Troublemaker Tome 2 - Laura Swan

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Couverture : © Books and Moods

© Hachette Livre, 2024, pour la présente édition.


Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 9782017219149

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

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Sommaire
Couverture

Titre

Copyright

Playlist

Prologue

1. - « Les sales habitudes sont comme les mauvaises chansons :


entêtantes. »

2. - « L'indifférence est la meilleure insulte. »

3. - « Même les plus compétitifs reculent devant l'échec. »

4. - « Au royaume des aveugles, fermer les yeux n'est d'aucune utilité. »

5. - « Le jeu n'a plus d'intérêt si tu es le seul à jouer. »

6. - « Il y a la réalité, et les mensonges qu'on s'invente pour mieux


l'affronter. »

7. - « Il est souvent difficile de se débarrasser de ce qui nous empoisonne


la vie. »

8. - « Un cambrioleur ne force pas toutes les serrures. »

9. - « Quoi qu'on en dise, personne ne change vraiment. »

10. - « Si tu leur pointes la merde du doigt, ils seront contraints de la voir


aussi. »
11. - « Les monstres les plus dangereux sont ceux qu'on ne remarque
pas d'emblée. »

12. - « L'alcool met les secrets en danger. »

13. - « Un voleur qui se fait voler peut s'en trouver troublé. »

14. - « Quelqu'un de sage a dit : aide-toi, et le ciel t'aidera. »

15. - « Avant de tomber dans un trou, on frôle le rebord. »

16. - « Il faut profiter des jolies choses tant qu'elles sont là. »

17. - « Les motifs répétitifs sont ailleurs que dans les dessins. »

18. - « Un doux mensonge ne vaut pas toujours une amère vérité. »

19. - « Tout le monde n'a pas droit à une seconde chance. »

20. - « Quand on touche le fond, il faut s'efforcer de garder les yeux rivés
sur la lumière. »

21. - « Choisir est un luxe que tout le monde n'a pas. »

22. - « La jalousie est un poison dangereux. »

23. - « Ceux censés nous aimer ne sont pas toujours ceux qui nous aiment
le mieux. »

24. - « Le début de la fin est souvent aigre-doux. »

25. - « C'est dans le désespoir que naissent les traîtres. »

26. - « La vérité n'est jamais discrète. »

27. - « Les situations qui ne s'arrangent pas sont destinées


à se dégrader. »

28. - « La malhonnêteté est le premier pas vers le désamour. »


29. - « Si tu n'arrives pas à te l'imaginer, c'est que ça n'arrivera pas. »

30. - « Tu peux devenir accro à certains genres de tristesse. »

31. - « Il faut savoir dire au revoir à ce qui aurait pu être. »

32. - « Tu peux avoir quelque chose, mais le plus difficile


est de le garder. »

33. - « Les plus heureux sont ceux qui restent fidèles à eux-mêmes. »

34. - « Pour gagner certaines choses, il faut en perdre d'autres. »

35. - « Il ne faut pas confondre patience et arrogance. »

36. - « Il faut bien trouver un coupable pour ses propres sentiments. »

37. - « Ce qui est enfoui trouve toujours le moyen d'émerger. »

38. - « Les réponses qui arrivent trop tard perdent en valeur. »

39. - « Le premier qui a blessé devrait être le dernier à avoir mal. »

40. - « Les méchants ont leurs propres blessures. »

41. - « S'aimer, c'est commencer par assumer. »

42. - « On ne peut pas fuir indéfiniment. »

43. - « Se pardonner est le meilleur des remèdes. »

44. - « Un être aimé correctement peut apprendre à aimer les autres. »

Épilogue

Remerciements

Extrait - The Secret One


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Ce roman contient des thématiques et des scènes susceptibles de
perturber certains lecteurs. Il s’adresse à un public averti. Trigger
Warnings : maltraitance domestique physique et émotionnelle,
harcèlement, mention de viol, syndromes post-traumatiques, meurtre.
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Playlist

Unfair | The neighbourhood


(dream) | Salvia palth
Forbidden Fruit | CAiRO
can’t get over me ? | daniel. mp3
Poison tree | Grouper (Instrumental)
Nymphs Finding the Head of Orpheus | Nicole Dollanganger
What Did you See | Cemeteries
Suffocation | Crystal Castles
Audio 002 | Next To Blue
LEECHES | Melanie Martinez
Love You Again | PLAZA
snowfall | Øneheart, reidenshi
Heavenly | Cigarettes After Sex
Call me | Gigi Masin
Jealousy Jealousy x Pacify her | Adrenalinn (Mashup)
A New Kind Of Love - Demo | Frou Frou
I bet on Losing Dogs | Mitski
end of the world. | daniel. mp3
memories | leadwave
Still Alive| PLAZA
drowning (edit) | Antent, vowl.
When the Sun Hits | Slowdive
Sunrise___ | Tom Odell
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Certains ne savent pas aimer, mais persévèrent.
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Prologue

Fuir.
C’est bien un réflexe de lâche.
Quand je m’en souciais encore, c’est ce que je reprochais à mon
père, lui qui n’a jamais pris la peine de me connaître. Je l’imaginais
comme un de ces hommes qui frappent leurs femmes, les violent à
l’occasion, puis les abandonnent quand leur ventre commence à
s’arrondir.
Comment expliquer autrement l’aversion que ma mère me portait ?
Contrairement à Adam, je n’avais pas la chance d’être le fils de son
plus grand amour. J’avais les traits de cet homme qu’elle haïssait. Une
tache noire et oppressante sans prénom ni identité.
Pendant longtemps, j’ai nié la possibilité que je puisse lui
ressembler d’une quelconque façon, avant de me rendre à l’évidence :
l’héritage s’étend au-delà du physique. J’ai quitté Long Island en
apprenant la libération d’Adam, et maintenant…
Maintenant, quoi ?
Sans me soucier de la profonde flaque d’eau qui vient d’imbiber le
bas de mon jean, je marche jusqu’à ma voiture en essayant d’ignorer sa
présence à quelques mètres de moi. Si je tendais l’oreille, je pourrais
sûrement entendre ses pleurs se mélanger à la pluie alors qu’elle reste
statique sous l’auvent où je l’ai abandonnée.
Je pourrais y retourner.
Mais je ne dois pas le faire.
Arrivé à ma voiture, j’ouvre la portière d’un coup sec. La vision de
ce connard assis sur le siège passager accentue mon envie de frapper
quelque chose. Si elle n’était pas impliquée, c’est son visage ravi que
je prendrais pour cible.
Je m’assois face au volant sans lui adresser un regard et baisse
aussitôt la vitre pour évacuer la fumée qui a rempli chaque centimètre
carré de ce véhicule. Il n’apprécie pas mon initiative et enclenche le
bouton de son côté pour la refermer avant d’étendre paresseusement sa
jambe au-dessus de la boîte à gants. Des résidus de terre tombent de
ses semelles boueuses et atterrissent sur le plastique bombé.
— Alors, ça s’est passé comment ?
J’ignore cette question sarcastique et m’apprête à démarrer avant de
trop m’attarder sur ce parking en sa compagnie. June pourrait avoir la
bonne idée de me suivre. Mais quand j’enclenche le frein à main, il
m’arrête de l’index en claquant la langue. Je suis de nouveau un larbin
soumis à ses règles.
Je le regarde en biais. La lumière blanchâtre des plafonniers écrase
toutes les ombres et son crâne rasé à blanc paraît chauve. Penché en
avant, il est trop affairé à rouler quelque chose – un joint, cette fois –
pour se rendre compte que, si j’écoutais ma petite voix intérieure, je
l’encastrerais contre la portière.
Lorsque le résultat lui convient, il coince son joint entre ses ongles
noirs et l’odeur résineuse du cannabis empoisonne l’air. Ça me
rappelle pourquoi j’ai arrêté au lycée. Cette merde empeste.
— T’en veux ? me propose-t-il. C’est de la bonne. Directement
importée du Maroc.
Mais il se moque bien de ma réponse. Gêné par l’éclairage trop
puissant, il éteint la lampe au-dessus de son miroir de courtoisie sans
se douter que cette semi-obscurité aggrave la laideur de son profil. Il a
le cartilage nasal dévié depuis que je l’ai défoncé et laissé gésir sur le
béton de Croydon. Je le préférais dans cet état comateux, avec son
visage pâle qui paraissait presque inoffensif.
Si seulement je l’avais buté, ce jour-là.
Encore un si. Trop d’hypothèses, pas assez de concret.
— Les mecs comme toi sont trop insouciants, me lance-t-il d’un ton
détaché au possible. On ne peut pas grand-chose contre eux avant
d’avoir trouvé leur faiblesse.
Il prend une longue taffe tout en m’adressant un sourire suffisant.
— Et on dirait bien que j’ai trouvé la tienne.
Mon regard est happé par la silhouette de June encore visible au
loin, sur le trottoir.
Pourquoi elle ne rentre pas ? Ce n’est pas comme si j’allais revenir
pour lui dire que je ne pensais pas ce que j’ai dit. C’est impossible,
parce qu’il connaît désormais tout d’elle. Son adresse. Le lycée dans
lequel elle étudie. Le fait qu’elle entretient une relation avec l’un de
ses enseignants.
— T’en fais pas, Shayn, ironise-t-il tandis que je démarre en
espérant que le bruit du moteur couvrira sa voix rocailleuse. Un deal
est un deal. Je ne la toucherai pas.
Ma voiture dépasse le trottoir et je la regarde s’éloigner dans le
rétroviseur. Je repense à cette déception dans ses yeux.
La dernière personne à m’avoir regardé comme ça, c’était ma mère.
Ce constat me déstabilise tellement que j’oublie que je suis en train de
conduire et que je percute violemment le trottoir. La voiture émet un
crissement métallique, audible dans tout le parking. Chase ricane en
comprenant que j’ai abîmé le bas de caisse et me glisse d’un ton
dégoulinant d’arrogance :
— Tu sais ce qu’il te reste à faire.
Mes doigts se resserrent autour du volant.
On sort du parking et je m’engage sur le périphérique. Les voitures
se font rares. Tout est plongé dans le noir et la voie s’est transformée
en ruban sombre, avec pour seule source de lumière les phares des
autres véhicules. J’accélère en m’imaginant causer un accident où
Chase crèverait sur le coup et où, par miracle, je m’en sortirais
indemne, mais mes mains gardent le contrôle du levier de vitesse pour
contrecarrer mon esprit qui divague.
Pendant que je conduis et que les chiffres du tableau de bord
m’indiquent que je dépasse largement la limite de vitesse autorisée,
l’image du visage de June défait par le chagrin revient sans cesse.
J’essaye de me convaincre que ce n’est pas aussi grave que ça en a
l’air.
Ça lui passera.
Je l’ai blessée, mais il y a des gens qu’il vaut mieux laisser partir
quand c’est encore une possibilité. Ouais, il y a des gens qui méritent
mieux que de subir votre incompétence.
Je veux que tu restes, June.
Que tu ne deviennes pas une autre Lucy parce que je t’ai entraînée
dans ma chute.
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1.

« Les sales habitudes sont comme


les mauvaises chansons : entêtantes. »

Shayn

Dans cette avenue étroite bordée de maisons donnant sur la rue,


seuls deux lampadaires placés à bonne distance l’un de l’autre
dissipent l’obscurité ambiante. Le cul-de-sac ne paye pas de mine,
mais ça a le mérite d’être moins risqué que notre cambriolage d’avant-
hier, en plein centre de Kensington, un quartier huppé et criblé de
caméras de sécurité.
Près de Notting Hill, il n’y a pas de grilles pour séparer les maisons
mitoyennes, ni de vis-à-vis. Ça nous facilite la tâche pour nous
introduire chez les élus de la soirée, mais j’ai quand même la sensation
que tout est trop calme et que ça pourrait finir par nous retomber
dessus.
Adossé à la porte marquée au cutter de notre signe distinctif,
j’attends la voiture transportant Marlon et Mikey, ainsi qu’un nouveau
dont je n’ai pas cherché à retenir le prénom. Je sais simplement qu’il
se chargera de nous conduire à partir de maintenant.
Je prends un peu de recul pour inspecter les maisons environnantes.
Des dalles rouges à perte de vue. Les lumières sont éteintes chez les
voisins, mais le doute persiste. J’espère que personne n’a la
merveilleuse idée d’épier à travers ses persiennes en ce moment, parce
que j’ai l’air plus que suspect. Au mieux, on pensera que je suis en
train de vendre du shit, même si ce n’est pas vraiment l’emplacement
idéal.
Un moteur vrombit puis une voiture s’engage dans l’allée,
l’éblouissant momentanément de ses phares. Des chats feulent quelque
part dans les buissons. Je me détends en reconnaissant la vieille Honda
utilisée ces derniers jours et fais aussitôt signe à Marlon et à Mikey de
se dépêcher. Je n’ai qu’à pousser la serrure que j’avais déjà crochetée
pour gagner du temps et je suis à l’intérieur. J’entends leurs portières
respectives claquer, puis la voiture faire marche arrière. Elle ne
reviendra que lorsque nous aurons rassemblé assez de butin pour que
ce cambriolage soit rentable.
Dans le hall d’entrée, ça sent la vanille bon marché, celle qu’on fout
dans les chiottes pour camoufler les odeurs. Ce parfum entêtant semble
gêner Marlon aussi, il se couvre le nez par-dessus sa cagoule en
éclairant le couloir avec sa lampe torche. Mikey referme délicatement
la porte derrière lui et m’interroge du regard.
Quand Chase n’est pas là, c’est moi qui tiens les rênes.
Depuis quelque temps déjà, il ne se donne plus la peine de se salir
les mains et se contente d’être un superviseur qui s’assure de prendre
la plus grosse marge sur nos recettes. Ce n’est pas vraiment équitable,
mais personne ici n’a son mot à dire. Et puis, si je dois être honnête, ça
m’arrange plutôt de ne pas l’avoir sur le dos. Je peux mettre certains
objets de côté quand personne ne regarde.
La décoration de l’entrée donne un avant-goût de la vétusté des
lieux. J’indique silencieusement le salon à Marlon, sur notre gauche :
une pièce figée dans le passé, avec des meubles en bois lourd et des
tapisseries marron qui rétrécissent l’espace.
En découvrant le téléviseur cathodique encastré dans le meuble télé,
Mikey laisse échapper un grognement alliant frustration et pitié.
— Putain, je préfère cambrioler les riches, me fait-il savoir en se
tournant vers nous. Je me sens moins mal.
— OK, Robin des Bois. En attendant, occupe-toi de fouiller les
tiroirs.
Marlon lui tape sur l’épaule pour s’empêcher de rire avant de
s’intéresser à la porte suivante, des carreaux en verre dépoli orange
laissent entrevoir un pan de la cuisine. Il la pousse et je me cale
derrière lui. Mon regard est happé par l’îlot central en faïence vieillot,
et soudain je revois le corps de ce quarantenaire se vidant de son sang
sous nos yeux.
C’était il y a neuf mois déjà. Neuf mois qu’on s’est tous mis dans la
merde lors de ce cambriolage foireux, parce que Chase a tiré sans se
soucier des conséquences et a fait de nous ses complices.
Marlon semble partager cette pensée. Il relève la tête et la maille
côtelée de sa cagoule se froisse en même temps que son nez se fronce.
— Y a un coffre encastrable, là, derrière le rideau ! nous hèle Mikey
depuis le salon.
— Vas-y, j’intime à Marlon, et dis-lui de hurler plus fort la
prochaine fois. Je vais faire l’étage.
Il m’adresse un regard entendu. Mikey a gagné en efficacité pendant
mon absence, mais il a encore beaucoup à apprendre.
Les vieilles planches de l’escalier font un bruit monstre quand je les
emprunte et je me retrouve dans un couloir modeste. La stratégie de
Chase peut soulever des questionnements, mais elle s’est améliorée au
fil des mois. Il alterne désormais entre les quartiers pauvres et les
quartiers riches pour ne pas éveiller les soupçons de la police, avec
chaque fois un but différent.
Cette nuit, il a ciblé des vieux pour leur attirail de bijoux et de
bibelots de valeur. Tout ceci finira bientôt sur internet.
En entendant un bruit sourd et répétitif au rez-de-chaussée, je
comprends qu’ils ont sorti le marteau pour venir à bout du coffre. On
va devoir faire vite si on ne veut pas alerter les voisins. J’entre dans un
bureau. Le mobilier encombrant engloutit le peu de lumière filtrée par
l’abat-jour jaune moutarde et il est compliqué de voir l’intérieur des
tiroirs, mais je prends ce qu’il y a à prendre : montre à gousset de
collection, stylo à plume, et même un presse-papiers en verre de
Murano – ce petit cœur vénitien se revendra au moins à trois cents
balles.
Lorsque j’ai terminé de les dévaliser, je décide de faire un détour par
la chambre matrimoniale. Elle est plus sobre que le reste de la maison.
La tapisserie bleue adoucit l’environnement. Au milieu de ces
quelques meubles, je ne me sens plus aussi à l’étroit.
Mais, parmi des vêtements à l’odeur rance dans l’armoire, il n’y a
pas la boîte à bijoux que j’attendais. Mon sac à dos commence à peser
son poids et j’imagine qu’ils ont fini par ouvrir le coffre puisque je
n’entends plus ces battements qui faisaient trembler les murs. Je décide
que mon travail s’arrête là.
En refermant la porte de l’armoire, je n’ai plus qu’une image en
tête : cette idiote de Grey enfouie derrière des vêtements et des cintres.
Je reste un instant à fixer cet espace vide.
Ça fait un mois et demi qu’on agit comme si on ne se connaissait
pas. Je ne l’ai pas vue regarder une seule fois dans ma direction.
C’est ce que je voulais, après tout.
La blesser au point de redevenir un étranger ?
Je m’attendais à de la haine, mais elle m’a donné pire que ça.
De l’indifférence.
Je referme le battant de l’armoire avec plus de violence que
nécessaire et je croise mon reflet dans le miroir sur pied. C’est un de
ces miroirs que le temps a rendus jaunâtres et tachés sur les bords.
Derrière ma cagoule, mon regard ne renvoie que de la rage. Je cligne
des yeux en constatant une masse sombre derrière moi. Je sais déjà de
quoi il s’agit alors je secoue la tête pour la faire disparaître. Mais elle
se transforme bientôt en une silhouette que je connais trop bien.
Elle se place derrière moi, pose une main sur mon épaule avant d’y
coucher son visage.
— Pourquoi tu pensais que ce serait différent, cette fois ? me
murmure-t-elle d’une voix suave.
Parce que ça l’était vraiment.
Grey… Elle rendait les choses différentes.
— Tu es ridicule, Shayn, se moque Lucy en prenant tout à coup ses
distances.
Elle recule dans le reflet du miroir et son corps s’allonge de façon
inquiétante. Je la vois sans cesse depuis que j’ai tout arrêté avec June.
Mes nuits sont peuplées de ce cauchemar récurrent où Adam lui tire
dessus. Alors j’essaye de résister au sommeil chaque fois que mes
paupières s’alourdissent.
Entre ça et les cambriolages, je ne suis pas le prof le plus performant
une fois derrière mon bureau. Non pas que je l’aie un jour été…
— Elle dirait quoi si elle te voyait là, comme ça ? Encore en train
de traîner avec les mauvaises personnes, à faire n’importe quoi. Tu ne
peux juste pas t’en empêcher, hein ?
Elle rit derrière moi alors que je tire sur ma cagoule pour dissiper la
migraine qui se répand dans ma boîte crânienne.
— Elle serait tellement écœurée qu’elle te remercierait certainement
de l’avoir laissée tom…
— Je m’en fous, j’en ai vraiment rien à foutre, je lui crache.
— Menteur ! Tu la dégoûtes tellement qu’elle ne t’a pas regardé une
seule fois depuis votre dernière conversation. Il y a de quoi. Tu lui as
toi-même révélé quel genre de monstre tu as été avec Adam.
Le mal de tête devient tout à coup si intense que je suis obligé de
retirer ma cagoule pour mieux respirer. Je prends une immense goulée
d’air mais les mêmes images m’assaillent : son expression déformée
par la terreur, la peur dans ses yeux avant de tomber dans le vide.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je croyais que ça ne m’atteignait plus.
Alors pourquoi tout me revient désormais au visage ?
— Kurt !
La voix de Marlon résonne dans mon dos.
— Enfin… Shayn, rectifie-t-il, car il ne s’y est pas encore fait. On
s’en va.
Je reprends ma respiration, ignorant la douleur aiguë qui frappe mon
sillon nasal, comme si j’avais bu la tasse en pleine mer. J’aimerais que
le mal de tête disparaisse avec l’arrivée de mon coéquipier mais ce
n’est pas le cas.
Il s’approche, faisant craquer le plancher, et pose une main hésitante
sur mon épaule.
— Ça va, vieux ?
Je fais volte-face. Je dois faire peur à voir, parce qu’il retire sa
cagoule. Ses narines épatées frémissent et je remarque la fine pellicule
de sueur qui s’est formée sur son front.
— Ça va.
Il n’insiste pas en comprenant que je ne l’invite pas à jouer les
thérapeutes.
— Ça a été, en bas ? je lui demande plutôt.
— On a galéré avec le coffre. J’espère que les voisins n’ont rien
entendu. C’est quand même une maison mitoyenne.
— Ouais, on ferait mieux d’y aller.
Je referme le sac à dos plein à ras bord et le fais basculer sur mon
épaule.
— Moi aussi, je déteste être coincé avec lui, lâche-t-il quand je suis
sur le point de le dépasser pour sortir de la chambre. Mais il sait dans
quelle école sont mes frères et sœurs.
Il pousse un soupir frustré.
— Mikey a peur pour ses parents. C’est le plus à plaindre. C’est
qu’un gosse… L’année dernière, il était encore au lycée.
J’affiche un sourire amer face à ce sombre constat.
— Si on a tous un problème avec Chase, pourquoi personne ne s’en
est encore débarrassé ?
— Parce qu’on n’est pas aussi pourris que lui, répond-il sans
hésitation.
— T’en es sûr ?
Il me lance un coup d’œil inquiet, loin d’avoir oublié l’altercation
qui a eu lieu entre Chase et moi.
— Le jour où quelqu’un pétera un câble, personne ne regrettera cet
enfoiré, conclus-je.
Sans attendre de réponse, je dévale rapidement les escaliers. Mikey
nous attend dans le couloir, tapant nerveusement du pied. Il est encore
maladroit mais il semble avoir pris conscience du danger qui le guette
à chaque nouveau cambriolage. La preuve, il ne retire plus sa cagoule
avec le même laisser-aller qu’à ses débuts. Il nous fixe d’ailleurs avec
insistance parce que nous n’avons pas remis les nôtres. Je me garde de
lui dire que chez les vieux il n’y a en général pas de caméras, ça
risquerait de réveiller ses anciennes habitudes.
— Tu sais, me lance-t-il en me dévisageant, je me disais bien que
t’avais pas une gueule à t’appeler Kurt, Shayn.
Marlon rit de l’ingénuité de sa remarque. Je me contente de me
couvrir le visage et de leur ouvrir la porte d’entrée pour qu’on dégage
d’ici en vitesse.
La voiture nous attend devant le porche, moteur et phares éteints.
J’ouvre le coffre pour jeter nos affaires à l’intérieur pendant que tout le
monde prend place à bord. Quand je m’assois sur le siège passager, je
jurerais voir le rideau de la maison voisine bouger à travers la fenêtre.
Alors je dis au conducteur :
— Démarre. Je pense que quelqu’un a appelé les flics.
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2.

« L’indifférence est la meilleure insulte. »

Shayn

Accordez un budget au proviseur d’un lycée de gosses de riches et il


décidera que toutes les occasions sont bonnes pour montrer que son
école est la meilleure. La dernière en date, c’est la compétition de
hand-ball organisée en partenariat avec le lycée voisin. Sherborn
accueille aujourd’hui le lycée privé de Deptford. Étalés sur deux après-
midi, les matchs sont supposés renforcer les liens académiques et
sociaux entre ces élèves issus d’un même environnement. C’est en tout
cas ce que racontait le mail de Weber que j’ai lu en diagonale ce matin.
En voyant cette masse d’élèves étalée dans les gradins, je me dis que
c’est surtout l’occasion pour tout le monde de ne rien foutre. Mais ça
tombe bien, parce que j’ai encore les yeux qui se ferment après la nuit
que j’ai passée.
Dans la tiédeur ambiante du gymnase, je suis paresseusement Ivy à
travers l’allée réservée aux professeurs. Elle joue des coudes pour nous
trouver deux places en bout de rang, évitant délibérément Allan, qui
nous adresse un signe de main pour qu’on s’assoie à côté de lui. Je
prends la place extérieure pour partir plus facilement si la compétition
se révèle trop soporifique. Dans les rangs supérieurs, je sens quelques
regards appuyés d’élèves de première et de seconde, qui ne participent
pas mais qui se font une joie de rester pour lorgner les mecs du lycée
concurrent, une denrée rare dans une école pour filles.
Ivy m’adresse un sourire ravi parce que j’ai accepté de
l’accompagner ; une victoire après que je l’ai ignorée pendant
plusieurs mois. Je n’avais pas l’intention de venir, mais c’est elle qui
m’a sans le savoir convaincu avec un seul argument : ce sont les
classes de terminale qui jouent. Alors j’ai abandonné l’idée de rentrer
chez moi parce que l’après-midi était banalisée pour les enseignants et
je l’ai accompagnée dans ce gymnase bruyant et lourd d’humidité. À
cause de la brume qui tapisse les vitres, l’espace est plongé dans la
grisaille.
Ici, il n’y a pas de pom-pom girls ni de banderoles à l’effigie de la
mascotte de l’équipe du lycée, mais ces futilités ne me manquent pas.
Ouais, tout à Sherborn semble recouvert d’un voile déprimant, et j’ai
fini par m’y habituer.
Ce climat est étrangement reposant.
L’arbitre siffle pour inviter les joueurs à rejoindre le terrain et les
élèves des deux écoles émergent des vestiaires avec un manque
d’enthousiasme flagrant. Notre équipe porte les couleurs de
l’établissement : des shorts longs et des chasubles blanc et vert forêt.
Nos adversaires sont en rouge.
Je cherche June du regard parmi les élèves qui s’agglutinent sur le
terrain mais je dois rapidement me rendre à l’évidence : elle ne joue
pas encore. Alors que je me désintéresse du rassemblement, mon
regard est attiré par une masse de cheveux auburn un peu plus bas dans
les gradins voisins. Seul un escalier nous sépare. À côté d’Amara, elle
s’affaire à renouer ses lacets, le genou replié sur l’assise en béton.
Je me laisse distraire par ses jambes fuselées. Mon esprit divague et
je me revois agripper ces mêmes jambes pour l’inciter à s’abandonner
complètement pendant que j’étais entre ses cuisses. Je reviens sur le
match qui va bientôt commencer dans une vaine tentative de me
reconcentrer, mais c’est au tour de ses gémissements de revenir me
hanter.
Allez, sérieux. On a baisé qu’une fois. Une fois de trop.
Je vais m’en remettre.
Mon envie irrépressible de toujours regarder dans sa direction
m’indique le contraire. J’ignorais qu’un profil pouvait être si
intéressant. Mon regard descend sur ses bras. Ils sont découverts, pour
une fois. On voit sa peau de pêche, dénuée de bleus. Ça répond à mes
questions inexprimées et mon estomac se dénoue alors que j’ignorais
qu’il était contracté.
Je la fixe si longtemps qu’elle finit par se sentir observée. Elle
tourne le visage dans ma direction sans s’attendre à me voir ; son
expression s’assombrit aussitôt. Je ne romps pas notre contact visuel,
satisfait d’avoir réussi à lui soutirer une réaction après autant de
semaines à me sentir transparent.
Son regard nous balaye, Ivy et moi, et je n’y vois que la distance qui
nous sépare à présent. Je devrais cesser d’alimenter des rumeurs
mortes au semestre dernier en me montrant avec Ivy aujourd’hui, mais
si ça permet à June de me détester un peu plus, je suis prêt à faire ce
sacrifice. Elle détourne les yeux et rit à une blague d’Amara tandis
qu’Ivy attire mon attention en pressant mon avant-bras, s’amusant du
coach qui crie déjà sur un élève vraisemblablement dissipé.
La partie commence. Les yeux rivés sur le terrain, je passe le
premier match à écouter Ivy se plaindre de nos collègues. Il s’écoule
deux matchs, dont je me serais bien passé, avant que ce soit au tour de
Grey de jouer. J’ignore qui a gagné les précédents, je n’ai pas suivi.
Son équipe se lève enfin et Amara adresse à June un regard
étrangement compatissant. Elle resserre alors sa queue-de-cheval en
tirant sur ses cheveux et rejoint le terrain. Quelque chose me dit que, si
elle n’était pas obligée de jouer, elle aurait fui Sherborn à la première
sonnerie pour se réfugier dans un coin du centre commercial. Je me
demande si elle travaille toujours dans ce café.
Pendant qu’ils se placent sur le terrain, je me laisse aller sur le
dossier de mon siège en essayant de me convaincre que je n’assiste pas
à ce foutu match juste pour la regarder courir après un ballon. Mais
mon regard qui se déporte sans cesse vers elle depuis le début de la
partie n’est qu’une preuve de mes nombreux mensonges.
Sans être excellente, elle se bat bien et a souvent la balle. Je ne
l’aurais pas soupçonné d’avoir un quelconque talent en sport, et encore
moins en hand-ball. Cette ténacité en excite quelques-uns. Un joueur
de l’équipe adverse est particulièrement insistant dans sa façon de la
coller à la moindre occasion. Je plisse les yeux en me demandant
pourquoi son visage m’est vaguement familier. Alors que le match
progresse, il se fait plus oppressant, l’encerclant chaque fois qu’elle a
le malheur de passer près de lui. Je finis par comprendre que ce n’est
pas le jeu qui l’intéresse.
— Il va se faire siffler s’il continue, commente Ivy, me tirant de mes
réflexions.
Je ne suis pas le seul à avoir remarqué son petit manège. Je profite
de l’ouverture pour constater d’un ton neutre :
— Il la colle, ouais.
C’est comme ça qu’il la drague ?
Les mêmes techniques traversent les époques. La violence est le seul
moyen de canaliser les putain d’ados en rut. En même temps, June est
un peu trop jolie malgré sa chasuble informe. Pas que ce soit une
excuse. Mais elle est tellement entourée de filles au quotidien qu’on
pourrait oublier qu’elle attire l’attention au milieu de garçons.
Ivy se tourne avec cette expression m’indiquant qu’elle s’apprête à
commérer et, pour une fois, j’apprécie cette initiative.
— Ce type est la cause de sa dispute avec sa meilleure amie. Je ne
sais pas si tu te souviens. Mais Holly, de la terminale 3…
J’ai cessé de l’écouter à la première phrase. La prise de conscience
me fait frissonner.
Elle est coincée sur ce terrain avec son violeur.
Je n’ai pas oublié le mélange de douleur et de résignation dans son
regard quand elle s’est confiée à moi sur son agression. Elle savait que
rien ne pourrait effacer cette nuit qui avait viré au cauchemar et que la
justice ne prévaudrait pas pour elle, parce que la victime ne gagne
jamais vraiment, peu importe ce qu’elle entreprend contre son
agresseur.
Elle a perdu quelque chose pour toujours, quelque chose que
personne ne sera jamais en mesure de lui rendre.
Malgré tout, elle voulait quand même effacer ce souvenir atroce en
en créant un nouveau avec moi.
La rage qui me gagne tout à coup pourrait m’inciter à me lever pour
fracasser le visage de ce bâtard qui se pavane si fièrement devant elle.
Mais je sais que je n’ai pas le droit, je ne suis pas un élève. J’en viens à
regretter de ne plus être ce lycéen qui se moquait bien des règles et qui
n’aurait pas hésité à entrer sur le terrain. À la place, je suis condamné à
assister à ce spectacle dérangeant. Pourquoi ce foutu arbitre ne l’a-t-il
pas encore sorti du terrain ? J’ai l’impression d’être le seul à
comprendre ce qui se passe vraiment. Il continue son manège durant
les minutes suivantes, avec le même entrain, un sourire en coin et une
agressivité de plus en plus assumée. Elle n’a plus d’espace personnel
et, alors que les gens voient sans doute une stratégie censée la
déstabiliser pour lui faire perdre le ballon, j’ai conscience que ce qui se
joue est plus vicieux que ça.
Il veut asseoir son pouvoir sur elle.
Finalement, ce qui devait arriver se produit. Au moment où elle
s’apprête à marquer, il lui rentre dedans à pleine puissance. Elle chute
sur le sol en lino. Je me redresse sur mon siège alors qu’une rumeur
s’élève dans les tribunes : personne n’a de mal à imaginer la douleur
qui se répand dans sa hanche suite à la violence de l’impact.
Le coupable est immédiatement sifflé. Des joueurs s’attroupent
autour de June, qui peine à se relever, aidée par Amara. En remarquant
le sang qui s’écoule de son genou, l’arbitre expulse enfin celui dont
j’ignore le prénom. Il ne proteste pas mais ne se départit pas non plus
de son sourire railleur en sortant.
— Ah, soupire Ivy en poussant un soupir désespéré. Tu vois ? Ça
n’a pas manqué.
June ne peut plus jouer. Escortée hors du terrain par Amara et une
autre camarade, elle pince les lèvres pour réprimer la douleur. Sa peau
a râpé contre le sol, le sang coule désormais le long de son tibia et
cette vision suscite des commentaires dégoûtés autour de nous. Je
capte le mot « infirmerie » dans la bouche d’Amara, puis je les vois se
diriger vers la sortie du gymnase. June boite un peu mais arrive encore
à marcher. Sans savoir ce que je compte faire ensuite, je colle mon
téléphone à mon oreille pour feindre de recevoir un appel et me lève.
— Shayn ? s’étonne Ivy en me voyant debout.
Elle m’adresse un signe d’excuse quand je lui montre mon
téléphone, prenant l’air occupé. Les rejets à répétition lui auront au
moins appris à se montrer moins indiscrète. Même les effrontées ont
leurs limites.
Je longe les tribunes alors que le match reprend. J’ai un regard pour
ce connard qui s’est fait mettre sur la touche et qui en rit avec
quelques-uns de ses potes assis dans les gradins derrière lui. Ses yeux
sont d’un bleu glacial, il a un regard de mort. Je dois me retenir de lui
sauter à la gorge. Il peut remercier le contexte de lui sauver la mise,
pour cette fois.
Je sors du gymnase. La cour est vide et le froid du mois de février
mordant. Par ce temps, les façades du lycée semblent encore plus
délavées que d’habitude. June et Amara progressent à quelques mètres
de moi. Je les suis en mettant de la distance entre nous, sans lâcher
mon portable au cas où on me verrait. Alors qu’elles franchissent la
porte principale de l’autre bâtiment, je décide de passer par une autre
entrée.
Je n’ai pas emprunté le couloir menant à l’infirmerie depuis le jour
où j’ai accompagné June après son malaise. Cette partie du lycée est
isolée au fond du troisième étage. Je ralentis en les voyant au loin et,
après m’être approché encore un peu, je me cale au croisement de deux
couloirs avant qu’elles me remarquent.
En penchant légèrement la tête, je constate qu’elles restent devant la
porte au lieu d’entrer.
— Fait chier, c’est encore fermé, se plaint vivement Amara en
forçant sur la poignée. Elle n’est jamais là !
June s’assoit alors sur une des deux chaises posées devant
l’infirmerie et inspecte sa blessure en grimaçant. Le sang a taché ses
baskets blanches.
— Je vais chercher du papier toilette, l’avertit Amara avant de
disparaître dans les sanitaires au bout du couloir.
June étend sa jambe devant elle en l’attendant. Je déteste l’idée
qu’on ne soit pas seuls, mais c’est idiot, parce que je n’ai rien à lui dire
ou à faire pour arranger la situation. Je ne sais même pas pourquoi je
les ai suivies jusqu’ici maintenant que je suis bêtement adossé à ce
mur. Je devrais réfléchir avant d’agir. C’est pourtant ce que je fais
d’habitude. Mais elle me rend impulsif.
Amara revient avec un morceau de papier humide et le lui tend en
s’installant sur la chaise voisine.
— Aïe, regarde ! peste-t-elle d’un air profondément contrarié. Ta
peau est déchirée. J’espère que ça ne laissera pas de cicatrice.
— Ça devrait aller, marmonne June en essuyant le sang. Ce genre de
plaie est juste impressionnante…
Elle en sait malheureusement trop sur le sujet.
Je me rabats contre le mur. L’arrière du crâne collé à la paroi, je me
demande comment j’en suis arrivé là, à écouter la conversation de
deux lycéennes comme un putain de stalker, parce que l’une d’elles
m’a retourné le cerveau.
— Je n’en reviens pas qu’il te harcèle encore après tous ces mois.
Ce connard va vraiment s’en sortir chaque fois ?
J’aimerais savoir où elles en sont dans les confidences. J’ai compris
qu’elles s’étaient rapprochées ces dernières semaines. Quelque part, ça
me rassure de savoir que June a quelqu’un à ses côtés maintenant que
je ne peux plus l’être.
Face à une June bien taciturne, Amara insiste :
— Et Holly ? Elle n’a rien fait. Elle était aussi sur le terrain,
pourtant.
— Elle doit être triste, rétorque June de ce ton neutre qu’elle utilise
quand elle n’a pas envie de s’épancher.
— Mais… tu n’es pas énervée contre elle ? De voir qu’elle est
toujours de son côté ?
— Elle me fait surtout de la peine, soupire-t-elle avant de changer
de sujet. C’est chiant. Je ne peux même pas me désinfecter.
Pourquoi est-ce qu’elle te fait de la peine, espèce d’idiote ?
— Parfois, on s’accroche à quelqu’un en pensant que c’est la seule
personne à notre portée, ajoute-t-elle après un instant.
« Arrête de t’accrocher à moi. Ça devient ridicule. »
La douleur que je lui ai infligée lui a laissé des marques, peut-être
plus profondes que les précédentes. La culpabilité me pousse à faire
demi-tour pour retourner au gymnase. Je n’ai rien à faire ici. Mais
Amara s’aventure tout à coup en terrain dangereux :
— Tu sais, je voulais te le dire depuis un moment, mais… Il te
regarde vraiment étrangement pour un prof. Je l’ai encore remarqué
aujourd’hui.
Je me fige contre le mur.
— S’il te plaît, poursuit-elle en riant, et j’entends sa nervosité d’ici.
Ne fais pas cette tête. Tu sais très bien de qui je parle. Scott…
Il y a un silence durant lequel les secondes s’égrènent au ralenti.
— Le dernier jour à New York, vous êtes rentrés presque en même
temps. Et le premier soir, tu n’étais plus dans ton lit quand je me suis
réveillée à cause des gloussements d’Aubrey et d’Emilia. Je ne t’ai
rien dit pour ne pas te gêner mais, si ça ne m’a pas échappé, je me dis
qu’il ne faudra pas longtemps avant que les autres aussi remarquent ce
genre de détails.
— Je…
— Je ne dis pas ça méchamment, June, l’interrompt-elle. Mais ça
saute aux yeux. Et j’ai bien vu comment tu évites son regard depuis
quelque temps. Alors je suis contente de savoir que tu as pris la bonne
décision. C’est plus prudent. Si ça se trouve, t’es pas la seule élève
dans son collimateur…
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Amara, lui rétorque June d’une
voix glaciale. Le dernier jour du voyage scolaire, je suis allée voir ma
mère. Et dans le dortoir, je suis sortie justement parce que je n’arrivais
pas à dormir. Je ne sais pas pourquoi tu mentionnes M. Scott.
— Je…
— Laisse-moi parler. Sur quoi tu te bases au juste, pour sous-
entendre une chose pareille ? Tu sais la réputation que j’ai déjà. Tu
veux en rajouter une couche avec des rumeurs ?
— Pas du tout. On est amies. Je ne voudrais jamais…
— Il m’a juste aidée dans la forêt. C’est la seule chose gentille qu’il
ait faite pour moi. C’est tout, Amara, je ne connais pas ce type. Il me
collait en début d’année, et maintenant il a arrêté parce que je ne lui
donne plus de raisons de le faire.
— Attends, s’il te plaît, June…, plaide Amara d’une voix défaite. Ne
te braque pas comme ça. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise.
Sa froideur m’atteint alors que je ne participe même pas à la
conversation. Elle me rappelle exactement la fille qui évitait mes
questions lorsqu’elles devenaient trop intrusives.
— Je suis désolée. Je suis vraiment désolée. Je pensais…
J’entends qu’elles se lèvent de leurs chaises alors je me colle au
mur. Quel irresponsable. Elles pourraient me voir si elles venaient à se
tourner. Les efforts de June pour éloigner les soupçons ?
Envolés.
— June. June ! répète-t-elle en la poursuivant dans le couloir.
Excuse-moi si j’ai mal interprété.
June avance en défaisant brusquement ce qu’il reste de sa queue-de-
cheval et laisse tomber son élastique sur le sol, sans intention de le
récupérer.
— Ah… tu les détaches ? s’enquiert Amara. Ça t’allait bien,
pourtant.
— Je ne vais plus jouer. Et puis, je me déteste avec les cheveux
attachés.
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3.

« Même les plus compétitifs reculent devant


l’échec. »

Shayn

Je ne sais pas quelle force surnaturelle m’a poussé à revenir ici le


deuxième jour de compétition, mais il s’avère que j’ai de nouveau le
cul posé sur les gradins de ce gymnase humide. Au moins, je ne suis
pas le seul de mes collègues à répondre présent. Il me suffit de me
fondre dans la marée blafarde et d’écouter Allan d’une oreille pour ne
pas révéler les vraies raisons de ma présence ici. Après ce qu’a fait
remarquer Amara à June hier, j’aurais sans doute dû m’abstenir de
récidiver, mais avec son violeur qui rôde dans les parages, je ne vois
pas comment j’aurais pu faire autrement.
Ivy n’est pas de la partie aujourd’hui. Tant mieux. Ça demande de
l’attention de faire semblant de l’écouter, et je refuse de me concentrer
sur autre chose que June.
Cette fois, elle est au premier rang, juste en dessous du nôtre,
entourée de filles qui chahutent. Elle ne s’est pas retournée une seule
fois depuis son arrivée, comme si elle avait senti ma présence dans son
dos et qu’elle ne voulait pas confirmer son intuition. Elle joue encore
en dépit de sa chute récente, comme en témoignent sa chasuble et ses
Converse. Mais malgré le match qui va bientôt débuter, ses cheveux
sont lâchés et accrochent la lumière terne projetée par le plafond en
verre.
C’est avec ce genre d’acte anodin que je me rends compte que je l’ai
vraiment perdue. Parce qu’elle ne fait pas ça à cause de moi.
Elle fait ça pour elle.
Je cligne des yeux. Il y a trop de gens dans un même espace. Ça sent
les transports à l’heure de pointe. Avec les allers-retours constants des
joueurs sur le terrain, l’air est lourd de transpiration et j’ai l’impression
que la moiteur de leur peau s’est propagée à la mienne.
À travers la foule, je cherche quelqu’un des yeux. Je finis
rapidement par le remarquer dans un coin des gradins. Il est facilement
repérable avec son harem qui s’ignore. Ce mec est le cliché de l’élève
populaire pour bien peu de raisons – si elles sont même énumérables.
Un corps pas si athlétique et des boucles châtain foncé de branleur, un
rire qui résonne en écho par-dessus celui des autres. Encore un à qui on
a donné trop d’importance. Ça me rappelle Adam. Cette pensée rend
l’ambiance autour de moi encore plus morose.
L’après-midi s’étire sans fin. L’équipe de June est visiblement l’une
des dernières à jouer. Je suis en bout de rang alors je passe mon temps
à me lever à cause de l’un ou de l’autre qui a besoin de pisser toutes
les cinq minutes. Je redécouvre qu’Allan est très bavard sous son air
rigide : pour lui, tout est source de commentaire. Le sol en lino qui
crisse sous les semelles des joueurs, la nouvelle réforme de
l’Éducation nationale, ou encore la fin de sa série préférée hier sur une
chaîne câblée.
Le tour de June arrive enfin et se déroule sans encombre. Elle est
moins énergétique qu’hier à cause de sa jambe mais elle continue
d’avoir la balle de temps à autre. Surtout, elle ne joue pas contre lui. Il
n’est pas resté à l’écart bien longtemps, mais cette fois leurs deux
équipes ne s’affrontent pas et, comme moi, il est condamné à la
regarder de loin. Je passe d’ailleurs plus de temps à le surveiller du
coin de l’œil qu’à suivre la partie.
Le match touche à sa fin. L’équipe de June a gagné. Les adversaires
se serrent la main avant de se disperser sur le terrain, sans que
personne ne paraisse vraiment emballé par la victoire. Lorsqu’elle
revient à sa place pour récupérer ses affaires et qu’elle lève les yeux
par hasard, son regard tombe sur moi. C’est un genre de vide qui le
traverse.
Je m’en veux aussitôt. J’ignorais qu’on pouvait abîmer quelqu’un à
ce point. Je repense au poison sur ma langue ce soir-là, derrière le
centre commercial. À toutes ces horreurs crachées parce que ça
semblait être ma seule porte de sortie dans une voie sans issue.
— On y va ? l’interpelle Amara en la rattrapant au pas de course.
Je commence à détester cette fille de toujours s’immiscer entre nous.
Mais je ne suis pas sûr qu’il reste un « nous ». On dirait que ce sont
juste mes regrets et moi.
— Une fois qu’on a joué, on a le droit de partir.
— Je vais d’abord aller me doucher, lui répond June en revenant à
elle.
Amara fait semblant de ne pas me remarquer dans le rang supérieur,
sans doute parce qu’elle-même peine à réchauffer le froid qui persiste
entre elles après ses accusations. Des accusations fondées, mais qui
mettent en péril leur amitié.
Ouais, toute vérité n’est pas toujours bonne à dire.
— Te doucher ? Ah, oui ! C’est vrai que tu as un shift le vendredi.
Tu veux que je t’attende ?
June zippe la fermeture Éclair de son sac et revêt un sourire amical
en se tournant vers elle. On dirait qu’elle s’est radoucie depuis hier.
C’est un de ses défauts. Elle ne reste jamais fâchée bien longtemps,
même contre ceux qui le méritent.
— Tu n’es pas obligée, mais si tu veux.
— OK, je serai dans le hall alors. J’ai besoin d’un café.
Elle travaille donc encore au centre commercial. J’aurais préféré
qu’elle arrête ce job pour une raison ou pour une autre, mais ce n’est
pas comme si je pouvais la contraindre à démissionner. J’ai toujours
peur que Chase tente quelque chose. Tout ce que je peux faire pour le
moment, c’est répondre quand son putain de numéro s’affiche sur mon
téléphone.
Je suis pris en otage et le montant de ma rançon est la sécurité de
June.
Amara sort par l’entrée principale tandis que June s’éloigne avec
d’autres élèves. Je l’observe longer les tribunes avant de disparaître par
la grande porte menant aux vestiaires.
— Plus que deux matchs, me souffle Allan en fouillant dans son
cabas en cuir pour en tirer une vieille barre de céréales écrabouillée par
le poids de ses manuels.
Je m’humidifie les lèvres. Je ne me vois pas passer les quarante
prochaines minutes dans ces gradins inconfortables, maintenant que la
raison de ma présence s’est évaporée. Mon regard traîne sur les rangs
voisins alors que la foule acclame les nouveaux joueurs entrés sur le
terrain dans un regain d’enthousiasme. Mon cœur rate un battement en
constatant que la place de ce connard est vide. Ses amis continuent de
discuter sans prêter attention au match qui vient de commencer. Et
après vérification, il n’est pas non plus sur le terrain pour jouer.
Je n’ai peut-être pas été le seul à m’intéresser à l’itinéraire de June.
— Tu t’en vas ? me demande Allan quand je me lève, d’un air qui
laisse croire qu’il se soucie vraiment de mon départ.
— Je vais pisser, je lui marmonne.
Il se laisse alors de nouveau absorber par le match en croquant dans
sa barre de céréales ramollie. Mon sang bat jusque dans mes tempes
quand je rase les tribunes. Je me doute bien que ce n’est pas un hasard
s’il a disparu en même temps qu’elle, et je me demande jusqu’où il a
l’intention d’aller. Pour lui, persécuter June ne date pas d’hier. Il
l’avait déjà prise à part devant le lycée il y a quelques mois, sous les
yeux de tout le monde.
Le plus inquiétant avec ce genre de mecs, c’est qu’en public ils ne
sont même pas la moitié de ce qu’ils sont en privé.
Lorsque j’arrive dans le hall des vestiaires, j’entends d’abord le
silence, puis quelques coups de sifflet étouffés de l’arbitre plus loin
dans le gymnase. L’air sent le plastique, les ballons usés, le tout couplé
à l’humidité. Je passe près d’un tableau en liège affichant des
médailles et des photos de compétitions sportives pour rejoindre les
douches, situées quelque part le long du couloir. Je ne sais pas trop ce
que je fais mais je sais que ce n’est pas une bonne idée.
Comme tout ce que j’entreprends la concernant.
Je passe devant une porte entrouverte et, en entendant des rires
cristallins résonner, j’en déduis que c’est le vestiaire des filles. Peut-
être qu’elle est dedans. Peut-être qu’elle ne risque rien, parce que c’est
un endroit où ce gars ne peut pas l’approcher. Mais, tant que je n’en ai
pas la certitude, mon sang continue de bouillir et je fixe la porte des
douches dans le fond en me disant qu’il pourrait s’y être enfermé avec
elle.
L’image de ses mains sur son corps remue quelque chose en moi,
quelque chose dont j’ignorais l’existence. J’ai l’impression que mes
muscles se pétrifient d’horreur. Depuis qu’elle a évoqué ce qui lui était
arrivé, sans entrer dans les détails, mon esprit s’amuse à me torturer et
imagine le pire. Je tente de broyer cette image mais elle s’impose de
façon toujours plus réelle. Son corps qui se refuse à lui sous les effets
étourdissants de l’alcool et ses mains qui le repoussent sans y parvenir.
J’ai presque l’impression d’entendre ses gémissements de douleur par-
dessus les nouveaux sifflets de l’arbitre.
Avant même d’avoir pu réfléchir à la portée de mon geste, j’ouvre la
porte des douches communes. Après une zone de vestiaires où ses
affaires sont posées, des cabines individuelles s’alignent sur un sol
blanc légèrement défraîchi. De la buée s’élève jusqu’au plafond,
revêtant les faïences blanches d’une fine pellicule de brillance.
J’ai conscience que traîner ici est risqué, plus que de me faire choper
durant un cambriolage. Sans doute parce que cette fois, ce n’est pas
juste moi qui tomberais.
Pour autant, je continue d’avancer dans un état second. J’ai
l’impression que, si je n’ai pas la certitude qu’elle va bien, je resterai
figé dans cette transe désagréable. J’entends l’écoulement de l’eau
dans l’une des cabines, mais c’est un bruit de fond. Mon sang pompe
toujours douloureusement dans mes artères, accompagné de cette
appréhension qui me serre l’estomac. Je reste à quelques mètres de la
cabine sans oser m’annoncer. Le décor paraît irréel et les lampes du
plafonnier me rappellent celles d’un hôpital.
J’ai l’impression que derrière cette porte se déroule un drame : Lucy
qui s’est coupée volontairement pour voir comment elle supporterait la
douleur et qui prétend avoir essayé de cuisiner après m’avoir appelé en
pleurs. Mais elle saigne trop maintenant, l’eau du robinet s’est
transformée en sang. Et bientôt, le visage de Lucy est remplacé par
celui de June. Sans que je le veuille, elles ont fini par se ressembler.
Parce que je suis incapable de gérer les gens qui ont des sentiments
pour moi.
Ce qui est triste, c’est que, cette fois, j’en avais aussi.
La porte de la douche s’ouvre tout à coup et elle en sort, déjà
habillée. Elle se fige en m’apercevant. Je dois avoir l’air d’un voyeur
qui l’a suivie avec l’intention de faire je ne sais trop quoi. Je cligne des
yeux alors que ma vision chaotique se dissipe.
Elle va bien. Il ne lui a pas tendu de guet-apens pendant que j’avais
le dos tourné. J’ai flippé alors qu’elle n’était pas en danger et je me
suis invité dans cette pièce. Dans l’urgence, je n’ai même pas pris la
peine de fermer à clé.
Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, de nouveau conscient
qu’on pourrait nous surprendre d’une seconde à l’autre. Je n’arrive
pourtant pas à dégager, les non-dits me retiennent.
— Évite d’utiliser des douches publiques, je lui lance alors
sèchement. N’importe qui peut entrer.
Ma mise en garde a tout d’un reproche. Elle ne rétorque rien,
continuant de m’observer sans réussir à cacher l’incompréhension dans
son regard. Il y a de quoi être larguée. Je me demande aussi ce que je
fous ici alors que je m’étais promis de ne plus lui adresser un mot. J’ai
tenu moins de deux mois. Ça ne m’empêche pas de continuer :
— Tu devrais vraiment faire plus attention à ce qui se passe autour
de toi.
Contrairement à moi, elle compte tenir ses engagements, si j’en
crois les secondes qui s’écoulent en emportant les restes de ma
cohérence. Je n’ai pas le droit d’être ici pour la protéger. J’ai tout fait
pour la blesser jusqu’à l’écœurement et dans sa tête, il n’existe plus
que le Shayn qui voulait juste coucher avec elle et qui a changé de
cible après avoir obtenu ce qu’il désirait. Je ne sais pas ce qui est pire :
savoir à quel point je l’ai blessée ou accepter le fait que je ne suis
qu’une croix de plus sur cette longue liste de personnes avant moi ?
Au moins, elle est toujours debout pour prouver aux autres qu’elle
vaut bien mieux que tous nos coups de pute réunis.
— T’as perdu ta langue ? je lui demande plus durement, pour
dissiper les possibles doutes sur ma présence ici.
Elle avale sa salive et continue de me regarder sans dire un mot, le
corps figé dans une position défensive. Elle s’est mal séchée en
voulant faire vite et certaines zones de son cou encore humides attirent
la lumière.
— Ouais, on dirait bien.
Je continue d’être méchant alors que la seule chose que j’aimerais
l’entendre dire, c’est qu’elle aussi aurait aimé que tout soit différent
entre nous. Mais qu’elle le dise ne changerait rien à la situation. Alors
je sors pour mettre fin à cette situation absurde et retiens un soupir de
soulagement en constatant qu’il n’y a personne dans le couloir.
Blesser, rejeter, et regretter.
Je ne sais rien faire d’autre.
Mais c’est tant mieux, parce que je n’ai pas envie d’échouer encore
alors que j’ai vraiment essayé.
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4.

« Au royaume des aveugles, fermer les yeux


n’est d’aucune utilité. »

June

— Le chat, il a disparu.
Affalé dans le tas de feuilles que je forme peu à peu avec mon
râteau, Gaby m’observe depuis son nouveau terrain de jeu. Je me
redresse en tirant sur les manches de mon sweat zippé, remarquant que
les extrémités de mes doigts ont rougi. Le froid règne en maître malgré
les rayons de soleil qui illuminent le jardin depuis ce matin.
— Le chat ? marmonné-je en expirant de la buée.
— Tu sais, le chat gris qui venait parfois.
Oh… Le chat.
Il a arrêté de venir rôder il y a quelques semaines. J’ai tourné dans le
quartier pendant des heures en sifflant mais il n’est jamais réapparu.
Shayn disait que certaines personnes devaient errer avant de trouver
leur chez-soi. Peut-être que d’autres sont condamnées à ne jamais en
avoir.
— Tu as remarqué, toi aussi ? je m’étonne.
Il hausse les épaules. Ses cheveux d’un blond terne prennent une
teinte dorée sous l’effet d’un rayon particulièrement lumineux.
— Je pensais que tu n’aimais pas les chats.
— J’ai changé d’avis depuis que Pato est mort, me rappelle-t-il avec
une insouciance qui me donne un haut-le-cœur. Je veux un chat la
prochaine fois.
Le mois dernier, j’ai trouvé Pato au pied de mon lit en rentrant des
cours. Son corps rigide était encore chaud, comme s’il m’avait attendu
jusqu’au dernier moment. On l’a fait incinérer. Gaby était triste
pendant une semaine, puis est passé à autre chose avec l’insouciance
qu’ont les enfants. C’est plus dur pour moi. Chaque fois que je repense
à ses yeux bruns réconfortants, j’ai une sensation de brûlure dans la
poitrine.
— C’est trop nul, ajoute Gaby. On aurait pu capturer le chat gris s’il
n’avait pas disparu.
Je l’observe en me disant qu’il a changé ces derniers temps. Ce n’est
plus pareil entre nous depuis qu’Emma est arrivée à la maison. C’est
déjà une chance qu’il m’accorde un peu d’attention aujourd’hui, en
venant s’asseoir à côté de moi pendant que je balaye. Mais j’ignore si
c’est par ennui ou parce qu’il a réellement envie de me tenir
compagnie.
— J’espère qu’il ne s’est pas fait écraser…, conclut-il en se
désintéressant déjà de l’affaire pour replonger le nez dans sa Switch
reçue à Noël.
Sur cette image glauque, je me remets à balayer les feuilles givrées
pour dégager l’allée. Les pavés du jardin doivent être propres : les
parents de Suzan viennent déjeuner. Avec l’accouchement, nous ne les
avons pas vus durant les fêtes et, avec la rentrée, tout s’est enchaîné.
Plus de la moitié du mois de février s’est déjà envolée. Je pensais avoir
esquivé le repas de Noël à Southampton – un supplice interminable –,
mais ils ont décidé de rattraper le temps perdu. Tout le monde veut
profiter d’Emma, la nouvelle attraction de la famille Grey. Durant le
repas, alors qu’ils s’émerveilleront de sa venue au monde, je ne pourrai
m’empêcher de les observer en me demandant s’ils ont un jour levé la
main sur leur fille.
Comment ça a commencé, et pourquoi ? Qui a porté le premier
putain de coup qui déclencherait plus tard un enfer pour moi ?
Depuis ce que m’a dit mon père, je me pose encore plus de
questions.
Oui, cette journée s’annonce géniale.
Je continuerai de les détester de former un tout alors que moi je ne
suis rien.
Un soupir me traverse. Je suis restée aujourd’hui. Je n’avais pas
d’excuse pour m’échapper. On n’a pas besoin de moi au travail et je
n’ai rien à réviser ce week-end. Si Amara n’était pas partie en week-
end avec ses parents, je lui aurais sans doute proposé de se balader sur
Marylebone High Street parce que j’ai du matériel à acheter.
Mme Carr a annoncé qu’on ferait de la peinture pour ce nouveau
semestre. Je pourrais y aller seule pour finir par errer sur les docks,
mais je n’ai envie de voir personne. Et surtout pas les familles qui se
promènent.
Je me penche pour décoincer un amas de feuilles d’entre les dents
du râteau et une vive douleur remonte le long de ma jambe. Depuis
que Heize m’a poussée avant-hier, j’ai mal au genou quand je me plie,
mais ce n’est rien que je ne saurais dissimuler. Je n’ai pas besoin de la
fausse sollicitude de mon père, seulement là pour apaiser les tensions.
Et puis tout le remue-ménage qui a eu lieu avant les vacances de Noël
a fini par se tasser : peu à peu, comme la nature reprend ses droits, les
habitudes de cette maison ont perduré. Si elle n’ose plus me frapper
car l’incident est encore trop frais, j’ai droit à quelques commentaires
acides, disséminés çà et là, dans les rares moments où nous nous
retrouvons seules. Papa, tout comme Gaby, a décidé qu’Emma agirait
comme un cache-misère et s’occupe d’elle chaque seconde quand il
n’est pas au travail.
Nous n’avons jamais eu de conversation au sujet de ce qui s’est
passé. Il ferme les yeux. Comme toujours. Parce que c’est un lâche.
Mais j’ai arrêté de lui trouver des excuses. Maintenant, j’ai tout à fait
conscience de qui il est. Au moins, je ne pourrai plus être déçue à
l’avenir, quand il fera une nouvelle fois preuve de cette lâcheté
identitaire.
Je commence à avoir les articulations engourdies à cause du froid.
Par ennui, je fais un dessin avec les feuilles qu’il me reste à ramasser.
Un genre de papillon abstrait, que Gaby zieute, l’air dubitatif.
— C’est moche, commente-t-il platement.
— Merci, Gaby.
Je ne sais pas si je dois déceler de la taquinerie ou de la méchanceté
dans son commentaire. Pour dissiper le malaise, je lui jette des feuilles
que j’avais recueillies dans mon râteau. Il pousse un cri strident qui se
transforme très vite en un rire tout aussi discordant quand il reçoit cette
masse humide au visage. Je le rejoins, contente d’avoir réussi à faire
quelque chose d’aussi anodin que rire avec lui.
Mais la porte d’entrée s’ouvre et nous tournons simultanément la
tête. Suzan se tient bras croisés sur le palier, dans son ensemble de
maison en laine gris. Elle peine à perdre les kilos accumulés durant la
grossesse. Au point qu’elle a même intensifié son régime aux graines.
— Vous n’avez pas froid, ici ?
Elle utilise le pluriel mais je sais bien que je ne suis pas invitée à lui
répondre. Gaby se redresse en s’étirant et elle remarque alors les
feuilles coincées dans ses cheveux. Une de ces expressions quasiment
illisibles passe sur son visage mais je comprends immédiatement
qu’elle n’est pas ravie.
— C’est malin, ça, lance-t-elle de ce ton faux qu’elle emploie
toujours en présence des autres. Tu es tout sale alors que tes grands-
parents arrivent dans moins de vingt minutes.
Gaby soupire, ennuyé de se faire reprendre sur une chose qui doit lui
paraître aussi futile.
J’ai un mauvais pressentiment.
— Va prendre ta douche, lui ordonne-t-elle depuis le perron en lui
adressant un sourire autoritaire.
Il nettoie son pantalon du plat de la main et rentre à l’intérieur sans
demander son reste. Là, tout de suite, je lui en veux de ne plus être le
petit garçon qui me jetait des coups d’œil suspicieux à chaque
interaction entre sa mère et moi.
Suzan me regarde d’abord un instant sans rien dire, refermant les
pans de son gilet long pour se protéger du froid, et un genre de
tiraillement croît dans mon estomac. Je fais semblant de terminer de
ramasser les feuilles, même si je sens son regard insistant.
Elle décide de s’approcher. Son ombre se reflète sur les pavés
désormais propres. Je serre le manche du râteau entre mon poing,
songeant que, si elle venait à lever la main sur moi, je n’hésiterais pas
à me défendre. Mais je sais qu’elle ne le fera pas. Mon père est à la
maison aujourd’hui et l’avant du jardin est visible depuis les baies
vitrées du salon au rez-de-chaussée et plusieurs pièces à l’étage.
Je lève les yeux sur la façade de la maison et constate que Gaby
nous observe par la fenêtre de sa chambre, mais j’aurais pu le manquer
à cause du reflet sur la vitre.
— Cet air vide dans ton regard, il est de retour.
Elle a parlé d’une voix sirupeuse. Mon regard retombe sur son
visage. Sa peau est rouge, à vif à cause du froid. Elle me fait penser à
ces enfants qui ont passé trop de temps dans la neige. Je sais pourtant
qu’elle n’a ni l’innocence ni la candeur d’une enfant.
— Pendant un instant, tu avais presque l’air heureuse, me dit-elle
avec un sourire dans les yeux. Je suis contente que ce soit terminé.
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5.

« Le jeu n’a plus d’intérêt si tu es le seul


à jouer. »

June

Comme chaque fois que je passe cette porte, je mets tout de côté.
J’oublie qui me fait cours et je ne regarde jamais dans sa direction.
La première fois, j’ai hésité à sécher. Mais cela revenait à dire qu’il me
manquait et que je n’étais pas capable de passer à autre chose. Y aller
en évitant son regard était plus dur, mais plus gratifiant pour ma
dignité.
J’ai supprimé son numéro et nos quelques messages répétitifs :
« Sors », « Pourquoi ? », « Ouvre ta fenêtre », « Prends des feuilles et un stylo ».
On ne peut pas guérir si on se torture avec des choses qui n’existent
plus.
— J’ai corrigé vos examens.
Sa voix porte depuis l’estrade et aussitôt des couinements
d’appréhension traversent les rangs. Sans avoir besoin de vérifier, je
sais qu’il se tient appuyé contre son bureau avec cette nonchalance qui
lui est propre. C’est énervant, encore plus énervant que lorsqu’on ne se
connaissait pas, de voir qu’il peut continuer d’être lui-même après
m’avoir fait autant de mal.
Moi, je suis obligée de faire semblant. Mais faire semblant, n’est-ce
pas tout ce que j’ai toujours fait dans ma vie ?
J’étale mes cours devant moi pendant qu’il commence à passer dans
les rangs pour remettre les copies. On entend des soupirs de
soulagement, ou de mécontentement, selon les résultats. Je veille à ne
pas sortir mon carnet de dessin. J’ai décidé d’être assidue depuis qu’il
m’a rejetée.
Parfois je me dis que c’est une bonne chose qu’il l’ait fait. J’étais en
train de perdre de vue mes objectifs, même s’ils n’étaient pas très
clairs.
J’ai vraiment envie d’intégrer une bonne école l’année prochaine. Je
ne sais pas si c’est encore possible, mais je fais tout pour. C’est aussi
pour cette raison que, depuis la rentrée, je passe mon temps à réviser
avec Amara. Il faut croire que les efforts payent : mes résultats se sont
nettement améliorés, bien qu’ils n’atteignent pas des sommets
incroyables, surtout en maths.
Ma copie atterrit sur mon bureau. Je louche sur la note, essayant de
contrôler mon expression en constatant que j’ai presque atteint la
moyenne. Pas suffisant pour recevoir des éloges à Sherborn, or à ce
stade, ça relève du miracle.
J’ai bien fait de persister et de ne pas m’endormir en révisant mes
leçons sur les fonctions de référence il y a deux semaines.
— Tu te mettras au premier rang au prochain examen.
Ma joie s’émousse et je retombe sur terre. Je laisse mon regard
glisser du bureau jusqu’à sa silhouette qui me fait encore face. Qu’est-
ce qu’il sous-entend ? Que j’ai triché ? Mes yeux se plantent
volontairement dans les siens, ce qui n’était pas arrivé depuis un
moment.
— Je n’ai pas triché, je marmonne entre mes dents.
Il laisse s’écouler au moins cinq secondes avant de répondre.
— Je n’ai jamais dit ça.
Notre échange attire l’attention et j’entends quelques rires fuser à
travers la salle, plus discrets qu’avant toutefois. Il semblerait qu’avoir
une amie m’empêche d’être totalement traitée comme une paria. Je
deviens moins amusante à titiller.
Décidant qu’il m’a assez humiliée comme ça, il tend sa copie à une
autre de mes camarades, sur le bureau voisin.
— Mais c’est ce que vous insinuez, j’ai le courage de lui répondre
alors qu’il me tourne déjà le dos.
Le vouvoyer paraît tellement étrange. Pour éviter ça, j’ai décidé de
ne plus lui adresser la parole depuis ce soir-là. Vendredi dernier dans
les vestiaires, il a tenté de m’intimider, mais je n’ai pas cédé à la
pression, je refusais de donner de l’importance à quelque chose qui
n’était pas censé en avoir. Alors j’ai gardé mes lèvres pressées malgré
son air inquiet. Il l’a de toute façon bien vite chassé en m’apercevant.
Je n’ai toujours pas compris ce qu’il faisait dans les vestiaires, ni
quelles étaient ses intentions. Il craint peut-être que je parle de nous à
quelqu’un, en l’occurrence à Amara. Jusqu’ici, il se contentait de me
regarder de loin et, plus récemment, de se pavaner avec sa collègue
sans se soucier des bruits de couloir pour me faire comprendre qu’il
était passé à autre chose. Mais je me suis fait une raison depuis
longtemps.
Je n’étais qu’une fille de plus.
C’est tellement blessant que je préfère ne pas y penser.
Je préfère me dire que tout ça n’a jamais existé.
— Dans ce cas, si c’est ce que tu as ressenti, me rétorque-t-il d’un
ton passif-agressif, je suis désolé. Mais je voudrais que tu t’assoies au
premier rang la prochaine fois.
Je lâche l’affaire en croisant son regard. Je n’ai pas envie d’entrer
dans son jeu. C’est ce qu’il doit chercher et je m’en veux déjà de lui
avoir répondu une première fois.

À la fin du cours, je me dépêche de rassembler mes affaires pour


limiter mon temps de présence dans cette pièce. Amara surgit du
premier rang.
— Quel trou du cul, grince-t-elle d’un air offensé en s’appuyant
contre mon bureau.
— Je te l’ai dit.
Je me lève et nous attendons patiemment que les filles qui obstruent
le passage sortent de la salle de classe. Elle m’adresse un sourire gêné.
Elle se demande sûrement si c’est toujours bizarre entre nous. Après le
match, on s’est retrouvées comme convenu dans le hall pour faire une
partie du trajet ensemble, mais je n’étais pas très loquace. L’apparition
inopinée de Shayn m’avait secouée, que je le veuille ou non.
— Il y a des frites à la cafétéria ce midi. Tu me rejoins après ton
cours d’art ?
— Désolée, pas aujourd’hui. Je vais réviser à la bibliothèque. J’ai
encore du mal avec les vecteurs.
— Pendant la pause déjeuner ? s’étonne-t-elle en m’adressant une
grimace compatissante. Tu devrais te reposer. L’examen est dans deux
semaines.
— J’ai vraiment eu un sale premier semestre… et je n’ai pas encore
tout à fait la moyenne.
Je brandis ma copie face à son visage, pour preuve de ce que
j’avance.
— Cinquante pour cent ? ! s’écrie-t-elle en se couvrant la bouche,
me donnant la nette impression que j’ai accompli l’exploit de l’année.
Mais c’est génial, June !
Elle sautille de joie, indifférente aux regards irrités qu’elle suscite, et
je m’en veux tout à coup d’avoir été aussi dure avec elle. J’ai tellement
peur de tout mettre en péril, de redevenir celle qu’on jette en pâture à
la moindre occasion. Je refuse de perdre à cause de Shayn cette
tranquillité que j’ai durement acquise.
— Allez, insiste-t-elle. Tu devrais vraiment fêter ça en mangeant.
Je comprends que je me suis laissé entraîner par la conversation et
que nous sommes désormais près de son bureau, où il est assis. Il
semble absorbé par son écran. Depuis quand sommes-nous à une
distance où il peut nous entendre ? Je déteste l’idée qu’il sache que je
me tue à réviser dans l’espoir de remonter la pente. Je préfère encore
qu’il pense que je triche.
— Pas ce midi, je réponds enfin à Amara lorsque nous sortons de la
salle.
Son sourire enthousiaste s’affaisse.
— … mais bon appétit ! Et ne mange pas que du pain, cette fois.
— C’est toi qui me dis ça ! glousse-t-elle face à mon hypocrisie.
T’en fais pas. Je vais savourer mes frites pendant que tu
t’autodigéreras dans la bibliothèque.
Elle tourne les talons. Nos chemins se séparent à cause de nos
options différentes mais je reste un petit moment à la regarder
s’éloigner dans le couloir.
Avoir une amie avec qui je me sens en confiance m’avait vraiment
manqué. J’ai passé tellement de temps à l’écart que j’ai fini par me
convaincre que j’étais mieux seule que mal accompagnée. J’en ai
oublié ce que ça fait de ne pas devoir garder toutes ses pensées pour
soi. J’ai encore des progrès à faire. Je déteste m’épancher sur ce qui
m’attriste, ennuyer les autres avec mes problèmes, parce que je ne suis
pas la seule à en avoir. Mais maintenant je peux de nouveau me
plaindre quand le cours m’ennuie et je n’ai plus à sauter de repas parce
que je n’ai personne avec qui m’asseoir à la cafétéria.
Après la douleur, ça va enfin un petit peu mieux. J’ai repris pied.
Et je ne veux pas replonger.

Je finis par regretter ma décision en entendant mon ventre


gargouiller dans le silence de la bibliothèque. De toute évidence, je
dois être la seule élève à avoir voulu réviser au lieu de me ruer sur les
frites et mon estomac commence à me le reprocher.
Je sors un paquet de bonbons de mon sac tout en sachant que du
sucre m’écœurera au lieu de me rassasier et je replonge le nez dans
mes révisions avec All the Things She Said de t.A.T.u dans les oreilles.
Pourtant, impossible de me concentrer, j’ai trop étudié. Je devrais
passer à la supérette en face du lycée. Les sandwichs triangles vendus
sont toujours ramollis et les canettes fraîches une fois sur deux, mais
j’ai besoin de manger quelque chose si je veux tenir le reste de l’après-
midi.
Au moment où je songe à me lever, je sens une présence dans mon
dos, accompagnée d’un parfum que je n’avais plus senti d’aussi près
depuis un moment jusqu’à vendredi dernier.
Il a dû m’entendre parler avec Amara.
Penché au-dessus de ma chaise, il saisit mon stylo rouge et barre ma
ligne de calculs. Je retire aussitôt mes écouteurs. Le silence est
d’autant plus évident avec ma musique qui bat sourdement en arrière-
plan. Lorsqu’il lâche mon stylo et recule comme si de rien n’était, je
sens mon ennui se transformer en colère.
— C’est faux, commente-t-il. Relis-toi.
Je récupère mon stylo et le range dans ma trousse, tout comme mes
surligneurs, que j’avais sortis pour l’occasion. Je dois me maîtriser.
Son indifférence quant à notre situation me met en rage.
— Tu pars déjà ?
Je pince les lèvres pour m’empêcher de lui répondre. J’ignore ce qui
lui prend depuis quelques jours. Il a décidé d’être plus frontal dans ses
confrontations ? En fin de compte, il doit détester le fait que je refuse
de partir du lycée alors que je risque de révéler notre secret.
Quand je le sens me suivre, je craque :
— À quoi tu joues ? sifflé-je entre mes dents. On pourrait nous voir.
— Tu vois quelqu’un qui se terre ici à part toi ?
Nul besoin de jeter un regard circulaire dans l’allée où je me suis
réfugiée pour savoir que je suis effectivement la seule élève présente.
Le silence semble me répondre.
— La documentaliste est là.
— La documentaliste ? Elle est partie manger, comme tout le
monde.
— Mais elle pourrait revenir.
— Et je n’ai pas le droit de venir chercher un livre ?
Devant cette ironie flagrante, je rabats mon sac sur mon épaule pour
signifier que je ne suis plus encline à l’écouter. J’ai déjà discuté avec
lui bien plus que je ne l’aurais dû aujourd’hui, surtout après m’être juré
de ne plus jamais le faire.
— Eh. J’avais besoin de te parler.
Il m’attrape délicatement par le bras alors que je m’engouffre dans
un autre rayon de la bibliothèque. Nos pas sont amortis par la moquette
et les étagères en bois s’étirent sans fin sous l’éclairage modéré.
Paupières closes, je prends une profonde inspiration.
— Va te faire voir, Shayn. Et tu n’avais pas besoin de dire que
j’avais triché.
J’espère qu’il n’a pas entendu, dans la seconde partie de ma phrase,
à quel point j’étais blessée.
Je fais volte-face alors qu’il ne m’a toujours pas lâchée. Il me tient
si prudemment que je le soupçonne de penser que j’ai encore des bleus
sous mes couches de vêtements.
— Je m’en sors mieux, tu sais ? je lui dis. Quand quelqu’un prend le
temps d’expliquer les choses avec bienveillance, c’est plus facile
d’apprendre.
Je plonge mon regard dans le sien sans cacher la déception qu’il
m’inspire. Mais j’avais sous-estimé la place des souvenirs dans une
relation, parce que tout ce que je m’efforce de refréner ressurgit tout à
coup et j’en ai la nausée.
C’est embarrassant d’avoir accordé plus d’importance à notre
relation que lui ne l’a fait.
Il ne s’intéressait qu’à mon corps.
Moi, j’étais prête à tout lui donner.
— C’est justement d’Amara que je voulais te parler.
Il me relâche.
— D’Amara ?
— Tu diras à ta copine d’arrêter de fourrer son nez partout.
Je sens mes yeux s’écarquiller. Est-ce qu’on pense à la même chose,
et si c’est le cas, comment est-ce qu’il sait ?
— J’ai cru comprendre qu’elle se montrait un peu trop curieuse
devant l’infirmerie. Mais je vois que t’es toujours aussi douée pour
détourner l’attention de tes problèmes.
— … Tu étais là ?
J’observe son visage. Tiraillée entre méfiance et incompréhension,
je ne sais plus à qui j’ai affaire. Depuis qu’il m’a raconté ce qui s’est
passé avec son frère, je me demande si la personne qu’il a été avec moi
existe vraiment ou si je l’ai inventée de toutes pièces. C’est le risque
quand une personne ne donne que des morceaux d’elle-même.
On se retrouve à combler les espaces.
— Pourquoi tu étais là ? je lui demande froidement. Qu’est-ce qui te
prend ? Tu me suis ?
— On s’en fout un peu. Je te dis juste de faire attention aux
rumeurs. Je t’avais demandé de partir pour cette raison.
— La conclusion est toujours la même avec toi. C’est moi qui dois
partir et toi qui dois rester, alors que c’est toi qui as merdé.
Malgré ma maîtrise de moi, cette conversation me pèse déjà sur
l’estomac.
— Et si tu ne veux pas qu’Amara se pose des questions, alors évite
de me faire des remarques en public, je renchéris d’un ton plus
tranchant.
— Tu ne comprends toujours rien, apparemment.
J’avance dans l’allée pour l’éviter mais un vif picotement au niveau
de mon genou me force à m’arrêter. Je porte une main à la plaie,
inquiète qu’elle se soit rouverte à cause du frottement des mailles de
mon collant. C’est en effet le cas : le pansement que j’ai mis l’autre
soir s’est décollé sous la douche et ma peau a formé une croûte qui
vient de s’arracher. Mes doigts sont tachés de sang.
Shayn me barre la route alors que je suis encore pliée, se tenant à
une distance qui me rappelle que nous étions bien plus que ça, il n’y a
pas si longtemps.
Je me redresse en essuyant machinalement le sang sur ma jupe. Le
silence s’étire pendant qu’il laisse son regard descendre sur ma jambe.
Le bleu se voit à travers mon collant si on s’y attarde, et une tache plus
sombre entoure désormais mon genou.
— Ça te fait mal ?
Il m’étudie de ses pupilles noires, dans l’attente d’une réponse. Ça
recommence ; cette lueur dans son regard. Je déteste qu’il ose faire
semblant de s’inquiéter pour moi après m’avoir aussi violemment
sortie de sa vie.
Je sens que je perds le contrôle. Mes yeux se mettent à piquer, mais
je lutte contre ces larmes ridicules qui menacent de couler dès qu’il me
témoigne la moindre attention.
— Ne fais pas ça.
Je pourrais presque me parler à moi-même.
— N’agis pas comme si tu en avais quelque chose à faire. Tu as
réussi une fois, mais je ne suis plus aussi idiote.
Il continue de me faire face avec cette expression horriblement
stoïque. Il n’y a que ses yeux qui pourraient parler pour lui, si je me
mettais vraiment à les regarder.
Mais ce serait comme lui accorder une seconde chance.
— Tu fais toujours ça. Tu me repousses et tu reviens quand tu
t’ennuies. C’est quoi la raison, Shayn ?
J’émets un petit rire qui ne trompe personne.
— Ah, tu me l’as dit un jour. Tu n’aimes pas quand les autres
touchent à tes jouets.
Sous mon calme apparent, mes muscles tremblent de rage.
— Mais je ne suis pas ton jouet, Shayn.
Je m’éloigne d’un pas raide en priant pour qu’il ne tente pas de me
retenir à nouveau.
— T’as laissé tomber ça, dit-il dans mon dos.
Au cas où ce serait important, je mets une longue seconde à me
tourner. Mes poings se serrent en découvrant l’un de mes chouchous
en velours entre ses mains.
— Tu peux le garder.
Sans m’écouter, il revient à ma hauteur et se cale dans mon dos,
prenant appui contre une étagère poussiéreuse. Tous mes sens se
mettent en alerte quand ses doigts effleurent mes cheveux. Je reste
statique pour une raison qui m’échappe.
Il se penche à mon oreille et me confie à mi-voix :
— Peut-être que j’aime juste être dans ta tête. Que ce soit en bien ou
en mal.
Son pouce et son index glissent sur ma nuque. J’ai l’impression
qu’il peut sentir tous les petits poils qui se hérissent à son contact.
J’ignore ce que je ressens. Dans ma poitrine, c’est aussi lourd que si on
venait de m’annoncer une mauvaise nouvelle. Mais mon corps, lui,
voudrait que le contact ne cesse jamais.
Lorsqu’il commence à rassembler mes cheveux en queue-de-cheval,
je sors pourtant de ma prostration. Je fais volte-face et je plante mes
ongles dans son poignet pour l’empêcher d’aller au bout.
— Ne me touche pas, je lui ordonne, si hors de moi que je peux à
peine parler.
Son regard gagne en intensité puis s’attarde sur mes lèvres. Je sens
ma respiration s’accélérer, ignorant si c’est dû à la colère qu’il
m’inspire ou aux souvenirs brûlants qui viennent se glisser entre nous.
— Je ne sais pas à quoi tu es habitué… Mais je ne suis pas juste ça.
— Juste quoi ? feint-il de ne pas comprendre.
Je n’ai pas besoin d’expliciter. Ses mots dégradants sont encore
gravés dans ma mémoire et ils m’empêchent de me laisser
complètement étourdir.
Comme si nous avions partagé la même pensée, il relâche sagement
mes cheveux. Je garde mes ongles plantés dans son avant-bras, encore
contrariée de m’être laissé berner pendant une seconde.
Lui, se soucier de savoir si j’ai mal ?
Il n’a toujours été intéressé que par une seule chose.
— Alors si tu ne veux pas partir, tu ferais mieux de te préparer, me
prévient-il calmement. Parce que toi et moi… ce sera toujours difficile.
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6.

« Il y a la réalité, et les mensonges qu’on


s’invente pour mieux l’affronter. »

June

— Ce n’est pas Holly, là-bas ?


Je pose un pied incertain sur la marche suivante tout en
m’accrochant à la rambarde. La cage d’escalier est un condensé
d’humidité. Ça glisse dangereusement à cause de nos semelles
mouillées et tout le monde s’y entasse pour accéder aux étages
supérieurs.
— Mais si, c’est elle !
Amara me fait signe de regarder plus haut. J’aperçois alors une
silhouette recroquevillée en plein milieu des marches. Frôlée de toutes
parts, on dirait bien qu’elle se moque de gêner le passage ou de voir sa
jupe piétinée et couverte de boue.
— Bouge de là, Unholy ! lui crie quelqu’un en la bousculant d’un
coup de sac à main Janin Hopkins.
On dit que quand le chat n’est pas là, les souris dansent. Jusqu’à
récemment, Holly était le chat et cette même fille qui rit d’elle l’un de
ses sbires les plus fidèles. Maintenant, elle profite clairement de son
manque de lucidité pour agir comme jamais elle ne l’aurait fait en
temps normal. C’est de plus en plus rare qu’Holly soit lucide. Depuis
la rentrée, sa chaise est très fréquemment vide et, quand elle n’est pas
absente physiquement, sa fuite est mentale. Quant à ses copines –
celles qui me harcelaient en début d’année et qui se sont
désintéressées de moi –, elles lui ont toutes tourné le dos sans
exception. J’ignore si c’est ça ou l’inverse, si Holly s’est éloignée de
tout le monde depuis qu’elle s’est remise avec lui.
J’avoue ne pas m’être penchée sur la question. J’avais mes propres
préoccupations.
— Ah…, colporte Saanvi, emmitouflée sous son écharpe en mohair
derrière nous. Heize était dans la story d’une meuf de Deptford cette
nuit. En train de se faire sucer. J’étais sûre qu’elle serait au bout de sa
vie.
— Quel crasseux, sérieux, renchérit une autre. Il a été plus utilisé
que certaines chiottes publiques.
Holly ne se lève pas malgré les commentaires autour d’elle et
continue de se tenir la tête entre les mains. Il ne nous reste plus que
quelques marches avant de l’atteindre.
— Elle est encore défoncée ? s’enquiert Amara, la considérant d’un
air grave. Il est seulement 8 heures.
— Eh, lève-toi, je lui ordonne quand j’arrive à sa hauteur.
Ses cheveux sont étrangement emmêlés, contrairement à une époque
pas si lointaine où elle les enduisait consciencieusement de laque pour
figer ses anglaises. Elle répond par un son guttural étouffé par la
cacophonie ambiante, sans relever la tête.
Je me rends alors compte qu’elle tremble.
— Vous bloquez le passage, les cassos, siffle Aubrey en nous
bousculant.
— Tu n’as qu’à te coller au mur, connasse, lui suggère Amara en lui
offrant un sourire mielleux.
— Holly, lève-toi, j’insiste, frappée par l’odeur nauséabonde
d’alcool qui émane d’elle.
Craignant qu’elle ne se mette sur la défensive en me sentant la
toucher, je fais précautionneusement basculer sa tête en arrière. Elle
réagit à peine. Sa nuque est lâche, presque désarticulée. Ses cheveux
humides lui retombent sur le visage et ses yeux ne sont que deux fentes
entourées de traces de mascara.
Nous échangeons un regard nerveux avec Amara. Les élèves nous
esquivent pour monter et il ne reste bientôt plus que nous trois dans la
cage d’escalier.
— Tu as pris quoi, sérieux ? je lui demande dans l’espoir de la faire
réagir.
— On devrait… peut-être appeler un prof, suggère Amara face à son
silence qui se prolonge.
Nos voix portent avec l’écho.
— Je vais… me faire virer, lui répond Holly d’une voix pâteuse.
Allez vous faire foutre. Je peux pas… me faire virer.
— Alors lève-toi.
Je lui tends la main.
Elle roule des yeux si lentement que, pendant une seconde, je crains
qu’ils ne soient restés coincés en haut. Elle décide tout de même de
m’accorder sa confiance et s’accroche à moi, mais elle tremble
tellement en se levant qu’Amara doit la rattraper de justesse pour
éviter qu’elle ne se brise la nuque en tombant en bas des escaliers.
— Je veux aller… aux toilettes…, marmonne-t-elle de façon tout
juste intelligible.
— D’accord, mais ne me vomis pas dessus, je la préviens en
l’entraînant avec moi.
Amara marche à côté de nous pour ne pas trop attirer l’attention des
quelques retardataires qui stagnent encore dans les couloirs. Arrivées
face à la porte des toilettes, je lui recommande :
— Tu peux aller en cours. Dis à Allan que j’accompagne Holly qui
ne se sent pas bien.
Holly ne perd pas une seconde et puise dans ses dernières forces
pour foncer dans la première cabine et y vomir ses tripes. Des bruits de
régurgitation emplissent la pièce. Amara jette un regard écœuré à la
porte que Holly a claquée derrière elle avant de pousser un soupir
compatissant à mon intention.
— Tu es sûre ?
— Je pense que c’est juste de l’alcool. À moins qu’elle ait fait un
mélange… j’attends de voir comment elle va. Sinon je l’emmènerai
voir un prof.
Peu importe qu’elle se fasse renvoyer. Ce serait mérité. La protéger
n’est plus de mon ressort.
— D’accord, abdique Amara, non sans un nouveau regard sceptique
en direction de la cabine des toilettes. J’y vais alors. Courage.
Après son départ, je m’appuie contre le radiateur qui ne chauffe pas
assez pour la saison. Quelques instants plus tard, Holly ressort de la
cabine en s’essuyant la bouche. Elle grimace en découvrant son reflet
dans le miroir : la lumière des appliques rend sa peau plus blafarde
qu’elle ne l’est déjà et son nez a coulé, comme son maquillage.
— Ah… je suis vraiment dégueulasse, commente-t-elle en reniflant
bruyamment, accrochée aux lavabos. Si ma mère me voit dans cet
état… elle va me tuer.
Sa mère, Edith.
Elle avait toujours la même intonation en nous demandant ce qu’on
voulait pour le dîner. Holly évoluait dans un cocon protecteur sans
mesurer la chance qu’elle avait. Même si je passais mon temps chez
les Harris, plus jeune, nous n’avons jamais été vraiment proches, avec
Edith. On s’en tenait aux banalités que peuvent s’échanger une ado et
une adulte lorsque la raison de leur échange est hors de la pièce. Ça ne
l’empêchait pas d’être toujours gentille avec moi. Je l’observais
beaucoup alors que Holly semblait trop habituée à sa présence pour
pouvoir l’apprécier.
J’aimais l’idée qu’elle soit une mère « normale » ; de celles qui se
mettent à crier parce que la table n’a pas été dressée ou la chambre
rangée. De celles qui cèdent à vos caprices et vous accompagnent au
centre commercial pour acheter un bracelet d’amitié chez Claire’s,
avec votre meilleure amie assise sur la banquette arrière du SUV aux
sièges impeccables.
Non, Edith n’était pas de celles qui quittent brusquement votre père
parce qu’elles ne l’aiment plus en vous laissant derrière elles.
Je me demande comment elle va, et ce que Holly a bien pu lui
raconter pour justifier la façon dont nos chemins se sont brusquement
séparés. Est-ce que dans sa version, j’ai encore le rôle de la méchante ?
— Ah… merde… je m’en suis foutu partout…
Les mains de Holly sont souillées par le vomi et tremblent sans
discontinuer.
Cette vision pathétique me force à détourner le regard.
— Tu devrais passer un peu d’eau sur ton visage. Ça ira déjà mieux.
Elle tourne la tête et semble se rappeler ma présence. Son
expression alors lointaine est ravivée par l’irritation, mais, incapable
de dire quoi que ce soit, elle se couvre les lèvres et fait demi-tour pour
rendre la fin de l’alcool qu’elle a ingurgité. Dans la précipitation, elle
laisse la porte ouverte. Elle s’est complètement rétamée sur la cuvette.
Prise de pitié, j’enfonce mon nez dans le col de mon pull et je la
rejoins pour lui tenir les cheveux avant de me tourner vers la porte
pour ne pas assister à ce spectacle.
C’est ainsi que je remarque les graffitis qui la recouvrent.
« Mets une croix si tu baiserais M. Scott. »
Il n’y a pas moins de dix croix, plus un commentaire ajouté au
marqueur blanc, qui ressort sur le vert de la porte :
« Je me porte volontaire ! »
— Pourquoi… tu m’aides ? me demande Holly en se redressant.
Revenue à moi, je relâche sa masse de cheveux par réflexe.
— C’est vraiment exaspérant… cette façon que tu as d’être gentille
quoi qu’il arrive… Tu es sacrément conne, me crache-t-elle en me
regardant par-dessous ses cils alourdis par le mascara.
Je sors de la cabine pour me laver les mains, loin d’être atteinte par
ce commentaire acide.
Elle retourne aux lavabos et, après avoir bataillé avec les robinets
automatiques qui ne s’actionnaient pas, elle se rafraîchit le visage.
Cette image me renvoie quelques mois en arrière ; quand c’était ma
tête qu’elle maintenait sous le jet d’eau froide au point que je ne
sentais plus mon nez. La nuit, je me réveillais avec un mal de gorge
affreux et je priais pour qu’elle se lasse de ce petit jeu et me laisse
tranquille.
Mais ça n’arrivait jamais.
— Tu as raison, je réponds alors en me séchant les mains avec une
serviette en papier. Je suis sacrément conne.
Ça me frappe maintenant. On se parle toujours dans les toilettes.
C’est une belle illustration de notre relation : tout est devenu de la
merde.
— Mais c’est la différence entre toi et moi. Je n’arrive pas à te
laisser te noyer dans ton vomi. Toi, tu n’as eu aucun scrupule à me
laisser pour morte dans cette forêt.
À mes mots, elle s’effondre comme un bébé.
La surprise m’immobilise pendant un moment. Je ne l’ai jamais vue
pleurer comme ça ; pas même quand sa grand-mère, à qui elle était très
attachée, est morte, en seconde. Elle se tourne pour ne pas être exposée
mais je vois quand même son profil dans le reflet du miroir.
Je reste à ma place. Je crois que j’en ai déjà assez fait pour
quelqu’un qui a passé les cinq premiers mois de l’année scolaire à être
son souffre-douleur. Oui, j’en ai trop fait pour cette personne qui a
préféré croire son copain que d’écouter ma version des faits.
Au-delà de son acharnement, des insultes gravées sur les portes et
parfois même sur ma peau, c’est ce qui me fait toujours aussi mal
après des mois.
De ne pas avoir été choisie, même par l’amie en qui j’avais le plus
confiance.
— Il l’a encore fait… Avec une fille de son lycée. Il m’avait promis
qu’il ne recommencerait plus.
Elle fait volte-face pour affronter mon regard, mais son esprit est
probablement si embué qu’il atténue l’animosité au fond de ses yeux.
— Et pendant le match. Il a passé son temps à te fixer. Je suis pas
conne, June… Je sais ce que ça veut dire.
Ce qui la rend sûrement aussi malade, c’est de m’avoir effacée de sa
vie en pensant que je représentais une menace, tout ça pour quelqu’un
qui ne lui montre ni respect ni considération. Je ne suis pas certaine
qu’on aurait cette conversation si Heize l’aimait vraiment en retour.
— Je le déteste, June…, pleure-t-elle alors. C’est lui qui m’a rendue
comme ça…
— Ce n’est pas vrai, Holly.
C’est facile de fuir ses responsabilités en rejetant la faute sur les
autres. Ce sont ses mains qui ont coupé mes cheveux et sa langue qui a
répandu des rumeurs à mon sujet. Tout comme ce sont les coups de
Suzan qui ont rendu mon existence maussade.
Je déteste les gens qui se racontent des mensonges et qui finissent
par s’en convaincre.
— Moi, je ne t’aurais jamais fait ça pour un garçon.
Elle me lance un regard brillant sous les lumières du plafonnier.
— Tout ce que tu m’as fait subir, Holly. Je ne l’oublierai jamais. Et
j’espère que toi non plus.
J’espère que tu te souviendras de la personne que tu es devenue et
que ça te fera pleurer, comme moi j’ai pleuré.
— Tu me fais pitié. Et je ne dis même pas ça méchamment. Ton
comportement est inquiétant. Arrête de boire et de te défoncer. Arrête
de lui donner de nouvelles chances. Tu vas finir par le laisser gâcher ta
vie.
C’est frustrant de voir quelqu’un qui a tout mais s’autosabote en
permanence.
J’espère qu’elle comprendra que les garçons comme Heize ne
tombent jamais.
C’est elle qui est en train de tomber.
Elle ne répond rien et continue de me fixer avec un regard vitreux.
Je me demande si son sang s’est trop dilué dans l’alcool pour qu’elle
saisisse le sens de mes mots mais, je sais que ce seront les derniers que
je lui adresserai. J’ai été suffisamment tolérante avec elle au vu de
notre passif.
J’ai fait le deuil de notre amitié. C’est à son tour maintenant.
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7.

« Il est souvent difficile de se débarrasser


de ce qui nous empoisonne la vie. »

June

Holly a changé de lycée.


C’est arrivé soudainement.
Le surlendemain de notre conversation, Watson nous a transmis
l’information au début du cours, comme si ce n’était pas important,
avant d’attaquer sur les enzymes et leurs principes fondamentaux.
Accoudée à ma paillasse, dans la lumière tamisée de la salle de
biologie, j’ai encaissé la nouvelle qui générait déjà son lot de réactions.
« C’était ça ou la retrouver pendue dans la cage d’escalier », selon
Aubrey.
« Tu penses qu’elle a rejoint Deptford pour être avec Heize ? »,
Emilia.
« Mais non. Elle a dû intégrer Westminster d’urgence. C’est aussi
bien coté que Sherborn », Saanvi.
J’imagine qu’on connaîtra le fin mot de l’histoire bien assez tôt. Les
nouvelles vont vite dans ce lycée. Et même si je trouve étrange de
savoir que sa place restera vide dorénavant, je suis soulagée. C’est une
page qui se tourne.
Je mets mes écouteurs filaires en traversant le hall principal. Il fait
encore jour dehors ; les journées rallongent de peu fin février, mais
c’est toujours ça de gagné. Des groupes d’élèves sont encore
agglutinés près des distributeurs et je me demande ce qui les retient à
tout prix ici alors que les cours sont terminés.
J’entretiens avec ce lycée une relation faite de haine et d’amour.
C’est toujours mieux que chez moi, mais ce n’est pas non plus le
paradis.
Je presse le pas. Je travaille jusqu’à 19 heures ce soir. Dans la cour
interne menant aux grilles principales, je reconnais d’abord la
silhouette de Watson moulée dans une jupe crayon. Elle possède
visiblement ce modèle dans tous les coloris. Elle parle à Shayn mais je
suis trop loin pour entendre ce qu’ils se disent. Je lui jette un bref coup
d’œil qui me permet de remarquer à quel point il a l’air ailleurs.
Toujours ce même regard noir qui balaye le vide.
Indifférent au monde qui l’entoure.
Quand on discutait, il faisait au moins semblant de m’écouter. Mais
faire la comparaison est inutile. C’est elle qui est toujours à ses côtés.
Et je me suis promis de ne pas accorder d’importance à ce qu’il m’a dit
à la bibliothèque.
Je les dépasse pour sortir du lycée. Je dois me dépêcher d’atteindre
la bouche de métro avant qu’elle ne soit prise d’assaut par les gens qui
rentrent du travail. Ma manager déteste que j’arrive en retard et,
malgré mes récentes bonnes résolutions, c’est encore une habitude qui
persiste.
Comme souvent, des élèves de différents lycées, dont Deptford,
pavent la rue. Je me fraye un chemin entre les fumeurs. Soudain,
quelqu’un m’arrache mon écouteur alors que je viens à peine de lancer
la musique.
Je m’apprête à protester mais je m’arrête face aux yeux bleus de
Heize. Mon manque de surprise est presque tangible. Face à cette
proximité involontaire, mon cœur a un raté très désagréable.
— Salut, Hermione, me lance-t-il d’un ton qui laisse croire que nous
sommes les meilleurs amis du monde.
Il m’attribuait déjà ce surnom ridicule l’année dernière, lorsque sa
présence m’était imposée par Holly. C’était absurde. J’ai les cheveux
bien plus sombres, et pas le même parcours scolaire.
— Tu n’as pas vu Holly ? Ah… non, c’est vrai. Elle s’est barrée.
Je l’ignore, gênée d’être ainsi exposée au milieu des élèves.
J’imagine déjà les rumeurs se répandre comme une traînée de poudre :
Holly à peine partie, j’ai déjà ressauté sur son mec.
— Tant pis. Elle ne manque à personne. Ton genou va mieux ?
Il m’attrape l’avant-bras pour m’empêcher d’avancer. Son geste
brusque me fait bousculer une fille qui buvait dans un gobelet en
plastique, une clope à la main. Elle crie son mécontentement, mais ni
lui ni moi n’y prêtons attention.
— Réponds quand je te parle, m’ordonne-t-il avec une expression
qui m’indique qu’il se réjouit sérieusement de mon silence,
contrairement à ce qu’il en dit.
La réalité me heurte. Il se permet de me faire subir toutes ces choses
parce que je n’ai jamais osé parler de cette nuit-là publiquement. Dans
l’esprit de ces gens qui nous épient, je ne suis que la traînée qui a fait
l’erreur de coucher avec le copain de sa meilleure amie et qui en a
payé le prix fort. Et s’il est aussi familier avec moi, c’est qu’il doit
encore se tramer quelque chose entre nous.
Si je sortais de mon silence, c’est moi qui serais blâmée. Je n’aurais
pas dû trop boire.
Je m’éloigne dans la foule en espérant qu’il n’insistera pas. J’en ai
assez de me battre avec lui. Je ne comprends pas ce qu’il me veut, si ce
n’est m’empêcher d’oublier cette nuit cauchemardesque. En sa
présence, tout ce que je refoule menace de s’échapper. Je me cogne à
un porte-vélos vide en pressant le pas, sans oser me retourner pour voir
s’il me poursuit.
Faites qu’il ait abandonné, qu’il soit resté avec les autres.
Dans mon empressement, je ne sais même plus où je vais.
J’emprunte le chemin qui longe le lycée, celui qui donne sur l’arrière
de la cafétéria. Les bennes à ordures sont visibles derrière la grille.
D’immenses chênes bordent le passage et leur ombre semble
m’engloutir.
On me coince soudainement contre le muret. Le bout de mon oreille
tape contre les grilles en acier et une douleur sifflante me traverse. Le
visage de Heize apparaît au-dessus du mien et, à l’abri des regards, son
comportement agressif change pour devenir plus langoureux.
— Tu joues encore les difficiles.
Seule face à lui, je perds l’usage de la parole. Comme sur ce terrain
la semaine passée. J’avais beau utiliser mon corps pour l’éviter, mon
cerveau ne me répondait plus. Je savais juste que je devais fuir.
— Mais tu passais ton temps à me regarder, avant, affirme-t-il en
baissant d’un ton tout en se rapprochant de mon visage. Tu pensais que
je n’allais pas le remarquer ?
Il prend appui sur la grille derrière moi et m’adresse un sourire qui
me retourne l’estomac. Il me rappelle que, même si j’essaye de
l’oublier, il a pris mon corps de force.
Il m’a volé ma première fois. Personne ne pourra jamais effacer ça.
— Tu sais que je t’ai toujours préférée, June…, me confie-t-il en
s’approchant encore. Et toi aussi. C’est pour ça que tu m’as embrassé
en premier ce soir-là.
Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai.
Ce n’est pas vrai !
Ça me revient, maintenant. Ses lèvres qui se sont écrasées sur les
miennes avec force. Je ne comprenais pas trop ce qui se passait. À un
moment nous étions dans les escaliers, et la seconde suivante dans
cette chambre de garçon à l’odeur de tabac froid. Je me souviens du
logo de sa PlayStation qui brillait dans le noir. Du tas de vêtements
sales qui s’accumulaient sur sa chaise de bureau et de cette sensation
d’être à un endroit où je n’aurais jamais dû être.
— Je n’étais pas… d’accord.
— Bien sûr que si, tu l’étais.
— Je ne voulais pas !
Je me rends compte que je pleure. Le courant d’air gelé me glace de
nouveau de l’intérieur.
— Si, tu le voulais ! Tu as juste eu peur à cause de ce que dirait
Holly. Tu le sais, au fond de toi.
Je revois la tache au plafond, je sens les draps froids contre ma peau.
Cette sensation de nager dans un champ d’orties. Tout me faisait mal.
De mes chevilles jusqu’à mon cuir chevelu. Ça me brûlait. Piquait.
Rongeait. Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Dix minutes ou
une heure. Le lourd poids de son corps sur le mien. Je n’avais aucune
chance.
Quand, enfin, il a arrêté, j’ai compris que je n’étais plus moi-même.
J’étais partie loin, quelque part où ce drame n’arrivait pas. Je crois que
j’étais dans ma chambre, allongée dans mon lit confortable. Je n’avais
jamais répondu au message de Holly qui me disait de venir à la soirée.
J’étais sagement restée à la maison malgré la tension qui y régnait
après les coups que m’avait infligés Suzan. Je n’avais pas découvert,
en arrivant sur place, que Holly ne s’était finalement pas pointée chez
Heize. Il ne m’avait pas dit : « Ouais, elle fait encore sa putain de
drama queen mais elle va arriver » en remplissant mon verre d’alcool.
Et je ne l’avais pas bêtement porté à mes lèvres en me convainquant
que ça m’aiderait à être moins triste. Il n’avait pas commencé à se
rapprocher de moi, innocemment d’abord, pour m’aider parce que je
titubais dans un coin de son jardin. Il n’avait pas murmuré : « June, tu
ne te sens pas bien. On va monter dans ma chambre pour que tu te
reposes un peu. »
Mais il s’est redressé sur le lit et j’ai pris conscience que cette
version de la soirée n’existait que dans ma tête. J’avais la chair de
poule et il marmonnait quelque chose. Je ne sais pas si je ne
l’entendais pas ou si je voulais tout simplement ne pas l’entendre.
J’étais tétanisée sur le matelas, incapable de bouger. Il m’a dit de
dégager d’une voix rauque, plus fort pour que je réagisse. Il était en
colère et je suis revenue à moi-même, juste assez pour me redresser
moi aussi. J’ignorais qu’il avait pris des photos de nous deux dans ce
lit. J’ignorais qu’il les enverrait à Holly dans les heures qui suivraient
et que ça signerait ma mort sociale.
Peut-être ma mort tout court.
— June…, murmure-t-il plus bas. Qu’est-ce que tu es allée raconter
à Holly ? Arrête de te mentir à toi-même. Tu m’as foutu dans la merde,
moi aussi.
J’ai soudain le sentiment que toute cette situation est ma faute. Je
sais que je devrais le repousser à nouveau, mais je suis devenue
spectatrice de la scène.
Trahie par mon propre corps.
J’entends encore la musique que j’avais choisie en arrière-plan, dans
une seule de mes oreilles. Sa main s’aventure sur ma hanche et y reste
car je ne parviens plus à le repousser.
— Je plaisantais quand je t’ai insultée. Tu le sais, non ?
Sa main remonte sous mon tee-shirt et je sens bientôt ses doigts qui
se frayent un chemin sur mon ventre jusqu’à atteindre les baleines de
mon soutien-gorge. Je m’entends pleurer, mais il ne prête pas attention
à mes supplications et finit par tenter de s’écraser sur mes lèvres. Je
trouve quand même la force de détourner le visage, écœurée par ce
contact répugnant.
— Allez, June, arrête, exige-t-il sèchement.
Sa main se fait plus insistante tandis que l’autre glisse sur mes
fesses pour les presser avec avidité, mais il est violemment intercepté
avant de réussir à complètement atteindre ma poitrine. Mon regard se
concentre alors sur cette main qui vient d’attraper son avant-bras, qui
l’enserre avec tellement de force que le visage de Heize se tord de
douleur. Il est tout à coup écarté de moi et je me colle contre le muret
en tentant de reprendre ma respiration. Je me rends compte qu’elle
s’était bloquée dans mes poumons, que depuis quelques secondes je
vidais mes réserves d’oxygène.
J’inspire profondément, en vain. J’ai l’impression d’avoir oublié
comment on respire. Alors je panique. Et leurs cris dans mes oreilles
ne m’aident en rien. Est-ce qu’ils m’entendent m’étouffer, ou est-ce
que c’est seulement dans ma tête ?
— De quoi tu te mêles, connard ? ! s’offusque Heize en relevant des
yeux enflammés en direction de son interlocuteur.
C’est Shayn qui l’a arrêté. Je presse ma paume contre le muret,
ignorant la brûlure que je m’inflige à cause de la pression. Un
minuscule filet d’air a réussi à se frayer un chemin dans ma trachée.
— Connard ? répète Shayn avec des yeux si noirs que j’en viens à
craindre la suite. Tu sais à qui tu parles ?
Heize se met à rire avec emphase mais je vois bien qu’il est moins
serein qu’à l’ordinaire. Shayn est plus grand que lui, plus imposant. Il
lui a saisi le bras avec tellement de force qu’il risque d’avoir des
contusions.
— Ah, j’ai compris, dit Heize en faisant aller son regard de Shayn à
moi tout en se frottant le poignet. Tu t’es trouvé un mec plus âgé. C’est
bien ton gen…
— Je suis prof ici, l’interrompt Shayn.
L’assurance qui lui restait se volatilise. Heize regarde à nouveau
Shayn, l’analysant cette fois, loin d’avoir envisagé cette possibilité. Sa
posture change. Je reconnais le Heize hypocrite, celui qui craint que
ses méfaits de lycéen puissent lui coûter son futur poste à hautes
responsabilités.
— Tu es élève à Deptford, affirme Shayn sans le lâcher du regard.
— Quel rapport ? s’offense-t-il, et je remarque que son poignet vire
peu à peu au rouge.
— Le rapport c’est que tu agresses une de nos élèves devant notre
lycée.
— Tout de suite les grands mots ! Agresser ? On discutait juste…,
affirme-t-il pour calmer le jeu. Mais je ne vois pas en quoi ça vous
concerne. Ce sont nos affaires.
— Arrête de te foutre de moi. Elle est en train de pleurer. On ne t’a
pas appris le consentement ?
Je l’ai rarement vu aussi sérieux et inébranlable.
Je continue de prendre appui sur le muret, incapable de croire que
j’assiste vraiment à cette scène surréaliste.
— On était juste en train de s’embrasser !
— Tu la tripotes dans cette putain de ruelle et elle est en train de
pleurer ! réitère Shayn en se tournant vers moi pour la première fois.
Leur attention m’écrase. Je prends alors conscience de mes joues
humides, de mon apparence débraillée, et un malaise me pousse à
détourner le regard. Je le regrette aussitôt. Mais je n’ai pas la force de
l’affronter après qu’il m’a encore vue en position de faiblesse.
— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous n’étiez pas là. Elle est juste
triste à propos de quelque chose de personnel. Pas vrai, June ?
Mes lèvres restent scellées. Je ne vais pas le protéger.
Mon silence incite Shayn à poursuivre.
— Ce n’est pas la première fois que tu es impliqué dans un incident
ici. Deptford et Sherborn sont partenaires.
— Elle est juste tombée pendant le match !
— Ouais, t’iras raconter tes histoires à l’administration.
— Non mais sérieux ? C’est quoi, cette merde ? s’indigne Heize en
regardant autour de lui, à la recherche de l’approbation d’un public
inexistant.
— Tu n’es pas obligé de me suivre maintenant, mais t’en fais pas, le
problème sera rapporté au personnel de ton lycée avant demain matin.
Heize continue d’écarquiller les yeux, réduit à son rang d’élève qui
a défié l’autorité et qui risque d’en payer le prix. Quand il le veut,
Shayn impose une autorité effrayante.
— Tu viens ici pour régulièrement agresser une des élèves et tu
pensais que ça n’aurait aucune conséquence ? Je ne sais pas dans quel
monde tu vis, mais réveille-toi.
— Mais parle ! m’incendie Heize, énervé par la tournure des
évènements. À quoi tu joues ?
Même si je le voulais, ma gorge est trop serrée pour émettre le
moindre son. Je fixe un point derrière lui, dans l’arrière-cour, parce
que baisser les yeux après ce qu’il a osé me faire serait admettre qu’il
me fait peur.
J’en ai plus qu’assez de ses attaques à répétition. Je voudrais
simplement que ça s’arrête. Alors je laisse Shayn prendre les devants.
— Qu’est-ce que tu fous, Heize ? le hèle quelqu’un depuis le bout
de la ruelle, interrompant leur échange de regards. On rentre !
Je reconnais deux de ses amis à l’avant du groupe qui nous observe.
Ce sont les mêmes types qui l’avaient aidé à me chercher dans la forêt.
Un frisson aigu remonte le long de mon échine. Toute cette histoire est
déjà allée beaucoup trop loin.
Heize laisse glisser son regard sur moi et j’y lis toute la haine que je
lui inspire à présent. La rumeur du groupe semble progresser jusqu’à
nous, transportée par le vent qui souffle doucement et fait trembler les
feuilles des chênes.
Il rend finalement les armes et les rejoint après m’avoir lancé un
regard signifiant que je vais le payer. Je vois le groupe le bombarder de
questions à son arrivée mais il semble les ignorer. Ils disparaissent au
détour de la rue.
Il n’y a plus que Shayn et moi. Nos yeux se rencontrent et je me
sens déjà étouffée par le poids de sa question inévitable.
— Ça va ?
Il a parlé avec retenue.
Je devrais le remercier, mais je crois que je déteste l’idée que ce soit
lui qui m’ait aidée. Alors j’évite son regard, consumée par mon
embarras qui grandit au fil des secondes.
— Je t’ai demandé si ça allait.
Je m’éloigne lâchement du muret pour le fuir sans avoir à lui
répondre, mais il me rattrape par l’épaule en faisant preuve de bien
moins de délicatesse qu’à la bibliothèque.
— Je pensais que tu en avais marre d’avoir à gérer mes problèmes,
je lui rétorque aussi sèchement que possible. Il faudrait que tu
apprennes à être cohérent avec toi-même.
— Arrête un peu tes conneries. Tu voulais que je le laisse t’agresser
alors que je l’ai vu te suivre ?
Maintenant, toute sa colère s’est dirigée contre moi et son regard
brûle d’amertume.
Je n’ai pas de réponse à lui donner. Un « simple » merci suffirait.
Pourtant, la rancœur me domine et je n’arrive pas à m’y résoudre. Je le
déteste d’être toujours là quand j’en ai le plus besoin. Pourquoi se
rendre indispensable si c’est pour finir par m’abandonner comme tous
les autres ?
— Ce n’était pas aussi grave que ça en avait l’air.
— Ferme-la, m’ordonne-t-il d’un ton glacial.
Il a raison de me reprendre. J’aimerais seulement croire que, si je
m’en persuadais assez fort, je pourrais fermer les yeux cette nuit.
Fermer les yeux sans me remémorer ce nouvel accident ni cette
affreuse soirée, dont les souvenirs, dissipés alors par l’alcool, émergent
quand j’y réfléchis trop.
— Reboutonne-le.
La mâchoire crispée, il a donné cet ordre en me regardant droit dans
les yeux. Je baisse le regard sur mon chemisier. Le premier bouton a
sauté.
— S’il te plaît, reboutonne-le avant que je rattrape ce fils de pute et
que je le tue.
Je sais qu’il en serait capable et ce ton presque suppliant ravive
toute ma frustration. Pourquoi se mettre dans cet état ? Parce qu’un
autre que lui a réussi à m’atteindre ?
Je n’ai pas envie de jouer à ses jeux tordus.
Je ne veux pas que ce soit difficile entre nous.
Je veux que ce soit terminé.
— Merci, mais tu n’as pas à te donner cette peine. Contente-toi juste
d’être mon enseignant. C’est ce que tu as choisi, non ?
Je lui tourne le dos en reboutonnant le col de mon chemisier. Mes
mains tremblent tellement que je n’y arrive pas du premier coup.
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8.

« Un cambrioleur ne force pas toutes


les serrures. »

Shayn

J’aurais dû rester chez moi.


Accoudé à mon bureau, je me masse la nuque pour calmer la
douleur : une couronne de fer me compresse les tempes. Je dois avoir
de la fièvre. Je n’ai pas pris la peine de vérifier en partant ce matin.
Elle a dû monter depuis et je peine à tenir debout, ce qui explique
pourquoi j’ai fait cours en restant à mon bureau aujourd’hui.
J’ai passé la journée à me demander si je devais rentrer. Les
cambriolages me rapportent plutôt gros en ce moment, alors je peux
me permettre de perdre un jour de salaire, mais j’essaye toujours
d’aider Sarah. Je sais combien c’est la merde pour elle depuis que
Dean est malade, et mes virements viennent au moins adoucir ce
tableau. Elle peut acheter de nouveaux vêtements à Isaac sans craindre
que leur père ne les dépouille pour ses provisions d’alcool.
Je ne reçois plus aucun SMS de Dean me réclamant une transaction
immédiate. Il est de toute évidence trop mal en point pour se permettre
d’aller traîner dans ses endroits fétiches d’autrefois. Adieu les putes et
les shots de tequila. Maintenant, c’est un genre de décompte macabre.
Je n’aimerais pas être à la place de Sarah. À se demander, chaque
fois qu’elle entre dans sa chambre, si elle le trouvera raide sur son lit.
Avec la vision insupportable de ses yeux qui ont viré au jaune, figés
vers le plafond.
Sarah m’a rapporté que ma mère s’occupe de lui désormais. Le faire
hospitaliser coûterait trop cher, et serait surtout inutile. Elle continue
de lui prodiguer les soins adéquats sur son lit de mort, après de longues
journées passées au travail. Les liens du mariage ont su tenir le choc
face à la maladie, sans forcément les resserrer.
On dirait bien que ma mère tolère tout le monde à part moi. Son
infidèle de mari, son aîné meurtrier et sa belle-fille qu’elle a toujours
acceptée comme étant la sienne.
On ne peut pas compter sur Adam pour les aider. Personne ne sait où
il est. Apparemment, même maman est déçue, elle qui érigerait
pourtant une statue en son honneur si elle le pouvait. Alors je contribue
comme je peux. Peut-être que, dans le fond, je saute sur l’occasion
pour me racheter auprès d’elle.
La sonnerie me délivre de ce supplice et je ne pense plus qu’à mon
lit qui m’attend sagement chez moi pendant que tout le monde se lève.
Mais mon repos sera de courte durée, parce que cette nuit je devrai
encore en sortir pour les rejoindre. Reste à savoir si j’y arriverai dans
cet état.
Je claque mon ordinateur d’un coup sec, me demandant si une boîte
de paracétamol traîne quelque part dans ma voiture. J’aimerais réussir
à ne pas foncer dans une barrière de sécurité avant d’arriver à
Croydon.
— Ça va, monsieur ? Vous avez l’air un peu pâle, me fait remarquer
une élève.
Je lui adresse un vague signe de la main signifiant que j’apprécie,
mais qu’elle ferait mieux de continuer à vivre sans se mêler de mes
affaires. Son regard s’attarde alors sur ma blessure. Des picotements
traversent ma paume.
— Vous bricolez ? se renseigne-t-elle.
Ouais, sûrement le système d’alarme de ta villa à Kensington.
Je fais semblant de ne pas avoir entendu sa question, mais nous
savons tous les deux que mon silence est intentionnel.
— Vous êtes un manuel ? enchaîne une autre, s’appuyant à mon
bureau et faisant ainsi s’envoler la feuille de présence.
Avec son intervention, elle vient de rameuter quatre ou cinq
curieuses qui se mettent à m’observer comme si j’étais un genre de
trésor national.
— Vous avez de grandes mains, s’aventure l’une d’elles. Ça ne
m’étonne pas !
Elle provoque un éclat de rire ahuri. Les élèves de seconde sont de
plus en plus audacieuses, mais le trophée de l’insolence revient à celles
de terminale, qui savent que peu d’années nous séparent et qui en
profitent pour flirter dangereusement avec les limites hiérarchiques.
— Mmh, je rétorque en m’emparant de l’étui de mon ordinateur, les
laissant s’imaginer ce qu’elles veulent à mon sujet.
Je lorgne ma blessure, une plaie de trois centimètres au milieu de
mon index, encore en phase de cicatrisation. Je la dois à mon manque
de concentration. L’autre soir, en plein cambriolage, j’ai laissé un bout
de verre m’entailler la peau pendant qu’on déplaçait un miroir. Ça m’a
permis d’apprendre que Marlon est sensible à la vue du sang. On ne le
devinerait pas sous son sérieux d’agent de sécurité, mais il a failli
tourner de l’œil. Je me suis dépêché d’enserrer la blessure dans mon
tee-shirt avant de laisser les traces de mon ADN dans tous les recoins
de cette maison.
Le troupeau de pisseuses finit par se disperser en comprenant
qu’elles n’apprendront rien de plus à mon sujet, et voir la salle de
classe se vider desserre momentanément les boulons qui se refermaient
autour de mon crâne.
C’était la dernière heure.
Du coin de l’œil, j’aperçois une silhouette se dessiner sur le seuil de
la porte. Je m’apprête à soupirer, persuadé que c’est Ivy. Je n’ai pas la
force de l’écouter pérorer jusqu’à ce qu’on atteigne nos voitures
respectives. Mais quand je tourne la tête, c’est une autre fille qui
m’attend. Je suis tellement surpris par la vision de cette chevelure
auburn que je me demande si ce n’est pas la fièvre qui me fait
halluciner.
Qu’est-ce que Grey fout là ?
Même si je devine que ça concerne l’altercation de l’autre soir, la
question se lit sans doute sur mon visage. Elle m’informe d’un ton plat
en s’approchant de mon bureau :
— Je dois te parler.
Je vérifie par-dessus son épaule, redoutant qu’Amara émerge de
nulle part, puisqu’elle a pris l’habitude de la suivre comme son ombre.
La sévérité de son expression me frappe directement. Aujourd’hui,
sa tresse signature se fond dans ses ondulations et le col de sa chemise
est fermé jusqu’en haut. Je n’arrive pas à apprécier sa présence,
l’incident de l’autre soir est encore trop frais. June me rappelle que,
quand je ne garde pas un œil sur elle, elle est exposée à toutes sortes de
dangers dont je ne peux plus officiellement la protéger.
Enfin, ça, je n’ai jamais pu le faire.
— Il va passer en conseil de discipline, je lui fais savoir en la
dépassant pour quitter la pièce.
Surprise d’être ainsi plantée au milieu de la salle de classe, elle me
dévisage pendant un moment avec frustration. Elle finit par
comprendre que je l’invite à sortir aussi, à moins qu’elle ne veuille
rester enfermée ici cette nuit, et me rejoint pour que je ferme à clé.
Mon mal de crâne s’intensifie.
— J’ai entendu, oui, me répond-elle finalement.
Une collègue traverse le couloir en prenant la direction opposée et
nous adresse un sourire cordial. Je sens June se tendre à côté de moi
mais je me contente de commencer à marcher.
Personne ne pourrait se douter de ce qu’on est vraiment ou, plus
justement, de ce qu’on a été.
Comment le sauraient-ils ? Il y a toujours une bonne excuse quand
on cherche bien. Ce n’est qu’une étudiante que j’ai aidée parce qu’elle
était en difficulté. Un élève l’agressait, j’ai mis un terme à l’altercation
et j’ai fait remonter le problème à la direction. Maintenant, peut-être
qu’elle est venue me remercier. Ou peut-être que je l’ai invitée à se
confier à moi si d’autres choses n’allaient pas. Dans un monde normal,
c’est ce que devraient se dire les gens en nous voyant discuter en
dehors des cours. Mais dans notre cas, ils auraient raison de se
questionner.
Parce qu’on a plus que déconné ensemble et que je serais le seul à
blâmer si ça venait à se savoir.
J’emprunte l’une des nombreuses cages d’escalier réservées aux
enseignants, conscient qu’elle me suit dans la lumière grise. Je
m’accroche à la rambarde poussiéreuse en dévalant les marches. Sa
présence dans mon dos alourdit mes pas, on dirait presque que ma
fièvre monte.
— J’ai dit que je devais te parler, insiste-t-elle.
J’entends toute l’irritation dans sa voix. C’est vrai que je l’ignore.
Arrivé en bas, je lève les yeux au-dessus de nous pour lui désigner les
étages supérieurs. N’importe qui pourrait nous entendre sans savoir qui
on est.
Elle admet se montrer impatiente et se tait jusqu’à ce que je pousse
la porte coupe-feu pour déboucher dans les couloirs du rez-de-
chaussée. Nous passons près des salles de sciences, situées non loin
d’une des issues de secours menant au parking réservé au personnel. Il
est en travaux depuis déjà plusieurs mois, alors tout le monde est
obligé de se garer devant le lycée. L’emprunter est devenu un raccourci
pour sortir plus vite.
La lumière entre difficilement dans cette partie du bâtiment, où tout
est plongé dans un silence religieux. Personne n’ose faire de bruit ici,
comme si les sciences de la vie était un domaine du savoir plus élevé
que les autres.
Je ralentis le pas. Un chariot de ménage est arrêté près d’une salle de
classe entrouverte. Le personnel a déjà commencé le nettoyage de fin
de journée.
— En fait, c’est pas le moment, je lui réponds enfin sans m’arrêter.
Mais elle ne se montre plus aussi conciliante. Avant que j’aie le
temps de comprendre ce qui se passe, elle m’a entraîné avec elle dans
une classe vide et a refermé la porte derrière nous. L’odeur encore
fraîche de produit ménager embaume l’air et je dois cligner des yeux
pour m’habituer à la pénombre de cette salle de biologie.
Je reste un instant absorbé par la vue inattendue. Un pan entier du
mur est consacré à la reproduction d’un écosystème de plantes grasses,
c’est un terrarium à dimension humaine. Bien que les éclairages soient
éteints, on arrive à distinguer les paillasses carrelées et le matériel dans
le fond de la classe grâce à la lumière qui entre par le toit.
— Ça ne prendra qu’une minute.
Les ombres s’écrasent sur son visage, le rendant plus séduisant
encore. La ligne de sa lèvre supérieure est si bien dessinée qu’elle
semble coupante et je n’arrive plus à me focaliser sur autre chose.
— Merci pour l’autre soir. Mais à partir de maintenant, je ne veux
plus avoir affaire à toi.
Eh, June, est-ce qu’on te l’a déjà dit ?
T’es particulièrement hypnotisante.
— Tu m’entends ? insiste-t-elle sur un ton tranchant. Je veux que tu
arrêtes de me suivre. Et n’essaye pas de nier, parce que c’est ce que tu
fais.
Collé contre la porte, je peux sentir qu’elle pense chacun de ses
mots. C’est beaucoup trop insupportable. Pour fuir ce regard placide,
je me laisse de nouveau déconcentrer par ses lèvres. C’est une
mauvaise idée. Elles me rappellent qu’avant je pouvais les embrasser
jusqu’à les rendre gonflées et rouges. Ouais, je connais un peu trop
bien leur goût, mais avec ce mal de tête, je pourrais me persuader que
je l’ai oublié juste pour avoir le plaisir de me rafraîchir la mémoire.
— C’est pourtant toi qui m’as suivi et qui m’as attiré dans cette salle
vide, je lui réponds pour ne pas perdre la face. Je dois comprendre un
autre message ?
— Arrête un peu. Je ne veux pas t’entendre dire que ça va être
difficile entre nous. Je suis fatiguée, Shayn.
Tu es fatiguée ? Moi, je dois m’empêcher de te compromettre
chaque fois qu’on se trouve dans la même pièce. Et tu sais ce qui est le
plus fatigant ? C’est de devoir faire semblant que te voir me détester
du plus profond de toi n’est pas en train de me rendre malade.
Mais je ne peux pas lui dire ça. Je suis comme toujours condamné à
me regarder tout gâcher.
— T’as fini ? Je suis pas trop en forme, là.
Je lis tout de suite dans son regard que je l’ai blessée. Elle prend une
courte inspiration.
— Tu t’en fiches à ce point de ce que je te dis ? Quand il n’y a rien à
la clé, c’est moins intéressant ?
Toute sa colère gonfle entre nous et je sens le climat changer, nous
emporter en terrain glissant.
— Tu sais… j’ai fini par comprendre. Tout ce qui t’a toujours
intéressé depuis le début, c’était de te rendre indispensable. Ça a dû
être amusant de gagner ma confiance pour ensuite me repousser.
C’est moi qui lui ai donné les clés pour qu’elle en vienne à cette
conclusion, et pourtant je déteste l’entendre dire ces mots avec autant
de certitude.
— Mais tu ne supportes pas de me voir passer à autre chose. Alors
tu reviens tout le temps à la charge.
Je la fixe sans ciller, mais je sens que l’air narquois qui persiste sur
mon visage s’estompe progressivement.
— Je dois quand même te remercier de m’avoir ouvert les yeux. Je
n’ai jamais été amoureuse de toi.
Je sens quelque chose vaciller en moi, et je me demande quel
pouvoir j’ai bien pu lui accorder pour qu’elle me fasse ressentir ça.
— Tu m’as juste donné de l’attention quand j’en avais besoin.
— Redis ça encore une fois.
— Ça aurait pu être n’importe qui d’autre que toi. J’avais juste
besoin de savoir que je comptais pour quelqu’un.
— Ferme-la, je lui siffle.
Mes tempes battent sourdement en signe de protestation. Je ne veux
pas entendre cette théorie, de peur qu’elle contienne une part de vérité.
— Pourtant c’est vrai, Shayn.
N’y tenant plus, je me penche vers elle, guidé par l’ivresse de la
fièvre. Il faut qu’elle se taise. Nos lèvres se rapprochent mais sont
encore trop loin pour s’effleurer. Cette pénombre couplée à notre
proximité me donne envie d’envoyer Chase et son chantage se faire
foutre. Elle ne semble pas s’en rendre compte. Ses yeux rivés sur moi
débordent d’une sincérité déconcertante.
— Pendant une seconde j’ai cru… que tu pourrais me guérir. Mais
j’avais tort. Je n’ai pas besoin de toi, Shayn. Je peux guérir toute seule.
Je n’aurais jamais cru pouvoir dire ça à propos d’une fille.
Mais je crois bien que tu viens de me briser le cœur, June Grey.
Dans mon dos, la porte tremble. On entend la clé tourner avant de
percevoir le crissement métallique d’un chariot qui s’éloigne dans le
couloir. La stupéfaction nous laisse sans voix pendant une seconde.
— Putain, je finis par lâcher avant de me tourner pour abaisser la
poignée.
C’est un réflexe idiot et surtout dangereux. Une femme de ménage
vient de nous enfermer dans cette salle de biologie, et elle est
probablement déjà trop loin pour m’entendre. Mais, si je captais son
attention, qu’en déduirait-elle en nous trouvant ici tous les deux ?
Je me tourne de nouveau vers June. Prise à son propre jeu, elle
cligne des yeux en fixant la porte, comme si cette supplication muette
allait suffire à la déverrouiller.
— Tu… dois bien pouvoir faire quelque chose, non ? me demande-
t-elle, pleine d’espoir.
Elle agit avec trop de détachement pour quelqu’un qui vient de
remettre en doute toute l’idée que je me faisais de notre relation. Je lui
ai craché des mensonges mais peut-être qu’elle, elle dit la vérité.
J’avale ma salive, encore perturbé par notre conversation trop
intime. Trop effrayante.
Elle et moi.
Juste le fruit d’un manque affectif ?
— Bien sûr, je réponds après avoir laissé le silence s’enrouler autour
de nous. Tu as une perceuse ? Une clé de tension ? Un pied de biche ?
Sans se laisser abattre par mon ironie, elle fouille à l’intérieur de son
sac. Pendant un instant, nous n’entendons plus que le bruit de ses
affaires qu’elle remue dans tous les sens. La voir finalement sortir de
son portefeuille ce qui ressemble à une carte de crédit finit de
m’exaspérer.
— Tu peux au moins essayer avec ça, me suggère-t-elle.
— Puisque je suis une putain de Totally Spies.
— J’essaye de trouver une solution, alors…
— Écoute, June, je l’interromps en me sentant perdre patience. Tu
vois cette po te ? Elle n’est pas pareille que celles des étages
supérieurs.
Pour appuyer mon propos, je pose ma main à plat sur la surface
métallisée et je fais pression. Elle est si lourde qu’elle ne bouge pas
d’un millimètre.
— Il y a plusieurs points de verrouillage et des cornières anti-pince.
C’est une porte semi-blindée. Ce qui veut dire que tenter de l’ouvrir
avec une carte rigide ne servirait à rien.
Je simplifie en voyant que mon jargon de cambrioleur lui échappe.
— Ton lycée veut protéger son terrarium à plusieurs milliers de
livres, alors on n’a plus qu’à aller se faire foutre.
Comme moi, elle jette un regard au seul point de lumière de la
pièce. L’étendue verte semble nous narguer derrière sa vitre de
protection.
— Bravo. T’as vraiment choisi la meilleure salle pour me faire ton
monologue.
Elle ignore mon commentaire. L’écran de son téléphone illumine
son visage et j’en déduis qu’elle cherche des solutions douteuses sur
internet. Puisque je n’ai pas la foi d’assister à ça, je marche jusqu’au
fond de la salle dans l’espoir de trouver de quoi me permettre d’ouvrir
la porte.
Mes yeux fouillent l’obscurité. Mais, hormis du matériel réservé à
des expériences scientifiques limitées – des éprouvettes et des
microscopes sur une table d’appoint –, il n’y a rien. Je lève les yeux au
ciel en croisant le regard d’un squelette humain qui prend la poussière
dans un recoin de la pièce.
Rendue au même point que moi, June se tient désespérément face à
la porte, refusant d’admettre notre défaite.
— Tu ferais mieux de t’asseoir, je lui conseille. On n’est pas près de
sortir de là.
— Je ne peux pas rester ici. Je travaille ce soir.
J’étais aussi censé taffer.
Je ne sais même pas ce que je vais bien pouvoir dire à Chase pour
justifier que je les plante au dernier moment. Mais je suis tellement à
l’ouest que c’est la dernière de mes préoccupations.
— Et en plus, je vais avoir des problèmes si je ne rentre pas cette
nuit, insiste-t-elle, de plus en plus fébrile.
— Ah bon ? Je pensais que plus personne ne s’inquiétait de tes
disparitions.
C’est bas, mais je ne le regrette pas.
Je la sens me fixer malgré la distance. J’ai fini par me caler près du
terrarium pour profiter des derniers rayons de lumière naturelle,
espérant que ça m’aiderait peut-être à trouver une idée avant la tombée
de la nuit.
Elle traverse la pièce d’un pas rapide.
— Tout ça, c’est aussi ta faute.
— Ma faute ? C’est toi qui as eu l’idée de génie de me tirer dans
cette salle de classe.
— Ce n’est pas comme si je pouvais te parler ailleurs qu’au lycée,
rétorque-t-elle avec la ferme intention de se dédouaner. Parce que tu as
tout à coup décidé qu’on ne devait plus se voir.
J’ai trop mal à la tête pour qu’on continue à se renvoyer la balle.
J’aurais déjà pris un antalgique depuis longtemps si j’avais pu accéder
à ma voiture. Maintenant, je sens la fatigue m’envahir totalement et
remplacer l’irritation. Pour mettre fin au débat, je me laisse glisser
contre une paillasse en face du terrarium et je relâche ma tête en
arrière. Elle m’imite, se calant contre la paillasse voisine. Nous
sommes séparés par le passage entre les bureaux.
— Je suis sérieuse, insiste-t-elle, mais je sens qu’elle n’a plus envie
de se battre. Je ne peux pas découcher cette nuit.
— Je crois que ce n’est pas une option.
Je lui adresse un regard en biais. Elle s’est assise en tailleur. La
lumière du terrarium éclaire son visage, mettant en valeur son profil.
— Et j’avais promis à Gaby de…
Elle s’interrompt, tentant de dissimuler les tremblements dans sa
voix. Ce n’est pas son genre de pleurer à la première occasion, et
surtout pas en ma présence. Elle est à bout.
— Tu n’as qu’à dire que tu dors chez Amara, je lui suggère alors
calmement. Quelqu’un viendra ouvrir demain matin. On sortira
discrètement à ce moment-là.
Du moins c’est ce que j’espère.
Mais sa panique retient mon attention. Qu’est-ce qui a changé ces
dernières semaines pour qu’elle redoute à ce point un écart de
conduite ? Cette salope se serait-elle remise à la frapper ?
Ses bras dénués de bleus m’avaient rassuré l’autre fois, mais je n’ai
pas été aussi attentif qu’avant. Notre situation ne me le permettait pas.
J’aimerais scanner chaque partie de son corps pour m’assurer qu’il n’y
a aucun hématome.
Elle envoie un message et pose son téléphone entre ses jambes, l’air
de s’être résignée à la situation. Ses mots tournent en boucle dans ma
tête. J’apprends que les tergiversations et la fièvre qui monte ne font
pas bon ménage.
« Ça aurait pu être n’importe qui d’autre que toi. J’avais juste besoin
de savoir que je comptais pour quelqu’un. »
Sa maudite phrase prend un peu plus de sens chaque fois que je me
la repasse et la fièvre ne joue pas en ma faveur. Elle accentue tout,
comme si j’avais la gueule de bois. J’ai le visage en surchauffe et la
gorge desséchée. Les minutes se transforment en heures et je sombre
dans un état de semi-conscience dans lequel sa voix me martèle le
crâne, au ralenti désormais.

Quand je rouvre les yeux, somnolent, la nuit est complètement


tombée. Des vitres du terrarium émane encore une certaine clarté, ce
qui me permet de distinguer les objets autour de nous.
June est réveillée. Quelques affaires sont étalées à ses pieds, dont
son sac à main. Elle semble occupée à dessiner le terrarium dans son
carnet à croquis.
— T’as de l’eau ? je lui demande d’une voix si éraillée que je
m’entends à peine.
On croirait que je suis en train de combattre dans les tranchées. Elle
tourne la tête et, surprise de me voir si affaibli, écarquille les yeux.
Ouais, je vois qu’on veille sur moi depuis tout à l’heure.
Elle pose son carnet et a la gentillesse de remplir sa gourde au
robinet d’une paillasse avant de la faire rouler entre nous. Je tends le
bras pour l’attraper, me sentant courbaturé et glacé jusqu’aux os. Je
n’ai pas le souvenir d’avoir été aussi malade depuis mes quatorze ans.
Il fallait vraiment que ça tombe aujourd’hui.
Je porte le goulot à mes lèvres et vide la gourde d’une traite. J’ai
l’impression qu’il me faudrait boire trois litres d’eau pour retrouver
une température corporelle normale.
— Tu n’as pas l’air bien, se contente-t-elle de constater.
Sans répondre, je jette un œil à son carnet ouvert à côté d’elle.
Encore des pages noircies par une histoire que je ne connais que
partiellement. Je repense à ce dessin de moi qu’elle avait arraché et
gribouillé, puis m’avait offert dans un élan de générosité. Il est encore
quelque part dans mes affaires mais ça me tuerait de l’admettre à voix
haute.
— Est-ce que c’est le moment où je te demande de me dessiner
comme une de tes Françaises ?
Je la vois esquisser un sourire dans la pénombre, avant de bien vite
le ravaler en se rappelant que j’en suis à l’origine.
— Il est quelle heure ? je lui demande alors en profitant de mon
accès de lucidité.
— Pas loin de 19 h 30.
J’ai dormi pendant trois heures ? Le lycée sera définitivement vide
jusqu’au petit matin. Je devais vraiment être crevé pour m’endormir
malgré le risque que quelqu’un ouvre la porte, pour une raison ou pour
une autre.
Je saisis mon téléphone. J’ai un appel manqué de Marlon en plus des
messages paniqués qu’il m’a laissés. Il m’a envoyé l’adresse de ce soir
puis m’a demandé si je l’avais bien reçue. Enfin, il a ajouté que c’était
une mauvaise idée de lâcher Chase à la dernière minute.
Je tape mollement une réponse. L’inquiétude que Chase me le fasse
payer persiste dans un coin de ma tête mais est brouillée par tout le
reste.
« Je dormais. Fièvre. Je ne peux même pas bouger. Dis-lui que je me rattraperai. »
Aussitôt ma réponse envoyée, je reçois un appel. Je coince le
portable entre mon épaule et mon oreille pour répondre, bien parce
qu’il s’agit de Marlon.
— Tu ne peux pas venir ? s’excite-t-il, et j’ignore si c’est son ton
naturel ou ma fièvre qui me donne l’impression qu’il parle plus fort
que d’habitude.
— Nan…
June me fixe avec curiosité. J’ai tout à coup peur qu’elle fasse le
rapprochement avec mes activités nocturnes.
— C’est mauvais. Mauvais, mauvais, Shayn. Chase est déjà dans
une humeur noire à cause de…
— Pas ce soir, je le coupe brusquement. Désolé, Marleen.
— Hein ? Gros, qui est-ce que t’appelles Marleen ? Je ne suis pas
une de tes put…
Je raccroche, encore plus mal en point qu’avant son appel. J’entends
un gargouillement résonner dans la pièce. Difficile de se tromper sur sa
provenance. À côté de moi, June s’est tendue, embarrassée.
— Il y a des bonbons dans mon sac, je lui indique.
Il ne restait plus que ça dans le distributeur à la pause déjeuner. Je
les ai achetés par dépit, mais je déteste le sucre, donc ils sont restés là.
Je ferme les paupières en les sentant s’alourdir.
— Ça va, merci, me répond-elle froidement.
— Prends-les. Ton ventre fait du bruit. C’est chiant.
Elle m’ignore pendant un instant mais, quand un nouveau
gargouillis perce le silence, je l’entends se déplacer à genoux sur le
carrelage. Je l’imagine qui cherche mon cabas du regard. Il est à ma
droite contre le mur, inatteignable pour elle sans se pencher au-dessus
de moi. Je garde les yeux fermés, me demandant si elle va le faire ou si
elle va me demander de le lui tendre.
Je sens son corps passer au-dessus du mien ainsi que son ombre
foncer l’environnement malgré mes paupières closes et je saisis son
avant-bras en rouvrant les paupières. Elle me jette un regard mauvais,
comme si elle s’y attendait.
— C’est lui, je marmonne, exerçant une faible pression sur son
poignet.
— Mmh ?
— Heize. C’est lui, le mec dont tu m’as parlé ce soir-là.
Elle se fige entre mes mains. Je m’en veux presque d’avoir manqué
de tact, mais son silence me fout la rage au ventre, même si j’en
connais la raison. De la même façon qu’on punit rarement les
violences domestiques, les violeurs courent les rues en toute impunité.
Ce Heize se sait à l’abri.
— Lâche-moi. Tu es brûlant. Je n’ai pas envie de tomber malade.
Malgré sa demande, je serre fermement ma main autour de son
poignet. Je crève de froid et sa proximité me réchauffe. Je voudrais
qu’elle reste d’elle-même. Notre position qui lui donne de la hauteur
me rappelle notre première fois.
Je ne devrais pas lui dire ça, mais ça sort quand même.
— Il t’a encore touchée. Je déteste ça.
Elle esquisse un sourire blessé, presque trop doux pour moi.
— Pourquoi ça t’intéresse, de toute façon ? Tu ne viens pas de dire à
une fille que tu ne pourrais pas te déplacer ce soir ?
Sans attendre de réponse, elle me force à la relâcher puis repart
contre sa paillasse en emportant les bonbons avec elle. Je me rappelle
alors ce que j’ai dit dans la panique. Marleen.
Essayer de résoudre ce malentendu me rendrait encore plus égoïste
que je ne le suis déjà.
Parce que, j’ai beau le vouloir, je ne peux rien lui donner.
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9.

« Quoi qu’on en dise, personne ne change


vraiment. »

June

Je n’arrive pas à fermer l’œil.


Mon carnet gît devant moi, ouvert à la page du terrarium achevé il y
a plusieurs minutes. Je l’ai détaillé autant que mon œil me le permettait
sous cette faible lumière. J’ai pensé que gratter le papier jusqu’à
l’épuisement m’aiderait à trouver le sommeil, mais j’avais tort. Il est
près de 2 heures du matin et je n’entends que le vent qui fait vibrer les
vasistas destinés à assurer la ventilation de la salle de biologie. Ils sont
malheureusement trop étroits pour qu’on sorte par là.
Je suis épuisée, et pourtant mon corps me maintient éveillée. Ce
n’est pas que je ne me sente pas en sécurité avec Shayn, mais toute
cette situation est trop étrange pour que je capitule face à mes
paupières qui s’alourdissent. Lui n’a pas ce problème. Adossé à la
paillasse voisine, une jambe repliée devant lui dans une vaine tentative
de se mettre à l’aise, il est tombé dans les bras de Morphée depuis un
moment déjà. J’écoute sa respiration lente et régulière, calant la
mienne dessus. J’ai bien compris que l’intimité du sommeil le gênait
au point de l’éviter comme la peste. La seule et unique fois où nous
avons dormi ensemble, c’était dans sa chambre d’hôtel à New York. Le
soir de Noël, il n’est pas revenu dans le lit après qu’on a couché
ensemble, et j’ai pris ce geste comme un premier coup de poignard.
J’aurais aimé être assez importante pour faire la différence.
Parfois, comme maintenant, je me demande s’il existe une fille qui
en sera capable. Mais ce ne sera pas moi. Et cette pensée me serre la
gorge, alors je me force à détourner mon regard de lui pour fixer le
terrarium. Cette vue apaisante ne parvient pas à me faire complètement
oublier que, peu importe à quel point j’essaye, la chance n’est pas de
mon côté.
J’ai déçu Gaby ce soir. Je lui avais promis de l’accompagner au
cinéma, c’est lui qui me l’avait demandé. Il avait l’air vraiment
heureux à l’idée qu’on passe du temps ensemble et j’étais rassurée
qu’il fasse un pas vers moi après ces semaines de brouillard entre nous.
J’ai finalement été contrainte de dire à mon père que je dormais chez
Amara, et j’ignore ce que Gaby a fait de sa soirée. Peut-être qu’ils
l’ont emmené au ciné quand même, ou peut-être qu’il est resté dans sa
chambre à me détester car tout le monde était trop fatigué. Connaissant
papa, c’est l’option la plus probable.
À côté de moi, Shayn pousse un soupir plus profond que les autres.
Je pense qu’il s’est réveillé en l’entendant marmonner quelque chose
d’inintelligible mais je me rends compte qu’il est encore dans les vapes
quand sa respiration reprend un rythme régulier. Sa main s’agite
frénétiquement, comme s’il cherchait à repousser quelque chose.
J’essaye de l’ignorer – il finira bien par s’arrêter –, mais sa
respiration s’intensifie jusqu’à devenir pantelante. Vaguement inquiète,
je me lève et m’approche doucement pour ne pas le réveiller en
sursaut.
— Casse-toi, susurre-t-il d’une voix rauque lorsque j’arrive devant
lui.
Atteinte par sa dureté, je me fige en plein mouvement. J’ai été idiote
de me lever. Il faut que j’arrête de m’accrocher à un infime espoir. Je
le fais sans même m’en rendre compte.
— Casse-toi…
Il a encore marmonné. Je constate qu’il a toujours les yeux fermés,
son visage est froissé par des émotions qui lui échappent. Je reste
plantée devant lui, spectatrice de sa vulnérabilité inhabituelle.
— S’il te plaît… Lucy, arrête…
Ce prénom me donne des sueurs froides depuis que je connais
l’histoire qui s’y rattache. Tard le soir, il m’arrive de me rejouer ces
images sordides en m’imaginant ce corps écrasé en bas du building,
réduit à l’état d’une masse informe. Ça me renvoie à la description
insoutenable que Shayn m’avait faite en me voyant assise sur le
parapet.
Il parlait en connaissance de cause. Moi aussi, j’aurais pu finir
comme Lucy. Et ça m’empêche parfois de dormir. Alors j’imagine ce
qu’il peut en être pour lui…
— Je suis désolé.
Il continue dans un souffle.
— Désolé…
Dans un élan de pitié, je m’accroupis devant lui.
— Shayn… ?
Il ne réagit pas au son de ma voix.
J’attends une seconde, agacée à l’idée de lui donner de l’attention, je
m’étais promis de l’ignorer quelles que soient les circonstances. Mais
j’ai l’impression d’être une mauvaise personne en le laissant ressasser
les mêmes atrocités.
Je pose une main sur son front et j’y découvre une fine pellicule de
sueur. Il est encore plus brûlant que tout à l’heure.
— Je t’ai dit d’arrêter, putain !
Sa main s’enroule autour de mon poignet et l’enserre avec tellement
de puissance que je pousse un gémissement plaintif. Il a ouvert les
yeux. Ses pupilles noires dilatées par la fièvre me fixent d’un air
suppliant.
— Tu ne peux pas t’arrêter ? me demande-t-il, nageant en plein
délire. J’en peux vraiment plus… De te voir tout le temps… Lucy.
Il rejette sa tête en arrière et ferme les yeux d’épuisement. Sa main
refuse de me lâcher, même si sa prise a perdu en intensité.
Je reste accroupie devant lui, me sentant un peu coupable de
l’observer à son insu. Son sommeil peuplé de cauchemars m’en dit
plus à son sujet qu’il ne l’a jamais fait. Dans un sens, ça m’énerve de
savoir qu’il ne me faisait pas assez confiance pour accepter de se
confier à moi.
Je n’étais pas à la hauteur.
À force de le détailler, je remarque une ligne enflée entre son pouce
et son index, exacerbée par les jeux d’ombre et de lumière. Je braque
la lampe de mon téléphone dessus pour mieux la voir et j’ai un haut-le-
cœur. Il a une plaie suintante d’où s’écoule un liquide translucide et
poisseux le long de son avant-bras. Comment s’est-il fait ça ? Et
pourquoi ne pas l’avoir traité en conséquence ? Les microbes ont
atteint son sang, ce qui explique sa fièvre.
Je sens l’agitation le gagner à nouveau. Je ne suis pas prête à le voir
revivre ses traumatismes en restant plantée devant lui, alors je lui dis
doucement :
— Shayn… Il n’y a personne. C’est juste moi.
Cette fois, ma voix l’atteint dans son sommeil. Il plisse les yeux en
les rouvrant, gêné par la lumière de mon téléphone que j’ai laissé entre
nous pour nous éclairer, faute de pouvoir allumer celles de la salle de
classe.
— Ta plaie s’est infectée. Il faut la nettoyer.
Je le laisse reprendre ses esprits et je me lève pour m’emparer d’un
paquet de mouchoirs dans mon sac. J’en humidifie deux dans le lavabo
de la paillasse, me persuadant que l’aider ne veut rien dire, que je ne
fais que mettre nos différends de côté pendant une seconde.
Et puis avant, lui aussi prenait soin de moi sans que j’aie à le lui
demander. Je n’arrive pas à l’oublier.
Lorsque je m’accroupis à nouveau devant lui, son visage est tiraillé
par l’inconfort.
— Qu’est-ce que tu fais ? me demande-t-il, encore déphasé.
Je saisis le mouchoir glacé et je le passe sur son visage pour essuyer
la sueur. Contrairement à ce que je craignais, il n’émet aucune
protestation. Le chaud l’emporte rapidement sur le froid, je suis
contrainte de remplacer le mouchoir en le sentant tiédir entre mes
doigts. Je tapote un peu partout, même à la base de ses cheveux, que
j’aplatis de la paume de ma main. Enfin, j’insiste sur son front, la zone
la plus brûlante, pendant qu’il me regarde. Mais je préfère me
concentrer sur les autres parties de son visage, car plonger dans ses
yeux serait prendre le risque de m’y perdre.
Lorsque j’ai terminé, j’essaye de me lever pour aller chercher ma
gourde mais il pose sa main sur la mienne pour la maintenir contre son
front.
— Ça fait du bien…, se justifie-t-il. Tes mains sont froides.
Je lui accorde enfin un regard, émettant un son proche du soupir.
— Elles ne vont pas absorber la fièvre.
J’ai été cassante, sans doute pour me convaincre que le voir dans cet
état de souffrance ne me fait rien du tout, mais ma tentative est
dérisoire. C’est à cause de moi qu’il est bloqué ici et qu’il ne peut pas
prendre de médicaments pour faire passer la douleur.
— On devrait plutôt se concentrer sur ta blessure, je reprends plus
calmement en m’écartant. Tu peux te lever ?
Il relâche sa tête en arrière en signe de négation, mais je comprends
que son refus n’est pas dû à sa mauvaise volonté. Alors je décide de
tendre le bras du mieux que je le peux pour atteindre ma gourde.
Quand c’est fait, je vide le reste de l’eau sur sa plaie. Une petite flaque
se forme à côté de nous sur le carrelage grisâtre. Son reflet brille dans
la nuit.
— Ça va piquer, je le préviens.
Il grimace en sentant le gel hydroalcoolique pénétrer ses tissus et
aspire l’air entre ses dents pour retenir un juron mais échoue quand
j’étale le produit sur l’ensemble de la plaie.
— Putain, grogne-t-il, désormais éveillé par la douleur.
Sa chair est à vif. Je détourne les yeux de cette vision déplaisante
pour me concentrer sur ses lèvres. Entrouvertes, elles se tordent pour
expulser la souffrance. Il ne s’est jamais montré aussi expressif.
— Ne prends pas trop de plaisir, lance-t-il en me surprenant à
l’observer.
— Tu avais l’air moins mal en point après t’être fait déchirer la peau
par un couteau, j’ironise.
Confronté à son manque de logique, il prend sur lui.
— Cette merde fait un mal de chien. Tu penses qu’on va
m’amputer ?
— Ça t’apprendrait peut-être à te désinfecter après t’être blessé.
— Quelle sans-cœur, June Grey.
J’ai terminé d’aseptiser la zone. La blessure semble avoir doublé de
volume après l’application de cet alcool inadapté. Il soupire, prenant
appui sur le carrelage de son autre main. Je devine à la façon dont ses
paupières cèdent à la gravité que le peu de lucidité qu’il avait réussi à
rassembler se dissipe déjà. Mon agacement se mue en inquiétude.
Et si l’infection s’aggravait ? S’il perdait connaissance ?
Ce serait en partie ma faute.
— Tu devrais rester éveillé, je lui suggère en sentant la panique me
comprimer l’estomac.
Il ignore mon conseil et ferme complètement les yeux. Je palpe son
front, effrayée de constater que l’effet des mouchoirs n’était que
temporaire. C’est toujours comme si je touchais un brasier.
— Ça va ? je lui demande en craignant qu’il se soit déjà rendormi.
Il répond après quelques secondes qui me paraissent durer une
éternité.
— … Franchement… J’ai mal à la tête.
— Tu n’es pas dans une bonne position. Tu devrais t’allonger.
— D’accord, convient-il avec une docilité étonnante. Seulement si
c’est sur tes cuisses.
Je marque un temps d’arrêt face à cette condition douteuse, mais son
teint est si pâle que je ne cherche pas à me défiler. Je me laisse glisser
à ses côtés. Il rouvre brièvement les yeux, sans doute étonné que j’aie
cédé aussi facilement, tout en se laissant retomber tête en arrière sur le
plat de mes cuisses.
Les mailles de mon pull semblent tout à coup trop épaisses. La
chaleur de son corps m’a contaminée. Je ne me leurre pas, c’est surtout
à notre proximité que je dois cette soudaine nervosité. La dernière fois
que nous avons été aussi proches, nous avions beaucoup moins de
vêtements.
— Je te sens un peu tendue, me fait-il remarquer d’un ton lointain.
— J’ai envie de faire pipi, admets-je alors parce que c’est en partie
la vérité.
La pression de sa tête sur mon bas-ventre n’aide en rien. Il rouvre
les paupières. À travers la fatigue, ses iris ont regagné leur raillerie
habituelle. Ça me rassure.
— T’as qu’à le faire là-bas dans le coin. Promis, je me tournerai.
Je soutiens son regard fiévreux, la tête penchée au-dessus de lui,
bien consciente que son ironie n’est qu’un prétexte pour dériver sur
autre chose. Les pointes de mes cheveux lui effleurent le visage.
— Je connais ton corps, de toute façon.
Je ne réponds rien, mais mes jambes ont tremblé et j’ai essayé de les
presser l’une contre l’autre pour cacher ma réaction. Je suis certaine
qu’il l’a senti.
Le silence s’éternise. J’aimerais savoir quoi lui dire pour le
maintenir éveillé, quitte à parler sans discontinuer. Mais l’idée que mes
mots puissent l’ennuyer me rend triste. C’est déjà arrivé une fois. C’est
pour cette raison qu’il m’a lâchée après avoir couché avec moi.
— Comment tu t’es fait ça ? je lui murmure en espérant que sa
réponse sera honnête.
— Je croyais que tu ne voulais pas être contaminée.
— Une infection, ce n’est pas contagieux. Ton corps essaye juste de
se battre contre les microbes pour les éliminer.
— On dirait que tu suis finalement tes cours de biologie.
— C’est une notion de base, Shayn.
Il esquisse un sourire insidieux qui s’estompe si rapidement que je
me demande si je ne l’ai pas imaginé.
— Eh, June. Est-ce que tu me détestes autant que ça ?
Sa question me prend au dépourvu. Je cherche d’abord la réponse au
plafond, gênée de le sentir m’observer, avant de comprendre que je la
connais déjà au fond de moi.
— Pas vraiment, susurré-je en acceptant de le regarder. C’est moi
que je déteste le plus.
Ses yeux d’encre attendent la suite.
— Parce que j’ai pensé que tu étais différent des autres.
Je l’ai laissé entrer dans ma vie alors que je n’avais jamais autorisé
personne à le faire.
Il fronce les sourcils, comme si ma sentence lui échappait. Quelque
chose sature l’air mais ni lui ni moi ne nous risquons à poursuivre la
discussion. Elle s’est déjà dégradée, à l’image de notre relation.
Paupières closes, il change de sujet.
— Tes cuisses… elles sont confortables.
— Mes cuisses ?
— Ouais, réplique-t-il du bout des lèvres. Comme tout le reste.
Mon pouls s’emballe. Je me concentre sur l’air figé dans le
terrarium pour le refréner, essayant de me convaincre que ses mots
n’ont aucun effet sur moi.
Devant nous, la lumière revêt un aspect poussiéreux.
— Tout le reste, je répète malgré moi, sans comprendre ce qu’il a
voulu dire.
Il tarde tant à répondre que je pense qu’il n’explicitera pas.
— Tu sais… t’es juste… ma zone de confort. La personne avec qui
je me sens toujours bien.
Je retiens mon souffle.
— Pendant longtemps… c’était toujours lourd dans ma tête. Mais
avec toi, c’est plus léger. Je sais pas comment tu fais ça.
— Arrête, Shayn, je lui ordonne durement.
— C’était bref, mais j’aimais bien ce qu’on avait.
— Alors pourquoi tu as tout gâché ?
— Parce que t’es vraiment… T’es vraiment spéciale, June.
Ses yeux restent fermés. Il laisse échapper un rire sous forme de
souffle.
— Tu me fais peur, tu sais ?
Une boule de chagrin me monte à la gorge. Je lui en veux de me dire
ces choses-là, de faire remonter toutes les émotions que je m’efforce
d’ignorer. Par peur que je m’échappe complètement ou à cause de cette
fièvre qui ronge ses barrières ?
Je déteste ce Shayn qui agit comme le garçon dont je suis tombée
amoureuse. C’est sans doute encore une illusion. Et si je ne me montre
pas assez vigilante, je pourrais bien me raccrocher à ces fragments
qu’il me donne par pur égoïsme. Mais il a déjà créé un trou béant dans
ma poitrine. Je ne me laisserai pas submerger par les sentiments
contradictoires qu’il m’inspire.
Non, je ne vais pas me noyer une deuxième fois, alors que je me
suis fait la promesse de ne pas replonger.
— Je ne comprends pas pourquoi tu aimes ça, Shayn, je lui
murmure. Blesser les autres. Te blesser toi.
— Ce n’est pas que j’aime ça. C’est juste devenu une habitude.
Sa confidence met un terme à notre discussion. Je fais au mieux
pour ne pas être trahie par ma respiration saccadée en essuyant mes
joues du revers de la main. Au moins, il n’a pas vu les larmes
silencieuses qu’il m’a encore arrachées.
Après un moment, je comprends qu’il s’est assoupi. Je me force à
rester éveillée pour le surveiller, mais le brouillard finit par ensevelir
mon esprit et je cède moi aussi au sommeil.

Plus tard, l’écran de son téléphone s’illumine, il a reçu un message.


Cette lumière m’extrait de mon état de somnolence. Je constate alors
que Shayn a bougé durant son sommeil, que sa tête est désormais
sciemment calée contre mon bas-ventre et que l’un de ses bras
m’entoure la taille. Le poids de son corps m’a engourdi les jambes,
provoquant des fourmillements désagréables.
Motivée par une curiosité dont je ne suis pas fière, je me penche en
prenant garde à ne pas le réveiller et je m’empare du portable. Sans
surprise, il est verrouillé. Je ne peux pas lire le message mais je vois
qu’il provient d’un numéro non enregistré dans son répertoire. Est-ce
que c’est la fille d’hier soir ?
Pour ne pas laisser la jalousie me ronger, je regarde l’heure. Il est
7 heures du matin, mais le manque de lumière dehors m’aurait
empêché de le deviner.
— Arrête de bouger, m’ordonne Shayn d’une voix encore engourdie
par le sommeil.
Je repose aussitôt son téléphone en priant pour qu’il ne remarque
rien.
— Tu continues, se plaint-il en s’enfonçant dans mes cuisses avec
bien trop de familiarité.
Je jette un coup d’œil à sa blessure. Si elle est encore à vif, j’ai
quand même l’impression qu’elle a dégonflée. Il se redresse tout à
coup et l’impulsion dans ses muscles m’indique qu’il a regagné une
grande partie de ses forces.
Je ne serai pas responsable de sa mort cette fois.
— Tu as déliré, cette nuit, dis-je pour dissiper la gêne qui s’est
instaurée en raison de notre position beaucoup trop intime.
— Ah, marmonne-t-il après un instant, d’une voix neutre.
— Tu m’as prise pour elle.
Je sais qu’il comprend directement à qui je fais référence, mais une
voix cruelle me pousse à continuer.
— Lucy.
Son regard goudron retombe sur moi pour me condamner. Je me
demande s’il se souvient de notre discussion nocturne et, si c’est le
cas, s’il prétendra l’avoir oubliée. Mais, au poids venu appesantir ma
poitrine, je sais que je préférerais encore qu’on fasse comme si elle
n’avait jamais eu lieu.
À quoi bon ? La nuit permet aux gens de se montrer d’une honnêteté
effrayante, mais cette honnêteté passagère ne changera pas notre
situation. Pour une raison que j’ignore, Shayn s’évertue à repousser
tous ceux qui l’approchent trop. Et je ne suis pas prête à me heurter de
nouveau à la douleur de ce qu’on avait essayé d’entreprendre.
— Désolé, se rembrunit-il.
À l’instant où il s’apprête à se lever, nous entendons le loquet de la
serrure tourner. Nous nous rabattons aussitôt contre la paillasse alors
que quelqu’un entre dans la salle. Un tintement métallique résonne,
puis la porte se referme dans un claquement sec. C’est sûrement une
personne de la maintenance venue déposer les clés pour le professeur
qui assurera le premier cours de la journée.
— Sors d’abord, souffle Shayn sans perdre une seconde.
Je ne me fais pas prier et je saisis mes affaires dans l’urgence. Je
crains que quelqu’un s’invite de nouveau dans la pièce mais, lorsque
j’atteins finalement le couloir, il est vide. Silencieux et gris, comme la
veille. J’évite toutes les entrées principales en priant pour ne croiser
personne qui s’interrogerait sur ma présence ici aux aurores ; après
tout, les cours ne commencent que dans une heure.

Lorsque j’ouvre la porte de la maison, mon cerveau est réduit à


l’état de bouillie. J’ai passé le trajet du retour la tête collée contre la
vitre du train, puis du bus, à ressasser cette nuit chaotique.
Il est un peu plus de 8 heures quand je m’avance dans le couloir.
Papa et Gaby sont déjà partis, la maison est plongée dans un silence
inquiétant. Je me demande si Suzan dort encore, mais j’en doute. Les
courtes nuits d’Emma ont complètement déréglé son cycle de
sommeil. Elle passe un temps fou dans la cuisine, à boire des tisanes
censées la relaxer tout en surfant sur son ordinateur.
Je referme délicatement la porte derrière moi, avec l’espoir de
monter les escaliers et d’atteindre ma chambre sans qu’elle s’en
aperçoive. Mais, à l’instant où je mets le pied sur la première marche,
sa voix résonne dans mon dos.
— Tu découches en milieu de semaine, maintenant ?
Je ne montre rien de mon sursaut intérieur. Elle a émergé de la
cuisine et se tient en peignoir sur le seuil de la porte, armée de cette
fatigue qui lui ravage les traits. À peine est-elle apparue dans la pièce
que la violence se met à peser lourdement dans l’air, prête à éclater.
— On avait un devoir à finir, je me justifie, déçue de ne pas avoir
réussi à fuir la confrontation.
— Tu aurais pu prévenir ton père bien avant.
— Désolée.
Je veux juste prendre une douche sans me battre avec elle.
— En plus, tu devais accompagner Gaby au cinéma. Tu l’as
beaucoup contrarié. Ça nous a gâché la soirée. Ne lui fais plus de
promesses que tu ne peux pas tenir.
L’hypocrisie de cette remarque me rend amère. Ça l’arrange bien
que je sois en faute, pour une fois.
— Je ne peux passer du temps avec lui que quand ça t’arrange, pas
vrai ?
Les mots se sont échappés de ma bouche mais je n’y vois aucune
inconvenance à cause de la fatigue. Elle n’apprécie pas. Son sillon
nasal se creuse sous sa grimace de dédain.
— Ferme-la un peu. Je vais dire à ton père que tu sèches, en plus de
ça.
— Vas-y, je marmonne, peu impressionnée.
Ce n’est pas comme si je pouvais éviter cette sentence, maintenant
qu’elle m’a vue dans ce couloir.
Agacée que je ne morde pas à l’hameçon, elle opte pour une autre
approche.
— Tu n’as pas dormi chez une amie. Ton uniforme est tout froissé et
tu as le même maquillage qu’hier. Sale traînée. Tu te souviens de ce
que je t’ai dit ? Ne fais pas de bêtises que tu ne pourras pas assumer.
Elle pense m’atteindre en me dépréciant, mais je me fiche bien de ce
qu’elle pense de moi. J’ai arrêté d’essayer de gagner son affection il y
a plusieurs années, en comprenant qu’une victime n’attise que très
rarement la pitié de son bourreau. Je préfère maintenant répondre par
l’indifférence, quitte à ce qu’elle me frappe plus fort.
— Tu as fini ?
Elle m’incendie alors du regard mais semble à court d’insultes. Je
décide de mettre un point final à notre discussion et je commence à
monter les escaliers en ignorant sa mauvaise humeur qui se propage
dans mon dos comme du gaz lacrymogène.
Mais elle arrive derrière moi et m’empoigne les cheveux si fort que
la douleur à la base de mon cuir chevelu irradie jusque dans ma nuque.
Elle refuse de me lâcher malgré mes protestations. L’élancement
devient si insupportable que je la pousse sans réfléchir. Elle glisse et
s’écrase en bas des marches dans un cri. Et puis, plus rien. J’observe
ses cheveux blonds étalés sur le carrelage tandis qu’elle me tourne le
dos, persuadée qu’elle va se lever d’une seconde à l’autre. Un nouvel
instant passe dans un silence anxiogène. Elle n’est pas tombée de haut,
mais je ne peux pas nier que l’impact était violent.
— Suzan… ? je lui demande d’une petite voix.
Son mutisme me pousse à descendre les quelques marches qui nous
séparent en envisageant le pire. Le sang cogne contre mes tempes.
Alors que je pose un pied prudent près d’elle, elle me prend par
surprise et saisit ma cheville pour me faire tomber à la renverse sur
l’escalier. La respiration sectionnée par le choc, je la regarde se relever
et me gifler de toutes ses forces. Son alliance m’entaille la lèvre, mais
la douleur est occultée par l’image des bleus qui vont se former sur
mes lombaires, là où l’angle de l’escalier m’a coupé le souffle.
Ça faisait longtemps,
Retenez le monstre en cage contre son gré et il vous dévorera à la
première occasion.
Un goût de ferraille s’immisce sur ma langue et je redoute l’aspect
de la coupure sur mes lèvres. Normalement, elle ne touche pas à mon
visage, mais pas parce qu’elle me trouve jolie.
— Tu as oublié tes propres règles ? je lui demande, cinglante,
lorsque j’ai retrouvé mon souffle. Pas le visage ! Comment tu veux que
je camoufle ça pour les cours !
Elle écarquille les yeux, consciente que j’ai raison, qu’aujourd’hui
elle a outrepassé les limites du raisonnable, même dans son monde fait
de violence. Et ça la rend tellement furieuse qu’elle se terre dans le
silence et fixe sur moi ce regard possédé, celui qui précède un nouveau
coup. Je tente de me relever en prenant appui sur la rambarde mais elle
me tire la jambe pour y planter ses ongles dans une tentative
désespérée de me retenir.
— Ne me touche pas ! je lui hurle à m’en casser la voix.
Nos cris ont réveillé Emma. Elle s’égosille depuis son berceau,
ignorant que sa mère est trop occupée à me trouer la peau pour lui
prêter attention. Ses ongles sont enfoncés dans mon mollet au point
que je saigne. Un filet rougeâtre commence à courir le long de mon
épiderme.
— Qu’est-ce que tu crois faire, June ? La révolution ? Arrête un peu
tes enfantillages.
Elle continue d’appuyer pour se venger de mon audace.
— Mon toit. Mes règles.
Je pousse un gémissement malgré mes efforts pour le retenir. Avoir
été libre de sa violence pendant plusieurs semaines m’a
momentanément fait oublier à quel point c’était douloureux. Je trouve
ce tour de mon esprit presque cruel.
— Je vais le dire à papa, cette fois, je la menace, les poumons en
feu.
— Mais tu sais déjà comment ça va se terminer, June.
Cette repartie trop facile me déroute pendant une seconde. Elle a
raison, pourtant : il se rangera de nouveau de son côté. Il lui trouvera
d’autres excuses qui serviront de tremplin aux prochains écarts.
Comme un venin doucement instillé dans l’esprit de mon père, elle l’a
peu à peu habitué à cette réalité. La seule force de cette femme, c’est
d’avoir épousé un homme assez lâche pour soutenir son atrocité.
Encore effondrée contre les marches, je la dévisage. Et il devient
tout à coup impossible de me taire.
— Mais qui t’a fait ça ? Qui t’a rendue tordue à ce point ? !
L’inanité de ma question plane entre nous sans jamais l’atteindre.
Avoir la réponse ne changerait rien.
Elle reste un monstre et moi, son souffre-douleur.
— Je les déteste ! j’explose alors, hors d’haleine. Parce qu’ils t’ont
détruite et que maintenant c’est moi que tu dois détruire !
Les pleurs d’Emma n’ont cessé de résonner en arrière-plan mais
restent ignorés. Suzan rompt notre contact visuel, comme tirée de sa
transe, et m’effleure dans les escaliers pour aller retrouver sa fille dans
sa chambre.
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10.

« Si tu leur pointes la merde du doigt,


ils seront contraints de la voir aussi. »

Shayn

« Espèce de sac à merde. »


« Ils ont failli se faire prendre, sans toi. »
« Tu sais aussi bien que moi que je peux pas faire confiance à ces bons à rien. »
« T’as plus intérêt à me lâcher comme ça. »
« Tu sais très bien, Scott… tu sais où je veux en venir. »
Debout derrière mon bureau, je relis ces messages en boucle. La
fureur de Chase traverse l’écran. Je l’imagine les taper depuis son
appartement à Westminster, un joint à la main, une pute sur les genoux
pour se donner de l’importance. Depuis quelque temps, il ne se sent
plus : son organisation rapporte bien alors il s’offre un cadre de vie à la
hauteur de ses nouveaux moyens.
Il a ouvert un genre de bar dansant dans Camden pour blanchir
l’argent sale. D’après Marlon, c’est un local puant l’herbe et le
mauvais whisky, parsemé de LED et de néons verts censés rappeler les
pubs traditionnels. Mais Chase a trop joué à GTA dans sa jeunesse, et
ça ressemble plutôt à un club qu’on pourrait trouver à Los Santos.
L’esprit américain en moins. Un genre hybride digne de lui. Il aime le
clinquant, tout ce qui brille au point de faire mal aux yeux. Ce manque
de discrétion pourrait lui attirer des ennuis. Il aurait mieux fait d’ouvrir
une laverie ou un kebab. Mais ce n’est qu’un raté aux ambitions
démesurées qui finira par se brûler les ailes, et la chute fera mal. Si je
n’étais pas directement impliqué dans ces histoires, j’aurais bien ri de
son amateurisme.
Puisque je ne peux pas le faire, j’ai juste dit que je serai là au
prochain cambriolage. J’espère que mon faux bond de l’autre soir ne
l’a pas énervé au point de rôder autour de Grey pour jouer avec mes
nerfs.
J’ai conscience de marcher sur des éclats de verre avec lui. Comme
les dictateurs, il est détesté de tous, pourtant on dit amen à toutes les
conneries qui sortent de sa bouche et on tire presque sa chaise lorsqu’il
s’assoit. Tout le monde espère pourtant qu’il se prendra une balle entre
les deux yeux en se frottant à la mauvaise personne.
L’arrivée des premières élèves m’arrache à mes ruminations. J’ai
droit à quelques regards curieux en direction de mon bandage. Jian, la
grande sœur de Caleb, m’a dit que j’aurais pu perdre mon doigt si
j’avais attendu un peu plus longtemps. Pire, que la bactérie qui s’est
infiltrée dans mon sang et que la fièvre a tenté de combattre aurait pu
m’éjecter du ring définitivement. Elle avait cet air moralisateur sur le
visage pendant que Caleb faisait chauffer de l’eau dans la bouilloire de
son appartement. Il faut croire que c’est de famille, de faire sentir aux
autres qu’ils sont des poids. Elle est en huitième année de médecine,
en oncologie. Ses gestes méticuleux m’ont rappelé ceux de Lucy et je
n’aimais pas trop ça. Mais, pour la première fois depuis une éternité, je
n’ai pas ressenti de malaise au point d’avoir envie de quitter la pièce.
Je repère June au milieu des autres. Elle esquive volontairement
mon bureau en entrant dans la salle. Je pense d’abord que c’est dû à la
gêne qui persiste après la nuit passée dans le labo, il y a deux jours.
Dire que je lui ai raconté toutes les conneries qui me passaient par la
tête pendant que j’étais sur ses genoux. Je dois coincer ma langue entre
mes dents pour m’empêcher de grimacer.
Elle a quand même raconté que je l’avais confondue avec Lucy
pendant mon sommeil. Je n’ai même pas voulu demander les détails,
au risque que ce soit trop irritant à entendre. Ça ne m’était jamais
arrivé en présence de quelqu’un d’autre. Je n’aime pas ça…
Cette transparence. Cette intimité.
Pendant que les autres sortent leurs copies doubles et tout leur
attirail de surligneurs, je la rappelle au fond de la classe.
— Grey, je t’avais demandé de venir au premier rang pour
l’examen.
Elle met un moment à intégrer ce que je lui ai dit. Les autres prêtent
peu attention à cet échange banal. Malgré nos altercations
intermittentes, tout le monde s’est fait à l’idée que je l’ai prise en
grippe depuis le début de l’année et, surtout, le test d’aujourd’hui est
plus important qu’une histoire de plan de classe.
— June, j’insiste.
Elle se lève et marche jusqu’au premier rang en gardant le visage
baissé. Sa gestuelle trahit sa nervosité quand elle s’assoit et verrouille
ses yeux sur sa copie encore vierge. Elle est incapable de me regarder
en face. C’est à cause de mon commentaire de l’autre soir ? Parce que
je lui ai rappelé que je connaissais son corps ? Je sais qu’en temps
normal on évite de se regarder, mais son comportement me perturbe un
peu. Je distribue les sujets dans les rangs pendant que les dernières
s’installent. Est-ce que j’en ai trop dit ? Est-ce que je lui ai fait peur
avec Lucy ? Va savoir ce que j’ai bien pu lui raconter. Les gens sains
d’esprit ne parlent pas aux morts.
La liste de mes qualités s’allonge à vue d’œil.
Je reviens à mon bureau une fois que j’ai terminé. Une ambiance
studieuse règne dans la salle et plus personne ne parle. Seul résonne le
bruit des stylos billes glissant sur le papier et celui des sujets qu’on
retourne avec frénésie. Les étudiantes le savent : cet examen compte
pour la moitié de la moyenne de ce semestre.
Ça commence. Je m’assois derrière mon bureau et balaye la salle du
regard en faisant semblant de prendre mon rôle à cœur. C’est juste une
excuse pour surveiller Grey, voir si elle continue son petit jeu du « tu
ne croiseras pas mon regard une seule fois aujourd’hui ».
Une bouteille d’eau crisse sur une table. Une élève fait tomber son
stylo. Une autre bâille à s’en décrocher la mâchoire. Une maligne
maintient son genou bien collé contre son bureau pour cacher son
téléphone entre ses cuisses.
Je me fous bien de tout ça.
Elle, elle se camoufle la moitié du visage, plongée dans des
réflexions qui paraissent surjouées. C’est surtout sa main lui servant
continuellement d’appui contre sa joue qui m’interpelle. Elle ne la
retire jamais, malgré l’inconfort dans lequel cette position doit la
mettre.
Je comprends vite que le problème va au-delà de sa peur de
m’affronter. Elle a quelque chose à cacher.
Elle l’a encore frappée.
Cette prise de conscience me fait voir rouge. Je dois me forcer à ne
pas la regarder pendant quelques secondes, parce que je sens que j’ai
l’air hors de moi. Je ferme les paupières pour me contrôler un peu. Ma
seule envie est de sortir de cette pièce et d’appeler les services sociaux.
Elle m’en voudra. Et alors ? Je ne lui ai rien promis. Je préfère qu’elle
me déteste jusqu’à la fin de ses jours que de voir un nouveau bleu sur
son visage.
Je suis toujours en train de me demander ce que j’attends pour saisir
mon téléphone et les appeler depuis le couloir quand elle se lève de sa
chaise. Elle s’approche et me rend sa copie sans un regard pour moi.
Vingt minutes à peine se sont écoulées. Son devoir paraît bien vide,
comme si ses récents efforts pour rattraper sa moyenne s’étaient déjà
émoussés. Alors qu’elle file vers la porte de sortie en s’obstinant à
rabattre sa mèche de cheveux sur sa joue, je l’interpelle.
— La fiche de présence. Signe-la.
Elle se tourne à peine. Je lui désigne la feuille posée sur mon
bureau, bien en face de moi, pour la contraindre à me regarder
lorsqu’elle s’approchera. Consciente qu’elle a perdu, elle rebrousse
chemin sans prendre la peine de se couvrir avec sa main ou ses
cheveux. C’est sa bouche qui a morflé. Je m’en doutais, mais mon
sang ne fait qu’un tour quand je remarque la coupure qui lui sectionne
la lèvre supérieure. Il y a eu tentative de la camoufler avec du
maquillage mais elle est encore visible malgré la lumière terne de cette
matinée pluvieuse.
Nos regards se croisent après qu’elle a apposé une croix soigneuse à
côté de son nom.
— Au revoir, marmonne-t-elle d’un ton presque inaudible.
C’est la première fois que je remarque combien sa voix craque par
moments. Elle s’efface, même à l’oral.
Elle sort de la pièce. Je me renfonce dans ma chaise pour ne pas
céder à mon envie de la rattraper dans le couloir et de lui faire une
scène. Je sais qu’on a eu trop d’interactions publiques, certains n’ont
sans doute pas oublié qu’un jour j’ai carrément arrêté de faire cours
pour lui rendre son journal. Mais la question m’obsède et le fait d’être
coincé ici sans pouvoir la lui poser me font me sentir comme un lion
en cage. Pourquoi sa belle-mère s’est-elle remise à la frapper ? C’est à
cause de sa nuit passée dehors ?
Cette pensée me contrarie tellement qu’elle m’empêche de me
concentrer jusqu’à la fin de l’examen.
Elle l’a encore touchée en se persuadant que ça n’aurait aucune
incidence.
Elle se trompe. Je ne laisserai pas passer ça cette fois.
La fin de l’heure approche. Amara se lève à son tour pour me
remettre sa copie. Un ruban vert bouteille noue ses cheveux noirs, elle
le réajuste en faisant une croix à côté de son prénom. Je me demande
quel mensonge lui a servi June pour justifier l’entaille sur ses lèvres.
J’imagine que ça a pris ; elle n’est jamais venue en cours en étant
visiblement abîmée, alors ce n’est sans doute pas assez pour éveiller
les soupçons.
Amara m’adresse un rapide signe de tête en guise d’au revoir mais
je sens que le cœur n’y est pas. Elle se faufile hors de la salle,
rapidement suivie des autres filles qui me rendent leur copie pour
passer à autre chose, débarrassées de la pression qui pesait sur elles
depuis plusieurs semaines. Aujourd’hui, les retardataires qui
s’accrochent désespérément à leur feuille pour grappiller quelques
minutes supplémentaires me font encore moins pitié que d’habitude. Je
leur demande d’arrêter d’écrire à la première sonnerie, ce qui me vaut
des soupirs de lamentation. J’ignore leurs plaidoiries.
Quand j’ai finalement réussi à me débarrasser de tout le monde, je
décide de faire un détour par l’administration, espérant qu’une des
secrétaires ne sera pas encore partie en pause déjeuner.

*
Je les ai convoqués d’urgence.
J’ai eu son père au téléphone après être allé chercher ses
coordonnées au secrétariat, pour la deuxième fois cette année. Il a eu
l’air surpris en décrochant, quand il a compris qui j’étais, mais je ne lui
ai donné aucune précision. J’ai simplement dit que ça ne pouvait pas
attendre. Depuis, j’espère que ce connard trempe dans sa sueur sans
savoir à quelle sauce il va être mangé.
Je les attends derrière mon bureau. J’ai déjà calé trois chaises en
face de nous, au cas où cette sorcière viendrait et prendrait la place de
June, comme la première fois. En fait, j’ignore si June se joindra à
nous aujourd’hui. Je pense qu’elle le fera, mais elle ne m’a pas encore
envoyé de message me demandant ce qui m’avait pris. Peut-être
qu’elle a supprimé mon numéro. De toute façon, elle n’obtiendrait
aucune réponse qui lui conviendrait.
Elle est trop dans le déni pour se rendre compte de la gravité de la
situation, et ces connards continuent en toute impunité parce qu’ils
savent qu’elle ne s’aime pas assez pour les dénoncer.
Cinq minutes avant l’heure du rendez-vous, j’aperçois leurs ombres
sur le mur du couloir. C’est son père qui émerge le premier sur le seuil
de la porte. Ses cheveux bruns sont rabattus de façon à camoufler un
début de calvitie et sa cravate lui serre le cou pour lui donner plus
d’autorité, mais ça ne fonctionne pas. Je ne vois qu’un lâche qui
dissimule les méfaits de sa femme. Elle s’avance d’ailleurs juste après
lui, avec une surprise entre les bras : son bébé pour m’amadouer. Ça ne
fait plus aucun doute, ils ont peur de ce que je pourrais bien leur dire.
Il ne manquerait plus qu’elle se mette à l’allaiter en face de moi pour
m’éblouir avec son instinct maternel.
— Bonjour, me salue le père par-dessus les babillements.
Je leur adresse un signe de tête cordial, accompagné d’un demi-
sourire qui, je l’espère, ne reflète pas complètement toute l’aversion
que j’éprouve pour eux. June arrive en dernier, fidèle à ses habitudes.
Elle m’adresse tout de suite un regard atterré mais je l’ignore pour
m’intéresser à sa famille de tarés qui prend place sur les chaises.
Son père se retrouve entre elles. C’est fou, comme les situations
s’écrivent d’elles-mêmes.
Je profite encore un peu du silence moralisateur qui a empli la pièce.
Les questions rongent profondément le visage de chacun d’eux. J’évite
volontairement de rendre ses regards à June. Il n’y a que cette blonde
qui parvient à masquer son inquiétude derrière une moue ourlée. En
attendant que je prenne la parole, elle sourit à son bébé, pour détendre
l’atmosphère pesante.
C’est le père de Grey qui rompt le silence.
— Je ne pensais pas qu’on se reverrait aussi rapidement…
Un rictus froisse ses lèvres fines. Elles sont tout le contraire de
celles de sa fille, pulpeuses et à l’arc de Cupidon bien défini.
D’ailleurs, je peux voir qu’une couche de maquillage a été ajoutée sur
le bleu au-dessus de l’entaille depuis ce matin, la matière forme un
paquet grossier.
— Rapidement ? je lui réponds, avec la même politesse teintée
d’hypocrisie. C’était il y a quand même cinq mois. Les choses peuvent
changer.
Je fais glisser le relevé de notes de June entre nous. Il le parcourt des
yeux une seconde avant d’expulser un soupir soulagé, dont il n’a sans
doute même pas conscience. Par-dessus son épaule, la marâtre fait
semblant de s’intéresser aux résultats. Elle reste néanmoins sur la
réserve, se contentant d’opiner sans trop d’enthousiasme. Elle est bien
différente des photos que j’avais pu voir chez eux. Son sourire de titan
a disparu et elle se montre modérée, contrairement à son mari qui est
trahi par la nervosité.
— C’est… C’est vraiment bien, réagit-il d’une voix monocorde.
Le malaise est palpable. C’est si peu naturel, pour lui, de
complimenter sa fille. June a fini par fixer son regard sur un coin du
bureau, attendant la suite dans un état léthargique. Je m’en veux un peu
de lui infliger ça.
— Mais vous auriez pu… m’en parler au téléphone. J’ai dû partir du
travail bien plus tôt que prévu.
June lève les yeux, visiblement blessée par ce manque d’intérêt
flagrant.
— Ce que je veux dire, c’est… J’ai cru qu’il y avait plus urgent,
balbutie-t-il d’un air confus. Votre appel m’a fait peur.
— De tels efforts méritent d’être soulignés.
J’ai droit à un sourire rigide alors qu’il se gratte la gorge.
— Il a raison, chéri, approuve sa femme pour faire bonne figure.
June tripote ses cheveux, enroule une de ses ondulations autour de
son index.
— C’est vraiment bien si June s’est améliorée. Vous nous aviez dit
qu’elle risquait l’expulsion. C’est un soulagement, insiste-t-elle.
Je la laisse terminer en me disant qu’elle délivre une meilleure
performance que certains acteurs nominés aux Oscars et je lui dis :
— En fait, je ne vous ai pas seulement convoqués pour ses notes.
C’est un peu délicat, mais…
Je sens que le couple retient sa respiration en attendant que je
poursuive. La tranquillité qui les avait momentanément anesthésiés ne
fait plus effet et leurs visages pâles d’Anglais s’effritent sous
l’impatience.
June semble essayer de se convaincre que je ne vais pas vraiment le
faire.
— Des élèves et des membres du corps enseignant ont remarqué que
June venait souvent avec des bleus.
Ma bombe fait son petit effet. Incapable de m’attarder sur sa
réaction à elle, je n’ai d’yeux que pour sa belle-mère, qui fait tomber
son masque durant une seconde.
— Des bleus… ? répète bêtement son père, jouant les étonnés.
— Des hématomes. Vous savez. C’est ce qu’on a sur le corps après
avoir reçu des coups. Dans le langage courant, on appelle ça des bleus.
Il me décoche un regard nerveux, surpris de constater que son jeu ne
prend pas avec moi.
— Qu’est-ce que vous… êtes en train de sous-entendre ? me
demande-t-il d’une voix blanche.
Je m’intéresse au bébé pour prolonger le supplice. La bête s’est
endormie et son filet de respiration entrecoupé par des hoquets devient
le seul son audible dans cette pièce.
— Exactement ce que vous avez entendu, je lui réponds alors
calmement.
Ma fermeté le fait vriller. L’éclat qui traverse ses yeux laisse place à
un rire d’indignation.
— La première fois, vous m’avez fait venir pour me dire que vous
alliez la virer. Et maintenant vous me calomniez.
Je sais que sous ce rire qui sonne faux il n’y a que de l’angoisse et
son envie de m’en mettre une parce que je viens gratter là où il ne faut
pas.
— Je ne sais pas d’où vous sortez ni comment vous avez été éduqué,
mais ça devient vraiment intolérable.
Je ne cède pas. Je continue de le fixer pour le voir s’enfoncer dans
ses mensonges. Il commence à s’agiter sur sa chaise, à chercher du
soutien dans le regard de sa femme, mais cette dernière se complaît
dans un silence révélateur. C’est à peine si elle ose battre des
paupières.
— June, tu vas le laisser nous insulter comme ça ? Dis quelque
chose !
Il a perdu son sang-froid et a presque crié la dernière phrase.
June lève les yeux vers lui, l’air dépassée par la situation. Je fixe
cette entaille sur sa lèvre. Elle est la preuve de ce qu’ils n’ont pas le
courage d’avouer.
— Tu devrais sortir, June.
Elle me jette un regard mais reste bien ancrée sur sa chaise. Ses
yeux brillent sous l’applique de la salle de classe.
— Vous vous en doutez sûrement mais…
Je désigne le bébé d’un signe de tête.
— Vous venez d’avoir un enfant. Ce genre d’accusations pourrait
vous coûter très cher.
Sa mère frémit et le presse contre elle dans un geste protecteur. Je
renifle face à cette vision plus que désagréable.
— June…, lui ordonne-t-il de nouveau, sa voix vibrante de colère.
Dis quelque chose. Raconte-lui ce qui s’est vraiment passé. Tu jouais
avec Gabriel.
Il se tourne vers moi, le rouge lui est monté au visage. À l’inverse,
sa femme a l’air complètement vidée. Comme si on l’avait drainée de
son sang jusqu’à la dernière goutte.
— Vous parlez de sa lèvre, c’est ça ? Elle jouait avec son petit frère.
Il lui a lancé sa figurine sans faire exprès. Le plastique était coupant. Il
n’a pas arrêté de pleurer parce qu’il se sentait mal. Enfin, vous savez
comment sont les gosses.
Il rit encore en se persuadant que la situation ne lui a pas
complètement échappé. Il veut me faire croire que toute cette
conversation est absurde. Mais c’est le seul à se battre contre moi pour
essayer de garder la face. Les autres ont abandonné la partie. Ça me
donne de l’espoir. Peut-être qu’elle me laisse enfin lui entrouvrir la
porte.
— Un jour c’est sa lèvre. Un autre son cou, son avant-bras, son
genou… je dois continuer ?
Il comprend que le piège se referme lentement sur lui. Ses yeux
deviennent fuyants.
— Où vous voulez en venir ? me demande-t-il entre ses lèvres
minces. C’est vous qui risquez d’avoir des problèmes en portant de
fausses accusations à tort et à travers.
— Vous croyez ?
Il n’apprécie pas l’ironie dans ma voix. Son visage se crispe comme
s’il se rappelait soudain nos statuts respectifs et il regagne en
assurance.
— Oui, oui c’est ce que je crois. Vous n’avez aucune preuve de ce
que vous avancez. Je n’ai jamais levé la main sur ma fille et je
n’hésiterai pas à me défendre. Ces conneries commencent vraiment à
me fatiguer !
Maintenant qu’il est hors de lui, son accent à couper au couteau me
heurte encore plus les oreilles.
— Ric, le tempère cette sale blonde avec un balancement de la tête
qui dit que je n’en vaux pas la peine.
Ouais, ils sont vraiment doués dans l’art de raconter de la merde.
— Des membres du corps enseignant ? Qui ça ? J’aimerais bien leur
parler. Ou alors vous menez votre petite enquête tout seul ? Si je vais
voir votre supérieur maintenant, il sera au courant ?
— Vous pouvez y aller. Je vous accompagne.
Mais ça tombe mal, parce que moi aussi.
Il se rétracte alors, incapable de savoir si je dis la vérité. Ce serait
prendre le risque de porter le problème devant une plus haute instance.
Pour le moment, il a encore l’espoir que ça reste un huis clos, une
simple piqûre de rappel. Sherborn est un lycée réputé et n’a pas
vraiment envie d’être au cœur d’un scandale parce qu’une de ses
élèves se fait battre au sein de son foyer.
— Je vous sens un peu sur la défensive. Je me demande ce qu’en
penseraient les autorités compétentes si elles devaient vous écouter.
Sa mâchoire se contracte. Il soupèse mes arguments alors que le
silence se fait dans la pièce, de plus en plus pesant. J’ai l’impression de
pouvoir entendre les pensées confuses de June, qui me demande
pourquoi je fais ça. Elle ne dit toujours rien pourtant. Peut-être que
dans sa nouvelle léthargie se cache une forme de curiosité. Elle essaye
de voir ce que ça ferait si, pour une fois, elle laissait aux autres
l’occasion de la sauver.
— Toi, tu pourrais dire quelque chose pour nous défendre, lui
reproche tout à coup son père. Si ça ne te fait rien de savoir que je suis
en train de me faire humilier, pense au moins à Gaby. À Emma.
Elle garde son regard rivé sur la surface plane de mon bureau,
comme hypnotisée.
— Vous ne comprenez pas ce qui se passe ? Elle essaye d’attirer
l’attention. Je ne sais pas ce qu’elle est allée vous raconter pour que
vous en tiriez de telles conclusions. Mais c’est ma faute. Depuis que sa
sœur est née, j’avoue qu’on s’occupe beaucoup d’elle et qu’on passe
encore moins de temps ensemble. June a toujours eu du mal à
s’intégrer dans cette famille, mais je ne pensais pas que c’était à ce
point.
Je la vois esquisser un genre de sourire nerveux, elle ne peut pas y
croire. Je suis impressionné aussi. Les mensonges coulent de sa
bouche avec un naturel confondant. J’ai presque envie de reculer dans
ma chaise et de l’applaudir. Mais lui foutre un crochet dans le nez,
suffisamment fort pour lui enfoncer le cartilage jusqu’au fond de sa
boîte crânienne, c’est une idée bien plus excitante.
— C’est ta dernière chance, June, avant que je sois vraiment fâché
contre toi, continue-t-il de l’infantiliser. Je vais vraiment t’en vouloir.
Bon sang, Suzan, tu pleures ?
Quelques larmes ont eu l’audace de couler sur les joues de la mère
modèle. Elle les essuie du revers de sa main.
— Regarde dans quel état tu la mets. Parle, bon sang !
À cause de l’agitation, le bébé s’est réveillé et émet des babillages
sur lesquels personne, sauf moi, ne s’attarde.
Face au silence de June, son père lui pose la question fatidique, celle
qui mettra un terme à mes allégations ou qui les confirmera.
— Quelqu’un te frappe à la maison ?
Elle lève lentement la tête et nos regards se croisent. Le sien est
désolé. J’ignore si elle l’est parce qu’elle va encore le protéger ou si
c’est parce qu’elle refusera de le faire pour la première fois.
— Tu n’es pas obligée de mentir, je lui rappelle.
J’espère qu’elle ne va pas me décevoir. Mon cœur bat
d’appréhension. J’ai l’impression que je joue ma vie, mais il s’agit de
la sienne, alors c’est la même chose. Ses lèvres cousues par un fil
invisible continuent de lutter contre la vérité. Il s’écoule au moins
vingt secondes durant lesquelles elle joue avec mes nerfs avant que sa
réponse tombe finalement.
— C’est juste… un malentendu.
Mon estomac fait une brusque chute. La frustration me cloue contre
le dossier de ma chaise. Je le savais.
Alors pourquoi je lui en veux autant ?
— Je suis maladroite. Je me cogne un peu partout, c’est tout.
— Maladroite…, je répète, si écœuré que j’oublie même que nous
ne sommes pas seuls.
Personne n’y croit. Pas même elle. Mais ce n’est pas ce qui compte.
Sans aveux, on ne peut pas avancer. Satisfait de sa docilité, son père
empêche un sourire indécent d’étirer ses lèvres et se contente de me
prendre de haut.
— Vous voyez ? Il n’y a rien. Que les élucubrations de votre esprit
trop imaginatif.
Il se lève calmement, intimant ainsi au reste de sa famille de le
suivre. La chaise de sa femme grince en premier mais elle évite à tout
prix mon regard. Cette tarée fait moins la fière une fois mise devant le
fait accompli.
J’avais tort de la penser effrontée. Aujourd’hui, c’est elle qui se
cache derrière son mari.
— Vous observez peut-être un peu trop le corps de ma fille.
J’ai fait plus que l’observer.
— En passant, je vous trouve un peu jeune pour enseigner. Mais je
suis peut-être vieux jeu.
Je lui adresse un sourire mauvais. À ce stade, je me moque d’entrer
en terrain glissant avec lui. Je peux toujours multiplier les
cambriolages si je me fais virer.
En fin de compte, il n’y a plus qu’une seule personne qui me retient
dans ce lycée.
— Ce n’est pas parce qu’elle a menti ce soir que je vous crois. Si je
revois une seule marque sur son corps d’ici la fin de l’année, ça ne se
finira pas par un simple rendez-vous.
Pris de court par ma franchise, il laisse ses yeux s’étrécir presque
imperceptiblement.
— On y va, leur ordonne-t-il d’un ton aussi tranchant que du verre.
Bien obligée, June se lève aussi. Mais son pas est traînant et son
visage accablé, rendant leur petite mise en scène de la famille qui n’a
rien à se reprocher d’autant plus pitoyable.
Je les regarde s’éloigner, puis disparaître dans le couloir. Avant de
les perdre totalement de vue, je me lève pour les surveiller depuis
l’encadrement de la porte. Alors qu’ils marchent jusqu’au croisement,
June tente de prendre la direction opposée à la leur. Il la rattrape par
l’avant-bras avant qu’elle puisse faire un pas de plus.
— Où tu vas comme ça ?
— Je dois travailler.
— Travailler ? s’insurge-t-il. Après ça ?
Dans ce couloir vide, leurs voix résonnent. Sa femme lui murmure
quelque chose et tous leurs regards me visent alors. Il la relâche,
comprenant qu’il s’est montré trop agressif pour quelqu’un qui vient
d’être accusé de maltraitance.
Je n’arrive à capter que quelques mots de leur dispute rythmée par
les messes basses. « Rentre à la maison. » Elle refuse encore une fois.
Ils se voient obligés d’accepter sa décision et partent les premiers en la
laissant les bras ballants au milieu du couloir. Quand quelques instants
se sont écoulés sans qu’elle bouge, nous nous regardons malgré la
distance.
Elle s’apprête à faire volte-face pour m’ignorer mais elle change
d’avis et revient sur ses pas. Je m’efface sur le seuil pour la laisser
entrer. Elle ferme sèchement la porte derrière elle et ce geste me laisse
penser qu’elle est aussi en colère que moi. Mais lorsque nos yeux se
rencontrent, son humeur ne s’accorde pas à la mienne.
C’est un être vidé d’émotions.
— Tu n’avais pas le droit de faire ça.
Elle marque une pause.
— De faire jouer ton autorité pour te mêler de cet aspect de ma vie.
— J’en ai rien à foutre, June. Tu ne peux pas me laisser te voir dans
cet état et penser que je ne ferai rien.
Elle cligne des paupières. Elle ne se bat pas contre moi. Ce
détachement me déstabilise mais je ne lâche pas l’affaire.
— Pourquoi tu n’as pas dit oui ? Tu devais juste dire oui.
— Qu’est-ce que ça aurait changé ?
Son regard est résigné.
— Tu l’as bien vu, non ? Il me déteste déjà assez.
— Il peut te détester. Tant qu’il l’empêche de te toucher.
Elle secoue la tête comme si elle parlait à un enfant et s’efforçait de
m’expliquer des mots que je ne comprends pas. Je hais cette
impression que, peu importe ce que je fais pour la protéger, c’est
toujours une erreur.
— Tu ne connais pas mon père. Ça va empirer les choses. Soit c’est
toi qui te feras virer, soit c’est moi qui serai transférée pour étouffer
l’affaire. Après tout, tu auras peut-être ce que tu voulais ?
J’ignore son sous-entendu.
— Il peut te transférer ou me faire virer, je sais ce que j’ai vu.
J’espère qu’il a compris le message parce que c’est la dernière chance
que je lui laisse.
— Tu n’en fais toujours qu’à ta tête, Shayn. Mais tu n’écoutes
jamais ce que je te demande. Je t’avais dit de ne pas te mêler de mes
affaires.
C’est vrai, je fais toujours le contraire de ce que je lui ai promis.
C’est moi qui l’ai sortie de ma vie mais je n’arrive pas à m’éloigner
d’elle. Non, je tire toujours le fil entre nous dans l’espoir de la
rapprocher, parce qu’elle est constamment dans ma tête.
La déception fait trembler ses lèvres. J’ai beau préférer sa colère à
son indifférence, aujourd’hui, j’admets que c’est plus désagréable que
d’habitude.
À travers ses yeux embués, elle m’adresse un dernier regard las
avant de quitter la pièce.
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11.

« Les monstres les plus dangereux sont ceux


qu’on ne remarque pas d’emblée. »

June

C’est la première fois qu’ils se disputent vraiment.


Depuis le début de leur mariage, je n’ai jamais entendu de tels cris
résonner à travers la maison.
Gaby m’attendait sur mon lit quand je suis rentrée du travail. Il était
effrayé. Au début, j’ai essayé de détourner son attention en sortant
notre vieux Monopoly de mon placard, mais ça semblait ridicule de
s’amuser alors que leurs hurlements transperçaient les murs. Et puis,
savoir que je serais la prochaine à les subir rendait cette partie
déprimante. Il s’est mis à pleurer en entendant sa mère le faire au rez-
de-chaussée, alors j’ai replié le plateau et j’ai fait glisser la boîte sous
mon lit. Depuis, nous fixons le mur en silence.
Nous connaissons l’objet de cette dispute qui dure depuis qu’il est
rentré de l’école. Suzan a vraiment merdé, cette fois. Et papa est hors
de lui. Car ce n’est plus seulement moi qu’elle a mis en danger en se
montrant imprudente, mais sa famille entière.
Je sens que Gaby en a assez, de cette ambiance qui règne à cause
des disputes. À cause de moi. J’en suis toujours à l’origine et, même si
nous essayons de l’ignorer, le constat est indéniable. Les regards qu’il
me lance parlent pour lui. Il n’a pas voulu se blottir dans mes bras
lorsque j’ai essayé de le réconforter.
La porte s’ouvre à la volée. C’est elle. Elle a les yeux bouffis et le
nez épaté à force d’avoir versé des larmes de crocodile. On dit que le
corps humain est composé de 60 % d’eau environ. J’ai toujours trouvé
que ça faisait trop mais, pour la première fois, cette quantité me
semble parfaitement plausible. Ses larmes qui lui servent de bouclier
sont une ressource inépuisable.
Emma dans un bras, le manteau de Gaby et le couffin transportable
dans l’autre, elle l’interpelle sèchement :
— Viens avec moi. On dort chez papy et mamie ce soir.
Elle est dans un tel état d’agitation qu’il s’exécute sans broncher. Il
saute de mon lit et enfile son manteau, l’air hagard, le dessus des
lèvres brillant à cause de la morve qui a coulé. Elle me lance avec
acrimonie :
— Tu dois être bien contente de toi.
Je reste appuyée contre la tête de mon lit, refusant de me laisser
impressionner par son air menaçant.
— Pauvre salope, jure-t-elle sans se soucier du fait que Gaby nous
écoute. Tu m’as poussée aussi.
Elle claque la porte derrière elle en le tirant par le poignet. De
nouveaux cris résonnent au rez-de-chaussée, mon père n’apprécie pas
sa fuite avec les enfants. Mais elle obtient gain de cause et bientôt le
moteur de sa voiture résonne dans l’allée du jardin. Je me lève pour
observer la scène depuis la fenêtre. Ses phares jaunâtres dissipent
momentanément la nuit profonde.
Et le silence se fait.
Il est rapidement englouti par d’autres pas hâtifs dans le couloir. Je
me rassois précipitamment sur mon lit. La porte de ma chambre se
rouvre brusquement et mon père entre en pressant sa lèvre supérieure
entre son pouce et son index. Il inspire, soupire et inspire encore une
fois. Ses tergiversations sont si longues que je me demande s’il va me
jeter dehors ou me gifler. Dans un cas comme dans l’autre, je me sens
en danger comme jamais auparavant.
— Dis-moi la vérité, lâche-t-il finalement. Tu l’as dit à ce prof, pas
vrai ?
Ce manque de confiance en moi alors que j’ai toujours protégé leur
secret m’emplit de colère. J’ai beau nier de la tête, il m’ignore et
continue d’un ton grave.
— Tu devrais y retourner et t’excuser. Dire que tu étais en manque
d’attention.
— Je n’en ai pas envie. Ce n’est pas vrai.
— Je me fous de ce dont tu as envie. Il a été clair. Qui l’empêche de
nous foutre les services sociaux au cul ? !
— Il ne le fera pas. Je n’ai rien avoué.
— Il te l’a dit ? crache-t-il, cynique. Tu dois avoir perdu la tête.
Mais qu’est-ce qui t’a pris, bon sang ?
— Je n’ai rien fait !
— Et c’est exactement ce que je te reproche ! Tu es restée sur cette
foutue chaise à te taire alors que tu aurais pu tout nier depuis le début !
C’est vrai. Pendant un long moment, j’ai observé la scène de
l’extérieur. Comme si je m’étais échappée de mon corps et que je
n’arrivais plus à le réintégrer. Je n’en avais sans doute pas assez envie.
C’était plus confortable de laisser les choses se faire en espérant que le
dénouement serait différent, pour une fois.
— Tu l’as fait exprès ! Tu as laissé s’instaurer le doute pendant que
j’essayais de rattraper toutes ces conneries que vous avez
commencées, avec Suzan !
— Qu’on a commencées ?
— Tu sais ce que je veux dire !
— Non, pas vraiment.
Il souffle bruyamment en voulant me faire croire que je joue sur les
mots.
— Elle m’a dit ce qui s’est passé.
Elle. Suzan.
Celle qu’il aime et écoute. Celle qu’il aimera et écoutera toujours.
— Je ne dis plus rien concernant tes horaires, mais peut-être que je
devrais. Tu es rentrée à 8 heures du matin en ayant en plus l’intention
de sécher. Va savoir chez qui tu as passé la nuit. Non, en fait, ça ne
m’intéresse pas.
— J’étais chez Amara, on avait un devoir. Je te l’ai dit.
— Oui, d’accord. En attendant, tu sais combien Suzan déteste ce
genre d’attitude. Mais tu es quand même rentrée dans cet état pour la
narguer !
— Je voulais juste aller prendre une douche !
— Je m’en fous, June ! Toi et Suzan, ce n’est plus possible. Vos
histoires commencent à me fatiguer ! Cette maison est devenue
invivable. Je ne vais pas y laisser mon mariage !
Tu préfères y laisser ta fille.
— Il ne reste que quatre mois avant que je parte, plaidé-je. Cinq,
peut-être, le temps que j’emménage à l’université.
Je ne sais pas où je trouve le courage d’avoir cette conversation sans
fondre en larmes.
— Que quatre mois ? Dans cette ambiance ? Tu penses qu’on veut
tous supporter ça ?
— Qu’est-ce que tu es en train de me dire ?
— Je dis que tu devrais sérieusement songer à aller vivre chez ta
mère. Ça ne colle pas avec nous. Ça ne collera jamais.
Le trou s’agrandit dans ma poitrine. Il a enfin sauté sur l’occasion
pour faire ce dont il rêvait depuis longtemps : me mettre à la porte.
Prendre si peu de place n’est plus suffisant pour préserver sa jolie
famille.
Il faut que je disparaisse complètement.
— Mais… je ne peux pas. Je veux valider mon diplôme. Je n’ai pas
fait tout ça pour échouer aussi près des examens !
— Parce que tu es une élève modèle, maintenant ? ! J’ignorais que
tu te souciais autant de tes études !
— Mais c’est injuste !
Il agite sa main dans le vide pour me signifier qu’il n’est pas
d’humeur à entendre mes protestations, après avoir bataillé pendant
des heures avec sa femme hystérique.
— Laisse-moi finir mon année ici, s’il te plaît, m’entends-je le
supplier. Je n’ai pas envie d’aller habiter chez ma mère. Je vais devoir
tout recommencer. Et Gaby… il t’en voudra. Tu sais que c’est une
mauvaise idée.
Le plancher craque sous notre poids. Je redoute son silence et sa
manière de m’observer en pesant le pour et le contre. Au moins, cela
signifie qu’il n’a pas un avis encore complètement tranché sur la
question.
— Tu ne veux pas partir ? me demande-t-il après quelques secondes.
Dans le fond, bien sûr que si. Mais je sais ce que ça voudrait dire :
m’arrêter de courir juste avant d’avoir atteint la lumière au bout du
tunnel.
Depuis des années, je compte les jours qui me séparent de celui où
je pourrai enfin commencer des études supérieures et vivre selon mes
propres règles. Mais partir maintenant serait encore repousser cette
échéance. Je n’ai pas accepté de souffrir pendant tout ce temps pour
échouer si près du but.
— Non. Laisse-moi rester. S’il te plaît.
— Et tu veux vraiment que je te paye cette école d’art, pas vrai ?
— … Oui.
Je déteste la façon dont cette conversation glisse dangereusement
dans le gouffre du chantage.
— Alors tu vas écrire une lettre à ce type. Tu vas dire que tu
t’excuses de l’avoir alerté, parce que tu as menti et mis tout le monde
dans l’embarras.
— Mais je n’ai rien dit…
— Ouais, m’interrompt-il, eh bien le silence fait parfois bien plus de
dégâts que les mots.
Il croise les bras sur son torse et se met à me dicter de nouvelles
directives, me donnant la vague impression qu’il attend que je prenne
des notes.
— Tu vas écrire cette lettre maintenant. Tu ne dormiras pas sans
l’avoir fait. Et je veux la lire à mon retour. Tu n’iras pas en cours
demain si cette foutue lettre n’est pas prête !
— Une lettre, je répète mollement.
J’ai envie de lui demander s’il pense que les gens sont stupides
autour de lui et qu’il est le seul être pourvu d’intelligence. Mais je
m’abstiens. Il vaut mieux se taire et écouter. J’ignore comment il
parvient à me décevoir toujours un peu plus. Je m’étais portant juré de
ne plus rien attendre de lui.
— À partir de maintenant, ce sera ta parole contre celle de ce type.
Et s’il y a vraiment d’autre personnes qui nous soupçonne, tu les feras
taire.
Il sait qu’une affaire peut être directement bloquée à la source si on
fait le nécessaire.
— Tu as compris ? Dis-moi que tu as compris.
— Promets-moi que tu me payeras vraiment cette école.
Malgré mes récents efforts, je sais que je n’aurai pas d’assez bons
résultats pour bénéficier d’une bourse. D’ailleurs, le délai pour en faire
la demande est déjà dépassé depuis longtemps.
— Je le ferai. Mais tu dois respecter mes conditions.
Mon silence fait office de consentement.
— Tout ça, ça ne peut plus continuer. Ne te fais plus remarquer au
lycée. J’ai déjà dû changer ton frère d’école pendant les dernières
vacances. C’était une galère administrative, je te passe les détails.
— Ce n’est pas ma faute si elle m’a encore frappée, je dis sans
pouvoir me retenir. Elle n’avait qu’à éviter mon visage.
Il me lance un regard las, il sait que j’ai raison. Mais ça ne changera
rien. Non, ça ne changera jamais la conclusion de ce discours absurde :
je n’aurais pas dû exister pour lui donner envie de me battre.
— Vous me fatiguez tous dans cette maison. N’oublie pas ce que je
t’ai dit. Au prochain avertissement, tu vas vivre chez ta mère. Encore
faudrait-il qu’elle soit d’accord, avec tous les frais que ça implique.
Avant de quitter la chambre, il me lance :
— La lettre. Écris-la.

Plus tard, alors que je suis encore tétanisée contre la tête de lit à
tenter de digérer son énième manipulation, j’entends le moteur de sa
voiture vrombir dans l’allée. Il est parti lui aussi. J’imagine qu’il les a
rejoints chez les parents de Suzan pour tenter d’arranger les choses.
J’ai déjà passé des soirées seule dans ma chambre, mais je ne me
sentais pas aussi mal.
Je prends finalement une douche dans ma salle de bains attenante –
tout ce temps, j’étais restée en uniforme de travail. Une fois sortie de
la cabine, j’essuie la condensation du miroir pour m’observer à travers
la vapeur. Hormis ma lèvre sectionnée, mon corps a retrouvé sa
couleur originelle. Il y a quelques années, il m’arrivait de chercher des
endroits épargnés. On peut dire qu’il y a de l’amélioration.
Pas vrai ?
Non.
J’ai moins de bleus, mais mon cœur a pris de sacrés coups.
J’enfile mon pyjama et j’éteins la lumière pour m’encourager à
dormir. La nuit passera plus vite. Mais mes pensées sont chaotiques et
je me retrouve à fixer la pénombre jusqu’à avoir une migraine. Je
devrais peut-être commencer à écrire cette foutue lettre pour la lui jeter
au visage quand il rentrera, mais je ne suis pas sûre qu’il revienne cette
nuit.
Alors que je me tourne et me retourne entre les draps, mon
téléphone s’illumine sur ma table de chevet. Il est presque 1 heure du
matin. Je pense à un message d’Amara, mais une pulsion nerveuse me
serre l’estomac quand je vois cet alignement de chiffres encore
familier, malgré mes efforts pour l’oublier.
« Sors. »

OceanofPDF.com
12.

« L’alcool met les secrets en danger. »

June

J’ai supprimé son numéro mais je ne l’ai pas bloqué.


J’aurais dû.
J’attends un long moment, figée devant mon téléphone. Malgré la
rancœur, une part de moi meurt d’envie de descendre les escaliers pour
le rejoindre et entendre ce qu’il a à me dire si tard dans la nuit. L’autre
sait qu’elle devrait prendre des précautions quand il s’agit de lui.
« S’il te plaît. »
Ma volonté de ne pas céder à ses provocations faiblit
dangereusement, et la seconde d’après, j’ai enfilé mes chaussons pour
sortir de ma chambre et dévaler les escaliers.
Le froid nocturne me heurte. Je n’ai pas pris la peine d’emporter une
veste, sûrement pour me convaincre que je ne resterai pas longtemps
dans la rue. Le portail électrique s’ouvre et je longe l’avenue déserte,
après avoir deviné qu’il devait être garé sur le parking attenant au
square, une centaine de mètres plus bas.
Les bras repliés sur moi-même pour me préserver du froid, j’arrive
devant sa voiture. C’est la seule à cette heure sur le petit terrain vague.
L’air est trop gelé pour les soûlards cette nuit. Penché à l’intérieur du
véhicule, un bras accroché à la portière ouverte, il est visiblement en
quête de quelque chose. Je m’éclaircis la gorge pour l’avertir de ma
présence tout en ressentant un semblant de remords. Je sais qu’il est
trop tard pour rebrousser chemin.
Il s’extrait de la voiture et se tourne avec un sourire mauvais.
— T’es venue.
Je sens tout de suite qu’il n’est pas dans son état normal. Son timbre
de voix est chaud et son regard plus intense que d’habitude, la faute à
ses pupilles dilatées. Mais il faut dire que ses yeux sont si sombres
qu’ils se distinguent d’ordinaire rarement de l’iris.
— Alors, t’es contente ?
Il continue de s’appuyer d’une main à la portière en me donnant
l’impression de lutter pour ne pas tomber. Je l’observe encore quelques
secondes, sans vouloir croire qu’il s’est mis dans cet état à cause de
moi.
— Tu as bu, je finis par constater.
— Réponds à ma question.
Je l’ignore et m’approche de sa voiture pour vérifier si de l’alcool
traîne par terre ou sur la banquette arrière. Je ne vois rien alors je le
frôle pour contrôler du côté conducteur et je déduis de l’absence de
cadavres de bouteilles qu’il s’est soûlé avant de prendre le volant.
— Tu as conduit dans cet état. Ça aurait pu être dangereux.
— Pour moi ?
— Surtout pour les autres.
Ma réponse lui arrache un sourire légèrement indigné. Il profite de
ma main posée sur le toit du véhicule pour me tendre une embuscade
et me bloquer contre la portière ouverte. Mon cœur rate un battement.
— Tu sais à quel point tu me fais mal à la tête ?
Il m’observe avec un regard brûlant et intoxiqué, l’air du chauffage
me réchauffe les jambes.
— Je voulais juste t’aider.
— Je sais, je lui réponds d’une voix plus douce.
— Pourquoi ça ne marche jamais ?
— Parce que toute cette situation est trop compliquée.
En le disant à voix haute, j’ai l’impression de rendre concrète une
réalité dont j’avais déjà conscience.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Quand t’es rentrée chez toi ?
C’est mignon, cette manie qu’il a de toujours chercher à tout savoir.
De creuser sous la surface. Même quand il se retrouve face à une
impasse ou qu’il est à deux doigts de s’écrouler à cause de l’alcool.
— Ils n’ont pas arrêté de crier. Et je dois écrire une lettre d’excuses.
— Une lettre d’excuses ?
— Pour te dire que c’est un malentendu, et que je suis désolée si j’ai
laissé penser le contraire.
Sa main s’accroche à la mienne au-dessus de la carrosserie, la
pressant avec frustration.
— Putain. Comment tu arrives à ne pas les détester ?
— Non, en fait… je les déteste.
C’est la première fois que je l’admets devant quelqu’un. J’ai presque
peur de le décevoir alors qu’il m’a sûrement idéalisée. Pendant des
années, j’ai tendu l’autre joue en espérant que le donneur de gifles
aurait enfin pitié de moi.
Mais je ne suis plus cette fille complètement dénuée d’orgueil.
— Alors pourquoi tu restes ?
Il y a Gaby et mes études, mais je crois qu’au fond c’est surtout
devenu une question de fierté. J’ai vécu si longtemps dans un foyer qui
me rejetait sans cesse, où l’on a tout fait pour me pousser à bout et
avoir la satisfaction de me voir me briser en mille morceaux, que je
refuse qu’ils se souviennent de moi comme de la fille qui a abandonné.
— Parce que je peux le faire. Je veux mon diplôme.
— Alors tu devrais commencer par réviser le prochain examen et
songer à me rendre un travail supplémentaire. T’as vraiment foiré le
dernier.
Je m’en veux de m’être laissé ronger par le stress alors que j’avais
révisé pendant des semaines mais, lorsque je me suis retrouvée devant
ma copie ce matin, le vide m’a envahie. Je n’arrivais même plus à lire
les consignes.
— Tu corriges aussi rapidement le travail de toutes tes élèves ?
Ses yeux basculent sur mes lèvres de façon si explicite que j’ai la
sensation d’avoir été contaminée par son ébriété. Je préfère changer de
sujet.
— Tu peux conduire ?
— Non, marmonne-t-il.
J’anticipais cette réponse. Je déverrouille mon téléphone, que j’avais
gardé à la main.
— J’appelle un taxi.
— Tu me dégages déjà ?
— Oui, le rembarré-je. Il fait froid ici.
Son regard s’attarde sur mon haut et je me sens virer au rouge en
comprenant que, dans la précipitation, j’ai oublié d’enfiler un soutien-
gorge.
— Je peux voir ça.
Il est resté nonchalant. Je m’éloigne, en quête d’espace vital, mais
ma soudaine prise de distance semble perturber son équilibre précaire.
Il ferme les yeux et se laisse glisser le long de la carrosserie,
visiblement rattrapé par les effets de l’alcool.
— J’appelle un taxi, je m’entends lui affirmer à nouveau.
J’ai surtout l’impression de chercher à me convaincre que je vais
vraiment le faire.
Je ne suis plus sûre de rien nous concernant. J’ai toutes les raisons
de le détester et de le repousser, mais comment faire alors qu’il se
montre de moins en moins vigilant avec moi ? Chacune de mes prises
de distance lui sert d’excuse pour se rapprocher.
— Eh… June, susurre-t-il. Dis-moi que ça va aller.
Il a encore les paupières closes. Ce n’est pas son genre d’être
optimiste. Dois-je le préserver parce qu’il est soul ? Lui ne m’a jamais
ménagée, même dans les moments les plus difficiles.
— Même si c’est faux ?
— Ouais. Justement parce que c’est faux.
Je reste plantée devant lui, les bras ballants, grelottante de froid.
J’aimerais lui dire ce qu’il veut entendre, mais les mots refusent de
sortir de ma gorge. Je me sens encore idiote d’avoir cru en lui la
première fois.
— Tu devrais rentrer avant qu’ils le remarquent, finit-il par dire,
comprenant qu’il n’obtiendra pas de moi ce qu’il attend.
— Ils ne sont pas là.
J’ai parlé si bas que je ne suis pas certaine qu’il m’ait entendue. Je
lui tends ma main en essayant de me persuader que ce n’est pas une
mauvaise idée.
— Lève-toi.
Il m’a toujours aidée quand j’étais au plus bas. Je n’arrive pas à
l’oublier.
C’est plus fort que les atrocités qu’il a pu me dire pour me blesser.
Il rouvre les yeux et me regarde par-dessous ses cils, dubitatif. Ses
traits ciselés se contractent lorsqu’il saisit ma main et qu’il se relève
lourdement, sans me poser de questions. Je claque la portière de sa
voiture après avoir récupéré les clés restées sur le contact et nous
commençons à marcher en direction de la maison. Je dois faire des
efforts pour ne pas basculer avec lui quand il prend brusquement appui
sur mon épaule.
— Tu as bu quoi, sérieux ?
Il m’adresse un genre de grognement profond pour toute réponse.
Nous déambulons sur le trottoir dans un équilibre incertain jusqu’à
atteindre le portail de ma maison. Je soupire de soulagement en
constatant que le garage est toujours vide, ils ne sont pas revenus
durant mes dix minutes d’absence. Craignant quand même leur retour
imminent, je me dépêche d’ouvrir la porte d’entrée d’un coup d’épaule
et je verrouille après avoir fait passer Shayn devant moi. La chaleur du
hall d’entrée apaise aussitôt mes muscles engourdis par le froid.
Il me jette un regard désorienté et prend de l’avance dans les
escaliers. Je le suis de près, par mesure de précaution. Nous atteignons
ma chambre au bout du couloir. Ma peau se réchauffe sous l’effet de
l’appréhension. Je me rends compte que Shayn s’est toujours invité
dans cette pièce de lui-même depuis qu’on se connaît et qu’en le
faisant entrer ici volontairement, c’est comme si je levais le voile sur
mes derniers secrets.
Sans tergiverser – je doute que son état le lui permette –, il se laisse
lourdement tomber sur mon matelas, un pied posé au sol, l’autre jambe
pendant dans le vide. Mon lit est plutôt grand, mais Shayn l’est aussi
et, ainsi allongé à l’horizontale, il prend tout l’espace. Avec un tel
gabarit, j’imagine qu’il tient l’alcool. Il a dû en ingérer une certaine
quantité.
Je me détourne de cette vision chaotique pour aller chercher de quoi
atténuer sa gueule de bois au réveil ; il en aura bien besoin.
Une fois en bas, je reste attentive aux mouvements dans le jardin, de
peur que mon père ait réussi sa mission de rapatriement. Je sais qu’il
reviendra, et en cas d’échec d’une humeur noire, je ferais mieux de
faire semblant de dormir à ce moment-là. L’horloge de la cuisine
indique 1 h 30. Je retourne dans ma chambre et ferme à clé.
Je ne peux jamais faillir à cette règle, encore moins cette nuit.
Shayn s’est mis dans le sens du matelas en mon absence. Les yeux
plissés, il me regarde revenir vers lui avec une bouteille d’eau et de
l’aspirine. J’ai aussi attrapé un paquet de biscuits dans le placard, mais
il les repousse du doigt et se contente d’ingurgiter la moitié de la
bouteille d’une traite pour faire passer le cachet. Je pose les biscuits
sur ma table de chevet au cas où il changerait d’avis et, quand je me
tourne vers lui, je me rends compte qu’il s’est endormi. Sa respiration
tranquille résonne par-dessus la mienne.
Ces derniers temps, j’ai l’impression d’apprendre à le connaître plus
que je ne l’ai fait lorsqu’on était ensemble. Enfin, je ne suis pas
certaine qu’on ait un jour été ensemble. C’est quand même étrange. Il
y a quelques mois, il restait tout en haut des escaliers alors que je
peinais à gravir les marches pour l’atteindre. On dirait qu’il a enfin fait
des efforts pour me rejoindre.
Maintenant que c’est trop tard.
Je pousse un soupir.
Est-ce que c’est le propre d’une relation amoureuse ? Osciller
d’avant en arrière ?
Je n’ai pas la réponse, alors je me contente de l’observer dans son
sommeil. Son oreiller est mal positionné. Je le réajuste en regrettant
que, cette nuit-là, personne n’ait veillé sur moi.
*

Plus de quatre heures plus tard, je me suis effondrée sur ma chaise


de bureau en attendant le retour de mon père. J’ai dû m’endormir à
deux reprises mais le bruit assourdissant du garage qui s’actionne n’a
pas résonné pendant que j’étais éveillée. Et maintenant je ne suis pas
sûre que mon père soit rentré. Dans l’incertitude, j’ai laissé la
respiration de Shayn me bercer depuis le lit. J’aurais pu m’allonger à
ses côtés, mais je ne veux pas envoyer de mauvais message. Ce qui
arrive en ce moment dépasse déjà toutes les limites que je m’étais
fixées.
La fatigue commence de nouveau à brouiller ma vision et les petites
éclaboussures blanchâtres projetées sur le mur par la lampe de chevet
me gênent. Je me lève pour l’éteindre, faisant craquer le plancher en
me déplaçant. Quand je l’atteins, juste à la hauteur de son visage,
Shayn se redresse, l’air comateux. Sans se soucier de moi, il contourne
mon bassin et attrape la bouteille, qu’il vide complètement avant de
s’essuyer les lèvres du revers de la main. Nos regards se rencontrent.
Le sien semble à présent plus embué par le sommeil que par l’alcool,
mais je n’en suis pas sûre.
Cet échange silencieux m’a réveillée et je prends conscience de
notre proximité. Me retrouver dans ma chambre avec lui en plein
milieu de la nuit a quelque chose de trop intime. Parce que je me sens
tout à coup étrange, je m’intéresse au bandage qu’il a appliqué sur son
pouce depuis que je l’ai désinfecté dans le labo.
— Comment tu t’es fait ça ? je lui demande en espérant que
l’ivresse favorisera sa sincérité.
Il cligne des yeux, visiblement dérangé par la lumière que je n’ai pas
eu le temps d’éteindre.
— Putain. Je ne devrais pas être là.
J’avais tort. Ses barrières sont toujours dressées, peu importe son
état.
Il tente de se lever mais je me place devant lui pour l’en empêcher.
— Je t’ai posé une question.
— Il n’y a que toi qui as le droit d’avoir des secrets ?
Me prenant par surprise, il tend le bras pour me tirer entre ses
jambes, et ses mains s’enroulent autour de mes hanches.
— Tu me fais chier, June, soupire-t-il en posant son front contre
mon ventre.
Je reste figée, sans oser respirer.
— Tu devrais être comme les autres. Je pourrais t’ignorer sans
toujours m’inquiéter de ce qui t’arrive.
Il éloigne son visage pour me regarder. Le parfum de son gel douche
est encore partout sur sa peau. C’est dangereux. Ça me rappelle
combien j’aime son odeur.
Sa prise sur mes hanches s’intensifie et je sens des fourmillements
me traverser à cause de ses doigts qui s’y baladent avec trop de
nonchalance.
— Dis-moi que tu ne le pensais pas.
— Que je ne pensais pas quoi ? je lui demande avec fermeté.
— Tu as dit que ça aurait pu être n’importe qui d’autre que moi.
— Tu as dit que tous les hommes disent un tas de conneries quand
ils tirent leur coup.
— Alors j’espère qu’on est tous les deux des menteurs.
Ses mains passent soudain sous mon haut de pyjama. Sans me
quitter des yeux, il se met à me caresser avec une lenteur frustrante.
— Est-ce que tu sais… à quel point je dois me retenir pour ne pas te
toucher ?
— Shayn…
— Chaque fois que t’es à quelques mètres de moi. En classe. Dans
les couloirs. Dans ce putain de gymnase.
— Shayn, s’il te plaît.
— Tu voulais entendre la vérité, non ? Ça ne te plaît pas ? Je te
rassure, j’aime pas la façon dont tu m’obsèdes, moi non plus.
La pression de ses doigts se fait plus intense et son regard
m’effleure, jaugeant mes réactions. J’ignore ce qui me fait le plus
d’effet entre les deux. Mon estomac s’est transformé en océan, bercé
par des vagues de désir. Je découvre qu’on peut ressentir le manque de
deux peaux qui se touchent. Personne ne nous apprend que,
lorsqu’elles se trouvent, ça semble être la réponse à tout.
Même si c’est une mauvaise chose.
— Dis-moi d’arrêter.
Il s’humidifie les lèvres avec ce regard brûlant et fait descendre ses
mains sur mes fesses, puis sur l’arrière de mes cuisses. Je ferme les
paupières une seconde et le regrette aussitôt. De cette façon, toutes les
émotions sont décuplées, comme dans un manège à sensations fortes.
— S’il te plaît…, je m’entends soupirer, frisant la perte de contrôle.
Shayn. On ne devrait pas…
Mais il m’attire vers lui pour que je m’assoie sur ses genoux, et je
dois admettre que je n’oppose aucune résistance.
— Tu es bourré, je lui fais remarquer en espérer calmer les choses.
Je me penche pour l’observer, incertaine. Il a recouvré toutes ses
facultés, surtout dans ses mouvements, et je me demande si notre
dérive l’a aidé à finir de dessoûler. C’est difficile de savoir où il en est
avec lui-même quand tous ses gestes sont si décidés et qu’il me donne
toujours l’impression d’être dans le contrôle.
— Je suis venu ici parce que j’étais bourré, me confie-t-il sans
cesser de caresser mes lèvres des yeux. Mais maintenant, plus trop. Et
c’est ce qui m’énerve autant. J’ai plus d’excuse pour ce que je
m’apprête à faire.
Son genou bouge lentement sous moi, entrant en contact avec des
endroits peu anodins. Ça me déconcentre. J’ai les jambes en coton et le
corps si brûlant qu’il s’en dégage d’étranges ondes de chaleur.
— Je sais que t’es fatiguée aussi, June.
Il le sait, il le sent à la façon dont je ne le repousse pas alors que je
devrais. Et, lorsque je le laisse réduire la distance et regoûter à mes
lèvres après des semaines de manque, notre baiser a un goût de
frustration et d’alcool.
Je hais ce besoin excessif d’être avec lui alors qu’il finit toujours par
réduire nos efforts en poussière.
Il se laisse glisser sur le dos tout en continuant de m’embrasser et
s’accroche à mes cuisses avec tellement d’avidité que ses ongles y
laisseront sans doute des marques. Je prends appui sur le matelas alors
que nos jambes s’entremêlent. Le plaisir et la confusion m’empêchent
de raisonner correctement mais c’est tant mieux. Je ne veux pas
réfléchir à ce qui est bien et à ce qui ne l’est pas.
Parce qu’avec lui, c’est toujours tout ou rien.
À bout de souffle, je m’écarte pour reprendre de l’air. Le coin de
mes lèvres me brûle pour me rappeler qu’on devrait s’arrêter là, mais
ses intentions sont tout autres. Il profite de cette pause pour me
ramener davantage sur son bassin, me faire sentir son érection contre
mon ventre. Je me contracte d’instinct tout en détestant mon corps de
le désirer de manière si directe et désespérée.
— Mais on dirait que tu me préfères quand je suis bourré, me fait-il
remarquer d’un ton presque accusateur.
— Je ne te préfère pas quand tu es bourré. Je te préfère quand tu es
gentil.
— Gentil ?
Il se presse contre mon bassin.
— Comme ça ? me provoque-t-il.
Notre position est risquée. Mon corps épuisé par la tension en veut
davantage mais je refuse de l’admettre et de me laisser emporter
complètement. Je dois faire un effort pour lui répondre.
— Tu sais ce que je veux dire…
Il arrête son petit jeu tordu et me laisse de nouveau respirer.
— Ouais, admet-il avant de marquer un silence. Moi aussi.
J’aimerais que ce soit différent entre nous.
Il décrète que j’ai assez été au-dessus de lui et se redresse pour se
retrouver à la hauteur de mon visage. Il m’embrasse de nouveau,
profondément cette fois, et toute sa frustration transparaît dans ses
gestes de moins en moins délicats. En nous ramenant sur le bord du lit,
il me fait m’asseoir entre ses jambes. Mon dos plaqué contre son torse,
il me souffle :
— Qu’ils aillent tous se faire foutre. Je te veux juste pour moi. C’est
si mal que ça ?
Sa main se fraye un chemin sur mon bas-ventre. Il se penche sur
moi pour m’adresser un regard qui me demande s’il peut aller plus
loin. J’acquiesce silencieusement, incapable de parler. C’est comme
s’il investissait chaque centimètre carré de ma peau, sans qu’il m’ait
encore réellement touchée. Il écarte l’élastique de mon bas de pyjama
et atteint ma culotte, qu’il caresse pour savoir où j’en suis. Mon corps
est un sale traitre qui a traduit toutes les émotions que je m’efforce de
dissimuler et ça le fait sourire avec une pointe de dérision. Les nerfs à
vif, je m’accroche à son avant-bras en le sentant enfin contourner le
tissu pour glisser un premier doigt en moi. La montée progressive du
plaisir me fait fermer les paupières et le silence souligne les soupirs
qu’il se plaît à m’arracher. J’oublierais presque que je suis furieuse
contre lui tant j’ai été privée de son contact ces dernières semaines.
— Eh mais…, me nargue-t-il avec une ironie corrosive, je croyais
que t’avais pas besoin de moi.
Son autre main remonte sous mon tee-shirt pour empoigner ma
poitrine pendant qu’il accélère les va-et-vient. Le trop-plein
d’émotions me fait cambrer le dos, et mes joues deviennent brûlantes à
l’idée d’être totalement à sa merci.
— Tu voulais juste de l’attention et je t’en ai donné, pas vrai ?
Il cesse de me caresser au moment clé. Je sens son souffle lent et
maîtrisé se promener sur mon cou. La frustration me pousse à tourner
légèrement la tête pour pouvoir le regarder et je constate qu’il me fixe.
Ses pupilles dilatées par le plaisir augmentent le mien. Peut-être que,
dans le confort de ses bras, mon regard à quelque chose d’implorant,
car son pouce se remet tout à coup à me déstabiliser. Je prends sur moi
pour retenir un nouveau gémissement mais il s’en aperçoit et son
regard dérive sur mes lèvres.
— Peut-être, je lui réponds enfin.
J’espère le blesser autant qu’il m’a blessée. Quelques petits mots ont
le pouvoir de détruire tout ce qu’on a construit avec des actes.
— Putain, June.
Il décide qu’il m’a assez tourmentée et me fait basculer en arrière
pour être au-dessus de moi. Je devine ce qui va arriver et j’ai
l’impression qu’il se pose les mêmes questions que moi mais que sa
conscience cherche à les étouffer.
— Lève tes hanches, m’ordonne-t-il.
Parce que j’en ai autant envie que lui, je m’exécute pour l’aider à
retirer mes vêtements, qui glissent à mes pieds puis disparaissent au
bout du lit. Il se débarrasse seulement du nécessaire et prend appui
près de mes cheveux pour me coincer entre lui et le matelas. Son tee-
shirt m’effleure la poitrine et je prends conscience de ma nudité. Je
retiens mon souffle. L’assurance qui transparait dans ses gestes me
renvoie au fait qu’on a couché ensemble il y a déjà deux mois. C’est
idiot mais j’ai tout à coup peur d’être une petite chose inexpérimentée
et ennuyeuse qui va le décevoir parce qu’elle a tout oublié.
Il doit sentir mon stress car, même s’il ne m’embrasse pas pour faire
taire les doutes, sa voix se radoucit.
— Fais-moi confiance. Ça ne te fera pas mal cette fois.
Désormais calé entre mes jambes, il dégage une mèche de mon
visage, dans une ultime tergiversation, avant que le désir prenne le pas
sur la raison. Je lis quand même du regret dans ses yeux en le sentant
s’introduire en moi, mais cette lueur est bien vite effacée par le plaisir
qui s’immisce entre nous à chaque nouvelle impulsion de ses hanches.
Et il a raison, ça ne me fait pas mal, cette fois.
Se montrer tendre n’est pas son genre, je le savais déjà. Mais cette
nuit c’est différent. C’est plus violent. La chaleur et la rancœur qui
flottent dans la pièce donnent à notre corps-à-corps un air de règlement
de comptes. Il y a tellement de choses que nous voulons dire mais
aucun d’entre nous ne se risque à le faire.
Le sommier grince en-dessous de nous, comme un rappel que nos
efforts pour rester loin l’un de l’autre ont échoués. Enveloppée par sa
chaleur, j’attends qu’il m’embrasse, or le baiser ne vient pas. Alors
j’attrape doucement sa nuque pour lui insuffler de venir à moi. Il
ralentit et ses lèvres gravitent au-dessus des miennes pendant un
moment, me laissant croire qu’il va me céder, mais il les bascule à mon
oreille et me murmure de me concentrer. Le sens de ses mots
m’échappe d’abord, et lorsqu’il attrape mon menton pour s’assurer que
je le regarde dans les yeux chaque fois qu’il revient en moi, je crois
comprendre ce qu’il a voulu dire.
Il faut que je me concentre sur la sensation de son corps sur le mien,
sur ses avant-bras qui tirent par inadvertance sur mes cheveux et sur
son regard qui ne me quitte jamais, même quand c’est trop intense et
que moi, je n’arrive plus à maintenir le contact visuel. Les uns dans les
autres, tous ces éléments décuplent le plaisir, plus que n’importe quel
baiser.
De toute façon, je crois qu’on ne va plus s’embrasser cette nuit : à
travers le désir, son regard se durcit parfois. On dirait qu’il me déteste
d’être faible. D’être coincée dans cette situation qui nous fait souffrir
tous les deux.
Moi, je le déteste de ne pas savoir m’aimer correctement et de
pourtant s’obstiner à essayer.
Quand, après de longues minutes à tenter de nous renvoyer
silencieusement nos torts sur l’oreiller, mon expression lui indique que
je m’apprête à venir, il plaque sa main sur ma bouche pour
m’empêcher de faire du bruit. Je me souviens alors qu’ils pourraient
être rentrés, que rien ne m’assure qu’ils passeront toute la nuit dehors.
Il vaut mieux rester prudents.
Je sens qu’il arrive au bout lui aussi. Il retient sa respiration devenue
plus profonde, s’entêtant encore à ne pas détourner ses yeux fiévreux.
J’ai les cuisses engourdies et le reste du corps brûlant. Enfin, il laisse
retomber son front sur mon épaule et son souffle chaud caresse ma
poitrine.
Je nous sens épuisés par ce dérapage.
Il éteint la lumière d’appoint et bascule sur le dos. Au moins, cette
position ne m’oblige pas à le regarder. Après l’acte, c’est plus difficile
d’assumer.
— Je suis désolé, me confie-t-il après quelques instants écoulés dans
un silence culpabilisant.
J’ignore s’il excuse pour le passé ou pour le futur. Peut-être que ça
concerne le présent. Moi aussi, je suis désolée de constater que je
n’arrive pas à m’éloigner complètement de lui.
Le plaisir retombé, je retrouve ma lucidité au fil des secondes,
prenant vraiment conscience de ce qui vient de se passer.
Ce n’était qu’une parenthèse nocturne.
J’entends sa respiration près de moi de moi et je me demande s’il se
déteste, lui aussi, d’avoir pensé à son propre désir avant de songer aux
conséquences. Ce qui vient de se produire n’aurait jamais dû arriver
mais c’était la seule chose dont j’avais besoin cette nuit. Parce qu’il me
manque et que je me fiche que ça fasse encore mal, j’y suis préparée
cette fois.
J’essaye en tout cas de m’en convaincre.
Mon cœur se serre et j’ai soudain envie de pleurer. Est-ce que,
demain, il prétendra avoir oublié à cause de l’alcool ? Je n’aurai même
pas le droit de me plaindre, je savais dans quoi je m’engageais.
J’agrippe un morceau de couette entre mes doigts, suppliant mon corps
de ne pas me lâcher en sa présence.
— Tu devrais te mettre sous la couette, marmonne-t-il en la levant
pour moi. Tu vas attraper froid.
Je me rends compte que je tremble. Je m’exécute sans lui répondre,
craignant que ma voix me trahisse et qu’il se rende compte de mon état
pitoyable. Il se rapproche pour être contre moi, sans se glisser sous la
couette.
Il porte encore ses vêtements.
Parce qu’il n’est que de passage.
Et s’il ne dit rien pour me rassurer, c’est qu’il en a pleinement
conscience.
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13.

« Un voleur qui se fait voler peut s’en trouver


troublé. »

Shayn

Je me souviens que j’ai merdé en ouvrant les yeux sur un plafond


que je ne reconnais pas tout de suite.
Le jour s’est invité par les stores laissés ouverts par des branches
d’arbres décharnées, le temps dehors est gris. Je fixe ce carré de
lumière terne en me collant davantage à la seule source de chaleur à
proximité. Il gèle dans cette pièce. Mon dernier souvenir acceptable
avant le dérapage, c’est Caleb qui fait glisser les shots de tequila
jusqu’à moi sur le comptoir de sa table basse.
Il me demandait pourquoi j’avais l’air aussi déprimé. Il disait aussi
que Linh rentrerait bientôt de sa sortie au cinéma entre copines et
qu’elle n’avait pas intérêt à nous trouver tous les deux déchirés sur le
canapé. Je crois qu’elle a tardé un peu parce que, six shots de Bacardi
plus tard, il m’avouait que la véritable raison de la fugue de sa cousine
Thanh en première, c’était qu’elle était partie coucher avec un vieil
ami de la famille. Au neuvième shot, le Bacardi était entré en fusion
avec mon sang et j’étais à deux doigts de lui révéler que, quand je ne
donne pas des cours à Sherborn, je rentre par effraction chez de
pauvres gens. Mais Linh est rentrée à temps et a piqué une crise en le
traînant dans leur chambre : la vaisselle n’était pas faite et elle se levait
tôt le lendemain.
J’ai compris le message. Hilare bien que légèrement penaud, il est
revenu et m’a proposé de dormir sur le canapé, mais je n’étais pas
d’humeur à énerver davantage le dragon Linh.
Sur le parking de leur résidence, j’ai envisagé la possibilité de me
perdre dans un bar à Camden. Pourtant, si j’étais allé chez Caleb,
c’était précisément parce que je ne voulais pas me bourrer la gueule
avec des inconnus, prendre le risque que ça éveille en moi de vieilles
habitudes et que ça se finisse en partie de jambes en l’air regrettable.
Mais en fin de compte, j’ai fait pire.
Parce que j’ai atterri dans son lit à elle.
Par-dessus la couette, je descends une main le long de sa cuisse
comme si je voulais m’assurer qu’elle ne s’échappe pas.
C’est difficile de mesurer les conséquences de ses envies dans
l’obscurité de la nuit. Quand personne ne l’observe, le Shayn désinhibé
a une fâcheuse tendance à vouloir se rapprocher de June et à le lui
montrer par le toucher.
J’extirpe mon téléphone encore miraculeusement logé dans la poche
arrière de mon pantalon avant de plisser les yeux à cause de la
migraine : il est près de 8 heures du matin. Je devrais bientôt être en
route pour éviter les bouchons en partant de Croydon. Mais j’ai des
problèmes plus urgents à régler, alors Sherborn attendra.
Je me redresse pour l’observer et elle émet un genre de couinement
assoupi en se renfonçant sous la couette. Ses cheveux sont presque
bruns à cause de la lumière maussade et ses ondulations défaites
s’écrasent sur l’oreiller, témoins de ma brutalité de la nuit dernière. Je
ferme les yeux, rattrapé par mes décisions alcoolisées. Sur le parking,
j’ai finalement changé d’avis. J’étais énervé à cause du rendez-vous
avec sa famille, et son visage revenait sans cesse. Je n’ai pas réfléchi
quand j’ai conduit jusque chez elle.
J’avais juste besoin d’être avec elle.
Je l’observe sans savoir si je dois la tirer du sommeil ou me barrer
discrètement pour ne pas la mettre mal à l’aise. Je n’ai pas réussi à
oublier les choses qu’on s’est dites, même si j’essaye ; tous ces mots
qui ne mènent nulle part flottent encore autour de nous et je suis pour
le moment le seul à devoir les affronter.
Je sais qu’elle s’en voudra quand elle se réveillera, encore plus que
moi. Je sais aussi qu’elle me traitera de connard fini et qu’elle n’aura
pas tort. Je suis venu régler mes comptes avec elle comme un animal.
Un animal…
Ça me frappe tout à coup.
J’ai fini en elle.
Une chaleur satisfaisante régnait entre nous quand je me suis laissé
aller contre son épaule, vidé de toute énergie. Mon cœur s’arrête de
battre pendant une seconde. Bordel. Qu’est-ce qui m’a pris ? Je
n’oublie jamais la capote.
Est-ce qu’elle s’en est rendu compte ? Et si c’est le cas, pourquoi
est-ce qu’elle m’a laissé faire ? J’espère que ce n’est pas parce qu’elle
n’a pas osé me faire la remarque. C’était seulement sa deuxième fois.
— Non, non, non…, pesté-je.
Des bruits de pas sourds résonnent dans le couloir et la poignée de la
porte s’abaisse une première fois, en vain. J’entends un soupir
exaspéré depuis le couloir.
— June ! lui hurle alors son père à travers la paroi. Il est 8 heures !
Dépêche-toi d’aller en cours !
Elle émerge en plissant les paupières, contrariée d’avoir été ainsi
arrachée à son sommeil. Nos regards se croisent. Elle semble incrédule
de me trouver en face d’elle.
— Tu dors encore ? insiste-t-il en frappant impatiemment puisqu’il
n’a pas eu de réponse. Je t’avais prévenue, plus de retards ! Et est-ce
que tu as écrit cette foutue lettre ?
— Putain, il ne ferme jamais sa gueule ? je marmonne en jetant un
coup d’œil meurtrier à la porte.
June se redresse en se cachant sous la couverture.
— Je suis en train de me préparer ! rétorque-t-elle d’une voix qui
indique plutôt qu’elle vient de tomber du lit.
— La lettre ! Tu l’as écrite ?
— Non… je le ferai sur le chemin !
— Qu’est-ce que j’avais dit ! Je veux la lire avant que tu la donnes !
— Je ne vois pas ce prof aujourd’hui de toute façon ! s’exaspère-t-
elle en s’évertuant à ne pas croiser mon regard.
Je lui lance un coup d’œil peu impressionné mais elle continue de
faire comme si je ne suis pas avec elle.
— Plus tu tardes, plus tu laisses les soupçons s’installer !
Il pousse un nouveau soupir si profond que nous l’entendons à
travers le mur. Un silence s’installe après qu’il s’est éloigné de la
chambre, toujours avec les mêmes pas de bourrin. Plus les secondes
passent, moins j’ai le courage d’aborder la question de la
contraception. Mais je ne fais que retarder l’inévitable, alors je me
lance.
— Est-ce que tu prends la pilule ?
Ses yeux s’écarquillent.
— Cette nuit, je n’ai pas mis de préservatif.
Elle pousse une inspiration indignée avant de secouer la tête de
droite à gauche. Au fond de moi, je connaissais déjà la réponse. Mon
corps se renfonce quand même dans le matelas.
— Pourquoi tu n’as pas… fait plus attention ? me questionne-t-elle
d’une voix blanche.
Je ne sais pas, mais j’imagine que ce n’est pas un motif recevable. Je
n’étais plus bourré au moment où la dérive a commencé, juste
tellement énervé par les émotions qu’elle suscite en moi que j’en ai
oublié tout le reste.
— Prépare-toi, je lui ordonne. On va passer acheter ce qu’il faut.
La connaissant, elle pourrait protester par fierté, mais elle ne s’y
risque pas aujourd’hui. Les enjeux sont trop importants.
Je me détourne d’elle pour la laisser sortir du lit sans ses vêtements.
Je me demande si sa gorge est si serrée qu’elle se tait pour s’empêcher
de pleurer. Elle me frôle sans un regard mais ses mouvements brusques
m’indiquent son état de contrariété. Je fixe un point imaginaire
pendant qu’elle traverse les deux ou trois mètres qui séparent son lit de
la porte de sa salle de bains. Elle s’y enferme et, quelques secondes
plus tard, j’entends l’eau s’écouler.
Je l’imagine en profiter pour pleurer en cachette. Cette pensée est
déprimante. Je la fais taire en m’intéressant au décor. Sa chambre n’a
pas évolué depuis le soir du cambriolage : à part son bureau noyé sous
le matériel à dessin, tout est très ordonné. Même si elle a peu décoré la
pièce, sans doute par désir de se faire discrète, je me dis qu’elle est à
son image : rassurante.
Je rabats son couvre-lit rose poudré en me rappelant comment je la
clouais au matelas cette nuit et je me déteste pour la huitième fois en
l’espace d’une minute.

— Vous avez le choix entre la Levonelle ou la LevaOne.


Tout en me désignant les deux boîtes sur l’étagère, la pharmacienne
me dévisage derrière la vitre de protection en plexiglas. Son air
d’ahurie m’a irrité jusqu’à ce que je comprenne que c’était son
expression naturelle.
— La Levonelle peut être prise jusqu’à trois jours après le rapport,
la LevaOne jusqu’à cinq jours. Ça a eu lieu quand ?
Malgré la vitre qui nous sépare, son odeur de nicotine froide est à
peine masquée par le parfum de propre qui règne dans le magasin.
— Cette nuit, je réponds quand elle m’épingle du regard.
— Alors prenez la Levonelle. Ça fera 27 livres. Vous réglez
comment ?
Je sors ma carte et la passe sur le lecteur pendant qu’elle saisit la
boîte et la fourre dans un sac en papier.
— Ça sera plus efficace si votre partenaire la prend dans les douze
heures suivant le rapport.
Je lui demande d’ajouter un test de grossesse. Le sac blanc se froisse
sous ses doigts. À la caisse d’à côté, un vieil homme parle plus fort
qu’il ne le devrait, persuadé qu’on ne l’entend pas. Les deux mecs de
la sécurité se tordent de rire près de la sortie, sans se soucier du froid
mordant qui les heurte à chaque nouveau passage par les portes
automatiques. J’ignorais qu’une pharmacie attenante à un supermarché
pourri serait aussi bondée, surtout à 9 heures du matin.
L’employée ajoute quelque chose mais j’arrive à peine à me
concentrer sur les recommandations qui sortent de sa bouche. Son
accent est si prononcé que je comprends un mot sur deux. Je regrette
presque de ne pas avoir Grey avec moi pour jouer les traductrices,
avant de penser qu’il est mieux qu’elle ait évité cette entrevue gênante.
— Bonne journée, me salue la femme en faisant glisser le sac en
dessous de la vitre.
Je marmonne un au revoir et me détourne de sa permanente rouge
en espérant qu’elle m’a vendu un miracle assez efficace pour effacer
mes conneries.
En sortant, j’achète de l’eau et des biscuits dans le distributeur du
hall, au cas où June ne pourrait pas prendre la pilule le ventre vide. Je
reviens sur le parking mouillé par la pluie, elle m’attend dans la
voiture. Elle relève les yeux lorsque mon ombre recouvre la vitre et
absorbe le peu de lumière de ce matin gris anthracite. Je me rassois
côté conducteur et je lui tends le sachet. Elle regarde à l’intérieur et
sourcille face aux extras, mais s’abstient de tout commentaire.
Je sens qu’elle n’a que des regrets. Et je les partage.
Ouais, l’ambiance a incontestablement changé entre nous. L’alcool a
d’abord délié ma langue, et le désir m’a ensuite donné une excuse pour
succomber à ce qu’on rêvait de faire depuis longtemps. Mais l’arrière-
goût est plus amer que prévu.
Après une lecture diagonale de la notice, elle ouvre la bouteille
d’eau et avale le comprimé sans y réfléchir à deux fois.
L’air s’épaissit. Je cherche quoi dire.
Parce que rien ne me vient, j’en veux à ma famille de ne pas m’avoir
appris à trouver les bons mots. Chez moi, le silence agissait comme un
cache-misère. Quand, après les disputes, les hurlements n’étaient plus
d’aucune utilité, ma mère et Dean s’ignoraient d’un commun accord.
La maison se transformait en cathédrale où il valait mieux éviter les
effusions en tous genres. Rester dans le salon devenait dangereux et, à
table, faire du bruit avec sa fourchette était considéré comme un
affront. On était en deuil de leur amour qui n’avait jamais existé.
Commençait alors le décompte jusqu’à notre libération. Sarah se
plaignait de cette ambiance de merde récurrente, je me contentais de
traîner dehors. Je n’avais aucun espoir que ça change un jour. Sarah
attendait le divorce tout en sachant qu’il ne viendrait jamais parce que
ma mère refusait de vivre seule et que son père avait bien besoin de
quelqu’un pour nettoyer après lui.
Quand finalement nos parents décidaient qu’ils pouvaient de
nouveau se supporter, Sarah osait enfin rallumer la télé et rire avec ses
copines au téléphone. Moi, je me taisais.
Je savais que la paix était de courte durée.
— Ça devrait aller, je marmonne en réalisant que je me suis tu
pendant vraiment longtemps. Ça fait moins de douze heures.
June m’ignore, continuant de regarder à travers la vitre. Je remarque
qu’elle a tracé le début d’une forme encore indistincte à ce stade mais
qu’elle s’est arrêtée en plein milieu, comme si elle n’avait finalement
pas le cœur à dessiner quoi que ce soit.
L’écran de ma voiture indique 9 h 19. Nous avons tous les deux dit
adieu à nos premiers cours de la journée.
— Et tu ne vas rien attraper. Je n’ai couché avec personne d’autre
que toi depuis quatre mois.
J’ai l’impression de lui jurer fidélité avec cet aveu. C’est étrange.
Jusque-là, j’étais censé l’avoir rejetée parce que je ne cherchais rien de
sérieux.
Elle rit entre ses lèvres. Elle a du mal à me croire.
— Vraiment ?
— Vraiment.
— Et « Marleen » ?
Sans le savoir, Marlon est venu ajouter son grain de sel à une
situation déjà beaucoup trop compromettante pour moi. Je me hais
d’avoir balancé le premier mensonge qui m’est venu.
— Marleen ? Il n’y a pas de putain de Marleen.
J’ai sans doute l’air si agacé en lui répondant qu’elle ne remet pas en
doute mon affirmation.
— Il n’y a personne d’autre, en fait, j’ajoute malgré moi.
Elle reste un instant sur la réserve, sans trop oser y croire, même si
elle le voudrait probablement.
— Pas même avec Watson, alors ?
Cette fois, elle darde des yeux sceptiques dans ma direction. Je me
doute que cette indifférence cache ce qu’elle ressent vraiment.
— Ce n’est pas parce que cette fille me colle au cul que je lui ai
donné ce qu’elle voulait.
— Alors tu devrais arrêter de la faire espérer.
— Écoute, June. Ce n’est pas elle que je viens voir la nuit parce que
je n’en peux plus de me tenir éloigné.
Ma franchise la surprend, mais pas autant que moi. Puisque j’en ai
trop dit, je me remets à regarder l’horizon à travers le pare-brise. Elle
défait l’emballage de son scone industriel avant de croquer dedans
comme si de rien n’était. Mais j’ai l’impression que nos cœurs battent
à l’unisson ; le sien parce qu’elle ne comprend rien à mon
comportement, le mien parce que je n’ai plus aucun filtre en sa
présence.
9 h 25. On n’est qu’à quelques minutes de Sherborn. Je devrais
redémarrer puis la laisser aux environs du lycée pour éviter que
quelqu’un nous remarque. Mais je n’ai pas envie de mettre le contact.
J’écoute encore la pluie s’écraser sur le béton, le bourdonnement des
autres voitures entrant et sortant du parking, le crissement de
l’emballage qu’elle tient entre ses mains. Ce sont nos derniers instants
passés ensemble avant que tout redevienne normal.
— Je suis désolé pour cette nuit.
— Oui, moi aussi. Je n’aurais jamais dû te laisser entrer.
Je tourne la tête pour voir si elle a pivoté dans ma direction ou si elle
s’évertue encore à regarder par la vitre. Nos regards se croisent.
Je me demande comment elle se sent. De son point de vue, je n’étais
là que pour me vider et elle m’a laissé faire. Elle pense que, si je l’ai
accompagnée acheter une pilule du lendemain, c’est parce que je ne
voulais pas des désagréments qui peuvent accompagner le plaisir. Mais
ce n’est pas vrai. Je n’ai jamais fait ça pour d’autres filles, penser à
leur bien-être avant de songer au mien. Je sais que ça ne mérite pas
d’applaudissements, c’est ce que ferait un type normal. Mais avant je
me contentais d’être un connard et les changements qui s’opèrent en
moi m’échappent de plus en plus.
Je ne me reconnais pas. On dirait bien qu’on se vole mutuellement
nos premières fois.
— Eh…, je commence, mal à l’aise.
Je me demande comment je dois le formuler.
— Je ne sais juste pas comment nous gérer, June.
Pendant une seconde, son regard se dégage, comme s’il y avait enfin
une explication rationnelle à ce désastre qu’est notre relation. Puis elle
baisse les yeux sur la boîte de la pilule qui gît encore entre nos sièges.
C’est une réponse suffisante.
Puisque nous n’avons plus rien à nous dire, je prends appui sur son
siège et je fais marche arrière.
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14.

« Quelqu’un de sage a dit : aide-toi, et le ciel


t’aidera. »

Shayn

La semaine suivante, le proviseur me convoque dans son bureau en


plein milieu de l’après-midi.
En patientant dans la salle d’attente, j’espère encore que ça a un
rapport avec mon absence de l’autre jour, parce que j’ai fini par ne pas
du tout aller à Sherborn pour me doucher, mais c’est la première fois
que ça arrive et je doute que ce soit une raison suffisante. Les minutes
s’égrènent sur la grande horloge murale, je dois faire un effort pour ne
pas m’avachir sur ma chaise pendant que la secrétaire pianote avec
frénésie sur son MacBook. De temps en temps, son regard me parcourt
avec curiosité, comme si j’étais un ovni dont elle avait déjà entendu
parler sans jamais avoir eu l’occasion de le voir de ses propres yeux.
Je liste mentalement les potentiels motifs de ma présence ici en
fixant un point sur le mur.
Le père de June aurait pété un câble et parlé de ce qui s’est passé
entre nous à la direction ?
Ils auraient remis le nez dans mon dossier et constaté que mon
diplôme est un faux, acheté pour cinq cents livres sur internet ?
Est-ce que Chase leur aurait envoyé les photos ? Est-ce que
quelqu’un nous aurait surpris, June et moi, en dehors du lycée ?
Plus j’avance dans mes hypothèses, moins elles sont de bon augure.
Après une demi-heure, la porte s’ouvre et, devant l’expression
fermée de ce type, je comprends que ça ne va pas être joli. Il me fait
signe de m’asseoir en face de son bureau pour patienter pendant qu’il
téléphone sur le pas de la porte. On sent qu’il est gêné et qu’il voudrait
raccrocher mais il se contente de ponctuer ses silences de « mmh »
plus ou moins longs. Le suspense va durer encore un peu, alors
j’observe sans grand enthousiasme ce qui se déroule derrière la vitre.
Son bureau donne sur une partie de la cour que je n’avais jamais vue,
sans doute ses appartements. Mais ma vaine tentative de me distraire
pour dédramatiser échoue rapidement et je sens mon anxiété devenir
physique.
Il y a quelques jours, c’était moi qui bouffais psychologiquement le
père de June : le vent est une salope qui tourne beaucoup trop vite.
— Excusez-moi, me dit-il en raccrochant. Je suis à vous.
Je lorgne son nom sur la plaque dorée de son bureau. M. Weber. Un
quarantenaire au visage sérieux et aux épaules larges et carrées.
Chacun de ses coups d’œil me rend nerveux.
— On ne s’est jamais vus depuis votre arrivée, n’est-ce pas ? Enfin,
je veux dire, vraiment vus.
— Nan, je lui réponds en tentant de ne pas paraître trop tendu.
C’était votre collègue qui m’a fait passer l’entretien.
— Ah, oui, le proviseur adjoint. Je suis assez occupé. J’espère que
votre intégration s’est bien passée depuis, mais je n’en doute pas.
Il sent que s’échanger des politesses m’intéresse autant que lui, et
poursuit sur du concret.
— Il y a quelque temps, vous avez eu une altercation avec un élève
de Deptford.
Mes muscles se relâchent. Ça ne concerne que cet attardé. J’attends
la suite, curieux de savoir comment il a essayé de retourner la situation
en sa faveur.
— Comme vous le savez, votre signalement à l’administration lui a
valu une exclusion temporaire dans son établissement.
— Ouais, parce qu’il agressait une élève.
J’ai sûrement parlé d’un ton plus cassant qu’il ne l’aurait fallu.
— En effet. Mais là n’est pas le problème. Ses parents ont affirmé
que vous lui aviez laissé des marques sur l’avant-bras. Ils voulaient
porter plainte mais j’ai réussi à les en dissuader. Je voulais quand
même vous voir parce que je me doute bien qu’il y a toujours deux
versions d’une même hist…
J’ai arrêté d’écouter au mot « plainte ». Je ne peux pas me permettre
d’être mêlé à une affaire judiciaire.
— Écoutez, monsieur Scott. Je n’ai jamais eu aucun mauvais retour
sur vous jusqu’à présent. Vous êtes compétent. Mais vous êtes un
enseignant contractuel. Vous ne disposez pas de votre QTS1. On a fait
une exception car votre diplôme de…
Il cherche l’information dans mon dossier, un index survolant le
papier.
— Ah, d’ingénierie…, retrouve-t-il.
Il ne sait pas que je ne l’ai jamais validé et que ce détail a été réglé
grâce à Photoshop et à un manque d’intérêt évident concernant mes
antécédents.
— … témoignait des compétences nécessaires pour enseigner à des
élèves de lycée, mais, sans réelle qualification, je pourrais décider
qu’on s’arrête là sans que vous ne puissiez faire appel devant le
rectorat.
Plainte.
Police.
Cambriolages.
— Où est-ce que vous avez fait vos études, déjà ? À Long Island…
C’est sympa, dévie-t-il avec un semblant de familiarité.
Complicité de meurtre.
— Je vais être honnête avec vous. Vous virer serait assez
contraignant. Et vous trouver un remplaçant dans les meilleurs délais
le serait encore davantage. La fin d’année arrivera vite, et les élèves
ont besoin de quelqu’un pour assurer leurs cours de maths.
Je commence à mieux le cerner. Ce crevard craint surtout de devoir
engager un enseignant disposant d’un QTS qu’il devra payer autant
que les autres.
— Mais je vais avoir besoin de discuter avec June avant de prendre
une décision. Elle a été convoquée aussi. Elle ne devrait pas tarder à
arriver.
C’est de mieux en mieux. Pourquoi n’a-t-il pas demandé à nous
parler séparément ? C’est un piège parce qu’il nous soupçonne, où une
nouvelle preuve que la pédagogie dans ce lycée est du même niveau
que mon diplôme ?
Quand, trois minutes plus tard, on frappe à la porte, je ne me tourne
pas. La secrétaire vient d’escorter June dans le bureau et son parfum
sucré emplit la pièce à mesure qu’elle s’approche. On s’est évités
depuis cette nuit foireuse, et je n’ai toujours pas reçu la fameuse lettre
que son père lui a demandé d’écrire.
Ils se saluent poliment et j’ai la présence d’esprit de relever la tête
quand c’est à moi qu’elle s’adresse pour les apparences. Elle s’assoit
sur la chaise voisine pendant qu’il recontextualise la situation. Un peu
à l’ouest, je l’entends mentionner les parents de Heize et leur envie de
me traîner devant un tribunal. Il insiste avec un sérieux qui donne
encore plus de poids à la gravité des événements. Puisqu’elle était
témoin de la scène, son « opinion » compte.
Je joue avec une peluche qui dépasse de l’accoudoir. J’ignorais
qu’aujourd’hui je redeviendrais un élève attendant les conséquences
d’une énième convocation.
— J’aimerais que vous me racontiez la scène de votre point de vue,
l’invite-t-il quand il a fini sa tirade.
Elle a toutes les clés en main pour décider de mon sort. J’ai
tellement merdé la dernière fois. Plus que toutes les autres ? À vrai
dire, j’avais déjà placé la barre très haut. Mais venir la voir en étant
bourré et prendre le risque de la mettre enceinte en couchant avec elle,
c’est un autre niveau d’irresponsabilité. Elle profitera peut-être de
l’occasion pour se débarrasser de moi définitivement, et je ne l’en
blâmerai pas. Je sais que je ne mérite pas sa pitié, ou quoi que ce soit
qui s’en approche.
Je me concentre sur le cadre photo impersonnel posé sur un coin du
bureau pour ne pas être tenté de la regarder. Mes yeux ne la
supplieraient même pas, ils risqueraient plutôt de la faire vaciller.
Le silence est d’abord ahurissant. Je lutte pour ne pas l’observer ni
connaître son expression. Je me demande si ce choix me rend plus
coupable aux yeux de Weber. La situation est critique et chaque geste
compte. Finalement, elle prend une inspiration, comme si pendant tout
ce temps, elle avait senti les mots bouillonner en elle sans être capable
de les ordonner.
— Je sortais du lycée. Heize m’a interpellée puis m’a bloqué le
passage alors que je voulais juste prendre le métro.
Je me souviens que je marchais avec Ivy vers sa voiture, sur le
parking. J’ai avancé jusqu’à ma caisse sans remarquer tout de suite ce
qui se passait. Quand j’ai ouvert ma portière, j’hésitais sur la direction
à prendre : la salle, ou rentrer directement ? J’ai mis les clés sur le
contact et j’ai entendu un cri, pas le sien. Ce n’est pas inhabituel
devant un lycée, il n’y avait pas de quoi se formaliser.
— J’en avais marre alors j’ai essayé de l’éviter. Mais il n’a pas
apprécié. Il m’a suivie dans la ruelle.
Je me suis engagé sur le parking. Ça n’avançait pas parce que trop
de personnes voulaient sortir en même temps. J’ai regardé par la vitre
en attendant que la route se désengorge, et c’est là que je l’ai
remarquée. Elle se dirigeait seule vers la ruelle. Au début, je me suis
dit qu’elle prenait un raccourci pour atteindre la bouche de métro plus
rapidement. Quelqu’un a klaxonné, je me suis détourné. Quand j’ai de
nouveau voulu la suivre du regard, elle avait disparu de mon champ de
vision. Puis j’ai vu ce connard prendre la même direction qu’elle.
— Là-bas…, se met-elle à hésiter.
Elle reste silencieuse un instant, clairement happée par des
souvenirs désagréables. J’ai la sensation que la pièce est plongée dans
le brouillard et que je dois faire face à mon échec pour la seconde fois.
Je n’ai pas été assez rapide, même si j’ai laissé la clé sur le contact
sans couper le moteur pour les rejoindre dans cette allée. Lorsque je
suis arrivé à leur hauteur, la main de Heize s’était déjà glissée sous son
uniforme.
— Là-bas…
— Là-bas ? la questionne Weber.
Il penche la tête d’un air encourageant, mais je sens bien que sa
patience est mise à rude épreuve par ses quelques phrases lancées sans
point de chute.
— Il m’a touchée, lâche-t-elle tout à coup, comme pour se donner le
courage d’aller au bout de sa démarche.
Les mots renferment des images. Et je sais que ces images
l’atteignent parce qu’elle joue avec ses mains sous le bureau en se
forçant à regarder son interlocuteur. J’ai envie de les attraper pour la
calmer. Mais nos chaises sont trop éloignées, et il le verrait.
— Touchée, répète Weber sans réussir à retenir un rictus perplexe.
Désolé d’insister, mais j’aimerais être sûr. De quoi on parle,
exactement ? Il vous a bousculée ? Poussée ? Ou alors… embrassée ?
Non. Plutôt attouchée ?
— Ça m’a l’air assez clair, non ?
Je n’aurais pas dû réagir à sa place mais je n’ai pas pu m’en
empêcher devant ces questions aussi indélicates qu’idiotes. Il se
justifie.
— Ce sont des accusations sérieuses, je préférerais éviter tout
malentendu. Ce que j’entends ici aujourd’hui pourrait avoir des
conséquences demain. Des conséquences importantes.
Elle plante ses ongles dans la paume de sa main. Et, même si je suis
le seul à voir ce geste, sa gêne devient évidente pour tout le monde.
— Tu n’es pas obligée de parler de ça, je lui dis.
Nos regards se croisent pour la première fois depuis son arrivée.
Sous la table, elle desserre le poing et je remarque les petites traces
blanches en forme de demi-lune gravées sur sa peau.
Je regarde de nouveau Weber.
— Elle n’est peut-être pas assez à l’aise pour en discuter avec nous.
Il y a quelque chose de vicieux dans le fait de la prendre en traître
dans ce bureau. Ouais, je meurs d’envie qu’elle lève le voile sur ce
qu’on lui a fait subir mais, quand je la vois dans cette position à cause
de moi, j’aimerais tout autant qu’elle se taise.
Elle n’a pas à faire le grand plongeon pour me sauver. Je ne veux
pas être sauvé si ça la blesse de fouiller dans ces endroits-là de sa
mémoire.
— Vous avez raison, m’appuie Weber avec un signe de tête. J’ai
sans doute manqué de tact.
Un ange passe.
— Vous comprenez, June, que la situation est un peu délicate de
mon côté. Deptford est notre principal lycée partenaire. Et nous
essayons de maintenir de bonnes relations avec nos partenaires.
Il lui adresse alors un simulacre de sourire. Il a l’air presque soulagé
que la discussion s’arrête avant de devenir trop corsée. Je me sens idiot
en comprenant que c’était son but depuis le début : l’effrayer avec
l’effet boule de neige. À Sherborn, on préfère effleurer.
Rester en surface.
— Alors, vous me disiez qu’il vous a suivie dans cette allée. Et
ensuite… M. Scott est arrivé.
— Oui, marmonne-t-elle en constatant qu’il vient de tirer un trait sur
le début de sa déclaration.
Une personne normale lui demanderait si elle souhaite que je sorte
pour en parler plus librement, ou lui proposerait de s’adresser à une
femme du personnel avec qui elle se sentirait davantage en confiance.
Mais rien de tout ça. Il y a juste ce type qui la regarde en attendant une
vérité convenue. Il veut entendre que je n’ai rien fait à cet autre élève,
que cet autre élève ne lui a rien fait de trop grave non plus. Ce serait
plus commode de me garder et de ne pas avoir à tirer la sonnette
d’alarme.
— Qu’a fait M. Scott à son arrivée ?
— Il l’a juste écarté de moi. Il n’a pas été violent.
— Il ne lui a pas maintenu le poignet pendant un laps de temps
prolongé ?
— Pas du tout.
Elle omet de préciser que j’ai enserré son avant-bras avec l’intention
de le lui briser et que je me suis arrêté seulement quand je me suis
rappelé qu’elle était là. J’espère qu’il ne pourra plus jamais se branler
sans avoir une crampe.
— Je vois.
Weber tasse une pile de paperasse invisible sur son bureau, satisfait
par cette conclusion aussi digeste qu’il l’espérait.
— Eh bien, merci, Ju…
— Heize, déclare-t-elle sans le laisser la congédier. Ce n’est pas une
bonne personne.
Il semble surpris d’être emmené sur ce terrain-là.
— Ce n’est pas la première fois… qu’il me force… et je voudrais…
je voudrais que ça s’arrête.
Les mots ont des difficultés à sortir mais elle n’a pas besoin de
préciser pour que le sous-entendu devienne clair. Weber se tend,
inquiet de voir jusqu’où elle poussera les confidences et craignant ce
qu’il serait obligé d’en faire. Mais, tout comme elle a avancé sur le
bord de ce précipice quelques instants plus tôt, elle recule juste avant
qu’il ne soit trop tard :
— Ce que je veux dire… c’est que c’est injuste de blâmer M. Scott.
Personne ne m’aurait aidée s’il n’avait pas été là.
Personne ne t’a aidée cette nuit-là.
Le proviseur rabat ses deux mains sous son menton et nous observe
tour à tour, jouant les indécis. Mais il n’y a pas d’espoir dans les yeux
de June. Elle sait comme moi que ce n’est qu’un hypocrite qui
préférera protéger la réputation de son établissement que de laisser des
plumes dans cette histoire en se frottant un peu trop à la vérité.
— Écoutez, j’entends ce que vous me dites concernant votre
enseignant. Et je suis désolé que cet autre élève… Que cet autre élève
vous ait posé des problèmes. À mon échelle, je m’assurerai
personnellement qu’il ne vous approche plus dans l’enceinte de mon
lycée.
C’est une maigre victoire au vu de ce dont Heize est accusé à demi-
mot. Mais je sais aussi que, sans contexte ni faits précis, et sans avoir
laissé entendre qu’elle voulait porter l’affaire plus haut, c’est le
maximum qu’elle puisse espérer.
Elle se contente de hocher la tête. J’ignore à quoi elle pense. Est-ce
qu’elle considère ce premier pas suffisant ? Je doute qu’il y en ait
d’autres, parce que parler, c’est prendre le risque de se heurter à un
système qui protège les violeurs. Et elle n’a ni l’envie ni la force de se
battre.
Ouais, le problème des déclarations, ce n’est pas la manière dont on
les formule, mais leur réel traitement.
— Bien. Merci beaucoup, mademoiselle. Je ne vais pas vous retenir
plus longtemps. Vous pouvez retourner en cours.
Elle se lève et se retire silencieusement. Je lui adresse à peine un
signe de tête. Personne ne doit deviner ce qui se trame entre nous. J’ai
la sale impression qu’on commence à trop être associés l’un à l’autre, à
la faveur de hasards répétés.
Weber reprend lorsque la porte se referme derrière elle.
— Vous pouvez rester. Je ne pense pas que l’affaire ira plus loin.
Je me rends compte que j’avais occulté la raison de ma présence ici
à force de me concentrer sur June. Cette annonce ne me détend pas et
je sens encore l’appréhension peser dans mon estomac. Qu’est-ce qui
m’assure que les parents de Heize ne décideront pas de porter plainte
malgré tout ?
— Vous n’avez pas l’air ravi, me fait-il remarquer.
— Pas vraiment. Je sais comment ça fonctionne.
Les riches baisent les pauvres, peu importe la façon dont ils s’y
prennent. Je doute qu’on me laisse m’en tirer comme ça, juste parce
que j’ai bénéficié de l’appui d’une élève et de la bonté du proviseur.
— Si ça peut vous rassurer, Heize n’en est pas à sa première
altercation. Disons qu’il existe certains bruits de couloir à son sujet.
Ses parents l’ont peut-être oublié. Aller en justice ne serait pas
judicieux, pas si j’emploie le terme agression sexuelle en passant un
coup de fil à mon collègue de Deptford.
Il parle avec une tranquillité qui laisserait croire qu’il n’est pas en
train d’instrumentaliser la souffrance de June pour parvenir à ses fins.
Je bous sur ma chaise, mais il est trop obnubilé par ses manigances
pour s’en apercevoir.
— Ça entache toujours un curriculum…
Même dans votre milieu de privilégiés ?
— Je vais quand même devoir vous suspendre pendant une semaine
pour calmer les choses, marmonne-t-il en gribouillant quelque chose
sur un post-it. Votre mise à pied prendra effet demain.
Et, comme si c’était pour lui une procédure tout à fait habituelle, il
m’explique que je ne serai pas payé durant cette période, que sa
secrétaire m’enverra un mail avec les formalités. Je suis prié d’éviter
d’ébruiter cette histoire auprès de mes collègues et, après avoir remué
la tête d’un air fataliste, il me tend la main pour me mettre à la porte.
Toujours un sans-faute dans l’art de l’obséquiosité. Je l’entends
prendre déjà un nouvel appel quand je sors de son bureau.
J’aperçois June sur le chemin du retour, elle s’est assise dans l’un
des nombreux open spaces faisant office de permanence au lieu de
retourner en classe. En la voyant couchée sur l’une des tables dans
l’angle de la pièce, près de la fenêtre, je crois d’abord qu’elle pleure.
Ce n’est qu’en m’approchant un peu que je me rends compte qu’elle
est en train de griffonner.
— T’es encore là ?
Elle relève la tête, surprise par le son de ma voix, mais elle trouve
bien vite une réponse digne d’elle en reposant les yeux sur son
morceau de papier.
— Il n’y a pas d’heure de fin de rendez-vous sur la convocation.
Son détachement pourrait me faire sourire mais je n’arrête pas de
penser à ce qu’elle a fait pour moi dans ce bureau. En admettant
quelque chose d’aussi intime au proviseur, elle m’a évité le
licenciement et sûrement des déconvenues judiciaires.
Elle m’a sauvé sans rien attendre en retour.
C’est la première personne qui se soucie autant de moi.
Je m’appuie sur le dossier de sa chaise, tout le monde est en classe à
cette heure. Je la sens se tendre par crainte qu’on nous remarque, mais
je ne me décale pas. D’aussi près, je réalise qu’elle est en train de
rédiger la lettre qu’elle était censée me donner.
— J’ai dit à mon père que je l’avais écrite, me dit-elle en anticipant
ma question.
— Et je suis censé y répondre ? Ou ça suffira à mettre fin à notre
problème ?
Elle se tait. Elle aussi ignore quelle démarche serait la plus sage.
Après quelques instants, elle ajoute, plus bas :
— Le test était négatif.
— Je venais pas te voir pour ça, mais tant mieux.
Je fixe ses doigts, ils repassent trois fois sur une même lettre à cause
de son stylo qui a tout à coup décidé de faire le paresseux. Je suis sûr
que sa paume est encore pleine des marques qu’elle s’est infligées.
— Ne te fais pas de mal.
J’appuie ma main près de la sienne, à plat sur le bureau.
— Avec tes ongles. Ne te fais pas de mal avec tes ongles.
Je me concentre sur sa respiration. Elle a l’air calme mais je sais
qu’elle aussi sent cette énergie entre nos deux corps qui ne se touchent
même pas.
Ces choses que j’éprouve pour elle sont déstabilisantes. Mon corps
la désire toujours, mais pour d’autres raisons que le sexe. Il se rassasie
de sa présence. Je pensais que ce genre de choses n’arrivaient qu’aux
autres.
Je pose ma main sur la sienne. Elle est glacée. Elle la contracte sans
pour autant la retirer.
— Merci, June.
— Ce n’était pas pour toi, affirme-t-elle. C’était pour moi.
— Peu importe pour qui c’était. T’as été courageuse. Je suis fier de
toi.
Elle lève le visage, oubliant de faire semblant de m’ignorer, et son
masque distant se fissure sûrement plus qu’elle ne le voudrait. On ne
peut juste pas s’en empêcher. Moi aussi, je devrais me tenir éloigné
d’elle entre ces murs, mais ça fait déjà un moment que cette règle est
devenue impossible à respecter.
— Je me suis fait virer.
Elle ne peut réprimer sa surprise. J’attends que la tension monte en
elle et, quand je décide que c’est assez, j’ajoute :
— Pour une semaine.
Elle lève les yeux au ciel et reporte son attention sur sa lettre.
J’essaye de deviner si elle est déçue de savoir qu’elle ne me verra
pas pendant sept jours. Comme si elle en avait conscience, elle reste
neutre et continue d’écrire.
— Tu ne devrais pas me parler ici, me reproche-t-elle entre ses
dents.
Elle regarde derrière moi pour s’assurer que nous sommes toujours
seuls. À cette distance, nos mains jointes ne sont visibles que par nous.
Je repousse encore les limites.
— Je voulais quand même préciser un truc. Je regrette d’avoir
débarqué chez toi au milieu de la nuit dans cet état, et d’avoir oublié de
mettre ce foutu préservatif, mais je ne suis pas désolé d’avoir recouché
avec toi.
J’ai réalisé quelque chose dans ce bureau : il est trop tard pour
reculer face à notre relation. Je suis déjà trop impliqué avec elle et ces
allers-retours incessants commencent à me fatiguer. On n’arrive jamais
à rester séparés bien longtemps.
— La prochaine fois, ce sera différent.
Je ne me cacherai pas derrière des excuses pour faire ce que je
veux.
Elle garde ses yeux noisette plantés dans les miens, par esprit de
compétition.
— Qui te garantit qu’il y aura une prochaine fois ?
— Je ferai en sorte de la mériter.
Sur cette promesse, je m’éloigne en sortant mon paquet de
cigarettes. Il est froissé. Je n’ai pas fumé depuis très longtemps. On
dirait que la nicotine a perdu son pouvoir de satisfaction.
L’idée se précise dans ma tête. Je suis arrivé à un stade où je n’ai
plus le choix. Si je continue de travailler correctement pour Chase
jusqu’à ce que June ait son diplôme, il n’aura aucune raison de lui faire
de mal. On avisera ensuite. J’ai toujours été doué pour prendre des
décisions sur le tas.
Ouais, qu’ils aillent tous se faire foutre, June.
Ce sera toi et moi ou rien d’autre.
OceanofPDF.com
15.

« Avant de tomber dans un trou, on frôle


le rebord. »

Shayn

Marlon n’avait pas exagéré en me décrivant le nouveau terrain de


jeu de Chase.
Le goût est douteux.
Je suis accueilli par une fumée dense et verdâtre à l’odeur de
pomme en passant les rideaux de l’entrée. J’ai dû traverser les étals
multicolores du marché de Camden et les effluves de fritures diverses
pour mettre la main sur ce local reculé. Il est 16 heures. De la musique
tout droit sortie de Grand Theft Auto ronronne dans les enceintes au
plafond, à un volume assez bas pour qu’on entende les discussions des
quelques clients déjà là. Sur les murs et les carrelages, le nom de
l’établissement est projeté en fluorescent : Mad House.
Sans être immense, le local est plus grand que ce que j’avais
imaginé. Divisé en deux parties, il comprend le bar où des hommes
sont accoudés ainsi qu’un carré VIP en plein milieu d’une piste de
danse encore inoccupée. Un escalier condamné semble mener au
premier étage. Il ne manque plus qu’un podium, des barres de pole
dance et les danseuses qui vont avec. Étonnant qu’elles ne soient pas
déjà là. J’en déduis que Chase attend de débloquer un budget plus
important pour pouvoir assouvir ses fantasmes de mac.
Je le cherche dans ce décor embrumé, passant près d’une table où
des trentenaires fument leur chicha d’un air déphasé. Je les plains. Ça
craint de moisir ici, à 4 heures de l’après-midi.
Je repère finalement Chase derrière le comptoir du bar, en grande
discussion avec un type qui boit dans une grosse chope de bière. En
me remarquant, il m’invite à m’approcher d’un signe de l’index. Je ne
l’ai pas vu depuis trois semaines. Après chaque cambriolage, Marlon
se charge de me transmettre ma part de billets en main propre pour
éviter les entrevues inutiles. Entre-temps, plusieurs tatouages sont
venus s’ajouter sur son visage émacié, masquant ou empirant sa
laideur, j’ai du mal à me décider.
— Scott, me salue-t-il avec un sourire trop amical.
En me voyant arriver, le type avec qui il discutait se décale sur le
comptoir, emportant sa bière avec lui. Chase se baisse derrière le bar
pour s’emparer de verres et s’empresse d’y mélanger divers alcools,
s’improvisant mixologue. Je reconnais une bouteille de whisky
irlandais. Ce chien vient de là-bas.
Avec une moue provocatrice, il fait glisser le shot jusqu’à moi.
— Vas-y. C’est offert par la maison.
Pour ne pas démarrer les hostilités, même si j’ai pleinement
conscience que cet échange est du cinéma et qu’il veut encore
m’imposer son autorité, j’empoigne le verre. Il boit une première
gorgée du sien, m’invitant à l’imiter. Quand il penche la tête en arrière
pour avaler cul sec, je remarque que l’un de ses nouveaux tatouages
ressemble étrangement à une croix gammée. Mais le symbole a été
détourné.
— Alors, qu’est-ce qui t’amène ? me demande-t-il en buvant
directement à la bouteille. Tu viens me demander une augmentation ?
Je pourrais. On travaille sur des coups de plus en plus risqués et,
pour éloigner les soupçons de la police, j’ai suggéré à Chase de nous
envoyer plus loin de Londres dernièrement. Notre récente technique
consiste à écumer les rubriques nécrologiques des journaux de petits
villages environnants. Pendant que tout le monde est aux obsèques, les
maisons sont désertées, devenant des cibles faciles.
Le travail coule mieux. Chase a fini par mettre son ego de côté en
comprenant qu’on n’arriverait à rien si chacun d’entre nous n’avait pas
un rôle bien défini. Il accepte plus facilement les suggestions et s’avère
meilleur pour gérer l’organisation qu’en étant sur le terrain. Il fournit
le matériel, les armes et les deux voitures – dont les plaques changent
presque à chaque cambriolage. Je me charge d’entrer par effraction
chez les gens en veillant à ne jamais me faire attraper. Chacun trouve
sa place sur l’échelle de la déviance.
— Je pourrais vraiment te la donner.
Face à mon silence, il enchaîne.
— Mais pour ça… il faudrait qu’on augmente la difficulté d’un cran.
Je trempe mes lèvres dans l’alcool en lui laissant entendre que je
l’écoute. Le whisky s’épaissit sur ma langue. Je déteste boire en dehors
des soirées.
— Il y a ce groupe… à Hackney.
— Je ne m’implique pas dans tes histoires de gangs.
Son expression amicale s’efface suffisamment longtemps pour que
ça m’échappe.
— Tu ne m’as même pas écouté, me reproche-t-il, son sourire
s’étant transformé en grimace.
— Si c’est pour un cambriolage, c’est OK. Mais ne m’appelle pas si
ça concerne des règlements de comptes.
Il me jauge. Sa camaraderie surfaite a disparu pour laisser place à
l’évidente compétition qu’il a instaurée entre nous depuis que j’ai
commencé à travailler pour lui. Je raffermis ma prise sur mon shooter
en me souvenant qu’il dispose d’un moyen de pression non
négligeable.
— Il y a assez de propriétés à cambrioler à Londres…, je poursuis
pour apaiser les tensions. On n’est pas vraiment les uns sur les autres.
— Mais assez, c’est pas suffisant.
Je me souviens des mots de Marlon, il y a quelques mois : « Il veut
donner un nouveau tournant à son business. Montrer aux autres qu’on
est sérieux pour régner sur tout le territoire. »
C’était bien l’une des raisons qui m’avait poussé à sauter du train
avant qu’il ne déraille. Me revoilà passager jusqu’au terminus.
— Je n’aime pas qu’on vienne fourrer son nez dans mes affaires…
Je ne rétorque rien, curieux de savoir s’il insistera. Les désirs de
Chase sont rarement refoulés par lui-même, et encore moins par les
autres. Je me demande qui sont ces gens qui lui tiennent compagnie
dans ce club en pleine après-midi. Une chose est sûre en tout cas, je ne
peux pas leur faire confiance. Je garde un œil sur le type encore
accoudé au bar. Sa bière descend lentement et je doute que ce soit
parce qu’il veut éviter les ballonnements.
— OK, c’est bon, marmonne pourtant Chase, faisant encore preuve
de cette sympathie aussi fausse que lui. J’en parle plus. Pour cette fois.
Il lève les mains en l’air en signe de trêve momentanée. Les
conversations se poursuivent dans le carré VIP, se mêlant à la musique
entêtante.
— Tu es prof remplaçant de quoi, déjà ? feint-il de s’intéresser.
Ses dents recouvertes d’un grillz argenté brillent dans la pénombre.
Ce connard a des allures de parodie. Il s’allume un joint et inspire une
taffe avant de faire passer la fumée avec une nouvelle gorgée de
whisky.
— Ah… de maths, fait-il mine de se rappeler en comprenant que je
ne compte pas lui répondre.
Nous savons tous les deux très bien où il veut en venir.
— C’est une première dans l’histoire ça, ironise-t-il en souriant de
façon honnête cette fois. Un mec comme toi. J’ai du mal à t’imaginer
derrière un bureau, en train d’enseigner aux autres comment se
comporter.
— C’est temporaire, je rétorque en finissant mon verre par politesse.
— Je m’en doute. D’ailleurs, tu ne devrais pas être là-bas ? On est
en semaine.
— J’ai été suspendu.
Si je la ferme trop, je ne ferai que renforcer son agacement. Il faut
trouver un juste milieu.
— Chassez le naturel et il revient au galop. Est-ce qu’ils recrutent
là-bas ? Ils n’ont pas l’air très sélectifs, je devrais peut-être tenter ma
chance. Moi aussi, j’ai envie de baiser des lycéennes.
Je fixe le fond de mon verre. Il me jette de miettes pour m’appâter
mais je ne tomberai pas dans son piège.
— C’est bien là-bas que tu as trouvé cette nana… non ? Je me
souviens encore de son uniforme… il épousait parfaitement ses jolies
jambes. Et ce visage… ! Ah, putain. Celles qui ont l’air innocentes
sont toujours les plus cochonnes. J’étais sérieux. J’aimerais bien me
faire sucer. T’es sûr que tu ne veux pas me la prêter ?
Quand je relève les yeux, je vois un sourire tordu sur son visage.
Mais je ne mords toujours pas à l’hameçon, même s’il me donne envie
d’écraser son joint entre ses deux yeux de taulard pour lui remettre les
idées en place.
— Oh, allez, je plaisante. Ça n’a pas l’air de te faire plaisir. T’as
peur quand je la mentionne, pas vrai ? T’es du genre protecteur…
Il tapote le comptoir en marbre marron, amusé par cette tension
qu’il a créée.
— Mais tu ne devrais pas avoir peur, Scott. Continue de faire ton
travail et il n’y aura aucun problème. Tu dois juste être là quand je
t’appelle. Ça devrait aller, non ?
Il me souffle sa fumée de merde au visage.
— Pourquoi tu étais venu me voir, déjà ? J’espère que ce n’était pas
vraiment pour me réclamer plus de thunes…
— J’ai une piste pour un nouveau cambriolage.
Il penche la tête et arrête ses sous-entendus graveleux, son intérêt
soudain piqué.
— Des riches à Mayfair, je poursuis, visualisant la maison en
question dans ma tête. Ils sont rarement chez eux.
Des parents absents. Il n’y a que le fils unique, qui fait des allers-
retours entre son lycée et sa baraque trop grande, à quoi s’ajoutent des
excursions quotidiennes en soirée.
— Pas mal. Ça nous changera des ploucs de la campagne. T’as déjà
fait le repérage ?
Je hoche la tête. J’ai eu du temps libre ces quatre derniers jours. Je
dois même dire que jouer les enseignants bien sous tous rapports à
Sherborn ne m’a pas vraiment manqué.
— Système de surveillance ?
— Assez médiocre. Brouillable avec le GSM.
— Allez-y, approuve-t-il sans réclamer plus d’informations. On a
trop tapé dans la classe moyenne dernièrement. J’en ai marre de
revendre de la merde sur Gumtree. Ça part très mal.
Il reçoit un message. Sa concentration se dissipe et son visage se
fend d’un sourire salace. Il se lèche le coin intérieur de la lèvre et
brandit la photo d’une fille en petite tenue qu’on vient de lui envoyer
comme un trophée. En comprenant que ça ne m’intéresse pas, il se met
à rire.
— Tu vois ? J’aime bien quand tu as ce genre d’initiatives. Continue
comme ça.
Son air satisfait me révèle ce que je sais déjà : tant que je suis coincé
à Londres, je suis son chien attitré.
Je lui tourne le dos pour traverser le local. Il ignore que grâce à ce
cambriolage, c’est moi qui gagne au change. Je ne veux pas m’associer
à ses règlements de comptes, mais je dois gérer les miens.

— Sacrée baraque, souffle Mikey, admiratif, quand le conducteur


gare le SUV sur le trottoir.
Nous regardons la villa protégée par des grilles surmontées de
piques. On distingue à travers une bâtisse très moderne et géométrique,
contrastant fortement avec l’architecture victorienne de la plupart des
habitations de la rue.
— Il n’y a vraiment personne ?
— Voyage d’affaires, je marmonne.
L’absence de voiture dans le jardin ne fait qu’appuyer ma théorie.
— Il y a une lumière, en haut. C’est un oubli ? s’inquiète Mikey.
Non. C’est juste la chambre de ce connard qui ne sait pas encore ce
qui va lui tomber dessus.
— Si vous entendez du bruit à l’étage, n’intervenez pas.
Je sens la tension et l’incompréhension s’abattre sur mes acolytes.
— Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi, me reproche Mikey en me
fixant depuis la banquette arrière.
— Occupe-toi juste de faire ton travail. Il ne va rien t’arriver.
En m’entendant, j’ai une vague impression de déjà-vu. On croirait
Chase.
— Attends un peu ! Je fais encore des cauchemars de ce qui s’est
passé à Notting Hill !
Le conducteur tourne la tête, soupçonneux. C’est le nouveau. Il
s’appelle Brando, ou quelque chose du genre. Dans tous les cas, c’est
sûrement un faux nom, jusqu’à ce que Chase parvienne à mettre la
main sur le vrai, alors pas la peine de le retenir.
— Personne ne va mourir, je lui assure avec fermeté.
— Mais…, proteste encore Mikey, et j’entends la frustration dans sa
voix.
J’ai l’impression de faire face à un adolescent dépassé par les
événements. Ça m’agace. J’ai besoin de coéquipiers qui savent dans
quoi ils mettent les pieds. Mikey est trop faible. Il me rappelle sans
cesse qu’il n’a rien à foutre là, qu’il est comme nous retenu contre son
gré mais qu’il ne s’est pas encore fait à cette idée.
— Tu n’as qu’à rester dans la voiture si ça t’effraye à ce point.
Il m’affronte du regard, conscient que ce n’est malheureusement pas
une option.
— Il sait ce qu’il fait, m’appuie alors Marlon avec une confiance
aveugle.
Je le remercie d’un signe de tête dans le rétroviseur.
— Je ne veux pas voir vos visages ce soir, je leur ordonne avant
d’enfiler ma cagoule.
Nous descendons du SUV. S’ensuit la routine. Brando s’éloigne
dans l’allée pendant que je montre à Mikey et Marlon l’entrée que j’ai
repérée dans une ruelle adjacente pour éviter de passer par le portail
principal. Le vis-à-vis avec les maisons voisines est trop important, il
faut faire attention et ne pas traîner. Nous escaladons la grille qui
donne sur le côté de la propriété, atterrissant dans la partie est du
jardin. La caméra de surveillance est située sur le perron, dirigée vers
le portail. On peut facilement l’éviter en rasant les murs de la maison
jusqu’à atteindre le porche d’entrée. Une fois que c’est fait, Marlon la
fracasse d’un coup de pied de biche. Mikey tient le brouilleur GSM
pendant que je contrôle l’état de la porte. Comme je m’en doutais, elle
est blindée. Des cornières à pince m’empêchent de passer la radio dans
son interstice.
Avec quelqu’un dans la maison et à cette heure tardive, on ne peut
pas se risquer à percer. Je vais devoir trouver une autre entrée.
— Dis au conducteur que ça va prendre plus de temps que prévu, je
demande à Marlon.
Il sort son téléphone pour l’avertir par message. Mikey semble se
ronger les sangs, comme s’il craignait que ce manque de précision
nous porte préjudice. Ce n’est pourtant pas le premier cambriolage où
on rencontre quelques difficultés.
Je fais le tour du jardin. Près de la piscine, un espace détente
comporte une table qui va me faciliter la tâche. Avec l’aide de Marlon,
je la déplace sous la voûte du balcon. Il me suffit de monter dessus et
de tendre les bras pour m’accrocher au garde-corps. Quand j’arrive sur
le balcon, j’observe la porte-fenêtre donnant sur une sorte de salon. La
borne de sécurité située sur le cadre de la porte retient mon attention :
elle se mettra à sonner si j’essaye d’ouvrir alors que c’est fermé à clé.
— Mikey doit continuer de brouiller le signal.
Marlon disparaît quelques secondes, puis réapparaît le pouce levé.
J’ouvre alors la porte et je constate bien vite qu’elle était juste poussée
et qu’elle n’aurait pas enclenché l’alarme.
J’entre enfin à l’intérieur. Tout est silencieux, plongé dans le noir. Je
découvre la disposition des meubles à tâtons, tout en entendant de la
musique dans l’une des pièces voisines.
Avant de m’occuper de la raison de ma venue ici, je descends les
escaliers en verre pour ouvrir la porte à Marlon et Mikey, qui attendent
encore sur le perron. Ils se dispersent rapidement au rez-de-chaussée,
même si Mikey a un temps d’arrêt en contemplant l’architecture
moderne et hypnotisante. Je dois admettre que c’est beau. Le hall
d’entrée est pourvu d’un toit ouvrant, des spots LED bleutés éclairent
la cage d’escalier transparente.
— Un jour, j’aurai la même baraque, se promet-il.
Je me détourne de la décoration. Elle me rappelle un souvenir
désagréable : Adam et son goût prononcé pour le luxe.
Je remonte les marches à pas de velours. Les basses de cette
musique de boîte de nuit résonnent encore, faisant vibrer les murs,
quand j’arrive dans le couloir. De la lumière est visible par l’interstice
de la porte que je devine être celle de sa chambre.
Avant d’entrer, je pose une main sur mon Glock, anticipant le face-
à-face. Mais en faisant irruption dans la pièce, je comprends qu’il
prend sa douche dans sa salle de bains privative. La musique est
tellement forte qu’elle couvre presque le bruit de l’eau. Ce connard
s’adonne à un before solitaire.
J’observe la pièce en espérant qu’il ne s’éternisera pas, et surtout
qu’il est seul dans cette salle de bains. Je l’attends près de son dressing
pour ne pas être dans son champ de vision quand il sortira. Son lit king
size me dit tout ce que je dois savoir sur lui. C’est un enfant unique
pourri gâté qu’on a toujours cherché à distraire et à contenter.
Jusqu’à en faire un monstre capricieux.
Dommage qu’il soit aussi négligent, en plus d’ignorer le principe du
consentement. Il est du genre à afficher sa petite vie de débauche sur
les réseaux sociaux. À donner sa localisation dans chaque bar où il met
les pieds et à identifier dans ses publications tous les connards qui lui
servent d’amis. Trouver son adresse s’est avéré bien trop facile. Avant-
hier, il était dans un bar à West End. Il m’a suffi de m’y rendre en
même temps que lui, d’attendre dans la file de voitures garées sur le
trottoir en face du bâtiment. Quand, complètement déchiré, il s’est
enfin décidé à rentrer, vers 2 heures du matin, j’ai suivi la caisse de son
pote à peine moins bourré que lui.
Et nous voilà chez toi, Heize.
La porte de la salle de bains s’ouvre finalement. Il a éteint la
musique. J’ai l’impression que vingt minutes se sont écoulées mais,
sur mon téléphone, il n’est question que de trois. Il émerge,
partiellement habillé, en train de zipper la fermeture de son pantalon à
pinces. Les cheveux dégoulinants, il appuie sur l’interrupteur pour
éclairer la pièce mais, avant qu’il n’ait l’occasion de distinguer quoi
que ce soit, je l’alpague par le bras et je le pousse contre le miroir de
son dressing. Il étouffe un cri surpris et se fige en voyant le Glock se
refléter dans la nuit.
— C’est quoi… ce bordel…, bégaye-t-il d’une voix qui laisserait
croire qu’on vient de lui arracher les couilles.
Seule la lumière de la salle de bains restée allumée nous éclaire. Il
fait trop sombre pour qu’il me distingue vraiment. L’arme l’incite à
s’agenouiller et son regard bleu se couvre de terreur.
Sale fils de pute.
J’ai fini de t’épargner.
Je fais glisser le cran contre sa tempe. La pression a raison de lui. Il
chiale aussitôt devant moi mais ses larmes de désespoir ne suscitent
pas ma pitié. Elles me rappellent celles qu’a dû verser June au moment
où il l’a forcée. J’appuie plus fort sur son crâne pour que le bout
métallique et froid presse contre sa peau, qu’il se demande si c’est ce
qui se passe avant que la balle parte, s’il va mourir comme ça. Il chiale
de plus belle. Sa bouche se tord en laissant échapper des filets de bave
et ses yeux deviennent des fentes aux contours plissés.
J’imagine encore June se débattre sous lui. J’essaye d’arrêter mais
les images de son viol me hantent. Le cerveau est vraiment doué pour
combler les manques avec le pire.
J’ai envie de lui exploser le crâne. Sous ma cagoule, la chaleur de la
haine se répand, rendant mon indécision plus forte.
Je ne vais pas le faire.
Je ne suis pas comme lui.
Comme Adam.
Pas vrai ?
J’éloigne l’arme de sa tempe pour me persuader du contraire et,
alors qu’il pousse un soupir de soulagement entrecoupé de pleurs, je
lui assène un violent coup à l’arrière de la tête. Il retombe dos au
miroir de sa penderie, si sonné qu’il est désormais incapable de
pousser un gémissement de douleur.
Je meurs d’envie de lui cracher que c’est ce que méritent les
violeurs mais je dois tenir ma langue. Je ne voudrais pas qu’il fasse le
rapprochement avec elle. Alors je me contente de lui donner un coup
de pied dans l’estomac. Et un autre. Et encore un autre. Je ne vais pas
m’abîmer les phalanges et leur donner une raison de m’accuser alors
que je dispose de l’alibi parfait. Il y a eu un cambriolage chez lui. Ce
n’était qu’un mec qui se trouvait au mauvais moment au mauvais
endroit. Pourquoi est-ce qu’on me soupçonnerait ?
Il commence à protester mais je refuse de m’arrêter en si bon
chemin. L’arme est encore braquée sur lui pour le dissuader de tenter
quoi que ce soit. Je remarque alors la tache plus foncée sur le haut de
son jean et je comprends que la peur lui a coûté sa dignité. Mais se
pisser dessus et écoper de quelques bleus n’est pas assez pour les
ordures comme lui.
Il fait partie de ces gens pourris qui ne guérissent jamais. La justice
ne parviendra pas à les rendre moins déviants… Ils sont irrécupérables.
Quand je sens qu’il a atteint ses limites et que le prochain coup
pourrait le faire passer de l’autre côté, je m’arrête. Sa respiration n’est
plus qu’un sifflement incertain. Effondré contre le miroir, il puise dans
ses dernières ressources pour se recroqueviller sur lui-même, de peur
que ça recommence. Cette vision me fait sourire sous ma cagoule.
Mais, en voyant mon reflet dans le miroir, ce sourire se rétracte.
Que dirait June si elle me voyait en train de le battre à mort ?
Elle qui déteste la violence.
Je reprends ma respiration alors qu’il se couvre encore la tête. Il
continue de geindre dans l’espoir que j’aie pitié de lui. Je me doute
bien qu’il souffre, que ce n’est pas de la comédie. Je l’ai mis dans un
sale état. À force de frapper, j’ai les jambes anesthésiées.
Je le fixe une dernière fois avant de sortir de la chambre. Je foule les
escaliers en sentant mon cœur battre jusque dans mes tempes,
conscient de ce que la haine m’a poussé à faire.
Marlon m’attend en bas des escaliers. Mikey tourne en rond près de
la porte d’entrée, tenant un lourd sac entre ses bras.
Moi j’ai les mains vides, mais le cœur plus léger.
— Putain, mais qu’est-ce que tu foutais ? me reproche Marlon, qui
regrette visiblement de m’avoir fait confiance. J’ai cru que tu n’allais
jamais revenir.
Sans un mot, je leur ouvre la porte pour qu’ils passent avec ce qu’ils
ont amassé, les laissant se perdre en spéculations.
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16.

« Il faut profiter des jolies choses tant qu’elles


sont là. »

Shayn

Je suis passé chez moi pour me doucher après le cambriolage.


Alors que l’eau disparaissait dans la bonde, j’ai pensé que j’essayais
de me laver de ma culpabilité. Mais les traces de son sang sur mes
semelles sont là pour me rappeler que June aurait peur de moi si elle
apprenait ce que j’ai fait.
Déjà trois heures que c’est arrivé et mon esprit est resté dans cette
chambre. J’espère que ce connard n’a pas fini par crever contre la
porte de son armoire, incapable d’appeler les secours. Je me suis
déchaîné sur ses côtes sans envisager l’hémorragie interne. Je pensais
que j’avais assez réfléchi avant de foutre un pied dans cette maison,
mais une fois l’adrénaline redescendue, j’ai réalisé que ce n’était pas le
cas.
C’est dangereux de se laisser emporter par la haine.
Garé sur le spot habituel, je contemple le square dans le rétroviseur
en attendant June. Les balançoires vacillent à cause du vent de la fin
du mois de mars, un carton de pizza s’ouvre et se referme dans un
claquement régulier. Toujours pas de soûlards à l’horizon.
Contrairement à l’autre soir, elle se fait désirer, mais c’est déjà une
chance qu’elle ait accepté de me rejoindre. Je lui ai dit qu’il y en aurait
seulement pour quelques minutes. Elle a attendu la dernière sonnerie
pour décrocher et j’ai bien cru qu’elle s’était déjà endormie. À presque
minuit, c’était un risque.
Je voulais absolument la voir avant demain, mais je commence à
être nerveux en fixant les minutes qui défilent sur mon écran de bord.
23 h 48. Ça fait des années que je ne prête plus attention à ce jour
particulier et que je le trouve aussi ennuyeux que tous les autres ; chez
moi, personne ne le rendait spécial.
23 h 52. Elle finit par émerger du côté passager. Je tends le bras pour
ouvrir la portière et l’inviter à entrer mais elle la referme et reste
plantée devant pour me faire comprendre qu’elle tient à garder ses
distances.
— Tu ne vas pas monter ? je lui demande en baissant la vitre.
— Pas besoin.
Elle essaye de cacher qu’elle a froid mais ses épaules sont raides et
ses mains enfoncées dans ses poches.
On ne s’est pas vus depuis mon exclusion de la semaine dernière.
J’admets avoir été tellement absorbé par le sort que je réservais à
son violeur que je ne l’ai pas contactée. Ce problème prenait trop de
place dans ma tête et, tant que je n’étais pas allé au bout, il y avait un
blocage. Maintenant, on dirait bien qu’elle me fait payer ce silence
radio.
— Tu n’aurais pas dû venir si c’était pour rester dehors, je lui
reproche, agacé par le vent qui fait s’enfuir la chaleur de la voiture.
— Si tu as quelque chose à me dire, dis-le juste. J’ai sommeil.
— Sérieux, de quoi t’as peur ?
Elle me rend mon regard et refuse de me répondre. Puisqu’elle n’est
pas décidée à changer d’avis, j’ouvre ma portière pour descendre. Elle
m’interrompt en plein geste :
— Est-ce que tu m’as appelée… pour ce que je crois ?
L’inquiétude point dans sa question. Je me tourne et la scrute par la
vitre baissée ; elle s’est emmitouflée dans une doudoune blanche,
comme si elle cherchait à tout prix à m’éviter de mal interpréter sa
venue. À sa décharge, notre dernière entrevue ici s’est soldée par un
oubli de capote. Quelque part, ça me blesse qu’elle me réduise à ça,
mais je sais que je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.
— Je ne t’ai pas appelée parce que j’ai envie de baiser. Je t’ai
appelée parce que j’ai envie de te voir. C’est différent.
Je sens qu’elle se demande si elle doit me croire ou si ce sont encore
des paroles en l’air.
— Monte. C’est un jour spécial aujourd’hui.
Elle n’a pas l’air impressionnée. Derrière elle, le carton de pizza se
déplace de quelques centimètres sur le béton.
— C’est mon anniversaire, j’ajoute en espérant que cet argument
fera pencher la balance en ma faveur. Enfin, pendant encore cinq
minutes.
J’ai réussi à retenir son attention, à en juger par son regard qui
s’agrandit. Pourtant, elle joue toujours les indifférentes.
— Qu’est-ce qui te fait croire que ça me fera rester ?
— J’ai un truc à te donner.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Entre et tu le sauras.
Nouvelles secondes de cogitation. Après s’être mordu l’intérieur de
la joue, elle décide de rendre les armes. Je referme la vitre une fois
qu’elle est montée ; le froid s’est assez invité dans la voiture, comme
entre nous.
— Tu n’aurais pas tenu longtemps face à une camionnette blanche.
Sans lui laisser l’occasion de me répondre, je me tourne pour
m’emparer du sac sur la banquette arrière et je le pose sur ses genoux.
— Ouvre-le.
— Normalement, c’est toi qui reçois des cadeaux à ton anniversaire,
fait-elle remarquer.
Elle fixe le paquet soigneusement emballé par les employés du
magasin, sans oser y toucher. Cette vision me rend étrangement
nerveux.
— C’est vraiment ton anniversaire ?
— Vingt-cinq ans, je lui confirme platement. Désolé, j’ai pas
apporté de gâteau.
Elle baisse de nouveau les yeux sur le paquet, assimilant la raison de
notre présence ici, et je me sens tout à coup à l’étroit derrière le volant.
— Ouvre-le, je la presse. Tu rends ça bizarre.
Elle esquisse un sourire et déchire l’emballage. Le papier cadeau
crisse sous la pulpe de ses doigts. Je détourne la tête par fierté mais je
me surprends à l’épier du coin de l’œil pour voir sa réaction. Puisque
je ne connais rien à ces choses-là, j’ai écouté les conseils de la
vendeuse dans une boutique réputée de Covent Garden. Elle m’a
assuré que c’était le meilleur matériel sur le marché. J’espère juste
qu’elle n’a pas profité de mon amateurisme, mais, à presque quatre
cents livres l’ensemble, je devrais pouvoir lui faire confiance.
June sort les marqueurs à alcool de leur étui et l’incrédulité dans ses
yeux me rassure. Dans le silence le plus total, elle en prend un au
hasard, le décapuchonne et teste la vibrance du bleu profond sur une
page du carnet qui se trouve aussi dans le paquet. Son regard
s’illumine et je tente ravaler mon sourire idiot.
Putain. Elle a trop de pouvoir sur moi.
— Tu dessines toujours en noir et en gris. Ce n’est pas comme ça
que tu sortiras un jour de ta dépression.
— Va te faire voir, marmonne-t-elle en comprenant que je me paye
sa tête.
— Ça te plaît ?
Elle délaisse le carnet et m’adresse un regard orgueilleux.
— Tu vas devoir faire mieux que m’offrir un cadeau hors de prix si
tu veux te faire pardonner.
— Je vois que t’es du genre exigeante.
Et j’aime ça. Parce qu’elle m’ouvre la porte et me laisse une chance
de me rattraper. Je la regarde tester d’autres couleurs avec un sérieux
qui m’échappe. Malgré notre proximité, j’ai encore l’impression que je
n’arrive pas à la saisir. Elle est comme le chat qui s’était glissé sur mon
capot une nuit : à peine en confiance et prête à s’enfuir au moindre
mouvement brusque.
Sauf que les mouvements brusques sont ma spécialité.
— June…
Elle lève les yeux, encore absorbée par ce qu’elle faisait.
— Qu’est-ce que tu veux de moi ?
— Qu’est-ce que je veux de toi ? répète-t-elle.
Quand c’est elle qui le dit, ma question prend une forme irrévocable.
J’ai foncé tête la première dans cette voie. Tant mieux, parce que je ne
veux plus faire demi-tour. Peu importe le prétexte.
— Ouais. Tu n’as qu’à demander.
— Je veux que tu sois honnête, me répond-elle avec une inflexion
ferme dans la voix. Tu peux faire ça ?
Mes muscles se rigidifient et, à l’inverse, son visage s’adoucit.
— Parle-moi, Shayn. J’aimerais savoir ce que tu caches derrière ces
yeux.
Parler de moi ?
Ce serait inutile. Parfois, je ne sais pas vraiment qui je suis ou
pourquoi je fais ce que je fais.
Le temps m’a appris que le passé nous définissait. Et j’y accorde
sûrement trop d’importance. Au-delà de ça, je suis certain qu’elle
détesterait les trois quarts de ce qu’elle découvrirait à mon sujet si je
me mettais vraiment à lui raconter ce qu’était ma vie avant de venir ici.
Le peu que je lui ai confié de mes relations familiales l’a probablement
traumatisée. Je n’ai pas envie de l’attirer un peu plus dans ce gouffre
avec moi.
— Tu dis que mes dessins sont sombres mais… eux… (Elle pointe
mes yeux de l’index.) Ils sont vraiment tristes.
Elle poursuit, malgré ce silence qui en dit long.
— Est-ce que tu fais des cauchemars souvent ? Et pourquoi tu étais
mêlé à des cambriolages quand je t’ai rencontré ?
Mes entrailles se serrent en constatant qu’elle a parlé au passé, sans
se douter que mon implication dans ce traquenard est encore
d’actualité. Elle ignore tous les tenants et les aboutissants de ma vie et
elle fuirait sûrement en les apprenant. Ça me frustre. Je n’arrive pas à
être complètement honnête avec elle. C’est bien pour cette raison que
je l’ai repoussée la première fois.
Elle pousse un soupir déçu en comprenant que les réponses qu’elle
espérait ne viendront pas.
— Je vais rentrer.
J’entends le cliquetis de la portière lorsqu’elle la pousse pour sortir
de la voiture et je me lève brusquement.
— Attends, je la retiens.
Je lui désigne les balançoires d’un signe de tête. Elle paraît d’abord
récalcitrante à l’idée de revenir à la case départ avec moi, mais finit
par me suivre à travers l’herbe mal entretenue du square. Les sièges en
caoutchouc sont recouverts d’une fine couche de gel, que June gratte à
l’aide de sa manche par précaution. Je m’assois sans le même soin, et
peste en sentant de l’eau traverser mon jean. Ça la fait rire derrière sa
main.
— Vas-y, je marmonne quand je me suis habitué à la sensation
désagréable. Pose-moi tes questions.
— Pour de vrai ?
Elle semble chercher le piège.
— Vas-y.
Avant que je change d’avis.
— Tu préfères que je ne te demande rien à propos de ta famille.
— Mmm.
— Pourquoi ?
— C’est juste inutile. Ma famille, ce n’est pas moi.
— C’est vrai, m’accorde-t-elle. Donc, je peux te demander tout ce
que je veux tant que ça ne les concerne pas ?
— Tant que tu restes raisonnable. J’ai jamais rien fait sur des
balançoires, mais je suis pas sûr que ce soit très confortable.
Elle soutient mon regard.
— J’ai remarqué que tu fais toujours ça. Dès que ça devient sérieux,
tu dis des conneries parce que ça te fait peur.
— Putain, June Grey. Tu lis en moi.
Ça me fait chier d’admettre qu’elle a raison.
— Bon, commence. Ça gèle.
— OK… alors, je veux en savoir plus sur toi. Toi, tu sais presque
tout de moi. Moi, je ne sais même pas ce que tu aimes.
T’en es sûre ?
Je détourne les yeux avant qu’ils ne parlent pour moi.
— Tu étais quel genre d’élève au lycée ?
L’innocence de sa question m’arrache un ricanement. Je le ravale en
voyant qu’elle est sérieuse.
— J’étais un très bon élève.
Cette fois, c’est à son tour de rire.
— Tu ne me crois pas ? J’avais de meilleures notes que toi. C’était
mon comportement, le problème.
— Étonnant.
Elle prend un petit peu d’élan sur sa balançoire afin de ne pas être
complètement immobile.
— Et ton lycée était comment ?
— C’était un lycée public à Long Island. Rien de très distingué.
Autant dire que j’avais pas d’uniforme.
Elle verrouille son regard sur le gravier à nos pieds. On dirait qu’elle
essaye de m’imaginer, de savoir si, en ayant le même âge que moi et
en vivant aussi à New York, on aurait pu se croiser par un heureux
concours de circonstances. Je me dis qu’elle aurait pu se retrouver
dans l’une de ces soirées de bourges à Manhattan où j’allais refourguer
du shit de mauvaise qualité. Dans cette version presque idyllique de
l’histoire, elle aurait vécu heureuse avec sa mère.
Loin d’ici.
Enfin, on referait le monde avec des « et si ».
— Qu’est-ce que tu voulais faire ? Avant… avant les cambriolages.
— Je sais pas trop.
Une chose est sûre, je ne voulais pas tenter des études en médecine
et prendre le risque d’échouer dans le même domaine qu’Adam. Avec
mes notes, d’autres possibilités s’ouvraient à moi, mais mes moyens
financiers et les sanctions liées à mon comportement me retenaient.
C’était comme être devant une porte déverrouillée en sachant qu’elle
mène à un endroit meilleur tout en étant incapable d’actionner la
poignée.
C’était là, juste devant moi, si près et si loin à la fois.
— J’avais été accepté dans une très bonne fac. Mais… je n’avais pas
vraiment de thunes et ensuite…
Je soulève une pierre du bout de mes baskets. Elle refuse de tenir en
équilibre et retombe au milieu des graviers.
— Ensuite, Adam a tué Lucy. J’ai laissé tomber.
— Adam, marmonne-t-elle.
Un picotement parcourt ma colonne vertébrale. Je n’aime pas
entendre son prénom dans sa bouche. Ça me donne l’impression que,
malgré la distance, il pourrait lui faire du mal. J’aimerais que jamais il
n’apprenne son existence.
— Adam et Shayn. Ce sont des prénoms bibliques.
— Tu t’y connais.
— Suzan a choisi les prénoms de ses enfants sur ce critère. Elle
déteste le mien. Elle dit que c’est un manque de distinction de
s’appeler comme un mois de l’année. Mais en fait, c’est juste qu’elle
ne supporte pas que ce soit ma mère qui l’ait choisi. Elle ne supporte
pas ce qui vient de ma mère en général.
Elle appuie sa tempe contre les chaînettes rouillées avec lassitude.
On dirait que c’est une façon de cacher sa tristesse. J’enchaîne sur
autre chose.
— Un jour, ma mère a dit qu’elle avait appelé mon frère Adam
parce qu’il était le commencement de tout.
Cette confidence est à peine sortie de ma bouche que je la regrette
déjà. Je ne sais pas ce qu’il m’arrive de me confier alors qu’il y a
quelques instants ça me paraissait plus dur que cambrioler une baraque
sans préparation. J’ai peur qu’elle prenne ça pour une invitation à m’en
demander davantage sur ce passé que je déteste, mais elle acquiesce et,
après quelques secondes, relève les yeux vers moi.
— Et Shayn ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
— « Dieu est miséricordieux ».
— C’est joli, murmure-t-elle, pensive.
— J’imagine.
Moi, ça me rappelle juste que je devais déjà implorer le pardon de
ma mère alors que je n’étais même pas né.
— Il te va bien.
— Pourquoi ?
— Parce que, quoi que tu fasses, on a toujours envie de te donner
une seconde chance.
Elle doit bien être la seule à penser ça.
Le froid a rendu son nez rouge. Au milieu de cette lumière grise et
mordante, ses yeux sont deux étangs de chaleur. Je ne sais pas
comment elle s’y est prise pour me faire aborder les sujets fâcheux.
Tout ce qui est grave paraît un peu plus léger avec elle.
— Je vais y aller.
— Tu ne me poses pas d’autres questions ?
— Non.
— Non ? m’étonné-je.
— Je n’aime pas vraiment le principe. Te confier à moi, ce n’est pas
censé être un effort.
Légitime. Avant de se lever, elle me lance :
— Merci pour le cadeau.
— Même pas un baiser d’au revoir ?
Je pense qu’elle va m’envoyer me faire foutre mais, étonnamment,
elle vient se poster en face de ma balançoire. Et, avant de me laisser le
temps d’assimiler son étrange docilité, elle se penche au-dessus de moi
en donnant l’impression qu’elle va m’embrasser.
Je ne bouge pas, attendant de voir si elle va se défiler ou aller au
bout de son geste.
Elle pose une main sur mon cou pour titiller ma peau du bout de ses
ongles. Je suis au regret de constater qu’elle a le pouvoir de faire
fourmiller tout mon corps avec ses techniques de collégienne. Sa main
descend prudemment sur mon tee-shirt. Comme si, en réalité, elle
voulait juste m’atteindre de façon plus intime.
— Merci d’avoir voulu fêter ton anniversaire avec moi.
Merci d’être venue alors que je t’ai déçue trop de fois.
Ses lèvres brillent à cause du gloss. Je n’arrive pas à m’en détourner.
— Fais-le, ou c’est moi qui vais le faire.
— Pas cette nuit, refuse-t-elle près de mon oreille.
À la place, elle dépose un baiser sur ma joue. Je n’ai pas souvenir
qu’une fille m’ait déjà fait ça ; même ma propre mère ne s’y aventurait
pas.
— J’ai dit qu’on avait envie de te donner une seconde chance, pas
que j’allais forcément le faire.
Je m’humidifie les lèvres tandis qu’elle reprend ses distances.
— Réessaye en journée, la prochaine fois, me conseille-t-elle en
retournant à la voiture.
Elle devient douée pour se faire désirer. Frustré, j’étire mes jambes
en la voyant se pencher dans la voiture pour récupérer son cadeau.
Avant de s’éloigner du square, elle fait volte-face.
— T’as déjà changé d’avis ? j’ironise.
— Bon anniversaire, Shayn.
Après m’avoir offert les mots que j’attendais, elle disparaît.
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17.

« Les motifs répétitifs sont ailleurs que dans


les dessins. »

June

J’avais sous-estimé l’importance du matériel en art.


Mme Carr se tue pourtant à nous répéter que la technique ne fait pas
tout et qu’on doit investir dans un matériel de qualité pour espérer
fournir un travail à la hauteur.
Mon père n’a jamais été emballé à l’idée de contribuer à cette
passion qu’il juge trop distrayante, alors il me donne juste assez
d’argent pour que j’achète le strict minimum. Jusqu’ici, je me suis
contentée d’articles premiers prix et, pour ce qui est de la technique, je
m’assure d’avoir une mine bien taillée et des fusains à la texture
parfaite ; ni trop dure ni trop friable.
Bercée par les chuchotements qui inondent la salle, je colorie
l’uniforme d’Amara en émettant continuellement la même pression
avec mon marqueur. J’ai changé de médium aujourd’hui. Avachie sur
son bureau, occupée à terminer les exercices que nous a donnés Allan
avant de disparaître pour une réunion administrative, elle me sert de
modèle sans le savoir. J’assombris les pourtours de sa silhouette avec
un vert plus foncé et je prends du recul sur ma chaise pour comparer
les deux perspectives. Mon esquisse est toujours plus sombre que la
réalité, mais je salue mes efforts. Ça faisait longtemps que je n’utilisais
plus de couleurs pour mes travaux personnels. Je ne sais même plus
quand j’ai arrêté, je sais simplement qu’à force le noir et blanc est
devenu ma signature.
Mais avec ces marqueurs à alcool, j’ai l’impression de maîtriser
quelque chose de nouveau.
De plus vivant.
Je détache la feuille du carnet et je plante mon index dans le dos
d’Amara pour l’inciter à se tourner. Elle fait volte-face et fronce ses
sourcils épais avant de poser les yeux sur mon esquisse.
— C’est moi ? s’étonne-t-elle, arrachée à ses formules sur la force
gravitationnelle.
— Je m’entraîne pour les sélections en école d’art.
Même si parfois je me dis que c’est une cause désespérée.
Je doute que l’argent que j’ai accumulé ces dernières années soit
suffisant pour suivre une formation si mon père changeait d’avis sur
notre accord. Puisque je n’ai pas le choix, je continue de me plier à son
chantage malgré l’issue incertaine. L’autre jour, j’ai fini par écrire la
lettre adressée à « M. Scott » et je la lui ai fait relire. Le ton qui se
voulait neutre était en fait désespéré, mais ça lui convenait. Il a semblé
ravi quand, le lendemain, je lui ai assuré l’avoir donnée à mon
professeur.
— Tu peux le garder, dis-je à Amara en voyant qu’elle n’ose pas me
le demander. C’est pour toi.
— Waouh, lance-t-elle, admirative. C’est vraiment beau, June. Je
vais l’accrocher au-dessus de mon lit !
Elle le hisse devant elle pour observer les détails à la lumière du
jour. Grâce à la superposition des couleurs, dont l’intensité varie, j’ai
réussi à reproduire les reflets bleutés de ses cheveux noirs.
— C’est très… mélancolique. Alors que je suis de dos. Je ne sais pas
comment tu arrives à faire ça.
Elle prend un air boudeur en pinçant l’extrémité de son ruban à
cheveux.
— Moi aussi j’aimerais avoir un talent… mais je ne sais rien faire,
ça craint, s’esclaffe-t-elle.
— Crois-moi, c’est mieux d’avoir de bonnes notes.
Elle hausse les épaules avec scepticisme, sans savoir que
j’échangerais volontiers ma place contre la sienne si je pouvais. J’en
veux parfois à mon cerveau d’être si éveillé seulement pour créer des
choses inutiles. Enfin, c’est ce qui m’a toujours été reproché à la
maison. Si j’avais le goût des études, sans doute que je ne me serais
pas autant éloignée de mon père. Mes récents efforts arrivent trop tard.
Je n’ai plus envie qu’il me complimente, autant que lui répugne à le
faire.
Désormais, je dessine parce que c’est tout ce qu’il me reste.
— J’espère que tu seras prise où tu voudras, conclut-elle en rangeant
soigneusement le dessin dans son sac.
— Merci, Amara.
On se sourit et elle s’intéresse à ma feuille d’exercices encore
vierge. Je n’ai pas avancé depuis qu’Allan a quitté la classe, et la fin de
l’heure approche. Avec un hochement de tête entendu, elle me fait
passer son devoir pour que je copie ses réponses. Ça me rappelle que
je dois sérieusement réétudier ce chapitre avant les prochains examens.
— C’est nouveau ? demande-t-elle en observant les quelques
marqueurs qui traînent sur mon bureau. Je ne t’ai jamais vue avec ça.
— C’est un cadeau.
Un cadeau de lui.
Ma respiration s’accentue à cette pensée, j’ai de nouveau
l’impression d’être dans sa voiture, obligée de fournir des efforts pour
ne pas trahir ma nervosité. Mon cœur battait si vite en ouvrant le
paquet que je redoutais de ne pas être la seule à l’entendre. Mais je
n’arrivais pas à réfréner ses battements. C’est le premier cadeau qu’on
m’offre pour me faire plaisir depuis que ma mère est partie de la
maison. Il n’a rien à voir avec le dernier en date, à Noël.
Offert seulement pour que je tienne ma langue.
— Ça doit venir d’une personne que tu aimes bien… vu ton sourire,
me fait remarquer Amara.
La curiosité est partout dans ses yeux. Elle me fixe en attendant que
je lui en dise plus.
— Ma mère me les a envoyés des États-Unis.
Elle paraît alors réellement heureuse pour moi, et une sorte de
culpabilité m’étreint la poitrine. Elle me raconte tellement de choses
naturellement et ne semble jamais m’en vouloir quand, en retour, je me
contente du strict minimum ou que j’opte pour le mensonge.
Un jour, Holly m’a reproché ma constante vigilance, sans savoir que
beaucoup de sujets me sont interdits et que je suis condamnée à n’être
qu’une oreille attentive.
Je croyais m’y être habituée, mais je me rends compte que, là tout
de suite, ce manque d’honnêteté me pèse.
— Eh ! Vous êtes au courant ? s’exclame soudain Aubrey en
poussant un sifflement surpris.
Depuis le premier rang, les filles à qui elles s’adressaient relèvent la
tête. Elle a parlé si fort que toute la classe, intriguée, attend aussi la
suite.
— Heize s’est fait tabasser durant un cambriolage. Cinq côtes
cassées !
Des commentaires fusent dans toute la salle. Amara se tourne à
nouveau pour voir comment j’ai accueilli la nouvelle, mais je n’arrive
pas à détacher mon regard des calculs que j’étais en train de reporter
sur ma copie. L’encre devient floue sous mes yeux. Je fixe ce condensé
de chiffres et de lettres alors que ma paume moitit autour de mon stylo.
— Ils ont trouvé les coupables ? s’intéresse quelqu’un.
— Apparemment, non. Ce serait une bande organisée. Ils n’en
savent pas plus pour le moment.
— Merde ! Ils ne l’ont pas épargné en tout cas…
Je lâche mon stylo. C’est inutile d’essayer de continuer à écrire, j’ai
l’impression qu’il s’est liquéfié, comme moi.
Je m’efforce de ne pas relier les points entre eux. Mais c’est
impossible.
Tabasser.
Cambriolage.
Qu’est-ce que tu as fait, Shayn ?

— Tu t’es encore trompée avec le décaféiné, me signale Tyron en


me rapportant un gobelet à peine entamé sur le comptoir.
D’un signe du menton, il me désigne un client qui nous fixe l’air
ennuyé depuis une table près des vitres dorées. La salle est gorgée de
soleil, aujourd’hui, en total contradiction avec mon moral.
— Désolée, marmonné-je en commençant déjà la nouvelle
préparation.
Cette fois, je veille à appuyer sur le bon bouton de la machine à
café. Depuis le début de mon shift, je fais tout par automatisme. Ça ne
me réussit pas.
Joueur, Tyron me sourit derrière le comptoir. Une de ses fossettes se
creuse.
— Je suis là depuis deux semaines et je suis déjà bien meilleur que
toi.
Je ne suis pas d’humeur à répondre à ses taquineries. Je fixe le filet
marron qui gicle dans la cuvette ramasse-gouttes et les vapeurs du lait
qui remontent en volutes. Même s’il m’arrive d’être distraite, je me
suis bien améliorée depuis mes débuts. Ruby, qui est devenue
manageuse, n’a plus grand-chose à me reprocher. Mais Tyron, arrivé
tout récemment, ne manque jamais de me lancer des piques à la
moindre erreur.
Une fois le café prêt, j’écrase le couvercle en plastique sur le gobelet
brûlant et je le lui tends. Il l’attrape en m’adressant un clin d’œil. Ses
boucles ambrées captent la lumière et soulignent sa peau brune
lorsqu’il s’éloigne en carrant les épaules. Il a un peu trop conscience
de plaire à notre clientèle féminine. Durant notre pause, je l’ai entendu
dire qu’il est dans un lycée d’enseignement prioritaire à Stratford.
Je reconcentre mon attention sur mes préparations alors que Ruby
me rejoint derrière l’îlot en voyant quelques clients affluer derrière la
caisse.
Mes pensées reviennent toujours au même point. Heize s’est fait
agresser dans sa propre maison. J’aimerais pouvoir les faire taire pour
me convaincre que cela n’a rien à voir avec Shayn, mais ce serait
délibérément fermer les yeux sur une situation qui n’a rien d’une
coïncidence. J’ai déjà vu de quoi il était capable avec ce type qui nous
avait interpellés au pied des immeubles à Croydon.
Chaque fois que je dissocie, je le revois le rouer de coups jusqu’à ce
qu’une mare de sang inonde le col de son tee-shirt.
— June ? La cliente veut un carrot cake, pas un banana bread, me
réprimande sèchement Ruby.
Sans me laisser le temps de rectifier le tir, elle m’arrache la pince
des mains pour s’en occuper elle-même.
— Repasse à la caisse. T’as dormi, cette nuit ?
Sa question rhétorique résonne en même temps que la voix d’une
cliente faisant irruption à un coin du comptoir. Elle me signale qu’elle
a renversé un plateau de boissons chaudes. Quand je regarde par-
dessus son épaule pour constater les dégâts, je remarque que Tyron a
déjà commencé à éponger la scène de crime. Ruby pousse un soupir
désespéré et m’ordonne d’aller chercher la serpillière pour l’aider à
nettoyer tout en me relayant à la caisse.
Une fois équipée dans le local, je veux rejoindre Tyron mais il a
arrêté d’éponger pour dribbler avec le ballon d’un enfant qui le
regarde, admiratif. Sa mère se met à taper des mains pour l’encourager.
Visiblement habitué à se donner en spectacle, Tyron n’est pas gêné par
l’attention qu’il suscite.
— Mon Dieu, peste Ruby en faisant irruption dans mon dos. Vas-y
avant qu’il ne transforme notre salle en terrain de basket. Il va finir par
foutre cette balle dans la tête de quelqu’un.
Elle s’éloigne déjà. Le numéro de Tyron ne prend pas avec elle mais
fonctionne très bien avec des clientes un peu plus jeunes que nous, qui
l’épient depuis une table. En me voyant m’approcher, Tyron est distrait
une seconde, glisse et se vautre sur les genoux. Il lève les mains pour
me faire savoir que tout va bien alors que le ballon roule plus loin sur
le sol ciré, mais je me doute qu’il tente surtout de garder la face. Pour
autant, il ne se relève pas tout de suite et sourit à ses spectatrices, qui
se sont mises à rire de lui.
— Tu t’es brûlé ? je lui demande en m’approchant avec la
serpillière.
Il prend alors un air de malade imaginaire et, profitant de l’absence
de Ruby, se laisse choir un peu plus sur le carrelage. Mi-gênées, mi-
amusées par sa façon de se donner en spectacle, les filles laissent fuser
des gloussements perplexes.
— Je crois que oui, Junie. Tu veux bien m’aider ?
Il s’est mis en tête de m’appeler comme ça dès son deuxième jour de
travail. Depuis, impossible de l’en dissuader.
— Commence par m’appeler June, je lui rétorque en lui désignant
mon badge de l’index.
Pour toute réponse, il me sourit de plus belle, fier de savoir que ça
m’agace. Je lui tends quand même ma main, prise de pitié. Mais il me
surestime et l’attrape beaucoup trop brutalement, m’entraînant avec lui
sur le sol. Je grimace : les liquides encore chauds imprègnent mon
uniforme et rendent déjà ma peau poisseuse. Mes pauvres genoux
encaissent depuis des semaines et je sens une vive douleur être ravivée
par ce nouveau choc. Tyron arrête alors de rire comme un idiot en
comprenant que je me suis peut-être blessée.
— Merde, désolé !
Il se rapproche de moi en restant accroupi, sans se soucier de la
mixture de café dans laquelle il macère. Les liquides s’infiltrent dans
les joints du carrelage et continuent leur course jusqu’au sac d’une
dame qui ne prête pas attention à la scène. Je rabats ma queue-de-
cheval en arrière, plus agacée de constater que je suis trempée qu’à
l’idée de m’être fait mal.
— J’ai été trop brusque. Je suis vraiment con, parfois.
— Ça va, je marmonne, voyant que sa gêne ne fait que rendre
l’instant plus embarrassant qu’il ne l’est déjà.
Tous les regards sont rivés sur nous. J’évite sa main et je commence
à me relever moi-même. Mais, alors que j’inspecte sans conviction
l’état de ma tenue de travail, mon cœur rate un battement.
Shayn est appuyé contre le repose-plateaux devant nous.
Qu’est-ce qu’il fait là ? À 15 heures, un vendredi. Il ne s’est risqué
qu’une seule fois à venir me voir dans un espace public sans m’avertir.
— Je vois qu’ils embauchent des attardés. Tu cherches à lui casser
les os ? demande-t-il sèchement à Tyron.
Tyron me jette un regard, tentant de comprendre si je le connais ou
si ce n’est qu’un spectateur venu jeter de l’huile sur le feu.
— C’est rien. Je ne me suis pas fait mal, dis-je alors pour maîtriser
cet échange avant qu’il ne dégénère.
Shayn n’ajoute plus rien mais je sens bien qu’il n’apprécie pas cette
interaction avec mon collègue. Tyron se relève et essore en vain les
liquides qui ont définitivement taché son uniforme. Comprenant qu’il
n’y a plus grand-chose à sauver, il recommence à éponger le carrelage
avec nonchalance.
— Je vais terminer, m’indique-t-il avec un sourire, ignorant
délibérément Shayn, qui le fixe encore. C’est la fin de ton shift, vas-y.
Puisque je ne me sens pas à mon aise dans cet uniforme collant et
que la présence de Shayn me déconcentre, je ne lui propose pas de
l’aider par politesse.
— T’es sûre que tu ne t’es pas fait mal ? me demande Shayn.
Je ne m’attendais pas à ce qu’il s’adresse directement à moi à cause
des risques que ça implique. Le café est bondé. Je crispe mes doigts en
le sentant m’étudier du regard ; on dirait qu’il imagine une flopée de
bleus sombres sur ma peau. Je secoue la tête pour lui faire comprendre
que tout va bien et je pose la serpillière contre le repose-plateaux avant
de filer dans les vestiaires pour me changer.
Quand j’en sors, il s’est assis à une table et m’attend. Il n’a pas pris
la peine de commander de boisson mais personne ne lui en tient
rigueur, pas même la responsable du café, qui est pourtant du genre
inflexible. Il se lève en me voyant émerger du couloir réservé au
personnel et prend de l’avance pour que je le suive hors de l’enseigne.
Derrière le comptoir, Ruby me jette un coup d’œil. Elle devait
s’attendre à ce que je fasse des heures supplémentaires avec elle,
comme c’est souvent le cas. Je les accepte facilement. Mais je secoue
la tête et, bientôt, elle est dissimulée par les clients qui affluent en
grand nombre.
Dans l’allée commerciale, je maintiens une distance de trois bons
mètres entre Shayn et moi, au cas où quelqu’un de Sherborn aurait la
mauvaise idée de venir faire des achats ici. Les questions fusent dans
ma tête sans que j’aie le courage de les lui poser à voix haute. J’essaye
de me convaincre que j’y arriverai lorsqu’on sera dans un endroit
calme, que ce mutisme est seulement dû à la distance qui nous sépare
dans cet espace bondé et criblé de paires d’yeux.
Après s’être assuré que je le suivais toujours, il emprunte une sortie
peu fréquentée. Elle donne sur de larges escaliers métalliques. Un
vigile fume dans un coin de la plate-forme, absorbé par son téléphone.
Shayn prend de l’avance sur moi sans me consulter du regard.
— Attends, je le retiens en m’arrêtant brusquement en haut des
escaliers. Pourquoi tu es venu ?
Il se tourne et plisse légèrement les yeux, gêné par le soleil.
— Tu m’as dit de retenter en journée, non ?
Je me déteste de ressentir de la joie parce qu’il m’a écoutée. Je ne
devrais pas. Je sais que tout n’est pas blanc ou noir, mais certaines
nuances sont juste des excuses pour justifier de mauvais
comportements. En l’occurrence, je sais que derrière la raison qu’il a
trouvée pour tabasser Heize se cachent des penchants qui m’effrayent
beaucoup.
Hier, quand il s’est assis à côté de moi sur cette balançoire, rien sur
son visage ne trahissait un quelconque tourment intérieur. Ou peut-être
que j’étais trop heureuse pour le remarquer. Est-ce que, tout en sachant
qu’il venait de tabasser quelqu’un, il en a fait abstraction pour me
raconter des choses personnelles ? Est-ce qu’il l’avait déjà fait ?
Mais, avant ou après, ça n’a pas tant d’importance. D’autres
questions prennent tout l’espace dans ma tête.
Quand est-ce que tout ça a repris ?
Est-ce que ça ne s’est même jamais arrêté ?
— Tu viens ? me demande-t-il.
Son regard me traverse, il est visiblement étonné que je me montre
aussi réticente. La nuit dernière, l’ambiance était spéciale entre nous.
Presque irréelle. J’aurais dû me douter que ça ne durerait pas.
— Où tu veux aller ? je l’interroge, incertaine.
— Tu verras.
Il descend la dernière marche pendant que je reste sur la plate-
forme. Je fixe les muscles de son dos qui s’agitent sous son pull gris
assorti à son survêtement, et j’hésite à lui emboîter le pas.
Mais mes jambes choisissent pour moi et je le rejoins en bas des
marches.
Je crois que, pour le moment, je n’ai pas envie de savoir, même si
c’est minable.
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18.

« Un doux mensonge ne vaut pas toujours


une amère vérité. »

June

Une partie du trajet se fait dans un silence nerveux à travers la


circulation calme du milieu de l’après-midi. Shayn n’est pas du genre à
parler pour ne rien dire, mais je le sens me jeter des coups d’œil parce
que l’ambiance est particulièrement pesante dans l’habitacle. Je
m’intéresse aux panneaux de direction, perdue dans mes pensées
jusqu’à remarquer qu’il emprunte l’autoroute qui nous rapproche de
Richmond, mon quartier.
— Pourquoi est-ce qu’on ne va pas chez toi ?
Ma question a percé le silence.
— Chez moi ?
— On ne va jamais chez toi.
C’est comme s’il avait quelque chose à cacher. Il était déjà réticent à
m’y emmener avant le désastre des vacances de Noël. Je fixe ses mains
sur le volant. Elles sont intactes : pas de lésions ni de bleus. Ce ne sont
pas celles d’un coupable. Cette pensée rationnelle ne parvient pourtant
pas à réprimer mes doutes.
Je sais que, pour donner des coups, il ne faut pas forcément utiliser
ses mains.
— Ah… je vois, marmonne-t-il après un instant, concentré sur sa
conduite. Tu voulais qu’on soit vraiment seul à seul.
Il s’autorise un regard dans ma direction après avoir doublé un
véhicule.
— Tu deviens de plus en plus entreprenante. Je dois m’inquiéter ?
— N’importe quoi, je soupire en captant son sous-entendu. C’était
une vraie question. Tu as peur qu’on recroise ces types ?
Son regard redevient sérieux, presque dur, face à ma question piège.
Je sens les poils de ma nuque se hérisser. Est-ce que j’en ai trop dit ?
C’est fou de redouter de briser l’instant sans pour autant pouvoir s’en
empêcher.
Il se contente de fixer son regard sur la route et de répliquer du bout
des lèvres.
— C’est un endroit de merde. Tu l’as bien vu, non ?
— C’est juste une cité.
— Je ne veux pas te voir là-bas.
Comprenant que la discussion est close, je regarde de nouveau par la
fenêtre. Quelque chose ne va pas et nous le savons tous les deux.
Après une quinzaine de minutes, il sort de l’autoroute et ralentit en
entrant dans une zone industrielle. Nous sommes accueillis par de
nombreuses entreprises aux façades défraîchies et grises. Je fronce les
sourcils face à ce paysage austère.
— Tu essayes de me kidnapper ?
— Pas encore.
Je n’ai encore droit qu’à sa parcimonie. Je me demande si je trouve
excitant d’ignorer ce qu’il a en tête ou si j’aimerais cesser de
l’épargner avec mes questions légitimes. Ce manque de clarté face à
mes propres sentiments m’agace.
Je lorgne le bâtiment visible depuis le pare-brise pendant qu’il se
gare.
C’est un cinéma.
— C’est l’endroit le plus normal que je puisse te proposer.
Une pièce où il fait noir même en journée. Parfait pour les gens
comme nous, qui ne devraient pas se croiser ailleurs qu’au lycée.
Sans le vouloir, j’esquisse un petit sourire, mais je n’arrive pas à le
garder trop longtemps. Il ouvre sa portière, comprenant que ça me
convient, que je continue de le suivre dans un accord tacite. Je me
demande jusqu’où il est prêt à aller pour se racheter, quitte à faire dans
le conventionnel. Pour des raisons évidentes, je suis certaine que ce
n’est pas dans ses habitudes.
Malgré tout, je n’arrive pas à faire le lien entre le Shayn qui est
gentil avec moi et celui qui a peut-être roué Heize de coups. Ce n’est
pourtant pas la première fois qu’il me montre sa dualité.
C’est un cinéma indépendant, et pas un Cineworld ou un Odeon, qui
pullulent à Londres. Le hall est désert, hormis les quelques collégiens
qui ont pris d’assaut les jeux d’arcade et chahutent pour savoir qui
jouera la prochaine partie avec les pennies cotisés. À l’affiche ne sont
diffusés que des blockbusters américains, dont un remake d’American
Pie, et une tragédie japonaise récente dont je n’ai jamais entendu
parler. Le résumé promet un long film psychologique. J’opte pour cette
dernière option. Il sourcille face à mon choix, ignorant que je teste sa
patience. Je veux voir si ses intentions sont aussi louables qu’il le
prétend ou s’il craquera et se lèvera avant la fin de la séance.
Notre arrivée au guichet met fin à l’ennui de l’hôtesse d’accueil.
Son collègue, lui, s’est carrément assis sur un fauteuil encombré de
plaques de polystyrène et ne prête plus attention aux clients. Elle nous
épie derrière ses cils. On a probablement l’air d’un couple. Cette image
qu’on renvoie fait naître une faiblesse dans mes jambes. Elle tend les
tickets à Shayn et nous souhaite une bonne séance. J’achète du pop-
corn et une brioche à la cannelle, sûrement pour me convaincre que
manger couvrira l’angoisse qui perdure dans mon esprit. Il ne prend
rien et se contente de payer, sans me laisser la possibilité de le faire.
Quand nous entrons dans la salle, mon estomac se serre davantage.
Les lumières sont éteintes et la publicité a déjà envahi l’écran, mais
c’est surtout un détail qui retient mon attention : il n’y a personne. En
tendant le cou pendant que nous nous frayons un chemin à travers les
sièges, je remarque deux silhouettes esseulées, assises dans les
premiers rangs. Les deux femmes d’âge moyen se retournent en
entendant les portes battantes claquer.
Shayn prend l’initiative de rester loin derrière et s’arrête au milieu
de la salle. Il n’y a plus aucun mouvement après notre arrivée. Ça
m’impressionne d’être ainsi isolée avec lui. Je me mets à prier pour
que des retardataires se joignent à nous, attendant le début du film en
regrettant d’avoir choisi le plus long. Je ferme les yeux, enveloppée
par la noirceur ambiante. La lumière blanchâtre de l’écran géant
traverse mes paupières.
Pour une fois que la publicité n’est pas assourdissante.
— Tu dors déjà ? Attends au moins que le film commence.
Je rouvre les yeux. Il me fixe, enfoncé dans son siège. Je secoue la
tête, soudain incapable de lui répondre.
— T’es très silencieuse aujourd’hui. Ils t’ont encore fait quelque
chose ?
Touchée que ce soit la première pensée qui lui vienne à l’esprit, je
force ma gorge à se dénouer.
— Non.
— C’est pas comme si t’allais me le dire, de toute façon.
— Ils ne m’ont vraiment rien fait.
Mon sachet est encore chaud sur mes genoux. Une odeur de
cannelle a embaumé la rangée de sièges et, pour la première fois, elle
me rend nauséeuse. Entre nous, mon paquet de pop-corn crée une
barrière bien trop mince. Je m’en veux d’avoir acheté de la nourriture
en pensant que ça détournerait mon attention du vrai problème.
Il jette un œil au sachet resté intact.
— Tu n’aimes plus ?
— Je n’ai jamais faim après un service.
J’ai l’impression qu’il peut deviner que c’est un mensonge.
— Ces odeurs de sucre m’écœurent à la longue, j’ajoute alors.
Je porte quand même un morceau du roulé à la cannelle dans ma
bouche parce qu’il a fait l’effort de l’acheter pour moi. Le glaçage se
dépose sur ma langue et ce goût familier m’apaise un peu.
— Laisse-moi vérifier, dit-il en se penchant par-dessus l’accoudoir
après avoir déplacé le paquet de pop-corn qui le gênait.
Il s’approche et du bout de la langue lèche le sucre qui s’est collé à
mes lèvres. Mes doigts s’enfoncent dans le cuir de mon siège.
— Ouais, t’as raison. C’est écœurant.
Son regard s’ancre dans le mien.
— Heureusement que tes lèvres sont meilleures.
Je les humidifie pour me convaincre que je peux effacer son presque
baiser, prise dans un dédale de sensations contradictoires. Je ne veux
pas oublier ce dont il est responsable, même si je suis pour le moment
incapable de le mettre face à ses responsabilités.
Une part de moi a peur d’affronter l’orage alors que notre ciel s’était
éclairci.
— Qu’est-ce que tu fais quand tu ne travailles pas à Sherborn ? je
m’oblige à lui demander.
Son regard est rendu d’autant plus obscur par la pénombre.
— Je te manque ?
— C’est encore une vraie question, Shayn.
Il reprend ses distances, observant l’écran qui diffuse maintenant un
spot publicitaire pour un parfum.
— Je m’occupe. En attendant que ma sanction signée par Weber soit
levée.
Il est toujours aussi doué dans l’art du vague.
— D’ailleurs, dévie-t-il aussitôt, j’ai rêvé de toi.
— Un rêve ?
Il ne cherche pas à retenir son sourire en coin. Je me rends compte
trop tard d’avoir mordu à l’hameçon.
— Ouais, mais je ne vais pas te le raconter. Tu pourrais espérer que
ça se passe pour de vrai.
Sans même me toucher, il a réussi à me couvrir de frissons.
Je remercie le film de mettre fin à cette conversation qui
commençait à dérailler. Alors que j’essaye de me concentrer sur
l’écran, il s’empare du pop-corn et le coince entre ses cuisses. Je me
crispe sur mon siège sans oser tendre mon bras pour l’atteindre.
Quelque chose me dit qu’il ne va même pas en manger.
Le film est intéressant mais je n’arrive pas à me laisser emporter par
le scénario, le moindre détail me renvoie à ce que j’essaye d’ignorer.
Je sens parfois son regard sur moi, sans qu’il soit insistant au point de
me mettre vraiment mal à l’aise. Au bout d’une heure, peut-être, on
commence à trouver le temps long. Je vois la lumière du portable de
Shayn percer l’obscurité à plusieurs reprises. Quand l’histoire semble
bloquée au même point depuis un moment, il s’autorise un
commentaire.
— Rappelle-moi de ne pas te laisser choisir le film la prochaine fois.
— Il y aura une prochaine fois ?
— J’en sais rien. À toi de me le dire.
Le plan change brusquement, réaccaparant notre attention à cause de
la variation de lumière. Dans un éclairage tamisé, deux corps nus sont
filmés dans une scène qui ne laisse aucune place à l’imagination. Je
suis si surprise que mon premier réflexe est de vouloir détourner les
yeux mais, quand je prends conscience que Shayn analyse ma réaction,
je me force à ne rien lui montrer. Les gémissements de la protagoniste
rendus plus évidents par les écarts de son dans les haut-parleurs me
donnent envie de disparaître dans mon siège. Shayn scelle l’inconfort
de l’instant en me portant le coup de grâce, près de mon oreille.
— Je préfère tes gémissements à toi.
La scène prend fin mais je ne prête plus aucune attention au film. La
main de Shayn s’est déportée sur ma cuisse, lentement, la pressant
légèrement. Tout mon système nerveux se réveille, ramené à des
souvenirs encore frais.
— Je dois leur demander de partir ? ironise-t-il en jetant un regard
aux autres spectatrices dans les rangs inférieurs.
Il sait que c’est pratiquement comme si nous étions seuls dans cette
pièce et il continue de caresser ma cuisse, un agréable préambule à une
suite qui pourrait l’être encore plus. Sa proximité me déconcentre.
Mon corps le veut mais mon esprit est en décalage.
Pourtant, le désir prend une nouvelle fois l’ascendant sur ma raison
quand je lui laisse l’accès à mes lèvres. Je ferme les paupières et je me
laisse entraîner en détestant ma faiblesse de refaire surface dans les
pires moments. Il attrape ma nuque pour intensifier le baiser d’une
façon qui me rappelle pourquoi c’est si difficile de lui résister, surtout
dans cette atmosphère sombre et isolée.
— Putain, marmonne-t-il contre mes lèvres. J’ai envie de
t’embrasser depuis hier soir.
Alors que ces mots pourraient finir de m’engourdir, il descend plus
bas sur ma mâchoire, insiste sur mon cou. La sensation est aussi
frustrante qu’agréable. J’ai l’impression qu’il a atteint mes nerfs et
qu’il appuie directement dessus, je décale mes cheveux pour lui offrir
plus d’espace. Mais, alors que j’ai les yeux à demi clos par le désir, je
l’imagine tout à coup tabasser violemment Heize.
Ce frisson intense et passager se résorbe, laissant de nouveau place à
l’acidité dans mon estomac.
Je me lève de mon siège et je sors de la salle. Je l’entends
rapidement me suivre. La lourde porte se referme derrière moi, je
reprends mon souffle en déambulant dans le hall vieilli sans savoir où
aller. Les tapisseries murales sont poussiéreuses. Je tourne pour
prendre les escaliers menant aux toilettes au sous-sol et, avant même
que j’aie pu descendre la moitié des marches, il m’attrape par l’avant-
bras.
— Heize s’est fait agresser, je lui dis sans attendre sa question.
Dis-moi que ce n’était pas toi. S’il te plaît. Même si tu dois me
mentir.
Appuyée contre la rambarde métallique, en équilibre sur les
marches, j’observe son expression se fermer. M’avouer ses torts.
— Ah… je comprends mieux, commente-t-il gravement, sans même
tenter de nier.
Je ferme les paupières un peu trop longtemps pour que ce ne soit
qu’un battement de cils.
— Tu connais la réponse, non ?
Je rouvre les yeux, décidée à affronter cette sinistre réalité. Je le
savais déjà, alors pourquoi ai-je cette impression que le sol se dérobe
sous mes pieds ?
— T’es déçue, constate-t-il d’une voix creuse.
— Je déteste l’idée… que tu puisses être aussi violent.
— Alors n’y pense pas.
— Tu as envoyé quelqu’un à l’hôpital !
— Il le méritait, plaide-t-il.
— Je me fiche qu’il le mérite. Je te parle de ce que tu as fait, de ce
que tu es capable de faire !
Il recule d’un pas, comme s’il venait de faire le lien.
— Attends. Tu sais que je ne lèverais jamais la main sur toi.
Ça le blesse que je puisse l’envisager, mais ce n’est pas ce que je lui
reproche. Il est toujours lié à des affaires qui me dépassent. Je me
rends compte que j’avais sous-estimé son implication dans ces
cambriolages.
— Tu penses que le tabasser a changé quelque chose à la situation ?
je le questionne. Le mal est déjà fait.
— Justement. Je l’aurais tabassé deux fois si ça ne tenait qu’à moi.
Il hausse les épaules. Son regard reste glacial, imperméable à ma
détresse.
— Désolé si ça ne te plaît pas. T’as ta morale et j’ai la mienne.
Ma respiration s’alourdit.
— Je pensais que tu avais arrêté… tout ça.
« Tout ça », parce que je ne sais pas exactement ce que c’est censé
désigner. Une chose est sûre cependant, c’est que le jeu n’en vaut pas
la chandelle.
— J’ai besoin d’argent.
— Comme s’il n’y avait pas d’autres solutions !
La frustration a raison de moi et mon éclat de voix retentit dans
l’étroite cage d’escalier.
— Sérieusement, June. Tu penses que cette situation sera éternelle ?
Moi ? Un putain de prof ?
Il secoue fermement la tête.
— C’était juste une opportunité. La plupart du temps, je ne sais
même pas ce que je fous là-bas.
Je n’avais jamais réfléchi à la question. Il y a quelques mois, je
savais que je le dérangeais car j’avais connaissance de faits
compromettants à son sujet. J’étais certaine qu’il avait laissé ça
derrière lui en réapparaissant devant moi en tant qu’enseignant.
J’aurais dû me douter que sa violente altercation d’il y a quelques mois
n’était pas anodine.
— Très bien, capitulé-je en fournissant un effort surhumain pour ne
pas pleurer. Et tu comptes faire ça longtemps ? Tu penses que c’est la
bonne solution ?
Je revois l’arme rangée dans son pantalon, le soir où il s’était
introduit dans ma maison par effraction. Il ne l’avait pas utilisée contre
moi. Mais tous les autres ont-ils eu droit à la même faveur ?
— On doit vraiment parler de mon avenir, là ?
— Tu te mets en danger.
Je ne veux pas te perdre.
— Tu ne devrais pas t’occuper de ça. J’arrêterai dès la fin de l’année
scolaire.
Je n’aime pas cette réponse. Le drame n’attend jamais pour frapper.
— Il ne va rien m’arriver, insiste-t-il, prenant appui sur le mur
derrière moi.
— Comment tu peux en être aussi sûr ?
Les larmes transparaissent désormais dans ma voix, bien que
j’essaye de les refréner.
— Je te le promets.
Il prend une inspiration et pose son front contre le mien. Le geste est
intime, sans doute plus qu’un baiser. Je ferme les yeux pour tenter de
me calmer mais les battements de mon cœur pèsent lourd et des débris
de verre se sont coincés dans ma gorge.
Je me sens idiote d’avoir pensé que notre relation pouvait être
normale.
— Ce fils de pute le méritait, chuchote-t-il contre mes lèvres. Ses os
vont se réparer. Mais toi ? Tu penses que ce qu’il t’a fait peut
s’effacer ?
— Je veux juste… ne plus y penser.
Les larmes se sont amassées au coin de mes yeux et le flou refuse de
se dissiper malgré mes battements de cils. Je me sens ridicule. Si au
moins, elles pouvaient couler pour me soulager.
— Regarde-moi.
Il éloigne son visage et glisse son index sous mon menton pour
m’inciter à lui obéir.
— Tu n’as toujours pas compris ? Tout ce qui t’arrive, ça me
concerne aussi.
Cette affirmation empreinte de sincérité pourrait m’atteindre si ça ne
faisait pas autant à digérer. Ce matin, j’étais heureuse parce que je
pensais qu’on progressait. Je dois maintenant accepter que j’en connais
encore moins sur lui que je ne le pensais.
— J’ai besoin… d’être un peu seule, je lui fais savoir dans un
murmure.
— Je te raccompagne.
— S’il te plaît, Shayn. Laisse-moi juste y aller.
La discussion est au point mort. Il me laisse mon espace.
Je remonte dans le hall principal en gardant une main sur la
rambarde.
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19.

« Tout le monde n’a pas droit à une seconde


chance. »

Shayn

Une semaine a passé depuis notre sortie foireuse. Elle ne m’a plus
donné de nouvelles après m’avoir planté au cinéma. Je n’ai pas insisté.
Je savais que j’avais merdé et que lui accorder du temps apaiserait les
tensions. En tout cas, c’est ce que j’espérais. Mes conneries m’ont
rattrapé avant que j’envisage un plan B. Je me doutais qu’elle ferait
rapidement le lien avec moi en apprenant les circonstances de
l’agression de Heize, mais je croyais aussi bêtement que ça ne se
produirait jamais. Non, ce que j’espérais vraiment, c’est que June ne
chercherait pas à me dissuader de m’impliquer dans les cambriolages.
Mais elle n’est pas du genre à fermer les yeux sur ce qui va à
l’encontre de ses valeurs. C’est le problème avec les filles
intelligentes. Elles sont rarement là pour vous encourager dans vos
travers.
Pour la première fois depuis longtemps, elle a séché mon cours. Elle
a finalement déposé la fameuse lettre dans mon casier, toujours pour
m’éviter. Je ne l’ai pas ouverte tout de suite. Ivy était occupée à choisir
un sachet de thé près de la bouilloire en salle des profs mais ses yeux
traînent partout, et moins elle en saura sur mes différends avec les
Grey, mieux on se portera tous. J’ai attendu l’intercours pour remonter
en classe et j’ai ouvert sa lettre soigneusement pliée. Ça sonnait
tellement faux que je l’ai froissée avant d’arriver à la moitié.
Son père l’a bien dressée à raconter des mensonges. Je me demande
ce qu’il lui a promis en contrepartie, et surtout s’il attend vraiment une
réponse. La courtoisie le voudrait, mais mon silence pourrait aussi
mettre un terme à cette affaire sans passer par l’hypocrisie.
Quand elle sèche mon cours pour la troisième fois, son obstination à
m’éviter commence sérieusement à me casser les couilles. Je l’ai
aperçue dans les couloirs, toujours en compagnie d’Amara, alors je
sais qu’elle n’est pas malade mais juste lâche. Elle m’avait habitué à
plus de sang-froid après les vacances de Noël. Je ne peux m’empêcher
de penser qu’elle est tellement dégoûtée par ce que j’ai fait à Heize
qu’elle n’arrive même plus à me regarder dans les yeux.
Ça me rend fou. J’en ai assez de repousser la conversation mais je
n’aime pas les messages ou les appels, qui sont aussi une manière de
contourner le problème. Alors je tente d’aller la voir directement à son
travail après les cours. Se demander si elle y sera n’est même plus une
question à me poser : elle travaille d’arrache-pied pour se faire de
l’argent.
Sur place, je constate que June est effectivement en plein service. Le
centre commercial est noir de monde et elle n’a pas une minute à elle,
derrière son comptoir, à cause des clients qui affluent sans
discontinuer. Je reste hors de la boutique pour ne pas lui donner la
mauvaise idée de faire des heures supplémentaires dans l’espoir que je
me lasse de l’attendre, si elle venait à me voir. Je ne pourrai pas ce
soir. Les gars m’attendent.
Après 18 heures, assis sur le fauteuil d’une zone de repos, je
commence à désespérer devant les allers-retours constants des
passants, quand je la vois qui sort du café avec le collègue qui l’a fait
tomber l’autre jour. Ce clown qui dribblait au milieu des clients est un
métis de son âge. Il dit quelque chose qui la fait rire pendant qu’ils
traversent l’allée pour rejoindre la sortie la plus proche. Ils prennent
les transports ensemble ?
Je me mets à les suivre.
June l’intéresse, clairement. Les regards qu’il lui lance ne trompent
pas, pas plus que sa façon de la coller innocemment quand ils
marchent. Lorsqu’ils atteignent la porte de sortie et prennent
l’escalator, j’emprunte les escaliers attenants pour arriver avant eux. Je
voulais éviter d’avoir à lui parler en sa présence, mais il semble
déterminé à rester avec elle jusqu’à ce qu’elle prenne le métro, et peut-
être même qu’ils vont dans la même direction.
Je les double pour lui bloquer le passage en arrivant sur le quai. Elle
s’arrête et ouvre grands les yeux. Elle ne s’attendait pas à me voir.
Quelques personnes nous contournent pour avancer vers le métro qui
arrive.
— On peut se parler ?
J’espère qu’utiliser la forme interrogative l’amadouera. Elle
entrouvre les lèvres, frustrée d’être confrontée à moi alors qu’elle avait
clairement d’autres choses en tête.
— Tu le connais ?
Voilà qu’il me provoque avec ses questions inutiles. Je lui jette un
regard indiquant qu’il ferait mieux de s’abstenir.
— Viens avec moi, je demande à June en recentrant mon attention
sur elle.
— Je suis désolé, mais je ne pense pas qu’elle ait envie de te parler.
Je plaque ma langue sur mon palais en comprenant qu’il vient de
s’interposer encore une fois. C’est juste un petit merdeux presque aussi
grand que moi et il se sent pousser des ailes, comme c’est souvent le
cas à cet âge. Mais ma patience a ses limites aujourd’hui. Un mot de
plus et il regrettera de ne pas avoir réfléchi avant de nous faire profiter
de ses interventions pertinentes.
— Ça va, merci, Tyron, lui répond June avec un sourire embarrassé.
— Désolé, j’ai cru qu’il te dérangeait.
Il a l’air de percuter seulement quand c’est elle qui le remet à sa
place. Il lève alors les mains avec emphase, agissant comme s’il avait
simplement voulu la protéger du grand méchant loup.
— Va prendre ton métro, je lui conseille.
— Vas-y, m’appuie June en s’enfonçant dans le col de sa doudoune
en moumoute beige, visiblement gênée par un courant d’air froid.
— À demain, capitule-t-il alors, non sans donner l’impression de me
faire une faveur. Rentre bien.
Il disparaît dans la foule en réajustant son sac à dos de sportif sur
son épaule.
On s’écarte du milieu du quai, marchant jusqu’à un distributeur près
d’une sortie sans issue pour ne plus être dérangés par les va-et-vient
constants des passants. Mal à l’aise, elle ne cesse de regarder autour
d’elle, de peur d’être reconnue par des gens du lycée. Par précaution,
je m’appuie sur un côté du distributeur pour que personne ne puisse
voir à qui elle s’adresse. Ce n’est pas vraiment le meilleur endroit pour
discuter, mais c’est déjà une chance qu’elle m’accorde quelques
minutes.
— Qu’est-ce que tu veux ? me demande-t-elle, sans agressivité.
Elle a l’air fatiguée. Les cernes sous ses yeux en attestent.
— T’avais vraiment besoin de sécher pour ne pas me voir ?
— Puisque tu es là pour me le demander, visiblement, oui.
— Arrête un peu.
— Toi, arrête, Shayn. J’ai juste besoin de réfléchir.
— Réfléchir à quoi ? Le problème est réglé. Il a payé pour ce qu’il
t’a fait.
— Je dois te remercier ? Parce que tu rentres chez les gens durant la
nuit et que tu les tabasses ? Que tu les voles ?
Elle secoue la tête, cherchant à m’inculquer sa notion de la réalité,
qui apparemment m’échappe.
— C’est la vraie vie, Shayn.
— Je ne te demande pas d’approuver. Mais c’est ce que je fais,
ouais. Et ce n’est pas comme si…
Comme si j’avais le choix.
Mais je ne peux même pas lui en vouloir de l’ignorer. C’est moi qui
me suis associé aux mauvaises personnes et qui essaye par tous les
moyens d’en maîtriser les conséquences.
Les résultats ne sont pas concluants.
— Comme si… ? cherche-t-elle à savoir.
Ma phrase reste en suspens. Je ne peux rien lui dire de la situation,
au risque de la voir s’éloigner un peu plus encore. Tout ça devient
pesant. De quoi empoisonner l’air entre nous. Je repense à ce gars qui
riait avec elle. En sa compagnie, il n’y avait pas cet air sombre sur son
visage.
— Dis à ton chien de garde de se détendre.
— Ce n’est pas un chien, le défend-elle avec beaucoup de
conviction. Il est gentil, contrairement à certains.
Je n’en doute pas.
J’ignore si c’est son sourire communicatif ou la manière dont il s’est
étalé sur le sol l’autre jour et a quand même trouvé le moyen d’en rire,
mais il a l’air de faire partie de ces gens faciles à vivre. Je suis à peu
près certain que lui ne traîne pas dans des affaires sordides ; et
égoïstement, je me mets à l’envier pour ça.
— Gentil…, je répète. Puisque c’est ta came, j’imagine que c’est
bien.
— Ce qui est bien, c’est de savoir qu’il existe des gens qui n’ont pas
à faire d’efforts pour l’être.
Elle sait combien elle me fait enrager avec ces mots qui n’ont rien
d’anodin.
— Ah ouais ? Alors tu n’as qu’à le baiser s’il est si gentil que ça.
Elle me gifle. C’est mérité. Mais je préfère lui sourire méchamment
par fierté, malgré l’élancement encore brûlant sur ma joue. Ses narines
se dilatent, elle mord sa lèvre inférieure.
— Tu ne comprends vraiment pas, me reproche-t-elle avant de
s’éloigner pour prendre le métro qui arrive.
Je la suis, mais je laisse les portes se refermer sans entrer. Elle reste
de l’autre côté de la vitre et nous ne nous quittons pas des yeux jusqu’à
ce que la rame disparaisse dans le tunnel.
Elle m’a encore regardé avec cet air déçu.
Il m’annonce une mauvaise soirée en perspective.

*
— C’est quoi, cet endroit ? s’enquiert Marlon quand le SUV s’arrête
de travers sur le trottoir.
Sans un mot, Brando pointe la maison d’un signe de tête. Derrière le
brouillard, elle est isolée dans une ruelle, plus loin sur un boulevard de
commerces aux façades dégradées et recouvertes de tags, typiques du
vieux Londres. Au sol, du papier journal bouche les caniveaux, une
odeur de merde remonte par l’aération de la voiture.
— Je veux bien qu’on se fasse discrets, mais là, il nous demande de
cambrioler une déchèterie, peste-t-il encore.
— C’est du foutage de gueule, rebondit Mikey.
Aucune information ne nous a été transmise. Chase nous a envoyé
l’adresse et nous a demandé de « prendre ce qu’il y avait à prendre ».
Mais je ne le sens pas, alors je me tourne vers Mikey. Il a déjà mis sa
cagoule. Quelques mèches de ses cheveux bruns dépassent du tissu
molletonné.
— Reste dans la voiture.
— Quoi ?
— Reste là.
Il me dévisage comme si j’étais fou.
— Mon cul, ouais. Si Chase apprend que je n’ai pas participé, il ne
me payera pas.
— Vu l’état de la maison, je ne suis pas sûr que tu touches
beaucoup. Alors tu ferais mieux de laisser ton cul sur cette banquette.
On va jeter un œil avec Marlon.
— Mais pourquoi t’essayes de m’écarter ? s’agace-t-il, débordant
d’hostilité.
Cet idiot ne se rend visiblement pas compte du danger.
— Shayn a raison, je ne le sens pas, me soutient Marlon, en bon
arrondisseur d’angles. Tu devrais l’écouter. Au pire, reste devant la
maison. On te fera signe si on a besoin d’aide.
Indifférent à la tension qui règne entre nous, Brando ne prend pas
part à la conversation. Le trentenaire au crâne chauve regarde fixement
à travers le pare-brise. Mikey ouvre quand même sa portière.
— Tu me casses les couilles, je le réprimande en sortant à mon tour.
— Arrête de faire l’ancien. Tu ne veux pas partager ou quoi ?
Son regard marron me percute, sous le tissu noir.
Ouais, je vois. Le petit commence à se prendre pour un grand.
— Et puis, l’autre fois, tu m’as fait entrer dans une maison occupée
pendant que tu tabassais quelqu’un. Je pense qu’on va réussir à
explorer un vieux taudis, non ?
Un soupir m’échappe, formant de la buée dans la nuit. Je vais le
laisser seul dans sa bataille d’ego. Je ne suis pas responsable de lui.
— Je ne fais pas confiance au nouveau, je leur confie une fois qu’on
s’est éloignés du SUV. On a qu’à rentrer pour inspecter, et si on entend
le moindre mouvement, on dégage.
Mikey prend de l’avance sur nous sans même agréer, disparaissant
dans la brume épaisse.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? je demande à Marlon, de plus en plus
agacé par son comportement lunatique.
— Des huissiers sont venus saisir une partie des meubles de ses
parents la semaine dernière. C’est tendu, chez lui.
Je lui lance un nouveau regard alors qu’il s’éloigne sur le trottoir, sa
silhouette est devenue à peine décelable.
Une pancarte qui a survécu aux intempéries est accrochée au portail.
La propriété serait gérée par une société, mais à première vue le
chantier semble abandonné. Mikey est le premier à passer par-dessus
du portail, toujours sans se soucier de mon évidente désapprobation.
Marlon hausse les épaules.
Le modeste jardin est envahi de mauvaises herbes et du matériel de
travaux pave le gravier inégal par endroits. Ça ressemble davantage à
un débarras qu’à une maison. Elle a l’air vacante mais, faute de
certitude – personne ne m’a mis sur le coup pour faire du repérage –,
on va devoir se faire encore plus discrets.
Je leur fais signe de se taire. La caméra de surveillance est factice, il
me suffit de la toucher pour le constater. Marlon la détache quand
même par précaution et la jette dans un buisson. Quant à la serrure,
elle cède sous la simple pression d’une radio. L’intérieur est du même
acabit que le jardin. Le rez-de-chaussée sent la poussière, le plâtre et
une odeur familière de marijuana, comme dans certains halls
d’immeuble. J’évite précautionneusement les débris qui encombrent le
sol : des ustensiles rouillés et des planches en bois aux clous apparents,
attendant de refiler le tétanos à leur prochaine victime. Quand nos
lampes torches illuminent les murs, elles révèlent des fissures et des
marques plus sombres dues à l’humidité.
Un mauvais pressentiment s’enroule autour de ma gorge.
— On se casse, je décide en m’arrêtant. C’est pas ici qu’on va
trouver ce qu’on cherche.
Mikey, qui nous a distancés, n’est pas de cet avis et continue son
exploration jusqu’à atteindre le fond de la pièce, près de l’arche d’un
couloir menant probablement au premier étage. Je n’ai pas le temps de
lui faire de remarque sur sa prise de risques qu’il bute contre une
forme indistincte.
— C’est un tas de cartons, nous informe-t-il.
Il braque sa lampe sur la zone d’ombre, révélant un pan de mur
encombré de cartons empilés les uns sur les autres. Dans cette zone,
l’odeur de beuh est plus forte.
— Vous pensez que… ? suggère Mikey avec une intonation laissant
entendre qu’il n’y croit qu’à moitié.
Je ne veux pas le découvrir, mais Marlon le rejoint, saisi par la
curiosité. Je déteste ce manque de concertation entre nous. Lorsqu’il
choisit un carton au hasard et l’ouvre avec un cutter, un relent de résine
me prend à la gorge, malgré la distance.
— Waouh, souffle Mikey en illuminant la matière verdâtre.
Attiré par ce qu’il voit, il plonge sa main dans le carton et se met à
émietter le haschich entre ses doigts pour tester sa consistance.
— T’es fini à la pisse ou quoi ? je siffle sans en croire mes yeux,
m’approchant sous le coup de la colère. Lâche ça avant que les flics
viennent faire une descente chez ta mère à 6 heures du matin.
Il m’écoute mais, hypnotisé, il est incapable de détourner le regard.
Marlon range son cutter dans sa poche arrière et prend du recul pour
observer les cartons sans oser les toucher davantage.
— Y a pas moyen, murmure-t-il. Chase nous a envoyés voler ça ? Il
veut notre putain de mort ?
Tout prend du sens. La fameuse concurrence que Chase veut écarter
de son chemin n’opère pas dans le même domaine que nous. Les
enjeux sont devenus plus gros et tout ça se jouait dans notre dos, sans
qu’on s’en doute une seule seconde.
— C’est à qui, tout ça ? Cette maison ? demande Marlon.
Je m’abstiens de lui répondre. Ce n’est pas le bon endroit pour en
discuter.
On est sûrement dans le repaire d’un gars de Hackney, que Chase
mentionnait l’autre fois. J’ignore si Marlon est au courant que Chase
les a directement dans son viseur, et surtout s’il a conscience qu’on
deviendrait les premières cibles d’une guerre si quelqu’un voyait nos
visages.
— Il y en a pour un paquet là-dedans, constate-t-il en resserrant
nerveusement sa cagoule autour de son cou.
— On bouge.
— Non, je sortirai pas d’ici sans ces cartons, me contredit Mikey
— Ferme-la un peu et contente-toi de nous suivre.
Je n’ai plus la patience de composer avec ses caprices. Ça fait déjà
trop longtemps qu’on traîne dans ce débarras qui sent le piège à plein
nez. Je lui tourne le dos, imité par Marlon, quand le cliquetis d’une
arme résonne derrière moi.
Je n’ai pas le temps de retenir ma respiration qu’il demande :
— C’est pour cette raison que tu voulais m’écarter ? Vous saviez ce
qu’il y avait dans ce taudis, pas vrai ?
Il ose me viser ? Je fais volte-face, plus énervé qu’effrayé pour ma
vie.
— Tu te fous de moi, Mikey. Tu veux que je te nique ?
— Tu déconnes vraiment là, me soutient Marlon, en nous éclairant
avec sa lampe. Range ça.
— Répondez d’abord à ma question. Vous vouliez que je reste dans
cette putain de voiture alors qu’il y a de quoi vivre pendant dix ans
dans ces cartons. Vous me prenez vraiment pour un con !
Ce gamin n’a pas toute sa tête. C’est la seule raison qui m’empêche
de dégainer mon Glock pour lui tirer dans les jambes et le faire
redescendre. Peut-être qu’un peu de sang lui remettrait les idées en
place.
— Tu t’entends ? je lui demande sans hausser le ton, parce que faire
plus de bruit que nous en faisons déjà semble une très mauvaise idée.
— Non mais sérieux, Mikey ! s’indigne encore Marlon. Tu deviens
parano, là !
La main de Mikey tremble, comme s’il réalisait la portée de ses
accusations.
— Baisse cette arme, je lui ordonne. Et je laisserai passer pour cette
fois.
Mais il le sait, je le vois dans son regard : son geste de traître vient
de changer à jamais la nature de nos rapports.
— Vous ne comprenez pas, se défend-il alors, à cran. J’ai besoin
d’argent !
Il saisit un carton et le serre contre sa poitrine, sans cesser de nous
viser, car il a vu que Marlon était aussi armé.
— Les gars… y en a tellement. Si on en prend un peu, Chase ne le
saura jamais.
Je pousse un soupir. La tension est à son paroxysme mais je n’arrive
pas à croire qu’il pourrait utiliser son Glock contre moi, même dans la
panique.
— Je sais que tes parents sont dans la merde, je lui dis alors. Mais
regarde-nous. On l’est tous, ici. Tu ne vas pas les aider en
t’embourbant dans plus de problèmes.
— Et si on ne les vole pas ? Si on les ramène à Chase ? Il nous a
bien envoyés ici pour une raison !
— Et donc ? Tu vas lui rapporter ces cartons comme un bon chien,
sans connaître leur provenance ? Autant de risques en échange de
quoi ? Plus d’argent ? Rêve pas trop, Mikey. Il va te baiser, de la même
façon qu’il baise tout le monde.
Mes arguments le font finalement pencher du bon côté de la balance.
Il lâche le carton et recule sous l’arche du couloir en jurant. Une
applique s’allume, révélant une cage d’escalier qui continue derrière le
mur. Ébloui par la lumière, Mikey grimace. Tout se déroule très vite.
Un grincement résonne puis quelqu’un dévale les marches sur sa
droite, il lève les yeux par automatisme.
Une balle part.
Son sang éclabousse le mur blanc. Et son corps retombe lourdement
sur le carrelage avant que je puisse comprendre qu’on vient de lui tirer
dans la gorge. Une mare rougeâtre se forme en dessous de lui alors
qu’il gesticule péniblement, à la recherche d’air.
— Qu’est-ce que tu fous ici, fils de pute ? lui hurle la silhouette
cachée derrière le mur.
Il ajoute quelque chose dans une langue d’Europe de l’Est, toujours
dissimulé derrière la paroi.
Je ne peux pas prendre le risque de tirer aussi et de m’impliquer
dans un trafic de drogue.
L’unique option est de courir. Sans se concerter, Marlon et moi
fuyons par la porte d’entrée, sans nous retourner une seule fois. On
saute par-dessus le portail. Marlon calcule mal l’atterrissage et retombe
brusquement sur le trottoir. Il se relève à la hâte, cherchant le SUV
quelque part dans les environs. Mais personne ne nous attend au point
de rendez-vous. Peut-être qu’il est trop tôt, ou peut-être que Chase
avait tout prévu. Alors on ne s’arrête pas de courir en redescendant le
long de l’avenue déserte, encore cagoulés et armés.
L’air gelé de la nuit entre dans mes poumons et cet écart de
température me brûle la trachée, mais je ne m’arrête pas pendant de
longues minutes. Marlon me suit de près, craignant pour sa vie.
Lorsqu’on s’est assez éloignés, d’au moins un kilomètre, avec la
certitude que personne n’est à nos trousses, on trouve refuge dans un
grand parc. La précaution me pousse à continuer d’accélérer le pas
jusqu’à un banc mais le corps de Marlon le lâche avant qu’on
l’atteigne. Suffoquant, il arrache sa cagoule et vomit ses tripes sur la
pelouse. Le bruit de sa régurgitation ne parvient pas à masquer les
battements assourdissants de mon cœur.
On est à l’abri. Nous. Pas lui. J’imagine son corps encore chaud,
couché sur ce sol froid, et qui y restera sûrement un bout de temps
jusqu’à ce qu’ils s’en débarrassent.
Marlon se redresse, le regard vide.
— Mikey… il est…
J’entends sans cesse la détonation qui a percé le silence
assourdissant.
— C’était qu’un gosse, putain ! s’énerve-t-il en se laissant tomber
sur le banc, la tête entre ses mains.
Je m’écrase à côté de lui, avec la même image coincée sur la rétine.
Ça me rappelle Lucy. Plus j’y pense et plus j’ai l’impression que du
sang a giclé sur mes vêtements. Je me sens poisseux et mal à l’aise.
— On n’a rien pu faire… c’était pas censé se passer comme ça…
La frustration et la rage troublent son élocution et je l’entends à
peine, entre ce sifflement strident dans mes oreilles et sa façon de
parler contre ses paumes.
— C’est terminé ! J’arrête cette merde.
— Tu ne peux pas, je lui rappelle.
Il n’y a plus aucune inflexion dans ma voix.
— Va te faire foutre…
Il écarte ses mains de son visage, bien conscient que je ne dis que la
vérité.
— Je sais, Shayn.
— Il joue avec nous.
Sous la faible lumière du réverbère, ses yeux rougis sont incrédules.
Le brouillard continue d’envelopper les arbres qui nous entourent.
— Ce soir, c’était juste pour nous montrer que nos vies ne valent
rien à ses yeux. Il attend qu’on se plie à ses nouvelles règles.
— Ses nouvelles règles ?
— J’en sais rien, j’admets, et ma stupeur est peu à peu effacée par la
rage. C’est un peu flou pour moi aussi.
Mais j’imagine que ça concerne mon refus de la dernière fois. Chase
est en train de nous mettre la pression pour s’assurer qu’on lui obéira.
— S’il touche à un seul cheveu de mes petits frères. Je te jure… je
te le promets, Shayn, je le bute.
Je lui réponds par un silence.
Peut-être qu’à ce stade, c’est la seule solution pour se débarrasser de
lui.
Mais encore faudrait-il savoir comment s’y prendre.
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20.

« Quand on touche le fond, il faut s’efforcer


de garder les yeux rivés sur la lumière. »

Shayn

J’ai roulé en étant tellement distrait que, lorsque j’arrive à


l’emplacement où je me gare habituellement, je me demande comment
j’ai atterri là. Dans un tel état, c’est même étonnant que je ne me sois
pas tué en fonçant sur les barrières de sécurité de la nationale.
Mes cheveux sont encore humides et gouttent le long de ma nuque.
Prendre une douche en rentrant chez moi n’a rien effacé du drame.
J’ignore pourquoi j’étais convaincu du contraire. On dirait que cette
manie est devenue récurrente.
Je ne sais même plus quelle heure il est. Peut-être 3 ou 4 heures du
matin ? Je ne prends pas la peine de vérifier et je sors de la voiture en
me répétant intérieurement que ce n’est pas grave. J’ai déjà vu
quelqu’un mourir, je devrais être habitué. Mais ce n’est pas le cas et je
déteste mon cerveau de me faire revenir toujours au même point : cette
balle sortie de nulle part et la projection du sang sur le mur blanc.
Mikey est rentré vivant dans cette maison et n’en est jamais ressorti.
Il y a quelque chose d’absurde dans le fait d’exister. Une seconde on
respire, la suivante c’est déjà terminé.
Encore perturbé, je m’invite dans leur jardin en me hissant par-
dessus le portail. Il est trop tard pour qu’elle soit encore debout. Je suis
égoïste de vouloir la priver de sommeil, mais j’ai la sensation
qu’aucune autre solution ne se présente à moi. De toute façon, je suis
toujours un putain d’égoïste avec elle. Voilà pourquoi on se retrouve
dans cette situation inextricable. Si j’avais tout arrêté, ou si seulement
je n’avais rien commencé, elle ne serait pas impliquée comme elle l’est
désormais.
Sous sa fenêtre, j’essaye de voir si un reflet m’indique une
ouverture. Début avril, il y a peu de chances qu’elle aère en plein
milieu de la nuit. Alors je grimpe. Accroché à l’appui en pierre, je tape
contre le carreau jusqu’à ce qu’une lumière s’allume et que le rideau
s’écarte. Son visage ensommeillé apparaît derrière la vitre. Elle me
foudroie du regard mais m’ouvre en me voyant en équilibre.
— Qu’est-ce que tu fais là ? me gronde-t-elle en chuchotant. Il est
3 heures du matin !
Je n’arrive pas à effacer cette scène de mes yeux et je me disais que
voir ton visage pourrait peut-être m’apaiser.
Mais maintenant que je suis ici, je me rends compte que ce n’est pas
assez. Je pousse le battant de la fenêtre pour entrer dans sa chambre
alors qu’elle recule, pieds nus, sur le parquet grinçant.
— J’espère que tu viens pour t’excuser.
Sa demande pleine d’espoir contraste avec son air désabusé. La
gorge serrée, j’attrape son poignet et je la fais reculer contre le mur.
Ses clavicules, rendues visibles par son débardeur, se tendent.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’enquiert-elle.
Ne pose pas de questions.
Je n’arriverai même pas à parler.
— Shayn ? Ça va ?
J’écrase brutalement mes lèvres contre les siennes. Elle paraît
surprise mais ne me repousse pas, me rend même mon baiser avec
hargne. Je sens qu’elle m’en veut, parce que coucher avec quelqu’un
n’a jamais réglé les vrais problèmes. Pour autant, sa langue cherche la
mienne pour m’accabler de reproches. Notre dispute de cette après-
midi est encore fraîche. Elle a laissé trop de tensions inassouvies entre
nous. Elle pense sans doute que j’en ai après son collègue, et que je
m’en veux pour les conneries que j’ai pu lui dire, que j’essaye
d’effacer. Je glisse une main sous son débardeur pour attraper ses seins
et elle gémit faiblement dans ma bouche en me sentant la caresser,
avant de rouvrir les yeux en se souvenant que nous ne sommes pas
seuls dans la maison.
Je m’écarte une seconde afin de lui permettre de respirer, mais c’est
assez pour laisser un dangereux espace dans ma tête. Et il est aussitôt
rempli par l’horreur : Mikey à l’agonie sur ce carrelage. Ses doigts
remuant pour appeler à l’aide, tout ce dont il était capable après s’être
fait déchirer la gorge. Ça me coupe le souffle. J’embrasse avidement le
cou de June en espérant mettre fin aux images, en espérant que mes
mains ne tremblent pas sur ses hanches.
— Tu as une manière tordue de te faire pardonner, Shayn, me
reproche-t-elle quand mes doigts tirent légèrement sur les longueurs de
ses cheveux.
— Je sais, j’arrive à articuler, la voix râpeuse.
— Parfois je te déteste.
Je sais.
Moi aussi, je me déteste.
Encore plus en prenant conscience de mes gestes devenus
robotiques. J’ai l’impression de ne plus être là.
Mes doigts sont sur le sommet de son crâne, lui insufflant la
direction à suivre, et, emportée par le flot, elle se laisse doucement
glisser contre le mur et se retrouve à genoux devant moi, pour la
première fois. Malgré cette image excitante, j’ai toujours l’impression
de regarder à travers un rideau de brouillard. Je rassemble délicatement
ses cheveux dans mon poing et, de l’autre main, je m’appuie contre le
mur. Elle prend une lourde inspiration, impressionnée d’être ainsi
dominée, ignorant quel pouvoir elle aurait sur moi si elle se mettait
vraiment à me donner du plaisir. J’exerce un peu plus de pression sur
ses cheveux et je sens que cette impulsion nous empêche tous les deux
de rationaliser.
L’air s’est épaissi ; je n’entends plus que sa respiration quand je
caresse ses lèvres chaudes. À leur contact, la brume se dégage juste un
peu et je vois de la confusion dans son regard. Elle persiste, en dépit de
la tension suffocante qui règne entre nous.
— Tu n’as pas l’air d’être toi, Shayn, me fait-elle remarquer
doucement.
Brusque retour à la réalité. Je relâche ses cheveux encore enroulés
autour de mon poing et je ramène le revers de ma main contre mes
lèvres. Le froid les a gercées, je les humidifie en réalisant ce que je
suis en train de faire.
Elle est encore tête contre le mur, perturbée par mon comportement.
Qu’est-ce qui ne va pas chez moi, putain ? J’ai un mouvement de recul
qui me fait buter contre le lit. La fenêtre laissée ouverte après mon
passage fait entrer le froid, je me sens tout à coup au bord d’un lac gelé
et plus dans sa chambre. Je m’assois sans prendre la peine de la
refermer.
Dès lors, ça recommence. Le coup de feu résonne dans une sorte de
petite musique intérieure inarrêtable. Je revois ce gosse qui émiette le
hachisch entre ses doigts en s’imaginant déjà le revendre pour régler
les problèmes financiers de ses parents. Et puis du sang. Du sang
partout.
June se redresse avec précaution et apparaît dans un coin de ma
vision bordée de rouge.
— Qu’est-ce qui se passe, Shayn ?
Je suis un menteur.
Je t’ai promis qu’il ne m’arriverait rien, mais rien n’est moins sûr à
partir de maintenant.
— Il s’est passé quelque chose, pas vrai ? Quelque chose de grave.
Elle referme la fenêtre et prend place à côté de moi sur le rebord du
lit. Ses cuisses touchent les miennes, me transmettant un semblant de
chaleur. Cette chaleur qui provient d’un corps vivant me renvoie à
l’image morbide de Mikey, quelque part dans ce débarras, rigidifié.
Merde ! Ça ne va jamais s’arrêter…
— Est-ce qu’on peut juste dormir ?
Sans attendre son approbation, je m’allonge d’un côté du matelas
tout en sentant son attention sur moi. Mon comportement lui échappe ;
ce n’est pas dans mes habitudes de partager mon lit. J’ai toujours
trouvé ce geste plus intime que tout le reste.
Elle finit par se glisser sous la couverture et par me tourner le dos.
Sa chaleur irrigue peu à peu le matelas et le chant irritant persiste
encore dans mes oreilles, mais plus je me concentre sur sa présence,
plus la détonation devient lointaine. J’ignore pendant combien de
minutes je fixe le plafond, coincé dans l’inertie, prisonnier de pensées
qui se ressemblent toutes.
Ce n’est que lorsque les battements de mon cœur ralentissent que
j’ai l’impression d’être de nouveau capable de raisonner. June me
tourne toujours le dos, ses profondes inspirations accentuent la
courbure de ses hanches. On dirait qu’elle s’est assoupie. L’aveu
m’échappe alors, sans que je sache pourquoi :
— Mon frère… il avait toujours ce que je voulais.
— Ton frère… ?
Sa voix claire me surprend. Je mets une seconde à me rendre compte
que je n’étais pas le seul éveillé. Elle ne se tourne pas, malgré la
conversation qu’elle a initiée.
— Ouais, je lui réponds. Je voulais juste savoir ce que ça faisait,
pour une fois.
Le silence revient. J’imagine qu’elle ignore quoi dire. Je ne me
confie jamais. Je lui ai ouvert une porte sur le vide, et voilà que je n’ai
déjà plus envie de continuer. Parler de ses problèmes revient à leur
accorder de l’importance. J’ai toujours trouvé inutile de déterrer le
passé.
— Tu veux parler de Lucy ? me demande-t-elle.
— … Je veux parler d’un peu tout.
Le succès, l’attention, l’argent, ces futilités qui ne comblaient jamais
ce que je recherchais vraiment. Des futilités qui se sont
progressivement transformées en problème et qui m’ont entraîné au
fond du gouffre.
— Est-ce que tu fais souvent des cauchemars à propos de Lucy ?
Si c’étaient seulement les cauchemars, j’ai envie de lui avouer.
Mais aborder mes crises de paranoïa ne semble pas être la bonne
solution, ni maintenant ni aucun autre jour. On doit affronter certaines
épreuves seul, surtout quand on veut se convaincre qu’elles ne sont pas
aussi graves qu’elles en ont l’air.
— Ouais, je réplique dans un filet de voix.
— Et… qu’est-ce qui se passe, dans ces cauchemars ?
— Je revis l’accident. Encore et encore.
L’arrière du crâne enfoncé dans l’oreiller moelleux de l’oreiller, mon
regard reste figé sur le plafond.
— Parfois, Adam ne nous surprend pas. Et Lucy… Lucy referme
cette fenêtre à temps. Mais au moment où je suis soulagé parce qu’on a
réussi à éviter le drame, mon cerveau me prend en traitre. Elle finit
quand même recouverte de sang pour me reprocher ce qui lui est
arrivé.
— Je suis désolée, murmure June.
— Ça va. Je me suis habitué.
Ses doigts se déplacent sur la couette, mais se rétractent juste avant
de m’atteindre.
— Tu ne parles jamais d’elle. C’est assez troublant.
— … Parce qu’il n’y a rien à dire. Ce qui s’est passé entre nous,
c’était une erreur.
Une erreur tordue. Je sais de quoi a l’air cette histoire, peu importent
la façon dont on l’approche ou la précision de l’analyse. La tragédie
qui s’est accrochée à ma peau et a infiltré mes cellules reste la même
des années après. La raconter dans les détails ne ferait qu’amplifier le
sentiment de culpabilité dont je n’arrive pas à me défaire.
— Moi je suis sûre que si. Un jour, est-ce que tu me feras assez
confiance pour m’en parler ?
Parce que je ne peux rien lui promettre à ce sujet, je retire mes
vêtements et je m’immisce entre ses draps. Sa surprise m’atteint quand
je l’attire entre mes bras et que je cale mon menton sur le sommet de
son crâne. En respirant son odeur de cannelle et de shampoing, je suis
presque malade d’avoir voulu l’utiliser pour oublier.
Elle n’est pas n’importe qui, n’importe qui qu’on peut traiter
n’importe comment.
— Je t’ai fait peur ?
— Non. Je me suis juste dit que… tu n’avais pas vraiment l’air de
me voir.
— Désolé. J’étais un peu loin.
Je lui avais promis de la mériter. Et je ne mérite rien de June, je le
sais, au fond. Elle est mon fantasme inaccessible. La fille que j’ai eu
sur un malentendu et que j’espère garder par avidité.
Des fourmillements désagréables envahissent mon bras. Je le bouge
légèrement en voulant les chasser, mais June le prend comme un signal
pour changer de position et se tourne. Nos visages se retrouvent
presque à la même hauteur. Confronté à ses yeux noisette, je me
demande quel est le moment précis où j’ai merdé, celui où notre
relation a pris le mauvais tournant et ce que je peux maintenant faire
pour y remédier.
— Je n’ai pas envie de me demander où tu es et s’il t’est arrivé
quelque chose toutes les nuits parce que je ne sais pas ce que tu fais,
me confie-t-elle après quelques instants.
— Je vais arrêter.
Ma déclaration paraît trop utopique pour être vraie, je sens qu’elle
cherche la vérité au fond de mes yeux.
Mais je ne lui ai pas menti.
J’ignore seulement ce que ça va me coûter.
OceanofPDF.com
21.

« Choisir est un luxe que tout le monde


n’a pas. »

Shayn

— T’es sûr qu’il va arriver ?


— D’habitude, il vient bien avant les premiers clients pour refaire
les stocks d’alcool, m’affirme Marlon en pressant nerveusement sa
cigarette entre ses doigts.
Je ne l’avais jamais vu fumer. Il a demandé s’il pouvait m’en taxer
une en remarquant le paquet dans la boîte à gants, et depuis une demi-
heure c’est déjà la quatrième qui se désagrège par la vitre de ma
voiture. Dans un soupir, il plisse les yeux sans parvenir à éviter la
lumière éblouissante s’infiltrant par le pare-brise. Le soleil semble
nous narguer et souligne son teint morne ; pour lui aussi, la nuit a été
courte.
Je fixe mes cernes dans le miroir de courtoisie. J’ai à peine dormi à
côté de June, par crainte des visages qui pourraient me rendre visite si
je fermais les yeux. Ça fait quelques semaines que je n’ai pas vu Lucy
ailleurs que dans mes cauchemars, et cette ouverture semblait la
parfaite occasion pour qu’elle se pointe. Alors, chaque fois que je
commençais à avoir l’impression d’être observé, je me concentrais sur
la respiration de June. Et l’angoisse s’estompait un peu. Au moins
assez pour me plonger dans un sommeil placide et sans rêves.
J’ai remarqué que mes crises de paranoïa se calment quand je suis
près de June. Je ne sais pas si je devrais m’en réjouir. Elle agit un peu
comme un remède, mais je ne suis pas sûr qu’elle puisse en dire autant
de moi.
Quand je l’ai réveillée, la nuit n’avait pas réussi à effacer son
appréhension et l’inquiétude brillait encore dans son regard, mais elle
n’a pas posé plus de questions. De toute façon il valait mieux rester
discrets. À l’aube, il y avait déjà du mouvement chez elle. En me
collant contre la porte, j’ai entendu des tintements de vaisselle au rez-
de-chaussée et je suis parti par la fenêtre avant qu’un membre de sa
famille ne se pointe.
— Le voilà, siffle Marlon, laissant tomber un énième mégot par la
fenêtre.
Je claque aussitôt ma portière pour signaler à Chase notre présence.
La rue est encore silencieuse. Il ne se retourne pas et insère la clé qui
permet au store tagué de son club de s’élever, comme s’il s’attendait à
notre visite matinale. Il sera bientôt 8 heures. On est venus tôt pour
être sûrs d’attraper ce fils de pute bien avant l’ouverture.
Notre ombre se dessine sur le mur. Il se redresse alors que le store
électrique laisse place à la devanture dans un fracas. On nous voit
clairement dans le reflet de la vitre, à travers l’inscription « Mad
House », mais ce danger ne l’incite toujours pas à faire volte-face.
— Vous êtes que deux ? Où est Mikey ? demande-t-il en guise
d’amorce.
J’entends le sourire dans sa voix.
— Ah… c’est vrai. Ils l’ont jeté dans la Tamise.
Il ouvre la porte et je le pousse violemment à l’intérieur avant de le
coincer contre une table de billard vraisemblablement ajoutée depuis
ma dernière visite. L’addition de nos deux poids la fait se déplacer de
quelques centimètres mais il ne cherche pas à se débattre, même
lorsqu’il se reçoit mon poing en plein visage, l’impact faisant vibrer
ma main. Derrière nous, Marlon verrouille la porte d’entrée.
— Fils de pute, je lui crache en lui braquant mon Glock contre la
tempe. C’était amusant de nous envoyer là-bas ?
Il grimace de douleur puis m’adresse un large sourire, sans être
effleuré par l’idée que je pourrais lui mettre une balle dans la tête.
Cette vision me donne envie d’appuyer sur la détente sans me soucier
de son sang qui viendrait gicler jusque dans ma bouche. Il doit le sentir
parce qu’il me nargue :
— Tu vas me buter dans mon propre local ? Après que les caméras
de surveillance de la rue vous ont filmés en train d’entrer ?
— L’écoute pas, me conseille Marlon en continuant de bloquer la
porte.
— Et ensuite tu feras quoi ? Tu prendras le premier avion et tu ne
foutras plus jamais les pieds sur le territoire ? Tu pourrais, mais il me
semble qu’il y a quelqu’un que tu veux pas laisser ici. Je me trompe ?
— Ferme ta sale gueule, je lui crache.
Je sais qu’il a raison, c’est ce qui m’enrage autant.
Tout ce que je fais, ou ne fais pas, gravite désormais autour d’une
seule personne.
Je pensais que mon plus grand regret était d’avoir couché avec Lucy
pour blesser Adam. Je me trompais. Mon plus grand regret, c’est
d’avoir fait la connaissance de ce mec dans un bar quand je suis arrivé
ici il y a bientôt un an. Si j’avais su qu’accepter de participer à
quelques cambriolages m’attirerait dans ce putain d’engrenage sans
fin…
— Allez, mec. T’es plus intelligent que ça… enfin j’espère.
Il plante son regard marron dans le mien. Je me suis un jour dit que
ce regard était bovin, mais j’étais loin du compte. Les vaches ne font
de mal à personne. Son regard à lui cache toute la merde qu’il a
accumulée dans sa vie, celle qu’il n’a pas digérée, celle qui le fait
moisir de l’intérieur.
— Chez qui tu nous as envoyés ?
— Chez moi.
— Hein ?
— Chez moi, Shayn, répète-t-il, trop tranquillement. Le terrain est à
moi.
— Mais un mec est descendu du premier étage ! s’indigne Marlon,
qui s’est rapproché, sans comprendre.
— Ouais, ils sont plusieurs à garder la planque. J’ai recruté des
Bulgares pour trois fois rien y a quelques semaines. Ils travaillent bien.
La preuve, ils tirent quand quelqu’un entre sans invitation.
— T’es en train de me dire que…, commence Marlon.
— … on n’aurait rien volé si on lui avait rapporté les cartons, je
termine à sa place.
Parce que tout est à lui.
— Directement importée du Maroc, nous confie Chase, on ne peut
plus sérieux, toujours sans se laisser déstabiliser par l’arme. Pure. Elle
a traversé le détroit de Gibraltar, l’Espagne, l’Atlantique et enfin la
Manche avant d’atterrir sur nos côtes.
— De quoi tu me parles ? je lui demande entre mes dents, agacé par
sa façon de raconter les choses.
Il semble oublier que ses conneries de grand visionnaire du shit ont
coûté la vie à quelqu’un.
— Tu sais combien je la vends ? continue-t-il sur ce ton qui veut
m’amadouer. Cinq mille livres le kilo. Il s’avère qu’ici, à Londres, les
gens payent le prix fort pour se défoncer.
Je savais qu’il voudrait aller trop loin, mais je ne pensais pas que ça
viendrait aussi rapidement. J’aurais dû être plus attentif aux signaux
ces dernières semaines. J’ai laissé June prendre beaucoup de place.
J’ai laissé mon petit bonheur personnel prendre le pas sur le reste.
— Alors ça y est, je constate. Tu te mets à la drogue.
— Disons que…
Il fixe ma main encore accrochée au col de son tee-shirt. Le canon
de l’arme contre son front ne provoque aucune peur chez lui. Il est
défoncé, de bon matin ? Ses pupilles paraissent pourtant dans un état
normal.
— L’océan est large pour les poissons comme moi. Pourquoi me
fatiguer avec des cambriolages risqués quand je peux me faire presque
trente mille en une soirée ?
— J’arrive pas à y croire, murmure Marlon, plus loin.
— C’est ce qui était prévu depuis le départ, lui répond Chase, qui l’a
entendu. Les cambriolages ne servaient qu’au financement.
— Mais en quoi ça explique ce que t’as fait à Mikey, bordel ? !
Furieux, Marlon sort son Glock pour le menacer. Ses doigts
tremblent sur la gâchette. Il cherche à se contrôler mais sa rage nous
atteint par de dangereuses vagues.
— Ça s’appelle le nettoyage. Et c’est vous deux qui êtes revenus.
Marlon s’avance brusquement et renverse tout un tas de bouteilles
sur le comptoir du bar. Dans un grand fracas, des fragments de verre se
dispersent sur le sol en lino défoncé, jusqu’à nos pieds. Chase grimace
devant la perte de son précieux alcool.
— Mais putain ! Il avait à peine dix-neuf ans !
Chase paraît plus intéressé par son whisky irlandais que par ce
qu’on lui reproche. Je n’attendais pas sa compassion et j’ai presque
envie de dire à Marlon d’arrêter de se fatiguer.
— J’admets que c’était un peu facile. Mais tu le sais au fond de toi,
non ? Hier n’a fait que le confirmer. Mikey, c’était le maillon faible.
— Ferme ta gueule, lui siffle-t-il, les yeux injectés de sang. Je vais
vraiment te buter !
Toute cette pression commence à lui peser. Il pourrait perdre son
sang-froid et tirer sans réfléchir.
— Toi ? se moque Chase. Toi, tu vas me tuer, Marlon ? Le calme et
réfléchi Marlon ?
(Il marque une pause.) Comment ils s’appellent, déjà ? Ah, ouais.
Marcus et… Lamar ? Brando m’a dit qu’ils étaient mignons, dans le
genre enfants de chœur. Tu vas les priver de leur grand frère ?
Marlon s’humidifie les lèvres, les yeux pleins de haine. Je garde
mon regard rivé sur lui une seconde de trop. C’est suffisant pour
perdre l’avantage, Chase me pousse brutalement, dégaine une arme de
sa poche arrière et me vise à son tour, alors que je me rattrape de
justesse avant de m’écraser la paume des mains sur des éclats de verre.
— Arrêtez vos conneries, tous les deux. Et baisse ton arme, me
lance-t-il.
— Mets-toi la tienne dans le cul et peut-être que je la baisserai.
Il m’adresse un rictus qui ne fait qu’accentuer sa laideur.
— Comme tu veux, mais je m’en souviendrai.
Je ne me laisse pas dérouter par sa promesse. Malgré tout, il se rabat
sur moi comme si j’étais la seule personne sensée dans cette pièce.
— Tu sais que j’ai raison. Je ne veux pas de gars susceptibles de
parler en cas d’arrestation.
— D’arrestation ? je demande, rattrapé par la réalité.
— Ouais, on va se faire discrets avec les cambriolages. Ça ne suffit
plus de s’éparpiller un peu partout dans Londres.
— On a la police sur le dos ? s’affole Marlon.
— On l’avait déjà la première fois que certains d’entre vous ont
commencé à se barrer comme des salopes. Puis elle s’est calmée. Je ne
sais pas ce qui s’est passé dernièrement, mais j’ai un contact qui m’a
dit de faire attention.
J’échange un regard avec Marlon.
— Pour le moment, reprend Chase face à notre évidente inquiétude,
disons qu’ils sont tièdes. Mais je préfère être prudent. De toute façon,
la première règle c’est de ne jamais avouer, quoi qu’il arrive.
— Je vois. C’est pour ça que, quand on t’a rencontré, tu sortais de
taule.
— Ouais, et tu apprendras que j’ai pris trois ans au lieu de dix,
Shayn.
— Viens-en au fait, lui ordonne Marlon, qui commence à perdre
patience.
Le sourire mauvais de Chase disparaît. Il continue de me regarder
droit dans les yeux.
— Les gens dont je te parlais, à Hackney. Ils ont une sacrée réserve.
Je commence à voir où il veut en venir.
— Je connais l’emplacement. C’est trop risqué de voler la cargaison.
Tout ce que vous avez à faire, c’est la brûler.
— Va te faire foutre, je balance dans un éclat de rire. C’est hors de
question.
— Ils ne sauront jamais que c’est vous.
— C’est vite dit, commente Marlon, acerbe, conscient de la folie de
sa proposition.
— Vous êtes discrets et prudents. Ce sera un jeu d’enfant.
— S’ils ne nous butent pas avant ! vocifère encore Marlon.
— Ce sera la dernière chose que je vous demanderai.
— Ouais, parce qu’on peut te faire confiance, j’ironise, loin d’avoir
envie de rire.
— J’ai qu’une parole. Et si je vous dis que j’en ai terminé avec les
cambriolages, c’est que c’est vrai.
Il hausse les épaules.
— J’ai l’intention de vendre, maintenant. J’ai déjà des clients. J’ai le
parfait moyen de blanchir l’argent. Tout ça n’est que le début.
Fièrement, il contemple son local à la décoration tapageuse. Je n’ai
aucun mal à le croire sur l’abondance de ses bénéfices. Le monde de la
nuit veille à respecter certains codes, et ce pub qui se transformera
bientôt en club coche toutes les cases.
Mon manque d’enthousiasme pour sa proposition le contraint à
tenter une autre approche.
— Toujours pas convaincu ?
Il se dévisse la nuque pour essayer de me designer l’arrière du bar.
— Regarde ce qu’il y a sous la planche, en dessous du tapis.
Sans cesser de pointer son arme sur Chase, Marlon passe derrière le
comptoir et disparaît quelques secondes pour fouiller à l’emplacement
indiqué. Un sac en toile retombe lourdement sur le plan de travail.
— Il y a deux cent mille à partager là-dedans, nous informe Chase.
Tu peux compter, si t’en as envie.
Marlon ouvre le sac et je peux entendre sa surprise, mais je refuse
de détourner le regard de Chase.
— Si tu savais le bénéfice que j’ai généré ici en trois mois,
t’arrêterais de me juger avec ces yeux-là, Shayn.
Le piercing qui lui fend la langue capte la lumière.
— Ils sont à vous. C’est une avance.
— Tu nous les laisses comme ça ? je lui demande en sentant le piège
qui se referme lentement sur moi.
— Si tu essayes de sortir du pays avec mon fric, cette jolie rousse…
elle finira comme Mikey.
Ça paraissait évident.
— J’ai compris, tu sais. Je ne sais pas ce que tu as fui à Long Island,
mais tu te serais barré il y a longtemps si elle n’était pas là. Tu attends
qu’elle obtienne son diplôme. Encore, quoi… deux, trois mois ?
Son sourire s’élargit quand il comprend qu’il a appuyé au bon
endroit.
— Marlon, t’étais au courant ? s’amuse-t-il en fixant sur moi un
regard malveillant. Il baise une de ses élèves. Ouais, parce qu’à côté de
ce merdier, il donne des cours dans un lycée privé. C’est un genre de
remplaçant. Tu peux le croire ?
Mon corps se contracte. Il est doué pour exacerber mes envies de
meurtre.
— Sans parler de la tuer, qu’est-ce que je pourrais faire pour lui
gâcher la vie ? Accrocher votre photo sur les murs de son lycée ? Ce
serait déjà un bon début.
Il s’adresse à Marlon avant que j’aie le temps de répliquer.
— J’ai entendu dire que tes petits frères travaillent bien à l’école.
T’es leur seul tuteur. Ça serait dommage qu’ils grandissent dans un
foyer d’accueil. Ou pire, que tu ailles te recueillir sur leurs tombes
parce que t’as refusé de me filer un coup de main.
Il marque une pause, tâtant le terrain.
— Mais… il ne leur arrivera rien si vous faites ça pour moi. J’ai
besoin de faire passer un message à ces connards de Hackney et il n’y
a que vous d’assez compétents dans le domaine. Surtout toi, Shayn.
Son regard se couvre d’un voile de frustration presque risible tant ça
lui fait mal de l’admettre.
— Alors… on se met d’accord ?
Je sais que tout ça sent mauvais, mais actuellement je ne peux
qu’accepter son marché. Il m’a coincé dans son train avec lui et je dois
faire semblant de m’être fait à l’idée jusqu’à trouver un moyen de
sauter.
Par précaution, Marlon le vise toujours. Chase baisse finalement son
arme pour mettre fin aux hostilités.
— Parfait ! conclut-il face à notre silence de défaite.
— Quand est-ce qu’on doit y aller ? je lui demande à contrecœur.
— Je vous ferai signe.
Il rayonne désormais, avec son air nonchalant, sachant qu’il a gagné.
— Prenez le sac. Prime de risques.
Marlon s’exécute après m’avoir consulté du regard. Je me dirige
vers la porte pour sortir avant de péter un câble.
— N’oublie pas, Shayn, lance-t-il dans mon dos. N’essaye pas de te
barrer avec mon fric, parce que je sais où elle habite.
Sur ces dernières menaces, j’ouvre la porte pour revoir la lumière du
jour, me retenant de commettre un acte qui me vaudrait la perpétuité.
OceanofPDF.com
22.

« La jalousie est un poison dangereux. »

Shayn

— Et juste là se trouvent les vestiges des premières techniques de


rayons X. On doit la découverte à Röntgen, en 1895, qui les nomma
rayons X pour souligner leur nature alors encore inconnue…
Si on en croit les bâillements récurrents, certaines élèves trouvent le
temps long pendant que la guide monologue sur l’histoire de
l’évolution moléculaire. Elle a la délicatesse de faire semblant de ne
pas les remarquer, probablement habituée à susciter l’ennui des
lycéens. Ivy cherche à faire taire les bavardages ponctuels avec ses
regards noirs mais il en faut plus pour décourager les perturbatrices.
L’assoupissement matinal ne les touche visiblement pas et leur façon
de s’esclaffer par-dessus le silence les rend d’autant plus bruyantes.
Je pose mon regard sur l’énième vitrine que nous désigne la guide,
dans un état second. J’étais passé à côté de la visite au musée des
Sciences avec les deux classes de terminale dont notre équipe
pédagogique est responsable, faute d’avoir appris à consulter mes
mails. Ivy et Allan m’ont réquisitionné au détour d’un couloir quand je
suis arrivé à Sherborn ce matin. Si je n’étais pas emballé au début, j’ai
fini par comprendre que notre présence ici était une bénédiction.
Je n’aurais pas la tête à faire cours. Tout me ramène à ce qui s’est
passé vendredi dernier ; à Mikey qui moisit quelque part au fond de la
Tamise et à l’accord suicidaire que j’ai passé avec Chase.
Ce week-end avec Marlon, on a longé les quais en espérant qu’une
équipe de secouristes aurait repêché le corps de Mikey et pu apporter
des réponses à sa famille. On a fixé l’étendue d’eau en redoutant la
remontée de son cadavre. De la fumée blanche affleurait à la surface à
cause du gel mais il n’y avait rien, comme on le pressentait.
Alors on a conduit jusqu’au bloc de bâtiments où il vivait, à
Peckam. Des avis de disparition étaient collés partout sur les arrêts de
bus et les poteaux électriques. Pour autant, Mikey n’a pas eu droit à
une annonce dans le journal télé national. C’était un mec de dix-neuf
ans aux mauvaises fréquentations. La police a sûrement conclu à un
départ volontaire quand ses parents sont allés signaler sa disparition. Je
sais déjà comment l’affaire sera classée si on ne retrouve pas son
corps : un autre règlement de comptes à cause de la drogue qui ne vaut
pas la peine qu’on s’y attarde.
— Les filles de devant, taisez-vous ! siffle bruyamment Ivy.
Son intervention couvre la voix de la guide, plus encore que les
bavardages. Elle ne peut compter que sur elle-même pour ramener de
l’ordre entre les rangs ; Allan est aussi passif que moi, trop occupé à
boire les paroles de l’employée du musée qui profite d’ailleurs de cette
interruption pour nous emmener dans la salle suivante. Le groupe se
déplace alors silencieusement dans le couloir, croisant la route de
visiteurs étrangers. On s’intéresse cette fois à une structure
représentant le modèle moléculaire de la pénicilline, derrière une vitre
parfaitement lustrée.
Mon regard dérive sur June, qui se tient dans un coin avec Amara.
Elle est toujours un peu en retrait, mais c’est devenu différent pour
elle. J’ai du mal à situer le moment exact où le changement s’est opéré,
mais ces connasses ont arrêté de la harceler depuis que la meneuse a
dégagé du lycée. Maintenant, c’est à peine si elles la regardent ou lui
adressent la parole. Je n’arrive pas à complètement m’en réjouir. Il y a
quelque chose de rageant à savoir que ce qu’elles lui faisaient subir
n’était qu’une distraction passagère.
— C’était la dernière salle. Elle marque la fin de la visite, nous
informe la guide, avant de nous remercier pour notre attention et de se
retirer.
Après deux heures, on entend presque un soupir de soulagement
parcourir les élèves.
— Vous êtes libres jusqu’à 12 heures, les informe Ivy, claquant dans
ses mains pour regagner l’attention déjà envolée des élèves. Vous avez
le droit d’accéder aux cinq étages. On se retrouve devant les vestiaires
au rez-de-chaussée. Ne traînez pas, parce qu’on s’en ira sans vous.
Elles se dispersent aussitôt. Je suis June du regard. Elle semble se
concerter avec Amara sur leur itinéraire. J’espère qu’elles n’ont pas les
mêmes plans et qu’elles vont chacune partir de leur côté. Quand elles
quittent la salle ensemble, mes espoirs s’évanouissent. Ivy fait alors
irruption à côté de moi.
— Qu’est-ce que tu vas visiter ? J’hésite entre l’exposition sur la
navigation et… comment ça s’appelle, hésite-t-elle, déchiffrant
péniblement la brochure à l’écriture minuscule. Ah, l’aquarium 3D.
— L’aquarium 3D ? s’invite Allan. C’est ce que je voulais voir
aussi.
— Euh… je ne suis pas sûre de…
Elle me lance un regard de détresse. À ce stade, j’ai du mal à croire
qu’elle n’ait toujours pas compris mon profond désintérêt. Ça fait des
mois que je n’ai plus remis les pieds dans son appartement, que,
malgré ses tentatives plus ou moins subtiles de se rapprocher de moi,
je l’ai traitée comme n’importe quelle autre collègue. Je sors mon
paquet de clopes et j’en coince une entre mes doigts. Elle déchante.
— Je vais fumer, je lui réponds en brandissant une cigarette comme
preuve tangible de ma fuite.
Je m’éloigne en espérant que June et Amara ne se sont pas
volatilisées à l’autre bout du musée. Si je la perds dans ce labyrinthe,
c’est foutu.
Dans la pièce suivante, je la repère seule au milieu des visiteurs, en
train de détailler un plan du bâtiment. La sangsue serait-elle partie aux
chiottes ? Je fais mine d’observer une vitrine sur les particules face à
trois élèves qui me sourient timidement en me remarquant. Quand June
quitte mon champ de vision, je jette un coup d’œil rapide aux autres
éléments puis je la suis dans un couloir. Elle emprunte un large escalier
jusqu’au troisième étage. Je suis perplexe en lisant le panneau placardé
sur la porte en verre qu’elle franchit : le parcours est consacré à
l’histoire de la médecine. J’entre après elle, vérifiant que personne ne
nous a suivis. La salle plongée dans une lumière blanche paraît sans fin
et doit être très bruyante en cas d’affluence, mais, un lundi matin, hors
saison, c’est calme.
June s’arrête devant une première vitrine, ignorant qu’elle est
observée. Elle a retiré sa veste d’uniforme et l’a coincée sous son bras.
Le cerf doré du blason de Sherborn accroche la lumière. Mon regard
s’arrête sur ses collants au léger denier. Aujourd’hui, on dirait qu’ils
complimentent encore mieux ses jambes. Je me rappelle que nous ne
sommes pas seuls et me remets à surveiller les allées et venues derrière
moi par précaution. Être constamment sur mes gardes devient lassant.
C’est jouer au chat et à la souris tout en sachant que je ne suis pas le
chat dans cette histoire.
Je me rapproche d’elle jusqu’à ce qu’elle me remarque, mais fasse
semblant de rien. On ne s’est pas vus depuis j’ai laissé ses draps
refroidir, samedi matin.
— Je t’obsède à ce point ? demande-t-elle sans me regarder.
— Je crois que ouais.
Les commissures de ses lèvres ne se retroussent même pas un peu.
J’ignore si c’est à cause de sa maîtrise d’elle-même en public ou si, au
fond d’elle, elle m’en veut encore pour ce qui s’est passé l’autre nuit.
Je devrais probablement m’excuser à nouveau. J’ai quand même
envisagé qu’elle me suce pour m’aider à me vider la tête.
Je dois avoir un putain de problème.
— Où est Amara ? je me défile, pas encore prêt à remettre ce sujet
fâcheux sur la table.
Un tronc humain fait d’argile retient son attention, elle le survole du
doigt sans oser le toucher. J’observe son profil structuré en me disant
que l’instant mériterait d’être immortalisé.
— Elle voulait voir l’aquarium 3D. Je crois qu’ils sont tous allés là-
bas.
— Et t’es pas allée avec eux, parce que… ?
— Je préfère les vrais poissons.
Elle avance. Je lorgne la photo d’un abdomen déchiqueté, parmi les
nombreux clichés d’une série présentant les premières greffes
humaines.
— Tu n’as pas l’air de l’apprécier.
— Qui ça ?
— Amara, précise-t-elle en me regardant pour la première fois
depuis que je lui ai imposé ma présence. On dirait qu’elle te dérange.
— Je pense que c’est réciproque. Elle est pas très fan de moi, si ?
— Elle dit que tu me regardes trop.
— Elle ne le saurait certainement pas si elle ne passait pas son
temps à m’observer, et à t’observer toi, par la même occasion.
Un éclair de doute traverse alors si rapidement ses yeux qu’il aurait
pu m’échapper. Mais, parce que cette possibilité la gêne sûrement, elle
préfère m’adresser un sourire narquois.
— Tu penses que tu l’intéresses ? Tu sais, tu ne peux pas plaire à
tout le monde.
— Nan, c’est pas vraiment ce que j’avais en tête.
— Dans tous les cas, conclut-elle sans relever mon sous-entendu, ne
me suis pas ici. C’est dangereux.
— Putain, Grey. J’aime quand tu deviens directive. Tu devrais le
faire plus souvent.
Si sa peau était du genre à rougir, je suis sûr qu’elle le ferait en ce
moment. Elle rabat une de ses mèches de cheveux auburn derrière son
oreille et augmente la distance entre nous. J’embrasse l’allée d’un
nouveau regard pour m’assurer qu’aucune élève n’est entrée dans cette
partie du bâtiment avant de lui emboîter le pas.
— J’ignorais ton goût pour la médecine. Ce n’est pas ton père qui…
Je comprends alors la raison de sa venue. Elle laisse son regard
voguer sur un point invisible.
— Avant, je me demandais souvent pourquoi il insistait autant avec
ça : la médecine.
Elle se tourne et me confie :
— Je tiens des crayons dans les mains depuis que je suis petite.
Comme ma mère. Quand mes parents étaient encore ensemble, ils
riaient sur le fait que j’avais tout pris d’elle.
Je me souviens de cette femme croisée dans la supérette à Soho.
Une version mature de June, à part ses cheveux roux bien plus clairs et
les taches de rousseur sur sa peau diaphane.
— C’est marrant, non ? Comme une chose qui était positive à la
base peut tout à coup se retourner contre toi.
Maman a quitté papa, tout en laissant sa copie conforme derrière
elle.
Maintenant, papa ne supporte pas d’avoir sous ses yeux le résultat
de son mariage qui n’a pas fonctionné.
— Parfois, ça m’énerve de lui ressembler alors qu’elle n’est plus là
pour le voir.
Son regard se charge d’amertume.
— Et peut-être que, si je lui ressemblais moins, mon père pourrait
m’aimer un peu plus.
Je vois parfaitement où elle veut en venir. Moi aussi, j’ai passé des
nuits à fixer mon plafond tout en me demandant pourquoi j’avais hérité
des traits de quelqu’un qui n’avait jamais osé se montrer au grand jour.
Aucune lettre laissée sur le pas de la porte ni de visite surprise un soir
en rentrant de l’école.
Ce connard m’avait condamné à imaginer une tache aussi sombre
qu’un trou noir, mais je m’y étais fait. Je n’étais pas le seul gosse sur
cette terre à devoir trouver des excuses quand son vieux ne se pointait
pas à la kermesse de l’école.
Et, pour ce que j’en sais, pleurer n’a jamais fait revenir les pères
absents.
— Et toi ? me demande-t-elle.
— Moi ?
— Est-ce que tu vois encore ta mère ?
Elle m’adresse un regard qui place tous ses espoirs en moi. Elle en a
assez de n’avoir que cinq pour cent de la personne que je suis. La
question continue de se balancer entre nous alors que j’évalue les
risques qu’il y a à se confier. Dans la lumière pleine et artificielle,
l’exercice est différent des autres fois. Ça me semble plus dangereux
que de m’engager dans les embrouilles de Chase.
Quand ses yeux se voilent de cette déception devenue récurrente, ma
langue se délie sous l’effet de la panique.
— Non. Non, pas vraiment.
— Pas vraiment ? demande-t-elle, dans l’attente de précisions.
On dirait quand même que son visage s’est éclairé.
— Disons que… je suis pas le fils préféré. Tu l’avais probablement
deviné.
Elle marche dans les allées en tournant légèrement la tête vers moi
pour me faire savoir qu’elle m’écoute. Je me sens bizarre. Comme si
j’étais chez le psy, mais en moins désagréable. Pas que j’y sois déjà
allé. Là d’où je viens, ce luxe est réservé aux riches.
— On n’a jamais été proches, je lui confie sobrement, non sans
avoir l’impression que cet effort me brûle la trachée à l’acide.
— Et ton père ?
— Jamais connu.
Pas envie de le faire.
— Je ne sais pas si je dois te plaindre ou t’envier, m’avoue-t-elle.
— Pourquoi ?
— Est-ce que tu as déjà été heureux ? Genre, vraiment heureux ?
Tout en me posant cette question philosophique, elle s’enfonce dans
une salle annexe du parcours. En entrant derrière elle, je découvre qu’il
s’agit d’une réplique d’une apothicairerie de l’ère victorienne. Des
médicaments de l’époque sont entreposés sur des étagères en acajou et
seules des bougies illuminent le parcours plongé dans la pénombre.
Plus loin dans une pièce adjacente, j’aperçois des écrans géants
projetant des faisceaux de lumière. Nous sommes seuls, a priori. C’est
tout de suite plus intime.
— J’en sais rien, marmonné-je, observant un remède contre
l’empoisonnement à la mort au rat. Ça dépend du sens que tu accordes
à ce mot.
— Je parle de quand tu n’as aucun poids sur la poitrine. Quand
certaines choses peuvent te rendre triste mais que tu sais qu’elles sont
momentanées. Quand tu te dis que, peu importe ce qui t’arrive, ce ne
sera jamais assez grave pour tout assombrir autour de toi.
Ça sort si naturellement de sa bouche.
Je ne me suis jamais posé la question. C’était toujours gris dans mon
monde. À commencer par la HLM où on habitait – et où ils vivent
encore, à Hempstead. Ces bâtiments formaient un amas de briques
couleur chiasse, et tout, dans leur disposition, faisait penser à une
prison. Avec Caleb, on jouait souvent sur le terrain en face de chez
nous. Il disait qu’on était dans Prison Break et s’inspirait du plan de
Scofield en disant qu’on s’évaderait nous aussi, un jour. Quand il
commençait ses divagations, je lui rappelais qu’on était pauvres et
qu’il fallait se faire à cette idée. Alors il me lançait le ballon parce qu’il
ne supportait pas d’entendre la vérité.
J’étais un gosse trop lucide. La mère de Caleb me répétait sans cesse
que les mots qu’on prononce se transforment en graines. Un proverbe
coréen – elle passait ses journées devant la télé. Par conséquent, je
devais arrêter d’être pessimiste. Quant à Caleb, elle lui faisait répéter
quotidiennement qu’il deviendrait riche pour les sortir de la misère.
Il s’avère que son idée n’était pas trop mauvaise et que j’aurais
sûrement dû l’écouter. Si la mère de mon meilleur ami connaissait tout
un tas d’adages qu’elle récitait à chaque occasion, la mienne faisait
moins dans la dentelle. Elle préférait les versets de la Bible, plus
culpabilisants. Elle me les martelait en permanence. J’ai fini par en
déduire, à cause de la conviction dans sa voix, que la ligne entre foi et
folie était mince.
Esaïe 1:16 était son préféré :
« Lavez-vous, purifiez-vous, mettez un terme à la méchanceté de
vos agissements, cessez de faire le mal ! »
À chaque réussite, Adam, lui, avait droit à Luc 1:14 :
« Il sera pour toi un sujet de joie et d’allégresse, et plusieurs se
réjouiront de sa naissance. »
Je la détestais de me montrer sans cesse que la comparaison
n’existait même pas entre nous. Nous n’étions pas au même niveau et
je ne pourrais jamais rivaliser. Mais je détestais encore plus Adam
d’incarner tout ce que je n’arrivais pas à être pour elle.
— Non, je finis par dire. Je ne crois pas avoir déjà connu ça.
June dépoussière une étagère du bout des doigts en s’autorisant un
silence. Je peux sentir sa tristesse quand elle m’effleure du regard,
mais elle chasse cet air dans ses yeux en comprenant que cette réalité
ne m’atteint pas autant qu’elle.
— Moi oui, m’avoue-t-elle alors. Avant que mes parents
divorcent… j’étais heureuse. Et parfois… parfois je me demande
pourquoi on m’a accordé quelque chose pour ensuite me le retirer. Tu
vois ce que je veux dire ?
Parce que ma réponse ne vient pas, elle se met à rire nerveusement.
— C’est un peu ingrat de réfléchir comme ça.
— Non. Pas vraiment.
Mon regard semble la gêner, malgré la pénombre. Elle le fuit en
s’avançant dans la pièce suivante.
— Mais… je me dis que ce sentiment peut revenir si j’attends
encore un peu. Tout ça, ce sera bientôt derrière moi.
Son attention se disperse quand elle comprend ce que représentent
les lumières couchées sur les murs. Moi, je me moque bien de ces
molécules multicolores qui s’écrasent sur toutes les surfaces, y
compris sur nos vêtements, c’est elle que je dévisage. Je ne sais pas
d’où elle tire une telle résilience, ni pourquoi plus je la regarde, plus je
me dis que c’est exactement la fille qu’il me faut.
Profitant de l’absence de visiteurs, je lui attrape l’avant-bras.
— Shayn ! souffle-t-elle, surprise que je me montre aussi
entreprenant dans un lieu public.
Sa mise en garde ne me freine pas, j’ai quelque chose à lui donner.
Je me cale dans son dos et je soulève ses cheveux d’une main. Elle
cherche mon regard, sans comprendre où je veux en venir.
— Arrête de flipper. Tiens-les pour moi.
Elle m’écoute, sur ses gardes. J’attrape la boîte dans ma poche et je
sens toute la tension dans ses épaules. Elle surveille l’entrée, de peur
que quelqu’un arrive. C’est seulement quand la chaînette froide se
pose sur ses clavicules qu’elle cesse ses coups d’œil nerveux et lâche
prise.
— Désolé pour l’autre nuit.
Je réajuste le fermoir sur sa nuque.
— Ça m’arrive d’être un connard. Un gros connard, parfois.
La preuve, je voulais tout en même temps et je ne peux plus reculer,
maintenant que ça pourrait la mettre en danger.
Sans un mot, elle saisit le pendentif entre ses doigts, un papillon aux
finitions si délicates qu’elle semble avoir peur de l’abîmer. Les
animations visuelles faussent sa véritable couleur, un violet intense
qu’elle ne découvrira qu’en sortant d’ici.
Elle se tourne sans lâcher le pendentif. Les lumières passent
furtivement sur son visage et j’ai du mal à déterminer ce qu’elle
ressent en me fiant seulement à son regard, dans cette semi-obscurité.
Est-ce qu’elle craint que lui offrir un cadeau devienne une habitude
quand je commets une erreur ?
Je ne serais pas le premier à vouloir acheter son pardon.
— Je me suis dit que l’encre sèche, mais que les colliers restent.
Ses lèvres se fendent d’un sourire, comme si elle se l’autorisait
enfin.
— Comment tu as su ? Pour les papillons ?
— Toutes les filles aiment ça, non ?
Ma réponse de sale con ne me vaut pas de remerciement, mais c’est
tant mieux parce que je déteste qu’on tombe dans le sentimentalisme.
Ses yeux restent plantés dans les miens pendant quelques dangereux
instants durant lesquels l’idée de l’embrasser dans un lieu public ne
semble plus si mauvaise.
Parce qu’elle sait comme moi que nous avons déjà pris assez de
risques, elle finit par repositionner le pendentif sur ses clavicules avant
de décider de le camoufler sous le col de son uniforme, sans savoir
que, si j’ai choisi ce motif en particulier, c’est parce que les marges de
ses copies doubles en sont remplies.
On termine le parcours. La lumière qui règne avant d’arriver dans le
couloir est douce et presque voilée pour faire la transition avec le noir.
J’essaye de deviner son expression pendant qu’elle marche devant
moi.
— Tu ne m’as toujours pas dit ce qui t’était arriv…, commence-t-
elle, avant que sa voix s’éteigne brusquement.
Ivy a fait irruption devant nous, me rejoignant sans un regard pour
June. Malgré l’étroit couloir, j’en viens à douter qu’elle l’ait
remarquée.
— Tu as changé d’avis, Shayn ? Je pensais que tu allais fumer.
Elle saisit mon épaule d’une façon trop entreprenante pour
quelqu’un que je n’ai pas touché depuis des mois. Et suivant mon
regard resté fixé sur June, elle constate d’un ton léger :
— Oh. June est là aussi.
Au sourire suffisant qu’elle me lance, j’ai la confirmation qu’elle
l’avait bien aperçue.
— Vous regardiez la même exposition ?
— Ah, oui, marmonne June, sans pour autant se compromettre.
— Tu devrais retourner récupérer tes affaires au vestiaire avec les
autres élèves. C’est bientôt l’heure.
Et avant que June ait le temps de s’éloigner, Ivy me dit assez fort
pour être entendue :
— Je voulais te parler mais tu me fuis comme la peste. Tu as oublié
ton tee-shirt chez moi, l’autre soir.
Quoi ?
Mon regard cherche immédiatement celui de June. Elle se tourne
vers nous, les traits figés par la stupéfaction.
Non.
Non, non, non…
Sans me laisser l’occasion de contredire Ivy, elle s’éloigne et prend
les escaliers.
Je ne peux pas la poursuivre pour lui dire que ce n’est pas vrai.
Parce qu’en me préoccupant de sa réaction, j’ai déjà involontairement
confirmé ce que suspectait Ivy.
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23.

« Ceux censés nous aimer ne sont


pas toujours ceux qui nous aiment le mieux. »

June

— Referme la porte derrière toi ! me hurle Gaby à la seconde où


j’arrive dans le hall d’entrée.
Des couinements aigus me font baisser les yeux sur le parquet. Un
chaton roux qui semble à peine sevré se promène sur les dalles froides.
— Je l’ai appelé Stark !
Gaby a un genre de sourire nerveux plaqué sur le visage, comme s’il
avait impatiemment attendu mon retour pour m’annoncer la nouvelle.
Je n’ai pas eu le temps d’intégrer l’information qu’il ajoute :
— Tu sais ! Stark, comme dans Marvel !
J’ai encore espoir d’avoir mal entendu, ou mal compris.
— On est allés le chercher ce matin à l’animalerie, précise Suzan en
faisant irruption dans le vestibule.
Elle garde les bras croisés sur sa poitrine et guette ma réaction.
— Je n’avais pas école aujourd’hui, raconte Gaby. La prof était
malade.
— Je me suis dit que c’était l’occasion. Depuis le temps que tu veux
un chat. Pas vrai, Gab ?
— Vous auriez pu attendre.
Ce sont les seuls mots qui me viennent à l’esprit. Pato est mort il y a
seulement trois mois, après nous avoir accompagnés pendant des
années, mais nul besoin de se bercer d’illusions : je suis la seule à qui
il manque ici. Le sourire étrange de Gaby se dissout et il me regarde
désormais avec incompréhension parce que je refuse de partager leur
enthousiasme.
— Attendre quoi ? me demande Suzan froidement, comme si je
venais de lui donner l’occasion de me montrer son vrai fond.
— Que je parte à l’université.
Le chaton vient renifler mes derbys, attiré par l’odeur du cuir. Je me
sens presque mal de ne pas me pencher pour le caresser. Mais j’ai
l’impression que ça reviendrait à évincer Pato de ma mémoire, à passer
à la bestiole suivante parce que les animaux sont des jouets
interchangeables.
— Je sais que tu penses encore à Pato, mais ne sois pas égoïste. Tu
ne peux pas empêcher Gaby d’être heureux juste parce que, toi, tu es
triste.
Suzan incline la tête avec une moue qui veut me convaincre de sa
compassion, mais tout dans son regard traduit de l’animosité. Je
remarque alors le doux parfum épicé qui s’échappe de la cuisine,
embaumant peu à peu l’espace. C’est celui des hot cross buns, les
biscuits de Pâques préférés de Gaby.
Pato est mort et oublié.
On se débarrasse peu à peu de tout ce qui était relié à moi comme si
j’étais déjà partie. J’ai été habituée à pire sur l’échelle des horreurs
qu’on m’a fait subir dans cette maison, et sans doute que ces
changements qui s’opèrent sont naturels alors que mon départ
s’approche, mais je sens que la coupe est pleine.
Ils ont vraiment choisi le mauvais jour pour m’éclabousser avec leur
bonheur.
— Tu pourrais me répondre ! reprend Suzan.
Je pince les lèvres, sachant que, si je venais à les ouvrir, il arriverait
un malheur.
C’est juste une perche qu’elle me tend en espérant que je vais la
saisir.
— Ne fais pas cette tête, Gab.
Je reporte mon attention sur Gaby, constatant que son sourire s’est
complètement affaissé, et j’ai un pincement au cœur. Le chaton est
retourné près de lui, sentant qu’il ne trouverait pas chez moi l’affection
qu’il recherche. Je me déteste un peu d’être incapable d’esquisser la
moindre expression qui pourrait rassurer Gaby et lui faire comprendre
que ce n’est pas à lui que j’en veux. Mais, en réalité, je lui en veux
peut-être de ne plus jamais être du même côté que moi.
Il ne tente même plus de faire barrage, mais à quoi bon lui
reprocher ?
Ce n’est qu’un enfant qui a fini par choisir l’un des deux rivages, de
peur de se noyer dans nos histoires d’adultes.
— Waouh, bravo, June ! siffle Suzan en frappant des mains. Tu
arrives vraiment à tout gâcher ! Ça te fait plaisir de faire culpabiliser
ton frère comme ça ?
— Mon frère ? Je pensais que c’était juste mon demi-frère.
Désolée, Gaby.
Je n’ose même pas le regarder après l’horreur que j’ai crachée, juste
pour rappeler à Suzan qu’elle se contredit sans cesse. Elle me
sermonne quand je ressors en claquant la porte si fort qu’elle vibre
derrière moi. La réalité me rattrape soudain alors que je traverse le
jardin pour quitter la maison. Gaby va m’en vouloir, mais j’ai
l’impression d’être la seule personne saine d’esprit dans cette maison
de fous. Et sans Shayn, je n’ai personne avec qui oublier ce bordel
familial.
Mais on dirait bien que je devrais arrêter de compter sur lui, ou sur
qui que ce soit d’ailleurs.
Mes larmes jaillissent tout à coup et je ne vois plus rien au-delà de
cinq mètres. Je me tiens le ventre pour contenir le chagrin qui remonte
jusqu’à mon œsophage, à deux doigts de tout rejeter sur le trottoir.
Quand j’arrive au square, je suis soulagée de constater qu’il est
désert, comme c’est souvent le cas en fin d’après-midi. Le gravier
crisse sous mes pas lourds et je m’assois sur la balançoire en
m’accrochant aux lanières rouillées. Je les presse durement dans
l’espoir de me brûler la peau. Une douleur peut en atténuer une autre.
Mais ça ne fonctionne pas et cette satanée nausée continue de me
serrer l’estomac. Alors je pleure de plus belle face au terrain vague. La
municipalité ne s’en occupe plus depuis des années. Les herbes
atteindraient mes genoux si j’allais m’y aventurer, et la brise donne des
allures de vagues à cette étendue vert foncé.
Pato adorait s’y rouler quand il se déplaçait encore. Durant mon
enfance, ma mère le promenait pendant que je faisais de la balançoire.
Si elle était d’humeur, elle me poussait d’une main et le tenait en laisse
de l’autre. Ça demandait une certaine dextérité, ce qui nous faisait
souvent exploser de rire. En de rares occasions, mon père nous
rejoignait en rentrant du travail.
Quand elle est partie, venir ici est devenu douloureux pour lui. Il ne
s’y risquait pas. De toute façon, ça n’était pas son endroit de
prédilection, mais le nôtre. Certains soirs, il n’y avait plus que Pato et
moi jouant et en espérant qu’elle reviendrait.
Je contemple les restes de ce souvenir qui s’est écaillé avec le
temps, triste de ne plus trouver aucun réconfort dans ce parc que j’ai
toujours considéré comme mon refuge.
Les pieds ancrés dans les graviers, j’attends pendant un moment.
Les lumières de la fin de journée se mélangent et zèbrent le ciel
d’orange et de bleu profond. J’ignore ce que j’attends, les paupières
lourdes d’avoir pleuré, la gorge serrée et râpeuse, la tempe posée
contre les chaînettes froides. La température commence à chuter et je
frissonne, mais je ne parviens pas à me lever pour rentrer.
Ça fait juste trop à supporter.
— Ça te tuerait de répondre au téléphone ?
Sa voix m’extrait du cocon que j’avais créé. J’entends ses pas
progresser dans mon dos et je lui en veux aussitôt de ne pas avoir su
rester à sa place.
— C’est vraiment pas le moment, je lui reproche avant qu’il
m’atteigne.
En le voyant, tout mon abattement se mue en colère. Après qu’on est
rentrés du musée ce matin, j’ai passé ma journée à ressasser leur
interaction, à Watson et lui, en ignorant ses messages. J’ai fini par
éteindre mon téléphone car je n’arrivais pas à suivre en classe. Malgré
ça, un bourdonnement persistant emplissait ma boîte crânienne et
rendait ma concentration impossible.
— Tu es venu pour cette raison, l’autre soir ? je lui demande parce
que la question me brûle les lèvres. Parce que tu te sentais coupable ?
— Putain, non.
Il me dévisage comme si le simple fait de l’envisager faisait de moi
une cinglée. Ce constat me blesse tellement que je me lève pour le
contourner, mais il fait barrage en se postant devant moi et agrippe les
lanières de la balançoire. Son regard furieux se plante dans le mien.
— Écoute-moi.
— Tu es venu en plein milieu de la nuit pour essayer de coucher
avec moi, tout ça parce que…
— Je te jure que non ! Putain, je te demande juste de m’écouter !
La balançoire vacille sous l’impulsion de ses bras, et moi avec.
— Elle voulait nous tester. Tu ne comprends pas ? Je t’ai suivie dans
l’exposition. Elle l’a remarqué. C’est toujours comme ça, tu l’as dit
toi-même tout à l’heure. Même si j’essaye de m’en empêcher, c’est
évident que je te regarde.
Ses yeux qui me supplient de le croire ne se détournent pas des
miens. J’essaye de me relever avec plus de fermeté mais il me bloque
toujours avec ses genoux. Le collier qu’il m’a offert s’alourdit sur ma
poitrine, me rappelant sa présence. J’ai envie de l’arracher, mais j’en
suis physiquement incapable, alors j’explose.
— Bon sang, mais lâche-moi !
— Non ! Je vais pas te laisser croire ces conneries ! C’est injuste !
Je revois cette femme baladant sa main sur son épaule avec trop
d’assurance. Les mots qui accompagnaient ce geste m’ont fait tomber
de dix étages.
C’est encore arrivé dans un moment où tout allait bien entre nous.
— Tu sais ce qui est injuste, Shayn ?
Comme s’il avait pressenti mes reproches, il ne cherche pas à
m’interrompre.
— C’est que tu rendes tout vraiment difficile. Même quand j’essaye,
tu fais toujours quelque chose qui va tout gâcher. Je suis fatiguée.
Fatiguée d’être toujours au plus haut ou au plus bas, avec lui.
L’entre-deux n’existe pas.
Je ne suis pas certaine qu’être amoureuse doive ressembler à ça.
— S’il te plaît…, souffle-t-il. Je sais de quoi ça a l’air, mais je te
demande de me croire.
— Et comment je suis censée faire ?
Notre relation est si inconstante. Une perpétuelle compensation du
mal par le bien et du bien par le mal.
Il me fixe et j’ai la sensation que lui aussi se heurte à un mur
intérieur. Je baisse le regard sur mon collier, que j’ai arrêté de cacher
sous mon pull en rentrant du lycée. J’aime les papillons. Ils sont le
symbole du renouveau. Le signe qu’aucune situation n’est figée, si on
décide qu’elle ne devrait pas l’être.
J’aime les papillons, ou plutôt je les admire.
Eux ne craignent pas le changement et ses conséquences.
— Putain, j’aimerais que tu puisses entrer dans ma tête pour savoir
quelle place tu prends là-dedans.
Il resserre sa prise sur les chaînettes, effleurant mes cheveux du
revers de la main. Je déteste la façon dont, comme du sucre dans de
l’eau, ma rancœur se dissout instantanément à son contact.
— C’est toi, la seule personne qui compte pour moi. C’est toi et j’ai
jamais autant flippé à l’idée de perdre quelqu’un que depuis que je te
connais.
C’est dur de réussir à démêler le vrai du faux, surtout lorsque la
sincérité dans ses yeux m’atteint encore, malgré toute la haine que je
ressens pour lui.
— Je ne te ferais jamais ça. Il ne s’est rien passé avec elle, insiste-t-
il. Elle essaye de foutre la merde entre nous parce qu’elle se doute de
quelque chose. Putain, tu vas la laisser faire ?
Mon estomac se retourne en comprenant que j’en suis incapable. La
croire signifierait renoncer à Shayn pour la deuxième fois et accepter
que les choses qu’il m’a confiées et que nos instants passés ensemble
étaient encore des mensonges. Une connexion fondée sur du vide, si
facilement ébranlable. Moi, l’idiote retombée dans ce mirage.
Je ne suis pas assez forte pour me confronter à cette éventualité en
ce moment. Je préfère la repousser loin dans un coin de ma tête,
comme c’est souvent le cas lorsque ça le concerne. Je le laisse faire
quand il m’attire contre son torse. La fierté m’empêche de dire quoi
que ce soit d’autre. Ma voix vacillerait.
Un papillon ?
Je n’en suis pas un.
Je veux me convaincre que j’ai changé, mais je me suis condamnée
à rester l’une de ces chenilles qui se font écraser avant d’atteindre leur
stade final.
— Je ne te ferais jamais ça, répète-t-il, peut-être plus pour lui-même
que pour moi.
Le bruissement des arbres résonne au-dessus de nos têtes. Dans le
confort de ses bras, un étrange calme m’envahit et je me sens flotter
dans une zone de sédation, où tout ce qui fait mal a un peu moins
d’importance. Notre proximité ne laisse désormais plus place au doute,
mais je me fiche que quelqu’un nous voie.
Je me fiche de tout.
C’est l’un de ces jours trop tristes pour se soucier du risque qui nous
entoure constamment.
On se sépare. Je triture mes ongles. Le stress me les a fait ronger et
j’ai atteint la chair pour certains d’entre eux, mais je n’avais rien
remarqué.
— Ils ont pris un chat pour remplacer Pato, je lui confie doucement.
Incapable de composer avec cette réalité, je prends une grande
inspiration.
— Tu sais, c’était le chien de ma mère.
Le seul lien qu’il me restait d’elle.
Gaby savait que ça me blesserait, mais il a changé de camp depuis
longtemps.
Est-ce que j’ai tout sacrifié pour rien ? Toutes ces années passées à
l’aimer ne faisaient sans doute pas le poids face à sa mère.
— Suzan ne veut pas s’arrêter. Elle trouve quelque chose de
nouveau tous les jours. Et mon père ne fait rien pour l’en empêcher. Je
ne comprends pas comment on peut autant détester quelqu’un.
Il pousse un soupir qui ne contient que très mal sa colère.
— Bientôt, je te sortirai de là.
Il m’a à peine fait cette promesse qu’une voix altérée par le choc
résonne derrière lui.
— J’espère que c’est une blague…
En reconnaissant l’auteur de ces mots, mon monde se met sur pause
pendant un très court instant. La seconde suivante, on assène à Shayn
un violent coup au visage. Il l’encaisse dignement, tout en reculant sur
l’aire de jeux, suivi par mon père qui semble avoir agi par instinct. Je
me lève, prise sur le fait, avec la sensation que mon cœur va se
décrocher de façon imminente.
Nos regards se croisent. Le visage de mon père est déformé par la
fureur. Il lève la main et je recule en pensant que je suis sa cible, mais
il fait volte-face pour prendre Shayn en traître et reçoit en retour son
crochet dans la mâchoire.
— Ne le frappe pas ! j’ordonne à Shayn.
Mon père ne fait pas le poids face à lui. En le voyant comprimer sa
joue pour faire passer la douleur, j’ai l’impression de voir un vieillard.
Prise de pitié, j’amorce un pas vers lui, mais sa façon de me regarder
me coupe dans mon élan. Il plante ses yeux dégoûtés sur moi, comme
si la haine avait cessé de l’aveugler et qu’il était de nouveau capable de
me voir. J’essaye de réfléchir à ce que je pourrais bien lui dire pour
rattraper ce désastre, mais il est évident que le mal est déjà fait et
qu’aucun mot ne pourra l’apaiser.
— Toi et lui…, souffle-t-il. Tu es malade ?
Dans son dos, Shayn fait un pas pour me rejoindre près de la
balançoire mais finit par se raviser.
— Ces rendez-vous, ces menaces sorties de nulle part…
Incapable de bouger, je suis spectatrice du cheminement qui se fait
dans son esprit. Je me sens déjà coupable d’un verdict qui n’a pas
encore été prononcé, et chaque seconde qui passe dans le silence
devient plus insoutenable.
— Tu n’as pas honte ?
Sa question est posée sur un ton qui met davantage en doute ma
santé mentale que ma morale. Il éclate d’un rire forcé et nous regarde
tour à tour. Je suis encore près des balançoires alors que Shayn est à un
mètre de lui, dans le carré de graviers.
— J’aurais dû me douter qu’il s’intéressait trop à toi pour que ce soit
anodin. C’est ça, le genre de fille que tu es devenue ?
Un nouveau mur s’érige entre nous, mais je ne m’inquiète pas de sa
hauteur. À ce stade, ce n’est qu’un obstacle de plus dans notre relation
inexistante.
— Depuis quand ça dure ? Tu me dégoûtes ! éructe-t-il tout à coup.
Tu nous as menacés avec ce type. Tu as foutu le bordel dans cette
maison ! Bon sang, j’ai vraiment tout raté avec toi !
Shayn n’apprécie pas l’insulte et le pousse pour lui remettre les
idées en place. Mon père se défend un peu mais je sens que toute sa
haine est désormais dirigée contre moi.
— Ferme-la un peu et regarde-toi dans une glace, lui siffle alors
Shayn. Tu laisses ta femme frapper ta fille depuis des années. Ça ne t’a
jamais dérangé. Mais tu parles de son éducation ? C’est toi, le putain
de raté.
— De quoi tu te mêles ? lui rétorque mon père en se dégageant de sa
prise sur son col de chemise. Je vais te faire virer.
Il me défie du regard, animé par un éclat d’autorité.
— N’essaye même pas de le protéger ! Il est fini, June ! Et toi, tu
vas aller vivre chez ta mère ! Attends un peu !
Il lui suffirait de passer un appel pour nous rendre la vie impossible.
Ma réputation serait définitivement ternie. Celle de Shayn ? Je n’ose
même pas l’imaginer. On attribuerait à notre histoire qu’une seule
version : j’ai été manipulée par un adulte aux intentions malsaines.
Pourtant, je suis majeure, je devrais même être à l’université. Mais les
gens se moqueraient bien de savoir ce qui s’est réellement passé entre
nous, et de toute façon ça ne les regarderait pas.
Mon père nous dévisage encore une fois, la poitrine soulevée par les
spasmes de sa respiration surmenée. Il est sur le point de quitter le
square en me contournant mais je me réveille avant qu’il ne soit trop
tard.
— Si tu racontes ce que tu as vu, je parlerai aux services sociaux.
Il s’arrête. Surprise par ma propre déclaration, je vois son dos frémir
sous l’effet de la menace.
— Je te demande pardon ?
— Ce que Suzan me fait, je lui dis en prenant sur moi pour garder
une voix égale. Ça a commencé quand j’avais douze ans. Je vais tout
leur raconter. Je ferai parler Gaby.
Il fait brusquement volte-face et crache à mes pieds. L’insulte
dépasse l’entendement. Je n’en reviens pas. Humiliée, je fixe le crachat
qui a atterri sur les gravillons, mais je ne recule pas.
— Je t’ai protégé toute ma vie. Maintenant, c’est terminé.
Peut-être que je ne peux pas encore être un papillon, mais je ne veux
plus être une chenille.
— C’est pire que ce que je croyais, hurle-t-il. Il t’a lavé le cerveau !
Tu te retournes contre ta propre famille ? !
Il s’offusque de mon insurrection, alors que depuis le début c’est
moi qui encaisse. Au nom de quoi ?
De rien du tout. Je souffre sans rien obtenir en retour.
Je suis une sacrée idiote.
— Tu n’es pas venu ici parce que tu voulais me réconforter, pas
vrai ? je lui hurle en retour. Tu es venu parce que tu sais que Suzan a
encore exagéré, et tu voulais t’assurer que sa nouvelle idée pour me
blesser ne mettrait pas ton sale chantage en péril !
Il m’écoute, les épaules légèrement voûtées. Il a pris des rides, ces
derniers temps. Plus que les nuits courtes d’Emma, c’est sans doute la
fatigue de devoir gérer tous nos débordements.
— Et c’est toujours comme ça ! Tu ne réfléchis plus par toi-même,
c’est toujours elle que tu suis et que tu défends ! Tu ressembles à un de
ces insectes contrôlés par des parasites, merde, mais tu te vois ? ! Ce
n’est pas moi qui ai subi un lavage de cerveau, c’est toi !
Hors d’haleine, je répète, plus bas :
— C’est toi, papa.
Mais malgré mes accusations fondées, il ne trouve rien à me
répondre. Je me demande s’il ressent de la honte. Comprendre ce que
renvoient ses yeux est impossible.
— Va chercher des affaires pour cette nuit, me lance Shayn en
comprenant que notre discussion a atteint un point de non-retour.
— Tu restes ici, conteste mon père.
Quand c’est pour me donner des ordres, il retrouve sa voix.
— Non.
— Ne me désobéis pas !
Je l’ignore pour me diriger vers le portail du square, mais il insiste.
— Si tu franchis la porte avec tes affaires, n’espère même pas
remettre les pieds dans cette maison.
— Oh que si, intervient Shayn. Elle va revenir habiter chez elle
quand elle voudra, et certainement pas rester avec moi dans une
banlieue de merde. Si t’oses la jeter dehors avant l’obtention de son
diplôme ou laisser encore ta femme lever la main sur elle, ce n’est pas
elle qui vous dénoncera. C’est moi. Et je n’aurai aucun scrupule à le
faire.
Sa façon de le toiser me ferait froid dans le dos si je n’avais pas la
certitude qu’il ne le frappera plus.
— Je ne suis pas June, j’en ai rien à foutre de ton petit bonheur
personnel ou de l’équilibre de cette famille. Alors fais très attention à
tes futures décisions. Tu m’as compris ?
Par fierté, mon père garde les lèvres pincées sans le quitter des yeux.
— Je t’ai demandé si tu m’avais compris ?
Il a droit à un silence, mais c’est évident que mon père ne dispose
plus d’aucun argument à la hauteur. Il est menacé, et sa précieuse
famille a toujours été plus importante que moi.
— Prends quelques trucs et viens avec moi, m’ordonne Shayn, de
l’autre côté du carré de graviers.
Alors je l’écoute, parce que je n’ai aucune envie de passer la nuit
dans cette maison de malheur.
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24.

« Le début de la fin est souvent aigre-doux. »

June

C’est étrange de revenir dans son appartement.


Je pensais ne jamais y remettre les pieds.
La dernière fois que je m’y suis rendue, des flocons de neige avaient
recouvert les complexes de HLM et l’asphalte s’était transformé en
terrain de jeu. En près de quatre mois, peu de choses ont changé chez
lui, si ce n’est que la télévision a été remplacée par un modèle plus
récent et que le seau près du canapé a disparu. Les seuls vestiges de
cette fuite sont des taches légèrement jaunies, visibles si on lève le nez
au plafond.
— C’est nouveau, je m’entends commenter à propos du téléviseur.
Il retire sa veste d’un geste rapide et balaye ma question avec un
sujet plus pesant.
— Tu veux en parler ?
— Non, je rétorque du bout des lèvres. Je vais prendre une douche si
ça ne te dérange pas.
Sans attendre son approbation, je m’empare de mes affaires de
rechange et je marche jusqu’à la salle de bains, lieu de notre premier
baiser.
Il est sur le canapé lorsque je ressors seulement couverte de la
serviette que j’ai trouvée dans le meuble du lavabo. Son air lointain me
laisse croire qu’il est perdu dans ses pensées mais le craquement du
plancher sous mes pieds attire son attention.
Il paraît surpris par cette absence de pudeur, plus qu’inhabituelle,
mais m’épargne ses commentaires. Son regard reste rivé sur moi
jusqu’à ce que je le rejoigne pour m’asseoir à côté de lui. Les coussins
s’enfoncent sous mon poids et nos épaules se touchent. Il fait chaud
ici, presque trop, mais c’est agréable sur ma peau recouverte de
frissons. J’observe la condensation sur la porte-fenêtre du balcon, due
au linge propre qui sèche dans un coin de la pièce.
Au-dehors, le ciel est sombre, à l’image de mon état mental.
— J’ai fait à manger, me fait-il savoir.
Je n’ai pas besoin de jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule,
vers la table du salon, pour savoir qu’il dit vrai. Maintenant qu’il en
parle, je sens l’odeur caractéristique de la cuisson des pâtes : un
parfum de blé très délicat et presque inodore.
— Rien de très chic, désolé. J’ai pas eu le temps de faire les courses.
— Je n’ai pas faim.
— Ouais. Je m’en doutais.
Je m’en veux pour le manque d’entrain dans ma voix, qui sonne
davantage comme de la froideur que comme le reflet de l’intense
fatigue qui m’envahit. L’eau qui a longuement coulé sur ma peau n’a
pas réussi à dénouer les nœuds dans mon estomac. Sous la douche, je
n’avais qu’une seule pensée.
Les choses ne redeviendront plus jamais ce qu’elles étaient avec
mon père.
« Mon père ». Même dans ma tête, cette appellation commence à
sonner faux.
Je me demande quand il a arrêté de me considérer comme son
enfant et a décidé que j’étais un obstacle à son mariage.
Maintenant, le dernier espoir que je nourrissais en cachette au sujet
de notre relation s’est complètement éteint. Je dois accepter que les
liens du sang ne sont parfois rien d’autre que des croisements de gènes
aléatoires ne laissant aucune place à l’amour. Et ça me fait mal.
Il y a tellement de choses qui me rendent triste, ce soir.
— Tu l’as déjà enlevé ?
Avec son index, Shayn effleure mes clavicules, là où se trouvait
mon collier, exerçant une légère pression sur ma peau.
— Je ne voulais pas prendre le risque de l’abîmer sous l’eau.
Il retire ses doigts avec un naturel qui me porte à croire que ce geste
n’était pas calculé, et ricane.
— Pour qui tu me prends ? C’est de l’or, pas du toc.
Mes connaissances en matière de bijoux sont visiblement limitées.
Je ravale les aiguilles dans ma gorge et je me force à murmurer :
— Merci.
Et parce que je sens qu’il n’est pas certain de ce dont je parle,
j’ajoute :
— Merci de m’avoir défendue.
— J’ai rien fait, tu sais.
Il me fixe de cet air faussement nonchalant, mais la sollicitude dans
ses yeux le trahit. Il essaye d’évaluer mon état, de savoir si mon calme
n’est qu’une façade avant que je ne m’effondre et qu’il ne doive me
ramasser à la petite cuillère.
Autant de prévenance m’irrite, et sans doute que ça se voit. C’est
usant d’être considérée comme une petite chose fragile qui tient encore
debout par miracle mais qui pourrait voler en éclats à la moindre
secousse.
Il soupire en se refonçant dans le canapé.
Est-ce que mes problèmes l’ennuient ?
Il est toujours en train de m’aider, mais ça doit être éreintant
d’essayer de sauver quelqu’un dont la vie se complique de jour en jour.
Surtout quand lui aussi cherche à se maintenir la tête hors de l’eau.
Cette ambiance entre nous devenue chronique est un poison qui agit
lentement mais efficacement, et ce soir, j’ai l’impression qu’on
commence à en sentir les effets.
C’est bien pour ne pas être un poids pour les autres que j’avais
l’habitude de tout garder pour moi.
Mon regard se pose sur lui. Watson l’a touché avec une possessivité
qui m’a mis l’estomac en vrac. Watson. Watson, avec ses cheveux
épais et ses hanches larges. Watson et ses ongles toujours parfaitement
soignés, alors que j’ai rongé les miens jusqu’au sang sans même m’en
rendre compte. Elle, elle n’est sans doute pas un nid à problèmes.
Plus j’y pense, et plus j’ai la sensation que ce trou dans ma poitrine
s’élargit et va bientôt engloutir tout le reste.
Alors, sans aucun préambule, j’embrasse Shayn. Il me rend mon
baiser avec une intensité qui me décharge un peu du poids que je
ressentais, mais ce n’est pas assez et j’approfondis notre étreinte en
prenant appui sur sa cuisse. J’ignore ce qu’il me prend tant c’est
confus dans ma tête. Ma seule certitude est que je veux effacer la
possibilité qu’il ait entrepris quoi que ce soit avec une autre. Tout
comme je voudrais dissoudre la tristesse qui a fusionné avec moi,
rendant tout aussi lourd et douloureux.
— Eh, me freine-t-il en me sentant brûler les étapes.
Malgré tout, je continue de l’embrasser en essayant d’ignorer les
images qu’elle est venue graver sous mes paupières avec ses sous-
entendus. Je sais que j’ai tort de la laisser graviter entre nous alors que
le malentendu est censé être réglé, mais c’est plus fort que moi. Je les
hais d’avoir eu une histoire ensemble avant que j’entre dans l’équation.
Non, ce que je hais, c’est ce nouveau coup qu’elle est venue porter à
ma confiance en lui déjà fragilisée. Au moins, me concentrer sur ma
jalousie m’aide à ignorer tout le reste.
— June… C’est une mauvaise idée.
J’aimerais être sourde pour ne pas l’entendre me rejeter. Il n’a pas le
droit. Pas maintenant, alors que plus aucun retour en arrière n’est
possible avec ma famille et que Watson a affirmé ce matin avoir
couché avec lui.
Je saisis sa main et la pose à l’intérieur de ma cuisse avant qu’il ne
puisse en dire plus. Ses doigts se crispent contre ma peau brûlante et sa
respiration se bloque. Je sens que cette initiative ne le laisse pas
indifférent.
— June, putain, peste-t-il, semblant lutter contre lui-même pour
s’empêcher de me toucher.
Il éloigne tout à coup son visage et plante son regard sur moi.
— Je sais ce que tu fais. Et je n’aime pas ça.
— Qu’est-ce que je fais ?
Je pose la question alors que j’en ai parfaitement conscience.
— Tu essayes de coucher avec moi à cause des conneries que cette
fille est allée te raconter. C’est mort. Je ne vais pas en profiter alors
que t’es dans cet état.
— Arrête d’avoir pitié de moi.
Je sens le sang affluer à mes joues. J’ignore si c’est la honte ou la
colère. Sans doute un mélange des deux.
— Je n’ai pas pitié.
— Ah non ? je rétorque plus méchamment qu’il ne le faudrait
lorsqu’il se lève.
— Non.
— Mais admets-le, au moins !
— Admettre quoi ?
— Que tu en as marre de tous ces problèmes ! Que tout ça est
vraiment trop compliqué !
— Ce dont j’ai marre, c’est de ta putain de famille de merde ! Ta
putain famille de merde qui fait chaque jour pire !
Il a explosé si fort que ça me surprend. Je me renfonce dans le
canapé, ramenée brutalement à la réalité. Il roule alors des épaules
dans une vaine tentative de se relaxer. Je fixe les muscles qui
transparaissent sous son tee-shirt noir.
— Mais tu le sais déjà, marmonne-t-il plus calmement. Ça n’a rien à
voir avec toi.
Il soupire.
— Et tu sais ce qui m’énerve encore plus ? C’est que je le vois sur
ton visage. À quel point tu te sens coupable d’avoir mis ton père face à
ses responsabilités.
J’ai conscience qu’il a raison. La jalousie me sert d’excuse pour
oublier. Je suis en train de déporter le problème.
— Tu devrais juste te reposer. Parce que ça ne va pas du tout, même
si t’essayes de te convaincre du contraire.
Il attrape l’un de ses survêtements en train de sécher sur l’étendoir et
le pose sur mes genoux. Le logo Nike est un peu décoloré. Je reconnais
l’ensemble qu’il m’avait prêté pour ma première nuit ici.
C’est fou, comme tout a changé depuis.
Il ne reste plus grand-chose de la fille que j’étais il y a quelques
mois.
— Habille-toi si tu veux me laisser une chance d’aligner mes actes
sur mes paroles.
Il se tourne pour me laisser de l’intimité. Je porte le tissu gris à mon
nez, attirée par le parfum encore frais de lessive qui en émane. Le
pyjama que j’avais apporté m’attend sagement dans la salle de bains,
mais l’idée de mettre ce jogging trop grand pour moi est bien plus
réconfortante. Je dénoue ma serviette et enfile le haut tout en lui
avouant :
— Je n’arrête pas de penser… qu’il va me détester pour toujours à
partir d’aujourd’hui. Parce que c’est toi que j’ai choisi.
Il prend une lourde inspiration.
— Mais c’est quand la dernière fois que lui t’a choisie ?
Il y a trop longtemps pour que je m’en souvienne.
— Tu ne devrais pas avoir de remords. Lui n’en a jamais eu.
Je mets le pantalon, soudain rattrapée par le froid.
— Et ce n’est pas moi que t’as choisi, June. C’est toi. Tu t’es choisie
toi.
Il se rassoit à côté de moi et caresse une mèche de mes cheveux.
— Tout à l’heure, tu m’as demandé pourquoi ils te détestaient
autant. Je crois que c’est parce que t’es trop facile à aimer.
— Trop facile à aimer ?
— Ouais. Les gens qui craignent tes qualités ont juste peur de leurs
propres défauts.
Sa théorie m’arrache un sourire, qui disparaît quand je me rappelle
que mon père a tout découvert.
— Je pensais que ça irait mieux si je lui disais tout ce que j’avais sur
le cœur. Mais ça fait toujours aussi mal.
— Je sais.
J’appuie ma tête sur son épaule, rassurée, dans le fond, qu’il n’ait
pas profité de l’ouverture que je lui ai laissée. Je me dis que ce Shayn
assis à côté de moi n’oserait jamais me trahir. Et j’espère que j’ai
raison.
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Honnêtement ? J’en sais rien. Mais tu dois te préparer au pire. Ça
va être la merde chez toi.
— Plus que maintenant ?
— Ouais. Peut-être qu’il va vraiment essayer de t’envoyer chez ta
mère.
— Il n’osera pas. Il a peur de ce que je pourrais raconter aux
services sociaux.
— Dans tous les cas, il n’a pas besoin de me faire virer. C’est moi
qui vais me casser de Sherborn. Tout ça commence à craindre.
Mon cœur se serre. C’est ce qui serait le plus raisonnable, mais je
me suis habituée à sa présence au lycée. Je veux en profiter tant qu’il
est encore là. Tous les éléments s’alignent pour nous faire passer un
message que je ne veux pas écouter.
Je n’aime pas que la bulle que nous avons créée soit menacée par le
monde extérieur.
On peut continuer d’exister sans qu’ils viennent s’immiscer entre
nous, pour désapprouver une relation qu’ils ne pourront jamais
comprendre.
Oui, ils s’évertueront à la condamner.
Ce sera toujours nous contre les autres.
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25.

« C’est dans le désespoir que naissent


les traîtres. »

Shayn

— S’il y a le moindre problème, appelle-moi.


Elle acquiesce lentement tout en gardant son sac sur ses genoux.
J’ai un regard en direction de la maison qui surplombe les haies bien
taillées. Les lumières sont allumées à l’étage mais il ne fait pas encore
nuit. Elle tombe plus tard depuis que le printemps a remplacé l’hiver.
Est-ce que quelqu’un épie ma voiture garée à l’arrache sur le trottoir
par l’une des fenêtres de la façade principale ? Si c’est le cas, June
ferait mieux de descendre pour éviter les reproches.
Ses escapades depuis une semaine donnent matière à commérer. Elle
ne repasse chez elle que pour récupérer des affaires. Dans la froideur
de sa maison, plus personne ne lui adresse la parole. Les cartes sont sur
la table, et pourtant impossible de savoir quel accueil sa famille lui
réservera.
— Alors on se voit demain.
C’est une question que j’entends dans sa voix. Elle se demande
pourquoi je la raccompagne chez elle alors que j’aurais pu l’héberger
au moins pour une nuit encore. Mais je serai absent une bonne partie
de la soirée et je n’aime pas qu’elle reste seule dans mon appartement.
Chase est finalement revenu vers moi avec des indications : je dois
rejoindre Marlon à 22 heures aux abords de Brixton.
Chase sait de source sûre que les mecs de Hackney stockent leur
réserve dans un entrepôt abandonné. On est censés y foutre le feu. Je
ne sais pas vraiment à quoi m’attendre une fois sur place. Il aime bien
donner des indications vagues, parce que ce n’est pas lui qui se met en
danger.
— Ouais, j’affirme en reportant mon attention sur June. Demain.
À ces mots, son regard se voile de tristesse. Demain sera mon
dernier jour. Je vais poser ma démission sans préavis et m’échapper de
Sherborn. Weber ne sera pas enchanté par ma visite dans son bureau
mais je préfère ne pas prendre de risques, même si mon départ
confirmera les soupçons d’Ivy. Dernièrement, elle me dévisage chaque
fois qu’on se croise. Sauf que, sans preuves, elle n’ira nulle part.
June semble décidée à retarder le moment. Elle fouille dans la boîte
à gants et hausse les sourcils en constatant que les Tic Tac de ce
fameux soir sont encore là.
— Allez, sors d’ici avant que ton père pète un câble, je la raisonne
face à son sourire gêné.
Je suis sûr qu’il nous observe grâce à la caméra de surveillance.
Si ça ne tenait qu’à moi, je resterais avec elle pour jouer avec ses
nerfs quelques heures supplémentaires. Il faut dire que l’appart est
moins moche en sa présence. Si la fin de l’année scolaire ne se
rapprochait pas à grands pas, j’aurais déjà dégagé de ce trou à rats pour
trouver un endroit plus confortable. Mais je n’ai pas vraiment eu le
temps de m’en préoccuper.
J’ai surtout caché l’avance que m’a donnée Chase quelque part où
personne ne la trouvera.
June détache sa ceinture, se décidant enfin à sortir. Je reçois un
message de Sarah au moment où la sangle est avalée par le mécanisme
de sécurité. Mon expression change sûrement, parce que June me
demande :
— Ça va ?
— Moi ça va, je réplique en fixant les mots m’indiquant l’heure du
décès. Mon beau-père est mort.
À 13 heures, apparemment. Sarah raconte que, comme s’il le
pressentait, il s’est accordé un dernier verre de whisky avant de partir
pour l’autre monde. C’est une fin digne de lui.
Ils l’enterreront dans deux jours. Le message ne le dit pas
explicitement, mais je sais bien que Sarah voudrait que je saute dans le
premier avion pour New York. Je vais encore la décevoir en ratant
l’événement. La distance est une bonne excuse.
— Je suis désolée, marmonne June.
— Ne le sois pas. Je l’aimais pas de son vivant, mais peut-être que
j’apprendrai à le faire sur sa tombe.
Je me demande si Adam assistera à la cérémonie. J’ai cru
comprendre qu’il en avait eu assez de jouer au fils parfait. La prison
l’a transformé. Tant mieux pour Dean. Hormis ses quelques
compagnons de beuverie, il n’y aura que ses enfants biologiques pour
le voir descendre sous terre ; il les aimait certainement un peu plus que
les autres.
Même si « un peu » chez lui signifiait trois fois rien.
— De toute façon, j’ajoute d’une voix plus basse, les gens arrêtent
de te faire chier quand ils sont morts.
Enfin, dans la plupart des cas.
— J’imagine qu’il était mauvais avec toi.
Je recule dans mon siège, balayant du regard l’allée calme de son
quartier résidentiel.
— Il a toujours utilisé mon argent pour ses petits plaisirs personnels.
C’est quasiment moi qui devais m’occuper de sa fille.
— Ta… demi-sœur, c’est ça ?
— Sarah, je réponds à la question qu’elle n’a pas osé formuler.
— Tu l’as mentionnée une fois, dans le square.
— Hein ?
— Le soir de notre rencontre. Tu as dit que tu ne laisserais pas ta
sœur traîner dans un square pourri à 3 heures du matin.
— Tu te souviens de tout ce que je te dis ?
— Je ne pensais pas que tu étais du genre à t’occuper de tes frères et
sœurs.
— Pas de tous, j’admets en songeant à Isaac, que je n’ai jamais eu
l’occasion de connaître. Mais d’elle oui.
Ça va faire plus d’un an qu’on ne s’est pas vus. À part envoyer de
l’argent pour compenser mon absence, on ne peut pas dire que j’ai fait
grand-chose. Et maintenant, elle devra même essuyer ses larmes toute
seule à l’enterrement de son père.
— Enfin bref, je marmonne avant d’être rattrapé par la culpabilité.
Dean fait… faisait, partie de cette catégorie de gens-là. Les parasites.
Je lui lance un regard entendu.
— T’en sais quelque chose.
— Je me demande pourquoi ils font des enfants s’ils ne savent pas
s’en occuper, soupire-t-elle en faisant rouler une de ses mèches auburn
sur sa poitrine et en la fixant d’un œil absent.
— Certains veulent qu’on leur soit redevables. C’est un
investissement sur le long terme.
— Peut-être. Ma belle-mère voudrait juste de sa petite famille
parfaite. Je suis un supplément non désiré. Du genre…
Elle tire sur ses cheveux, à la recherche d’une métaphore adaptée.
— Le caissier du McDo l’a rajouté sans le faire exprès sur sa
commande et elle a dû le payer quand même.
— Mais t’étais là avant. Donc ça ne marche pas.
— Je sais, admet-elle après avoir émis un son approbateur. Je crois
que je me suis juste habituée à l’idée que c’est moi qui suis de trop.
Qui pourrait se sentir à sa place dans une maison pareille ?
— On en a, de la chance.
Elle ne peut pas s’empêcher de sourire devant mon ironie. Et,
comme si elle venait de se souvenir de la façon dont on a passé ces
derniers jours, dans l’intimité presque effrayante d’un vrai couple, elle
détourne vivement les yeux. Mais ça ne sert à rien, parce que j’ai eu le
temps de capter cette nuance différente sur son visage.
J’ai réussi à vivre avec elle sans la toucher et on a des conversations
existentielles sans que ça me donne envie de me tirer une balle dans la
tête. Quelque chose a changé entre nous et il serait idiot de nier
l’évidence. Je me demande si, dans ces moments-là, on est obligés de
se dire les choses clairement pour s’assurer qu’elles existent.
Elle met sa main sur la poignée et m’interroge d’un ton qui veut me
cacher son inquiétude :
— Tu vas sûrement devoir repartir aux États-Unis.
Honnêtement, je devrais, pour Sarah. Mais Dean ne mérite pas le
déplacement et je connais une fille ici qui a plus besoin de moi.
— Non.
— Vas-y, si tu dois y aller. Ne te sens pas obligé de…
— Rentre.
Ça fait plusieurs minutes qu’on est stationnés devant leur portail.
C’est vraiment de la provocation, à ce stade.
Elle pousse alors un soupir vaincu et dépose un rapide baiser sur
mes lèvres.
— On se voit demain à Sherborn, je lui assure avant qu’elle referme
la portière.

Perdu au milieu d’une zone industrielle, le hangar désaffecté s’étend


sur une dizaine de mètres. Il n’est pas aussi grand que ce que
j’imaginais. J’ai laissé la voiture fournie par Chase sur le parking d’un
commerce de textiles adjacent pour ne pas éveiller les soupçons et
nous avons fait le reste à pied.
Un véhicule vide est garé près du hangar. Ça laisse penser qu’il y a
peut-être quelqu’un à l’intérieur. Pour l’instant, aucune lumière n’est
visible depuis les fenêtres de toit, mais il vaut mieux rester prudents.
Nos pas qui foulent le béton défoncé alourdissent le silence de la
nuit. Je n’entends que le ressac continuel de l’essence dans nos bidons
pendant qu’on fait le tour du bâtiment. Après avoir constaté qu’il n’y a
qu’une seule entrée, je m’en approche. C’est une lourde porte en acier
impossible à ouvrir à moins de scier les gonds. J’ai bien essayé de la
pousser mais, sans surprise, elle est verrouillée. Je colle mon oreille
contre la paroi, essayant d’entendre du bruit de l’autre côté, mais
seules des vibrations sont perceptibles. Je réalise qu’elles sont causées
par le martèlement inconscient des pieds de Marlon.
Il s’arrête lorsque je lui lance un regard en biais. Ses doigts qui
pressent les poignées de ses deux bidons d’essence m’en disent long
sur son état de nervosité. Avec nos cagoules, tout passe par les yeux ou
par le langage corporel.
— Putain, marmonne-t-il, ça va suffire d’enduire les murs
d’essence ?
— Non. Ils sont métalliques. Je vais devoir casser une fenêtre du
toit.
— S’il y a des gens… ils vont forcément t’entendre. Ou te voir.
— Je sais. Mais je n’ai pas vraiment le choix.
Il faut agir vite.
Je fais cramer cet entrepôt et j’en aurai fini avec Chase. Je me fiche
de savoir s’il me payera le reste du montant qu’il me doit, tant que je
m’acquitte de cette mission pour lui. Mais je le sais au fond de moi :
tant que je n’aurai pas quitté le Royaume-Uni, je n’aurai pas la
certitude que c’est vraiment terminé.
— Fais attention, me lance Marlon en me voyant m’éloigner.
Derrière le local, je monte sur un bac à poubelles pour atteindre la
gouttière. Le bâtiment n’est pas très haut, six mètres tout au plus.
L’équivalent d’une maison à deux étages. Debout sur le conteneur, je
me hisse sur le rebord du toit. Mes mains glissent avec les gants mais
je pousse dans mes bras en priant pour ne pas perdre l’équilibre et faire
du bruit.
Ne pas savoir si le local est occupé rend l’expérience plus
anxiogène. Il y avait bien des gens qui gardaient le shit quand on s’est
rendus dans cette maison en travaux. Je soupçonne ce plan d’être un
nouveau piège de Chase qui nous envoie tout droit vers notre mort.
En arrivant en haut, je pose un pied sur la charpente en prenant
garde de ne pas y mettre tout mon poids. La structure métallique me
semble solide, mais ce n’est pas ce qui m’inquiète. J’aimerais éviter
que quelqu’un sache que je suis en train de me balader au-dessus de sa
tête. Le toit, légèrement en pente, est facile à escalader. J’atteins les
fenêtres, situées au sommet, créant une ligne plate en verre, et me
penche par-dessus l’une d’elles. La lumière de la lune éclaire à peine
l’environnement et je dois me coller contre les carreaux pour
distinguer quelque chose.
Des montagnes de cartons sont empilés dans le hangar, tellement
entassés les uns sur les autres que les chemins laissés pour passer à
travers sont sinueux par endroits. Il y a quand même un espace vide au
centre de l’entrepôt, avec deux ou trois chaises défoncées laissées par
les guetteurs. C’est très mal surveillé.
Pour combien il y en a, là-dedans ? Je parie sur un nombre à cinq
zéros. La perte de cette cargaison rendra fous les concurrents de Chase,
et qui me garantit qu’il ne nous rejettera pas la faute sur le dos ? Mais
je n’ai pas vraiment le temps d’y réfléchir. C’est le problème des actes
dans lesquels on s’engage sans en mesurer les répercussions.
Je redescends en bas du toit, en équilibre sur la surface pentue, pour
retrouver Marlon qui m’attend, deux bidons au bout des bras, deux
autres à ses pieds.
En remarquant ma silhouette se dessiner en hauteur, il m’en lance un
premier. Je le rattrape, et s’ensuit notre échange de combustible. Le
dernier bidon me manque de peu et s’écrase sur la charpente avant
d’être retenu de justesse par la gouttière, créant un écho métallique qui
fait hoqueter Marlon.
— Je n’ai pas vu de lumière à l’intérieur, je lui indique sans
m’attarder sur son erreur de trajectoire. Mais reste sur tes gardes. Dès
que j’aurai balancé le Zippo, on se casse.
— D’accord, acquiesce-t-il avant de jeter un regard nerveux par-
dessus son épaule.
— Retourne devant et surveille les allées et venues.
Chargé des bidons d’essence, je pousse un soupir et remonte sur le
châssis. Je vais utiliser la crosse de mon arme pour briser un carreau.
Je regarde une dernière fois à l’intérieur avant de me lancer. Un seul
coup suffit à détruire le simple vitrage, poussiéreux et devenu instable
avec les années. Un premier trou se forme dans la vitre, et j’entends les
éclats de verre tomber sur le sol. Après un nouveau coup de crosse
pour parfaire l’ouverture, je décide que c’est suffisant et je
débouchonne le bidon d’essence avant de déverser l’entièreté du
contenu à travers les débris. Le liquide s’écoule sur une pile de carton,
créant des petites zébrures.
Lorsque j’ai terminé, je jette les bidons à l’intérieur pour de ne pas
laisser de traces, j’extirpe le Zippo de ma poche et l’allume
directement. Mes gants empestent l’essence, même si j’ai veillé à ne
pas laisser de coulures les imprégner. La flamme orange illumine
l’obscurité.
Je la laisse tomber sur la pile la plus haute.
La flamme ne s’éteint pas malgré la distance qui la séparait des
cartons, et la première pile s’embrase d’un seul coup, rapidement
suivie des autres. Je reste hypnotisé durant quelques secondes par le
spectacle en contrebas, avant qu’une fumée dense remonte par
l’ouverture et qu’une odeur de brûlé me force à reculer pour ne pas
l’inhaler.
En un rien de temps, la chaleur de l’incendie remontera dans les
combles et la charpente chauffera à blanc. Elle ne va pas brûler et
s’effondrer tout de suite, mais je ferais mieux de dégager. Alors que
j’ai à peine fait deux pas, j’entends une détonation couvrir le
crépitement des flammes.
Marlon.
Mon premier instinct est de courir jusqu’à la voiture, mais un
soupçon de remords s’insinue en moi à l’idée de le laisser se noyer
dans son putain de sang, comme Mikey. J’hésite puis avance sur le
devant du toit pour me faire une idée précise de la situation en espérant
que la ou les personnes qui se sont jointes à nous ne me remarquera
pas. Mais contrairement à ce que je pensais, ce n’est pas la silhouette
de Marlon qui est couchée en se tenant le ventre.
Il pointe encore son arme sur le nouvel arrivant, à côté duquel gît un
sachet de fast-food qui s’est déchiré et renversé lors de sa chute. Un
gobelet de soda a roulé plus loin. Marlon lève les yeux vers moi, sans
rien dire. Incrédule, je repasse par la poubelle et fais le tour du
bâtiment pour le rejoindre.
— Je crois qu’il est mort, lâche-t-il de but en blanc lorsque j’arrive à
sa hauteur.
— Qu’est-ce que t’as foutu…, je siffle en fixant le corps devenu
complètement immobile.
L’homme baigne dans son sang. Dans la pénombre, je suis incapable
de voir les traits de son visage, et le silence nous écrase. De la fumée
commence à s’échapper de la lourde porte en fer du hangar.
— Il est arrivé par-derrière…, me raconte Marlon d’une voix
hébétée. Je sais pas… j’ai rien compris. Il a sorti sa main. J’ai cru qu’il
m’avait vu. Mais en fait… en fait c’était… c’étaient ses clés…
Je me penche au-dessus du corps, constatant que le type tient encore
entre ses doigts le trousseau qui lui aura coûté la vie. Ses écouteurs
pendent sur son tee-shirt. Son survêtement de Manchester City, ses
Nike ACG et sa silhouette svelte portent à croire qu’il n’a qu’une
vingtaine d’années.
— Ne le touche pas, je lance à Marlon quand il s’approche
lentement pour prendre son pouls.
J’évite la flaque de sang, le liquide poisseux ne doit pas imprégner
mes baskets. Quand je passe la lampe de mon téléphone sur son
visage, je découvre deux yeux vitreux écarquillés dans notre direction,
au milieu de traits juvéniles.
Ce n’est qu’un guetteur qui est allé chercher à manger dans un fast-
food de la zone industrielle, sans s’attendre à avoir de la visite en
revenant dans le hangar.
Derrière la porte en fer, la fumée devient plus insistante, s’échappant
par les interstices. Ce signal me sort de mon état de prostration.
— On ne peut plus rien faire, j’affirme en me redressant. On ne
devrait pas traîner ici. La police pourrait se pointer.
Je tire Marlon par le bras pour le ramener vers moi alors qu’il fixe
encore la dépouille sans décocher un mot. Enfin, la réalité sonne à la
porte et je suis le premier à me mettre à courir sur le parking pour
m’éloigner. Ses pas finissent par se mêler aux miens après quelques
instants.

Sur l’autoroute, la tension atteint son paroxysme. Depuis que


Marlon est monté dans la voiture, son cerveau s’est débranché. Il garde
le regard ancré sur les points lumineux des barrières de sécurité.
Cette fois, l’image de ce corps sans vie ne me hante pas, et je ne
veux pas m’y habituer. Ça devient lourd de côtoyer les mauvaises
personnes. D’être mêlé au malheur et à la mort.
On gagne les routes du centre-ville pour rejoindre Chase à Camden.
Mes paumes sont moites sur le volant. Je fixe le feu en attendant qu’il
passe au vert tout en jetant de rapides coups d’œil dans mon
rétroviseur.
— Peut-être qu’il aurait tiré aussi. De toute façon, c’était toi ou lui.
Je lui lance un regard, espérant l’arracher à son état second.
— Non ? Dans la vie c’est toujours toi ou les autres.
Il ne réagit pas, réduit à l’état de zombie. Il n’a jamais été très
loquace, comme moi, mais son apathie actuelle révèle des pensées plus
sombres. Elles sont en train de l’engloutir.
— Tu peux t’arrêter quelque part ? J’ai envie de vomir, me
demande-t-il sans lâcher le vide des yeux.
Je l’écoute en me souvenant de ce qui s’est passé dans le parc,
l’autre fois. Je gare la voiture sur un trottoir, près d’un abribus déserté.
Les transports en commun ne circulent plus à 1 heure du matin.
Il laisse son arme sur le siège et se lève en trombe avant de se
pencher au-dessus du trottoir, plié en deux, mais rien ne sort. Je louche
sur le Glock qui s’est enfoncé dans le tissu gris. Il ne devrait pas se
montrer aussi imprudent. Dans ces rues mal fréquentées, il y a plus de
chances d’être contrôlés. Et malheureusement pour nous, on a la
dégaine de gens qui se font arrêter.
« Tu es rentré ? »
C’est June. Je relis le message, pinçant les lèvres, prêt à lui mentir
pour la rassurer. Mais elle n’est pas idiote. Elle se doute bien que je
traîne dans les mauvais endroits.
Elle me devance.
« Ici, c’est très silencieux. Gaby n’a toujours pas le droit de me parler. »
Depuis que son père nous a surpris, elle est officiellement devenue
une pestiférée. Ils ont trouvé une punition qui ferait plus de dégâts que
toutes les précédentes. La priver de son petit frère.
Je commence à taper une réponse quand j’entends Marlon déglutir
violemment. Il se tient à une clôture au-dessus d’une haie de fleurs qui
ignorent qu’elles seront bientôt souillées par son vomi. Mais la
régurgitation qui le soulagerait ne vient pas malgré ses haut-le-cœur
récurrents. Je range mon téléphone et sors de la voiture en claquant ma
portière. Il règne un calme étrange dans la rue. J’entends des jeunes
crier plus loin sur l’avenue, ivres ou simplement excités. C’est presque
la même chose.
— Tu devrais boire de l’eau, je lui conseille. Il doit bien y avoir un
distributeur quelque part.
Il soupire de toutes ses forces, les deux mains accrochées à la
clôture. Je m’adosse contre celle-ci en comprenant que ça risque de
durer encore un moment, observant les deux silhouettes féminines qui
redescendent le long du trottoir d’en face, visiblement habillées pour
aller en soirée.
— Je le sens pas, tu sais. On ferait mieux de ne pas y aller. Je m’en
tape de son argent, il va probablement nous prendre en traître à la
seconde où…
Je m’interromps en pleine phrase. Une douleur fulgurante m’a
traversé l’abdomen. Je n’ai jamais rien ressenti de pareil.
Comprenant ce qui vient de se passer, je baisse les yeux sur la main
de Marlon. Sa lame ressort aussi vite qu’elle est entrée en moi, et la
douleur se démultiplie.
Il vient de me planter.
Il recule alors sur le trottoir, butant contre la voiture, le visage
déchiré par une expression d’horreur.
Je passe une main sur mon tee-shirt et fixe ma paume couverte de
sang avec l’impression qu’une chaleur insoutenable s’est étendue à
l’ensemble de mon corps.
— Espèce… de fils de pute, j’arrive à articuler, étourdi par la
sensation de milliers d’aiguilles se logeant dans mes jambes.
Il continue de me fixer avec ce visage de coupable. Ça ne change
rien au résultat. Je ne sais pas quel organe il a touché, mais les effets
sont immédiats. Chaque inspiration fait sortir plus de sang, et le liquide
poisseux et épais coule avant de gicler à mes pieds.
Je me laisse retomber contre la clôture.
— Chase… il me laisse pas le choix, me confie-t-il, le souffle en
lambeaux.
Ses lèvres bougent pour me raconter une possibilité que j’avais
complètement ignorée. Que Chase nous retourne les uns contre les
autres. Je me suis laissé avoir par l’impression qu’on était une équipe
et qu’on combattait la même personne.
Mais il n’y a pas d’amitié dans ce milieu.
Que des putains d’imposteurs.
— Je suis désolé, Shayn. Je te jure…
J’essaye de garder les yeux ouverts, même si ma vision qui se
brouille rend cela inutile et désespéré.
— Il a dit que c’était le seul moyen pour que vous soyez quittes.
Si Chase est en vie, ma mort ne relève plus du principe d’équité.
Mais je n’ai pas la force de lui dire ça. Je compresse ma plaie d’une
main, bien que je sente que c’est déchiré à l’intérieur et que ça ne sert
à rien.
Peut-être que je vais crever sur ce trottoir.
Chase sera heureux de savoir qu’il nous a bien dressés ; on s’est tous
bouffés entre nous, comme des chiens enragés.
— Ce putain d’argent qu’il t’a donné, prends-le et barre-toi loin
d’ici…, me souffle Marlon.
Il me lance un dernier regard qui vomit ses remords et remonte dans
la voiture. Le moteur qui démarre en trombe couvre de nouveaux
éclats de rire de passants, de l’autre côté de la rue. Je fixe la place
laissée libre après la fuite de la Mercedes alors que des points noirs
recouvrent ma vision, les images se pixelisent en devenant des ombres
instables.
Et dire que, de nous tous, il était celui en qui j’avais le plus
confiance.
J’essaye d’atteindre mon téléphone dans ma poche mais la force
quitte mes bras et tout ce sang qui s’échappe de mon ventre rend mes
gestes approximatifs. Je ne trouve pas mon journal d’appel du premier
coup, je dois m’y reprendre à plusieurs fois avant de tomber sur le
prénom que je cherche. Je crois entendre une tonalité résonner, sans
avoir la certitude que c’est autre chose que mon imagination. Peu à
peu, ces rires que j’entendais se couvrent d’un voile qui les éloigne.
Je lutte pour ne pas laisser mes paupières céder à la gravité.
Je ne me souviens pas du moment exact où mes yeux se ferment.
OceanofPDF.com
26.

« La vérité n’est jamais discrète. »

June

Shayn n’est pas venu au lycée aujourd’hui.


Sa salle de classe était vide quand je suis passée devant, et dans les
couloirs, j’ai entendu des élèves de seconde se plaindre de s’être levées
à 8 heures du matin pour rien.
Il n’a pas répondu à mon message d’hier soir, ni au suivant, et ce
silence radio me pèse déjà sur l’estomac alors qu’il n’est que
13 heures. J’ai bien compris qu’il était attendu quelque part après
m’avoir déposée chez moi. Mais il n’a rien dit, parce que les personnes
qu’il allait rejoindre sont des aimants à ennuis et qu’il savait combien
je désapprouverais.
Au déjeuner, j’essaye de ne pas avoir l’air distraite devant Amara,
qui s’efforce de faire la conversation sans s’étonner que je ne touche
pas à mon assiette malgré la purée et le steak qui ont l’air un peu plus
appétissants que d’habitude. Sous la table, j’écris un nouveau message
à Shayn mais je m’arrête avant de l’envoyer. Peut-être qu’il a besoin
d’espace après avoir passé une semaine complète en ma compagnie. Et
s’il était reparti aux États-Unis en urgence ? Il m’a assuré qu’il
resterait, mais il se peut que la situation ait changé.
Il me l’aurait dit.
Je refuse de croire qu’il puisse en être autrement. Hier, il a
commencé à me répondre, j’ai vu les trois petits points, puis plus rien.
— Il n’est jamais absent. Tu crois que les parents de Heize ont
réussi à le faire virer ? s’enquiert Amara, m’arrachant à mes
ruminements.
Je comprends directement à qui elle fait référence. J’ai presque
l’impression que c’est un piège, qu’elle cherche encore à évaluer mes
réactions. De moins en moins subtilement. Je me souviens que j’ai
échoué face à Watson au musée en laissant mes émotions déborder et
je me ressaisis, haussant les épaules.
— Je ne sais pas, peut-être.
— Si c’est vraiment le cas, j’en connais qui vont chialer.
J’essaye d’ignorer les barbelés qui s’enroulent autour de ma gorge,
prêts à me condamner au même sort. Elle enfonce un morceau de steak
dans un monticule de purée formé plus tôt avec sa cuillère.
— Au pire, on aura un remplaçant.
— Le remplaçant qui se fait remplacer à trois mois de la fin de
l’année. L’organisation à Sherborn est vraiment géniale, ironise-t-elle.
Je ne sais pas quoi lui répondre, alors j’enfourne une frite en me
blâmant d’être si mauvaise aujourd’hui à ce jeu des non-dits. Elle me
sourit en voyant que je mange pour la première fois depuis le début du
repas.
— Moi je dis qu’il faut voir le bon côté des choses. On finira plus
tôt cet après-midi. Pas vrai ?
— Ouais, tu as raison.
Je lui rends son sourire en imaginant que c’est simplement un
exercice dont j’ai oublié les consignes. Avant l’année dernière, je le
faisais tout le temps : sourire. Sourire pour me fondre au milieu des
autres malgré ce qui se passait à la maison. C’était d’abord pour me
persuader que j’en étais encore capable. Et puis c’est devenu un
réflexe.
Je me force à terminer mon assiette, même si la purée a refroidi et
que le steak manque de sel, en fin de compte. Mais j’ai la nausée à
chaque bouchée, et l’impression que je pourrais rendre mon repas si je
m’attardais trop longtemps à cette table, à sentir les odeurs de
nourriture se mélanger à celles des produits ménagers. Le personnel
commence à ranger le réfectoire et le claquement sec des chaises mises
à l’envers sur les tables nous indique que nous avons trop traîné.
Amara roule des yeux et se lève en empoignant son plateau vide,
elle aussi a fini par se résoudre à manger. Nous sommes les dernières
élèves dans la cafétéria. Je me rends compte que l’heure a tourné et
que nous ne sommes pas en avance pour notre prochain cours, mais
Amara, d’ordinaire si ponctuelle, ne semble pas s’en soucier.
— On est en retard. On dirait que je déteins sur toi.
— Ça ne me dérange pas, m’assure-t-elle.
Elle m’offre un sourire chaleureux et prend ma main pour
entremêler nos doigts pendant que nous marchons dans les couloirs. Je
repense tout à coup aux sous-entendus de Shayn et j’essaye de ne pas
être mal à l’aise. Beaucoup de filles sont tactiles entre elles, c’est juste
que Holly n’était pas comme ça et que je n’ai pas l’habitude.
Nous montons les escaliers pour rejoindre le cours d’Allan, au
deuxième. Ils ne sont pas aussi bondés qu’ils pourraient l’être à cause
des autres retardataires, mais nous entendons du chahut à l’étage.
Lorsque nous atteignons le palier et que nous voyons un attroupement
devant les toilettes, j’ai un mauvais pressentiment, mais j’avance
quand même.
Quelqu’un me remarque et en informe les autres élèves. « Elle est
là ! » j’entends à travers la foule. Une clameur s’élève alors dans le
couloir à mesure que j’approche, avant que le silence se fasse. On me
dévisage, et je sens que la raison de cette ambiance échappe aussi à
Amara lorsque j’échange un regard avec elle.
Je comprends que quelque chose va me tomber dessus à l’instant où
on recule pour me laisser accéder aux toilettes. La porte est déjà
grande ouverte, deux filles sortent en se couvrant la bouche d’un air
scandalisé. J’ignore leur choc qui s’accentue en m’apercevant et
j’entre.
Tout s’effondre autour de moi quand je découvre l’inscription
géante qui recouvre le mur du fond.
« JUNE GREY SE TAPE M. SCOTT. »
En caractères un peu plus petits, mais toujours lisibles malgré la
distance : « Vous êtes aveugles ? »
Je reste un instant figée devant ces allégations, à tenter de
comprendre comment une telle chose a pu arriver, cherchant ce que je
suis censée faire maintenant que tout le monde a lu ça, que la graine du
doute va pouvoir germer dans tous les esprits. C’est seulement quand
je me rends compte que mon silence permettra aux suspicions de
définitivement s’installer que je sors de ma torpeur.
— Qui a écrit ça ?
— C’était là après la pause déjeuner, me répond Saanvi en rentrant à
son tour dans les toilettes.
Elle m’observe avec plus de curiosité que d’hostilité. Derrière elle,
dans l’encadrement de la porte, Amara ne parvient pas à détacher son
regard du mur, sans oser faire un pas dans la pièce. Je fixe de nouveau
ces mots, des fourmillements alourdissant tous mes membres.
L’identité de la tagueuse n’a pas d’importance. Il faut que je me
débarrasse de cette inscription même si les gens n’ont pas manqué de
la prendre en photo et qu’elle va circuler sur les réseaux sociaux d’un
instant à l’autre. J’arrache quelques feuilles du distributeur d’essuie-
tout et je les passe sous le robinet avant de me mettre à frotter ces
grandes lettres noires, encore puantes de l’odeur d’alcool du marqueur,
dans l’espoir qu’elles s’effacent. Mais elles me résistent. Ça me
renvoie au jour où j’ai vu l’un de ces tags pour la première fois, l’an
dernier. Je deviens plus agressive avec mon chiffon de fortune. Ce
dernier cède et se désagrège sous mes doigts.
Ma tentative en fait rire quelques-unes. J’entends Amara leur
demander d’arrêter. C’est comme si j’étais sortie de mon corps. Sans
me laisser démonter par la curiosité que provoque mon long silence, je
m’empare de nouvelles feuilles de papier, que j’imbibe cette fois de
savon, et je retourne près du mur. À la force de mon poignet, une
première lettre disparaît, laissant seulement quelques traces sombres.
— Tu ne devrais pas l’effacer, objecte Amara en me rejoignant. La
direction en aura sûrement besoin pour…
— C’est vrai ? l’interrompt une voix que je reconnais directement.
Aubrey est venue se joindre aux festivités. Son ombre recouvre un
coin de ma vision et bientôt elle intercepte mon bras pour m’empêcher
d’effacer le graffiti.
— Réponds, espèce de tarée.
— C’est toi qui as fait ça ?
— Même pas, dément-elle. Mais je suis curieuse. Quand est-ce que
ça a commencé ? Dans la forêt ?
Je n’ai pas besoin de regarder dans la direction des autres élèves
pour deviner leur regain d’intérêt. Le silence s’est de nouveau imposé,
lourd et intimidant. On attend que je nie dans le seul but de me
condamner. Quoi que je dise, ce sera une erreur.
— Tu sais très bien que c’est n’importe quoi.
Je me défais de sa prise, bien décidée à continuer mon nettoyage. Ce
n’est pas la première fois qu’on m’insulte dans l’enceinte de
l’établissement. Mais c’est la première fois que c’est aussi gros et
assumé, comme si c’était le résultat d’un consensus de tous mes
détracteurs. Cette pensée me met hors de moi et je m’empêche de
cligner des yeux pendant si longtemps que ma vision commence à se
brouiller.
— Tu ne veux pas dire la vérité ? C’est assez flagrant, pourtant.
Quand j’y pense, tes notes se sont vachement améliorées ces derniers
temps. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?
Personne ne lui répond. Je sens qu’elle vient d’ouvrir une nouvelle
brèche avec ses suppositions, pourtant si éloignées de la vérité.
— Tu l’as sucé, ou même plus que ça ?
Je presse fermement l’essuie-tout entre mes doigts en regrettant de
m’être réveillée ce matin.
— Ouais, ce ne serait pas étonnant. D’abord c’était le mec de ta
meilleure amie, et maintenant c’est le prof.
— Rangez vos mecs ! s’écrie Emilia, m’informant ainsi de sa
présence, ou cette salope n’en fera qu’une bouchée !
— Alors ? Réponds ! Quand est-ce que ça a commencé ? Dans la
forêt ?
— Ou quand il a quitté la classe pour te rendre ton journal ? Je me
disais bien que c’était louche, autant de prévenance.
Je jette le papier à ses pieds, même si mon attaque est dirigée contre
l’ensemble des spectateurs complètement passifs. Mon geste la fait
sourire de toutes ses dents. Avec cette expression, je me dis qu’elle a
vraiment la tête de l’emploi : une foutue harceleuse qui ne connaît
qu’une seule joie, celle de faire souffrir les autres.
— Redescends, meuf. Holly s’est barrée et tu t’es fait une amie,
alors tu te sens plus, c’est ça ?
Aubrey pousse tout à coup Amara hors de la pièce avant de claquer
la porte et de s’y adosser pour nous enfermer. Nous entendons aussitôt
le cri de protestation d’Amara de l’autre côté de la paroi. Emilia ne
s’en formalise pas et s’approche, suivie de près par une fille dont
j’ignore le prénom mais que j’ai souvent vue traîner avec elles dans le
réfectoire. À deux, elles m’acculent contre le mur.
— On devrait vérifier dans ton journal pour savoir si tu te l’es
vraiment tapé, suggère-t-elle sans savoir que je ne l’emporte plus avec
moi depuis longtemps.
L’autre fille tire sur mon sac avec tant de force que, même si je
résiste dans un premier temps, je finis par lâcher prise.
— Il n’est pas là pour te sauver, cette fois, ironise Emilia alors que
ses doigts fouillent dans mon sac.
Je ne sais pas ce qui se passe. Quel nerf lâche en premier. Si c’est
l’intense frustration de ne pas avoir de ses nouvelles, ou celle d’être
toujours la personne qu’on piétine sans craindre les conséquences. Je
pousse brusquement Emilia en arrière à l’instant où sa main plonge
dans mon sac et, alors qu’elle est à terre, je la gifle à pleine puissance.
L’arrière de son crâne tape contre le carrelage et le choc la secoue plus
que ma gifle, si j’en crois sa façon de se tenir la tête en grimaçant.
Mais je me moque bien de l’avoir blessée ou de ses cris perçants quand
je commence à la frapper aux endroits où ça fait le plus mal.
J’ai un avantage. Je connais tous les rouages de la douleur.
Je m’agenouille au-dessus d’elle et mon poing rencontre ses côtes,
son oreille gauche – là où la douleur devient sifflante à cause du sang
qui afflue dans le cartilage –, sa lèvre, son nez, sa joue, que je griffe. Je
la roue de coups, comme une forcenée, sans plus sentir ses faibles
ripostes, ses doigts qui tirent mes cheveux ou ses ongles plantés dans
ma peau dans l’espoir de m’arrêter. Je la frappe de la même façon
qu’on m’a toujours frappée : sans pitié et sans limite.
On m’a envoyé quelque part où faire du mal aux autres n’a aucune
conséquence. Il n’y a plus que ma détresse en train de me ronger de
l’intérieur.
En train de me transformer en une personne que je ne suis pas, et
que je m’étais promis de ne jamais devenir.
Ce n’est que lorsqu’on me tire brusquement en arrière que la vision
ensanglantée d’Emilia me rappelle à l’ordre. Elle saigne du nez, mais
le liquide s’est étalé sur l’ensemble de son visage à force de batailler
avec moi, lui donnant des airs de rescapée d’une tragédie. Elle rampe à
reculons, effrayée, la respiration aussi saccadée que si elle venait de
courir un marathon. Je reprends difficilement mon souffle, sentant mes
phalanges me brûler, ma peau me picoter à cause de la sueur. J’ai
tellement chaud que mon uniforme s’alourdit sur mon corps.
— Ça va pas ? ! j’entends derrière moi.
C’est terminé. Je ne suis plus un jouet. Une misérable marionnette
dont on tire les ficelles pour la mener où bon nous semble. Moi aussi,
j’ai le droit de rendre tout ce qu’on m’a infligé.
— Elle est malade ! Espèce de tarée ! me hurle Emilia, les yeux
encore écarquillés par le choc.
On me force à me relever. C’est Amara. Je vois nos reflets dans le
miroir : ses cheveux sont parfaitement coiffés tandis que les miens
paraissent électrisés par endroits. J’essuie du revers de la main les
quelques traces de sang venues se loger près de mes lèvres. Je
remarque mon sac qui traîne quelques mètres plus loin sur la faïence
blanche. En relevant les yeux, je prends conscience que la porte s’est
rouverte sur le couloir et je vois la stupeur sur tous les visages. Mon
adrénaline retombe.
On me regarde comme si j’étais un monstre.
— Qu’est-ce qui se passe, ici ?
Watson se tient sur le seuil de la porte, scandalisée.
— Elle a pété un câble ! m’accuse Aubrey. On lui a juste demandé si
ce qui est écrit était vrai, et elle s’est mise à frapper Emilia !
— Ouais, c’est ça ! riposte Amara. Elles s’y sont mises à trois en
s’enfermant dans les toilettes !
— Sortez toutes de là et rejoignez vos classes, ordonne Watson,
dispersant les curieux. Aubrey, accompagne Emilia à l’infirmerie.
Emilia me dévisage une nouvelle fois mais s’éloigne dans le couloir
avant d’oser hurler ces mots :
— Si ça t’énerve tant que ça, c’est que cette histoire doit être vraie !
Putain, j’en reviens pas !
Puis, tout à coup, il ne reste plus qu’Amara et Shirley dans les
toilettes, cette dernière usant de ses fonctions de déléguée pour jouer
les commères. Personne ne la chasse.
Watson s’intéresse à l’imposant graffiti sur le mur sans me poser de
questions sur l’origine de l’incident. Elle est assez clair comme ça.
— Je vais devoir écrire un rapport, tu sais, me prévient-elle d’un air
gêné.
Ses yeux se posent très rapidement sur moi et se fixent de nouveau
sur le mur derrière. Cette façon de fuir mon regard me surprend. De
toute ma scolarité, elle n’a jamais manqué de me faire savoir que mes
notes ou mon comportement lui posaient un problème. Ce que j’ai
toujours détesté chez elle, c’est cette passivité déguisée en politesse.
Elle savait très bien que ses légères remontrances ne faisaient pas le
poids face au harcèlement dont j’étais victime. Même maintenant,
alors que ça recommence, c’est à peine si elle peut me regarder dans
les yeux.
— Mais c’est injuste ! s’indigne Amara à ma place. Elle s’est
simplement défendue !
— Je n’ai pas dit que les autres filles n’auraient pas de sanction. Je
dis juste que je dois faire un rapport. Compte tenu des circonstances,
ça dépasse mes fonctions.
Elle pousse un soupir et darde ses yeux sur moi comme si elle s’était
empêchée de le faire mais n’avait pas pu résister à la tentation. Puis,
aussitôt, elle détourne vivement la tête pour demander à Shirley
d’informer le conseiller principal d’éducation de « l’incident ». Cette
dernière disparaît, visiblement déçue d’être congédiée.
Watson pourrait me demander si je vais bien, or son malaise est
palpable et elle ne s’y risque pas. Son attitude est si différente de celle
qu’elle a adoptée au musée quand elle nous a surpris avec Shayn. Je
me demande où est passée cette arrogance qui m’avait fait tout
remettre en doute.
— June, tu devrais aller chez le conseiller d’éducation, toi aussi.
Elle croise les bras sur son haut ajusté, cherchant à reporter son
attention ailleurs que sur le mur ou sur moi, mais il n’y a pas grand-
chose à voir dans ces toilettes et elle en fait le tour rapidement. Je la
retiens quand elle est sur le point de quitter la pièce.
— Vous n’allez rien faire ? Concernant ce qui est écrit ?
Surprise d’être ainsi mise devant les faits, elle cherche du soutien
chez Amara, avant de se rappeler que ce n’est qu’une élève témoin de
son manque d’initiative.
— Eh bien, c’est-à-dire que, pour le moment, on ne sait pas qui
accuser. Je ne peux pas… punir tout le monde…
— C’est forcément quelqu’un de notre classe, plaide Amara.
Je les étudie tour à tour. L’une n’arrive pas à me regarder en face et
l’autre me défend comme si sa vie en dépendait. Quelque chose
cloche, parce que je suis à peu près certaine que ce sont les deux seules
personnes qui avaient des soupçons sur Shayn et moi.
De toute évidence, je ne suis pas près de savoir qui est à l’origine de
ce scandale, alors je me contente de sortir de la pièce pour rejoindre le
bureau du conseiller d’éducation, comme mon enseignante me l’a
demandé.

Je ne sais pas quand mes pieds ont mémorisé le chemin entre la


station de train et son immeuble, ni quand ils ont appris à contourner
les rues mal fréquentées pour emprunter les artères commerçantes. Le
regard plongé sur l’asphalte noir, j’ignore les œillades insistantes en
traversant l’East Croydon. Aujourd’hui, ils ne sont pas dus à mon
uniforme trop chic mais aux plaies récentes sur mon visage.
Je finis par arriver au pied de son immeuble. La porte d’entrée
toujours cassée s’ouvre d’un coup d’épaule et, malgré la fatigue, je
n’emprunte pas l’ascenseur pour monter au septième étage. Dans les
escaliers, je consulte à nouveau mon téléphone dans l’espoir qu’il
m’ait répondu depuis mon dernier message, mais la discussion est
restée en suspens, c’est toujours moi qui parle dans le vide.
Une fois devant sa porte, je sonne et j’attends une minute avant de
recommencer. Puis deux, puis trois. Personne ne m’ouvre. Alors je
m’assois au pied du mur et ferme les paupières pour ne pas laisser mon
mal de tête se généraliser à l’ensemble de mon corps.
J’ai besoin de l’entendre me dire que j’ai eu raison de la frapper.
Que je n’ai pas mal agi.
Tout le monde nous soupçonne et je suis la seule à devoir encaisser
les regards et les messes basses. Aucune sanction n’est finalement
tombée aujourd’hui, mais je ne me sens pas tirée d’affaire pour autant.
Le conseiller d’éducation, chez lequel je n’avais jamais mis les pieds,
semblait franchement ébahi par la raison de mon altercation avec
Emilia. C’était tellement délicat et j’étais fatiguée de devoir me
défendre. J’ai quand même affirmé que ce qui était écrit était faux, que
c’était probablement une énième plaisanterie douteuse parce que
« M. Scott » avait juste été correct avec moi après ce qui s’était passé
avec Heize. Et il a hoché la tête sans émettre le moindre sous-entendu,
parce qu’il ne voulait surtout pas donner du crédit à des rumeurs qui
viendraient mettre en péril toute une équipe éducative. Il a fini par
décider qu’ils tiendraient une réunion avec cette dernière avant de
prendre une décision et m’a libérée.
— T’attends quelqu’un ?
Je tourne la tête. Une femme noire d’une quarantaine d’années me
fixe depuis le seuil de sa porte. Ses sacs de courses débordants
menacent de s’effondrer, posés en équilibre précaire près de ses pieds.
Elle tourne la clé dans la serrure et j’entends ses enfants crier à
l’intérieur de son appartement avant que j’aie eu l’occasion de lui
répondre.
— Tu ne devrais pas rester ici toute seule, me conseille-t-elle.
— Maman ! T’as acheté les… ?
Le collégien l’ayant rejointe à la porte s’interrompt en me voyant. Je
sens qu’il observe l’entaille sur ma lèvre, qu’il se demande pourquoi je
suis assise contre le mur, près d’un paillasson. Mais il reporte
rapidement son attention sur sa mère et l’aide à rentrer les courses
alors qu’ils disparaissent à l’intérieur. Je pense qu’elle m’a oubliée et
je ne tarde pas à en faire autant. Elle réapparaît pourtant quelques
minutes plus tard. Mes jambes ont fini par s’engourdir et je sens des
fourmis remonter le long de mes articulations.
— Eh, je suis sérieuse. Ça craint ici.
Elle parle tout à coup plus bas.
— Le type qui habite en haut est barge, insiste-t-elle avec un regard
en direction des escaliers.
Mon portable vibre dans ma main et j’espère une réponse de lui.
Mais ce n’est qu’Amara qui me demande si je viendrai quand même au
lycée demain. Mon ultime espoir ravalé, je me redresse en essayant
d’ignorer l’image que je renvoie. Celle d’une fille désespérée et triste,
se languissant des nouvelles d’une personne qui a cessé de lui en
donner.
Perplexe, elle me regarde rassembler mes forces sans un mot. Je
parviens tout juste à la remercier pour ses mises en garde avant de
m’en aller.
OceanofPDF.com
27.

« Les situations qui ne s’arrangent pas sont


destinées à se dégrader. »

June

Ça fait trois jours que Shayn n’a plus donné aucun signe de vie.
L’administration non plus n’a pas eu de nouvelles, ce qui ne fait
qu’alimenter les rumeurs à notre sujet.
C’est mon apathie qui m’a donné le courage de continuer à aller en
cours malgré les murmures qui s’élèvent sur mon passage et les
regards appuyés dont je ne me défais plus. Aucune décision n’est
encore tombée concernant l’altercation dans les toilettes. J’ai bien
compris l’agitation que ces allégations avaient créée dans le corps
enseignant, mais ils ne peuvent pas me sanctionner sans preuve.
J’ai quand même la sensation de marcher sur le fil du rasoir. En bas,
tout le monde attend ma chute pour savoir si tout ce qui se dit sur moi
est vrai.
Je n’ai plus d’appétit. J’en ai désormais la certitude : quelque chose
de grave est arrivé à Shayn. Mais je ne suis pas censée le savoir ni
m’en inquiéter. Si j’allais déclarer sa disparition au commissariat, je ne
ferais que générer plus de questions compromettantes à son sujet. Peut-
être même qu’il m’en voudrait. Et s’il était vraiment parti aux États-
Unis sans m’avertir ?
Je refuse de croire qu’il pourrait se montrer aussi cruel. En même
temps, je ne suis plus sûre de rien. C’est de la torture psychologique.
— Essaye de venir avec un visage normal au prochain shift, me
glisse Ruby depuis la caisse alors que je suis occupée à remettre de
nouvelles pâtisseries dans la vitrine.
Je vois mon reflet dans la vitre en plexiglas mais je ne cherche pas à
recoiffer la mèche qui s’est glissée devant mes yeux à force de me
pencher en avant.
— Clay dit que tu vas faire fuir les clients avec cette lèvre entaillée.
Et d’ailleurs, si je peux me permettre, c’est la deuxième fois que tu te
pointes avec des marques. Si c’est ton mec qui te frappe, tu devrais
arrêter de le fréquenter.
— Dis-moi, tu ne réfléchis jamais avant de parler ? lui demande
Tyron en s’approchant du comptoir.
— Clay n’ose pas te le dire, mais ça la fout mal, s’obstine-t-elle.
J’avais bien remarqué que la responsable me scrutait plus que
d’habitude mais, comme elle n’avait rien dit, je me croyais tirée
d’affaire. Ces derniers temps, j’ai appris que le fond de teint n’était
qu’un piètre allié en cas d’hématomes. Les gens vous regardent avec
sollicitude et vous pouvez voir le film qui se joue dans leur tête. Un
film dans lequel j’ai toujours le rôle principal. Femme ou enfant
battue, ça fait peu de différence.
— Eh, je te parle, me signale Ruby, agacée que je l’ignore.
— Si Clay est si inquiète que ça, elle devrait plutôt s’occuper de tes
piercings.
— Ouais, tes piercings de grosse vache, m’appuie Tyron en éclatant
de rire. On n’est pas à la ferme.
Ruby ne trouve rien à nous répondre, sans doute consciente qu’elle a
mérité cette remarque acerbe. Elle lève quand même son majeur en
direction de Tyron avant de s’éloigner. Il en profite pour la relayer à la
caisse. Il dépoussière l’écran avec un torchon, consulte longuement les
menus, comme s’il cherchait à les mémoriser. Je sens quand même son
attention sur moi, les questions qu’il se retient de me poser par
politesse, ce qui n’est pas son genre.
À cause de lui, je commence à me sentir à l’étroit dans ce petit
espace. Il craque :
— Ruby n’a aucun tact mais je me demande aussi ce qui t’est arrivé.
Elle a dit que ce n’était pas la première fois ?
J’essaye de rester impassible malgré cette discussion de plus en plus
intrusive.
— Ça n’aurait pas un rapport avec le mec qui te suivait l’autre fois,
par hasard ?
— Non, je lui réponds durement.
— Il était tellement insistant, que… Je ne sais pas. T’as cédé et il
m’a donné l’impression de te faire peur.
— Shayn ne me ferait jamais de mal.
En fait, il est le seul à se soucier de moi.
C’est ce que j’ai envie de lui dire, parce que c’est injuste qu’on lui
attribue toujours le mauvais rôle. D’abord Amara, puis mon père, et
maintenant tous ces gens qui parlent sans savoir au lycée.
— Shayn…, répète-t-il alors plus bas, absorbant ce prénom que je
regrette déjà d’avoir prononcé devant lui. OK, OK. Je m’inquiète juste
pour toi. Arrête de te braquer.
Il s’intéresse de nouveau à la caisse, visiblement irrité. Je me rends
compte qu’il dit vrai : je suis vraiment exécrable. Mais à ce stade, je ne
saurais même pas par où commencer si je devais me confier.
En dehors de Shayn, je n’ai personne à qui parler. Notre secret nous
rapproche, ou plutôt, il nous enferme.
Je me dirige vers l’évier et m’empare des tasses qui doivent être
lavées pour m’occuper les mains. Le lave-vaisselle est déjà lancé et
Clay n’aime pas qu’elles traînent à la vue des clients. Je fais couler de
l’eau jusqu’à ce que la fumée qui s’en dégage m’indique qu’elle est
brûlante.
— Je me suis disputée avec une fille au lycée, finis-je par lui avouer,
sur mes gardes.
— Je ne te croyais pas du genre à te battre. Tu caches bien ton jeu,
Junie. J’espère qu’elle a pris cher ?
J’ai encore les images en tête : Emilia qui se redresse sur ses coudes,
le sang de son nez qui s’est étalé partout sur son visage, son air effrayé
et surtout ébahi parce qu’elle n’attendait de moi que de la passivité.
Je n’avais jamais frappé quelqu’un. Quelque chose me révulse à
l’idée d’avoir été plus proche de Suzan pendant quelques instants :
cette sensation de pouvoir presque dégoûtante, ce déchaînement de
rage qui soulage.
Et pourtant, si c’était à refaire, je n’hésiterais pas. J’ignore ce que ça
révèle de moi.
Tyron se faufile près de l’évier et saisit les tasses lavées pour les
essuyer avec un torchon, faisant mine de se donner du travail.
— Et je peux savoir pourquoi vous en êtes venues aux mains ?
— Elle avait écrit des horreurs sur moi dans les toilettes.
— T’as bien fait, alors.
Il me sourit. Cette façon de me porter de l’intérêt et de me
complimenter pour des choses qui me paraissent futiles me rappelle
Shayn. Cette simple comparaison me fiche un poing dans l’estomac,
parce que je ne peux le comparer à qui que ce soit.
Shayn restera toujours Shayn.
Mais, plus je me convaincs de cette vérité immuable, plus j’ai froid,
et le mauvais pressentiment qui ne me quitte pas ces derniers jours
regagne du terrain dans ma poitrine. J’aimerais juste pouvoir le serrer
dans mes bras, ou au moins avoir la certitude qu’il va bien en ce
moment.
— De toute façon, le lycée, c’est bientôt terminé, ajoute Tyron.
Je lève les yeux. On dirait que son regard essaye de me convaincre
que tout ira mieux, parce que ça doit se lire sur mon visage que mon
expérience du lycée est un supplice. Ce qui n’était plus le cas jusqu’à
cette récente rechute. Ça m’agace un peu que, même dans ce café où
j’avais le droit d’être une étudiante banale, on puisse me coller une
étiquette.
Lui a le profil typique de ces sportifs constamment entourés d’amis
qui ne se départissent jamais de leur sourire parce qu’il y a peu de
choses qui pourraient venir contrarier leur existence. C’est d’autant
plus embarrassant.
— Tu sais ce que tu vas faire, après ? je lui demande pour détourner
l’attention de moi.
— New York, il me répond, un large sourire aux lèvres.
— New York ?
Il s’empare d’une tasse à café et glisse son index dans l’anse avant
de la faire tourner sur elle-même, comme on le ferait avec un ballon.
— Je jouerai en pro, au basket. J’ai déjà été accepté dans une fac. Je
dois juste valider mes derniers examens.
Jouer en pro. Une université l’a déjà accepté.
J’envie cet avenir dégagé, qui ne laisse aucune place à l’incertitude.
Derrière nous, Ruby revient munie d’un seau rempli d’eau
mousseuse avant qu’il puisse m’en dire plus.
— Vous avez fini de discuter ? La salle ne va pas se nettoyer toute
seule.
— Mais c’est que tu nous fais chier aujourd’hui. T’as tes règles, ou
quoi ? s’agace Tyron en reposant la tasse pour continuer d’essuyer la
vaisselle.
Elle roule des yeux en tripotant son piercing au septum. J’ai un
violent coup au cœur.
Règles…
Avec tout ce qui s’est passé et la disparition de Shayn, je n’ai même
pas fait attention. Les miennes auraient dû arriver il y a déjà plus d’une
semaine.
— Elle était déjà comme ça avant de devenir manager ? me glisse
Tyron, plus bas.
Je suis trop sonnée pour réagir. Rater un cycle à cause du stress
m’est déjà arrivé, et ce n’est pas comme si j’en manquais, en ce
moment… Mais on ne s’est pas protégés, cette fois-là. Le test que
Shayn m’avait acheté s’était révélé négatif et j’avais décidé de ne plus
m’inquiéter.
Face à la gravité de la situation, je ne peux pas faire abstraction de
ce retard comme je fais abstraction de tout le reste.

*
Je suis partie cinq minutes avant la fin du shift pour passer à la
pharmacie du centre commercial.
Les toilettes vont bientôt fermer mais la femme chargée de l’accueil
m’autorise quand même à y aller pendant qu’elle prépare son chariot
de ménage. J’ai besoin d’être fixée. J’ai peur de faire le test à la
maison, de prendre le risque que Suzan le trouve, même si je
l’ensevelissais sous les déchets d’une poubelle. Mon cœur palpite dans
ma cage thoracique en déchirant l’emballage, et je relis les indications
deux fois pour être certaine de ne pas faire d’erreur.
Depuis l’intérieur de la cabine, j’entends les dernières clientes
s’activer avant la fermeture : le souffle des sèche-mains, les
claquements de talons pressés et les conversations entre les femmes de
ménage.
Je me sens comme une pauvre fille en attendant le verdict, quand il
s’impose à moi dans le stylet.
Je suis enceinte.
Encore de l’eau qui s’écoule en bruit de fond. Une femme qui
s’esclaffe dans une langue étrangère.
Je fixe les deux traits en espérant que c’est une erreur, tout à fait
consciente de nourrir de faux espoirs en voulant altérer l’inaltérable,
mais ça ne m’empêche par de continuer.
Il y a quelque chose qui se rapproche d’un bébé en moi.
Je repense à l’ambiance actuelle à la maison. Toute forme de
communication est coupée entre mon père et moi, mais ça ne
l’empêcherait pas de me tuer s’il l’apprenait. En voyant l’état de ma
lèvre lundi soir, il a concédé une trêve momentanée, désobéissant à
Suzan juste pour connaître la raison de mes hématomes. Je ne me
leurre pas, c’était surtout pour s’assurer que lui et sa femme ne seraient
pas blâmés, cette fois.
Quand je lui ai révélé que c’était arrivé à cause d’une dispute au
lycée, il a recommencé à m’ignorer. Gaby est toujours prié d’en faire
autant.
Et maintenant, le père de ce bébé ne donne plus aucun signe de vie.
Quelqu’un frappe à la porte pour me demander de sortir. Je me rends
compte que je suis prostrée dans l’attente d’un dénouement salvateur
impossible.
Je range précipitamment le test de grossesse dans sa boîte. En
sortant, je prie pour avoir l’air normale en évitant le regard de
l’employée. Je quitte les toilettes et me débarrasse du test dans la
première poubelle que je trouve en me souvenant qu’avant, c’était à
mes devoirs que je réservais le même sort.
Tout a changé désormais. Tout s’est assombri, me laissant
l’impression que je n’aurai plus jamais droit à un ciel dégagé.
Je vais devoir faire quelque chose.
Mais quoi ?
Les drames s’accumulent et je suis toujours seule pour les affronter.
Il n’y a que moi.
Que moi, payant le prix de nos erreurs.
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28.

« La malhonnêteté est le premier pas vers


le désamour. »

June

Le cinquième jour après sa disparition, je suis toujours en pilote


automatique.
J’accumule le manque de sommeil. J’ai enchaîné les cauchemars où
on m’annonçait que Shayn était mort, et ceux dans lesquels je me
débarrassais du bébé, toute seule. Les murmures sur mon passage ont
commencé à se raréfier, ou alors les gens se sont lassés de commérer
devant moi parce qu’ils n’en tiraient plus aucune réaction. Peut-être
qu’on m’accorde enfin le bénéfice du doute : j’ai pété un câble contre
Emilia parce qu’elle m’a poussée à bout après une année de
harcèlement, et pas parce que je me tapais réellement M. Scott.
Le proviseur a fini par me convoquer, et il a plaisanté sur le fait
qu’on se voyait pour la deuxième fois en peu de temps. Il n’a pas
cherché à me faire passer d’interrogatoire, pour lui l’histoire est
évidente : j’ai attisé la jalousie d’autres élèves à cause de l’attention
que m’a accordée mon enseignant. Des gestes de pure gentillesse à
l’égard d’une élève en difficulté ont été confondus avec un autre genre
d’intérêt. D’après lui, c’est peu surprenant dans un lycée pour filles, et
il s’est étonné qu’une altercation de ce genre ne soit pas arrivée plus
tôt.
Je me suis demandé s’il mentait encore. Pas besoin de chercher bien
loin pour comprendre ce qui s’était vraiment passé : l’altercation avec
Heize, le soudain départ de Shayn, ces mots sur les murs. Peut-être que
Weber me méprise, ou peut-être qu’à l’inverse je lui fais pitié parce
que tout me retombe dessus et que le principal concerné est aux
abonnés absents, mais il n’en a rien montré. Il m’a demandé s’il devait
convoquer mes parents, tout en se doutant que c’était la dernière chose
que je souhaitais. Il a finalement décidé qu’Emilia et moi aurions des
heures de colle à cause de notre violente altercation et m’a fait
promettre que je ne remettrais plus les pieds dans son bureau jusqu’à la
fin de l’année, sinon il serait obligé de les prévenir. Ce matin, Watson a
refait un point sur le harcèlement en début d’heure. Son discours
bateau me semblait encore plus ridicule que les précédents.
On dirait que tout s’est figé. Les journées s’écoulent lentement
quand je suis au lycée, pourtant à la nuit tombée tout va trop vite et je
dois encore affronter un nouveau jour sans savoir par où commencer.
Je fais juste semblant.
J’imagine que tout le monde s’en aperçoit. Autant ici qu’à la
maison. Mais à la maison, ça ne compte pas.
Assises dans le métro avec Amara, nous partageons mes écouteurs
sur un morceau de Cemeteries. Elle a prétexté devoir aller au centre
commercial, mais je la soupçonne de vouloir faire un bout de chemin
avec moi uniquement pour s’assurer que je vais bien. Et je la remercie
en appuyant mon épaule sur la sienne pendant que les vibrations du
rail nous transportent jusqu’à Westfield.
— Tu devrais venir dormir chez moi cette nuit, me lance-t-elle alors
que les basses du morceau What Did You See laissent place à la guitare
plus languissante de Young Blood.
J’aime bien aller chez elle. Elle vit dans une maison sur cour à
Kensington, dans une de ces allées dans lesquelles ma mère et moi
aurions toujours voulu habiter. Ses parents sont vraiment accueillants.
Elle a des grands frères et sœurs qui ne vivent plus avec eux, qui sont
éparpillés à travers l’Europe pour leurs études mais qui reviennent
toujours pendant les vacances, raison pour laquelle elle est rarement
disponible à ces moments-là. Les quelques fois où j’ai dîné chez eux,
sa mère a passé son temps à me demander si je voulais me resservir et
si ce n’était pas trop épicé. Son père est souvent au téléphone à cause
du travail mais j’ai remarqué qu’il n’ignorait pas Amara pour autant ;
ils ont de vraies conversations et même des fous rires.
Ça m’a fait bizarre de constater que nos vies de famille étaient si
différentes.
— On pourrait regarder un film. Et je dois passer une commande de
vêtements, j’hésite entre plusieurs ensembles. Je veux que tu m’aides à
choisir, insiste-t-elle.
— Ce serait vraiment sympa, mais je vais finir tard. Ruby a besoin
de moi pour la fermeture.
— C’est pas grave, je peux t’attendre.
— Non, je pense que…
— … que ce serait bien de te changer les idées.
J’essaye de ne pas être agacée par sa légèreté, en me rappelant
qu’elle ne peut pas connaître tous les problèmes qui me tombent
dessus en ce moment.
— Écoute, plaide-t-elle. Je sais que ce que ces connes t’ont fait a été
dur. Plus que dur. Et je sais aussi que la direction devrait arrêter de
faire l’autruche parce qu’elle veut protéger sa réputation. Et c’est
justement parce qu’on sait comment ça fonctionne là-bas, qu’on ne
devrait pas les laisser gâcher ta fin d’année.
Elle retire son écouteur.
— Ça fait presque une semaine que c’est arrivé. Les gens n’en
parlent déjà plus.
Dans la banquette en face de nous, un couple qui vient d’entrer
s’assoit main dans la main.
— Tu sais quoi ? Je vais faire mon shopping pendant que tu
travailles et, quand tu auras fini, tu viendras si t’en as envie.
— D’accord, oui, je vais y réfléchir.
Mais j’ai dit ça pour lui faire plaisir tout en sachant que je n’irai pas
dormir chez elle ce soir. Je suis tellement stressée que j’en ai des
migraines. Mon angoisse est devenue physique. Ne pas pouvoir parler
de ce qui me ronge me donne l’impression que je suis tombée au fond
d’une cuve et que je suis la seule à le savoir.
— Par pitié, s’ils pouvaient arrêter de se laver la bouche en public,
marmonne-t-elle en fixant le couple qui s’embrasse désormais comme
s’ils étaient isolés du reste du monde.
Je ricane à son commentaire acerbe et elle semble rassurée que j’en
sois encore capable. Mais c’est plus fort que moi, les commissures de
mes lèvres s’abaissent aussi rapidement qu’elles se sont relevées.
Pas de Shayn.
Un bébé.
Un bébé.
Pas de père.
Un bébé.
Une mère ?
Je n’ai rien d’une mère.
Ça me paraît tellement absurde que la nature m’ait donné cette
capacité alors que j’arrive à peine à gérer ma propre vie.
— Tu avais toujours cette expression au début de l’année.
Je me rends compte que j’ai fixé mon regard sur la vitre
poussiéreuse du métro depuis tout à l’heure.
— Tu sais, ajoute-t-elle. Une expression un peu perdue et triste.
C’est dommage. J’avais l’impression que ça allait mieux.
— Ça va, je lui réponds. Je repensais juste à Pato.
Le couple se lève pour descendre sans cesser de se tenir la main.
Amara les suit du regard en faisant la moue, désapprouvant ces
démonstrations d’affection en public. Et, alors que je pense que le sujet
est clos, elle lâche :
— C’est vraiment un connard.
— Quoi ?
— Scott. C’est vraiment un connard, June. Il ne s’est toujours pas
repointé. Après ce qu’elles t’ont fait au lycée, il te laisse gérer cette
merde toute seule.
Elle se tourne pour m’affronter, cessant de marcher sur des œufs
avec moi. Mon sang ne fait qu’un tour, pourtant je suis trop épuisée
pour tenter de nier.
Et ne pas nier revient à consentir.
— June.
— C’est plus compliqué que ça.
— Ah, vraiment ?
— Tu ne sais pas tout.
— Moi, ce que je sais, c’est qu’il n’est pas là pour mettre fin aux
rumeurs. Et ce que je sais aussi, en-dehors du fait que ce soit tordu
qu’il te fréquente, c’est que ce n’est pas la première fois qu’il te fout
dans cet état. Et je trouve ça énervant, d’accord ? Merde, c’est
vraiment énervant.
Je la laisse monologuer parce qu’il n’y a pas grand-chose à dire. Je
doute qu’elle comprenne notre relation même si j’essayais de la lui
expliquer. Je sais de quoi tout ça a l’air vu de l’extérieur et, si je n’étais
pas la principale intéressée, je n’en penserais sans doute pas moins.
Elle pousse un soupir et se renfonce dans son siège.
— Désolée. Je sais que tu n’as pas besoin de ça. C’est juste que
j’aimerais t’aider et que je ne sais pas comment faire.
En la sentant aussi affectée par ma douleur, je me demande
comment j’ai pu la soupçonner une seule seconde d’être à l’origine des
tags. La confiance que je place en les autres est devenue aussi mince
qu’un fil de couture.
Je lui tends son écouteur et je relance un autre morceau de ma
playlist. Elle le saisit en comprenant le message.
— Je vais juste rien dire. D’accord ? Je vais juste me taire.
Tant de passagers montent dans la rame à Ladbroke Grove
qu’Amara commence à se ronger nerveusement les lèvres. Je sais que
ce n’est pas uniquement dû à l’inconfort de tous ces corps pressés les
uns contre les autres au-dessus de nous.
— Si ça peut te rassurer, je lui dis, il a d’autres qualités que son
visage de mannequin arrogant et son mètre quatre-vingt-dix.
Même si le cœur n’y est pas, elle se met à rire, avant de froncer les
sourcils en relevant les yeux sur le plan du réseau.
— Putain. On a raté notre station.

*
Dans les vestiaires du café, alors que j’ai déjà enfilé mon ensemble
noir et que Ruby m’a demandé de me dépêcher parce qu’il y avait un
rush inhabituel pour un lundi, mon téléphone vibre juste avant que je
referme mon casier. Craignant une nouvelle déception, j’hésite à
commencer mon shift sans consulter l’appel, mais je finis par vérifier
l’émetteur. C’est un numéro inconnu. Je réponds avant qu’il soit trop
tard.
— Allô ?
— Je suis un ami de Shayn. J’ai vu que tu as cherché à le joindre ces
derniers jou…
— Où est-ce qu’il est ? Il va bien ?
Je suis à cran. La pression me comprime la cage thoracique.
— Il a eu un sale accident, me répond la voix masculine après ce qui
me semble être une éternité.
— Un accident ?
Ce n’était pas un accident.
— Oui… Il est resté alité quelques jours. Il n’était pas vraiment
opérationnel. Désolé de demander mais… tu es qui pour lui ?
— Je suis sa copine.
La réponse est sortie naturellement. Je perçois la surprise de mon
interlocuteur à l’autre bout la ligne.
— Pourquoi ce n’est pas lui qui m’appelle ? C’est sûr qu’il va bien ?
— La morphine le met dans les vapes. Il dormait quand je suis parti
au travail, ce matin. Mais j’ai cru comprendre que c’était important
alors j’ai rappelé ce numéro. Je suis un de ses amis proches. Caleb.
Quelque chose me blesse dans le fait de ne pas connaître son
existence. C’est une énième confirmation que Shayn ne m’a pas laissée
complètement entrer dans son univers, alors que lui connaît tout du
mien. Il est devenu le mien.
Peut-être que je ne suis qu’un astre gravitant autour de lui, destiné à
exploser une fois qu’on aura consommé toute mon énergie.
Je crois que c’est ce qui est déjà en train de se passer.
— Alors il va bien…
En le disant à voix haute, cette nouvelle réalité prend forme et la
contraction de mes muscles paraît se relâcher après de longs et
douloureux efforts.
— Oui, ça devrait aller. Il doit se reposer encore un peu…
Mon soulagement retombe tout à coup. Comment être certaine que
je ne m’adresse pas à quelqu’un qui lui veut du mal ? Ou qui lui a déjà
fait du mal ? Il y a bien ces mecs dont il a essayé de m’éloigner car il
savait à quel point ils étaient dangereux.
— Je ne peux pas… le voir ?
— Le voir ?
— Pour être sûre qu’il va bien.
— Ah, bien sûr… Tu ne me fais pas confiance. Je comprends. Shayn
est un peu…
Un fouteur de merde dans son genre. La différence avec moi, c’est
qu’il est encore plus doué pour cacher ses problèmes. Visiblement, ils
l’ont quand même rattrapé, cette fois.
— Écoute, j’habite à Covent Garden. Tu peux me rejoindre dans ma
rue et décider de me suivre ou non. C’est vraiment bien fréquenté.
Hmm… si tu ne me crois pas, il me semble que j’ai une photo de
Shayn et moi au lycée quelque part dans mon téléphone…
Pendant quelques secondes, l’appréhension me rend muette. C’est
imprudent d’accepter de rejoindre un inconnu, mais aucune autre
option ne se présente à moi actuellement, alors j’acquiesce et
raccroche en attendant de recevoir l’adresse.
Tant que je n’aurai pas vu Shayn de mes propres yeux, mon
angoisse sera à son maximum.

Environ quarante minutes plus tard, j’ai quitté mon service en disant
que j’avais une urgence et je retrouve Caleb au pied de son immeuble.
Son costume gris m’étonne au premier coup d’œil et je ne suis pas sûre
d’avoir affaire à la personne que je recherche, mais il s’est décrit
comme un « Asiatique d’un mètre soixante-quinze encore en tenue de
travail » et c’est le seul homme qui semble attendre quelqu’un au
numéro correspondant. Lorsque je m’arrête à sa hauteur, j’ai aussi
droit à un regard surpris. Je blâme d’abord ma lèvre encore très
légèrement tuméfiée, mais je me rends vite compte que sa perplexité
est due à notre différence d’âge.
— C’est toi, June ?
Il m’adresse un sourire à mi-chemin entre la politesse et l’embarras.
Je hoche la tête, un peu impressionnée par son aura ; elle contraste
avec ses traits encore juvéniles. La Rolex à son poignet – un modèle
similaire à celui de mon père, qu’il ne met que pour le travail – et son
costume Tom Ford m’indiquent que lui aussi sort probablement d’un
bureau prestigieux. Sûrement dans un gratte-ciel de Canary Wharf ou
du nouveau Londres. J’ai du mal à concevoir que cet inconnu
fréquente Shayn, et encore plus qu’il soit un de ses amis les plus
proches.
On se détaille mutuellement, cherchant sans doute à comprendre ce
qui nous relie véritablement à Shayn, nous demandant pourquoi
chacun est si différent de ce qu’on avait pu imaginer. Est-ce qu’il
regrette d’avoir pris contact avec moi ? Il finit quand même par
m’adresser un nouveau sourire qui frôle l’inconfort et par m’indiquer
la devanture luxueuse de son immeuble d’un signe de la main.
— Tu veux bien me suivre ?
Je sens qu’il est assez poli pour ne pas faire de commentaire sur
notre différence d’âge. Au moins, j’ai eu la présence d’esprit de ne pas
remettre mon uniforme et de garder ma tenue de travail.
Le large ascenseur incarne l’élégance : son revêtement noir est si
brillant que nos silhouettes apparaissent parfaitement dessus.
J’aperçois mon reflet dans le grand miroir et je me dis que j’ai l’air
d’avoir grandi. J’ignore si c’est dû à la prise de maturité de mes traits
ces derniers mois ou à mes changements intérieurs.
L’allée sent le diffuseur d’huiles essentielles et des plantes grasses
occupent le rebord de fenêtres rondes, encastrées entre les
appartements. Il ouvre sa porte d’entrée et me fait signe de passer
avant lui. J’hésite encore sur le palier, consciente que me montrer aussi
crédule parce que mon interlocuteur semble bien élevé est une
mauvaise idée, lorsque la voix de Shayn résonne depuis l’intérieur.
— Caleb, c’est toi ? Passe-moi un chargeur !
Il émerge dans le couloir, les cheveux dégoulinants, alors que Caleb
se tend à côté de moi.
— Tu as pris une douche ? Tu ne devais pas te lever ! Jian a dit
que…
Mais Caleb n’insiste pas en comprenant que Shayn ne l’écoute plus.
Son regard s’est arrêté sur moi. J’ai l’impression que mon cœur se
gonfle de sang, puis relâche tout, d’un coup, dans mon organisme.
— … June ? demande-t-il.
Je tremble sur le pas de la porte. J’essaye de me calmer en me
répétant intérieurement que tout va bien. Shayn va bien. Et s’il va bien,
alors moi aussi. Mais ça ne fonctionne pas. Le soulagement, la peur et
la colère m’ont clouée au sol, et ce marbrage de sentiments est si
désagréable qu’il fait dysfonctionner tout mon corps.
— J’ai voulu t’appeler en me réveillant tout à l’heure, mais ma
batterie était morte.
Je sors de ma transe et le rejoins dans le couloir pour l’étreindre en
espérant que cela calmera mes tremblements. Shayn n’est pas mort. Il
n’est pas non plus reparti en me laissant derrière lui. Shayn est ici,
avec moi. Tous les deux, on va pouvoir gérer, tant qu’on est ensemble.
Mais même en me répétant ces paroles tel un mantra, je ne suis pas
certaine d’y croire.
Il pose sa main sur l’arrière de mon crâne pour me rapprocher de lui
et ma joue s’écrase sur son tee-shirt encore légèrement humide.
— Fais attention quand même, le met en garde Caleb, dont j’avais
oublié l’existence. Tu vas finir par te rouvrir l’estomac.
Cette information me glace jusqu’à la moelle. Je recule pour lui
laisser de l’espace alors que mes yeux cherchent à voir à travers son
tee-shirt.
— Tu t’es fait planter, m’entends-je constater à voix haute.
Shayn soupire, comprenant qu’il ne pourra pas échapper à mes
questions cette fois, mais Caleb me répond encore à sa place, d’un ton
particulièrement cassant :
— Il était en train de se vider de son sang sur un trottoir.
Heureusement que ce con a eu le temps de m’envoyer sa localisation
avant de perdre connaissance.
— C’est bon, épargne-lui les détails.
— Non, j’ai l’impression que tu devrais plutôt les raconter, les
détails de ta vie. Mais je comprends mieux pourquoi tu ne le fais pas,
maintenant.
Ils échangent un regard. J’ai conscience que je suis à l’origine de
cette soudaine tension entre eux.
— Ah ouais ? Et toi, monsieur l’avocat, tu m’as caché que t’étais
devenu juge.
— Cette fille t’avait laissé des centaines d’appels quand j’ai rallumé
ton téléphone, marmonne Caleb sans se laisser atteindre par ce
reproche. J’ai eu pitié, mais je n’aurais peut-être pas dû ?
Il n’ose pas dire l’évidence à voix haute : je suis une élève du lycée
où Shayn enseigne. Notre court silence se charge de non-dits, mais ils
sont suffisants pour lui confirmer que quelque chose cloche dans le fait
que j’aie cherché à le contacter et que je me sois présentée comme sa
petite amie. Un peu perturbée par le regard moralisateur qu’il nous
lance, je reporte mon attention sur Shayn, qui ne semble pas près de se
laisser déstabiliser.
— Tu veux bien nous laisser quelques minutes, lui demande-t-il
d’un ton indiquant qu’il ne lui donne pas le choix.
Caleb soupire bruyamment, puis capitule.
— Je vais faire quelques courses. Va te rallonger.
La porte d’entrée se referme à peine dans mon dos que ma voix
claque, parce que je n’arrive plus à me contenir :
— Est-ce que tu sais dans quel état je suis ?
— Je…
— Je pensais que tu étais mort.
— Je suis désolé.
Être désolé. Je me demande si ça a un jour arrangé une quelconque
situation.
Depuis toujours et avec tout le monde, ce sont les seuls mots
auxquels j’ai droit. J’en ai assez que les gens les utilisent comme une
foutue formule magique capable d’effacer tout le mal infligé.
— J’ai conscience de te dire ça un peu trop souvent, admet-il face à
mon expression lasse.
Mais ce n’est pas ce qui me gêne le plus dans cette histoire.
— Tu me tiens encore à l’écart.
— Je sais. J’ai vraiment merdé cette fois.
— Parce que tu mens tout le temps ou parce qu’ils ont failli te tuer ?
Je jette un coup d’œil à son tee-shirt. Il s’est légèrement relevé
quand je l’ai serré dans mes bras, et on entrevoit le début d’une
cicatrice impressionnante sur son ventre. Cette vision piège mon
regard.
— Les deux, avoue-t-il.
— Tu devrais te reposer.
Je lui prends la main pour le guider dans le couloir, même si j’ignore
où aller. Il ne me repousse pas malgré ce geste infantilisant pour
quelqu’un ayant l’habitude de tout faire lui-même et m’indique la
chambre d’amis. Les stores à moitié baissés enveloppent la pièce d’une
lumière tamisée et révèlent des meubles choisis avec goût, à l’image
du peu que j’ai pu voir dans cet appartement. Le couvre-lit gris
anthracite sent l’assouplissant, une œuvre d’art contemporain est
accrochée au-dessus de la tête de lit noire. Sur une des deux tables de
chevet, à côté de boîtes de médicaments, il y a même des bonbons à la
menthe, comme ceux que l’on trouve dans les hôtels.
— Ils ont le sens de l’hospitalité, ici, commente Shayn en voyant ce
qui retient mon attention.
Il s’affale sur le lit double et plisse les paupières, soudain rattrapé
par sa faiblesse physique après tous ces efforts. Je le rejoins en restant
sur le bord du matelas, sans oser trop m’approcher.
— Pourquoi tu n’es pas à l’hôpital ?
— On m’aurait posé des questions. Je préférais éviter. Et je n’ai pas
d’assurance ici, je te laisse imaginer le prix de la prise en charge aux
urgences.
— Mais on parle de ta santé, là.
— Je te dis que ça va.
— La plaie ne risque pas de s’infecter ?
— La sœur de Caleb est médecin. Elle m’a recousu et elle est venue
me faire les soins nécessaires ces derniers jours.
— Parce que c’est censé être rassurant ? Tu es quoi ? Un blessé de
guerre ?
Il ricane. Je fixe son tee-shirt tout en redoutant ce que je vais
découvrir.
— Fais-moi voir.
De nouveau blasé, il secoue la tête. Il a des cernes plus marqués que
d’habitude mais son teint n’est pas aussi cireux qu’il pourrait l’être,
pour quelqu’un qui a passé des jours alité. J’ignore pourquoi il donne
toujours l’impression d’aller bien. C’est peut-être à force de se
convaincre que rien ne l’atteint, pas même les blessures.
J’avance ma main vers sa taille pour remonter son tee-shirt. Il a
encore assez de force pour arrêter mon poignet et c’est ce qu’il fait
dans un premier temps mais, face à mon expression, il capitule. Sa
peau est chaude sous le tissu, cela m’en révèle davantage sur son état
que ne le font ses yeux indifférents à la douleur. Relever son tee-shirt
ne suffit toutefois pas à me montrer la blessure dans son intégralité.
Nos regards se croisent alors que mes doigts hésitent sur l’élastique
de son survêtement. Un éclat joueur s’est allumé dans ses yeux
lorsqu’il a senti mes mains s’engager vers cette zone plus intime.
— Tu veux qu’on le fasse maintenant ? Attends au moins que je sois
remis sur pied, June.
Je lui en veux trop pour laisser sa provocation me prendre au piège.
Je soutiens son regard sans lui répondre jusqu’à le reporter sur
l’élastique de son pantalon, que je fais descendre de quelques
centimètres. En découvrant enfin la cicatrice en entier, je suis
incapable de retenir une grimace. Une ligne d’au moins huit
centimètres traverse son bas-ventre et remonte jusqu’à son abdomen.
La peau est rouge autour de la lésion, mais elle a déjà commencé à se
régénérer si j’en crois certains points de suture, qui se sont relâchés.
— C’est lui qui t’a fait ça ? Chase ?
— Non, mais j’imagine que ça revient au même. En tout cas, il a
raté le foie.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Réponds-moi honnêtement.
— Il n’a pas apprécié que je me casse de son organisation et il a
envoyé quelqu’un me sectionner les entrailles, marmonne-t-il en se
renfonçant dans le cuir de la tête de lit. Mais c’est terminé maintenant.
Je ne peux m’empêcher de me demander si son apparente
désinvolture cache une inquiétude plus profonde. Est-ce qu’il minimise
encore la situation pour ne pas m’alarmer davantage ?
— Qu’est-ce qui te prouve que c’est vraiment terminé ? Qu’il n’ait
pas réussi à te tuer cette fois-là ?
Ma voix est un concentré de frustration.
— Non. C’est terminé parce qu’il se fout bien que je sois mort ou
pas. Le message est passé.
Parce que le sang a coulé.
Il m’avait dit qu’il arrêterait de s’associer à Chase. J’imagine que,
chez les gens qu’il fréquente, la liberté a un coût.
— Dans tous les cas, cette histoire m’a juste empêché de poser ma
démission à Sherborn. Je vais le faire.
Alors ça y est.
Au lycée, c’est comme s’il avait déjà disparu du paysage.
— Je vais rendre l’appart à Croydon et je ne vais pas pouvoir sortir
d’ici pendant un moment. Il faut que je fasse profil bas.
— Ça va être compliqué de se voir, j’en déduis à voix haute.
— Tu devrais rester chez toi et en profiter pour te concentrer. C’est
la dernière ligne droite avant tes examens.
Même si ce qui est dangereux se trouve chez moi ?
On dirait qu’il comprend mes craintes. Il saisit ma main au-dessus
de la couette et la presse légèrement au niveau des jointures.
— Désolé, June. Mais c’est plus prudent. Et j’ai besoin que tu fasses
attention à toi. Que tu arrêtes de rentrer tard le soir à cause de ton
travail et que tu ne traînes pas seule.
— Il connaît mon existence, je réalise en me souvenant de leur
altercation à Croydon.
— Ouais. Ce serait mieux qu’il pense qu’on a arrêté de se
fréquenter. Qu’il comprenne qu’il n’y a aucune réponse à trouver chez
toi.
Une vague d’effroi me traverse. Est-ce que ce type sait où je vais au
lycée ? Où j’habite ? Se pourrait-il que je me sois retrouvée mêlée à
ces affaires sordides sans m’en douter une seule seconde ? Je n’ose pas
lui demander, car je le sais déjà au fond : Shayn a perdu le contrôle et
c’est la raison pour laquelle on se retrouve ici, dans cette chambre.
Peut-être même que j’ai peur de mon propre ressentiment et des
décisions rationnelles qu’il pourrait me pousser à prendre. Mais
surtout, je n’ai plus assez d’énergie pour me disputer ce soir, d’autant
que quelque chose dans ses yeux me dit qu’il se déteste déjà assez pour
cette situation cauchemardesque.
Alors qu’il me détaille silencieusement, adossé à la tête de lit, son
regard se durcit comme chaque fois qu’il se rend compte qu’on m’a
frappée.
— Tes lèvres, lâche-t-il.
— Quelqu’un a écrit sur les murs des toilettes qu’on couchait
ensemble, je lui réponds avant qu’il tire des conclusions hâtives.
— Quoi ?
— C’était un peu l’enfer, cette semaine.
— Pourquoi t’as pas commencé par là ?
Il lève la main pour caresser ma lèvre encore légèrement enflée. Il
paraît s’en vouloir de ne pas l’avoir remarquée plus tôt.
— Je pense que c’est Watson, je lui avoue.
— Ivy ?
J’essaye d’étouffer la pointe de jalousie qui se réveille en moi parce
qu’il l’appelle par son prénom.
— Tu t’es défendue ? s’enquiert-il.
— Pas contre elle. Mais Emilia a sauté sur l’occasion pour s’en
prendre à moi avec d’autres filles. Et je l’ai frappée.
— Merde, j’aurais voulu voir ça. C’était comment ?
— Non. Je l’ai vraiment frappée, Shayn.
— Ça ne change rien à ma question.
Comment c’était ?
— Étonnamment satisfaisant, je lui réponds à contrecœur.
Vu son air, ça semble être la seule nouvelle réjouissante de cette
discussion catastrophique.
— Tu vois ? me dit-il. Tu t’endurcis. C’est bien.
— J’en suis pas sûre. Je ne pense pas que la violence soit une bonne
chose pour les gens comme moi.
Les gens comme moi.
En évoquant le sujet à voix haute, sous son regard perçant, la gêne
me dévore la peau. Je préfère étudier le plancher ardoise pour me
donner le courage d’aller au bout.
— Depuis que je suis petite, je me suis toujours demandé si je
risquais de devenir… tu sais… comme elle. Alors les gens en
déduisent que je laisse tout passer parce que je suis une lâche. Mais ce
n’est pas vrai. Je ne rends jamais les coups parce que je ne veux pas y
prendre goût.
Je lève les yeux et lui adresse un sourire pour ne pas m’attarder sur
cette réalité pesante. On dirait que ma confidence l’a retourné. Avant
qu’il se sente obligé de me répondre, je m’allonge à côté de lui en
fixant le plafond pour combattre le sommeil. Toute ma détresse de ces
derniers jours s’est matérialisée dans mon corps et je me suis rarement
sentie aussi à bout de forces. Après quelques instants, il bouge sur le
matelas et me rassure gravement :
— T’es pas comme cette femme, June, et tu ne le seras jamais.
L’entendre venir de lui me rassure. J’autorise mes yeux à se fermer.
Rien n’est vraiment rentré dans l’ordre, mais être à ses côtés a
ramené un peu de vie en moi, plus que ce bébé dans mon ventre.
Depuis la disparition de Shayn, j’avais l’impression de dépérir, comme
un arbre auquel on aurait retiré ses racines. Et pourtant, même dans le
réconfort de sa présence, quelque chose coince. Je n’arrive pas à lui
dire que je suis enceinte. La même phrase tourne en boucle dans ma
tête et je m’imagine la prononcer, mais elle ne sort jamais. J’ai
l’impression d’avoir oublié comment parler.
Nous restons liés par une aphasie mutuelle. C’est l’un de ces
moments où chacun sent que quelque chose ne va pas, mais c’est trop
effrayant de demander à l’autre de quoi il s’agit : la réponse pourrait
être pire que la sensation elle-même.

Plus tard, j’entends la porte de la chambre s’ouvrir et les lattes du


plancher craquer. Je ne bouge pas pour autant, plongée dans une
somnolence qui me paralyse. La voix de Caleb semble si lointaine que
je la laisse planer dans l’air.
— Elle s’est endormie ?
— Ouais. Laisse-la rester ici cette nuit. Elle est dans un état
lamentable.
— C’est cette élève dont tu m’as parlé, une fois, pas vrai ? Celle qui
se faisait maltraiter. Putain, Shayn. Depuis quand ça dure ? Tu trouves
ça normal de la fréquenter ?
— C’est vraiment plus compliqué que ça, et je suis pas sûr que tu
comprendrais même si je te racontais tout depuis le début. Mais que tu
comprennes ou pas, je m’en fous un peu. Je veux juste que tu la laisses
se reposer.
— Je m’inquiète pour toi. Tu n’imagines pas les problèmes que tu
pourrais avoir si ça venait à se savoir. Et si elle en parlait à quelqu’un ?
— Elle n’en parlera pas.
— Comment tu peux en être aussi sûr ? Elle pourrait l’avoir déjà fait
et t’avoir mis dans la merde.
— Tu ne comprends pas, Caleb. Sa spécialité, c’est de tout garder
pour elle.
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29.

« Si tu n’arrives pas à te l’imaginer, c’est


que ça n’arrivera pas. »

June

Shayn a officiellement quitté Sherborn il y a un mois.


J’ai bien senti que cela accentuait les rumeurs nous concernant mais,
sans preuve, les gens s’en sont tenus aux suppositions. Au début,
c’était étrange de parcourir le lycée en sachant qu’il n’était plus dans le
même périmètre que moi et que je ne pouvais plus le croiser au détour
d’un couloir. J’ai pourtant fini par m’y faire. Un vendredi soir sur
deux, je le rejoins chez Caleb, pendant une heure seulement ; j’ai bien
compris qu’il n’approuvait pas notre relation et je ne veux pas abuser
de son hospitalité dans un climat déjà tendu.
Voir Shayn est devenu ma motivation principale dans ce quotidien
monotone. Derrière mon bureau, je compte les jours, puis les heures
qui me séparent de nos retrouvailles. Et quand ça devient difficile
d’affronter l’ambiance oppressante de la maison, je passe quelques
nuits chez Amara. On révise et on regarde des films pour se vider la
tête après des efforts trop intenses. Ma présence ne dérange pas ses
parents, avec leurs aînés qui résident à l’étranger, ils ont plusieurs
chambres libres. Sa mère dit même qu’elle est contente de pouvoir
cuisiner pour une bouche supplémentaire, elle qui était habituée à de
grandes tablées.
Mais depuis peu, les arômes de sa cuisine me donnent la nausée.
Une fois, j’ai même vomi et prétexté être malade. Ces petites trahisons
de mon corps ne font que me rappeler ce que je garde enfoui et, la
plupart du temps, je me sens comme une sale menteuse.
Amara ne me pose pas de questions sur Shayn ou sur la raison pour
laquelle je suis tout le temps fourrée chez elle. Elle a bien compris que
quelque chose n’allait pas avec ma famille mais elle fait preuve de
respect et ne cherche pas à savoir quoi.
Je n’avais pas vraiment imaginé que je passerais la fin de mon année
scolaire comme ça, à déserter la maison à la moindre occasion. C’est à
peine si je vois Gaby ou les autres tant on cherche à s’éviter. Ce soir, je
serai quand même obligée de passer récupérer des affaires propres
après m’être trop absentée.
Mon père ne me dit rien, on dirait bien que le chantage affectif a
changé de camp.
Je ne sais pas si je me sens coupable ou si je suis heureuse d’avoir
enfin réussi à poser mes limites, même si elles viennent offenser les
autres. Je crois que c’est ainsi que ce monde fonctionne.
— Je peux te parler, June ? m’interpelle Mme Carr au moment où je
m’apprête à quitter sa salle de classe.
Beaucoup de choses ont changé en un an et mon quotidien s’est
transformé, mais je n’ai pas perdu mon habitude : être toujours la
première à me lever à la fin du cours, comme si j’étouffais dans
n’importe quelle salle de classe. Appréhendant la raison de ce tête-à-
tête, je serre l’anse de mon sac entre mes doigts alors qu’une flopée
d’élèves me frôlent pour sortir. J’espère qu’elle n’a pas été déçue par
mon dernier devoir, il clôturera cette année scolaire, et mes trois ans
dans ce maudit lycée. Mais je me rends compte qu’il y a des choses qui
devraient me préoccuper davantage qu’une stupide note.
Son expression reste neutre alors qu’elle fixe un chevalet près de la
fenêtre. Je comprends qu’elle attend que la salle se soit vidée pour
prendre la parole.
— Je voulais t’annoncer la bonne nouvelle moi-même.
Mon cœur tressaute. Elle me désigne la chaise en face de son bureau
pour m’inviter à y prendre place. Contrairement aux salles normales,
celle d’art est moins formelle, son bureau en bois aggloméré est
peinturluré et ressemble davantage à un dépotoir qu’à un bureau
d’enseignant. J’ai toujours apprécié l’ambiance qui règne ici, cette
odeur d’acrylique partout dans l’air.
Elle reprend lorsque je me suis assise.
— J’ai eu une réponse d’une des écoles que tu as contactées.
Berkley, à New York. Ils vont revenir vers toi prochainement.
Félicitations, June. On dirait que ton portfolio leur a plu.
Je lâche un hoquet incrédule avant de plaquer mes mains sur ma
bouche.
— Ça a l’air de te faire plaisir, me fait-elle remarquer avec un
sourire perplexe qui suggère qu’elle ne semble pas totalement partager
mon enthousiasme. À vrai dire, je me suis permis de jeter un œil à
l’ensemble de tes vœux pour la rentrée prochaine.
Je suis troublée qu’elle aborde le sujet. Carr ne m’a jamais
manifesté d’intérêt sur le plan personnel.
— Ça m’a donné l’impression d’être un peu flou.
J’ai postulé dans de nombreuses écoles et universités, situées aux
quatre coins du pays. Leur seul point commun est d’être à au moins
deux heures de Londres. J’ai tenté quelques écoles aux États-Unis lors
de la préparation des dossiers en décembre, mais c’étaient celles sur
lesquelles je plaçais le moins d’espoirs, et j’ai du mal à croire à ce
dénouement.
— Honnêtement, j’espérais juste être acceptée quelque part, admets-
je.
— Il n’y avait pas de raison. J’ai vu que tes notes s’étaient
améliorées, et de toute façon tu as toujours eu du potentiel. Mais, si je
peux me permettre, il y a de très bonnes écoles à Londres. Tu aurais pu
y postuler, au moins par principe.
Elle ajoute :
— Toutes les écoles ne sont pas comme ce lycée. J’ai conscience
que cette année a dû être difficile pour toi.
Je me demande pourquoi les gens font toujours semblant de
s’intéresser à un problème lorsqu’il n’est plus d’actualité. Le pire est
passé sans que personne ne me soit venu en aide. Tout le monde était
au courant, pourtant.
Un silence s’installe. Je vois bien que ma réaction n’est pas celle
qu’elle attendait. Elle voudrait que je rebondisse. Elle n’ose pas
assumer la curiosité qu’elle nourrit à mon égard, pas à voix haute.
Est-ce que j’ai vraiment entretenu une relation avec le remplaçant,
comme tout le monde le dit ?
— En tout cas, si tu as besoin d’une lettre de recommandation, je
suis là.
— Merci. C’est très gentil. Vous vouliez me parler d’autre chose ? je
coupe court.
Elle entrouvre les lèvres, hésite puis hoche négativement la tête.
J’aurais préféré qu’elle s’abstienne de s’intéresser à moi jusqu’à la fin
de l’année si c’était pour me décevoir maintenant.
— Non. Non, tout est bon pour moi.
Elle me sourit encore, avec plus d’entrain cette fois.
— Je te libère alors. Bon week-end. Et encore félicitations.
Je la salue et sors finalement de la pièce. Je descends les escaliers en
me disant qu’il règne déjà une atmosphère de fin d’année dans les
locaux. La plupart des élèves de seconde ont commencé à sécher car
elles ne sont pas concernées par les examens finaux et les autres
étudiantes profitent du soleil émergeant pour traîner dans le centre-
ville dès que l’occasion se présente au lieu de fumer devant les grilles
du lycée. Oui, l’esprit des gens est passé à l’été depuis que les beaux
jours ont pointé le bout de leur nez.
Je traverse le hall. L’atrium est baigné de lumière. C’est la fin d’un
cycle, avec la nostalgie qui l’accompagne. Je ne comprends pas
pourquoi j’ai soudain l’impression que cet endroit va me manquer,
malgré tout le mal qu’on m’y a fait.
C’est ici que je me reposais de toutes les horreurs que je subissais à
la maison.
Et ici que j’ai appris à connaître Shayn, dans les meilleurs comme
dans les pires moments.

Accoudée à la rambarde de la terrasse, je plisse les yeux pour éviter


les reflets du soleil qui se répercutent sur les bâtiments d’en face. Les
rayons sont encore puissants malgré la fin d’après-midi et ils traversent
même les nuages. À côté de moi, Shayn fume en silence. Il n’a pas dit
grand-chose depuis mon arrivée. La dernière fois aussi, il était très
taciturne. C’est un peu comme s’il était un détenu, et moi en visite.
L’autre jour, Caleb jouait les gardiens de prison malgré son accueil
parfaitement courtois.
La première chose que Shayn me demande en me voyant, c’est si je
vais bien, si je n’ai pas remarqué de mouvements étranges autour de
moi. Et, quand je lui réponds qu’il ne s’est rien passé de particulier, il
se terre dans ce qui ressemble à des ruminations silencieuses.
Comme il le voulait, je me suis rarement déplacée seule ces
dernières semaines. J’ai même quitté mon job au café, parce que les
examens finaux se profilent, et que, mine de rien, j’y passais beaucoup
de temps au lieu de réviser. En vérité, c’est une mesure de sécurité
supplémentaire. Tyron était déçu. Il a insisté pour qu’on échange nos
numéros, mais lui comme moi savions que c’était davantage une forme
de politesse qu’une véritable envie de garder un lien dans le futur.
Je m’intéresse de nouveau à Shayn. Sa cigarette s’est consumée au
point d’atteindre ses doigts, mais il s’en moque. Et quand le mégot
rougeoyant lui brûle l’index, il se contente de jurer à voix basse en le
laissant s’envoler par le balcon et d’allumer une autre cigarette. Il ne
fume pas beaucoup habituellement. Je sais qu’être enfermé dans cet
appartement alors que le monde continue de tourner dehors commence
vraiment à lui peser.
Depuis qu’il s’est remis de son attaque au couteau, je sens sa
frustration se démultiplier parce que les jours passent et qu’il est
toujours coincé en zone grise.
— Des écoles t’ont contactée ? me questionne-t-il tout à coup,
cessant de chercher des réponses à des questions que lui seul connaît.
— Non. Non, je répète en me rendant compte combien mon premier
« non » était étranglé. Mais ça ne devrait pas tarder à tomber.
J’ignore pourquoi j’ai menti. Mais, malgré cette sensation de
m’embourber dans ma malhonnêteté, je ne reviens pas sur ma
déclaration. Son regard ne me quitte pas pendant quelques secondes
supplémentaires, comme s’il réfléchissait encore à des choses qui
m’échappent. Je profite de son attention pour rebondir :
— Et si j’y vais… ? Loin d’ici. Si j’y vais et que ce n’est pas aussi
bien que ce que j’avais imaginé ?
J’ai tellement placé d’espoirs en mon départ de la maison que,
maintenant qu’il se rapproche, c’est comme si je mesurais réellement
tout ce qu’il impliquait. Je vais sans doute aller à New York parce que
ça sera ma meilleure excuse pour tout recommencer.
— Ce sera forcément mieux qu’ici, réplique-t-il. Et tu le sais. C’est
juste le changement, qui te fait peur. Mais tu devrais devenir la
personne qu’ils t’ont empêchée d’être pour leur prouver qu’ils ont eu
tort.
Il m’adresse un léger sourire. Le premier depuis un moment. Mon
corps s’en sent instantanément soulagé, et je suis assez à l’aise pour
lever le brouillard sur cet avenir qui se rapproche mais dont nous ne
parlons jamais.
— Qu’est-ce que tu vas faire cet été ?
— Je sais pas. Ça dépendra de toi.
— Tu viendrais avec moi ?
— Nan. Je comptais juste t’envoyer des cartes postales.
Il esquisse un rictus.
— T’es bizarre, toi. Tu penses que je me suis donné aussi mal au
crâne pour te laisser filer comme ça ?
Lui et moi, à New York ?
Ça semble trop beau pour être vrai.
Malgré tout, j’ai un accès de joie intérieure, que je tente de masquer
en penchant mon visage au-dessus de la rambarde, me laissant un
instant happer par la hauteur qui nous sépare du trottoir en bas. On voit
encore les passants, mais ne distinguer que le sommet de leurs crânes
les fait ressembler à des figurines.
— C’est haut.
— Justement, recule.
Il passe son bras devant moi pour faire barrage, et je me souviens
tout juste des souvenirs qu’il associe à l’altitude.
— Quand j’étais petite, je voulais travailler dans un gratte-ciel, je
dis alors pour essayer de détendre l’atmosphère.
— Pourquoi ?
— Juste comme ça. Il ne faut pas toujours de raison particulière
pour vouloir quelque chose, si ?
Il tire une latte de sa cigarette avant de recracher la fumée.
— Tu sais ce que disait ma mère ? Que ceux qui habitent en haut de
la tour ont réussi leur vie, et que ça devrait être la seule motivation
pour les gens qui moisissent en bas.
Il baisse le menton alors que son regard trouve un point de chute sur
l’immeuble d’en face.
— Pourtant mon frère était au sommet et ça ne l’a pas empêché de
s’écraser.
C’est si rare qu’il s’ouvre à ce sujet que, par peur qu’il se braque, je
reste silencieuse.
— C’est con, non ? Depuis petits, elle nous faisait comprendre qu’il
n’y avait que deux places sur terre, ou plutôt sous notre toit : en haut
ou en bas. Mais c’était juste pour m’empêcher de vouloir monter. Et
pour convaincre Adam qu’il ne pourrait jamais redescendre de son
piédestal.
Je l’étudie scrupuleusement en essayant d’imaginer ce qu’il a vécu
dans son enfance pour faire preuve d’autant de détachement. Mais je
n’y arrive pas. Il y a toujours un genre de flou qui entoure Shayn, une
tache d’obscurité qui cherche à engloutir les minces rayons de lumière
qu’il accepte de partager avec moi.
Je suis obligée de cligner des yeux pour me forcer à revenir à
l’instant présent.
— Tu as reparlé à Adam depuis ?
— Jamais. Si on se voyait, l’un de nous deux finirait en taule.
Je repousse loin de mon esprit la légère panique qui me gagne à
cette éventualité.
— Ça te fait peur ?
— Peur ? Non. Ce n’est pas lui qui y retournerait.
— Non, je veux dire… est-ce que ça te fait peur de savoir que ton
frère est capable de tuer ?
— Je sais pas. J’imagine. Ce jour-là, Adam… Il avait la tête d’un
malade. La tête de quelqu’un qui ne croit pas à l’efficacité des
médicaments.
J’essaye de mettre un visage sur ce prénom que j’ai entendu
plusieurs fois mais, là aussi, il n’y a que du brouillard.
— Je me demande à quoi il ressemble, je lui avoue.
— Il a pris de son père. Un blond aux yeux bleus. Pas très grand.
— Et toi, tu as pris de qui ?
— De mon père aussi, répond-il après quelques secondes, comme si
ça lui écorchait la langue de l’admettre.
J’ai plus de facilité à imaginer cet homme qu’Adam. Un homme fort
et grand, avec des yeux qui plongent en vous pour vous effleurer de
leur indifférence.
— Je ne l’ai jamais vu, même pas en photo. Je sais juste que je lui
ressemble trop, et que pour cette raison ma mère déteste me regarder.
Je me demande comment on peut autant abhorrer une extension de
soi.
Quelque part dans mon estomac, la douleur qui se cache depuis des
semaines reflue et j’essaye de ne pas penser à mon rendez-vous de la
semaine prochaine, dans une clinique privée de London East.
— Tu as dit que ton frère est blond. Est-ce que tes cheveux…
Je n’ose pas formuler ma théorie à voix haute, de crainte qu’elle le
vexe, mais j’y vais quand même parce que c’est plaisant d’avoir une
conversation quand il se confie aussi facilement :
— C’est pour ça que tu les as décolorés ?
— Ouais, totalement. J’ai aussi oublié de te dire que je pleurais
toutes les nuits parce que j’aurais aimé m’appeler Adam.
Il claque sa langue contre son palais, s’accoudant de nouveau à la
rambarde avec désinvolture.
— Arrête un peu tes conneries, s’il te plaît.
— C’était juste une supposition, ricané-je.
— À la base, c’était un pari avec Caleb. Mais je me suis rendu
compte que ça m’allait un peu trop bien. C’est resté.
Confiant, il m’épingle de ses yeux noirs en attendant mon
approbation. J’approche mes doigts de la racine plus sombre de ses
cheveux, faisant mine d’y réfléchir.
— C’est vrai que j’ai du mal à t’imaginer autrement, je concède
alors. Ça fait partie de ton identité.
Des rires aigus résonnent tout à coup sur le balcon voisin, attirant
notre attention. Je fixe le panneau de séparation sans pouvoir m’en
empêcher. Shayn m’imite, observant lui aussi la très jeune femme qui
s’amuse avec deux enfants en bas âge sur un tapis de voiturettes.
Pendant une seconde, j’essaye de deviner si c’est leur mère ou une
nounou. Sa gestuelle est si naturelle avec eux que la réponse s’impose
à moi et que je me sens intimidée par autant d’assurance.
— Ma mère a commencé son usine à gosses quand elle avait dix-
sept ans, commente Shayn, assez bas pour qu’elle ne l’entende pas.
Avec son premier amour. Celui qu’elle n’a jamais oublié.
Il lève les yeux au ciel ; c’est une absurdité.
— Si tu veux mon avis, elle aurait mieux fait de s’abstenir.
Il se détourne de cette vision alors que des points noirs dansent
devant mes yeux. J’aimerais que Shayn m’accompagne à la clinique.
Mais j’ai peur. Beaucoup de filles disent que les garçons changent
quand il est question d’un bébé. Que les garçons qu’on croyait aimer
deviennent méconnaissables. Je sais que Shayn n’est pas n’importe
quel garçon mais, dans notre situation déjà critique, je me demande s’il
me prendrait la main ou s’il la lâcherait.
Ce ne serait pas la première fois.
Je reçois soudain une goutte froide sur le visage. Les nuages se sont
déplacés dans le ciel et ont eu raison des rayons de soleil les plus
résistants. J’étais trop absorbée par notre conversation pour me rendre
compte de ce changement de luminosité. Au-dessus de nous, la pluie
commence à tomber sans crier à gare. Shayn soupire et écrase cette
fois son mégot dans le cendrier en verre fumé orange.
— Ce putain de pays, jure-t-il en ouvrant la baie vitrée pour
retourner à l’intérieur. J’espère sérieusement que tu vas être acceptée
aux États-Unis. Sinon je vais devoir t’y traîner de force.
Je suis encore occupée à fixer la mère qui joue avec ses enfants,
protégée par le toit couvrant de sa terrasse. Les babillements
deviennent plus aigus, la pluie amuse le nouveau-né et le plus grand
continue de jouer sur le tapis. Peut-être que mon regard devient trop
insistant, parce que la femme aux cheveux bruns lève la tête et me
sourit.
— Qu’est-ce que tu fais ? m’appelle Shayn. Rentre. Tu vas attraper
froid.
Je sors de ma catalepsie et le rejoins dans le salon. Mes vêtements
n’ont pas eu le temps de s’imbiber d’eau mais quelques gouttes sont
venues se déposer sur mes cheveux et pourraient les faire gonfler si je
ne les sèche pas rapidement. Je marche jusqu’à la cuisine pour prendre
des morceaux d’essuie-tout, alors qu’il me suit et s’appuie sur le plan
de travail pour me regarder faire.
— Putain, c’est ingrat de dire ça, mais je déteste vivre chez Caleb.
L’appartement est pourtant très joli. Tout est noir et lustré, tamisé,
avec seulement quelques ustensiles visibles sur le comptoir et des
robots ménagers dernier cri. On se croirait dans un magasin de
décoration prestigieux.
— Ça me rappelle un autre endroit, ajoute-t-il parce que,
visiblement, sa remarque m’échappe.
Il se racle la gorge.
— Chez eux. Chez mon frère et Lucy.
Lucy.
La zone interdite dans la tête de Shayn. Le mystère à son sujet est
resté entier.
J’ai la sensation que, si je ne lui demande pas maintenant, je ne le
ferai jamais.
— Comment elle était ?
— Intelligente, répond-il sans chercher à contourner ma question.
Hautaine avec tout le monde, mais parfois gentille, quand personne ne
la regardait. Pas mon genre.
J’ai absorbé les quelques gouttes d’eau qui s’étaient infiltrées dans
mes cheveux. Pourtant, je continue de tapoter avec l’essuie-tout. Ce
passé semble à des années-lumière de mon existence.
— C’est marrant, je finis par commenter. Sa description me fait
penser à toi.
— Je suis pas ton genre ?
Il me lance un regard peu convaincu et ajoute plus sérieusement,
comme s’il ne le comprenait que maintenant :
— Pourtant la seule chose qu’on avait vraiment en commun, Lucy et
moi, c’était de vouloir faire réagir mon frère.
Les premières fois qu’il l’a mentionnée, elle m’inspirait de la
jalousie. Plus maintenant. Mais j’ai quand même besoin de savoir,
parce que connaître Lucy, c’est le connaître lui.
— Un jour, tu m’as dit que tu ne l’aimais pas. C’était un mensonge ?
— Non. Je croyais que tu avais compris que cette histoire n’avait
rien de romantique.
Il passe en face de moi pour me bloquer contre le plan de travail et
me glisse :
— En fait, tu m’as appris la différence entre vouloir une personne
juste pour le défi et vouloir une personne parce qu’on est incapable de
faire sans.
Je n’arrive pas à détacher mon regard du sien. Chez Shayn, ces mots
semblent être l’équivalent de ceux qu’on entend trop souvent et qui
perdent leur signification. Les doutes que j’éprouvais il y a encore
quelques instants sur ce balcon se sont évaporés, et je m’entends lui
avouer :
— J’ai été acceptée.
— Mmm ?
— À New York. Je l’ai appris aujourd’hui.
Il fronce les sourcils avec perplexité, essayant de comprendre
pourquoi je lui ai menti tout à l’heure. Mais il ne s’attarde pas sur mon
comportement étrange et, si ses lèvres demeurent immobiles, ses yeux
me sourient alors qu’il me saisit par les hanches pour m’embrasser. Un
léger baiser d’abord, puis, quand il se rend compte que ce n’est pas
assez, que nos lèvres se cherchent comme si elles venaient de réactiver
des besoins relégués au dernier rang récemment, nos langues se mêlent
et il se presse contre moi. Ma peau s’embrase. J’essaye de rester
concentrée, de ne pas céder à la chaleur qui vient s’immiscer entre mes
cuisses parce que mon corps le désire depuis des semaines.
— Pas ici, Shayn, je lui dis faiblement alors qu’il pose ses mains sur
le plan de travail et que, dans cette position qui nous rapproche, je sens
chaque partie de son corps.
— On a quelque chose à fêter, non ?
— Oui, mais…
— Ils ne sont pas là.
Ses yeux noirs ne m’ont pas quittée. Il sait combien ils me
déconcentrent, peut-être même plus que le fait de sentir son sexe
contre mon ventre.
— Mais ils vont rentrer, je tente quand même, pour le dissuader.
— Alors on va devoir être rapides.
Il balaye l’îlot central des yeux mais je lui lance un regard signifiant
que ce n’est même pas une option.
— Chochotte, raille-t-il avant de m’attirer à lui pour me guider vers
sa chambre en me tenant toujours les hanches.
Dans le couloir, je sens qu’il a réussi à complètement annihiler ma
capacité à réfléchir.
Il verrouille la porte derrière nous et m’incite à m’asseoir sur le lit
pendant qu’il reste debout. Le voir me surplomber ainsi renforce ma
fébrilité.
— Ça ne se fait pas, j’insiste dans un dernier effort raisonnable,
pensant à Caleb qui pourrait rentrer d’une minute à l’autre, en fonction
des embouteillages sur la route.
— Tu sais, entre ce qu’on devrait faire et ce qu’on fait vraiment, il y
a souvent un gros écart.
Sur ce constat factuel, il s’accroupit sur le parquet pour être à la
hauteur de mes cuisses, sans me quitter du regard. Mon ventre se
creuse. Ça fait trop longtemps qu’il ne s’est rien passé entre nous.
Même chez lui, alors que l’occasion s’est présentée à plusieurs reprises
lors de notre huis clos, il n’a rien tenté. Il savait que je n’avais pas la
tête à ça. Il le respectait. Mais maintenant, tout mon corps fourmille à
l’idée qu’il me montre qu’il tient à moi autrement que par les mots.
Il passe sa main sur mes cuisses, m’incitant à les écarter. Quand je
lui obéis, il fait glisser mon pantalon et mes sous-vêtements jusqu’à
mes chevilles. Ses yeux qui s’attardent sur ma peau semblent avoir le
pouvoir de la brûler.
— Tu ne vas pas te déshabiller ? je lui demande, gagnée par une
soudaine nervosité.
— Laisse-moi faire.
J’essaye de me détendre, même si j’entends mon cœur battre
sourdement. Sous ses mains expertes, mes hanches se soulèvent pour
lui laisser l’accès, alors que je recule sur le matelas. Ses lèvres
effleurent l’intérieur de mes cuisses et je ferme les yeux. À cet endroit,
la peau est si fine que j’en ai des frissons. Ils remontent le long de ma
colonne vertébrale.
J’agrippe ses cheveux d’une main quand il met fin au supplice de
l’attente et vient me chercher avec sa langue. C’est comme plonger
dans un îlot de chaleur. La sensation est si nouvelle et déstabilisante
que je n’arrive pas à refréner un faible gémissement et que je me pince
les lèvres, de peur que Caleb ou sa fiancée ne soient rentrés du travail
pendant mes quelques instants de distraction. Cet excès de prudence
amuse Shayn, si j’en crois son air railleur quand je rouvre les
paupières. Il glisse un doigt en moi, sans cesser de me caresser avec sa
langue, et la sensation devient soudain si intense qu’il m’est
impossible de soutenir son regard une seconde de plus.
— Shayn…, je m’entends soupirer, face à cette combinaison
soigneusement étudiée pour solliciter chacun de mes sens.
Je sens que je n’ai plus aucun contrôle sur ma main qui s’accroche
désespérément à ses cheveux pendant que l’autre s’enfonce dans les
draps pour tenter de contenir le flot de sensations. Mais j’échoue de
façon lamentable. Et, au lieu de me libérer, il insiste jusqu’à
m’extorquer des gémissements de moins en moins réprimés. Je serre
les paupières, embarrassée par les sons qui s’échappent de ma gorge.
Cette myriade de sensations ressemble à de la torture. J’ignore ce que
je ressens tant c’est puissant. Je resserre mes jambes autour de son dos
pour l’inciter à arrêter, ou à continuer, je ne sais plus ce que je veux
réellement, ni ce que mon corps peut supporter. Dans l’incapacité de
réfléchir, je le laisse décider pour moi. C’est seulement lorsque tout le
plaisir s’élève comme une vague prête à déferler et à me priver
d’énergie que je comprends enfin la raison de son insistance. Je plante
mes ongles dans son crâne, les jambes tremblantes de l’avoir laissé
tout avoir de moi.
Étourdie, je le regarde se redresser et saisir un préservatif quelque
part dans ses affaires au pied du lit. Et, alors que j’essaye de ne pas
être mortifiée par la nonchalance avec laquelle il m’a désinhibée, il
retire son tee-shirt et se cale au-dessus de moi en déchirant
l’emballage.
— Un jour de plus sans te toucher et j’allais devenir fou.
Il saisit le bas de mon tee-shirt pour que je me déshabille aussi.
J’ai tout à coup peur qu’il distingue une légère protubérance sur
mon ventre en me voyant complètement nue, mais je me souviens
qu’elle n’est pas discernable, que mon corps n’a subi aucun
changement malgré ces deux mois et demi de grossesse. C’est la
remarque que je me faisais encore hier matin en me voyant dans le
miroir. Cette pensée me rend presque triste. Sans se douter une seule
seconde de ce secret que je garde pour moi, il me dévore des yeux.
— J’ai l’impression d’être en taule, ici, me confie-t-il en calant ma
tête contre la tête de lit en cuir.
Il écarte l’une de mes cuisses pour me préparer à le recevoir alors
qu’une appréhension lancinante remonte au creux de mes reins.
— Sherborn te manque ?
— Ce n’est pas Sherborn qui me manque.
Il ne détourne pas les yeux en me pénétrant, centimètre par
centimètre. Je peine désormais à respirer.
— C’est ma liberté, lâche-t-il après une seconde, les mâchoires
légèrement tendues par l’effort.
Je dois me concentrer pour riposter sans que ma voix vrille.
— Menteur.
— Tu t’attendais à une autre réponse ?
Je l’embrasse pour le faire taire. Il accepte ma sentence en
m’acculant davantage contre la tête de lit qui grince, ramenant mes
jambes derrière son bassin. Perdue dans notre baiser, j’en oublie les
raisons de ma réticence initiale.
C’est seulement en entendant la porte d’entrée s’ouvrir que je me
tends, sans pour autant parvenir à complètement le repousser. Des pas
progressent dans le couloir. On nous cherche. Shayn semble prendre
cette interdiction implicite de nous fréquenter comme un défi, et ses
coups de hanches deviennent plus puissants. Toute sa frustration d’être
coincé ici entre quatre murs se reporte sur moi, mais c’est loin d’être
désagréable.
— Shayn, s’il te plaît, je le supplie aussi bas que je le peux.
Je dois rassembler mes forces pour retenir un gémissement qui
pourrait être bien plus bruyant que les autres.
— Ne fais pas de bruit.
Maintenant, j’ai l’impression que le monde entier peut nous
entendre. Il se redresse et me ramène contre lui pour que je sois assise
sur ses cuisses, qu’il me soit impossible de faire abstraction de sa
moindre parcelle. Encore un geste qui me met à l’épreuve.
— Ne fais pas de bruit, d’accord ?
Sur le matelas, je prends sa main pour défouloir, la broyant à cause
du plaisir, pendant qu’il embrasse mes clavicules. Sa profonde
respiration se répercute dans mon cou, et je deviens consciente de la
fine pellicule de sueur qui recouvre nos corps et que seule une douche
pourra effacer.
Mais, tristement, je constate que faire l’amour avec lui n’a pas fait
disparaître cette boule dans ma gorge. Et que, même dans l’intimité la
plus totale, sans aucune couche de vêtements pour nous séparer, la
vérité concernant ma grossesse reste encore et toujours bloquée
derrière mes lèvres.
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30.

« Tu peux devenir accro à certains genres


de tristesse. »

June

En fin d’après-midi, Caleb me fait la faveur de me déposer à la


maison. Il m’informe qu’il reviendra me chercher dans une vingtaine
de minutes pour m’accompagner chez Amara et part à la station
d’essence. Sur le trottoir, j’essaye de dissiper le malaise après le
silence de notre trajet. Je suis certaine qu’il se doute de ce qui est
arrivé dans la chambre avec Shayn. L’eau qui s’est brièvement écoulée
dans la salle de bains attenante rendait la chose évidente, mais il n’a
pas fait de commentaire.
Quand j’entre dans le jardin, les voitures de mon père et de Suzan
sont garées et j’en déduis que, si celle de mon père n’est pas au garage,
c’est qu’ils ont prévu de ressortir dans la soirée, peut-être pour aller
dîner au restaurant ou chez les parents de Suzan. Je le trouve assis sur
le canapé, penché sur son téléphone. La télé résonne à un volume
assourdissant mais il semble trop absorbé par la consultation de ses
mails pour s’en rendre compte. Puisqu’il ne m’a pas entendue entrer et
que nous n’aurions de toute façon rien à nous dire, je fais demi-tour
sans m’annoncer et monte les escaliers, mon sac de voyage vide sur
l’épaule.
Le couloir est silencieux, à l’étage. J’entends à peine quelques
bruissements provenant de derrière la première porte, la chambre
parentale ; Suzan est sans doute en train de se préparer. Je passe devant
celle de Gaby mais, parce que je ne veux pas être de nouveau blessée
pas son indifférence constante, je ne toque pas. Je me demande s’il a
reconnu le bruit de mes pas dans le couloir, s’il a décidé de les ignorer
ou s’il a encore mis son casque pour jouer à une course de voitures sur
sa Switch. Depuis que Suzan, qui se montrait si ouvertement opposée
aux écrans, a cédé à ses caprices, c’est à peine s’il lève le nez de cette
console.
La fenêtre a été laissée ouverte dans ma chambre, on a souhaité
aérer en mon absence, renouveler l’air de cette pièce qui transpire mon
essence. Les rideaux beiges ondulent sous le vent chaud et épais
d’après l’orage, une brise qui passe entre les deux platanes que j’ai vu
pousser au fil des ans.
Il y a un changement aujourd’hui. Près de mon lit : le berceau
d’Emma, et elle dedans. J’ai un pincement au cœur en comprenant ce
que ça signifie mais je reste sur le pas de la porte, à contempler cette
pièce qui était mon seul refuge il y a encore quelques mois. Il me
suffisait de fermer à clé pour m’y sentir en sécurité. Pendant un très
court instant, la sensation de pouvoir m’y replier me manque. J’ai
grandi dans cette maison en nourrissant le même espoir idiot : celui
d’y trouver ma place. Puis je réalise que je n’ai plus seize ans, que
cette bulle protectrice qu’était ma chambre a éclaté. Et qu’il ne reste
plus rien de cet espoir auquel je me raccrochais, juste la réalité.
J’entre finalement en refermant la porte derrière moi. Je m’approche
doucement du berceau où Emma se repose. La voir ainsi assoupie,
avec ses cheveux blonds encore courts et l’expression paisible de son
visage poupin, me fait un genre d’électrochoc. Je tends une main pour
lui caresser la joue mais je m’arrête avant de l’effleurer.
Comment faisait cette femme sur la terrasse, tout à l’heure ?
Pourquoi ce qui me semble si compliqué paraissait être une évidence
pour elle ?
C’est juste un bébé.
Je tente d’approcher Emma à nouveau. La peau de ses joues est
douce sous mes doigts, comme celle d’une pêche. C’est fou, de savoir
que je n’apprendrai jamais à la connaître. Que cette petite chose fragile
ne sait rien de ce qui se trame dans cette maison, qu’elle a encore droit
à quelques années d’ignorance avant d’être confrontée à la triste vérité.
Je pose une main sur mon ventre et je pense à ce que Suzan dirait si
elle apprenait que je suis capable de porter la vie presque en même
temps qu’elle. J’ai un instinct protecteur : elle serait probablement
jalouse à en mourir de savoir que ce bébé et moi méritons aussi de
l’attention.
Je regarde encore une fois Emma et j’essaye d’entrevoir une réalité
où m’occuper d’un enfant ne ressemble pas à une erreur de scénario,
mais je n’en vois aucune. Alors je me détourne de son visage en
regrettant de me sentir aussi confuse et déroutée face à cette situation.
Mon armoire est parfaitement rangée, l’état dans laquelle je l’ai
laissée en partant la dernière fois. Je m’empare de quelques affaires
que je fourre rapidement dans mon sac avant de me laisser emporter
par une mélancolie honteuse. Mais mes mains transpirent contre les
tissus que je saisis sans réel intérêt. Pourquoi ai-je l’impression que ça
pourrait être la dernière fois que je mets les pieds ici ?
Je suis juste venue chercher des affaires.
J’entends la porte s’ouvrir dans un grincement et mon cœur
tambouriner alors que je suis encore penchée sur mes étagères de tee-
shirts. Mon corps appréhende un coup, mais il est prêt à se défendre en
cas d’attaque.
Pourtant, lorsque je fais brusquement volte-face, c’est Gaby qui se
tient derrière moi. Deux secondes passent avant qu’il me dise en guise
de bonjour :
— Tu n’es plus jamais là.
— Ah, tu as remarqué ? Je croyais que tu t’en fichais.
Je lui adresse un sourire qui tranche avec mes accusations. Mais je
sais qu’utiliser le ton de la plaisanterie ne suffit pas toujours à masquer
un fond de vérité. Il ne répond rien, alors je continue de fouiller dans
les étagères pour rassembler du linge propre. Ma sélection n’a ni queue
ni tête, je prends tout, même ce qui me paraît inutile. À force, il ne
restera plus grand-chose de moi ici.
— Ce n’est pas que je ne veux pas rester avec toi. Mais…
— Mais quoi, Gaby ? Tu ne me parles plus.
Ma voix gagne en intensité puis faiblit à cause du tremblement qui
l’a parcourue. Je sais que je ne devrais pas lui reprocher quoi que ce
soit alors que c’est encore un enfant. Manipulé, et manipulable.
Comme je l’ai été.
Mais c’est plus fort que moi. Je pose mon sac à mes pieds et le
regarde droit dans les yeux.
— Tu étais le seul qui me parlait dans cette maison !
— Ce n’est pas que je ne veux pas ! s’étrangle-t-il.
Le regret traverse ses yeux à l’instant où il prononce ces mots. Il
regarde derrière lui, par la porte laissée entrouverte, et la pousse d’un
petit coup de main agile pour s’assurer que sa mère ne l’entende pas. Il
baisse d’une octave et se rapproche de moi.
— C’est maman. Elle n’arrête pas de dire que… que si je te parle…
ça veut dire que je suis contre elle. Et que je ne l’aime plus. Que je la
déteste.
Il vérifie à nouveau derrière lui, attend une seconde avant de
continuer, et je sais qu’il surveille ses pas qui pourraient tout à coup
arpenter le couloir et nous interrompre.
— Elle dit aussi à papa que… que tu es un fruit pourri. Et qu’il faut
s’en débarrasser si on ne veut pas qu’il contamine le reste de la récolte.
Je n’en attendais pas moins d’elle et de sa logique implacable, mais
les idées qu’elle répand sur moi n’ont plus vraiment d’importance.
— Je ne comprends pas trop, admet-il. Mais June… c’est vrai que tu
es partie pour un garçon ? Et qu’il est plus vieux que toi ? Est-ce que
ça veut dire que tu ne reviendras plus jamais ?
Ses yeux sont baignés de larmes. Il s’approche de moi pour que je le
prenne dans mes bras et je me sens immédiatement coupable de ne pas
l’avoir fait plus tôt. Je m’accroupis pour être à sa hauteur, alors qu’il
cale sa tête au creux de mon épaule pour tenter de pleurer
silencieusement. Ça ne marche que partiellement, ses hoquets étouffés
retentissent dans ma chambre sans déranger Emma. Je prie pour que
Suzan ne l’entende pas, j’en ai assez qu’elle interrompe nos rares
moments partagés.
— Même si on ne vit plus ensemble, ça va aller. Tu es un grand
garçon, je lui murmure.
Il se réfugie dans le col de mon tee-shirt pour pleurer plus fort,
l’humidifiant avec son nez.
— Je veux juste que tout redevienne comme avant, plaide-t-il.
Avant, quand on faisait semblant que tout allait bien ?
Parfois, ça m’arrive de penser que c’était plus simple lorsque je me
pliais à l’ordre établi. J’aimais bien certains aspects de ma vie. Comme
me cloîtrer dans ma chambre en me sentant protégée, j’avais
transformé cet espace pour en faire le seul endroit viable pour moi.
J’aimais aussi regarder les branches des arbres tournoyer par la fenêtre,
dessiner à mon bureau, écouter de la musique.
Et surtout, attendre. Attendre que tout ça soit terminé.
Maintenant il n’y a plus d’attente, seulement une sorte de champ
libre et imprécis. Un monde dans lequel j’ai toute ma liberté, sans
savoir comment l’utiliser.
Je déteste Suzan d’avoir réussi à faire de moi un être asservi et
encore prisonnier de son autorité.
— Tu me manques, June.
Je le serre de toutes mes forces.
— Je suis désolée pour ce que j’ai dit l’autre fois. Je ne le pensais
pas. Tu sais que je t’aime Gaby, pas vrai ? Je t’aime tellement.
Son corps frêle tremble d’émotion.
— Mais tu te souviens ? C’était prévu comme ça depuis longtemps.
Je devais partir pour l’université.
Il s’écarte de mon épaule.
— Mais maintenant, tu ne reviendras même plus pour les vacances.
C’est à cause de moi ! C’est parce que j’ai parlé ce jour-là ! J’aurais dû
me taire !
— Non, Gaby. Heureusement que tu as parlé. Sinon… je me ferais
toujours frapper.
— Mais…
— Tu n’as pas envie que je me fasse frapper, si ?
Il secoue la tête, plonge son regard bleu dans le mien. Ses yeux sont
encore brouillés par les larmes.
— J’aimerais juste que maman soit normale.
Il a parlé plus fort cette fois, et je frissonne à l’idée qu’on l’entende
la déprécier en ma présence. J’en veux aussitôt à mon corps de la
craindre malgré mes promesses de ne plus la laisser me faire de mal.
— Je sais, je lui dis doucement.
— Pourquoi elle ne l’est pas ? Elle devrait peut-être voir le
médecin… peut-être que si j’en parle à papa… peut-être qu’il pourrait
l’aider…
— Je ne suis pas sûre que ce soit aussi simple que ça.
Il a atteint le stade où il se pose des questions. Ça fait quelque temps
déjà que je l’ai dépassé. Je ne cherche plus à décortiquer le personnage
qu’est Suzan, parce que je sais qu’aucune réponse ne m’apportera de
soulagement. Certains actes restent impardonnables malgré les
explications qui les accompagnent.
La porte s’ouvre devant moi. En surprenant notre étreinte, Suzan ne
cherche plus à tempérer ses réactions. Elle s’avance brusquement et
agrippe Gaby par le bras pour me l’arracher. Il peste de douleur sous
cet assaut inattendu.
— Va dans ta chambre ! Maintenant ! lui hurle-t-elle.
Elle a perdu son pouvoir silencieux et se trouve obligée de l’exercer
en criant. Quand je la vois dans cet état de désespoir hystérique, je me
demande comment j’ai un jour pu la laisser tirer les ficelles de ma vie.
Je ne retiens pas Gaby quand il quitte la pièce, non sans m’avoir
lancé un regard de détresse. Dans mon dos, il me semble qu’Emma a
été tirée de son profond sommeil, que des prémices de babillage
résonnent.
— Arrête de le toucher.
Je vais le contaminer ?
Je jette un coup d’œil à mon sac, posé à mes pieds, en me disant
qu’il est temps pour moi de partir. La jauge quotidienne a été dépassée.
Oui, les choses ont réellement changé, à commencer par mon seuil de
tolérance.
— Tu es déviante. Une pauvre fille. Une pauvre salope qui sème le
trouble autour d’elle, parce qu’elle est en manque d’attention !
Je me penche pour récupérer mon sac et le faire glisser sur mon
épaule en la maudissant de ne pas m’avoir laissé le temps de
rassembler davantage d’affaires. Il me manque beaucoup de matériel
de dessin et, dernièrement, j’ai l’impression de me transformer en
camée quand je surprends mes doigts se balader dans le vide pour
créer des formes imaginaires. Mon vieux carnet et mes crayons mal
taillés ne me suffisent plus.
Je continue d’ignorer sa présence et me dirige vers mon bureau pour
récupérer la pochette de feutres que m’a offerte Shayn. Une vague de
soulagement me parcourt en la retrouvant rangée à sa place. Hormis le
berceau d’Emma qu’elle a mis ici comme une provocation, on dirait
bien que Suzan n’ose rien toucher dans ma chambre, par peur des
représailles. Exercer un tel pouvoir sur elle est étrange.
— C’est une nouvelle voiture qui te raccompagne ce soir. J’ai vu
que c’était un Asiatique sur la caméra. Alors, tu n’es déjà plus avec ton
prof. Je vois que c’est une sacrée farandole. Tu te fais payer, au
moins ?
Son expression demeure fermée. Elle me déteste tellement qu’elle
ne prend plus aucun plaisir à me titiller. C’est juste un besoin avide.
Elle pense encore explorer mes limites mais c’est en réalité les siennes
qu’elle est en train de dépasser. À son regard haineux, je sais qu’elle
voudrait simplement que je disparaisse de son champ de vision, car ma
présence lui rappelle que j’ai échappé à son contrôle.
J’attrape d’autres bricoles posées sur mon bureau, consciente
qu’elles ne feront qu’alourdir mon sac et que je n’aurai pour le
moment aucun endroit où les mettre, à moins de demander à Amara de
les stocker.
— Oui, approuve-t-elle alors. Pour une fois que tu fais une chose
bien ! Débarrasse-moi le plancher ! Cette chambre va devenir celle
d’Emma.
C’est déjà le cas. À l’idée qu’on me vole l’unique chose que j’ai
jamais possédée au sein de cette maison, une myriade de frissons me
traversent. Ma faiblesse est encore là, et je me déteste d’être aussi
puérile.
J’évite Suzan en voulant sortir de la chambre. Un éclat de rage perce
soudain mon silence.
— Mais merde ! Réponds-moi ! s’égosille-t-elle, car je ne lui ai
toujours pas donné la réaction qu’elle espérait.
Je me retourne dans le couloir et, calmement, je lui rappelle :
— C’est toi qui m’as appris à me taire, non ?
Ma question la rend muette. Gaby a encore désobéi et laisse traîner
ses oreilles sur le seuil de sa porte, mais elle est trop hors d’elle pour
lui en tenir rigueur. Stark traverse le couloir pour le rejoindre dans sa
chambre, et je me sens heureuse qu’il ait au moins ce petit chat pour
lui tenir compagnie, maintenant que c’est devenu impossible pour moi.
Je remarque mon père appuyé à la rambarde des escaliers, au bout du
couloir, qui écoute, lui aussi. Je me dirige vers lui. La rage de Suzan
s’étend derrière moi, mais j’y suis devenue insensible.
Caleb a dit qu’il reviendrait me chercher vers 18 h 45. Il devait
absolument faire le plein avant qu’on soit à sec en plein milieu de
l’autoroute. Je vais marcher un peu, quitte à le rejoindre à mi-chemin,
je n’ai même pas envie de rester dans la rue.
— Dis-lui quelque chose ! lance Suzan à mon père.
— Tu devrais te dépêcher d’y aller, souffle-t-il – des remontrances
bien trop faibles en comparaison de ce qu’elle espérait.
Dans mon dos, elle crie son prénom en signe de désaccord. Je me
concentre sur le visage de l’homme qui m’a élevée. Ses yeux sont
cernés et enfoncés dans leurs orbites, comme quand j’étais petite. Est-
ce qu’il a recommencé à prendre des somnifères ? Il n’oserait pas. Pas
maintenant que je ne suis plus la seule à compter sur lui.
Debout sur l’avant-dernière marche, il me bloque le passage,
hésitant encore sur le sort qu’il me réserve. Je sais qu’il ne me frappera
pas. Ce n’est pas son genre d’atteindre les gens en leur infligeant de la
douleur physique. Il préfère les ignorer, les faire se sentir invisibles
jusqu’à en venir à douter de leur propre existence.
Désormais, c’est à peine s’il peut soutenir mon regard. Je sens qu’il
s’en empêche parce que chaque coup d’œil est synonyme de dégoût ; il
a du mal à reconnaître sa fille. Ce n’est que la traînée qui menace de
briser sa petite famille en lui faisant du chantage.
Au moins, il sait ce que ça fait de regarder une personne qu’on
pensait connaître et de n’y voir qu’un parfait étranger.
— Je ne serai jamais comme toi, je lui dis.
— Comme moi ?
Je sens bien qu’il redoute mes précisions, même s’il peut les
deviner.
— Tu sais, avant je pensais qu’elle était un monstre et que tu étais
une de ses victimes. Mais maintenant j’ai compris que tu es un monstre
aussi. Et que tu n’as jamais été aveuglé par quoi que ce soit, parce que
tes yeux étaient toujours grands ouverts.
À cette distance, je sens l’odeur de café sur sa chemise mêlée à celle
de son eau de Cologne.
— Peut-être même que tu es pire qu’elle. Parce que je suis ta fille,
pas la sienne.
La lumière est plus faible dans cette partie du couloir. La seule
source de luminosité naturelle provient de ma chambre à l’autre
extrémité, et le visage de mon père est à moitié recouvert par la
pénombre.
— Peu importe ce qui se passe maintenant. J’espère que tu ne
regarderas plus jamais dans un miroir en te disant que tu es une bonne
personne.
— Tu vas lui laisser te parler comme ça, Ric ? !
Derrière moi, Suzan a été relayée au second plan.
— Tu me dégoûtes, je lui souffle pour conclure. Tu es vraiment
dégoûtant.
Il ne me répond pas, se contente de me fixer d’un air qui trahit
l’effet que mes mots ont sur lui. Et, parce que j’ai raison et qu’il le sait,
il se décale pour me laisser passer. Je le frôle quand sa main agrippe
brusquement mon bras, comme si sa colère l’avait tout à coup
submergé et qu’il ne me permettait plus de le dépeindre sous son plus
mauvais jour.
En voulant m’arrêter, il me fait perdre l’équilibre.
Je glisse et essaye de me rattraper à la rambarde mais j’atterris les
mains à plat sur le palier intermédiaire de l’escalier, après avoir dévalé
quelques marches.
Derrière moi, des excuses lui échappent.
Mais elles ne valent rien, pas plus que toutes les précédentes.
OceanofPDF.com
31.

« Il faut savoir dire au revoir à ce qui aurait


pu être. »

Shayn

Je ne sais pas ce qu’elle fout ni pourquoi elle ne répond pas à son


téléphone.
Caleb a dit qu’il l’avait attendue dans sa rue pendant une demi-
heure, avant de comprendre qu’elle ne reviendrait pas comme c’était
convenu. Il ne s’est pas risqué à sonner chez elle, de peur d’empirer les
choses. Ça fait maintenant deux heures qu’il est rentré seul et que
j’envisage toutes les possibilités, surtout les pires.
Je sais de quoi ils sont capables. Cette femme n’a pas la lumière à
tous les étages.
— Arrête de t’en faire, ils l’ont sûrement obligée à rester chez eux
jusqu’aux examens, me répète Caleb pour la cinquième fois en une
demi-heure, adossé au comptoir de sa cuisine. Tu ne devrais pas y
aller. Tu vas juste lui créer plus de problèmes.
— Son putain de téléphone est éteint.
Linh me jette un coup d’œil froid depuis le tabouret, attendant elle
aussi un signe de vie de June pour pouvoir reprendre sa soirée. Elle ne
m’a jamais porté dans son cœur, mais depuis qu’ils m’hébergent je
sens que son agacement à mon encontre atteint son apogée. Je suis le
connard qui la mêle à ses problèmes. Elle pense que cette situation me
convient, elle me prend pour une de ces sangsues qui vivent aux
crochets des autres et je sais, dans le fond, qu’elle espère que je crève
pour pouvoir essuyer les larmes de son fiancé trop loyal à mon
enterrement.
Je ne me suis jamais senti aussi inutile. À quoi bon être majeur et
vacciné si je dois obéir au doigt et à l’œil aux autres ? Même si ce
n’est pas dit clairement, vivre ici est l’équivalent de moisir en prison.
Dès que June venait me voir, j’ai eu l’impression qu’il y avait des
barreaux entre nous. C’était encore le cas aujourd’hui, et je ne voulais
pas lui donner l’impression que je lui faisais payer sa liberté. Mais elle
peut sortir, contrairement à moi. Elle peut sortir et je ne peux rien faire
pour la protéger. Je dois compter sur les autres alors que je me suis
toujours reposé sur moi-même.
— Elle répond toujours. C’est pas normal.
— Tu te mets dans des états pour une relation qui n’a même pas lieu
d’être.
— Ferme-la, Caleb, je lui crache, acerbe. Est-ce que tu sais quoi que
ce soit de nous deux ?
— Ce que je sais…
— Nan, tu sais rien, justement. Ce que tu sais et ce que tu
t’imagines, ce sont deux choses différentes.
En lui exposant ma vision des choses, je me suis approché de lui
jusqu’à voir les points noirs de sa barbe qu’il rase consciencieusement
tous les matins. Je n’ai jamais eu autant envie de lui démettre la
mâchoire. Linh lève les yeux face à notre combat de coqs, certaine que
ça n’ira pas plus loin. La dernière fois qu’on s’est battus, c’était pour
une histoire à la con, au collège. Depuis, je l’ai dépassé de trois têtes.
Je ne m’attendais pas à son soutien concernant June, mais j’aimerais
au moins qu’il arrête de traiter cette situation tel un avocat et qu’il
regarde les choses avec plus de souplesse, comme le ferait un ami.
Sept ans de différence, c’est beaucoup, je sais, mais je sais aussi que,
sur cette terre, June est la seule personne qui me donne l’impression de
me comprendre.
De me comprendre vraiment. Et c’est réciproque. On est les seuls à
être toujours là l’un pour l’autre. Ça ne doit jamais changer.
— Quand je te disais de fréquenter une fille pour de vrai, ce n’était
pas exactement ce à quoi je pensais, commente Caleb, qui s’est calmé
en me voyant l’approcher d’aussi près.
— Ouais, eh bah figure-toi que je ne l’ai pas choisi.
J’aimerais aussi que ce soit plus simple. Je me demande ce qu’on est
censé faire quand on se voit tomber amoureux, hormis se sentir con à
en mourir parce qu’on ignore comment ça a bien pu arriver. Surtout
quand, au lieu de filer sur une ligne droite, notre vie n’est qu’un putain
de zigzag.
Je laisse tomber l’idée d’en mettre une à Caleb, et j’appelle June une
nouvelle fois. Ça tombe toujours directement sur son répondeur.
— Je vais y aller.
Je la traînerai hors de chez eux, même si je dois en venir aux mains
avec son père.
Je sais qu’en m’approchant de sa maison, je prends le risque de faire
savoir à Chase que je suis encore en vie. Marlon m’a averti : il veut
sans doute récupérer le fric que j’ai durement gagné en me mettant en
danger. Je ne le permettrai pas.
C’est notre avenir, à June et moi.
Je dois pouvoir faire les choses bien quand elle sera enfin à
l’université.
Caleb me fait un signe pour tenter de me retenir. Je suis déjà en train
de me diriger vers la porte d’entrée quand quelqu’un sonne. Je ne
prends même pas la peine de vérifier qui c’est à travers le judas pour
ouvrir ; adieu les précautions qui me retiennent planqué ici. En la
trouvant sur le seuil, un profond soupir de soulagement m’échappe.
— T’étais où ? Et pourquoi tu ne répondais pas ?
J’essaye de maîtriser mon intonation. Je sais combien je me montre
agressif parfois, sans même le vouloir, et je veux éviter ça avec elle.
Mais ça ne marche pas vraiment aujourd’hui, il faut bien que la tension
accumulée à force de rester barricadé dans cet appartement qui me
rappelle celui de mes cauchemars s’évacue d’une façon ou d’une autre.
— June ?
Elle reste silencieuse. Au moins, son visage et ses bras ne portent
pas de marques, ni quoi que ce soit m’indiquant qu’elle a encore été
battue. Le doute persiste quand même alors que je la scrute. Elle
semble tout à coup se souvenir que nous ne sommes pas seuls et sourit
à Linh et Caleb, par politesse, avant de s’excuser et d’aller dans ma
chambre. Je referme la porte derrière elle. Quand je me tourne, Linh
cache mal son agacement, encore assise sur son tabouret. Une main
sous le menton, elle a un regard qui crie qu’elle avait raison, que toute
cette agitation autour de June n’était pas nécessaire. Caleb hausse les
épaules, vraisemblablement rassuré.
Je me détourne de cette scène qui présage une dispute entre eux
pour rejoindre June dans la chambre. Elle a déposé son sac au pied du
lit et s’est penchée pour fouiller l’intérieur. Ses vêtements y sont
fourrés en boule, elle les sort avant de se mettre à les plier
soigneusement sur le couvre-lit. J’observe ses gestes mécaniques
pendant qu’elle s’affaire. J’ai l’impression de regarder un robot, pas la
fille que je connais.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
J’en déduis qu’elle s’est violemment disputée avec eux, que les mots
qui sont sortis ont de nouveau dépassé le seuil de ce qui était
acceptable.
— June ?
Toujours rien.
— Putain, tu commences à me faire peur.
— Je ne sais pas pourquoi, j’étais persuadée qu’on saignait
beaucoup lors d’une fausse couche.
Je fixe ses lèvres, essayant de décrypter les mots sortis de sa bouche
à l’instant. Mais ils restent absurdes et dénués de sens.
— Le médecin a dit que c’était vraiment récent mais qu’il ne
pourrait pas me dire précisément quand c’est arrivé. J’y suis allée
parce que j’avais peur à cause de ma chute dans les escaliers… mais en
fait… le bébé n’était déjà plus là.
— Quoi ?
— L’IVG était prévue pour la semaine prochaine. Ce n’est plus la
peine, maintenant.
Elle plie un autre tee-shirt, comme si de rien n’était. Ma bouche est
sèche.
— T’étais… T’étais enceinte ?
— De deux mois et demi, me répond-elle en lissant méthodiquement
le vêtement avant de le mettre de côté, avec ceux qui doivent être
rangés.
Je repense à cette étendue de peau plate en dessous de son tee-shirt.
Je l’ai vue nue tout à l’heure. C’était la première fois depuis un
moment, mais elle n’avait même pas pris un peu de poids. Ses
hanches, ses seins, ses joues sont restés les mêmes. Rien n’aurait pu
me l’indiquer, à ce stade encore précoce de sa grossesse.
— Tu comptais m’en parler quand ?
Ma question a un goût d’acide.
— Je ne voulais pas te faire peur. Je ne voulais pas que tu me
repousses encore une fois.
— Te repousser ?
C’est osé de discréditer ses angoisses. C’est vrai, j’ai tendance à
repousser les gens et à prendre les mauvaises décisions quand je sens
que la coupe est pleine. Mais ça, c’était avant.
Avant elle.
Je pensais que c’était clair. En fait, ça ne l’était que pour moi.
— Un moment, j’ai même envisagé de le garder, me confie-t-elle.
Le garder ? J’essaye de nous imaginer, mais l’image seule me paraît
irréaliste. Elle, pas encore dix-neuf ans et bientôt son premier diplôme
en poche et moi… moi, le roi des problèmes, le fouteur de merde
absolu. Au milieu de nous, un bébé. Un bébé qui n’aurait rien à faire là
et qui en serait un jour venu à regretter d’être né de parents
probablement incapables de s’occuper de lui.
— J’imagine que je voulais juste… Je voulais juste que ce soit
différent pour lui.
— Différent ?
Je suis devenu un foutu perroquet, seulement capable de répéter les
mots qu’elle prononce.
— Tu sais… juste différent de nous.
Différent de nous.
Nous, les mal-aimés de leur propre famille.
— Mais je sais que ça n’aurait pas marché. C’était juste bête. C’est
pour ça que j’ai fini par prendre rendez-vous à la clinique. C’était la
meilleure décision.
Elle recommence à plier un pull, mais je bloque sa main pour
l’arrêter dans son geste. J’en tremble.
— S’il te plaît. Arrête de faire comme si ça n’avait pas
d’importance. Tu l’as su quand ?
Elle m’accorde enfin un regard. Ses yeux semblent vides.
— Il y a un mois. Un peu avant que Caleb me donne de tes
nouvelles.
Tout ce temps, elle a géré ça seule. Je me demande comment elle
fait, comment son corps si fragile peut encore la porter sur ses deux
jambes. Cette résilience devient toxique pour elle. Elle s’empêche
toujours de se plaindre aux autres et ce silence constant la consume
peu à peu.
La preuve, elle a perdu le bébé.
— Est-ce que ça t’a fait mal ?
— Je n’ai rien senti.
Le savoir ne m’apporte aucun soulagement. Je lui fais signe de
s’asseoir sur le bord du lit, je n’en peux plus de la voir debout à
prétendre que c’est une journée banale. Elle est en plein déni de la
réalité pour s’en protéger.
J’ai encore la main qui tremble. Mon corps traduit tout ce que je
ressens et n’arrive pas à lui dire ; contrairement à elle, qui semble
devenue totalement insensible.
— Je pensais que perdre un bébé serait violent. Mais en fait, c’était
très silencieux.
Je ferme les yeux, aspirant l’intérieur de ma lèvre pour essayer de
digérer l’émotion.
— Apparemment, un embryon supporte très mal le stress les
premières semaines. J’aurais dû m’en douter. J’avais constamment mal
au ventre…
Elle esquisse un geste vers son ventre, avant de se replier car elle se
souvient qu’il n’y a plus rien à protéger.
— Le médecin m’a dit qu’il n’y avait rien de plus fragile que ces
premiers instants de vie. Il a été gentil avec moi.
Mais c’est moi qui aurais dû l’être. Pas un inconnu en blouse
blanche.
Elle n’a pas assez cru en moi pour accepter de me faire confiance. Je
n’ai pas été à la hauteur.
— J’ai juste un peu honte d’avoir pensé à le garder. Je me
demandais juste… ce que ça ferait, d’aimer quelqu’un de tout son être.
De faire son maximum pour le protéger. Mais c’est idiot, ajoute-t-elle.
Ce n’était même pas encore une personne.
Je me penche et j’embrasse sa tempe. Je me rends compte que mes
lèvres sont mouillées, mais ce n’est pas sa sueur. Ses cheveux sont
doux et secs et leur fragrance habituelle de shampoing s’en détache.
C’est moi qui pleure.
Pendant que je m’ouvrais à elle, elle se refermait sous mes yeux. Et
je n’ai rien remarqué. Je suis passé à côté de sa douleur parce que
j’étais trop concentré sur mes propres problèmes.
Je renifle et me demande si elle s’en rend compte, je crois que oui.
Mais elle ne dit rien. Mes yeux me brûlent. Je refuse de les fermer
pour chasser les larmes et soulager l’inconfort. Sans savoir quoi faire
d’autre, je m’agenouille en face d’elle et je pose mon front sur son
ventre. Elle se laisse faire mais ses bras ne se resserrent pas autour de
ma nuque, comme ce serait le cas en temps normal. Est-ce de la
rancœur ? Ou est-ce qu’elle a simplement arrêté de faire semblant
d’avoir de l’énergie ?
Entre ses vêtements à moitié pliés, on reste dans cette position en
oubliant le temps qui s’écoule. La nuit est complètement tombée, et la
lueur de la lune recouvre la chambre d’un voile trop paisible pour la
tristesse qui s’est élevée entre nous.
Ça dure dix minutes ou une heure. Je ne sais pas. On dirait que le
monde a cessé de tourner, dehors.
— Tu as parlé d’escaliers, je finis par me rappeler, dans un sursaut
de lucidité.
— C’est mon père. Il m’a fait trébucher sans faire exprès.
Mes muscles se contractent autour d’elle.
— Mais ce n’est pas important…, murmure-t-elle en comprenant
que cette information ne me plaît pas.
Aujourd’hui marque la fin de mon indulgence concernant sa famille.
Et si elle se doutait de quoi que ce soit, elle tenterait de m’en
dissuader. Quand ils payeront enfin pour leurs erreurs, qu’ils ne
viennent pas jouer les étonnés.
Je les avais prévenus.
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32.

« Tu peux avoir quelque chose, mais le plus


difficile est de le garder. »

Shayn

J’ai appelé l’école de son petit frère.


Quand j’ai réussi à avoir son institutrice au téléphone, après avoir
longuement galéré avec le secrétariat, je lui ai dit que ce gosse vivait
dans un environnement violent et que quiconque lui poserait la
question comprendrait directement de quoi je voulais parler. C’était
hier soir et je ne m’attends pas à avoir de nouvelles dans l’immédiat.
Je ne sais pas ce qu’a donné mon appel, s’il a suffi à foutre la merde ou
s’il faudra insister en me rendant sur place. Cette situation ne pouvait
pas durer plus longtemps. Son père et cette femme ont déjà causé assez
de dommages irréversibles.
C’était le dernier jour des examens de June, aujourd’hui. J’ai
attendu qu’elle ait terminé avant de passer à l’acte ; elle avait le droit
de pouvoir se concentrer. Ça a été assez difficile comme ça avec sa
fausse couche, même si elle essaye de me convaincre – mais surtout de
se convaincre – qu’elle a déjà surmonté cette preuve. Je ne l’ai pas
lâchée une seconde ces deux dernières semaines. J’ai encore poussé le
bouchon plus loin et demandé à Caleb de l’héberger, et j’ai
recommencé à la conduire au lycée en la déposant toujours à bonne
distance pour nous éviter les ennuis.
J’ai arrêté de me montrer vigilant à cause de Chase, parce que ma
punition pour l’avoir fait une première fois a créé un fossé trop
profond entre June et moi. Si ce fils de pute veut venir me chercher,
qu’il le fasse. S’il veut récupérer son argent après me l’avoir donné
malgré tous les risques que j’ai encourus, qu’il essaye.
Je le buterai de mes propres mains.
En attendant, personne ne touchera plus à June sans devoir me
passer sur le corps.
Justement, je l’attends, garé sur le trottoir, pendant qu’elle est allée
chercher ses dernières affaires chez ses parents. Elle m’a dissuadé de
l’accompagner, elle disait que ça ne ferait qu’empirer les choses. Tout
le monde passe son temps à le répéter, à juste titre. Sauf qu’il arrive
malheur chaque fois qu’elle franchit le seuil de cette maison, alors je
n’arrive pas à me détendre. Je garde un œil rivé sur le tableau de bord
pour m’assurer que sa visite ne s’éternise pas.
Après seulement dix minutes, elle finit par sortir par le grand portail
en acier noir. Sans ses affaires.
Je la vois traverser la rue et, malgré la distance, j’arrive à lire
l’expression de stupeur qui ravage ses traits. Elle n’est pas triste. Elle
est en colère. Il n’est même pas quinze heures. Les vieux ont-ils déjà
été convoqués ? C’était plus rapide que ce que je pensais. Ça traîne
sans doute moins lorsque ça concerne les enfants.
Je n’émets aucune hésitation en sortant de la voiture, prêt à assumer.
La distance se réduit entre nous et son expression reste la même. Ça va
être plus compliqué que ce que je croyais de la convaincre que les
dénoncer était nécessaire, même si ça n’a rien d’un mensonge. Quand
elle arrive à la hauteur du véhicule, je n’ai droit qu’à sa respiration
saccadée, à ses yeux rouges recouverts d’une pellicule brillante. La
gifle part, violente et sèche. J’accepte le coup sans broncher. Je vais la
laisser hurler si ça lui fait plaisir.
Elle n’arrivera pas à comprendre, parce qu’elle a toujours choisi de
préserver les autres plutôt que se sauver elle-même.
— Je te faisais confiance…, commence-t-elle, d’une voix aspirée
par le choc.
— J’étais obligé, June.
— Tu étais obligé ?
Sa façon d’accentuer le mot me donne l’impression que je ne lui
inspire que du dégoût. Et, parce que ma réponse ne lui convient pas et
qu’elle semble prendre conscience de ce que ça implique, son
expression se fissure davantage.
— Alors, tu m’as menti ? Tu savais ce qu’ils comptaient faire ?
— Je sais juste que ces connards ne méritent pas de s’en sortir
comme ça !
— Ils ont voulu l’emmener dans une voiture ! Gaby a eu tellement
peur ! Il ne veut même plus retourner à l’école !
— Je sais que ça a dû être difficile pour lui, mais c’était la seule
solution.
— La seule solution pour qui ? Pour me protéger, moi ? Mais tu
t’entends, Shayn ? Tu ne peux pas être sérieux !
Sa voix monte dans les aigus, ce qui n’était jamais arrivé tant elle se
retient en permanence. C’est la première fois qu’elle est aussi furieuse
contre moi.
— Ouais, pour te protéger toi. Parce qu’il n’y a que moi qui le fais
ici.
Elle peine à reprendre son souffle et recule d’un pas, secouée. Le
soleil de fin de journée continue de briller péniblement dans son dos,
au point de m’aveugler par moments. J’entends le vrombissement d’un
moteur, je n’ai pas le temps de l’entraîner sur le trottoir qu’une voiture
s’engage trop rapidement dans l’allée étroite, nous esquive de justesse
et nous adresse un long coup de klaxon qui résonne dans tout le pâté
de maisons, avant de disparaître quelque part après l’intersection. Elle
ne fléchit même pas un peu et je ne pense pas non plus à nous décaler
du milieu de la route.
Quelque chose m’inquiète plus qu’un autre taré roulant à pleine
vitesse : j’ai vu beaucoup d’expressions sur son visage, de l’affliction à
la colère, mais je crois bien que cette fois, la nuance est vraiment
différente.
C’est une haine qui me fait tout reconsidérer pendant une seconde.
— Je ne comprends pas…, souffle-t-elle, incrédule. Comment tu
peux être aussi égoïste. Je… Je n’arrive pas à croire que… tu oses agir
comme si ce n’était pas si grave que ça ! Comme si Gaby n’était qu’un
foutu dommage collatéral !
Mais c’est ce qu’il est, qu’elle le veuille ou non. J’en ai marre de
suivre les règles de son univers, parce qu’elle me demande de vivre
selon ses critères en oubliant les miens. Parfois j’ai l’impression qu’on
ne parle pas la même langue, que les sons qui sortent de sa bouche sont
familiers et à la fois dénués de sens.
C’est impossible d’avoir aussi peu d’amour-propre.
— Il t’a poussée, putain ! Tu savais ce qui se passerait s’ils te
touchaient encore une fois !
— Qu’est-ce qui lui serait arrivé entre les mains de ces grands
malades, Shayn ?
Elle a parlé en même temps que moi et, dans son élan, je ne suis pas
certain qu’elle m’ait entendu.
— Si le personnel de son école n’avait pas été aussi attentif,
poursuit-elle. Qui sait ce qui lui serait arrivé si ces tarés avaient réussi
à s’en prendre à lui ! Et qu’est-ce que j’aurais fait ?
Je percute tout à coup. On ne parle pas de la même chose.
— Tout ça, c’est encore arrivé parce que je te faisais confiance !
En comprenant, le béton sous mes pieds semble se transformer en
sables mouvants.
— Chase est venu à son école ? Quand ça ?
J’entends ma voix devenir lointaine, comme si ce n’était même plus
la mienne. Je repense à Marlon, à ses mots la nuit où il m’a planté. Il
agissait sous la contrainte de Chase mais ne m’a pas dit pourquoi.
Maintenant, je crois que je sais. En ordonnant à June de prendre ses
précautions, je l’ai rendue hors de portée. Et quand Chase n’arrive pas
à atteindre sa cible, il trouve d’autres moyens de pression, même les
plus insensés.
— C’est ce que je me tue à te dire depuis tout à l’heure ! hurle-t-
elle.
Elle appuie contre mon torse d’une main, donnant l’impression
qu’elle voudrait me repousser brusquement, mais elle finit par se
canaliser, sans doute afin de ne pas alerter sa famille qui pourrait
l’entendre en tendant l’oreille. Ses doigts se crispent contre mon tee-
shirt, avant de les retirer avec froideur pour garder ses distances.
— La semaine dernière, un type a essayé de l’attirer dans sa voiture
pendant qu’il attendait Suzan devant l’école. Sa maîtresse l’a vu juste à
temps.
— Je vois…
J’essaye de digérer la nouvelle, de formuler une réponse qui pourra
l’apaiser. Mais je sais qu’il n’y en a pas.
— Donc… il va bien.
— Par miracle, réplique-t-elle. Tu n’étais pas au courant.
Soudain, elle m’observe et réalise. Ses yeux se chargent
d’incrédulité.
— Tu as dit, « poussée » ? se souvient-elle, d’une voix à peine
audible. De quoi tu parlais, Shayn ? Pourquoi est-ce que tu parles de
mon père, tout à coup ? Qu’est-ce que tu as fait ?
J’avale difficilement ma salive. Je ne peux plus reculer, même si j’ai
conscience que cette nouvelle va venir s’ajouter au drame qui a failli
se produire à cause de moi.
— Ce qui aurait dû être fait il y a longtemps.
— Tu les as dénoncés aux services sociaux, comprend-elle d’une
voix blanche.
Elle laisse ses bras retomber le long de son corps, comme si cette
trahison l’atteignait jusque dans ses os.
— Mais… l’autre fois, il n’a pas fait exprès.
— Pas fait exprès ?
Je ris de nervosité et la toise comme si elle n’était qu’une idiote pour
laquelle on gaspille sa salive.
— Mais bordel, tu as quoi dans la tête ? Parce que toutes les autres
fois où il n’a rien fait alors qu’elle te frappait, c’étaient des accidents
aussi ?
— Ce n’est pas le sujet ! On parle de mon frère et de ma sœur, et de
ce qui va leur arriver !
— Et moi je parle de toi !
— Ils pourraient être placés ! Sûrement finir séparés ! Comment tu
penses qu’ils vont grandir !
— C’était à tes tarés de parents d’y réfléchir avant de te frapper, pas
à toi !
— C’était ma décision !
— Et c’était aussi mon putain de bébé, June !
Elle entrouvre les lèvres avant que son expression se referme. Je lui
ai envoyé au visage ce qu’elle s’efforce de refouler. Depuis ce soir-là,
aucun de nous n’en parle jamais, peut-être par peur d’arriver à des
conclusions effrayantes.
Mais passer les problèmes sous silence ne les fait pas disparaître.
— C’était aussi mon putain de bébé, je répète, presque dans un
murmure.
Ses yeux basculent à nouveau sur moi, elle cherche à maintenir une
façade de normalité. Je sais que ça la touche autant que moi, quoi
qu’elle veuille me faire croire.
— Tu m’en veux ? me demande-t-elle, et je lis dans ses yeux qu’elle
redoute ma réponse.
— Tu ne m’as rien dit pendant un mois. Alors que j’étais là. Tu étais
enceinte, putain, et moi j’en savais rien. Je n’ai pas pu t’aider. Je n’ai
rien pu faire !
— Alors quoi ? J’aurais dû te le dire ? Et on l’aurait gardé ? Arrête
un peu. Même moi, je suis plus réaliste !
— Non, je dis pas ça. Je dis que j’aurais voulu être là pour toi. Parce
que c’était ma faute. Parce que c’était normal que je sois là.
— Oh, c’est vrai, Shayn ? Et de quelle façon tu aurais été là pour
moi ? Tu m’aurais encore envoyée me faire foutre sur le parking d’un
centre commercial ?
Ma nuque se raidit. Je l’ai compris récemment : cette nuit pluvieuse
ne s’est jamais vraiment effacée malgré tout ce qui s’est passé entre
nous depuis. Avec les mois, le ressentiment de June s’est estompé, sans
totalement disparaître. Et chacune de mes erreurs a élargi cette fissure
que j’avais créée.
Je m’entends constater :
— Tu prétends me faire confiance, mais c’est faux.
— Tu as raison, admet-elle, avec des yeux orageux et tristes. On
dirait que cette confiance que je plaçais en toi, tu l’as trahie il y a déjà
un moment, Shayn.
Je hoche la tête, lentement. J’essaye de digérer. De faire passer ce
goût de cendres dans ma bouche. Mais comment, alors qu’on ne cesse
de répéter les mêmes erreurs ? La vérité, c’est que June et moi sommes
incapables de nous montrer honnêtes l’un envers l’autre. Peu importe
le contexte. On s’est enchaînés à nos mensonges et on a décidé de
couler avec.
— Ça ne sert plus à rien d’en parler, affirme-t-elle. Ce n’est pas le
plus important maintenant, si ?
On se regarde. Je sais ce qu’il en est. Notre dispute ne pourra
recouvrir que momentanément l’origine de sa véritable colère contre
moi. Elle a toutes les raisons d’être furieuse. Ma négligence a mis en
danger la personne qu’elle se tue à protéger depuis des années.
— C’est terminé, Shayn.
Terminé ?
— Tu dis n’importe quoi.
— Non.
Je secoue la tête, refusant de l’admettre.
— C’est terminé. Pour de vrai, cette fois.
Je crois que, depuis le début, l’univers nous envoie des messages
qu’on s’efforce d’ignorer. Il arrive un moment où ça devient
impossible. L’inconcevable a ses limites, et la nature finit toujours par
reprendre ses droits sur des situations qu’elle a laissées évoluer à leur
gré.
— J’aimerais que tu t’en ailles.
— Arrête un peu.
— Je n’ai vraiment pas envie de me battre avec toi. Je veux juste
que tu partes. Et que tous ces gens pourris autour de toi disparaissent
eux aussi !
— Parce que toi, t’es entourée de bonnes personnes ? Ouais, ça doit
être ça, je lui reproche avec un rire empreint d’amertume.
— Tu sais, Shayn, la différence entre toi et moi, c’est que mes
problèmes ne concernent que moi, alors que les tiens entraînent tout le
monde dans ta chute.
Je ne le réalise que maintenant. Oui, June me soigne. Et moi, je la
recouvre de pansements avant de la déchirer à d’autres endroits. À
force de l’aimer, j’en suis devenu avide. J’ai oublié que June méritait
mieux que de tomber avec moi parce qu’elle m’a tendu la main. June
mérite quelqu’un à qui sa vie n’a pas échappé depuis trop longtemps.
Quelqu’un d’autre que moi.
Incapable de la quitter des yeux, je recule d’un pas en sentant les
aspérités du béton sous les semelles de mes chaussures.
Il ne reste plus rien des personnes qu’on était il y a un an. Quand je
l’ai rencontrée au bout de cette même putain de rue dans laquelle elle
me quitte, assise sur cette balançoire en plein milieu de la nuit, avec
son expression qui m’en révélait plus que ce que je n’avais jamais
voulu connaître d’une personne.
C’est tellement loin. Et ces derniers temps, je n’arrive même plus à
la rendre heureuse. La tristesse s’est cristallisée entre nous. Nos
sentiments ne sont plus suffisants pour contrebalancer les difficultés.
Je devrais lui dire que je suis désolé. Une énième fois. Une dernière
fois. Mais les mots sont retenus en otage par mon ego, qui sait que je
l’ai définitivement perdue. La pellicule brillante continue de scintiller
dans ses yeux et son expression m’induit en erreur. On dirait presque
qu’elle attend que je refuse sa décision. Mais je sais que l’autre pan
d’elle-même, celui qui a tout sacrifié pour son petit frère, la maintient
sur la terre ferme.
Tout est foutu maintenant. Elle ne partira jamais aux États-Unis avec
moi. On ne pourra pas être ensemble sans que ça pose de problèmes
aux autres. Et je ne pourrai pas voir le sourire sur son visage le jour où
elle réussira dans une école à la hauteur de son talent.
Merde, June.
Est-ce qu’on a fait toute la course ensemble pour se séparer sur la
ligne d’arrivée ?
Je m’humidifie les lèvres. Je ne connais pas la réponse, court terme,
long terme, tout est redevenu flou tout à coup. Comme si on m’avait
recouvert les yeux d’un voile et qu’on me demandait la direction à
prendre. J’ai fait un bond en arrière lorsque j’ai appris la libération
d’Adam, et qu’aucune issue ne semblait la bonne.
Mais la situation est plus cruelle aujourd’hui. Parce que l’évidence
se trouve devant moi.
Elle aussi s’empêche de me dire quelque chose. Je remarque la chair
de poule sur ses avant-bras. Dans ma tête, je compte les secondes qui
me séparent du moment où je m’en irai définitivement, et j’en profite
pour contempler encore son visage.
Ce qui me fait le plus mal, c’est de savoir que, pour la première fois,
j’avais tout et que je n’ai même pas réussi à le garder.
Parce que ça devient insoutenable, j’acquiesce sans un mot et je
m’éloigne pour retourner à ma voiture.
Peut-être qu’il existe un univers où on a le droit d’être heureux
ensemble, mais ce n’est pas le nôtre.

En roulant vers Camden, je n’ai plus qu’un but en tête. Je vais tuer
ce fils de pute.
J’aurais dû le faire depuis bien longtemps, mais j’ai laissé le
problème enfler comme une tumeur en espérant qu’elle disparaisse
d’elle-même par miracle. Et cette passivité m’a coûté ce que j’avais de
plus précieux dans ce monde.
Je grille au moins cinq feux rouges sur le chemin, me moquant bien
des coups de klaxon que mon empressement provoque. Les yeux fixés
sur un seul objectif, j’ai arrêté de réfléchir à ce qui était prudent. Le
Glock m’attend sagement dans ma boîte à gants, comme c’est toujours
le cas depuis que j’ai recommencé à sortir à l’air libre. June ne l’a
jamais remarqué, caché derrière la boîte du gilet de sécurité. J’espérais
ne pas avoir à m’en servir, mais maintenant, c’est différent.
Je vais entrer dans ce pub et mon index appuiera sur la détente.
Plus personne ne me retient.
Pourtant, lorsque j’arrive dans la rue du bar, toutes mes certitudes
s’effritent. L’entrée du Mad House est recouverte de bandes jaunes et
une voiture de police est stationnée sur le trottoir en face de
l’établissement.
Il s’est fait serrer.
Il s’est fait serrer ?
Quand est-ce que c’est arrivé ?
Sorti de ma transe, je fixe la devanture condamnée avec la sensation
que je ne devrais pas être ici. S’ils se sont véritablement fait attraper, je
ne doute pas du fait que Chase m’ait balancé et qu’on me cherche en
ce moment même.
J’ai fait le mort mais ce n’était pas suffisant pour véritablement
disparaître de la surface de la Terre. Ce n’est plus qu’une question de
jours, voire d’heures avant qu’on remonte jusqu’à moi. Et avec ma
récente absence de vigilance, rien ne me prouve que ce n’est pas déjà
le cas, et qu’ils n’attendent pas le bon moment pour me tomber dessus.
Je ne peux plus faire demi-tour. En avançant, je me rends compte
qu’un agent patiente à l’intérieur du véhicule et me jette un regard
dans son rétroviseur. Il n’y a que moi roulant dans cette rue à la
décoration surannée. Mes doigts deviennent moites sur le volant,
j’arrête de respirer. S’il y a bien une chose qui me rend parfaitement
identifiable, ce sont mes cheveux, qui ont légèrement poussé depuis
que je me terre chez Caleb.
À travers ma vitre entrouverte, je sens les relents du marché
avoisinant, mêlés à l’odeur des bennes à ordures laissées de travers sur
des places de parking pour handicapés. Je m’éloigne aussi rapidement
que je suis arrivé, tant que je le peux encore, en sentant le regard de
l’agent rivé sur moi. Lorsque je suis sorti de son champ de vision,
j’accélère en sentant que c’est trop tard.
Sur le chemin du retour, je suis particulièrement attentif à mon
environnement. Je vérifie sans cesse dans le rétro que personne ne me
suit, mais le trafic est tel que c’est difficile d’y voir quelque chose dans
cette marée de Ford et de Vauxhall noires.
Il me semble s’être écoulé une éternité entre le moment où je suis
passé devant le Mad House et celui où je me gare dans le parking sous-
terrain de chez Caleb. Avant de descendre, je fouille dans les actualités
pour savoir si des informations ont été rendues publiques. Les
arrestations sont visiblement trop récentes et il n’y a rien, rien qui ne
se sache qu’en interne.
June a dit que la tentative de kidnapping de son frère s’était produite
la semaine dernière. La perquisition a sans doute eu lieu entre-temps
mais, puisque je n’ai plus aucun contact avec eux, je l’ignorais. En
mars dernier, Chase nous avait prévenus que la police était sur notre
piste. Je me demande quel événement leur a permis de remonter
jusqu’à nous, et si ça veut dire que Marlon en a aussi fait les frais.
Comprendre que j’étais dans l’ignorance de ce qui se tramait, c’est
comme avoir dormi paisiblement à côté d’une bombe à retardement.
Devant cette impasse, je reste un moment assis dans ma voiture à
étudier les possibilités qui s’offrent à moi. Mais elles sont peu
nombreuses, et la seule qui paraît envisageable implique de monter
chercher mes affaires et de sauter dans le premier avion.
Partir en laissant tout derrière moi, comme je l’avais fait à New
York.
Faire le chemin inverse ? Au moins, là-bas, je n’ai aucun problème
avec la justice, que des problèmes familiaux.
Le mauvais pressentiment qui m’occupe ne me quitte pas en sortant
de la caisse, surtout quand j’entends une portière claquer presque en
même temps que la mienne, quelques rangées de voitures plus loin.
Conscient de ma propre respiration, je marche entre les allées du
parking puant l’essence en hésitant à revenir sur mes pas. Sauf que,
sans passeport ni liquide, je suis condamné à rester dans ce pays et il
faut au moins que j’essaye de sauver mon cul.
Essayer, c’est la seule option qu’il me reste.
Je mets ma capuche en entrant dans le hall de l’immeuble ; je
déteste les endroits chics, ils sont criblés de caméras de surveillance –
et j’opte pour la cage d’escalier plutôt que pour l’ascenseur. La
montée s’apparente aujourd’hui à l’ascension de l’Everest. Je ne sais
pas ce qui m’attend en haut ni si je pourrai vraiment redescendre.
La main sur la rambarde, je repense au regard que m’a lancé June
tout à l’heure, et je me dis que je ne peux pas perdre plus que ce que
j’ai déjà perdu.
Cette réalité m’aide à monter les dernières marches.
De la sueur s’est formée à la base de mes cheveux quand je tourne la
serrure. Je fonce dans la chambre d’amis et tout en rassemblant mes
affaires les plus utiles, j’allume le portable prépayé qui s’est
empoussiéré dans mon sac. Il y a des messages datant d’il y a deux
jours. C’est Marlon.
« Chase est fini. Il a parlé de toi. Les flics te cherchent. »
« Et pour le coup de pute que je t’ai fait. Je suis désolé. Il avait envoyé Brando chercher
Marcus et Lamar. »
Je ne suis même pas surpris.
Visiblement, ce fils de pute aime mettre ses menaces à exécution et
s’en prendre aux enfants.
Mon sac à dos éventré à la main, je me colle à la fenêtre, essayant de
voir ce qui se passe dans la grande rue. Rien de particulier, des voitures
et des piétons à cette heure de pointe. Mais le malaise continue de
grandir en moi. J’attrape mes papiers et referme le sac, avant de laisser
mon Glock quelque part où il ne pourra pas m’incriminer si je me fais
arrêter. C’est toujours aussi silencieux dans l’appartement.
Adossé à la fenêtre, je contemple la chambre une dernière fois, ce lit
aux draps encore froissés. Je revois June qui s’y glisse avec moi
chaque soir depuis qu’on a décidé qu’elle dormirait ici. June que je
serre dans mes bras alors qu’elle réagit à peine tant elle est triste à
cause de sa fausse couche. June pendant que je lui fais l’amour,
plaquant mes doigts sur sa bouche pour qu’elle se taise.
Je me détourne de cette vision devenue un supplice. Dans la
précipitation, je manque de trébucher sur son sac à main abandonné à
même le sol. Je le dégage d’un coup de pied frustré. Et, quand je
reprends ma respiration parce que c’est ridicule de s’en prendre à des
objets, mon regard est attiré par sa brosse à cheveux, sur la table de
chevet.
June.
June.
June.
Elle est partout dans cette putain de chambre. Elle est partout, sauf
là où elle devrait véritablement être : dans un endroit meilleur, avec
moi.
Je quitte la pièce avant d’avoir envie de la mettre sens dessus
dessous. Devant la porte d’entrée, j’ai l’impression d’avoir pris un
sédatif. Toute ma frustration est retombée quand j’ai traversé le
couloir, et je profite de chaque dernier instant qu’il me reste. Je fourre
ma main dans ma poche pour tripoter le double des clés, sentir le métal
froid contre la pulpe de mes doigts. Je regarde mon téléphone à
nouveau, parce que j’ai la sensation que c’est la dernière fois que je
pourrai le consulter aussi librement avant un moment. Caleb est encore
au travail, il ne m’a pas envoyé de message.
June non plus. Elle n’en enverra plus.
Il n’y a aucune alerte. Mais je sais qu’en sortant d’ici ce sera pile ou
face.
Perdre ou gagner ?
Putain, il n’y a plus rien à la clé.
Alors j’arrête de différer l’inévitable et j’ouvre la porte d’entrée. Le
palier est vide. Mais je n’ai ni l’envie ni la bêtise de me réjouir de cette
première victoire. Je commence à descendre l’escalier en regardant ce
qui se passe en contrebas. Ma visibilité est limitée à cause de la cage
centrale trop étroite, mais je dois continuer à avancer.
Ça va aller.
Chase moisira en prison et June sera en sécurité.
Elle a passé ses examens. Un nouveau chapitre s’ouvrira pour elle,
sans moi.
J’accepte de la laisser partir.
Ce qui va arriver maintenant n’a plus vraiment d’importance.
C’est pour cette raison que, quand deux agents me poussent
violemment contre le mur du couloir au détour d’un étage, je ne
cherche pas à me débattre. On me hurle que je suis en état
d’arrestation. Je ne prête pas attention à leurs lumières qui m’aveuglent
ni à la clé de bras de l’un d’entre eux qui pourrait me démettre une
épaule.
La joue collée au revêtement noir et froid de la cage d’escalier, je
me fais la promesse que, June et moi, on se retrouvera, au bon moment
cette fois.
OceanofPDF.com
Plus de deux ans plus tard

OceanofPDF.com
33.

« Les plus heureux sont ceux qui restent


fidèles à eux-mêmes. »

Shayn

La maison.
Cette odeur familière de shit dans laquelle baigne l’allée et la porte
d’entrée du hall laissée constamment ouverte comme celle d’une
foutue maison close. Dans mes souvenirs, les petits du quartier la
cassaient chaque fois qu’elle était réparée, alors la copropriété avait
fini par laisser tomber. Cette fois, elle me résiste lorsque je la pousse
de l’épaule. Je me rabats alors sur l’interphone, lui n’a pas changé
depuis ma dernière visite : il est toujours recouvert des mêmes tags
injurieux, et certaines écritures se sont effacées ou ont été remplacées
par d’autres. J’appuie sur un nom que je connais, celui de la voisine de
palier, Abrahams, et quelques secondes s’écoulent avant qu’une voix
méfiante et légèrement chevrotante me réponde.
— C’est pour quoi ?
Ça me renvoie dix ans en arrière, quand j’étais encore ado et que
j’avais oublié le badge, que Sarah n’était pas là pour m’ouvrir et que je
voulais éviter les reproches de ma mère. Abrahams me sauvait. C’était
un peu la grand-mère du coin. Sans les câlins, juste des briques de jus
d’orange premier prix au goût un peu rance mais que je ne refusais
jamais.
— C’est Shayn.
Un silence. Elle pensait sans doute que j’étais mort, ou peut-être
qu’elle m’a juste oublié. Ce ne serait pas la seule, ici.
— Shayn ? Shayn du sixième étage ?
— Ouais, dis-je en sentant un sourire naître au coin de mes lèvres.
Je n’ai pas les clés. Tu peux m’ouvrir ?
— Je ne savais pas que tu étais revenu.
— C’est récent.
La porte s’actionne. Je lui promets de passer la voir avant de
m’engager dans le hall de l’immeuble. Je ne prends pas l’ascenseur,
j’ai besoin de me dégourdir les jambes. Là où j’étais, les occasions de
se défouler étaient rares, il fallait les mériter. Dans l’escalier, des
odeurs de cuisine se mêlent aux effluves de shit et aux relents de
produits ménagers. À mesure que je monte, ces parfums se combinent
avec une chaleur lourde et vaguement désagréable.
J’atteins finalement le sixième étage. Rien n’a changé, pas même le
paillasson empoussiéré qui dit « Welcome ». Ça fait plus de trois ans
que je n’ai pas mis les pieds à Hampstead. Je voulais faire une surprise
à Sarah et je ne lui ai pas dit que je sortais. Maintenant, je me sens
comme un étranger devant la porte de l’appartement où j’ai grandi.
Je sais que ma mère est là. L’aspirateur résonne à travers les parois,
recouvre les battements de mon cœur. C’est idiot, mais je me dis que la
taule était moins effrayante que l’idée de revoir son visage.
Je sonne parce que j’ai rarement été du genre à tergiverser, peu
importe ce que ça concerne. Mais, en attendant qu’elle m’ouvre,
l’appréhension me tord l’estomac. Je garde les yeux rivés sur
l’œilleton, sans chercher à disperser mon attention sur des détails
futiles. L’aspirateur s’arrête et j’entends des bruits de pas progresser
dans le couloir. La lumière disparaît momentanément à travers le
judas, je sais qu’elle m’observe. Je me dis que, cette fois, la porte
restera fermée, parce que les secondes s’étirent et que c’est une
invitation à ce que je dégage de son palier.
Pourtant, cette porte finit par s’ouvrir sur ma mère. Elle a vieilli.
Sans doute que son expression fermée accroît les ombres qui bordent
son visage, accentuant les pattes d’oie au coin de ses yeux bruns. Je ne
suis pas vraiment déçu de ne pas voir un sourire l’illuminer, ni la
moindre expression de micro-soulagement parce que je suis en vie, et
pas crevé quelque part dans un caniveau. Aujourd’hui, j’ai arrêté
d’espérer qu’elle puisse me considérer un jour comme son fils. Le
temps arrange parfois les choses, ou les empire.
Dans notre cas, c’est une constante.
Elle me regarde dans le blanc des yeux durant cinq bonnes
secondes, puis lâche :
— En fait, vous n’êtes pas si différents, ton frère et toi. Je savais
qu’un jour tu finirais en prison. Mais j’aurais parié que ce serait toi le
premier à moisir derrière les barreaux. Pas Adam.
— Moi aussi je suis content de te revoir, maman.
Non sans un regard dédaigneux, elle se décale pour me laisser
passer. La maison est mieux rangée que dans mes souvenirs. Sans
Dean pour y foutre le bordel avec ses cartons de pizza huileux et ses
canettes de bière s’entassant dans les endroits les plus insolites, je veux
bien croire que ce soit plus facile de l’entretenir. Il reste quand même
des objets à lui un peu partout. Je suis étonné qu’elle ne s’en soit pas
débarrassée. Elle ne l’aimait pas. Du moins, c’est ce que j’ai toujours
pensé.
Ça donne l’impression que son spectre continue de planer au-dessus
de nous.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? s’enquiert-elle derrière moi.
Je fais volte-face et remarque qu’elle fixe mon sac à dos avec
insistance. Elle doit craindre que j’aie l’intention de m’installer ici, et y
voir de nouvelles similitudes avec son aîné, alors qu’avant elle ne
voyait que nos différences. Un sale sourire m’échappe. C’est ironique
de vouloir me chasser sans même savoir ce que j’ai à lui offrir.
Je ne dis rien et j’éventre grossièrement mon sac. J’empoigne le
sachet en papier kraft qui lui est destiné et je le pose sur la table. Elle
lui jette une œillade méfiante. Je sais qu’elle a trop de fierté pour
l’ouvrir, alors je décide de le faire à sa place. Les liasses vertes
surmontées de la tête de ce bon vieux Benjamin Franklin s’empilent
les unes sur les autres.
— Il y a vingt mille, je marmonne en reculant pour lui laisser le
loisir de les contempler.
Je me rends compte que je me suis menti à moi-même, qu’il y a
encore une infime part de moi qui espère l’impressionner, juste un peu.
Mais son expression reste indifférente, comme celle des gens qui ont
tout vu, qui se moquent bien des miracles qu’on peut leur offrir parce
qu’ils ont connu l’enfer.
Elle reste à distance, bras croisés sur sa poitrine.
— Tout cet argent… Tu deales du shit ? Tu vas nous causer des
problèmes ? Garde-le et va-t’en, si c’est pour ça que tu es venu.
— Rien à voir avec du shit, je lui rétorque alors en prenant sur moi
pour ne pas avoir l’air piqué. C’est étrange, il y a quelques années la
provenance ne te dérangeait pas, tant que tu pouvais l’utiliser.
Elle aimait juste souligner le fait que je ne l’avais pas gagné
dignement. Ça la rassurait. Elle pouvait alors aller à la messe en se
convainquant qu’elle n’était qu’une victime de ma négligence.
Contrairement à d’autres, son fils n’était pas en mesure de respecter les
lois. Mais son estomac et celui des siens n’allaient pas se remplir tout
seuls. Alors, ouais, elle avait tous les droits de le dépenser, et même de
m’en redemander.
— Je ne plaisante pas, Shayn.
— Moi non plus, mais tu peux te détendre. Cet argent, je l’ai gagné.
Dans quelles circonstances, elle n’est pas vraiment obligée de le
savoir.
— Où est Isaac ? l’interrogé-je pour apaiser les tensions, déjà trop
fortes en seulement trois minutes de conversation.
— Il est à l’école. Il n’a pas besoin de te voir.
Sa froideur contraste avec le vent chaud du mois d’août. Les
fenêtres sont fermées mais ce dernier pousse et siffle contre les
carreaux, ne demandant qu’à entrer. Les caprices météorologiques
m’avaient manqué. Marcher entouré de grillages dans la cour n’avait
pas vraiment la même saveur.
— Isaac a déjà trop perdu pour son âge, me lâche-t-elle. Il n’a pas
besoin de quelqu’un qui entrera dans sa vie pour en sortir encore une
fois. Alors, s’il te plaît, va-t’en avant qu’il revienne.
Dans un sens, je ne peux pas lui en vouloir de souhaiter l’épargner.
C’est son petit dernier. Le protégé.
Ces dernières années, j’ai souvent pensé à lui. Sarah m’envoyait ses
photos dans les lettres qu’elle m’adressait. J’avais beau lui dire par
message que je cachais un téléphone, rien n’y faisait ; elle a regardé
trop de films et affirmait qu’écrire à un prisonnier avait quelque chose
de divertissant. Au moins, ça me permettait de conserver ces petites
photos soigneusement découpées, au lieu de les perdre parce que je
changeais constamment de téléphone. J’en ai même laissé une dans
mon portefeuille en me promettant que, quand je sortirais,
j’apprendrais à connaître ce gosse qui a le même air provocateur que
moi.
— Je sais que c’est compliqué, je finis par lui répondre. Prends
l’argent sans penser à moi. Ça lui servira.
— De quoi tu essayes de te faire pardonner, Shayn ? D’avoir fait le
mort pendant trois ans ?
— Pendant trois ans, seulement ? Nan, je crois bien que c’est plus
ancien que ça. Tu ne m’aimais déjà pas avant, mais depuis ce qui s’est
passé avec Lucy, je suis juste mort à tes yeux.
Sachant que je dis vrai, elle ne cherche pas à me contredire.
— Et Adam d’ailleurs, toujours pas de nouvelles, hein ?
Touchée, elle pince froidement les lèvres.
— Ouais, c’est bien ce que je pensais.
Je donne un petit coup dans les liasses pour les étaler sur la surface
de la table blanche.
— Tu devrais juste prendre cet argent et la fermer, aussi. Certaines
personnes ont la chance de s’améliorer avec le temps, d’autres sont
juste coincées dans la même version d’elles-mêmes. Je crois que c’est
ça, la vraie tragédie humaine.
Avant de partir, je m’arrête dans l’encadrement de la porte.
— Tu sais, j’ai grandi mais je n’ai jamais vraiment cessé de me
poser la même question. Qu’est-ce que je t’avais fait ? Avant Adam.
Avant Lucy. Avant tout ça.
Nous nous fixons en chiens de faïence. Elle est mal à l’aise que
j’aborde le sujet. Sa philosophie de vie a toujours été de se cacher la
tête dans le sable.
— Le jour où tu voudras bien m’expliquer la raison, je serai prêt à
l’entendre.
Pour peu qu’il y en ait une.
— Eh, « maman ». C’est bizarre, tu sais. T’es plus entourée que
moi, mais t’as l’air vraiment seule.
Je lui adresse un sourire et je lui tourne le dos.
Elle ne voulait aimer qu’un seul de ses fils et elle a maintenant
perdu les deux.
En descendant l’escalier, je croise une tignasse châtain qui grimpe
en sens inverse. Ses lacets sont défaits, mais il s’en moque. 16 h 45.
C’est l’heure du retour de l’école. Le regard perdu dans le vague, il ne
prête d’abord pas attention à ma silhouette qui le frôle, pensant sans
doute que je suis un voisin quelconque. Je l’arrête par l’épaule et il a
un mouvement de recul, ses yeux bruns plongent dans les miens avec
dureté. Ils s’arrondissent quand il me reconnaît et il se met à
m’observer comme on observe un vieux souvenir, creusant dans sa
mémoire pour voir ce qu’on partage vraiment ensemble. Mais autant
dire que nous sommes deux inconnus seulement reliés par un peu de
sang.
— Maman a dit que t’étais mort.
Étonnant.
— Ouais, comme tu peux le voir.
— Je la croyais pas de toute façon. Statistiquement, c’était pas
possible qu’autant de membres de ma famille crèvent alors que j’ai
seulement dix ans.
Je ricane face à tant de lucidité.
— Et aussi parce que Sarah m’avait dit que c’était faux, ajoute-t-il.
Elle a aussi dit que t’étais à Londres. C’est vrai qu’il pleut tout le
temps, là-bas ?
— Ouais, certaines personnes disent que le ciel est maudit.
— C’est pour ça que t’es revenu ?
— Nan.
Je dois retrouver une fille. Et vu le peu d’informations que je
possède, j’ai intérêt à m’y mettre rapidement.
— J’ai des choses à faire. Des choses importantes.
Avant qu’il puisse poser plus de questions, je plonge la main dans
mon sac pour en tirer une liasse et je l’agite devant son visage. Il la
fixe, méfiant : la prendre impliquait forcément de me donner quelque
chose en retour. Ça me rassure de savoir que ce n’est pas un crétin trop
crédule, comme la plupart des gosses de cet âge.
— Allez prends ça. Et ne le dis pas à ta mère.
Ses lèvres se tordent dans une moue perplexe. Finalement, il saisit la
liasse et la fourre dans sa poche. Pas de merci en remontant l’escalier.
Je me dis qu’il a le sens des priorités et je recommence à descendre les
marches, mais il me confie en arrivant sur le palier :
— J’ai toujours su que Sarah avait raison de te trouver cool.
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34.

« Pour gagner certaines choses, il faut


en perdre d’autres. »

June

— Clinton. Peut mieux faire, commente Kaiser en traversant la


pièce.
Ses escarpins crissent sur le sol recouvert d’une bâche en plastique
qui le protège des déchets de matériaux en tous genres. À côté de moi,
Paige grince d’appréhension à l’idée que notre référente d’études
démonte son travail, à seulement quelques semaines de l’exposition.
Quand cette dernière passe près d’elle pour observer sa construction en
ferraille rouillée, censée représenter un croisement entre le Golden
Gate et l’Astoria-Megler Bridge, elle ourle les lèvres d’un air pincé.
— J’ai toujours du mal à comprendre pourquoi vous avez choisi de
représenter des ponts pour le thème « identité ».
— C’est parce que mon père est originaire de Californie et ma mère
de l’Oregon, plaide Paige alors que le silence résonne dans les rangs
imprécis de la salle d’art.
— Ça, je sais. Vous me l’avez expliqué trois fois. Mais vous êtes en
deuxième année. J’attendais quelque chose de plus… personnel.
Elle s’arrête là, sur ce sous-entendu plus que suffisant, et balaye ma
statue grandeur nature des yeux. Je sais déjà ce qu’elle pense de mon
travail. Pour une raison qui m’échappe, elle n’a jamais lésiné sur les
compliments, mais une vague d’anxiété me serre quand même
l’estomac. Elle pourrait avoir changé d’avis. Dans notre promotion, on
dit de Kaiser qu’elle est comme la météo : peu fiable et capricieuse.
— Je vous conseille d’ajouter encore quelques mouvements sur le
visage. Travailler la matière ne sera que plus puissant. Mais continuez
comme ça, Grey. La finesse de votre travail est impressionnante.
Elle m’adresse une expression qui lui est propre, pas complètement
un sourire, mais son visage de siamois sévère s’ouvre davantage et ça
s’en rapproche. Elle repasse en mode tueuse en remettant son curseur
sur Paige.
— Si vous me permettez, Niemann, au lieu d’arriver en retard tous
les matins parce que vous vous êtes amusée à une énième soirée, vous
devriez passer plus de temps à chercher au fond de vous ce qui vous
représente en tant que personne.
Merde alors.
Elle continue à déambuler entre nos travaux.
— Mon Dieu, t’arrives en retard aussi, et pourtant elle n’en fait pas
tout un plat.
Je hausse les épaules pour ne pas me compromettre. Il n’y a que
depuis que je suis en école d’art que je suis considérée comme une
bonne élève, sans vraiment avoir à faire d’efforts, et qu’on passe au-
dessus de ma petite tendance à oublier la ponctualité. Le
comportement des enseignants a changé à mon égard, et je me dis que
ma scolarité aurait pu être vraiment différente si j’avais connu cette
situation pendant mes années lycée.
Paige chuchote :
— Elle fait chier. L’art, c’est subjectif. La vérité, c’est que Kaiser
m’en veut encore parce qu’elle m’a entendue dire qu’elle avait
toujours l’air d’avoir froid à la réunion de rentrée.
Je me mets à rire derrière ma statue, espérant que je suis assez
discrète pour ne pas briser le calme qui règne – en plus d’être notre
professeure d’arts appliqués, elle est aussi la directrice de Berkley, ce
qui la rend d’autant plus redoutée. Mais je sens que, malgré mes
efforts, mes épaules sont prises de secousses et que certains de nos
camarades peuvent le voir.
— Je conseille à certains d’entre vous de se réveiller, conclut Kaiser
en revenant devant nous. Votre exposition de fin d’études aura lieu
dans moins de deux mois, et elle compte pour 75 % de votre note
finale.
Elle poursuit sur les modalités d’évaluation, dont nous avons déjà
parlé plusieurs fois mais sur lesquelles les étudiants posent toujours de
nouvelles questions pour essayer de les contourner. Je perds mon
regard par la fenêtre de toit. Il n’y en a qu’une pour aérer la pièce – la
lumière, comme la chaleur, abîme certains matériaux. C’est près d’elle
que j’ai installé mon travail, juste pour être certaine que, quand l’envie
de lever les yeux me prendrait, je verrais autre chose que les poutres en
bois sous les combles.
Dehors, le ciel est éclatant, comme c’est souvent le cas au mois
d’août. Il fait plus chaud qu’à Londres ici durant l’été. J’ai un élan de
nostalgie en repensant aux averses qui venaient rafraîchir la pelouse du
jardin quand le soleil devenait un peu trop suffocant. J’aimais la
vitesse à laquelle se déplaçaient les nuages, même si la pluie me
prenait en traître et que mes cheveux devenaient incontrôlables.
Tout est différent, dans cette ville.
En mieux, pour certaines raisons.
En moins bien, pour d’autres.
Quand Kaiser sort enfin, les étudiants s’autorisent de nouveau à
respirer. Paige donne une petite pichenette dans l’arche de son Golden
Gate, plus par ennui que pour tester sa résistance, avant de s’étirer
longuement.
— Je sors ce soir, me fait-elle savoir, peu troublée par les critiques
virulentes tout juste émises à son encontre. J’imagine que tu n’es
toujours pas disponible ce vendredi ?
— Toujours pas, je réponds en lissant une rainure dans l’argile brute
de ma statue.
— Mon Dieu. Tu vois, j’aime vraiment mes parents, mais je suis
bien contente de ne plus devoir me taper les réunions familiales.
Réunions familiales.
C’est toujours un terme étrange à entendre quand il me concerne.
Je dîne chez ma mère un vendredi soir sur deux maintenant. Je ne
peux pas dire qu’on soit aussi proches qu’elle le voudrait, mais elle
remplit ses fonctions de mère comme quand j’étais enfant. Elle m’a
accueillie après ce qu’il s’est passé à la fin de ma terminale. J’ai réussi
mes examens et j’ai été admise dans plusieurs des écoles où j’avais
postulé : Manchester, Liverpool, Glasgow, toutefois je sentais que le
Royaume-Uni n’avait plus rien à m’offrir. Trois ou six cents kilomètres
n’étaient pas suffisants pour que je réussisse à me détacher
émotionnellement et psychologiquement de cet endroit où j’avais trop
souffert. J’ai opté pour New York, mon premier choix, même si la
raison de ce choix ne faisait plus partie de ma vie.
Ça a fait plaisir à ma mère. Elle a vu dans ma décision une tentative
de renouer les liens avec elle. C’était sans doute l’une de mes volontés,
dans le fond, maintenant que tout était terminé à Londres. Mon père a
coupé les ponts avec moi quand Gaby et Emma ont été placés
provisoirement dans un foyer, après les révélations effroyables de
Gaby aux services sociaux.
Chaque fois que j’y pense, des frissons de haine me traversent, alors
j’essaye de ne pas le faire. Je bloque chacune de ces pensées qui me
renvoient à mon échec en tant que grande sœur.
À mon arrivé à New York, ma mère a insisté pour payer mes frais de
scolarité. J’ai accepté. Ma situation ne me permettait pas d’avoir trop
d’ego, ni de rancœur pour l’époque où j’aurais vraiment eu besoin
d’elle et où elle n’avait pas été présente. Elle m’a donc hébergée le
temps que je trouve un appartement et m’a même proposé de rester en
m’assurant qu’elle serait ravie d’aménager ma chambre dans son
bureau. Taylor ne disait rien, mais je sentais qu’elle n’était pas ravie de
devoir partager son espace avec moi pendant tout un été. Juste avant la
rentrée scolaire, j’ai emménagé à Brooklyn, payant mon loyer grâce à
mes économies.
Je n’étais pas indifférente aux efforts de ma mère, mais je savais
aussi que j’avais besoin de prendre mon indépendance, c’était ce que
j’avais attendu la moitié de ma vie. Et faire semblant que tout était
parfait avait des limites. Même si je commençais à apprécier Noah et
Taylor – leurs constantes chamailleries dans le salon, l’adoration que
portait Taylor à la façon dont je la maquillais avant ses compétitions de
patinage artistique –, ils me rappelaient que je n’avais plus de
nouvelles de Gaby, et que la situation ne risquait pas de changer.
— Dommage, me relance Paige en voyant que sa proposition de
sortie n’a pas su piquer mon intérêt. Je vais à l’inauguration d’une
nouvelle boîte à Flatiron, et…
— Et tu vas encore finir déchirée et appeler le groupe de promo à
3 heures du matin parce que tu ne veux pas payer de taxi ? suggère
William en s’approchant.
Paige l’ignore de façon ostentatoire, s’intéressant tout à coup à un fil
de fer de sa construction. Il ne s’en formalise pas et se tourne vers moi,
les bras croisés sur son polo Brooks Brothers.
— On va tous prendre un verre, ce soir. Tu vas venir, June ?
— Non, désolée, je lui réponds avec un sourire poli. J’ai des trucs à
faire.
— C’est fou, ça. En deux ans, on a dû te voir à deux soirées de
promo. Dis-moi la vérité. Tu nous aimes pas ?
Je sens qu’il essaye de me piéger avec sa question. Ma discrétion
dans cette école en a agacé quelques-uns. Une fois, après une soirée,
Paige m’a rapporté qu’on me trouvait snob. Je m’en moque un peu. Je
n’ai de problèmes avec personne, ici. Je savoure la tranquillité que
m’apporte l’indifférence des autres.
Plus de harcèlement. Plus de tags affreux dans les toilettes.
Dans les études supérieures, les gens sont moins méchants avec
vous sans raison, ou du moins, ils le cachent mieux. Et j’ai décidé d’en
profiter.
— Ah, mais non, je m’en souviens maintenant, rebondit-il parce que
je ne lui ai pas répondu. C’est toi qui viens d’un lycée privé pour filles.
Le mélange des genres t’impressionne ? Tes parents sont sûrement très
catholiques.
— T’es lourd, William, le réprimande Paige en inspectant ses
pointes rouges fourchées, défoncées par les colorations à répétition.
— Ça va, je la taquine. Et puis je comprends. On ne peut pas tous
être de gros fêtards…
Il lui lance un coup d’œil appuyé et ça devient facile de comprendre
ce qu’il a voulu dire. Mais les critiques glissent sur Paige. C’est une
qualité que j’admire chez elle.
— En tout cas, sacrée statue, June.
— Merci.
William me lance un dernier regard et s’éloigne pour retourner près
de son groupe. Dès lors, on entend leurs éclats de rire résonner à
travers la pièce.
— Il ne va pas me manquer, celui-là.
— Moi non plus, je lui avoue.
Lors de nos rares interactions, William m’a toujours rappelé Heize.
Un fils à papa aux yeux bleus, constamment entouré de ses amis et
présent dans cette école davantage par caprice que par véritable
passion.
— William est juste à cran parce qu’il n’aura jamais l’occasion de te
serrer, ricane-t-elle. Il ne sait pas que tu préfères les mecs plus âgés.
C’est la conclusion qu’elle en a tiré, la seule fois où je l’ai évoqué,
lui.
— Tu t’en souviens ? Tu m’avais dit que ça s’était mal terminé avec
ton ex. J’attends encore que tu me donnes des détails…
Je secoue la tête, gentiment, pour lui faire comprendre qu’elle ne
réussira pas à me tirer les vers du nez.
Je ne sais pas ce qui m’a pris d’aborder le sujet il y a quelques mois,
alors que je n’en parle jamais. Vraiment jamais. Ça me donne encore
l’impression de verser de l’alcool sur une blessure à vif. Au moins, je
ne lui ai pas confié que cet ex avait aussi été remplaçant dans mon
lycée, même s’il se rapprochait plus d’un délinquant que d’un
enseignant. Je sens qu’elle ne m’aurait plus lâchée et qu’elle aurait
voulu tout savoir.
J’ai peut-être évolué, mais il y a encore beaucoup de choses que je
ne m’autorise pas.
Comme parler de ce qui fait mal.
Et Shayn est l’une de ces blessures qui ne guérissent jamais. Celles
qui nous obligent à vivre en prétendant qu’elles ne nous font plus
souffrir.
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35.

« Il ne faut pas confondre patience


et arrogance. »

Shayn

J’ai cherché June pendant longtemps.


Il faut croire qu’elle a gardé ses vieilles habitudes d’absentéiste des
réseaux ou qu’elle a choisi un pseudo particulièrement éloigné de son
nom. Parce qu’en plus de deux ans, je n’ai jamais réussi à retrouver sa
trace. Je me suis souvent demandé si elle avait fait exprès de cultiver
son anonymat avant de me rendre à l’évidence : c’était le cas. Elle
voulait que je ne sache rien d’elle, comme moi qui m’étais évaporé du
paysage du jour au lendemain. Peut-être même que, comme beaucoup
de gens, elle me pensait mort. J’étais trop têtu pour prendre ses mots
au pied de la lettre ; elle m’avait quitté sous le coup de l’énervement et
je ne lui avais plus jamais donné de nouvelles ?
Me connaissant, c’était impossible. Mais c’était encore plus
impossible qu’elle ait eu vent de ce qui m’était arrivé.
Après mon arrestation, tout est allé très vite : j’ai été condamné à
quatre ans sans possibilité de sursis pour complicité dans un
cambriolage à main armée, avec quelques éléments aggravants. Le
jugement a été rapide et anonyme. Je m’en suis plutôt bien tiré grâce à
la défense d’une connaissance de Caleb. Il n’y avait aucune preuve que
j’étais présent lors de la plupart des effractions, ni la nuit du meurtre de
ce type à Notting Hill, alors j’ai échappé au pire. Mais on a retrouvé
mon sang sur le cadre d’un miroir dans une des maisons cambriolées,
et le volant de la voiture que j’avais conduite une fois était criblé de
mes empreintes lors des saisies judiciaires.
Le reste de l’équipe a pris bien plus cher que moi. À commencer par
Chase. Condamné à vingt ans pour meurtre, il s’est fait buter par
Marlon trois mois après son emprisonnement. Tournevis dans la
carotide pendant une promenade de santé dans la cour. La police
n’avait pas encore réussi à l’inculper pour son trafic de drogue que son
ennemi le plus proche l’avait déjà serré autrement. La peine de
Marlon, initialement de cinq ans, a été doublée, et il a été transféré
ailleurs. Leeds, je crois. Je n’ai plus jamais entendu parler de lui, mais
je n’ai pas arrêté de penser à ses petits frères, qui ne le reverraient pas
avant un moment parce qu’il s’était porté volontaire pour faire le sale
boulot. Il faut croire qu’il a changé en tuant accidentellement ce type,
devant le hangar. Chase lui a gâché la vie, et il a estimé que le plus
juste des retours de bâton serait de lui ôter la sienne.
Je ne sais pas trop ce que j’en pense, encore aujourd’hui. Ce qui est
sûr, c’est que je le remercie de s’être sacrifié en butant Chase. Il m’a
permis de mettre un point final à ce chapitre de ma vie, tout en
vengeant ce qu’on avait perdu par sa faute.
Mikey.
Notre liberté.
L’innocence de Marlon.
Et la fille que j’aimais.
Finalement, j’ai été relâché deux ans avant la fin de ma peine grâce
à mon bon comportement. Enfin, c’était sans doute une excuse, parce
que les prisons sont pleines à craquer et que d’autres malfrats
méritaient visiblement plus que moi d’y faire un tour.
Avant de quitter définitivement Londres, je suis repassé devant la
maison de June. Mais ce n’était plus le même nom sur la boîte aux
lettres. Son numéro n’était plus attribué. Dans le square, nos
balançoires avaient été détruites et remplacées par un carré de béton où
étaient encastrés quatre bancs au design supposément artistique.
Et j’ai eu l’impression de la perdre une seconde fois.
En prison, le temps s’était figé, ça me donnait l’impression
trompeuse que c’était le cas dehors aussi. Mais tout avait changé et je
me suis tout à coup retrouvé catapulté dans la réalité. Personne ne vous
prépare à ça. Deux ans représentent peu à l’échelle d’une vie, mais
c’est différent quand on les passe loin de la personne de qui on était le
plus proche, sans savoir ce qu’elle devient.
J’ai dû me faire à l’idée que June était entrée dans la vie d’adulte
sans moi. Pendant que je moisissais dans une cellule, elle avait sans
doute fait toutes les choses qu’on aurait dû faire ensemble :
emménager dans son premier appartement, le décorer à son goût, le
transformer en l’endroit accueillant dont elle avait toujours rêvé.
Les mêmes questions m’ont obsédé : est-ce qu’elle était retombée
amoureuse ? Est-ce qu’un autre mec la regardait comme moi je l’avais
regardée, et est-ce que ça lui procurait la même sensation ? Je me
disais que c’était impossible. Quelqu’un d’autre pouvait la toucher,
mais personne ne pourrait l’aimer comme je l’avais fait. Et elle le
savait.
En tout cas, c’est souvent le raisonnement égoïste qui se traçait un
chemin dans mes pensées. D’autres fois, le silence de ma cellule
devenait trop angoissant et tout s’assombrissait autour de moi. J’ai
connu la vraie solitude. Il n’y avait plus de Lucy. Ses apparitions
s’étaient déjà raréfiées quand j’étais avec June, mais après notre
séparation mon esprit a complètement arrêté d’halluciner. J’ai d’abord
cru à un miracle mais, sans sa présence pour me torturer, je me suis
vite rendu compte que je perdais au change. Aller en prison, c’est
comme entrer en guerre contre soi-même : il n’y avait plus que mes
pensées moroses et moi. Dans ces conditions, mon cerveau osait
explorer des possibilités insoutenables.
L’une d’entre elles était que June ne s’en était peut-être pas aussi
bien sortie que je l’espérais. Que sa situation familiale s’était trop
envenimée après ma dénonciation pour maltraitances et qu’elle ne
l’avait pas supporté. Mais quand ces pensées effrayantes
m’emportaient trop loin, j’appuyais sur un interrupteur interne. Je les
faisais taire, sinon c’était moi qui risquais de ne plus fonctionner.
June devait aller bien.
Ouais, je savais qu’elle en était capable.
C’est comme ça que j’ai passé ces deux dernières années : en me
tenant à l’écart des problèmes. Pour rendre le temps moins long,
certains détenus se butaient au Valium, et à d’autres substances moins
innocentes. Je n’ai jamais rien consommé, malgré ce qui circulait dans
la cafétéria, dans la cour, pendant les travaux d’intérêt général. Je ne
voulais pas devenir un putain de camé avant de revoir la lumière du
jour. J’ai juste tenu bon, même si l’idée de prendre des somnifères était
parfois séduisante.
Maintenant, ça fait déjà un mois et demi que je suis sorti, et un mois
que je suis revenu à New York. J’essaye de me réadapter à la vie
normale. À la liberté. Au fait que personne ne surveille mes faits et
gestes et que je peux errer sans but en plein milieu de la nuit sans
qu’on ne déclenche la procédure d’urgence parce que je me serais
échappé. Je traîne un peu. Je m’en branle. J’ai de la thune de côté et
ma liberté.
Je vois Sarah et Isaac de temps en temps. Le gosse commence à
m’apprécier, et ça tuerait ma mère de me dire bonjour quand elle me
croise, rien de nouveau sous le soleil.
La seule chose qui m’inquiète, c’est que les recherches sur June
n’ont toujours rien donné. C’est à se demander si je vis vraiment à
l’ère de l’informatique et de la surexposition. J’espère seulement
qu’elle s’en est tenue à ses plans initiaux : New York.
J’explore une nouvelle piste pour essayer de la retrouver depuis
quelques semaines. Je remercie aujourd’hui son absence de sens de
l’orientation pendant notre voyage scolaire. Elle s’était perdue à Soho,
dans le quartier de sa mère, et m’avait attendu sur un banc devant une
supérette. Chaque fois que je passe devant, je la revois : ses genoux
repliés sur l’assise, son air désespéré parce qu’elle s’était convaincue
que je n’arriverais jamais et ses cheveux trempés. Je ne sais pas si ça
me fait sourire ou si ça me fait juste mal, parce que je déteste qu’elle
ne soit plus que des souvenirs et pas une personne que je peux toucher,
entendre parler, ou respirer.
Depuis un mois, je fais la même chose tous les jours. J’achète une
canette de Seven Up, je m’assois sur le comptoir à l’entrée du magasin
et j’attends qu’une femme rousse approchant la cinquantaine se pointe
pour faire des courses de dernière minute. J’ai souvent de faux espoirs,
parce que dans ce quartier résidentiel ce ne sont pas les familles qui
manquent, ni les enfants qui braillent derrière leur mère dans l’espoir
de se faire offrir un goûter digne de ce nom. L’idée que cette femme
pourrait avoir déménagé m’a effleuré plusieurs fois l’esprit, mais ça ne
m’empêche pas de continuer à espérer. Au stade où j’en suis, c’est la
seule chose que je puisse faire.
Toujours pas de June ou sa mère, mais je ne me décourage pas.
Pas encore.

Un vendredi soir, alors que l’été nous a fait ses adieux et que
l’automne s’annonce en cette moitié de mois de septembre, j’ai passé
une nouvelle demi-heure avachi sur ce comptoir, à tourner ma tête
chaque fois que les portillons d’entrée résonnaient. Je n’ai rien acheté
cette fois. L’employée qui me voit squatter ces dernières semaines doit
penser qu’elle m’intéresse, ou que j’ai prévu un hold-up dans cette
foutue supérette et que je n’ai pas les couilles de passer à l’acte.
Je commence à me dire que c’est de la folie d’attendre une fille qui
n’habite peut-être même pas à New York. Heureusement que mon
entretien chez un concessionnaire m’a donné une excuse pour être
dans le coin. Je ne veux plus moisir en tant qu’enseignant dans un
lycée, à l’endroit où j’ai le moins ma place, mais il faut bien que je me
remette dans le circuit. Même avant de m’enfuir à Londres, j’avais
toujours un vrai taf pour couvrir mes entrées d’argent douteuses.
Le responsable de la concession automobile m’a dit que je pouvais
débuter dès que possible et que le plus tôt serait le mieux, mais j’hésite
à accepter. Si je commence à travailler, j’aurais moins de temps pour
chercher June. Ce serait sans doute plus responsable d’arrêter
d’espérer. Je n’ai jamais été du genre patient, ni du genre irréaliste.
On dirait que le sortilège de Grey a encore frappé.
Je porte mon regard sur les vitrines du magasin : des déchets et des
feuilles sont transportés par le vent chaud dans cette avenue que je
connais désormais par cœur. Si je devenais aveugle du jour au
lendemain, ce serait le seul endroit que je pourrais décrire précisément
de mémoire.
Alors que je m’apprête à me lever et à partir, le carillon résonne, je
tourne la tête par réflexe. Une fille vient d’entrer dans la supérette.
Pas n’importe laquelle. Sa nuance de roux foncé est trop rare pour
ne pas être reconnue au premier coup d’œil.
Je crois halluciner à force d’attendre la même personne.
Dans un bustier blanc, elle est au téléphone. Sans me voir, elle se
faufile à l’intérieur du magasin. Je reste statique quelques instants,
avant de me réveiller et de me mettre à la suivre comme un stalker. Je
pousse le portillon d’entrée et je suis ses traces dans les rayons,
laissant à peine un mètre de distance entre nous. Quand, son portable
toujours collé à l’oreille, elle se dirige vers les sucreries et se hisse sur
la pointe des pieds pour attraper un paquet de biscuits en hauteur, je
lève le bras pour l’atteindre avant elle. Elle fait aussitôt volte-face pour
toiser l’inconnu qu’elle pense que je suis d’un air interloqué mais, en
me découvrant, son léger agacement vole aussitôt en éclats.
Je suis trop occupé à la dévisager pour véritablement m’attarder sur
sa réaction.
June.
Ses cernes ont disparu et il y a un éclat que je n’avais encore jamais
vu dans ses yeux. Son visage a à peine changé mais ses traits sont
mieux définis et repulpés, comme si elle avait enfin pu se reposer.
Aller mieux.
Parce que toute la merde qui régissait son monde est enfin derrière
elle.
Dans son portable, une voix masculine lui demande si elle est
toujours là, et un courant de jalousie me traverse, bien vite balayé par
l’attraction irrépressible de nos deux corps. Elle veut dire quelque
chose mais elle n’en revient pas et, pendant un moment, elle se
contente de me dévisager en retour.
On s’est vus pour la dernière fois à quelques semaines de ses dix-
neuf ans. Elle en a aujourd’hui vingt et un.
Le temps s’est à nouveau figé, sauf que je ne suis plus confiné dans
une cellule.
— Shayn…, parvient-elle enfin à souffler.
Ce n’est pas une question. Ni une constatation à proprement parler.
C’est un entre-deux brûlant d’incertitude.
Je me demande pourquoi cette lueur de vitalité que je viens de
percevoir dans son regard disparaît progressivement, comme si, par ma
simple présence, j’avais tout absorbé.
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36.

« Il faut bien trouver un coupable pour


ses propres sentiments. »

June

Il y a quelques années, dans ce même endroit, j’ai pensé que les


yeux de Shayn étaient si sombres qu’il me semblait que le monde
s’éteignait lorsqu’il les posait sur moi.
Je constate qu’ils ont toujours le même pouvoir désarmant. Pendant
quelques secondes, j’oublie où je me trouve et ce que j’étais venue y
faire. J’oublie que quelqu’un me rejoindra bientôt ici, après avoir gravi
l’escalier de la station de métro. J’oublie que j’ai attendu que Shayn
m’adresse un signe de vie pendant plus d’une année avant de me
résigner à l’idée que c’était terminé.
Mon cœur se déchaîne dans ma cage thoracique, comme un forcené
en quête d’une issue de secours. En se tenant devant moi, Shayn a tout
fait dérailler à l’intérieur. Je ne pensais pas qu’on pouvait exercer un
tel pouvoir sur quelqu’un. Ou peut-être que je m’étais forcée à
l’oublier, parce que c’était trop intense et douloureux.
Parce que tout ce qui commence avec Shayn ressemble à un shot
d’adrénaline : on se sent si bien, au plus haut, qu’on en oublie qu’après
chaque envol vient la chute. Et que la chute ne vaut sans doute pas la
prise d’altitude.
Je romps notre contact visuel en sentant des frissons courir sur ma
peau. Ils sont si nombreux que j’ai du mal à comprendre à quelle
sensation ils sont associés, alors je préfère ne pas prendre de risques en
le dévisageant. Je laisse mon regard descendre sur sa carrure, qui me
bloque la vue. Sous son tee-shirt noir, elle est aussi imposante
qu’autrefois, si ce n’est plus, on dirait qu’il a passé son temps à faire
de l’exercice. Et ses cheveux ont changé. Ils sont rasés de près, comme
ceux des militaires. Ça met en valeur les contours de son visage.
Je me décale parce que notre position me donne l’impression qu’il a
encore tous les droits sur moi, qu’il peut me prendre en traître et agir
comme si le temps n’avait pas d’effet sur les gens. Mais il en décide
autrement et me rattrape par le bras pour m’empêcher de m’éloigner
dans le rayon.
— Ne me touche pas.
J’en veux aussitôt à ma voix d’être une éponge à émotions, de
tremper si visiblement dans sa rancœur. Après plus de deux ans, on est
censés être passé à autre chose. J’étais persuadée que c’était le cas et je
me suis fourvoyée. L’avoir en face de moi me renvoie à ce cuisant
échec.
— On ne va pas se parler ? me demande-t-il.
Je suis obligée de le regarder en face pour l’inciter à me relâcher.
Mon ressentiment ne l’impressionne pas, à en croire son air calme.
— Où tu étais ?
Il n’a pas l’occasion de me répondre que je le devance.
— En fait, je ne veux même pas le savoir.
— Ça tombe bien, j’ai pas vraiment envie de te le dire maintenant.
Je me déteste de lui avoir posé la question qui me brûlait la langue.
S’il avait voulu me confier quoi que ce soit, c’est évident qu’il l’aurait
fait quand c’était le moment. Mais il m’a laissée dans l’ignorance et la
peur que quelque chose de grave lui soit arrivé pendant trop
longtemps. Et maintenant, il ose revenir pour me jouer ses foutues
énigmes.
Je déteste ça, cette certitude à mon sujet, celle qui le convainc que je
suis restée la même.
— Peut-être que tu n’as pas changé, mais moi, si.
Cette fois, il cède quand je secoue le poignet pour l’inciter à me
relâcher. J’aimerais faire taire les battements de mon cœur, seulement
pour les empêcher de m’en révéler autant sur moi-même. J’essaye
d’avancer dans le rayon mais je me rends compte qu’un chariot de
marchandises laissé par un employé bloque le passage.
— Je vois, me lance-t-il pendant que je fais demi-tour. Tu me
détestes encore parce que j’ai dénoncé ta putain de famille.
Ses mots ouvrent aussitôt une brèche dans mes défenses. Gaby.
Emma. Les services sociaux et tout ce qui est arrivé ensuite. Tout ce
pour quoi j’ai lutté et que j’ai vu s’effondrer en un claquement de
doigts. Ma gorge se serre.
— Tu veux que je m’excuse parce que je t’aimais plus que toi-
même ?
Aimer.
Ce verbe remue quelque chose en moi. C’est étrange de savoir que,
pour lui aussi, ce sentiment appartient au passé. À une époque, j’étais
certaine qu’il resterait immuable, peu importe ce qui nous arriverait.
— C’est ça que tu veux entendre ? Ça n’arrivera pas. Parce que je
suis pas désolé. Et d’ailleurs je regrette rien, parce que t’es là
aujourd’hui.
Là.
Là, où on avait prévu d’aller, ensemble.
Quelque chose attire son attention.
Je baisse aussitôt le regard sur mon sac cabas, avant de me maudire
parce qu’il porte le logo de mon école. Je le serre alors entre mon bras
et mon flanc mais je sais que c’est trop tard et qu’il a sans doute déjà
compris où j’étudiais.
Il se rapproche dans le rayon, profitant de mon immobilisation
passagère.
— J’en déduis que ça va mieux. Avec ta mère.
C’est vrai, notre relation a évolué. J’ai fini par comprendre que ce
n’est pas parce qu’on accepte une main tendue qu’on est forcément
faible et inutile. Et surtout que, si on ne pardonne pas aux gens, ça
continue de faire mal. Comme une plaie purulente.
Je me demande alors pourquoi je ne suis pas certaine de pouvoir
appliquer cette théorie avec lui.
— June ?
Tyron fait soudain irruption derrière Shayn. Je me souviens que
nous étions censés nous rejoindre en bas de chez ma mère pour le
dîner. Son sac de sport lui tombe sur l’épaule. Du bout des doigts, il
tient un petit sachet rose. Sans doute un dessert.
— Tu ne répondais plus, me fait-il remarquer avec un sourire.
Il arrive à notre hauteur et tourne la tête pour comprendre avec qui
je suis en train de discuter. Mais je me concentre sur la réaction de
Shayn, c’est plus fort que moi. J’observe son regard qui se pose sur
Tyron, d’abord indifférent, puis qui s’agrandit de surprise une
microseconde avant de redevenir un océan noir d’un calme olympien.
— Désolée, je lui dis. J’ai croisé une connaissance.
Shayn tique en entendant ce terme. Je ne suis même pas certaine que
j’espérais le blesser, alors je me contente de lui sourire poliment. Tyron
se gratte la gorge, visiblement gêné. Je sais qu’il n’a pas oublié les fois
où Shayn m’attendait à la fin de mes services au café, ni ses quelques
commentaires acides lors de leurs rares interactions. La tension emplit
le maigre espace entre nous trois.
— Ouais, une connaissance, répète Shayn avec le même sourire que
moi.
Une nouvelle nuée de frissons me traverse. J’espère que mon regard
ne lui renvoie rien d’autre que de la maîtrise, parce que tout ça n’est
pas un jeu auquel je vais participer.
Tyron se glisse à côté de moi avant de me demander à l’oreille si ça
va. On pourrait croire qu’il m’embrasse la joue pour me saluer. Je
hoche la tête, mais je sens du coin de l’œil que cette interaction n’a pas
échappé à Shayn, et je dirais même qu’elle lui déplaît.
— Ouais, on va y aller, lui glisse alors Tyron en désignant la sortie
du doigt. On est attendus. Sa mère n’est pas du genre patiente.
— Je vois que t’as gardé cette sale habitude de parler pour elle.
Je ne suis même pas étonnée par sa remarque frontale. Shayn ne
s’est visiblement pas assagi.
— Je crois que t’es assez grande pour me dire de dégager, pas vrai,
June ? insiste-t-il sans se départir de son demi-sourire.
— Oui, tu devrais y aller, Shayn.
L’éclat joueur dans ses yeux garde la même intensité. Je lui ai donné
exactement ce qu’il attendait. Tyron me prend la main, sa peau froide
sur la mienne me surprend. Je ne le repousse pas alors que je devrais.
J’ai conscience de ce qui se joue.
— Tu te donnes beaucoup de mal on dirait, commente Shayn en lui
adressant enfin un vrai regard.
— Du mal ?
— Tu sais.
— Pas vraiment, lui répond Tyron.
— Tu sais qui je suis, et tu sais aussi qui tu es. Bonne chance avec
ça.
Il me jette un dernier coup d’œil et décide qu’il en a assez dit. Je le
regarde s’éloigner dans le rayon en sentant mon cœur battre à tout
rompre, de colère et de frustration seulement. Son arrogance atteint
directement mes nerfs.
— Laisse tomber, tempère Tyron en sentant que j’ai envie de le
suivre. D’où il est sorti ?
— Je ne sais pas.
— T’es sûre que ça va ? Ça doit te faire bizarre.
Je fixe une rangée de boîtes de conserve, soudain consciente des
LED faiblissantes au-dessus de nos têtes. Cette luminosité insuffisante
me force à cligner des yeux pour revenir dans l’instant présent.
— Est-ce que tu peux m’attendre devant l’allée ? Ça ne prendra pas
longtemps.
Tyron ne cherche pas à me retenir, mais je vois bien à son regard
qu’il n’approuve pas mon initiative. Je traverse les rayons en espérant
que Shayn ne soit pas déjà parti. Les mots me démangent. Je refuse de
le laisser de nouveau s’imposer à moi quand ça lui chantera sans avoir
pu le remettre à sa place.
Le magasin est si petit que j’en ai vite fait le tour. Je le remarque à la
caisse, en train de payer sa canette de soda. Il donne un billet d’un
dollar à la caissière et s’éloigne en m’ignorant, bien qu’il ait remarqué
ma présence derrière lui. Je le suis sans me démonter. Une bourrasque
chaude m’accueille quand je traverse les portes automatiques.
Ma voix le rattrape :
— Pour qui tu te prends ?
Il décapsule sereinement sa canette. Je compte mentalement jusqu’à
trois. Je ne vais pas le rattraper. Je ne ferai pas un mètre de plus.
— Il a l’air gentil, me répond-il d’un ton léger.
— Je t’ai demandé pour qui tu te prenais. Et qu’est-ce que tu fais
ici ?
— Je viens d’ici. T’as peut-être déjà oublié ? Long Island, tout ça.
Cette fois, il prend une gorgée de son soda, du Seven Up, s’essuie le
coin de la bouche du revers de la main et me la tend.
— En passant, moi c’est Shayn.
— À quoi tu joues ? je lui reproche en fixant sa poignée de main.
— Je joue à rien. T’as l’air heureuse. C’est bien. Je vois que t’as
toujours une préférence pour les chiens.
— Arrête de faire ça.
— Faire quoi ?
— Arrête d’agir comme si tu m’en voulais, comme si j’avais fait
quelque chose de mal.
— Ça me fait juste rire de voir que ce mec a eu ce qu’il voulait
depuis le début. Je me trompe rarement sur ces choses-là.
J’ai un instant d’hésitation, avant de comprendre que mon silence
pourrait se retourner contre moi.
— Peut-être. Mais lui, au moins, il était là.
— Tu ne m’as pas laissé l’être.
— Tu avais disparu. Tu es parti. Je t’ai appelé pendant des mois !
La peur au ventre. La peur qu’un jour quelqu’un décroche et
m’apprenne qu’il était mort.
Quelques semaines après notre dispute, quand j’ai enfin réussi à
digérer la situation concernant le placement de Gaby et d’Emma en
foyer, j’ai essayé de joindre Caleb en comprenant que je n’obtiendrais
rien de Shayn. Mais, là aussi, je me suis heurté au silence. Et le
message est passé. Il n’y avait plus de « nous. » Quand si peu de
personnes sont au courant de votre relation, c’est comme si elle n’avait
jamais existé une fois qu’elle se termine.
Mais, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas plus
facile de s’en remettre.
— Dans le souvenir que j’ai de notre dernière conversation, c’est
bien toi qui m’as demandé de sortir de ta vie et de ne plus jamais
revenir.
L’air serein, il me renvoie une part de notre triste réalité au visage.
L’incident avec Chase et Gaby avait envenimé notre relation déjà
tumultueuse, et ma colère ce jour-là y avait mis un point final. Je ne
sais pas si remuer le passé me donne envie de pleurer ou de laisser la
colère l’emporter sur le reste. J’opte pour le plus sage. Lui ne se laisse
pas submerger par les émotions.
— Tout ça, marmonné-je en nous désignant d’un geste de main
vague. Ça ne sert à rien. On a changé.
— Ah, ouais ? T’as tant changé que ça ?
Son regard me sonde. J’ignore si c’est le vent lourd qui me donne
l’impression que mon corps se réchauffe de plusieurs degrés, mais
autant d’attention me rend mal à l’aise.
— Tu m’as connue quand j’étais au plus bas, je m’entends lui
répondre.
Il se rapproche et je sens l’odeur du sucre acidulé de son soda. Je
dois relever la tête pour maintenir le contact visuel.
— Et est-ce que t’es au sommet maintenant, Grey ?
Ses lèvres brillent légèrement. Leur vision me déconcentre lorsqu’il
sourit, comme si je venais de lui donner raison.
J’hésite à faire demi-tour en me rendant compte que notre
discussion n’ira nulle part et qu’il m’agace bien plus qu’il ne le
devrait. Mais je m’aperçois que je n’ai plus mon téléphone alors que je
le tenais encore contre mon oreille il n’y a pas si longtemps. Une
légère panique me traverse en constatant qu’il n’est pas dans ma poche
ni dans mon sac.
— C’est ça que tu cherches ?
Incrédule, je lève la tête. Quand est-ce qu’il me l’a volé ? Je ne m’en
étais même pas rendu compte.
— Rends-moi ça, Shayn, je lui ordonne sans avoir envie de rire,
surtout quand je comprends qu’il est resté déverrouillé depuis mon
appel avec Tyron.
— Je vais te le rendre, t’inquiète.
Il le presse dans sa main, le considérant déjà comme sa propriété. Je
refuse toujours de m’approcher davantage, de le toucher, car c’est sans
doute ce qu’il attend : établir un contact avec moi, quel que soit le
prétexte.
Sans dire un mot, il se met à taper quelque chose. Je devine
rapidement qu’il s’agit de son numéro.
— Ne le supprime pas.
Il me le rend et je veille à ce que nos doigts ne s’effleurent pas. Il
me scrute d’un air de défi.
— Au fait, t’es toujours aussi belle. Vraiment insupportable, mais
toujours aussi belle.
Sur ces mots, il s’éloigne sur le trottoir. Je le laisse s’en aller.

— Tu ne manges rien, June ? s’inquiète ma mère.


Je lève les yeux de mon assiette pour constater que tout le monde
me fixe, hormis Douglas, qui suit assidûment les prévisions météo à la
télé.
— Si, désolée.
J’empoigne plus fermement ma fourchette pour feindre
l’enthousiasme et j’enfourne un morceau de viande refroidi. Douglas
peste à cause de la semaine pluvieuse qui s’annonce et qui viendra
perturber un chantier sur lequel il travaille en ce moment. Ma mère
semble agacée par le volume sonore auquel il écoute la télévision,
mais elle se garde de lui faire la remarque.
— Tu m’as l’air bien pensive, me dit-elle, contrainte de parler plus
fort. Tu stresses pour l’exposition ?
— Un peu, je lui réponds, heureuse qu’elle ait trouvé une excuse à
mon mutisme de ce soir.
Pas que je sois particulièrement plus bavarde en temps normal. Je
laisse les gens tisser des conversations et me contente de les écouter en
n’y prenant que très rarement part, seulement lorsque c’est vraiment
nécessaire. Sans doute parce que, dans la maison où j’ai grandi, je
n’étais jamais invitée à m’exprimer.
— Mais il ne faut pas, June. J’ai vu cette statue. Elle est vraiment…
ravissante.
Ravissante ?
Ce n’est pas le mot que j’aurais utilisé pour qualifier mon projet de
fin d’études. Je sens qu’elle se rend compte qu’il est inadapté mais elle
n’en trouve pas d’autre, alors elle m’adresse ce sourire hésitant dont
elle est la spécialiste. Depuis que je lui ai montré les premières
ébauches de ce travail il y a quelques mois, je l’ai sentie sur la réserve.
J’ai vite compris pourquoi. Cette statue, c’est comme un vestige de
ma douleur grandeur nature. Elle lui rappelle que j’ai beaucoup
souffert, pendant qu’elle vivait dans une merveilleuse ignorance, à des
milliers de kilomètres.
— Il y a encore des choses que je peux améliorer.
À côté de moi, Tyron m’encourage d’un hochement de tête, mais je
le sens agacé depuis notre retour de la supérette. Il déteste l’apparition
inopinée de Shayn, peut-être même plus que moi.
— Dans tous les cas, tu vas y arriver. Regarde comme tu travailles.
Tu passes parfois des soirées entières dans l’atel…
— June, tu pourras me maquiller après le dîner ? l’interrompt
brusquement Taylor.
— June est fatiguée, lui rétorque ma mère. Laisse-la un peu
tranquille. Et je t’ai déjà dit de ne pas me couper la parole. C’est très
malpoli.
Taylor lève les yeux au ciel, insensible aux remontrances de sa
mère. Ici, tout le monde sait qu’elles ne sont d’aucune utilité.
— Mais ça prendra juste quelques minutes, plaide-t-elle. Je veux
tester un nouveau modèle qu’on a repéré avec Ashley.
Ashley est sa coach de patinage artistique depuis des années.
Ma mère me murmure silencieusement que je n’y suis pas obligée,
mais je lui assure que ça ne me dérange pas. Ça me permettra de me
changer les idées. Il n’y a qu’une seule personne dans ma tête, et je
hais sa façon de monopoliser toute mon attention.
Douglas, qui a fini de pester sur les prévisions météo, nous demande
ce qu’on pense de sa sauce « à la française ». Il adore cuisiner. Ça
convient parfaitement à ma mère, qui ne partage pas du tout cette
passion. Quand j’étais plus jeune, c’était justement un sujet de dispute
récurrent entre elle et mon père. Je triture ma fourchette. Ces souvenirs
me semblent désormais appartenir à quelqu’un d’autre.
En face de moi, Taylor et Noah se battent pour savoir qui prendra sa
douche en premier dans la salle de bains qu’ils partagent.
Ici, tout est tellement plus vivant que dans ma vie d’avant.
Je prends une nouvelle bouchée en les observant tour à tour. Ma
mère et ses lunettes rectangulaires en équilibre sous sa frange effilée.
Douglas et sa barbe de trois jours. Noah, bien plus calme que sa sœur.
Taylor, la princesse de ces lieux à qui tout le monde obéit au doigt et à
l’œil.
Après tout ce temps à les côtoyer, j’ai encore l’impression de
détonner. Je pensais que cette sensation finirait par s’estomper, mais
j’avais tort. Recevoir autant d’un coup alors que j’ai été habituée à si
peu ressemble toujours à une erreur. Parfois, je me demande même si
j’ai vraiment le droit d’être là.
Shayn ne m’a pas prise au sérieux quand je lui ai affirmé avoir
changé.
Peut-être qu’il a raison.
Peut-être que c’est juste la situation qui a changé pendant que, moi,
je restais la même.
Ma mère et Tyron discutent de ses récents matchs de basket, et
Douglas rebondit sur l’importance de l’apport nutritif avant les efforts
physiques. Quand ils commencent à débattre de la meilleure marque de
protéines en poudre, je plonge le nez dans mon téléphone.
Shayn.
Ce prénom est de nouveau dans mon répertoire, comme s’il ne
l’avait jamais quitté.
Mon index gravite au-dessus de l’option « supprimer le contact »
sans que j’arrive à m’y résoudre.
Je me demande ce qu’il fait en ce moment. Quand est-il revenu à
New York ? Est-ce qu’il est là depuis longtemps ? Et est-ce qu’il a, lui
aussi, une famille avec qui passer du temps ?
À l’époque où on se connaissait, nous étions les seules personnes
sur qui nous pouvions compter l’un et l’autre.
Mon quotidien a changé, mais rien ne me dit que ce soit aussi son
cas. Il ne connaissait pas son père et ne s’entendait pas avec sa mère. Il
avait bien une demi-sœur et un demi-frère qui vivaient ici.
Je fixe l’obscurité à travers la fenêtre en me détestant d’être aussi
facilement ébranlable. Depuis le début du repas, Shayn s’est infiltré
dans ma tête et a refusé de s’en aller. Je ne devrais pas lui laisser de la
place. C’est en partie sa faute si Gaby vit aujourd’hui chez ses grands-
parents et qu’Emma est en famille d’accueil.
Mais je sais aussi qu’il a bien fait, et que je devrais même lui en être
reconnaissance. Car, s’il n’avait pas dénoncé ma famille, nous
n’aurions peut-être jamais su ce qui se passait sous nos yeux.
Gaby a révélé aux services sociaux que Suzan avait commencé à le
frapper quand je n’étais pas là. « C’est arrivé seulement trois fois. »
C’est ce qu’il a garanti à l’assistante sociale qui l’a interrogé, voulant
la convaincre que ce n’était pas aussi grave que ça en avait l’air. Alors,
les révélations sont finalement tombées. Suzan aurait subi les
violences de son entraîneur, quand elle n’était encore qu’une jeune
gymnaste de l’internat féminin où elle avait étudié. Je n’ai pas réussi à
avoir de la peine pour elle. En fait, je me moquais bien des raisons qui
expliquaient sa psychologie tordue, autant que de sa promesse de
suivre une thérapie. C’était trop tard. Le mal était déjà fait et j’étais
surtout rongée par la culpabilité vis-à-vis de Gaby. J’ai sans cesse
repensé à ses mots, ce jour-là, dans ma chambre. « J’aimerais juste que
maman soit normale. » « Elle devrait peut-être voir un médecin. »
« Peut-être que si j’en parle à papa… Peut-être qu’il pourrait
l’aider… » Je me suis repassé les images en boucle en me demandant
comment cela avait pu m’échapper : son hystérie en l’éloignant de moi
alors qu’elle avait toujours veillé à agir délicatement près de lui, sa
prise sur son poignet, ses yeux exorbités dans sa direction.
En passant moins de temps à la maison, j’avais raté ça. Ce
glissement. Ce maudit et dangereux glissement qui l’avait poussée à
reporter sa haine sur une autre cible que moi.
Sa propre chair.
J’avais voulu me convaincre que Suzan ne s’en prendrait jamais à
Gaby, parce que j’étais le problème. Mais elle nous a prouvé à tous que
son trouble allait au-delà de l’imaginable et je ne leur pardonnerai
jamais, ni à elle ni à mon père, de ne pas avoir su en protéger Gaby.
Je reporte mes yeux sur le prénom dans mon répertoire. Shayn. Ces
cinq lettres renferment trop de souvenirs, et ce soir il semblerait qu’ils
m’assaillent tous en même temps. Je ne peux pas ignorer ce que j’ai
vécu avec lui. C’est lui qui m’a appris à m’aimer assez pour me faire
passer avant les autres.
Il a été le premier à m’aimer. Le seul que j’ai aimé.
Il s’est rendu indispensable puis a laissé un trou dans mon univers.
Mais je pense aussi à ce que l’on a raté une première fois.
Et autour de moi, tout s’assombrit à nouveau.
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37.

« Ce qui est enfoui trouve toujours le moyen


d’émerger. »

June

Lundi, lorsque j’arrive à Berkley en fin d’après-midi, certains élèves


de ma promo stationnent près de l’abri à vélos. En les voyant repartir,
glissant presque sur l’avenue détrempée, j’espère que c’est le dernier
groupe de la journée à avoir occupé l’atelier. Il est toujours ouvert
maintenant que les cours sont officiellement terminés. On est libres,
mais la plupart des étudiants ont terminé leurs travaux et aussi près de
la date d’exposition, seuls quelques perfectionnistes procèdent encore
à des ajustements.
J’aime bien venir travailler tard, parfois même en soirée. L’accueil
ferme ses portes à 21 heures, alors j’en profite. Et aujourd’hui j’ai
vraiment besoin d’être seule pour me concentrer. J’ai passé le week-
end à ressasser ma rencontre avec Shayn, au point que l’air de mon
appartement me semblait vicié. Même en sortant m’aérer, je ne
pouvais m’empêcher d’y penser : Shayn est ici, à New York. Il existe
de nouveau quelque part où il peut m’atteindre. Et s’il est autant dans
mes pensées, c’est qu’il réussit déjà.
Dormir est devenu ma seule façon de lui échapper.
Je continue d’avancer sur l’avenue, située non loin de Madison
Square. Il a plu toute la nuit. D’immenses flaques inondent les dalles,
je veille à ne pas mouiller mes derbies en pensant à Douglas, qui
espérait que les prévisions météorologiques seraient erronées. Le
malheur des uns fait le bonheur des autres, parce que, moi, j’adore
cette pluie. Elle me rappelle Londres. Et j’ai toujours trouvé le
mauvais temps plus inspirant.
Je m’arrête brusquement en arrivant devant l’école. Assis sur une
borne censée empêcher les voitures de passer, Shayn est en train de
fumer. Il n’a pas perdu de temps. Une sorte de fureur monte dans ma
poitrine. Je devrais faire demi-tour pour l’éviter, mais mon corps me
désobéit et je me vois marcher jusqu’à lui.
— Tu m’as attendue toute la journée ? je lui lance froidement. Tu es
quoi, the man who can’t be moved ?
Ma référence le fait sourire derrière sa cigarette. Il respire la
nonchalance.
— Mon téléphone doit avoir un problème, parce que tu m’as
toujours pas envoyé de message.
— Va te faire foutre.
Il se met à rire, me dévoilant sa rangée de dents parfaitement
alignées. Il ne semble pas gêné par la température qui s’est nettement
rafraîchie ce week-end : alors que la plupart des gens ont sorti les
manches longues, il porte un tee-shirt gris et un cargo assorti. Cette
tenue ressemble presque à un uniforme.
— Je suis sérieuse, Shayn. Tu n’as pas d’autres choses à faire ?
— Figure-toi que j’ai du temps libre en ce moment, Grey.
Je pousse un lourd soupir et m’engage dans le hall de l’école en
sachant déjà qu’il va me suivre. En le sentant derrière moi, j’ai la
sensation d’être hésitante, comme si j’avais appris à marcher hier.
J’espère que c’est simplement dans ma tête.
— Tu ne me fais pas visiter ?
— Je vais te signaler à la sécurité.
— C’est une sacrée école de bourges, lance-t-il en m’ignorant. C’est
toujours ta came, même si tu faisais semblant de détester Sherborn.
Le hall d’entrée lui donne raison. La structure en verre fumé se veut
industrielle, mais la finesse des matériaux utilisés, avec des poutres
métalliques noires qui s’entrelacent au plafond, donne l’impression
d’être dans un musée plutôt que dans un établissement scolaire.
J’avance. La responsable de l’accueil est sans doute en pause, le
comptoir où elle se tient habituellement est vide. Quand je passe le
portillon en verre avec satisfaction, car Shayn ne pourra pas me suivre,
ce fraudeur me donne tort en se collant à moi. Toutes les parcelles de
nos corps entrent en contact durant une microseconde, mais il s’est
déjà éloigné avant que j’aie le temps de le lui reprocher. Je lève les
yeux au ciel et le rattrape pour ne pas lui laisser l’avantage. J’espère
que le personnel ne va pas le repérer et m’accuser d’avoir amené un
visiteur externe au sein de l’établissement sans autorisation. La
politique de Berkley est assez stricte à ce sujet.
Dans une salle un peu plus loin sont exposées les dernières créations
des élèves. Une table longue de plusieurs mètres met à l’honneur un
exercice d’architecture, si j’en crois les répliques exactes de
monuments célèbres : la tour Eiffel, la Sagrada Família ou encore le
Colisée. Il les observe du coin de l’œil, sans paraître particulièrement
impressionné par la qualité du travail fourni par les étudiants de
deuxième année.
Nous continuons d’avancer. J’ignore si c’est parce que je suis au
courant que lutter contre lui ne fonctionne pas ou si j’ai tout
simplement envie de passer quelques instants à ses côtés mais je ne
cherche plus à l’éloigner. J’aimerais seulement faire taire ma
conscience.
Le rez-de-chaussée est silencieux, malgré la présence d’élèves dans
les préaux. Certains se prélassent dans des fauteuils et d’autres
attendent patiemment leur tour devant la machine à café. Je sens qu’on
attire les regards, et quelque chose me dit que ce n’est pas seulement
parce que Shayn est comme de l’herbe fraîche dans cet endroit où tout
le monde se connaît.
Il est grand et a le physique et l’attitude d’un mannequin qui
s’ignore.
Ça m’agace plus que je ne le voudrais.
Dans un angle, les larges escaliers métalliques noirs donnent accès
aux étages supérieurs. J’hésite à le planter là, à décider que la visite
guidée s’arrête maintenant, mais je me rends compte que j’en suis
incapable, parce que j’ai quelque chose à lui prouver. Alors, sans un
mot, je monte jusqu’aux étages supérieurs. Nous arrivons au
deuxième, celui de l’atelier. Au-dessus de nos têtes, des lampes en
suspension noires projettent une lumière poudrée sur le long couloir.
Des salles de cours se font face : une salle sur deux est pourvue de
murs en verre, et ça a toujours été une mauvaise idée pour la
concentration des élèves, toutefois elles sont vides à cette période de
l’année.
J’appréhende en poussant les portes coupe-feu de l’atelier.
L’air sent la peinture acrylique encore fraîche et le sol est recouvert
de copeaux de bois et d’autres restes de matières premières. Il n’y a
personne pour nous tenir compagnie et cette situation qui m’aurait plu
il y a quelques minutes devient soudain un inconvénient. J’ai choisi de
l’emmener ici, en plein cœur de mon travail, parce que je voulais qu’il
le voie.
Qu’il voie que j’ai été capable de réussir sans lui. Pendant qu’il
m’avait oubliée, j’ai avancé. Mais avoir envie de lui montrer toutes ces
choses, c’est admettre que je lui accorde encore de l’importance.
Ma poitrine me brûle. Ça me rend folle de savoir que je n’ai pas pu
m’en empêcher, j’ai sauté à pieds joints dans le piège qu’il me tendait,
parce que c’est encore lui qui domine mes émotions, bien plus que je
ne les domine moi-même.
Sans se soucier des émois qu’il suscite en moi, il me survole du
regard mais ne s’attarde pas et balaye plutôt l’ensemble des œuvres
exposées dans la pièce.
— C’est laquelle, la tienne ? (Il se reprend aussitôt.) Non, laisse-moi
deviner.
Il se déplace entre les œuvres. J’espère qu’il va se tromper, ne pas
lire en moi comme dans un livre ouvert. Mais, après seulement quinze
secondes, il s’approche de ma sculpture, près de la fenêtre de toit. Je
me dis que cette fille que j’étais il y a quelques années me colle encore
à la peau, et je déteste qu’il soit là pour le voir.
— T’as changé de support, mais le style est resté le même.
Je me sens plus nerveuse à l’idée qu’il détaille mon travail que lors
des passages tant redoutés de Kaiser. Comme si c’était encore lui, le
véritable professeur. Je m’approche aussi et commence à remarquer
chaque petite imperfection : ces sept maudites bulles d’air sur le cou,
les cassures présentes sur toute la surface que la plupart des gens
pensent volontaires, ou encore ces creux qui se sont créés lors du
séchage de l’argile et que la patine noire n’a pas su camoufler. J’ai tout
à coup envie de remettre la main à la pâte pour les faire disparaître.
Paige dit souvent que j’exagère avec mon perfectionnisme. Elle
ignore que ce perfectionnisme vient de ma peur d’échouer. J’ai juste
envie d’être à la hauteur pour m’assurer que tous ces sacrifices en
valaient la peine.
— La sculpture ? Comment ça se fait ? Au lycée, t’étais plutôt
dessin.
— Certaines choses changent. Il n’y a pas forcément d’explication,
je réplique.
J’ai tout à coup une illumination. Le commentaire de Kaiser m’avait
échappé il y a plusieurs semaines, mais je comprends tout juste ce
qu’elle entendait par « ça manque encore de mouvement » : mes
hachures devraient être creusées plus en profondeur. Parce que j’ai
l’impression que je vais l’oublier si je ne le fais pas maintenant, je
m’humidifie les doigts dans le bol d’eau que j’avais rempli lors de
mon dernier passage à l’atelier et je commence à retracer les
nombreuses entailles. Je m’efforce d’ignorer son regard posé sur moi,
me rappelant que le résultat final importe davantage que l’attention
éphémère d’un garçon qui n’existait plus que dans mon passé il y a
trois jours encore.
Mais, dans le fond, je sais que je me mens à moi-même.
— C’est toi ?
Je fixe ma création. Un buste à taille humaine pourvu d’une tête
sans visage. De la matière rendue floue par un travail méthodique, de
la patience et un peu d’imagination.
Les autres ne pourront jamais comprendre ce qu’elle signifie
réellement.
Lui, si.
Pourquoi, après autant de temps, est-il encore le seul à comprendre
ce que j’ai voulu dire ?
— Le thème de l’exposition de cette année, c’est l’identité, je lui dis
en prenant du recul pour mieux voir les nouvelles aspérités.
Paige, Kaiser ou n’importe qui d’autre posant les yeux sur mon
travail ne pourra pas en saisir toute l’étendue. Ni même Tyron ou ma
mère, qui connaissent mon histoire par fragments et qui n’en parlent
jamais, sans doute parce qu’il n’y a rien à en dire.
Dans notre promotion, tout le monde est d’accord pour dire que
cette sculpture est belle et déchirante, mais qu’est-ce que ça signifie ?
Ce que j’ai vécu n’a rien de beau. C’est juste déchirant.
Les gens autour de moi ignorent tout ce qui me constitue, et jusque-
là je m’étais convaincue que c’était suffisant, mais à côté de Shayn, je
me souviens qu’il existe une seule personne dans ce monde qui me
comprend vraiment.
— J’ai choisi la sculpture parce que c’est une matière malléable.
— Malléable ?
— Oui. Comme un humain. En grandissant, on laisse les personnes
qui nous entourent nous modeler à leur convenance.
Je ne sais pas pourquoi je lui confie toutes ces choses. Mais avec lui,
elles sortent naturellement.
Je recommence à perfectionner mon modèle à la peau grise pour
refréner mes envies de lui parler. Aujourd’hui, quelque chose dans
mon travail ne me plaît pas, la gêne est physique, me poussant à tout
reprendre. Mes gestes deviennent automatiques : mouiller la matière,
la remanier, puis l’aplanir pour encore la reconstruire. Ça manque
toujours de quelque chose.
— Et tu penses que t’es cette fille ?
Je me rends compte que son parfum a changé. Il est plus boisé, mais
toujours aussi enivrant.
— J’étais, je le corrige.
— C’est bizarre, j’ai un autre souvenir de la fille que t’étais, June.
Je secoue la tête. Au lycée, j’étais seulement une entité en
construction, qui n’avait qu’un seul but dans la vie : fuir pour
commencer à vraiment exister. Enfin, c’était avant de le rencontrer et
de découvrir qu’on pouvait aussi exister à travers quelqu’un d’autre.
Avec du recul, je me dis qu’aimer quelqu’un à ce point est
dangereux.
— Eh bien tu te trompes. J’étais juste une fille triste.
— Moi je pense que t’étais bien plus que ça.
Je relève les yeux. Il m’observe. Son regard a perdu cette arrogance,
il est redevenu celui du Shayn que je connais. Le Shayn des
balançoires, de sa voiture, de ma chambre ou de son appartement.
J’essaye de repousser les émotions qui déferlent sur moi telles des
vagues sur un rivage, mais je me sens à nouveau transportée dans un
endroit interdit avec lui.
Parfois, une personne entre dans votre vie et se dresse devant vous
comme une digue qui vous empêche de vous noyer.
Malgré les choses qui ne fonctionnaient pas entre nous, je ne m’étais
jamais sentie aussi apaisée que depuis que je l’avais rencontré. Shayn
m’aidait à oublier la douleur. Il la rendait parfois plus forte, de façon
involontaire. Ça ne l’empêchait pas de m’aimer aussi. Mais c’est
inutile d’y repenser. Notre amour n’a pas été suffisant et nous avons a
échoué.
Je cligne des yeux et plonge mes mains dans la bassine d’eau froide
pour dissoudre les restes d’argile, remontés jusqu’à mes avant-bras. Je
secoue mes doigts dans le vide en priant pour ne pas avoir l’air aussi
atteinte que je le suis, à l’intérieur, et je fais brusquement volte-face en
comprenant ce qui se passe.
Cette intimité qui nous relie me rendrait presque nauséeuse.
— C’est bon ? La visite t’a plu ? Tu peux t’en aller maintenant ?
Ses mâchoires se serrent. Il a définitivement cessé de tout prendre à
la rigolade. Ce n’était encore qu’une façade.
— Ça a duré dix minutes, fait-il remarquer. Tu détestes à ce point
être avec moi ?
— Oui, je crache, sur la défensive. Tu ne comprends pas ? Être avec
toi me rappelle tout ce que j’essaye d’oublier à propos de moi-même !
C’est faux.
C’est vrai.
Je n’en sais rien.
Ma seule certitude, c’est que cette méchanceté que je viens de lui
cracher au visage le blesse. Son regard s’assombrit. Je détourne le
mien pour ne pas ressentir de remords. Il ne les mérite pas.
— Vraiment ? lâche-t-il en jetant un œil à ma sculpture. On dirait
pas que tu essayes d’oublier quoi que ce soit.
Touché.
Je recule encore, pour m’assurer de ne pas respirer le même air que
lui.
— Peut-être que tout ça est juste une vaste blague pour toi et que tu
penses pouvoir revenir dans la vie des gens quand ça t’arrange, mais
tout le monde n’est pas aussi insouciant que toi, d’accord ?
Pendant un instant, je sens tout le poids de son regard me brûler.
Intimidée par ses yeux qui contredisent ce que j’avance, je change de
sujet.
— Et pourquoi tu m’as suivie ici, de toute façon ?
— Je me suis beaucoup demandé ce que tu faisais ces deux
dernières années. Maintenant, je le sais.
— Peut-être que tu aurais dû faire plus que simplement te le
demander.
Un nouveau reproche. Ça devient impossible de les retenir, je les
laisse déborder. Mais je dois arrêter d’agir comme si on se devait
encore quelque chose. Pour des raisons évidentes, ce n’est plus le cas
et prétendre le contraire fait plus de mal que de bien.
Je m’éloigne dans la pièce et il me rattrape vivement par l’avant-
bras. Ses doigts sont fermes mais doux autour de mon poignet. Il prend
toujours autant ses précautions quand il s’agit de me toucher.
— J’aimerais que tu viennes quelque part avec moi.
— Non.
— Arrête un peu de faire la conne. Ça te prendra une heure de ta vie.
Je te laisserai tranquille après.
Seulement une heure, et ensuite, ce sera vraiment terminé ?
Cette possibilité me rend anormalement triste.
Je lance un regard à ma sculpture avec l’espoir qu’elle me
dissuadera de partir alors que j’ai encore du travail. Je n’ai pas
confiance en la personne que je deviens quand je le côtoie. En restant
avec lui, les remparts que j’avais érigés depuis son départ s’effondrent
un à un.
Il capte mon regard et me demande calmement :
— De quoi t’as peur, Grey ?
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38.

« Les réponses qui arrivent trop tard perdent


en valeur. »

June

Je sais que c’est une mauvaise idée, et pourtant je l’ai suivi.


Mais quand on est ensemble, j’ai de nouveau l’impression qu’il ne
peut rien m’arriver. Au lycée, j’écoutais toujours mon instinct avec
Shayn. Et pour une raison qui m’échappe encore aujourd’hui, ça
fonctionnait presque toujours.
Il ne s’est pas expliqué sur ses intentions en me faisant monter dans
sa voiture. Depuis le siège passager, j’ai observé chaque rue qu’on
traversait en partant de Madison Square pour atteindre Long Island. En
comprenant notre destination, j’ai d’abord cru divaguer, mais je n’ai
rien voulu montrer de mon trouble et j’ai profité du reste du trajet pour
perdre mon regard par la fenêtre.
Je n’étais jamais venue sur cette partie de l’île. Je ne voulais pas
connaître cet endroit que j’associais à lui. Cela dit, il m’a menti. C’est
un trajet de cinquante minutes en empruntant l’autoroute. Cette heure
en sa compagnie est déjà presque écoulée et on l’a passée dans un
silence qui m’a prouvé que les mots qu’on ne prononce pas pèsent tout
aussi lourd que ceux qui résonnent.
Je préférerais mourir que de l’avouer, mais j’ai savouré chaque
seconde de ce moment partagé avec lui. Tellement que, lorsqu’il est
temps d’ouvrir ma portière parce qu’il se gare au pied d’un lotissement
de bâtiments rouges, je mets un instant avant d’actionner le
mécanisme.
Il est déjà dehors, alors que, derrière ma vitre fermée, j’écoute les
cris d’adolescents excités. Sûrement une partie de foot. Un lundi soir à
19 heures, ça semble l’occasion parfaite de se dégourdir les jambes.
Surtout que la pluie a enfin cessé pour laisser place à un ciel presque
rougeâtre.
Shayn se penche derrière la vitre, tentant de comprendre pourquoi je
ne suis toujours pas sortie de la voiture. Je me réveille alors et le
rejoins sans cesser d’enregistrer les détails de ce décor qui lui
appartient. C’est l’endroit où il a grandi. Ça semble tellement insensé
d’avoir accès à cette partie de sa vie alors que j’avais perdu tout espoir
d’en apprendre plus à son sujet. Le mystère concernant Shayn était
censé rester intact, mais j’ai l’impression qu’il s’effrite un peu plus à
chaque pas.
— Pourquoi tu m’as amenée ici ? je lui demande lorsque nous
entrons dans le hall.
— Parce que j’ai jamais eu l’occasion de le faire.
Il n’y a pas d’ascenseur alors nous prenons l’escalier. Sur son palier,
il ouvre la porte grise sans faire durer le suspense et s’y colle pour
m’inviter à entrer. Je sens monter l’anxiété alors que j’approche de la
réalisation d’un objectif devenu, avec le temps, un pur fantasme : en
savoir plus sur lui, sur ses habitudes, sur sa famille.
Après avoir passé le vestibule, je suis surprise par la vision d’un
garçon d’une dizaine d’années assis en tailleur, accoudé à la table de la
cuisine. Visiblement occupé à faire ses devoirs, il lève la tête en nous
entendant arriver sans cesser de mordiller la paille de sa brique de jus
de fruits.
— T’es là, lance-t-il à Shayn sans avoir l’air particulièrement ravi.
— Cache ta joie, surtout, ironise ce dernier en fourrant ses clés dans
sa poche.
— Mais tu tombes bien. Par hasard, t’aurais pas d’autres billets ?
— Toi, tu prends de sales habitudes.
Il hausse les épaules.
— Maman finit tôt ce soir, je ne te conseille pas de rester. Sinon elle
va te voir et c’est encore à moi qu’elle cassera les couilles une fois que
tu seras parti. Et toi, t’es qui ? me demande-t-il en se souvenant de ma
présence.
J’entrouvre les lèvres pour lui répondre mais je me rends vite
compte que j’ai dû mal à me définir.
— C’est qui ? retente-t-il auprès de Shayn parce que le résultat n’a
pas été concluant.
— C’est une fille, Isaac. Ça ne se voit pas ?
Il arrête de mâchouiller sa paille, informe et pleine de salive, et
fronce ses épais sourcils bruns.
— Genre ta meuf ? Ta « copine » ?
— Non, je réponds cette fois. Pas sa copine.
— Ouais, je me disais aussi. T’as l’air trop chic pour lui.
— Eh, sale pisseux, peste Shayn. T’as pas du travail ?
— Bah en fait, j’ai fini mes devoirs.
Isaac s’intéresse de nouveau à moi, le regard plus éveillé. Il se lève
pour jeter l’emballage de son jus à la poubelle et s’approche avec une
nonchalance qui le fait ressembler à un koala durant une seconde.
— T’es plus jeune que lui ?
— Un peu. Pourquoi ? Ça se voit tant que ça ?
— Ouais, juste un peu. C’est pas choquant. Mon père avait quinze
ans de plus que ma mère. Mais il est mort maintenant, alors ça compte
plus trop.
Shayn cale sa tête contre le mur pour nous observer discuter,
semblant s’être résigné.
— Et tu fais quoi dans la vie ? enchaîne-t-il.
— Je suis étudiante, je lui réponds, surprise par sa façon de sauter
du coq à l’âne.
Il jette un regard en biais à son grand frère. Je ne comprends pas
trop ce que ça peut bien vouloir dire, mais je crois entendre un « ah
ouais, t’es comme ça, toi » entre ses lèvres serrées.
— Étudiante en art, je précise en me rendant compte que j’ai sans
doute été un peu trop évasive.
— Comment on peut étudier l’art ? s’étonne Isaac. Est-ce que c’est,
genre, le fait de regarder des tableaux et de dire ce qu’on en pense ?
On peut être payé pour ça ?
L’innocence de sa question me fait rire. Vraiment rire. Je fouille
dans mon sac et je lui tends la brochure de mon école, celle qui traine
depuis quelques semaines en vue de notre exposition imminente. Il la
prend, d’abord d’un air perplexe, mais ses traits se détendent quand il
voit qu’elle comporte plus d’images que de mots.
— Aaah, comprend-il alors. T’es une artiste. Comme Van Gogh. On
en a parlé en cours. Il s’est coupé une oreille parce qu’il était fou.
— Ouais, ouais. Mais elle ne va pas se couper l’oreille, t’en fais pas.
Va dans ta chambre.
— T’habites même pas ici, ne me donne pas d’ordres.
Shayn lui lance un sale regard qui lui fait reconsidérer son audace.
Isaac secoue la brochure dans ses mains, testant la résistance du papier,
et me présente son poing pour me faire un check.
— Merci. J’aime bien lire.
— Vu comment tu parles, on dirait pas.
— Qu’est-ce que t’en sais, Shayn ? On se connaît depuis hier. Bref,
à la prochaine, me salue-t-il avant de disparaître dans le couloir.
Shayn pousse un soupir, plus amusé qu’agacé.
— Je ne sais pas pourquoi ma mère pond toujours des gosses
intelligents. La seule chose qui est sûre, c’est que ça ne vient pas
d’elle.
— Il est vraiment mignon.
— Il ne tient pas ça de son père non plus.
Il s’approche du frigo et l’ouvre avant d’y faire une inspection, mais
je constate rapidement que ce n’est pas dans le but de se servir. Il jure
en voyant qu’il est presque vide. Il s’intéresse alors aux meubles de
rangement, les claquant les uns après les autres avec frénésie. Enfin, il
se redresse, passablement agacé.
— Putain, elle est incapable de faire des courses ?
— Tu parles de ta mère ?
— Ouais. Je lui ai donné vingt mille dollars, mais elle laisse son fils
mâchouiller des pailles de jus de fruits à l’heure du dîner. J’espère
qu’elle n’a pas déjà tout claqué.
Vingt mille dollars ?
Je me demande d’où il sort tout cet argent, et il le remarque. Mais
nous faisons tous les deux comme si nous ne nous en étions pas rendu
compte. Mon cœur s’accélère. Je laisse mes yeux se promener sur ce
nouveau décor : celui d’une famille tout ce qu’il y a de plus normale,
quand soudain je l’aperçois.
Son grand frère.
Sa photo est posée sur une commode près des canapés en cuir du
salon. Je m’approche pour saisir le cadre, disséquer ce visage qui ne
m’évoque rien de plus près. Je ressens un genre de malaise.
Effectivement, Adam n’a rien de Shayn. Ni sa beauté ni sa malice.
Mais autre chose émane de ce portrait datant d’il y a visiblement
quelques années : de la détermination perce ses iris bleus.
— C’est devenu un toxico.
Je relève les yeux.
— Ma mère ne le sait pas, ajoute-t-il, plus bas. Ni Isaac.
J’ignore si je dois lui dire que je suis désolée.
— Après sa sortie de prison, il était revenu quelques semaines ici.
Mais ça n’a pas duré. Il a disparu pendant un an et demi sans donner
de nouvelles à personne. Et, va savoir pourquoi, c’est ma sœur qui a
reçu l’appel plutôt que ma mère quand il a fait une overdose. Il s’en est
sorti, alors elle n’a rien dit. Elle ne voulait pas que ma mère pète de
nouveau un plomb.
Fataliste, il hausse les épaules.
— Il sait qu’il n’y a pas d’argent ici, alors il ne vient pas. Personne
ne va l’aider à se piquer. Mais ma mère continue de l’attendre.
— Je suis désolée.
— Il n’y a pas de quoi être désolée.
— Si, je lui dis. Cette histoire est juste triste. Pour tout le monde.
Il esquisse un rictus.
— Enfin bref, coupe-t-il court en collant sa langue à l’intérieur de sa
joue.
Je sens tout à coup qu’il cherche ses mots, ce qui n’arrive
pratiquement jamais.
— Tu ne me montres pas ta chambre ?
— Ma chambre ?
— Je suis curieuse.
J’essaye de te distraire, pour une raison qui m’échappe.
— J’y suis pas entré depuis longtemps. C’est sûrement devenu un
dépotoir, ou la chambre de quelqu’un d’autre.
Sans l’écouter, je traverse le salon et je cherche le couloir qui y
mène. Il y a plusieurs portes, mais les stickers de PlayStation sur l’une
d’elles m’indique qu’il s’agit de celle de son petit frère. Alors, je
pousse la poignée de la suivante, au hasard, et j’entrevois un morceau
de lit, mais Shayn fait barrage dans l’encadrement de la porte avant
que je puisse complètement entrer.
— Ton mec sait que tu veux te faufiler dans ma chambre quand il a
le dos tourné ?
Nos corps sont proches et je dois relever la tête pour le regarder
dans les yeux.
— Avant, c’est toi qui t’imposais dans ma chambre. Je voulais juste
te montrer ce que ça fait.
— Ah, ouais ?
Aucun de nous ne rompt le contact visuel.
— Et t’es satisfaite maintenant, Grey ?
J’avais oublié le pouvoir des mots, l’effet qu’ils peuvent produire.
L’effet que lui peut produire sur moi.
Je recule par précaution. J’ai peut-être sauté à pieds joints dans la
flaque, ça ne veut pas dire que je dois y macérer.
De retour dans le salon, j’évalue la situation en me sentant un peu
dépassée. J’aimerais pouvoir prétendre que le fait de l’avoir suivi ici
parce qu’il m’a forcé la main est désagréable, mais ce serait un
mensonge aussi gros que tous les autres. Pour autant, je ne peux pas
m’autoriser à rester plus longtemps. Il me donne des morceaux de lui,
alors que c’est trop tard, et je devrais les recevoir sans broncher. Ce
n’est pas juste.
Je contemple ce décor en me disant que c’est probablement la
dernière fois. En l’entendant revenir du couloir, je commence à partir
mais il me bloque en me rejoignant sur le palier.
— Tu ne m’as pas dit ce qu’ils étaient devenus.
Sa remarque me prend en traître en haut de l’escalier. Je me fige,
comme chaque fois que quelqu’un aborde le sujet. Ça fait longtemps
que je me suis résignée à ne plus en parler, même avec ma mère. Je
crois que la dernière fois que j’ai réellement abordé le sujet avec elle,
c’était à mon arrivée à New York. Les décisions administratives
venaient de tomber concernant Emma et Gaby. Forcément, j’ai dû
arrêter de taire mes secrets. Je croyais que ça me soulagerait, de
pouvoir les partager avec elle après qu’ils m’ont été arrachés par les
assistantes sociales afin d’aider au mieux Gaby et Emma.
Mais, une fois les mots redéterrés de ma poitrine, je n’ai pas aimé
cette soudaine attention, ses regards pleins de compassion
dégoulinante. Au moins, les assistances sociales prenaient les
informations avec détachement – comme si c’était une procédure qui
nécessitait seulement des gants et un visage imperméable. Avec ma
mère, c’était différent. Et pourtant je m’en étais tenue à la surface pour
ne pas la choquer.
« Cuisine », « frapper », « chantage », « silence ».
Quelques vagues informations qui lui permettaient de comprendre
mon quotidien dans les grandes lignes, sans avoir accès à mes pensées
et à mes humiliations les plus intimes. Parler alors que tout ça était
censé être derrière moi était déjà un exploit.
Le soir même, je l’ai entendue pleurer dans sa chambre, réconfortée
par Douglas. Les enfants ne comprenaient pas. J’ai fait semblant de
rien le lendemain, au petit déjeuner. Elle m’a proposé de voir un psy –
elle disait que lui expliquer ma douleur me ferait du bien, et j’ai
essayé pour lui faire plaisir. Mais j’ai arrêté d’y aller dès la troisième
séance.
Je ne voulais pas ressasser ce qui s’était passé dans cette maison. Je
ne voulais pas m’enfermer dans une version de moi que je détestais,
avec des gens qui m’avaient abandonnée et d’autres que je n’avais pas
réussi à sauver. Je voulais juste avancer. Et pour avancer, on ne regarde
pas en arrière.
Mais, maintenant que de l’eau a coulé sous les ponts, je me rends
compte que je tentais simplement de me protéger. Et c’est presque
triste que, d’un commun d’accord, tout le monde ait décidé que j’allais
bien.
— Je croyais qu’on parlait de toi, j’arrive enfin à répondre à Shayn.
Ma voix est soudain devenue râpeuse.
— Ouais, mais on a assez parlé de moi.
Il s’assoit en haut des marches, juste à côté de la porte d’entrée
fermée, et s’allume une cigarette. La petite fenêtre donnant sur la cour
intérieure est ouverte et laisse passer les derniers rayons du soleil. Il
tire une première taffe, sans se soucier de la fumée qui envahit la cage
d’escalier, et tapote la place à côté de lui pour m’inviter à le rejoindre.
Je m’exécute en me détestant de ne pas résister à l’influence qu’il
exerce sur moi.
— Alors ?
Je m’éclaircis la gorge.
— Aux dernières nouvelles, Suzan devait valider ses aptitudes à la
parentalité dans l’espoir de récupérer Emma et Gaby. Ils ont vécu un
an dans un foyer, et maintenant Gaby vit chez ses grands-parents en
attendant une décision de justice. Emma… Emma est en famille
d’accueil. Ses grands-parents sont trop âgés pour s’occuper d’elle.
Je marque une pause. La fumée me pique les yeux et la gorge. Ça
me donnera une excuse si j’ai tout à coup envie de pleurer.
— Et ton père et cette femme ?
— Ils n’ont pas divorcé. J’étais persuadée qu’ils le feraient.
Ça m’a blessée qu’ils se soutiennent dans la douleur au lieu de se
déchirer.
Parce qu’ils sont toujours contre moi, peu importe la situation.
— Certaines personnes se persuadent qu’elles sont mieux ensemble
parce que ça serait plus dur d’être seul.
— C’est vrai, j’acquiesce. Mais on a appris qu’elle avait frappé
Gaby plusieurs fois et j’ai cru que mon père ouvrirait les yeux.
Je secoue la tête.
— À la place, il lui a encore trouvé des excuses.
Je ne comprends toujours pas comment c’est possible.
— Tu ne l’as pas revu ? Ton petit frère.
— Non. Je ne l’ai même jamais eu au téléphone. Ce n’est pas faute
d’avoir essayé… mais, en tant que demi-sœur, je n’ai pas d’autorité
légale sur lui. Alors c’est vraiment compliqué. Les services sociaux
disent que… que Gaby ne devrait pas avoir de contacts avec des
membres de son ex-environnement familial. Il est encore fragile. Les
visites de ses parents se sont mal passées, alors ils ont estimé qu’il était
trop perturbé.
Ma voix tremble. L’assistante sociale m’envoie quelques photos
depuis un an, c’est le mieux que je puisse espérer jusqu’à ce qu’une
nouvelle audience ait lieu. Souvent, elles sont prises à l’arrache et de
mauvaise qualité, alors, je comble les espaces moi-même. Je sais que
les traits de Gaby se sont affinés, comme c’est le cas des petits garçons
qui grandissent. Ce que j’espère par-dessus tout, c’est que ses yeux
brillent encore de la même manière que dans mes souvenirs. Il
m’arrive souvent de me demander ce qu’il fait : ce qu’il a mangé, avec
qui il a discuté, dans sa nouvelle école. Et s’il a serré Stark dans ses
bras. C’est étrange d’évoluer dans un monde où il est loin de moi et où
je ne peux plus l’approcher.
— Il me manque. Il me manque vraiment.
Shayn laisse sa cigarette en suspens dans sa main. Je me concentre
sur le mince filet de fumée qui remonte dans les airs.
— Je suis désolé, me dit-il.
— Tu sais, je t’en voulais vraiment au début, mais j’ai fini par
comprendre que tu avais bien fait de les dénoncer. Il fallait que ça
cesse. Je croyais que je protégeais Gaby et, en fait, j’en étais incapable.
— T’as fait de ton mieux. C’est juste qu’on ne peut pas tout
contrôler, June.
Ça me fait du bien d’entendre ces mots rassurants, de sa bouche plus
que de celle de n’importe quelle autre personne.
Maintenant, je meurs d’envie de le lui demander.
« Où tu étais ? »
La question tient en trois mots mais rien ne me garantit que sa
réponse ne me décevra pas plus que son silence. Parfois, il vaut mieux
ne rien savoir du tout.
— C’est étrange, je dis plutôt, j’ai l’impression que j’en ai appris
plus sur toi en une visite ici que durant tout le temps où on était
ensemble.
— Ouais, il y a des endroits que tu veux éviter quand tu ne veux pas
faire fuir une fille. C’est un joyeux putain de bordel, ici.
— Mais c’est chez toi.
— Plus depuis longtemps.
Que ça nous plaise ou non, des morceaux de nous restent toujours
accrochés à l’endroit où on a grandi.
Le silence s’installe entre nous, comme un tapis de neige. Il n’est
pas intimidant, juste apaisant. Je devrais me lever et partir. De quoi me
suis-je convaincue, déjà ? Ah, oui : avancer, sans jamais regarder en
arrière. Pourtant, assise sur ces marches, je me sens à ma place et
m’en aller est la dernière chose dont j’ai envie.
— Le bébé, dis-je tout à coup. Il aurait eu deux ans.
Ses doigts se crispent autour de sa cigarette.
Le bébé.
Un énième secret que j’ai enfermé dans une petite boîte que j’ai
rangée à l’intérieur de moi.
— J’y repense de temps en temps. Je me dis que c’était vraiment
ridicule, d’avoir envisagé de le garder pendant ne serait-ce qu’une
seconde.
— Tu voulais juste de l’amour. Puisque t’en avais pas reçu assez. Tu
voulais juste être capable d’en donner à quelqu’un.
Mes yeux s’humidifient tout à coup et j’ai honte de laisser ce
souvenir m’atteindre après autant de temps. Je me suis encore leurrée
en me convainquant que j’étais passée à autre chose. Tout ce que j’ai
fait, c’est enfouir le problème plus profondément en moi, avec l’espoir
que mon cœur l’absorberait et le réduirait en cendres.
— Ce n’était pas ridicule. C’était un peu naïf, mais pas ridicule.
Je m’essuie le coin des yeux en priant pour que mon mascara n’ait
pas coulé.
— Oui. De toute façon, c’était il y a longtemps.
Je m’autorise un vrai sourire, avant de me rendre compte que ses
yeux ne m’ont pas quittée et que son regard est devenu si perçant qu’il
est difficile à soutenir.
— Pourquoi est-ce que tu me fixes comme ça ?
— Je suis juste content.
— Content ?
— Parce que t’es devenue exactement celle que j’espérais que tu
serais.
Les battements de mon cœur s’emballent à nouveau.
— Mais je dois admettre que je suis un peu déçu. Tu commences à
perdre ce putain d’accent londonien.
Toujours en m’observant, il écrase son mégot sur les marches et je
capte la contraction des veines de ses avant-bras. Une faiblesse envahit
mes muscles. Juste une seconde. Je vais me lever. Alors, pourquoi je le
laisse s’approcher ?
Nous sommes interrompus par une femme aux traits marqués qui
remonte les escaliers. J’étais tellement concentrée sur lui que je ne l’ai
même pas entendue arriver, malgré les crissements des sacs de courses
qu’elle traîne péniblement derrière elle. Je m’éloigne de Shayn pour la
laisser passer, sur le point de lui proposer mon aide, avant de
comprendre qu’elle bataille avec ses clés pour ouvrir leur porte
d’entrée.
— Enfin, lui dit Shayn. J’ai cru que t’allais le laisser crever la dalle.
— Ne fume pas dans mon escalier, lui rétorque-t-elle sèchement.
Les voisins vont se plaindre.
— T’en fais pas, ils pourront pas me blâmer, vu que je suis censé
être mort.
Prise de court par sa repartie, elle lui balance :
— N’espère pas rester pour le dîner.
— Mais quand est-ce que je suis resté pour un repas avec vous ? En
putain de 2011 ?
La femme lève les yeux au ciel et claque la porte derrière elle sans
un regard pour moi.
Shayn ricane pour lui-même, et marmonne :
— Ne le prends pas mal, c’est juste que ce qui a de l’importance à
mes yeux n’en a aucune aux siens.
Il a parlé au présent.
Il passe une main dans sa nuque, et je fixe ces trois lignes courbes
qui en recouvrent une partie. Elles sont d’autant plus visibles avec son
buzz cut. Pendant une seconde, je m’imagine toucher l’encre du bout
des doigts.
Le toucher, lui.
Le soleil est en train de se coucher derrière les immeubles et sa
lumière orangée tombe directement sur nous. Elle me réchauffe très
légèrement le visage. Sans m’en rendre compte, j’ai comblé la distance
en me rapprochant de lui. Mon corps est irrémédiablement attiré.
On se regarde et je me demande comment j’ai pu renoncer à ce
qu’on avait.
Deux ans. C’est plus que le double du temps qu’on a passé
ensemble. Ça devrait être suffisant pour effacer. Mais l’amour ne se
mesure pas en temporalité.
Je ferme les yeux et sens son ombre recouvrir la lumière. Son
souffle mentholé rencontre mes lèvres, et l’appréhension gagne du
terrain dans ma poitrine.
Parler ne referme pas toutes les blessures, s’embrasser, encore
moins.
Pourtant je m’enivre de son parfum, sans savoir dans quelle partie
de moi je vais devoir puiser pour trouver la force de m’éloigner. Je
prends une lourde inspiration, espérant qu’il va m’embrasser avant que
je me défile. Nos lèvres s’effleurent. L’attente est douloureuse, mais je
refuse de céder.
Le baiser ne vient pas.
Je rouvre les yeux pour me rendre compte qu’il a pris un peu de
recul et qu’il me fixe presque avec tristesse.
Lui aussi a peur de briser le moment, parce qu’il sait qu’il ne durera
pas.
Mais il faut bien que quelqu’un se dévoue.
Et, avant qu’il puisse dire quelque chose, je me lève et descends
l’escalier.
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39.

« Le premier qui a blessé devrait être


le dernier à avoir mal. »

Shayn

Trois jours après qu’elle m’a planté dans l’escalier, je suis penché
sous mon évier pour tenter de comprendre d’où vient le problème
d’évacuation du drain flambant neuf quand je reçois un message.
J’arrête de resserrer le joint pour attraper mon téléphone au fond de ma
poche, persuadé que c’est encore Isaac qui me demande d’aller lui
acheter une connerie – il se sent pousser des ailes, dernièrement. Mais,
en constatant que je n’ai pas ce numéro dans mon répertoire et que le
message ne contient qu’un horaire et une adresse, je m’extirpe de
l’évier pour le relire.
L’adresse est celle d’un gymnase à Greenwich Village. Je ne sais pas
trop ce que ça peut bien vouloir dire, mais c’est dans une heure et
demie et, Greenwich étant un peu loin d’ici, je n’arriverai jamais à
temps.
On ne s’est pas reparlé depuis qu’on a failli s’embrasser. J’ai bien
senti que ça avait remué des choses en elle, des souvenirs plus ou
moins agréables. Je ne suis pas retourné la tourmenter devant son
école, au risque qu’elle me colle une injonction d’éloignement. J’ai
attendu qu’elle me fasse signe, sans être certain qu’elle le ferait. En
prison, j’ai appris la patience. Alors je veux bien être patient si ça peut
nous aider.
Mais renoncer n’est pas mon genre.
Je lui réponds de m’attendre et je cesse de batailler avec l’évier pour
aller prendre une douche.
Quand j’arrive au lieu de rendez-vous, je n’ai pas à la chercher
longtemps dans le gymnase ouvert au public : elle est assise toute seule
sur les gradins du haut. Elle déteste toujours autant l’agitation. Ça me
fait presque rire de la voir fidèle à elle-même, alors qu’elle déploie
tous les efforts du monde pour essayer de me convaincre qu’elle a
changé. Je passe par l’escaliers du fond, sur le côté de la tribune, pour
arriver sans qu’elle me voie et je m’assois sur le gradin au-dessus
d’elle. Lorsque je pose mon genou contre son dos, suffisamment fort
pour qu’elle sente que ce n’est pas accidentel, elle se tourne vers moi,
l’air de savoir qui je suis avant même d’avoir pu vérifier.
— Je pensais que tu ne viendrais pas, me fait-elle remarquer. Le
match a commencé depuis une heure et demie.
— Et donc ? J’ai raté qui ? LeBron James ?
Sans me répondre, elle se repositionne correctement sur la chaise en
plastique orange, comme si elle m’invitait à chercher la réponse moi-
même. Ce n’est qu’après quelques secondes d’observation intense du
terrain que je le remarque, au milieu de ses coéquipiers. J’aurais pu le
rater : il fait la même taille que les autres et ils portent tous le même
maillot, du moins c’est l’impression que ça donne de loin, mais c’est
en le voyant courir vers un des joueurs comme un dératé et manquer
une occasion de marquer avant de plonger sur le sol ciré beige pour
illustrer sa déception que je le reconnais.
Son putain de mec.
J’espère que l’amertume ne transparaît pas dans ma voix quand je
lui fais remarquer :
— Dommage. J’aurais préféré que tu me présentes officiellement à
ta mère.
— Rien que ça ?
— Ouais. Mais je peux comprendre que tu redoutes ce moment. Les
circonstances de notre rencontre sont assez insolites.
Je rapproche mes jambes de son siège en me convainquant que ma
présence ici est un défi qu’elle se lance à elle-même plus qu’un défi
contre moi. Elle agit de nouveau froidement, parce que notre
rapprochement de l’autre jour lui a fait peur.
— Il sait que tu m’as invité ?
— Oui.
Elle l’a affirmé sans hésitation, pourtant j’ai l’impression que c’est
un mensonge.
— Et donc, ça le dérange pas ?
— Pourquoi ça le dérangerait ?
— C’est le problème des mecs gentils. Ils sont toujours d’accord
avec tout. Ça doit être chiant. C’est pour ça que tu m’as appelé ?
Elle ignore ma pique et m’ordonne sans se tourner :
— Ne t’assois pas derrière moi. Je n’ai pas envie de me dévisser la
nuque pour te parler.
— À côté de toi, alors ? Mais je voudrais pas le rendre jaloux. S’il
perd, ça doit être parce qu’il n’est pas assez bon, pas parce que je l’ai
distrait.
Je me penche pour qu’elle me sente, tout près dans son dos. Que
mon parfum envahisse son espace personnel. Je la vois tressaillir.
— Mais en fait, c’est peut-être toi que je distrais.
Elle s’avance sur son siège, réajuste ses cheveux pour qu’ils
tombent parfaitement derrière ses épaules, et je constate pour la
énième fois combien j’ai envie de la toucher. Sa nuque. Ses hanches.
Ses lèvres. Tout ça m’a tellement manqué. Ça semble ridicule de m’en
priver encore quand si peu de distance nous sépare.
Je me reconcentre sur le match, espérant dissiper ce besoin qui
restera pour le moment inassouvi. Sur le terrain, son mec et ses
coéquipiers se tuent à la tâche pour tenter de rattraper leur retard face à
l’équipe adverse. C’est puéril mais ça me satisfait d’assister à leur
défaite.
— C’est… familial, comme gymnase. J’imagine que le projet NBA
est tombé à l’eau.
— C’est juste un match amical. Et puis, dans tous les cas, lui a des
projets, au moins, le défend-elle.
— Qui te dit que je n’en ai aucun ?
Elle hausse les épaules. Je me décale sur le siège voisin, pas pour lui
donner raison mais parce que ça commence à m’agacer de ne pas voir
ses expressions. J’ai été privé de son visage pendant assez longtemps.
— Alors tu fais quoi ? En ce moment, s’intéresse-t-elle. Prof de
piano ?
— Nan… ce serait compliqué. Toutes les élèves ne sont pas aussi
crédules que toi.
J’aperçois un sourire sur ses lèvres avant qu’elle s’en débarrasse,
mais pas assez rapidement.
— Tu dois bien faire quelque chose. Quelque chose qui rapporte.
Je sais à quoi elle pense. Le montant que j’ai filé à ma mère m’a
échappé l’autre jour. J’étais irrité par sa négligence, mais j’aurais
mieux fait de me taire. Ça a forcément semé le doute sur sa
provenance et sur mes activités. Néanmoins ce n’est pas un secret
inavouable : j’ai simplement pu garder le fric que j’avais gagné avec
Chase.
— Il me reste de l’argent des cambriolages, je lui confie.
Lors de ma condamnation, des estimations de montant ont été
calculées mais c’était impossible pour la police de tracer quoi que ce
soit, encore moins de mettre la main dessus, puisque j’avais toujours
été payé en liquide. J’avais en plus caché les cent mille en lieu sûr :
enterré sous un buisson près des balançoires du parc à côté de chez
June, le sac en toile est resté là-bas deux mois avant que j’indique
l’endroit à Caleb. Je lui ai filé cinq mille pour qu’il oublie son sens de
la morale. J’ai prétexté que c’était mon cadeau pour leur lune de miel
avec Linh (j’ai raté le mariage, mais il était le seul à regretter mon
absence). Il a accepté de me rendre ce service seulement parce qu’il
savait combien j’étais dans la merde et que cet argent était ma seule
chance de repartir de zéro à ma sortie.
En prison, je me suis aussi fait un peu de thune. Je n’ai pas touché à
la drogue cette fois, même si elle circulait largement et que j’aurais pu
devenir un passeur. J’ai préféré les paris. Plus rapides et discrets.
Surtout, beaucoup moins risqués. J’ai gagné, beaucoup. Perdu parfois.
Ça n’avait pas réellement d’importance. Ça devenait presque un jeu de
m’asseoir autour d’une table du réfectoire avec d’autres connards eux
aussi dans l’impasse. Un jour, un groupe que je connaissais s’est fait
choper par les surveillants. Leur peine a été rallongée d’un an. Ce
n’était pas la mort, mais ça m’a fait peur. Je ne voulais pas perdre plus
de temps alors que le monde continuait sa marche dehors.
J’ai arrêté. Et j’ai recommencé à attendre, sans l’adrénaline de la
prise de risques. Maintenant, j’ai pas mal d’argent de côté. Pas de quoi
acheter un palace mais au moins de quoi vivre pendant quelque temps
sans trop m’en faire.
— Je réfléchis, en fait, j’ajoute.
Le concessionnaire attend toujours une réponse.
— Tu réfléchis, répète-t-elle, comme si ce terme lui semblait
incongru dans ma bouche.
Je ne lui en veux pas. Elle ignore que, quand tu sors de prison, ton
monde cloisonné s’ouvre tout à coup sur le champ des possibles. Et
que ta seule question après autant de temps passé dans l’expectative
devient : « Qu’est-ce que je vais faire, maintenant que j’en ai de
nouveau tous les droits ? »
— Je vais peut-être… je sais pas. Ouvrir un garage.
— Ouvrir un garage ?
— Ouais. C’est un bon investissement.
Cette fois, elle s’autorise un genre de petit rire incrédule.
— Donc tu as disparu je ne sais trop où et maintenant tu vas ouvrir
un garage. Ce qui est sûr, c’est que tu es toujours aussi étonnant,
Shayn.
— Bizarrement, ça ne sonne pas comme un compliment dans ta
bouche, Grey.
Elle se tourne pour me détailler. Ses yeux noisette glissent sur mon
tee-shirt noir, puis sur ma peau hâlée.
— En tout cas, concède-t-elle en se rendant probablement compte
que son regard s’est trop attardé. Ça t’irait bien, c’est vrai.
Je la remercie d’un hochement de tête et m’intéresse de nouveau au
match. Les spectateurs crient seulement lorsqu’une équipe marque. Le
reste du temps, nous entendons un genre de brouhaha lointain. June a
eu raison de s’asseoir ici. On peut se parler sans avoir besoin d’élever
la voix. En fait, on dirait presque que nous ne sommes pas vraiment
avec ces gens, en bas, qu’ils évoluent dans un monde différent du
nôtre.
Je vérifie le compteur de buts. L’équipe qu’elle est venue soutenir
perd toujours.
— Et donc ? Toi et lui, c’est arrivé comment ?
— Naturellement, répond-elle sans ciller.
Je dois admettre que ça fait bouillir mon sang d’imaginer quoi que
ce soit entre eux. De la simple accolade aux pratiques plus intimes. En
fait, je ne veux rien savoir, ni le pourquoi ni le comment. Il n’y a rien
eu pour moi après June. Ça paraît étrange, j’aurais plutôt parié sur
l’inverse. Mais là où j’étais, l’occasion se présentait rarement. Et,
même quand elle se présentait, je ne voulais pas compenser avec des
femmes que j’oublierais instantanément après les avoir baisées.
Je sens qu’elle aimerait savoir si j’ai fréquenté quelqu’un. Mais sans
doute qu’elle redoute ma réponse. Finalement, elle opte pour moins
dangereux.
— Que tu sois là avec moi… ça me rappelle les matchs de hand-ball
contre Deptford.
C’est vrai. Je piste toujours un connard sur le terrain, à la différence
que cette fois, elle est assise à mes côtés, en sécurité.
— Tu veux savoir pourquoi je t’ai suivie dans les douches ce jour-
là ?
Sans pouvoir réfréner sa curiosité, elle se tourne complètement vers
moi.
— Heize passait son temps à te regarder pendant le match. À un
moment, il a disparu en même temps que toi. J’ai eu peur. Alors je suis
rentré dans ces douches comme un sale con, même si quelqu’un aurait
pu nous y surprendre.
C’est le pouvoir que tu avais sur moi.
Elle prend le temps d’intégrer ces mots, donnant l’impression
qu’elle se remémore la scène.
— Tu faisais beaucoup de choses que je ne comprenais pas, à
l’époque, finit-elle par murmurer.
— Heize. Qu’est-ce qu’il est devenu ?
J’espère que ma question ne la blesse pas. Il est de ces gens qu’il
vaut mieux oublier, même si on ne peut jamais le faire complètement.
— Amara m’a dit… qu’il est en école de commerce à Oxford.
Le mentionner ne semble pas l’affecter, mais je sais qu’elle est
experte pour dissimuler ses véritables sentiments. Je passe à autre
chose.
— T’es restée en contact avec Amara ?
— On se parle de temps en temps. Elle vit avec sa copine depuis un
an déjà.
Elle guette ma réaction du coin de l’œil. Son sourire se charge tout à
coup d’un sentiment qu’elle refuse d’admettre. Je me mets à rire. Elle
aussi.
— Arrête, pourquoi tu rigoles ? me demande-t-elle, prise de
remords. Ce n’est pas drôle.
— Nan, t’as raison.
On se regarde sans rien dire pendant quelques secondes, mais son
sérieux se fissure et elle repart dans un nouvel éclat de rire qu’elle
réprime derrière ses mains. Je ne la rejoins pas cette fois. Je me
contente de l’admirer.
J’ai parlé d’ouvrir un garage pour vivre une vie honnête, mais sans
doute que, si on ne me cadre pas, je finirai par m’embourber dans de
nouvelles emmerdes, parce que je ne suis pas de ces gens qui arrivent à
se ranger. Du moins, pas s’ils n’ont pas une bonne raison de le faire.
Et ma seule raison de le faire, c’est elle.
Elle remarque qu’elle est la seule à s’esclaffer et recouvre son calme
mais ses yeux restent éclatants. Ça me rassure de savoir que j’arrive
encore à lui inspirer ce genre d’émotions alors que, de son point de
vue, il ne reste entre nous que des regrets et du ressentiment.
— Je te l’accorde, Shayn. Tu avais raison à ce sujet-là.
Je reporte mon regard sur le terrain. Ce mec aux boucles afro est
toujours en train de se tortiller pour attraper la balle. Le score de son
équipe a augmenté mais ils leur manquent encore huit points pour
égaliser. Il ne reste plus que six minutes de match. Tout peut se jouer
maintenant, pour lui comme pour moi. L’étau se resserre. Je déteste
l’idée qu’après ces six minutes, on retournera chacun à notre petite
existence dans laquelle l’autre n’est pas central.
— June.
Elle ouvre imperceptiblement les yeux, surprise par mon ton plus
solennel après notre conversation presque légère.
— Est-ce que t’es heureuse ?
Un jour, elle m’a dit qu’il lui suffirait d’être patiente pour retrouver
ce sentiment de bonheur qui lui avait été arraché.
Je repense à sa sculpture. Sa putain de statue à travers laquelle elle
se définit. J’ai vu la tristesse mal contenue sur son visage quand elle
l’a observée. Ses larmes dans l’escalier devant chez moi à cause de
toutes ces absurdités administratives concernant Gaby. Et depuis, je me
dis que c’est impossible.
— June ? je répète parce qu’elle me fixe, ignorant quoi répondre.
Je te laisse une dernière chance de me dégager.
Si tu dis oui dans moins de dix secondes, alors je me lèverai et je
disparaîtrai.
— J’imagine que… maintenant, j’ai peu de raisons de ne pas l’être.
— Fais pas de détour. Oui ou non.
Cinq secondes se sont déjà écoulées.
— Ce que je veux dire…
— Oui. Non. C’est pas compliqué.
Elle s’humidifie les lèvres. C’est devenu plus difficile pour elle de
mentir quand ça concerne quelque chose que je peux deviner au
premier coup d’œil.
Mais le décompte est passé. Elle a raté sa chance de se débarrasser
de moi.
— C’est juste que, parfois… j’ai l’impression d’être restée en arrière
pendant que tout le monde continuait d’avancer sans s’assurer que je
suive.
Ça me soulage qu’elle ait le cran de l’admettre. Mes épaules se
relâchent. À l’inverse, elle semble prendre conscience de ce qu’elle
m’a confié et se met à contempler les articulations de ses doigts pour
fuir mon regard.
— Alors donne-moi une autre chance.
— Quoi ?
— Donne-moi une autre chance.
Choquée que j’émette la possibilité aussi clairement, alors que son
copain est à nos pieds, elle écarquille les yeux.
— Tu l’aimes ? Tu l’aimes vraiment ? Si c’est le cas, pourquoi tu
m’as demandé de venir ici au lieu de simplement m’ignorer ?
— Je veux juste… que tu comprennes… que je suis passée à autre
chose.
— Menteuse. Assume un peu.
— Assumer quoi ?
Son ton se fait plus agressif. Je suis en train de l’énerver.
— Ce qui se passe entre nous.
— Parce que tu penses qu’il y a de nouveau un nous ? Tu ne m’as
même pas dit où tu étais !
— Si tu me le redemandes, je te le dirai. C’est toi qui ne m’as pas
reposé la question, June.
Elle sait que je dis vrai et me foudroie du regard. Malgré son air
rétif, je poursuis.
— J’ai beaucoup repensé à ce qui s’est passé. Au mal que je t’ai fait.
Et je me suis demandé si ça aurait pu être différent. Mais j’en suis
venu à la conclusion que, parfois, tu veux vraiment tout faire pour une
personne mais que la vie ne t’en laisse pas l’occasion.
Pendant un moment, il y avait juste elle et moi. Ça fonctionnait.
C’est seulement lorsque les autres s’en sont mêlés que j’ai perdu le
contrôle et que tout est devenu de la merde.
— Tu sais que je ne voulais rien de tout ça. Chase, Gaby, ces
cambriolages. Je m’en suis jamais autant voulu d’avoir tout foutu en
l’air.
Elle soutient mon regard, comme si c’était physiquement
douloureux d’avoir à m’écouter, pourtant j’ai l’impression qu’on
découvre ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps : discuter, parce
que le temps a passé, qu’il a apaisé son sentiment d’avoir été trahie.
Mais, alors que son expression s’était radoucie durant une courte
seconde, elle remballe toute sa chaleur et redevient froide.
Oh, elle déteste avoir été à deux doigts de m’embrasser sur le pas de
ma porte, elle déteste que le temps ait passé et que l’évidence soit
toujours là. Elle se redresse pour descendre des gradins, mais j’attrape
son poignet avant qu’elle puisse se lever complètement et elle se voit
contrainte de se rasseoir.
— Lâche-moi, grince-t-elle.
Je veille à n’exercer aucune force sur son poignet délicat en
l’obligeant à me faire face.
— Tu es vraiment insupportable.
— Pas autant que toi.
— Lâche-moi.
— Je t’ai déjà dit que j’aimais beaucoup tes cheveux ? C’est une
nuance assez rare. En fait, je l’ai peut-être jamais dit, mais j’ai dû te le
faire comprendre. Tu sais, quand on…
Je laisse ma phrase en suspens, espérant que les souvenirs la
submergent elle aussi, que les images viennent agrémenter cet échange
suggestif.
— Shayn…
— June, je répète, plus fermement qu’elle.
En contrebas, les spectateurs se mettent tout à coup à hurler. Je jette
un bref coup d’œil en direction du score, tout en ayant conscience que
le sien ne me quitte pas.
— Ton mec vient de marquer, je l’informe. Dommage, tu ne le
regardais même pas.
Elle tourne brusquement la tête et constate que le match vient de se
terminer. Je libère son poignet. Elle se lève et me lance un regard
vraiment irrité parce que je lui ai fait rater les moments décisifs.
— Ça craint, je lui lance alors qu’elle descend l’escalier, on dirait
qu’ils ont quand même perdu !
Sauf qu’elle ne m’écoute plus. Elle se dirige vers lui, en bas des
tribunes. Je fixe son dos, son pantalon évasé, son haut cache-cœur. Je
déteste voir sa silhouette qui s’éloigne de moi, comme une promesse
que la fille que j’ai aimée et que j’aime toujours est devenue une
femme et qu’elle ne prendra plus jamais la même route que moi.
En la voyant, son mec s’écarte de ses coéquipiers dégoûtés et la
rejoint sur le bord du terrain pour la serrer dans ses bras luisants de
sueur. Ce serait mentir de dire que la bile ne me remonte pas dans la
gorge. Mais, quand ils se séparent et qu’elle le surprend en lui collant
un rapide baiser sur les lèvres, c’est carrément tout mon corps qui
semble rempli de plomb.
Il paraît surpris et hésite à revenir à la charge avec un vrai baiser,
mais elle a déjà reculé avant de lui en laisser la possibilité. Elle lui
adresse un sourire gêné alors que ses coéquipiers, derrière eux, se
mettent à les siffler.
Elle s’en moque. Son regard remonte sur moi pour savoir si j’ai bien
vu la scène.
Je sais qu’elle l’a fait exprès, parce qu’elle flippe, parce que cette
attraction entre nous est trop forte. Pourtant, bien que je sache tout ça,
cette vision n’en est pas moins insupportable et le message est passé,
pour ce soir.
Je m’en vais.
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40.

« Les méchants ont leurs propres blessures. »

Shayn

Ce soir, c’est son soir.


C’est écrit sur la brochure qu’elle a donnée à Isaac et qu’il a laissée
traîner dans sa chambre. Elle gît désormais devant moi, sur la table de
la cuisine. June sera diplômée de son école d’art à 20 heures.
L’exposition aura lieu dans une tour chic de Manhattan. J’hésite à y
aller. Je sais qu’elle ne veut pas de moi là-bas, parce que j’empiéterais
sur sa nouvelle vie. Il y aura déjà son mec et toute sa famille.
Et même si ça me blesse de l’admettre, je ne fais plus partie du
décor.
J’ai quand même un faible sourire en l’imaginant recevoir ce bout
de papier qui récompensera tous ses efforts et scellera son avenir.
Outre la rancœur qui perdure une semaine après son coup en traître au
gymnase, je sais qu’elle l’a bien mérité. Je me souviens encore de son
corps qui s’avachissait sur le bureau au fond de ma salle de classe.
Grey, la fille qui se pensait invisible parce que personne ne croyait
en elle.
Des enseignants aux membres de sa famille, ils avaient tous
abandonné.
Elle-même avait perdu espoir.
Alors, maintenant qu’elle a persévéré et qu’elle a atteint son
objectif, j’aimerais être là, pour rattraper tous les autres moments que
j’ai ratés ces deux dernières années. Mais quelque chose dans l’air me
souffle que je n’ai rien à faire là-bas. Dehors, la nuit commence
doucement à tomber. Le ciel est toujours d’un orange tirant sur le
sang ; la faute de la pollution plus que du soleil.
J’entends la clé tourner dans la serrure. Je sais que c’est ma mère
avant même que cette dernière n’apparaisse dans la cuisine – elle a une
façon bien à elle d’ouvrir la porte, toujours en tournant la serrure deux
fois, comme si elle se trompait d’abord de sens. En me trouvant assis,
elle pince ses lèvres pâles.
— Tu es encore là ? me reproche-t-elle.
Je recule sur ma chaise en souriant, mais aujourd’hui ce faux sourire
me demande des efforts.
— Tu m’as vu il y a trois jours.
— C’est bien ce que je dis.
Elle pose un sac de médicaments sur le comptoir en vieux granit et
commence à trier le courrier qu’elle a récupéré dans la boîte aux
lettres, faisant déjà abstraction de ma présence. Son attitude dégouline
de mépris. C’est toujours pareil quand je suis dans la pièce.
— Arrête un peu, je lui dis, agacé par ce schéma devenu répétitif.
— C’est toi qui t’imposes chez moi mais c’est moi qui devrais
arrêter ?
— C’était chez moi aussi, avant.
— Laisse-moi rire. Si tu considérais cet endroit comme ta maison, tu
ne l’aurais pas quitté il y a des années.
— Peut-être que je l’ai quitté justement parce qu’il n’était pas
accueillant. Ça ne t’est jamais venu à l’esprit ?
Je me suis levé en posant ma question légitime. Mais elle n’a jamais
laissé de place à la discussion et déteste la confrontation, alors elle fait
mine de s’intéresser au courrier qu’elle tient dans les mains. Elle va
trop vite, survolant tout juste chaque enveloppe avant de passer à la
suivante.
— Peu importe, marmonne-t-elle sans relever les yeux. Maintenant
tu te ramènes comme si de rien n’était et tu prends tout l’espace.
Elle a raison. J’essaye de reprendre de l’espace.
J’ai toujours cru qu’appartenir à un ensemble ne m’intéressait pas.
Mais, depuis quelque temps, je me rends compte que cette conviction
s’est fragilisée. J’ai envie d’être là pour Isaac. Là pour Sarah. Je ne me
leurre pas concernant ma mère, je sais qu’être seulement toléré, jamais
le bienvenu, est le mieux que je puisse espérer d’elle. Je me suis fait à
l’idée. Et ça me convient. Ça me convient amplement.
Alors, pourquoi est-elle incapable de faire cette simple petite chose
pour moi ?
Me tolérer ?
— Merde, tu n’en as pas marre de te répéter ? On dirait un putain de
disque rayé. J’ai compris. Tout le monde a compris. Tu ne m’aimes
pas. Je suis pas Adam. Ouin, ouin. Remets-toi-en maintenant, et
regarde autour de toi. Tu le vois quelque part ?
Je balaye notre cuisine vétuste des yeux, fier d’avoir touché dans le
mille. Elle continue de m’éviter en triant son courrier. Elle est
habituellement bonne au jeu de l’autruche, mais pas cette fois. Ma
présence l’embarrasse plus que d’habitude et ses mains tremblent sur
les enveloppes. Il n’y a pas Isaac ou Sarah pour recouvrir le bruit de
ses pensées, trop venimeuses à mon égard.
Il n’y a que nous et la haine qu’elle me porte.
C’est étrange de la voir comme ça, si perturbée et hésitante dans ses
mouvements. Être incapable d’aimer l’enfant qu’on a mis au monde
paraît contre-nature. Peut-être qu’elle ne supporte pas cette anomalie
chez elle. Je n’avais jamais envisagé cette possibilité. Pourtant, Dieu
sait que j’ai déjà tenté de me mettre à sa place pour comprendre ce qui
se passait dans sa tête.
— Adam, j’appelle à travers la maison, Adam ? T’es là ?
Mon manège ne la fait pas rire, si j’en crois ses mains qui
s’emparent plus nerveusement encore des enveloppes. Maintenant, elle
s’attarde même sur des brochures ridicules, celles qu’elle jette
normalement à la poubelle, pour ne pas avoir à me regarder.
— Non, tu ne le vois pas.
— Va-t’en, Shayn, marmonne-t-elle entre ses lèvres serrées.
— Pourquoi ? Tu ne veux pas entendre la vérité ?
La vérité, c’est que ma présence lui rappelle son absence.
Je vais chercher le cadre photo d’Adam dans le salon et je reviens
près d’elle. Elle ne remarque pas ce que je tiens entre mes mains tout
de suite, sinon elle m’ordonnerait de reposer cet objet où je l’ai trouvé.
Il est trop précieux. Oser m’en emparer, c’est le toucher directement.
— Ton fils adoré ne va jamais revenir, je lui dis en espérant que mes
mots la blessent.
Je pose ma main sur le comptoir où elle s’appuie pour l’empêcher
de se défiler. Elle s’obstine à m’ignorer, à faire semblant de
s’intéresser à ces conneries, mais elle est trahie par son regard qui ne
se fixe nulle part.
— Parce que ton fils adoré n’en a rien à foutre de toi.
Elle relâche brusquement les prospectus et me gifle. Je bloque son
poignet qu’elle lève à nouveau, l’empêchant de réitérer son geste
dégoulinant de ressentiment.
— Ferme-la ! s’époumonne-t-elle. Et va-t’en ! Je veux que tu t’en
ailles !
— Pas avant que tu me dises ce que je t’ai fait !
J’ai hurlé. Ça n’était plus arrivé entre nous depuis que je suis un
gamin. Ça fait longtemps qu’on se contente de l’indifférence, celle qui
nous bouffe peu à peu. Celle qui, l’air de rien, crée des trous de la taille
de cratères dans le cœur. Le genre de blessures silencieuses qu’on
remarque seulement quand survient un drame.
Lucy, c’était le nôtre.
Ses yeux remontent sur ma main. Elle remarque enfin le cadre
photo. Elle sent qu’il est en danger avec moi et son souffle se coupe.
Son expression devient aussi dure que du marbre.
— Donne-moi ça.
— Adam aurait pu revenir ici depuis longtemps, mais il a décidé de
refaire sa vie loin de tout le monde. Ça ne sert plus à rien de l’attendre.
Putain, maman.
Tu ne peux pas me voir au lieu de chercher celui qui est absent ?
Mes tentatives pour lui ouvrir les yeux sont un échec. Au lieu de
m’écouter, elle s’évertue à tenter de me reprendre le cadre des mains,
allant jusqu’à me déchirer la peau avec ses ongles quand je l’éloigne
d’elle.
— Lâche-moi avant que je hurle pour de vrai. Je vais rameuter tous
les voisins, Shayn, me menace-t-elle en plantant son regard brun dans
le mien.
— Mais je t’en prie, vas-y, hurle. Et raconte-leur aussi quelle salope
de mère t’as été avec moi. Tu vas le crier sur tous les toits, ça aussi ?
Elle ne détourne pas les yeux. Ses vaisseaux sanguins sont explosés,
preuves de ses longues soirées passées aux urgences. À nos pieds, une
marée de flyers et d’autres prospectus rend la scène plus chaotique
encore.
— Dis-leur aussi que tout est ta faute. Dis-leur que, si une pauvre
fille est morte, c’est parce que t’as monté tes deux enfants l’un contre
l’autre. Parce que t’as fait de leur putain d’existence une compétition !
Et tout ça sans qu’il n’y ait aucune putain de raison valable !
Je la maintiens contre le plan de travail. C’est visiblement une
torture pour elle, de me sentir si proche. Sa respiration devient
tranchante.
— Nan, tu ne vas pas leur dire ça, hein ?
— Shayn…, siffle-t-elle dans un râle qui laisserait croire que je suis
en train de l’étrangler. Lâche-moi.
— Je ne te l’avais jamais demandé avant l’autre fois, et j’étais prêt à
ne plus le faire, mais tu ne me laisses pas le choix. Alors vas-y. Dis-
moi. Dis-moi ce que je t’ai fait. S’il y a vraiment une raison qui
explique ton comportement avec moi, arrête d’être une lâche et ouvre
ta gueule maintenant.
J’essaye encore de rester calme, mais cette retenue accumulée
pendant des années est en train d’avoir raison de toutes les barrières
que j’avais mises en place pour ne pas exploser.
— T’es sourde ?
— Lâche. Moi.
C’est le rejet de trop. Le sang me monte à la tête et je suis à deux
doigts de la pousser violemment contre le comptoir. Je me retiens à la
dernière seconde. Elle a quand même eu peur. Effrayée, elle se
recroqueville sur elle-même, la respiration courte et sonore.
— Bordel, mais réponds-moi ! T’es en train de me rendre malade !
Ses épaules frêles semblent prêtes à se casser si j’appuyais un peu
dessus, mais cette vision pitoyable n’apaise pas le flot de haine qui
jaillit en moi. J’ai besoin qu’elle me réponde. C’est indispensable.
Ses yeux s’humidifient et elle admet :
— L’homme, cette nuit-là… Il avait ton visage.
Je mets quelques secondes à assimiler le sens de ses mots. Un
bourdonnement emplit progressivement mes oreilles.
— Ils m’ont remarquée dans le métro quand je rentrais du travail.
Des hommes soûls. Ils m’ont suivie et m’ont tabassée à quelques
mètres de l’endroit où on habitait, avec ton frère. C’est le premier à
s’être jeté sur moi. Le seul dont je me souvienne avant le trou noir.
Je la libère et recule. La toucher devient impossible. Ça fait naître
des milliers d’aiguilles sous ma peau.
— Je n’ai pas pu avorter. Ça allait contre mes convictions.
Maintenant que je n’empiète plus sur son espace personnel, elle
raconte ça avec un détachement qui ressemble plutôt à un mécanisme
de défense. J’observe ses lèvres qui remuent, alors que ma trachée
s’est obstruée. Tout comme je l’ai contrainte à parler, j’aimerais
l’obliger à se taire. Je ne l’entends plus que par bribes à cause du
bourdonnement venu tout recouvrir dans ma tête.
— Quand je te regarde… je le revois. Tu ignores à quel point c’est
difficile. Parce que j’ai vraiment essayé, d’accord ? Et je n’y arrive
pas. C’est au-dessus de mes forces.
Elle pleure. Mais ses yeux sont dénués de tout chagrin, seulement
emplis de colère. Le seul sentiment qu’il y aura toujours entre elle et
moi.
J’ai l’estomac retourné comme jamais auparavant. Tout est sens
dessus dessous et rien, rien, ne pourrait remettre de l’ordre dans mon
univers.
Alors je repose le cadre d’Adam près d’elle sur le comptoir, je la
regarde une dernière fois et je pars silencieusement.

*
Je suis dans un sale état en arrivant au pied de la tour du gala.
Les vapoteuses de ces étudiants en art n’aident pas : leurs nuages de
fumée aux arômes écœurants me rendent plus nauséeux que je ne le
suis déjà. Dans la nuit épaisse, de nombreux invités patientent sur le
trottoir, éclairés par les lampadaires qui illuminent toute l’avenue. Je
marche droit mais tout semble se dérouler au ralenti. Même les
scintillements des façades bleutées, sur les gratte-ciel.
Un gamin me barre tout à coup la route en se fourrant des churros
dans la bouche, les doigts luisant d’huile de friture. Je l’évite de
justesse et me mets à observer les visages devenus discernables à cette
distance dans l’espoir d’apercevoir le sien. Il n’y a pas que des
étudiants parmi la foule, il y a également des familles. Tous ces gens
entrent et sortent par la porte-tambour du bâtiment et stationnent sur le
trottoir pour prolonger la soirée en attendant leurs taxis.
Je regarde l’heure. 22 heures passées. L’exposition et la remise des
diplômes touchent à leur fin. J’imagine que, là-haut, ils sont en train de
tout remballer. Peut-être qu’elle est déjà partie. Je continue d’avancer.
Maintenant que je suis ici, autant essayer.
Je finis par l’apercevoir, en pleine accolade avec une fille aux
cheveux rouges que j’entends rire d’ici. Quand elles se séparent, la
fille visiblement éméchée brandit son diplôme en émettant un
hurlement strident de victoire et s’éloigne pour rejoindre d’autres amis
sans se soucier des regards braqués sur elle. June la laisse partir d’un
air distrait. On dirait bien que c’est chronique, cette façon de
s’entourer de personnes toujours plus exubérantes qu’elle. Elle reste un
long moment dans cette sorte d’apathie au lieu de retourner près des
siens pour profiter de la fête.
Je l’observe. Gênée par un courant d’air, elle se frotte les bras pour
se réchauffer. Sa robe drapée améthyste trop légère pour cette fin de
mois de septembre épouse ses courbes d’une façon qui ne laisse pas
indifférent. Avec ses cheveux relevés en un chignon dont quelques
mèches s’échappent pour encadrer son visage, elle me rappelle ces fées
que je voyais à la télé, petit.
J’ignore si c’est l’alcool, mais elle ressemble à une lumière dans
l’obscurité.
Elle met fin à ce moment d’absence et finit par rejoindre sa famille,
plus loin sur le trottoir. Sur le départ, ils forment un mur : sa mère et
un homme d’une cinquantaine d’années à la mâchoire carrée, leurs
deux enfants qui s’ennuient. Et il y a ce mec qui la regarde revenir, ce
mec qui est resté dans sa vie pendant que moi, j’avais disparu.
Je me demande comment il est devenu quelqu’un d’important alors
qu’il était juste insignifiant. Je hais ce trou qui me sépare de June, cette
absence d’informations sur la personne dont je connaissais le moindre
détail.
Je sais que c’est encore une mauvaise idée, mais mes pieds me
guident d’eux-mêmes à leur rencontre.
C’est sa mère qui me remarque en premier. J’ai droit à un coup
d’œil inquisiteur, elle tente de comprendre si elle me connaît, où elle
m’aurait déjà vu. Son questionnement silencieux attire l’attention de
June, qui se tourne vers moi. Pendant une seconde, on dirait qu’elle est
heureuse de me voir. Mais son expression change en réalisant que je ne
suis pas dans mon état normal. Elle se doute que je vais faire une
connerie.
Putain. Je devrais m’en aller tant que j’en ai encore la possibilité.
Mais l’alcool brouille tout. Je repense aux mots de ma propre mère, et
j’en veux soudain au monde entier de ne pas prendre soin de ceux qui
essayent.
— Shayn ? m’interroge June alors que le silence se fait dans le
groupe.
J’arrive en face d’eux sans vaciller. L’alcool n’a pas d’effet sur mon
corps, il en a juste sur mes pensées, qui se sont éteintes, qui recouvrent
le monde d’un film noir. June est mon seul puits de lumière et c’est
écœurant de constater qu’elle se fond parfaitement dans ce décor
familial. On dirait qu’elle a toujours vécu entourée et soutenue par des
gens qui l’aiment.
Je trouve ce mirage indécent. Ce soir, je ne ressens aucun
soulagement parce qu’elle est entourée et plus seule contre le monde.
Je ne vois que l’hypocrisie de cette famille qui agit comme si elle ne
l’avait jamais blessée. Et j’ai l’impression de l’avoir perdue face à ces
gens.
Ce sont eux, les véritables étrangers.
Pas moi.
— Tout va bien ? reprend-elle.
De plus près, je remarque l’inquiétude dans ses yeux. Je me
demande de quoi j’ai l’air. Menaçant, ou juste au fond du gouffre ?
Je laisse mon regard basculer sur sa mère et je vois la mienne.
— Eh, madame, je l’interpelle. Vous êtes au courant ?
La femme me dévisage.
— Il n’y a pas si longtemps, pendant que vous étiez heureuse ici
avec votre jolie famille, c’est moi qui prenais soin de votre fille.
Ma révélation jette un froid dans le groupe. Mais, au lieu de me faire
taire, June reste statique.
— Alors vous avez de la chance que June soit June. Parce que tout
le monde a oublié qu’elle était en train de crever dans cette putain de
maison pendant que vous étiez trop occupée par votre petite vie ici. Et
vous pouvez bien faire semblant que ça n’a jamais existé et que vous
avez toujours été là pour elle. Mais ce n’est pas vrai.
Il n’y a que les parents pour agir comme s’ils avaient toujours tout
donné à leurs enfants, et leurs enfants leur pardonnent, juste par besoin
de recevoir un peu de l’amour dont ils ont manqué.
— S’il te plaît, intervient ce type dont j’ai oublié le prénom. Ne fais
pas ça.
Il s’avance pour me prendre par le bras. June est toujours silencieuse
et je n’arrive pas à décrypter son expression. La mère ne sait plus où se
mettre, son mari lui parle à l’oreille. Leurs deux gosses comprennent
que quelque chose ne va pas, sans savoir exactement quoi. En une
seconde, j’ai foutu leur soirée en l’air.
— T’es vraiment un sale con, me marmonne le type en s’approchant
pour me tirer par le bras. Merde, t’aurais vraiment mieux fait de rester
où t’étais. On se portait tous mieux.
Je décide que c’est une excuse suffisante pour lui asséner un
crochet. Il le mérite pour toutes les fois où il a baisé June. Ça l’arrange
sans doute que j’ai donné le premier coup, il ne passera pas pour le
méchant. Il contre-attaque en me frappant à la lèvre et je riposte à
pleine puissance. Il s’étale sur le trottoir en se tenant la mâchoire alors
que le groupe recule d’un air ébahi. Il n’y a que June qui se précipite à
son chevet pour s’assurer que je vais m’arrêter là. Quand son regard
revient sur moi, je sais ce qu’il signifie : j’ai tout gâché.
Merde. C’est comme si je brodais le même motif, encore et encore,
chaque jour de ma vie.
Je prends du recul sur la scène. La violence qui a éclaté dans l’air a
fait repartir le monde à une vitesse normale. J’arrive enfin à capter son
prénom dans leur conversation. Tyron.
Un employé chargé de la sécurité débarque et j’ai envie de
l’embrouiller aussi, mais des restes de lucidité me retiennent. Tout le
monde nous fixe. J’en ai assez fait.
Tyron se relève ; il ne saigne pas. C’est déjà ça. Je ne voulais pas
que June puisse me le reprocher. Malgré l’agitation autour de nous,
elle ne dévie pas le regard. Trop de choses passent dans ses yeux, mais
surtout de l’incompréhension et de la tristesse. Délaissant Tyron, elle
s’avance vers moi pendant que toute sa famille reste sur ses gardes.
— Mais qu’est-ce qui te prend, Shayn ?
Sa question désespérée résonne dans la nuit alors que mon sang bat
dans mes tempes. Je n’ai pas la réponse. Je sais juste que ce soir j’ai
envie de tout détruire autour de moi, moi inclus.
Tyron n’aime pas qu’elle m’accorde son attention ; il revient à la
charge mais elle le retient et l’emmène plus loin pour lui parler. Elle a
dû décider que je n’en valais pas la peine. Je suis en train de faire
demi-tour sur le trottoir quand sa main saisit tout à coup la mienne. Sa
poigne est solide. Elle me tire avec elle pour qu’on marche dans
l’avenue.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’indigne Tyron, dans notre dos. Ne pars
pas avec lui !
Elle l’ignore et je la suis sans trop savoir ce qui m’attend quand elle
décidera de s’arrêter. L’alcool fait encore des siennes dans mes tempes.
Les passants cessent de nous fixer à mesure qu’on s’éloigne du lieu de
l’altercation. Sa famille est devenue un point derrière nous.
Finalement, June décide que nous sommes assez loin et m’entraîne
dans une ruelle étroite donnant sur un cul-de-sac. En me poussant
contre le mur, elle me fait marcher sur des cagettes défoncées qui
traînent à côté de la porte arrière d’un commerce. Elle s’en moque
bien. Elle est tellement en colère.
Et la première pensée qui me traverse à ce constat est que je dois
l’embrasser.
— Tu as raison, admet-elle en se postant devant moi. Ils n’étaient
pas là pour moi pendant un moment. Ma mère m’a abandonnée quand
j’avais besoin d’elle.
Les néons bleus d’une enseigne lumineuse au-dessus de nos têtes
donnent à cette ruelle des allures de boîte de nuit. Quelques mèches de
son chignon en fouillis se sont échappées et glissent sur sa nuque. Je
fixe ses lèvres et je ne vois tout à coup plus que ça.
— Mais toi, Shayn, tu as fait exactement la même chose.
Son reproche me tombe dessus alors que j’étais trop occupé à la
contempler.
— C’est différent, je réplique en me forçant à la regarder dans les
yeux. Tu voulais que je parte.
— Je ne voulais pas que tu partes ! Je voulais que tu restes, merde !
Elle recule, les larmes lui sont montées aux yeux. Pas comme l’autre
jour, dans l’escalier, où j’ai aperçu une brillance avant qu’elle s’en
débarrasse en battant des paupières. Là, elles débordent.
— Tu n’as jamais appelé. Je voulais juste entendre le son de ta voix
et tu n’as jamais appelé. Est-ce que tu sais combien de temps j’ai
attendu à côté de mon téléphone ?
Elle se couvre la bouche en essayant de cacher à quel point cette
trahison l’atteint encore. Quand elle réussit à reprendre contenance,
elle ferme les yeux assez longtemps pour que des larmes se remettent à
couler le long de ses joues.
— Je t’ai dit de partir, mais c’était la dernière chose que je voulais.
Pourquoi est-ce que c’est la seule fois où tu m’as écoutée ?
Parce que je t’ai fait passer avant mes propres besoins.
C’est toi qui m’as appris à faire ça.
— Où tu étais ?
La question a été posée calmement. Comme si elle était finalement
prête à entendre ma réponse après avoir longuement bataillé contre son
ego. Mais ce calme n’a pas le temps de s’installer que sa voix se brise
et qu’elle me pousse :
— Merde, où tu étais ? !
Son éclat me fait reculer un peu plus contre le mur et je sens les
contours anguleux des pierres dans mon dos. Avec les talons
vertigineux qu’elle porte ce soir, une moindre distance sépare nos
visages. Elle s’accroche à mon bras en y plantant ses ongles mais je ne
suis pas sûr qu’elle s’en rende compte. Je la laisse se défouler en me
concentrant sur sa respiration pantelante. Je redoute ce moment depuis
longtemps. J’étais en taule à cause de mes conneries, et je n’aurais
aucun mal à l’avouer à qui que ce soit, sauf que c’est différent avec
elle. Je ne veux pas la décevoir.
— Le jour où on s’est disputés, ils m’ont attrapé pour les
cambriolages.
J’ai dû me faire violence pour le révéler. Les yeux rougis d’avoir
pleuré, elle relâche mon bras.
— Et je savais ce que ça voulait dire. Si je ne coupais pas les ponts
avec toi, j’allais te retenir là-bas.
— Quoi ?
— Je voulais te laisser une chance. Je voulais que tu avances dans la
vie. Et c’est ce que t’as fait.
— Mais…
— Je ne voulais pas te coincer avec moi.
Elle fait un pas en arrière, assommée par cette révélation. Je cale ma
tête contre le mur, rattrapé par les effets de l’alcool, pendant qu’elle
réfléchit à voix haute :
— Tu veux dire que… pendant tout ce temps… tu étais encore à
Londres ? Tu étais… en prison ?
Elle pousse une expiration incrédule, sans doute en train de
reconsidérer mes deux années de silence et ce qu’elles signifient. Peut-
être que tout a été trop silencieux dans ma cellule, parce que je n’arrive
tout à coup plus à arrêter de parler.
— Eh, June. Tu sais quoi ? Aujourd’hui, ma mère m’a expliqué ce
qui clochait avec moi. Elle me l’a enfin dit. Mon père l’a violée.
T’entends ça ? En fait, elle m’a jamais considéré comme son fils. Je
suis juste une… une putain de punition qui lui rappelle sans cesse la
nuit de son viol. Tu m’étonnes qu’elle n’arrive jamais à vraiment me
regarder dans les yeux.
Shayn. « Dieu est miséricordieux. »
Pas assez.
— Le pire, c’est que j’ai envisagé cette possibilité toute ma vie.
J’avais tellement peur que ça soit vrai que je ne voulais même pas y
penser. Mais ça l’est. Et j’ai qu’une seule envie depuis, c’est de
m’arracher le visage. Alors j’ai bu en me rappelant que je pouvais plus
venir te voir, ni en parler avec toi.
Au lieu de me faire gerber du liquide, ce foutu alcool me fait vomir
des confidences.
Plus je parle, plus son expression révèle sa stupeur. Mes déboires
familiaux doivent être horribles à entendre. J’aurais mieux fait de me
taire.
— Me regarde pas comme ça. Putain, je déteste ça. Tu me fais trop
parler.
Je blâme la vodka et la tristesse.
Non en fait, c’est elle que je blâme.
Plus de deux ans après, elle aurait dû devenir un souvenir auquel on
repense avec un peu d’amertume. Mais j’ai encore envie d’être avec
elle, plus encore que par le passé. La distance a exacerbé tout ce que je
ressentais.
Elle continue de me dévisager. J’ignore ce que ça veut dire, et les
pensées qui la traversent. J’en ai assez de cette sensation que tout
m’échappe, petit à petit, comme du sable qui glisserait entre mes
doigts. Je me rapproche jusqu’à la coincer contre le mur d’en face.
Elle se laisse faire, attendant de voir ce que je lui réserve maintenant
que les rôles sont inversés. Je ne lis aucune peur dans son regard. Ça
me rassure de savoir qu’au moins dans ses yeux je ne suis pas un
monstre.
Je me penche jusqu’à sentir son souffle sur mes lèvres. La délicate
fragrance de cannelle qui se détache de sa peau calme le chaos qui
règne dans ma tête. J’avais presque oublié son pouvoir tranquillisant.
— Ouais, je déteste ça. Mon échappatoire, c’est toujours toi.
Nos lèvres se touchent désormais. Elle ferme les yeux. Je vois sa
poitrine se soulever plus profondément ; son indécision devient
physique. J’espère qu’elle ne pense pas à ce connard. Je fais glisser
mon genou entre ses jambes et une tension s’érige entre nous. Elle
laisse échapper une courte expiration, sans chercher à se défiler.
— Shayn, susurre-t-elle avec difficulté.
J’appuie un peu plus avec mon genou pour qu’elle sente le poids de
mon corps contre son intimité. Je dois parasiter ses pensées tout
comme elle a parasité les miennes.
— T’as gagné, June. Je supporte pas… de le voir avec toi. Je
supporte pas de te voir avec qui que ce soit. Et ce sera toujours comme
ça.
Elle pousse un soupir qui ressemble à un gémissement et je me lasse
de ce jeu en premier. Je fonds sur ses lèvres en me rappelant pourquoi
embrasser est aussi addictif avec elle.
Le baiser n’est d’aucune tendresse, même s’il commence
progressivement. On cherche à se rassasier d’un contact oublié, mais
plus elle me donne et moins c’est suffisant. Je finis par l’embrasser
avec urgence, par besoin de la sentir sur ma langue. Nos lèvres nous
brûlent et nos mains cherchent à s’atteindre, presque avec violence. Ce
n’est jamais assez, tout mon corps la réclame. Ses hanches, sa taille, sa
poitrine. C’est devenu une nécessité, maintenant. J’attrape sa nuque
dans une vaine tentative de me maîtriser et sa respiration se perd entre
mes lèvres. Il faut qu’on aille ailleurs, si je m’écoute, on va finir par le
faire dans cette ruelle.
Elle le sent parce qu’elle appuie sur mon torse pour nous rappeler à
l’ordre. J’aime sentir sa poitrine à travers le tissu trop fin de sa robe,
autant que ce parfum de cannelle qui semble s’être invité dans ma
bouche. Je mets un certain moment à la lâcher. Quand son regard
brûlant retrouve le mien, je sens qu’elle hésite entre me tuer et me
demander de la prendre ici contre ce mur. Mon avant-bras contre la
paroi, je continue de la maintenir en espérant écraser tous nos
différends.
Ne me repousse pas ce soir, Grey. Pas quand j’ai vraiment besoin de
toi.
Elle me parcourt des yeux. C’est toujours confus là-dedans, mais
plus facile à interpréter. Je ne suis plus le lâche qui a disparu sans
raison valable, sauf que je suis bourré, que j’ai gâché sa remise de
diplôme et que sa famille l’attend sur ce foutu trottoir.
Mon manque de lucidité n’a pas totalement réussi à affecter le sien,
même si elle a du mal à s’éloigner. Elle me fixe encore et je sais
qu’elle voudrait que la situation soit différente. Mais ce soir, les
retombées de mon comportement sont encore partout dans l’air entre
nous.
Elle s’échappe de mon étreinte et sort de cette voie sans issue en
évitant mon regard.
Elle me laisse en plan, pour la deuxième fois.
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41.

« S’aimer, c’est commencer par assumer. »

June

— June, s’il te plaît, tu veux bien me passer celui qui est derrière
toi ?
En équilibre sur un tabouret en fourrure blanc, ma mère est en train
de réorganiser les tableaux de sa chambre. Je lui tends le cadre aux
éclaboussures noires, l’une des dernières trouvailles de sa grande
collection. Elle l’accroche au clou près de sa coiffeuse avant de
descendre de son perchoir pour examiner la nouvelle disposition. Bras
croisés sur la poitrine, indécise au possible, elle secoue la tête. Une
vraie galeriste dans son élément.
— Il est sympa, celui-là, commente-t-elle en désignant une toile
momentanément posée contre le mur car elle ne lui a pas encore trouvé
de place. Je l’ai récupéré dans une brocante à East Village. On dirait un
Katherine Bernhardt.
J’observe le cadre aux couleurs criardes en me disant qu’il
ressemble aux peintures que Taylor ramène de son cours d’arts
appliqués. Notre mère l’a inscrite dans l’espoir de la sensibiliser à sa
propre passion, mais il semblerait que jusque-là, Taylor préfère encore
la glace.
— Ce qui est sûr, c’est qu’il va plaire à Douglas, j’ironise.
Elle sourit pour me demander d’arrêter. Mon beau-père se plaint
souvent d’avoir l’impression que les murs de sa chambre vont
s’effondrer sur lui pendant son sommeil, à cause de tous les cadres qui
y sont accrochés.
— Bon, et pour le reste ? Tu en penses quoi ? me demande-t-elle.
J’essaye de déterminer avec objectivité ce qui a changé dans sa
chambre. Mais, hormis l’inversion de quelques toiles blanches et
noires qu’elle a déplacées, je vois peu de différence.
— C’est joli, je lui réponds pour lui faire plaisir.
Je ne suis pas certaine de la raison qui m’a poussée à venir ici.
Aujourd’hui, c’est ma deuxième journée de libre depuis que je suis
officiellement diplômée.
J’ai passé la première dans mon lit, à fixer le plafond, l’estomac
rongé par l’acidité alors que j’aurais dû en profiter pour me détendre.
J’en étais incapable. Depuis le retour de Shayn, mon univers s’est mis
sur pause et je suis de nouveau plongée dans l’attente. Ça me rappelle
le lycée et, en fait, ce n’est pas si désagréable.
— Si tu le dis, concède ma mère, seulement parce qu’elle n’a plus
envie de réorganiser.
Elle range le tabouret et sort son téléphone de son pantalon de yoga
avant de siffler de surprise.
— Mon Dieu, déjà 13 heures ? Taylor et Noah sont sur le point de
sortir ! Leur maîtresse va encore m’engueuler ! J’oublie toujours qu’ici
ce n’est pas comme en Angleterre.
Elle me jette un regard en biais, comme si elle avait dit quelque
chose de mal : mentionner notre ancienne vie, un passé qui semble si
lointain qu’on croirait l’avoir imaginé. Mais, puisque je lui adresse un
sourire signifiant que tout va bien, elle ne perd pas une seconde de plus
et se précipite vers son armoire pour changer de tee-shirt, alors que
j’hésite à sortir de la pièce pour lui laisser de l’intimité. C’est dans des
moments comme celui-là que je me rends compte que, malgré nos
efforts, on ne sera jamais aussi proches que nous l’étions par le passé.
Elle remarque mon hésitation dans le miroir et me sourit d’un air
encourageant.
— Tu m’accompagnes ? Ils seront contents de te voir.
J’acquiesce et sors, sans être certaine que c’est vraiment ce dont j’ai
envie aujourd’hui. Je suis passée voir ma mère, après l’incident de ma
remise de diplôme en me disant que ce serait l’occasion de désamorcer
la tension après la bombe culpabilisante que Shayn leur a lâchée. Mais,
depuis que j’ai mis les pieds dans l’appartement, alors que nous
sommes seules, il ne s’est rien passé. Pas un seul mot à ce sujet.
Ça me rappelle qu’en apprenant pour la maltraitance que j’ai subie,
elle m’a demandé pourquoi j’avais gardé le silence pendant tout ce
temps. Dans les semaines suivant mes confidences, elle m’a
longuement épié du coin de l’œil avec un air compatissant. Elle
essayait de me comprendre mais, dans le fond, elle n’y parvenait pas.
J’en suis venue à me questionner.
Exit Gaby et notre équilibre familial. Pourquoi je n’avais rien dit ?
Pourquoi j’avais choisi de subir ?
J’ai accusé la honte et la peur des représailles. Cette certitude que, si
j’en parlais à qui que ce soit, je ne serais plus jamais une personne
entière aux yeux des autres, mais seulement des fragments de moi-
même. Avoir été battue de mes douze à mes dix-huit ans aura
indéniablement altéré mes substances cérébrales. Ma façon de penser,
ma façon d’agir, ma voix qui s’affaiblit encore sans raison parfois.
J’essaye d’évoluer vers le mieux tout en sachant que je garderai
toujours mes vieux réflexes, comme une peau dont on ne se débarrasse
pas.
Mais, face au comportement de ma mère, je me dis qu’échapper à
ses gènes aurait été difficile, même dans un contexte où personne
n’aurait jamais levé la main sur moi. Car ça se transmet, non ?
Ce goût du silence.
L’autre soir, elle m’attendait quand je suis revenue au pied de la
tour. Douglas avait accompagné Tyron à l’intérieur pour qu’il applique
de la glace sur son nez. Elle n’a pas fait de commentaire sur ce qui
s’était passé et m’a simplement demandé : « C’était ce garçon avec toi,
la fois où on s’est croisées dans la supérette en bas de chez nous, pas
vrai ? » Quand j’ai hoché la tête parce que je n’arrivais pas à parler,
elle m’a fait remarquer avec un maigre sourire : « Je me disais bien. Il
n’a pas vraiment un visage qu’on peut oublier. »
Tyron est revenu avec un sac de glace collé sur le nez et je me suis
excusée. Je me suis excusée pour tout. Pour le baiser de l’autre jour au
gymnase – ce foutu geste impulsif sorti de nulle part, qui n’a fait que
renforcer ses espoirs à notre sujet – et pour le coup de poing qu’il
venait de se prendre à cause de moi. Mais il a filé vers la première
bouche de métro qui se présentait à lui sans me répondre. Je n’ai pas
cherché à le suivre. Et depuis il n’a pas répondu à mon message. J’ai
conscience de l’avoir blessé en prenant le parti de Shayn, mais malgré
ça je n’arrive pas à me sentir aussi mal que je le devrais, parce que ce
n’est toujours pas lui qui occupe tout l’espace dans ma tête.
Je suis coincée et je veux me convaincre que me distraire m’aidera à
trouver une réponse. Alors, quand ma mère me rejoint fin prête dans le
salon, je me glisse derrière elle pour aller chercher mes frères et sœurs.

Dans la voiture, elle peste contre Taylor, qui a rapporté des paillettes
de son cours d’arts appliqués et qui en a mis partout sur ses sièges
qu’elle vient de nettoyer. Noah a son casque sur les oreilles. On
échange un regard dans le rétroviseur. Je crois que lui aussi apprécie le
calme. C’est rare, dans sa maison.
— Pour les vacances d’Halloween, j’étais en train de penser…,
commence ma mère, qui a décidé de laisser tomber ses remontrances
inutiles contre Taylor. À Washington ?
— Washington ? Oh non…, souffle Taylor. On y est déjà allés avec
l’école pour voir la Maison-Blanche et des musées…
Puisque leurs destinations de vacances ne me concernent pas, je
colle ma tête contre la vitre alors que nous longeons le Washington
Square Park.
Depuis l’autre soir, j’ai peu dormi tant je suis embrumée par la
culpabilité.
Je l’ai encore rejeté alors que, lorsqu’on a appelé mon nom pour me
remettre mon diplôme, j’espérais qu’il serait là. Je l’ai cherché dans le
public, puis dans la salle d’exposition, tout en ayant conscience d’être
ridicule. Et pourtant, quand il s’est pointé devant le bâtiment alors que
j’avais perdu tout espoir, j’ai eu envie de sauter dans ses bras.
Je ne lui en veux même pas pour ce qui s’est passé avec mes parents
et Tyron. Je devrais, mais je ne pense qu’à une chose.
Shayn purgeait une peine de prison.
Il n’a pas tout laissé derrière lui sur un coup de tête parce que je
n’étais pas assez importante. Et sans doute que ce n’était pas facile
pour lui non plus de renoncer à moi, surtout de cette façon-là, alors que
je venais de mettre un terme à notre relation.
Je ne veux pas être la fille idiote qui trouve des excuses aux
personnes qui ne le méritent pas, pourtant plus j’y réfléchis et plus sa
disparition a de sens. Il traînait dans de sales affaires avec Chase et,
même s’il se gardait de tout me dire, j’avais souvent l’impression que
le ciel menaçait de s’effondrer sur nos têtes. Et c’est ce qui s’est passé
au moment où on a décidé d’en rester là.
Une part de moi le déteste encore de m’avoir laissée sans nouvelles,
de m’avoir fait croire que c’était facile de m’abandonner sans ressentir
le besoin de faire marche arrière. L’autre sait aussi qu’il a raison de
dire qu’il m’aurait retenue là-bas. J’aurais voulu rester dans le coin
pour être près de lui, je n’aurais pas suivi mes plans. J’avais prévu de
partir de Londres depuis que j’étais assez grande pour comprendre que
les études supérieures seraient ma seule échappatoire, et cet
événement, lui, aurait pu tout compromettre. Et peut-être que cette
décision prise par amour se serait transformée en d’amers regrets, avec
le temps. J’avais besoin de partir. J’avais besoin de vivre ma propre
vie, sans me soucier de personne d’autre que moi, pour la première
fois.
— Je préférerais qu’on aille à Hawaii, suggère Taylor de sa voix
haut perchée.
— Oh, s’il te plaît, Hawaii ? Pour quoi faire ?
— Mary-Jane y est allée avec ses parents, cet été.
— Mais est-ce que Mary-Jane est allée à Los Angeles l’été dernier ?
— Je ne sais pas. Je dis juste que Hawaii ce serait mieux que
Washington.
D’habitude, cette paix que j’ai trouvée dans notre superficialité me
convient.
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’entendre les énièmes caprices de
Taylor parce que c’est tout ce qu’elle connaîtra. C’est davantage de la
faute de notre mère que de la sienne : elle est l’enfant-roi, le prototype
final après le test que je représentais. Je n’ai pas non plus envie de
faire comme si cette dispute n’avait pas eu lieu sur le trottoir, et j’ai
bien compris qu’il n’y aurait jamais de bon moment pour en parler,
mais ce n’est pas très grave. La seule chose que je me promets, c’est
d’être différente d’elle. En communiquant et en assumant.
En assumant que je voudrais être avec lui, même si ce n’est pas
complètement une bonne idée.
Je devrais au moins lui présenter mes excuses. Je suis partie après ce
qu’il m’a confié sur sa mère, malgré toute la douleur dans son regard.
Il a dit avoir envie de s’arracher le visage. L’image était terrifiante. J’ai
de nouveau honte de ne pas être restée. Je savais qu’on franchirait le
point de non-retour.
Je sors mon téléphone et reviens sur ma dernière conversation avec
lui : l’adresse du gymnase. M’excuser par message me rappellerait
qu’on a été des étrangers pendant un moment, et qu’on s’en rapproche
toujours un peu malgré notre façon de nous parler ou le naturel avec
lequel nos corps se sont retrouvés. À ce souvenir encore trop frais, je
presse mes cuisses l’une contre l’autre. Je perds alors mon regard
derrière la vitre, tentant de déchiffrer les plaques d’immatriculation des
autres véhicules pour me trouver une occupation. Sans succès.
« Est-ce que t’es heureuse ? »
C’était sa question l’autre jour.
Je n’ai même pas réussi à lui donner la réponse qui m’arrangeait.
J’ai dit la vérité. Elle s’échappe toujours de ma bouche en sa présence.
Il sera toujours le seul à pouvoir me faire parler.
— Maman, je lui dis tout à coup. Arrête-toi, s’il te plaît.
— M’arrêter ?
— Je dois descendre.
Elle me dévisage comme si j’étais folle, derrière le couvercle de sa
citronnade récupérée au drive d’un Dunkin’ sur le retour de l’école.
— Maman, je dois vraiment descendre.
Sans comprendre mon soudain changement d’attitude, elle cherche
un endroit où se garer dans l’urgence, mais nous sommes en plein
centre-ville et aucune place libre ne nous le permet dans l’immédiat. Je
profite du premier feu rouge que nous rencontrons et me lève de mon
siège en me convainquant que, si je n’obéis pas à mon instinct
maintenant, il sera probablement trop tard. Elle me crie de faire
attention par sa vitre baissée.

Je vérifie trois fois qu’il s’agit bien du nom « Thomson-Scott » sur


la plaque de la porte d’entrée, de peur de m’être trompée d’étage. En
me tenant seule sur le seuil, l’absence de Shayn à mes côtés me fait
saisir pleinement ce qu’il entendait par : « Ce n’est plus chez moi
depuis longtemps. »
Je n’ai pas osé l’appeler de crainte qu’il m’envoie me faire foutre et,
maintenant, j’appréhende un face-à-face avec sa mère, si froide. Je
crois que je me mettrais à bredouiller, même si elle comprendrait sans
doute qu’elle n’est pas celle que je cherche. J’espère tomber sur son
petit frère en appuyant sur la sonnette ou, mieux, j’espère presque que
personne n’est présent dans l’appartement et que je vais pouvoir
repartir comme je suis arrivée.
Mais on m’ouvre avant que je puisse me dégonfler, et je me sens un
peu idiote face à cette jeune femme qui me scrute comme si je m’étais
trompée d’endroit. Reconnaître la peinture derrière elle m’empêche de
complètement me décomposer quand elle me demande, blasée :
— Ouais ?
Avec sa cigarette à la main, la serviette enroulée autour de ses
cheveux fraîchement lavés et son regard alourdi par des extensions de
cils, elle a quelque chose d’impressionnant, sans vraiment essayer.
Je m’éclaircis la gorge.
— Désolée de déranger. J’aimerais connaître l’adresse de Shayn. Il
faut que je lui rende quelque chose.
Elle plisse d’abord les yeux comme si elle essayait de me situer,
mais bientôt elle ouvre grand la bouche avec une expressivité que je
n’aurais pas soupçonnée au premier coup d’œil.
— Ah, mais c’est toi, la fille dont m’a parlé Isaac !
Elle me fait signe de la rejoindre à l’intérieur en me tournant le dos,
sans s’assurer que je la suis parce que ce n’est visiblement pas au
choix, avant de tout à coup revenir sur ses pas et de me désigner le
carrelage encore luisant d’eau, glissant sous ses claquettes. On reste
finalement sur le pas de la porte.
— Désolée, j’avais oublié. Je viens de laver.
— C’est pas grave, je lui réponds, mal à l’aise. Je n’avais pas
l’intention de m’inviter.
Elle semble se souvenir de son allure débraillée et se justifie :
— Ma belle-mère est au travail. J’en profite pour me faire un
masque, et des machines. Il n’y en a pas chez mon mec. Qui aurait cru
qu’une machine à laver coûtait aussi cher ?
Alors que je lui souris, elle me toise derrière ses cils artificiellement
épais. Ils tranchent avec sa peau dénuée de maquillage, ses sourcils
fins et son contour à lèvres marron, que je présume être du maquillage
semi-permanent. Elle est jolie et brute, tout droit sortie des années
2000.
Sarah. Pour être honnête, je me suis demandé quel genre de fille
c’était les rares fois où Shayn l’a mentionnée. Sa façon de m’observer
en fumant me révèle qu’il en est de même pour elle.
— C’est marrant. Tu es exactement comme je t’avais imaginée.
Elle l’a dit de façon à peine condescendante. C’est vrai qu’elle et
moi avons l’air de venir de deux mondes différents.
— À l’époque, je veux dire, ajoute-t-elle, plus doucement, comme si
elle s’était rendu compte du jugement contenu dans son commentaire.
— À l’époque ?
— C’était déjà toi, la fille spéciale. Celle que Shayn était allé
chercher à l’autre bout de New York. Je m’étais dit qu’elle devait être
sacrément différente, parce qu’il ne faisait jamais ça pour les autres.
Elle tire une nouvelle taffe alors que j’essaye de ne pas inspirer la
fumée. L’exercice est difficile dans cet espace clos, ça me chatouille la
gorge. Elle s’en aperçoit et disparaît une seconde derrière la cloison de
l’entrée pour revenir munie d’un cendrier.
— J’étais avec lui, ce jour-là, raconte-t-elle en se débarrassant de sa
cigarette et en poussant l’objet du pied, le faisant glisser plus loin dans
le couloir. Shayn était parti directement en lisant ton message. Il
m’avait laissé manger mon putain de taco toute seule sur un banc, alors
qu’il pleuvait des cordes.
Je me rappelle encore son air sombre lorsqu’il m’avait rejointe sur
ce banc. Il n’avait pas voulu me dire avec qui il était avant moi. Je
l’avais dérangé pendant qu’il voyait sa sœur, pour autant il ne m’avait
pas laissé tomber.
— Merde, poursuit-elle. J’étais tellement énervée contre lui, mais
surtout contre toi. Je n’avais pas vu Shayn depuis des mois et tout à
coup, toi, la fille, tu m’en privais.
— Désolée…, je réponds malgré moi, un peu surprise par ce
reproche même si je le comprends.
— Ça va, pouffe-t-elle, ne s’attendant visiblement pas à ce que je
m’excuse. Ça fait longtemps. J’ai eu le temps de digérer.
Elle réajuste sa serviette en train de tomber sur son front.
— N’empêche, j’avais raison. T’étais spéciale. La preuve : il t’a
amenée ici l’autre jour, et te revoilà… Ça me rassure. J’ai cru que toute
cette histoire avec Lucy l’avait définitivement foutu en l’air.
Elle me fixe et plonge le menton en avant avec un air de fouineuse.
— Alors ? C’est quoi le problème ? Vous vous êtes disputés ?
Un peu honteuse, je baisse d’un ton, de peur que quelqu’un nous
écoute en douce dans la cage d’escalier.
— Il est venu me voir l’autre soir. Il n’allait pas bien du tout. Et je
n’ai pas… Je n’ai pas vraiment été là pour lui.
— Mmm… Je crois qu’ils se sont embrouillés avec sa mère. Rien de
vraiment surprenant. Sauf que cette fois, j’ai remarqué qu’elle était
contrariée aussi. Ça doit être grave.
Ça l’est.
— Justement, répliqué-je en sentant les nœuds dans mon estomac se
faire plus tenaces. J’aimerais être sûre qu’il va bien.
Elle sort son téléphone de la poche de son jogging en velours noir et
semble consulter sa messagerie.
— Il ne me répond pas depuis deux jours. Mais c’est rien, ajoute-t-
elle face à mon regard inquiet. Il a toujours fonctionné comme ça. Son
record, c’était six mois quand il est parti à Londres. J’ai bien cru que
ce petit connard était mort.
Ce n’est pas une compétition, je m’abstiens donc de lui raconter que
j’ai eu droit à pire.
— Si ça t’inquiète vraiment, tu devrais y aller. Il n’habite pas très
loin. Ça se fait à pied. Fais simplement attention à ne pas traîner dans
les halls, les vendeurs de shit pourraient t’emmerder.
Elle chasse les émanations de tabac d’un geste de la main, en vain.
L’odeur est trop forte. Je repense à la remarque de la mère de Shayn
quand ce dernier avait aussi empuanti le hall en fumant ici.
— Alors… merci, je lui dis, sur le départ.
— Pas de problème. Et…
Elle s’interrompt tout à coup en se rendant compte qu’elle ne
connaît pas mon prénom, ou qu’elle l’a oublié.
— June, me présenté-je alors.
— June, répète-t-elle avec un sourire discret mais sincère. Shayn
peut être un vrai con, c’est vrai. Même plus que ça. Mais il a toujours
été là pour moi. Il est toujours là pour les gens qu’il aime.
— Je sais.
Sa description correspond bien au Shayn que je connais.
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42.

« On ne peut pas fuir indéfiniment. »

June

J’espère qu’il va bien.


C’est l’unique pensée qui tourne dans ma tête depuis que j’ai quitté
Sarah. Elle avait raison : il m’a fallu moins de dix minutes à pied pour
atteindre ces nouveaux immeubles, tout juste construits, à en croire les
panneaux de chantier encore accrochés sur les façades flambant
neuves.
Je n’hésite pas à toquer, cette fois. Je le fais directement en arrivant,
d’une poigne ferme et volontaire. « 3e étage, gauche. » C’est ce qu’a
dit Sarah avec son petit sourire complice. Aujourd’hui, je passe mon
temps à attendre derrière des portes. Il s’écoule une bonne minute
avant que j’entende des pas retentir derrière la mince cloison. Et puis
plus rien pendant un court instant, comme si j’étais observée à travers
le judas.
Je sens mon pouls s’emballer.
La porte s’ouvre. Je m’attends à trouver un Shayn en lambeaux et je
suis surprise de voir qu’il semble aller parfaitement bien. J’expire de
soulagement.
— T’avais peur que je me sois tué ? me demande-t-il en le
remarquant. T’en fais pas. Je suis un grand garçon.
La lumière du jour le baigne, soulignant chaque muscle de ses bras.
Quelque chose a changé chez lui depuis avant-hier. Ce sont ses
cheveux. Il les a recoupés : leurs contours parfaitement nets dégagent
son visage.
— Et donc ? reprend-il. T’es venue pour quoi ?
Son regard sérieux redescend sur moi. Ses yeux ont-ils toujours été
aussi noirs ? Même à l’abri dans ma tête, la question me semble idiote.
En me souvenant de ses mains cherchant à atteindre chaque parcelle de
mon corps dans cette ruelle, j’ai tout à coup du mal à lui faire face. Lui
reste stoïque ; il a toujours été doué pour inverser les tendances. Avec
Shayn, les moments de faiblesse sont si furtifs qu’on se demande
même s’ils ont été réels.
— Désolée d’être partie l’autre soir. Ça faisait beaucoup à digérer.
— Je sais.
Il reste appuyé contre sa porte, sans m’inviter à entrer.
— On va rester sur ton palier ? je l’interroge.
— Je sais pas. Tu comptes partir brusquement après m’avoir
chauffé ?
Mes joues deviennent brûlantes. Son sérieux ne se fissure pas.
— Je suis venue te parler, je lui assure, même si, en le disant, j’ai
conscience que ça ressemble plutôt à une excuse.
— Ouais ? il dit, peu impressionné. Viens alors. On va parler.
Ses yeux glissent sur moi avec tellement d’intensité que j’hésite sur
le palier lorsqu’il disparaît dans le couloir, m’invitant à le suivre. On
ne s’est pas retrouvés vraiment seuls tous les deux depuis une éternité.
Quelques nouvelles secondes s’écoulent. Ça semble idiot de se défiler
alors que je suis venue ici par choix. J’entre et referme doucement la
porte derrière moi en me cramponnant à la poignée pour m’assurer que
ma présence ici est bien réelle.
En fin de compte, rien n’a changé.
Je suis toujours la fille qui fuit sa famille, et lui est toujours le
garçon seul dans son appartement.
Je progresse dans le couloir, consciente que chaque pas m’engage un
peu plus dans sa direction. Je m’immobilise en découvrant le salon. Le
mobilier n’a pas été déballé et du film plastique recouvre encore les
trois fenêtres qui percent la pièce. Hormis quelques cartons, un canapé
et une télévision qui se battent en duel contre un mur porteur, c’est
complètement vide.
J’approche en essayant de comprendre pourquoi il habite dans un
appartement dépourvu de meubles.
— Je sais pas si je vais rester, explique-t-il pour répondre à mes
questions inexprimées. Alors je t’avoue que ma priorité n’a pas été de
passer chez Ikea.
— Tu vas repartir ?
L’inquiétude est palpable dans ma voix. Il hausse les épaules, sans
se mouiller, et se cale devant l’une des fenêtres pour observer ce qui se
passe dehors. Je fixe les muscles de son dos en me disant que, même
sans chercher à le faire, il remplit tout l’espace. L’irritation picore ma
peau. Pourquoi tout ce qu’il fait aujourd’hui me rend aussi nerveuse ?
— Ce que tu m’as raconté à propos de ta mère…, je me lance, avant
de comprendre que j’ai commencé ma phrase sans savoir comment la
finir.
— Que mon père était son violeur ? Tu peux dire le mot, tu sais.
Sinon, ça me donne encore plus l’impression que c’est un secret que
personne ne devrait prononcer à voix haute.
J’essaye de ne pas me laisser désarçonner par autant de distance
avec la situation.
— Ce que je voulais dire… C’est que je sais que ça a dû être
vraiment dur pour elle. Mais ce n’est pas toi qui aurais dû en subir les
conséquences.
— Peut-être. Mais honnêtement, June, ça ne change pas grand-chose
à la situation.
Il garde le regard rivé sur la vitre.
Je connais la morsure du viol. La honte et le dégoût qui
l’accompagnent, la haine qui persiste, ne s’éteignant jamais
complètement. La preuve, je me tiens encore loin des soirées, parce
qu’elles me rappelleront toujours la nuit de mon drame personnel.
Même des années après, je déteste l’agitation des corps moites de
sueur dansant les uns contre les autres, les rires ivres, les messes
basses, les couples qui n’en sont pas et qui s’isolent pour se murmurer
des choses inintelligibles.
Pendant que tout le monde sortait s’amuser, je me suis trouvée des
excuses pour ne jamais me confronter à la douleur. On gère tous nos
émotions de façon différente. Alors je ne peux pas juger sa mère parce
qu’elle n’a pas réussi à guérir.
Mais ce que je peux faire, en revanche, c’est être là pour Shayn.
— À ton anniversaire, tu m’avais dit que tu ne voulais pas parler de
ta famille parce que ta famille, ce n’était pas toi.
Il me jette un regard par-dessus son épaule.
— C’est toujours pareil. Tu es différent de ton père et, si ta mère est
incapable de le voir, c’est son problème, pas le tien.
J’aperçois ce qui ressemble à un sourire dans le reflet de la vitre.
Mais je sais qu’il est trop tôt pour se réjouir d’une victoire.
— Et aussi, j’ajoute avant de me défiler, à propos de ce que tu as
reproché à ma mère, tu as eu raison. On fait tous semblant que ça a
toujours été parfait entre nous. Et parfois, je trouve ça pesant.
Il se tourne, les mains dans les poches de son jean délavé. Je me
sens moins confiante maintenant qu’il m’observe directement.
— Alors pourquoi tu ne leur dis pas ?
— Parce que je sais qu’elle fait de son mieux. C’est déjà bien. Et
puis, entre elle et mon père, c’est la seule qui essaye.
Il accepte ma façon de penser d’un signe de tête, sans forcément la
partager. Shayn a toujours eu tendance à voir le verre à moitié vide
alors que je m’efforce de le voir à moitié plein.
— Tu gardes beaucoup tes distances, commente-t-il. Qu’est-ce qui
se passe ? Tu ne te fais pas confiance ?
Il me désigne le canapé d’un signe de tête.
— Tu devrais au moins t’asseoir.
En l’écoutant, je sens que je me précipite dans un piège dont j’ai
pleinement conscience.
Il me rejoint au centre de la pièce, passe derrière le canapé et pose
ses mains sur le dossier. Ce contact indirect éveille mes sens. Je
m’efforce de me tenir droite en m’imaginant qu’un fil imaginaire tire
ma colonne vertébrale.
— Quand est-ce que tu es sorti ?
— En juillet.
Juillet. Deux mois avant qu’on se revoie.
Il n’a pas attendu avant de revenir ici. Il n’a pas perdu plus de
temps.
— C’était dur ? je m’intéresse, troublée.
— Ouais. C’était aussi interminable. J’aurais pu écrire un putain de
livre, mais comme tu sais, j’ai jamais été très littéraire. Je préfère les
chiffres.
Ses doigts se déplacent sur l’accoudoir. Je dois me concentrer pour
ne pas relâcher ma vigilance.
— Tu en as terminé, avec tout ça.
— Mmm, mmm, acquiesce-t-il.
Il ajoute, sentant que sa réponse ne me satisfait pas :
— Chase est mort. Les gens qui étaient impliqués ont quasiment
tous fini en taule. J’ai purgé ma peine.
Une vague de soulagement envahit ma poitrine. Derrière moi, il
continue d’investir mon espace vital, de laisser traîner ses mains non
loin de mes épaules. Ça en devient frustrant. J’ai la sensation qu’il
pourrait répandre un incendie dans tout mon corps. C’est sans doute
déjà le cas.
— Tu te demandes toujours ce que je vais faire maintenant, pas
vrai ? Figure-toi que je viens d’accepter un taf.
— Toujours dans un garage ?
— Qui sait… pas dans un lycée, en tout cas. J’imagine que tu n’as
pas besoin d’un assistant. C’est dommage. Je suis assez doué avec mes
mains.
Il ne me laisse pas le temps de rebondir, même si je n’aurais
probablement pas su comment faire, et poursuit :
— Je te l’ai pas dit mais t’étais vraiment belle dans cette robe.
Félicitations pour l’obtention de ton diplôme, June.
J’ai envie de sourire. Je dois retenir les commissures de mes lèvres
pour ne pas perdre la main.
— Désolée d’être partie l’autre soir.
— Si on en est aux excuses, désolé d’avoir gâché ton moment avec
mes jérémiades. Mais je ne suis pas désolé d’avoir démis la mâchoire
de ce sale con.
Il se penche et je sens son souffle sur ma nuque. Je ferme les
paupières en le remerciant d’être dans mon dos et de ne pas pouvoir
remarquer à quel point je me nourris de sa présence, comme une
droguée qu’on aurait empêchée de consommer et qui se jetterait sur
une miette à la première occasion.
— Peu importe ce qu’il peut te donner, tu sais que ce ne sera jamais
suffisant.
Je m’en veux de ne pas réussir à défendre Tyron. À mon arrivée à
New York, je lui ai envoyé un message par simple curiosité, juste pour
savoir ce que ça ferait de laisser une chance à la spontanéité. Et depuis,
il a été là. Pas comme il l’aurait espéré. Pour autant, j’apprécie sa
présence. Tout est simple avec lui. Jamais compliqué. Nous n’avons
pas grand-chose en commun : de nos centres d’intérêts aux personnes
qu’on fréquente, notre amitié en a toujours étonné plus d’uns, surtout
ses coéquipiers qui me voient parfois dessiner en haut des gradins.
On peut marcher une heure dans Central Park et discuter de
banalités. Je lui raconte les potins de Berkley et lui me parle de la
compétition constante dans le milieu du Basket, entre autres. Parfois, il
me glisse quelques phrases sur les filles qu’il fréquente en espérant
susciter ma jalousie, mais ça ne fonctionne pas. Je ne ressens rien en sa
présence, ce n’est pas faute d’avoir essayé. Ce genre de choses ne se
contrôlent pas. Avec le temps, j’ai réalisé qu’en traînant avec Tyron,
j’essayais probablement d’absorber les quelques fragments agréables
de mon passé à Londres.
Comme s’il avait senti qu’il était en train de perdre mon attention,
Shayn passe ses doigts sur ma gorge. J’entre en apnée.
— Nous deux, c’est différent.
Son autre main remonte jusqu’à mes cheveux retenus par une pince
et, dans la douceur de ce geste, je décèle toute sa possessivité.
— Putain, tu les as attachés. T’es sûre d’être simplement venue pour
discuter, June ?
Je tourne le visage et me rends compte que le sien n’est plus qu’à
quelques centimètres.
Tout passe par son regard. Sa main saisit plus fermement mes
cheveux et je me dis que ça devrait être le signal pour me lever et
partir si je veux rester cohérente avec le discours que j’ai tenu en
arrivant. Sauf que je n’en ai aucune envie.
J’ai menti l’autre jour, quand j’ai dit détester la personne que j’étais
avec lui. Shayn ne me rappelle pas seulement la pire période de mon
existence. Il me renvoie aussi à la meilleure. Je me sens de nouveau
comme la fille qui n’avait sa place nulle part et qui l’avait trouvée à
ses côtés.
— Ça craint, tu vois, parce que je suis pas très doué avec les mots.
Tu penses qu’on va pouvoir se parler autrement ?
Il se penche pour atteindre mon cou avec ses lèvres, et je retiens ma
respiration. Quand il commence à déposer une ligne de baisers en
remontant jusqu’à mon lobe d’oreille, mes doigts s’enfoncent dans le
cuir du canapé. J’en veux plus. Je veux que nos lèvres se rencontrent
comme l’autre soir, pas qu’il me fasse languir. Plus de deux ans, c’est
suffisamment long. Je tourne la tête en espérant qu’il comprendra le
message. Il arrête sa descente vers mon décolleté.
— Honnêtement, me nargue-t-il contre mon oreille. Tu m’as frustré
en partant. Je ne suis pas sûr que tu méri…
Mais je me tourne pour l’atteindre et je l’embrasse avant qu’il puisse
terminer sa phrase. Il ne me laisse pas garder l’ascendant et appuie sur
ma nuque en glissant sa langue sur la mienne.
— Putain, susurre-t-il dans ma bouche.
Il me relâche une seconde pour me rejoindre sur le canapé et se
laisse choir contre le dossier en ramenant mes hanches vers lui afin
que je monte sur ses genoux. Mais même ce rapprochement plus
concret n’est pas en mesure de nous satisfaire. Chaque baiser est plus
intense que le précédent, chaque caresse voudrait remplir l’autre d’un
sentiment de plénitude. Il n’y a qu’une seule façon d’y parvenir et il
semblerait qu’on souhaite se battre encore un peu contre l’évidence
juste pour avoir le plaisir de s’embrasser, sans personne pour nous
interrompre.
On s’arrête seulement pour qu’il puisse faire passer mon tee-shirt
au-dessus de ma tête. Ses mains s’immobilisent sur ma taille et ses
yeux s’attardent sur ma peau.
Les bleus ont disparu, ils ne sont plus qu’un lointain et mauvais
souvenir.
Il n’y a plus personne pour me faire du mal.
Je pose ma main sur sa joue et il revient à lui. Sans un mot, il
dégrafe mon soutien-gorge, qui descend le long de mes bras avant de
m’être complètement retiré. En me regardant droit dans les yeux, il me
taquine avec sa langue. La chaleur dévore mon ventre maintenant que
ma peau est devenue son terrain de jeu. Plus bas, ses doigts serpentent
entre mes cuisses et quand il les presse contre mon intimité, la barrière
de mon pantalon crée une attente que ni lui ni moi souhaitons
prolonger.
— Je ne vais pas être très patient, aujourd’hui, me prévient-il en me
faisant basculer sur l’accoudoir pour m’aider à le retirer.
Je frisonne. Le canapé est froid, mais j’ai le pressentiment que ça ne
va pas durer longtemps. Il se débarrasse de son tee-shirt et déboutonne
son jean qu’il garde sur ses cuisses. Mon regard est attiré par la
cicatrice devenue blanche sur son abdomen. J’effleure le léger relief
qui s’est créé avec le temps du bout des doigts. Ses muscles se
contractent, comme s’il ne s’attendait pas à ce geste. Il ne me laisse
pas le temps de m’y attarder et se poste plutôt entre mes jambes en
prenant appui sur le dossier d’une main. Je sens l’anticipation monter
lorsqu’il décale le tissu de ma culotte pour s’assurer que je suis prête à
le recevoir. Parce que c’est le cas, ses yeux se chargent d’une lueur qui
alourdit l’air entre nous. J’en oublie la froideur du cuir dans mon dos.
Au moment où nos peaux sont enfin sur le point d’entrer en contact, il
se redresse soudain et disparaît quelques instants. Je me souviens qu’il
n’a pas de quoi se protéger. Au moins, nous avons appris de nos
erreurs.
Quand il revient dans le salon, il s’allonge de nouveau au-dessus de
moi et m’incite à enrouler mes jambes autour de ses hanches avant de
me ramener vers lui sans plus attendre. Je m’accroche à son poignet en
le sentant venir en moi. La sensation paraît dater d’hier, comme si nos
deux corps ne s’étaient jamais quittés et n’avaient même pas besoin de
se réapprivoiser. Il m’observe le recevoir, dans des allers-retours
presque douloureux tant ils sont lents. Il semble attendre que je le
supplie pour accélérer la cadence, mais je refuse de lui accorder cette
satisfaction, même si ça s’apparente à de la torture pour nous deux.
Quand je serre son poignet plus violemment en espérant qu’il arrêtera
son manège, il se retire de quelques centimètres, de sorte que je le
sente simplement à l’entrée. Ce contact incomplet me laisse pulsante
de désir.
— Dis-moi que ce gars n’est rien pour toi.
Je dois m’appliquer pour lui répondre.
— On n’a jamais été ensemble.
— Menteuse.
— C’est vrai, je m’entends plaider d’une voix que je maîtrise de
moins en moins.
— Alors pourquoi tu l’as embrassé ? Et pourquoi… est-ce qu’il agit
comme si t’étais à lui ?
Il recommence cette maudite friction entre nous, cherchant à me
déstabiliser, à arracher la vérité d’entre mes lèvres.
La vérité est qu’il n’est jamais sorti de ma tête et que, par sa faute,
j’ai été incapable de m’engager dans une relation avec qui que ce soit.
Tyron était là, pourtant, nourrissant des espoirs que j’ai bêtement
entretenus l’autre jour. Mais avant cette erreur, je ne l’avais jamais
considéré comme un potentiel candidat. J’avais toujours tracé des
limites claires à notre amitié. Le retour de Shayn m’a rendue puérile, et
j’espère que Tyron saura me pardonner.
— Je l’ai embrassé à cause de toi, je lui avoue. Il n’y a jamais rien
eu de plus.
— Tu te fous de moi ?
— Non.
— Non ? répète-t-il, ignorant s’il doit se réjouir de ma soudaine
honnêteté ou s’en préoccuper.
— Je t’ai menti.
Dès le soir où on s’est revus dans cette supérette et qu’il a cru qu’il
y avait quelque chose entre Tyron et moi. J’ai profité de cette faille en
espérant qu’elle le tiendrait éloigné et qu’elle m’empêcherait de
vouloir lui céder. Dans ce gymnase, je voulais me prouver que je
n’avais pas envie de saisir sa main et de recommencer à zéro avec lui,
juste parce qu’il venait d’évoquer la possibilité. C’était trop facile
d’arriver et de prendre sans rien donner en retour. Je voulais que son
estomac se réduise en cendres à l’idée que je sois avec quelqu’un
d’autre, parce que je l’ai imaginé des milliers de fois refaire avec une
fille différente les choses qu’ils faisaient pour moi.
— Mais t’étais avec lui dans cette supérette. Vous alliez chez ta
mère.
— Ma mère l’aime bien. Il vit loin de sa famille alors elle l’invite
pour un vrai repas de temps en temps.
Shayn recule de quelques centimètres, prenant sans doute
conscience qu’il a été trompé et que, pendant tout ce temps, il a donné
un autre sens à nos interactions les plus anodines.
— Espèce d’idiote, marmonne-t-il en me dévisageant.
Il cesse complètement la friction, mais je peux sentir son
soulagement. Le silence qui retombe rend l’attente insoutenable et,
avec notre proximité, mes hanches voudraient bouger dans l’espoir de
l’atteindre un peu plus. Il s’en rend compte. Son regard m’enveloppe à
nouveau de son intensité.
— OK… Alors s’il n’y a vraiment rien entre vous, assure-toi de le
lui faire comprendre à l’avenir.
Il revient tout à coup plus profondément. Pendant de longues
minutes, son insatiabilité me submerge et je me cramponne à son dos
pour essayer de répartir les sensations, mais il ne cherche pas à savoir
si j’arrive à le supporter. C’est le prix à payer pour lui avoir menti.
De toute évidence, je ne veux pas qu’il s’arrête. Chaque partie de
moi tente de le retenir, s’accrochant toujours un peu plus à ce qu’il me
donne.
— Putain, soupire-t-il sous l’effort, dans mon oreille, tu m’as fait
croire que vous étiez ensemble.
— Et tu m’as caché que tu étais en prison.
Parce que j’ai marqué un point, il éloigne son visage pour qu’on
puisse se regarder et sourit en coin.
— Alors, tu me pardonnes ?
Mais, avant de se heurter à un refus, il se retire et m’incite à me
tourner afin que mon dos percute son torse.
— Tu m’as laissé croire que ce mec te baisait. T’aimes jouer avec
moi, pas vrai ?
Sans attendre de réponse, il fait descendre ses doigts plus bas et
niche son front au creux de mon cou pour se sustenter de mes
réactions. Ainsi stimulée, je suis incapable de contenir le moindre
gémissement.
— Est-ce que tu sais combien de fois j’ai pensé à toi dans cette
cellule ?
Je tourne mon visage vers lui, tremblante. Il ne me quitte pas des
yeux.
— Trop de fois, me répond-il. Trop de putains de fois.
Il appuie sur ma colonne vertébrale pour que je plonge en avant sur
le sofa et qu’il puisse m’atteindre encore différemment. Son corps
surplombant le mien m’étourdie. Je ne pense plus à rien. Comme si
cette position n’était pas si intense qu’elle nous empêchait tous les
deux de rationaliser, il s’enquiert d’un ton trop tranquille :
— Au fait, comment t’as eu mon adresse ?
— C’est… Sarah qui me l’a donnée.
Je peux à peine respirer, avec ses mains qui accaparent mes hanches
et qui y laisseront des marques.
— Sarah ? Merde. Tu connais toute ma famille maintenant. Je vais
devoir te garder avec moi.
Mais le contrôle qu’il s’efforce de maintenir semble enfin
s’estomper et sa respiration s’accélère en même temps que la mienne.
Je m’arc-boute davantage contre son torse dès qu’il revient sur moi, à
deux doigts de complètement lâcher prise. Juste au moment où ça
semble impossible de continuer – mon corps va s’effondrer –, il
s’immobilise entre mes cuisses et agrippe mes hanches pour amortir la
descente.
Nous restons un moment l’un contre l’autre, à assimiler ce qui vient
de se passer sur ce canapé qui a fini par absorber toute notre chaleur.
Le sang pulse partout en moi. Il s’approche pour me dire à l’oreille :
— Nos conversations m’avaient manqué. Pas toi ?
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43.

« Se pardonner est le meilleur des remèdes. »

Shayn

La nuit est tombée depuis quelques heures dans l’appartement et la


seule source de lumière provient de la télévision.
Isaac a insisté pour qu’on vienne regarder un film d’action pendant
la garde de ma mère. Il disait avoir peur de rester seul : un prétexte
pour amadouer June. Il l’apprécie beaucoup. C’est pourtant seulement
la quatrième fois qu’ils passent du temps ensemble, mais avec elle il ne
faut pas grand-chose pour faire pencher le cœur des gens.
On a recommencé à se voir il y a un mois et demi.
Certains trouveraient irrationnel d’essayer une nouvelle fois alors
que ça a échoué les deux précédentes. Mais, pour le moment, ça
fonctionne. On avance sans se poser trop de questions, en profitant
d’une liberté qui nous était jusque-là interdite. Il n’y a plus de règles
qui nous empêchent d’être nous-mêmes. Je peux enfin marcher dans la
rue avec elle sans devoir m’inquiéter que des élèves ou sa famille nous
tombent dessus. Et ça fait du bien.
Comme ce soir, on vient ici de temps en temps. C’est près de mon
appartement et Isaac a de la chance, on dirait bien que June s’est aussi
prise d’affection pour lui.
Il est encore trop tôt pour que je foute un pied chez sa mère, pas que
j’en aie particulièrement envie de toute façon. Là-bas, tout est trop
carré, trop millimétré, je l’ai vu rien qu’à la façon dont ils se tenaient
tous sur le trottoir : je vais dépasser. Et poser mon cul sur la chaise de
leur salon, alors que je me suis ramené bourré le soir de la remise de
diplôme de June et que j’ai reproché à sa mère de l’avoir abandonnée,
serait déplacé. J’ignore si elle est du genre rancunière, June m’assure
que non mais je suis d’avis qu’il faut laisser du temps au temps.
Rien ne presse. Pour la première fois de ma vie, j’ai tout ce qu’il me
faut.
La fille.
De l’argent que je peux dépenser sans m’inquiéter.
Une famille bordélique, mais une famille quand même.
Malgré la dispute de ce soir-là avec ma mère, je n’ai pas arrêté de
venir. Quelque chose a changé entre elle et moi depuis que la vérité a
éclaté. Elle ne fait plus de commentaires quand elle me voit, alors j’ai
compris qu’elle aime Isaac autant qu’elle le prétend. Elle le sait : il
serait injuste qu’il souffre à cause de nos différends.
Le film est terminé. Isaac s’étire puis veut filer dans sa chambre en
laissant derrière lui un bazar sans nom, qui me rappelle qu’il est bien le
fils de son père. June le défend quand je lui ordonne d’au moins mettre
les bols rendus poisseux par ses bonbons dans le lave-vaisselle.
D’après elle, ses yeux se ferment et il a école demain.
Il part se coucher en m’adressant un regard victorieux.
— Fais attention, je la mets en garde. Si tu donnes ta main à ce
gosse, il finira par te prendre le bras.
Elle hausse les épaules et se dirige vers l’évier pour rincer la
vaisselle pendant que je m’empare des bols restant sur la table basse.
Je sais pourquoi elle se donne cette peine : ma mère rentrera bientôt et
elle veut éviter que notre présence la gêne. Je lui ai déjà dit de ne pas
se soucier d’elle, que ça n’a aucune importance, mais June a cette
tendance à essayer de sauver ce qui est irrécupérable.
— T’étais déjà comme ça, au lycée, je lui fais remarquer. Toujours
en train de tendre l’autre joue.
— C’est juste un enfant, me contredit-elle en faisant couler l’eau.
— T’avais aussi beaucoup de tolérance avec tes harceleuses.
D’ailleurs, qu’est-ce qu’elle est devenue… (Je cherche le prénom de
cette fille au khôl noir sous les yeux en me souvenant vaguement de
son visage de peste.) Holly ?
— Amara l’a vue à une soirée. Elle avait l’air d’aller mieux. Je crois
qu’elle fait du commerce aussi.
Probablement comme les trois quarts des anciennes élèves de
Sherborn.
Je me poste à côté d’elle pour essuyer les bols dégoulinants d’eau et
les ranger dans le placard mural. En me voyant faire, elle m’adresse un
léger sourire de remerciement et replonge son regard au fond de l’évier
en faux granit.
Elle est triste ce soir. Tout au long du film, elle a eu l’air ailleurs,
assise entre Isaac et moi sur le canapé. Mais, quand je lui ai demandé
ce qu’elle avait, elle a assuré être simplement fatiguée. Je n’ai pas
insisté devant mon frère. C’était le seul vraiment concentré sur ce qui
se passait à l’écran.
— On dirait que le film a plu à Isaac, commente-t-elle en me
tendant le dernier bol.
Mon petit frère lui rappelle probablement le sien, même s’ils sont
vraiment différents. J’ai le sentiment que chercher à savoir si c’est la
raison de son abattement la ferait pleurer. Alors je m’abstiens.
— Tu dors chez moi, cette nuit ? je lui demande plutôt.
Je suis censé la raccompagner chez elle parce qu’elle doit se lever
tôt demain : elle a un entretien. La directrice de son école l’a
recommandée auprès d’une galerie d’art à Brooklyn. Mais,
honnêtement, je préférerais terminer cette soirée dans ma chambre,
quitte à ce qu’on se lève aux aurores demain.
— Ce film m’a fait chier. J’ai besoin de me dépenser un peu, sinon
je ne vais pas réussir à dormir. Tu ne vas pas m’aider ?
Toutes les occasions sont bonnes pour rattraper le temps perdu et
j’ai souvent envie de discuter avec elle.
Je la colle contre le meuble de la cuisine en voyant qu’elle hésite
pour qu’elle me sente contre son bas-ventre. Ma mère fait irruption
avant que mon pouvoir de persuasion l’ait fait capituler. Le bruit de
l’eau a couvert son arrivée. June recule un peu brusquement, sans
doute de peur que ma mère s’imagine qu’on allait baiser alors qu’Isaac
dort à quelques mètres à peine de nous.
Elle n’a pas la politesse de nous saluer et semble surtout gênée de
nous avoir interrompus dans un moment où on se rapprochait. Elle
détourne les yeux. Notre couple la renvoie à un passé lointain, celui où
Adam et Lucy entraient dans une pièce et y projetaient leur bonheur
fait de faux-semblants.
Le nôtre est réel. C’est dur à accepter.
— Bonsoir, tente quand même June en se tournant dans sa direction.
Ma mère hoche à peine la tête et file dans le couloir en commençant
à retirer sa veste.
Son absence d’efforts m’agace, mais June s’essuie les mains sur le
torchon, sans paraître particulièrement vexée. Elle récupère ensuite ses
affaires posées sur le dossier d’une chaise et me lance un regard
m’indiquant qu’elle est prête à partir.
— J’arrive, je lui dis. Attends-moi devant.
Je m’éloigne et intercepte ma mère au bout du couloir avant qu’elle
puisse fuir dans sa chambre. Quand elle se tourne, je lis dans ses yeux
qu’elle sait déjà ce que je vais lui reprocher.
— T’as le droit d’avoir un problème avec moi, mais traite-la
correctement. Traite-la bien, même. C’est tout ce que je te demande.
Cette fille le mérite plus que n’importe lequel d’entre nous.
Je relâche son avant-bras pour retourner dans le salon sans lui laisser
la possibilité de me répondre. La pièce est plongée dans la pénombre,
les rires d’Isaac se sont évaporés et la soirée film semble déjà loin
derrière nous. J’éteins la lumière de la cuisine et je rejoins June sur le
pas de la porte.
— Oui, me dit-elle de but en blanc, dans la cage d’escalier.
— J’ai pas le souvenir de t’avoir fait ma demande.
— Pour passer la nuit chez toi. Mais je peux encore changer d’avis.
— Pourquoi tu changerais d’avis ? J’ai des projets intéressants pour
toi.
Pour parfaire ma provocation, je l’attire contre moi en l’attrapant par
la taille pendant qu’on descend les dernières marches. Est-ce qu’elle
m’a entendu parler à ma mère ? Nous sortons de l’allée et atteignons
les quelques places de parking devant l’immeuble. Ce n’est que
lorsque nous sommes montés dans ma voiture qu’elle se rend compte
qu’elle a oublié son téléphone.
— Reste ici, je lui lance en sortant.
Je verrouille les portières et fais le chemin inverse. Les appliques de
l’allée s’allument sur mon passage, ça sent l’alcool, comme si
quelqu’un était récemment rentré de soirée, mais je n’y prête pas
vraiment attention. Lorsque j’arrive sur le palier, mon cœur rate un
battement. La porte d’entrée, que j’étais certain d’avoir fermée en
partant, est entrouverte. Le vestibule est plongé dans le noir mais des
froissements me parviennent depuis l’appartement.
J’allume et m’engage à l’intérieur en espérant que ma mère a sorti
les poubelles et a simplement oublié de refermer derrière elle. Mais je
sens que quelque chose n’est pas normal en avançant prudemment
jusqu’à la pièce à vivre. Et si quelqu’un s’était introduit dans l’appart ?
Les bruissements se sont transformés en fracas. Je m’arrête une
seconde derrière le mur du vestibule avant d’avancer dans le salon
pour en avoir le cœur net.
Ce que je vois me paralyse.
Ses cheveux blonds ont perdu en masse et il les coupe trop courts
pour qu’on remarque ses boucles, mais je reconnais tout de suite son
dos frêle. Adam est affairé à retourner la pièce, à la recherche de je ne
sais trop quoi. C’est étonnant que son bordel n’ait encore réveillé
personne. En m’entendant arriver, il se tourne. J’ai un sursaut intérieur.
Presque neuf ans que je ne l’ai pas revu.
Son visage est devenu celui d’un homme que je ne connais pas. Il
fait dix ans de plus que son âge : ses yeux bleus flottent au milieu de
ses traits émaciés tant il a maigri et il a les avant-bras remplis
d’hématomes à force de se piquer. Vu sa gestuelle désarticulée et son
regard qui ne tient pas en place, je comprends qu’il est défoncé.
J’ignore pourquoi j’ai encore cet instinct protecteur, mais je ne veux
pas que ma mère le voie dans cet état. Et surtout pas Isaac.
— Donne-moi l’argent, m’ordonne-t-il, enfin capable d’aligner trois
mots.
Je ne parviens pas à lui répondre. La scène effroyable vient de se
rejouer sous mes yeux : Lucy, la porte vitrée laissée ouverte. Son sang
chaud sur mes lèvres et les yeux révulsés d’Adam, comme le sont ceux
des monstres, après qu’il l’a poussée. J’en ai mal à la tête.
Je recule en le dévisageant, gêné par la douleur devenue lancinante.
— L’argent, insiste-t-il en posant sur moi un regard perdu.
Je ne lui réponds toujours pas, et, frustré que ses recherches ne
donnent rien de concluant, il envoie un coup de pied dans le canapé. Il
l’a éventré en fouillant, de la mousse orange juche les coussins en cuir
marron et recouvrent le carrelage blanc.
— Putain, donne-moi cet argent. Je sais que tu l’as ! hurle-t-il tout à
coup dans un regain d’énergie.
Mais il tient à peine debout et, pris d’un vertige, il se laisse retomber
sur l’amas de coussins qu’il a créé. Je le scrute pour m’assurer qu’il ne
cache pas d’arme ou d’objet tranchant dans les poches de son jean sale,
alors que ma migraine persiste dans un genre de bruit de fond
désagréable. Son corps, déjà mince à l’époque, s’est salement
détérioré.
Est-ce qu’il vit dehors ?
Je n’avais jamais envisagé qu’un face-à-face avec Adam pourrait
m’inspirer autre chose que de la haine. Je croyais n’éprouver que ça
pour cet enculé, mais il a tellement changé. Il ne dit rien, ni sur Lucy
ni sur moi.
Je ne comprends pas. Je m’attendais à ce que la rancœur le ronge
encore pour ce qui est arrivé, qu’il me blâme, à l’instar de ma mère,
pour sa destinée gâchée, comme si c’était moi qui avais poussé Lucy
cette nuit-là. Néanmoins on dirait que le sang ne coulera pas ce soir. Il
est devenu un camé avec la peau sur les os trop obnubilé par l’argent
pour me reprocher quoi que ce soit.
Tant mieux, parce qu’avec le temps j’ai tiré une autre conclusion de
notre tragédie.
En couchant avec Lucy, j’ai peut-être contribué à gâcher leur
relation et à mettre fin à son mariage, mais je méritais trois crochets, le
silence éternel ou, dans le meilleur des cas, qu’il ne me présente plus
jamais ses nouvelles copines après le divorce. Je ne méritais pas tout le
reste.
Alors ouais, j’avais une question pour le frère qui a rendu mon
existence misérable.
Pourquoi tu l’as tuée et tu as foutu toutes nos vies en l’air ?
Sauf que la lui poser ne sert plus à rien. Ce n’est plus le tueur de
Lucy que j’ai en face de moi, c’est juste une enveloppe vide.
— Ah, putain… tu m’énerves, siffle-t-il en se relevant. Donne-moi
l’argent et je me casse. Tu me dois bien ça !
Il porte un nouveau coup à la petite console près du canapé,
envoyant valser le cadre avec sa photo, sans jamais m’approcher.
Comme si, malgré son état de manque, il était encore conscient de
n’avoir aucune chance contre moi.
J’entends le plancher grincer dans le couloir et je constate avec
horreur qu’Isaac s’est levé, et qu’il nous observe, effrayé. Adam ne l’a
pas remarqué. D’un simple regard, je lui ordonne de retourner dans sa
chambre. Je crois qu’il comprend le message parce que, pour une fois,
il ne cherche pas à négocier.
— S’il te plaît…, tente alors Adam puisque je ne cède pas.
Je pense à June dans ma voiture, à seulement quelques mètres, et la
panique me serre les entrailles. Je refuse qu’il apprenne son existence.
Peu importe qu’il ne soit plus en mesure de lui faire du mal
maintenant, à cause de la drogue qui a ravagé son corps et son cerveau.
On continuera tous à se porter mieux s’il ignore que j’ai quelqu’un
d’aussi précieux dans ma vie, alors que lui a tout perdu.
— Merde, merde, merde…, souffle-t-il en recommençant à fouiller,
toujours dans la même zone du salon.
Il tourne en rond sur lui-même, ravagé par le manque.
— Tu ne comprends pas ? J’en ai besoin. Je ne vais pas… tenir…
À bout de nerfs, il se met à jeter tous les objets qui lui passent sous
la main, sans se soucier de leur trajectoire, et je dois me décaler pour
éviter de me prendre la télécommande en plein visage.
Je sens de nouveau une présence derrière moi et je m’apprête à
perdre patience parce qu’Isaac ne m’a finalement pas écouté, mais je
me rends compte qu’il s’agit de ma mère. En l’apercevant, Adam
arrête de gesticuler, le téléphone fixe en main.
— Maman ?
Elle n’a pas l’air aussi choquée par son apparence qu’elle devrait
l’être. Est-ce qu’elle était déjà au courant qu’il se piquait ? Sarah
m’avait promis de ne rien lui dire.
— Maman, la supplie-t-il. Dis-lui de me donner l’argent. Ou je vais
crever.
Il lui sourit comme un enfant et, alors qu’elle ne montrait jusque-là
aucune émotion, je remarque sa gorge qui se soulève.
— Tu dois partir, finit-elle par lui ordonner froidement, sans même
utiliser son prénom.
Son expression cherchant à attiser la pitié change face à tant de
froideur. Il fracasse le téléphone contre le sol tandis qu’elle recule en
étouffant un cri d’horreur. Les voisins vont finir par monter se plaindre
pour tapage nocturne, ou par appeler les flics directement. En fin de
compte, ce serait la meilleure solution.
— Espèce de salope, tu ne peux pas me dire de dégager !
Il saute tout à coup par-dessus les coussins pour tenter de la pousser
dans un éclat de rage, mais je m’interpose avant qu’il ne puisse la
toucher. Son poignet que je saisis ressemble à une brindille et sa peau
est poisseuse de sang aux endroits où il s’est gratté. Je le lâche et il
perd l’équilibre, tombant en arrière sur le canapé en lambeaux.
On dirait que cette chute a réussi à injecter un peu de lucidité dans
son esprit embrumé. Sans bouger, il fixe son regard sur un point devant
lui, mais ses yeux n’ont plus l’air aussi vides. Un silence horrible
règne dans la pièce, couvrant la respiration tremblante de notre mère.
— Elle t’a dit de partir, je lui rappelle, décontenancé par sa soudaine
apathie.
— C’est moi qui dois partir ?
— Ça devrait être moi ?
— Ouais… t’as rien à faire là non plus.
Après un long silence, il tourne la tête et me sourit d’un air sinistre.
— Tu sais ce qu’ils m’ont dit, dans le quartier ? Ils m’ont dit que
t’es revenu prendre ma place. Et que tu trimballes une jolie fille avec
toi. Alors bravo ! T’as réussi à berner tout le monde.
Il nous désigne tout à coup de l’index, notre mère et moi.
— Mais ça changera rien au fait que t’es le résultat d’un putain de
viol collectif, Shayn, que maman a la gerbe chaque fois qu’elle te
regarde et que, peu importe que t’essayes de l’acheter avec de l’argent,
elle ne t’aimera jamais.
Sa déclaration me glace jusqu’à la moelle.
Il était au courant. Il me détestait et aurait pu utiliser cette
information contre moi pour me torturer, mais il ne l’a jamais fait. Je
ne comprends pas ce choix. Une chose reste sûre, ce n’était pas pour
me protéger.
— Si tu le savais, pourquoi tu te sentais aussi menacé ? Pourquoi tu
te chiais dessus à l’idée que le fils du violeur puisse faire mieux que
toi ?
En posant cette question, j’ai fait un pas en avant, sentant toute ma
haine pour lui se réveiller, comme si elle n’attendait que ça.
— Hein, Adam ? j’insiste, l’estomac révulsé. C’est toi qui m’as
détesté en premier. Pourquoi ?
Adam, le grand frère que je n’ai jamais eu. Celui qui me mettait à
l’écart, qui n’essayait pas de réduire la distance que notre mère avait
créée et qui repoussait cruellement mes tentatives d’approche de gosse
en manque d’attention. Ça l’arrangeait d’être le seul à en être couvert.
Il le savait : se rapprocher de moi, c’était prendre le risque de devoir
partager toute cette lumière dans laquelle il baignait depuis sa
naissance.
Justement parce qu’il a conscience de son égoïsme, il gratte sa barbe
de trois jours et fait remonter son regard sur moi sans la moindre
émotion.
— Tu pourras jamais être moi, Shayn. Garde ça en tête.
— Ça tombe bien. C’était pas mon intention, j’affirme. Maintenant,
dégage.
Il pousse sur ses avant-bras noueux et décharnés et se redresse. Je le
regarde faire en regrettant tout à coup d’avoir passé la moitié de ma vie
à me détester pour un choix qu’il a fait. Il me frôle et s’arrête, si
proche que, malgré notre différence de taille, je peux sentir son haleine
avinée.
— Bonne chance avec elle, me glisse-t-il en jetant un œil à ma mère.
Quand tu ne lui serviras plus à rien, elle te jettera aussi.
Alors qu’il vient de proférer son mauvais présage, il lève tout à coup
la main et tend quelque chose en direction de ma carotide. Ma mère
lâche un cri strident. Je le repousse violemment en sentant que quelque
chose m’a effleuré et il se fracasse de nouveau au sol pendant que je
cherche du regard l’objet qui lui a échappé des mains et a ricoché sur
le carrelage.
C’est un morceau de son cadre-photo. Le bout de bois n’est pas
assez tranchant pour me tuer, mais le but était de me blesser, ou au
moins de m’effrayer. Ma main tremble, pressée contre mon cou. Mon
corps a gardé des séquelles de l’attaque au couteau. Quand je vérifie
ma paume, il n’y a pas de sang, aucune douleur. Juste cette sensation
que j’ai failli y passer.
Fou de rage, j’avance pour me jeter sur lui et lui faire payer son
attaque sortie de nulle part mais je constate qu’il est de nouveau
absent. Dans cet état avancé d’intoxication, ses quelques instants de
clarté étaient comptés. Il s’est mis à se gratter les veines
compulsivement, le regard perdu dans le vide. J’en ai la nausée.
Certaines personnes ne sont pas mortes, mais c’est tout comme.
En fin de compte, il a fini comme Lucy. Seul dans un endroit noir et
froid, là où plus personne ne pourra plus le récupérer.
Quelqu’un me tapote l’épaule pour que je dégage le passage, et deux
policiers me dépassent. J’étais tellement concentré sur mon frère que je
ne les ai pas entendus arriver. Je cligne des yeux, presque persuadé
qu’ils sont ici pour moi, mais en les voyant se diriger vers Adam et le
saisir fermement par les bas, je comprends qu’Isaac ou les voisins les
ont appelés.
— Monsieur, lui dit l’un d’eux. Il va falloir nous suivre.
Son instinct de survie surpasse les effets de la drogue. Il tente de se
débattre en gesticulant comme un forcené, mais est rapidement
menotté pour qu’il se tienne tranquille. Avec distance, j’assiste à cette
scène chaotique. Isaac s’est joint à nous et reste près de notre mère en
lui tenant la main. Plus dévastée qu’elle ne l’a jamais été, elle garde le
visage fermé, les yeux encore empreints d’une profonde tristesse.
Ils emmènent Adam.
Comme si elle avait enfin intégré l’idée que son fils n’est plus son
fils, elle les laisse faire.
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44.

« Un être aimé correctement peut apprendre


à aimer les autres. »

Shayn

Le surlendemain de l’arrestation d’Adam, June m’aide à ranger le


bordel qu’il a laissé chez ma mère. Cette dernière n’a toujours pas eu
le cran de s’y coller, mais le passage de mon frère dans le salon donne
l’impression qu’une tornade a ravagé l’État de New York. Le canapé
éventré est posé contre un mur en attendant d’être emmené à la
déchèterie, tout comme les nombreux objets qu’il a fracassés et mis en
pièces. Affairé à passer le balai, je me débarrasse de la mousse orange
recouvrant encore une bonne partie du sol pendant que June fait un tri
entre ce qui est récupérable et ce qui ne l’est pas.
Elle se penche pour ramasser un morceau de téléphone fixe, qu’elle
a trouvé sous un des petits tabourets en cuir marron et le jette dans le
sac poubelle posé au centre de la pièce. Je la rejoins avec une énième
et dernière pelle débordant de mousse et la déverse à l’intérieur avant
de refermer le sac et de le traîner dans le couloir pour le descendre au
local à poubelles.
Une fois que c’est fait, je remonte à l’appart. June m’attend dans la
cuisine en tripotant distraitement son collier. Elle l’a remis récemment.
Je dois admettre que j’étais assez heureux quand je l’ai de nouveau vu
autour de son cou, et que j’ai compris qu’elle ne l’avait pas jeté.
Je l’avais bien choisi à l’époque : les ailes de ce papillon violet sont
aussi délicates qu’elle.
— Merci d’être venue aider, je lui lance en me lavant les mains.
— C’est normal.
Elle se sent encore coupable d’être restée dans la voiture l’autre soir,
ignorant tout de ce qui se passait chez nous. Mais je préfère ça, qu’elle
ait seulement vu Adam de loin lorsqu’il s’est fait escorter par les flics
dans le hall de l’immeuble. Lui ne l’a sans doute même pas remarquée
dans toute cette confusion. C’est mieux ainsi : qu’ils continuent
d’exister sans que leurs lignes de vie ne se croisent jamais.
Il est près de midi. Ma mère est partie au travail à notre arrivée, il y
a une heure, et Isaac est à l’école.
— T’as vu ? me demande June. Ta mère a laissé quelque chose dans
le four. C’est écrit de se servir.
J’étais tellement occupé à essayer de remettre de l’ordre dans cette
anarchie que je n’ai même pas senti l’odeur de sauce tomate qui
embaume la pièce, pourtant elle est évidente. Je crois que June en avait
conscience depuis un moment et se retenait simplement de me le dire.
Elle tire la plaque de cuisson pour voir ce que c’est et paraît plus
qu’enthousiaste en découvrant qu’il s’agit de lasagnes.
— Vraiment ? je marmonne. Ma mère a laissé ça ?
Je récupère le morceau de papier des mains de June pour voir si
quelque chose d’autre est écrit au dos, comme : « Servez-vous tous,
sauf toi, Shayn », mais le recto est vierge.
— On devrait en prendre. Ça lui ferait plaisir.
Sans me demander mon avis, elle s’empare d’assiettes en carton
dans le placard, pour ne pas toucher à la vaisselle tout juste lavée, et
nous en sert deux parts généreuses. C’est si inhabituel pour moi de
recevoir l’attention de ma mère que je la regarde d’abord faire quand
elle avale une première bouchée, comme si c’était forcément un genre
de piège.
— C’est très bon, approuve-t-elle. Tu devrais goûter.
Je prends mon assiette, coupe un morceau avec les dents de la
fourchette. Le plat est encore tiède. Ma mère cuisinait bien, dans mes
souvenirs, mais ça fait des années que je n’ai pas eu l’honneur de
manger ce qu’elle a préparé. Alors, en portant un morceau à ma
bouche, c’est presque un moment sacré.
— Ouais, c’est bon, j’admets en constatant que la saveur est restée
intacte sur ma langue.
On continue de manger debout contre le plan de travail, dans cette
lumière grise et douce. Le silence entre nous est réconfortant. J’aime
bien cette ambiance. Cette habitude qui se transforme peu à peu en
certitude.
Lorsqu’elle a terminé, June débarrasse son assiette et me confie :
— Tout à l’heure, elle m’a dit bonjour, tu sais.
À l’entendre, on croirait que c’est l’exploit du siècle.
— On dirait qu’elle essaye de faire un effort. C’est gentil, ajoute-t-
elle parce que je reste de marbre.
Peut-être que mes mots de l’autre soir ne sont pas tombés dans
l’oreille d’une sourde. C’est à peine si elle m’a regardé quand je suis
entré, pour ne pas déroger à ses habitudes, mais je ne lui en ai pas
voulu. La conversation qu’on a eue devant elle avec Adam était
particulièrement pesante. Je me doutais que la gêne persisterait entre
nous.
— Tu penses qu’elle tient le coup ? Ça doit être dur. C’est quand
même son fils…
— Je crois, ouais. Il faut lui laisser le temps de digérer un peu.
Je me dis que, au-delà de son comportement avant-hier, elle est
surtout déçue de savoir qu’Adam traînait dans les parages depuis un
moment mais ne s’est montré que lorsqu’il a su pour la thune.
Elle a été contrainte de faire une déposition contre lui, hier, pour
vandalisme. Puisque la serrure n’a pas été crochetée – Adam avait un
double des clefs –, je doute que ça fonctionne auprès de l’assurance.
Elle aurait aussi pu porter plainte pour mettre toutes les chances de son
côté, mais elle a refusé lorsque l’agent le lui a proposé. Ce n’est de
toute façon pas sa clémence qui sauvera Adam. Il y a deux mois, il
aurait presque buté un sans-abri durant une altercation pour de l’alcool
et était recherché depuis. Il a aussi été accusé d’autres choses moins
graves, toutes aussi peu reluisantes : destruction de la voie publique
sous emprise de stupéfiants et vols répétés dans des supérettes. Il est
encore en garde à vue, mais il va être renvoyé en centre correctionnel
le temps d’être jugé et, vu ses antécédents, la justice ne risque pas
d’être indulgente. Il en aura pour un moment.
Je parie qu’un jour on recevra une lettre nous annonçant qu’il a fait
une overdose. Je ne sais pas trop ce que j’en pense, ni si ça me
soulagera. Mais peu importe ce qu’il advient maintenant. On dirait que
l’air de cette maison est moins chargé par les secrets inavoués depuis
qu’on a accepté que certaines choses ne peuvent pas être réparées, en
dépit des efforts auxquels on veut bien consentir.
J’ai tourné la page pour de bon, sans m’effacer pour autant. D’autres
personnes comptent sur moi, et June a raison : je ne suis pas
responsable des actes de mon père, même si son sang coule en moi. Et
réécrire le passé est impossible. Alors j’apprends à vivre avec ses
conséquences sur le présent.
— T’en veux encore ? me propose June, sur le point de ranger le
plat en verre dans le frigo.
— Je vais en laisser à Isaac. Sarah dit que c’est son plat préféré.
À ces mots, elle me sourit sans savoir à quel point je ressens sa
douleur.
— T’as encore l’air triste. Comme l’autre soir.
Prise sur le fait, elle papillonne des cils en refermant la porte du
frigo, voulant me convaincre que je me fais des films, et s’éloigne pour
récupérer ses affaires. Une fois prête à partir, elle me pousse vers
l’entrée pour qu’on sorte de l’appartement.
Sur le palier, je passe devant elle en me demandant si l’accès au toit
de l’immeuble est toujours ouvert. C’était le cas quand j’étais
adolescent. J’aimerais voir une autre expression sur le visage de June,
alors c’est l’occasion de le découvrir. Je lui fais signe de me suivre en
lui désignant les étages supérieurs. Elle n’a pas l’air de comprendre ce
changement d’itinéraire mais ça ne l’empêche pas de s’engager dans la
même direction que moi.
Une fois en haut, je dois mettre un peu de force pour pousser la
lourde porte en fer. Le temps s’est nettement rafraîchi, en novembre.
June rentre les épaules en se laissant distraire par la vue pendant que
j’observe cet endroit où le béton côtoie le ciel.
C’est le même qu’il y a quelques années : des antennes et des
paratonnerres éparpillés entre les évents de toit pour la ventilation. De
la fumée blanche s’en échappe et des volutes s’éparpillent dans les
airs, se fondant dans la grisaille ambiante. On dirait que personne n’est
monté ici depuis longtemps. J’aimais bien venir regarder les faibles
contours de Long Island qui s’étendaient à perte de vue, pendant que
les petits du quartier s’entassaient sur des chaises pétées au pied de
l’immeuble.
Je m’avance pour atteindre le garde-fou et vérifier s’il y a encore de
jeunes en bas, mais je ne vois personne au niveau des allées ; on dirait
que la nouvelle génération préfère jouer à Fifa que de traîner dehors
tard dans la nuit et d’éclater de rire jusqu’à ce que les résidents se
plaignent.
June me rejoint et s’appuie au garde-fou près de moi. J’ai un flash
très désagréable de son corps suspendu au-dessus du vide alors qu’elle
avait enjambé un parapet pour s’y asseoir sur le toit de Sherborn. Mais
ce souvenir ne semble pas l’effleurer, comme si c’était un événement
trop éloigné de la personne qu’elle est devenue aujourd’hui. Elle fixe
son regard sur la ville derrière les autres bâtiments. Le nôtre n’est pas
le plus haut, et certains nous bloquent la vue.
— C’est mignon, commente-t-elle, pensive. J’aimais bien traîner sur
le toit de ma maison aussi.
À cette mention, la brèche de sa tristesse devient encore plus
évidente. Elle a un moment d’absence.
— Bon, je cède, irrité par sa façon de nier que quelque chose ne va
pas. Qu’est-ce qu’il y a ?
— J’ai reçu un mail des services sociaux avant-hier, m’avoue-t-elle
directement. La demande de garde de Suzan et mon père a été rejetée,
mais ils ont fait appel. La nouvelle audience aura lieu en janvier.
Elle cogne ses ongles sur le métal froid de la rambarde. On dirait
bien que garder ces mots en elle quelques secondes de plus allait la
faire imploser.
— Et je ne peux toujours pas voir Gaby. J’ai l’impression que ce
sera comme ça jusqu’à sa majorité. Ça fait déjà plus de deux ans qu’on
ne s’est pas parlé. Quand j’en aurai enfin l’occasion, ce sera comme si
on ne se connaissait pas. Comme si on ne s’était jamais connus.
Bien sûr que toute cette situation lui pèse. Elle est loin de son frère,
et les absents ont toujours tort.
— Je me sens tellement… inutile. Je suis juste partie sans essayer de
me battre. Peut-être que la femme des services sociaux me ment pour
être gentille. Peut-être que c’est lui qui ne veut pas me voir ? Et si ses
grands-parents lui avaient fait un lavage de cerveau ?
— T’en as fait plus que tu aurais dû pour Gaby, à ton âge. Tu ne
pouvais rien contre les services sociaux, même si t’es persuadée du
contraire. Ça sert à rien de culpabiliser.
Elle se tait un instant alors que son regard erre sur les immeubles
d’en face.
— J’ai eu mon diplôme. C’était ça, le plan. Réussir mes études et
aviser ensuite.
Elle ferme les paupières et admet :
— Hier, je n’ai même pas réussi à aller à l’entretien de Kaiser. Et tu
sais quoi ? Je m’en fiche. Ça n’a aucune importance. Parce que
maintenant, j’ai l’impression d’avoir laissé quelque chose en suspens.
Je commence à comprendre où elle veut en venir.
— Tu veux y retourner ? À Londres ?
En lui posant la question, je sens la nervosité m’atteindre. Si elle
choisit une chose, je devrais renoncer à d’autres.
— J’ai besoin d’y réfléchir. Mais… l’assistante sociale m’a proposé
de témoigner durant l’audience, pour prouver que j’étais apte à rendre
visite à Gaby.
J’ai toujours vécu sans attaches. Pourtant, savoir que je vais
décevoir Isaac et Sarah en me barrant une nouvelle fois sans savoir
pour combien de temps ne me laisse pas indifférent. Malgré moi, je
pousse un soupir.
— Je sais que tu as ta famille ici. Même si ce sera juste temporaire,
je ne peux pas te demander de me suivre, surtout après ce qui s’est
passé. Mais c’est juste que…
— Qu’il n’y a aucune raison qu’on soit à nouveau séparés.
Elle prend une longue inspiration et fait glisser ses doigts jusqu’à
mon coude, sur la rambarde.
— Shayn. Tu n’es pas obligé.
— J’en ai envie.
Elle semble oublier qu’elle est aussi devenue ma famille. Et puis, on
reviendra. Je ne donnerai pas raison à ma mère en disparaissant
comme un fantôme. C’est mauvais d’entamer des relations qu’on ne
peut pas entretenir.
La sincérité de ma réponse la fait se hisser sur la pointe des pieds
pour m’embrasser. Je dois me plier pour qu’elle puisse atteindre mes
lèvres. Son baiser est chaud et doux, aux antipodes de cette journée
glaciale. Le vent commence à nous geler le visage malgré cette
tentative pour nous réchauffer. Elle recule à contrecœur mais je la
coince contre la rambarde. Elle ne comprend pas ce revirement, ni
pourquoi je la fixe sans dire un mot alors qu’on devrait retourner à
l’intérieur.
Je reste encore un peu dans cette position en me disant que, cette
fois, je ferai en sorte de l’aimer comme elle le mérite.
— On va essayer, d’accord ?
Ses yeux s’illuminent pour la première fois depuis trois jours, et elle
acquiesce :
— D’accord.
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Épilogue

June

La bruine du mois de décembre s’est officiellement invitée dans le


paysage. Elle recouvre tout autour de moi : le banc humide sur lequel
je suis assise, les feuilles d’érable blanc au-dessus de ma tête et l’herbe
qui scintille à cause des perles d’eau récentes. J’ai sous-estimé le froid
et j’ai enfilé un pull trop léger en sortant. Ce serait plus sage de me
réchauffer dans un café si je ne veux pas tomber malade, mais
j’aimerais réussir à profiter de la lumière déclinante avant qu’elle
disparaisse définitivement pour ce soir.
Je frotte mes traits de fusain pour les flouter. Ça faisait longtemps
que je n’avais pas utilisé cette technique, celle qui me sert à créer des
univers sombres et laisse des traces qui le sont tout autant sur les
doigts. Quand j’estime être satisfaite, j’éloigne mon carnet pour
observer le résultat et j’ai un pincement au cœur. La dernière fois que
j’ai fait un dessin similaire, j’étais encore à Londres, dans une salle de
classe.
Londres.
Cette ville me manque vraiment, ces derniers temps. Sa beauté
revient à moi comme une chanson écoutée il y a une éternité et dont
l’air reste en tête. Malgré les mauvais souvenirs, je sais qu’elle est ma
seule voie pour espérer revoir Gaby.
L’audience se tiendra le mois prochain. Je ne sais pas encore s’il y
assistera mais, si c’est le cas, je pourrais peut-être tenter de lui parler.
Je serais déjà heureuse de l’apercevoir. Shayn a dit que Caleb ferait
jouer ses contacts si j’ai besoin d’un avocat pour obtenir un droit de
visite. Les services sociaux sont toujours convaincus que Gaby devrait
rester loin des personnes lui rappelant son ancienne vie, parce qu’il est
trop instable psychologiquement. Alors je ne m’attends pas à ce que ce
soit facile. Si j’échoue, ce sera en sachant que j’ai tout essayé.
J’appréhende de voir Suzan et mon père au tribunal. Mais je les
regarderai droit dans les yeux quand le moment viendra. Après tout ce
qu’ils m’ont fait subir, ce n’est pas moi qui devrais avoir honte. J’en ai
fini de me diminuer en espérant disparaître.
Disparaître n’a jamais sauvé personne.
Je me demande quand même si la haine que mon père éprouve à
mon égard se sera atténuée depuis notre dernière entrevue. Je ne veux
pas me leurrer : il est encore marié à Suzan. Il est resté la même
personne, alors que les gens autour de lui ont évolué.
C’est effrayant de savoir que, peu importe ce qu’il se passe,
certaines choses sont immuables.
— Toujours pas de couleurs, hein ?
La voix de Shayn dans mon dos me surprend. Il contourne le banc
pour s’asseoir à côté de moi et étend un bras sur le dossier. Pendant un
instant, nos regards restent posés sur la page de mon carnet noircie au
fusain.
— Tu devrais être illustratrice, finit-il par dire.
— Illustratrice ?
— Ouais. Tes dessins racontent toujours une histoire. Une histoire
un peu déprimante et inquiétante, ouais, mais… une histoire quand
même.
Je l’observe mieux. Il y a des bavures partout sur mes traits
imprécis, mais ça a son charme. Dernièrement, j’essaye de revenir à
l’essence de ce que j’aimais dans l’art, d’oublier les règles qu’on m’a
enseignées à l’école. Ça me fait du bien d’arrêter de me demander si
tout ce que je fais est à la hauteur. Alors que l’éventualité tout juste
suggérée prend forme quelque part dans mon esprit, il demande :
— Ta mère ne m’a toujours pas invité à prendre le thé ?
— Toujours pas.
— Elle était dans le camp de Tyron. Dommage. On dirait que toi, tu
préfères les fouteurs de merde.
— Arrête…
Je me sens encore mal de l’avoir embrassé. Il n’a toujours pas
répondu à mon message d’excuses, et à force je ne sais plus si je dois
attendre qu’on se réconcilie. Quant à ma mère, je lui ai avoué qu’on se
fréquentait avec Shayn, mais je me suis gardée de lui révéler certains
détails tels que les vraies circonstances de notre rencontre ou son
récent séjour en prison.
Beaucoup de secrets resteront les nôtres, comme ça a toujours été le
cas.
— Ça va aller. Je suis le genre de personne que tu détestes au
premier coup d’œil ou que t’apprécies directement. Elle finira par
s’habituer à ma présence.
Il s’étire sur le banc, atteint mon épaule avec sa main.
— Ce n’est pas comme si tu allais lui laisser le choix, si ?
— Exactement. Et puis ta mère doit bien partager quelques gènes
avec toi. Je l’aurai à l’usure.
Il se lève.
— Allez, viens. J’ai la dalle.
— Au moins, ça nous fait un autre point commun, je réplique en
fermant mon carnet. On ne peut pas vraiment dire que ta mère me
porte dans son cœur.
— Ouais, mais c’est ma faute, pas la tienne.
« Les choses qui ont de l’importance à mes yeux n’en ont aucune
aux siens. »
Leur relation lui fera toujours du mal, même s’il continuera de
prétendre qu’il est passé à autre chose. Ses blessures sont trop
profondes pour cicatriser totalement. Je sais ce que c’est. Alors je le
soutiendrai dans sa douleur, de quelque forme qu’elle soit, parce que
c’est ce qu’on fait pour les gens qu’on aime.
Je l’observe prendre de l’avance dans l’allée pavée.
Je ne me fais pas d’illusions. Tous les deux, on commettra encore
des erreurs plus ou moins grosses. Plus ou moins graves. Je n’ai pas
toutes les réponses à ces questions que j’ai arrêté de me poser. J’ai
juste une certitude à présent : c’est que Shayn était et restera un pilier
de mon existence et que, quoi qu’il advienne, je veux qu’on continue
d’avancer ensemble.
— June ? m’appelle-t-il en voyant que je ne me suis toujours pas
levée.
Sa silhouette seule au milieu de la brume et des arbres renvoie
quelque chose de nostalgique. S’il n’était pas aussi pressé, je l’aurais
forcé à rester immobile juste pour le dessiner et m’assurer de n’oublier
aucun détail de ce moment, même dans plusieurs années.
— C’est pas grave, je lui assure en accélérant le pas pour le
rattraper. Isaac et Sarah m’aiment bien. D’ailleurs, Isaac m’aime peut-
être plus que toi.
Il m’adresse un sourire moqueur.
— J’ai un doute. Ça va être difficile de me concurrencer là-dessus.
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Remerciements

Il y a quelques années, alors que j’étais encore au lycée, j’ai écrit une
première version de Troublemaker, qui a fini par stagner dans mes
brouillons pendant que je travaillais sur d’autres romans. Ce n’est
qu’en mai 2022 que je l’ai repris avec l’intention ferme de le terminer.
En publiant les premières lignes de ce roman sur internet, j’étais loin
d’imaginer l’ampleur qu’il prendrait. Je tiens donc à remercier tous
mes lecteurs pour leur soutien inestimable depuis les débuts de
Troublemaker.

Merci de faire vivre June et Shayn par votre enthousiasme, que ce soit
en privé, sur les réseaux sociaux, ou simplement en ouvrant ces livres
et en essayant de comprendre les personnages, en vous retrouvant en
eux. J’espère que, même après la fermeture de ces pages, June et
Shayn garderont une petite place dans vos cœurs ; je sais qu’ils ont
marqué le mien et m’ont beaucoup appris en tant qu’auteure.

Un immense merci à mon éditrice, Zélie, pour sa compréhension de


mon univers et la justesse de ses retours, mais également pour sa
véritable gentillesse et sa disponibilité.

Je remercie bien sûr toute l’équipe éditoriale et marketing de BMR :


Lou pour son suivi sur le texte, Apolline et Marie pour leur travail et
leur créativité, ainsi que toutes les personnes ayant permis à
Troublemaker de voir le jour sous sa plus belle forme.

Merci également à mes parents et à mon frère de me soutenir au


quotidien, et à ma famille et mes proches pour leur intérêt constant
envers mon travail.

Merci à mes amies auteures pour nos grands débats sur l’écriture, entre
autres ! (mention spéciale à Maxandre et Azra !).
Avec toute ma gratitude,
et jusqu’à la prochaine histoire… ;)

Prenez soin de vous,

Laura ♡
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Couverture : © Books and moods
Visuels : © Shutterstock

© Hachette Livre, 2021, pour la présente édition.


Hachette Livre, 58 rue Jean Bleuzen, 92170 Vanves.

ISBN : 9782017207610

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.

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Playlist

Eden & Addison


It’s You (acoustic) – Ali Gatie
*
Bubblegum Bitch – Marina
Teeth - 5 Seconds of Summer
Teen Idle – Marina
We Can’t Stop – Miley Cyrus
Prom Queen – Molly Kate Kestner
Walls Could Talk – Halsey
Princesses Don’t Cry – CARYS
Hate Me – Nico Collins
Jealous – Nick Jonas
SugarCrash ! – ElyOtto
R U Mine ? – Arctic Monkeys
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Envie
Elle. Absolument tout ce qui la concerne.
Qu’elle soit à moi, pour toujours.
L’envie d’elle.

Colère
Ne pas l’avoir. Ne pas pouvoir l’aimer.
N’être qu’un spectateur de sa vie.
La colère de ne pas l’avoir.

Gourmandise
Sa peau, ses cheveux, ses sourires.
Son odeur si sucrée et enivrante.
Vouloir la goûter.

Luxure
Imaginer ses mains sur mon corps.
Imaginer son corps sous mes mains.
Elle devient mon seul désir.

Orgueil
La reine et le roi.
Nous gouvernons le monde, il nous est dû.
Ensemble, nous sommes tout.
Mais, pour elle, j’oublie la paresse.
J’oublie l’avarice.
J’oublie tout, à moins qu’elle ne m’oublie avant.
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01. Addison

Gemma et moi avançons dans les couloirs comme si le monde nous était
dû, alors que j’ai la furieuse impression que quelqu’un prend un malin
plaisir à donner de grands coups de marteau dans mon crâne. Je ne peux pas
me plaindre, évidemment, car c’est ma faute : si je n’avais pas décidé
d’aller faire la fête hier soir, j’aurais pu me reposer tranquillement dans ma
chambre devant une série. Mais j’ai passé la totalité des vacances d’été loin
de Miami et j’avais envie – non, j’avais besoin – de sortir. En y repensant,
je dois avouer que le jeu en valait la chandelle, même si je ne suis pas sûre
d’être très efficace pour cette première journée de terminale.
— Sérieux, je ne comprends pas comment tu fais pour sortir toute seule
dans les bars, soupire Gemma en passant une main dans ses cheveux bruns.
Je hausse les épaules sans savoir quoi répondre. Il n’y a rien à dire de très
palpitant ni aucune formule magique : j’ose, c’est tout. Parce que si Gemma
pense que le monde lui est dû, alors moi j’agis comme si j’en étais
convaincue. C’est là toute la différence entre nous.
— Une fausse carte d’identité et plus rien ne peut me résister, plaisanté-
je.
Gemma se met à rire tandis que nous arrivons devant mon casier. Je
l’ouvre et dépose quelques affaires dedans avant de jeter un coup d’œil à
mon emploi du temps et d’attraper mon livre de littérature.
— Salut bébé, dit une voix que je ne connais que trop bien.
Kole passe ses bras autour de ma taille et dépose un baiser dans mon cou
avant de me susurrer un « Tu m’as manqué » à l’oreille. La culpabilité
m’assaille aussitôt. Parce que les mains rêches qui me touchaient hier soir,
les lèvres taquines qui me torturaient et le regard brûlant qui imprimait mon
image en mémoire ne lui appartenaient pas.
Je me retourne vers lui et passe mes mains dans sa nuque pour l’attirer à
moi. J’essaie de l’embrasser avec tout l’amour que je possède, mais mon
baiser manque de sincérité. Non pas parce que je n’ai pas de sentiments
pour Kole, mais parce qu’il y a une énorme boule, lourde et menaçante,
dans le fond de mes entrailles. La voix dans ma tête qui me hurle que je suis
une horrible personne joue certainement un rôle, elle aussi.
— Toi aussi tu m’as manqué, je lui réponds dans un sourire.
Gemma se racle la gorge et nous ramène sur terre. Je me tourne vers elle
et passe un bras autour de ses épaules.
— Ne t’en fais pas, il devrait bientôt arriver.
— J’espère. C’est un comble qu’il n’ait pas encore rencontré ma
meilleure amie, soupire-t-elle.
Je ricane avant de la lâcher. Cet été, l’ami d’enfance de Flynn et Cassiel
est revenu pour passer sa dernière année dans le même lycée qu’eux.
Personne ne le disait ouvertement, mais c’était sûr qu’Eden serait très beau :
personne n’en attendait moins de lui, pour qu’ils forment ensemble un trio
imbattable. Le surnom n’a pas tardé à faire son apparition et a traîné partout
sur les réseaux – la Golden Trinity.
— Je ne comprends toujours pas que tu ne m’aies pas montré de photos,
pesté-je, plus amusée qu’autre chose.
Gemma m’a raconté absolument tous les détails, de leur rencontre à leur
première fois, en passant par leur premier baiser et le premier verre qu’ils
sont allés boire ensemble. Certaines fois, j’avais même l’impression de
vivre ces moments avec eux. Malheureusement, il faut croire qu’Eden
déteste les photos.
— Heureusement que tu es déjà prise, parce que toutes les filles
mouillent leur culotte en le voyant, s’amuse Flynn, qui nous rejoint avec un
sourire narquois aux lèvres.
Il s’avance vers moi et m’attrape par la nuque pour m’attirer à lui. Il me
serre brièvement dans ses bras et s’éloigne de quelques pas pour me
détailler.
— J’ai cru que tu ne reviendrais jamais. J’allais presque organiser une
fête pour l’occasion.
Autrement dit : « Je suis content de te revoir Addison, tu m’as manqué. »
J’ai pris l’habitude de comprendre le contraire de ce que pouvait dire Flynn
et, depuis, je me porte beaucoup mieux. Si je suis une peste arrogante, je me
demande ce que ça fait de Flynn Jensen.
— Quand est-ce que commence la saison de basket ? demande Kole,
pour discuter, alors qu’il connaît déjà la réponse.
Il pose une main sur ma hanche et je me crispe. J’ai toujours aimé sentir
son contact mais désormais, tout ce que je ressens, c’est de la culpabilité.
Putain, pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? Je n’ai absolument aucune
excuse : je ne connaissais même pas ce mec et, à l’heure qu’il est, je ne
connais toujours pas son nom.
— Ils sont là ! s’exclame gaiement Gemma.
Je suis son regard et mes yeux se posent d’abord sur Cassiel. Fidèle à lui-
même, il marche d’un pas nonchalant, les mains dans les poches et l’air
totalement préoccupé par tout sauf le monde réel.
Et puis, mon regard dévie et je le vois. Eden. Grand et musclé, ses
cheveux d’un brun sombre contrastent avec le bleu clair et le doré de ses
iris. Il foule le sol à la manière d’un dieu grec, comme s’il le bénissait à
chacun de ses pas. Il a l’aura confiante et provocante d’un roi, avec ses
sourcils épais et pourtant parfaits qui lui donnent un air sévère.
Quand ses yeux plongent dans les miens, je ne peux plus respirer. Ma
gorge se noue et ma respiration se fait bien plus lourde. Gemma se jette à
son cou et plante un baiser sur ses lèvres, auquel il répond en gardant son
regard rivé au mien. Nous sommes en plein milieu d’un large couloir, mais
l’endroit me semble soudain trop étriqué.
— Addi, je te présente Eden ! lance joyeusement Gemma lorsqu’elle
s’éloigne de lui.
Personne ne saisit le malaise, mais moi je sais que ce début d’année
risque d’être bien plus compliqué que je ne l’aurais imaginé. À cet instant,
il y a deux choses que je sais avec conviction. La première, c’est que je
viens de trouver le meilleur coup de ma vie. La deuxième, et, qui va de pair
avec la précédente, c’est qu’il m’est défendu d’y goûter à nouveau.
— Enchantée, dis-je d’une voix que j’espère naturelle.
Je tends une main à Eden, qui n’hésite pas une seule seconde avant de la
serrer dans la sienne. Pendant un court instant, je me demande s’il m’a
reconnue. Puis je vois la lueur qui brille dans ses yeux – charnelle et
tentatrice – et je comprends que, comme moi, il se souvient parfaitement de
la veille.
J’ai trompé mon copain, il a trompé ma meilleure amie. Et le pire, c’est
que nous avons fait ça ensemble.
— Tout le plaisir est pour moi.
Sa voix rauque et suave s’infiltre dans mes oreilles pour résonner dans
tout mon corps. Le sourire plein de malice qu’il affiche à ce moment restera
gravé dans ma mémoire pour toujours et cette poignée de main scelle notre
accord silencieux : nous avons un secret et personne ne le découvrira
jamais.
Eden porte le prénom du paradis, mais il est certainement le diable qui y
a été envoyé.
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02. Eden

Je ne me serais jamais douté que je reverrais Addison – Addison ! – aussi


rapidement. Au fond de moi, j’avais la certitude que nos chemins étaient
destinés à se croiser encore et encore, mais je ne pensais pas que cela se
passerait de manière si inattendue, en plein milieu de mon nouveau lycée,
en présence de ma copine et de son copain.
Hier soir, aucun de nous n’a pensé à demander le prénom de l’autre. J’ai
tout de suite compris que, pour elle, je n’étais qu’un inconnu parmi
d’autres. Mais moi, je l’ai reconnue directement, avec son nez en trompette
qui ressemble à un bouton de rose, ses taches de rousseur qu’elle affiche
fièrement, ses yeux d’un bleu éclatant qui semblent pouvoir sonder votre
âme et ses longs cheveux blonds qui s’accordent parfaitement avec la
couronne qu’on imagine facilement sur sa tête. Même si je ne l’avais pas
vue depuis des années, j’ai tout de suite su qui elle était.
Addison Allen. Ce n’est pas un nom doux, c’est un nom brut et dur, un
nom qui nous écorche la gorge, un nom qui semble avoir été créé pour
elle… Et, pourtant, un nom si magnifique qu’il en devient douloureux.
Quand j’ai eu un moment seul, j’ai prononcé plusieurs fois son prénom à
voix haute, en séparant bien chaque syllabe, les faisant rouler sur ma
langue, essayant de me les approprier.
— On n’est pas dans un épisode de Glee, enlève ton putain d’uniforme
Addi, se moque Flynn en la voyant s’approcher de nous.
En parlant du loup… Sa jupe de cheerleader vole autour de ses cuisses à
chaque pas qu’elle fait et, dans cette tenue, ses jambes semblent
interminables. Je les revois enroulées autour de ma taille, pendant qu’elle
gémissait contre mon cou, mordant ma peau sauvagement.
— Va te faire foutre, Jensen, lui répond-elle sans perdre de temps en lui
envoyant un doigt d’honneur.
Il sourit et passe un bras autour de ses épaules. Elle se laisse faire et reste
près de lui tout en jetant un coup d’œil à son portable.
— Gemma propose d’aller boire un verre, lancé-je soudain.
Les yeux de Flynn se mettent à pétiller, Addison fait tout pour éviter mon
regard et Cassiel se fiche totalement de ce qu’il se passe entre nous, trop
occupé à fixer toutes les personnes qui passent devant notre groupe.
— Parfait. On va au Peacock ? propose Flynn.
Addison se raidit tandis que je ne peux empêcher un sourire de se former
sur mon visage : c’est là que nous étions hier soir. Jensen doit sentir qu’elle
se crispe contre lui, car il n’hésite pas à la taquiner.
— Quoi ? T’as perdu un abonné sur Instagram ?
Elle lui assène une tape derrière la tête et range son portable dans un
soupir. Elle regarde autour d’elle et son visage s’adoucit quand elle aperçoit
Kole au loin, un sourire flamboyant et ses cheveux toujours parfaitement
coiffés. Honnêtement, je n’ai rien contre Kole, même s’il ressemble à un
putain de cliché : le mec populaire typique des films pour adolescentes.
— Alors cette première journée ? lui demande-t-il en attrapant ses
cheveux blonds pour pouvoir l’embrasser.
Elle sourit contre ses lèvres et je ne comprends pas comment les autres
font pour ne pas remarquer qu’elle est gênée. Tout son être respire la
culpabilité et ma présence l’empire probablement.
Gemma arrive à ce moment précis et vient se coller contre moi.
— Qui est partant ? demande-t-elle directement.
Flynn accepte sans rechigner, Cassiel grogne quelque chose
d’incompréhensible, Kole répond être présent, tout comme moi, puis tous
les regards se tournent vers Addison. Elle n’est pas gênée de l’attention qui
lui est accordée, elle a l’habitude. J’ai tout de suite compris que, où qu’elle
aille, tous les garçons se retournent sur son passage. Elle possède le genre
de beauté qui pousserait un homme au suicide.
— Je pense que je ne vais pas venir.
— Allez Addi, depuis quand tu refuses une soirée ? s’exclame Gemma.
Elle soupire et replace une mèche de ses cheveux derrière son oreille. Je
devine un piercing doré sur son cartilage, que je n’avais pas remarqué avant
et que, désormais, je meurs d’envie d’attraper entre mes lèvres. Je déglutis
difficilement en essayant de repousser cette pensée aussi loin que possible
en sentant le corps chaud de Gemma se presser contre moi.
Je suis un connard. Au moins, je n’ai jamais prétendu le contraire.
— Je suis fatiguée Gem’, mais je serai là vendredi soir. Promis.
Je fronce les sourcils en me tournant vers ma petite amie.
— Vendredi soir ?
— Oui, pour ma soirée. Tu m’écoutes quand je parle ? râle-t-elle
faussement, un sourire taquin sur les lèvres.
La discussion se poursuit et tout le monde se met d’accord pour se
retrouver dans quinze minutes devant le lycée, afin que nous ayons le temps
de ranger nos affaires dans nos casiers. Addison reste campée sur ses
positions et refuse catégoriquement de venir avec nous.
Je commence à marcher jusqu’à mon casier quand je m’aperçois qu’elle
me suit. Point négatif pour elle : son casier se trouve juste en face du mien.
Point positif pour moi : mon casier se trouve juste en face du sien. Elle
ouvre la porte avec fracas et balance nerveusement ses manuels dedans.
Lorsque j’entends le métal grincer puis claquer, je n’ai qu’à attendre trois
secondes avant de la voir débarquer près de moi. Elle pose sa main à plat
sur le mur près de moi et pointe un index accusateur sur mon torse.
— Ce qui s’est passé hier soir doit rester entre toi et moi.
Je suis d’abord étonné de la franchise avec laquelle elle me parle. Devant
les autres, elle semble presque trembler en ma présence. Mais quand nous
sommes tous les deux, elle prend les devants et sait se montrer autoritaire.
Je note cette nouvelle information sur Addison Allen et la garde dans une
petite boîte, bien cachée parmi toutes mes pensées.
Un sourire vient finalement étirer mes lèvres, ce qui semble ne pas lui
plaire.
— Je ne plaisante pas Eden. Tu ne diras rien à personne.
Je ne me suis jamais demandé si j’étais une mauvaise personne. Pour ça,
il aurait fallu que je me remette en question et donc que je sois doté d’une
conscience. Peut-être que j’en avais une, à un moment, mais elle a dû
disparaître au fil des années pour faire de moi l’homme que je suis
aujourd’hui. Mais si j’étais tout à fait objectif, j’avouerais que je suis très
certainement une horrible personne. Tant mieux, parce que ça me donne une
occasion pour lui demander :
— Pourquoi est-ce que j’en parlerais ?
J’attrape son index dans ma main et viens la plaquer contre sa hanche, la
rapprochant de moi. Nos corps se touchent et je sens son cœur battre la
chamade contre mon torse. Son visage reste indifférent, mais le reste de son
corps répond à mon geste.
— Si les autres étaient au courant, je ne pourrais plus faire ça…,
continué-je en baladant la pulpe de mes doigts le long de son bras.
Des frissons se dessinent sur sa peau nue et elle frémit à mon contact.
J’aimerais affirmer que je ne ressens que de l’excitation, mais impossible
d’ignorer la rancœur et la déception qui me nouent la gorge. Addison ne se
souvient pas de moi, alors que j’ai passé des années à me remémorer
chaque détail qui faisait d’elle ce qu’elle était.
J’aimerais briser son ego comme elle a brisé le mien. Rapidement et
profondément.
J’ai envie qu’elle pense à moi autant que j’ai pu penser à elle.
— Ne m’approche plus, c’est clair ?
Elle me repousse brusquement, tourne les talons et s’éloigne de moi sans
un mot de plus. Mais je ne suis pas vexé ; j’ai provoqué son excitation, sa
curiosité et sa colère.
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03. Addison

J’aimerais dire que je suis sûre qu’Eden a compris que je ne plaisantais


pas quand je lui ai demandé de ne plus m’approcher, mais je me voilerais
probablement la face. Certes, il ne m’a pas approchée depuis deux jours,
mais je sens ses regards insistants sur ma nuque chaque fois qu’il est
derrière moi, comme en ce moment même.
— Arrêtez de rêvasser, Addison.
Après la remarque du professeur Anderson, tout le monde se tourne vers
moi. Mais personne ne ricane. Non, ça, jamais. Se moquer d’Addison Allen
reviendrait à crier haut et fort « Humiliez-moi ! »
— J’espère que tes rêves étaient intéressants au moins, reprend-il en
voyant que je ne lui accorde aucune attention.
M. Anderson croise les doigts et s’installe plus profondément dans sa
chaise, le regard rivé sur moi. Il n’y a aucune animosité dans ses yeux, juste
de l’amusement. C’est probablement pour ça qu’il est le professeur préféré
de la majorité des élèves. Pour ça et parce qu’il est très beau et très jeune.
Un sourire vogue sur mes lèvres tandis que j’inspecte son visage à l’air
british qui lui va si bien.
— Je rêvassais peut-être de vous, je réponds en jouant avec mon stylo.
Des sifflements se font entendre dans toute la salle. Provocante,
audacieuse et sexy… Voilà qui est Addison Allen. Voilà qui je suis.
— Faites attention, mademoiselle Allen, ce n’est pas un comportement
autorisé en classe.
Je sais qu’il ne dira rien à ses supérieurs. Les gens en parleront
certainement et tous en entendront parler, mais jamais mon comportement
ne remontera jusqu’aux oreilles du proviseur. Et même si c’était le cas,
personne ne dirait jamais rien à la fille modèle que je suis : populaire,
capitaine des cheerleaders et avec des notes plus que convenables.
— Lisez le deuxième paragraphe, reprend Anderson d’une voix plus
sérieuse.
Je m’exécute et lis à la perfection l’extrait du livre que nous étudions –
Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, de Harper Lee. Je ne suis pas fan de
littérature, mais tous les lycéens sont d’accord pour dire que M. Anderson a
le talent pour rendre cette discipline intéressante. Je pense qu’il pourrait
même rendre la contemplation d’une boîte de conserve intéressante.

Le cours se termine rapidement et le professeur demande à me voir,


quand tous les autres élèves ont déjà quitté la classe. Il laisse la porte de la
salle bien ouverte et parle plus fort qu’à son habitude, pour prouver qu’il
n’y a rien de plus entre nous qu’une relation banale entre un professeur et
son élève.
— Il faut que tu arrêtes d’avoir ce comportement en classe, Addison, me
sermonne-t-il.
Je lève les yeux au ciel et attrape une mèche de mes cheveux blonds pour
l’enrouler autour de mon doigt. Certains prennent ça pour une attitude de
pétasse, mais c’est une habitude que j’ai depuis toute petite. Chaque fois
qu’une situation m’angoisse, j’attrape mes cheveux et je joue avec. Tant
mieux si les gens pensent que ça me donne un air je-m’en-foutiste, au
moins ils ne font pas attention à ce que je ressens.
— Pas de souci, réponds-je.
— Je suis sérieux, Addison. Tu ne peux pas parler comme ça à un
professeur.
Je pousse un soupir et hoche la tête. Je sais pertinemment qu’il a raison,
mais je m’en fiche.
— D’accord, je ne le ferai plus.
Il me regarde et plisse les yeux, essayant certainement de déterminer si je
suis sincère ou non. Je ne lui laisse pas le temps de trouver la réponse à sa
question et me faufile hors de la salle après l’avoir salué.
Ava et Gemma m’attendent patiemment en dehors de la salle, appuyées
contre une longue rangée de casiers peints aux couleurs de notre lycée :
jaune, bleu et blanc. Elles se redressent dès qu’elles m’aperçoivent.
— Alors, tu aimes un peu trop la provocation apparemment ? me
demande Gemma en jouant des sourcils.
Je lève les yeux au ciel et laisse échapper un soupir amusé. Nous
commençons à avancer vers la sortie du lycée tout en parlant.
— Sérieusement, un jour tu auras des problèmes, me prévient Ava.
— Mais pour l’instant, je n’en ai pas.
Elles se mettent à rire au moment où nous sortons de l’établissement.
Flynn et Kole nous attendent près d’un gigantesque pot en pierre blanche
qui accueille un joli palmier. Lorsque le regard de ce dernier se pose sur
moi, il s’approche et m’embrasse.
— Alors, cette journée ?
Je hausse les épaules. C’était une journée banale, dans ce lycée banal,
avec des personnes banales. Toujours la même chose. Pourtant, je plaque un
grand sourire sur mes lèvres et tente de me montrer d’humeur plus joviale.
— Parfaite ! Et la tienne ?
Kole m’informe que les recrutements pour l’équipe de basket vont
bientôt commencer, mais ça, je le sais déjà : ils ont lieu le même jour que
les recrutements pour l’équipe de cheerleaders. Nous avons quelques
entraînements la première semaine de cours, mais c’est la deuxième que les
choses sérieuses commencent.
— Tu penses qu’il y aura des recrues prometteuses ?
— Évidemment ! répond Flynn à sa place.
J’arque un sourcil en devinant qu’il a quelqu’un en tête et je comprends
quand mon regard se pose sur Eden, qui s’approche de nous, accompagné
de Cassiel. Chaque fois que nous nous regroupons, je fais tout mon possible
pour l’éviter et n’avoir aucun contact direct avec lui, et je ne compte pas
commencer à agir différemment aujourd’hui. Alors j’acquiesce simplement
en essayant de changer de sujet.
— On parlait justement de toi, s’exclame Flynn en passant un bras autour
des épaules d’Eden.
Ma mâchoire se contracte. Eden essaie de croiser mon regard, mais je ne
lui en laisse pas l’occasion et me colle un peu plus contre Kole. J’essaie de
repousser la culpabilité que je ressens, mais il y a toujours cette petite voix
dans ma tête qui me susurre : « Tu es une horrible personne. »
— Je vais finir par croire que tu es fan de moi, Jensen, répond calmement
Eden.
— Si c’était le cas, je t’autoriserais même à le mettre sur ton CV. Tout le
monde n’a pas la chance de pouvoir dire que…
— Est-ce que je dois être jalouse ? demande Gemma qui fait irruption
dans la conversation.
Elle attrape ses cheveux bouclés pour les attacher rapidement et je la
comprends : il fait une chaleur insupportable aujourd’hui. Même en ayant
opté pour un débardeur assez court et un short, je meurs de chaud.
— Pas de souci. Tu seras toujours ma préférée.
Eden vient de lui répondre en me regardant droit dans les yeux. J’essaie
de me convaincre que c’est la chaleur étouffante qui est responsable de ma
respiration difficile, mais je sais que ce n’est pas le cas. Mon cœur bat plus
vite et j’ai l’impression que tout le monde peut lire les remords sur mon
visage. Pourtant, personne ne fait aucune réflexion et je comprends que je
suis meilleure actrice que je ne le pensais. Et, encore une fois, ce n’est pas
moi qui suis comme ça. C’est Addison Allen.
— Vous voulez sortir ? propose finalement Ava.
— J’allais proposer à Addison de venir chez moi. Partante ? demande
Kole.
Il me regarde droit dans les yeux et exerce une pression subtile mais
assez forte sur mon bras. Ma gorge se noue, mais je fais bonne figure en lui
souriant.
— Bien sûr.
Kole est très gentil avec moi, il me fait des tonnes de compliments, me
fait me sentir jolie et désirée. Il me fait passer avant tous les autres et
parfois j’ai l’impression d’être son univers tout entier. Simplement, il lui
arrive certaines fois de se montrer trop pressant et… méchant. Mais je sais
qu’il a un bon fond. Je sais qu’il ne le fait pas exprès. C’est pour cette
raison que, lorsque sa poigne se fait plus dure, je ne lui en veux pas. Je ne
lui hurle pas de me lâcher, de me laisser tranquille, d’arrêter de faire ça…
— Alors on y va.
Il me lance un clin d’œil et salue le reste du groupe avant de m’entraîner
vers sa voiture. Je m’installe sur le siège passager et grimace en sentant le
cuir chaud sous mes cuisses. Il boucle sa ceinture et démarre sans perdre de
temps.
— Ton short est court, lance-t-il après un silence interminable.
— Il fait chaud dehors, je rétorque tranquillement.
Il hausse les épaules et pose ses yeux perçants sur moi. Ma respiration se
bloque quand il plante ses doigts dans ma cuisse, tout en dessinant des
cercles sur ma peau nue avec son pouce. Cruel-attentionné. Il sait bien faire
ça.
— Tu devrais mettre quelque chose qui te couvre plus, la prochaine fois.
Kole trouve que je mets des vêtements parfois trop osés. Il ne m’a jamais
clairement dit pourquoi, mais je sais qu’il déteste que des yeux mal
intentionnés se posent sur moi. C’est sa manière étrange et bancale de me
protéger. Je sais que je ne devrais pas céder à ses caprices. Mais je sais aussi
que, si je lutte, toute cette situation se retournera contre moi.
— D’accord, finis-je par lâcher avec un haut-le-cœur.

Quand je rentre chez moi en début de soirée, après avoir passé le reste de
la journée chez Kole, je suis exténuée. La seule chose dont j’ai envie, c’est
de me glisser dans mon lit et de n’en sortir que le lendemain matin, quand
je serai obligée. Mais visiblement, ma mère n’est pas de cet avis et
j’entends sa voix m’appeler de la cuisine. Avec un soupir, je m’y rends. Dès
que je suis à sa hauteur, elle vient planter un baiser sur mon front.
— Alors, cette journée ?
— Pourquoi tout le monde pose toujours cette question ? je demande sur
un ton las.
C’est vrai : est-ce que ça intéresse réellement quelqu’un ? Les gens
demandent toujours si on va bien mais personne ne veut réellement
connaître la réponse, parce que ce serait gênant de se retrouver en face de
quelqu’un qui se met à pleurer sans qu’on sache pourquoi. Ce serait gênant
et ce serait pénible.
— Je vois que quelqu’un est de mauvaise humeur, ricane ma mère.
Je m’assois sur un tabouret en face du plan de travail et rejette ma tête en
arrière. Chaque fois que mes yeux sont rivés sur le plafond, tout un tas de
questions m’assaille sans que je puisse m’en débarrasser. Je pousse un long
soupir.
— C’était super, je réponds mollement.
Quand je pose de nouveau mon regard sur ma mère, je devine à son
sourcil arqué qu’elle n’est pas dupe. La chose la plus pénible chez les
mères, c’est qu’elles vous connaissent. Elles savent quand vous mentez,
quand vous n’allez pas bien, quand vous leur cachez quelque chose… Elles
savent absolument tout.
— J’ai fait une erreur.
Je n’aurais pas dû coucher avec Eden. Cette conviction est ancrée en moi
comme si je l’avais apprise par cœur dès ma naissance. Mais quand je dis à
voix haute que c’était une erreur, j’ai l’impression que les mots sonnent
faux.
— Quoi donc ? me demande ma mère en épluchant minutieusement une
carotte.
— Si un enfant casse un jouet dans un magasin, alors il peut réparer son
erreur, parce que tout le monde l’a vu.
Elle plisse les yeux et tente de suivre mon raisonnement. Ma mère sait
très bien que je ne lui dirai jamais clairement ce que j’ai fait, ça reviendrait
à prendre la responsabilité de mes actes. Et je déteste les responsabilités.
— Mais s’il vole le jouet et que personne ne l’a vu, alors il n’a rien à
réparer.
Je marque une pause, j’appuie mes coudes sur le plan de travail et je
plante mon menton dans la paume de mes mains.
— On ne peut pas réparer quelque chose qui n’est pas cassé, maman,
j’insiste, comme si elle était stupide. Parce que si l’enfant avoue, il fera plus
de dégâts que s’il emportait ce secret dans sa tombe.
Mon ton dramatique arrache un sourire à ma mère, qui passe à une
nouvelle carotte. Elle me regarde en secouant légèrement la tête et en
soupirant.
Eden est le jouet que j’ai volé. Eden est ce putain de fruit défendu.
— Gros dilemme, me répond-elle finalement en faisant claquer sa langue
contre son palais. Les conséquences seraient-elles si dramatiques que ça, tu
penses ?
Je réfléchis un long moment, mais la réponse est toujours oui. J’imagine
la réaction de Gemma : elle serait brisée. J’imagine la réaction de Kole : il
serait vraiment très énervé. J’imagine la réaction du reste du bahut : ils
seraient dégoûtés. Ce serait tellement plus simple si je pouvais tout avouer
et passer à autre chose sans qu’il y ait de conséquences.
— Tu veux connaître les conséquences ? lui demandé-je sans attendre sa
réponse. Un déménagement. C’est la seule issue possible.
Maman me frappe gentiment avec la serviette qu’elle tient dans la main
et lève les yeux au ciel. Elle possède ce genre de sourire qui peut vous faire
croire que tout va bien, même si la fin du monde approche.
— Je pensais que ton père et moi t’avions appris à être honnête.
— Les parents pensent toujours que leurs enfants sont gentils.
Elle lève de nouveau les yeux au ciel.
— Mais je ne pense pas que tu es gentille. Je sais que tu l’es.
Si elle dit ça, c’est parce qu’elle ne connaît que la fille qu’elle a mise au
monde. Elle ne connaît que moi, la véritable Addison. Mais elle n’a aucune
idée de qui est Addison Allen – Addi – reine du lycée et capitaine des
cheerleaders : une garce sans cœur qui fait passer ses intérêts avant ceux des
autres.
Je suis une horrible personne, mais je préférerais mourir plutôt que de
faire souffrir ma mère en lui avouant la vérité.
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1. QTS : Qualified Teacher Status.
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