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Ligier IEP Rennes

Martine Mai 2009


4ème année PoSo

Mobilisation en faveur du « ticket étudiant » dans la province de


Mendoza :
Une réussite exemplaire ?

Sous la direction de Christian Le Bart


Séminaire « Identité et mobilisations »
Ce travail s’inscrit dans le cadre d’un apprentissage de la recherche. Il est donc
nécessairement inabouti et présente des imperfections et des insuffisances. Par ailleurs, l’IEP
n’entend donner aucune approbation aux informations et aux analyses contenues dans ce
mémoire. Elles doivent être considérées comme relevant de la seule responsabilité de l’auteur.

1
« Une société n’est pas une marmite où les sujets
de mécontentement, à force de bouillir, finissent par faire sauter
le couvercle, c’est une marmite où un déplacement accidentel
du couvercle déclenche l’ébullition, qui achève de le faire
sauter » P. Veyne

2
Je tiens à remercier en premier lieu Monsieur Christian le Bart ainsi que toute l’équipe
du séminaire pour leurs précieux conseils tout au long de l’année.
Je remercie toutes celles et ceux qui m’ont accordé de leur temps au cours d’un
entretien. Bien plus qu’une aide à la réalisation de ce travail, ils m’ont apporté des éléments
de compréhension de l’Argentine moderne décisifs.
Je tiens également à remercier Ruben Cruz, Président des commissions de députés
sans qui les démarches d’enquête n’auraient pas été si faciles. Un grand merci à Daniel, « el
Chino », pour son soutien et ses bons contacts.
Enfin, merci à ma famille et à Mathilde et Elie, mes colocataires qui m’ont soutenu au
quotidien.

3
Sommaire

INTRODUCTION..................................................................................................................6

I. LES « AGRUPACIONES »EN ACTION OU L’ORGANISATION DU


MOUVEMENT ........................................................................................................14

A. Le lien entre organisation syndicale et organisation partisane..............14

1.Un mouvement à proprement parler politique .................................15


2.Le scepticisme généralisé vis-à-vis de l’action politique.................18
3.Quelle efficacité pour quelles institutions ? .....................................22

B. La coexistence de deux mouvements ........................................................26

1.Deux idéologies, deux modèles, deux répertoires d’action combinés


mais peu coordonnés .....................................................................26
2.Le besoin de « l’autre mouvement », entre légitimité et efficacité ..30
3.Ennemi commun et but commun .....................................................34

II. EMOTION ET MEMOIRE NATIONALE..............................................................39

A. Le sentiment de faire l’Histoire.................................................................40

1.Demande historique et idéologique : l’Université pour tous............41


2.Un mouvement romantique ..............................................................45

B. Une référence écrasante : la « noche de los lápices » ..............................50

1.La noche de los lápices.....................................................................50


2.Identification empathique des législateurs en faveur des étudiants 53
3.Affirmation du caractère démocratique............................................56

III. UNE FENETRE D’OPPORTUNITE POLITIQUE GRANDE OUVERTE:


ANALYSE D’UN CONTEXTE FAVORABLE .....................................................62

A. Côté étudiant : perceptions et anticipations favorables..........................62

1.Une période de conflit social............................................................63

4
2.Effet d’entraînement et baisse des coûts à l’engagement.................66
3.Les acteurs mobilisés actifs dans la construction d’une structure
favorable........................................................................................69

B. Coté législateurs : une configuration politique idéale.............................73

1.La structure des opportunités politiques favorable : instabilité des


alignements....................................................................................74
2.La structure des opportunités politiques favorable : division des élites et
existence de soutiens influents ......................................................78
3.Une demande à peu de coûts ............................................................82

CONCLUSION ..........................................................................................................87

BIBLIOGRAPHIE ..........................................................................................................89

MATERIAUX D’ETUDE....................................................................................................91

TABLE DES ANNEXES.....................................................................................................93


Les annexes ne figurent que sur la version papier

5
INTRODUCTION

Avril 2008 : dans la ville de Mendoza, capitale de la province argentine du même


nom, les étudiants engagent une action collective pour réclamer l’universalisation du ticket de
bus à moitié prix, le « medio boleto universal », que nous traduirons par « ticket étudiant
universel.» Pendant près de deux mois, ces derniers manifestent tour à tour, tous les
mercredis, devant la « Casa de gobierno », siège du gouvernement provincial puis devant la
législature, lieu du pouvoir législatif de la province.
Le 10 juin de la même année : les étudiants obtiennent la sanction législative de leur
demande, c’est-à-dire la garantie par loi selon laquelle tous les étudiants de la province
peuvent accéder au tarif préférentiel revendiqué.

Depuis 2002, un règlement et une loi provinciale offraient déjà cet avantage aux
élèves boursiers ainsi qu’à ceux qui justifiaient d’une situation économique et sociale ne leur
permettant pas de payer le bus au tarif complet. Comment expliquer alors ce soulèvement, si
les élèves ayant réellement besoin de ce coup de pouce de l’Etat pour étudier en bénéficiaient
déjà ? S’il existe à cette question des réponses de type idéologique, à savoir que le droit à
l’enseignement est un droit garanti constitutionnellement, la cause immédiate est à trouver
dans une résolution du rectorat qui entendait « préciser un ensemble de procédures techniques
pour la détermination des bénéficiaires du ticket de bus à moitié prix »1. Les étudiants ont
immédiatement interprété cette annonce comme une restriction future de leur droit et du
nombre de personnes bénéficiaires. Lorsqu’ils interceptent cette résolution, les étudiants
convoquent immédiatement des assemblées générales dans les différentes facultés afin
d’organiser la mobilisation ; ils décident ensuite non pas de réclamer l’abrogation de ladite
résolution mais d’exiger l’élargissement de leur droit, à travers l’universalisation, et sa
garantie par loi ainsi que la garantie par loi des avantages tarifaires dont bénéficient déjà les
élèves du primaire et du secondaire. En conséquence, les élèves du secondaire se joignent aux
manifestations des étudiants. A raison d’environ une mobilisation par semaine et d’une
participation numériquement croissante, ils obtiennent en à peine plus d’un mois le vote de la
loi dans la chambre basse, la chambre des députés provinciaux et deux semaines plus tard, sa
sanction, avec son vote par les sénateurs provinciaux.

1
Résolution n° 268, annexe n°3

6
Alors étudiante étrangère à l’Université Nationale de Cuyo (UNC), j’ai
personnellement participé au mouvement des étudiants, et ce pour deux raisons : d’une part
par solidarité envers eux ; parce qu’ils étaient mes amis et que leur demande me semblait
juste. Adhérant à l’idée selon laquelle l’éducation et un droit qui doit être garanti par l’Etat,
une condition essentielle à la démocratie et à la liberté d’un peuple, je percevais leur réussite
potentielle comme un pas supplémentaire vers cet idéal. Et d’autre part, ma participation
relevait de la curiosité ethnographique. J’avais en effet à cœur de comprendre le
fonctionnement du mouvement, ses différences avec ce que je connaissais, avec mes
références intuitives.

Le mouvement, pour celui qui ne connaît pas le fonctionnement de l’université


apparaissait réellement confus. L’activisme était palpable à la faculté de sciences politiques :
les réunions de commissions, les assemblées…Pourtant, une partie du mouvement restait dans
l’ombre : qui avait écrit ce projet de loi, qui coordonnait l’organisation ? Et ce d’autant plus
qu’il me semblait que les différents militants ne jouaient pas franc jeu, la logique politique
exigeant une mise en avant constante de l’appareil auquel ils appartenaient. Par exemple, je
savais que le projet de loi avait été porté par la Fédération Universitaire de Cuyo2(FUC),
organe officiel et maximum de représentation étudiante, mais n’en connaissais aucun de ses
représentants alors que j’avais participé aux assemblées, à quelques réunions de la
commission de diffusion et à des activités d’affichage. Certains militants m’affirmaient que le
projet avait été rédigé par eux-mêmes, par leur syndicat, ce que j’avais bien du mal à croire,
les connaissant. Je ne m’expliquais pas non plus les dissensions lors des assemblées générales.
Et j’imaginais que l’impératif, la nécessité première était de générer plus de participation ; or
je découvris bientôt qu’un tel niveau de participation était une réussite en soi.

L’idée de recherche m’est alors apparue, après la mobilisation, comme le meilleur


moyen de satisfaire ma curiosité, de répondre à mes interrogations en suspens. Il est ici
nécessaire de questionner la situation particulière d’étudiante étrangère dans laquelle je me
trouvais à l’époque des manifestations : une connaissance plus que partielle des réseaux
militants, des modes de fonctionnement classique de mobilisation de ce secteur et une grille

2
La région de Cuyo est en fait plus large que la province ; certaines facultés qui dépendent également de l’UNC
comme mathématique ou biochimie se situent par exemple dans la province voisine, San Luis

7
d’analyse biaisée par des références culturelles éloignées de celles des protagonistes. Mon
premier réflexe était par exemple d’analyser l’organisation parfois aléatoire comme une
conséquence de la nouveauté du phénomène, comme un premier stade d’institutionnalisation
du mouvement étudiant alors que ce dernier était mis en place par des syndicats parfois
existants depuis plus de 50 ans !

Comme le décrivent Stéphane Cadiou et Gaël Franquemagne3 la recherche s’inscrit


dans « deux espaces-temps d’implication, militant et scientifique.» La participation
observante, dont le terme même témoigne d’une inversion de la procédure classique,
comporte ses avantages et ses biais. Cela permet en effet d’une part d’éviter les processus
incertains de reconstruction a posteriori dans la mesure où le chercheur a assisté à la mise en
place de la mobilisation, ses balbutiements, a vu interagir les différents acteurs et pu observer
les conflits –sans pour autant en percevoir systématiquement la réalité latente ou la portée. Il
me fut donc certainement plus facile lors de la phase de recherche de discerner les récits des
acteurs, de percevoir le décalage entre leur interprétation et les faits (observés). Ma situation
d’ignorance relative de l’organisation usuelle du mouvement étudiant permettait en somme
d’adopter plus facilement la posture de méconnaissance naïve qui permet au chercheur de
repérer les construits perçus par les acteurs comme naturels. L’écueil principal était par contre
de considérer le fonctionnement français comme la norme, comme le but à atteindre. Et ce
d’autant plus que les étudiants montraient une fascination pour la société française perçue
comme la société de toutes les révolutions, et tous m’interrogeaient tant sur 1789 et que sur
mai 68 et sur l’organisation actuelle des mobilisations étudiantes.

Le risque majeur consiste en fait à proposer une lecture évolutionniste des


mouvements sociaux, empreinte d’ethnocentrisme. Il eut en effet été tentant d’analyser la
mobilisation étudiante à l’aide des outils mis en place par Touraine. Ce dernier définit un
mouvement social comme « le reflet de l’action d’un acteur dominé et contestataire
s’opposant à un adversaire social pour tenter de s’approprier le contrôle de l’historicité, c’est-
à-dire des principales orientations de la vie collective4 .» A partir de cette acception, Touraine
définit deux générations de mouvements sociaux. En la prenant comme référence, le

3
S. Cadiou, G.Franquemagne; « Des chercheurs en colère ; retour (d’expérience) sur une mobilisation
émergente », in Passer à l’action : les mobilisations émergentes, dir S. Cadiou, S. Dechezelles et A. Roger,
L’Harmattan, Paris 2007
4
Touraine, cité par S.Cadiou et S. Dechezelles , « La problématique de l’émergence pour l’étude des
mobilisations collectives ; Pistes et repères », in Ibid

8
mouvement des étudiants argentins aurait bien vite été analysé comme un « nouveau
mouvement social » ; concept utilisé par Touraine pour décrire le renouveau parmi les
mouvements sociaux dans les années soixante. L’idéologie et la charge culturelle sont fortes,
la protestation dénonce le néo-libéralisme moderne, ce qui rapprocherait le mouvement d’un
NMS. Dans la lignée de Touraine certains sociologues français laissent apparaître une
troisième époque de mouvements sociaux, plus légalistes, fondés sur l’expertise et la
professionnalisation, et mieux coordonnés du local vers l’international. Si j’insiste sur cette
forme d’analyse c’est parce qu’elle m’a paru dans un premier temps séduisante.
Heureusement, le biais principal, qui consistait à produire une recommandation paternaliste, a
vite été mis à jour.

Nous travaillerons donc ici à partir de la définition de mouvement social proposée par
Tilly et Oberschall, à savoir « un ensemble de conduites rationnelles, instrumentales par
lesquelles un acteur collectif tente de s’installer au niveau d’un système politique, de s’y
maintenir et d’y étendre son influence en mobilisant des ressources qui peuvent inclure la
violence5.» Cette définition a pour avantage d’exclure l’idée selon laquelle les acteurs
mobilisés sont nécessairement des acteurs subissant une forte domination. En effet, les
étudiants disposent de nombreuses ressources, tant relationnelles qu’incorporées –entendues
comme un ensemble de savoir-faire propres à la pratique contestataire. Le mouvement
étudiant argentin possède par exemple ses syndicats et ses représentants.

Pour comprendre ce mouvement il apparaît essentiel de présenter la République et


l’Université argentine nationale et provinciale, leurs buts, leur organisation, leurs participants.
Qui sont ces étudiants, combien sont-ils, sont-ils représentatifs de la société ou ne sont-ils
qu’une élite réduite ? L’Université argentine est publique, gratuite et laïque. Elle est
antérieure à la formation de l’Etat argentin, indépendant en 1816. Il existe à l’intérieur de
l’Université un réel espace militant, institutionnalisé. Les étudiants sont amenés à travailler
avec les professeurs et l’administration. Il existe divers postes réservés aux étudiants, lesquels
y accèdent en étant élus par leurs pairs. De nombreux syndicats sont présents dans les facultés
et, à Mendoza, particulièrement dans la faculté de sciences politiques et sociales qui est de
loin la plus politisée. Les étudiants élisent leurs représentants qui dirigent les centres étudiants
qui élisent leurs représentants au niveau universitaire à travers l’élection des membres de la

5
Ibid.

9
Fédération Universitaire de Cuyo (FUC). En mai 2008, les syndicats majoritaires à la FUC
sont le Mouvement Etudiant Latino Américain Régional de Mendoza, dit MILES6 et le
Syndicat Universitaire National, AUN7. Leurs représentants sont respectivement Betiana, la
Présidente et Pablo, le secrétaire général.
Si l’école est obligatoire et son accès garanti par loi de 6 à 18 ans, l’accès à
l’université n’est lui pas garanti. Il existe en fait un système de pré-université de quelques
mois au bout desquels les étudiants doivent passer un examen d’entrée. Parallèlement, la loi
autorise les universités privées. En 2001, lors du dernier recensement, sur une population de
36 millions d’habitants, 1,2 millions de personnes faisaient des études universitaires.
L’Université Nationale de Cuyo compte environ trente mille étudiants8. L’éducation
universitaire en Argentine est donc relativement accessible, même si les secteurs les plus
pauvres de la société qui représentent une frange importante n’y ont quasiment pas accès.
Historiquement, la particularité de la République argentine par rapport aux autres pays
d’Amérique latine réside dans l’existence d’une classe moyenne et dans sa domination
démographique. Néanmoins, bon nombre d’argentins vivent dans la misère et la pauvreté est
en expansion depuis la décennie 90. La petite bourgeoisie se sent constamment menacée par
la précarité depuis la grave crise de 2001.

Les Argentins, après plus de quinze ans de dictature militaire plaçaient beaucoup
d’espoirs dans le retour à la démocratie au début des années 80. Ils ont vite déchanté face à la
brutalité des crises économiques et sociales auxquelles ils furent confrontés9 . Aujourd’hui, la
situation semble stabilisée mais la confiance dans les institutions n’est plus la même. Le
gouvernement actuel, de Christina Fernandez de Kirchner ne fait pas l’unanimité ni parmi la
population ni parmi les membres de son propre parti, le Parti Justicialiste (PJ), qui n’est autre
que le parti historique du général Perón.

L’agitation sociale est un phénomène classique en argentine ; s’y côtoient différentes


figures emblématiques de la révolte sociale, du Che Guevara aux piqueteros en passant par les
puissants syndicats ouvriers péronistes. La mobilisation devrait-elle alors être perçue comme
quelconque ?

6
Movimiento Latino-americano Estudiantil Regional de Mendoza
7
Agrupación Universitaria Nacional
8
www.wikipédia.com.ar, article : Argentina
9
1989 et 2001, crises économiques, sociales et politiques qui forcent les gouvernements à démissionner.

10
Ce qui attira mon attention c’est en fait la réussite si rapide du mouvement : les
législateurs se sont en effet emparés de la demande étudiante pour y répondre de manière
positive en un délai très court. Le mouvement n’était pourtant pas numériquement écrasant
(tout au plus mille cinq-cents étudiants ont manifesté conjointement) mais il est parvenu à se
créer un accès jusqu’à la législature. Ceci est d’autant plus remarquable que cette réussite
intervient alors que le mouvement étudiant avait, depuis des années, de réelles difficultés à
motiver ses troupes. Or lors des manifestations, on dénombrait un nombre important
d’étudiants indépendants et les participants provenaient de toutes les facultés –alors que les
années précédentes les mouvements étudiants n’ont pas passé la porte de sortie de la faculté
de sciences politiques et sociales.

Quels éléments peuvent expliquer la réussite tant sur le plan de la mobilisation, de la


participation que sur celui des résultats, de la satisfaction des revendications ?

La sociologie des mobilisations s’est redirigée vers une réflexion non plus basée sur
les motifs de l’engagement mais plutôt sur ses stratégies. Dans un système démocratique, les
manifestations apparaissent comme un processus routinisé. C’est-à-dire que l’engagement
militant procède selon certaines stratégies connues et efficaces. Comprendre un mouvement
qui réussit implique donc de mettre à jour les stratégies des acteurs. Ces derniers anticipent,
calculent leurs chances de succès et réagissent en fonction des anticipations.
On ne peut toutefois exclure la portée émotionnelle du processus d’engagement et de
mobilisation. Grâce à la perspective de « cadrage »10, développée par D. Snow, la portée
émotionnelle, et par là même bien souvent culturelle d’une mobilisation est réintroduite dans
l’analyse. L’émergence d’un mouvement découle d’une part de l’émotion ; on s’engage parce
que l’on croit la revendication légitime, d’autre part d’anticipations positives : on s’engage
parce que l’on croit pouvoir obtenir ce que l’on réclame.
Comme le suggère F.Chazel11, pour étudier et comprendre tous les enjeux d’un
mouvement, d’une mobilisation, trois angles d’analyse sont à prendre en compte : l’aspect
stratégique de la mobilisation, la dimension politique et la dimension « symbolico-
cognitive », liée aux références culturelles d’une société donnée.

10
Snow D, « Analyse de cadres et de mouvements sociaux », in Les formes de l’Action collective : mobilisations
dans les arènes publiques, dir. Cefaï D, Trom D Edition de l’école de Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris,
2001
11
F. Chazel, in Chazel F, Action collective et mouvements sociaux, Presses Universitaires de France, Paris, 1993

11
La spécificité du mouvement étudiant étudié c’est que son succès procède d’un
engagement à deux niveaux. Pour parvenir au vote d’une loi garantissant le ticket étudiant
contre la volonté du gouverneur, un double passage à l’acte fut nécessaire. Deux types
d’acteurs se sont engagés en faveur de la cause : les étudiants qui ont mené le mouvement et
les législateurs qui ont investi, défendu et voté la loi.
L’étude entend en fait rendre compte des motivations et structures différenciées dans
les deux sphères ayant démontré un engagement pour la cause. Il s’agit alors de croiser
sociologie des mobilisations et sociologie de l’action publique pour embrasser l’ensemble des
éléments explicatifs du succès étudiant. L’action publique s’accomplit dans notre cas grâce au
vote des députés. Le travail de formulation du problème est fait par les étudiants, ces derniers
l’imposent également à l’agenda. Le travail des députés correspond à la première étape de la
mise en œuvre. Comme le souligne E.Henry12 « analyser [la] prise en charge [d’un problème]
par les acteurs politiques et administratifs comme le résultat direct d’une action héroïque de la
part de quelques acteurs longtemps isolés […] ne rend qu’imparfaitement compte de la réalité.
De nombreuses autres logiques sont à prendre en considération.» La prise en charge dépend
de logiques propres au secteur politique.
L’idée fondamentale est donc de rendre compte de ces deux logiques, celle des
étudiants et celle des acteurs politiques et de réfléchir à la manière dont elles s’articulent.

En conséquence, les matériaux utilisés pour réaliser cette étude proviennent des deux
sphères d’engagement.
Pour tenter de révéler et d’analyser les stratégies des étudiants j’ai réalisé six entretiens
avec des militants étudiants engagés dans la cause. Ces derniers m’ont fourni un certain
nombre de documents officiels rendant compte des démarches menées auprès des législateurs
ou encore du rectorat. L’un d’entre eux m’a également remis un petit livre sur la réforme
universitaire de 1918, période fondatrice de l’Université moderne en Argentine mais
également du mouvement étudiant institutionnalisé.
Pour tenter de dévoiler les logiques de l’engagement des législateurs j’ai procédé à
cinq entretiens auprès de cinq législateurs de cinq partis différents. J’ai également travaillé sur
les journaux de session des deux chambres, c’est-à-dire sur les débats parlementaires du projet
de loi de ticket étudiant universel.

12
E. Henry « Quand l’action publique devient nécessaire : qu’a signifié « résoudre » la crise de l’amiante », in
Revue française de science politique, vol 54, n°2, avril 2004, p.289-314

12
J’avais également dans un premier temps pensé travailler sur le traitement médiatique
de la mobilisation. J’ai donc collecté les articles des différents journaux provinciaux qui
traitaient le sujet. J’ai rencontré un journaliste. Mais la réflexion autour des médias n’était
pour l’objet qui nous intéresse pas très éclairante. Le sujet était traité de manière brève et
plutôt neutre. L’entretien avec le journaliste aura finalement été exploité mais ce n’est guère
son état de journaliste qui a retenu mon attention mais plutôt son expérience en tant
qu’étudiant indépendant.

Le travail proposé entend donc rendre compte de la stratégie des manifestants et des
motivations et calculs des deux groupes. La stratégie des parlementaires ne nécessite pas ici
d’être étudiée puisqu’ils sont en fait passifs dans l’émergence du problème. Le problème est
mis à l’agenda lorsque les étudiants manifestent face à l’assemblée et il est traité deux
semaines plus tard, c’est-à-dire presque immédiatement.
Il s’agira par contre d’étudier de manière parallèle les raisons historico-culturelles qui
justifient l’engagement des deux types d’acteurs. Selon le même principe, nous nous
pencherons ensuite sur l’ouverture d’une « fenêtre d’opportunité » qui a permis le double
engagement. Par « fenêtre d’opportunité » on entend la rencontre conjoncturelle des intérêts
de différents types d’acteurs, étudiants et législateurs ainsi que la rencontre entre un problème,
une solution et une structure politique conjoncturelle favorable.

Dans une étude en trois parties nous nous intéresserons dans un premier temps à la
dimension stratégique ; qui sont les acteurs porteurs du mouvement et comment mettent-ils en
place la lutte ? Quels sont leurs ressources et leur répertoire d’action ? Il s’agira ensuite de
s’interroger sur la dimension historique et culturelle de la mobilisation car il apparaît que
l’histoire commune des argentins a permis d’étendre le consensus au niveau des étudiants
comme à celui des politiques. Enfin, nous étudierons la configuration conjoncturelle du
contexte politique. Une fenêtre d’opportunité est en effet grande ouverte, ce dont profitent
étudiants et législateurs.

13
I. Les « agrupaciones13 » en action ou l’organisation du
mouvement

Quelle fut la stratégie d’action syndicale ? Une mobilisation, un mouvement social,


pour réussir, s’implanter, agit en effet comme un acteur stratégique. Bien plus qu’un
représentant idéologique, un mouvement social est une organisation dotée d’un certain savoir.
Les différents syndicats possèdent tous un répertoire d’action déterminé et des ressources
précises. Le mouvement syndical étudiant argentin et mendocino n’est pas débutant : il
possède ses modes d’action spécifiques et son implantation dans la société est ancienne et
stable. Il s’agit ici d’observer la mise en mouvement de la mobilisation.
Dans un premier temps nous nous attacherons à mettre en avant et à expliquer la
spécificité argentine: le mouvement syndical appartient à la sphère politique, il en est un des
rameaux, un très fort lien existe entre les organisations syndicales et les partis politiques. Ce
trait fondamental du mouvement se montrera particulièrement éclairant pour expliquer que la
mobilisation autour du ticket étudiant se divise en fait en deux mouvements parallèles, deux
mouvements dont l’idéologie et l’allégeance sont antagoniques.

A/Le lien entre organisation syndicale et organisation


partisane

Les mouvements sociaux argentins vivent depuis une dizaine d’année un paradoxe :
alors que les syndicats, corporations et autres organes représentatifs du peuple ont depuis leur
fondation une portée et un attachement politique, le citoyen lambda se montre, depuis les
récentes crises politiques, sceptique, même méfiant vis-à-vis de la sphère politique. A
l’examen, il apparaît toutefois que cette politisation des mouvements sociaux est à mettre en
relation directe avec le type d’institutions qui gouverne le pays.

13
Le terme d’ « agrupación », que nous traduirons par syndicat est en fait plus précis que le terme français : il
désigne précisément un syndicat étudiant, un mouvement situé à l’intérieur de l’université. Le terme « gremio »,
quant à lui, désigne un organe de représentation syndicale, il est généralement utilisé pour désigner l’organe de
représentation syndicale dans une entreprise, publique ou privée. Ce terme sera quant à lui, au cours de ce
mémoire traduit par l’expression « représentants syndicaux ».

14
1. Un mouvement à proprement parler politique

Le mouvement étudiant argentin est un mouvement composite, où une multitude de


syndicats s’opposent, s’allient et se partagent le contrôle des pôles de décisions universitaires.
Pour comprendre la logique politique de ce mouvement il semble nécessaire dans un premier
temps de présenter les différents syndicats. Nous nous attarderons ensuite sur le rôle qu’ils
jouent dans la gestion de l’université, c’est-à-dire la place laissée à l’étudiant à travers ses
représentants.

Les différents syndicats se définissent en premier lieu par leur allégeance à un parti ou
à une idéologie politique. Une présentation de l’arc politique représenté s’impose alors.
Nous nous baserons pour cette analyse principalement sur la faculté de sciences
politiques et sociales : d’une part elle est la mieux connu de l’auteur, ensuite elle est celle qui
compte le plus de syndicats, celle où le plus de tendances sont représentées et enfin parce que
ce sont en grande majorité les étudiants de cette faculté qui ont donné corps, organisé et
participé au mouvement qui nous intéresse. En bref, parce qu’elle est exemplaire, parce
qu’elle apparaît comme le lieu où se manifeste de la manière la plus aboutie la politisation
syndicale.
On y trouve tout d’abord le bras étudiant de l’Union Civique Radicale (UCR) qui n’est
autre que la Franja Morada14. Ce syndicat existe nationalement, tout comme le parti auquel il
s’identifie. Ce mouvement est même intégré à la carte organique du parti. Il est issu d’une
scission qui intervient à la fin des années 80 au sein de la « Coordinatrice15 » ; c’est pour se
lier plus étroitement aux partis que les militants de cette dernière se séparent16. Emerge
également de cette scission le MNR17, Mouvement National Révolutionnaire, syndicat
socialiste, aujourd’hui lié au parti ARI18, Affirmation pour une République Egalitaire. Il est à
noter que ces syndicats revendiquent leur rôle dans l’échiquier politique. Quand les militants
en définissent la ligne ils explicitent cette relation, l’affirment. Ils ont des liens avec les

14
Frange mauve, à la couleur de la révolution universitaire
15
« la Coordinadora », syndicat crée en 1966 durant une révolte étudiante contre la dictature militaire alors en
place.
16
« Quand elle se divise, il ya d’une part le socialisme et d’autre part le radicalisme. Eh oui, c’est là que la
Franja s’est identifiée au parti radical et qu’elle s’est incorporée dans la carte organique du radicalisme, comme
son bras étudiant », entretien avec une militante Franja.
17
Movimiento Nacinal Revolucionario
18
Afirmación para una República Igualitaria

15
personnalités politiques du parti, députés et sénateurs provinciaux et une partie de leur budget
provient directement des organisations partisanes.
Le péronisme, entendu ici comme mouvement politique et social et non comme parti
englobe quant à lui deux syndicats qui ne soutiennent pas unanimement le Parti Justicialiste,
organe officiel du péronisme partisan, au pouvoir dans la province comme dans la nation. Le
FEUP19, Front Etudiant pour l’Unité Populaire, soutient activement le gouverneur Celso
Jacque20 alors que le syndicat AUN, Syndicat Universitaire National21, soutient le projet
kirchneriste, mené par les autorités nationales, tout en s’opposant au gouvernement
provincial. Ces dissensions au sein du péronisme existent en fait également au niveau
politique. Elles reflètent les difficultés actuelles d’un parti qui, ayant fondé sa puissance sur
un leader charismatique capable de développer une adhésion populaire massive, se dispute
l’héritage contrasté du défunt. Ainsi, les militants d’AUN revendiquent une filiation
historique avec le péronisme et l’yrigoyenisme22, c’est-à-dire avec les fondateurs des deux
principaux partis actuels de la nation, tout en soutenant le gouvernement national. Les
étudiants non péronistes ont tendance à amalgamer les différents syndicats péronistes,
considérant qu’ils soutiennent indifféremment le Parti Justicialiste et à définir ces deux
syndicats comme « péronistes », sans plus de nuances.
La notion peut cependant avoir une connotation ou clairement négative ou clairement
positive mais laisse rarement indifférent. En assumant cette bannière, les deux syndicats
assument en fait d’être idéologiquement situables par leur paire de manière immédiate23. Le
terme même est en effet à lui seul porteur d’un imaginaire collectif extrêmement puissant, la
notion de péronisme peut être considérée comme un des concepts fondamentaux du politique
en Argentine. Elle implique à elle seule un grand nombre de représentations directement liées
à l’histoire et à la culture argentine. Les syndicats péronistes assument donc un héritage
politique et social parfaitement identifiable pour ceux à qui ils s’adressent. La portée sociale
du mouvement péroniste, présente dès ses fondements est elle-même éclairante sur la relation
étroite existante entre appareil syndical et appareil partisan : le général Perón asseyait son
pouvoir sur des syndicats, proches des corporations, présents dans tous les milieux, de
l’industrie à l’agriculture en passant par le milieu universitaire. En somme, ces deux syndicats
relèvent également du politique, et une fois encore cette relation est parfaitement assumée et
19
Frente Estudiantil para la Universidad Popular
20
Les dirigeants du FEUP sont même fonctionnaires pour la Province, selon un militant de l’AUN
21
AUN, Agrupación Universitaria Nacional
22
En référence à Yrigoyen, leader radical et Président de la Nation en 1918, lors de la réforme universitaire
23
Mais difficilement pour l’étranger ; nous ne tenterons pas ici de définir le péronisme, il s’agit d’insister sur sa
force de suggestion, sur la capacité du terme à mobiliser un imaginaire collectif.

16
connue de tous, les autres étudiants les dénominant bien souvent non par leur nom officiel
mais simplement « les péronistes.»
Il existe ensuite une multitude de syndicats d’extrême gauche se revendiquant du
marxisme-léninisme, du trotskysme ou du maoïsme. Bien qu’ils soient plus nombreux, nous
n’en citerons que deux, ceux qui ont eu une visibilité majeure dans le mouvement pour le
ticket étudiant. DALE24 est un regroupement étudiant au sein duquel on trouve « des militants
du MST25, Mouvement Socialiste des Travailleurs, d’une organisation étudiante liée au
PCR26, Parti Communiste Révolutionnaire, un parti maoïste. Et des étudiants indépendants,
27
tous de la faculté » (de sciences politiques et sociales). Malgré les objectifs affichés du
DALE de proposer un espace pour les étudiants indépendants28, il est indéniable que ce
mouvement est lui aussi lié aux partis et partage leurs luttes; même si à la différence des
précédents ils n’ont pas de relations avec les législateurs, les différents partis d’extrême
gauche n’étant pas représentés au parlement. Le second, En Clave Roja29, est directement lié
au Parti Ouvrier, PO30. Tout comme le DALE, il n’a aucun représentant à l’assemblée
provinciale.

Pour compléter ce panorama il faut citer les quelques syndicats indépendants qui se
dédient uniquement à la gestion de la faculté. Dans la faculté de sciences politiques et
sociales, c’est le syndicat Construction Politique Indépendante31, (Construction), qui était
d’ailleurs en charge du centre étudiant lors du mouvement, dans celle de droit, l’ADE32,
syndicat des étudiants en droit. Cependant, Construction a mis de côté sa neutralité pour
soutenir le gouvernement national lors du conflit qui l’opposait au secteur agricole (« el
campo »). Il existe quasiment dans toutes les facultés un syndicat de ce type, qui refuse la
politisation et se propose de gérer les problèmes ponctuels. Ramenés au nombre total de
militants, ces militants « neutres » sont toutefois très minoritaires.

24
DALE, Desde Ahora Los Estudiantes, peut se traduire « à partir de maintenant, en avant les étudiants ». Mais
« Dale » c’est aussi une expression très usitée dans l’espagnol argentin qui signifie « fait-le », « vas-y » ou
encore « ça marche, d’accord ».
25
Movimiento Socialista de los Trabajadores
26
Partido Comunista Revolucionario
27
Entretien avec un étudiant militant du mouvement DALE et du MST.
28
« En général, lors des mouvements, les partis ont tendances a acaparer les espaces politiques, il n’ya pas de
place pour le militant indépendant ; le DALE est une tentative de surmonter cette situation », Entretien avec un
militant DALE et MST.
29
Difficilement traduisible, le nom doit être compris comme « la solution rouge »
30
Partido Obrero
31
Construcción Política Independiente
32
Agrupación Derecho Estudiantil

17
Ces différents syndicats s’opposent lors des élections pour diriger le Centre Etudiant.
Chaque année, en octobre, l’ensemble des étudiants les désigne lors d’un vote obligatoire.
Avoir voté lors des élections du centre étudiant est en fait une condition pour obtenir le
matricule, c’est-à-dire le statut d’étudiant et par là même pour pouvoir passer les examens.
Les étudiants argentins possèdent en effet des instances de représentation qu’ils élisent à tous
les niveaux : celui des filières, des facultés et de l’université. Les différents centres voteront
ensuite pour élire les membres de la Fédération Universitaire de Cuyo (FUC), organe
maximum de représentation étudiante au sein de l’université. Ce fonctionnement est identique
pour toutes les universités publiques du pays, les différentes fédérations élisant à leur tour les
représentants nationaux des étudiants à travers la Fédération Universitaire Argentine (FUA).
Lors des élections, chaque syndicat mène une véritable campagne ; l’institutionnalisation des
élections et le vote obligatoire ont en effet pour effet direct de renforcer encore le caractère
politique du mouvement étudiant.

Pourtant, cette affirmation de la visée politique des syndicats étudiants apparaît


surprenante, voire peu appropriée, les étudiants lambda démontrant peu d’intérêt, voir une
certaine méfiance pour la sphère politique.

2. Le scepticisme généralisé vis-à-vis de l’action politique

Faut-il parler d’une méfiance, d’un désintérêt pour le politique au niveau mondial ?
Cette question prend sens dans la mesure où cette thèse est défendue par la majorité des
étudiants interrogés :
« Je vois ça comme un triomphe du néo-libéralisme en terme culturel et idéologique. Le libéralisme en
terme politique a profité du discrédit des partis politiques, il l’a approfondi et cela a terminé par faire que
n’importe quel type d’organisation politique est mal vu et on finit par voir la politique comme…. Euh, comme
ceux qui sont proches des négociations, qui sont liés aux pures négociations et pas à la possibilité de transformer,
pas au changement, pas comme quelque chose de lié à la possibilité d’organiser le changement, de
s’organiser.»33

Au-delà de l’explication donnée, cette méfiance des argentins, ce discrédit de la


politique est palpable dans toutes les sphères de la société. Pourtant, l’Argentine est
historiquement un pays politisé. Le mouvement étudiant émerge dès 1918 et le mouvement
ouvrier, présent depuis le début du siècle se renforce dans les années 40, sous le premier

33
Entretien avec un étudiant-militant

18
gouvernement du général Perón. La manifestation est très tôt un canal de protestation
normalisé34. De plus, les années 70, avec le retour de Perón apparaissent comme le point
culminant de la participation politique ; « l’argentine est à cette époque une poudrière »,
confie un militant, « certaines organisations, comme les montoneros35, rassemblaient des
millions de personnes !»

Pour comprendre cette démobilisation générale, il est alors essentiel de revenir sur
l’après dictature et sur les gravissimes crises sociales de 1989 et 2001.
De 1976 à 1982, l’Argentine est sous le joug d’une junte militaire. Cette période,
connue sous le nom du « processus »36, s’attelle à démanteler tout type de participation
politique. En quelques années, ce sont plus de trente mille activistes ; ou supposés activistes
qui disparaissent. Durant cette période, la participation, interdite, recule.
Dans les années 80, avec le retour de la démocratie, la participation reprend. Mais,
lorsqu’en 1989 l’Argentine subit une première crise violente, la confiance en la politique et en
ses protagonistes est mise à mal. Cette période est une période de déception, les Argentins se
renferment dans leur quotidien. Une militante, en parlant de cette période la décrit comme
« quand les gens étaient indifférents à tout.» 37 Un autre militant propose une analyse globale
de ce reflux du politique :
« En 1976, quand intervient le coup d’Etat militaire, quand se produit le coup d’Etat militaire (..),
Videla (...) a mis en place d’abord le règne de la terreur et ensuite du mépris ... ensuite la désillusion
démocratique avec Alfonsin38 puis avec l’euphorie ménémiste, la décennie des années 90, la peur et le dégout de
la politique, l’Argentine s’est convertie en un pays complètement démobilisé.»39

Ce manque de participation dans les années 90 est effectivement observé par R.Touza,
professeur chercheur en sociologie à l‘Université de Cuyo40. Cependant, il observe
l’émergence de nouveaux syndicats indépendants qu’il analyse non pas comme un refus de
l’intervention politique mais comme « une aspiration à surpasser les schémas traditionnels de
construction politique », comme une réaction face aux syndicats traditionnels perçus tels « des
structures qui étouffent la participation politique.»

34
Voir Chafee L., « Dramaturgical politics : the culture and ritual of demonstration in Argentina », in Media
culture and society, 1993,1, p113-135
35
Syndicat étudiant péroniste de la fin des années 60, début des années 70, qui se transformera en armée
irrégulière
36
El Proceso
37
Entretien avec un étudiant-militant
38
Président radical de la République Argentine entre 1987 et 1989
39
Entretien avec un étudiant-militant
40
Touza R, « El movimiento estudiantil universitario de Mendoza entre 1983 y 2000 », In Bonavena P, Califa J-
S, Millán M, El movimiento estudiantil argentino: Historia con presente, Edición cooperativas de Tucumán,
Buenos Aires, 2007.

19
Mais la confiance des argentins va être de nouveau mise à mal au début du millénaire.
En effet, suite à des années de néo-libéralisme à outrance, mis en place par la dictature
militaire puis porté par différents gouvernements, par les deux partis historiques41, l’Argentine
traverse en 2001 la plus grande crise économique, bancaire et sociale de son histoire et, à
l’époque, de l’histoire mondiale. Les hommes politiques ont menti, des lois on été votées par
de faux députés et la majorité de la population voit ses conditions de vie se précariser. La
crise est aussi politique : en à peine dix jours, ce ne sont pas moins de cinq Présidents qui se
succèdent à la tête de la Nation argentine. Le discrédit, le mépris du et des politiques
s’expriment alors lors d’émeutes, de saccages dans la capitale au son du slogan « Que se
vayan todos ! », à savoir, « qu’ils s’en aillent tous » -sous-entendu « que tous les politiques
démissionnent, ils sont tous corrompus.»

Aujourd’hui encore, une grande part des étudiants refuse de s’engager dans une
quelconque mobilisation car ils ne veulent pas fricoter avec la politique. Faire de la politique
est perçu comme servir ses propres intérêts et non pas servir les intérêts de la société dans son
ensemble, et cela à tous les niveaux, c’est-à-dire que les étudiants ne sont pas exempts de
cette suspicion. Les militants n’en sont par ailleurs pas non plus dupes. Plusieurs militants
s’accordent pour dire que les syndicats ont une forte responsabilité dans ce manque de
confiance. Il est juste de leur faire le même reproche qu’aux politiques ; les syndicats se
préoccupent plus de leur propre intérêt que de celui des étudiants, cherchant à occuper des
postes à responsabilité dans l’université. Ils sont prêts pour cela à négocier des arrangements,
tant entre eux qu’avec les autorités des facultés ou de l’université, autorités également liées au
secteur politique.
« Les syndicats se sont seulement préoccupés ces derniers temps d’occuper des postes, de connaître les
doyens ou le recteur, et cela donne que les gens n’ont pas confiance et que tu perds la participation.»42

Ce manque de confiance s’observe dans les résultats électoraux : les syndicats en charge du
centre étudiant de la faculté de droit et de sciences politiques au moment de la mobilisation
n’étaient autre que Construction et ADE, les deux qui se revendiquent indépendants des
partis. Toutefois, ils n’en sont pas pour autant exempts de soupçons : « soi-disant ils sont
indépendants, non partisans, mais je sais pas, pour moi ça, c’est impossible »43, confie un
étudiant indépendant. Un autre étudiant raconte que Construction a été pris la main dans le sac
41
Gouvernement de Menem, du PJ, de 1989 à 1999 et de De La Rua, de l’UCR de 1999 à 2001.
42
Entretien avec une militante Franja
43
Entretien avec un étudiant indépendant

20
à collaborer avec le FEUP pour tenter de conserver un poste malgré l’élection d’un nouveau
recteur lié, comme le FEUP, au gouvernement provincial.

De plus, cette suspicion est fondée sur l’observation de la prééminence des conflits
politiques sur les discussions de fond. Un ancien étudiant explique en ces mots pourquoi il
avait cessé de participer :
« J’ai été désillusionné. Parce que vraiment, il y avait, à la fac, et puis dans les assemblées des intérêts
personnels partisans et ils se mettaient à discuter de problèmes personnels. Nan, parce que toi pendant cette
protestation, t’as fait ça, et t’as été avec celui-là. Et ils défendaient personne, ils se battaient pas pour notre
problème pour lequel tu t’étais déplacé qu’était ou le refus de payer la fac publique ou le prix du ticket de bus.»44

Ce sentiment global fut d’ailleurs facile à percevoir dans le conflit qui nous occupe. Durant la
mobilisation, il n’était pas rare d’entendre des étudiants qui se disaient prêts à manifester pour
la cause mais refusaient de le faire derrière une banderole, quelle qu’elle soit, au risque d’être
amalgamé aux trotskistes, péronistes ou quelconques autres mouvances.

La protestation de mai juin 2008 est néanmoins parvenue à faire participer un certain
nombre d’étudiants indépendants, sans pour autant atteindre le niveau de mobilisation
qu’avait pu connaître le mouvement étudiant argentin antérieurement. Si le nombre de
manifestants atteignit, lors des plus grosses mobilisations, environ mille cinq cents personnes,
à la question « étaient-ils nombreux ? », la réponse varie énormément. Le nombre était en fait
important comparé à celui des mobilisations de ces dernières années, cela faisait longtemps
que la ville de Mendoza n’avait pas vu autant d’étudiants réunis foulant ses pavés. Cependant,
si l’on prend comme référence les mouvements étudiants existant il y a trois décennies, ce
nombre devient ridicule. De même, le nombre de participants aux assemblées générales ne
dépassa jamais trois cents âmes, alors que trente mille étudiants sont inscrits à l’université.
Hors ces chiffres étaient plutôt perçus par les militants, pourtant majoritaires lors des
assemblées, comme une réussite.

Comment alors expliquer que, malgré une participation moyenne, les étudiants aient
obtenu gain de cause ? Nous nous attacherons ici à démontrer que les institutions politiques
du pays se prêtent en fait à recevoir des demandes institutionnalisées, à éviter le conflit

44
Entretien avec un étudiant indépendant

21
violent. De fait, le modèle argentin n’exige pas, pour que les intérêts populaires bousculent le
pouvoir politique, une participation forte.

3. Quelle efficacité pour quelles institutions ?

Toute une branche de la sociologie des mobilisations s’est efforcée à démontrer, à


travers des études de cas empiriques, la corrélation entre la structure étatique et la forme des
mobilisations. Il s’agit d’observer de quelle manière, soit inconsciente, un régime influence
les stratégies, les répertoires d’action du groupe qui se mobilise. Une étude de Katznelson et
Zolberg45 s’attache en effet à démontrer que la classe ouvrière développe une stratégie
différente en fonction du type d’Etat dans lequel elle évolue.
Kitschelt compare quant à lui les mouvements anti nucléaires dans quatre pays,
concluant ainsi que le type de structure non seulement facilite ou rend plus difficile le
surgissement d’une mobilisation mais aussi qu’il influe sur les formes prises pas la
mobilisation. En reprenant le schéma qu’il propose, il s’agira de décortiquer le régime
argentin et mendocino pour le situer dans modèle et en tirer les conséquences.

L’intuition fondatrice de Kitschelt est énoncée en ces termes : « les structures


politiques influencent les choix de stratégie de protestation et l’impact des mouvements
sociaux sur leur environnement »46. La structure politique agirait en fait comme un filtre entre
le mouvement, ses choix stratégiques et sa capacité à transformer son environnement social.
Le principal apport est de modéliser l’idée, déjà présente intuitivement dans les travaux de
Tocqueville, selon laquelle un Etat plus faible, sans prérogatives exorbitantes, assimilerait les
conflits sociaux alors que l’opposition entre Etat et acteurs sociaux s’exprime de manière plus
violente au sein d’un Etat fort, centralisateur ; « les régimes très fermés répriment les
mouvements sociaux alors que les très ouverts et réceptifs les assimilent »47.
Pour mesurer l’ouverture d’un régime l’auteur utilise quatre indicateurs : le nombre
de parti politique, la capacité du pouvoir législatif à mettre en place des politiques publiques
et à les contrôler indépendamment du pouvoir exécutif, l’existence d’espaces d’intermédiation

45
Cité par P.Birnbaum, « Mouvements sociaux et types d’Etat : vers une approche comparative », in Action
collective et mouvement sociaux, dir. F.Chazel, Presses Universitaires de France, 1993
46
« Political opportunity structures and political protest : Anti- nuclear movement in four democracies »
H.Kitschelt, in British journal of political science, 16 (1), 1986, p57-85
47
Ibid

22
entre les groupes d’intérêt et l’organe exécutif et la possibilité pour les nouvelles demandes de
trouver un chemin d’accès au processus de construction du compromis politique et du
consensus. Ces éléments, que Kitschelt appelle « political input structures » sont mis en
relation, dans un tableau à double entrée avec les « political output structures », qui
caractérisent la capacité d’un système politique à mettre en place des politiques publiques.

Trois indicateurs permettent de mesurer la force de ces structures : tout d’abord, plus
l’Etat est centralisé plus il est capable de mettre en place des politiques publiques. Le
deuxième indicateur n’est autre que le degré de contrôle étatique sur le secteur financier et le
troisième s’attache à observer l’indépendance et l’autorité du pouvoir judiciaire dans la
résolution de conflit politique.

Il apparaît, à l’observation, que le régime argentin, à l’instar du régime des Etats-Unis,


est à la fois ouvert et faible. Reprenons les indicateurs proposés par Kitschelt afin d’analyser
les structures argentines.

Parmi les indicateurs d’ouverture et de fermeture du régime, seule l’analyse du


premier renvoie à un régime politique fermé.
En effet, plus le nombre de parti est grand plus il est difficile d’articuler les intérêts
des acteurs sociaux avec ceux des partis politiques. Si deux partis historiques dominent, les
alliances de circonstances multiplient le nombre de groupes parlementaires représentés. Au
parlement provincial, composé de 88 députés et sénateurs, on ne dénombre pas moins de neuf
groupes, ce qui renvoie à une structure plutôt fermée. Cependant, les trois autres indicateurs
renvoyant à l’ouverture du régime il faut conclure à un régime de type ouvert.
L’organe législatif possède une grande autonomie, il est parfaitement capable de
mettre en place des politiques publiques sans l’appui du pouvoir exécutif. Le régime argentin
est en fait un régime de type présidentiel, tant au niveau national qu’à celui de la province qui
nous intéresse. Ce régime implique peut d’interférence entre les deux organes et une grande
autonomie de la législature. La mobilisation en faveur du ticket étudiant et sa résolution en est
une preuve.
Les groupes d’intérêt étant, comme il a antérieurement été démontré, directement liés
au politique, il existe un espace et des schémas48 de négociation entre le pouvoir exécutif et

48
« Patterns » en Anglais, Ibid.

23
les différents groupes d’intérêt au niveau provincial ou au niveau national comme le prouve
l’exemple des camionneurs qui obéissent au PJ. Le gouvernement national est directement lié
à certains secteurs tels que, par exemple, le secteur pétrolier.
Enfin, il existe des mécanismes pour regrouper les demandes. C’est-à-dire que les
nouvelles demandes bénéficient d’un espace dans le processus visant à former des
compromis ou des consensus. Cet espace s’incarne par exemple à travers les différentes
commissions de travail, commissions auxquelles participent bien souvent les acteurs
directement concernés par la loi discutée. Bref, les deux échelons, national et provincial
présente une structure politique plutôt ouverte.

Quant à la capacité du régime à mettre en place des politiques publiques, elle est en
fait plutôt faible. La nature décentralisée de l’Etat fédéral implique intrinsèquement une
augmentation de la difficulté de l’Etat national à mettre en place des politiques. Les
mouvements sociaux vont donc agir prioritairement au niveau local, à l’image de la demande
étudiante. Cette faible capacité de l’Etat national est cependant à modérer dans la mesure où
celui-ci s’est vu transférer des compétences exorbitantes en matière de gestion de
l’administration ou de contrôle des banques. Ce transfert de compétences nous amène à
relativiser également le deuxième indicateur, à savoir le contrôle de l’Etat sur le secteur
financier : par loi, des compétences ont été transférées au pouvoir exécutif en matière de
finance. Sa capacité de contrôler ce secteur est dans les faits forte, ce qui entre en parfaite
contradiction avec l’esprit de la constitution et du régime présidentiel. Par contre et par voie
de conséquence, le gouvernement provincial jouit de compétences très faibles en matière de
contrôle économique. Le troisième indicateur nous renvoie à une structure relativement
faible : le pouvoir judiciaire, malgré son autonomie, ne joue pas un grand rôle dans l’arbitrage
et la résolution des conflits.

La structure politique est donc ouverte, et l’Etat national est un modèle hybride, ni très
puissant parce-que décentralisé ni faible puisque disposant d’un fort transfert de compétences.
Le modèle argentin, ses structures politiques, engendrent donc avant tout des
« stratégies assimilatrices »49ce qui implique que les citoyens essayent en premier lieu de
travailler à l’intérieur des institutions établies, parce-que la structure même leur offre divers
points d’accès. Les stratégies assimilatives incluent le lobbying, la rédaction de pétitions

49
Par opposition aux stratégies de confrontations inhérentes à un Etat fermé et fort tel que l’Etat français.

24
adressées aux citoyens mais aussi aux membres du parlement, la mise en place de campagnes
référendaires et ou encore l’engagement partisan lors de campagnes électorales. Elles
nécessitent un nombre moindre de participants, c’est pourquoi on ne peut analyser la faible
participation comme une preuve de la faiblesse intrinsèque du mouvement.

Il ne faut en déduire que la lutte étudiante est dans une situation d’apathie sinon que
ses stratégies s’orientent vers un espace plus institutionnel. Le rapport est néanmoins double :
les structures politiques favorisent les stratégies assimilatrices qui augmentent la méfiance
vis-à-vis de la sphère syndicale, faisant encore chuter la participation. Cette chute de la
participation accroît encore la supériorité des stratégies assimilatrices sur les stratégies de
confrontation qui nécessitent un grand nombre de participants. Les institutions de l’Argentine
et de la province de Mendoza génèrent donc des stratégies d’assimilations des mouvements
sociaux qui cherchent à développer un consensus avec les autorités compétentes plutôt qu’à
les affronter.

Le mouvement des étudiants mendocinos est en somme un mouvement très politique :


les syndicats sont directement liés aux partis politiques et la nature institutionnelle du pays
explique qu’ils privilégient des stratégies telles que lobbying à la logique de démonstration de
force, de confrontation. Cependant, les structures n’ont pas toujours été ainsi : les nombreuses
années de dictature militaire et les différentes dictatures au pouvoir au cours du siècle ont
toutes mis en place un régime fort et fermé. Historiquement les mouvements sociaux
argentins se sont donc développés sur le modèle de la confrontation, ce qui explique
l’existence actuelle d’une tension entre ces deux façons d’appréhender les conflits. Le régime
permettant les stratégies assimilatrices est en fait effectif depuis à peine trente cinq ans et
nombre d’étudiants, influencés par l’histoire européenne et argentine des conflits sociaux n’en
perçoivent pas la légitimité.

En conséquence, durant le mouvement pour le ticket étudiant, deux mouvements ce


sont développés en parallèle, deux mouvements porteurs d’une idéologie, de présupposés et
de stratégies qui différaient.

25
B/ La coexistence de deux mouvements

L’ensemble du mouvement de protestation étudiant ne fut nullement un ensemble


homogène. C’est un double mouvement, avec peu d’espace de coordination qui s’est élevé.
Cependant, si tout séparait les acteurs fondateurs des deux branches du mouvement, ils ne
s’opposèrent pas, chacune des factions ayant besoin de l’autre pour accroître et sa légitimité et
son efficacité. Par ailleurs, la demande, le tarif préférentiel étudiant, et l’ennemi, le
gouverneur de la Province eurent un effet structurant et permirent de maintenir une union au
sein du mouvement. Les « deux mouvements », qui regardent dans la même direction, ont
accepté l’existence de l’autre.

1. Deux idéologies, deux modèles, deux répertoires d’action


combinés mais peu coordonnés

Le mouvement a commencé après que certains militants des syndicats de gauche ont
intercepté la résolution n° 268 du rectorat. Cette résolution est directement issue d’une
exigence du pouvoir exécutif qui avait annoncé précédemment qu’il ferait une réunion avec
les autorités de l’université parce qu’il considérait que trop d’étudiants bénéficiaient du tarif
préférentiel. Les dossiers de demande pour obtenir le tarif préférentiel s’alourdiraient et de
moins en moins d’élèves pourraient en bénéficier. Ce point de départ dans le récit est
identique pour les meneurs des deux mouvements. Nous allons dans un premier temps
expliquer l’idéologie qui sous-tend chacun des récits avant de les reprendre rapidement.

Ce double récit est en fait le produit de deux façons de militer, deux modèles
idéologiques. D’une part, les syndicats de gauche ou d’extrême gauche envisagent la
mobilisation en termes de lutte sociale, de confrontation : « la massivité, une mobilisation
massive c’est ce qui permet de mettre la pression au pouvoir pour obtenir quelques
concessions, pour au moins faire bouger les choses », confie l’un d’eux. Ils utilisent un
répertoire d’action traditionnel : manifester, distribuer des tracts. Ces étudiants considèrent

26
également que l’assemblée générale, souveraine, doit être le moteur de la lutte ; ce sont les
décisions des étudiants qui doivent orienter le mouvement. Les éléments moteurs de cette
vision sont majoritairement impliqués dans des syndicats étudiants50 d’une part mais
également bien souvent dans des partis d’extrême gauche comme le PTS ou le Parti Ouvrier
-même s’il convient de spécifier que la plupart des étudiants indépendants ayant participé au
mouvement l’a fait dans cette branche du mouvement.
Ils disposent donc d’un capital militant fort, de savoir-faire spécifiques à la pratique
contestataire, à l’organisation de l’action collective. On utilisera ici le terme de ressources
incorporées pour désigner ces savoir-faire.51 Par ailleurs, ces étudiants comptent également
avec d’importantes ressources relationnelles : leurs liens sont en effet nombreux avec les
représentants syndicaux du secteur public, le comité d’entreprise des travailleurs de la Santé,
ATE52 et les travailleurs du secteur judiciaire. L’un des étudiants interrogé travaillait
également avec les élèves du secondaire dans le but de créer des centres étudiants dans les
lycées.

L’autre mouvement se définit plutôt comme institutionnaliste, le terme étant emprunté


à une militante de la Franja. La Franja et le MNR peuvent être considérés comme des
archétypes de ce type de militance ; ils se définissent comme des syndicats réformistes, qui
entendent atteindre leur but en utilisant les institutions. La FUC s’est située durant la lutte du
côté des réformateurs, mais il est difficile de savoir si cela s’explique par l’idéologie des
syndicats qui la composent -en majorité kirchneristes- ou par leur position institutionnelle de
représentants des étudiants de l’UNC. Le répertoire d’action de ces syndicats est
diamétralement opposé à celui des syndicats de gauche. Ils s’intègrent complètement dans les
stratégies assimilatrices décrites précédemment. Possédant de puissantes ressources
relationnelles à travers leur organisation interne53 et leurs liens avec les élites politiques, leur
travail militant a consisté à avertir les autorités dirigeantes, à écrire un projet de loi et à le
présenter. Militant de longue date, ils disposent également d’importantes ressources
incorporées de par leur expérience. Pour des raisons pratiques, nous nommerons le premier
groupe la branche populaire du mouvement et le second la branche réformatrice.

50
Forte présence et visibilité du mouvement DALE dans les assemblées
51
Modélisation des types de ressource in « Les mobilisations improbable : pour une approche contextuelle et
compréhensive », L.Mathieu, in Passer à l’action, les mobilisations émergentes, dir S.Cadiou, V.Dechezelles et
A.Roger
52
Nous ignorons la signification du cigle
53
Cette remarque est particulièrement vraie pour la franja et le MNR, syndicats existant à l’échelle nationale et,
par là même dotées d’un appareil important.

27
En conséquence, deux récits des évènements sont proposés. Selon les syndicats de
gauche, suite à la découverte de l’ordonnance, afin de rendre public le problème et de
proposer un modèle d’action ils insistèrent auprès du centre étudiant de leur faculté, la faculté
de sciences politiques et sociales afin que ces derniers convoquent une assemblée générale.
Après discussion, la faculté adopte la position proposée par la gauche, à savoir revendiquer le
droit au ticket étudiant de façon universelle, non discrétionnaire.
Une première marche se fait au siège du gouvernement. Y participent environ 200
étudiants. Le gouvernement les informe qu’il traitera leur demande la semaine suivante. Face
à des étudiants un peu plus nombreux le ministre des voies et transports54annonce que le
gouvernement n’accèdera pas à leur demande, et que les conditions d’obtention du ticket
étudiants vont être durcies.
Les manifestants demandent alors que la FUC organise une assemblée générale inter
facultés, qui aura lieu le 12 mai. Les étudiants y discutent la possibilité de marcher cette fois à
la législature et deux projets de loi sont présentés à l’assemblée, l’un provenant de la FUC et
l’autre de FEUP55. La manifestation suivante est déjà plus grande : ce sont près de 800
personnes qui se rendent à la législature où les députés leur annoncent qu’ils traiteront le
projet en session spéciale deux semaines plus tard.
Lors d’une nouvelle assemblée générale, une commission de diffusion est créée. Elle
se charge de convoquer les élèves du secondaire que les députés ont proposés d’inclure dans
la loi. Cette commission fera un véritable travail tant de débat que d’information, elle aura
l’avantage, plus que les assemblées de permettre la participation des indépendants. Durant
cette période, les membres de la fédération disparaissent et refusent de légitimer l’Assemblée
générale suivante alors que plus de 300 élèves y participent. En réaction, l’assemblée élit trois
porte-parole : un militant du DALE et deux indépendants, sympathisants avec les syndicats de
gauche. Lors de la marche du 28 mai à la législature, les porte-parole de l’assemblée partagent
l’avant de la scène avec les membres de la FUC.
Depuis les assemblées générales s’organise également la solidarité avec ATE, les
représentants syndicaux des travailleurs de la Santé. Ils manifestent début juin par solidarité
avec ce syndicat. Le dernier évènement à lieu le 10 juin, alors que la loi est discutée dans la
chambre des Sénateurs : durant cette marche, les dissensions entre les deux mouvements

54
Vias y transporte
55
Nous préciserons dans le second récit d’où provenaient ces projets, nous nous en tenons pour l’instant au récit
de la branche populaire du mouvement.

28
apparaissent au grand jour, une partie des manifestants reste devant la législature alors qu’une
autre va jusqu’au siège du gouvernement provincial dans le but de soutenir les élèves du
secondaire qui n’ont pas vu leur demande prendre forme de loi56 avant de rejoindre les
travailleurs d’ATE qui coupent une route. La loi est néanmoins votée et la mobilisation
s’arrête là.

Selon les réformateurs, suite à l’annonce du gouverneur et à la résolution du rectorat


des réunions informelles s’organisent, d’abord entre les différents syndicats et militants puis
une réunion organisée par la Fédération. Ils se joignent à la manifestation et se rendent au
siège du gouvernement provincial ou le Ministre leur annonce que leur demande ne sera pas
prise en compte.
Ils décident alors de monter une proposition alternative. Deux projets de loi sont
écrits, l’un par la FUC (c’est-à-dire les syndicats AUN et MILES), le MNR, la Franja morada
et quelques indépendants et l’autre par le FEUP, Construction, ADE et les centres étudiants
des facultés d’odontologie et d’ingénierie. Parallèlement ils demandent et obtiennent le
soutien du rectorat.
Le projet de la FUC, voté en assemblée, « fut reçu par le mouvement étudiant »57. Ce
même projet est déposé à la chambre des députés, le 14 mai. Les étudiants commencent alors
à travailler sur ce projet avec les députés réunis en commissions, et ce jusqu’au vote de la loi.
Ils tentent de leur mieux de ne pas permettre que le projet soit dénaturé tout en préservant le
consensus. Ils présentent également aux députés une étude sur les coûts qu’engendrerait
l’universalisation du ticket étudiant. Durand un mois les étudiants multiplient les réunions
avec les députés, les différents groupes parlementaires pour discuter le projet et parvenir à une
version satisfaisante pour tous. La loi est toutefois modifiée, par exemple le projet initial
proposait de supprimer un avantage, « le taux zéro » dont bénéficiaient les secteurs les plus
productifs de l’industrie mendocina (principalement les secteurs pétroliers et vinicoles). La
suppression de cette clause sera très mal reçue par la branche populaire alors que cela
s’explique dans la mesure où il est inconstitutionnel de réserver les bénéfices d’un impôt à
une cause précise.

56
La loi crée une table de dialogue avec comme objectif de traiter la gratuité des transports pour les élèves du
système éducatif obligatoire ; la table, à ce jour, n’existe toujours pas.
57
Entretien avec un membre de la FUC

29
Ils ont ensuite participé aux manifestations lors des jours de session pour soutenir leur
projet de loi. La dernière manifestation est, pour eux également, considérée comme un échec
le mouvement s’étant montré divisé aux yeux de tous.

Ce qu’il faut souligner c’est avant tout que ces deux récits ne sont pas incompatibles :
aucun des deux récits ne remet en cause la réalité de l’autre. Les modes d’action découlent
simplement de perceptions différentes, de représentations distinctes de ce qu’est la lutte
sociale. Le premier s’appuie sur l’idéologie marxiste qui trouve à vrai dire peu de place et
n’en a jamais eu dans l’espace politique argentin. Ils envisagent le conflit d’une manière plus
frontale, identifient un ennemi qu’ils devront contraindre. Le second, au contraire, entendent
discuter avec ces mêmes autorités, utiliser l’espace politique que leur offre les institutions et
parvenir au consensus. Les deux branches n’ignorent pas la présence de l’autre mouvement.
Cependant, au moment de raconter, ils ne racontent que leur histoire puisque c’est celle du
militantisme qu’ils connaissent et reconnaissent, qu’ils considèrent comme légitime et
efficace.

Toutefois, si les tensions entre les deux mouvements sont indéniables, il y a peu
d’hostilité de la part des protagonistes envers les représentants de l’autre branche. Il semble en
fait que chacun ait conscience que la présence de l’autre façon de militer a ajouté légitimité et
efficacité au mouvement ; bref a été nécessaire pour gagner la bataille.

2. Le besoin de « l’autre mouvement », entre légitimation et


efficacité

Il est inutile de nier que les deux branches du mouvement ne concordaient pas sur
grand-chose et que les reproches étaient réciproques. Nous allons nous attarder un instant sur
ces accusations avant de montrer pourquoi, malgré tout, les deux mouvements ont continué à
se tolérer.
Les paroles sont parfois rudes entre les membres des deux branches opposés. Chaque
parti, lorsqu’il raconte la mobilisation entend délégitimer, pointer les erreurs d’appréciation de

30
son concurrent. Les représentants de la Fédération et de la branche réformatrice n’acceptent
pas toujours les initiatives de l’assemblée générale. Ils refusent de légitimer le travail de la
commission de diffusion et l’une des assemblées inter facultés –durant laquelle, en réaction,
sont élus les porte-parole. L’explication d’un membre de la Fédération est assez brusque :
« Les commissions, c’est la gauche qui les a mises en place, la fac de sciences politiques (..). Et ça c’est
une lutte universitaire, pas une lutte de la fac de sciences politiques. Du coup, permettre l’existence d’une
commission qui, en fait, ne jouit d’aucun type de légitimité ni de représentativité….Il existe des organismes de
représentation à travers lesquels s’organisent la mobilisation. Les commissions, en fait, c’était un mécanisme de
croissance de la gauche, rien de plus. Regarde, les commissions ne fonctionnent plus, la Fédération si. (..) Elles
finissaient par représenter un pouvoir parallèle, sans légitimité »58

En écho à cela, l’un des porte-parole considère que la FUC a failli dans son rôle de
représentant, dans son rôle d’organisateur privilégié :
« Ceux qui conduisent la FUC savaient qu’on était en colère contre eux, parce qu’ils avaient disparu,
que leurs centres étudiants n’avaient pas mis l’argent qu’ils s’étaient engagés à mettre. Du coup, quand ils sont
arrivés à l’assemblée interfac, ils ont dit qu’elle était pas légitime, qu’ils ne la légitimeraient pas et ils sont partis.
(…)il y avait plus de 300 personnes, et là, tu te rends bien compte des critères de la FUC pour légitimer ou pas
une assemblée. Si c’est pour présenter mon projet de loi, que vous me le votiez et que vous m’apportiez de la
légitimité, c’est valide. Si vous allez m’engueuler parce que je me suis plus montré, c’est pas valide. Le
problème c’est que les assemblées c’est pas quelque chose de parallèle ou de différent des centres étudiants, ni
de la FUC. C’est-à-dire, la FUC elle est élue en Congrès tous les ans, par les centres, ses délégués…Les
assemblées font parties des centres. Les assemblées générales et inter fac font parties de la FUC. Même plus,
c’est ceux qui la dirigent qui devraient garantir que soit mené à bien tout ce qui est voté en assemblée.»59

Ces disputes de clocher reflètent bien le combat pour le monopole de la légitimité


mené entre les deux groupes. L’utilisation d’un répertoire précis opère en tant que
représentations cristallisées de manières d’agir, efficaces ou non, légitimes ou non. La
Fédération joue de la légalité : le statut de l’assemblée inter facultés n’est pas reconnu
officiellement par la fédération. Il faut souligner que de fait, ces assemblées étaient une
nouveauté pour le mouvement étudiant.

Le point culminant de cette dispute arrive lors de la dernière manifestation, le 10 juin,


lorsque les sénateurs discutent le projet de loi. Les manifestants se séparent : alors que les
réformateurs restent devant la législature, les populaires vont jusqu’au siège du
gouvernement, en soutien aux élèves du secondaire qui ont vu leur demande disparaître suite
aux amendements de la chambre basse. Ce trajet avait été voté par l’assemblée inter facultés.
Aujourd’hui, la plupart considère qu’ils auraient mieux fait de rester devant la législature
plutôt que d’apparaître divisés au grand jour. Cependant, cette scission ouverte intervient
alors que la demande a presque abouti. Il est alors possible de la considérer comme un combat

58
Entre tien avec un membre de la FUC
59
Entretien avec un militant DALE

31
final pour l’attribution de la victoire. En effet, le choix des indépendants de suivre tel ou tel
groupe permet en fait de mettre à jour qui de la FUC ou des porte-parole élus était considéré
comme le meneur légitime du mouvement. Mais cette dispute eut finalement comme effet
encore une fois de décrédibiliser l’activité politique qui était presque parvenue à se blanchir
durant les deux mois de lutte.

Malgré ce triste final, les deux mouvements ont laissé l’autre agir à sa guise, sans
interférer. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient chacun conscients que le répertoire d’action,
entendu comme tactique ou mode opératoire, proposé par les rivaux apportait un plus au
mouvement.
Les réformateurs ont besoin de l’autre branche pour deux raisons : tout d’abord parce
que ce sont les représentants de la vision populaire qui impulsent le mouvement. Ce sont eux
qui interceptent la résolution du rectorat et accusent, à raison, le nouveau gouverneur de leur
supprimer un droit. Ils sont les lanceurs d’alerte mais aussi les premiers qui cherchent à
mobiliser l’ensemble des étudiants. Ensuite ils apportent, par le biais des assemblées la base
populaire du mouvement qui évite ainsi d’être une instance de représentation ne représentant
personne. Aucun d’entre eux ne se risque à nier la légitimité des assemblées. Le même
membre de la Fédération dira à leur sujet : « Si les assemblées jouissent de légitimité ? Non,
elles jouissent de souveraineté, ce qui est pire.»
Mais la plupart ne rentre même pas dans le discours confrontationniste, ils voient d’un
bon œil cet organe, bien qu’ils ne le considèrent pas comme une ressource essentielle de la
manière de militer qu’ils promeuvent. Le poids historique des assemblées, dans l’imaginaire
collectif –en référence à la réforme universitaire ou à mai 68 qui correspond à l’image
idéalisée de la lutte étudiante- leur interdit de repousser frontalement l’outil assemblée
générale.» Je crois que les assemblées sont légitimes…C’est une magnifique instance pour le
débat politique », confie un militant réformateur. Par ailleurs, les assemblées étaient aussi
l’organe visible de la lutte. Le travail avec les députés ne peut être que le travail d’un petit
nombre, alors que l’assemblée s’adresse à tous les étudiants. Même ceux qui ne participent
pas ne peuvent ignorer leur existence, elles sont à l’intérieur de la faculté, des affiches pour
convoquer les élèves sont présentes sur tous les murs et les participants se sont évertués à
faire redescendre au maximum l’information à travers des délégués de filières.

32
Ainsi, pour les étudiants lambda, les porte-parole de ces assemblées incarnent le
mouvement, ils en sont la face visible. Une militante Franja affirme donc sans rancœur à
propos des militants du DALE, très actifs dans les assemblées qu’ :
« ils se sont très bien positionnés dans la lutte. Je suis vraiment d’accord avec la façon qu’ils ont eu de
manœuvrer. J’veux dire, même si moi je ne le ferai pas, y a un moment où il faut investir certaines questions ou
prendre des décisions. Je pense qu’ils l’ont très bien fait.» 60

Cette approche respectueuse est bien celle de la majorité des participants. Même si les
réformateurs considèrent en majorité qu’il n’était ni nécessaire ni réellement légitime d’élire
des représentants de l’assemblée, puisqu’il existe une représentation officielle des étudiants,
l’existence du répertoire d’action « populaire » est très peu remise en cause. Ainsi Betiana, la
Présidente de la fédération a accepté d’être accompagnée, lors de ses interventions publiques,
par les porte-parole élus par l’assemblée inter facultés.

Le mouvement populaire, quant à lui ne peut aucunement se passer de la


représentation institutionnelle de la FUC. Cet organe de représentation est en effet reconnu
par tous les secteurs de la société, à tous les niveaux. En effet, même sur le plan national, ce
sont les représentants de la FUC et des fédérations de toutes les universités publiques
argentines qui élisent leurs représentants nationaux, les membres de la Fédération
Universitaire Argentine. Ils reconnaissent tous que pour les médias comme pour le pouvoir
politique, il était important que les actions, le projet de loi soient officiellement menés par la
Fédération.» Pour la société, c’était beaucoup plus clair » conclut l’un d’entre eux.
De plus, les réformateurs ont su proposer un outil efficace en rédigeant un projet de
loi et s’attirer la sympathie des législateurs en s’investissant dans le travail législatif. Si les
tenants du mouvement populaire ne perçoivent pas le recours aux institutions comme le point
phare d’une lutte sociale61, ils ne peuvent que constater son efficacité. Par ailleurs, le statut
même de la fédération la prédispose à mettre en place des actions de nature institutionnelle.
Selon l’un des principaux activistes de la branche populaire : « C’est pas à la Fédération de
mobiliser les étudiants et d’obtenir les choses avec ses méthodes. (..)Eux, leur rôle c’est de
présenter un projet aux députés et qu’ils se chargent du reste.» De ce côté aussi les méthodes
de l’autre branche, la branche institutionnelle sont perçues comme légitimes, même s’ils ne
s’y reconnaissent pas.

60
Entretien avec une militante Franja
61
Le terme même de lutte est propre à la branche populaire du mouvement, il ne s’agit pas de négociation avec
les autorités mais d’un combat frontal.

33
Ce sont en fait deux types de légitimité qui se complètent : légitimité populaire d’une
part et légitimité institutionnelle d’autre part. La présence conjointe de ces deux ressources de
légitimité orientées vers la même demande renforce même le mouvement.

La force de ce double mouvement fut donc de ne pas opposer les deux méthodes ;
malgré des dissensions certaines. L’existence de ces deux tactiques conjointes a en fait
permis une présence du mouvement dans toutes les sphères accessibles aux mouvements
sociaux. Toutes les arènes, entendues comme un espace de mise en visibilité d’un dossier
émergeant comme problème social ont été investies. L’Université devint un lieu de discussion
politique, le milieu politique, à travers le Parlement également et la sphère syndicale avec la
confluence et la solidarité entre étudiants et fonctionnaires en grève.» L’intelligence fut de ne
pas opposer les deux tendances », conclut un militant.

Il est à noter que ces deux tendances, qui jouissaient d’une reconnaissance de
légitimité réciproque –la légitimité de l’autre vue comme inférieure à celle du mouvement
auquel chacun appartient mais indéniable- se sont unies, ont collaboré grâce à l’existence d’un
ennemi commun et d’un but commun qui surpassaient les dissensions sur la forme de
l’organisation optimale.

3. Ennemi commun et but commun.

Les syndicats étudiants s’opposent lorsqu’il est question de soutien partisan, de


méthode… Bref, d’idéologie. Mais les demandes catégorielles les rapprochent. Tous
considèrent en effet que les revendications visant à mettre en place une université plus
démocratique, plus accessible sont justes, qu’elles sont la raison d’être du mouvement
étudiant.
En conséquence, un thème tel que le ticket étudiant est d’envergure à les accorder sur
la nécessité de se mobiliser. Par ailleurs, c’est lorsque ce type de revendication visant à élargir

34
l’accès à l’université à toutes les tranches de la population est brandi que les indépendants se
rapprochent des syndicats et participent. Même les syndicats soutenant le gouvernement
provincial n’ont pu s’afficher contre cette réclamation. Cette dernière était politiquement
neutre, elle entraînait un consensus global et il aurait été politiquement incorrect de s’afficher
contre.
C’est pourquoi même le FEUP refuse de se prononcer publiquement contre
l’universalisation tout en sachant que ses « amis » politiques, les membres du gouvernement
provincial y sont fortement hostiles. Ce gouvernement correspond néanmoins pour l’ensemble
du mouvement à l’ennemi à faire céder. Les fondements du refus du tarif préférentiel se
basent principalement sur des raisons budgétaires mais aussi idéologiques ; le gouvernement
met en place une politique plutôt libérale dans laquelle le ticket étudiant n’a pas sa place, il y
est perçu comme un coût et non pas un investissement valide sur l’éducation.
Le rectorat, qui entendait au départ appliquer la mesure restrictive selon les bons vœux
du gouvernement s’est joint au mouvement qui lui demandait un soutien officiel. Le recteur,
élu quelques mois plus tôt était pourtant proche du gouverneur Celso Jaque. Il est alors facile
d’imaginer que ce dernier a été contraint d’accepter, ne voulant pas voir le mouvement se
retourner contre lui62.

L’ennemi était donc clairement identifié, incarné par le gouverneur de la Province et


ses partisans. Ces derniers, les membres du FEUP se refusent à rendre visible leur désaccord
avec la majorité des étudiants ; toutefois ils tentent à deux reprises de renverser la situation à
leur profit. Cette attitude a pour conséquence directe de renforcer la solidarité entre les deux
tendances du mouvement qui, malgré leurs dissensions, œuvrent toutes deux pour l’obtention
du ticket étudiant, ramant chacune dans sa propre barque mais dans le même sens.

Le FEUP, expression syndicale du gouvernement à l’intérieur de l’université met au


point deux manœuvres pour renverser la tendance. Il tente, dans un premier temps de faire
adopter son propre projet de loi par l’assemblée inter facultés. Malheureusement pour eux,
c’est celui de la fédération qui est voté. Le projet qu’ils avaient présenté diffère en fait très
peu de celui de la FUC mais cela leur aurait permis de diriger les négociations. Cette porte se

62
Prendre le rectorat fait parti du répertoire d’action classique des étudiants mendocino. Il est facile d’imaginer
que c’est face à cette menace qu’il a affirmé son soutien. Par ailleurs celui-ci n’a qu’une portée symbolique
puisque les députés avaient déjà ou étaient sur le point de réceptionner le projet de loi lorsqu’il intervient.

35
fermant à eux, ils se réunissent avec quelques dirigeants des centres étudiants plus ou moins
acquis à leur cause pour tenter de remplacer le projet voté en assemblée par le leur, qui
exprime la volonté du gouvernement.
Leur projet était en fait de profiter de l’absence de statut légal des assemblées inter
facultés pour décréter la non validité du vote et faire voter les étudiants de chaque faculté en
assemblées générales distinctes. Ils paralyseraient ainsi le mouvement et laisseraient au
gouverneur le temps de négocier quelque chose plus favorable. La réunion prend place à onze
heures du soir dans un bar. Certains étudiants s’en rendent compte et la solidarité bat son plein
entre les deux tendances « concurrentes », des messages sont envoyés de toutes parts, les
acteurs majeurs du mouvement débarquent dans le bar et les accusent de comploter contre la
démocratie du mouvement. L’information se diffuse ensuite en assemblée et les personnes
présentes lors de la réunion perdent alors toute légitimité d’intervention pour tout le reste du
mouvement.

Pourtant, les mêmes entament ensuite des négociations, la veille de la discussion de la


loi au Sénat avec les ministres du gouvernement et quelques députés. La presse est également
présente. Si les politiques et syndicats étaient parvenus à un accord puis à le diffuser,
l’avantage aurait été très net.
Convoquer la presse correspond ici à une stratégie de prise en main du récit officiel.
La société voyant le gouvernement en discussion avec des représentants étudiants, quels qu’ils
soient ne l’aurait-elle pas interprété comme la preuve d’un travail conjoint entre le
gouvernement et les étudiants. La manœuvre est en effet habile tant dans une société moderne
la maîtrise du récit légitime passe par les moyens de communication. Or dominer un
adversaire c’est imposer un récit. L’exemple à ce jour le plus manifeste de l’importance des
médias dans la construction du récit officiel est celui de la première élection du Président
W.Bush : alors qu’il est annoncé perdant sur tous les canaux de télévision, le canal de
référence l’annonce gagnant. Naît alors une concurrence entre les deux récits qui sèmera le
doute dans tous les Etats-Unis.
Cependant, la manœuvre échoue car les activistes du mouvement légitime s’en
rendent compte. Les porte-parole de l’assemblée inter facultés interviennent et préviennent la
conduction de la Fédération. Ces derniers articulent leur action avec quelques députés de
manière à dénoncer l’illégitimité de la réunion. Ils affirment au grand jour que le projet
négocié entre le FEUP et le gouvernement ne représente pas le mouvement étudiant puisqu’il
ne comprend même pas l’universalisation du tarif préférentiel.

36
Cet évènement permet par ailleurs une ébauche de coordination entre les deux
tendances du mouvement. Cette double voix du mouvement se maintiendra jusqu’à la fin
puisque lors des différentes prises de parole publique, comme devant la législature, les deux
« têtes » du mouvement prennent la parole ; la Présidente de la fédération et les porte-parole
de l’assemblée inter facultés. Le récit de la mobilisation ne peut alors être investi par les pro-
gouvernements :
« Ils ont fait, ils ont essayé de faire une conférence de presse, avec des législateurs et des ministres du
gouvernement pour montrer que d’autres candidats du centre étudiant n’étaient pas d’accord ou étaient d’accord
avec un projet alternatif de ticket étudiant. Et c’est là que nous on s’est coordonné avec la presse et d’autres
législateurs pour que ça ne puisse pas faire. Ou au moins si ça se faisait, qu’ils fassent des réunions…ça s’est fait
mais c’était bien clair qu’il y avait deux positions, pas juste la leur.»63,
Constate un activiste du « mouvement régulier.»

Les deux tendances ont donc collaboré pour repousser l’offensif du « contre
mouvement », des ennemis internes au mouvement étudiant. Face à ceux qui ne tendaient pas
vers le même but qu’eux ils on su reconnaître mutuellement la légitimité de l’autre tendance.

Ainsi, les stratégies, les ressources et les répertoires d’action de la mobilisation en


faveur du ticket étudiant universel ont été doubles, ce qui a permis au mouvement d’occuper
un maximum de sphères de la lutte sociale, d’investir un maximum d’arènes du débat public.
Ce double mouvement permettait également de mobiliser un maximum d’étudiants dans la
mesure où ces derniers pouvaient choisir entre deux formes de militance celle qui leur
convenait le plus, celle qu’ils jugeaient ou plus efficace ou plus légitime. Aucune des
manières de mener la lutte n’ayant réussi à obtenir le monopole de la légitimité –légitimité
populaire vs légitimité institutionnelle- et du discours l’équilibre du mouvement a été trouvé
grâce à une sorte d’accord tacite, une tolérance et globalement un respect mutuel.

Il convient par ailleurs de souligner le fait que si les stratégies assimilatrices découlent
du régime institutionnel de la Province, la persistance de la logique combative peut
s’expliquer par les effets pervers de cette méthode. L’accès direct aux institutions permet pour
les partisans de la faction politique opposée aux étudiants de manœuvrer contre le
mouvement. C’est sans doute parce que les membres des institutions sont jugés suspects,
attirés par les logiques clientélistes que certains préfèrent s’en tenir à la confrontation
63
Entretien avec un étudiant-militant

37
classique. Les intérêts partisans dominent les intérêts catégoriels, et cette affirmation est
considérée comme exacte par la majorité des membres actifs des syndicats étudiants, qu’ils
soient liés ou non à un parti64. Pour éloigner la suspicion, la solution proposée c’est de garder
une distance certaine avec le politique qui n’est jamais exempt de soupçon.

Nous allons maintenant nous intéresser à la portée émotionnelle et culturelle de la


manifestation. Une manifestation qui prend, c’est une cause qui motive les militants. La
dimension émotionnelle permet de plus de mettre en avant des phénomènes de spontanéité
dont il est difficile de rendre compte. Elle est l’un des moteurs de l’action et nous verrons
dans quelles mesures l’émotion, liée à la culture et à l’histoire des protagonistes joue un rôle
tant dans la participation étudiante que dans l’engagement des législateurs.

64
Même si les militants ajoutent de façon systématique : « nous, ce n’est pas notre façon de procéder ».

38
II. Emotion et mémoire nationale

Une mobilisation qui prend implique une part d’irrationalité des acteurs. Il serait
réducteur d’expliquer qu’un mouvement social s’explique uniquement par un conglomérat de
calculs individuel des agents.
Au-delà des calculs rationnels des différents acteurs, participer à un mouvement
social c’est aussi s’engager pour une cause à laquelle on croit. L’action collective unit un
groupe d’individu autour d’une cause qu’ils entendent défendre. Les acteurs, pour entrer en
mouvement, pour en accepter les coûts -ou les coups- potentiels doivent pouvoir en tirer
bénéfice tant si leurs dirigeants accèdent à leurs revendications que dans l’action même de
protester. S’ils participent à la protestation collective c’est certes parce que les citoyens
pensent qu’ils peuvent obtenir ce qu’ils désirent. Cependant, la spontanéité, les hésitations, les
erreurs d’organisation qui s’observent dans de nombreux mouvements collectifs entraînent
l’analyse sociologique dans une nouvelle voie : la prise en compte des émotions.

La validité de l’analyse sociologique des émotions peut être questionnée puisqu’en s’y
intéressant, la sociologie fait un grand pas vers la psychologie, et cela contre ses propres
traditions. Cependant, les autres approches laissent un espace vide. Le mouvement, plutôt mal
parti –participation faible et manque d’intérêt du gouvernement- amorce un virage le 14 mai
lorsque les étudiants se rendent cette fois en nombre au Parlement. En entrevoyant la
possibilité de faire une loi les étudiants se mobilisent en nombre afin de participer à un
mouvement qu’ils jugent « historique.»
L’origine de l’émotion doit en fait être reliée à la trame culturelle et historique
commune des manifestants. Elle s’explique par la perception que les acteurs ont de leur
mouvement et de leur rôle ; perception dans le cas qui nous occupe sous-tendue par l’Histoire
nationale. L’émotion joue ici un rôle mobilisateur. Cet usage sociologique du rôle de
l’émotion est aujourd’hui classique; le second que nous développerons l’est moins.
Il vise à apporter un premier élément de réponse à la question : pourquoi les
législateurs ont porté un si grand intérêt à la demande ? Il existe en fait un précédent
historique à cette demande. Pendant la dictature, de jeunes adolescents ont été arrêtés et
torturés après avoir réclamé le ticket de bus à moitié prix. L’évocation sinistre de l’évènement

39
agit sur les députés comme un « cadre de l’action collective.» Pour ces derniers voter cette loi
revêt alors une importance émotionnelle accrue.

L’analyse procédera en deux temps ; tout d’abord nous chercherons à mettre à jour le
rôle mobilisateur de l’émotion parmi la population étudiante puis parmi celle des législateurs.

A/ Le sentiment de faire l’histoire

Exiger un tarif étudiant pour les transports en commun peut sembler une demande
banale. Elle l’est en effet tant ce fut une demande récurrente dans l’histoire du mouvement
étudiant argentin. Mais l’histoire de l’université, comme l’histoire argentine ne fut pas
linéaire. Au rythme des coups d’Etat et des dictatures militaires, l’université a connu des hauts
et des bas, des périodes de liberté, d’effusion intellectuelle, d’amélioration des conditions
d’enseignement et des périodes de profond recul.
Obtenir le ticket étudiant, c’est, dans l’imaginaire culturel, un fait important ; c’est
avancer vers une université plus juste. La revendication mobilise les étudiants parce qu’ils ont
besoin de cet avantage mais aussi parce que c’est une revendication centenaire. La demande
est historique, elle s’ancre dans l’idéologie de la réforme universitaire de 1918. Y parvenir
c’est approfondir l’héritage de 1918, participer à l’histoire universitaire. La réforme en elle-
même et les récits qui l’encadrent forment une trame cognitive exaltante pour les étudiants et
même pour les députés.

Nous étudierons dans un premier temps la réforme de 1918, ses présupposés


idéologiques et son influence sur le mouvement étudiant actuel avant de nous intéresser au
sentiment commun aux étudiants mobilisés : celui de faire l’histoire, d’entraîner derrière eux
les étudiants de la Nation entière. Nous nous intéresserons ensuite aux représentations que les
protagonistes et une partie de la société se font du mouvement étudiant et de la jeunesse.
Celle-ci doit être transcendante, idéaliste, bref la vision commune c’est de l’inscrire dans un
mouvement romantique.

40
1. Demande historique et idéologique : l’Université pour tous

Dès la fin du 19ème siècle, sous la présidence de Roca, l’éducation devient publique,
laïque et obligatoire dans la république argentine. Cette loi est une des premières lois
d’importance, elle façonne le nouveau pays, sème les bases de son identité. L’Université
argentine est un héritage de la colonisation et elle est très liée au secteur conservateur
catholique. Cependant, une véritable réflexion sur le rôle de l’Université se développe parmi
la population étudiante. Elle s’organise alors en élisant des représentants : les premières
fédérations sont créées, à Córdoba, à Buenos Aires. En 1917 c’est la Fédération Universitaire
Argentine (FUA), qui est mise en place.
En 1918, les étudiants de Córdoba se soulèvent contre les institutions universitaires
jugées archaïques. Avec l’appui de la FUA ils obtiennent du pouvoir central de vrais
changements dans les statuts de l’Université. Cet épisode connu comme «la Réforme
Universitaire » pose les bases de l’Université moderne sur tout le continent. Entre 1945 et
1975, par cinq fois l’Université sera animée par d’importants courants réformateurs.

La Réforme Universitaire débute en réaction à une ordonnance rectorale qui impose de


nouvelles conditions d’assistance cours. Les étudiants, pour la première fois de l’histoire
argentine, occupent la faculté et réclament l’intervention du gouvernement central.
L’Université cordobaise était noyautée par des dirigeants conservateurs et réactionnaires. Les
modalités d’élection du conseil d’administration ne permettaient aucun renouvellement.
La spécificité de cette refondation c’est, d’une part qu’elle est directement issue du
mouvement étudiant et d’autre part qu’elle embrasse des questions universitaires, sociales,
religieuses et politiques. Les revendications s’étendront ensuite à travers toute l’Amérique
latine.

Les principes posés par les instigateurs de la Réforme sont nombreux. Ils réclament
tout d’abord l’autonomie universitaire et l’indépendance de gestion. Ils exigent également le
co-gouvernement des Universités, c’est-à-dire une représentation étudiante au conseil. Ils
promeuvent aussi la liberté d’enseignement, l’extension universitaire, la gratuité de
l’enseignement afin de promouvoir un accès massif et la solidarité continentale.
L’extension universitaire sous-entend que l’Université a une responsabilité vis-à-vis
du peuple, elle se doit de l’instruire. La conséquence concrète de la revendication sera la mise

41
en place de programme de formation pour adulte ou d’alphabétisation dans les quartiers
marginalisés. Les étudiants s’opposent aux examens d’entrée ainsi qu’à toute mesure qui
réduirait l’accès à l’Université.

Les débats sur les statuts de l’Université reprennent de plus belle en 1955, lorsqu’une
loi autorise la création des universités privées. Dans les milieux universitaires la réflexion sur
l’Université libre et l’Université confessionnelle se développe. Les thèmes de la Réforme sont
repris et approfondis, sous la houlette du courant humaniste incarné par le recteur de
l’Université de Buenos Aires (UBA). En 1958, la grande bataille contre l’Université privée est
perdue « il n’y a sans nul doute pas de quoi lamenter que l’Université ait emprunté une lutte à
travers laquelle elle réitérait le témoignage de sa fidélité aux convictions qui confèrent du sens
à son existence même » ; commente un professeur de l’université publique65. L’Université
revendique donc, un demi-siècle plus tard, les fondements de 1918. Il s’agira même d’élargir
les bases idéologiques de la Réforme.

L’idée d’enseignement gratuit et d’égalité des chances est inhérente à l’idée


d’éducation en argentine. Cette doctrine peut être considérée comme un des fondements de
l’Etat national. L’Argentine étant un pays d’immigration, comme les Etats-Unis, c’est grâce à
l’éducation gratuite et obligatoire que s’est développé le sentiment d’identité nationale. Avec
la création des universités privées c’est l’égalité des chances qui est remise en cause mais
aussi la neutralité religieuse.
Le docteur B. Houssay pose les bases d’une nouvelle réflexion sur l’Université au
début des années 60. Il développe l’idée selon laquelle la recherche est en soi la base du
développement matériel et du progrès scientifique. L’éducation ne peut alors être considérée
comme un coût, elle est un investissement sur l’avenir, elle doit être liée au projet de
modernisation de la société.
Durant la même décennie, le mouvement humaniste impose la réflexion sur la
« fonction sociale » de l’Université. Les humanistes sont convaincus que le projet
universitaire doit s’inscrire profondément dans un projet de société. L’Université devrait
permettre l’ascension sociale des secteurs les plus fragiles de la société. De nombreuses
actions hors des bâtiments universitaires se mettent en place. Le mot d’ordre officiel devient

65
Cité in Sarlo B, La Batalla de las ideas, Eudeba, Bs As

42
« il n’y pas de réforme universitaire sans réforme sociale »66. Lorsqu’en 1973 Perón
« normalise » les universités, l’Université Nationale et Populaire de Buenos Aires redevient la
UBA.

Des syndicats actuels trouvent leurs racines dans l’épisode de 1918 et leur maturation
dans les années 60 qui correspondent à une période d’effervescence intellectuelle et politique.
Le MNR et la Franja morada, par exemple, sont les héritiers directs de la Réforme. Le
mauve67 est en fait une référence à la couleur des écharpes que les étudiants cordobais
revêtaient pour singer les aumôniers.
« Le nom du MNR vient de la Réforme Universitaire qui fut un mouvement…En fait le mouvement
universitaire de 1918…fut, euh, une transformation, une révolution en terme culturel et pédagogique, une
transformation idéologique de l’éducation en général…ça s’est fait connaître dans le monde entier. En fait, pour
nous, …ce sont les fondements de notre idéologie. Le gouvernement de l’université, les politiques de soutien aux
étudiants, l’entrée illimitée »68

Les syndicats étudiants s’insèrent dans une histoire longue, leur combat est directement issu
de celui mené par leurs pères pour construire les bases de l’Université gratuite et
démocratique. Ils se voient comme les héritiers directs du mouvement de 1918, et le ticket
étudiant est, dans l’univers mental des étudiants, une revendication très liée aux principes de
1918 et à leur ré exploration des années 60.

Plus qu’un tarif préférentiel, en organisant la mobilisation, c’est la vision originelle de


l’université qu’ils défendent. D’autant plus que paradoxalement l’Université gratuite est
aujourd’hui plus en danger qu’elle ne l’était au début du siècle. Les universités privées sont
aujourd’hui autorisées et nombreuses et l’Université fut largement libéralisée dans les années
90 où l’on voulut même la rendre payante. En conséquence, les étudiants sont encore plus
attachés à l’Université gratuite et laïque qui apparaît comme un vestige à sauvegarder. Le
ticket étudiant agit ici comme un symbole d’une idéologie plus globale. « Le ticket étudiant
universel devrait être un droit, il ne devrait pas y avoir le moindre obstacle à l’éducation qui
devrait être garantie par l’Etat », déclare un étudiant.

Les députés se rattachent aussi à cet argumentaire. Le problème soulevé est simple
mais il renvoie à un débat historique et global sur l’éducation :
« Le mouvement fut important parce qu’il touche à un des aspects de l’éducation, considère un député.
L’éducation est un problème majeur en Argentine. Et il y existe une défense historique de la société, avec

66
Ibid
67
« morado » en espagnol
68
Entretien avec un militant MNR

43
différentes caractéristiques, tout au long de l’histoire, du modèle d’éducation libre, obligatoire et laïque. Et cette
défense persiste. De fait, le ticket étudiant est à mettre en relation avec ce modèle d’éducation obligatoire.
Aujourd’hui le secondaire est presque un niveau obligatoire. Ce n’est pas encore réellement possible mais sans
compter sur le tarif étudiant ou même la gratuité des transports c’est presque impossible. C’est pourquoi dans la
défense du modèle, dans la discussion sur le ticket étudiant il y a au moins une partie très importante.»69

Le même député explique ensuite sa satisfaction d’avoir pu mener un débat sur la justice
sociale à l’intérieur de la chambre car finalement, la majorité des projets se discute sous un
angle technique.

Cette fois, le débat qui se met en place à l’assemblée provinciale s’intéresse réellement
à la préservation d’un modèle idéologique et même à son amplification. Les arguments
récurrents s’inscrivent dans la réflexion menée au cours des années 60. Par exemple, certains
députés reprennent l’idée selon laquelle l’éducation est un instrument d’avenir pour le
développement, la modernisation sociale.
« C’est l’idée d’égalité des chances pour accéder à une éducation de qualité. Ce serait la principale ligne
vers laquelle s’orienter. Ici, on traite un thème d’éducation, pas d’inégalité sociale. Ici, on essaie de faire en sorte
que l’éducation soit une priorité, le nord vers lequel il faut se diriger et mettre en place des procédures qui
permettent à la seule condition d’être étudiant d’accéder à une éducation de qualité. Et c’est pour cela que je
parlais de l’éducation comme d’un investissement, je ne dis pas que le ticket fera tout, mais c’est un outil
supplémentaire.»70

L’Etat est enjoint à jouer son rôle, à mettre en place le droit à l’éducation affirmé dans la
Constitution nationale. Un sénateur ajoute « on ne peut rendre obligatoire quelque chose qui
est impossible à accomplir pour la personne concernée.»

Débattre du ticket étudiant c’est donc débattre de questions plus larges qui, qui plus
est, fondent l’identité du pays et façonnent l’identité étudiante. L’histoire de l’éducation est
très liée à l’histoire de l’Etat argentin ; elle est insérée dans ce que l’on pourrait nommer une
« trame historico-culturelle.» Dans un pays qui a bien du mal à se remettre d’une violente
crise sociale, cette trame agit comme un important facteur de cohésion nationale. Si les
Argentins ne savent pas toujours d’où ils viennent, ils savent qu’ils appartiennent à un pays
qui a très vite fait de l’éducation une priorité, une base d’insertion sociale.

Par ailleurs, les récits des évènements étudiants de 1918 mais aussi de 196971 ou
encore du début des années 70 à Mendoza ont systématiquement une portée romantique.

69
Entretien avec un député
70
Entretien avec un député
71
Le Cordobazo, révolte ouvrière et étudiante dans la région de Córdoba qui renverse le dictateur Onganía.

44
Lorsque les étudiants étudient ces périodes, ils en ressortent avec le sentiment accru d’avoir
un rôle à jouer dans leur histoire.

La jeunesse a souvent été à l’origine des réflexions et des grands mouvements qui
influèrent sur le sens donné à l’éducation et plus particulièrement à l’éducation universitaire.
Mais si cette réflexion est rationnelle, les références aux mouvements antérieurs sont bien
souvent empreintes de lyrisme. Ils se sentent investis d’un devoir de défendre les bases de la
Nation, les bases de l’Université pour laquelle se sont déjà battus leur aïeux. En ce sens, le
mouvement étudiant visant à l’acquisition du ticket étudiant est un mouvement versé dans le
romantisme.

2. Un mouvement romantique

Le romantisme c’est avant tout une revendication poétique du « je.» Il s’agit de


sublimer le sentiment, de lui apporter une place prépondérante et de délaisser le rationalisme.
Le romantique cherche à exprimer les tourments et les extases de l’âme. L’exaltation est à
trouver dans le passé, grâce à une sensibilité passionnée et mélancolique et à travers des
valeurs esthétiques et morales. A l’examen, il apparaît que le mouvement étudiant concorde
en tous points avec cette courte définition du romantisme. En témoigne cette intervention :
« En tant qu’étudiants, à cette époque, nous sortions pour défendre les postulats de
1918 et les différents syndicats étudiants affirmaient qu’on ne toucherait pas à l’Université
publique.»72

L’image du mouvement étudiant historique est une image complètement sublimée.


Une scène qui s’est déroulée dans la faculté de sciences politiques et sociales en est un très
bon exemple. Un élève ramène à la table de la Franja (chaque syndicat est représenté par une
table dans le couloir du premier étage de la faculté), une affiche du manifeste de 1918.
Aussitôt tous les autres l’encensent, ravi d’avoir ce symbole à leur table. Pourtant, après
l’avoir personnellement lu, j’ai réalisé qu’aucun ou presque n’avait lu ce texte dont ils se

72
Journal de session, débat du 28 mai 2008 à la chambre des députés de la province de Mendoza.

45
revendiquent les héritiers directs ! Pourtant, le mouvement réformiste continue d’avoir des
conséquences sur la façon dont se définissent les jeunes. Le mouvement était romantique et
par filiation il l’est encore aujourd’hui.

Attardons-nous un peu sur les récits qui entourent la Réforme Universitaire. L’un des
étudiants m’ayant aidé lors de mes recherches m’offrit un petit livre sur la révolution
universitaire de 191873. Le livre est écrit par un des protagonistes de la Réforme, un ancien
étudiant cordobais. Non seulement la révolte fut romantique, en témoignent les écrits de
l’époque mais l’image du mouvement telle qu’elle est diffusée exacerbe encore ce sentiment.
Nous allons rapidement jeter un œil à la révolution universitaire afin de voir dans quelles
mesures elle s’inscrit dans une logique romantique avant d’observer les récits qui l’entourent.

Lorsqu’ils renversent la statue qui trônait à l’entrée de leur université, les étudiants
laissent un carton sur lequel on peut lire « à Córdoba, il y a trop d’idoles74 » ou, selon les
versions « dans ce pays, il n’y pas assez de statue et trop de piédestaux. 75 » Quand le
mouvement débute, les membres de la fédération étudiante cordobaise envoient un
télégramme à leurs homologues de Buenos Aires leur demandant : « Vous êtes avec nous ? »
La réponse ne se fait pas attendre : « dans l’esprit et dans le cœur 76» déclarent les étudiants de
la capitale. Le mouvement de réforme a aussi vocation à s’universaliser et les étudiants
envoient un manifeste à leurs pairs de l’ensemble du continent. Ils organisent peu de temps
après le premier congrès étudiant intercontinental.
Pour terminer sur le romantisme du mouvement de 1918, je me contenterai de citer
quelques phrases du manifeste fondateur. Il commence ainsi :

« Hommes d’une république libre, nous venons de briser la dernière chaîne qui, en plein 20ème siècle
nous attachais à l’ancienne domination monarchique et monastique. (…) Nous ne pensons pas faire erreur, les
résonnements de notre cœur nous en avertiraient : nous sommes en train de marcher vers une Révolution, nous
vivons une heure américaine. (…) »

Et conclut :
« La jeunesse vit toujours en trance d’héroïsme. Elle est désintéressée, elle est pure .Elle ne se trompe
jamais dans le choix de ses propres maîtres. Face aux jeunes nul ne peut acquérir le moindre mérite avec des
adulations ou des achats. Il faut les laisser choisir eux-mêmes leurs maîtres, leurs directeurs, tant il est certain

73
J. Gonzalez, La revolución universitaria, cámara de diputados de la provincia de Santa Fe, 2008
74
« En Córdoba, sobran ídoles », www.wikipedia.com.ar, article Reforma universitaria
75
« En est país, faltan estatutas y sobran pedestales », V. Gonzales J, La revolución universitaria, 1918-1919,
Cámara de diputados de Santa Fe, Rosario, 2008
76
Ibid

46
que l’avenir saura couronner leur détermination. A l’avenir, seulement pourront être maîtres, dans la future
république universitaire les véritables constructeurs d’âmes, les créateurs de Vérité, de Beauté et de Bien.»

L’idée de la pureté de la jeunesse s’est diffusée et les récits qui gravitent autour de
ladite réforme reprennent inlassablement le même ton. Le livre cité précédemment débute
ainsi :
« En l’an 1918, le pays fut le théâtre d’un fait extraordinaire. Des salles de classe de l’université de
Córdoba, qui dormaient d’un sommeil millénaire derrière l’infranchissable muraille de sa gloire coloniale, surgit
impétueusement, un matin de juillet la jeunesse qui grandissait en son sein.»

La plupart des récits de la réforme puis des mouvements postérieurs77 font une présentation
romantique de la jeunesse. Tout ceci n’est pas sans produire d’effets. Soulignons par exemple
que c’est un militant qui m’a offert le livre sur cette période. S’il voulait que je le lise c’est
parce que la présentation qu’il donne du mouvement étudiant fondateur est celle qu’il
reconnaît.

Les étudiants qui s’engagent dans la politique de l’université le font certainement en


partie par idéologie mais aussi avec le sentiment de prendre un relai, de s’atteler à terminer la
tâche que leur ont léguée les manifestants de 1918. Ils ont eux-aussi le sentiment de lutter
pour une société plus juste. Ils se politisent parce que « tout est politique, non ?78.» C’est à
travers cette politisation que les étudiants entendent rester un véritable vecteur de changement
social. Ils sont animés par l’envie de rentrer dans l’histoire. La vision romantique héritée du
passé a traversé les époques. Cela transparaît par exemple dans le discours du député cité
précédemment. Ce dernier se réfère au passé, légitimant le présent qui s’inscrit dans la
défense d’idéaux encore plus anciens.

L’une des militantes considère qu’il est un devoir de participer au mouvement, elle
l’explique ainsi : « parce que nous sommes jeunes et nous croyons que c’est le moment où
l’on doit avoir le plus les idéaux à fleur de peau et il est nécessaire qu’un maximum de
personnes se joignent au mouvement. » Malgré les critiques, les suspicions dont il est victime,
l’activisme politique reste valorisé. Les personnes qui y participent se sentent investies d’une
mission de représentation de la jeunesse. Un député ajoute « se manifester, c’est typique de
l’âge et c’est une très bonne chose de pouvoir s’exprimer. » En somme, la vision de la

77
Voir par exmple “ Esos cuerpos indóciles. El movimiento estudiantil mendocino entre 1971 y 1973” in, La
Hydra de mil cabeza, documentaire radiophonique
78
Entretien avec un étudiant militant.

47
jeunesse exaltée est considérée avec sympathie même parmi les législateurs puisqu’ils l’ont,
pour la plupart embrassée lorsqu’ils étaient étudiants.

Le ticket étudiant s’inscrit parfaitement dans les revendications de 1918. Les étudiants
exaltés voient alors dans la mobilisation une façon de marquer l’histoire. Ce sentiment
contribue certainement à accroître la participation. Comme le souligne une manifestante :
« nous savons que c’est une revendication qui existe depuis des milliers d’année dans ce pays,
jamais on y parviendra sans faire d’effort79. » Les étudiants agissent donc consciemment dans
une logique qui vise à transcender l’histoire. « Nous, avec le DALE, on a commencé à
essayer de faire bouger l’histoire chez les « pré » à la fin de l’année 2007 80» : Obtenir le
ticket étudiant universel serait réellement s’inscrire dans l’histoire du mouvement étudiant.

D’autant plus qu’il existe un espace vide dans cette lutte. Maintes fois réclamé, jamais
obtenu le ticket étudiant est depuis bien longtemps sur la liste des revendications étudiantes.
Tout comme les tarifs préférentiels dans les transports pour les élèves du primaire et du
secondaire. Les étudiants prétendaient d’ailleurs faire exister par loi le tarif préférentiel,
même supérieur à 50%, pour les autres niveaux d’étude. Il s’agissait pour eux de clore
définitivement le dossier du tarif préférentiel.
Obtenir l’universalisation du ticket c’était aussi obtenir ce qu’aucun étudiant argentin
n’a jamais obtenu. Dans l’histoire étudiante, deux villes sont particulièrement actives :
Córdoba et La Plata, la capitale de la province de Buenos Aires. Les étudiants mendocinos ont
une certaine fierté de marquer de leur empreinte la revendication du ticket étudiant universel,
de voir le nom de la province adosser à celui de la demande millénaire. Par exemple, l’une
d’entre elle expliquait avec satisfaction que suite à leur réussite, les élèves de la province de
Salta avaient entamé une grève pour obtenir eux aussi le fameux tarif préférentiel. Comme le
souligne un militant « nous avons fait un précédent effrayant grâce auquel nombreux sont
ceux qui avec cette expérience, sont préparés pour gagner plus.» L’accession au ticket c’est
un précédent historique pour les élèves des autres provinces qui pourront se mobiliser sur
cette base mais aussi pour le mouvement mendocino qui peut s’enorgueillir d’y être parvenu.

79
Entre tien avec une étudiante-militante
80
Entretien avec un étudiant-militant

48
Dans un pays tel que l’Argentine, qui accepte difficilement le déclassement social
qu’elle subit depuis maintenant plus de 50 ans, les mythes fondateurs de l’identité nationale
sont très importants. En se mobilisant, la jeunesse réactive de façon signifiante le mythe de
son impétuosité, de son désir d’absolu et de justice. Cette réactivation du mythe est pertinente
pour plusieurs générations : les étudiants y adhèrent, ils considèrent que leur rôle à jouer dans
la société va au-delà de simple figurant et les législateurs y adhèrent également puisqu’ils
disposent de la même trame historico-culturelle qui considère la jeunesse comme facteur de
justice.

Cette idée d’écrire l’histoire est d’autant plus pertinente que l’histoire du ticket
étudiant a connu un précédent monstrueux. Elèves et députés, tous citent de manière plus ou
moins sporadique un épisode lié directement à la demande du ticket étudiant. Cet évènement,
connu sous le nom de « noche de los lápices » se déroule en 1976, au commencement de la
dictature militaire. Cette référence est tellement importante qu’elle renforce le sentiment des
étudiants de construire l’histoire. Plus, ils font table rase de l’histoire dramatique du pays,
posent les bases d’un renouveau du mouvement.

Les étudiants connaissent tous l’existence de ce précédent. Cependant, ils ont


principalement comme idée d’aller de l’avant, c’est important disent-ils mais le passé ne doit
pas déterminer le présent.
En fait, la référence a une portée bien plus grande dans l’hémicycle que dans la rue.
L’évènement tragique a eu lieu à l’époque où les législateurs étaient étudiants et cette
référence va agir comme un élément structurant du débat parlementaire.

49
B/ Une référence écrasante : « la noche de los lápices »

Obtenir le tarif préférentiel est donc un combat historique, lié aux prémices du
mouvement étudiant. Il est aussi un combat symbolique pour la liberté et la démocratie. En
effet, durant la dernière dictature militaire, en 1976, un groupe d’étudiants du secondaire, des
élèves très jeunes, entre 16 et 18 ans, ajoutèrent leurs noms à celui de nombreux disparus pour
avoir réclamé le ticket étudiant. Cet épisode sanglant de l’histoire est connu comme « la
noche de los lápices », « la nuit des stylos. » Cette histoire est emblématique de la cruauté de
la junte militaire.
Lorsque les étudiants lèvent la bannière du ticket étudiant, ils ravivent un passé
douloureux et provoquent l’empathie et la sympathie des législateurs. L’évènement s’impose
en fait comme un cadre dominant, incitant les diverses tendances politiques à s’y rallier.

1. La noche de los lápices

Que s’est-il passé la nuit du 16 septembre 1976, connue en Argentine comme « la


noche de los lápices » ? Pour bien comprendre la portée de cette référence historique il est
nécessaire de s’attarder sur l’Histoire argentine.

Si la démocratie argentine s’institue dès 1854, au long du 20ème siècle le pays tombe
sous le joug de régimes militaires, de plus en plus violents. Le premier coup d’état militaire de
1930 marque le début de la « décennie infâme81 », connue pour être une période de corruption
et de fraude électorale. Lui succède la période des deux gouvernements consécutifs du très
controversé général Perón qui se voit contraint à l’exil en 1955 par la « révolution
libératrice »82 un nouveau coup d’état perpétré par les militaires. En 1966, la série continue, le
régime incarné par le Général Onganía s’impose et la « révolution argentine »83 s’illustre par
une répression jusqu’alors inégalée. Si Onganía est chassé 3 ans plus tard par le

81
La « década infame»
82
La « revolución libertadora»
83
La « revolución argentina »

50
« Cordobazo », révolte ouvrière et étudiante d’une violence sans égal dans la province de
Córdoba, le régime se maintient jusqu’au retour de Perón qui gagne les élections en 1973.
Alors que se multiplient les groupes paramilitaires et que la veuve du général alors Présidente
peine à maintenir l’ordre, une junte militaire prend le contrôle du pays.
Le 24 mars 1976, le « Processus de réorganisation national»84, incarné dans un
premier temps par le Général Videla impose une féroce dictature dont la réputation dépasse
largement les frontières. Le 16 septembre suivant ce sont sept élèves membres de L’Union
Etudiante du Secondaire (UES) qui sont arrêtés et disparaissent. Durant les six années de
dictature ce ne sont pas moins de trente mille personnes qui disparaitront. La démocratie fait
son retour en 1982, après que les militaires ont perdu la guerre des Malouines contre le
Royaume Uni.

Attardons-nous un peu plus sur la période qui précède l’avènement de la dernière


dictature afin d’en comprendre l’absurde projet. En 1969, les syndicats ouvriers et étudiants se
révoltent dans la province et dans la ville de Córdoba. Ce mouvement est le point de départ du
déploiement des montoneros, syndicat qui prône le « socialisme national » et réclame le
retour du Général Perón. A la base du groupe des montoneros, le mouvement nationaliste des
étudiants de Tacuara et les mouvements intégristes des provinces de Santa Fe, Buenos Aires
et Córdoba. Ils deviendront vite un groupe paramilitaire qui sera dans les premiers temps du
retour du général son principal appui. Cependant, les décisions du vieux leader les
mécontentent et un véritable bras de fer officieux se met en place. Le gouvernement finance
alors des armées secrètes pour les combattre dont la plus connue est le triple A, Alliance
Argentine Anticommuniste. Les différents groupes commencent ensuite à agir de manière
autonome ; l’Argentine est en effervescence. C’est dans ce contexte que s’établit le régime
militaire. Notons qu’une fois encore les étudiants s’étaient investit le plus profondément
possible dans le combat politique.

Un tel enchaînement de coups d’Etat, un tel glissement vers une violence et une
répression toujours plus forte entraînent un rapport particulier des argentins avec leur
démocratie. Elle apparaît comme un objet nouveau, précieux et pourtant déjà fragile et peu
fiable. Toutefois, le dernier régime militaire représente le paroxysme de l’horreur et de la
terreur d’Etat. Il est l’archétype du régime à proscrire.

84
« proceso de reorganización nacional »

51
Pour rétablir l’ordre le régime de Videla, comme on l’a déjà dit, met en place une
sanglante répression. C’est l’ensemble de la population qui est suspecté de collaborer avec des
groupuscules « ennemis. »

La « noche de los lápices » est aujourd’hui un emblème de la cruauté du régime. Parce


qu’ils étaient si jeunes –entre 16 et 18 ans, rappelons-le–, parce que cette rafle intervient
seulement quatre mois après l’ascension du régime et parce que ces élèves ne savaient
strictement rien, n’avaient pas le moindre lien avec une quelconque organisation paramilitaire.
Ils sont les martyrs d’un régime qui entendait faire marcher la société au pas. Les adolescents
furent torturés de la manière la plus violente qu’il soit, électricité dans les parties génitales,
séquestration, viols…Ils avaient en commun d’avoir organisé et mené l’année précédente des
manifestations dans le but d’obtenir un tarif préférentiel sur les transports en commun, le
ticket étudiant ou « medio boleto. »
Ce triste évènement prend place à La Plata, capitale de la province de Buenos Aires,
située à une heure de route de la capitale fédérale. Cette ville est emblématique du
mouvement étudiant, tout d’abord parce qu’elle est en proportion la ville argentine la plus
étudiante mais aussi parce que ses habitants, très politisés, très engagés dans des luttes
catégorielles subirent de plein fouet la répression du régime de Videla.

Ce sinistre évènement est entré et ancré dans l’histoire argentine grâce au témoignage
de Pablo Diaz, l’unique survivant, qui fut relâché en 1980, après plus de trois années passées
dans un centre de détention clandestin. En 1985, lors du jugement, il était témoin au procès
des dirigeants de la junte. C’est lors de ce procès qu’il fait publiquement le lien entre
l’activisme en faveur du ticket étudiant et la rafle de septembre 1976. Il y raconte également
le traitement inhumain et dégradant qu’il a subi. L’immense fossé entre la justesse de la
demande et la brutalité de la répression agit comme un symbole de la culpabilité du régime.

Le témoignage de Pablo Diaz est aujourd’hui aussi emblématique que connu. Après
avoir été édité sous la forme d’un roman, il fut adapté au cinéma en 1986 par H.Olivera. Le
film eut un grand succès, il fut nominé pour le prix Georges d’or au festival international de
Moscou en 1987. Les acteurs qui participèrent au film sont maintenant des icônes du cinéma
argentin.

52
Voilà donc en bref l’histoire traumatisante de la fameuse nuit, qui est vécue pour le
peuple argentin comme un des faits les plus représentatifs de l’injustice et de la barbarie mises
en place durant le « processus. »

Par voie de conséquence, lorsque le sujet du ticket étudiant est évoqué, le spectre des
disparitions et de la dictature reparaît. Dès lors, bon nombre de législateurs voient le
mouvement avec sympathie. Ils se souviennent de l’impossibilité de participer à une
quelconque activité politique lorsqu’ils étaient eux-mêmes étudiants et identifient le rôle
politique des étudiants à celui qu’ils auraient aimé jouer durant leur période universitaire.
Grâce à cette référence, le rôle de la jeunesse est sublimé, sa possibilité de s’organiser et
d’investir l’espace démocratique entraînent une identification empathique des législateurs qui
décident de soutenir la cause pour réaliser ce que le contexte leur interdisait quelques années
auparavant.

2. Identification empathique des législateurs en faveur des étudiants

Dans un premier temps, c’est de la sympathie que semblent éprouver les législateurs
vis-à-vis des étudiants. Ces derniers partagent le sentiment romantique qui présente la
jeunesse comme un véritable moteur de la politique. Pour beaucoup, la participation de la
jeunesse à la chose publique est fondamentale pour la bonne marche, pour l’avenir du pays.
Leur permettre d’étudier gratuitement c’est investir sur l’avenir.
Pour ces raisons les étudiants ont tout de suite obtenu l’appui moral de la majorité. Un
député confie qu’: « ils (leurs) étaient sympathiques85.» Les discours laissent également
transparaître un sentiment nettement empathique : la revendication ne date pas d’hier, certains
se sont déjà battus pour le ticket étudiant et d’autre se sentent investis d’une mission à la
mémoire de leurs camarades qui sont morts en luttant pour la démocratisation de l’éducation.

A partir de l’époque dictatoriale, l’éducation prend un virage libéral, les universités


privées se multiplient. Voter le projet de loi c’est rappeler que des étudiants se sont battus
pour la démocratie et que la démocratie va de pair avec la gratuité de l’éducation.

85
Entretien avec un député

53
Pendant les débats, députés et sénateurs soulignent l’importance du fait que ce soit les
étudiants eux-mêmes qui aient lancé le débat. Les législateurs n’ont pas l’habitude de
travailler avec des étudiants. Durant un mois, les étudiants envahissent les commissions,
appuyant le travail des législateurs et s’assurant que l’essentiel de leurs revendications soit
maintenu. L’idée selon laquelle l’éducation gratuite doit être défendue par ses protagonistes
est largement partagée. Nombreux sont donc les législateurs qui embrassèrent la protestation
étudiante. Il faut dire que divers projets de ticket étudiant ou scolaire ont été écrits, différents
partis s’en targuent. Mais faute de temps et d’intérêt porté par l’opinion publique ils n’avaient
jamais été traités.

Interrogés sur leur parcours de militant à l’université, les politiques évoquent


généralement leur frustration ne n’avoir pu s’investir comme ils l’auraient voulu et leur fierté
d’avoir pu participer à l’organisation étudiante. « J’étais délégué de la permanence nocturne
au centre étudiant (…) oui, j’ai eu une activité politique étudiante à cette époque, jusqu’au
début du Processus. » Un autre s’est battu pour la nationalisation de son université, combat
qui tomba également en désuétude à l’arrivée au pouvoir des militaires.
La présence récurrente de récits de vie des législateurs dans les débats à l’assemblée
provinciale implique une considération spéciale pour le projet. Ils se rappellent leur difficulté
à étudier, à se déplacer pour se rendre en cours et leurs combats :
« En tant qu’étudiants universitaires à ce moment là, nous sortions pour défendre les idéaux de 1918 et
nous refusions, nous les syndicats, que l’on touche à l’Université publique.» ; « ceux qui venaient de loin étaient
à vélo, parce qu’à cette époque il y avait peu de bus pour nous transporter » ou encore « dans mon cas, j’ai
obtenu un diplôme de l’université sans avoir dépensé un centime .» 86

« La grande majorité d’entre nous avons été étudiants », confie une député. Les
législateurs soutiennent la lutte étudiante car c’est un peu leur lutte.

La « noche de los lápices » renforce encore ce sentiment. A partir de cette référence


les législateurs mettent en avant leur propre impuissance face au pouvoir et, par leur attitude
attentive, affirment la réalité démocratique. Lorsqu’ils se réfèrent à leurs propres expériences
étudiantes, bien souvent est évoquée explicitement ou implicitement cette époque ou
« l’étudiant n’avait ni voix ni vote. »87 Accueillir les étudiants dans l’hémicycle c’est donc un
peu un honneur. Beaucoup sont en fait ravi que le débat prenne place en présence des
étudiants, qu’ils aient fait entendre leur voix : « ce qui est bien c’est qu’ils se soient
86
Extrait du journal de session de la chambre des députés de la province de Mendoza. 28 mai 2008
87
Ibid

54
manifestés, c’est très important de s’exprimer. »88 Les voir user de la liberté d’expression,
s’entendre entre eux correspond à un accomplissement de ce qu’ils ne sont pas parvenus à
mettre en place plus jeune ; voter la loi sera alors une façon de participer « par procuration »
au mouvement. Des étudiants actuels, les législateurs en attendent beaucoup. L’un d’entre eux
termine en déclarant :
« Nous valorisons l’effort des étudiants et exigeons comme contrepartie ceci : qu’ils étudient, qu’ils
soient des hommes meilleurs que nous avons été, qu’ils soient solidaires et qu’ils rendent à la patrie ce qu’elle
leur donne »89

L’hommage rendu tant aux étudiants qu’à la patrie peut être interprété comme un hommage
aux deux branches de la démocratie : le peuple et ses dirigeants.
La proximité que les politiques ressentent vis-à-vis des étudiants agit comme un
élément fédérateur parmi les membres de l’assemblée. Cette empathie qui traverse tout
l’hémicycle est une chose rare ; le processus d’affirmation d’un droit juste, nié par le régime
précédent n’en est que plus fort.

Un député semble pourtant « dissident », il ne s’inscrit pas dans la mouvance générale.


Il s’oppose franchement aux étudiants, et il semblerait que ce soit pace que le sentiment
d’empathie ne le touche pas. Ce député a en fait un parcours très particulier : il n’a jamais été
étudiant et a fait ses classes dans un syndicat ouvrier péroniste.
« Ceux qui sont ici à nous huer sont ceux qui n’ont rien fait pour cette loi et ces étudiants ne devraient
pas être là mais en train d’étudier parce qu’il est l’heure de se former. » 90

Dans son imaginaire, la démocratie doit être défendue, principalement, par les syndicats des
travailleurs91. Sa propre lutte s’inscrit dans un milieu différent et sa reconnaissance de la
cause étudiante semble limitée. Il prête bien plus d’attention à leurs parents qui appartiennent
à la classe des travailleurs, la classe qui, dans la mouvance syndicaliste du péronisme, est la
classe par excellence.

Pour terminer, écoutons le discours de la sénatrice de l’ARI qui condense et incarne


l’empathie de ses pairs pour le mouvement étudiant qui s’épanouit sous leurs yeux.
« Monsieur le Président, parfois dans la vie se présentent à nous des situations que nous n’aurions
jamais pensées vivre. Cet aparté que je fais avant d’analyser la loi à beaucoup à voir avec l’Histoire. Avec
l’histoire personnelle et de notre Patrie. (…)Nous avons vécu une période très difficile il y a 30 ans, et je me suis
battue pour le ticket étudiant avec celui qui est aujourd’hui mon mari. Il appartenait au parti péroniste, il était

88
Entretien avec un député
89
Journal de session de la chambre des députés, op cit
90
Ibid
91
En espagnol, par les « gremios » et non pas les « agrupaciónes »

55
membre de l’UES, il était Président du centre étudiant du collège Pablo Nogués et ensemble, moi étant radical,
nous nous battions et nous marchions dans la rue St Martin en réclamant le ticket étudiant.
Un certain 16 septembre 1976, dix étudiants du secondaire de l’Ecole Normal Numéro 3 de La Plata
furent séquestrés après avoir sollicité le ticket étudiant. C’est ce qu’on appelle de nos jours « la noche de los
lapices »
Je suis d’accord avec ceux qui disent qu’il ne faut pas toujours ramener le passé au présent ; mais d’une
certaine façon remémorer la vieille lutte que j’ai mené adolescente pour cette même cause… Je ne peux au
moment de voter, et je pense que je suis une privilégiée d’être en train de parler, d’occuper un siège et je ne peux
cesser de penser à tous ces autres jeunes gens qui, comme nous même à cet instant et seulement pour avoir
demandé le ticket étudiant, perdirent la vie. Ils avaient ente 14 et 17 ans. »92

En somme, les législateurs accomplissent, des années plus tard ce qu’ils n’avaient pu
accomplir étudiants. C’est pourquoi, il semblerait que le consensus soit à mettre en relation
avec l’émotion. Emotion forte parce que le thème est historique mais aussi parce que le débat
porte sur les fondements de l’éducation argentine. Les parlementaires se sont réunis pour
défendre une vision démocratique de l’université mais aussi du débat public.
La référence à la dramatique nuit peut en fait être analysée comme un cadre de
l’action collective. C’est-à-dire qu’elle est une définition, un schéma d’analyse imposé à tout
l’hémicycle par les législateurs favorables à la loi.

3. Affirmation du caractère démocratique du régime ou rôle du


politiquement correct

Pour reprendre l’outil développé par Snow et Benford, eux-mêmes inspirés par
Goffman, la « Noche de los lapices » s’impose à la société comme un cadre de l’action
collective, la référence agit sur les participants tel un « schème de compréhension disponible
dans une société donnée. »93 Une organisation qui cherche à convaincre va proposer une
définition du problème favorable à son mode d’action.
« Cadrer » un problème c’est tenter d’imposer un angle de vue. Ici, les députés
favorables à la mise en place du ticket étudiant ont utilisé un cadre historico-culturel déjà
existant. La puissance évocatrice de l’évènement interdit aux ennemis du projet de ne pas
tenir compte du cadrage.

92
Journal de session de la chambre des sénateurs du 10 juin 2008
93
Snow D, « Analyse de cadres et de mouvements sociaux » ; in Les formes de l’Action collective :
mobilisations dans les arènes publiques, dir. Cefaï D, Trom D, Edition de l’école de Hautes Etudes en Sciences
Sociales, Paris, 2001.

56
En d’autre terme la demande de ticket étudiant transmet, l’expérience historique
agissant comme un vecteur, l’idée d’une demande juste et pourtant balayée avec violence.
Aucune autorité, ni l’Etat, ni les médias ne peuvent s’extraire de ce « cadrage », de ce lien
direct, cette référence immédiate et spontanée présente dans toutes les mémoires, sans sortir
des sentiers du politiquement correct. C’est pourquoi les législateurs comme les étudiants s’y
réfèrent constamment. En découle une quasi-obligation d’adhérer à la demande étudiante et
d’ainsi prouver son allégeance aux institutions démocratiques.

« Cadrer » un problème public c’est lui donner une signification auprès des
populations, c’est l’entourer de référence, le connoter dans un sens favorable à la réclamation,
au but de l’organisation ou l’institution qui prend en charge ce processus de cadrage. Pour
D.Snow, ces cadres « attribuent du sens, interprètent des évènements et des conditions
pertinentes de façon à mobiliser des adhérents et des participants potentiels, à obtenir le
soutien des auditoires et à favoriser la démobilisation des adversaires »94. Dans la même
perspective, les discours produits dans l’arène du mouvement social sont appelés « cadres de
l’action collective » et définis comme « des ensembles de croyances et de significations
orientées vers l’action»95, c’est-à-dire qu’ils seraient un instrument utilisé de manière
consciente ou inconsciente pour rallier les foules.

Une fois posée cette base théorique, il s’agit de s’intéresser à la spécificité du cadre
qui entoure la réclamation du ticket étudiant. La Noche de los lapices ne devient pas un cadre
de référence lors de la série de manifestations d’avril et de mai 2008.
En fait il est un cadre préexistant par ailleurs très peu utilisé dans le discours militant
des étudiants. Si ces derniers ont bien entendu connaissance de l’évènement ils ne cherchent
guère à présenter leur revendication comme un retour de justice. L’un d’entre eux déclare que
« bien sur cela nous touche, des camarades sont morts pour ça et on va lutter pour ça et pour
bien plus. Mais on est pas là à cause de ce qui s’est passé dans les années 70 mais bien à cause
de ce qui se passe aujourd’hui.96 » Les manifestations ne nécessitent pas pour les étudiants de
s’inscrire dans une réclamation de justice pour le mal dont furent victimes leurs pairs trente
ans plutôt.

94
Ibid
95
Ibid
96
Entretien avec un étudiant indépendant

57
Le cadre agit en fait de manière plus franche parmi les députés qui ont eux même bien
souvent étudié à l’époque de la dictature. Le souvenir de la tragique nuit est alors l’objet
d’une réactivation parmi les législateurs.

Parler de « cadre fondamental » ou de « cadre cardinal » renvoie à l’idée selon laquelle


il existe une structure plus ample, des modèles de compréhension sociale larges disponibles et
réinvestis par les différents acteurs. Ces « cadres cardinaux » existent en tant « qu’élément de
la culture d’un groupe ou d’un individu et renferment par avance les significations pertinentes
pour chaque situation »97. Le « cadre cardinal » serait ici la triste histoire de la dictature
militaire. Dès lors le souvenir douloureux est réactivé et les députés interprètent le
mouvement à l’aune de cette référence.
Le processus de cadrage doit également être mis en relation avec la portée culturelle
du discours. Pour être efficace, un cadre reprend un imaginaire collectif, qui peut être un
imaginaire de classe ou, comme dans notre exemple un imaginaire national ; la culture
nationale s’avère être un terreau particulièrement fécond pour les processus de cadrage. Le
cadre est alors incontournable puisqu’il s’impose à toutes les sphères de la société.

Lors des débats à l’assemblée, tant à la chambre des députés qu’au sénat, tous les
partis évoquent le souvenir de la dictature. Les législateurs peuvent ainsi donner du sens à leur
propos : la violence gratuite de régime militaire s’est déchaînée contre les étudiants. La
puissance historique et culturelle a des effets directs dans le discours des législateurs. Ces
derniers ne peuvent ignorer la référence sous peine d’apparaître presque comme un
collaborateur passif du régime militaire.
Pour développer un argumentaire, en faveur ou contre le tarif étudiant, dans un acte
proche de la déclaration d’allégeance à la démocratie, il est presque obligatoire d’évoquer la
triste nuit et d’affirmer ainsi le sérieux avec lequel ils traitent la demande. Cette logique a
fonctionné dès le 14 mai, jour où les étudiants ont remis leur projet de loi à la chambre des
députés. Ces derniers ont assimilé le fait de recevoir la demande comme une négation du
régime antérieur.

Dans les deux chambres, ce n’est pas moins de sept fois que le terme « noche de los
lapices » est employé, et les références implicites sont incontournables.

97
Ibid

58
« Le mouvement étudiant tel qu’il l’a fait aujourd’hui, tel qu’il l’a fait la nuit des stylos, et dans tant
d’autres opportunités tout au long de l’histoire argentine s’est mobilisé pour réclamer auprès de la législature la
sanction de la loi en faveur du ticket étudiant. Certains diront que ces luttes ne datent pas des années 90, je m’en
rappelle parce-que j’ai obtenu mon diplôme en l’an 2000, l’université publique était ébranlée par des
soulèvements, parce qu’on voulait la rendre payante, on voulait établir un prix et faire perdre les bénéfices d’une
éducation gratuite qui avait couté tellement de sang et tellement de lutte au corps étudiant national. »98

Cette intervention d’un député de la Concertation Citoyenne correspond à l’utilisation la plus


classique qu’il soit du cadre. Dans un premier temps le député rappelle, réactive le souvenir
des luttes étudiantes avant d’expliquer de manière plus théorique pourquoi la loi est juste et de
conclure en affirmant : « l’éducation est le moteur de la mobilité sociale et de l’inclusion
sociale dans la République argentine. » Il est impossible de défendre la loi sans faire un détour
historique : la loi doit être votée parce qu’elle fait partie de l’histoire argentine, parce que la
voter c’est affirmer la démocratie et balayer les périodes de dictature qui ne laissait pas de
possibilité à la protestation collective.
Si les législateurs croient certainement au cadrage du ticket étudiant qu’ils proposent ;
ils sont toutefois également conscients de la force du cadre, de l’impossibilité des opposants
de le repousser d’un revers de main tant il est évocateur pour l’ensemble de la société.

En conséquence, certains législateurs feront un usage politique du cadre. C’est-à-dire


qu’après avoir évoqué la fameuse nuit ils tentent d’insérer un sujet sans lien direct avec le
ticket étudiant. Il s’agissait de profiter de la domination du cadre, de son pouvoir de
légitimation pour introduire un autre sujet souffrant l’absence de cadrage efficace.
Nous prendrons ici l’exemple précis d’un député appartenant à un groupe
parlementaire unipersonnel. Ce dernier entame son discours, évoque rapidement la terrible
nuit : « On a parlé de la noche de los lápices, les rêves de ces enfants n’étaient pas seulement
d’obtenir le ticket étudiant, ils rêvaient d’une société meilleure» et déborde ensuite son
propos. Profitant du fait que les étudiants avaient au départ proposé de financier leur ticket en
supprimant le taux zéro, c’est-à-dire l’absence d’imposition sur certains secteurs, le député
remet sur le tapis ce débat. Pourtant, si la proposition étudiante avait été écartée c’est avant
tout pour des raisons techniques : il est inconstitutionnel d’imposer par loi l’allocation d’un
impôt spécifique. Le député tend ici à inclure sa position sur le taux zéro dans un cadre perçu
d’une manière très positive. Le processus discursif pourrait être considéré comme un
processus d’ « investissement du cadre. » Suite à son écart le député va lire un passage des
mémoires de Pablo Diaz. Le sujet qui n’entrait pas dans le débat a été complètement encadré

98
Extrait du journal de session de la chambre des députés du 28 mai 2008.

59
par les références à la « noche. » Il s’agit ici d’une tentative d’utilisation du cadre qui entoure
la demande du ticket universel comme un tremplin pour d’autres débats.

La trame historique et culturelle est tellement puissante, tellement insérée dans


l’imaginaire collectif que les opposants au projet doivent eux aussi soigner leur discours. Car
le passé argentin ne passe pas et nier son importance serait un acte jugé politiquement
incorrect par le reste de l’hémicycle et de la société.
Les députés du Parti Justicialistes, qui soutiennent le gouvernement et s’opposent au
projet ne doivent en aucun cas diminuer l’importance du cadre historique. Leur discours
s’apparente alors à un constant « processus d’alignement des cadres »99 ; c’est-à-dire qu’il
s’adapte pour concorder au cadrage imposé au problème public en question, l’universalisation
du ticket étudiant. Dans cette logique, le premier député justicialiste à prendre la parole
commence par conter sa propre expérience en tant qu’étudiant, lorsque « les élèves n’avaient
ni voix ni vote. » En se référant à l’époque maudite, il souligne les difficultés qui furent les
siennes, et l’impossibilité d’étudier dont il fut victime pour des motifs économiques. Lors du
débat au sénat, les justicialistes, voyant que la loi allait de toute façon passer opèrent
également ce processus d’alignement des cadres, ils se réapproprient le discours de leurs
adversaires à l’assemblée, puisqu’ils ne sont pas parvenus à se défaire de la référence
écrasante.

Le cas d’un autre député péroniste est emblématique. Celui-là ne cesse de répéter que
la revendication est juste mais que le tarif ne doit pas être universel, ce qui constitue pourtant
le fondement de la demande.
Ce député est toutefois certainement celui qui met le moins d’application à coller au
cadre. Il n’hésite pas, par exemple à affirmer qu’il est anormal de financer des « étudiants
chroniques 100» qui passent leur temps à « faire des petits panneaux politiques101 » au lieu
d’étudier. Ce cas est en fait très particulier : le député en question peut sortir du cadre, ne pas
s’apitoyer sur la figure des élèves de La Plata car il porte dans son histoire même la preuve de
son refus du régime dictatorial. Ayant été lui-même arrêté et torturé alors qu’il avait 26 ans, il
n’a pas besoin, d’inscrire son discours dans le cadre prôné par l’ensemble des législateurs. Il
dispose en fait d’un préjudice de démocrate qui lui permet de questionner la demande

99
Snow D, op cit.
100
Journal de session, op cit.
101
Ibid

60
étudiante pour ce qu’elle est, sans lier directement le refus potentiel à un abus de pouvoir des
puissants. L’ensemble des députés connaît son histoire et même si le discours qu’il porte sort
du cadre de compréhension du problème il est impossible de lui reprocher de cautionner
implicitement l’ancienne dictature puisqu’il en fut la victime.
Il dispose d’un capital historique qui légitime sa présence à l’assemblée tout comme
son angle d’attaque du problème. On pourrait ici parler d’une figure démocratique auto
légitimée de par son passé exceptionnel.

En somme l’émotion a sans conteste joué un rôle important dans l’engagement des
étudiants comme dans celui des politiques en faveur du ticket étudiant. Elle galvanise les deux
sphères qui ont ainsi l’impression de participer à un mouvement historique, à un
accomplissement démocratique et historique. La mise en place du ticket est d’ailleurs un
évènement historique dans la mesure où il est perçu comme tel par l’ensemble de la société.
Il faut cependant mettre un bémol à l’analyse qui présenterait l’engagement militant et
l’action publique comme résultant uniquement d’un sentiment transcendant. Bien sûr que la
volonté d’améliorer la société est partie prenante des deux logiques ; cependant, la sociologie
des mobilisations comme celle de l’action publique ont su montrer que le passage à l’acte est
de façon quasi systématique le résultat d’une configuration ponctuelle favorable.
Pour en rendre compte nous utiliserons le concept de « fenêtre d’opportunité »,
développé par J. Kingdon.102

102
Kingdon J, Agendas, alternative among the policies, Boston: Little, Brown & co,1984

61
III.Une fenêtre d’opportunité politique grande ouverte :
analyse d’un contexte favorable

La réception d’une demande n’est jamais un acte d’altruisme. Bien sûr les
protagonistes peuvent adhérer de manière sincère à la demande et à l’idéologie qui la sous-
tend. Toutefois, les approches structurelles, qui émergent il y a une vingtaine d’année dans la
sociologie américaine proposent une réflexion sur la base de l’opportunité du moment.

La notion de fenêtre d’opportunité politique a ceci d’intéressant qu’elle a été


empruntée à la sociologie de l’action publique pour penser les mobilisations. Nous tenterons
ici de l’utiliser pour analyser les deux faces de la même pièce.

J. Kingdon considère que l’action publique s’enclenche lorsque quatre facteurs se


conjuguent103 : l’existence d’un problème, d’une solution adaptée, d’un contexte politique
favorable et d’un leader prêt à prendre en charge le problème.
Pour transposer cette idée du côté des militants, nous nous interrogerons plus
spécifiquement sur les représentations que les acteurs se font de cette fenêtre. En effet, les
conditions les plus favorables peuvent être réunies, si les acteurs ne les perçoivent pas, ils
n’ont aucune raison de se mobiliser.

Nous étudierons donc de manière différenciée ce qui dans un premier temps pousse les
étudiants à tenter leur chance : leurs anticipations favorables, leurs calculs puis ce qui amène
les législateurs à se saisir de la demande.

A/ Côté étudiant : perceptions et anticipations favorables

L’entrée en mobilisation suppose de la part des acteurs une part d’anticipation et de


calcul. Pour avoir accès aux anticipations et des acteurs il est nécessaire d’abandonner les
fictions qui présentent les agents comme un conglomérat unifié, marchant comme un seul

103
Ibid

62
homme dans la même direction. Les protagonistes doivent ici être appréhendés comme des
agents rationnels. Si la mise en mouvement implique, on l’a vu précédemment, une part
d’émotion et de spontanéité, il est indispensable pour que les acteurs passent à l’acte qu’ils
aient une certaine conscience des facteurs qui permettent de favoriser leur réussite. La prise
du mouvement, la massification de la participation doit être entendue telle une diffusion du
sentiment de pouvoir toucher son but. C’est-à-dire que les participants au mouvement ont
perçus la disponibilité de la sphère politique, leur capacité à recevoir et à traiter leur demande,
bref l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité.

Les étudiants ne sont pas dupes de l’existence de manœuvres politiques et ne


s’imaginent aucunement avoir atteint leur objectif grâce à l’altruisme bienveillant des députés.
Ils ont anticipé, calculé leurs chances de succès. L’analyse portera ici tant sur le phénomène
d’émergence que sur celui de succès.
Tout d’abord, les étudiants ont interprété la période socialement conflictuelle comme
un atout. Il s’agira ensuite de mettre en relation les perceptions de coût à l’engagement, de
chance de réussite et de participation. La participation s’avère être, dans une certaine mesure,
fonction de la participation. Une participation forte engendre la confiance, qui engendre une
augmentation de la participation et donc des chances de réussir. Par ailleurs les étudiants ont
eu un rôle actif, ils ont consciemment travaillé afin d’élargir une structure déjà favorable à
leur demande et ils sont ainsi parvenus à enclencher un cercle vertueux.

1. Une période de conflit social jugée favorable

La période d’avril-mai 2008 est une période de conflit social dans la province de
Mendoza. Les syndicats de fonctionnaires sont mobilisés depuis plusieurs mois. Leur combat
pour les salaires est engagé sur des périodes longues car ce sont des réformes globales
qu’attendent les travailleurs de la santé et les professeurs d’université.
Les deux secteurs mobilisés contre le gouvernement provincial agissent selon deux
stratégies distinctes : d’une part ATE, le syndicat de la santé s’organise autour d’un répertoire
d’action confrontationniste. Ils bloquent des routes, manifestent, menacent d’une grève
générale…Les professeurs d’université sont, quant à eux en conflit depuis bien longtemps

63
avec le gouvernement, avec le nouveau comme avec le précédent. Le problème des salaires
des enseignants chercheurs est lui aussi un problème global.

L’Argentine s’enorgueillit d’avoir une éducation et une santé publique gratuites et


compétentes mais c’est bien souvent au prix d’un conflit social quasi permanent avec des
hauts et des bas, des périodes de latence et d’explosion. La période que nous étudions est une
période chaude du conflit, pour les deux secteurs. ATE est dans la rue au moins deux fois par
semaine et la grève des professeurs battait au rythme d’un jour par semaine. Durant la même
période les chauffeurs de bus se mettent aussi en grève, paralysant la ville l’espace d’une
journée. Ils obtiennent en un jour les hausses de salaires escomptées.

Il faut ajouter à cela le conflit d’ordre national qui oppose la Présidente Ch. Kirchner
et le secteur agricole. Dans la province les agriculteurs ne sont pas très mobilisés mais la lutte
des agriculteurs d’autres provinces a des conséquences directes sur le ravitaillement.
L’Argentine ne dispose plus de voies ferrées, il est donc très facile pour les membres du
secteur agricole de bloquer l’approvisionnement des points stratégiques. En Avril 2008, des
rayons entiers de supermarchés sont vides et certains produits comme la viande sont de plus
en plus difficiles à trouver. La situation n’a jamais dégénéré, il fut toujours facile de trouver
de quoi manger et les jours consécutifs où la viande était introuvable ne dépassèrent jamais les
quatre à cinq jours. Il faut souligner que la viande est un produit assez bon marché et très
consommé. Le conflit n’a donc jamais dégénéré mais du mois de février jusqu’en juillet la
menace de manque d’approvisionnement était constante.

Les étudiants perçoivent ce climat de conflit social et l’analysent doublement


favorable à leur mouvement.
D’une part parce qu’une pression constante est imposée aux gouvernants et d’autre
part parce que cette ambiance de revendication influe directement sur les représentations
internes des mouvements sociaux. Voir les gens de tous secteurs se battre pour faire valoir
leurs droits banalise l’action collective mais donnerait aussi envie de participer au
mouvement.

64
« Dans un climat bien mobilisateur, ça invitait certainement à en faire partie, pour plein de raisons.
Regarde, y avait le ticket étudiant, y avait..euh…les rétentions104, plein de choses. C’est comme si cette sensation
105
de chao et de vouloir en faire partie se propageait.»

Un contexte de mobilisation entrainerait plus de mobilisation, créerait une envie de participer


selon une militante de la faculté de sciences politiques et sociales.
Cette supposition peut s’expliquer par l’effet qu’un tel contexte aurait sur les
anticipations des acteurs mobilisés. Plus le nombre de personnes qui s’engage contre un
gouvernement est élevé plus le rapport de force leur est favorable. L’autorité du
gouvernement s’affaiblit sous les flèches des différentes organisations qui le chargent.
Dès lors, l’affaiblissement visible du gouvernement entraîne des anticipations
positives parmi les étudiants. Un gouvernement fragilisé ne pourra s’opposer à la volonté de
l’assemblée.
« Ça a permis, avec la lutte syndicale des travailleurs, qui prenait place à peu prés à la même époque
que le gouvernement soit profondément affaibli. D’un côté ou de l’autre il devait lâcher du lest. »106

Aucun gouvernement ne peut se maintenir si les secteurs qui lui sont opposés se multiplient.
Par ailleurs, la demande étudiante est une de celle qui nécessite le budget le plus faible, ce que
les étudiants savent.

De plus, selon les calculs des organisateurs, la convergence de la lutte étudiante avec
les travailleurs de la santé a un effet direct sur la rapidité avec laquelle est traitée la demande.
Rien ne permet d’affirmer ou d’infirmer cette intuition. L’important réside non pas dans la
véracité de cette affirmation : le simple fait d’y croire produit des effets. Les élèves qui
pensent la globalisation de la lutte comme un avantage supplémentaire la mettent en place et
si cette croyance est porteuse la participation monte encore d’un cran. Si elle est réelle, la
réaction de la sphère politique ne sera que plus rapide.

Il est par ailleurs possible d’analyser le traitement et le vote du projet de loi sur le
ticket étudiant universel comme une façon d’éviter la globalisation de la lutte. Selon le vieil
adage machiavélien, « diviser pour mieux régner », les gouvernants avaient tout intérêt à
accorder ce qu’il voulait à l’un des deux secteurs, en l’occurrence au secteur aux moindres
coûts financiers et économiques.

104
Référence au conflit entre le gouvernement national et le secteur agricole. Les rétentions c’est l’impôt à
l’exportation que le gouvernement entendait modifier.
105
Entretien avec une militante-étudiante
106
Entretien avec un des dirigeants de la FUC

65
Ces anticipations, calculs de réussite qui traversent perpétuellement les agents ont
comme corrélatif direct la participation. S’ils ont l’impression que leurs chances de réussite
augmentent alors la participation s’accroit. De plus le niveau de participation joue lui-même
un rôle sur les anticipations des acteurs, c’est l’effet d’entraînement.

2. Effet d’entraînement et baisse des coûts à l’engagement

La participation des étudiants aux manifestations en faveur du ticket de bus a sans


aucun doute un aspect utilitariste. Ils se mobilisent parce qu’ils sont personnellement touchés
par la mesure de restriction annoncée par le gouverneur ou parce qu’ils voient un intérêt dans
l’universalisation.
« Quand tu te rends compte qu’avec les prix hyper élevés du transport tu vas surement plus pouvoir
faire un certain nombre de chose comme aller à la fac, ça t’entraîne à participer 107», analyse une étudiante.

Ils pourraient néanmoins suivre la logique du passager clandestin décrite par Olson108
et profiter de l’effort de leurs camarades sans s’engager personnellement. C’est d’ailleurs ce
que firent un grand nombre d’étudiants. Mais la participation a largement dépassé le niveau
auquel les mendocino étaient habitués. Il est impossible d’expliquer cette situation à l’aide de
l’outil olsonnien qui se concentre sur la logique utilitariste. En dehors du plaisir de participer
à l’évènement il n’existait ni incitations sélectives positives ni incitations coercitives.
Les organisateurs n’ont effectivement pas cherché à réduire les coûts de la
mobilisation qui étaient globalement faibles, sauf pour les élèves habitants des zones
éloignées. Les cours ou les examens n’étaient pas menacés, les seuls investissements
correspondaient à une perte de temps due à la participation aux manifestations, c’est-à-dire un
investissement d’environ trois à quatre heures par semaine.

En conséquence pour comprendre les modalités de « prise » du mouvement, nous


déplacerons la focale sur la structuration des espaces sociaux109 , dans notre cas plus
éclairante. L’idée d’espace social sous-entend que les espaces de mobilisation potentiels sont

107
Entretien avec une étudiante-militante
108
Dobry M, « Calcul, concurrence et gestion du sens », in Favre P, La manifestation, Presses de la fondation
nationale de sciences politiques, Paris, 1990.
109
Ibid

66
préexistants. Quand une mobilisation débute les participants détiennent préalablement et
inconsciemment un schéma des secteurs qui pourraient éventuellement se joindre au
mouvement. Les sympathisants du mouvement qui ne participent pas perçoivent les chances
de réussite comme fonction de l’étendue du mouvement, c’est-à-dire du nombre de secteurs
mobilisés.
La participation des différentes facultés, en dehors de la faculté de sciences politiques
et sociales, initiatrice du mouvement est conditionnée par la participation des autres. La
mobilisation de certains secteurs dépend de l’information qu’ils ont de l’état de la
mobilisation d’autres secteurs signifiants.
Par exemple, les assemblées générales de la faculté de droit n’étaient aucunement
prise en charge par le centre étudiant. Lorsqu’ils apprennent qu’une assemblée inter facultés
va être convoquée, quelques étudiants en droit se mobilisent. Le contact avec les « autres
significatifs110 », avec les autres unités qui entrent en mouvement est une condition essentielle
à la survie d’une mobilisation. Cette loi générale est dans le cas qui nous intéresse directement
observable. Pour se mobiliser, l’ensemble des facultés a besoin de l’information diffusée par
la faculté de sciences politiques qui, elle-même a besoin d’observer la mise en action des
autres unités pour maintenir son effort.
Or, observer, rendre compte de l’état de la mobilisation c’est réfléchir sur ses chances
de succès. Diffuser une information vers les autres unités revient à diffuser des anticipations
presque statistiques sur les chances de réussite du mouvement.

Par ailleurs, certains secteurs sont réputés particulièrement difficiles à mobiliser. Les
estimations, calculs et préjugés des acteurs jouent alors un grand rôle. S’ils considèrent ou
imaginent que les autres unités ne participeront pas, leur participation peut alors prendre une
tournure symbolique. La mise en mouvement de ces secteurs jugés difficiles a très vite un
effet rassurant sur le reste du mouvement. Par exemple, lorsque la faculté de droit organise sa
première assemblée, l’évènement est tout de suite perçu comme fort encourageant pour les
autres unités. « En, droit, personne se mobilise jamais. Les facs qui bougent le plus ce sont
celles de science po, de philo et d’art 111» ; ce constat d’une militante est un constat unanime

110
Ibid
111
Entretien avec une étudiante-militante de la faculté de sciences politiques

67
de tous les étudiants. D’où la satisfaction d’un étudiant en droit à l’origine des assemblées
dans cette faculté « ça faisait des années qu’il n’y avait pas eu d’assemblée.112»

Une mobilisation qui prend c’est un cercle vertueux qui se met en marche : plusieurs
unités d’action se mettent en marche, l’information se diffuse à d’autres unités d’action
potentielles qui entrent en mouvement, cela solidifie l’action des précédents qui voient leur
chance de succès augmenter ; l’information circule et d’autres secteurs se mobilisent puisque
les chances de succès sont croissantes. D’où l’intérêt de la mise en place d’organes de
coordination : l’assemblée inter facultés en est un exemple tout comme la commission de
diffusion. Ils permettent d’informer et de rassurer les autres unités sur l’état du mouvement et
d’en garantir la continuité.

Le cercle vertueux est indéniable, mais il est également nécessaire de prendre en


compte les effets de seuil. L’effet de seuil peut être défini comme une impulsion décisive
dans la mobilisation. C’est le moment où les chances de succès atteignent leur apogée et où
par conséquent, un maximum de personne se regroupe pour participer au coup final.
Dans l’étude qui nous occupe, l’effet de seuil se situe le jour de la manifestation du 14
mai, celle qui amène pour la première fois les étudiants à la législature. Durant cette
manifestation, pour la première fois depuis le début du mouvement, les élèves du secondaire,
que les étudiants avaient intégrés au projet de loi, se joignent aux manifestants. L’effet de
seuil est atteint, et lors de la manifestation suivante le nombre de participants aura cru de
manière exponentielle.

Lorsque l’effet de seuil est ainsi atteint les perceptions des acteurs évoluent et ils
perçoivent un accroissement de leurs possibilités de réussite. L’augmentation des chances de
réussite n’est ici pas uniquement le résultat d’un accroissement de la participation, entendu
comme nombre de personne participant aux manifestations. La réception du projet par
l’assemblée provinciale ou le soutien du recteur participent activement à augmenter les
anticipations d’un résultat positif et à motiver les élèves à se joindre à la manifestation. Et ce
d’autant plus que la revendication du ticket étudiant possède une forte charge émotionnelle.

112
Entretien avec un étudiant de la faculté de droit

68
En somme le 14 mai peut être considéré comme le jour de basculement du
mouvement, le moment où les chances de réussite sont perçues comme maximum, ce qui
engendre une massification de la participation.

Cette augmentation de la participation s’explique également par la baisse des coûts,


conséquence intrinsèque de l’augmentation des chances de succès. Le coût de la manifestation
est en effet diminué dès lors que les manifestants obtiennent ce qu’ils veulent. Dans ce cas la
mobilisation devient un investissement et non plus un coût brut. Voyant qu’ils peuvent
réussir, les étudiants décident donc d’investir dans la cause en espérant voir leur
investissement fructifier. Le fruit serait ici l’accès au tarif préférentiel et la rétribution
symbolique : ils ont participé au mouvement qui pour la première fois dans l’histoire
argentine obtient le ticket étudiant universel.

Enfin, les manifestants ont agi de manière rationnelle, les différentes stratégies
étudiées en première partie participent à la structuration d’un contexte favorable, à l’ouverture
d’une fenêtre d’opportunité.

3. Les acteurs actifs dans la construction d’une structure favorable

La particularité du répertoire d’action étudié précédemment réside dans sa capacité à


façonner la structure politique de manière à la rendre encore plus favorable. L’existence d’une
structure politique favorable a pu être appréhendée par les acteurs parce qu’ils y ont en partie
contribué, ils ont su donner à leur mouvement les appuis décisifs.

Les étudiants ont en fait, par leur mode d’action contribués à faire augmenter les coûts
politiques d’un refus potentiel des législateurs. Ils sont par exemple conscients de certains
impératifs : obtenir des soutiens influents est par exemple une ressource qu’ils maîtrisent.

69
De fait, les manifestants participent de manière parfois inconsciente à l’amplification
des avantages structurels qui leurs sont favorables.
Dans un premier temps leur nature politique influence directement la légitimité du
régime. En effet, dans les sphères partisanes le pouvoir du gouverneur est déjà lancinant. Peu
respecté dans son propre parti, le gouverneur ne peut même pas compter sur la sphère
syndicale pour le soutenir. Pour les étudiants le reflet de cet état de fait c’est la mise en
minorité des syndicats étudiants soutenant le gouverneur de la Province. Des syndicats en
faveur du gouvernement provincial existent, cependant, à l’intérieur de la faculté et du débat
sur le ticket étudiant ces derniers n’osent même plus afficher leur soutien au gouvernement.
« Dans note fac, être un syndicat ouvertement de droite ou ouvertement pro-
gouvernement, c’est impossible113 » confie une militante. Dès lors, les secteurs qui
soutiennent la politique et les choix de leur gouverneur sont contraints, pour des raisons de
coûts politiques, d’agir dans la clandestinité.
Les autres syndicats mobilisent quant à eux activement leurs députés, augmentant par
là même les coûts politiques qu’entraînerait un refus pour les députés. Le faible soutien au
gouvernement quasi unanime de la part de l’ensemble du secteur étudiant affaiblit toujours
plus la faible légitimité du gouvernement et influe sur les législateurs. D’autant plus que les
législateurs, s’ils veulent profiter politiquement du rejet global du gouvernement par les
étudiants doivent, quant à eux, s’attirer leur sympathie, sans quoi le jeu serait un jeu à somme
nulle.
Le lien naturel qui unit syndicats et partis politique implique une attention particulière
de la part des politiques aux demandes de leurs homologues étudiants. Le pacte implicite
fonctionne en effet ainsi : les membres des syndicats soutenant un parti votent pour ses
membres lors des élections et participent à l’occasion aux démonstrations de force du parti ou
du leader auquel leur allégeance se rapporte.
Le péronisme, historiquement, et le kirchnerisme actuellement fonctionne de cette
façon : soutenir le leader en échange d’un espace de représentation et d’une prise de parole
accrue. En conséquence si les députés radicaux ou pro-gouvernement national entendent
maintenir leur niveau de soutien parmi les étudiants il est nécessaire d’isoler encore plus le
gouvernement.

113
Entretien avec une étudiante-militante de la faculté de sciences politiques

70
Il est à noter que ce phénomène ne peut nullement être considéré comme un coût pour
les législateurs mais au contraire comme un avantage supplémentaire. La pression imposée
par les étudiants est très vite convertie en décision politique –accepter d’étudier la loi à
l’assemblée- puis en action politique –voter la loi- parce qu’elle s’inscrit dans une structure
préalablement favorable. L’action des étudiants peut être saisie à la fois comme l’ouverture
d’une fenêtre d’opportunité puisqu’ils font émerger à la fois un problème et une solution.
La notion de fenêtre d’opportunité correspond ici à un balisage dans le temps et dans
la forme du mode d’action des législateurs. Cette fenêtre c’est un espace d’action possible
pour mettre en difficulté le gouvernement de la province. Les parlementaires ont l’obligation
d’agir dans un délai restreint puisque les étudiants ont exigé que la loi soit discutée à
l’occasion d’une session spéciale et l’impératif incontournable c’est de voter
l’universalisation du ticket étudiant.

Il existe donc une connaissance des étudiants de leurs avantages sur le gouvernement
au sein du parlement. C’est bien parce qu’ils en sont conscients que le mouvement décide,
après s’être adressé aux Ministres provinciaux, de se retourner vers l’assemblée. Seuls face au
gouvernement le rapport de force leur est défavorable mais avec l’aide des députés, dont
l’allégeance envers les syndicaux amis est sans surprise supérieure à leur allégeance pour un
gouvernement d’opposition, le rapport de force s’inverse. Il faut ajouter à cela la conscience
des mobilisés de la capacité de mobilisation de la revendication, de sa charge historico-
émotionnelle. En conséquence, ils espèrent bien pouvoir s’attirer la sympathie d’un maximum
de législateurs. Un rapide calcul, mental cette fois, leur permet alors d’entrevoir comme
possible la mise en minorité du PJ dans chaque assemblée.

De plus, les étudiants ont encore ajouté un poids dans la balance en leur faveur : ils ont
obtenu le soutien de secteurs influents.
D’une part, et c’est symboliquement fort, les étudiants jouissent du soutien officiel du
rectorat. Le recteur, dirigeant maximum de l’université de Cuyo se joint dès le 14 mai à la
lutte. Ce soutien est important pour deux raisons. D’abord il donne l’apparence de la légalité
au mouvement. Les jeunes se réunissent dans l’université, y préparent leurs actions avec
l’accord des autorités qui doivent veiller au bon fonctionnement de l’université. Et, cerise sur
le gâteau, le rectorat qui s’est prononcé en faveur de l’universalisation du ticket étudiant était
perçu comme un des soutiens du gouverneur de la province. Celui-ci est définitivement isolé.

71
Les étudiants réformistes ont également reçu un soutien précoce de la part de certains
législateurs qui ont agi comme de véritables entrepreneurs de cause. Ces législateurs ont été
averti du projet avant même qu’il soit déposé à la chambre. Ils sont en fait parti prenante de la
stratégie menée par les étudiants. C’est par exemple grâce à leurs conseils que les étudiants
choisissent d’exiger une session spéciale.
L’existence et l’intervention de soutiens influents ne peuvent être analysées comme un
élément contingent qui favorise les étudiants. C’est soit un élément structurel du mouvement
qui influe sur les décisions des législateurs mais c’est un élément construit par l’action des
étudiants.

Ces derniers ne se mobilisent pas en ayant toute consciente des enjeux politiques du
vote. Ils ont néanmoins immédiatement perçu que s’adresser à l’opposition, face à un
gouvernement autiste, augmentait leur chance de réussite.
« Moi je crois que c’est parce que c’était l’opposition qu’ils ont voté la loi. Rien de plus. C’était
l’opposition alors ils se sont unis.»114
Cette remarque d’une militante, dont on trouve des équivalents chez de nombreux
étudiants, prouve qu’ils ne croient aucunement à un acte d’altruisme de la part des
législateurs. Ils n’ont cependant pas conscience des difficultés du sommet, de l’intégralité des
dissensions et de leurs implications. Beaucoup considèrent en effet que le gouvernement est
politiquement bien plus faible aujourd’hui qu’il ne l’était. Cependant, les bases de ses
difficultés étaient déjà posées. Le vote du parlement serait en fait le premier signe de la
disgrâce du gouvernement provincial.
« On a atteint l’objectif assez rapidement, à vrai dire. Mais c’est le résultat d’un
gouvernement faible et d’une opposition qui entendait bien ne pas le laisser gouverner.115»,
conclut néanmoins un étudiant.

Les étudiants perçoivent donc bien certaines faiblesses du gouvernement face à ses
adversaires politiques. Toutefois, leur analyse du contexte politique semble manquer certains
aspects que nous tenterons maintenant de mettre en lumière.

114
Entretien avec une étudiante-militante
115
Entretien avec un étudiant-militant

72
B/ Côté législateurs : une configuration politique idéale

Pour Kingdon, l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité politique comporte quatre


aspects. Il doit y avoir un ajustement ponctuel entre le courant des problèmes, celui des
solutions et le courant politique. La notion de courant politique n’est autre que la
configuration du moment. Enfin, le problème doit être assumé par un leader charismatique.

Dans le cas qui nous occupe, le courant des problèmes et celui des solutions émergent
et sont directement coordonnés par les étudiants : ces derniers débarquent à l’assemblée avec
un problème mais aussi avec une solution : un projet de loi.
Par conséquent, l’analyse portera ici spécifiquement sur le contexte politique comme
élément central de l’ouverture de la fenêtre d’opportunité. La rapidité de la réception
s’explique par la configuration politique propre au moment et à la province. A l’examen, elle
s’avère particulièrement éclairante pour rendre compte de l’état d’esprit favorable des
législateurs vis-à-vis des étudiants. Nous laisserons un peu de côté l’idée du leader
charismatique car il apparaît que le fonctionnement collégial du parlement n’en nécessite pas
réellement l’existence.

Pour étudier le contexte politique nous utiliserons la notion de « structure


116
d’opportunités politique » favorable, développée par S. Tarrow. Cependant, nous
procèderons à un détournement de ce modèle qui s’inscrit normalement non pas dans la
sociologie de l’action publique mais bien dans celle des mobilisations.
S.Tarrow réfléchit en fait sur les perceptions qu’ont les acteurs de leur chance de
réussite. Son approche, selon la logique du point précédent, suppose en fait l’existence d’un
calcul risques/chances qui interviendrait à l’heure de se mobiliser. Il considère la vulnérabilité
d’un régime comme l’indicateur principal des chances de réussite d’un mouvement et, par là
même, comme un facteur de participation et de mobilisation.

La « structure des opportunités politiques », qui sera donc étudiée comme un modèle
pertinent pour expliquer l’engagement des législateurs, est composée de quatre indicateurs

116
S.Tarrow, Democracy and disorder, Protest and Politics in Italy, Oxford, Clarendon Press, 1989

73
succeptibles d’ouvrir toujours plus la fenêtre : l’ouverture du système politique, l’instabilité
des alignements, la division des élites et l’existence de soutiens influents.

Nous traiterons le premier, l’instabilité des alignements à part car nous en profiterons
pour présenter le jeu politique provincial et national. Cet élément sera mis en relation avec
l’absence de légitimité du régime, indicateur utilisé par B.Récappé pour compléter le modèle
de Tarrow.117 Les trois autres indicateurs, à savoir l’accessibilité du régime, la division des
élites et l’existence de soutiens influents seront ensuite traités conjointement.
Le dernier point abordera un tout autre élément d’explication : les coûts faibles
engendrés par le traitement du problème des étudiants est un autre élément favorable du
contexte politique.

1. La structure des opportunités politique favorable : instabilité des


alignements

Les alignements politiques sont relativement mouvants en Argentine. Comme aux


Etats-Unis, le système fédéral crée des distorsions dans les objectifs des partis et exacerbe les
luttes de pouvoir interne. Les enjeux n’étant pas identiques dans toutes les provinces, le
système fédéral implique intrinsèquement des dissensions au sein des partis.
Si la discipline de parti est relativement respectée, au niveau provincial comme
national, l’allégeance même des partis à leurs dirigeants est mouvante. Il faut dire que ces
derniers ne se définissent pas par une ligne politique claire mais bien souvent par des
références historiques à des personnages charismatiques ou par un intérêt spécifique pour des
grands thèmes sociaux –ce qui n’implique aucune méthode politique spécifique.118

Le mouvement pour le ticket étudiant émerge, qui plus est à un moment où les
alignements sont particulièrement flous. Quatre mois plus tôt, les mendocinos s’étaient rendus

117
B.Récappe « Raison et émotion dans une mobilisation improbable : l’exemple du mouvement étudiant
hongrois d’octobre 1956 », in Passer à l’action, les mobilisations émergentes,dir. Cadiou S., Dechezelles S,
Roger A, Paris, L’Harmattan, 2007
118
Voir encadré p 77 « Politique et leadership. »

74
aux urnes pour élire le Président de la Nation, le Gouverneur de la Province et renouveler la
moitié de leurs représentants aux parlements national et provincial. Nous insistons ici sur la
concomitance des deux élections parce que la politique nationale produit des effets directs sur
la dispersion politique de la province. Il s’agira dans un premier temps de présenter les partis
en présence à Mendoza, puis d’expliquer pourquoi dans la province l’instabilité politique est
exacerbée. Enfin, nous verrons dans quelles mesures cette instabilité génère un profond
manque de soutien au gouvernement provincial.

Nous présenterons les partis politiques de la Province de Mendoza à travers l’exemple


de leur représentation au Sénat. Les différents partis sont en fait représentés dans des
proportions quasiment identiques à la chambre des députés où l’on trouve également une
myriade de groupes unipersonnels dont l’influence dans l’affaire qui nous occupe est sinon
nulle du moins négligeable.
La chambre des sénateurs est composée de trente huit législateurs. Les représentants
du péronisme sont seize : onze appartiennent au PJ et cinq représentent le « péronisme au sein
de la concertation »119. Notons que même réunis ces deux groupes n’atteignent pas la
majorité. La Concertation Citoyenne120 (CC) est un ensemble de neuf législateurs et l’UCR en
compte sept. Le Parti Démocrate121 (PD) est représenté par cinq législateurs et le parti
Affirmation pour une République Egalitaire (ARI) par une seule sénatrice.

L’Argentine compte deux partis historiques, comme on l’a déjà dit et la province de
Mendoza un supplémentaire : le PD. Le PD est un parti plutôt conservateur, qui n’a pas été
aux affaires depuis bien longtemps, même s’il représente toujours une force conséquente au
parlement.
Le PJ n’est autre que le parti péroniste traditionnel, parti qui émerge dans les années
40 lors du premier gouvernement du général.
L’UCR est le parti le plus ancien de l’Histoire argentine, son début aux affaires
intervient en 1918, suite à la mise en place du suffrage universel.
L’ARI est un mouvement récent, qui s’institue suite à la crise de 2001. Il se définit
comme un parti de centre gauche et réunit tant des anciens militants des partis traditionnels
que des membres de la société civile. La présidente de l’ARI, Elisa Carrió, fut durant la

119
Le groupe s’appelle « Peronismo en la Concertación »
120
Concertación Cuidadana
121
Partido Demócrata

75
campagne présidentielle le principal leader d’opposition face à la femme du Président.
Néanmoins, le parti provincial est très peu lié à sa base nationale. Il jouit d’une grande liberté
d’expression qui s’explique pour deux raisons : d’une part il est très minoritaire et par
conséquent il n’a pas à se retenir de critiquer des thèmes qu’il risque ensuite d’avoir à traiter ;
ensuite il s’est fondé après la crise sociale de 2001 en prétendant être un refuge contre les
manœuvres politiques.

Intéressons nous de plus près à la CC ainsi qu’au groupe « péronisme au sein de la


concertation.» Ces deux groupes sont en fait le résultat d’un projet du « couple présidentiel. »
Ces derniers ont en fait plusieurs fois tenté de mettre en place des coalitions, d’obtenir une
majorité et un soutien s’étendant par delà les frontières du PJ. La dernière tentative est celle
qui trouve son point culminant dans les élections d’octobre 2007. La candidate à la présidence
s’est alliée avec un ancien radical, Julio Cobos, qui est aujourd’hui le vice-président de la
Nation.
Cobos n’a pu obtenir l’aval de son parti qui s’est en conséquence scindé. Une député
radicale fait référence à cet épisode en ces termes : « la grande division.»122 C’est de cette
scission qu’est née la CC. L’existence de deux groupes péronistes procède de la même
logique. Le « péronisme au sein de la concertation » représente le secteur du péronisme qui
adhère au projet kirchneriste alors que le PJ classique représente la branche plus orthodoxe du
parti. Cette branche se considère plus fidèle au péronisme historique et aux syndicats de
travailleurs sur lesquels il a posé ses bases.

Mendoza est au cœur du conflit, les dissensions y sont exacerbées car Cobos,
l’instigateur de cette « grande division » n’est autre que l’ancien gouverneur de la Province. Il
était aux affaires depuis quatre années et ne cesse d’être gouverneur que pour assumer le poste
de vice-président, fin novembre 2007. Lors des élections du gouverneur trois candidats
principaux s’affrontaient, l’un soutenu par l’actuelle Présidente, le deuxième par Cobos et le
troisième par l’UCR. Le gouverneur élu, Celso Jaque, appartient au PJ et était soutenu par Ch.
Kirchner.
En découle un jeu d’alliance aussi mouvant qu’improbable. Sur certaines lois, la CC se
rapproche des radicaux puisque comme le dit l’un de ses membres « nous n’avons jamais
cessé d’être radicaux.» Sur d’autres ils s’allient avec le péronisme au sein de la concertation

122
Entretien avec une député UCR

76
puisqu’ils incarnent tous deux un projet national. Le péronisme au sein de la concertation
vogue lui aussi entre deux tendances.
Ajoutons à tout ceci un conflit d’ordre national opposant les travailleurs agricoles et
l’Etat qui génère des tensions entre le vice-président Cobos et la Présidente Ch. Kirchner.

L’instabilité des alignements isole complètement le PJ et le gouverneur. Celui-ci


conserve le soutien de son parti à l’assemblée mais à l’intérieur, le soutien n’est pas si franc.
Les législateurs lui reprochent de fricoter avec Buenos Aires. Il ne parvient pas non plus à
s’attirer la sympathie des kirchneristes qui le voient comme l’expression des « azules », les
opposants aux projets du gouvernement central.
La CC n’a plus d’intérêt à soutenir le projet provincial puisque son chef est prêt à
s’écarter du gouvernement central. Quant aux radicaux, ils sont l’ennemi naturel du
péronisme. La configuration politique de la Province s’apparente à une maison à deux étages ;
ce sont les fondations qui se fissurent mais le premier qui s’écroule. C’est la politique du
gouvernement central qui se répercute dans la province.
« lors des dernières élections, Kirchner essaye de mettre en place…il y a deux partis traditionnels, el PJ
et l’UCR (…) Kirchner arrive au pouvoir et essaye de mettre en place certaines mesures de tendance national
avec certaines revendications, il crée cinq millions d’emplois et essaye de briser les partis traditionnels, l’UCR et
le PJ et de monter quelque chose de neuf. Il a essayé avec « la transerversal123 », avec « engagement K » et avec
la concertation »124,
explique un partisan du gouvernement central.
Le gouvernement fédéral est très controversé et la courte période entre les élections et les
manifestations n’a pas suffi à conférer la moindre légitimité d’exercice au gouverneur auprès
du secteur « cobiste » de l’assemblée. Ni les partisans ni les ennemis de la Présidente ne le
soutiennent avec conviction.

La faible légitimité du pouvoir et l’instabilité des alignements constituent en somme


un indicateur central pour expliquer la réussite du mouvement. L’opportunité, donc les
chances de réussite du mouvement était accrue car la structure des alignements politiques du
moment permettait aux législateurs de recevoir une demande sociale, à laquelle le gouverneur
s’opposait.

123
“la transversalidad”
124
Entretien avec un étudiant, militant au syndicat AUN

77
Politique et leadership

La politique argentine a cela de très particulier qu’elle n’est nullement définie par une
ligne d’opposition droite gauche. La dichotomie s’opère plus en fonction de l’adhésion ou non
au péronisme, concept on ne peut plus mouvant. La conséquence immédiate c’est l’absence
d’un débat politique qui serait ancré sur un mode d’action global et cohérent. Même au sein
des partis les tendances ne sont pas définies par l’adhésion à une doctrine mais à un leader.
On parle ainsi de « Cobisme » ou de « Kirchnérisme ». Cette tendance ne date pas d’hier ;
déjà lorsque le radicalisme s’impose en 1916, c’est en fait plus un triomphe de
« l’yrigoyenisme ».
Pour gouverner, les leaders s’appuient sur les masses syndicales qui leur sont fidèles
au cours de manifestations qui sont en fait de vraies démonstrations de force. Pour rassembler
les foules, les partis peuvent financer des bus qui viendront des provinces les plus éloignées
pour permettre à des milliers de personnes d’assister à tel ou tel meeting.
La politique repose en fait énormément sur l’allégeance au leader, ce qui entraîne des
partis nullement unifiés politiquement (on trouve chez les péronistes des personnalités
proches de la droite conservatrice et d’autres de la gauche révolutionnaire). En politique
interne se développent de véritables joutes ayant pour but de prendre le pouvoir en
s’attribuant l’avantage symbolique de la référence « officielle » au leader historique et
charismatique.
Pour faire émerger un vrai débat politique et démocratique, faut-il nécessairement tuer
les leaders historiques et leurs héritiers ?

2. La structure des opportunités politiques favorable : Division des


élites et existence de soutiens influents.

Deux autres éléments utilisés par Tarrow, explicatifs de la décision des parlementaires
de passer à l’action, peuvent être observés dans le cas du ticket étudiant.
Nous laisserons de côté le dernier indicateur mis en place par Tarrow, à savoir
l’ouverture du système politique qui ne semble pas ici pertinent. Le système est

78
intrinsèquement ouvert, réceptif aux demandes, ce qui joue en faveur des étudiants mais le
mouvement étudiant ne profite nullement d’un accroissement d’ouverture.

La division des élites s’illustre dans le conflit entre le vice-président Cobos et la


Présidente Ch. Kirchner. La politique menée par la Présidente réveille les passions : certains
secteurs y sont farouchement opposés alors que d’autres sont enthousiastes. La division
traverse les deux principaux partis. A la sortie du congrès du PJ les militants se battent à coup
de barres de fer ; tous les canaux de télévision en ont diffusé les images.

La période est aussi marquée par un conflit qui oppose les agriculteurs argentins au
gouvernement à propos d’une augmentation des taxes à l’exportation. Ce conflit rejaillit sur
l’ensemble du pays, les argentins se divisent entre pro-agriculteurs et pro-gouvernement ou
pro-Kirchner.
Les agriculteurs ont durant environ cinq mois (du mois de février au mois de juillet,
précisément au jour où Cobos décide à travers la résolution 225 de soutenir le secteur
agricole) bloqué les routes du pays. Ils empêchaient l’approvisionnement en vivre des villes
comme des provinces reculées. Il est important de noter que le secteur agricole est un secteur
puissant en Argentine. Le pays est très compétitif dans l’exportation des céréales comme le
soja et le blé mais aussi de la viande bovine. De plus, dans les provinces les plus pauvres du
Nord du pays les politiques les plus puissants sont souvent les heureux propriétaires
d’énormes exploitations. Le gouverneur du Chacos eut par exemple un rôle de leadership
particulièrement important dans le conflit.

La division s’étend encore à d’autres secteurs comme à la presse. Clarín, le plus grand
quotidien national mène une guerre ouverte contre le gouvernement. Alors qu’il l’invective
dans les pages du journal le gouvernement met en place une grande campagne de diffamation
contre le journal. D’immenses affiches déclarant « Clarín ment » sont visibles dans tout le
pays.

Au niveau provincial, ce sont les professeurs d’université qui sont mobilisés pour
obtenir une hausse de salaire. Les chauffeurs de bus se mobilisent également pour les mêmes
raisons durant la période qui nous intéresse. Sans parler du syndicat des travailleurs de la
santé, mobilisé depuis déjà plusieurs mois en avril 2008, alors que démarre le mouvement
étudiant.

79
L’UNC est également en conflit avec l’entrepreneur Vila Menzano car celui-ci s’est
approprié des terrains appartenant à l’Université durant la dictature. L’affaire a pu être portée
en justice seulement l’année précédente. Le groupe Vila Menzano possède de nombreuses
chaînes de la télévision provinciale et le quotidien « diario Uno.» Ce journal est assez proche
du gouvernement de Celso Jaque et fut très hostile aux étudiants durant la période du conflit.

En fait, le régime politique de la province est très sensible au phénomène de division


des élites. Par exemple, les deux pouvoirs politiques présents dans la ville sont en conflit
ouvert : quand la ville agit d’une façon qui déplaît aux citoyens ces derniers vont chercher
recours auprès des autorités provinciales.
La grande marge de manœuvre laissée aux parlementaires génère une lutte de pouvoir
entre les deux organes. Le législatif est alors tenté de gouverner à la place du gouvernement
dès que l’occasion se présente. Les deux organes possédant les moyens réciproques de
s’empêcher de gouverner –veto ou rejet des loi-, le régime présidentiel est le régime idéal
pour qu’une division parmi les élites déborde immédiatement la sphère politique pour
s’infiltrer dans celle des mouvements sociaux. Le vote du projet des étudiants en est
l’exemple parfait.

La division des élites est donc bien réelle. Or, elle vulnérabilise le pouvoir en place.
C’est parce que le pouvoir apparaît comme vulnérable que les législateurs choisissent de lui
faire front. Cette division visible agit sur les deux sphères : elle encourage le passage à
l’action des étudiants et des législateurs.

Les étudiants ont également su s’entourer de soutiens influents. Cet indicateur possède
un statut particulier. Contrairement aux autres il n’est pas un état de fait qui précède le
mouvement mais une donnée qui se construit tout au long du mouvement et va en accroître les
chances de réussite.

Tout d’abord, à travers l’initiative de la FUC, le mouvement étudiant va s’assurer


d’être soutenu par les dirigeants de l’Université. Ces derniers leur accordent leur soutien
officiel125 dès le 14 mai, jour où les étudiants déposent le projet à l’assemblée. Il est

125
Voir annexe 5

80
malheureusement impossible de savoir si la décision du recteur de soutenir le projet
intervient après ou avant la réception du projet à l’assemblée provinciale.
Quoi qu’il en soit, lorsque la loi est discutée le soutien du recteur est déjà officiel, il
s’engage même à mener des actions pour parvenir à la mise en place rapide du projet de loi.
Le 26 Mai, deux jours avant le vote des sénateurs un secrétariat lié au rectorat rencontre le
gouvernement. C’est le moment où le gouvernement tente de négocier avec les élèves du
FEUP. Le rectorat présente ensuite le résultat de cette réunion aux étudiants. Il est presque
impossible de savoir si le recteur s’est rallié aux étudiants par crainte d’une prise du rectorat
ou par conviction. En tout état de cause son ralliement officiel n’est pas dépourvu d’effet sur
les parlementaires qui citent en débat l’existence de ce soutien.

Par ailleurs, deux législateurs se sont institués entrepreneurs de cause. Dès l’arrivée
des étudiants à la législature le 14 mai, ils sortent sur l’esplanade pour parler avec eux,
accuser bonne réception de leur demande. Il s’agit des députés Piedrafita de l’ARI et Puga du
groupe unipersonnel baptisé « tous pour le changement à Mendoza.»Ils leur proposent
également de demander le traitement du projet en session spéciale afin d’en augmenter
l’importance.
Durant les débats le député Piedrafita reprend avant tout les fondements idéologiques
et législatifs (c’est-à-dire issus de la Constitution et des lois nationales) qui sous-tendent le
projet. Tous deux interviennent longuement durant le débat. « Pour moi, celui qui a beaucoup
incarné la lutte c’est Piedrafita » juge un militant étudiant. Le même type de remarque revient
régulièrement, les deux députés étant cités indifféremment.
Un membre du parti ARI, conseiller à la ville de Mendoza, fait également signer une
résolution de soutien au Conseil municipal126.
Quand au secteur syndical, il se ralliera aussi en partie aux étudiants ; les travailleurs
de la santé participeront par exemple à une manifestation pour soutenir le mouvement en
faveur du ticket étudiant.

Le mouvement est donc parvenu à s’attirer la sympathie d’importants secteurs de la


société. Il y eu sans nul doute un effet d’entraînement : plus la demande paraissait proche
d’être satisfaite plus les secteurs se ralliaient au combat des étudiants. La relation est toutefois
à double sens, l’existence de ces soutiens ayant également influencé l’urgence de voter la loi.

126
Voir annexe 10

81
Terminons par dire que les étudiants ont également réussi à s’attirer la sympathie de
l’opinion publique. Ils ont fait signer une pétition en leur faveur auprès des passants de la
place de l’indépendance de Mendoza. Si la population était globalement prête à les soutenir
c’est parce que leur combat apparaissait altruiste, les étudiants ayant inclus tous les niveaux
d’éducation dans la loi. De même qu’ils exigeaient un tarif préférentiel également sur les
tickets de moyenne et longue distance, proposition entièrement nouvelle qui vise à
désenclaver les quartiers marginalisés et les zones rurales.

En somme les étudiants disposaient d’une structure des opportunités politiques


favorables qui leur a peut être permis, il est vrai de mobiliser plus de personnes. Mais la
principale conséquence de cette configuration politique favorable c’est de favoriser le passage
à l’acte des législateurs. L’ouverture d’une fenêtre d’opportunités politiques pousse les
législateurs à voter la loi. En effet, tous les signes de faiblesse du gouvernement sont réunis,
les parlementaires n’ont plus qu’à enfoncer la brèche. Ils s’y attèlent avec d’autant plus
d’entrain que les coûts politiques comme économiques du vote de la loi sont très faibles.

3. Une demande à peu de coûts. Calcul /coût/anticipation

Accéder à la demande des étudiants c’est, pour les parlementaires une démarche qui
entraîne des coûts, économiques et politiques faibles.
Une structure favorable, au sens de Tarrow, serait à elle seule insuffisante à motiver la
mise à l’agenda parlementaire d’un projet de loi si les coûts impliqués par le vote de la loi
étaient exorbitants. En l’occurrence, les coûts de cette démarche sont très faibles et c’est ce
qui peut expliquer la rapidité de la réception.
C’est finalement pour le pouvoir exécutif et le PJ que les coûts du refus s’avèrent forts
et c’est ce qui explique sa marche arrière.

Mettre en place le ticket étudiant de forme universelle, cela représente-t-il une dépense
conséquente ? La question de l’impact de cette mesure sur le budget est de première
importance car il semble que la motivation de l’exécutif de s’opposer au tarif exigé soit plus
une conséquence de son prix de revient que d’un positionnement idéologique. Après avoir

82
étudié le problème sous son angle économique nous nous intéresserons aux coûts politiques
qu’impliquaient pour les législateurs le vote ou le rejet du projet de loi. La question des coûts
est à mettre en relation avec les calculs des législateurs, les perceptions préalables des risques
potentiels engendrés par tel ou tel type de décision.

Pourquoi le PJ s’oppose-t-il à l’universalisation ? Leur discours se fonde sur


l’affirmation de l’impossibilité matérielle de subventionner une telle mesure. Ils ajoutent
comprendre la justesse de la demande et proposent une forme de subvention escalonnée qui
permettrait aux étudiants les plus nécessiteux de voyager gratuitement alors que les plus aisés
paieraient l’intégralité de leur titre de transport. Ils vont même jusqu’à ajouter que
l’universalisation du tarif est en soi injuste. Pour les législateurs comme pour les étudiants cet
argument est simplement utilisé pour masquer le refus de faire un effort financier relativement
conséquent. « C’était une question de budget, pas d’idéologie », affirme un député.

Les députés péronistes, quant à eux, estiment que leurs opposants sont parfaitement
conscients de la somme en jeu. Ils accusent par exemple les radicaux d’avoir refusé de
prendre cette mesure lorsque fut votée en 2002 la première loi sur le ticket étudiant, alors
qu’ils étaient aux affaires.
S’il est impossible de calculer la bonne ou mauvaise foi des radicaux lorsqu’ils
prétendent que la situation économique de la province et du pays ne le permettait alors pas, il
est possible d’analyser le différentiel entre les réactions des deux partis à l’aune de leur
situation politique, au printemps 2008. L’enthousiasme pour une mesure même jugée
socialement juste est nécessairement amoindri quand la mesure implique d’en assumer les
coûts financier, quels qu’ils soient. De fait lorsqu’en 2002 la première loi sur le ticket étudiant
est votée, les péronistes applaudissent la mesure.
Il est important de souligner qu’il n’existe pas d’expertise des coûts économiques
qu’engendrerait la mise en place de la mesure. La seule évaluation existante a été faite par les
étudiants. Ils évaluent à vingt millions de pesos argentins la somme qui devra être investie.
Pour les députés de l’opposition une telle somme n’est nullement susceptible d’avoir
un impact conséquent sur le budget annuel de la province. Sans cette condition, auraient-ils
voté la loi ? D’autres secteurs étaient en grève à cette époque : la santé et les professeurs
d’université, tous deux réclamant des hausses de salaire. Idéologiquement, la santé est
également un secteur important et il est aussi une base de l’identité nationale. Le pays
s’enorgueillit en effet d’être le seul Etat du continent à soigner gratuitement les malades qui

83
ne disposent pas d’un revenu suffisant. Pourtant, la demande de ce secteur est restée sans
réponse. Cet indice semble étoffer la thèse du coût acceptable.

Il est possible d’analyser le maintien de la posture des membres du PJ comme une


négation de sa faiblesse. Lorsque le projet de loi parvient au parlement, l’exécutif a déjà
refusé de prendre en considération la demande. S’il change d’avis à peine le projet
réceptionné par le législatif, il avoue sa position de faiblesse.
Les débats à l’assemblée impliquent plus qu’une lutte entre majorité et opposition, ils
sont le reflet d’une lutte entre les deux organes du pouvoir, l’organe exécutif et l’organe
législatif. Si le gouverneur Jaque ne parvient à imposer sa décision il risque d’être mis en
minorité sur toutes ses propositions, et l’organe législatif deviendrait le véritable gouvernant
provincial. Le refus des législateurs du PJ de voter la mesure peut donc être analysé comme
un test, une épreuve de force entre l’assemblée et le gouvernement. Certains députés non
péronistes pensent en effet que le rejet du projet d’universalisation est plus le reflet d’une
pression du pouvoir exécutif sur les législateurs que de l’opinion de ces derniers. Toutefois, le
gouvernement fait fausse route. Il se trompe dans ses calculs s’il pense pouvoir contraindre le
parlement. Il n’arrivera pas à faire plier l’assemblée d’un iota et devra lui-même revoir sa
position pour s’aligner sur celle de ses opposants.

Le demi-tour du PJ au Sénat renseigne beaucoup sur ses erreurs d’anticipation. Les


responsables se sont trompés sur deux plans. Tout d’abord, leur proposition d’escalonner les
subventions avait pour but de diminuer les frais tout en étant moralement et socialement
acceptable. Comme il a été dit précédemment, l’enjeu émotionnel et culturel de la demande
était tel qu’un simple refus aurait été inacceptable.
La forme escalonnée est votée par l’ensemble des députés mais l’ensemble de l’arc de
l’opposition vote également l’universalisation d’une subvention d’une valeur de 50% du prix
du titre de transport. La majorité nécessaire est atteinte. Au sénat, les péronistes réalisent que
l’échelle qu’ils ont donnée est totalement irréaliste. Bénéficieraient du ticket entièrement
gratuit les élèves pouvant justifier d’un salaire familial inférieur à deux salaires minimum et
demi. Autant dire que tous les élèves majeurs peuvent obtenir cet avantage.

Par ailleurs, refuser de voter l’universalisation aurait représenté un coût politique fort
et n’aurait aucunement influencé le résultat puisque tous les autres groupes parlementaires

84
soutenaient la loi. Afin de garder un peu d’autorité politique l’exécutif a, semble-t-il, ordonné
à ses sénateurs de s’aligner sur la majorité.
En effet, le projet de loi a gagné la sympathie de la population, et le cadre historique
auquel renvoie le ticket étudiant rend difficile d’en assumer le rejet. Le gouverneur a par
ailleurs tout tenté pour détourner le projet. Jusqu’à la veille de sa sanction, le 26 mai, des
ministres ont tenté par le biais de négociations obscures d’imposer leur propre projet par
d’autres voies que le vote d’une loi. Comme le dit un sénateur s’ils se résignent au sénat à
rejoindre la position générale c’est que les législateurs du PJ n’ont plus d’autre option.
« Ce n’est pas une initiative du gouvernement provincial, ce n’est pas une initiative du gouvernement
actuel de la Province et pour être honnête, les prises de parole publiques des fonctionnaires du gouvernement
s’opposaient au projet. Je relève ceci parce que cela m’a surpris d’entendre ce que disait le sénateur précédent,
qu’il était fier que la chambre approuve la loi et que le gouverneur donne son aval. La vérité c’est que je pense
que le parti aux affaires donne son aval parce qu’il n’a plus d’autres alternatives, ce n’est probablement pas une
question de conviction mais, comme dit le proverbe : on y est jusqu’au cou.»127

En effet, les erreurs d’anticipation et mauvais calculs du gouvernement l’obligent à revoir ses
positions face à des coûts financiers et politiques exorbitants.
Dès le départ le gouvernement à fait une mauvaise anticipation : jamais il n’aurait
imaginé que les étudiants iraient réclamer leur dû devant les parlementaires. C’est ensuite
encore un faux calcul d’imaginer pouvoir contrer la demande d’universalisation en proposant
d’apporter plus aux plus pauvres. Arrivé à ce niveau de mobilisation les jeunes sont prêts pour
mener jusqu’au bout la revendication historique. L’émotion historico-culturelle a déjà
recouvert la demande et il n’est plus question d’obtenir de demi-mesure. Maintenir la position
c’est donc se mettre à dos toute la population étudiante mais aussi toute la frange de la société
qui considérait la demande comme un symbole. Puisque la loi va passer, autant en être parti
prenante ; il s’agit pour le gouverneur de limiter l’animosité des étudiants et des députés, bref
c’est une tentative de diminuer les coûts.

Confrontés à des coûts politiques et économiques supérieurs à leurs prévisions, les


sénateurs du PJ, représentants du pouvoir exécutif de la province s’alignent sur les autres
législateurs. Le gouverneur préfère également écarter la possibilité du veto. Un député
adverse interprète ainsi les raisons de leur marche arrière :
« ils ont dû faire leurs calculs selon les arguments qu’on utilisait. D’abord, ça serait très impopulaire. Ce
n’est pas rien de mettre son veto face à une chambre dont on sait qu’elle va voter pour. Parce que le parti
justicialiste faisait les comptes et il savait que ça passerait. Je crois également que les calculs économiques qu’on
faisait avec les étudiants les ont fait réfléchir.»128

127
Extrait du journal de session de la chambre des sénateurs de la Province de Mendoza du 11 Juin 2008
128
Entretien avec un député

85
A l’opposé, les parlementaires de l’opposition ont très vite fait les bons calculs. Une
fois le problème cadré sur l’histoire du ticket étudiant ils savaient que leur choix ne pourrait
qu’être politiquement bénéfique. Le lien entre les députés et les syndicats étudiants laissent
également percevoir l’existence d’un risque politique de se couper de la base étudiante.
Comme les députés n’avaient par ailleurs pas à endosser les problèmes logistiques de la mise
en place, de la règlementation du projet ils ne prenaient aucun risque en votant la loi.

Voter la loi implique en fait des risques et coûts particulièrement bas, tant sur le plan
économique que politique. Ce vote favorable entraîne même un bénéfice double : d’une part
un bénéfice politique puisque l’opinion publique y est majoritairement favorable et d’autre
part un bénéfice symbolique ; les législateurs participent à l’Histoire argentine et restaurent
symboliquement la démocratie.

Ainsi, en termes de structure politique, tous les éléments étaient agencés d’une
manière favorable aux étudiants. Les législateurs s’engagent en faveur du ticket étudiant parce
que le contexte politique le leur permet. Mieux, la proposition étudiante donne une possibilité
d’affaiblir le gouvernement sans assumer aucun coût !
L’ouverture de cette « fenêtre d’opportunité » est un élément essentiel à l’analyse de
l’action des parlementaires.

86
CONCLUSION :

La réussite du mouvement des étudiants mendocinos en faveur du ticket étudiant


universel est-elle donc exemplaire ? Doit-elle et peut-elle servir de modèle pour les
mobilisations à venir ?

La notion d’exemplarité doit ici être explicitée. Si c’est l’exemplarité éthique dans la
mise en place de la lutte comme de l’action publique qui est recherchée, alors force est
d’admettre le rôle non négligeable du calcul rationnel des acteurs, des stratégies, des
manœuvres et de « la bonne occasion. »
Cependant, le rôle même de la sociologie est de mettre à jour ces procédés. La lutte
des étudiants peut alors être considérée comme exemplaire puisqu’elle englobe les trois
niveaux d’analyse pertinents de la sociologie des mobilisations, à savoir la dimension
stratégique de la lutte, la dimension culturo-émotionnelle et la dimension politique.

Intéressons-nous maintenant à l’objet de la lutte. Les étudiants ont-ils obtenu l’outil


nécessaire et recherché pour démocratiser l’Université ?
Il s’avère que la mise en place, la règlementation de la loi a largement déçu les attentes
des étudiants. C’est à peine si elle est conforme à l’esprit de la loi. En effet le gouverneur dans
son décret d’application limite les bénéfices de la loi à un total de quarante six trajets par
mois, selon un calcul qui considère que les étudiants prennent deux fois le bus par jour, six
jours par semaine. Or la réalité est autre : certains étudiants doivent prendre deux à trois bus
juste pour se rendre à la faculté, et le même nombre pour rentrer chez eux. De plus, sous
l’ancienne règlementation, les bénéficiaires du ticket étudiant disposaient d’un budget de cent
pesos, ce qui correspondait à environ deux cents trajets par mois. L’acquisition du ticket
universel représente donc un recul pour ces étudiants, qui sont, qui plus est, les plus
nécessiteux.
Or l’engagement des députés pour la cause s’est arrêté après le vote. Très peu ont
conscience des difficultés actuelles des étudiants. N. Piedrafita a toutefois déposé un projet de
résolution à la chambre, projet qui fut reçu129. Mais sous prétexte de modernisation et
d’utilisation de nouveaux outils informatiques, la situation s’est de nouveau bloquée. La

129
Voir annexes 12 et 13

87
portée politique de l’engagement des députés, ou de la majorité d’entre eux est alors
amplifiée.

Toutefois l’aspect positif du mouvement, perçu par la plupart des organisateurs


étudiants réside dans la réorganisation du mouvement étudiant. C’est-à-dire que le
mouvement étudiant s’est réapproprié l’espace du débat politique, il s’est mis en action et est
parvenu à une certaine unification. Pour certains cela marque un retour de l’intérêt pour
l’action politique important.

Pour ma part, la recherche m’est apparue comme doublement profitable : elle m’a
permis d’utiliser les outils de la sociologie moderne de façon empirique et d’améliorer ma
compréhension du fonctionnement politique de la société argentine.

88
Ressources Bibliographiques :

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presente, Edición cooperativas de Tucumán, Buenos Aires, 2007. En particulier:
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Edition de l’école de Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris, 2001. En particulier :
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1993

-Cours-Salis P, Vakaloulis M, Les mobilisations collectives, une controverse sociologique,


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 Mauger G, « Pour une politique réflexive du mouvement social »
 Wievorka M, « Mouvements et anti-mouvements sociaux de demain »

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1990. En particulier :
 Dobry M, « Calcul, concurrence et gestion du sens »

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Sciences Sociales, Paris, 2005.

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l’amiante », in Revue française de science politique, vol54, n°2, avril 2004, p.289-314

-Hermant D, L’espace ambigu des disparitions politiques,

-Hérard D, Raimbeau C, L’Argentine rebelle, Editions Alternatives, Paris, 2006

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En particulier :

89
 H. Kitschelt « Landscape of political interest intermediation :Social movements,
interest groups, and parties in the early twenty-first century »
 Ch.Tilly “When do (and don’t) social movements promote democratisation”

-Kaufmann J-C, L’enquête et ses méthodes: l’entretien compréhensif, Armand Colin, Paris,
2007

- Kindon J, Agendas, alternative among the policies, Boston: Little, Brown & co, 1984

-Kitschelt H, “Political opportunity, structures and political protests: Anti-nuclear movement


in four democracies” in British journal of political science, 16 (1), 1986, p57-85

-Mc Farland A, Costain A, Social movements and American political institutions, Rowman &
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-Matonti F, Poupeau F, « Le capital militant. Essai de définition », in Acte de recherche en


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-Meyer D, Tarrow S, The social movement society, Rowman & Littlefield Publishers, 1998

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-Tarrow S, Democracy and disorder. Protests and politics in Italy, Oxford, Clarendon Press,
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Ressources filmographiques:

-Mémoire d’un saccage, F. E. Solena, Argentine, 2003


-La noche de los lápices, H.Olivera, Argentine, 1988

Ressources radiophoniques:

- “Esos cuerpos indóciles. El movimiento estudiantil Mendocino entre 1971 y 1973”, La


Hidra de Mil Cabeza, historia de los movimientos sociales.
Disponible sur www.lahidrademilcabezas.com.ar

90
Matériaux d’étude :
- Journal de session de la chambre des députés de Mendoza du 28 mai 2008
Disponible sur www.legislaturamendoza.gov.ar

-Journal de session de la chambre des sénateurs de Mendoza du 10 juin 2008


Disponible sur www.legislaturamendoza.gov.ar

-V. Gonzales J, La revolución universitaria, 1918-1919, Cámara de diputados de Santa Fe,


Rosario, 2008

-Constitution de la Province de Mendoza

-Matériaux présents en annexe

Entretiens :
Tous les entretiens ont été réalisés à Mendoza entre le 08 février et le 28 février 2009

- Federico Lemos, journaliste au journal El sol,


27 minutes, siège du journal « El Sol »

-Pablo Barbato, Secrétaire générale de la FUC en 2008, militant AUN,


63 minutes, café de la rue P.Mendocinas

-Sebastian Melchior, militant MNR


41 minutes, chez lui

-Ariel Gherrera, militant indépendant, porte-parole de l’assemblée étudiante


66 minutes, parc civique

-Federico Moreno, militant DALE et PTS, porte-parole de l’assemblée étudiante


71 minutes, faculté de sciences politiques et sociales

-Ema Quiroga, militante ADE, actuelle présidente du centre étudiant de la faculté de droit
49 minutes, faculté de droit

-Yamila Marino, militante Franja morada


56 minutes, faculté de sciences politiques et sociales

-Luis Orbelli, député (PJ) de la Province de Mendoza


65 minutes, à son bureau

-Ricardo Puga, député (Todos para el cambio en Mendoza) de la Province de Mendoza


39 minutes, salle de commission

-Eliana Vietti, député (UCR) de la Province de Mendoza


65minutes, à son bureau

91
-Nestor Piedrafita, député (ARI) de la Province de Mendoza
63 minutes, à son bureau

-Anibal Rodriguez, sénateur (CC) de la Province de Mendoza


53 minutes,à son bureau

92
Table des annexes :
Les annexes ne figurent que sur la version papier

Annexe 1 : Loi 7872, sur le ticket étudiant universel, votée le 11 juin 2008......................94

Annexe 2 : Loi 7053, sur le ticket étudiant, votée le 01 octobre 2002................................96

Annexe 3 : Résolution du rectorat n° 268, du 17 mars 2008 .............................................98

Annexe 4 : Demande de soutien au rectorat émis par la FUC ............................................100

Annexe 5 : Réponse du rectorat : soutien officiel du rectorat .............................................101

Annexe 6 : Projet de loi présenté par la FUC à la chambre des députés.............................102

Annexe 7 : Sollicitation de session spéciale, reçue par les députés ....................................104

Annexe 8 : Compte rendu émis par le rectorat suite à une réunion avec le gouvernement 105

Annexe 9 : Etude sur les coûts qu’engendrerait le ticket étudiant universel, réalisée par les
étudiants ..............................................................................................................................107

Annexe 10 : Soutien officiel du Conseil municipal de la ville de Mendoza .......................108

Annexe 11 : Tract du syndicat ADE : « Synthèse d’une réussite de tous et pour tous » ...110

Annexe 12 : Projet de résolution déposé par N.Piedrafita pour les étudiants à la chambre des
députés suite à la réglementation jugée non satisfaisante ...................................................112

Annexe 13 : Décision de la Chambre des députés ; en réponse au document précédent....114

93

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