Histoire de Sara Be 01 Hua R

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AT THE

HAXDBOLN'D

UNlVFRcrrv r^r
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University of Ottawa

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HISTOIRE DES ARABES
3

HISTOIRE

DES ARABES
PAR

CL. HUART
Consul de France, Premier-Secrétaire-Interprète du Gouvernement
Professeur à l'École des Langues Orientales Vivantes
Directeur d'Études ;i l'École pratique des Hautes-Études

TOME I

P \i;is
LIBRA [RIE PAUL GEUTHN EP
I ."., RUE JACOB VI*

1912
8(i9471 .
PREFACE

Les Arabes intéressent L'histoire surtoul parce qu'ils onl


été les propagateurs de L'islamisme. Il y a Là un événement
extraordinaire, comparable aux plus grands de <»-ii\ qui ont
changé la face du monde, tels L'établissement des grands
empires asiatiques, !<•-> Luttes pour Les colonies el !<■ com-
merce dans la Méditerranée, l'expansion de L'hellénisme,
la fondation de l'empire romain. Cel événemenl nous touche
d'autanl plus que ses effets n'ont |»as disparu dans Les ténè-
bres d'un passé incertain, ils sonl tangibles, ils préoccu-
pent notre vie <le ions le-> jouis; car plus que jamais, à
l'aube du vingtième siècle, nous sommes <'n contact avec
l'Islam, dont les deux cents millions d'adeptes couvrenl une
grande partie du inonde cou les anciens. Eu Afrique,
en Asie, dans l'Europe orientale, la civilisation rencontre
des musulmans, les uns endormis dans l'exécution mono-
tone d<' leurs pratiques séculaires, les autres déjà réveillés,
désireux de se mettre au courant des progrès de la s< ience
qui onl valu Leurs succès aux populations d Europe.
Les Musulmans appartiennent .1 des races très divei
mais ils onl un lien commun <|ui les unit tous, c'est la
Langue sacrée dan- Laquelle sonl écrits, seulement !«•
texte même du Qoran, mais les traditions du Prophète clonl
L'ensemble forme le corpus de la Sonna, les < meiilaires
qui interprètent !•' Livre incréé, les décisions juridiqm
Les travaux de droit qui maintiennent un étal social parlicu-
PRE1 ACE

lier, les ouvrages scientifiques, dernier écho de la science


grecque, qui furent au moyen âge le bréviaire de nos cher-
cheurs et de nos savants, avant d'être relégués dans les
magasins de curiosités.
Cette langue esi relie que parlenl les habitants de la
péninsule arabique : devenue, à une époque, langue litté-
raire, elle a été portée par l'expansion islamique à travers
l'Asie et l'Afrique ; l'immense littérature qu'elle a provoquée
est encore aujourd'hui le bien commun de tous les adeptes
de l'Islam, quel que soit l'idiome dont ils se servent dans
leurs rapports journaliers. Elle ne s'est pas implantée par-
tout ;elle a, il est vrai, supplanté complètement l'araméen
en Syrie, en Mésopotamie, en Babylonie, le copte en Egypte;
elle est langue dominant*', mais non unique, dans l'Afrique
du Nord où les Berbères ont conservé leurs dialectes, à
Zanzibar et sur la côte orientale d'Afrique où elle lutte
contre un dialecte bantou, le souahili ; mais elle n'est pas
parlée en Perse, en Turquie, dans l'Asie Centrale, dans la
Russie orientale, dans la Chine occidentale, dans les Indes
anglaises, dans les Indes néerlandaises : la. les parlers indi-
gènes ont survécu et se sont créé, à leur tour, une litté-
rature particulière qui en maintient l'usage.
Ces faits ont dicte à l'auteur le choix de son programme.
Ecrire l'histoire des Arabes, c'est toul d'abord parler du
peuple qui habile la péninsule, partie à l'étal nomade, vivant
sous la tente, partie groupé dans des villes entourées d'un
mince cordon de plantations de palmiers. C'est ensuite traiter
de la naissance de l'Islamisme dans un milieu entièrement
païen, traversé déjà par une propagande qui répandait sous
la tente dés Bédouins el dans les tavernes d^> cités les der-
niers échos de-- graves el profondes paroles prononcées
jadis sur les monts de la Judée; c'esl dire l'histoire du Pro-
phète qui esl le poinl de dépari de l'immense mouvement
de propagation delà nouvelle religion, c'est raconter l'orga-
nisation dune société nouvelle, étudier la chute de l'empire
1-1:1 l

sassanide <!<■ Perse, adversaire souvent heureux, j.iin.ii--


abattu de la puissance romaine, se rendre compte com-
iin'ii! cette dernière n'a su défendre ni La Syrie, ni
l'Egypte, ni bien d'autres provinces encore. Mais ce n'esl
j);is tout. Ces! encore raconter La grandeur el La décadence
df-- Khalifats d Orienl el d'Espagne, donl La Langue esl tou
jours L'arabe, L'établissemenl <l<- petites dynasties de princes
feudataires d'abord, indépendants ensuite, sur Le territoire
morcelé do grand Étal des premiers temps de la conquête ;
c'esl dire Les révoltes qui ébranlenl Le grand édifice et le
I.u'---,. -ni en proie aux influences étrangères.
L'Histoire des Arabes, par application <l«- ces principes,
comprend l'histoire de La péninsule arabique avant Mahomèl
et sous ses successeurs immédiats, el celle des Etats mu
sulmans de Langue arabe; elle Laisse en dehors de ^<>n
domaine i«is provinces de Langue arabe conquises au quin-
zième el seizième siècle par les Ottomans, mais elle s'oc-
cupe de celles qui ont conservé Leur indépendance jusqu'à
nos jours, telles que l"Oman el Le Maroc.
Cette histoire ;i été complètement renouvelée, surtout
pour les périodes anciennes, par Les travaux qu'une foule
de chercheurs ingénieux el sagaces, armés d une solide
érudition, on1 multipliés <l;m-- ces derniers temps. Les
grandes publications <!<• textes arabes, surtout celle du texte
intégral <l<-s Annales de Tabari réuni <•! publié, sur l lui
tiative el sous La direction <l«v L'illustre arabisant de Leyde,
M. ,l. de Goeje, par mi grand nombre d'éminents collabora-
teurs, <»ni fourni des matériaux 'l«' toul premier ordre .m
moyen desquels on a essayé d'approfondir l'étude d'événe-
ment1s « * > t 1 1 le- résumés d'Abou'1-Féda ■ ■! môme d'Ibn-al
Athîr ne donnaient pour ainsi dire que le squelette. Une
série <l<- petites bibliographies, qui in- visent nullement .i
être complètes, mais indiquent les principales sources aux-
quelles on ;i eu recours, accompagne l<v> chapitres de
manière .i faciliter les rechercm
PREFACE

Un ouvrage du genre de celui-ci, qui tâche de mettre le


lecteur 'au jcourant de l'état actuel de nos connaissances,
doit naturellement beaucoup à ses devanciers. Pour l'étude
des Bédouins, de leurs mœurs et de leur caractère, rien ne
peut remplacer, après les voyages en Arabie de Palgrave
et de Douglitv, le beau livre que le révérend Père Jaussen
a consacré aux Arabes du pays de Moab ; vivant avec eux
de leur vie journalière, le vaillant explorateur nous a donné
un tableau excessivement précis de leurs habitudes et de
leur façon de penser ; on ne sera pas étonné des larges
emprunts que nous lui avons faits. Les Annali delVIslam
de M. L. Caetani, prince de Teano, en cours de publication,
soumettent à une revision critique les données des auteurs
indigènes : nous lui devons beaucoup pour les premiers
temps de l'empire arabe. Si nous citons encore le nom du
révérend Père Lammens pour ses recherches sur les débuts
des Oméyyades, et les consciencieux travaux de MM. NœF-
deke et Wellhausen, nous aurons rendu un hommage de
reconnaissance à ceux qui ont, en grande partie, aplani la
route devant nos pas. La publication du texte des Prairies
d'or de Mas'oûdî et sa traduction en français par Pavet de
Gourteille (pour les trois premiers volumes) et Barbier de
Meynard, deux savants éminents qui furent nos maîtres, la
traduction du Livre de i avertissement du même auteur (sur
le texte publié par De Goeje) par le baron Carra de Vaux
nous ont également été de la plus grande utilité.
Les pages qui suivent offrent au public un manuel : puis-
sent-elles répondre à l'idéal qu'on se forge d'un ouvrage de
ce genre, concision dans l'exposition, précision dans les
détails ! Si, en les lisant, on se fait une idée nette d'un
développement historique poursuivi à travers treize siècles,
l'auteur sera heureux, car tel est le but qu'il s'était proposé
d'atteindre.
HISTOIRE DES ARABES

CHAPITRE PREMIER

CONFIGURATION PHYSIQUE DE L ARABIE

L'Arabie l'orme une vaste presqu'île, séparée de la Perse


par le golfe Persique, de l'Inde par l'océan Indien, de
l'Afrique par la nier liouge et artificiellement par le canal
de Sue/ ; elle ne tient au continent asiatique que par le qua-
trième coté du rectangle, le désert de Syrie, entre la Médi-
terranée au couchant et la vallée des deux Meuves, Tigre et
Euphrate, au levant. Elle se divise en deux parties : le
Tihâma ou région côtière, et le Nedjd ou haut plateau Ar
l'intérieur, en pente sensiblement inclinée de l'ouest à l'est,
commençanl par des altitudes considérables eu bordure de
la nier Rouge pour finir par des collines dans la région du
golfe Persique. La chaîne bordière qui l'ail suite aux mon-
tagnes de Mua h et descend de l'Idumée jusque dans le Yémen
sans former toutefois une chaîne continue, car elle est entre-
coupée par de larges vallées, présente des hauteurs remar-
quables :de nombreux sommets dépassent 2.000 mètres
d'altitude. Le Tihâma est parsemé de montagnes formé*
généra] de granit ou de porphyre; dans I Açîr, on trouve
des nies el des calcaires. Au milieu de ces formations
logiques, «m rencontre de nombreux foyers volcaniques
éteints harra ; <m n'eu compte pas moins de \ ingt-huit dans
la péninsule : mais le seul resté en àcth ité à la période his-
torique est la Harra de feu au uord-esl de Médine, près de
1
HISTOIRE DES ARABES

Khéïbar : elle vomissait encore des laves sous le khalifat


(TOmar.
Les nofoûd sont d'anciens fonds marins qui interposent
leurs lits de sable rouge ou blanc entre les massifs de mon-
tagnes ;ce sable est généralement amoncelé en hauts mon-
ticules courant parallèlement du nord au sud ; les sommets
sont arrondis et profondément sillonnés ; ils sont remar-
quables par les fouldj ou gouffres, sortes d'entonnoirs pro-
fonds, qui descendent, à travers les masses de sable, jusqu'au
sol ferme, roc ou argile. Au sud du Nedjd s'étend l'immense
désert du Dahnâ, vaste mer de sable, sans trace de végéta-
tion, impraticable et dont les Arabes ne parlent qu'avec
terreur ; il s'y trouve des gouffres de sables mouvants très
fluides, où le moindre objet s'enfonce et disparaît. Dans
les montagnes de Madian et la péninsule du Sinaï, on a
observé des sables musicaux, qui produisent des sons ana-
logues àcelui du vent qui frôle les cordes d'une harpe ; ce
phénomène est d'ailleurs général dans la plupart des sables
de l'Arabie ; c'est la voix du désert dont parlent les voya-
geurs et les poètes, et son existence est probablement en
relation étroite avec les contes populaires relatifs aux djinns.
Le Hedjàzestla plus connue des provinces entre lesquelles
se divise l'Arabie, parce qu'il renferme les deux villes saintes
par excellence (haramdni), la Mecque et Médine. La pre-
mière s'étend autour de la Ka'ba, vieux sanctuaire païen
devenu le centre de l'adoration du monde musulman et le
but des pèlerinages annuels, devoir sacré auquel aucun
croyant ne doit se soustraire ; la seconde contient le tom-
beau où repose la dépouille mortelle de l'homme qui a créé
l'islamisme, du prophète inspiré qui a groupé sous une nou-
velle forme de société des éléments ethniques divers et
dont les successeurs immédiats ont donné à la religion
établie par lui le caractère d'universalité qui la mit de plain-
pied, comme extension, avec le bouddhisme et le christia-
nisme. Le Hedjâz est le berceau du mahométisme ; et quand
le pèlerin, sous la conduite des motawwif, accomplit succes-
sivement les rites compliqués du pèlerinage, il revoit les
lieux où se sont passés les événements historiques qui ont
CONFIGURATION PHYSIQUE DE L ARABIE

coulé, une fois pour toutes, dans un moule définitif, la cons-


titution sociale sous laquelle vit une grande partie de l'hu-
manité.

Le Vémen est l'ancienne Arabie heureuse, mais elle n'est


plus que l'ombre de la légendaire contrée. Les traditions lo-
cales attribuent à la destruction de la digue de Ma'reb l'appau-
vrissement etl'assèchement du pays. La région renferme de
nombreuses ruines, el ces débris de constructions massives,
couvertes d'inscriptions, ont fourni les documents de l'épi-
graphie sabéenne, qui ont permis de reconstituer toute une
histoire d'un pays, alors qu'on n'en retrouvait plus, dans les
légendes musulmanes, que quelques traits épars Qoyés dans
un cycle complet de contes populaires. La contrée est très éle-
vée, et forme un plateau montueux ; Çan'â est à 2. 130 mètres,
et les cols des montagnes ont plus de 2.000 mètres.
A l'extrémité sud du Yémen est Aden, ville complètement
ruinée lorsque l'Angleterre s'y installa el y lit construire
un port, station de charbon sur la route de l'Inde. A l'époque
où Wellsted la visita, on n'y voyait plus que quatre minarets
octogones restés debout, dont deux seulement paraissaient
assez solides pour résister encore quelques années ; mai- les
mosquées dont ils dépendaient étaient dans un tel <;t;it de
ruine que les fidèles n'osaient plus s'y rassembler pour la
prière. De vastes fortifications indiquaient néanmoins quel
développement ce port avait atteint au moyen âge ; de nom-
breux cimetières attestaient son antique splendeur, duc au
commerce
moussons. de l'Inde, facilité par le régime périodique des

A l'est du Yémen se trouve le Hadramaul Hadramiix <-t


Chatramolitx de Pline h de Ptolémée, Halsarmâvet de la
Genèse), qui ressemble beaucoup au Yémen ; il est couvert
de collines fertiles, ses vallées sont bien arros<
Plus à l'est encore esl le pays de Mahra, où l'on parle une
langue particulière conservée également dans l'Ile de Soqo
tora.et qui esl sémitique. C'est au Mahra que l'on a créé la
race de dromadaires de course, connue sous le nom «!<■
mahrt au pluriel méhari, forme sous laquelle ce mot est
passé en français .
HISTOIRE DES ARABES

L'Oman est une bande de terre assez étroite resserrée


entre la mer et une suite de montagnes granitiques qui fait
partie de la chaîne qui enserre l'Arabie. La côte est basse
et sablonneuse, mais couverte de villages abrités par des bois
de palmiers. Son climat doux rappelle l'Inde. Sa capitale est
Maskat, qui doit son indépendance actuelle à une dynastie
d'imams khâridjites de la secte des Ibâdites. Elle a appar-
tenu aux Portugais de 1508 à 1658. Elle est entourée par
des collines élevées formées par des rochers de teinte
sombre, sur lesquels tranche violemment la couleur des
maisons et des fortifications.
Le Bahréïn est une province de l'Empire ottoman. D'après
Abou'1-Féda, il doit son nom, qui signifie « les deux mers», à
sa situation entre le lac d'El-Ahsâ et le golfe Persique. La
capitale était autrefois Hadjar, ville déchue; elle a été rem-
placée par el-Ahsâ (et par contraction Lahsâ). El-Qatif est
une ville qui doit son importance aux pêcheries de perles
des îles Bahréïn, qui portent le même nom que la province
et qui sont au nombre de deux, Awâl et Arad.
Le Nedjd, ou plateau central, est en grande partie de for-
mation calcaire : on y rencontre aussi des roches de granit.
Il forme des séries de plateaux d'aspect blanchâtre, super-
posés comme les marches d'un escalier; le bord extrême est
presque toujours abrupt. Les pâturages y sont verts toute
l'année, les arbres n'y sont point rares ; ils sont parfois
isolés, parfois réunis en groupes. D'innombrables vallées
découpent profondément le terrain.
Le désert de Syrie, qui s'étend entre les dernières pentes
de l'Anti-Liban et des montagnes de la côte jusqu'à la vallée
de l'Euphrate, forme la limite nord de l'Arabie et en fait
même partie, d'après les géographes arabes qu'il faut suivre
en ce cas. C'est en général une vaste steppe calcaire, nommée
Hamâd, entrecoupée de monticules blanchâtres; dans les
vallées intermédiaires croissent, surtout au printemps, diffé-
rentes plantes utilisées pour la nourriture du chameau, du
cheval et du mouton.
La nécessité de changer de campement à mesure que le
fourrage diminue, fait que « les émigrations arabes ont la
CONFIGURATION PHYSIQUE DE L ARABIE

régularité des saisons ». En hiver, les grandes tribus se


transportent jusque dans le Nedjd ; au printemps, elles
remontent vers le nord.
Au milieu de la steppe calcaire, se rencontrent, connue
dans l'intérieur de l'Arabie, des harra, séries dé manifesta-
tions éruplives, entourées de leurs déjections, coulées de
lave, blocs et pierres basaltiques : c'est ce genre de région
volcanique dont le géographe Yâqoût adonné une définition
très juste en disant qu'elle est remplie de pierres brisées et
noires comme si elles avaient été passées au feu. Il v a un
grand nombre de ces régions entre Médine et Damas. C'est
un terrain de ce genre que l'on traverse au sortie de Ma 'au :
la vaste plaine monotone, toute parsemée d'innombrables
cailloux noirs, n'est coupée que de loin en loin par de petits
espaces de sable blanc ou de ga/.on jaunâtre.
Le centre de la presqu'île du Sinaï est occupé par un
massif de hautes montagnes granitiques, entrecoupé de pro-
fondes vallées, et ceint par le sable qui l'entoure complète-
ment et le borde du côté de la mer; toute la contrée est
déserte. Le Wâdi-Mokatteb est remarquable par L'énorme
quantité de graffiti et d'inscriptions gravées quicouvrenl ses
lianes, en toutes sortes d'écritures et de langues, s'étendanl
sur une aire historique considérable, depuis l'araméen jus-
qu'à L'arabe. Dans une de ces vallées a été bâti par l'empe-
reur Justinien et l'impératrice Théodora le couvent de
Sainte-Catherine, entouré de hautes murailles et ayant l'as-
pect d'une forteresse; on n'y entre qu'au moyen d'une
fenêtre jusqu'à Laquelle Les njoines hissent, dans une grande
corbeille attachée à une longue corde, Les voyageurs qui
demandent l'hospitalité ou les provisions qu'on leur apporte
du dehors. L'église renferme une mosaïque qui rappelle
celles de Saint-Vital à Ravenne et représente L'empereur et
L'impératrice dans leur costume «le cérémonie.
Au nord de la presqu'île du Sinaï, et sur la droite du
YVâdi-'Aqaba qui semble la prolongation de la profonde
dépression où s'accu mu lent les eaux de la mer Morte, S<
trouve Wâdi-Moûsa, qui contient Les ruines de Pétra, L'an-
cienne capitale des Nabatéens, remplie de tombeaux taillés
HISTOIRE DES AKABES

dans le roc et dont plusieurs ont l'apparence d'ouvrages


d'architecture grandiose : l'art nabatéen est fortement in-
fluencé par l'art romain de l'époque impériale.
Au sud, ce sont les montagnes de l"Asîr, habitées par
des tribus qui ne reconnaissent guère que nominalement
l'autorité d'un pouvoir central; sur la côte, le pelit port
de Qonfoda assure un abri à la navigation. Vers l'est, à
la lisière du grand désert inconnu, est la province de
Nedjrân, qui était chrétienne au septième siècle de notre
ère, et qu'a parcourue M. Joseph Halévy dans son explora-
tion. Çan'â est, comme nous l'avons vu, la capitale actuelle
du Yémen ; son port est Hodéïda, qui est devenu le centre
du commerce dans la région et a supplanté nombre de loca-
lités jadis célèbres, telles que Mokhâ, au pied des montagnes
où l'on cultive le café. Dans l'île de Kamarân est installé un
lazaret pour les pèlerins. Le détroit de Bab-el-Mandeb est
fermé par l'île de Périm, qui. appartient à l'Angleterre; sur
la côte, la France avait des droits sur la localité de Chéïkh
Sa'îd. Dans l'intérieur, Béït el-Faqîh, Ta'izz, Kaukébân sont
les localités les plus marquantes.
Après Wden commence la côte du Hadramaut, marquée par
les ports de Makalla, Chihr, Zhafâr, les villes intérieures de
Chibâm et de Térim. A côté de sa capitale, Maskat (autrefois
Masqat),l"OmancompteencoreMatrah. Çohâr,Xiswa,Rostâq.
Nous retrouvons les possessions ottomanes avec l'Ahsâ, ap-
pelé parfois officiellement tyedjd , avec ses villes d'el-Hofhoûf ,
d'el-Qatîf, de Hadjar, les îles Bahréïn aux pêcheries de perles,
et Koweït gouvernée par un cheikh indépendant, future tète
de ligne du chemin de fer de Constantinople à Bagdad.
Dans cette immense étendue, il y a quelques villes, dont
certaines très anciennes, marquant les étapes du commerce
des caravanes; nous avons cité déjà les deux villes saintes,
la Mecque, que les anciens ont connue sous son appellation
araméenne de Macoraba « la grande Mecque », et Médine,
la ville du prophète, la capitale de son empire, autrefois
Yathrib; nous avons indiqué Çan'â, une des capitales du
\émen, encore aujourd'hui chef-lieu de la province turque
du même nom. Ces centres habités et fortifiés peuvent se
CONFIGURATION PHYSIQUE Dr: L ARABIE

classer en deux catégories : d'abord la route des caravanes,


qui traverse toute la péninsule du nord-ouest au sud-est, en
côtoyant la mer Rouge ou s'en tenant à certaine distance,
mais qui lui est sensiblement parallèle; puis les petits ports
des côtes qui vivent de la navigation et du commerce qu'ils
font avec un hinterland généralement assez restreint, el les
villes de l'intérieur, restées longtemps inconnues et dontles
voyageurs ou les expéditions militaires ont révélé L'existence.
Si, partant de Ma'ân, à l'est de la Palestine et des ruines de
Pétra, on suit la roule du pèlerinage marquée aujourd'hui par
le chemin de fer du Hedjàz, et Ton s'enfonce dans la pénin-
sule, on rencontre le site historique de Téboûk, contre qui
fut dirigée une des dernières campagnes de Mahomet, puis
Téïmâ, ancienne colonie araméenne, qui marque l'entrée du
Djebel Chammar, état indépendant dont la capitale est Hâïl;
c'est là qu'autrefois la grande tribu de Tayy, réduite actuel-
lement àune peuplade qui s'est établie bien loin de là, dans
le Kurdistan, parcourait les pâturages qui s'étendent entre
les deux montagnes d'Adjàetde Selmà. C'est déjà le Nedjd,
et même les Arabes appellent Nedjd tout le haut plateau de
l'intérieur, mais nous réservons plutôt ce nom au territoire
de la république des Wahhâbites, avec leur capital»' à Riyâd,
et les villes de Béréidé, 'Onéïzé, Rass, eUAfladj. Reprenant
la route du pèleringe, nous savons que sur La côte se trouve
le petit peut d'El-Wedjh, dont le nom est assez connu
parce qu'il s'y trouve un Lazaret, et que les pèlerins conta-
minés ypurgent une quarantaine ; il relève d'ailleurs, ainsi
que la presqu'île du Sinaï et toute cette partie de La côte,
du gouvernement égyptien. Plus bas, Yanbo* el-Bahr
« Yanbo" maritime », ainsi appelé pour Le distinguer du
Yanbo' en-Nakhl « Yanbo' de La palmeraie &, indique l'an-
crage où les pèlerins débarquent pour se rendre à Médine,
de même qu'on met pied à terre à Djedda autrefois Djoud-
da pour gagner la Mecque. Au sud-est el à peu de distant e
de celle-ci est Tâïf, qui a joue un certain rôle au début de
l'histoire musulmane, el a été rappelée récemment au sou^
air du monde par L'internement et la mort de Midliii pacha,
l'un des grands hommes d'État de la Turquie nouvelle.
HISTOIKE DES ARABES

BIBLIOGRAPHIE

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Lady Anne Blunt, Vogage en Arabie. Pèlerinage au Xedjd, traduit
par Derome, I vol., Paris, 1882.
CIIAPITBE II

MŒURS ET COUTUMES DES ARABES

Les Bédouins. — Dans ces plaines à perte de vue où la


végétation est grisâtre et épineuse, les piaules misérables,
de goût amer, d'odeur acre et parfois nauséabonde, circule
une population clairsemée, celle des Arabes nomades,
appelés Bédouins d'après le nom qu'ils portent dans leur
propre langue, et que les gens des villes leur onl donné
(badawî, l'homme du désert, bâdiyd). Pour la plupart de taille
moyenne et bien prise, d'une singulière maigreur, ainsi que
l'explique leur genre de vie, mais très agiles et beaucoup
plus forts qu'on ne le croirait en voyant leurs membres
grêles, les Arabes ont les traits réguliers, la ligure d'un bel
ovale, le crâne souvent irrégulier ou pointu, des yeux aoirs
et perçants qui trahissent l'énergie de leur caractère. Le
regard est d'ailleurs aiguisé par l'habitude de regarder au
loin et de scruter l'horizon, par crainte de la surpris»' d'un
ennemi.
Caractère des Bédouins. — L'amour de la liberté dans le
désert est la caractéristique du Bédouin, qui ne peut se faire
à la contrainte que l'on ressent dans les villes. Habitué a ne
vivre que de lait, de viande de chameau et de dattes, la
nourriture variée que l'on peut se procurer dans les centres
habités lui déplaît; il ne vient à la ville que pour} vendre
les produits de son industrie, ou les échanger contre les
objets qui lui manquent.
L'hospitalité est la vertu la pins marquée, la pins appré-
10 HISTOIRE DES ARABES

ciée aussi, chez les Arabes delà tente. Hâtim, de la tribu de


Tâyy, est resté célèbre parce qu'il sacrifiait tout ce qu'il pou-
vait pour que l'hôte amené par le hasard fût satisfait et ne man-
quât de rien. Actuellement, c'est le chéïkh de la tribu qui, de
préférence, reçoit l'étranger de passage ; un simple bédouin
est trop pauvre, trop dénué de tout, pour espérer pouvoir
satisfaire le voyageur ; le chéïkh, au contraire, fait étalage de
tout son luxe : on apporte les tapis précieux, dont on fait une
sorte de sofa sur lequel s'installe le nouveau venu, qui
n'aura
ture. à se préoccuper de rien : on prendra soin de sa mon-
Le Bédouin se jette avec avidité sur la nourriture ; mais,
en présence de l'hôte, il se pique d'une certaine politesse :
jamais il ne portera la main au plat le premier ; il attend
que le visiteur ait donné le signal, et même il pousse
l'attention jusqu'à ne pas manger plus vite que lui, afin de
ne pas être pris pour un homme grossier et glouton.
Cette hospitalité est absolument gratuite, et il serait con-
traire aux usages de paraître en réclamer le prix. Toutefois
un cadeau est toujours le bien venu. Se livrer à dés voies de
fait sur l'hôte, qui est sacré, soulèverait la réprobation una-
nime: ce qui ne veut point dire que cela ne soit jamais arrivé.
Le Bédouin est un guerrier né. Autrefois, sa monture était
le chameau, et il combattait sur son dos ; depuis l'introduc-
tion du cheval, le chameau est devenu la monture de voyage,
et le cheval, mené, en laisse, n'était monté qu'au moment
du combat. Le Bédouin charge l'ennemi au galop, en bran-
dissant, c'est-cà-dire en secouant, en agitant la longue tige
de bambou qui forme la hampe de la lance, ce qui imprime
au large fer qui la termine un mouvement rectiligne alter-
natif, coupant
Maintenant lesl'air,
armesqui àjette FelTroi
feu ont dans lesunrangs
introduit adverses.
élément nou-
veau dans la tactique des Bédouins, sans changer leur stra-
tégie, qui procède par surprises ; c'est le procédé de la
razzia. Le Bédouin est donc valeureux de sa nature; certains
d'entre eux, les chefs notamment, y joignent une audace in-
croyableils
; réussissent fort souvent leurs coups de main.
Le Bédouin ne fait pas de razzia contre un membre de sa
MOEURS ET COUTUMES bKS AHAItES 11

tribu, car c'est son frère, ni sur un territoire ami : s'il


enlève, clans un mouvement de colère spontané, les trou-
peaux d'une tribu alliée, il se hâtera de les restituer. Son
objectif, c'est le campement ennemi, qui est visé dans sa
personne ou dans ses biens ; ce peut être aussi le voyageur
isolé, que l'on dépouille de tout, même de ses vêtements,
mais qui, en général, n'a pas à craindre pour sa vie : on lui in-
dique même le chemin du retour. Si c'est possible, on évite
de verser le sang, à cause des lois implacables de la vendetta.
La tribu. — Le point de départ du groupement des tribus
arabes est le hayy ou campement, réunion des tentes [béït .
chaque tente représentant une famille ; ces tentes formant le
hayy se déplaçaient suivant les nécessités de la vie, les sai-
sons, l'état des pâturages et des sources, mais elles ne se
quittaient jamais; c'est ce que nous appelons, en Algérie,
un douar. Les membres du hayy forment un groupe nommé
ahl ou rjaam [youm , le clan. Les membres du élan se recon-
naissent entre eux comme étant de même sang. Ils ont un
chef, un cri de guerre, un drapeau. Quand un homme a com-
mis un meutre dans l'intérieur de son clan, il ne trouve per-
sonne pour prendre sa défense; ou bien il est mis à mort
parle clan, ou bien il s'échappe, devient un out-law tarîd
et doit se réfugier auprès d'un clan étranger qui veut bien
l'admettre en subsistance. Mais s'il a commis ce meutre sur
un individu étranger à son clan, il s'établit une vendetta] les
membres du clan de la victime poursuivent la vengeance du
crime non seulement sur la personne du meurtrier, mais
encore sur celle des membres du élan de celui-ci.
Ces clans portent en général des noms masculins, mais
aussi des noms féminins. La forme usuelle de l'appellation
est Banoù (cas oblique banî) Kelb, - Gis de Kelb . par
exemple, mais aussi Kelb tout court; entre eux, les Arabes
s'appellent akhou Kelb, « frère de Kelb ». L'existence de
noms féminins parait montrer qu'à une époque antérieure au
septième siècle de notre ère, la descendance masculine
n'était pas exclusivement admise pour les tribus I . i t qu il y

1 1 1 lioli. Sun il. Kinship, p. 23.


12 HISTOIRE DES ARABES

en avait qui s'attribuaient une descendance féminine ; toute-


fois jusqu'ici le résultat des travaux épigraphiques, par
exemple la lecture des inscriptions protc-arabes du Çafà,
ne donne que des noms avec filiation paternelle. On peut
admettre que le matriarcat, opposé au patriarcal, a régné
dans certaines parties de l'Arabie ou plutôt dans certains
groupements de population (les migrations étant fréquentes),
à une époque assez ancienne, et qu'il a été progressivement
éliminé au profit de la descendance paternelle, ne laissant
subsister comme vestige que quelques noms féminins
recueillis par les généalogistes.
Les membres du clan étant unis entre eux par les liens du
sang, il leur a paru que le rite de l'adoption devait consister
à mélanger leur sang avec celui de l'adopté. Ce rite est bien
connu, depuis Hérodote III, 8). « Il n'y a point de peuples
plus religieux observateurs des serments que les Arabes.
Voici les cérémonies qu'ils observent à cet égard : Lorsqu'ils
veulent engager leur foi, il faut qu'il y ait un tiers, un
médiateur. Ce médiateur, debout entre les deux contrac-
tants, tient une pierre aiguë et tranchante, avec laquelle il
leur fait à tous deux une incision à la paume de la main,
près des grands doigts. Il prend ensuite un petit morceau
de l'habit de chacun, le trempe dans leur sang, et en frotte
sept pierres qui sont au milieu d'eux, en invoquant Bacchus
(Urotal) et Uranie (Alilat;. Cette cérémonie achevée, celui
qui a engagé sa foi donne à l'étranger, ou au citoyen (con-
tribule) si c'est avec un citoyen qu'il traite, ses amis pour
garants ; et ceux-ci pensent eux-mêmes qu'il est de l'équité
de respecter la foi des serments. » A la Mecque, nous
voyons les confédérés appelés laâqai ed-dam lécheurs de
sang) plonger leurs mains dans un baquet plein de sang; ce
sang portait le nom d'asham « le noir ». Mais le sang n'était
toutefois pas absolument indispensable, ou peut-être avait
été remplacé, au cours des âges, par des succédanés, tels
que l'eau de la source de Zemzem avec laquelle on lava les
angles de la Ka'ba dans le hilf al-fodoûl (1), ou des parfums,

(1) Aghânî, XVI, 66.


MOEURS l.l l OUT1 Ml - DES ARABES [3

d'où l'appellation de Motayyaboûn « les parfumés», donnée


à une autre confédération. Ces usages n'ont point entière-
ment disparu avec l'islamisme. Dans l'Afrique du Nord,
qui a conservé beaucoup d'anciens u irabes le cerveau
berbère n'ayant point évolué comme celui des Orientaux
sons des inlluences transmises, mais étanl resté Ggé dans
les iilrr-, d'un islamisme assez primitif , après avoir < _
une victime, on plaque les mains encore teintes de sang
sur les mUrs blanchis à la chaux <!<•-, mosquées et des ora-
toires. L'usage observé à la Mecque nous montre qu'en
plus du rite observé par Hérodote on léchait, dans certain-,
cas, le sang qui découlail des blessures.
La tribu est commandée par un chéïkfa : c'esl un homme
(|ni s'est élevé à cette situation par sa valeur personnelle,
intellectuelle, morale et physique; mais ce n'est pas for-
cément un parvenu; souvent cette dignité lui est venue par
héritage ; mais, même dans ce cas, il tant, pour qu'il soit
reconnu, qu'il ait les mêmes qualités que son père el l'em-
porte sur ses contemporains. Son pouvoir, qui est considé-
rable, est reconnu tacitement; sans ce consentement muet,
il n'esi rien.
Le chéi'kh doit être intelligent, courageux, plein d'équité,
célèbre par sa générosité, qui se manifeste surtout par une
large hospitalité. Il doit être d'une bravoure à toute épreuve :
et, s'il revient battu dans nue expédition, sa renommée u'en
sera pas diminuée, pourvu <|ii'il se soit comporté brave-
ment. Cette assurance développe singulièrement l'audace.
La raison lui est nécessaire pour débrouiller les affaires qui
lui sont soumises en qualité de juge. Souvent on termine de
longues guerres par un accommodement qui dépend <!«•
son jugement. S'il s'est acquis une grande réputation par sa
sagacité, son équité, son habileté, il peut réclamer, avant
de faire droit, des honoraires considérables qui contribuent
a accn >îl re ses richesses.
Le chéïkh règle les campements, nuisant les saisons,
choisit les points d'eau <•! de ravitaillement, évite I-'- empié-
tements sur les territoires de parcours des tribus voisines.
Le pouvoir d'un chéïkh puissant s'étend très loin, mais il
14 HISTOIRE DES ARABES

n'est pas absolu, car il doit tenir compte de l'opinion publique.


Le Bédouin n'a pas sa langue dans sa poche; vrai paysan du
Danube, il parle librement, et si le cheikh a encouru sa désap-
probation, ile
l dit tout crûment : des opinions analogues se
groupant obligeraient le chéïkh à résigner son pouvoir.
Si le chéïkh est fort, il perçoit sur les tribus résistantes
plus faibles un droit appelé aujourd'hui Khouwa (pour
Okhoawiva « fraternité »), appellation qui provient de cet
usage qu'un campement faible entretient, dans la tribu puis-
sante, un personnage qui est censé son frère et qui la protège
auprès de ses propres contribules. Les villages sédentaires
établis sur la limite du désert sont visités chaque année par
des Bédouins qui y perçoivent, au besoin de vive force, le
droit de fraternité.
La famille. — La famille proprement dite [ahï) se compose
de la descendance directe, par exemple le père et ses
enfants mâles habitant sous la même tente; quand ils la
quittent pour s'établir sous une tente à part, les enfants
fondent une nouvelle famille qui est désignée par leur nom.
La famille peut être constituée artificiellement par con-
trat. Ainsi deux hommes mariés ou célibataires forment le
dessein de s'associer; ils immolent une victime, en général
une brebis, en présence d'un certain nombre de témoins, et
répandent son sang ; désormais tout est en commun entre
eux: habitation, travail, gain et perte (1).
Le mari est le maître de la tente ; la femme est considérée
comme une
sement de laservante,
famille àetlales
disposition
travaux du maître pour
matériels de lal'accrois-
maison.
Le bédouin est fier d'avoir un nom illustre et professe un
attachement respectueux, presque un culte, pour le premier
fondateur de la tribu. A côté de cela il s'occupe fort peu de
la chaîne ininterrompue de ses ascendants. La filiation est
fondée sur la paternité ; il ne se rencontre de filiation mater-
nelle que dans des cas très rares, lorsque la femme appar-
tient àune tribu étrangère. La polygamie est d'usage courant,
d'autant plus qu'elle est provoquée par le désir d'avoir de
(1) Jaussen, Coutumes des Arabes, p. 13.
MOEURS ET COUTUMES DES A.RABES 15

nombreux fils. La stérilité est la principale cause de répu-


diation. L'autorité du père est entière sur ses enfants, ses
filles surtout; il en dispose à sa guise (sauf l'infanticide dis-
paru depuis l'islamisme), les donne en mariage à qui bon lui
semble, et pourrait même intervenir eu leur faveur si, une
fois mariées, elles étaient soumises à de mauvais traite-
ments. Quand la femme est répudiée, elle retourne à L'habi-
tation de son père et retombe ainsi entièrement sous sa
coupe. De même pour les fils, qui n'ont point de biens propres
tant qu'ils habitent sous la tente de leur père.
L'usage presque général est que les Glles n'héritent pas.
Tous les fils ont droit à une part égale; toutefois, le fils aîné
exerce un certain droit de primauté ; appelé le premier à
choisir lors du partage, il prend la meilleure part.
L'adoption existe, pour les fils seulement. Il y en a deux
espèces : la première confère toutes les qualités du (ils, à
l'exception de l'hérédité; la seconde est la vraie adoption, par
le nom et parle sang»; celui qui est ainsi adopté joint au
sien le nom de son père adoptif, et se marie dans la tribu ;
au point de vue de l'hérédité, il est traité comme un véri-
table fils (1).
Mariage. — Le mariage était permis entre personnes du
même clan et entre personnes appartenant à des clans diffé-
rents ; ce cas était le plus fréquent, parce qu'on pensait que
les enfants qui en résultaient étaient plus forts et \ igoureux,
et parce <|iie le mariage à l'intérieur du clan amenait d'hor-
ribles querelles de famille. En outre, les guerres conti-
nuelles introduisaient dans les tribus des captives éti m .
qui contribuaient à mêler le sang. Contrairement à la loi
romaine, la femme ne perdait jamais le contact avec la
famille ou le clan d'où elle sortait; elle y rentrait en cas de
veuvage ou de divorce. Il y avait aussi des cas où la femme,
quoique mariée, ne quittait pas son clan. \ demeurait et 3
recevait son époux, tenu à s'absenter pour des motifs de
commerce, par exemple. Dans ce cas-là le clan de la mère
conservait les enfants, et il est bien naturel d'admettre que

(li Jaussen, p. 116.


16 HISTOIRE DES ARABES

ceux-ci étaient connus sous le nom de fils d'une telle. Cet état,
survivance d'un matriarcat primitif, qui n'était peut-
être pas général, mais motivé par les longs voyages de
caravane à travers les déserts, est constaté indubitablement

à des époques historiques. Lorsque Hâchim, au cours d'une


de ses pérégrinations, séjourna à Yathrib,il y épousa Selmâ,
fille d"Amr, de la tribu d'en-Nadjdjâr, mais à la condition,
posée par elle, qu'elle serait sa propre maîtresse et qu'elle
se séparerait de lui quand elle le voudrait. De ce mariage
naquit Wbd-el-Mottalib, qui fut grand-père du prophète ;
l'enfant resta dans la famille de sa mère, et quand, plus tard,
il eut besoin de protection contre des injustices, il fit appel
à son clan maternel.
Ce genre de mariage est analogue au contrat de mariage
temporaire (moVa) qui est encore pratiqué par les Chiites
et admis par leurs docteurs, quoique rejeté par les quatre
sectes orthodoxes ; mais ce rejet ne parait pas remonter plus
haut que le temps du Khalife 'Omar. C'est à cette sorte
d'union, qui se faisait sans témoins ni procureur (ivalîj,
mais moyennant un prix convenu et la fixation d'un temps
déterminé, que fait allusion Animien Marcellin (XIV, li)
quand il dit que le mariage, chez les Arabes, est un contrat
temporaire pour lequel la femme reçoit un prix. Après le
terme fixé elle peut partir si elle le préfère, et pour donner
à l'union une apparence de mariage, dit l'historien, elle offre
à son époux une lance et une tente à titre de douaire. Cela
signifiait probablement que, tant que durait le mariage,
l'époux était considéré comme halîf et marchait avec les
hommes du clan de son épouse. La femme signifiait son
congé à son époux en tournant sa tente du côté opposé à
celui vers lequel était primitivement tournée la porte. Elle
conservait naturellement les enfants issus du mariage. A
Zébîd, sur la mer Rouge, au quatorzième siècle de notre
ère, le voyageur Ibn-Batoùta (II, 168 a pu constater que le
mariage temporaire était entré tout à fait dans les mœurs.
Les noms de tribus à forme féminine indiquent probable-
ment la descendance de mariages de ce genre. C'est ainsi
que l'ensemble des Ans et des Khazradj, d'origine yémé-
MŒURS ET COUTUMES DES ARABES 17

nite, s'appelle les Banon-Qaïla« fils de la reine », qaïl étant,


dans le Yémcn,le nom qui servait à désigner certains roite-
lets. Les deux grandes branches de Modar sont Qaïs-'Aïlân
et Khindif; ce dernier nom est féminin, et Khindif est dite
arrière-petite-fille de Qodà'a et épouse d'el-Yâs, ce qui est
d'ailleurs forcément inexact, puisque ce n'est que fort tard
que les généalogistes ont rattaché Qodà'a aux tribus ismaé-
lites. Djadila est le nom des deux grandes branches de Tayj .
D'autres noms féminins sont encore 'Adawiyya, Tohayya,
Badjîla, Adasa, Mozaïna, Khaçafa, etc.
Le mariage ordinaire, dans lequel l'épouse entrait sous la
domination pleine et entière de son époux sauf qu'il ne
pouvait la vendre au marché comme esclave , était contracté
moyennant un prix payé aux parents de la femme et nommé
mahr. C'était une compensation de la perte de leur fille, non
pas à cause des services qu'elle pouvait leur rendre, car on
dispensait une beauté des travaux grossiers qui l'auraient
anéantie, mais parce que, si elle restait dans le dan. elle
aurait pu être la mère de vaillants fils.
L'héritier (père, frère ou fils» du défunt laissant une
veuve avait le droil d'aller trouver celle-ci, «le jeter son
manteau sur elle (1) et de l'épouser moyennanl le douaire
précédemment payé par le défunt, ou de la donner en ma-
riage et de prendre pour lui le douaire. .Mais si elle préve-
nait sa venue et allait retrouver sa propre famille, elle dis-
posait alors d'elle-même comme elle le voulait 2 .
Le mariage patriarcal bal) pouvait se dissoudre par khôl'
(proprement « se dévêtir ») et par répudiation ou talâq. Le
premier consistait en un arrangement amiral entre l'époux
et son beau-père, par lequel celui-ci rendait le douaire et
reprenait sa fille. La formule de répudiation devait être
répétée trois fois pour avoir sa pleine valeur; jusqu'à la
troisième lois, les droits du mari, acquis par le versement du
douaire, étaient encore supérieurs à ceux de toute autr<
personne.

I) Cf. Ruth, III. 9.


8) T.ili.ui. c lentaire du Qorân. Cf. Rob. Smith pp. 37,
18 HISTOIRE DES ARABES

« Dans le désert, a dit Robertson Smith (p. 107), per-


sonne n'est réellement libre qui est sans aide et protection ;
un homme ne peut pas vivre seul ; l'esclave affranchi reste
nécessairement le client de son maître. »
Une autre forme de mariage est le Nikâh el-istibdâ1 , dans
lequel un homme, désireux d'avoir une bonne ou belle des-
cendance, autorise sa femme à vivre avec un autre homme
jusqu'à ce qu'elle en ait un enfant ; cet enfant est réputé fils
de l'époux. L'époux ayant ainsi le droit d'envoyer sa femme
pour un temps déterminé chez un autre homme, doit avoir
eu celui de la marier avec un autre, ayant alors droit aux
enfants ; c'est ce qui arrivait dans le divorce simple ou
double, non le triple, qui brisait totalement les liens du
mariage. Dans ce cas le consentement de la femme devait
être obtenu, pour éviter qu'elle appelât son clan à défendre
ses droits.
Strabon XVI, h), parlant du Yémen, indique quelle y était
de son temps l'organisation de la société. La famille a toutes
les propriétés en commun, le plus âgé étant le chef; tous
ont une seule femme (polyandrie parfaitement déterminée) ;
quand un des frères va la visiter, il laisse son bâton à la
porte ; mais la femme passe la nuit avec le plus âgé, le chef.
L'adultère est puni de mort, mais par adultère, il faut
entendre commerce charnel avec quelqu'un qui appartient
à un autre clan. Cet usage de laisser son bâton à la porte,
a été l'origine de l'anecdote que nous conte le géographe :
La fille d'un certain roi, voulant se réserver un peu de loisir,
avait fait faire un bâton pareil à celui des quinze frères qui
avaient le droit de venir la voir ; elle le mettait à la porte
pour empêcher qui que ce soit d'entrer. Un jour que toute
la famille était au marché, l'un des frères, voyant ce bâ-
ton, en conclut que la femme recevait des visites illicites
et porta plainte auprès de son père qui vint constater lui-
même et la supercherie et la vanité de l'accusation d'adul-
tère.
Le contrat de fraternité impliquait le partage des biens et
des femmes ; il y a des témoignages que cette idée était
encore parfaitement admise du temps du prophète; d'ailleurs
MOEJJRS ET COUTUMES Ï>KS ARABES |9

le code syro-romain publié par MM. Sachau <'t Bruns interdil


ce partage, ce qui prouve qu'il existait communément ou
Syrie.
Encore aujourd'hui, en Arabie, le père ne peut donner sa
fille à un autre que le (ils de son frère si celui-ci la demanda :
le cousin peut avoir sa cousin»' à meilleur marché puisque
c'est un marché) que toute autre épouse.
L'existence d'une idée générale do parent»'' exprimée par
le mot rahim « matrice» dénote bien qu'à l'origine la parenté
se comptait seulement suivant la mère, à une époque de
polyandrie, et que le mariage par possession, au moyei
d'achat, lui est postérieur. Mais il est absolumenl impossible
que le mariage par rapt ou enlèvement, résultai des guerres
et razzias, n'ait pas coexisté avec 1»' matriarcal : celui-ci sup-
pose l'état de paix, celui-là l'étal de guerre : la guerre étanl
un état primordial — dès que l'homme mange il es! en guerre,
lutte, dispute avec son voisin — la paix ne peut être qu'un
développement postérieur : la paix repose sur des conven-
tions, des arrangements, même simples, exigeant un cer-
tain processus rationnel : cet état ne peut pas remonter au
stade primitif de l'humanité. Seulemenl le mariage par pos-
session rentre aussi dans la polyandrie; un butin part
peut ne pas fournir une épouse pour chaque combattant :
nous avons vu plus haut comment se pratiquait, sous cer-
taines règles, la communauté des femmes entre frères. C'esl
le désir de posséder personnellement, non plus en commun,
les enfants nés de cet étal de communauté qui a amené petit
à petit, lentement, le mariage par possession.
Le Droit chez les Bédouins (1). — Lechéïkh intelligent el
expérimenté peut remplir les fonctions de juge : il les exei c<
avec sagesse et une prudente maturité. Mais dans «lia. pie
tribu importante se trouve un véritable qâdi, parfaitement
au courant des usages, de la tradition et des roueries du
métier; il a l'esprit sagace, l'intelligence prompte, un<
tience imperturbable, une mémoire fidèle qui lui présent*
des cas analogues a celui qui es1 soumis à son verdict. I

il R. P. Jaubsen, Coutumes des I ivi et suivant


20 HISTOIRE DES ARABES

n'existe aucune jurisprudence écrite, aucun code de lois,


aucun acte de procédure. Tout le procès se déroule suivant
des usages traditionnels, en séance publique, au su et au vu
de tous.
On peut choisir son juge; voici la manière dont on le
détermine. On réunit chez une tierce personne les deux con-
testants. Celui en faveur duquel sont les apparences du
droit, celui qui détient la terre ou la jument contestée
(beatus possidens), ou celui qui a été blessé, a le droit de
choisir le premier un juge ; ensuite son adversaire en
désigne également un ; puis le premier en désigne un autre;
mais comme il ne faut qu'un juge au lieu de trois, on pro-
cède à l'élimination suivante : le second contestant en
récuse un, puis le premier en récuse un autre ; de sorte qu'en
réalité c'est le premier contestant qui choisit un juge entre
les deux restants.

La personne lésée par un jugement faux a le droit d'appel


auprès d'un chéïk jouissant d'une réputation incontestée.
Un juge spécial, nommé qaççâç (de qaçâç « la peine du
talion »), est chargé de trancher les différends provenant de
coups et blessures.il détermine le prix du sang à payer pour
toute blessure reçue. La procédure est la même qu'en ma-
tière civile : chaque partie doit fournir une caution, une
personne qui garantira sur son honneur l'exécution de la sen-
tence ;puis on dépose aux pieds du juge ses honoraires, qui
tomberont finalement à la charge delà partie condamnée. Ce

sermentensuite
Le estime
juge a conservé l'indemnité.
la valeursonde caractère sacré. En cas de
contestation insoluble, on défère le serment décisoire.
Le droit de la tente. — Quiconque pénètre sous une tente,
à quelque titre que ce soit, s'engage par ce fait même à res-
pecter l'habitation et tous ceux qui l'habitent. Tout excès
qui s'y passe est une atteinte à l'honneur de la tente, et est
réprimé sévèrement par des amendes considérables ou des
peines corporelles.
Le droit du visage. — Le Bédouin se targue volontiers de
posséder à un degré supérieur les deux qualités les plus
estimées au désert : la bravoure à la guerre et la générosité
MOEURS ET COUTUMES DES ARABES 21

envers les hôtes et les faibles. Ce sentiment de l'honneur le


porte à éviter tout acte infamant, comme de trahir les siens,
de manquer à sa parole, de refuser l'hospitalité.
La protection du droit et la protection du sang. — Quand
un Bédouin se sent trop faible pour résister, il se constitue
le dakhîl «protégé » d'un personnage puissant, fût-ce même
le chef de la tribu ennemie. Ce peut être un étranger, ou un
membre de la tribu ; il entre (dakhal, d'où dakhîl) sous la
tente d'un plus fort que lui et s'abrite sous sa puissance,
afin d'obtenir justice ou de se mettre en sûreté.
La protection du droit est une démarche destinée à main-
tenir la justice contre l'oppression en matière civile. Un
propriétaire qui se voit lésé par un adversaire plus fort se
met sous la protection d'un chéïkh ou d'un bédouin puis-
sant; ilentre dans sa demeure et lui dit : « J'entre chez
toi. » Le visiteur explique l'objet de sa visite, prend le
kefigyè (mouchoir de soie couvrant la tête de son protecteur
et lui passe autour du cou son propre cordon en poil de
chameau ou en laine qui retient le kefujyè sur la tête Çagâl
ou merîr). Le protecteur intervient aussitôt pour arranger
l'affaire qui a provoqué la démarche. Si l'affaire ne s'arrange
pas, le protecteur députe à trois reprises des messagers à
son adversaire pour l'inviter à respecter le droit de son pro-
tégé ;si la troisième sommation ne reçoit qu'une réponso
négative, il en vient aux voies de fait, telles que saisie des
troupeaux, qu'on laisse sans nourriture pour amener le pro-
priétaire àrésipiscence.
La protection du sang, en matière criminelle, esl destinée
à mettre le Bédouin à l'abri des conséquences d'un meurtre
qu'il a commis ou des blessures qu'il a occasionnées. En i
de meurtre, les parents de la victime ont le droit de massacrer
l'ennemi ainsi que sa parenté, et de détruire sa maison ou
ses biens, pendant les trois premiers jours qui suivenl
forfait. Il est donc important pour l'assassin de se constituer
le protégé de quelqu'un. Cependant si le coupable donne la
' alwa « don, garantie » à la famille de la victime, cette
démarche suspend les hostilités, en attendant une solution
juridique du litige; il ne peut être molesté. L'intervention
22 HISTOIRE DES ARABES

du juge amène la compensation du prix du sang qui règle le


différend.
L'extension du droit de protection attaché à la tente a
produit le droit du tanib, en vertu duquel est protégé celui
qui s'accroche à la corde delà tente, et celui du qaçîr, terme
qui s'applique à celui qui dresse sa tente qoçàra au milieu
des tentes d'une tribu étrangère. Ils sont protégés dans les
mêmes conditions que le dakhil ; mais la différence à l'avan-
tage du qaçîr, c'est que sa tente confère elle-même une pro-
tection aux deux tentes qui sont dressées à droite et à
gauche de la sienne et, par extension, à toute la tribu qui le
reçoit.
Vengeance. — Le droit primitif du désert ne connaît,
comme châtiment, que la vengeance; c'est un devoir sacré,
une obligation à laquelle le nomade ne saurait renoncer (1).
Le père assassiné doit être vengé par son fils dans le sang de
son meurtrier, ou à son défaut, dans celui des fils des meur-
triers ou d'un de ses parents : la famille étant ainsi soli-
daire dans le crime comme dans le châtiment. C'est la ven-
detta dans son état primitif. Au plus proche parent incombe
l'obligation de tirer vengeance d'un meurtre. L'avantage de
ce principe de la vendetta, c'est d'empêcher les pillards de
répandre le sang, ce qui maintient une sécurité relative au
désert, permet au voyageur de se hasarder au milieu de
gens poussés par la misère et la faim à entreprendre de
lointaines expéditions pour vivre.
« A la nouvelle d'un assassinat, les hommes du campe-
ment prennent les armes. Le coupable est poursuivi et cer-
tainement massacré s'il est pris. Aucun quartier ne lui est
fait, à moins qu'il ne se réfugie comme hôte chez quel-
qu'un capable de le défendre. Si sa tente n'est pas loin, on
s'y précipite et on la brûle ; on détruit ses troupeaux, on
égorge ses moutons, on coupe les jarrets de ses chameaux,
on éventre sa jument; pas de merci pour les parents de
l'assassin ; son père, son fils, ses frères seront massacrés ;
on n'épargne que les femmes et les filles. Il est défendu de

(.], JAtTSSBN, p. 220.


MOEURS ET COUTUMES DES ARABES 23

rien s'approprier des liions de l'assassin ; il faut ou les


détruire ou les laisser (l). »
Trois jours sont accordés au débordement de la fureur.
Ensuite le meurtrier n'échappe pas, il est vrai, à la ven-
geance ;le vengeur sera dans son droit on tuant son en-
nemi, mais si celui-ci s'est réfugié auprès d'un chéïkh puis-
sant, le vengeur s'exposerait, en violant le droit de la pro-
tection, àdes représailles de la part de celui-ci. Alors on
négocie par intermédiaire ; le meurtrier fait les premières
démarches auprès de la famille de la victime ; après de longs
mois, une entrevue a lieu entre le représentant de la victime
et celui du coupable, qui se présente en suppliant et répond
affirmativement à toutes les demandes du premier, qui
exige, pour prix du sang-, tant de filles de la maison, tant de
bètes de somme, tant d'objets divers ; il accepte tout, puis
quand l'énuméralion est finie, le chef présent reprend l'énu-
mération en sous-œuvre et finit par obtenir la renonciation
à tel ou tel des objets d'abord demandés et obtenus. Mais
jamais le représentant de la victime ne renonce à sa pre-
mière demande qui porte sur deux filles de la parenté ou de
la tribu du meurtrier; il les garde pour lui ou les donne à
ses amis. Il semble donc qu'il faille que des êtres humains
soient livrés comme prix du sang et que le reste ne soit
qu'accessoire (2). Des cautions ou garants sont constitués de
part et d'autre ; la question du sang est réglée : un drapeau
blanc est attaché au sommet d'un bâton en signe de paix.
Cependant l'individu a, s'il le désire, le droit de séparer
sa cause décolle de sa tribu. Voici le rite suivi en pareil cas
dans le désert de Moab : l'Arabe qui veut poursuivre seul
-i vengeance arbore un drapeau blanc au sommet d'une
lance ou d'un bâton et parcourt les campements voisins en
criant à haute voix: « Ceci est le drapeau d'un tel : sa tribu
ne sera point inquiétée, ni sa parenté ne sera point exil
moi seul suis responsable : soyez-en tous témoins, ô Ara-
bes! »C'est donc une dérogation à la loi primitive: moyen-

(l) Jaussen, p. 221.


2) Jai bsi \. p. 223.
21 HISTOIRE DES ARABES

nant ces indications, un individu peut poursuivre sa ven-


geance personnelle contre un autre individu, sans y impli-
quer ni la famille, ni la tribu de l'un comme de l'autre.
L'Arabe peut ainsi se retrancher de sa tribu. Il peut aussi
y être contraint par l'autorité du cheikh et du conseil des
principaux de la tribu, s'il est incorrigible dans le mal et
expose la tribu à des vengeances et à des représailles sans
nombre. On le rejette de la société ; il est considéré comme
étranger et quiconque le rencontrera, pourra le tuer. Dans
l'ancienne Arabie, on l'appelait 1' « expulsé » (tarîd).
Droits de pâturages. — Certaines tribus sont purement
nomades, tandis que d'autres se livrent en partie à la cul-
ture de la terre ; mais toutes pratiquent l'élève du bétail.
L'idée de la propriété est très fortement implantée dans
l'esprit de l'Arabe ; elle s'étend au terrain, au bétail et à la
tente. La tente, une fois dressée dans un site quelconque,
devient un asile inviolable pour lui et pour son hôte. Le no-
made défend l'honneur de sa tente comme le sien propre.
La propriété individuelle comprend, outre la tente ou la
maison, l'espace cultivé en jardins et entouré de murs. Les
terrains cultivables et les pâturages sont propriétés collec-
tives de la tribu ; il y a des dérogations, mais elles sont mo-
dernes. La récolte appartient à celui qui a ensemencé. Les
terres de labour sont partagées, chaque année, entre les
grandes divisions des tribus, et réparties en portions égales
au nombre de familles, chacune cultivant son lopin. Plu-
sieurs individus peuvent s'associer pour le travail de la terre :
le produit de la récolte se partage sur l'aire (1). Cependant
on remarque une appropriation de plus en plus grande.
Les terres labourables, d'abord propriété indivise de la
tribu, quand elles sont en friche, deviennent propriétés par-
ticulières, d'abord d'une famille, ensuite d'individus, à me-
sure que le défrichement augmente d'étendue.
Pour les pâturages, le libre parcours est admis, bien que les
tribus aient des territoires distincts et délimités. Il est clair

que l'herbe est res niillius et appartient au premier occupant.


(i) Jaussen, p. 238.
MOEURS ET COUTUMES DES ARABES 25

Il y a cependanl une certaine limite à l'étendue de ce droit.


Ainsi une tribu laisse paître les troupeaux d'une tribu voi-
sine sur son propre territoire, en n'exigeant tout au plus
que le payement d'un droit de voisinage ; mais elle s'oppose-
rait, au besoin par la force, à ce qu'une tribu dont l'habitat
est lointain envoyât ses troupeaux brouter ses propres her-
bages.
Les wasm, ou marques dislinctives des tribus, que l'on
remarque sur des rochers, indiquent le passage d'une tribu,
sinon son droit de possession I .
Le bédouin se pique de n'être pas fellah, c'est-à-dire agri-
culteur. Au pays de Moab, les champs sont cultivés par des
ouvriers agricoles qui viennent des montagnes arides de la
Palestine travailler sur les propriétés des Bédouins, moyen-
nantie quart, ou le tiers, ou le cinquième de la récolte : leur
salaire leur est donné en nature.
D'autres se sont placés avec leurs familles sous la protec-
tion du cbéïkh d'une tribu, qui leur a fourni des terres; ils
sont devenus de véritables serfs; mais la totalité de la
récolle est pour eux, sauf un cinquième qu'ils payent au
propriétaire. Ce sont des colons parliaires établis à de-
meure sur le sol auquel ils sont attachés : la misère les a chas-
sés de leur patrie primitive, ils restent sur le sol qui les
nourrit.
Totémisme. — Le totémisme est un étal primitif de civilisa-
tion dans lequel un clan se considère comme lié à telle espèce
animale ou végétale par des liens de parenté. L'espèce entière,
animaleouvégétale, constitue letotem duclan. Parmi les règles
qui régissent la vie du clan, on signale la défense de hier et de
manger l'animal ou la plante totémique, puis L'exogamie ou
prohibition du mariage entre individus porteurs d un même
totem. La religion totémique comprend des manifestations
complexes, chants, danses, prières, repas ayanl le caractère
de communion, qui rayonnent autour de l'idée d'après la-
quelle l'existence et la prospérité du clan sonl liées à 1 exis-
tence et à la prospérité du totem.

1)Jaussi n. p. 239.
26 HISTOIRE DES ARABES

Il n'y a pas de preuve décisive du totémisme primitif chez


les Sémites; aucun document historique, quelle qu'en soit
l'antiquité, ne remonte, dans ce groupe linguistique de peu-
ples, assez haut pour qu'on puisse y trouver la trace d'une
organisation aussi primitive de la société.
Les Arabes, il est vrai, conservent des coutumes très an-
ciennes. D'après une observation de Doughty, si un enfant
qui vient de naître tombe malade ou paraît infirme, ou si un
de ses frères est mort depuis peu, on donne à cet enfant un
nom d'animal, et particulièrement le nom de loup, de léo-
pard, ou d'autre bête vigoureuse et féroce. On espère ainsi
faire passer dans l'enfant quelque chose de l'endurance ou
de la force de l'animal.
Il faut ajouter que l'Arabe, même musulman, est persuadé
que l'âme d'un de ses ancêtres peut revivre dans tel ou tel
animal. Ainsi les Bédouins du Sinaï racontèrent à Palmer

que la panthère était d'abord un homme. D'autres Bédouins


ne mangent pas le wabr [hyrax sgriacus) parce qu'il est le
frère de l'homme et que celui qui en mangerait ne verrait
plus jamais ni son père ni sa mère. Il y a là une survivance
remarquable des croyances animistes. Donner à un enfant
le nom d'un animal, pour qu'il puisse profiter de la vigueur
que l'on sait être la vertu principale de cet animal, cela a
pu être considéré comme un simple bon augure ou bon pré-
sage ;mais primitivement, il se peut fort bien qu'il y ait eu
là le désir d'établir un rapprochement entre les deux êtres,
l'homme et l'animal, le second sur le point de devenir dieu.
Y a-t-il eu des totems chez les anciens Arabes ? Au début
de l'organisation en tribus, certains de ces groupes ont-ils
pris pour emblème un animal ou une plante, auquel ils ren-
daient un culte particulier, qu'ils évitaient de toucher, qui
leur étaient sacré et dont ils avaient fini par se croire pa-
rents ou descendants ? Il est clair qu'à l'époque historique
très tardive où les Arabes sont sur le point de sortir de leurs
sables pour jouer la grande tragédie, l'organisation est en-
tièrement différente ; mais ne peut-il être resté des traces
de croyances primitives de cet ordre, subsistant au milieu
d'une terminologie adaptée à d'autres besoins, comme les
MOEURS ET COUTUMES DES ARABES 27

derniers survivants d'une époque disparue? On a mis en


avant deux ordres de preuves, tirés l'un de noms de tribus
qui sont des noms d'animaux, l'autre de la persistance de
certaines répugnances chez quelques groupes particuliers.
Ainsi de nombreux groupes portent le nom d'asad • lion »,
badan « ibex », bakr « jeune chameau », bohlhn • va< lie sau-
vage », tha'lab, Iho'al, « renard •>, lhaur « taureau », djahch
« àne sauvage», djarâd « sauterelles », djada « brebis »,
djo'al « scarabée », Iiid/Ï « milan », hamâma « colombe »,
hanach « serpent », doïl « belette », dobb o ours », dhtb
« loup )>, dabba « Lézard », dobaï'a « petite hyène •, adal
« mulot », 'anz « chèvre », ghorâb « corbeau », fahd « once »,
qird « singe », qonfodh « porc-épic »,qahd « sorte de mou-
ton du Hedjaz », kelb «chien » {kilâb, aklob, koléïb . naâma
« autruche», namir (noméïr, anmâr) a panthère », trahi- « hyrax
syriâcus», hawâzin « sorte d'oiseau », yarboû' - gerboise ».
Il semblerait, au premier abord, que les noms d'animaux
appliqués à des groupes devraient se retrouver | armi les
plus anciens de ceux-ci, c'est-à-dire en tête des généalogies
faites par des gens qui croyaient retrouver, -nus des
appellations de groupes, des noms d'hommes se succédant
de père en fils. Il n'en est rien. Ainsi, Asad est Gis de Kho-
zéïma, de Mosliya, d'Abd-Manat, de Morr, d"Abd-el-Ozza,
d'el-Hârith. Quelle que soit l'opinion qu'on ait de ces noms,
il y en a deux qui sont des noms théophores etqui ue peu-
vent s'expliquer par aucun totémisme. C'est un uomde divi-
nité ('Abd-eî-Asad dans le groupe de Qoréïch . sans comp-
ter que Yaghoùth était adoré sous la forme d'un lion Za-
makhcharî, Kechchâf, sour. LXXI, 2:\ à Djorach, tout au
nord du Yémen. D<' même pour les autres noms; aucun n'est
primitif. Ce fait seul est de uature à projeter des doutes sur
l'explication proposée. Si séduisante que s<»ii l'explication
de ces noms de tribus par un antique totétisme, elle manque
d'une base certaine; et si l'on s'en vienl objecter que
filiations sont toutes de fabrication relativement récente, il
sera aisé de répondre (|ii«' ces noms de tribus, dans lesquels
on croit reconnaître d'anciens totems, sont aussi également
récents relativement et que rien n'en garanti! l'antiquité.
28 HISTOIRE DES ARABES

La lecture des inscriptions du Çafâ, qui sont antérieures


à l'ère chrétienne, est venue jeter un peu plus de lumière
sur cette question. Ces textes, en effet, fournissent en abon-
dance des noms propres qui témoignent que les noms de
tribus peuvent, comme l'ont cru les Arabes du septième
siècle, être des noms d'ancêtres.
Panthéon sud-arabe. — Clément d'Alexandrie a remarqué
que les Arabes honorent les pierres ; le nom de noçb, noçob,
au pluriel ançâb, indique par son origine qu'il s'agit de
pierres debout. On oignait ces pierres avec le sang de la
victime, d'où l'épithète de gharî qu'on leur appliquait. Il y en
avait parfois plusieurs autour de l'idole proprement dite :
Hérodote (III, 8) parle de sept pierres. Le culte s'adressait
également à des arbres ; il n'a pas disparu de l'islamisme
populaire : encore aujourd'hui on attache des fragments
d'étoffe à tel ou tel arbre croissant, par exemple, sur le
tombeau d'un saint. Les dieux communs aux quatre
États du sud, Ma'în, Saba, le Hadramaut et Qatabân sont
Athtar (Achtôret, Astarté), et Chams le soleil), divinité
féminine, ce mot étant féminin en arabe. A côté de ces
deux noms communs, les inscriptions nous en fournissent
qui sont spéciaux à chacun de ces peuples, comme Wadd
et Ankarih (Noukrouh) pour Ma'în, Haubas et El-Makoûn
pour Saba, Sin (dieu babylonien de la lune) et Khôl dans le
Hadramaut. Ammet Anbay pour Qatabân ; puis une infinité
de divinités locales dont le rôle n'est pas très clair, comme
Motabnathian. Motabkabadh, Anbaal, Umm-Athtar, etc.
L'idée générale d'un Dieu suprême, dont il n'y a pas de
témoignage dans les inscriptions votives, est attestée par
l'emploi du mot sémitique commun du dans les noms théo-
phores, tels que Ili-dhara'a, Ili-kariba, Ili-'azza, Ili-yadi'a, Ilî—
sami'a, etc. Souvent ilu est remplacé par des périphrases ;
abî « mon père », lammî « mon oncle » (nous venons de voir
que 'Amm est un des dieux 'de Qatabân), ou bien sumhu
« son nom », ce qui rappelle l'usage hébreu de désigner
Yahwé par l'expression chem « le nom (par excellence) » ou
chemô u son (saint) nom ».
Des temples et des autels étaient élevés à la gloire de ces
MOEURS ET COUTUMES DES AJtABEâ

dieux; ils sont mentionnés sur les inscriptions. < >n trouve
dans les mêmes textes des allusions aux diverses espèces
de parfums que l'on allumait sur l'autel et cela ne surpren-
dra guère si l'on se souvient que pour toute l'antiquité,
l'Arabie heureuse est la patrie des parfums, de L'encens en
particulier. Le culte semble avoir été très développé dans
ces régions, et l'existence de collèges de prêtres el de pré-
tresses dénommés lawV (lévite) à Mousran doit être rap-
prochée du séjour que fit Moïse dan-- le pays de Madian.
Panthéon nord-arabe. — Les divinités proto-arabes dont
les noms nous ont été livrés par les inscriptions Çafaïtiques
sont la déesse Allât, la plus souvent nommée, la .même qui
était vénérée à Tàïf près de la Mecque ; c'est la planète Vénus,
qui se dédouble en deux hypostases, représentant l'une
l'étoile du matin et l'autre l'étoile du soir; ce sont b> deux
déesses El-'Ozzà ; Allah, si la lecture et l'explication propo-
sées pour le groupe 1ILI1 (où le premier h est vocatif sont
admises; Roudâ, un autre nom de l'étoile du soir; Gad-
'Awîdh « la fortune des Wwidh », nom d'une tribu, la d<
Chams (soleil) que nous avons déjà rencontrée dans le sud,
Ithà' qui est PEthaos de l'inscription grecque d'el-'Adjaïlâl
(Egla dans le Haurân, Rahâm, Chaï'-al-qaum « le dieu bon
et rémunérateur, (|iii ne boil pas de vin •> el qui serait par
conséquent, comme l'a montré M, Clermont-Ganneau, le
dieu Lycurgue, ennemi de Dionysos dans Nonnus ; son
nom signifierait « celui qui accompagne la troupe . I e
sonl là les dieux primitifs des Çafaites. Plus tard ceux-ci
adoptent des dieux syriens, Bé'el-Samîn el Dusarès, el
siinilent enfin complètement aux Syriens.
La littérature a égalemenl conservé des traces du p
nisme anté-islamique. In certain nombre de divinités
païennes smil citées dans le texte même du Qorân : les « i1 1 < {
dieux rattachés artificiellement à l'époque de Noé, savoir
Wadd, Sowâ*, Yaghoûth, > a'oûq et Nasr ch. I.WI.
les trois déesses, el-Làt, Manât, et el-'Ozzâ ch. LUI, v. 19-
20 . D'autres noms, en plus grand nombre, Be rencontrent
chez les historiens, les littérateurs, les généalogistes. Nous
i rai ter» ms d'ab< ird des premiers.
30 HISTOIRE DES ARABES

Une tradition dont Ibn el-Kelbî (d'après Yâqoût) s'est fait


l'écho attribue l'origine des cinq premières idoles au désir
qu'éprouvèrent les descendants de Caïn de conserver
l'image de cinq personnages de leur tribu dont ils pleuraient
la perte. Le culte qu'on leur rendit par la suite aurait donc
été à l'origine un culte des ancêtres. L'idole de YVadd avait
été trouvée dans le sable aux environs de Djedda, et donnée
à 'Auf ben 'Odhrâ de la tribu de Kelb, qui l'installa à Doiî-
mat el-Djandal et fut son premier grand-prêtre; elle resta
l'idole de cette tribu jusqu'à l'apparition de l'islamisme ;
elle fut brisée en mille morceaux par Khâlid ben el-Wélîd.
C'était une figure d'homme, représenté couvert de deux
vêtements, un de dessous, et un autre jeté comme un man-
teau, ayant pour armes un glaive, un arc sur l'épaule, un
carquois garni de flèches, un court javelot muni d'un éten-
dard.
Le dieu Sowâ' était honoré à Rahât dans le territoire de
Yanbo'; ses prêtres appartenaient à la tribu des Banou-
Lihyân, qui se rattachait aux Hodhéïlites. Son idole fut dé-
truite par 'Amr ben el-'Aç, après la prise de la Mecque.
On raconte que Yaghoûth se trouvait primitivement dans
le Yémen, où l'adoraient la tribu de Madhhidj et ses voi-
sines; objet de contestation entre les Mourâd et les Banou'l-
Hârith, la victoire de ces derniers leur livra l'idole, peu de
temps avant la prédication de l'islamisme. C'est à Djorach
qu'était son culte, dans le nord de la province. Son nom
signifie « celui qui aide ».
Ya'oûq « celui qui empêche, retarde » ou, d'après l'éthio-
pien, « celui qui garde », est le nom d'une divinité des
Hamdân et des Khaulân; M. Joseph Halévy a remarqué que
la colline en face de la ville de Ghaïman est appelée Djebel-
Ya'oûq « montagne de Ya'oùq ». C'est donc encore une
divinité du sud, comme Nasr « le vautour », dieu des Himya-
rites antérieurement à la conversion de Dhou-Nowâs au
judaïsme. Il est mentionné dans les inscriptions sabéennes,
à l'état double de « Nasr de l'est et de l'ouest »; ce sont pro-
bablement les deux constellations de l'Aigle connues des
astronomes arabes ; mais il a été admis aussi dans le nord
MOEURS ET COUTUMES DES ARABES

de la péninsule, car les Juifs et les Syriens <'n parlenl comme


dieu d'Arabie.
Ammi-Anas est encore un nom de divinité chez les
Khaulàn, cjui est rapporté par Ibn-Hichâm, d'après Ibn-
Ishaq; on le cite généralement à propos <lu partage des
offrandes visé dans un passage du Qorân ch. VI, v. 137
où il n'est pas, il est vrai, expressément nommé. Ce nom se
retrouve dans les inscriptions liimyarites comme porté par
de simples particuliers.
Parmi les divinités féminines, Manât était représentée par
une grosse pierre que les Hodhéïlites vénéraient à Qodaïd,
sur la côte entre Médine et la Mecque. C'est devant elle que
les Ans et les Khazradj allaient se faire raser la tête à la lin
des fêtes du pèlerinage, au lieu de se livrera cette opéra-
ration à la Mecque même. Cette idole fut détruite par Ali
l'an S de l'hégire; il enleva du temple, entre autres dé-
pouiiles, les deux sabres Mikhdham et Rasoûb, ex-voto
provenant du Ghassanide el-Hàrith ben Ghamir, dont il lit
présent au prophète; l'un d'eux fut ce fameux Dhou'l-Faqâr
que rendit célèbre Ali, le lion de Dieu. D'autres versions
attribuent sa destruction à Abou-Sofvàn lien Harb ou a Sa'îd
ben Zéïd el-Achhalî.
C'est a Tàïf que se trouvait le sanctuaire d'El-Lât. C'était
un bloc de rocher carré; ses prêtres appartenaient ;i la tribu
de Thaqîf. On l'a montré à lîobertson Smith, son> la mos-
quée, comme l'écrivent Yâqoût et Qazwînî, tandis que
llamilton et Doughty n'ont vu qu'un rocher en dehors de la
ville. Quand on lit qu'el-Moughira, de la famille des prêtres
d'El-Lât, a été chargé par le prophète «le détruire cette
idole, et qu'il la soumit à un feu ardent (fait attesté par des
vrr-, de Cheddâd ben Ai id , il Faut admettre que la pierre
<(ue Ton montre aujourd'hui n'esl pas la même que la d<
des Thaqîfites. Sous le rocher, se trouvait un trou d'une
demi-brasse de profondeur «•( qu'où appelait ghabghab
■■ gorge, gésier » ; on conservait là le trésor de la dé<
composé des offrandes qui lui avaient été faites, <'t qui furent
enlevées par el-Moughîra. Elle était révérée au loin :
elle qu'Hérodote désigne sous le nom d'Alilat, principale
32 HISTOIRE DES ARABES

divinité des Arabes ; son nom se retrouve, entre autres, sur

les inscriptions palmyréniennes où Wahb-Allât « don d'El-


Lât » est traduit en grec par Athénodoros.
Le culte d'El-'Ozzà était aussi fort étendu. Son sanctuaire
était installé dans une vallée du canton de Nakhla; on y
entendait une voix ; on y vénérait trois arbustes samora
qui furent arrachés par Khâlid ben el-Wélid. Son culte était
extrêmement répandu; les Qoréïchites l'avaient en grande
vénération et la fêtaient une fois Tan; le prophète, avant sa
vocation, lui avait sacrifié une brebis blanche. Ses prêtres
appartenaient à la fraction des Banou-Chéïbân, de la tribu
de Soléïm. Un autre sanctuaire était celui de Boss chez les
Ghatafàn. L'introduction de cette divinité paraît postérieure
à celle d'el-Lât et de Manât; en effet, les noms théophores
composés avec 'Ozzà sont toujours précédés de Wbd, et non
des synonymes plus anciens Zéïd, Téïm, Aus ; les historiens
syriaques ne la mentionnent qu'au cinquième siècle. On lui
offrait des sacrifices humains, témoin al-Moundhir ben Ma
es-Samà et les quatre cents nonnes faites prisonnières à
Hîra.
Ceux-là sont les dieux et les déesses principales; à côté
d'eux il y avait encore d'autres divinités et d'autres sanc-
tuaires, d'un caractère moins général. A Tabâla, à sept jours
de route au sud delà Mecque, on vénérait une pierre blanche
surmontée d'une sorte de couronne, sous l'appellation de
Dhou'l-Khalaça, dont les prêtres appartenaient aux Banou
Omàma, fraction des Bàhila. La mosquée construite par les
Musulmans eut pour seuil de sa porte la pierre blanche
jadis adorée. L'oracle de Tabâla, consulté au moyen du
tirage au sort de flèches jetées devant l'idole, est cité dans
un vers attribué à Imrou-oul-Qaïs.
Dhou-Charâ, Dusarès, était le dieu des Nabatéens de
Pétra et de Bostra ; on le retrouve chez les Daus et les
Banou'l-Hàrith, fraction des Azd. A Pétra, son idole était
une pierre noire non taillée, de la forme d'un paralléli-
pipède, sur laquelle on versait, comme c'était l'usage con-
stant, le sang des victimes.
Un rocher rouge, saillant sur le fond noir du mont Adjà,
M0E1 Hs ET COU! i MES DES IRABI S :•(;-{

l'une des deux montagnes de Tayy, i tail pour cette tribu !<•
dieu el-Fals; ses prêtres étaient les Banou-Baulân.
Au rîadramaut, la tribu de Kinda servait le dieu Djalsad,
dont les prêtres étaient choisis dans la famille des Banou
'Allâq, branche des Sakoùn; sou idole, de pierre blanche,
ressemblait à un torse d'homme surmonté d'une tête n< re
simulant vaguement une tête d'homme : elle rendait des
oracles.

Manâf est un nom connu d'après des appellations théo-


phores telles que \Abd-Manâf, maison ne sail rien de pais,
de même que de Moharriq « le brûleur ■■, peut-être ainsi
nommé à raison des holocaustes qu'on lui offrait : c'était
une divinité des Bakr ben Wâïl el des autres membres de la
grande tribu des Rabîa, qui fournit un surnom à la famille
ghassanide des Àl-Moharriq. Nohm étail le dieu des Mozaïna,
Roda celui des Banou-Rabî'a des Témîm; on trouve le nom
de ce dernier cité à Palmyre. Sa'd, idole des Banou-Milkân,
de la tribu de Kinâna, était un haut bloc de pierre dans le
désert. Chems (vocalisé à tort Choums) était révéré par les
Banou-Témim, qui lui avaient élevé un temple desservi par
la famille des Banou-Aus ben Mokhâchin; quoique divinité
masculine, ce n'était pourtant que la vieille divinité fémi-
nine Chems « le Soleil », honorée sous le nom de Sin par les
Babyloniens. Sa'ir, lu à tort So'aïr, appartenait aux 'Anézé ;
c'est le même nom que le Qorân donne à l'enfer. \.\-( Iqaïçir
avait de nombreux adorateurs, depuis les Qodâ'a et les
Lakhm jusqu'aux Ghatafân du Yémen. Le poète Chanfarâ
jurait par les vêtements d'El-Oqaïçir. On a voulu expliquer
ce nom par ô Kaîeap « l'empereur . mais il ue semble pas
que h1 culte assez répandu de ce dieu lût une transfor-
mation de celui qui était rendu aux empereurs romains divi-
nisés.

< m ne sait rien d'Isàf et de Nâïla à la Mecque, sauf qu


sont deux pierres debout qui existent encore aujourd'hui.
Qozah, qui est maintenant la personnification <\<- l'arc-en-
ciel, appelé qaus Qozah o l'arc de Qozafc . était une divinité
des tempêtes, un dieu-montagne dont le culte se rattache i
Mozdalifa, l'un des sites du pèlerinage; on allumait un feu
HISTOIRE DES ARABES
34

sur la montagne, qui paraît désignée dans le Qoran par


l'expression peu claire al-macliar al-harâm « le signe con-
sacré ». Qaïs, attesté par des noms d'homme tels qu'Imrou-
oul-Qaïs ou de tribus comme 'Abd-Qaïs, est très obscur: il
doit être, ou le parèdre de Manât dans une inscription
de Médâïn-Çâleh), ou le nom propre du sanctuaire de la
déesse. Hobal était-il vénéré dans la Ka'ba? C'est encore
une question controversée. La légende d"Abd-el-Mottalib le
dit explicitement; mais il n'est pas nommé dans le Qoràn. et
Ton ne dit pas qu'il ait été détruit, lors de la prise de la
était d'origine
syrienne. Son nom indique que son idole
Mecque.

Armes usitées chez les Arabes. — L'arc et les flèches


étaient fournis par le bois de deux plantes du même genre
et d'espèces voisines, nab'a et idâh (chadara tenax et
velulina qui croissent dans les montagnes. Au temps de
Mahomet, le cavalier préférait se servir de la lance et du
sabre, d'invention plus récente, la première servant à pointer
{tan , le second à sabrer darb . La flèche était l'arme de
Tinfanterie, et prenait toute sa valeur quand il s'agissait de
défendre des points fortifiés; la lance était celle de la cava-
lerie, car ce sont de très longues lances de bambou,
flexibles, que le fantassin ne peut manier. Dans les sculp-
tures assyriennes, les Bédouins presque nus sont représentés
avec des arcs et des flèches; la lance n'avait pas encore été
importée des pays où croît le bambou (Inde, Indo-
Chine); les meilleures venaient par la région d'El-Khatt sur
le golfe Persique. Cette lance ne figure pas parmi les armes
usitées dans les guerres de Mohammed ; on n'y mentionne
que le javelot (hirba, Kanaza) qui était une arme de jet et
avait été empruntée à l'Abyssinie. Le sabre droit était l'arme
favorite des guerriers ; les meilleurs venaient de l'Inde ; on
leur donnait des noms : le plus connu de ceux-ci est celui de
Dhou'l-Faqâr (le Manât,
le sanctuaire de vertébré, allusion à son damas) pris dans

Les principales armes défensives étaient la cotte de


mailles et le bouclier. On mettait la première, que le cha-
meau avait jusqu'alors transportée avec le reste de l'équipe-
MOEURS ET COI Tl MES Dl S Al: UiES

ment, au moment de monter à cheval pour le combat. L<-


casque était considéré comme faisanl partie de la cotte de
mailles, et en elîet il lui es1 resté attaché jusqu'à la lin du
moyen âge ; il y en a de nombreux modèles dans toutes les
collections d'armes orientales. Le bouclier esl rarement
nommé, sauf dans le diwân des Hodhéïlites : ceux-ci étaienl
probablement les guerriers qui en connaissaient le mieux
l'escrime ; les autres se contentaienl de la protection que
leur offrait la cuirasse.
Le cheval arabe est célèbre dans le monde entier : mais la
race pure d'Arabie est de création relativemenl récent
le cheval a été importé en Arabie; la Bible I . l'antiquité
classique ignorent la cavalerie arabe; les sculptures
riennes dont nous avons parlé représentent les Bédouins
montés sur des chameaux ; en effet, ce n esl qu'au quatrième
siècle de notre ère que l'on parle de cavalerie sarrasine. Le
cheval arabe est toujours resté un animal de luxe, ne ser-
vant qu'au combat et élevé pour cela : on le menait en !
à côté du chameau que moulait le guerrier : on n'enfour-
chait le noble coursier qu'au moment de charger l'ennemi.
Mélange de populations sédentaires cl nomades en Arabie à
l'époque historique. — A côté des populations sédentaires
établies dans de très nombreuses villes, groupées les unes
en états monarchiques dans le Yémen, a Ma an, à Mira et
sur le limes syrien, les autres constituées en républiques
oligarchiques, il v a les nomades, vivant sous la tente,
fixes en de certains parcours pour leurs troupeaux, mais
que leurs traditions elles-mêmes montrent a> >ir émigré
de territoire en territoire, H généralement du sud au nord.
L'état nomade est incontestablement l'étal social le plus
ancien des Arabes, le seul auquel il soil possible «h- remon-
ter historiquement; il s'est maintenu sans changement jus-
qu'à nos jours. Cet état, qui fait dépendre la situation «le
l'homme de celle de ses troupeaux, et celle de ses troupeaux
de celle des pâturages, ne pouvait permettre aucune civili-

ii La fatdescription du cheval dans Job, XXXIX, -' m \ut\e


cheval importé déjà h naturalisé en Arabie.
g(j HISTOIRE DLS ARABES

sation; iln"en a permis aucune. L'Arabe nomade, le Bédouin.


est resté en Arabie, au vingtième siècle de notre ère, ce
qu'il était tout au début de l'histoire; il n'a jamais changé.
Toutefois, dans son état de pauvreté, de gêne, d'incertitude
du lendemain, il y a des degrés ; certaines tribus sont riches,
d'autres pauvres. Le clan qui envoie un de ses membres
vendre sur le marché des villes le beurre fabriqué avec le

laitage des troupeaux, et qui en rapporte de l'argent mon-


nayé ou des objets de troc fournis par l'industrie, a une
aisance relative que ne connaît pas, par exemple, la tribu
des Çolaïbivyé dont les seuls vêtements sont des peaux de
o-azelles séchées au soleil, et qui s'en vient de fort loin
vendre dans les soùqs de Damas les gazelles qu'elle a tuées à
la chasse ; c'est là le Bédouin le plus misérable qui se puisse
imaoiner, et il est facile de se représenter, une fois qu'on a
vu ces pauvres ce que
êtres, aux pouvait être l'existence des
chasseurs de lézards aventures desquels les lettrés de
Bao-dad se délectaient, au dixième siècle de notre ère.
Est-il possible d'étudier le passage du nomadisme à l'état
sédentaire ? 11 est bien difficile de remonter aux origines.
Aussi loin que porte notre vue, nous apercevons, sur toute
la surface de la péninsule, des centres habités, des villes.
Ces centres ont-ils été formés par des Bédouins qui, pour
un motif à déterminer, ont renoncé au nomadisme pour se
fixer au soi? Ou bien sont-ce des immigrations de peuples
déjà civilisés par ailleurs qui ont aiusi créé des villes sur
certains points, remarquables, par exemple, par l'abondance
de l'eau et la possibilité d'avoir des jardins arrosés ? Posée
ainsi, la question est insoluble. Aussi loin que nous remon-
tions, nous trouvons deux populations de même langue,
peut-être de même origine ethnique (nous n'en savons rien r
mais de mœurs différentes, juxtaposées et ne se pénétrant
pas. Leur nourriture n'est pas la même ; un Bédouin qui mange
sec (dattes, sauterelles, lézards, galettes légèrement cuites à
la tôle et non levées, viande de chameau ), a horreur d'ha-
biter dans les villes, où la coutume de se nourrir de légumes
frais lui est insupportable.
Cependant, comme il est arrivé que, sur les frontières du.
MOEI RS l.i COI l UMES DES \n \l:l.s

nord, où de très bonne heure les nomades onl été en con-


tact avec de grands empires fortement constitués Babylonie,
Assyrie, rois juifs, plus tard les Perses et les Romains . des
Arabes ont passé de l'étal nomade à l'état sédentaire, il con-
vient d'étudier le processus de cette transformation, qui .1 été
mis en lumière par les recherches relatif es à la situation des
nomades <|ui font partie des possessions françaises dans
l'Afrique du Nord 1).
Les nomades ont des migrations régulières el des migra-
tions intempestives. Les premières sonl dues au besoin
d'alimenter les troupeaux. Lorsque, à force de brouter, les
bœufs et les moutons (je ne parle pas des chameaux qui
peuvent, au besoin, se contenter de l'épine noire du déserl
ont épuisé l'herbe assez maigre (1rs pâturages, il esl q<
saire de plier les tentes et de transporter son habitai à un
point d'eau, faisant partie du parcours réservé à la tribu.
Certains Bédouins même se livre ni a une agriculture élémen-
taire et savent semer du froment et de l'orge sur quelques
points du désert de Syrie ou sur les bords des maré-
cages de la Chaldée et de la Mésopotamie ; mais ceci est déjà
un stade plus avancé de la civilisation, c'est un produit de
l'imitation des populations agricoles sédentaires, et ue doit
point entrer en ligne de compte. Il est clair que, suivant les
saisons, suivant l'état des pâturages, suivant que la séche-
resse pousse à s'installer autour des rares points d'eau qui
sourdenl au désert ou que les pluies abondantes créent des
cours d'eau temporaires, le nomade change régulièrement
de place à l'intérieur des Limites de son parcours de migra-
tion.

Les migrations intempestives sont fournies par l'étal de


-uerie. La -uerre est une des formes de la concurrence
vitale : elle es1 aussi ancie au déserl que l'existence de
l'homme. Mille motifs peuvent > donner naissance : des
intérêts matériels, comme une disette qui oblige à se jeter

1 Commandant Rinn, Origine des droits


Tell, dans le Bulletin de la Société de Géographie d'Alger, 1902, suiv. ;
\m.. Bernard el N 1 icroix, Elude sur lisme, dans
Géographie, 1906, pp. 152 165,
38 HISTOIRE DES ARABES

sur les territoires ou les approvisionnements du prochain,


sur la source qu'il détient, des intérêts moraux, comme
le désir de se procurer des captives ou des épouses, des
enfants dont on fera des esclaves en les accoutumant de
bonne heure à l'obéissance servile, et qui déchargeront les
femmes de la tribu de certaines besognes fatigantes ou
répugnantes : traire les bestiaux, allumer le feu de bouses
séchées, faire la cuisine, bouchonner et harnacher le cha-
meau, plus tard le cheval. Des haines, des vengeances, des
jalousies (comme à une époque relativement récente, pour
la possession d'une jument ou d'un cheval) peuvent allumer
de ces guerres entre confédérations de tribus et conduire à
des migrations qui alors prennent parfois une amplitude
considérable.

La guerre amène l'épuisement, celui-ci entraîne des récon-


ciliations. Le premier effet de la paix est de stabiliser les
tribus dans des territoires déterminés. Cette détermination
est fixée par un traité de paix, un véritable contrat collectif
qui, pour n'être pas écrit — ces populations ignorent l'écri-
ture — n'en est pas moins valable ; il est le résultat de longues
palabres; il est confirmé par de redoutables serments ; il fixe
les limites de circulation de chaque tribu. Enfin il facilite la
circulation des caravanes de commerce.
Aussi loin que nous pouvons remonter, nous trouvons le
commerce par caravanes de chameaux organisé à travers le
désert. C'est ce commerce qui a rendu possible la pénétra-
tion de l'Arabie par des éléments étrangers. Les routes
étaient fixées une fois pour toutes ; si Ion prend les listes
de stations échelonnées sur les chemins d'accès aux villes
saintes de l'islamisme, on peut être siîr que ce sont les
mêmes voies que les caravanes ont suivies de toute antiquité,
parce qu'elles sont jalonnées par les points de ravitaillement
en eau. Bien entendu, il y en a eu d'autres aujourd'hui aban-
données, comme lorsque Palmyre était un grand entrepôt
commercial, ou lorsque le Yémen centralisait les produc-
tions exotiques qui lui étaient amenées sans doute par une
navigation sur laquelle nous n'avons plus de renseignements,
soit de la côte orientale d'Afrique, soit peut-être même de
MOEURS ET COUTUMES DES ARABES 3'.t

riiulo. Ces routes sont de toute antiquité connues par les


Bédouins. En effet, pour traverser les déserts de l'Arabie, il
faut un chameau porteur du voyageur et de sa marchandise ;
ce chameau est la propriété «lu Bédouin qui l'a élevé et
dressé, et à qui on le loue ou l'achète : il Tant aussi un guide
connaissant les routes, et une escorte pouvant défendre la
caravane contre les attaques. Les Bédouins fournissent toul
cela. Voilà le nomade transformé eu auxiliaire indispensable
du commerce, mais incapable de sortir de ce rôle, en somme
secondaire, de convoyeur et de gendarme. Néanmoins ci -
services lui rapportaient, soit de l'argenl monnayé, -
avant son invention, des objets d'échange, el c'est par là qu'un
peu de civilisation a pénétré dans les tribus du désert.
Les races. — Au moment où l'Arabie entre dans la lu-
mière de l'histoire, au sixième siècle de l'ère chrétienne, la
population en est partagée entre Bédouins el sédentaires,
les premiers nomades, vivant sous la tente noire en poil de
chameau ou de chèvre, les seconds habitant des villes ou
bourgs fortifiés, c'est-à-dire composés de quartiers formés
de ces hautes maisons à trois étages dont chacune pouvait,
en cas de siège, être une forteresse ; il n'y a pas de vill
pas de population rurale autre que les Bédouins ; ceux-ci
apportent à la ville les produits de leur industrie : L'agricul-
ture semble être réduite à la plantation et à l'entretien de
jardins de palmiers dans le voisinage immédiat des villes :
des esclaves, enlevés à la guerre ou amenés par le com-
merce, entretiennent ces plantations. La population séden-
taire semble de même origine que la population bédouine,
et forme des clans apparentés avec celle-ci : mais de nom-
breux éléments hétérogènes s'y sont introduits ; le DOrd
du IJedjàz est fortement pénétré par une colonisation juive
et araniéenne ; le Yémen, par suite des conquêtes si i
sives, compte dans les murs de ses cités nombre de des-
cendants des conquérants perses el abyssins mariés à des
femmes du pays. Avant de poursuivre plus loin l'examen de
l'organisation sociale de l'Arabie à cette époque, il faut se
rendre compte, autant que possible, de l'ethnographie de
la péninsule.
40 III-TOIHE DES ARABES

Il semblerait, au premier abord, que l'Arabie, difficilement


abordable par ses confins, défendue par des déserts et par
trois mers, ait dû pendant de longs siècles conserver une
parfaite homogénéité dans sa population; celle-ci devrait pa-
raître autochtone, sans mélange avec des racesétrangères. Les
traditions arabes elles-mêmes, si faible qu'en soit l'autorité,
reconnaissent trois couches successives de populations, les
Arabes ariba, les Arabes mostariba et les Arabes lâbia
Vil- A rab. Cette classification semblerait admettre une couche
d'Arabes primitifs suivie de deux couches arabisées par un
mélange avec les aborigènes. Or nous savons pertinem-
ment: 1° qu'il va eu de grandes migrations de peuples à l\n-
térieur de la péninsule ; 2° que des influences et même des im-
migrations se sont produites.
Les principales races disparues, suivant les légendes
conservées à l'époque musulmane, sont 'Ad, dans le désert
d'el-Ahqàf, où l'on place le château d'Irem dhâl-el- imâd
(Irem aux colonnes bâti par Cheddàd ; Thamoùd, originaire
du Yémen, puis établi à el-Hidjr (Egra, Médàïn-Çâleh) ;
c'est à cette race que Mahomet, et les musulmans après lui,
attribuaient les tombeaux sculptés dans le roc encore vi-
sibles aujourd'hui, et qui sont l'œuvre d'Araméens ; Djadîs
et Tasm, provenant également du Yémen et établis entre la
Mecque et Médine. Parmi ces anciens peuples, ces traditions
citent les 'Amâlîq, les Amalécites, qu'on dit avoir été ex-
pulsés du Yémen par le roi Far'Yanhob. Les Musulmans
n'auront probablement eu connaissance de ce peuple que
par la Bible. Les Hébreux le considéraient comme très
ancien; les Nombres XXIY. 20) l'appellent « principe des
nations »; on le croyait descendre d'un petit-fils d'Esaû
(Genèse, XXXVI, 16) : les migrations qui se rattachent au
nom de Moïse (Exode. XVII, 8-16) l'ont rencontré dans la
péninsule sinaïtique et à l'orient de la mer Morte, sans
compter qu'il parait avoir habité au milieu des Chananéens;
les Juges (XII, 15 connaissent un mont des Amalécites sur
le territoire d'Ephraïm. Les Hébreux furent en guerre con-
tinuelle avec lui. du temps de Saul et de David; pour eux,
c'était un peuple arabe.
MOEURS ET COUTUMES DES ARABES

PÉNÉTRATION D'ÉLÉMENTS ARAMÉENS. — Deux points de


l'Arabie ont fourni des inscriptions araméennes;
Médâïn-Çâleh, nom que Ton donne aujourd'hui à El-Hidjr,
L'ancienne Egra, et Téïmâ. Le premier a été visité, au cours
de son voyage <mi 1875-1877, par le Révérend Charles
Doughty, le second par Charles Huber, d'abord seul, puis
en compagnie de M. Euting. El-Hidjr est, dans la légende,
la capitale des T-hamoûdites, ce peuple donl le Qorân fail
mention et qui fut détruit en punition de ce <|u'i! avait mé-
connu la mission divine confiée au prophète Çâlih et tué
la chamelle qui en était la preuve vivante. Les parois de
rocher qui sont entourées par la vaste plaine désolée d'El-
Hidjr sont couvertes de façades monumentales taill
même dans le roc La croyance populaire en a fail les
demeures des Thamoûdites; ce ne sont pou ri a ni que des tom-
beaux, non pas des sépultures particulières, mais des i ■■-
veaux de famille : des inscriptions placées au-dessus des
portes spécifient les ayants-droit el donnent les noms des
f mdateurs. Le peuple qui les a construits se nomme lui-même
les Nabatéens. La langue des inscriptions esl araméenne,
mais elle esl mélangée d'expressions arabes comme Aa/rd
de kafr ■• tombeau >> qui prouvent que la colonisation s était
implantée dans un milieu arabe. Le dieu Aouda de Bostra \
est invoqué, ainsi que Dusarès. Les noms de rois sonl ceux
du royaume nabatéen qui avait Bostra pour capitale. Lors
de l'expédition d'Aelius Gallus, Strabon parle des Naba-
téens comme d'un peuple puissant établi au centre de 1 Vra-
bie. Avec ceux-ci, les Sallémites sont cités sur ces monu-
ments :ce sonl les Solyméens donl Etienne de Byzance parle
comme alliés aux Nabatéens.

L'inscription de Téïmâ, au nord-esl de Médâïn-Çâleh, esl


un monument commémoratif de l'introduction d un culte
étranger, un contrat passé entre les dieux indigènes de h
ville d'une part, el d'autre pari le uouveau «lieu. Salm de
Hagam, et la famille sacerdotale attachée à son sen ice. Elle
est beaucoup plus ancienne que les inscriptions d i
la fail remonter à quatre ou six cents ans avant I ère chré-
tienne. Elle esl gravée en relief, comme les inscriptions
42 HISTOIRE DES ARABES

arabes de basse époque, tandis que toutes les autres inscrip-


tions sémitiques sont gravées en creux.
De l'existence de ces monuments, il faut conclure que pen-
dant une période assez longue, les royaumes araméens de la
Syrie centrale avaient occupé, à la suite d'expéditions heu-
reuses ou autrement, une notable portion des territoires de
l'Arabie du Nord et y avaient établi des centres de popula-
tion sédentaire considérables. Ils avaient ainsi succédé à ces
États thamoudéens ou proto-arabes dont l'existence nous a
été révélée par les carnets de voyage de l'infortuné Iluber.
Les légendes arabes n'ont plus qu'un très faible écho de ces-
événements.
MŒURS l.l I OUI UMES DES \B IBES

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A. Musil, Arabia Peirœa, Moab, Edom, 3 vol., 1907-i
CHAPITRE III

HISTOIRE PRIMITIVE DE L ARABIE

Aussi loin qu'on peut remonter le cours des âges, guidé


par les monuments historiques, on trouve les Arabes vivant
dans le désert et le parcourant au moyen de chameaux, dont
ils ont de nombreux troupeaux qu'ils utilisent pour les cara-
vanes de commerce, et qu'ils louent aux rois d'Assyrie lors-
que leurs troupes ont à franchir quelque portion des terres
inhabitées. Vers le troisième millénaire avant notre ère, on
croit saisir la trace de migrations de peuplades sémitiques;
les Chananéens apparaissent en Syrie et en Palestine, où
les Phéniciens, venus des côtes du golfe Persique, vont
fonder de célèbres cités commerciales, développer la navi-
gation, supplanter la civilisation égéenne et frayer la route
maritime de l'Occident; les Ilycsos pénètrent en Egypte, en
conquièrent une partie et fournissent des rois au pays. Les
Arabes du désert, les Bédouins, n'ont pas encore d'histoire.
Cependant ils vont fonder des villes, s'y établir et constituer
des Etats dont le commerce sera la principale richesse.
Ce n'est, au plus tôt, qu'au huitième siècle que l'on cons-
tate l'existence, dans le sud de la péninsule, d'un puissant
royaume, celui des Minéens ou peuple de Main, dont on a,
depuis l'exploration de cette contrée par M. J. Halévy, des
inscriptions.
On n'est pas encore arrivé à fixer l'âge de ces monu-
ments, et partant il n'y a qu'incertitude autour de l'époque
où ont pu régner les vingt-cinq rois dont on a déchiffré les
111^ I OIKK l'KIMI'l l\ l. DE I. M; VBIE

noms ; l'école allemande de MM. Winckler, Hommel et


Otto Weber a supposé que ce royaume a duré du qua-
torzième au septième siècle avanl notre ère; mais il convienl
défaire les plus expresses péservesà L'endroit de cette chro-
nologie, àcause de la tendance bien connue de L'esprit
humain à attribuer la plus haute antiquité p< issible aux docu-
ments livrés par les découvertes, quand ils ne sont pas
datés. La date de 1 500 adoptée par cette école est certaine-
ment trop haute: l'alphabet n'était pas encore inventé el Les
Minéens, par conséquent, ne pouvaient s'en servir. La men-
tion de l'Assyrie dans ces textes épigraphiques ne permet
pas non plus de les faire descendre trop bas. Somme toute,
suivant l'heureuse expression de M. liené Dussaud. <.n
restera dans la vraisemblance historique en classanl provi-
soirement les plus anciens textes minéens au huitième siècle
avant notre ère », ce qui est précisément L'époqu i les
Assyriens entrent en contact avec les Arabes.
A ce moment, dans le sud de la péninsule, la situation est
la suivante. Dans le Djauf du sud fleurit le royaume dont Les
chefs s'intitulent « rois de .Ma in »>; leur capitale est K.u-
nâwou la Karna d'Eratosthène ; d'autres villes, Yathil,
Nachk, Nechan, Harim, Kamna, jouent un rôle important.
Au sud de cet État se trouve celui des Qatabanites; à l'est,
celui des Hadramautites ; ils ont aussi des mi^. et sont en
paix avec Main. Dans le nord-ouest, sur le territoire du Ma-
dian biblique et sur la route du commerce d<- La Méditerra-
née, nous constatons l'existence d'une colonie de Ma Inites,
que nous appelons Minéens pour plus de commodité : cette
dernière expression est tirée de la traduction de la Bible en
grec parles Septante. C'est dans l<'^ inscriptions mil ânes
du .\<u-d que l'on a trouve, pour désigner le prêtre de la
divinité, l'expression Iciri quia l'ail pi -user aux Lévites des
Hébreux. On a fait remarquer, en effet, l'influence de Yé
thro, prêtre madianite «'t beau-père de Moïse, sur le pro-
phète hébreu; celui-ci va le retrouver au Sinal, et sur -
conseils une organisation s'établit : on institue des jug<
Il se peut «pie la tribu de Lévi tire de la l'origine de Bon
nom.
46 HISTOIRE DES ARABES

C'est à cette époque que les Assyriens, dans leurs luttes


contre l'Egypte, font mention des Arabes, appelés Aribi
dans les inscriptions cunéiformes. Ces monuments nous par-
lent encore de deux États situés dans l'Arabie du Nord et
appelés l'un Mousri et l'autre Melouhha. Nous ne savons pas
ce qu'est le second ; quant au premier, il est aisé à rappro-
cher de Moasran, nom que porte la colonie des Minéens du
Nord dans les inscriptions. Or ce nom est bien voisin du
nom sémitique de l'Egypte, hébreu Miçrâïm, arabe Miçr.
On en a conclu hâtivement que dans un grand nombre de
passages de la Bible, là où il est question de l'Egypte, il faut
plutôt entendre l'État arabe de Mousri ; cette hypothèse,
qui jouit actuellement d'une grande faveur en Allemagne,
conduit à des absurdités qui ont été relevées par M. .1. Ha-
lévv (L). Quoi qu'il en soit, il est certain que le pays appelé
Mousri dans les textes assyriens correspond au Mousran des
inscriptions minéennes et désigne le territoire des Madia-
nites.
Le roi d'Assyrie Tiglat-Pileser III 745-7"27) établit un
chéï'kh arabe, nommé Idibi'il, comme vice-roi de Mousran ;
si l'on prend ce dernier nom comme synonyme, géographi-
quement, de territoire des Madianites, il faut en conclure
que le roi d'Assyrie avait mené campagne contre les Arabes
du désert et soumis une partie de leur territoire. Ce
chéïkh arabe, très indépendant, se révolte constamment.
Sous Sargon (721-705) on trouve cité Pir'ou, roi de Mousri;
il se révolte et il est châtié. Le rapprochement de Mousrî
avec le nom sémitique de l'Egypte, d'une part, et de Pir'ou
avec l'appellation également sémitique des rois d'Egypte,
Pharaon, est bien singulier. Cependant, au rapport des au-
teurs musulmans eux-mêmes, il y eut des rois arabes qui
portèrent le nom de Far' (Fir', Fari'), qui est la même chose.
Ces mêmes textes (la grande inscription de Khorsabad)
nomment une reine des Arabes, Chamsi, et Itamara le
Sabéen, qui n'a pas le titre de roi. Il semblerait, pour ce
dernier, qu'il n'y aurait pas de rois sabéens à cette époque ;

(1) Revue sémitique, t. XI, 1903. p. 301 et suiv.


HISTOIRE PRIMITIVE DE L ARABIE 17

mais cola no prouve rien, c;u\ ainsi que 1 ';■ fait remarquer
M. Dussaud, dans les textes de Tiglat-Pileser III 738 et
7-i'i . Panammou est appelé « le Samaléen », bien que les
textes de Zindjirli, gravés sous son règne, lui donnent la
qualification de roi ; la seule conclusion à en tirer, < < si que
ce dernier titre n'était pas reconnu à ces primes par la chan-
cellerie de leur suzerain.

L'inscription d'Asar-IIaddon, où l'on a voulu voir le récit


d'une campagne en Arabie, présente des indications intéres-
santes.Le roi d'Assyrie raconte que, dans sa dixième exp< -
dition, il s'est tourné vers un peuple dont le nom assyrien
manque, à raison d'une lacune, mais qu'on nomme Kusi et
Musur dans une autre langue dont le nom esl également ab-
sent. Les Kouchites sont bien l'Ethiopie, non encore colo-
nisée par des Sémites, bien entendu Cela n'a eu lieu que
beaucoup plus tard), et ses colonies sur les deux rives de la
mer Rouge; il faut bien admettre ce dernier point, sinon on
ne pourrait comprendre comment Ba'al, roi de Tyr,se serait
fié à Tarkoû, roi de Kusi, son ami, c'est-à-dire son allié.
Asar-Haddon fait le siège de Tyr ; puis il expédie son camp
de Musnr vers Meluhha ; ce passage est difficile à com-
prendre, car on ne sait point ce qu'est Meluhha. Ensuite
vientle récit de la traversée du désert ; le roi se rend jus-
qu'à la ville de Rapihi Rafâh) à côté du ruisseau de Musur
le ruisseau d'Egypte, Wâdi'l-'Arich, appellation tradition-
nelle de la limite entre Chanaan et l'Egypte . lieu où il n \
a pas de fleuve ». Les soufi'rances et les privations de l'armée
obligent les troupes à boire l'eau des puits. Ensuite il est
question des « chameaux des rois d'Aribi » fournis évidem-
ment par leurs propriétaires pour la traversée du désert où
l'armée rencontra des serpents à deux têtes qui causaient
une blessure mortelle I .

Comme l'a fait à juste titre remarquer M. J. Halévy, il


semble bien que ce texte relate m xpédition à travers le
désert qui sépare l'Egypte de la Palestine el dont la tra-

(1 Comparer re que dit Hérodote II. 7:, h 111,107, 109 lea serpenta
ailée <lr l'Arabie.
48 HISTOIRE DES ARABES

versée a toujours offert de grandes difficultés aux armées


qui s'v engageaient : c'est ainsi qu'Hérodote (III, 7), en par-
lant de l'armée de Cambyse, qui avait à traverser le même
désert pour entrer en Egypte, nous apprend que le roi des
Perses s'entendit avec celui des Arabes pour pouvoir le fran-
chir.
C'est en effet le seul endroit, comme le fait remarquer le
père de l'histoire, « par où il soit possible de pénétrer en
Egypte », par terre, en venant de la Syrie ; « c'est un vaste
désert d'environ trois jours de marche, d'une très grande
sécheresse et aridité ». Gambyse, suivant les conseils de
Phanès d'Halicarnasse, ce chef des troupes auxiliaires grec-
ques d'Amasis qui, mécontent du Pharaon, s'était enfui chez
les Perses, « fit prier par ses ambassadeurs le roi des
Arabes de lui procurer un passage sur, et il l'obtint après
qu'on se fut juré une foi réciproque. Lorsque le roi d'Arabie
eut conclu le traité avec les ambassadeurs de Cambyse, il fit
remplir d'eau des peaux de chameaux et en fît charger tous
les chameaux qu'il y avait dans ses Etats. Cela fait, on les
mena dans les lieux arides, où il alla attendre l'armée de
Cambyse ». Le parallélisme absolu du récit d'Hérodote et
de l'inscription d'Asar-Haddon montre qu'il s'agit, dans les
deux cas, de la traversée du désert d'el-'Arich entre l'Egypte
et la Palestine.
Piois de Qatabân. — Les inscriptions de Qatabân connues
proviennent de la région située entre Ma'reb et Chabwat.
Avant les rois, il y eut des moukarrabs, tels que Yada'ab
Dhabyàn et Chahîr Yagoùl ; puis les rois Yada'ab Dhabyàn,
probablement le moukarrab devenu roi ; Chahîr Yagoùl You-
hargib qui n'est pas le même que le précédent, car le nom
du père est différent, Warawil Ghaîlàn Yuhan'im, contem-
porain de Karibaïl AYâtir, moukarrab de Saba, Chahîr
Ghaîlàn.
Vers 30 après J.-C, il y a un royaume de Qatabân indé-
date. pendant ;il n'est plus nommé postérieurement à cette

Rois du Hadramaut. — Le Hadramaut, avec son principal


port de Kané, entrepôt du transit de l'Inde, et sa capitale
Ill-l OIRE PRIMITIVE DE I. \l: M. IL 19

Ghabwat, l'ancienne Sabota, était une dépendance «lu royaume


de Ma'în ; une des branches de la dynastie royale v régnait
<'t c'est à elle que l'on doit rattacher les nom-, de Çadouq-îl
et de son petit-fils Ma'dî-Karib, contemporain de sou cousîe
Abîyadi Yâthi', roi de Ma'în, qui vivail au moment de l'inva-
sion des Perses en Egypte (525 av. J.-G. . Puis un long
silence, et enfin on retrouve le nom du Hadramaut dans la
titulature des rois de Saba.
D'autres places encore ont eu des rois locaux, plus ou
moins vassaux d'États plus considérables ; ainsi Kaminahoû,
visitée par J. EJalévy, entre Yrthil et Ma'în, Haram, à l'est,
sur le Khârid, la tribu de Sam'â, Maryab, Arbâ', Ausân,
les tribus <!<• Mawân, Noûchân, Ila'nàn (ou er-Ra'u
L'histoire légendaire du Yémen a pour point de départ les
allusions qui y sont faites dans le Qorân, savoir : ■• le peuple
de Tobba' 1 ». Bilqîs 2), la destruction de Ma'reb par la
chute de la digue 3).
Deux groupes sont à déterminer dans la légende musul-
mane :les histoires relatives à la dynastie de Zhafâr celles
des Tohba' et l'histoire légendaire des temps préhisto-
riques.
Les vagues souvenirs que les indigènes onl pu conserver
de ces anciens temps se trouvent complétés par les listes de
rois retrouvées sur les inscriptions, depuis que les rois de
Saba et de Dhou-Raïdân ont pris le titre plus complet de
rois de Saba, Dhou-Raïdân, Hadramaut el Yéménât, c'est-à-
dire depuis le règne de Chamir Youhar'ich, commençant
entre 27i et 281 de l'ère chrétienne, rladhâd, roi de Ma'reb,
institue sa fille Bilqîs en qualité d'héritière de son trône,
mais il désigne comme le plus capable de succéder à celle-ci
Yâsir ben Ami', le Yâsir Yuhan'im des inscriptions, d'une
autre origine que la lignée royale, et qui peut-être gouver-
nait déjà du vivant de Bilqîs.
Yâsir Yuhan'im envoie dans le Maghreb une armée qui est
engloutie dans le sable; il fait dresser une statue d'airain
1 Qor., ch. XI. I\ . v. 36, el L, v. L3.
(2 Qor., ch. XXVII, v. 22-46.
B Qor., ch. XXXIV, v. 14-18.
50 HISTOIRE DES ARABES

avec l'inscription en caractères rnosnad (sabéens) : « Il n'y a


pas de chemin au delà. » Chamir détruit la capitale de la
Sogdiane, nommée depuis Samarcande. El-Aqran, son fils,
mène des expéditions dans le territoire des Romains et y est
enterré. Son (ils est Tobba', le premier de cette série; il
guerroie contre les Turcs, se met en route en passant entre
les deux montagnes de Tayy Adjà et Selmà), arrive en
Chine par Anbar et laisse dans le Tibet des troupes dont les
descendants vivent encore là-bas.
Melikî-Karib, faible et peu guerrier, eut pour fils As'ad
Abou-Karib, grand astrologue et guerrier, tué par des-
peuples révoltés. Après lui viennent ses deux fils Hassan et
'Amr, dont le second porte le surnom de Maulhabân
« perclus, sédentaire ». Puis un interrègne : Abd-Kulàl ben
Mathwab était chrétien, mais secrètement, sinon il aurait
changé son nom théophore contre un autre mieux approprié ;
il régna soixante-quatorze ans. On trouve bien une inscrip-
tion clans laquelle un Abd-Kulàl invoque Dieu sous l'appel-
lation d'er-Rahmân qui paraît spéciale aux chrétiens d'avant
l'Islam, mais il n'est pas sur que ce soit le même.
Un fils de Hassan, nommé Tobba', aurait régné après lui,
selon Ibn-Qotéïba, mais la légende ne le nomme pas comme
roi ; ensuite vient le fils d' 'Abd-Kulàl, nommé Marthad ;
après lui le Yémen échappe aux Himyarites.
On trouve dans Tabari un récit qui pourrait bien être
l'origine de la légende qui fait du roi Chamir un conquérant
de l'Asie centrale. Tobba', fils de Hassan, envoie le fils de sa
sœur, el-Hârith ben Amr ben Hodjr el-Kindî, dans le terri-
toire de Ma'add et du côté de Hîra; puis lui-même se rend
dans cette dernière ville pour défendre le Kindite,son neveu,
contre le Sassanide Qobâd; sans trop s'avancer, il reste dans
le voisinage de la ville et envoie contre le roi de Perse le
fils de son frère, Chamir Dhou'l-Djanàh, et Qobâd périt; puis
le roi arabe expédie Chamir vers le Khorasan, en même temps
qu'il dirige son propre fils Hassan vers la Sogdiane ; un
autre neveu à lui, Ya'four, prend la direction du territoire
romain, et fait campagne contre Rome et Constantinople.
L'expédition de Chine, menée par Hassan, rapporte de riches.
HISTOIRE PRIMITIVE DE L ARABIE 5]

trésors; Tobba' rentre dans son pays el y meurt apn


embrassé l'islamisme 1 .
Ce roman est peut-être un écho populaire des récits
rapportés en Arabie par des mercenaires arabes el yémé-
nitcs au service de rois de Perse, que le besoin de défendre
la frontière du nord-est toujours menacée par les nomades
turcs avait obligé les Perses à cantonner sur les bords
l'< >xus et du Yaxartes.
Légende de LA digue de Ma'reb. — Placés en face des
ruines de la digue de Ma'reb, donl la destruction est men-
tionnée dans le Qoràn, les Arabes se demandèrent, sans pou-
voir y répondre, quel était l'auteur de ces constructions. I
Himyarites racontaient que le mérite en revenait à Bilqîs,
reine de Saba, dont il était fort naturel d'admettre qu'elle
était la même que la célèbre reine de Saba qui vint rendre
visite à Salomon ; les autres habitants du Vémen disaient

toutefois que celte reine n'avait fait que réparer la digue, i l


que la construction en remontait au fabuleux Loqmân,
second fils d'\Ad. Le nom de ce monument, dans le Qoran,
est '(irim : c'est le mot himyarite qui signifie ci digue el
figure en effet dans les deux inscriptions relevées par < llasi r.
Les Arabes en ont fait un nom propre : séïl el-'arim désigne
la destruction de la digue de Ma'reb, emportée par les flots
(Qorân, ch. XXXIV, v. I 5 .
Il est incontestable que la prospérité de la contrée était
intimement liée à l'existence de celle digue; inhabitable
avant son installation, elle es1 restée presque inhabitée
depuis que Variai n'existe plus. La tradition dit que l'idée
du barrage vint de ce que l'eau des pluies formait dans
les montagnes des torrents désastreux qui disparaissaient
presque aussitôt qu'ils s'étaient montrés. Quand on <-u t
capté les eaux qui dévalaient des hauteurs, la situation
changea d'aspect. Le pays se couvrit de jardins el de prai-
ries ;on dit même qu'un voyageur pouvait le parcourir en
entier à l'ombre, tellement les arbres se pressaient les uns
contre les autres; un vrai paradis, tel <[u«- l'imagination

l) Tabari, Annule*. I. 881-892; Hartmann, A rab, Frage, p 193.


H1STOIHE DES VKABES

plaît à en créer dans les pays inondés de soleil. Un person-


nage mythique, 'Amr ben Amir. surnommé Mozaïqiyâ de
la racine mazaq, « déchirer », à cause de son habitude de
déchirer ses vêtements chaque soir, ne voulant pas les
porter une seconde fois, conte populaire forgé sur la signi-
fication du nom , qui appartenait a la tribu d'Azd et gouver-
nait à Ma'reb, fut avisé miraculeusement de la prochaine
rupture du réservoir : il quitta le pays avec la tribu d'Azd et
une o-rande partie des tribus yéménites, qui émigrèrent vers
le nord où elles entrèrent en contact avec les Arabes descen-
dant de Ma'add. Son frère Wmràn.qui était devin, avait pour
femme Zharîfat el-Khéïr, également devineresse, qui eut un
sono-e : elle vit un gros nuage d'où sortirent des éclairs
nombreux; la nuée creva, des torrents d'eau se répandirent.
Zharîfa en conclut la disparition prochaine du réservoir
qui abreuvait le pays. Sur ses indications. Amr alla visiter
la digue et vit un rat qui détachait avec ses pattes un bloc
que cinquante hommes n'auraient pu remuer. Sur alors que
la prospérité du pays était terminée, il se décida à partir,
et entraîna avec lui les habitants du pays.
Légende de Dhou->i'owas. — En himyarite, Dhou-Xowàs
signifie « possesseur d'une localité ou d'un château nommé
Nowâs », tandis qu'en arabe classique il est difficile de le
prendre pour autre chose que « le possesseur de longues
boucles de cheveux pendantes». Il n'en faut pas plus pour
que, l'imagination aidant, il se crée toute une légende, en
l'absence de souvenirs historiques. Néanmoins il est curieux
que ce roi soit désigné sous le nom de son pays ou de son clan,
au lieu de son nom propre, qui est inconnu ; cela a pu faire
penser que, contrairement à la tradition, qui voit en lui un
descendant de la famille légitime, il pouvait être un intrus.
Il adopta le judaïsme et persécuta les chrétiens, sans doute
pour des motifs politiques. On raconte que, pendant une
expédition en Syrie de Hassan, roi de Saba, un individu,
nommé Dhou-Chanàtir, s'empara du trône qu'il souilla par
des actes honteux; il attirait dans son palais les jeunes gens
des pi emières familles du pays et satisfaisait sur eux ses pas-
sions ignobles. Un prince de la famille royale, introduit
HISTOIRE PRIM11 IVE DE I \l:\l:ll.

auprès du roi, 1<" frappa d un poignard qu'il avail caché -"li-


ses vêtements, lui coupa la tête el proclama sa vengeance
sur la élurent
l\ i;ni. place publique. L'armée et le peuple, délivrés du
roi son meurtrier.
LÉGENDE DE LA PERSÉCUTION DES CHRÉTIENS DE NEDJRAN. —
Dhou-Nowâs appartenait, comme nous venons de le dire, à la
religion juive; peut-être portait-il les cheveux des tempes bou-
clés, àla façon des Juifs de Pologne, ce qui expliquerait le
sens donné à son surnom par les Arabes. Il voulut conver-
tir les habitants de Nedjrân, <|ni étaient chrétiens; comme
ils refusèrenl d'apostasier, Dhou-Nowâs lit creuser des
fosses profondes okhdoûd dans lesquelles on alluma de
grands feux, et vingt mille personnes y furent jetées. Toul
cela découle d'un passage du Qorân ch. LXXXV, v. 'i
amplifié par !«■> commentateurs et interprété par le vague
souvenir d'un fait qui semble historique : la prise de
Nedjrân par Dhou-Nowâs en 523 de noire ère, à laquell
allusion la lettre de Siméon, évêque de Beth-Archâm 1 . Le
chel sabéen y était entré sur la foi d'un traité: à peine maître
de la ville, il la li\ ra .ni pillage et lit brûler l'église .i\ ec les
prêtres et le peuple qui s'\ étail réfugié; les ossements de
l'évéque Paul, morl en odeur de sainteté, furent dél
et jetésdans un bûcher. Revenons à la légende. L'un de
qui échappèrent au supplice alla se réfugier ;i la cour de
l'empereur de Constantinople : celui-ci, saisissant cette
occasion il entrer en rapports avec le pays inconnu d'nu pro-
venaient les aromates, el que l'expédition manquée d'Aelius
Gallus avait rendu encore plus mystérieux, entra en corres-
pondance avec l<" roi d'Abyssinie, qui était chrétien. Une
expédition fut résolue : il esl clair que les Romains mirent
une flotte à la disposition des Éthiopiens, qui sans cela
auraient été fort embarrassés de traverser la mer !!■
Sous les ordres d'Aryât, le corps expéditionnaire mil en
fuite les Sabéens pris à ('improviste. Dhou-Nowâs, ne
voyant aucun moyen d'échapper, poussa son cheval dans la
mer et s'\ noya. Ce fut la lin du royaume sabéen; le V< n
1 1 A--i mwi. Bibl, or.. I, :;.;i
54 HISTOIRE DES ARABE-

devint une province dépendant de l'Abyssinie. Procope [De


bello persico, 1. I, ch. xx nomme Esimiphaios Somaïfa',
nom attesté par des inscriptions), le lieutenant du Négus
chargé de gouverner le Yémen.
Légende d'Abraha. — Arvàt vit se soulever contre lui un
de ses officiers, nommé Abraha, autrefois esclave d'un mar-
chand romain à Adulis, et qui lui proposa un combat singu-
lier en présence des deux armées rangées en bataille tac-
tique familière à l'épopée iranienne, qu'on est bien étonné
de rencontrer en pareils lieu et temps .Arvàt consentit, mais
il fut poignardé par un esclave au moment où il venait de
couper avec son sabre la figure de son adversaire, depuis
lors surnommé el-Achram au nez fendu . Abraha, devenu
maître du Yémen, fit élever à Çan'à une église si belle qu'elle
est restée connue sous le nom par excellence d'el-Qalîs
[ecclesia . Deux Arabes païens de la tribu des Qoréïchites
souillèrent le sanctuaire, une veille de fête, en y déposant
des excréments. Abraha, ayant su quels étaient les auteurs
du sacrilège, jura d'aller démolir le temple de la Ka'ba pour
mettre fin aux réunions annuelles qui s'y faisaient. Il ras-
sembla une armée considérable dont il prit le commande-
ment, monté sur un éléphant que la légende appelle Mah-
moud (d'où mammouth et qui est resté célèbre dans les
souvenirs de l'Arabie antéislamique: un chapitre du Qoràn
s'appelle soùrat-el-Fil, du mot pîl « éléphant » emprunté
au persan.
Arrivé à Tàïf, Abraha razzia tous les troupeaux des gens
de la Mecque, parmi lesquels se trouvaient deux cents cha-
meaux appartenant à 'Abd-el-Mottalib, le grand-père de
Mahomet. Celui-ci alla les réclamer au général abyssin,
qui crut que le suppliant venait lui demander d'épargner le
temple, source de la richesse du pays. « Les chameaux sont
à moi, répondit le Mecquois, et la Ka'ba appartient à Dieu
qui saura bien la défendre ; on a déjà essayé de la détruire,
mais sans succès. » Abd el-Mottalib, ayant obtenu la restitu-
tion de ses chameaux, se retira dans les montagnes ainsi
que les autres habitants de la ville. Abraha voulut entrer
à la Mecque, mais l'éléphant sur lequel il était monté s'y
HISTOIRE PRIMITIVE PE I. VRABIE

refusa absolument. Si on le tournait du côté de la Syrie ou


du Yémen, il se mettait en marche d'un |>;is allègre; dès
qu'on le ramenait vers la Ka'ba, il s'agenouillait comme
pour en adorer le véritable maître. L'armée abyssine battit
en retraite, et fut décimée parles oiseaux abâbîl \ Qor., C\
dont chacun portait dans le bec une petite pierre de la gros-
seur d'une lentille qu'il laissa tomber sur les soldats; ceux-ci
lurent transpercés par ces frondes d'un nouveau genre. Tous
ceux qui échappèrent périrent dans le désert; Abraha, rentré
à Çan'â, ne tarda pas a y périr d'une douloureuse maladie.
Ses deux fils, Yaksoûm et Masroûq, lui succèdent l'un
après l'autre : débauchés, tyrans, ils mécontentèrenl leurs
sujets arabes, qui complotèrent une révolte et chargèrent
Séïf, fils de Dhou-Yazan, d'aller négocier leur déln ranceavec
les Romains et les Perses. Auprès des premiers, nue ambas-
sade de ce genre n'avait aucune chance de réussir : les Abys-
sins étaient leurs alliés naturels. Séïf se tourna vers la
l'erse, où régnait Chosroès II (Khosrau Parwiz . Reçu dans
la grande salle d'audience de Ctésiphon qui, maigre les
teniblements de terre, est encore en partie debout aujour-
d'hui (Tâq-Kisra au sud de Bagdad), Séïf eut a vaincre les
répugnances du monarque, qui craignait d'aventurer ses
troupes dans un pays aride ; mais en distribuant immédiate-
ment au peuple les présents que lui offrait le souverain, le
chef arabe lui lit croire que l'or et l'argent étaient dans son
p;i\ s ;ni-s[ abondants que les pierres des montagnes. Wahriz
fut mis à la tète des troupes perses qui débarquèrent au
Yémen, et dans une bataille qui eut lien. Masroûq fut percé
d'uni' flèche lancée par le général perse. Depuis lors le YémeD
fut gouverné par les l'erse-- après l'avoir été par les Abys-
sins; cet état dura jusqu'à la conquête musulmane.
B6 HISTOIRE DES ARABES

Rois de Ma in.

I. Yatha'il Çâdiq. Abîkarib Yàthi'.


\Ammiyada' Nâbit.
Waqah-il Yàthi'.
IV. Ilîyafa' Riyàm.
Hifnum Yâchir.
Ilîyafa' Riva ni. Haufà'atht.
II. Ilîyafa1 Yàthi'. ada'ib
Abîyîkar
V. Khâl . Çâdiq.
Abîyada' Yàthi'.
Waqah-il Riyàm.
Hifnum Çâdiq. H if n Yàthi'.
VI. Yatha'il Riyâm.
Ilîyafa' Yatoùch. Tobba'karib.
III. Ilîyafa' Wâqih. Hifnum.
Y II. Abîyada'.
Waqah-il Çàdiq.

MlKARRABS.

I. Dhamar'alà. Sumhu'alà Yanoûf.


Sumhu'alà Yanoûf. Yatha'amar Wâtir.
Yadail Bayyin.
Kariba'il "Wà l ii".
Yatha'-amar Rayyin. III. Yatha'amar.
Karibaïl Rayyin.
II. Sumhu'alà.
Yadail Dhàrih. Sumhu'alà Yanoûf.
Yatha'amar Wàtir.

Rois de Sara.

I. Sumhu alà Dhàrih. Anmârum Yuhamin.


Ilicharah. Dhamar'alà Dhàrih
Karibaïl. Nachakarib Yuhamin.
II. Yatha'amar.
Karibaïl Wâtir. Wâtirum Yuhamin.
Yadail Rayyin.
III. Wahab-il Yahoûz. Yakrubmalik Wàtir.
Karibaïl Wâtir Yuhan'im.
IV. Wahab-il. Yarim Aïiiian.
HISTOIRE IMUMI riVE DE I. \l: \l;ll.

Dynastie des ^amdanides de Saba.

Aus-Lât Rafchân. ( Cha'ïr Autar, /,.. .......


[ ...
Yanm Annan. ., Aiman,
( Yanm k ) til-d Alhan.
Bârig Yuharhib.
( Alhàn.
Autre groupe.

Fari'Yanhab. Nacha-Karib Yaman Yuhar-


Ilicharali Yahdib ) „, hib.
' . • • ) ses (ils.
1 a/il Uavvin.

Rois de Saba et ni Hadramaut.

1. Yâsir Ynhan ini (vers 270 Hâlik-amar.


J.-C). Dhamar'alâ Dhârih.
Chamir Yuhar'ich vers II. La'z Naufân Yuhaçdicp
281 . Yâsir Yuhaçdiq.
Dhamar'alâ Bayyin. Dhamar'alâ Yuhabirr Yah-
Kaiiliail Wâtir Yuhan'im. bar .

Dynastie Himyarite.

Malikîkarib Ynliainin vers I Luhaï'at Yanoûf i80 510?


378 . ) Dhou-Chanâtir.
Dhâri-Amar
.. .. Aïman,
. . . ) ses [ils.
... [V Ma'dî Karib Yan'ani.
Abou Karib As ad, ) Dhou-Nowàs renversé eu
( lharahbîl Ya'four iS I . 525
Charahbîl Yakkuf i60-480 ?)

Rois de <v> mai; vn.

^i ada .il» I >habyân. Abichabam.


( lhahîr ^ agoûl. ( lhahîr ( ihailân.
I Laufâ'amm. Bi a mm.
Ghahir Yagoûl Yuhargib. Dhamar-'alâ.
\\ .naw-il ( ihailân Ynlian un. Yada ab Yaaroùl.
53 HISTOIRE DES ARABES

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L. Littmann, Zur Entzifferung der thamudenischen Inschriften, nebst
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L. Gaetani. Studi di sioria orientale, vol. 1, Islam e Cristianismo,
lArabia preislamica, gli Arabi antichi, in-8, Milan, 1911.
CHAPITRE IV

LES ROIS DE GHASSAN ET DE H1RA

Rois de Ghassan. — La famille de Ghassan, que nous


voyons dominer sur les limites de la Syrie au sixième siècle,
était originaire <lu sud de l'Arabie. Elle tirait son origine
d'Ami- ben 'Amir, surnommé Mozaïqiyâ, que les habitants de
Yathrib reconnaissaient aussi comme un de leurs aïeux. < .'< si
Djafna, fils d'\Amr, qui est l'ancêtre éponyme de la famille,
d'où l'appellation de Filsde Djafna familièreaux poètes anté-
islnmi [u ;s. Le premier d \ cette famille qui porta le titre de roi
fui Abou-Chamir el-Hàrith ben 'Amr, qui portait le surnom
de Moharriq connu également par la dynastie <\<^ Lakhmides
de Hira. lue bataille gagnée sur les Dadjâ'ima pi. de
Dodj'om, descendants du Zôxo|ioç de Sozomène , chrétiens et
phylarques de Syrie, donna à la famille de Ghassan une pré-
pondérance quifut reconnue par l'empereur Anastase V-'l-
518 . Djabala est c it ■ par Théophane comme ayant fait des
incursions en Palestine vers l'an 500; c'esl lui qui esl pro-
bablement lepère d'el-Hârith ben Djabala.
El-Hârith esl le premier prince de la dynastie dont l'exis-
tence soit historiquement sûre. En avril 528, au rapport de
Jean Malala, il défait le roi de Hira, el-Moundhir. Comme
phylarque de Palestine, il prend part à la lutte «outre les
Samaritains r< voltés 529 . Pour enrayer les entreprises d el-
Moundhir, chef des Arabes inf lés à l'empire sassanide,
Justinien lui donne le titre de roi et le met à I i tête d'un
groupe ni de Bédouins. Il combattit les Perses sous Béli-
6ii HISTOIRE DES ARABES

saire, qui perdit la bataille, le 19 avril 531. Dix ans plus tard,
il accompagnait encore le grand général byzantin; il passa
le Tigre avec lui et s'en retourna après avoir ravagé le pays.
Entre temps il luttait contre Hira; il défendit contre el-
Moundhir les tribus arabes du désert de Palmyre que celui-
ci voulait contraindre cà lui payer tribut, et lui livra bataille
sur la slrata ou route militaire de Damas cà Palmyre ; dans
une autre lutte (vers 54 V un de ses fils tomba aux mains d'el-
Moundhir et fut sacrifié à la déesse el-'Ozzà, au dire de
Procope ; une grande victoire juin 554) à El-IIiyàr près de
Qinnasriu le débarrassa de son ennemi, qui resta sur le
champ de bataille. En novembre 563, el-Hàrith se rendit à
Gonstantinople pour y régler, d'accord avec l'administration
impériale, l'ordre de succession de ses fils; l'apparence im-
posante du phylarque bédouin produisit sur le peuple et
jusque dans l'entourage de l'empereur la plus profonde et
la plus durable impression. Il y obtint la nomination de
Jacques Baradée et de Théodore en qualité d'évèques pour
les territoires syro-arabes, où les monophysites étaient en
majorité, assurant ainsi un point d'appui à cette hérésie, me-
nacée de disparaître devant l'hostilité des orthodoxes. Si
l'histoire de Samau'al ben Wdiyà, seigneur deTéïmà, auquel
Imrou'oul-Qaïs avait confié ses cuirasses et qui refusa de
trahir ce dépôt, a quelque fondement historique, c'est au
même el-Hârith qu'elle se rapporte.
El-Hàrith ben Djabala mourut, probablement en 569 ou
tout au plus au commencement de 570, après quarante ans
de règne; il fut remplacé par son fils el-Moundhir (Ala-
moundaros des historiens byzantins) qui eut affaire, dès le
début, avec les entreprises des Arabes de Hira ; il vainquit
leur roi Qâboûs le 20 mai 570, probablement à 'Aïn Obâgh,
lieu et combat célébrés par les poètes ; mais il ne fut pas
soutenu par l'empereur Justin II qui, non content de lui sup-
primer les subsides qu'il recevait, voulut encore le faire
périr par ruse. Aussi el-Moundhir se révolta-t-il et resta-t-il
trois ans sans obéir aux ordres de Constantinople. Les
Arabes inféodés aux Perses ayant rej ris l'avantage et pil-
lant les territoires romains, il fallut bon gré mal gré se rac-
LES ROIS 1)1". GHASSAN Kl DE llll<\ CI

commoder avec le phylarque ; la réconciliation eut lieu au


tombeau vénéré de Saint-Serge à Ftoçâfa Sergiopolis), où le
patrice Justinien avait été spécialement envoyé. La morl de
Justin (6oct. 578) facilita le rapprochement, el quand, deux
ans plus lard, le n>i bédouin se rendit dans la capitale avec
deux de ses fils, il fut reçu avec de grands honneurs par
l'empereur Tibère 11 qui remplaça le diadème iklîl que
portait jusque-là le chef arabe par une tiare tâdj). Un coup
heureux le mit en possession de Hîra, qu'il brûla en emp< r-
tai;t un riche butin ; le souvenir de cetévénemenl a été con-

servé dans les vers d'un poète <|ni appartenait au parti


vaincu, le chrétien 'Adi ben Zéïd : celui-ci ne manque pas
de rappeler (pic si el-Moundhir a réussi dans son entreprise,
c'est que le roi de Hîra était absent.
Cependant, comme on lui attribuait, à Constantinople,
l'échec de la campagne de 580 dirigée par le comte d'Anato-
lie, Maurice, qui avait trouve rompu le grand pont sur
l'Euphrate et expliquait ce fait par des intelligences entrete-
nues avec l'ennemi du côté du prince de Ghassan, on résolul
de s'emparer de lui, et l'on profita de l'inauguration de
l'église de Hawârin, dans le désert entre Damas el Palmj re,
pour se saisir de sa personne; il fut d'abord interné dans la
capitale, puis exilé en Sicile sous le règne de Maurice.
Son arrestation ayant entraîné la suspension des subsides
payés a sa famille, ses quatre fils se soulevèrent sous la
direction de l'aîné, en-No'mân, ravagèrent le pays <'t effrayè-
rent tellement la garnison de Bostra qu'elle leur remit les
armes de l'arsenal et les biens laissés par leur père. Ti-
bère II, qui vivait encore, organisa une expédition dirig
par le syrien Magnus, qui attira en-No'niân dans une entre-
vue et le garda prisonnier; transport"' a Constantinople, il
y fut interné.
Le groupement des Arabes sur les frontières romaines,
si péniblement obtenu, se rompit du coup: les tribus
fractionnèrent en quinze parties sous des chefs différents,
dont la plupart reconnurent la suprématie des Perses. L'anar-
chie se rétablissait dans le désert, et ceux <|ui étaient p is
a l'ennemi offraient encore le plu^ grand danger pour les
Q2 HISTOIRE DES ARABES

frontières. Parmi les chefs de la famille de Djafna qui sont


cités par les poètes et en particulier Nâbigha edh-Dhobyàni,
il convient d'admettre l'existence d'un el-Hàrith le jeune,
dont le fils 'Amr ben el-Hàrith a été également l'objet des
louanges des versificateurs ; le frère de celui-ci, en-No mân,
est encore cité par Nâbigha. La conquête de la Syrie par
Khosrau Parwiz (613-614) mit fin au royaume des Ghassa-
nides.
L'histoire musulmane nous parle encore d'un descendant
de la famille de Djafna, Djabala ben el-Aïham, qui régnait à
Doùniat el-Djandal et lutta contre le général Khâlid; nous
ignorons quelle parenté il y avait entre lui et les anciens
phylarques romains.
Les Lakiimides a Hira. — L'État de Ilîra a été fondé, non
loin de l'Euphrate et à l'ouest du fleuve, sur l'emplacement
près duquel se voient encore les ruines de Koùfa, ville qui
ne remonte qu'aux premières années des conquêtes musul-
manes, par les Arabes de Tanoûkh. Les habitants de cet le
ville, du temps des Perses, se composaient de trois éléments,
entrant dans la composition de sa population en parties sen-
siblement égales, à savoir: les Arabes de Tanoûkh, du
moins ceux d'entre eux qui avaient renoncé à la tente pour
se loger dans des demeures fixes, les 'Ibâd, qui étaient des
Arabes chrétiens entourant leur évêque, et des confédérés
qui étaient venus occuper une partie de la ville et n'appar-
tenaient pas aux deux catégories précitées. Hira est un mot
emprunté à la langue syriaque, où il signifie « bergerie »
et par suite « enclos défendu par des haies », ce qu'on
appelle, en Afrique centrale, une zeriba. C'était un lieu de
refuge où se retiraient, à l'abri des poursuites, ceux qui
pour une raison quelconque ne pouvaient plus rester au
sein de leur tribu ou qui cherchaient, en cultivant les
champs arrosés par l'Euphrate, des moyens de vivre que le
désert leur refusait. Aussi non seulement les confédérés,
mais encore les chrétiens relevaient de tribus différentes ;
Tanoûkh elle-même était composée d'éléments divers prove-
nant des Bédouins de l'intérieur, Nedjd et Tihâma.
C'est vers le milieu du troisième siècle de notre ère que
LES ROIS DE GHASSAN ET DE H IRA

l'on voit se former le royaume de Hîra, lorsqu'il entre en


conflit, d'après les traditions arabes, avec la reine Zabbâ,
qui est la Zénobie de Palmyre. Les premiers princes
nommaient Mâlikben Fehm, 'Amr ben Fehm, visiblement le
frère du précédent, et Djadhîmat el-Abrach. Ces rensi igne-
ments n'ont d'ailleurs aucun fondement historique, sauf
peut-être pour le dernier, à cause de ses rapports a\ ec Zabbâ :
mais ce qu'en disent les Arabes n'est que des légendes <'l
des contes populaires.
Pour expliquer comment le pouvoir est ensuite passé à la
dynastie dos Lakhmides, la tradition arabe cite le roman
de Adi le Lakhmide, qui, se trouvant dans la tribu d'Iyâd,
devient amoureux de Raqâch, sœur de Djadhîma, profite
d'un moment d'ivresse de la part de Djadhîma pour obtenir
son consentement au mariage et s'enfuit devant la colère du
roi revenu à lui. Le lils né du mariage, 'Amr, esl enlevé
par les djinns, revient quelque temps après et, à la mort de
Djadhîma, devient son successeur. Il est difficile de déter-
miner l'époque où eut lieu rétablissement de la dynastie,
peut-être a la fin du troisième siècle, sous le roi Sassanide
Sapor Ier.
Son nom de Lakhmides provient de la tribu de Lakhm

à laquelle appartenait 'Amr lien 'Adî ; on l'appelle aussi 6 la


famille de Moharriq » sans qu'on puisse s'expliquer
nom, qui semble un nom propre et non un surnom. le
brûleur», car en ce cas il serait précédé de l'article. Amr
ben llind a été désigné ainsi et avant lui les deux Imrou-oul-
Qaïs. In passage du diwan de Djérir où se trouve l'expres-
sion labd Moharriq, « l'esclave de Moharriq », a lait penser
que ce nom pouvait désigner une divinité païenne sur la-
quelle nous n'avons pas d'autres renseignements : mai- e esl
aussi le nom d'un personnage mythique de 1 antiquité
païenne, auquel les poètes font allusion, sans que nous en
sachions davantage.
Après Amr ben 'Adi, l'on nomme Imrou-oul-QaïS sur-
nommé el-bèd' « l'origine o ou « le commencement . i est-
à-dire le premier qui fut roi. Le vague souvenir qu'en avaient
conservé les traditions arabes a été soudainement mis en
Ci histoire nr:s arabes

pleine lumière par la découverte des ruines de son tombeau,


à en-Némâra, dans le Çafà (Syrie centrale) et par la lecture
de l'inscription en caractères nabatéens et en langue arabe
mélangée d'expressions syriaques, qui est maintenant au
musée du Louvre. Par cette inscription, nous apprenons la
date de sa mort 7 décembre 328). Il y est appelé « celui qui
ceignit la mitre », ce qui veut dire que sa souveraineté était
fondée sur une investiture d'origine perse. Il parait avoir
poussé ses conquêtes et ses expéditions fort loin dans l'inté-
rieur de l'Arabie, car non seulement on mentionne les deux
tribus d'Asad, celles de Nizâret de Madhhidj, non seulement
on note la soumission de la tribu de Ma'add, celle que les an-
ciensontle mieux connue, mais encoreil est questiondu siège
et de la prise probable de « Nedjrân, la ville de Chamir »,
dans l'Arabie méridionale ; Chamir est Chamir Youhar ich.
roi du Yémen. La date fournie par l'inscription donne une
haute valeur à la chronologie de Tabari, en ce qui concerne
les quatre successeurs d'Imrou-oul-Qaïs Ier ; les quatre-
vingt-dix ans de règne qu'il leur donne correspondent exac-
tement au temps écoulé depuis la mort du premier roi de

Hîra jusqu'à celle de No'mân Ier.


Son fils, Amr II, lui succéda. La liste d'Ibn el-Kelbi, qui
nous a été transmise par Tabari, fait intervenir ensuite un
■certain Aus ben Kallàm, sur lequel nous savons peu de
chose; c'est un interroi, il n'est pas de la lignée rovale,
on en fait un Amalécite, expression très vague; son règne
a pu s'établir à la faveur des troubles qui ont suivi la mort
du roi de Perse, Sapor II. Après cinq ans, il fut renversé et
mis à mort par un Lakhmide, Djahdjabâ ben Atik : Imrou-
oul-Qaïs II monta sur le trône de ses ancêtres.
On peut fixer vers 418 l'époque où en-No'man Ier cessa de
régner. Il était borgne, et son surnom El-A'war a été con-
servé par les historiens. Un autre surnom, es-Sàïh « le pèle-
rin », fait allusion à une légende. On prétend qu'après trente
ans de règne, en-No'mân, rempli d'orgueil, contemplait ses
palais et demanda à son ministre; « As-tu jamais vu rien de
pareil ?» — Non, répondit le ministre, si cela devait durer.
11 n'y a que ce qui est auprès de Dieu qui dure !» — Et com-
LES ROIS DE GHASSAN ET DE IIIH\ 65

ment y parvient-on '.'— En renonçant au monde et en ser\ ant


Dieu. » Pénétré de ces paroles, en-No'mân quitta secrète-
ment son palais la nuit suivante; on ne le revit plus jamais.
Cette légende provient des vers du poète arabe chrétien
Adi bon Zéïd, qu'il composa pendant qu'il était en prison et
dans lesquels il fait apparaître les grands hommes des temps
passés ; on y voit en-No'mân songer tout à coup à la mort
et au néant de la vie humaine. Ce qui ferait croire, si les
faits auxquels pensait le poète "i'1 quelque réalité historique,
qu'en-No'mân, qui avait eu des rapports avec saint Siméon
Stylite et avait laissé prêcher la religion de Jésus dans ses
Etats, sition
avait, sans pourtant s'y convertir, une certaine dispo-
au christianisme.

En-No'mân avait obtenu le litre de général au titre perse :


le roi Sassanide avait mis sous sou commandemenl deux
troupes de cavaliers connues dans la tradition sous les ap-
pellations de Dausàr (à deux tètes) et de Chehbâ la brillante .
la première composée d'éléments arabes de Tanoûkh, la
seconde, de troupes perses; il avait été chargé de l'éduca-
tion de l'héritier royal, Behràm-Djoùr (l'onagre, ainsi apprb-
à cause de sa passion pour la chasse de ces bêtes ; il lit
construire deux palais restés célèbres chez les poètes, Klia-
warnaq et Sadir. Le premier aurail été bâti par un architecte
romain, Sinimmâr, qui, en guise de récompense, fut préci-
pité du haut des murs après l'achèvement du château, soit
parce qu'il s'était vante de pouvoir élever un autre palais
encore plus beau, soit parce qu'il connaissait l'existence d'une
certaine pierre qui. une l'ois enlevée, entraînerait l'écrou-
lemenl de tout l'édifice. La « récompense de Sinimmâr ) est
devenue proverbiale. Le nom de Khawarnaq est persan; les
Arabes l'expliquenl par « palais des festins o; M. Andri
voudrail y voir un mot huvarna signifiant ■■ ayant un beau
toit»; M. llalévy le rattache à hvarênot splendeur ou
gloire royale ».
Sad ir est toujours nom mé par le-- poètes, à côté de Khawar-
naq : mais il n'est pas dit que son constructeur ait été en-
No'mân. Son nom est aussi probablement perse; Djawâliqi
L'explique parles mots skh <lill<i « à trois coupoles »; il est
£6 HISTOIRE DES ARABES

difficille de se rendre compte du mot caché par cet étrange


dilla .
Son fils, el-Moundhir Ier, le remplaça ; fidèle vassal des
Perses, il aida à monter sur le trône de son père Yezdgïid
le pupille d'en-No'mân, Behrâm V Djoùr qui avait contre lui
les prêtres mazdéens. Il l'aida à la guerre contre les Romains ;
ses troupes étaient présentes à la grande défaite des Perses
en 421, lorsqu'une foule de « Sarrasins » périrent noyés au
passage de l'Euphrate.
Il laissa le trône à son fils El-Aswad (462-482), « celui que
les Perses firent prisonnier », sans qu'on en sache davan-
tage ;s'était-il révolté contre son suzerain, qui le punit ainsi
de sa désobéissance ? Vient après lui son frère el-Moun-
dhir II (4S2-489 , que remplace son neveu en-No 'm an II, fils
d'el-Aswad (489-503) et d'une princesse de la tribu de Kinda;
c'était un guerrier qui combattit les Piomains en faveur des
Perses et fut battu à Bithrapsos sur l'Euphrate 498 ; il prit
également une part active à la guerre entreprise par le
roi de Perse Qobâdh en 502, qui l'envoya attaquer Harrân ;
d'abord battu par les généraux romains Olympius et Eugène,
il revient à la charge et remporte des succès sur eux; cà la
bataille du Khàboûr, près de Circésium, il reçut à la tête
une blessure dont il mourut. Pendant ce temps, des Arabes
de la tribu de Thalaba, inféodés à la politique romaine,
avaient pillé le territoire de Hîra.
Qobâdh plaça sur le trône des Arabes un membre de la
tribu de Lakhm qui n'appartenait pas à la famille royale.
Abou-Ya'foùr ben 'Alqama (503-505), puis il fut remplacé
par el-Moundhir III, fils de Ma es-samâ « l'eau du ciel », in-
contestablement lesurnom de sa mère. Certains historiens
lui donnent pour père un certain Imrou-oul-Qaïs, surnommé
aussi el-bècï comme le fondateur du royaume ; ce ne peut être
qu'une erreur ; d'autres auteurs le disent fils d'en-No'mân.
Le nom véritable de sa mère est également douteux; les
uns l'appellent Mâriya (en syriaque : « la dame ») ou
Mâwiyya, de la tribu d'Asad ; les autres, c'est-à-dire les au-
teurs byzantins et latins, lui donnent le nom de Chaqîqa.
On a proposé de voir dans Ma es-samâ le surnom d'el-Moun-
LES ROIS DE GHASSAN ET DE IIIKA

dhir II lui-même, et non de sa mère; il lui aurail élé donné


à raison de sa générosité dans les années de sécheresse et
de famine. C'est par erreur qu'on aurait attribué ensuite ce
sobriquet à sa mère.
La paix conclue entre les Perses et les Romains 506 lais-
sait les frontières tranquilles ; mais en 518, l'empereur Jus-
tin refuse de payer le tribut convenu; Qobàdh fait ravager
le territoire syrien par ses Bédouins. Deux généraux ro-
mains, au cours des expéditions qui suivirent, avaient
faits prisonniers; pour traiter de leur rachal h de leur
liberté, Abraham, père de l'historien Xonnosus, fui envoyé
en qualité d'ambassadeur; parmi les membres de la mission
se trouvait Siméon de Bêth-Archâm, qui rencontra, au camp
de Moundhir à Ramla, dans le désert, une autre ambassade
envoyée par le roi du Yémen, Dhou-Xou râs. Chaque année
les Bédouins allaient piller le territoire ennemi : ils brûlè-
rent même les faubourgs de Chalcédoine. C'est el-Moundhir
qui. d'après les auteurs syriaques publiés par Land, sacrifia
a la dresse El-'Ozzà quatre cents religieuses prisonnières.
Ces événements suggérèrent à Justinien, comme nous
l'avons vu, l'idée de créer, en opposition aux Iî.;< 1( >u ins
auxiliaires des Perses, un phylarque groupant sous son au-
torité les Arabes de la frontière de Syrie, et il choisit pour
cela El-Hârith, de la famille de Djafna, dont non- avons
parlé à propos des Ghassanides. Bélisaire, poursuivant ses
succès contre les Perses, repousse de la Commagène les
Arabes qui étaienl venus y pi lier, mais il perd la bataille de
Callinicus (Raqqa' sur l'Euphrate (53 1 . où péril en-No m. m.
Gis d'el-Moundhir. Sans tenir compte de la paix conclue en
532 qui ne les concernait pas. les Ghassanides el les Lakh-
mides continuent à se disputer la prédominance du désert,
le long de la strata route de Palmyre. Le roi de Perse
n'était peut-être pas fâché d'avoir un prétexte pour rompre la
paix dite perpétuelle qu'il avait conclue avec Justinien. < î'esl
au cours de ces luttes qu' el-Moundhir fit prisonnier, au pâtu-
rage, un lils d'el-Hârith et le sacrifia à la dces><- el- < >zzà.
A celte époque doil sans doute se placer une ambassade
envoyée par el-Moundhir au roi du Yémen, <•! dont on ;i
CS IlLSTOIltE IJK-S AllABtS

trouvé l'indication dans une inscription himyarite publiée par


Glaser.
Au cours des luttes avec ses redoutables adversaires, el-
Moundhir périt à el-Hiyâr, dans la région de Qinnasrîn
(554), sur la route d'Alep à Raqqa ; il tomba sous les coups
de Chamir ben 'Amr es-Sohéïmî, de la tribu des Banou-
Hanîfa.
Les sources arabes nous parlent d'une interruption du
règne d'el-Moundhir, sur laquelle les textes byzantins sont
presque silencieux. Il s'agit de l'invasion subite de la race
de Kinda, sous la direction de la famille d'Âkil-el-Morâr,
venant du sud s'implanter entre Ghassan et Hîra; il y eut un
interrègne rempli par le nom d'el-Hàrith ben 'Amr ben
Hodjr, qui était le grand-père du poète-roi Imrououl-Qaïs
et le propre beau-père d'el-Moundhir. Les fils d'el-Hârith,
Hodjr et Ma'dikarib, combattent les Romains en Syrie (498
et 503j.au rapport de Théophane. Ces Kindites s'établirent
en 'Iraq; el-Anbàr paraît avoir été leur séjour préféré. En
529, el-Hàrith est obligé de se retirer dans l'intérieur du
désert, poursuivi par le duc romain de Palestine ; saisi par el-
Moundhir, il périt. Le roi de Perse Qobâdh avait été effrayé
de l'importance prise par l'Etat de Hîra; il peut avoir déposé
el-Moundhir et l'avoir remplacé par el-Hàrith le Kindite ;
Chosroès Ier, arrivant au trône, rétablit l'ancien ordre de
choses avec d'autant plus de facilité qu'el-Moundhir semble
avoir pris parti pour lui contre la secte des Mazdékites, sou-
tenue par Qobâdh. L'absence d'El-Moundhir, guerroyant au
loin, peut aussi avoir été mise à profit par les nouveaux
venus. A la suite de leur défaite, les Kindites retournèrent
dans le Sud, d'où ils étaient venus.
Trois de ses fils succédèrent à el-Moundhir : 'Amr, Qâ-
boùs (Cambvse) eten-No'màn III. 'Amr avait pour mère une
princesse de Kinda, Hind, d'où son surnom d"Amr-ben
Hind; il fut appelé modarrit el-hidjâra « qui fait rendre des
vents aux pierres » à cause de son caractère rude et éner-
gique. Qâboîîs lui succéda vers 569 et continua la lutte avec
les Ghassânides; il fut défait en 570 par el-Moundhir ben el-
Hàrith; il n'échappa au désastre qu'avec un petit nombre de
LES-ROIS M. GHASSAN ET DE 1IIKA 69

compagnons. lTne seconde camj)agne ne fut pas plus heu-


reuse; mais les trois ans pendant lesquels le roi de Ghassan,
el-Moundhir, resta brouillé avec les lîomains, servirent utile-
ment Qâboûs, qui poussa ses incursions jusqu'à Anlioche.
Après sa réconciliation à Roçâfa, el-Moundhir reprit la cam-
pagne, marcha sur Ilîra et la brûla, en emmenant prisonniers
les habitants (vers 578). Qâboûs n'était plus roi : il avait été
remplacé par son frère el-Moundhir IV, à sa mort (vers573 .
mais non immédiatement, car un gouverneur perse avait dirigé
l'Etat pendant un an. Si le frère de Qâboûs n'avait pas été
créé roi tout de suite, c'est que les habitants de Ilira le
détestaient, surtout les chrétiens. Il disparait vers 580, peut-
être dans une guerre, laissant le trône à son fils en-
No'mân III, tant célébré par les poètes.
En-No 'màn, surnommé Abou-Qâboûs, était d'une laideur
remarquable; il était roux et avait le visage tacheté; mais
on lui reprochait surtout d'être le fils de Salmà, fille d'un
simple orfèvre de P'adak près de Médine, probablement un
juif, Wâïl l^en 'Atîyya, de laquelle on disait qu'elle aurai'
pu tout au plus espérer devenir la femme d'un tisserand oi*
d'un orfèvre au lieu de trôner dans le palais de Khawarnaq.
Il avait des compétiteurs dans la personne de ses nombreux
frères, surtout el-Aswad; aussi le trône resta-t-il quelques
mois vacant; en-No'màn dut son succès final à la protection du
poète chrétien Adi ben Zéïd el Ibàdi, qui était secrétaire-
interprète du roi de Perse pour la langue arabe.
Il régna vingt-deux ans. llam/.a [çfahâni rapporte qu'il
prit Circésium dans quelque campagne contre les Romains.
Mas'oûdi le montre aux côtés de Chosroès II a la bataille de
Nahréwân perdue contre Behrâm-TchoûbiD (590 el refusant
de lui prêter son cheval. Il fui malheureux dans la lutte
contre les Yarboû', branche des Témîm : dans une rencontre a
Tikhfa, sur la route de Baçra à la Mecque, son lils Qâboûs
et son frère Hassan lurent faits prisonniers : il fallut livrer
mille chameaux digai el-moloûk « rançon des rois pour
les (I. -livrer. (Vêlait un tyran, qui avait un faible pour les
femmes et les poètes.
Le mécontentement du roi de Perse ae tarda p tter;
70 HISTOIRE DES ARABES

il ne pouvait pas lui pardonner de l'avoir abandonné sur le


champ de bataille de Nahrévvân; il résolut de se venger,
non seulement en le détrônant, mais même en détruisant la
la dynastie des Lakhmides, qu'il accusait de vouloir se rendre
indépendante. En-Xo'màn ne se rendit pas tout d'abord
à la convocation de son suzerain ; il commença par mettre
en sûreté ses deux femmes Far'a et Zéïneb, toutes deux de
la race de Tayy, ainsi que ses armes, chez les Tayy, mais ceux-ci
reconduisirent et c'est dans une fraction des 'Abs, puis chez
les Banou-Chaïbân qu'il déposa ce qu'il avait de plus pré-
cieux; ensuite il se rendit auprès du roi, non pas de bonne
grâce, mais parce qu'on l'y obligeait. Il fut jeté en prison,
soit à Khâniqîn, soit à Sàbât près de Ctésiphon; cette prison
était la ménagerie des éléphants, et le souvenir de ce détail
a été conservé par un vers célèbre du poète Sélàma ben
Djandal. C'est là qu'il mourut, soit qu'il ait été foulé aux
pieds par les éléphants, soit qu'il soit mort de la peste, ou
même, comme le dit la chronique syrienne anonyme, qu'il y
ait été empoisonné (vers 602). Son corps fut transporté à
Hîra et enterré dans le couvent de Ilind.

La chute d'en-No'mân entraînait celle de la dynastie. Il fut


remplacé par un autre Arabe, il est vrai, mais de la race de
Tayy, Iyâs ben Kabîsa, qui était chrétien, et à côté de lui on
établit un fonctionnaire perse en qualité de résident. Il gou-
verna neuf ans; c'est pendant cette période qu'eut lieu la
bataille de Dhou-Qâr.
Bataille de Dhou-Qar. — Chosroès II exigea du chef des
Banou-Chaïbàn, Hàni", la remise des armes déposées par
en-No 'mân; celui-ci refusa, etle roi de Perse lança une expé-
dition contre lui. La cause de cette campagne peut être
aussi bien les incursions des Bekrites sur le sol de l'empire
perse après la mort d'en-No'mân. Quoi qu'il en soit, la ren-
contre eut lieu à Dhou-Qâr, dans la région de Koûfa. Du
côté des Perses combattaient les Bédouins vassaux de l'em-
pire, les Taghlibites et les Iyâdites, sous le commandement
d'Iyâs ben Kabîsa; les troupes perses étaient dirigées par
leurs chefs, Hâmarz et Djalàbzîn; en tout trois mille Arabes
et deux mille Perses. En face d'eux l'ensemble de la tribu
LFS ROIS DE GHASSAN ET DE HIRA 71

de Belcr, sauf les Banou-Hanîfa; deux cents Témimites pri-


sonniers avaient demandé la permission <!<• combattre à
leurs côtés, tant à cause de leur haine pour les Perses que
p^ur
chef. obtenir leur liberté; c'était Hàni' qui commandait en
La défaite des Perses fut éclatante ; célébrée dans le dé-
sert, elle montra que les Arabes pouvaient les vaincre e
ne contribua pas peu à donner de l'audace aux premières
entreprises des Musulmans. Elle se place comme date, entre
60/i et 611. Aujourd'hui encore, les récits du Roman d'An-
tar qui la racontent la font vivre dans le souvenir du peuple
arabe.
[yâs perdit son gouvernement, et mourut; il fut remplact
par un gouverneur perse, Àzâdh-beh, fils de Bâniyân, fils
de Mihrboundâdh d'IIamadan (de (311 à 628), qui s'y trouvait
encore au moment de la conquête musulmane.
On connaît en outre un prince Lakhmide, c'est el-Moundhir
ben en-No'mân el-Gharoûr, que les Arabes du Bahréïn
mirent à leur tête quand ils se séparèrent de l'Islam à -
débuts; battus à Djowàlhà, leur chef périt dans la lutte ou
dans la déroute ^633).
HISTOIRE DES ARABES
72

Rois de Ghassan.

'Amr ben 'Amir Mozaïqiyâ. El-Moundhir.


Djafna. En-No'mân.
Abou-Ghamir el-Hârith ben El-Hârith le jeune.
'Amr. Amr ben el-Hàrith.
Djabala.
El-Hàrith ben Djabala (vers
528-569).

Rois de Hîra.

Mâlik ben Fehm. El-Moundhir II (482-489).


'Amr ben Fehm. En-No'mân II (489-503).
Djadhîmat el-Abrach. Abou-Ya'foùr ben 'Alqama
(503-505).
Lakhmides. El-Moundhir III, fils de Ma
es-samâ (505-554)-
'Amr ben 'Adi. 'Amr ben Hind.
Imrou-oul-Qaïs Ier, el-bèd Qâboûs (vers 573).
(328).
'Amr El-Moundhir IV (vers 580).
II.
En-No'mân III, Abou-Qâ-
(Aus ben Kallâm, Amalécite). boûs (vers 602).
Imrou-oul-Qaïs II.
En-No'mân Ier el-a'war (418). Ta y y.
El-Moundhir Ier.
El-Aswad (462-482). Iyâs ben Kabîsa.
LES ROIS DE GHASS\N ET DE lllltv 73

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nard et Pavet de Courteille, t. III, pp. 181-222.
CHAPITRE V

LA MECQUE AVANT MAHOMET

Généalogies des tribus arabes. — La valeur à attribuer


aux listes généalogiques arabes est nulle; le seul fait à en
retenir, et celui-là est indéniable, car il domine toute l'his-
toire des tribus nomades à l'époque de Mahomet, c'est l'exis-
tence de deux races rivales et ennemies, représentées par
deux héros mythiques éponymes, 'Adnân et Qahtân. Les
noms de leurs descendants fictifs ne représentent probable-
ment pas des personnages ayant existé réellement; mais il
faut les connaître si l'on veut se rendre compte delamanièie
dont les Arabes du sixième siècle de notre ère se représen-
taient les rapports de parenté existant ou censés exister
entre les diverses tribus nomadisant sur le sol de la pénin-
sule, et qu'on savait pour la plupart ne pas occuper, à cette
époque, leur habitat primitif, celui où la légende les avait
primitivement fixés. Si l'on ne s'est pas assimilé ces rap-
ports, on ne peut comprendre les combats et les batailles
que se livrent entre eux les Bédouins, et dont quelques-uns
sont des faits historiques considérables ; nous en avons des
témoignages formels pour le siècle qui précéda Mahomet,
pour les trois siècles suivants et pour le dix-neuvième
siècle.

Les tribus dites arabisées (mosta'riba), représentant un


flot d'immigrés venus des plaines de la Chaldée, se ratta-
chent à'Adnân auquel on donne artificiellement pour an-
cêtre Ismaël, fils d'Abraham et de l'esclave égyptienne Agar.
LA MECQUE AVANT MAHOMET

Ce rattachement d"Adnân à la migration des Àbrahamides


ne peut être qu'une explication relativement récente, et on
n'y peut voir tout au plus que le désir de rattacher l'histoire
des Arabes à celle des Israélites, idée qui ne peut être née
que du temps de Mahomet et dans le cerveau de quelqu'un
de ses disciples; ce rattachement n'aurait eu aucun sens
pour les Arabes païens.
'Adnân eut pour fils Ma'add, dont le nom était connu de
l'historien byzantin Procope (de bello Persico, éd. Bonn,
1833, I, p. 100) qui fait mention des Arabes Maaddênoi
comme étant une race de Sarrasins établie au nord des Il<>-
mérites ou Himyarites du Yémen. Procope est mort en 565
de notre ère; donc au siècle précédant la mission de Maho-
met, un grand groupe de tribus arabes se rattachait à
Ma'add, fils d"Adnan. Ce groupe se divise en quatre sous-
groupes : Nizàr, Qodà'a, Qonoç et Iyâd. Les Yéménites ont
toujours prétendu que Qodâ'a descendait d'Himyar; c'esl
dire qu'on ne savait plus si la tribu de ce nom était arabe
du sud ou du nord ; chacun la rattachait à son parti. Ce dis-
sentiment des généalogistes est précieux; car là où il ne se
produit pas, on peut admettre que les généalogistes du pre-
mier siècle de l'hégire, qui avaient une grande connaissance
• les légendes courant dans les campements nomades, ont
raison dans le classement qu'ils ont fait des origines des
groupements bédouins.
Ma'add est le père de Nizâr, c'est-à-dire de l'ancêtre épo-
nyine des grands groupes de l'Arabie du nord à la même
époque; il eut quatre fils, liabi'a (surnommé al-Faras), Au-
mân, Iyâd, Modar. liabi'a et Modar donnèrent leur- noms
à des divisions géographiques de la Mésopotamie et de la
Syrie du nord diyâr Rabî'a, diyâr Modar qui disparurent
depuis; mais un descendant du premier, Bekr, vil son nom
passer à la région qui a pour capitale Amide diyâr Bekr el
eette appellation est restée à cette dernière ville, qui ae
porte plus aujourd'hui que le nom «le Diarbékir, prononcia-
tion lurquedes mêmes mots.
Les descendants d'Iyâd el d'Aumân se multiplièrent dans
le Yémen et dans l'Iraq; à liabi'a se rattachent les Abd-el-
76 HISTOIRE DES ARABES

Qaïs, qui plus tard émigrèrent dans le Bahréïn; les 'Anézé,


qui occupent aujourd'hui en grande partie le désert de Syrie;
les Banou-Bekr, dont il vient d'être question, et les Banou-
Wâïl, groupement nombreux dont le nom revient fréquem-
ment dans l'histoire des journées des Arabes.
De Modar descendent entre autres, par l'intermédiaire de
son fils 'Aïlân en-Nàs, les tribus de Qaïs, de Ghatafàn, de
Soléïm, de Hawâzin, de Thaqîf; et par l'intermédiaire de
son autre fils el-Yâs et de son petit-fils 'Àmir Tabikha, celles
de Mouzaïna et de Témîm. Tous les descendants d'el-Yàs
sont groupés sous le nom collectif de Banou-Khindif, Khindif
étant le nom de la femme d'el-Yàs. Cette dénomination est
un des exemples sur lesquels s'appuie la théorie du matriar-
cat chez les Arabes.
Du fils aîné d'el-Yàs, Modrika, descend la tribu des
Hodhéïlites ou Banou-Hodhéïl, qui fut fameuse, au sixième
siècle, par ses poètes, dont les œuvres nous ont été con-
servées dans le recueil des poésies des Hodhéïlites; les
restes de cette tribu habitent encore aujourd'hui dans les
environs de la Mecque. Un autre fils de Modrika, Kho-
zéïma, fut le père de Kinàna, d'Asad, dWbou-Djodhàm
Asada, et d'el-Haun; les descendants d'Asad s'établirent
dans le Nedjd, près des montagnes Adjà et Selinà, furent
ensuite chassés par les Banou-Tayy et se retirèrent sur les
limites du Hedjâz. De Kinâna descendent en-Nadhr, Mâlik
et Sihr, à qui se rattache la tribu célèbre dans le monde sous
le nom de Qoréïch. Ce nom de qoréïch est le diminutif de
qirch « requin »; suivant Ibn-el-Kelbî, il n'a jamais été un
nom d'homme, mais la désignation d'un groupe de familles;
c'est un des points qui confirment le totémisme de Robertson
Smith. Le souvenir, plus ou moins fabuleux, d'une grande
lutte avec les Himyarites est resté attaché au nom de Fihr ;
on donne même le nom du roi sabéen qui mena la guerre
contre la Mecque, Hassan ben Wbd-Kulàl ben Mothawwib
Dhou-Horath. Fihr groupa une confédération qui comprenait,
en outre des Qoréïchites, les tribus de Kinâna, de Khozéïma,
d'Asad, de Djodhàm et autres; le roi sabéen fut défait,
emmené prisonnier, mis en liberté au bout de trois ans
LA MECQUE AVANT MAIIOMI.T

après payement de la rançon, et mourut sur Le chemin du


Yémen, en rentrant dans son pays.
A Ka'b. fils de Lo'ayy, fils de Ghâlib, fils de Fihr, se rai-
tache la branche des Qoréïchites appelés Qoréïchites d'el-
Batàh ou el-Batâïh, parce qu'ils demeuraient dans la partie
basse de la vallée de la Mecque. D"Adî, fils de Ka'b. descen-
dait 'Omar, fils d'el-Khattâb, le second khalife.
Histoire primitive du groupe Qoréichite. — Kilâb (dont Je
nom était proprement Ilakani ou 'Orwa . fils de Mourut, lil>
de Iva'b, eut à son tour pour fils Qoçayy; autour de ce nom
se groupe tout un cycle de légendes relatives;! une révolu-
tion dans l'organisation du temple de la Mecque, la Ka'ba :
ces légendes n'ont rien de mythique et se rapportent très
probablement à un fait historique qui, n'étant pas fixé par
l'écriture, a pris le caractère vague des traditions trans-
mises oralement. Quoi qu'il en soit, voici ce qu'au premier
siècle de l'hégire on croyait encore savoir sur Qoçayy: celui-
ci s'appelait proprement Zéïd; sa mère Fâtima, à la mort de
son père Kilâb, se remaria avec un Rabî'a de la tribu de
Qodâ 'a, qui l'emmena sur les confins de la Syrie, ainsi que
Zéïd, alors en bas âge; et le surnom de Qoçayy lui aurait
été donné parce qu'il aurait grandi loin de son pays natal.
Devenu jeune homme, il revint s'établir à la Mecque, fut
le gendre de Iloléïl ben Hobchiyya, de la tribu de Khozâ'a,
alors chef de la Mecque et directeur des cérémonies du pè-
lerinage, acquit une influence considérable et conçul le pro-
jet de s'emparer de la Ka'ba en l'enlevant aux tribus de
Khozâ'a el de Bekr; il s'allia avec ses cousins les Banou-
Kinâna, ravit à Abou-Ghobchan les clefs de hi Ka'ba que
lui avait remises lloleil devenu \ ieux, expulsa les Khozà a
de la Mecque el réunit toutes les tribus Qoréïchites sous
son commandement; il partagea entre elles les quartiers de
la ville abandonnés par les expulsés, ainsi que les valb
avoisinantes, et reçut pour cela le surnom de Modjammi',
« celui qui reunit, rassemble ». Les Banou-Çoûfa, rameau
collatéral des Qoréïchites, apparente de longue date avec les
Djorhomites, que la légende <lii avoir occupe le territoire
de la Mecque avant l'établissement d'Ismaël et de ses des-
78 HISTOIRE DES ARABES

rendants, étaient alors en possession de Yidjâza (littérale-


ment « permission, licence »), droit qui consistait à diriger
les cérémonies finales du pèlerinage, à guider les pèlerins
au mont 'Arafa et au jet de pierres de Mina. Qoçayy profita
du pèlerinage pour en venir aux mains avec la tribu de
Çoûfa et lui arracher de vive force le droit de Yidjâza ; on
se battit, mais comme la lutte dura longtemps, elle se ter-
mina par un arbitrage qui donna raison à Qoçayy.
Avant l'organisation de Qoçayy, trois séries de droits
•étaient attachées à la possession de la Ka'ba, et la tradition
en fait même remonter l'existence jusqu'aux Djorhomites,
par conséquent avant l'établissement en Arabie des descen-
dants d'Ismaël. C'étaient : 1° Yidjâza dont nous venons de
parler et qui était entre les mains de la tribu de Çoùfa;
2" Yifâda, droit de conduire les pèlerins, le matin du jour
du sacrifice, de Mouzdalifa à Mina, que possédait la tribu de
Zéïd ben Wdwân; 3° le nasf « intercalation », droit de fixer
l'époque des mois sacrés pendant lesquels s'opérait le pèle-
rinage, etd'intercaler un mois supplémentaire à l'année lu-
naire, quand c'était nécessaire pour la faire concorder avec
l'année solaire et ramener le pèlerinage à la même saison.
Ce droit appartenait héréditairement à la famille d'el-Qa-
lammas, qui formait ainsi un collège de prêtres calculateurs
et astronomes, en possession héréditaire de tables de calcul
dont l'origine doit peut-être remonter aux travaux astrono-
miques des collèges de prêtres chaldéens. L'islamisme a
fait totalement disparaître la charge de nasî\ considérée
■comme une pratique abominable du paganisme, en substi-
tuant l'année lunaire absolue à l'année luni-solaire des
anciens Arabes, de sorte que le pèlerinage tombe mainte-
nant dans toutes les saisons de l'année, en une série qui
recommence tous les trente ans.
Devenu maître de la Mecque, Qoçayy réunit entre ses
mains six différentes charges, dont l'occupation faisait de
lui et de sa famille les véritables souverains du territoire
sacré. Ces charges sont celles qui sont appelées hidjâba,
surveillance du temple et garde des clefs de la Ka'ba, siqâya
ou droit d'abreuver les pèlerins et de leur vendre l'eau
LA MECQUE AVANT MAHOMET 79

apportée du puits d'Adam kurr Adam dans une vallée du


mont Hirâ et de l'étang de Khoumm, rifâda, distribution
aux [)èlerins des vivres fournis par la contribution volon-
taire des Qoréïchites, dur en-nadwa, maison du conseil, où
se décidaient certaines affaires de la communauté el se pr -
tiquaient certains rites sociaux, liwâ, droit de porter l'éten-
dard àla guerre et de le conserver en temps de paix, qiyâda,
le commandement de l'armée en temps de guerre. Les an-
ciens offices paraissent être restés <ii ti-e les mains des fa-
milles et des tribus qui les possédaient; ainsi celui de
Vidjâza, que Qoçayy semblait avoir arraché des mains des
Banou-Çoûfa, resta au pouvoir de ceux-ci jusqu'à leur extinc-
tion totale; Vifâda continua d'être pratiqué par la famille
d'Wdwàn; l'intercalation resta livrée aux calculs des Banou
Mâlik ben Kinâna.

Qoçayy introduisit un certain nombre d'innovations, lelles


que d'allumer un feu à Mouzdalifa, lorsque les pèlerins quit-
taient Arafa au milieu de la nuit, et chargea sa propre fa-
mille de son entretien. Il fit dégager la ka'ba des arbres
qui l'entouraient; et comme les Qoréïchites, arrêtés par un
respect superstitieux qui les empêchait de toucher à tout ce
qui se trouvait dans le himd ou territoire sacré du temple,
hésitaient à sacrifier ces arbres, Qoçayy prit en mains une
hache et porta les premiers coups.
Dans le dâr en-nadiva, ou maison du conseil, se réunis-
s lit le Sénat des Qoréïchites, composé exclusivement de
membres de celte famille ayant au moins quarante ans. Quand
une jeune fille devenait nubile, on l'y conduisait pour déchi-
rer sur son corps la chemise dite el-midra que les fillettes
portaient avant cet âge L'étendard y était conservé, el c'était
un des descendants de Qoçayy qui le portait à la guerre. I
création de cette « maison commune » lit de la Mecque,
qui n'était alors qu'un sanctuaire entouré de demeures épar-
pillées, une cité, de sorte que l'on a pu dire que Qoçayj
fut le véritable fondateur de la Mecque. La tradition dit
aussi qu'il fit creuser le puits appelé el-'Adjoûl, le premier
qui fut établi à la Mecque; il n'y avait auparavant que des
citernes.
XO HISTOIRE DES ARABES

Qoçavv mourut à un âge très avancé et fut enterré à el-


Hadjoùn, où sa tombe devint plus tard un lieu de pèlerinage
fréquenté. Il laissa quatre fils, 'Abd-ed-Dàr, 'Abd-Manâf,
Abd-el-'Ozzà, 'Abd-Qoçayy, et une fille, Barra. 'Abd-ed-dâr,
le fils aîné, succéda aux principales charges assumées par
son père ; ses descendants étaient encore, au temps de
Mohammed, en possession de la garde de l'étendard, et à la
bataille d'Ohod ce furent les Banou Abd-ed-Dàr qui tenaient
en mains le drapeau des Qoréïchites. Toutefois 'Abd-ed-dàr,
qui était d'un naturel faible, ne tarda pas à être supplanté
par le second fils de Qoçayy, Abd-Manâf, qui exerça le pou-
vi.ii- effectif tout en laissant à son aîné Téclat nominal des
titres. Les choses étant ainsi réglées, la cité resta en paix
jusqu'au moment où les quatre fils d' 'Abd-Manâf, nommés
'Abd-Chems, Hâchim, el-Mottalib et Naufal, s'entendirent
pour enlever
faisaient aux descendants
la richesse d 'Abd-ed-dàr
de la contrée et de sesleshabitants.
charges qui
La
guerre civile allait éclater; des conjurations avaient eu lieu;
la famille d" Abd-Manàf s'était rendue à la Ka'ba avec un vase
rempli de parfums, et y fit prêter serment à ses confédérés en
plongeant la main dans le vase et en la portant ensuite sur la
pierre noire de ce temple, d'où leur surnom de motayyaboûn
(parfumés). Celle d'Abd-ed-dâr procéda de même avec un
vase rempli de sang; eux et leurs confédérés y trempèrent
leurs mains qu'ils appliquèrent ensuite sur les murs de la
Ka'ba. Tout était donc prêt pour une lutte longue et sanglante,
lorsqu'un traité intervint, en vertu duquel les droits contestés
furent partagés : les Banou Abd-ed-dàr restèrent investis
des charges de la salle du Sénat, de la garde de l'étendard et
de celle des clefs du temple ; la famille d" Abd-Manàf dut se
contenter de celles d'abreuver et de nourrir les pèlerins;
c'est celle qui, moins honorifique, rapportait davantage. Ce
traité resta en vigueur jusqu'au temps de l'islamisme.
Pour expliquer comment les charges laissées à 'Abd-
Chems, fils aîné d'Abd-Manâf, passèrent de ses mains dans
celles de son frère cadet Hàchim, on a prétendu qu'il voya-
geait beaucoup et qu'il demeurait peu à la Mecque, de sorte
qu'il fut contraint de remettre à son frère les pouvoirs qu'il
LA MECQUE A.VAN l M VHOMET 81

avait réussi à se faire attribuer. Quoiqu'il en soit, c'esl


Hâchim (|ni prend le dessus dans les souvenirs historiques
des Qoréïchites. Hâchim était un surnom; il s'appelait pro-
prement Amr, mais il fut surnommé hâchim « celui qui
émictte », parce qu'il fui le premier à émietter du pain dans
le bouillon, en une année de disette. C'était un grand orga-
aisateur de voyages; il établit un service de chameaux for-
mant deux caravanes, l'une qui se rendait chaque année,
pendant l'été, en Syrie cl aboutissait à la niera Gaza en Pa-
lestine, l'autre qui parlait l'hiver pour le Yemen et même,
dit-on, l'Abyssinie. Pour assurer la sécurité de son com-
merce, ilconclut des arrangements avec les phylarques
grecs de la frontière de Syrie, les Ghassânides; de son côté
'Abd-Cliems fit un traité avec le Négus, et Naufal obtint des
Sassanides l'autorisation d'introduire sur leterritoire.de l'em-
pire perse les marchandises qu'il apportait d'Arabie. Les
quatre frères acquirent parce moyen des richesses considé-
rables.
Tendant qu'il se rendait en Syrie, Hâchim, passant à
Yathrib Médine), y épousa Salma bent 'Amr ben Zéïd, de
la tribu d'en-Nadjdjâr, à la condition, disent les auteurs,
qu'elle ferait ses couches dans sa patrie. Cela veut dire,
ainsi que l'a montré Robertson Smith, que Hâchim, comme
beaucoup d'autres voyageurs le feronl même s<mi-> la l<>i .le
l'islamisme, avait conclu avec elle un contrat de mai
temporaire (mot'a) en vertu duquel la femme restait dans sa
tribu au lieu d'en sortir pour entrer dans celle de son mari,
les entants à venir étant à la charge de la communauté ou
de la tribu de lanière, et n'ayant pas la possibilité de recher-
cher une paternité toujours incertaine. Hâchim mourut au
cours de ce même voyage, à Gaza, a l'âge de vingt «m île
vingt-cinq ans; il lui ('lait ne un tils, connu dans l'histoire
sous le nom d' Abd-el-.Mollalil). mais auquel on avait donné
le surnom de Chéïbal el-IJanid, <- la canitie de la louange
parce qu'il était né avec des cheveux blanes, la sec le par-
tie du nom <;tant destinée à d.' ton m ri- le mauvais "il de cette
particularité rare et dénature a frapper vivement l'imagina-
tion d'un peuple primitif.
82 HISTOIBE DES ARABES

Chéïba fut élevé à Yathrib auprès de sa mère, niais il sa-


vait quel était son père, et il avait coutume de se glorifier de
sa descendance mecquoise, lorsqu'il jouait avec des enfants
de son âge à lancer des javelots, par ces mots : « Je suis le
fils de Hàchim; je suis le fils du prince d'el-Bathà ». El-
Bathâ, « la région marécageuse », désigne les bas quartiers-
de la Mecque, habités par les familles Qoréïchites. Il avait
sept ou huit ans lorsqu'un homme des Banou' 1-Hàrith ben
'Abd-Manâf l'entendit prononcer ces paroles : de retour à la
Mecque, il en informa el-Mottalib, qui n'eut pas de cesse
qu'il n'eût ramené son neveu avec lui ; et, comme sa mère
aurait refusé de le laisser partir, il l'enleva sur son cha-
meau. A la Mecque, on lui demanda qui était ce garçon : il
répondit que c'était un esclave qui lui appartenait, et de là
vient l'appellation
totalement le nom commune
de Chéïba. d'Abd-el-Mottalib qui remplaça
Telle est la tradition, qui semble avoir été inventée pour
expliquer ce nom inusité d"Abd-el-Mottalib. En effet, dans
l'usage des peuples sémitiques, les noms formés avec 'Abd,
« esclave », sont des noms théophores, c'est-à-dire que le
second terme du nom composé est celui d'une divinité; or,
il n'y a point eu de divinité arabe du nom d'el-Mottalib, qui
est au contraire un nom d'homme, celui que portait précisé-
ment l'oncle paternel de Chéïba. Il se pourrait donc fort
bien que Chéïba fût un étranger, réellement esclave d'el-
Mottalib, et introduit par celui-ci dans la communauté mec-
quoise; ses capacités, ses talents le mirent en vue. C'est
possible, mais ce n'est qu'une supposition.
Naufal, frère de Hàchim, s'était approprié les biens laissés
par celui-ci, mort si jeune au cours de ses voyages en Pales-
tine. Quand el-Mottalib ramena de Yathrib ce garçon qu'il
prétendait son neveu et qu'on appelait son esclave, Naufal
refusa de le reconnaître, et el-Mottalib ne trouva aucun appui
chez les gens de la Mecque; il dut recourir à l'aide de la
tribu de la mère de Chéïba, ceux que, d'après l'usage arabe,,
on appelle « les oncles maternels », et Abou As'ad ben
'Odas des en-Nadjdjàr se rendit à la Mecque à la tête de-
quatre-vingts cavaliers; sur les menaces qu'il lui fit, Xaufal
LA MKCyUE W W I M IHOMET

consentit à rendre à Ghéïba les biens de son père. Une autre


version affirme que cette lutte avec Naufal n'eut lieu qu'après
la mort d'el-Mottalib, et c'est plus vraisemblable si l'on
admet que Chéïba n'était qu'un étranger, un esclave peut-
être affranchi et parvenu peu à peu a une grande situa-
tion.

Le principal titre de gloire d'' Abd-el-Mottalib est d'avoir


retrouvé la source de Zemzem et d'avoir ainsi rendu le plus
éminent service aux habitants de la Mecque, cj ni ont tou-
jours souffert du manque d'eau. ('.>■ serait un songe qui lui
aurait suggéré l'idée de creuser la où il le lit. Quoi qu'il en
soit, le point indiqué étant situé entre les deux idoles Isàl
et Nâïla, il n'allait pas sans difficulté d'y fouiller la terre. Il
fallait que l'autorité d" Abd-el-Mottalib sur ses concitoyens
fût déjà considérable pour qu'il y put procéder >.ms diffi-
cultés.
Les travaux mirent au jour des antiquités indiquant que
l'endroit était fréquenté de longs siècles auparavant, et
la tradition populaire lit remonter au peuple de Djorhom,
que Ton dit avoir occupé ce site avant l'immigration d I--
maël, les objets qu'on y trouva. C'étaient deux gazelles d or,
qui furent ensuite clouées sur la porte de la Ka ba, d< -
sabres dits qala't, des cottes de mailles et le reste d'un tré-
sor que l'on voulut attribuer au dernier chef djorhomite,
mort cinq siècles auparavant. Les Qoréïchites contestèrent
les droits de propriété acquis à \Abd-el-Mottalib par sa
trouvaille; on dut recourir au tirage au sorl par le moyen
des flècbes pour fixer les parts. Par un bonheur incoi
vable, ces parts furent attribuées par le hasard les unes au
sanctuaire, les autres à 'Abd-el-Mottalib, de sorte que les
Qoréïchites n'y gagnèrent rien.
La découverte de la source de Zemzem enrichissait du
coup 'Abd-el-Mottalib, puisqu'elle lui mettait en mains une
marchandise des plus nécessaires .1 l'entretien de- pè-
lerins; aussi fit-il construire un abreuvoir destiné ;< faciliter
la distribution de l'eau. L'opposition des Qoréïchites ne
dura pas longtemps et bon gré, mal gré, le droit d abreuver
les pèlerins avec la nouvelle source lui fut reconnu.
g^. HISTOIRE DES ARABES

Au moment de la découverte de Zemzem, Abd-el-Motta-


lib n'avait qu'un fils, el-Hârith, né de Samrâ bent Djondab ;
depuis cet événement il lui en naquit plusieurs, entre autres
'Abdallah, né de Fàtima bent Wmr, de la famille de Makh-
zoùrn, lequel fut le père de Mahomet. De la même femme
naquit encore Abou-Talib. dont le nom propre était 'Abd-
Manâf; de Notéïla bent Djénàb, il eut el-'Abbàs; de Hàla
bent Ohéïb, Hamza; de Lobna bent Hâdjir, Abou-Lahab
'Abd-el-'Ozzà; en tout dix-huit fils et filles. Des doutes sé-
rieux se sont élevés à propos du nom même d' Abdallah,
donné à un des fils d"Abd-el-Mottalib. C'est la première
fois que l'on rencontre, chez les Arabes païens, un nom
théophore dont le second terme est Allah : Abd-Allah
« esclave d'Allah ». Le nom d'Allah figure bien dans les
inscriptions çafaïtiques, mais seulement à titre d'invocation.
D'un autre côté Wbd-el-Mottalib, né et élevé à Yathrib, ville
peuplée de Juifs, avait apporté avec lui des habitudes d'es-
prit et des rites religieux inconnus aux Mecquoîs ; c'est à
lui qu'on attribue la coutume du tahannouth forme dialec-
tale pour iahannouf, « faire le hanîf, le solitaire chrétien »),
qui consistait à se retirer sur les pentes désertes du mont
Hirâ pendant le mois de ramadan, et à faire en même
temps des distributions d'aliments aux pauvres : coutume
chrétienne que nous verrons plus loin jouer un rôle impor-
tant tout au début de l'histoire du prophète. 'Abd-el-Motta-
lib peut avoir apporté avec lui ce vocable d'Allah attesté sur
les monuments du désert de Syrie et l'avoir donné à un de
ses fils ; mais
autrement l'existence même de cet Abdallah n'est pas
certaine.

La légende rapporte que pendant qu'il procédait aux


fouilles de Zemzem, Wbd-el-Mottalib fit vœu de sacrifier à
la divinité, quand il aurait atteint le nombre de dix enfants
mâles (il n'avait alors encore qu'un fils, el-Hârith), un de
ces dix fils. Quand il vit sa postérité atteindre ce chiffre et
que ces enfants furent devenus grands, il leur apprit le vœu
qu'il avait formé clans des moments difficiles, et les enfants
admirent que le sort décidât entre eux celui qui devait être
sacrifié. On se rendit à la Ka'ba, et là, en présence de l'idole
LA MECQUE AVANT MAHOMET

Hobal, on tira au sort par le moyen accoutumé des Qèches ;


le hasard désigna 'Abdallah. G'étail le (ils préféré d'\Abd-
el-Mottalib, et il ne put se résoudre à le tuer; on lui con-
seilla d'aller consulter une devineresse qui habitait KJhéïbar,
ville juive; cette devineresse étail probablement Israélite;
elle indiqua le moyen de sortir de la difficulté; ce procédé
consistait à tirer au sort entre 'Abdallah el un loi de dix cha-
meaux, et de renouveler l'opération mitant de fois que le
sort ne favoriserait pas le jeune homme. < lelui-ci avail contre
lui une série noire : il n'échappa a la morl qu'à la dixième
fois, de sorte que cent chameaux, sacrifiés en hécatombe,
furent le prix du sang donl fui payé le rachat de sa vie. In
festin auquel ou convia tous les Qoréïchites utilisa la viande
ainsi abattue.

'Abd-el-Mottalib se préoccupa ensuite de choisir une


épouse pour son fils miraculeusement sauvé, et il lit choix
d'Âmina bent Wahb, fille du chef de la famille des
Banou-Zohra. C'était une poétesse, dont on a conservé «les
marâthi ou hymnes funéraires, qui ne sont cités, il est vrai.
que par des auteurs relativement récents; ce détail est don<
sujet à caution. Ce mariage ne dura pas longtemps, car Ab-
dallah, voyageant pour aflaires de commerce, s'était rendu
en Syrie avec la caravane ; à son retour, il tomba malade à
Yathrib et y mourut à l'âge de trente ans, sans avoir revu
si femme, qu'il avait laissée enceinte du futur prophète
.Mahomet. Il avait peu de biens; une esclave abyssine.
Omm-Aïman Baraka, cinq chameaux et quelques pièces de
menu bétail. D'ailleurs le soin de pourvoir à l'entretien de
sa veuve et à l'éducation de son fils posthume allait incom-
ber à 'Abd-el-Mottalib.
HISTOIRE DES ARABES
86

BIBLIOGRAPHIE

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Wdstenfeld, Genealorjische Tabellen der Arabischen Stâmme und
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CIIAIMTIŒ VI

MAHOMET

Rien de plus incertain que la chronologie de cette époque.


La tradition musulmane s'est plu à la reconstituer de toutes
pièces, d'après des témoignages vagues, dont pas un seul
n'émane d'un témoin oculaire, pas même d'un contemporain.
Suivant les historiens arabes, Mahomet est né l'année de l'é-
léphant. Xous avons déjà vu ce que c'est que l'année de
l'éléphant. C'est la date d'une expédition des Abyssins dans
le cœur de l'Arabie. Elle est mentionnée dans un des plus
anciens chapitres du Qoràn CV, soûrat-el-fîl : « N'as-tu pas
vu comment ton Seigneur a traité les compagnons de l'élé-
phant N'a-t-il
? pas égaré leurs embûches ? Il a envoyé contre
eux des oiseaux abâbil, qui leur lançaient îles pierres de
terre sigillée, et il les a rendus comme du blé vert à demi
dévoré. » Cette campagne est probablement un épisode de
la lutte entreprise par les Abyssins, sur les suggestions de
l'empire byzantin, contre les Perses Sassanides. Un passage
de l'historien Procope (1) nous apprend que peu de temps
avant la cinquième année du règne de Jnstinien, vers 530
après J.-C, eut lieu la conquête du Yémen par les Abyssins
et que quelques années plus lard l'empereur byzantin envoya
un ambassadeur, nommé Julien, à l'effel de | sser
Abyssins à faire la guerre aux Perses en attaquanl leurs pos-
sessions de l'Euphrate par le sud, tandis que Justinien les

i De Bello Pe tico, F. p. 20.


HISTOIRE DES ARAL5ES

attaquerait par le nord. C'est en 540 qu'éclata la grande


guerre entre Justinien et Ghosroès Ier Anôchè-Réwân,
qui fut désastreuse pour les Romains. Abraha, roi abyssin
du Yémen, se décida à obéir aux instances de l'empereur
de Byzance,et se mit en marche vers le nord, dans le dessein
probable de remonter par la route commerciale de la Mecque
jusqu'à l'endroit où il pourrait, en descendant le creux
naturel de la vallée du YVàdi'r-Romma, atteindre les terri-
toires perses de la Babylonie. Les Abyssins, n'ayant pas de
navires, ne pouvaient songer à naviguer sur le golfe Persique
pour débarquer dans la région du Chatt el-'Arab. La seule voie
ouverte était la route de terre. L'historien grec nous apprend
qu'avant à peine commencé à se mettre en route, Abraha
revint en arrière subitement. Il est possible qu'une maladie
épidémique, par exemple la variole (cette explication ratio-
naliste remonte aux premiers temps de l'exégèse coranique),
ait décimé l'armée abyssine et contraint son chef à la
retraite : les Arabes du Iledjaz auraient expliqué les pus-
tules et les vacuoles qui leur succèdent par des empreintes
de pierres de fronde en terre sigillée, lancée par des oiseaux
ab'ibil; c'est cette légende que nous aurait conservé le
Qoràn.
Une autre source, les vers d'Ibn ez-Ziba'ra cités par Ibn-
Hichâm(p. 38), ne fait pas mention de pierresetparle d'un vent
impétueux que Dieu envoya contre eux et qui les dispersa
comme un troupeau de moutons. Quant à la présence d'un élé-
phant dans l'armée abyssine, animal dont la vue devait plonger
les Bédouins dans un étonnement profond, elle est certaine;
nous avons dans le texte du Qoràn l'écho d'un fait réel.
S'expliquer comment cet éléphant avait été amené de l'Inde
est assez difficile; ce serait plutôt un éléphant d'Afrique,
variété que l'on sait avoir été, à certaines époques histori-
ques, domestiquée et dressée à la guerre.
On a même pensé que l'armée d'Abraha pouvait avoir été
appelée « armée de l'éléphant » parce qu'elle aurait eu pour
enseigne la représentation d'un de ces pachydermes : mais
ce n'est qu'une supposition sans fondement. Il faut un fait
étrange pour frapper l'imagination populaire; la naissance
MAHOMET

d'une légende s'explique si Abraha — nous ne savons par


quel moyen — a réussi à conduire un éléphant jusqu'aux
environs de la Mecque ; un objet de métal découpé, fixé sur
une hampe de drapeau, aurail difficilement provoqué la créa-
tion de l'expression açhâb-el-fil « les compagnons » ou les
possesseurs de l'éléphant ».
Si la guerre de l'éléphant fait partie de la série de cam-
pagnes entreprises par Justinien contre les Perses, elle ne
saurait descendre plus bas que la date où cessent ces cam-
pagnes,562. Mahomet n'est donc pas né l'année de I éléphant,
comme se le sont imaginé les Musulmans. Le prophète étant
mort en 632 à l'âge de soixante à soixante-trois ans, il devra
être né vers 570, date le plus généralement adoptée. La
tradition ordinairement admise le fait venir au monde un
lundi du mois de rébî' Ier, dans la nuit du 11 au 12; mais
il n'y a aucune raison de considérer cette indication comme
exacte. Les contemporains n'ont pas su, et lui-même ue
savait peut-être pas le jour exad de sa naissance. Dans une
société où l'état civil est inconnu, des recherches de ce
genre sont parfaitement oiseuses. Ce n'est que bien plu-
lard que les Musulmans oui voulu préciser les débuts de
l'histoire du prophète, mais ils n'\ sont poinl parvenus.
Les circonstances qui entourèrent la naissance du pro-
phète ont un caractère légendaire qui doit les faire rejeter.
Tout cela est absolument obscur. On raconte que la nais-
sance ayant eu lieu au milieu de la nuit, le nouveau-né fut
jeté sous un chaudron pour attendre le jour, el I on ajoute
que c'était la coutume des Arabes païens, quand un enfant
naissait pendant la nuit, de l'abandonner ainsi jusqu'au
matin : le chaudron était probablement destiné à le protéger
contre les djinns; mais ce détail, qui ne se trouve que dans
les biographies d'Ibn-Sa'd, à qui l'auteur du Livre de la
Création l'aura sans doute emprunté, peut avoir été inventé
pour amener el rendre plus vraisemblable le récit du pre-
mier miracle du prophète : au malin, le chaudron était tendu
el l'enfant, les veux ouverts, regardait le ciel.
Dès que l'enfant eut vu le jour, Âmina fit appeler son
beau père ' A b. l-el-Mol i ali I». qui emporta, prétend-on, le
90 HISTOIRE DES ARABES

nouveau-né à la Ka'ba pour y remercier le dieu Ilobal de la


naissance de son petit-fils. C'est lui qui lui donna son nom :
il Tappela Qotham, du nom d'un de ses fils à lui, mort trois
ans auparavant; ce n'est que plus tard — quand? pourquoi ?
à quelle occasion? on l'ignore — que le futur prophète fut
nommé Mohammed « le loué », qui n'est qu'un surnom, un
sobriquet devenu nom propre. Cette appellation de Mo-
hammed ne figure que quatre fois dans le texte du Qorân,
et encore dans des passages qui ont paru provenir d'inter-
polations, selon l'opinion de critiques autorisés; toutefois
il est à noter qu'on la trouve dans le texte du traité d'Ho-
déïbiya. Le prophète est encore appelé Ahmed « le plus
louable » par le texte sacré, simple variante de l'appellation
de Mohammed. Le nom véritable du législateur du monde
musulman restera probablement toujours inconnu.
La mère ne pouvait nourrir l'enfant ; il fallut se procurer une
nourrice. On le confia tout d'abord aux soins de Thowéïba,
affranchie d'Abou-Lahab, fils d^Abd-el-Mottalib, mais il ne
fut pas facile de trouver une personne voulant se charger
du nourrisson, car il était orphelin de père, et les Bédouines
qui venaient a la ville chercher des clients s'attendaient à
des cadeaux d'usage, qu'elles ne pouvaient espérer d'une
mère dans la gêne. Halîma, fille d'Abou-Dho'éïb 'Abdallah
ben el-Hàrith, mariée k el-IIarith ben Wbd-el-'Ozzà, tous
deux de la tribu des Banou-Sa'd ben Bekr, était restée à la
Mecque sans trouver l'emploi de son lait; elle se décida
à emmener l'enfant et à l'élever dans son campement.
Mahomet resta deux ans au désert; au bout de ce temps
Halima le ramena à la Mecque. La légende prétend que les
bienfaits célestes s'étaient répandus sur la tribu des Banou-
Sad, et que ceux-ci auraient voulu garder l'enfant; ils sup-
plièrent lamère de le leur laisser, et comme le séjour dans
l'air pur du désert lui avait fait du bien, elle consentit à ne pas
le reprendre encore. C'est pendant ce second séjour qu'une
légende place la visite de deux anges vêtus de blanc qui sai-
sirent Mahomet à l'improviste, lui ouvrirent la poitrine,
tirèrent du cœur une tache noire et lui lavèrent le corps avec
un peu de neige qu'ils avaient apportée avec eux. L'origine
MAIIOMKT

de cette légende remonte à un passage <ln Qorân XCIV, 1


où Dieu dit : « Ne t'avons-nous point dilaté la poitrine?
Les parents nourriciers, effrayés par ce phénomène, que leur
racontaient leurs autres enfants, et craignanl que celui
qui leur était confié ne fût la victime de quelque djinn, le
reconduisirent subitement à sa mère, par peur qu'il ne lui
arrivât quelque malheur: Âmina n'eut pas de peine à faire
avouer à Halîma le motif superstitieux pour lequel elle lui
avait ramené l'enfant.
A l'âge de six ans, Mahomet fut emmené à Médine par -a
mère Amina pour y rendre visite aux oncles maternels de
feu son mari 'Abdallah et rendre un pieux devoir à la tombe
de celui-ci. Une esclave abyssine, Omm-Aïman, s'occupait
de l'enfant pendant le voyage. Au retour, Âmina tomba ma-
lade à el-Abwâ, et y mourut. Omm-Aïman ramena seule
l'orphelin à la Mecque. 'Abd-el-Mottalib, son grand-père,
restait pour s'occuper de son éducation, mais le jeune Maho-
met ne jouit pas longtemps de sa protection ; il avait de huit
à dix ans quand il le perdit, et son oncle Abou-Tâlib Abd-
Manàf se chargea alors de l'entretenir. C'était un hommede
nature douce, et c'est sans doute ce qui décida 'Abd-el-Mot-
tilibà lui confier le jeune orphelin; mais il était pauvre et
chargé d'une nombreuse famille. Il est impossible de se
rendre compte pourquoi certains enfants d' 'Abd-el-Mottalib
étaient pauvres et d'autres riches, car la fortune du père
devait être partagée à peu près également entre eux : il faut
admettre que cette fortune n'était peut-être pas aussi consi-
dérable qu'on l'imagine. La division des charges entre
divers (ils et le jeune âge de la plupart d'entre eux firent que
la famille de llàchim perdit une grande partie de son
influence et fut remplacée parcelle des fils d'Oméyya, dont
le plus important était Harb.
Abou-Tàlib, dans le désir de voir augmenter ses profits,
se résolut à prendre part aux caravanes qui se rendaient
chaque année en Syrie, et l'on prétend que son neveu et
pupille, alors, dit-on, âgé seulement de neuf ans, le conjura
de l'emmener avec lui. C'est pendant ce voyage que li cara-
vane, ayant campé auprès de l'ermitage d'un moine chré-
[)2 HISTOIRE DES ARABES

tien, nommé Bahîrâ, celui-ci, qui avait lu clans un livre très


ancien les destinées futures de l'enfant, prépara un repas
pour les voyageurs et les invita à y prendre part, ce qui sur-
prit fort les anciens de la bande, qui ne l'avaient jamais vu
se déranger pour eux ; ceux-ci laissèrent le jeune Mahomet
à la garde du camp, mais l'ermite s'aperçut qu'ils ne l'avaient
pas amené, le fit venir et l'embrassa avec la plus grande
tendresse. Il le questionna, et trouva ses réponses conformes
à ce qui était écrit dans le vieux livre. Alors il le recom-
manda chaudement à son oncle, disant qu'il était prédestiné
à un grand avenir, et qu'il eût à prendre garde aux Juifs qui
lui auraient fait le plus grand mal s'ils avaient connu qui il
était.
Cette historiette n'a absolument aucun fondement histo-
rique. Le nom de Bahîrà provient de certains passages de la
Bible hébraïque appliqués à Mahomet, plus tard, par des
Juifs convertis. D'autres traditions donnent comme nom du
moine Djordjis (Georges) ou Serdjàs (Serge ; quant au nom
de Nestoùr Nestor , qui désigne sans doute un chrétien
nestorien, c'est probablement tout ce qui est à retenir de la
légende ; seulement ce nom s'applique à un doublet que nous
allons voir un peu plus loin, l'histoire des voyages en Syrie
pour le compte de Khadidja. Au lieu de faire des voyages en
Syrie, Mahomet paraît avoir passé son enfance à la Mecque,
sans en sortir autrement que pour aller paître, sur les pla-
teaux des environs de la ville, des troupeaux appartenant à
ses parents
vécut là. ; ce fut donc une vie assez misérable qu'il

Mahomet avait quinze ans lorsque ses oncles prirent part


à la guerre d'el-Fidjâr entre la tribu de Kinâna, dont les
Qoréïchites étaient parents, et celle de Qaïs, qui comprenait
les Thaqîfites de Tâïf ; quant à lui, que son jeune âge et pro-
bablement ses goûts empêchaient de se mêler davantage à
la lutte, il n'eut rien à faire que de ramasser les flèches tom-
bées àterre et de les remettre à ses oncles, qui combattaient.
Un peu plus tard, il se trouva compris dans le pacte resté
célèbre sous le nom de Hilf el-Fodoùl « la conjuration des
Fadl », ainsi nommée parce qu'une tradition rapportait qu'aux
MAH0ME1 93

anciens temps de la Mecque, avant L'immigration des Ismaé-


lites, du temps des Djorhomites, quatre individus nommés
de dérivés du mot fadl, savoir Fodaïl ben el-Hàrith, Fodaïl
ben Wadâ'a, el-Mofaddâl et el-Faddâl, s'étaient entendus
pour empêcher toute injustice à l'égard des pèlerins dans la
vallée de la Mecque; ils s'étaient, par conséquent, consti-
tués volontairement les gendarmes du pèlerinage. Cette con-
juration avait disparu avec l'existence des Djorhomites, et
aucune mesure n'avait été prise pour maintenir la sécurité
dans les environs de la ville, lorsque les Qoréïchites,
émus de déprédations qui pouvaient porter atteinte au bon
renom du pèlerinage et détourner de leur cité une aussi
excellente source de revenus, convinrentde rétablir le vieux
« pacte des Fadl » et se rassemblèrent à cet effet dans la
maison d' Abdallah ben Djod'àn, que son âge avancé et la
situation prépondérante de sa famille désignaient pour
réunir chez lui les fractions des Qoréïchites. Tous jurèrent
de protéger tout étranger qui viendrait dans la vallée de la
Mecque et de l'aider, dans le cas où il subirait quelque tort,
à en poursuivre le redressement. Mahomet \ assista, el
déclara plus tard que l'islamisme n'avait qu'à conserveries
pactes païens, quand leur but était aussi honorable que celui
qui portait l'antique nom de pacte des Fadl. En effet, la
valeur juridique de ce traité était encore maintenue sous
les Oméyyades, car nous voyons que sous le règne de
MoYuviva, el-Hoséïn, fils d'Ali ben Abi-Tâleb,qui avaità
plaindre d'el-Walîd ben 'Otba, gouverneur de la Mecque
et propre neveu du Khalife, le menaça de prendre son sabre
et de se retirer auprès de la Ka'baen faisant appel au pacte
des Fadl; et son appel suffit pour que des Mecquois influents,
à la tète desquels se trouvait 'Abdallah ben ez-Zobéïr,
jurassent de l'assister par application de ce pacte; le gou-
verneur effrayé céda. On en trouve encore des traces, un peu
plus tard, sous le règne d"Abd-el-Mélik ben Merwàn. I
pacte, observé si longtemps, a sûrement une base histo-
rique.
Le mariage de Mahomet avec Khadidja fait entrer le pro-
phète dans la lumière de l'histoire : car Khadidja fut, entre
94 HISTOIRE DES ARABES

aitres, la mère de Fàtima, la seule de ses enfants qui lui


survécut et fut la souche des innombrables séytjids ou chéri fs
qui, d'une manière plus ou moins authentique, pullulent
sur la surface du monde musulman. C'est là un fait contre
lequel il ne peut s'élever de doutes. Les détails plus ou
moins légendaires qui sont venus se greffer sur ce fait fon-
damental ne peuvent lui enlever de son importance.
Khadîdja était la fille de Khowéïlid ben Asad, fils d'Wlxl-
el-'Ozzà ben Qoçayy, et parente éloignée du prophète. Elle
était riche ; son aisance provenait de biens accumulés par
les bénéfices du commerce. En effet, chaque année, elle expé-
diait en Syrie une caravane, sans s'en occuper autrement
que pour fournir les fonds ou, plus exactement, elle prenait
une participation dans ces expéditions commerciales : elle
était l'un des armateurs de cette caravane; ce genre de
commerce ressemble beaucoup au commerce maritime, et il
n'est pas déplacé de se servir de termes empruntés à ce
dernier, qui sont fort clairs en pareil cas, d'autant plus
qu'on appelle le chameau le navire du désert. Un agent, qui
la représentait, voyageait avec la marchandise ; c'était en
général un de ses esclaves qu'elle chargeait de ce soin; on
a conservé le nom de Maïsara, parce que c'est l'année où il
conduisit la caravane en Syrie, que Mahomet fut chargé d'y
représenter les intérêts de la veuve. Au fait, Khadîdja était-
elle veuve ? On la donne volontiers comme telle, mais il se
pourrait qu'elle fût simplement divorcée. Comment avait-
elle fait la connaissance de Mahomet, alors simple berger
qui travaillait pour vivre, et d'où vient la confiance qu'elle
lui accorda ainsi ? Le premier point reste obscur; pour le
second, les traditions sont unanimes à reconnaître que
Mahomet, par son caractère hautement honorable, s'était
acquis le surnom d'el-Amîn, c'est-à-dire le sûr, l'homme de
confiance par excellence. On ne dit pas à combien de ces
voyages Mahomet prit part ; on cite, comme point terminus
des expéditions qu'il aurait accompagnées, Bostra dans la
Svrie centrale, Soùq-Hobâcha dans le Tihàma, et Djorach
dans le nord du Yémen.
C'est pendant une de ces tournées que la tradition place
MAHOMET

la 'rencontre d'un moine chrétien, ce qui fait double emploi


avec le rôle déjà joué par Bahîrâ, ainsi que nous l'avons vu :
seulement, comme le nom de ce second ermite serait Nes>
toûr, et que ce nom semble désigner un moine nestorien,
il n'est pas exagéré de supposer qu'il 3 a Là quelque trace
d'un fait peut-être réel. Il faul bien que Mahomet se soit
rendu compte de visu, en un lieu quelconque, de ce qu'élail
l'ascétisme chrétien, dont il parle avec faveur. Il ne peut
guère l'avoir fait que sur les frontières de la Syrie.
Mahomet avait alors vingt-cinq ans: Khadîdja, qui avail
eu déjà deux maris, était d'un certain âge, peut-être qua-
rante-cinq ans; en outre sa position de fortune ne pouvait
pas permettre au futur prophète de prétendre à sa main ;
aussi est-ce d'elle que vinrent les premières ouvertun
Mahomet consulta ses oncles, qui approuvèrent son ma-
riage; c'est assez naturel qu'il l'ait fait, et il n'y a pas lieu
de supposer que ce détail a été inventé par des biographes
optimistes désireux de laisser un portrait favorable du Pro-
phète. La légende veut que Khadîdja ait eu encore son père,
et que celui-ci se refusait à admettre ce mariage : sa per-
mission ne fut obtenue que par surprise ; sa fille l'enivra et
profita de son état d'ébriété pour lui faire accorder -ou con-
sentement. Mais déjà du temps de Tabarî, on donnait cette
légende comme fausse, parce que le père de Khadîdja,
Khowéïlid, était mort au moins dix ans avant cette époqim.
Il est plus probable que personne ne souleva de difficultés à
celte occasion et que le mariage de Mahomet et de Khadîdja
se fit sans opposition.
Tant que Khadîdja vécut, Mahomet n'eut pas d'autre
femme; il conserva toujours pour elle le plus grand res-
pect et la citait volontiers comme un modèle aux autres
épouses qu'il eut par la suite. Il eut de nombreux enfants:
el-Qàsim, d'où le surnom d'Abou'I-Qâsim qui lui fut donné,
suivant l'usage arabe; ce nom d'el-Qâsim, qui paraît un
sobriquet, peut avoir effacé le véritable nom. qui pourrait être
Abd-Manàf ; puis et-Tâhir et et-Tayyib, qui moururent tous
avant la révélation de l'islamisme ; enfin quatre filles, Zéfneb,
Omm-Kolthoûm, Roqayya et Fâtima; celles-ci vécurent,
9G HISTOIRE DES ARABES

mais Fàtima fut la seule, comme nous l'avons vu, qui laissa
une descendance. Il se passa ainsi dix ans sur lesquels nous
ne possédons aucun renseignement, et c'est dommage, car
pendant cette période Mahomet dut se trouver en relation
avec des Chrétiens et des Juifs dont renseignement posa
dans son esprit les germes de la vocation prophétique.
La ka'ba. — Le seul fait notable qui sorte de tout ce silence,
c'est la reconstruction de la Ka'ba. Le temple, qui consistait
alors en quatre murailles sans toit, était en fort mauvais état ,
des voleurs s'y introduisirent et enlevèrent les trésors dépo-
sés dans le puits à l'intérieur. Les objets disparus furent trou-
vés dans la maison de Dobéïk, affranchi d'une fraction des
Khozâ'a; dans le premier moment de fureur, on lui trancha
les deux mains ; mais ensuite on réfléchit et Ton pensa qu'il
n'était pas le seul coupable, ou peut-être même qu'il ne
l'était pas du tout et que les vrais auteurs des vols avaient
caché le trésor dans la maison de Dobéïk pour détourner
les soupçons sur celui-ci. Pour savoir ce qu'il fallait faire,
les Qoréïchites s'adressèrent à une devineresse qui indiqua,
comme châtiment , l'exil pour dix ans à l'adresse d'el-Hârith
ben 'Amir, l'auteur certain du forfait. On décida, pour mettre
fin à des entreprises de ce genre, de reconstruire la Ka'ba.
Le naufrage d'un navire marchand grec sur la côte du Hedjaz
fournit aux constructeurs le bois qui leur manquait pour
adapter un toit au carré de pierre, et un charpentier copte
qui se trouvait à la Mecque leur prêta le concours de son
art. La reconstruction fut faite avec le plus grand entrain ;
les difficultés ne se produisirent que quand il fallut remettre
en place la pierre noire, chaque tribu voulant se réserver
l'honneur de la rétablir à l'endroit primitif. Ce désaccord
faillit susciter une guerre civile. Les Banou Abd-ed-dàr
eurent recours à la conjuration solennelle qui consistait à
plonger les mains dans un baquet plein de sang; de là vint
qu'eux et leurs confédérés furent appelés laaqat ed-dam
« lécheurs de sang». Mais des intermédiaires sages s'inter-
posèrent, et au bout de quelques jours, il fut convenu qu'on
choisirait comme arbitre la première personne qui entrerait
dans le temple : ce fut Mahomet, qui fit apporter un tapis, y
MAHOMET 97

déposa la pierre noire, et le fît soulever par les représen-


tants des différentes tribus jusqu'à la hauteur nécessaire,
puis il mit de ses propres mains la pierre à la place <|ui lui
était réservée.
Dans une année de disette, Mahomet recueillit chez, lui
son cousin germain Ali. fils d'Abou-Tâlib son oncle, lequel,
comme nous l'avons vu, avait une nombreuse famille et peu
de moyens. Son autre oncle el-'Abbàs se chargea de Dja'far,
et Àbou-Tâlib conserva auprès de lui sou lils Aqîl.
Les précurseurs de Mahomet. — Il serait de la plus haute
importance de pouvoir déterminer les courants d'idées qui
agitaient l'Arabie au moment où la mission du prophète
va se déclarer. Malheureusement, nous n'avons sur cette
période que des renseignements insuffisants. Le siècle qui a
précédé sa venue est l'époque des poètes, parce qu'à ce
moment se produit une floraison extraordinaire de talents
poétiques. Il est clair que l'esprit arabe, qui dormait depuis
tant de siècles, se mit tout à coup à bouillonner el à pro-
duire «les formes littéraires nouvelles. Ce n'est pas qu'il u'v
eut. avant cette époque, tout un mouvement de poésie popu-
laire. Celle-ci paraît avoir commencé par le hidâ, le chanl
du chamelier conducteur de la caravane, qui est rythmé par
le mouvement de pendule que prend le corps de l'homme
monté à chameau. On remarqua de bonne heure qu'en (Mi-
sant la mesure de la récitation, la file de chameaux accélé-
rait la marche; et ce fut peut-être là l'origine du discours
rythmé. Saint Nil, vers l'an iOO après J.-C, fait allusion à
des chants qu'improvisaient les Arabes <lu Sinai quand ils
rencontraient une source après un long voyage. Sozomène
parle de chants populaires où se conservait le souvenir de
la victoire remportée par Mania on Mavia . reine d<
sin>. sur les troupes romaines de Palestine el <!<■ Phénicie,
en ;i"2 de notre ère,
Chaque tribu avait s<»n châ'ïr u l'homme qui sait », sorte
de devin vales qui lui plus lard, comme le Dates latin, un
poète. La principale accusation des Qoréïchites contre Maho-
met, lorsque celui-ci commença à prêcher, fut qu il •■' lit un
châ'ïr madjnoûn Qor; XXXVII, 35 . c'est-à-dire un I
^98
HISTOIRE DES ARABES

sédé par les djinns, comme tous les autres devins. C'est dire
que chez le chaïi\ l'inspiration se produisait comme chez
le chamane des steppes de l'Asie septentrionale, sous l'in-
iluence d'un étourdissement produit par un état patholo-
gique spécial. Les détails que nous donnent les Arabes sont
tellement précis qu'ils ne peuvent laisser place à aucun
doute. Le poète était en relations étroites avec un djinn;
celui-ci lui dictait ses inspirations, que l'on croyait d'ordre
surnaturel. Il était par suite quelque peu le messager du
inonde invisible, dans une forme de société où les hommes
croyaient fermement à l'existence de ces génies du désert, à
leur influence bonne ou méchante, aux sorts que certaines
gens pouvaient jeter sur leurs ennemis (forme primitive de
la malédiction), toutes habitudes d'esprit dont les civi-
lisés ont perdu la notion, mais qui sont encore vivantes
en pleine Europe instruite, chez les habitants des campa-
gnes, et dont l'étude du folk-lore nous a révélé l'étendue et
la littérature spéciale non écrite, mais transcrite sous la dic-
tée par des lettrés. L'influence que les Arabes païens attri-
buaient au châ'ïr était considérable. On lui donnait le pre-
mier rang dans la tribu ; c'est lui qui fixait le moment du
départ du campement pour un nouveau pâturage, l'endroit
où l'on devait s'installer ; aussi le consultait-on dans les cas
difficiles, comme sur la déclaration d'une guerre, ou même
pour des maladies : il était l'arbitre de la tribu, car il était
celui qui savait plus que les autres, fort ignorants naturel-
lement. Sa communication avec le monde invisible lui assu-
rait un auditoire crédule, mais on n'aurait pas ajouté foi à
ses paroles, s'il n'avait pas prouvé sa possession par le djinn
au moyen de quelques instants de folie passagère, et par la
pratique de règles bizarres, telles que s'oindre les cheveux
d'un seul côté de la tête, laisser traîner son manteau, ne
porter de chaussures qu'à un seul pied : rites primitifs d'une
religion populaire coexistant à côté du culte de la divinité
protectrice de la tribu.
Les formules d'incantation, dont on connaît quelques-
unes, étaient en prose rimée. L'invention du mètre radjaz,
rythme fort simple deux longues, une brève, une longue, à trois
MAHOMET gy

reprises) que les Littérateurs n'ont jamais voulu considérer


comme faisant partie de la prosodie, etqui se prête particulière-
mentaux improvisations, donna naissance à la poésie propre-
ment dite, dont une forme très ancienne est celle du hidjâ, la
satire, qui est primitivement une incantation; le hidjâ est satire
par remploi de paroles blessantes, par l'offense qui s'attaque
aux sentiments les plus nobles de l'homme, et incantation
en cherchant à nuire à l'ennemi en invoquant les divinités
malfaisantes par la malédiction et l'emploi du mot fétiche.
La malédiction de Balaam est un merveilleux modèle de ce
que pouvait être le hidjâ en prose.
In siècle environ avant Mahomet, il se révèle, comme
nous l'avons dit, une véritable floraison de poètes qui ne
sont plus le simple devin de la tribu nomade. II y ;» à cela
plusieurs causes ; la principale est peut-être l'invention de
la >/<i<;t'<l'i. Ce genre de poème doit son nom a ce que L'auteur
la composait avec l'idée de la terminer par une sorte d'
voi », un appel à la générosité de quelque roi : car il \ avait
alors les Laldnnides à Hira et les phylarques ghassanides
sur la frontière de la Syrie qui accueillaient volontiers
ces Louanges et leurs auteurs, et se montraient lui! géné-
reux. Mais certains poètes n'avaient pas besoin de ce motif
pour composer de belles pièces; le plus illustre esl certai-
nement Imrou-oul-îQaïs, dont le nom propre était Hondodj,
qui «Hait roi lui-même, et passa sa vie a essayer de recou-
vrer le trône de son père Hodjr, mis a mort par les Banou-
Asad.

L'existence des poètes, a celte époque, est indubitable ;


mais c'est une autre question de -avoir quelle authenticité
il faut attribuer aux vers qui nous onl été conservés l
poésies, que L'islamisme n'allait pas tarder ,i considérer
comme la littérature profane classique par excellence, à
cause de |,i Langue surtout, car c'est cbe/ les Bédouins que
l'on allait chercher le- puis modèles de l'arabe, n'ont point
été écrits au moment on ils ont été récités; ils n'"iii été
conservés que dans la mémoire de- pâtres du '
n'est que plus tard que Les grammairiens ont été les recher-
cher; ensuite, une fois ces | mes recueillis. Les beaux
HISTOIRE DES ARABES
100

esprits, les connaisseurs, les râwis eux-mêmes se mirent à


les corriger, à les transformer, à déplacer l'ordre des vers :
toutes sortes d'opérations dont on ne peut douter qu'elles
n'eurent lieu, car les auteurs le disent expressément. Il ne
faut donc pas admettre les poésies antéislamiques comme ab-
solument pures de tout mélange ; il ne faut les prendre que
vues de haut, pour ainsi dire, c'est-à-dire n'y considérer
que les sentiments généraux qui y sont exprimés, sans en-
trer dans le détail des expressions et des formules gram-
maticales, quipeuvent être fausses. Cette question de l'au-
thenticité de la poésie antéislamique a une importance ca-
pitale pour l'histoire des origines de l'islamisme, car nous
avons depuis fort peu de temps une série de vers attribués
à ( hnévva ben Abi'ç-Çalt dans lesquelles sont mélangés les
récits bibliques et les traditions arabes, une sorte de proto-
tvpe poétique des parties narratives du Qoràn ; si ces
poèmes sont authentiques, il faut y voir une des sources
du livre sacré de l'islamisme ; s'ils ont été refaits plus
tard avec des passages du livre, ils n'ont aucune valeur.
Nous avons montré, en attirant l'attention sur certains vers
où le récit est plus complet que celui du Qoràn, que les poé-
sies d'Oméyva sont en grande partie authentiques, et que
par conséquent, il n'est plus possible de douter que des
poètes, les uns chrétiens, les autres païens avec des ten-
dances judaïsantes ou plutôt judéo-chrétiennes ''dans le sens
des Ébionites des contrées au delà du Jourdain;, n'aient, au
sixième siècle de notre ère, parcouru les campements et les
villes de l'Arabie en charmant les loisirs des veillées —
surtout celles des bons buveurs de vin — avec des récits
arrangés poétiquement et empruntés au vieux fonds de
l'Ancien et du Nouveau Testament.
C'est d'autant plus certain qu'une concurrence s'était éta-
blie au moyen de l'épopée iranienne ; des conteurs allaient
récitant des fragments des belles histoires de Rouslèm qui
feront plus tard la base du Châhnâmè de Firdausi, et ces
récits avaient beaucoup de succès. Pour ce qui regarde
notre sujet, qui est de montrer que les Arabes, par la pré-
dication poétique, commençaient à se sentir préparés à
MAHOMET " l"1

abandonner le paganisme, il suffit d'avoir établi la circula-


tion d'idées judéo-chrétiennes à travers le désert. Il est cer-
tain que les poésies d'Omcyya ben Abi'ç-Çalt n'auraient eu
aucun intérêt pour les Juifs établis en Arabie en assez grand
nombre, clans les villes bien entendu (Yathrib. Khéïbar, le
Yémen), ni même pour les Arabes convertis au judaïsme :
ces poésies étaient destinées aux Arabes de la tente tous
les poètes sont des Arabes seénites, non des citadins), et si
elles n'avaient encore converti personne, elles avaient sûre-
menteréé un courant d'opinion, un état d'âme qui empêcha
de considérer la prédication de L'islamisme comme un coup
de tonnerre dans un ciel serein, sans préparation d'aucune
sorte: ce serait contraire au processus habituel de L'espril
humain, pris soit individuellement, soit en société.
DÉBUTS DE LA MISSION DE MAHOMET. — Il V a eu llli moment

où il s'est produit une crise physique chez le prophète, et


c'est à partir de ce moment qu'ils'est cru appelé à une mis-
sion prophétique; mais celte croyance De lui vint que petit
à petit. Cette crise se traduisit d'abord par un malaise gé-
néral, avec réflexion sur l'encéphale, qui lit croire à Maho-
met qu'il commençait à entrer dans la possession d'un djinn,
et que par conséquent il allait devenir poète, comme tant
d'autres dont on parlait alors et qu'il n'aimait pas. La tradi-
tion sur laquelle repose ce détail est ancienne ; elle remonte
au milieu du premier siècle de l'Hégire et prouve que dans
les cercles de théologiens et de traditionnistes qui entou-
raient ala Mecque le fameux contre-khalife 'Abdallah ibn ez-
Zobéïr, cette opinion était courante ; comme on la formulait
dans les lieux mêmes ou ces événements s'étaient pass
elle a bien des chances de refléter une pari de la vérité,
d'autant plus que les historiens classiques nous parlent d'un. •
période de tr,.is ans pendant laquelle Mahomet se crut en
relations, non avec L'archange Gabriel, mais avec un autre
archange, Isrâfil.
Apres cette période de sourd malaise Mahomet com-
mença a entendre, par hallucination, non des voix, ma
une voix, toujours la même ; il se trouvait alors dans un
état qu'il a décrit lui-même et où il lui semblait que la voix
102 HISTOIRE DES ARABES

lui parvenant à travers un bourdonnement qu'il comparait


à celui de la grosse clochette (çalçâl el-djaras) pendue au
cou du chameau qui marche en tête de la file (générale-
ment de sept chameaux) formant le convoi ou l'un des
convois de la caravane. Il avait l'habitude de se retirer
à certains moments sur le mont Hirâ, près de la Mecque,
pour s'y livrer à une retraite que les traditions (remontant à
Wi'cha) appellent tahannouth, forme dialectale pour tahan-
nouf, c'est-à-dire c faire comme le hanîf». Qu'était-ce qu'un
hanîf? La question est encore controversée. Le mot n'est
pas d'origine arabe, il semble emprunté à l'hébreu ou à l'ara-
méen ; mais dans la première de ces langues, il signifie
« scélérat, impie » et dans la seconde « hérétique ». Aucun
de ces sens ne convient ; ce n'est pas cela que Mahomet en-
tendait par ce mot, qui revient dix fois dans le texte du
Qoràn (et son pluriel honafà deux fois) et qui s'applique à
« une religion d'Abraham » qui n'était ni la juive, ni la chré-
tienne. Mahomet entendait par cette expression un adora-
teur du vrai Dieu, par opposition à adorateur des idoles.
Bien que tout cela ne soit pas très clair, il semble qu'il faille
admettre qu'il y avait, dans le Hedjâz, des Arabes qui, sans
être à proprement parler chrétiens, se livraient aux prati-
ques de l'ascétisme chrétien et notamment à des retraites
temporaires dans certains endroits écartés des montagnes,
un peu à la façon des ascètes égyptiens. Quand, plus tard,
Mahomet se mit à pratiquer les ablutions abondantes, les
païens s'écrièrent qu'il était devenu çabien, cette pratique
étonnante, dans une contrée où l'eau est rare, leur rap-
pelant les coutumes des Çabiens (ou chrétiens de saint
Jean-Baptiste, les Mandéens du bas Euphrate ; Mahomet
pour eux n'était plus hanîf (ascète à la façon des chrétiens),
mais çâbî (partisan des larges ablutions).
Donc, Mahomet entendait une voix. Il semblerait que sa
première pensée fut qu'il devenait fou ou poète ; car l'inspi-
ration des poètes se traduisait par les mêmes symptômes ;
mais il fut bien vite rassuré et comprit qu'elle venait de
tout autre source, que l'être qui l'obsédait n'était pas un
djinn comme pour les poètes, mais un messager de la Divi-
MAHOMET 108

nité ; de sorte qu'au début de la lutte qu'il se sentait appelé


à soutenir, l'idée dominante de ses prédications, c'est qu'il
n'était pas un possédé des djinns, comme le croyait le vul-
gaire, mais que son inspiration était d'un ordre entière-
ment différent. Pour lui, c'était un être qu'il appelait roûh
« esprit », par réminiscence de ce qu'il avait appris du rôle
du Saint-Esprit dans les Evangiles. Il l'appelle aussi er-roûh
el-amîn « l'esprit fidèle » < )or. XXVI, 193) et roûh el-qodo%
« l'esprit de la sainteté » (Qor. XVI, 104). Ce n'est que plus
tard que cet être s'est personnifié dans l'archange Gabriel.
Quelle était la nature des révélations communiquées au
Prophète par l'intermédiaire qui le mettait ainsi en relations
indirectes avec Dieu? Les plus anciennes sourates du Qorân
nous permettent de nous en rendre compte. On a discuté
pour savoir quelle fut la sourate révélée la première en
date : ces discussions sont oiseuses. Il est inutile de cher-
cher à savoir quelle fut exactement la première; il suffit
d'avoir retrouvé quelles furent les premières. L'une de celle--
ci est indubitablement la quatre-vingt-seizième, que beau-
coup d'auteurs donnent comme la plus ancienne et qui com-
mence ainsi : « Lis ! au nom de ton Seigneur qui a créé —
qui a créé l'homme d'un grumeau de sang. — Lis ! et ton
Seigneur le plus généreux — qui a enseigné au moyen delà
plume de roseau — a enseigné à l'homme ce qu'il ne savait
pas. »
Ces premières révélations ont un caractère spécial : ce ne
sont point des vers, mais bien de la prose rimée. souvent
inexactement rimée, plutôt par assonance qu'autrement ;
c'est une prose très semblable aux oracles des pythonisses
et des devins, et il est tout naturel que les habitants de la
Mecque qui entendirent réciter a liante \<>i\ ces comp
tions littéraires les rattachassent immédiatement • celles
dont leurs oreilles étaient rebattues. Pour eux, c'était un
devin connue les autres qui rapportait les oracle- •!"
djinn. Mahomet, plein d'une profonde conviction . i il • tait
en relations avec Dieu par le canal d'un esprit, -prit
fidèle ou saint», se chargea de [es détromper; mais ce ne
fut pas facile.
104 HISTOIRE DES ARABES

Les premières révélations sont l'expression de la terreur


qu'inspirait au Prophète la majesté du Dieu suprême, de
l'effroi que lui causaient — et qu'il voulait faire partager à
ses auditeurs — les peines réservées aux méchants dans l'au-
tre monde. C'est là le motif dominant de ses proclamations ;
il faut y joindre l'expression de la tristesse amenée par les
péchés de ses contemporains, du dégoût qu'il sentait lui
venir en pensant à l'avidité de gagner qui était la seule préoc-
cupation des citadins de la Mecque, arrivés à un degré assez
développé d'indifférence religieuse, indifférence telle d'ail-
leurs qu'il sera obligé plus tard de se chercher des auxi-
liaires dans un tout autre pays.
Tout d'abord, Mahomet ne se donne pas comme un
envoyé de Dieu; ce n'est que petit à petit, et seulement
dans la seconde partie de la première période des révéla-
tions, que l'on voit apparaître le mot de rasoûl « envoyé »
et celui de moundhir « avertisseur ». C'est plus tard, dans
la seconde période, que l'on constate, en plus de ces deux
expressions caractéristiques, celles de nabi « prophète »
empruntée à l'hébreu et de moursal « envoyé », et encore
ce sont des épithètes accolées aux noms des prophètes de
l'Ancien Testament, que Mahomet s'applique rarement à lui-
même et comme avec prudence. Ce ne sera qu'à Médine
qu'il
rasoûl prendra
Allah. définitivement les deux titres de nabi et de
Khadîdja paraît avoir été la première confidente de Maho-
met, et avant de prendre un parti au sujet des étranges ap-
paritions dont l'entretenait son mari, elle semble avoir été
consulter un sien cousin, Waraqa benNaufal, qui était chré-
tien et lui aurait dit qu'il n'y avait rien à craindre, que Ma-
homet ne pouvait être un possédé du démon et se trouvait
en relations avec un être supérieur ou un ange qu'il appe-
lait le très grand Nâmoâs ou Confident ; mais ces détails
reposent sur des traditions tellement incertaines qu'il ne
faut les accueillir qu'avec la plus grande circonspection. Le
seul fait à en retenir, c'est que Khadîdja fut la première à
croire en Mahomet et dans sa mission ; elle l'encouragea, le
réconforta, le soutint lors des premières persécutions ; elle
MAIIOMKT

fut la première Musulmane et joua un grand rôle dans la


formation delà nouvelle religion; par malheur, nous n'avons
point de traditions remontant jusqu'à elle, et c'est dom-
mage ;son témoignage nous serait bien utile.
Les révélations s'interrompirent pendant < 11 1 < - 1< 11 1 « • temps,
et le prophète en souffrit cruellement, moralement et sur-
tout physiquement; car il se mit à courir comme un fou dans
les montagnes et conçut même la pensée de se jeter dans
quelque abîme ; mais enfin les révélations reprirenl leurcours
par l'invocation de la sourate LXXIV : « O toi qui es cou-
vert d'un manteau, — Lève-toi et prêche — glorifie l<»n Sei-
gneur— purifie tes vêtements. » A partir de ce moment les
communications qu'il recevait de l'au-delà ne furent plus
interrompues. Mahomet commença ses prédications; il avait
reçu l'ordre d'avertir le peuple de la punition qui l'attendait
s'il continuait à pratiquer le culte des idoles: mais au début,
il ne chercha comme auditeurs qu'un cercle forl restreint,
composé de familiers qui fréquentaient sa maison.
I >n se réunissait pour écouler 1rs exhortations, les ser-
mons dans lesquels le Prophète expliquait les révélations
qu'il recevait, celles-ci lui arrivant toujours dans un état par-
ticulier d'inspiration qui empêchait qu'on ne confondit les
unes et les autres. Les révélations nous ont été conservées,
au moins en partie, dans les chapitres les plus anciens du
QorAn; nous n'avons presque rien des sermons. Aucun rite
ne se manifeste encore ; la prière n'est pas citée dans le texte
sacré à ces époques, et ce ne fut qu'un peu plus tard que
Mahomet institua trois prières quotidiennes cou :hez les
Juifs), une le matin avant le lever du soleil, la seconde au
coucher de l'astre etla troisième pendant la nuit; des veilles
aussi étaient prescrites, car le Qorân dit LXXIII,2-â : (Lève-
toi la nuit entière ou presque entière, — reste en prière
jusqu'à la moitié de la nuit, par exemple, ou à peu pri
ou bien un peu plus que cela, et psalmodie le Qorân
Le mot calât « prière rituelle » qui devii ndra plus I ird le
nom techniquede la prière canonique musulmane, i
contre dans le texte du livre chap. W II. v, 80 que dans une
période correspondant à la lin de la prédicatii n i Mecque,
106 HISTOIRE DES ARABES

peu de temps avant l'Hégire. De même il n'est pas fait


mention de l'obligation des ablutions avant la période de
Médine.

Après Khadîdja, ce fut 'Ali ben Abi-Tâlib, son cousin et


son protégé, qui crut en ses paroles, et cela est fort vraisem-
blable, mais il était très jeune sept à dix ans) et sa conver-
sion aux nouvelles idées ne peut avoir eu la moindre impor-
tance. Iln'en était pas de même de celle d'Abou-Bekr, fils
d'Abou-Qohàfa, un des hommes les plus vénérés parmi les
Qoréïchites, et qui connaissait admirablement l'histoire des
familles mecquoises. C'était un notable commerçant, d'esprit
avisé et de bon conseil. Zéïd ben Hàritha peut avoir eu aussi
beaucoup d'influence sur l'esprit de Mahomet : il était son
confident et son fils adoptif ; il appartenait à une tribu kelbite
de Doùmat el-Djandal, non loin des frontières de la Syrie,
et dont certaines branches étaient converties au christia-
nisme.

Bataille de Dhou-Qar. — Nous avons déjà vu qu'entre


les années 60û et 611 il s'était passé, sur les frontières de
Syrie, du côté de la Mésopotamie, non loin de l'Euphrate,
un fait considérable dont la répercussion détermina plus
tard l'envahissement de la Perse. A Dhoû-Qâr, localité non
loin de Hîra, il s'était livré une bataille entre les troupes régu-
lières des Sassanides et celles qu'avait mises sur pied une
confédération de nomades arabes des Banou-Chéïbân, bran-
che des Banou-Bekr ben Wâïl. Les Perses furent défaits ; en
réalité, ce fut la première brèche morale portée à l'édifice
militaire de l'empire perse. La victoire des Arabes fut chan-
tée dans les campements du désert et quand, après la mort
du Prophète, les Bédouins furent lancés à l'attaque du grand
adversaire des Romains, ils n'avaient plus peur de la tacti-
que iranienne : la bataille de Dhoû-Qàr leur avait montré le
chemin.
Prédication publique de l'Islam. — Les historiens affirment
que ce fut trois ans après le commencement de sa mission
que Mahomet reçut l'ordre de prêcher en public; mais les
autorités sur lesquelles s'appuie leur affirmation sont bien
faibles. Il est néanmoins vraisemblable que les premiers
MAH0ME1

adeptes de la nouvelle foi se retiraient pour prier, comme


on le raconte, dans les montagnes voisines de la Mecque,
car c'est essentiellement là ce qui caractérisait le hanîfisme;
et à ce moment, Mahomet ne se proposait que de rétablir
dans sa pureté ce qu'il croyait être la religion d'Abraham.
Mais la prédication publique d'une nouvelle doctrine mit le
prophète en opposition avec les idolâtres. Ce furent d'abord
des jeunes gens et les faibles, c'est-à-dire ceux qui se sen-
taient sans protection, parmi le peuple [ahdâth er-ridjâl et
do'afâ en-nâs, dit e/.-Xohrî), qui écoutèrent ses prédications :
les uns, en petit nombre, se laissaient convaincre; mais la
plupart venaient à ces réunions en curieux, pour >'\ distraire.
Les Qoréïchites ne s'y montrèrent pas d'abord hostiles: ils se
contentaient de dire, en voyant ces assemblées : « C'est
l'esclave [ghoulâm) des Banou eAbd-el-Mottalib qui parle du
ciel ! » ; mais les affaires se gâtèrent quand les prédications
attaquèrent les dieux de la tribu et la mémoire des ancêtres
morts païens et par cela même condamnés au feu éternel.
Mahomet touchait à des questions qui tenaient au cœur de
ses auditeurs.
Comment se manifesta cette opposition des Qoréïchites
La tradition musulmane parle de persécutions, de vexation-;,
d'injures, mais on ne peut se fier à ce renseignement : le seul
document sur est une lettre d"0rwa, fils d'ez-Zobéîr, à Abd-
el-Mélik ben Merwàn, conservée par Tabarî, qui ne parle
([ne de désapprobation de la part de ses adversaires; il ajoute
il est vrai : « ils se montrèrent durs à son égard o, sans entrer
dans de plus grands détails à propos de cette dureté. Il*
excitèrent leurs clients contre lui et la généralité «lu peuple
se détacha de lui. Le même document nous parle d'une per-
sécution jilnn qui atteignit, non pas le prophète, mais ceux
qui avaienl cru en lui; les Qoréïchites influents persécutèrent

ceux qui vivaient sous leur dépendance jusqu'à ce qu'ils


obtinrent leur conversion, Mahomet lui-même paraîl >
été menace de lapidation, si l'on applique à lui-même un
passage du Qorân où il parle du prophèt tïb XI,
mais il ne semble pas que la menace ait jan
exécution. La moquerie était encore la principale arme de
108 HISTOIRE DES ARABES

ses adversaires. La protection de son oncle Abou-Tàlib était


assez efficace pour qu'on ne s'en prît pas à sa personne. On
essaya, mais en vain, de mettre Abou-Tâlib du parti des
Mecquois ; mais il s'y refusa et laissa son neveu libre de
prêcher à sa guise.
La colère des Qoréïchites contre le novateur les poussait à
employer des mauvais traitements à son égard, mais il est
difficile d'admettre la plupart de ceux dont les historiens se
sont fait l'écho, parce qu'ils reposent sur des témoignages
incertains et peu sûrs ; on ne peut guère faire d'exception
que pour un fait rapporté sur l'autorité d" Abdallah, fils du
conquérant de l'Egypte, 'Amr ben el-'Aç. Un jour que le
prophète était occupé devant la Ka'ba à ses dévotions, un
groupe de (Qoréïchites tomba sur lui à l'improviste et, tout
en lui reprochant de vouloir détruire la vieille religion des
ancêtres, lui mit la main à la gorge pour l'étrangler. Abou-
Bekr réussit à tirer Mahomet de ce mauvais pas, en y per-
dant une partie de sa barbe, arrachée dans la lutte. Le danger
auquel se trouvait exposé le prophète lui valut du moins une
recrue de marque, son oncle Hamza : mu moins par une
foi religieuse profonde que par l'esprit de clan, Hamza prit la
défense de son neveu contre son autre oncle Abou-Djahl et se
déclara de ses partisans. Cette adhésion inattendue vint à
propos renforcer le parti du Prophète et entraver les persé-
cutions que lui réservaient les Qoréïchites.
Parmi les ennemis de Mahomet, il faut citer en-Nadr ben
Hàrith, qui fut plus tard fait prisonnier à la bataille de Bedr
et mis à mort sur l'ordre du Prophète; il avait, au cours de
ses voyages à Hira, entendu citer des fragments de l'épopée
persane, les gestes de Pioustem et d'Isfendiyàr, l'histoire
mythique des anciens rois, qui fournira, au dixième siècle,
les matériaux du Châh-nâmé de Firdausî ; et quand Mahomet
avait récité
venait quelque
charmer passage dede ses
les oreilles la auditeurs
révélation,avec
en-Nadr s'en
ses vieux
récits qui avaient beaucoup plus de succès, auprès de ces Sé-
mites, que Jes sévères admonestations de l'austère moraliste.
On en trouve la trace dans le livre sacré : « Cet homme qui,
à la lecture de nos versets, dit : ce sont les contes des an-
MAHOMET 10!»

ciens — nous lui imprimerons une marque au fer rouge sur


le nez (1) ».
En lui offrant L'hospitalité dans sa maison, el-Arqam met-
tait le prédicateur à l'abri des injures qui le poursuivaient
sur les places publiques. Située dans une position élevée,
au-dessus du puits de Çafâ, cette maison, où Mahomet parait
s'être tenu surtout pendant le jour, fut l'asile qui facilita de
beaucoup la conversion de païens timides, effrayés par des
sarcasmes publics. Il est difficile de se rendre compte du
temps que dura le séjour dans cet abri ; il parait avoir duré
jusqu'au moment de la conversion d"Omar, dans la sixième
année de la mission prophétique; en effet, l'accession de ce
farouche combattant formait un précieux appui à l'expansion
de la nouvelle doctrine, et ses adeptes s'en trouvaient tout
réconfortés.

Ou n'en vint pas là tout de suite. Voyant ses partisans


sur le point de fléchir, Mahomet conseilla à un certain nombre
d'entre eux de se rendre en Abyssinie, pays avec lequel les
Mecquois étaient en relations fréquentes de commerce, et
dont le roi, le négus, était chrétien ainsi que son peuple;
la paix régnait sur son empire, et tout le monde s'y savail en
sécurité. Ce furent surtout les gens du commun 'âmma)
pour lesquels le prophète craignait les violences de leurs
compatriotes, à qui il conseilla de partir pour l'étranger.
Ces émigrés restèrent en Abyssinie jusqu'au momenl où,
en l'année 7 de l'Hégire, Mahomel était triomphanl à
Médine et où il pouvait y avoir profit à le rejoindre : leur
retour ne fut pas sans soulever la jalousie des Mohâdjirs,
qui comparaient à leurs souffrances la vie tranquille que les
émigrés d'Abyssinie avaient menée sur le sol paisible de
l'Ethiopie. Mais d'autres revinrent a la Mecque axant le
triomphe du réformateur, et parmi eux Sakrân heu Amr, un
Qoréïchite, qui mourut avant l'Hégire et dont la veuve,
Sauda, épousa Mahomet un mois et demi après la mort de
K had idja, et '( >l>eïd-allah ben Djaheh. mari d'( )m m-l la I m lu qui
fut aussi plus tard femme du Prophète ; tous les deux s'étaient,
il. Qor. IAVIII, 15-16.
HO HISTOIRE DES ARABES

au cours de leur exil, convertis au christianisme, tandis


qu'en-Nodhéïr ben el-Hàrith, dès son retour à la Mecque,
renonçait à l'islamisme auquel il ne revint qu'après la prise
de la ville par le Prophète victorieux ; il était le frère d'en-
Nadr, le conteur de la geste iranienne.
C'est ici que se place un épisode bien étrange. Au milieu
des récitations que Mahomet faisait du Qoràn, il lui arriva
d'ajouter, après les mots : « Avez-vous vu el-Làt et el-'Ozzà,
et cette autre, Manât, la troisième idole » (Qor. LUI, 19-20 ,
ceux-ci : « Ce sont les gharânîq ^princesses) élevées, et leur
intercession provoque la satisfaction de Dieu (ou bien : « est
espérée», d'après la version d'Ibn-Sa'd) (1 ■ ». Grande joie des
païens, de voir trois de leurs principales divinités ainsi glo-
rifiées par le Prophète. Ce ne fut qu'après réflexion que
Mahomet annonça que ces paroles lui avaient été suggérées
par le diable, que l'archange Gabriel était venu ensuite lui
reprocher de les avoir communiquées au peuple sans qu'elles
fussent passées par son intermédiaire, et elles disparurent
du texte du Qoràn tel qu'il nous a été transmis; elles n'ont
été conservées que par les historiens. Des doutes de toute
nature ont été élevés parles exégètes, d'abord par les théo-
logiens musulmans eux-mêmes, ne pouvant admettre que
leur héros eût été une fois transmetteur infidèle de la parole
divine, et qui ont fait remarquer les premiers que la tradition
était peu sûre, remontant à Mohammed ben Iva'b el-Qorazhi,
élève d'Ibn-'Abbâs et par cela même suspect : ces doutes ont
été admis par les exégètes européens les plus récents. Nous
croyons, au contraire, que malgré le caractère suspect de la
provenance, la tradition est l'écho d'un fait exact, qui ne
peut avoir été inventé, par qui, et au profit de qui ? Qui a eu
intérêt à dénaturer la valeur du caractère de transmetteur
fidèle qui est la base même de la croyance islamique? Nous
admettons que cette tradition est vraie et que ces paroles,
si dangereuses, ont bien été prononcées par Mahomet dans
l'état extatique où les révélations lui venaient d'une manière
à moitié inconsciente. Il avait, dans ce cas, été l'écho de

il Tabarî, I. 1192 et 1195.


MAHOMET 111

préoccupations politiques — celles de chercher un terrain de


conciliation avec les païens — qui l'avaient tourmenté et
absorbaient évidemment l'esprit de son entourage immédiat.
La conversion d"Omar vint apporter à la prédication un
appui inattendu. Énergique et violent, craint de tout le
monde, 'Omar s'était prononcé contre la nouvelle religion;
son adhésion subite s'explique, d'après la tradition conser-
vée à Médine, par l'influence de sa sœur Fàtima, femme de
Sa id ben Zéïd, qui était musulmane, ainsi que son mari.
On raconte qu''Omar s'était mis en route vers la maison
d'el-Arqam où se réunissaient les adeptes; il avait pris avec
lui son sabre, et projetait quelque mauvais coup. Il fut ren-
contre par son cousin No'aïm ben Abdallah, qui le dissuada
de poursuivre sa route et lui lit remarquer qu'il vaudrait
mieux pour lui s'occuper de ce qui se passait dans sa propre
maison. Retournant brusquement sur ses pas, Omar trouva
chez lui Khabbàb ben el-Aratt qui lisait le Qoràn ch. XX)
en compagnie de la sœur d'Omar et du mari de celle-ci; le
premier se cacha, Fàtima dissimula le texte sous ses vête-
ments ;mais 'Omar avait entendu le bruit de la récitation,
il se mit en colère et frappa son beau-frère, puis sa sœur qui
s'était interposée ; mais les coups portés à celle-ci firent couler
son sang : saisi de honte et d'effroi, comprenant la brutalité
de son acte, Omar s'arrêta tout à coup, devint doux el calme.
et demanda à voir le livre qu'ils cachaient. 'Omar savait
écrire, et par suite, lire : ce qu'il lut l'intéressa vivement et
le toucha si profondément qu'il déclara qu'il acceptait la
nouvelle foi. De là il se rendit à la maison d'el-Arqam ave<
des sentiments bien différents de ceux qui l'agitaient un
moment avant, e1 il formula publiquement son adhésion, ce
qui causa naturellement nue grande joie à Mahomet el .1
srs disciples.
Mise w ban de la famille de Hachim. — La scission entre
le parti conservateur de la Mecque el le petil groupe des
adeptes fut marquée par la mise à l'index de la famille
de llàclnni, <>n tout an moins du clan auquel appartenait le
Prophète el ses protecteurs; il fut décide que ni affaire de
Commerce OU autre, ni mariages ne seraient pins conclus
112 HISTOIRE DES ARABES

avec les bannis; le quartier qu'ils occupaient s'appelait


Chi'b abi-Tâlib « le ravin d'Àbou-Tâlib », ce qui lit croire
plus tard qu'ils se retirèrent dans la montagne ; mais
c'est invraisemblable, l'histoire de l'Arabie anté-islamique
n'offrant pas d'exemple de familles se retirant de leur clan
et s'établissant dans un coin retiré des montagnes; la
méprise provient du mot chi'b qui désigne un ravin et par
conséquent toute espèce de ravin, même ceux qui, au
milieu des villes du désert, servaient à l'écoulement des
eaux de pluie et autres. Dans les villes d'Orient, quand il se
bâtit de nouveaux quartiers, on voit les maisons s'étager en
deux files, à droile et à gauche d'un ravin qui sert d'égout :
ce n'est que plus tard que cet égout est couvert et supporte
la rue, qui est construite en dernier lieu. Quand on n'a plus
compris ce que signifiait le mot chi'b, on a cru à une retraite
dans les montagnes, d'où la formation d'une légende.
Les bannis se trouvaient dans la plus grande misère, par
suite de la difficulté qu'ils éprouvaient à se procurer des
vivres ; néanmoins, on leur en faisait passer secrètement.
L'ostracisme se termina par un arrangement entre les partis.
La légende prétend que lorsqu'on voulut détacher de la
Ka'ba la proclamation du ban, on la trouva toute rongée par
les vers, à l'exclusion du fragment de vélin sur lequel était
écrit le nom de Dieu. Quant au fait du ban en lui-même, on
a élevé des doutes sur sa possibilité; les Musulmans de
la famille de Hàchim n'étaient alors qu'au nombre de trois,
Mohammed, Ali et Hainza; ses autres fidèles appartenaient
à des familles différentes, à d'autres clans. L'appellation
traditionnelle est donc fausse; mais il n'est pas improbable
qu'on ait voulu désigner par là lesMusulmans, qui rempla-
çaient les antiques idées de tribu et de clan par la confra-
ternité entre adeptes, triomphe de la personnalité qui faisait
que chaque individu, n'étant plus retenu par des devoirs
d'ordre préhistorique dans le sein d'un groupement de
famille, s'associait librement avec des gens qui pensaient
comme lui. C'était surtout une révolution sociale, et il est
bien probable que les riches marchands et bourgeois de la
ville essayèrent d'y résister en inventant une sorte de loch
MAHOMET US

oui qui dura trois ans et qui se termina par un compromis


dont nous ne saisissons pas très bien les conditions.
Voyage nocturne isrâ). — Peu de temps après, Mahomet
raconta qu'il avait l'ait pendant la nuit un voyage à Jérusalem.
C'était un songe; Mahomet crutque c'était une réalité, mais
il n'eut pas assez d'empire sur l'esprit de ses adeptes pour le
leur faire admettre. Ses adversaires se moquèrent de lui : on
savait bien qu'une caravane mettait au moins deux mois
pour aller en Syrie et en revenir, et qu'il était par cons
quent impossible qu'il eût pu faire le trajet en une nuit.
Plusieurs de ses disciples cessèrent de croire en lui, telle-
ment le récit leur parut invraisemblable. C'est alors qu'inter-
vint Abou-Bekr, qui déclara que la description donnée de
Jérusalem par le Prophète était entièrement conforme a La
vérité; de là lui vint le surnom de Çiddîq « le très véridique »
qu'il porta depuis et transmit à ses héritiers. L'intervention
d'Abou-Bekr ramena quelque confiance dans le^ esprits
ébranlés.
Mort de Khâdidja et d'Abou-Talib. — Trois ans environ
avant l'Hégire, Khâdidja mourut, et peu de temps après
Abou-Tàlib, resté païen. Mahomet perdait à la fois deux de
ses protecteurs et de ses consolateurs. Abou-Tâlib qui
l'avait protégé au début de sa mission, Khâdidja qui L'avait
si souvent réconforté et qui était la mère de ses enfants. La
douleur du Prophète fut très vive, mais de peu dedurée. Il
contracta mariage avec Aïcha, fille d'Abou Bekr, aloi
de dix ans; le mariage ne fut consommé que trois ans après,
quand le Prophète s'établit à Médine. Il épousa au bout d'un
mois et de quelques jours, la veuve Sauda, fille de Zama a.
Abou-Lahab, oncle du Prophète, parut d'abord vouloir
succéder à Abou-Tàlib et assurer à son neveu la protection
qu'il lui devait comme membre du clan, mais des influent
qui pour nous restent obscures le détournèrent de ce louable
projet, et Abou-Lahab continua de se montrer L'ennemi
implacable de la nouvelle prédication. Le Prophèteeut alors
l'idée de se tourner vers la tribu de Thaqîf, qui habitait
Tâïf, à trois journées de marche a l'est de la Mecque : sans
doute quelqu'un lui avait laissé entrevoir la possibilité d'y
114 HISTOIRE DES ARABES

réussir, mais ce fut tout le contraire; les trois chefs des


Thaqif, 'Abd-Yâlîl, Mas oùd et Habib, tous trois fils d"Amr
ben 'Omaïr, et dont l'un était marié à une Qoréïchite, sou-
levèrent lapopulation contre lui et le firent expulser de la
ville. Il fut obligé de se réfugier dans une propriété privée
appartenant à Otba et Chéïba, fils de Rabî'a; et pendant
qu'il s'y reposait à l'ombre d'une treille, il vit un homme se
jeter à ses pieds, et le reconnaître comme prophète : c'était
'Addàs, un esclave chrétien, originaire de Ninive, que les
hasards de la destinée avaient amené en ce coin de l'Arabie.
Pour rentrer à la Mecque, Mohammed dut chercher un
protecteur : c'est dire qu'il se sentait abandonné de sa
famille et de son clan. Il s'adressa à plusieurs individus qui
refusèrent, tels qu'el-Akhnas ben Charîf et Sohéïl ben Wmr ;
mais il trouva un accueil favorable auprès d'el-Mot'im ben
'Adî, qui avait naguère coopéré à la levée du boycottage
des Banou-Hàchim, du temps d'Abou-Tàlib. Grâce à cet
appui, Mohammed rentra à la Mecque et immédiatement
demanda la main de Sauda.
Désireux d'assurer le succès de sa mission en s'adressant
à d'autres qu'à ses congénères, auprès desquels il se sen-
tait loin de réussir, Mohammed se tourna d'abord vers les
Arabes du désert et profita du séjour des nomades aux foires
d'Okàzh, de Madjanna et de Dhou'l-Madjàz pour aller leur
réciter le Qoràn et prêcher la nouvelle foi. Les Bédouins ne
comprirent rien aux discours du prophète, à l'exception d'un
seul homme, Baïhara ben Firàs, de la tribu des Banou 'Amir
ben Sa'sa'a, qui avait des visées politiques et qui conçut le
projet d'utiliser les prédications de Mohammed pour ser-
vir ses vues ambitieuses ; mais le Prophète rejeta ses pro-
positionsil
: ne songeait pas encore à un royaume de ce
monde.
Serment d'el-'aoaba. — Les habitants de Médine venaient
fréquemment à la Mecque, et l'influence qu'avait sur eux la
forte colonie juivede Yathrib les prédisposaità ouvrirles yeux.
Souraïd ben eç-Çâmit el-Ausî, surnommé le Parfait à cause
des belles qualités qui le distinguaient, fut frappé par la beauté
des passages du Qorân récités par Mohammed. Parmi les niem-
Mahomet li-

bres dune ambassade envoyée aux Qoréïchites pour récla-


mer leur concours contre les Aus, se trouvait un Khazradjite,
Iyâs ben Mo'àdh, qui se déclara ouvertement partisan des
nouvelles doctrines. Là-dessus éclata la guerre de Bo âth
entre les Aus et les Khazradj, et ces deux personnages, qui
s'étaient intéressés à la prédication, y périrent tous d<-u\ ;
mais le pèlerinage annuel amena bientôt d'autres Médinois
à la Mecque, et plusieurs se convertirent à l'islamisme,
espérant peut-être trouver dans le Prophète le libérateur de
leurs familles, le Messie dont leurs congénères juifs atten-
daient toujours la venue, Une année se passa là-dessus; les
Médinois, retournés chez eux, n'avaient pas manque <!<• par-
ler de ce qu'ils axaient vu, et de s'entretenir de leurs espé-
rances :c'est alors probablement en (321) que les Médinois
résolurent d'attirer chez eux Mohammed et de le prendre
pour chef; on profita du pèlerinage de cette année pour
se donner rendez-vous a la Mecque, et c'est sur la colline
d'el-'Aqaba ((n'eut lieu un événement fort simple en soi
et gros de conséquences pour l'humanité : les conjurés
médinois car c'est bien d'un complot qu'il s'agit, dirigé
contre la Mecque et les prérogatives des Qoréïchites recon-
nurent officiellement Mohammed comme envoyé de Dieu el
jurèrent d'observer fidèlement les règles suivantes : croire
à l'existence d'un seul Dieu; ne pas voler, ne pas com-
mettre d'adultère, ne pas mettre à mort les filles, ne
pas proférer <le mensonges, et enfin ne pas désobéir au
prophète, c'est-à-dire le reconnaître comme maître .il>s<ilu.
Cette prestation th.' serment, bè'ia^ la premier-' en date
dans l'histoire de l'islamisme, constituait le prophète chef
•h- parti politique en même temps que religieux. L'appui
qu'il avait «mi vain cherché auprès des Thaqîf i fâïf, il V-
trouvait :i Yathrib chez la confédération des Banou-Qalla,
composée des Ans et des Khazradj : car les conjurés appar-
tenaient ;ices ileux tribus. Mohammed leur donna un homme
pour diriger leurs prières <'t procéder ;i leur instru
religieuse ; il se nommait Moç'ab ben '< Iméïr el dl
blir à Médine. La présence de cet agenl dévou
adepte fidèle, au milieu (Ir-, Médinois, fut des plus utiles au
H6 HISTOIRE DES ARABES

succès delà nouvelle cause: il est le premier exemple de


ces missionnaires musulmans, qui, sans caractère officiel,
mus seulement par leur forte conviction interne, ont au dix-
neuvième siècle envahi une grande partie de l'Afrique cen-
des chasseurs d'es-
claves.trale, conjointement avec les expéditions
Le succès fut complet, et l'année suivante les Médinois
profitèrent encore du pèlerinage annuel pour avoir avec
Mohammed uneseconde entrevue àel-'Aqaba. Cette réunion
fut secrète, et eut lieu la nuit. On tomba d'accord ; moyen-
nant l'acceptation des bases de la foi qu'il exigeait, Mohammed
promit de se donner tout entier à eux, de combattre leurs
ennemis et de faire la paix avec leurs amis. On dit qu'el-
Barà ben Ma'roûr, bien connu plus tard comme tradition-
niste, fut le premier à mettre sa main dans celle du Pro-
phète, en signe de serment.
Sur l'invitation du Prophète, on désigna douze surveillants
ou naqîb chargés de s'occuper des affaires de la nouvelle
communauté ainsi formée au serment d'el-'Aqaba; neuf
d'entre eux appartenaient à la tribu des Khazradj, trois à celle
des Aus : mais cette désignation des naqîb est historique-
ment suspecte ; on ne voit pas que plus tard la qualité de
naqîb ait rien valu a ceux qui en étaient revêtus, et il reste
toujours le soupçon d'une légende calquée sur le choix des
douze apôtres par Jésus, tel qu'il a été formulé par Grimme
(I, 45-46).
La prestation du serment d'el-'Aqaba fut le motif détermi-
nant qui décida Mohammed à quitter définitivement la
Mecque, où il sentait que l'hostilité des gouvernants lui
enlevait tout espoir de succès, pour aller s'établir à Yathrib,
qui devenait dès lors Médine, Médinet-en-nabi, la ville du
Prophète, au milieu de ses adhérents fervents et de ses pro-
tecteurs fidèles. Le serment des conjurés médinois avait eu
lieu en dhoù'l-hidjdja, de sorte que Mohammed resta encore
à la Mecque environ trois mois, moharrem, çafar, jusqu'à
débi'el-awwal, où il décida d'émigrer (hadjara, d'où hidjra,
hégire . Ces trois mois furent employés par lui à presser le
répart de ses fidèles compagnons et adeptes, qu'il envoyait
117

à Mécline précéder son arrivée : ce sont ceux qui furent dès


lors connus sous le nom de Mohâdjir émigrés). Le prophète
resta dans sa ville natale jusqu'à ce que le dernier de ses par-
tisans eût quitté sa demeure : il ne garda auprès de lui
qu'Abou-Bekr, le plus riche, et 'Ali, le plus fidèle de ses
sectateurs.
118 HISTOIRE DES ARABES

BIBLIOGRAPHIE

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das et W. Marçais, les Traditions islamigues, t. I, grand in-8, 1903.
CHAPITRE VII

L EMIGRATION A MÉD1NE

Mohammed sortit sans difficulté de la Mecque, mais bien


entendu en se cachant. Une légende prétend que les Qoréï-
chilcs avaient résolu de l'assassiner, que ce projet leur avait
été suggéré, dans un conseil tenu au Dâr-en-Nadwa, par un
vieillard du Nedjd qui n'était autre que le diable en per-
sonne on n'explique pas comment un vieillard non Qoréï-
chite avait été admis au sein d'un sénat qui ne comprenait
que les membres de cette tribu âgés de plus de quarante
ans), qu'ils choisirent pour cela la nuit, qu'Wli avait pris la
place de Mahomet et dormait enveloppé de son manteau vert
du Hadramaut, et que le prophète sortit en passant tranquil-
lement au milieu des sentinelles qui veillaient sur sa maison,
préalablement aveuglées — moralement — par un j»'t de
sable accompagné d'une prière. On prétend que si Ali fut
laissé a la Mecque, c'est que Mohammed, grâce a son titre
(Vdinin ou h. » mine de confiance par excellence, avait en garde
des dépôts qui' son cousin était chargé <!<• restituer. Toujours
est-il que ni Ali, ni les autres membres de la famille n'eu-
rent à souffrir du départ du Prophète, ce qui serait infailli-
blement arrivé si celui-ci avait dû échapper a un COmploI
dirigé contre lui; ses ennemis se seraient vengés de le
voir leur échapper, en prenant connue otages les membres
de son clan restes en leur pouA oir.
Depuis quatre mois — par conséquent à partir de la con-
juration d'el-'Àqaba — Abou-Bekr avait fait l'acquisition de
120 HISTOIRE DES ARABES

deux chameaux en vue de la fuite, et les avait consignés à


'Abdallah ben Arqat chargé de les soigner et de les nou-
rir ; c'était un païen, mais ils savaient qu'il ne les trahi-
rait pas. Mohammed et Abou-Bekr s'enfuirent tout seuls,
la nuit, de la Mecque et allèrent se réfugier dans une caverne
du mont Thaur, à une heure de distance au sud de la ville,
par conséquent dans la direction opposée à celle de Médine ;
ils y restèrent trois jours. C'est là un fait dont on ne peut
douter parce qu'il y est fait allusion dans le Qoràn (IX, 40) ,
« ... comme Dieu l'a déjà secouru lorsque les infidèles l'ont
chassé, lui deuxième. Ils étaient tous deux dans une
caverne ». Ils y vécurent, pendant ces trois jours, du lait
qui leur était apporté par 'Amir ben Foheïra, affranchi
d'Abou-Bekr, qui circulait dans les environs sous le prétexte
de paître son troupeau ; puis ils firent venir les deux cha-
meaux préparés pour le voyage, qui leur furent amenés par
'Abdallah ben Arqat, leur guide, tandiqu'Asmâ, fille d'Abou-
Bekr, leur apportait les provisions de route ; quand il fallut
assujettir celles-ci sur le bât du chameau, il se trouva qu'elle
avait oublié d'apporter une corde ; elle détacha alors sa
ceinture et la déchira en deux morceaux, dont l'un servit à
remplacer la corde absente ; aussi eut-elle, dès ce moment,
le surnom de Dhàt en-Xitàqaïn « la femme aux deux cein-
tures ».
Que, sur l'ordre du Prophète, un arbre qui croissait dans
le voisinage soit venu de lui-même se placer devant l'ori-
fice de la caverne pour en cacher l'entrée ; qu'une araignée
ait tissé sa toile au même endroit pour montrer qu'il n \
avait personne à l'intérieur et détourner les soupçons des
poursuivants ; que Sorâqa ben Mâlik, chargé de poursuivre
les fuyards, ait senti les pieds de devant de son cheval s'en-
foncer brusquement dans la terre, on n'hésitera pas à voir,
dans ces épisodes merveilleux, de pures légendes, d'autant
plus aucune
font que lesmention.
sources anciennes (Ibn-Hichàm, Tabari) n'en

De la caverne de Thaur, les fugitifs, contournant la région


de la Mecque par le sud, gagnèrent le rivage de la mer
Rouge au-dessous d"Osfûn, qui est sur la route de Médine,
L ÉMIGRATION A MÉDINE 121

et" reprirent celle-ci, mais en passant par des localités peu


fréquentées. Le 12rébî' Ier Mohammed arriva à Qoubâ, localité
près de Médine et presque un faubourgde la ville. Son «-ni rée
est racontée d'une manière saisissante. Comme on avait ap-
pris qu'il avait quitté la Mecque, ceux qui'attendaienl sa \ •nii.-
se rendaient le matin dans la harra ou plateau volcanique
des environs de la ville, sur le chemin de la Mecque, et y
restaient jusqu'à ce qu'ils en fussent chassés par la chaleur.
C'est au moment de cette forte chaleur qu'apparut le Pro-
phète; tout le monde était déjà rentré chez soi; un Juif fut
le premier à l'apercevoir et cria à haute voix : « 0 Banou-
Qaïla (surnom de la confédération des Aus et des Kha/radj ,
voici votre fortune qui arrive ! » A ces mots l'on s'empressa
de courir et l'on trouva Mohammed assis sous un palmier
en compagnie d'Abou-Bekr ; les Médinois ne l'avaient jamais
vu, et ne savaient pas lequel des deux était le Prophète,
jusqu'au moment où Mahomet ayant cessé de se trouver à
l'ombre, ils virent Abou-Bekr le protéger des rayons du
soleil avec son manteau, et ils surent alors qui était leur
nouveau chef.

Le Prophète descendit d'abord dans la maison de K.ol-


thoûm ben el-Hidm, mais celui-ci étant décédé presque brus
quement, il se transporta dans celle de Sa'd ben kliai-
thaina (1) appelée généralement béïi el-ozzâb « maison des
célibataires » ou manzil el-ghurabâ « hôtellerie des étran-
gers ». Il y resta quatre jours, 3 établit la première, la plus
ancienne mosquée de l'islamisme, qui est connue sous le nom
de mosquée de Qoubà ou des Banou 'Amr ben Wuf, d'après
le clan qui était établi dans ce village ; puis il lit son entrée
à Médine monté sur son chameau. II lui mil la bride sur le
cou, le laissant libre d'aller où il voudrait; l'animal s'arrêta
à l'endroit où s'élève aujourd'hui la grande mosqué \ mais
qui alors était la place où s'arrêtaient l<¥> caravanes mir-
bad ; après un certain repus, il se remit en marche mais
ne tarda [tas à revenir au même lien; alors le Prophète
quitta la selle et accepta l'hospitalité d'Abou-Ayyoùb

1 1 les détails sont dans \ a'qoûbi, II. p. 11.


122 HISTOIRE DES ARABES

Khàlid ben Zéïd en Nadjdjâri, dont la maison était la plus


voisine ; c'est ce même Khàlid qui périt au siège de Cons-
tantinople parles Arabes et dont le tombeau, miraculeuse-
ment retrouvé en 1453, est aujourd'hui, au faubourg d'Eyyoub,
un des lieux de pèlerinage les plus visités et les plus
saints.
C'est là que devait s élever la première grande mosquée,
mais non le premier oratoire des Musulmans, car la mosquée
de Qoubà et celle des Banou Sàlim ben 'Auf lui étaient
antérieures en date. Il y avait là quelques palmiers, des
champs cultivés et un cimetière ; après avoir acheté le ter-
rain à Mo'âdh ben Afrà, tuteur des deux orphelins Sahl et
Sohéïl, Mohammed fit abattre les arbres, détruisit les cul-
tures et lit transporter les ossements des païens dans un
autre endroit. Cette mosquée était quelque chose de très
simple ; un mur d'enceinte en briques séchées au soleil,
sans toit, sauf dans la direction de la qibla, c'est-à-dire du
côté de Jérusalem, où fut réservé un espace couvert d'un
toit soutenu par les troncs des palmiers abattus pour la
construction; on n'y vit de pierres que celles qui servirent
aux jambages de la porte d'entrée. Deux maisons furent
construites, attenantes à la mosquée, l'une pour Sauda,
l'autre pour Wïcha, les deux femmes du Prophète. Un banc
{çoffa couvert d'un toit formait une demeure précaire pour
les indigents qui s'attachèrent à la fortune du prophète, et
dont le nombre ne fit que croître avec ses succès. Peur la
prière du soir, on éclairait la mosquée avec des feux de
feuilles de palmier: ce ne fut qu'en l'an 9 de l'Hégire que
Témim ed-Dàri apporta des lampes de suspension, qanddil,
qui furent attachées aux troncs de palmier servant de
colonnes. Tel fut l'état primitif d'un des plus anciens lieux
de culte musulmans.
Organisation de la communauté musulmane. — Dès le
début de son séjour à Médine, Mohammed se révèle homme
d'Etat. Nous possédons la constitution de ses adhérents
en nation particulière (omma,. C'est un document exces-
sivement intéressant, et l'un des rares authentiques de
cette époque, que nous a conservé par hasard Ibn-Ishaq
L ÉMIGRATION A MEDINE 123

(dans Ibn-Hichàm, p. 341). Nous y voyons tout d'abord que


Mohammed s'y appelle Mohammed en-nabi « Mohammed le
prophète », d'où découlent naturellement plusieurs conclu-
sions, àsavoir : que Mahomet prend dès lors le nom de
Mohammed, qui n'était probablement qu'un surnom tout
d'abord, et laisse tomber dans l'oubli le nom païen (peut
être Qotham) sous lequel il était familièrement connu de ses
compatriotes les Mecquois ; qu'il s'intitule modestement
nabi « prophète », non pas prophète de Dieu, et encore
moins rasoùl Allah « envoyé de Dieu », titre d'ordre diplo-
matique qu'il ne prendra que plus tard. Puis le document
déclare qu'il est un écrit de Mahomet entre les Musulmans
des Qoréïchites mohàdjir ), ceux de Vathrib ançâr et ceux
qui les suivent, donc, non un traité, mais bel et bien une
ordonnance. Tous ne forment qu'une seule communauté ou
nation (omma , distincte des autres hommes. Cette décla-
ration est capitale : à partir du moment ou elle a été for-
mulée, ily a quelque chose de changé dans l'Arabie et dans
le monde. L'Arabie était divisée en tribus et en clans ; doré-
navant une nouvelle théorie se pose et s'affirme ; tout vrai Mu-
sulman ne se connaît plus qu'une patrie: la communauté
musulmane. Au bout de treize siècles, il en est encore ainsi,
et il en sera ainsi tant que durera l'islamisme. Quels — « ► 1 1 L les
droits et les devoirs des adeptes de la communauté ainsi for-
mée de gens de nature diverse, mais réunis par une croyance
commune ? Le document les établit ainsi qu'il suit: les
mohàdjir s qoréïchites doivent partager entre eux solidaire-
ment le prix du sang, et racheter leurs propies prisonniers,
la coopération des autres croyants ('tant question 'I'- conve-
nance et de justice; de même, séparément, pour chacun des
huit clans composant l'ensemble des Ançârs ou auxiliaires;
les Banou-'Auf, Banou'l-Hârith, B. Sâ'ïda, H. Djocham,
11. en-Nadjdjâr (tribus khazradjites), 11. Ami- ben Auf. M. en-
Nabît, Bel-. Vus toutes trois tribus a usités). Le princip»
celui-ci : les croyants doivent se porter au secours de celui
de leurs congénères qui esl dans la peine, et payer le prix du
rachat ou le prix du sang, volontairement, i ar i n'est une
obligation que pour les contribules. Les Juifs, clients des
124 HISTOIRE DES ARABES

Banou-Qaïla, ne forment qu'un seul peuple avec les croyants ;


ils conservent leur religion particulière. S'il survient un
événement inattendu ou un litige, l'on portera la question
devant Dieu et Mohammed : le Prophète s'érige ainsi en
suprême juge de la communauté.
Pour mieux lier entre eux les membres de la nouvelle

nation, le prophète, suivant l'ancienne formule arabe qu'il


n'allait pas tarder à abroger, leur fit conclure un contrat
de fraternité, c'est-à-dire que chacun se choisit un frère
adoptif, substitué à un véritable frère et jouissant de tous
les droits de celui-ci, notamment en matière de succession.
Il donna l'exemple en prenant pour frère son propre cousin
'Ali. Il y a toutefois lieu d'ajouter que ce fait n'est men-
tionné que par Ibn-IIichâm, p. 36Û; il manque dans Tabari.
Sans difficulté aucune, Mahomet fit venir à Médine sa
femme Sauda bint Zama'a et ses filles restées à la Mecque,
ce qui suffit à établir que les Qoréïchites ne s'occupaient plus
de lui, si même ils s'étaient jamais occupés de le pour-
suivre :il est probable qu'ils s'estimaient très heureux
d'être débarrassés d'un prêcheur gênant.
Il fallut s'occuper du rituel et de l'organisation de la nou-
velle société. Tout ce qui n'était pas l'objet de prescriptions
coraniques (et nous avons vu plus haut quelles étaient les
conditions requises pour que le prophète parlât au nom de
la divinité était tranché par une décision du Prophète. C'est
ainsi que les rites de la prière furent petit à petit fixés par
des décisions souveraines, non par le texte du Qoràn, qui
n'en parle pas. h'adhdn ou appel à la prière n'est pas de
l'invention du Prophète ; c'est un habitant de Médine, 'Abd-
allah ben Zéïd ben Tha'laba, qui vit en songe Dieu lui
ordonner d'employer la voix humaine pour convoquer les
fidèles à la prière, au lieu de se servir du cor usité par les
juifs ou de la simandra des chrétiens : comme Omar eut en
même temps que lui le même songe, cela décida le Prophète à
adopter ce mode de convocation, et il choisit un homme à la
peau bronzée qui avait une voix magnifique et ample, l'Abys-
sin Bilàl. A ces époques anciennes, il est probable que l'ap-
pel àla prière ne se prononçait qu'en vue de la réunion gêné-
L EMIGRATION A MÉDINE 126

raie des fidèles, les vendredis, pour écouter le prône, et


que les prières ordinaires de chaque jour, qui, au début,
n'étaient pas encore fixées au nombre de cinq, se faisaient à
la volonté de chacun et sur l'estimation de l'heure d'après
la hauteur du soleil au-dessus de l'horizon. De même, un
peu plus tard, le prophète fixa à quatre rai:' a ou prosterna-
tions la prière dite calât el-hadar, celle du temps de paix et
du séjour à demeure, opposée à celle dite çalâi es-sùfar,
celle du temps de campagne et des voyages, qui resta fixée
à deux /y/A- V/. Pareillement, peuàpeu, furent délerinin»''<-s !'•*-
conditions du jeune, du payement de la dîme aumônière
zakât), le droit pénal [hodoâd), les choses licites et les illi-
cites ihalàl ira-haràm .
Les jufs de Médine. — Malgré la conversion de deux
rabbins de marque, Mokhaïriq et Abdallah ben Sallâm,
Mohammed fut obligé de compter bientôt avec l'hostilité
marquée des juifs de Médine. Ceux-ci s'appuyèrent sur les
Arabes restés païens pour combattre le novateur, tant à
cause de la religion nouvelle qu'il enseignait que parce
qu'ils craignaient son espritde domination, dont on commen-
çait àavoir des preuves. Toutefois, comme ils avaient peur
de lui, ils cachaient leurs sentiments sous des dehors de
loyauté, et formaient le parti connu sous le sobriquet de
Mounâfïqoûn ou parti des hypocrites, lis eurent un chef,
Abdallah ben Obayy Ibn-Saloùl ; il parait que ce personnage
avait eu des visées ambitieuses et avait pense devenir le
maître de Médine; on comprend aisément qu'il ne par-
donnait pas à Mahomet de lui avoir pris la place convoitée.
C'esl lui qui dit un jour au prophète, qui l'avait trouvé à
l'ombre des arbres de sa maison de campagne et lui avait
récité des passages de la révélation : Il n \ a rien de pins
beau que les paroles, si elles sont véridiques : mais tu ferais
mieux Je rester à la maison en les récitant à ceux qui viennenl
te voir que de venir ennuyer les gens qui ne désirent pas les
entendre ! »
Les razzias. — Après un an de séjour à Médine, temps
qui fut occupé, comme nous venons de le voir, par la cons-
truction de la mosquée et le commencement de l'organi-
126 HISTOIRE DES ARABES

sation de la communauté musulmane, Mohammed se mit


à lancer des expéditions guerrières (sariyya, pi. saràyâ,
nom donné par les historiens aux expéditions commandées
par un compagnon du prophète, le terme de ghazât, pi.
ghazawât, étant plus spécialement réservé aux coups de
main commandés en personne par le prophète) contre les
caravanes qui sillonnaient le désert; le motif qui l'inci-
tait à adopter ce procédé, aussi vieux que l'établissement
des Arabes dans leur péninsule, était sans doute de se
procurer de l'argent, dont il sentait d'autant plus la nécessité
que son rôle de chef d'Etat s'affermissait et s'étendait.
Aucune hostilité n'avait été manifestée contre lui ou les
Médinois par les Qoréïchites : si Mahomet est le premier à
lancer ses bandes sur leurs caravanes, c'est qu'il y avait un
grand intérêt, celui de se procurer des prises. Il ne faut pas
juger ce procédé avec notre conscience de citadins, habi-
tués à une forme sociale vieille de bien des siècles ; pour
un Arabe, même des villes, il n'y avait rien de plus légitime
que d'aller s'emparer du bien du voisin ; c'était faire acte
de guerre, c'est même une des formes primitives de la
guerre; après tout la lutte était égale, la caravane était ai-
mée comme le furent longtemps les navires marchands tou-
jours guettés par les corsaires. Mohammed faisait la course,
et dans le désert la course avait toujours été légitime contre
l'ennemi; seulement le prophète déclarait la guerre à son
propre clan, ce qui était le contrepied des vieux us et cou-
tumes du désert : c'est que la conception de la nouvelle reli-
gion avait transformé l'antique société; en âme et conscience,
le réformateur s'était séparé de son clan, et tout lui parais-
sait légitime contre des gens qui n'étaient plus de sa famille;
ils étaient dorénavant ses ennemis tout autant que n'importe
quel Arabe qui ne lui aurait pas été rattaché par les liens du
sang ou ceux d'un pacte (hilf).
Hamza fut chargé, au mois de ramadan de l'an 1, d'aller
attaquer, avec trente mohâdjirs montés à chameau, une cara-
vane qoréïchite qui suivait le bord de la mer, et qui était
protégée, dit-on, par trois cents hommes à cheval; la ren-
contre se termina sans effusion de sang grâce à l'interven-
L EMIGRATION A MÉDINE 12:

tion d'un homme


confédération. qui était lié aux Ançârs par un pacte de

Le mois suivant 'Obaïda ben el-Uàiith se contenta de


combattre à coups de flèches avec une autre caravane qoréï-
chite. Les caravanes étaient fortement armées, puissamment
escortées ; les Musulmans ne pouvaient guère réussir leurs
attaques à cause de leur petit nombre ; s'ils avaient engagé
la lutte, ils auraient été battus infailliblement.
La première expédition où prit part le prophète en per-
sonne fut celle d'el-Abwâ, dite aussi de Waddân, mais elle
ne réussit pas à atteindre les Qoréïchites ; il n'y eut pas non
plus de lutte dans celles de Bowât, de Safwân dite aussi
première expédition de Bedr), d'el-'Ochaïra. A Nakhla, au
contraire, il y eut mort d'homme ; c'était à la (in derédjeb, et
la question se posait de savoir si Ton attaquerait, parce que
l'on était dans
caravane entraitun lemois sacré; mais
lendemain si on
sur le ne le faisait
territoire sainl pas, la
de la
Mecque. Les Musulmans se décidèrent pour la première
alternative ; ils n'hésitèrent pas à enfreindre le caractère
sacré du moi- de rédjeb, et les marchandises portées par la
caravane, raisins secs, dattes, cuir du Yéinen et autres pro-
duits, formèrent un butin considérable. Mais il se lit un
grand bruit à Médine autour de la violation du caractère
sacré du mois de rédjeb : c'était une des lois intangibles du
désert qui venait d'être outragée. Mahomet désavoua ses
compagnons, il refusa d'accepter la cinquième partie du
butin ; enfin une révélation vint à propos justifier l'acte
commis par Abdallah ben Djahch, le chef de l'expédition :
■ Ils t'interrogeront sur le mois sacré ; ils te demanderont si
l'on peut fuire la guerre dans ce mois. Dis-leur : la guerre
dans ce mois est un péché grave, mais se détourner de la
voie de Dieu, ne point croire en lui et .1 l'oratoire sacré,
chasser de son enceinte ceux qui l'habitent, esl un péché
encore plus grave. La tentation à l'idolâtrie est pire que le
carnage. Les infidèles ne cesseront point de vous faire In
guerre tant qu'ils ne vous auront pas f.iii renoncer votre
religion, s'ils le peuvent. • Qor. 11,215 .Cette déclaration
divine enleva tout scrupule aux Musulmans, et c'est à par-
128 HISTOIRE DES ARABES

tir de ce moment que l'usage s'établit, et acquit bientôt


force de loi, de mettre à part le cinquième du butin, formant
le lot de Dieu et de son prophète, et de distribuer le reste
entre les participants à l'expédition.
Deux autres incidents notables eurent une importance con-
sidérable pour le développement futur de la religion musul-
mane :le changement de direction pour la prière, et l'insti-
tution du jeûne du ramadan. Il est fait allusion au premier
dans le Qoràn (II, 138 et suiv. , mais en termes obscurs. Il
semble que le prophète ait hésité longtemps avant de se
décider pour la direction delà prière, la qïbla\ le texte ne
laisse pas entendre que durant son séjour à la Mecque, Maho-
met se tournât de préférence vers la Ka'ba ; il pourrait donc,
déjà à ce moment, s'être tourné vers Jérusalem pour prier,
mais c'est improbable, car cela serait venu s'ajouter à tous les
motifs de haine que les Qoréïchites auraient pu avoir contre
lui ; et dans les témoignages que nous avons au sujet de la
première période de sa prédication, il n'est dit nulle part
que Mahomet ait affecté de ne pas se tourner vers la Ka'ba ;
il est admissible que la direction de la prière pour les Musul-
mans fût alors indifférente. En arrivant à Médine en qua-
lité de prophète, et pour se concilier les Juifs qui formaient
la partie la plus intelligente de la population, il adopta la
direction de Jérusalem ; et puis brusquement, vers le milieu
de la seconde année de l'Hégire, il modifia sa coutume et se
mit face à la Ka'ba, dans la direction du Sud, pour prier,
en tournant le dos à Jérusalem ; on dit même qu'il était en
train de présider à la prière dans le Moçallà des Banou-
Salama, lorsque lui fut révélé l'ordre de changer de direction :
ce qu'il fit incontinent, avec tous les adeptes présents, et le
lieu fut appelé depuis mesdjid el-qiblaiéïn « la mosquée aux
deux qibla». Le principal motif de ce changement considé-
rable aurait étéles moqueries des Juifs, qui disaient que Maho-
met etses compagnons ignoraientleur qibla jusqu'à ce qu'elle
leur fut indiquée par eux, qui se tournaient vers Jérusalem ; le
prophète, décidé dès lors à rompre avec eux. aurait saisi ce
moment de marquer d'une manière tangible la séparation qui
se faisait plus profonde entre l'ancienne etlanouvelle religion.
L EMIGRATION A MÉDINE 129

A l'imitation des Juifs, dont le jeune du kippoûr l'avait


frappé, Mohammed avait ordonné à ses adeptes de garder la
diète le jour d"achoûrâ 10 du mois de moharrem), le jour du
jeune hébreu tombant le 10 tichri, premier mois de l'année
civile; niais l'année suivante, il prescrivit le jeune complet
et entier du mois de ramadan, tel qu'il est encore pratiqué par
les Musulmans, c'est-à-dire chaque jour de toul le mois,
depuis la première lueur de l'aube jusqu'au coucher du
soleil. Ce long jeune de vingt-neuf ou trente jours (selon que
l'apparition de la lune se manifeste visiblement ou non) est
de l'invention de Mahomet, et l'une des grues les plus con-
sidérables imposées à ses sectateurs. On n'a pas la moindre
idée de l'origine de cette adoption; les motifs que l'on en
donne (impossibilité d'adopter le calendrier hébraïque,
besoin de développer l'islamisme en dehors de l'imitation
des juifs et des chrétiens) sont vraiment tout à fait insuffi-
sants; ce n'est pas sur des apparences de raisons de ce
genre que l'on prend des décisions aussi graves. Xous
ignorons pourquoi Mohammed a adopté un jeune de tout
un mois.
Bataille de Bedr. — Le 17 du mois de ramadan. Moham-
med remporta sur les Qoréïchites l'importante victoire de
Bedr, qui affirma son autorité et son pouvoir et oblig
les Mecquois à compter avec lui. Abou-Sofyân ben Harb
ramenait de Syrie la caravane des Qoréïchites, en suivanl
le bord de la mer; il était sur ses gardes, car le combat
de Nakhla lui avait montré qu'il devait s'attendre à des
entreprises de la part du chef de parti qui s'était installé à
Médine. Dès qu'il fut avisé de l'approche de la earavane,
Mohammed convoqua ses compagnons, appela leur attention
sur les richesses qu'elle rapportait et sur le petit nombre de
ses défenseurs ; il la montrait comme une proie facile et de
bon rapport. Mais Abou-Sofyàn fut informé de l'attaque qui
se préparait; il en avisa 1rs Qoréïchites à la Mecque; une
expédition partit pour le secourir, et Mohammed n'en sut
rien. Mahomet était venu s'installer à Bedr, point d'eau sur
la route de la Mecque; un prisonnier que I «m lit éclaira les
Musulmans sur lc> secours reçus par leurs ennemis; ils
130 HISTOIRE DES AT1ABES

croyaient qu'il appartenait à la caravane d' Abou-Sofyàn,


tandis qu'il était venu puiser de l'eau pour l'expédition partie
de la Mecque. Les Qoréïchites s'avancèrent pour occuper le
point d'eau de Bedr: le Prophète leur lança à la face une
poignée de poussière ; les Musulmans chargèrent, et les
Mecquois s'enfuirent, sans prolonger la résistance. Tel fut
cet événement que la légende amplifia plus tard, et que l'on
finit par considérer comme une grande bataille : ce ne fut
qu'un petit combat, dont les suites furent incalculables.
Mohammed, pour qui on avait construit une cabane, pro-
bablement un gourbi Çarch, 'arîch) de feuilles sèches de
palmier et de broussailles, et qui ne combattait pas, eut très
peur pendant la durée de la lutte, malgré la présence d'Abou-
Bekr, qui essayait de le réconforter; après une fervente
prière, il jeta, comme nous venons de le dire, à la tête de
l'ennemi, une poignée de sable : la légende prétendit plus
tard que des légions d'anges, coiffés de turbans blancs, avaient
fondu sur l'ennemi et contribué à la déroute des Qoréïchites.
De nombreux ennemis furent tués pendant la poursuite
des fuyards, ou massacrés de propos délibéré. Mohammed
fit mettre à mort 'Oqba ben Abi-Mo'aït qui avait composé
des vers contre lui, et se réjouit de voir 'Ali tuer un autre
prisonnier, Naufal ben Khowaïlid. Des soixante-dix prison-
niers qui furent faits, il n'en arriva que quarante-neuf à
Médine ; les autres avaient été massacrés. La mort de son
ennemi Abou-Djahl ben Hichàm fut l'événement le plus
agréable au Prophète; il fut tué au cours de la déroute et
abandonné sur place; Abdallah ben Mas'oud fut chargé de
le
tête.rechercher, et quand il l'eut reconnu, il lui trancha la

C'était le premier succès des Musulmans, le premier coup


heureux depuis qu'ils essayaient d'arrêter et de piller les
caravanes. Le partage du butin souleva de grandes protes-
tations. En effet, un petit groupe de combattants, sous les
ordres de Sa'd ben Mo'àdh, était resté à la garde du gourbi
où se tenait le Prophète, et n'avait pu prendre part au pillage.
Il réclama sa part. Mohammed trouva que c'était juste, et prit
des dispositions pour un partage équitable : il fit rassembler
I. EMIGRATION A MÉDINE 131

en un seul endroit tout ce qui avait été pris, marchandises,


InHes et gens; ce ne fut que le lendemain qu'il procéda à la
distribution. Il préleva le cinquième de la masse, puis il par-
tagea le reste en trois cent dix-sept lots, savoir trois cent
treize pour un nombre égal de combattants et deux doubles
lots pour les deux seuls cavaliers que comptait l'armée mu-
sulmane. Huit personnes qui n'avaient pas pris pari au com-
bat, mais étaient restées a Médine pour des causes de force
majeure, eurent aussi leur part réservée par le choix du
Prophète.
Celui-ci avait, le jourmème du combat, fini à midi, fait ras-
sembler les cadavres des ennemis et les avait fait jeter dans
un puits desséché qu'il fit combler. Quand le puits fui entiè-
rement recouvert de terre, le Prophète s'approcha et cria a
voix haute : « O gens du puits! Est-ce ainsi qu'a été tenue
la promesse de votre Seigneur? Quant à moi, j'ai vu se véri-
fier celle de mon Seigneur. » Des compagnons s'étonnèrent
de le voir interpeller des morts. II leur répliqua : < Nous
n'entendez pas mieux qu'eux, mais la différence, c'est qu'ils
ne peuvent pas répondre ! »
La nouvelle de ce désastre plongea la Mecque dans la
consternation, car presque tout le monde avait perdu
quelque parent, et les participants a la caravane, quelque
argent. Il fallut s'occuper de racheter les prisonniers :
en six semaines, les rançons furent payées; même cer-
tains Qoréïchites pauvres furent mis en liberté sans ra-
chat, àla condition de ne plus combattre contre les Musul-
mans. Un Qoréïchite, 'Omaïr lien YVahb, conçut le projet
d'aller à Médine assassiner Mohammed ;' il ■ o
y fut encouraeré
par Safvvân ben Oméyya, qui lui promit de payer ses dettes
et de soutenir sa famille s'il réussissait; mais découvert par
'( )mar et conduit devant le prophète, 'Omaïr se troubla e1
se convertit à l'islamisme.
Après Bedr les expéditions se multiplièrent, ainsi que les
razzias qui en étaient la suite ; l'assassinat lui-même vinl
à l'aide des progrès de la nouvelle religion. Une poé-
tesse, Asinà, fille de Merwân, mariée à Yézid ben Zéïd el-
Khatmi, avait composé des vers injurieux à l'adresse des
132 HISTOIRE DES ARABES

crovants. 'Omaïrben 'Adî el-Khatmi, de la même tribu que le


mari de la poétesse, jura de tuer cette femme pour venger
ses coreligionnaires. Au milieu de la nuit, il pénétra dans
l'endroit où Asmâ dormait, entourée de ses fils, dont le plus
coup de sabre il la
jeune reposait sur
tua. Mohammed considéra commeet d'un
sa poitrine, un fait louable ce lâche
assassinat. Personne n'osa venger la poétesse défunte; au
contraire, plusieurs de ses contribules profitèrent de cette
occasion pour se déclarer ouvertement Musulmans.
Dans les mêmes conditions Mahomet se trouva débar-
rassé d'Abou Wfak, un vieillard qui avait composé des
vers dirigés contre le pouvoir politique que le réformateur
commençait à s'arroger, et dans lesquels il rappelait les
anciens temps où les Banou-Qaïla (les Aus et les Khazradj)
avaient la réputation d'être fidèles à leurs engagements et
d'accourir à la défense de leurs alliés ; on se rend compte,
par ces vers, du trouble apporté dans les consciences par les
idées nouvelles, substituant l'individu libre, membre d'une
cité idéale formée par la religion, au membre du clan prison-
nier de ses préjugés séculaires.
Ce fut en cette même année qu'on célébra pour la pre-
mière fois la fête de la rupture du jeune, 'Id-el-Fitr, qui
annonce la fin du mois de ramadan. Devant le prophète,
quand il se rendit ammoçallà situé en dehors de la ville, à la
tète de ses compagnons, on portait le javelot Çanaza que le
Négus avait donné à ez-Zobéïr ben el-'Awwâm : ce javelot
resta entre les mains des Khalifes, successeurs du Prophète,

puis il tomba au pouvoir de l'anti-khalife Abdallah ben ez-


Zobéïr jusqu'à la prise de la Mecque qui mit fin à son court
rèo-ne 73 Hég.). Du temps deTabaiï, on disait qu'il était con-
servé par le muezzin de la mosquée de Médine.
Les Banou-Qaïnoqà' étaient des Juifs qui s'occupaient de
la fabrication des armes et des bijoux de métal : ils étaient
orfèvres et forgerons. On prétend qu'à la suite d'une dispute
au marché, l'un d'eux fut tué par un Musulman ; ils se soule-
vèrent, mirent à mort le meurtrier, et se retirèrent dans
leur quartier isolé, appelé hiçn (forteresse) comme les autres
quartiers de Médine, à cause de leurs hautes maisons à trois
[.'ÉMIGRATION A MEDINE 133

et quatre étages. Mohammed résolut de les y assiéger; l'in-


vestissement dura quinze jours : les Banou-Qaïnoqâ\ qui
avaient sans succès l'ait appel à leurs confédérés, furent con-
traints de se rendre; Mohammed prononça qu'ils devaient
quitter le pays avant trois jours; ils partirent, les hommes à
pied, les femmes et les enfants sur des chameaux, et allèrent
s'établir à Edré'ât, en Palestine, sur les confins de la Syrie.
On ne leur laissa pas le temps de recouvrer les créances
qu'ils pouvaient avoir sur les gens de la ville; ils durent
tout abandonner, même leurs esclaves, parmi lesquelles se
trouvait Çafiyya, qui échut au Prophète dans le partage du
butin.

L'expédition de la bouillie [sawiq) ne fut qu'une coin-''.


car Mohammed ne put parvenir à rejoindre Abou-Sofyàn ,
venu du côté de Médine avec une troupe de gens montés
sur des chameaux ; celui-ci s'était même introduit dans la mai-
son de Sallam ben Michkam, qui lui avait appris les der-
niers événements; le lendemain, Abou-Sofyàn avait lancé sur
el-'Oraïd un détachement, qui coupa quelques palmiers, tua
deux hommes et mit le feu à deux maisons, puis se retira
vers la Mecque. Sur l'endroit qui aurait pu être un champ
de bataille, on trouva à terre une masse de sacs remplis de
farine destinée h faire de la bouillie, d'où le nom donné à
cette expédition.
L/assassinat de Ka'b lien el-Achraf marqua le début de
l'an 3. C'était un poète juif de Médine, partisan des Qoréï-
chites, qui composa un poème à la louange des victimes de
Bedr. Celte poésie, récitée partout, souleva les Qoréïchites.
Mohammed, se sentant piqué au vif, chargea Hassan ben
Thâbit, son poète de cour, de répondre aux sarcasmes de
Ka'b et de se moquer de ceux qui l'avaient accueilli à la
Mecque : le succès de la réponse fut tel que Ka'b fui obligé
de rentrera Médine, mais il ne discontinua pas d'attaquer le
prophète et les Musulmans : « Qui me délivrera d'Ibn el-
Achraf? » dit le Prophète. Mohammed ben Maslama s'offrit;
comme la tâche «'tait difficile à remplir, il s'associa avec
quatre Musulmans, parmi lesquels Abou-Nâïla Silkân, frère
de lait de Ka'b, et résolut, avec L'autorisation du Prophète,
234 HISTOIRE DES ARABES

d'avoir recours à la trahison. Abou-Nàïla, profitant de sa


qualité de frère de lait, réussit, en se faisant passer pour
mécontent des Musulmans, à entrer dans la confiance de
Ka'b. Quand tout fut préparé, dans la nuit du 13 au \h rébî' I,
les cinq conjurés, profitant d'un beau clair de lune, se diri-
gèrent vers la maison fortifiée qu'habitait Ka'b; bien que sa
jeune épouse essayât de le retenir, celui-ci sortit de sa mai-
son, s'aboucha avec Abou-Nâïla et se laissa persuader de
s'éloigner pour causer plus commodément; un peu plus loin,,
pris par surprise, il tomba sous un coup de poignard que
lui lança Mohammed ben Maslama. Sa tête fut coupée et por-
tée devant le Prophète, qui était resté sur pied toute la nuit.
Longtemps après, en à!i de l'Hégire, lorsque Merwân ben
el-Hakam était gouverneur de Médine, Mohammed ben Mas-
lama, alors très vieux, entendit un jour Ibn-Yamin en-Nadari
(Benjamin des Banou'n-Nadir) déclarer au gouverneur que
Ka'b avait été assassiné traîtreusement; rempli de colère, il
s'écria qu'on ne pouvait accuser de trahison quelqu'un qui
avait agi au nom et par ordre du prophète ! Mais il se sentit
tellement piqué au vif par l'accusation, qu'il menaça de tuer
l'indiscret rapporteur, et tenta même de l'assassiner un jour,
au cimetière de Médine, à la fin d'un convoi de funérailles.
D'autres assassinats du même genre augmentèrent les appré-
hensions des Juifs qui obtinrent de Mahomet un traité (çahifa)
par lequel, en lui promettant de ne plus l'attaquer, ils
furent assurés de rester tranquilles ; mais à partir de ce mo-
ment, ils furent pris de la plus grande timidité : ils étaient
terrorisés.

Bataille d'Ohod. — Les deux expéditions d'el-Kodr contre


les Banou-Soléïm, où il n'y eut d'autre incident que la cap-
ture de cinq cents chameaux, et de Dhou-Amarr, où l'ennemi
se retira sur les sommets des montagnes sans être pour-
suivi, mais qui fut marquée par un miracle (le chef des enne-
mis,, Do'thoùr ben el-Hârith, allait frapper Mahomet d'un
coup de sabre, lorsqu'il se sentit renversé à terre par
l'archange Gabriel; il ne pouvait faire moins que de recon-
naître la vérité de la mission du Prophète et de se convertir);
deux autres expéditions, une infructueuse à Bohrân, une
L ÉMIGRATION A MÉDINE 135

autre pleine de succès à Qarada, où les Musulmans pillèrent


une caravane destinée à l"Iraq, les Qoréïchites paraissant dis-
posés àquitter la route de Syrie qui leur était fermée par les
attaques continuelles du Prophète, furent le prélude de la
bataille d'Ohod. Celle-ci eut lieu probablement le samedi
7 chawwâl de Tan 3, date donnée par \Yà<|idi et Tabari
dernier indique aussi, à un autre endroit, la date «lu là. qui
est adoptée par Ibn-Hichâm . Abou-Sofyân ben I.Iarb ne
pouvait pardonner aux Musulmans la surprise et le massacre
de Bedr, bien qu'il eût amené saine et sauve à la Mecque la
caravane de Syrie. Les profits rapportés par cette expédition
ne furent pas partagés entre les ayants-droit, mais réservés
pour servir de trésor de guerre. Les Qoréïchites avaient a
venger le sang de ceux des leurs tombés sur le champ de
bataille; mais, en même temps, s'ils étaient vainqueurs, ils
rouvraient à leurs expéditions commerciales la route de
( ii/a, fermée par les entreprises des .Musulmans. Ils rassem-
blèrent leurs confédérés; on décida d'emmener les femmes,
avides de vengeance. La troupe était d'environ trois mille
hommes : sept cents d'entre eux étaient revêtus de cotte-
de mailles et deux cents étaient montés à cheval; ils vinrent
camper sous le mont Ohod, qu'on aperçoit de Médine; pour
obliger les citadins à sortir de leurs maisons fortifiées, c< mtre
lesquelles ils ne pouvaient rien, ils décidèrent de les attirer
dans la plaine en menaçant leurs cultures; craignant la d< 3-
truction des palmiers, les Médinois marchèrent à leur ren-
contre. Entraîné par le mouvement populaire <|ni >e mani-
festa. Mohammed qui, ainsi que les plus réfléchis de la cite.
avait été partisan de l'inaction (ce qui devait obliger les
Qoréïchites à quitter Médine sans pouvoir l'assiéger, mais
était la ruine des palmiers), consentit à suivre les plus exal-
tés. Il emmenait avec lui environ mille hommes, dont cent
revêtus de cottes de mailles, et deux chevaux seulement,
dont l'un était monté parle Prophète. A Chaut, entre Médine
et Ohod, Abdallah ben Obayy, avec trois cents hommes du
parti des hypocrites, refusa de marcher et de se rendre
a un massacre inutile, mais il ne se sépara de lui réelle-
ment que le lendemain malin. Il était tard : les Médinois
136 HISTOIIiE DES ARABES

passèrent la nuit à la limite de la harra ou sol volcanique,


inaccessible à la cavalerie des Mecquois. Le lendemain matin,
Mohammed rangea son armée en bataille : c'est la première
fois que cela se passa ainsi; et comme il n'avait pas étudié
la tactique, il faut qu'il ait écouté les conseils de gens
qui savaient ce qu'était une guerre réglée. En effet, pour
éviter d'être attaqué par derrière par la cavalerie, il s'adossa
au mont Ohod et couvrit son flanc gauche par un corps de
cinquante archers, placés sous le commandement d' Abdallah
ben Djobéïr. Les Qoréïchites essayèrent de tourner le front
des Médinois au moyen de leur cavalerie, mais, repoussés
par les archers, ils ne purent y réussir; ils tenaient la plaine,
de sorte qu'ils se trouvaient placés entre Médine et les
Musulmans. Leur aile droite était commandée par Khâlid
ben el-Wélîd, qui fut plus tard l'un des principaux généraux
de l'islamisme. Les Médinois se rapprochèrent insensible-
ment : quand les deux fronts furent face à face, Talha ben
Abi-Talha sortit des rangs et vint provoquer les Musulmans ;
'Ali se porta à sa rencontre et l'abattit d'un coup de sabre sur
la tête ; 'Othmân, frère de Talha, courut à son secours mais
fut arrêté par un coup de sabre de Hamza, oncle du Prophète.
Ces deux succès enflammèrent l'ardeur des Musulmans qui
se jetèrent sur les Qoréïchites et rompirent leur centre.
Une lutte terrible s'engagea autour de l'étendard, qui finit
par tomber et disparaître sous les corps de ceux qui s'étaient
fait tuer pour le défendre. La journée était perdue pour les
Qoréïchites; mais comme les archers avaient en grande
partie abandonné leur poste pour aller piller le camp, Khâlid
ben el-Wélid, voyant que le point sur lequel il avait fait
porter sans succès des attaques répétées, était dégarni de
défenseurs, pénétra par la gauche entre les Musulmans et
la montagne; la position de ceux-ci était tournée; pris de
dos, ils furent massacrés en grand nombre. Le bruit courut
même que Mohammed avait péri. En réalité, il avait été
blessé pendant qu'il se retirait vers la montagne, entouré
d'un petit groupe de défenseurs; une pierre lui cassa
une dent incisive, une autre pierre le blessa au genou ;
il reçut un coup de sabre dans la poitrine, qui n'eut d'autre
LÉMIGKATION A MÉDINE KiT

effet, à raison des deux cottes de mailles qu'il portait l'une


sur l'autre, que de le renverser dans un fossé. Parmi les
Musulmans, il n'échappa que ceux qui purent atteindre le
montOhod, où ils étaient ù l'abri de la poursuite de la cava-
lerie ennemie, ou même Médine, comme 'Othmân ben'Affân,
qui fut plus tard khalife. La perte la plus sensible qu'ils
éprouvèrent fut celle de Hamza, l'oncle du Prophète, blessé
à mort d'un coup de lance que lui porta l'esclave abyssin
Wahchi; celui-ci, après la retraite des Musulmans, lui ouvrit
le ventre, en sortit le foie et le porta à Hind, femme d'Abou-
Sofyàn, qui avait perdu à Bedr sou père, un frère et un
oncle; celle-ci mâcha un morceau du l'oie et le rejeta à terre,
d'où son surnom dHâkilal el-akbâd la Mangeuse de foie .
Après leur victoire, les Qoréïchites, sachant bien qu'ils ne
pouvaient rien contre les maisons fortifiées de Médine, et
satisfaits d'avoir infligé une forte leçon aux Musulmans,
reprirent le chemin de la Mecque.
Ce ne furent pas seulement les ennemis qui se sentirent
remplis de joie à la nouvelle de la défaite du Prophète ; le
parti des hypocrites releva la tète, et les Juifs accusèrent
Mohammed de n'aspirer qu'à un pouvoir temporel, car jamais
un prophète, disaient-ils, n'avait été blessé de telle façon.
'Omar, pour mettre fin à ces imputations, aurait voulu -
livrera des actes de violence ; il en fut empêché par Moham-
med, craignant de ranimer les luttes intestines qui avaient
si longtemps divisé les gens de Yathrib; mais le méconten-
tement du Prophète fut grand, et a son instigation proba-
blement, lechef des hypocrites, Ibn-Obayy, qui avait eu a la
mosqi une place réservée, a raison de son influence sur
les gens de sa tribu, en fut chassé ignominieusement et :(
force de coups.
Reprise des razzias. — Pour diminuer l'eflfel moral produit
par sa défaite au pied du iiionti )hod, Mohammed n'hésita p is
a se lancer dans de nouvelles expéditions : la retraite des
Qoréïchites après le succès lui laissait d'ailleurs le champ
libre, mais néanmoins il oll'rail la un bel exemple il énergie.
Malgré ses blessures, il l'ut le premier à monter a . he\ al ei ;)
pari ii'; de nombreux guerrier-, le suivirent, bien que quelques-
138 HISTOIRE DES ARABES

uns fussent plus ou moins grièvement blessés. Il se lança à


la poursuite des Qoréïchites qui regagnaient la Mecque ; à
Hamrà el-Asad, à six milles de distance, deux frères, envoyés
en éclaireurs, rejoignirent les Mecquois et furent tués sur
place. Mohammed resta quatre jours dans cette localité, en
occupant ses troupes tout le jour à ramasser du bois que Ton
allumait la nuit, pour indiquer que Ton continuait de pour-
suivre les ennemis. Abou-Sofyân proposa de faire volte-face
et d'achever les Musulmans pendant qu'il en était encore
temps ; il fut seul de son avis. On hâta le retour à la Mecque
et Mohammed rentra à Médine.

Le chef des Banou 'Amir ben Ça'ça'a, Abou-Barà Amir


ben Mâlik, surnommé le jouteur des lances (molâ'ib el-
asinna), qui était païen, vint à Médine apporter en présent
au Prophète deux chevaux et deux chameaux de course. Les
razzias de Mohammed et son pouvoir naissant commençaient
à exciter la curiosité des Arabes du désert. Le Prophète ne
voulut pas accepter les dons d'un païen, mais il l'invita à se
convertir; Abou-Barâ suivit les exercices des adeptes et
demanda au Prophète d'en déléguer quelques-uns pour
enseigner la nouvelle religion aux tribus du Nedjd, et pour
répondre à des scrupules de Mohammed, il l'assura qu'il
prendrait ses envoyés sous sa protection. La mission, com-
posée de quarante ou de soixante-dix personnes (ces deux
chiffres fatidiques prouvent que les traditionnistes n en
savaient plus rien), parvint à un puits nommé Bir-Ma'oùna,.
dans le pays des Banou- Amir, que commandait 'Amir ben.
et-Tofaïl; elle avait été munie d'une lettre adressée à ce
chef, qui refusa d'en prendre connaissance, tua le messager, et
essaya de soulever les Banou-'Amir, qui refusèrent derompre
le pacte conclu par Abou-Barâ; il se tourna alors vers les
Banou-Soléïm, dont le territoire était voisin; ceux-ci répon-
dirent àson appel, entourèrent la petite mission musulmane
qui fut massacrée jusqu'au dernier homme, à la seule excep-
tion de Ka'b ben Zéïd, laissé sur place, atteint d'une blessure
grave: il réussit à se dissimuler et à s'échapper. A cette nou-
velle, Mohammed, à la suite delà prière du matin, lança une
malédiction solennelle contre les auteurs du guet-apens.
I. EMIGRATION A M h DINE 131>

■ Un autre désastre du même genre attendait une seconde


mission musulmane à er-Iladjf. Au début de l'année i, le
Prophète avait appris que le chef des Banou-Lihyân, Sofyân
ben Ivhàlid, préparait une expédition contre lui; il chargea
'Abdallah ben 'Onaïs d'assassiner traîtreusement son ennemi.
Accueilli par celui-ci sans déliance et admis à dormir dans
la tente du chef, 'Abdallah profita de la nuit pour lui cou-
per la tête et s'échapper. Les Banou-Lihyân, pour venger la
mort de leur chef, s'adressèrent aux clans des Banou-'Adal
et des Qàra qui se firent passer pour désireux d'embrasser
l'islamisme et sollicitèrent l'envoi de catéchistes. Sept com-
pagnons, désignés à cet eil'et, accompagnèrent la caravane
au retour de Médine; à er-Radjî', les Banou-Lihyân atta-
quèrent la petite troupe des Musulmans, dont trois se ren-
dirent; les quatre autres furent massacrés. Des trois pri-
sonniers, l'un, s'étant échappé, fut repris et lapidé sur place;
les deux autres, vendus sur le marche à la Mecque, furent
suppliciés à coups de lance, une fois le mois de moharrem
passé, car suivant les usages païens, il n'était pas permis de
verser le sang pendant le mois sacré.
.Mohammed songea alors à employer contre Abou- Sofyân
ben IJarb, le vrai maître de la Mecque, le moyen qui lui avait
parfois été utile, celui de l'assassinat, mais ses projets ue
réussirent pas; l'un des deux émissaires qu'il avait envoyés
fut reconnu pendant qu'il accomplissait les tournées rituelles
autour de la Ka'ba, s'échappa avec toutes les peines du
inonde, se cacha dans les cavernes des montagnes et réussil
à dépister toutes les recherches.
Au retour de Bîr Ma'oûna, 'Amiben Oméyya ed-Damrî,
qui avait échappé au massacre parée qu'il paissait les cha-
meaux à une certaine distance, avait assassine par erreur,
«Lins leur sommeil, deux hommes de la tribu des Banou-
'À mil qu'il ignorait être confédérée avec le prophète. Pour
payer le prix du sangde'ces deux victimes, celui-ci fut obi
de met ire à contribution les Médinois, parmi lesquels la tribu
juive des limiou 'n-\adir. Ce- derniers complotèrenl
perte, et déjà l'un d'eux était ail.' chercher une pêne pour
la jeter sur la tête de Mohammed, lorsque le Prophète, averti
140 HISTOIRE DES ARABES

surnaturellement, s'éloigna. A la suite de cette tentative,


Mahomet ordonna aux Banou'n-Nadîr de quitter Médine dans
dix jours, sous peine de mort, mais la faculté leur était
laissée d'emporter leurs biens meubles et de venir chaque
année faire la récolle de leurs palmiers. Ces Juifs étaient
confédérés des Banou'1-Aus, mais comme c'était un de ces
derniers qui était venu leur transmettre Tordre du Prophète,
ils virent qu'ils ne pouvaient compter sur l'aide de leurs
alliés. Ils commençaient leurs préparatifs de départ lorsque
les hypocrites de la tribu desKhazradj, dont le chef était 'Abd-
allah ben Obayy, les invitèrent à rester dans leurs maisons
fortifiées et leur promirent du secours. Comptant sur cet
appui fallacieux, les Banou'n-Nadîr résistèrent aux ordres
donnés; il fallut les assiéger : pour vaincre leur résistance
on commença à couper les palmiers qui leur appartenaient;
effrayés, les Juifs se rendirent, mais ils n'obtinrent pas des
conditions aussi bonnes qu'avant le siège, qui avait duré
quinze jours : ils durent abandonner leurs biens meubles et
tout ce qu'ils ne pourraient pas emporter sur leurs chameaux,
sauf les armes. Le butin fut partagé d'une façon différente
des autres fois ; Mohammed réunit en conseil les Aus et les
Khazradj, qui formaient l'ensemble des Ançàrs, et leur pro-
posa de distribuer aux Mohàdjirs les terres laissées vacantes
par les Banou'n-Nadîr, ce qui permettait aux émigrés de
vivre à leurs propres frais et de ne plus dépendre de l'hos-
pitalité de ceux qui les avaient recueillis. Le prophète était
le premier des émigrés; il s'attribua une part de ces terrains,
qui lui fournirent les dattes, l'orge nécessaire à lui et à ses
femmes; le surplus du revenu était consacré à l'achat d'armes
et de chevaux, sans compter les aumônes qu'il distribuait
largement.
Du 1er au 8 dhou'l-qa'da, il se tenait près de Bedr un grand
marché annuel. Le bruit courut à Médine que les Qoréï-
chites faisaient des préparatifs et comptaient profiter de ce
rendez-vous pour prendre leur revanche de Bedr, sur les
lieux mêmes qui avaient vu leur défaite. On dit qu'Abou-
Sofyàn avait eu en effet cette idée, de provoquer les Musul-
mans àla lutte, puisqu'il)- avait renoncé à cause d'une
I. ÉMIGRATION A MEDINE 141

disette qui devait entraver ses approvisionnements, et qu'alors


il avait envoyé à Médine un émissaire secret chargé de ré-
pandre les bruits les plus exagérés sur les préparatifs des
Mecquois. Quoi qu'il en soil, le prophète résolut d'armer
uno caravane pour se rendre au marché; il se fit accompagner
de 1.500 hommes et de 10 cavaliers, qui purent se livrer en
toute sécurité à leurs échanges commerciaux, car les Mec-
quois ne dépassèrent pas el-Madjanna. Aussi, par dérision,
cette expédition avortée fut-elle appelée djéïch es-sawtq « la
campagne de la bouillie »; ce sobriquet avail déjà servi une
fois.

La fin de cette année fut marquée par l'assassinat (\\\ juif


Abou l!àli' Sallâm ben Abi'l-rloqaïq, qui de KJaéïbar exci-
tait la tribu de Ghatafân à faire la guerre aux Musulmans.
Pour le faire taire, Mahomet envoya à Khéïbar cinq de ses
compagnons qui s'introduisirent dans la ville, entrèrent par
surprise dans la maison de Sallâm dont la porte étail
ouverte, car c'était l'usage d'agir ainsi pour que L'hospitalité
fût toujours oll'erle de nuit à qui la demanderait. Sallâm
était ivre et ne se douta de rien : comme le manteau de
laine dont il était enveloppé le protégeait contre les coups
de taille, l'un des assassins appuya la pointe de son sabre
sur la poitrine de l'ivrogne et pesa de tout son poids : Sal-
lâm mourut sans avoir repris connaissance. Les meurtriers
se cachèrent pendant deux jours et s'enfuirent sans que les
Juifs de Khéïbar pussent tirer vengeance de ce lâche attentat.
Ce n'était qu'un épisode de la lutte entreprise par
Mahomet contre les Juifs, dont il s'était d'abord entouré.
C'esl ainsi qu'il déclara ne plus vouloir se servir de secré-
taires de celte religion, par crainte qu'en traduis, ml les
lettres qu'il leurfaisait écrire, ils n'en modifiassent le sens;
aussi ordonna-t-il à son secrétaire Zéïd ben Thàbil d'étudier
l'araméen qui était la Langue donl les Juifs se servaient.
Au debiii de l'année "). le bruit ayant couru d'une coali-
tion des tribus d'Aninàr et de Tha laba. le Prophète Se mil
à la tête d'une troupe de quatre cents Immnie-, ci marcha
jusqu'à Dhâl er-Riqâ', nom d'un puits a trois milles de Mé-
dine :les deux partis restèrent l'un en face de l'autre sans
J42 HISTOIRE DES ARABES

combattre, et le lendemain Mahomet se retira, emmenant


captives quelques femmes prises dans le camp ennemi.
C'est à cette occasion que fut instituée la prière de la peur,
calât el-khauf, dans laquelle la moitié seule des Musulmans
accomplit les gestes rituels, tandis que l'autre moitié veille;
les deux rak a sont séparées par un intervalle dans lequel
s'opère la relève de la garde descendante. Au cours de cette
même expédition, l'attitude courageuse du Prophète et l'as-
cendant qu'il exerçait sur tous ceux qui l'entouraient empê-
chèrent un homme de la tribu de Ghatafàn, nommé Ghau-
rath, de mettre à exécution le projet qu'il avait formé,
d'assassiner Mahomet.
L'expédition contre Doùmat el-Djandal, au sud-est de
Damas, n'aboutit pas. Au contraire, celle qui fut dirigée
contre les Banou'l-Moçtaliq, branche des Khozâ'a, dont le
chef préparait une attaque sur Médine, fut couronnée d'un
succès complet : le butin fut abondant. Il y eut un véritable
combat à el-Moraïsi', puits non loin du rivage de la mer
Rouge. L'ennemi eut dix tués, les Musulmans ne perdirent
que l'un des leurs. Un compagnon, Hâchim ben Çobâba, fut
tué par erreur au milieu des nuages de poussière ; pour
calmer l'agitation qui se produisit dans les troupes musul-
manes, Mahomet paya le prix du sang au frère de la victime,
mais celui-ci, non satisfait, saisit la première occasion de
mettre à mort le meurtrier involontaire de son frère et s'en-
fuit àla Mecque, où Mahomet le fit exécuter plus tard à son
tour. Les deux cents femmes tombées aux mains des com-
pagnons furent ensuite rachetées par les Banou-'l-Moç-
taliq, qui envoyèrent à cet effet une ambassade spéciale.
Pour une dispute entre deux hommes qui retiraient leurs
. seaux d"un puits, les Mohàdjirs et les Ançârs faillirent en
venir aux mains : le Prophète dut monter précipitamment
sur son chameau et donner le signal du départ, pour empê-
cher que les choses ne s'envenimassent. C'est pendant la
marche du retour qu'il arriva une aventure singulière à
Wïcha. On la vit rentrer à Médine seule, après tout le
monde, ramenée respectueusement par Çafwan ben Mo'attal
es-Solami, un musulman, qui l'avait rencontrée pour ainsj
L EMIGRATION A MÉD1NE 143

dire abandonnée dans le désert. II parait que L'armée


s'était remise en marche, la croyant installée dans sa
litière, tandis qu'elle s'était éloignée pour satisfaire quel-
que besoin, et qu'ayant alors perdu un collier, elle s'était
mise à le chercher si longtemps que tout le monde étail
parti. On cria au scandale; Mahomet, préoccupé, manifesta
de réloignement pour sou épouse, et celle-ci parla de se
retirer auprès de sa mère, sous prétexte de maladie. Le
prophète prit conseil d'Ali et d'Osâma ben Zéïd. Le pre-
mier conseilla de rompre définitivement, et 'Aïcha ne le lui
pardonna jamais; Osâma témoigna plutôt en faveur d"Aïcha,
et deux autres témoignages encore étant venus s'ajouter au
premier, Mahomet se résolut à faire taire les médisants;
mais le moyen qu'il employa d'abord tourna contre son but,
car ayant parlé publiquement à la mosquée des calomnies
lancées contre lui par ses ennemis à raison de ses ennuis
domestiques, les assistants se partagèrent en deux partis qui
furent sur le point de se battre. Au bout de quelques jours,
après une conversation avec 'Aïcha dans la maison d'Abou-
Bekr, il survint à l'improviste une révélation : c'est le pas-
sage du Qorân XXIV, 11 qui justifiait entièrement la con-
duite d"Aïcha et la déclarait irréprochable. La proclamation
publique de cet arrêt divin fut suivie du châtiment d< s prin-
cipaux calomniateurs, parmi lesquels se trouvait le poète
Hassan ben Thâbit, le panégyriste du Prophète, qui n'avait
pas su tenir sa langue et eut lieu de s'en repentir. Les coups
de fouet qu'il reçut n'empêchèrent pas Çafwân, celui qui
avait ramené Aïcha à Médine, de le frapper d'un coup de
sabre qui l'aurait tué, sans l'intervention des assistants. Le
Prophète donna tort à Hassan à cause des vers injurieux
composés contre Çafwân, mais il lit néanmoins enfermer
celui-ci jusqu'à ce que les blessures du poète fussent
guéries.
Mariage de Mahomet avec Zéïneb. — Zéïneb, fille de
Djahch, étail l'épouse de Zéïd ben Hâritha, fils adoptif du
Prophète. Celui-ci étant entré à l'improviste dans la maison
de Zéïd, y aperçul Zéïneb en négligé et la beauté de cette
femme lit une telle impression sur Mahomet qu'il résolut de
m HISTOIRE DES ARABES

l'épouser. Mis au courant de ce projet, Zéïd s'empressa


d'informer le Prophète qu'il était prêt à divorcer avec Zéï-
neb; mais Mohammed hésitait, retenu par des scrupules,
lorsqu'une révélation vint lui faire connaître qu'il était au-
torisé àprendre pour femme celle qu'il voudrait.
Guerre du fossé. — Les Banou'n-Nadîr qui, expulsés de
Médine, s'étaient réfugiés à Khéïbar, étaient désireux de se
venger ; ils formèrent avec les Qoréïchites une coalition
(ahzdb, les partis) à laquelle se joignirent les Banou-Soléïm
et les Banou-Ghatafàn. L'expédition était considérable; les
Qoréïchites, commandés par Abou-Sofyân et joints aux Ahâ-
bîch, tribus alliées de la basse vallée de la Mecque, formaient
quatre mille hommes, trois cents chevaux, quinze cents
chameaux; si on y ajoute les sept cents hommes amenés par
les Banou-Soléïm, mille hommes des Fazàra, huit cents
hommes fournis par moitié par les Achdja' et les Morra, on
arrive à un total de cinq mille cinq cents hommes au moins,
expédition formidable pour l'Arabie. Il ne pouvait être ques-
tion d'aller attaquer cette armée en plaine : l'expérience
d'Ohod suffisait pour déconseiller pareille tentative. D'autre
part Médine était ville ouverte; on pouvait, il est vrai, d'un
côté, réunir les uns aux autres plusieurs ilôts de maisons de
façon à former une muraille continue, mais cela n'était pas
possible pour les autres côtés. Mahomet tint conseil : un
esclave perse qui se trouvait à Médine, Selmàn el-Fàrisi,
suggéra l'idée de creuser un fossé pour défendre la partie
ouverte de la ville ; ce fossé, travail de terre jusque-là com-
plètement inconnu aux Arabes, il l'appelait kandaka en sa
langue, le pehlevi, et ce mot, qui signifie « creusé », devint
khandaq dans la bouche des Médinois. Tout le monde se
mit à l'œuvre, et Mohammed donna l'exemple pour travailler
au déblai.
Les Qoréïchites restèrent bouche béante devant ce rem-
part d'un nouveau genre, dont ils n'avaient jamais entendu
parler. Ils trouvèrent même que le stratagème était déloyal.
Ils ne surent que faire ; durant les vingt ou trente jours que
dura le siège, il n'y eut aucun combat général; l'infanterie,
inactive, était probablement employée à parfaire le blocus ;
I. EMIGRATION A MÉOINE 115

quelques cavaliers s'avancèrent seuls ; on se tirait des (lèches,


sans résultat. A la fin, il y eut trois Mecquois de tués, et ce
fut tout. Mais Mahomet n'avait pas été tranquille, et pour
éviter un assaut général de nuit (idée qui probablement lui
venait du même Selmân el-Fârîsi, qui savait que les armées
perses pratiquaient couramment ce genre d'attaque, nommé
chabî-khoûn en langue persane auquel les Qoréïchites ne
songeaient pas, il organisa un service de sentinelles qui se
relevaient à heure fixe, et lui-même monta la garde sur les
remparts. Quelques escarmouches, dont plusieurs de nuit,
tinrent en éveil les défenseurs de la place sans jamais mena-
cer celle-ci sérieusement.
Une fois, 'Amr ben el-'Aç, qui commençait à montrer
les talents stratégiques qui devaient rendre son nom célèbre,
essaya une attaque sur un point faible à la tête de cent cava-
liers mecquois, sans soutien d'infanterie ; mais le rempart
fut défendu à coups de flèches et de pierres. C'était de bon
matin ; quelques cavaliers musulmans menacèrent le flanc des
Qoréïchites, et cette démonstration suffit pour les décider
à retourner au camp. Une attaque générale n'eut pas plus de
succès, pour la bonne raison que Ion fit donner la cavalerie,
sans s'occuper de faire mouvoir l'infanterie; tout se borna à
quelques combats singuliers ; cela dura du matin jusqu'au
soir et tint les Musulmans sur le qui-vive, de façon à les
empêcher d'accomplir les prières. Au coucher du soleil, l'-
assaillants se retirèrent. Evidemment les Arabes ne com-
prenaient rien à cette nouvelle tactique, et le fos-<; avec sou
rempart dérangeait toutes leurs habitudes. Il est néanmoins
étonnant que de véritables hommes de guerre comme K.hâ-
lid et Amr ben el-'Aç, qui furent plus tard les grands géné-
raux de l'Islam conquérant, n'aient pas imaginé !<■ moyen
de tourner la difficulté et inventé quelque procédé d'assaut;
tout au moins on aurait dû se servir des hommes à pied
pour tenter une diversion; mais peut-être le génie ne leur
vint-il que plus lard.
Cet insuccès ne contribua pas seul à décourager les tssié-
geants ; un vent violent de Test vint éteindre les feux el
abattre les tentes dans leur camp ; eu outre le manque de
10
146 HISTOIRE DES ARABES

fourrages commençait à se faire sentir. D'autre part Maho-


met négociait avec les Ghatafàn, qu'il voulait séparer des
Qoréïchites. Il était allé jusqu'à leur proposer, comme indem-
nité pour leur défection, un tiers de la récolte des dattes ;
ce projet leur souriait, mais l'opposition des Médinois le fit
échouer. Fatigués d'une longue attente sans espoir de suc-
cès, les Qoréïchites rentrèrent à la Mecque, après être res-
tés au maximum vingt jours en présence du fossé. La dis-
cipline morale des Musulmans, obéissant aux ordres de leurs
chefs, commençait à avoir raison des efforts désordonnés,
non organisés, de leurs adversaires.
Destruction des Banou-Qoraïzha. — Pendant le siège, il y
avait eu des pourparlers entre les Banou-Qoraïzha, qui par
leur situation tenaient les derrières de Médine, et les Qoréï-
chites. Les premiers proposaient d'attaquer la ville du côté
qui n'était pas défendu par le fossé pendant que les Qoréï-
chites se lanceraient à l'assaut du rempart. Mais les uns se
méfiaient des autres ; les Banou-Qoraïzha exigèrent des otages
que les Qoréïchites refusèrent de donner. Ces négociations
étaient venues aux oreilles de Mahomet et l'avaient éclairé sur
le danger qu'offrait la position des Banou-Qoraïzha, qu'il réso-
lut de détruire ; il se mit en marche le jour même du départ
des coalisés. Cette tribu juive occupait de solides maisons dont
l'ensemble constituait une forteresse ; le Prophète investit le
quartier, mais la lutte se borna à échanger des coups de flèches..
Au bout de quinze à vingt-cinq jours, les Banou-Qoraïzha
tentèrent de négocier leur reddition, mais ils ne purent
pas obtenir les mêmes conditions que les Banou'n-Nadir ;
Mahomet exigea qu'ils se rendissent à discrétion, avec aban-
don de tous les biens. Après de longues hésitations, les Banou-
Qoraïzha finirent par adopter ce parti. L'intervention des Aus-
ne put pas les sauver du sort qui leur était réservé dans-
l'esprit du Prophète ; celui-ci, pour ne pas prendre la respon-
sabilité du massacre qu'il méditait, leur proposa de s'en-
remettre à la décision d'un des leurs, et il désigna Sa'd ben
Mo'àdh, qui était leur chef : Tabari dit même que les Qoraïzha
avaient stipulé qu'ils se rendraient à celui-ci. Sa'd réunit
les Aus et les Khazradj, leur fit jurer d'exécuter ce qu'iL
l'émigration a médine ht

déciderait, et quand ce serinent fut tenu, il prononça l'exé-


cution de tous les mâles, les femmes el les enfants au des-
sous de douze ans devant devenir esclaves. Il n'y a pas de
doute que cette condamnation était arrêtée d'avance : quand
Aboii Lobâba s'était, au cours des pourparlers qui précédè-
rent la reddition, rendu chez les Qoraïhza, il avait impru-
demment indiqué par un geste le sort qui leur été réservé,
imprudence dont il s'était amèrement repenti.
Le prestige de Mohammed s'accrut d'une manière singu-
lière chez les nomades, et on peut rapporter à cette époque
un certain nombre de traités qu'il conclut avec des popula-
tions encore païennes, qu'il ne cherchait pas à convertir
mais dont l'appui politique lui était nécessaire dans sa lutte
contre les Mecquois. Avec Fan 6 (mai 627 . les expéditions,
les razzias reprirent de plus belle. Trente hommes com-
mandés par Mohammed ben Maslama se dirigèrent vers le
Nedjd pour y attaquer les Banou-Bekr ben Kilàb; en route,
ils rencontrèrent des femmes des Banou-Mohârib qui leur
apprirent l'existence d'un campement de cette tribu sur
leur route; ils se mirent en embuscade, attendirent le
moment où les bestiaux revenaient du pâturage et se ras-
semblaient autour des abreuvoirs, pour fondre à l'improviste
sur le campement et s'emparer du bétail. Le succès de ce
coup de main les décida à employer le même moyen à
l'égard des Banou-Bekr, contre lesquels ils s'étaienl mis en
campagne ; ils les surprirent et ramenèrent à Médine tous
leurs troupeaux. Cette razzia s'appelle l'expédition d'el-Qortà.
Les Banou-Lihyân, au contraire, se tenaient sur leurs
gardes et malgré les précautions prises par Mahomet pour
cacher sa marche, ils se retirèrent dans les montagnes où il
n'était plus possible d'aller les rejoindre. Le Prophète rentra
à Médine au bout de quatorze jours, après s'être contente
de lancer en avant Abou-Bekr avec dix cavaliers dans la
direction de la Mecque, de manière à effrayer les Oorei-
chiles. Mais il ne tarda pas à être razzié à son tour. Les
chamelles qui étaient sa propriété furent enlevées au pâtu-
rage par un raid des Ghatafân, commandés par 'Oyaïna ben
Hiçn el-Fazâri. Quand on apprit cette audacieuse attaque,
H3 HISTOIRE DES ARABES

ce fut une grande surprise dans Médine. Huit compagnons


montèrent à cheval et se lancèrent intrépidement à la pour-
suite des ravisseurs. Malgré la perte d'un des leurs, dix
chamelles furent reprises sur les vingt qui composaient le
troupeau. Mahomet perdit du temps à réunir cinq cents
hommes, et quand il arriva à Dhou-Qarad, l'ennemi avait
disparu.
L'expédition d'el-Ghamr se serait terminée par un insuc-
cès complet si 'Okkâcha ben Mihçan, qui la commandait,
n'avait pas appris que les Banou-Asad ben Khozaïma, ens'en-
f uyant sur les hauts plateaux, avaient laissé une partie de leurs
troupeaux dans la plaine, à la garde de tribus alliées ; ce fut
tout le butin qu'on ramena à Médine.
Les Musulmans, enivrés de ces succès, devinrent de plus
en plus entreprenants. Un petit groupe de dix hommes se ren-
dit à Dhou'l-Qacça et s'y laissa surprendre, pendant son som-
meil, parles Banou-Tha'laba ; il périt tout entier, sauf son chef,
Mohammed ben Maslama qui, laissé pour mort sur le lieu de la
rencontre, fut reconduit à Médine par un coreligionnaire qui se
trouvait là par hasard. Quelques jours plus tard Mohammed
envoya dans la même direction un petit corps d'une quaran-
taine d'hommes destiné à refouler les Arabes que la sécheresse
avait contraints de quitter leur territoire habituel pour se
rapprocher de la région de Médine, favorisée par des pluies
abondantes ; ces Arabes s'enfuirent dès qu'ils aperçurent les
assaillants. A el-Djanoùn, Zéïd ben Hàritha fit prisonnière
une femme des Banou-Mozéïna appelée Halima, et se fit
indiquer par elle un campement des Banou-Soléïm, qui fut
surpris et pillé. Parmi les prisonniers se trouvait le mari
de cette Halima : Mahomet fit présent à celle-ci de son mari
prisonnier, puis il les mit tous les deux en liberté.
Une caravane qoréïchite revenant de Syrie offrait une
meilleure aubaine aux coups du Prophète. Cent soixante-dix
hommes commandés par Zéïd ben Hàritha la surprirent à
el-'Iç et enlevèrent les marchandises tout en emmenant de
nombreux prisonniers. Parmi ceux-ci se trouvait Abou'l-'Aç
ben er-Rébi', le mari de Zéïneb, fille du Prophète, qui se
mit sous la protection de sa femme, protection que Maho-
L EMIGUATION A MÉDINE 14»

met déclara valable toul en refusant un rapprochement


entre les époux. Abou'l-'Ae. retourna à la Mecque, puis,
après y avoir terminé ses affaires, revint à Médine, se lit
Musulman et put alors rentrer en possession de sa femme.
Zéïd, un peu plus tard, poussa l'audace jusqu'à aller sur-
prendre, avec quinze hommes, un campement de Banou-
Tha'labaà et-Taraf, et ceux-ci se croyant attaqués par le Pro-
phète lui-même, cherchèrent leur salut dans une fuite préci-
pitée, abandonnant leurs troupeaux ; déjà la panique agissait
sur les esprits des adversaires de Mohammed et allait singu-
lièrement faciliter ses entreprises.
Parfois il se commettait de singulières méprises. Telle fut
celle dont fut victime la tribu de Djodhàm. l'n membre de
cette tribu, llifà'a ben Zéïd, avait été envoyé en mission par
elle auprès du Prophète ; il avait étudié le Qorân au cours de
son séjour à Médine et rapportait un écrit invitant les Djodhâ-
mites à embrasser l'islamisme. Or dans le môme temps Dihya
ben-Khalîfa el-Kelbi, compagnon du Prophète, dont celui-ci
disait qu'il ressemblait le plus à l'archange Gabriel entrevu
dans ses hallucinations, fut dépouillé des présents de l'empe-
reur romain Iléraclius qu'il avait été trouver en Syrie sur
l'ordre de Mohammed ; ce coup de main était dû à deux Djodhà-
mites. Le Prophète ignorait qu'à la suite de la lettre qu'il axait
l'ait écrire, celte tribu de Djodhâm était tout entière passe" à
l'islamisme; il envoya Zéïd pour châtier les brigands qui
avaient assailli son ambassadeur. Les Djodhâm, surpris au
campement, eurent deux hommes tués et perdirent un butin
considérable. Il fallut renvoyer llifà'a à Médine traiter a\ ec le
Prophète. Le cas était épineux. On convint de ne pas récla-
mer le prix du sang des deux hommes tues, si tout le butin
était restitué. 'Ali ben Abi-Tâleb fut envoyé au camp de Zéïd
pour lui annoncer que le Prophète avait traité sur cette base,
et qu'il fallait rendre les prises : Mahomet lui remit son
sabre, bien connu des Musulmans, connue preuve de sa
véracité dans la mission qu'il lui confiait. Cela s'était passé
à I.lisina, dans le désert de la Syrie, uon loin des confins
romains.
Zéïd ben I.làrith organisa une caravane pour se rendre en
150 HISTOIRE DES ARABES

Syrie ; il fut rejoint à Wâdi'1-Qora par une bande de bri-


gands, dépouillé de tout ce qu'il avait et laissé pour mort
sur le terrain. C'est au prix de mille difficultés qu'il put
revenir à Médine. Deux mois après, remis de ses blessures,
il organisa une expédition pour se venger des Banou-Bedr
ben Fazâra qui lui avaient joué ce tour. Son guide s'étant
trompé de route, il put tomber sur ceux-ci malgré la pré-
caution qu'ils avaient prise de poster une sentinelle sur la
route ordinaire de Médine. Ils s'enfuirent, laissant comme
prisonnière Omm-Qirfa; elle fut écartelée sur l'ordre de
Zéïd, qui la considérait comme l'inspiratrice de l'attaque où
il avait failli périr.
Les expéditions s'étendaient de plus en plus vers le nord ;
Abd-er-Rahman ben 'Auf, à la tête de sept cents hommes,
partit pour Doûmat el-Djandal, non loin de Damas ; les
habitants de cette petite localité, tous chrétiens et apparte-
nant àle tribu de Kelb, firent bon accueil aux Musulmans
et acceptèrent de payer la capitation, ce qui prouve qu'ils
gardèrent leur religion. Ali poussa une pointe sur Fadak,
dont on soupçonnait les habitants, appartenant à la tribu de
Sa'd, de combiner une coalition avec les Juifs de Khéïbar.
On saisit en cours de route l'envoyé qui allait traiter de cette
alliance ; menacé de mort, il fut contraint d'indiquer le cam-
pement de ses contribules, qui fut surpris et pillé par 'Ali ;
mais les Banon-Sa'd eurent le temps de s'enfuir. Les craintes
que les Médinois avaient conçues à l'égard des gens de Khéï-
bar se précisaient de plus en plus. Sallâm ben Michkam
ayant refusé d'accepter le rôle de chef des Juifs, ceux-ci
avaient choisi Oséïr ben Râzim. Les rapports des espions ne
laissaient pas de doute qu'il se tramait quelque chose. 'Abd-
allah ben Rawàha fut chargé de mener une expédition pour
laquelle il se présenta trente volontaires. Ceux-ci se rendirent
à Khéïbar, déployèrent le caractère d'ambassadeurs et jouirent
ainsi d'une considération spéciale. Ils en profitèrent, après de
nombreuses palabres, pour persuader le chef de se rendre à
Médine accompagné de trente Juifs, pour traiter de la paix;
chaque Musulman emmena un Juif sur un chameau, encroupe;
au milieu de la nuit, 'Abdallah ben Onéïs, le meurtrier qui
L EMIGRATION A MÉDINE 15]

avait déjà sur la conscience la mort d'Âbou-Râfi', saisit un


prétexte quelconque, jeta à terre Oséïret le tua. Celui-ci n'a-
vait qu'un bâton Les
son adversaire. pour se défendre
autres : il enassassinés
Juifs furent axait frappé
de laenmême
vain

façon, à l'exception d'un seul qui réussit à s'enfuir. Mahomet


attendait, à la gorge de la montagne, le retour de l'expédi-
tion et fut heureux du succès, acheté pourtant au prix d'une
trahison.
A peu près vers la même époque, des gens de la tribu
d"Oréïna étaient venus à pied à Médine, et s'étaient déclarés
Musulmans. Ils furent atteints des fièvres ; le Prophète leur
permit de se rendre à Dhou'l-Djadr et d'y faire une cure de
lait en utilisant les chamelles qu'il y possédait. Une fois
guéris, ces Arabes disparurent un beau jour en emmenanl
les quinze chamelles du Prophète ; Yasâr, le berger, qui
voulut s'opposer au vol, fut misa mort dans les plus cruelles
tortures. Une femme découvrit le cadavre de l'infortuné
berger, abandonné sous un arbre, et prévint les Musulmans :
Mahomet envoya sur-le-champ une expédition à la poursuite
des brigands, qui furent trouvés dans le désert et ramenés à
Médine. Mahomet les condamna à mort; l'exécution fut en-
tourée de raffinements cruels.

A la fin du mois de chawwâl, le Prophète résolut d'ac-


complir le pèlerinage à la Ka'ba, et il donna l'ordre à ses
partisans de se préparer. Il avait pris ce parti à la suite d'un
songe, où il s'était vu assister aux cérémonies rituelles et
recevoir les clefs du temple. La trêve qui existait pendant
les mois sacrés le garantissait contre toute attaque; il n'em-
portait pas d'armes, ses compagnons ne prirent avec eux
que leur sabre. Néanmoins les Qoréïchites crurent a une
attaque dirigée contre la Mecque, et ils adoptèrent des pré-
cautions pour défendre la ville. Ils en firent sortir un corps
expéditionnaire qui barra la route venant du nord. Guidé
par trois hommes de la tribu d'el-Aslam, le Prophète suivit
dans les montagnes un chemin extrêmement difficile dont il
se tira grâce à la clarté de la lune, et descend il dans la plaine
d'rlodéïbiya. Là son chameau s'arrêta et refusa d'aller plus
avant; Mahomet crut que c'était un signe de la volonté
152 HISTOIRE DES ARABES

divine, et ordonna de camper. On n'avait pas osé allumer de


feux, de peur de déceler aux Mecquois remplacement du
camp ; mais le Prophète déclara que cette précaution n'était
plus nécessaire, et bientôt cinq cents feux indiquèrent l'en-
droit où se tenait, en vue de la ville, la troupe pacifique
des pèlerins. Les Qoréïchites, voyant leur position tournée,
vinrent se placer entre Hodéïbiya et leur cité. Après bien
des allées et venues d'ambassadeurs, sans grand succès,
mais qui montraient qu'il y avait à la Mecque un parti con-
sidérable qui souhaitait la paix, Mahomet voulut envoyer
'Omar ben el-Khattàb, mais celui-ci ne put accepter, n'ayant
plus à la Mecque personne de sa famille pour le protéger;
il proposa à sa place 'Othmân ben 'AfTan, qui avait dans sa
parenté les grandes familles Qoréïchites et jouissait ainsi
d'une certaine influence. Aussi fut-il traité avec le plus grand
respect, et on lui offrit même l'autorisation de faire sa
prière devant la Ka'ba, mais il refusa cet honneur s'il ne
devait pas être accompagné du Prophète. Les négociations
traînèrent, et l'on crut qu'il était arrivé le pire sort à
'Othmàn ; les Musulmans voulurent courir aux armes et
Mahomet saisit ce moment pour se faire prêter solennelle-
ment serment de fidélité ; cette solennité fut appelée plus
tard bè'i al er-ridwân ou encore « prestation de serment
sous l'arbre ». A peine la cérémonie terminée, on apprit
qu'Othmân était sain et sauf; mais la détermination des
Musulmans avait fait la plus profonde impression sur les
Qoréïchites, qui se montrèrent disposés à conclure un
accord. Il ne fut pas facile d'arriver à une entente ; Mahomet
était conciliant, mais ses compagnons Tétaient bien moins,
parce qu'ils se croyaient déjà maîtres de la Mecque. Omar
déclarait, longtemps après, que, s'il avait trouvé cent Musul-
mans pareils à lui, il se serait séparé du Prophète et n'au-
rait pas reconnu le traité. Mahomet souscrivit aux préten-
tions émises par Sohéïl ben 'Amr, plénipotentiaire des Mec-
quois, qui lui refusait le titre d'envoyé de Dieu, et il fut
convenu que la paix régnerait dix ans ; que les transfuges
qoréïchites qui se seraient rendus au camp musulman sans
l'autorisation de leurs tuteurs seraient restitués, tandis que
L ÉMIGRATION A MUMNi: 153

les Qoréïchites ne rendraient pas les transfuges musulmans;


Mahomet s'obligeait à ne pas entrer à la Mecque cette année-
là ; en revanche les Qoréïchites, l'année suivante, devaient
évacuer la ville pendant trois jours, et les Musulmans y
entrer avec le simple attirail de voyageurs et le sabre, leur
seule arme, au fourreau.
Ce fut une grande désillusion pour les Musulmans que la
conclusion du traité de paix d'Hodéïbiya ; ils avaient ciu
toucher le but et s'emparer de la Mecque, et voilà que tout
était renvoyé à une époque lointain''. Néanmoins, tell»' était
l'autorité du Prophète que personne n'osa se plaindre. < >mar
seul eut le courage de montrer à Mahomet la contradiction
qu'il y avait entre le songe qui lui avait promis les clefs de
la Ka'ba, motif déterminant de l'expédition, et la conclusion
de la paix : Mohammed dut lui expliquer que cette prédic-
tion ne s'appliquait pas au temps présent, et qu'il fallait
attendre l'avenir avec patience.
La mauvaise humeur des Musulmans était évidente ; iis
refusèrent de suivre les conseils du Prophète, qui leur disait
de sacrifier les chameaux et de se raser la tète comme si le

pèlerinage était accompli, tandis qu'ils étaient a peine en


vue de la Mecque. Mahomet, irrité, se retira silencieux sous
sa tente. Sur le conseil de sa femme Omm-Salama, il donna
l'exemple de sacrifier son chameau, et il entraîna ainsi,
mieux que par des paroles, ses compagnons. On leva le
camp au bout d'une vingtaine de jours ; au retour, les
provisions furent sur le point de manquer et il fallut, sur le
conseil d'Omar, mettre en commun ce qui en restait. La
conduite de Mahomet en ces circonstances fut justifii e
parla révélation de la sourate el-Fath, « la victoire I.
Les Perses et les Grecs. — Il se passait alors de grandes
choses en Syrie. Sous le règne de Chosroes II Khosrau
Parwîz , les Perses s'étaient emparés de Jérusalem, et au
grand scandale de la chrétienté, avaient emporté le bois de
la vraie croix, retrouvé miraculeusement par l'impératrice
Hélène. Héraclius, reprenant l'avantagé, avait reconquis la

h Qorân, ch. XI. \ III.


154 HISTOIRE DES ARAbES

Syrie, occupé Jérusalem ; par traité, il s'était fait restituer la


croix et avait décidé de la reporter à Jérusalem en s'y ren-
dant àpied, avec toute sa cour, d'Emèse (Homs) où il se trou-
vait alors. C'était au printemps de l'an 029 de l'ère chré-
tienne, période correspondant à la fin de l'année 7 de l'hégire.
Cette lutte des deux vieux ennemis héréditaires préoccupait
l'Orient, et l'écho de ces batailles, franchissant les déserts,
retentissait dans les marchés de l'Arabie. Mahomet, dès la
Mecque, avait prédit le succès final des troupes romaines :
« Les Grecs ont été vaincus tout près d'ici, s'écriait-il au
début de la sourate XXX, mais dans peu d'années ils seront
victorieux à leur tour. » Devenu chef d'Elat à Médine, il eut
la pensée d'en informer les souverains des nations voisines,
par l'envoi d'ambassadeurs munis de lettres officielles. La
difficulté est de classer chronologiquement les différentes
missions dont les historiens ont conservé la trace. On a

voulu, tout récemment, mettre en doute d'ailleurs l'exis-


tence réelle de ces ambassades, qui ne seraient que de pures
légendes, provenant du désir des chrétiens nouvellement
■convertis à l'islamisme, de prêter à Mahomet des projets de
religion universelle et, par l'envoi de ces missions, de le
comparer à Jésus et à ses disciples allant porter la bonne
nouvelle au monde entier. Les sources historiques sont,
comme toujours, incertaines et insuffisantes; Ibn-Hichâm
donne une liste de ces ambassades, mais il ne la place pas
sous l'autorité d'Ibn-Ishaq; Tabarî, il est vrai, cite Ibn-Ishaq,
mais on fait remarquer — ce que nous mettons en doute —
que la rédaction d'Ibn-Ishaq, dont il s'est servi, est plus ré-
cente et plus riche en traditions apocryphes que celle d'Ibn-
Hichâm. Les passages d'Ibn-Ishaq que renferme le Livre
de la Création et de l'histoire de Motahhar ben Tâhir el-
Maqdisî (milieu du ive siècle de l'hégire prouvent que la
rédaction d'Ibn-Ishaq utilisée par Ibn-Hichâm était insuffi-
sante ou a été tronquée par lui, et qu'il y a à faire peu de
fonds sur l'argument a silentio quand il s'agit d'Ibn-Ishaq.
Xous considérerons, jusqu'à plus ample informé, les indica-
tions de Tabarî comme exactes.
Mahomet parait, comme c'est assez vraisemblable, s'être
I liMIGH \ i ION A Ml. mm. L5S

adressé d'abord par lettres, dès la conclusion de [a paix


d'Hodéïbiya, aux chefs de la péninsule arabe. Ibn-Ishaq cite,
il est vrai, El-Moundhir ben Sâwa, <l<' la tribu des 'Abd-el-
Qaïs, (jui était alors le inaiire du Bahréïn, probablement
sous la suzeraineté du roi sassanide de Ctésiphon, -'t les
deux frères Djaïfar et 'Abbâd, fils de Djolandà, de la tribu
d'Azd, à cette époque maîtres de l*( Iman. Les ambassadeurs
chargés de porter ces lettres se nommaient el-'Ald ben el-
Hadramî pour le Bahréïn, et \Amr ben el-lÀç, le futur con-
quérantde l'Egypte, pour les deux derniers. Mais ces deux
ambassades eurent lieu en l'an 8 de l'hégire, un an <-t demi
environ après la paix d'Hodéïbiya. Quant au roi <>u prince du
Yémâma, Ilaudha ben 'Ali des Banou-Hanîfa, il paraît bien
qu'il lui fut envoyé connue messager Salît ben Amr des
Banou-'Àmir ; seulement il parait difficile de fixer l'époque
précise. Enfin viennent les envoyés auprès des grandes
puissances, c'est-à-dire le Moqauqis qui était alors maître
d'Alexandrie et par suite de toute l'Egypte sans que uous
sachions s'il se reconnaissait ou était reconnu comme vassal
de l'empereur de Constantin ople , h' césarde Byzance, le roi
de Perse, le négus d'Abyssinie. Les deux premiers figurant
à la fois dans el-Wâqidî <'t dans Ibn-Ishaq cités par Tabarî,
il est probable que Mahomet leur envoya des missions;
c'est plus douteux pour les trois derniers, qui ne se ren-
contrent que dans la liste d'El-Wâqidî. Quanta la date pro-
bable de ces missions, il faut, croyons-nous, la rejeter à
l'année
Athir. 8 de l'hégire, comme l'a pensé l'historien Ibn-el-

Si Mahomet avait traité pour lui-même et ses compagnons


à Hodéfbiya, il n'avait pu prendre d'engagements pour
d'autres ennemis des Qoréïchites qui tenaienl alors la mon-
tagne entre Médine el la mer Rouge. Des brigands pillaient
les caravanes qui se liasardaienl dans le Tihâma. Ibn Sa'd
nous rapporte qu'ils envoyèrent une députation à Mahomet,
considéré dès lors comme le véritable souverain du pays, el
que le Prophète leur remit une lettre par laquelle il les
reconnaissait comme Musulmans du moment qu il- croyaient
«u l)i<m. accomplissaient la prière et acquittaient la dîme
156 HISTOIRE DES ARABES

aumônière, mais interdisait de les rechercher pour le sang


versé et les marchandises enlevées. C'étaient de précieux
auxiliaires, et il fallait les ménager. Un transfuge de la
Mecque, Abou-Baçîr Oséïd ben Hâritha, avait du accepté l'isla-
misme, mais Mahomet, tenu par les termes traité, fut
obligé de le rendre : en route, cet individu tua par surprise
l'an de ses gardiens, effraya l'autre et retourna à Médine.
Mahomet n'admit pas l'indélicatesse de ce procédé et refusa
la part qui lui revenait sur l'argent enlevé à la victime ; il
proposa au second gardien de reprendre le transfuge et de
l'emmener, mais sans autrement l'aider à accomplir sa mis-
sion le
: gardien refusa de se charger seul d'un prisonnier
aussi dangereux, et le prophète conseilla à Abou-Baçîr de
s'éloigner de Médine, ne voulant pas être accusé d'infidélité
à sa parole; Abou-Baçîr alla rejoindre les bandits du Tihàma,
mena leur vie et devint même leur chef. Sur les réclama-
tions des Qoréïchites, qui le tenaient responsable de cette
anarchie. Mahomet écrivit à Abou-Baçîr de venir le rejoindre :
la lettre arriva trop tard, Abou-Baçîr mourut en la lisant;
mais ses compagnons rentrèrent à Médine.
Une indisposition assez prolongée qui se manifesta alors
chez le Prophète fut attribuée à des maléfices des Juifs ; on
prétendit qu'ils s'étaient procuré des cheveux de Mahomet,
les avaient noués de certaine façon et avaient prononcé sur
eux des incantations, cause du malaise ressenti; il ne fallut
rien moins que la révélation des deux dernières sourates du
Qorân pour déjouer cet envoûtement.
Siège de Khéïbar. — Quand il se sentit rétabli, Mahomet
résolut d'attaquer Khéïbar, la principale forteresse des Juifs
dans l'Arabie du Nord. A parler proprement, Khéïbar est un
canton qui a été visité par le voyageur anglais Doughty, au-
quel nous sommes redevables d'une bonne description du
pays. C'est une vallée assez grande, formée par la réunion de
plusieurs vallons, et à laquelle des roches volcaniques noi-
râtres donnent un aspect sinistre. On voit de nombreuses
ruines de châteaux-forts et de villages ; il n'y a plus qu'une for-
teresse encore existante, c'est el-Hiçn(la citadelle), qui domine
le pays, perchée sur une colline de basalte. On ne sait pour
L ÉMIGRATION A MÉDINE 157

quels molifs Mahomet voulut tenter la conquête du pa \ - , car


les historiens n'en disent rien ; on peut sup] oser que c'i si
la suite du plan qu'il avait conçu depuis Médine, de réduire
la puissance des Juifs dans toute la région, et aussi le besoin
d'occuper ses compagnons, qui déjà murmuraienl de n<- plu-
pouvoir combattre les Qoréïchites, à des besognes utiles.
Le butin futur fut réservé aux seuls membres de l'expédition
d'Hodéïbiya ; les autres pouvaient combattre, mais sans autre
récompense que le mérite de cet acte.
Les Juifs, avertis par ceux de Médine de ce qui se prépa-
rait contre eux, avaient confiance dans la position escarpée
de leurs maisons fortifiées et surtout dans l'appui que leur
avait promis la tribu nomade des Ghatafân, qui était leur
alliée, c'est-à-dire qui les protégeail moyennanl subsides. » >n
dit même qu'on offrit à ces Arabes, en échange de leur con-
cours, lamoitié de la récolte des dattes. Les Ghatafân arri-
vèrent àKhéïbar trois jours avant que Mahomet se présentât;
le premier soin de celui-ci fut de leur faire des offres pour
qu'ils abandonnassent le parti des Juifs ; mais ils refusèrent.
Puis tout à coup ils levèrent le camp et disparurent. Que
s'était-il passé? On dit qu'une voix mystérieuse, annonçant
la destruction du camp où ils avaient laissé' leurs femmes
et leurs troupeaux, à Khéïfà, jeta parmi eux une terreur
panique; ils y coururent, il n'y avait rien. Quand ils revin-
rent à Kbéïbar, Mahomet était maître du pays. Il leur donna,
pour reconnaître leur concours, la montagne de Dhou'r-
Roqaïba. Quelle que soit la diversité des traditions, il est cer-
tain que les Ghatafân ne donnèrent pas aux gens de Khéïbar
le concours promis, e1 que ce fui la le principal motil du
succès des Musulmans.
Il fallut un mois a Mahomet pour réduire la série de
postes fortifiés dont se composait le canton de Khéïbar. Il
n'avait pas de machines de guerre : on se battail à coups de
flèches, ce qui n'était pas bien dangereux. Il y eut quelques
assauts heureux; les Juifs intimides se réfugiaient de poste
en poste, jusqu'au jour où il fallut se rendre. Leur défense
fut molle et indécise. Ce qui excitait encore davantage les
assaillants, c'était la faim. Ils avaient apporté av< c eux peu
158 HISTOIRE DES ARABES

de provisions, vite consommées, et comptaient sur celles des


vaincus pour se ravitailler ; mais comme les forteresses se
défendirent quelque temps — la première ne se rendit qu'au
bout de dix jours — ils éprouvèrent des souffrances réelles;
toutefois, déjà à ce moment l'empire que Mohammed exer-
çait sur les esprits de ses compagnons était tel, qu'il réussit
à leur faire jeter de la viande d'àne déjà cuite et dont ils
comptaient assouvir leur faim. La prise du château de
Ça'b ben Mo âdh ramena Pabondance dans le camp musul-
man; on y trouva aussi une provision de vin, qui fut versée à
terre par l'ordre du Prophète. La forteresse d'Ez-Zobéïr fut
prise par la trahison d'un des habitants qui indiqua aux
Musulmans le moyen de la priver d'eau potable en coupant
les
livracanaux souterrains
un arsenal où les qui l'alimentaient.
défenseurs tenaientUnedesautre
armestrahison
et des
machines de guerre. Les Juifs se découragèrent ; on parla
de paix, et il fut convenu qu'ils auraient la vie sauve
moyennant l'abandon de tous leurs biens meubles, sauf les
vêtements qu'ils portaient sur eux. Quant à leurs propriétés,,
elles restèrent entre leurs mains à titre de métairies, ou
plutôt à titre de propriétés grevées d'une servitude de la
moitié des récoltes ; et il en fut ainsi jusqu'au jour où 'Omar,
en expulsant les Juifs de toute l'Arabie, déposséda ceux de
Khéïbar des terres que le Prophète leur avait laissées.
Mahomet avait jeté son dévolu sur Çafiyya, femme d&
Kinâna ben Rabfa, qui était échue en partage à Dihya el-
Kelbi et qu'il racheta. Il fit demander à Kinâna de lui indi-
quer le trésor de la famille d'Aboul-lloqaïq, et comme celui-ci
disait l'avoir dépensé pour se procurer des armes, il lui fit
jurer que c'était vrai, le menaçant de mort si l'événement
tournait contre lui. Le neveu de Kinâna, qui était faible
d'esprit, trahit sans s'en douter l'endroit où son oncle avait
caché le trésor, ce qui fut le signal de la mise à mort de
Kinâna; toute sa famille fut réduite en esclavage. Çafiyya
devint l'épouse du Prophète et fut emmenée à Médine.
L'inhumanité montrée par Mahomet vainqueur commença
à susciter contre lui des haines féroces. Il faillit être victime

d'une vengeance : une juive, Zéïneb, fille d'el-Hàrith et


I. EMIGR \ l lo.N A MÙtiM. [59

épouse de Sallàm ben Michkam, lui apporta mi certain soir


un mouton rôti qu'elle avail empoisonné. Mahomet porta à
sa bouche un morceau de l'épaule, partie de l'animal pour
lequel il avait une prédilection, mais il le rejeta aussitôt,
tandis que Bichr ben el-Barâ, l'un de ses botes, n'osa pas
retirer la bouchée qu'il mâchait et l'avala : le poison étail
violent, mais il n'agit pas de suite, el Bichr en mourut au
bout de quelque temps. Le Prophète fit venir Zéïneb, qui
donna pour motif de son acte qu'elle voyait en lui le meur-
trier de son père, de son oncle et de son mari, et que -.1
vengeance était assez naturelle ; elle ajouta que s'il était un
véritable prophète, il se serait aperçu tout de suite de la
présence du poison. On n'est pas d'accord sur le sort réservé
à Zéïneb : les uns disent qu'elle fut mise à mort, tandis que
d'autres prétendent que le Prophète trouva justes les raisons
qu'elle donnait, et qu'il lui fit grâce de la vie.
La manière dont il fut procédé au partage du butin à
Khéïbar a une importance exceptionnelle dans l'histoire du
droit musulman, car Mahomet posa des règles strictes qui
servirent plus tard de modèle II exigea le rapport à la
masse commune de tous les butins particuliers faits au cours
du siège; les armes, les bètes de somme conquises furent
restituées et rassemblées en une seule masse, exactement
divisée en cinq parts, dont l'une, la part de Dieu, fut allri-
buée au Prophète, et dont les autres furent vendues à l'en-
em. Tous ceux qui ne restituèrent pas, même par oubli,
furent menacés des peines éternelles de l'enfer; ainsi pour
Farwa ben Amr, qui avait été constitue gardien du butin
el présida aux enchères, mais omit de restituer un mor-
ceau d'étoffe dont il s'était entouré la tête; ainsi pour le
nègre Karkara, cherchant à dissimuler un manteau qu'il
voulait s'approprier. Tout l'argent provenant des enchères
fut mis en tas et divisé en autant de lots égaux en poids
qu'il y avait de combattants, à raison d'un lot par fantassin
et de deux par cavalier. Les hommes étaient mille quatre
cents, les chevaux montaient au nombre <l«' deux cents : cela
fit exactement mille huit cents parts, à la distribution d< -
quelles présida Zéïd ben Thâbit.
160 HISTOIRE DES ARABES

On procéda également au partage, non des propriétés


territoriales, laissées entre les mains des Juifs, mais des
revenus des terres, qui furent répartis en mille huit cents
lots de la même manière que pour les biens meubles. Maho-
met décida de garder pour lui, à titre de quint, les revenus
du territoire d'el-Katîba, qui furent alors frappés de la servi-
tude dite waqf ou immobilisation, en d'autres termes trans-
formés en biens de main-morte. Les choses restèrent à Khéï-
bar en cet état jusqu'à l'époque où le khalife 'Omar, comme
nous l'avons vu plus haut, à l'occasion de l'expulsion des
Juifs de la péninsule arabique, procéda au partage, non plus
des revenus, mais de la propriété même du sol.
La ruine de Khéïbar entraîna celle de Fadak, bourgade
juive à deux ou trois journées de Médine; tous les biens des
habitants furent confisqués, et ceux-ci purent s'en aller
librement en exil, n'emportant pour tout bénéfice que la vie
et la liberté. Cependant une autre version, plus vraisem-
blable, indique que Mahomet se fit céder seulement la con-
cession perpétuelle de la moitié du revenu. Comme pour
Khéïbar, on ne tenait pas alors à priver le sol des bras qui
en tiraient des richesses ; on se contentait de partager avec
les cultivateurs, heureux de se racheter de la servitude au
prix d'un métayage. A son retour, Mahomet passa par le
territoire de Wâdil-Qora; une flèche lancée d'une des tours
vint, chez les Musulmans, tuer un esclave nègre. Il fallut se
venger de cette surprise. Les armées rangées en bataille, la
combats singuliers où l'avan-
se passa leen lendemain
tage resta journée
première aux Musulmans; matin, les Juifs se
rendirent à discrétion, et restèrent dans le pays pour le cul-
tiver. La nouvelle de la chute de Wâdi'1-Qora amena la red-
dition immédiate de Téïmâ, à la condition de payer la capi-
tation.
De retour à Médine, Mahomet s'y reposa pendant huit
mois, qu'il s'occupaà de petites expéditions confiées aux soins
de ses lieutenants. 'Omar poussa une pointe dans la riche
vallée de Tourba qui de Taïf s'étend à une grande distance
vers l'intérieur des terres, et où habitaient les Banou-Ililàl
et les Banou-'Amir ben Rabî'a. La fuite des Bédouins les
L ÉMIGRATION V MÉDINE 16]

sauva du pillage. Abou-Bekr réussit à surprendre les Banou


Hawâzin à l'est de la Mecque. Les Banou-Morra envahi renl
pendant la unit le camp des Musulmans commandés par
Béchir ben Sa'd, non loin de Fadak; tous ceux qui ne purent
s'enfuir furent tués; le chef, grièvement blessé, se réfu-
gia dans la bourgade, où les Juifs le soignèrent. A la nou-
velle de cette défaite, Mahomet envoya Ghâlib ben 'Abdallah
attaquer et razzier un camp< ment des Banou-Morra, ce qui
produisit un butin considérable. Le même Ghâlib, guidé à
travers le désert par Yasâr, tomba sur la tribu des A L<l ben
Tha'laba à la source de Méïfa'a et lui enleva ses chameaux.
A El-Djinâb, les Banou-Ghatafân furent surpris par Béchir
ben Sa'd, mais ils s'enfuirent à temps dans les montagnes.
Conformément au traité d'IJodeïbiya, le Prophète accom-
plit, à la tête d'environ deux mille hommes, la visite
pieuse Çomra, en dehors de l'époque du pèlerinage pro-
prement dit, hadjdj) dite el-qadiyya, el-qadâ ou cl-f/i<:<i<:.
Les Qoréïchites, d'abord effrayés, purent s'assurer que les
Musulmans, conformément aux conventions, avaient lai —
leurs armes en dehors du territoire sacre; ils se retirèrent
hors de la Mecque et permirent aux pèlerins de procéder
aux toiiiuees rituelles. El-Wâqidi raconte que le Prophète
ne descendit pas de sa chamelle et se contenta de toucher la
pierre noire avec son bâton. Cette altitude parut plus tard
si étrange que tout souvenir en disparut de la tradition.
Les Musulmans ne devaient rester que trois jours: vers
le milieu du quatrième, les Qoréïchites, ue \r>. voyant pas
mettre en route, vinrent faire observer au Prophète qu il
n'était pas fidèle aux conventions; celui-ci se rendit à celle
bonne raison ci donna l'ordre de lever le camp, après avoir
essayé eu vain d'obtenir quelque délai. Cela lui coûtait
beaucoup, car il avait profité de sou séjour a la Mecque pour
demander en mariage Méïmoûna bini el-Hârith, belle-sœur
d'el-'Abbâs. 11 voulut inviter les Qoréïchites au banquet de
noces, mais les Mecquois refusèrent. La noce eut lieu à la
première ("tape du retour, Sarif.
Une expédition, tentée immédiatement après contre les
Banou-Soléïm, ne réussit pas; celle tribu, prévenue à temps
ii
162 HISTOIRE DES ARABES

par un espion, tomba sur un détachement de cinquante


hommes qu'avait emmené Ibn-Abi'l-'Audjà ; ceux-ci furent
presque tous tués, et leur chef, grièvement blessé, eut
toutes les peines du inonde à retourner à son point de dé-
part. Ainsi se termina l'année 7.
Le début de Tannée suivante fut marqué par la conversion
d'Atur ben el-'Àç et de Khàlid ben el-Walid, qui devaient
devenir les grands généraux de l'islamisme naissant et lui
conquérir d'immenses provinces. Il parail bien que ces con-
versions n'eurent pas lieu par suite d'une forte conviction
intérieure, mais plutôt par suite de circonstances politiques
et d'intrigues secrètes : pour Khàlid, Mahomet cherchait par
tous les moyens à l'attirer de son côté, en lui promettant
une situation en vue dans la nouvelle société; d'autre part
Khàlid avait été frappé par le manque d'entente des Qoréï-
chiles, en face de la solide discipline des Musulmans ; il se
décida pour le parti qui lui semblait le plus fort.
Le cours des expéditions, tantôt heureuses, tantôt malheu-
reuses, reprit bientôt. A Kadîd, les Musulmans, au nombre
d'une dizaine, qui avaient surpris et pillé le camp des Banou-
Molawwih pendant la nuit, auraient facilement été détruits
au retour si des pluies abondantes n'avaient pas gonflé les
ruisseaux de manière à empêcher les poursuivants de passer.
A Dhàt-Atlàh, une petite troupe de quinze hommes fut
entièrement massacrée par les Bédouins qu'elle avait voulu
assaillir. Les vingt-quatre hommes envoyés à es-Siyy, dans
la région
butin des Banou-Amir
considérable. ben Ça'ca'a, rapportèrent un

C'est peut-être pour venger l'insuccès de Dhat-Allàh, qui


n'était pas fort loin de la Syrie, que Mahomet se résolut à
envoyer une grande expédition contre Mo'ta, dans le Balqà
Syrie centrale). On dit aussi que là se fabriquaient d'excel-
lents sabres dits machrafiyya, c'est-à-dire « des hauts pla-
teaux »(mac/ulrif), et qu'en dirigeant une razzia de ce côté,
Mahomet espérait se fournir à bon compte de ces armes
réputées, dont il projetait de se servir contre la Mecque.
Préoccupé de divers côtés, peut-être un peu fatigué à son
âge, le Prophète ne prit pas lui-même le commandement de
t. BMIGB \lloN \ MÉDINE [63

l'expédition, qui se montait, dit-on, à trois mille hommes


et cessait d'avoir le caractère d'une simple razzia ; c'était
une vraie guerre qui commençait. Ces troupes lurent placées
sous le commandement de Zéïd beD Hâritha; sous ce chef
se trouvaient Dja'far, fils d'Abou-Tâlib et frère d' Ali, et
'Abdallah ben Rawâha. Rien de plus risqué que cette expé-
dition qui, dirigée contre un poini de la frontière des posses-
sions romaines, allait attirer l'attention sur ce qui se passait
au désert. Après une rencontre à Wâdi'1-Qorà avec une
avant-garde de l'ennemi, les .Musulmans s'arrêtèrent deux
jours a .Ma an pour délibérer, car le bruit courait que l'em-
pereur Héraclius en personne, était campé en Syrie centrale
avec deux cent mille Arabes. Abdallah ben Rawàha décida

les Musulmans à livrer bataille; ils s'avancèrent jusqu'aux


hauts plateaux, mais les trouvant effectivement occupes par
des troupes romaines flanquées de leurs alliés arabes, ils
reculèrent jusqu'à Mo'ta, poursuivis par l'ennemi, dont
Théodore, lieutenant de l'empereur, avait pris le comman-
dement. Les .Musulmans avaient mis pied à terre; ne sa-
chant pas se former en carré, ils lurent enfonces par une
grande charge1 de la cavalerie auxiliaire, composée d'Arabes
chrétiens et païens. Zéïd périt d'un coup de lance ; il eut le
temps de remettre l'étendard à Dja'far, qui fui tué presque
immédiatement; Abdallah tomba criblé de blessures. I. 'ar-
mée n'avail plus de chefs. Khàlid ben el-Wélîd prit le com-
mandement, rassembla les troupes dispersées, lit face à
L'ennemi et put battre en retraite, ramenanl à Médine les
débris de l'armée; mais ce fut un véritable désastre. Les
Musulmans perdirenl là nombre de leurs personnalités les
plus considérables. Encore aujourd'hui, Mo'ta est un lieu
de pèlerinage fréquenté : on y a élevé un mausolée sur le
tombeau de Dja'far, que la légende populaire a surnommé
Tavvàr, g celui qui vole comme un oiseau », attendu que le
Prophète, quand on luiappril que son cousin avail eu les deux
mains coupées a coups de sabre, affirma que. dans le paradis,
Dieu lui axait déjà donné deux ailes d'oiseau pour rempla-
cer les membres qui lui manquaient.
On rentra bredouille de l'expédition de l'ii.ii es-Sélâsil,
164 HISTOIRE DES ARABES

commandée par 'Ami- ben el-'Âç, dont c'étaient les débuts


comme chef musulman. Dans celle qui est connue sous le
nom de Sîf el-Bahr (rivage de la mer Rouge) ou de Khabat,
du nom d'une plante qui sert à nourrir les chameaux, les
Musulmans faillirent mourir de faim; la provision de dattes
emportée avec eux s'étant épuisée, ils durent se nourrir des
feuilles de khabat qu'ils rencontrèrent. Qaïs ben Sa'd pro-
mit deux wasq de dattes à livrer a Médine, à quiconque lui
amènerait un chameau; il offrait, pour le payement, la ga-
rantie de son père. Au bout de trois jours, 'Omar fit inter-
droit de rompreruiner
ce marché, ayant réfléchi
sa famille. Il fallutque Qaïs àn'avait
rentrer Médinepassansle
avoir réussi. La dette contractée par Qaïs fut intégralement
acquittée par son père, qui de plus lui fit cadeau en propre
de quatre jardins de palmiers, afin qu'il put en disposer à son
gré, en de semblables conjonctures, sans avoir besoin de
compromettre la parole paternelle. Une proie inattendue avait
aussi contribué à sauver les Médinois : une baleine s'était
échouée sur la plage ; poussés par la faim, et sans tenir
compte de l'interdiction qui pesait sur les viandes mortes,
les Musulmans s'en nourrirent pendant dix jours.
'Abdallah ben Abi-Hadrad el-Aslamî, compagnon du Pro-
phète, désirait épouser la fille de Sorâqa ben Hàritha en-
Nadjdjâri, mort sur le champ de bataille de Bedr, mais il
n'avait pas la somme nécessaire pour constituer le douaire
de sa femme. Il s'adressa au Prophète, qui ne put l'aider
autrement que par le conseil d'attendre une occasion favo-
rable de s'enrichir au moyen du butin pris sur l'ennemi. Cette
occasion se présenta lorsque Piifà'a ben Qaïs vint camper à
el-Ghâba (la forêt) près de Médine, pour soulever les Banou-
Qaïs contre Mahomet. Celui-ci envoya 'Abdallah, en corn
pagnie de deux autres Musulmans, pour tâcher de surprendre
le chef de l'expédition. Ce chef, au coucher du soleil, ne
voyant pas rentrer ses troupeaux, partit à leur recherche ;
il tomba dans l'embuscade qui lui était tendue et fut tué
d'un coup de flèche. Alors 'Abdallah se précipita, avec ses
deux compagnons, au milieu du camp, en poussant le cri de
guerre : Allah akbar (Dieu est le plus grand ! et l'ennemi,
L EMIGRATION A MEDINE 1C.-,

les croyant l'avant-garde de troupes nombreuses, s'enfuit


précipitamment, laissant aux mains des trois audacieux un
butin considérable. Avec les treize chameaux que le Pro-
phèle lui donna pour sa part, 'Abdallah put conclure le ma-
riage qui lui tenait à cœur.
Prise de la Mecque. — Voyant s'affermir son autorité,
Mahomet résolut de porter le dernier coup aux Qoréïchites
en allant attaquer la Mecque. C'était une rupture du traité
d'Hodéïbiya. Le motif plausible en fut que les Banou-Bekr,
confédérés des Qoréïchites, eurent une dispute avec les Hanou
Ka'b, qui sollicitèrent le secours du Prophète. Celui-ci se mit
en marche, sans qu'on sût d'abord si son but était la Mecque,
ou Ta r f ; Abou-Sofyàn, Hakim ben Hizâm et Bodéïl ben
Warqâ furent envoyés par les Qoréïchites pour découvrir 1<-
véritable dessein de Mahomet, qu'ils rencontrèrent à Marr
e/h -Xhahràn : ils entrèrent dans sa tente, et firent acte de
soumission. A partir de ce moment la reddition de la
Mecque était sûre. Le Prophète y entra sans combat, sauf
quelques escarmouches entre l'ennemi et les troupes de
Khàlid ben el-Wélîd, qui commandait un détachement
chargé d'entrer à la Mecque par la partie basse de la ville,
et qui avait reçu l'ordre de ne pas combattre s'il n'éprou-
vait pas de résistance. Ainsi s'accomplit, sans coup férir,
un des faits les plus considérables de l'histoire du monde.
L'islamisme venait de se créer un empire.
Nous n'avons pas de lumières suffisantes pour pouvoir
apprécier le rôle joué en cette circonstance par Abou-Sofyân.
Les Qoréïchites le soupçonnèrent de s'être laisse acheter. Il
es1 certain qu'il joua un rôle double, qu'il passa toul ;i coup
du côté de Mahomet, et que, a son retour à la Mecque,
il lit un tel rapport de la force des Musulmans que les Qoréï-
chitesénoncèrent
i à toute résistance. Il avait obtenu d'ailleurs
la promesse que tous ceux qui se réfugieraient dans -a mai-
son auraient la vie saine et conserveraient leurs biens : il

n'est pas besoin d'autre preuve d'une entente secrète entre


les deux chefs. Mahomet n'avait plus de maison ;< la Mecque :
relie qu'il a\ait cédée ;i son cousin 'Aqil. frère d' Ali. avait
été vendue par celui-ci. Il lit dresser s;i tente de cuir sur le
166 HISTOIRE DES ARABES

versant du mont Hadjoûn; puis, après un repos de quelques


instants, il remonta sur sa chamelle et, toujours armé,
s'avança vers la Ka'ba, toucha la pierre noire de son bâton
sans mettre pied à terre et poussa le cri Allah akbar ! qui fut
répété par tous les assistants. Il fit une prière de deux génu-
flexions, s'approcha du puits de Zemzem et se fit donner un
peu d'eau dans un seau ; il entra dans l'intérieur de la Ka'ba
sans vouloir toucher au trésor qui y était renfermé, puis il
en sortit et, à la vue de tous, mit dans la manche de son
vêtement les clefs de la Ka'ba qu'on lui avait apportées.
Après un discours qu'il prononça, il remit ces clefs à 'Oth-
mân ben Talha, faisant signe qu'il lui confiait la garde
héréditaire du sanctuaire, et il continua à El-'Abbâs, son
oncle, le droit d'abreuver les pèlerins s'ujàya).
Le Prophète proclama une amnistie générale, sauf pour
dix personnes qui en étaient exceptées et mises hors la loi,
six hommes et quatre femmes, parmi lesquelles les deux
chanteuses d'Ibn-Khatal, que les uns appellent Qoréïna et
Qariba, et les autres Fartanâ et Arnab : ces deux derniers
noms sont plus probables, les deux premiers, avec la seule
différence d'un point diacritique, s'écrivantde même en arabe
et la confusion entre les deux devant être plus facile ; le crime
de ces femmes était d'avoir propagé des poésies dirigées contre
.Mahomet. D'autres, adversaires déclarés du nouveau régime,
n'attendirent pas la proscription pour se mettre en sûreté.
Mahomet accueillit à bras ouverts ceux qui vinrent solliciter
leur pardon, comme Sohéïl ben 'Amr ; Hobaïra ben Abi-
Wahb el-Makhzoûmi et Ibn-er-Ziba'ra s'enfuirent à Nedjrân :
leurs récits jetèrent répouvante parmi les habitants, qui se
mirent incontinent à réparer les murs de la forteresse. Ibn
ez-Ziba ra, se fiant à la générosité de Mahomet qui lui était
promise par certain vers du poète Hassan ben Thàbit, re-
tourna bientôt à la Mecque, mais le farouche Hobaïra resta
jusqu'à sa mort dans la cité du Yémen, fidèle à ses anciens
dieux et composant des élégies sur la conversion à l'isla-
misme de sa femme Omm-Hâni Uind, fille d'Abou-Tâlib et
soeur d'Ali.
La situation d "Abdallah ben Sa'd ben Abi-Sarh était
I. I MIGR CI ION A Ml MM: 167

autremenl périlleuse, car c'était un apostat. Il savail écrire,


et avait été employé à Médine pour transcrire les révéla-
tions coraniques ; mais Mahomet se fâcha contre lui, en lui
reprochanl de reproduire inexactemenl le texte du Qorân,
d'ci rire par exemple ' alîm hakîm savanl <■[ sage au lieu de
samV 'alîm qui entend el sait toul . Cette information est
très grave ; «'Ile tendrail a l'aire croire que Mahomet, comme
tant d'autres orateurs, corrigeait le texte une fois rédigé el
reprochait ensuite à ses secrétaires d'avoir mal entendu ses
paroles. 'Abdallah perdit toute loi dan- la nouvelle reli-
gion ce qui ne serait pas arrivé s'il n'avait pas eu 1 intime
conviction qu'il avait raison contre le Prophète), redevinl
païen et retourna à la Mecque. Pour les Musulmans, il méri-
tait la mort. Heureusement il se trouvait être le frère <\<-
lait d'Othmàu ben 'Affân, et celui-ci obtint, après de uom-
breuses supplications et des tentatives renouvelées à plu-
sieurs reprises, sou pardon définitif.
Il ('-tait impossible de rétribuer les Musulmans vainqueurs
au moyen du pillage, puisque la ville ne s'était pas défen-
due. Mahomet inventa la contribution de guerre. Sous
forme de prêt, il se lii remettre des sommes considérables
par les plus riches, Çafwân lien Oméyya, 'Abdallah lien
Abi-Rabî'a et tjowéïtib ben 'Abd-el-'Ozzà ; cet argent fut
employé à secourir ceux des compagnons qui étaienl dan-
la gène. Une partie égalemenl dut être versée a la famille
de Djadhîma, pour prix du sang des individus tués par
Kliàlid dans les petites escar uches qui marquèrent l'ar-
rivée de sa di\ ision.
I n héraut lit le tour de la ville en annonçant a liante voix
la proclamai ion suivante : « Que ceux qui croient en Dieu
elen son prophète, ne laissent pas d'idoles dans leurs mai-
sons, mais les cassent ou les brillent : il esl défendu d en
faire le commerce. » Il est question ici de- idoles particu-
lières, lares ou pénates, queles Mecquois avaient «lie/ eux : il
est aise de re ma n pie i <|ue l'ordre donné par Mahomet ne
coin prend que deux points : interdiction dé vendre c< - idoles,
invitation aux Musulmans de détruire celles qui se trou-
vaient dans leur- maisons; le- Qoréïchites païens n •
[68 HISTOIRE DES ARABES

pas compris dans ce nombre, il faut en conclure que le Pro-


phète les laissait libres de continuer leur culte particulier,
probablement pour ne pas s'aliéner tout d'un coup la popu-
lation restée en grande majorité païenne. On ne détruisit
que les idoles publiques, mais nous ne savons guère com-
ment cela s'opéra, ni même quelles idoles il y avait à la
Ka'ba. Tout est douteux : Ilobal n'est même pas mentionné
dans le Qorân. Nous avons des détails plus précis sur la
destruction des images en dehors de la Ka'ba. Ibn-Hichâm
parle d'une idole appelée Dhou'l-Kafïeïn (aux deux mains),
sculptée en bois, qui fut brûlée ; Manât, divinité femelle,
dont l'image avait été apportée de Syrie dans des temps
très anciens et dont le sanctuaire se trouvait près du mont
el-Mochallal et du village de Waddân, sur la route de la
Mecque à Médine, vit son effigie détruite; l'idole de Sowà'
à Rouhât près d'el-Hodéïbiya, qui appartenait aux Hodhéï-
lites, fui jetée à terre. Khâlid fut envoyé à la tête de
trente cavaliers détruire el-'Ozzà dans la vallée de Nakhla.
Mahomet était entré à la Mecque Je 10 du mois de ramadan ;
il y séjourna une quinzaine de jours. Avant de retourner à
Médine, où le rappelait la jalousie des Ançârs, qui n'auraient
pas supporté que le conquérant, considéré un peu comme
leur créature, leur échappai en transportant sa capitale à la
Mecque, Mahomet envoya une expédition, sous les ordres
de Khâlid, inspecter les tribus avoisinantes, et en particu-
lier celle des Banou-Djadhîma, dans le Tihâma, au sud de
la Mecque, qui s'était déjà convertie à l'islamisme et avait
construit des mosquées sur son territoire. A l'arrivée de
Khâlid, les Banou-Djadhîma s'avancèrent en criant: Çaba'nd
(nous sommes devenus Çabiens) ! Cette exclamation n'était
pas faite pour assurer Khâlid de la sincérité de leur conver-
sion et de leurs progrès dans le catéchisme de la nouvelle
religion, car de véritables Musulmans auraient plutôt poussé
le cri de : Aslamna nous sommes devenus Musulmans).
Le reproche de Çabéisme était celui que les païens de la
Mecque avaient fait le plus souvent à Mahomet, avant son
émigration, quand on le voyait procéder aux ablutions
rituelles, comme les Çabiens des bords de l'Euphrate. Il y
L ÉMIGRATION \ MÉDINE l«','.i

savait aussi parmi les troupes de Khàlid des gens qui avaient
a régler de vieilles querelles avec les Banou-Djadhîmai
comme les Banou-Soléïm et Les Banou-Modlidj. Toujours
est-il que Khàlid, déclarant qu'il n'avait pas d'intention
hostile, lit déposer les armes aux Djadhîmites, puis tomba
à l'improviste sur eux. pilla leur camp et lit un grand nombre
de prisonniers que l'on décapita le lendemain malin. Cetacte
infâme souleva la réprobation unanime des Ançârs et des
Mohâdjirs, quand il l'ut connu a la Mecque ; Mahomet déclara
qu'il se lavait les mains de l'acte commis par Khâlid, et le
blâma publiquement, bien que Khàlid soutînt qu'il ignorai!
la qualité de Musulmans des Banou-Djadhîma, et que d'ail-
leurs il avait reçu l'ordre du Prophète d'attaquer les
Arabes. Mahomet reconnut les torts commis en envoyanl

Ali en mission pour payer le prix du sang au moyen d'une


partie de l'argent emprunté , et comme cela ne suffisait pas,
il s'en fit encore prêter d'autre par Abou-Râfi .
La prise de la Mecque n'avait pas terrorisé les Bédouins
à tel point qu'ils n'entreprissent plus rien contre le conqué-
rant. Les Hawâzin et les Thaqîfites se coalisèrent et vinrent
camper a Honé'ïn, vallée dans la direction de Dhou'1-Mad jà/.
Màlik l>en 'Auf en-Naçrî, chef des Hawâzin, prit le comman-
dement en chef et conduisit ses troupes à Autâs, vaste plaine
sablonneuse, qui se prêtait le mieux an développement de la
cavalerie. Le vieil aveugle Doréïd heu eç-Çimma, des Banou-
Djocham, prétait aux confédérés son expérience des choses
militaires et leur donnait des conseils avises. Mahomet
envoya Abdallah beu-Abi-Iladrad a la découverte, el celui-ci
bu rapporta des indications sur la force de l'ennemi, qu il
n'estimait pas a moins de vingt mille hommes. Le Pro-
phète reunit environ douze mille combattants, l'armée la pins
forte qu'il eh I encore eue sous ses ordres; beaucoup de païen-.
dans l'espoir de part ici per au butin, s'étaient joint- a lui : il
s'était l'ait donner on plutôt prêter par Çafwân ben Oméyya
les cottes de maille- et les armes donl celui-ci se trouvait
approvisionné, lui promettant de le- restituer intégralement
à la lin de l'expédition. C'était un mon veinent national, et
Mahomet se trouvait a ce moment, non pas le chef des
170 HISTOIRE DES ARABES

vrais croyants, mais un chef d'expédition en qui se synthéti-


saient les intérêts des Qoiéïchites, les uns païens, les autres
Musulmans. Cela ressort clairement du cri de Çafwân ben
Oméyya : « Si je dois consentir à reconnaître un maître, je
préfère un Qoréïchite à un Hawâzin ! »
Mâlik ben Auf avait profité de la nuit pour dresser une
embuscade à l'entrée d'une des gorges étroites qui fer-
ment la vallée de Honéïn. Quand l'avant-garde musulmane,
à l'aube, pénétra dans ces passes étranglées encore plongées
dans l'ombre de la nuit, elle fut attaquée par la cavalerie
ennemie, prise de terreur panique et mise en pleine déroute.
Elle aurait entraîné l'armée entière, si Mahomet n'avait or-
donné àson oncle El-'Abbâs d'appeler à haute voix la troupe
des compagnons, la réserve de l'armée, et de la rallier autour
de sa mule blanche. La voix sonore d'El-'Abbàs réussit à
arrêter dans leur fuite un certain nombre d'émigrés et
d'auxiliaires, qui vinrent lutter à côté du Prophète. Sa d
ben 'Obàda et Oséïd ben Hodaïr ramenèrent au combat
les Aus et les Khazradj. Les femmes elles-mêmes se mi-
rent de la partie et arrêtèrent la fuite des chameaux. Les
Hawâzin ne purent pas résister au choc des Musulmans : ils
s'enfuirent, et les vainqueurs massacrèrent tout ce qui leur
tomba sous la main, même les enfants en bas âge. Le Pro-
phète dut intervenir pour arrêter le carnage. « Ne sont-ce
point des fils de païens ? s'écria Oséïd ben Hodaïr. » —
« Et vous-même, n'ètes-vous pas des fils de païens ? »
répliqua vivement Mahomet. Ainsi finit la grande coalition
des Hawâzin et de leurs alliés (ahlâf).
Le même jour, Mahomet s'en alla camper sous les murs
de Tàïf. Les habitants s'y étaient renfermés, sans faire de
sorties; les Musulmans, n'ayant aucune machine de guerre,
ne pouvaient procéder au siège de la place ; ils levèrent
1 investissement au bout de quinze jours. Mahomet avait
essayé tous les moyens possibles pour obtenir la reddition
de la forteresse; il ne put y parvenir. Il avait envoyé
comme émissaire, porteur d'ailleurs d'un sauf-conduit,
(haïna ben Hiçn el-Fa/.àri, mais celui-ci, au lieu de plaider
la cause des assiégeants, confirma les habitants de Tàïf dans
I. BMIGB s i [ON A MÉDINE 171

Leurs idées de résistance en leur représentanl que les Musul-


iii mi-, déjà fatigués, ne tarderaient pas ;i lever I'1 siè§
essaya de terroriser les Thaqifites en détruisant les vignobles
qui couvraient les pentes de montagnes; mais les ass
virent courageusement le désastre qui les ruinait, sans
parler de se rendre. D'ailleurs la destruction ne lui pas
totale: il y ;i\;iit an camp musulman des Thaqifites; ils
protestèrenl a haute voix contre un adc barbare qui |»<>u\aii
ruiner leur patrie. Mahomet céda aux conseils <l Omar el
décida la rel raite.

( )n se rendit a Dji'râna, où Mahomet avail ordonné de ras-


sembler et de tenir sous honni' garde le butin fail a Honéïn.
Le partage ne se lit pas sans lutte : les Bédouins soupçon-
naient, a torl évidemment, le Prophète de ne pas distribuer
équitablement les parts et de s'attribuer plus que le cinquième
qui devail lui revenir; ils s'amassèrenl en foule autour de
lui, lui déchirèrenl ses vêtements ci lui enlevèrenl son man-
teau des épaules. Le Prophète arracha un Hocon de laine .le
la peau d'un chameau ci dil aux assaillants : « Ce petit flocon,
je n'userais même pas le prendre pour moi ! En dehors du
<|uini . (|ui d'ailleurs doit vous revenir parce qu'il séria
constituer le trésor commun de La cation , je ne prendrai
rien pour ma pari. »
Cette part étail si considérable que Mahomet se décida à
Imputer sur elle de larges libéralités a L'intention de ceux
dont La conversion à l'islamisme était récente et douteuse ; on
appela ceux-ci el-mu allaffa qoloûbouhoum « ceux demi les
cœurs ont été gagnés » Qor. IX, 60 . Les envoyés des
Hawàzin, que Mahomel avail attendus longtemps en vain,
ei pour Lesquels il avait différé autant que possible le partage
des captives, arrivèrent enfin, annonçant que leur tribu
était loui entière devenue musulmane. Il est probable que
îles pourparlers secrets avaient eu lieu depuis longtemps
entre h- Prophète et h- Il awâzin et que c'est pourcela qu il
avait retardé autant que possible le partage du butin. Quand
ceux qu'il attendait arrivèrent enfin, tout était distribué. Il
lil comprendre aux délégués qu'il fallait choisir entre la
restituti leleurs biens, et celle de leur- femmes* tde leurs
172 HISTOIRE DES ARABES

enfants ; ils se décidèrent pour celle-ci. Or ces femmes


et ces enfants étaient devenus esclaves; il fallait la bonne
volonté de leurs maîtres pour qu'ils fussent mis en liberté.
Mahomet régla alors une petite comédie ; il fut convenu
qu'à l'issue de la prière du midi, les envoyés l'aborderaient
et lui demanderaient, comme faveur, la restitution des pri-
sonniers. Le Prophète, en son nom et en celui de la famille
d"Abd-el-Mottalib déclara renoncer à son lot ; les émigrés
et les auxiliaires firent de même, mais les Bédouins, récal-
citrants, refusèrent d'abandonner leurs droits. Il fallut de
longues négociations pour les y amener. Enfin toutes les
femmes des Hawàzin furent rendues à leur tribu, sauf une
seule qui renonça à quitter Sa'd ben Abi-Waqqâç, à qui elle
était échue en partage.
C'est à des négociations également que Mahomet dut d'at-
tirer dans son parti le chef des Hawâzin, Mâlik ben Auf,
qui s'était réfugié à Tâïf. Il lui promit, s'il se faisait Musul-
man, la restitution de tous ses biens, y compris les femmes
qui, exclues du partage de Dji'ràna, avaient été conduites
directement à la Mecque (c'est peut-être cette circonstance
de biens dissimulés à la masse générale qui avait provoqué
le mécontentement des Bédouins lors du partage), plus un
don de cent chameaux. Mâlik accepta ces conditions, s'enfuit
secrètement de Tâïf, fut nommé chef des Hawàzin devenus
Musulmans, et mena la guerre contre les Thaqifites de Tâïf,
à qui il fît beaucoup de mal.
Les Ançârs n'étaient pas satisfaits. Ils voyaient les faveurs
de Mahomet aller à ses contribules, les Ooréïchites, et
même à des païens du désert; non seulement ils avaient dû
se contenter, sans aucun privilège, delà part commune, mais
ils avaient été obligés d'en rendre une partie en restituant les
femmes des Hawàzin. Ils allèrent se plaindre à Mahomet,
qui les réunit en assemblée, fit appel au souvenir des bien-
faits que l'islamisme avait versés parmi eux, et en arriva à
provoquer leurs larmes. Il avait ainsi partie gagnée.
El-Moundhir ben Sàwa régnait alors sur une partie du
Bahréïn, province plus ou moins rattachée à l'empire perse,
au moins pour les villes; Hadjar, la capitale, avait un gou-
L ÉMIGRATION A MÉDINE 17:;

verneur perse nommé Asbiboukhl par Uni Sa'd el Sîboukhl


par J^alàdhoii, avec le titre de marzbân, « gardien «les fron-
tières ». Les nomades étaient restés indépendants. Il parait
probable que ce fut pour dos motifs politiques qu'el-Moun-
dhir entra en rapports avec le Prophète : peut-être entre-
voyait-il, dans le nouveau pouvoir qui se dressait à l'Occi-
dent, un moyen efficace de combattre la pénétration pei
Mahomet mettait pour condition qu'on se fit Musulman : il
se convertit à l'islamisme. Il y avait à payer la taxe des
pauvres, le zakât : on organisa une perception de ces reve-
nus. Quand l'impôt s'en mêla, il se souleva une vive résis-
tance; à la mort d'el-Monndhir, il n'y eut pins un seul
Musulman dans le Bahréïn, à l'exception d'un petit nombre
d'Arabes sous el-Djàroùd.
lien fut à peu près demémedans l'Oman, habite par des
tribus de la famille d'Azd, et gouverné par deux frèr
Djaïfar et 'Abbâd, fils de Djolandà; ceux-ci tenaient le pays
en qualité de vassaux du roi de Perse. Il est probable que ce
fut à leur demande que .Mahomet envoya Amr ben el-'Àç
en qualité d'ambassadeur; il resta dans le pays jusqu'au
moment où il apprit la mort du Prophète, et il retourna alors
à Médine. Comme pour le Bahréïn, il y eut sans doute un
petit groupe de courtisans des deux rois qui les suivirent et
se convertirent, niais l'islamisme ne se propagea pas autre-
mentdans ces contrées montueuses, fertiles et verdoyantes,
mais fort éloignées du Hedjâz.
Un campement des Banou-Témim se trouvait près de la
Mecque lorsqu'un collecteur des t;i\es. nomme Bosr ben
Sofyân ol-ka l>i, vint percevoir la dîme sur les troupeaux
des Khozâ'a qui paissaient non loin «le là. Les Témîmites
n'étaient pas Musulmans; cette grande tribu s'étendail sur
une aire immense, jusque dans la région du Tigre el de
l'Euphrate, et fournissait des troupes auxiliaires aux
Perses; ils étaient en général païens, mais le christianisme
s'était introduit parmi ceux qui habitaient les environs d>-
Hira, taudis que le mazdéisme avait aussi fail quelques pro-
sélytes. La branche des Tein i mi tes qui s'était avancée si
loin dans le sud refusa de payer la «lime el foi
174 HISTOIRE DES ARABES

retourner à Médine. Ne voulant pas rester sous le coup qui


frappait son prestige dans la personne de son agent, Maho-
met envoya Oyaina ben Hiçn el-Fazâri poursuivre et razzier
les Témîmites. Alors ceux-ci décidèrent d'expédier une
ambassade auprès du Prophète. Les membres de la mis-
sion commencèrent par se comporter avec insolence, mais
Mahomet n'y prit garde; puis, à l'issue de la prière, il se
fit, à l'ancienne mode païenne, une lutte courtoise, un assaut
de discours dans lequel les Témîmites s'avouèrent vaincus;
le poète Hassan ben Thâbit avait assuré la victoire des
Musulmans par ses compositions poétiques, opposées à
celles de l'adversaire, ez-Zibriqàn. Ils se convertirent, puis-
que le parti du Prophète était le plus fort, même en dis-
cours; Mahomet leur fit rendre leurs prisonniers et leur
donna des gratifications considérables.
La conversion du poète Ka'b ben Zohéïr se présente dans
des conditions assez curieuses. Le Prophète avait donné
l'ordre que quiconque le rencontrerait, devait le mettre à
mort. Son frère, devenu Musulman, lui écrivit pour lui assu-
rer qu'on lui pardonnerait. Ka'b, à la suite des triomphes
de Mahomet, était obligé de se tenir loin de la Mecque;
ne se sentant plus en sécurité, il résolut de se rendre au
vainqueur, composa à la louange du Prophète le poème
devenu célèbre sous le titre de Bdnat So\îd, se rendit
secrètement à Médine, et aborda Mahomet qui se tenait
à la porte de la mosquée et qui ne le connaissait pas; il se
présentait comme un suppliant qui venait demander la grâce
de Ka'b, dont il affirmait la conversion à l'islamisme.
Mahomet accorda la grâce, et Ka'b se fit reconnaître. Le
Prophète le prit sous sa protection particulière, car l'infor-
tuné avait à craindre le ressentiment des AnÇârs, dont il
s'était moqué; pour arranger les affaires, il dut employer
son talent à effacer le souvenir de ses anciens sarcasmes par
de nouveaux vers où il célébrait leur bravoure. On dit que
le Prophète fit don à Ka'b de son propre manteau (borda)
qui fut racheté aux descendants du poète par le khalife
Mo'âwiya, et qui resta en possession des khalifes jusqu'à
la prise de Baghdad par les Mongols, où il fut brûlé
I. I.MK.It.Vl ION A \||.li|\ i:

par l'ordre d'Houlâgou et sa cendre jet< le dans le Tigre.


Une expédition commandée par Dahhâk ben Sofyân contre
la tribu d'el-Qortà fui surtout remarquable par la férocité
avec laquelle un certain el-Açyad ben Salama, delà bande
musulmane, ayant rencontré son propre père dans les ra
de l'ennemi, le poursuivit avec tant de violence qu'il le pré-
cipita dans l'étang de Zoudjdj : il l'aurai! tué sur place si ce
parricide ne lui avait été évité par un antre Musulman <|ni
arriva à la rescousse et mit a mort l'infortuné Salama. Les
Arabes païens avaient déjà bien peu de respecl pour leur
père : quand le fanatisme des nouveaux convertis vint
s'ajouter à ce sentiment, il ne resta pins de place pour la
pitié.
Sons le prétexte de détruire l'idole el-Fals, qui n'était
qu'un rocher de couleur rouge tranchant sur le fond noi-
râtre du mont Adjà dans le Nedjd Adjà et Selmà sont les
deux montagnes volcaniques qui marquaient le territoire de
parcours des Tayy), une expédition commandée par Ali
vint surprendre de nuit un canipeinenl faisan! partie de
cette grande tribu, et qui était celui de la famille et du clan
la zmala du fameux Hâtim le Tayyite, célèbre par sa géné-
rosité outrée. Tout le camp fut l'ail prisonnier, \ compris la
tille même de l'illustre Hâtim. Ceux des Tayyites qui n'em-
brassèrent pasl'islamisme furent mis a mort; la famille de
Hâtim ne fut pas comprise dans le butin ; Mahomet lit
remettre en liberté la tille de l'homme généreux et par
contre-coup obtint la soumission et la conversion de son
frère 'Adi, devenu chrétien en Syrie. Le sanctuaire de l'idole
renfermait, a litre d'ex-voto, trois sabres et tr<>i-, cottes de
mailles, sans compter les vêtements donl -ni la revêtait !<•-
jours de fête: ces trois sabres lurent réservés pour la part
du Prophète.
Mahomet n'était pas a l'abri des ennuis domestique!
la jalousie de --es n | > lu b le il -es femmes se lit jour a l'oCCasiOH
delà passion qu'il avail conçue | r Mue' la Copte. Hafça
et Aicha étaient fort intimes; elles complotèrent contre
celle-ci et m ire ni de leu r parti les autres épouses du Prophète,
qUi se fâcha, se sépara de -on hardii pend. Mit tOUl un
176 HISTOIRE DES ARABES

mois et menaça de les répudier toutes. 'Omar et Abou-Bekr,


pères des deux principales épouses, furent obligés d'inter-
venir, et une révélation coranique fit taire tout le monde.
On avait prétendu que Marie trompait le Prophète avec un
esclave copte à son service : Ali, chargé de mener une en-
quête, constata que l'esclave était eunuque, ce qui faisait
tomber toutes les suppositions.
Expédition de Tabouk. — Cette petite ville est située sur
les confins de la Palestine ; il y a là aujourd'hui une station
du chemin de fer du Hedjàz. Le désir de venger le désastre
de Mo'ta, l'espoir de faire un bon butin sur les populations
nabatéennes qui se livraient au commerce, peut-être aussi
Tidée de contrecarrer le projet que l'on prêtait à l'empereur
Héraclius, d'entreprendre une campagne contre l'Arabie
(projet que l'on avait imaginé à cause du séjour prolongé de
l'empereur à Homs), furent les motifs qui portèrent Maho-
met à tenter cette expédition. Les préparatifs des Musul-
mans furent considérables, mais tout le monde n'était pas
d'avis favorable. C'était l'été, et il n'est pas commode, en cette
saison, de traverser le désert. Mahomet fit remarquer que
le feu de l'enfer est autrement ardent que les grandes cha-
leurs. Néanmoins il eut beaucoup de peine à trouver
un concours de bonnes volontés; le désespoir de son entou-
rage fut tellement fort a un moment que sept pauvres qui
auraient voulu partir avec lui, se prirent à pleurer parce
qu'il ne pouvait leur fournir de montures, faute de moyens :
on les appela plus tard el-Bakkaoûn, « les pleurards ». 'Ali
ben Abi Talib resta à Médine, chargé de garder la famille
du Prophète. On se mit en marche, en partant du col qui a
gardé depuis le nom de Théniyyet el-Wéda '. A moitié che-
min on campa sur le site d'el-Hidjr, aujourd'hui Médâïn-
Çâlih, également station du chemin de fer, où de magnifiques
tombeaux creusés dans le roc par les Thamoùdite3 four-
nirent àMahomet l'occasion de frapper l'imagination de ses
auditeurs en leur racontant l'histoire de la destruction de ce
peuple, attribuée à la colère divine. Le Prophète Çàlih lui
avait été envoyé, et il donnait pour preuve de sa mission une
chamelle, la chamelle de Dieu, sortie toute vivante d'un
I. EMIGRATION A MÉDINE |77

rocher, el (|iii fut mise à mort par ces méchantes gens. EnCn
on atteignil Taboûk, où le Prophète apprit que L'armée
d'Héraclius, contre laquelle il avait entrepris cette expédi-
tion, ne s'y trouvait pas. Il y séjourna une vingtaine de
jours, envoya un corps expéditionnaire contre Doûmat el-
Djandal où régnait le prince chrétien Okéïdir ben 'Abd-el-
Mélik el-Kindi. Khàlid ben el-Wélîd, qui la commandait,
surprit le Kindite et le lit prisonnier pendant qu'il était à la
chasse de l'antilope; il l'emmena cà Médine où un traité de
paix fut conclu, moyennant le payement de la capitation.
On a de graves raisons de douter que cet Okéïdir ait jamais
existé, car le chef de Douma était, en Tau (> de l'hégire, el-
Asbagh le Kelbite, et en Tau 1 I c'est son fils Imrou-oul-
Qaïs ben el-Asbagh qui commande en ces lieux. On a sup-
posé que le personnage amené a Médine par Khàlid pouvait
être tout simplement un riche marchand, auquel on donna
le nom d'Okéïdir par assimilation a la divinité el-Oqaïçir
adorée dans la région, et qu'on lit passer pour le prince lui-
même : de ce fait les traditionnistes auraient imaginé le
récit de l'expédition qui est entré ensuite dans I histoire.
A la suite de cette expédition, des traités de protectorat,
assurant la liberté de la circulation sur terre et sur mer.
lurent conclus avec Vohanna ben Ftou'ba, roi chrétien d'Aïla,
au fond Aw golfe appelé aujourd'hui golfe d'\Aqaba, mais
que les anciens connaissaient sous le nom de golfe Elani-
tique, ainsi qu'avec les habitants de Djerbà el d'Adroh, deux
localités des confins de la Syrie, non loin de liabbath-
Amnion, aujourd'hui 'Amman, habitées probablement par
des chrétiens, et enfin avec ceux de Maqnâ, près d'Aïla, bour-
gade où demeuraient des Juifs de la tribu des Banou-Djanba.
Ce dernier traité établit, à titre de contre-partie de l'affran-
chissement de tout tribu djizya, qui signifiait alors une
sorte de contribution de guerre et de toute corvée, un
impôt du quart des produits des palmeraies, delà pèche el
des tissus fabriqué à par h' - femmi
La mo -'.h ée ki» Dirar. ■ Avanl le départ de Mahomet poui
Taboûk, un certain nombre de Médinois de la tribu des

Banou-Sâlim, branche des Khazradj, habitants «le Qouba,
178 HISTOIRE DES ARABES

étaient venus lui apprendre qu'ils avaient construit une


mosquée pour que, pendant l'hiver, les malades et les im-
potents puissent y aller faire la prière sans avoir à accomplir
le trajet passablement long de la mosquée de Qoubà ; ils le
priaient en même temps de venir la consacrer en y faisant
la prière. Mahomet prétexta l'expédition qu'il préparait pour
différer une réponse jusqu'à son retour. Arrivé à une heure
de Médine, il donna l'ordre de détruire cet oratoire et il
envova deux hommes pour le faire exécuter. Les historiens
ne disent pas les motifs de cette singulière résolution; mais
du nom qu'il donna à cet oratoire, celui de mosquée etj-
dirâr ou de l'opposition, on peut conclure que le Prophète,
en adoptant la mesure radicale d'y faire mettre le feu, voulut
tuer dans son germe un esprit séparatiste dont il craignait
les manifestations, comme un retour à l'état d'anarchie qui
avait été celui des tribus du nord de l'Arabie à son époque ;
on pouvait le craindre si l'on permettait à chaque tribu ou
sous-tribu de se bâtir une mosquée à sa guise ; l'unification
de la race arabe, sous le couvert de l'islamisme, pouvait man-
quer à son auteur. C'est ce que parait indiquer le passage
du Qorân (IX, 101-118) qui se réfère à cet événement.
Les ambassades des tribus arabes. — Un phénomène
nouveau vint montrer à tous les yeux quels pas de géant
avaient faits les progrès du nouvel empire, plus encore que
ceux de la nouvelle religion. Ce furent les ambassades
(wofoûd) envoyées à Médine par les tribus arabes et la con-
version (tout au plus formelle) de ces tribus à l'islamisme,
d'où vient que plus tard cette année fut communément
appelée l'année des wofoûd, tellement ce mouvement inac-
coutumé parut extraordinaire. Les Thaqifites, pressés entre
les murs de la ville de Tâïf, contenus par les Bédouins voi-
sins passés à l'islamisme, résolurent de s'entendre avec le
conquérant. Les palabres durèrent plusieurs jours, car les
prétentions des Thaqifites parurent exorbitantes au Pro-
phète ;ils réclamaient le maintien de nombre d'anciens
usages, et de ceux-là justement que l'islamisme voulait abo-
lir :la liberté de la fornication :in>h, c'est-à-dire le mariage
libre, car, disaient-ils, ils devaient souvent rester loin de
L ÉMIGRA.1 IOIS A MÉD1NE \:<t

leur famille, le prêt d'argent à intérêt, L'autorisation de boire


du vin, le culte d'el-Lât, la rabba la Dame] de la cité de
Tâïf. Ce fut la dernière prétention qui leur tint le plus à
cœur, et celle sur laquelle ils ne cédèrenl qu'en <l< •rnier
lieu. Mahomel finit par triompher de leurs scrupules; ce
qu'il leur céda en revanche, ce fut tout au plus des facilités
pour l'accomplissement du jeune du Ramadan elle maintien
du caractère sacré du sanctuaire de Wadjdj, autre di\ inité des
Thaqîf, qui était leur gloire, leur intercesseur et leur appui,
peut-être un parèdre mâle d'el-Làt. D'ailleurs le texte dutraité,
même mutilé, ne nous a pas été conservé, ce qui fail naître
des doutes sérieux sur l'étendue des concessions admises par
Mahomet pour s'attirer l'assentiment précieux des Thaqilites.
Quelques Yéménites semblent avoir, a ce moment-la,
cherché à établir des rapports diplomatiques avec Mahomet,
dans la seule forme où cela fût permis, c'est-à-dire en
annonçant leur conversion à l'islamisme. Trois rois qaïl
himyarites, chefs des tribus de Dhou-ho'aïn, Ma'àlir et
Hamdân s'unirent pour envoyer un ambassadeur, qui rap-
porta l'écrit du Prophète constatant leur soumission et leur
donnant las règles suivant lesquelles les impôts devaient
être perçus : c'est à cela que se réduisent, en dernière ana-
lyse, tous ces traités.
Les Pazâra et les Morra, qui habitaient les hauts plateaux
au nord de Médine, dans la région de Khéïbar, envoyèrent,
dit-on, une ambassade pour demander au Prophète de faire
tomber la pluie chez eux, car ils souffraient d'une sécheres
prolongée. La légende prétend qu'à la suite de 1 interces-
sion du Prophète, les pluies furent tellement abondantes
qu'il fallut une nouvelle intercession pour les arrêter. Quoi
qu'il en soit, la conversion de ces tribus n'avail poinl de
racines profondes, car elles ne tardèrent pas à rejeter toute
appai ence d'islamisme.
Le deliul de Tannée 10 de l'hegiie lut marque par la mort
d'Ibrahim, l'enfant que Mahomet avait eu de Marie la Copte,
et qui fui enlevé à l'âge de quinze à dix-huit mois. Les tra-
ditions disent que ce deuil coïncida avec une éclipse de
soleil, mais le calcul astronomique a montré que, si réelle-
180 HISTOIRE DES ARABES

ment Ibrahim est mort le jour de l'éclipsé 27 janvier 632 ,


la date donnée ordinairement comme celle de sa mort

10 rébî' Ier) ne peut être exacte. Mahomet doit avoir été très
frappé de se voir enlever son unique fils ceux qu'il avait
eus de Khadidja étaient morts depuis longtemps) ; mais se
dominant, il répondit à ceux qui voulaient expliquer l'éclipsé
comme une conséquence du trépas d'Ibrahim, que ces phé-
nomènes astronomiques étaient à la volonté de Dieu et
n'avaient rien à faire avec la mort de n'importe qui.
'Ali fut chargé d'aller au Yémen réduire le groupe de
différentes tribus se rattachant à l'ancêtre commun Madhhidj.
Il surprit le campement, enleva un butin considérable, et se
vit entourer par toutes les forces des ennemis, qu'il défit
complètement et mit en déroute. Au lieu de les poursuivre
et de les exterminer, Ali leur proposa de se convertir,
offre déjà faite avant la bataille et repoussée dédaigneuse-
ment :il réussit cette fois, et les impôts furent acquittés.
Le pèlerinage d'adieu. — Ce fut le premier et le seul pèle-
rinage que fît Mahomet : il s'était contenté jusque-là, les
années précédentes, de pratiquer la visite pieuse Çomra qui
se pratique avec les mêmes rites que le pèlerinage hadjdj,
mais à n'importe quelle époque de l'année ; peut-être était-ce
pour ne pas se trouver en contact avec une foule de gens
à peine convertis, ou pour ne pas paraître adopter trop tôt
un rite essentiellement païen. Les parties du Qorân révé-
lées à la Mecque ne contiennent pas un mot sur l'obligation
des tournées rituelles autour de la Ka'ba. C'est en l'année
10 seulement que le Prophète se décide à accomplir le pèle-
rinage hadjdj, donnant ainsi à ses sectateurs un exemple
qui est encore suivi.
Il termina sa prière par ces mots : « O Dieu ! n'ai-je pas
rempli ma mission ! » La foule répondit : « O Dieu ! oui» et
Mahomet de reprendre : « O Dieu ! tu en es témoin ! »
Puis Mahomet retourna à Médine, d'où il ne devait plus
sortir : il mourut trois mois plus tard. La défaite de ses
troupes à Mo ta, la mort de Zéïd ben Hàritha et de son cousin
Dja far, frère d'Ali, lui avaient été des plus sensibles. Il
songeait à les venger et préparait une nouvelle expédition
L ÉMIGRATION A MEDINE ]-I

placée sous les ordres du lils de Zéïd, lorsqu'il tomba


malade. Déjà il s'étail trouvé fatigué en revenant de la
Mecque à Médine ; les conditions fâcheuses de sa santé
avaient été observées par tout le monde, el le bruit en avail
immédiatement couru dans toute l'Arabie. A Médine, il se
rendit de nuit au cimetière de Baqî' el-Gharqad pour prier
sur les tomlies de ses compagnons;
i o cotte imprudence
i agrerava
on
sou mal; il sentit de fortes douleurs de tête, et la crise
devint si aiguë qu'il fallut le faire transporter de la maison
de Maïmoûna, où il venait de passer sept jours, dans celle
dWïcha. Àbou-Bekr tenait beaucoup à celte translation chez
sa fille : c'était le soustraire à l'entourage d" Ali et de Pâtima
et servir les projets ambitieux qui avaient déjà germé chez
le futur khalife.

l'ne pleurésie s'était déclarée ; un remède que lui lit prendre


el-'Abbàs ne réussit pas à enrayer le mal; il fallul se faire
remplacer a la tête des fidèles pour prononcer la prière, et
Abou-Bekr fut choisi pour remplir ce devoir. Les forces de
Mahomet décrurent rapidement, et il expira le lundi 13
relu' [er de Tan 11 de l'hégire (8 juin 632 , un peu après midi.
Il fut enterré au milieu de la nuit qui suivit le mardi l'i,
presque en secret, dans l'endroit même où il était mort. Ce
furent les membres de sa famille, Ali et les Nàchimilcs, <|iii
l'ensevelirenl ; Abou-Bekr et 'Omar étaient occupés au com-
plot politique qui devait porter le premier au khalifat. 'Aïcha,
qui avait reçu h' dernier soupir du Prophète, ne sut ce qui
se passait qu'en entendant, au milieu de la nuit, le bruil des
pioches qui fouillaient le sol.
'Ali, cousin et gendre du Prophète, était en droit de croire,
suivant la coutume arabe, qu'il succéderait aux biens et au
pouvoir de sou beau-père. Ce fut une cruelle désillusion
de constater que le pouvoir lui échappait : quant aux biens.
peu considérables, laissés par Mahomet, ils furent joints au
trésor public, c'est-à-dire purement et simplement confisqués
au profit de la nation musulmane. L'écho «les plaintes d'Ali,
transmis de génération en génération par les partisans de sa
maison chi'a .a traversé toute l'hisl >ire des États musulmans
et a fourni la base d'un parti politique, celui des ' lu îtes.
182 HISTOIRE DES ARABES

BIBLIOGRAPHIE

L. Gaetani, Annali delV Islam, t. ll.it les ouvrages historiques


cités à la fin du précédent chapitre.
H. Lammens, le Triumvirat Aboû Bakr, Omar et Aboû 'Obaida,
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H. Reckendorf, Mohammed und die Seinen, in-8, 1909.
Al-Beladsori Ahmed ibn Jahja ibn Djàbir). Liber expugnationis
regionum, texte arabe, éd. par M. J. de Gœje, in--i. 1803-1868.
Al-Ja'qubi Uni Wadhih, qui dicitur), Historiae, texte arabe, éd.
par Th. Houtsma, 2 vol. in-8, 1883.
J. Horovitz, De Waqidii libro qui Kitab al Magâzi inscribitur, in-8,
1898.
CHAPITRE VIII

ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE

Ainsi s'était achevée, dans l'ombre et le mystère, la desti-


née d'un des hommes dont l'impulsion a le plus remué 1«'
monde. Il venait de civiliser l'Arabie en transformant ses
coutumes et l'état de la société; bientôt, à la faveur de
conquêtes inattendues, cette nouvelle organisation allait
s'imposera une grande partie des habitants de la terre. Dans
son désir d'amener ses compatriotes à la conception d'un
seul Dieu et à l'adoption de règles de conduite morale, il
avait dû composer avec le milieu qu'il troublait si profondé-
ment : c'est ainsi que des usages incontestablement païens
dont la signification nous échappe complètement parce que
l'origine en remonte à des temps très anciens, tels que les
toiniiees riluellesautour de la Ka'ba, au nombre de sept, les
unes animées d'un mouvement rapide, les autres à pas plus
lents, la nécessité de hisser croître ses cheveux quand on
est en étal d'ihrâm ou de consécration, et tant d'autres cou-
tumes bi/arres oui été conservés par lui ci imposés, par sa
seule volonté, à une grande partie de l'humanité. Faite pour
les arabes, la religion musulmane, adoptée plus tard par des
populations d'origine, d'habitudes, de mentalité entière ni
différentes, ne s'est modifiée que dans ,|es détails forl
mi ni n ies. obligeanl les adeptes à des pratiques très gênantes,
telles que le jeûne par exemple, donl ou se demande comment
il pourrait être appliqué à des populations habitant sous le
cercle arctique, si elles devenaienl musulmanes, ou le pelé-
]S4 HISTOIRE DES ARABES

rinage, dont l'accomplissement aurait été interdit à la plu-


part des populations de l'Extrême-Orient ou de l'Extrême-
Occident, si la navigation à vapeur n'était venue, au dix-
neuvième siècle, le faciliter singulièrement.
Quelle est cette société musulmane dont le rôle fut si con-
sidérable dans l'histoire, et dont l'existence est aujourd'hui
et sera longtemps encore une préoccupation constante sur
le terrain politique ? L'Europe chrétienne se heurte partout,
dans son expansion à travers l'Ancien Continent, a des
populations de croyances et de coutumes islamiques : que ce
soit l'Angleterre dans les Indes et en Egypte, la Russie dans
l'Asie centrale, en Perse, en Asie-Mineure, dans la Péninsule
des Balkans, la Grèce en Crète, l'Italie à Tripoli, l'Autriche-
Hongrie en Bosnie, la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro en
Macédoine, la France en Algérie, en Tunisie, au Maroc et
dans l'Afrique centrale, partout ces puissances sont en
contact avec des populations musulmanes, ancrées dans leurs
croyances, prêtes à se lever, jusqu'au dernier homme, pour
une guerre sainte prêchée par un marabout quelconque dans
lequel elles ont une foi aveugle, mais généralement sans
succès, n'étant plus, sauf quelques exceptions, organisées
en Etats puissants, pouvant mettre en ligne des troupes
réglées et exercées, commandées par des officiers instruits et
armées des engins les plus perfectionnés. Sur quelles bases
repose la conception d'une société de ce genre, dont le
maintien, à travers des vicissitudes politiques fréquentes
dues à un manque de stabilité dans l'organisation des Etats,
est un phénomène des plus remarquables de la vie sociale ?
C'est ce que vont résumer les lignes suivantes.
La société musulmane a pour base la famille, placée sous
l'autorité absolue du père. La femme et les enfants lui doivent
une soumission complète : la résistance à ses ordres ne serait
permise que s'il prescrivait un acte contraire à la religion.
Son pouvoir, toutefois, ne s'étend pas aussi loin que lapalria
poleslas de l'ancien droit romain ; il n'a pas, sur ses enfants,
le droit de vie et de mort ; la pratique des Arabes païens qui
enterraient toutes vives leurs filles a élé supprimée par le
Qorân. Il se l'attribue, sans que cela soit explicitement for-
ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE ]-.",

mulé clans la loi, sur la personne de sa femme adultère; <>n


sait bien que le christianisme lui-même n'a pas réussi à
extirper ce vestige des mœurs barbares «les temps primitifs.
Le père de famille possède encore, à l'égard «le ses enfants,
le droit de coercition djabr qui consiste à pouvoir les
marier sans leur consentement. Les garçons échappenl à
cet effet de la puissance paternelle, suit par émancipation
spéciale, soit parce <|ifils ont atteint l'âge <le la puberté : mais
les filles v restent
mariées. si m mises tant qu'elles n'uni pas été

I.'' mari doit pourvoir- à l'entretien de sa femme; en


revanche, il peut exiger d'elle une entière soumission. Cepen-
dant, malgré le caractère absolu de cette prescription, il ne
pourrait lui imposer un travail qui ne sérail pas en rapport
avec sa position sociale, ni exiger qu'elle travaille pour une
rétribution. Le père est tenu de nourrir ses enfants jusqu'au
moment où ils peuvent gagner leur vie. Si les enfants ont
une fortune personnelle, le père peut prélever sur leurs re\ e-
nus la somme nécessaire à leur entrelien.

L'éducation des enfants est laissée à la femme jusqu'à l'âge


de sept ans; quand ils l'ont dépassé, le père s'occupe, soit
personnellement, soit eu la confiant à des maîtres, de conti-
nuer cette éducation pour les garçons; il est clair que les
filles restent sous la dépendance de la mère. Les enfants ont
le plus grand respect pour leurs parents et maintiennent
cette déférence tant que ceux-ci sont en vie.
Conservant, tout en le restreignant, un usage païen, la loi
musulmane autorise la polygamie dans certaines limites : le
nombre de quatre épouses légitimes que l'homme peut
entretenir ensemble ne doit pas être dépassé. Chacune de ces
épouso doit avoir un appartement séparé >'t peut réclamer
des attentions égales; comme, en même temps, le mari est tenu
de constituer par contrat un douaire a chaque femme, la poly-
gamie, ainsi comprise, est un grandluxeque seulsdes _ien^
t res riches peinent se permettre, surtout avec l'absence d i
nomie, la prodigalité, l'indifférence aux questions d'argent
qui distinguent les Orientaux. Avec la diminution de la
richesse, la polygamie se restreint de plus en plus; aujour-
186 HISTOinE DES ARABES

d'hui, L'immense majorité des Musulmans est monogame par


nécessité; toutefois, le cas de bigamie se rencontre encore
assez fréquemment. Cette situation avait pour correctif la
faculté laissée au chef de famille, de par la loi, de cohabiter
avec n'importe quel nombre d'esclaves : cette faculté dispa-
rait également de plus en plus, devant l'impossibilité de se
procurer des esclaves pris à la guerre ou vendus par leurs
parents, à raison des entraves mises par les puissances euro-
péennes àce genre de commerce.
Le douaire et les autres biens que la femme a pu acquérir
par son industrie ou par voie de succession, demeurent sa
propriété personnelle dont elle peut librement disposer, sans
autorisation maritale. Toutefois, elle ne peut disposera titre
gratuit de plus du tiers de son avoir, de manière à n'être pas
exposée à frustrer un héritier, les époux héritant l'un de
l'autre. Dans la pratique, le cas le plus fréquent est celui où
le mari a la procuration générale de sa femme pour s'occuper
de ses affaires, qu'il a un intérêt personnel évident à traiter
en bon père de famille; l'usage a ainsi remédié à un vice de
la loi, qui laisse la femme sans défense devant les intrigants
qui ont su lui persuader de leur confier l'administration de
ses biens.

L'homme peut répudier la femme sans aucune formalité,


tandis que celle-ci, pour obtenir le divorce, doit s'adresser à
l'autorité de la justice, poursuivre et gagner son procès. La
situation des deux parties n'est donc pas égale. Le seul cor-
rectif àcette situation d'infériorité, qui expose la femme a
être jetée à la rue d'un moment à l'autre, sans autre res-
source que les quelques objets mobiliers qui sont sa pro-
priété personnelle, c'est le payement de la seconde moitié du
douaire, réservée au moment de la conclusion du contrat, la
première moitié étant alors versée ; la nécessité où le mari
se trouve de la remettre immédiatement, ou de s'y voir con-
traint sans délai par injonction du juge, fait souvent hésiter
à prononcer la répudiation.
Dès qu'une femme est nubile, elle est obligée, par la loi,
de se voiler; elle ne peut plus se montrer à visage décou-
vert à d'autres hommes qu'à des parents assez rapprochés
ORGANISATION DE LA SOCIETE MUSULMANE 187

pour que la loi interdise de les épouser : son père, ses lil>,
s<-s frères. Aussi, dans la maison musulmane, les femmes el
Les hommes vivent séparément; les femmes sont reléguées
dans le harem où nul étranger ne saurait pénétrer, tandis
qu'un appartement séparé, ou une partie de la maison, si m!
ouverts à tout visiteur : e'est là que se tiennent les homn
dans la partie de la journée qui n'est pas réservée aux joies de
la famille, a la vie intérieure, au repos sans gêne ai contrainte.
L'inconvénient de cette mesure est d'avoir séparé la famille
en deux groupes distincts vivant cote à côte sans se con-
fondre; les femmes se font des visites entre elles, les hommes
entre eux, toujours séparément. Quand il y a des invités, les
hommes mangent à part des femmes. Il n'y a donc aucune
fusion intime des tempéraments et des caractères; le com-
plément d'éducation que donne la vie intime de la famille et
la fréquentation des amis et des voisins manque totalement
à la société musulmane.
Le mariage est un contrat purement civil, qui se traite par
procureurs en présence de témoins; l'imam de la mosquée
du quartier y assiste et prononce une prière qui donne à la
cérémonie un caractère religieux qu'elle n'aurait pas sans
cela; mais sa présence n'est nullement nécessaire à la vali-
dité de l'acte.
La femme est, en théorie, astreinte à l'accomplissement des
cinq préceptes fondamentaux imposés au Musulman; mais on
a été obligé, dans la pratique, d'admettre des accommode-
ments. Ilest clair que la femme ne peut partir en personne
pour La guerre sainte il y en a en pourtant de très rares
exemples , mais elle peut sacrifier une partie de -a fortune
pour armer les combattants, pourvoir a leur aourriture el a
leur entretien, employer ses efforts a soigner le- M —
ou. comme cela se l'ait die/ les Bédouins, exciter les guer-
riers a s'élancer contre L'ennemi .
Les femmes n'assistenl pas aux offices publics, <'t cela
depuis les premiers temps de l' i-la m i - 1 m < : les épOUSeS du
Prophète pratiquaient les rites de la prière, mai- les incon-
vénients de cette situation Forcèrent vite d'\ remédier, en
présence de la malignité humaine. I."- femmes vont indivi-
188 HISTOIRE DES ARABES

duellement ou on compagnie à la mosquée, mais seulement


aux heures où les hommes ne s'y rendent pas, par consé-
quent en dehors des offices : la plupart du temps elles prati-
quent chez elles le rite de la prière canonique. Chez les chré-
tiens, dans les églises orientales, les femmes occupent une
partie de l'édifice qui est ordinairement une vaste tribune
au premier étage, le gynécée ; ou si tout le monde est de
plain-pied, les hommes se placent à droite et les femmes
à gauche, ordre qui est encore observé dans les églises
catholiques de Paris, aux enterrements.
Une fois veuve, la femme musulmane est libre, mais elle
ne peut pas davantage se montrer le visage découvert, à
moins qu'elle ne soit très âgée. Dans ce dernier cas, elle joue
encore un rôle fort important, celui de courtière honnête pour
la conclusion des mariages. Pouvant entier partout, elle est
au courant de la situation des familles et des fortunes et peut
guider utilement les jeunes gens dans le choix d'un parti;
car, bien que la dot n'existe pas et que ce soit le mari qui
doit constituer un douaire à son épouse, les biens personnels
de celle-ci, que le mari éventuel peut être chargé d'adminis-
trer par procuration de sa femme, contribuent sûrement à la
richesse d'un établissement.
La femme esclave qui devient mère des œuvres de son
maître n'obtient pas pour cela de droit sa liberté, mais elle
a ipso facto une situation relativement privilégiée, celle de
« mère d'enfant » omm walad ; elle ne peut plus être ven-
due à un tiers. D'ailleurs l'enfant est aussi légitime que
celui des quatre épouses en titre; il n'y a, en droit musulman,
d'autres enfants mis au ban de la société que les enfants
adultérins.
La réunion de toutes les familles forme une société essen-
tiellement démocratique. Tous les Musulmans sont égaux
entre eux; la seule différence est celle de l'âge; aussi s'ap-
pellent-ils entre eux « frères », quand ils sont à peu près
contemporains. En revanche, ils ne dissimulent pas le mé-
pris profond qu'ils ont pour les adeptes des autres religions ;
ceux-ci occupent un rang fort inférieur, sont mal défendus
par la loi et exposés, sans recours, à des vexations désobli-
ORGANISATION DE LA SOCIETE MUSULMANE 189

géantes. Toutefois, s'il y a. dans L'esprit <lu Musulman, quel-


qu'un qui soit au-dessous même de l'adepte d'une religion
quelconque, c'est celui cjui n'en a aucune : dire de quelqu'un
qu'il sous
estde tout.
bilà clin « sans religion », c'est le mettre au-des-

Il n'y a aucune aristocratie chez les Musulmans. La seule


classe privilégiée qui existe chez eux, et que l'on serait
tenté à tort de comparer à la noblesse, c'est celle des ché-
rîfs pluriel : chorafâ) et des séyyids (pluriel : sâdâl .
c'est-à-dire des descendants du Prophète Mahomet par sa
fille Fâtima (la seule de ses enfants qui ait laissé une des-
cendance et son gendre 'Ali ben Abi-Tâlib. Dès le début
de l'islamisme, on leur avait attribué une part du butin fait
à la guerre, sans avoir combattu; niais il faut dire qu'ils
n'avaient pas le droit d'être entretenus sur les fonds prove-
nant de la perception de la dîme aumônière (zakâl). Les
séyyids ou chérifs sonl «mi tout pays l'objet d'une considéra-
tion particulière, qui se traduil par le droit de porter un
turban de couleur verte; dans certaines contrées, ils
jouissent de plus d'une vénération particulière et sont ainsi
amenés a jouer un rôle politique, comme au Maroc, on la
dynastie régnante est elle-même d'origine chérifienne pins
ou moins authentique historiquement, mais reconnue comme
telle par l'accord des populations sujettes.
Les théoriciens musulmans mettent a la tête de la société
un ini'im. souverain absolu portant le même nom «pie
l'officiant qui, à la prière canonique faite en commun, se
place devant amâm) rassemblée pour que celle-ci suive
exactement ses mouvements. En réalité le commandemenl
a d'abord été i-\<'\c(> par des khalifes. « successeurs <ln Pro-
phète », qui se virent enlever peu à peu tout pouvoir effectif
par des sultans du mot coranique soltân • puissance
souverains.de fait, sinon de droit. Cependanl le titre «I imâm
se rencontre parfois; «est le titre des souverains ibàdites
de Mascate : il a été porte par le i sou> erain eéïditi du
^ eilien .

L'hérédité. — Dans la société musulmane, telle .pic la


constituée un développement poursuivi pendant des siècles,
190 HISTOIRE DES ARAEES

la dévolution des héritages est un des modes de transmis-


sion des propriétés qui doit attirer notre attention. Elle est
soumise à des règles qui ne sont point tout à fait les mêmes
que celles qui régissent la matière dans d'autres législa-
tions.

Le droit de succéder s'acquiert, soit par la naissance, soit


par une disposition spéciale de la loi. La parenté a trois
il sgrés : 1° père, mère et enfants; 2° frères et sœurs avec
leurs descendants ; 3" parents paternels et maternels. La
succession fixée par les dispositions de la loi, en dehors de
la parenté naturelle, est celle qui est dévolue : 1° aux époux ;
2° aux personnes qui jouissent du droit de wélâ, savoir le
maître par rapport à son esclave affranchi par contrat ' itij et
ne laissant pas d'autres héritiers, l'ami désigné à défaut de
parents légitimes, l'Etat représenté par la personne fictive
de l'imàm ou parle béïl-el-mâl.
Les non-Musulmans ne peuvent hériter d'un Musulman ;
si celui-ci ne laisse que des parents non-Musulmans, la suc-
cession est dévolue à l'Etat. Si le fils d'un Musulman appar-
tient à une autre croyance, et si le petit-fils est Musulman,
c'est celui-ci qui hérite de son grand-père, à l'exclusion de son
père. La réciprocité est admise, et le Musulman n'hérite pas
d'un non-Musulman ; toutefois les Chi'ïtes décident que le
Musulman prend, dans ce cas, la part qui lui est attrihuée
par la loi.
Partage de la succession. — Héritent de la moitié : 1° le
mari, quand il n'a pas d'enfants: 2° la ii lie et la petite-fille
uniques; 3° la sœur germaine, ou consanguine, à défaut
d'autres héritiers. Du quart : le mari resté veuf avec enfants,
la
la ou les avec
veuve épouses, quandDu il tiers
enfants. n'y a :pas d'enfants.
la femme du Du huitième
vivant de son :

beau-père, quand le mari ne laisse pas d'enfants ou d'autres


parents, les frères et sœurs utérins, quand ils sont au inoins
deux. Dos deux tiers : deux ou plusieurs filles, quand il n'y a
pas de (ils ; deux ou plusieurs sœurs germaines ou consan-
guines, quand il n'y a pas d'héritiers plus proches (les Chi'ïtes
excluenlles consanguines). Du sixième : le père et la mère
d'un enfant délaissant lui-même des descendants ; la mère,
ORGANISATION DK LA SOCIÉTÉ MUSULMANE l'.H

quand le défunt a Laissé des frères germains ou au moins


consanguins ; l'héritier unique délaissé par la mère dans La
ligne descendante.
Héritent de la totalité : le père et la mère, s'il n'y a pas
d'autres parents ; les fils et les filles ; le frère et La sœur, !<■
grand-père et la grand'mère, s'il n'y a |>;is d'autres parents.
S'il n'y a d'autres héritiers que les frères du père, ce sont eux
qui héritent de la totalité ; les Ghi i tes admettent aussi les
sœurs du père.
Les époux se succèdent réciproquement. Si l'époux décédé
laisse des enfants, le mari hérite d'un quart, la femme
d'un huitième, en vertu de la règle générale qui fait de la
part de la femme la moitié de celle de l'homme.
S'il n'y a pas de descendants, mais s'il existe d'autres parents
de l'époux décédé, le mari hérite de la moitié, et la femme
du quart. S'iln'y a pas de parents, l'époux survivant prend la
part que la loi lui alloue ; le reste échoit à L'Etat ; chez les
Chi'ïtes, l'époux, dans ce cas, hérite de la totalité.
Le droit musulman résout d'une manière originale le pro-
blème des commorientes. Si plusieurs personnes respective-
ment appelées à se succéder viennent à périr ensemble dans
un naufrage ou dans l'écroulement d'un édifice, de sorte
qu'il n'y a pas moyen de savoir laquelle est décédée la der-
nière, elles se succèdent universellement l'une à l'autre, et
la masse qui en résulte passe aux héritiers Légitimes de cha-
cun de ces commorientes. ( )n établit, dans le calcul, la part qui
revient à chacun sans tenir compte de L'augmentation du
patrimoine résultant de cette succession réciproque.
La personne choisie par les héritiers pour procéder au
partage ou désignée d'office à cet effet par le qâdi, doit être
majeure, de religion musulmane, saine d'esprit, de bonnes
vie et mœurs et jouissant de la considération publique. Elle
s'appelle qâsim et reçoil un salaire de toutes les parties
intéressées au partage. La connaissance des règles compli-
quées du partage farâ'ïd lait que, dans la pratique, c'est
toujours un homme de loi qui rempli) ces fonctions. Le
droit admet le tirage au sort des lots de valeur équivalente,
quand on n est pas d'accord sur le partage. Celui-ci, d ailleurs
192 HISTOIRE DES ARABES

n'entraîne pas la licitation : l'indivision peut être perpétuelle


et les co-héritiers continuent de recevoir, sur les revenus
d'un immeuble, par exemple, chacun la part que la loi lui
attribue et qui finit par être minime. Cela n'est pas sans créer
de sérieux embarras pour le locataire de l'immeuble, qui
doit conclure un bail avec chacun des co-héritiers, lesquels,
il est vrai, peuvent se faire représenter par un fondé de pou-
voirs unique.
\)v testament. — L'homme libre, pourvu de discernement
et capable de disposer, peut léguer à une personne quel-
conque des sommes jusqu'à la concurrence du tiers dispo-
nible de ses droits, les deux tiers restants constituant la
niasse réservataire des héritiers.
L'acceptation du légataire personnellement désigné est
une condition essentielle après le décès. Sont valables les
legs faits en faveur d'une mosquée et affectés à son entre-
tien, en faveur d'une personne décédée et affectée au paye-
ment de ses dettes ou attribuée à ses héritiers, les legs faits
par un Musulman en faveur d'un non-Musulman, qui ne
peuvent hériter l'un de l'autre, comme nous l'avons vu.
Le testament olographe est nul. Pour qu'un acte de ce
genre soit valable, il faut qu'il soit fait en présence de deux
témoins, qui certifieront que l'écrit contient bien les der-
nières volontés du testateur. Il n'est pas nécessaire de don-
ner lecture du texte aux témoins, qui peuvent reconnaître
tel papier clos et plié pour être le testament de telle per-
sonne, qui les a requis de le déclarer.
Les cinq articles de foi. — Les articles de la foi
musulmane sont au nombre de cinq: la prière canonique,
le jeûne, la dîme aumônière, le pèlerinage et la guerre
sainte. La prière canonique çalàl est un rite, une céré-
monie extérieure et intérieure à la fois; elle est différente

de la simple prière jaculatoire (do' à qui est la seule que


connaissent les chrétiens. La formule de la prière ca-
nonique est toujours la même: elle ne varie jamais; elle
a été fixée une fois pour toutes. C'est donc un office
consistant dans la récitation de formules stéréotypées. Cet
office doit être accompli isolement ou en commun par
ORGANISATION DE LA SOCIETE MUSULMANE 193

chaque fidèle, cinq fois par jour; la prière en commua esl


plus efficace, mais elle n'est réellemenl obligatoire <|u>' le
vendredi. Ce rite serait purement extérieur si l'oblation de
l'intention, dont l'absence vicierait la prière canonique, el
l'absorption profonde dans laquelle se trouve L'officiant
(« connue si un mur le séparait du monde » ne le rattachail
pas aux sentiments les plus intimes de l'être.
La première des prières canoniques a lieu le matin à
l'aube du jour calât el-fadjr ; la seconde calât ezh-zhohr
s'accomplit un peu après le passage du soleil au méri-
dien, moment qu'on appelle zawâl « commencement du
déclin " ; la troisième calât el-açr se l'ait au momenl appelé
(t<;/\ qui forme le milieu entre midi et le coucher du soleil,
et varie par conséquent, suivant les saisons, entre trois el
quatre heures de l'après-midi; la quatrième calât el-
maghreb se pratique au coucher du soleil, et la cinquième
calât el-'échâ s'exécute à la uuit close, environ une heure el
demie après le coucher du soleil. Il y a toutefois lieu île
remarquer ceci: pour les Musulmans, c'est la prière de
midi qui est considérée comme la première.
La prière canonique est précédée d'une ablution qui con-
siste .1 se laver successivement les deux mains, le visage el
les bras jusqu'aux coudes, soil avec de l'eau considérée
comme pure dans les conditions Gxées par la loi, suit avec
du sable, dans le cas où l'on serait dans l'impossibilité abso-
lue de se procurer de l'eau. Le rite s'accomplil Là où l'on se
trouve; on étend à terre un tapis d'une forme spéciale dit
« tapis de prière i sedjdjâdè), ou une natte, afin d'éviter le
contact de La poussière et des détritus impurs ; mais si L'on
esl assez pauvre pour ne pas posséder ces objets ou si on iu-
les a pas sons la main, il suffît que le sol soit nettoyé pour
que la prière s'accomplisse dans l'étal de pureté exigé.
( '.l'île prière se décompose en une série d'attitudes su<
sives dites rak'a, e1 qui se répètent plusieurs fois ; la prière
de l'aube esl de deux ra/r'a, celle de midi de quatre, .unsi
que relie de 1 açr ; h prière du coucher du soleil a un
uombre impair de rak'a, trois ; celle de 1 échà esl de 13quatre.
L'orant a le visage tourné vers la Mecque; ce poinl de
194 HISTOIRE DES ARABES

direction s'appelle qibla et varie naturellement selon la


contrée où l'on se trouve; s'il est le sud-est pour l'Afrique
du nord et Test pour le Soudan, il est le sud pour la Turquie
et l'ouest pour la Chine ; les Musulmans établis au cap de
Bonne-Espérance tournent leur visage vers le nord. Dans
les mosquées, la qibla est indiquée par le mihràb, niche
plus ou moins ornée pratiquée dans la muraille de fond ;
dans les mosquées qui sont d'anciennes églises chrétiennes
(par exemple Sainte-Sophie à Gonstantinople\ le mihrâb
n'est pas placé dans l'axe de l'édifice, mais dans la direction
exacte de la qibla.
Le jeune. — Au premier abord, il peut paraître étrange
que le jeûne soit imposé à des Arabes, dont c'est la règle la
plus grande partie de l'année et qui souffrent fréquemment
de la faim. Mais le jeûne n'a été adopté par Mohammed qu'en
imitation des pratiques juives et n'a, par conséquent, été
institué qu'à Médine. Cette obligation s'adresse à des séden-
taires, comme sont les citadins des villes d'Arabie ; aussi le
voyageur en est-il dispensé. Ce jeûne çaum dure un mois
entier (celui de ramadan); il consiste à s'abstenir de manger,
de boire, de fumer, d'avoir des rapports sexuels depuis le
moment où la clarté du jour naissant est suffisante pour
distinguer un fil blanc d'un fil noir(l) jusqu'à l'instant où le
soleil se couche. La nuit, le fidèle se restaure comme la na-
ture l'exige ; aussi les nuits du ramadan sont-elles devenues
synonymes de festivités. Immédiatement après le coucher
du soleil, on prend un repas substantiel qui porte le nom
significatif dHiftâr v. rupture du jeûne ». Le mois de ramadan
achevé, le mois suivant, celui de chawwàl, débute par une
grande fête qui dure trois jours, celle de V'îd el-fitr « fête
de la rupture du jeune ».
La dîme aumônière zakât . — Le mot zakât signifie « puri-
fication »; c'est un impôt destiné à purifier la richesse; il
(1) C'est ce qu'établît en terme- exprès le texte du Qoràn (II, 183), Tou-
tefois, les exégètes les plus anciens comme les plus autorisés affirment que
cette expression ne doil [tas être prise dans son sens propre, mais désigne
l'aurore qui, à sa première apparition, se présente à l'horizon avec l'appa-
rence d'un fil; ils ne savaient pas que la prescription coranique est emprun-
tée au Talmud, qui parle de la différence entre un fil noir et un til bleu.
ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE

1:1;

est permis d'être riche, mais moyennant l'abandon d'une


partie de sa fortune par la voie de La taxe des pauvres. Le
zakât est donc un impôt, dont l'acquittemenl es1 obligatoire
mais dontle montant est laissé à la conscience de l'individu*
la quotité généralement admise est de 10 p. 100 dixième
= dîme), mais le contrôle esl impossible, aucun Musulman
n'étant tenu de déclarer sa fortune. Il \ a un revenu mini-
mum imposable, qui varie selon les cas; ainsi, pour le
commerçant et l'artisan, la perception s'effectue à partir du
revenu de cinq onces d'argent, de cinq charges de chameau
de dattes ou de grains pour le cultivateur. Le propriétaire
de cinq chameaux ou de trente bœufs ou buffles, ou de qua-
rante moutons et chèvres, est soumis à la taxation. Ge1
impôt est payable en nature ; c'est par abus et par suite des
modifications apportées à l'administration de certains n
musulmans qu'on le perçoit en argent.
L'aumône volontaire çadaqa n'est soumise a aucune
règle.
Le pèlerinage hadjdj est une obligation à laquelle nul
Musulman ne saurait se soustraire, quel que soit l'éloigne-
iiieni du pays où il se trouve, mais les dépenses considé-
rables que doivent faire les pèlerins pour se rendre à la
Mecque empêchent beaucoup de gens de la remplir, l'n
mois est particulièrement consacré aux cérémonies du pèle-
rinage c'est
; celui précisément qui porte le nom de Dhoiïl-
hidjdja « celui du pèlerinage qu'il avait déjà avant
Mahomet. C'est le 10 de ce mois (pie tombe la plus grande
Eête de l'islamisme, La fête des sacrifices Çîd el-Adfyà . mar-
quée par le sacrifice d'un animal domestique, chameau ou
mouton, que tout fidèle doit accomplir Lui-même, en lui cou-
pant la gorge, sur toute la surface de la (erre habitée par
des Musulmans.
Quand le pèlerin arrive à La Limite du territoire sacj
quelque distance de La Mecque, il se dépouille d te-
ments ordinaires pour revêtir un vêtement spécial, qui con-
siste uniquement en deux pièces d'étoffe de coton neuves
qu'il enroule autour de son corps, Laissant à découvert les
jambes, les bras et le haut du buste. Il en état
iy,5 HISTOIRE UtS ARABES

d'ihràm « caractère sacré ». C'est visiblement un souvenir


1 o de la Ka'ba
du Daffanisme, où les tournées rituelles autour
étaient accomplies par des hommes tout nus. La décence
musulmane a adopté le minimum de vêtements possible en
pareil cas.
Le pèlerinage ne peut avoir lieu en dehors du temps fixé;
un Musulman qui se présente à la Mecque en dehors de cette
période, quand même il accomplirait, sans en omettre une
seule, toutes les formalités exigées des pèlerins, n'aurait fait
qu'une simple visite pieuse sans conséquence lomra ; il ne
se serait pas acquitté du quatrième devoir qui lui incombe.
Le cinquième article de foi est la guerre sainte. Le devoir
de faire la guerre pour propager dans le monde entier la foi
en un seul Dieu a été le grand levier des conquêtes musul-
manes ;aussi lui consacrons-nous plus loin un paragraphe
spécial.
Dogmatique lu: Qoran. — Dans l'une des plus anciennes
sourates du Livre sacré <'.\ 1, 3 , Dieu est appelé rabb hadha
'l-béït « le Seigneur de cette demeure », c'est-à-dire de la
Ka'ba; le discours étant adressé aux Qoréïchites, il est clair
que par cette expression il ne désigne pas la divinité païenne
adorée dans ce temple il n'aurait pas eu besoin de rappeler
à ses compatriotes le culte de leur dieu national, que ce soit
Hobal ou un autre , mais le maître réel de la maison, celui
qui habite dans les cieux. Plus tard il est appelé soit « le
Seigneur » (er-rabb) accompagné d'une épithète élogieuse
ou suivi de la désignation de l'objet sur lequel s'étend son
empire, par exemple « le Seigneur des mondes », c'est-à-
dire des diverses catégories de créatures (rabb el-'âlamîri),
expression qui ligure dans la Fùtiha ou premier chapitre du
livre, récité à satiété plusieurs fois par jour par les Musul-
mans.
Ensuite, dans la série historique des chapitres, on trouve
employée l'expression Allah, c'est-à-dire el-ildh, « le Dieu
(par excellence », expression qui est restée cristallisée dans
la première partie de la formule de la chehâda : Là ilaha
illalldh, o il n'y a d'autre divinité que Dieu ». Quand l'idée
de la miséricorde divine l'emporte sur les autres rahma .
ORGANISATION DE LA SOCIETE MUSULMANE 197

Dieu porte le nom d'er-Rahmân « clémenl », emprunté sû-


remenl aux chrétiens et que l'on trouve, en compagnie de
ceux du Messie et du Saint-Esprit, sur l'une des deux ins-
criptions sabéennes de la digue de Ma'reb, sans compter
qu'on le rencontre fréquemment dans les hymnes syriaques
de saint Ephrem. Ce nom, qui dans l'inscription <-t le texte
du Qoràn à cette période est le nom propre de Dieu,
redevenu une simple épithète dans la formule initiale par
laquelle les .Musulmans invoquenl le nom de la divinité en
commençant un acte quel qu'il soil : Bismi 'l-lâhi 'r-rahmâni
"r-rahim, « au nom de Dieu, clément, miséricordieux ».
Le verset 110 du chapitre XVII pose nettemenl l'équation :
Allah est le même que !<■ Rahmân.
Enfin arrive la période où il est permis d'invoquer Dieu
par u ii grand nombre d'épithètes, répétées fréquemment
deux par deux à la (in de nombreux versets, el qu'on appelle
les t< beaux noms » el-asmâ el-hosnâ . an nombre de quatre-
vingt-dix-neuf, le centième étant Allah. Les idées qu'ils
expriment peuvent se ranger sons trois catégories, celli
la lutnté, de la puissance et de l'unité.
Dieu <>si comme un souverain de la terre, assis sur un
trône; ce trône se compose de deux parties, 'arch, primiti-
vement « toit de feuillages supporté par quatre poteaux »,
par conséquent I'' baldaquin formant la partie apparente du
trône, et le siège proprement dit sur lequel on s'asseoil
[kursî . Autour de ce trône se tiennenl les anges, les mi
gers malak pour maVak, pluriel malâïka destinés à porter
ses ordres dans l'univers : ils sonl créés d'une matière plus
subtile que celle des êtres qui couvrent la terre. 1 1- gardent
le livre mystérieux, dans lequel sont écrits le passé, le pré-
sent et l'avenir, tout ce que l'Univers recèle d'inaccessible
à la connaissance de l'homme, el appelé Vfèr i prototype
du livre - Omm el-Kiïâb), c'est-à-dire le livre primitif.
Dieu communique encore avec ses créatures parle moyen
de trois êtresdonl l'id< si empruntée à la théologie juive,
qui la tenait des i platoniciens : c'esl celle des li\ post ises
médiates, savoir Amr l'ordre), Roîih l'esprit), Sakîna la
gloire .
198 HISTOIRE DES ARABES

L'amr, ou ordre provenant de Dieu, est l'expression de la


volonté divine, émanée de sa bouche Dieu étant toujours
imaginé comme un souverain) et par conséquent de pure
nature spirituelle. Cet ordre traverse les cieux, se répand
dans l'espace intermédiaire entre le ciel et la terre ; tout
est pénétré par lui. L'esprit est une émanation de Vamr ou
ordre, ainsi qu'il est explicitement dit dans le chapitre XVII,
verset 87 : « L'esprit saint est un produit de Vamr de mon
Seigneur »; plus tard, les Musulmans ont expliqué ce pas-
sage en prenant le mot roûh comme désignant l'esprit
humain; mais ils se sont trompés, et avec eux les traduc-
teurs européens, ainsi qu'il ressort de la comparaison avec
un autre passage 40, 15) ; « il jette le Roûh provenant min
de son amr à qui il veut de ses serviteurs. » L'idée et l'ex-
pression de sakîna sont toutes deux empruntées à l'hébreu :
les commentateurs du Qoràn, qui ont voulu expliquer ce
mot par l'arabe, le rendent par « tranquillité » ; mais il est
question, dans le passage du Livre où ce mot figure (II, 249 ,
de l'arche d'alliance chez les Israélites, et la sakîna est bien
la gloire, la majesté, la splendeur de Dieu renfermées dans
l'arche le texte dit bien dans et non sur, comme on a voulu
le lui faire dire); cette sakîna peut descendre du ciel sur la
terre, et forme ainsi une troisième émanation de la Divi-
nité.
Mohammed est le dernier de la longue liste des pro-
phètes, qui comprend ceux de l'Ancien Testament auxquels
il faut ajouter la personnalité de Jésus, considéré comme
l'un d'eux. Il est un homme comme tous les autres, dont
le seul mérite est d'avoir été choisi comme prédicateur de
la parole divine bachîr), avertisseur (nadhîr), et autres ex-
pressions analogues, que dépasse de toute son antiquité la
vieille expression sémitique de nabî « prophète ». Il est sur-
tout l'annonciateur de la fin des temps, le Prophète du juge-
ment dernier, des délices réservées aux élus, des tourments
qui atteindront les pécheurs ; les tableaux qu'il en a pré-
sentés sont tellement semblables à des fragments conservés
du poète Oméyva ben Abi 'ç-Çalt qu'on a pu croire que les
poésies bibliques par lesquelles celui-ci popularisait dans
ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE 199

les campements les croyances juives et chrétiennes, avaient


contribué à l'inspiration <le certaines parties du Qorân.
La menace du jugement dernier a été un des principaux
motifs des anciennes sourates coraniques; on a cru à une
prophétie annoncée avec tant de conviction : les premières
conversions ont été amenées par cette croyance; ceux qui
sont restés sceptiques ont été rejetés dans le camp adverse.
l'n cri, ou encore un appel de trompette, sera le signal
donne, en présence des vivants qui verront de leurs yeux
ce spectacle: les montagnes oscilleront, courront connue des
nuages, seront réduites en poussière, le soleil se tordra sur
lui-même, la lune se fendra, le ciel s'entr'ouvrira. Les
peuples de Gog et de Magog sortiront de leurs contrées, el
la terreur se répandra parmi les hommes. Alors les âmes
seront restituées aux corps, et l'humanité trépassée se
lèvera tout entière.
Le jugement consistera dans l'ouverture du livre où sont
inscrites toutes les actions des hommes : chacun reccv ra un
extrait de ce registre ; il sera placé dans la main droite <\*->
élus et dans la main gauche des réprouvés. Plus tard le
Qorân parle (Tune balance dans laquelle on pèsera les actes
des justiciables ; ceux dont le poids sera lourd iront au pa-
radis; quand le plateau sera léger, la demeure des condamnés
sera l'enfer. L'exécution du jugement suit immédiatement.
Le paradis, situe dans un lieu élevé, est arrosé par une
source, et les élus s'y reposent sur de moelleux tapis,
revêtus de somptueux costumes perses la soie el les brace-
lets d'argent sont caractéristiques de l'aristocratie sassanide).
Des esclaves doués de vie éternelle les servenl et les en-
tourent; des jeunes tilles ;mx grands veux Qoirs, comme
ceux des gazelles hoûr, d'où « houris - , éternellement
jeunes, s. ml a leurs ordres. TûUt a l'oppose, les damnés
descendront dans l'enfer, représente connue une fosse rem-
plie de feu, la géhei djahannam), ou ils rôtissent; et
quand ils veulent étancher la soif qui les dévore, ils ue
trouvent que des sources d'eau chaude et puante. On ny
trouve, pour s'j nourrir, qu'une plante qui ne nourrit pis et
ne rassasie pas, idée précise!' un peu plus tard par la des-
200 HISTOIRE DES ARABES

cription de l'arbre zaqqoûm, dont les fruits ressemblent à


des têtes de démons Qor. XXXVII, 60 et suiv. . Ailleurs
l'enfer est représenté par une chambre de torture, gardée par
des démons féroces, au nombre de dix-neuf, et appelés zabâ-
niyya, mot probablement d'origine perse (zabânè « langue
[de feuj »). Les supplices qu'ils y subissent sont de nature
variée, mais toujours terrifiante. Le paradis est séparé de
l'enfer par une barrière, un voile, appelé A rùf\ où se
tiennent des hommes qui connaissent chacun par sa physio-
nomie (VII, Mi) et interpellent les élus et les réprouvés.
L'origine des traits utilisés par l'imagination de Mahomet
pour tracer ainsi deux tableaux, l'un riant, l'autre effroyable,
est aisée à retrouver. L'idée de l'oasis, où l'on peut reposer
à l'ombre, au bord d'une source, est le rêve qui hante le
Bédouin, dévoré par la chaleur solaire sous son maigre abri
de poil de chameau. La profonde impression de la civilisa-
tion perse, mieux connue des Arabes que l'organisation
administrative romaine, a servi à compléter la peinture des
délices possibles. Les supplices de l'enfer sont ceux de l'hor-
rible Code pénal d'autrefois, qui a régné sur toute la terre et
que nous nous étonnons de voir encore pratiqué chez les
Chinois, ou les tourments éprouvés par le Bédouin qui,
arrivant au gîte, mourant de soif, n'y trouve plus qu'une eau
saumâtre et fétide. Les prisons romaines et perses, où
avaient fréquenté les redoutables pillards du désert, quand
ils avaient maille ta partir avec la gendarmerie d'alors, leur
avaient laissé d'épouvantables souvenirs, dont on retrouve
la trace dans le Qoran.
Histoire naturelle de l'homme. — Un sujet fréquent de
préoccupation pour le Prophète, c'est l'embryogénie de
l'homme, dont il se sert pour rabaisser l'orgueil des nobles
férus de leurs ancêtres, des marchands enrichis par le né-
goce, et aussi pour affirmer une fois de plus l'existence
d'un Créateur omniprésent, par la volonté de qui arrivent
tous les événements de ce monde. Cette préoccupation d'un
ordre si particulier est peut-être le produit le plus original
de l'esprit du penseur, car on ne voit guère quelles doctrines
l'auraient amené à considérer un genre de preuves sur lequel
ORGANISATION ï>K LA SOCIETE MUSULMANE 201

les ailleurs de religions n'oni guère coutume de s'appuyer :


d'v trouvant plus trace d'influences juives ou chrétiennes,
on pourrait penser à un dernier écho de l'école de médecine
grecque que les Sassanides avaient installée à Djondéï-Châ-
poûr en Susiane ; mais nous n'avons pas la preuve qu'à
cetle époque des médecins, même uomades, aient pénétré
en Arabie. Le seul homme de l'art dont on trouve trace estle
chirurgien, appelé el-âçi «celui qui bande les blessures 1
office dont la nécessité était évidente, au milieu des effroya-
bles batailles que les tribus nomades ne cessaient el ne
cessent encore de s.- livrer.

Peut-être Mohammed avait-il été frappe de faits d'obser-


vation puises dans des conversations avec ces chirurgiens
qui, dans les effroyables massacres où Pou fendait à coups
de sabre le ventre des femmes enceintes. a\aienl pu se
rendre compte des divers aspects du développemenl de
l'embryon. 11 v avait à la Mecque de ces hon is de l'art:
parmi les premiers convertis à l'islamisme, nous trouvons
'Othmân ben All'àn. dont le père 'Affân était lils d'Abou'l-
\\c 'Aç es1 une vieille orthographe pour 'Âçi ; Khâlid ben
Sa id dont le grand-père était el-'Aç : 'Amr ben el- Aç, le fu-
tur conquérant de L'Egypte, el parmi les ennemis de Maho-
met, son père lui-même, el-'Aç ben Waïl ; de même Abou
"Obéïda Ihn el-Djerrâh dont le grand-père car il s'appelait
Winir ben 'Abdallah portail le nom d'el-djerrâh ■■ celui qui
soigne les blessures ». Toujours est-il «pie le Qorân con-
tient, en ses plus anciennes parties, des pa — âges caracté-
ristiques l<ds que les suivants : Dieu qui a evr rhomme
de sang coagulé 'alaq, XCVI, 2). •> — « L'homme a été wr,-
d'une goutte d'eau jetée dâfiq) — entre les reins de
l'homme el les térâïb les os de la poitrine de la Femme,
LXXXVI, 6-7 ". L'homme esl né d'une gouttelette noutfa,
LXXX, 18). » — " M nous connaîl quand vous n'êtes en-
core <pi un embryon dans les entrailles de vos mères

i '[<■'", .Lui- <-,■ sens, <•-! le participe actif de 'açâ poi 11 '•-!
expliqué par VAghûni, l. XII. p. ■"■:'.. h se rattache peut-être à l'aramepn
ûsia [Wcllhausen, Reste arab. Heidentums, 2e éd., p. lf»0, n i .
2<I2 HISTOIRE DES ARABES

LUI, 33). » — « N'est-ce pas d'une goutte d'eau vile (mahîn)


que nous les avons créés — et placés dans un réceptacle
[qarùr sur — jusqu'à un terme marqué (LXXVII, 20-22). ».
— « Une gouttelette projetée, un grumeau do sang [alaqatan,
LXXV, 37-38). » — « Nous avons créé l'homme d'une gout-
telette [formée de mélanges (amchâdjin, LXXVI, 2) ». Plus
tard le processus de l'évolution se complet»1 par l'introduc-
tion d'un nouveau mol. moudgha « morceau de chair » qui
figure pour la première fois dans le verset \!x du cha-
pitre XXIII et se retrouve encore ch. XXII. v. 5. où l'on
voit une récapitulation des phases successives de la créa-
tion : « Nous avons fait de la gouttelette un grumeau de
sang, de celui-ci un morceau de chair, de ce morceau des os
que nous avons revêtus de chair. » — « O hommes ! si vous
doutez de la résurrection, rappelez-vous que nous vous avons
créés de matières terreuses tourâb , puis d'un morceau de
chair tantôt formé tantôt informe. » Dans les étapes succes-
sives de ce développement, le prophète voyait une preuve
convaincante de l'action continue, incessante, de Dieu sur
l'homme.

La guerre sainte. — L'islamisme, en posant les règles de


la guerre sainte, de la lutte à main armée entreprise dans la
voie de Dieu, c'est-à-dire dans le but louable de conquérir
les âmes à la connaissance de la vérité révélée par le pro-
phète, a sinon justifié la guerre, tout au moins rendu sa
pratique moins atroce. La lutte féroce entre tribus du désert
n'avait d'autres limites que celles d'usages antiques comme
il en existe chez tous les sauvages et les demi-civilisés. L'is-
lamisme ya substitué une réglementation formulée par les
docteurs de la loi.

Mohammed n'est pas arrivé tout de suite à l'idée d'implan-


ter par la force la nouvelle religion. Il reçut d'abord Tordre
de proclamer ce qui lui a été commandé et de se détourner
des infidèles (Oor., XV, 94), puis de discuter avec ceux-ci
de la façon la plus persuasive, en les conviant à suivre la
voie droite (XVI, 126); ensuite, les croyants reçurent l'ordre
de combattre si on les attaquait (II, 87), d'abord sous la con-
dition que ce ne fût pas pendant les mois sacrés, ensuite
ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE 203

sans aucune espèce de condition (II, 245). On y ajoute une


tradition du prophète, qui ;innonce que la guerre sainte
durera jusqu'à la résurrection.
Incontestablement la guerre est mauvaise en soi : elle
comporte deux conséquences détestables, la destruction du
corps humain, œuvre de Dieu qu'il a façonné lui-même avec
l'argile empruntée à la terre, et la dévastation de provinces
entières, nécessaires pourtant à la nourriture de cet honnie-.
La guerre est un niai ; elle ne peut avoir été ordonnée ((n'en
considération de sa fin, l'exaltation de la vraie loi et la
répression de l'iniquité des infidèles. G'esl un mal nécessaire.
Ce désir de convertir les incroyants, soit par la persua-
sion en temps de paix, soit parla force en cas de guerre, est
sérieusemenl ancré dans la conscience de tout Musulman.
L'exaltation de ce sentiment, dans des âmes à la fois forte-
ment trempées e1 profondément convaincues, a produit les ex-
plosions defanatisme qui, encore de nos jours, l'ont accourir
à la guerre sainte des populations entières. L'appât du
gain, dont le partage est prévu et réglé par la loi, n'a pas
peu contribué non plus à fournir des soldais volontaires
aux expéditions musulmanes. La chasse aux esclaves qui a
dévasté l'Afrique centrale, qui a ruine les provinces orien-
tales de la Perse, qui a régné s;ins interruption aux Fron-
tières, pendant tout le moyeu âge, ainsi que les pirateries
delà Méditerranée, n'ont point d'autre origine. C'est l'ac-
complis ement dudevoir sacré qui, détourné de son but, a
perpétué l'état de guerre aux limites des États musulmans
et provoqué l'intervention des sociétés assez fortes pour
pouvoir faire respecter les parties extrêmes de leurs terri-
toires.

Un combat heureux suppose l'acquisition «l'un butin, com-


posé de- dépouilles de l'ennemi. Toul ce qui appartient au
vaincu, femmes, enfants, biens meubles el immeubles,
devient la propriété du vainqueur. Le butin individuel,
sans aucune exception, fait l'objet d'un rapport a la m
sur celle masse, ou prélève d'abord le quint, le cinquième,
qui est la pari de Dieu fixée par deux textes précis Qor.t
LIX, 7. ci VIII, 12 : ciie part, administrée par h- Prophète
204 HISTOIRE DES ARABES

et après lui par son vicaire ou successeur, reste indivise et


forme un fonds d'entretien pour la famille de Mohammed,
les orphelins, les pauvres et les voyageurs, sans autre con-
trôle que celle de la conscience du chef du pouvoir exécutif,
qui en est en même temps le distributeur irresponsable. On
ne doit rien celer à la masse, pour ne pas risquer de dimi-
nuer l'égalité dans le partage ; c'est tout au plus s'il est fait
exception pour le prélèvement des aliments nécessaires au
combattant et à sa monture.
Dans le partage des quatre cinquièmes restants, qui doit
avoir lieu sur le champ de bataille lui-même, le fantassin a
droit à une part, le cavalier à deux parts, s'il n'a qu'un seul
cheval ; s'il en a deux et au delà, il a droit à quatre parts. Le
fantassin monté à chameau, âne ou mulet, le cavalier dont la

monture est usée ou trop jeune ne peuvent prétendre qu'à


une part ; le marin est traité comme le cavalier.
La chasse aux esclaves ayant été pendant longtemps le
motif des armements faits sur les frontières, les jurisconsultes
ont dû de bonne heure se préoccuper de rédiger les for-
mules applicables à cet aspect de la guerre. Il est permis,
ont-ils dit, de réduire en esclavage tout infidèle avec la
nation duquel la communauté musulmane est en guerre, à
l'exception des juifs et des chrétiens admis à capituler et qui
se reconnaîtront tributaires; mais s'ils violent la capitula-
tion, ils sont assimilés aux ennemis de la communauté et
peuvent être réduits en servitude.
Les théoriciens nous ont conservé les règles qui guidaient
les armées musulmanes. Le général en chef, muni de pleins
pouvoirs par délégation de l'autorité suprême, est tenu de
sept obligations envers les troupes, dont la première est de
conserver une allure modérée dans la marche. Mohammed

ayant dit : « L'homme mal monté mène la troupe », la


rapidité de la marche est réglée sur le pas du plus mauvais
piéton, sur le plus faible des chevaux de la cavalerie : théo-
rie déplorable, dont l'influence fâcheuse sur la stratégie a
été moins considérable qu'on ne se l'imaginerait, parce que,
dans l'Orient du moyen âge, les distances étaient considé-
rables et le temps ne comptait pas.
ORGANISATION DE LA SOCIETE MUSULMANE

.Le général était obligé d'inspecter les chevaux, tant mon-


tures que bêles de somme; il devait rechercher la résistance
et le fond |>lus que la taille et la grosseur, el rejeter abso-
lument les bêtes impropres au service. Il était chargé de
nommer les officiers des troupes, tant des soldats régulière-
ment inscrits et soldes par le trésor que des volontaires
qui n'étaient astreints à aucune obligation militaire; il
était tenu de surveiller le payement de la solde
Les ofliciers choisis par le commandant en chef devâienl
examiner de prés des soldats dont le recrutement n'avait rien
de national depuis l'avènement des 'Abbassides ; ils avaienl
à reconnaître et à expulser ceux qui poussent à la défection,
sèment l'alarme ou espionnent pour le compte de l'ennemi.
Il se mêlait à ces règles des prescriptions d'ordre général
qui ne sont déplacées en aucun temps ni en aucun pays : ne
point favoriser ses parents, ne point avantager l'officier qui
partage l'avis du chef, au détriment de quelqu'un de capable
qui ne lui serait pas allié ou différerait d'avis avec lui.
Relativement à la déclaration de guerre, les théoriciens
distinguent entre les ennemis auxquels est parvenue l'invi-
tation a embrasser l'islamisme et qui bout rejetée, et ceux
auxquels cette invitation n'est pas parvenue. Les premiers
SOnl indignes de toute pitié, car ils se sont mis dans leur
tort ; tous les moyens sonl bons pour les combattre : le chef
peut employer les procédés qu'il juge les plus avantageux
pour les croyants et les plus nuisibles pour les infidèles ; si
la bataille rangée n'est pas a propos, on peut dévaster le
territoire ennemi, en des courses soudaines de nuit et de
jour; la déclaration préalable de guerre nres1 pas nécessaire.
Elle l'est, au contraire, quand il s'agit de populations qui
n'ont pas encore été appelées a se convertir : cel appel sera
la sommation qui les préviendra du sort auquel elles s'expo-
sent.

Le prisonnier de guerre, s'il est infidèle, ae peul se fiatter


d'avoir la vie sauve, car il esl permis de le mettre à mort,
qu'il Combatte ou non. Les femmes, les enfants le serviteurs
libres et les esclaves sonl seuls exceptés, à la condition
qu'ils n'aient pas pris part au combat. Que faire des vieil-
206 HISTOIRE DES ARABES

lards et des moines ? Les uns veulent les considérer comme


rentrant dans la catégorie des femmes et des enfants, et
admettent qu'on ne peut les mettre à mort que s'ils prennent
une part active au combat ; les autres considèrent comme
licite leur exécution, à raison des avis qu'ils pourraient
donner à leurs coreligionnaires et qui seraient de nature à
nuire aux vrais croyants.
Le Musulman doit se proposer comme but le triomphe de
la religion; s'il ne songeait qu'au gain, il serait privé des
mérites attachés à la guerre sainte. Il doit rapporter intégra-
lement, comme nous l'avons vu, à la masse commune, sans
en rien distraire, le butin qu'il a enlevé et qui, légalement,
ne constitue qu'un dépôt; ne pas trahir les droits de Dieu
en montrant de la faiblesse pour ses parents ou pour les amis
qu'il aurait dans les rangs de l'ennemi, et enfin tenir bon
contre celui-ci et ne pas prendre la fuite même devant des
forces deux fois supérieures.
La guerre, qui doit être menée avec persévérance, endu-
rance et fermeté, peut se terminer par la conversion de l'en-
nemi àl'islamisme, par la conquête intégrale du pays étranger,
par la conclusion de la paix, ou par l'établissement d'une
trêve. Dans la première de ces solutions, la plus heureuse
au point de vue musulman, l'ennemi qui s'est converti est
maintenu dans la propriété de ses territoires et de ses biens ;
il est devenu le frère du vainqueur, et les lois qui régissent
celui-ci lui deviennent applicables ; il jouit des privilèges qui
sont réservés aux vrais croyants. La conquête du pays dont
les habitants refusent de souscrire à la condition de changer
de religion enlève à ceux-ci tout droit de propriété ; s'ils
sont maintenus, comme tributaires, sur les terres de labour,
c'est en qualité de fermiers, presque de serfs ; sinon on
choisit parmi eux ceux qui seront vendus comme esclaves
sur les marchés, et les autres sont massacrés.
La paix peut être accordée à l'adversaire, moyennant le pave-
ment d'une somme d'argent, soit versée une fois pour toutes,
et en ce cas la sauvegarde {aman) n'est valable que pour la
campagne en cours, soit acquittée tous les ans, ce qui cons-
titue un tribut perpétuel entraînant une sauvegarde égale-
ORGANISATION DE LA SOI IÉTE MUSULMANE 207

ment perpétuelle ; le pacte se rompt par l'interruption du


payement. La trêve la plus longue ne peut excéder dix ans
et encore faut-il l'excuse de la nécessité ; sinon il ne peul y
avoir qu'un armistice, dont le plus long délai est d»- quatre
mois.
En dehors de la guerre sainte proprement dite, destinée
à amener la conversion des incroyants, on distingue encore
les guerres faites contre les apostats, les schismatiques et
les rebelles.
Quand une population devenue musulmane apostasie,
elle est traitée comme l'apostat isolé, c'est-à-dire qu'elle doit
subir la peine de mort. Les biens de ceux qui ont été tués sont
confisqués au profit du trésor, ainsi que les propriétés de
ceux qui ont échappé à la mort, s'ils refusent de redevenir Mu-
sulmans. On ne peut conclure avec cette sorte d ennemi-- ni
trêve ni traité; ils ne peuvent être réduits en esclavage, ce
qui les ferait échapper à la mort; enfin le butin fait sur eux
ne devient pas la propriété des combattants, mais celle «lu
domaine public.
Dans quelles conditions peut-on faire la guerre aux schis-
matiques? Si un groupe de Musulmans, adoptant des opi-
nions hétérodoxes, tombe dans l'hérésie, tout en continuant
de vivre sur le territoire de l'empire sans se mettre en
révolte ouverte, il est clair qu'il n'y a pas état de guerre, et
qu'on ne peut qu'essayer de les ramener à l'orthodoxie par
une prédication bien entendue et par l'application de peines
légères et de réprimandes. Mais s'ils rejettent l'obéissance
a l'autorité suprême, on procède contre eux a main armée,
ouvertement, sans surprises ni attaques nocturnes, et
après sommations et mises en demeure. Ils sont traités
comme Musulmans, c'est-à-dire qu'en les combattant on ne
se propose point de les mettre à mort, mais bien de les
ramener dans la voie droite : en conséquence, on cesse de
les frapper dès qu'ils tournenl le dos, on n'achève point les
blessés, «ni ne lue poinl leurs prisonniers : mieux que cela,
on relâche ceux dont on esl convaincu qu'ils ne retourne-
ront pas ;i leurs erreurs. Leurs biens ne sont poinl de bonne
prise, leurs femmes el leurs enfants ne sont point emmenés
208 HISTOIRE DES ARABES

comme esclaves. On doit la compensation pour les biens qui


ont été détruits en dehors du combat, mais non pour ceux

qui ont péri dans la chaleur de l'action.


Enfin il y a lieu d'examiner la manière dont on doit pour-
suivre les insoumis, les rebelles et les voleurs de grand
chemin. Les jurisconsultes sont tenus par un texte formel du
Qoràn (ch. V, v. 37), révélé à l'occasion de l'atroce exécu-
tion des brigands de la tribu des 'Oraïna, et qui précisait
les seules peines qu'il fût licite d'appliquer en pareil cas,
savoir la mort simple, la crucifixion sur un pilori, la main et
le pied coupés en sens opposé (par exemple main droite et
pied gauche), ou l'exil perpétuel.
Voilà pour la punition ; mais il s'agit de savoir comment
procéder contre eux, quand ils sont en état de résistance
ouverte. lisseront, encecas, trailéscominelesschismatiques,
avec cette différence qu'ils seront poursuivis même quand
ils tourneront le dos, qu'on se proposera de tuer ceux qui
auront tué, qu'ils seront recherchés pour les destructions
opérées au cours des hostilités ou autrement, qu'ils pour-
ront être incarcérés, et qu'ils devront payer la compensation
pour les impôts qu'ils auront abusivement levés. Les bri-
gands qui opèrent dans les villes — ce fait n'est pas rare
dans l'histoire de l'Orient — sont traités comme ceux qui
ont commis leurs crimes en rase campagne.
ORGANISATION DE LA SOCIÉTÉ MUSULMANE

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210 HISTOIRE DES ARABES

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CHAPITRE IX

KHAL1FAT D ABOU-BEKR

.Mahomet était mort intestat; aucune parole ne permettait


de connaître ses dernières intentions. Il était décédé presque
aphone, en prononçant des mots inintelligibles et sans suite.
La communauté musulmane était dans le désarroi. Les
Ançars se réunirent en hâte auprès de Sa'd ben 'Obâda,
dans la saqîfa ou vestibule couvert d'un toit <lrs Banou-
Sà'ida, tandis qu'Ali, Tallia et ez-Zobéïr se rendaient à la
demeure d'Aïcha. Le parti desAnçârs n'avait pas perdu son
temps, mais la vieille division des Ans et des Khazradj se
montra encore a cette occasion et lit avorter le complot;
Sa'd ben 'Obâda, qui voulait s'emparer du pouvoir, était
Kha/radjite ; cela suffit pour (pie les Ans s'alliassent aux
Qoréïchites émigrés. Ce furent ceux qui se mirent en avant
qui l'emportèrent : Abou-Bekr et '( Imar groupèrenl autour
d'eux les Qoréïchites joints aux Ans des Ançârs ; Ali ne
sut (pie se lamenter et déplorer la moi-! du Prophète, ce
qu'il n'aurait certes pas fait si, connue le prétendenl !<•-
Chi'ites, il avait <'n à l'aire valoir en sa faveur une désigna-
tion formelle. Omar entraîna Abou-Bekr .1 la réunion des
Banou-Sâ ida, on <•<■ dernier démontra qu'il fallait un Qoréï-
chite pour être obéi par tous les Arabes; quelqu'un ayant
proposé de nommer deux chefs, un Qoréïchite et un Médi-
nois, il s'ensuivil nu grand tumulte au milieu duquel
'Omar, saisissant l'occasion, prêta serment de fidélité entre
les mains d'Abou-Bekr, exemple qui lut suivi par la plus
212 HISTOIRE DES ARABES

grande partie des assistants. Ainsi ce fut dans un moment


de surprise, au milieu du tumulte d'une réunion publique
où Ton ne trouvait qu'une faible partie de la communauté
musulmane, que fut élu le chef destiné à commander celle-
ci, et que fut réglé, par un mouvement spontané d'Omar, le
protocole de la béï'a (prestation de serment) : depuis lors,
c'est ainsi que les khalifes furent reconnus officiellement,
et ce rite social devint le symbole de leur reconnaissance
par le peuple.
Talha et ez-Zobéïr, qui n'avaient pas participé à la réunion
publique, auraient voulu choisir 'Ali : mais se trouvant
seuls, sans partisans et sans appuis, menacés par 'Omar,
ils finirent par admettre l'élection d'Abou-Bekr comme
valable. Ils n'étaient pas seuls; on dit même que les Banou-
Ilàchim refusèrent de reconnaître l'élection jusqu'à la mort
de Fàtima(l). Mais l'appui le plus précieux d"Omar fut l'en-
trée en scène de la tribu des Aslam, mal disposés pour
les Médinois, qui vinrent en foule encombrer les ruelles
avoisinant la saqîfa et se joignirent à ceux qui proclamaient
Abou-Bekr. « J'étais incertain sur l'issue de l'affaire, a dit
'Omar, jusqu'à ce que j'aperçus les Aslam ; alors je fus sur
du succès (2). »
Rien, pas même l'usage, ne déterminait les pouvoirs ainsi
remis entre les mains d'Abou-Bekr. Il était chargé de con-
tinuer la coutume du Prophète, de diriger la prière et
d'assurer la rentrée des taxes : en réalité, il avait, comme
Mahomet, les pouvoirs d'un monarque absolu, ne relevant
que de Dieu seul. Le caractère pieux et honnête du premier
khalife ou lieutenant du Prophète l'empêcha seul d'abuser
de ce pouvoir sans frein.
A la Mecque l'impression fut sensible, et la réaction
prompte, mais sans durée. Le gouverneur de la ville, 'Attàb
ben Asîd, avait été contraint de se cacher; mais les esprits,
disposés à la rébellion, furent ramenés par le discours d'un
orateur de profession (khatîb), Sohéïl ben Amr, qui termina

1) Mas'oûdi, Prairies d'or, t. IV. p. 183.


(2 Tabarî, Annales, I. p. 1843.
KIIAl.Il AT l) ABOI -BEKR 213

.l'énumération de ses arguments par le plus décisif, La me-


nace de couper la tête à tous ceux <|ui feraient mine de ><•
révolter. Dans les tribus nomades, les Bédouins se crurent
surtout délies de l'obligation de payer les taxes qui leur
avaient été imposées, les unes à titre de garantie contre les
déprédations, sorte d'assurances dont la prime avait La forme
d'un tribut, les autres à titre de redevances légales. Abou-
Bekr, 'Omaret Abou-'l >béïda ben el-Djerrâh tinrent conseil,
car Abou-Bekr était bien khalife, mais il ne gouvernail
qu'avec l'aide de ses deux conseillers : de sorte qu'on a pu
dire avec quelque raison que c'est un triumvirat qui assuma
le pouvoir à la mort du Prophète. On fui conduit à reconnaître
que, parmi les Bédouins, quelques-uns avaient complète-
ment rejeté l'Islam, que d'autres se refusaienl simplemenl à
acquitter les impôts, et qu'un assez grand nombre restait
dans l'expectative. On résolut d'agir avec prudence. Par
motifs religieux, il fut entendu que Ions ceux qui se soule-
vaient contre l'autorité de Médine étaient des apostats,
d'où le nom de ridda apostasie donné à ce grand mouve-
ment de réaction.

En attendant, Abou-Bekr, contrairement a l'opinion émise


par 'Omar et Abou-'Obéïda, décida de donner suite au der-
nier projet de Mahomet, qui avait voulu envoyer sur les
confins de la Syrie une expédition destinée à venger le
désastre de Mo'ta. Elle fut placée sous le commandement
d'Osâma ; elle s'empara par surprise, au milieu de la nuit,
de la bourgade d'Obna dans le Balqâ : les hommes Furenl
massacres, les femmes enlevées, les maisons pillées puis
brûlées. Ainsi fui rempli le double but qu'Abou-Bekr s était
proposé : obéir à L'une des dernières volontés du Prophète,
et occuper par une expédition les éléments malveillants
qu'il sentail s'agiter autour de lui.
Il était temps que l'an • revint de Syrie. Presque aux
porte- de Médine, Ivhâridja ben Hicn el-Fazâri attaqua le
collecteur des taxes, le dépouilla el restitua aux Fazàrites
Les sommes perçues. Abou-Bekr se mit à La tête de I armée
et délit a Dhou'l-Qaçça, à 24 milles de Médine, les Ghatafân
qui axaient pris le parti de kliaridja. I 'ne avant-garde d'une
214 HISTOIRE DES ARABES

centaine d'hommes avait d'abord été repoussée ; mais la


nouvelle de l'arrivée du gros de l'armée suffit à mettre en
fuite l'ennemi.
Ce succès encouragea le khalife à envoyer immédiatement
une grande expédition, sous les ordres de Khâlid ben el-
Wélîd, contre un faux prophète, Tolaïha lien Khowaïlid el-
Asadi, qui avait réuni ses partisans à Bouzâkha, source du
territoire des Banou-Asad ben Khozéïma. On dit, sans en
être très sûr, que Tolaïha avait commencé à se prétendre
l'objet de révélations divines dès avant la mort de Mahomet.
Sur ce qu'étaient ces révélations, nous ne savons rien, les
quelques fragments qui en ont été conservés paraissant être
une parodie du Qoràn et par là même suspects d'avoir été
composés après coup, par dérision pour les imitateurs du
Prophète de Médine. Quand Khâlid arriva devant le camp de
Tolaïha, il l'invita à haute voix à sortir de sa tente de cuir ;
mais les adeptes du faux prophète lui répondirent : « N'ap-
pelez pas notre prophète d'un nom au diminutif, car il se
nomme Talha! » Il parait donc que ce faux prophète s'appe-
lait en réalité Talha, et que les Musulmans le nommaient
Tolaïha le petit Talha) par pure moquerie. Cependant Tolaïha
parut et Khâlid l'invita à se convertir ; c'est alors qu'il aurait
explicitement déclaré être lui-même prophète, et que les
révélations lui étaient transmises par un personnage mysté-
rieux nommé Dhoû'n-Noùn l'homme au poisson , surnom
de Jonas dans le Qoràn (1 . Le lendemain, on livra ba-
taille :l'aile droite et l'aile gauche des Musulmans furent
mises en déroute; Khâlid fit alors donner sa réserve, les
Ançàrs; tenant de pied ferme, les fuyards se rassemblèrent
autour de lui. 'Oyaïna ben Hiçn el-Fazâri, qui attendait une
révélation de Tolaïha enveloppé dans son manteau, l'entendit
dire au bout de sa troisième demande : « Tu as une meule
comme la sienne, et une nouveauté que je n'oublierai pas! »
Ne pouvant tirer autre chose de Tolaïha, le chef des Fazàrites
lit tourner bride à ses cavaliers, ce qui fut le signal de la
défaite complète du faux prophète : échappant au massacre

(1) Waoidi, apud Iun-Hobéich, Caetani, Annali delV Islam, t. II, p. 611.
KHALIFA1 I) ABOU-BEKR 215

de ses partisans, celui-ci réussit à s'enfuir avec sa famille en


Syrie.
Dans L'Arabie centrale, el-Fodjâl [yâs ben 'Abdallah, de
la tribu de Soléïm, a|)r(''s s'être fait donner des armes par
Abou-Bekr sous l<' prétexte de réduire les rebelles, se mil à
rançonner Musulmans et païens; le khalife envoya contre
lui Toraïfa ben Hàdjiz qui le lit prisonnier à La suite d'un
combat ; le brigand fut amené à Médine et brûlé vif dans
le cimetière de Baqî' el-Gharqad.
Chez les Témîm, c'est une prophétesse, Sadjâh, qui sou-
leva les campements en même temps qu'une partie des
Taghlibites, auxquels elle se rattachait par sa mère, lu
jour, pendant qu'elle parlait, à la façon des sibylles, en prose
ri niée, elle annonça que le Maître des nuages rabb es-sahâb
ordonnait à ses partisans d'attaquer les Banou'r-Ribât, qui
étaient une branche des Témimites. Ses sectateurs s'em-
pressèrent d'obéir à cet ordre, mais ils fuient battus, et Le
crédit de la prophétesse s'évanouit. Klle se rendit alors dans
le Yémâma, auprès <lu faux prophète Moséïlima, avec le-
quel elle contracta mariage. A la mort de Moséïlima. Sadjâh
retourna chez ses frères et mourut chez eux.

Lu FAUX PROPHÈTE MOSEÏLIMA. — Moséïlima s'appelait en


réalité Maslama; ce sont les Musulmans qui plus tard, par
dérision, lui donnèrent ce nom au diminutif, comme nous
venons de le voir pour Talha devenu Tolaïha, en même
temps qu'ils lui appliquaient L'épithète de Kadhdhâb « celui
qui fait profession de mentir ». Il appartenait à la tribu des
Banou-1 lanîfa, branche des Bekr ben YVâ'ïl, qui étail en
grande partie chrétienne el habitait le Yémama, à l'orient
de Médine el i Loin des côtes du golfe Persique. < étaient
des agriculteurs, gens de mœurs douces et pacifiques : un
vers de Djarîr a chanté les « gens des palmiers, des jardins
clos de ps et des champs ensemencés Les quelques
expressions que Tabari nous :i conservées nous représentent
les sectateurs de Moséïlima comme une congrégation de
gens pieux machar abrâr qui observenl les prières, sab-
Btiennent de la violence et du péché. Le jugement der r
yaum dînihî), Le royaui les cieux mulk es-samâ . rappel
216 HISTOIRE DES ARABES

lent les expressions familières aux chrétiens. Il semble que


Moséïlima, s'érigeant en prophète en face du maître de
Médine, ait puisé ses inspirations dans le milieu chrétien
dans lequel il vivait, tout en cherchant à créer, semble-t-il,
une religion nouvelle, les anciennes ne paraissant plus
avoir de force suffisante pour résister à l'impulsion partie
de la Mecque. Au rapport de Séïf ben 'Omar, il établit dans
son pays un territoire sacré haram) destiné à servir de lieu
d'asile. Il appelait Dieu « er-Rahmàn » (le miséricordieux ,
expression d'origine chrétienne, qui ligure déjà dans les
inscriptions sabéennes du quatrième siècle de notre ère, et
que Mahomet lui-même avait adoptée pendant quelque
temps, à la Mecque. Il fut le prophète national des Banou-
Hanifa, en qui s'incarnait l'âme de la patrie, et pour qui ils
luttèrent jusqu'àétait
Le Yémâma la mort.
couvert de forteresses en ruines et de

murs de grosses pierres, débris d'une antique civilisation


antérieure à rétablissement des Banou-Hanifa sur ce terri-
toire, peut-être le siège primitif des Chaldéens qui envahi-
rent la Babylonir au sixième siècle avant 1ère chrétienne et
yfondèrentla dynastie de Nabuchodonosor. C'est dans une de
ces forteresses, Hadjr, considérée comme la capitale, que
s'établit Moséïlima. Abou-Bekr avait donné à Khâlid ben
el-Wélîd l'ordre de combattre et de réduire les troupes de
Tolaïha; le général voulut poursuivre ses avantages et
étendre ses conquêtes; les Ançârs, commandés par Thâbit
ben Qaïs, refusèrent de le suivre, en alléguant que le kha-
life n'avait point ordonné de continuer la campagne. « Je
n'oblige personne, répondit Khâlid ; si vous voulez, marchez
en avant, sinon, restez ici. » Ils réfléchirent que les dé-
sastres qui pouvaient survenir à Khâlid seraient imputés à
leur défection, et que ses succès les empêcheraient d'avoir
part au butin ; ils se résolurent à le rejoindre et à le
suivre dans sa route vers le territoire des Témîmites et le
Yémâma. Khâlid s'avança jusqu'à el-Botàh, en plein cœur du
pays témîmite ; de là il lança des colonnes volantes contre
les Témîmites dispersés : ceux qui professaient la formule
de foi musulmane et acquittaient les taxes étaient laissés
KHAL1FAT J> Msoi -BEKR 217

tranquilles; les autres étaient traites comme des ennemis.


Une de ces expéditions ramena .Màlik ben Nowaïra, chef des
Témîmites, comme prisonnier; la nuil suivante ayant été
très froide Khâlid lit donner l'ordre de distribuer «les cou-
vertures aux prisonniers ; seulement le terme dont il se ser-
vit signifiant « tuer » dans le dialecte des Kinâna, les gar-
diens comprirent que le chef donnait Tordre de mettre à
mort les captifs, ce qui fut fait immédiatement. Khâlid, au
tumulte qui s'ensuivit, ayant compris l'erreur commise, se
contenta de dire : « Quand Dieu veut quelque chose, il l'ob-
tient. »Les Musulmans se soulevèrent contre cette barbarie';
leurs plaintes arrivèrent aux oreilles d'Abou-Bekr qui ae
voulut pas sévir, mais, sur les protestations d"Omar, il lit
venir Khâlid. Celui-ci se disculpa si victorieusement que non
seulement le commandement lui fut conservé, mais qu il ue
lui fut rien objecté à sou mariage avec la veuve d'une de
victimes. De gra^ es motifs politiques peuvent seuls avoir porté
Abou-Bekr, l'homme équitable par excellence, à admettre
la justification de Khâlid ; le l'ail est que la morl de Màlik
ben Nowaïra enleva aux Témîmites toute velléité de se sou-
lever, qu'ils devinrent dès lors bons Musulmans et n'hési-
tèrent pas, un peu plus tard, à se joindre aux bandes qui
envahissaient la Mésopotamie. Il n'est pas sur non plus que
d'autres que Màlik aient été mis à mort en même temps que
lui ; il peut avoir été la seule victime; seulement il est alors
assez, difficile de se rendre compte de la réprobation de

l'opinion publique, qui n'en était pas à s'émouvoir d'un


assassinat, même politique.
Un autre faux prophète souleva le Yémen. G'étail el-Asw ad
ben Ka'l) el-'Ansi ; on prétend que son vrai nom étail 'Aïhala,
cl que le surnom d'el-Aswad le noir lui fui donné a cause
de la couleur de sa peau. ( '.'était un faiseur de tours de passe-
passe, qui, se disant prophète, se mit a la tête de sa Iribu.
les Ans, et de quelques autres confédérés, <'t marcha sur
Çan'â, la capitale, où le parti dominant était celui des
Ahuà les l ils . c'est-à-dire les descendants de conquérants
perses cl de femmes indigènes, les métis qui formaient
alors l'aristocratie locale. Il s'en empara, mais il ne jouit
218 HISTOIRE DES ARABES

pas longtemps de sa conquête, car la veuve du gouverneur


perse Chahr, fils de Bâdhân, qui s'appelait Azàd et à laquelle
certains auteurs donnent le titre d'el-Marzobâna (« la femme
du satrape »), introduite par le faux prophète dans son
gynécée, complota sa perte avec les Abnâ : profitant de
ce qu'il était ivre-mort, Fîroùz le Déïlémite s'introduisit dans
le palais, lui appuya le genou sur la poitrine et lui tordit le
cou ; on lui cou pa ensuite la tête. Il semble bien qu'il y ait eu
encore là un mouvement politique encore plus que religieux ;
el-Aswad se trouva le protagoniste des Arabes contre les
Perses; mais ceux-ci étaient fortement ancrés dans le pays, et
l'éphémère conquête de Çan'à n'assura pas une victoire défi-
nitive àl'élément arabe; les Perses furent en fin de compte
les maîtres de la situation, éclaircie par l'assassinat du faux
prophète. Mais il ne se passa pas un an que les Arabes re-
prirent l'avantage par l'assassinat de Dàdhoùvè, chef des
Abnâ; il est vrai qu'un troisième élément était entré en
scène, l'élément musulman, représenté par Oaïs ben Hobaïra,
qui se défendit toujours d'avoir trempé dans le meurtre du
chef de la colonie perse.
En l'année 12, Abou-Bekr tenta la conquête du Yémâma.
La première expédition, commandée par 'Ikrima ben Abi-
Djehl, fut marquée par un insuccès complet; il fallut en-
voyer Khâlid ben el-Wélid. Moséïlima disposait de forces
considérables, les Banou-Hanîfa étant fort nombreux. Khâ-
lid commença par détacher de sa cause les Banou-Témîm,
puis il attaqua, au mois de rébi' Ier, l'ennemi qui était campé
à Aqrabâ. La bataille fut la plus sanglante qui ait jamais eu
lieu en Arabie ; les Musulmans y rencontrèrent une résis-
tance acharnée. Au premier choc, les Banou-Hanîfa traver-
sèrent les rangs de leurs adversaires et pénétrèrent dans
leur camp où ils abattirent la tente du général, en délivrant
les prisonniers qui s'y trouvaient. Khàlid, entraîné par sa
bravoure personnelle, se jeta dans la mêlée et, aidé des prin-
cipaux chefs, réussit à ramener les Musulmans au combat.
Quand les Hanîfa commencèrent à faiblir, un des leurs, el-
Mohakkam ben Tofaïl, cria : « Entrez dans le clos ! » Il y avait
là un jardin clos de murs, où les Ilanifa pouvaient compter
Ml W.ll VI l) AI'.OI -lil'.KH 219

faire une longue résistance : mais el-Barâ ben Mâlik se lit


porter sur les épaules de ses compagnons, franchit le mur
et, se faisant jour à coups de sabre, alla ouvrir la porte du
jardin, dont les défenseurs furenl tous massacrés. Le nom de
Hadîqat <■1-nuiuL clos de la mort », en resta à cet endroit.
Vers la lin de la bataille. Moséïlima fut tué d'un coup de
javelot : ce fui la lin de la résistance.
Néanmoins celle-ci avait été telle qu'elle lii réfléchir les
assaillants, et Khâlid, par l'entremise de son prisonnier
Modjdjâ'a, conclut avec les défenseurs des forteresses un
traité de paix moyennant la remise de l'or, de l'argent et
des cottes de mailles possédés par les Banou-Hanîfa, plus
le quart de leurs esclaves pris à la guerre, sans exiger leur
conversion formelle à l'islamisme. Pour expliquer la pru-
dence de Khâlid, qui se montra aussi habile négociateur que
général audacieux, on inventa plus tard que, tous les Ilanifa
étant tombés sur le champ de bataille, leurs femmes s'étaient
revêtues des armes que renfermaient les forteresses et en
avaient ainsi imposé aux .Musulmans. Il esl plus probable
que ce qui lil réfléchir ceux-ci, c'est la pensée d'avoir à
faire de nombreux sièges après une bataille en rase cam-
pagne où la victoire avait été chèrement achetée.
La conquête <lu Yémâma ouvrai! le chemin à celle du
Bahréïn, pays considéré par les auteurs musulmans comme
avant participée la ridda ou apostasie générale. Il fallut quel-
que temps, peut-être deux ou trois ans. pour soumettre
entièrement un pays alors place sous la suzeraineté «le la
Perse sassanide, qui j occupait quelques places et pouvait
soutenir ses vassaux dans leur lutte contre les attaques
venues de l'intérieur. Les troupes musulmanes d'occupation
étaient commandées par el-'Alâ el-Hadrami : elles durent se
réfugier dans un château forl nom me Djowâthâ où elles furent
assiégées : mais une sortie lieiuvuse. qui leur permit de sac-
cager le camp ennemi, les tira de cette situation difficile.
Les Azd de F 'Oman ayant relu se de payer les taxes, 'Ikrima
ben Abi-Djehl reçut l'ordre d'aller les attaquer; dans une
grande bataille, le chef des rebelles, Laqîl ben Mâlik, fut
défait et se retira à Dabâ, place qui se rendit au bout d un
220 HISTOIRE DES ARABES

mois de siège. Puis 'Ikrima conquit le Mahra, alors entière-


ment païen ; les luttes entre deux partis qui se partageaient la
contrée facilitèrent singulièrement l'occupation musulmane;
le parti le plus faible saisit l'occasion qui lui était ofïerle de
remporter sur ses adversaires, en se convertissant à l'Islam
et en s'attirant par là le concours du corps expéditionnaire.
Au Véinen, Qaïs ben 'Abd-Yaghoûth ben Makchoûh avait
ourdi un plan pour expulser les Abnâ, descendants des
conquérants perses, en s'entôurant des Dhoù ou chefs himya-
rites; toutefois, ceux-ci refusèrent de participer au complot
et Qaïs rassembla les anciens partisans du faux prophète el-
Aswad el-'Ansi, qui continuaient à tenir la campagne comme
voleurs de grand chemin. Dàdhoùvé, l'un des chefs perses,
avait été assassiné traîtreusement; les deux autres, Firoùz et

Guchnasp (écrit Djochaïch dans les textes arabes), s'enfuirent


dans les montagnes. Qaïs s'empara de Çan'â ; mais, bientôt,
battu par Firoùz, qui avait intéressé à sa cause la tribu des
\Akk, il dut s'échapper dans l'intérieur du pays, versNedjràn.
El Mohâdjir ben Abi-Oméyya fut envoyé parle khalife pour
rétablir l'ordre. Qaïs tomba aisément entre ses mains et
fut envoyé enchaîné à Médine, où Abou-Bekr le fit remettre
en liberté, parce qu'on ne put pas prouver qu'il était l'assas-
sin de Dàdhoùvé, ou plutôt parce que, celui-ci n'étant pas
musulman, sa mort était considérée comme un incident de
nulle importance. Le Hadramaut, qui s'était tenu tran-
quille,se révolta lors des exactions commises par Ziyâd ben
Labid dans la perception de la taxe çadaqa ; un coup de
main dirigé par le gouverneur contre les jardins murés
où les naturels s'étaient fortifiés, abattit une première
fois l'insurrection, qui fut complètement domptée par l'arri-
vée d"Ikrima. Celui-ci, se joignant à Ziyâd, remporta sur les
K ilui ites la bataille de Mihdjar ez-Zorqân; leurs débris se
réfugièrent dans la forteresse d'en-!\odjaïr qui, malgré une
sortie furibonde, fut prise par les assiégeants grâce à la tra-
hison d'el-Achath ben Qaïs : celui-ci leur en ouvrit les portes
pour se ménager, à lui et à ses gens, la vie sauve.

(1) Caetani, Annali dell'Islam, t. II. 2. p. 78!».


KHALIFAT D ABOU-BEKB 221

Commencement dks luttes avec f.a Perse. — Les conquête


de Khâlid le mirenl en contact avec la grande tribu dis Bekr
ben Wâ'il, qui habitait le long de l'Euphrate, depuis la région
de Hîra jusqu'à celle où s'éleva bientôt Baçra, et qui se livrait
à des incursions fréquentes dans la région du Chatt-el-
'Arab. Ce furent eux cjui proposèrent aux Musulmans d'atta-
quer les populations sédentaires protégées par les garnisons
perses; l'appui des troupes victorieuses du général musul-
man leur semblait une occasion excellente de continuer,
dans de meilleures conditions, les déprédations qui étaienl
leur genre de vie habituel. Les premiers coups furent portés
à la ville de Hîra : en un mois, toute cette région fut enva-
hie et conquise. C'était la première barrière <|iii tombait :
l'établissement d'un camp permanent sur le sol de l'ancien
royaume de Hîra, feudataire de l'empire sassanide, mettait
les Arabes de Médine en contact avec l'Euphrate et allait
leur inspirer l'idée, une fois le fleuve traversé, de pousser
plus avant leurs avantages.
Toutefois la première campagne se termina d'une façon dé-
sastreuse, car les troupes de Médine, envoyées par le khalife
sur les confins de la Syrie, quittèrent le pays conquis, laissanl
à elles-mêmes des bandes de pillards bédouins auxquelles
les troupes réglées de Yezdgird III n'eurent pas de peine
à infliger un sanglant échec.
Campagne de Syrie. — La conquête de la péninsule ara-
bique, motivée d'abord par la nécessité de réduire à l'obéis-
sance les tribus qui refusaient l'impôt, puis de proche en
proche par des interventions dans les luttes intestines qui
déchiraient les contrées de l'est et du sud. n'empêcha pas le
khalife de pensera diriger des expéditions vers la Frontière
de la Syrie. Tout le monde d'ailleurs, le peuple de Médine
et les nomades du nord réclamaient àgrands cris des razzias
sur ce pays riche et peuple. Des volontaires vinrenl U'^i
seule menl du Hedjâz et du Nedjd, mais même du nord du
Yémen, se joindre à un rassemblement qui fui placé sous
les ordres de Yézid heu Abi-Sofyân, frère «lu fameux
Mo'àwiya et nouvellement converti. Le choix dece comman-
dant, appartenant non pas à l'entourage du prophète, mais
222 HISTOIRE DES ARABES

à l'aristocratie qoréïchite de la Mecque, indique que celle-ci


était déjà en mesure de dicter des choix au khalife, qui aurait
préféré d'abord choisir Khàlid ben Sa'îd, un des compagnons
de Mohammed ; celui-ci avait été son adversaire lors de
son élection, et s'il le choisit, c'est à cause de sa qualité de
compagnon; s'il dut renoncer à cette nomination, c'est que
le parti qui l'avait porté au commandement suprême était
déjà assez fort pour faire prévaloir ses volontés. D'autres
expéditions commandées, l'une par Chorahbil et l'autre par
Ainr ben el-Aç, se jetèrent sur la Palestine.
L'apparition de Yézîd au sud de la mer Morte obligea le
patrice de Césarée, Sergius, à marcher contre lui avec des
forces peu considérables, qui furent surprises et défaites à
el-'Araba, puis mises en déroute complète à Dàthina, le 29
dhoùl-qa'dé 12 (/i février 634 . La Palestine fut dévastée, à
l'exception des villes murées. L'empereur Héraclius réunit
en hâte toutes les forces disponibles. Khàlid reçut l'ordre de
se rendre en Syrie, remonta le cours de l'Euphrate en raz-
ziant jusqu'au delà de Qarqisiyyà, puis de ce point piquant
droit à travers le désert de Palmyre du nord au sud, se diri-
gea rapidement vers Damas. Le jour de Pâques, il razzia un
village chrétien des environs, puis alla rejoindre, devant
Boslra, les contingents arabes qui opéraient dans le sud de
la Palestine. Les habitants de Bostra achetèrent leur tran-
quillité par le payement d'une forte indemnité, et les troupes
musulmanes réunies se lancèrent à la recherche des troupes
romaines rassemblées par l'empereur.
Conquête de la Perse. — La bataille de Dhou-Qàr en (110
avait montré que les armées perses n'étaient pas invincibles;
et il est à noter que ce furent les Bekr ben Wâ il, vainqueurs
dans ce combat, qui induisirent les Musulmans à la conquête
de la Perse.

L'occupation du grand empire sassanide ne fut pas l'objet


d'un plan prémédité, longuement conçu et étudié à l'avance ;
elle commença par de simples razzias, et ce fut le succès de
celles-ci qui encouragea les chefs à tenter de plus vastes
entreprises et à mettre en ligne des troupes plus consi-
dérables; en un mot, ce fut encore cette fois l'occasion
KHALIFAT D ABOU-BEKfl 223

qui fit le larron. L'armée qui s'avança contre Hîra, com-


posée en grande partie d'Arabes païens, ne comprenait
que quelques milliers d'hommes (2.500 environ, dont le
cinquième seulement était venu de Médine et peut par suite
être considéré comme vraiment converti à la nouvelle reli-
gion). El-Mothannà heu Hàrilha ech-Chéïbâni, dune des
branches des Bekr ben Wâ'ïl, s'était rendu célèbre par ses
attaques continuelles sur le territoire perse; il demanda à
Abou-Bekr d'être reconnu comme chef des tribus qu'il avait
réunies pour ses déprédations, et en accédant a ce désir, ie
khalife lui dépêcha Khàlid ben el-Wélîd pour représenter
l'autorité supérieure de Médine et diriger les opérations. II
commença par occuper les villages voisins, Bânîqiyâ,
Bâroûsmâ (Bêth-Archam) et Ollaïs < Yologesias , en concluant
un traité de capitulation avec leur chef, Ibn-Çaloûbâ, moyen-
nant le payement d'un tribut. Les nobles de Mua, sous la
direction de Qabîça heu [yâs le Tayyite, qui était le lieute-
nant sassanide, conclurent également un traité qui leur per-
mettait de garder leur religion chrétienne moyennant h'
payement d'une capitation. Le montant de ces deux tributs
fut le premier versé par l'Iraq a la caisse de Médine.
De Hîra, Khàlid aurait poussé une pointe sur el-Anbâr,
ville qui avait porté le nom de Fîroûz-Çâboûr sous les
Sassanides et avait retenu le nom populaire d'el-Anbâr
(magasin) à cause des greniers et des approvisionnements
militaires qui y étaient conservés, en vue d'une campagne
toujours possible contre les Romains. La cité aurait capitule :
puis il aurait passé L'Euphrate et poussé jusque auprès du
Tigre, à Soûq-Baghdâd, la même ou s'éleva plus tard la
célèbre ville de Bagdad qui devait ('-ire la capitale des khalife-,
abbassides; enfin, il se sérail emparé de 'Aïn-et-Tamr, aurait
massacre les défenseurs et réduil en esclavage les femmes
et les enfants. Les prisonniers de 'Aïn-et-Tamr auraient
ainsi été les premiers qui arrivèrent de l'Iraq .1 Médine,
car la ville était la première prise d'assaut, les mtres ayant
capitulé. De là enfin Khàlid aurait entrepris une expédition
vers Doûmat el-Djandal ou il aurait mis a mort Okaïdir et
serait rentré a Dira, d'où il ne serait plus reparti que pour
224 HISTOIRE DES ARABES

conquérir la Syrie. La première campagne des Musulmans


sur les confins perses ayant eu le caractère d'une simple
razzia, il est invraisemblable que Khâlid se soit aventuré à
attaquer une place telle que el-Anbàr; Mohammed ben
Ishàq, Abou-Yoùsouf et el-Wâqidî ignorent ces événements,
qui ont eu lieu seulement plus tard, au début du khalifat
d"( )niar.

Les traditions de l'Iraq, dont Séïf ben 'Omar s'est fait


l'écho et qui nous ont été transmises, comme tout le reste,
par Tabarî, sont un tissu de légendes populaires sans fonde-
ment historique, et les grandes batailles dont elles sont
pleines ne sont que la projection dans le passé des luttes
qui précédèrent et suivirent la bataille de Qâdisiyya.
KHALIFAT D ABOU-BEKR

UlBLKXiP.APJIIi;

E. Sachau, Der ersle Chalife Abou Bekr, in-8, 1903.


II. Lammens, le Triumvirat Aboù Bakr, 'Omar ri Aboû <)l)ni<l<i déjà
cité à la fin du chapitre Vil.
Maçoudi, le Livre de VAvertissement >i de la Révision, traduction
par 15. Carra de Vaux, p. 373 et suivantes.
Ibn Miskawayh, The Tajârib al-umam, reproduced in fac-similé,
t. I. pp. 293-31.^.
William Muir, The Life of Mahomet, t. IV, p. 281 et suivantes.
Al m Zakariya Yahya el-Nawawi. The Biographical Diclionary of
illuslrious men, éd. by F. Wûstenfeld ; I vol. grand in-*, Gôttingen,
1842-1847, pp. 656-069.
Ibn 'Abd-Rabbihi. El-'Iqd el-Férid, t. II. p. 248 "I suivantes.
CHAPITRE X

les trois khalifes orthodoxes successeurs


d'abou-bekr : omar, othman, ali

Les quatre premiers successeurs du Prophète portent dans


L'histoire le nom de ràchidoân « ceux qui suivent la voie
droite », c'est-à-dire légitimes, par opposition aux usurpa-
teurs qui les suivirent. Eux seuls furent reconnus réguliè-
rement par le consensus de la nation musulmane ; choisis
par les groupes dominants de Médine, ils auraient été admis
sans conteste par le reste des adhérents. Il n'en fut pas néan-
moins toujours ainsi. Omar, qui fut l'organisateur du nouvel
empire, s'était rendu compte qu'il aurait peu de partisans
s'il prétendait ouvertement, tout le premier, à la succession
du prophète : en faisant introniser par l'assemblée Abou-
Bekr, vieillard d'un caractère respecté, il se couvrait de
l'autorité d'un des disciples préférésdu rénovateur défunt, et
préparait ses voies d'accès au pouvoir suprême. Abou-Bekr
avait continué les traditions de pauvreté du fondateur; il
habitait toujours sa petite maison du faubourg, il subvenait à
ses besoins par son travail personnel, puisque Mohammed
n'avait affecté aucune somme à son entretien ; comme tous
les compagnons du Prophète, même ceux qui plus tard
auraient pu, se trouvant à la tête de provinces fertiles et flo-
rissantes, s'enrichir très rapidement, il affectait la pauvreté,
par un sentiment d'honnêteté naturel, tel qu'il s'en ren-
contre àla fondation de nouveaux Etats ou de nouvelles reli-
gions. D'ailleurs les Compagnons l'entouraient et formaient
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 227

une réunion de conseillers, de donneurs d'avis qui furent


de plus en plus consultés à mesure que de nouvelles géné-
rations naissaient et que s'efîacait le souvenir des paroles,
des faits et des actes du fondateur de l'islamisme.
Quand Abou-Bekr, miné par la fièvre, sentit sa fin appro-
cher (iln'avait que soixante-trois ans, il réuni! les Compa-
gnons autour de lui et leur fit jurer de proclamer khalife
celui qu'il leur désignerait pour son successeur, et Lorsque le
serment fut prêté, il leur fit connaître que c'était 'Omar. Il
est aisé d'estimer que cette déclaration ne surprit personne;
Abou-Bekr acquittait ainsi la dette qu'il avait contractée
envers le promoteur de sa propre accession, en même temps
qu'il mettait à la tète de la nation musulmane l'esprit orga-
nisateur qui allait jeter les hases du nouvel État. Il rendit
le dernier soupir le 22 djoumâda II de l'an 13 de l'hégire
(23 août 634 •
La Perse était déchirée par des dissensions int< s-
tines : Yezdgird III, fils de Ghahryâr, venait de mon-
ter sur le trône de Ctésiphon, après avoir eu à lutter
contre les partisans de son compétiteur encore mineur,
Ilormou/d V, et d'autres adversaires en plus. Mothannà
poussa ses incursions jusque sur le bas Euphrate, et sentit
que les Sassanides étaient impuissants à protéger leurs
frontières. Abou-Bekr, informé de ces sucées, mît Mothannà
avec ses troupes sous le commandement général de Khâlid
qui en avait fini avec la grande guerre d'Arabie, et leur
armée commença des incursions et des razzias dans la plaine
fertile et cultivée de la Babylonie. Cependant le gouver-
neur de la province, Hormouzd, avait réuni quelques troupes
qui luttèrent contre les Arabes à Kâzhinia, à deux jours de
distance de l'endroit où s'éleva plus tard la ville de Baçra,
rencontre qui se termina à l'avantage de ceux-ci [moharrem
di' l'an 12, mars 633 . bien que les soldats perses se fussent
attachés les uns aux autres au moyen de chaînes, i e qui tit
donner à ce combat le nom de « bataille des chaînes 11
tomba entre les mains des vainqueurs un butin considérable
dans lequel on signale, comme des choses extraordinaii
une de ces mîlres ornéesde perles que portaient les nobles
228 HISTOIRE DES ARABES

perses, et un éléphant que l'on envoya à Médine où Ion n'en


avait jamais vu ; c'est à la Mecque seulement que des vieil-
lards très âgés auraient pu se souvenir de celui que l'armée
abvssine avait amené du Yémen, une soixantaine d'années
auparavant. On ne dit pas que l'on ait éprouvé beaucoup de
difficultés ni à faire voyager cet animal au travers du désert,
ni à lui fournir de l'eau et du fourrage, ce qui fait tomber
les objections qu'on a soulevées récemment contre la possibi-
lité d'amener du Yémen à la Mecque un animal de cette
espèce.
A Madhâr, les Perses essayèrent de résister sous la con-
duite de Qâren, d'une des principales familles nobles de
l'empire; Khàlid arriva à temps pour sauver les Arabes de
la défaite ; mais à Waladja le succès fut si peu décisif que
les envahisseurs s'arrêtèrent. Bientôt après Khàlid emme-
nait en Syrie la plus grande partie du corps expédition-
naire, laissant Mothanuà sur lEuphrate, avec son quartier
général à Hîra. De nouvelles troupes perses envoyées contre
lui furent défaites sur les ruines de Babylone. Alors Yezd-
gird fit venir du Khorasan, qu'il gouvernait en qualité d'z's-
pahbed ('généralissime), Roustem, filsde Ferroukh-IIormouzd,
qui avait contribué, pour venger la mort de son père, à
porter son maître à la dignité suprême. Mothanuà avait retiré
ses troupes devant la marche de l'armée conduite par ie
généralissime, et 'Omar désigna Abou-'Obéïd pour exercer le
commandement; celui-ci battit successivement les deux lieu-
tenants de Roustem, Djàbàn dans la région de Hîra et Narsê
dans celle de Cascar, au sud de la Babylonie, Cependant les
forces de l'empire, qui s'étaient rassemblées entre temps,
étaient maintenant prêtes. Pour leur résister, les troupes
musulmanes durent remonter au nord et leur barrer la route
de Hîra. Un pont de baleaux traversait l'Euphrate : Abou-
'Obéïd passa sur la rive gauche, ayant le fleuve à dos, mais,
ne pouvant déployer ses forces en face de l'année perse
commandée par Bahman, il fut saisi par un des éléphants
qui, avec sa trompe, l'enleva de dessus la selle de son cheval
et le foula aux pieds. La mort du chef entraîna la déroute
des Arabes, qui auraient tous péri dans les eaux du ileuve si
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 229

Mothannà, à la tôle des Bekr, n'avait pas courageusement


couvert la retraite jusqu'au moment où le pont de bateaux,
rétabli, permit de passer sur l'autre rive.
A la nouvelle de cette défaite, apportée à Médine par les
fuyards <|tii axaient couru jusque-là, 'Omar, avec la plus
grande énergie, envoya des renforts sur l'Euphrate et plaça
cette fois l'armée sous le commandement de Mothannà :
d'autre part, Bahman, le chef perse, avait été rappelé à Cté-
siphon par îles troubles intérieurs. Mothannà attendit à
Bowéïb, près de rjlîra, l'attaque de l'ennemi, commandé
par un descendant de la noble famille de Mihràn. Les Perses
franchirent le canal sur les bords duquel les Arabes étaient
campés et les attaquèrent courageusement ; mais les ren-
forts reçus récemment, et l'adjonction de la tribu chré-
tienne des Banou-Namir, qui des frontières byzantines étaienl
venus prêter leur concours à leurs frères de race, donnèrent
l'avantage aux Arabes. Mothannà, pour achever la défaite
des Perses, lit couper le pont derrière eux ; mais cela faillit
mal tourner, car les Perses firent front contre l'ennemi et réta-
blirent la bataille; cependant celle-ci se termina par l'en-
tière extermination des troupes iraniennes id/i=635). Les
Arabes, n'ayant plus personne devant eux, parcoururent et
dévastèrent toute la Mésopotamie jusqu'au Tigre, et en même
temps, pour prendre possession du pays et appuyer leurs
derrières, ils fondaient la forteresse de Baçra sur un des
canaux dérivés de l'Euphrate.
Mothannà, avisé que le généralissime Roustem rassemblait
à Ctésiphon les divers contingents des provinces, se rendit
lui-même à Médine pour conférer avec Omar; le khalife n'hésita
pas à lui fournir des renforts considérables, parmi lesquels
on remarquait des troupes de Pédouins venus du sud. qui
n'étaient point Musulmans et étaient attirés par l'amour des
combats et le désir du pillage. L'armée ainsi complétée tut
placée sous les ordres d'un des plus anciens compagnons du
Prophète, Sa'd ben Abi-Waqqâç , car décidément on n'avait
pas glande confiance dans Mothannà, général de \ deur,
mais dont l'islamisme, de fraîche date, était suspe< i. route-
fois le nouveau commandant eut l'intelligence de comprendre
230 HISTOIRE DES ARABES

les avis éclairés de Mothannà, qui lui conseillait d'attendre


les Perses au lieu de marcher à leur rencontre. Des troupes
même purent venir de Syrie, où la défaite des Grecs à Test
du Jourdain 20 août 636; laissait libre le corps expédition-
naire.

Sur ces entrefaites, Mothannà, qui n'avait jamais pu se


remettre des blessures reçues à la bataille du pont, mourut
avant d'avoir vu couronner les>services immenses qu'il avait
rendus à l'islamisme pendant les trois ans de luttes qu'il
avait menées sur l'Euphrate. Le général Roustem était entré
à H ira évacuée à son approche, et avait établi son camp non
loin de la ville, à Qâdisiyya (16 — 637). Après quatre mois
d'inaction, les armées ennemies en vinrent aux mains. Sa'd,
malade, assistait de loin, accroupi sur le mur d'enceinte delà
petite forteresse de Qodéïs, aux péripéties du combat : ce qui
n'était pas pour plaire aux Bédouins, aimant à voir leur chef
descendre dans la mêlée et combattre au milieu d'eux, mais
ce fut heureux pour eux, car leur général put ainsi mieux
se rendre compte des péripéties tactiques de la lutte. Le
combat dura de trois à quatre jours; le deuxième ou le troi-
sième, on vit arriver les troupes de Syrie. La nuit suivante
resta célèbre par une lutte poursuivie dans l'obscurité au
milieu du vacarme et des vociférations, «la nuit du tapage»,
comme la surnommèrent ceux qui de loin entendirent ce
bruit effroyable. Evidemment les Perses employaient une tac-
tique qui leur avait servi bien des fois, celle de l'attaque de nuit
(chabî-khoûn) ; mais ils avaient affaire a forte partie. Au petit
jour la bataille redevint générale : une tempête lança à la tête
des Perses le sable du désert; Roustem tomba dans la lutte
sans qu'on sût comment cela arriva; on retrouva plus tard son
corps couvert de coups de sabre et de lance. Sa chute entraîna
celle de l'armée, et l'on peut dire celle de l'empire sassanide :
le symbole, le palladium de la royauté, l'étendard sacre qui
rappelait au peuple la délivrance de la Perse par le héros
mythique Frèdoûn, le drapeau du forgeron Kàwè, déra/'chi-
Kâwiyânî, tomba aux mains des vainqueurs, et c'était un
riche butin, car il était orné de pierres précieuses de grande
valeur. Une fois abattu, c'était l'empire lui-même qui croulait.
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 231

Et en effet les Arabes, franchissant l'Euphrate, mar-


chaient sur la capitale, Gtésiphon. Malgré deux tentatives de
résistance, les Perses durent évacuer la Mésopotamie; les
renforts vinrent trop tard pour que Ton pût couvrir El-Ma-
dàïn,« les villes », nom arabe de Gtésiphon- Séleucie, où sept
villes distinctes, sur les deux rives du Tigre, occup lient l'es-
pace dont les Séleucides avaient fait leur résidence. La partie
fortifiée, à l'ouest, résista quelque temps; puis un beau jour
le roi Yezdgird et sa cour évacuèrent le palais pour se
rendre dans la forteresse de Holwàn. Un gué avait été
indiqué à Sa'd, mais les eaux étaient trop hautes : néan-
moins 'Açim le Témimite se lança à cheval dans les (lots,
et l'armée le suivit. Alors les dernières troupes sassanides
évacuèrent la ville, livrant au pillage un trésor immensé-
ment riche, accumulé depuis quatre cents ans. Le Khalife
eut dans sa part les sabres qu'avaient possédés Khosrau Ano-
chè-Rawân et No'man V, roi de Hira, plus le grand tapis
orné de figures et représentant la cour du grand roi, telle-
ment grand qu'il ne se trouva pas à Médine déplace pour
lui et qu'on le découpa en morceaux pour le partager; le
fragment qui échut a 'Ali ben Abi-Tàlib fut vendu plus lard
pour vingt mille dirhems.
Yezdgird, réfugié à Holwân, essaya d'en faire partir une
armée qui, descendant le cours de la Diyâla, allait aboutir
à Gtésiphon et tenter d'en chasser ou d'y surprendre les
Arabes; mais Sa'd envoya son neveu Hâchim qui la battit à
l)jaloùlà,à environ quinze milles de la capitale. La Susiane
Khouzistan), bien (pie compose.' d'une vaste plaine, si
défendit pendant un an, sous la direction du satrape Hormou-
zân, contre les attaques des Arabes partis de Baçra. La prise
de Touster (Ghouster le mit entre les main- de ses adver-
: chef arabe Abou-Moûsa el-Ach'ari conclut avec lui
sairesle
une capitulation soumise à la ratification du khalife. Amen.'
a Médine, le satrape se lit promettre la vie sauve tant qu il
n'aurait pas achevé de boire le bol qui lui était présenté; et il le
laissa choir et se briser comme par hasard, de sorte qu Omar
se trouva tenu par s;t parole. 11 fut assassiné par le (ils du
khalife, lors des désordres qui suivirent le meurtre de celui-ci.
232 HISTOIRE DES ARABES

La chute de Touster inquiéta Yezdgird, qui, ne se sen-


tant plus en sûreté à Holwân, quitta cette forteresse pour
gagner les hauts plateaux (19-640). Une armée, partie de
Koùfa, camp militaire récemment fondé à quelque distance
de Hîra où dominait l'élément chrétien, occupa sans diffi-
culté les passes du Zagros, jusqu'à Qirmisîn (Kirmanchâhân).
A Néhâwènd, au sud d'Hamadan, elle rencontra une armée
perse commandée par le vieux général Férôzàn; la bataille
dura deux ou trois jours et resta longtemps douteuse.
No'màn, fils de Mouqarrin, qui commandait les Arabes,
tomba sur le champ de bataille; remplacé par Hodhéïfa ben
el-Yémân, désigné d'avance par 'Omar, celui-ci remporta enfin
la victoire, soit par l'emploi d'une ruse de guerre, soit tout
simplement par l'arrivée de renforts.
La défaite des Perses à Néhâwènd ouvrait aux envahis-
seurs l'accès de l'Asie centrale; ce fut la dernière bataille
rangée livrée aux Musulmans par les défenseurs de l'em-
pire sassanide; la Perse zoroastrienne allait cesser d'exister
comme Etat. Les villes murées se défendirent quelque temps;
mais en l'an 22 (543), Uéi, l'ancienne Raghès dont les
ruines sont encore visibles près de Téhéran, Qazwîn, Zend-
jàn, l'Adherbaïdjan tout entier tombaient dans les mains des
envahisseurs; l'année suivante, ce fut le tour de Hamadan,
Radian, Ispahan. C'est dans cette dernière ville que s'était
réfugié Yezdgird; il la quitta pour Içtakhr Persépolis) où
vint l'assiéger Abou-Moùsa el-Ach'arî, arrivant de Touster;
la vieille capitale des Achéménides se rendit en 28 (6^8-649),
mais comme elle se révolta bientôt, elle dut être reprise de
nouveau l'année suivante. Lispehbed du Tabaristan offrit au
roi fugitif un asile dans les hautes montagnes du Déïlem,
qui devaient rester si longtemps indépendantes; Yezdgird
ne l'accepta pas, préférant gagner, peut-être à tort, les pro-
vinces orientales de l'Empire; il s'imaginait sans doute pou-
voir compter sur un appui de la part de la Chine, mais
celui-ci ne vint pas. Accompagné de quelques fidèles servi-
teurs, ilse rendit dans le Kirman, puis dans le Sidjistan et
enfin dans le Khorasan. C'est ainsi à peu près qu'avait fait
Darius III, fuyant devant Alexandre le Macédonien. Le
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 233

satrape du Khorasan paraît ue pas avoir agi loyalement à


l'endroit de son maître, et avoir suscité contre lui un des
princes turcs de la frontière; dans les combats qu'il fallut
livrer autour de Merv, Yezdgird perdit ses derniers sol-
dats. La ville lui ferma ses portes; réfugié dans un moulin
qui barrait le cours du Mourghâb, il y fut surpris par des
assassins envoyés par le satrape et traîtreusement mis à
mort (31 = 651-.V2), à peine âgé de vingt-huit ans.
Conquête de la Syrie. — Dés Tau 13 [634), pour suivre
le plan indiqué et ébauché par Mohammed, une année s'or-
ganisait àel-Djorf près de Médine. Les circonstances étaient
on ne peut plus favorables: l'empereur Iléraclius, dont le
trésor était à sec, venait de suspendre l'envoi des subven-
tions accordées par l'Empire byzantin au pli y la r< | ne ghassanide
qui défendait les frontières contre les Bédouins pillards.
Aussi l'armée musulmane, quoique divisée inconsidérément
en trois petites troupes sous les ordres de Khâlid ben Sa'id
(bientôt remplacé par Yézid ben Abî-Sofyân, frère de
Mo'àw iya qui fonda plus tard le Khalifat oméyyade), de Cho-
rahbîl, l'adversaire de Moséïlima, et d'Ami' ben el-Aç, le
futur conquérant de l'Egypte, entra sans difficulté en Pales-
tine, où le lieutenant de l'empereur, Sergius, venait d'être
massacré dans Césarée par les Bédouins révoltés. Tout le
pays depuis Gaza au sud jusqu'aux montagnes du Hauràn au
nord fut aisément occupé. Abou-'Obéïda arriva bientôt du
désert avec de nouvelles troupes, pendant qu'Iléraclius ras-
semblait une armée assez considérable placée sous les
ordres de son frère Théodore. Khâlid ben el-Wélid arriva
également de 1'Traq avec nue forte brigade île cavalerie; il
rejoignit devant Bostra les autres divisions musulmanes,
avec lesquelles il alla retrouver Ainr ben el-'Àç établi à La
pointe sud de la mer Moite. La rencontre avec les troupes
de Théodore eut lieu à Adjnâdéïn l'ancienne Yarmouth non
loin de Jérusalem, le 28 djoumâda 1 L3 30 juillet 63/) ; ell<
termina par la défaite et la déroute de l'armée grecque, dont
les débris se réfugièrent à Damas; Théodore -enfuit a Homs
auprès de son frère, qui de son côté se retira a Antioche
pour y lever une nouvelle armée.
234 HISTOIRE DES ARABES

La bataille d'Adjnâdéïn, le dernier succès que put encore


apprendre Abou-Bekr avant sa mort, livrait aux conquérants
la Palestine entière et le sud de la Syrie; à peine si les
débris de l'armée de Théodore essayèrent encore de lutter_à
Béïsàn (Scythopolis), bien que protégés par des digues qui
avaient inondé la vallée du Jourdain (28 dhou'l-qa'da — 23 jan-
vier 635). Les batteurs d'estrade de Khàlid arrivaient déjà
aux environs de Homs lorsque, soudainement, une troupe
de £.000 soldats grecs tomba sur la division musulmane
campée à Merdj eç-Çotîar à un jour de marche de Damas;
le chef qui la commandait, Khàlid ben Sa'îd, resta sur
le champ de bataille. Mais cette escarmouche n'eut pas
de suite, et le 16 moharrem U (12 mars 635), Khàlid ben el-
Wélid bloquait Damas qui ouvrit ses portes en rédjeb de la
même année (août-septembre), par capitulation, au même
moment où des Arabes s'y étaient introduits de force : de
sorte que ce fut une question controversée de savoir si la
capitale de la Syrie avait été prise de vive force ou par reddi-
tion, ce qui est très important au point de vue du droit
musulman. Le clergé de la ville, peut-être mécontent des
règles édictées par Héraclius pour mettre un terme aux que-
relles théologiques, semble avoir contribué à la remise de
la place forte aux mains des envahisseurs.
Cependant
armée l'empereur
considérable était parvenu
de 80.000 hommes à dont
réunirla àmoitié
Homs était
une

formée de troupes impériales, et l'autre moitié d'auxiliaires


arménienscommandés par Vahan et de Bédouins Ghassanides
sous les ordres de Djabala ben el-Aïham a uxquels on avait réglé
l'arriéré de la solde ; c'était le sacellarius (trésorier) Théodore
qui la commandait. Devant cette masse imposante qui se mit
en marche en février 636 (commencement de Fan 15), Khàlid
commença par se retirer et par abandonner même sa récente
conquête, Damas, pour s'établir dans la région du Jourdain,
d'où, en cas de défaite, il s'enfoncerait immédiatement dans le
désert. L'armée impériale, où l'entente n'existait pas, avan-
çait fort lentement; le contact ne fut pris que le 23 djou-
mâda II (23 juillet) par un combat à Djàbi}-a, au sud de
Damas, suivi de plusieurs autres; entre temps des luttes
LES TK0IS KHALIFES ORTHODOXES 23."

intestines divisèrent l'armée impériale, où les Arméniens


révoltés proclamèrent Vahan empereur; finalement, on en
vint aux mains auprès de la vallée de Yâqoùça (12 redjeb-
20 aoùly au confluent du Jourdain et du Yarmoûk (grec
llicroinax i, au sud du lac de Tibériade. Comme les Perses à
Qâdisiyya, les Grecs eurent contre eux un vent violent <|iii
soulevait îles nuages de poussière: sûrement le vent du Bud
ou du sud-est, le khamsin bien connu eu Egypte e1 en Syrie.
L'infanterie grecque parait s'être bien battue; le sacellaire
Théodore périt dans le combat; une fois les lignes enfon-
cées par la cavalerie musulmane, ce fut un massacre gé-
nérai des troupes de pied; la cavalerie s'enfuit dans les
places fortes. C'en était fait de la domination romaine; Héra-
clius, n'ayant plus d'armée, retourna a Constantinople.
Les villes résistèrent encore quelque temps: Damas
capitula vers la (in de l'année I .") et dut abandonner quelques
églises ainsi que la moitié île l'église de Saint-Jean-Bap-
tiste, pour qu'on y établit des mosquées. Abou-'Obéïda,
nommé gouverneur à la place de Ivhàlid, occupa le uord de
la Syrie, 'Amr alla assiéger Jérusalem d'où Héraclius avait
fait enlever le bois delà croix rapporté triomphalement de
Perse quelques années auparavant, Chorahbil et Yézid
s'occupèrent de soumettre les villes de la côte. 'Omar vint
visiter la ville sainte, monté en toute simplicité sur un cha-
meau, comme un Bédouin, vêtu comme lui d'un vieux man-
teau de poil de cet animal: contraste saisissant avec la
pompe, l'apparal et le luxe des vêtements ornés et brodés
avec lesquels se montraient les lieutenants de L'empereur.
C'est alors qu'éclata une peste terrible qui ache> .1 la 1 uine
du pays et qu'on appelle la peste d"Ama\vâs Emmaûs .
Bien Ac> guerriers, bien des compagnons du Prophète
furent enlevés par l'effroyable épidémie, entre autres trois
des généraux qui avaient aidé a la conquête de la Syrie,
Abou- ( >beid;i, ( lliorahbil et Ye/id. A La place de ce dernier,
qui avait succédé à Abou-'Obéïda comme gouverneur, Le
khalife Omar nomma Mo'âwiya qui avait accompagné les
troupes a la guerre et qui resta quarante ;m^ a La tête <!<■ La
province dont il devait faire plus t ;ird le QOyau de l'empire
23(j HISTOIRE DES ARABES

des Oméyyades. La soumission complète de la Syrie à ses


nouveaux maîtres fut achevée en 19 (640) par la prise de la
forteresse de Césarée, au sud de Saint-Jean-d'Acre et du
Caruiel, qui avait été si longtemps le chef-lieu de la pro-
vince romaine et la résidence du gouverneur. L'occupation
de Mossoul par l'armée de F 'Iraq ouvrait au pillage les mon-
tagnes de l'Arménie. Habib ben Maslama remonta l'Eu-
phrate supérieur jusqu'au lac de Van et y prit la capitale du
pays, à cette époque la ville de Dwm (6 dhoù'l-qa'da 21 =
6oct.'642).
Mo'àwiya avait compris qu'il était facile d'étendre les
succès des Musulmans eu se créant une flotte, pour laquelle
les villes de la côte de Syrie fournissaient tous les moyens
en hommes et en matériel; mais 'Omar avait refusé d'entrer
dans cet ordre d'idées. Sous le Khalifat d'Othmàn, Mo'àwiya
équipa une escadre qui, appuyée par des navires égyptiens,
alla ravager l'ile de Chypre et dévaster Salamis, qui s'appe-
lait alors Constanlia. Enfin, de Syrie partirent chaque année
des expéditions qui parcoururent l'Asie Mineure et allèrent
menacer l'empereur dans sa capitale; pour y mettre un
ternie, Constant II conclut avec le gouverneur une trêve de
trois ans moyennant le payement d'un tribut. Tout cepen-
dant n'était pas succès dans la marche des Musulmans, et
lorsque Selniàn ben Rabi'a, ayant franchi la passe de Der-
bend où le Caucase tombe dans la mer Caspienne, voulut
soumettre les Khazares, il y fut anéanti avec toute son armée.
A l'expiration de la trêve, Mo'àwiya essaya d'une entreprise
maritime contre Conslantinoplc sous les ordres d'Abou'l-
A'war ; sa flotte prit Rhodes en passant et arriva jusqu'à
Chalcédoine aujourd'hui Kadi-Keuï), mais elle y fut détruite
par une tempête (32 = 653). Les troubles intérieurs qui se
préparaient obligèrent Mo'àwiya à rappeler ses troupes et à
conclure une trêve avec l'empereur.
En l'an 18, Anir ben el-'Àç, mécontent d'avoir pour chef
un ancien subordonné, partit du camp devant Césarée et se
mit en route pour l'Egypte. 'Omar lui donna l'ordre de
s'arrêter s'il n'avait pas encore franchi la frontière ; le mes-
sager porteur de la lettre ne le rejoignit qu'à El-'Arich, et
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 237

'Amr, considérant (jifil était ainsi autorise, puisqu'il avait


déjà dépassé les limites, continua sa marche. L'Egypte était
partagée en partis divers par des querelles théologiques: il
fut facile au général arabe de remonter le cours du Nil et
d'aller piller le Fayvoum; cependant les lieutenants civil
et militaire de l'empereur, Théodore et Anastase, qui avaient
pris la place du commandant grec, Jean, duc de Cyrène, tué
dans un combat, tinrent en échec 'Amr dans Babylone
d'Egypte dont on voit encore les ruines au Vieux-Caire,
sous l'église copte. II lui fallut recourir au khalife, <|iii celle
fois n'hésita pas à lui envoyer des renforts conduits par
Ez-Zobéïr, l'un des principaux compagnons du prophète. Les
deux Lieutenants voulurent battre les Arabes avant l'arrivée
du nouveau général Théodore, et ils attaquèrent Amr à
Héliopolis: ils y éprouvèrent d'ailleurs une défaite com-
plète, leur position ayant été tournée par un corps détaché.
Babylone, la ville, mais non la citadelle, fut prise à la
suite de ce désastre; pendant deux ans, les Bédouins
purent se mouvoir librement dans la vallée du Nil. Le pays
était dans le plus grand désordre; Alexandrie, décimée par
les factions et ruinée par les émeutes, n'était plus que
l'ombre de la grande ville d'autrefois; le> Coptes paraissent
avoir reconnu à ce moment un chef que les Arabes ont sur-
nommé el-Moqauqis, d'après quelque titre grec déformé
(peut-être <j.i-:xj-/r^, connue l'a proposé M. Karabacek et <|ui
traitait avec les Arabes sans en référer à l'empereur <>u à
ses représentants. Les troupes musulmanes entrèrent sans
coin bat Ire dans Alexandrie le 9 dhou'l-qa'da 22 29 septembre
643).
'Omar ne voulait pas que la mer bahr, ainsi que les
Arabes appellent le Nil) séparât sa résidence de celle d
Lieutenants, et sur ses ordres 'Amr ben el-'Àç construisit
une nouvelle ville sur l'emplacement où s'était trouvée fixée
sa tente lors <.\\\ siège de Uabylone : pour cela, elle fut
uommée Fostât, « la tente .. ; c'est aujourd'hui le Vieux-
Caire. Il lit eu même temps creuser <'t réparer l'ancien
canal de Trajan qui mettait le Nil en contact avec le golfe de
Sue/, et qui suivait le même chemin que le canal actuel
238 HISTOIRE DES ARABES

d'eau douce : c'était afin d'assurer, au moyen des récoltes de


l'Egypte, un approvisionnement facile et commode des villes
de l'Arabie.
En Tan 25 (646), la situation troublée de Gonstantinople
s'étant améliorée, le général Manuel parut devant Alexan-
drie àla tête d'une grande flotte; l'émeute éclata dans la
ville et les Musulmans furent chassés; le Delta fut reconquis,
mais les excès commis par les troupes grecques révoltèrent
la population copte, qui les avait d'abord accueillies à bras
ouverts et 'Amr, profitant de ce moment, battit aisément le
corps grec de débarquement. Les Byzantins, pressés de
monter a bord de leurs navires, s'enfuirent en hâte à
Alexandrie dont les portes étaient ouvertes et où les Musul-
mans entrèrent en même temps qu'eux. L'incendie dévasta
la ville, dont 'Amr acheva la ruine en faisant démolir les
remparts qui la protégeaient du côté de la terre.
Deux ans plus tard, Ibn Abi's-Sarh, qui avait remplacé
'Amr, menait une expédition renforcée de vingt mille
hommes venus directement de Médine, par Barqa et Tripoli
où s'étaient arrêtées les premières incursions, jusque sur le
territoire de Cartilage, où le patrice Grégoire commandait
pour les Romains ; battu à 'Aqoùba, il dut laisser les Musul-
mans se répandre dans le pays et le piller, jusqu'au moment
où les habitants, par une entente commune, offrirent une
somme considérable une fois payée, et promirent le verse-
ment d'un tribut annuel, pour que les envahisseurs les lais-
sassent tranquilles. 'Abdallah, fils d'Ez-Zobéïr, qui se trou-
vait parmi les
au khalife la troupes
nouvellede deMédine, fut chargé
la victoire; il se d'aller
vanta porter
même

d'avoir tué le patrice Grégoire de sa propre main, mais ce


n'est rien moins que sûr.
Organisation administrative. — Le grand mérite du khalife
'Omar fut de donner une organisation définitive à l'Etat gigan-
tesque que de rapides conquêtes venaient ainsi de créer, et
qu'il s'agissait de diriger de Médine, la capitale, séparée par
des déserts du reste du monde. Pour se smider dans cette en-
treprise, 'Omar avait, en dehors du texte du Qorân,les paroles
et l'exemple du prophète, le hadîth et la sounna. Il s'agit
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 2M>

tout d'abord de constituer le régime de la propriété dans


les provinces qui, à de rares exceptions près, avaient été
conquises de vive force et dont les propriétés publiques el
privées étaient passées an pouvoir des conquérants. On
pouvait partager Les terres entre les soldats de l'année
musulmane: après quelque hésitation, < >mar adopta l'exemple
donné par le prophète à K.héïbar, où les biens-fonds avaient
été laissés aux détenteurs actuels moyennant le payement
d'un impôt spécial, en dehors de l'impôt de la capitation
établi sur tout tributaire qui ne se convertissait pas ;i la foi
musulmane. Ces impôts, confondus d'abord sous les deux
noms de rfjizija el de kharâdj, furenl plus tard différenciés :
la djizya fut la capitation, et le kharâdj l'impôt payé par la
terre possédée par des Infidèles, tandis que les Musulmans
acquittaient pour leurs personnes l'impôt de la zakât dlme
aumônière) et pour leurs biens le dixième du revenu, la
dime (cocAr). C'est surtout dans l'Iraq que l'impôt foncier
fut établi sur les populations, tandis qu'en Syrie les chré-
tiens, qui avaient favorisé les entreprises des Musulmans, en
furent dispensés. 'Omar posa même cette règle générale,
qu'en dehors de l'Arabie aucun Musulman ae devait acqué-
rir de biens-fonds ni se livrer à l'agriculture.
Les sommes que les impôts fournissaient à l'Arabie jus-
que-là si pauvre étaienl énormes; l'Iraq à lui seul envoyait
à Médine, pour le béït-el-mâl, cenl millions de dirhems.
Pour mettre de l'ordre dans la distribution de cet argent,
( i;n ir créa, <'ii l'an SO (641), un diwân ou bureau administratif
sur le i lèle des bureaux de l'administration byzantine que
les conquérants avaient pu voir fonctionner en Syrie. Cette
création n'eut pas seulement pour résultai d<- mettre de
l'ordre dans les finances; elle eut une répercussion certaine
sur l'organisation même de la société, car il fallut établir
une liste exacte de tmis 1rs Musulmans avec l'i IlSCri pt ion de
leurs droits à la participation aux bénéfices selon leur plus
ou moins d'ancienneté dans la communauté, selon qu'ils
avaienl pris part aux premières batailles ou seulement aux
dernières expéditions; et comme il fallut dresser des généa-
logies pour prouver la filiation, on peut dire que c'est alors
04d HISTOIRE DES ARABES

que furent constitués les titres de la noblesse arabe : car


les noussâbs ou généalogistes de profession qui pullulaient
au temps du paganisme, avaient été accusés d'être tous des
menteurs par le prophète lui-même ; tandis qu'une fois
inscrites sur les registres du diwân, ces généalogies prirent
un caractère d'authenticité qui passa pour de l'argent
comptant. 'Omar fit porter en tète des listes, pour une
pension de 12.000 dirhems, l'épouse favorite de Mahomet,
Aïcha; ses autres veuves touchèrent chacune 10.000 dirhems,
ainsi que les membres de la famille de Hàchim qui avaient
combattu à Bedr.

Ce n'est pas seulement par la base et la quotité de l'impôt


que les tributaires, les non-musulmans qui conservaient
leur religion, devaient être différenciés de leurs nouveaux
maîtres. C'est pendant son séjour en Syrie qu'Omar établit
les règles qui devaient faire loi pour ses successeurs, et dont
les principaux termes furent insérés dans la capitulation de
Jérusalem. Interdiction aux non-musulmans d'abuser du
livre sacré, de se moquer du Prophète et du culte musulman,
de toucher une femme musulmane, de chercher à faire apos-
tasier un vrai croyant, d'attenter à ses biens ou à sa vie ;
d'aider les ennemis de l'Islam ou leurs espions; ordre de
porter des vêtements différents de ceux des Arabes ; défense
d'avoir des maisons surplombant celles des croyants, de
battre les simandras des églises ou de réciter leurs livres
sacrés à haute voix en présence des Musulmans, de boire du
vin en public, de laisser voir aux Musulmans les porcs éle-
vés par les chrétiens, de porter des armes ou de monter à
cheval; toute une série de mesures prohibitives qui ont do-
miné l'Orient pendant tout le moyen âge et le dominent encore
au moins dans ses parties arriérées, et qui finirent par
rendre la vie tellement incommode, tellement insupportab'e
aux non-musulmans qu'ils se convertirent jadis en grandes
masses à la nouvelle religion; il ne resta guère de juifs, de
chrétiens et de Mazdéens que dans les villes; les popula-
tions des campagnes devinrent toutes et assez rapidement
musulmanes, sauf dans les cantons montagneux où des agglo-
mérations chrétiennes se sont maintenues jusqu'aujourd'hui.
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 241

On a fait remarquer que les préceptes politiques édictés


par 'Omar sont (rime mansuétude extraordinaire pour le
septième siècle de notre ère, et respirent, somme toute, le
désir de se montrer impartial et juste. Mais tant valent les
mœurs, tant vaut la loi. L'application n'en fut pas toujours
uniforme; et d'ailleurs il y a ce principe qui enlève toute
valeur aux édits quels qu'ils soient, c'est qu'il est à peu près
impossible à un non-musulman d'obtenir justice contre un
musulman; sans parler de l'arbitraire des lieutenants du
souverain, munis d'une délégation du pouvoir absolu,
maîtres de la vie et des biens des sujets, il y a ce fait que le
témoignage des non-Musulmans ne peut être reçu en justice
contre un Musulman; le non-Musulman n'est défendu contre
l'injustice ou la violence que par la conscience et l'esprit
d'équité de ce dernier; le jour où l'un ou l'antre sont obli-
térés, sous l'empire d'une passion violente, de la colère ou
de la haine, il n'y a aucun recours, aucun refuge pour
l'infortuné tributaire.
La nature des choses conduisait à une organisation de
l'armée. A mesure que s'étendaient les conquêtes, il n'était
plus possible de faire partir chaque année de Médine des
corps expéditionnaires; tout le temps se serait passé en
allées et venues a travers le désert; on fut ainsi amené à

établir les troupes, dans l'intervalle des expéditions, dans


des camps isolés où elles se trouvaient prêtes à partir; le
chef du camp exerçait les pouvoirs de gouverneur de la pro-
vince et percevait en cette qualité les impôts. A côté de ces
centres, Damas, Koùfa, Postât, il y en avait d'autres de
moindre importance qui en relevaient, mais qui parfois rece-
vaient directement les ordres du khalife, Baçra, rjoms,
Ordonn (le Jourdain) dont le chef-lieu était Tibériade, et
l'ilastin la Palestine ayant pour chef-lieu d'abord Lydda,
puis Ramlé. Ces camps devinrent bientôt de grandes villes,
et c'est ainsi que furent fondées Baçra e1 Koùfa.
Il ne pouvait être, à cette époque, question d'une organi-
sation civile des provinces conquises. Une fois les popula-
tions soumises, les Arabes ne s'occupaienl plus que de se
rendre compte des sommes que les impôts pouvaient four-
16
242 HISTOIRE DES ARABES

nir, et d'assurer la perception de ces impôts, non pas indivi-


duellement, mais par groupes; ils furent donc forcés de
recourir aux bureaux administratifs que possédaient, avant
la conquête, l'empire romain ou la Perse sassanide ; les
registres continuèrent d'être tenus en grec ou en pehlevi ;
la monnaie qui circulait fut celle à laquelle les populations
étaient habituées, aux effigies de l'empereur ou des Chosroès ;
on possède une monnaie frappée à Tibériade vers l'an 15
(636), avec le nom en lettres grecques de Khâlid (ben el-
Wélid) au revers, tandis que l'autre face représente l'empe-
reur de Constantinople avec le sceptre et le globe surmontés
de la croix. L'administration était restée ce qu'elle était
auparavant, et les chefs de village dans les campagnes, les
évèques dans les villes assumaient l'autorité et assuraient
la rentrée des impôts.
La création du calendrier musulman est encore une
œuvre d"Oinar, qui hésita sur le point de départ de la nou-
velle ère : date de la naissance ou de la mission de Moham-
med; sur le conseil d"Ali, il se décida pour celle de l'émi-
gration àMédine (hidjra, d'où hégire), en l'an 16 (637); et
dès lors les ordres officiels partant de la capitale portèrent
l'indication de la date selon l'année lunaire.
Une mesure draconienne arrêtée par Omar eut pour
conséquence de supprimer en Arabie toute dissidence reli-
gieuse, l'expulsion des Juifs et des Chrétiens. Mahomet avait,
il est vrai, conclu avec les chrétiens de Nedjrân et les Juifs
de Khéïbar des traités qui les laissaient en possession de
leurs terres moyennant le payement du tribut; mais ces
traités contenaient la clause restrictive : « pour autant que
Dieu le voudra », et 'Omar, se faisant l'interprète de la
volonté divine, signifia aux dissidents qu'il n'y avait plus
de place pour eux dans la péninsule.
Assassinat d'Omar (23-64 'i). — 'Omar, alors dans la force
de l'âge (il n'avait probablement pas encore soixante ans ou
les atteignait à peine), était de retour du pèlerinage qu'il diri-
geait lui-même chaque année ; plusieurs de ses lieutenants
étaient venus des provinces s'entretenir avec lui des affaires
de l'Etat; parmi ceux-ci se trouvait el-Moghîra ben Cho'ba,
I ES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 243

récemment nommé à Kofifa, qui parmi les gens qui L'accom-


pagnaient comptait un esclave persan de religion chré-
tienne, Fîroûz, surnommé Abou-Lou'lou'a, charpentier el
tailleur de pierres de son métier. Celui-ci devail payera
son maître, sur les produits de son travail, La somme de
deux dirhems par jour; et comme il n'arrivait pas a Le satis-
faire, ilalla se plaindre au khalife. 'Omar ne trouva rien à
redire à la somme qui lui était réclamée, el comme il ajou-
tait: «J'ai appris, que si tu II* voulais, ti. pourrais construire
un moulin marchant à laide du vent; fais-m'en donc un, i
le Persan, furieux de sa déconvenue, lui répondil : <• .le te
bâtirai un moulin dont on parlera au levant el au coucha ni ! »
— a Je crois que le drôle voudrait me menacer », dit tranquil-
lemenl h- khalife en rentrant chez lui. Le lendemain matin,
pendant la prière, Fîroûz se précipita sur lui au travers des
rangs des fidèles et le frappa a six reprises au moyen d'un
poignard a deux pointes avec le manche au milieu, arme
dont il se servit ensuite pour se frayer un chemin au travers
des assistants. Quelques jours plus tard, 'Obéïd-aliah, un
des fils d'Omar, le rencontra et le tua ainsi <|ii<' sa femme et
sa fille, et en même temps, comme nous L'avons vu pin- haut,
llorinou/.an, l'ancien gouverneur perse de la Susiane, alors
interne a Médine, et soupçonne sans preuves d'avoir fait
partie du complot.
Omar ne mourut pas tout de suite île ses horribles bles-
sures; ilapprit avec joie qu'il ne périssait pas sous les coups
d'un vrai croyant. Sa seule préoccupation fut de savoir a
qui il Laisserait le pouvoir. Il avait pense a 'Abd er-Rahman
heu 'Auf, un des [dus anciens compagnons du Prophète,
mais celui-ci déclina cette offre; Omar composa alors un
conseil en adjoignant a Abd-er-Rahman Ah. Othmân,
Zobéïr et Sa M ben Abi-Waqqâç, en leur donnant trois jours
pour choisir un chef de la communauté; puis il rendit le
dernier soupir le 26 dhou'l-hiddja "J."> ."> novembre 644 •
Il n'était pas facile au conseil foi nie par Omar de lui
désigner un successeur, chacun, sauf 'Abd-er-Rahman, étanl
désireux de briguer l'emploi; deux jouis se passèrent en
conversation. Le troisième jour 'Abd-er-Rahman proposa
244 HISTOIRE DES ARABES

qu'on s'en remît à lui, qui n'était pas candidat, de choisir la


personne convenable, et comme chacun des autres ne pou-
vait disposer que de sa propre voix et n'espérait plus
qu'une majorité se formât sur son nom, chacun restant
sur ses positions, on accepta son offre. Il alla donc consulter
chacun des conseillers en particulier; une majorité allait se
former sur le nom d"Ali en sa qualité de gendre du pro-
phète, lorsque celui-ci déclara qu'il ne reconnaîtrait rien en
dehors du livre de Dieu et de la coutume de Mahomet;
c'était renoncer à toute l'œuvre d'Abou-Bekr et d'rOmar;
alors on se tourna vers l'autre gendre du Prophète, 'Othmàn,
qui accepta de maintenir l'œuvre de ses devanciers et qui
fut déclaré khalife. Ce fut donc par suite d'une négociation
diplomatique que fut amené le choix d"Othmàn, l'homme le
moins capable de poursuivre l'œuvre du grand organisateur,
et qui allait, par sa faiblesse inconcevable, susciter dans la
nouvelle communauté la première guerre civile. Il est in-
croyable qu'Abd-er-Rahmân se soit trompé à ce point, et
il faut croire que les qualités morales de la personne choisie
ne pesèrent pas dans sa balance ; il avait peut-être une
grande dose de naïveté, et s'imaginait que l'aide de Dieu
suffisait à elle toute seule pour bien diriger les affaires du
nouvel Etat.

Kualifat d' Oth.màn. — Les premières années de cette


période, qui dura onze ans et demi, furent occupées par l'achè-
vement des grandes conquêtes en Perse et dans le nord de
l'Afrique. L'impôt payé par les provinces et qui était tout
entier apporté à Médine, servait à payer les pensions que
l'organisation d"Omar avait attribuées aux défenseurs de
l'islamisme, revenus que les Arabes d'avant la nouvelle reli-
gion n'auraient pas rêvés, même les plus riches; le luxe se
développait rapidement et était déjà l'objet des craintes et
des objurgations des pieux Musulmans qui s'en tenaient
à la lettre des préceptes. Les camps de Koùfa et de Baçra
renfermaient une population guerrière, soumise à la
seule discipline du sentiment religieux, très faible et très
superficiel chez les Bédouins, race turbulente et inquiète.
Othmân était de la famille d'Oméyya, et favorisa autant que
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 245

possible ces aristocrates mecquois en les nommant dans les


gouvernements «le province. Pieux comme il Pétait, d'une
piété étroite et rigide, il voulut agrandir le temple de la
ka'ba et entourer le cube préhistorique de galeries destinées
à la prière; il fallut exproprier des maisons, ce qui lit beau-
coup crier.
En l'an 32 (653), pendant la guerre d'Arménie que me-
naient les troupes levées en Syrie et celles qui étaient can-
tonnées dans T'Iràq, on s'aperçut que les uns ne lis;n' ent
plus le Qorân de la même manière que les autres; la tradi-
tion orale avait déjà commencé à faire son œuvre; le texte
du livre sacré était tracé en gros caractères sans points
diacritiques ni voyelles, <•! déjà (rime province à l'autre on
pouvait s'apercevoir qu'on ne lisait plus de la même façon.
"Othmân sentit le «langer des variantes possibles à l'infini;
il résolut de faire établir un texte qui sérail considéré comme
définitif. Déjà 'Omar, en voyant tomber dans le combat la
plupart des connaisseurs du livre, de ceux qu'on appelait
« les porteurs du Qorân », s'élait avisé, pour empêcher la
tradition de se perdre, de faire rédiger un texte par un des
anciens secrétaires du Prophète, Zéïd ben Thâbit; son tra-
vail de réduction avait «de conservé par le khalife, mais non
publié par la voie ordinaire de la multiplication des copies
manuscrites. C'est encore Zéïd qui fut charge par 'Othmân
du soin de dresser un modèle définitif, «|iii resta ;i Mé-
dine et dont on envoya «les copies à Damas. Koùfa et Baçra,
pour y servir d'exemplaires-types. On brûla l<>us lesautres
manuscrits, sans protestation d'ailleurs. Mais à Koùfa se
trouvait Abdallah ben Mas'oûd, l'un des premier- convertis
à L'islamisme, à la Mecque même, el qui pouvait passer
pour un bon connaisseur du livre; soit qu'il lui jaloux de voir
Zéïd choisi pour ce travail, suit pour tout autre motif, il
mil a crier bien haut que le texte d' 'Othmân «'tait falsifié, et
qu'il y manquait des révélations dirigées jadis contre les
Oméyyades el «pie le zèle d''Othmân pour sa famille avait
fait disparaître; de même, plus tard, les Chi'ïtes ne manque-
ront «le «lire jusqu'à nos jours qu'M Hlnnàn a fait disparaître
«lu texte sacre les litres d' Ali el «!«• sa famille i la Succession
24(5 HISTOIRE DES ARABES

au khalifat. On sait bien, en effet, que nous n'avons pas tout


le Qoràn; toutefois il est bon de faire remarquer que les
principaux compagnons du prophète restés à Médine, tels
qu"Ali, Talha, Zobéïr, Sa'd et d'autres, qui n'avaient pas de
raison de ménager Othmân, n'ont jamais protesté contre
l'établissement du texte ordonné par le khalife. Les com-
mentateurs du Qorân nous ont conservé un certain nombre
de variantes provenant de l'exemplaire d" Abdallah ben
Mas'oùd, dont Tordre des chapitres était à peu près le
même que celui d' Othmân (preuve que le rangement par
ordre de longueur était le fait de la première rédaction de
Zéïd), mais qui ne contenait ni la Fâtiha, ni les deux courtes
sourates dites el-mo' awwidhatân (les « prophylactiques », les
deux dernières); les variantes sont en général d'ordre
purement grammatical.
RÉACTION RELIGIEUSE ET NAISSANCE DU Clll ÏSTISME. — La
communauté musulmane ne se composait pas que de prati-
quants convaincus; il y avait aussi ceux qui, par politique
ou par crainte, par entraînement ou par nécessité, s'étaient
rattachés à la religion triomphante; telle celte famille
d'Oméyya, promise aux plus hautes destinées et dont le per-
sonnage leplus important, Abou-Sofyân, était mort à Mé-
dine en l'an 31 (651-652). Véritable grand seigneur arabe, de
haute allure et de caractère altier, on peut croire que l'isla-
misme démocratique n'était pas fait pour lui plaire; et s'il
avait livré jadis la Mecque, c'est qu'il avait senti une force
irrésistible dans la marche des nouvelles idées. Il n'était pas
le seul, et là où, surtout dans les provinces conquises, on
échappait quelque peu à la surveillance du pouvoir théo-
cratique, les exemples de vie impie étaient devenus si fré-
quents que l'un des plus vénérés parmi les compagnons
de Mahomet, Abou-Dharr el-Ghifàrî, se trouvant à Damas et
rempli de mépris pour le luxe qui l'entourait, se mit à prê-
cher contre la croissante dissolution des mœurs. S'il s'en
était tenu là, on l'aurait considéré comme un prédicateur
ordinaire et on ne l'aurait guère écouté; mais, fort de sa
situation et de son autorité, il s'en prit au lieutenant du
khalife et Paccusa de favoriser, par sa négligence, la dissi-
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 2*7

pation et la mondanité; cela prenait une couleur politique;


le lieutenant le renvoya à Médine. Là, Abou-Dharr continua
ses sermon'- qui allèrent jusqu'à attaquer le khalife lui-
même et son entourage, dans lequel on pouvait distinguer
un des anciens ennemis acharnés de l'islamisme, El-Hakam.
ainsi que son fils Merwân; il proclama, pour la première
fois, les droits de la famille du Prophète, c'est-à-dire d"Alî
et des (ils de Pâtima, à posséder l'héritage de Mahomet, y
compris le droit de régir la communauté des fidèles : or
c'était là le principe même de la grande scission qui divisa
L'Islamisme en deux branches ennemies, le schisme qui
remplit toute son histoire, le chi'ïtisme (de chî'a « parti-
sans » sous-entendu de la famille du Prophète, d'où chi it<
Sa naissance remonte par conséquent à la prédication
d'Ahoii-l iharr. 'Olhmàn, désigné d'une façon régulière,
n'avait pas envie de résigner ses pouvoirs entre les mains
de son concurrent; il exila Abou-Dharr dans la petite localité
de Rabadha, où celui-ci ne tarda pas à mourir. Prétendre
que les droits de la famille de Mahomet avaient été méconnus
et foulés aux pieds, était une excellente plate-forme dont
les partis d'opposition ne tardèrent pas à s'emparer; c'est
ainsi qu "Abdallah ben Sàba, un ancien juif du Yémen con-
verti à l'islamisme, qui avait été expulsé de Baçra <'t de
Ivoùfa, se rendit en Egypte pour y proclamer qu'en atten-
dant le retour de Mahomet à la fin des temps, il fallait consi-
dérer comme son remplaçant, en son absence, celui qui avait
été son aide pendant sa vie, c'est-à-dire Ali. Cette prédica-
tion trouva là un terrain d'autant plus favorable que le l;'<,'i-
verneur Ibn Abi-Sarh était mal vu des fidèles, depuis l'or-
ganisation des expéditions maritimes.
Conspirations et révoltes. — Abou-Dharr avait dit tout
haut ce que la plupart des Musulmans pensaient tout bas,
m savoir que la direction donnée par 'Othmân aux affaires
de la communauté était mauvais.'. Le khalife dut même
monter en chaire <■! expliquer qu'il ae croyait pas faire
autre chose que ce qu'avait fait 'Omar; mais cela ne calma
pas l'irritation de gens qui voyaient le pouvoir aux mains
de Musulmans peu sincères. Le centre de cette résistance
248 HISTOIRE DES ARABES

était 'Àïcha, veuve du Prophète, surnommée omm cl-moumé-


nîn, « mère des croyants ». A Koùfa, les mécontents étaient
menés par Mâlik ben el-Achtar, une tête chaude, qui avait
été interné quelque temps en Syrie. En chawwâl 35 (avril 656),
trois armées, venues sous le prétexte d'accomplir la visite
pieuse de Y'omrci, campaient devant Médine : celle d'Egypte
menée par Mohammed ben Abi-Bekr, les troupes de Koùfa
conduites par Mâlik ben el-Achtar, et une division venue de
Baçra. Elles comptaient sur l'appui d'Ali, de Zobéïr et de
Talha pour être autorisées à entrer dans la ville, mais le
danger était trop évident ; leur demande fut rejetée et la
population appelée sous les armes. Les conjurés partirent :
à quelles conditions? Toute cette histoire est passablement
obscure. Les documents les plus anciens que nous ayons ne
remontent qu'à l'époque des Abbassides, temps de violente
réaction contre tous les souvenirs des Oniéyvades, et sont
empreints d'une visible partialité. Ces rapports prétendent
que les conjurés avaient obtenu d''Othmân la promesse de
destituer ses gouverneurs de province, dont on avait tant à
se plaindre, et qu'ils s'en allaient satisfaits lorsqu'on décou-
vrit des instructions secrètes adressées au gouverneur
d'Egypte et qui prescrivaient à celui-ci de leur faire couper
les pieds et les mains. Rendus furieux par cette trahison,
les conjurés revinrent à Médine et cette fois, s'introduisant
dans la ville, allèrent assiéger le khalife dans sa propre
maison, bien qu'il eût nié que les instructions secrètes éma-
nassent de lui, et les eût attribuées à une ruse de son con-
seiller intime Merwân.

« Je n'enlèverai pas le vêtement que Dieu a mis sur mes


épaules », avait dit 'Othmân; il fallut se battre. 'Olhmàn
continuait chaque jour d'aller présider à la prière: les dissi-
Talha etdents,Zobéïr
à coups semblent
de pierre,être
dispersèrent l'assemblée.
restés indifférents 'Ali,
à la lutte.
Ils se contentèrent d'envoyer un de leurs fils à la défense
du khalife, au lieu d'y aller eux-mêmes; pure hypocrisie. Il
est clair que leur parti, le parti des bigots, ne voyait pas de
trop mauvais œil que l'opinion se soulevât contre Othmân.
Celui-ci était bloqué clans sa maison; les assiégeants, qui ne
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 2411

voulaient pas verser le sang, désiraient le prendre par La


lamine. Dix semaines après la première apparition des re-
belles, le 18 dhou'Hiidjdja 35 (17 juin <>:>o , la nouvelle
parvint à Médine que des troupes de secours, demandées par
le khalife à ses lieutenants Ibn-'Àmir à Baçra el Mo'âwrj
Damas, tous deux Oméyyades, allaient arriver; cette nou-
velle hâta la catastrophe : les rebelles se précipitèrent à
l'assaut de la maison, y entrèrenl par les terrasses des
maisons voisines, dispersèrent les défenseurs de la porte
d'entrée, pris à revers; Merwân, atteint d'un coup de sabre
au cou, fut laissé pour mort sur place. 'Othmân était dans
sa chambre, lisant le Qoràn; les meurtriers n'osèrent pas
s'avancer; mais Mohammed benAbi-Bekr L'injuria, e1 mal,
que sa femme Nâïla se fût précipitée pour le couvrir de smi
corps elle eut les doigts <le h main coupés . les sabres
s'abattirent sur l'infortuné khalife, qui couvril de son sang
la page du saint livre à Fendroil où il était ouvert.
Khalifat iv'ai.i. — Cousin et gendre du Prophète, Ali,
qui n'avait d'abord trouvé d'appui que chez les Égyptiens,
devait finir par l'emporter sur Talha et /obéir, à raison de leur
unique qualité de compagnons ; el quand les gens de Koûfa
et de Baçra se furent rangés a la même opinion, les habi-
tants de Médine n'eurent plus qu'à accéder à leur tour au
choix d'Ali impose par les meurtriers: il avait fallu huit
jours de négociations pour arriver à ce résultat. Les deux
opposants affirmèrent toujours qu'ils avaient été amen- - par
force à la prestation de serment et se serviront de cet argu-
ment pour rejeter une allégeance imposée par la contrainte.
Il v en eut quelques autres qui refusèrent de mettre la main
dans celle du nouveau khalife, tels que Sa'd ben Abi-Waq-
qâç, le conquérant de la Perse, qui se retira dans ses terres
et ne voulut plus occuper d'emplois publics. Mais ce qui fut
plus grave pour les débuts du règne, c'est que Mo'âwiya,
gouverneur de la Syrie, refusa absolument de reconnaître
L'intronisation d' Ali: le mot d'ordre : - Vengeance pour le
meurtre d"Othmân! a devint le -igné (le ralliement de tout
le parti d'opposition a Ali. composé des partisans d'*Oth-
mân : ainsi s'engageait la lutte entre la famille d'Oméyya et
250 HISTOIRE DES ARABES

celle du Prophète, qui devait bientôt se terminer par la vic-


toire complète de la première, suivie plus tard de la revanche
de la seconde, mais subtilisée à son profit par une autre
branche de la famille de Hâchim, celle d"Abbâs, appuyée
par toutes les forces de la Perse renaissante.
No'mân ben el-Béchir s'était échappé de Médine en em-
portant comme pièces à conviction la chemise sanglante
d"Othmân et les doigts coupés de Nâïla, et fut reçu à bras
ouverts par Mo'âwiya qui fit exposer ces reliques dans la
mosquée de Damas. Le nouveau khalife s'empressa de chan-
ger les gouverneurs de province et de les remplacer par des
hommes dévoués à sa cause ; mais il sentit qu'avec Mo'à-
wiya il n'y avait rien à faire qu'à le déposer par la force, si
c'était possible: et l'entreprise n'était pas commode, le gou-
verneur de la Syrie pouvant compter sur l'appui unanime de
toute la province. Tout au contraire, 'Ali ne vit personne de
Médine accourir à son appel, en dehors d'un petit nombre
de gens de sa suite ; sa faiblesse, son indécision pendant la
tragédie de la maison d' Othmàn lui avait aliéné l'esprit des
gens religieux. Son irrésolution enleva toute énergie à son
gouvernement.
L'élection d"Ali mettait en émoi ses adversaires, qui
étaient nombreux; ils quittèrent Médine pour la Mecque, où
ils se sentaient plus en sûreté sous la protection delà Ka'ba,
et où ils rencontraient 'Aicha, toujours prête à ourdir des
complots contre Ali; une fois réunis là et d'accord, ils se
transportèrent en Babylonie, où ils comptaient des partisans.
A Koùfa, malgré la désapprobation de Sa'id ben el-'Àç,
gouverneur de la ville pour 'Othmàn. ils recrutèrent des
soldats, et ils avaient avec eux trois mille hommes quand
ils se présentèrent devant Baçra. Ils occupèrent une partie
de la ville malgré la défense qu'en fit 'Othmàn ben Honéïf,
et le firent prisonnier par surprise; quoique les partisans
d'Alî ne fussent pas ébranlés par cet échec, Talha et Zobéïr
finirent par occuper la ville entière. Un grand nombre de
partisans d'Ali furent mis à mort sous le prétexte de venger
la mort d"( )thmàn, comme si ces gens de Baçra y eussent le
moins du monde participé. Ces mesures étaient encore
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 851

plus maladroites que cruelles ; elles leur aliénèrent beau-


coup de gens qui comptaient des parents parmi les victimes,
et ce n'étaient pas des moins considérables, comme Abou
Mofisa el-Ach'arî, qui se tint dans une attitude circonspecte
et prudente. El-Hasan, fils aîné d"Alî, lit alors son appari-
tion à Koùfa, ce qui donna encore plus de consistance au
bruit qui courait du projet de transfert de la capitale dans
cette ville, tellement Ali se sentait peu en sûretéà Médine,
dont la plupart des habitants s'étaient désaffectionnés de
lui.
Suivant sa coutume, 'Ah arriva à Baçra très lentement, et
trouva la ville occupée par les ennemis : mais il n'entendait
pas procéder à une lutte sans avoir épuisé les moyens de
conciliation. Ses ouvertures furent acceptées, el les conjurés
parurent vouloir faire la paix, à la condition qu'il leur livre-
rait les assassins d"( )thmàn qui se trouveraient dans son
camp. Lorsque Ali. dans sa marche en avant, eut ordonné
à ceux qui étaient compromis dans la tragédie de Médine de
se séparer du gros de l'armée et de rester en arrière, ceux-
ci, qui formaient une troupe assez considérable, prirent peur
et considérèrent qu'il y avait avantage pour eux a com-
battre en vendant chèrement leur vie; tout en obéissanl à
l'ordre qui leur était ordonné, ils suivirent l'armée à dis-
tance campés
; à Khoréïba non loin de la ville, ils attaquèrent
à l'improviste un parti ennemi, ce qui mil lin aux pourpar-
lers pacifiques. Ce combat, le premier où des Musulmans se
battirent les uns contre les autres, eut lieu en djoumàda II 36
décembre 656 . Zobéïr se retira vite de la lutte, mais il fut
tué, non loin du champ de bataille, par un liédouin ren-
contré inopinément; Talba reçut une grave blessure donl il
mourut avant d'avoir atteint la ville. La morl des deux chefs
aurait découragé l'armée sans l'énergie d"Âïcha, qui, de la
litière du chameau où elle étail renfern excitait par ses
cris et ses appels Bes partisans à la lutte. Ce chameau étail
au milieu du péril : la litière ne Larda pas à être lardée de
flèches de façon à ressembler à un hérisson. Malgré les
membres de la tri bu de I )abba qui l'entouraient, Mâlik ben
el-Achtar saisit le chameau par la bride: le palanquin fut
252 HISTOIRE DES ARABES

descendu, 'Aïcha était prisonnière, et la bataille gagnée.


Telle fut la journée du Chameau. Ali interdit la poursuite
des fuyards, l'achèvement des blessés et le pillage delà ville ;
'Aïcha fut laissée libre de se rendre à la Mecque, d'où elle
s'en retourna à Médine en compagnie du pèlerinage.
Cette bataille gagnée rendait 'Ali maitre de l'Iraq et du
reste de l'empire arabe, à l'exception de la Syrie ; mais
l"Iraq était seul en état de lui fournir des troupes. Cepen-
dant ses lieutenants lui en amenèrent de l'Adherbaïdjan et
de Hamadàn; il y avait là un millier de compagnons du Pro-
phète, dont soixante-dix avaient assisté a la bataille de l>edr.
On remonta le cours de l'Euphrate pour gagner la Syrie, et
l'on rencontra les premières troupes de Mo'àwiva à Çiffîn,
une grande plaine au sud de Raqqa. C'était l'avant-garde des
troupes de Syrie; elle était commandée par Abou'l-A war,
excellent manœuvrier qui tendit à séparer ses adversaires
de tout accès au cours du fleuve, ce qui les exposait à mou-
rir de soif, eux et leurs montures; c'était les forcer à se
battre. Màlik se fraya un chemin jusqu'au fleuve (dhou'l-
hidjdja 36-mai 057 ; mais 'Ali voulait négocier avant d'en-
gager la bataille à fond : c'était un pacifiste. Le temps se
passa en pourparlers inutiles, les chefs des Syriens ne
sachant parler d'autre chose que de la vengeance d"Oth-
mân; une trêve pendant le mois sacré de moharrem ne fit
que servir davantage les intérêts de Mo'àwiva. Les com-
bats reprirent à l'expiration de cette trêve, occupée par de
vaines négociations. Le 9 çafar 37 27 juillet; on en vint à une
mêlée générale. Le principal appui d"Ali résidait dans un
corps de « lecteurs du Qorân », ainsi appelés parce que, sa-
chant par cœur le livre sacré, ils pouvaient en indiquer la
véritable lecture aux néophytes qui s'exerçaient à déchiffrer
l'écriture koufique; c'étaient des fanatiques, qui avaient
reporté sur Mo'àwiva la haine qu'ils réservaient à Othmân ;
parmi eux se trouvaient des complices du meurtre de ce
dernier. Au premier choc l'aile droite de l'armée d'Ali en-
fonça les lignes opposées et parvint jusque tout près de
la tente de Mo'àwiva; mais un retour offensif dégagea celle-
ci. L'aile gauche, au contraire, n'avait pas tenu pied et Ali
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 253

avait dû se prodiguer de sa personne pour ramener les


fuyards. 'Ali provoqua Mo'âwiya en combat singulier, disant
qu'on avait assez, tué de inonde et qu'il valait mieux finir
L'affaire à eux deux; celui qui serait vainqueur aurait l'em-
pire; ce qui empêcha Mo'âwiya d'accepter cette proposition,
c'est qu'Ali, vaillant cavalier, avait la réputation de n'avoir
jamais manqué son homme. La nuit n'arrêta pas les combat-
tants; le lendemain parut devoir être décisif. Màlik el-
Achtar à la tète de l'aile droite, Ali au centre avec les gens
de pied, marchèrent en avant contre Mo'âwiya. qui fut sur
le point d'être cerné; ce qui le sauva, ce fut une ruse ima-
ginée par 'Amr bén el-Ac, les exemplaires du Qorân mis au
bout des lances de l'armée syrienne et L'appel au jugement
du livre sacré. Ce stratagème réussit au delà de toute espé-
rance :les pieux Musulmans ne pouvaient faire autrement
que de s'arrêter en présence de cet appel.
De plus, les habiles profitaient du flottement et de L'indé-
cision qui se produisirent en présence de cette démonstra-
tion inattendue. El-Ach'ath ben Qâïs, de la tribu de Kinda,
qui ne pouvait pardonner aux Médinois de lui avoir enlevé
son royaume du Yémen, crut saisir L'occasion de se venger
d'eux; il alla trouver 'Ali, l'obligea à rappeler Màlik el-
Achtar qui continuait de combattre, et à le déléguer lui-
même comme envoyé auprès de Mo'âwiya, pour traiter des
conditions dans Lesquelles aurait lieu Le jugement d'après le
Qorân. El-Ach'ath n'était pas seul; un très fort groupe L'ap-
puyait; Ali dut accepter ses propositions : la partie était
perdue pour lui.
L'envoyé ne tarda pas à revenir avec La proposition de
nommer deux arbitres, désignés par chacun des deux chefs
en présence, qui auraient à décider, d'après Le Qorân, Lequel
devait avoir la souveraineté de l'Etat musulman. Les Syriens
choisirent 'Amr ben el-'Âç; les Lraquois, à la suggestion
d'el-Ach'ath, désignèrent Abou-Moùsa el-Ach'ari, qui avait
jadis gouverné leur pays et avail perdu son poste lorsque
ses administrés adoptèrent Le parti d'Ali; il n'avait pas
voulu prendre part à la Lutte et en attendait le résultat dan-
une localité peu éloignée. I »n convint que les .nue.- reste-
254 HISTOIRE DES ARARES

raient sur leurs positions et que le tribunal arbitral se reuni-


rait, au mois de ramadan, à Doùmat el-Djandal, bourgade du
désert entre l'Iraq et la Syrie.
Si fort que fût le parti d'el-Ach'ath, il n'avait pas avec lui
toute l'armée; il y eut de nombreux mécontents, parmi les
Musulmans sincères qui combattaient pour 'Ali, à qui il dé-
plut que le khalife remit à deux individus, si qualifiés qu'ils
fussent, le soin de décider sur une question dont la solution
n'appartenait qu'à Dieu seul, au Dieu des batailles : aussi le
mot d'ordre : Là hokm' illà lillâh ! la décision n'appartient
qu'à Dieu!; fut le cri autour duquel se rallièrent ces oppo-
sants, dont le nombre n'était pas moindre d'une dizaine de
mille hommes. On connaissait d'ailleurs Abou-Moùsa el-
Ach'arî, et l'on estimait que les droits d'cAli étaient en
fort mauvaises mains. Ce parti voulut obtenir d'Ali la renon-
ciation àl'entente conclue avec l'adversaire ; n'y réussis-
sant pas, ils quittèrent l'armée pour retourner à Koùfa :
et comme ils sortirent du camp, on les nomma khâridjî,
au pluriel khawâridj (de kharadja, « sortir, se révolter »}.
Par contre, ceux qui restèrent fidèles à la personne d' Ali,
non pas tant comme khalife désigné à l'élection que comme
successeur du Prophète à titre de membre de sa famille,
furent désignés sous l'expression de chi'at AU « partisans
d'Ali », d'où Chiites.
Ali négocia quelque temps avec les Khàridjites et semble
leur avoir promis de reprendre la guerre avec Mo àwiva
après la sentence arbitrale, sur la teneur de laquelle il ne
pouvait plus guère conserver de doute; mais il y avait là un
noyau de fanatiques sur lesquels le raisonnement n'avait pas
de prise; ceux-ci quittèrent leur campement de Haraurà près
de Koùfa pour aller se cantonner à Nahréwân sur les pre-
mières pentes du Zagros et y élire un khalife dans la per-
sonne d'un des leurs, 'Abdallah ben "YVahb (10 chawwâl
37 — "21 mars 658). Avant cela, les arbitres s'étaient réunis à
Doùmat-el-Djandal ; le débat de ces deux augures, qu'on
pouvait peut-être croire secrètement d'accord et qui, en
bons Orientaux qu'ils étaient, auraient pu se regarder sans
rire mais cette supposition est démentie par ce qui se passa
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 2.Ô5

après le jugement), est présenté avec quelque solennité par


les historiens : « Tu es plus âgé que moi. aurait dit Anir à
Abou Moûsa, tu es un des plus anciens compagnons du Pro-
phète, exprime d'abord ton idée. » Si Abou-Moûsa désirait
se venger d"Alî qui lui avait enlevé son gouvernement, il
ne se souciait guère, lui un des anciens compagnons, de
voir à la tête de la communauté musulmane un Oméyyade
peu croyant et plus désireux de jouissances temporelles que
de récompenses éternelles; il s'entretint donc avec -
arbitre des candidats possibles au khalifat; et Amr n'eut
pas de peine à l'amener a cette conclusion, qu'il fallait dé-
poser 'Ali et rejeter Mo'âwiya, et laisser à la communauté le
soin de désigner cu le futur maître de l'Etat. < >n tomba d'ac-
cord de prononcer la sentence arbitrale dans ce sens, et
Abou-Moûsa, devant l'assemblée, déclara Ali et Mo'âwiya
déchus de leurs droits à l'empire, puis il ajouta : « Choisis-
sez à leur place celui que vous croirez le plus digne.
Alors Anir monta en chaire pour s'écrier : <• Nous avez
entendu ce qu'il vient de dire d'Ali, eh bien moi, je dis la
même chose (pie lui, je déclare Ali déchu de ses droits, el
je proclame à sa place Mo'âwiya, parent d "Othinân et ven-
geur de sa cause, comme étant le plus digne. Ou s ima-
gine aisément les impressions contradictoires que cette
déclaration produisit sur l'assemblée; les deux arbitres, le
dupé et le dupeur, s'insultèrent publiquement au moyen de
passages du Qorâo qu'il» se jetèrent à la tête. Les Syriens
voulurent s'assurer de la personne d' Abou-Moûsa, qui dut
s'enfuir el ne trouva de sécurité qu'à La Mecque.
Un pareil arbitrage ne pouvail entraîner L'assentiment «le
personne. Mo'âwiya se lit proclamer khalife dans sa pro-
vince; 'Ali, songeant à reprendre la campagne contre lui.
tâcha de ramener les Khâridjites eu leur montrant que La
sentence arbitrale, au mépris des termes ilu compromis qui
avait institué le tribunal, n'était pas bas* e Bur ta parole de
Dieu, mais ils avaient déjà nomme leur khalife, et la cause
<l' Ah n'était plus la leur. Les troupes d' Ali. fidèles .1 l'en-
traînement d'el-Ach'ath ben Qaïs, refusèrent de Le suivre
avant d'avoir combattu La défection des Khâridjites, qui
256 HISTOIRE DES ARABES

rayonnèrent autour de Nahréwân et y étendirent insensi-


blement leur domination en obligeant, sous peine de mort,
les populations à maudire 'Othmàn et 'Ali. C'en était trop ;
celui-ci marcha contre eux; ils se dispersèrent dans les pro-
vinces avoisinautes de la Perse et de la Babylonie; dix-huit
cents fanatiques qui résistèrent furent massacrés jusqu'au
dernier à la bataille de Nahréwân (9 çafar 38-17 juillet 658).
La secte khàridjite n'était pas anéantie; ceux qui s'étaient
dispersés à temps propagèrent leur opinion dans des con-
trées mécontentes du système oppressif des impôts et main-
tinrent longtemps l'insécurité et les troubles dans le Khou-
zistan. Cette doctrine politique devint une religion ; et
encore aujourd'hui, les Ibàdites de l'Oman et de Zanzibar,
les habitants de l'île de Djerba en Tunisie et du Mzab en
Algérie maintiennent vivace la haine contre c Ali et les com-
promissions mondaines: ce sont les Vieux-Musulmans.
Les gens de Koùfa qui avaient pris part aux combats de
Çiflïn déclarèrent qu'ils en avaient assez fait pour une année
et quittèrent 'Ali. En outre l'Egypte lui donnait des inquié-
tudes; les provinces étaient révoltées et son lieutenant
impuissant; il y délégua Mâlik el-Achtar ; par malheur
Mo'àwiya eut vent de la chose, et fît décider, au moyen des
partisans qu'il avait dans cette province, le collecteur des
impôts d'el-'Arich à empoisonner le général 'alide au
moyen d'une boisson préparée avec du miel. Au même
moment 'Amr arrivait de Syrie; Mohammed ben Abi-Bekr,
lieutenant d"Ali, fut abandonné de ses troupes, saisi pen-
dant sa fuite et tué. 'Amr ben el-Aç devint le maître absolu
de l'Egypte, sous la suzeraineté de Mo'àwiya. C'était une
perte sérieuse pour Ali, qui vit bientôt des corps expédi-
tionnaires syriens apparaître en Mésopotamie, à la Mecque,
à Médine même. Pendant deux ans, Ali ne cessa de faire
face à ces difficultés renaissantes et à envoyer troupes sur
troupes combattre sur ces différents points. C'est alors
qu'une catastrophe imprévue vint changer le cours des
choses : trois khàridjites avaient juré de débarrasser le
monde musulman d"Alî, de Mo'àwiya et d"Amr ; celui qui
avait été choisi pour tuer le premier, Ibn-Moldjam, l'attendit
LES TROIS KHALIFES ORTHODOXES 267

dans un couloir étroit à la sortie de la mosquée de K ou l'a et


lui fendit la tète d'un coup de sabre; le khalife mourut deux
jouis après 17 ramadan /i0 = 2'i janvier 661).
Ali était un parfait honnête homme, et l'on conçoit aisé-
ment que l'islamisme lait considrn' comme un saint ; plus
tard, les mystiques se plairont à mettre son nom en tête <1«'
leurs arbres généalogiques indiquant leur filiation spiri-
tuelle. 11elaii laid, chauve et obèse; mais c'était un poète et
un guerrier courageux ; la tradition postérieure aimera à
rappeler ses hauts faits, auxquels elle en ajoutera heaucoup
de légendaire-. Cependant il n'avait aucune des qualités de
l'homme d'Etat; ses décisions étaient lentes à venir, ses ter-
giversations, provenant du scrupule honorable d'éviter de
verser le sang autant que possible, ont souvent retardé la
solution des affaires et même nui à leur bon succès. Déjà,
à la mort de son beau-père, il avait, en consacrant ses mo-
ments aux soins pieux que l'islamisme réserve aux défunts,
laisse passer l'occasion de se produire, d'attirer des suf-
frages sur son nom, et s'était vu souffler la succession du
Prophète au profit d'Abou-Bekr, entraîné par 'Omar dans la
réunion publique où l'on avait prononce sur le choix du
khalife. Il eut plus tard affaire à forte partie : car Mo'àwiya
et Amr heu el-'Àç avaient justement ces qualités de déci-
sion et de commandement qui lui faisaient défaut; le second
surtout était rusé, et Ali était le dernier homme qui pût
penser à une ruse : aussi fut-il joué dans les négociations
qui suivirentle combat de Çifi'în. La grande tante de -a vie.
due peut-être à son irrésolution, fut d'avoir laisse massacrer
'(Mhmàu au lieu de venir a son secours, et c'est, connue
nous Pavons vu, le moyen politique qui. exploite habile-
ment, contribua à détacher de lui des partisans qu'autre-
ment il aurait dû réunir autour de sa réputation d'honnête
Musulman et de son caractère de khalife.

1:
258 HISTOIRE DES ARABES

BIBLIOGRAPHIE

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Otto von Platen, Geschichte der Tbdlung des Chalifen Omar, aus
der Chronik des Dijarbekri ; in-8. 1837.
ciiantiu; XI

LES OMEYYADES

La bataille de Çiffîn avait assuré la domination de Mo'âwiya


sur la Syrie ; elle lui avait permis d'y joindre en outre la
Mésopotamie. C'est au commencement de l'année 36 (658
que Amr ben el-'Aç s'empara de l'Egypte. Mohammed ben
Abi-Hodbéïfa, gouverneur de cette province. (|iii avail
reconnu le khalifat d"Alî, fut attiré en embuscade à el-
'Arich; fait prisonnier et mis à mort par l'ordre de Mo'âwiya,
il fut remplacé par Qaïs ben Sa'd, puis par Mâlik el-Achtar,
qui n'eut pas le temps d'atteindre les limites de la pro-
vince :il fut empoisonné en cours de route. s<>n suc-
cesseur Mobammed ben Abi-Bekr fut invité par Mo'âwiya
et 'Amr à leur céder la place; il demanda des renforts à
Ali, qui ne put lui en envoyer. Un seul combat mit
l'Egypte aux mains des Syriens; Mobammed ben Abî-Bekr,
défait, se cacha dans des ruines où il fut découvert el mis
à mort.

Les appuis d"Ali diminuaient de jour en jour. Il n«' pou-


vait pas compter sur les gens de Baçra; ceux de K<>ùfa
étaient seuls à l'appuyer, et encore sans unanimité. I
Arabes du Bahréïn refusaient l'impôt et plusieurs tribus
étaient redevenues chrétiennes. La Perse lui échappait. De
l'autre côté, Mo'âwiya avait conclu une trêve avec les I!"
mains, moyennant le versement d'un tribut annuel. En 'i<>.
(juillet 660), Mo'âwiya prend décidément le titre de khalife
à Jérusalem et se le fait donner officiellement par les s\ -
260 HISTOIRE DES ARABES

riens; il établit sa capitale à Damas. Ali, qui était parvenu


à rassembler quarante mille hommes, allait entreprendre
une campagne en Syrie, quand il fut assassiné dans la mos-
quée de Koûfa, en expiation du massacre de Nahréwân.
Mo'àwiya avait le champ libre. Il marqua son intention
de pousser ses avantages en attaquant F 'Iraq par la Mésopo-
tamie, et vint camper à Maskin, non loin de Mossoul. Hasan,
fils aine d'Ali et de Fàtima, avait le tempérament peu com-
batif; ilaccepta les ouvertures que lui fit faire le khalife oniéy-
vade, et accepta de rentrer dans la vie privée moyennant le
payement d'une forte somme d'argent. L'armée de Hasan
choisit Qaïs ben Sa'd, l'un des généraux d"Alî, pour chef et
ne déposa les armes qu'après une amnistie comprenant
tous les sectateurs du gendre du Prophète. Mo'àwiya fut
reconnu comme khalife par toute la communauté musul-
mane dans la première moitié de l'an il (été de 661).
Mo'âwiya mena la guerre contre les Romains avec une
telle ardeur qu'à deux reprises ses expéditions allèrent
attaquer Constantinople elle-même. Par ailleurs, il laissa à
ses lieutenants de Koûfa et de Baçra le soin de faire recon-
naître son autorité dans les régions de l'Est. Ceux-ci étaient
Thaqifites, de Tàïf, la troisième ville du Hedjaz après la
Mecque et Médine, où Mahomet avait fait une vaine tenta-
tive pour chercher un appui à sa prédication naissante. Le
gouverneur de Koûfa, Moghîra ben Cho'ba, avait été obligé
de quitter sa ville natale pour un meurtre commis traîtreu-
sement sur un de ses compagnons; accueilli à Médine
comme néo-musulman, il fut bientôt chargé par le Prophète
de détruire le sanctuaire païen d'el-Lât à Tâïf. Sa connais-
sance de la langue persane lui fît confier certaines missions
sur le territoire iranien. Gouverneur de Baçra sous 'Omar,
il étendit les conquêtes vers la Mésène et la Susiane; plus
tard, envoyé à Koûfa, il batailla en Médie et en Adher-
baïdjan. C'est son esclave Abou-Lou'lou'a qui assassina le
khalife 'Omar. Il resta dans l'ombre sous le règne d"Othmàn ;
n'ayant pas vu écouter le conseil qu'il donnait à Ali de
reconnaître Mo'âwiya, il se mit du parti de ce dernier, qui
sut l'apprécier et l'envova à Koûfa.
LES OMÉYYADES 26]

Pour Baçra, ce fut 'Abdallah ben Amir, un Oméyyade,


sur qui tomba son choix et tjui avait déjà commandé sous
'Othmân.La situation de la ville était pénible. Son prédéces-
seur Bosr ben Abi-Artâl avait eu à y combattre le soulève-
ment de Hamràn ben Abân; les tribus s'y battaient entre
elles; le désordre régna il dans les rues. 'Abdallah se re-
connut impuissant et demanda à être relevé de ses fonc-
tions. Un peu plus tard, ce fut Ziyâd, surnommé Ibn-Abihi
(fils de son père), sobriquet qui dénonçait sa naissance
irrégulière. C'était aussi un Thaqifite de basse extraction, né
à Baçra de colons de Tàïf qui s'y étaient établis et dont
quelques-uns étaient devenus riches. Sa mère se nommait
Somayya. Il savait écrire el fut employé tout jeune à la com-
ptabilité de l'armée de Baçra. Charge par Ali de réduire le
Fars à l'obéissance, il y réussit sans employer la force. Pour
se l'attacher complètement, Mo'âwiya u'hésita pas à le recon-
naître comme fils de son père Abou-Sofyàn; il lui octroyait
ainsi la qualité de frère légitime. Cet acte hardi ne plut pas
atout le monde, et des vers satiriques qui circulèrent ma-
nifestèrent lemécontentement de l'opinion. En l'an !|5, il
reçut l'investiture de Baçra et des régions qui en dépendaient.
La proclamation qu'il fit du haut de la chaire de la mosquée
était un véritable edit du préteur; il indiquait les punitions
sévères qu'il allait employer pour ramener la tranquillité
dans la cité. Cette énergie réussit: l'ordre se rétablit, non
seulement dans Baçra, mais encore dans l'Iran et même sur
les routes du désert. Il envoya un grand nombre de familles
de Koùfa et de Baçra coloniser le Khorasan. Pour éviter les
compétitions de tribus, il partagea la population de h première
de ces villes en quatre groupes, a la tête de chacun desquels
se trouvait un chef nommé par lui.
La tolérance que montra Mo'âwiya envers les chrétiens,
qui formaient alors la presque totalité de la S\ rie. lui concilia
toutes les sympathies. L'un de ses conseillers le- plus in-
fluents était Sardjoûn Serge ben Mançoùr, un chrétien.
Il mourut a I lamas le jeudi l 'i rédjeb 60 ls avril 6*80), et
fut enterré près de la petite porte de la ville, ou son tom-
beau fut longtemps visité.
282 HISTOIRE DES ARABES

Dès avant sa mort, il s'était préoccupé de laisser le trône


à son fils Yézîd; il ne le fit qu'après la mort de son frère pu-
tatif Ziyâd, peut-être parce qu'il avait pensé que celui-ci lui
succéderait. Cet établissement d'un ordre de succession n'al-
lait pas sans difficulté, car il était contraire à la règle mu-
sulmane de l'élection suivie par les quatre premiers kha-
lifes et devenue pour ainsi dire loi de l'Etat : une forte
opposition se manifesta même à Médine; il fallut user de
précautions. Il profita de ce qu'une députation des habitants
de Bacra se trouvait à Damas pour leur faire reconnaître
Yézîd comme son successeur, l'année même de sa mort.
Les gens de Koûfa n'avaient pas été mis dans la confidence.
Une députation alla tirer el-Hoséïn, le second fils d"Ali, de
l'asile sur qu'il avait trouvé à la Mecque; ils offraient de lui
prêter le serment d'allégeance; mais 'Obéïd-allah ben Ziyâd,
gouverneur nouvellement installé, enraya le mouvement ;
Moslim ben Aqil, cousin d'el-Hoséïn, qu'il avait envoyé lui
préparer les voies, périt victime de son dévouement; el-
Hoséïn apprit cette triste nouvelle en cours de route, mais
il ne put ou ne voulut pas reculer et tomba les armes à la
main en combattant contre les troupes sorties de Koûfa, à
Kerbelà pies des rives de FEuphrate, le 10 moharrem 61
(10 octobre 680). Le souvenir de cette tragédie est resté
vivace chez les Chi'ïtes qui en célèbrent la commémoration
chaque année, par des processions sanglantes et aussi, en
Perse, par des représentations théâtrales.
'Abdallah, le fils d'ez-Zobéïr, fut pour Yézid un adver-
saire autrement dangereux. Profitant de l'émotion causée par
la mort tragique d'el-Hoséïn, ses partisans voulurent le pro-
clamer ;mais il ne désira d'abord paraître que comme un
réfugié dans le temple. Yézîd jura de le faire enchaîner; puis
il lui fit remettre une chaîne d'argent, pour rester dans les
termes de son serment. Anir ben Sa'îd, gouverneur de
Médine, envoya une expédition contre la Mecque sous les
ordres d'un frère d'Wbdallah, 'Amr ben ez-Zobéïr, qui entra
dans la ville et proposa à son frère, pour mettre le khalife
en mesure d'accomplir son serment, d'aller le trouver en
portant la chaîne d'argent, fût-ce même dissimulée sous ses
LES OMEYYADES 263

vêtements. 'Abdallah refusa d'accepter cette proposition et


fit jeter son frère en prison.
A Médine, les esprits commençaient à s'agiter. Le nou-
veau gouverneur, 'Otba ben Wélîd, revenu à son ancien
poste, décida les Mohàdjirs et les Aurais à envoyer à Yézîd
une députation, comptant que le khalife les couvrirait de
cadeaux et qu'ils rentreraient chez, eux )>ien disposés en sa
faveur ; mais, malgré les sacrifices de Yézîd, les députés,
une fois de retour, ne purent s'empêcher de raconter la
vie dissipée du khalife: il jouait avec des chiens de chasse,
fréquentait la mauvaise société, buvait du vin au son de la
musique et du chant ; c'était un homme sans religion. Le
résultat ne se fit pas attendre ; la population se souleva et
donna le commandement de la ville à Abdallah heu Han-
zhala, un Ançarien; on chassa et l'on poursuivit les < >méy-
yades habitant la ville: ils se réfugièrent dans le quartier de
Merwàn, le plus influent chef de famille de cette gens. Yézid
envoya des troupes à leur secours : l'armée syrienne, aidée
par la trahison des Banou-Hâritha, entra dans la ville en tour-
nant les fossés et les remparts et prit à revers les défen-
seurs :Abdallah ben Hanzhala périt dans la lutte 26 dhou'l-
l.ii*l jclja 63 = 26 août 683).
La route de la Mecque était ouverte, mais Moslim ben
'Oqba el-Morri quitta ce inonde avant de l'avoir atteinte.
Hoçaïn ben Nomaïr le remplaça; le premier combat fut
heureux pour les assiégeants, et le samedi 3 rabî" lr tî'i
31 octobre 683), le feu prit à la Ka'ba. qui fui détruite.
C'est un (les hommes d'Ibn-Zobéïr, d'après Wâqidî, por-
tant une torche au bout d'une lance, qui mit l'incendie par acci-
dent; d'après Madâïnï, ce serait Ibn ez-Zobéïr lui-même. Le
Biège dura jusqu'au moment où l'on apprit la nouvelle «le la
mort de Yézîd l 'i rébî' I" . Ne sachant plus au nom de qui
ils combattaient, les soldats syriens furent découragés el
leur cbef négocia même avec Mm ez-Zobéïr, offrant de le
reconnaître comme khalife. < »i s'entendit pas sur les
conditions, et l'armée assiégeante retourna en S\ rie, emme-
uant le-- < Iméyyades, contre lesquels Ibn ez-Zobéïr venait de
rendre tm décret d'expulsion.
264 HISTOIRE DES ARABES

Yézîd n'était pas ce qu'ont voulu faire croire les Musul-


mans, qui le détestent à cause de la part qu'il a prise à la mort
d'el-Hoséïn, fils d"Alî. Il n'avait pas la morgue habituelle aux
souverains, il était accueillant pour tout le monde, et s'oc-
cupait de ses amusements plus encore que des affaires du
gouvernement. C'était un sybarite. Son jeune fils Mo'âwiya II
lui succéda ; mais il mourut bientôt après avoir régné
environ quarante jours; c'était un incapable.
Jaloux des membres de la tribu de Kelb qui jouissaient
alors de la prééminence (Yézîd et son fils étaient nés de
mères Kelbites), les Qaïsites se révoltèrent dans le nord de
la Syrie et en Mésopotamie, et reconnurent pour khalife
Ibn ez-Zobéïr. Dahhâk ben Qaïs el-Fihri commandait à Damas
et y maintint Tordre après la mort de Mo'âwiya II. Ibn-
Bahdal, oncle maternel de Yézid, qui tenait une place con-
sidérable dans l'empire et avait été le principal soutien du
khalife décédé, envoya au gouverneur de Damas un écrit
destiné à être lu dans la mosquée et où il rappelait les ser-
vices rendus par les Oméyyades, en prémunissant les audi-
teurs contre les menées d'Ibn ez-Zobéïr; Dahhâk ne publia
pas l'écrit, mais il fut joué par le messager porteur de la
dépèche, un Kelbite nommé Râghida, qui avait conservé
une copie de la lettre et la lut lui-même à la prière du ven-
dredi. Ils'ensuivit un tumulte connu sous le nom de journée
de Djéïroùn, du nom d'un édifice contigu à la mosquée des
Oméyyades et dont le nom est conservé encore aujourd'hui
dans celui de Bâb-Djéïroùn qui désigne la porte est de la
grande mosquée. Les Qaïsites et les Kelbites se battirent les
uns contre les autres et délivrèrent les prisonniers que l'au-
torité avait faits. Enfin le Qaïsite Thaur ben Ma'n es-Solami
alla campera Merdj-Râhit près de la ville, y reçut des ren-
forts des émirs de Homs, de Qinnesrîn et de la Palestine, et
se déclara ouvertement pour Ibn ez-Zobéïr. Ibn-Bahdal, qui
jusque-là avait défendu les droits des fils mineurs de Yézid,
se laissa gagner et se rattacha au parti de Merwàn bon el-
Hakam, d'une autre branche des Oméyyades, qui cherchait à
supplanter les Sofyanides. Le nouveau khalife marcha sur
Merdj-Râhit où se trouvaient les partisans d'Ibn ez-Zobéïr, et,
LES OMKYYADES 266

après vingt jours do combats, remporta une victoire décisive


qui lui assura la domination de la Syrie.
Merwàn avait été proclamé khalife à Djâbiya le 3 dhou'I-
qa'da 6A (22 juin O8.V1 ; il 1'' fut une seconde fois à Damas,
avec plus de pompe, en moharrem 65 (juillet-août 68'ii. Son
mariage avec Fâkhita, la veuve de Yézîd, lui fut fatal: car
elle l'étoufTa sous des oreillers, en ramadan de la même
année, pour avoir dépossède Khàlid. son (ils, de ses droits
au trône et avoir fait reconnaître pour ses héritiers ses pro-
pres fils 'Abd-el-Mélik et 'Abd-el-'Azîz. Cela se passa en
ramadan <>.'> mai 685).
'Abd-el-Mélik, en montant sur le trône, dut songer
d'abord à reconquérir 1' Iraq, possédée d'une manière auto-
tonome par Moç'ab ben ez-Zobéïr en qualité de lieutenant de
son frère, le khalife de la Mecque. Celui-ci s'était retranché
près deTekrit. Après deux campagnes infructueuses, 'Abd-
el-Mélik s'empara de Qarqîsiya, de Ras ell-Aïn, de Naçîbîn.
La rencontre décisive se produisit près de Bâgoumalra,
quartier-général de Moç'ab, qui avait dû se défaire de ses
meilleures troupes en les envoyant combattre les Khârid-
jites, et qui ne pouvait compter sur la fidélité des gens de
Koùfa. Moç'ab tomba percé de flèches.
Après l'occupation de Koùfa, le khalife envoya el-Hadj-
djâdj ben Yoùsouf contre le Eiedjâz. Le siège de la Mecque
commença le lr dhou'l-qa'da 72 (23 mars 092); la ville et
le sanctuaire furent battus à coups de pierres. Petit à
petit abandonné par les siens, Ibn-ez-Zobéïr, à bout de
forces, dit adieu à sa mère, Asmâ, fille d'Abou-Bekr, la
«femme aux deux ceintures », se lança seul dans la mêlée
et y trouva bientôt la mort, six mois après le commence-
ment du siège. Ce fut la lin de la guerre civile.
'Abd-el-Mélik ben Merwan. — Son règne presque tout
entier fut occupé à réfréner les désordres de 1' Iraq : la Syrie
elle-même n'était pas tranquille, à cause des luttes entre
Qaïsites et Kelbites. Les Bédouins se livraient des batailles
interminables, et les vaincus ne rêvaient qu'à prendre leur
revanche à la première occasion. Le règne d' Vbdallah ben
ez-Zobéïr à la Mecque lit songer 'Abd-el-Mélik à diriger le
266 HISTOIRE DES ARABES

pèlerinage annuel sur Jérusalem. Toujours est-il qu'il fit


somptueusement bâtir, par des architectes et des ouvriers
grecs, la mosquée du Rocher bâtie sur l'emplacement du
Temple, et que l'on appelle aujourd'hui la mosquée d"Omar.
Une inscription encore conservée fait foi de son entreprise;
M. de Yogùé a montré que le nom du khalife abbasside el-
Ma'moûn qu'elle porte, a remplacé celui d''Abd-el-Mélik. De
même, il fit une tentative pour y transporter, de Médine, la
chaire du Prophète; mais son chambellan le fit renoncer à
ce projet.
La guerre reprit avec les Romains; il y avait quinze ans
que la lutte était suspendue. Justinien II fut défait à Sébaste
de Cilicie, en l'an 73 (692), par le frère du khalife, Moham-
med, alors son lieutenant pour la Mésopotamie et l'Arménie.
Les expéditions annuelles en Asie Mineure reprirent : on
les appelait çaïfiyya campagnes d'été). La première mo-
naie musulmane fut frappée en l'an ~!\. La comptabilité
publique était tenue à Damas en grec, à Koùfa en pehlevi ;
elle commença, à ce moment, à être remplacée par une comp-
tabilité arabe ; de même, en Egypte, sur les papyrus, le
copte est graduellement évincé par l'arabe. Naturellement,
les employés restèrent les mêmes: ils en furent quittes pour
apprendre l'arabe. Le khalife aurait été bien embarrassé de
trouver ailleurs des comptables pour tenir les livres de
l'administration des finances. Les travaux considérables aux-
quels ilse livra abrégèrent sa vie; il mourut relativement
tôt. à l'âge de soixante ans, le \h chawwâl 86 (9 octobre 705).
Son frère 'Àbd-el-'Azîz était mort avant lui. 'Abd-el-Mélik
laissait un fils qui monta sur le trône, \,Yélid Ier. Avec lui, les
entreprises guerrières reprirent de plus belle ; on prépara
une expédition contre Gonstantinople; la ville de Tyane,
patrie d'Apollonius, fut enlevée, la Transoxiane et l'Espagne
conquises. En 84. il accomplit le projet qu'avait formé son
père, d'enlever aux chrétiens de Damas l'église de Saint-
Jean-Baptiste et d'en faire une mosquée; c'est le monument
qui est encore appelé aujourd'hui la mosquée des Oméyvades.
Il mourut en djoumâda II 96 'février 715), à peine âgé de
quarante et quelques années.
LES OMEYYADES 267

L'homme le plus remarquable de cette époque était le Tha-


(jifite el-rladjdjâdj ben Yoûsouf, chargé, en sa qualité de
gouverneur de la Mésopotamie, de combattre les Khârid-
jites et en particulier les Azraqîs les Bleus) révoltés à
l'orient. En 78, on joignit à ses provinces celles du Ixho-
rasan et du Sidjistan. Il y installa des lieutenants, ses créa-
tures; d-ans la première, ce fut Mohallab, qui, en mourant,
transmit à sa famille ses pouvoirs el son commandement;
dans la seconde, 'Abd-er-Rahman, fils de .Mohammed ben el-
Ach'ath, aiHjuel il envoya, à titre de renforts, une armée su-
Paons. perbement équipée qui est connue sous le nom d'armée des

'Abd-er-Rahman, appelé communément [bn el-Ach'ath


d'après le nom de son grand-père, remplaça les expéditions
de razzias par des campagnes régulières; il occupait le pays
conquis au lieu de s'en retourner et de disparaître. Les
troupes de l'Iraq détestaient el-Hadjdjàdj, et ne souhai-
taient rien tant que de saisir la première occasion de
retourner dans leur patrie. Il n'eut qu'à leur montrer la
lettre ou el-Hadjdjâdj lui ordonnait de continuer ses expé-
ditions pour les avoir toutes avec lui. On lit la paix avec
h1 roi de l'Ai achosie, Rotbîl, on établit des lieutenants
pour gouverner Bost et Zarang, les deux principales villes
du Sidjistan; puis, en SI. l'armée se mit en mouvement;
arrivée dans le Fars, on reconnut qu'il était impossible
de séparer le Khalife 'Abd-el-Mélik de son lieutenant
el-Hadjdjâdj; on se résolut à faire la guerre i Ions les deux.
L'armée de l'Iraq se précipita comme un torrent. El-
Hadjdjâdj se porta a sa rencontre, la trouva près du Dodjéïl,
non loin de Choustèr et fut complètement défait le I" dhou'l
hidjdja 25 janvier 701). Les vainqueurs entrèrent a Baçra
en même temps que les traînards de la déroute.
El-Hadjdjâdj se retira avec se- Syriens dans h' faubourg
de Zâwiya et y soutint avec énergie et succès la lutte contre
les gens <le lï.iera; il remporta même sur eux un avant
qui décida Ibn-el-Ach 'a th ;* se transporter t Koùfa, centre
de la résistance; el-Hadjdjâdj rentra ;i Baçra ^.ms difficulté.
De là, avec des renforts envoyés de Syrie, il alla attaquer
268 HISTOIRE DES ARABES

Koùfa dont les troupes étaieut rangées en bataille près du


couvent de Déïr-Djamâdjim. Après cent jours de lutte, les
troupes, prises de panique sans cause appréciable, incitées
probablement par les promesses de pardon d'el-Hadjdjâdj,
se débandèrent et retournèrent à Baçra. Ibn-el-Ach'ath re-
tourna àBaçra qui venait d'être reprise par un de ses lieu-
tenants, mais, ne s'y sentant pas en sûreté, il alla s'établir à
Maskin sur le Dodjéïl, près d'Izqobâd, à la tète des troupes
qui lui arrivaient de toutes parts; el-Hadjdjàdj alla l'y atta-
quer en cha'ban 82 (septembre 701) ; un corps syrien tourna
la position des Iraqiens en traversant un marais et surprit le
camp la nuit ; les Iraqiens s'enfuirent et se noyèrent presque
tous dans le Dodjéïl.
Ibn el-Ach'ath partit pour les provinces de l'Est, le
Kirmàn et le Sidjistàn, où il se sentait des amitiés fidèles et
où il pouvait espérer continuer la lutte. Son lieutenant à
Zarang le fit prisonnier pour le livrer à el-Hadjdjàdj; mais
il fut délivré par Rotbîl, qui l'emmena à Kaboul. Ses
troupes avaient peur des Syriens; elles passèrent dans le
Khorassan, s'établirent à Hérat, et furent complètement
défaites. Ibn el-Ach'ath restait toujours un danger, et el-
Hadjdjàdj ne négligeait aucune promesse pour amener
Rotbil à lui remettre son protégé; celui-ci finit par lui
envoyer
suicidé. sa tête; c'est qu'Ibn el-Ach'ath était mort ou s'était
En 83 (702), el-Hadjdjàdj fit construire la ville de Wâsit
(l'intermédiaire), ainsi nommée parce qu'elle était située à
une distance sensiblement égale de Koùfa, de Baçra, de
Madàïn (Ctésiphonj et d'el-Ahwâz ; il en fit la capitale de la
province, devenue immense; en effet, lachute d'Ibn-el-Ach'ath
faisait de lui le maître de tout l'Iran, à l'exception du Kho-
rasan, car les descendants du gouverneur el-Mohallab s'y
étaient constitué des possessions où ils se sentaient tran-
quilles.
La position d'el-Hadjdjàdj resta aussi forte sous Wélîd Ier;
il maintint, par des moyens sévères, la paix dans les pro-
vinces où il commandait; il se livra à des travaux publics,
réorganisa le système des canaux d'irrigation qui répandent
LES OMEYYADES 269

en Mésopotamie les eaux du Tigre et de l'Euphrate, avec


l'aide d'un ingénieur indigène, un Araméen du nom de
Hassan en-Nabatî. Il adopta certaines mesures d'ordre éco-
nomique, telles que d'interdire aux paysans d'égorger leurs
bœufs, afin de ies conserver pour la charrue. En même temps
Qotaïba ben Moslim conquérait pour lui la Transoxiane,
entrait en contact avec les Turcs et même les Chinois,
tandis que Mohammed ben Qâsim, qui appartenait à la même
tribu que lui, ravageait la vallée de l'Indus. Il mourut après
vingt ans de gouvernement, à cinquante-trois ans, en ra-
madan 95 (juin 714), laissant en Orient, surtout en Perse,
le renom d'un dominateur cruel.
Soléïman succéda à son frère Wélid I'1'. Son avènement
marqua un changement de politique intérieure. Il s'étail
déclaré protecteur de Yézîd ben Mohallab, qui s'était enfui
des prisons d'el-IJadjdjàdj, lorsqu'il n'était encore qu'héritier
présomptif. La haine qu'il avait conçue pour el-Hadjdjâdj
s'étendit aux lieutenants de ce dernier, qui furent destitues
après sa mort. Yézid ben Mohallab le remplaça comme gou-
verneur et continua la même politique; il résida comme lui
à Wâsit. Quant au Khalife, il choisit pour sa résidence
Ramlé en Palestine; il put s'y livrer en toute tranquillité à
ses goûts pour la bonne cuisine et la débauche. Il n'était
pas depuis l rois ans à la tête du gouvernenieiil qu'il mourut
çafar 99 = septembre 717). Il aurait voulu voir lui succéder
l'un de ses (ils, soit Ayyoûb, qui mourut avant lui, soil
Daoùd; mais le jurisconsulte Ilad jà, qui avait une grande
inlluence sur lui, se décida en faveur de son cousin I >mar
ben Wbd-el- A/îz ; quand il fui mort. Radjâ se rendit à la mos-
quée et réclama le serment d'allégeance en faveur delà per-
sonne désignée par le testament du Khalife, sans la nommer
encore: il ne publia son nom qu'après la cérémonie. Ce fut
une surprise, mais aucune opposition ne se manifesta.
'Omar II était le Ris d"Abd-el-'Azîz ben M erwân, gouver-
neur d'Egypte, el par sa mère, il se rattachai! au Khalife
'Omar ben el-Khattâb; il fut lui-même gouverneur de Mé-
dine, sa ville natale; il en fut rappelé sur les instances d el-
rjladjdjâdj, qui le voyail avec appréhension donner asile
270 HISTOIRE DES AHABES

à ses adversaires, s'enfuyant de l'Iraq. C'était un pieux


musulman, élevé à la source même des traditions islamiques,
l'école de Médine. Il n'aimait pas la guerre, sachant bien
qu'on la faisait dans l'espoir du butin, non pour exalter le
nom de Dieu. Il paraît avoir rappelé l'armée musulmane qui
assiégeait Constantinople ; dans tous les cas, il concentra les
troupes en arrière, interdit de chercher à étendre les fron-
tières de la Transoxiane: cependant, c'est sous son règne
que les Arabes d'Espagne s'emparèrent de Narbonne après
avoir franchi les Pyrénées.
Les Mawâli (pi. de maula) tenaient alors dans la société
musulmane, à Koùfa et à Baçra, une situation qui rappelle
beaucoup celle des affranchis dans l'empire romain.
C'étaient à l'origine des prisonniers de guerre, en grande
partie d'origine iranienne, puis leurs descendants, laissés
libres ou qui s'étaient rachetés de la captivité; ils ne
payaient pas d'impôts, n'étaient pas enregistrés dans les bu-
reaux de l'armée et par conséquent ne touchaient aucune
pension, mais ils devaient suivre leurs anciens maîtres à la
guerre. A cette époque, les mots djizya et kharâdj n'ont
pas encore le sens précis qu'ils ont pris plus tard, le premier
celui de capitation ou impôt à tant par tête, le second celui
d'impôt foncier : c'est simplement un tribut qu'ils désignent.
El-Hadjdjàdj, pour éviter que les cultivateurs, en se faisant
Musulmans, cessassent de payer l'impôt foncier, établit
qu'ils ne seraient plus dorénavant dispensés du kharâdj,
devenant impôt du sol et non plus impôt personnel : et pour
empêcher que cette mesure n'amenât l'abandon des campa-
gnes pour les villes — où les nouveaux Musulmans n'avaient
plus à payer que la dîme, n'ayant pas de terres à cultiver —
il maintint les agriculteurs fixés à la terre, quitte à les
y faire ramener de force quand ils voulaient la quitter.
On cria, avec juste raison, que ces mesures étaient contraires,
non seulement à la simple équité, mais même à la loi divine,
et 'Omar II, esprit religieux, fut obligé de revenir sur ces
mesures extrêmes adoptées par le tyran de l'Iraq. Il établit
qu'un Musulman, fût-il affranchi ou nouveau converti, n'au-
rait à payer ni capitation, ni impôt foncier sur la terre (seu-
LES OMEYYADES 271

lement la (lime des revenus, en nature) ; et pour sauve-


garder les intérêts du Trésor, il adopta une nouvelle théorie
juridique qui considérait que les terres kharâdj seraient
dorénavant, sans elîet rétroactif, propriété indivise de la
communauté musulmane, et il interdit, à partir de l'an 100
de l'hégire, la vente de ces sortes de terrains. Le tributaire
devenu Musulman restait sur ses terres en qualité de fer-
mier; l'interdiction de se rendre dans les villes fut levée.
Ses sentiments religieux le défendaient contre l'injustice;
c'est ainsi qu'il fit rendre aux 'Alides les propriétés de
l'oasis de Fadak, en Arabie, qui était le domaine propre de
la famille du Prophète depuis les premières expéditions de
l'Islam; il agit de même à l'égard des héritiers de Talha,
compagnon de Mahomet. Cela le fit considérer comme se-
crètement chiite, mais à tort.
Il n'avait que trente-neuf ans quand il mourut le 25 rédjeb
101 (9 février 720) a Khonàeira près de Damas. Yézîd II
était le petit-fils de Yézîd Ier par sa fille Àtiqa, épouse
d"Abd-el-Mélik ; d'où le surnom fréquemment donne au
Khalife, de Yézîd ben'Àtiqa. Il était allié à el-IIadjdjàdj dont
il avait épousé la nièce, et par suite il était mal disposé pour
Yézîd ben Mohallab, dont la famille d'el-ïjadjdjâdj avait en a
se plaindre quand il gouvernait 1' 'Iraq ; aussi ce dernier
songea-t-il à se réfugier à Uaçra, d'où sa famille lirait sod
origine et où il comptait encore de nombreux parents et par-
tisans; laville lui ouvrit ses portes sans difficulté, mais le
gouverneur de la citadelle refusa de mettre <-n liberté s< -
frères et ses cousins enfermés dans la prison. A la tête des
tribus Yéménites, Azd et Rabî'a, rattachées à sa cause par de
riches présents, Yézîd ben Mohallab assiégea le réduil el le
prit au bout de quelques jours. Ce succès lui livra les pro-
vinces relevant de Baçra, l'Àhwâz, le Fârs <-t le Kirmân,
mais non le Khorasan, si longtemps gouverné par sa fa-
mille, les Azd y étant tenus en échec par les Témîmites. ( >d
lui conseilla de se fortifier dans le Fârs; mais ue voulant
pas livrer l'Iraq aux Syriens, il résolu! de s'emparer de
Koùfa; arrivé non loin du site de Babj lone, dans un endroit
nommé 'Aqr chàteau-l'ort , il y rencontra l'armée de Syrie,
272 HISTOIRE DES ARABES

commandée par Maslama ben eAbd-el-Mélik, vétéran des


guerres d'Asie-Mineure. Le 14 çafar 102 [1!\ août 720 il fit
incendier derrière lui le pont de l'Euphrate et engagea le
combat; les troupes de l'Iraq n'offrirent aucune résistance;
Yézid, qui aurait pu s'enfuir vers la Perse, préféra tomber
sur le champ de bataille, les armes à la main. Les membres
de la famille de Mohallab furent poursuivis avec acharne-
ment; ils s'enfuirent de Baçra par mer, abordèrent la côte
du Kirmàn, s'en allèrent jusque sur l'Indus sans trouver
de refuge; ils furent tous atteints et mis à mort, leurs biens
confisqués, leurs femmes et leurs enfants vendus comme
esclaves, par application de la loi musulmane.
Yézîd II n'avait rien d'un politique; il était faible et insou-
ciant. Le début de son règne fut marqué par des change-
ments inconsidérés de gouverneurs ; il soumit au tribut les
Sogdiens qui s'étaient rendus à la condition d'en être affran-
chis. Il laissa d'ailleurs ses agents libres d'administrer les
provinces comme ils l'entendaient. Il ne songea qu'à
s'amuser : deux chanteuses, Sallâma et Habbâba, jouaient un
grand rôle à la cour; véritables favorites, les nominations
de fonctionnaires devaient, pour réussir, être appuyées par
elles. La mort de Habbàba fut suivie de la sienne, à sept
jours d'intervalle, de chagrin, croit-on. Il n'avait régné que
quatre ans, et il était encore jeune (de trente-trois à qua-
rante ans) quand il s'éteignit, à Arbad, à l'est du Jourdain,
le 24 cha'bàn 105 26 janvier 724). H avait réglé par testa-
ment Tordre de succession au trône : d'abord son frère
Hichàm, ensuite son propre fils YVélid.
Hichâm ben Abd-el-Mélik, au lieu de Damas, dont il crai-
gnait les marécages, préféra s'installer à Roçàfa, non loin de
Iîaqqa et de l'Euphrate, à la limite du désert de Syrie. C'était
un personnage circonspect, un véritable homme d'affaires,
nullement un artiste, à la différence du frère auquel il [suc-
cédait. Ilconfia le gouvernement des provinces orientales à
à Khâlid ben 'Abdallah el-Qasrî (chawwâl 105 = mars 72 'i .
C'était un élève d'el-Hadjdjàdj, nature énergique comme son
maître, mais non féroce : ce n'est que sur des ordres supé-
rieurs qu'il fit brûler certains révoltés. Vers la fin de son
LES OMKYYADKS 273

commandement, il éclata quelques troubles dus à des


Chiites et à des Khâridjites. Malgré sa modération, il était
en général détesté. Appartenant à la tribu de Qasr, branche
des Bâdjila, il se rattachait plutôt aux Yéménites qu'aux
gens de Modar : il avait donc contre lui les Qoréïchites. En
outre, sa mère était chrétienne ; il fit bâtir pour elle une église
à Koùfa; il était d'une tolérance fort large, car, non seule-
ment ilpermit aux chrétiens de bâtir de nouvelles églises,
mais il agit avec modération à l'égard des Juifs et avait des
employés, dans ses bureaux, qui appartenaient à la religion
mazdéenne. Il retrouva l'ancien ingénieur d'el-rjadjdjâdj,
le nabatéen Hassan, qui continua le dessèchement des ma-
rais de la Babylonie, dans la région de Wâsit, ce qui lui
valut un domaine considérable et des revenus énormes. Ce

succès lui lit beaucoup d'ennemis; néanmoins il resta quinze


ans en place, avant de céderaux intrigues qui le menaçaient.
Sous l'inculpation d'avoir puisé dans les caisses de l'État, il
fut arrêté et emprisonné à Koùfa, où il resta dix-huit mois;
au bout de ce temps, il fut relâché par ordre du Khalife,
rien n'ayant pu être prouvé contre lui.
Khàlid avait maintenu la tranquillité dans T'Iràq; une fois
parti, l'Alide Zéïd, fils d'Ali Zéïn el-'Abidin, fut appelé de
Médine à Koùfa par les Chi'ïtes de cette ville, qui pensaient
profiter de la faiblesse numérique des troupes syriennes qui
gardaient la ville. Ce soulèvement dura environ dix mois;
le nouveau gouverneur, Voùsouf ben 'Omar Thaqafi, parenl
d'el-FJadjdjâdj, qui était resté longtemps sans pouvoir
obtenir de renseignements, y parvint par l'arrestation de
deux affidés : la révolte tomba, Zéïd chercha à s'enfuir et fut
lue d'un coup de flèche. Son corps lut mis en croix à Koùfa,
sa tête exposée à Damas et a Médine. Ainsi linil misérable-
ment l'un des descendants du Prophète.
La guerre reprit avec les Romains; chaque été les inclu-
sions recommençaient, sous le commandement des deux fils
de lliehàni, Mo'âwiya, qui lui Pancétre d-1- Oméyyades d Es-
pagne, et Solëïman; le premier, au cours de ses i ainpagnes,
se tua en tombant de cheval, dans une chasse au renard.
C'esl au cours de ces combats que se créa la légende du
274 HISTOIRE DES ARABES

Séyyd el-Battâl, dont on vénère encore le tombeau, à Séidi-


Ghâzi, non loin de Brousse, en Asie-Mineure; car il périt à
Akroinus en Phrygie (122 = 740). Sur les bords de la mer
Caspienne, les Arabes entrèrent aussi en lutte avec les Turcs
et ne furent pas toujours heureux. D'Espagne, ils allèrent
attaquer les Francs au delà des Pyrénées. Déjà sous Omar II
Samh avait pris Narbonne, qui devint leur citadelle; mais
sa pointe sur Toulouse fut arrêtée par Eudes en dhou'l-
qa'da 102 (mai 721}. Sous Hichâm, Abd-er-Hahman ben
'Abdallah, nommé gouverneur, commença par réduire le
berbère Munuza qui s'était rendu indépendant dans le nord
de l'Espagne et était devenu l'allié d'Eudes, puis il se tourna
contre celui-ci et le battit entre la Garonne et la Dordogne.
Eudes fit appel à Charles Martel, qui rencontra les Arabes
entre Tours et Poitiers en ramadan 114 (octobre 732); après
quelques jours de lutte, ces derniers firent une furieuse
attaque générale à laquelle les Francs austrasiens résistè-
rent vaillamment; le lendemain matin, les Arabes avaient
quitté le champ de bataille. Dix ans plus tard, ils remon-
taient encore le cours du Rhône, mais ce n'étaient plus que
des déprédations de batteurs d'estrade.
Narbonne était le point de départ de ces expéditions, et
une ligne de caravansérails fortifiés [ribàt] reliait cette ville à
la Provence, notamment à Avignon, prise par Yoûsouf ; de là
on courait dans le Dauphiné et la Bourgogne. Charles Martel
essaya en vain de s'en emparer; il échoua sous ses murs 737);
vingt-deux ans seulement plus tard, Pépin le Bref l'occupait
définitivement (759), et les Arabes essayèrent en vain de la
reprendre lors de la grande randonnée de l'émir de Cordoue,
Hichâm, dans les provinces méridionales de là France.
L'année suivante, Hichâm changea son lieutenant en Es-
pagne et nomma à sa place 'Abd-el-Mélik ben Qatan; puis
deux ans plus tard il le remplaça par 'Oqba ben Hadjdjàdj,
mais sans grand succès. L'élan avait été brisé à Poitiers.
D "ailleurs, les Berbères se soulevaient en Afrique et les
lieutenants du Khalife étaient obligés de dégarnir la fron-
tière du nord. Les indigènes de l'Afrique étaient excédés de
se voir traiter en tributaires : ils adoptèrent les doctrines
u:- <>\ii.\ ■» \i)i.~

des Khâridjites. Il fallut envoyer des troupes de Syrie,


sous le commandement de Kolthoûm bon Tyâd el-Qasrî,
mais elles ne réussirent pas; Kolthoûm fut tué à la bataille
du fleuve Nauam, et son neveu I5aldj put à peine ramener
le tiers de l'armée à Ceuta, pour de là passer en ESspagne.
A l'autre bout de l'empire, en Sogdiane, les indigènes
avaient admis la domination musulmane, à condition de ne

paver aucun tribut ; mais cette condition n'avait pas été long-
temps observée. Ils se coalisèrent avec les Turcs, leurs an-
ciens ennemis, et la situation des'Arabes devint très difficile.
Pour y remédier, le khalife confia le gouvernement du Kho-
rasan à un officier expérimenté, Naçr ben Sayyâr el-Kinani,
qui devait rester à son poste sous les successeurs de
Hichàm et être le premier à signaler le mouvemenl de résis-
tance aux Arabes destine à mener les Abbassides au khalifat.
Hichàm mourut à Roçâfa le 6 rébî II 125 <> février 743 .
à peine âgé de cinquante-cinq ans. D'un extérieur peu
agréable, car il louchait, il aimait à se renfermer dans son
palais et à traiter les affaires par l'entremise d'el-Abrach le
Kelbite, dans lequel il avait confiance. II traita ses sujets
chrétiens avec tolérance et rétablit le siège patriarcal d'An-
tioche, vacant depuis quarante ans, en y mettant pour con-
dition qu'on y élirait un simple moine qui était son protégé,
Etienne. Il était néanmoins bon Musulman, ami d'ez-Zohri
et d'Abou-Zinâd, fameux traditionnistes , ennemis de la
secte des Qadariyya, qui proclamaient l'existence <\u libre
arbitre chez l'homme. Avare de sa nature, il mit en ordre
l'administration des finances, mais il poussa trop loin le
désir d'agrandir ses propriétés personnelles en multipliant
la construction de canaux e1 de châteaux. Devenu grand
propriétaire, comme Khâlid, il dm interdire à celui-ci de
vendre son l>lé avant lui, par crainte <le l'aire baisser les
prix. Il pressura ses sujets et contraignit ses lieutenants à
lui envoyer de fortes som s. sans se préoccuper de la
manière dont ils se les procuraient. Le mécontentement fui
général, le souvenir de ces exactions resta profondément
ancré dans la mémoire des populations et ne tarda pas à
amener la chute de la d\ nastie.
276 HISTOIRE DES ARABES

Wélîd II, déjà désigné par le testament de son père,


succéda à son oncle Hichâm. Il avait quitté Roçâfa pour aller
habiter, à la limite du désert, un palais écarté à l'est de
la Syrie, nommé Bakhrâ, en plein désert. C'est là qu'au
bout de deux ans lui parvint la nouvelle de la mort de
Hichâm ; il se rendit rapidement à Damas, la capitale,
pour s'y faire introniser. II était poète, mais ne publiait
pas ses poésies et se contentait de se les laisser dérober.
Grand seigneur, il dépensa largement les richesses amas-
sées par son avare prédécesseur; il entretenait autour de
lui un cercle de chanteurs, de chanteuses, de lettrés; ama-
teur de courses de chevaux, il possédait une meute.
Une révolte de son cousin Vézid III, fils de Wélîd, fils
d'Abd-el-Mélik, vint l'y surprendre. Celui-ci s'était emparé
sans difficulté de Damas et s'y était fait reconnaître.
Wélîd II, après avoir fait donner cent coups de fouet au
messager qui lui avait apporté la mauvaise nouvelle, prit
avec lui les deux cents hommes qui formaient sa garde et
auxquels vinrent se joindre rapidement des contingents
fournis par le* tribus voisines; mais les Kelbites de Pal-
myre ne voulurent pas combattre les Kelbites do. Damas et
Wélid II, abandonné de tout le monde, se retira dans une
chambre intérieure du château et se mit à lire le Qorân,
comme l'avait fait le khalife Othmàn. C'est dans cette pos-
ture qu'il fut mis à mort par les vainqueurs, le 27 djoumâda
11 126 (17 avril 7Vi .
Yézid III, pour se concilier les esprits, adopta le contre-
pied de la conduite de Uichàm, et s'engagea à ne pas
emplir son trésor au détriment des provinces: mais ses
bonnes dispositions n'eurent pas le temps de produire (reflet,
car il mourut moins de six mois après son intronisation, le
12 dhou'l-hidjdja 126 (25 septembre Ihh)-
La désaffection était générale, et l'attentat contre
Wélîd II était venu lui offrir un nouvel aliment; les Sy-
riens eux-mêmes, qui formaient la force principale de
l'empire, attendirent un changement prochain. Merwân
surnommé 1' « âne » (el-Himàr), parce que, disent les histo-
riens syriaques, il aimait une fleur que l'on appelle « rose
LES o.MEVVADES 277

d'âne », et qui appartenait à une branche cadette desOméy-


yades, avait été douze ans gouverneur de L'Arménie et de
l'Adherbaïdjân, provinces frontières. Là, il y avait à faire la
guerre; à la vieille disposition des armées en deux lignes de
bataille se faisant face, et entre lesquelles se Livraient des com-
bats singuliers, il substitua des escadrons karûdîi pouvant
charger par unités isolées ou figurer dans la grande charge
d'ensemble qui. généralement, terminait le combat. Profitant
de ce qu'Ibrahim ben W'élid, nommé khalife par Yézid III,
n'était reconnu que dans le sud de la Syrie, il envahit ce
dernier pays, où il trouva de précieux auxiliaires dans les
Qaïsites de Qinnesrin et les Arabes de Homs. Dans 1 Anti-
Liban, à'Aïn-el-Djarr, Soléïmân, fils de Eiichâm, qui avait
longtemps combattu les Romains, essaya d'entraver a i
marche: il fut battu et se réfugia à Damas, puis à l*alm\n\
cciitic de la tribu de Kelb. Merwân, l'âne, entra dans la capi-
tale de la Syrie et s'y lit prêter serment s. mis le nom de
Merwân II, le 26 ça far L27 7 décembre 744). H "'y voulut
pas poursuivre de vengeance: ce ne fut pas par ses ordres
que le corps de Yézîd fut déterré et pendu. Il pardonna a
ses adversaires, Soléïmân, le fils de Hichàm, et Ibrahim Le
khalife. Il choisit pour résidence Harràn, L'ancienne Carrhae,
en Mésopotamie, parce que cette ville était dan- le terril »ire
des Qaïsites, ses puissants alliés, parce que son père \ avait
habite et qu'il y avait été élevé; il en lit la capitale de 1 em-
pire en y transportant le trésor de L'État. Gela lui aliéna les
Syriens, qui sentaient que la direction des affaires leur
échappail : ils se soulevèrent, mais la rébellion fui vite
étouffée par Merwân ; les villes fortes a\ aient résisté : > i zld,
fils de Khàlid el-Qasri, fut tué devant Damas, et Thâbit ben
No'aïm s'enfuit à la suite du siège infructueux de Tibériade,
chef-lieu du thème du Jourdain djond al-Ordonn ; bientôt
replis, il fut mutilé.
Pour rassembler autour de son nom la famille d'Oméyya
ci l'intéresser à Bon succès, Merwân II épousa La fille de
Hichàm. Mais quand il envoya des troupes pour s'emparer
de riraq qui n'était pas encore entre sous sa domination,
les soldats, passant à Roçâfa pies de l'Euphrate, proclamé-
278 HISTOIRE DES ARABES

rent khalife Soléïmân, fils de Hichàm. Merwàn prit en per-


sonne la direction des opérations contre les rebelles, attei-
gnit Soléïmân à son camp de Kliofâf, près de Qinnesrin, et
le défit complètement; tous les prisonniers qui ne se rendi-
rent pas comme esclaves furent massacrés ; Soléïmân se
sauva à Homs avec le reste de son armée, puis il s'enfuit
à Koùfa laissant son frère Sa'id défendre Emèse, qui fut
forcée de se rendre: la Syrie rentra sous la domination de
Merwàn, qui en lit démanteler les forteresses principales.
L'Orient était sans chef. Ïbn-Mo'âwiya, qui était un des-
cendant de Dja'far Tavyàr, frère d'Ali, et pouvait être con-
sidéré comme appartenant à la famille du Prophète, se déclara
prétendant à Koùfa; il eut, pour soutenir ses droits, lesZéï-
dites, Chi'ïtes partisans de Zéïd fils d'Mli Zéïn el-'Àbidin, et
les affranchis, presque tous Iraniens d'origine. Ibn-'Ûmar,
gouverneur de Hira, les défit en moharrem 127 (octobre 7&4 '•
les Zéïdites se défendirent courageusement dans la citadelle
et les rues de Koùfa, jusqu'à ce qu'ils obtinrent une capi-
tulation honorable. Ibn-Mo'âwiya gagna la Perse, dont les
habitants l'acclamèrent. D'un autre côté, la Mésopotamie
échappait aux Oméyyades; les Khàridjites s'étaient réveillés,
et sous le commandement de Dahhâk ben Uaïs s'en vinrent
assiéger Koùfa, qui fut évacuée par ses chefs, puis ^Yàsit
qui capitula en chawwàl 127 août 745;. Dahhâk adopta
Koùfa comme capitale, mais il se rendit à Mossoul à la pre-
mière nouvelle des entreprises de Merwàn, qui envoyait
contre lui son fils 'Abdallah, lequel se laissa assiéger dans
Nisibe. Merwàn, après avoir terminé le siège de Homs, dut
venir en personne et défit les Khàridjites à la bataille de
Kafar-Toùlà, vers la fin de L'an L28 environ septembre 7'|fi .
L'année suivante, les derniers Khàridjites furent contraints
de se disperser; Ibn-Mo'àwiva dut s'enfuir de Merv la Royale
(Châhagân et périt misérablement; les Khàridjites du
Hadramaut furent anéantis en 130. Merwàn II put se reposer
tranquillement dans sa résidence de Harràn. Cependant les
plus terribles événements se préparaient alors dans le Kho-
rasan, grâce à Abou-Moslini et à la prédication abbasside.
LES OMEYYADES 271+

Khalifes Oméyyades

Br wciii; DES Son \mi>[ s

Moawiya Ier, fils d'Abôu-Sofyân hou Harb iO -60


660 — 680 .
Vl/.îd Ier (60-64 = 680-683 .
Mo'âwiya II 04 = 683).

Branche des Merwanides

Merwan Ier, fils d'El-Hakam 64—65 = 684 — 6*


'Ard-el-Mélik 65 — 86 = 685 — 705).
VVélîd I"r 86-96 = 705-715 .
Soi iïiman (96-09 = 715-717 .
Omar II. fils d"Abd-el-'Aziz 99- lui - 717-72») .
YézÎd II, fils d"Abd-el-Mélik loi -105= 720 — 724
HichÂm, fils d"Abd-el-Mélik L05- 125 = 72'. -7'.:'..
Wélî'd il, fils de Yézîd II L25-126 743- 7',', .
VézÎd III, fils de VVélîd I" 126 7','. .
Merwan il el-flimâr 127- 132 744 750 .
280 HISTOIRE DES ARABES

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Vingtrinier (Aimé), Xote sur l'invasion des Sarrasins dans le
Lyonnais; in-8, Lyon, 4862.
CHAPITRE XII

LA PRÉDICATION ABBASS1DE

Les sectes chi'ïtes s'étaient répandues clans le Khorasan,


et les partisans des 'Alides y étaient nombreux. Ce furent ces
partisans qui se soulevèrent contre l'empire oméyyade et
le détruisirent au profit, non des 'Alides, mais des Abbas-
sides. Comment ce phénomène se produisit-il ? C'est ce
que nous allons expliquer.
A cette époque, le Khorasan dépendait de Baçra, et les
luttes des tribus arabes entre elles s'y continuaient comme
avant la proclamation delà nouvelle religion. Le plus impor-
tant <les groupements était formé par la tribu de Témim
jointe à celle de Hibàb : son influence était ass"/ grande pour
que ce qu'il restait des chevaliers perses recherchai sa pro-
tection; demême les /.«.ils de l'Inde. Les Yéménites étaienl
représentés par les Azd; ils étaient mal vus, étant venus
bien lard prendre part aux grandes luttes des conquêtes
sous 'Omar et 'Othmàn, mais l'arriver au pinacle de la
famille d'el-Mohallab avait singulièrement agrandi leur rôle.
De là, partage d'influence et lutte: les Témim joints aux
'Abd-el-Qaïs représentant la race de Mo.Jar se trouvèrent
places en face des Azd allies aux lîabi 'a. La première d(
coalitions fut assez forte, en 96 715 . pour jeter à bas,
vaincre et tuer sur le champ de bataille un chef aussi puis-
sani que Qotéïba, qui, étanl de la tribu de Bfthila, n'avait
pas derrière lui un clan assez compact pour le soutenir; de
sorte qu'un Arabe qui n'était p. «s appuyé par une famille
282 HISTOIRE DES ARABES

influente et comptant de nombreux clients, ne pouvait es-


pérer arriver ta rien. On vit le contraire lors de la nomination
de Yézîd ben Mohallab, dont la famille était nombreuse et
qui s'établit pour longtemps dans le Khorasan. Les Azd
revinrent au pouvoir, les Témim perdirent toute considéra-
tion la
; roue tourna lorsque la famille des Mohallabides tomba
du pouvoir.
L'Iran restait tranquille: c'est au delà de l'Oxiis que se
passent les révoltes des Sogdiens et les entreprises des
Turcs, dont les succès passagers provenaient de l'incertitude
du gouvernement et des changements fréquents des vice-rois.
Le Témîmite Hârith ben Soréïdj de Dabboûsiya, un ancien
khâridjite, se laissa proclamer khalife au nom de la secte des
Mourdjites, dans le Tokharistan ; les villes de la Tran-
soxiane se soumirent à lui avec une facilité qui n'eut d'égale
que celle avec laquelle elles reconnurent le souverain légi-
time, quand il envoya des troupes contre les révoltés. Il
s'allia aux Turcs, mais fut chassé de Chàch par Naçr ben
Sayyâr, et réduit à errer au delà du Iaxartes Sir-DeryA).
Plus tard, il alla assiéger Merv et obligea le gouverneur
d'en sortir; mais il y fut tué à la suite d'une défaite en redjeb
128 (avril 746).
Naçr était un vieil agent des Oméyyades, blanchi sous le
harnais. Il pratiqua des réformes financières, veilla surtout
à ce que les Musulmans n'eussent pas à payer la taxe de capi-
tation — tellement les règles étaient mal observées — et à
ce que le kharàdj fût perçu exactement des non-Musul-
mans.

Les difficultés qu'on avait éprouvées à se rendre maître


de H à ri th. ben Soréïdj en firent présager de plus grandes
quand on vit les Chi'ïtes du Khorasan s'agiter sous les dra-
peaux noirs qui caractérisaient les menées abbassides et
former un camp non loin de Merv, sous le commandement
d'Abou-Moslim. Naçr ben Sayyâr suivait depuis longtemps la
naissance de ce mouvement, mais ses demandes de renforts
ne furent pas écoutées par la cour de Damas. Une bataille
entre Ibn-el-Karmânî, qui avait à venger la mort de son père
et était appuyé par les Azd et les troupes de Naçr, sous les
LA PREDICATION AHBASS1DE

murs et dans les rues de Merv, fournit;! Abou-Mosiim l'oc-


casion d'intervenir avec succès : son entrée en scène mit en
fuite Naçr qui dut se réfugier à Nichâpour [rébi' Il 130 —
décembre 748 .
I ii Alide, Yahva, lils de Zéïd ben 'Ali, qui avait cru
trouver des appuis dans les provinces de la Perse, était
tombé en combattant les Oméyyades; ce fut son martyre,
pleure par tous les Chiites, qu'Abou-Moslim prit pourpre-
texte de sa révolte. Un agent des 'Alides a Koûfa, nommé
Maïsara, envoyait des émissaires dan- le KJiorasan pour y
prêcher les doctrines chi'ïtes, des Tan L02 bég.; ses envoyés
se faisaient passer pour négociants, jion sans attirer l'atten-
tion des autorités, qui les surveilllaient.
En Tan 105, Bokéïr Ibn-Mâhân, ancien interprète de
l'armée arabe dans le Sind, arriva à Koûfa el fui converti à
la prédication abbasside, qu'il embrassa avec ardeur et dont
il fut un des principaux protagonistes. C'est lui qui, à son
tour, envoya dans les provinces des racoleurs affilw
complot. En Ti'i, les conspirateurs tenaient des réunions
dans une maison particulière; on s'en aperçut, et Ibu-
Màhan fut arrêté. C'est pendant qu'il <-tait en prison qu'il
acheta, pour quatre cents dirhems, a Isa ben Ma'qil el-'Idjli
son esclave Abou-Moslim, qui allait devenir le chef du parti
et l'amener au pinacle.
Le parti politique le plus nombreux <;iaii celui des Râwen-
dites, <■! ceux-ci étaient les partisans de Mohammed ben el-
Hanafiyya, fils d"Ali ben Abi-Tàlib; c'est à lui, disaient-ils,
que son père avait délégué ses pouvoirs d'imàm, el h- iil> de
Mohammed, Abou-Hâchim, les avait transmis à Ali, petit-
fils d"Abbâs, fils d'cAbd-el-Mottalib. Mohammed, son fils,
avail hérité de sa qualité, <'t ses partisans étanl les inirnx
écoutés, les Alides proprement dits, surtout les descendants
d'el-Hoséïn, se trouvèrent évincés au profil de la maison
cP'Abbâs. ( lr, les Râwendites onl toujours revendiqué Abou
Moslim pour un des leurs.
(Miami L'imam Mohammed ben Ail mourut, son fils Ibra-
him lui succéda ; Ibn-Mâhân, mis en liberté faute de preuves,
partit pour !<■ K.horasan, \ réunit ses partisans dan- la ville
284 HISTOIRE DES ARABES

de Mervet proclama Ibrahim, tout en lui remettant le trésor


des Chiites. C'était en 126; Ibn-Mâhân mourut Tannée sui-
vante. Ainsi Koùfa était le centre de l'opposition qui s'abri-
tait sous le nom de la famille d'Ali, et Merv la localité où se
tenaient plus librement les réunions: c'est que là les Kho-
zâ'a possédaient des villages; ces Arabes étaient d'anciens
alliés de la famille du Prophète, et de plus, appartenaient aux
Azd, rejetés dans l'opposition par la chute des Mohallabides.
Ce fut l'imam Ibrahim qui envoya Abou-Moslim dans le
Khorasan. Il avait su choisir l'homme qu'il fallait. Ancien
esclave, Abou-Moslim était probablement de race iranienne;
ses origines sont plongées dans la plus profonde obscurité.
Avoir deviné les services qu'il pouvait rendre à la cause,
élait un signe de profonde pénétration. Quoi qu'il en soit,
la révolte commença par le soulèvement de villages appar-
tenant aux Khozâ'a dans la campagne de Merv, dans Tété
de Tan 129 (747).
C'est là qu'il déploya pour la première fois les drapeaux
noirs, présents de l'imam. Son armée se composait en grande
partie de paysans iraniens, cultivateurs affranchis des vil-
lages de Merv; il y avait aussi des Arabes parmi eux, qui
avaient les places en vue; car la religion avait, pour la pro-
pagande abbasside, unifié les sémites et les aryens. Les
Hàchimiyya, les descendants de Hâchim, formaient le noyau
de l'armée. Naçr fut obligé de quitter Merv et de se retirer
à Xichàpour, qu'il dut évacuer après la défaite de son fils
Témîm à Tous en chawwâl 130 (juin 748). La destruction
d'un corps expéditionnaire dans le Djordjân le contraignit
de ne s'arrêter qu'à Hamadàn, laissant l'Iraq sans aucune
défense. Il mourut d'ailleurs tout près de là, à Sâwa, le
12 rébi' 1er 131 (9 novembre 748), à l'âge de quatre-vingt-
cinq ans. Il avait prévu que le mouvement du Khorasan
prendrait des proportions énormes; il mourut de voir ses
prévisions se réaliser.
C'était Qahtaba benChébib, un Tayvite, envoyé par l'imam
Ibrahim, qui commandait les troupes : Abou-Moslim dirigeait
de loin de
enfuies lesHamadàn
opérations. Lessoldats
et les troupes syriennes qui
khorassaniens s'étaient
de Nacr ben
LA PREDICATION ABBASSIDE

Sa\ \ âr résistèrent dans Néhâwend ; mais au bout de quelques


mois elles durent capituler (dhou'I-qa da 1 31-juillel 7 V . L'ar-
mée du Khorasan descendit des hauts plateaux par la passe
habituelle, Kirmanchâh-Holwân-Khâniqîn. Qahtaba surprit
le camp ennemi, mais il péril au milieu de son sucées, d'une
façon mystérieuse, au milieu de [la nuit. Son fils Hasan lui
succéda et entra à Koùfa sans coup férir 1 'i moharrem-
2 septembre . L'imam Ibrahim avait été arrêté par ordre de
Merwân; il recommanda à sa place son frère A-bou'l-'Abbàs,
qui fut proclamé khalife, le 12 rébi' Il 132 ('28 novembre 749 .
dans la grande mosquée de Koùfa.
Pendant ce temps, le khalife oméyyade Merwân II avait
quitté l.larràn et marché dans la direction de Mossoul à la
tête de troupes syriennes, et à la rencontre d'un corps ex-
péditionnaire quiopérait de ce côté-là; il fut complètement
défait sur la rive gauche du grand Zâb, dans une bataille qui
dura du 2 djoumâda II 132 au 11 du même mois 25 janvier
750 . Ses troupes étaient découragées, tandis que les l\li<>-
rasaniens étaient décidés à vaincre. Le khalifat oméyyade
était tombé; Merwân se rendit à Harrân, puis à Damas,
chercha un refuge à Abou-Fotros près de .la (l'a. puis à
Paramâ sur la côte d'Egypte, enfin à Bouçîr près d'( >ch-
monéïn dans la Haute-Egypte, où il périt en se défendant,
les armes à la main, à la fin de la même année août 750). Sa
tête fut coupée et envoyée à Abou'l-'Abbâs, comme preuve
de l'heureux succès de la poursuite; c'esl l'usage, mais ce
qu'il y a de particulier, c'est que sa langue fui dévorée par
un chat, comme le disent des vers conservés par Ibn-el-Athir.
Les membres de la famille des Oméyyades furent pour-
suivis partout, surtout en Syrie, et mi> à morl sans forme
de procès; les tombeaux des khalifes lurent fouillés, leurs
os profanés; on déterra le cadavre de Hichâm, dont il ne
restait plus que le ne/ d'intact, on le fouetta, on l<' suspendit
au gibet, puis les os furent brûlés e1 les cendres jetéi
vent. Chose étrange, 'Omar II e1 Mo 'âwiya furent respi
Il a'échappa aux recherches qu'un petit-fils de Hichâm, <|ui
s,, rendit en Espagne el j fonda à son t<>ur une dynastie.
La Syrie, qui perdait tout avec les < Iméyyades, \e\ \.
286 HISTOIRE DES ARABES

mais trop tard. Un courtisan de Merwân et l'un de ses géné-


raux, Abou'I-Ward Medjzâtben el-Kauther se révolta à Qin-
nesrîn et proclama un descendant de Yézid Ier, Abou-Mo-
hammed Ziyâd ben 'Abdallah, qu'on appelait le Sofyânide et
dont on disait que sa venue annonçait la fin du monde;
c'était les Qaïsites qui formaient le gros de son armée. Cette
révolte fut détruite à la bataille de Merdj el-Akhram près de
Qinnesrin à la fin de Tannée 433 (fin juillet 751). Abou'l-
YVard périt en combattant ; le Sofyânide s'enfuit à Palmyre
et de là dans le fiedjaz, où il fut mis à mort par el-Mançoûr,
le second khalife abbasside.

C'en était fini de l'empire arabe ; l'hégémonie allait pas-


ser aux défenseurs de la prédication abbasside, aux Per-
sans, et la fondation de Bagdad devait marquer bientôt défi-
nitivement liranisation (istïdjâm) de l'Etat arabe: la langue
seule allait persister, mais la littérature devait être profondé-
ment aflectée par l'influence du nouvel esprit. La bataille du
grand Zàb était en quelque sorte la revanche de Qâdisiyya,
où avait sombré le grand empire perse des Sassanides.
LA PRÉDICATION A.BBASSIDE _<-;

BIBLIOGRAPHIE

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CHAPITRE XIII

KHALJFAT DES ABBASS1DES

La conquête de l'empire avait été une réaction contre les


Syriens; par suite Damas ne pouvait plus servir de capitale;
ce fut dans P'Irâq que l'on dut en chercher une. Koûfa,
déchue de son rang par la victoire des Oméyyades, pouvait
prétendre à se voir rétablir dans ses dignités, mais le dis-
cours qu'Aboul-'Abbâs prononça dans la grande mosquée se
terminait par des menaces. En effet, la poursuite des mem-
bres de la famille d'Oméyya et de tous ceux qui se ratta-
chaientleur
à fortune ensanglanta le monde musulman; c'est
a bon droit que le nouveau khalife put se décerner à lui-
même le titre d'es-Saffâh « le sanguinaire ». Il s'agissait de
venger les droits méconnus de la famille du Prophète;
cette vengeance, bien qu'atroce, paraissait toute naturelle.
Ce qu'il est plus difficile de s'expliquer, c'est comment la
famille d'el-'Abbâs se fit reconnaître comme héritière du Pro-
phète, au détriment des enfants d"Ali et de Fâtima. L'emploi
de la formule « Banou-Hâchim » pour désigner les préten-
dants au trône sous les Oméyyades, avait l'avantage de com-
prendre à la fois les Wlides et les 'Abbassides: toujours
est-il que les derniers profitèrent seuls du mouvement;
sans doute l'influence des Ràwendites fut en ce cas pré-
pondérante. Plus tard, des khalifes scrupuleux, recon-
naissant que leur intronisation était, somme toute, due
à un tour de passe-passe, voulurent rétablir les 'Alidos
dans leurs droits ; mais la menace d'une résolution
KUAUFAT DES ABBASSIDES 2S0

ide ce genre suffit à coaliser contre le bon vouloir d'un pon-


tife généreux tous les intérêts qui s'attachaient à la nou-
velle dynastie ; il fallut renoncer à ce beau projet. Les
'Alides étaient une lignée de saints personnages, qui n'atta-
chaient pas de prix aux biens de ce monde; et cela ne con-
tribua pas peu à les maintenir hors de la politique, dont ils
n'eurent point les profits.
Abou'l-'Abbàs avait adopté AnbâP, ville persane sur les
bords de l'Euphrate, ancien grenier d'approvisionnements
pour les guerres contre les Romains d'où son nom unhàv
« magasin »), comme capitale : c'est là qu'il mourut, «l'une
maladie indéterminée, peut-être la variole, le 13 dhou'I
hidjdja 136 (9 juin 7-V| , a peine âgé de trente ans. II avait en
soin de faire proclamer son frère Abou-Dja'far comme son
successeur; aussi celui-ci fut-il reconnu immédiatement.
Abou-Moslim fut mal récompensé de la grande œuvre
qu'il avait menée à bonne fin. 11 rendit encore à Abou-
Dja'far le service de le débarrasser de son oncle 'Abdallah,
fils d"Ali, qui avait soulevé les Syriens et marchait contre
Naçîbîn; une bataille mita néant ses espérances Odjouinàda
II 137 = 27 novembre 7.V| . Le khalife profita de ce que
Abou-Moslim était absent pour lui retirer son gouverne-
ment du Khorasan. Entouré de sa garde particulière, le
général crut pouvoir se rendre «à la résidence du khalife; là,
attiré traîtreusement dans l'antichambre et séparé de -
gardes du corps, il fut assassiné par des affidés '1\ cha'ban
137 = 12 février 75.")).
Débarrassé d'un personnage devenu gênant, Abou Dja'far
mérita le surnom d'el-Mançoùr « le victorieux o qu'il avait
pris lors de son intronisation.
La famille des Barmékides fournit à el-Mançoûr les admi-
nistrateurs dont il avait besoin 1 . C'est ainsi que le klia-
Iifat abbasside prit dès le début une couleur franchement
iranienne; le khalife ne fut plus le chef de la communauté

;i) Le titre lui-même qu'on donna au ministre, celui de waztr «vizir»,


était persan [vitchtr); <e n'est que par une étymologie forci
ce m. a à l'arabe wazara «porter» comme -i le minislie/;or/ai7 la cl
de l'empire.

19
290 lUSTOIRli BES AftABES

musulmane, mais le successeur des anciens rois de Perse,


soustrait comme eux au contact de ses sujets, aperçu de loin
dans une auréole d'admiration et de gloire, mélangée d'un
peu de terreur. Barmek, l'ancêtre, était d'une famille c|ui
depuis des siècles, exerçait les fonctions de prêtre du feu
clans le pvrée de Balkh, le Naubahâr, dont le nom indique
un ancien monastère bouddhique (nava-rihàra . Khàlid, son
fils, commença la lignée des ministres qui resta au pouvoir
jusque sous Hàroùn er-Rachid, avec son petit-fils Yahva et
ses arrière-petits-fils Dja'far, FadI, Moùsa et Mohammed ; il
avait été un des acolytes d'Abou-Moslim et remplit des fonc-
tions importantes sous el-Mançoûr. Yahya fut chargé par el-
Mahdî de veiller à l'éducation de ilàroùn. Mais c'est dans
l'organisation de l'État que leur action fut le plus sensible.
Le service de la poste à cheval vefedus, barid existait déjà

du temps des Oméyyades à l'imitation des Perses et de l'em-


pire romain; il fut développé par el-Mançoùr, qui y adjoignit
un service de haute police : les directeurs des postes dans les
provinces renseignaient la cour sur ce qui s'y passait; en fait,
ils devinrent bientôt des agents d'information et de surveil-
lance avec lesquels les gouverneurs eurent à compter;
nommés directement par le pouvoir central, ils échappaient
à l'influence des autorités locales et pouvaient déjouer les
complots de celles-ci. Les routes de caravanes menant à la
Mecque, et dont la sécurité était indispensable au pèlerinage,
furent garanties contre les dégradations des Bédouins par
une série de postes fortifiés; cette installation permettait
en outre au pouvoir central de rester en communication avec
les villes saintes. Pour les finances, il fut installé un certain
nombre de bureaux chargés d'assurer et de contrôler les
entrées et les sorties, les recettes et les dépenses, pour
tout ce qui ne concernait pas les provinces, auxquelles il
était laissé, en ces matières, une autonomie considérable;
il était peut-être difficile de faire autrement, sinon, dans des
pays où la circulation était lente et parfois dangereuse et où
la lettre de change n'existait pas encore, il aurait été long,
coûteux et pénible de faire voyager, par groups, de grosses
sommes d'argent: on préférait adopter le système de l'abon-
Ml Mil A I DÉS ABBASSIDES ggi

nement, qui n'envoyail à la capitale que la somme à Laquelle


la province était taxée, et censée L'excédeni des recettes -iu-
les dépenses locales. Enfin, les canaux qui arrosaient 1 Iraq,
se trouvant pour ainsi dire sous les veux mêmes du khalife*,
furent l'objet de réparations et de travaux déjà comment
par les grands propriétaires sous les Oméyyades et qui
crurent la richesse de la contrée dans des proportions con-
sidérables.
Sous el-Mançoûr, la grammaire arabe devient un.' science
grâce aux efforts des deux écoles de Baçra et de Koûfa : la
première de ces deux villes se glorifie de Khalil et de .siba-
waïhi, celui-ci Persan d'origine; Koûfa peut citer le uom
d'el-Kisâï. La langue arabe, organe officiel de l'empire, est
de plus en plus étudiée par des étrangers, désireux de - a -
miler sou mécanisme : «l'on l'origine des recherches savantes
i|ui, sous l'impulsion de ces grands maîtres, vont bientôt for-
muler ce chef-d'œuvre d'agencement logique que présente
cette grammaire.
En même temps, l'on se mel a rechercher avec a idem- 1rs
monuments de l'ancienne poésie arabe; par malheur, cette
recherche est opérée par des gens plus intelligents que
scrupuleux, qui n'hésitent pas a modifier ceux qui ne con-
viennent pas à leur goûl et même à en inventer de toutes
pièces, avec un talent si merveilleux d'assimilation qu'ils
sonl tout à lait dans le genre des autres poésies. Le- Per-
sans conservaient comme un pieux souvenir de leur gloire
disparue un Livre des finis que l!<>ri/!>ih. plu- connu sous le
sobriquet d'Ibn-el-Moqafla', traduisit eu arabe, ainsi que les
fables, venues de L'Inde, de K<tlil<i cl Dimna. La poésie
arabe, fortement influencée par les idées iraniennes va, sous
les successeurs d'el-Mançoûr, changer entièrement d'al-
lures, devenir légère, gracieuse, badine, et fournir toute
une immense lit térature.
Lu 1 V» 762 1, el-Mançoûr fonda Bagdad sur les bords du
Tigre, non Loin de l*ein placement où I rvaienl
eu leur capital"', dont le site est encore marqué aujourd'hui
parle Tâq-Kisrà la voûte de Chosroès et par le tombeau
de Selinàn el-Làrisi. Ce n'est pas sans rai- [Ue l'on lit
292 HISTOIRE Dl S ARABES

choix de cette localité, connue jusque-là par un petit


marché qui portait un nom iranien, Bagh-dâdh (donné par
Dieu); elle était à mi-chemin des pays arabes et des pays
persans, en plein territoire peuplé d'Araméens depuis les
temps les plus anciens; elle indiquait un compromis entre
les Arabes conquérants et les Iraniens conquis, mais rele-
vant la tête, maintenant qu'ils étaient convertis à l'isla-
misme et qu'ils réclamaient leur part du gâteau. Ce fut une
ville toute ronde, enfermée dans un double mur d'enceinte;
le khalife lui donna le nom de Médinei es-Salâm (ville de la
paix), mais le peuple lui conserva celui de Médînet el-Man-
çoûr, du nom de son fondateur. Khâlid le Barmékide joua le
principal rôle dans la fondation de la ville; peut-être était-ce
lui-même qui l'avait conseillée. L'endroit qu'on lui avait ré-
servé pour son palais ayant déplu au khalife, il en fît construire
un autre sur la rive même du fleuve, et lui donna le nom
de Dâr el-Khold (palais de l'éternité), c'est-à-dire « le pa-
radis ». En outre de la garnison, de nombreuses popula-
tions vinrent s'y fixer de toutes parts, et elle ne tarda pas à
devenir l'entrepôt des marchandises de l'État musulman,
comme elle en était le centre politique et administratif.
El-Mahdî succéda à son père el-Mançoûr en 158 (775); il
avait été reconnu comme héritier présomptif dès 147 (76/i).
Les intrigues de l'intérieur du palais commencent à influer
sur la politique; le khalife avait pris pour épouse une es-
clave nommée Khaïzorân (bambou) qu'il avait affranchie
l'année qui suivit son intronisation. Abou-'Obéïdallah, son
ministre, dut sa chute (161-778) à une intrigue du chambellan
Rabî\ Cinq ans plus tard, sous un prétexte quelconque,
Ya'qoùb ben Dàoud tomba du pouvoir. L'action de Khaïzorân
se fit sentir quand il s'agit de désigner un héritier présomp-
tif entre ses deux fils, Moùsa el-Hâdi et Hâroûn er-Rachîd;
le premier avait été déjà reconnu en cette qualité, mais sa
mère préférait son second fils et elle employa à le faire
réussir l'influence de la famille de Barmek, car Façll, fils de
Yahya, était frère de lait de Hàroùn. On voulut profiter de
ce qu'el-Hâdi était occupé à guerroyer dans le Djordjàn
pour lui retirer la qualité d'héritier présomptif; mais il
KHALIFAT DES ABBASSIDES 2'Xi

refusa de se prêter à cette manœuvre. Son père se mit en


route pour aller le convaincre; mais il étail à peine entré
(Unis l"Irâq-'adjémi qu'il mourut subitement 22 moharrem
169 = h août 785), soit d'un accident de chasse, soit d'un
empoisonnement du à l'erreur d'une esclave. Yahva le Bar-
mékide, secrétaire du jeune IJàroùn, alors âgé de douze ans.
le convainquit
frère de ànele pas
et le décida s'opposer à l'intronisation de son
reconnaître.

La première mesure d'el-Hâdi fui de restreindre le pou-


voir que s'était attribué sa mère Khaïzorân; il la confina
dans le harem, d'où il lui interdit de sortir, et lui défendit
tout rapport direct avec les fonctionnaires de l'Etat. Profon-
dément blessée par des mesures qui n'étaient pas laites pour
lui plaire, l'ancienne esclave complota la perte de son fils;
le projet que forma celui-ci, de désigner son propre fils
Dja'far pour son successeur et d'évincer complètement Hâ-
roùn, fut le prétexte d'une révolution de palais qui servit de
modèle à toutes celles qui se produisirent par la suite
(16 relu" I 1 70 ]."> septembre 786 . Au milieu de la nuit, le
khalife fut étouffé par des esclaves de sa mère: le jeune
Dja'far,
fut éveillé
contraint de par un des hauts
reconnaître officiers de la couronne,
son oncle.
Le succès de la conspiration amena au pinacle la famille
de Barmek. Khaïzorân mourut en 17.") 789), trois ans après
l'intronisation de Hâroûn er-Rachîd; en 17S. le khalife remit
la conduite des affaires (Mitre les mains de Yahya : deux ans
auparavant, Fadl, son frère de lait, avait été chargé de gou-
verner lapartie occidentale de la Perse et l'Arménie; on lui
confia ensuite h' gouvernement «lu Khorasan.
Hâroûn er-Rachîd n'aimait pas Bagdad; sa résidence pré-
férée était un château auprès d'Anbar, sur l'Euphrate. i
là qu'il s'installa au retour du pèlerinage de la Mecque, au
commencement de l'année 187 803 . et qu'un jour il lit
venir le préfel de police pour lui donner des ordres secrets.
Depuis plusieurs jours, il était préoccupé et distrait; il ne
buvait ni ne mangeait plus. Un vendredi, l'avant-dernier
jour il h mois de moharrem 27 jau\ ier 803 . il s était ren lu à
la chasse «ui compagnie de Dja'far; personne ne pouvait
291 III.-TOIKE DES ARABES

soupçonner la tragédie qui se préparait. Pendant que le soir»


Dja'far, rentré chez lui, se délassait à entendre chanter, il
vit entrer brusquement Mesroùr, chef des eunuques, et Har-
thama heu A 'van, à la tète de troupes prétoriennes; ils
le firent lever brusquement, et l'entraînèrent dehors.
Quand, au bout d'une demi-heure, le médecin chrétien Ga-
briel, qui avait tenu jusque-là compagnie à Dja'far, se rendit
auprès du khalife, il aperçut la tête coupée du Barmékide
posée sur un plat devant le commandeur des croyants. Ce
fut le signal de la chute de la famille; tous ses membres,
arrêtés le soir même, furent jetés en prison, leurs agents
de province destitués sur des ordres envoyés par exprès,
leurs biens confisqués; il n'y eut d'exception que pour
Mohammed, fils de Khàlid, et sa famille.
Le khalife se sentait délivré d'une gêne immense. Quel
en pouvait être le motif? Les uns ont dit qu'il fallait le
chercher dans une aventure romanesque qu'ils racontent
çT'Abbâsa, sœur de Hâroùn, sa conseillère habituelle, qu'il
avait fait épouser à Dja'far pour que celui-ci put, sans en-
freindre laloi coranique, assister légalement à leurs entre-
tiens; mais il était entendu que le mariage ne serait pas
consommé, pour qu'il ne fût pas dit qu'une princesse de la
famille des khalifes avait épousé, par mésalliance, un de
leurs sujets. Ce qu'on voulait empêcher eut lieu tout de
même; deux enfants qui naquirent furent élevés en secret,
mais ce secret transpira pourtant, et quand le khalife connut
la vérité, son ressentiment entraîna la chute de son favori.
Toutefois ce n'est qu'un gracieux roman. La vérité pourrait
être cherchée dans le sentiment de dépendance qu'avait res-
senti Hâroùn à l'égard de la puissante famille qui tenait
tout l'empire; et pour l'en délivrer, il n'avait fallu rien
moins qu'un coup d'Etat pour lequel toutes les précau-
tions usitées en pareil cas avaient été prises : le préfet de
police mandé secrètement à la résidence du souverain, em-
portant des ordres qu'il ne doit divulguer à personne, les
courriers avec dépèches également secrètes envoyés en
hâte dans toutes les directions. Le pouvoir des Barmékides
était devenu un danger pour la dynastie, peut-être même
Kll \I.ll Al DES tBBASSIDI S

pour la société musulmane; car ces Iraniens, pleins des sbtt-


venirs de leur patrie déchue, uedevaienl ré^ er qu'une chose,
le rétablissement de l'empire mazdéen et — qui sait? —
peut-être même ta rénovation de la foi de Zoroastre. C'est
probablement L'aceusatioB qui se cache sous celle <l<- Zdrt-
<lo'/>i hérésie) ([ni l'ut prononcée à cette occasion. Il faut que
le danger ail été bien pressant pour que le khalife ail été
obligé de faire mettre à mort l'être qui lui étail lepluscher,
l'ami intime, le compagnon de tous les instants. Mais en
l'absence de documents positifs, il sérail imprudenl d'aller
trop loin : d'ailleurs, le sentiment de l'indépendance est na-
turelà un souverain qui veut jouer un rôle par lui-même el
un motif suffîsanl pour s'être débarrassé, par les moyens
alors en usage., quelque violents qu'ils fussent, des person-
nalités devenues gênantes. On a l'ail remarquer cependant,
qu'en ce cas, c'est Yahya, h* véritable premier ministre, qui
aurait dû être la première victime, el non Dja'far. Or, la
famille fut ruinée par la confiscation de Lous ses biens, <-t
réduite à la plus extrême misère ; mais sauf l'exécution dé
Dja'far. son père el ses frères furent emprisonnés, puis mis
en liberté, sans avoir à craindre pour leur vie: cela b.e se
gerail pas passé ainsi dans le cas où une accusation de com-
plot aurait pesé sur leur tête. Le motif de la condamnation
est des plus obscurs, el c'est peut-être encore dans quelque
motif passionnel qu'il faut chercher la cause principale de
cette catastrophe, qui esl restée célèbre.
Débarrassé de la prépondérance de cette famille, Hâroûn
put s'occuper plus directement des affaires de l'Empire.
L'Occident échappait aux Abbassides. En 137 754 . quel-
ques membres de la famille d'Oméyya, sauvés du mas-
sacre général, étaient arrivés à Kairouan et j avaient été
bien reçus par Ahd er-Rahman ben Habib (|ui commandait
l'Afrique du Nord d'une manière assez indépendante; puis
les iffaires s'étaieni gâtées, et 'Abd er-Ra^tman benMo'âwiya,
petit-fils de Hichâm, errant de tribu en tribu, finit par
passer en Espagne 138-755), et y fonda l'année suivante
la dynastie «les Oméyyades d'Espagne. I ne guerre civile
éclata en Afrique entre le fil s d' \bd er-Rahman assassiné et
2% HISTOIRE DES ARABES

son oncle usurpateurdu trône ; les Berbères se soulevèrent de


toutes parts, et il se fonda à Sidjihnàssa et à Tàhert (aujour-
d'hui Tiaret, eu Algérie), les dynasties indépendantes des
Midrârides et des Hostémides. Kairouan fut reprise aux Ber-
bères par Mohammed Ibn-Ach'ath (144-761); son lieutenant
el-Aghlab fit des expéditions contre les indigènes. Une ten-
tative d'el-'Alà ben Moghîth dans le sud de l'Espagne avait
avorté complètement en 146 (763), et, depuis lors, les Abbas-
sides s'étaient desintéressés de ce qui se passait en Espagne
et dans toute l'Afrique du Nord.
Les Francs Carolingiens envoyèrent trois ambassades en
Orient, la première sous Pépin le Bref et el-Mançoûr (148-
765), la seconde et la troisième sous Charlemagne et
Hâroùn (797-801 = 180-184). Ces rapports provenaient du
désir des Francs, qui étaient en train de constituer l'autorité
temporelle du pape, de lutter contre les empereurs de
Byzance, devenus iconoclastes. Léon l'Isaurien avait épousé
Irène, fille du roi des Khazares, limitrophes des posses-
sions arabes sur la mer Caspienne; de là, une entente entre
ce peuple et les empereurs romains d'Orient. D'ailleurs, la
guerre ne cessait pas entre Grecs et Arabes; c'était, chaque
année, de la part de ceux-ci, des raids de cavalerie, des raz-
zias rapides qui les menaient jusqu'à Ancyre (Angora) et
Amorium au centre de F Asie-Mineure, jusqu'à Éphèse même,
au sud de Smyrne. Il y avait aussi des combats sur mer:
en 806 (190), une grande expédition chargée de contraindre
les Chypriotes au payement du tribut avait été débarquée
dans l'île et y avait commis d'effroyables déprédations.
Dans ce qui est aujourd'hui le Maroc, un descendant d'Alî
et de Fàtima par el-Hasan, Idrîs, avait trouvé de l'appui chez
les Berbères, y avait fondé un état indépendant et donné
son nom à la dynastie des Idrissites. Ilarthama ben A'yan,
le même qui prit part à l'arrestation de Dja'far le Barmé-
kide, avait été envoyé en Tunisie pour y pacifier les esprits :
Ibrahim ben el-Agfhlab, fils du général tué lors de la révolte
de l'an 150 (767), fut chargé du gouvernement de cette con-
trée, qu'il obtint de conserver à titre définitif pour lui et ses
descendants ; et ce fut là l'origine de la dynastie des Agh-
KH ALI FAT J»i:s ABBASS1DES 297

Iabites. Ilàroùn, préoccupé par la guerre avec les Khazares


et des révoltes en l'erse, consentit à cette proposition. Ainsi
l'empire arabe se morcelait «le plus eu plus.
Les 'Alides axaient déjà fait de vaines tentatives pour sou-
tenir leurs prétentions. Deux (ils <l" Abdallah, petit-fils d'el-
Hasan, fils d''Ali, nommés Mohammed et Ibrahim, eurent des
succès qui ne se maintinrent pas. Les Mecquois, tour-
mentés par leurs gouverneurs, se révoltèrent et proclamè-
rent Mohammed (145-762 ; tout le Hedjaz se rallia autour
de son nom ; mais une armée envoyée par el-Mançoûr sous
le commandement d'Isa ben Moûsa et de Homéïd ben Qaji-
taba réduisit à néant son pouvoir en une seule bataille qui
lui coûta la vie. Son frère Ibrahim avait, «le son côté, sou-
levé laville de Ko ûfa et menacé el-Mançoûr, qui résidait tout
près de là, à Hâchimiyyé. En temporisant habilement, el-
Mançoûr donna le temps d'arriver à son corps expédition-
naire de la Mecque. Ibrahim livra bataille; la fortune « |» i i
avait semblé lui sourire se tourna contre lui. et il périt les
armes à la main. Pendant longtemps les Alides cessèrent de
réclamer du sort des armes la reconnaissance de leurs
droits.
En Perse, Sombàd, mazdéen de religion, appela ses com-
patriotes àvenger l'assassinat d'Abou-MosIim; la révolte
s'étendit au Khorasan à l'Adherbaïdjan, mais il fut défait et
tu. dans un combat pies d'Ilamadan. Dans la résidence
même du khalife, à Hâchimiyyé, les sectaires qu'on appelait
Râwendites et qui faisaient partie de la garde du corps,
levée en grande partie dans le Khorasan. considéraient
le khalife comme l'incarnation de la divinité. El-Mançoûr
ne pouvait admettre qu'on le traitât comme tel; il lit arrêter
les meneurs; leurs adeptes se soulevèrent et brisèrent les
portes de la prison; il fallut sévir. En 150 767 . un autre
persan, Ostâd-Sîs, qui se donnait pour prophète, souleva la
province d'Héral el réunit nue armée considérable; non
sans peine, il fut battu par Khàzim ben Khozéïma. Un ancien
secrétaire d'Abou-Moslim, un persan nommé \i ' et origi-
naire de Merv, se déclara partisan de l'incarnation, et se
montra avec le visage couvert d'un voile d or, d où le sur-
2y8 HISTOIRE DES ARABES

nom qu'on lui donna, el-Moqanna' « le voilé ». Aidé par la


révolte d'un individu qu'on appelle le Jlaraurite et qui sou-
levait en même temps les régions voisines, il battit les
troupes du khalife, et ce ne fut qu'après la défaite du Ha-
raurite par Vézîd ben Mazyad que Sa id el-Hariehî put
enfermer el-Moqanna' dans sa forteresse de Sanâm : voyant
qu'il ne pouvait tenir davantage, le prophète voilé s'empoi-
sonna avec ses femmes etses fidèles etmit le feu au château-
fort, qui les écrasa sous ses ruines (161-778).
Les exactions du gouverneur du Khorasan, Isa ben 'Ali,
soulevèrent de telles plaintes que Hàroùn se décida à entre-
prendre une tournée d'inspection dans les provinces orien-
tales; mais il eut l'imprudence d'accepter, sous forme de
cadeau, une partie du produit des rapines de son agent.
C'était se boucher les yeux volontairement. En 190 806),
RàfT ben Léïth, descendant de l'ancien gouverneur oméy-
yade Xaçr ben Sayyàr, fut porté par le peuple à sa tète;
d'accord avec les tribus turques, il livra bataille à 'Isa et le
tua. Hâroùn envoya son fils à Merv et le suivit à la tête de
l'armée principale; arrivé à Tous (aujourd'hui Mèchehed), il
tomba malade d'une indisposition dont le caractère n'est pas
bien clair et qui enleva toutes ses forces à un corps déjà
épuisé; il mourut le 3 djoumâda II 193 (24 mars 809); il
n'avait que quarante-cinq ans.
Son fils aîné 'Abdallah lui aurait succédé s'il n'était pas le
lîls d'une esclave persane, ce qui fit préférer le fils de la
femme légitime Zobéïda, Mohammed surnommé El-Emin,
qui du vivant de son père avait été reconnu comme héritier
présomptif. Peu de temps avant la chute des Barmékides,
deux actes furent rédigés ; par le premier el-Emin avait été
admis à la succession au trône ; c'était priver 'Abdallah
de ses droits ; dans le second, celui-ci s'obligeait à recon-
naître lasuprématie de son frère. Le premier avait le gou-
vernement de l'Iraq et de la Syrie; le second, le fils de la
Persane, auquel on avait donné le surnom d'el-Ma'moùn, les
provinces de l'Adherbaïdjan et de l'est. L'influence des
ministres contrebalançait d'ailleurs celle de Zobéïda; Fadl
ben Rabî', partisan des Arabes, tenait pour el-Émîn, tandis
KMAI.II A I IH g tBBASSIDES

que Fadl ben Sahl, un mazdéen à peine converti à L'isla-


ni isi! ic, défendait les intérêts d'el-Mamoûn, le fil> d<> l'esclave
persane
Le règne d'El-Émîn dura à peine <in<| ans L9&-198
809-813 . Plein d'imprévoyance, il se laissa dominer parles
conseils de Fadl ben Râbf, son ministre, e1 lit publier, dès
la seconde année de son règne, l'ordre de prononcer, dans
l«' prône du vendredi, le nom de son fils Moùsa avant celui
de son frère El-Ma'moûn; celui-ci, qui se trouvait ainsi privé
cl<>s droits de succession que lui avail réservés la volonté de
son père, répondit à cette déclaration par des mesures éner-
giques; ilinterrompit les relations postales entre Merv et
Bagdad, accorda à lîàli' une capitulation honorable dans I i
Transoxiane; il |>rit Le titre d'Imâm el-Hodà conducteur
dans la bonne direction ■ C'était une déclaration de guerre;
une expédition partil de Bagdad pour le réduire, sous le
commandement d Ali ben* Isa, qui emportait une chaîne d'ar-
gent pour ramener captii le frère rebelle; mais ces troupes
furent défaites par Ttihir, gouverneur de Réï, avec des forcés
bien inférieures. Une autre expédition fut détruite près d<>
Hamadan. Rl-Emîn n'avait plus de troupes; on essaya d'en
faire venir de Syrie, où les < >aïs et les Kelb continuaient de
se battre, niais elles s'en retournèrent à la première i
mouche. Les troupes d'el-Ma'moûn, sous Tâhir <'i Harthama,
s'avançaient toujours; Baçra, Koùïa. les deux villes saintes
reconnurent le nouveau khalife. Bagdad se \it bientôt en-
tourée de troupes ennemies, el-Emîn réduit au seul palais
de Khold; il fallut capituler; il fut entendu que Harthama,
le vieux général fidèle d'er-Rachld, viendrait le prendre de
nuit dans une barque et l<' conduirait en sûreté dans
camp; mais lc-> gens de Tâhir firent chavirer l'embarcation,
Harthama el El-Emin se sauvèrent à la nage; ce dernier fut
pris sur la rive par un soldat d<- Tâhir et mis à mort
nuit un'' 'l'-\ moharrem 198 25 septembre 813 .
Le lils de l'esclave persane étail maître de l'empire dé-
chiré par des dissensions intestines. Les tendances iraniennes
du khalife, fomentées encore plus par son vizir I adl ben
Sahl, lui aliénèrent les esprits arabes, <|ui se tournèrent
300 HISTOIRE DES ARABES

alors vers un Alide, Mohammed ben Ibrahim, surnommé


Ibn-Tabâtabâ, qu'Abou-Sérâyâ, ancien partisan d'el-Ma-
moûn, mit à la tête de son parti. La révolte éclata en 199
(815); mais après un premier succès, Ibn-Tabâtabâ mourut
subitement, et Abou-Sérâyâ, vaincu un peu plus tard par
Ilarthama, fut mis à mort. Les tentatives des Zéïdites dans
la péninsule arabique n'eurent pas un meilleur succès. Le
vieux général de Hàroùn dut se rendre à Merv ; là il fut
bien mal récompensé des services rendus à la cause abbas-
side sur tous les points du territoire; il fut emprisonné
sous un prétexte quelconque et mourut en prison d'une
mort soi-disant naturelle (200 = 816).
Les habitants de Bagdad se sentaient mal à l'aise sous la
domination iranienne. Ils se soulevèrent et placèrent à leur
tête Mançoûr, un des fils du khalife el-Mahdi; mais c'est à
peine si l'on put mettre sur pied quelques troupes, ce qui
fit avorter le mouvement. C'est le moment que choisit el-
Ma'moûn pour mettre à exécution un projet qui pouvait lui
faire perdre l'empire. Brusquement, la nouvelle arriva que
Ali ben Moûsa, surnommé er-Ridà, descendant d'Wli et de
Fâtima, était devenu gendre et futur successeur du khalife,
et qu'en même temps la couleur noire, symbole de la dy-
nastie, était remplacée par la couleur verte des ' Alides
(ramadan 201 = mars 817). C'était une révolution. Mais
les gens de Bagdad, qui n'étaient point partisans des Chi'ïtes,
se révoltèrent et proclamèrent khalife Ibrahim ben el-Mahdi,
frère de Mançoûr. L'Egypte se souleva; l'Adherbaïdjan
tomba entre les mains de Bàbek, chef de la secte commu-
niste des Khorrémites, qui croyaient à l'incarnation de la di-
vinité dans la personne de leur chef et professaient la com-
munauté des biens et des femmes.

11 fallait reprendre l'empire. El-Ma'moûn quitta Tous pour


marcher vers l"Irâq. Au début de l'an 818 (cha'bàn 202),
FadI ben Sahl fut assassiné pendant qu'il était au bain, à
Sarakhs; c'était des amis du khalife qui avaient pris ce parti
extrême, de le débarrasser, malgré lui, d'un conseiller dan-
gereux. El-Ma'moûn craignit d'être accusé de ce meurtre; il
lit exécuter les assassins, et épousa une nièce de son mi-
KHAL1FAT DES ABItASSIDES 301

nistre favori, la fille de I.lasan beD Sahl, qui était le gouver-


neur de la .Mésopotamie et occupait alors Wâsil avec une
année considérable. La même année, L'Imam er-Ridà mourut
à Tous d'avoir mangé trop de raisins, dont les grains
n'étaient peut-être pas indemnes de tout poison. Il fut
enterré à côté de la toinlie de Hâroûn er-Rachîd; et autour
de son mausolée s'est créée la ville de Mèchehed le mau-
solée) qui a remplacé la vieille ville de Tous, dont il ne
reste plus que des ruines informes. A peine arrivé à Réï, le
khalife apprit que rlasan, à Wâsit, était devenu subitement
fou et avait dû être enfermé. La disparition de l'Imâm er-Ridà
et celle du ministre Fadl ben Sald, indices d'un changement
de politique chez el-Ma'moûn, rassurèrent les habitants de
Bagdad, qui abandonnèrent Ibrahim ben el-Mahdî, artiste
éminent, amateur de poésie et de musique, mais qui n'avait
rien des qualités de l'homme d'État : EI-Ma'moim rentra enfin
dans sa capitale (204-819 . Les drapeaux noirs «b-s Abbas-
sides furent hissés à nouveau et les impôts, en signe de
cadeau de bienvenue, remis à toute la population de l"Irâq.
< l'est au milieu de ces difficultés incessantes qu'el-Ma'moûn
trouva le temps et les moyens de protéger les scient
telles qu'on les entendait à cette époque. C'est sous sou
règne que fleurissent des jurisconsultes tels que C.hàli i el
Ahmed ben l.lanbal, fondateur de deux rites orthodoxes, des
théologiens tels qu'el-Bokhâri, auteur d'un des deux çahîh
ou recueils authentiques de traditions du Prophète, 1 hist< -
rien el-Wâqidi, dont les ouvrages sont en grande partie
perdus, mais dont on a conservé des fragments considéra-
bles dans les œuvres de ses successeurs, Aboîî-Temmâm el
el-Bokhtori, qui ont tous deux réuni, sous le titre de
ffamâsa (la vaillance, des recueils de vieilles poésies du
désert consacrées à célébrer la bravoure des Bédouins.
L'arl musical est représenté par l->l.1;u| 1"'" Ibrahim de M -
soûl, lils d'un célèbre chanteur el chanteur lui-même. Mus
El-Ma'moûn est surtout remarquable par le développement
qu'il donna à l'étude de la philosophie grecqi I des sciences
exactes. Depuis Chosroès lerAnôché-rawân, une école de mé-
decine s'était maintenue à DjondéI-4 Ihftpour en Susiane, jus-
302 HISTOIRE DES ARARES

qu'à cette époque; les Araméens, qui formaient la population


de la Mésopotamie, avaient traduit du grec en syriaque les
traités scientifiques conservés de l'antiquité. Un médecin
chrétien. Georges, de la famille de BÔ'khtyêsôû' (en pehlevi,
« Jésus a sauvé >> , avait guéri le Khalife él-Mançoûr d'une
maladie d'estomac; son petit-fils Gabriel fut le médecin parti-
culier d'el-Hâroûn. Déjà Mançoûr avait fait traduire en arabe
des traités de médecine; Hàroùn employa1 au même office un
autre docteur de Susiane, Vohannà Ibn-Mâsawéïh. El-Ma'-
înoùn fonda à Bagdad « la maison des sciences », université
destinée à l'enseignement, à laquelle était joints une biblio-
thèque et un observatoire destiné plutôt à l'astrologie qu'à
l'astronomie, mais qui servit néanmoins aux études de cette
dernière. Honéïn ben Ishaq, chrétien de Hira, traduisit en
arabe les
decine deécrits
Gaiieu.philosophiques d'Aristote et le traité de mé-
Les tendances rationalistes d'El-Ma'moùn le conduisirent
à adopter les opinions des Mo'tazélites, et en 212 (827
parut le décret par lequel il proclamait le dogme de la créa-
tion du Qoràn et posait comme principe d'admettre que le
livre sacré, en tant que représentation de la parole de Dieu,
était créé par lui. et non pas incréé de toute éternité; il en
faisait ainsi une œuvre matérielle de Dieu, et non l'expres-
sion de sa pensée éternelle. Les théologiens, et entre autres
Ahmed ben Hanbal, refusèrent de souscrire à cette opinion;
des persécutions s'ouvrirent et allaient continuer avec la
dernière rigueur, lorsque el-Ma'moùn mourut après une
courte maladie à Tarsoùs, où il s'était rendu pour reprendre
= lutte
la 833). avec les Romains, à l'âge de quarante-huit ans (218
A ce moment-là également le Khorasan échappait, cette
fois définitivement, à la domination des Arabes. Le général
Tàhir, qui était d'origine iranienne et parlait persan, avait
été chargé de pacifier cette province lointaine et indocile; il
y réussit, et se sentit tellement d'accord avec le sentiment
populaire qu'un vendredi du mois de djoumâda I 207 (sept.-
oct. 822), il fit supprimer du prône le nom du khalife, ce qui
était proclamer son indépendance. Il est vrai qu'il mourut
KIIAI ll-AT DES SBBASSIDES 308

le lendemain, mais le branle était donné; l«- khalife ae pu!


que confirmer ses fils dans la possession de celte province]
et ainsi se créa la dynastie des Tâhirides, la première en
date des dynasties «le la Perse moderne: dès lors 1*' Khô-
rasan n'appartient plus à l'histoire «les Arabes; c'est dans
l'histoire de Perse qu'il faut chercher les destinées de cette
contrée.
Les Turcs prétoriens. — Les Abbassides oie se sentaient
pas a l'aise au milieu de la population de Bagdad, en grande
majorité arabe ou du moins araméénne arabisée; car en se
convertissant a la nouvelle religion, la population tic 1 Iraq
avait adopté la langue des conquérants, voisine de la leur, et
ceux qui étaient restés c lire tiens avaient seuls conservé l'usage
du syriaque. Leur garde particulière se composa d'abord de
Persans amenés du Khorasan, mais ceux-ci s'aràbisèrenl aussi
par influence du milieu, au moyen de mariages mixtes : les
A bnâ ed-daùla lils de la dynastie , au boul de quelques géné-
rations, n'étaient plus que des Arabes, de langue et de reli-
gion il
; leur restait encore pourtant dans le sang des traces
de leur origine iranienne. Enfin, les guerres continuelles et
les razzias d'au delà de l'Oxus et du laxartes avaienl amené
sur les marchés des foules d'esclaves turcs; c'est là que les
khalifes recrutèrent bientôt leur garde. Les Turcs, de l'aveu
des Arabes eux-mêmes (nous avons là-dessus des déclarations
explicites d"Amr ben lia lu- el-Djâhizh, qui leur a consacré un
petit traite ,sont endurants, obéissants, disciplinés; lesAbbasr
sides s'appuyèrent sur eux. Le dévouement absolu ;* leur
maître, qui était dans leur nature, attira sur leurs services
l'attention des potentats: sons el-Ma'moûn, nous trouvons,
parmi ses lieutenants, Manier ben Kâoùs dont le nom turc
(;iait Afchîn, qui (Hait originaire d'Ochroùsana dans !<• I ur-
kestan et qui combattit la grande révolte d'Egypte. El-Mo'-
taçim, successeur d'el-Ma'moûn, donna un grand dévelop-
pement à l'emploi de ces esclaves turcs dans l'armée.
Cela paraissait d'autant plus nécessaire que les troupes
de Cilicie employées a combattre les Romains souhai-
taient voir arriver au trône 'Abhâs, lils d'el-Hâroûn; en
même temps les /oit. bohémiens ou t/igams des marais
301 HISTOIRE DES ARABES

de la Babylonie attiraient l'attention sur eux par leurs


brigandages et leurs déprédations; leur chef, Odjéïf ben
'Anbasa, complota la déposition de Mo'taçim et son rem-
placement par 'Abbâs; mais il fut découvert, ce qui lui
coûta la tête, ainsi qu'à son protégé (223-838).
El-Mo'taçim avait perdu toute confiance dans les habitants
de Bagdad ; il transporta sa résidence à Sâman a, petite ville
sur le Tigre, à peu de distance au nord de la capitale, dont
le nom araméen fut transformé, par les beaux esprits de celte
époque, en Sorra man râa « Joyeux qui la voit ! » Il fit cons-
truire, àcôté de son palais, de vastes casernes pour les con-
tingents turcs et berbères dont il s'entourait. Cependant,
il prit soin qu'aucun des chefs ne s'élevât trop haut. Afchîn,
qui s'était conquis des titres à la reconnaissance du Kha-
life par la manière dont il avait étoutTé la révolte des Khorré-
mites après vingt ans de guerre (222-837) et dont il avait
combattu les Byzantins en Asie Mineure, et qui en avait été
récompensé par des honneurs considérables et le don de
véritables richesses, mourut de faim en prison trois ans plus
tard : il avait été arrêté sous l'inculpation de zendiqisme,
comme s'il avait eu en secret des croyances mazdéennes con-
traires àl'enseignement du Qorân. Malgré cela, les préten-
tions des troupes soldées augmentèrent, et peu à peu s'éta-
blit l'usage de leur donner, à chaque avènement, des gra-
tifications considérables ; leurs exigences s'accrurent à
proportion, et il en advint de la garde turque ce qui était
arrivé à Rome avec les prétoriens et ce qui se produisit plus
tard à Constantinople avec les janissaires : ils furent les
maîtres de l'empire parce qu'ils étaient les maîtres du sou-
verain.
El-Mo taçim mourut à Sàmarra en 227 842); son fils Haroùn ,
qui avait trente et un ans, lui succéda sous le nom d'ElAYà-
thiq-billah (celui qui met sa confiance en Dieu) : il était fils
d'une esclave grecque. Pendant les cinq ans que dura son
règne, il continua les traditions de recherches scientifiques
et de libre discussion inaugurées par El-Ma'moùn. A sa
mort, deux chefs turcs, Waçîf et Itàkh, installèrent à sa
place Dja'far, l'un de ses frères, fils d'une esclave persane
KIIALIFAT DES A.BBASSIDES 3 r,

du Khârezm, à qui Ton donna le nom d'El-Motawakkil 'ala'


11 Ali (celui qui s'en remet à Dieu : mais cela tourna mal pour
eux, car, à peine installé, le Khalife \il le danger que pré-
sentait pour lui l'incertitude de sa position, entre une
capitale tumultueuse et des troupes prêtes a imposer leur
volonté. Bien qu'il dût son élévation à Itàkli, ce fut celui-ci
qui devint la première victime de la politique cauteleuse
d'El-Motawakkil; non seulement ce chef turc, maître de
l'armée, occupait une haute situation à la cour, mais il était
encore ministre des finances, et par la direction des postes,
il tenait la police politique : jeté en prison, il y mourut de
soif, autre
laisser genre de supplice qui avait L'avantage de ae pas
de traces.
El-Motawakkil, prenant en politique intérieure le contre-
pied de ses devanciers immédiats, chercha à s'appuyer sur
l'orthodoxie; il savait que la partie arabe de l'empire était
pour la Sunna du Prophète contre les prétentions de la famille
de Mahomet; il interdit toute discussion sur le Qorân, réta-
blit les anciennes ordonnances d"( )mar sur les marques exté-
rieures distinguant les Musulmans des tributaires, lit détruire
les églises chrétiennes nouvellement élevées à Bagdad, et
déclarer hérétique la proposition que le Qorân était créé.
La persécution contre les Alides recommença, le mausolée
de lloseïu à Kerbelà fut détruit, le pèlerinage dans cette
ville interdit, La liberté de penser était morte.
Pour se délivrer de l'étreinte des esclaves turcs, il lit
venir Mohammed ben 'Abdallah, un descendant de Tâhir,
et le chargea, en qualité de gouverneur de l"Irâq, de mettre
de l'ordre dans les esprits; il choisit une nouvelle résident e,
assez éloignée de Sâmarrâ, qui de son nom fut appelée
Dja'fariyya. Ces précautions furent rendues inutiles parson
imprudence: il voulut que Mo'tazz,l'un de ses plus jeunes
iils, fût son héritier a L'exclusion de Montaçir, --on fila .une.
déjà désigne comme tel ; le résultai en lut que dans la nuit
qui précéda le 'i chawwâl 247 1" décembre s''»l . deux de
ses principaux officiers turcs. W.iciï ci Boghâ le jei
L'assassinèrent. Le parricide ne jouil pas Longtemps de -
accession au trône: six mois ne s'étaienl ju^ écoulés qu'il
306 HISTOIRE DES ARABES

mourut dévoré de remords, sans qu'on puisse démêler si


sa fin était due aune maladie ou aa poison. Mosta'în, petit-
flls de Mo'tacim, qui lui succéda, ne fut qu'un jouet entre les
mains des chefs turcs. Il avait pour mère une femme slave.
Les Turcs s'étant soulevés contre l'omnipotence de Waçîf et
de Boghâ qui venaient de faire assassiner Bàghir, un des
leurs, les deux chefs durent s'enfuir à Bagdad et emmenè-
rent avec eux le Khalife, qui n'avait plus qu'une ombre de
pouvoir : ils y furent assiégés. La ville fut obligée de capitu-
ler, et Mosta'în dut résigner le trône en faveur de Mo'tazz,
désigné par les rebelles (3 moharrem 252-24 janvier 866).
Pendant ce temps-là, un imam zéïdite, El-Hasan ben ZéïtL
descendant dvAlî par la branche d'El-Hasan, fonda en 250\
dans le Tabaristan, une dynastie indépendante.
Les conditions de la capitulation de Bagdad étaient la vie
sauve pour Mosta'în, son internement dans les villes saintes et
le droit de séjourner à Wâsit jusqu'au moment où il parti-
rait pour l'exil. Quand il quitta cette ville, Sa'id ben Çâlih,
chambellan de Mo'tazz, chargé d'une mission secrète, se
porta à sa rencontre, le trouva près de Sâmarrâ, le tua et lui
coupa la tête, qu'il porta lui-même au Khalife, comme preuve
de la mission accomplie; le tronc du cadavre resta abandonné
sur la route jusqu'à ce que des gens du peuple prissent sur
eux de l'inhumer. 11 avait trente-cinq ans (252-866).
Mo'tazz était un fils de Motawakkil. Il voulut combattre
les Turcs au moyen des Berbères qu'il avait dans sa garde;
il n'y réussit guère. Boghà le jeune, se rendant à Mossoul,
est attaqué au pont de Sâmarrâ et tué par des Maghrébins,
c'est-à-dire des Berbères. C'est Mo'tazz qui avait machiné
le coup, car le chef turc lui était à charge; il ne dormait pas
tranquille et ne se séparait pas de ses armes, ni le jour ni
la nuit, tant était grande la terreur que lui inspirait cet
homme (1). Mais cet assassinat souleva les Turcs excités par
Çâlih, fils de Waçîf, qui pouvait compter sur l'appui des
autres généraux de même origine. Ils se portèrent en masse
au palais, firent prisonnier Mo'ta/.z, qui périt dans sa geôle

(1) Mas'oudi, Prairies d'or, trad. de Barbier de Meynard, VII, p.8;>7-


KHALIFAT DES ABBASSIDES 307

six jours après avoir abdiqué, et mirent sur le trône Moham-


med, surnommé Mohtadî, fils de Wâthiq et d'une esclave
grecque.
Celui-ci essaya de restreindre le pouvoir des Turcs. C'était
un homme pieux et juste; il ne manquait pas de présider
à la prière du vendredi : il était même rigoriste et interdit
l'emploi du vin et delà musique. II avait fait construire une
salle spéciale où il rendait la justice. Mais la turbulence de
ses troupes l'empêcha de régner plus de onze mois. Moùsa,
fiis de Boghà l'aîné, était occupé à combattre les 'Alides ap-
puyés sur les naturels du Tabaristan, qui venaient de s'em-
parer de Qazwîn ; néanmoins, en apprenant l'assassinat de
Mo'tazz, il revint à Sàmarrà malgré la défense formelle du
souverain ; ses troupes envahirent le palais. Moùsa était
maître de la situation, mais la mésintelligence éclata bientôt
entre lui et le Khalife, qui essaya de le combattre et fut
vaincu ; il ne tarda pas à être assassiné par des Turcs ivres
(48 redjeb 256-21 juin 870).
C'est pendant ce court règne qu'éclata à. Baçra la révolte
du chef des Zendjes, un Persan d'origine qui se faisait pas-
ser pour Wlide, mais qui était en réalité un Khâridjite, et
qui souleva les nègres originaires du Zanguebar établi^ en
grandes masses sur les alluvions du bas Euphrate. Deux
ans après, il s'emparait de la ville elle-même : il ne fut
vaincu et tué qu'au bout de treize ans.
Moùsa, le chef turc, alla choisir un Khalife dans la famille
d'El-Motawakkil et proclama Ahmed, son fils, né d'une es-
clave arabe de Koùfa, sous le nom d'El-Mo'tamid; il avait
vingt-cinq ans. L'une de ses premier» >s décisions fut <le
transférer de nouveau à Bagdad la résidence du souverain :
on ne pouvait plus vivre à Sâmarra. Sou règne fut relative-
ment long (vingt-trois ans) ; il en dut la continuité à l'éner-
gie de son frère Tallia, nommé Mowaffaq. Le Khalifal était
menacé, non seulement par les luttes intestines et par la
révolte des Zendjes, mais encore par le- entreprises des
Persans redevenus indépendants. Les batailles E»e livrent
tout près de la capitale; voila l'état où. en peu d'années,
était tombé le khalifal d'Orient! Ya'qoûb, lils de Léïth,
308 HISTOIRE DES ARABES

surnommé Çafïâr (le chaudronnier) parce qu'il avait exercé


ce métier dans sa jeunesse, et qui venait de fonder en Perse
la dynastie des Çaffàrides, vint camper à Déïr el-'âqoùl,
sur le Tigre, entre Wàsit et Bagdad. C'est là qu'il fut défait
par le Khalife en personne (9 redjeb 262-8 avril 876), aidé
parle débordement d'une rivière et par un incendie allumé
au milieu des bêtes de somme, qui prirent peur et jetèrent
le désordre dans le camp. Malgré sa bravoure, Ya'qoùb
dut s'enfuir en laissant son camp aux mains des croupes du
Khalife; mais il ne fut pas poursuivi, et quand il mourut,
trois ans plus tard, c'était à Djondéï-Sàpour, en pleine
Susiane. Ce véritable homme de guerre, s'il fut vaincu dans
son entreprise contre Bagdad, le dut certainement aux élé-
ments conjurés contre lui.
Mowaffaq réussit a vaincre le chef des Zendjes, qui pen-
dant quatorze ans avait couvert de ruines les régions du bas
Euphrate. Le règne de ces nègres avait rempli le pays de
désolation (270). Dix mois après mourait en Egypte Ahmed
ben Touloùn qui s'était, lui aussi, rendu indépendant dans
cette province ; il laissa le pouvoir à son fils Aboù'l-Djéïch
Khomârawéïh. L'année suivante, Mowaffaq envoya contre
lui son fils Aboû'l-Abbàs qui, d'abord vainqueur à Tawâhin,
en Palestine, fut surpris par un écuyer du prince égyptien
qui s'empara de son camp : de sorte que le fils de Mowaflaq
fut contraint de retourner en toute hâte en Trâq.
C'était en effet Talha, dit Mowaffaq, qui gouvernait en
réalité l'empire, car Mo'tamid ne s'occupait que d'amuse-
ments frivoles; son frère finit même par le faire emprison-
ner àFem eç-Çilh, tellement il paraissait un rouage inutile.
Mowaffaq était revenu de rAdherbaïdjan,le corps tout enflé;
on le portait dans une litière de bois; sa maladie empira à
Bagdad et il y mourut le 27 cafar 278 (10 juin 891 , après une
révolte terrible du peuple où toutes les maisons furent pil-
lées et les prisons ouvertes. Immédiatement, Mo'tadid,son
fils, prit la réalité du pouvoir en attendant la mort du kha-
life son oncle qui ne tarda pas, car l'année suivante il tré-
passa après un repas glouton, soit d'indigestion, soit par le
poison. Mo'tadid fut alors salué du litre de Khalife (redjeb
KUALIFAT DES ABBASSIDES M)9-

279-octobre 892 . Il était le fils de Tailla et d'une esclave


grecijue.
L'ordre se rétablit immédiatement, les révoltes cessèrent
comme par enchantement ; il faut faire honneur de cet étal
de choses à son affranchi Bedr, qui était en réalité Le maître
absolu de l'empire. Mo'tadid était très avare; il Laissa à sa
mort des sommes considérables. Il était sanguinaire, et pre-
nait plaisir à torturer les victimes qui Lui tombaient sous la
main. Il aimait à bâtir, et se fit élever un palais nommé Tho-
rèyyâ (les Pléiades qui coûta des sommes immenses : -<>n
avarice cédait à son envie de construire. Il fit campagne en
personne contre les Byzantins, et mourut, empoisonne, dit-
on, le 22 rebi' II 28!) 5 avril 902).
Le premier soin de son (ils 'Ali Moktafi-billah, en arri-
vant de Raqqa, fut de faire mettre en liberté les prisonniers
enfermés dans les cachots construits exprès par son père
pour satisfaire son goût de la torture. Il esl certain qu'une
mesure de ce genre ne pouvait que lui adirer la sympathie
et les bénédictions de ses sujets ; mais il se Laissa dominer \ ai-
ses ministres, El-Oàeim, El-'Abbâs, et Fâtik, son affranchi.
II sacrifia le favori de son père, Bedr, qu'il fit périr par
trahison.
Sun règne dura environ six ans: il désirait pour sut
sein- son frère Dja'far, qui n'avait que treize ans et qu il n
pas le temps, dans sa dernière maladie, de faire reconnaître
en celte qualité : néanmoins ce fut sur Dja'far que se porta
Le choix des ministres, et il le remplaça avec Le titre d'El-
Moqladir. Mais tout Le monde n'admit pas ce choix. Abdal-
lah, fils du Khalife El-Mo'tazz, réunit un grand nombre de
partisans autour de son nom : Les troupes de Bagdad, sous Le
commandement de L'Arabe Hoséïn ben Hamdân, se soulevè-
rent et le saluèrent du titre d'El-Mortadî. Son triomphe fut
court: les gardes «lu palais restèrent fidèles à El-Moqtadir;
L'eunuque Mou'nis, à leur tête, dispersa l'entourage du Bis
d'El-Mo'tazZ, qui fut l'ait prisonnier. Sou khalifat n'ai
dure qu'un jour 20 rébf I 296-17 décembre 908 . el L'inl
luné paya de sa vie son triomphe passager. \ La Buite de
cette victoire, Mou'nis recul Le titre d'Emlr-el-Omarô émir
310 HISTOIRE DES ARABES

eu chef) et exerça à partir de ce moment le pouvoir absolu


•en cette qualité, qui rappelle celle des maires du palais :
•c'en était bien fini du pouvoir des khalifes abbassides, deve-
nus de simples marionnettes aux mains de ces puissants
personnages ; c'était un lambeau de plus de leur pouvoir
temporel qui disparaissait, en attendant son annihilation
complète, qui n'allait pas tarder à se produire. Il ne leur
restait plus qu'un pouvoir spirituel qui devait, lui, se pro-
longer jusqu'au treizième siècle.
KHALIFAT DES ABBASSIDES 311

Khalifes 'abbasides.

Aboû'l-'Abbâs es-Saffâh (132-136 750-754 .


Aboû-Dja'far el-Mançoûr 136-158 = 754-775 .
Mohammed el-Mahdi L58-169 = 775-785 .
Moûsa el-Hâdi (109-170 = 785-786).
Hâroûn er-Rachîd (170-193 = 786-809 .
.Mohammed cl-Émin (193-198 = 809-813 .
"Abdallah el-Ma'motin 198-218 = 813-833 .
Mohammed el-Mo'taçim [218-227=833-842 .
HâroÛD el-Wâthiq (227-232= =842-847 .
Dja'far el-Motawakkil 232-247 = 847-861).
Mohammed el-Montaçir 247-248= 861-862).
Ahmed el-Mosia'in 248-252 862-866).
Zobéïr el-Mo'tazz 252-255= 866-869).
Mohammed el-Mohtadi (255-256 = 869-870).
Ahmed el-Mo'tamid 256-279 = 870-892 .
Ahmed el-Mo'tadid 279-289 892-902).
'Ali el-Moktafi 289-295: :902-908).
Dja'far el-Moqtadir 295-320 - 908-932 .
"Abdallah el-Mortadi règne un jour en 296: 908.
123 HISTOIRE DES ARABES

BIBLIOGRAPHIE

Les ouvrages historiques cités précédemment, auxquels on peut


ajouter, pour cette période :
Ibn Khaldoûn, Ta'rîkh el-'ibar, in-8, 7 vol. 128'* (1867-1868 .
Ibn al-Athîr, El-Kàmil f¥l-larîkh, éd. Tornberg, in-8, 14 volumes,
1831-1876.
Es-Soyoûtî. Ta'rîkh el-Kholafà, texte arabe, publié par W. N.
Lees et Maulawî Abd-el-Haqq, in-*, Calcutta, 1857.
Grégoire Abou'l-Faradj (Bar-Hebraeus), Ta'rîkh Mokhtaçqr ed-
dowal, texte arabe publié par le P. Salhani, in-8, 1890. Historia com-
pendiosa Dgnasliarum, publiée et traduite en latin par Edouard
Pococke, petit in-4, 1663, traduit en allemand par G. L. Bauer, 2 vol.
in-8, 1783-1785.
El-Makîn (Djirdjis ben el-'Amîd), Ttfrikh el-Moslimîn, id est His-
toria saracenica, éd. et trad. latine de Th. Erpenius, 1 vol. petit in-f°,
lb-.j. Traduit en français par Pierre Vattier, in-4, 1657.
Gherbonneau, Histoire '/''.s1 khalifes abbassides Al-Amin et Al-
Mamoun extraite du Fakhri d'Ibn-Tiqtaqà\ in-8, 1846. — Histoire des
Khalifes abbassides Al-Ouacîq, al-Moutewakkel et al-Mounlasir, 1847.
August Mùller. Der Islam in Orient and Occident, t. 1, in-8.
(.. Weil, Geschichte der Chalifen, 5 vol. in-8, 1840-186-2.
Ibn-at-Tiktaka. Elfachri, Geschichte der islamischen Reiche, éd.
par W. Ablwardf, in-8, 18-0. — Al-Fakhri, Histoire du Khalifat et du
Vizirat, nouvelle édition du texte par H. Derenbourg, gr. in-8, 1895.
- Traduction française par E. Amar, in-8, 1910 Archives Marocaines).
C. Barbier de Meynard, Ibrahim, fils de Mehdi, fragments histo-
riques, scènes de la vie d'artiste au troisième siècle de l'hégire "/78-
8iJ9). in-8, 1869 (extrait du Journal asiatique)
Hilàl al-Sàbî, The Hislorical Remains, first part of his Kitab al-
Wuzara (Gotba Ms., 1756) and fragment ot history 389 a. H. éd. wilb
notes and glossary by H. Amedroz. Gr. in-8, 1904.
II Amedroz, Three Years of Buwaihid ruïe in Baghdad (A. H. 389-
393). Fragments of the history of Hilàl As-Sâbî, in-8, 1901 dans le
Journal of the. Royal Asialic Sociehj\.
Ibn-Sa'îd, Kilâb al-Mugrîb fi hulà al-Magrib. Buch IV : Geschichte
der Ihsiden und Fustàtensische Biographien, édité et traduit par
K. Tallqvist, in-4, 1899.
ci! \ !' i r iï i: xiv

LE KHAL1FAT DE BAGDAD SOUS LA DOMINATION

DES ÉMIRS EL-OMARA

EI-Qâhir ae régna qu'un an et demi : il avait un caractère


duret d'une rigueur extrême contre ses ennemis; par-des-
sus le marché il était mobile et changeant. « Toujours armé
d'une longue pique, dit Mas'oûdi, qu'il tenait à la main
quand il circulait dans son palais et qu'il plantait devant In!
quand il s'asseyait, il frappait Lui-même avec cette arme ceux
dont il voulait se défaire; il sut ainsi tenir «mi respect ceux
qui avaient manifesté tanl d'insubordination et d'insolence à
L'égard de ses prédécesseurs (1). » Sa violence fut la cause de
sa perte: à La suite d'un complot qui se forma dans Le palais.
il eut les deux veux arrachés ; son successeur Râdi Le tinl
au secret, enchaîné au fond d'un appartemenl relire, puis
Mottaqi Le fil transférer dans l'hôtel d'Ibn-Tâhir, sans chan-
ger autremenl Les dispositions prises .1 sou égard. Mou ms
avait ete Tune de ses victimes.
Mohammed Râdi-billah, proclamé le 6 djoumàda I
24 avril 934), était lettré el poète élégant; il avait une con-
naissance approfondie des discussions religieuses et philo-
sophiques. Son règne fut marqué par des désordres aux-
quels le manque d'argent n'était peut-être pas étranger.Lea
provinces ne rendaient plus rien, ne payaient plus d im-
pôts ;elles étaienl toutes indépendantes du pouvoir cen-

! 1 Prairies d'or, VIII, p S


3H HISTOIRE DES ARABES

tral. Ibn-Moqla, qui est resté célèbre comme un des inven-


teurs de la calligraphie, et qui fut son ministre, ne put faire
mieux que les autres. Réduit aux abois, Râdi se jeta dans
les bras de Mohammed ben Râïq, gouverneur de AYâsit,
qu'il nomma Emîr-el-Omarâ : la première mesure que prit
celui-ci fut, à son arrivée à Bagdad, de supprimer lacharge
de vvazir et de s'en attribuer les fonctions ; un de ses secré-
taires fut chargé de l'administration des finances, de sorte
que le maire du palais centralisait tout entre ses mains:
le Khalife n'était plus qu'une ombre.
L'histoire du khalifat n'est plus maintenant que le récit
de révolutions de palais et le contre-coup des événements
qui se passaient à l'intérieur ; elle n'appartient plus, pour
ainsi dire, à l'histoire des Arabes, surtout à partir du mo-
ment où une dynastie d'origine iranienne et de religion
chiite s'empara de la capitale, seul domaine des souverains
déchus. Abou-Chodjâ' Boùyè, dont les Arabes ont fait Bo-
wéïh par suite des règles de leur grammaire, était un con-
dottiere originaire du Déïlem, partie montagneuse du Taba-
ristan, au sud de la mer Caspienne. Le Tabaristan ou Ma-
zandéran avait toujours échappé aux entreprises des Arabes ;
pendant longtemps il était resté indépendant sous la con-
duite de ses ispahbads ; puis les 'Alides y avaient trouvé un
appui certain et y avaient fondé des dynasties. Ses trois fils
WIî, Hasan et Ahmed fondèrent, eux aussi, la dynastie dite
des Bouïdes. Au moment où Râdi montait sur le trône, non
seulement la Perse occidentale, mais même la Susiane ou
Khouzistan, dans les plaines du bassin du Tigre et de l'Eu-
phrate, leur appartenaient. Ils venaient de l'enlever aux fils
d'El-Barîdi, les descendants d'un maître de poste de Baçra
qui s'étaient créé un domaine dans cette dernière ville. Le
Turc Bodjkem, lieutenant de l'émir-el-Omarâ Ibn-Râïq,
avait su battre ces derniers; il ne put rien faire contre l'as-
cendant des Bouïdes. Il réussit tout de même à supplanter
son ancien chef en 326 (938). C'est lui qui choisit, après la
mort de Râdi, le frère de celui-ci, el-Mottaqi,pour khalife
(329-9/i0). Kourtékin,qui malgré son nom turc était un Déï-
lémite, était devenu émir-el-omarâ ; les désordres conti-
LE KHALIFAT DE BAGDAD SOLS LA DOMINATION DES ÉMIRS EL-OMARA 3] 5

nuant, el-Mottaqi demanda à Ibn-Râïq de venir rétablir


Tordre. Cela ne dura pas longtemps ; battu dans une ren-
contre avec les fils d'el-Barîdî, il dut s'enfuir, emmenant le
Khalife. On lit appel aux Hanidanides d'Alep : rlasan, qui
régnait alors, en profita pour se faire décerner les fonctions
d'émir el-omarà et le titre de Nâçir-ed-daula « le défenseur
del'empire », tandis que son frère Ali recevait celui d<
ed-daula « sabre de l'empire ».
Ce fut un jeu: Touzoun, autre Turc, ayant pris l'avant
devient émir-el-omarà ; ayant mécontenté le Khalife, celui-
ci se tourne de nouveau vers les Hanidanides en môme temps
qu'il fait appel à Ikhchîd, gouverneur d'Egypte. Aucun
succès ; Tou/.oun empêcha les Hanidanides de s'approcher de
Bagdad. Le Khalife s'enfuit à Raqqa sur l'Euphrate : les
Hanidanides enlevèrent Alep au gouverneur d'Egypte eten
lin nt leur capitale 332-944 . Aucun des compétiteurs n'était
en mesure de faire prévaloir sa prépondérance, et le Khalife
continuait d'être tiraillé entre ces diverses forces, auxquelles
venaient se joindre les Bouïdes. Mottaqi se décida a rentrer
à Bagdad, par malheurpour lui, car Touzoun le lit aveugler
pour le remplacer par un de ses fils auquel on donna le uom
de Mostakfi 333-944 . Le Turc ne jouit pas longtemps de
son triomphe ; il mourut bientôt d'une attaque de l'épilepsie
dont il souffrait depuis longtemps et lut remplacé par le
vizir Cbîrzâdh, qui fut le dernier des Émirs el-Omara pro-
prement dits, car Ahmed le Bouïde, pour mettre Un 5 l'hor-
rible détresse dans laquelle la capitale était plongée par
suite de la famine, y entra après un combat inégal avec le
petit nombre de partisans que Chirzâdh avait réunis autour
de lui II djoumâda I 334-19 décembre 945 . reçut du Kha-
life le titre de Mo'izz-ed-daula k qui donne la gloire à la dynas-
tie » et prit en même temps celui de Sultan, qui primitive-
ment semble signifier quelque chose comme chef du pou-
voir exécutif o et paraît intérieur au litie de Khalife. Les
Bouïdes étaient chi'ïtes : l'Iran triomphait «le nouveau. Le
nom du sultan fut prononcé au | ie du vendredi et gravé
Bur les monnaies avant celui du Khalife, devenu une simple
marionnette entre les mains du détenteur réel du pouvoir.
316 HISTOIRE DES ARABES

Cinq semaines ne s'écoulèrent pas que le Bouïde Ahmed fit


aveugler Moktafi et le remplaça parMouti', fils de Moqtadir.
Nâeir ed-daula le Hamdanide avait dû renoncer à lutter
contre les Bouïdes et s'était contenté d'établir dans la Syrie
du nord un fort pouvoir militaire, nominalement vassal du
Khalifat : ces liens de vassalité ne consistaient guère qu'en
une reconnaissance officielle et le payement d'un tribut.
Nâçir avait mis trente-cinq ans d'une activité inlassable à se
créer cette principauté ; sa fin fut malheureuse : s'étant
brouillé avec son fils Abofi-Taghlib, il fut fait prisonnier par
lui et retenu en captivité jusqu'à sa mort (12 rébf I 358-3 fé-
vrier 969). L'Etat qu'il avait fondé et dont les limites s'éten-
daient àl'est jusqu'à Tekrît sur le Tigre, s'effondra progres-
sivement après lui : ses fils se brouillèrent et se battirent ;
Aboû-Taghlib perdit la Mésopotamie tout entière dans une
lutte avec 'Adod-ed-daula, neveu de Mo'izz, qui lui avait
succédé en 356 (967). Il fut d'ailleurs tué un an après la
perte de la Mésopotamie, pendant une bataille livrée aux Bé-
douins dans la région de Bamlé en Palestine 369-979 . Ses suc-
cesseurs entrèrent, les uns au service des Bouïdes, les autres
à celui des gouverneurs indépendants de l'Egypte. Toutefois
le frère de Nâçir-ed-daula, 'Alî. que nous avons vu décorer
du titre de Séïf ed-daula sous lequel il est resté célèbre, avait
adopté Alep plus spécialement comme lieu de résidence ;
une bataille heureuse contre l'eunuque nègre Kàfoùr, qui
commandait les troupes d'Ikhchîd à Homs, lui inspira l'idée
d'aller attaquer Damas ; mais la résistance de la garnison et
l'apparition d'Ikhchîd, un combat malheureux près de Qinnes-
rîn le forcèrent à évacuer même Alep. Il reprit l'avantage à
la mort du fondateur de la dynastie égyptienne des Ikhchi-
dites 325-9/i6) et s'installa à Damas ; mais il mécontenta le
peuple qui rappela ses anciens maîtres : Kâfoùr, régent, le
força de nouveau à évacuer Alep. Enfin un arrangement con-
clu avec l'eunuque nègre lui assura la Syrie du nord jusqu'à
Homs.

C'était d'autant plus nécessaire que les conquêtes des


Byzantins, conduits par l'Arménien Corcuas, avaient ramené
sous le pouvoir de l'empereur Romain Lécapène Naçîbîn et
LK KHALIFAT DE BAGDAD SOUS LA DOMINATION DES l.Mil- EL-OMARA 317

Ras-el-'Aïn on Mésopotamie de 331-9A2 à 332-943 . La paix


avec l'Egypte permit «à Séïf-ed-daula de lutter contre les
(irecs, mais avec des fortunes diverses. Il eut devant lui
Nicéphore Phocas, plus tard empereur, qui reprit la Crète et,
en ce qui concerne la Syrie, conquit Anazarbe en Cilicie
(350-961), puis Mar'ach et enfin Alep elle-même 351-962 : de-
venu empereur, il continua avec succès ses entreprises. Ma-
lade et fatigué, Séïf-ed-daula mourut a Alep. pillée par les
Romains mais non occupée définitivement, le 10 çafar 356
(25 janvier 967 ; il n'avait que cinquante-deux ans. Son fils
Sa'd-ed-daula continua les luttes entreprises tant contre
l'ennemi du dehors que contre les révoltés du dedans; mais
un nouvel ennemi vint se joindre à tous les autres : les
Fâtimites lui enlevèrent une grande partie de - ses-
sions, et finirent, sous l'un de ses successeurs, par se rendre
entièrement maîtres du pays.
Si Séïf-ed-daula n'avait été qu'un guerrier, sa renommée
n'aurait guère été plus durable que celle de tant de vaillants
combattants que l'on voit paraître et disparaître, sans laisser
de traces, au cours de l'histoire ; mais il était aussi un cl î-
lettante, un amateur de poésie et de belles-lettres, et il a
réuni autour de lui un certain nombre de littérateurs des
plus marquants. C'est à Alep, non à Bagdad, que fleurirent
les poètes Abou-Firâs, membre de la famille princière, qui
(hanta les luttes héroïques contre le Domestique, gén<
lissime des troupes byzantines d'Asie, et Moténabbî, • celui
qui se prétend prophète »; c'est à Séïf-ed-daula qu'Abou 1-
Faradj el-Içfahâni dédia son laineux Kilâb el-aghâni o Livre
«les chansons », trésor Inestimable, anthologie précieuse de
la poésie anté-islamique et de celle des trois premii
siècles de l'Hégire. Abou'l-'Alâ el-Ma'arrî, le libre-penseur
aveugle, composait ses poèmes hardis du temps de Sa'd-
ed-daula. C'est à Alep qu'el-Fârâbi, oé en Vsie centrale sur
les bords du Iaxartes Sîr-Deryâ , poursuivi! ses études sur
la philosophie grecque, précédant de cent cinquante ans
Avicenne, plus connu que lui, et qui ni put comprendre la
métaphysique d'Aristote qu'à partir du moment où il lui le
commentaire d'el-Fârâbi sur ce sujet.
318 HISTOIRE DES ARABES

Dynastie des Bouides de l'Iraq.

Mo'izz-ed-daula Abou'l-Hoséïn Ahmed (320-932).


'Izz-ed-daula Bakhtiyâr 356-967).
'Adod-ed-daula Abou-Chodjâa 'Khosrau 367-977).
Charaf-ed-daula Abou'l-Fawàris Ghîrzâd (372-982 .
Béhâ-ed-daula Abou-Xaçr Firoùz (379-989).
Sultàn-ed-daula Abou-Chodjà' (403-1012).
Mochairif-ed-daula 411-1020).
Djélâl-ed-daula (416-1025 .
'Imâd-ed-dîn Abou-Kàlindjar Marzbân (435-1043).
Aboû-Naçr Khosrau Firoùz er-Rahim 440-447 = 1048-
1055 .

Dynastie des Ikhchîdites.

Mohammed el-Ikhchid ben Toghdj 323-935).


Abou'l-Qâsim Ongoùr ben Ikhchid (334-946).
Abou'l-Hasan 'Ali ben Ikhchid (349-960).
Abou'1-Misk Kâfoûr (355-966 .
Abou'l-Fawàris Ahmed ben 'Ali 357-358 = 968-969).
LE KHALIFAT DE BAGDAD BOUS LA DOMINATION DES EMIRS EL-OMARA 319

l'.IBI.IOliUAI'HIK

Abou 1- Alâ el-Ma arrî, Philosophische Gedichle von A. von Kre-


mer, in-8, 188'*. — Le poète aveugle, nu précurseur d'Omar Khayyam,
extraits des poèmes et «les Lettres, par <■. Salmon : Ln-8 carré, I
Abu Firâs. Ein arabischer Dîchter und Held, in Text und LTeber-
setzung mitiretcilt von R. Dvorak, in-8. 1895.
C. Defrémery, Mémoire sur les Émirs al-Oméra, in 1 . 1852 (dans
les Mémoires présentés par divers savants h l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, t série, t. II).
Gustave Schlumberger, Un empereur byzantin au Xe siècle. Nicé-
phoiv Phocas, in-8, 1890.
CHAPITRE XV

AGHLAB1TES EN TUNISIE, TOULOUN1DES EN EGYPTE,


HAMDANJDES A ALEP

Pourvus d'un diplôme d'investiture, astreints au pavement


plus ou moins régulier d'un tribut annuel pour la province,
frappant monnaie et prononçant la kholba au nom des Kha-
lifes abbassides, les gouverneurs des provinces lointaines,
moyennant ces légères concessions, étaient de fait les sou-
verains de ces pays, transmettaient le pouvoir à leurs héri-
tiers et faisaient la guerre à leurs voisins.
C'est sous le règne de Haro un er-Rachîd que le fondateur
delà dynastie des Aghlabites fut envoyé comme gouverneur
d'Afrique, à Kairouan, et cet Etat dura plus d'un siècle. 11
comprenait les territoires d'Afrique depuis Tripoli jusqu'à
Alger, c'est-à-dire non seulement la Tunisie actuelle mais en-
core une partie de la Tripolitaine et le département de Cons-
tantine. C'est là qu'habitaitla grandetribu berbèredes Kélàma.
En même temps Tlemcen, capitale des Zénâta, reconnais-
sait tantôt l'autorité des Idrisites, tantôt la rejetait ; les
Piostamides à Tàhert (Tiaret), les Banou-Midrâr à Sidjilmàssa
défendaient leur indépendance avec zèle.
En 192 (808 Iclrîs, au Maroc, s'était constitué une nouvelle
capitale par la construction de la ville de Fez (Fâs) et y avait
accueilli huit mille bannis espagnols de Cordoue exilés à la
suite de leur révolte contre el-Hakam Ier, ainsi que trois
cents familles qui s'étaient enfuies de Kairouan. Ces efforts
pour constituer un rovaume solide et durable furent rendus
AGHLABITES, T0UL0UN1DES, RAMDAMDES 32I

vains par la mauvaise politique de son fils Mohammed, qui par-


tagea son royaume en dix régions gouvernées | ar Bea frères,
déplorable pratique trop commune en Orient, surtout en
Perse, et qui, par les compétitions armées qu'elle suscitait,
conduisait à la ruine les États les plus fermement établis.
Les Idrisites devinrent si faibles qu'ils virent la petite ré-
gion il»' Tâhert, sous les Rostamides, leur résister avec
succès, malgré l'appui des Berbères Zénâta de Tlemcen.
Les Aghlabites n'avaient donc rien à craindre de leurs voi-
sins et purent s'installer en Afrique propre malgré les dif-
ficultés deleurs débuts. Il avait fallu réduire les comman-
dants arabes qui n'avaient pas embrassé avec enthousiasme
la cause d'Ibrahim Ier heu el-Aghlab, et celui-ci même à un
certain momenl 194-810 se trouva tellement pressé qu'il fut
contraintde quitter Kairouan et de se laisser assiéger un an
durant dans sa nouvelle forteresse \\bbàsi\ va, ainsi nommée
en l'honneur de la dynastie des Khalifes de Bagdad. Son fils,
Abou'l-'Abbâs 'Abdallah se fit haïr par les impôts dont il
poursuivil la perception avec rigueur : le frère de celui-ci,
Ziyâdet-Allah I", voulut combattre l'influence des princi-
paux chefs militaires en s'appuyanl sur le peuple par le moyen
des jurisconsultes, quoiqu'il lût lui-même tout le contraire
d'un caractère religieux. Il prit pour grand-cadi un élève du
fondateur de l'école de jurisprudence de Médine, Mâlek,dont
le rite s'était répandu dans tout le Maghreb el jusqu'ei
pagne, et cet élève, Asad ben el-Forât, était un homme
extraordinaire qui, à soixante-dix ans, avait pris le comman-
dement d'une armée el l'avail conduite mieux qu'un soldat
de profession. Toutefois les exécutions fréquentes de chefs
militaires auxquels Ziyâdet-Allah se livra provoquèrent des
séditions <|ui ne durèrent pas moins de quatre ans el le
chassèrent de Kairouan. comme c'était arrivé à son père;
mais en 212 827 I ^ghlabite reprit le dessus el chercha à
rendre de la splendeur au pays en le couvrant de roui ;
de constructions nouvelles. Pour occuper l'esprit d
dats, il les employa à des camj i l'extérieur, contre
les iiilms berbères et dans des expéditions en Sicile. Cela
21
réussit à souhait, et l'Afrique propre fut un État prospère
322 HISTOIRE DES AHABES

sous ses successeurs, son frère Aboû-Ikâl Aghlab, le fils de


celui-ci Abou'l-'Abbàs Mohammed Ier et son petit-fils Aboù
Ibrahim Ahmed. Le frère de ce dernier, Ziyàdet-Allah II.
ne régna qu'un an, et depuis lors l'Etat aghlabite ne fit que
décliner. Son frère Aboû- 'Abdallah Mohammed II, que sa
passion pour la chasse aux oiseaux aquatiques avait fait sur-
nommer Aboù'l-Gharàniq « l'homme aux grues ■>. l'ut rem-
placé par un autre de ses frères Aboû-Ishâq Ibrahim II, qui
se fit construire une nouvelle capitale. Raqqâda, à un mille au
sud-ouest de Rairouan, qu'il inaugura par un crime atroce:
ne pouvant entreprendre de soumettre la colonie arabe de
Bilisma installée sur les limites de la tribu berbère des Ré-
tama pour la contenir, et qui s'était révoltée, il fit venir
petit à petit dans sa nouvelle résidence les principaux habi-
tants de cette ville, et quand il en eut un millier de rassem-
blés, il les fit massacrer, sans défense, jusqu'au dernier.
G était libérer les Berbères de toute contrainte. Les plaintes
devinrent si vives que le Khalife el-Mo'tadid déposa l'Agh-
labite et le remplaça par son fils Aboùl-'Abbàs Abdallah 290-
903 ; mais celui-ci fut assassiné par son propre fils, Ziyà-
det-Allah III, qui, monté sur le trône, fit disparaître ses
oncles et ses cousins, et jusqu'à son propre frère Aboû'l-
Ahwal. Le châtiment ne se fit pas attendre : les Berbères
descendirent des montages et le parricide, incapable de se
défendre,
•296-909). s'enfuit en Egypte. Ce fut la fin des Aghlabites
Une des principales occupations de ces princes avait été
d'étendre le domaine de la guerre sainte sur la Méditer-
ranée. Depuis longtemps des pirates avaient accoutumé de
ravager les côtes des grandes îles ; dès l'an 84 (703) Atà
ben Râfi', sur Tordre de Moùsa ben Noçéïr, avait dirigé une
expédition de ce genre qui fut suivie de beaucoup d'autres;
la Sicile, la Sardaigne, la Corse, Nice. Cività-Yecchia,
Ischia furent dévastées et pillées. Enfin en 212 (827) une
giande expédition fut organisée, non plus pour ravager,
mais pour conquérir la Sicile, lorsque Euphémius s'enfuit
de Syracuse devant le général byzantin Photinos ; réfugié
auprès de Ziyàdet-Allah Ier, il lui proposa de devenir, après
VGHLABITES, TOULOUNIDES, HAMDAMDES MS

la conquête, son lieutenant et son vassal dan- la grande Ile;


le cadi Asad, toujours prêt à partir en guerre pour la cause
sainte de l'Islam, approuva ce projet de toutes sea foi
bientôt onze mille hommes débarquaient à Mazara : Photinos
fut battu et se renferma dans Syracuse, dont les Musulmans,
faute de machines de guerre, ne purent entreprendre le siège.
Des renforts vinrent de Constantinople, et les Musulmans
réduits à se maintenir dans Mazara et Mineo, songeaient
déjà a retourner en Afrique, lorsque des corsaires d'Esi
vinrent leur apporter l'appui qui leur faisait défaut; de plus
l'année suivante Ziyâdet-Allah envoyait une nouvelle armée
qui alla assiéger l'alerme, défendue courageusemenl par
ses habitants •2lt>-s:,,| . Plus tard Messine tomba à son tour
(228-842). Les entreprises des Arabes, un moment suspen-
dues par les difficultés intérieures, reprirent une nouvelle
vigueur avec Ibrahim II, qui entreprit enfin le siège de
Syracuse; en moins d'un an la vieille forteresse succomba
(264-878 . La Sicile devait rester au pouvoir des Musulmans
pendant un siècle et demi.
De la Sicile, les Arabes se répandaient sans difficulté sur
toutes les côtes d'Italie et essayaient en vain d'attaquer
Rome et Gaëte. Le danger était si grand que l'empereur
d'Allemagne Louis II, arrière-petit-fils de Charlemagne, dut
venir en personne terminer les différends qui séparaient les
princes chrétiens et essayer de les unir contre l'ennemi
commun. Avec l'aide des troupes byzantines, on reprit Bari
qui faisait depuis longtemps partie des Etats de Mofarridj
ben S ; 1 1 < • 1 1 1 , ancien général des Aghlabites qui, profitant de
ce que s.'- suzerains ne pouvaient guère s'occuper de lui,
s'était taillé un royaume dans la Pouille et les < lalabres et - j
faisait appeler sultan. Depuis I i défaite des Sarrasins devant
Salerne 258-87Î! . il n'y eut plus d'expéditions militaires;
mais les razzias continuèrent longtemps encore.
En Egypte, les Toulounides s'étaient constitué égal* ment
un royaume. Leur ancêtre, rouloun, Furc de la I
oxiane. prisonnier de guerre, avait été envoyé • el-Ma tnoûn
en cadeau par le gouverneur de la province; il fil son
chemin à la cour, et son fils Ahmed accompagna M
321 HISTOIRE DES ARABES

dans son exil à AA'àsit. La mère d'Ahmed ayant épousé en


secondes noces le général turc Baîk-beg, celui-ci, chargé de
gouverner l'Egypte, envoya son beau-fils pour prendre pos-
session de l'administration du pays. Ahmed ben Touloun
entra à Fostât le 23 ramadan 254 (15 septembre 868,.
L'Egvpte était en pleine anarchie ; déjà des entreprises
'Alides se manifestaient dans le sud. Le premier soin d'Ahmed
fut de rétablir l'autorité du pouvoir central. Lorsque Mowafïaq
devint le maître du pouvoir sous le khalifat de son frère
Mo'tamid, il obtint le commandement des troupes cantonnées
en Egypte. Petit à petit, au milieu des désordres qui rava-
geaient l'Orient, il perdit l'habitude d'envoyer à Bagdad le
montant du tribut annuel. Mowaffaq manquait d'argent pour
diriger contre Ahmed une expédition destinée à le ramener
dans la voie du devoir. Devenu libre de disposer à son gré
de l'intégralité des impôts de l'Egypte, Ahmed les employa
à des œuvres d'utilité publique : il construisit des palais, des
casernes, des hôpitaux : il dépensa de grandes sommes
pour l'entretien des pauvres et des savants. La mosquée
cathédrale d'Ibn-Touloun, qui existe encore aujourd'hui au
Caire, est un monument grandiose de son faste '205-879). A
la mort d'Amadjoûr, gouverneur de Damas. Ahmed envahit
subitement la Syrie et s'y installa (264-878) ; le pays lui
appartenait, ainsi que la Mésopotamie occidentale, y compris
Antioche, qui fut prise d'assaut l'année suivante. Pendant
ce temps un de ses {ils, Wbbàs, se révoltait et gagnait la
Cyrénaïque à la tète des troupes qui lui étaient dévouées ;
les entreprises que de Barqa il fit contre les Aghlabites, con-
tenus par les Berbères, n'eurent aucun succès; rejeté dans
Barqa, \Abbâs y fut quelque temps après fait prisonnier par
les troupes que son père avait envoyées à sa poursuite.
Ahmed, tombé malade au siège de Tarsoûs, mourut à
Fostât câgé d'un peu plus de cinquante ans 270-884 •
Khomârawéïh, son fils, qui lui succéda, ne possédait pas
toutes les qualités de son père. C'était un jeune homme
d'une vingtaine d'années qui fit distribuer au peuple les dix
millions de dinars qu'il avait trouvés dans son héritage. Les
difficultés ne se produisirent qu'après sa mort soudaine.
A.GULABITES, TOULOUNIDES, H VMDANIDES

Sur l'ordre de Mowaffaq, Ishâq ben Koundadjiq, seigneur de


Mossoul, et Mohammed ben Abi's-Sâdj, gom erneur d'Anbar,
envahirenl la Syrie. Ce pays semblait perdu; mais les deux
chefs, en désaccord pour le partage du butin, laissèrent
Mo'tadid, fils de Mowaffaq, combattre seul à Ramlé, en
Palestine, les troupes toulounides qui reprirent la Syrie.
En 282 (895), Khomârawéïh fut assassiné dans son propre
palais par des femmes ou des eunuques. Les officiers pla-
cèrent d'abord à leur tète Djéïch, l'un de ses fils, puis le
remplacèrent, à cause de son jeune âge et de son incapacité,
par rlâroûn ; mais comme il n'y avait pas d'argent, les lieu-
tenants des Toulounides se détachèrent progressivement
de leur cause. Les Khalifes reprirent l'avantage, réoccu-
pèrent la Mésopotamie, la Syrie, el le général du Khalife
Moktafi, Mohammed ben Soléïmân, se montrait devant Postal
en 291 90'i pendant qu'une flotte apparaissait devant
Damiette. Hâroûn perdit la vie au milieu d'une sédition
de ses gardes. Malgré un essai de défense de son oncle
Chéïbân, Foslàt fut pillée et le quartier des Toulounides
détruit ; le pouvoir des Khalifes était rétabli, aux dépens de
la malheureuse Egypte.
Aie pétait plus fortunée, car les Hamdanides, qui en avaient
fait leur capitale, lui donnèrent l'éclat que procure la culture
des belles-lettres. Hamdân était un chef d'une branche des
Taghlib,qui s'était taillé une principauté dans le Diyâr-Rabl a,
au nord-ouest de Mossoul. Il s'était fortifié dans Mârdin et
songeait a s'emparer de Mossoul. Compromis dans la révolte
des Khâridjites, il aurait passé un mauvais quart d'heure
sans la présence de son fils el-rloséïn dans l'armée du Kha-
life ;les services éminents rendus par celui-ci sauvèrent son
père; «l'un autre côté un autre de ses fils, VboÛ l-Héïdjâ Ab-
dallah devenait gouverneur de Mossoul. El-rjoséïn, com-
promis dans les complots qui se tramaient à Bagdad, 3 [
la vie : son frère péril dans les troubles qui a< compagnèrent
le retour d'el-.M o.|ia«l ir sur le trône. Le fils d'Abou'l-Héïdjâ,
el-l.lasan. l'ut aussi gou v •■ nieu r de Mossoul, son frère Vli
le fut de Diyarbékir, de sorte que le nord de la M< sopotamie
leur appartenait. Ce fut là le point de départ de leur fortune.
32li III -TOI RE DES ARABES

Vers le même temps l'on voit croître l'influence et le


pouvoir de Boûyè, en arabe Bowéïh. Originaire du Mazân-
déran, il était chi'ïte. comme tous ses compatriotes. Bouyè,
qui portait la konga d'Aboû-Chodjà', était un chef de parti-
sans qui s'était formé dans les luttes entre les Samanides
du Khorasan et les 'Alides des bords de la Caspienne. Il
avait trois fils, 'Ali, Hasan et Ahmed, qui fondèrent la dynastie
dite des Bouïdes ou Bowéïhides. Lorsque le Khalife Iiàdi
fut intronisé, ils avaient le Fars en leur pouvoir et s'éten-
daient même sur la Susiane, qu'ils avaient enlevée aux trois
fils d'un maître des postes de Baçra, surnommés pour
cette raison les fils du Barîdî postier . Le plus important
d'entre eux était Aboû- 'Abdallah, et sa politique consistait à
s'appuyer tantôt sur le Khalife, tantôt sur l'émir- el-omarâ,
et par ses manœuvres il avait réussi à se faire confier à titre
définitif l'administration de cette province, moyennant le
payement d'un tribut annuel: on y avait même joint la ville
et le territoire de Baçra. Ibn-Râïq, chargé en 324 (935)
d'occuper les fonctions d'émir-el-omarâ, avait fort à faire à
contenir ces vassaux exigeants en même temps qu'il devait
lutter contre les Qarmates. qui du Bahréïn dominaient toute
l'Arabie; et pour cela il ne pouvait compter que sur les
troupes de l'Iràq-'Arabi, la seule province qui fût alors
administrée directement par le Khalife. Le Turc Bokdjeni.
son lieutenant, réussit à défaire Aboù-'Abdallah, le fils du
postier, niais il ne put empêcher le Bouïde Ahmed de s'em-
parer de la province. La confusion augmenta encore lorsque
Bokdjem réclama pour lui-même les fonctions d'émir-el-
voulut etramener
omarâ qu'Ibn-Iiàïq fut abandonné
le Hamdanide par ses Mossoul.
Hasan.de troupes. Bokdjem
dans les
limites de son devoir, mais Ibn-Râïq lui tomba sur le dos
avec de nouvelles troupes; cela finit par une entente entre
les deux compétiteurs; Ibn-Râïq, dont le terrain n'était pas
bien solide, dut aller s'établir en Syrie et combattre les
troupes du gouverneur d'Egypte, Mohammed benToghdj,
surnommé Ikhchid parce que son père descendait des
anciens chefs du Ferghàna désignés par ce titre d'origine
iranienne (khchaêta, le brillant).
A.GHLABITES, TOULOUMDES, HAMDANIDES ::_>:

La mort du Khalife Râdi el l'accession au trône de


frère el-Mottaqi donna au fils «lu postier L'occasion de s'atta-
quera Bagdad même, el il fallu! envoyer contre Lui unautre
Turc, Touzoun; mais h défaite de Bokjdem dans une expé-
dition contre les Kurdes 329-9/i I ouvril au fils du postier
les portes de la capitale ; toutefois il ne pul s\ maintenir, Les
trésors du Khalife ne lui ayanl pas fourni assez d'arg
pour satisfaire L'insatiable avidité de ses soldats. Alors ce
fui un effroyable gâchis. Il fallut appeler de Syrie Lbn-Râïq
pour rétablir l'ordre, mais cela ne servit à rien, car il fut
battu par Aboû'l-rjoséïn, autre fils du postier, el «lut aban-
donner Bagdad avec le Khalife Lui-même el se jeter à Mos-
soul dans les bras des Hamdanides. Hasan saisit L'occasion
de se faire nommer lui-même émir-el-omarâ avec le litre «le
Nâçir ed-daula « protecteur de L'empire , en même temps
que son frère Ait recevait celui de Séïf-ed-daula « glaive de
L'empire » qu'il devait illustrer par La protection ace »rdée
aux lettres; celui-ci, commandant les troupes mises au ser-
vice du Khalife, obligea le fils du postier à évacuer Bagdad,
succès <|ui ii «Mil pas de suite, car il eut immédiatement
affaire a une ré\ olte des Turcs commandée par Touzoun, qui
s'installa dans la capitale 331-943), el prit même Mossoul,
de sorte <pie Le Khalife «lui s'en aller jusqu'à Raqqa sur I Eu-
phrate, où il fut rejoint par l'Ikhchîd appelé d'Egypte
secours, lue conférence tenue entre le- compétiteurs
n'aboutit a rien. Le Khalife se résolul a retourner a Badgad,
c'est-à-dire a se mettre -nus la coupe du turc Touzoun, qui le
fil aveugler dès qu'il l'eut en s. m pouvoir en Le remplaç ml par
son fils Mostakfi 333-94/1 • Touzoun ne jouit guère de sa
victoire ; il mourut de L'épilepsie l'année suivante et fui rem-
placé par le ministre Ghirzâd, le dernier des véritables émir-
el-omarâ. En effet, Le I I djoumâda I 334 I9décembre 945 . le
Bouïde Ahmed s'emparail de Bagdad ruinée par une atroce
famine, el se faisait accorder par Le Khahle les fonctions
d'émir-el-omarâ qui allaient devenir de fait héréditaires,
ainsi que Le titre de Mo'izz-ed-daula ■■ celui qui rend la
gloire à L'empire ■ : il se fil dès i e moment appeler Sultan :
c'était due que Le Khalife n'avait plus qu'un pouvoir pure-
328 HISTOIRE DES ARABES

ment spirituel, tout le temporel étant entre les mains de


son émir-el-omarà. C'est que les Bouïdes, bien que chi'ïtes,
avaient besoin de l'autorité morale du Khalife sur les popula-
tions sunnites qu'ils avaient soumises ; ils étaient bien
obligés de la conserver tout en la détournant à leur profit.
On maintint au Khalife son personnel domestique, on lui
versa une pension journalière de cinq mille dirhems ; mais
son nom ne fut plus cité que sur les monnaies, au prune
de la prière du vendredi et en tète du protocole des pièces
de chancellerie : en dehors de cela, il n'était plus rien. D'ail-
leurs àpeine cinq semaines s'étaient écoulées que Mostakfi,
rendu aveugle, fut remplacé par Mouti, fils de Moqtadir ; la
pension promise fut supprimée, et le Khalife n'eut plus
pour vivre que le maigre revenu de quelques biens per-
sonnels.
Les Hamdanides. — Les Bouïdes, maîtres du Khalifat en
même temps que d'une grande partie de la Perse,, étaient
trop forts pour que les Hamdanides pussent espérer secouer
le lien de vassalité qui les rattachait encore à Bagdad, et
ils continuaient de payer le tribut, nominalement au Khalife,
en réalité aux maires du palais tout puissants. La fin du
fondateur de cette seconde dynastie fut tragique. Nâçir-
ed-daula s'étant fâché contre son fils Aboû-Taghlib pour des
causes inconnues, fut mis en prison par celui-ci (356-%7 et
mourut dans les fers deux ans plus tard. L'Etat qu'il avait
fondé, avec Mossoul pour capitale, périclita entre les mains
de ses descendants; Aboû-Taghlib commit l'imprudence de
lutter contre le Bouïde 'Adod-ed-daula et perdit la Mésopo-
tamie et même sa capitale. Les descendants de Nâçir-
ed-daula entrèrent les uns au service des Bouïdes, les autres
à celui de l'Egypte ; le dernier périt au Caire dans une sédi-
tion, une centaine d'années plus tard.
Séïf-ed-daula, frère de Nâçir, était entré à Alep le 8 rébî'I
333 (29 octobre O'i'i ; bientôtaprès il battait à Homs les trou-
pes envoyées contre lui par l'Ikhchid et commandées par le
nègre Kàfoûr; il allait s'emparer de Damas lorsque l'arrivée
de l'Ikhchid en personne le contraignit à renoncer à ses
succès, et même à Alep. Mais il fut bien servi par le destin.
Af.HLAIïlTES, TOULOUNIDES, HAMDAMDES 32'J

L'année suivante l'Iklicliid mourait, et Kâfoûr, régent du


royaume, se débattait contre des difficultés intérieures. En
335 (946), Séïf-ed-daula s'établissait à Damas, mais sans su» -
ces, ayant mécontente Les habitants et les Bédouins du voi-
sinage, qui rappelèrent Kâfoùr : il fallut de nouveau dispa-
raître. Cependant, il intervint un arrangement aux termes
dii(|uel Kâfour, qui avait besoin de tranquillité au nord de-
là Syrie pour asseoir en Egypte le pouvoirdu lils de l'Iklicliid
et le sien, cédait à Séïf-ed-daula la région d'Alep : 1<- nouvel
état hamdanide était fonde
Il était temps ; grâce aux luttes intestines <|ui divisaient
entre elles toutes les principautés nominalement vassales du
Klialifat, les Grecs avaient repris l'avantage sur les fron-
tières; sous la conduite du général de l'empereur Romain
Lécapène, Corcuas, que le peuple appelait le second li'-li-
saire, les troupes grecques avaient pris Naçibîn 331-942 . et
Ras-el- Ain. près d'Edesse, l'année suivante. Ces succès au-
raient continué si l'empereur, trompé par des envieux,n'avait
pas rappelé son général heureux; cela coïncidait justement
avec le raffermissement du pouvoir des Hamdanides, <|ui al-
laient reprendre avec une nouvelle vigueur la lutte contre
l'en ne mi héréditaire. Toutefois, les Grecs occupèrent Mar'ach
et infligèrent une défaite à la garnison de Tarsoûs; un i-ai<l
de Séïf-ed-daula en Cappadoce se termina mal pour son ar-
mée, qui, surprise dans les montagnes au retour, 3 périt en-
tièrementle
; chef s'échappa à grand'peine. I n peu [du-- tard
Séïf-ed-daula reprit Mar'ach .">'i 1 -952 . mais ce succès n'eut pas
de suite; les Grecs envahirent la Mésopotamie 347
poussèrent jusqu'à Amid Diyarbékir), Édesse et hjarrân.
En 350 961 . Nicéphore Phocas, <|ui fut plus tard empereur,
entre en scène et reprend la < Irète aux Musulmans ; Anazarbe
en Cilicie, Mar'ach el Alep tombent entre ses mains. \ peine
nommé empereur, il enlève tous les boulevards d<' la ^'•~
fensive de l'Islam au nord de la Syrie: Mopsueste Maç<
A da na. Tarsoûs, L'île de Chypre. Séïf-ed-daula, atteint depuis
Longtemps de maladies fréquentes, mourut pendant que Pho-
cas assiégeait Antioche : mais il eut la consolation de mou-
rir dans sa capitale Alep, reprise aux Grecs 10 çafai
330 HISTOIRE DES ARABES

25 janvier!»!)? . Il n'avait que cinquante-deux ans, mais toute


une vie de luttes l'avait épuisé.
Son fils Sa'd-ed-daula continua pendant vingt-cinq ans la
lutte contre les Byzantins. Les Fàtimites s'établirent à Da-
mas en 359 970 , nouveau danger pour l'Etat hauidanide,
ainsi pris à revers; aussi Sa'd-ed-daulajen présence de deux
puissants ennemis, dut se soumettre au Bouïde Wdod-ed-
daula, et céder Homs aux Grecs pour se protéger contre les
Egyptiens; c'est en luttant contre ceux-ci qu'il périt en 38 l
991 .Son fils Sa'îd-ed-daula, dominé par Lou'lou'. général
de son père, se soumit à l'empereur Basile II ; les Grecs
délivrèrent à deux reprises Alep assiégée par les Fàtimites ;
mais la guerreavec les Bulgares vint détourner leur attention
des frontières de Syrie, etne trouvant plus d'appui chez eux,
Sa 'îd-ed-daula dut admettre la suzeraineté des Fàtimites. Il
mourut empoisonné en 392 1002 , et ses deux fils mineurs
furent envoyés à la cour du Khalife Hàkem par Lou'lou', qui
fut gouverneur d'Alep au nom du souverain chî'ïte.
Les Ismaéliens et les Qarmates. — Au milieu du troisième
siècle de f hégire neuvième de notre ère on voit se déclarer
une nouvelle secte chi'ï te. celle des Ismaéliens, qui arrêtaient
la lignée des imams, descendants d'Ali et deFàtima.à Dja'far
surnommé eç-Çâdiq, le sixième imam, et admettaient que le
pouvoir était passé après lui à son fils Isma'il. devenu pour
eux le septième et dernier imam : d'où leur nom. Mais, con-
trairemenleurs
tà espérances, la fin du monde et le règne de la
justice ne se produisirent point, de sorte qu'Isina'ilou plutôt
son fils Mohammed n'eut pas à remplir son rôle de Mahdî,
ce Messie de la fin des temps attendu de tous les Musul-
mans.
Les Ismaéliens croient à l'incarnation de la divinité dans
la personne des diilérents prophètes envoyés aux humains et
appelés à cause décela, dans leur système, Nâtiq « le par-
leur » ; ces prophètes sont Adam, Noé, Abraham, Moïse,
Jésus, Mahomet, et enfin Mohammed, fils d'Isma'îl, le Mahdî.
A chaque nâtiq correspond un çâmii « silencieux » qui n'a en
effet rien à dire, mais dont la présence est destinée à authen-
tiquer aux yeux du monde la mission confiée au prophète;
AGBLABITES, TOULOUNIDES, HAMDAMDES 38]

c'est, pour Adam, Seth, Sem pour Noé, I^mm •I pour Abra-
ham, Aaron pour Moisi', Pierre pour Jésus, 'Ail pour Maho-
met. Entre chaque période d'apparition de prophètes, La
religion est maintenue par sept imams : ainsi sainl Jean-
Baptiste est le dernier imam de La période <|ui s'étend <!<•
Moïse à Jésus. La propagation de ces idées particule
mélange de croyances de toute nature et de toute provenance,
a été puissamment aidée par une organisation spéciale, dont
-claires ne soûl pas les inventeurs, mais qu'ils avaient
empruntée à L'apostolal des Idées chî'ïtes : celle des dâ'î
pi. do'ât <' missionnaires ». Le missionnaire qui avait ré-
solu de prêcher dans une \ ille se déguisait, souvenl sous Le
froc d'un religieux mystique (çoûfi . parfois aussi -..u-
L'habit d'un négociant : il se faisait remarquerpar une piété
excessive et paraissant sincère; el quand il s'était fait, par
ses relations, un petit cercle d'amis, il commençai! à attirer
Leur attention sur un certain aombre de passages obscurs du
Qorân, Leur posait des questions difficiles auxquelles ils ne
pouvaient répondre; lorsqu'il les avait réduits à quia, il Leur
dévoilait une interprétation toute différente, L'interprétation
allégorique, au moyen de laquelle toutes les difficultés dis-
paraissaient immédiatement. Il lui était Facile de montrer
que les désastres qui atteignaient de toutes parts L'islamisme
et menaçaienl dé faire crouler l'édifice avaienl pour cause
L'impiété croissante, <|ui ue pouvail être enrayée que par un
retour à La vraie foi dont l'imam était le dépositaire. Petità
petit, ou amenai! le prosélyte à admettre le syncrétisme
d'idées panthéistiques el gnostiques dont était formée la doc-
trine, voilée d'ailleurs sous certains emblèmes ou symboles
extérieurs, comme par exemple la valeur particulière donnée
aux lettres de l'alphabel arabe, prises isolément. Enfin ceux
des néophytes dont l'enthousiasme laissait prévoir \\\\ dé-
vouement absolu à la cause, et parmi Lesquels on allait
choisir d'autres missionnaires, avaient quati fran-
chir avanl d'arriver a une -"lie .!.• doctorat qui leur était
conféré; au-dessus de ce doctorat, cinq autres grades
étaient réservés aux chefs de l'association. L'impétranl du
tout dernier grade était initie a un-' sorte de panthéisme ma-
332 HISTOIRE DES ARABES

térialiste, dans lequel Dieu, dépouillé de tout attribut, était


relégué dans les régions lointaines de l'inconnaissable.
Le fondateur de cette doctrine servie par une aussi puis-
sante organisation était un Persan, 'Abdallah ben Maïmoûn,
fils d'un oculiste libre-penseur, attaché à la propagande
ehi ïteen Susiane. Poursuivi par les autorités, il quitta son
pays et alla s'établir dans la petite ville de Salamiyva. l'an-
cienne Salaminias, près de Hama, dont les habitants étaient
partisans des 'Alides et en comptaient d'ailleurs un certain
nombre parmi eux. Son fils Ahmed continua sa propagande
et l'étendit à l"Irâq et à la Perse. La nouvelle doctrine grou-
pait continuellement autour d'elle les révoltés et les mécon-
tents, surtout les populations arainéennes de la Mésopotamie
et iraniennes de la Perse, les vaincus de la conquête. Entre
"250et260 (864-874 , 'Abdallah envoya à Koùfa un mission-
naire nommé Hoséïn el-Ahwâzi (d'Ahwâz en Susiane) qui ren-
contra là, près d'un petit village, un paysan nommé Hamdàn
que les Arabes surnommèrent Qarmat, d'après l'expression
araméenne Qurmâta « au visage laid », sobriquet que lui
avaient donné ses voisins, tous encore de langue syriaque.
Victime de l'efl'royable situation dans laquelle se débattaient
en vain les cultivateurs du sol à ces époques troublées, il se
jeta corps et âme dans la nouvelle organisation, et après la
mort de Hoséïn, il devint à son tour missionnaire et s'éta-
blit à Kalwâdha, près de Bagdad. La secte gagna rapidement
des prosélytes, qui furent appelés Qarmates.
En 277 (890), ils étaient déjà assez nombreux pour avoir
un établissement particulier sur les bords de l'Euphrate, d'où
ils se livraient à des déprédations. Ahmed, fils d' 'Abdallah,
prétendit alors remplacer le Mahdî caché et, pour rendre la
substitution vraisemblable, se déclara issu d'Aqîl, frère
d"Alî; mais Qarmat refusa d'entrer dans cet ordre d'idées; il
resta fidèle à son propre Mahdî, Mohammed ben Ismà'ïl et
rompit toutes relations avec la famille d"Abdallah. Qarmat
disparut sur ces entrefaites, et Abdàn, son beau-frère, fut
assassiné par un partisan du fils d" Abdallah, Zikraweïh.
Néanmoins, les Qarmates, en grande majorité, restèrent fi-
dèles àla famille de leur fondateur, et Zikraweïh dut s'enfuir
ACIM.AMlï I..-. TOUI.nl MUES, IIAMDAM l>I -

devant leurs démonstrations hostiles; puis, désireux de se


créer un nou\el entourage, il entretint «les relations avec
une tribu bédouine, fraction des Kelb, nommée les Banou-
'Ollaïs.

Profitant de ce qu'Ahmed était allé en pèlerinage au tom-


beau de Hoséïnà Kerbélâ, en 268 881-882 . un riche habitant
du Yémen, qui 1\ rencontra, se lit donner par lui l'assis-
tance d'un de ses missionnaires, Ibn-Hauchab, qu'il emmena
avec lui. Le Yémen avait toujours été partisan de la cause
des Alides: la nouvelle doctrine était Mire d'\ trouver un
terrain préparé. Ibn-rlauchab réussit tellement bien qu'il
j)ui l'aire du Yémen, à son tour, un centre d'exportation des
idées Ismaéliennes. Deux missionnaires envoyés par lui en-
treprirent de convertir les Berbères Kétâma, dans le nord
de l'Afrique; il s'ensuivit une agitation qui se termina
par une révolte ouverte sous les ordre-, d'Aboû-'AbdalIah
ech-Chî'ï le Chi'îte . Sa'id,le grand-maître des Ismaéliens,
se rapprocha du lieu de la lutle en quittant Salamiyya
pour Fostât, où il parcourail les rues, déguisé en mar-
chand, jusqu'au jour ou il Ne transfoi ma en un personnage de
grande envergure, 'Obéïdallah, fils de Mohammed, descendant
de l'imam Dja'far : el il réussit a jouer ce personnage avec
tant d'assurance que Ton en estencoreà sedemander si cette
descendance n'est pas véritable, et si '< Ibéïdallah, fondateur
de la dynastie des Fat imites, n'est pus réel I, •ment un des-
cendant du prophète» par Fâtima. Ne se -..niant plus en sû-
reté au milieu des troubles qui marquèrent la lin des rou-
lounides, il prit le parti de se rendre au milieu d< s fidèles
Kétâma et de s'y déclarer le Mahdi. Ce ne lui pas toutefois
san-> quelques difficultés, car il dut traverser, au milieu de
bien des périls, l'Afrique du aord tout entière pour s.- ren-
dre aSidjilmâssa ou il futemprisonné par les Banou-Midrdr;
mais, poursuivanl ses victoires, Ujou-'Abdallah le Chi'lte,
prit Raqqâda sur les Aghlabites, enleva Tâhert Tiarel aux
Roslamides et finalement Sidjilmâssa aux Banou-Midi
tiré de prison. Obéïdallah lui emmené ;1 Raqqâda on il lit
son entrée solennelle le 29 rébf II 297 I5janvier9i0
là qu'il pril le- litres de Mahdi el de commandeur des
334 HISTOIRE DES ARABES

croyants : un nouveau khalifat était fondé, celui des khalifes


Fâtimites.Nous venons plus loin l'histoire de la conquête de
L'Egypte par celte lignée.
Les lils de Zikrawéïh prirent le commandement des Qar-
mates. Yahya, avec ses Bédouins, ravagea l'Iraq ; il se déclara
aussi comme Alide, se fit appeler le Chéïkh, c'est-à-dire le
chef de la communauté spirituelle (persan /)/>, prétendit que
son chameau était conduit par Dieu, et que des légions en-
tières étaient prêtes à venir à son secours. Tant d'assurance
eut sa récompense ; il défit près de Raqqa les troupes en-
voyées contre lui par les deux khalifes Mo'tadid et Moktafi
et pénétra en Syrie (290-903), alors gouvernée parle Turc To-
ghdj,père de ITkhchîd, au nom du Toulqunide Hâroùn. Ce
Turc fut battu; des renforts lui furent envoyés d'Egypte; à la
première rencontre, il est vrai, Yahya tomba sur le champ
de bataille, maisson frère Hoséïn lui succéda immédiatement
etacheva la défaite des Egyptiens. Cet Hoséïn prétendait être
un 'Alide du nom d'Ahmed et le peuple l'avait surnommé
Çâhibech-Châma « l'homme au grain de beauté » à cause
d'une petite loupe qu'il avait sur le visage et qui passait pour
un signe caractéristique du rang d'Imâm. Assiégé dans
Damas, Toghdj se libéra parle sacrifice d'une somme d'argent,
mais les Qarmates remontèrent vers le Nord et pillèrent
Homs, Hama, Ma'arra, Salamiyya; les Bédouins accoururent
de toutes parts à celle aubaine et vinrent renforcer l'armée de
Hoséïn. Cependant Moktafi reprit la lutte contre eux, réussit
à lesempêcher d'étendre leurs dévastations et les défitcom-
plètement près de Hama le 6 moharrem "291 (29 novembre
903) ; Hoséïn fut fait prisonnier non loin des bords de l'Eu-
phrate, conduit à Bagdad et exécuté avec des raffinements de
cruauté.
Pendant que l'armée du khalife, commandée par Moham-
med ben Soléïman qui, après la défaite des Qarmates, avait
réussi à chasser les Toulounides d'Egypte, était occupée à
réduire une révolte générale de la Syrie causée par les ex-
cès de la soldatesque, 'Ali, autre fils de Zikrawéïh, se mon-
tra un instant dans ce pays, mais sans succès cette fois:
poursuivi par les troupes de Hoséïn ben Hamdan, il dut se
AGHLABITES, TOULOUNIDES, HAMDANIDES

rendre au Yémen, s'empara de Çan'â, mais «lui bientôt


évacuer la ville en présence de L'antipathie < 11 1 < • ressentait
pour Lui el ses partisans la province tout entière.
Le vieux Zikrawéïh n'étail pas mort; devant Les su<
répétés de ses lils, il se mil à réorganiser les Bédouins kel-
bites fi les mena au pillage de la ville de 1 1 il sur l'Euphrate;
les troupes envoyées contre eux et commandées par Ishàq
ben Koundadjiq les poursuivirent jusque* dans le désert el les
Bédouins durent acheter la paix au prix de la tête de leur
chef Abou-( îhânim. Zikravi éïh partil alors p les environs
de Koùi'a, où ses partisans s'agitaient; il attaqua h-s cara-
vanes de pèlerins qui revenaient de la Mecque el s en empara
après une lutte violente.
Pour vénérer cel attentat, le Khalife Moktafî envoya le I me
Wâçif le jeune <|ui atteignit les Qarmates pies <le Koûfa;
après un combat indécis qui dura un jour, Zikrawéïh reçut
le lendemain une blessure mortelle el ses partisans prirent
la fuite m du ' I 294-décembre 906-jam ier907 .Ce lui la fin des
Qarmates de II râq.
Au Bahréïn, séparés du reste du monde par les dunes de
sable du désert arabique, les Qarmates se maintenaient plus
solide nt.C'étaienl ceux <|ui obéissaient à Abou-Sa id, an-
cien missionnaire de La cause en Perse, qui profita des
troubles pour se créer une principauté.
En moins de dix ans, le Bahréïn fut conquis par les
taires, Hadjar, la capitale, prise après un long siège, ■•! el-
Ahsâ Lahsâ devint la résidence du dâ'î ou missionnaire,
c'est-à-dire du représentant ou lieutenant du ciel suprême,
'Obéïdallah Le Fâtimite, qui venail de se déclarer Mahdi à
Raqqâda. Celui-ci s'était débarrassé par L'assassinat de ses
deux principaux collaborateurs, Abou-'Abdallah le Chi'ïte
el son frère Abou'l-'Abbâs. Abou-Sa'id, effrayé de la
manière donl («'Khalife fâtimite récompensait Les services
rendus, résolut de lui tourner le dos : il fui assassiné
913-1 'i el remplaça' par s. m (ils Abou-Tâhir SoléTmân. < lelui-
ci, auteur de chants de guerre destinés à animer ses secta-
teurs au c bat, commença par piller la caravane des pèle-
rins de 1"! râq, puis il -'empara de Baçra et la dévasta
336 HISTOIRE DES ARABES

919-20); il en fit de même pour Koùfa ('313-925), de sorte que


l'Iraq entier se mit à trembler. Il fallut appeler de l'Adher-
baïdjan le Sàdjide Yoùsouf ben Mohammed, qui après un
an de préparatifs, se fit battre et capturer près de Koùfa.
Abou-Tàhir passa l'Euphrate et marcha sur Bagdad, cou-
verte par une armée de quarante mille hommes. Le chef
qarmate ne se crut pas en mesure d'attaquer la capitale et se
contenta de dévaster la Mésopotamie. L'année suivante 317-
930 il apparut brusquement à la Mecque, pendant les fêtes du
pèlerinage, massacra les pèlerins à l'entour même de la Ka'ba,
brisa la pierre noire en la détachant du mur où elle était en-
castrée et en fit transporter les fragments à El-Ahsâ. Le
Fàtimite 'Obéïdallah, devant la réprobation qui souleva tou-
tes les consciences musulmanes, lui intima Tordre de rap-
porter la pierre noire à la Mecque, mais il n'en fit rien et la
pierre resta à El-Ahsâ jusqu'en 339 (951) où le khalife fàti-
mite Mançoùr prescrivit formellement de la remettre à sa
place. Les difficultés dans lesquelles se débattait le Khalifat
de Bagdad l'empêchèrent de poursuivre lesQarmates; on s'ar-
rangea avec eux, moyennant finances, pour reprendre le cours
des pèlerinages à la Mecque ; les Fâtimites, alors occupés
avec les Berbères, ne songèrent pas à nommer de succes-
seur àAbou-Tàhir qui mourut en 33*2 946), de sorte que les
Qarmates, pour gouverner leur Elat, désignèrent un conseil
de régence formé de parents de leur chef défunt. Bientôt
l'Oman fut soumis 340-951) et leur pouvoir resta incontesté
en Arabie pendant plus de vingt ans.
AGH] VB1TES, TOULOUNIDES, HAMDAN1D1 - ^37

Dynastie des Agiilabites.

Ibrahim I"' [184-800). Ziyâdet-Allah II 249-8


'Abdallah V (196-81J . Mohammed II 250-864 .
Ziyâdet-Allah ["(201-816). Ibrahim II 261-874 .
Abou-'AqâlAghlab 223-837). 'Abdallah II 289-902).
Mohammed Ier 226-840). Ziyâdet-Allah III 290-296
Ahmed (242-856 . 903-909 .

Dynastie dks Toulounides.

Ahmed ben Touloun 254-868 .


Khoumârawéïh 270-883).
Djéïch Abou'l-'Asâkir 282-895 .
Hâroûn ben Khoumârawéïh 283-896 .
Chéïbân ben Ahmed 292-904 .

Dynastie des Ha md an ides.


Mossoi i .

Nâçir ed-daula Abou-Mohammed Hasan 317-9Î


'Oddal ed-daula Abou-Taghlib Ghadanfai
979 .
Aboû-Jâhir Ibrâhîm
A noù- Abdallah I loseïn I* .,_, ;;S(( ,IS|M,,1

Alep.

Séïf-ed-daula Abou'l-rjasan 'AU 3 13 944


Sa'd-ed-daula Abou'l-Ma'âli Chérif 356-967 .
Sa'id-ed-daula Abou'l-Fa<Jâï] Sa .1 381-991).
Aboul'-rjasan AI. M
Abou'l-Ma'All Chérif |
u
338 HISTOIRE DES ARABES

BIBLIOGRAPHIE

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codice Bibl. Lugd. Batav. éd. T. Roorda, in-4, 1825.
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von K. Vollers, I. Berichte ûber die Handschrifte und das Leben des
Ahmed ibn Tùlnn, in-8, Berlin, 1894.
CHAPITRE XVI

LES FAT1M1TES

Nous venons de voir < |u « ■ Obéïdallab le Mahdi s'était dé-


barrassé de ses tleiix principaux collaborateurs : c est « |in- Le
premier, Abou 'Abdallah Le Chi'ïte, général heureux <|ui ve-
nait de réduire les Kétâma et les Zénâta, s'était acquis la
faveur des premiers en les disciplinant, ce qui Lui donnail
une grande force <|ni prêtail à de nombreuses réflexion
sentant atteint par La défaveur de son maître, il quitta la
cour pour se livrer entièremenl à la pacification du Zâb.
.Mais L'appui des K.étâmanepouvai1 servir de rien contre l'au-
torité religieuse d'un Imâm réputé impeccable el infaillible; le
Chi'ïte fut assassiné près de Raqqâda par deux affiliés appar-
tenant justement à La même tribu des Kétâma 16 djoumâ-
da || 298=19 février 911 . L<' second. Abou'l-'Abbâs,
frère, eut le même sort.

Après d'infructueux essais de conquête en Sicile. 'Obéïd-


allali envova son fils Abou'l-Qâsim, à peine âgé de vingt-
deux ans, avec une armée appuyée par une flotte, dans la
direction de TOrienl : car il en i rail dans sa politique A>' com-
battre leKlialifai Ar Bagdad, représentant du sunnisme, •
à-dire le principal obstacle qui allait se dresser devant lui.
Tripoli t\>- Barbarie et Barqa furent enlevées sans peine, puis
Alexandrie 302-914), ce qui Lui donnait pied en Egypte.
Depuis la eh nie des Toulounides,ce pays était g»
nom du Khalife Moqtadir, par le Turc Tel in : mai
tir Ai- troubles qui l'avaient ruine, il était trop faible pour ré-
340 HISTOIRE DES ARABES

sister à une entreprise sérieuse. Déjà l'armée d'Abou'1-Qâ-


sim couvrait les environs de Fostàt, lorsque ce jeune chef

jugea à propos de rappeler Habâsa, qui commandait l'avant-


garde, et de donner sa place à un autre; Habâsa s'échappa du
camp et regagna Tàhert, où il avait un frère, mais, sur l'ordre
du Fâtimite, ils furent tous les deux promptement exécutés.
En même temps l'émir el-omarâ Mou'nis envoyait à Tékin
des renforts qui lui permirent de battre les Berbères ; il
fallut retourner dans l'Afrique du Nord.
Ibn-Qorhob, qui s'était révolté en Sicile et s'était reconnu
vassal du khalife de Bagdad, avait envoyé sur les côtes de
la Tunisie une flotte qui avait pris et pillé Sfax ; limpéra-
trice de Byzance, Zoé, qui avait besoin de toutes ses forces
contre les Bulgares, s'était engagée à lui payer tribut ; mais
ces commencements heureux furent entravés par l'impossi-
bilité où il se trouva de réduire les chrétiens de l'Etna, réfu-
giés sur les flancs de la haute montagne, et par les révoltes
de ses soldats berbères contre leur chef, qui était de race
arabe. Fait prisonnier au cours d'une sédition, il fut envoyé au
Mahdi, et exécuté. 'Obéïdallah, devenu ainsi maître de la Si-
cile, s'en servit comme de base d'opérations, non de guerre
mais de piraterie sur les côtesdel'Italieetdelamer Adriatique,
c'est-à-dire que ses troupes pillèrent et dévastèrent Gènes
(323-935) ; au retour, la Corse et la Sardaigne éprouvèrent
de sérieux dommages du passage de ces flottes de corsaires.
'Obéïdallah ne se laissait d'ailleurs pas détourner de son
objectif principal, qui était la conquête de l'Egypte. En 304
(916-17), il reprend Barqa et envoie deux ans plus tard une
nouvelle armée, commandée par le même Abou'l-Qàsim, son
fils, réoccuper Alexandrie et piller le pays jusqu'à Och-
mounéïn, sur le Nil; mais le général turc Tékin arrêtait bien-
tôt ses progrès à Fostàt tandis qu'à Rosette la flotte d'Afrique
était détruite par des brûlots envoyés de Tarsoùs (chawwâl
307 = févriers-mars 920) ; l'année suivante ce fut l'émir-el-
Omarâ Mou'nis qui vint en personne diriger les opérations;
en moins d'un an les troupes d' Abou'l-Qàsim durent, après
une multitude de petits combats malheureux, regagner leur
point de départ, en évacuant encore une fois Barqa.
LLS I ATIMITES 34]

( Ibéïdallah venait d'inaugurer sa nouvelle capitale Mehdia,


bâtie par Lui non loin de L'ancienne Thapsus, sur le bord 'I»' la
mer. Il semble qu'à partir de ce moment '< Ibéïdallah :iit re-
noncé, au moins provisoirement, à ses visées sur L'Egypte.
Son attention était plutôt appelée vers l'ouest de L'Afrique.
La forteresse de Mohammediyya, correspondant à La
Msîla actuelle [département de Constantine), venait d'être
bâtie pour servir de résidence an gouverneur du Maghreb
pour les Fâtimites, poste auquel lbn Abi'l-'Afiya venait
d'être nommé. Une révolte d'un Idrisite à Fez fut prompte-
meni réprimée 313-925 . Sauf Ceuta, restée aux mains des
Idrissites bientôt remplacés par une garnison espagnole en-
voyée par EAbd-er-Rahman III, le Maghreb tout entier obéis-
sait à lbn Abî'l-'Afiya. L'occupation de Ceuta par les troupes
du Khalife de Cordoue Lui inspira le plus grand respect,
et il ne tarda pas à se déclarer vassal des Oméyyades. Hun
quedéfait par le gouverneur de Tâhert et forcé d'abandonner
Fez, il ne larda pas à y rentrer dès l'évacuation du pays par
l'armée victorieuse. En 323 i>.">."> . lbn Abi'l 'Afiya est incon-
testablement lemaître du Maghreb.
'Obéïdallah, cet homme extraordinaire qui, de chef d'une
religion secrète s'étail élevé au rang de fondateur d'empire,
mourut dans la nuit <|ui précéda le l 'i rébi' I 322 'i m
934 . Son fils Abou'l-Qâsim lui succéda avec le titre d'el-
Qâïm biamrillah <• le remplaçant par l'ordre de Dieu S< a
règne ne fut pas plus heureux que ses deux campagnes in-
fructueuses enEgypte. Une troisième tentative, dirigée par
l'affranchi Zéïdân, se termina aussi malencontreusement.
Le fils de Toghdj, Mohammed l'Ikhchîd, repoussa vigou-
reusement lecorps expéditionnaire qui venait de prendre
encore une fois Alexandrie. El-Qâïm allait envoyer contre
l'Egypte des forces considérables lorsqu'il en fut empêché
par les bouleversements qui agitèrent l'Afrique. Un Berb
de la tribu des Zénâta, Abou-Yézid Makhlad, qui était Khâ-
ridjite, souleva les montagnards de l'Aurès 332-9fl ' tait
un vieillard d'une soixantaine d années qui chevauchait ordi-
nairement un âne, présent d'un Tunisien, ce qui lui valut le
sobriquet de Hammâr - L'ânier ». Il s'empara de presque
.3±2 HISTOIRE DES ARABES

toutes les villes de la Tunisie et vint assiéger El-Qàïm dans


sa capitale même, Mehdia. L'investissement de la ville, dé-
fendue par les Kétàma, dura presque un an, pendant que des
négociations actives tachaient d'obtenir du secours des Ré-
tama et des Çanhàdja. Bien que les premiers fussent défaits
près de Constantine, un chef Çanhàdja, Zîri, put jeter dans
Mehdia une caravane de provisions, ce qui sauva la ville. Les
Berbères se détachèrent petit à petit du fanatique Aboù-Yézîd.
Cependant celui-ci, ayant changé d'allure, se procura de
nouveaux adhérents avec lesquels il alla essayer de re-
prendre Sousse, défenduo par le Khalife en personne.
C'est pendant le siège qu'El-Qàïm mourut (13 chawwâl 334-
18 mai 946) et fut remplacé par son fils Abou-Tàhir Isma'il
qui eut dès le début la chance de battre Aboû-Yézîd, dont le
rôle fut dès lors fini malgré les tentatives impuissantes aux-
quel es ise
l livra dans le Maghreb. Blessé à mort dans un com-
bat, sa disparition mit fin à cette longue guerre qui avait duré
quatre ans. Au Maroc, les Idrisites continuaient de se ratta-
cher tantôt aux Fàtimites et tantôt aux (Jméyvades d'Espa-
gne. La Sicile devenait indépendante de fait sous la domina-
tion de Hasan ben ' A 1 î , un Arabe de la tribu de Kelb. Aboù-
Tâhir Isma'il, qui avait pris en montant sur le trône le titre
d'el-Mançoùr « le victorieux », ne jouit pas longtemps de la
tranquillité qui commençait à régner en Afrique ; il mourut
d'un refroidissement le £8 chawwâl 341 18 mars 953 et fut
remplacé par son fils Aboù-Témîm Ma'add, plus connu sous
son titre d'el-Mo'izz.
Ses débuts furent difficiles. Le Khalife de Cordoue,'Abd-er-
Rahman, pour venger le pillage des environs d'Alméiïa, en-
voya une flotte débarquer à Sousse et prépara une expédi-
tion par terre. El-Moizz eut cette chance que son adversaire
dut faire face au même moment à toutes les forces des chré-
tiens. En 347, l'affranchi Djauhar, ancien esclave grec, se mit
en campagne avec les troupes Kétania et Çanhàdja, et occupa
tout le Maroc jusqu'à l'Océan, à l'exception de Tanger et de
Ceuta. Ainsi rassuré ducôtéde l'ouest, el-Mo'izz put reprendre
tout à son aise le projet qui était le cheval de bataille de
la dynastie tout entière, la conquête de l'Egypte.
LES I ATI MITES 348

Les choses \ étaienl bien changées. Après la mort de


l'Ikhchîd, son affranchi Etâfoûr avait maintenu, à titre <le ré-
gent, la dynastie fondée par lui ; niais quand ce ministre
énergique eut disparu a son tour, ce fut l'anarchie el le dés-
ordre. In juif converti a l'islamisme, Ya'qoùb Ibn-Killis,
qui occupait un haut emploi dans l'administration égyp-
tienne, maltraité par le ministre Ibn-Forât, se rendit auprès
d'El-Mo'izz ei L'informa de la situation du pays. Laquatrièmeel
dernière expédition, commandée par Ojauhar, quitta Mendia
le l/i rébf Ier 358 (5 février 969 , occupa en passanl Barqa
où Djauhar trouva des émissaires secrets de personnages
influents qui rassurèrent de la soumission de l'Egypte, et
battit aisément les troupe- des Ikhchidites à Gizèh, au pied
des Pyramides (11 cha'bân = 30 juin : six jours après l)j;m-
har entrait à Fostât et établissait son camp à l'endroit même
où est aujourd'hui le Caire, el-Qâhira « la victorieuse », qui
allait devenir la capitale des Fâtimites «'t rester, jusqu'au-
jourd'hui, celle de l'Egypte entière, au nord de Fostât, qui
esl maintenant le Vieux-Caire.
La Syrie restait à conquérir ; elle était aux mains d'un
neveu de l'ikhchîd, Hasan ben 'Obéïdallah, <|ui lui battu
près de Ram la en Palestine; Damas tomba l'année suivante
(359-970 . Le commandanl îles troupes fâtimites, Dja'far heu
Fellah, m- remonta pas plus haut : Homs étail aux main- de
Séïf ed-daula Le Hamdanide, aux prises avec les Byzantins
établis à Antioche. Le nord delà Syrie parut trop troublé
pour ([ue le chef fâti mite fût désireux de s\ immiscer. En
outre, les Qarmates, qui avaient senti se relâcher les liens
d'allégeance qui Les rattachaient aux Fâtimites, avaient fait un
traite avec L'Ikhchidite Hasan heu Obéïdallah, qui leur
payait tribut; naturellement la conquête de la Syrie par Les
Fâtimites les privait de ce revenu : alors le conseil de ré-
gence qui les gouvernail se détacha formellement des Fâti-
mites, ht rétablira la Mecque la prière au uom du KJiali
Bagdad et envoya une ambassade au sultan boufde Bakhtyâr
pour lui proposer une alliance contre le pouvoir menaçant

qui s'élevait à l'Occident. Celui-ci munit les Qarmates «l'ar-


mes et d'argent : une armée considérable de Bédouins,com-
344 HISTOIRE DES ARABES

mandée par Hasan el-A Vain, entra à Damas et y rétablit


l'autorité religieuse du Khalife abbasside Moutf. Les troupes
envoyées par Djauhar durent se jeter dans Jaffa, el-A'çam
entra en Egypte (361-971) ; Djauhar temporisa, négocia avec
les Ismaéliens qui se trouvaient au milieu des Bédouins, et
avec ceux-ci, accessibles au pouvoir de l'or, et finalement les
Qarmates durent évacuer l'Egypte.
Eu fondant le Caire, les Eàtimites déplaçaient Taxe de leur
politique ; le Maghreb, séparé de l'Egypte par le Sahara, la
seule route accessible aux armées étant celle qui contourne
la Grande Syrte et qui n'est qu'un désert ponctué de quel-
ques oasis, devait forcément, tôt ou tard, leur échapper; cela
ne se fit pas tout d'un coup, mais en moins de dix ans l'Oc-
cident des terres musulmanes était redevenu indépendant
sous une dynastie nationale, celle des Zirides. Ziri, chef des
Çanhàdja, avait été un fidèle soldat d'el-Mo'izz ; son fils
Bolouggin rétablit la paix en Barbarie et repoussa la confé-
dération des Zénàta jusque vers Sidjilmâssa, dans le Maroc ;
aussi le Khalife fàtimite lui conféra-t-il la dignité de gouver-
neui- de tout le Maghreb, auquel vint s'adjoindre bientôt Tri-
poli :la dynastie berbère des Zirides était fondée. Une fois
Bolouggin installé dans son gouvernement, le Khalife el-
Mo'izz partit pour sa nouvelle capitale où il fit son entrée
au début de ramadan 362 juin 973).
El-Moizz ne survécut que peu de temps à son triomphe ;
il avait à peine quarante-six ans quand il mourut au Caire
365-975). Intelligent, instruit, quelque peu poète, il pous-
sait la tolérance jusqu'à permettre à Sévère, évèque d'Och-
mounéïn, de disputer avec les cadis et autres dignitaires
musulmans sur des questions religieuses ; il autorisa la
reconstruction des églises coptes et assista même à la pose
de la première pierre de la Mo'allaqa du Vieux-Caire. Son
fils, qui lui succéda, Nizâr el-'Azîz, continua la politique
de son père. Les choses allaient fort mal en Syrie ; un ancien
officier du Bouïde Bakhtyàr, Aflékin, qui cherchait à se
créer une principauté indépendante, avait réussi à enlever
Damas aux Bédouins de la tribu de Tayy, et cà leur chef El-
A'çam. Allié des Byzantins, Aftékin s'était emparé de tout le
LES FATIMI1 ES 345

sud de la Syrie; j)our le combattre, on fil appel au glorieux


général Djauhar, un peu délaisse dans les dernières années
de Mo'izz. Aftékin appela les Qarmates à son secours;
Djauhar fut assiégé dans Ascalon. El-'Aziz se rendil en per-
sonne en Syrie (367-977] ; les alliés furent complètement
défaits prés de lîainla ; Aftékin lui pris par trahison et les
Qarmates se reconnurent tributaires. Ce fui bientôt la lin de
leur puissance; la Mecque <ut pour maître des 'Alides qui
prirent le titre de chérif, qui se donne aux descendants du
Prophète; les Bédouins cessèrent de leur obéir, Leur infli-
gèrent en 378 (988 une défaite considérable; réduits à la
région de Lahsà, on les voil disparaître peu après la date de
429 (1037-8), date qui marqua un progrès en avant des Fâti-
mites en Syrie ; le Turc Anouchtékin Dizbiri s'empara d'Alep
et mit lin à la dynastie des Mirdâsides qui s'\ étail im-
plantée.
El-'Azîz laissait a son ministre Ibn-Killis le soin de «li:
les affaires. Cela dura jusqu'à la mort de ce personi
380-990). Le Khalife lui surveenl -i\ an--. Il mourut en
prenant un bain alors qu'il étail malade, a Bilbéïs 386-996 .
Il eut malheureusement pour successeur un fou. Abou-'Ali
el-Mançoûr, qui prit pour titre El-Hâkim biamrillâh • celui
qui commande par l'ordre de Dieu », et que les Druses con-
sidèrent encore aujourd'hui comme une incarnation «le la
Divinité. Onze ans s'étaienl ;> peine écoulés depuis son in-
tronisation qu'il <;dicla tout à coup une foule de mesures
plus insensées les unes que les autres. Des ordonnances
prescrivirent de ne plus ouvrir les marchés «pie la nuit,
et de les tenir Ici nies pendant le jour: bientôt après ce lui
le contraire: interdiction de sortir de sa maison une fois !<■
soleil couché. Il fui défendu aux femmes de quitter leurs
demeures, et pour qu'on fût plus sûr delà mise à exécution
«h- cette mesure, les cordonniers durent s abstenir de leur
fabriquer «les bottines.
Les chrétiens et les juifs furent contraints de porter des
marques distinctives, visibles de loin : mesure déjà prescrite
par 'Omar, mais aggravée par El-Hâkim. ('.était d'ailleurs
un homme imposant, dont les yeux brillaient comme ceux
34tJ IIISTOIKE DES ARABES

du lion et dont on ne pouvait guère soutenir l'éclat. On


prétend qu'il avait une vénération particulière pour la pla-
nète Saturne et croyait être en rapports avec Satan. Après
avoir suivi le rite chi'ïte, il passa au rite sunnite, et plus
tard il se prétendit le septième et dernier nâtiq des Ismaé-
liens. Dans la première période, il poursuivit énergiquement
les juifs et les chrétiens et fit démolir les églises et les syna-
gogues dans tout son empire; dans la seconde, il reconnut
à ses sujets le droit d'adopter la religion qu'ils voudraient,
et même il permit aux renégats devenus musulmans de
retourner à leur ancienne confession, apostasie qui, de par
la loi musulmane, est punie de mort.
Son règne, dans ces conditions, ne fut guère tranquille.
Abou-Rakwa, prince oméyyade d'Espagne, chassé de la cour
du Khalife de Cordoue Hichâm par l'influence du major-
dome el-Mançoûr, réunit autour de son nom les Arabes et
les Berbères de Barqa et s'en vint tout tranquillement envahir
l'Egypte et camper aux portes du Caire : les renforts arrivés
en hâte de Syrie sauvèrent la capitale, et une ruse de guerre
permit de dompter l'envahisseur. La garde nègre dont
el-Hâkim s'entourait excitait la jalousie des Turcs et des Ber-
bères, qui se livraient à des tumultes et à des séditions. La
tentative, poursuivie par le Khalife, de faire des doctrines
Ismaéliennes la religion d'Etat de l'Egypte, se heurta au
mauvais vouloir du peuple. En 395 ('1004 on avait fondé,
sous le titre de Dur el- ilin « maison de la science », une
université destinée à répandre les dogmes ismaéliens. Un
ismaélien de race turque nommé Darazî, venu de l'Orient
et comptant parmi les courtisans intimes du souverain,
s'imagina de publier dans la grande mosquée un écrit où il
était montré que l'âme d'Adam était passée a Ali, gendre
du Prophète, et de lui aux Fâtimites en général et à el-Hâkim
en particulier. Les auditeurs se soulevèrent et tombèrent à
bras raccourcis sur l'imprudent, qui s'échappa à grand'peine;
ses partisans furent tués et leurs maisons pillées. El-Hâkim
facilita sa fuite en Syrie, où il trouva îles adeptes dans le
mont Liban. De son nom de Darazî est venue l'expression
durzi. d'où Druse : les Druses sont les descendants de ses
LES I VIIMITKS

partisans. Doux autres entreprises d'el-Hâkim pour faire


admettre sa divinité n'eurent |>;i s plus de succès. Le Persan
Ham/.a, qui avait formulé celte doctrine La dernière ïoi>
(411-1020 , dut prendre la fuite à la suite d'une sédition ; il
alla rejoindre Darazi et devint auprès de lui la grande auto-
rité théologique des Dru ses : sou catéchisme est encore
enseigné aujourd'hui.
El-Hâkim disparut soudainement de la scène dans la nuit
du 27 chawwàl 'il 1 13 février h » -j 1 , d'une façon mystérieuse
et qui n'a jamais été expliquée clairement. Il a été probable-
ment assassiné sur le mont Moqattam, mais il semble que ce
ne soit pas à l'instigation de sa sœur, comme ou l'a prétendu.
Son lils Abou'l-rîasan Ali ezh-Zhâhir n'avait que seize an
fut sa tante Sitt-el-Molk qui devint la régente du royaume
C'était une femme énergique; elle rétablit l'ordre par l'exé-
cution d'un certain nombre d'officiers, fauteurs de troubles.
La tranquillité ainsi ramenée par des mesures violentes qui
n'atteignaient que les meneurs dura jusqu'à la mort de Si 1 1 - < •l—
Molk et même jusqu'à l'épidémie de peste qui enleva le
Khalife ezh-Zhâhir le 15 cha'ban 127 13 juin 1036 , laissant le
pouvoir à son fils Agé senlement de sept ans. Vboû-Témim
Ma'add el-Mostançir, qui régna soixante années lunaires,
exemple de durée bien rare dans les annales musulmanes.
C'était un mulâtre, fils d'une esclave nègre, qui n'eut qu'une
pensée, après celle de s'amuser le plus possible, ce fut
d'augmenter le nombre de ses gardes du cor] s, tous o
de sorte que cette troupe s'éleva bientôt à cinquante nulle,
hommes. Cela ne pouvait donner rien de bon. Les inti
de cour curent vite fait de déplacer Dizbirî, le seul général
qui pût maintenir dans le devoir les chef-, militaire-, de
Syrie; une révolte de la population de Dama-, fomentée par
le ministre El-Djardjarâi, et appuyée par des soldats mé-
contents, l'obligea à fuir «lu chef-lieu de son srouvernemenl :
un mois plus tard, il mourait à Mep, où il s'était n
133 lin de 1041 . En fc40 1048-49 le Zfrule Mo izi ben Bâdis
se déclara indépendant : le Maghreb échappait à l'Egypte.
Dix ans plus tard, il \ eut de telles discordes entre les m
et les troupes turques que Mostançir dut vider son trésor j r
348 HISTOIRE DES ARABES

calmer, à coups de gratifications, cette effervescence. Un


descendant du Hamdanide de Mossoul qui, comme le fonda-
teur de la dynastie, s'appelait Nàçir-ed-daula, mais dont le
nom propre était Hasan ben Hoséïn, devint ministre en ho!\
1002) et les Turcs reprirent le dessus, mais pour opprimer
le Khalife tout autant que les nègres. Dans leurs pillages, la
demeure du Khalife fut incendiée et la riche bibliothèque du
palais fut dispersée, perte irréparable. Nâçir-ed-daula assas-
siné par des conspirateurs fut remplacé en /i65 (1072-73) par
le Turc Iklegiz, après avoir poussé l'abus du pouvoir jusqu'à
supprimer, dans certaines villes, la Khotba au nom de son
maître pour y substituer la prière au nom du Khalife de Bagh-
dad, el-Qâïm.
Pour échapper à la domination des prétoriens turcs, el-
Mostançir avait fait venir d'Acre l'Arménien Bedr el-Djémâli,
accompagné de mercenaires d'origine arménienne (466-fin de
1073). Bien qu'âgé de soixante ans, Bedr prit des mesures
vigoureuses, fit mettre à mort par ses officiers les émirs turcs
du Caire, et prit le commandement suprême des forces mi-
litaires avec le titre de Mirgoûch c'est-à-dire Emîr el-
goyoùch « commandant des troupes »). 11 mourut peu de
temps avant el-Mostançir (487-1094), en laissant à son second
fils Chàhinchâh un pouvoir encore plus étendu que le sien ;
et le nouveau général installa à la place du Khalife défunt
l'un de ses plus jeunes fils, el-MostaTi, qui lui confirma le
titre d'El-Mélik el-Afdal « le prince le plus excellent ». C'est
alors que les Ismaéliens se séparèrent des Fàtimites, dont
ils comprenaient la faiblesse, et sous la direction du Persan
Hasan ben Sabbàh, fondèrent en Perse et dans les montagnes
du nord de la Syrie des Etats qui ont popularisé dans le
monde entier le nom des Assassins ou « fumeurs dehachich »
hxehchàchin.). En même temps les Croisés apparaissaient
à 1 horizon : après avoir, comme un torrent, traversé l'Asie
.Mineure, ils arrivaient en Syrie. Les pouvoirs musulmans ne
se rendirent pas d'abord très bien compte du nouveau dan-
ger qui les menaçait ; el-Afdal ne pensait qu'à reprendre les
provinces perdues par l'extension rapide des Seldjouqides ;
il enleva Jérusalem aux Orloqides que ceux-ci y avaient lais-
LES FATIMITES 349

ses pour gouverner la province &91-1098 : juste un an plus


tard, Godefroy de Bouillon montait à l'assaul de La cité sainte
(•23 cha'bân i92 = 15 juillet 1099 .
El-Àmir, âgé de cinq ans, succéda à El-Mosta'li en i95
I lui . mais c'étail toujours el-Afdal qui dirigeail les affaires
de l'Egypte el aurait continuée le Faire si le Khalife, envieux
de son pouvoir, ne l'avait fait assassiner en 515 1121
événement fut un malheur pour le pays et J;i dynastie, dont
le pouvoir déclinait. La conduite d'Àmir lui aliéna tous les
sullrages; il fut tué à coups de poignards par des fanati-
ques de la secte des Nizâriyya, mais comme il ue laissait
pas d'héritiers niàles. il fallut faire appel à un*- branche
collatérale à laquelle appartenait el-Hâfizh 524- M 30 qui
régna vingt ans et mourut au milieu des troubles qui en-
sanglantaient lep;iys. Son fils de dix-sept ans, Zhâfir 544-
1149), fut dominé par le maire du palais, un Kurde sunnite
nommé Ibn-Sallâr ; l'assassinat de celui-ci coïncida presque
avec la prise d'Ascalon par les Croisés 548-1153 : c'était La
dernière place musulmane de Palestine. En 539 L144 .était
arrivé au ("aire l'émir de Chaïzar, Osâma ben Monqidh.
Logé dans une île- maisons confisquées après L'assassinai
d'El-Afdal, il put assister, en spectateur impassible, a la
désorganisation qui allait bientôt entraîner a sa perte l'em-
pire fâtimite. Pendant son séjour en Egypte, il prit part a
(h-- escarmouches contre !«•- Croisés. C'est a -<■> instigations
que le ministre Ibn-Sallâr fui tué pendant -on sommeil. Un
mouvement populaire le dépouilla de tout ce qu'il possédait
et le contraignit a retourner en Syrie (549-1154 . Le lils de
Zhâfir, Fâïz, n'avait pas encore cinq au-: c'est sous son
règne qu'arriva en Egypte un poète du Yémen, Omâra; il
fui une des victimes de Saladin en 569 MT'i : ses Fii
contemporaines nous font connaître les ministres égyptiens
de celle époque I ou rmen !.•■•. l'ai/ mourut au bout de BÎX an-,
el le chi'ïte Talâï, qui gouvernail effectivement, mil
place un autre enïaut de neuf .ni-, \<li«l. SOU9 !<• r<
duquel grandit, au point de pouvoir supplanter la dynastie
elle-même, un Kurde sunnite de Tekrit, Çalâfc-eddin, plus
connu en Europe SOUS le nom de Saladin .'»ti7-ll7l .
350 HISTOIRE DES ARABES

Khalifes fatimites.

Abou-Moha m m e cl 'Obéïd-Allali el-Mahdî 207-322 909-


>*/.

-<
93Abou'l-Qâsim el-Qà'ïm biamrrllah 322-334 934-945).
Abou-Tâhir Isma'îl el-Mançoûr 334-341 94(3-952).
Abou-Témîm Ma'dd el-Mo'izz 341-365 952-975 .
El-'Azîz Nizâr Aboû-Mançoûr 365-386 975-996).
El-Hâkim bi-anni'llah Mançoûr 386-411 (996-1020 .
Ezh-Zhâhir Abou '1-Hasan Alî 411-427 (1020-1035 .
El-Mostançir Abou-Témîm Ma'add 427-487 1036-1094).
El-MostacIî Abou'l-Qàsim Ahmed 487-495 '1094-1101).
El-Amir Aboû-'Ali Mançoûr 495-524 I 101-1130 .
El-Hàli/b
1149 . Aboû'I-Méïmoûn 'Abd-el Medjîd 524-544 (1130-

Ezh-Zhâfir Abou-Mançoûr Ismâ îl 544-549 1 149-1154).


El-Fâ'ïz Aboù'l-Qàsim Isa 549-555 1154-1 '60 .
El-'Adid 'Abdallah ben Yoùsouf 555-567 1 160-1171 .
LES PATI Ml l l -

BIBLIOGRAPHIE

Silvestre de Sacy. Exposé de ta religion des Druzes, tiré des livres


religieux de cette secte el précédé d'une introduction el <)<■ la vie du
Khalife Hakem-Biamr-AUah, 2 vol. in-8, 1838.
Pbilipp Wolff. Die Drusen und ihre Vortâufer, I vu!, fn-8, Leipzig,
1845, pp. 234-288.
Max van Berchem. Une Mosquée /lu temps des Falimides au Cuir,-.
Notice sur le Gâmi-Goyûshi, in-4. Le Caire, 1888.
R. Gottheil. .1 dislinguished family offatimide cadis al-Nu'mân) m
the tenth Century, dans le Journal of Ihe american oriental Society,
1906.
Du même. Dhimmis and Moslems in Egypl avec le texte >■! la tra-
duction du jugemenl de l'an 816 relatif au pacte entre les musulmans
el les tributaires . dans le même recueil, 191
E. Quatremère, Vie ilu Khalife fatimite Moêzz-li-Din-AUah
1836 dans le Journal asiatique .
Du même. Mémoires historiques sur la dynastie des Khalifes
Patimites, 1836 (dans le même recueil .
Gherbonneau. Documents inédits sur Obéïd Allah, fondateur de la
dynastie fatimite, traduits de la chronique d'Ibn Hammâd dans le
Journal asiatique, I
F. Wùstenfeld. Geschichle der Falimiden-Chalifen, nach arabi-
schen Quellen, in-4, Gœttingue, l*sl (extrait des t. 26 el 27 des
Abhandlungen de la Société royale des sciences de Gœlting
Abû'l-Mahâsin Ibn Tagri Bardi, Annales, quibus titulus esl An-
Nujûm al-Zâhira , éd. J. G. J. Juynboll el B. I. Matthes, i. I. U
Abû'l-Mahâsin Ibn Taghri Birdi's Annals, entitled An-Nujum
az-Zâhira fi Mulûk Masr wal-Kâhira, vol; II. éd. bj W. Popper, !
(publication de II fniversité de ' laliforn ii
Ibn-Iyàs. Târlkh M içr, in-8, Boulaq, 1311-1312
Abu Omar Muhî aad ibn Yusuf ibn Vakub Al-Kindi
of the Egyplian cadis, texte arabe el introduction par H. J. H. l i
gr. in-8, New-York, 1908.
Du même, The Hislqri publié
par N ni,. Ko nig. Pari I. in v i
Maqrîzî, Kilâb al-Khilal, texte ol. ip f°,
I . I, p. 348 el suh antes.
Du même. Kilûb illi'âxh ni hunafd, I
liiVs fatimites, en arabe, d'après le
Gotha, par II. Bunz, in-8, 1910.
352 IIISTOIKE DES ARABES

Soyoûtî, Hosn al-mohâdara fi akhbâr Miçr wal-Qàhira, Boulaq,


1299 hég.
John Nicholson, lArîb, on account of the establishment of the
Fatemide dynasty in Africa; in-8, Tubingue, 1840.
Ibn Adhari, Histoire de l'Afrique et de l'Espagne publiée par
R. P. A. Dozy. Leyde, I84S.
P. Casanova, les Derniers Fàlimides dans les .Mémoires publiés par
les membres de la mission archéologique française du Caire, t. XVI.
p. 415 et suivantes .
H. Derenbourg. Ousâma ibn Mounkidh, un émir syrien au premier
siècle des croisades 1093-1188 , lre partie, Vie d'Ousâma, pp. 203 et
suivantes; in-8, 1893 (dans les publications de l'École des langues
orientales vivantes).
CHAPITRE Wll

LES KHALIFES DE BAGDAD DEPUIS MOSTAKFJ

Dans la capitale des Abbassides, !«■> Khalifes, réduits ■>


l'état de fantômes impuissants, se succédaient sans que leur
histoire offre le moindre intérêt. Leurs noms sont des inti-
tulés de fastes el sont utiles, étant frappés sur les monnaies,
pour l'établissement de synchronismes certains. Après Mos-
takfî,on voit régner Moutî' de 334 à 363 946-974), Tâï* jusqu'en
381 992 et Qâdir jusqu'en 1*22 1031 . Sous les émin
omarâ, Bouïdes el chiites, leur pôle ne pouvait être que fort
effacé. Les Chi'ïtes, grâce à la protection <lc la dynastie
effectivement régnante, s'étaient fort multipliés à Bagdad et,
pour échapper à la juridiction du grand-cadi sunnite, avaient
obtenu la nomination d'un naqîba inspecteur qui dirig
leur communauté. Mais le sunnisme allait de nouveau triom-
pher à la suite de la conquête <!<■ la Perse parles Seldjou-
qides, Turcs venus <le l'Asie Centrale, sous le Kli.ilif.it «!<•
* >; 1 1 1 1 1 . Le •!'■) ramadan 447 18 décembre 1055 le Seldjouqide
Toehrul-beg faisait son entrée à Bagdad. Leurs succès ne
s'arrêtèrent pas là : en 'i<>."> 1 * »T 1 . I«'^ troupes de Malak-
Châh, commandées par Atsiz, s'emparaient de Jérusalem
et en 168 1076 <l<' Damas. Une autre branche des Seldjou-
qides s'infiltrail un peu plus tard en Uie Mineure el enle-
vait ces cou tic es ,i u \ I . recs Byzantins, à titre définitif, pour
la première fois depuis si longtemps «pic les troupes de
Constantinople en défendaient l'accès aux Arabes; elle \
fondait la dynastie des Seldjouqides de Roûm a y* et
Siwâs pou r capitales.
354 HISTOIRE DES ARABES

Bien que sunnite, Toghrul-beg négligea pendant un peu


plus d'un an de rendre visite au pontife relégué dans
ses appartements particuliers ; mais il finit par admettre
qu'il ne lui était pas permis d'ignorer la présence à Bagdad
d'un pouvoir spirituel reconnu par nombre de populations
sunnites. Il lui fit donc une visite cérémonielle ; le Khalife
le fit asseoir à côté de lui, pour lui faire honneur. Par contre-
coup, cela releva rinfluence du Khalifat. Cependant la
conspiration du Turc Arslan el-Basâsirî, ancien commandant
des troupes bouïdes, qui entretenait une correspondance
avec les Ismaéliens depuis les progrès des Seljouqides, mit
Bagdad pour un temps entre ses mains : el-Qàïm dut s'en-
fuir, et la prière publique, dans les mosquées de la capitale,
fut faite au nom du Khalife fàtimide el-Mostançir (13 dhou'l-
qa'da &50 = Ie'" janvier 1059).
Le succès d'el-Basâsirî à Bagdad ne dura que quelques
mois. Vers la fin de l'an 451 (1060), le Khalife Qâïm était
rétabli par Toghrul-beg dans sa capitale. D'autres Khalifes
lui succédèrent sous la protection des Seldjouqides : Moqtadi
en 467 (1075), Mostazhhir en 487 (1094), Mostarchid en 512
(4118), qui réussit à reprendre, au milieu des luttes et des
guerres qui suivirent la mort de Malak-Chàh, un peu de son
pouvoir temporel et à régner effectivement à Bagdad et dans
une grande partie de l'Iraq ; il fut assassiné dans sa tente
par des Ismaéliens, peut-être à l'instigation du Sultan Sel-
djouqide Mas'oùd. Ensuite vinrent Ràchid (529-1134), bien-
tôt déposé, Moqtafî, son oncle (530-1136), Mostandjid (555-
1160), étranglé dans son bain par des grands dignitaires de
sa cour, Mostadî (566-1170), qui vit disparaître la dynastie
Fâtimite, Nâçir (575-1180 qui eut le malheur de régner au
moment où les Mongols commençaient à dévaster le monde
musulman. Ce dernier était avare, et développa beaucoup l'es-
pionnage auprès des souverains étrangers ; policier dans l'âme,
il courait la nuit dans les rues de la capitale, pour enten-
dre ce qu'il s'y disait; à côté de cela, il était grand construc-
teur et fit élever de nombreux édifices d'utilité publique.
Zhâhir (622-1225) et Mostançir (623-1226), à qui l'on doit la
construction de la fameuse université Mostançiriyya, décrite
LES KHALIFES DE BAGDAD DEPUIS MOSTAKFI

par le voyageur Ibn-Batoùta et où est aujourd'hui la douane


<l<- Bagdad, s<" trouvèrenl bientôt remplacés par le dernier
des Khalifes de Bagdad, Mosta'çim (6A0-1242 dont l«- règne
de seize ans se termina par la prise <l<- la capitale par Hou-
lagou, petit-fils de Tchingiz-Khân 656-1258 . Le bruil de I ap-
proche de l'ennemi n'avail pu tirer !«• Khalife de -<>u engour-
dis ement; ilpassait, <'n effet, la j*1 u ^ grande partie <l<- son
temps a entendre de la musique ou à regarder des bouffons :
il manquait de caractère >'i de volonté. Cependant 1"- Mon-
gols avaient passé le Tigre <i Tekrîl et les bateliers ne >uf-
Qsaient pas à transporter les populations <| u i fuyaient, rem-
plies d'épouvante. Un petit corps de troupes envoyé .i la
rencontre des envahisseurs fui aisément défait ; les assaillants
entrèrent immédiatement dans les faubourgs ••! les pillèrent.
La ville investie, les murailles battues par les machines de
guerre ne résistèrent pas longtemps. Après que Mosta i im
eut montré ses trésors aux avides conquérants, il fut
entraîné hors de la ville et mis a mort avec la plus grande
partie de la population l'i çafar656 = "2" février 1258 .
L'histoire de la famille d"Abbâs m- s'arrête paslà. Un de
ses membres échappa au massacre ordonné par Houlagou <-t
se réfugia en Egypte où le sultan mamlouk Béïbars l«-
reconnut comme Khalife ><>u- 1<- litre d'el-Mostan< ir-billah
«celui (pii demande secours à Dieu ". «-t >«■> descend
continuèrent de représenter nu Caire le pouvoir spirituel
sunnite jusqu'au moment <l<' la conquête ottomane 923-151 i
ou h- sultan Sélim Ipr se fit transférera lui-même les pou-
voirs de successeur du Prophète; il emmena Motawakkil III
;i Constantinople, d'où il lui fui permis de retourner en
Egypte où il mourut en 945 1538
HISTOIRE DES ARABES

j&6

Khalifes 'Abbassides.
{Suite).

Qâhir-lillah 320-322 = 932-934).


Abou'l-'Abbâs Mohammed Râdi-billah (322-329 = 934-
940).
Abou-Ishaq Ibrahim Mouttaqî-lillah (329-333 = 940-944).
Abou'l-Qàsim Mostakfî-billah (333-334 = 944-946).
Fadl Moutr-lillah (334-363 = 946-974).
Abou-Bekr lAbd-el-Kérim TâV-liamrillah (363-381 = 974-
992).

Qâdir-billah Ahmed Abou'l-'Abbâs 381-422 =992-1031).


Qâ'ïm-biamri'lïah (422-467 = 1031-1075).
Moqtàdi-biamri'llah (467-487 = 1075-1094).
Mostazhhir-billah (487-512 = 1094-1118).
Mostarchid-billah (512-529 = 1118-1135).
Râchid-billah 529-530 = 1135-1136).
Mohammed Moqtafi-liamri'llah 530-555 = 1136-1160).
Yoûsouf Mostandjid-billah 555-566 = 1160-1170).
El-Hasan Mostadi-biamrillah (566-575 = 1170-1180).
Nâçir-lidîn-illah (575-622 = 1180-1225.
Zhâhir-biamrillah (622-623 = 1225-1226 .
Mostançir-billah (623-640 = 1226-1242).
Mosta'çim f640-656 = 1242-1258).
LES KHALIFES DE BAGDAD DEPUIS MOSTAKF]

UIIM.Ktl.liAI'Illl.

Ibn-at Tiqtaqâ. el-Fakhrt, déjà cité; traduction Emile Amar, dans


les Archives Marocaines (t. XVI , p. 500 el suivantes. Extrait dans
la Chrestomalhie arabe de Silvestre de S i éd., I. 1. p.2 .•! sui-
vantes.
J.-B. Chabot. Vie <ir Mar Jabalaha, in-8, Paris, i
Ibn Batoûta, Voyages, texte arabe et traduction par <:. Defrémery
et le docteur B. R. Sanguinetti; i vol. in-8, 18
Le Baron <!. d'Ohsson, Histoire des Mongols; '» vol. iu-^. Amster-
dam, 1852.
Al-Bondâri, Histoire des Seldjoucides de l'Iraq, d'après 'Imâd-ad-
din al-Kâtib al-Isfahâni : texte arabe publié par Th. rloutsma Recueil
de lexles, vol. II), in-8, 1889.
G. Le Strange, Baghdad during the Abbaside Caliphate from con-
temporary Arabie and Persian sources ; in-8, 1900.
Sibt ibn al:Jauzî, Miv'àl az-Zamân A. 11. 195-654), by Shams ad-
diii Abû*l-Muzaffar Yûsuf ben Qizughli ben 'Abdullah, a facsimile
reprorluclion of Ms. u° 436 of the Landberg collecti f arabic
Mss. belonging to Yale University, éd. wiih introduction bj J. Jewett;
in-',, Chicago, 1907.
CHAPITRE XVIII

INSTITUTIONS POLITIQUES ET ECONOMIQUES

Administration de la justice. — Les théoriciens ont établi


qu'en droit la nation musulmane doit être gouvernée par un
imâm ou guide, dépositaire du pouvoir temporel et du pou-
voir spirituel, concentrant en lui la puissance législative et
executive; son action législative étant d'ailleurs très bornée,
puisqu'il est tenu par les préceptes intangibles du Qorân et
de la sonna, ainsi que par la déclaration explicite ou impli-
cite qu'il suivrait les règles posées, soit par les quatre chefs
des écoles orthodoxes, soit par tels ou tels chefs d'écoles
hétérodoxes ou schismatiques. Dans la réalité, il n'y a eu de
vrais imâms, à la fois guides de la prière solennelle du ven-
dredi et chefs de la nation, que dans la personne des quatre
premiers khalifes; les autres ne furent guère que des imâms
de fait, soit qu'ils portassent le titre de khalife, soit que plus
tard ils prissent celui de sultan.
L'autorité du chef du pouvoir est sans bornes ; tous les
ordres du souverain doivent être exécutés sans réplique par
tout musulman, quand même ils paraîtraient injustes à quel-
ques-uns. Si un musulman est ainsi poussé à obéir à des
ordres illégaux, il n'en est pas responsable et la faute ne lui
est pas imputable, en vertu de l'adage : el-ma moûr ma'dhoûr
« celui qui a reçu un ordre est excusable » ; la faute, s'il
y en a, retombe sur celui qui a donné l'ordre, el-âmir.
Pour l'administration de la justice, l'imam délègue son
pouvoir à une personne qui a fait des études théologiques et
INSTITUTIONS POLITIQUES ET ÉCOKOMIQI I - 359

juridiques, et que. l'on appelle Qâfjti t celui qui décide », le


cadi. Ce juge ti\il es! institué et nommé par le moyeu d'un
écrit qui doit être porté à la connaissance de tous, «mi pleine
mosquée, < i< *\ ii n L le peuple assemblé.
La compétence du cadi ue s'étend < ju » • sur l<' territoire qui
Lui a été assigné; il peut y a avoir deux juges dans la même
ville, mais ils doivent habiter des quartiers différents et évi-
ter de se faire concurrence.
Le cadi doit être du sexe masculin les |tanéfites sont seuls
à [admettre la possibilité pour une femme d'être juge eu
matière civile , avoir atteint si majorité, être sain d'esprit,
être^vrai'croyant et de naissance légitime, avoir une réputa-
tion notoire d'honnêteté el d'impartialité, réunir u fuan-
tité sufïisante^de connaissances langue arabe si elle n est
pas sa langue maternelle, le Qorân, les katHth% les prescrip-
tions des açhâb ou compagnons du prophète sur les matières
Litigieuses .
Les sentences des cadis doivent être toujours conformes .1
la plus rigoureuse justice, de sorte que toutes les contesta-
tions entre musulmans soient décidées sans partialité, fût-ce
contre des parents ou des amis.
L'acceptation d'un pot de vin rouehwa pour acheter une
décision esl sévèrement défendue; l'acte est aussi coupable
de la pari [du corrupteur que de celle >\u corrompu. Toute-
fois si un plaideur fait au juge un présenl pourqu'il ne nuise
pas à sa lionne cause, ce plaideur ne commet pas de faute,
mais le juge doit restituer le cadeau. Cette dérogation à un
principe absolu a été la brèche par laquelle la corruption
s'e>l répandue dans la justice musulmane.
En théorie, le juge ne doit pas être rétribué pour son tra-
vail/Cé serait réserver aux riches seuls la dispensation de la
justice. Aussi les hanéfites et les châfé Ites rétribuent-ils Les
cadis sur le béït-el-mâl ou fonds commun d'entretien, et <■«■
n'esl qu'au cas où ce revenu serait insuffisant qu il- autori-
sent le cadi a recevoir une bonification de la part du plai-
deur. C'est également aux Irais du béït-el-mâl que le juge
achète le papier nécessaire pour les indigents ei les insol-
vable?.
360 HISTOIRE DES ARABES

Le cadi doit veiller à ce que chacun reçoive ce qui lui est


dû, et par conséquent s'occuper de l'exécution de ses propres
jugements. Il doit s'immiscer d'ofïice dans les affaires de
tutelle et de curatelle, ainsi que dans celles qui concernent
les captifs.
Dans toutes les affaires pour lesquelles le cadi n'a pas les
connaissances spéciales nécessaires, pour l'éclairer sur les
usages locaux, les coutumes et les institutions particulières,
il doit s'entourer d'experts et de personnages considères.
Il doit s'abstenir de juger dans toute contestai ion où
seraient intéressés son père ou même tous ses proches
parents, son ancien maître s'il est affranchi, et son ennemi ;
il ne peut faire directement le commerce, mais il peut cons-
tituer un mandataire, sans pouvoir juger dans les procès où
ce mandataire sera intéressé ; sa porte doit être toujours
ouverte, et il ne doit empêcher personne de se présenter
devant lui (on admet cependant jle huis-clos quand il s'agit
d'affaires secrètes) ; il ne doit pas tenir audience quand il est
malade, de mauvaise humeur, quand il a l'esprit'préoccupé
ou s'il souffre de la faim ou de la soif.
Le cadi tient deux registres ; le premier est consacré aux
réclamations; il y porte le nom du demandeur, l'objet de la
contestation et l'indication des témoins produits ; le second
renferme les sentences, rédigées d'une manière concise avec
la déclaration des témoins et les autres moyens de preuve.
C'est de ce second registre, sorte de plumitif d'audience,
que sont tirées la grosse exécutoire remise à la partie gagnante
et la copie, revêtue du sceau du juge, qui doit être conservée
dans les archives du tribunal.
Le cadi doit fixer un jour déterminé pour rendre la jus-
tice ;ce jour-là, après avoir fait sa prière dans la mosquée,
il se rend dans son prétoire, où il s'assied le visage tourné
vers la direction de la Mecque, chez les hanéfites et les chà-
fé'ites ; le dos tourné vers cette même direction, chez les
Ghi ïtes, de manière que les parties qui comparaissent aient
le visage dirigé du côté du temple sacré.
Les parties sont tenues à la déférence et au respect envers
Ie juge> qui a la police de l'audience et a le droit de punir
INSTITUTIONS POLITIQUES ET ÉCONOMIQI RS

corporellement quiconque taxerait sa sentence d'injuste ou


emploierait une expression blessante. Tout le monde ;i un
droil égal d'être entendu et poliment traité; mais il est fail
exception à la règle si l'un des plaideurs esl musulman el
l'autre uon-musulman ; le premier peul être autorisé à
s'asseoir, le second doit rester debout.
Le juge doit tout d'à ho ni s'efforcer d'amener une concilia-
tion; ildoit, par conséquent, s'abstenir de toute remarque
qui ne fera il qu'envenimer la situation, et de <l ter des con-
seils al'un des plaideurs. Les affaires sont jugées suivant
leur rang d'ordre ; cependant, quand les parties sont pré-
sentes en personne, leur affaire doit être expédiée tout
d'abord, avant de passer aux autres.
Les plaideurs exposent leur demande en personne ou par
f lés de pouvoir; le ministère de L'avocat-défenseur
n'existe pas devant le tribunal canonique. Tout demandeur
peut refuser de plaider contre un fonde de pouvoir et est
en droil d'exiger la présence de son adversaire.
Le cadi ne doit ni anticiper sur l'affaire par desquestions,
ni exprimer son opinion au début des débats et en présence
des paiiie.-. Il entend d'abord le demandeur, cherche les
fondements de La Légitimité de sa demande, el après s'être
assuré que le contrat produit devant Lui est régulier et que
son objet esl Licite, il adresse au demandeur les questions
ordinaires.
Le défendeur peut avoir trois attitudes possibles : il avoue,
il nie, ou se tait. S'il avoue, le juge lui ordonne de remplir
sou obligation, ou détermine les parties à |s'entendre pour
fixer un nouveau terme; s'il nie, le demandeur doit pro-
duire des témoins, et s'il n'en a pas, le juge provoque le
demandeur à déférer au défendeur le^sermenl décisoire S
se tait, le eadi doit L'inviter à s'expliquer, et s'il ne réussit
pas à le convaincre, il peul employer deux moyens | ■ le
contraindre : ou bien l'emprisonner jusqu'à ce <|u il revienne
de son entêtement, <>u bien déférer d'office Le serment au
demandeur; chez] les Malékites, il peu; être aussi battu de
verges, <•! -il persiste, la délation «le serment u est pas
nécessaire. Cette procédure n'est naturellement pas appli-
362 HISTOIRE DES ARABES

cable à la partie hors d'état de répondre, par suite d'un acci-


dent physique.
Le rôle du témoin étant considérable dans la procédure
musulmane, et la preuve testimoniale étant infiniment supé-
rieure àla preuve par écrit, que le droit musulman admet
seulement comme corollaire de la première, la jurisprudence
prend de grandes précautions pour prescrire le choix du
témoin et déterminer les causes de récusation : on ne sait que
trop que ces précautions sont restées vaines dans la pratique.
Une enquête sur la moralité du témoin est le premier et le
plus indispensable des devoirs qui incombent au juge; celui-ci
ne doit, sous aucun prétexte, admettre le témoignage de per-
sonnes d'une immoralité notoire ; cette enquête est menée par
des délégués nommés spécialement à cet effet, (au nombre
d'au [moins deux et qu'on appelle certificateurs de moralité
mouzakki); les hanéfites ne l'exigent, dans les causes[civiles,
qu'autant que la partie adverse le requiert. Le cadi doit écou-
ter les témoins avec calme, les interroger l'un après l'autre,
ne pas ies contraindre ni à parler, ni à se taire; ne pas leur
suggérer des réponses ou encore moins ne pas leur poser
des questions insidieuses pour provoquer des dépositions à
l'avantage de l'un ou de l'autre des plaideurs. Le témoin doit
être musulman, majeur, sain d'esprit ; sa déposition est une
simple attestation précédée des mots : « Je témoigne » ; elle
n'est pas faite sous le sceau du serment.
Le défendeur a trois jours pour récuser les témoins ; il
établit
teurs. 'sa récusation par le moyen de témoins contradic-

Les hanéfites ne permettent dans aucun cas qu'une déci-


sion judiciaire intervienne contre une personne absente qui
n'a pas été dûment informée de l'action intentée contre elle,
ou qui n'a pas laissé de fondé de pouvoir. Les cas où la
procédure par défaut peut être employée sont d'ailleurs assez
rares, le juge ayant le pouvoir de contraindre les parties à
comparaître en personne quand le défendeur est à une dis-
tance qui lui permette de venir et de s'en retourner dans la
même journée.
Si le défendeur est absent à une grande distance, il est
INSTITUTIONS POLITIQUES 11 ECO IOM1Q1 E8

procédé contre lui comme s'il étail présent, à charge pour le


demandeur de prêter serment, sauf en matière de reven-
dication immobilière.
Les jugements du cadi sont mis à exécution par ses -<-i-\ i-
teurs, si le condamné ne s'exécute pas volontairement. Cer-
tains jurisconsultes admettent même que le juge a !«■ < 1 r< h t
d'emprisonner
nients. ceux <[ui ne se soumettent pointa ses jug

Le juge doit résigner ses fonctions, ou s'il ne le fait pas,


en être destitué par le pouvoir exécutif, quand il perd la
jouissance de ses facultés mentales, quand il devient aveugle,
sourd ou muet, quand il mène une conduite impie ou immo-
rale, quand il renie l'islamisme, quand il esl convaincu de
prévarication, quand il est établi qu'il ne possède pas les
connaissances nécessaires à son état.
Institutions de police. — Plus l'empire musulman s'éten-
dait, plus les villes principales s'agrandissaient, plus la com-
munauté islamique était composée d'éléments hétérogènes,
et plus se faisait sentir le besoin d'une autorité chargée de
veillera la sécurité des particuliers; aussi le commandant
suprême dût-il, de bonne heure, déléguer ses pouvoirs .1 un
lieutenant [de police, çâhib eck»chorta, le commandant du
guet, qui plus tard porta le titre |de wâlî. •■ La loi divine, dit
Ibn-Khaldoûn, ne prend pas connaissance des crimes dont
l'existence u'esl pas soupçonnée^; elle ne châtie que les crimes
constate-- ». Il fallut instituer une police pour poursuivre
ces crimes insoupçonnés, les constater par une enquête, les
punir par «les peines corporelles; une luis établie, cette auto-
rité eut beau changer de nom selon les temps et les localités
hâkim en Tunisie, çâhib el-médîna en Espagne, wâlt chea
les Mamloûks), elle répondait trop I .jeu .1 des nécessités (inhé-
rentes à la vie civilisée pour pouvoir jamais disparaître
(1rs fonctions paraissent avoir été établies par lest )méyyad<
peut-être même par Mo'âwiya. ZiyAd ben Abihi fut, dit-on, le
premier à faire lui-même des rondes, la nuit, dans les ru
et à percevoir des marchands une taxe pour l'entretien du
guet.
L'inspection des marchés s'appelait hisba, et le commis-
364 HISTOIRE DES ARABES

saire de police qui en était chargé, mohtasib. Sa surveillance


s'étendait également à la voirie, car il devait limiter l'empié-
tement des boutiques sur la voie publique. Il n'avait pas le
droit de fixer leprix des marchandises, ni de forcer les mar-
chands àles vendre à un prix déterminé ; mais il devait empê-
cher l'accaparement des matières alimentaires, et pour cela,
il avait à inspecter les marchands de farine et de pain, les
meuniers, les boulangers, les bouchers, les rôtisseurs et les
gargotiers. Le contrôle des poids et mesures n'était pas la
moindre de ses charges. On sait, par le texte même du Qorân,
comment la vente à faux poids était répandue dans l'Arabie
païenne. Il était du devoir d'un gouvernement musulman
de veiller à ce que l'honnêteté régnât dans les transactions,
sans trop pouvoir se flatter au fond de parvenir à une justice
parfaite, qu'il n'est pas donné aux hommes de pratiquer:
on doit se contenter d'une approximation.
Au Caire, le mohtasib était aidé par des experts l'arîf), un
pour chaque genre de commerce, qui lui servaient d'inspec-
teurs auxiliaires ; mais ce système avait de grands inconvé-
nients, car ces inspecteurs exerçant le même genre de
négoce que ceux dont ils devaient examiner la conduite,
étaient tentés de faire servir à leur 'prof it l'autorité dont ils
étaient investis, et à en abuser.
La falsification des denrées alimentaires préoccupait les
pouvoirs publics, au moyen âge, toutjaulant que de nos jours ;
seulement, comme, pour la découverte des fraudes, l'auto-
rité n'était pas armée des puissants moyens d'analyse et de
recherche de la chimie moderne, on se contentait de procédés
empiriques. On savait que les droguistes fabriquaient de
fausses vessies de musc avec des écorces de dattes non
encore mûres et du passerage, pétris avec de la résine de
pin, et mélangés d'un cinquième Jde véritable musc; en 'pi-
quant lavessie avec une épingle, on reconnaissait, à la force
de l'effluve qui s'en échappait pour venir frapper le palais.
si le musc était pur ou falsifié. Les droguistes, les marchands
de rafraîchissements et de sirops, les vendeurs de graisse,
d'huile, de beurre et de fruits, les marchands d'étoffes, les
courtiers et les crieurs publics pour les ventes, les tisse-
INSTITUTIONS POLITIQUES ET I ' ONOMIQ1

rands, les tailleurs, les cardeurs de coton, les teinturiers,


les cordonniers, les changeurs de monnaie, les orfè> res, l«--
chaudronniers, les forgerons, les vétérinaires, les vendeurs
d'esclaves el <!«■ bêtes de somme, les chirurgiens, les poseurs
de ventouses, les médecins, oculistes el chirurgiens, !<•-
instituteurs 'publics, étaienl soumis à l'inspection «lu moh-
tasîb. < U't agent avail à surveiller égalemenl l'entretien des
bains ; il devait veiller à ce que les tributaires, juifs el chré-
tiens, ne sortissent |»a^ de leurs attributions <•! des limites
fort étroites où l'islamisme leur permettait de pratiquer leur
religion.
Pour exécuter les peines qu'il prononçait lui-même, le
mofytasib disposail de trois instruments de correction ; !<• pre-
mier était le fouet (saut) de courroies tressées, ressemblant
à une cravache ; le second le nerf de bœuf dirra . fait avec
une peau de bœuf ou de chameau, farcie de noyaux de fruits;
le troisième étail le bonnet d'ignominie tortoûr, vulgaire-
menl tartoûr) en feutre, garni de pièces de drap de diverses
couleurs, couronné <le petits coquillages et de clochettes, de
queues de renard ou de chat. Ce l> id étail suspendu de-
vant lademeure officielle «le l'agenl , afin d'intimider les mal-
faiteurs.
Les peines que l<' mohtasib pouvait appliquer par voie
administrative, sans avoir besoin de requérir la permission
du juge, rentraient dans la catégorie des corrections lazir
prévues par la loi musulmane; mais il pouvail être chargé,
par délégation des pouvoirs du juge, d'appliquer les [>•- 1 n< -
plus graves prononcées par ce dernier, comme, par exemple,
la lapidai ion dans le cas d'adultère.
La surveillance des mœurs n'était |>a-- une des moindres
attributions de ce fonctionnaire. Il devait surveiller leslieux
d'assemblée h tenir la main à ce que lesdeux sexes fussent
rigoureusement séparés : à ce que, dan- les endroits publics,
les Iloin mes et les femmes ne se parlassenl pas, à m s que,
dans les bazars, il ne fût question entre eux d'achal ou do
vente ; il devail réprimander ou même chasser de la ville les
femmes publiques et les chanteuses. Son pouvoir s'arrêtail au
seuil de la maison inviolable: •• le mohtasib n'a rien a
366 HISTOIRE DES ARABES

à l'intérieur du domicile », s'est écrié une fois le poète per-


san Sa'dî.
On lui attribuait même le pouvoir de faire la police de
l'audience du juge, au détriment de celui-ci. Un grand cadi
de Baghdad qui tenait séance de justice dans la mosquée
cathédrale fut, sur les représentations d'un mohtasib, obligé
de quitter le lieu sacré et d'installer un prétoire dans un autre
endroit.
La constitution de la propriété territoriale. — Ori-
gine de la propriété. — Dieu seul est le véritable et unique
propriétaire de toute chose ; l'homme, à raison de son passage
purement temporaire sur la terre, n'en est 'que le déten-
teur momentané et fictif (Qor, ch. V, v. 176; ch. LXIV,
v. 1., ch. LXVII, v. 1). La propriété revêt donc un caractère
en quelque sorte religieux qui donna une forme théocratique
à l'ensemble des prescriptions légales relatives à la pos-
session des terres.
La propriété publique se forma par la conquête ; la pro-
priété privée eut d'abord le même principe ; ultérieurement
elle s'accrut par le moyen du commerce, de l'agriculture et
de l'industrie. L'imam, c'est-à-dire, dans la théorie du droit
musulman, le chef du pouvoir exécutif, partage entre les
musulmans le territoire qui aura été conquis par la force, à
l'exemple de ce qui a eu lieu après la prise [de Khéïbar; ou
bien il confirme les indigènes dans le pays, en frappant leurs
personnes de l'impôt dit djizya fcapitation) et leurs terres
de l'impôt dit Kharâdj, à l'exemple de ce que fit 'Omar à la
conquête des terres cultivées de F'Irâq-'Arabi.
Aux débuts de la conquête, les biens de tout genre con-
quis les armes à la main, sont partagés immédiatement
entre ceux qui ont pris part au combat ; c'est le butin {gha-
nimat). Les biens acquis par traité de paix, soit à la suite
d'un combat, soit après soumission spontanée, ne sont plus
propriété individuelle des particuliers, mais forment une
masse indivise, propriété collective de la communauté,
qu'on appelle féi « retour » et dont les revenus entrent dans
le trésor commun (béït-el-mâl). Les musulmans forment, en
effet, à l'origine, une étroite association, fondée sur la corn-
INSTITUTIONS POLITIQUES ET ECONOMIQ1 I-

munauté religieuse et celle des intérêts matériels. Moham-


med se considérait comme administrateur des biens de la
communauté;;! sa mort, ils échappent aux revendications de
ses héritiers, ils sont immobilisés au profit de tous. 'Omar
supprime le partage des terres, pour la raison que,s'il les
distribuait entre les 'combattants, il ne resterait rien pour
ceux qui viendraient plus tard; il préférait créer ainsi un
domaine public inaliénable, qui assurait .1 l'État de gros
revenus.
Domaine privé. — La propriété midi: esl celle dont l<- pro-
priétairedroit
a de jouir et de disposer <\r la manière la plu-*
absolue, pourvu qu'il n'en soit pas fait un usage contraire
aux lois. Le miilk dominium donne sur la chose puissance
entière, pouvoir de l'occuper, d'en retirer tous les fruits,
services, produits et accroissements, pouvoir de modifier,
diviser, aliéner, détruire même, sauf les restrictions légales.
Les terres mulk payent la dîme lochr sur les produits
agricoles. L'Arabie tout entière, y compris Baçra, est terre
ni m mise à la dime, ainsi que toute terre dont les habitants ont
embrassé L'islamisme, ou qui, après avoirété conquise par la
force, a été partagée entre les vainqueurs. Au contraire, tout
pays conquis par la force mais laissé aux indigènes, tout
territoire dont la population a capitulé sauf la Mecque,
parce qu'elle esl en Arabie , paye pour ses terres l'impôt du
kharâdj.
H y a deux sortes dekharâdj; l'un proportionnel moqd-
sama dépendanl de la récolte; quand celle-ci manque, la
terre m* paye rien; l'autre esl fixe wazhîfa <•! doit «'-in1
acquitté dans tous 1<-n cas.
On impôts sonl territoriaux, c'est-à-dire que -I |<- posses-
seur de la terre se fait musulman, ou -1 celle-ci est achetée
par un musulman, le caractère de l'impôt ne change pas :
c'est
terrain.toujours le kharâdj qui est l'imposition due par le
Sa quotité peut être arbitrairement fixée au cinquiènn
quart ou même à la moitié de la récolte proportion extn
mais celle base d'estimation esl déterminée une I
toutes, au momen 1 de la conq uête.
368 HISTOIRE DES ARABES

Les waqf ou habous. — Le mot waqf (arrêt) désigne en


Orient ce qu'on appelle en Occident habous (proprement
hobos), c'est-à-dire une sorte de propriété affectée à des
usages pieux, et dont la dévolution est soumise à des règles
particulières; c'est, en quelque manière, des biens civils de
mainmorte.
D'après la définition théorique, le waqf « est une disposi-
tion légale par laquelle la propriété d'une chose est retenue
en la possession de Dieu, de telle façon que le profit en résul-
tant le revenu soit donné aux créatures ». Autre définition :
« Le hobos est la donation de l'usufruit d'une chose, pour
une durée égale à celle de la chose ; la nue propriété reste
au donateur, réellement pendant sa vie, et fictivement après
sa mort. » La constitution d'une fondation pieuse de ce genre
a lieu par un acte formel, dans lequel, pour éviter le retour
du bien au donateur, on doit stipuler la mention d'un emploi
perpétuel. Si la destination primitive cesse d'exister, le waqf
est employé en faveur des pauvres de la nation musulmane.
Le disposant peut s'attribuer à lui-même l'administration des
biens qu'il a dédiés ; par une clause de ce genre, le proprié-
taire primitif peut en réalité conserver la nue propriété des
biens dont il dispose, et comme la gestion de ces biens n'est
pas contrôlée, une partie même des revenus.
Pour les propriétés waqf données à bail, le bail étant
toujours fixé au même prix, « la quotité ne peut en être
modifiée lors même que, par l'effet de la concurrence, on
trouverait un taux plus élevé ». Il s'ensuit que, si la valeur
des biens-fonds augmente, ceux qui sont constitués en waqf
échappent à ce mouvement ascendant général.
Les waqf s se partagent en trois classes :
1° Les waqfs des mosquées, comprenant tous les biens
meubles et immeubles qui y sont consacrés, soit pour leur
entretien perpétuel, soit pour la subsistance des ministres
du culte et des employés divers qui s'y rattachent biens
d'église) ;
2° Les waqfs publics, qui sont les fondations pieuses rela-
tives au soulagement des pauvres et au bien général de la
nation, telles que caravansérails, fontaines, hôpitaux, écoles,
INSTITUTIONS POLITIQUES ET ECONOMIQUES

bibliothèques publiques, ponts, mosquées sur les grands che-


mins, etc.
3° Les waqfs eoutumiers provenant d'acquisitions d'im-
meubles faites par les mosquées pour employer leurs fonds
disponibles ; elles payaient la moitié du prix de l'immeuble
acheté, et en laissaient au vendeur la jouissance, pour un
temps limité, moyennant un loyer annuel.
Les biens wcujfs étant inaliénables, la vente ou la cession
d'iwi bien de cette catégorie est nulle Les administrateurs
n'ont que le droit de les échanger islibdâi . en cas de n
site, contre d'autres biens plus avantageux, ou pour le
inoins d'une valeur absolument égale.
Le donateur, au moment de la constitution du waqfy es!
libre de régler à sa guise, la manière dont la dévolution du
bien dédié aura lieu entre ses descendants. Lorsque l'Empire
ottoman a établi de nouvelles dispositions à ce sujet, il a été
institué que la dévolution des biens dédiés aurait lieu par
ligne descendante directe, sans interruption : c'est-à-dire
que seuls les fils et les filles succéderaient au père avec par-
tage égal, par dérogation à la loi commune . mais non les
petits-fils et petites-filles si le fils ou la fille est décédé avant
son père.
Les collatéraux sont absolument exclus. Dans le cas où il
n"v a pas de descendance directe, le bien tombe en déshé-
rence (mahloât «délié» des liens constitutif- du waqft et fait
retour à la mosquée.
Cependant le propriétaire du bien dédié pourrait, par dona-
tion entre vifs, faire passer son bien sur la tête d'un tiers
quelconque; il faut toutefois remarquer que cette donation
n'est valable que si elle n'est pas faite au cour- delà dernière
maladie. Si le malade guérit, elle est valide; b'i'1 meurt, la
mosquée hérite.
La constitution du waqf doit prévoir la Domination d'un
moutawallt ou administrateur de la fondation pieuse, bien
que certains auteurs aient admis qu'elle était valide -
condition; mais c'est le cas le plus général.
Un des motifs qui ont poussé les propriétaii luer
leurs biens en waqfs eoutumiers a été l'incertitude du 21régime
370 HISTOIRE DES ARABES

politique et les abus de pouvoir de l'autorité absolue ; pour


éviter à soi-même et à ses descendants une confiscation
totale, on avait recours, par ce moyen, à la protection de la
mosquée, sur les biens de laquelle les tyrans les moins
gênés par les scrupules de la conscience n'auraient jamais
osé entreprendre.
Il y avait encore d'autres avantages. Le cédant, resté maî-
tre de son immeuble, pouvait l'occuper ou le louera son gré;
en cas de dette, la propriété est à l'abri des revendications
des créanciers; celle-ci est également soustraite à l'exercice
du droit de retrait vicinal (chouf'a) en vertu duquel le pro-
priétaire d'un immeuble contigu a la préférence, en cas de
vente, sur tout autre acquéreur. La mosquée, de son côté, y
trouvait un placement solide de ses fonds, le bénéfice de
toutes les réparations et embellissements faits dans l'im-
meuble ttèbèrru' lil-waqf), la perception de droits de muta-
tion au cas où le propriétaire disposerait de l'immeuble en
faveur d'un tiers, et enfin le droit d'en hériter en cas de
déshérence.
Suppression des biens de mainmorte. — L'institution du
waqf, qui a rendu de grands services en défendant la pro-
priété contre la confiscation du pouvoir absolu, est une en-
trave considérable à la circulation des biens et une gêne
pour le développement de la fortune publique. Aussi s'est-
on préoccupé récemment, par divers procédés, d'en pour-
suivre ladisparition progressive. Le gouvernement ottoman a
édicté une loi sur l'extension du droit d'hérédité appliqué
aux biens tvaqf, qui permet, moyennant le payement dune
soulte, la dévolution de ces sortes de biens aux collatéraux
dans les mêmes conditions que les biens d'entière propriété.
Dans le Turkestan, la Russie a institué un règlement d'admi-
nistration en vertu duquel la jouissance coutumière d'un
waqf en entraîne la propriété au bénéfice de l'occupant, indi-
vidualité ou communauté; mais le titulaire du waqf reçoit
du Trésor public une rente qui répond à la reconnaissance
de son droit absolu de propriété.
Revivification des terres mortes. — Entre autres manières
d'acquérir la propriété, il y a celle qui consiste à rendre la
INSTITUTIONS POLITIQUES II ÉCONOMIQUES 371

vie à une terre morte mawât . c est-à-dire « vague, aban-


donnée, etsans maître connu n : elle appartient à quiconque
la met en elat de rapport, du moment qu'il s'est muni de
l'autorisation préalable du détenteur <l<- la puissa publi-
que, selon les hanéfites; les malékites n'admettent celte
autorisation que pour les terrains situés dans le voisii
des lieux cultivés et habités; les cbafé'ites et les (îanbalites
la jugent inutile. Cette dernière doctrine correspond mieux
au principe formulé dans le hadith du prophète, qui ne com-
porte pas de restriction.
Cette catégorie de terrains comprend toute pièce de
terre improductive, soit par manque d'eau, 3oit pai toute
autre cause, ainsi que toute pu i e de tei i e qui depuis l<-n:_r
temps est restée inculte, sans appartenir à personne et
qui, « en même temps, est assez éloignée du village pour
que, de là, la voix humaine ne puisse être entendue . I n
terrain de ce genre, mis en culture, n<- doil que la dîme,
à moins qu'il ne soit arrosé par une eau soumise .1 la
dition dukharâdj, c'est-à-dire provenant de canaux ou d«-
puits creuses sur des terrains grevés de l'impôt du kharâdj.
Concessions souveraines iqt'â . — Les terres mortes font
partie du domaine public; l'autorité souveraine peut en
détacher aqta'a des fractions, des coupures qatt'a en fa-
veur de particuliers. Le prophète a donné l'exemple de con-
cessions de genre ; on dit même qu'il ;i accordé des con< es
sions par anticipation, c'est-à-dire avant la conquête effective
du pays par les armées musulmanes. I.»- bénéficiaire étant
tenu de mettre les terrains en valeur, sous peine d'en être
dépossédé dans le délai de trois ans, a< 1 ssions ivaient
pour but d'augmenter le rendement de la terre et d'accroître
par suite, les revenus du trésoi public. Elles ne peuvent
être que viagères; il esl interdit de concéder une partie du
territoire musulman à perpétuité 1 un individu et < ■>■
fants : le fait du décès du détenteur résilie Viqfà
Cependant la concession ;i titre mulk ou de pleine pos
sion s'applique aux terrains morts que personne De cultive
et ne détient, aux terrains abandonnés antérieurement & la
conquête musulmane, aux terres en bon état, situé<
372 HISTOIRE DES ARABES

pays ennemi et concédées par anticipation, dès avant la con-


quête. La terre kharâdjiyyé ne peut être concédée à titre de
mulk.

Budget des recettes sols les 'Abbasides. — L'empire


perse, qui embrassait en Asie à peu près les mêmes con-
trées que l'empire arabe des Oméyyades, à l'exception de
la partie occidentale (Syrie) restée au pouvoir des Romains,
avait, sous le règne de Chosroès II Parwîz, un revenu
de 600 millions de drachmes, tel qu'il ressort de la com-
paraison des chiffres que nous ont conservés le directeur
des postes Ibn-Khordâdhbèh et le bureaucrate Qodàma.
Les guerres diminuèrent vite ce montant. Ainsi le Sawâd
(Babylonie , cette riche province agricole dont les terres
d'alluvion, irriguées par de nombreux canaux, ont pu être
comparées heureusement par Sprenger à la Hollande, ren-
dait sous Qobàdh, fils de Fîroùz, 214 millions de dirhenis ;
après la conquête arabe, il n'en payait plus que 120, presque
la moitié, et cette somme tombe bientôt à 100, sous Mo'à-
wiya Ier. 'Obéïd-Allah, fils de Zivad, trouva encore moyen
d'en tirer J35 millions, puis les revenus baissèrent à
120 millions sous 'Omar II. Du temps des Khalifes oméyyades
Hichàmet^A'élîd II, Yoùsouf ben Omar. lieutenant delà même
province, en tirait un revenu de 60 à 70 millions, sur les-
quels ilavait à payer la solde des troupes syriennes à son
service (16 millions), l'organisation de la poste aux cheva«ux
(2 millions), l'entretien des recrues et des invalides (10 mil-
lions).
L'orientaliste autrichien Alfred von Kremer a réussi a
déterminer, dans les premiers temps des Abbasides, trois
époques, la première de 158 à 170 775-786 où le trésor du
Khalife encaissait 411 millions de dirhems, la seconde de
204 à 221 (819-836) où ces mêmes revenus étaient tombés à
371 millions et deux tiers, la troisième de 221 à 237 830-851
où les rentrées annuelles n'étaient plus que de 293 millions.
Ces chiffres sont naturellement très approximatifs et ne
valent que par comparaison.
Sous Hàroùn er-Rachîd, les versements des impôts se fai-
saient en or pour les provinces occidentales Arabie, Syrie,
[NSTIT1 D40N9 POLITIQUES M ÉCONOMIQUES

Egypte, avec la seule exception de l'Afrîqiya , en argenl pour


les contrées orientales Perse, Bactriane, Turkestan, Sind .
Cela tenait a des causes anciennes el profondes. Dan
dernières régions, il n'\ a point de mines d'or; on j ren-
contre, en revanche, des mines d'argent ; déjà sous les Arsa-
cides etlesSassanides la circulai ion monétaire était en grande
partie d'argent, tandis que dans les anciennes provinces de
l'empire romain, on avait conservé la circulation de monnaies
d'or. Sons Moqtadir 306-918), le budget est établi tout en-
tier en or. probablement pour la simplification de la comp-
tabilité, el aussi parce que les impôts des provinces à < :ir-
culation d'argent rendaient de moins en moins.
Le rapport «In dinar monnaie d'or un dirhem monnaie
d'argenl était originairement comme nu est a dix, et le-
jurisconsultes >'\ seul tenu-- sans faire acception 'I'- la dépré-
ciation de la valeur monétaire el des fluctuations des mar-
chés. Ainsi le dinar, sous Hâroûn, valait -1» dirhems pour 1«'
commerce, 22 pour les caisses de l'Etat : sons Motawakkil,
le dinar elaii monté a 2."> dirhems. Du temps de Qodâma, qui
nous a transmis de précieux renseignements sur les finances,
le rapport du dinar au dirhem était devenu 1 : 15, et sou9
Moqtadir I : 20. Le traité conclu eu !7I 981 entre Sa d-ed-
daula et Bardas Phocas spécifie que vingtdrachmes dirhem
valent un dinar.
Les sources des recettes indiquent diverses provenaî
telles qu'un abonnement à forfait pour la tenure d<
laines provinces, les confiscations provenant de redditions
de comptes moçâdara imposées a certains administrateurs
des fonds publics qui s'étaient fait remarquer par l'extrava-
gance et la soudaineté de leurs fortunes, l'impôt versé par
les gros propriétaires terriens, qui généralement négli-
geaient «If payer les contributions qui leur incombaient, «'t
dont l«' plus grand esl certainement le khalife lui-n
avec son domaine privé khâçça . le partage de- terres entre
les soldats soit miiis la forme, en théorie, viagère, mai- a
tendance héréditaire de Viqlû . soit moyennant la concession
purement \ tagère dite l<> mu.
Il \ a deux catégories de provinces : 4° celles où le gouver-
374 HISTOlKE DES ARABES

nement central possède encore la pleine souveraineté, qu'il


administre directement et dont il tire des profits sans inter-
médiaire, par le moyen d'agents choisis et nommés par lui;
2° celles où le pouvoir est entièrement entre les mains du
gouverneur, qui est alors un véritable vice-roi, ayant la nomi-
nation de tous les employés, ainsi qu'une armée obéissant à
ses ordres : pour un fonctionnaire de ce genre, le Khalife
n'était plus qu'un suzerain auquel on payait un tribut annuel
et auquel on envoyait un contingent en cas de guerre: c'est
actuellement la situation de l'Egypte par rapport à la Turquie.
En 306 (918), les provinces relevant immédiatement du
siège du Khalifat sont la Babylonie, la Susiane, le Fais, le
Rermân, l'Irâq-'Adjémî, l'Egypte, la Syrie, la Mésopotamie;
celles qui sont administrées par leurs vice-rois sont le Bah-
réïn, le Nedjd, le Yémen, et à l'ouest la Cyrénaïque (Barqa)
et les pays du Maghreb.
A cette époque, la somme totale des recettes est de qua-
torze millions et demi de dinars.

El-Mançoùr, le second Khalife 'abbasside, avail supprimé


le payement en argent de l'impôt dû sur les récoltes de
froment et d'orge, et l'avait remplacé par un impôt pro-
portionnel' [moqâsama, acquitté en nature ; on n'avait con-
servé le payement en espèces que pour 1<'^ cultures de
moindre importance, telles que les palmiers el les arbres
fruitiers. El-Mahdi introduisit dans l'Iraq une réforme du
système des taxes fixes (tasq), en vertu duquel chaque can-
ton était taxé à une somme fixe acquittée, partie en nature,
partie en argent, quitte à en répartir plus ou moins arbi-
trairement lemontant par tète d'habitant ou par unité de
culture; c'était le système qu'avaient établi les Perses, et
qui, maintenu par les Arabes, offrait une contradiction fon-
damentale avec l'institution de l'impôt musulman ; il avait
en outre l'inconvénient, par sa fixité même, de ne pas tenir
compte de l'état de l'agriculture, de sorte qu'une contrée
devenue déserte, abandonnée par sa population faute d'ir-
rigation ou pour toute autre raison, continuait de devoir au
fisc la même somme que du temps de sa prospérité. Aussi
El-Mahdi apporta-t-il des tempéraments à ce que cette loi
INSTITUTIONS POLITIQUES M ÉCONOMIQUES

avail de trop absolu; il établit l'impôl en rapporl avec le


produil réel, el stipula des diminutions en raison de la <lif-
ficulté qu'éprouvaieni les agriculteurs .1 entretenir en lion
état les canaux d'irrigation.
La quotité de L'impôt, qui dans les cas !«•- plus favorables
s'élevait jusqu'à la moitié de la récolte, fui abaissé aux
deux cinquièmes par El-Ma'moûn en 204 819». L'année
financière était l'année solaire des Perses, commençant ;i
l'équinoxe du printemps fête <lu Nauroùz, 2\ mars .
Le malheur des temps H les besoins d'argent de plus
en |)lu^ cessants, qui assaillirent le> Khalifes, les ame-
nèrent ;i adopter le système des fermes; pour parer au
déficit croissant, <>n affermait telle ou telle province .1 un
quémandeur qui versait par anticipation une
somme au trésor du prince, el qui rentrait dans ses débours
el au delà en pressuranl les populations. Les soi-disant t ;.i-
biens de Harrân, en réalité polythéistes, se rachetèrent des
persécutions en payant des sommes considérables. Les impôts
extraordinaires levés par les Bouïdes pour l'entretien <l<-
leurs iirmées et les confiscations arbitraires auxquelles ils
se livrèrenl achevèrent de ruiner l'empire. L'introduction
d'un système de fiefs militaires concession de terres à des
officiels el à des soldats en représentation <le soldes
impayées) mit à néant l'organisation politique du Khalifat.
376 HISTOIRE DES ARABES

ETAT RECAPITULATIF DES RECETTES DES PROVINCES EN DIRHEMS

D'après D'après D'après Ibn-


Ibn-KbaldoAn : Qodâma : Khordâdhbeh :
90.480.000 109. 457.650 78.309.340
Sawâd de l'Iraq. 25.00U.00O 23.000.000 30.000.000
Ahwàz Susiane) . . .
(en nature, 30.000 livres
de sucre;.
Fàrs (Perside) .... 27.000.000 24.000.000 30.000.000
(en nature, 30.000 flacons
d'eau de roses et 20.000
livres de raisins secs).
Rermân 4.000.000 6.000.000 5.000.000

en nature, 500 pièces d'é-


toffes du Yémen, 20.000
livres de dattes, 1.000
livres de cumin).
Sind et Mekràn . . . . 11.900.000 1.000.000
Sidjistan Drangianej . 4.000.000 1.0(0.000 6.776.000
Khorasan et ïransoxiane 28.000.000 38.000.000 10.729.200
Djordjân Hyrcanie 12.000.000 4.000.000 10.170.800
Qoûmès (Comisène) 1.500.000 1. 050. 000 2.170.000
Tabaristan Mazandéranï 6.300.000 1.163.070
Réi Rhagès .... 12.000.000 10.000. 000
— et Démâwend . 20.200.000
Qazwîn 1.628.000
Haniadhân Ecbatane). 11.800.000 1.700.000
3.800.000
Qomm et Kâchân . 3.000.000
Ispahan 10.500.000 7.000.000
Dinawer et ÎNéhâwend. 10.700.000 9.800.000 3.800.000
2.21 >0.000
Mibragàn-qadbaq et . 3.500.000
Mâsabadhân . 4.000.000 1.100.000
Chabrizoùr 2.750.000 2.750.000
3.000.000 3.100.000
Igbàréïn .
Adherbaïdjan. 4.000.000 4.500.000
Gilân .... 4.000.000
5.000.000
Arménie . 13.000.000 4.000.000 4.000.000
Mésopotamie . 58.000.000 26.535.000 15.700.000
Syrie et Palestine 1.246.000 902.000 1.990.000
Arabie .... 670.000 1.520.000
600.000
Egypte. . . . 2.920.000 2.500.000
2.180.000
Barqa, Afriqiya et
reb .... JMagh- 14.000.000
INSTITUTION* POLITIQUES El ÉCONOMIQ1 B8

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habous «>u Ouakf selon la législation musulmane, suivi de lexù
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378 HISTOIRE DES ARABES

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au Maroc; in-8, 1906.
X. de Tornauw, das Eigenlhumsrechl nach moslemischem Bechte,
dans la Zeilschrifl der deutschen morgenland. Gesellschaft, t. XXXVI.
p. 285 et suivantes.
TABLE DES CHAPITRES

Préface

Chapitre premier. — Configuration physiq le l'Arabie ... i


Bibliographie, p. 8.
Chap. II. — Mœurs et coutumes des Arabes
Les Bédouins, p, 9. — Caractère des Bédouins, ibid. — La tribu,
p. 11. — La famille, p. 14. — Mariage, p. 1". — Le «11 - ■ « * chez lea
Bédouins, p. ly. —Le droit de la tente, p.20. — Le droit du vig
ibid. — La protection du droil ■■! la protection du Bang, p. 21.
— Vengeance, p. 22. — Droits de pâturages, p. 24 Totémis ,
p. 25.— Panthéon sud-arabe, p. 28. - Panthéon nord-arabe, \
— Armes usitées chez l<-- arabes, p. :'•». — Mélange de populations
sédentaires et nomades en Arabie à l'époque historique, p. '■>'•■ —
I..-- race-;, p. 39, — Pénétration d'éléments araméens, p. n. —
Bibliographie, p. 43.

Chap. 111. — Histoire primitive de l'Arabie


Rois de Qataban, p. 18. — Rois de Hadramaut, ibid.— Légendi
la digue de Ma'reb, p. 61. — Légende <l<- Dhou-N'ov
Légende de la persécution des chrétiens de Ned • —
Légende d'Abraha, p. 54. — Listes chronologiques, p.66. — Biblio-
graphie, p.58.
Chap. IX. — Les rois de Ghassan -•! 'le rllra
Rois de Ghassan, p. 59. - Les Lakhmidesà Hira, p
de Dhou-Qâr, p. 70. — Listes chronologiques, p
phie, p. t:î.
Chap. V. — La Mecque avant Mahomet
Généalogies des tribus arabes, p. 74. Histoire primitive
groupe qoréïchite, p. 77. — Bibliographie, i
« ii ip. VI. — Mahomet

la Ka'ba p. 96. — Les précurseurs de Mahomet, p 97. I


de la mission de Mahomet p. 101. - Bataille .!■• D
380 HISTOIRE DES ARABES

Pages.
— Prédication publique de l'Islam, ibid. — Mise au ban de la
famille de Hâchim, p. 111. — Voyage nocturne /srdi, p. 113. —
Mort de Khadidja et d'Abou-Tàlib, ibid. — Serment d'el'Aqaba,
p. 114. — Bibliographie, p. 118.

Chap. VII. — L'émigration à Médine lt'J


Organisation de la communauté musulmane, p. 122. — Les juifs
de Médine. p. 12ô. — Les razzias, ibid. — Bataille de Bedr, p. 129.
— Bataille d'Ohod, p. 134. — Reprise des razzias, p. 137. — Mariage
de Mahomet avec Zéïneb, p. 143. — Guerre du fossé, p. 144. —
Destruction des Banou-Ooraïzha.p. 146. —Les Perses et les Grecs,
p. 153. — Siège de Khéïbar, p. 156. — Prise de la Mecque, p. 165. —
Expédition de Taboùk, p. 176. — La mosqute ed-Diràr. p. 177. —
Les ambassades des tribus arabes, p. 178. — Le pèlerinage d'adieu,
p. 180. — Bibliographie, p. 182.

Chap. VIII. — Organisation de la société musulmane .... 183

L'hérédité, p. 189. — Partage de la succession, p. 190. — Du tes-


tament, p.192. — Les cinq articles de foi, ibid. — Le jeûne, p. 194. —
La dîme aumônière, ibid. — Le pèlerinage, p. 195. — Dogmatique
du Oorân. p. 196. — Histoire naturelle de l'homme, p. 200.— La
guerre sainte, p. 202. — Bibliographie, p. 209.

Chap. IX. — Khalifat d'Abou-Bekr 211


Le faux prophète Moséïlima, p. 215. — Commencement aes luttes
avec la Perse, p. 221. — Campagne de Syrie, ibid. — Conquête de
la Perse, p. 222. — Bibliographie, p. 22.*).

Chap. X. — Les trois Khalifes orthodoxes successeurs d'Abou-


Bekr : eOmar, 'Othmân, fAlî 220
Conquête de la Syrie, p. 233. — Organisation administrative, p. 238.
— Assassinat d"Omar. p. 242. — Khalifat d "Othmân, p. 244. —
Réaction religieuse et naissance du chi'ïlisme, p. 246. — Conspi-
rations et révoltes, p. 217. — Khalifat d'Ali, p. 249. — Bibliogra-
phie, p. 258.

Chap. XI. — Les Oméyyades 259


'Abd-el-Mélik ben Merwân, p. 265. — Listes chronologiques, p. 279.
— Bibliographie, p. 280.

Chap. XII. — La prédication abbasside 281


Bibliographie, p. 237.

Chap. XIII. — Khalifat des Abbassides 288


Les Turcs prétoriens, p. 303. — Liste chronologique, p. 311. —
Bibliographie, p. 312.

Chap. XIV. — Le Khalifat de Bagdad sous la domination des


Emirs el-Omarà , . . 313
Listes chronologiques, p. 318. — Bibliographie, p. 319.
lAl'.li: DES CHAPITRES

Chap. XV. — Aghlabites en Tunisie, Toulounides en Egypte,


rjamdânides à Alep
Les Hamdanides, p. 328. — Les Ismaéliens el les Qarn
Listes chronologiques, p. :-i:*r . — Bibliographie, p. B
Chap. XVI. — Les Fàtimites
Liste chronologique, p. .T> ». — Bibliographie, p. 351.

Chap. XVII. — Les Khalifes de Bagdad depuis Mostakfi ....


Liste chronologique, p. :iô*>. — Bibliographie, p. 367.

Chap. XVI1L"! — Institutions politiques et économiques ....


Administration de la justice, p. 368. - Institutions de police, p
— La constitution de la propriété territoriale; origine de la pro-
priété, p.366. — Domaine privé, p. 367. Les waqf ou tfab<
p. 368. — Suppression des biens de main-morte, p. 370. Revivil
lion des terres mortes, ibid. — Concessions souveraines [iqi
p. 371. — Budget des recettes aous les 'Abbassides, p 172. Étal
récapitulatif des recette des provinces, p. 376. — Bibliographie,
p. 377.
Table des Chapitres
-

2948. — Tours, Imprimerie E. Arrauli i.i <.


DS
223 Huart, Clément I
Histoi
H8
v.l
cop.2

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