un groupe d’activistes lui reprochant de participer à la
« construction d’un monde immoral fait de surveillance, de contrôle et d’automatisation. »

Tract original : https://www.indybay.org/uploads/2014/01/21/streetview_flierforreading.pdf
TERRITOIRES

[1] François Jarrige, Face au monstre méca- L’histoire nous apprend que la construction des fondements
nique, une histoire des résistances à la technique, du paysage productif contemporain ne s’est évidemment pas
imho, Paris, 2009. faite sans heurts [1]. En effet, au sein de ce paysage morne [2]
appelé à être de plus en plus normé par ses rythmes intensifs et
mécanisés, des acteurs se dressent comment autant de territoires
[2] « En plus d’être néfaste à la bonne santé
des citadins, l’industrialisation aliène les ou- dissidents.
vriers, qui de l’usine à la maison, sont épuisés,
chosifiés, méprisés et ont perdu toute dignité. Ces bosquets fertiles, forment des interstices propices au
Pour contester les conséquences patholo- développement d’autres manières de penser et d’agir – « raids
giques de la révolution industrielle, des réfor- réussis sur la réalité consensuelle, échappées vers une vie plus
mateurs essaient de trouver des solutions pour intense et plus abondante. » – [3] manifestant par divers
soigner une civilisation industrielle malade de moyens et postures (retrait, sabotage, apologie de la vie bonne,
ses excès. »
occupation d’usine, action manifeste, construction d’alternative)
__
Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire
d’une discipline, Pocket, 2009, p. 42.

[3] TAZ, p.39.

Photographie de la Ferme Tournesol,


lieu d’expérimentation et de recherche sur des modes de
vie visant l’auto-suffisance alimentaire et énergétique .
Saint-Paul-lès-Monestier,
Juillet 2012.
DISSIDENTS

une volonté récurrente de résistance face à des forces jugées peu


compatibles avec « la permanence d’une vie authentiquement
humaine sur terre ». [4] [4] Hans Jonas, Le Principe de responsabilité :
Une éthique pour la civilisation technologique,
Ce sont quelques-uns de ces territoires, huit parmi de Flammarion, Paris, 2013 (1979), p.30.
nombreux autres qui dessinent ce que l’on pourrait nommer
une sorte de contre-histoire de la production industrielle,
que j’ai cherché à explorer, à comprendre, en me confrontant
directement aux mots de ceux qui les ont initiés.
BOSQUET N°1 NED LUDD

« Avec le développement de l’économie industrielle capitaliste,


les formes traditionnelles de cohésion communautaire commencent
à être supplantées par des relations salariales anonymes. Au même
moment, et dans un laps de temps très court, presque tout le code
paternaliste fut abrogé : la réglementation de l’industrie de la laine
fut suspendue entre 1803 et 1808 et, en 1809, elle fut révoquée. Les
clauses sur l’apprentissage du statut élisabethain le furent en 1813.
Celles qui donnaient aux magistrats le pouvoir d’imposer un salaire
minimum subirent le même sort en 1814.

Le luddisme s’inscrit dans ce contexte. Les compagnons et les


artisans se sentaient dépouillés de leurs droits constitutionnels. La
figure de Ned Ludd émerge alors comme celle du « justicier » et
du « Grand Exécuteur » chargé de défendre des droits jugés trop
solidement établis « par la Coutume et la Loi » pour qu’ils puissent
être annulés aussi aisément. Cette économie morale du métier était
également partagée par les nombreux petits maîtres qui jugeaient
avec une profonde méfiance le système industriel et les nouvelles
concentrations usinières. Les autorités étaient souvent consternées
de constater à quel point les briseurs de machines avaient le soutien
de l’opinion publique locale. »
_
Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites.
Bris de machines, économie politique et histoire, èRe, Maisons-Alfort,
2006, p. 29-30

106
Traduction de la chanson General Ludd’s Triumph :

« Que les coupables craignent, mais point de vengeance


Contre la vie ou la Propriété de l’homme honnête,
Son ire est entièrement dirigée contre les métiers larges
Et contre ceux qui baissent les prix en vigueur.
Ces machines de malheur sont condamnées à mourir
Par un vote unanime de la corporation
Et Ludd qui peut défier toute opposition
Fut désigné pour en être le Grand Exécuteur.
Que le grand Ludd ait du mépris pour les lois
Ne saurait être critiqué que par quiconque ne réfléchit par un instant
Que la vile Imposture à elle seule fut la cause
Qui produisit ces effets malheureux.
Que la haute cesse d’opprimer les humbles
Et Ludd rengainera son épée conquérante,
Que ses griefs sur-le-champ se soient apaisés
Et la paix sera aussitôt restaurée.
Que les sages et les grands prêtent leur aide et conseil
Et ne retirent jamais leur assistance.
Jusqu’à ce que l’ouvrage bien fini et au juste prix d’autrefois
Soit garanti par la Coutume et par la Loi.
Alors les Gens du Métier, cette dure bataille une fois gagnée,
Porteront leur art dans toute sa splendeur,
L’ouvrage bâclé et au rabais
Ne privera plus de pain l’honnête travailleur. »
_
Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites.
Bris de machines, économie politique et histoire, èRe,
Maisons-Alfort, 2006, p. 36

107
BOSQUET N°2 HENRY
DAVID
THOREAU

« Né le 12 juillet 1817 dans le Massachussetts, Henry David


Thoreau est le fils d’un marchand de crayons et le petit-fils d’un
corsaire normand. Grâce à une bourse de la paroisse, il étudie à
Harvard dont il sort diplômé en 1837, puis revient dans sa ville natale
de Concord comme maître d’école. Il est renvoyé — ou démissionne
— au bout d’une semaine pour avoir refusé d’appliquer des châtiments
corporels. Il lie amitié avec Nathaniel Hawthorne, et Ralph Waldo
Emerson qui l’initie au transcendantalisme, un mouvement littéraire,
spirituel, culturel et religieux qui repose sur l’essence spirituelle et
mentale de l’être, sans dépendre ni se modifier par l’expérience des
sensations. Après avoir été pendant quelques mois le précepteur des
neveux d’Emerson, il rejoint l’entreprise familiale de crayons. En 1845,
à la recherche de solitude pour écrire, il s’installe à vingt-huit ans dans
une cabane en pin qu’il a lui-même construite au bord de l’étang de
Walden, dans le Maine. Son expérience de la solitude durera plus de
deux ans et lui inspirera Walden ou La vie dans les bois qui paraît en
1854 et rencontre un grand succès. À la même époque, il aide des
esclaves noirs à s’enfuir au Canada et soutient avec ferveur les idées
abolitionnistes. Dès 1849, dans un texte intitulé La désobéissance
civile, il proclame son hostilité au gouvernement américain qui
accepte l’esclavage et mène une guerre de conquête au Mexique.
Des années plus tard, Gandhi et Martin Luther King s’en réclameront…
Après une vie partagée entre écriture, vagabondage et l’entreprise
familiale, il meurt de la tuberculose le 6 mai 1862, en pleine guerre de
Sécession. Il est aujourd’hui enterré à Concord. »
_
Avant propos du traducteur Louis Fabulet. Henry David
Thoreau, Je vivais seul, dans les bois, Gallimard, collection Folio,
Paris, 2008, p. 7-8.

108
« Si les hommes construisaient leurs habitations de leurs propres mains
et trouvaient de quoi se nourrir, ainsi que leur famille, avec assez de
simplicité et d’honnêteté, les facultés poétiques se développeraient
universellement, de même que dans tout l’univers les oiseaux chantent
lorsqu’ils se livrent à ce genre d’activité. Mais hélas ! Nous nous
comportons comme le coucou et le vacher à tête brune, qui pondent
leurs œufs dans des nids bâtis par d’autres volatiles et n’égayent jamais
le voyageur avec leurs criaillements disharmonieux. Déléguerons-nous
toujours au charpentier le plaisir de la construction ? À quoi se réduit
l’architecture dans l’expérience de la plupart des hommes ? Au cours
de toutes mes promenades je n’ai jamais rencontré un homme occupé
à une tâche aussi simple et naturelle que la construction de sa propre
maison. Nous appartenons à une communauté. Ce n’est pas seulement
le tailleur qui, selon le proverbe, est la neuvième partie de l’homme, c’est
aussi bien le prédicateur, le commerçant et le fermier. Jusqu’où ira cette
division du travail ? Et quel but sert-elle en définitive ? Sans doute qu’un
autre pourrait aussi penser à ma place ; mais il n’est guère désirable qu’il
le fasse et m’exclue ainsi de mes propres pensées. »
_
Henry David Thoreau, Walden, Le mot et le reste, 2010, p. 54-55.

109
BOSQUET N°3 ARTS & CRAFTS

« Ni sacres somptuaires, ni retour à la féodalité, ni folklore factice,


mais un effort pour ressaisir un courant d’énergie populaire et une
confiance rare en la créativité instinctive, car intellectuelle, de l’animal
humain (l’intelligence est l’instinct de l’homme). Ici, il est permis de
concevoir ce que l’on fabrique, et de fabriquer ce que l’on conçoit,
d’être tantôt artisan, tantôt penseur, et toujours les deux… En fait et
très concrètement, faire à domicile, puisque nous sommes dans une
société atomisée, preuve de cette imagination et de cette inventivité
virtuellement infinies que nous voyons manifestées dans les recoins
des cathédrales : construire avec peu de moyens, et peu d’ambitions,
mais sans doute moins de souffrances, du Gothique moléculaire, et
ainsi construire sa niche dans les grandes villes (qui sont peut-être
nos cathédrales ?). Voilà tout le sens du mouvement Arts and Crafts,
inauguré par Morris, qui ne jurait que par Ruskin et ne se préoccupait
plus du tout du Moyen Âge, mais de la transfiguration du quotidien
par l’esthétisation du cadre de vie. »
_
Franck Lemonde, extrait de la préface de La nature du gothique
de John Ruskin, Sandre, 2012 (1892), p. 20-21.

110
« Je souhaite que vous compreniez bien que la naissance et le
développement de la division du travail n’ont rien de purement fortuit
et ne résultent pas non plus d’une mode passagère et inexplicable, qui
aurait entraîné les hommes à désirer travailler selon ces méthodes. Ce
sont les transformations économiques qui contraignirent les hommes
à produire, non plus pour leur subsistance comme auparavant, mais
pour dégager une plus-value. Presque tous les biens, hormis ceux
fabriqués de façon domestique, durent désormais emprunter les voies
du marché avant d’arriver entre les mains de l’utilisateur. Les biens dans
leur ensemble, j’insiste, furent destinés à la vente et non plus, comme
jusqu’alors, à l’usage. Leur aspect esthétique aussi bien que leur côté
utile étaient maintenant devenus des marchandises distribuées selon la
seule nécessité du capitaliste, qui employait à la fois l’ouvrier-machine
et le concepteur, enchaînés par la loi du profit. Vous saisissez qu’à partir
de cette époque-là, la division du travail s’était à ce point développée
que les ouvriers, qui autrefois étaient aussi des artistes, se trouvèrent
désormais divisés en ouvriers qui n’étaient pas des artistes et en artistes
qui n’étaient pas des ouvriers. »
_
William Morris, L’âge de l’ersatz, éditions de l’encyclopédie des
nuisances, 1996, p 46-47.
Extrait d’une conférence donnée devant la Société pour la Protection
des Monuments Anciens, le 1er juillet 1884.

111
BOSQUET N°4 MOHANDAS
KARAMCHAD
GANDHI

« En 1904 Gandhi découvre le livre Unto This Last de John Ruskin.


Il aura une influence radicale sur sa philosophie. Il décidera, non
seulement, de changer immédiatement sa propre vie en accord avec
l’enseignement de Ruskin, mais adaptera Unto This Last en gujarati en
1908 sous le nom de Sarvodaya (le bien-être de chacun). C’est aussi le
nom qu’il donna à sa philosophie. L’activisme de Gandhi sera très lié à
l’histoire du textile et de ses rapports avec le colonialisme britannique.
À son retour d’Afrique il s’installera à Ahmedabad, capitale indienne
du textile. Il y étendra son principe de non-violence en se joignant
au mouvement Swadeshi (swa- « soi-même », desh- « pays ») né
en 1905 et sa politique de boycott des marchandises étrangères,
spécialement des produits anglais. Gandhi demandera que le
khadi (vêtement fait maison) soit porté par tous les Indiens au lieu
des textiles britanniques, et que chaque indien, riche ou pauvre,
homme ou femme, file chaque jour afin d’aider le mouvement
d’indépendance. Il s’appliquera cela à lui-même toute sa vie. À partir
des écrits de Ruskin et de son expérience au côté du mouvement
Swadeshi, il développera le concept de swaraj (swa- « soi-même »,
raj-, « gouvernement »), insistant sur une gouvernance décentralisée,
non d’un gouvernement hiérarchique, mais d’une autogouvernance
au travail d’individus réunis par la mise en place d’une communauté. »
_
Ewen Chardronnet, Fabrication numérique et économie de
l’atelier, essai écrit dans le cadre du programme européen Survival
Kit, Ars Longa, 2011.

112
« Si l’indépendance ne peut être obtenue en tuant des Anglais, elle
ne le sera pas plus en construisant de vastes industries. L’or et l’argent
peuvent être accumulés, mais ils ne conduiront pas à l’établissement
de l’indépendance. Ruskin a prouvé cela à la perfection. La civilisation
occidentale est un jeune bébé, âgé de seulement cinquante ou cent
ans. Et elle a déjà réduit l’Europe à une condition pitoyable. Prions
que l’Inde soit sauve du destin qui a submergé l’Europe, où les nations
empoisonnées sont sur le point de s’attaquer les unes les autres, et ne
gardent le silence qu’à cause de l’entassement des armements. Un jour,
il y aura une explosion, et alors l’Europe sera un véritable enfer sur terre.
Les races non blanches sont considérées comme des proies légitimes
par tous les États européens. Que pouvons-nous attendre d’autre là
où la cupidité est la passion dirigeante dans le cœur des hommes ? Les
Européens s’abattent sur les nouveaux territoires comme des corbeaux
sur un morceau de viande. Je suis amené à penser que ceci est dû à leur
industrie de production de masse.

L’Inde doit vraiment obtenir son indépendance, mais elle doit l’obtenir
par de justes méthodes. Notre indépendance doit être un réel swaraj
( le contrôle de soi ), qui ne peut être obtenu ni par la violence, ni par
l’industrialisation. L’Inde était auparavant une terre d’or, car les Indiens
avaient alors un cœur d’or. La terre est encore la même, mais c’est un
désert, car nous sommes corrompus. Elle ne peut redevenir une terre
d’or que si le métal de base qui est notre actuel caractère national
est transmuté en or. La pierre du philosophe qui peut effectuer cette
transformation est un petit mot de deux syllabes : satya ( la vérité ). Si
chaque Indien est attaché à la vérité, le swaraj viendra à nous de son
propre accord. »
_
Mohandas Karamchand Gandhi, Unto this last. Une paraphrase,
1910 (traduit par Yann Forget dans le cadre de son mémoire de
philosophie, université d’Ahmedabad, Inde, 1993,), p. 38-39.

113
BOSQUET N°5 LES CASTORS

« Les Castors font émerger de leur mobilisation spontanée


un nouveau modèle d’action coopératif, issu de leur opposition
aux réalisations nationales, en lesquelles ils ne croient pas et ne se
retrouvent pas. Si l’échelle quantitative de leurs réalisations n’est
pas importante au vu des constructions globales de la période de
la Reconstruction et des Trente Glorieuses, leurs réalisations sont
novatrices dans la portée humaine qu’elles impliquent : plus qu’un
logement, c’est un mode d’habiter que prônent les Castors, centré
autour de leur aspiration à la maison individuelle.[...]

Entre tradition et modernité, l’idéologie qui sous-tend la


mise en place de ces coopératives laisse entrevoir une urbanité
nouvelle, qui se ressource dans des sociabilités traditionnelles et fait
apparaître des changements sociaux entre monde ouvrier et classe
moyenne émergente. D’initiative privée et d’inspiration ouvrière,
ces réussites urbaines s’affirment comme des mythes des Trente
Glorieuses, participant d’un imaginaire de l’engagement collectif et
communautaire pour un mieux-être. Traces visibles dans les paysages
de nos villes contemporaines, les petites maisons Castor ‘‘ s’imposent
comme des patrimoines à prendre en considération, une part
négligée de la mémoire de nos villes. ‘‘ »
_
Julie Boustingorry, Des pionniers autoconstructeurs aux
coopérateurs : histoire des Castors en Aquitaine, 2012.

114
« Pour vous loger, devenez “auto-constructeurs”.
Le principal handicap est le manque d’argent au départ. Or, il n’y a
pas de raison pour que cet apport personnel ne puisse être remplacé
par du travail fourni sur le chantier, pendant leurs loisirs, par les futurs
propriétaires eux-mêmes.

Les futurs propriétaires peuvent ainsi devenir des “auto-constructeurs”,


ou “Castors”. Le Castor est un animal qui construit sa propre demeure.
Sans aller jusque là, il est possible à des chefs de famille courageux
et décidés de se grouper pour assurer sur les chantiers, pendant les
loisirs, les travaux qui sont à leur portée. Une telle entreprise suppose
une solidarité et un esprit d’équipe accomplis de la part de tous les
participants. Son utilité sur tous les plans est aisément concevable ; elle
ouvre des horizons prometteurs par le caractère courageux dont elle
est empreinte. Ce courage s’adresse à tout ce qu’il y a de sain dans la
nation […]. Il s’agit d’un acte de foi, foi dans les bras et dans les volontés
d’hommes.

Cette volonté n’est teintée d’aucune considération idéologique ; elle est


basée sur un programme essentiellement concret et humain : “construire
des logements”. […] La définition suivante peut être proposée :
Les CASTORS sont des Chefs de Famille, décidés et courageux, qui se
groupent :
- pour participer, pendant leurs loisirs, à la construction de leur maison,
en assurant personnellement le maximum de main d’œuvre non-
spécialisée, et en complétant ainsi l’insuffisance des prêts consentis par
l’État ;
- pour planifier les travaux à effectuer, rassembler les achats de
matériaux et, en construisant en série, réduire au maximum le coût de la
construction ».
_
Le Castor, bulletin mensuel d’étude et d’information édité par
l’Association des Castors de Seine-et-Oise, n° 1, mai 1953

115
BOSQUET N°6 ENZO MARI

« A Critical and Artistic Evaluation

…As regards us, with more explicit ideological and political


commitment, Enzo Mari has turned his back on the illuminated
entrepreneurs and is now proposing anti-industrial design. It harks back
to a pre-artisan, pre-linguistic stage: to the primary stages of pottery
with its organic gestural expressiveness of mixing and interlacing, and
to the piece of furniture with rudimentary constructions of modular
planks “ assembled “ and nailed together. It has social ends: to give
away projects, executive drawings: « anybody, except factories and
traders can use these designs to make them by themselves ». It is
not the « DIY » that the Americans preach about for their free time;
by thinking with your own hands, by “ making “ your own thoughts
you make them clearer, even if they concern, just as an example, the
politic of Kissinger. Mari is not interested in the myth of the noble
savage nor does he practise tribal cults; but perhaps he thinks, like
Robinson on his island, that we live in the megalo-necropolis of neo-
capitalism. To survive he had to start making the tools with which to
build himself a place to live in. Mari is right, everyone should have a
project: after all it is the best way to avoid being designed yourself. »
_
G.C. Argan, in « L’Espresso », 5 mai 1974.

116
« How is it possible to change the state of things ? This is what I ask
myself. How is it possible to accomplish the deconditioning of form as
a value rather than as strictly corresponding to content ? The only way
I know of, in that it belongs to my field of experience, is what becomes
possible when critical thought is based on practical work. Therefore the
way should be to involve the user of a consumer item in the design and
realisation of the item designed. Only by actually touching the diverse
contradictions of the job is it possible to start to be free from such deeply
rooted conditioning. But how is it possible to expect such an effort when
the production tools are lacking as is, above all, the technical know-how,
the technical culture it would take a fairly long time to acquire ?
On the other hand, if this were possible, anyone needing a table for
example could learn what is essential to make a table, for example that
the legs need to be planted firmly on the floor, therefore at the moment
of purchase could evaluate within the vast array of objects on sale the
models that corresponded most closely to their technical requirements
and which are the best crafted, without entering into the merits of style
or taste. As far as production tools are concerned what was important
was to choose ones that were not so much easy to acquire but that
were already commonly owned; almost everyone has tried planting a
few nails at some time. As regards material, the easiest to acquire is
undoubtedly still the wooden plank. As regards technical culture, on
the other hand, this is not so simple but there is an exemple of technical
culture theoretically open to everyone even though it is only by manual
workers. [...] »
_
Enzo Mari, Proposta per un’autoprogettazione, Edizioni Corraini, 1974,
p. 49.

117
BOSQUET N°7 LES LIP

« Ce film part à la rencontre des hommes qui ont mené la grève


ouvrière la plus emblématique de l’après 68, celle de LIP à Besançon.
Un mouvement de lutte incroyable, qui a duré plusieurs années,
mobilisé des foules entières en France et en Europe, multiplié les
actions illégales sans jamais céder à la tentation de la violence, poussé
l’imagination et le souci de démocratie à des niveaux jusque là jamais
atteints. Des portraits, une histoire collective, des récits entrecroisés
pour essayer de comprendre pourquoi cette grève porta l’espoir et
les rêves de toute une génération. »
_
Synopsis officiel du film LIP, l’imagination au pouvoir. (Christian
ROUAUD (Réalisateur), Richard Copans (Producteur), Pierre Grise
Distribution (Distributeur), France, 2007, 118 min)

Les citations qui suivent sont extraites de ce dernier.

118
7’ 30’’ - « Cette cadence des mains, des gestes, etc. Ils avaient tellement
ça dans la peau les OS que c’était pas possible de ralentir. On pouvait
pas dire je vais ralentir à 60%. Nous on avait dit naïvement vous baissez
à 50% “ mais c’est pas possible ”. Enfin comment c’est pas possible ? Et
bien non. Le mouvement, dès que l’esprit quittait un peu le mouvement,
le mouvement reprenait et c’était pas possible. Du coup c’est eux qui ont
trouvé la solution en disant par exemple on va s’arrêter dix minutes par
heure, ou quinze minutes par heure et puis là on pourra réfléchir. »

30’ 15’’ - « Et tout s’est très bien passé, les gens étaient contents de
travailler et puis c’est nous qui nettoyons l’atelier, il n’y avait plus de
femme de ménage, les hommes comme les femmes, on prenait le
balais tous les soirs parce que ça doit être très très propre un atelier
d’horlogerie. »

48’ 10’’ - « Il faut apprendre à gérer le grand courant d’air, et plus le vent
soufflera fort, mieux ce sera. »

1 23’ 48’’ - « C’est possible de rêver autrement, de faire autre chose. Moi
je mettais tout ça dans le c’est possible. C’est possible d’une certaine
façon de surréaliser les murs d’une usine. De leur donner une autre
coloration, un autre ton, une autre voie, de faire que le rapport avec
l’autre, le travailleur sur sa machine, change ! »

1 54’ 20’’ - « Jusqu’à LIP c’est un capitalisme qui est un capitalisme


certes dur : les conflits sociaux sont considérables c’est pas la peine d’y
revenir mais c’est un capitalisme dans lequel l’entreprise est au cœur de
l’économie. Après LIP, l’entreprise nouveau temps, qu’est celle que nous
vivons aujourd’hui, c’est un capitalisme dans lequel la finance a remplacé
l’entreprise. L’intérêt de l’argent est devenu le moteur et on joue au
Monopoly avec les entreprises alors on broie les hommes, alors on broie
les territoires, c’est cela qui a commencé avec LIP. »

119
BOSQUET N°8 RICHARD
MATTHEW
STALLMAN

« Richard Matthew Stallman (né à Manhattan, le 16 mars 1953),


connu aussi sous les initiales RMS, est un programmeur et militant
du logiciel libre. Il est à l’origine du projet GNU et de la licence
publique générale GNU connue aussi sous l’acronyme GPL. Il
a popularisé le terme “ gauche d’auteur ” (en anglais copyleft).
Programmeur renommé de la communauté informatique
américaine et internationale, il a développé de nombreux logiciels
dont les plus connus des développeurs sont l’éditeur de texte GNU
Emacs, le compilateur C de GNU, le débogueur GNU mais aussi, en
collaboration avec Roland McGrath, le moteur de production GNU
Make. Depuis le milieu des années 1990, il consacre la majeure
partie de son temps à la promotion du logiciel libre auprès de divers
publics un peu partout dans le monde. Depuis quelques années, il
fait campagne contre les brevets logiciels et la gestion numérique de
restriction (DRM). »
_
http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Stallman

120
« Freedom or Power?

In the free software movement, we stand for freedom for the users of
software. We formulated our views by looking at what freedoms are
necessary for a good way of life, and permit useful programs to foster a
community of goodwill, cooperation, and collaboration. Our criteria for
free software specify the freedoms that a program’s users need so that
they can cooperate in a community.

We stand for freedom for programmers as well as for other users.


Most of us are programmers, and we want freedom for ourselves as
well as for you. But each of us uses software written by others, and we
want freedom when using that software, not just when using our own
code. We stand for freedom for all users, whether they program often,
occasionally, or not at all. However, one so-called freedom that we do not
advocate is the “ freedom to choose any license you want for software
you write.” We reject this because it is really a form of power, not a
freedom.

This overlooked distinction is crucial. Freedom is being able to make


decisions that affect mainly you ; power is being able to make decisions
that affect others more than you. If we confuse power with freedom, we
will fail to uphold real freedom. [...] »

Copyright © 2001, 2009 Bradley M. Kuhn and Richard Stallman.


This essay was originally published on http://gnu.org, in 2001.
This version is part of Free Software, Free Society: Selected Essays of
Richard M. Stallman, 2nd ed. (Boston: GNU Press, 2010).
Verbatim copying and distribution of this entire chapter are
permitted worldwide, without royalty, in any medium, provided this
notice is preserved.

121
LA CARTE
N’EST PAS LE
TERRITOIRE

On l’aura remarqué les choix faits pour représenter ces


territoires dissidents, ces marges qui parsèment l’histoire de
la production industrielle, n’ont rien d’anodin. J’ai en effet
souhaité aller à la rencontre de ceux dont les actes et la pensée
continuent de raisonner au-delà des frontières et du temps passé.
Non pas pour me constituer une sorte d’autel infaillible de la
« bonne voie » dans laquelle il suffirait de glisser ses pas ; mais
davantage pour tenter d’identifier les éléments qui font que ces
voix raisonnent toujours aujourd’hui.

En effet comme le souligne Hakim Bey au sujet des TAZ,


il serait bien réducteur d’apposer à ces dissidences une lecture
dichotomique définie par une inclinaison à toujours plus de
technologie ou au contraire par une posture anti-technologique.
Une telle approche s’avère au mieux « trompeuse », au pire
complètement sclérosante pour la pensée. Ce qui serait bien
dommage tant ces bosquets ardents se montrent fertiles dans
leur façon d’exprimer avant tout leur volonté de « vivre dans ce
monde, et non dans l’idée de quel qu’autre monde visionnaire,
né d’une fausse unification (tout vert OU tout métal) qui n’est
[1] Hakim Bey, TAZ - Zone Autonome Tempo- peut-être qu’un autre rêve jamais réalisé » [1].
raire, L’éclat, 8ème édition, février 2011, (la pre-
mière édition française datant de 1997), p. 31 Ces territoires autonomes, ces autopies, ont fait le choix de
vivre au présent en alliant à la puissance de l’action concrète le
goût pour l’utopie poétique qui prend ici la fonction régénératrice
d’un « choix de société ». Au delà d’une invitation à aller vers
telle ou telle direction, ces territoires constituent par le simple fait
d’exister des ouvertures vertigineuses vers d’autres perspectives
qu’il revient à chacun d’imaginer selon sa propre carte. Dès lors
ces territoires peuvent être abordés comme autant de réalités
parallèles plus riches et complexes les unes que les autres et
qui « comme quiconque méprise l’ordre établi », se contredisent
elles-mêmes, parce qu’elles veulent-être, « à tout prix, même au
[2] ibid, p. 33. détriment de la «perfection», de l’immobilité du final. » [2]

122
C’est cette entrée par la complexité qui permet de voir
l’exil de Thoreau non pas uniquement comme une rupture avec
le « monde moderne » (l’étang de Walden jouxtant la ville de
Concord) mais aussi comme une éloge du pas de côté, de la prise
de recul du « civilisé » sur sa condition.

Entrée par la complexité qui permet d’entrevoir dans le [3] « Dans les faits et pour répondre aux com-
mouvement Luddites une manifestation populaire parmi mandes qui abondent, Morris utilise la produc-
beaucoup d’autres revendiquant non pas un refus absolu tion industrielle, car sa production d’objets de
qualité réalisés à la main coûte cher. Même si
de l’automatisation mais surtout le fait de poser de façon
Morris a tenté d’inventer une alternative viable
démocratique le débat autour de sa mise en œuvre.
au capitalisme, seule l’industrialisation, et
même si sa production est peu fiable, promet
Approche qui permet de voir dans le mouvement Arts de démocratiser l’excellence au quotidien. À
and Crafts pas uniquement comme un éloge stricto sensu des première vue, cela pourrait sembler para-
savoir-faire manuels, Morris lui-même n’étant pas fermement doxal, mais il faut comprendre que Morris ne
opposé à l’utilisation, sous certaines conditions, de machines conteste pas tant l’industrie comme moyen que
industrielles [3]. Mais aussi et surtout d’y voir une réflexion sur la médiocre qualité de ce qu’elle produit, de son
la valeur et le sens du travail dans la vie de l’Homme qu’il soit asservissement au mauvais goût bourgeois
et de l’aliénation de l’ouvrier qu’elle engendre.
artisan ou non.
C’est une des raisons pour laquelle Morris
ne voit pas de contradiction insurmontable à
Approche qui permet aussi de voir dans la démarche d’appel recourir à l’industrialisation tant qu’elle ne nuit
à l’autodétermination (Swaraj) de Gandhi plus qu’une lutte pas à la dignité d’homme et d’artiste de l’ar-
contre l’oppresseur et les techniques occidentales, il portait tisan et pour autant qu’elle soit maîtrisée par
d’ailleurs lui-même une montre et prenait régulièrement le train. l’homme. Qu’on ne se trompe pas en réduisant
C’est une recherche d’un équilibre véritable (Satya) aussi bien à la pensée et l’œuvre de Morris à une défense
l’échelle individuelle que collective. archaïque de l’artisanat et du passé ni à une
attaque simpliste de la mécanisation. Morris
n’a qu’un souhait : ouvrier ou artisan, l’homme
Cette entrée par la complexité permet également de
doit regagner sa dignité et ceci implique qu’il
percevoir dans l’histoire des Castors une réponse pragmatique échappe à l’instrumentalisation où l’enferment
à la crise du logement. Mais aussi la matérialisation concrète et le capitalisme et l’industrialisation. »
spontanée d’aspirations communautaires vers un certain mode __
de vie embrassant la modernité sans pour autant renier les tissus Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire
de solidarité traditionnels. d’une discipline, Pocket, 2009, p.61

123
Entrée qui donne l’occasion de voir, dans l’occupation
spontanée de l’usine LIP, une manière pour les ouvriers de
revendiquer leurs droits à la dignité. Mais également une façon
de s’autoriser à imaginer un autre rapport au travail et aux autres,
basé sur une confiance collective et la responsabilité de chacun.

C’est aussi l’occasion de voir, dans l’action manifeste d’Enzo


Mari, au-delà du fait de construire ses propres meubles, une
invitation à développer une posture critique visant vis-à-vis de
notre réalité matérielle.

Enfin, c’est celle qui permet de voir dans le militantisme


de Richard Stallman pour la diffusion des logiciels libres, un
engagement qui déborde largement le simple cadre de pratiques
informatiques, pour toucher directement une lutte bien plus
universelle qui est celle du droit des hommes à disposer d’eux-
mêmes.

C’est l’abandon d’une vision potentiellement réductionniste


au profit d’une tentative d’appréhension par la complexité de ces
territoires productifs. Cette dernière nous permettant d’élever
notre niveau de conscience de la véritable nature des choses et de
la relation qui nous unit à elles.

« La ligne de fracture ne passe pas entre les partisans et


les opposants à la technique, mais entre ceux qui font des
techniques des outils neutres, et du progrès technique un dogme
[4] François Jarrige, Face au monstre non questionnable, et ceux qui y détectent un instrument de
mécanique, une histoire des résistances à la pouvoir et de domination, un espace où se combinent sans cesse
technique, Éditions imho, Paris, 2009, p. 10 des rapports de force qu’il faut dévoiler » [4].

124
125
OBJET DE VALEUR(S)

« Notre futur dépend surtout, surtout, de nos


valeurs. » Cette phrase prononcée par Richard Stallman à
[1] Citation extraite de la conférence un moment [1] où l’objet de la production apparaît plus que
« Pourquoi le logiciel libre est plus important jamais centré sur la valeur marchande, semble pouvoir sonner
que jamais », donnée par la Richard Stallman comme le principal leitmotiv des territoires dissidents abordés
à la Cité des Sciences, Janvier 2014. précédemment.
En effet en détachant systématiquement leur activité
productive d’un lien dorénavant supposé exclusif avec les notions
de rentabilité, d’efficacité et de pouvoir, ces territoires soulèvent
de façon très concrète les enjeux qui entourent le fait d’associer
l’objet de la production à des valeurs jugées supérieures.
Ces valeurs trouvent leurs racines dans des champs qui
varient d’un acteur à l’autre. Cela peut-être la mise en application
de principes religieux. Les valeurs du Jaïnisme, notamment
le respect de la vie sous toutes ses formes, sont fortement
perceptibles dans la démarche de Gandhi ou philosophiques
avec Thoreau et son goût pour le Transcendantalisme. Cela peut
être le fruit d’un engagement politique rencontré chez William
Morris avec La Ligue Socialiste, Gandhi et le mouvement
Swadeshi prônant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Cela peut être encore la manifestation engagée d’une réponse
pragmatique vis-à-vis d’une mise en péril de la capacité à se
projeter dans l’avenir ; on peut ainsi évoquer la réaction des
Luddites face à l’automatisation du travail, des Castors face à
la crise du logement d’après-guerre, des LIP face au début de la
financiarisation de l’économie.

Néanmoins, bien que prenant appui sur des aspirations


d’origines diverses et se manifestant dans des espaces-temps qui
le sont tout autant, on distingue dans ces conduites morales des
valeurs communes. Tel que le « règne et le développement de
la liberté » comme l’évoque William Morris, considéré comme
la condition « indispensable à un bon mode de vie » (Richard
Stallman) ; un goût développé pour « l’ouvrage bien fini » (cf.

126
le chant en l’honneur de Ned Ludd) quitte à devoir exercer
l’« œil critique » du plus grand nombre (Enzo Mari) ; le courage
d’avoir la « foi dans les bras et dans les volontés d’hommes »
(Les Castors) ; ou encore faire confiance en apprenant « à gérer
le grand courant d’air » (Les LIP). Enfin, dernière constante,
le fait de revendiquer l’autodétermination et le devoir d’en
faire honneur par le « contrôle de soi », c’est le Swaraj de
Gandhi et la lutte contre l’aliénation de Thoreau, cela afin de
ne jamais « confondre pouvoir et liberté » (Richard Stallman).

Pouvoir et liberté, deux notions qui constituent en quelque


sorte les bornes de ces manifestations dissidentes. Elles sont,
dans leur ensemble, traversées par cet idéal de liberté et cette
méfiance d’un « pouvoir entendu comme la forme instituée
(nécessairement injuste) de domination de l’homme par
l’homme » [2] [2] Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Allia,
2008, p. 85.
On peut alors considérer ces territoires comme autant de
tentatives manifestes d’une réappropriation de l’objet de la
production vis-à-vis d’acteurs souhaitant en faire un moyen au
service d’une économie acquérant son autonomie par rapport au
religieux, à l’éthique et au politique [3]. [3] Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse,
L’objet de la production devient ainsi un support privilégié Aube, 2010, p. 25.
de valeurs, dernier rempart tangible face à l’effondrement
des schémas traditionnels, personnels et empiriques assurant
la cohésion sociale. Par ce procédé, l’objet devient alors
l’intermédiaire entre l’humain et cette recherche d’un nouvel
équilibre ; au risque d’y inverser les rôles comme le souligne
Simone Weil dans sa critique d’une vision marxiste de l’histoire,
dans laquelle le matériel occupe une place centrale :

« Marx a prétendu “ remettre sur ses pieds ” la dialectique


hégélienne, qu’il accusait d’être “ sans dessus dessous ” ; il a
substitué la matière à l’esprit comme moteur de l’histoire ; mais

127
par un paradoxe extraordinaire, il a conçu l’histoire, à partir de
cette rectification, comme s’il attribuait à la matière ce qui est
l’essence même de l’esprit, une perpétuelle aspiration au mieux.
Par là il s’accordait d’ailleurs profondément avec le courant
général de la pensée capitaliste ; transférer le principe du progrès
de l’esprit aux choses, c’est donner une expression philosophique
à ce “ renversement du rapport entre le sujet et l’objet ” dans
[4] Simone Weil, Réflexions sur lequel Marx voyait l’essence même du capitalisme. » [4]
les causes de la liberté et de l’oppression sociale,
Gallimard, Collection Folio / Essais, Paris, 1998 Dès lors, comment concrétiser cette essence de l’esprit
(1955), p. 21. humain si ce n’est par une intermédiation spirituelle (Providence)
ou matérielle (Providence marxiste, « la mission historique
du Prolétariat » ) ? Par quel nouveau médium pourrait passer
cette réappropriation de l’existence, si ce n’est par l’objet de la
production ?
C’est là où une autre lecture des démarches portées par
les acteurs cités en amont nous permet de constater qu’il ne
s’agit pas tant d’intégrer cette ascension vers le mieux, cette
façon d’avancer vers un idéal que constitue le progrès qu’il soit
technique, social ou moral, dans l’objet lui-même, que dans la
pratique de l’activité qui l’annonce. Ce que l’on retrouve dans
l’invitation de Gandhi à tisser quotidiennement : ce n’est pas
tant le résultat du tissage qui compte que la portée du geste en
termes d’engagement social et moral.

Ainsi, pour Henri David Thoreau, le mouvement Luddite,


William Morris, Gandhi, les Castors, les LIP, Enzo Mari ou
Richard Stallman, il ne s’agit pas tant de diriger les regards vers
une production supposée morale que de faire l’éloge de la posture
humaine l’ayant engendrée. Seule démarche pouvant être
qualifiée d’authentique et jugée à même de relier le particulier
à l’universel dans un mode de connaissance dont émanera « la
[5] ibid, p. 88. sagesse commune » [5].

On retrouve une volonté de préserver une forme de travail


dont seul le caractère libre assurerait la dignité de celui qui
l’exerce. Cet attachement à la défense du « travail libre » qui
traverse ces deux derniers siècles par le biais de différentes
voix. Simone Weil cite notamment en fervents défenseurs
d’une « forme libre de labeur physique » le poète Gœthe ou
encore « Rousseau, Shelley et surtout Tolstoï, qui a développé ce
thème tout au long de son œuvre avec un accent incomparable ».
Ces auteurs relatent notamment la propension de l’industrie
à créer du travail non-libre en séparant l’action (le travail) de
sa finalité (la liberté) et y voient une menace terrible pour le
maintien de son caractère émancipateur.

128
Nous retrouverons d’ailleurs cette séparation mortifère
exprimée à l’entrée des camps : Arbeit macht frei, ou
littéralement « le travail rend libre ». Ici, le travail n’est plus
l’expression de la liberté de façon intrinsèque mais la condition
d’accès à une liberté reléguée au rang d’un futur hypothétique.

Dans Hannah Arendt, Le totalitarisme et le monde


contemporain les auteurs [6] abordent cette notion du « travail [6] Hannah Arendt, Le totalitarisme et le
libre » notamment dans le cas des États-Unis de la fin du XVIIIe monde contemporain, œuvre collective sous la
siècle. Deux visions s’opposent alors en ce qui concerne la direction de Daniel Dagenais, Les presses de
manière dont l’État doit supporter et maintenir l’indépendance l’université Laval, 2003 .
économique des individus. D’un côté, se trouve celle des
républicains pour lesquels la propriété privée notamment de
terre (propriété-ressource [7]) est la condition sine qua non d’un [7] ibid, chapitre 9 écrit par Manfred Bis-
travail authentiquement libre ainsi que de la « concrétisation » choff, « Société de travail et domination totale :
des droits à la citoyenneté. Et de l’autre, celle des libéraux pour l’exemple américain », p. 460.
lesquels le « travail libre » doit s’exprimer de façon contractuelle
par le biais du salariat. Assujettissement économique impensable
pour les républicains qui y voyaient une manière pour le
capitalisme manufacturier, alors naissant, d’instaurer un
rapport de force en faveur des « pourvoyeurs de travail » et qui
par conséquent « empêcherait l’individu de véritablement jouir
de l’indépendance nécessaire pour affirmer sa volonté en tant
que citoyen » [8]. [8] ibid, p. 457.

Les auteurs poursuivent en soulignant que


le « développement des manufactures de grande taille [...] a été
combattu par presque tous les grands acteurs politiques durant
la première moitié du XIXe siècle. Il menaçait directement,
selon eux, l’indépendance économique des petits producteurs
(fermiers et artisans) de même que le type de travail et le style
de vie correspondant, jugés indispensables à l’exercice d’une
citoyenneté pleine et entière. Dans une argumentation où
il évoque la pensée d’Aristote, Thomas Jefferson s’était fait
le défenseur d’une démocratie de fermiers indépendants en
affirmant que “ those who labour in the Earth are the chosen
people of God ” car jugés porteurs de la “ genuine virtue ”. » [9] [9] ibid, p. 458.

On retrouve aujourd’hui la promotion de cette « économie


politique de la citoyenneté » chez des auteurs comme Matthew
Crawford. Dans son Éloge du carburateur, il réinterprète la
notion de praxis (qui selon Aristote se réfère normalement
uniquement à des actions immanentes au sujet telles que la
Politique ou l’Éthique) en la conjuguant à des activités relevant
de la poiesis (se référant à des productions par nature extérieure
à l’individu telles que fabriquer un meuble ou réparer une

129
moto). Dès lors si l’on suit le raisonnement de Crawford et sa
ré-interprétation de la praxis, la prévention de la concentration
des pouvoirs économiques au profit du développement des
conditions nécessaires à une indépendance réelle des travailleurs
constitue les bases d’un engagement politique et éthique
assurant les conditions nécessaires à un épanouissement humain
authentique.

Considérations morales et méfiance vis-à-vis des


conséquences potentielles d’une trop forte concentration des
pouvoirs économiques, politiques et culturels qui résonne
particulièrement avec l’œuvre d’un auteur comme George
Orwell qui s’est, toute sa vie durant, attaché à définir au-delà des
processus socio-techniques caractérisant le totalitarisme, ce qui
pouvait constituer son inverse, c’est-à-dire une société décente.
Vision qui « ne vise pas autre chose que le respect intégral
de la vie ordinaire en changeant les structures instituées qui
[10] Bruce Bégout, De la décence ordinaire, étouffent dans l’œuf son épanouissement ». [10]
Allia, Paris, 2008, p. 87.
Afin d’arriver à ce respect de la « vie ordinaire », Crawford
appelle ainsi de ses vœux à une position « républicaine » sur le
travail. En effet, nombre de ses propos rappellent les arguments
des républicains américains du XVIIIe siècle et notamment leur
volonté de développer des conditions économiques susceptibles
de garantir avant toute chose l’indépendance des citoyens-
producteurs.

Néanmoins, si l’on poursuit ce raisonnement, est-il seulement


envisageable d’imaginer aujourd’hui un tel « retour en arrière »
chronologique vers ce statu quo ante, période où le paradigme
[11] Notion qu’il faut différencier de l’industrie industriel [11] n’était pas encore devenu un phénomène total ?
en terme d’outil de production. Le terme de
paradigme industriel faisant référence ici à Il se pourrait que les points de blocage ne soient par forcément
la large diffusion des logiques industrielles là où l’on les imagine ni même aussi importants qu’on les imagine.
telles que l’automatisation ou la recherche Au travers d’un mélange étrange d’atmosphère d’Angleterre pré-
d’efficacité dans l’ensemble des sphères de la
réformiste et de grève industrielle, l’auteur J.K. Chesterton dans
vie humaine : travail, politique, relations inter-
son roman Le Retour de Don Quichotte nous invite ainsi à nous
personnel, vie-privé...
demander : « Qu’est-ce qui vraiment l’en empêche ? D’où vient
cette circulation bloquée des rêves et des images au nom de soi-
disant structures, toujours paralysantes ? »

En effet, comment ne pas penser aux images d’Épinal que


sont devenues au fil des deux derniers siècles, les notions de
progrès technique et de confort moderne tant leur remise en
question peut être sujet à de nombreuses crispations ?

130
Qu’est-ce qui réellement empêche leur questionnement si ce
n’est la peur de regarder ce qui s’est fait et dit avant pour mieux
imaginer l’après ?

Ivan Illich fait partie de ces penseurs du XXe siècle qui se


sont attelés à questionner ces schémas de pensée et d’action,
considérés comme acquis et invariablement structurants pour
appréhender l’avenir.

Dans son ouvrage La Convivialité, il fustige notamment


une vision de la société « qui définit le bien comme la
satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus
grande consommation de biens et de services industriels ».
Idéal utilitariste qui selon lui « mutile de façon intolérable
l’autonomie de la personne » et auquel il serait préférable de
substituer une vision qui « définirait le bien par la capacité de
chacun de façonner l’image de son propre avenir. » [12] On [12] Ivan Illich, La convivialité, Édition du Seuil,
retrouve ici le distinguo net opéré entre, une forme de liberté qui Paris, 2003 (1973), p. 31.
serait cantonnée à l’expression débridée de l’hybris (ce qu’aborde
Simone Weil sous le terme de « caprice »), et une autre qui
serait davantage synonyme d’un développement des conditions
matérielles propices à l’autodétermination des individus
(rejoignant de fait les visions républicaines citées précédemment).

Forme de liberté qui ne peut s’exprimer, selon Illich, que dans


la mesure « où l’homme contrôle l’outil. » [13] Le caractère libre [13] Dans la notion d’outil Ivan Illich
de l’humain se définit dès lors obligatoirement de façon non pas « englobe tous les instruments raisonnés de
absolue, comme dans le cas de l’hybris, mais systématiquement l’action humaine, la machine et son mode
relative au degré de maîtrise des outils permettant la d’emploi, le code et son opérateur, le pain et
les jeux du cirque. (…) Tout objet pris comme
concrétisation de son autodétermination. L’accès à cet état de
moyen d’une fin devient outil. », ibid, p. 45.
convivialité pour reprendre la notion d’Illich est conditionné
par l’existence d’outils eux-mêmes qualifiés de conviviaux.

« L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut


l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le
désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun
en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant.
Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en
servir ; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde,
il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité. » [14] [14] ibidem.

Ainsi, si l’on reprend la thèse exposée par Matthew Crawford


dans son Éloge du Carburateur, l’expression d’une liberté
véritable passe essentiellement par la praxis [15]. Or, nous précise [15] Sachant que dans la pensée de Crawford,
Ivan Illich dans La Convivialité, cette praxis n’est possible que la praxis, activité politique et éthique inhérente
si l’outil à travers lequel elle s’exprime, est lui-même issu d’une à l’individu se conjugue à la poesis, qui se réfère
aux productions concrètes et exogènes.

131
réflexion allant dans ce sens. C’est-à-dire, l’outil qui « me laisse
la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le
[16] ibid, p. 44. monde au gré de mon intention ». [16]

À l’inverse tout outil que l’on pourrait qualifier de non-


convivial « me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre
que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle
[17] ibidem. et régit mon sens. » [17]

En effet, si Matthew Crawford est en mesure de réaliser sa


praxis en réparant des motos, c’est bel et bien uniquement sous
conditions que celles-ci le lui permettent. L’existence de motos
réparables est la condition non négociable de la possibilité
d’exercer son activité. Illich nous rappelle ainsi qu’aucun outil
n’est neutre en terme de finalité – d’objet – car il est jusqu’à
preuve du contraire systématiquement l’expression d’une
intentionnalité humaine ayant concouru à son élaboration. Outil
qui, bien que soumis ensuite à des stratégies de détournements
si ce n’est physiquement au moins symboliquement, demeure la
matrice plus ou moins encline à des formes de réappropriation
ultérieures.

En l’occurrence si les concepteurs et producteurs de motos


suivent la pente amorcée dans la plupart des champs applicatifs
des sciences et des techniques, c’est-à-dire une complexification
exponentielle des ensembles techniques avec l’introduction
toujours plus importante de hautes-technologies ; l’activité
de l’atelier de réparation de Matthew Crawford sera peu à peu
cantonnée à des modèles relégués au rang d’objet de collection
du fait que les motos les plus récentes seront de véritable mille-
feuilles technologiques (mécanique, numérique, nanométrique)
sur lesquelles ils s’avérera de plus en plus délicat, voire tout
simplement impossible d’intervenir en tant qu’agent extérieur.
Observation que l’on peut d’ores et déjà faire sur les modèles
de motos et de voitures actuels dont l’entretien est devenu
dépendant de dispositifs numériques qui permettent d’accéder
à une batterie de capteurs faisant office de nouvel intermédiaire
entre le réparateur et le véhicule.

[18] Une voiture de haute densité techno- Ce mouvement de concentration de moyens économiques
logique n’est pas nécessairement plus per- et techniques, en ce qui concerne l’objet de la production, n’a
formante qu’une voiture plus « sobre », c’est pas tant pour effet un gain d’efficacité [18] que la poursuite
même souvent l’inverse, cette sobriété est d’une asymétrisation du pouvoir entre producteurs et
bien souvent le vecteur d’une fiabilité accrue. utilisateurs rendant progressivement impossible toute tentative
(Voir notamment l’exemple récent de la Logan
d’appropriation de l’objet technique par ces derniers.
plébiscitée pour sa robustesse.)

132
Ce mouvement d’asymétrisation se poursuit depuis quelques
décennies à des sphères autrefois préservées par leur caractère
non-artificiel et donc non soumis à une intention humaine
préalable à leur existence. Ainsi la diffusion des nanotechnologies
permet d’intervenir au cœur de la matière, tandis que les bio-
technologies ouvrent l’opportunité de « reprogrammer »
l’ensemble du vivant.

« Devant nos yeux s’étend un paysage entièrement vierge qui


prend forme dans des milliers de laboratoires de biotechnologie
publics et privés à travers le monde. [...] Une poignée de
multinationales, d’organismes de recherche et de gouvernement
pourraient déposer des brevets sur la quasi-totalité des 100 000
gènes de l’homme, ainsi que sur des cellules, des organes et des
tissus dont est fait le corps humain. Ces mêmes propriétaires
pourraient également détenir des brevets analogues sur des
dizaines de milliers de micro-organismes végétaux et animaux,
obtenant ainsi un pouvoir sans précédent pour nous imposer, à
nous et nos descendants, de nouvelles conditions de vie. » [19] [19] Jeremy Rifkin, Le siècle biotech, La
Découverte & Syros (format Pocket), Paris,
Autrefois réservés à la matière inerte, les enjeux entourant 1998, p. 28.
l’objet de la production concernent donc dorénavant l’ensemble
du non-vivant et du vivant, dont l’humain, devenu lui-même
objet de la production [20]. [20] Cf. La scène devenue culte du film
Bienvenue à Gattaca où l’on voit un couple gêné
à l’idée de pouvoir choisir le génotype de leur
futur enfant.
Andrew Niccol (Réalisateur), (Producteur),
1998, Jersey Films, Etats-Unis, Columbia
Pictures, 106 min.
__
Voir l’extrait de la scène en question : https://
www.youtube.com/watch?v=FbAznNLaJYM

133
CONCLUSION

DE L’OBJET AU SUJET

« Cet homme futur, que les savants produiront, nous


disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte
contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu
de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire
échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de
raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange,
de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons
capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La
seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce
sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et
l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est
une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par
conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à
[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme mo- ceux de la politique. » [1]
derne, Calmann-Lévy, Paris, 1983 (1958), p. 35.
À travers ces quelques lignes, Hannah Arendt souligne a
quel point l’artificialisation du monde doit nécessairement
s’accompagner d’une responsabilisation individuelle et
collective. En effet l’ensemble des éléments de la vie, du génome
à l’atome (sans oublier leur équivalent numérique qu’est le bit),
peut dorénavant être le fruit de choix d’origine humaine. Dès
lors, il ne s’agit plus tant pour l’humain de se questionner sur
sa capacité à modifier son rapport au monde – celle-ci étant
devenue quasi-absolue – que d’en questionner les modalités et
les finalités.

Avec la diffusion vertigineuse de ce pouvoir de choisir,


apparaît la question de qui choisit ? Le risque étant comme le
souligne la philosophe, que l’exercice et la nature de ce choix ne
dépendent que de ceux qui ont concouru à son émergence. Ceci
tend à dessiner les contours d’une humanité scindée entre ceux
qui fixent les règles et ceux qui en sont tributaires. Se pose alors la
question de l’évolution du caractère démocratique de l’objet de
la production et in fine de la société dans son ensemble.

134
Or cette brève étude du paysage productif contemporain et
l’exploration succincte de territoires dissidents m’ont permis
d’identifier un rétrécissement sans cesse croissant du couloir
dans lequel peut réellement se pratiquer le libre arbitre pour
une majeure partie de l’humanité. Rétrécissement inversement
proportionnel à l’augmentation de la capacité à contrôler ce
couloir par la partie de l’humanité qui conçoit et qui fabrique
ce qui dans les sociétés industrielles devient une partie toujours
plus importante du quotidien.

Asymétrisation du rapport au réel que j’ai pu constater au


travers de processus d’externalisation de la production émanant
des individus : production d’artefacts, de signes, de données, de
valeurs, de tout ce qui constitue in fine la réalisation de l’être.
La pensée non exprimée constituant certainement le dernier
pré-carré non encore soumis à ce processus d’externalisation.
Processus qui se fait au profit d’un phénomène de concentration
des pouvoirs entamé avec la généralisation de la division du
travail et aujourd’hui accélérée par les TICP (Technologies de
l’Information, la Communication et la Production) et NBIC
(Nano-bio-info-cogno-technologies).

Ainsi, malgré une colossale augmentation des capacités


d’expression de chacun grâce notamment à ces mêmes TICP
on s’aperçoit rapidement que la répartition de ces nouvelles
capacités d’expression reste largement à l’avantage des acteurs
à l’origine de ces poussées techniques. Malgré des effets de
réseaux réels et des mises en capacité non négligeables en
faveur des utilisateurs, les entreprises fournissant ces services
restent maîtres du degré de liberté accordé ainsi que de leur
contenu. De fait, on observe un phénomène de captation des
expressions individuelles et de concentration industrielle
tout aussi important sinon plus encore que celui à l’œuvre au
sein du paysage industriel du XXe siècle, puisqu’il concerne

135
dorénavant la quasi-totalité des productions humaines.
En effet, ce n’est plus seulement la force de travail qui se
retrouve captée mais l’ensemble des unités, gènes, atomes, bits,
qui véhiculent l’expression de l’être. C’est le constat que faisait
dès la fin du XIXe siècle William Morris à la vue de ce qui
constituait alors les prémices de la civilisation industrielle.

« En réalité, il me semble qu’on pourrait définir la civilisation


comme un système organisé de façon à réserver à une minorité
[2] William Morris, L’âge de l’ersatz et autres privilégiée l’exercice par procuration des facultés humaines. » [2]
textes contre la civilisation moderne, éditions de
l’Encyclopédie des Nuisances, 1996 (Recueil Et pour cause, il semble qu’en ce début de XXIe siècle,
de conférences données entre 1877 et 1894), le fait d’être ne soit plus un fait acquis mais tend à devenir le
p. 66. résultat d’une démarche individuelle active de conscientisation
vis-à-vis de son environnement matériel et immatériel ainsi
que des stratégies à mettre en place pour être en mesure de se le
réapproprier, si ce n’est dans sa globalité, au moins partiellement
(et si ce n’est matériellement au moins conceptuellement).
Dans un tel contexte, Ivan Illich souligne le rôle crucial
qu’occupe selon lui l’outil en tant qu’intermédiaire privilégié
[3] Ivan Illich, La Convivialité, Éditions du Seuil, entre l’humain et son milieu et sur la manière dont l’un influence
2003 (1973), p. 44. l’autre :

[4] « On rencontre aujourd’hui des culti- « Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils.
vateurs, des horticulteurs, des producteurs Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie
de fruits, adeptes de la culture intensive, et ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil,
des industriels de l’alimentation, à qui il ne
je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me
viendrait jamais à l’idée de consommer le
domine, sa structure me façonne et informe la représentation
moindre de leurs propres produits. « Heureu-
sement, disent-ils, nous avons assez d’argent
que j’ai de moi-même. » [3].
pour pouvoir nous permettre d’acheter des
produits qui sont le résultat d’une croissance C’est dans l’idée de résister à des velléités de contrôle de
naturelle, sans l’aide de poisons. » Quand on l’humain par une confiscation progressive de son degré de
leur demande pourquoi eux-mêmes n’adhèrent maîtrise de l’outil que des stratégies de désamorçage ont peu à peu
pas aux méthodes de l’agriculture biologique été développées en marge d’un courant dominant ayant tendance
et pourquoi ils n’évitent pas l’emploi de à privilégier les intérêts du concepteur-producteur à celui de
substances toxiques, ils répondent que c’est
l’utilisateur-consommateur. Sachant que paradoxalement les
un luxe qu’ils ne peuvent pas se permettre. Ce
deux sont la même personne, ces stratégies de désamorçage ont
que l’homme-producteur et ce que l’homme-
consommateur peuvent se permettre sont
surtout vocation à limiter un phénomène d’auto-spoliation des
deux choses bien différentes. Mais, puisque les individus [4]. Dès lors ces différentes stratégies se présentent
deux sont un seul et même homme, la question comme autant de tentatives de rééquilibrage de la relation de
de savoir ce que l’homme – ou la société – peut l’humain vis-à-vis de l’outil et in fine vis-à-vis de lui-même. Il
réellement se permettre fait naître une confu- s’agit d’inviter l’humain à de nouveau se respecter, en sortant
sion sans bornes. » l’objet de la production de logiques d’échange pour le re-basculer
dans des logiques d’usage afin de réconcilier l’« homme-
E. F. Schumacher, Small is Beautiful. Une société producteur » et l’« homme-consommateur ».
à la mesure de l’homme, Contretemps / Le
Seuil, 1978, p. 107.

136
Réconciliation qui peut se matérialiser au niveau de l’objet de
plusieurs manières.

D’abord, en faisant en sorte que celui-ci soit conçu afin de


pouvoir être facilement réparé et assurer la diffusion du savoir
qui rend possible sa réparation sans aptitude technique poussée
ou alors facile d’accès.

Ensuite, en diminuant les besoins de l’objet en énergie


extérieure (c’est à dire l’apport en énergie d’origine non-
humaine). La recherche d’efficacité par l’utilisation d’énergie
extérieure à l’individu ne doit pas être un argument pour justifier
une stratégie de mise en dépendance de l’utilisateur volontaire
ou non de la part du concepteur. On peut dans ce cas parler de
sobriété technique volontaire, en privilégiant au maximum le
recours à l’énergie humaine dans le scénario d’usage de l’objet.

Par ailleurs, en favorisant une forme de conception non-


finie, c’est-à-dire ouverte à des modifications ou améliorations
ultérieures, qui facilite ainsi l’appropriation par chacun et
augmente la durabilité de l’objet.

Enfin, en privilégiant un scénario de production et une


forme juridique qui facilitent l’appropriation et la reproduction
de l’objet par un tiers afin de court-circuiter dès le départ toute
possibilité de monopolisation de la valeur produite.

Autant de points pour lesquels les figures expertes de la


production apparues avec l’ère industrielle détiennent de
fait une part de responsabilité directe. Il y a quarante ans,
Viktor Papanek dressait d’ailleurs un portrait acide de l’une
de ces figures qui, à la suite de la dynamique de concentration
accompagnant l’industrialisation de masse, se retrouva membre
d’une sorte d’oligarchie, cet infime pourcentage d’humains
qui détiennent encore la possibilité de vivre en s’adonnant à un
travail créateur et productif « qui exige à la fois la contribution
de ses mains et celle de son cerveau. » (E.F. Schumacher)

Ce portrait, c’est celui « d’un designer coupable et


irresponsable qui conforme, performe, déforme et désinforme,
alors qu’il devrait informer, réformer et donner forme» ». Il
continue en affirmant : « Oui, le designer doit être conscient de
sa responsabilité sociale et morale. Le design, en effet, est l’outil le
plus efficace que l’homme ait jamais eu pour modeler ses produits,
son environnement et, par extension, sa propre personnalité.

137
Ainsi armé, le designer doit analyser le passé tout comme les
conséquences prévisibles de ses actes. La tâche est beaucoup plus
ardue lorsque toute la vie du designer a été conditionnée par un
système tourné vers le marché et axé sur le profit, tel celui des
États-Unis. Il est difficile de réussir à se dégager complètement
[5] Victor Papanek, « Huile de serpent et tha- de valeurs aussi habilement manipulées. » [5]
lidomide : Les loisirs de masse et les marottes
en toc de la société d’abondance », Stockholm, Le designer doit indubitablement prendre acte de la portée
Mijön och Miljonerra, Albert Bouniers Förlag, de son activité quotidienne et des champs dans lesquels elle
1970 et en français : Design pour un monde réel
se développe et s’applique. Au risque, dans le cas contraire,
— Écologie humaine et changement social, Paris,
de vivre dans le déni de la réalité qui l’entoure. Néanmoins,
Mercure de France, 1974, p. 124-129.
lui réserver l’entière responsabilité de l’usage d’un outil aussi
Cité par Alexandra Midal dans Design : Intro- puissant que le design, c’est-à-dire l’art de concevoir à dessein
duction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009, en ayant vocation à toucher les masses, serait, me semble-t-il,
p.196. complètement surestimer la place accordée au designer dans
l’industrie et surtout se fourvoyer largement sur les acteurs
qui dessinent réellement l’objet de la production. De plus, un
tel argument pourrait être entendu dans la mesure où la valeur
d’usage prédominerait sur la valeur d’échange et si le designer
avait un quelconque poids décisionnel.

Or, comme aimait le souligner Raymond Loewy : « La


plus belle courbe, c’est celle des ventes ! » et dans ce contexte
où la valeur d’échange prime, l’intention du designer doit
s’y conformer bon gré mal gré. Dans un tel environnement il
semble donc intéressant, si ce n’est vital, de se demander non
pas comment accorder plus de responsabilité au designer, mais
surtout comment mutualiser les responsabilités vis-à-vis d’outils
aussi puissants que le design, les sciences et la technique ? Ce
qui constituerait le préalable nécessaire à une réelle pratique
démocratique d’une politique du quotidien.

Ainsi, il apparaît comme déterminant de se poser sans


cesse, à son échelle, la question de comment est orienté l’objet
de la production, à quelles fins et avec quelles conséquences ?
Développement et élargissement de la conscience qui est
dans ce cas l’affaire de chacun, qu’il soit créateur, producteur
ou « simple » utilisateur ; sans quoi la prolifération d’une
indifférence généralisée à l’égard de l’objet de la production
continuera de faire le lit d’un mal aussi destructeur que banal.
Dès lors, se pose la question suivante, avons-nous envie d’aborder
notre environnement avec davantage de réflexivité ? Sommes-
nous prêts à oser savoir ?

138
139
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RESSOURCES

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Films (Distribution), Manufactured Landscapes, par Xavier de la Porte. Diffusé sur France Culture,
Canada, 2006, 90 min. 25 janvier 2014, 18h10, 49 min.
http://www.franceculture.fr/emission-place-de-
Cosima DANNORITZER (Réalisateur), Article la-toile-discussion-avec-evgeny-morozov-pour-en-
Z, Media 3.14, Arte France (Producteurs), Prêt-à- finir-avec-la-silicon-valley-2014-
jeter, France, 2010, 75 min.
PLACE DE LA TOILE, Politique du logiciel libre,
Jacqueline FARMER et Sylvie Randonneix animé par Xavier de la Porte. Diffusé sur France
(Réalisatrice), Nord ouest documentaire Culture, 28 décembre 2012, 18h10, 49 min.
(Producteur), Couchorama, Paris, 2012, Arte http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-
G.E.I.E, 53 min. toile-politique-du-logiciel-libre-2013-12-28

David FINCHER (Réalisateur), Ross Grayson Bell LES NOUVEAUX CHEMINS DE LA


& Art Linson (Producteurs), Fight Club, États-Unis, CONNAISSANCE, Objets trouvés (3/4) : la boîte
1999, 20th Century Fox (Distributeur), 139 min. à outils de Gilbert Simondon, animé par Adèle Van
Reeth, entretien avec Vincent Bontems. Diffusé sur
Ron FRICKE (Réalisateur), Mark Magidson France Culture, 17 avril 2013, 10h00, 58 min.
(Producteur), Samsara, Oscilloscope Laboratories
(Distributeur), Etats-Unis, 2011, 99 min.

Jorge FURTADO (Réalisateur), Nora Goulart et CONFÉRENCES


Monica Schmiedt (Producteurs), Ilha das Flores
(L’Ile aux fleurs), Brésil, 1989, 12 min.
Justin PICKARD, Noise and Speed : Loose Brakes
Karin de MIGUEL WESSENDORF (Réalisatrice), and Failing Filters, conférence tenue dans le cadre
Moins c’est mieux - Limiter la croissance pour une vie du Lift 13, Genève, 8 février 2013.
meilleure, Allemagne, 2013, Arte, 52 min. http://new.livestream.com/liftconference/lift2013/
videos/11115339
Andrew NICCOL (Réalisateur), Danny DeVito,
Michael Shamberg & Stacy (Producteurs), Richard STALLMAN, Pourquoi le logiciel libre est
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http://enmi-conf.org/wp/enmi13/

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liards-de-dollars-de-benefice-net-sur-2013-39797518.
Fig. 2, p.24-25 _ Manufacturing #18, Cankun Factory, htm
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https://maps.google.com/maps?cbp=12,100.32,,0,-
Fig. 3, p.28-29 _ Illustration personnelle, Point de vu, 14.04&layer=c&panoid=9dypBY5dbCsAAAQIuB
feutre noir sur papier, 2014. NvwA&cbll=32.983101,-97.241939&dg=opt&ie=
UTF8&ll=32.983101,-97.241939&spn=0.351921,0-
Fig. 4, p. 34 _ Closed modular systems, openstructures. .635147&t=m&z=11&source=embed&output=classi
net, © Thomas Lommée, 2014. c&dg=opt
http://openstructures.net/block_images/0000/0188/
closed2.jpg?1250534404 Fig. 13, p. 73 _ Capture d’écran du film publicitaire Moto
X Designed by you, © Google Inc., 2014.
Fig. 5, p. 35 _ Open modular systems, openstructures.net, http://www.youtube.com/watch?v=XPM0HZYEmac
© Thomas Lommée, 2014.
http://openstructures.net/block_images/0000/0182/ Fig. 14, p. 80 _ Person of the Year, Time, semaine du 25
OS.jpg?1250534404 décembre 2006 - 1er janvier 2007, © Arthur Hochstein
with photographs by Spencer Jones Glasshouse.
Fig. 6, p. 50 _ Usine Tesla Motors, capture d’écran extraite http://content.time.com/time/co-
de la vidéo : “Tesla Motors Part 1: Behind the Scenes of vers/0,16641,20061225,00.html
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https://www.youtube.com/watch?v=8_lfxPI5ObM Fig. 15, p. 81 _ Photo d’Emmanuel Gilloz présentant son
imprimante 3D pliable : la Foldarap, © Ophelia Noor,
Fig. 7, p. 51 _ Photographie d’une manifestation pour un 2013.
revenu de base à Berne, Suisse, © Stefan Bohrer, 2013. http://hypotheses.org/57646
http://www.generation-grundeinkommen.ch
Fig. 16, p. 86-87 _ Illustration personnelle, Sur le fil,
Fig. 8, p. 58 _ Samsara, captures d’écran extrait de la feutre noir sur papier, 2014.
vidéo Samsara food sequence publié sur la plate-forme
Vimeo en 2011, © Ron Fricke. Fig. 17, p. 101 _ Anthony Levandowsky, visuel extrait
d’un tract diffusé par le groupe d’action citoyen The
Fig. 9, p. 59 _ Fight Club, capture d’écran extrait du Counterforce, © Counterforce, 2014.
long-métrage, édition DVD, © David Fincher, 1999. https://www.indybay.org/uploads/2014/01/21/
streetview_flierforreading.pdf
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146
147
Typographies

Din Next LT Pro

Garamond Premier Pro

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