Hum - Sc. (NS) - T.52,3 - VANSINA J. - L'évolution Du Royaume Rwanda Des Origines À 1900 - 2000
Hum - Sc. (NS) - T.52,3 - VANSINA J. - L'évolution Du Royaume Rwanda Des Origines À 1900 - 2000
Hum - Sc. (NS) - T.52,3 - VANSINA J. - L'évolution Du Royaume Rwanda Des Origines À 1900 - 2000
par
J a n V a n s in a
2000
ACADEM IE ROYALE DES SCIENCES D ’OUTRE-M ER
par
Jan Vansina
Directeur de Recherches
A c a d e m ie R o y a l e K o n in k l ijk e A c a d e m ie
des VOOR
S c ie n c e s d ’O u t r e - M er Overzeese W eten sch a ppen
ISBN 90-75652-17-8
D /2000/0149/1
TABLE DES MATIERES
Préface.........................................................................................................
Résum é....................................................................................................... 9
6. C onclusion......................................................................................... 81
7.1. Historiographie......................................................................... 83
7.2. Les sources................................................................................ 84
7.3. Les Rwanda anciens............................................................... .. 87
7.4. Chronologie................................................................................ 89
7.5. Hutu/Tutsi et histoire du Rwanda.......................................... 91
7.6. Evolution des institutions........................................................ 92
7.7. Processus d’expansion
7.8. Pour conclure..............
Bibliographie..............................
PREFACE 1999
Cet ouvrage fut écrit assez hâtivement en 1960-1961, en partie sous la pous
sée des événements au Rwanda et en partie à cause de ma traduction aux Etats-
Unis. Il voulait fournir aux chercheurs une introduction élémentaire, mais aussi
critique, aux sources et aux thèmes de l’histoire du Rwanda ancien. J’espérais
pouvoir le faire suivre assez rapidement par la publication des ibiteekerezo
récoltées à l’IRSAC sous ma direction entre 1957 et 1961 et utilisées comme
soubassement principal de ce travail. Comme les circonstances n ’ont pas permis
d ’atteindre ce but, ces sources furent dès lors rendues accessibles d ’abord à
Butare et en partie à Tervuren, plus tard sous forme de microfilms [75] utilisés
d ’ailleurs par plusieurs chercheurs.
Cette introduction a connu un regain d ’intérêt dans les dernières années, ce
qui conduit à cette nouvelle édition. M ais une grosse génération s’est écoulée
depuis sa rédaction. Le Rwanda et son histoire ont fait l’objet de tant de publi
cations que «mettre ce travail à jour» serait en écrire un autre. Mieux valait
conserver le texte tel quel et lui adjoindre un supplément dans lequel est esquis
sée l’historiographie récente des thèmes traités dans l’original.
XIXe siècles, les royaumes du Mubari, Ndorwa, Bugesera et Gisaka sont sou
mis. En même temps une pénétration en profondeur se fait au Kinyaga et les
premiers éléments tutsi du Centre s’installent dans les régions septentrionales,
qui sont occupées graduellement sous G ahindiro, Rwoogera et Rwaabugiri.
L’expansion du Rwanda vers l’est et vers l’ouest fut ainsi quasi simultanée. Les
conquêtes orientales furent assimilées rapidement, celles du nord et de l’ouest
ne le furent pas. Ceci est attribuable aux différences culturelles existant entre le
Rwanda central et ses régions septentionales et occidentales.
NOTE LIMINAIRE
Les noms de lieux sont donnés dans leur orthographe officielle, ce qui per
mettra au lecteur de les retrouver sans peine sur les cartes. Les autres substantifs
sont correctement orthographiés du point de vue linguistique, mais l’indication
de ton a été omise. En effet, le lecteur qui n’est pas vraiment familiarisé avec la
langue, ne saurait interpréter les signes diacritiques représentant les tons. Les
rois sont mentionnés dans le texte par leur nom propre. On trouvera le nom de
règne au tableau chronologique de la dynastie royale à côté du nom personnel.
1. Le passé du Rwanda et ce qu’en font ses historiens
RR. PR Blancs, mais surtout du fait que tous avaient été fortement influencés
par les milieux de la cour.
Le premier auteur qui publia une histoire du Rwanda fut le R. P. Pages. Dès
1927, il fit paraître une série d ’articles dans la revue C o n g o qu’il reprit et com
pléta en un livre Un r o y a u m e h a m i t e a u c e n t r e d e l ’A f r i q u e publié en 1933 [22]*.
Dans cet ouvrage, l’auteur présente pour la première fois une vue d ’ensemble
sur l’histoire du Rwanda. Il cite ses sources, surtout la généalogie royale et les
récits historiques, tels qu’il les avait puisés surtout dans les milieux de la cour.
Du fait qu’il restait très proche de ses sources, sa vue d ’ensemble sur l’histoire
du pays resta cependant assez floue. M ais c ’est également cette qualité qui fait
la vraie valeur de l’ouvrage. Le R. P. Pages était un esprit ouvert; il se permet
tait facilement de critiquer ses sources, de les introduire comme mythes ou
légendes. Son attitude envers le sujet est bien exprimée dans sa préface:
Lire ces pages et les déchiffrer sera l ’œuvre de l ’avenir. Notre travail n’est qu’une
ébauche, une sorte d ’essai de monographie. Pour ne pas s ’exposer à recourir au sub
terfuge du raisonnement et pour éviter des affirmations téméraires, nous avons préféré
donner avec les traditions authentiques, les légendes elles-m êm es ou leur résumé. Au
lecteur de tirer les déductions ou les conclusions qui s ’imposent [22, p. 3],
participé à cette tradition missionnaire des Pères Blancs, mais il participait éga
lement à la culture et aux préjugés des milieux de la cour. Etant rwandais, il se
rendit compte que, jusque-là, on n’avait utilisé qu’une fraction des sources dis
ponibles et son mérite fut d ’explorer dans la littérature orale toutes les sources
qui pouvaient éclairer l’histoire. De ce fait, il récolta de nombreux détails nou
veaux sur l’histoire du pays et devint en peu de temps l’autorité incontestée en
ce domaine.
Impressionné par tous les faits nouveaux que publiait périodiquement cet
auteur, personne ne remarqua l’influence profonde des préjugés qui condition
naient de plus en plus ces ouvrages. En fait, l’abbé A. Kagam e reprenait, sans
les mettre en question, les opinions des milieux dirigeants de son pays sur des
points aussi importants que la valeur de ses sources et le sens de l’histoire. Son
article L e c o d e é s o t é r i q u e d e l a d y n a s t i e d u R w a n d a illustre ceci peut-être plus
qu’aucun autre de ses écrits. La tradition des a b i i r u , les gardiens de ce code, ne
pouvait se tromper, ne pouvait jam ais être falsifiée. Les prétentions de ces gar
diens, à savoir qu’ils réglaient à l’avance le cours de l’histoire des règnes, que
l’histoire est cyclique, étaient également retenues sans beaucoup de sens cri
tique. Cette attitude n ’a rien d ’étonnant car l’abbé Kagame, comme le prouve la
lecture d ’i n g a n j i K a r i n g a , qui s’adresse aux lecteurs mandais, est un ardent
nationaliste dans la ligne des partis conservateurs; la grandeur du Rwanda réside
dans son histoire, dans ses institutions presque parfaites et dans son sens moral
élevé plus que tout autre. Entraîné par des aspirations plus larges, il a souvent
oublié que le premier devoir de l’historien est de savoir résister à ses enthou
siasmes. Son grand mérite cependant est d ’avoir ouvert la voie à l’utilisation de
nouvelles sources et d ’avoir enrichi nos connaissances de détail.
L’abbé Kagam e eut une grande influence sur les deux auteurs suivants: le
R. P. D elm as, qui publia en 1950 une G é n é a l o g i e d e l a n o b l e s s e d u R u a n d a [5],
et M. d ’ARiANOFF, qui écrivit en 1952 une H i s t o i r e d e s B a g e s e r a , s o u v e r a i n s d u
G i s a k a [ 3 ] . Les deux auteurs reconnaissent d ’ailleurs son influence sur leur
œuvre [5, p. 6; 3, pp. 14, 15, 40], Au surplus, l’influence de la cour du Rwanda
est très forte sur l’œuvre du R. P. D elm as. On s’en rend compte par l’objet
même de l’ouvrage. Nous ne résistons pas au désir de citer le passage suivant de
son introduction:
C ’est surtout depuis 1940, date de notre nomination à Nyanza, la capitale indigène,
ce phare qui domine le royaume hamite, où se rencontrent et s ’affrontent toutes les
vedettes ind igènes... que notre documentation, jusqu’à cette époque restée éparse et
sans autre but que notre intérêt personnel, a pris corps [5, p. 6].
Elle décrit en effet cette déformation systématique qui a entaché tous les
ouvrages discutés.
Cette déformation fut si marquée que personne ne prêta beaucoup d ’attention
à l ’H i s t o r i q u e e t c h r o n o l o g i e d u R w a n d a qui parut en 1956 [28]. C ’est un
— 16 —
L’aperçu suivant de l’histoire du Rwanda, telle qu’elle est exprimée par les dif
férents auteurs qui l’ont traitée, suit de près l’exposé de l’abbé A. Kagame dans
son Histoire du Rwanda [14]. En effet, cet opuscule résume les opinions du R. P.
Pages et du chanoine De L a c g e r tout en corrigeant certains détails de fait et en
résumant la position de l’abbé Kagame lui-même telle qu’elle était en 1958.
1 .2 .2 . P r e m i è r e s e x p a n s i o n s d u R w a n d a
Les chiffres entre parenthèses ( ) renvoient aux notes en fin de chaque chapitre.
— 18 —
Le pays occupé par l’ennemi resta onze ans sans faire la fête des prémices
prévue dans l 'ubwiiru. Mais après cette époque, le successeur N doori revint du
Karagwe sur la demande des abiiru et fut introduit en secret à Gatsibu, au
Ndorwa et nanti d ’un nouveau tambour dynastique. De là, il fit campagne contre
Byinshi, qu’il tua, et contre N sib u ra qui mourut au Bugesera à la suite de la
magie déployée par les abiiru (4). Ensuite, grâce à sa vaillante armée, il défit et
tua pratiquement tous les petits chefs hutu du territoire actuel du Rwanda et
annexa leurs pays. Il conquit également le Burwi, un petit royaume dans le ter
ritoire d ’Astrida. Revenant du Kinyaga, il se fit pourtant tuer dans une embus
cade tendue par les montagnards du Bwishaza. Son successeur Seemugeshi eut
quelque difficulté à se faire introniser officiellement, parce que l ’umwiiru res
ponsable, ennemi personnel de la reine mère, était de mauvaise volonté. Aussi
décréta-t-il qu’à l’avenir trois abiiru seraient responsables de la succession
royale et non plus un seul. M u ta r a Seemugeshi conquit les trois royaumes res
tants dans le territoire d ’Astrida, le Busanza, le Bufundu et le Bungwe. Il fit un
pacte d ’amitié avec le souverain du Burundi, qui était devenu son voisin, et
obtint de celui-ci un poème fameux qui passa dans l ’ubwiiru. Il réforma
d ’ailleurs sérieusement cette institution en déterminant l’ordre de succession des
cinq noms dynastiques: Mutara, Kigeri, Mibambwe, Yuhi et Cyilima, et en
détaillant les cérémonies ésotériques attachées à chaque nom. C ’était de la pla
nification dynastique à grande échelle, puisqu’elle s’étendait sur la plupart des
prévisions à quatre générations et pour certains détails à huit (5). Nyamuhe-
sh e ra , son successeur, reprit la région de Kigali au Gisaka, et étendit son royaume
dans le nord jusqu’au lac Edouard. Son successeur G isa n u ra fut un roi juste et
- 19 -
sage, qui fut suivi par M azimpaka, un roi poète. Celui-ci fit massacrer pour une
raison futile tous les membres du clan de sa mère et brûler deux de ses femmes.
Ces cruautés n ’étaient qu’une manifestation de troubles mentaux qui s’aggravè
rent par la suite à un point tel que l’on dut nommer son fils R w aaka à la régence
du pays. Pendant son règne, N ta re , roi du Burundi, envahit le Rwanda, mais
occupant le territoire actuel d’Astrida, il tomba malade et mourut sans regagner
son pays. Après la mort de Yuhi, son fils R w aaka fut maintenu au pouvoir pen
dant seize ans et prit le titre royal de K a re m e e ra I mais il ne fut pas intronisé
par les abiiru, qui avaient désigné comme successeur son frère R ujugira, en exil
au Gisaka. Après ces seize années, R w aaka fut atteint du pian, considéré
comme une maladie honteuse, et il abdiqua. R u ju g ira fut alors intronisé.
Telle est donc l’histoire du Rwanda, vue par les auteurs précédents. Le décou
page en périodes, par exemple, n ’est pas original à Kagam e mais remonte à De
L acg er. Celui-ci la présente comme suit:
Les auteurs mettent l’accent sur les conquêtes et l’organisation d ’un Rwanda
unitaire. Kagam e ajoutera à ces thèmes majeurs l’emphase sur le code ésotérique
— 21 —
NOTES
(1) C eci est l ’opinion des Rwandais. Les Rundi, plus qualifiés pour juger de cette
manifestation d ’im périalisme rwanda, la rejettent et un exam en des sources leur
donne raison.
(2) Personne n ’a souligné que cette théorie explique élégam m ent la mort de person
nages importants sur le champ de bataille. C ’est une belle technique d ’interpréta
tion «après coup». En fait il devient très difficile de savoir si des «libérateurs» ont
jam ais été envoyés réellem ent sur le champ de bataille; dans ce cas, on peut parler
de réinterprétation des événem ents et on peut accepter qu’il y eut un libérateur.
(3) Le Bugara avait été conquis par M u t a b a a z i , selon A. K a g a m e [15, p. 7n n° 13] et
voilà que deux règnes après lui un roi de Bugara s ’allie aux ennem is du Rwanda.
La contradiction vaut la peine d ’être relevée.
(4) Ces abiiru avaient pris le placenta de N s ib u r a à sa naissance et l ’avaient fixé par
des piquets aiguisés des deux bouts dans un endroit donné du Bugesera. Ils savaient
que N s ib u r a passerait par là après sa conquête du Ruanda, qu’il trébucherait sur un
des piquets aiguisés et s’y blesserait mortellement. Ce qui arriva. Dans Inganji
Karinga [15, VII, n °6 9 ], A. K a g a m e rejette cette légende en disant: «M êm e si un
pieu avait la m alice et la patience d ’attendre N s ib u r a , il ne pourrait avoir la longé
vité nécessaire et être encore un pieu aiguisé après tant d ’années. Il se serait
effrité». Il est typique qu’il ne relève pas le fait que les abiiru ne pouvaient savoir
des années à l ’avance ce qui allait se passer. Ses lecteurs sont trop convaincus de
ces pouvoirs des abiiru pour qu’il les mette sérieusement en doute. Lui-m êm e leur
attribue aussi beaucoup de pouvoirs.
(5) A. K a g a m e ne relève pas l ’improbabilité d ’une prévision de l ’alternance des noms
Mutara et Cyilim a toutes les quatres générations, établie huit générations à
l ’avance. Il accepte sans discussion la tradition de Vubwiiru à ce sujet. Il ne se rend
pas com pte que cette «règle» est une addition plus récente du code, destinée à
expliquer cette irrégularité. C eci n ’est qu’un exem ple du manque de sens critique
de cet auteur quand il traite des traditions de Vubwiiru.
(6) A. K a g a m e ne se rend pas com pte que ce détail est de nouveau une justification
explicative d ’événem ents non prévus dans le code. En fait, le nouveau favori de
M u s i n g a , K a b a a r e , tua tous les abiiru qui ne se déclaraient pas en faveur du nou
veau roi et répudiaient ainsi celle de R u t a r in d w a .
2. Les matériaux de l’histoire du Rwanda
2.2.1. Ibiteekerezo
Ce nom s’applique à tous les récits historiques, relatant des événements sup
posés anciens, sans tenir compte du milieu dans lequel ils se transmettent, ni de
leurs caractéristiques historiques spéciales. Le nom s’applique aussi au Rwanda
aux commentaires de Vubwiiru que nous classons parmi les poèmes. Les autres
ibiteekerezo peuvent être groupés en deux classes: les ibiteekerezo sans plus, qui
relatent des faits d ’histoire générale du Rwanda, et les ibiteekerezo byi ‘imi-
ryango, «récits des familles» ou histoire familiale [16, pp. 31-34 et 42-44], Les
récits généraux doivent être subdivisés en deux groupes: les récits officiels,
créés et transmis à la cour et les récits populaires dont les origines sont diverses.
Les «récits généraux officiels» sont de vrais récits et non, comme l’abbé
Kagam e les présente, des poèmes guerriers épiques [16, p. 42]. Leur forme est
— 24 —
Tableau 1
Types de traditions orales du Ruanda
* Les poèm es et chansons s’accom pagnent de commentaires qui doivent être considérés
com m e sources séparées.
— 25 —
sans aucune prétention littéraire, mais ils sont denses, précis et détaillés. Tous
sont transmis, plus ou moins, au hasard, dans le lignage dont ils traitent l ’his
toire. Ces lignages appartiennent dans la grande majorité des cas à la noblesse
(6) tutsi. Comme les récits ne sont connus que par peu de conteurs, il est dif
ficile de les retracer et il en existe peu de variantes. M ais la qualité de la trans
mission peut être jugée par le nombre et la précision des détails incorporés
dans la narration. Ceci est le cas pour les récits récents où le temps n ’a pas
encore oblitéré ces détails. Car la transm ission n ’est généralem ent pas bonne.
Ces sources n ’ont pas encore été récoltées systématiquement, quoique
A. K agam e en ait récolté un nombre grandissant. Les récits familiaux récents
sont d ’une grande aide à l’histoire, parce qu’ils sont privés et contrebalancent
les données officielles. M ais ils sont limités en ce sens qu’ils ne traitent que
des lignages tutsi. Ils sont de ce fait de bonnes sources pour les intrigues de la
cour et la colonisation de groupes tutsi à travers le pays. Les quelques récits
de famille hutu, surtout ceux des abahinza, anciens souverains hutu, sont très
précieux parce q u ’ils éclairent certains aspects du passé qu’aucune source ne
nous révèle.
2.2.2. Amakuru
«Les nouvelles» ou «les récits historiques récents» couvrent approximative
ment la période de R w aabugiri à nos jours. Ce sont des récits qui n ’ont pas été
coulés dans un moule officiel ou qui n ’ont pas encore acquis le caractère de
récits populaires. Leurs sources sont très près de nous. Certains de ces amakuru
sont des récits oculaires de personnes ayant combattu pour Rw aabugiri.
D ’autres sont basés sur des bruits recueillis par des contemporains qui les racon
tent maintenant. Mais la grande majorité des récits ayant trait à R w aabugiri sont
déjà de la tradition orale. Ils ont été transmis pendant une ou deux générations.
Mais comme il est possible d ’établir, dans chaque cas, qui fut à leur origine, on
peut en déduire avec beaucoup de précision quelle en est la valeur particulière.
En ce qui concerne les règnes des successeurs de R w aabugiri, M usinga et
M u ta ra , la grande majorité des témoignages sont oculaires et peuvent être trai
tés comme des témoignages directs. Ces sources sont légion et en les confron
tant avec les sources écrites, couvrant la même période, on arrivera sans doute à
écrire en grand détail l’histoire du pays à la fin du XIXe siècle. Des exemples de
ces sources se rencontrent dans l’ouvrage de M. Coupez. Un grand nombre en a
été récolté mais ici de nouveaux efforts pourraient probablement en faire décou
vrir bien plus.
les histoires du Rwanda déjà publiées s’appuient principalement sur eux, même
les ouvrages de l’abbé Kagame, qui ne leur accorde qu’une importance
moyenne dans sa classification des sources. En outre, c ’est la source qui
remonte le plus loin dans le passé avec la généalogie dynastique et l ’u b w i i r u . A
cause de ces deux caractéristiques, les récits historiques sont la pièce essentielle
et initiale de la tradition. Les autres sources ne font que les corriger ou les com
pléter.
2 .3 .1 . U b u c u r a b w e n g e
variantes que l’on rencontre dans ce texte ont trait à l’ascendance des reines
mères uniquement, ce qui s’explique logiquement, puisque ces données sont
reprises à des généalogies familiales qui n’étaient pas aussi bien préservées que
celle-ci. La transmission excellente et soigneuse de l’u b u c u r a b w e n g e s’explique
par le fait que cette généalogie est la preuve légale du droit de succession de
l’actuel occupant du trône et également la preuve du fait que les rois descendent
du premier souverain du Rwanda, G ihanga, et de ses ancêtres descendus du
ciel. De plus, toutes les grandes familles du royaume s’y réfèrent pour montrer
qu’elles descendent soit d ’un roi, soit de la famille d ’une des reines mères.
L’u b u c u r a b w e n g e est le Gotha du Rwanda. L’analyse de ce document entreprise
par Kagame [ 16 , pp. 20-27] montre que son élaboration ne date au plus tôt que
de M ukobanya et fut parallèle à la création des premiers récits historiques offi
ciels. Se basant sur la bonne qualité de la transmission et sur cette antiquité rela
tive, l ’abbé K agam e accepte ce document sans aucune autre critique. Mais du
fait qu’il s’agit d ’une source officielle, bien plus, de la fondation légale de la
dynastie qui occupe le trône, on est en droit de s’attendre qu’elle ait été falsifiée,
chaque fois que ce droit de succession était en cause, parce qu’une nouvelle
dynastie avait pris le pouvoir ou que la succession n ’avait pas suivi exactement
les règles prévues par la coutume. Notre argument au chapitre prochain sera de
— 29 —
démontrer que la généalogie fut en fait falsifiée plusieurs fois. Malgré tout, il
n ’en reste pas moins que cette généalogie est la source la plus importante pour
une élaboration de la chronologie de l’histoire du Rwanda.
Les généalogies familiales de la noblesse tutsi ont été publiées in extenso par
D elmas [5]. Cette collection de sources n ’est cependant pas complète, puisque
l’auteur s’est contenté de retracer les généalogies des personnes qui occupaient
un emploi dans l’administration vers 1940. Mais il convient d ’admettre que cette
collection représente la grande majorité des généalogies familiales de la
noblesse.
Ces sources sont transmises à l’intérieur du lignage et elles sont enseignées
aux enfants de ce groupe, dès leur jeune âge. A dix ans, ils les connaissent en
détail et savent les réciter sans erreur. La transmission est donc bonne. Une ana
lyse de la documentation recueillie montre cependant que les généalogies ne
sont complètes et dignes de foi que pour une profondeur de huit générations au
plus, de sept générations normalement dans les lignées les plus nobles [5, pp. 57
et 60], et de cinq à sept générations dans les autres. Une étude des variantes n ’a
pas été entreprise, mais il est fort probable qu’il n ’en existe guère avant les
générations indiquées. L’utilité des généalogies familiales est de renforcer la
chronologie donnée par la généalogie dynastique pour les huit dernières généra
tions et de fixer une chronologie des récits familiaux pour la généalogie du
lignage qui les transmet.
2.4. La PO E SIE e t l e s c h a n s o n s
Une remarque préliminaire doit être faite ici. On a accordé une grande valeur
à toutes les sources poétiques du Rwanda parce qu’elles sont coulées en forme
figée et que les mots même du texte appartiennent à la tradition. En comparant
les variantes, on peut arriver à reconstruire un archétype et à l’attribuer à une
certaine époque du passé. Ceci est important, surtout en ce qui concerne Vub
wiiru, «le code de la royauté» ou les ibisigo,«poèmes dynastiques» qui remon
tent assez loin dans le passé et dont la transmission est confiée à des spécialistes
[11, pp. 21-30; 16, pp. 10-14; 15] (7). On a oublié chaque fois de souligner que
cette poésie reste incompréhensible au profane sans un commentaire du texte,
car elle se caractérise par l’emploi de figures poétiques qui voilent le sens réel,
par l’utilisation d ’un vocabulaire très spécial comprenant un grand nombre de
mots inventés ou d’archaïsmes et enfin par une technique poétique qui ne per
met pas de décrire des faits du passé mais qui y fait seulement des allusions
obliques [11, pp. 12-21; 9, pp. 373-385]. En fait, c ’est seulement le commen
taire qui permet de donner un sens au texte. Et ce commentaire n ’est pas le
— 30 —
même document oral que le poème. Il est un document oral différent, accompa
gnant le premier, mais ayant sa propre ligne de transmission. Et cette transmis
sion du commentaire est beaucoup moins bonne que celle des poèmes, car il
n ’est pas transmis en forme figée ni d ’une façon systématique. Si l’étudiant du
poème oublie de demander après coup la signification de tel ou tel passage du
poème, l’instructeur ne le lui expliquera peut-être pas et cette partie du com
mentaire se perd. Admettons maintenant qu’un commentaire expliquant un pas
sage poétique se soit perdu et qu’une ou deux générations après, un rhapsode
intelligent demande à son instructeur ce que ce passage signifie; on se trouve
alors devant une situation où soit l’instructeur, soit son élève, tenteront de trou
ver une explication et en trouveront une, c ’est-à-dire qu’ils forgeront de toutes
pièces un nouveau commentaire. Tout ceci a pu être observé par nous aussi bien
pour les i b i s i g o que pour les i b y i i v u g o . La conclusion en est que les sources ne
sont pas a p r i o r i des sources de première importance, parce que leurs commen
taires sont si souvent déficients. La confiance aveugle que leur accorde l’abbé
K agam e n ’est pas justifiée.
2 .4 .1 . L ’u b w i i r u
Le roi du Rwanda gouverne seul. C ’est un roi divin et à ce titre il est assisté
par des conseillers spéciaux, les a b i i r u , organisés dans une corporation appelée
u b w i i r u . Ces conseillers, appartenant à plusieurs lignées héréditaires, sont char
et 63-64] (8). L ’u b w i i r u semble avoir été centré, au début, autour des rites
annuels des prémices, des rites destinés à écarter les calamités naturelles, des
rites d ’investiture et d ’obsèques royales. Dans leur domaine tombait également
la reconnaissance d ’un successeur comme roi du pays. Ce savoir est contenu
dans une série de poèmes, appelés l e s v o i e s d e l ’u b w i i r u traitant des rites de
fécondité, l e t e s t a m e n t d u t a m b o u r et l e s t e s t a m e n t s d e s r o i s , traitant de la
royauté même et de la succession. Tous ces poèmes sont accompagnés de com
mentaires explicatifs, les i n t e e k e r e z o z ’u b w i i r u , d ’où découlent les préceptes
— 31 —
pratiques ayant trait à la royauté. Il est évident que les abiiru ont continuelle
ment apporté de nouvelles additions à ce code et que la technique de celles-ci
fut la suivante. Chaque fois qu’une corrélation fut observée entre un malheur
national et une particularité de la royauté, un nouveau tabou fut introduit [9,
p. 377, n° 23]. Chaque fois qu’une corrélation fut observée entre une particula
rité de la royauté et des événements indifférents ou heureux, celle-ci fut égale
ment intégrée au code. C ’est ainsi que l’on dit que les Kigeri sont guerriers,
parce que les deux ou trois derniers Kigeri l’étaient et que le cérémonial pour la
multiplication du bétail doit avoir lieu sous un Yuhi, parce que Mazimpaka était
un fervent admirateur du b étail. En ce qui nous concerne, cette attitude montre
une préoccupation constante des abiiru envers le précédent historique et
explique pourquoi ils accordent une telle importance à l’histoire. De ces faits
mêmes, il découle qu’ils auront une tendance à projeter dans le passé des corré
lations observées récemment. Ils notent par exemple qu’une éclipse de soleil
accompagne l’intronisation d ’un roi Mibambwe [16, p. 75], Ce fait s’est produit
sous les deux derniers rois de ce nom. Il est logique qu’ils projettent ceci dans
le passé et en viennent à attribuer des éclipses de soleil au règne de tous les
Mibambwe précédents. Et dans l ’interprétation des données de Vubwiiru on
devra se méfier constamment de phénomènes de ce genre.
La transmission du savoir des abiiru est très bonne. Ils devaient connaître
leurs poèmes par cœur et étaient punis de la peine de mort s’ils se trompaient
dans leur récitation [9, pp. 373-374; 16, p. 12].
Il faut noter cependant que trois d ’entre eux seulement connaissent le code en
entier [9, p. 373, n° 22] et qu’avant G ah in d iro leur nombre était très limité [9,
p. 366], Il est même possible qu’avant Seemugeshi un seul était en possession
du code entier [14, p. 33 (9) ]. Il s’ensuit qu’il est très improbable que les col
lègues de Yumwiiru qui faisait un lapsus involontaire l’auraient dénoncé, car la
même chose pourrait leur arriver. La peine de mort prévue ne s’appliquait pro
bablement qu’à l’oubli total de passages importants. La transmission des
poèmes cependant était donc très bonne. Quant à celle des commentaires, d ’où
sont dérivés presque tous les renseignements historiques que le code fournit,
nous ne savons rien de leur transmission, mais ayant connu quelques abiiru et
compte tenu du fait que seuls les rites formaient le contenu essentiel du code,
nous pensons que la transmission devait être moins bonne et surtout que de nou
veaux commentaires se superposaient fréquemment aux anciens. Car enfin, les
abiiru sont les interprètes officiels de l’histoire.
L’abbé K agam e a accordé, dans toutes ses publications, une importance capi
tale à l ’ubwiiru et il ne discute jam ais des traditions rapportées par les abiiru. Il
est évidemment difficile de juger d ’une façon précise des caractères spécifiques
de ces documens puisqu’ils ne sont pas publiés, mais quelques considérations
nous donnent à penser qu’en fait cette source n ’est pas au-dessus de toute cri
tique. D ’abord, elle n ’est pas objective. Elle est tellement liée à la royauté
q u’elle a dû souvent déformer des faits qui ne s’accordaient pas avec les canons
— 32 —
constitutionnels prévus. C ’est ce qui arriva encore en 1896, lorsque le roi R uta-
rindw a, régulièrement investi, fut tué et que son frère M usinga lui succéda. Les
abiiru, qui n ’approuvèrent pas cette violation de leur code, furent poursuivis et
tués par K ab are, le favori de M usinga qui avait instigué la révolte contre R uta-
rindw a. Les autres abiiru, la majorité, révisèrent leur histoire et décrétèrent que
R u tarin d w a n ’avait pas été investi légalement, malgré le fait qu’il avait porté
un nom royal. Et c ’est ainsi que l’abbé Kagam e en arrive à dire que les abiiru
n ’avaient pas une unité de vue dans ce cas [11, p. 47]. Le R. R Pages [22,
pp. 195-196] souligne qu’une conspiration du silence existait à la cour en ce qui
concerne ce cas: «Bardes, annalistes, gardiens des traditions et seigneurs de la
cour en parlent le moins souvent, pour pouvoir, avec l’appui du temps, consa
crer la légitimité du fait accompli».
C ’est ainsi que des distorsions sérieuses sont apportées pour des motifs poli
tiques dans toutes les sources officielles, y compris l ’ubwiiru.
En outre, comme interprètes de l’histoire, les abiiru ont déformé le passé, soit
en projetant anachroniquement des situations contemporaines dans un passé
lointain, soit en interprétant l’histoire d ’après l’idéologie actuelle de la royauté.
Ainsi [16, pp. 46 et 46, n° 2] il est dit que si un roi meurt sans héritier mâle, le
pays n ’a plus de lignée royale et est gouverné par un lieutenant, gardien du tam
bour, qui reste le seul souverain. On cite les cas du Ndorwa et du Gisaka. Tout
d ’abord, on peut se demander si les habitants du Gisaka par exemple étaient
adeptes de cette doctrine comme semble l’admettre sans discussion M. d’ARiA-
NOFF [3, p. 91], reprenant d ’ailleurs la règle formulée par l’abbé Kagame.
Ensuite, on remarque que ces règles du code rwandais ne servent au fond que
d ’explication légale pour l’annexion de pays étrangers mais non pour le pays
lui-même. En 1959, le frère de R udahigw a, mort sans enfants, lui succéda sans
qu’aucun umwiiru ne rappelât cette règle... La même chose est vraie pour une
autre règle, citée au même endroit, notamment que, quand le tambour d ’un pays
est pris, ce pays est officiellement et légalement annexé. Au Nordwa, le tambour
ne fut jam ais pris, donc théoriquement ce pays n ’est pas annexé, mais personne
parmi les abiiru ne relève le point. En outre, le tambour royal du Rwanda
R w ooga fut capturé par les Havu sous le règne de N dahiro. La règle de l’an
nexion n ’est évidemment pas invoquée ici par les Rwandais. On ne la cite qu’au
cas où les circonstances s’y prêtent. En fait, Vubwiiru tente de donner une justi
fication légale aux conquêtes extérieures au Rwanda. Les exemples cités mon
trent bien comment les traditions sont déformées par ces gardiens officiels. Le
lecteur ne sera donc pas étonné si, par la suite, nous n ’accordons pas à ces
sources le crédit que l’abbé K agam e leur attribue et qu’il nous arrive de démon
trer des inexactitudes dans les traditions, surtout dans les commentaires.
L’institution des abiiru, et certaines de leurs traditions, remontent probable
ment au règne de M ukobanya et de M u ta b a a z i comme il en sera discuté plus
loin. Nous pensons que l ’acceptation de ce code et de l’idéologie de la royauté
qu ’il contient, est allée de pair avec la création de récits officiels et de la
— 33 —
généalogie dynastique. Ces trois sources sont les plus anciennes que nous pos
sédions. Soulignons encore que l ’ubwiiru sera moins utile que les deux autres,
parce que cette source ne nous fournit que des détails éclairant les récits. Si un
jour le code était publié, ce qui devrait être possible, il pourrait probablement
éclairer des aspects de l’évolution institutionnelle de la cour et de l’administra
tion du Rwanda ancien. C ’est en cela surtout que gît la valeur particulière de
cette source.
2.4.2. Ibisigo
Les poèmes dynastiques sont des textes appris par cœur, dont le contenu est
un panégyrique des rois défunts et du roi vivant à l ’époque du compositeur. Leur
forme peut être appelée poétique, quoique les textes ne soient pas rédigés en
vers. Mais le langage est poétique et soumis à une série de règles de composi
tion [11, pp. 13-21]. Le genre remonte à N doori et environ 175 morceaux sont
connus. Ils ont d ’abord été récoltés par le R. V an O v e rsc h e ld e et l’abbé
K agam e qui les a étudiés [11] (10). Par la suite, nous avons enregistré toutes les
variantes des morceaux existant encore en 1957.
La transmission est soigneuse. Elle se fait dans le lignage du compositeur du
poème, qui est appris systématiquement de génération en génération, parfois
sous forme chantée. Les abasizi ou rhapsodes qui les récitent jouissent de privi
lèges spéciaux. Les commentaires, qui accompagnent ces poésies, ne sont mal
heureusement pas transmis aussi soigneusement et ont subi de nombreux rema
niements. De nos jours, nombreux sont les abasizi qui savent encore réciter les
poèmes, mais ont perdu complètement le souvenir des commentaires qui les
éclairent. Le genre peut être utile de deux façons. Il livre des détails historiques
non connus par d ’autres sources et ayant trait à la vie de la cour ou à des expé
ditions militaires et il permet de se faire une idée du temps où furent racontés à
la cour certains récits historiques. On retiendra cependant, lors de l’interpréta
tion de ces sources, que ce sont des sources officielles, destinées à être des pané
gyriques des rois défunts et qu’on pouvait réciter seulement devant le roi.
Comme les autres sources officielles mentionnées, celles-ci peuvent bien avoir
été remaniées quand la nécessité s’en est fait sentir. Mais les ibisigo ont une
grande valeur quand ils rapportent des détails sur des événements contemporains
de leur compositeur. Car une fois inclus dans le poème, il y a peu de chance
qu’ils furent remaniés par après.
2.4.3. Ibyiivugo
Ces poèmes sont un panégyrique adressé généralement à la personne même
qui les compose et vantant sa bravoure au combat. Les descendants de ces
poètes les ont parfois conservés, surtout si leur parent était effectivement un
guerrier de valeur ou occupait un poste important dans la hiérarchie militaire de
son temps. Ces poèmes sont sujets à des règles formelles et leur vocabulaire est
— 34 —
spécial. Eux aussi ne peuvent souvent être compris sans commentaire explicatif
subsidiaire.
La transmission, tant des poèmes que des commentaires, est laissée au hasard,
ce qui explique pourquoi on n ’en trouve q u ’un petit nombre remontant à plus de
trois générations. Le milieu dans lequel la transmission s’effectue, est celui des
familles de guerriers tutsi. Les sources sont donc privées. Comme malheureuse
ment le contenu de ces poèmes ne doit pas être véridique et que la plupart
contiennent de nombreuses inventions avouées d ’ailleurs, cette source ne peut
être utilisée q u ’avec de grandes précautions. Son apport propre se limite à l’in
dication de quelques détails de l’organisation militaire, de quelques notes sur
l’organisation militaire, et à l’étude de l’image que le Rwanda des XVIIIe et
XIXe siècles se faisait du guerrier idéal. Des exemples du genre ayant été rare
ment publiés, nous en donnons un extrait. Ibyiivugo de M uhindanginga de l’ar
mée Inshoram ihigo de R w aabugiri
«Invincible par les nations, fils de M u kakiikw a, je suis reconnu com me un homme bien
élevé. Je ne grandis pas sous le règne pour rien, comme les paysans et même aux com
pagnons de mon âge je raconterai mes hauts faits. Ils savent que j ’ai tué B itih in d a à
Rubona de Nyakarengo. Aux plaines de Ruharage j ’ai manié la lance. Au pays de
M u v u n y i j ’ai semé la peste. Dans les broussailles parsemées, je suis venu et je les ai
atteints de mes flèches. J’ai lancé m es flèches à souhait contre les adversaires, je
n’échoue pas sur le champ de bataille com m e un distrait...».
2.4.5. Inaanga
Les morceaux de harpe, appelés inaanga, sont très proches des ibyiivugo, en
ce qui concerne leur apparence générale. Ils sont rédigés par des musiciens
ambulants pour louer les familles riches où ils allaient les chanter. La transmis
sion, tant du texte que des commentaires, est très mauvaise. Leur utilité est donc
semblable à celle des ibyiivugo, mais leur contenu est souvent moins fantaisiste
et a quelque rapport avec la réalité. Peu de morceaux ont été récoltés jusqu’ici
et une étude complète du genre reste à faire.
2.4.6. Indirimbo
Les chants guerriers ressemblent fort à première vue aux ibyiivugo. Ils sont
consacrés et transmis à la gloire d ’une armée ou d ’une compagnie plutôt qu’à
celle des individus dont elle est composée. De ce fait, ils ont un caractère plus
officiel mais sont également mieux transmis. Les plus anciens remontent à
quatre générations seulement. Ce genre auxiliaire peut être plus utile qu’aucun
autre pour nous apprendre des détails de campagnes militaires et de changement
dans les organisations armées au XIXe siècle.
Les sources que nous décrivons ici se présentent sous la forme de déclarations
brèves non ornées, tendant à donner un fait sans plus, par exemple: «Rwaabu-
g iri introduit le maïs». Ce sont toujours des sources populaires ou familiales
non influencées et non déformées par des exigences politiques. Malheureuse
ment, leur transmission est laissée souvent au hasard et beaucoup d ’entre elles
se perdent à chaque génération, car on les cite seulement lorsqu’on se trouve
dans une situation où l ’information contenue dans la déclaration peut être utile.
Aucun Rwandais ne les inclut dans son idée de l’histoire et il est donc très dif
ficile de les découvrir systématiquement. Nous les distinguons d ’après le milieu
dans lequel elles se retrouvent.
2.5.1. Imigani
Le mot umugani comprend les récits non historiques et les proverbes. Ce sont
ces derniers que nous considérons ici. Certains proverbes ou dictons sont en
effet les sources pour l’histoire. Ainsi le dicton: Rwanda rwaa Gasaabo, «le
Ruanda de Gasaabo», pour indiquer le Ruanda originel, ou: «Il a été jugé à
Mutakara», capitale de Mibambwe G isa n u ra , pour dire qu’il a été jugé équita
blement. Ces proverbes apportent, comme on le voit, des détails, mais parfois
des détails intéressants, à l’histoire du pays. Il faut cependant se rappeler que le
plus grand nombre de proverbes historiques doivent être accompagnés d ’un
commentaire explicatif qui est moins bien transmis que le proverbe et peut être
inventé après coup pour expliquer un proverbe dont le sens s’est perdu.
Ces notes comprennent des indications de tout genre sur l’histoire locale.
Elles racontent comment les terres étaient divisées, quels étaient les fiefs, les
terres franches, les sous-chefferies de la région et qui les commandait. Des don
nées de ce genre sont limitées généralement au XIXe siècle, mais elles doivent
être considérées comme des sources très importantes pour cette époque. En
outre, les notes locales comprennent l’indication des anciennes capitales royales,
d ’anciens champs de batailles, etc. Elles remontent alors très loin et on peut
considérer généralement les indications qu’elles donnent comme dignes de foi.
Historique et chronologie du Ruanda [28] en contient un grand nombre, mais
il en existe beaucoup plus, comme une expérience nous le montra pour une pro
vince. Ces sources devraient être récoltées à travers tout le pays, car ce sont elles
surtout, et souvent seulement elles, qui permettent de corriger sérieusement les
biais imposés par les sources officielles à l’histoire du Rwanda.
— 37 —
De nombreuses sources de tous les types sont déformées par les idées que les
Rwandais ont adoptées envers le phénomène même de l’histoire, du changement
et de l’évolution. Les propositions principales qui nous concernent ici, sont la
croyance en une prédestination, l’importance que prend le surnaturel pour expli
quer les événements du passé, l’importance du précédent historique et le sens de
l’histoire qui prouve l’inégalité des castes.
Le cours de l’histoire est prédestiné et ce que la fatalité a décidé arrivera, quoi
que l’homme puisse faire. Cette idée est enracinée profondément dans les tradi
tions historiques. On en retrouve des expressions un peu partout. Ainsi, un récit
du devin M a sh ira raconte que celui-ci avait prédit qu’il allait perdre son
royaume et q u ’il mourrait par la faute de son cousin, un autre devin, M unyaa-
nya. Malgré l’emploi qu’il fit de toutes ses techniques magiques, il ne parvint
pas à éviter l’inéluctable et fut finalement tué lorsque les cendres de M unyaa-
nya furent répandues sur son pays. La même attitude se fait d ’ailleurs jour dans
tous les récits, et ils sont nombreux, où les devins font des prophéties annonçant
la perte d ’un roi, l’arrivée des Européens ou d’autres phénomènes qui se sont
vérifiés par la suite.
Le surnaturel influence l’histoire. Quand un umutabaazi a été tué par l’en
nemi, celui-ci est perdu. Ce sacrifice amènera inévitablement la victoire pour le
parti du sacrifié. Et tous les sacrifiés deviennent des abatabaazi. Cette seconde
idée, combinée à la première et appliquée à la théorie générale de la royauté
divine, a amené le Rwanda à expliquer l’histoire du pays comme une évolution
non unilinéaire mais cyclique. Après un certain nombre de générations, l’his
toire recommence. Et les événements sont semblables quoique non identiques
aux événements du cycle précédent. Un roi appelé K igeri fera la guerre et sera
vainqueur. Un roi, R uganzu, sera un guerrier malheureux. Sous un Yuhi le
bétail prospérera et ainsi de suite. M ais tout ceci est projeté dans le passé de
telle façon qu’on attribue les événements de même nature aux rois de même
nom. Et on explique tout par cette théorie cyclique en sorte que l’histoire en
— 39 —
toutes les sources, elle déforme sérieusement notre opinion sur le passé du pays.
Il suffit de revoir les synthèses de l’histoire du pays, telles qu’elles furent rédi
gées par nos prédécesseurs, pour s’en rendre compte. On peut même douter
qu’on parvienne jam ais à la surmonter entièrement.
NOTES
(1) N ous avons récolté et étudié ses sources. N ous espérons publier tous les ibitee-
kerezo connus avec leurs variantes.
(2) R y an g o m b e est un héros qui fonda le culte religieux des m andwa.
(3) Par exem ple le ré cit bien connu au R w anda de la guerre de N t a r e du B urundi
avec R u h a g a du B uha, ou les récits ayant trait à l ’avènem ent de N t a r e rw a a -
m ig e re k a du N kore.
(4) Com m e le récit bien connu de R u n u u k a m ish y o , ancêtre d ’une fam ille abasinga.
(5) Ceci est le cas de beaucoup de récits ayant trait à N d o o r i [22, pp. 311-325].
(6) N ous appelons noblesse, les lignages tutsi auxquels des com mandem ents poli
tiques étaient distribués par le roi. C eux-ci ne forment qu’une petite fraction de
tous les lignages tutsi.
(7) Dans ce dernier ouvrage, l ’auteur recourt constam ment aux ibisigo pour dém on
trer certains points de détail.
(8) Ce qui suit se base égalem ent sur ces références.
(9) Et informations personnelles.
(10) On y trouvera de nombreux exem ples. La référence au R.P. V a n O v e r s c h e ld e
est de A. K a g am e [11, p. 7],
(11) Voir aussi [16, pp. 35-36],
3. La généalogie royale et la chronologie
Personne n’a accepté sans réticences la généalogie royale telle qu’elle est pré
sentée par les abacurabwenge. On a surtout douté de l’authenticité de la pre
mière partie de celle-ci en ce qui concerne les noms de Kigwa et de ses succes
seurs immédiats. Certains ont exprimé de la méfiance à l’égard des noms de
G ihang a et de ses successeurs jusqu’à Bwimba. Mais à partir du nom de
Bwimba, tous ont accepté sans plus la succession de noms de souverains donnée
par la généalogie et l’affirmation des abacurabwenge qu’il s’agit d ’une dynastie
unique où la succession s’est opérée de père en fils sans aucune irrégularité.
Nous sommes d ’avis qu’il n ’en fut pas ainsi et nous soulèverons des questions
concernant la succession des rois M ukobanya, M u tabaazi, N doori, R ujugira
et M usinga parce que dans tous ces cas, la succession ne semble pas avoir été
régulière.
Tous les ancêtres désignés ici sont connus comme les ibimanuka, les «tombés
du ciel», à l ’exception de G ihanga. Leurs noms sont non seulement symbo
liques, mais semblent se rattacher au mythe d ’origine: fils de Kigwa est
«l’homme qui enfante», le tombé du ciel «qui enfante celui d ’au-dessus», qui
enfante «le trou» et ainsi de suite. Aussi personne n ’a accepté cette liste de sou
verains comme historique et De L a c g e r souligne par ailleurs que c ’est dans
cette partie-ci de la généalogie que l’on retrouve des variantes importantes [ 4 ,1,
p. 64], Et cette opinion des auteurs est confirmée par d ’autres arguments,
comme la forme aberrante de la généalogie dans cette première section ou le fait
que G ih an g a est dit être l’arrière-petit-flls de K abeeja [15, V, n° 2], contempo
rain de Kigwa. Ce qui ne s’accorde guère avec la généalogie présentée ici.
3.1.2. Gihanga
étaient le sujet d ’un ubwiiru plus simple, conservé par R ugiranko, compagnon
de G ihanga. Du Buhanga, G ih an g a passa au Kibari, où il fonda plusieurs capi
tales et arriva à Nyamirembe de Humure au Mutara où il fit son testament poli
tique. Il légua le Bushi et le Bupfurero à son fils K anyabungo, né de N yiiran-
gobero. Il légua le Bushuubi à G ashuubi, fils de N yiiram pirengw e. Il légua le
Ndorwa à S abugabo ou K anyandorw a, le Bugesera à M ugongo ou K anyabu-
g e se ra et le Ruanda à Gahima, K an y aru an d a. Ces trois derniers étaient nés de
Nyam ususa. De Nyiiram pingiye était né R u tso o b e qui reçut le Gisaka mais y
renonça, préférant la royauté symbolique de Y ubwiiru. Dans certaines variantes
de ce récit, on ajoute parfois que les lignées du Burundi, d ’Idjwi, du Butembo,
du Karagwe ou du Bukunzi descendent également de G ihanga. De plus,
G ihang a déclara que K a n y a ru a n d a serait son successeur et que les autres des
cendants devaient se soumettre à lui. Ce qu’ils ne firent pas après la mort de
G ihanga. C ’est pourquoi le Rwanda a le droit et le devoir d ’attaquer les pays
voisins. Ensuite, G ih an g a quitta le Mutara, mourut et fut enterré à Nyamirembe
de Gishuubi, au Rukoma.
A son sujet encore, un récit décrit comment les vaches furent découvertes
sous son règne par sa fille N y iira rc u y a a b a , ancêtre des Abacyaaba. Celle-ci,
exilée, rencontra un animal étrange qu’elle traya. Par la suite, G ihanga vint à
goûter le lait et, après différentes péripéties, réussit à prendre un grand troupeau
le long du marais Rugezi d ’où il sortait. Mais son fils G ashuubi avertit le
vacher, M ugozi de Kuguma, qui suivait en arrière avec d ’autres troupeaux.
M ugozi sauva la majeure partie de son bétail et envoya son fils S eerw akira par
la suite chez G ih an g a pour lui servir de vacher et lui apprendre l’art de l’éle
vage. Inutile de souligner que ce récit contredit le précédent où on dit que
G ihang a laissa son bétail à G a saab o et celui de Kigwa où il est dit que le bétail
tomba du ciel avec lui.
Il ne fait pas de doute que ces récits sont des récits étiologiques, expliquant
les institutions de la royauté au Rwanda, donnant une origine aux différents
royaumes entourant ce pays et justifiant une politique d ’annexions de la part du
Rwanda. Notons aussi que le nom même de G ihanga signifie «le fondateur».
Ce nom revient au Bushi où on attribue à G ihanga la fondation de quelques
dynasties à l’ouest du lac Kivu, notamment celle des Bahunde [20, pp. 119-120],
Sous la variante R u h an g a, on le cite comme fondateur du Nkore. Bref, le per
sonnage porte bien le nom de son rôle.
Cependant, il se pourrait que ce nom et ce rôle correspondent tout de même à
une personne historique. Car, s’il ne fait pas de doute que tout ce qui a trait à ses
voyages et à son testament, ainsi qu’à la découverte des vaches, est apocryphe, il
n ’en reste pas moins qu’on l’associe à des endroits bien définis: au Buhanga, le
lieu où fut consacré le premier tambour Rwooga; au Kibari, où il eut des capi
tales et au Rukoma, où se trouve son tombeau et où sont centrés les différents
groupes d 'abiiru les plus importants. De ces faits, l’abbé K agam e et les
RR. PP. D elm as et Pages [22, p. 113; 5, p. D; 15, V, n° 39-45; 14, pp. 16-17] ont
— 44 —
conclu que c ’était un roi qui gouvernait effectivement sur un vaste empire.
L’abbé K agam e en déduit qu’il dut avoir une série de précurseurs, puisqu’un tel
empire ne se crée pas en un jour. Il n ’en est rien, puisque aucune des traditions
des pays voisins n ’en a retenu la trace. Une analyse des sources confirme que
G ih an g a est un personnage idéalisé et stéréotypé. Il est «le fondateur» comme
Kigwa est le «héros civilisateur» et R uganzu «le conquérant». Certaines
contradictions dans les récits, ou dans leurs versions, le confirment. L’introduc
tion de l’espèce vache est attribuée à Kigwa, mais la vache comme signe de
richesse et de pouvoir date de G ihanga. Certaines conquêtes de R uganzu sont
parfois incluses dans la liste des voyages et des mariages de G ihanga et vice
versa. Tout cela parce que certains conteurs éprouvent des difficultés à séparer
les trois rôles de civilisateur, fondateur et conquérant.
En outre, il apparaît clairement que G ih an g a est lié avant tout à Vubwiiru.
Les trois familles d 'abiiru les plus importantes sont reliées à lui, c ’est lui qui
instaura Rwooga, le premier tambour du Rwanda, son tombeau joue un rôle
dans les rites de Vubwiiru et on lui attribue l ’installation du premier feu sacré du
pays. Enfin, les abiiru le vénèrent dans une hutte votive, dans la capitale. Les
lieux associés avec tout ceci sont le Bumbogo méridional et le Rukoma septen
trional adjacent, et subsidiairement le Buhanga-Kibari. Ceci pose un problème.
Car la première de ces deux régions ne fit partie du Rwanda que vers la fin du
règne de K igeri M ukobanya et la seconde ne fut contrôlée que beaucoup plus
tard. Pourtant les abiiru sont mentionnés fréquemment dans les récits concer
nant tous les rois antérieurs et on dit que G ih anga fonda l’institution. Ou bien
ces récits sont anachroniques ou bien le Rwanda eut son premier centre non
autour de Gasaabo dans le Buganza, comme le veulent toutes les traditions, mais
comprenait dès le début une partie du Bumbogo-Rukoma, et l’interprétation des
récits de conquête du roi M ukobanya doit être revue. Mais comme toutes les
sources, y compris les proverbes, sont unanimes pour dire que le premier
Rwanda fut le «Rwanda rwa Gasaabo», le Ruanda de Gasaabo, nous pensons
que la première hypothèse doit être acceptée. L 'ubwiiru fut inconnu des pre
miers rois et ne fut adopté qu’après la conquête du Rukoma où il existait à cette
date. Le récit de G ih an g a était originellement une tradition de la famille régnant
sur Vubwiiru, les Abatsoobe [15,V, n° 31] (1). Il est possible qu’un ancêtre des
Abatsoobe quitta le Ndorwa ou le Gishari, son pays d ’origine, passa par le
Buhanga-Rukoma où il fut initié à Vubwiiru et vint s’établir au Bumbogo-
Rukoma, où il fonda un petit royaume. Les Abatsoobe furent incorporés dans le
Rwanda après les conquêtes de M ukobanya et la dynastie du Rwanda reprit du
temps de M ukobanya l’institution de Vubwiiru, parce qu’elle représentait une
idéologie de la royauté et un prestige qui renforçait effectivement l’autorité
royale (2). Les récits des voyages de G ih an g a et de son testament politique
furent ajoutés dans la suite. Et c ’est ainsi que les récits concernant G ihanga
reflètent simplement l’immigration d ’un groupe tutsi parmi d ’autres et leur ins
tallation au Rwanda.
— 45 —
plus probable qu’il s’agit de chefs de famille qui se créèrent petit à petit une
chefferie autour du lac Mohasi.
La tradition populaire présente ces deux rois comme frères, tandis que la
généalogie, suivant en cela la règle dynastique, prétend qu’ils furent père et fils.
Devant ce conflit d ’opinion, nous sommes enclins à suivre dès le début la source
populaire, qui n’a aucune raison de falsifier la tradition. La source officielle est
en effet supposée prouver l’unicité de la lignée et la règle que le trône passe seu
lement de père en fils. Un examen des sources nous montre que non seulement il
y a beaucoup de chances que M u tab aazi et M ukobanya aient été frères, mais
qu’ils appartenaient à une autre dynastie que leur prédécesseur Rugwe.
Un récit bien connu raconte comment Rugwe organisa les fêtes de mariage de
N so ro Bihembe, roi du Bugesera, avec N yankuge, fille du roi du Buha supé
rieur. Pendant la noce, il se rendit chez N yankuge avant N so ro et engendra
avec elle K jgeri M ukobanya. Lors de l ’enfantement N yankuge s’enfuit au
Rwanda et M ukobanya fut désigné par après comme successeur de Rugwe [15,
VI, nos 23-33], Ce récit semble travestir les faits qui seraient que M ukobanya
fut bel et bien le fils de N soro. L’abbé Kagame nie ceci en soulignant que
M ukobanya naquit finalement à Kibagabaga au Bwanacyambwe chez un cer
tain N yirabw anacyam bw e, nom à nouveau bien sym bolique... Ceci ne signifie
cependant pas grand-chose, puisque la colline appartenait alors aussi au Buge
sera. A la mort de Rugwe, M ukobanya eut à combattre Kirimbi, fils de Rugwe,
qui prétendait être le successeur légitime et qui disait que M ukobanya était le
fils de N so ro [15,VI, n° 54], Cette tradition nous semble concluante. Il y eut une
interruption dans la lignée et M ukobanya fut bien un descendant du roi du
Bugesera. On le connaît comme un grand capitaine et on raconte même que,
pendant la guerre contre M urinda, Rugwe se cacha pendant les opérations et
que ce fut M ukobanya qui remporta la victoire [15, VI, n° 40-53] suite à
laquelle il fut intronisé comme co-régnant. Ne serait-ce pas plus logique de pen
ser qu’il évinça Rugwe à ce moment?
Quant à M u tab aazi, lui aussi naquit au Bugesera. La tradition dit que sa
mère fut N yabadaha, arrière-petite-fille de Bihembe [15, VI, nos 33 et 40], Mais
nous avons l’impression que la tradition populaire est correcte et est confirmée
par cette coïncidence résultant du fait que M ukobanya et M u ta b aa zi naquirent
tout deux au Bugesera. De plus, cette version populaire est renforcée quand on
sait que déjà sous Rugwe, M u tab aazi avait mené campagne au Bumbogo pen
dant que M ukobanya se battait contre M urinda et qu’il fut désigné par Rugwe
comme successeur de M ukobanya. La différence d ’âge entre eux ne pouvait
donc pas être bien grande puisque les deux rois menèrent campagne ensemble du
temps du père de M ukobanya, que ce soit Bihembe o u Rugwe. Ceci infirme la
tradition suivant laquelle M utabaazi serait le descendant d ’une arrière-petite-fille
— 47 —
C ’est ce qui se passa sous R uganzu N doori. La tradition dit que son père fut
tué dans une guerre de succession menée contre ses frères Ju ru et B am ara, qui
s’étaient alliés à N sibura, roi des Havu [20, pp. 126-127] et à N zira, chef du
Bugara. Le tambour royal Rwooga fut pris a cette occasion. Mais les abiiru
avaient prévu ceci et envoyé le successeur N d o o ri chez sa tante maternelle,
femme du roi du Karagwe. Après un grand nombre d’années, il revint, battit les
partisans du Byinshi qui gouvernait l’est du Rwanda, et tua N z ira dans une
campagne ultérieure. Tout le récit est un cliché que l’on retrouve depuis le
Buganda jusqu’au Burundi. Invariablement, on décrit comment le successeur fut
envoyé à l’étranger chez une tante paternelle qui avait épousé un roi et comment
tous revinrent et reconquirent les terres de leurs pères [21, p. 112] (4). Dans
chaque cas, il est évident que le cliché s’applique à la conquête du pays par une
nouvelle dynastie. Suivant la tradition du Rwanda, N doori vint du Karagwe; il
est donc probable qu’il fut un conquérant originaire de ce pays. Il est possible
qu’il fut membre du clan des Abahinda (qui est le clan le plus important du
Karagwe), quoique ceci ne soit pas prouvé.
R w aaka ne fut pas investi régulièrement par les abiiru. Cette explication montre
bien que la généalogie dynastique est manipulée par les abiiru. Nous pensons
que R w aaka fut investi régulièrement, puisqu’il porte un nom royal et que
R u ju g ira le vainquit et s’assura l’appui des abiiru. C ’est en tout cas exactement
ce qui se passa en 1896, quand le roi régulièrement investi, Mibambwe R uta-
rindw a, fut tué et remplacé par Yuhi M usinga. Il est typique qu’ici aussi R uta-
rindw a soit omis de la généalogie dynastique [15, IV, nos 4-5] et même par
l’abbé K agam e [16, p. 87] (5). Ces faits sont une éclatante confirmation de ce
que la généalogie est remaniée officiellement quand il s’agit de maintenir le
principe de la succession de père en fils. Elle le sera d ’autant plus quand il s’agit
de recouvrir un changement de dynastie.
Cette moyenne de règne peut paraître peu élevée. Mais ceci n ’a pas de quoi
nous étonner. En effet, tous les rois du Rwanda, à l’exception de Bwimba, C yaa-
m atare, Seemugeshi, N yam uheshera, G isan u ra, S eentaabyo, G ahindiro et
R w oogera ont désigné leurs successeurs comme co-régnants. Ceux-ci devaient
donc avoir atteint l’âge adulte à ce moment. Deux des souverains, Rugwe et
R u ju g ira, ont même désigné les successeurs de ces co-règnants et, dans le cas
de M u tab aazi, celui-ci avait aussi atteint l’âge adulte. On peut donc estimer que
les rois du Rwanda furent généralement remplacés par un de leurs enfants aînés
et que la différence d ’âge entre souverains successifs devait correspondre envi
ron à celle qui existe entre un père et son premier enfant mâle, soit de 20 à 25
ans. La moyenne du Rwanda s’accorde bien avec cette estimation.
En comparant la moyenne de durée d’une génération au Rwanda, qui est de 28
ans entre 1506 et 1959, on est frappé du fait qu’elle se rapproche très fort de celle
du Buganda. Ici O liv e r (9) donne une moyenne de 27 ans, calculée pour la période
allant de l’éclipse de 1680 à la date du décès de Suna II en 1856.
Remarquons, enfin, que cette chronologie qui s’écarte sensiblement de celle de
l’abbé A. Kagame [16, pp. 61-91] s’accorde beaucoup mieux que la sienne avec les
— 51 —
T a b le a u 2
Chronologie de la liste dynastique
N o m d u ro i D a te d u d é c è s S iè c le R em arq u es
N d a h ir o r u y a n g e 1 3 8 6 (± 2 0 )* X IV e
N doba 1 4 1 0 (± 18)
S am em be 1 4 3 4 (± 16) XVe
N so ro Samukondo 1 4 5 8 (± 14)
R uganzu B w im b a 14 8 2 (± 12)
C y il im a R ugw e 15 0 6 (± 10)
K ig e r i M ukobanya 1528 (± 12) X V Ie
M ib a m b w e M utabaazi 1 5 5 2 ( ± 14)
Y uhi G a h im a 1 5 7 6 (± 16)
N d a h ir o C ya am a ta re 1 6 0 0 (± 18)
R uganzu N doori 1624 (± 20) L ’e r r e u r p o s s i b l e e s t l a p l u s g r a n d e
ic i m a is r e s te m o in d r e q u e la d u r é e
d e règ n e m o y en n e.
M utara S eem u g esh i 1648 (± 2 2 ) X V IIe
K ig e r i N yam uh eshera 1672 (± 20)
M ib a m b w e G is a n u r a 16 9 6 (± 18)
Y uhi G a h in d ir o 1 8 3 0 (± 10)
M utara R w oogera 1 8 6 0 (± 5 ) X IX e
K ig e r i R w a a b u g ir i 1895
M ib a m b w e R u t a r in d w a 1896
* L’erreur possible a été calculée à 10 ans pour les règnes coïncidant avec des éclipses et deux
ans ont été ajoutés par règne qui s’en écartait. A partir de 1792, les dates ont été calculées sur
une base de comparaison avec d’autres royaumes comme le Burundi et le Karagwe
— 52 —
Nous n ’entrerons pas ici dans des comparaisons détaillées entre cette chrono
logie et celle que l’on peut établir pour les autres Etats interlacustres. Notons
simplement que jusqu’au règne de R u ju g ira, la profondeur généalogique est
confirmée par les généalogies privées du Ruanda et par les généalogies dynas
tiques des pays environnants. En ce qui concerne le Burundi, le parallélisme
complet pour la dynastie du Burundi la fait remonter à G isa n u ra environ.
NOTES
District
Il est évident qu’une structure d ’une telle complexité est le résultat de toute
une évolution des institutions dans le passé. Par la comparaison de ce système
avec ceux qui sont en vigueur dans les Etats environnants, nous pouvons déter
miner quel fut le système original et par quelles étapes il se modifia et se trans
forma en la structure du XIXe siècle que nous savons.
Au début de l’histoire du Rwanda, il semble bien que le territoire de l’Etat
était peu étendu. Il était divisé entre un certain nombre de chefs héréditaires,
dont le roi n ’était que primus inter pares. Les chefs étaient soit ses compagnons
de migration, soit des gens préétablis qui dominaient une colline ou deux et qui
s’étaient soumis par après à de nouveaux arrivants dont le chef devint roi (2).
L’idéologie royale était très peu développée, puisque Yubwiiru ne fut introduit
qu’à une date ultérieure. Un contrat de vasselage, similaire à celui de l ’ubuhake
mais plus clément, semble avoir existé dès cette époque, puisqu’on le retrouve
dans les royaumes avoisinants. Le roi et les chefs entretenaient des pages, fils de
leurs vassaux, et se créaient ainsi une petite armée personnelle. Ceci aussi se
retrouve dans toute la zone interlacustre [23, pp. 86 et 305-314; 24, pp. 41 et
154-162]. Mais les Tutsi ou Hima, qui dirigeaient ces chefferies et ces Etats,
étaient encore fort nomades. De là l’assimilation totale entre le concept de pro
vince et de contrôle sur les pâturages et l’accent mis sur le fait que le bétail pou
vait paître n’importe où dans le pays, sous certaines conditions (3). A ce stade-
là, les Tutsi ou Hima n ’avaient pas encore eu à s’occuper du problème de la
domination économique et politique des paysans yiru et hutu. Ils vivaient
approximativement comme vivent encore les Hima du Nkore et du Nord du
Rwanda, quoique leurs chefs et rois fussent déjà plus ou moins fixés.
Une première évolution fut graduelle. Ce fut celle qui poussa les rois à rem
placer des chefs par leurs parents propres, frères et fils, et à créer de nouvelles
chefferies, si possible, pour les accommoder. Ce stade dut être celui où se trou
vait le Rwanda au moment où la tradition orale lève le rideau sur son histoire
[15, II, n° 35-36] (4). Et, compte tenu de cette hypothèse, il est possible d ’expli
quer pourquoi il y eut dans la partie méridionale de la zone interlacustre un si
grand nombre de dynasties régnantes. Chacune d ’elles avait appartenu à un
— 56 —
royaume précèdent, dont elle s’était détachée. Ceci était possible, quand un chef
gouvernait une fraction assez étendue du territoire total et que les autres chefs ne
se sentaient pas obligés de soutenir le roi avec leurs compagnies de pages-guer-
riers lors de difficultés de ce genre. Le cas du Buha montre clairement le pro
cessus [25, pp. 849-850] (5). Dès que le territoire de l’Etat s’étendait, le danger
de scission devenait plus grand, car, dans ce cas, les chefs arrivaient à contrôler
de plus grands territoires et à recruter un plus grand nombre de pages.
On peut, dès lors, reconstruire ce qui s’est passé dans l’aire du Rwanda orien
tal, aux XIIIe et XIVe siècles. Le premier royaume fondé fut celui des abazi-
gaaba au Mubari (6). Le Gisaka avec une dynastie abagesera s’en détacha.
Ensuite, la famille des abahoondogo se sépara du Gisaka et fonda dans la région,
encore appelée Bugesera, le royaume de ce nom [5, p. 144]. Nous inférons ceci
aussi du fait que la dynastie abagesera occupe le Gisaka et non le Bugesera,
comme on aurait pu s’y attendre. Une branche cadette du Bugesera gouvernait
le Rwanda, qui était une chefferie du Bugesera. En effet, les récits historiques
concernant les rois, depuis Bwimba jusqu’à M u tabaazi, indiquent que le
Rwanda vivait dans l’orbite du Bugesera. Et spécialement précieux est le récit
qui raconte comment et pourquoi le roi Rugwe reçut la colline de Kigali de
Bihembe, roi du Bugesera. Le père de Rugwe, Bwiimba, avait été tué par des
gens du Gisaka et le roi du Bugesera n ’avait pas soutenu le Rwanda à cette occa
sion. Rugwe dit au roi du Bugesera qu’il est «son père», car tous nous sommes
apparentés ici, et q u ’il avait failli à son devoir en ne vengeant pas la mort de son
«frère» Bwiimba. Et N so ro lui donna raison et offrit la colline de Kigali en
compensation [15, VI, n° 26] (7). Pris dans un sens large, ce passage signifie que
le Bugesera avait le devoir de protéger le Rwanda et que celui-ci était donc dans
l’orbite du Bugesera. On peut en conclure qu’il en formait une chefferie,
puisque les chefs pouvaient mener à leur guise la guerre contre un ennemi exté
rieur dans cette première structure politique [15, VI, n° 43, II, n° 35] (8).
Interprétées dans un sens plus étroit, on peut accepter que les deux lignées,
celles des abasindi et des abagesera, étaient effectivement apparentées et que
Bwiimba était un frère ou un cousin de N soro. Si on rappelle que le père de
Bwiimba portait le nom royal de N so ro , nom réservé aux rois du Bugesera par
la suite, ceci semble bien plausible. Et le récit étiologique de la descendance de
G ih an g a l’indique également. Dans ce cas, les rois du Rwanda auraient été des
parents d ’un des rois précédents du Bugesera, investis par lui.
roi laissait une de ses épouses en charge et qui semble avoir existé dès le début
(9), fut étendu à des lieux francs octroyés aux serviteurs de l’ubwiiru. Après la
conquête, ceux-ci purent, en effet, conserver leurs propres fiefs. Par après,
d ’autres fonctionnaires à la cour se virent attribuer des fiefs semblables. Ensuite,
et ceci est un nouveau pas, des chefs non responsables de leur gestion devant les
chefs de province, mais rendant compte directement au roi, furent nommés à la
tête de districts dont le centre administratif était une capitale. Enfin l’organisa
tion de l’armée se développa également. Les chefs durent mettre leurs troupes
sous un commandement unique en temps de guerre, des lignages entiers furent
incorporés dans les armées et une nouvelle troupe fut créée par règne. Dans la
suite, un régime spécial fut instauré pour les provinces frontières et au XIXe
siècle; enfin, l’autorité royale devint absolue par la scission de l’office de chef
de district en deux charges distinctes: celles de chef du sol et de chef du bétail,
et par l’éradication des lignées héréditaires de chefs qui tenaient encore certains
postes-clefs.
Dans la description qui suit, nous tenterons d ’examiner plus en détail chaque
évolution successive et d ’en démontrer les conséquences.
La première évolution à partir de la structure originelle est le développement
d ’une idéologie royale. Ceci se fit par l’acceptation de l'ubwiiru. Il a été dit
auparavant que nous pensions que l’ubwiiru avait été introduit au Rwanda sous
le règne de M ukobanya ou celui de M utabaazi. Les récits disent que ce fut
M ukobanya qui a conquis le Bumbogo et le nord du Rukoma, où résident les
lignages les plus importants des abiiru et où se trouvent les lieux rituels [15, VI,
nos 40-53]. Une analyse des traditions de l'ubwiiru montre qu’en dehors des
offices créés par G ihanga, tous les autres postes essentiels furent créés par
Rugwe et M ukobanya. La tradition rapporte que Rugwe instaura les aba-
koobwa comme «présidents» de tous les abiiru en souvenir de son régent
C yenge et qu’il en déposséda ainsi la famille des abatege qui avait tenu cet
office depuis G ihanga. En outre, il donna la colline Nyamweeru, en face de
Kigali, à Nkima, un ancêtre des abakono, qui y fonda une royauté de Yubwiiru
avec une dynastie secondaire au Bumbogo. Ces deux dynasties prirent des noms
de règne qui se suivent dans un cycle de trois. Les abiiru du Nyamweeru reçu
rent, dit la tradition, le privilège de désigner les familles qui devaient fournir les
reines mères des successeurs. Enfin, Rugwe instaura également un office pour
un certain G ita n d u u ra l’ancien, qui lui avait imposé son nom. Le privilège de
ses descendants fut que, dorénavant, ils imposèrent le premier nom aux enfants
royaux [9, pp. 369-371 et notes 13-16; 15, VI, n° 29], M ukobanya instaura l’of
fice des gardiens des marteaux royaux. Il fit forger cinq marteaux par un certain
M uhinda, qui sont, depuis lors, des insignes royaux gardés par les descendants
de cet homme [5, p. 40; 9, p. 371]. Il est instructif de constater que tous les
offices importants de l'ubwiiru remontent soit à G ihanga, soit à Rugwe ou
M ukobanya. De plus, les deux charges instaurées par Rugwe correspondent bien
aux deux fonctions instaurées par G ihanga. On notera encore que, quoiqu’il soit
— 58 —
dit que G ih an g a avait comme insigne royal originel le marteau, ce fut M uko
banya qui l’introduisit dans Vubwiiru. Ceci confirme nos soupçons quant à
l’origine de Vubwiiru. Le fait que les récits racontent que les batailles se dérou
lèrent autour du tombeau de G ih an g a et autour de la colline résidentielle des
abatsoobe, donne même à penser que la campagne du Rukoma fut dirigée contre
ce petit Etat des abatsoobe. Il est probable que Rugwe et M ukobanya adoptè
rent Vubwiiru après cette campagne et créèrent les nouveaux offices mentionnés.
L’idéologie en elle-même renforçait le pouvoir royal et, de plus, apportait des
alliés au roi, comportant aussi bien les abatsoobe conquis que les lignages ayant
reçu de nouvelles charges et les fiefs qui les accompagnaient. Et ceci dut être
très précieux à M ukobanya quand il succéda à Rugwe. Il eut en effet à com
battre Kirimbi, fils de Rugwe, et malgré le fait qu’il était un étranger du Buge-
sera, il l ’emporta [15, VI, p. 54]. Les sources rapportent, par ailleurs, que c ’est
sous le règne de M u k o b an y a que le pouvoir royal com m ença à s’affirm er
[15, II, n° 36] et que M u tab aazi fut le premier à lier des Tutsi, ce que le roi
n ’osait pas faire auparavant.
Notons ici que le code de Vubwiiru, tel qu’il existe actuellement, est le fruit
d 'une longue évolution. Comme la plupart de ses dispositions restent secrètes, il
est impossible de dire exactement quel était son contenu, lors de sa reprise par
les rois du Rwanda. Comparant, cependant, cette institution à celle des chefs
hutu, abahinza (10), nous pouvons être certains qu’il comportait au moins un
rituel de prémices et une idéologie selon laquelle la santé et les actions du roi
conditionnaient d ’une façon générale le bonheur et la prospérité du pays. A titre
d ’exemple, nous ne pensons pas que le privilège de désigner les futures reines
mères fut effectivement accordé à Nkima par Rugwe. En effet, l’acceptation du
principe d ’un cycle de noms royaux revenant régulièrement, est d ’introduction
plus récente chez les rois du Rwanda et la désignation des reines mères est liée
à cette institution.
Une fois le principe d ’une institution comme Vubwiiru admis, ceci amenait
une extension de plus en plus considérable de la cour du roi. Et les familiers du
monarque, comme les abiiru, devaient avoir des revenus propres pour maintenir
leur rang, tout en se trouvant constamment dans la capitale. La solution à ce pro
blème était de leur attribuer des fiefs. Ceci se présentait d ’autant plus facilement
à l ’esprit, puisque les abiiru avaient leurs propres fiefs et que les nouveaux
abiiru nommés par Rugwe et M ukobanya en avaient reçu en imitation des
anciens abiiru, qui au fond n’avaient fait que conserver leur territoire. Et ainsi
on peut admettre que les lieux francs et les lieux d ’asile commencèrent dès cette
époque à se multiplier.
Un autre pas dans l’affermissement de l’autorité royale fut l’imposition d ’un
commandement unique, en temps de guerre, aux différentes troupes de chefs.
Ceci se fit à coup sûr occasionnellement, lors des campagnes de M ukobanya au
Bumbogo et au Rukoma et l’histoire nous a conservé le nom de quelques-uns
des chefs qui accompagnèrent M ukobanya [15, VI, n° 46). Les récits, à ce
— 59 —
stade, ne mentionnent pas le nom des armées respectives, comme ils le firent
dans la suite. Ceci semble vouloir dire qu’à ce moment l’idéologie militaire,
particulière au Rwanda, n ’était pas encore pleinement développée. Le roi com
battait avec ses vassaux, mais il n ’avait pas le pouvoir de fusionner ou de scin
der des armées et il n’est pas certain qu il en créait de nouvelles. On retrouve les
noms des armées des différents rois, mais les sources nous donnent l’impression
que ce sont les noms des troupes de pages de ces rois et que les armées n ’étaient
pas encore héréditaires.
Voilà où en était l’organisation militaire au moment des invasions nyoro. La
défaite écrasante du Rwanda et de tous les pays environnants par les Nyoro n’a
jam ais été expliquée de façon satisfaisante. Elle ne s’explique que si on admet
que les Nyoro avaient soit un armement supérieur, soit un plus grand nombre de
guerriers et un commandement plus unifié. Comme il n ’y a aucun indice qui
semble démontrer que leur armement était supérieur, la dernière hypothèse doit
être acceptée. Et leur supériorité en nombre ne peut s’expliquer que par des ins
titutions militaires plus poussées. Ils devaient mobiliser plus d ’hommes et avoir
un commandement plus uni. Ce qui signifie qu’ils avaient dépassé le stade où un
général partait avec les pages du roi et les pages des chefs qui voulaient bien se
joindre à lui, comme cela se pratiquait ailleurs. Il est probable qu’ils mobili
saient des lignages entiers. D ’autre part, nous savons que les Nyoro ont introduit
au Rwanda la culture du bananier et peut-être le culte des esprits abacweezi (11).
Il est infiniment probable que leurs procédés militaires furent repris égale
ment par les Rwandais qui auraient ainsi tiré la leçon de leurs défaites. Du temps
de M u tab aazi encore, ou sous Gahim a, les Rwandais commencèrent à incorpo
rer les membres de lignages entiers dans les «armées» de pages existantes. Ils
accrurent également le nombre de ces pages, de telle façon qu’on dut créer dif
férentes compagnies à l’intérieur d ’une «armée». L’incorporation sur la base
d ’une appartenance à un lignage apporta avec elle une organisation militaire
héréditaire. Ceci, à son tour, conduisit presque automatiquement à la création
d ’une nouvelle armée par règne. En effet, chaque roi avait ses pages et pour
qu’ils puissent continuer à avoir leurs corps de pages, ceux-ci devaient être sous
traits aux «armées» de leurs pères. De ce fait, ils constituaient alors un nouveau
noyau d ’armée. Finalement, comme l’armée était toujours une institution dépen
dant d ’un chef et étroitement liée à du bétail, il était inconcevable qu’une armée
existe ou qu’un chef d ’armée soit nommé qui n ’ait pas de province à diriger. A
chaque règne, on créa donc une nouvelle province. Et enfin, tous ces dévelop
pements permettaient à chaque nouveau roi de s’attirer les bonnes grâces d ’un
des grands lignages en nommant un de leurs fils comme chef de la nouvelle
armée, ou d ’attribuer une place de chef d ’armée à un de ses frères ou fils. Tout
ceci découlerait, dans notre hypothèse, du simple fait d ’avoir repris l’incorpora
tion de soldats sur la base du lignage. Mais il n ’est que juste de faire remarquer
que tout ceci ne provient point de chez les Nyoro qui ne connaissent pas, pour
autant que nous sachions, une organisation militaire similaire. Que disent nos
— 60 —
sources? Elles citent des noms «d’armées» pour les règnes de M u tab aazi et de
Gahim a [15, VII, n° 50 et 60]. Mais on ne peut distinguer facilement s’il s’agit
encore de groupes de pages, d ’armées comprenant plusieurs compagnies ou
d ’armées héréditaires. Les données sur G ahim a laissent l’impression que plu
sieurs armées existaient en même temps et q u ’elles se sont perpétuées, puisque
des armées actuelles, portant les mêmes noms, se disent descendantes de ces
formations. De plus, on mentionne des chefs d ’armée en spécifiant que Gahima
les nomma. Et puis, il y a une indication que certains groupes étaients scindés
en plusieurs compagnies. On mentionne d ’ailleurs que le jeune C y aam atare
avait été élevé dans une armée qui comprenait trois compagnies [15, VII, n° 61].
Sous N do o ri, successeur de C y aam atare, cette organisation des armées semble
avoir été complètement au point. De toute façon, comme il fallait attendre une
génération au moins après les Nyoro pour que le caractère héréditaire de l’insti
tution puisse percer et qu'il le fait effectivement sous Gahima, nous pensons que
les données s’accordent assez bien avec l’hypothèse. Il faut d ’ailleurs souligner
que G ahim a put mener des expéditions au loin, que la guerre civile qui opposa
C y aam atare à ses frères opposa également des formations militaires et, enfin,
que, sous N doori, le Rwanda mena des raids dans des contrées assez éloignées
du centre du pays. Tout ceci semble être une conséquence de l’introduction du
nouveau système d ’organisation militaire et s’explique plus difficilement d ’une
autre façon.
Mais les dangers de ces nouvelles institutions sont également apparents. Il y
eut beaucoup de disputes de succession au Rwanda. Rugwe eut à combattre
M wendo , M ukobanya K irimbi et G ahima H oondo. C yaamatare eut comme
prétendants rivaux ses frères J uru et Bamara . Cette fois-ci, cependant, ce ne fut
pas simplement une querelle de succession, mais la chose dégénéra en guerre
civile, probablement parce que différentes armées suivaient ou étaient comman
dées par les partis en présence. Le résultat fut que N sibura du Buhavu razzia
longuement le pays et qu’un étranger du Karagwe, N doori, put s’emparer du
trône.
N d o o ri réorganisa le Rwanda. Il ne semble pas qu’il fut un grand réformateur
dans le domaine des institutions. Il introduisit cependant un nouveau tambour
dynastique et instaura une nouvelle famille d ’abiiru en connexion avec ce tam
bour [9, pp. 370-372]. De plus, il accorda un tambour insigne aux abatandura,
probablement en récompense du fait que, de tous les abiiru, ceux-ci l’avaient
reconnu en premier. Mais ceci n ’était q u ’une petite addition aux institutions
existantes. C ’est du temps de N d o o ri que dateraient les premiers poèmes dynas
tiques et c ’est lui qui aurait accordé les premiers privilèges aux poètes [11,
p. 12; 16, pp. 27-28]. Ceci est un indice du prestige dont jouissait le roi et que
N d o o ri avait grandement rehaussé par ses guerres. L’institution ainsi créée, a
surtout eu pour effet de répandre une image idéalisée du roi parmi les familiers
de la cour et de souligner pour le profane tous les aspects surhumains et quasi
sacrés que l’idéologie de Vubwiiru contenait. Sous son successeur, Seemugeshi,
— 61 —
celui-ci aurait acquis des pouvoirs plus étendus et serait un véritable chef de dis
trict. Le point crucial de cette évolution aurait été la décision d ’ériger tout le ter
ritoire en districts, de considérer les pourvoyeurs des capitales comme véritables
chefs de district et de les soustraire à l’autorité des chefs de province. C ’est à ce
moment-là que le pouvoir royal put seulement s’affirmer. Auparavant il était
contrebalancé par le pouvoir presque absolu des chefs dans leurs provinces.
Malheureusement, nos sources ne nous disent rien au sujet de cette évolution
capitale, ni de l’époque à laquelle elle eut lieu. Nous savons seulement qu’elle
existait avant R u ju g ira, puisque ce roi a soustrait les marches frontières à ce
système. Sous G ahindiro, elle devait déjà avoir une certaine ancienneté. C ’est
tout ce que nous pouvons dire.
La dernière évolution importante dans les structures du Rwanda eut lieu
vers la fin du XIXe siècle sous le roi R w aabugiri. Les auteurs ont souligné,
avec beaucoup de détails, que ce roi se plaisait à destituer les chefs et à les
tuer [22, pp. 152-195; 5, pp. 88-89; 13, pp. 278-279] (15). Cette politique de
terreur accrut fortement le pouvoir du roi. Celui-ci élimina la grande majorité
des chefs qui tenaient un poste que leurs ancêtres avaient occupé, et détruisit
ainsi le principe même du droit à la succession héréditaire, qui était encore for
tement ancré dans la plupart des grands lignages. Il nomma de nombreuses per
sonnes de moindre extraction à des charges élevées et il porta le nombre des dis
tricts organisés à vingt et un; en même temps il fonda toute une nouvelle série
de capitales. A sa mort, ayant écarté les favoris, détruit les partis existant à la
cour, humilié enfin les abiiru par une série de mesures montrant le peu de cas
qu’il faisait de certaines de leurs traditions, le roi du Rwanda était un véritable
monarque absolu. Mais son successeur se laissa dominer par un favori qui par
vint rapidement à le tuer et à introniser son frère, M usinga. M usinga régna
aussi avec des favoris, comme K ayondo, jusqu’à sa destitution. Mais le pouvoir
des grandes familles, surtout celui des lignages royaux, était brisé; la monarchie
absolue se confirmait davantage. Un nouveau facteur, qui la favorisait fortement,
était l’administration européenne, qui, après les hésitations des toutes premières
années, soutenait presque sans restrictions le pouvoir royal.
Il nous reste encore à souligner deux traits assez constants dans cette évolu
tion des institutions. C ’est d ’abord la lutte des factions à la cour pour obtenir la
faveur du roi. Depuis R u ju g ira au moins et probablement dès le début de l’his
toire du Rwanda, il y eut deux factions à la cour. L’une était représentée par le
favori du roi, qui tentait de faire distribuer des fiefs et des richesses à ses parti
sans, l’autre était formée de lignages, qui tentaient de perdre le favori aux yeux
du roi et de le faire remplacer par un des leurs. Cette lutte des factions était tou
jours favorable à la royauté parce qu’elle empêchait une coalition des vassaux
contre le roi et qu’elle affaiblissait chaque parti, puisqu’elle le rendait de plus en
plus dépendant de lui. L’autre trait est la fréquence des guerres de succession
malgré le fait qu’une des fonctions de Vubwiiru était précisément de légaliser
la succession et de prévenir de tels conflits. Beaucoup de rois intronisèrent des
— 64 —
co-régnants à la fin de leur vie, mais ne réussirent pas pour autant à prévenir ces
guerres de succession. Celles-ci se produisirent à l’accession de Rugwe, M uko-
banya, Gahima, N dahiro, M azimpaka, R u ju g ira, S eentaabyo, G ahindiro et
R utarindw a. Et, pourtant, M ukobanya, Gahima, S e en taab y o et R u tarin d w a
avaient été co-intronisés. Mais il est remarquable que ces guerres de succession,
qui étaient des guerres entre factions à la cour, n ’aient amené de véritables
catastrophes qu’à la mort de C y aam atare, quoique les crises aient été très
sévères sous R w aaka, S een taab y o et R utarindw a. Ceci s’explique par le fait
qu’au fur et à mesure de l’accroissement du prestige de l’autorité royale, l’idée
qu’il fallait protéger la royauté avant tout et empêcher le pays de se scinder,
devenait un dogme. Les factions qui se disputaient la couronne trouvaient de
moins en moins de partisans dans le peuple, chez les chefs moins importants, et
probablement chez les abiiru, qui accordaient seulement leur appui à celui des
princes qui, par une victoire sur ses opposants, montrait qu’il avait les
meilleures chances de sortir vainqueur du conflit. Et bien souvent c ’est ce sup
port final qui a dû lui procurer la victoire. D ’autre part, ces mêmes querelles de
succession servaient à rehausser le prestige royal, enjeu des batailles, et renfor
çaient encore par l’anarchie qu’elles créaient temporairement, la valeur d ’un
pays uni dirigé par un monarque unique. Paradoxalement, ces luttes ont donc
contribué au renforcement du pouvoir royal exactement comme chaque évolu
tion des institutions l’a fait à partir du XVe ou XVIe siècle.
NOTES
(1) Le système est exposé par J.J. M a q u e t [19, pp. 117-165] et A. K a g a m e [12].
(2) Cette évolution est très claire dans l’histoire du Burundi.
(3) J. R o s c o e [23, pp. 2 et 15-16] donne cette règle pour le Nkore et A. K a g a m e , [12,
p. 96 et art. 252] la relève pour le Rwanda, où elle était cependant d’application
plus restreinte qu’au Nkore. Ces coutumes sont clairement une survivance du temps
où les Tutsi étaient nomades.
(4) Toutefois A. K a g a m e met l’accent sur les nominations des parents du roi aux
postes de chefs.
(5) J. H. S c h e r e r relève les scissions de provinces, dirigées par un même clan. Il pense
que le Buha ne constitua pas une unité politique dans le passé. Mais les traditions
confirment qu’il y en eut une et que les chefs appartenant à des lignages différents
firent sécession.
(6) Ceci est souligné dans la légende de Kigwa et dans les récits du Gisaka notés par
A. D ’A r ia n o f f [3, pp. 34-35], Ces récits disent que les Abagesera conquirent le
Gisaka sur les Abazigaaba. Nous pensons qu’ils s’en détachèrent.
(7) Et notes de l’auteur.
(8 ) L’histoire du Burundi confirme ceci ainsi que J. R o s c o e [24, p. 155] le confirme
pour le Nkore.
(9) Ceci se retrouve dans de nombreux Etats d’Afrique orientale. Le Swaziland en est
un exemple [17, pp. 40-42].
(10) Cf. 5.2.
— 65 —
5.1. LE PROBLEME
régions centrales [12, pp. III et 116, note 69], Au contraire, dans sa note, il dit
explicitement que toutes les régions occidentales et septentrionales étaient admi
nistrées suivant le modèle courant dans le Rwanda central. Il n ’en est rien,
comme un examen de l ’Historique et chronologie du Ruanda [28] le prouve.
Cette distorsion entre les sources et la situation vers 1900 ne peut être niée, et ce
problème mérite d ’être abordé de front. Les sources mentent-elles sur toute la
ligne? Peut-être pas. La langue rwanda comporte peu de dialectes locaux, mal
gré le grand nombre de personnes qui la parlent et le caractère montagneux du
pays, ce qu’on peut attribuer raisonnablement à l’influence d ’un système poli
tique unique. Si les sources ne sont pas mensongères, il reste la possibilité
qu’elles furent mal interprétées. Et ceci est certainement le cas. Ces documents
restent vagues, quand ils parlent de l’expansion du Rwanda. Ils disent très sou
vent qu’un pays a été «vaincu», qu’une guerre «a été menée», et ainsi de suite.
Ils ne différencient pas l’incident de frontière de la razzia de bétail organisée, la
campagne militaire de courte durée ou la guerre menée pour annexer un pays. Ils
ne distinguent guère entre «vaincre» dans une échauffourée, «vaincre» toutes les
forces militaires d’un pays, remplacer les souverains d ’un pays en l’annexant,
remplacer le cadre administratif supérieur ou inférieur par des Rwandais et, enfin,
assimiler complètement le pays. Ces exemples montrent, dès lors, quelle variété
d ’interprétations peut être donnée à chaque source. Les auteurs et la tradition de
cour ont choisi chaque fois l’interprétation la plus extrême: mener la guerre, c ’est
conquérir; «vaincre», c ’est annexer, incorporer et assimiler. La situation en 1900
nous montre que cette interprétation est complètement erronée.
Pour tenter de retrouver des interprétations moins outrancières, il faut examiner
quelles peuvent avoir été les structures politiques originelles des différentes
régions conquises et quelle a été l’évolution même des différents stades de cette
conquête. Le processus est encore visible, parce que les solutions administratives
différentes des diverses régions périphériques indiquent les phases successives
dans l’assimilation progressive de ces régions à la structure centrale. Il semble, en
outre, qu’on doive prendre ici deux points de départ différents. D’un côté, l’évo
lution à partir d’une situation originelle d ’une région peuplée uniquement par des
Hutu, et de l’autre, la situation originelle d ’une région à population mixte, déjà
organisée dans l’Etat par sa caste tutsi. Cette hypothèse se justifie parce que les
premières régions occupées par le Rwanda du XVe au XVIe siècle furent celles
du Rwanda central actuel. Elles étaient occupées par des Etats tutsi avant la
conquête. A partir du XVIe siècle, on parle encore de conquêtes hutu jusqu’au
XVIIe. Aux XVIIIe et XIXe siècles, on cite la conquête d ’une nouvelle série
d’Etats tutsi. Les faits montrent que la première série de conquêtes fut assimilée
complètement, que la seconde n’est jamais arrivée à ce stade et que la dernière,
tout en étant de date récente, s’en approchait beaucoup plus. On peut donc postu
ler l’axiome que des Etats tutsi s’assimilent plus rapidement que des groupes hutu.
Cette différence entre les deux processus une fois admise, on doit aussi admettre
qu’il y eut des successions de phases évolutives différentes dans les deux cas. Ce
— 69 —
sont les deux types de séries évolutives que nous discutons dans les sections sui
vantes avant de décrire ce que fut probablement l’expansion du Rwanda.
Les populations hutu vivant au Rwanda semblent avoir été organisées de très
longue date, soit en petits Etats appelés toparchies par le chanoine D e L acger ,
soit en lignages souverains [4, pp. 66-81], occupant chacun un territoire propre.
Les Etats hutu étaient situés surtout dans les régions hautes, peu accessibles, de
la dorsale Congo-Nil et sur les montagnes du Rukiga lorsqu’on les y découvrit
en 1900. Mais c ’est là une situation de refuge. Ces Etats s’étendirent dans
d ’autres régions, le Marangara par exemple [15, I, nos 33-34; 22, pp. 290-294 et
338-345]. La tradition populaire dit qu’ils furent fondés de la façon suivante. Un
homme vient avec ses fils dans une région de forêts et défriche celles-ci. Il éta
blit ainsi un droit de propriété sur les terres défrichées. Son lignage se multiplie
et reconnaît ses héritiers comme chefs [15, I, nos 22-34; 28, I, pp. 125-127].
D ’autres immigrants reviennent résider dans ce territoire et acceptent le chef du
premier lignage comme leur souverain. Cette explication est trop simpliste. Ces
Etats ne sont pas fondés sur le lignage et comprennent généralement plus d ’un
lignage. De plus, on peut penser qu’il existe probablement des Etats de ce genre
depuis des siècles et que la formation d ’un nouvel Etat aurait été stimulée par
l’existence de cette structure politique dans les régions voisines. Un cas typique
de ce genre est le Bukunzi, fondé par K ija, un personnage originaire du Bushi,
vers 1775. Quant à l’origine du premier de ces Etats, nous ne pouvons que sup
poser, avec le chanoine D e L acger [4, pp. 75-76], qu’elle fut soit une confédé
ration de clans, soit un organe d ’arbitrage entre les lignages souverains.
Ces petites principautés étaient gouvernées par un chef, umuhinza ou
umwaami, qui était un «roi divin». Il était responsable de la fertilité du pays
qu’il ravivait chaque année en conduisant des rites de prémices. Il possédait les
pouvoirs surnaturels nécessaires pour provoquer la pluie, pour écarter des cala
mités naturelles, comme des invasions de sauterelles, et parfois pour maudire et
arrêter la fertilité d ’une partie de son royaume. A leur mort, ces abahinza étaient
enterrés avec des cérémonies particulières par des spécialistes abiiru ( 1). Leur
insigne du pouvoir était un tambour dynastique et ils portaient un nom royal à
côté de leur nom propre. Tous ces rites et d ’autres semblent avoir été repris dans
Vubwiiru du Rwanda (2).
Le roi hutu gouvernait sur un territoire exigu, n ’excédant pas l’étendue d ’une
chefferie moderne. Il ne semble pas qu’il ait délégué ses pouvoirs à des sous-
chefs nommés par lui. Il est plus probable que ce furent les chefs de lignages qui
constituaient l’échelon intermédiaire entre le roi et ses sujets. Le roi avait droit
de vie et de mort et tranchait les différends judiciaires. On lui remettait un tribut
annuel en vivres et en objets qu’il redistribuait à ses courtisans. Son pouvoir réel
— 70 —
semble cependant avoir été assez limité par celui des différents lignages qui
exerçaient notamment le pouvoir de v e n d e t t a entre eux. En l’absence de données
directes, nous pouvons comparer la situation de Y u m u h i n z a à celle du roi du
Rwanda, qui, après des siècles de pouvoir de plus en plus absolu, ne peut
défendre l’exercice de la v e n d e t t a que dans certains cas et doit condamner ceux
qui violent cette défense d ’une façon extrêmement rigoureuse, afin de la faire
respecter [12, p. 113, note 85]. Le pouvoir des a b a h i n z a dut donc être plus celui
d ’un droit d ’arbitrage entre clans qu’un pouvoir central fermement établi.
A côté de ces toparchies, les régions occidentales et septentrionales du
Rwanda actuel étaient peuplées de lignages hutu autonomes dont le chef pouvait
prendre également le nom d ’ u m u h i n z a [15, II, nos 27-28], ce qui a parfois
conduit certains observateurs à confondre les deux structures. Les lignages auto
nomes habitaient un territoire souverain propre, généralement limité à une ou
deux collines. Ils menaient la v e n d e t t a contre des lignages voisins (3) et
concluaient des alliances avec des lignages amis. Ils ne possédaient donc pas
d ’organisation politique dépassant le cadre de l’unité sociale qu’est le lignage.
Les différentes phases de la conquête de ces régions par le Rwanda semblent
avoir été les suivantes. Dans une première phase, des pasteurs tutsi nomades vin
rent occuper des régions propices à l’élevage entre différents groupements hutu.
C ’est ainsi qu’au Mutara, les pasteurs s’infiltrèrent dans les plaines peu fertiles
et que les Hutu se confinèrent à la montagne aux sols plus riches. Au sujet de la
coexistence des deux groupes, on note:
L’association politique des deux races ne paraît pas avoir été réalisée com m e au
Ruanda. Les bahutu étaient com m andés par leurs chefs de clan, qui rassemblaient le
tribut collectif destiné au M wami. Les batutsi menaient la vie pastorale nomade qui
est encore la leur. La fam ille et le clan demeuraient la base de l ’organisation poli
tique et sociale. En cas d ’appel sous les armes, les levées se faisaient par fam ille. D e
même il eût été mal vu de solliciter du bétail en dehors de la fam ille [28, p. 181].
Dans cette région, la seule relation entre Hutu et Tutsi est d ’ordre commer
cial, l’échange de produits vivriers contre des produits d ’élevage. Même l ’u b u -
h a k e n ’y est pas répandu. Un phénomène analogue se retrouve au Bigogwe
razzias lucratives, d ’établir son autorité sur la région et y envoyait une compa
gnie de son armée pour la coloniser. Ceci eut lieu au Bwishaza, au Rusenyi, au
Biru et dans l’Impara [28, pp. 96-97 et 112]. Ou, d ’une façon moins systéma
tique, des groupes tutsi s’installaient le long des voies de communication, là où
les pâturages étaient bons, notamment dans la vallée de la Nyabarongo et de la
Mukungwa, ainsi que sur la route qui mène de la Nyabarongo au lac Kivu. Un
cas typique est celui du Budaha sous le règne de R ujugira [28, p. 114).
Presque immédiatement après le stade précédent ou, dans le cas de régions à
infiltration tutsi, sans même passer par ce stade, le roi décidait alors de nommer
un gouverneur parmi ses parents ou favoris. Celui-ci devait lever l’impôt royal
et le transmettre à la capitale. C ’est ainsi que les Tutsi du Bigogwe furent placés
par Rwoogera sous le commandement d ’un de ses favoris, un étranger au
groupe [28, p. 123] et ceux du Bwishaza sous le frère de G ahindiro [28,
p. 112]. Au Kinyaga, ce furent les chefs d ’armée qui en devinrent gouverneurs.
Dans d ’autres cas, ce furent des chefs hutu locaux qui furent nommés. Ce sont
les gouverneurs du Bugoyi sous Rujugira [28, p. 122] et celui du Buberuka
sous R waabugiri [28, p. 155]. Dans un cas, R waabugiri nomma un Tutsi appar
tenant au groupe infiltré [28, p. 122] (4).
Partout où des Tutsi étaient installés, ce premier lien avec le Rwanda se réa
lisa sans trop de difficultés. Mais dans les régions gouvernées par un umuhinza
ou dans les zones où il n’y avait pas eu d ’immigration tutsi, les difficultés
étaient beaucoup plus grandes. A partir de G ahindiro, les rois du Rwanda y
nommèrent des gouverneurs qui ne parvenaient pas à se faire remettre le tribut
royal. Ceux-ci ou leur représentant devaient alors faire appel au roi pour sou
mettre les populations. On brisait la résistance hutu et pendant quelques années
ceux-ci payaient le tribut, après quoi ils refusaient de nouveau de s’en acquitter.
C ’est l’histoire du Bushiru, du Kingogo, de tout le territoire de Ruhengeri, à
l’exception du Bigogwe et du Buberuka oriental, qui avait un chef hutu local
[28, pp. 128-133]. Au Busiga, Rwaabugiri réussit à déposer Yumuhinza local et
à le remplacer par un Tutsi, mais cette opération s’accompagna d ’une colonisa
tion immédiate [28, p. 175]. Les autres régions du territoire actuel de Biumba
dépendaient du Ndorwa et ne doivent donc pas être considérées ici.
L’importance d ’une infiltration ou d ’une colonisation tutsi est encore plus
évidente quand on voit que R woogera et Rwaabugiri réussirent à faire payer
l’impôt par des groupes tutsi infiltrés, tandis que les Hutu voisins et soumis au
même chef s’y refusaient. C ’est par exemple le chef B uki, nommé par Rwoo
gera au Bufumbira, où les Hima payaient tribut mais où les Hutu refusaient de
le faire [28, p. 153], ou encore celui du Kibari où une famille tutsi immigrée se
soumit à l’autorité du chef que tous leurs voisins hutu rejetaient [28, p. 157],
Le stade suivant était alors celui de l’assimilation. Les habitants de la région
devaient s’acquitter de toutes les obligations prévues dans toutes les provinces,
des fiefs furent distribués et une administration standardisée fut introduite. Le
début de cette phase est caractérisé par la fondation de capitales, qui doivent être
— 72 —
Tenant compte des schémas d ’évolution que nous venons de décrire, nous
pouvons tenter de retracer ce que fut réellem ent l’expansion du Rwanda en
— 74 —
réinterprétant les sources officielles et en tenant compte des sources locales (6).
Nous pouvons diviser cette expansion en trois périodes. De B wimba à N dahiro,
la plus grande partie du Rwanda central est acquise. De N doori à M azimpaka,
le reste du Rwanda central est incorporé et l’influence du royaume commence à
s’exercer à l’ouest. Tandis que dans la dernière période, de R ujugira à
M usinga, le Rwanda acquiert les Etats de l’est et s’étend sur les régions septen
trionales et occidentales.
nous donne à penser que les sources nous cachent quelque chose, mais quoi?
En fait, l’effet de ces événements est exactement celui que l’on aurait attendu
si M ibambwe avait été roi du Nduga et non roi du Rwanda originel. D ’ailleurs,
à partir de son règne ju sq u ’à celui de R woogera , tous les rois vivront princi
palement au Nduga.
G ahima est le premier roi qui s’attaqua à des régions non tutsi. On dit qu’il
annexa tout le pays situé à l’est de la dorsale Congo-Nil et le Bwishaza avec le
Rusenyi, ce qui est exagéré. Il fonde cependant la capitale de Nzaratsi sur la
Nyabarongo au départ de la route qui traverse la dorsale et atteint le lac Kivu au
Bwishaza. En fait, il est clair que G ahima se contente de razzier les régions
situées le long de cette route et il est probable qu’il rencontre une certaine résis
tance le long du lac. En effet, une partie de ce territoire appartient alors aux
Havu qui, peut-être sous la pression de G ahima, s’étendent vers l’ouest eux
aussi. Ils occupent l’île Ijwi et commencent à passer sur la rive ouest du lac [20,
pp. 126-127]. A l’est, G ahima pousse une razzia jusqu’à l’extrémité orientale du
lac Mohasi au Mubari. Au sud, il mène quelques expéditions infructueuses
contre le Bungwe. Enfin, au nord, on lui attribue la fondation d’un culte pour le
tambour dynastique Rwooga au Buhanga de Ruhengeri [15, V, nos 32-33]. Ceci
semble bien improbable. Peut-être y a-t-il confusion avec son homonyme Yuhi
M azimpaka?
A la mort de G ahima, C yaamatare doit se battre contre son demi-frère J uru
qu’il tue. M ais Bamara, un autre frère, continue la lutte et s’allie aux Havu dont
le roi était N sibura et au souverain du Bugara, N zira. N dahiro est tué par les
Havu et les gens de N zira , N sibura occupe tout le Rwanda jusqu’à la basse-
Nyabarongo ne laissant à B yinshi, qui a succédé à B amara comme chef du parti
de J uru, que le Bumbogo et le Buriza. Ensuite N sibura fait campagne contre le
Bugesera, puis il rentre au Buhavu qu’il crée entre le Bushi et le pays hunde sur
la rive occidentale du lac [20, pp. 126-127]. Sa guerre au Rwanda semble avoir
été uniquement une opération destinée à protéger les terres havu du Rusenyi et
du Bwishaza.
Avec la mort de C yaamatare se termine un premier chapitre de l’histoire
rwanda. Vers l’avènement de C yaamatare, le pays s’étend sur la moitié du
Bumbogo, le Buriza, le Rukoma et le Nduga, y compris le Mayaga. Dans sa
zone d ’influence, ou dans la zone où les Rwandais mènent des raids, se trouvent
le Bugara, le Nyantango, le Bwishaza, le Rusenyi, le Bunyambiriri, et les Etats
des Abanengwe. Mais partout les Etats existants s’opposent avec succès à la
pénétration rwanda, ce qui amène finalement le décès de C yaamatare et la
réduction du Rwanda à ses provinces d ’outre-Nyabarongo.
5 .4 .2 . L a c o n s o l i d a t i o n d u R w a n d a c e n t r a l
Dès son avènement, R ujugira eut à faire face à une attaque concertée du
Burundi, du Gisaka et du Ndorwa. Il battit et tua M utaaga du Burundi et reprit
une grande partie du Bungwe perdu du temps de son père. Il envoya ses fils en
expéditions militaires au Ndorwa et au Gisaka. Ces deux pays furent dévastés.
Le Buyaga et le Mutara, qui faisaient partie du Ndorwa, furent administrés par
les chefs des armées de R ujugira, à partir de cette époque jusqu’aux règnes de
Rwoogera et de R waabugiri, qui tentèrent de normaliser la situation en intro
duisant une administration plus complexe. Avec ces campagnes, qui montraient
la faiblesse étonnante des deux Etats, débutait l’expansion orientale du Rwanda.
— 77 —
Cette esquisse de l’expansion du Rwanda correspond bien avec les réalités cul
turelles et ethniques observées actuellement. En effet, le pourcentage de Tutsi, en
dehors du Rwanda central, est le plus élevé au Bwishaza, colonisé au XVIIe
siècle. Une organisation plus semblable à celle du centre se trouve au Bukonya et
au Kinyaga, deux régions acquises et colonisées au XVIIIe siècle. Quant à toutes
les autres, elles sont si typiquement non assimilées parce que, d ’une part, au XIXe
siècle G ahindiro et ses successeurs ne colonisèrent plus activement et que,
d ’autre part, une assimilation n ’aurait pu s’opérer en un laps de temps aussi court.
Notre description diffère essentiellement de l’histoire classique en deux
points. Tout d’abord les conquêtes hutu, datées des XVIe-XVIIe siècles et attri
buées en grande partie à N doori, sont en fait contemporaines de la grande
expansion du Rwanda vers l’est aux XVIIIe et XIXe siècles. Ensuite, le Rwanda
ne fit pas une série de conquêtes et d ’expansions continues. A la fin de la pre
mière période, le pays est petit. Il ne comprend que le Nduga et une zone d ’ac
tion vers le Bwishaza-Rusenyi. Il ne comprend pas, comme les auteurs le don
nent à penser, la moitié de sa superficie actuelle. La seconde période n’est pas
une période de nouvelles conquêtes importantes. N doori ne fait que reprendre
ce que son prédécesseur avait perdu et ses successeurs arrondirent ce noyau du
Rwanda et sa zone d ’action au Rusenyi. Après cela, deux règnes sans expansion.
Puis, l’explosion expansive sous R ujugira qui repousse trois royaumes à la fois.
De R ujugira à R waabugiri, l’expansion se poursuit avec, cependant, une
période défensive sous G ahindiro .
NOTES
(1) Ils sont enterrés dans une peau de taureau tout com me les rois tutsi de cette zone
[28, p. 127], Cet indice, et d’autres, donnent à penser que les Hutu élevaient du
gros bétail en nombre restreint avant les infiltrations tutsi.
(2) L. d e L acger [4, pp. 80-81] partage cet avis, qui est d ’ailleurs exprimé dans les
récits de Vubw iiru concernant G ih a n g a .
(3) R. Pages [22, pp. 645-650] en donne des cas. Voir aussi [28, pp. 138-168],
(4) Où le cas du Nyantango est cité.
(5) D ’après un calcul basé sur des données fournies par le ch ef N duw uu m w e , au sujet
d ’une armée rundi qui s ’opposa à celle de R waabugiri.
(6) Les sources se retrouvent dans A. K agam e [15] jusqu’à Ndoori et ensuite [14] et
[28]. En ce qui concerne le Gisaka, aussi A . D ’A rianoff [3, pp. 48-121] et pour le
B ugoyi, R. P ages [22, pp. 597-611 et 634-700].
(7) A. Ka g a m e [14, p. 25] dit que tout le peuple émigra avec lui. On a l ’impression
qu’il s ’enfuit com m e réfugié politique, avec quelques fidèles seulement.
(8) La tradition attribue quelques victoires lim itées à M utabaazi lors du retrait des
N yoro, ce qui est probablement plus un ornement du récit qu’une relation véridique
des événem ents.
(9) R. P ages [22, pp. 228-345] souligne bien cet aspect.
(10) F ord , J. & H all , R. [7, pp. 8-9] soulignent cette guerre entre N dagara du Karagwe
et G ahindiro du Ruanda. Les sources rwandaises n’en parlent pas.
6. Conclusion
s’est posé nulle part ailleurs dans la zone interlacustre. Ou bien les Hima se sont
fondus dans la masse de la population comme au B Uganda, et la société ne
connaissait plus que des classes fondées sur l ’autorité politique, ou bien les
conquêtes ne se faisaient qu’entre Etats hima ou tutsi déjà organisés en castes. Il
a été dit que ces Etats étaient nés d ’une infiltration progressive de Tutsi ou de
Hima, d ’une vie côte à côte des deux races en présence et enfin, de l’accroisse
ment du prestige des pasteurs et de la naissance de petites unités politiques
qu’ils commandaient. Les contrats féodaux de clientèle ont préparé cette évolu
tion. Ces petites unités s'am algam èrent et formèrent des Etats plus grands. La
caste inférieure acceptait son sort et incorporait dans sa vue du monde la pré
misse de l’inégalité, décrite par M. M aquet . Mais cette évolution ne se fit pas
au Rwanda occidental, où la conquête rencontrait des blocs homogènes de Hutu.
La diversité de processus de conquête, protectorats sur des Etats d ’abahinza,
nomination de chefs tutsi ou hutu locaux, nomination de parents du roi et toutes
les situations de fait qui en résultèrent, sont des adaptations complexes à cette
situation de base. Et cette conquête fut un échec. Il n’y avait pas de moyens pour
parvenir à ce que les Hutu du Rwanda occidental acceptent en même temps la
perte d ’une souveraineté et un statut d ’infériorité dans une société à castes.
Même la force armée ne pouvait y contraindre que temporairement, puisque
chaque campagne militaire était suivie d ’une révolte. Et la complexité des struc
tures politiques rwandaises ne réussit pas à pallier cet échec. En 1900, le
Rwanda n ’était pas un Etat uni. La conquête de l’ouest s’avérait illusoire, mal
gré les efforts d ’adaptation et la prolifération des stuctures politiques que l’in
géniosité de ses dirigeants y déploya.
7. Supplément 1999
7.1. H istoriographie
7 .2 . L e s sources
Loin d ’être invariables, les traditions officielles ont au contraire toutes été
manipulées. La chose est flagrante en ce qui concerne les textes de l ’ubwiiru.
Non seulement on y retrouve des ajouts (le plus récent daterait de 1916) et des
anachronismes par rapport à la date présumée de la rédaction de chaque section,
mais certains faits, tel le règne de R utarindwa (1895-1896), ont été supprimés.
Autre anomalie: en contraste avec certains poèmes dynastiques, ces textes de
Vubwiiru, pourtant supposés provenir inchangés d ’une haute antiquité, ne com
portent aucun archaïsme linguistique [41, p. 14]. Cela signifie pour le moins
qu’ils n ’ont pas été mémorisés mot à mot mais ont été modernisés au fil du
temps. Pourtant la récitation de ces textes était étroitement contrôlée [9; 51,
p. 11; 41, pp. 5-7], soi-disant pour en assurer la reproduction exacte et mot à
mot. Vu le manque d ’archaïsmes, il est évident que ce contrôle a servi en fait à
s’assurer que le texte débité soit conforme à l’interprétation officielle de la cour
au moment de la récitation. De plus, le contrôle même servait à rehausser la cré
dibilité de l’interprétation présentée. Il s’ensuit que pour l’historien critique, les
textes de Y ubwiiru et surtout leurs commentaires interprétatifs sont donc parti
culièrement suspects.
On en vient à se demander quand exactement ces textes de Y ubwiiru ont été
rédigés. Toutes les cours africaines, notamment aux Grands Lacs, ont connu des
rituels royaux semblables, mais le Rwanda est le seul où ces rituels auraient été
appris par cœur. La rédaction et l’apprentissage par cœur d ’un texte stable
seraient-ils apparus tardivement, par imitation de textes écrits et pour atteindre
le prestige de l’écrit que la cour rwandaise apprit à connaître et M usinga à
apprécier vers 1900 [36]? Ne se serait-on pas contenté anciennement, comme
ailleurs, de se rappeler la séquence de rites à suivre et le sens des discours à
tenir?
La suppression ou non de l’épisode R utarindwa fournit un test facile pour
évaluer la manipulation des autres sources. Comme cet épisode a été supprimé
dans toutes les sources officielles de tous les genres, il en résulte qu’aucune de
ces sources n ’est vraiment au-dessus de tout soupçon. Les versions des tradi
tions telles qu’elles nous sont parvenues doivent donc être datées du moment de
leur mise par écrit et non du moment de leur soi-disant rédaction. Ceci vaut
même pour les poèmes dynastiques, malgré leurs archaïsmes, parce que ces
amas de métaphores et métonymies ne font pas de sens sans interprétation et
celle-ci est toujours moderne [11; 49; 67; 32]. De plus, par respect du genre, un
bon poète introduit des archaïsmes dans une nouvelle composition. En fait les
sources orales utilisables du Rwanda datent de c. 1900 au plus tôt et n ’offrent
aucun avantage d ’antiquité par rapport à celles des pays environnants. Ces
sources, officielles ou non, reflètent la conscience historique des Rwandais à
l’aube de l’époque coloniale.
Cela ne signifie pas que ces traditions ne nous apprennent rien sur les
époques antérieures car, malgré les altérations qu’elles ont subies, même si elles
ne sont pas toujours détectables, il s’agit de «traditions» c.-à-d. de souvenirs
— 86 —
transmis. L’armature du corpus entier est constituée par des récits de type ibi-
teekerezo [64 contra 51, pp. 14-15] que la plupart des autres sources recoupent
ponctuellement. Ce seront précisément les recoupements entre sources de types
différents et d ’assiette sociale différente (cour/province) qui permettront d ’at
teindre des conclusions fiables.
Grâce à une gamme diversifiée de documents oraux de toute espèce ayant
trait à des événements remontant jusqu’au XVIIIe siècle, on peut construire une
histoire politique du royaume solide à partir du règne de R u ju g ir a . En ce qui
concerne le passé plus lointain, il existe beaucoup moins de recoupements entre
ibiteekerezo et les autres traditions orales. Avant de s’en servir comme guide
pour une reconstruction de l’histoire vécue, il faut donc commencer par sou
mettre cet ensemble à une critique interne de vraisemblance.
Apparaît alors un problème particulièrement troublant qui est celui de la
manipulation des sources sous l’influence de la doctrine cyclique de l’histoire
selon laquelle les rois d ’un même nom dynastique connurent un sort analogue.
Ainsi il est courant dans la poésie dynastique de remplacer le nom d ’un roi par
un autre portant le même nom dynastique, et les poètes se plaisent à attribuer ou
à souligner des parallèles entre les carrières de rois du même nom dynastique
[ex. 11, p. 74 note 117, p. 107 note 185]. Il en résulte des confusions, involon
taires ou non. Ainsi l’occupation militaire des terres à l’ouest de la haute Nya-
barongo est attribuée par les sources de la cour à Y uhi G ahima. Mais les
sources locales l’attribuent à Y uhi G ahindiro. L’attribution erronée à G ahima ,
voulue ou non, aurait eu lieu après le règne de G ahindiro. O u encore N ewbury
a démontré que les haut faits militaires de K igeri N yamuheshera sont en fait
ceux de K igeri N dabarasa [60, p. 181-185; 61, pp. 204-207],
La doctrine du cycle de noms dynastiques semble établie définitivement pen
dant ou après le règne de R ujugira. Avant lui, certains noms dynastiques
anciens semblent avoir été repris de temps en temps mais de façon non systé
matique. Une fois la doctrine établie, la cour a bien pu attribuer en rétrospective
des noms du cycle à certains rois anciens. Ce serait une explication possible de
la situation suivante. Les deux C yilima (R ugwe et Rujugira) auraient vécu très
longtemps, leurs fils K igeri (M ukobanya et N dabarasa) auraient repris le pou
voir militaire de leur vivant, et à ces deux rois aurait succédé un M ibambwe
nommé M utabaazi, c.-à-d. «libérateur». On notera aussi que le nom de nais
sance des deux M ibambwe I et M ibambwe II serait S eekarongoro et les trois
M ibambwe avaient un fils appelé G ahindiro [50, p. 42 note 1]. Coïncidence
pure? Je ne le pense pas. R ugwe, M ukobanya, M utabaazi I seraient-ils des rois
fictifs inventés pour allonger la dynastie? Pas nécessairement, même si la plu
part des ibiteekerezo qui leur sont consacrés sont particulièrement littéraires et
contiennent pour le moins des épisodes fictifs [73, pp. 75-6]. L’explication la
plus simple serait que vers ou après 1800 R ugwe fut doté du nom de C yilima,
M ukobanya de K igeri, et M utabaazi de M ibambwe par analogie avec R uju
gira , N dabarasa et S eentaabyo.
— 87 —
C ’est pour parer à l’argument que certains rois auraient été fictifs que
Kagame, dans son dernier ouvrage de synthèse, a souligné toutes les «traditions
vitales» concernant chaque roi avant le règne de M azimpaka [51, pp. 59-61, 69-
70, 74-75, 82-83, 86-87, 91-92, 108, 118, 121-122, 125, 134], Pour lui, elles
prouvent que tous ces rois ont vraiment existé. Mais malgré tout, ces milices,
tambours, lieux d ’enterrements ou ancêtres de lignages mentionnés par des tra
ditions de cour pourraient, eux aussi, avoir été réattribués tardivement à des rois
antérieurs et même fictifs. Ou le contraire! C ’est ce qu’implique la suggestion
que la tombe attribuée à R ujugira est en réalité celle de Seemugeshi, puisque le
nom dynastique M utara alterne avec C yilima [65, p .166].
Après un examen de critique interne, l’histoire proposée par l’ensemble des
sources orales servira d ’hypothèse de travail de départ à l’historien [64], Surgit
alors le problème combien épineux des limites de l’information orale. En effet,
les sources de la cour traitent surtout de guerres, intrigues, mariages politiques,
rites royaux et généalogies. Quant à la mémoire populaire, elle se rappelle de
généalogies et de questions foncières. Non seulement on veut en savoir beau
coup plus long, de l’histoire de la démographie à celle des institutions politiques
et des pratiques religieuses, mais on devient de plus en plus conscient du fait
que le choix des thèmes rappelés a créé un biais généralisé du corpus tout entier.
Pour y échapper, il faudra donc dépasser le champ de la vision du passé impli
cite dans l’ensemble des sources orales en ayant à nouveau recours à d ’autres
sources, notamment archéologiques ou linguistiques.
Aujourd’hui, les recherches en linguistique historique [71] menées dans toute
la région des Grands Lacs ont reconstruit dans les grandes lignes une histoire du
peuplement, une histoire de la vie quotidienne et quelques données sur des ins
titutions socio-politiques bien avant 1500, donc à une époque bien antérieure à
la fondation du royaume. Au Rwanda même, des recherches archéologiques sys
tématiques sur l’âge du fer ancien ont produit une abondance de données
concernant surtout la métallurgie et l’environnement naturel [74], Outre des
changements économiques et nutritionnels, les sondages et quelques fouilles
concernant l’âge du fer récent ont documenté la succession de deux nouveaux
styles de céramique, respectivement au VHP siècle et entre le XIVe et le XVIIe
siècle [39], Il est probable que les changements nets de ces styles sont dus à
l’immigration de nouveaux venus dans le pays. Enfin, entre le XIVe et le XVIIe
siècle, il apparaît une céramique de luxe à côté de la vaisselle utilitaire, ce qui
démontre l’existence d ’une classe dirigeante et sans doute de chefferies ou
principautés [39; 74].
7 .4 . C h r o n o l o g ie
Les études sur la chronologie du Rwanda et des Grands Lacs ont fait quelques
progrès depuis 1962 [60; 61; 65; 66]. Elles se fondent cependant toujours sur
des données ayant trait au XIXe siècle, sur des calculs à partir de la durée d ’une
génération moyenne et sur la datation d ’éclipses rapportées par les traditions.
Quant au XIXe siècle, on sait que R waabugiri est mort en 1895. Un examen
de sa dépouille exhumée révèle qu’il avait tout au plus quarante ans lors de son
décès [74, p .102]. Il est donc né vers 1855. Agé de dix à quatorze ans quand il
est devenu roi [16, p. 69 et 52], son accession et la mort de Rwoogera sont à
placer vers 1865. La date de 1864, citée dans cet ouvrage, reste plausible et la
date de 1853 retenue par Kagame avec la chronologie qui en découle [16,
pp. 62-67; 51, pp. 191, 210] sont à rejeter. Ensuite, S eentabyo a régné vers
1790-1795 en attribuant 105 ou même 110 ans à M uhunde, mort vers 1900, et
qui serait né sous son règne.
La chronologie du royaume calculée à partir de la durée moyenne d ’une géné
ration a mené à des résultats divergents [voir 60; 61; 65]. Rappelons d ’abord que
Henige a démontré que les durées de règne en général sont trop variables pour se
prêter à un calcul de moyennes. On ne peut calculer que sur la moyenne d ’une
durée de génération [47]. Selon 1' ubucurabwenge, la succession royale au
Rwanda a toujours été de père en fils et donc de génération en génération. Mais
on connaît deux cas de succession fraternelle certains (R w aaka/R ujugira, R uta-
rindw a/M usinga) et un probable (M ukobanya/M utabaazi), le seul qui se
retrouve dans Y ubucurabwenge. En outre, il faut tenir compte de changements de
dynastie puisque le nouveau roi pourrait être de la même génération que l’ancien
et garder à l’esprit que la succession était en fait déterminée par la constellation
des forces politiques du moment. Les récits contiennent, en effet, beaucoup
d ’échos de luttes pour le pouvoir. Le nouveau roi, fils réel, adoptif ou non du pré
cédent, était toujours légitimé d ’office comme fils de celui-ci. Un cas vraiment
révélateur à cet égard est celui de G ahindiro, un nouveau-né qui fut «découvert»
providentiellement après le décès soudain du jeune Seentaabyo, et qui fut intro
nisé sur-le-champ [51, 169-170]! Pour autant qu’on le sache, la succession est
allée le plus souvent d ’une génération à la suivante, même si, contrairement à ce
que je croyais en 1962, la succession de père à fils aîné a plutôt été rare, et si de
très jeunes enfants ont parfois succédé à des hommes âgés. Tous les facteurs cités
doivent cependant inspirer une certaine prudence envers les résultats calculés.
La durée moyenne d ’une génération a été calculée entre 27 et 33 ans selon les
auteurs [47; 60; 61; 65], Mais l’expérience apprend que donner des dates précises
pour la durée d ’une seule génération fausse la réalité car elles ne sont que des
approximations. Pour cette raison, on préfère un calcul approximatif, souvent par
siècle, censé comprendre trois générations environ. Un calcul de ce genre attribue
les règnes de G ahindiro, Rwoogera et Rwaabugiri au XIXe siècle, ce qui
concorde bien avec d ’autres données.
— 90 —
L’histoire des institutions rwandaises au XIXe siècle a fait l’objet de très nom
breuses études depuis 1962 [30, pp. 64-87; 62, pp. 43-140]. Elles font apparaître
que notre description synchronique [pp. 57-59] des institutions politiques cou
rantes au XIXe siècle est erronée, parce qu’elle efface la très grande variabilité
régionale des structures territoriales et qu’elle masque la fluidité de ces struc
tures, qui ont évolué rapidement et de façon inégale tout au long du XIXe siècle.
En outre, elle surestime le pouvoir personnel du roi.
Commençons par réexaminer notre assertion que le roi était un monarque
absolu. En réalité, le roi ne l’était pas [29], La royauté était absolue, mais le roi
pas. Le plus souvent, le roi régnait mais ne gouvernait pas, la situation du règne
de R waabugiri étant l’exception et non la règle. Ce règne est bien moins
— 93 —
M a z im p a k a
R w aaka, du temps de M azimpaka
R w aaka seul (c. 15 ans)
R ujugira
R ujugira et N dabarasa
N dabarasa
N dabarasa et Seentaabyo et R ukali
Seentaabyo ( 5/6 ans) guerre civile contre G atarabuhura
N yirayuhi, mère de G ahindiro (18-20 ans)
G ahindiro et R ugaju (20-30 ans?)
N y ira m u ta ra , mère de R w oogera et de N k o roonko ( c . 10 ans)
Rwoogera , N koroonko et N yiramutara (moins de 10 ans?)
N yirakigeri, mère de Rwaabugiri et N koroonko ( c . 6 ans)
R w aabugiri ( c . 25 ans)
7 .7 . P r o c e s s u s d ’ e x p a n s io n
7 .8 . P o u r conclure
NOTES
(1) [43] ju s q u ’en 1987 po u r les ouvrages im portants. O n consultera l ’index notam m ent
sous “histoire précoloniale” , “h istoriographie” , “sources historiques o rales” .
E nsuite [35 et 62] p o u r les sources m ajeures ju s q u ’en 1993.
(2) U ne quarantaine de récits de M u g in a se retrouvent dans la collection IR SA C sur
m icrofilm .
BIBLIOGRAPHIE