74pouvoirs p123-142 Responsabilite Magistrats

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 20

BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 123

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

DANIEL LUDET

QUELLE RESPONSABILITÉ
P O U R L E S M A G I S T R AT S ?

A LA SUITE DE L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE de 1981, un proces-


sus de réformes tendant à assurer de plus fortes garanties
d’indépendance aux magistrats avait paru s’amorcer, conformément,
123

d’ailleurs, à ce que laissaient espérer les déclarations de campagne du


candidat qui avait été finalement élu. Au bout de quelque temps, Robert
Badinter avait, en sa qualité de garde des Sceaux, été quelque peu inter-
pellé, lors du congrès d’un syndicat de magistrats, sur la lenteur de ce
processus, qui en vérité semblait marquer le pas. Il avait alors rétorqué :
« La réflexion centrale que vous n’avez pas menée assez loin est celle de
la responsabilité du juge, contrepartie du pouvoir exceptionnel que
vous détenez1. »
Ce souci de placer la responsabilité en regard du pouvoir exercé
dans l’indépendance par les magistrats se conçoit bien, a priori. L’indé-
pendance qu’il s’agit de garantir à la justice, et donc à ceux qui la ren-
dent, s’analyse en l’exercice libre, à l’abri de toute autre contrainte que
celle du respect de la loi et du droit, de pouvoirs considérables, exorbi-
tants, sans équivalent dans l’ensemble de la société. La justice et les
magistrats détiennent, en vertu de la loi, des prérogatives dont l’usage
aboutit à affecter les individus dans leur liberté, leurs biens, leurs sen-
timents, leur vie familiale, l’exercice de leur activité professionnelle. La
gravité des conséquences possibles de l’intervention judiciaire conduit
naturellement à évoquer l’hypothèse où elle s’avérerait finalement
injustifiée et s’analyserait comme un dysfonctionnement, une
« bavure ». La préoccupation de la responsabilité apparaît alors, expri-
mant tout autant la volonté d’assurer la réparation des conséquences
dommageables d’un mauvais fonctionnement de la justice que celle de
le prévenir. Elle vise à rappeler que l’indépendance des magistrats est sti-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 124

D A N I E L L U D E T

pulée au profit de la société, et des citoyens.


L’évolution de l’institution judiciaire française et de la situation
des magistrats, du point de vue de leur indépendance, conduit
incontestablement à poser avec une insistance accrue la question de
leur responsabilité.
Le constat s’impose, en effet, que la justice est aujourd’hui, dans
notre pays, plus indépendante qu’elle ne l’a jamais été, notamment en
raison des progrès réalisés sur le terrain du statut des magistrats. A la
suite de la révision constitutionnelle de 1993, aucune mesure concer-
nant le déroulement de la carrière d’un juge ne peut désormais être
prise sans l’approbation, ou la proposition, du Conseil supérieur de la
magistrature (CSM) où les magistrats élus par leurs pairs siègent en
majorité. De plus, toute mesure concernant la carrière d’un magistrat
124 du parquet, sauf s’il est procureur général, suppose l’avis préalable de
ce Conseil supérieur dans une formation distincte, mais comprenant
également une majorité de magistrats élus. Parallèlement, le rôle et
l’autonomie d’autres instances telles que la Commission d’avancement
se sont accrus. Si l’on compare l’état actuel des choses avec celui qui
prévalait au début de la Ve République, l’observation s’impose, sauf
mauvaise foi, que les pouvoirs du ministère de la Justice dans tout
ce qui concerne la carrière des magistrats se sont considérablement
réduits.
La discussion actuelle sur le statut du parquet met aussi en valeur le
développement de son autonomie, et de la liberté d’action de ses
membres. La renonciation de M. Méhaignerie à donner, en tant que
garde des Sceaux, des instructions tendant au classement des procédures,
à l’interdiction d’exercer des poursuites ou au blocage de leur déroule-
ment, les propositions législatives tendant à inscrire plus clairement dans
les textes la prohibition des instructions ministérielles « négatives »
dans le traitement individuel des affaires ou même à « couper le lien »
entre le parquet et le gouvernement, l’interprétation stricte des dispo-
sitions du Code de procédure pénale sur les instructions ministérielles

1. Crim. 9 décembre 1981, Dalloz, 1983, Jurisprudence, p. 352.


2. Cf. note Jeandidier sous l’arrêt précité, Dalloz, 1983, Jurisprudence, p. 353.
3. Article 434.9 du Nouveau Code pénal.
4. Article 434.7.1 du Nouveau Code pénal.
5. Article 432.1 du Nouveau Code pénal.
6. Article 127 et suivants de l’Ancien Code pénal.
7. Article 183 de l’Ancien Code pénal.
8. Article 127 de l’Ancien Code pénal.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 125

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

récemment retenue par le nouveau garde des Sceaux, M. Toubon 1, tout


cela montre que s’exerce, dans la pratique comme dans l’expression des
idées et des projets, une poussée dans le sens d’une autonomie du par-
quet et d’une indépendance de ses magistrats. Ici encore, l’évolution des
mentalités, si l’on compare la situation actuelle à celle qui prévalait
voici vingt ans, ou même dix ans, est évidente.
Certes, il serait présomptueux d’affirmer que tout va désormais
pour le mieux dans le meilleur des mondes. La révision constitutionnelle
de 1993 est demeurée à certains égards timide, enfermant l’intervention
du Conseil supérieur dans le cadre étroit des décisions individuelles de
nomination et des procédures disciplinaires, alors que la protection
efficace de l’indépendance suppose aussi la possibilité d’un regard glo-
bal sur l’institution. De plus, le choix par le législateur organique du
mode d’élection des membres magistrats du CSM n’a peut-être pas été 125
le plus judicieux dans la mesure où le système retenu ménage encore à
certains le prétexte d’une discussion sur la légitimité de ses décisions.
Par ailleurs, le « désengagement » du ministère de la Justice, sous la
contrainte constitutionnelle, ou par sa volonté de déconcentrer la ges-
tion des juridictions en confiant des pouvoirs importants aux chefs des
cours d’appel, peut entraîner, si l’on n’y prend garde, l’apparition de
nouvelles hiérarchies, de nouvelles contraintes et de nouvelles tensions.
Mais, dans ce cas, ce n’est plus une atteinte à la séparation des pouvoirs
qui sera en cause dans ce qui pourra alors être ressenti comme une
« pesanteur » sur l’activité des magistrats.
Mais, au fond, l’indice le plus fort, le plus spectaculaire, de l’indé-
pendance institutionnelle accrue des magistrats n’est-il pas fourni par le
recours à des procédés dignes d’une mauvaise littérature policière pour
tenter d’influer sur le déroulement d’une instruction en cours ? N’est-
ce pas parce qu’il n’est plus possible désormais d’infléchir l’activité des
magistrats à travers leur carrière que l’imagination de certains se porte,
apparemment, sur d’autres méthodes ?
Les magistrats sont plus indépendants, plus libres, ils paraissent
aussi, aujourd’hui, détenir plus de pouvoirs.
Voici quelques années, et parmi d’autres auteurs, Laurent Cohen-
Tanugi avait mis en évidence 1 l’importance croissante de la régulation
par le droit dans les sociétés occidentales, dont la France. Cette « mon-
tée du droit » se traduisait, dans son analyse, par un rôle accru des
juridictions et de la jurisprudence. Sans affirmer que l’évolution s’est
dessinée de façon tout à fait conforme au tableau qui avait été dressé, on
peut dire que l’activité de la justice et des magistrats est assurément per-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 126

D A N I E L L U D E T

çue aujourd’hui comme de plus en plus importante. Il est banal d’énon-


cer qu’aucune activité individuelle ou collective n’échappe par principe
à l’intervention judiciaire. Des difficultés de la vie quotidienne des
familles les plus modestes au jeu des lois de la concurrence entre grandes
entreprises, de la procréation médicalement assistée au fonctionnement
du marché boursier, le juge est là, en premier ou deuxième recours. Alors
que le Parlement s’est jusqu’à présent opposé à ce qu’un particulier puisse,
dans le cadre d’un procès se déroulant devant la juridiction ordinaire, sou-
lever l’exception de violation par la loi d’un droit fondamental consacré
par la Constitution et provoquer ainsi un contrôle du Conseil constitu-
tionnel, le juge d’instance de Nogent-le-Rotrou a le pouvoir – et le devoir
– de refuser d’appliquer la loi nationale si elle est incompatible avec les
dispositions d’une convention internationale ratifiée et publiée.
126
Le fait que, plus qu’avant, de hauts responsables d’entreprises, des
élus nationaux et locaux, des ministres, des administrateurs soient direc-
tement concernés par des procédures pénales, et par les mesures de
contrainte qui assortissent leur déroulement, contribue aussi à la per-
ception d’un pouvoir accru des juges et d’une évaporation des immu-
nités qui pouvaient, en fait, lui faire auparavant obstacle. La conscience
est plus forte, plus aiguë, que l’exercice de pouvoirs, politiques, admi-
nistratifs et économiques, n’est aucunement exclusif de responsabilité,
et que cela peut et doit se traduire sur le plan judiciaire.
A l’égard de ces magistrats plus libres d’exercer leurs considérables
pouvoirs, la question de leur responsabilité revêt certainement une
acuité accrue. Quelle responsabilité pour les magistrats professionnels,
membres du corps judiciaire ?
Le terme même de responsabilité renvoie aussitôt à quelques
notions « classiques » : responsabilité pénale, responsabilité civile, res-
ponsabilité disciplinaire. Mais l’examen des virtualités et des limites de
ces figures imposées de la responsabilité amène à envisager des aspects
de cette dernière qui, pour être plus subtils, n’en apparaissent pas moins

1. G. Pluyette et P. Chauvin, Responsabilité du service de la justice et des magistrats, juris-


classeur procédure civile, fascicule 74, nº 32.
2. Ibid., nº 33.
3. Institutions judiciaires, Éd. Montchrestien, 5e édition, p. 87, 88.
4. Pluyette et Chauvin, op. cit., nos 155 à 167.
5. Régime de la « prise à partie » prévu par les articles 505 et suivants de l’Ancien Code
de procédure civile.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 127

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

importants pour la justice vécue au quotidien et pour le justiciable.

I. LA RESPONSABILITÉ SANCTION

L’activité professionnelle du magistrat – la seule qui nous intéresse ici –


est susceptible d’être appréhendée sur les plans pénal, civil et discipli-
naire. Elle s’exerce donc dans un cadre juridique à cet égard contrai-
gnant, dans la mesure où tel ou tel comportement professionnel pourra
se voir sanctionné par une responsabilité. Pour prendre la mesure de ces
contraintes, envisageons successivement les trois champs précités de
cette responsabilité.

1. La responsabilité pénale
127
La responsabilité pénale encourue par les magistrats n’a lieu d’être exa-
minée qu’en tant qu’elle les concerne dans l’exercice de leurs fonctions.
L’infraction éventuellement commise par un magistrat et qui n’aurait
aucun lien avec son métier n’appelle pas de remarque, sauf à observer,
bien sûr, qu’aucun traitement particulier, aucun privilège, ne serait
concevable. Mais rien n’indique qu’un problème subsiste sur ce point
après l’abrogation par la loi 93-2 du 4 janvier 1993 des articles 679 et sui-
vants du Code de procédure pénale, qui prévoyaient des dispositions
procédurales particulières pour de telles circonstances. Il n’existe aucun
obstacle à une responsabilité pénale pleine et entière.
La situation dans laquelle l’infraction résulterait d’un acte qui, tout
en n’étant pas dépourvu de lien avec l’exercice même des fonctions,
demeurerait extérieur à celui-ci (imaginons un objet de valeur dérobé
dans le tribunal à des fins personnelles ou même la soustraction, par un
juge d’application des peines, de fonds du comité de probation dont il
assure la gestion), n’appelle qu’un commentaire analogue. L’égalité de
tous devant la loi pénale doit être assurée, et rien ne permet de penser
qu’elle ne l’est pas, ou ne le serait pas, dans un tel cas, aucun privilège
de juridiction n’étant plus applicable, comme on l’a vu, après la loi du
4 janvier 1993 précitée.

1. Civ. 3 octobre 1953, Bull. civ. I, nº 224, comparer avec C.A. Paris 21 juin 1989 Saint-
Aubin – Gaz. Pal., 1989, 2e sem., p. 944.
2. Article 473 du Code civil.
3. Articles 622 à 626 du Code de procédure pénale.
4. Articles 149 et s. du Code de procédure pénale.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 128

D A N I E L L U D E T

Il faut en venir à la question de la responsabilité pénale, qui pour-


rait découler des actes accomplis par un magistrat dans l’exercice même
de ses fonctions. On touche ici à des problèmes plus délicats que l’évo-
cation de la jurisprudence de la Cour de cassation permet de toucher du
doigt : « Attendu qu’en vertu du principe constitutionnel qui garantit
l’indépendance des magistrats du siège, leurs décisions juridictionnelles
ne peuvent être critiquées, tant dans les motifs que dans le dispositif
qu’elles comportent, que par le seul exercice des voies de recours pré-
vues par la loi ; que ce principe, ainsi d’ailleurs que celui du secret du
délibéré mettent obstacle à ce qu’une décision de justice puisse être
considérée comme constitutive par elle-même d’un crime ou d’un délit ;
qu’il en est de même en ce qui concerne le magistrat du parquet… dès
lors qu’il est de principe que le ministère public prend les réquisitions
128
et développe librement les observations qu’il croit convenables au bien
de la justice 1. »
Cette position de la juridiction suprême de l’ordre judiciaire paraît
apporter une limite singulière à la recherche d’une responsabilité pénale
des magistrats du siège et du parquet dans l’accomplissement des actes
de leurs fonctions. Son apparente généralité a d’ailleurs soulevé
quelques critiques s’émouvant de ce que les magistrats seraient devenus
des personnages « intouchables 2 ».
On peut certes observer que cette jurisprudence ne fait pas échec à
l’application de certaines dispositions du Code pénal pour des agisse-
ments se rapportant à l’exercice même des fonctions judiciaires. On peut
songer, par exemple, à la répression de la corruption 3, à celle du déni de
justice 4 et à celle de l’abus d’autorité 5.
Toutefois, l’on peut se demander si le Nouveau Code pénal n’a pas,
en substituant des dispositions plus globales à des dispositions particu-
lières, diminué le nombre des hypothèses où certains actes accomplis
par des magistrats dans l’exercice même de leurs fonctions sont sus-
ceptibles de qualification pénale. Il paraît en aller ainsi de divers cas où
des empiètements à l’égard d’autorités administratives auraient été com-
mis par des juges ou des procureurs 6, ou encore de celui où un juge « se
sera décidé par faveur pour une partie, ou par inimitié contre elle 7 ». Au
demeurant, il faut bien voir que certaines des dispositions particulières,

1. Article 43 de l’ordonnance nº 58.1270 du 22 décembre 1958 relative au statut de la


magistrature.
2. L’article 44 du statut prévoit également que le premier président ou le procureur géné-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 129

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

comme celles relatives aux juges et aux procureurs se rendant cou-


pables de « forfaiture » 8 paraissaient se rapporter à des circonstances de
caractère assez exceptionnel plutôt éloignées du cours habituel, quoti-
dien, de la justice, mais proches des obsessions du législateur de
l’époque au sujet du « gouvernement des juges ».
La jurisprudence précitée semble donc bien conduire à une sin-
gulière restriction de la responsabilité pénale pouvant être encourue par
les magistrats, tout au moins pour les actes juridictionnels accomplis
dans l’exercice même de leurs fonctions. Les actes de caractère non juri-
dictionnel, c’est-à-dire d’administration judiciaire, ne paraissent pas,
a priori, bénéficier de la même irresponsabilité pénale, mais ce n’est pas
en eux que s’incarne l’essence même de l’activité des magistrats.
Doit-on pour autant en rester à un constat de quasi-irresponsabi-
lité des magistrats sur le plan pénal, en raison de leur activité profes- 129
sionnelle ? Il semble que doive être réservé le cas où un acte juridictionnel
ne constituerait qu’une apparence, un « paravent » fourni à un com-
portement délinquant caractérisé, manifeste. Une irresponsabilité serait,
alors, difficilement concevable.
Voici quelques années, certaines énonciations d’un jugement rendu
dans le Sud de la France ont fait songer à l’hypothèse où une décision
juridictionnelle en viendrait à exprimer, dans ses motifs, par exemple
une incitation ouverte à la haine raciale. L’irresponsabilité posée en
principe par la chambre criminelle devrait-elle encore prévaloir ? La
question mériterait, alors, d’être sérieusement posée.

2. La responsabilité civile
Là encore, il ne s’agit d’examiner que la responsabilité qui peut être
encourue pour les actes se rattachant étroitement à l’exercice des fonc-
tions judiciaires.
La responsabilité des magistrats professionnels de l’ordre judiciaire
repose, selon l’article 11.1 de l’ordonnance 58.1270 relative au statut de
la magistrature et l’article L 781.1 du Code de l’organisation judiciaire,
sur une distinction entre la faute personnelle et le fonctionnement
défectueux du service.
Si l’on met de côté la question des fautes n’ayant aucun lien avec
l’exercice des fonctions judiciaires, on est amené à constater que, pour
le justiciable victime de dommages causés par l’activité judiciaire, la dis-

ral d’une cour d’appel, agissant dans le cadre d’un pouvoir propre, peut infliger un « avertis-
sement » à un magistrat du siège ou du parquet de son ressort.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 130

D A N I E L L U D E T

tinction précédemment évoquée n’a pas une très grande portée pratique.
En effet, ou bien l’on sera en présence d’un fonctionnement défectueux
du service de la justice s’analysant en une « faute lourde » ou un « déni
de justice » et la victime devra agir, devant la juridiction judiciaire,
contre l’État en tant que responsable, ou bien l’on sera en présence
d’une faute personnelle du magistrat se rattachant au service public de
la justice, et la victime devra également agir devant la juridiction judi-
ciaire contre l’État, garant « des dommages causés par les fautes per-
sonnelles des juges et autres magistrats ». Dans ce dernier cas, seul
l’État, par la voie d’une action récursoire, pourra agir en responsabilité,
a posteriori, contre le magistrat. Cette action ne pourra être exercée que
devant une chambre civile de la Cour de cassation.
On relève dès à présent qu’un acte qui ne se détache pas du service
130 de la justice ne peut en aucune manière donner lieu à une action directe
de la victime à l’encontre du magistrat qui en est l’auteur.
La jurisprudence permet-elle d’avoir une idée plus précise, plus
concrète, de la portée de ce régime de responsabilité ? Dans une juris-
prudence « relativement abondante à ce jour mais très peu publiée » et
se composant « essentiellement de décisions des juridictions d’appel ou
de première instance, souvent définitives 1 », quelques points méritent
d’être relevés.
On observe tout d’abord qu’il ne paraît pas exister d’obstacle de
principe à ce que la responsabilité de l’État pour faute lourde puisse
résulter d’actes juridictionnels 2. On note ensuite, toujours dans le cadre
de la responsabilité pour fonctionnement défectueux du service, que la
jurisprudence paraît se montrer assez exigeante quant à l’existence
d’une faute lourde ou d’un déni de justice, notions déjà restrictives par
elles-mêmes. Le professeur Perrot remarque à ce sujet que, si le carac-
tère restrictif des conditions posées dans l’article L 781.1 du Code de
l’organisation judiciaire a pu être critiqué, on pouvait difficilement
admettre, s’agissant des activités juridictionnelles, que « le fonctionne-
ment défectueux du service public de la justice pût, en soi et sans autre
condition, entraîner la responsabilité de l’État », toute erreur de juge-
ment pouvant alors devenir une source de responsabilité, « ce qui eût été

1. Éditions Yvon Blais, Québec, 1991.


2. Par exemple C.E. 14 mars 1975 - Sieur Rousseau, AJDA, 1975 p. 362, Chr. Franc.
Boyon, p. 350.
3. Justice, nº 144, mars 1995, p. 4.
4. « Les magistrats doivent de plus en plus répondre de leur éthique », p. 12.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 131

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

impensable » 3.
S’agissant de la responsabilité de l’État en tant que garant de la
faute personnelle d’un magistrat se rattachant au service, on peut noter
que les auteurs ne font pas état d’une jurisprudence très abondante 4, ce
qui donne à penser qu’une telle faute n’a pas été souvent reconnue, ni
peut-être invoquée. La tendance de la jurisprudence à caractériser la
faute lourde, dans le cadre de la responsabilité pour fonctionnement
défectueux du service, en se référant à la définition qu’en retenait la
Cour de cassation sous le régime juridique de responsabilité personnelle
du magistrat antérieur 5 à celui actuellement en vigueur (« celle qui a été
commise sous l’influence d’une erreur tellement grossière qu’un magis-
trat normalement soucieux de ses devoirs n’y eût pas été entraîné 1 ») en
rapproche le contenu de celui de la faute personnelle. Dès lors qu’un
acte d’un magistrat est en cause, n’est-on pas tenté de l’analyser comme 131
une faute lourde du service, plus aisément « admissible » par un tribu-
nal, car ne stigmatisant pas personnellement un magistrat, plutôt que
comme une faute personnelle se rattachant au service, l’État indemni-
sant dans un cas comme dans l’autre ?
Enfin, l’on doit encore mentionner que la Cour de cassation ne
paraît jamais avoir été saisie d’une action récursoire de l’État à
l’encontre d’un magistrat.
A côté de la responsabilité de l’État pour fonctionnement défec-
tueux du service de la justice, et de la responsabilité personnelle des
magistrats garantie par l’État, existent des régimes spéciaux de respon-
sabilité : la responsabilité de l’État en cas de dommage résultant d’une
faute quelconque commise dans le fonctionnement de la tutelle des
incapables 2, la réparation accordée par l’État dans le cadre de la révision
d’une condamnation pénale 3, l’indemnisation à la charge de l’État de la
personne ayant fait l’objet d’une détention provisoire en cas de non-lieu,
relaxe ou acquittement 4.
On constate donc que des voies diverses existent pour réparer les
dommages qui peuvent résulter, notamment, de l’activité des magistrats.
Les conditions posées, dans le cadre de ces différents régimes, sont
souvent assez restrictives, ce qui s’explique par le caractère particulier
de l’activité en cause, à savoir la justice. On observe aussi que l’indem-
nisation est, dans tous les cas, mise à la charge de l’État, et que celui-ci
ne paraît pas mettre en œuvre l’action récursoire. C’est dire que la res-

1. C.E. 14 mars 1975, Rousseau précité.


2. Note sous Crim. 9 décembre 1981, précité.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 132

D A N I E L L U D E T

ponsabilité civile pesant sur les magistrats, dans la mesure assez étroite
où les textes l’envisagent, n’a pas de portée pratique.
Cette situation est parfois source de critiques et de suggestions
tendant à l’instauration d’une responsabilité civile personnelle effective
des magistrats à raison des dommages causés dans l’exercice de leurs
fonctions.
Faute de projets précis en ce sens, une telle solution pose, a priori,
autant de problèmes qu’elle serait censée en résoudre. Comment justi-
fier, à l’égard des actes des magistrats, un régime de responsabilité déro-
gatoire par rapport à celui régissant les actes de la quasi-totalité des
autres agents publics et qui distingue la faute personnelle de la faute de
service, l’agent n’ayant pas à répondre personnellement de cette der-
nière? Faudrait-il alors distinguer entre faute de service « anonyme » et
132 faute de service « personnalisée » ? Comment mettre en place des
garanties procédurales afin d’éviter que ne soit, par le biais d’un tel
régime de responsabilité, ouverte largement la voie à des actions de
déstabilisation de la justice dont l’activité, si elle peut être parfois criti-
quable, est au premier chef utile à la société ?
Le remède à l’irresponsabilité de fait actuellement constatée n’est
donc pas si simple.

3. La responsabilité disciplinaire
Les dispositions applicables aux magistrats en matière disciplinaire sont
assez développées dans le cadre de leur statut.
« Tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à
l’honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute discipli-
naire », faute qui s’apprécie, pour un membre du parquet, « compte tenu
des obligations qui découlent de sa subordination hiérarchique » 1.
C’est le garde des Sceaux qui déclenche l’action disciplinaire en sai-
sissant le conseil de discipline qui est le Conseil supérieur de la magis-
trature, dans sa formation compétente à l’égard des magistrats du siège
et sous la présidence du premier président de la Cour de cassation si
c’est un juge qui est concerné, ou dans sa formation compétente à
l’égard des magistrats du parquet, sous la présidence du procureur
général de la Cour de cassation si c’est un membre du parquet qui est
concerné. Dans le cas d’un magistrat du siège, c’est le Conseil supérieur
qui statue sur l’action disciplinaire, sa décision s’imposant au garde des
Sceaux, qui en assure le cas échéant l’exécution. Dans le cas d’un magis-
trat du parquet, le Conseil supérieur ne rend qu’un avis au vu duquel le
garde des Sceaux statue sur l’action disciplinaire.
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 133

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

L’échelle des sanctions disciplinaires, prévue par le statut de la


magistrature, va de la réprimande avec inscription au dossier jusqu’à la
révocation avec ou sans suspension des droits à pension, en passant par
le déplacement d’office et le retrait de certaines fonctions 2. Une sanc-
tion infligée à un juge par le Conseil supérieur est susceptible d’un pour-
voi en cassation devant le Conseil d’État. Celle infligée par le garde des
Sceaux à un membre du parquet peut faire l’objet d’un recours pour
excès de pouvoir devant le Conseil d’État. Le succès d’une poursuite
disciplinaire étant, en droit ou en fait, subordonné à la position que
prendra le CSM, le garde des Sceaux appuie souvent la saisine de celui-
ci sur une enquête auparavant effectuée à sa demande par l’Inspection
générale des services judiciaires afin d’établir avec précision la matéria-
lité des faits reprochés.
Précisons, enfin, qu’avant la révision constitutionnelle de 1993, 133
c’est une Commission de discipline du parquet, majoritairement compo-
sée de magistrats du parquet élus, qui jouait, mutatis mutandis, en cas
de poursuites visant un parquetier, le rôle joué aujourd’hui par le CSM.
Lorsqu’on se demande comment fonctionne, en pratique, ce sys-
tème, on s’aperçoit qu’avant même la réponse c’est, curieusement, la
question qui fait problème. En effet, l’absence de publication des déci-
sions ou des avis disciplinaires rend singulièrement malaisée toute
approche jurisprudentielle en la matière. Outre le caractère non public
de la procédure disciplinaire, c’est l’article 38 alinéa 2 de la loi du
29 juillet 1881 sur la liberté de la presse qui restreint les possibilités de
publicité en disposant qu’« il est interdit, sous peine d’une amende de
25 000 francs, de publier aucune information relative aux travaux et déli-
bérations du Conseil supérieur de la magistrature », les informations
communiquées par le président ou le vice-président dudit Conseil pou-
vant toutefois être publiées.
Ce point n’est pas sans intérêt, car l’interdiction de faire état des
sanctions disciplinaires, désormais générale avec l’intervention du CSM
dans la discipline du parquet, a au moins deux conséquences. Elle dimi-
nue d’abord l’impact « préventif », intimidant ou pédagogique à l’égard
des autres magistrats. Elle contribue ensuite à entretenir dans une cer-
taine mesure l’impression d’une utilisation relativement faible de
l’action disciplinaire à l’égard des membres du corps judiciaire.
Cette position serait difficilement compréhensible dans d’autres
pays, où la diffusion, au sein de la magistrature, des devoirs profes-
sionnels et des règles déontologiques résulte de la publication de la juris-
prudence disciplinaire et des commentaires doctrinaux qui l’accompa-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 134

D A N I E L L U D E T

gnent. La lecture, par exemple, des Propos sur la conduite des juges éma-
nant du Conseil canadien de la magistrature 1 est riche d’enseignements
à cet égard. De même, le Conseil supérieur de la magistrature d’Italie
assure périodiquement la publication de cahiers sur la « responsabilité
disciplinaire des magistrats » qui informent de ses décisions, de sa juris-
prudence. La position adoptée dans notre pays est d’autant plus diffi-
cile à comprendre parfaitement que les arrêts du Conseil d’État rendus
sur les recours frappant les sanctions disciplinaires sont souvent publiés
avec des informations de caractère nominatif précises, et sont même par-
fois commentés 2.
Consciente des inconvénients que le maintien d’une absolue dis-
crétion à l’égard des sanctions disciplinaires pouvait comporter, la
Direction des services judiciaires du ministère de la Justice a adressé à
134 la fin de 1994 aux chefs des cours d’appel et à l’École nationale de la
magistrature une étude sur la jurisprudence disciplinaire des magistrats
de l’ordre judiciaire dépourvue d’informations de caractère nominatif.
Tout en étant présentée comme destinée à l’information du corps judi-
ciaire, cette étude était assortie de « précautions d’emploi » si restric-
tives, quant à sa diffusion, que son emploi apparaissait finalement mal-
aisé. Ce processus, encore empreint de timidité, sinon de frilosité, a
connu son aboutissement normal avec la publication de larges extraits
de l’étude « confidentielle » dans une revue syndicale 3 et dans le jour-
nal Le Monde du 28 mars 1995 4.
S’il faut en croire ce dernier article de presse, plus de quatre-vingt-
dix décisions disciplinaires auraient été rendues depuis 1958 à l’encontre
de magistrats, dégageant, au fil des ans, un « embryon de jurisprudence
autour du devoir de réserve, mais aussi de la notion d’impartialité ».
Selon la même source, l’étude de la chancellerie relève « une évolution
du droit disciplinaire allant dans le sens d’un apport de plus en plus mar-
qué de règles et de principes directeurs de caractère déontologique » et
cite quelques attendus de décisions du CSM : « Les juges doivent pré-
senter en leur personne même les qualités de rigueur, d’intégrité et de
loyauté qui seules traduisent le sens de leurs responsabilités et la
conscience de leurs devoirs, les rendent dignes d’exercer leur mission et
légitiment leur action » ; « il incombe à tout magistrat d’observer une
réserve rigoureuse et d’éviter tout comportement de nature à entraîner
le risque que son impartialité puisse être mise en doute et que puisse
être, de ce fait, atteinte l’autorité de l’institution judiciaire ». Le même
organe de presse, rapporte enfin, sous forme de citation de l’étude, que
« la chancellerie, plus exigeante quant au respect des devoirs et obli-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 135

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

gations statutaires des magistrats, saisit les instances disciplinaires de


comportements qui, il y a quelques années seulement, n’auraient sans
doute pas donné lieu à poursuites ».
L’effectivité accrue de la responsabilité disciplinaire des magistrats,
ainsi évoquée, verrait certainement ses effets amplifiés si les autorités
compétentes assuraient, en gommant les aspects nominatifs si nécessaire,
une large diffusion de la jurisprudence disciplinaire, permettant ainsi
l’édification de tous.
On relèvera, cependant, sur le fond du droit disciplinaire, une par-
ticularité significative : la jurisprudence du Conseil d’État, statuant
comme juge de cassation à l’égard des sanctions infligées par le CSM à
des magistrats du siège, paraît exclure qu’un grief reposant sur le
« contenu des décisions juridictionnelles » soit de nature à justifier une
sanction disciplinaire 1. Cette limitation, liée à l’indépendance juridic- 135
tionnelle, peut placer à l’abri de toute critique disciplinaire de nombreux
actes accomplis par les magistrats. On doit toutefois observer avec le
professeur Jeandidier que « [le] Conseil supérieur de la magistrature, en
formation disciplinaire, déclare que si la juridiction disciplinaire ne
peut connaître de décisions de justice ayant acquis l’autorité de la chose
jugée, il n’en va plus de même si l’acte considéré est malgré les appa-
rences étranger à toute activité juridictionnelle 2 ». La forme de l’acte
juridictionnel ne saurait donc, à elle seule, procurer une immunité dis-
ciplinaire à des comportements étrangers à l’activité juridictionnelle, ou
qui la dénaturent. C’est à l’instance disciplinaire qu’il appartient de
savoir aller au-delà de l’apparence lorsque c’est justifié.
Une « responsabilisation » disciplinaire pourrait-elle être recherchée
au travers d’un droit direct de saisine du Conseil supérieur de la magis-
trature par les justiciables ? Le risque qui serait ainsi ouvert d’une
contestation illimitée des magistrats provoquant une perturbation du
déroulement normal des procédures, même lorsque aucun comporte-
ment n’apparaîtrait répréhensible, ne serait certes pas négligeable. Mais
il faut reconnaître qu’un tel mécanisme existe dans certains systèmes,
par exemple dans celui du Québec. Une fiche pratique largement dif-
fusée dans le public renseigne les citoyens de ce pays sur le code de
déontologie des juges, sur la manière d’adresser au Conseil de la magis-
trature une plainte relative à un manquement au code de déontologie et
sur la procédure qui est alors suivie. Il y a donc matière à réflexion sur
ce point, mais l’adoption en France d’un tel système, à la supposer
opportune, nécessiterait une formalisation plus grande des devoirs et
obligations des magistrats afin de rendre possible une information suf-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 136

D A N I E L L U D E T

fisamment précise du public à leur sujet et de poser ainsi clairement les


règles du jeu.
Quoi qu’il en soit, il n’y aurait qu’avantage, dans le cadre du système
actuel, à renforcer la crédibilité des procédures disciplinaires en les pla-
çant à l’abri de toute « querelle de légitimité ». Cela supposerait une
consécration plus formelle de la transparence et du contradictoire dans
leur déroulement, et peut-être aussi un choix du mode d’élection des
membres magistrats du CSM qui laisserait les absents sans la moindre
excuse, et leur contestation de principe sans le moindre crédit.

Le rapide tour d’horizon des formes « classiques » de la responsa-


bilité des magistrats auquel on vient de procéder amène à constater que,
s’agissant des actes qui constituent l’exercice même des fonctions judi-
136 ciaires, la responsabilité personnelle des magistrats paraît difficilement
– et rarement – mise en œuvre en dehors des procédures disciplinaires.
Ces dernières trouvent d’ailleurs leur limite dès lors que c’est le contenu
des actes juridictionnels qui se trouve en cause. On retrouve alors,
comme pour les autres responsabilités, l’argument selon lequel la cri-
tique du contenu des actes juridictionnels ne doit s’accomplir qu’au
moyen des recours formés à leur encontre.
Sans négliger les améliorations qu’il serait concevable d’apporter sur
le plan de la responsabilité civile ou sur celui de la discipline, on est
conduit à poser la question de savoir si, au fond, l’on ne se trompe pas
de responsabilité.
Que recherche-t-on en mettant en avant la « responsabilité » des
magistrats ?
Si la réponse, comme on le pense ici, consiste à dire que la respon-
sabilité recherchée est celle qui se traduit, de la part du magistrat, par la
conscience permanente de ses devoirs, des risques que fait courir au
justiciable l’exercice normal de ses pouvoirs, de l’impartialité qui doit
l’imprégner, du professionnalisme qu’il doit mettre en œuvre, de la
nécessité de soumettre en permanence ses certitudes à réexamen, on
parvient alors à la conclusion que, en tout état de cause, les res-
ponsabilités classiques envisagées jusqu’à présent ne suffisent pas à
atteindre l’objectif que l’on vient d’évoquer. Il ne s’agit pas seulement
de voir déclarer formellement responsables quelques individus dont le
comportement a franchi les bornes du tolérable, il s’agit que tout
magistrat se sente en permanence responsable, ait constamment à
l’esprit le sens de ses responsabilités. C’est dire qu’à la responsabilité-
sanction, qui ne s’exprime vraiment qu’à l’occasion des accidents de
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 137

Q U E L L E R E S P O N S A B I L I T É P O U R L E S M A G I S T R A T S ?

la vie judiciaire, doit se superposer la responsabilité-action, qui doit


accompagner, environner, animer en permanence, au quotidien, l’exer-
cice des fonctions judiciaires.

II. LA RESPONSABILITÉ-ACTION

Deux éléments paraissent déterminants du point de vue de la responsa-


bilité active, partagée, des magistrats : leur compétence professionnelle
et leur éthique. Examinons brièvement ces deux aspects.

1. La compétence professionnelle
Une justice digne de ce nom suppose des magistrats compétents. Le
magistrat est responsable de sa compétence professionnelle. Cette der-
nière affirmation paraît difficilement pouvoir être contestée, mais elle 137
appelle néanmoins certaines précisions.
L’accès à la magistrature suppose, en règle générale, dans notre
pays, une formation initiale assurée par l’École nationale de la magis-
trature aux candidats admis à un concours. Ce système s’applique à cha-
cun des élèves en vertu de dispositions législatives et réglementaires, et

1. Cf. « Le juge et son éthique », Les Cahiers de l’IHEJ, Paris, Institut des hautes études
sur la justice, 1993.

suivant un régime de scolarité arrêté par le conseil d’administration de


l’école. Où est, dans cette situation légale et réglementaire, imposée, la
responsabilité du magistrat ?
En vérité, à l’intérieur d’un cadre assurément prédéfini, l’élève est
l’acteur de sa formation. Il doit passer, en trente et un mois, le plus sou-
vent du statut de jeune étudiant à celui de professionnel assumant la
complexité des fonctions judiciaires. La réussite de sa formation
implique donc, outre l’acquisition d’un savoir technique, la conquête
progressive de son autonomie professionnelle, de sa responsabilité,
serait-on tenté de dire encore. Sa scolarité l’appelle à cette conquête,
mais c’est à lui qu’elle incombe.
Des interlocuteurs français et étrangers expriment parfois leurs
interrogations, voire leurs réticences, à l’égard d’un système qui, dans
un cadre scolaire, prétend conduire les individus à une autonomie rapi-
dement et parfaitement assumée. C’est, il est vrai, un pari pour l’éta-
blissement de formation que d’organiser l’autonomie progressive des
sujets de cette formation. Ce pari difficile est tenté en permanence
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 138

depuis trente-six ans à l’École nationale de la magistrature, en s’effor-


çant constamment d’en améliorer les termes par le refus de toute
« modélisation » et par une ouverture accrue sur l’extérieur.
Doit-on encore progresser ? Certainement. Des exemples étran-
gers (Pays-Bas par exemple) montrent que, même lorsque la formation
initiale est institutionnalisée, une plus grande durée permet, par la diver-
sification des activités, des expériences, des stages et par une ouverture
élargie, une meilleure constitution, une meilleure construction par cha-
cun de son autonomie professionnelle. Il y a là, pour les réformateurs,
matière à inspiration.
L’entretien et le perfectionnement de la compétence profession-
nelle à travers la formation continue conduisent plus directement
encore à mettre en valeur la démarche volontaire et personnelle du
magistrat. Depuis 1974, un double système de formation continue des
magistrats était en place dans notre pays, sous l’égide de l’École natio-
nale de la magistrature. Les magistrats issus de celle-ci avaient l’obliga-
tion, au cours de leurs huit premières années de fonction, de choisir
parmi les actions proposées par l’école un total de quatre mois de for-
mation continue. Les autres magistrats relevaient d’une formation per-
manente facultative et pouvaient à ce titre se porter candidats aux dif-
férentes actions organisées par l’École nationale de la magistrature. Ce
double système a été mis en voie d’extinction voici quelques années, et
désormais les magistrats, titulaires d’un droit à la formation continue
consacré dans leur statut par la loi organique du 25 février 1992, relè-
vent tous progressivement d’un régime de formation continue faculta-
tive. C’est dire combien le maintien et l’amélioration de leur compétence
professionnelle vont reposer sur leur volonté, leur détermination.
Les statistiques sont encourageantes puisque plus de 4 000 magis-
trats sur un total de 6 200 suivent maintenant, au cours d’une année, au
moins une action de formation continue. Mais il faut certainement faire
la part des « réflexes formation » acquis encore jusqu’à une date récente
par les magistrats au moyen de la formation continue obligatoire. C’est
pourquoi, tout en soulignant la responsabilité qui appartient maintenant
à chaque magistrat, il faut insister sur le fait qu’elle est partagée. Il y a
aussi une responsabilité de l’institution. On ne pense pas seulement aux
moyens qui doivent être assurés à l’établissement de formation, mais éga-
lement à la liberté d’accès à cette formation qui doit être assurée aux
magistrats. Au sein d’une institution judiciaire engloutie sous les
contentieux, de juridictions débordées, la tentation peut se faire jour de
considérer la formation comme un luxe, comme superflue, subsidiaire
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 139

en tout cas. Les seules conditions actuelles de fonctionnement des cours


et tribunaux sont déjà, par elles-mêmes, dissuasives à l’égard de l’expres-
sion de souhaits de formation de la part des magistrats. Le danger
s’aggraverait si se surajoutaient des réticences institutionnelles exprimées.
Il y a donc, pour l’ensemble de l’institution judiciaire, la responsa-
bilité de donner à chaque magistrat les moyens d’exercer sa propre res-
ponsabilité quant au maintien et à l’amélioration de sa compétence pro-
fessionnelle. Cela passe par des mesures permettant à chacun de ne pas
vivre son absence temporaire comme une catastrophe pour le service, et
par une attitude psychologique non défavorable à la formation. Pour les
responsables de l’institution judiciaire aux différents niveaux, cette exi-
gence relève déjà de l’éthique.

2. L’éthique professionnelle 139


Loin d’être entièrement déterminé par les prescriptions des textes, par
des dispositions précises, le comportement professionnel des magistrats
obéit aussi à leur éthique. Cette éthique pourrait s’analyser comme la
conscience permanente, de la part du magistrat, de ce que, dans le silen-
ce des textes, son comportement n’est pas laissé à sa discrétion ou sa fan-
taisie mais doit se référer aux exigences fondamentales de sa fonction.
Il est sans intérêt ici de gloser sur ce qui distinguerait l’éthique des
magistrats de leur déontologie professionnelle ou de leurs obligations
statutaires. Les unes et les autres découlent des mêmes principes fon-
damentaux et peuvent se recouper, un manquement à l’éthique pouvant
être considéré, sous l’angle disciplinaire, comme une méconnaissance
par le magistrat de son statut.
Mais c’est la différence d’approche qu’il convient de relever au sujet
de l’éthique. Elle n’évoque pas, en effet, la sanction formelle d’un com-
portement fautif, une perspective « répressive », mais un état permanent
de lucidité, de vigilance du magistrat sur les implications, les consé-
quences de ses actes.
De cet état, il est certainement le premier responsable. Cette res-
ponsabilité est inévitable, et pourtant elle ne va pas de soi.
Le comportement du magistrat ne peut être la simple mise en œuvre
de directives résultant de la norme étatique, disposition du statut ou
jurisprudence de l’instance disciplinaire. Sur les devoirs du magistrat, les
textes sont vagues, généraux ou, lorsqu’ils sont précis, partiels, lacu-
naires. Les décisions disciplinaires sont, quant à elles, mal connues.
De plus, pour des raisons qui tiennent à la façon dont l’histoire a
témoigné dans notre pays, jusqu’à nos jours, de l’effectivité de la sépa-
P O U V O I R S – 7 4 , 1 9 9 5
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 140

J E A N - P I E R R E R O Y E R

ration des pouvoirs et de l’indépendance de la justice, il existe, dans le


corps judiciaire, une incontestable réticence à ce que se mette en place
une réglementation stricte du comportement de ses membres qui serait
aussitôt dénoncée comme une police de ce comportement. Les timides
initiatives du ministère de la Justice en ce domaine, qui prennent la
forme de rares circulaires, voient leur légitimité souvent contestée, la
pureté des intentions de l’exécutif à l’égard de la magistrature n’étant pas
présumée par beaucoup des membres de celle-ci.
Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil supérieur de la magistrature
ne peut, dans l’immédiat, guider précisément le comportement des
magistrats. Outre les obstacles découlant de la discrétion, sinon du
secret (cf. supra) qui entoure la jurisprudence disciplinaire, il faut obser-
ver que le saut qualitatif de la légitimité du CSM, qui résulte de la
140 récente révision constitutionnelle de 1993, aura besoin d’un peu de
temps pour se concrétiser de façon perceptible et imprégner de son évi-
dence le corps judiciaire.
Tout cela explique que, actuellement, la régulation du comporte-
ment des magistrats soit très largement laissée à leur libre arbitre, pla-
cée sous leur seule responsabilité. Cela signifie-t-il qu’elle doive être
laissée à leur discrétion ? N’y a-t-il rien à faire, à organiser, en ce
domaine ? Certainement pas. Mais la démarche est délicate, car c’est une
auto-organisation, une auto-régulation qu’il faut favoriser.
Il paraît indispensable que soient déterminés des lieux et mises en
place des méthodes de discussion collective et de réflexion en commun
parmi les magistrats. Une telle démarche est rien moins qu’évidente,
parce qu’il n’y a pas de difficulté plus grande pour un magistrat que
d’accepter de parler à ses collègues de sa propre pratique et d’en faire un
sujet de discussion, de critique. Pourtant, il faut s’engager dans cette

1. Sur ces sujets, on se reportera à J.-P. Royer, R. Martinage et P. Lecocq, Juges et


Notables, Paris, 1982, et aux travaux d’A. Boigeol, en particulier « La formation des magis-
trats : de l’apprentissage sur le tas à l’école professionnelle », dans Actes de la recherche en
sciences sociales, nº 76/77, mars 1989, et l’« Histoire d’une revendication : l’École de la magis-
trature, 1945-1958 », Cahiers du CRIV, nº 7, ainsi qu’à A. Mestitz, Selezione e formazione pro-
fessionale dei magistri et degli avvocati in Francia, Padova, 1990.
2. Prenant en son sein le CNEJ, elle a célébré en 1988 son trentenaire, auquel un numéro
spécial de La Revue de l’ENM a été consacré sous le titre « L’École a trente ans ». Elle s’est
efforcée depuis lors, selon le vœu de son précédent directeur, M. H. Dalle, d’atteindre les
objectifs qu’elle s’était fixés en prodiguant une qualification technique de haut niveau et en sor-
tant ses élèves de la « monoculture » juridique pour leur donner une meilleure connaissance
du contexte social général, tout en tentant de répondre à la crise identitaire actuelle. Pour son
directeur actuel, M. D. Ludet, l’école tente un « pari ambitieux », celui de donner une forma-
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 141

L A J U S T I C E E N E U R O P E

voie qui seule peut garantir que l’éthique soit, dans la magistrature,
quelque chose de vivant et non un simple affichage dissimulant que cha-
cun est purement et simplement renvoyé à ses propres conceptions, à ses
seules idées personnelles quant aux exigences de sa fonction.
La réflexion à initier ne doit pas se donner, dans l’immédiat, d’autre
but qu’elle-même, elle ne doit pas avoir d’objet « réglementaire ». Mais
on peut en attendre qu’elle inspire, nourrisse les pratiques individuelles.
C’est une démarche de ce type qui a été mise en œuvre, depuis
quelques années, par l’Institut des hautes études sur la justice sous
l’impulsion d’Antoine Garapon 1, et le débat sur l’éthique du magistrat
a ainsi commencé d’être mené au sein des justices judiciaire et adminis-
trative. Il doit se développer, de façon décentralisée, au sein de chaque
juridiction, et devenir un accompagnement régulier du travail des
magistrats. L’initiation à la réflexion en commun sur les pratiques doit 141
être donnée dans le cadre de la formation initiale, et la formation conti-
nue doit ensuite aider les magistrats à la continuer en leur procurant par
exemple des instruments, des écrits, des éléments de comparaison.
Il y a assurément matière à des convergences entre la formation des
magistrats, qui, confiée à une école jouissant d’une large autonomie, leur
procure un espace de liberté, et la réflexion de ceux-ci sur les finalités

tion qui ne se réduise pas à la simple reproduction des pratiques professionnelles tout en res-
pectant l’indépendance des futurs magistrats, à la fois par une sélection fondée sur des critères
objectifs et par une pédagogie élaborée à l’abri de toute tutelle.
1. Les travaux récents d’A. Boigeol (notamment Comment devient-on magistrat ?
Enquête auprès de trois promotions d’auditeurs, en collab. avec A. Bancaud et G. Rosset, CRIV,
1991) et de J.-L. Bodiguel, en particulier Les Magistrats, un corps sans âme ? (Paris, 1991) ont
montré pour la France le décalage entre la population et les candidats au concours, qui fait
apparaître chez ces derniers une assez forte sous-représentation des étudiants d’origine
ouvrière ou, plus généralement, d’origine dite modeste, distorsion qui est encore accentuée par
une surreprésentation des candidates, elles-mêmes d’origine sociale souvent plus élevée que
celle de leurs condisciples, de telle sorte que la magistrature française au cours de ces années
recruterait au sein des facultés de droit, principalement parmi les étudiantes dont le père est
membre d’une profession libérale ou cadre supérieur, les étudiants masculins délaissant de plus
en plus une profession qui conduit à une institution que deux Français sur trois voient mal
fonctionner (cf. enquête CREDOC, 1991). Ce genre d’observations n’est d’ailleurs pas limité
à la France et, par exemple, de l’autre côté de la Manche, on fait aussi remarquer que la jus-
tice n’est pas suffisamment représentative du tissu social (féminisation insuffisante, représen-
tation trop faible des identités ethniques issues de la colonisation), on la trouve culturellement
trop uniformisée et peut-être même démodée… Sur le phénomène français de la féminisation
que l’on dit croissant et dont certains s’inquiètent, il n’empêche que la diminution de la pro-
portion des filles entre les candidats, les admissibles et les admis, est une constante jusqu’à ces
dernières années dont l’interprétation est complexe, mais on ne peut exclure l’hypothèse d’une
sursélection (voir A. Boigeol, « Les femmes dans la magistrature : entre spécificité et banali-
sation », Droit et Société, nº 25, 1993, p. 457).
BAT—POUVOIRS Nº 74 16/06/08 17:38 Page 142

J E A N - P I E R R E R O Y E R

de leur liberté.
Ainsi seraient favorisés le dynamisme et la vivacité d’une démarche
qui, si elle exigera du temps et de l’engagement de la part des magistrats,
apportera au justiciable la garantie précieuse que leur responsabilité
n’est pas seulement un concept juridique réservé à des comportements
plus ou moins « déviants », mais aussi, et surtout, une préoccupation
animant chaque instant de leur vie professionnelle.

R É S U M É

Alors que les magistrats français apparaissent aujourd’hui plus libres d’exer-
cer des pouvoirs dont l’importance paraît grandissante, l’on doit poser la
142 question de leur responsabilité. Les aspects « classiques » de cette dernière
(responsabilité pénale, responsabilité civile, responsabilité disciplinaire)
révèlent des limites quant à leur effectivité, en raison d’une difficulté à
admettre qu’un acte juridictionnel soit critiquable autrement que par l’exer-
cice des voies de recours, et aussi parce que les actions disciplinaires s’accom-
pagnent encore de certaines réticences. C’est pourquoi il faut être attentif à
développer ces autres dimensions de la responsabilité que sont la compétence
professionnelle et l’éthique du magistrat. A travers elles, une responsabilité
vécue par chaque magistrat dans le quotidien de sa fonction peut se super-
poser à une responsabilité éprouvée seulement dans des situations particu-
lières, pour un profit plus concret du justiciable.

Vous aimerez peut-être aussi