Troublemaker Tome 2 - Laura Swan
Troublemaker Tome 2 - Laura Swan
Troublemaker Tome 2 - Laura Swan
com
Couverture : © Books and Moods
ISBN : 9782017219149
OceanofPDF.com
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Playlist
Prologue
16. - « Il faut profiter des jolies choses tant qu'elles sont là. »
17. - « Les motifs répétitifs sont ailleurs que dans les dessins. »
20. - « Quand on touche le fond, il faut s'efforcer de garder les yeux rivés
sur la lumière. »
23. - « Ceux censés nous aimer ne sont pas toujours ceux qui nous aiment
le mieux. »
33. - « Les plus heureux sont ceux qui restent fidèles à eux-mêmes. »
Épilogue
Remerciements
Fuir.
C’est bien un réflexe de lâche.
Quand je m’en souciais encore, c’est ce que je reprochais à mon
père, lui qui n’a jamais pris la peine de me connaître. Je l’imaginais
comme un de ces hommes qui frappent leurs femmes, les violent à
l’occasion, puis les abandonnent quand leur ventre commence à
s’arrondir.
Comment expliquer autrement l’aversion que ma mère me portait ?
Contrairement à Adam, je n’avais pas la chance d’être le fils de son
plus grand amour. J’avais les traits de cet homme qu’elle haïssait. Une
tache noire et oppressante sans prénom ni identité.
Pendant longtemps, j’ai nié la possibilité que je puisse lui
ressembler d’une quelconque façon, avant de me rendre à l’évidence :
l’héritage s’étend au-delà du physique. J’ai quitté Long Island en
apprenant la libération d’Adam, et maintenant…
Maintenant, quoi ?
Sans me soucier de la profonde flaque d’eau qui vient d’imbiber le
bas de mon jean, je marche jusqu’à ma voiture en essayant d’ignorer sa
présence à quelques mètres de moi. Si je tendais l’oreille, je pourrais
sûrement entendre ses pleurs se mélanger à la pluie alors qu’elle reste
statique sous l’auvent où je l’ai abandonnée.
Je pourrais y retourner.
Mais je ne dois pas le faire.
Arrivé à ma voiture, j’ouvre la portière d’un coup sec. La vision de
ce connard assis sur le siège passager accentue mon envie de frapper
quelque chose. Si elle n’était pas impliquée, c’est son visage ravi que
je prendrais pour cible.
Je m’assois face au volant sans lui adresser un regard et baisse
aussitôt la vitre pour évacuer la fumée qui a rempli chaque centimètre
carré de ce véhicule. Il n’apprécie pas mon initiative et enclenche le
bouton de son côté pour la refermer avant d’étendre paresseusement sa
jambe au-dessus de la boîte à gants. Des résidus de terre tombent de
ses semelles boueuses et atterrissent sur le plastique bombé.
— Alors, ça s’est passé comment ?
J’ignore cette question sarcastique et m’apprête à démarrer avant de
trop m’attarder sur ce parking en sa compagnie. June pourrait avoir la
bonne idée de me suivre. Mais quand j’enclenche le frein à main, il
m’arrête de l’index en claquant la langue. Je suis de nouveau un larbin
soumis à ses règles.
Je le regarde en biais. La lumière blanchâtre des plafonniers écrase
toutes les ombres et son crâne rasé à blanc paraît chauve. Penché en
avant, il est trop affairé à rouler quelque chose – un joint, cette fois –
pour se rendre compte que, si j’écoutais ma petite voix intérieure, je
l’encastrerais contre la portière.
Lorsque le résultat lui convient, il coince son joint entre ses ongles
noirs et l’odeur résineuse du cannabis empoisonne l’air. Ça me
rappelle pourquoi j’ai arrêté au lycée. Cette merde empeste.
— T’en veux ? me propose-t-il. C’est de la bonne. Directement
importée du Maroc.
Mais il se moque bien de ma réponse. Gêné par l’éclairage trop
puissant, il éteint la lampe au-dessus de son miroir de courtoisie sans
se douter que cette semi-obscurité aggrave la laideur de son profil. Il a
le cartilage nasal dévié depuis que je l’ai défoncé et laissé gésir sur le
béton de Croydon. Je le préférais dans cet état comateux, avec son
visage pâle qui paraissait presque inoffensif.
Si seulement je l’avais buté, ce jour-là.
Encore un si. Trop d’hypothèses, pas assez de concret.
— Les mecs comme toi sont trop insouciants, me lance-t-il d’un ton
détaché au possible. On ne peut pas grand-chose contre eux avant
d’avoir trouvé leur faiblesse.
Il prend une longue taffe tout en m’adressant un sourire suffisant.
— Et on dirait bien que j’ai trouvé la tienne.
Mon regard est happé par la silhouette de June encore visible au
loin, sur le trottoir.
Pourquoi elle ne rentre pas ? Ce n’est pas comme si j’allais revenir
pour lui dire que je ne pensais pas ce que j’ai dit. C’est impossible,
parce qu’il connaît désormais tout d’elle. Son adresse. Le lycée dans
lequel elle étudie. Le fait qu’elle entretient une relation avec l’un de
ses enseignants.
— T’en fais pas, Shayn, ironise-t-il tandis que je démarre en
espérant que le bruit du moteur couvrira sa voix rocailleuse. Un deal
est un deal. Je ne la toucherai pas.
Ma voiture dépasse le trottoir et je la regarde s’éloigner dans le
rétroviseur. Je repense à cette déception dans ses yeux.
La dernière personne à m’avoir regardé comme ça, c’était ma mère.
Ce constat me déstabilise tellement que j’oublie que je suis en train de
conduire et que je percute violemment le trottoir. La voiture émet un
crissement métallique, audible dans tout le parking. Chase ricane en
comprenant que j’ai abîmé le bas de caisse et me glisse d’un ton
dégoulinant d’arrogance :
— Tu sais ce qu’il te reste à faire.
Mes doigts se resserrent autour du volant.
On sort du parking et je m’engage sur le périphérique. Les voitures
se font rares. Tout est plongé dans le noir et la voie s’est transformée
en ruban sombre, avec pour seule source de lumière les phares des
autres véhicules. J’accélère en m’imaginant causer un accident où
Chase crèverait sur le coup et où, par miracle, je m’en sortirais
indemne, mais mes mains gardent le contrôle du levier de vitesse pour
contrecarrer mon esprit qui divague.
Pendant que je conduis et que les chiffres du tableau de bord
m’indiquent que je dépasse largement la limite de vitesse autorisée,
l’image du visage de June défait par le chagrin revient sans cesse.
J’essaye de me convaincre que ce n’est pas aussi grave que ça en a
l’air.
Ça lui passera.
Je l’ai blessée, mais il y a des gens qu’il vaut mieux laisser partir
quand c’est encore une possibilité. Ouais, il y a des gens qui méritent
mieux que de subir votre incompétence.
Je veux que tu restes, June.
Que tu ne deviennes pas une autre Lucy parce que je t’ai entraînée
dans ma chute.
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1.
Shayn
Shayn
Shayn
June
— Le chat, il a disparu.
Affalé dans le tas de feuilles que je forme peu à peu avec mon
râteau, Gaby m’observe depuis son nouveau terrain de jeu. Je me
redresse en tirant sur les manches de mon sweat zippé, remarquant que
les extrémités de mes doigts ont rougi. Le froid règne en maître malgré
les rayons de soleil qui illuminent le jardin depuis ce matin.
— Le chat ? marmonné-je en expirant de la buée.
— Tu sais, le chat gris qui venait parfois.
Oh… Le chat.
Il a arrêté de venir rôder il y a quelques semaines. J’ai tourné dans le
quartier pendant des heures en sifflant mais il n’est jamais réapparu.
Shayn disait que certaines personnes devaient errer avant de trouver
leur chez-soi. Peut-être que d’autres sont condamnées à ne jamais en
avoir.
— Tu as remarqué, toi aussi ? je m’étonne.
Il hausse les épaules. Ses cheveux d’un blond terne prennent une
teinte dorée sous l’effet d’un rayon particulièrement lumineux.
— Je pensais que tu n’aimais pas les chats.
— J’ai changé d’avis depuis que Pato est mort, me rappelle-t-il avec
une insouciance qui me donne un haut-le-cœur. Je veux un chat la
prochaine fois.
Le mois dernier, j’ai trouvé Pato au pied de mon lit en rentrant des
cours. Son corps rigide était encore chaud, comme s’il m’avait attendu
jusqu’au dernier moment. On l’a fait incinérer. Gaby était triste
pendant une semaine, puis est passé à autre chose avec l’insouciance
qu’ont les enfants. C’est plus dur pour moi. Chaque fois que je repense
à ses yeux bruns réconfortants, j’ai une sensation de brûlure dans la
poitrine.
— C’est trop nul, ajoute Gaby. On aurait pu capturer le chat gris s’il
n’avait pas disparu.
Je l’observe en me disant qu’il a changé ces derniers temps. Ce n’est
plus pareil entre nous depuis qu’Emma est arrivée à la maison. C’est
déjà une chance qu’il m’accorde un peu d’attention aujourd’hui, en
venant s’asseoir à côté de moi pendant que je balaye. Mais j’ignore si
c’est par ennui ou parce qu’il a réellement envie de me tenir
compagnie.
— J’espère qu’il ne s’est pas fait écraser…, conclut-il en se
désintéressant déjà de l’affaire pour replonger le nez dans sa Switch
reçue à Noël.
Sur cette image glauque, je me remets à balayer les feuilles givrées
pour dégager l’allée. Les pavés du jardin doivent être propres : les
parents de Suzan viennent déjeuner. Avec l’accouchement, nous ne les
avons pas vus durant les fêtes et, avec la rentrée, tout s’est enchaîné.
Plus de la moitié du mois de février s’est déjà envolée. Je pensais avoir
esquivé le repas de Noël à Southampton – un supplice interminable –,
mais ils ont décidé de rattraper le temps perdu. Tout le monde veut
profiter d’Emma, la nouvelle attraction de la famille Grey. Durant le
repas, alors qu’ils s’émerveilleront de sa venue au monde, je ne pourrai
m’empêcher de les observer en me demandant s’ils ont un jour levé la
main sur leur fille.
Comment ça a commencé, et pourquoi ? Qui a porté le premier
putain de coup qui déclencherait plus tard un enfer pour moi ?
Depuis ce que m’a dit mon père, je me pose encore plus de
questions.
Oui, cette journée s’annonce géniale.
Je continuerai de les détester de former un tout alors que moi je ne
suis rien.
Un soupir me traverse. Je suis restée aujourd’hui. Je n’avais pas
d’excuse pour m’échapper. On n’a pas besoin de moi au travail et je
n’ai rien à réviser ce week-end. Si Amara n’était pas partie en week-
end avec ses parents, je lui aurais sans doute proposé de se balader sur
Marylebone High Street parce que j’ai du matériel à acheter.
Mme Carr a annoncé qu’on ferait de la peinture pour ce nouveau
semestre. Je pourrais y aller seule pour finir par errer sur les docks,
mais je n’ai envie de voir personne. Et surtout pas les familles qui se
promènent.
Je me penche pour décoincer un amas de feuilles d’entre les dents
du râteau et une vive douleur remonte le long de ma jambe. Depuis
que Heize m’a poussée avant-hier, j’ai mal au genou quand je me plie,
mais ce n’est rien que je ne saurais dissimuler. Je n’ai pas besoin de la
fausse sollicitude de mon père, seulement là pour apaiser les tensions.
Et puis tout le remue-ménage qui a eu lieu avant les vacances de Noël
a fini par se tasser : peu à peu, comme la nature reprend ses droits, les
habitudes de cette maison ont perduré. Si elle n’ose plus me frapper
car l’incident est encore trop frais, j’ai droit à quelques commentaires
acides, disséminés çà et là, dans les rares moments où nous nous
retrouvons seules. Papa, tout comme Gaby, a décidé qu’Emma agirait
comme un cache-misère et s’occupe d’elle chaque seconde quand il
n’est pas au travail.
Nous n’avons jamais eu de conversation au sujet de ce qui s’est
passé. Il ferme les yeux. Comme toujours. Parce que c’est un lâche.
Mais j’ai arrêté de lui trouver des excuses. Maintenant, j’ai tout à fait
conscience de qui il est. Au moins, je ne pourrai plus être déçue à
l’avenir, quand il fera une nouvelle fois preuve de cette lâcheté
identitaire.
Je commence à avoir les articulations engourdies à cause du froid.
Par ennui, je fais un dessin avec les feuilles qu’il me reste à ramasser.
Un genre de papillon abstrait, que Gaby zieute, l’air dubitatif.
— C’est moche, commente-t-il platement.
— Merci, Gaby.
Je ne sais pas si je dois déceler de la taquinerie ou de la méchanceté
dans son commentaire. Pour dissiper le malaise, je lui jette des feuilles
que j’avais recueillies dans mon râteau. Il pousse un cri strident qui se
transforme très vite en un rire tout aussi discordant quand il reçoit cette
masse humide au visage. Je le rejoins, contente d’avoir réussi à faire
quelque chose d’aussi anodin que rire avec lui.
Mais la porte d’entrée s’ouvre et nous tournons simultanément la
tête. Suzan se tient bras croisés sur le palier, dans son ensemble de
maison en laine gris. Elle peine à perdre les kilos accumulés durant la
grossesse. Au point qu’elle a même intensifié son régime aux graines.
— Vous n’avez pas froid, ici ?
Elle utilise le pluriel mais je sais bien que je ne suis pas invitée à lui
répondre. Gaby se redresse en s’étirant et elle remarque alors les
feuilles coincées dans ses cheveux. Une de ces expressions quasiment
illisibles passe sur son visage mais je comprends immédiatement
qu’elle n’est pas ravie.
— C’est malin, ça, lance-t-elle de ce ton faux qu’elle emploie
toujours en présence des autres. Tu es tout sale alors que tes grands-
parents arrivent dans moins de vingt minutes.
Gaby soupire, ennuyé de se faire reprendre sur une chose qui doit lui
paraître aussi futile.
J’ai un mauvais pressentiment.
— Va prendre ta douche, lui ordonne-t-elle depuis le perron en lui
adressant un sourire autoritaire.
Il nettoie son pantalon du plat de la main et rentre à l’intérieur sans
demander son reste. Là, tout de suite, je lui en veux de ne plus être le
petit garçon qui me jetait des coups d’œil suspicieux à chaque
interaction entre sa mère et moi.
Suzan me regarde d’abord un instant sans rien dire, refermant les
pans de son gilet long pour se protéger du froid, et un genre de
tiraillement croît dans mon estomac. Je fais semblant de terminer de
ramasser les feuilles, même si je sens son regard insistant.
Elle décide de s’approcher. Son ombre se reflète sur les pavés
désormais propres. Je serre le manche du râteau entre mon poing,
songeant que, si elle venait à lever la main sur moi, je n’hésiterais pas
à me défendre. Mais je sais qu’elle ne le fera pas. Mon père est à la
maison aujourd’hui et l’avant du jardin est visible depuis les baies
vitrées du salon au rez-de-chaussée et plusieurs pièces à l’étage.
Je lève les yeux sur la façade de la maison et constate que Gaby
nous observe par la fenêtre de sa chambre, mais j’aurais pu le manquer
à cause du reflet sur la vitre.
— Cet air vide dans ton regard, il est de retour.
Elle a parlé d’une voix sirupeuse. Mon regard retombe sur son
visage. Sa peau est rouge, à vif à cause du froid. Elle me fait penser à
ces enfants qui ont passé trop de temps dans la neige. Je sais pourtant
qu’elle n’a ni l’innocence ni la candeur d’une enfant.
— Pendant un instant, tu avais presque l’air heureuse, me dit-elle
avec un sourire dans les yeux. Je suis contente que ce soit terminé.
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5.
June
Comme chaque fois que je passe cette porte, je mets tout de côté.
J’oublie qui me fait cours et je ne regarde jamais dans sa direction.
La première fois, j’ai hésité à sécher. Mais cela revenait à dire qu’il me
manquait et que je n’étais pas capable de passer à autre chose. Y aller
en évitant son regard était plus dur, mais plus gratifiant pour ma
dignité.
J’ai supprimé son numéro et nos quelques messages répétitifs :
« Sors », « Pourquoi ? », « Ouvre ta fenêtre », « Prends des feuilles et un stylo ».
On ne peut pas guérir si on se torture avec des choses qui n’existent
plus.
— J’ai corrigé vos examens.
Sa voix porte depuis l’estrade et aussitôt des couinements
d’appréhension traversent les rangs. Sans avoir besoin de vérifier, je
sais qu’il se tient appuyé contre son bureau avec cette nonchalance qui
lui est propre. C’est énervant, encore plus énervant que lorsqu’on ne se
connaissait pas, de voir qu’il peut continuer d’être lui-même après
m’avoir fait autant de mal.
Moi, je suis obligée de faire semblant. Mais faire semblant, n’est-ce
pas tout ce que j’ai toujours fait dans ma vie ?
J’étale mes cours devant moi pendant qu’il commence à passer dans
les rangs pour remettre les copies. On entend des soupirs de
soulagement, ou de mécontentement, selon les résultats. Je veille à ne
pas sortir mon carnet de dessin. J’ai décidé d’être assidue depuis qu’il
m’a rejetée.
Parfois je me dis que c’est une bonne chose qu’il l’ait fait. J’étais en
train de perdre de vue mes objectifs, même s’ils n’étaient pas très
clairs.
J’ai vraiment envie d’intégrer une bonne école l’année prochaine. Je
ne sais pas si c’est encore possible, mais je fais tout pour. C’est aussi
pour cette raison que, depuis la rentrée, je passe mon temps à réviser
avec Amara. Il faut croire que les efforts payent : mes résultats se sont
nettement améliorés, bien qu’ils n’atteignent pas des sommets
incroyables, surtout en maths.
Ma copie atterrit sur mon bureau. Je louche sur la note, essayant de
contrôler mon expression en constatant que j’ai presque atteint la
moyenne. Pas suffisant pour recevoir des éloges à Sherborn, or à ce
stade, ça relève du miracle.
J’ai bien fait de persister et de ne pas m’endormir en révisant mes
leçons sur les fonctions de référence il y a deux semaines.
— Tu te mettras au premier rang au prochain examen.
Ma joie s’émousse et je retombe sur terre. Je laisse mon regard
glisser du bureau jusqu’à sa silhouette qui me fait encore face. Qu’est-
ce qu’il sous-entend ? Que j’ai triché ? Mes yeux se plantent
volontairement dans les siens, ce qui n’était pas arrivé depuis un
moment.
— Je n’ai pas triché, je marmonne entre mes dents.
Il laisse s’écouler au moins cinq secondes avant de répondre.
— Je n’ai jamais dit ça.
Notre échange attire l’attention et j’entends quelques rires fuser à
travers la salle, plus discrets qu’avant toutefois. Il semblerait qu’avoir
une amie m’empêche d’être totalement traitée comme une paria. Je
deviens moins amusante à titiller.
Décidant qu’il m’a assez humiliée comme ça, il tend sa copie à une
autre de mes camarades, sur le bureau voisin.
— Mais c’est ce que vous insinuez, j’ai le courage de lui répondre
alors qu’il me tourne déjà le dos.
Le vouvoyer paraît tellement étrange. Pour éviter ça, j’ai décidé de
ne plus lui adresser la parole depuis ce soir-là. Vendredi dernier dans
les vestiaires, il a tenté de m’intimider, mais je n’ai pas cédé à la
pression, je refusais de donner de l’importance à quelque chose qui
n’était pas censé en avoir. Alors j’ai gardé mes lèvres pressées malgré
son air inquiet. Il l’a de toute façon bien vite chassé en m’apercevant.
Je n’ai toujours pas compris ce qu’il faisait dans les vestiaires, ni
quelles étaient ses intentions. Il craint peut-être que je parle de nous à
quelqu’un, en l’occurrence à Amara. Jusqu’ici, il se contentait de me
regarder de loin et, plus récemment, de se pavaner avec sa collègue
sans se soucier des bruits de couloir pour me faire comprendre qu’il
était passé à autre chose. Mais je me suis fait une raison depuis
longtemps.
Je n’étais qu’une fille de plus.
C’est tellement blessant que je préfère ne pas y penser.
Je préfère me dire que tout ça n’a jamais existé.
— Dans ce cas, si c’est ce que tu as ressenti, me rétorque-t-il d’un
ton passif-agressif, je suis désolé. Mais je voudrais que tu t’assoies au
premier rang la prochaine fois.
Je lâche l’affaire en croisant son regard. Je n’ai pas envie d’entrer
dans son jeu. C’est ce qu’il doit chercher et je m’en veux déjà de lui
avoir répondu une première fois.
June
June
Shayn
June
Shayn
*
Je les ai convoqués d’urgence.
J’ai eu son père au téléphone après être allé chercher ses
coordonnées au secrétariat, pour la deuxième fois cette année. Il a eu
l’air surpris en décrochant, quand il a compris qui j’étais, mais je ne lui
ai donné aucune précision. J’ai simplement dit que ça ne pouvait pas
attendre. Depuis, j’espère que ce connard trempe dans sa sueur sans
savoir à quelle sauce il va être mangé.
Je les attends derrière mon bureau. J’ai déjà calé trois chaises en
face de nous, au cas où cette sorcière viendrait et prendrait la place de
June, comme la première fois. En fait, j’ignore si June se joindra à
nous aujourd’hui. Je pense qu’elle le fera, mais elle ne m’a pas encore
envoyé de message me demandant ce qui m’avait pris. Peut-être
qu’elle a supprimé mon numéro. De toute façon, elle n’obtiendrait
aucune réponse qui lui conviendrait.
Elle est trop dans le déni pour se rendre compte de la gravité de la
situation, et ces connards continuent en toute impunité parce qu’ils
savent qu’elle ne s’aime pas assez pour les dénoncer.
Cinq minutes avant l’heure du rendez-vous, j’aperçois leurs ombres
sur le mur du couloir. C’est son père qui émerge le premier sur le seuil
de la porte. Ses cheveux bruns sont rabattus de façon à camoufler un
début de calvitie et sa cravate lui serre le cou pour lui donner plus
d’autorité, mais ça ne fonctionne pas. Je ne vois qu’un lâche qui
dissimule les méfaits de sa femme. Elle s’avance d’ailleurs juste après
lui, avec une surprise entre les bras : son bébé pour m’amadouer. Ça ne
fait plus aucun doute, ils ont peur de ce que je pourrais bien leur dire.
Il ne manquerait plus qu’elle se mette à l’allaiter en face de moi pour
m’éblouir avec son instinct maternel.
— Bonjour, me salue le père par-dessus les babillements.
Je leur adresse un signe de tête cordial, accompagné d’un demi-
sourire qui, je l’espère, ne reflète pas complètement toute l’aversion
que j’éprouve pour eux. June arrive en dernier, fidèle à ses habitudes.
Elle m’adresse tout de suite un regard atterré mais je l’ignore pour
m’intéresser à sa famille de tarés qui prend place sur les chaises.
Son père se retrouve entre elles. C’est fou, comme les situations
s’écrivent d’elles-mêmes.
Je profite encore un peu du silence moralisateur qui a empli la pièce.
Les questions rongent profondément le visage de chacun d’eux. J’évite
volontairement de rendre ses regards à June. Il n’y a que cette blonde
qui parvient à masquer son inquiétude derrière une moue ourlée. En
attendant que je prenne la parole, elle sourit à son bébé, pour détendre
l’atmosphère pesante.
C’est le père de Grey qui rompt le silence.
— Je ne pensais pas qu’on se reverrait aussi rapidement…
Un rictus froisse ses lèvres fines. Elles sont tout le contraire de
celles de sa fille, pulpeuses et à l’arc de Cupidon bien défini.
D’ailleurs, je peux voir qu’une couche de maquillage a été ajoutée sur
le bleu au-dessus de l’entaille depuis ce matin, la matière forme un
paquet grossier.
— Rapidement ? je lui réponds, avec la même politesse teintée
d’hypocrisie. C’était il y a quand même cinq mois. Les choses peuvent
changer.
Je fais glisser le relevé de notes de June entre nous. Il le parcourt des
yeux une seconde avant d’expulser un soupir soulagé, dont il n’a sans
doute même pas conscience. Par-dessus son épaule, la marâtre fait
semblant de s’intéresser aux résultats. Elle reste néanmoins sur la
réserve, se contentant d’opiner sans trop d’enthousiasme. Elle est bien
différente des photos que j’avais pu voir chez eux. Son sourire de titan
a disparu et elle se montre modérée, contrairement à son mari qui est
trahi par la nervosité.
— C’est… C’est vraiment bien, réagit-il d’une voix monocorde.
Le malaise est palpable. C’est si peu naturel, pour lui, de
complimenter sa fille. June a fini par fixer son regard sur un coin du
bureau, attendant la suite dans un état léthargique. Je m’en veux un peu
de lui infliger ça.
— Mais vous auriez pu… m’en parler au téléphone. J’ai dû partir du
travail bien plus tôt que prévu.
June lève les yeux, visiblement blessée par ce manque d’intérêt
flagrant.
— Ce que je veux dire, c’est… J’ai cru qu’il y avait plus urgent,
balbutie-t-il d’un air confus. Votre appel m’a fait peur.
— De tels efforts méritent d’être soulignés.
J’ai droit à un sourire rigide alors qu’il se gratte la gorge.
— Il a raison, chéri, approuve sa femme pour faire bonne figure.
June tripote ses cheveux, enroule une de ses ondulations autour de
son index.
— C’est vraiment bien si June s’est améliorée. Vous nous aviez dit
qu’elle risquait l’expulsion. C’est un soulagement, insiste-t-elle.
Je la laisse terminer en me disant qu’elle délivre une meilleure
performance que certains acteurs nominés aux Oscars et je lui dis :
— En fait, je ne vous ai pas seulement convoqués pour ses notes.
C’est un peu délicat, mais…
Je sens que le couple retient sa respiration en attendant que je
poursuive. La tranquillité qui les avait momentanément anesthésiés ne
fait plus effet et leurs visages pâles d’Anglais s’effritent sous
l’impatience.
June semble essayer de se convaincre que je ne vais pas vraiment le
faire.
— Des élèves et des membres du corps enseignant ont remarqué que
June venait souvent avec des bleus.
Ma bombe fait son petit effet. Incapable de m’attarder sur sa
réaction à elle, je n’ai d’yeux que pour sa belle-mère, qui fait tomber
son masque durant une seconde.
— Des bleus… ? répète bêtement son père, jouant les étonnés.
— Des hématomes. Vous savez. C’est ce qu’on a sur le corps après
avoir reçu des coups. Dans le langage courant, on appelle ça des bleus.
Il me décoche un regard nerveux, surpris de constater que son jeu ne
prend pas avec moi.
— Qu’est-ce que vous… êtes en train de sous-entendre ? me
demande-t-il d’une voix blanche.
Je m’intéresse au bébé pour prolonger le supplice. La bête s’est
endormie et son filet de respiration entrecoupé par des hoquets devient
le seul son audible dans cette pièce.
— Exactement ce que vous avez entendu, je lui réponds alors
calmement.
Ma fermeté le fait vriller. L’éclat qui traverse ses yeux laisse place à
un rire d’indignation.
— La première fois, vous m’avez fait venir pour me dire que vous
alliez la virer. Et maintenant vous me calomniez.
Je sais que sous ce rire qui sonne faux il n’y a que de l’angoisse et
son envie de m’en mettre une parce que je viens gratter là où il ne faut
pas.
— Je ne sais pas d’où vous sortez ni comment vous avez été éduqué,
mais ça devient vraiment intolérable.
Je ne cède pas. Je continue de le fixer pour le voir s’enfoncer dans
ses mensonges. Il commence à s’agiter sur sa chaise, à chercher du
soutien dans le regard de sa femme, mais cette dernière se complaît
dans un silence révélateur. C’est à peine si elle ose battre des
paupières.
— June, tu vas le laisser nous insulter comme ça ? Dis quelque
chose !
Il a perdu son sang-froid et a presque crié la dernière phrase.
June lève les yeux vers lui, l’air dépassée par la situation. Je fixe
cette entaille sur sa lèvre. Elle est la preuve de ce qu’ils n’ont pas le
courage d’avouer.
— Tu devrais sortir, June.
Elle me jette un regard mais reste bien ancrée sur sa chaise. Ses
yeux brillent sous l’applique de la salle de classe.
— Vous vous en doutez sûrement mais…
Je désigne le bébé d’un signe de tête.
— Vous venez d’avoir un enfant. Ce genre d’accusations pourrait
vous coûter très cher.
Sa mère frémit et le presse contre elle dans un geste protecteur. Je
renifle face à cette vision plus que désagréable.
— June…, lui ordonne-t-il de nouveau, sa voix vibrante de colère.
Dis quelque chose. Raconte-lui ce qui s’est vraiment passé. Tu jouais
avec Gabriel.
Il se tourne vers moi, le rouge lui est monté au visage. À l’inverse,
sa femme a l’air complètement vidée. Comme si on l’avait drainée de
son sang jusqu’à la dernière goutte.
— Vous parlez de sa lèvre, c’est ça ? Elle jouait avec son petit frère.
Il lui a lancé sa figurine sans faire exprès. Le plastique était coupant. Il
n’a pas arrêté de pleurer parce qu’il se sentait mal. Enfin, vous savez
comment sont les gosses.
Il rit encore en se persuadant que la situation ne lui a pas
complètement échappé. Il veut me faire croire que toute cette
conversation est absurde. Mais c’est le seul à se battre contre moi pour
essayer de garder la face. Les autres ont abandonné la partie. Ça me
donne de l’espoir. Peut-être qu’elle me laisse enfin lui entrouvrir la
porte.
— Un jour c’est sa lèvre. Un autre son cou, son avant-bras, son
genou… je dois continuer ?
Il comprend que le piège se referme lentement sur lui. Ses yeux
deviennent fuyants.
— Où vous voulez en venir ? me demande-t-il entre ses lèvres
minces. C’est vous qui risquez d’avoir des problèmes en portant de
fausses accusations à tort et à travers.
— Vous croyez ?
Il n’apprécie pas l’ironie dans ma voix. Son visage se crispe comme
s’il se rappelait soudain nos statuts respectifs et il regagne en
assurance.
— Oui, oui c’est ce que je crois. Vous n’avez aucune preuve de ce
que vous avancez. Je n’ai jamais levé la main sur ma fille et je
n’hésiterai pas à me défendre. Ces conneries commencent vraiment à
me fatiguer !
Maintenant qu’il est hors de lui, son accent à couper au couteau me
heurte encore plus les oreilles.
— Ric, le tempère cette sale blonde avec un balancement de la tête
qui dit que je n’en vaux pas la peine.
Ouais, ils sont vraiment doués dans l’art de raconter de la merde.
— Des membres du corps enseignant ? Qui ça ? J’aimerais bien leur
parler. Ou alors vous menez votre petite enquête tout seul ? Si je vais
voir votre supérieur maintenant, il sera au courant ?
— Vous pouvez y aller. Je vous accompagne.
Mais ça tombe mal, parce que moi aussi.
Il se rétracte alors, incapable de savoir si je dis la vérité. Ce serait
prendre le risque de porter le problème devant une plus haute instance.
Pour le moment, il a encore l’espoir que ça reste un huis clos, une
simple piqûre de rappel. Sherborn est un lycée réputé et n’a pas
vraiment envie d’être au cœur d’un scandale parce qu’une de ses
élèves se fait battre au sein de son foyer.
— Je vous sens un peu sur la défensive. Je me demande ce qu’en
penseraient les autorités compétentes si elles devaient vous écouter.
Sa mâchoire se contracte. Il soupèse mes arguments alors que le
silence se fait dans la pièce, de plus en plus pesant. J’ai l’impression de
pouvoir entendre les pensées confuses de June, qui me demande
pourquoi je fais ça. Elle ne dit toujours rien pourtant. Peut-être que
dans sa nouvelle léthargie se cache une forme de curiosité. Elle essaye
de voir ce que ça ferait si, pour une fois, elle laissait aux autres
l’occasion de la sauver.
— Toi, tu pourrais dire quelque chose pour nous défendre, lui
reproche tout à coup son père. Si ça ne te fait rien de savoir que je suis
en train de me faire humilier, pense au moins à Gaby. À Emma.
Elle garde son regard rivé sur la surface plane de mon bureau,
comme hypnotisée.
— Vous ne comprenez pas ce qui se passe ? Elle essaye d’attirer
l’attention. Je ne sais pas ce qu’elle est allée vous raconter pour que
vous en tiriez de telles conclusions. Mais c’est ma faute. Depuis que sa
sœur est née, j’avoue qu’on s’occupe beaucoup d’elle et qu’on passe
encore moins de temps ensemble. June a toujours eu du mal à
s’intégrer dans cette famille, mais je ne pensais pas que c’était à ce
point.
Je la vois esquisser un genre de sourire nerveux, elle ne peut pas y
croire. Je suis impressionné aussi. Les mensonges coulent de sa
bouche avec un naturel confondant. J’ai presque envie de reculer dans
ma chaise et de l’applaudir. Mais lui foutre un crochet dans le nez,
suffisamment fort pour lui enfoncer le cartilage jusqu’au fond de sa
boîte crânienne, c’est une idée bien plus excitante.
— C’est ta dernière chance, June, avant que je sois vraiment fâché
contre toi, continue-t-il de l’infantiliser. Je vais vraiment t’en vouloir.
Bon sang, Suzan, tu pleures ?
Quelques larmes ont eu l’audace de couler sur les joues de la mère
modèle. Elle les essuie du revers de sa main.
— Regarde dans quel état tu la mets. Parle, bon sang !
À cause de l’agitation, le bébé s’est réveillé et émet des babillages
sur lesquels personne, sauf moi, ne s’attarde.
Face au silence de June, son père lui pose la question fatidique, celle
qui mettra un terme à mes allégations ou qui les confirmera.
— Quelqu’un te frappe à la maison ?
Elle lève lentement la tête et nos regards se croisent. Le sien est
désolé. J’ignore si elle l’est parce qu’elle va encore le protéger ou si
c’est parce qu’elle refusera de le faire pour la première fois.
— Tu n’es pas obligée de mentir, je lui rappelle.
J’espère qu’elle ne va pas me décevoir. Mon cœur bat
d’appréhension. J’ai l’impression que je joue ma vie, mais il s’agit de
la sienne, alors c’est la même chose. Ses lèvres cousues par un fil
invisible continuent de lutter contre la vérité. Il s’écoule au moins
vingt secondes durant lesquelles elle joue avec mes nerfs avant que sa
réponse tombe finalement.
— C’est juste… un malentendu.
Mon estomac fait une brusque chute. La frustration me cloue contre
le dossier de ma chaise. Je le savais.
Alors pourquoi je lui en veux autant ?
— Je suis maladroite. Je me cogne un peu partout, c’est tout.
— Maladroite…, je répète, si écœuré que j’oublie même que nous
ne sommes pas seuls.
Personne n’y croit. Pas même elle. Mais ce n’est pas ce qui compte.
Sans aveux, on ne peut pas avancer. Satisfait de sa docilité, son père
empêche un sourire indécent d’étirer ses lèvres et se contente de me
prendre de haut.
— Vous voyez ? Il n’y a rien. Que les élucubrations de votre esprit
trop imaginatif.
Il se lève calmement, intimant ainsi au reste de sa famille de le
suivre. La chaise de sa femme grince en premier mais elle évite à tout
prix mon regard. Cette tarée fait moins la fière une fois mise devant le
fait accompli.
J’avais tort de la penser effrontée. Aujourd’hui, c’est elle qui se
cache derrière son mari.
— Vous observez peut-être un peu trop le corps de ma fille.
J’ai fait plus que l’observer.
— En passant, je vous trouve un peu jeune pour enseigner. Mais je
suis peut-être vieux jeu.
Je lui adresse un sourire mauvais. À ce stade, je me moque d’entrer
en terrain glissant avec lui. Je peux toujours multiplier les
cambriolages si je me fais virer.
En fin de compte, il n’y a plus qu’une seule personne qui me retient
dans ce lycée.
— Ce n’est pas parce qu’elle a menti ce soir que je vous crois. Si je
revois une seule marque sur son corps d’ici la fin de l’année, ça ne se
finira pas par un simple rendez-vous.
Pris de court par ma franchise, il laisse ses yeux s’étrécir presque
imperceptiblement.
— On y va, leur ordonne-t-il d’un ton aussi tranchant que du verre.
Bien obligée, June se lève aussi. Mais son pas est traînant et son
visage accablé, rendant leur petite mise en scène de la famille qui n’a
rien à se reprocher d’autant plus pitoyable.
Je les regarde s’éloigner, puis disparaître dans le couloir. Avant de
les perdre totalement de vue, je me lève pour les surveiller depuis
l’encadrement de la porte. Alors qu’ils marchent jusqu’au croisement,
June tente de prendre la direction opposée à la leur. Il la rattrape par
l’avant-bras avant qu’elle puisse faire un pas de plus.
— Où tu vas comme ça ?
— Je dois travailler.
— Travailler ? s’insurge-t-il. Après ça ?
Dans ce couloir vide, leurs voix résonnent. Sa femme lui murmure
quelque chose et tous leurs regards me visent alors. Il la relâche,
comprenant qu’il s’est montré trop agressif pour quelqu’un qui vient
d’être accusé de maltraitance.
Je n’arrive à capter que quelques mots de leur dispute rythmée par
les messes basses. « Rentre à la maison. » Elle refuse encore une fois.
Ils se voient obligés d’accepter sa décision et partent les premiers en la
laissant les bras ballants au milieu du couloir. Quand quelques instants
se sont écoulés sans qu’elle bouge, nous nous regardons malgré la
distance.
Elle s’apprête à faire volte-face pour m’ignorer mais elle change
d’avis et revient sur ses pas. Je m’efface sur le seuil pour la laisser
entrer. Elle ferme sèchement la porte derrière elle et ce geste me laisse
penser qu’elle est aussi en colère que moi. Mais lorsque nos yeux se
rencontrent, son humeur ne s’accorde pas à la mienne.
C’est un être vidé d’émotions.
— Tu n’avais pas le droit de faire ça.
Elle marque une pause.
— De faire jouer ton autorité pour te mêler de cet aspect de ma vie.
— J’en ai rien à foutre, June. Tu ne peux pas me laisser te voir dans
cet état et penser que je ne ferai rien.
Elle cligne des paupières. Elle ne se bat pas contre moi. Ce
détachement me déstabilise mais je ne lâche pas l’affaire.
— Pourquoi tu n’as pas dit oui ? Tu devais juste dire oui.
— Qu’est-ce que ça aurait changé ?
Son regard est résigné.
— Tu l’as bien vu, non ? Il me déteste déjà assez.
— Il peut te détester. Tant qu’il l’empêche de te toucher.
Elle secoue la tête comme si elle parlait à un enfant et s’efforçait de
m’expliquer des mots que je ne comprends pas. Je hais cette
impression que, peu importe ce que je fais pour la protéger, c’est
toujours une erreur.
— Tu ne connais pas mon père. Ça va empirer les choses. Soit c’est
toi qui te feras virer, soit c’est moi qui serai transférée pour étouffer
l’affaire. Après tout, tu auras peut-être ce que tu voulais ?
J’ignore son sous-entendu.
— Il peut te transférer ou me faire virer, je sais ce que j’ai vu.
J’espère qu’il a compris le message parce que c’est la dernière chance
que je lui laisse.
— Tu n’en fais toujours qu’à ta tête, Shayn. Mais tu n’écoutes
jamais ce que je te demande. Je t’avais dit de ne pas te mêler de mes
affaires.
C’est vrai, je fais toujours le contraire de ce que je lui ai promis.
C’est moi qui l’ai sortie de ma vie mais je n’arrive pas à m’éloigner
d’elle. Non, je tire toujours le fil entre nous dans l’espoir de la
rapprocher, parce qu’elle est constamment dans ma tête.
La déception fait trembler ses lèvres. J’ai beau préférer sa colère à
son indifférence, aujourd’hui, j’admets que c’est plus désagréable que
d’habitude.
À travers ses yeux embués, elle m’adresse un dernier regard las
avant de quitter la pièce.
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11.
June
Plus tard, alors que je suis encore tétanisée contre la tête de lit à
tenter de digérer son énième manipulation, j’entends le moteur de sa
voiture vrombir dans l’allée. Il est parti lui aussi. J’imagine qu’il les a
rejoints chez les parents de Suzan pour tenter d’arranger les choses.
J’ai déjà passé des soirées seule dans ma chambre, mais je ne me
sentais pas aussi mal.
Je prends finalement une douche dans ma salle de bains attenante –
tout ce temps, j’étais restée en uniforme de travail. Une fois sortie de
la cabine, j’essuie la condensation du miroir pour m’observer à travers
la vapeur. Hormis ma lèvre sectionnée, mon corps a retrouvé sa
couleur originelle. Il y a quelques années, il m’arrivait de chercher des
endroits épargnés. On peut dire qu’il y a de l’amélioration.
Pas vrai ?
Non.
J’ai moins de bleus, mais mon cœur a pris de sacrés coups.
J’enfile mon pyjama et j’éteins la lumière pour m’encourager à
dormir. La nuit passera plus vite. Mais mes pensées sont chaotiques et
je me retrouve à fixer la pénombre jusqu’à avoir une migraine. Je
devrais peut-être commencer à écrire cette foutue lettre pour la lui jeter
au visage quand il rentrera, mais je ne suis pas sûre qu’il revienne cette
nuit.
Alors que je me tourne et me retourne entre les draps, mon
téléphone s’illumine sur ma table de chevet. Il est presque 1 heure du
matin. Je pense à un message d’Amara, mais une pulsion nerveuse me
serre l’estomac quand je vois cet alignement de chiffres encore
familier, malgré mes efforts pour l’oublier.
« Sors. »
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12.
June
Shayn
Shayn
Shayn
Shayn
June
June
Shayn
Une semaine a passé depuis notre sortie foireuse. Elle ne m’a plus
donné de nouvelles après m’avoir planté au cinéma. Je n’ai pas insisté.
Je savais que j’avais merdé et que lui accorder du temps apaiserait les
tensions. En tout cas, c’est ce que j’espérais. Mes conneries m’ont
rattrapé avant que j’envisage un plan B. Je me doutais qu’elle ferait
rapidement le lien avec moi en apprenant les circonstances de
l’agression de Heize, mais je croyais aussi bêtement que ça ne se
produirait jamais. Non, ce que j’espérais vraiment, c’est que June ne
chercherait pas à me dissuader de m’impliquer dans les cambriolages.
Mais elle n’est pas du genre à fermer les yeux sur ce qui va à
l’encontre de ses valeurs. C’est le problème avec les filles
intelligentes. Elles sont rarement là pour vous encourager dans vos
travers.
Pour la première fois depuis longtemps, elle a séché mon cours. Elle
a finalement déposé la fameuse lettre dans mon casier, toujours pour
m’éviter. Je ne l’ai pas ouverte tout de suite. Ivy était occupée à choisir
un sachet de thé près de la bouilloire en salle des profs mais ses yeux
traînent partout, et moins elle en saura sur mes différends avec les
Grey, mieux on se portera tous. J’ai attendu l’intercours pour remonter
en classe et j’ai ouvert sa lettre soigneusement pliée. Ça sonnait
tellement faux que je l’ai froissée avant d’arriver à la moitié.
Son père l’a bien dressée à raconter des mensonges. Je me demande
ce qu’il lui a promis en contrepartie, et surtout s’il attend vraiment une
réponse. La courtoisie le voudrait, mais mon silence pourrait aussi
mettre un terme à cette affaire sans passer par l’hypocrisie.
Quand elle sèche mon cours pour la troisième fois, son obstination à
m’éviter commence sérieusement à me casser les couilles. Je l’ai
aperçue dans les couloirs, toujours en compagnie d’Amara, alors je
sais qu’elle n’est pas malade mais juste lâche. Elle m’avait habitué à
plus de sang-froid après les vacances de Noël. Je ne peux m’empêcher
de penser qu’elle est tellement dégoûtée par ce que j’ai fait à Heize
qu’elle n’arrive même plus à me regarder dans les yeux.
Ça me rend fou. J’en ai assez de repousser la conversation mais je
n’aime pas les messages ou les appels, qui sont aussi une manière de
contourner le problème. Alors je tente d’aller la voir directement à son
travail après les cours. Se demander si elle y sera n’est même plus une
question à me poser : elle travaille d’arrache-pied pour se faire de
l’argent.
Sur place, je constate que June est effectivement en plein service. Le
centre commercial est noir de monde et elle n’a pas une minute à elle,
derrière son comptoir, à cause des clients qui affluent sans
discontinuer. Je reste hors de la boutique pour ne pas lui donner la
mauvaise idée de faire des heures supplémentaires dans l’espoir que je
me lasse de l’attendre, si elle venait à me voir. Je ne pourrai pas ce
soir. Les gars m’attendent.
Après 18 heures, assis sur le fauteuil d’une zone de repos, je
commence à désespérer devant les allers-retours constants des
passants, quand je la vois qui sort du café avec le collègue qui l’a fait
tomber l’autre jour. Ce clown qui dribblait au milieu des clients est un
métis de son âge. Il dit quelque chose qui la fait rire pendant qu’ils
traversent l’allée pour rejoindre la sortie la plus proche. Ils prennent
les transports ensemble ?
Je me mets à les suivre.
June l’intéresse, clairement. Les regards qu’il lui lance ne trompent
pas, pas plus que sa façon de la coller innocemment quand ils
marchent. Lorsqu’ils atteignent la porte de sortie et prennent
l’escalator, j’emprunte les escaliers attenants pour arriver avant eux. Je
voulais éviter d’avoir à lui parler en sa présence, mais il semble
déterminé à rester avec elle jusqu’à ce qu’elle prenne le métro, et peut-
être même qu’ils vont dans la même direction.
Je les double pour lui bloquer le passage en arrivant sur le quai. Elle
s’arrête et ouvre grands les yeux. Elle ne s’attendait pas à me voir.
Quelques personnes nous contournent pour avancer vers le métro qui
arrive.
— On peut se parler ?
J’espère qu’utiliser la forme interrogative l’amadouera. Elle
entrouvre les lèvres, frustrée d’être confrontée à moi alors qu’elle avait
clairement d’autres choses en tête.
— Tu le connais ?
Voilà qu’il me provoque avec ses questions inutiles. Je lui jette un
regard indiquant qu’il ferait mieux de s’abstenir.
— Viens avec moi, je demande à June en recentrant mon attention
sur elle.
— Je suis désolé, mais je ne pense pas qu’elle ait envie de te parler.
Je plaque ma langue sur mon palais en comprenant qu’il vient de
s’interposer encore une fois. C’est juste un petit merdeux presque aussi
grand que moi et il se sent pousser des ailes, comme c’est souvent le
cas à cet âge. Mais ma patience a ses limites aujourd’hui. Un mot de
plus et il regrettera de ne pas avoir réfléchi avant de nous faire profiter
de ses interventions pertinentes.
— Ça va, merci, Tyron, lui répond June avec un sourire embarrassé.
— Désolé, j’ai cru qu’il te dérangeait.
Il a l’air de percuter seulement quand c’est elle qui le remet à sa
place. Il lève alors les mains avec emphase, agissant comme s’il avait
simplement voulu la protéger du grand méchant loup.
— Va prendre ton métro, je lui conseille.
— Vas-y, m’appuie June en s’enfonçant dans le col de sa doudoune
en moumoute beige, visiblement gênée par un courant d’air froid.
— À demain, capitule-t-il alors, non sans donner l’impression de me
faire une faveur. Rentre bien.
Il disparaît dans la foule en réajustant son sac à dos de sportif sur
son épaule.
On s’écarte du milieu du quai, marchant jusqu’à un distributeur près
d’une sortie sans issue pour ne plus être dérangés par les va-et-vient
constants des passants. Mal à l’aise, elle ne cesse de regarder autour
d’elle, de peur d’être reconnue par des gens du lycée. Par précaution,
je m’appuie sur un côté du distributeur pour que personne ne puisse
voir à qui elle s’adresse. Ce n’est pas vraiment le meilleur endroit pour
discuter, mais c’est déjà une chance qu’elle m’accorde quelques
minutes.
— Qu’est-ce que tu veux ? me demande-t-elle, sans agressivité.
Elle a l’air fatiguée. Les cernes sous ses yeux en attestent.
— T’avais vraiment besoin de sécher pour ne pas me voir ?
— Puisque tu es là pour me le demander, visiblement, oui.
— Arrête un peu.
— Toi, arrête, Shayn. J’ai juste besoin de réfléchir.
— Réfléchir à quoi ? Le problème est réglé. Il a payé pour ce qu’il
t’a fait.
— Je dois te remercier ? Parce que tu rentres chez les gens durant la
nuit et que tu les tabasses ? Que tu les voles ?
Elle secoue la tête, cherchant à m’inculquer sa notion de la réalité,
qui apparemment m’échappe.
— C’est la vraie vie, Shayn.
— Je ne te demande pas d’approuver. Mais c’est ce que je fais,
ouais. Et ce n’est pas comme si…
Comme si j’avais le choix.
Mais je ne peux même pas lui en vouloir de l’ignorer. C’est moi qui
me suis associé aux mauvaises personnes et qui essaye par tous les
moyens d’en maîtriser les conséquences.
Les résultats ne sont pas concluants.
— Comme si… ? cherche-t-elle à savoir.
Ma phrase reste en suspens. Je ne peux rien lui dire de la situation,
au risque de la voir s’éloigner un peu plus encore. Tout ça devient
pesant. De quoi empoisonner l’air entre nous. Je repense à ce gars qui
riait avec elle. En sa compagnie, il n’y avait pas cet air sombre sur son
visage.
— Dis à ton chien de garde de se détendre.
— Ce n’est pas un chien, le défend-elle avec beaucoup de
conviction. Il est gentil, contrairement à certains.
Je n’en doute pas.
J’ignore si c’est son sourire communicatif ou la manière dont il s’est
étalé sur le sol l’autre jour et a quand même trouvé le moyen d’en rire,
mais il a l’air de faire partie de ces gens faciles à vivre. Je suis à peu
près certain que lui ne traîne pas dans des affaires sordides ; et
égoïstement, je me mets à l’envier pour ça.
— Gentil…, je répète. Puisque c’est ta came, j’imagine que c’est
bien.
— Ce qui est bien, c’est de savoir qu’il existe des gens qui n’ont pas
à faire d’efforts pour l’être.
Elle sait combien elle me fait enrager avec ces mots qui n’ont rien
d’anodin.
— Ah ouais ? Alors tu n’as qu’à le baiser s’il est si gentil que ça.
Elle me gifle. C’est mérité. Mais je préfère lui sourire méchamment
par fierté, malgré l’élancement encore brûlant sur ma joue. Ses narines
se dilatent, elle mord sa lèvre inférieure.
— Tu ne comprends vraiment pas, me reproche-t-elle avant de
s’éloigner pour prendre le métro qui arrive.
Je la suis, mais je laisse les portes se refermer sans entrer. Elle reste
de l’autre côté de la vitre et nous ne nous quittons pas des yeux jusqu’à
ce que la rame disparaisse dans le tunnel.
Elle m’a encore regardé avec cet air déçu.
Il m’annonce une mauvaise soirée en perspective.
*
— C’est quoi, cet endroit ? s’enquiert Marlon quand le SUV s’arrête
de travers sur le trottoir.
Sans un mot, Brando pointe la maison d’un signe de tête. Derrière le
brouillard, elle est isolée dans une ruelle, plus loin sur un boulevard de
commerces aux façades dégradées et recouvertes de tags, typiques du
vieux Londres. Au sol, du papier journal bouche les caniveaux, une
odeur de merde remonte par l’aération de la voiture.
— Je veux bien qu’on se fasse discrets, mais là, il nous demande de
cambrioler une déchèterie, peste-t-il encore.
— C’est du foutage de gueule, rebondit Mikey.
Aucune information ne nous a été transmise. Chase nous a envoyé
l’adresse et nous a demandé de « prendre ce qu’il y avait à prendre ».
Mais je ne le sens pas, alors je me tourne vers Mikey. Il a déjà mis sa
cagoule. Quelques mèches de ses cheveux bruns dépassent du tissu
molletonné.
— Reste dans la voiture.
— Quoi ?
— Reste là.
Il me dévisage comme si j’étais fou.
— Mon cul, ouais. Si Chase apprend que je n’ai pas participé, il ne
me payera pas.
— Vu l’état de la maison, je ne suis pas sûr que tu touches
beaucoup. Alors tu ferais mieux de laisser ton cul sur cette banquette.
On va jeter un œil avec Marlon.
— Mais pourquoi t’essayes de m’écarter ? s’agace-t-il, débordant
d’hostilité.
Cet idiot ne se rend visiblement pas compte du danger.
— Shayn a raison, je ne le sens pas, me soutient Marlon, en bon
arrondisseur d’angles. Tu devrais l’écouter. Au pire, reste devant la
maison. On te fera signe si on a besoin d’aide.
Indifférent à la tension qui règne entre nous, Brando ne prend pas
part à la conversation. Le trentenaire au crâne chauve regarde fixement
à travers le pare-brise. Mikey ouvre quand même sa portière.
— Tu me casses les couilles, je le réprimande en sortant à mon tour.
— Arrête de faire l’ancien. Tu ne veux pas partager ou quoi ?
Son regard marron me percute, sous le tissu noir.
Ouais, je vois. Le petit commence à se prendre pour un grand.
— Et puis, l’autre fois, tu m’as fait entrer dans une maison occupée
pendant que tu tabassais quelqu’un. Je pense qu’on va réussir à
explorer un vieux taudis, non ?
Un soupir m’échappe, formant de la buée dans la nuit. Je vais le
laisser seul dans sa bataille d’ego. Je ne suis pas responsable de lui.
— Je ne fais pas confiance au nouveau, je leur confie une fois qu’on
s’est éloignés du SUV. On a qu’à rentrer pour inspecter, et si on entend
le moindre mouvement, on dégage.
Mikey prend de l’avance sur nous sans même agréer, disparaissant
dans la brume épaisse.
— Qu’est-ce qui lui arrive ? je demande à Marlon, de plus en plus
agacé par son comportement lunatique.
— Des huissiers sont venus saisir une partie des meubles de ses
parents la semaine dernière. C’est tendu, chez lui.
Je lui lance un nouveau regard alors qu’il s’éloigne sur le trottoir, sa
silhouette est devenue à peine décelable.
Une pancarte qui a survécu aux intempéries est accrochée au portail.
La propriété serait gérée par une société, mais à première vue le
chantier semble abandonné. Mikey est le premier à passer par-dessus
du portail, toujours sans se soucier de mon évidente désapprobation.
Marlon hausse les épaules.
Le modeste jardin est envahi de mauvaises herbes et du matériel de
travaux pave le gravier inégal par endroits. Ça ressemble davantage à
un débarras qu’à une maison. Elle a l’air vacante mais, faute de
certitude – personne ne m’a mis sur le coup pour faire du repérage –,
on va devoir se faire encore plus discrets.
Je leur fais signe de se taire. La caméra de surveillance est factice, il
me suffit de la toucher pour le constater. Marlon la détache quand
même par précaution et la jette dans un buisson. Quant à la serrure,
elle cède sous la simple pression d’une radio. L’intérieur est du même
acabit que le jardin. Le rez-de-chaussée sent la poussière, le plâtre et
une odeur familière de marijuana, comme dans certains halls
d’immeuble. J’évite précautionneusement les débris qui encombrent le
sol : des ustensiles rouillés et des planches en bois aux clous apparents,
attendant de refiler le tétanos à leur prochaine victime. Quand nos
lampes torches illuminent les murs, elles révèlent des fissures et des
marques plus sombres dues à l’humidité.
Un mauvais pressentiment s’enroule autour de ma gorge.
— On se casse, je décide en m’arrêtant. C’est pas ici qu’on va
trouver ce qu’on cherche.
Mikey, qui nous a distancés, n’est pas de cet avis et continue son
exploration jusqu’à atteindre le fond de la pièce, près de l’arche d’un
couloir menant probablement au premier étage. Je n’ai pas le temps de
lui faire de remarque sur sa prise de risques qu’il bute contre une
forme indistincte.
— C’est un tas de cartons, nous informe-t-il.
Il braque sa lampe sur la zone d’ombre, révélant un pan de mur
encombré de cartons empilés les uns sur les autres. Dans cette zone,
l’odeur de beuh est plus forte.
— Vous pensez que… ? suggère Mikey avec une intonation laissant
entendre qu’il n’y croit qu’à moitié.
Je ne veux pas le découvrir, mais Marlon le rejoint, saisi par la
curiosité. Je déteste ce manque de concertation entre nous. Lorsqu’il
choisit un carton au hasard et l’ouvre avec un cutter, un relent de résine
me prend à la gorge, malgré la distance.
— Waouh, souffle Mikey en illuminant la matière verdâtre.
Attiré par ce qu’il voit, il plonge sa main dans le carton et se met à
émietter le haschich entre ses doigts pour tester sa consistance.
— T’es fini à la pisse ou quoi ? je siffle sans en croire mes yeux,
m’approchant sous le coup de la colère. Lâche ça avant que les flics
viennent faire une descente chez ta mère à 6 heures du matin.
Il m’écoute mais, hypnotisé, il est incapable de détourner le regard.
Marlon range son cutter dans sa poche arrière et prend du recul pour
observer les cartons sans oser les toucher davantage.
— Y a pas moyen, murmure-t-il. Chase nous a envoyés voler ça ? Il
veut notre putain de mort ?
Tout prend du sens. La fameuse concurrence que Chase veut écarter
de son chemin n’opère pas dans le même domaine que nous. Les
enjeux sont devenus plus gros et tout ça se jouait dans notre dos, sans
qu’on s’en doute une seule seconde.
— C’est à qui, tout ça ? Cette maison ? demande Marlon.
Je m’abstiens de lui répondre. Ce n’est pas le bon endroit pour en
discuter.
On est sûrement dans le repaire d’un gars de Hackney, que Chase
mentionnait l’autre fois. J’ignore si Marlon est au courant que Chase
les a directement dans son viseur, et surtout s’il a conscience qu’on
deviendrait les premières cibles d’une guerre si quelqu’un voyait nos
visages.
— Il y en a pour un paquet là-dedans, constate-t-il en resserrant
nerveusement sa cagoule autour de son cou.
— On bouge.
— Non, je sortirai pas d’ici sans ces cartons, me contredit Mikey
— Ferme-la un peu et contente-toi de nous suivre.
Je n’ai plus la patience de composer avec ses caprices. Ça fait déjà
trop longtemps qu’on traîne dans ce débarras qui sent le piège à plein
nez. Je lui tourne le dos, imité par Marlon, quand le cliquetis d’une
arme résonne derrière moi.
Je n’ai pas le temps de retenir ma respiration qu’il demande :
— C’est pour cette raison que tu voulais m’écarter ? Vous saviez ce
qu’il y avait dans ce taudis, pas vrai ?
Il ose me viser ? Je fais volte-face, plus énervé qu’effrayé pour ma
vie.
— Tu te fous de moi, Mikey. Tu veux que je te nique ?
— Tu déconnes vraiment là, me soutient Marlon, en nous éclairant
avec sa lampe. Range ça.
— Répondez d’abord à ma question. Vous vouliez que je reste dans
cette putain de voiture alors qu’il y a de quoi vivre pendant dix ans
dans ces cartons. Vous me prenez vraiment pour un con !
Ce gamin n’a pas toute sa tête. C’est la seule raison qui m’empêche
de dégainer mon Glock pour lui tirer dans les jambes et le faire
redescendre. Peut-être qu’un peu de sang lui remettrait les idées en
place.
— Tu t’entends ? je lui demande sans hausser le ton, parce que faire
plus de bruit que nous en faisons déjà semble une très mauvaise idée.
— Non mais sérieux, Mikey ! s’indigne encore Marlon. Tu deviens
parano, là !
La main de Mikey tremble, comme s’il réalisait la portée de ses
accusations.
— Baisse cette arme, je lui ordonne. Et je laisserai passer pour cette
fois.
Mais il le sait, je le vois dans son regard : son geste de traître vient
de changer à jamais la nature de nos rapports.
— Vous ne comprenez pas, se défend-il alors, à cran. J’ai besoin
d’argent !
Il saisit un carton et le serre contre sa poitrine, sans cesser de nous
viser, car il a vu que Marlon était aussi armé.
— Les gars… y en a tellement. Si on en prend un peu, Chase ne le
saura jamais.
Je pousse un soupir. La tension est à son paroxysme mais je n’arrive
pas à croire qu’il pourrait utiliser son Glock contre moi, même dans la
panique.
— Je sais que tes parents sont dans la merde, je lui dis alors. Mais
regarde-nous. On l’est tous, ici. Tu ne vas pas les aider en
t’embourbant dans plus de problèmes.
— Et si on ne les vole pas ? Si on les ramène à Chase ? Il nous a
bien envoyés ici pour une raison !
— Et donc ? Tu vas lui rapporter ces cartons comme un bon chien,
sans connaître leur provenance ? Autant de risques en échange de
quoi ? Plus d’argent ? Rêve pas trop, Mikey. Il va te baiser, de la même
façon qu’il baise tout le monde.
Mes arguments le font finalement pencher du bon côté de la balance.
Il lâche le carton et recule sous l’arche du couloir en jurant. Une
applique s’allume, révélant une cage d’escalier qui continue derrière le
mur. Ébloui par la lumière, Mikey grimace. Tout se déroule très vite.
Un grincement résonne puis quelqu’un dévale les marches sur sa
droite, il lève les yeux par automatisme.
Une balle part.
Son sang éclabousse le mur blanc. Et son corps retombe lourdement
sur le carrelage avant que je puisse comprendre qu’on vient de lui tirer
dans la gorge. Une mare rougeâtre se forme en dessous de lui alors
qu’il gesticule péniblement, à la recherche d’air.
— Qu’est-ce que tu fous ici, fils de pute ? lui hurle la silhouette
cachée derrière le mur.
Il ajoute quelque chose dans une langue d’Europe de l’Est, toujours
dissimulé derrière la paroi.
Je ne peux pas prendre le risque de tirer aussi et de m’impliquer
dans un trafic de drogue.
L’unique option est de courir. Sans se concerter, Marlon et moi
fuyons par la porte d’entrée, sans nous retourner une seule fois. On
saute par-dessus le portail. Marlon calcule mal l’atterrissage et retombe
brusquement sur le trottoir. Il se relève à la hâte, cherchant le SUV
quelque part dans les environs. Mais personne ne nous attend au point
de rendez-vous. Peut-être qu’il est trop tôt, ou peut-être que Chase
avait tout prévu. Alors on ne s’arrête pas de courir en redescendant le
long de l’avenue déserte, encore cagoulés et armés.
L’air gelé de la nuit entre dans mes poumons et cet écart de
température me brûle la trachée, mais je ne m’arrête pas pendant de
longues minutes. Marlon me suit de près, craignant pour sa vie.
Lorsqu’on s’est assez éloignés, d’au moins un kilomètre, avec la
certitude que personne n’est à nos trousses, on trouve refuge dans un
grand parc. La précaution me pousse à continuer d’accélérer le pas
jusqu’à un banc mais le corps de Marlon le lâche avant qu’on
l’atteigne. Suffoquant, il arrache sa cagoule et vomit ses tripes sur la
pelouse. Le bruit de sa régurgitation ne parvient pas à masquer les
battements assourdissants de mon cœur.
On est à l’abri. Nous. Pas lui. J’imagine son corps encore chaud,
couché sur ce sol froid, et qui y restera sûrement un bout de temps
jusqu’à ce qu’ils s’en débarrassent.
Marlon se redresse, le regard vide.
— Mikey… il est…
J’entends sans cesse la détonation qui a percé le silence
assourdissant.
— C’était qu’un gosse, putain ! s’énerve-t-il en se laissant tomber
sur le banc, la tête entre ses mains.
Je m’écrase à côté de lui, avec la même image coincée sur la rétine.
Ça me rappelle Lucy. Plus j’y pense et plus j’ai l’impression que du
sang a giclé sur mes vêtements. Je me sens poisseux et mal à l’aise.
— On n’a rien pu faire… c’était pas censé se passer comme ça…
La frustration et la rage troublent son élocution et je l’entends à
peine, entre ce sifflement strident dans mes oreilles et sa façon de
parler contre ses paumes.
— C’est terminé ! J’arrête cette merde.
— Tu ne peux pas, je lui rappelle.
Il n’y a plus aucune inflexion dans ma voix.
— Va te faire foutre…
Il écarte ses mains de son visage, bien conscient que je ne dis que la
vérité.
— Je sais, Shayn.
— Il joue avec nous.
Sous la faible lumière du réverbère, ses yeux rougis sont incrédules.
Le brouillard continue d’envelopper les arbres qui nous entourent.
— Ce soir, c’était juste pour nous montrer que nos vies ne valent
rien à ses yeux. Il attend qu’on se plie à ses nouvelles règles.
— Ses nouvelles règles ?
— J’en sais rien, j’admets, et ma stupeur est peu à peu effacée par la
rage. C’est un peu flou pour moi aussi.
Mais j’imagine que ça concerne mon refus de la dernière fois. Chase
est en train de nous mettre la pression pour s’assurer qu’on lui obéira.
— S’il touche à un seul cheveu de mes petits frères. Je te jure… je
te le promets, Shayn, je le bute.
Je lui réponds par un silence.
Peut-être qu’à ce stade, c’est la seule solution pour se débarrasser de
lui.
Mais encore faudrait-il savoir comment s’y prendre.
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20.
Shayn
Shayn
Shayn
June
June
Shayn
June
June
Ça fait trois jours que Shayn n’a plus donné aucun signe de vie.
L’administration non plus n’a pas eu de nouvelles, ce qui ne fait
qu’alimenter les rumeurs à notre sujet.
C’est mon apathie qui m’a donné le courage de continuer à aller en
cours malgré les murmures qui s’élèvent sur mon passage et les
regards appuyés dont je ne me défais plus. Aucune décision n’est
encore tombée concernant l’altercation dans les toilettes. J’ai bien
compris l’agitation que ces allégations avaient créée dans le corps
enseignant, mais ils ne peuvent pas me sanctionner sans preuve.
J’ai quand même la sensation de marcher sur le fil du rasoir. En bas,
tout le monde attend ma chute pour savoir si tout ce qui se dit sur moi
est vrai.
Je n’ai plus d’appétit. J’en ai désormais la certitude : quelque chose
de grave est arrivé à Shayn. Mais je ne suis pas censée le savoir ni
m’en inquiéter. Si j’allais déclarer sa disparition au commissariat, je ne
ferais que générer plus de questions compromettantes à son sujet. Peut-
être même qu’il m’en voudrait. Et s’il était vraiment parti aux États-
Unis sans m’avertir ?
Je refuse de croire qu’il pourrait se montrer aussi cruel. En même
temps, je ne suis plus sûre de rien. C’est de la torture psychologique.
— Essaye de venir avec un visage normal au prochain shift, me
glisse Ruby depuis la caisse alors que je suis occupée à remettre de
nouvelles pâtisseries dans la vitrine.
Je vois mon reflet dans la vitre en plexiglas mais je ne cherche pas à
recoiffer la mèche qui s’est glissée devant mes yeux à force de me
pencher en avant.
— Clay dit que tu vas faire fuir les clients avec cette lèvre entaillée.
Et d’ailleurs, si je peux me permettre, c’est la deuxième fois que tu te
pointes avec des marques. Si c’est ton mec qui te frappe, tu devrais
arrêter de le fréquenter.
— Dis-moi, tu ne réfléchis jamais avant de parler ? lui demande
Tyron en s’approchant du comptoir.
— Clay n’ose pas te le dire, mais ça la fout mal, s’obstine-t-elle.
J’avais bien remarqué que la responsable me scrutait plus que
d’habitude mais, comme elle n’avait rien dit, je me croyais tirée
d’affaire. Ces derniers temps, j’ai appris que le fond de teint n’était
qu’un piètre allié en cas d’hématomes. Les gens vous regardent avec
sollicitude et vous pouvez voir le film qui se joue dans leur tête. Un
film dans lequel j’ai toujours le rôle principal. Femme ou enfant
battue, ça fait peu de différence.
— Eh, je te parle, me signale Ruby, agacée que je l’ignore.
— Si Clay est si inquiète que ça, elle devrait plutôt s’occuper de tes
piercings.
— Ouais, tes piercings de grosse vache, m’appuie Tyron en éclatant
de rire. On n’est pas à la ferme.
Ruby ne trouve rien à nous répondre, sans doute consciente qu’elle a
mérité cette remarque acerbe. Elle lève quand même son majeur en
direction de Tyron avant de s’éloigner. Il en profite pour la relayer à la
caisse. Il dépoussière l’écran avec un torchon, consulte longuement les
menus, comme s’il cherchait à les mémoriser. Je sens quand même son
attention sur moi, les questions qu’il se retient de me poser par
politesse, ce qui n’est pas son genre.
À cause de lui, je commence à me sentir à l’étroit dans ce petit
espace. Il craque :
— Ruby n’a aucun tact mais je me demande aussi ce qui t’est arrivé.
Elle a dit que ce n’était pas la première fois ?
J’essaye de rester impassible malgré cette discussion de plus en plus
intrusive.
— Ça n’aurait pas un rapport avec le mec qui te suivait l’autre fois,
par hasard ?
— Non, je lui réponds durement.
— Il était tellement insistant, que… Je ne sais pas. T’as cédé et il
m’a donné l’impression de te faire peur.
— Shayn ne me ferait jamais de mal.
En fait, il est le seul à se soucier de moi.
C’est ce que j’ai envie de lui dire, parce que c’est injuste qu’on lui
attribue toujours le mauvais rôle. D’abord Amara, puis mon père, et
maintenant tous ces gens qui parlent sans savoir au lycée.
— Shayn…, répète-t-il alors plus bas, absorbant ce prénom que je
regrette déjà d’avoir prononcé devant lui. OK, OK. Je m’inquiète juste
pour toi. Arrête de te braquer.
Il s’intéresse de nouveau à la caisse, visiblement irrité. Je me rends
compte qu’il dit vrai : je suis vraiment exécrable. Mais à ce stade, je ne
saurais même pas par où commencer si je devais me confier.
En dehors de Shayn, je n’ai personne à qui parler. Notre secret nous
rapproche, ou plutôt, il nous enferme.
Je me dirige vers l’évier et m’empare des tasses qui doivent être
lavées pour m’occuper les mains. Le lave-vaisselle est déjà lancé et
Clay n’aime pas qu’elles traînent à la vue des clients. Je fais couler de
l’eau jusqu’à ce que la fumée qui s’en dégage m’indique qu’elle est
brûlante.
— Je me suis disputée avec une fille au lycée, finis-je par lui avouer,
sur mes gardes.
— Je ne te croyais pas du genre à te battre. Tu caches bien ton jeu,
Junie. J’espère qu’elle a pris cher ?
J’ai encore les images en tête : Emilia qui se redresse sur ses coudes,
le sang de son nez qui s’est étalé partout sur son visage, son air effrayé
et surtout ébahi parce qu’elle n’attendait de moi que de la passivité.
Je n’avais jamais frappé quelqu’un. Quelque chose me révulse à
l’idée d’avoir été plus proche de Suzan pendant quelques instants :
cette sensation de pouvoir presque dégoûtante, ce déchaînement de
rage qui soulage.
Et pourtant, si c’était à refaire, je n’hésiterais pas. J’ignore ce que ça
révèle de moi.
Tyron se faufile près de l’évier et saisit les tasses lavées pour les
essuyer avec un torchon, faisant mine de se donner du travail.
— Et je peux savoir pourquoi vous en êtes venues aux mains ?
— Elle avait écrit des horreurs sur moi dans les toilettes.
— T’as bien fait, alors.
Il me sourit. Cette façon de me porter de l’intérêt et de me
complimenter pour des choses qui me paraissent futiles me rappelle
Shayn. Cette simple comparaison me fiche un poing dans l’estomac,
parce que je ne peux le comparer à qui que ce soit.
Shayn restera toujours Shayn.
Mais, plus je me convaincs de cette vérité immuable, plus j’ai froid,
et le mauvais pressentiment qui ne me quitte pas ces derniers jours
regagne du terrain dans ma poitrine. J’aimerais juste pouvoir le serrer
dans mes bras, ou au moins avoir la certitude qu’il va bien en ce
moment.
— De toute façon, le lycée, c’est bientôt terminé, ajoute Tyron.
Je lève les yeux. On dirait que son regard essaye de me convaincre
que tout ira mieux, parce que ça doit se lire sur mon visage que mon
expérience du lycée est un supplice. Ce qui n’était plus le cas jusqu’à
cette récente rechute. Ça m’agace un peu que, même dans ce café où
j’avais le droit d’être une étudiante banale, on puisse me coller une
étiquette.
Lui a le profil typique de ces sportifs constamment entourés d’amis
qui ne se départissent jamais de leur sourire parce qu’il y a peu de
choses qui pourraient venir contrarier leur existence. C’est d’autant
plus embarrassant.
— Tu sais ce que tu vas faire, après ? je lui demande pour détourner
l’attention de moi.
— New York, il me répond, un large sourire aux lèvres.
— New York ?
Il s’empare d’une tasse à café et glisse son index dans l’anse avant
de la faire tourner sur elle-même, comme on le ferait avec un ballon.
— Je jouerai en pro, au basket. J’ai déjà été accepté dans une fac. Je
dois juste valider mes derniers examens.
Jouer en pro. Une université l’a déjà accepté.
J’envie cet avenir dégagé, qui ne laisse aucune place à l’incertitude.
Derrière nous, Ruby revient munie d’un seau rempli d’eau
mousseuse avant qu’il puisse m’en dire plus.
— Vous avez fini de discuter ? La salle ne va pas se nettoyer toute
seule.
— Mais c’est que tu nous fais chier aujourd’hui. T’as tes règles, ou
quoi ? s’agace Tyron en reposant la tasse pour continuer d’essuyer la
vaisselle.
Elle roule des yeux en tripotant son piercing au septum. J’ai un
violent coup au cœur.
Règles…
Avec tout ce qui s’est passé et la disparition de Shayn, je n’ai même
pas fait attention. Les miennes auraient dû arriver il y a déjà plus d’une
semaine.
— Elle était déjà comme ça avant de devenir manager ? me glisse
Tyron, plus bas.
Je suis trop sonnée pour réagir. Rater un cycle à cause du stress
m’est déjà arrivé, et ce n’est pas comme si j’en manquais, en ce
moment… Mais on ne s’est pas protégés, cette fois-là. Le test que
Shayn m’avait acheté s’était révélé négatif et j’avais décidé de ne plus
m’inquiéter.
Face à la gravité de la situation, je ne peux pas faire abstraction de
ce retard comme je fais abstraction de tout le reste.
*
Je suis partie cinq minutes avant la fin du shift pour passer à la
pharmacie du centre commercial.
Les toilettes vont bientôt fermer mais la femme chargée de l’accueil
m’autorise quand même à y aller pendant qu’elle prépare son chariot
de ménage. J’ai besoin d’être fixée. J’ai peur de faire le test à la
maison, de prendre le risque que Suzan le trouve, même si je
l’ensevelissais sous les déchets d’une poubelle. Mon cœur palpite dans
ma cage thoracique en déchirant l’emballage, et je relis les indications
deux fois pour être certaine de ne pas faire d’erreur.
Depuis l’intérieur de la cabine, j’entends les dernières clientes
s’activer avant la fermeture : le souffle des sèche-mains, les
claquements de talons pressés et les conversations entre les femmes de
ménage.
Je me sens comme une pauvre fille en attendant le verdict, quand il
s’impose à moi dans le stylet.
Je suis enceinte.
Encore de l’eau qui s’écoule en bruit de fond. Une femme qui
s’esclaffe dans une langue étrangère.
Je fixe les deux traits en espérant que c’est une erreur, tout à fait
consciente de nourrir de faux espoirs en voulant altérer l’inaltérable,
mais ça ne m’empêche par de continuer.
Il y a quelque chose qui se rapproche d’un bébé en moi.
Je repense à l’ambiance actuelle à la maison. Toute forme de
communication est coupée entre mon père et moi, mais ça ne
l’empêcherait pas de me tuer s’il l’apprenait. En voyant l’état de ma
lèvre lundi soir, il a concédé une trêve momentanée, désobéissant à
Suzan juste pour connaître la raison de mes hématomes. Je ne me
leurre pas, c’était surtout pour s’assurer que lui et sa femme ne seraient
pas blâmés, cette fois.
Quand je lui ai révélé que c’était arrivé à cause d’une dispute au
lycée, il a recommencé à m’ignorer. Gaby est toujours prié d’en faire
autant.
Et maintenant, le père de ce bébé ne donne plus aucun signe de vie.
Quelqu’un frappe à la porte pour me demander de sortir. Je me rends
compte que je suis prostrée dans l’attente d’un dénouement salvateur
impossible.
Je range précipitamment le test de grossesse dans sa boîte. En
sortant, je prie pour avoir l’air normale en évitant le regard de
l’employée. Je quitte les toilettes et me débarrasse du test dans la
première poubelle que je trouve en me souvenant qu’avant, c’était à
mes devoirs que je réservais le même sort.
Tout a changé désormais. Tout s’est assombri, me laissant
l’impression que je n’aurai plus jamais droit à un ciel dégagé.
Je vais devoir faire quelque chose.
Mais quoi ?
Les drames s’accumulent et je suis toujours seule pour les affronter.
Il n’y a que moi.
Que moi, payant le prix de nos erreurs.
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28.
June
*
Dans les vestiaires du café, alors que j’ai déjà enfilé mon ensemble
noir et que Ruby m’a demandé de me dépêcher parce qu’il y avait un
rush inhabituel pour un lundi, mon téléphone vibre juste avant que je
referme mon casier. Craignant une nouvelle déception, j’hésite à
commencer mon shift sans consulter l’appel, mais je finis par vérifier
l’émetteur. C’est un numéro inconnu. Je réponds avant qu’il soit trop
tard.
— Allô ?
— Je suis un ami de Shayn. J’ai vu que tu as cherché à le joindre ces
derniers jou…
— Où est-ce qu’il est ? Il va bien ?
Je suis à cran. La pression me comprime la cage thoracique.
— Il a eu un sale accident, me répond la voix masculine après ce qui
me semble être une éternité.
— Un accident ?
Ce n’était pas un accident.
— Oui… Il est resté alité quelques jours. Il n’était pas vraiment
opérationnel. Désolé de demander mais… tu es qui pour lui ?
— Je suis sa copine.
La réponse est sortie naturellement. Je perçois la surprise de mon
interlocuteur à l’autre bout la ligne.
— Pourquoi ce n’est pas lui qui m’appelle ? C’est sûr qu’il va bien ?
— La morphine le met dans les vapes. Il dormait quand je suis parti
au travail, ce matin. Mais j’ai cru comprendre que c’était important
alors j’ai rappelé ce numéro. Je suis un de ses amis proches. Caleb.
Quelque chose me blesse dans le fait de ne pas connaître son
existence. C’est une énième confirmation que Shayn ne m’a pas laissée
complètement entrer dans son univers, alors que lui connaît tout du
mien. Il est devenu le mien.
Peut-être que je ne suis qu’un astre gravitant autour de lui, destiné à
exploser une fois qu’on aura consommé toute mon énergie.
Je crois que c’est ce qui est déjà en train de se passer.
— Alors il va bien…
En le disant à voix haute, cette nouvelle réalité prend forme et la
contraction de mes muscles paraît se relâcher après de longs et
douloureux efforts.
— Oui, ça devrait aller. Il doit se reposer encore un peu…
Mon soulagement retombe tout à coup. Comment être certaine que
je ne m’adresse pas à quelqu’un qui lui veut du mal ? Ou qui lui a déjà
fait du mal ? Il y a bien ces mecs dont il a essayé de m’éloigner car il
savait à quel point ils étaient dangereux.
— Je ne peux pas… le voir ?
— Le voir ?
— Pour être sûre qu’il va bien.
— Ah, bien sûr… Tu ne me fais pas confiance. Je comprends. Shayn
est un peu…
Un fouteur de merde dans son genre. La différence avec moi, c’est
qu’il est encore plus doué pour cacher ses problèmes. Visiblement, ils
l’ont quand même rattrapé, cette fois.
— Écoute, j’habite à Covent Garden. Tu peux me rejoindre dans ma
rue et décider de me suivre ou non. C’est vraiment bien fréquenté.
Hmm… si tu ne me crois pas, il me semble que j’ai une photo de
Shayn et moi au lycée quelque part dans mon téléphone…
Pendant quelques secondes, l’appréhension me rend muette. C’est
imprudent d’accepter de rejoindre un inconnu, mais aucune autre
option ne se présente à moi actuellement, alors j’acquiesce et
raccroche en attendant de recevoir l’adresse.
Tant que je n’aurai pas vu Shayn de mes propres yeux, mon
angoisse sera à son maximum.
Environ quarante minutes plus tard, j’ai quitté mon service en disant
que j’avais une urgence et je retrouve Caleb au pied de son immeuble.
Son costume gris m’étonne au premier coup d’œil et je ne suis pas sûre
d’avoir affaire à la personne que je recherche, mais il s’est décrit
comme un « Asiatique d’un mètre soixante-quinze encore en tenue de
travail » et c’est le seul homme qui semble attendre quelqu’un au
numéro correspondant. Lorsque je m’arrête à sa hauteur, j’ai aussi
droit à un regard surpris. Je blâme d’abord ma lèvre encore très
légèrement tuméfiée, mais je me rends vite compte que sa perplexité
est due à notre différence d’âge.
— C’est toi, June ?
Il m’adresse un sourire à mi-chemin entre la politesse et l’embarras.
Je hoche la tête, un peu impressionnée par son aura ; elle contraste
avec ses traits encore juvéniles. La Rolex à son poignet – un modèle
similaire à celui de mon père, qu’il ne met que pour le travail – et son
costume Tom Ford m’indiquent que lui aussi sort probablement d’un
bureau prestigieux. Sûrement dans un gratte-ciel de Canary Wharf ou
du nouveau Londres. J’ai du mal à concevoir que cet inconnu
fréquente Shayn, et encore plus qu’il soit un de ses amis les plus
proches.
On se détaille mutuellement, cherchant sans doute à comprendre ce
qui nous relie véritablement à Shayn, nous demandant pourquoi
chacun est si différent de ce qu’on avait pu imaginer. Est-ce qu’il
regrette d’avoir pris contact avec moi ? Il finit quand même par
m’adresser un nouveau sourire qui frôle l’inconfort et par m’indiquer
la devanture luxueuse de son immeuble d’un signe de la main.
— Tu veux bien me suivre ?
Je sens qu’il est assez poli pour ne pas faire de commentaire sur
notre différence d’âge. Au moins, j’ai eu la présence d’esprit de ne pas
remettre mon uniforme et de garder ma tenue de travail.
Le large ascenseur incarne l’élégance : son revêtement noir est si
brillant que nos silhouettes apparaissent parfaitement dessus.
J’aperçois mon reflet dans le grand miroir et je me dis que j’ai l’air
d’avoir grandi. J’ignore si c’est dû à la prise de maturité de mes traits
ces derniers mois ou à mes changements intérieurs.
L’allée sent le diffuseur d’huiles essentielles et des plantes grasses
occupent le rebord de fenêtres rondes, encastrées entre les
appartements. Il ouvre sa porte d’entrée et me fait signe de passer
avant lui. J’hésite encore sur le palier, consciente que me montrer aussi
crédule parce que mon interlocuteur semble bien élevé est une
mauvaise idée, lorsque la voix de Shayn résonne depuis l’intérieur.
— Caleb, c’est toi ? Passe-moi un chargeur !
Il émerge dans le couloir, les cheveux dégoulinants, alors que Caleb
se tend à côté de moi.
— Tu as pris une douche ? Tu ne devais pas te lever ! Jian a dit
que…
Mais Caleb n’insiste pas en comprenant que Shayn ne l’écoute plus.
Son regard s’est arrêté sur moi. J’ai l’impression que mon cœur se
gonfle de sang, puis relâche tout, d’un coup, dans mon organisme.
— … June ? demande-t-il.
Je tremble sur le pas de la porte. J’essaye de me calmer en me
répétant intérieurement que tout va bien. Shayn va bien. Et s’il va bien,
alors moi aussi. Mais ça ne fonctionne pas. Le soulagement, la peur et
la colère m’ont clouée au sol, et ce marbrage de sentiments est si
désagréable qu’il fait dysfonctionner tout mon corps.
— J’ai voulu t’appeler en me réveillant tout à l’heure, mais ma
batterie était morte.
Je sors de ma transe et le rejoins dans le couloir pour l’étreindre en
espérant que cela calmera mes tremblements. Shayn n’est pas mort. Il
n’est pas non plus reparti en me laissant derrière lui. Shayn est ici,
avec moi. Tous les deux, on va pouvoir gérer, tant qu’on est ensemble.
Mais même en me répétant ces paroles tel un mantra, je ne suis pas
certaine d’y croire.
Il pose sa main sur l’arrière de mon crâne pour me rapprocher de lui
et ma joue s’écrase sur son tee-shirt encore légèrement humide.
— Fais attention quand même, le met en garde Caleb, dont j’avais
oublié l’existence. Tu vas finir par te rouvrir l’estomac.
Cette information me glace jusqu’à la moelle. Je recule pour lui
laisser de l’espace alors que mes yeux cherchent à voir à travers son
tee-shirt.
— Tu t’es fait planter, m’entends-je constater à voix haute.
Shayn soupire, comprenant qu’il ne pourra pas échapper à mes
questions cette fois, mais Caleb me répond encore à sa place, d’un ton
particulièrement cassant :
— Il était en train de se vider de son sang sur un trottoir.
Heureusement que ce con a eu le temps de m’envoyer sa localisation
avant de perdre connaissance.
— C’est bon, épargne-lui les détails.
— Non, j’ai l’impression que tu devrais plutôt les raconter, les
détails de ta vie. Mais je comprends mieux pourquoi tu ne le fais pas,
maintenant.
Ils échangent un regard. J’ai conscience que je suis à l’origine de
cette soudaine tension entre eux.
— Ah ouais ? Et toi, monsieur l’avocat, tu m’as caché que t’étais
devenu juge.
— Cette fille t’avait laissé des centaines d’appels quand j’ai rallumé
ton téléphone, marmonne Caleb sans se laisser atteindre par ce
reproche. J’ai eu pitié, mais je n’aurais peut-être pas dû ?
Il n’ose pas dire l’évidence à voix haute : je suis une élève du lycée
où Shayn enseigne. Notre court silence se charge de non-dits, mais ils
sont suffisants pour lui confirmer que quelque chose cloche dans le fait
que j’aie cherché à le contacter et que je me sois présentée comme sa
petite amie. Un peu perturbée par le regard moralisateur qu’il nous
lance, je reporte mon attention sur Shayn, qui ne semble pas près de se
laisser déstabiliser.
— Tu veux bien nous laisser quelques minutes, lui demande-t-il
d’un ton indiquant qu’il ne lui donne pas le choix.
Caleb soupire bruyamment, puis capitule.
— Je vais faire quelques courses. Va te rallonger.
La porte d’entrée se referme à peine dans mon dos que ma voix
claque, parce que je n’arrive plus à me contenir :
— Est-ce que tu sais dans quel état je suis ?
— Je…
— Je pensais que tu étais mort.
— Je suis désolé.
Être désolé. Je me demande si ça a un jour arrangé une quelconque
situation.
Depuis toujours et avec tout le monde, ce sont les seuls mots
auxquels j’ai droit. J’en ai assez que les gens les utilisent comme une
foutue formule magique capable d’effacer tout le mal infligé.
— J’ai conscience de te dire ça un peu trop souvent, admet-il face à
mon expression lasse.
Mais ce n’est pas ce qui me gêne le plus dans cette histoire.
— Tu me tiens encore à l’écart.
— Je sais. J’ai vraiment merdé cette fois.
— Parce que tu mens tout le temps ou parce qu’ils ont failli te tuer ?
Je jette un coup d’œil à son tee-shirt. Il s’est légèrement relevé
quand je l’ai serré dans mes bras, et on entrevoit le début d’une
cicatrice impressionnante sur son ventre. Cette vision piège mon
regard.
— Les deux, avoue-t-il.
— Tu devrais te reposer.
Je lui prends la main pour le guider dans le couloir, même si j’ignore
où aller. Il ne me repousse pas malgré ce geste infantilisant pour
quelqu’un ayant l’habitude de tout faire lui-même et m’indique la
chambre d’amis. Les stores à moitié baissés enveloppent la pièce d’une
lumière tamisée et révèlent des meubles choisis avec goût, à l’image
du peu que j’ai pu voir dans cet appartement. Le couvre-lit gris
anthracite sent l’assouplissant, une œuvre d’art contemporain est
accrochée au-dessus de la tête de lit noire. Sur une des deux tables de
chevet, à côté de boîtes de médicaments, il y a même des bonbons à la
menthe, comme ceux que l’on trouve dans les hôtels.
— Ils ont le sens de l’hospitalité, ici, commente Shayn en voyant ce
qui retient mon attention.
Il s’affale sur le lit double et plisse les paupières, soudain rattrapé
par sa faiblesse physique après tous ces efforts. Je le rejoins en restant
sur le bord du matelas, sans oser trop m’approcher.
— Pourquoi tu n’es pas à l’hôpital ?
— On m’aurait posé des questions. Je préférais éviter. Et je n’ai pas
d’assurance ici, je te laisse imaginer le prix de la prise en charge aux
urgences.
— Mais on parle de ta santé, là.
— Je te dis que ça va.
— La plaie ne risque pas de s’infecter ?
— La sœur de Caleb est médecin. Elle m’a recousu et elle est venue
me faire les soins nécessaires ces derniers jours.
— Parce que c’est censé être rassurant ? Tu es quoi ? Un blessé de
guerre ?
Il ricane. Je fixe son tee-shirt tout en redoutant ce que je vais
découvrir.
— Fais-moi voir.
De nouveau blasé, il secoue la tête. Il a des cernes plus marqués que
d’habitude mais son teint n’est pas aussi cireux qu’il pourrait l’être,
pour quelqu’un qui a passé des jours alité. J’ignore pourquoi il donne
toujours l’impression d’aller bien. C’est peut-être à force de se
convaincre que rien ne l’atteint, pas même les blessures.
J’avance ma main vers sa taille pour remonter son tee-shirt. Il a
encore assez de force pour arrêter mon poignet et c’est ce qu’il fait
dans un premier temps mais, face à mon expression, il capitule. Sa
peau est chaude sous le tissu, cela m’en révèle davantage sur son état
que ne le font ses yeux indifférents à la douleur. Relever son tee-shirt
ne suffit toutefois pas à me montrer la blessure dans son intégralité.
Nos regards se croisent alors que mes doigts hésitent sur l’élastique
de son survêtement. Un éclat joueur s’est allumé dans ses yeux
lorsqu’il a senti mes mains s’engager vers cette zone plus intime.
— Tu veux qu’on le fasse maintenant ? Attends au moins que je sois
remis sur pied, June.
Je lui en veux trop pour laisser sa provocation me prendre au piège.
Je soutiens son regard sans lui répondre jusqu’à le reporter sur
l’élastique de son pantalon, que je fais descendre de quelques
centimètres. En découvrant enfin la cicatrice en entier, je suis
incapable de retenir une grimace. Une ligne d’au moins huit
centimètres traverse son bas-ventre et remonte jusqu’à son abdomen.
La peau est rouge autour de la lésion, mais elle a déjà commencé à se
régénérer si j’en crois certains points de suture, qui se sont relâchés.
— C’est lui qui t’a fait ça ? Chase ?
— Non, mais j’imagine que ça revient au même. En tout cas, il a
raté le foie.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Réponds-moi honnêtement.
— Il n’a pas apprécié que je me casse de son organisation et il a
envoyé quelqu’un me sectionner les entrailles, marmonne-t-il en se
renfonçant dans le cuir de la tête de lit. Mais c’est terminé maintenant.
Je ne peux m’empêcher de me demander si son apparente
désinvolture cache une inquiétude plus profonde. Est-ce qu’il minimise
encore la situation pour ne pas m’alarmer davantage ?
— Qu’est-ce qui te prouve que c’est vraiment terminé ? Qu’il n’ait
pas réussi à te tuer cette fois-là ?
Ma voix est un concentré de frustration.
— Non. C’est terminé parce qu’il se fout bien que je sois mort ou
pas. Le message est passé.
Parce que le sang a coulé.
Il m’avait dit qu’il arrêterait de s’associer à Chase. J’imagine que,
chez les gens qu’il fréquente, la liberté a un coût.
— Dans tous les cas, cette histoire m’a juste empêché de poser ma
démission à Sherborn. Je vais le faire.
Alors ça y est.
Au lycée, c’est comme s’il avait déjà disparu du paysage.
— Je vais rendre l’appart à Croydon et je ne vais pas pouvoir sortir
d’ici pendant un moment. Il faut que je fasse profil bas.
— Ça va être compliqué de se voir, j’en déduis à voix haute.
— Tu devrais rester chez toi et en profiter pour te concentrer. C’est
la dernière ligne droite avant tes examens.
Même si ce qui est dangereux se trouve chez moi ?
On dirait qu’il comprend mes craintes. Il saisit ma main au-dessus
de la couette et la presse légèrement au niveau des jointures.
— Désolé, June. Mais c’est plus prudent. Et j’ai besoin que tu fasses
attention à toi. Que tu arrêtes de rentrer tard le soir à cause de ton
travail et que tu ne traînes pas seule.
— Il connaît mon existence, je réalise en me souvenant de leur
altercation à Croydon.
— Ouais. Ce serait mieux qu’il pense qu’on a arrêté de se
fréquenter. Qu’il comprenne qu’il n’y a aucune réponse à trouver chez
toi.
Une vague d’effroi me traverse. Est-ce que ce type sait où je vais au
lycée ? Où j’habite ? Se pourrait-il que je me sois retrouvée mêlée à
ces affaires sordides sans m’en douter une seule seconde ? Je n’ose pas
lui demander, car je le sais déjà au fond : Shayn a perdu le contrôle et
c’est la raison pour laquelle on se retrouve ici, dans cette chambre.
Peut-être même que j’ai peur de mon propre ressentiment et des
décisions rationnelles qu’il pourrait me pousser à prendre. Mais
surtout, je n’ai plus assez d’énergie pour me disputer ce soir, d’autant
que quelque chose dans ses yeux me dit qu’il se déteste déjà assez pour
cette situation cauchemardesque.
Alors qu’il me détaille silencieusement, adossé à la tête de lit, son
regard se durcit comme chaque fois qu’il se rend compte qu’on m’a
frappée.
— Tes lèvres, lâche-t-il.
— Quelqu’un a écrit sur les murs des toilettes qu’on couchait
ensemble, je lui réponds avant qu’il tire des conclusions hâtives.
— Quoi ?
— C’était un peu l’enfer, cette semaine.
— Pourquoi t’as pas commencé par là ?
Il lève la main pour caresser ma lèvre encore légèrement enflée. Il
paraît s’en vouloir de ne pas l’avoir remarquée plus tôt.
— Je pense que c’est Watson, je lui avoue.
— Ivy ?
J’essaye d’étouffer la pointe de jalousie qui se réveille en moi parce
qu’il l’appelle par son prénom.
— Tu t’es défendue ? s’enquiert-il.
— Pas contre elle. Mais Emilia a sauté sur l’occasion pour s’en
prendre à moi avec d’autres filles. Et je l’ai frappée.
— Merde, j’aurais voulu voir ça. C’était comment ?
— Non. Je l’ai vraiment frappée, Shayn.
— Ça ne change rien à ma question.
Comment c’était ?
— Étonnamment satisfaisant, je lui réponds à contrecœur.
Vu son air, ça semble être la seule nouvelle réjouissante de cette
discussion catastrophique.
— Tu vois ? me dit-il. Tu t’endurcis. C’est bien.
— J’en suis pas sûre. Je ne pense pas que la violence soit une bonne
chose pour les gens comme moi.
Les gens comme moi.
En évoquant le sujet à voix haute, sous son regard perçant, la gêne
me dévore la peau. Je préfère étudier le plancher ardoise pour me
donner le courage d’aller au bout.
— Depuis que je suis petite, je me suis toujours demandé si je
risquais de devenir… tu sais… comme elle. Alors les gens en
déduisent que je laisse tout passer parce que je suis une lâche. Mais ce
n’est pas vrai. Je ne rends jamais les coups parce que je ne veux pas y
prendre goût.
Je lève les yeux et lui adresse un sourire pour ne pas m’attarder sur
cette réalité pesante. On dirait que ma confidence l’a retourné. Avant
qu’il se sente obligé de me répondre, je m’allonge à côté de lui en
fixant le plafond pour combattre le sommeil. Toute ma détresse de ces
derniers jours s’est matérialisée dans mon corps et je me suis rarement
sentie aussi à bout de forces. Après quelques instants, il bouge sur le
matelas et me rassure gravement :
— T’es pas comme cette femme, June, et tu ne le seras jamais.
L’entendre venir de lui me rassure. J’autorise mes yeux à se fermer.
Rien n’est vraiment rentré dans l’ordre, mais être à ses côtés a
ramené un peu de vie en moi, plus que ce bébé dans mon ventre.
Depuis la disparition de Shayn, j’avais l’impression de dépérir, comme
un arbre auquel on aurait retiré ses racines. Et pourtant, même dans le
réconfort de sa présence, quelque chose coince. Je n’arrive pas à lui
dire que je suis enceinte. La même phrase tourne en boucle dans ma
tête et je m’imagine la prononcer, mais elle ne sort jamais. J’ai
l’impression d’avoir oublié comment parler.
Nous restons liés par une aphasie mutuelle. C’est l’un de ces
moments où chacun sent que quelque chose ne va pas, mais c’est trop
effrayant de demander à l’autre de quoi il s’agit : la réponse pourrait
être pire que la sensation elle-même.
June
June
Shayn
Shayn
En roulant vers Camden, je n’ai plus qu’un but en tête. Je vais tuer
ce fils de pute.
J’aurais dû le faire depuis bien longtemps, mais j’ai laissé le
problème enfler comme une tumeur en espérant qu’elle disparaisse
d’elle-même par miracle. Et cette passivité m’a coûté ce que j’avais de
plus précieux dans ce monde.
Je grille au moins cinq feux rouges sur le chemin, me moquant bien
des coups de klaxon que mon empressement provoque. Les yeux fixés
sur un seul objectif, j’ai arrêté de réfléchir à ce qui était prudent. Le
Glock m’attend sagement dans ma boîte à gants, comme c’est toujours
le cas depuis que j’ai recommencé à sortir à l’air libre. June ne l’a
jamais remarqué, caché derrière la boîte du gilet de sécurité. J’espérais
ne pas avoir à m’en servir, mais maintenant, c’est différent.
Je vais entrer dans ce pub et mon index appuiera sur la détente.
Plus personne ne me retient.
Pourtant, lorsque j’arrive dans la rue du bar, toutes mes certitudes
s’effritent. L’entrée du Mad House est recouverte de bandes jaunes et
une voiture de police est stationnée sur le trottoir en face de
l’établissement.
Il s’est fait serrer.
Il s’est fait serrer ?
Quand est-ce que c’est arrivé ?
Sorti de ma transe, je fixe la devanture condamnée avec la sensation
que je ne devrais pas être ici. S’ils se sont véritablement fait attraper, je
ne doute pas du fait que Chase m’ait balancé et qu’on me cherche en
ce moment même.
J’ai fait le mort mais ce n’était pas suffisant pour véritablement
disparaître de la surface de la Terre. Ce n’est plus qu’une question de
jours, voire d’heures avant qu’on remonte jusqu’à moi. Et avec ma
récente absence de vigilance, rien ne me prouve que ce n’est pas déjà
le cas, et qu’ils n’attendent pas le bon moment pour me tomber dessus.
Je ne peux plus faire demi-tour. En avançant, je me rends compte
qu’un agent patiente à l’intérieur du véhicule et me jette un regard
dans son rétroviseur. Il n’y a que moi roulant dans cette rue à la
décoration surannée. Mes doigts deviennent moites sur le volant,
j’arrête de respirer. S’il y a bien une chose qui me rend parfaitement
identifiable, ce sont mes cheveux, qui ont légèrement poussé depuis
que je me terre chez Caleb.
À travers ma vitre entrouverte, je sens les relents du marché
avoisinant, mêlés à l’odeur des bennes à ordures laissées de travers sur
des places de parking pour handicapés. Je m’éloigne aussi rapidement
que je suis arrivé, tant que je le peux encore, en sentant le regard de
l’agent rivé sur moi. Lorsque je suis sorti de son champ de vision,
j’accélère en sentant que c’est trop tard.
Sur le chemin du retour, je suis particulièrement attentif à mon
environnement. Je vérifie sans cesse dans le rétro que personne ne me
suit, mais le trafic est tel que c’est difficile d’y voir quelque chose dans
cette marée de Ford et de Vauxhall noires.
Il me semble s’être écoulé une éternité entre le moment où je suis
passé devant le Mad House et celui où je me gare dans le parking sous-
terrain de chez Caleb. Avant de descendre, je fouille dans les actualités
pour savoir si des informations ont été rendues publiques. Les
arrestations sont visiblement trop récentes et il n’y a rien, rien qui ne
se sache qu’en interne.
June a dit que la tentative de kidnapping de son frère s’était produite
la semaine dernière. La perquisition a sans doute eu lieu entre-temps
mais, puisque je n’ai plus aucun contact avec eux, je l’ignorais. En
mars dernier, Chase nous avait prévenus que la police était sur notre
piste. Je me demande quel événement leur a permis de remonter
jusqu’à nous, et si ça veut dire que Marlon en a aussi fait les frais.
Comprendre que j’étais dans l’ignorance de ce qui se tramait, c’est
comme avoir dormi paisiblement à côté d’une bombe à retardement.
Devant cette impasse, je reste un moment assis dans ma voiture à
étudier les possibilités qui s’offrent à moi. Mais elles sont peu
nombreuses, et la seule qui paraît envisageable implique de monter
chercher mes affaires et de sauter dans le premier avion.
Partir en laissant tout derrière moi, comme je l’avais fait à New
York.
Faire le chemin inverse ? Au moins, là-bas, je n’ai aucun problème
avec la justice, que des problèmes familiaux.
Le mauvais pressentiment qui m’occupe ne me quitte pas en sortant
de la caisse, surtout quand j’entends une portière claquer presque en
même temps que la mienne, quelques rangées de voitures plus loin.
Conscient de ma propre respiration, je marche entre les allées du
parking puant l’essence en hésitant à revenir sur mes pas. Sauf que,
sans passeport ni liquide, je suis condamné à rester dans ce pays et il
faut au moins que j’essaye de sauver mon cul.
Essayer, c’est la seule option qu’il me reste.
Je mets ma capuche en entrant dans le hall de l’immeuble ; je
déteste les endroits chics, ils sont criblés de caméras de surveillance –
et j’opte pour la cage d’escalier plutôt que pour l’ascenseur. La
montée s’apparente aujourd’hui à l’ascension de l’Everest. Je ne sais
pas ce qui m’attend en haut ni si je pourrai vraiment redescendre.
La main sur la rambarde, je repense au regard que m’a lancé June
tout à l’heure, et je me dis que je ne peux pas perdre plus que ce que
j’ai déjà perdu.
Cette réalité m’aide à monter les dernières marches.
De la sueur s’est formée à la base de mes cheveux quand je tourne la
serrure. Je fonce dans la chambre d’amis et tout en rassemblant mes
affaires les plus utiles, j’allume le portable prépayé qui s’est
empoussiéré dans mon sac. Il y a des messages datant d’il y a deux
jours. C’est Marlon.
« Chase est fini. Il a parlé de toi. Les flics te cherchent. »
« Et pour le coup de pute que je t’ai fait. Je suis désolé. Il avait envoyé Brando chercher
Marcus et Lamar. »
Je ne suis même pas surpris.
Visiblement, ce fils de pute aime mettre ses menaces à exécution et
s’en prendre aux enfants.
Mon sac à dos éventré à la main, je me colle à la fenêtre, essayant de
voir ce qui se passe dans la grande rue. Rien de particulier, des voitures
et des piétons à cette heure de pointe. Mais le malaise continue de
grandir en moi. J’attrape mes papiers et referme le sac, avant de laisser
mon Glock quelque part où il ne pourra pas m’incriminer si je me fais
arrêter. C’est toujours aussi silencieux dans l’appartement.
Adossé à la fenêtre, je contemple la chambre une dernière fois, ce lit
aux draps encore froissés. Je revois June qui s’y glisse avec moi
chaque soir depuis qu’on a décidé qu’elle dormirait ici. June que je
serre dans mes bras alors qu’elle réagit à peine tant elle est triste à
cause de sa fausse couche. June pendant que je lui fais l’amour,
plaquant mes doigts sur sa bouche pour qu’elle se taise.
Je me détourne de cette vision devenue un supplice. Dans la
précipitation, je manque de trébucher sur son sac à main abandonné à
même le sol. Je le dégage d’un coup de pied frustré. Et, quand je
reprends ma respiration parce que c’est ridicule de s’en prendre à des
objets, mon regard est attiré par sa brosse à cheveux, sur la table de
chevet.
June.
June.
June.
Elle est partout dans cette putain de chambre. Elle est partout, sauf
là où elle devrait véritablement être : dans un endroit meilleur, avec
moi.
Je quitte la pièce avant d’avoir envie de la mettre sens dessus
dessous. Devant la porte d’entrée, j’ai l’impression d’avoir pris un
sédatif. Toute ma frustration est retombée quand j’ai traversé le
couloir, et je profite de chaque dernier instant qu’il me reste. Je fourre
ma main dans ma poche pour tripoter le double des clés, sentir le métal
froid contre la pulpe de mes doigts. Je regarde mon téléphone à
nouveau, parce que j’ai la sensation que c’est la dernière fois que je
pourrai le consulter aussi librement avant un moment. Caleb est encore
au travail, il ne m’a pas envoyé de message.
June non plus. Elle n’en enverra plus.
Il n’y a aucune alerte. Mais je sais qu’en sortant d’ici ce sera pile ou
face.
Perdre ou gagner ?
Putain, il n’y a plus rien à la clé.
Alors j’arrête de différer l’inévitable et j’ouvre la porte d’entrée. Le
palier est vide. Mais je n’ai ni l’envie ni la bêtise de me réjouir de cette
première victoire. Je commence à descendre l’escalier en regardant ce
qui se passe en contrebas. Ma visibilité est limitée à cause de la cage
centrale trop étroite, mais je dois continuer à avancer.
Ça va aller.
Chase moisira en prison et June sera en sécurité.
Elle a passé ses examens. Un nouveau chapitre s’ouvrira pour elle,
sans moi.
J’accepte de la laisser partir.
Ce qui va arriver maintenant n’a plus vraiment d’importance.
C’est pour cette raison que, quand deux agents me poussent
violemment contre le mur du couloir au détour d’un étage, je ne
cherche pas à me débattre. On me hurle que je suis en état
d’arrestation. Je ne prête pas attention à leurs lumières qui m’aveuglent
ni à la clé de bras de l’un d’entre eux qui pourrait me démettre une
épaule.
La joue collée au revêtement noir et froid de la cage d’escalier, je
me fais la promesse que, June et moi, on se retrouvera, au bon moment
cette fois.
OceanofPDF.com
Plus de deux ans plus tard
OceanofPDF.com
33.
Shayn
La maison.
Cette odeur familière de shit dans laquelle baigne l’allée et la porte
d’entrée du hall laissée constamment ouverte comme celle d’une
foutue maison close. Dans mes souvenirs, les petits du quartier la
cassaient chaque fois qu’elle était réparée, alors la copropriété avait
fini par laisser tomber. Cette fois, elle me résiste lorsque je la pousse
de l’épaule. Je me rabats alors sur l’interphone, lui n’a pas changé
depuis ma dernière visite : il est toujours recouvert des mêmes tags
injurieux, et certaines écritures se sont effacées ou ont été remplacées
par d’autres. J’appuie sur un nom que je connais, celui de la voisine de
palier, Abrahams, et quelques secondes s’écoulent avant qu’une voix
méfiante et légèrement chevrotante me réponde.
— C’est pour quoi ?
Ça me renvoie dix ans en arrière, quand j’étais encore ado et que
j’avais oublié le badge, que Sarah n’était pas là pour m’ouvrir et que je
voulais éviter les reproches de ma mère. Abrahams me sauvait. C’était
un peu la grand-mère du coin. Sans les câlins, juste des briques de jus
d’orange premier prix au goût un peu rance mais que je ne refusais
jamais.
— C’est Shayn.
Un silence. Elle pensait sans doute que j’étais mort, ou peut-être
qu’elle m’a juste oublié. Ce ne serait pas la seule, ici.
— Shayn ? Shayn du sixième étage ?
— Ouais, dis-je en sentant un sourire naître au coin de mes lèvres.
Je n’ai pas les clés. Tu peux m’ouvrir ?
— Je ne savais pas que tu étais revenu.
— C’est récent.
La porte s’actionne. Je lui promets de passer la voir avant de
m’engager dans le hall de l’immeuble. Je ne prends pas l’ascenseur,
j’ai besoin de me dégourdir les jambes. Là où j’étais, les occasions de
se défouler étaient rares, il fallait les mériter. Dans l’escalier, des
odeurs de cuisine se mêlent aux effluves de shit et aux relents de
produits ménagers. À mesure que je monte, ces parfums se combinent
avec une chaleur lourde et vaguement désagréable.
J’atteins finalement le sixième étage. Rien n’a changé, pas même le
paillasson empoussiéré qui dit « Welcome ». Ça fait plus de trois ans
que je n’ai pas mis les pieds à Hampstead. Je voulais faire une surprise
à Sarah et je ne lui ai pas dit que je sortais. Maintenant, je me sens
comme un étranger devant la porte de l’appartement où j’ai grandi.
Je sais que ma mère est là. L’aspirateur résonne à travers les parois,
recouvre les battements de mon cœur. C’est idiot, mais je me dis que la
taule était moins effrayante que l’idée de revoir son visage.
Je sonne parce que j’ai rarement été du genre à tergiverser, peu
importe ce que ça concerne. Mais, en attendant qu’elle m’ouvre,
l’appréhension me tord l’estomac. Je garde les yeux rivés sur
l’œilleton, sans chercher à disperser mon attention sur des détails
futiles. L’aspirateur s’arrête et j’entends des bruits de pas progresser
dans le couloir. La lumière disparaît momentanément à travers le
judas, je sais qu’elle m’observe. Je me dis que, cette fois, la porte
restera fermée, parce que les secondes s’étirent et que c’est une
invitation à ce que je dégage de son palier.
Pourtant, cette porte finit par s’ouvrir sur ma mère. Elle a vieilli.
Sans doute que son expression fermée accroît les ombres qui bordent
son visage, accentuant les pattes d’oie au coin de ses yeux bruns. Je ne
suis pas vraiment déçu de ne pas voir un sourire l’illuminer, ni la
moindre expression de micro-soulagement parce que je suis en vie, et
pas crevé quelque part dans un caniveau. Aujourd’hui, j’ai arrêté
d’espérer qu’elle puisse me considérer un jour comme son fils. Le
temps arrange parfois les choses, ou les empire.
Dans notre cas, c’est une constante.
Elle me regarde dans le blanc des yeux durant cinq bonnes
secondes, puis lâche :
— En fait, vous n’êtes pas si différents, ton frère et toi. Je savais
qu’un jour tu finirais en prison. Mais j’aurais parié que ce serait toi le
premier à moisir derrière les barreaux. Pas Adam.
— Moi aussi je suis content de te revoir, maman.
Non sans un regard dédaigneux, elle se décale pour me laisser
passer. La maison est mieux rangée que dans mes souvenirs. Sans
Dean pour y foutre le bordel avec ses cartons de pizza huileux et ses
canettes de bière s’entassant dans les endroits les plus insolites, je veux
bien croire que ce soit plus facile de l’entretenir. Il reste quand même
des objets à lui un peu partout. Je suis étonné qu’elle ne s’en soit pas
débarrassée. Elle ne l’aimait pas. Du moins, c’est ce que j’ai toujours
pensé.
Ça donne l’impression que son spectre continue de planer au-dessus
de nous.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? s’enquiert-elle derrière moi.
Je fais volte-face et remarque qu’elle fixe mon sac à dos avec
insistance. Elle doit craindre que j’aie l’intention de m’installer ici, et y
voir de nouvelles similitudes avec son aîné, alors qu’avant elle ne
voyait que nos différences. Un sale sourire m’échappe. C’est ironique
de vouloir me chasser sans même savoir ce que j’ai à lui offrir.
Je ne dis rien et j’éventre grossièrement mon sac. J’empoigne le
sachet en papier kraft qui lui est destiné et je le pose sur la table. Elle
lui jette une œillade méfiante. Je sais qu’elle a trop de fierté pour
l’ouvrir, alors je décide de le faire à sa place. Les liasses vertes
surmontées de la tête de ce bon vieux Benjamin Franklin s’empilent
les unes sur les autres.
— Il y a vingt mille, je marmonne en reculant pour lui laisser le
loisir de les contempler.
Je me rends compte que je me suis menti à moi-même, qu’il y a
encore une infime part de moi qui espère l’impressionner, juste un peu.
Mais son expression reste indifférente, comme celle des gens qui ont
tout vu, qui se moquent bien des miracles qu’on peut leur offrir parce
qu’ils ont connu l’enfer.
Elle reste à distance, bras croisés sur sa poitrine.
— Tout cet argent… Tu deales du shit ? Tu vas nous causer des
problèmes ? Garde-le et va-t’en, si c’est pour ça que tu es venu.
— Rien à voir avec du shit, je lui rétorque alors en prenant sur moi
pour ne pas avoir l’air piqué. C’est étrange, il y a quelques années la
provenance ne te dérangeait pas, tant que tu pouvais l’utiliser.
Elle aimait juste souligner le fait que je ne l’avais pas gagné
dignement. Ça la rassurait. Elle pouvait alors aller à la messe en se
convainquant qu’elle n’était qu’une victime de ma négligence.
Contrairement à d’autres, son fils n’était pas en mesure de respecter les
lois. Mais son estomac et celui des siens n’allaient pas se remplir tout
seuls. Alors, ouais, elle avait tous les droits de le dépenser, et même de
m’en redemander.
— Je ne plaisante pas, Shayn.
— Moi non plus, mais tu peux te détendre. Cet argent, je l’ai gagné.
Dans quelles circonstances, elle n’est pas vraiment obligée de le
savoir.
— Où est Isaac ? l’interrogé-je pour apaiser les tensions, déjà trop
fortes en seulement trois minutes de conversation.
— Il est à l’école. Il n’a pas besoin de te voir.
Sa froideur contraste avec le vent chaud du mois d’août. Les
fenêtres sont fermées mais ce dernier pousse et siffle contre les
carreaux, ne demandant qu’à entrer. Les caprices météorologiques
m’avaient manqué. Marcher entouré de grillages dans la cour n’avait
pas vraiment la même saveur.
— Isaac a déjà trop perdu pour son âge, me lâche-t-elle. Il n’a pas
besoin de quelqu’un qui entrera dans sa vie pour en sortir encore une
fois. Alors, s’il te plaît, va-t’en avant qu’il revienne.
Dans un sens, je ne peux pas lui en vouloir de souhaiter l’épargner.
C’est son petit dernier. Le protégé.
Ces dernières années, j’ai souvent pensé à lui. Sarah m’envoyait ses
photos dans les lettres qu’elle m’adressait. J’avais beau lui dire par
message que je cachais un téléphone, rien n’y faisait ; elle a regardé
trop de films et affirmait qu’écrire à un prisonnier avait quelque chose
de divertissant. Au moins, ça me permettait de conserver ces petites
photos soigneusement découpées, au lieu de les perdre parce que je
changeais constamment de téléphone. J’en ai même laissé une dans
mon portefeuille en me promettant que, quand je sortirais,
j’apprendrais à connaître ce gosse qui a le même air provocateur que
moi.
— Je sais que c’est compliqué, je finis par lui répondre. Prends
l’argent sans penser à moi. Ça lui servira.
— De quoi tu essayes de te faire pardonner, Shayn ? D’avoir fait le
mort pendant trois ans ?
— Pendant trois ans, seulement ? Nan, je crois bien que c’est plus
ancien que ça. Tu ne m’aimais déjà pas avant, mais depuis ce qui s’est
passé avec Lucy, je suis juste mort à tes yeux.
Sachant que je dis vrai, elle ne cherche pas à me contredire.
— Et Adam d’ailleurs, toujours pas de nouvelles, hein ?
Touchée, elle pince froidement les lèvres.
— Ouais, c’est bien ce que je pensais.
Je donne un petit coup dans les liasses pour les étaler sur la surface
de la table blanche.
— Tu devrais juste prendre cet argent et la fermer, aussi. Certaines
personnes ont la chance de s’améliorer avec le temps, d’autres sont
juste coincées dans la même version d’elles-mêmes. Je crois que c’est
ça, la vraie tragédie humaine.
Avant de partir, je m’arrête dans l’encadrement de la porte.
— Tu sais, j’ai grandi mais je n’ai jamais vraiment cessé de me
poser la même question. Qu’est-ce que je t’avais fait ? Avant Adam.
Avant Lucy. Avant tout ça.
Nous nous fixons en chiens de faïence. Elle est mal à l’aise que
j’aborde le sujet. Sa philosophie de vie a toujours été de se cacher la
tête dans le sable.
— Le jour où tu voudras bien m’expliquer la raison, je serai prêt à
l’entendre.
Pour peu qu’il y en ait une.
— Eh, « maman ». C’est bizarre, tu sais. T’es plus entourée que
moi, mais t’as l’air vraiment seule.
Je lui adresse un sourire et je lui tourne le dos.
Elle ne voulait aimer qu’un seul de ses fils et elle a maintenant
perdu les deux.
En descendant l’escalier, je croise une tignasse châtain qui grimpe
en sens inverse. Ses lacets sont défaits, mais il s’en moque. 16 h 45.
C’est l’heure du retour de l’école. Le regard perdu dans le vague, il ne
prête d’abord pas attention à ma silhouette qui le frôle, pensant sans
doute que je suis un voisin quelconque. Je l’arrête par l’épaule et il a
un mouvement de recul, ses yeux bruns plongent dans les miens avec
dureté. Ils s’arrondissent quand il me reconnaît et il se met à
m’observer comme on observe un vieux souvenir, creusant dans sa
mémoire pour voir ce qu’on partage vraiment ensemble. Mais autant
dire que nous sommes deux inconnus seulement reliés par un peu de
sang.
— Maman a dit que t’étais mort.
Étonnant.
— Ouais, comme tu peux le voir.
— Je la croyais pas de toute façon. Statistiquement, c’était pas
possible qu’autant de membres de ma famille crèvent alors que j’ai
seulement dix ans.
Je ricane face à tant de lucidité.
— Et aussi parce que Sarah m’avait dit que c’était faux, ajoute-t-il.
Elle a aussi dit que t’étais à Londres. C’est vrai qu’il pleut tout le
temps, là-bas ?
— Ouais, certaines personnes disent que le ciel est maudit.
— C’est pour ça que t’es revenu ?
— Nan.
Je dois retrouver une fille. Et vu le peu d’informations que je
possède, j’ai intérêt à m’y mettre rapidement.
— J’ai des choses à faire. Des choses importantes.
Avant qu’il puisse poser plus de questions, je plonge la main dans
mon sac pour en tirer une liasse et je l’agite devant son visage. Il la
fixe, méfiant : la prendre impliquait forcément de me donner quelque
chose en retour. Ça me rassure de savoir que ce n’est pas un crétin trop
crédule, comme la plupart des gosses de cet âge.
— Allez prends ça. Et ne le dis pas à ta mère.
Ses lèvres se tordent dans une moue perplexe. Finalement, il saisit la
liasse et la fourre dans sa poche. Pas de merci en remontant l’escalier.
Je me dis qu’il a le sens des priorités et je recommence à descendre les
marches, mais il me confie en arrivant sur le palier :
— J’ai toujours su que Sarah avait raison de te trouver cool.
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34.
June
Shayn
Un vendredi soir, alors que l’été nous a fait ses adieux et que
l’automne s’annonce en cette moitié de mois de septembre, j’ai passé
une nouvelle demi-heure avachi sur ce comptoir, à tourner ma tête
chaque fois que les portillons d’entrée résonnaient. Je n’ai rien acheté
cette fois. L’employée qui me voit squatter ces dernières semaines doit
penser qu’elle m’intéresse, ou que j’ai prévu un hold-up dans cette
foutue supérette et que je n’ai pas les couilles de passer à l’acte.
Je commence à me dire que c’est de la folie d’attendre une fille qui
n’habite peut-être même pas à New York. Heureusement que mon
entretien chez un concessionnaire m’a donné une excuse pour être
dans le coin. Je ne veux plus moisir en tant qu’enseignant dans un
lycée, à l’endroit où j’ai le moins ma place, mais il faut bien que je me
remette dans le circuit. Même avant de m’enfuir à Londres, j’avais
toujours un vrai taf pour couvrir mes entrées d’argent douteuses.
Le responsable de la concession automobile m’a dit que je pouvais
débuter dès que possible et que le plus tôt serait le mieux, mais j’hésite
à accepter. Si je commence à travailler, j’aurais moins de temps pour
chercher June. Ce serait sans doute plus responsable d’arrêter
d’espérer. Je n’ai jamais été du genre patient, ni du genre irréaliste.
On dirait que le sortilège de Grey a encore frappé.
Je porte mon regard sur les vitrines du magasin : des déchets et des
feuilles sont transportés par le vent chaud dans cette avenue que je
connais désormais par cœur. Si je devenais aveugle du jour au
lendemain, ce serait le seul endroit que je pourrais décrire précisément
de mémoire.
Alors que je m’apprête à me lever et à partir, le carillon résonne, je
tourne la tête par réflexe. Une fille vient d’entrer dans la supérette.
Pas n’importe laquelle. Sa nuance de roux foncé est trop rare pour
ne pas être reconnue au premier coup d’œil.
Je crois halluciner à force d’attendre la même personne.
Dans un bustier blanc, elle est au téléphone. Sans me voir, elle se
faufile à l’intérieur du magasin. Je reste statique quelques instants,
avant de me réveiller et de me mettre à la suivre comme un stalker. Je
pousse le portillon d’entrée et je suis ses traces dans les rayons,
laissant à peine un mètre de distance entre nous. Quand, son portable
toujours collé à l’oreille, elle se dirige vers les sucreries et se hisse sur
la pointe des pieds pour attraper un paquet de biscuits en hauteur, je
lève le bras pour l’atteindre avant elle. Elle fait aussitôt volte-face pour
toiser l’inconnu qu’elle pense que je suis d’un air interloqué mais, en
me découvrant, son léger agacement vole aussitôt en éclats.
Je suis trop occupé à la dévisager pour véritablement m’attarder sur
sa réaction.
June.
Ses cernes ont disparu et il y a un éclat que je n’avais encore jamais
vu dans ses yeux. Son visage a à peine changé mais ses traits sont
mieux définis et repulpés, comme si elle avait enfin pu se reposer.
Aller mieux.
Parce que toute la merde qui régissait son monde est enfin derrière
elle.
Dans son portable, une voix masculine lui demande si elle est
toujours là, et un courant de jalousie me traverse, bien vite balayé par
l’attraction irrépressible de nos deux corps. Elle veut dire quelque
chose mais elle n’en revient pas et, pendant un moment, elle se
contente de me dévisager en retour.
On s’est vus pour la dernière fois à quelques semaines de ses dix-
neuf ans. Elle en a aujourd’hui vingt et un.
Le temps s’est à nouveau figé, sauf que je ne suis plus confiné dans
une cellule.
— Shayn…, parvient-elle enfin à souffler.
Ce n’est pas une question. Ni une constatation à proprement parler.
C’est un entre-deux brûlant d’incertitude.
Je me demande pourquoi cette lueur de vitalité que je viens de
percevoir dans son regard disparaît progressivement, comme si, par ma
simple présence, j’avais tout absorbé.
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36.
June
June
June
Shayn
Trois jours après qu’elle m’a planté dans l’escalier, je suis penché
sous mon évier pour tenter de comprendre d’où vient le problème
d’évacuation du drain flambant neuf quand je reçois un message.
J’arrête de resserrer le joint pour attraper mon téléphone au fond de ma
poche, persuadé que c’est encore Isaac qui me demande d’aller lui
acheter une connerie – il se sent pousser des ailes, dernièrement. Mais,
en constatant que je n’ai pas ce numéro dans mon répertoire et que le
message ne contient qu’un horaire et une adresse, je m’extirpe de
l’évier pour le relire.
L’adresse est celle d’un gymnase à Greenwich Village. Je ne sais pas
trop ce que ça peut bien vouloir dire, mais c’est dans une heure et
demie et, Greenwich étant un peu loin d’ici, je n’arriverai jamais à
temps.
On ne s’est pas reparlé depuis qu’on a failli s’embrasser. J’ai bien
senti que ça avait remué des choses en elle, des souvenirs plus ou
moins agréables. Je ne suis pas retourné la tourmenter devant son
école, au risque qu’elle me colle une injonction d’éloignement. J’ai
attendu qu’elle me fasse signe, sans être certain qu’elle le ferait. En
prison, j’ai appris la patience. Alors je veux bien être patient si ça peut
nous aider.
Mais renoncer n’est pas mon genre.
Je lui réponds de m’attendre et je cesse de batailler avec l’évier pour
aller prendre une douche.
Quand j’arrive au lieu de rendez-vous, je n’ai pas à la chercher
longtemps dans le gymnase ouvert au public : elle est assise toute seule
sur les gradins du haut. Elle déteste toujours autant l’agitation. Ça me
fait presque rire de la voir fidèle à elle-même, alors qu’elle déploie
tous les efforts du monde pour essayer de me convaincre qu’elle a
changé. Je passe par l’escaliers du fond, sur le côté de la tribune, pour
arriver sans qu’elle me voie et je m’assois sur le gradin au-dessus
d’elle. Lorsque je pose mon genou contre son dos, suffisamment fort
pour qu’elle sente que ce n’est pas accidentel, elle se tourne vers moi,
l’air de savoir qui je suis avant même d’avoir pu vérifier.
— Je pensais que tu ne viendrais pas, me fait-elle remarquer. Le
match a commencé depuis une heure et demie.
— Et donc ? J’ai raté qui ? LeBron James ?
Sans me répondre, elle se repositionne correctement sur la chaise en
plastique orange, comme si elle m’invitait à chercher la réponse moi-
même. Ce n’est qu’après quelques secondes d’observation intense du
terrain que je le remarque, au milieu de ses coéquipiers. J’aurais pu le
rater : il fait la même taille que les autres et ils portent tous le même
maillot, du moins c’est l’impression que ça donne de loin, mais c’est
en le voyant courir vers un des joueurs comme un dératé et manquer
une occasion de marquer avant de plonger sur le sol ciré beige pour
illustrer sa déception que je le reconnais.
Son putain de mec.
J’espère que l’amertume ne transparaît pas dans ma voix quand je
lui fais remarquer :
— Dommage. J’aurais préféré que tu me présentes officiellement à
ta mère.
— Rien que ça ?
— Ouais. Mais je peux comprendre que tu redoutes ce moment. Les
circonstances de notre rencontre sont assez insolites.
Je rapproche mes jambes de son siège en me convainquant que ma
présence ici est un défi qu’elle se lance à elle-même plus qu’un défi
contre moi. Elle agit de nouveau froidement, parce que notre
rapprochement de l’autre jour lui a fait peur.
— Il sait que tu m’as invité ?
— Oui.
Elle l’a affirmé sans hésitation, pourtant j’ai l’impression que c’est
un mensonge.
— Et donc, ça le dérange pas ?
— Pourquoi ça le dérangerait ?
— C’est le problème des mecs gentils. Ils sont toujours d’accord
avec tout. Ça doit être chiant. C’est pour ça que tu m’as appelé ?
Elle ignore ma pique et m’ordonne sans se tourner :
— Ne t’assois pas derrière moi. Je n’ai pas envie de me dévisser la
nuque pour te parler.
— À côté de toi, alors ? Mais je voudrais pas le rendre jaloux. S’il
perd, ça doit être parce qu’il n’est pas assez bon, pas parce que je l’ai
distrait.
Je me penche pour qu’elle me sente, tout près dans son dos. Que
mon parfum envahisse son espace personnel. Je la vois tressaillir.
— Mais en fait, c’est peut-être toi que je distrais.
Elle s’avance sur son siège, réajuste ses cheveux pour qu’ils
tombent parfaitement derrière ses épaules, et je constate pour la
énième fois combien j’ai envie de la toucher. Sa nuque. Ses hanches.
Ses lèvres. Tout ça m’a tellement manqué. Ça semble ridicule de m’en
priver encore quand si peu de distance nous sépare.
Je me reconcentre sur le match, espérant dissiper ce besoin qui
restera pour le moment inassouvi. Sur le terrain, son mec et ses
coéquipiers se tuent à la tâche pour tenter de rattraper leur retard face à
l’équipe adverse. C’est puéril mais ça me satisfait d’assister à leur
défaite.
— C’est… familial, comme gymnase. J’imagine que le projet NBA
est tombé à l’eau.
— C’est juste un match amical. Et puis, dans tous les cas, lui a des
projets, au moins, le défend-elle.
— Qui te dit que je n’en ai aucun ?
Elle hausse les épaules. Je me décale sur le siège voisin, pas pour lui
donner raison mais parce que ça commence à m’agacer de ne pas voir
ses expressions. J’ai été privé de son visage pendant assez longtemps.
— Alors tu fais quoi ? En ce moment, s’intéresse-t-elle. Prof de
piano ?
— Nan… ce serait compliqué. Toutes les élèves ne sont pas aussi
crédules que toi.
J’aperçois un sourire sur ses lèvres avant qu’elle s’en débarrasse,
mais pas assez rapidement.
— Tu dois bien faire quelque chose. Quelque chose qui rapporte.
Je sais à quoi elle pense. Le montant que j’ai filé à ma mère m’a
échappé l’autre jour. J’étais irrité par sa négligence, mais j’aurais
mieux fait de me taire. Ça a forcément semé le doute sur sa
provenance et sur mes activités. Néanmoins ce n’est pas un secret
inavouable : j’ai simplement pu garder le fric que j’avais gagné avec
Chase.
— Il me reste de l’argent des cambriolages, je lui confie.
Lors de ma condamnation, des estimations de montant ont été
calculées mais c’était impossible pour la police de tracer quoi que ce
soit, encore moins de mettre la main dessus, puisque j’avais toujours
été payé en liquide. J’avais en plus caché les cent mille en lieu sûr :
enterré sous un buisson près des balançoires du parc à côté de chez
June, le sac en toile est resté là-bas deux mois avant que j’indique
l’endroit à Caleb. Je lui ai filé cinq mille pour qu’il oublie son sens de
la morale. J’ai prétexté que c’était mon cadeau pour leur lune de miel
avec Linh (j’ai raté le mariage, mais il était le seul à regretter mon
absence). Il a accepté de me rendre ce service seulement parce qu’il
savait combien j’étais dans la merde et que cet argent était ma seule
chance de repartir de zéro à ma sortie.
En prison, je me suis aussi fait un peu de thune. Je n’ai pas touché à
la drogue cette fois, même si elle circulait largement et que j’aurais pu
devenir un passeur. J’ai préféré les paris. Plus rapides et discrets.
Surtout, beaucoup moins risqués. J’ai gagné, beaucoup. Perdu parfois.
Ça n’avait pas réellement d’importance. Ça devenait presque un jeu de
m’asseoir autour d’une table du réfectoire avec d’autres connards eux
aussi dans l’impasse. Un jour, un groupe que je connaissais s’est fait
choper par les surveillants. Leur peine a été rallongée d’un an. Ce
n’était pas la mort, mais ça m’a fait peur. Je ne voulais pas perdre plus
de temps alors que le monde continuait sa marche dehors.
J’ai arrêté. Et j’ai recommencé à attendre, sans l’adrénaline de la
prise de risques. Maintenant, j’ai pas mal d’argent de côté. Pas de quoi
acheter un palace mais au moins de quoi vivre pendant quelque temps
sans trop m’en faire.
— Je réfléchis, en fait, j’ajoute.
Le concessionnaire attend toujours une réponse.
— Tu réfléchis, répète-t-elle, comme si ce terme lui semblait
incongru dans ma bouche.
Je ne lui en veux pas. Elle ignore que, quand tu sors de prison, ton
monde cloisonné s’ouvre tout à coup sur le champ des possibles. Et
que ta seule question après autant de temps passé dans l’expectative
devient : « Qu’est-ce que je vais faire, maintenant que j’en ai de
nouveau tous les droits ? »
— Je vais peut-être… je sais pas. Ouvrir un garage.
— Ouvrir un garage ?
— Ouais. C’est un bon investissement.
Cette fois, elle s’autorise un genre de petit rire incrédule.
— Donc tu as disparu je ne sais trop où et maintenant tu vas ouvrir
un garage. Ce qui est sûr, c’est que tu es toujours aussi étonnant,
Shayn.
— Bizarrement, ça ne sonne pas comme un compliment dans ta
bouche, Grey.
Elle se tourne pour me détailler. Ses yeux noisette glissent sur mon
tee-shirt noir, puis sur ma peau hâlée.
— En tout cas, concède-t-elle en se rendant probablement compte
que son regard s’est trop attardé. Ça t’irait bien, c’est vrai.
Je la remercie d’un hochement de tête et m’intéresse de nouveau au
match. Les spectateurs crient seulement lorsqu’une équipe marque. Le
reste du temps, nous entendons un genre de brouhaha lointain. June a
eu raison de s’asseoir ici. On peut se parler sans avoir besoin d’élever
la voix. En fait, on dirait presque que nous ne sommes pas vraiment
avec ces gens, en bas, qu’ils évoluent dans un monde différent du
nôtre.
Je vérifie le compteur de buts. L’équipe qu’elle est venue soutenir
perd toujours.
— Et donc ? Toi et lui, c’est arrivé comment ?
— Naturellement, répond-elle sans ciller.
Je dois admettre que ça fait bouillir mon sang d’imaginer quoi que
ce soit entre eux. De la simple accolade aux pratiques plus intimes. En
fait, je ne veux rien savoir, ni le pourquoi ni le comment. Il n’y a rien
eu pour moi après June. Ça paraît étrange, j’aurais plutôt parié sur
l’inverse. Mais là où j’étais, l’occasion se présentait rarement. Et,
même quand elle se présentait, je ne voulais pas compenser avec des
femmes que j’oublierais instantanément après les avoir baisées.
Je sens qu’elle aimerait savoir si j’ai fréquenté quelqu’un. Mais sans
doute qu’elle redoute ma réponse. Finalement, elle opte pour moins
dangereux.
— Que tu sois là avec moi… ça me rappelle les matchs de hand-ball
contre Deptford.
C’est vrai. Je piste toujours un connard sur le terrain, à la différence
que cette fois, elle est assise à mes côtés, en sécurité.
— Tu veux savoir pourquoi je t’ai suivie dans les douches ce jour-
là ?
Sans pouvoir réfréner sa curiosité, elle se tourne complètement vers
moi.
— Heize passait son temps à te regarder pendant le match. À un
moment, il a disparu en même temps que toi. J’ai eu peur. Alors je suis
rentré dans ces douches comme un sale con, même si quelqu’un aurait
pu nous y surprendre.
C’est le pouvoir que tu avais sur moi.
Elle prend le temps d’intégrer ces mots, donnant l’impression
qu’elle se remémore la scène.
— Tu faisais beaucoup de choses que je ne comprenais pas, à
l’époque, finit-elle par murmurer.
— Heize. Qu’est-ce qu’il est devenu ?
J’espère que ma question ne la blesse pas. Il est de ces gens qu’il
vaut mieux oublier, même si on ne peut jamais le faire complètement.
— Amara m’a dit… qu’il est en école de commerce à Oxford.
Le mentionner ne semble pas l’affecter, mais je sais qu’elle est
experte pour dissimuler ses véritables sentiments. Je passe à autre
chose.
— T’es restée en contact avec Amara ?
— On se parle de temps en temps. Elle vit avec sa copine depuis un
an déjà.
Elle guette ma réaction du coin de l’œil. Son sourire se charge tout à
coup d’un sentiment qu’elle refuse d’admettre. Je me mets à rire. Elle
aussi.
— Arrête, pourquoi tu rigoles ? me demande-t-elle, prise de
remords. Ce n’est pas drôle.
— Nan, t’as raison.
On se regarde sans rien dire pendant quelques secondes, mais son
sérieux se fissure et elle repart dans un nouvel éclat de rire qu’elle
réprime derrière ses mains. Je ne la rejoins pas cette fois. Je me
contente de l’admirer.
J’ai parlé d’ouvrir un garage pour vivre une vie honnête, mais sans
doute que, si on ne me cadre pas, je finirai par m’embourber dans de
nouvelles emmerdes, parce que je ne suis pas de ces gens qui arrivent à
se ranger. Du moins, pas s’ils n’ont pas une bonne raison de le faire.
Et ma seule raison de le faire, c’est elle.
Elle remarque qu’elle est la seule à s’esclaffer et recouvre son calme
mais ses yeux restent éclatants. Ça me rassure de savoir que j’arrive
encore à lui inspirer ce genre d’émotions alors que, de son point de
vue, il ne reste entre nous que des regrets et du ressentiment.
— Je te l’accorde, Shayn. Tu avais raison à ce sujet-là.
Je reporte mon regard sur le terrain. Ce mec aux boucles afro est
toujours en train de se tortiller pour attraper la balle. Le score de son
équipe a augmenté mais ils leur manquent encore huit points pour
égaliser. Il ne reste plus que six minutes de match. Tout peut se jouer
maintenant, pour lui comme pour moi. L’étau se resserre. Je déteste
l’idée qu’après ces six minutes, on retournera chacun à notre petite
existence dans laquelle l’autre n’est pas central.
— June.
Elle ouvre imperceptiblement les yeux, surprise par mon ton plus
solennel après notre conversation presque légère.
— Est-ce que t’es heureuse ?
Un jour, elle m’a dit qu’il lui suffirait d’être patiente pour retrouver
ce sentiment de bonheur qui lui avait été arraché.
Je repense à sa sculpture. Sa putain de statue à travers laquelle elle
se définit. J’ai vu la tristesse mal contenue sur son visage quand elle
l’a observée. Ses larmes dans l’escalier devant chez moi à cause de
toutes ces absurdités administratives concernant Gaby. Et depuis, je me
dis que c’est impossible.
— June ? je répète parce qu’elle me fixe, ignorant quoi répondre.
Je te laisse une dernière chance de me dégager.
Si tu dis oui dans moins de dix secondes, alors je me lèverai et je
disparaîtrai.
— J’imagine que… maintenant, j’ai peu de raisons de ne pas l’être.
— Fais pas de détour. Oui ou non.
Cinq secondes se sont déjà écoulées.
— Ce que je veux dire…
— Oui. Non. C’est pas compliqué.
Elle s’humidifie les lèvres. C’est devenu plus difficile pour elle de
mentir quand ça concerne quelque chose que je peux deviner au
premier coup d’œil.
Mais le décompte est passé. Elle a raté sa chance de se débarrasser
de moi.
— C’est juste que, parfois… j’ai l’impression d’être restée en arrière
pendant que tout le monde continuait d’avancer sans s’assurer que je
suive.
Ça me soulage qu’elle ait le cran de l’admettre. Mes épaules se
relâchent. À l’inverse, elle semble prendre conscience de ce qu’elle
m’a confié et se met à contempler les articulations de ses doigts pour
fuir mon regard.
— Alors donne-moi une autre chance.
— Quoi ?
— Donne-moi une autre chance.
Choquée que j’émette la possibilité aussi clairement, alors que son
copain est à nos pieds, elle écarquille les yeux.
— Tu l’aimes ? Tu l’aimes vraiment ? Si c’est le cas, pourquoi tu
m’as demandé de venir ici au lieu de simplement m’ignorer ?
— Je veux juste… que tu comprennes… que je suis passée à autre
chose.
— Menteuse. Assume un peu.
— Assumer quoi ?
Son ton se fait plus agressif. Je suis en train de l’énerver.
— Ce qui se passe entre nous.
— Parce que tu penses qu’il y a de nouveau un nous ? Tu ne m’as
même pas dit où tu étais !
— Si tu me le redemandes, je te le dirai. C’est toi qui ne m’as pas
reposé la question, June.
Elle sait que je dis vrai et me foudroie du regard. Malgré son air
rétif, je poursuis.
— J’ai beaucoup repensé à ce qui s’est passé. Au mal que je t’ai fait.
Et je me suis demandé si ça aurait pu être différent. Mais j’en suis
venu à la conclusion que, parfois, tu veux vraiment tout faire pour une
personne mais que la vie ne t’en laisse pas l’occasion.
Pendant un moment, il y avait juste elle et moi. Ça fonctionnait.
C’est seulement lorsque les autres s’en sont mêlés que j’ai perdu le
contrôle et que tout est devenu de la merde.
— Tu sais que je ne voulais rien de tout ça. Chase, Gaby, ces
cambriolages. Je m’en suis jamais autant voulu d’avoir tout foutu en
l’air.
Elle soutient mon regard, comme si c’était physiquement
douloureux d’avoir à m’écouter, pourtant j’ai l’impression qu’on
découvre ce qu’on aurait dû faire depuis longtemps : discuter, parce
que le temps a passé, qu’il a apaisé son sentiment d’avoir été trahie.
Mais, alors que son expression s’était radoucie durant une courte
seconde, elle remballe toute sa chaleur et redevient froide.
Oh, elle déteste avoir été à deux doigts de m’embrasser sur le pas de
ma porte, elle déteste que le temps ait passé et que l’évidence soit
toujours là. Elle se redresse pour descendre des gradins, mais j’attrape
son poignet avant qu’elle puisse se lever complètement et elle se voit
contrainte de se rasseoir.
— Lâche-moi, grince-t-elle.
Je veille à n’exercer aucune force sur son poignet délicat en
l’obligeant à me faire face.
— Tu es vraiment insupportable.
— Pas autant que toi.
— Lâche-moi.
— Je t’ai déjà dit que j’aimais beaucoup tes cheveux ? C’est une
nuance assez rare. En fait, je l’ai peut-être jamais dit, mais j’ai dû te le
faire comprendre. Tu sais, quand on…
Je laisse ma phrase en suspens, espérant que les souvenirs la
submergent elle aussi, que les images viennent agrémenter cet échange
suggestif.
— Shayn…
— June, je répète, plus fermement qu’elle.
En contrebas, les spectateurs se mettent tout à coup à hurler. Je jette
un bref coup d’œil en direction du score, tout en ayant conscience que
le sien ne me quitte pas.
— Ton mec vient de marquer, je l’informe. Dommage, tu ne le
regardais même pas.
Elle tourne brusquement la tête et constate que le match vient de se
terminer. Je libère son poignet. Elle se lève et me lance un regard
vraiment irrité parce que je lui ai fait rater les moments décisifs.
— Ça craint, je lui lance alors qu’elle descend l’escalier, on dirait
qu’ils ont quand même perdu !
Sauf qu’elle ne m’écoute plus. Elle se dirige vers lui, en bas des
tribunes. Je fixe son dos, son pantalon évasé, son haut cache-cœur. Je
déteste voir sa silhouette qui s’éloigne de moi, comme une promesse
que la fille que j’ai aimée et que j’aime toujours est devenue une
femme et qu’elle ne prendra plus jamais la même route que moi.
En la voyant, son mec s’écarte de ses coéquipiers dégoûtés et la
rejoint sur le bord du terrain pour la serrer dans ses bras luisants de
sueur. Ce serait mentir de dire que la bile ne me remonte pas dans la
gorge. Mais, quand ils se séparent et qu’elle le surprend en lui collant
un rapide baiser sur les lèvres, c’est carrément tout mon corps qui
semble rempli de plomb.
Il paraît surpris et hésite à revenir à la charge avec un vrai baiser,
mais elle a déjà reculé avant de lui en laisser la possibilité. Elle lui
adresse un sourire gêné alors que ses coéquipiers, derrière eux, se
mettent à les siffler.
Elle s’en moque. Son regard remonte sur moi pour savoir si j’ai bien
vu la scène.
Je sais qu’elle l’a fait exprès, parce qu’elle flippe, parce que cette
attraction entre nous est trop forte. Pourtant, bien que je sache tout ça,
cette vision n’en est pas moins insupportable et le message est passé,
pour ce soir.
Je m’en vais.
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40.
Shayn
*
Je suis dans un sale état en arrivant au pied de la tour du gala.
Les vapoteuses de ces étudiants en art n’aident pas : leurs nuages de
fumée aux arômes écœurants me rendent plus nauséeux que je ne le
suis déjà. Dans la nuit épaisse, de nombreux invités patientent sur le
trottoir, éclairés par les lampadaires qui illuminent toute l’avenue. Je
marche droit mais tout semble se dérouler au ralenti. Même les
scintillements des façades bleutées, sur les gratte-ciel.
Un gamin me barre tout à coup la route en se fourrant des churros
dans la bouche, les doigts luisant d’huile de friture. Je l’évite de
justesse et me mets à observer les visages devenus discernables à cette
distance dans l’espoir d’apercevoir le sien. Il n’y a pas que des
étudiants parmi la foule, il y a également des familles. Tous ces gens
entrent et sortent par la porte-tambour du bâtiment et stationnent sur le
trottoir pour prolonger la soirée en attendant leurs taxis.
Je regarde l’heure. 22 heures passées. L’exposition et la remise des
diplômes touchent à leur fin. J’imagine que, là-haut, ils sont en train de
tout remballer. Peut-être qu’elle est déjà partie. Je continue d’avancer.
Maintenant que je suis ici, autant essayer.
Je finis par l’apercevoir, en pleine accolade avec une fille aux
cheveux rouges que j’entends rire d’ici. Quand elles se séparent, la
fille visiblement éméchée brandit son diplôme en émettant un
hurlement strident de victoire et s’éloigne pour rejoindre d’autres amis
sans se soucier des regards braqués sur elle. June la laisse partir d’un
air distrait. On dirait bien que c’est chronique, cette façon de
s’entourer de personnes toujours plus exubérantes qu’elle. Elle reste un
long moment dans cette sorte d’apathie au lieu de retourner près des
siens pour profiter de la fête.
Je l’observe. Gênée par un courant d’air, elle se frotte les bras pour
se réchauffer. Sa robe drapée améthyste trop légère pour cette fin de
mois de septembre épouse ses courbes d’une façon qui ne laisse pas
indifférent. Avec ses cheveux relevés en un chignon dont quelques
mèches s’échappent pour encadrer son visage, elle me rappelle ces fées
que je voyais à la télé, petit.
J’ignore si c’est l’alcool, mais elle ressemble à une lumière dans
l’obscurité.
Elle met fin à ce moment d’absence et finit par rejoindre sa famille,
plus loin sur le trottoir. Sur le départ, ils forment un mur : sa mère et
un homme d’une cinquantaine d’années à la mâchoire carrée, leurs
deux enfants qui s’ennuient. Et il y a ce mec qui la regarde revenir, ce
mec qui est resté dans sa vie pendant que moi, j’avais disparu.
Je me demande comment il est devenu quelqu’un d’important alors
qu’il était juste insignifiant. Je hais ce trou qui me sépare de June, cette
absence d’informations sur la personne dont je connaissais le moindre
détail.
Je sais que c’est encore une mauvaise idée, mais mes pieds me
guident d’eux-mêmes à leur rencontre.
C’est sa mère qui me remarque en premier. J’ai droit à un coup
d’œil inquisiteur, elle tente de comprendre si elle me connaît, où elle
m’aurait déjà vu. Son questionnement silencieux attire l’attention de
June, qui se tourne vers moi. Pendant une seconde, on dirait qu’elle est
heureuse de me voir. Mais son expression change en réalisant que je ne
suis pas dans mon état normal. Elle se doute que je vais faire une
connerie.
Putain. Je devrais m’en aller tant que j’en ai encore la possibilité.
Mais l’alcool brouille tout. Je repense aux mots de ma propre mère, et
j’en veux soudain au monde entier de ne pas prendre soin de ceux qui
essayent.
— Shayn ? m’interroge June alors que le silence se fait dans le
groupe.
J’arrive en face d’eux sans vaciller. L’alcool n’a pas d’effet sur mon
corps, il en a juste sur mes pensées, qui se sont éteintes, qui recouvrent
le monde d’un film noir. June est mon seul puits de lumière et c’est
écœurant de constater qu’elle se fond parfaitement dans ce décor
familial. On dirait qu’elle a toujours vécu entourée et soutenue par des
gens qui l’aiment.
Je trouve ce mirage indécent. Ce soir, je ne ressens aucun
soulagement parce qu’elle est entourée et plus seule contre le monde.
Je ne vois que l’hypocrisie de cette famille qui agit comme si elle ne
l’avait jamais blessée. Et j’ai l’impression de l’avoir perdue face à ces
gens.
Ce sont eux, les véritables étrangers.
Pas moi.
— Tout va bien ? reprend-elle.
De plus près, je remarque l’inquiétude dans ses yeux. Je me
demande de quoi j’ai l’air. Menaçant, ou juste au fond du gouffre ?
Je laisse mon regard basculer sur sa mère et je vois la mienne.
— Eh, madame, je l’interpelle. Vous êtes au courant ?
La femme me dévisage.
— Il n’y a pas si longtemps, pendant que vous étiez heureuse ici
avec votre jolie famille, c’est moi qui prenais soin de votre fille.
Ma révélation jette un froid dans le groupe. Mais, au lieu de me faire
taire, June reste statique.
— Alors vous avez de la chance que June soit June. Parce que tout
le monde a oublié qu’elle était en train de crever dans cette putain de
maison pendant que vous étiez trop occupée par votre petite vie ici. Et
vous pouvez bien faire semblant que ça n’a jamais existé et que vous
avez toujours été là pour elle. Mais ce n’est pas vrai.
Il n’y a que les parents pour agir comme s’ils avaient toujours tout
donné à leurs enfants, et leurs enfants leur pardonnent, juste par besoin
de recevoir un peu de l’amour dont ils ont manqué.
— S’il te plaît, intervient ce type dont j’ai oublié le prénom. Ne fais
pas ça.
Il s’avance pour me prendre par le bras. June est toujours silencieuse
et je n’arrive pas à décrypter son expression. La mère ne sait plus où se
mettre, son mari lui parle à l’oreille. Leurs deux gosses comprennent
que quelque chose ne va pas, sans savoir exactement quoi. En une
seconde, j’ai foutu leur soirée en l’air.
— T’es vraiment un sale con, me marmonne le type en s’approchant
pour me tirer par le bras. Merde, t’aurais vraiment mieux fait de rester
où t’étais. On se portait tous mieux.
Je décide que c’est une excuse suffisante pour lui asséner un
crochet. Il le mérite pour toutes les fois où il a baisé June. Ça l’arrange
sans doute que j’ai donné le premier coup, il ne passera pas pour le
méchant. Il contre-attaque en me frappant à la lèvre et je riposte à
pleine puissance. Il s’étale sur le trottoir en se tenant la mâchoire alors
que le groupe recule d’un air ébahi. Il n’y a que June qui se précipite à
son chevet pour s’assurer que je vais m’arrêter là. Quand son regard
revient sur moi, je sais ce qu’il signifie : j’ai tout gâché.
Merde. C’est comme si je brodais le même motif, encore et encore,
chaque jour de ma vie.
Je prends du recul sur la scène. La violence qui a éclaté dans l’air a
fait repartir le monde à une vitesse normale. J’arrive enfin à capter son
prénom dans leur conversation. Tyron.
Un employé chargé de la sécurité débarque et j’ai envie de
l’embrouiller aussi, mais des restes de lucidité me retiennent. Tout le
monde nous fixe. J’en ai assez fait.
Tyron se relève ; il ne saigne pas. C’est déjà ça. Je ne voulais pas
que June puisse me le reprocher. Malgré l’agitation autour de nous,
elle ne dévie pas le regard. Trop de choses passent dans ses yeux, mais
surtout de l’incompréhension et de la tristesse. Délaissant Tyron, elle
s’avance vers moi pendant que toute sa famille reste sur ses gardes.
— Mais qu’est-ce qui te prend, Shayn ?
Sa question désespérée résonne dans la nuit alors que mon sang bat
dans mes tempes. Je n’ai pas la réponse. Je sais juste que ce soir j’ai
envie de tout détruire autour de moi, moi inclus.
Tyron n’aime pas qu’elle m’accorde son attention ; il revient à la
charge mais elle le retient et l’emmène plus loin pour lui parler. Elle a
dû décider que je n’en valais pas la peine. Je suis en train de faire
demi-tour sur le trottoir quand sa main saisit tout à coup la mienne. Sa
poigne est solide. Elle me tire avec elle pour qu’on marche dans
l’avenue.
— Qu’est-ce que tu fais ? s’indigne Tyron, dans notre dos. Ne pars
pas avec lui !
Elle l’ignore et je la suis sans trop savoir ce qui m’attend quand elle
décidera de s’arrêter. L’alcool fait encore des siennes dans mes tempes.
Les passants cessent de nous fixer à mesure qu’on s’éloigne du lieu de
l’altercation. Sa famille est devenue un point derrière nous.
Finalement, June décide que nous sommes assez loin et m’entraîne
dans une ruelle étroite donnant sur un cul-de-sac. En me poussant
contre le mur, elle me fait marcher sur des cagettes défoncées qui
traînent à côté de la porte arrière d’un commerce. Elle s’en moque
bien. Elle est tellement en colère.
Et la première pensée qui me traverse à ce constat est que je dois
l’embrasser.
— Tu as raison, admet-elle en se postant devant moi. Ils n’étaient
pas là pour moi pendant un moment. Ma mère m’a abandonnée quand
j’avais besoin d’elle.
Les néons bleus d’une enseigne lumineuse au-dessus de nos têtes
donnent à cette ruelle des allures de boîte de nuit. Quelques mèches de
son chignon en fouillis se sont échappées et glissent sur sa nuque. Je
fixe ses lèvres et je ne vois tout à coup plus que ça.
— Mais toi, Shayn, tu as fait exactement la même chose.
Son reproche me tombe dessus alors que j’étais trop occupé à la
contempler.
— C’est différent, je réplique en me forçant à la regarder dans les
yeux. Tu voulais que je parte.
— Je ne voulais pas que tu partes ! Je voulais que tu restes, merde !
Elle recule, les larmes lui sont montées aux yeux. Pas comme l’autre
jour, dans l’escalier, où j’ai aperçu une brillance avant qu’elle s’en
débarrasse en battant des paupières. Là, elles débordent.
— Tu n’as jamais appelé. Je voulais juste entendre le son de ta voix
et tu n’as jamais appelé. Est-ce que tu sais combien de temps j’ai
attendu à côté de mon téléphone ?
Elle se couvre la bouche en essayant de cacher à quel point cette
trahison l’atteint encore. Quand elle réussit à reprendre contenance,
elle ferme les yeux assez longtemps pour que des larmes se remettent à
couler le long de ses joues.
— Je t’ai dit de partir, mais c’était la dernière chose que je voulais.
Pourquoi est-ce que c’est la seule fois où tu m’as écoutée ?
Parce que je t’ai fait passer avant mes propres besoins.
C’est toi qui m’as appris à faire ça.
— Où tu étais ?
La question a été posée calmement. Comme si elle était finalement
prête à entendre ma réponse après avoir longuement bataillé contre son
ego. Mais ce calme n’a pas le temps de s’installer que sa voix se brise
et qu’elle me pousse :
— Merde, où tu étais ? !
Son éclat me fait reculer un peu plus contre le mur et je sens les
contours anguleux des pierres dans mon dos. Avec les talons
vertigineux qu’elle porte ce soir, une moindre distance sépare nos
visages. Elle s’accroche à mon bras en y plantant ses ongles mais je ne
suis pas sûr qu’elle s’en rende compte. Je la laisse se défouler en me
concentrant sur sa respiration pantelante. Je redoute ce moment depuis
longtemps. J’étais en taule à cause de mes conneries, et je n’aurais
aucun mal à l’avouer à qui que ce soit, sauf que c’est différent avec
elle. Je ne veux pas la décevoir.
— Le jour où on s’est disputés, ils m’ont attrapé pour les
cambriolages.
J’ai dû me faire violence pour le révéler. Les yeux rougis d’avoir
pleuré, elle relâche mon bras.
— Et je savais ce que ça voulait dire. Si je ne coupais pas les ponts
avec toi, j’allais te retenir là-bas.
— Quoi ?
— Je voulais te laisser une chance. Je voulais que tu avances dans la
vie. Et c’est ce que t’as fait.
— Mais…
— Je ne voulais pas te coincer avec moi.
Elle fait un pas en arrière, assommée par cette révélation. Je cale ma
tête contre le mur, rattrapé par les effets de l’alcool, pendant qu’elle
réfléchit à voix haute :
— Tu veux dire que… pendant tout ce temps… tu étais encore à
Londres ? Tu étais… en prison ?
Elle pousse une expiration incrédule, sans doute en train de
reconsidérer mes deux années de silence et ce qu’elles signifient. Peut-
être que tout a été trop silencieux dans ma cellule, parce que je n’arrive
tout à coup plus à arrêter de parler.
— Eh, June. Tu sais quoi ? Aujourd’hui, ma mère m’a expliqué ce
qui clochait avec moi. Elle me l’a enfin dit. Mon père l’a violée.
T’entends ça ? En fait, elle m’a jamais considéré comme son fils. Je
suis juste une… une putain de punition qui lui rappelle sans cesse la
nuit de son viol. Tu m’étonnes qu’elle n’arrive jamais à vraiment me
regarder dans les yeux.
Shayn. « Dieu est miséricordieux. »
Pas assez.
— Le pire, c’est que j’ai envisagé cette possibilité toute ma vie.
J’avais tellement peur que ça soit vrai que je ne voulais même pas y
penser. Mais ça l’est. Et j’ai qu’une seule envie depuis, c’est de
m’arracher le visage. Alors j’ai bu en me rappelant que je pouvais plus
venir te voir, ni en parler avec toi.
Au lieu de me faire gerber du liquide, ce foutu alcool me fait vomir
des confidences.
Plus je parle, plus son expression révèle sa stupeur. Mes déboires
familiaux doivent être horribles à entendre. J’aurais mieux fait de me
taire.
— Me regarde pas comme ça. Putain, je déteste ça. Tu me fais trop
parler.
Je blâme la vodka et la tristesse.
Non en fait, c’est elle que je blâme.
Plus de deux ans après, elle aurait dû devenir un souvenir auquel on
repense avec un peu d’amertume. Mais j’ai encore envie d’être avec
elle, plus encore que par le passé. La distance a exacerbé tout ce que je
ressentais.
Elle continue de me dévisager. J’ignore ce que ça veut dire, et les
pensées qui la traversent. J’en ai assez de cette sensation que tout
m’échappe, petit à petit, comme du sable qui glisserait entre mes
doigts. Je me rapproche jusqu’à la coincer contre le mur d’en face.
Elle se laisse faire, attendant de voir ce que je lui réserve maintenant
que les rôles sont inversés. Je ne lis aucune peur dans son regard. Ça
me rassure de savoir qu’au moins dans ses yeux je ne suis pas un
monstre.
Je me penche jusqu’à sentir son souffle sur mes lèvres. La délicate
fragrance de cannelle qui se détache de sa peau calme le chaos qui
règne dans ma tête. J’avais presque oublié son pouvoir tranquillisant.
— Ouais, je déteste ça. Mon échappatoire, c’est toujours toi.
Nos lèvres se touchent désormais. Elle ferme les yeux. Je vois sa
poitrine se soulever plus profondément ; son indécision devient
physique. J’espère qu’elle ne pense pas à ce connard. Je fais glisser
mon genou entre ses jambes et une tension s’érige entre nous. Elle
laisse échapper une courte expiration, sans chercher à se défiler.
— Shayn, susurre-t-elle avec difficulté.
J’appuie un peu plus avec mon genou pour qu’elle sente le poids de
mon corps contre son intimité. Je dois parasiter ses pensées tout
comme elle a parasité les miennes.
— T’as gagné, June. Je supporte pas… de le voir avec toi. Je
supporte pas de te voir avec qui que ce soit. Et ce sera toujours comme
ça.
Elle pousse un soupir qui ressemble à un gémissement et je me lasse
de ce jeu en premier. Je fonds sur ses lèvres en me rappelant pourquoi
embrasser est aussi addictif avec elle.
Le baiser n’est d’aucune tendresse, même s’il commence
progressivement. On cherche à se rassasier d’un contact oublié, mais
plus elle me donne et moins c’est suffisant. Je finis par l’embrasser
avec urgence, par besoin de la sentir sur ma langue. Nos lèvres nous
brûlent et nos mains cherchent à s’atteindre, presque avec violence. Ce
n’est jamais assez, tout mon corps la réclame. Ses hanches, sa taille, sa
poitrine. C’est devenu une nécessité, maintenant. J’attrape sa nuque
dans une vaine tentative de me maîtriser et sa respiration se perd entre
mes lèvres. Il faut qu’on aille ailleurs, si je m’écoute, on va finir par le
faire dans cette ruelle.
Elle le sent parce qu’elle appuie sur mon torse pour nous rappeler à
l’ordre. J’aime sentir sa poitrine à travers le tissu trop fin de sa robe,
autant que ce parfum de cannelle qui semble s’être invité dans ma
bouche. Je mets un certain moment à la lâcher. Quand son regard
brûlant retrouve le mien, je sens qu’elle hésite entre me tuer et me
demander de la prendre ici contre ce mur. Mon avant-bras contre la
paroi, je continue de la maintenir en espérant écraser tous nos
différends.
Ne me repousse pas ce soir, Grey. Pas quand j’ai vraiment besoin de
toi.
Elle me parcourt des yeux. C’est toujours confus là-dedans, mais
plus facile à interpréter. Je ne suis plus le lâche qui a disparu sans
raison valable, sauf que je suis bourré, que j’ai gâché sa remise de
diplôme et que sa famille l’attend sur ce foutu trottoir.
Mon manque de lucidité n’a pas totalement réussi à affecter le sien,
même si elle a du mal à s’éloigner. Elle me fixe encore et je sais
qu’elle voudrait que la situation soit différente. Mais ce soir, les
retombées de mon comportement sont encore partout dans l’air entre
nous.
Elle s’échappe de mon étreinte et sort de cette voie sans issue en
évitant mon regard.
Elle me laisse en plan, pour la deuxième fois.
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41.
June
— June, s’il te plaît, tu veux bien me passer celui qui est derrière
toi ?
En équilibre sur un tabouret en fourrure blanc, ma mère est en train
de réorganiser les tableaux de sa chambre. Je lui tends le cadre aux
éclaboussures noires, l’une des dernières trouvailles de sa grande
collection. Elle l’accroche au clou près de sa coiffeuse avant de
descendre de son perchoir pour examiner la nouvelle disposition. Bras
croisés sur la poitrine, indécise au possible, elle secoue la tête. Une
vraie galeriste dans son élément.
— Il est sympa, celui-là, commente-t-elle en désignant une toile
momentanément posée contre le mur car elle ne lui a pas encore trouvé
de place. Je l’ai récupéré dans une brocante à East Village. On dirait un
Katherine Bernhardt.
J’observe le cadre aux couleurs criardes en me disant qu’il
ressemble aux peintures que Taylor ramène de son cours d’arts
appliqués. Notre mère l’a inscrite dans l’espoir de la sensibiliser à sa
propre passion, mais il semblerait que jusque-là, Taylor préfère encore
la glace.
— Ce qui est sûr, c’est qu’il va plaire à Douglas, j’ironise.
Elle sourit pour me demander d’arrêter. Mon beau-père se plaint
souvent d’avoir l’impression que les murs de sa chambre vont
s’effondrer sur lui pendant son sommeil, à cause de tous les cadres qui
y sont accrochés.
— Bon, et pour le reste ? Tu en penses quoi ? me demande-t-elle.
J’essaye de déterminer avec objectivité ce qui a changé dans sa
chambre. Mais, hormis l’inversion de quelques toiles blanches et
noires qu’elle a déplacées, je vois peu de différence.
— C’est joli, je lui réponds pour lui faire plaisir.
Je ne suis pas certaine de la raison qui m’a poussée à venir ici.
Aujourd’hui, c’est ma deuxième journée de libre depuis que je suis
officiellement diplômée.
J’ai passé la première dans mon lit, à fixer le plafond, l’estomac
rongé par l’acidité alors que j’aurais dû en profiter pour me détendre.
J’en étais incapable. Depuis le retour de Shayn, mon univers s’est mis
sur pause et je suis de nouveau plongée dans l’attente. Ça me rappelle
le lycée et, en fait, ce n’est pas si désagréable.
— Si tu le dis, concède ma mère, seulement parce qu’elle n’a plus
envie de réorganiser.
Elle range le tabouret et sort son téléphone de son pantalon de yoga
avant de siffler de surprise.
— Mon Dieu, déjà 13 heures ? Taylor et Noah sont sur le point de
sortir ! Leur maîtresse va encore m’engueuler ! J’oublie toujours qu’ici
ce n’est pas comme en Angleterre.
Elle me jette un regard en biais, comme si elle avait dit quelque
chose de mal : mentionner notre ancienne vie, un passé qui semble si
lointain qu’on croirait l’avoir imaginé. Mais, puisque je lui adresse un
sourire signifiant que tout va bien, elle ne perd pas une seconde de plus
et se précipite vers son armoire pour changer de tee-shirt, alors que
j’hésite à sortir de la pièce pour lui laisser de l’intimité. C’est dans des
moments comme celui-là que je me rends compte que, malgré nos
efforts, on ne sera jamais aussi proches que nous l’étions par le passé.
Elle remarque mon hésitation dans le miroir et me sourit d’un air
encourageant.
— Tu m’accompagnes ? Ils seront contents de te voir.
J’acquiesce et sors, sans être certaine que c’est vraiment ce dont j’ai
envie aujourd’hui. Je suis passée voir ma mère, après l’incident de ma
remise de diplôme en me disant que ce serait l’occasion de désamorcer
la tension après la bombe culpabilisante que Shayn leur a lâchée. Mais,
depuis que j’ai mis les pieds dans l’appartement, alors que nous
sommes seules, il ne s’est rien passé. Pas un seul mot à ce sujet.
Ça me rappelle qu’en apprenant pour la maltraitance que j’ai subie,
elle m’a demandé pourquoi j’avais gardé le silence pendant tout ce
temps. Dans les semaines suivant mes confidences, elle m’a
longuement épié du coin de l’œil avec un air compatissant. Elle
essayait de me comprendre mais, dans le fond, elle n’y parvenait pas.
J’en suis venue à me questionner.
Exit Gaby et notre équilibre familial. Pourquoi je n’avais rien dit ?
Pourquoi j’avais choisi de subir ?
J’ai accusé la honte et la peur des représailles. Cette certitude que, si
j’en parlais à qui que ce soit, je ne serais plus jamais une personne
entière aux yeux des autres, mais seulement des fragments de moi-
même. Avoir été battue de mes douze à mes dix-huit ans aura
indéniablement altéré mes substances cérébrales. Ma façon de penser,
ma façon d’agir, ma voix qui s’affaiblit encore sans raison parfois.
J’essaye d’évoluer vers le mieux tout en sachant que je garderai
toujours mes vieux réflexes, comme une peau dont on ne se débarrasse
pas.
Mais, face au comportement de ma mère, je me dis qu’échapper à
ses gènes aurait été difficile, même dans un contexte où personne
n’aurait jamais levé la main sur moi. Car ça se transmet, non ?
Ce goût du silence.
L’autre soir, elle m’attendait quand je suis revenue au pied de la
tour. Douglas avait accompagné Tyron à l’intérieur pour qu’il applique
de la glace sur son nez. Elle n’a pas fait de commentaire sur ce qui
s’était passé et m’a simplement demandé : « C’était ce garçon avec toi,
la fois où on s’est croisées dans la supérette en bas de chez nous, pas
vrai ? » Quand j’ai hoché la tête parce que je n’arrivais pas à parler,
elle m’a fait remarquer avec un maigre sourire : « Je me disais bien. Il
n’a pas vraiment un visage qu’on peut oublier. »
Tyron est revenu avec un sac de glace collé sur le nez et je me suis
excusée. Je me suis excusée pour tout. Pour le baiser de l’autre jour au
gymnase – ce foutu geste impulsif sorti de nulle part, qui n’a fait que
renforcer ses espoirs à notre sujet – et pour le coup de poing qu’il
venait de se prendre à cause de moi. Mais il a filé vers la première
bouche de métro qui se présentait à lui sans me répondre. Je n’ai pas
cherché à le suivre. Et depuis il n’a pas répondu à mon message. J’ai
conscience de l’avoir blessé en prenant le parti de Shayn, mais malgré
ça je n’arrive pas à me sentir aussi mal que je le devrais, parce que ce
n’est toujours pas lui qui occupe tout l’espace dans ma tête.
Je suis coincée et je veux me convaincre que me distraire m’aidera à
trouver une réponse. Alors, quand ma mère me rejoint fin prête dans le
salon, je me glisse derrière elle pour aller chercher mes frères et sœurs.
Dans la voiture, elle peste contre Taylor, qui a rapporté des paillettes
de son cours d’arts appliqués et qui en a mis partout sur ses sièges
qu’elle vient de nettoyer. Noah a son casque sur les oreilles. On
échange un regard dans le rétroviseur. Je crois que lui aussi apprécie le
calme. C’est rare, dans sa maison.
— Pour les vacances d’Halloween, j’étais en train de penser…,
commence ma mère, qui a décidé de laisser tomber ses remontrances
inutiles contre Taylor. À Washington ?
— Washington ? Oh non…, souffle Taylor. On y est déjà allés avec
l’école pour voir la Maison-Blanche et des musées…
Puisque leurs destinations de vacances ne me concernent pas, je
colle ma tête contre la vitre alors que nous longeons le Washington
Square Park.
Depuis l’autre soir, j’ai peu dormi tant je suis embrumée par la
culpabilité.
Je l’ai encore rejeté alors que, lorsqu’on a appelé mon nom pour me
remettre mon diplôme, j’espérais qu’il serait là. Je l’ai cherché dans le
public, puis dans la salle d’exposition, tout en ayant conscience d’être
ridicule. Et pourtant, quand il s’est pointé devant le bâtiment alors que
j’avais perdu tout espoir, j’ai eu envie de sauter dans ses bras.
Je ne lui en veux même pas pour ce qui s’est passé avec mes parents
et Tyron. Je devrais, mais je ne pense qu’à une chose.
Shayn purgeait une peine de prison.
Il n’a pas tout laissé derrière lui sur un coup de tête parce que je
n’étais pas assez importante. Et sans doute que ce n’était pas facile
pour lui non plus de renoncer à moi, surtout de cette façon-là, alors que
je venais de mettre un terme à notre relation.
Je ne veux pas être la fille idiote qui trouve des excuses aux
personnes qui ne le méritent pas, pourtant plus j’y réfléchis et plus sa
disparition a de sens. Il traînait dans de sales affaires avec Chase et,
même s’il se gardait de tout me dire, j’avais souvent l’impression que
le ciel menaçait de s’effondrer sur nos têtes. Et c’est ce qui s’est passé
au moment où on a décidé d’en rester là.
Une part de moi le déteste encore de m’avoir laissée sans nouvelles,
de m’avoir fait croire que c’était facile de m’abandonner sans ressentir
le besoin de faire marche arrière. L’autre sait aussi qu’il a raison de
dire qu’il m’aurait retenue là-bas. J’aurais voulu rester dans le coin
pour être près de lui, je n’aurais pas suivi mes plans. J’avais prévu de
partir de Londres depuis que j’étais assez grande pour comprendre que
les études supérieures seraient ma seule échappatoire, et cet
événement, lui, aurait pu tout compromettre. Et peut-être que cette
décision prise par amour se serait transformée en d’amers regrets, avec
le temps. J’avais besoin de partir. J’avais besoin de vivre ma propre
vie, sans me soucier de personne d’autre que moi, pour la première
fois.
— Je préférerais qu’on aille à Hawaii, suggère Taylor de sa voix
haut perchée.
— Oh, s’il te plaît, Hawaii ? Pour quoi faire ?
— Mary-Jane y est allée avec ses parents, cet été.
— Mais est-ce que Mary-Jane est allée à Los Angeles l’été dernier ?
— Je ne sais pas. Je dis juste que Hawaii ce serait mieux que
Washington.
D’habitude, cette paix que j’ai trouvée dans notre superficialité me
convient.
Mais pas aujourd’hui.
Aujourd’hui, je n’ai pas envie d’entendre les énièmes caprices de
Taylor parce que c’est tout ce qu’elle connaîtra. C’est davantage de la
faute de notre mère que de la sienne : elle est l’enfant-roi, le prototype
final après le test que je représentais. Je n’ai pas non plus envie de
faire comme si cette dispute n’avait pas eu lieu sur le trottoir, et j’ai
bien compris qu’il n’y aurait jamais de bon moment pour en parler,
mais ce n’est pas très grave. La seule chose que je me promets, c’est
d’être différente d’elle. En communiquant et en assumant.
En assumant que je voudrais être avec lui, même si ce n’est pas
complètement une bonne idée.
Je devrais au moins lui présenter mes excuses. Je suis partie après ce
qu’il m’a confié sur sa mère, malgré toute la douleur dans son regard.
Il a dit avoir envie de s’arracher le visage. L’image était terrifiante. J’ai
de nouveau honte de ne pas être restée. Je savais qu’on franchirait le
point de non-retour.
Je sors mon téléphone et reviens sur ma dernière conversation avec
lui : l’adresse du gymnase. M’excuser par message me rappellerait
qu’on a été des étrangers pendant un moment, et qu’on s’en rapproche
toujours un peu malgré notre façon de nous parler ou le naturel avec
lequel nos corps se sont retrouvés. À ce souvenir encore trop frais, je
presse mes cuisses l’une contre l’autre. Je perds alors mon regard
derrière la vitre, tentant de déchiffrer les plaques d’immatriculation des
autres véhicules pour me trouver une occupation. Sans succès.
« Est-ce que t’es heureuse ? »
C’était sa question l’autre jour.
Je n’ai même pas réussi à lui donner la réponse qui m’arrangeait.
J’ai dit la vérité. Elle s’échappe toujours de ma bouche en sa présence.
Il sera toujours le seul à pouvoir me faire parler.
— Maman, je lui dis tout à coup. Arrête-toi, s’il te plaît.
— M’arrêter ?
— Je dois descendre.
Elle me dévisage comme si j’étais folle, derrière le couvercle de sa
citronnade récupérée au drive d’un Dunkin’ sur le retour de l’école.
— Maman, je dois vraiment descendre.
Sans comprendre mon soudain changement d’attitude, elle cherche
un endroit où se garer dans l’urgence, mais nous sommes en plein
centre-ville et aucune place libre ne nous le permet dans l’immédiat. Je
profite du premier feu rouge que nous rencontrons et me lève de mon
siège en me convainquant que, si je n’obéis pas à mon instinct
maintenant, il sera probablement trop tard. Elle me crie de faire
attention par sa vitre baissée.
June
Shayn
Shayn
June
Il y a quelques années, alors que j’étais encore au lycée, j’ai écrit une
première version de Troublemaker, qui a fini par stagner dans mes
brouillons pendant que je travaillais sur d’autres romans. Ce n’est
qu’en mai 2022 que je l’ai repris avec l’intention ferme de le terminer.
En publiant les premières lignes de ce roman sur internet, j’étais loin
d’imaginer l’ampleur qu’il prendrait. Je tiens donc à remercier tous
mes lecteurs pour leur soutien inestimable depuis les débuts de
Troublemaker.
Merci de faire vivre June et Shayn par votre enthousiasme, que ce soit
en privé, sur les réseaux sociaux, ou simplement en ouvrant ces livres
et en essayant de comprendre les personnages, en vous retrouvant en
eux. J’espère que, même après la fermeture de ces pages, June et
Shayn garderont une petite place dans vos cœurs ; je sais qu’ils ont
marqué le mien et m’ont beaucoup appris en tant qu’auteure.
Merci à mes amies auteures pour nos grands débats sur l’écriture, entre
autres ! (mention spéciale à Maxandre et Azra !).
Avec toute ma gratitude,
et jusqu’à la prochaine histoire… ;)
Laura ♡
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Couverture : © Books and moods
Visuels : © Shutterstock
ISBN : 9782017207610
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Playlist
Colère
Ne pas l’avoir. Ne pas pouvoir l’aimer.
N’être qu’un spectateur de sa vie.
La colère de ne pas l’avoir.
Gourmandise
Sa peau, ses cheveux, ses sourires.
Son odeur si sucrée et enivrante.
Vouloir la goûter.
Luxure
Imaginer ses mains sur mon corps.
Imaginer son corps sous mes mains.
Elle devient mon seul désir.
Orgueil
La reine et le roi.
Nous gouvernons le monde, il nous est dû.
Ensemble, nous sommes tout.
Mais, pour elle, j’oublie la paresse.
J’oublie l’avarice.
J’oublie tout, à moins qu’elle ne m’oublie avant.
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01. Addison
Gemma et moi avançons dans les couloirs comme si le monde nous était
dû, alors que j’ai la furieuse impression que quelqu’un prend un malin
plaisir à donner de grands coups de marteau dans mon crâne. Je ne peux pas
me plaindre, évidemment, car c’est ma faute : si je n’avais pas décidé
d’aller faire la fête hier soir, j’aurais pu me reposer tranquillement dans ma
chambre devant une série. Mais j’ai passé la totalité des vacances d’été loin
de Miami et j’avais envie – non, j’avais besoin – de sortir. En y repensant,
je dois avouer que le jeu en valait la chandelle, même si je ne suis pas sûre
d’être très efficace pour cette première journée de terminale.
— Sérieux, je ne comprends pas comment tu fais pour sortir toute seule
dans les bars, soupire Gemma en passant une main dans ses cheveux bruns.
Je hausse les épaules sans savoir quoi répondre. Il n’y a rien à dire de très
palpitant ni aucune formule magique : j’ose, c’est tout. Parce que si Gemma
pense que le monde lui est dû, alors moi j’agis comme si j’en étais
convaincue. C’est là toute la différence entre nous.
— Une fausse carte d’identité et plus rien ne peut me résister, plaisanté-
je.
Gemma se met à rire tandis que nous arrivons devant mon casier. Je
l’ouvre et dépose quelques affaires dedans avant de jeter un coup d’œil à
mon emploi du temps et d’attraper mon livre de littérature.
— Salut bébé, dit une voix que je ne connais que trop bien.
Kole passe ses bras autour de ma taille et dépose un baiser dans mon cou
avant de me susurrer un « Tu m’as manqué » à l’oreille. La culpabilité
m’assaille aussitôt. Parce que les mains rêches qui me touchaient hier soir,
les lèvres taquines qui me torturaient et le regard brûlant qui imprimait mon
image en mémoire ne lui appartenaient pas.
Je me retourne vers lui et passe mes mains dans sa nuque pour l’attirer à
moi. J’essaie de l’embrasser avec tout l’amour que je possède, mais mon
baiser manque de sincérité. Non pas parce que je n’ai pas de sentiments
pour Kole, mais parce qu’il y a une énorme boule, lourde et menaçante,
dans le fond de mes entrailles. La voix dans ma tête qui me hurle que je suis
une horrible personne joue certainement un rôle, elle aussi.
— Toi aussi tu m’as manqué, je lui réponds dans un sourire.
Gemma se racle la gorge et nous ramène sur terre. Je me tourne vers elle
et passe un bras autour de ses épaules.
— Ne t’en fais pas, il devrait bientôt arriver.
— J’espère. C’est un comble qu’il n’ait pas encore rencontré ma
meilleure amie, soupire-t-elle.
Je ricane avant de la lâcher. Cet été, l’ami d’enfance de Flynn et Cassiel
est revenu pour passer sa dernière année dans le même lycée qu’eux.
Personne ne le disait ouvertement, mais c’était sûr qu’Eden serait très beau :
personne n’en attendait moins de lui, pour qu’ils forment ensemble un trio
imbattable. Le surnom n’a pas tardé à faire son apparition et a traîné partout
sur les réseaux – la Golden Trinity.
— Je ne comprends toujours pas que tu ne m’aies pas montré de photos,
pesté-je, plus amusée qu’autre chose.
Gemma m’a raconté absolument tous les détails, de leur rencontre à leur
première fois, en passant par leur premier baiser et le premier verre qu’ils
sont allés boire ensemble. Certaines fois, j’avais même l’impression de
vivre ces moments avec eux. Malheureusement, il faut croire qu’Eden
déteste les photos.
— Heureusement que tu es déjà prise, parce que toutes les filles
mouillent leur culotte en le voyant, s’amuse Flynn, qui nous rejoint avec un
sourire narquois aux lèvres.
Il s’avance vers moi et m’attrape par la nuque pour m’attirer à lui. Il me
serre brièvement dans ses bras et s’éloigne de quelques pas pour me
détailler.
— J’ai cru que tu ne reviendrais jamais. J’allais presque organiser une
fête pour l’occasion.
Autrement dit : « Je suis content de te revoir Addison, tu m’as manqué. »
J’ai pris l’habitude de comprendre le contraire de ce que pouvait dire Flynn
et, depuis, je me porte beaucoup mieux. Si je suis une peste arrogante, je me
demande ce que ça fait de Flynn Jensen.
— Quand est-ce que commence la saison de basket ? demande Kole,
pour discuter, alors qu’il connaît déjà la réponse.
Il pose une main sur ma hanche et je me crispe. J’ai toujours aimé sentir
son contact mais désormais, tout ce que je ressens, c’est de la culpabilité.
Putain, pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? Je n’ai absolument aucune
excuse : je ne connaissais même pas ce mec et, à l’heure qu’il est, je ne
connais toujours pas son nom.
— Ils sont là ! s’exclame gaiement Gemma.
Je suis son regard et mes yeux se posent d’abord sur Cassiel. Fidèle à lui-
même, il marche d’un pas nonchalant, les mains dans les poches et l’air
totalement préoccupé par tout sauf le monde réel.
Et puis, mon regard dévie et je le vois. Eden. Grand et musclé, ses
cheveux d’un brun sombre contrastent avec le bleu clair et le doré de ses
iris. Il foule le sol à la manière d’un dieu grec, comme s’il le bénissait à
chacun de ses pas. Il a l’aura confiante et provocante d’un roi, avec ses
sourcils épais et pourtant parfaits qui lui donnent un air sévère.
Quand ses yeux plongent dans les miens, je ne peux plus respirer. Ma
gorge se noue et ma respiration se fait bien plus lourde. Gemma se jette à
son cou et plante un baiser sur ses lèvres, auquel il répond en gardant son
regard rivé au mien. Nous sommes en plein milieu d’un large couloir, mais
l’endroit me semble soudain trop étriqué.
— Addi, je te présente Eden ! lance joyeusement Gemma lorsqu’elle
s’éloigne de lui.
Personne ne saisit le malaise, mais moi je sais que ce début d’année
risque d’être bien plus compliqué que je ne l’aurais imaginé. À cet instant,
il y a deux choses que je sais avec conviction. La première, c’est que je
viens de trouver le meilleur coup de ma vie. La deuxième, et, qui va de pair
avec la précédente, c’est qu’il m’est défendu d’y goûter à nouveau.
— Enchantée, dis-je d’une voix que j’espère naturelle.
Je tends une main à Eden, qui n’hésite pas une seule seconde avant de la
serrer dans la sienne. Pendant un court instant, je me demande s’il m’a
reconnue. Puis je vois la lueur qui brille dans ses yeux – charnelle et
tentatrice – et je comprends que, comme moi, il se souvient parfaitement de
la veille.
J’ai trompé mon copain, il a trompé ma meilleure amie. Et le pire, c’est
que nous avons fait ça ensemble.
— Tout le plaisir est pour moi.
Sa voix rauque et suave s’infiltre dans mes oreilles pour résonner dans
tout mon corps. Le sourire plein de malice qu’il affiche à ce moment restera
gravé dans ma mémoire pour toujours et cette poignée de main scelle notre
accord silencieux : nous avons un secret et personne ne le découvrira
jamais.
Eden porte le prénom du paradis, mais il est certainement le diable qui y
a été envoyé.
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02. Eden
Quand je rentre chez moi en début de soirée, après avoir passé le reste de
la journée chez Kole, je suis exténuée. La seule chose dont j’ai envie, c’est
de me glisser dans mon lit et de n’en sortir que le lendemain matin, quand
je serai obligée. Mais visiblement, ma mère n’est pas de cet avis et
j’entends sa voix m’appeler de la cuisine. Avec un soupir, je m’y rends. Dès
que je suis à sa hauteur, elle vient planter un baiser sur mon front.
— Alors, cette journée ?
— Pourquoi tout le monde pose toujours cette question ? je demande sur
un ton las.
C’est vrai : est-ce que ça intéresse réellement quelqu’un ? Les gens
demandent toujours si on va bien mais personne ne veut réellement
connaître la réponse, parce que ce serait gênant de se retrouver en face de
quelqu’un qui se met à pleurer sans qu’on sache pourquoi. Ce serait gênant
et ce serait pénible.
— Je vois que quelqu’un est de mauvaise humeur, ricane ma mère.
Je m’assois sur un tabouret en face du plan de travail et rejette ma tête en
arrière. Chaque fois que mes yeux sont rivés sur le plafond, tout un tas de
questions m’assaille sans que je puisse m’en débarrasser. Je pousse un long
soupir.
— C’était super, je réponds mollement.
Quand je pose de nouveau mon regard sur ma mère, je devine à son
sourcil arqué qu’elle n’est pas dupe. La chose la plus pénible chez les
mères, c’est qu’elles vous connaissent. Elles savent quand vous mentez,
quand vous n’allez pas bien, quand vous leur cachez quelque chose… Elles
savent absolument tout.
— J’ai fait une erreur.
Je n’aurais pas dû coucher avec Eden. Cette conviction est ancrée en moi
comme si je l’avais apprise par cœur dès ma naissance. Mais quand je dis à
voix haute que c’était une erreur, j’ai l’impression que les mots sonnent
faux.
— Quoi donc ? me demande ma mère en épluchant minutieusement une
carotte.
— Si un enfant casse un jouet dans un magasin, alors il peut réparer son
erreur, parce que tout le monde l’a vu.
Elle plisse les yeux et tente de suivre mon raisonnement. Ma mère sait
très bien que je ne lui dirai jamais clairement ce que j’ai fait, ça reviendrait
à prendre la responsabilité de mes actes. Et je déteste les responsabilités.
— Mais s’il vole le jouet et que personne ne l’a vu, alors il n’a rien à
réparer.
Je marque une pause, j’appuie mes coudes sur le plan de travail et je
plante mon menton dans la paume de mes mains.
— On ne peut pas réparer quelque chose qui n’est pas cassé, maman,
j’insiste, comme si elle était stupide. Parce que si l’enfant avoue, il fera plus
de dégâts que s’il emportait ce secret dans sa tombe.
Mon ton dramatique arrache un sourire à ma mère, qui passe à une
nouvelle carotte. Elle me regarde en secouant légèrement la tête et en
soupirant.
Eden est le jouet que j’ai volé. Eden est ce putain de fruit défendu.
— Gros dilemme, me répond-elle finalement en faisant claquer sa langue
contre son palais. Les conséquences seraient-elles si dramatiques que ça, tu
penses ?
Je réfléchis un long moment, mais la réponse est toujours oui. J’imagine
la réaction de Gemma : elle serait brisée. J’imagine la réaction de Kole : il
serait vraiment très énervé. J’imagine la réaction du reste du bahut : ils
seraient dégoûtés. Ce serait tellement plus simple si je pouvais tout avouer
et passer à autre chose sans qu’il y ait de conséquences.
— Tu veux connaître les conséquences ? lui demandé-je sans attendre sa
réponse. Un déménagement. C’est la seule issue possible.
Maman me frappe gentiment avec la serviette qu’elle tient dans la main
et lève les yeux au ciel. Elle possède ce genre de sourire qui peut vous faire
croire que tout va bien, même si la fin du monde approche.
— Je pensais que ton père et moi t’avions appris à être honnête.
— Les parents pensent toujours que leurs enfants sont gentils.
Elle lève de nouveau les yeux au ciel.
— Mais je ne pense pas que tu es gentille. Je sais que tu l’es.
Si elle dit ça, c’est parce qu’elle ne connaît que la fille qu’elle a mise au
monde. Elle ne connaît que moi, la véritable Addison. Mais elle n’a aucune
idée de qui est Addison Allen – Addi – reine du lycée et capitaine des
cheerleaders : une garce sans cœur qui fait passer ses intérêts avant ceux des
autres.
Je suis une horrible personne, mais je préférerais mourir plutôt que de
faire souffrir ma mère en lui avouant la vérité.
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1. QTS : Qualified Teacher Status.
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