Learning How To Curse in The Masters Tongue Strategies Du Postcolonialisme en Amerique Latine

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« Learning how to curse in the master’s

tongue » : stratégies du postcolonialisme


en Amérique latine

Dans l’ensemble des courants de pensée contemporaine qui ont influencé


la littérature comparée, les études post-coloniales occupent une place spé-
ciale, en particulier par la rupture qu’elles ont opérée dans l’axe moteur de
cette discipline quand elles ont mis à l’épreuve son caractère ethnocentri-
que, basé sur la dichotomie centre vs. périphérie, qui instituait un désaccord
inévitable entre la production de ces deux pôles. Se refusant à envisager
la production littéraire et culturelle des ex-colonies européennes comme
une extension de ce qui se produisait dans la métropole, les études postcolo-
niales – commencées dans les années 1970, quand un nombre remarquable
d’intellectuels issus de ces contextes périphériques, récemment devenus
indépendants, sont entrés dans des universités britanniques et nord-améri-
caines, et ont conquis le droit à la parole – ont ébranlé les fondements aca-
démiques de l’Occident et introduit des réflexions qui aujourd’hui continuent
à faire partie des débats internationaux.

Dans l’introduction de son livre Culture and Imperialism, qui, selon


Gayatri Spivak, avec le précédent, Orientalism, constitue une sorte de bas-
tion des études post-coloniales 1, Edward Said a déclaré que, tout en refu-
sant n’importe quel genre de déterminisme économique, et plus encore
biologique, il croit que les auteurs « sont très attachés à l’histoire de leur
société ; ils l’influencent et sont influencés par elle et par leur expérience
sociale à des niveaux divers » 2. Aussi bien la culture que les formes esthé-
tiques développées par une société, continue-t-il, dérivent de l’expérience
historique, et les récits sont au coeur de ce que « explorateurs et roman-
ciers disent sur des régions étranges du monde » 3, outre qu’ils deviennent
la méthode dont se servent les peuples colonisés pour affirmer leur identité

1. Spivak, Gayatri C. Outside in the Teaching Machine. New York : Routledge, 1993, p. 56.
2. Saïd, Edward. Culture and Imperialism. New York : Vintage Books, 1993, p. xxii.
3. Ibid., p. xii.

Revue 4-2005
de Littérature comparée

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et l’existence de leur propre histoire. La littérature offre l’une des formes


les plus importantes pour exprimer ces perceptions, et c’est à travers elle
et par d’autres manifestations artistiques que les expériences quotidiennes
des peuples colonisés ont été codifiées plus puissamment et se sont révé-
lées plus influentes.

Ainsi, depuis quelque temps, ce que l’on a nommé « Littérature post-


coloniale » a constitué une catégorie importante des études postcoloniales,
et cette appellation a été attribuée en général à des littératures de langue
anglaise, ou plus spécifiquement, à des formes littéraires qui accompagnent
la projection et le déclin de l’impérialisme britannique. Said croit que l’im-
périalisme et le roman se sont fortifiés l’un l’autre d’une telle façon qu’il
est impossible de lire ce dernier sans œuvrer d’une certaine manière avec
le premier. Et de nos jours, plusieurs spécialistes ratifient ce point de vue,
signalant avec insistance l’existence d’une complicité entre l’idéologie colo-
niale du XIXe siècle et l’implantation des études de littérature anglaise dans
les colonies, devenues un des moyens les plus efficaces pour mener à bout
la mission coloniale « civilisatrice ». La littérature, comme l’affirment, par
exemple, les auteurs du livre The Empire Writes Back, un des premiers rap-
ports sur les études post-coloniales, « est devenue aussi centrale pour l’en-
treprise culturelle de l’Empire que la monarchie pour ses formations politi-
ques » 4.

De peur que l’action militaire directe dans les colonies ne provoque des
réactions, les administrateurs anglais ont cherché à masquer ou dissimu-
ler leurs investissements matériels développant une vaste politique cultu-
relle, dont une des armes principales a été l’enseignement de la littérature
anglaise. En présentant la production littéraire anglaise comme exemple
d’humanisme gratuit, intéressé au seul perfectionnement de la formation
des individus, les colonisateurs opposaient à l’image négative de la domina-
tion, un idéal esthétique incantatoire, qui dressait le colonisateur en tant que
modèle, devant être admiré. La conséquence la plus immédiate et funeste de
cette stratégie fut l’internationalisation du regard du colonisateur et de toute
la Weltanschauung représentée par lui. Ce sont les réactions à cette posture
qui fixent le début de la littérature postcoloniale, marquée justement par son
caractère de résistance à la colonisation et de dénonciation de l’idéologie
colonisatrice, et ses formes de chosification du sujet.

Conscients de l’identification établie entre le processus de domination et


l’enseignement de la littérature et de la culture du colonisateur, des écri-
vains issus des colonies ou ex-colonies ont déchaîné une véritable bataille
pour le contrôle de la parole, qui, dans une étape initiale, s’est caractérisée
par une sorte de quête de l’authenticité, arrivant même parfois à un refus de

4. Ashcroft, Bill, Griffiths, Gareth & Tiffin, Helen. The Empire Writes Back. Theory and
Practice in Post-Colonial Literature. Londres : Routledge, 1989, p. 4.

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l’idiome du colonisateur, mais évoluant ensuite vers un mouvement d’appro-


priation de sa langue et de sa culture. C’est ce changement d’attitude – le
passage du refus à l’appropriation de l’idiome du colonisateur, représenté
dans le contexte britannique par le célèbre passage de La tempête, où Cali-
ban évolue de « unlearning English » au projet de « learning how to curse
in the master’s tongue » 5, – qui marque l’étape la plus récente et la plus
positive de la production littéraire post-coloniale. Maintenant, au lieu de la
perspective nostalgique et acritique d’autrefois, celle du retour à un passé
utopique pré-colonial, on tente d’opérer une appropriation créatrice, une
intersection d’idiomes coloniaux avec des thèmes locaux, que Homi Bhabha,
avec un grand bonheur d’expression, a nommé « mimicry » 6.

Pour ce théoricien du Post-colonialisme, « mimicry » c’est « l’arme fur-


tive de la civilité coloniale, un mélange ambivalent de déférence et de déso-
béissance ». En se servant de ce recours, le colonisé donne l’impression
d’observer les impératifs politiques et sémantiques du discours colonial,
mais en même temps il subvertit les bases de ce discours en l’articulant,
comme dit le critique, « syntagmatiquement avec un spectre de connaissan-
ces et de postures différenciées, qui provoquent une impression d’étrangeté
de son « identité » et produisent de nouvelles formes de connaissance, de
nouveaux modes de différenciation, de nouvelles instances de pouvoir » 7. La
« mimicry » est inhérente aux multiples et nécessaires actes de traduction,
qui contrôlent le passage du vocabulaire colonial à son emploi anti-colonial,
et ainsi inaugure, selon Leela Gandhi, dans son Postcolonial Theory : a Cri-
tical Introduction, « le processus d’autodifférenciation anticolonial au moyen
de la logique de l’appropriation impropre » 8. Les écrivains anticoloniaux les
plus expressifs sont tous des « mimic men », car, en combinant le roman
européen avec des aspects locaux, ou en introduisant dans l’idiome du colo-
nisateur une polyphonie de voix locales, ils transgressent les frontières de la
littérarité orthodoxe, calquée sur des modèles européens, et donnent nais-
sance à des formes nouvelles, irrévérencieuses et questionnantes.

De même que les littératures post-coloniales défient la vision du monde


occidentale, quand elles s’approprient de façon critique les formes et l’idiome
du récit européen, et quand elles mettent à l’épreuve les présupposés phi-
losophiques sur lequels un récit se base, comme les oppositions binaires
qui ignorent ou ne respectent pas l’altérité, de même la théorie post-colo-
niale surgit de la déconstruction de quelques théories européennes et de
leur restructuration à partir d’une réflexion profondément critique à propos
de l’élément local et sur le dialogue établi entre celui-ci et la tradition occi-

5. Shakespeare, William. The Tempest. In : Shakespeare’s Works : Dramatic and Poetic.


New York : Worthington, 1881. Acte I, scène II.
6. Bhabha, Homi. The Location of Culture. Londres : Routledge, 1994, p. 86.
7. Ibidem, p. 120.
8. Gandhi, Leela. Post-Colonial Theory : a Critical Introduction. New York : Columbia UP,
1998, p. 150.

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dentale. Une théorie comme celle de Homi Bhabha, par exemple, provient
d’une réflexion sur la nature de la production culturelle post-coloniale et
des divers types d’hybridation qui en adviennent. Que ce soit en linguistique,
en philosophie ou en théorie de la littérature, les théories postcoloniales
opèrent toujours d’une façon subversive, visant à démanteler les présup-
posés aprioristiques issus de certaines théories européennes et à dévoiler
les complexités cachées derrière des affirmations à caractère moniste ou
universaliste, en faveur d’une vision non exclusive et plurielle. Bref, elles
constituent un projet de revisiter, de rappeler, mais surtout de mettre en
question le passé colonial.

C’est dans ce sens que les théories post-coloniales ont un caractère


nettement politique. Essayant de développer une réflexion qui rend compte
des différences de la production nommée post-coloniale et d’aborder la tra-
dition européenne par un biais qui met à l’épreuve l’ethnocentrisme de la
perspective traditionnelle, elles visent en dernière instance à un dialogue
sur un pied d’égalité entre des voix d’abord antagoniques, déconstruisant
la dichotomie hiérarchique qui se cachait sous le mythe de la sacralisation
esthétique. La prétendue neutralité des études littéraires, tellement mise
en relief par Arnold au XIXe siècle, qui occultait le rapport intrinsèque entre
connaissance et pouvoir, et qui retentit encore aujourd’hui chez des figures
telles que Harold Bloom, est démasquée comme une proposition nettement
idéologique de maintien de l’intégrité et de la souveraineté de l’Europe face
à ses « multiples et barbares Autres », et les constructions dichotomiques
centre vs. périphérie, ou colonisé vs. colonisateur, soutenues par cette
vision, sont défiées dans leurs fondements, donnant lieu à une autre logique,
où l’élément alternatif, exclusif, de la rationalité cartésienne, fait place à la
possibilité d’une addition.

Si la neutralité politique des études littéraires traditionnelles s’est


révélée fallacieuse, la prétention à l’universalité, qui accompagne la pen-
sée occidentale tout au long de l’ère moderne, l’est également. Cherchant
à trouver des catégories capables d’être généralisées à toutes les époques
et en tous lieux, ce que les Européens ont fait, consciemment ou pas, ils
ont imposé aux autres peuples les présupposés de leur propre culture,
transformant ce qui leur était particulier et historique en des normes qui
devaient être observées. C’est à cause de cette vision que l’Afrique a été
envisagée par Hegel comme « un continent hors de l’histoire », et que la
littérature africaine a été considérée comme « non existante » 9 par l’in-
telligentsia européenne. Les formes de l’art africain défiaient tellement
les conceptions esthétiques européennes, que les critiques n’arrivaient
pas à les reconnaître en tant qu’objets esthétiques ; ainsi, quand ils ont dû
se prononcer à leur sujet, ils les ont classées comme « exotiques ». C’est
pour réagir à cette difficulté de reconnaissance de l’Autre, ou mieux, pour

9. Ashcroft, Griffiths & Tiffin, op. cit., p. 159.

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contrer l’altérité, caractéristique du projet colonisateur, que des écrivains


et critiques post-colonialistes comme Achebe ou Chakrabarty ont déclaré
ceci : le premier, qu’il aimerait voir le mot « universel » banni de toute dis-
cussion sur la littérature africaine, jusqu’à ce que l’on cesse d’employer ce
terme comme synonyme de l’étroite mentalité paroissiale de l’Europe 10 ; le
second, qu’il fallait « rendre provinciales » les revendications de connais-
sance de l’Europe, que l’impérialisme et le nationalisme moderne ont ren-
dues universelles 11.

C’est avec ce souci de « rendre provinciales », ou mieux, de relativiser,


de situer dans un contexte l’épistémè européenne, associée à la violence
de la colonisation, que les théories post-coloniales se sont donné la charge
de s’approprier les courants de la pensée européenne et de les transfor-
mer d’un point de vue critique. D’où la pertinence de certaines remarques
comme celle de Leela Gandhi montrant que les études postcoloniales
constituent une sorte de « point de rencontre », ou mieux, de « champ de
bataille » d’une grande variété de disciplines et de théories, parfois antago-
niques, ainsi que le marxisme et le post-structuralisme ou le post-moder-
nisme 12. Des aspects provenant de divers courants de la pensée européenne
se mêlent dans l’arène du postcolonialisme, et souvent ils sont transformés
dans un processus de transculturation, anthropophagique, qui n’oblitère pas
leurs marques. Pourtant, quels qu’aient été les aspects appropriés de l’un
ou de l’autre courant de la pensée contemporaine, le fait est que dans toutes
les théories post-coloniales prévaut un indéniable souci contre n’importe
quel genre de réflexion qui ne reconnaîtrait pas l’hétérogénéité des sujets,
l’altérité. C’est dans ce sens que l’on peut parler de théories postcoloniales
dans une perspective plus ample. Le colonialisme ne finit pas, comme l’affir-
ment plusieurs critiques, avec la fin de l’occupation coloniale. La résistance
psychologique contre lui commence au moment de son implantation et se
prolonge au-delà de sa fin. Ainsi, la notion même de période post-coloniale
est très controversée, car la mémoire, qui pour Bhabha est le pont néces-
saire et souvent dangereux entre le colonialisme et la question de l’identité
culturelle, demeure comme un fragment d’une histoire encore en cours.
C’est pour cette raison que des auteurs comme Helen Tiffin essayent de
définir le terme « postcolonialisme » avec un double sens : d’abord se rap-
portant à ces sociétés dont la subjectivité s’est constituée en partie par le
pouvoir subordonnant du colonialisme européen, ensuite pour désigner un
ensemble de pratiques discursives qui impliquent la résistance au colonia-
lisme, aux idéologies et aux legs coloniaux 13.

10. Achebe, Chinua. Morning yet on Creation Day. New York : Doubleday, 1975, p. 13.
11. Chakrabarty, D. “Postcoloniality and the Artifice of History : Who Speaks for
‘Indian’Pasts ?” Representations, vol. 4, n. 3, p. 228-247, 1990.
12. Gandhi, Leela, op. cit, p. 3.
13. Adam, I. & Tiffin, Helen (orgs.). Past the Last Post : Theorizing Postcolonialism and
Postmodernism. Hemel Hemsttead : Harvester Wheatsheaf, 1991, p. vii.

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Bien que les Études post-Coloniales aient surgi dans le milieu universi-
taire et intellectuel anglo-saxon et se soient appliquées, dans un premier
moment, à l’univers de langue anglaise, il est évident qu’elles ne se res-
treignent plus à ce contexte, ayant déjà eu des résultats intéressants dans
des espaces linguistiques comme la francophonie, les pays de langues por-
tugaise et espagnole. Cependant, dans chacun de ces domaines il y a des
spécificités d’ordre historique dont on ne peut pas ne pas tenir compte. Dans
le contexte anglo-saxon même il existe une distinction souvent établie entre
les colonies dites « d’établissement », telles que le Canada et l’Australie, et
celles « d’intervention », telles que l’Inde, qui présentent des préoccupations
assez distinctes en ce qui concerne le trauma de la colonisation. Et encore,
considérant ces deux catégories, on ne peut envisager de la même façon un
cas comme celui des pays du Commonwealth, et celui des États-Unis – pays
qui se transforme de dominé en dominateur, et qui identifie sa littérature
au XXe siècle avec le canon de la production européenne. En outre, dans les
États-Unis mêmes, il ne faut pas manquer de reconnaître les différences
fondamentales entre la production littéraire canonique et celle des groupes
défavorisés, qui se battent pour conquérir le droit à la parole.

Mais le problème ne s’arrête pas là. Il existe encore un facteur aggravant


qui est au coeur des relations post-coloniales et qui est souvent laissé de
côté dans les discussions sur ce sujet : il s’agit de ce que Slemon a nommé
« le théâtre moderne des relations internationales néocoloniales » 14. Même
si les critiques préoccupés par ce problème ont tourné leur discussion plutôt
vers les contextes néocolonisés par les anciens colonisateurs, telles l’Inde et
la plupart des nations africaines modernes, le néocolonialisme, d’ordre sur-
tout économique et culturel, est devenu une marque des relations interna-
tionales au XXe siècle, à tel point qu’une théoricienne comme Gayatri Spivak
en vient à affirmer : « Nous vivons dans un monde post-colonial néocolo-
nisé » 15. Et c’est seulement en tenant compte de ces questions que nous
sommes capables de percevoir dans toute sa complexité un cas tel que celui
de l’Amérique latine, dont la plupart des pays ont déjà obtenu leur indépen-
dance politique par rapport à leurs métropoles européennes dès la première
moitié du XIXe siècle ; pourtant, du point de vue économique et culturel, ils
ont fait un transfert du processus de dépendance à d’autres nations coloni-
satrices.

Ayant vécu un processus de colonisation de plus de trois siècles et étant


restée dépendante du point de vue économique et culturel, quoique non
plus des mêmes métropoles, dès le début du XIXe siècle jusqu’à présent,
l’Amérique latine – et là nous parlons en particulier des régions de langue

14. Cité par Childs, Peter & Williams, Patrick. An Introduction to Post-Colonial Theory.
Londres : Prentice Hall, 1997, p. 5.
15. Spivak, Gayatri C., in Harasym, Sarah (org.). The Post-Colonial Critic : Interviews,
Strategies, Dialogues. Londres : Routledge, 1990, p. 166.

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espagnole et portugaise du continent – a toujours développé, au cours de


toute son histoire coloniale et post-coloniale, des moyens d’appropriation
de l’apparat culturel européen, et plus récemment aussi nord-américain,
et en ce qui se rapporte à la langue et en ce qui concerne les formes de pro-
duction littéraires et esthétiques d’une manière générale. Et pour rendre
cela évident, il suffit de rappeler les célèbres polémiques sur l’existence ou
non d’une langue espagnole de l’Amérique ou portugaise du Brésil, polé-
miques qui se développent dès la période du romantisme, ou les discus-
sions sur le baroque américain, ce qui est devenu une espèce de modus
vivendi et demeure jusqu’aujourd’hui, reémergeant avec vigueur dans des
contextes comme celui du récit du milieu du XXe siècle. Néanmoins, cette
appropriation s’est réalisée, bien sûr, d’une façon inégale tout au long de
cette période contemporaine, et elle a existé en même temps, souvent en
conflit, avec une production assez conforme à la manière européenne. Ici,
en guise d’échantillon, nous ne citerons que quelques cas où elle s’est
vérifiée sur un mode incisif, soulevant d’amples débats qui s’approchent
en grande partie de ceux qui occupent aujourd’hui la scène des études
postcoloniales.

Quoique le Modernisme brésilien soit né de l’assimilation de quelques


apports des différentes avant-gardes européennes du début du XXe siècle,
de tels apports, dans le processus d’assimilation, ont dû se soumettre à
un filtrage critique rigoureux, qui non seulement les a mêlés, mais encore
les a transformés d’une façon remarquable, donnant naissance à quelque
chose de nouveau, qui portait des empreintes reconnaissables de son iden-
tité première, mais accrues ou transformées par d’autres éléments qui leur
donnaient un visage nouveau. En outre, dans ce processus, le Modernisme
a encore eu un regard critique vis-à-vis de la tradition brésilienne, surtout
de la période romantique, qui avait constitué le premier moment d’essai de
construction d’un canon littéraire national, et le Modernisme s’est alors aussi
approprié certains de ses aspects, qui ont été ajoutés aux premiers, accen-
tuant l’hétérogénéité du nouveau produit. Le résultat a été un mouvement
esthétique au profil assez particulier qui, même en ayant comme but la défi-
nition d’une identité encore ontologique – ou de la notion de brasilité – avait
comme caractéristique une pluralité qui s’y opposait. Le Brésil n’était pas
une nation indigène, comme l’avaient peut-être idéalisé les romantiques,
eux qui avaient érigé l’élément natif en symbole de nationalité, mais le résul-
tat d’une fusion de races et de cultures distinctes, qui vivaient ensemble en
tension, et c’était cette tension qui apparaissait dans la grande majorité des
oeuvres remarquables de la période moderniste. L’anthropophagie, image
centrale de ce mouvement, signalait non seulement l’ingestion sélective des
apports européens, et l’importance du concours autochtone – il s’agissait
peut-être de l’aspect de la culture indigène le plus critiqué par les Euro-

16. V. Coutinho, Eduardo F. Sentido e função da Literatura Comparada na América Latina.


Rio de Janeiro : Fac. Letras UFRJ, 2000.

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péens – mais aussi l’assimilation critique de la tradition locale elle-même,


qui réapparaissait transformée 16.
À l’image de l’antropophagie du Modernisme brésilien, l’Indigénisme
hispano-américain du milieu du XXe siècle, représenté par des figures
comme José María Arguedas ou Miguel Angel Asturias, a joué un rôle
important dans le sens de l’appropriation de formes européennes et de
leur transformation en quelque chose de nouveau, où pourtant demeu-
raient reconnaissables divers aspects des formes appropriées. Sans
mentionner la langue de production, par exemple, de leurs romans – un
espagnol empreint non seulement d’un nombre important de vocables et
expressions issus des cultures indigènes représentées, mais également
d’un rythme et d’une cadence propres à ces cultures, qui se traduisaient
dans une syntaxe parfois assez singulière, la forme même de ces œuvres
était souvent bien différente de celle des œuvres dont elles étaient issues.
Et il suffirait de rappeler ici le lyrisme des romans de ces auteurs, parfois
même quelques constructions poétiques en idiome indigène, leur struc-
ture peu ou nullement linéaire, et leur vision du monde, toujours multiple,
ambivalente, oscillant entre l’univers indigène et celui de l’Espagnol, mais
avant tout marquée par la tension jamais résolue entre ces deux mon-
des. Ici, à nouveau, les auteurs en question ont procédé à une assimila-
tion sélective non seulement de l’idiome et des formes de la littérature
européenne, mais aussi de la production « indigéniste » elle-même de
générations précédentes – comme celle des années 1920 –, qui critiquait
la structure de domination pesant sur la figure de l’Indien, mais qui n’avait
pas réussi à pénétrer sa culture. Dans le cas d’Arguedas et d’Asturias, par
contre, cette plongée est si évidente qu’on en est arrivé à ce qu’Angel Rama
avait nommé « transculturation narrative » 17.

Un autre exemple aussi très évident dans des contrées latino-améri-


caines du phénomène de l’appropriation de quelques formes d’expression
européennes, c’est ce qui est arrivé vers le milieu du XXe siècle à propos
du « réalisme merveilleux ». Assimilant, d’un côté, des apports de la tradi-
tion réaliste européenne, et de l’autre, du merveilleux européen des contes
de fées et du fantastique euro-nord-américain, le réalisme merveilleux a
procédé à un filtrage critique de ces apports, et a donné naissance à une
nouvelle expression, à un syntagme pluriel, marqué exactement par la non-
disjonction des éléments qui le composent. Dans le réalisme merveilleux,
l’élément de naturel coexiste avec celui de surnaturel, sans exclusion du
fantastique, qui oblige le lecteur à opter pour un système ou pour l’autre, et
le sens de la contradiction se maintient : en même temps que l’on affirme,
on nie et le code réaliste et le merveilleux 18. De cette façon, des scènes de
réalisme concret alternent avec d’autres qui ressortissent au surnaturel,

17. V. le déjà classique Rama, Angel. Transculturación narrativa en América Latina.


México : Siglo XXI, 1982.
18. V. Chiampi, Irlemar. O realismo maravilhoso. São Paulo : Perspectiva, 1980, p. 145.

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Stratégies du postcolonialisme en Amérique latine

et ce qui en résulte c’est un univers multiple, pluriel et contradictoire, où


des éléments incompatibles deviennent capables de coexister. La logique
dichotomique du « ou », représentative de la métaphysique occidentale, car-
tésienne, est mise en question en ce sens, et cela donne lieu à la possibilité
d’une autre logique, hybride, fondée sur un principe additif.

Mais si les formes d’appropriation ont toujours été fréquentes dans les
littératures de l’Amérique latine, à tel point que l’on pourrait dire que l’ap-
propriation constitue l’une de ses marques principales – c’est la tradition de
la rupture à laquelle se sont référés plusieurs critiques 19 – il est indéniable
par ailleurs que les théories post-coloniales développées depuis la décen-
nie de 1970 jusqu’à présent ont constitué une contribution importante. Non
seulement elles ont rendu visible le rôle joué par ces formes d’appropria-
tion, mais aussi elles ont souligné l’intérêt d’encourager ces opérations, les
étendant à un genre de production qui jusqu’alors était resté en marge de la
reconnaissance officielle. En outre, ces théories ont conféré aux processus
d’appropriation une plus grande conscience du besoin constant de se repor-
ter au contexte, ce qui garantirait l’établissement de différences entre les
deux termes du processus. Les productions littéraires afro-brésilienne ou
afro-cubaines, par exemple, ont assimilé une série d’apports considérables
des États-Unis, mais dans la plupart des cas n’ont pas laissé de fixer leurs
différences, et il en va de même, très clairement, si l’on fait une étude com-
parative de la production des immigrants européens et asiatiques dans les
contextes latin et nord-américain. Dans le premier espace, le néocolonial,
des problèmes comme celui de la classe sociale apparaissent immédiate-
ment et se confondent ou se superposent bien souvent avec les éléments
d’identité ethnoculturelle.

Et aussi bien dans la production littéraire, qu’au niveau des discours


sur la littérature, on constate le même phénomène. Il est vrai que depuis le
XIXe siècle il existait un grand souci de constituer un discours critique fondé
sur une réflexion à propos de la production littéraire latino-américaine et
des théories propres, qui seraient aptes à dialoguer avec les courants prove-
nant d’Europe, comme l’atteste la riche tradition de l’essai, qui s’est dévelop-
pée dans le même temps. Pourtant, ce souci a toujours existé parallèlement
à la pratique dominante d’importer de manière acritique les tendances de
la pensée européenne, et plus récemment nord-américaine, et de penser la
production latino-américaine en intériorisant le regard que portent sur elles
les métropoles néocoloniales. C’est à peine à partir du milieu du XXe siècle
que cette attitude ethnocentrique commence à perdre du terrain, en grande
partie grâce à l’épistémè postmoderne, et c’est alors que le rôle de certaines
théories comme celles qui se réclament du post-colonialisme devient plus

19. V. Campos, Haroldo de. “Ruptura dos gêneros na literatura latino-americana”. In : Fer-
nández Moreno, César (org.). América Latina en su literatura. São Paulo : Perspectiva,
1972, p. 281-306.

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significatif. Tombant, par la similitude des problèmes et des soucis qu’el-


les présentent, de façon opportune dans le contexte latino-américain, ces
théories ont fini par favoriser des réflexions déjà bien avancées, donnant
l’impulsion à un comparatisme effervescent, décolonisé, qui, ayant depuis
longtemps abandonné ses binômes traditionnels, était alors à la recherche
d’un dialogue sur un pied d’égalité au plan international 20.

Eduardo de Faria COUTINHO

20. V. Coutinho, Eduardo F. « Multiculturalism and Miscegenation in the Construction of


Latin America’s Cultural Identity ». In : Seixo, Maria Alzira et al. (orgs.). The Paths
of Multiculturalism. Travel Writings and Postcolonialism. Lisbonne : Cosmos, 2000,
p. 201-14.

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