Memoire Christopher Santerre
Memoire Christopher Santerre
Memoire Christopher Santerre
L’OBJET DE L A PRODUCTION
Jacques-François Marchandise
pour sa bienveillance et
ses nombreuses références,
L’OBJET DE LA PRODUCTION 12
PAYSAGE PRODUCTIF 24
SE SITUER, SE PROJETER 94
RESSOURCES 139
INTRODUCTION
12
Il s’agit pour moi de mieux cerner par rapport à quoi s’articule
ce que l’on nomme alternatives. S’agit-il systématiquement de
postures de rupture, de résistance ? De simples évolutions de
l’existant ? Ou bien de changements profonds des modèles en
place ? J’ai ainsi cherché à comprendre comment se joue cette
articulation entre le paysage productif dominant et sa marge.
13
L’OBJET
DE LA PRODUCTION
14
vraie simplicité, il faut creuser profond. Par exemple, pour ne
pas avoir de vis apparentes, on peut finir par avoir un produit
totalement contourné et complexe. La solution, c’est de
s’enfoncer jusqu’à l’essence même du produit avec, pour objectif,
l’épure à tous les niveaux. Il faut repenser tout l’objet, ainsi que
la façon dont on va le fabriquer. C’est par ce voyage jusqu’au
centre du produit qu’on peut se débarrasser du superflu. »[1] [1] Jonathan Ive évoquant la politique de
design d’Apple, extrait de la biographie de Steve
On voit ici que la forme suit des fonctions qui vont bien Jobs écrite par Walter Isaacson, Le Livre de
au-delà de critères purement matériels de l’ordre de l’usage (il Poche, 2012, p. 382.
suffit d’utiliser une Magic Mouse pendant plus de deux heures
pour éprouver cela physiquement), de l’ingénierie (la plupart
des ordinateurs d’Apple sont de véritables casse-tête pour
ingénieurs à l’image du premier iMac ou encore du PowerCube
G4) ou encore d’une recherche de rentabilité immédiate par
une économie de matière quelconque (beaucoup de solutions
retenues par Apple en termes de design ne s’avèrent pas être les
plus économes en termes de fabrication). Il s’agit avant tout de
défendre une école de pensée à travers une hygiène de conception
qui se manifeste par une forme et dont la fonction prédominante
et ultime est dans le cas d’Apple d’atteindre « l’épure à tous les
niveaux ».
15
Cette hygiène de conception, dont la matérialisation formelle
porte la fonction, doit donc pour assurer et préserver son
intégrité, instaurer un double rapport de force. Le premier a lieu
avec le produit qu’il s’agit de « dominer », de contraindre pour
qu’il réponde au maximum à la ligne de conduite pré-établie. Le
second rapport de force se fait avec l’usager qu’il s’agit de guider
de la façon la plus fluide et douce possible afin que son usage ne
puisse à aucun moment venir perturber l’harmonie créée au sein
de l’objet. Dans une telle relation un basculement tend à s’opérer
entre objet et sujet. L’objet devient ici sujet, c’est lui qui occupe le
premier rôle. L’usager est quant à lui invité à le désirer, l’admirer
et à l’utiliser dans la mesure du couloir que l’on a tracé pour lui.
Difficile de voir derrière une telle asymétrie de rapport de
force entre concepteur et utilisateur une mise en application
stricto sensu d’une quête spirituelle sans velléité commerciale.
16
Cependant, dans le cas d’Apple, il semble que les
problématiques à la fois commerciale et « spirituelle » soient
profondément entremêlées. En effet, cette rupture vis-à-vis
de l’éthique hacker, ce goût pour l’épure et le contrôle, de la
conception à la production en passant par l’utilisation des
produits (parfois même à l’encontre d’une logique commerciale
élémentaire à l’image de la censure des applications à caractère
pornographique sur l’App Store) ne peut être détachée des
principes que Steve Jobs, en bon ascète, s’appliquait à lui même
jusque la fin de sa vie (régime végétalien, jeûne régulier, réticence
à se laisser ouvrir le corps...).
17
[5] Au sens figuré comme au sens propre de dépendance totale vendue comme une expérience globale.
puisque le dernier produit de l’entreprise de
Cupertino, le Mac Pro, est réellement une boîte L’objet se fait boîte noire, lisse et hermétique [5] et la
noire, lisse et entièrement figée d’un point de relation avec l’usager unilatérale. Dès lors, le renouvellement
vu matériel.
matériel aussi bien que logiciel peut être facilement programmé
__
http://www.apple.com/fr/mac-pro/
par le concepteur fabricant qui détient les pleins pouvoirs sur
l’objet de la production. D’autre part cette opacité fait le lit
[6] Contrairement à l’obsolescence prémédi- de fonction non affichées [6] aux finalités non-maîtrisées. On
tée qui est elle assumée, il suffit de prendre un peut notamment citer la découverte du fichier « consolidated.
iPhone dans les mains pour s’apercevoir qu’on db » [7] présent dans le code source des iPhone (version 4 et
ne peut pas l’ouvrir et que tout est fait, de sa ultérieures) et dont la révélation fit scandale après que certains
surface extérieure en verre à son architecture
se soient aperçus que celui-ci conserve l’ensemble des données
intérieure, pour compliquer des réparations
de géolocalisation à l’insu des utilisateurs et sans que l’on sache
éventuelles.
à quelles fins. Ce type de pratique pose dès lors de nombreuses
[7] Cf. ce tutoriel afin de visualiser les don- questions concernant de possibles atteintes à la vie privée.
nées récupérées par le fichier depuis n’importe
quel iPhone : http://www.courbis.fr/Localisa- « Si tu ne peux pas l’ouvrir c’est que tu ne le possèdes
tion-iPhone-votre.html pas. » soutient Mister Jalopy rédacteur de la Charte des
droits du « faiseur » (Maker’s Bill of Rights). Ces exemples
de dispositifs techniques qui sont évidemment loin d’être
l’exclusivité d’Apple - bien qu’elle constitue ici un exemple
commode par son extrémisme et sa qualité de référent pour
l’ensemble de l’industrie - amènent donc à se poser la question
de qui possède qui ? Et a fortiori de qui contrôle qui ? Tant ces
modes de conception industriels appellent à des rapports de force
toujours plus déséquilibrés entre concepteurs et utilisateurs.
18
d’un tel dispositif. Ainsi ces derniers deviennent les supports de
nombreuses sur interprétations quasi-prophétiques en phase avec
une lecture linéaire et matérialiste de l’histoire humaine tracée
par Marx il y a maintenant plus d’un siècle et demi. Le système
productif étant au cœur de l’évolution des communautés
humaines selon Marx, le capitalisme est ainsi décrié, il bloque
l’évolution « naturelle » quasi darwinienne de notre rapport à
l’appareil productif en favorisant sa concentration. La libération
des forces productives devant à terme participer à libérer
l’humain de sa propre condition.
19
Macbook retina 13 ‘‘ teardown, iFixit, 2013.
—
http://www.ifixit.com/Teardown/MacBook+Pro+13-Inch+Retina+Display+Lat
e+2013+Teardown/18695
André Gorz a, sur la fin de sa vie, témoigné d’un réel engouement
pour des lieux de production citoyens dessinant selon lui les
contours d’une possible société post-capitaliste : « Les outils
high-tech existants ou en cours de développement, généralement
comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un
avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourront
être produits dans des ateliers coopératifs ou communaux ;
où les activités de production pourront être combinées avec
l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et
la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et
matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques
d’agriculture, de construction, de médecine, etc. Les ateliers
communaux d’autoproduction seront interconnectés à
l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun
leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail
sera producteur de culture et l’autoproduction, un mode
[9] André Gorz, Écologica, Galilée, 2008, d’épanouissement. » [9]
p. 40-41
Sauf qu’à l’heure actuelle on ne parle pas d’ateliers
communaux mais bel et bien de FabLab, pour Fabrication
Laboratory. Détail significatif si ce n’est central tant on sait
que le langage constitue un outil privilégié pour signifier notre
environnement (et donc y exercer une forme de pouvoir). Deux
termes donc, qui nous renvoient à des réalités différentes.
Alors que les ateliers communaux restent un concept abstrait
sans étiquette, le FabLab, lui, s’inscrit dans une dynamique de
recherche qui débute à la fin des années 90 du côté de Boston au
sein du Massachusetts Institute of Technology. C’est à ce moment
que Neil Gershenfeld, monte un programme en partenariat avec
le Media Lab (laboratoire du MIT connu pour son influence dans
le secteur des hautes-technologies) afin de mener des recherches
sur la fabrication numérique qu’il estime pouvoir suivre une
évolution semblable à celle de l’informatique personnelle. Il crée
en 2001 le Center for Bits and Atoms, laboratoire entièrement
dédié à ces recherches sur la fabrication assistée par ordinateur.
Il y développe entre autre le cours devenu célèbre « How to
make (almost) anything » (« Comment fabriquer (presque)
n’importe quoi ») qui participera à l’élaboration du format
FabLab. C’est à dire un lieu muni essentiellement de machines à
commande numérique (fraiseuse, découpe vinyle, découpe laser
et la fameuse imprimante 3D), lieu ouvert à tous et dans lequel
il serait apparemment possible de fabriquer presque tout ce que
l’on veut, du moment que cela soit, à un moment ou à un autre
[10] Fabien Eychenne, FabLab. L’avant-garde numérisé pourrait-on rajouter. [10]
de la nouvelle révolution industrielle, FYP, Paris,
2012, p. 11-12-13-14.
22
Donc, si l’on résume, on peut tous y aller, on peut tout y
faire (si possible avec un peu ou beaucoup de numérique), mais
on ne sait toujours pas pourquoi on aurait envie d’y aller n’y
même ce qu’on y ferait vraiment. Et c’est peut-être là où le bât
blesse. Car aujourd’hui, après plus de dix ans d’existence, il
reste encore difficile de cerner l’utilité réelle de ces lieux censés
favoriser une ré-appropriation de la production par tout un
chacun. Il est néanmoins courant de dire qu’entre le moment où
des technologies apparaissent et le moment où elles expriment
leur plein potentiel d’usage il peut s’écouler parfois plus de 30
ans. Ce fut notamment le cas avec Internet, ce principe visant
à interconnecter des ordinateurs pouvant être éloignés de
plusieurs milliers de kilomètres émerge dans les années 60 mais
ne ressemblera à ce que l’on connait aujourd’hui qu’à partir des
années 90. [11] [11] http://fr.wikipedia.org/wiki/internet
23
du concept qui a permis sa diffusion massive ferait ainsi presque
oublier l’institution qui en est à l’origine et l’idéologie qui lui est
associée : le Center for Bits and Atoms, laboratoire de recherche
du MIT. Institution financée en grande partie par l’industrie
aéronautique et la DARPA (département américain de
recherche et développement en technologies à usage militaire).
Dans ce cadre originel le concept de FabLab ne constitue qu’une
étape intermédiaire expérimentale vers de nouvelles formes de
[13] cf. Programme du MIT de recherche sur production toujours plus autonomes. [13]
la matière programmable.
__ « Gershenfeld juge même sa démarche dans sa phase
http://milli.cba.mit.edu tout à fait préliminaire au regard d’un nouveau processus
d’évolution des machines. Son horizon, sa singularité, est
d’éliminer la barrière entre le monde de la physique et celui des
ordinateurs, d’éliminer la frontière entre les bits et les atomes,
que la computation intelligente soit intégrée au monde physique
lui-même. Il imagine des machines moléculaires qui seront
capables, d’un côté de fabriquer « des choses parfaites à partir
de parties comprenant des défauts en construisant par calcul
informatique », et de l’autre, de dupliquer, programmer et
recycler elles-mêmes des machines avec « les attributs essentiels
[14] Ewen Chardronnet, Fabrication numérique de systèmes vivants. » [14]
et économie de l’atelier, Ars Longa 2011
On pourrait apparenter cette quête à celle engagée, il y a
plus d’un siècle par l’ingénieur américain F. W. Taylor et ses
recherches menées sur la rationalisation du process de production
(The Principles of Scientific Management, 1911) dans lequel,
selon lui, « toute forme de travail cérébral devrait être éliminée
de l’atelier et recentrée au sein du département conception et
[15] Cité par Matthew Crawford dans Éloge planification […] » [15]. L’automatisation permettant à terme
du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du une forte réduction des coûts de la production en initiant un
travail, La Découverte, Paris, 2010, p. 49. mouvement d’indépendance vis-à-vis des savoir-faire ouvriers.
Dès lors la programmation mécanique (les cartes perforées des
premiers métiers à tisser automatiques) puis informatique occupe
un rôle central dans cette émancipation de l’outil de production.
24
Par « visions techno-utopiques » il faut entendre ici une
référence au courant idéologique initié aux États-Unis à la fin
des années 60 et ayant pour base des institutions comme le MIT,
ainsi que d’autres universités comme Stanford et Berkeley et plus
largement l’ensemble de la baie de San Francisco [17]. Ce courant [17] Aux sources de l’utopie numérique, Fred
dont les membres ont participé à l’édification de l’informatique Turner, C&F, 2012.
moderne et du cyber-espace voit dans les nouvelles-technologies
un moyen pour l’humain de s’auto-déterminer en se libérant
de toutes contraintes extérieures d’ordre social et moral : État,
religion, famille, mais aussi physique en repoussant les limites
de la maîtrise de la matière et du vivant. L’un des éléments
fondateurs de cette contre-culture étant le catalogue américain,
The Whole Earth Catalog (dont Steve Jobs fut un lecteur assidu),
publié par Steward Brand entre 1968 et 1972 et dont le premier
numéro s’ouvrait sur ces mots : « We are as gods and might as
well get used to it.» [18] (« Nous sommes tels des dieux et il [19] C’est sur ces mots que Steward Brand
faut que l’on apprenne à vivre avec. ») ouvre le premier numéro du Whole Earth Cata-
log parue durant l’automne de l’année 1968.
Ce catalogue, qui fait la promotion d’un « Libre accès aux __
http://www.wholeearth.com/issue-electronic-
outils » et l’apologie d’une autodétermination des individus
edition.php?iss=1010
invitant à sortir de cadres sociaux pré-établis, avait réussi à créer
une improbable rencontre entre les idéaux libertaires portés par
une partie de la jeunesse d’alors et les compétences techniques
de certains férus de technologies. Rencontre teintée de méfiance
dans un premier temps mais qui fondera par la suite les bases
idéologiques de sociétés comme Apple, Google ou encore
Facebook. Sans oublier des bastions de la contre-culture hacker
tel que le Homebrew Computer Club (club informatique de la
Silicon Valley) ou le Chaos Computer Club de Berlin.
25
PAYSAGE
PRODUCTION, ÉCONOMIE
ET IDÉOLOGIE
28
encore une partie du travail au noir intégré au PIB sous forme
d’estimation. Le PIB exclut néanmoins l’ensemble du travail
domestique (préparation des repas, ménage, nettoyage du linge,
jardinage), le travail bénévole, les loisirs ou encore les ressources
naturelles et autres « services » fournis par la nature. Dans cette
approche des secteurs comme la santé ou l’éducation sont perçus
comme des coûts. De plus la pauvreté n’y est pas perçue comme
un problème. D’autre part, le PIB n’est porteur d’aucune alerte
(économique, sociale, environnementale ou même politique).
Enfin sa construction autour de la notion d’accumulation de
transactions marchandes n’anticipe à aucun moment les effets
de seuil liés à la rareté des ressources (cf. À ce sujet les travaux du
Club de Rome datant des années 70, notamment le rapport The
Limits of Growth.).
29
Point de vue,
illustration inspirée
du travail de
Yona Friedman.
C’est dans l’idée de lutter contre une économie découplée du
politique et de l’éthique qu’un certain nombre d’acteurs tentent
de développer de nouveaux outils de mesure à même d’orienter
[2] Cf. Moins, c’est mieux ? Dossier docu- les sociétés contemporaines vers des horizons plus soutenables.
mentaire réaliser par la chaîne franco-alle-
mande sur la notion de croissance et de ses
alternatives. VERS UNE SOCIÉTÉ POST-CROISSANCE ? [2]
__
http://future.arte.tv/fr/sujet/decroissance
Parmi ceux qui envisagent l’horizon de l’après PIB, on
[3] Présentation et méthode de calcul dé- compte plusieurs alternatives directes au PIB à l’image de
taillée de l’Happy Planet Index. l’Happy Planet Index [3] (voir aussi l’initiative du collectif
__ FAIR [4] ainsi que le Better Life Index de l’OCDE [5]). Créé
http://www.happyplanetindex.org/assets/hap- par la New Economics Foundation, l’Happy Planet Index
py-planet-index-report.pdf ou littéralement l’Indicateur de Planète Heureuse, utilise les
éléments de mesures suivants : un indice de bien-être ressenti, un
[4] Forum pour d’Autres Indicateurs de indice d’espérance de vie, leur produit étant rapporté à un indice
Richesse qui se donne pour objectif d’ « Offrir d’empreinte écologique par tête propre à chaque pays. Le tout
une vision renouvelée de la richesse ou du doit alors permettre de mesurer le niveau de « bien-être durable
développement humain durable. pour tous » qui comprend le bien-être des générations présentes
__ mais aussi futures. Ainsi nous apprenons que le pays le plus
http://www.idies.org/index.php?category/FAIR
heureux du monde selon ces critères s’avère être le Costa Rica
avec un HPI de 64 sur 100 suivi de près par le Vietnam (60,4)
[5] Indicateur développé par l’Organisation et la Colombie (59,8). Tandis que le moins heureux est le Qatar
de Coopération et de Développement Écono- avec un HPI de 25,2. Le premier pays d’Europe n’arrive qu’en
mique. Cet indicateur « du Vivre Mieux » est 29e position avec la Norvège (51,4), la France quant à elle est
paramètrable directement en ligne selon des postionnée 50e (46,5), enfin les États-Unis arrivent au 105e rang
critères de mesure tels que : le logement, le
avec un HPI de 37,3 (et surtout 7ha de terres arables nécessaires
revenu, l’emploi, les liens sociaux, la santé ou
par tête contre 2,5 pour le Costa Rica) malgré un PIB et un IDH
encore l’engagement civique.
__ parmi les plus hauts du monde.
http://www.oecdbetterlifeindex.org
En parallèle de ces initiatives, d’autres observateurs affirment
depuis une trentaine d’années que le changement doit aller bien
au-delà des outils que constitue une batterie d’indicateurs.
[6] « Il ne s’agit ni d’un parti, ni d’une idéo- Pour ces derniers, c’est le nécessaire changement des mythes
logie unifiée, mais d’une nébuleuse complexe
contemporains et du mode de vie occidental dont il est question.
dont l’influence augmente à la gauche du
champ politique français. […] Qu’il s’agisse de
« décoloniser notre imaginaire » des concep-
> Les objecteurs de croissance : partisans du bien-être,
tions économiste et développementiste, de plutôt que du « beaucoup-avoir ».
retrouver du lien grâce à la relocalisation et
à l’appel à la « simplicité volontaire » ou de Le terme de décroissance apparaît pour la première fois en
réduire l’empreinte écologique, à chaque fois France en 2006 sous la plume de Jacques Grinevald pour la
c’est le primat de la technique industrielle et de traduction de l’ouvrage de l’économiste Nicolas Georgescu-
ses méfaits qui est en cause. » Roegen (La décroissance. Entropie – Écologie – Économie,
__
1971). Il sera suivi de près par The Limits of Growth (1972) de
François Jarrige, Face au monstre mécanique,
Dennis Meadows. Volontairement provocateur, le mouvement
une histoire des résistances à la technique, imho,
Paris, 2009, p. 162-163
décroissant [6] a ceci d’intéressant qu’il est l’un des rares à
32
dessiner les contours d’une société radicalement différente de
celle que l’on connaît aujourd’hui, où les réponses aux enjeux
sociétaux actuels ne sont pas nécessairement conditionnées
par la technique. Il y est notamment question de décoloniser
notre imaginaire des conceptions économiste, matérialiste et
développementiste. Sur le plan individuel, est encouragée la
démarche dite de simplicité volontaire, tandis qu’au niveau
macro une relocalisation des activités économiques doit
permettre de réduire l’empreinte écologique tout en favorisant le
renforcement du lien social.
33
RELIEF N°2
—
PRODUCTION, ORGANISATION
ET POUVOIR
CHÂTEAU DE CARTES.
34
de comportements rapides des utilisateurs de voiture, ou
encore la saturation d’un marché qui n’est plus à même
d’absorber les volumes produits chaque année ; c’est aussi
la raréfaction des ressources notamment fossiles ou encore
dans le cas du nucléaire des coûts imprévus d’entretien, de
démantèlement, de sécurisation ou de gestion d’accident.
Impossible en effet de ne pas penser à celui de la centrale [1] Voir l’article Fukushima : Tepco sous le feu
de Fukushima dont les conséquences imprévisibles dépassent des critiques pour sa gestion de la catastrophe.
largement les compétences de la compagnie en charge de __
sa gestion [1]. En ce qui concerne la voiture on citera le cas http://www.novethic.fr/novethic/rse__respon-
sabilite__sociale__des__entreprises,securite__
extrême de la ville de Détroit, ville déclarée en faillite en
industrielle,fukushima__tepco__feux__cri-
juillet 2013 [2] dont le développement économique reposait tiques__pour__sa__gestion__catas-
essentiellement sur l’industrie automobile, laquelle traverse trophe,141361.jsp)
aujourd’hui une profonde remise en question aux États-Unis
comme en Europe. [2] Cf. http://www.rfi.fr/
ameriques/20130807-detroit-faillite-
Dans le cadre d’une production manufacturière, le contestee-dave-bing-rick-snyder-afcme/
paradigme de l’industrialisation basée sur des principes
de standardisation et réplication de masse a été pendant
longtemps et reste encore majoritairement aujourd’hui la
manière la plus efficace de produire. Ces deux exemples
soulignent néanmoins à quel point la fragilité de ce type de
structures est proportionnelle à la somme des moyens humains
et matériels engagés et surtout la rigidité avec laquelle ils
sont employés. Incapables d’embrasser le changement et de
s’adapter à des situations complexes, les structures productives
basées sur des modes d’organisation bureaucratiques font
donc face à des risques de revers importants sur les plans
humain, matériel et environnemental.
35
Closed modular systems, openstructures.net, © Thomas Lommée, 2014.
Open modular systems, openstructures.net, © Thomas Lommée, 2014.
apparaissent de nombreuses formes d’organisation plus
souple : entreprise en réseau, entreprise sans usine, «lean
management » etc. Parmi ces formes, apparaît un regain
d’intérêt pour des modes d’organisation plus organiques
accordant davantage de pouvoir de décisions aux individus.
Dans les années 70, Alvin Toffler utilise ainsi le terme
[3]Néologisme issu de la contraction de la d’adhocracy [3] (cf. Le choc du futur, 1970) dans le cadre
locution latine ad hoc signifiant « à cet effet » d’une étude sur la culture d’entreprise où il l’oppose à une
(personne ou objet parfaitement adapté à bureaucratie victime de sa rigidité. Au même moment
son action / usage) et du suffixe -cratie qui se l’architecte Charles Jencks évoque l’idée d’un art de vivre et
réfère au pouvoir (du grec ancien kratos). de fabriquer des objets ad hoc (cf. Adhocism – The case for
improvisation, 1972). C’est-à-dire un mode de production
plus que d’organisation, dans lequel prime le fait d’improviser
afin « de résoudre les problèmes les uns après les autres avec
ce qu’on a sous la main. »
[4]Voir l’interview de Joseph Grima réalisée Si l’on se base sur ces deux références, l’adhocratie
par le magazine en ligne Dezeen : « Joseph apparaît donc à la fois comme une façon de décrire un mode
Grima on Adhocracy at Istanbul Design d’organisation de la production souple et non-hiérarchique
Biennal. » et à la fois comme une manière habile de répondre aux
__
besoins du quotidien en s’accommodant, de façon subie ou
http://www.dezeen.com/2012/10/15/joseph-
choisie, des ressources locales et directement disponibles.
grima-on-open-design-at-istanbul-design-
biennial/)
Dans le cadre de l’exposition éponyme (Adhocracy, octobre
2012, Istanbul) tenue lors de la première Biennale de design
d’Istanbul, Joseph Grima, commissaire de l’exposition, met
[5]L’entreprise Local Motors fonde son
l’accent sur le renouveau de cette notion quarante ans après
dynamisme et sa rapidité de conception sur son apparition et à un moment où la prise de pouvoir de
un recours massif au crowd-sourcing ou masse initiée par Internet semble se diffuser largement dans
littéralement l’appel à la foule, en l’occurence le champ de la production de biens matériels. [4]
des designers et ingénieurs, pour concevoir
ses engins motorisés. Le premier d’entre
eux, le Rally Fighter, est une sorte d’hybride > La structure organique et horizontale d’Internet
extrême entre un véhicule de franchissement
appliquée à la production manufacturière.
et un coupé sportif. Vendu au prix non moins
déraisonnable de 99,000 $ ce coup d’essai
a surtout permis à la micro-usine basée a
Autrefois réservées au développement de logiciel libre ou
Phœnix et à sa communauté d’amateurs de se open-source, les dynamiques de production contributives
faire largement connaître à travers le monde. et décentralisées sont aujourd’hui utilisées pour concevoir
Au point qu’en 2011, Jay Roger, le fondateur et produire des produits manufacturés des plus simples au
de Local Motors, se voit confier par la DARPA plus complexes : véhicules (cf. Local Motors [5]), drônes
(l’agence américaine responsable des projets (cf. DIY drones, Proteï), imprimantes 3D (cf.Foldarap),
en recherche avancée pour la Défense) le petit-électroménager (cf. Open-structures), arme à feu (cf.
développement du potentiel successeur du
Defense Distributed) ou encore habitat (cf. Wikihouse).
véhicule militaire Humvee (plus connu sous
Deux éléments apparaîssent comme cruciaux dans le
son nom commercial Hummer). Quelques
38
INDIGÉNUITÉ
39
mois plus tard, la communauté présentait au
président Barack Obama le XC2V, premier essai
développement de ce nouveau type d’infrastructure :
de ce qui préfigurera peut-être le futur véhicule - L’utilisation couplée d’Internet et de logiciels de
de l’armée américaine. Depuis la jeune start- CAO qui permet d’accélérer considérablement les temps
up propose également ses services à des de développement en rendant caduques pour cette phase
industriels afin de leur permettre de recueillir immatérielle toutes contraintes d’espace-temps (travailler à
des idées nouvelles en proposant des défis plusieurs, à distance, etc.).
aux membres de la communauté, les idées - L’accès à des machines-outils autrefois réservées à la
retenues étant récompensées par des prix. grande-industrie permettant de mettre en place rapidement
B’Twin, l’entité dédié au cycle du groupe
de micro-unités de fabrication avec des besoins en ressources
Oxylane, a ainsi récemment fait appel à Local
Motors afin de réfléchir sur un nouveau moyen
humaines et matérielles fortement inférieurs à ceux de
de locomotion. Après vingt jours de compé- l’industrie traditionnelle.
tition, 90 propositions ont été soumises par Cette légèreté structurelle associée à une importante
les membres de la communauté et c’est un faculté d’adaptation permet à ces acteurs à mi chemin
Néo-Zélandais, John Bukasa, qui a remporté entre l’artisanat et l’industrie de faire preuve d’une grande
ce défi. Son tricycle, désormais en phase de robustesse face à divers facteurs extérieurs prévisibles ou
développement, devrait donner le jour à un imprévisibles.
prototype qui, une fois validé par une série
de tests consommateurs, pourrait bien être
produit.
__
> Adhocraties subies : références malgré elles.
http://pro.01net.com/editorial/568253/local-
motors-developpeur-dautomobiles-en-open- On retrouve cette capacité à faire preuve de résilience
source/ dans des contextes où les modes de production se trouvent
être souples et distribués non pas par opportunités
[6] Cf. L’article Africa Teaches the West How to technologiques mais essentiellement par contraintes
Build a Car. économiques. Par conséquent, il est intéressant (pour ne pas
__ dire ironique) de voir apparaître un renouveau d’intérêt pour
http://www.notechmagazine.com/2013/10/ des pratiques adhocratiques (au sens de Jencks, c’est-à-dire
africa-teaches-the-world-how-to-build-a-car. l’art de s’accommoder de l’existant) qui le sont malgré elles,
html par pur nécessité vitale car s’inscrivant le plus souvent dans
des contextes de pénurie. On citera en particulier les fortes
[7] Cf. Les Micromachins de Damien Antoni et cultures d’autoproduction présentes en Afrique [6] et en Asie
Lydia Blasco, recherche menée en Asie du Sud- du sud-est [7] témoignant du maintien sur ces territoires
Est sur « des services urbains décentralisés »
d’une importante culture du fait main et d’une production
__
http://smallinfrastructures.blogspot.
artisanale décentralisée. Enfin, impossible de ne pas citer le
fr/search?updated-max=2011-01- cas de Cuba, contraint de mettre en place des stratégies de
18T20:41:00%2B01:00&max-results=30 production adhocratiques suite à l’embargo américain [8].
40
ont réussi à rassembler 1,3 million d’euros en l’espace de 13 [9] Cf. L’article du magazine en ligne, Crowd-
heures pour financer l’achat d’une éolienne de 2MW qui fundinsider, spécialisé dans le financement
leur fournira de l’électricité pour les 12 prochaines années. participatif : Windcentrale Raises €1.3 Million,
En Allemagne, on compte 800 coopératives énergétiques 1700 Dutch Households Get Wind Turbine.
__
en renouvelable (+50 % par rapport à 2012) qui fournissent
http://www.crowdfundinsider.
en énergie l’équivalent de la consommation de 100 000
com/2013/09/23211-windcentrale-raises-e1-
foyers [9]. Un autre domaine dans lequel les dynamiques de 3-million-1700-dutch-households-get-wind-
production ad hoc se sont développées, en partie grâce au turbine/
numérique, c’est celui du partage de savoir-faire paysans. La
coopérative française Adabios Autoconstuction par exemple
s’attelle à rassembler des connaissances pour la construction [10] Extrait de la page d’accueil du
de matériel agricole qu’elle diffuse ensuite sous la forme de site : « Partie du constat qu’un certain nombre
notices en creative-commons disponibles en ligne [10]. Dans de bonnes trouvailles émergent constamment
du bricolage irrépressible et intuitif des agri-
la même veine l’organisation à but non-lucratif Open Source
culteurs, l’association recense sur le territoire
Ecology travaille sur le développement d’un kit de cinquante du matériel adapté, pour en tracer les plans, en
machines libres de droit facilitant l’édification d’une corriger quelques axes, et les diffuser large-
économie locale et résiliente basée sur une autosuffisance ment par des formations à l’autoconstruction.
matérielle et alimentaire [11]. Cette activité de diffusion de technologies ap-
propriées, appropriées aux et par les paysans,
Indépendamment des contextes, ces dynamiques s’effectue également avec l’aide du « Guide de
adhocratiques semblent donc apparaître avant tout comme l’autoconstruction : outils pour le maraichage
biologique », et par ce présent site Internet,
des réactions de survie, pragmatiques et spontanées, face à
dont le Forum est un des éléments qui nous
des manques ou des ruptures brutales auxquels les modèles
permet de constituer un réseau d’échange de
bureaucratiques actuellement dominants sont incapables de savoirs et savoir-faire autour du machinisme
faire face. En remettant en cause les monopoles d’action, agricole. »
cette re-distribution des capacités de faire - autrement dit __
du pouvoir - à l’échelle individuelle et communautaire http://www.adabio-autoconstruction.org
aujourd’hui amplifiée par l’usage du numérique, pose plus que
jamais la question de nouvelles responsabilités individuelles et [11] « Open Source Ecology is accelerating
a fortiori celle d’une gouvernance ad hoc qui reste à imaginer. the growth of the next economy - the Open
Source Economy - an economy that optimizes
both production and distribution - while
promoting environmental regeneration and
social justice. We are building the Global Village
Construction Set. This is a high-performance,
modular, do-it-yourself, low-cost platform - that
allows for the easy fabrication of the 50 diffe-
rent industrial machines that it takes - to build
a small, sustainable civilization with modern
comforts. »
__
http://opensourceecology.org/wiki
41
RELIEF N°3
—
PRODUCTION, TERRITOIRES
ET RÉSILIENCE [1]
[1] Le terme de résilience doit être compris Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle la mise
dans son contexte écologique, il se réfère à disposition de l’industrie d’énergies fossiles et d’une
à la « capacité d’un système à absorber un main-d’œuvre abondantes et abordables a rendu possible
changement perturbant et à se réorganiser en l’émergence d’une production mondialisée concrétisant
intégrant ce changement, tout en conservant
l’idée d’une spécialisation à l’échelle du globe. Ce modèle
essentiellement la même fonction, la même
d’une production éclatée sur plusieurs territoires tend
structure, la même identité et les mêmes
capacités de réaction. »
aujourd’hui à être remis en question par la raréfaction de ce
__ qui l’a rendu possible et d’une incapacité structurelle à faire
http://villesentransition.net/transition/pages/ preuve de résilience. Le retour au local apparaît de plus en plus
resilience/quest-ce_que_la_resilience comme une solution aux limites d’une chaîne de production
devenue mondiale. Cependant, passés les effets d’annonces,
on peut légitimement se demander dans quelle mesure ce
retour au territoire est encore possible.
[2] Virginie Raisson, Atlas des Futurs du > Le syndrome de l’ultradépendance [2]
monde, Robert Laffont, Paris, 2010 p.132-133
La première de ces limites est énergétique. En effet,
l’avènement d’une production globalisée a été permis par le
recours massif à des moyens de transports à motorisations
thermiques (route, rail, transports maritime et aérien
navigation intérieure) eux-mêmes fortement dépendants
d’une extraction toujours plus importante d’énergie fossile et
notamment de pétrole (le transport représente actuellement
42
plus de la moitié de la demande). À tel point que le pétrole
(qui représentait 60 % de l’énergie primaire consommée dans
le monde en 2010) forme dorénavant un substrat devenu
indispensable car étant à l’origine de la quasi-totalité des
activités des sociétés industrielles et des modes de vie affiliés.
De fait, à la moindre hausse du cours du baril, c’est l’ensemble
des chaînes de production mondiales qui se trouvent affectées.
N’épargnant aucun secteur de la production du fait d’une
grande interdépendance, ce phénomène totalement nouveau
dans l’histoire de l’humanité, révèle l’ultradépendance
à la fois structurelle et systémique des sociétés thermo-
industrielles [3] dont le fonctionnement est majoritairement [3] Terme initié par l’épistémologue et
assuré par cette unique ressource. historien du développement scientifique et
technologique, Jacques Grinevald.
> The Reshoring initiative [4] [4] « Reshoring Initiative. Bringing manufac-
turing back home »
En raison de cette inflation du coût de l’énergie, __
délocaliser afin de pouvoir produire moins cher ne semble plus http://www.reshorenow.org
sonner comme une évidence. Du moins, c’est ce que souhaite
démontrer Harry Moser qui a mis en place une initiative pour
promouvoir la ré-industrialisation des États-Unis : « the
Reshoring Iniative », ou littéralement « initiative de
relocalisation ». Pour cela, il offre gratuitement aux
entreprises américaines un outil en ligne qui permet d’estimer
selon lui, le vrai coût de la délocalisation. Il prend en compte
des postes de coûts récurrents, les dépenses liées au transport
en fonction des pays et les facteurs de risques qu’il juge
indispensables pour évaluer le coût réel d’une opération de
délocalisation.
En parallèle de cet outil, Harry Moser, présente
également plusieurs études de cas d’entreprises américaines
ayant fait le pas. Néanmoins, les chiffres avancés dépeignent
une dynamique encore timide : entre 200 et 250 entreprises
43
« VOICI UNE VILLE QUI
ÉTAIT AUTREFOIS LE
SYMBOLE DES MIR ACLES
DE L’INDUSTRIALISATION,
44
ET MAINTENANT C’EST LE
SYMBOLE D’UNE NOUVELLE
»
FORME D’ÉCONOMIE, LOCALE ET
BASÉE SUR L’AGRICULTURE.
45
auraient effectué ce retour au pays ce qui représente, selon
l’ingénieur, environ 50 000 emplois. Ce qui est peu lorsqu’on
compare cela aux 500 000 emplois que l’industrie américaine
a recréés entre 2010 et 2013 et aux 5 millions qu’elle a
détruits entre 2000 et 2009. Mais au-delà de leur pertinence
économique, ces chiffres posent en creux la question sociale
et morale de la délocalisation à un moment où les emplois se
font de plus en plus rares.
46
drapeau tricolore attestant haut et fort de leur attachement au
territoire national (des céréales pour le petit-déjeuner au petit-
électroménager). Une myriade de petits acteurs réinvestissent
des secteurs sinistrés devenus des martyrs de la production
globalisée à l’image de l’industrie textile, tels les jeans et
chaussures 1083, les chaussettes Archiduchesse ou encore le
très explicite Slip Français. Ici le rattachement au territoire ne
constitue pas uniquement « un plus produit » mais se situe
bel et bien au cœur de la stratégie de ces jeunes entreprises.
47
d’une reconnaissance institutionnelle par les collectivités.
D’autres part on observe un essaimage auprès de grandes
entreprises qui reprennent l’idée (cf. Paniers SNCF, ou encore
les distributeurs Système U qui ont mis en place une charte
régionale destinée à mettre en avant les producteurs locaux.).
48
49
RELIEF N°4
—
PRODUCTIVITÉ, AUTOMATISATION
ET CHÔMAGE DE MASSE
50
> L’exemple de l’usine Tesla ou le rêve taylorien devenu
réalité.
51
Basée à Freemont en Californie, l’usine du constructeur automobile Tesla Motors est régulièrement
citée comme un modèle inspirant pour le future de la production manufacturière.
—
https://www.youtube.com/watch?v=8_lfxPI5ObM
8 octobre 2013, 8 millions de pièces de 5 centimes sont déversées sur la Place fédérale à Berne en
Suisse pour sensibiliser l’opinion public à l’idée d’un revenu de base.
—
http://www.generation-grundeinkommen.ch
et réussir » car avec « l’essor de l’usine robotisée, le glissement
multiséculaire des échanges mondiaux vers les travailleurs les
[3] ibid p. 177 moins chers pourrait prendre fin. » [3]
54
« Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail
des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis
à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la
nouvelle situation technique. »
Wassily Léontieff,
Prix Nobel d’économie en 1973.
55
ayant recours au sabotage, ces mouvements anciens et récents,
ouvriers et paysans, revendiquent une dénonciation de la mise en
application de techniques jugées illégitimes et menaçantes pour
la survie des travailleurs, et plus largement de l’humain, car elles
favorisent des rapports de pouvoir asymétriques entre ceux qui
détiennent les techniques et moyens de production (semences,
engrais, machines) et les autres. À partir de 2003 des brigades
de faucheurs volontaires se sont organisées. Depuis, chaque été,
elles organisent la destruction méthodique d’essais en plein
champs de plantations d’organismes génétiquement modifiés.
En 2005, près de 5 000 personnes se sont déclarées prêtes à
entrer dans l’illégalité, au nom de la « légitime défense » et
de « l’état de nécessité » imposé par l’irréversibilité des atteintes
à l’environnement et l’absence de recours démocratiques
entourant ces questions.
56
mais seulement des richesses non monnayables ayant une valeur
intrinsèque. »
57
RELIEF N°5
—
PRODUCTION, ALIÉNATION ET
RECHERCHE DE SENS
[1] « — Le premier objectif du Clastre est de Le dividu [1] tend à devenir une nouvelle norme
décomposer l’individu, de le fragmenter. Pour succédant à l’individu. De plus en plus spolié des conditions
obtenir quoi ? Des entités dividuelles. Qu’est-ce qui lui permettent d’être lui, d’être in-divisible, l’individu
qui disparaît lorsqu’on passe de l’individuel au privé de son préfixe devient dividu, c’est-à-dire une partie
dividuel ?
de lui-même. Par moment, c’est sa tête que l’on privilégie
— Le préfixe in- devant. L’unité du sujet son
au reste, du moins, une partie de sa tête. Par moment c’est
caractère unique.
— Oui, Fcuza. Le dividuel, c’est l’individuel divi-
le reste que l’on privilégie, enfin une partie du reste, au
sé, l’individu fragmenté en plusieurs morceaux, dépend de sa tête. L’idée étant d’éviter, autant que faire se
mis en pièces. Ou plus exactement : le dividuel, peut, que toute la tête et tout le reste marche ensemble sans
c’est le produit de cette fragmentation, c’est- quoi celui-ci redeviendrait un individu et donc un élément au
à-dire, si vous voulez, le morceau, la pièce. Le comportement potentiellement imprévisible.
Clastre est un traitement régulé qui intervient
sur cette fragmentation, la prend rationnel-
lement en charge et l’accélère. Il déconstruit, MOI, CET ÉTRANGER.
mais pour remodeler ensuite. Il déconstruit
pour dédoubler, comme nous le verrons. Bien.
Mais que déconstruit-il ? Depuis la manufacture d’épingles d’Adam Smith [2] et
— L’unité du sujet. les analyses exhaustives de Marx, la division de l’humain en
— Pas exactement. Il déconstruit la façon dont fractions toujours plus petites semble n’avoir de limites que les
notre conscience cherche à se saisir dans sa techniques mises à disposition des êtres désireux de les repousser.
vérité. À la division du travail manuel de l’ère industrielle s’est ainsi
— Il démantèle le rapport à soi. superposée celle de l’intellect de la société dite post-industrielle,
— Exactement. Ce qui doit être remodelé, c’est peut-être tout autant industrieuse. L’une comme l’autre
moins l’unité du sujet, comme tu le dis, Fcuza,
induisent des séparations si fortes entre les individus et a fortiori
que de ce qui, plus profondément, produit et
préserve cette unité. »
en eux-mêmes qu’elles semblent faire oublier que producteur,
__ consommateur, penseur, rêveur, joueur, jouisseur, géniteur et
Alain Damasio, La Zone du Dehors, Folio-SF tant d’autres peuvent constituer un seul et unique individu.
Gallimard (1999), p. 186-187.
Ainsi ce processus de séparation des corps et des âmes
[2] Extrait d’une édition électronique du livre continue d’opérer de façon mécanique dans des régions où
d’Adam Smith (1776), Recherches sur la nature l’automate fait de chair et de sang reste — bien que ce ne soit
et les causes de la richesse des nations, Tome qu’une question de temps pour que la tendance s’inverse —
1, p. 16-17 (Traduction française de Germain moins cher que son homologue artificiel. Comme épris d’un
Garnier, 1881, à partir de l’édition revue par
goût pour le voyage à travers le temps et l’espace, le smog parcourt
Adolphe Blanqui en 1843, Édition électronique.
complétée le 25 avril 2002 à Chicoutimi,
le globe au gré des hausses de salaires [3] laissant derrière lui, ce
Québec.).
58
que certains considèrent comme un autre nuage de fumée : le [3] En bon enfant de la fin des années
troisième secteur. 80, mon intérêt appuyé pour les gadgets
électroniques m’a permis de suivre l’évolution
Le secteur tertiaire, qui depuis son inflation par rapport aux géographique du marché du travail du secteur
en scrutant le dos des appareils. Le made in
autres secteurs dans les pays dits développés (environ les trois-
Japan du début des années 90 laissant place
quarts des personnes actives en France en 2013) et son intégration
progressivement au made in Taïwan finale-
quasi-symbiotique des technologies de l’information et de la ment supplanté par un hégémonique made in
communication sera successivement nommé : « économie China (ou PRC pour People’s Republic of China).
du savoir », « économie de la connaissance », « économie de
l’information », « économie de l’immatériel », « capitalisme
cognitif » ou encore « société de loisirs post-industrielle ». Le
concept de « société post-industrielle » apparaît dès la fin des
années cinquante avec le sociologue américain David Riesman,
et dont l’idée sous-jacente de tertiarisation massive des sociétés
industrielles sera reprise ensuite par de nombreux auteurs dont
notamment en France, Raymond Aron, Alain Touraine ou
encore André Gorz.
59
Extraits du film
Samsara,
Ron Fricke,
2011.
60
Extraits du film
Fight Club,
David Fincher,
1999.
61
permettrait de diminuer le temps de travail à 15 heures par
semaine. Graeber souligne que cela aurait effectivement pu
être le cas mais qu’en lieu et place de cela, la technique aurait
été utilisée au profit d’un gonflement des industries de services
(télémarketing, administration, employés de bureau...) comme si
des emplois à l’utilité sociale fort contestable avaient été inventés
pour maintenir les gens occupés. De son point de vue, la seule
réponse viable pour qu’une telle dynamique s’installe n’est pas
économique mais « morale et politique » car elle permet de
maintenir le corps social stable et de conforter l’idée du travail
comme une valeur morale en elle-même.
62
> L’éloge du carburateur.
63
[7] ibid, p. 159-160, p. 161 aucun lien avec celle d’effort exécuté en toute bonne foi. » [7]
64
65
RELIEF N°6
—
PRODUCTION DE VALEURS ET
CAPITAL IMMATÉRIEL
[1] Notion abordée à plusieurs reprises par Arriva un moment où la satisfaction du suffisant [1]
André Gorz (cf. Écologica, 2008) qui s’apparen- ne suffisait plus à écouler les excédents d’une industrie
terait à une sorte de norme commune visant à programmée pour fonctionner à plein régime. Les
servir de référence pour juger de la quantité de départements de communication ont pris le relais des unités
travail et de biens matériels suffisant pour vivre
de production afin de vendre non plus des produits mais des
décemment.
valeurs, du penser différent de masse, de l’hors du commun.
Pendant ce temps-là, l’utilisation des TIC explose et avec
elles apparaissent de nouveaux acteurs évoluant en dehors
du marché et soucieux de créer et partager une nouvelle
ressource que l’on dit abondante et d’une valeur inestimable,
l’or du commun.
66
de façon extérieure aux individus. L’entreprise va ainsi pouvoir [3] « Selon cette logique, les grandes socié-
se focaliser sur l’élaboration de ce vernis symbolique [3] qui tés ne doivent pas consacrer leurs ressources
doit être suffisamment extra-ordinaire, hors du commun, limitées à des usines requérant un entretien
pour apparaître comme inestimable et donc désirable [4]. La matériel, à des machines destinées à rouiller
production du produit-support, quant à elle, devient secondaire ou à des employés voués à vieillir et à mourir.
et peut être aisément déléguée à des tiers. Par ce processus les Ces ressources doivent aller à la brique et au
mortier virtuels nécessaires à la construction
entreprises ont donc réussi à rendre viscéralement désirable et
de leurs marques : sponsoring, emballage,
rare ce que les individus produisaient auparavant eux-mêmes à expansion et publicité. »
l’échelle individuelle et communautaire, de façon abondante. __
Extrait du chapitre - L’usine au rancart. La
Bien que largement éprouvée, cette dynamique continue dégradation de la production à l’ère de la su-
néanmoins de poser la question de la place des individus au sein permarque - Naomi Klein, No logo : la tyrannie
des sociétés industrielles. En effet, dans ce contexte, comment des marques, coédition Actes Sud-Leméac,
continuer à être familier d’un monde dont les couches matérielles 2000 (1999).
et immatérielles nous sont de plus en plus étrangères ? [4] « L’économie ne peut continuer de croître,
Il a toujours été question de donner du sens à ce qui nous les capitaux accumulés ne peuvent être valo-
entoure et en premier lieu aux artefacts produits pour satisfaire risés et les profits ne peuvent être réinvestis
nos besoins quotidiens qu’ils soient physiques ou psychiques. que si la production de superflu l’emporte de
Mais en extériorisant la production de son quotidien matériel plus en plus nettement sur la production du
et immatériel, l’humain tend à devenir un peu plus chaque jour nécessaire. »
cet être (encore humain ?) insatiable et de plus en plus incapable __
de laisser sa trace sur le monde autrement que par des actes de André Gorz, Écologica, Galilée, 2008, p. 136.
67
Photographie d’une femme fumant l’une de ces « torches de la liberté » lors de la
traditionnelle parade de Pâques de New-York. © Inconnu.
Bénéfices des entreprises Google (à gauche) et Facebook (à droite) pour l’année 2013.
10 mm (diamètre) = 1 000 000 000 $
source : zdnet.fr
ces objets, pour les laisser passer entre ses
mains, pour imprimer sur eux la marque de sa
individus comme source d’une relation authentique et durable
personnalité. La consommation est une façon avec le monde peut-elle être de nouveau envisageable ?
de revendiquer un effet tangible à nos choix,
de produire quelque chose de nouveau et de
LA VALEUR RÉELLE D’UNE PRODUCTION
différent dans nos vies. Elle est aussi pour les
IMMATÉRIELLE ABONDANTE.
individus une manière essentielle de jouir de la
créativité et des efforts d’autrui, même si c’est
de façon inconsciente, sans vraiment savoir > Société de la contribution involontaire - le royaume de
qui a fabriqué les objets que nous achetons, et
GAFA [7]
comment » »
__
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Cette dynamique de monopolisation de la création de
Essai sur le sens et la valeur du travail, La valeur immatérielle par la sphère marchande tend aujourd’hui
Découverte, Paris, 2010, p. 25. à largement dépasser le seul champ des valeurs symboliques.
En effet, la numérisation exponentielle de nos activités
[6] Hannah Arendt, Condition de l’homme
quotidiennes permet aujourd’hui de générer et récupérer des
moderne, traduction Georges Fradier, Paris,
sommes colossales d’informations (ce que l’on nomme le big
Calmann-Lévy, 1983 (1958), p. 108.
data ou littéralement « données massives » [8]) potentiellement
[7] Acronyme de Google, Apple, Facebook, exploitables. Réseaux sociaux, géolocalisation, utilisation de
Amazon. capteurs (dans le domaine par exemple du sport ou de la santé),
pour ne citer qu’eux, constituent autant de nouveaux puits de
[8] « Chaque jour, nous générons 2,5 trillions
ressources abondantes, pour ne pas dire infinies. La principale
d’octets de données. A tel point que 90% des
différence avec la création de valeurs symboliques hétéronomes
données dans le monde ont été créées au
cours des deux dernières années seulement.
est qu’ici la valeur créée émane directement des individus. Les
Ces données proviennent de partout : de entreprises se chargent de capter ces données afin de les valoriser
capteurs utilisés pour collecter les informa- par des procédés dont les utilisateurs-producteurs seront plus ou
tions climatiques, de messages sur les sites moins conscients et consentants. Il est difficile, pour ne pas dire
de médias sociaux, d’images numériques et impossible d’évaluer la valeur commerciale de mes mails pour
de vidéos publiées en ligne, d’enregistrements Google, de mes déplacements pour Apple, de mes discussions
transactionnels d’achats en ligne et de signaux pour Facebook ou encore de mes précédentes commandes de
GPS de téléphones mobiles, pour ne citer que livres pour Amazon. Encore faut-il savoir que ces informations
quelques sources. Ces données sont appelées
peuvent avoir une quelconque valeur. Pourtant ces dons
Big Data ou volumes massifs de données. »
__
immatériels constituent aujourd’hui autant de contributions
http://www-01.ibm.com/software/fr/data/ le plus souvent involontaires (ou du moins inconscientes)
bigdata/ aux revenus de GAFA, dessinant les contours d’une nouvelle
forme d’extorsion de la valeur à la fois douce par les méthodes
employées et violente par l’envergure des questions morales et
des enjeux économiques qu’elle soulève. Sachant que la valeur
créée échappe totalement aux utilisateurs-producteurs mais aussi
[9] Voir le rapport de Pierre Collin et Nicolas en grande partie aux territoires sur lesquels elle est créée. [9]
Colin sur les enjeux de la fiscalité de l’économie
numérique publié le 18 janvier 2013. > Société de la contribution volontaire - les nouveaux
__ communs
http://www.economie.gouv.fr/rapport-sur-la-
fiscalite-du-secteur-numerique
Ces dernières décennies, la diffusion massive des TIC a
également permis l’émergence d’une autre forme de création de
valeur immatérielle bel et bien consentie cette fois-ci (du moins
70
active et non passive comme elle est pour GAFA). Tirant parti
de la facilité avec laquelle il est possible de créer, dupliquer et
partager l’information, mais aussi et surtout de se rassembler
pour manipuler de l’information à plusieurs sans les contraintes
d’espace-temps habituelles, de nombreux projets collaboratifs
à but non-lucratif ont émergé. Parmi les plus connus on citera
l’encyclopédie libre Wikipédia, le système d’exploitation GNU
/ Linux, le navigateur Firefox ou encore le service de cartographie
collaborative OpenStreetMap.
71
RELIEF N°7
—
PRODUCTION, STANDARDISATION
ET INDIVIDUATION
72
une marque et une « image de marque » (logo, gamme colorée, [3] cf. Le texte de Mark Brutton : Après le
architecture, design, etc...). L’économie des pays industrialisés modernisme dans Design L’Anthologie d’Alexan-
jusque là basée majoritairement sur un tissu d’entreprises dra Midal, édité par la Cité du Design de Saint
produisant de la valeur tangible (des produits) devient alors Étienne et la Haute École d’Art et de Design de
progressivement une économie du signe basée sur la production Genève, 2013, p. 345-349 (initialement paru
de «valeurs symboliques » [3]. dans Culture technique, numéro spécial
« Design », avril 1981, p. 68-71.).
73
Vue via Google Street View de l’intérieur de l’usine d’électronique Flextronics située au
Texas où sont assemblés les smartphones Moto X de Motorola.
—
https://maps.google.com/maps?cbp=12,100.32,,0,14.04&layer=c&panoid=9dypBY5
dbCsAAAQIuBNvwA&cbll=32.983101,-97.241939&dg=opt&ie=UTF8&ll=32.983101,-
97.241939&spn=0.351921,0.635147&t=m&z=11&source=embed&output=classic&dg=o
pt
Extrait d’un film commercial réalisé pour la sortie du Moto X mettant en avant la possibilité
de personnaliser l’appareil.
—
http://www.youtube.com/watch?v=XPM0HZYEmac
Revendiquer sa singularité est un besoin
puissant que tout individu ressent consciem-
production qui semble ne plus pouvoir se contenter de s’adresser
ment ou non et qu’il tend à vouloir exprimer à tous (par un même objet, par une même marque) mais souhaite
en donnant son avis, en manifestant des choix au contraire de plus en plus être en mesure de s’adresser à chacun
mais surtout en développant des pratiques qui par une offre individualisée.
lui sont propres.
> Personnalisation de masse
Ainsi nous dit le philosophe Bernard Stiegler :
« L’homme a besoin d’exister et pour cela il doit Le concept de personnalisation constitue certainement
pouvoir développer des pratiques que suppor-
l’exemple le plus symbolique et en même temps le plus grossier
tent les objets et à travers lesquelles il permet
à sa libido de laisser des traces de ce en quoi
de cette propension à vouloir ajuster la production au plus
consiste la — ou sa — singularité. » près des envies des consommateurs. Il s’agit le plus souvent de
__ laisser à l’utilisateur final la possibilité d’intervenir sur des
AZIMUT n°36 - Une Anthologie, « Quand éléments superficiels du produit tels que la couleur, l’ajout
s’usent les usages : un design de la responsa- d’un message personnalisé ou bien de pouvoir choisir parmi
bilité ? », entretien mené par Catherine Geel, un certain nombre d’options venant compléter le produit. Issue
p. 245. principalement du secteur automobile, la personnalisation de
masse se retrouve depuis quelques années dans des biens de
consommation courante comme les chaussures (Nike ID), les
téléphones (Moto-X) ou encore plus récemment le marché des
[6] « ... il existe toute une idéologie du choix, boissons gazeuses (Coca-Cola). Malgré tout comme nous le
de la liberté et de l’autonomie qui, si l’on y re- souligne l’auteur américain Matthew B. Crawford « …choisir,
garde de plus près, n’est pas tant l’expression ce n’est pas créer, même si le marketing de ce genre de produits ne
de l’épanouissement d’un Moi enfin émancipé manque pas d’invoquer la “ créativité ” à tout bout de champ ».
des contraintes matérielles qu’une nouvelle
Il convient donc de cantonner la personnalisation de masse à une
contrainte qui nous est imposée. »
expression artificielle du moi [6] plus qu’à une réelle dynamique
____
Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Es-
d’individuation par l’objet qui ne constitue ici qu’un support
sai sur le sens et la valeur du travail, op. cit., p. 77. égotique.
76
des usagers, et pratiquement tout se trouve soumis à la logique
de l’accès. » [8] [8] Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La nouvelle
culture du capitalisme, La Découverte, Paris,
Dans le cas d’un service associant un terminal (un 2005, p. 13.
smartphone) et une place de marché (magasin d’applications), la
valeur du service provient de ce choix accru accordé à l’utilisateur.
C’est lui qui par ses choix (d’applications, de musiques, de jeux,
de livres électroniques...) va faire de son terminal un élément
unique, « à son image » et ainsi lui attribuer un supplément de
valeur par rapport à un dispositif figé.
77
utilisateurs de la fameuse liseuse s’aperçoivent qu’ils leur
manquent des livres dans leur bibliothèque électronique, dont
1984 de George Orwell :
78
lorsque l’individu n’est à l’origine ni de l’objet (en l’occurrence
le fichier numérique) ni de sa réalisation peut-on évoquer encore
l’idée d’individuation tant ce dernier se voit éloigner de la
nature réelle du processus qui a permis de générer le dit objet ?
Compréhension du logiciel et de la machine, appréhension
de la matière, dans le cas l’impression 3D, on assiste ainsi à
mise à distance importante entre l’utilisateur / producteur.
Distanciation qui tend à faire de la mise en forme un processus
quasi magique.
79
RELIEF N°8
—
PRODUCTION ET PRATIQUES
AMATEURS À L’HEURE D’INTERNET
EXPERT EN TANGENCE
80
l’ère numérique pour se développer : elles accompagnent le
mouvement d’industrialisation et de professionnalisation de
la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, depuis un demi-siècle,
l’accroissement de l’autonomie individuelle et le croisement entre
activités professionnelles et activités privées ont été accompagnés
par un outil majeur : l’informatique. » La démocratisation
de l’ordinateur personnel et de sa mise en réseau a alors
considérablement facilité la diffusion et augmenté la visibilité
de ces pratiques, remettant en cause « le fonctionnement de
la culture populaire industrielle, qui imposait que l’œuvre soit
consommée sous la forme choisie » par un tiers. [1] [1] Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur. Socio-
logie des passions ordinaires à l’ère numérique,
Dès lors, des pans entiers de l’industrie semblent se Éditions du Seuil et La République des Idées,
rééquilibrer au profit des pratiques amateurs ; c’est notamment novembre 2010, p.14, p. 39.
le cas des industries culturelles comme la musique, le cinéma ou
encore la presse. Mais aussi des domaines comme l’enseignement
avec la généralisation des cours en ligne, ou encore la politique
avec l’émergence d’entités misant sur une dimension fortement
participative grâce à l’utilisation du réseau dans les principes de
gouvernance [2]. [2] Voir Parti Pirate.
__
Ce mouvement de libération de la connaissance et https://www.partipirate.org
des possibilités de communication restructure l’ensemble
des champs d’activités qui se sont construits sur une forte
concentration et intermédiation. Cela au profit non plus de
fournisseurs de produits finis, fruits d’expertises multiples, mais
d’acteurs offrant des plateformes ouvertes [3] qui font office [3] Ensemble des sites que l’on regroupe
de supports à ces nouvelles pratiques amateurs. Longtemps sous le terme de web 2.0, dans lesquels les
réservées aux domaines de la connaissance, ces dynamiques utilisateurs sont les principaux fournisseurs de
contenu.
apparaissent maintenant dans les champs de la production qui
mettent en jeu de la matière numérique mais aussi physique.
81
En 2006 le magazine Time décide d’élire les millions de contributeurs aux plateformes
participatives comme personnalité de l’année.
Emmanuel Gilloz, jeune ingénieur, en train de présenter la Foldarap à Jean-Marc Ayrault, alors
premier ministre, et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée à l’Économie numérique .
La Foldarap est une imprimante 3D pliable et open-source capable de s’auto-répliquer en partie.
Crédit photo : Ophélia Noor
L’ÉMERGENCE DU PRODUCTEUR AMATEUR
84
Ici l’amateur à la différence du professionnel ou du [6] « Bitcoin est une monnaie électronique
spécialiste, ne dépend d’aucune institution, il ne dépend pas non distribuée (crypto-monnaie). Elle permet le
plus du marché, ni d’un corps scientifique ou d’une entreprise. transfert d’unités appelées bitcoins [BTC] à
L’amateur bénéficie d’un espace-temps qui lui est propre et qui travers le réseau Internet. Les bitcoins ainsi
échangés ont vocation à être utilisés comme
va lui permettre de manœuvrer à sa guise : jouissant des marges,
moyen de paiement dans cette devise ou
des chemins de traverse, des sillons déjà tracés qu’il peut suivre comme une façon de thésauriser.
ou qu’il peut éviter en lui préférant l’inconnu. L’amateur- Conçu en 2009 par un développeur non identi-
producteur n’a d’autres contraintes que son propre enthousiasme, fié utilisant le pseudonyme Satoshi Nakamoto,
sa curiosité et son envie de faire. Cette liberté d’action va devenir le protocole a été implémenté pour la première
la source d’implication, d’exploration et d’expérimentation qui fois par un logiciel écrit par Nakamoto en
n’auraient pu avoir lieu ailleurs. C++ et publié sous licence libre. Le système
a recours à des procédés de chiffrement afin
Le développement massif d’Internet marque un tournant de décentraliser la gestion de la monnaie et
ainsi de ne pas dépendre de l’intégrité ou de la
majeur dans l’échelle des pratiques des amateurs-producteurs
compétence d’un émetteur central. »
tant dans la diffusion de leur réalisation que dans l’envergure __
des défis techniques abordés. Néanmoins avant que l’on observe http://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin
un rééquilibrage entre production d’origine experte et amateur
aussi important dans le champ matériel que celui observé dans
le champ des industries culturelles, l’amateur-producteur va
devoir affronter un enjeu plus important encore que celui
de la compétence : celui de la fiabilité et donc de la légitimité.
Car d’une part la matière est plus coûteuse à dupliquer que de
simples données, d’autre part, à la différence des données, la
matière peut porter atteinte à l’intégrité d’une personne (de
façon non intentionnelle ou intentionnelle comme dans le cas
de l’arme imprimable). Cette grande liberté offerte dans le cadre
de pratiques amateurs constitue ainsi à la fois une force et une
limite vis-à-vis d’un système de valeurs incarné par la figure de
l’expert-spécialiste qui, bien que battue en brèche, a su conserver
une certaine aura en restant synonyme de sécurité. En effet dans
l’industrie manufacturière, les questions de sécurité et de qualité
sont des enjeux centraux autour desquels ce sont développés de
nombreuses normes et process.
85
RELIEF N°9
—
PRODUCTION, ACCUMULATION
ET RECHERCHE D’ÉQUILIBRE
86
fois dans l’histoire, les activités humaines constituent
depuis la fin du XVIIIe siècle un élément de modification
de l’environnement tel qu’il est possible de leur associer
une nouvelle ère géologique, celle de l’Anthropocène,
succédant à l’Holocène. Cette dénomination, popularisée
par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 1995 et partagée
depuis par une partie de la communauté scientifique (non
sans débat), place l’humain comme la principale force
agissant aujourd’hui sur les équilibres de la biosphère et du
climat, devant les fluctuations naturelles habituellement
prédominantes. Le biologiste Maurice Fontaine, jugeant le
terme trop anthropocentrique, préfère quant à lui parler de
Molysmocène, où l’âge de la pollution, en référence à la place
prédominante occupée par les déchets dans la civilisation
moderne.
87
Sur le fil,
illustration inspirée
du travail de
Yona Friedman.
plaisir et un acte socialement utile. Frederick et d’autres
initiateurs du consumérisme n’ont pas simplement
conçu le “ gaspillage ” comme une conséquence liée à la
consommation du produit, ou comme un relief du cycle
de la consommation, mais comme une force génératrice et
[3]Extrait de Design : Introduction à l’his- nécessaire. » [3]
toire d’une discipline. (Pocket, Paris, 2009, p.
29.) d’Alexandra Midal qui reprend le terme Ce phénomène à la fois sociologique, idéologique et
de «gaspillage créatif » initié par Ellen Lupton
technique est alors fortement encouragé. Que ce soit à
et Jack Abbott Miller dans « The Bathroom, The
l’échelle de l’industrie par la mise en place de procédés
Kitchen, an The Aesthetics of Waste : a Process
of Elimination », catalogue d’exposition, M.I.T.
techniques visant à limiter de façon intentionnelle la durée
List Visual Arts Center, 9 mai-28 juin 1992, New de vie des produits ou bien à l’échelle individuelle par la
York, Kiosk, 1992, p. 2. diffusion de constructions psychologiques faisant de l’action
de jeter un nouvel habitus [4] de la vie moderne.
[4]« Le terme « habitus » désigne en sociolo-
gie des dispositions constantes, ou manières La couche jetable constitue à ce titre un exemple
d’être, communes à toutes les personnes d’un symptomatique de l’efficacité toute relative d’une
même groupe social, et qui sont acquises et production favorisant davantage l’accélération de son propre
intériorisées par éducation. »
renouvellement qu’une satisfaction harmonieuse et durable
__
de nos besoins, y compris les plus vitaux. Dans le cas de la
http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/log-
phil/auteurs/bourdieu.htm couche jetable, celle-ci répond avant tout à une recherche
de confort et d’efficacité en assurant la propreté des bébés
tout en libérant du temps aux parents. Mais ce confort et
cette efficacité s’avèrent avoir un coût colossal, à la fois
économique et environnemental. En effet un bébé représente
une consommation moyenne de 6 000 couches avant d’être
propre, soit environ une tonne de déchets (et plusieurs
milliers d’euros d’investissement pour les parents) dont la
durée de dégradation, s’ils ne sont pas incinérés, s’élève à 500
ans. Sans compter que les procédés chimiques utilisés pour
absorber l’urine s’avèrent tellement efficaces, trop efficaces
même, que de nombreux bébés tendent à devenir propres plus
[5] Cf. Documentaire Couchorama de tardivement et donc à consommer encore plus de couches [5].
Jacqueline Farmer.
Cet exemple qui peut paraître de prime abord trivial,
synthétise néanmoins très bien l’idée d’une production
[6] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la dissonante en rupture totale avec les rythmes du milieu dans
technique. Vers une technologie démocratique. lequel elle s’intègre [6]. Une efficacité technique à court-
(La Découverte / M.A.U.S.S., 2004) à propos terme peut ainsi rapidement se transformer en une réelle
de la notion de concrétisation de Gilbert inefficacité sur le long-terme, source de profondes nuisances.
Simondon (p. 212) :
90
cycle, de rythme ou encore d’équilibre dans la question de la
production de biens tangibles.
91
> La permacutlure (cylce, rythme et équilibre)
92
la fois une resynchronisation des rythmes de l’humain avec
son milieu naturel et technique et une prise de recul vis-à-
vis des processus de production et de consommation qui
redeviennent alors des éléments agrémentant la vie plutôt que
visant à la structurer. Il est possible de voir dans cette relation
à la nourriture l’allégorie d’une autre relation possible vis-à-
vis de la production et plus largement de notre rapport à la
technique.
93
un rapport au monde visant la stabilité, l’équilibre, par
un ajustement constant des forces en action. Dans une
dynamique de permaculture l’humain doit s’adapter à son
environnement tout autant qu’il adapte ce dernier à ses
besoins (L’architecte Yona Friedman parle de «coexistence
[13] Yona Friedman, L’architecture de survie. pacifique ») [13]. C’est le funambule qui joue de son corps
Une philosophie de la pauvreté, L’éclat, Paris, et de son balancier, de la souplesse de la corde, ou encore
2003 (1978), p. 116, puis p. 120 : du vent afin d’assurer son équilibre avec élégance. Cette
« Le principe de l’architecture de survie tient vision singulière d’un autre rapport au monde, basée sur des
compte de ce fait : c’est l’architecte (ou l’auto-
principes de réciprocité, résonne d’autant plus à un moment
planificateur), en tant que concepteur des
où une partie croissante de l’humanité tend à construire un
maisons, qui doit s’adapter aux techniques de
survie de l’homme, ces techniques impliquant
relation unilatérale vis-à-vis de son milieu en voulant être en
plutôt certains réajustements du compor- mesure de le planifier, l’organiser, le ménager afin de pouvoir
tement humain que l’accumulation d’une continuer à l’exploiter.
panoplie d’outils sophistiqués. »
Volonté de contrôle qui prend aujourd’hui le nom et
la forme de dispositifs idéologiques et techniques tels que
l’écologie industrielle ou le développement durable (les deux
oxymores étant interchangeables). Dans les deux cas il s’agit
de faire de « la planète un objet de gestion ». « Se dessine
ainsi, selon l’économiste allemand Wolfgang Sachs, au nom
de l’écologie, l’occidentalisation du monde poussée plus loin,
un colonialisme culturel (non intentionnel) qui finalement,
se retourne contre l’objectif premier qui est de trouver la
[14] Cf. Wolfgang Sachs & Gustavo paix avec la nature ». [14] Le paradigme technique actuel
Esteva, Des ruines du développement, Les dans lequel s’intègre la question de la production, qu’il soit
Éditions Ecosociété, 1996, p.73-74. présenté sous son versant bienveillant ou non, semble donc
s’orienter de façon arbitraire vers un contrôle croissant voire
total des êtres et de leur milieu. On peut alors légitimement se
demander si vouloir systématiquement ménager (verbe dont
la racine est commune au verbe anglais to manage : diriger,
organiser) ainsi le vivant, ne reviendrait pas purement et
simplement à en supprimer les raisons d’être.
94
95
SE SITUER
SE PROJETER
96
Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, l’apparition de telles
possibilités d’émancipation et d’oppression collective appelle les
individus à se situer. Cette prise ou non-prise de position participe
à l’expression consciente ou inconsciente de ces « choix » qui
vont orienter notre relation vis-à-vis d’un processus technique
devenu total et in fine révéler notre capacité à être. Par un
tel processus l’humain est invité à renouer avec sa condition
première d’être libre de choisir les manières dont il va se jouer des
contraintes extérieures. Contrairement aux autres animaux qui
sont pré-outillés pour leur milieu, l’humain a cette particularité
d’être « non-fini » et par conséquent a l’obligation de s’adapter à
son milieu en faisant des choix. Dans ce mouvement existentiel il
ne s’agit donc plus tant de pouvoir choisir que de vouloir choisir.
97
parfois de façon plus ou moins circonscrite).
98
Perte de contrôle que beaucoup redoutent dans l’ensemble
des applications des technologies NBIC (Nanotechnologies,
biotechnologies, technologies de l’information et du cognitif).
99
Temporary Autonomous Zone (Zone Autonome Temporaire).
Se refusant à toute définition, il regroupe dans ce concept
l’ensemble des manifestations qui se jouent des frontières
physiques et idéologiques pré-établies créant des zones franches,
des utopies concrètes, scènes d’une « autonomie présente »
et bien réelle. Je vois dans ce concept une clé de lecture me
permettant d’appréhender les nouvelles matrices du réel qui
s’édifient aujourd’hui autour de la notion à l’origine même
des TAZ et dont il est tout aussi délicat de vouloir apposer une
définition, la liberté.
100
Deux éléments qui tendent donc à structurer la topographie
du paysage productif contemporain selon une ligne de crête
très ténue entre d’un côté des acteurs revendiquant le droit
individuel à l’autodétermination (tendance ultra-libérale) et
de l’autre des acteurs revendiquant son équivalent collectif
(tendance libertaire). Ligne de crête très ténue, voire floue, car
cette polarisation balaye un paysage idéologique tellement riche
et complexe qu’il est parfois bien difficile, quasiment impossible
de placer précisément certains de ces acteurs.
« Pendant que le human computing semble installer un Pour accéder au podcast de l’émission :
nouveau type de prolétarisation hors salariat, la technologie http://www.franceculture.fr/emission-place-
numérique donne corps à des réseaux de savoirs fondés sur des de-la-toile-discussion-avec-evgeny-morozov-
relations entre pairs qui paraissent constituer autant de nouveaux pour-en-finir-avec-la-silicon-valley-2014-
101
processus de capacitation, d’individuation et d’autonomisation
– y compris dans le domaine de la production décentralisée des
biens matériels par l’intermédiaire des imprimantes 3D. Les
nouvelles formes de savoirs qui émergent ainsi sont elles des
précurseurs d’un modèle industriel fondé sur la déprolétarisation,
préfigurent-elles au contraire une forme libertarienne d’auto-
[10] Abstract de la conférence Imprimante aliénation, ou bien ces deux tendances sont-elles l’enjeu de choix
3D et production décentralisée – vers « l’usine à de sociétés possibles polarisées par elles ? » [10]
domicile » ?
Intervenants : Johan Söderberg, Camille Dès lors, il apparaît que pour être en mesure de s’orienter
Bosqué, Clément Moreau, dans le cadre des dans un tel « enjeu de choix de société » un redéploiement
Entretiens du Nouveau Monde Industriel dont
des dimensions politiques et morales soit indispensable afin de
le thème était : « Le nouvel âge de l’automati-
sation », 16 décembre 2013.
pouvoir juger consciemment du caractère démocratique de ces
nouveaux objets de la production et de l’usage de la technique
qui y est fait. En l’absence de telles considérations, il semble
que la promesse moderne d’une technique bienveillante puisse
se transformer à nouveau en menace physique, technique et
politique potentiellement déshumanisante.
102
Visuel extrait d’un tract du collectif The Counterforce.
Anthony Levandowski est ingénieur chez Google et travaille sur le projet de voiture automatisée du groupe.
En janvier 2014, il a été pris pour cible devant chez lui par un groupe d’activistes lui reprochant de participer à la
« construction d’un monde immoral fait de surveillance, de contrôle et d’automatisation. »
—
Tract original : https://www.indybay.org/uploads/2014/01/21/streetview_flierforreading.pdf
TERRITOIRES
[1] François Jarrige, Face au monstre méca- L’histoire nous apprend que la construction des fondements
nique, une histoire des résistances à la technique, du paysage productif contemporain ne s’est évidemment pas
imho, Paris, 2009. faite sans heurts [1]. En effet, au sein de ce paysage morne [2]
appelé à être de plus en plus normé par ses rythmes intensifs et
mécanisés, des acteurs se dressent comment autant de territoires
[2] « En plus d’être néfaste à la bonne santé
des citadins, l’industrialisation aliène les ou- dissidents.
vriers, qui de l’usine à la maison, sont épuisés,
chosifiés, méprisés et ont perdu toute dignité. Ces bosquets fertiles, forment des interstices propices au
Pour contester les conséquences patholo- développement d’autres manières de penser et d’agir – « raids
giques de la révolution industrielle, des réfor- réussis sur la réalité consensuelle, échappées vers une vie plus
mateurs essaient de trouver des solutions pour intense et plus abondante. » – [3] manifestant par divers
soigner une civilisation industrielle malade de moyens et postures (retrait, sabotage, apologie de la vie bonne,
ses excès. »
occupation d’usine, action manifeste, construction d’alternative)
__
Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire
d’une discipline, Pocket, 2009, p. 42.
106
Traduction de la chanson General Ludd’s Triumph :
107
BOSQUET N°2 HENRY
DAVID
THOREAU
108
« Si les hommes construisaient leurs habitations de leurs propres mains
et trouvaient de quoi se nourrir, ainsi que leur famille, avec assez de
simplicité et d’honnêteté, les facultés poétiques se développeraient
universellement, de même que dans tout l’univers les oiseaux chantent
lorsqu’ils se livrent à ce genre d’activité. Mais hélas ! Nous nous
comportons comme le coucou et le vacher à tête brune, qui pondent
leurs œufs dans des nids bâtis par d’autres volatiles et n’égayent jamais
le voyageur avec leurs criaillements disharmonieux. Déléguerons-nous
toujours au charpentier le plaisir de la construction ? À quoi se réduit
l’architecture dans l’expérience de la plupart des hommes ? Au cours
de toutes mes promenades je n’ai jamais rencontré un homme occupé
à une tâche aussi simple et naturelle que la construction de sa propre
maison. Nous appartenons à une communauté. Ce n’est pas seulement
le tailleur qui, selon le proverbe, est la neuvième partie de l’homme, c’est
aussi bien le prédicateur, le commerçant et le fermier. Jusqu’où ira cette
division du travail ? Et quel but sert-elle en définitive ? Sans doute qu’un
autre pourrait aussi penser à ma place ; mais il n’est guère désirable qu’il
le fasse et m’exclue ainsi de mes propres pensées. »
_
Henry David Thoreau, Walden, Le mot et le reste, 2010, p. 54-55.
109
BOSQUET N°3 ARTS & CRAFTS
110
« Je souhaite que vous compreniez bien que la naissance et le
développement de la division du travail n’ont rien de purement fortuit
et ne résultent pas non plus d’une mode passagère et inexplicable, qui
aurait entraîné les hommes à désirer travailler selon ces méthodes. Ce
sont les transformations économiques qui contraignirent les hommes
à produire, non plus pour leur subsistance comme auparavant, mais
pour dégager une plus-value. Presque tous les biens, hormis ceux
fabriqués de façon domestique, durent désormais emprunter les voies
du marché avant d’arriver entre les mains de l’utilisateur. Les biens dans
leur ensemble, j’insiste, furent destinés à la vente et non plus, comme
jusqu’alors, à l’usage. Leur aspect esthétique aussi bien que leur côté
utile étaient maintenant devenus des marchandises distribuées selon la
seule nécessité du capitaliste, qui employait à la fois l’ouvrier-machine
et le concepteur, enchaînés par la loi du profit. Vous saisissez qu’à partir
de cette époque-là, la division du travail s’était à ce point développée
que les ouvriers, qui autrefois étaient aussi des artistes, se trouvèrent
désormais divisés en ouvriers qui n’étaient pas des artistes et en artistes
qui n’étaient pas des ouvriers. »
_
William Morris, L’âge de l’ersatz, éditions de l’encyclopédie des
nuisances, 1996, p 46-47.
Extrait d’une conférence donnée devant la Société pour la Protection
des Monuments Anciens, le 1er juillet 1884.
111
BOSQUET N°4 MOHANDAS
KARAMCHAD
GANDHI
112
« Si l’indépendance ne peut être obtenue en tuant des Anglais, elle
ne le sera pas plus en construisant de vastes industries. L’or et l’argent
peuvent être accumulés, mais ils ne conduiront pas à l’établissement
de l’indépendance. Ruskin a prouvé cela à la perfection. La civilisation
occidentale est un jeune bébé, âgé de seulement cinquante ou cent
ans. Et elle a déjà réduit l’Europe à une condition pitoyable. Prions
que l’Inde soit sauve du destin qui a submergé l’Europe, où les nations
empoisonnées sont sur le point de s’attaquer les unes les autres, et ne
gardent le silence qu’à cause de l’entassement des armements. Un jour,
il y aura une explosion, et alors l’Europe sera un véritable enfer sur terre.
Les races non blanches sont considérées comme des proies légitimes
par tous les États européens. Que pouvons-nous attendre d’autre là
où la cupidité est la passion dirigeante dans le cœur des hommes ? Les
Européens s’abattent sur les nouveaux territoires comme des corbeaux
sur un morceau de viande. Je suis amené à penser que ceci est dû à leur
industrie de production de masse.
L’Inde doit vraiment obtenir son indépendance, mais elle doit l’obtenir
par de justes méthodes. Notre indépendance doit être un réel swaraj
( le contrôle de soi ), qui ne peut être obtenu ni par la violence, ni par
l’industrialisation. L’Inde était auparavant une terre d’or, car les Indiens
avaient alors un cœur d’or. La terre est encore la même, mais c’est un
désert, car nous sommes corrompus. Elle ne peut redevenir une terre
d’or que si le métal de base qui est notre actuel caractère national
est transmuté en or. La pierre du philosophe qui peut effectuer cette
transformation est un petit mot de deux syllabes : satya ( la vérité ). Si
chaque Indien est attaché à la vérité, le swaraj viendra à nous de son
propre accord. »
_
Mohandas Karamchand Gandhi, Unto this last. Une paraphrase,
1910 (traduit par Yann Forget dans le cadre de son mémoire de
philosophie, université d’Ahmedabad, Inde, 1993,), p. 38-39.
113
BOSQUET N°5 LES CASTORS
114
« Pour vous loger, devenez “auto-constructeurs”.
Le principal handicap est le manque d’argent au départ. Or, il n’y a
pas de raison pour que cet apport personnel ne puisse être remplacé
par du travail fourni sur le chantier, pendant leurs loisirs, par les futurs
propriétaires eux-mêmes.
115
BOSQUET N°6 ENZO MARI
116
« How is it possible to change the state of things ? This is what I ask
myself. How is it possible to accomplish the deconditioning of form as
a value rather than as strictly corresponding to content ? The only way
I know of, in that it belongs to my field of experience, is what becomes
possible when critical thought is based on practical work. Therefore the
way should be to involve the user of a consumer item in the design and
realisation of the item designed. Only by actually touching the diverse
contradictions of the job is it possible to start to be free from such deeply
rooted conditioning. But how is it possible to expect such an effort when
the production tools are lacking as is, above all, the technical know-how,
the technical culture it would take a fairly long time to acquire ?
On the other hand, if this were possible, anyone needing a table for
example could learn what is essential to make a table, for example that
the legs need to be planted firmly on the floor, therefore at the moment
of purchase could evaluate within the vast array of objects on sale the
models that corresponded most closely to their technical requirements
and which are the best crafted, without entering into the merits of style
or taste. As far as production tools are concerned what was important
was to choose ones that were not so much easy to acquire but that
were already commonly owned; almost everyone has tried planting a
few nails at some time. As regards material, the easiest to acquire is
undoubtedly still the wooden plank. As regards technical culture, on
the other hand, this is not so simple but there is an exemple of technical
culture theoretically open to everyone even though it is only by manual
workers. [...] »
_
Enzo Mari, Proposta per un’autoprogettazione, Edizioni Corraini, 1974,
p. 49.
117
BOSQUET N°7 LES LIP
118
7’ 30’’ - « Cette cadence des mains, des gestes, etc. Ils avaient tellement
ça dans la peau les OS que c’était pas possible de ralentir. On pouvait
pas dire je vais ralentir à 60%. Nous on avait dit naïvement vous baissez
à 50% “ mais c’est pas possible ”. Enfin comment c’est pas possible ? Et
bien non. Le mouvement, dès que l’esprit quittait un peu le mouvement,
le mouvement reprenait et c’était pas possible. Du coup c’est eux qui ont
trouvé la solution en disant par exemple on va s’arrêter dix minutes par
heure, ou quinze minutes par heure et puis là on pourra réfléchir. »
30’ 15’’ - « Et tout s’est très bien passé, les gens étaient contents de
travailler et puis c’est nous qui nettoyons l’atelier, il n’y avait plus de
femme de ménage, les hommes comme les femmes, on prenait le
balais tous les soirs parce que ça doit être très très propre un atelier
d’horlogerie. »
48’ 10’’ - « Il faut apprendre à gérer le grand courant d’air, et plus le vent
soufflera fort, mieux ce sera. »
1 23’ 48’’ - « C’est possible de rêver autrement, de faire autre chose. Moi
je mettais tout ça dans le c’est possible. C’est possible d’une certaine
façon de surréaliser les murs d’une usine. De leur donner une autre
coloration, un autre ton, une autre voie, de faire que le rapport avec
l’autre, le travailleur sur sa machine, change ! »
119
BOSQUET N°8 RICHARD
MATTHEW
STALLMAN
120
« Freedom or Power?
In the free software movement, we stand for freedom for the users of
software. We formulated our views by looking at what freedoms are
necessary for a good way of life, and permit useful programs to foster a
community of goodwill, cooperation, and collaboration. Our criteria for
free software specify the freedoms that a program’s users need so that
they can cooperate in a community.
121
LA CARTE
N’EST PAS LE
TERRITOIRE
122
C’est cette entrée par la complexité qui permet de voir
l’exil de Thoreau non pas uniquement comme une rupture avec
le « monde moderne » (l’étang de Walden jouxtant la ville de
Concord) mais aussi comme une éloge du pas de côté, de la prise
de recul du « civilisé » sur sa condition.
Entrée par la complexité qui permet d’entrevoir dans le [3] « Dans les faits et pour répondre aux com-
mouvement Luddites une manifestation populaire parmi mandes qui abondent, Morris utilise la produc-
beaucoup d’autres revendiquant non pas un refus absolu tion industrielle, car sa production d’objets de
qualité réalisés à la main coûte cher. Même si
de l’automatisation mais surtout le fait de poser de façon
Morris a tenté d’inventer une alternative viable
démocratique le débat autour de sa mise en œuvre.
au capitalisme, seule l’industrialisation, et
même si sa production est peu fiable, promet
Approche qui permet de voir dans le mouvement Arts de démocratiser l’excellence au quotidien. À
and Crafts pas uniquement comme un éloge stricto sensu des première vue, cela pourrait sembler para-
savoir-faire manuels, Morris lui-même n’étant pas fermement doxal, mais il faut comprendre que Morris ne
opposé à l’utilisation, sous certaines conditions, de machines conteste pas tant l’industrie comme moyen que
industrielles [3]. Mais aussi et surtout d’y voir une réflexion sur la médiocre qualité de ce qu’elle produit, de son
la valeur et le sens du travail dans la vie de l’Homme qu’il soit asservissement au mauvais goût bourgeois
et de l’aliénation de l’ouvrier qu’elle engendre.
artisan ou non.
C’est une des raisons pour laquelle Morris
ne voit pas de contradiction insurmontable à
Approche qui permet aussi de voir dans la démarche d’appel recourir à l’industrialisation tant qu’elle ne nuit
à l’autodétermination (Swaraj) de Gandhi plus qu’une lutte pas à la dignité d’homme et d’artiste de l’ar-
contre l’oppresseur et les techniques occidentales, il portait tisan et pour autant qu’elle soit maîtrisée par
d’ailleurs lui-même une montre et prenait régulièrement le train. l’homme. Qu’on ne se trompe pas en réduisant
C’est une recherche d’un équilibre véritable (Satya) aussi bien à la pensée et l’œuvre de Morris à une défense
l’échelle individuelle que collective. archaïque de l’artisanat et du passé ni à une
attaque simpliste de la mécanisation. Morris
n’a qu’un souhait : ouvrier ou artisan, l’homme
Cette entrée par la complexité permet également de
doit regagner sa dignité et ceci implique qu’il
percevoir dans l’histoire des Castors une réponse pragmatique échappe à l’instrumentalisation où l’enferment
à la crise du logement. Mais aussi la matérialisation concrète et le capitalisme et l’industrialisation. »
spontanée d’aspirations communautaires vers un certain mode __
de vie embrassant la modernité sans pour autant renier les tissus Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire
de solidarité traditionnels. d’une discipline, Pocket, 2009, p.61
123
Entrée qui donne l’occasion de voir, dans l’occupation
spontanée de l’usine LIP, une manière pour les ouvriers de
revendiquer leurs droits à la dignité. Mais également une façon
de s’autoriser à imaginer un autre rapport au travail et aux autres,
basé sur une confiance collective et la responsabilité de chacun.
124
125
OBJET DE VALEUR(S)
126
le chant en l’honneur de Ned Ludd) quitte à devoir exercer
l’« œil critique » du plus grand nombre (Enzo Mari) ; le courage
d’avoir la « foi dans les bras et dans les volontés d’hommes »
(Les Castors) ; ou encore faire confiance en apprenant « à gérer
le grand courant d’air » (Les LIP). Enfin, dernière constante,
le fait de revendiquer l’autodétermination et le devoir d’en
faire honneur par le « contrôle de soi », c’est le Swaraj de
Gandhi et la lutte contre l’aliénation de Thoreau, cela afin de
ne jamais « confondre pouvoir et liberté » (Richard Stallman).
127
par un paradoxe extraordinaire, il a conçu l’histoire, à partir de
cette rectification, comme s’il attribuait à la matière ce qui est
l’essence même de l’esprit, une perpétuelle aspiration au mieux.
Par là il s’accordait d’ailleurs profondément avec le courant
général de la pensée capitaliste ; transférer le principe du progrès
de l’esprit aux choses, c’est donner une expression philosophique
à ce “ renversement du rapport entre le sujet et l’objet ” dans
[4] Simone Weil, Réflexions sur lequel Marx voyait l’essence même du capitalisme. » [4]
les causes de la liberté et de l’oppression sociale,
Gallimard, Collection Folio / Essais, Paris, 1998 Dès lors, comment concrétiser cette essence de l’esprit
(1955), p. 21. humain si ce n’est par une intermédiation spirituelle (Providence)
ou matérielle (Providence marxiste, « la mission historique
du Prolétariat » ) ? Par quel nouveau médium pourrait passer
cette réappropriation de l’existence, si ce n’est par l’objet de la
production ?
C’est là où une autre lecture des démarches portées par
les acteurs cités en amont nous permet de constater qu’il ne
s’agit pas tant d’intégrer cette ascension vers le mieux, cette
façon d’avancer vers un idéal que constitue le progrès qu’il soit
technique, social ou moral, dans l’objet lui-même, que dans la
pratique de l’activité qui l’annonce. Ce que l’on retrouve dans
l’invitation de Gandhi à tisser quotidiennement : ce n’est pas
tant le résultat du tissage qui compte que la portée du geste en
termes d’engagement social et moral.
128
Nous retrouverons d’ailleurs cette séparation mortifère
exprimée à l’entrée des camps : Arbeit macht frei, ou
littéralement « le travail rend libre ». Ici, le travail n’est plus
l’expression de la liberté de façon intrinsèque mais la condition
d’accès à une liberté reléguée au rang d’un futur hypothétique.
129
moto). Dès lors si l’on suit le raisonnement de Crawford et sa
ré-interprétation de la praxis, la prévention de la concentration
des pouvoirs économiques au profit du développement des
conditions nécessaires à une indépendance réelle des travailleurs
constitue les bases d’un engagement politique et éthique
assurant les conditions nécessaires à un épanouissement humain
authentique.
130
Qu’est-ce qui réellement empêche leur questionnement si ce
n’est la peur de regarder ce qui s’est fait et dit avant pour mieux
imaginer l’après ?
131
réflexion allant dans ce sens. C’est-à-dire, l’outil qui « me laisse
la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le
[16] ibid, p. 44. monde au gré de mon intention ». [16]
[18] Une voiture de haute densité techno- Ce mouvement de concentration de moyens économiques
logique n’est pas nécessairement plus per- et techniques, en ce qui concerne l’objet de la production, n’a
formante qu’une voiture plus « sobre », c’est pas tant pour effet un gain d’efficacité [18] que la poursuite
même souvent l’inverse, cette sobriété est d’une asymétrisation du pouvoir entre producteurs et
bien souvent le vecteur d’une fiabilité accrue. utilisateurs rendant progressivement impossible toute tentative
(Voir notamment l’exemple récent de la Logan
d’appropriation de l’objet technique par ces derniers.
plébiscitée pour sa robustesse.)
132
Ce mouvement d’asymétrisation se poursuit depuis quelques
décennies à des sphères autrefois préservées par leur caractère
non-artificiel et donc non soumis à une intention humaine
préalable à leur existence. Ainsi la diffusion des nanotechnologies
permet d’intervenir au cœur de la matière, tandis que les bio-
technologies ouvrent l’opportunité de « reprogrammer »
l’ensemble du vivant.
133
CONCLUSION
—
DE L’OBJET AU SUJET
134
Or cette brève étude du paysage productif contemporain et
l’exploration succincte de territoires dissidents m’ont permis
d’identifier un rétrécissement sans cesse croissant du couloir
dans lequel peut réellement se pratiquer le libre arbitre pour
une majeure partie de l’humanité. Rétrécissement inversement
proportionnel à l’augmentation de la capacité à contrôler ce
couloir par la partie de l’humanité qui conçoit et qui fabrique
ce qui dans les sociétés industrielles devient une partie toujours
plus importante du quotidien.
135
dorénavant la quasi-totalité des productions humaines.
En effet, ce n’est plus seulement la force de travail qui se
retrouve captée mais l’ensemble des unités, gènes, atomes, bits,
qui véhiculent l’expression de l’être. C’est le constat que faisait
dès la fin du XIXe siècle William Morris à la vue de ce qui
constituait alors les prémices de la civilisation industrielle.
[4] « On rencontre aujourd’hui des culti- « Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils.
vateurs, des horticulteurs, des producteurs Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie
de fruits, adeptes de la culture intensive, et ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil,
des industriels de l’alimentation, à qui il ne
je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me
viendrait jamais à l’idée de consommer le
domine, sa structure me façonne et informe la représentation
moindre de leurs propres produits. « Heureu-
sement, disent-ils, nous avons assez d’argent
que j’ai de moi-même. » [3].
pour pouvoir nous permettre d’acheter des
produits qui sont le résultat d’une croissance C’est dans l’idée de résister à des velléités de contrôle de
naturelle, sans l’aide de poisons. » Quand on l’humain par une confiscation progressive de son degré de
leur demande pourquoi eux-mêmes n’adhèrent maîtrise de l’outil que des stratégies de désamorçage ont peu à peu
pas aux méthodes de l’agriculture biologique été développées en marge d’un courant dominant ayant tendance
et pourquoi ils n’évitent pas l’emploi de à privilégier les intérêts du concepteur-producteur à celui de
substances toxiques, ils répondent que c’est
l’utilisateur-consommateur. Sachant que paradoxalement les
un luxe qu’ils ne peuvent pas se permettre. Ce
deux sont la même personne, ces stratégies de désamorçage ont
que l’homme-producteur et ce que l’homme-
consommateur peuvent se permettre sont
surtout vocation à limiter un phénomène d’auto-spoliation des
deux choses bien différentes. Mais, puisque les individus [4]. Dès lors ces différentes stratégies se présentent
deux sont un seul et même homme, la question comme autant de tentatives de rééquilibrage de la relation de
de savoir ce que l’homme – ou la société – peut l’humain vis-à-vis de l’outil et in fine vis-à-vis de lui-même. Il
réellement se permettre fait naître une confu- s’agit d’inviter l’humain à de nouveau se respecter, en sortant
sion sans bornes. » l’objet de la production de logiques d’échange pour le re-basculer
dans des logiques d’usage afin de réconcilier l’« homme-
E. F. Schumacher, Small is Beautiful. Une société producteur » et l’« homme-consommateur ».
à la mesure de l’homme, Contretemps / Le
Seuil, 1978, p. 107.
136
Réconciliation qui peut se matérialiser au niveau de l’objet de
plusieurs manières.
137
Ainsi armé, le designer doit analyser le passé tout comme les
conséquences prévisibles de ses actes. La tâche est beaucoup plus
ardue lorsque toute la vie du designer a été conditionnée par un
système tourné vers le marché et axé sur le profit, tel celui des
États-Unis. Il est difficile de réussir à se dégager complètement
[5] Victor Papanek, « Huile de serpent et tha- de valeurs aussi habilement manipulées. » [5]
lidomide : Les loisirs de masse et les marottes
en toc de la société d’abondance », Stockholm, Le designer doit indubitablement prendre acte de la portée
Mijön och Miljonerra, Albert Bouniers Förlag, de son activité quotidienne et des champs dans lesquels elle
1970 et en français : Design pour un monde réel
se développe et s’applique. Au risque, dans le cas contraire,
— Écologie humaine et changement social, Paris,
de vivre dans le déni de la réalité qui l’entoure. Néanmoins,
Mercure de France, 1974, p. 124-129.
lui réserver l’entière responsabilité de l’usage d’un outil aussi
Cité par Alexandra Midal dans Design : Intro- puissant que le design, c’est-à-dire l’art de concevoir à dessein
duction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009, en ayant vocation à toucher les masses, serait, me semble-t-il,
p.196. complètement surestimer la place accordée au designer dans
l’industrie et surtout se fourvoyer largement sur les acteurs
qui dessinent réellement l’objet de la production. De plus, un
tel argument pourrait être entendu dans la mesure où la valeur
d’usage prédominerait sur la valeur d’échange et si le designer
avait un quelconque poids décisionnel.
138
139
140
RESSOURCES
141
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international et de droit comparé 1998
http://works.bepress.com/serge_gutwirth/35/
144
FILMOGRAPHIE ÉMISSIONS DE RADIO
145
ICONOGRAPHIE
Fig. 1, p.18-19 _ Macbook Pro retina 13’’ teardown, Fig. 11, p. 67 _ Chiffre d’affaire de Google et Facebook
© iFixit, 2013. pour l’année 2013, infogramme réalisé sur la base de don-
https://d3nevzfk7ii3be.cloudfront.net/igi/ nées trouvées sur le site d’information zdnet.fr, 2014.
pFQhlHe4snFvJwZF.huge http://www.zdnet.fr/actualites/google-pres-de-13-mil-
liards-de-dollars-de-benefice-net-sur-2013-39797518.
Fig. 2, p.24-25 _ Manufacturing #18, Cankun Factory, htm
Zhangzhou, Province de Fujan, Chine.
Extrait du documentaire Manufactured Landscapes. Fig. 12, p. 72 _ Usine Flextronics via Street View, Austin,
© Edward Burtynsky, 2006. Texas, © Google Inc, 2014.
https://maps.google.com/maps?cbp=12,100.32,,0,-
Fig. 3, p.28-29 _ Illustration personnelle, Point de vu, 14.04&layer=c&panoid=9dypBY5dbCsAAAQIuB
feutre noir sur papier, 2014. NvwA&cbll=32.983101,-97.241939&dg=opt&ie=
UTF8&ll=32.983101,-97.241939&spn=0.351921,0-
Fig. 4, p. 34 _ Closed modular systems, openstructures. .635147&t=m&z=11&source=embed&output=classi
net, © Thomas Lommée, 2014. c&dg=opt
http://openstructures.net/block_images/0000/0188/
closed2.jpg?1250534404 Fig. 13, p. 73 _ Capture d’écran du film publicitaire Moto
X Designed by you, © Google Inc., 2014.
Fig. 5, p. 35 _ Open modular systems, openstructures.net, http://www.youtube.com/watch?v=XPM0HZYEmac
© Thomas Lommée, 2014.
http://openstructures.net/block_images/0000/0182/ Fig. 14, p. 80 _ Person of the Year, Time, semaine du 25
OS.jpg?1250534404 décembre 2006 - 1er janvier 2007, © Arthur Hochstein
with photographs by Spencer Jones Glasshouse.
Fig. 6, p. 50 _ Usine Tesla Motors, capture d’écran extraite http://content.time.com/time/co-
de la vidéo : “Tesla Motors Part 1: Behind the Scenes of vers/0,16641,20061225,00.html
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imprimante 3D pliable : la Foldarap, © Ophelia Noor,
Fig. 7, p. 51 _ Photographie d’une manifestation pour un 2013.
revenu de base à Berne, Suisse, © Stefan Bohrer, 2013. http://hypotheses.org/57646
http://www.generation-grundeinkommen.ch
Fig. 16, p. 86-87 _ Illustration personnelle, Sur le fil,
Fig. 8, p. 58 _ Samsara, captures d’écran extrait de la feutre noir sur papier, 2014.
vidéo Samsara food sequence publié sur la plate-forme
Vimeo en 2011, © Ron Fricke. Fig. 17, p. 101 _ Anthony Levandowsky, visuel extrait
d’un tract diffusé par le groupe d’action citoyen The
Fig. 9, p. 59 _ Fight Club, capture d’écran extrait du Counterforce, © Counterforce, 2014.
long-métrage, édition DVD, © David Fincher, 1999. https://www.indybay.org/uploads/2014/01/21/
streetview_flierforreading.pdf
Fig. 10, p. 66 _ Torche de la liberté, New-York,
© Inconnu, 1929. Fig. 18, p. 102-103 _ Ferme Tournesol, Saint-Paul les
Monestiers, 2012.
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