Depot Memoire Ligier
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1
« Une société n’est pas une marmite où les sujets
de mécontentement, à force de bouillir, finissent par faire sauter
le couvercle, c’est une marmite où un déplacement accidentel
du couvercle déclenche l’ébullition, qui achève de le faire
sauter » P. Veyne
2
Je tiens à remercier en premier lieu Monsieur Christian le Bart ainsi que toute l’équipe
du séminaire pour leurs précieux conseils tout au long de l’année.
Je remercie toutes celles et ceux qui m’ont accordé de leur temps au cours d’un
entretien. Bien plus qu’une aide à la réalisation de ce travail, ils m’ont apporté des éléments
de compréhension de l’Argentine moderne décisifs.
Je tiens également à remercier Ruben Cruz, Président des commissions de députés
sans qui les démarches d’enquête n’auraient pas été si faciles. Un grand merci à Daniel, « el
Chino », pour son soutien et ses bons contacts.
Enfin, merci à ma famille et à Mathilde et Elie, mes colocataires qui m’ont soutenu au
quotidien.
3
Sommaire
INTRODUCTION..................................................................................................................6
4
2.Effet d’entraînement et baisse des coûts à l’engagement.................66
3.Les acteurs mobilisés actifs dans la construction d’une structure
favorable........................................................................................69
CONCLUSION ..........................................................................................................87
BIBLIOGRAPHIE ..........................................................................................................89
MATERIAUX D’ETUDE....................................................................................................91
5
INTRODUCTION
Depuis 2002, un règlement et une loi provinciale offraient déjà cet avantage aux
élèves boursiers ainsi qu’à ceux qui justifiaient d’une situation économique et sociale ne leur
permettant pas de payer le bus au tarif complet. Comment expliquer alors ce soulèvement, si
les élèves ayant réellement besoin de ce coup de pouce de l’Etat pour étudier en bénéficiaient
déjà ? S’il existe à cette question des réponses de type idéologique, à savoir que le droit à
l’enseignement est un droit garanti constitutionnellement, la cause immédiate est à trouver
dans une résolution du rectorat qui entendait « préciser un ensemble de procédures techniques
pour la détermination des bénéficiaires du ticket de bus à moitié prix »1. Les étudiants ont
immédiatement interprété cette annonce comme une restriction future de leur droit et du
nombre de personnes bénéficiaires. Lorsqu’ils interceptent cette résolution, les étudiants
convoquent immédiatement des assemblées générales dans les différentes facultés afin
d’organiser la mobilisation ; ils décident ensuite non pas de réclamer l’abrogation de ladite
résolution mais d’exiger l’élargissement de leur droit, à travers l’universalisation, et sa
garantie par loi ainsi que la garantie par loi des avantages tarifaires dont bénéficient déjà les
élèves du primaire et du secondaire. En conséquence, les élèves du secondaire se joignent aux
manifestations des étudiants. A raison d’environ une mobilisation par semaine et d’une
participation numériquement croissante, ils obtiennent en à peine plus d’un mois le vote de la
loi dans la chambre basse, la chambre des députés provinciaux et deux semaines plus tard, sa
sanction, avec son vote par les sénateurs provinciaux.
1
Résolution n° 268, annexe n°3
6
Alors étudiante étrangère à l’Université Nationale de Cuyo (UNC), j’ai
personnellement participé au mouvement des étudiants, et ce pour deux raisons : d’une part
par solidarité envers eux ; parce qu’ils étaient mes amis et que leur demande me semblait
juste. Adhérant à l’idée selon laquelle l’éducation et un droit qui doit être garanti par l’Etat,
une condition essentielle à la démocratie et à la liberté d’un peuple, je percevais leur réussite
potentielle comme un pas supplémentaire vers cet idéal. Et d’autre part, ma participation
relevait de la curiosité ethnographique. J’avais en effet à cœur de comprendre le
fonctionnement du mouvement, ses différences avec ce que je connaissais, avec mes
références intuitives.
2
La région de Cuyo est en fait plus large que la province ; certaines facultés qui dépendent également de l’UNC
comme mathématique ou biochimie se situent par exemple dans la province voisine, San Luis
7
d’analyse biaisée par des références culturelles éloignées de celles des protagonistes. Mon
premier réflexe était par exemple d’analyser l’organisation parfois aléatoire comme une
conséquence de la nouveauté du phénomène, comme un premier stade d’institutionnalisation
du mouvement étudiant alors que ce dernier était mis en place par des syndicats parfois
existants depuis plus de 50 ans !
3
S. Cadiou, G.Franquemagne; « Des chercheurs en colère ; retour (d’expérience) sur une mobilisation
émergente », in Passer à l’action : les mobilisations émergentes, dir S. Cadiou, S. Dechezelles et A. Roger,
L’Harmattan, Paris 2007
4
Touraine, cité par S.Cadiou et S. Dechezelles , « La problématique de l’émergence pour l’étude des
mobilisations collectives ; Pistes et repères », in Ibid
8
mouvement des étudiants argentins aurait bien vite été analysé comme un « nouveau
mouvement social » ; concept utilisé par Touraine pour décrire le renouveau parmi les
mouvements sociaux dans les années soixante. L’idéologie et la charge culturelle sont fortes,
la protestation dénonce le néo-libéralisme moderne, ce qui rapprocherait le mouvement d’un
NMS. Dans la lignée de Touraine certains sociologues français laissent apparaître une
troisième époque de mouvements sociaux, plus légalistes, fondés sur l’expertise et la
professionnalisation, et mieux coordonnés du local vers l’international. Si j’insiste sur cette
forme d’analyse c’est parce qu’elle m’a paru dans un premier temps séduisante.
Heureusement, le biais principal, qui consistait à produire une recommandation paternaliste, a
vite été mis à jour.
Nous travaillerons donc ici à partir de la définition de mouvement social proposée par
Tilly et Oberschall, à savoir « un ensemble de conduites rationnelles, instrumentales par
lesquelles un acteur collectif tente de s’installer au niveau d’un système politique, de s’y
maintenir et d’y étendre son influence en mobilisant des ressources qui peuvent inclure la
violence5.» Cette définition a pour avantage d’exclure l’idée selon laquelle les acteurs
mobilisés sont nécessairement des acteurs subissant une forte domination. En effet, les
étudiants disposent de nombreuses ressources, tant relationnelles qu’incorporées –entendues
comme un ensemble de savoir-faire propres à la pratique contestataire. Le mouvement
étudiant argentin possède par exemple ses syndicats et ses représentants.
5
Ibid.
9
Fédération Universitaire de Cuyo (FUC). En mai 2008, les syndicats majoritaires à la FUC
sont le Mouvement Etudiant Latino Américain Régional de Mendoza, dit MILES6 et le
Syndicat Universitaire National, AUN7. Leurs représentants sont respectivement Betiana, la
Présidente et Pablo, le secrétaire général.
Si l’école est obligatoire et son accès garanti par loi de 6 à 18 ans, l’accès à
l’université n’est lui pas garanti. Il existe en fait un système de pré-université de quelques
mois au bout desquels les étudiants doivent passer un examen d’entrée. Parallèlement, la loi
autorise les universités privées. En 2001, lors du dernier recensement, sur une population de
36 millions d’habitants, 1,2 millions de personnes faisaient des études universitaires.
L’Université Nationale de Cuyo compte environ trente mille étudiants8. L’éducation
universitaire en Argentine est donc relativement accessible, même si les secteurs les plus
pauvres de la société qui représentent une frange importante n’y ont quasiment pas accès.
Historiquement, la particularité de la République argentine par rapport aux autres pays
d’Amérique latine réside dans l’existence d’une classe moyenne et dans sa domination
démographique. Néanmoins, bon nombre d’argentins vivent dans la misère et la pauvreté est
en expansion depuis la décennie 90. La petite bourgeoisie se sent constamment menacée par
la précarité depuis la grave crise de 2001.
Les Argentins, après plus de quinze ans de dictature militaire plaçaient beaucoup
d’espoirs dans le retour à la démocratie au début des années 80. Ils ont vite déchanté face à la
brutalité des crises économiques et sociales auxquelles ils furent confrontés9 . Aujourd’hui, la
situation semble stabilisée mais la confiance dans les institutions n’est plus la même. Le
gouvernement actuel, de Christina Fernandez de Kirchner ne fait pas l’unanimité ni parmi la
population ni parmi les membres de son propre parti, le Parti Justicialiste (PJ), qui n’est autre
que le parti historique du général Perón.
6
Movimiento Latino-americano Estudiantil Regional de Mendoza
7
Agrupación Universitaria Nacional
8
www.wikipédia.com.ar, article : Argentina
9
1989 et 2001, crises économiques, sociales et politiques qui forcent les gouvernements à démissionner.
10
Ce qui attira mon attention c’est en fait la réussite si rapide du mouvement : les
législateurs se sont en effet emparés de la demande étudiante pour y répondre de manière
positive en un délai très court. Le mouvement n’était pourtant pas numériquement écrasant
(tout au plus mille cinq-cents étudiants ont manifesté conjointement) mais il est parvenu à se
créer un accès jusqu’à la législature. Ceci est d’autant plus remarquable que cette réussite
intervient alors que le mouvement étudiant avait, depuis des années, de réelles difficultés à
motiver ses troupes. Or lors des manifestations, on dénombrait un nombre important
d’étudiants indépendants et les participants provenaient de toutes les facultés –alors que les
années précédentes les mouvements étudiants n’ont pas passé la porte de sortie de la faculté
de sciences politiques et sociales.
La sociologie des mobilisations s’est redirigée vers une réflexion non plus basée sur
les motifs de l’engagement mais plutôt sur ses stratégies. Dans un système démocratique, les
manifestations apparaissent comme un processus routinisé. C’est-à-dire que l’engagement
militant procède selon certaines stratégies connues et efficaces. Comprendre un mouvement
qui réussit implique donc de mettre à jour les stratégies des acteurs. Ces derniers anticipent,
calculent leurs chances de succès et réagissent en fonction des anticipations.
On ne peut toutefois exclure la portée émotionnelle du processus d’engagement et de
mobilisation. Grâce à la perspective de « cadrage »10, développée par D. Snow, la portée
émotionnelle, et par là même bien souvent culturelle d’une mobilisation est réintroduite dans
l’analyse. L’émergence d’un mouvement découle d’une part de l’émotion ; on s’engage parce
que l’on croit la revendication légitime, d’autre part d’anticipations positives : on s’engage
parce que l’on croit pouvoir obtenir ce que l’on réclame.
Comme le suggère F.Chazel11, pour étudier et comprendre tous les enjeux d’un
mouvement, d’une mobilisation, trois angles d’analyse sont à prendre en compte : l’aspect
stratégique de la mobilisation, la dimension politique et la dimension « symbolico-
cognitive », liée aux références culturelles d’une société donnée.
10
Snow D, « Analyse de cadres et de mouvements sociaux », in Les formes de l’Action collective : mobilisations
dans les arènes publiques, dir. Cefaï D, Trom D Edition de l’école de Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris,
2001
11
F. Chazel, in Chazel F, Action collective et mouvements sociaux, Presses Universitaires de France, Paris, 1993
11
La spécificité du mouvement étudiant étudié c’est que son succès procède d’un
engagement à deux niveaux. Pour parvenir au vote d’une loi garantissant le ticket étudiant
contre la volonté du gouverneur, un double passage à l’acte fut nécessaire. Deux types
d’acteurs se sont engagés en faveur de la cause : les étudiants qui ont mené le mouvement et
les législateurs qui ont investi, défendu et voté la loi.
L’étude entend en fait rendre compte des motivations et structures différenciées dans
les deux sphères ayant démontré un engagement pour la cause. Il s’agit alors de croiser
sociologie des mobilisations et sociologie de l’action publique pour embrasser l’ensemble des
éléments explicatifs du succès étudiant. L’action publique s’accomplit dans notre cas grâce au
vote des députés. Le travail de formulation du problème est fait par les étudiants, ces derniers
l’imposent également à l’agenda. Le travail des députés correspond à la première étape de la
mise en œuvre. Comme le souligne E.Henry12 « analyser [la] prise en charge [d’un problème]
par les acteurs politiques et administratifs comme le résultat direct d’une action héroïque de la
part de quelques acteurs longtemps isolés […] ne rend qu’imparfaitement compte de la réalité.
De nombreuses autres logiques sont à prendre en considération.» La prise en charge dépend
de logiques propres au secteur politique.
L’idée fondamentale est donc de rendre compte de ces deux logiques, celle des
étudiants et celle des acteurs politiques et de réfléchir à la manière dont elles s’articulent.
En conséquence, les matériaux utilisés pour réaliser cette étude proviennent des deux
sphères d’engagement.
Pour tenter de révéler et d’analyser les stratégies des étudiants j’ai réalisé six entretiens
avec des militants étudiants engagés dans la cause. Ces derniers m’ont fourni un certain
nombre de documents officiels rendant compte des démarches menées auprès des législateurs
ou encore du rectorat. L’un d’entre eux m’a également remis un petit livre sur la réforme
universitaire de 1918, période fondatrice de l’Université moderne en Argentine mais
également du mouvement étudiant institutionnalisé.
Pour tenter de dévoiler les logiques de l’engagement des législateurs j’ai procédé à
cinq entretiens auprès de cinq législateurs de cinq partis différents. J’ai également travaillé sur
les journaux de session des deux chambres, c’est-à-dire sur les débats parlementaires du projet
de loi de ticket étudiant universel.
12
E. Henry « Quand l’action publique devient nécessaire : qu’a signifié « résoudre » la crise de l’amiante », in
Revue française de science politique, vol 54, n°2, avril 2004, p.289-314
12
J’avais également dans un premier temps pensé travailler sur le traitement médiatique
de la mobilisation. J’ai donc collecté les articles des différents journaux provinciaux qui
traitaient le sujet. J’ai rencontré un journaliste. Mais la réflexion autour des médias n’était
pour l’objet qui nous intéresse pas très éclairante. Le sujet était traité de manière brève et
plutôt neutre. L’entretien avec le journaliste aura finalement été exploité mais ce n’est guère
son état de journaliste qui a retenu mon attention mais plutôt son expérience en tant
qu’étudiant indépendant.
Le travail proposé entend donc rendre compte de la stratégie des manifestants et des
motivations et calculs des deux groupes. La stratégie des parlementaires ne nécessite pas ici
d’être étudiée puisqu’ils sont en fait passifs dans l’émergence du problème. Le problème est
mis à l’agenda lorsque les étudiants manifestent face à l’assemblée et il est traité deux
semaines plus tard, c’est-à-dire presque immédiatement.
Il s’agira par contre d’étudier de manière parallèle les raisons historico-culturelles qui
justifient l’engagement des deux types d’acteurs. Selon le même principe, nous nous
pencherons ensuite sur l’ouverture d’une « fenêtre d’opportunité » qui a permis le double
engagement. Par « fenêtre d’opportunité » on entend la rencontre conjoncturelle des intérêts
de différents types d’acteurs, étudiants et législateurs ainsi que la rencontre entre un problème,
une solution et une structure politique conjoncturelle favorable.
Dans une étude en trois parties nous nous intéresserons dans un premier temps à la
dimension stratégique ; qui sont les acteurs porteurs du mouvement et comment mettent-ils en
place la lutte ? Quels sont leurs ressources et leur répertoire d’action ? Il s’agira ensuite de
s’interroger sur la dimension historique et culturelle de la mobilisation car il apparaît que
l’histoire commune des argentins a permis d’étendre le consensus au niveau des étudiants
comme à celui des politiques. Enfin, nous étudierons la configuration conjoncturelle du
contexte politique. Une fenêtre d’opportunité est en effet grande ouverte, ce dont profitent
étudiants et législateurs.
13
I. Les « agrupaciones13 » en action ou l’organisation du
mouvement
Les mouvements sociaux argentins vivent depuis une dizaine d’année un paradoxe :
alors que les syndicats, corporations et autres organes représentatifs du peuple ont depuis leur
fondation une portée et un attachement politique, le citoyen lambda se montre, depuis les
récentes crises politiques, sceptique, même méfiant vis-à-vis de la sphère politique. A
l’examen, il apparaît toutefois que cette politisation des mouvements sociaux est à mettre en
relation directe avec le type d’institutions qui gouverne le pays.
13
Le terme d’ « agrupación », que nous traduirons par syndicat est en fait plus précis que le terme français : il
désigne précisément un syndicat étudiant, un mouvement situé à l’intérieur de l’université. Le terme « gremio »,
quant à lui, désigne un organe de représentation syndicale, il est généralement utilisé pour désigner l’organe de
représentation syndicale dans une entreprise, publique ou privée. Ce terme sera quant à lui, au cours de ce
mémoire traduit par l’expression « représentants syndicaux ».
14
1. Un mouvement à proprement parler politique
Les différents syndicats se définissent en premier lieu par leur allégeance à un parti ou
à une idéologie politique. Une présentation de l’arc politique représenté s’impose alors.
Nous nous baserons pour cette analyse principalement sur la faculté de sciences
politiques et sociales : d’une part elle est la mieux connu de l’auteur, ensuite elle est celle qui
compte le plus de syndicats, celle où le plus de tendances sont représentées et enfin parce que
ce sont en grande majorité les étudiants de cette faculté qui ont donné corps, organisé et
participé au mouvement qui nous intéresse. En bref, parce qu’elle est exemplaire, parce
qu’elle apparaît comme le lieu où se manifeste de la manière la plus aboutie la politisation
syndicale.
On y trouve tout d’abord le bras étudiant de l’Union Civique Radicale (UCR) qui n’est
autre que la Franja Morada14. Ce syndicat existe nationalement, tout comme le parti auquel il
s’identifie. Ce mouvement est même intégré à la carte organique du parti. Il est issu d’une
scission qui intervient à la fin des années 80 au sein de la « Coordinatrice15 » ; c’est pour se
lier plus étroitement aux partis que les militants de cette dernière se séparent16. Emerge
également de cette scission le MNR17, Mouvement National Révolutionnaire, syndicat
socialiste, aujourd’hui lié au parti ARI18, Affirmation pour une République Egalitaire. Il est à
noter que ces syndicats revendiquent leur rôle dans l’échiquier politique. Quand les militants
en définissent la ligne ils explicitent cette relation, l’affirment. Ils ont des liens avec les
14
Frange mauve, à la couleur de la révolution universitaire
15
« la Coordinadora », syndicat crée en 1966 durant une révolte étudiante contre la dictature militaire alors en
place.
16
« Quand elle se divise, il ya d’une part le socialisme et d’autre part le radicalisme. Eh oui, c’est là que la
Franja s’est identifiée au parti radical et qu’elle s’est incorporée dans la carte organique du radicalisme, comme
son bras étudiant », entretien avec une militante Franja.
17
Movimiento Nacinal Revolucionario
18
Afirmación para una República Igualitaria
15
personnalités politiques du parti, députés et sénateurs provinciaux et une partie de leur budget
provient directement des organisations partisanes.
Le péronisme, entendu ici comme mouvement politique et social et non comme parti
englobe quant à lui deux syndicats qui ne soutiennent pas unanimement le Parti Justicialiste,
organe officiel du péronisme partisan, au pouvoir dans la province comme dans la nation. Le
FEUP19, Front Etudiant pour l’Unité Populaire, soutient activement le gouverneur Celso
Jacque20 alors que le syndicat AUN, Syndicat Universitaire National21, soutient le projet
kirchneriste, mené par les autorités nationales, tout en s’opposant au gouvernement
provincial. Ces dissensions au sein du péronisme existent en fait également au niveau
politique. Elles reflètent les difficultés actuelles d’un parti qui, ayant fondé sa puissance sur
un leader charismatique capable de développer une adhésion populaire massive, se dispute
l’héritage contrasté du défunt. Ainsi, les militants d’AUN revendiquent une filiation
historique avec le péronisme et l’yrigoyenisme22, c’est-à-dire avec les fondateurs des deux
principaux partis actuels de la nation, tout en soutenant le gouvernement national. Les
étudiants non péronistes ont tendance à amalgamer les différents syndicats péronistes,
considérant qu’ils soutiennent indifféremment le Parti Justicialiste et à définir ces deux
syndicats comme « péronistes », sans plus de nuances.
La notion peut cependant avoir une connotation ou clairement négative ou clairement
positive mais laisse rarement indifférent. En assumant cette bannière, les deux syndicats
assument en fait d’être idéologiquement situables par leur paire de manière immédiate23. Le
terme même est en effet à lui seul porteur d’un imaginaire collectif extrêmement puissant, la
notion de péronisme peut être considérée comme un des concepts fondamentaux du politique
en Argentine. Elle implique à elle seule un grand nombre de représentations directement liées
à l’histoire et à la culture argentine. Les syndicats péronistes assument donc un héritage
politique et social parfaitement identifiable pour ceux à qui ils s’adressent. La portée sociale
du mouvement péroniste, présente dès ses fondements est elle-même éclairante sur la relation
étroite existante entre appareil syndical et appareil partisan : le général Perón asseyait son
pouvoir sur des syndicats, proches des corporations, présents dans tous les milieux, de
l’industrie à l’agriculture en passant par le milieu universitaire. En somme, ces deux syndicats
relèvent également du politique, et une fois encore cette relation est parfaitement assumée et
19
Frente Estudiantil para la Universidad Popular
20
Les dirigeants du FEUP sont même fonctionnaires pour la Province, selon un militant de l’AUN
21
AUN, Agrupación Universitaria Nacional
22
En référence à Yrigoyen, leader radical et Président de la Nation en 1918, lors de la réforme universitaire
23
Mais difficilement pour l’étranger ; nous ne tenterons pas ici de définir le péronisme, il s’agit d’insister sur sa
force de suggestion, sur la capacité du terme à mobiliser un imaginaire collectif.
16
connue de tous, les autres étudiants les dénominant bien souvent non par leur nom officiel
mais simplement « les péronistes.»
Il existe ensuite une multitude de syndicats d’extrême gauche se revendiquant du
marxisme-léninisme, du trotskysme ou du maoïsme. Bien qu’ils soient plus nombreux, nous
n’en citerons que deux, ceux qui ont eu une visibilité majeure dans le mouvement pour le
ticket étudiant. DALE24 est un regroupement étudiant au sein duquel on trouve « des militants
du MST25, Mouvement Socialiste des Travailleurs, d’une organisation étudiante liée au
PCR26, Parti Communiste Révolutionnaire, un parti maoïste. Et des étudiants indépendants,
27
tous de la faculté » (de sciences politiques et sociales). Malgré les objectifs affichés du
DALE de proposer un espace pour les étudiants indépendants28, il est indéniable que ce
mouvement est lui aussi lié aux partis et partage leurs luttes; même si à la différence des
précédents ils n’ont pas de relations avec les législateurs, les différents partis d’extrême
gauche n’étant pas représentés au parlement. Le second, En Clave Roja29, est directement lié
au Parti Ouvrier, PO30. Tout comme le DALE, il n’a aucun représentant à l’assemblée
provinciale.
Pour compléter ce panorama il faut citer les quelques syndicats indépendants qui se
dédient uniquement à la gestion de la faculté. Dans la faculté de sciences politiques et
sociales, c’est le syndicat Construction Politique Indépendante31, (Construction), qui était
d’ailleurs en charge du centre étudiant lors du mouvement, dans celle de droit, l’ADE32,
syndicat des étudiants en droit. Cependant, Construction a mis de côté sa neutralité pour
soutenir le gouvernement national lors du conflit qui l’opposait au secteur agricole (« el
campo »). Il existe quasiment dans toutes les facultés un syndicat de ce type, qui refuse la
politisation et se propose de gérer les problèmes ponctuels. Ramenés au nombre total de
militants, ces militants « neutres » sont toutefois très minoritaires.
24
DALE, Desde Ahora Los Estudiantes, peut se traduire « à partir de maintenant, en avant les étudiants ». Mais
« Dale » c’est aussi une expression très usitée dans l’espagnol argentin qui signifie « fait-le », « vas-y » ou
encore « ça marche, d’accord ».
25
Movimiento Socialista de los Trabajadores
26
Partido Comunista Revolucionario
27
Entretien avec un étudiant militant du mouvement DALE et du MST.
28
« En général, lors des mouvements, les partis ont tendances a acaparer les espaces politiques, il n’ya pas de
place pour le militant indépendant ; le DALE est une tentative de surmonter cette situation », Entretien avec un
militant DALE et MST.
29
Difficilement traduisible, le nom doit être compris comme « la solution rouge »
30
Partido Obrero
31
Construcción Política Independiente
32
Agrupación Derecho Estudiantil
17
Ces différents syndicats s’opposent lors des élections pour diriger le Centre Etudiant.
Chaque année, en octobre, l’ensemble des étudiants les désigne lors d’un vote obligatoire.
Avoir voté lors des élections du centre étudiant est en fait une condition pour obtenir le
matricule, c’est-à-dire le statut d’étudiant et par là même pour pouvoir passer les examens.
Les étudiants argentins possèdent en effet des instances de représentation qu’ils élisent à tous
les niveaux : celui des filières, des facultés et de l’université. Les différents centres voteront
ensuite pour élire les membres de la Fédération Universitaire de Cuyo (FUC), organe
maximum de représentation étudiante au sein de l’université. Ce fonctionnement est identique
pour toutes les universités publiques du pays, les différentes fédérations élisant à leur tour les
représentants nationaux des étudiants à travers la Fédération Universitaire Argentine (FUA).
Lors des élections, chaque syndicat mène une véritable campagne ; l’institutionnalisation des
élections et le vote obligatoire ont en effet pour effet direct de renforcer encore le caractère
politique du mouvement étudiant.
Faut-il parler d’une méfiance, d’un désintérêt pour le politique au niveau mondial ?
Cette question prend sens dans la mesure où cette thèse est défendue par la majorité des
étudiants interrogés :
« Je vois ça comme un triomphe du néo-libéralisme en terme culturel et idéologique. Le libéralisme en
terme politique a profité du discrédit des partis politiques, il l’a approfondi et cela a terminé par faire que
n’importe quel type d’organisation politique est mal vu et on finit par voir la politique comme…. Euh, comme
ceux qui sont proches des négociations, qui sont liés aux pures négociations et pas à la possibilité de transformer,
pas au changement, pas comme quelque chose de lié à la possibilité d’organiser le changement, de
s’organiser.»33
33
Entretien avec un étudiant-militant
18
gouvernement du général Perón. La manifestation est très tôt un canal de protestation
normalisé34. De plus, les années 70, avec le retour de Perón apparaissent comme le point
culminant de la participation politique ; « l’argentine est à cette époque une poudrière »,
confie un militant, « certaines organisations, comme les montoneros35, rassemblaient des
millions de personnes !»
Pour comprendre cette démobilisation générale, il est alors essentiel de revenir sur
l’après dictature et sur les gravissimes crises sociales de 1989 et 2001.
De 1976 à 1982, l’Argentine est sous le joug d’une junte militaire. Cette période,
connue sous le nom du « processus »36, s’attelle à démanteler tout type de participation
politique. En quelques années, ce sont plus de trente mille activistes ; ou supposés activistes
qui disparaissent. Durant cette période, la participation, interdite, recule.
Dans les années 80, avec le retour de la démocratie, la participation reprend. Mais,
lorsqu’en 1989 l’Argentine subit une première crise violente, la confiance en la politique et en
ses protagonistes est mise à mal. Cette période est une période de déception, les Argentins se
renferment dans leur quotidien. Une militante, en parlant de cette période la décrit comme
« quand les gens étaient indifférents à tout.» 37 Un autre militant propose une analyse globale
de ce reflux du politique :
« En 1976, quand intervient le coup d’Etat militaire, quand se produit le coup d’Etat militaire (..),
Videla (...) a mis en place d’abord le règne de la terreur et ensuite du mépris ... ensuite la désillusion
démocratique avec Alfonsin38 puis avec l’euphorie ménémiste, la décennie des années 90, la peur et le dégout de
la politique, l’Argentine s’est convertie en un pays complètement démobilisé.»39
Ce manque de participation dans les années 90 est effectivement observé par R.Touza,
professeur chercheur en sociologie à l‘Université de Cuyo40. Cependant, il observe
l’émergence de nouveaux syndicats indépendants qu’il analyse non pas comme un refus de
l’intervention politique mais comme « une aspiration à surpasser les schémas traditionnels de
construction politique », comme une réaction face aux syndicats traditionnels perçus tels « des
structures qui étouffent la participation politique.»
34
Voir Chafee L., « Dramaturgical politics : the culture and ritual of demonstration in Argentina », in Media
culture and society, 1993,1, p113-135
35
Syndicat étudiant péroniste de la fin des années 60, début des années 70, qui se transformera en armée
irrégulière
36
El Proceso
37
Entretien avec un étudiant-militant
38
Président radical de la République Argentine entre 1987 et 1989
39
Entretien avec un étudiant-militant
40
Touza R, « El movimiento estudiantil universitario de Mendoza entre 1983 y 2000 », In Bonavena P, Califa J-
S, Millán M, El movimiento estudiantil argentino: Historia con presente, Edición cooperativas de Tucumán,
Buenos Aires, 2007.
19
Mais la confiance des argentins va être de nouveau mise à mal au début du millénaire.
En effet, suite à des années de néo-libéralisme à outrance, mis en place par la dictature
militaire puis porté par différents gouvernements, par les deux partis historiques41, l’Argentine
traverse en 2001 la plus grande crise économique, bancaire et sociale de son histoire et, à
l’époque, de l’histoire mondiale. Les hommes politiques ont menti, des lois on été votées par
de faux députés et la majorité de la population voit ses conditions de vie se précariser. La
crise est aussi politique : en à peine dix jours, ce ne sont pas moins de cinq Présidents qui se
succèdent à la tête de la Nation argentine. Le discrédit, le mépris du et des politiques
s’expriment alors lors d’émeutes, de saccages dans la capitale au son du slogan « Que se
vayan todos ! », à savoir, « qu’ils s’en aillent tous » -sous-entendu « que tous les politiques
démissionnent, ils sont tous corrompus.»
Aujourd’hui encore, une grande part des étudiants refuse de s’engager dans une
quelconque mobilisation car ils ne veulent pas fricoter avec la politique. Faire de la politique
est perçu comme servir ses propres intérêts et non pas servir les intérêts de la société dans son
ensemble, et cela à tous les niveaux, c’est-à-dire que les étudiants ne sont pas exempts de
cette suspicion. Les militants n’en sont par ailleurs pas non plus dupes. Plusieurs militants
s’accordent pour dire que les syndicats ont une forte responsabilité dans ce manque de
confiance. Il est juste de leur faire le même reproche qu’aux politiques ; les syndicats se
préoccupent plus de leur propre intérêt que de celui des étudiants, cherchant à occuper des
postes à responsabilité dans l’université. Ils sont prêts pour cela à négocier des arrangements,
tant entre eux qu’avec les autorités des facultés ou de l’université, autorités également liées au
secteur politique.
« Les syndicats se sont seulement préoccupés ces derniers temps d’occuper des postes, de connaître les
doyens ou le recteur, et cela donne que les gens n’ont pas confiance et que tu perds la participation.»42
Ce manque de confiance s’observe dans les résultats électoraux : les syndicats en charge du
centre étudiant de la faculté de droit et de sciences politiques au moment de la mobilisation
n’étaient autre que Construction et ADE, les deux qui se revendiquent indépendants des
partis. Toutefois, ils n’en sont pas pour autant exempts de soupçons : « soi-disant ils sont
indépendants, non partisans, mais je sais pas, pour moi ça, c’est impossible »43, confie un
étudiant indépendant. Un autre étudiant raconte que Construction a été pris la main dans le sac
41
Gouvernement de Menem, du PJ, de 1989 à 1999 et de De La Rua, de l’UCR de 1999 à 2001.
42
Entretien avec une militante Franja
43
Entretien avec un étudiant indépendant
20
à collaborer avec le FEUP pour tenter de conserver un poste malgré l’élection d’un nouveau
recteur lié, comme le FEUP, au gouvernement provincial.
De plus, cette suspicion est fondée sur l’observation de la prééminence des conflits
politiques sur les discussions de fond. Un ancien étudiant explique en ces mots pourquoi il
avait cessé de participer :
« J’ai été désillusionné. Parce que vraiment, il y avait, à la fac, et puis dans les assemblées des intérêts
personnels partisans et ils se mettaient à discuter de problèmes personnels. Nan, parce que toi pendant cette
protestation, t’as fait ça, et t’as été avec celui-là. Et ils défendaient personne, ils se battaient pas pour notre
problème pour lequel tu t’étais déplacé qu’était ou le refus de payer la fac publique ou le prix du ticket de bus.»44
Ce sentiment global fut d’ailleurs facile à percevoir dans le conflit qui nous occupe. Durant la
mobilisation, il n’était pas rare d’entendre des étudiants qui se disaient prêts à manifester pour
la cause mais refusaient de le faire derrière une banderole, quelle qu’elle soit, au risque d’être
amalgamé aux trotskistes, péronistes ou quelconques autres mouvances.
La protestation de mai juin 2008 est néanmoins parvenue à faire participer un certain
nombre d’étudiants indépendants, sans pour autant atteindre le niveau de mobilisation
qu’avait pu connaître le mouvement étudiant argentin antérieurement. Si le nombre de
manifestants atteignit, lors des plus grosses mobilisations, environ mille cinq cents personnes,
à la question « étaient-ils nombreux ? », la réponse varie énormément. Le nombre était en fait
important comparé à celui des mobilisations de ces dernières années, cela faisait longtemps
que la ville de Mendoza n’avait pas vu autant d’étudiants réunis foulant ses pavés. Cependant,
si l’on prend comme référence les mouvements étudiants existant il y a trois décennies, ce
nombre devient ridicule. De même, le nombre de participants aux assemblées générales ne
dépassa jamais trois cents âmes, alors que trente mille étudiants sont inscrits à l’université.
Hors ces chiffres étaient plutôt perçus par les militants, pourtant majoritaires lors des
assemblées, comme une réussite.
Comment alors expliquer que, malgré une participation moyenne, les étudiants aient
obtenu gain de cause ? Nous nous attacherons ici à démontrer que les institutions politiques
du pays se prêtent en fait à recevoir des demandes institutionnalisées, à éviter le conflit
44
Entretien avec un étudiant indépendant
21
violent. De fait, le modèle argentin n’exige pas, pour que les intérêts populaires bousculent le
pouvoir politique, une participation forte.
45
Cité par P.Birnbaum, « Mouvements sociaux et types d’Etat : vers une approche comparative », in Action
collective et mouvement sociaux, dir. F.Chazel, Presses Universitaires de France, 1993
46
« Political opportunity structures and political protest : Anti- nuclear movement in four democracies »
H.Kitschelt, in British journal of political science, 16 (1), 1986, p57-85
47
Ibid
22
entre les groupes d’intérêt et l’organe exécutif et la possibilité pour les nouvelles demandes de
trouver un chemin d’accès au processus de construction du compromis politique et du
consensus. Ces éléments, que Kitschelt appelle « political input structures » sont mis en
relation, dans un tableau à double entrée avec les « political output structures », qui
caractérisent la capacité d’un système politique à mettre en place des politiques publiques.
Trois indicateurs permettent de mesurer la force de ces structures : tout d’abord, plus
l’Etat est centralisé plus il est capable de mettre en place des politiques publiques. Le
deuxième indicateur n’est autre que le degré de contrôle étatique sur le secteur financier et le
troisième s’attache à observer l’indépendance et l’autorité du pouvoir judiciaire dans la
résolution de conflit politique.
48
« Patterns » en Anglais, Ibid.
23
les différents groupes d’intérêt au niveau provincial ou au niveau national comme le prouve
l’exemple des camionneurs qui obéissent au PJ. Le gouvernement national est directement lié
à certains secteurs tels que, par exemple, le secteur pétrolier.
Enfin, il existe des mécanismes pour regrouper les demandes. C’est-à-dire que les
nouvelles demandes bénéficient d’un espace dans le processus visant à former des
compromis ou des consensus. Cet espace s’incarne par exemple à travers les différentes
commissions de travail, commissions auxquelles participent bien souvent les acteurs
directement concernés par la loi discutée. Bref, les deux échelons, national et provincial
présente une structure politique plutôt ouverte.
Quant à la capacité du régime à mettre en place des politiques publiques, elle est en
fait plutôt faible. La nature décentralisée de l’Etat fédéral implique intrinsèquement une
augmentation de la difficulté de l’Etat national à mettre en place des politiques. Les
mouvements sociaux vont donc agir prioritairement au niveau local, à l’image de la demande
étudiante. Cette faible capacité de l’Etat national est cependant à modérer dans la mesure où
celui-ci s’est vu transférer des compétences exorbitantes en matière de gestion de
l’administration ou de contrôle des banques. Ce transfert de compétences nous amène à
relativiser également le deuxième indicateur, à savoir le contrôle de l’Etat sur le secteur
financier : par loi, des compétences ont été transférées au pouvoir exécutif en matière de
finance. Sa capacité de contrôler ce secteur est dans les faits forte, ce qui entre en parfaite
contradiction avec l’esprit de la constitution et du régime présidentiel. Par contre et par voie
de conséquence, le gouvernement provincial jouit de compétences très faibles en matière de
contrôle économique. Le troisième indicateur nous renvoie à une structure relativement
faible : le pouvoir judiciaire, malgré son autonomie, ne joue pas un grand rôle dans l’arbitrage
et la résolution des conflits.
La structure politique est donc ouverte, et l’Etat national est un modèle hybride, ni très
puissant parce-que décentralisé ni faible puisque disposant d’un fort transfert de compétences.
Le modèle argentin, ses structures politiques, engendrent donc avant tout des
« stratégies assimilatrices »49ce qui implique que les citoyens essayent en premier lieu de
travailler à l’intérieur des institutions établies, parce-que la structure même leur offre divers
points d’accès. Les stratégies assimilatives incluent le lobbying, la rédaction de pétitions
49
Par opposition aux stratégies de confrontations inhérentes à un Etat fermé et fort tel que l’Etat français.
24
adressées aux citoyens mais aussi aux membres du parlement, la mise en place de campagnes
référendaires et ou encore l’engagement partisan lors de campagnes électorales. Elles
nécessitent un nombre moindre de participants, c’est pourquoi on ne peut analyser la faible
participation comme une preuve de la faiblesse intrinsèque du mouvement.
Il ne faut en déduire que la lutte étudiante est dans une situation d’apathie sinon que
ses stratégies s’orientent vers un espace plus institutionnel. Le rapport est néanmoins double :
les structures politiques favorisent les stratégies assimilatrices qui augmentent la méfiance
vis-à-vis de la sphère syndicale, faisant encore chuter la participation. Cette chute de la
participation accroît encore la supériorité des stratégies assimilatrices sur les stratégies de
confrontation qui nécessitent un grand nombre de participants. Les institutions de l’Argentine
et de la province de Mendoza génèrent donc des stratégies d’assimilations des mouvements
sociaux qui cherchent à développer un consensus avec les autorités compétentes plutôt qu’à
les affronter.
25
B/ La coexistence de deux mouvements
Le mouvement a commencé après que certains militants des syndicats de gauche ont
intercepté la résolution n° 268 du rectorat. Cette résolution est directement issue d’une
exigence du pouvoir exécutif qui avait annoncé précédemment qu’il ferait une réunion avec
les autorités de l’université parce qu’il considérait que trop d’étudiants bénéficiaient du tarif
préférentiel. Les dossiers de demande pour obtenir le tarif préférentiel s’alourdiraient et de
moins en moins d’élèves pourraient en bénéficier. Ce point de départ dans le récit est
identique pour les meneurs des deux mouvements. Nous allons dans un premier temps
expliquer l’idéologie qui sous-tend chacun des récits avant de les reprendre rapidement.
Ce double récit est en fait le produit de deux façons de militer, deux modèles
idéologiques. D’une part, les syndicats de gauche ou d’extrême gauche envisagent la
mobilisation en termes de lutte sociale, de confrontation : « la massivité, une mobilisation
massive c’est ce qui permet de mettre la pression au pouvoir pour obtenir quelques
concessions, pour au moins faire bouger les choses », confie l’un d’eux. Ils utilisent un
répertoire d’action traditionnel : manifester, distribuer des tracts. Ces étudiants considèrent
26
également que l’assemblée générale, souveraine, doit être le moteur de la lutte ; ce sont les
décisions des étudiants qui doivent orienter le mouvement. Les éléments moteurs de cette
vision sont majoritairement impliqués dans des syndicats étudiants50 d’une part mais
également bien souvent dans des partis d’extrême gauche comme le PTS ou le Parti Ouvrier
-même s’il convient de spécifier que la plupart des étudiants indépendants ayant participé au
mouvement l’a fait dans cette branche du mouvement.
Ils disposent donc d’un capital militant fort, de savoir-faire spécifiques à la pratique
contestataire, à l’organisation de l’action collective. On utilisera ici le terme de ressources
incorporées pour désigner ces savoir-faire.51 Par ailleurs, ces étudiants comptent également
avec d’importantes ressources relationnelles : leurs liens sont en effet nombreux avec les
représentants syndicaux du secteur public, le comité d’entreprise des travailleurs de la Santé,
ATE52 et les travailleurs du secteur judiciaire. L’un des étudiants interrogé travaillait
également avec les élèves du secondaire dans le but de créer des centres étudiants dans les
lycées.
50
Forte présence et visibilité du mouvement DALE dans les assemblées
51
Modélisation des types de ressource in « Les mobilisations improbable : pour une approche contextuelle et
compréhensive », L.Mathieu, in Passer à l’action, les mobilisations émergentes, dir S.Cadiou, V.Dechezelles et
A.Roger
52
Nous ignorons la signification du cigle
53
Cette remarque est particulièrement vraie pour la franja et le MNR, syndicats existant à l’échelle nationale et,
par là même dotées d’un appareil important.
27
En conséquence, deux récits des évènements sont proposés. Selon les syndicats de
gauche, suite à la découverte de l’ordonnance, afin de rendre public le problème et de
proposer un modèle d’action ils insistèrent auprès du centre étudiant de leur faculté, la faculté
de sciences politiques et sociales afin que ces derniers convoquent une assemblée générale.
Après discussion, la faculté adopte la position proposée par la gauche, à savoir revendiquer le
droit au ticket étudiant de façon universelle, non discrétionnaire.
Une première marche se fait au siège du gouvernement. Y participent environ 200
étudiants. Le gouvernement les informe qu’il traitera leur demande la semaine suivante. Face
à des étudiants un peu plus nombreux le ministre des voies et transports54annonce que le
gouvernement n’accèdera pas à leur demande, et que les conditions d’obtention du ticket
étudiants vont être durcies.
Les manifestants demandent alors que la FUC organise une assemblée générale inter
facultés, qui aura lieu le 12 mai. Les étudiants y discutent la possibilité de marcher cette fois à
la législature et deux projets de loi sont présentés à l’assemblée, l’un provenant de la FUC et
l’autre de FEUP55. La manifestation suivante est déjà plus grande : ce sont près de 800
personnes qui se rendent à la législature où les députés leur annoncent qu’ils traiteront le
projet en session spéciale deux semaines plus tard.
Lors d’une nouvelle assemblée générale, une commission de diffusion est créée. Elle
se charge de convoquer les élèves du secondaire que les députés ont proposés d’inclure dans
la loi. Cette commission fera un véritable travail tant de débat que d’information, elle aura
l’avantage, plus que les assemblées de permettre la participation des indépendants. Durant
cette période, les membres de la fédération disparaissent et refusent de légitimer l’Assemblée
générale suivante alors que plus de 300 élèves y participent. En réaction, l’assemblée élit trois
porte-parole : un militant du DALE et deux indépendants, sympathisants avec les syndicats de
gauche. Lors de la marche du 28 mai à la législature, les porte-parole de l’assemblée partagent
l’avant de la scène avec les membres de la FUC.
Depuis les assemblées générales s’organise également la solidarité avec ATE, les
représentants syndicaux des travailleurs de la Santé. Ils manifestent début juin par solidarité
avec ce syndicat. Le dernier évènement à lieu le 10 juin, alors que la loi est discutée dans la
chambre des Sénateurs : durant cette marche, les dissensions entre les deux mouvements
54
Vias y transporte
55
Nous préciserons dans le second récit d’où provenaient ces projets, nous nous en tenons pour l’instant au récit
de la branche populaire du mouvement.
28
apparaissent au grand jour, une partie des manifestants reste devant la législature alors qu’une
autre va jusqu’au siège du gouvernement provincial dans le but de soutenir les élèves du
secondaire qui n’ont pas vu leur demande prendre forme de loi56 avant de rejoindre les
travailleurs d’ATE qui coupent une route. La loi est néanmoins votée et la mobilisation
s’arrête là.
56
La loi crée une table de dialogue avec comme objectif de traiter la gratuité des transports pour les élèves du
système éducatif obligatoire ; la table, à ce jour, n’existe toujours pas.
57
Entretien avec un membre de la FUC
29
Ils ont ensuite participé aux manifestations lors des jours de session pour soutenir leur
projet de loi. La dernière manifestation est, pour eux également, considérée comme un échec
le mouvement s’étant montré divisé aux yeux de tous.
Ce qu’il faut souligner c’est avant tout que ces deux récits ne sont pas incompatibles :
aucun des deux récits ne remet en cause la réalité de l’autre. Les modes d’action découlent
simplement de perceptions différentes, de représentations distinctes de ce qu’est la lutte
sociale. Le premier s’appuie sur l’idéologie marxiste qui trouve à vrai dire peu de place et
n’en a jamais eu dans l’espace politique argentin. Ils envisagent le conflit d’une manière plus
frontale, identifient un ennemi qu’ils devront contraindre. Le second, au contraire, entendent
discuter avec ces mêmes autorités, utiliser l’espace politique que leur offre les institutions et
parvenir au consensus. Les deux branches n’ignorent pas la présence de l’autre mouvement.
Cependant, au moment de raconter, ils ne racontent que leur histoire puisque c’est celle du
militantisme qu’ils connaissent et reconnaissent, qu’ils considèrent comme légitime et
efficace.
Toutefois, si les tensions entre les deux mouvements sont indéniables, il y a peu
d’hostilité de la part des protagonistes envers les représentants de l’autre branche. Il semble en
fait que chacun ait conscience que la présence de l’autre façon de militer a ajouté légitimité et
efficacité au mouvement ; bref a été nécessaire pour gagner la bataille.
Il est inutile de nier que les deux branches du mouvement ne concordaient pas sur
grand-chose et que les reproches étaient réciproques. Nous allons nous attarder un instant sur
ces accusations avant de montrer pourquoi, malgré tout, les deux mouvements ont continué à
se tolérer.
Les paroles sont parfois rudes entre les membres des deux branches opposés. Chaque
parti, lorsqu’il raconte la mobilisation entend délégitimer, pointer les erreurs d’appréciation de
30
son concurrent. Les représentants de la Fédération et de la branche réformatrice n’acceptent
pas toujours les initiatives de l’assemblée générale. Ils refusent de légitimer le travail de la
commission de diffusion et l’une des assemblées inter facultés –durant laquelle, en réaction,
sont élus les porte-parole. L’explication d’un membre de la Fédération est assez brusque :
« Les commissions, c’est la gauche qui les a mises en place, la fac de sciences politiques (..). Et ça c’est
une lutte universitaire, pas une lutte de la fac de sciences politiques. Du coup, permettre l’existence d’une
commission qui, en fait, ne jouit d’aucun type de légitimité ni de représentativité….Il existe des organismes de
représentation à travers lesquels s’organisent la mobilisation. Les commissions, en fait, c’était un mécanisme de
croissance de la gauche, rien de plus. Regarde, les commissions ne fonctionnent plus, la Fédération si. (..) Elles
finissaient par représenter un pouvoir parallèle, sans légitimité »58
En écho à cela, l’un des porte-parole considère que la FUC a failli dans son rôle de
représentant, dans son rôle d’organisateur privilégié :
« Ceux qui conduisent la FUC savaient qu’on était en colère contre eux, parce qu’ils avaient disparu,
que leurs centres étudiants n’avaient pas mis l’argent qu’ils s’étaient engagés à mettre. Du coup, quand ils sont
arrivés à l’assemblée interfac, ils ont dit qu’elle était pas légitime, qu’ils ne la légitimeraient pas et ils sont partis.
(…)il y avait plus de 300 personnes, et là, tu te rends bien compte des critères de la FUC pour légitimer ou pas
une assemblée. Si c’est pour présenter mon projet de loi, que vous me le votiez et que vous m’apportiez de la
légitimité, c’est valide. Si vous allez m’engueuler parce que je me suis plus montré, c’est pas valide. Le
problème c’est que les assemblées c’est pas quelque chose de parallèle ou de différent des centres étudiants, ni
de la FUC. C’est-à-dire, la FUC elle est élue en Congrès tous les ans, par les centres, ses délégués…Les
assemblées font parties des centres. Les assemblées générales et inter fac font parties de la FUC. Même plus,
c’est ceux qui la dirigent qui devraient garantir que soit mené à bien tout ce qui est voté en assemblée.»59
58
Entre tien avec un membre de la FUC
59
Entretien avec un militant DALE
31
final pour l’attribution de la victoire. En effet, le choix des indépendants de suivre tel ou tel
groupe permet en fait de mettre à jour qui de la FUC ou des porte-parole élus était considéré
comme le meneur légitime du mouvement. Mais cette dispute eut finalement comme effet
encore une fois de décrédibiliser l’activité politique qui était presque parvenue à se blanchir
durant les deux mois de lutte.
Malgré ce triste final, les deux mouvements ont laissé l’autre agir à sa guise, sans
interférer. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient chacun conscients que le répertoire d’action,
entendu comme tactique ou mode opératoire, proposé par les rivaux apportait un plus au
mouvement.
Les réformateurs ont besoin de l’autre branche pour deux raisons : tout d’abord parce
que ce sont les représentants de la vision populaire qui impulsent le mouvement. Ce sont eux
qui interceptent la résolution du rectorat et accusent, à raison, le nouveau gouverneur de leur
supprimer un droit. Ils sont les lanceurs d’alerte mais aussi les premiers qui cherchent à
mobiliser l’ensemble des étudiants. Ensuite ils apportent, par le biais des assemblées la base
populaire du mouvement qui évite ainsi d’être une instance de représentation ne représentant
personne. Aucun d’entre eux ne se risque à nier la légitimité des assemblées. Le même
membre de la Fédération dira à leur sujet : « Si les assemblées jouissent de légitimité ? Non,
elles jouissent de souveraineté, ce qui est pire.»
Mais la plupart ne rentre même pas dans le discours confrontationniste, ils voient d’un
bon œil cet organe, bien qu’ils ne le considèrent pas comme une ressource essentielle de la
manière de militer qu’ils promeuvent. Le poids historique des assemblées, dans l’imaginaire
collectif –en référence à la réforme universitaire ou à mai 68 qui correspond à l’image
idéalisée de la lutte étudiante- leur interdit de repousser frontalement l’outil assemblée
générale.» Je crois que les assemblées sont légitimes…C’est une magnifique instance pour le
débat politique », confie un militant réformateur. Par ailleurs, les assemblées étaient aussi
l’organe visible de la lutte. Le travail avec les députés ne peut être que le travail d’un petit
nombre, alors que l’assemblée s’adresse à tous les étudiants. Même ceux qui ne participent
pas ne peuvent ignorer leur existence, elles sont à l’intérieur de la faculté, des affiches pour
convoquer les élèves sont présentes sur tous les murs et les participants se sont évertués à
faire redescendre au maximum l’information à travers des délégués de filières.
32
Ainsi, pour les étudiants lambda, les porte-parole de ces assemblées incarnent le
mouvement, ils en sont la face visible. Une militante Franja affirme donc sans rancœur à
propos des militants du DALE, très actifs dans les assemblées qu’ :
« ils se sont très bien positionnés dans la lutte. Je suis vraiment d’accord avec la façon qu’ils ont eu de
manœuvrer. J’veux dire, même si moi je ne le ferai pas, y a un moment où il faut investir certaines questions ou
prendre des décisions. Je pense qu’ils l’ont très bien fait.» 60
Cette approche respectueuse est bien celle de la majorité des participants. Même si les
réformateurs considèrent en majorité qu’il n’était ni nécessaire ni réellement légitime d’élire
des représentants de l’assemblée, puisqu’il existe une représentation officielle des étudiants,
l’existence du répertoire d’action « populaire » est très peu remise en cause. Ainsi Betiana, la
Présidente de la fédération a accepté d’être accompagnée, lors de ses interventions publiques,
par les porte-parole élus par l’assemblée inter facultés.
60
Entretien avec une militante Franja
61
Le terme même de lutte est propre à la branche populaire du mouvement, il ne s’agit pas de négociation avec
les autorités mais d’un combat frontal.
33
Ce sont en fait deux types de légitimité qui se complètent : légitimité populaire d’une
part et légitimité institutionnelle d’autre part. La présence conjointe de ces deux ressources de
légitimité orientées vers la même demande renforce même le mouvement.
La force de ce double mouvement fut donc de ne pas opposer les deux méthodes ;
malgré des dissensions certaines. L’existence de ces deux tactiques conjointes a en fait
permis une présence du mouvement dans toutes les sphères accessibles aux mouvements
sociaux. Toutes les arènes, entendues comme un espace de mise en visibilité d’un dossier
émergeant comme problème social ont été investies. L’Université devint un lieu de discussion
politique, le milieu politique, à travers le Parlement également et la sphère syndicale avec la
confluence et la solidarité entre étudiants et fonctionnaires en grève.» L’intelligence fut de ne
pas opposer les deux tendances », conclut un militant.
Il est à noter que ces deux tendances, qui jouissaient d’une reconnaissance de
légitimité réciproque –la légitimité de l’autre vue comme inférieure à celle du mouvement
auquel chacun appartient mais indéniable- se sont unies, ont collaboré grâce à l’existence d’un
ennemi commun et d’un but commun qui surpassaient les dissensions sur la forme de
l’organisation optimale.
34
l’accès à l’université à toutes les tranches de la population est brandi que les indépendants se
rapprochent des syndicats et participent. Même les syndicats soutenant le gouvernement
provincial n’ont pu s’afficher contre cette réclamation. Cette dernière était politiquement
neutre, elle entraînait un consensus global et il aurait été politiquement incorrect de s’afficher
contre.
C’est pourquoi même le FEUP refuse de se prononcer publiquement contre
l’universalisation tout en sachant que ses « amis » politiques, les membres du gouvernement
provincial y sont fortement hostiles. Ce gouvernement correspond néanmoins pour l’ensemble
du mouvement à l’ennemi à faire céder. Les fondements du refus du tarif préférentiel se
basent principalement sur des raisons budgétaires mais aussi idéologiques ; le gouvernement
met en place une politique plutôt libérale dans laquelle le ticket étudiant n’a pas sa place, il y
est perçu comme un coût et non pas un investissement valide sur l’éducation.
Le rectorat, qui entendait au départ appliquer la mesure restrictive selon les bons vœux
du gouvernement s’est joint au mouvement qui lui demandait un soutien officiel. Le recteur,
élu quelques mois plus tôt était pourtant proche du gouverneur Celso Jaque. Il est alors facile
d’imaginer que ce dernier a été contraint d’accepter, ne voulant pas voir le mouvement se
retourner contre lui62.
62
Prendre le rectorat fait parti du répertoire d’action classique des étudiants mendocino. Il est facile d’imaginer
que c’est face à cette menace qu’il a affirmé son soutien. Par ailleurs celui-ci n’a qu’une portée symbolique
puisque les députés avaient déjà ou étaient sur le point de réceptionner le projet de loi lorsqu’il intervient.
35
fermant à eux, ils se réunissent avec quelques dirigeants des centres étudiants plus ou moins
acquis à leur cause pour tenter de remplacer le projet voté en assemblée par le leur, qui
exprime la volonté du gouvernement.
Leur projet était en fait de profiter de l’absence de statut légal des assemblées inter
facultés pour décréter la non validité du vote et faire voter les étudiants de chaque faculté en
assemblées générales distinctes. Ils paralyseraient ainsi le mouvement et laisseraient au
gouverneur le temps de négocier quelque chose plus favorable. La réunion prend place à onze
heures du soir dans un bar. Certains étudiants s’en rendent compte et la solidarité bat son plein
entre les deux tendances « concurrentes », des messages sont envoyés de toutes parts, les
acteurs majeurs du mouvement débarquent dans le bar et les accusent de comploter contre la
démocratie du mouvement. L’information se diffuse ensuite en assemblée et les personnes
présentes lors de la réunion perdent alors toute légitimité d’intervention pour tout le reste du
mouvement.
36
Cet évènement permet par ailleurs une ébauche de coordination entre les deux
tendances du mouvement. Cette double voix du mouvement se maintiendra jusqu’à la fin
puisque lors des différentes prises de parole publique, comme devant la législature, les deux
« têtes » du mouvement prennent la parole ; la Présidente de la fédération et les porte-parole
de l’assemblée inter facultés. Le récit de la mobilisation ne peut alors être investi par les pro-
gouvernements :
« Ils ont fait, ils ont essayé de faire une conférence de presse, avec des législateurs et des ministres du
gouvernement pour montrer que d’autres candidats du centre étudiant n’étaient pas d’accord ou étaient d’accord
avec un projet alternatif de ticket étudiant. Et c’est là que nous on s’est coordonné avec la presse et d’autres
législateurs pour que ça ne puisse pas faire. Ou au moins si ça se faisait, qu’ils fassent des réunions…ça s’est fait
mais c’était bien clair qu’il y avait deux positions, pas juste la leur.»63,
Constate un activiste du « mouvement régulier.»
Les deux tendances ont donc collaboré pour repousser l’offensif du « contre
mouvement », des ennemis internes au mouvement étudiant. Face à ceux qui ne tendaient pas
vers le même but qu’eux ils on su reconnaître mutuellement la légitimité de l’autre tendance.
Il convient par ailleurs de souligner le fait que si les stratégies assimilatrices découlent
du régime institutionnel de la Province, la persistance de la logique combative peut
s’expliquer par les effets pervers de cette méthode. L’accès direct aux institutions permet pour
les partisans de la faction politique opposée aux étudiants de manœuvrer contre le
mouvement. C’est sans doute parce que les membres des institutions sont jugés suspects,
attirés par les logiques clientélistes que certains préfèrent s’en tenir à la confrontation
63
Entretien avec un étudiant-militant
37
classique. Les intérêts partisans dominent les intérêts catégoriels, et cette affirmation est
considérée comme exacte par la majorité des membres actifs des syndicats étudiants, qu’ils
soient liés ou non à un parti64. Pour éloigner la suspicion, la solution proposée c’est de garder
une distance certaine avec le politique qui n’est jamais exempt de soupçon.
64
Même si les militants ajoutent de façon systématique : « nous, ce n’est pas notre façon de procéder ».
38
II. Emotion et mémoire nationale
Une mobilisation qui prend implique une part d’irrationalité des acteurs. Il serait
réducteur d’expliquer qu’un mouvement social s’explique uniquement par un conglomérat de
calculs individuel des agents.
Au-delà des calculs rationnels des différents acteurs, participer à un mouvement
social c’est aussi s’engager pour une cause à laquelle on croit. L’action collective unit un
groupe d’individu autour d’une cause qu’ils entendent défendre. Les acteurs, pour entrer en
mouvement, pour en accepter les coûts -ou les coups- potentiels doivent pouvoir en tirer
bénéfice tant si leurs dirigeants accèdent à leurs revendications que dans l’action même de
protester. S’ils participent à la protestation collective c’est certes parce que les citoyens
pensent qu’ils peuvent obtenir ce qu’ils désirent. Cependant, la spontanéité, les hésitations, les
erreurs d’organisation qui s’observent dans de nombreux mouvements collectifs entraînent
l’analyse sociologique dans une nouvelle voie : la prise en compte des émotions.
La validité de l’analyse sociologique des émotions peut être questionnée puisqu’en s’y
intéressant, la sociologie fait un grand pas vers la psychologie, et cela contre ses propres
traditions. Cependant, les autres approches laissent un espace vide. Le mouvement, plutôt mal
parti –participation faible et manque d’intérêt du gouvernement- amorce un virage le 14 mai
lorsque les étudiants se rendent cette fois en nombre au Parlement. En entrevoyant la
possibilité de faire une loi les étudiants se mobilisent en nombre afin de participer à un
mouvement qu’ils jugent « historique.»
L’origine de l’émotion doit en fait être reliée à la trame culturelle et historique
commune des manifestants. Elle s’explique par la perception que les acteurs ont de leur
mouvement et de leur rôle ; perception dans le cas qui nous occupe sous-tendue par l’Histoire
nationale. L’émotion joue ici un rôle mobilisateur. Cet usage sociologique du rôle de
l’émotion est aujourd’hui classique; le second que nous développerons l’est moins.
Il vise à apporter un premier élément de réponse à la question : pourquoi les
législateurs ont porté un si grand intérêt à la demande ? Il existe en fait un précédent
historique à cette demande. Pendant la dictature, de jeunes adolescents ont été arrêtés et
torturés après avoir réclamé le ticket de bus à moitié prix. L’évocation sinistre de l’évènement
39
agit sur les députés comme un « cadre de l’action collective.» Pour ces derniers voter cette loi
revêt alors une importance émotionnelle accrue.
L’analyse procédera en deux temps ; tout d’abord nous chercherons à mettre à jour le
rôle mobilisateur de l’émotion parmi la population étudiante puis parmi celle des législateurs.
Exiger un tarif étudiant pour les transports en commun peut sembler une demande
banale. Elle l’est en effet tant ce fut une demande récurrente dans l’histoire du mouvement
étudiant argentin. Mais l’histoire de l’université, comme l’histoire argentine ne fut pas
linéaire. Au rythme des coups d’Etat et des dictatures militaires, l’université a connu des hauts
et des bas, des périodes de liberté, d’effusion intellectuelle, d’amélioration des conditions
d’enseignement et des périodes de profond recul.
Obtenir le ticket étudiant, c’est, dans l’imaginaire culturel, un fait important ; c’est
avancer vers une université plus juste. La revendication mobilise les étudiants parce qu’ils ont
besoin de cet avantage mais aussi parce que c’est une revendication centenaire. La demande
est historique, elle s’ancre dans l’idéologie de la réforme universitaire de 1918. Y parvenir
c’est approfondir l’héritage de 1918, participer à l’histoire universitaire. La réforme en elle-
même et les récits qui l’encadrent forment une trame cognitive exaltante pour les étudiants et
même pour les députés.
40
1. Demande historique et idéologique : l’Université pour tous
Dès la fin du 19ème siècle, sous la présidence de Roca, l’éducation devient publique,
laïque et obligatoire dans la république argentine. Cette loi est une des premières lois
d’importance, elle façonne le nouveau pays, sème les bases de son identité. L’Université
argentine est un héritage de la colonisation et elle est très liée au secteur conservateur
catholique. Cependant, une véritable réflexion sur le rôle de l’Université se développe parmi
la population étudiante. Elle s’organise alors en élisant des représentants : les premières
fédérations sont créées, à Córdoba, à Buenos Aires. En 1917 c’est la Fédération Universitaire
Argentine (FUA), qui est mise en place.
En 1918, les étudiants de Córdoba se soulèvent contre les institutions universitaires
jugées archaïques. Avec l’appui de la FUA ils obtiennent du pouvoir central de vrais
changements dans les statuts de l’Université. Cet épisode connu comme «la Réforme
Universitaire » pose les bases de l’Université moderne sur tout le continent. Entre 1945 et
1975, par cinq fois l’Université sera animée par d’importants courants réformateurs.
Les principes posés par les instigateurs de la Réforme sont nombreux. Ils réclament
tout d’abord l’autonomie universitaire et l’indépendance de gestion. Ils exigent également le
co-gouvernement des Universités, c’est-à-dire une représentation étudiante au conseil. Ils
promeuvent aussi la liberté d’enseignement, l’extension universitaire, la gratuité de
l’enseignement afin de promouvoir un accès massif et la solidarité continentale.
L’extension universitaire sous-entend que l’Université a une responsabilité vis-à-vis
du peuple, elle se doit de l’instruire. La conséquence concrète de la revendication sera la mise
41
en place de programme de formation pour adulte ou d’alphabétisation dans les quartiers
marginalisés. Les étudiants s’opposent aux examens d’entrée ainsi qu’à toute mesure qui
réduirait l’accès à l’Université.
Les débats sur les statuts de l’Université reprennent de plus belle en 1955, lorsqu’une
loi autorise la création des universités privées. Dans les milieux universitaires la réflexion sur
l’Université libre et l’Université confessionnelle se développe. Les thèmes de la Réforme sont
repris et approfondis, sous la houlette du courant humaniste incarné par le recteur de
l’Université de Buenos Aires (UBA). En 1958, la grande bataille contre l’Université privée est
perdue « il n’y a sans nul doute pas de quoi lamenter que l’Université ait emprunté une lutte à
travers laquelle elle réitérait le témoignage de sa fidélité aux convictions qui confèrent du sens
à son existence même » ; commente un professeur de l’université publique65. L’Université
revendique donc, un demi-siècle plus tard, les fondements de 1918. Il s’agira même d’élargir
les bases idéologiques de la Réforme.
65
Cité in Sarlo B, La Batalla de las ideas, Eudeba, Bs As
42
« il n’y pas de réforme universitaire sans réforme sociale »66. Lorsqu’en 1973 Perón
« normalise » les universités, l’Université Nationale et Populaire de Buenos Aires redevient la
UBA.
Des syndicats actuels trouvent leurs racines dans l’épisode de 1918 et leur maturation
dans les années 60 qui correspondent à une période d’effervescence intellectuelle et politique.
Le MNR et la Franja morada, par exemple, sont les héritiers directs de la Réforme. Le
mauve67 est en fait une référence à la couleur des écharpes que les étudiants cordobais
revêtaient pour singer les aumôniers.
« Le nom du MNR vient de la Réforme Universitaire qui fut un mouvement…En fait le mouvement
universitaire de 1918…fut, euh, une transformation, une révolution en terme culturel et pédagogique, une
transformation idéologique de l’éducation en général…ça s’est fait connaître dans le monde entier. En fait, pour
nous, …ce sont les fondements de notre idéologie. Le gouvernement de l’université, les politiques de soutien aux
étudiants, l’entrée illimitée »68
Les syndicats étudiants s’insèrent dans une histoire longue, leur combat est directement issu
de celui mené par leurs pères pour construire les bases de l’Université gratuite et
démocratique. Ils se voient comme les héritiers directs du mouvement de 1918, et le ticket
étudiant est, dans l’univers mental des étudiants, une revendication très liée aux principes de
1918 et à leur ré exploration des années 60.
Les députés se rattachent aussi à cet argumentaire. Le problème soulevé est simple
mais il renvoie à un débat historique et global sur l’éducation :
« Le mouvement fut important parce qu’il touche à un des aspects de l’éducation, considère un député.
L’éducation est un problème majeur en Argentine. Et il y existe une défense historique de la société, avec
66
Ibid
67
« morado » en espagnol
68
Entretien avec un militant MNR
43
différentes caractéristiques, tout au long de l’histoire, du modèle d’éducation libre, obligatoire et laïque. Et cette
défense persiste. De fait, le ticket étudiant est à mettre en relation avec ce modèle d’éducation obligatoire.
Aujourd’hui le secondaire est presque un niveau obligatoire. Ce n’est pas encore réellement possible mais sans
compter sur le tarif étudiant ou même la gratuité des transports c’est presque impossible. C’est pourquoi dans la
défense du modèle, dans la discussion sur le ticket étudiant il y a au moins une partie très importante.»69
Le même député explique ensuite sa satisfaction d’avoir pu mener un débat sur la justice
sociale à l’intérieur de la chambre car finalement, la majorité des projets se discute sous un
angle technique.
Cette fois, le débat qui se met en place à l’assemblée provinciale s’intéresse réellement
à la préservation d’un modèle idéologique et même à son amplification. Les arguments
récurrents s’inscrivent dans la réflexion menée au cours des années 60. Par exemple, certains
députés reprennent l’idée selon laquelle l’éducation est un instrument d’avenir pour le
développement, la modernisation sociale.
« C’est l’idée d’égalité des chances pour accéder à une éducation de qualité. Ce serait la principale ligne
vers laquelle s’orienter. Ici, on traite un thème d’éducation, pas d’inégalité sociale. Ici, on essaie de faire en sorte
que l’éducation soit une priorité, le nord vers lequel il faut se diriger et mettre en place des procédures qui
permettent à la seule condition d’être étudiant d’accéder à une éducation de qualité. Et c’est pour cela que je
parlais de l’éducation comme d’un investissement, je ne dis pas que le ticket fera tout, mais c’est un outil
supplémentaire.»70
L’Etat est enjoint à jouer son rôle, à mettre en place le droit à l’éducation affirmé dans la
Constitution nationale. Un sénateur ajoute « on ne peut rendre obligatoire quelque chose qui
est impossible à accomplir pour la personne concernée.»
Débattre du ticket étudiant c’est donc débattre de questions plus larges qui, qui plus
est, fondent l’identité du pays et façonnent l’identité étudiante. L’histoire de l’éducation est
très liée à l’histoire de l’Etat argentin ; elle est insérée dans ce que l’on pourrait nommer une
« trame historico-culturelle.» Dans un pays qui a bien du mal à se remettre d’une violente
crise sociale, cette trame agit comme un important facteur de cohésion nationale. Si les
Argentins ne savent pas toujours d’où ils viennent, ils savent qu’ils appartiennent à un pays
qui a très vite fait de l’éducation une priorité, une base d’insertion sociale.
Par ailleurs, les récits des évènements étudiants de 1918 mais aussi de 196971 ou
encore du début des années 70 à Mendoza ont systématiquement une portée romantique.
69
Entretien avec un député
70
Entretien avec un député
71
Le Cordobazo, révolte ouvrière et étudiante dans la région de Córdoba qui renverse le dictateur Onganía.
44
Lorsque les étudiants étudient ces périodes, ils en ressortent avec le sentiment accru d’avoir
un rôle à jouer dans leur histoire.
La jeunesse a souvent été à l’origine des réflexions et des grands mouvements qui
influèrent sur le sens donné à l’éducation et plus particulièrement à l’éducation universitaire.
Mais si cette réflexion est rationnelle, les références aux mouvements antérieurs sont bien
souvent empreintes de lyrisme. Ils se sentent investis d’un devoir de défendre les bases de la
Nation, les bases de l’Université pour laquelle se sont déjà battus leur aïeux. En ce sens, le
mouvement étudiant visant à l’acquisition du ticket étudiant est un mouvement versé dans le
romantisme.
2. Un mouvement romantique
72
Journal de session, débat du 28 mai 2008 à la chambre des députés de la province de Mendoza.
45
revendiquent les héritiers directs ! Pourtant, le mouvement réformiste continue d’avoir des
conséquences sur la façon dont se définissent les jeunes. Le mouvement était romantique et
par filiation il l’est encore aujourd’hui.
Attardons-nous un peu sur les récits qui entourent la Réforme Universitaire. L’un des
étudiants m’ayant aidé lors de mes recherches m’offrit un petit livre sur la révolution
universitaire de 191873. Le livre est écrit par un des protagonistes de la Réforme, un ancien
étudiant cordobais. Non seulement la révolte fut romantique, en témoignent les écrits de
l’époque mais l’image du mouvement telle qu’elle est diffusée exacerbe encore ce sentiment.
Nous allons rapidement jeter un œil à la révolution universitaire afin de voir dans quelles
mesures elle s’inscrit dans une logique romantique avant d’observer les récits qui l’entourent.
Lorsqu’ils renversent la statue qui trônait à l’entrée de leur université, les étudiants
laissent un carton sur lequel on peut lire « à Córdoba, il y a trop d’idoles74 » ou, selon les
versions « dans ce pays, il n’y pas assez de statue et trop de piédestaux. 75 » Quand le
mouvement débute, les membres de la fédération étudiante cordobaise envoient un
télégramme à leurs homologues de Buenos Aires leur demandant : « Vous êtes avec nous ? »
La réponse ne se fait pas attendre : « dans l’esprit et dans le cœur 76» déclarent les étudiants de
la capitale. Le mouvement de réforme a aussi vocation à s’universaliser et les étudiants
envoient un manifeste à leurs pairs de l’ensemble du continent. Ils organisent peu de temps
après le premier congrès étudiant intercontinental.
Pour terminer sur le romantisme du mouvement de 1918, je me contenterai de citer
quelques phrases du manifeste fondateur. Il commence ainsi :
« Hommes d’une république libre, nous venons de briser la dernière chaîne qui, en plein 20ème siècle
nous attachais à l’ancienne domination monarchique et monastique. (…) Nous ne pensons pas faire erreur, les
résonnements de notre cœur nous en avertiraient : nous sommes en train de marcher vers une Révolution, nous
vivons une heure américaine. (…) »
Et conclut :
« La jeunesse vit toujours en trance d’héroïsme. Elle est désintéressée, elle est pure .Elle ne se trompe
jamais dans le choix de ses propres maîtres. Face aux jeunes nul ne peut acquérir le moindre mérite avec des
adulations ou des achats. Il faut les laisser choisir eux-mêmes leurs maîtres, leurs directeurs, tant il est certain
73
J. Gonzalez, La revolución universitaria, cámara de diputados de la provincia de Santa Fe, 2008
74
« En Córdoba, sobran ídoles », www.wikipedia.com.ar, article Reforma universitaria
75
« En est país, faltan estatutas y sobran pedestales », V. Gonzales J, La revolución universitaria, 1918-1919,
Cámara de diputados de Santa Fe, Rosario, 2008
76
Ibid
46
que l’avenir saura couronner leur détermination. A l’avenir, seulement pourront être maîtres, dans la future
république universitaire les véritables constructeurs d’âmes, les créateurs de Vérité, de Beauté et de Bien.»
L’idée de la pureté de la jeunesse s’est diffusée et les récits qui gravitent autour de
ladite réforme reprennent inlassablement le même ton. Le livre cité précédemment débute
ainsi :
« En l’an 1918, le pays fut le théâtre d’un fait extraordinaire. Des salles de classe de l’université de
Córdoba, qui dormaient d’un sommeil millénaire derrière l’infranchissable muraille de sa gloire coloniale, surgit
impétueusement, un matin de juillet la jeunesse qui grandissait en son sein.»
La plupart des récits de la réforme puis des mouvements postérieurs77 font une présentation
romantique de la jeunesse. Tout ceci n’est pas sans produire d’effets. Soulignons par exemple
que c’est un militant qui m’a offert le livre sur cette période. S’il voulait que je le lise c’est
parce que la présentation qu’il donne du mouvement étudiant fondateur est celle qu’il
reconnaît.
L’une des militantes considère qu’il est un devoir de participer au mouvement, elle
l’explique ainsi : « parce que nous sommes jeunes et nous croyons que c’est le moment où
l’on doit avoir le plus les idéaux à fleur de peau et il est nécessaire qu’un maximum de
personnes se joignent au mouvement. » Malgré les critiques, les suspicions dont il est victime,
l’activisme politique reste valorisé. Les personnes qui y participent se sentent investies d’une
mission de représentation de la jeunesse. Un député ajoute « se manifester, c’est typique de
l’âge et c’est une très bonne chose de pouvoir s’exprimer. » En somme, la vision de la
77
Voir par exmple “ Esos cuerpos indóciles. El movimiento estudiantil mendocino entre 1971 y 1973” in, La
Hydra de mil cabeza, documentaire radiophonique
78
Entretien avec un étudiant militant.
47
jeunesse exaltée est considérée avec sympathie même parmi les législateurs puisqu’ils l’ont,
pour la plupart embrassée lorsqu’ils étaient étudiants.
Le ticket étudiant s’inscrit parfaitement dans les revendications de 1918. Les étudiants
exaltés voient alors dans la mobilisation une façon de marquer l’histoire. Ce sentiment
contribue certainement à accroître la participation. Comme le souligne une manifestante :
« nous savons que c’est une revendication qui existe depuis des milliers d’année dans ce pays,
jamais on y parviendra sans faire d’effort79. » Les étudiants agissent donc consciemment dans
une logique qui vise à transcender l’histoire. « Nous, avec le DALE, on a commencé à
essayer de faire bouger l’histoire chez les « pré » à la fin de l’année 2007 80» : Obtenir le
ticket étudiant universel serait réellement s’inscrire dans l’histoire du mouvement étudiant.
D’autant plus qu’il existe un espace vide dans cette lutte. Maintes fois réclamé, jamais
obtenu le ticket étudiant est depuis bien longtemps sur la liste des revendications étudiantes.
Tout comme les tarifs préférentiels dans les transports pour les élèves du primaire et du
secondaire. Les étudiants prétendaient d’ailleurs faire exister par loi le tarif préférentiel,
même supérieur à 50%, pour les autres niveaux d’étude. Il s’agissait pour eux de clore
définitivement le dossier du tarif préférentiel.
Obtenir l’universalisation du ticket c’était aussi obtenir ce qu’aucun étudiant argentin
n’a jamais obtenu. Dans l’histoire étudiante, deux villes sont particulièrement actives :
Córdoba et La Plata, la capitale de la province de Buenos Aires. Les étudiants mendocinos ont
une certaine fierté de marquer de leur empreinte la revendication du ticket étudiant universel,
de voir le nom de la province adosser à celui de la demande millénaire. Par exemple, l’une
d’entre elle expliquait avec satisfaction que suite à leur réussite, les élèves de la province de
Salta avaient entamé une grève pour obtenir eux aussi le fameux tarif préférentiel. Comme le
souligne un militant « nous avons fait un précédent effrayant grâce auquel nombreux sont
ceux qui avec cette expérience, sont préparés pour gagner plus.» L’accession au ticket c’est
un précédent historique pour les élèves des autres provinces qui pourront se mobiliser sur
cette base mais aussi pour le mouvement mendocino qui peut s’enorgueillir d’y être parvenu.
79
Entre tien avec une étudiante-militante
80
Entretien avec un étudiant-militant
48
Dans un pays tel que l’Argentine, qui accepte difficilement le déclassement social
qu’elle subit depuis maintenant plus de 50 ans, les mythes fondateurs de l’identité nationale
sont très importants. En se mobilisant, la jeunesse réactive de façon signifiante le mythe de
son impétuosité, de son désir d’absolu et de justice. Cette réactivation du mythe est pertinente
pour plusieurs générations : les étudiants y adhèrent, ils considèrent que leur rôle à jouer dans
la société va au-delà de simple figurant et les législateurs y adhèrent également puisqu’ils
disposent de la même trame historico-culturelle qui considère la jeunesse comme facteur de
justice.
Cette idée d’écrire l’histoire est d’autant plus pertinente que l’histoire du ticket
étudiant a connu un précédent monstrueux. Elèves et députés, tous citent de manière plus ou
moins sporadique un épisode lié directement à la demande du ticket étudiant. Cet évènement,
connu sous le nom de « noche de los lápices » se déroule en 1976, au commencement de la
dictature militaire. Cette référence est tellement importante qu’elle renforce le sentiment des
étudiants de construire l’histoire. Plus, ils font table rase de l’histoire dramatique du pays,
posent les bases d’un renouveau du mouvement.
49
B/ Une référence écrasante : « la noche de los lápices »
Obtenir le tarif préférentiel est donc un combat historique, lié aux prémices du
mouvement étudiant. Il est aussi un combat symbolique pour la liberté et la démocratie. En
effet, durant la dernière dictature militaire, en 1976, un groupe d’étudiants du secondaire, des
élèves très jeunes, entre 16 et 18 ans, ajoutèrent leurs noms à celui de nombreux disparus pour
avoir réclamé le ticket étudiant. Cet épisode sanglant de l’histoire est connu comme « la
noche de los lápices », « la nuit des stylos. » Cette histoire est emblématique de la cruauté de
la junte militaire.
Lorsque les étudiants lèvent la bannière du ticket étudiant, ils ravivent un passé
douloureux et provoquent l’empathie et la sympathie des législateurs. L’évènement s’impose
en fait comme un cadre dominant, incitant les diverses tendances politiques à s’y rallier.
Si la démocratie argentine s’institue dès 1854, au long du 20ème siècle le pays tombe
sous le joug de régimes militaires, de plus en plus violents. Le premier coup d’état militaire de
1930 marque le début de la « décennie infâme81 », connue pour être une période de corruption
et de fraude électorale. Lui succède la période des deux gouvernements consécutifs du très
controversé général Perón qui se voit contraint à l’exil en 1955 par la « révolution
libératrice »82 un nouveau coup d’état perpétré par les militaires. En 1966, la série continue, le
régime incarné par le Général Onganía s’impose et la « révolution argentine »83 s’illustre par
une répression jusqu’alors inégalée. Si Onganía est chassé 3 ans plus tard par le
81
La « década infame»
82
La « revolución libertadora»
83
La « revolución argentina »
50
« Cordobazo », révolte ouvrière et étudiante d’une violence sans égal dans la province de
Córdoba, le régime se maintient jusqu’au retour de Perón qui gagne les élections en 1973.
Alors que se multiplient les groupes paramilitaires et que la veuve du général alors Présidente
peine à maintenir l’ordre, une junte militaire prend le contrôle du pays.
Le 24 mars 1976, le « Processus de réorganisation national»84, incarné dans un
premier temps par le Général Videla impose une féroce dictature dont la réputation dépasse
largement les frontières. Le 16 septembre suivant ce sont sept élèves membres de L’Union
Etudiante du Secondaire (UES) qui sont arrêtés et disparaissent. Durant les six années de
dictature ce ne sont pas moins de trente mille personnes qui disparaitront. La démocratie fait
son retour en 1982, après que les militaires ont perdu la guerre des Malouines contre le
Royaume Uni.
Un tel enchaînement de coups d’Etat, un tel glissement vers une violence et une
répression toujours plus forte entraînent un rapport particulier des argentins avec leur
démocratie. Elle apparaît comme un objet nouveau, précieux et pourtant déjà fragile et peu
fiable. Toutefois, le dernier régime militaire représente le paroxysme de l’horreur et de la
terreur d’Etat. Il est l’archétype du régime à proscrire.
84
« proceso de reorganización nacional »
51
Pour rétablir l’ordre le régime de Videla, comme on l’a déjà dit, met en place une
sanglante répression. C’est l’ensemble de la population qui est suspecté de collaborer avec des
groupuscules « ennemis. »
Ce sinistre évènement est entré et ancré dans l’histoire argentine grâce au témoignage
de Pablo Diaz, l’unique survivant, qui fut relâché en 1980, après plus de trois années passées
dans un centre de détention clandestin. En 1985, lors du jugement, il était témoin au procès
des dirigeants de la junte. C’est lors de ce procès qu’il fait publiquement le lien entre
l’activisme en faveur du ticket étudiant et la rafle de septembre 1976. Il y raconte également
le traitement inhumain et dégradant qu’il a subi. L’immense fossé entre la justesse de la
demande et la brutalité de la répression agit comme un symbole de la culpabilité du régime.
Le témoignage de Pablo Diaz est aujourd’hui aussi emblématique que connu. Après
avoir été édité sous la forme d’un roman, il fut adapté au cinéma en 1986 par H.Olivera. Le
film eut un grand succès, il fut nominé pour le prix Georges d’or au festival international de
Moscou en 1987. Les acteurs qui participèrent au film sont maintenant des icônes du cinéma
argentin.
52
Voilà donc en bref l’histoire traumatisante de la fameuse nuit, qui est vécue pour le
peuple argentin comme un des faits les plus représentatifs de l’injustice et de la barbarie mises
en place durant le « processus. »
Par voie de conséquence, lorsque le sujet du ticket étudiant est évoqué, le spectre des
disparitions et de la dictature reparaît. Dès lors, bon nombre de législateurs voient le
mouvement avec sympathie. Ils se souviennent de l’impossibilité de participer à une
quelconque activité politique lorsqu’ils étaient eux-mêmes étudiants et identifient le rôle
politique des étudiants à celui qu’ils auraient aimé jouer durant leur période universitaire.
Grâce à cette référence, le rôle de la jeunesse est sublimé, sa possibilité de s’organiser et
d’investir l’espace démocratique entraînent une identification empathique des législateurs qui
décident de soutenir la cause pour réaliser ce que le contexte leur interdisait quelques années
auparavant.
Dans un premier temps, c’est de la sympathie que semblent éprouver les législateurs
vis-à-vis des étudiants. Ces derniers partagent le sentiment romantique qui présente la
jeunesse comme un véritable moteur de la politique. Pour beaucoup, la participation de la
jeunesse à la chose publique est fondamentale pour la bonne marche, pour l’avenir du pays.
Leur permettre d’étudier gratuitement c’est investir sur l’avenir.
Pour ces raisons les étudiants ont tout de suite obtenu l’appui moral de la majorité. Un
député confie qu’: « ils (leurs) étaient sympathiques85.» Les discours laissent également
transparaître un sentiment nettement empathique : la revendication ne date pas d’hier, certains
se sont déjà battus pour le ticket étudiant et d’autre se sentent investis d’une mission à la
mémoire de leurs camarades qui sont morts en luttant pour la démocratisation de l’éducation.
85
Entretien avec un député
53
Pendant les débats, députés et sénateurs soulignent l’importance du fait que ce soit les
étudiants eux-mêmes qui aient lancé le débat. Les législateurs n’ont pas l’habitude de
travailler avec des étudiants. Durant un mois, les étudiants envahissent les commissions,
appuyant le travail des législateurs et s’assurant que l’essentiel de leurs revendications soit
maintenu. L’idée selon laquelle l’éducation gratuite doit être défendue par ses protagonistes
est largement partagée. Nombreux sont donc les législateurs qui embrassèrent la protestation
étudiante. Il faut dire que divers projets de ticket étudiant ou scolaire ont été écrits, différents
partis s’en targuent. Mais faute de temps et d’intérêt porté par l’opinion publique ils n’avaient
jamais été traités.
« La grande majorité d’entre nous avons été étudiants », confie une député. Les
législateurs soutiennent la lutte étudiante car c’est un peu leur lutte.
54
manifestés, c’est très important de s’exprimer. »88 Les voir user de la liberté d’expression,
s’entendre entre eux correspond à un accomplissement de ce qu’ils ne sont pas parvenus à
mettre en place plus jeune ; voter la loi sera alors une façon de participer « par procuration »
au mouvement. Des étudiants actuels, les législateurs en attendent beaucoup. L’un d’entre eux
termine en déclarant :
« Nous valorisons l’effort des étudiants et exigeons comme contrepartie ceci : qu’ils étudient, qu’ils
soient des hommes meilleurs que nous avons été, qu’ils soient solidaires et qu’ils rendent à la patrie ce qu’elle
leur donne »89
L’hommage rendu tant aux étudiants qu’à la patrie peut être interprété comme un hommage
aux deux branches de la démocratie : le peuple et ses dirigeants.
La proximité que les politiques ressentent vis-à-vis des étudiants agit comme un
élément fédérateur parmi les membres de l’assemblée. Cette empathie qui traverse tout
l’hémicycle est une chose rare ; le processus d’affirmation d’un droit juste, nié par le régime
précédent n’en est que plus fort.
Dans son imaginaire, la démocratie doit être défendue, principalement, par les syndicats des
travailleurs91. Sa propre lutte s’inscrit dans un milieu différent et sa reconnaissance de la
cause étudiante semble limitée. Il prête bien plus d’attention à leurs parents qui appartiennent
à la classe des travailleurs, la classe qui, dans la mouvance syndicaliste du péronisme, est la
classe par excellence.
88
Entretien avec un député
89
Journal de session de la chambre des députés, op cit
90
Ibid
91
En espagnol, par les « gremios » et non pas les « agrupaciónes »
55
membre de l’UES, il était Président du centre étudiant du collège Pablo Nogués et ensemble, moi étant radical,
nous nous battions et nous marchions dans la rue St Martin en réclamant le ticket étudiant.
Un certain 16 septembre 1976, dix étudiants du secondaire de l’Ecole Normal Numéro 3 de La Plata
furent séquestrés après avoir sollicité le ticket étudiant. C’est ce qu’on appelle de nos jours « la noche de los
lapices »
Je suis d’accord avec ceux qui disent qu’il ne faut pas toujours ramener le passé au présent ; mais d’une
certaine façon remémorer la vieille lutte que j’ai mené adolescente pour cette même cause… Je ne peux au
moment de voter, et je pense que je suis une privilégiée d’être en train de parler, d’occuper un siège et je ne peux
cesser de penser à tous ces autres jeunes gens qui, comme nous même à cet instant et seulement pour avoir
demandé le ticket étudiant, perdirent la vie. Ils avaient ente 14 et 17 ans. »92
En somme, les législateurs accomplissent, des années plus tard ce qu’ils n’avaient pu
accomplir étudiants. C’est pourquoi, il semblerait que le consensus soit à mettre en relation
avec l’émotion. Emotion forte parce que le thème est historique mais aussi parce que le débat
porte sur les fondements de l’éducation argentine. Les parlementaires se sont réunis pour
défendre une vision démocratique de l’université mais aussi du débat public.
La référence à la dramatique nuit peut en fait être analysée comme un cadre de
l’action collective. C’est-à-dire qu’elle est une définition, un schéma d’analyse imposé à tout
l’hémicycle par les législateurs favorables à la loi.
Pour reprendre l’outil développé par Snow et Benford, eux-mêmes inspirés par
Goffman, la « Noche de los lapices » s’impose à la société comme un cadre de l’action
collective, la référence agit sur les participants tel un « schème de compréhension disponible
dans une société donnée. »93 Une organisation qui cherche à convaincre va proposer une
définition du problème favorable à son mode d’action.
« Cadrer » un problème c’est tenter d’imposer un angle de vue. Ici, les députés
favorables à la mise en place du ticket étudiant ont utilisé un cadre historico-culturel déjà
existant. La puissance évocatrice de l’évènement interdit aux ennemis du projet de ne pas
tenir compte du cadrage.
92
Journal de session de la chambre des sénateurs du 10 juin 2008
93
Snow D, « Analyse de cadres et de mouvements sociaux » ; in Les formes de l’Action collective :
mobilisations dans les arènes publiques, dir. Cefaï D, Trom D, Edition de l’école de Hautes Etudes en Sciences
Sociales, Paris, 2001.
56
En d’autre terme la demande de ticket étudiant transmet, l’expérience historique
agissant comme un vecteur, l’idée d’une demande juste et pourtant balayée avec violence.
Aucune autorité, ni l’Etat, ni les médias ne peuvent s’extraire de ce « cadrage », de ce lien
direct, cette référence immédiate et spontanée présente dans toutes les mémoires, sans sortir
des sentiers du politiquement correct. C’est pourquoi les législateurs comme les étudiants s’y
réfèrent constamment. En découle une quasi-obligation d’adhérer à la demande étudiante et
d’ainsi prouver son allégeance aux institutions démocratiques.
« Cadrer » un problème public c’est lui donner une signification auprès des
populations, c’est l’entourer de référence, le connoter dans un sens favorable à la réclamation,
au but de l’organisation ou l’institution qui prend en charge ce processus de cadrage. Pour
D.Snow, ces cadres « attribuent du sens, interprètent des évènements et des conditions
pertinentes de façon à mobiliser des adhérents et des participants potentiels, à obtenir le
soutien des auditoires et à favoriser la démobilisation des adversaires »94. Dans la même
perspective, les discours produits dans l’arène du mouvement social sont appelés « cadres de
l’action collective » et définis comme « des ensembles de croyances et de significations
orientées vers l’action»95, c’est-à-dire qu’ils seraient un instrument utilisé de manière
consciente ou inconsciente pour rallier les foules.
Une fois posée cette base théorique, il s’agit de s’intéresser à la spécificité du cadre
qui entoure la réclamation du ticket étudiant. La Noche de los lapices ne devient pas un cadre
de référence lors de la série de manifestations d’avril et de mai 2008.
En fait il est un cadre préexistant par ailleurs très peu utilisé dans le discours militant
des étudiants. Si ces derniers ont bien entendu connaissance de l’évènement ils ne cherchent
guère à présenter leur revendication comme un retour de justice. L’un d’entre eux déclare que
« bien sur cela nous touche, des camarades sont morts pour ça et on va lutter pour ça et pour
bien plus. Mais on est pas là à cause de ce qui s’est passé dans les années 70 mais bien à cause
de ce qui se passe aujourd’hui.96 » Les manifestations ne nécessitent pas pour les étudiants de
s’inscrire dans une réclamation de justice pour le mal dont furent victimes leurs pairs trente
ans plutôt.
94
Ibid
95
Ibid
96
Entretien avec un étudiant indépendant
57
Le cadre agit en fait de manière plus franche parmi les députés qui ont eux même bien
souvent étudié à l’époque de la dictature. Le souvenir de la tragique nuit est alors l’objet
d’une réactivation parmi les législateurs.
Lors des débats à l’assemblée, tant à la chambre des députés qu’au sénat, tous les
partis évoquent le souvenir de la dictature. Les législateurs peuvent ainsi donner du sens à leur
propos : la violence gratuite de régime militaire s’est déchaînée contre les étudiants. La
puissance historique et culturelle a des effets directs dans le discours des législateurs. Ces
derniers ne peuvent ignorer la référence sous peine d’apparaître presque comme un
collaborateur passif du régime militaire.
Pour développer un argumentaire, en faveur ou contre le tarif étudiant, dans un acte
proche de la déclaration d’allégeance à la démocratie, il est presque obligatoire d’évoquer la
triste nuit et d’affirmer ainsi le sérieux avec lequel ils traitent la demande. Cette logique a
fonctionné dès le 14 mai, jour où les étudiants ont remis leur projet de loi à la chambre des
députés. Ces derniers ont assimilé le fait de recevoir la demande comme une négation du
régime antérieur.
Dans les deux chambres, ce n’est pas moins de sept fois que le terme « noche de los
lapices » est employé, et les références implicites sont incontournables.
97
Ibid
58
« Le mouvement étudiant tel qu’il l’a fait aujourd’hui, tel qu’il l’a fait la nuit des stylos, et dans tant
d’autres opportunités tout au long de l’histoire argentine s’est mobilisé pour réclamer auprès de la législature la
sanction de la loi en faveur du ticket étudiant. Certains diront que ces luttes ne datent pas des années 90, je m’en
rappelle parce-que j’ai obtenu mon diplôme en l’an 2000, l’université publique était ébranlée par des
soulèvements, parce qu’on voulait la rendre payante, on voulait établir un prix et faire perdre les bénéfices d’une
éducation gratuite qui avait couté tellement de sang et tellement de lutte au corps étudiant national. »98
98
Extrait du journal de session de la chambre des députés du 28 mai 2008.
59
par les références à la « noche. » Il s’agit ici d’une tentative d’utilisation du cadre qui entoure
la demande du ticket universel comme un tremplin pour d’autres débats.
Le cas d’un autre député péroniste est emblématique. Celui-là ne cesse de répéter que
la revendication est juste mais que le tarif ne doit pas être universel, ce qui constitue pourtant
le fondement de la demande.
Ce député est toutefois certainement celui qui met le moins d’application à coller au
cadre. Il n’hésite pas, par exemple à affirmer qu’il est anormal de financer des « étudiants
chroniques 100» qui passent leur temps à « faire des petits panneaux politiques101 » au lieu
d’étudier. Ce cas est en fait très particulier : le député en question peut sortir du cadre, ne pas
s’apitoyer sur la figure des élèves de La Plata car il porte dans son histoire même la preuve de
son refus du régime dictatorial. Ayant été lui-même arrêté et torturé alors qu’il avait 26 ans, il
n’a pas besoin, d’inscrire son discours dans le cadre prôné par l’ensemble des législateurs. Il
dispose en fait d’un préjudice de démocrate qui lui permet de questionner la demande
99
Snow D, op cit.
100
Journal de session, op cit.
101
Ibid
60
étudiante pour ce qu’elle est, sans lier directement le refus potentiel à un abus de pouvoir des
puissants. L’ensemble des députés connaît son histoire et même si le discours qu’il porte sort
du cadre de compréhension du problème il est impossible de lui reprocher de cautionner
implicitement l’ancienne dictature puisqu’il en fut la victime.
Il dispose d’un capital historique qui légitime sa présence à l’assemblée tout comme
son angle d’attaque du problème. On pourrait ici parler d’une figure démocratique auto
légitimée de par son passé exceptionnel.
En somme l’émotion a sans conteste joué un rôle important dans l’engagement des
étudiants comme dans celui des politiques en faveur du ticket étudiant. Elle galvanise les deux
sphères qui ont ainsi l’impression de participer à un mouvement historique, à un
accomplissement démocratique et historique. La mise en place du ticket est d’ailleurs un
évènement historique dans la mesure où il est perçu comme tel par l’ensemble de la société.
Il faut cependant mettre un bémol à l’analyse qui présenterait l’engagement militant et
l’action publique comme résultant uniquement d’un sentiment transcendant. Bien sûr que la
volonté d’améliorer la société est partie prenante des deux logiques ; cependant, la sociologie
des mobilisations comme celle de l’action publique ont su montrer que le passage à l’acte est
de façon quasi systématique le résultat d’une configuration ponctuelle favorable.
Pour en rendre compte nous utiliserons le concept de « fenêtre d’opportunité »,
développé par J. Kingdon.102
102
Kingdon J, Agendas, alternative among the policies, Boston: Little, Brown & co,1984
61
III.Une fenêtre d’opportunité politique grande ouverte :
analyse d’un contexte favorable
La réception d’une demande n’est jamais un acte d’altruisme. Bien sûr les
protagonistes peuvent adhérer de manière sincère à la demande et à l’idéologie qui la sous-
tend. Toutefois, les approches structurelles, qui émergent il y a une vingtaine d’année dans la
sociologie américaine proposent une réflexion sur la base de l’opportunité du moment.
Nous étudierons donc de manière différenciée ce qui dans un premier temps pousse les
étudiants à tenter leur chance : leurs anticipations favorables, leurs calculs puis ce qui amène
les législateurs à se saisir de la demande.
103
Ibid
62
homme dans la même direction. Les protagonistes doivent ici être appréhendés comme des
agents rationnels. Si la mise en mouvement implique, on l’a vu précédemment, une part
d’émotion et de spontanéité, il est indispensable pour que les acteurs passent à l’acte qu’ils
aient une certaine conscience des facteurs qui permettent de favoriser leur réussite. La prise
du mouvement, la massification de la participation doit être entendue telle une diffusion du
sentiment de pouvoir toucher son but. C’est-à-dire que les participants au mouvement ont
perçus la disponibilité de la sphère politique, leur capacité à recevoir et à traiter leur demande,
bref l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité.
La période d’avril-mai 2008 est une période de conflit social dans la province de
Mendoza. Les syndicats de fonctionnaires sont mobilisés depuis plusieurs mois. Leur combat
pour les salaires est engagé sur des périodes longues car ce sont des réformes globales
qu’attendent les travailleurs de la santé et les professeurs d’université.
Les deux secteurs mobilisés contre le gouvernement provincial agissent selon deux
stratégies distinctes : d’une part ATE, le syndicat de la santé s’organise autour d’un répertoire
d’action confrontationniste. Ils bloquent des routes, manifestent, menacent d’une grève
générale…Les professeurs d’université sont, quant à eux en conflit depuis bien longtemps
63
avec le gouvernement, avec le nouveau comme avec le précédent. Le problème des salaires
des enseignants chercheurs est lui aussi un problème global.
Il faut ajouter à cela le conflit d’ordre national qui oppose la Présidente Ch. Kirchner
et le secteur agricole. Dans la province les agriculteurs ne sont pas très mobilisés mais la lutte
des agriculteurs d’autres provinces a des conséquences directes sur le ravitaillement.
L’Argentine ne dispose plus de voies ferrées, il est donc très facile pour les membres du
secteur agricole de bloquer l’approvisionnement des points stratégiques. En Avril 2008, des
rayons entiers de supermarchés sont vides et certains produits comme la viande sont de plus
en plus difficiles à trouver. La situation n’a jamais dégénéré, il fut toujours facile de trouver
de quoi manger et les jours consécutifs où la viande était introuvable ne dépassèrent jamais les
quatre à cinq jours. Il faut souligner que la viande est un produit assez bon marché et très
consommé. Le conflit n’a donc jamais dégénéré mais du mois de février jusqu’en juillet la
menace de manque d’approvisionnement était constante.
64
« Dans un climat bien mobilisateur, ça invitait certainement à en faire partie, pour plein de raisons.
Regarde, y avait le ticket étudiant, y avait..euh…les rétentions104, plein de choses. C’est comme si cette sensation
105
de chao et de vouloir en faire partie se propageait.»
Aucun gouvernement ne peut se maintenir si les secteurs qui lui sont opposés se multiplient.
Par ailleurs, la demande étudiante est une de celle qui nécessite le budget le plus faible, ce que
les étudiants savent.
De plus, selon les calculs des organisateurs, la convergence de la lutte étudiante avec
les travailleurs de la santé a un effet direct sur la rapidité avec laquelle est traitée la demande.
Rien ne permet d’affirmer ou d’infirmer cette intuition. L’important réside non pas dans la
véracité de cette affirmation : le simple fait d’y croire produit des effets. Les élèves qui
pensent la globalisation de la lutte comme un avantage supplémentaire la mettent en place et
si cette croyance est porteuse la participation monte encore d’un cran. Si elle est réelle, la
réaction de la sphère politique ne sera que plus rapide.
Il est par ailleurs possible d’analyser le traitement et le vote du projet de loi sur le
ticket étudiant universel comme une façon d’éviter la globalisation de la lutte. Selon le vieil
adage machiavélien, « diviser pour mieux régner », les gouvernants avaient tout intérêt à
accorder ce qu’il voulait à l’un des deux secteurs, en l’occurrence au secteur aux moindres
coûts financiers et économiques.
104
Référence au conflit entre le gouvernement national et le secteur agricole. Les rétentions c’est l’impôt à
l’exportation que le gouvernement entendait modifier.
105
Entretien avec une militante-étudiante
106
Entretien avec un des dirigeants de la FUC
65
Ces anticipations, calculs de réussite qui traversent perpétuellement les agents ont
comme corrélatif direct la participation. S’ils ont l’impression que leurs chances de réussite
augmentent alors la participation s’accroit. De plus le niveau de participation joue lui-même
un rôle sur les anticipations des acteurs, c’est l’effet d’entraînement.
Ils pourraient néanmoins suivre la logique du passager clandestin décrite par Olson108
et profiter de l’effort de leurs camarades sans s’engager personnellement. C’est d’ailleurs ce
que firent un grand nombre d’étudiants. Mais la participation a largement dépassé le niveau
auquel les mendocino étaient habitués. Il est impossible d’expliquer cette situation à l’aide de
l’outil olsonnien qui se concentre sur la logique utilitariste. En dehors du plaisir de participer
à l’évènement il n’existait ni incitations sélectives positives ni incitations coercitives.
Les organisateurs n’ont effectivement pas cherché à réduire les coûts de la
mobilisation qui étaient globalement faibles, sauf pour les élèves habitants des zones
éloignées. Les cours ou les examens n’étaient pas menacés, les seuls investissements
correspondaient à une perte de temps due à la participation aux manifestations, c’est-à-dire un
investissement d’environ trois à quatre heures par semaine.
107
Entretien avec une étudiante-militante
108
Dobry M, « Calcul, concurrence et gestion du sens », in Favre P, La manifestation, Presses de la fondation
nationale de sciences politiques, Paris, 1990.
109
Ibid
66
préexistants. Quand une mobilisation débute les participants détiennent préalablement et
inconsciemment un schéma des secteurs qui pourraient éventuellement se joindre au
mouvement. Les sympathisants du mouvement qui ne participent pas perçoivent les chances
de réussite comme fonction de l’étendue du mouvement, c’est-à-dire du nombre de secteurs
mobilisés.
La participation des différentes facultés, en dehors de la faculté de sciences politiques
et sociales, initiatrice du mouvement est conditionnée par la participation des autres. La
mobilisation de certains secteurs dépend de l’information qu’ils ont de l’état de la
mobilisation d’autres secteurs signifiants.
Par exemple, les assemblées générales de la faculté de droit n’étaient aucunement
prise en charge par le centre étudiant. Lorsqu’ils apprennent qu’une assemblée inter facultés
va être convoquée, quelques étudiants en droit se mobilisent. Le contact avec les « autres
significatifs110 », avec les autres unités qui entrent en mouvement est une condition essentielle
à la survie d’une mobilisation. Cette loi générale est dans le cas qui nous intéresse directement
observable. Pour se mobiliser, l’ensemble des facultés a besoin de l’information diffusée par
la faculté de sciences politiques qui, elle-même a besoin d’observer la mise en action des
autres unités pour maintenir son effort.
Or, observer, rendre compte de l’état de la mobilisation c’est réfléchir sur ses chances
de succès. Diffuser une information vers les autres unités revient à diffuser des anticipations
presque statistiques sur les chances de réussite du mouvement.
Par ailleurs, certains secteurs sont réputés particulièrement difficiles à mobiliser. Les
estimations, calculs et préjugés des acteurs jouent alors un grand rôle. S’ils considèrent ou
imaginent que les autres unités ne participeront pas, leur participation peut alors prendre une
tournure symbolique. La mise en mouvement de ces secteurs jugés difficiles a très vite un
effet rassurant sur le reste du mouvement. Par exemple, lorsque la faculté de droit organise sa
première assemblée, l’évènement est tout de suite perçu comme fort encourageant pour les
autres unités. « En, droit, personne se mobilise jamais. Les facs qui bougent le plus ce sont
celles de science po, de philo et d’art 111» ; ce constat d’une militante est un constat unanime
110
Ibid
111
Entretien avec une étudiante-militante de la faculté de sciences politiques
67
de tous les étudiants. D’où la satisfaction d’un étudiant en droit à l’origine des assemblées
dans cette faculté « ça faisait des années qu’il n’y avait pas eu d’assemblée.112»
Une mobilisation qui prend c’est un cercle vertueux qui se met en marche : plusieurs
unités d’action se mettent en marche, l’information se diffuse à d’autres unités d’action
potentielles qui entrent en mouvement, cela solidifie l’action des précédents qui voient leur
chance de succès augmenter ; l’information circule et d’autres secteurs se mobilisent puisque
les chances de succès sont croissantes. D’où l’intérêt de la mise en place d’organes de
coordination : l’assemblée inter facultés en est un exemple tout comme la commission de
diffusion. Ils permettent d’informer et de rassurer les autres unités sur l’état du mouvement et
d’en garantir la continuité.
Lorsque l’effet de seuil est ainsi atteint les perceptions des acteurs évoluent et ils
perçoivent un accroissement de leurs possibilités de réussite. L’augmentation des chances de
réussite n’est ici pas uniquement le résultat d’un accroissement de la participation, entendu
comme nombre de personne participant aux manifestations. La réception du projet par
l’assemblée provinciale ou le soutien du recteur participent activement à augmenter les
anticipations d’un résultat positif et à motiver les élèves à se joindre à la manifestation. Et ce
d’autant plus que la revendication du ticket étudiant possède une forte charge émotionnelle.
112
Entretien avec un étudiant de la faculté de droit
68
En somme le 14 mai peut être considéré comme le jour de basculement du
mouvement, le moment où les chances de réussite sont perçues comme maximum, ce qui
engendre une massification de la participation.
Enfin, les manifestants ont agi de manière rationnelle, les différentes stratégies
étudiées en première partie participent à la structuration d’un contexte favorable, à l’ouverture
d’une fenêtre d’opportunité.
Les étudiants ont en fait, par leur mode d’action contribués à faire augmenter les coûts
politiques d’un refus potentiel des législateurs. Ils sont par exemple conscients de certains
impératifs : obtenir des soutiens influents est par exemple une ressource qu’ils maîtrisent.
69
De fait, les manifestants participent de manière parfois inconsciente à l’amplification
des avantages structurels qui leurs sont favorables.
Dans un premier temps leur nature politique influence directement la légitimité du
régime. En effet, dans les sphères partisanes le pouvoir du gouverneur est déjà lancinant. Peu
respecté dans son propre parti, le gouverneur ne peut même pas compter sur la sphère
syndicale pour le soutenir. Pour les étudiants le reflet de cet état de fait c’est la mise en
minorité des syndicats étudiants soutenant le gouverneur de la Province. Des syndicats en
faveur du gouvernement provincial existent, cependant, à l’intérieur de la faculté et du débat
sur le ticket étudiant ces derniers n’osent même plus afficher leur soutien au gouvernement.
« Dans note fac, être un syndicat ouvertement de droite ou ouvertement pro-
gouvernement, c’est impossible113 » confie une militante. Dès lors, les secteurs qui
soutiennent la politique et les choix de leur gouverneur sont contraints, pour des raisons de
coûts politiques, d’agir dans la clandestinité.
Les autres syndicats mobilisent quant à eux activement leurs députés, augmentant par
là même les coûts politiques qu’entraînerait un refus pour les députés. Le faible soutien au
gouvernement quasi unanime de la part de l’ensemble du secteur étudiant affaiblit toujours
plus la faible légitimité du gouvernement et influe sur les législateurs. D’autant plus que les
législateurs, s’ils veulent profiter politiquement du rejet global du gouvernement par les
étudiants doivent, quant à eux, s’attirer leur sympathie, sans quoi le jeu serait un jeu à somme
nulle.
Le lien naturel qui unit syndicats et partis politique implique une attention particulière
de la part des politiques aux demandes de leurs homologues étudiants. Le pacte implicite
fonctionne en effet ainsi : les membres des syndicats soutenant un parti votent pour ses
membres lors des élections et participent à l’occasion aux démonstrations de force du parti ou
du leader auquel leur allégeance se rapporte.
Le péronisme, historiquement, et le kirchnerisme actuellement fonctionne de cette
façon : soutenir le leader en échange d’un espace de représentation et d’une prise de parole
accrue. En conséquence si les députés radicaux ou pro-gouvernement national entendent
maintenir leur niveau de soutien parmi les étudiants il est nécessaire d’isoler encore plus le
gouvernement.
113
Entretien avec une étudiante-militante de la faculté de sciences politiques
70
Il est à noter que ce phénomène ne peut nullement être considéré comme un coût pour
les législateurs mais au contraire comme un avantage supplémentaire. La pression imposée
par les étudiants est très vite convertie en décision politique –accepter d’étudier la loi à
l’assemblée- puis en action politique –voter la loi- parce qu’elle s’inscrit dans une structure
préalablement favorable. L’action des étudiants peut être saisie à la fois comme l’ouverture
d’une fenêtre d’opportunité puisqu’ils font émerger à la fois un problème et une solution.
La notion de fenêtre d’opportunité correspond ici à un balisage dans le temps et dans
la forme du mode d’action des législateurs. Cette fenêtre c’est un espace d’action possible
pour mettre en difficulté le gouvernement de la province. Les parlementaires ont l’obligation
d’agir dans un délai restreint puisque les étudiants ont exigé que la loi soit discutée à
l’occasion d’une session spéciale et l’impératif incontournable c’est de voter
l’universalisation du ticket étudiant.
Il existe donc une connaissance des étudiants de leurs avantages sur le gouvernement
au sein du parlement. C’est bien parce qu’ils en sont conscients que le mouvement décide,
après s’être adressé aux Ministres provinciaux, de se retourner vers l’assemblée. Seuls face au
gouvernement le rapport de force leur est défavorable mais avec l’aide des députés, dont
l’allégeance envers les syndicaux amis est sans surprise supérieure à leur allégeance pour un
gouvernement d’opposition, le rapport de force s’inverse. Il faut ajouter à cela la conscience
des mobilisés de la capacité de mobilisation de la revendication, de sa charge historico-
émotionnelle. En conséquence, ils espèrent bien pouvoir s’attirer la sympathie d’un maximum
de législateurs. Un rapide calcul, mental cette fois, leur permet alors d’entrevoir comme
possible la mise en minorité du PJ dans chaque assemblée.
De plus, les étudiants ont encore ajouté un poids dans la balance en leur faveur : ils ont
obtenu le soutien de secteurs influents.
D’une part, et c’est symboliquement fort, les étudiants jouissent du soutien officiel du
rectorat. Le recteur, dirigeant maximum de l’université de Cuyo se joint dès le 14 mai à la
lutte. Ce soutien est important pour deux raisons. D’abord il donne l’apparence de la légalité
au mouvement. Les jeunes se réunissent dans l’université, y préparent leurs actions avec
l’accord des autorités qui doivent veiller au bon fonctionnement de l’université. Et, cerise sur
le gâteau, le rectorat qui s’est prononcé en faveur de l’universalisation du ticket étudiant était
perçu comme un des soutiens du gouverneur de la province. Celui-ci est définitivement isolé.
71
Les étudiants réformistes ont également reçu un soutien précoce de la part de certains
législateurs qui ont agi comme de véritables entrepreneurs de cause. Ces législateurs ont été
averti du projet avant même qu’il soit déposé à la chambre. Ils sont en fait parti prenante de la
stratégie menée par les étudiants. C’est par exemple grâce à leurs conseils que les étudiants
choisissent d’exiger une session spéciale.
L’existence et l’intervention de soutiens influents ne peuvent être analysées comme un
élément contingent qui favorise les étudiants. C’est soit un élément structurel du mouvement
qui influe sur les décisions des législateurs mais c’est un élément construit par l’action des
étudiants.
Ces derniers ne se mobilisent pas en ayant toute consciente des enjeux politiques du
vote. Ils ont néanmoins immédiatement perçu que s’adresser à l’opposition, face à un
gouvernement autiste, augmentait leur chance de réussite.
« Moi je crois que c’est parce que c’était l’opposition qu’ils ont voté la loi. Rien de plus. C’était
l’opposition alors ils se sont unis.»114
Cette remarque d’une militante, dont on trouve des équivalents chez de nombreux
étudiants, prouve qu’ils ne croient aucunement à un acte d’altruisme de la part des
législateurs. Ils n’ont cependant pas conscience des difficultés du sommet, de l’intégralité des
dissensions et de leurs implications. Beaucoup considèrent en effet que le gouvernement est
politiquement bien plus faible aujourd’hui qu’il ne l’était. Cependant, les bases de ses
difficultés étaient déjà posées. Le vote du parlement serait en fait le premier signe de la
disgrâce du gouvernement provincial.
« On a atteint l’objectif assez rapidement, à vrai dire. Mais c’est le résultat d’un
gouvernement faible et d’une opposition qui entendait bien ne pas le laisser gouverner.115»,
conclut néanmoins un étudiant.
Les étudiants perçoivent donc bien certaines faiblesses du gouvernement face à ses
adversaires politiques. Toutefois, leur analyse du contexte politique semble manquer certains
aspects que nous tenterons maintenant de mettre en lumière.
114
Entretien avec une étudiante-militante
115
Entretien avec un étudiant-militant
72
B/ Côté législateurs : une configuration politique idéale
Dans le cas qui nous occupe, le courant des problèmes et celui des solutions émergent
et sont directement coordonnés par les étudiants : ces derniers débarquent à l’assemblée avec
un problème mais aussi avec une solution : un projet de loi.
Par conséquent, l’analyse portera ici spécifiquement sur le contexte politique comme
élément central de l’ouverture de la fenêtre d’opportunité. La rapidité de la réception
s’explique par la configuration politique propre au moment et à la province. A l’examen, elle
s’avère particulièrement éclairante pour rendre compte de l’état d’esprit favorable des
législateurs vis-à-vis des étudiants. Nous laisserons un peu de côté l’idée du leader
charismatique car il apparaît que le fonctionnement collégial du parlement n’en nécessite pas
réellement l’existence.
La « structure des opportunités politiques », qui sera donc étudiée comme un modèle
pertinent pour expliquer l’engagement des législateurs, est composée de quatre indicateurs
116
S.Tarrow, Democracy and disorder, Protest and Politics in Italy, Oxford, Clarendon Press, 1989
73
succeptibles d’ouvrir toujours plus la fenêtre : l’ouverture du système politique, l’instabilité
des alignements, la division des élites et l’existence de soutiens influents.
Nous traiterons le premier, l’instabilité des alignements à part car nous en profiterons
pour présenter le jeu politique provincial et national. Cet élément sera mis en relation avec
l’absence de légitimité du régime, indicateur utilisé par B.Récappé pour compléter le modèle
de Tarrow.117 Les trois autres indicateurs, à savoir l’accessibilité du régime, la division des
élites et l’existence de soutiens influents seront ensuite traités conjointement.
Le dernier point abordera un tout autre élément d’explication : les coûts faibles
engendrés par le traitement du problème des étudiants est un autre élément favorable du
contexte politique.
Le mouvement pour le ticket étudiant émerge, qui plus est à un moment où les
alignements sont particulièrement flous. Quatre mois plus tôt, les mendocinos s’étaient rendus
117
B.Récappe « Raison et émotion dans une mobilisation improbable : l’exemple du mouvement étudiant
hongrois d’octobre 1956 », in Passer à l’action, les mobilisations émergentes,dir. Cadiou S., Dechezelles S,
Roger A, Paris, L’Harmattan, 2007
118
Voir encadré p 77 « Politique et leadership. »
74
aux urnes pour élire le Président de la Nation, le Gouverneur de la Province et renouveler la
moitié de leurs représentants aux parlements national et provincial. Nous insistons ici sur la
concomitance des deux élections parce que la politique nationale produit des effets directs sur
la dispersion politique de la province. Il s’agira dans un premier temps de présenter les partis
en présence à Mendoza, puis d’expliquer pourquoi dans la province l’instabilité politique est
exacerbée. Enfin, nous verrons dans quelles mesures cette instabilité génère un profond
manque de soutien au gouvernement provincial.
L’Argentine compte deux partis historiques, comme on l’a déjà dit et la province de
Mendoza un supplémentaire : le PD. Le PD est un parti plutôt conservateur, qui n’a pas été
aux affaires depuis bien longtemps, même s’il représente toujours une force conséquente au
parlement.
Le PJ n’est autre que le parti péroniste traditionnel, parti qui émerge dans les années
40 lors du premier gouvernement du général.
L’UCR est le parti le plus ancien de l’Histoire argentine, son début aux affaires
intervient en 1918, suite à la mise en place du suffrage universel.
L’ARI est un mouvement récent, qui s’institue suite à la crise de 2001. Il se définit
comme un parti de centre gauche et réunit tant des anciens militants des partis traditionnels
que des membres de la société civile. La présidente de l’ARI, Elisa Carrió, fut durant la
119
Le groupe s’appelle « Peronismo en la Concertación »
120
Concertación Cuidadana
121
Partido Demócrata
75
campagne présidentielle le principal leader d’opposition face à la femme du Président.
Néanmoins, le parti provincial est très peu lié à sa base nationale. Il jouit d’une grande liberté
d’expression qui s’explique pour deux raisons : d’une part il est très minoritaire et par
conséquent il n’a pas à se retenir de critiquer des thèmes qu’il risque ensuite d’avoir à traiter ;
ensuite il s’est fondé après la crise sociale de 2001 en prétendant être un refuge contre les
manœuvres politiques.
Mendoza est au cœur du conflit, les dissensions y sont exacerbées car Cobos,
l’instigateur de cette « grande division » n’est autre que l’ancien gouverneur de la Province. Il
était aux affaires depuis quatre années et ne cesse d’être gouverneur que pour assumer le poste
de vice-président, fin novembre 2007. Lors des élections du gouverneur trois candidats
principaux s’affrontaient, l’un soutenu par l’actuelle Présidente, le deuxième par Cobos et le
troisième par l’UCR. Le gouverneur élu, Celso Jaque, appartient au PJ et était soutenu par Ch.
Kirchner.
En découle un jeu d’alliance aussi mouvant qu’improbable. Sur certaines lois, la CC se
rapproche des radicaux puisque comme le dit l’un de ses membres « nous n’avons jamais
cessé d’être radicaux.» Sur d’autres ils s’allient avec le péronisme au sein de la concertation
122
Entretien avec une député UCR
76
puisqu’ils incarnent tous deux un projet national. Le péronisme au sein de la concertation
vogue lui aussi entre deux tendances.
Ajoutons à tout ceci un conflit d’ordre national opposant les travailleurs agricoles et
l’Etat qui génère des tensions entre le vice-président Cobos et la Présidente Ch. Kirchner.
123
“la transversalidad”
124
Entretien avec un étudiant, militant au syndicat AUN
77
Politique et leadership
La politique argentine a cela de très particulier qu’elle n’est nullement définie par une
ligne d’opposition droite gauche. La dichotomie s’opère plus en fonction de l’adhésion ou non
au péronisme, concept on ne peut plus mouvant. La conséquence immédiate c’est l’absence
d’un débat politique qui serait ancré sur un mode d’action global et cohérent. Même au sein
des partis les tendances ne sont pas définies par l’adhésion à une doctrine mais à un leader.
On parle ainsi de « Cobisme » ou de « Kirchnérisme ». Cette tendance ne date pas d’hier ;
déjà lorsque le radicalisme s’impose en 1916, c’est en fait plus un triomphe de
« l’yrigoyenisme ».
Pour gouverner, les leaders s’appuient sur les masses syndicales qui leur sont fidèles
au cours de manifestations qui sont en fait de vraies démonstrations de force. Pour rassembler
les foules, les partis peuvent financer des bus qui viendront des provinces les plus éloignées
pour permettre à des milliers de personnes d’assister à tel ou tel meeting.
La politique repose en fait énormément sur l’allégeance au leader, ce qui entraîne des
partis nullement unifiés politiquement (on trouve chez les péronistes des personnalités
proches de la droite conservatrice et d’autres de la gauche révolutionnaire). En politique
interne se développent de véritables joutes ayant pour but de prendre le pouvoir en
s’attribuant l’avantage symbolique de la référence « officielle » au leader historique et
charismatique.
Pour faire émerger un vrai débat politique et démocratique, faut-il nécessairement tuer
les leaders historiques et leurs héritiers ?
Deux autres éléments utilisés par Tarrow, explicatifs de la décision des parlementaires
de passer à l’action, peuvent être observés dans le cas du ticket étudiant.
Nous laisserons de côté le dernier indicateur mis en place par Tarrow, à savoir
l’ouverture du système politique qui ne semble pas ici pertinent. Le système est
78
intrinsèquement ouvert, réceptif aux demandes, ce qui joue en faveur des étudiants mais le
mouvement étudiant ne profite nullement d’un accroissement d’ouverture.
La période est aussi marquée par un conflit qui oppose les agriculteurs argentins au
gouvernement à propos d’une augmentation des taxes à l’exportation. Ce conflit rejaillit sur
l’ensemble du pays, les argentins se divisent entre pro-agriculteurs et pro-gouvernement ou
pro-Kirchner.
Les agriculteurs ont durant environ cinq mois (du mois de février au mois de juillet,
précisément au jour où Cobos décide à travers la résolution 225 de soutenir le secteur
agricole) bloqué les routes du pays. Ils empêchaient l’approvisionnement en vivre des villes
comme des provinces reculées. Il est important de noter que le secteur agricole est un secteur
puissant en Argentine. Le pays est très compétitif dans l’exportation des céréales comme le
soja et le blé mais aussi de la viande bovine. De plus, dans les provinces les plus pauvres du
Nord du pays les politiques les plus puissants sont souvent les heureux propriétaires
d’énormes exploitations. Le gouverneur du Chacos eut par exemple un rôle de leadership
particulièrement important dans le conflit.
La division s’étend encore à d’autres secteurs comme à la presse. Clarín, le plus grand
quotidien national mène une guerre ouverte contre le gouvernement. Alors qu’il l’invective
dans les pages du journal le gouvernement met en place une grande campagne de diffamation
contre le journal. D’immenses affiches déclarant « Clarín ment » sont visibles dans tout le
pays.
Au niveau provincial, ce sont les professeurs d’université qui sont mobilisés pour
obtenir une hausse de salaire. Les chauffeurs de bus se mobilisent également pour les mêmes
raisons durant la période qui nous intéresse. Sans parler du syndicat des travailleurs de la
santé, mobilisé depuis déjà plusieurs mois en avril 2008, alors que démarre le mouvement
étudiant.
79
L’UNC est également en conflit avec l’entrepreneur Vila Menzano car celui-ci s’est
approprié des terrains appartenant à l’Université durant la dictature. L’affaire a pu être portée
en justice seulement l’année précédente. Le groupe Vila Menzano possède de nombreuses
chaînes de la télévision provinciale et le quotidien « diario Uno.» Ce journal est assez proche
du gouvernement de Celso Jaque et fut très hostile aux étudiants durant la période du conflit.
La division des élites est donc bien réelle. Or, elle vulnérabilise le pouvoir en place.
C’est parce que le pouvoir apparaît comme vulnérable que les législateurs choisissent de lui
faire front. Cette division visible agit sur les deux sphères : elle encourage le passage à
l’action des étudiants et des législateurs.
Les étudiants ont également su s’entourer de soutiens influents. Cet indicateur possède
un statut particulier. Contrairement aux autres il n’est pas un état de fait qui précède le
mouvement mais une donnée qui se construit tout au long du mouvement et va en accroître les
chances de réussite.
125
Voir annexe 5
80
malheureusement impossible de savoir si la décision du recteur de soutenir le projet
intervient après ou avant la réception du projet à l’assemblée provinciale.
Quoi qu’il en soit, lorsque la loi est discutée le soutien du recteur est déjà officiel, il
s’engage même à mener des actions pour parvenir à la mise en place rapide du projet de loi.
Le 26 Mai, deux jours avant le vote des sénateurs un secrétariat lié au rectorat rencontre le
gouvernement. C’est le moment où le gouvernement tente de négocier avec les élèves du
FEUP. Le rectorat présente ensuite le résultat de cette réunion aux étudiants. Il est presque
impossible de savoir si le recteur s’est rallié aux étudiants par crainte d’une prise du rectorat
ou par conviction. En tout état de cause son ralliement officiel n’est pas dépourvu d’effet sur
les parlementaires qui citent en débat l’existence de ce soutien.
Par ailleurs, deux législateurs se sont institués entrepreneurs de cause. Dès l’arrivée
des étudiants à la législature le 14 mai, ils sortent sur l’esplanade pour parler avec eux,
accuser bonne réception de leur demande. Il s’agit des députés Piedrafita de l’ARI et Puga du
groupe unipersonnel baptisé « tous pour le changement à Mendoza.»Ils leur proposent
également de demander le traitement du projet en session spéciale afin d’en augmenter
l’importance.
Durant les débats le député Piedrafita reprend avant tout les fondements idéologiques
et législatifs (c’est-à-dire issus de la Constitution et des lois nationales) qui sous-tendent le
projet. Tous deux interviennent longuement durant le débat. « Pour moi, celui qui a beaucoup
incarné la lutte c’est Piedrafita » juge un militant étudiant. Le même type de remarque revient
régulièrement, les deux députés étant cités indifféremment.
Un membre du parti ARI, conseiller à la ville de Mendoza, fait également signer une
résolution de soutien au Conseil municipal126.
Quand au secteur syndical, il se ralliera aussi en partie aux étudiants ; les travailleurs
de la santé participeront par exemple à une manifestation pour soutenir le mouvement en
faveur du ticket étudiant.
126
Voir annexe 10
81
Terminons par dire que les étudiants ont également réussi à s’attirer la sympathie de
l’opinion publique. Ils ont fait signer une pétition en leur faveur auprès des passants de la
place de l’indépendance de Mendoza. Si la population était globalement prête à les soutenir
c’est parce que leur combat apparaissait altruiste, les étudiants ayant inclus tous les niveaux
d’éducation dans la loi. De même qu’ils exigeaient un tarif préférentiel également sur les
tickets de moyenne et longue distance, proposition entièrement nouvelle qui vise à
désenclaver les quartiers marginalisés et les zones rurales.
Accéder à la demande des étudiants c’est, pour les parlementaires une démarche qui
entraîne des coûts, économiques et politiques faibles.
Une structure favorable, au sens de Tarrow, serait à elle seule insuffisante à motiver la
mise à l’agenda parlementaire d’un projet de loi si les coûts impliqués par le vote de la loi
étaient exorbitants. En l’occurrence, les coûts de cette démarche sont très faibles et c’est ce
qui peut expliquer la rapidité de la réception.
C’est finalement pour le pouvoir exécutif et le PJ que les coûts du refus s’avèrent forts
et c’est ce qui explique sa marche arrière.
Mettre en place le ticket étudiant de forme universelle, cela représente-t-il une dépense
conséquente ? La question de l’impact de cette mesure sur le budget est de première
importance car il semble que la motivation de l’exécutif de s’opposer au tarif exigé soit plus
une conséquence de son prix de revient que d’un positionnement idéologique. Après avoir
82
étudié le problème sous son angle économique nous nous intéresserons aux coûts politiques
qu’impliquaient pour les législateurs le vote ou le rejet du projet de loi. La question des coûts
est à mettre en relation avec les calculs des législateurs, les perceptions préalables des risques
potentiels engendrés par tel ou tel type de décision.
Les députés péronistes, quant à eux, estiment que leurs opposants sont parfaitement
conscients de la somme en jeu. Ils accusent par exemple les radicaux d’avoir refusé de
prendre cette mesure lorsque fut votée en 2002 la première loi sur le ticket étudiant, alors
qu’ils étaient aux affaires.
S’il est impossible de calculer la bonne ou mauvaise foi des radicaux lorsqu’ils
prétendent que la situation économique de la province et du pays ne le permettait alors pas, il
est possible d’analyser le différentiel entre les réactions des deux partis à l’aune de leur
situation politique, au printemps 2008. L’enthousiasme pour une mesure même jugée
socialement juste est nécessairement amoindri quand la mesure implique d’en assumer les
coûts financier, quels qu’ils soient. De fait lorsqu’en 2002 la première loi sur le ticket étudiant
est votée, les péronistes applaudissent la mesure.
Il est important de souligner qu’il n’existe pas d’expertise des coûts économiques
qu’engendrerait la mise en place de la mesure. La seule évaluation existante a été faite par les
étudiants. Ils évaluent à vingt millions de pesos argentins la somme qui devra être investie.
Pour les députés de l’opposition une telle somme n’est nullement susceptible d’avoir
un impact conséquent sur le budget annuel de la province. Sans cette condition, auraient-ils
voté la loi ? D’autres secteurs étaient en grève à cette époque : la santé et les professeurs
d’université, tous deux réclamant des hausses de salaire. Idéologiquement, la santé est
également un secteur important et il est aussi une base de l’identité nationale. Le pays
s’enorgueillit en effet d’être le seul Etat du continent à soigner gratuitement les malades qui
83
ne disposent pas d’un revenu suffisant. Pourtant, la demande de ce secteur est restée sans
réponse. Cet indice semble étoffer la thèse du coût acceptable.
Par ailleurs, refuser de voter l’universalisation aurait représenté un coût politique fort
et n’aurait aucunement influencé le résultat puisque tous les autres groupes parlementaires
84
soutenaient la loi. Afin de garder un peu d’autorité politique l’exécutif a, semble-t-il, ordonné
à ses sénateurs de s’aligner sur la majorité.
En effet, le projet de loi a gagné la sympathie de la population, et le cadre historique
auquel renvoie le ticket étudiant rend difficile d’en assumer le rejet. Le gouverneur a par
ailleurs tout tenté pour détourner le projet. Jusqu’à la veille de sa sanction, le 26 mai, des
ministres ont tenté par le biais de négociations obscures d’imposer leur propre projet par
d’autres voies que le vote d’une loi. Comme le dit un sénateur s’ils se résignent au sénat à
rejoindre la position générale c’est que les législateurs du PJ n’ont plus d’autre option.
« Ce n’est pas une initiative du gouvernement provincial, ce n’est pas une initiative du gouvernement
actuel de la Province et pour être honnête, les prises de parole publiques des fonctionnaires du gouvernement
s’opposaient au projet. Je relève ceci parce que cela m’a surpris d’entendre ce que disait le sénateur précédent,
qu’il était fier que la chambre approuve la loi et que le gouverneur donne son aval. La vérité c’est que je pense
que le parti aux affaires donne son aval parce qu’il n’a plus d’autres alternatives, ce n’est probablement pas une
question de conviction mais, comme dit le proverbe : on y est jusqu’au cou.»127
En effet, les erreurs d’anticipation et mauvais calculs du gouvernement l’obligent à revoir ses
positions face à des coûts financiers et politiques exorbitants.
Dès le départ le gouvernement à fait une mauvaise anticipation : jamais il n’aurait
imaginé que les étudiants iraient réclamer leur dû devant les parlementaires. C’est ensuite
encore un faux calcul d’imaginer pouvoir contrer la demande d’universalisation en proposant
d’apporter plus aux plus pauvres. Arrivé à ce niveau de mobilisation les jeunes sont prêts pour
mener jusqu’au bout la revendication historique. L’émotion historico-culturelle a déjà
recouvert la demande et il n’est plus question d’obtenir de demi-mesure. Maintenir la position
c’est donc se mettre à dos toute la population étudiante mais aussi toute la frange de la société
qui considérait la demande comme un symbole. Puisque la loi va passer, autant en être parti
prenante ; il s’agit pour le gouverneur de limiter l’animosité des étudiants et des députés, bref
c’est une tentative de diminuer les coûts.
127
Extrait du journal de session de la chambre des sénateurs de la Province de Mendoza du 11 Juin 2008
128
Entretien avec un député
85
A l’opposé, les parlementaires de l’opposition ont très vite fait les bons calculs. Une
fois le problème cadré sur l’histoire du ticket étudiant ils savaient que leur choix ne pourrait
qu’être politiquement bénéfique. Le lien entre les députés et les syndicats étudiants laissent
également percevoir l’existence d’un risque politique de se couper de la base étudiante.
Comme les députés n’avaient par ailleurs pas à endosser les problèmes logistiques de la mise
en place, de la règlementation du projet ils ne prenaient aucun risque en votant la loi.
Voter la loi implique en fait des risques et coûts particulièrement bas, tant sur le plan
économique que politique. Ce vote favorable entraîne même un bénéfice double : d’une part
un bénéfice politique puisque l’opinion publique y est majoritairement favorable et d’autre
part un bénéfice symbolique ; les législateurs participent à l’Histoire argentine et restaurent
symboliquement la démocratie.
Ainsi, en termes de structure politique, tous les éléments étaient agencés d’une
manière favorable aux étudiants. Les législateurs s’engagent en faveur du ticket étudiant parce
que le contexte politique le leur permet. Mieux, la proposition étudiante donne une possibilité
d’affaiblir le gouvernement sans assumer aucun coût !
L’ouverture de cette « fenêtre d’opportunité » est un élément essentiel à l’analyse de
l’action des parlementaires.
86
CONCLUSION :
La notion d’exemplarité doit ici être explicitée. Si c’est l’exemplarité éthique dans la
mise en place de la lutte comme de l’action publique qui est recherchée, alors force est
d’admettre le rôle non négligeable du calcul rationnel des acteurs, des stratégies, des
manœuvres et de « la bonne occasion. »
Cependant, le rôle même de la sociologie est de mettre à jour ces procédés. La lutte
des étudiants peut alors être considérée comme exemplaire puisqu’elle englobe les trois
niveaux d’analyse pertinents de la sociologie des mobilisations, à savoir la dimension
stratégique de la lutte, la dimension culturo-émotionnelle et la dimension politique.
129
Voir annexes 12 et 13
87
portée politique de l’engagement des députés, ou de la majorité d’entre eux est alors
amplifiée.
Pour ma part, la recherche m’est apparue comme doublement profitable : elle m’a
permis d’utiliser les outils de la sociologie moderne de façon empirique et d’améliorer ma
compréhension du fonctionnement politique de la société argentine.
88
Ressources Bibliographiques :
-Cadiou S., Dechezelles S, Roger A, Passer à l’action, les mobilisations émergentes, Paris,
L’Harmattan, 2007
-Cefaï D, Trom D, Les formes de l’Action collective : mobilisations dans les arènes publiques,
Edition de l’école de Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 2001. En particulier :
Snow D, « Analyse de cadres et de mouvements sociaux »
-Hartog F, Revel J, Les usages politiques du passé, Edition de l’école des Hautes Etudes en
Sciences Sociales, Paris, 2005.
-Henry E, « Quand l’action publique devient nécessaire : qu’a signifié « résoudre » la crise de
l’amiante », in Revue française de science politique, vol54, n°2, avril 2004, p.289-314
89
H. Kitschelt « Landscape of political interest intermediation :Social movements,
interest groups, and parties in the early twenty-first century »
Ch.Tilly “When do (and don’t) social movements promote democratisation”
-Kaufmann J-C, L’enquête et ses méthodes: l’entretien compréhensif, Armand Colin, Paris,
2007
- Kindon J, Agendas, alternative among the policies, Boston: Little, Brown & co, 1984
-Mc Farland A, Costain A, Social movements and American political institutions, Rowman &
Littelfield Publishers, 1998
-Meyer D, Tarrow S, The social movement society, Rowman & Littlefield Publishers, 1998
-Tarrow S, Democracy and disorder. Protests and politics in Italy, Oxford, Clarendon Press,
1989
Ressources filmographiques:
Ressources radiophoniques:
90
Matériaux d’étude :
- Journal de session de la chambre des députés de Mendoza du 28 mai 2008
Disponible sur www.legislaturamendoza.gov.ar
Entretiens :
Tous les entretiens ont été réalisés à Mendoza entre le 08 février et le 28 février 2009
-Ema Quiroga, militante ADE, actuelle présidente du centre étudiant de la faculté de droit
49 minutes, faculté de droit
91
-Nestor Piedrafita, député (ARI) de la Province de Mendoza
63 minutes, à son bureau
92
Table des annexes :
Les annexes ne figurent que sur la version papier
Annexe 1 : Loi 7872, sur le ticket étudiant universel, votée le 11 juin 2008......................94
Annexe 8 : Compte rendu émis par le rectorat suite à une réunion avec le gouvernement 105
Annexe 9 : Etude sur les coûts qu’engendrerait le ticket étudiant universel, réalisée par les
étudiants ..............................................................................................................................107
Annexe 11 : Tract du syndicat ADE : « Synthèse d’une réussite de tous et pour tous » ...110
Annexe 12 : Projet de résolution déposé par N.Piedrafita pour les étudiants à la chambre des
députés suite à la réglementation jugée non satisfaisante ...................................................112
93