BACHELARD (1950) La Dialectique de La Durée

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Gaston Bachelard (1950)

LA DIALECTIQUE
DE LA DURÉE

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Fondateur et Président-directeur général,
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay,


professeur de sociologie à partir de :

Gaston Bachelard (1950),

La dialectique de la durée

Paris : Les Presses universitaires de France, Deuxième tirage de la


nouvelle édition, 1963. Collection : Bibliothèque de philosophie
contemporaine, 151 pages.

Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points.


Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word
2008 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.
Édition numérique réalisée le 19 septembre 2012 à Chicoutimi, Ville de
Saguenay, Québec.
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Gaston Bachelard (1950),

La dialectique de la durée

Paris : Les Presses universitaires de France, Deuxième tirage de la


nouvelle édition, 1963. Collection : Bibliothèque de philosophie
contemporaine, 151 pages
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se au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il
faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).

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Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 6

Table des matières

AVANT-PROPOS

CHAPITRE I. Détente et néant


CHAPITRE II. La psychologie des phénomènes temporels
CHAPITRE III. Durée et causalité physiques
CHAPITRE IV. Durée et causalité Intellectuelles
CHAPITRE V. La consolidation temporelle
CHAPITRE VI. Les superpositions temporelles
CHAPITRE VII. Les métaphores de la durée
CHAPITRE VIII. La Rythmanalyse
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[v]

La dialectique de la durée (1963)

AVANT-PROPOS

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Cette étude ne peut guère perdre son obscurité que si nous en


fixons tout de suite le but métaphysique : elle s'offre comme une pro-
pédeutique à une philosophie du repos. Mais, comme on le verra dès
les premières pages, une philosophie du repos n'est pas une philoso-
phie de tout repos. Un philosophe ne peut pas chercher tranquillement
la quiétude. Il lui faut des preuves métaphysiques pour qu'il accepte le
repos comme un droit de la pensée ; il lui faut des expériences multi-
ples et de longues discussions pour qu'il admette le repos comme un
des éléments du devenir. Le lecteur devra donc pardonner le caractère
tendu d'un livre qui fait bon marché des conseils et des exemples fa-
miliers pour aller tout de suite à la conviction que le repos est inscrit
au cœur de l'être, que nous devons le sentir au fond même de notre
être, intimement mêlé au devenir imparti à notre être, au niveau même
de la réalité temporelle sur laquelle s'appuient notre conscience et no-
tre personne.
Mais quand le lecteur aura pardonné à un philosophe de manquer
d'enjouement, il devra encore faire face à une autre désillusion. En
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 8

effet, dans cet ouvrage, on n'a pas cru devoir décrire la perspective qui
mène à la vie secrète et paisible. Il aurait fallu pour cela des pages et
des pages et toute une psychologie des passions que nous avons perdu
le goût d'étudier puisque nous devons faire profession de les refuser.
Nous pouvions donc profiter de l'heureux âge où l'homme est rendu à
lui-même, où la réflexion s'occupe plutôt à organiser l'inaction qu'à
servir des exigences externes et sociales. Tout ce qui a égard à l'éloi-
gnement du monde, à la défense de la vie retirée, à l'affermissement
de [vi] la solitude morale, nous en avons, comme trop élémentaire,
laissé l'étude de côté. Que chacun fasse à sa guise les premiers pas sur
la route qui mène à la fontaine de Siloë, aux sources mêmes de la per-
sonnel Que chacun se libère, à sa manière, des excitations contingen-
tes qui l'attirent hors de soi-même ! C'est dans la partie impersonnelle
de la personne qu'un philosophe doit découvrir des zones de repos, des
raisons de repos, avec lesquelles il fera un système philosophique du
repos. Par la réflexion philosophique, l'être se libérera d'un élan vital
qui l'entraîne loin des buts individuels, qui se dépense en des actions
imitées. L'intelligence, rendue à sa fonction spéculative, nous apparaî-
tra comme une fonction qui crée et affermit des loisirs. La conscience
pure nous apparaîtra comme une puissance d'attente et de guet, com-
me une liberté et une volonté de ne rien faire.

*
* *

Nous avons été ainsi conduit tout naturellement à un examen des


puissances négatrices de l'esprit. Cette négation, nous l'avons exami-
née tout de suite à sa racine, reconnaissant que l'esprit pouvait heurter
la vie, s'opposer à des habitudes invétérées, faire en quelque manière
refluer le temps sur lui-même pour susciter des rénovations de l'être,
des retours à des conditions initiales. Pourquoi ne considérerions-nous
pas comme également importantes les actions négatives et les actions
positives du temps ? Puisque nous prétendions aller aussi vite que
possible au centre métaphysique du problème, c'était une dialectique
de l’être dans la durée qu'il fallait fonder. Or, dès que nous avons été
un peu exercé, par la méditation, à vider le temps vécu de son trop-
plein, à sérier les divers plans des phénomènes temporels, nous nous
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sommes aperçu que ces phénomènes ne duraient pas tous de la même


façon et que la conception d'un temps unique, emportant sans retour
notre âme avec les choses, ne pouvait correspondre qu'à une vue d'en-
semble [vii] qui résume bien mal la diversité temporelle des phéno-
mènes. Un botaniste qui bornerait sa science à dire que toutes les
fleurs se fanent serait le digne émule du philosophe qui fonde sa doc-
trine en répétant : tout s'écoule et le temps fuit. Nous avons vu bien
vite qu'il n'y a nul synchronisme entre cet écoulement des choses et la
fuite abstraite du temps et qu'il fallait étudier les phénomènes tempo-
rels chacun sur un rythme approprié, à un point de vue particulier.
Examinée dans sa contexture, sur n'importe lequel de ses plans et à la
condition de s'astreindre à rester sur un même plan d'examen, nous
avons vu la phénoménologie comporter toujours une dualité des évé-
nements et des intervalles. Bref, prise dans le détail de son cours, nous
avons toujours vu une durée précise et concrète fourmiller de lacunes.
Établir métaphysiquement - contre la thèse bergsonienne de la
continuité - l'existence de ces lacunes dans la durée devait être notre
première tâche. Il nous a donc fallu commencer par discuter la fameu-
se dissertation bergsonienne sur l'idée de néant et entreprendre de ra-
mener l'équilibre entre le passage de l'être au néant et du néant à l'être.
Cette base était indispensable pour fonder l'alternative du repos et de
l'action.
À notre avis, ce débat n'est pas vain, car en s'appuyant sur une
conception dialectique de la durée, on facilite, comme nous avons en-
trepris de le montrer dans une suite de chapitres, la solution des pro-
blèmes posés par la causalité psychologique, ou, pour parler plus
exactement, par les causalités psychologiques. En examinant, feuillet
par feuillet, les divers plans d'enchaînement du psychisme, on aperçoit
les discontinuités de la production psychique. S'il y a continuité, elle
n'est jamais dans le plan où l'on exerce un examen particulier. Par
exemple, la « continuité » dans l'efficacité des motifs intellectuels ne
réside pas dans le plan intellectuel ; on la suppose dans les plans des
passions, des instincts, des intérêts. Les concaténations psychiques
[viii] sont donc souvent des hypothèses. Bref, à notre avis, la continui-
té psychique pose un problème et il nous semble impossible qu'on ne
reconnaisse pas la nécessité de fonder la vie complexe sur une plurali-
té de durées qui n'ont ni le môme rythme, ni la même solidité d'en-
chaînement, ni la môme puissance de continu.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 10

*
* *

Naturellement, si nous pouvions transmettre au lecteur notre


conviction que la continuité psychique est, non pas une donnée, mais
une œuvre, il nous resterait à montrer comment se construit une durée,
comment se fondent les permanences de l'être au niveau de ses divers
attributs.
Dans cette tâche difficile, nous avons été encouragé par des doctri-
nes diverses. D'abord par une doctrine vivante, enseignée le long des
chemins de Bourgogne, au coin des vignes. Devant cette campagne
humanisée, M. Gaston Roupnel nous a fait comprendre le lent ajusta-
ge des choses et des temps, l'action de l'espace sur le temps et la réac-
tion du temps sur l'espace. La plaine labourée nous peint des figures
de durée aussi clairement que des figures d'espace ; elle nous montre
le rythme des efforts humains. Le sillon est l'axe temporel du travail et
le repos du soir est la borne du champ. Comme une durée coulant d'un
flot continu et régulier exprimerait mal ces moules temporels ! Com-
bien plus réelle, comme base de l'efficacité temporelle, doit apparaître
la notion de rythme !
Du passé historique, nous enseigne encore M. Gaston Roupnel,
qu'est ce qui demeure, qu'est ce qui dure ? Cela seul qui a des raisons
de recommencer. Ainsi, à côté de la durée par les choses, il y a la du-
rée par la raison, Il en va toujours de môme : toute durée véritable est
essentiellement polymorphe ; l'action réelle du temps réclame la ri-
chesse des coïncidences, la syntonie des efforts rythmiques. Nous ne
serons des êtres fortement constitués, vivant dans un [ix] repos bien
assuré, que si nous savons vivre sur notre propre rythme, en retrou-
vant, à notre gré, à la moindre fatigue, au moindre désespoir, l'impul-
sion de nos origines. C'est ce qu'illustre le beau mythe de Siloë qui
nous enseigne la restitution courageuse, volontaire, raisonnée, de no-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 11

tre âme d'autrefois. Nous avons étudié ce mythe dans un livre spé-
cial 1. Nous n'y reviendrons donc plus ; mais il a si vivement marqué
notre pensée que nous devions le rappeler au seuil de ce nouveau tra-
vail.

Si ce qui dure le plus est ce qui se recommence le mieux, nous de-


vions ainsi trouver sur notre chemin la notion de rythme comme no-
tion temporelle fondamentale. Nous étions alors amené à poser une
thèse en apparence bien paradoxale mais que nous nous efforcerons
de légitimer. C'est que les phénomènes de la durée sont construits
avec des rythmes, loin que les rythmes soient nécessairement fondés
sur une base temporelle bien uniforme et régulière. Nous avons pu,
sur ce point, aboutir à quelques pages condensées en nous servant sur-
tout des enseignements contenus dans les livres de MM. Maurice
Emmanuel, Lionel Landry, Pius Servien. Nous avons choisi ces livres
pour soutenir une thèse métaphysique précisément parce qu'ils n'ont
aucune visée métaphysique. Il nous a semblé qu'ils pourraient plus
naturellement nous aider à dégager le caractère essentiellement méta-
phorique de la continuité des phénomènes temporels. Pour durer, il
faut donc se confier à des rythmes, c'est-à-dire à des systèmes d'ins-
tants. Les événements exceptionnels doivent trouver en nous des ré-
sonances pour nous marquer profondément. De cette banalité : « La
vie est harmonie » nous oserions donc finalement faire une vérité.
Sans harmonie, sans dialectique réglée, sans rythme, une vie et une
pensée ne peuvent être stables et sûres : le repos est une vibration heu-
reuse.
[x]

Enfin, il y a quelques années, nous avons reçu confidence d'une


oeuvre importante qui, à notre connaissance, n'a pas encore paru en
librairie. Cette oeuvre porte ce beau titre, lumineux et suggestif : La

1 L'intuition de l'instant, Étude sur la Siloë de M. Gaston ROUPNEL, Stock,


1932.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 12

rythmanalyse 2. À la pratiquer, nous avons acquis la conviction qu'il y


a place, en psychologie, pour une rythmanalyse dans le style même où
l'on parle de psychanalyse. Il faut guérir l'âme souffrante - en particu-
lier l'âme qui souffre du temps, du spleen - par une vie rythmique, par
une pensée rythmique, par une attention et un repos rythmiques. Et
d'abord débarrasser l'âme des fausses permanences, des durées mal
faites, la désorganiser temporellement. Au temps des Novalis, des
Jean-Paul Richter, des Lavater, la mode fut de désorganiser les psy-
chismes figés dans des formes de sentimentalités contingentes, sans
force par conséquent pour mener des vies esthétiques et morales 3.
Mais cette désorganisation, menée sur le plan sentimental, reste pour
nous trop grossière. Nous avons, là encore, essayé de poursuivre plus
loin notre philosophie de la négativité et de porter nos efforts de dis-
sociation jusqu'au tissu temporel, délirant les rythmes mal faits, apai-
sant les rythmes forcés, excitant les rythmes trop languissants, cher-
chant des synthèses de l'être dans la syntonie du devenir, animant en-
fin toute la vie sagement ondulée par les timbres légers de la liberté
intellectuelle. Parfois, dans des heures heureuses et trop rares, nous
avons retrouvé des rythmes plus naturels, plus simples, plus tranquil-
les. De ces séances de rythmanalyse nous sortions rasséréné. Notre
repos s'égayait, se spiritualisait, se poétisait, en vivant ces diversités
temporelles bien réglées. Si mal préparé que nous fussions à ces
émois par notre pauvre culture abstraite, il nous semblait que les mé-
ditations [xi] rythmanalytiques nous apportaient une sorte d'écho phi-
losophique des joies poétiques. Subitement, nous trouvions des passa-
ges, des accords, des correspondances toutes baudelairiennes entre la
pensée pure et la poésie pure. Nous n'allions pas seulement d'un sens à
un autre sens, mais des sens à l'âme. La poésie ne serait donc pas un
accident, un détail, un divertissement de l'être ? Elle pourrait être le
principe même de l'évolution créatrice ? L'homme aurait un destin
poétique ? Il serait sur Terre pour chanter la dialectique des joies et
des peines ? Il y a là tout un ordre de questions que nous n'avions pas

2 Lucio Alberto PEINHEIRO DOS SANTOS, professeur de philosophie à


l'Université de Porto (Brésil), La rythmanalyse, publication de la Société de
Psychologie et de Philosophie de Rio de Janeiro, 1931.
3 Voir par exemple la belle thèse de M. SPENLÉ sur Novalis qui met en valeur
la portée philosophique et morale de la « désorganisation ».
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 13

qualité pour approfondir. Nous avons donc réduit notre tâche au mi-
nimum et, dans un court chapitre qui termine notre livre, nous avons
résumé les thèses les plus marquantes de l’œuvre de M. Peinheiro dos
Santos en les tournant légèrement dans le sens d'une philosophie idéa-
liste où le rythme des idées et des chants commanderait peu à peu le
rythme des choses.
[xii)
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 14

[1]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE I
DÉTENTE ET NÉANT

« Oh ! qui me dira comment au travers de l'existence


ma personne tout entière s'est conservée, et quelle chose
m'a porté, inerte, plein de vie et chargé d'esprit, d'un bord à
l'autre du néant ?
Paul VALÉRY, A.B.C.

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La philosophie de M. Bergson est une philosophie du plein et sa


psychologie est une psychologie de la plénitude. Cette psychologie est
si riche, si nuancée, si mobile, qu'elle ne peut se contredire ; elle don-
ne de l'activité au repos, de la permanence à la fonction ; elle s'assure
de tout un jeu de suppléances qui font que la scène psychologique
n'est jamais vide et qui sont autant de moyens complémentaires de
réussite. Dans ces conditions, la vie ne peut craindre un échec absolu.
Si l'intelligence s'obscurcit, l'instinct se réveille. L'homme lui-même -
qui a tant risqué en se vouant à l'intelligence - a du moins gardé assez
d'instincts pour se soutenir dans l'ignorance et dans l'erreur. Entre
deux décisions éclairées, il marche avec la sécurité du somnambule. Il
va même plus vite quand il ne sait pas où il va, quand il se confie à
l'élan vital qui emporte sa race, quand il s'écarte de la solitude person-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 15

nelle. Ainsi notre vie est si pleine qu'elle agit quand nous ne faisons
rien. Il y a en quelque sorte toujours quelque chose derrière nous, la
Vie derrière notre vie, l'élan vital en dessous de nos impulsions. Notre
passé tout entier veille aussi derrière notre présent, et [2] c'est parce
que le moi est ancien et profond et riche et plein qu'il possède une ac-
tion vraiment réelle. Son originalité vient de son origine. Elle est sou-
venir, elle n'est point trouvaille. Nous sommes liés à nous-mêmes et
notre action présente ne peut être décousue et gratuite ; il faut toujours
qu'elle exprime notre moi comme une qualité exprime une substance.
Sous ce rapport, le bergsonisme a la facilité de tout substantialisme,
l'aisance et le charme de toute doctrine d'intériorité.
Sans doute, M. Bergson se défend d'inscrire le passé dans une ma-
tière, mais il inscrit tout de même le présent dans le passé. L'âme se
manifeste ainsi comme une chose derrière le flux de ses phénomènes ;
elle n'est pas vraiment contemporaine de sa fluidité. Et le bergsonisme
qu'on a accusé de mobilisme ne s'est cependant pas installé dans la
fluidité même de la durée. Il a réservé une solidarité entre le passé et
l'avenir, une viscosité de la durée, qui fait que le passé reste la subs-
tance du présent, ou, autrement dit, que l'instant présent n'est jamais
que le phénomène du passé. Et c'est ainsi que, dans la psychologie
bergsonienne, la durée pleine, profonde, continue, riche, fait office de
la substance spirituelle. En aucune circonstance, l'âme ne peut se dé-
tacher du temps ; elle est toujours, comme tous les heureux du monde,
possédée par ce qu'elle possède. S'arrêter de couler serait s'arrêter de
subsister ; en quittant le train du monde, on quitterait la vie. S'immo-
biliser, c'est mourir. Ainsi, on croit rompre avec la conception subs-
tantielle de l'âme et l'on taille, à pleine étoffe, l'être intime dans une
durée indestructible. Le panpsychisme n'est plus qu'un panchronisme.
La continuité de la substance pensante n'est plus que la continuité de
la substance temporelle. Le temps est vivant et la vie est temporelle.
Avant M. Bergson, jamais on n'avait si bien réalisé l'équation de l'être
et du devenir.
Cependant, comme nous le verrons par la suite plus longuement, la
valeur créatrice du devenir est limitée pour le [3] bergsonisme par le
fait même de la continuité fondamentale. Il faut laisser du temps au
temps pour faire son oeuvre. En particulier, le présent ne peut rien fai-
re. Puisque le présent effectue le passé comme l'élève effectue un
problème imposé par un maître, le présent ne peut rien créer. Il ne
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 16

peut ajouter de l'être sur l'être. Sur ce point, le bergsonisme s'est enco-
re formé en suivant l'intuition du plein. Pour cette école, la dialectique
va toujours directement de l'être à l'être sans faire intervenir le néant.
M. Jankélévitch a justement proposé de placer la fameuse dissertation
sur l'idée de néant à la base de la philosophie bergsonienne. On sait
que, pour M. Bergson, l'idée du néant est en somme plus riche que
l'idée de l'être pour la simple raison que l'idée du néant n'intervien-
drait et ne s'éclairerait qu'en ajoutant une fonction supplémentaire
d'anéantissement aux diverses fonctions par lesquelles nous posons et
décrivons l'être. L'idée du néant est donc, selon M. Bergson, fonction-
nellement plus riche que l'idée de l'être. Ainsi, à l'égard de la connais-
sance que nous en avons, aucune substance ne saurait avoir de vide,
aucune mélodie ne saurait être coupée par un silence absolu. Il faut
toujours que la substance qu'on connaît s'exprime. En quelque maniè-
re, toutes les possibilités de la pensée et de l'action humaines devien-
nent infailliblement des attributs de la substance considérée, compte
tenu d'une ingénieuse doctrine de l'attribution négative. En effet, en
vient-on par la suite à nier une qualité attribuée d'abord à la substan-
ce ? Nous exprimons alors plutôt notre mécompte qu'un déficit de la
substance. Conçue ainsi comme somme de possibilités, la substance
est inépuisable. Le possible n'échoue jamais en tant que possible puis-
qu'il reste possible et de même, quels que soient les échecs ou les suc-
cès, le probable, bien mesuré en tant que probable, conserve toujours
son exacte valeur. Le possible, le probable, ont donc une continuité
parfaite et c'est en cela qu'ils sont très exactement les attributs spiri-
tuels de la substance telle qu'elle s'offre à l'analyse, dans le problème
[4] de la connaissance. On ne comprendra bien la portée de la fine cri-
tique bergsonienne qui si l'on se place soigneusement sur le terrain
idéaliste de la connaissance de l'être, sans descendre trop vite dans le
domaine ontologique. C'est alors qu'on verra toute l'importance du
jugement problématique. Dans ces vues, le possible est un souvenir et
une espérance. C'est ce qu'on a connu jadis et qu'on espère retrouver.
Il est ainsi apte à boucher, sinon les interstices de l'être, du moins les
discontinuités dans la connaissance de l'être. Et ainsi se prépare le dia-
logue jamais interrompu de l'esprit et des choses, ainsi se constitue la
trame continue qui nous fait sentir la substance en nous, au niveau de
l'intuition intime, malgré les contradictions de l'expérience externe.
Quand je ne reconnais pas le réel, c'est que je suis absorbé par les
souvenirs que le réel lui-même a imprimés en moi, c'est que je suis
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 17

retourné à moi-même. Pour M. Bergson, il n'y a aucun flottement, au-


cun jeu, aucune interruption, dans l'alternative de la connaissance in-
time et de la connaissance externe. J'agis ou je pense ; je suis chose ou
philosophe. Et à travers cette contradiction même, je suis continu.

La psychologie de la diminution d'intensité psychologique, d'après


la thèse de M. Bergson, appellerait les mêmes remarques que la psy-
chologie de l'anéantissement, car, d'après cette thèse, l'impression
qu'une intensité diminue en restant cependant comparable à elle-
même est aussi artificielle et trompeuse que l'idée qu'on pourrait se
faire d'un néant absolu. Pour M. Bergson, diminuer c'est toujours
changer de nature. La substance spirituelle se couvre ainsi d'une infi-
nité d'attributs, d'une diversité prodigieuse, et tous les degrés de l'at-
tribution ont une égale force d'attribution. Le charme des finesses de
l'analyse psychologique passe immédiatement au rang des richesses
de l'âme. Le psychologue inscrit l'émotion de sa fine analyse au
compte de la valeur foncière de nos sentiments. Pour lui, la nuance [5]
est une couleur. On a alors l'impression que l'âme bergsonienne ne
peut s'interrompre de sentir et de penser, que les sentiments et les
idées se renouvellent sans trêve à sa surface et chatoyent, dans le flot
de la durée, comme l'eau de la rivière ensoleillée.
Ce qui est encore susceptible d'augmenter cette impression de plé-
nitude que nous confère la psychologie bergsonienne, c'est le caractè-
re exactement complémentaire de certaines oppositions. Non seule-
ment l'absence d'une forme est automatiquement la présence d'une
forme différente, mais le déficit d'une fonction entraîne sûrement la
mise en marche d'une fonction qui prend le contre-pied des procédés
primitifs mis en échec. Sans cette rectification immédiate d'une fonc-
tion par une autre, il semblerait que l'être cesserait d'être utile à lui-
même. Un échec essentiel briserait l'être, romprait son devenir qui est
entièrement solidaire de l'être. L'échec doit donc rester partiel, super-
ficiel, rectifiable. Il ne doit pas empêcher la réussite continue et pro-
fonde de l'être. Cette réussite, à proprement parler métaphysique, est
si assurée que l'échec dans une voie est amplement compensé par le
succès dans une autre. Dans la théorie générale de l'élan vital il y a
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 18

toute une doctrine des compensations ontologiques qui justifie, pour


l'individu et surtout pour l'espèce, les initiatives les plus malheureu-
ses. Rien de plus bergsonien que cette idée de la pluralité des moyens
différents pour atteindre le même but. Cette pluralité donne à tout es-
sai, à toute recherche, à toute curiosité, une valeur positive assurée. Le
risque de la vie, jamais, n'est absolu et inconditionné. Et M. Bergson,
qui a développé des analyses si fines sur le risque dont procède l'intel-
ligence, a toujours professé que ce risque jouait sous la pression des
circonstances, dans la lutte pour la vie, en gardant un appui sur le pas-
sé comme sur un fonds solide, en suivant le désir de trouver le repos,
la sécurité, l'apaisement, avec la secrète ambition pour l'être de se
donner plus de durée ; il a toujours professé que, derrière l'intelligen-
ce, [6] l'instinct maintenait sa sauvegarde. L'instinct viendrait-il à fail-
lir que la torpeur serait là, une torpeur en quelque manière vigilante,
fonction positive du psychisme, capable de mettre l'être en attente
sans le détruire. Sans doute, revenant aux audaces de l'élan vital, M.
Bergson a bien montré que le plus grand succès est du côté du plus
grand risque, mais encore une fois, pour lui, le risque a une cause, le
risque a un but, le risque a une fonction, autant dire qu'il a une histoi-
re, un développement, une logique, mille garanties d'ordre empirique
et rationnel qui fondent la continuité de la vie la plus aventureuse.
Toutes ces thèses, on le voit, ne vont cependant pas jusqu'à l'essence
métaphysique du risque et le philosophe n'a rien écrit sur le risque et
pour le risque, sur le risque absolu et total, sur le risque sans but et
sans raison, sur ce jeu étrange et émouvant qui nous amène à détruire
notre sécurité, notre bonheur, notre amour, sur le vertige qui nous atti-
re vers le danger, vers la nouveauté, vers la mort, vers le néant.
Conséquemment la philosophie de l'élan vital n'a pu donner son plein
sens à ce que nous appellerons le succès purement ontologique de
l'être, c'est-à-dire à la création renouvelée de l'être par lui-même, dans
l'acte spirituel de la conscience sous sa forme entièrement gratuite,
comme résistance à l'appel du suicide, comme triomphe sur la séduc-
tion du néant. Le bergsonisme s'est placé systématiquement devant
l'évolution des espèces ; l'acte libre de l'individu, dont il a pourtant
montré, mieux qu'aucune autre école, le sens et la place, s'est trouvé
en quelque manière éliminé dans l'ensemble de l'évolution de l'espèce.
Finalement, l'acte libre, dans le bergsonisme, paraît manquer de cette
causalité purement intellectuelle qui lie sans astreindre ; il reste un
accident. La thèse de l'évolution créatrice, instruite sur cette longue
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 19

évolution obscure et tenace qu'est l'évolution purement biologique, a


donc écarté tout ce qui correspond à la volonté de détruire, à la lutte
pour la lutte. Elle a, de prime abord, attribué à l'être un continu de
croissance, à l'espèce une vie continue [7] par le germe, au destin vi-
vant un élan forcément sans arrêt, car une interruption brise encore
plus sûrement un élan qu'une chose. C'est donc toujours et partout la
même idée fondamentale qui guide la pensée bergsonienne : l'être, le
mouvement, l'espace, la durée, ne peuvent recevoir de lacunes ; ils ne
peuvent être niés par le néant, le repos, le point, l'instant ; ou du moins
ces négations sont condamnées à rester indirectes et verbales, superfi-
cielles et éphémères.

En résumé, que ce soit dans notre intuition de la durée ou dans nos


conceptions de l'être ou bien encore dans le service de nos fonctions,
nous sommes livrés, d'après le bergsonisme, à une continuité immé-
diate et profonde qui ne peut se rompre que superficiellement, par
l'extérieur, par l'aspect, par le langage qui prétend la décrire. Les dis-
continuités, le morcellement, la négation, n'apparaissent que comme
des procédés pour faciliter une exposition ; psychologiquement, ils
sont dans la pensée exprimée, non point au sein même du psychisme.
M. Bergson n'a pas tenté de faire réagir la dialectique sur le plan de
l'existence, pas même sur le plan de la connaissance intuitive et pro-
fonde ; il a cru que la dialectique ne dépassait pas le dialogue de l'âme
et du réel et que l'expérience qui va des choses au moi était un jeu
d'images qui gardaient une homogénéité foncière.
Voilà donc, d'après nous, comment l'on peut caractériser briève-
ment la liaison métaphysique du non-être à l'être au sein du bergso-
nisme. Nous devons maintenant passer à la critique de cette école sur
ce point particulier. Comme une critique est éclairée par son terme,
disons tout de suite que du bergsonisme nous acceptons presque tout,
sauf la continuité. Et même, pour être encore plus précis, disons qu'à
notre point de vue aussi, la continuité - ou des continuités - peuvent se
présenter comme des caractères du psychisme, mais qu'on ne saurait
cependant prendre [8] ces caractères comme achevés, comme solides,
comme constants. Il faut les construire. Il faut les soutenir. De sorte
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 20

que finalement la continuité de la durée ne se présente pas à nous


comme une donnée immédiate mais comme un problème. Nous vou-
drions alors développer un essai de bergsonisme discontinu, en mon-
trant la nécessité d'arithmétiser la durée bergsonienne pour lui donner
plus de fluidité, plus de nombres, plus d'exactitude aussi dans la cor-
respondance que les phénomènes de la pensée présentent avec les ca-
ractères quantiques du réel.

II
C'est sans doute dans l'ordre du discours, sur le plan même des
preuves bergsoniennes qu'il faut porter nos premières critiques. Ensui-
te, nous pourrons passer aux enquêtes psychologiques positives ; nous
nous demanderons alors si le bergsonisme a fait une juste place au
négativisme psychologique, à la coercition, à l'inhibition. Quand nous
aurons ainsi approfondi la psychologie de l'anéantissement, nous ten-
terons d'établir que l'anéantissement suppose le néant comme limite,
de la même manière que la qualification suppose la substance comme
support. Du point de vue fonctionnel où nous nous placerons, nous
verrons qu'il n'y a rien de plus normal, rien de plus nécessaire, que de
passer à la limite et de poser la détente de la fonction, le repos de la
fonction, le non-fonctionnement de la fonction puisque la fonction, de
toute évidence, doit souvent s'interrompre de fonctionner. C'est alors
que nous sentirons l'intérêt de faire remonter le principe de la négation
jusqu'à la réalité temporelle elle-même. Nous verrons qu'il y a hétéro-
généité fondamentale au sein même de la durée vécue, active, créatri-
ce, et que, pour bien connaître ou utiliser le temps, il faut activer le
rythme de la création et de la destruction, de l'œuvre et du repos. Seu-
le la paresse est homogène ; on ne peut garder qu'en reconquérant ; on
ne peut maintenir qu'en [9] reprenant. Au surplus, du seul point de
vue méthodologique, il y aura toujours intérêt à établir un rapproche-
ment entre la dialectique des entités diverses et la dialectique fonda-
mentale de l'être et du non-être. C'est donc à cette dialectique de l'être
et du néant que nous ramènerons l'effort philosophique, bien convain-
cu d'ailleurs que ce n'est pas un accident historique qui avait conduit
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 21

vers ce problème les premiers philosophes de la Grèce. La pensée pu-


re doit commencer par un refus de la vie. La première pensée claire
c'est la pensée du néant.

Sur le plan du discours, la thèse défendue par M. Bergson dans


l'Évolution créatrice revient à dire qu'il n'y a pas d'actions vraiment
négatives et que par conséquent les mots négatifs ne sauraient avoir
de sens que par les mots positifs qu'ils nient, toute action et toute ex-
périence se traduisant infailliblement et de prime abord sous l'aspect
positif. Or cette référence privilégiée au positif fait tort, croyons-nous,
à la parfaite corrélation des mots quand on les traduit, comme il
convient de le faire, dans le langage de l'action. Un concept est formé
par une expérience, analysé par des actions. Et c'est en cela qu'on peut
dire, par exemple, que le mot vide, prenant son sens du verbe vider,
correspond à une action positive. Une intuition bien éduquée conclu-
rait donc que le vide est simplement la disparition imagée ou réalisée
d'une matière particulière sans que jamais on puisse parler d'une intui-
tion directe du vide. Toute absence serait ainsi la conscience d'un dé-
part. Telle est, au fond, la thèse bergsonienne. Or, s'il est bien vrai
qu'on ne puisse vider que ce qu'on trouve d'abord plein, il est tout aus-
si exact de dire qu'on ne peut emplir que ce qu'on trouve d'abord vide.
Si l'on veut que l'étude du plein soit claire et riche, il faut toujours que
cette étude soit le récit plus ou moins circonstancié d'un remplissage.
Bref, du vide au plein, il y a, nous semble-t-il, une parfaite corréla-
tion. L'un n'est pas clair sans l'autre, et surtout une notion [10] ne
s'éclaircit pas sans l'autre. Si l'on nous refuse l'intuition du vide, nous
sommes en droit de refuser l'intuition du plein.
Les récentes objections de M. Bergson contre la facile clarté des
méthodes intellectuelles ne nous ont pas convaincu 4. Nous voyons les
rapports de l'intuition et de l'intelligence sous un jour plus complexe
qu'une simple opposition. Nous les voyons sans cesse intervenir en

4 Voir BERGSON, La pensée et le mouvant, pp. 40, 41, 42. [Livre disponible
dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 22

coopération. Il y a des intuitions à la base de nos concepts : ces intui-


tions sont troubles - à tort on les croit naturelles et riches. Il y a des
intuitions dans la mise en rapport de nos concepts : ces intuitions, es-
sentiellement secondes, sont plus claires - à tort on les croit factices et
pauvres. Faisons rapidement la psychologie d'un esprit scientifique
tourmenté par l'idée du vide. Il a lu la longue histoire des doctrines du
vide ; il pratique la difficile technique du vide, toujours anxieux des
possibilités d'une micro-fuite ; il sait, sans doute, combien captieuse
est la notion du vide puisque, subitement, au moment où il pensait
pouvoir définir le vide de matière, il vient de voir ce vide habité par la
radiation. Il est donc mieux préparé que personne à comprendre une
théorie qui voudrait que le vide à un point de vue particulier soit au-
tomatiquement le plein à un autre point de vue. Mais il ne se contente
pas de cet automatisme. Il pressent un problème nouveau : il cherche
ou il cherchera à atteindre le vide à deux points de vue réunis ; il ten-
tera d'écarter et la matière et la radiation. Dès lors, son concept de vi-
de s'enrichit, se diversifie et par cela même s'éclaircit. Car aucun sa-
vant ne revendiquera pour ses idées expérimentales une clarté a prio-
ri. Il est aussi prudent que le philosophe intuitionniste. Il a la même
patience. Et voici d'ailleurs tout ce qu'il faut pour les réconcilier dans
une même estime : comme le dit justement M. Bergson, une intuition
philosophique demande une contemplation longuement [11] poursui-
vie. Cette contemplation difficile, qui doit être apprise et qui pourrait
sans doute être enseignée, n'est pas loin d'être une méthode discursive
d'intuition. C'est tout ce qu'il nous faut pour nous autoriser à adjoin-
dre, comme primordiale, la psychologie de l'éclaircissement des no-
tions à la définition logique de ces notions. Dès lors, l'équilibre s'éta-
blit entre la conceptualisation réciproque du vide et du plein et nous
pouvons, non pas comme points de départ, mais comme facteurs de
résumés, équilibrer les deux concepts contraires du plein et du vide.
C'est naturellement la même corrélation détaillée, discursive, qui
s'établit entre l'être et le néant quand on veut bien vivre l'oscillation
dialectique de la réalisation et de l'anéantissement. Si nous préten-
dions nous appuyer sur une dialectique logique, sur une dialectique
immédiate, en prenant tout de suite l'être et le néant comme des cho-
ses toutes faites, nous tomberions sous les coups de la critique berg-
sonienne. En effet, il y a un manque si choquant d'équilibre entre les
deux notions prises comme substituts de deux réalités ! N'éclate-t-il
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 23

pas, d'une manière évidente, que le néant ne peut être une chose ? Que
le repos ne peut être un mode du mouvement ? N'est-il pas aussi évi-
dent que l'être est un bien réalisé, la chose la plus solide, la plus stable
qui soit ?
Mais nous ne nous laisserons pas engager dans un choix a priori et
nous ramènerons sans cesse nos adversaires à la nécessité de poser,
eux aussi, l'être par étapes, discursivement. De quel droit affirmerait-
on l'être d'un bloc, en dehors et au-dessus de l'expérience ? Nous ré-
clamons la preuve ontologique complète, la preuve discursive de
l'être, l'expérience ontologique détaillée. Nous voulons toucher du
doigt et les plaies et la main. Le miracle de l'être est aussi extraordi-
naire que le miracle de la résurrection. Nous ne nous contentons pas
plus d'un signe pour croire au réel que nos adversaires ne se conten-
tent d'un échec pour croire à la ruine de l'être. C'est de cette exigence
[12] ontologisante que nous allons faire le nerf de notre polémique.
Nous croyons d'ailleurs poser ainsi le problème sur son véritable ter-
rain : la connaissance n'est-elle pas, dans son essence, une polémi-
que ?

III

Quand M. Bergson compare les deux jugements : cette table est


blanche - cette table n'est pas blanche - il accentue, d'une part, le ca-
ractère déterminé et immédiat du premier jugement et, d'autre part, le
caractère indéterminé et indirect du second. Il présente ainsi le second
jugement sous le signe d'une polémique verbale, condamnée à rester
sans force devant l'intuition première et décisive. Or, à notre avis, il
faut transmuter toutes les valeurs de la vérification et c'est aux juge-
ments négatifs que nous accordons surtout la force probante. Autre-
ment dit, pour nous, tous les jugements énergiques - c'est-à-dire tous
les jugements qui engagent la conscience - sont des jugements néga-
tifs ; ils sont les arguments décisifs d'une polémique ardente. Il ne
s'agit pas en effet de répéter que la table est blanche ; il s'agit de dé-
couvrir ou de faire découvrir que la table est blanche. L'on ne peut
guère espérer faire une enquête psychologique fructueuse si l'on prend
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 24

un exemple où l'impression étudiée ne soulève pas de débat. Ne pre-


nons donc pas nos exemples dans ces molles affirmations de l'habitu-
de associées à des souvenirs paresseux. Essayons de saisir l'esprit
dans son acte essentiel qu'est le jugement.
Prenez-vous alors un jugement de découverte ? Vous avez décou-
vert le dahlia bleu ? Vous affirmez donc que cette fleur est quand
même un dahlia ? C'est avouer que vous imaginiez au préalable, pour
cette fleur, l'impossibilité de cette coloration. Votre jugement de dé-
couverte, votre jugement d'étonnement, votre jugement exclamatif,
n'est donc pas plus direct et immédiat que n'importe quel jugement
négatif. Il a été précédé par le jugement inverse, par [13] la croyance
pauvre et irraisonnée inverse : il n'y a pas de dahlia bleu...
Prenez-vous maintenant un jugement affirmatif qui traduit pour
vous une connaissance ancienne ? Il est bien sûr que ce jugement n'est
un acte psychologique que s'il est péremptoire ; il ne faut pas le mur-
murer du bout des lèvres ou le prendre dans le moulin à paroles des
réminiscences. N'oubliez pas que nous traitons des preuves de l'être,
mieux, des preuves de la liaison effective de l'être avec lui-même ;
c'est l'Être, aussi bien l'être objectif que l'être subjectif, c'est votre
être, votre raison entière que vous engagez dans la discussion. Car il y
a discussion puisque vous affirmez énergiquement ; puisque vous dé-
pensez des forces nerveuses, un peu de votre âme et de votre durée
vivantes, c'est que quelque chose ou quelqu'un vous fait obstacle : On
vous dément ; vous affirmez.
Mais peut-être est-ce dans la solitude que vous pensez et vos affir-
mations vous semblent pleines et tranquilles, fortes et premières ?
C'est qu'alors vous triomphez à bon marché de l'adversaire possible
que vous imaginez cependant toujours pour personnifier la négation
initiale. Ramené dans sa prison, ayant abjuré ses « erreurs », Galilée
murmure : « Et cependant elle tourne. » Il le murmure dans un souffle
de souffrance, avec la rancœur de la défaite, dans une polémique
étouffée. Mais toute sa pensée est une réaction contre les négations
officielles antécédentes.
Entrez aussi dans le cœur d'un enfant entêté ; faites-le taire ; faites-
lui aussi abjurer son désir, et ce désir reviendra, renforcé par la résis-
tance, nourri par la négation, en un doux et tenace jugement affirma-
tif. Toujours et partout on n'affirme psychologiquement que ce qui a
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 25

été nié, ce qu'on conçoit comme niable. La négation est la nébuleuse


dont se forme le jugement positif réel.
Il y aurait peut-être enfin une méthode pour légitimer la primauté
du jugement affirmatif, mais elle serait bien peu bergsonienne, car elle
ferait fonds sur une sorte de [14] nécessité logique : Il faut bien, di-
rait-on, que la connaissance commence par des affirmations et tradui-
se, sous formes affirmatives, des impressions ingénues et premières.
Cet argument revient en somme à quitter la psychologie effective, la
psychologie avec preuves. En fait, la psychologie scientifique ne peut
pas plus invoquer une impression première que l'astronomie ne peut
s'appuyer sur la Genèse. Nous ne pensons pas avec nos impressions
premières, nous n'aimons pas avec une sensibilité originelle, nous ne
voulons pas d'une volonté initiale et substantive. Entre l'enfance et
nous, il y a la même distance qu'entre le songe et l'action. Après tout,
l'émerveillement de la pensée première est peut-être fondé sur un dou-
te préalable, d'autant plus méthodique qu'il est plus naturel. Le vrai
apparaît soudain sur un fond d'erreurs ; le singulier sur un fond de
monotonie ; la tentation sur un fond d'indifférence ; l'affirmatif sur un
fond de négations. Dès que l'affirmation a un sens psychologique,
c'est qu'elle réagit contre des négations ou des ignorances antécéden-
tes. Son tonus est fonction du nombre et de l'importance des négations
qu'elle défie.
En résumé, l'affirmation n'est nullement synonyme de connaissan-
ce positive. Elle n'a nullement le privilège de la plénitude et de l'assu-
rance. On se trompe quand on la pose immédiate et première. Nous ne
pouvons suivre M. Bergson quand il veut déséquilibrer la dialectique
des jugements positifs et négatifs, en emplissant en quelque sorte la
pensée avec des valeurs affirmatives elles-mêmes pleines et entières.
Nous romprions plutôt l'équilibre en sens inverse, frappé que nous
sommes de la valeur négatrice de toute connaissance vraiment actuel-
le. La vie psychologique, en effet, doit être saisie dans ses actes, dans
son flot, non point en sa source toujours hypothétique et maigre. Tou-
te connaissance prise au moment de sa constitution est une connais-
sance polémique ; elle doit d'abord détruire pour faire la place de ses
constructions. La destruction est souvent totale et la construction ja-
mais achevée. La seule positivité claire d'une [15] connaissance se
prend dans la conscience des rectifications nécessaires, dans la joie
d'imposer une idée. Sans aller même jusqu'au principe polémique de
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 26

la connaissance, toute la psychologie de l'insinuation, de la persua-


sion, de la discussion polie, pourrait nous montrer les mêmes ondula-
tions, adoucies et plus lentes, de la pensée dialectique. Là encore il
faut, avec patience, faire un arrière-plan estompé à la pensée positive
et claire. Schopenhauer en a fait l'ingénieuse remarque 5 : « Pour faire
accepter par un autre la contradiction que nous opposons à ses idées,
rien n'est plus approprie que cette phrase : J'ai été jadis aussi de cet
avis, mais, etc. » On feint d'accepter pour mieux contredire ; on « en-
chaîne », pour liquider un incident. Il y a là une conduite de continuité
qui souligne assez la discontinuité effective. Au surplus, un jugement
affirmatif feint, n'est-ce pas là le plus grand succès du négativisme
psychologique ? Lui donner une valeur affirmative pleine, ce serait
être dupe, ce serait imiter la savante ignorance du professeur de ma-
thématiques qui mime un instant la foi dans des hypothèses abracada-
brantes qui le conduisent à une conclusion absurde.
Enfin, nous avons une autre manière, assez paradoxale, de contre-
dire la thèse bergsonienne, c'est de la généraliser. En effet, l'adjonc-
tion d'une pensée destructive que propose M. Bergson pour rendre
compte de l'idée toute spéciale du néant nous semble être de règle
pour tous les concepts. on ne saurait mieux déterminer la portée psy-
chologique d'un concept particulier qu'en décrivant la conceptualisa-
tion le long de laquelle il a été formé. Or cette conceptualisation, c'est
l'histoire de nos refus plus que de nos adhésions. On concept net doit
porter la trace de tout ce que nous avons refusé d'y incorporer. D'une
manière générale, à l'origine d'une conceptualisation, il faut effacer les
teintes vagues et flottantes d'un phénomène pour en dessiner les traits
constants. Toute connaissance précise conduit à anéantir [16] des ap-
parences, à hiérarchiser les phénomènes, à leur attribuer en quelque
sorte des coefficients de réalité ou, si l'on aime mieux encore, des
coefficients d'irréalité. On analyse ainsi le réel à coups de négations.
Penser c'est faire abstraction de certaines expériences, c'est les plon-
ger de plein gré dans l'ombre du néant. Si l'on nous objecte que ces
expériences positives effacées subsistent quand même, nous répon-
drons qu'elles subsistent sans jouer un rôle dans notre connaissance
actuelle. Nous allons alors reprendre le problème en nous plaçant au

5 SCHOPENHAUER, Philosophie et science de la nature, trad. DIETRICH, p.


145.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 27

point de vue fonctionnel. Nous allons voir que c'est au point de vue
simplement fonctionnel, et non plus ontologique, que la classification
en jugements affirmatifs et négatifs a une valeur psychologique réelle.

IV
Il est bien sûr que le concept n'a de sens qu'une fois incorporé dans
un jugement. C'est là une théorie qui a été développée abondamment
par la psychologie moderne ; nous n'avons besoin que d'en tirer les
conclusions métaphysiques. Comme le dit d'une manière condensée et
subtile M. Jean Wahl 6 : « À mesure que l'esprit va vers plus de préci-
sion, il transforme les faits en facteurs. » En vain voudrait-on, par je
ne sais quelle hiérarchie logique des concepts, placer, dans un empy-
rée immobile, des concepts simples, doués d'une clarté intrinsèque, au
sommet desquels trônerait le concept de l'Être. L'exigence de préci-
sion ne se satisfait pas d'une clarté immédiate. Les concepts se multi-
plient, se diversifient en s'appliquant, en devenant facteurs de pensée.
L'Être précis lui-même nous doit des preuves multiples ; nous ne l'ac-
ceptons qu'après une qualification diverse et mobile, expérimentée et
rectifiée. Ainsi, ce qui est doit psychologiquement devenir. On ne
peut penser l'Être sans lui associer un devenir gnoséologique. Pris
[17] dans sa synthèse maxima, l'être pensé doit être un élément du de-
venir. Nous allons essayer de montrer cet élément fonctionnel au cen-
tre de l'action, au centre du verbe.
Comme notre pensée exprime des actions aussi bien virtuelles que
réelles, elle trouve son point culminant dans le moment même de la
décision. En particulier, il n'y a nul synchronisme entre la pensée
d'agir et le développement effectif de l'action. Le resserrement d'une
action sur l'instant décisif constitue donc à la fois l'unité et l'absolu de
cette action. Le geste s'achèvera comme il pourra, confié qu'il est à
des mécanismes subalternes non surveillés ; l'essentiel pour le com-
portement temporel est de commencer le geste - mieux, de lui permet-

6 Jean WAHL, Vers le concret, p. 176.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 28

tre de commencer. Toute action est nôtre par cette permission. Or cet-
te permission, reflet d'action, tout entière conçue comme la réalisation
d'une possibilité, se développe dans une atmosphère plus légère que
l'action réelle. La réalisation est moins opaque que la réalité. Il y a
donc, au-dessus du temps vécu, le temps pensé. Ce temps pensé est
plus aérien, plus libre, plus facilement rompu et repris. C'est dans ce
temps mathématisé que sont les inventions de l'Être. C'est dans ce
temps qu'un fait devient un facteur. On qualifie mal ce temps en di-
sant qu'il est abstrait, car c'est dans ce temps que la pensée agit et pré-
pare les concrétisations de l'Être.
Mais la permission d'agir peut se centrer plus facilement que l'ac-
tion elle-même. Nous proposerons donc d'abord de centrer les rela-
tions, énoncées par un jugement, sur le verbe, plutôt que d'en chercher
les racines dans le prédicat ou le sujet. En cela nous sommes, croyons-
nous, fidèle à l'enseignement bergsonien 7. Nous proposerons ensuite,
au centre du verbe, de ramener toute l'action à son aspect décisif et
unitaire qu'on peut bien supposer instantané si on le rapproche du dé-
veloppement effectif, lent et multiple. En [18] cela, nous brisons la
continuité bergsonienne en faveur d'une hiérarchie d'instants. Loin
donc que le langage ait ses racines dans un aspect spatial des choses,
il prend pour nous sa véritable fonction spirituelle dans l'aspect tem-
porel et ordonné de nos actions. Il est la traduction de nos préférences.
Nous accentuerons par la suite la puissance ordonnatrice de la vie de
l'esprit en insistant, d'après le conseil de Paul Valéry, sur « l'art délicat
de la durée, le temps, sa distribution et son régime - sa dépense à des
choses bien choisies, pour les nourrir spécialement » 8. Nous verrons
ainsi que la cohésion de notre durée est faite de la cohérence de nos
choix, du système qui coordonne nos préférences. Mais tout ce déve-
loppement n'aura de sens que si nous pouvons déjà dégager l'essence
même de la notion de permission d'agir. Cette permission est attachée
au verbe par la dialectique du oui et du non. Elle paraît surajoutée,
secondaire à toute doctrine d'intériorité qui prétend toucher immédia-
tement une pensée nécessairement synchrone avec la vie, s'enracinant

7 Cf. KOYRÉ, Hegel à Iéna, Revue d'histoire et de philosophie religieuses,


1935, p. 445. « Contrairement à la tradition millénaire de la philosophie, He-
gel pense non pas en substantifs, mais en verbes. »
8 Paul VALÉRY, Monsieur Teste, p. 28.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 29

dans la vie et marchant du même pas que la vie. Il n'en sera pas de
même pour une théorie qui affirme une pensée libérée de la vie, sus-
pendue au-dessus de la vie, susceptible aussi de suspendre la vie.
Alors nous comprendrons que tout jugement est mis en jugement et
que c'est cette mise en jugement qui prépare et mesure la juste causa-
lité psychologique et biologique. La décision exceptionnelle dirige
l'évolution de l'être pensant. Au niveau du jugement, le caractère af-
firmatif ou négatif est une adjonction fonctionnelle, et c'est une ad-
jonction essentielle. Ainsi le jugement le plus péremptoire, le plus sûr,
le plus constant, est une conquête sur la crainte, sur le doute, sur l'er-
reur. Il est nécessairement secondaire. Comme l'a très bien vu von
Hartmann 9 : « Même la volonté de demeurer dans l'état présent sup-
pose que cet état peut cesser, et la crainte [19] que cette possibilité se
réalise : nous trouvons là une double négation. Sans l'idée de la cessa-
tion, la volonté de la continuation serait impossible. » Ainsi va la pen-
sée : un non contre un oui et surtout un oui contre un non. L'unité
même d'un objet résulte de notre adhésion globale, sa diversité résulte
de notre refus ou de notre dispersion. Jamais on ne pourra donner
l'unité à un objet sans le saisir dans l'unité d'une action et jamais on ne
pourra diversifier la connaissance qu'on prend d'un objet sans multi-
plier les actions où il est engagé, en concevant ces actions comme sé-
parées. Le schème de l'analyse temporelle d'une action complexe est
nécessairement un discontinu.
En effet, il n'y a pas d'autres moyens d'analyser une action qu'en la
recommençant. Et il faut alors la recommencer « en décomposant »,
c'est-à-dire en énumérant et en ordonnant les décisions qui la consti-
tuent. Il serait d'ailleurs chimérique de faire jouer un rôle essentiel à la
durée d'une action composante. Il serait vain d'allonger les verbes
pour les mieux comprendre, car on ne toucherait en rien au rôle essen-
tiel du verbe par cet allongement. Dire qu'une action dure c'est tou-
jours se refuser à en décrire les détails. Si l'on achevait l'analyse d'une
action qui dure, on verrait que cette analyse s'exprime en des phrases
séparées, centrées sur des instants de fines singularités. Vues sous ce
jour, les actions composantes ne sauraient être contiguës, encore
moins continues. Et ce qui morcelle la pensée, ce n'est pas le manie-
ment des solides dans l'espace, c'est l'émiettement des décisions dans

9 V. HARTMANN, Philosophie de l'inconscient, trad. NOLEN, tome I, p, 130.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 30

le temps. Dès qu'une action est voulue, dès qu'elle est consciente, dès
qu'elle engage les réserves d'énergie psychique, elle ne peut couler
avec continuité. Elle est précédée d'hésitation, elle est attendue, diffé-
rée, provoquée, autant de nuances qui prouvent son isolement et son
apparition dans une ondulation dialectique. Par la suite, quand il fau-
dra lier les actions, on verra la supériorité, à cet égard, de l'esprit sur
la vie ; on verra la nécessité où est la vie elle-même, pour se garder,
d'écarter tout ce qui la délierait. On [20] reconnaîtra alors la sagesse
de la fonction. En cherchant ainsi le lien de la vie dans l'accord des
fonctions successives et non plus dans un entraînement purement
énergétique, on reconnaîtra bientôt la réalité de l'ordre des instants
décisifs. On sera amené à dire que l'ordre n'est pas dans la durée, mais
bien que la durée est la consécration d'un ordre utile, psychologique-
ment efficace. Sans doute, on peut bien admettre, avec M. Bergson,
que dans l'espace le désordre n'est qu'un ordre imprévu et que la dia-
lectique de l'ordre et du désordre n'a pas de base spatiale. Mais un
bouleversement temporel brise la vie et la pensée, dans leur détail et
dans leur principe, Nous mourons d'une absurdité. Cette fois, le dé-
sordre est bien un fait ; c'est un facteur de néant. Pour penser, pour
sentir, pour vivre, il faut mettre de l'ordre dans nos actions, en agglo-
mérant des instants dans la fidélité des rythmes, en unissant des rai-
sons pour faire une conviction vitale. Mais c'est là un point que nous
étudierons en détail. Dès à présent, nous ne voulons que préparer no-
tre opposition à la thèse bergsonienne qui prétend enraciner le langage
dans les solides et faire de l'intelligence une élève de la géométrie mé-
trique. Nous tenterons par la suite de dégager la valeur réalisante de
l'ordre pris comme facteur premier. C'est donc du côté de l'action sa-
ge que nous chercherons les principes de continuité.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 31

V
Une action n'est pas toujours positive, et sur le plan même de l'ac-
tion psychologique, dans le domaine des fonctions psychologiques, on
peut saisir une dialectique qui transpose encore la dialectique de l'être
et du néant.
Avant d'examiner cette dialectique fonctionnelle, il est encore né-
cessaire de montrer que, chez M. Bergson, au plein de l'être corres-
pond l'action constante des fonctions.
En effet, du point de vue psychologique, on est frappé, en lisant
l’œuvre bergsonienne, par le petit nombre de [21] remarques où la
coercition et l'inhibition pourraient trouver des éléments d'une analy-
se. La volonté y est toujours positive, le vouloir vivre, comme chez
Schopenhauer, y est bien permanent. C'est vraiment un élan. L'être
veut créer du mouvement. Il ne veut pas créer du repos.
Sans doute il y a des arrêts, il y a des échecs ; mais la cause de
l'échec, d'après M. Bergson, est toujours externe. C'est la matière qui
s'oppose à la vie, qui retombe sur la vie élancée et en ralentit ou en
courbe le jet. Si jamais la vie pouvait se développer dans quelque mi-
lieu subtil, se nourrir de sucs essentiels, elle achèverait d'un trait son
apothéose. Ainsi la vie se brise ou se divise sur l'obstacle. Elle est une
lutte où il faut toujours ruser, toujours biaiser. Vieille image née avec
l'Homo faber écrasé par ses tâches.
Mais cette matière qui nous présente de constants et multiples obs-
tacles, cette matière autour de laquelle nous tournons, que nous assi-
milons et que nous rejetons dans nos efforts philosophiques pour
comprendre le monde, a-t-elle vraiment, dans le bergsonisme, des ca-
ractères suffisamment nombreux pour répondre à la diversité souvent
contradictoire de ses fonctions ? Il ne le semble pas. On a, tout au
contraire, l'impression que la matière est, pour M. Bergson, purement
et simplement égale à l'échec qu'elle occasionne. Elle est la substance
de nos désillusions, de nos mécomptes, de nos erreurs. On la ren-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 32

contre après l'échec, jamais avant. Elle substantialise le repos après la


fatigue, jamais le repos délicatement construit sur un équilibre réel.
Pourquoi alors ne pas prendre l'échec en soi, dans la contradiction
des raisons d'agir, dans le non-fonctionnement d'une fonction qui de-
vrait agir ? On aurait eu ainsi un exemple de désordre fondamental,
d'un désordre temporel, d'un désordre spirituel.
Il suffit d'ailleurs de creuser la psychologie de l'hésitation pour
mettre à nu le tissu des oui et des non. La vie s'oppose à la vie, le
corps se dévore lui-même et l'âme se ronge. Ce n'est pas la matière
qui fait obstacle. Les choses [22] ne sont que les occasions de nos
tentations ; la tentation est en nous, comme une contradiction et mora-
le et rationnelle. La crainte aussi est en nous, de toute évidence avant
le danger. Comment comprendrait-on le danger sans elle ? Et la plus
insidieuse des inquiétudes naît de la quiétude même. Quand rien ne
m'inquiète, disait Schopenhauer, c'est cela même qui me semble in-
quiétant. Il suffit de dématérialiser un peu l'affectivité pour la voir on-
duler.
En dématérialisant le problème de l'adaptation, on arrivera aux
mêmes conclusions. En effet, saisie au niveau du psychisme humain,
dans nos efforts pour devenir des êtres rationnels et instruits, on
s'aperçoit que l'adaptation se dégage des accidents vitaux. Elle est plu-
tôt le fruit d'une curiosité, d'un soin minutieux à compléter l'harmonie
de l'être, à créer dans l'être de la diversité. Mais par cela même, cette
curiosité est immédiatement bordée par le désintérêt : l'être veut
changer. L'être qui a réussi n'a pas le goût de se maintenir dans la ré-
ussite. La curiosité s'émousse et sautille. Et puis, à la joie de trouver
s'oppose une sorte de besoin de détruire, en une sorte de curiosité à
rebours. Il suffit de désigner cet aspect négateur de la vie spirituelle
pour que bien des caractères biologiques et psychologiques s'éclairent.
On sent comme l'ombre de la Mort dispersée dans la Vie, autant de
points sombres qui marquent tout ce qui veut mourir en nous. On
comprend que la Psychanalyse ait fait récemment une place importan-
te à l'instinct de la mort, à la nécrophilie, au besoin de perdre qui don-
ne un sens nouveau, très dialectique, au besoin de jouer.
Si cependant toutes ces notations psychologiques devaient paraître
secondaires et inefficaces, si l'on ne voyait pas que ce qui joue à la
surface de l'être retentit jusqu'à son principe, nous gardons en réserve
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 33

un argument qui nous paraît décisif. En effet, sur le plan même de la


physiologie, la nécessité du non-fonctionnement de la fonction est si
apparente, si naturelle, qu'on ne pense même pas à la signaler. Du
point de vue énergétique toutes les fonctions [23] sont limitées par des
seuils d'action. En vain suppose-t-on des fonctions assourdies, en
sommeil, en latence. Le simple ralentissement est déjà le signe d'une
discontinuité ! Si l'on part de la fonction dans son action complexe, on
devra voir en effet qu'en ralentissant elle abandonne totalement cer-
tains de ses caractères. En fait ce ralentissement est une descente le
long d'un véritable escalier marqué par de nombreux seuils de diffé-
renciation. Au plus bas degré vient jouer nettement la dialectique la
plus tranchée, la loi du tout ou rien dont Rivers a montré longuement
l'importance dans son livre sur l'inconscient.

VI

Ces notes rapides sont, croyons-nous, suffisantes pour souligner le


rôle de la dialectique dans les phénomènes psychologiques. Mais voi-
ci pourquoi nous rappelons cet aspect dialectique dans un livre de mé-
taphysique : ces dialectiques ne sont pas, comme on serait tenté de le
croire, si l'on suivait les écoles traditionnelles, d'ordre logique. Elles
sont d'ordre temporel. Elles sont foncièrement des successions. Une
fonction ne peut être permanente ; il faut que lui succède une période
de non-fonctionnement, puisque l'énergie diminue dès qu'elle se dé-
pense. Pris dans les phénomènes de la vie, c'est donc toujours en ter-
mes de succession qu'il faut définir les contradictions du comporte-
ment.
Or l'hétérogénéité est si grande entre les termes que la succession
est proprement une discontinuité. M. Bergson amortit souvent cette
hétérogénéité et aussitôt la succession apparaît comme un changement
fondu et flou. Ainsi, M. Bergson prend a priori l'intuition psychologi-
que comme un fil continu, imposant à l'expérience une unité essentiel-
le, comme si l'expérience ne pouvait jamais être contradictoire, jamais
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 34

dramatique 10. « Un esprit qui suivrait purement [24] et simplement le


fil de l'expérience... verrait des faits succéder aux faits, des états à des
états, des choses à des choses. » Il semble aller de soi que les choses
demeurent sous les faits, les états sous le devenir. Et pourtant com-
ment ne pas voir l'isolement des essences, figées en quelque manière
autour de leur formule de dimensions ! Même dans l'ordre de la pen-
sée la plus homogène, on ne peut aller d'une essence à une autre par
une pensée continue. Plus généralement, comment ne pas voir que
toute différenciation dans l'apparence et dans l'allure est le signe de
discontinuités absolues, de telle sorte que le discontinu d'une apparen-
ce est immédiatement l'apparence d'une discontinuité.
Mais M. Bergson va plus loin dans son intuition d'homogénéité
globale. Il admet, comme nous l'avons dit dans notre rapide exposé
des thèses de la continuité bergsonienne, un mouvement d'échange
continu entre les deux pôles distincts du sujet et de l'objet, l'absence
de l'un étant là encore automatiquement la présence de l'autre. Nous
ne cesserions de penser à nous-mêmes que pour penser aux choses, et
de même, quitter les choses serait fatalement rentrer en nous-mêmes.
C'est bien alors présupposer la pensée comme être permanent, comme
substance temporelle. Un point de vue plus fonctionnel, plus phéno-
méniste, s'interdirait de masquer la dualité si nette de l'introversion et
de la pensée objective. Sur le plan des fonctions, dans l'échange des
fonctions, la discontinuité est la première donnée. Nous montrerons
de maintes façons que l'adjonction de l'idée de continuité à l'idée de
succession est une adjonction gratuite, sans preuve, dépassant tou-
jours et partout le domaine de l'expérience tant physique que psycho-
logique. Si l'on veut bien n'étudier la continuité que lorsqu'on consta-
te, on s'aperçoit qu'elle n'intervient que d'une manière factive, tardive,
récurrente. Ce n'est qu'un engourdissement de l'action qui donne cette
impression prétendue primitive de continuité. Mais l'expérience fine
et l'intuition du désordre mental nous ramènent au rythme [25] des oui
et des non, à la vie essayée, éphémère, refusée, reprise. Autant dire
qu'à travers diverses transpositions nous retrouverons étalée sur le
temps la dialectique fondamentale de l’être et du néant. Nous donnons

10 BERGSON, L'évolution créatrice, p. 318. [Livre disponible dans Les Clas-


siques des sciences sociales. JMT.]
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 35

donc son plein sens, à la fois ontologique et temporel à cette formule


bergsonienne : le temps est hésitation.

VII
Sauvera-t-on le continu temporel en définissant le temps comme
une forme a priori ? Cette méthode revient en quelque sorte à subs-
tantialiser le temps par en dessous, dans sa vacuité, à l'inverse de la
méthode bergsonienne qui, avec la durée, le substantialise par en des-
sus, dans sa plénitude.
Il est assez facile de voir que l'intuition directement formelle est
une pure impossibilité. En effet, la prévision du cours du temps est
instruite sur le souvenir, son a priori n'apparaît qu'a posteriori, com-
me une nécessité logique. En fait, l'a priori a été établi par Kant dans
une démonstration d'ordre logique. C'est un résultat analytique qui
souffrira toujours d'une question non résolue : comment la synthèse
de l'événement et de la forme se produit-elle, comment un élément
compact apparaît-il dans ce milieu diaphane ?
Nous croyons alors qu'il faut se donner un peu plus que la simple
possibilité temporelle caractérisée comme une forme a priori. Il faut
se donner l'alternative temporelle qui s'analyse par ces deux constata-
tions : ou bien en cet instant, il ne se passe rien, ou bien en cet instant
il se passe quelque chose. Le temps est alors continu comme possibili-
té, comme néant. Il est discontinu comme être. Autrement dit, nous
partons d'une dualité temporelle, non d'une unité. Cette dualité nous
l'appuyons plutôt sur la fonction que sur l'être. Quand M. Bergson
nous dit que la dialectique n'est que la [26] détente de l'intuition, nous
répondons que cette détente est nécessaire au renouveau de l'intuition
et qu'intuition et détente nous donnent, au niveau de la méditation, la
preuve de l'alternative temporelle fondamentale.
Nous savons bien qu'exprimée ainsi, cette fonction dialectique est
particulièrement vulnérable et que les critiques bergsoniennes vont
revenir facilitées. On nous objectera en effet que sous cette forme il
paraît de toute évidence que le néant n'est, comme le veut M. Berg-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 36

son, que la négation d'une attente humaine : dire qu'il ne se passe rien,
c'est dire évidemment qu'il ne se passe rien dans un ordre de faits dé-
finis d'une manière plus ou moins subjective. Voilà donc l'argument
bergsonien renouvelé. Mais nous ferons à cette objection toujours la
même réponse : dans l'ordre des fonctions, rien n'est pas une autre
chose. Quand, à une lettre déplaisante, nous ne répondons rien, il im-
porte vraiment peu que nous pensions quelque chose. Dans un royau-
me, on peut multiplier la veillée des commis, on n'empêchera pas que
le gouvernement soit interrompu par le sommeil du maître et qu'il soit
toujours un tissu d'autorité et d'anarchie ; on dira alors aussi bien, sui-
vant qu'on critique ou qu'on loue, suivant qu'on est pas socialement
bergsonien ou qu'on l'est : une monarchie est un gouvernement dis-
persé, ou une monarchie est une autorité toujours prête à se manifes-
ter. Mais on devra toujours reconnaître que la continuité est une
continuité supposée, qu'elle se réfugie dans le potentiel, qu'elle est hé-
térogène à ce qui la manifeste.
Naturellement, on ne se contentera pas de cette réponse, on voudra
matérialiser le temps et, dans les intervalles qui mesurent nos défail-
lances, on voudra glisser des choses qui sont chargées de durer ; on
nous attirera vers le règne de J'espace abhorré ; on nous montrera la
matière placide, immobile, inerte, qui attend toujours, qui existe ins-
tallée dans une tranquille immortalité. Et le bergsonisme continu glis-
sera insensiblement et fatalement à une conséquence [27] imprévue :
la matière emplirait encore plus sûrement le temps que l'espace. Su-
brepticement, on a remplacé la locution durer dans le temps par la lo-
cution demeurer dans l'espace et c'est l'intuition grossière du plein qui
donne l'impression vague de plénitude. Voilà le prix dont il faut payer
la continuité établie entre la connaissance objective et la connaissance
subjective.
Dès l'instant où l'on revivrait l'objectivation précise - seule manière
de juger de l'ordre, de la succession, de la durée, dans leur rapport
avec une réalité - on s'apercevrait que cette objectivation se déploie
dans le discontinu des dialectiques, avec les à-coups d'expériences et
de réflexions contraires. Entre la sécurité et la précision, il y a un rap-
port dialectique qu'on pourrait assez bien appeler la relation d'incerti-
tude psychologique : Voulez-vous être sûr de trouver un objet, dans
une objectivation certaine, en lui attribuant une existence absolue, du-
rable, bien indépendante de votre durée propre ? Condamnez-vous à
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 37

définir cet objet grossièrement, comme un ensemble, comme le sym-


bole d'une seule fonction. Alors sans doute vous pourrez dire que vo-
tre chapeau se trouve sûrement au portemanteau, qu'il y demeure, qu'il
vous attend pour sortir. Si, par accident, on l'avait déplacé, vous le
trouveriez du moins dans votre armoire ; aucun désordre essentiel ne
peut ruiner son existence ni interrompre sa durée. Mais voulez-vous
descendre au détail, préciser la connaissance scientifique d'une matiè-
re subtile et non plus la connaissance pragmatique d'un objet particu-
lier ? Vous êtes cette fois obligé d'imaginer des expériences, de pro-
voquer des relations, de dynamiser le monde multiple des atomes. La
matière, en s'effritant sous vos actions précises, finit par ne plus ré-
pondre qu'avec ambiguïté à vos enquêtes. Son existence précise de-
vient aussi singulière que votre existence individuelle. Les coïnciden-
ces entre sujet et objet vont s'atomiser. Elles ne dureront pas. La ma-
tière subtile et précise, vous ne la trouvez plus toujours à la disposi-
tion [28] de l'expérience. Il faut que vous attendiez qu'elle produise
ses événements. Vous êtes maintenant dans l'attente pure et le néant
n'est plus une attente trompée, l'absence n'est plus un déplacement. En
fait, le microphénomène ne se produit qu'au nœud des coïncidences, il
n'apparaît pas tout le long du fil. En dehors de ces coïncidences, il n'y
a place pour aucune expérience.
Cette vacuité dans le développement des microphénomènes nous
proposons d'abord de la constater franchement, de la prendre comme
un fait. Nous faisons ensuite un pas de plus : nous mettons cette va-
cuité au compte des faits, exactement de la même manière que la phy-
sique contemporaine met l'indétermination au compte des faits. En
cela, nous pensons obéir à la prudence métaphysique. En effet, nous
ne nous reconnaissons pas le droit d'imposer le continu quand nous
constatons sans cesse et partout le discontinu ; nous refusons de pos-
tuler le plein de la substance puisque n'importe lequel de ses caractè-
res apparaît dans le pointillé du divers. Quelle que soit la série d'évé-
nements étudiés, nous constatons que ces événements sont bordés
d'un temps où il ne se passe rien. Additionnez autant de séries que
vous voudrez, rien ne prouve que vous atteindrez le continu de la du-
rée. Il est imprudent de supposer ce continu, surtout lorsqu'on se sou-
vient de l'existence d'ensembles mathématiques qui, tout en étant dis-
continus, ont la puissance du continu. De tels ensembles discontinus
peuvent remplacer à bien des égards l'ensemble continu. Inutile de
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 38

descendre plus avant. Psychologiquement, on peut tout expliquer dans


le discontinu. D'ailleurs, nous n'avons même pas le droit de totaliser
toutes les séries, ajoutant trop souvent le connu à l'inconnu. Notre de-
voir philosophique est plutôt de rester dans une série particulière
d'événements, de chercher des liaisons aussi homogènes que possible,
reliant par exemple directement l'esprit à l'esprit, sans passer par l'in-
termédiaire biologique.
Alors sur un plan particulier, au niveau d'une fonction [29] particu-
lière, plus de doute, c'est la dialectique et non la continuité qui est le
schème fondamental. Comme le dit Rivers, « l'alternative de deux ré-
actions opposées rend indispensable l'inhibition de l'une d'elles 11.
Autrement dit, le jeu contradictoire des fonctions est une nécessité
fonctionnelle. Une philosophie du repos doit connaître ces dualités.
Elle doit en maintenir l'équilibre et le rythme. Une activité particulière
doit comporter des lacunes bien placées et trouver une contradiction
en quelque manière homogène à elle-même. Le repos, qui peut accep-
ter des activités contraires, doit refuser des activités hétéroclites. Mais
il n'est pas temps de nous étendre sur ces conclusions. Restons pour le
moment en face de notre problème temporel. Voici alors comment
nous résumerions les résultats de notre discussion sur les rapports de
l'être et du néant.
Prise dans n'importe lequel de ses caractères, prise dans la somme
de ses caractères, l'âme ne continue pas de sentir, ni de penser, ni de
réfléchir, ni de vouloir. Elle ne continue pas d'être. Pourquoi aller
chercher le néant plus loin, pourquoi aller le chercher dans les cho-
ses ? Il est en nous-mêmes, éparpillé le long de notre durée, brisant à
chaque instant notre amour, notre foi, notre volonté, notre pensée. No-
tre hésitation temporelle est ontologique. L'expérience positive du
néant en nous-mêmes ne peut que contribuer à éclaircir notre expé-
rience de la succession. Elle nous apprend en effet une succession net-
tement hétérogène, clairement marquée par des nouveautés, des éton-
nements, des ruptures, coupée par des vides. Elle nous apprend une
psychologie de la coïncidence. Mais alors où est le véritable problème
psychologique du temps ? Où faut-il chercher la réalité temporelle ?
N'est-elle pas à ces nœuds qui marquent les coïncidences ? N’y a-t-il

11 RIVERS, L'instinct et l'inconscient, trad. p. 87.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 39

pas une pluralité dans les lois de succession ? Et s'il y a une pluralité
dans les lois de succession, [30] comment ne pas conclure à une plu-
ralité de durées ? Avant d'arriver à une métaphysique du temps, il faut
donc examiner des durées particulières. Adressons-nous d'abord à la
psychologie pure, à la psychologie simplement temporelle. Nous re-
prendrons ensuite le problème de la succession objective, en exami-
nant les diversités de la causalité.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 40

[31]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE II
LA PSYCHOLOGIE
DES PHÉNOMÈNES
TEMPORELS

Retour à la table des matières

Pour M. Pierre Janet, savoir c'est toujours enseigner. Peu importe


d'ailleurs qu'on communique ou non son savoir, car la pensée intime
est elle-même « une manière de se parler à soi-même, une manière de
s'enseigner soi-même » 12. Or, quel qu'en soit l'objet, l'enseignement
revient nécessairement à suggérer un ordre bien défini pour des ac-
tions séparées, en annonçant le succès soit objectif, soit psychologi-
que, des actions bien ordonnées. Ces actions promises par un ensei-
gnement, on les attend sans être trop exigeant sur les intervalles qui
les séparent, mais en posant quand même des intervalles, et l'on prend
soin de préserver de toute perturbation, durant l'intervalle, les actions
promises. Voilà schématisée la trajectoire qui unit le savoir dogmati-
que à la connaissance prouvée et claire, à la connaissance vraiment

12 Pierre JANET, L'évolution de la mémoire et de la notion de temps, 1928, p.


22. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 41

confirmée par la conscience ; c'est le trajet même de l'enseignement


réel.
À cet égard, la connaissance du temps ne bénéficie naturellement
d'aucun privilège. Elle ne saurait être immédiate et intuitive ou bien
elle se condamnerait à n'être que pauvre et fruste. Pour s'enrichir, cette
connaissance, comme toutes les autres, doit s'exposer. Le temps doit
donc être [32] enseigné et ce sont les conditions de son enseignement
qui forment non seulement les détails de notre expérience mais encore
les phases mêmes du phénomène psychologique temporel. Le temps
est ce qu'on sait sur lui. Et c'est ainsi que M. Pierre Janet dit très net-
tement 13 : « Si nous parlons de savoir sur le temps, il faut que nous
arrivions à donner des manières de se défendre contre le temps et des
manières de s'en servir. » Nous n'avons pas le droit de réaliser notre
ignorance et d'appuyer trop vite le développement du phénomène
temporel intime sur une trame objective. En effet, notre intuition du
temps est trop fugace, trop floue, pour que nous abandonnions trop tôt
les grandes clartés du temps pensé, du temps enseigné. Finalement le
point de vue choisi par M. Pierre Janet, qui peut d'abord sembler arti-
ficiel, apparaît à la réflexion comme la marque d'une grande prudence
philosophique. En bonne méthode, on ne doit pas s'accorder le droit
de parler d'une connaissance qui ne serait pas communicable.
Il faut d'ailleurs bien remarquer que le premier caractère que ren-
contre un psychologue averti dans l'examen des phénomènes tempo-
rels, porte le signe de la dualité fondamentale de la durée. Dès la pre-
mière expérience, en effet, le temps apparaît à M. Pierre Janet comme
obstacle ou comme aide ; il faut s'en défendre ou l'utiliser suivant
qu'on est dans la durée vide ou dans l'instant réalisateur. Psychologi-
quement, c'est l'évidence même qu'il y a un double comportement de-
vant les phénomènes du temps. L'être alternativement perd et gagne
dans le temps ; la conscience s'y réalise ou s'y dissout. Il est donc bien
impossible d'éprouver le temps totalement sur le présent, d'enseigner
le temps dans une seule intuition immédiate.
La durée ne peut pas davantage nous être enseignée directement
par notre passé pris en bloc uniforme. En se plaçant au point de vue

13 Pierre JANET, L'évolution de la mémoire et de la notion de temps, p. 19.


[Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 42

de M. Pierre Janet, on a vite fait [33] de reconnaître en effet que le


souvenir ne s'enseigne pas sans un appui dialectique sur le présent ;
on ne peut faire revivre le passé qu'en l'enchaînant à un thème affectif
nécessairement présent. Autrement dit, pour avoir l'impression qu'on a
duré - impression toujours singulièrement imprécise - il nous faut re-
placer nos souvenirs, comme les événements réels, dans un milieu
d'espérance ou d'inquiétude, dans une ondulation dialectique. Pas de
souvenir sans ce tremblement du temps, sans ce frémissement affectif.
Même dans ce passé que nous croyons plein, l'évocation, le récit, la
confidence, replacent le vide des temps inactifs ; sans cesse, en nous
souvenant, nous mêlons, au temps qui a servi et donné, le temps inuti-
le et inefficace. La dialectique des bonheurs et des peines n'est jamais
si prenante que lorsqu'elle est d'accord avec la dialectique temporelle.
On sait alors que c'est le temps qui prend et qui donne. On prend subi-
tement conscience que le temps va prendre encore. Revivre le temps
disparu, c'est ainsi apprendre l'inquiétude de notre mort. Qu'elle est
belle et qu'elle est vraie cette page où M. René Poirier nous révèle la
brusque conscience de ces fragments de néant et de mort mis au tra-
vers de notre vie 14 : « L'attente nous est un prétexte à éprouver le
passé. Certes, elle est désir déçu, irritation et sentiment d'impuissance,
mais elle est plus encore amertume du temps qui s'est détruit. Chacun
des moments qu'elle use devient un thème de regrets. Entre le passé
vivant et l'avenir s'étend une zone de vie morte, et nulle part le regret
et le sentiment de l'irréparable ne sont plus forts. C'est ainsi que le
temps nous est sensible. Il l'est plus encore dans l'angoisse et la pen-
sée de la mort. Non l'angoisse de telles souffrances ou de tel abandon,
mais celle de n'être plus rien, et que tout un monde soit ainsi détruit.
Qui n'a senti cette pensée, qui entre dans l'âme, comme une lame [34]
tranchante ? La coupure est si rapide qu'elle n'est même pas doulou-
reuse ; mais le cœur la perçoit plus au fond, il se sent défaillant ; ainsi
quiconque pense vraiment la mort ne peut le faire sans pâlir. C'est une
pensée brève, et presque secrète, aiguë comme le cri de l'hirondelle,
ou celui de l'arc entre les mains d'Odysseus, lorsque les prétendants
l'entendent, et elle ne s'atténue que par un lent endurcissement, ou par
une grande espérance. Car on peut tolérer de n'être plus soi, mais qui

14 René POIRIER, Essai sur quelques remarques des notions d'espace et de


temps, p. 64.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 43

peut tolérer de n'être plus rien, s'il en a senti une fois toute la dou-
leur ? Comme un cheval renâcle devant le cadavre d'un autre, ainsi
l'âme devant ce dénuement. » En nous enseignant tout ce que le temps
peut rompre, de telles méditations nous conduisent à définir le temps
comme une série de ruptures. Nous ne pouvons plus vraiment attri-
buer au temps une continuité uniforme quand nous avons pressenti
aussi vivement les défaillances de l'être.
Sur un mode plus doux, le regret des occasions manquées nous met
en présence des dualités temporelles. Quand nous voulons dire notre
passé, enseigner notre personne à autrui, la nostalgie des durées où
nous n'avons pas su vivre trouble profondément notre intelligence his-
torienne. Nous voudrions avoir à raconter un continu d'actes et de vie.
Mais notre âme n'a pas gardé le fidèle souvenir de notre âge ni la
vraie mesure de la longueur du voyage au long des années ; elle n'a
gardé que le souvenir des événements qui nous ont créés aux instants
décisifs de notre passé. Dans notre confidence, tous les événements
sont réduits à leur racine sur un instant. Notre histoire personnelle
n'est donc que le récit de nos actions décousues et, en la racontant,
c'est par des raisons, non par de la durée, que nous prétendons lui
donner de la continuité. Ainsi notre expérience de notre propre durée
passée est appuyée sur de véritables axes rationnels ; sans cette char-
pente, notre durée s'écroulerait. Par la suite nous montrerons que la
mémoire ne nous livre même pas directement l'ordre temporel ; elle a
besoin [35] d'être soutenue par d'autres principes d'ordination. Nous
ne devons pas confondre le souvenir de notre passé et le souvenir de
notre durée. Par notre passé, nous savons tout au plus, dans le sens
même précisé par M. Pierre Janet, ce que nous avons déclenché dans
le temps ou ce qui, dans le temps, nous a heurtés. Nous ne gardons
aucune trace de la dynamique temporelle, de l'écoulement du temps.
Nous connaître, c'est nous retrouver dans cette poussière d'événe-
ments personnels. C'est sur un groupe de décisions éprouvées que re-
pose notre personne.

La connaissance de la durée à venir donnerait lieu aux mêmes re-


marques ; elle ne peut se constituer qu'en se transmettant ; elle ne peut
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 44

se transmettre qu'en s'inspirant de la méthode, à la fois modeste, et


profonde, de M. P. Janet, en traduisant notre élan dans le langage des
actions prévues et des conduites toujours plus ou moins systématisées.
L'avenir entrevu est alors le simple programme des actions promises.
De notre avenir personnel nous ne pouvons réellement penser que nos
actions. Impossible de bien réaliser une expérience passive. Si nous
envisageons des obstacles, c'est toujours par la réaction qu'ils suscite-
ront en nous ; nous prenons toujours le temps futur dans ses moments
positifs. Ainsi toute intuition de l'avenir est une promesse d'actions
qui ne tient pas compte de la durée de ces actions ; cette intuition se
borne à imaginer la succession et l'ordre des instants actifs. Prévoir un
avenir, c'est en fixer la trame, en négligeant les intervalles de la pares-
se, de la fatigue, du loisir ; c'est en isoler les centres de causalités, en
avouant par là que la causalité psychologique, comme nous l'établi-
rons plus longuement par la suite, procède par bonds, en sautant par-
dessus les durées inutiles.
En vain, on voudra faire une différence entre comprendre un pro-
cessus et le vivre : car dans ce qu'on appelle vivre un temps, il faut
toujours faire le départ entre ce qu'on sait et ce qu'on ignore, puisque
dans la locution vivre un [36] temps, on prétend impliquer une sourde
et immédiate connaissance de la durée. Or on ne vit pas plus une igno-
rance qu'on ne voit les ténèbres. La confidence du psychologue qui
nous dit : « En moi, je sens le temps couler sans incident, sans ruptu-
re », ne peut déterminer par une référence à nous-mêmes que le
contact de deux obscurités, que la symphonie de deux silences. Un tel
psychologue nous apparaît comme ces porteurs de mystères et de se-
crets qui nous promettent un trésor et ne nous transmettent qu'un gri-
moire. Non ! pour se référer à une expérience intime il faut pouvoir
échapper à son caractère vague ; il faut prodiguer et varier les exem-
ples. Aussitôt les confidences se singularisent, la contingence de l'ex-
périence temporelle apparaît, les centres de cristallisation psychique
s'isolent. Devant l'expérience fine, des événements menus s'enrichis-
sent.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 45

... Maintenant, cependant que le Destin


approche et que les Heures respirent à peine,
les sables du Temps se changent en grains d'or 15.

Caractère tout spécial de l'observation intime, un jugement de va-


leur intervient qui éclaire le simple jugement d'expérience. Impossible
de connaître le temps sans le juger. C'est par ce jugement que nous
constituons les conduites et c'est en étudiant les conduites qu'on peut
vraiment développer une psychologie des phénomènes temporels.

II

Une fois qu'on a mis en valeur l'influence des instants actifs, on


comprend mieux le caractère subalterne des conséquences qui peuvent
traîner plus ou moins derrière la décision. Les durées des actes consti-
tuants peuvent être allongées ou raccourcies, ces durées ne troublent
pas le [37] caractère essentiel des conduites. Elles ne sont pas atta-
chées à l'acte, elles n'en sont que des suites contingentes et variables,
sans objectivité quantitative. Ce défaut d'objectivité quantitative est le
signe d'un relativisme essentiel. Pourquoi en faire la marque d'une in-
suffisance de la raison humaine, la rançon d'une méthode d'examen
intellectuel qui serait inadéquate à son objet. Devant une action bien
étudiée en un projet bien explicite, l'ordre des actes constituants do-
mine tout. L'idée de longueur de temps est secondaire. Des coopéra-
tions peuvent toujours raccourcir des temps d'exécution trop longs.
Ces coopérations donnent une nouvelle dimension au temps, une di-
mension en profondeur, en intensité, qui donne par des coïncidences
bien réglées une efficacité aux décisions instantanées. Il y a même un
rapport inverse entre la longueur psychologique d'un temps et sa plé-

15 E. POE, Poésie, Politian, trad. MOUREY, p. 109.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 46

nitude. Plus un temps est meublé, plus il paraît court. On devrait don-
ner à cette observation banale une place primordiale dans la psycho-
logie temporelle. Elle serait la base d'un concept essentiel. On verrait
alors l'avantage qu'il y a à parler de richesse et de densité plutôt que
de durée. C'est avec ce concept de densité qu'on peut apprécier juste-
ment ces heures régulières et paisibles, aux efforts bien rythmés, qui
donnent l'impression du temps normal. C'est à ces rythmes bien ca-
dencés, dans une vie à la fois paisible et active, en suivant une dialec-
tique rationalisée que nous référons la longueur d'une période inerte,
d'un repos mal constitué, marqué par les désharmonies et les devenirs
sans figure. En fait, on ne trouve au temps une longueur que lorsqu'on
le trouve trop long.
Le rythme d'action et d'inaction nous paraît donc inséparable de
toute connaissance du temps. Entre deux événements utiles et fé-
conds, il faut que joue la dialectique de l'inutile. La durée n'est per-
ceptible que dans sa complexité. Si pauvre qu'elle soit, elle se pose au
moins en opposition avec des bornes. On n'a pas le droit de la prendre
comme une donnée uniforme et simple.
[38]
Mais nous ne prétendons pas emporter la conviction d'un seul
coup. Pour le moment, nous ne désirons qu'assurer un point de notre
thèse : c'est que la durée est métaphysiquement complexe et que les
centres décisifs du temps sont ses discontinuités. Pour ruiner notre
observation, il ne suffit pas de dire que sous les discontinuités appa-
rentes subsiste une continuité en soi. Nous devons en effet rester sur
le plan de la conscience. Dès lors les conduites temporelles disconti-
nues apparaissent les plus simples, les conduites temporelles conti-
nues sont plus artificielles.
En examinant ainsi le problème sous l'angle des conduites tempo-
relles, nous allons voir tout de suite que l'utilisation systématique du
temps est difficilement acquise, difficilement enseignée. On s'expli-
que alors qu'on se contente souvent de connaissances temporelles gé-
nérales et confuses. En effet, M. Pierre Janet divise les conduites psy-
chologiques en deux groupes très différents : les conduites primaires
et les conduites secondaires, et il montre que la psychologie des phé-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 47

nomènes temporels ne peut rendre place dans les conduites primai-


res 16 : « Je ne crois pas que l'on puisse trouver un seul acte primaire
qui soit en rapport avec le temps... Pour qu'il y ait adaptation au
temps, il faut quelque chose de nouveau, de surajouté. Il existe alors
ce que nous appelons les actes secondaires. » Ainsi tout usage de la
durée est un usage difficile, aléatoire ; c'est un risque. Loin que la du-
rée intime soit notre bien foncier, elle est notre oeuvre et elle est tou-
jours précédée d'une action centrée sur un instant. C'est cette action
primitive qui doit d'abord s'adapter plus ou moins exactement aux
conditions spatiales. Il faut que nous attachions notre temps aux cho-
ses pour qu'il Boit efficace et réel.
On nous objectera encore qu'une action instantanée entraîne derriè-
re elle une durée pour s'achever. Mais c'est [39] là une durée catagé-
nique qui se désintéresse du destin de l'acte initial et qui se dépense
sur des rythmes inférieurs, en des conséquences purement physiologi-
ques ou physiques. Cette durée catagénique n'a rien de commun avec
la durée anagénique qu'il faut entretenir et nourrir. Elle n'est vraiment
pas un ingrédient de l'acte ; sur le plan psychologique où nous nous
plaçons, elle ne joue aucun rôle ; on peut l'éliminer. En tout cas, cette
durée qui s'amortit, qui traîne, qui suit, n'est pas une conduite ; on ne
peut pas l'enseigner ; on ne peut donc pas vraiment la connaître.
Donc pour continuer réellement un acte primitivement adapté à
l'espace, il faut faire un nouvel effort et ajouter un acte second. C'est
là un de nos arguments principaux que nous croyons devoir souligner.
Et nous trouvons encore un nouvel appui dans les thèses de M. Pierre
Janet. En effet, pour M. Pierre Janet, l'effort est un phénomène sura-
jouté, dont sont seuls capables les êtres évolués. L'effort est sous la
dépendance du cerveau, autant dire sous la dépendance de l'intelligen-
ce. La continuation n'est pas naturelle au niveau du réflexe. C'est le
cerveau qui, en apportant des raisons, adjoint un déroulement continu,
place derrière les causes de déclic les causes de déroulement. C'est
cette adjonction des raisons qui fait le courage. On ne persévère dans
l'action que par un jugement de valeur, en suivant une conduite se-
condaire. M. Pierre Janet écrit 17 : « Dans la durée et dans la prolon-

16 P. JANET, loc. cit., p. 53.


17 P. JANET, loc. cit., p. 55.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 48

gation des actes, il y a un phénomène d'effort. Chose bizarre mais


qu'il faut constater, les actes deviennent difficiles par le simple fait
qu'ils durent. Faire une action pendant un quart d'heure, ce n'est pas la
même chose que la faire pendant une demi-heure... Le temps ajoute
une difficulté. Les premiers êtres n'ont pas réagi à cette difficulté ; ils
arrêtent l'action : arrive que pourra... Mais l'animal à un plus haut de-
gré de développement ajoute un effort et perpétue l'action. Nous pou-
vons dire [40] que le commencement de la durée, le premier acte qui
est fait relativement à la durée, c'est l'effort de continuité, l'effort de
continuation. » Ainsi la volonté claire et prévoyante ouvre la durée
comme une perspective ; elle place une suite d'actes supplémentaires
derrière l'impulsion première ; elle se révèle comme puissance de syn-
thèse déterminant une convergence organique. On obtient de la durée
en intéressant progressivement des muscles de plus en plus nombreux.
L'analyse de la continuité d'un effort conduirait à répéter presque ter-
me pour terme la fine étude que M. Bergson a développée à propos de
l'intensité d'un effort. Il y a pluralité dans le développement de la
continuité comme il y a pluralité dans l'intensité accrue d'un effort. On
peut voir que cette intensité et cette continuité sont en quelque maniè-
re homographiques et que la somme arithmétique des efforts particu-
liers qui s'amassent pour donner une intensité se dispersent le long
d'une succession pour donner une durée. Bien entendu, en y regardant
d'assez près, on verra qu'une telle prolongation est faite d'impulsions
séparées. Toute psychologie de l'effort doit accéder non seulement à
la géométrisation de l'effort, comme l'indique M. Bergson qui lit l'in-
tensité dans le volume musculaire progressivement intéressé, mais
encore à l'arithmétisation de l'effort qui compte les muscles progressi-
vement alertés.
Nous sommes ainsi peu à peu amenés à bien séparer, du point de
vue fonctionnel, la volonté qui déclenche l'acte et la volonté qui le
continue. Avant l'adjonction de la volonté de durer, il n'y avait à
considérer que l'acte réflexe bloqué sur l'instant, prenant tout son sens
dans quelque coïncidence spatio-temporelle. Au contraire, la pensée,
la réflexion, la volonté claire, le caractère opiniâtre, donnent de la du-
rée à un acte éphémère en apprenant à y adjoindre des actes secondai-
res appropriés. Nous saisissons donc la durée dans son caractère de
conduite, dans son caractère d'œuvre.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 49

[41]

III

Il y a d'ailleurs, dans l'ouvrage de M. Pierre Janet, de nombreuses


pages sur la psychologie du commencement. C'est là une psychologie
toute spéciale qui pourrait donner la clef de bien des problèmes. L'es-
prit est peut-être essentiellement un facteur de commencements. M.
Pierre Janet distingue d'abord ce que l'on pourrait appeler les com-
mencements majestueux, ceux qui inaugurent une durée mais qui, au
fond, n'appartiennent pas à ce qui dure. La pose de la première pierre
par un ministre n'a rien de commun avec la construction entreprise par
les ouvriers. Il n'en fut pas toujours ainsi. Certains introïts religieux
sont de véritables préparations psychologiques à la vie mystique, à la
continuité de l'émotion religieuse. M. Mauss a étudié de ce point de
vue les cérémonies de la purification. Du simple point de vue psycho-
logique, on ne saurait donner trop d'importance à cette consécration
des commencements. M. Pierre Janet conclut justement 18 : « Les ges-
tes de commencement et de terminaison jouent un rôle énorme, ex-
trêmement considérable. » Et il signale que chez les primitifs, il n'y a
pas « d'actes d'introduction et d'actes de clôture ». Les primitifs se
bornent aux actes explosifs, c'est-à-dire à des actes qui ne continuent
vraiment pas, psychologiquement parlant, puisque leurs conséquences
sont tout au plus d'ordre physiologique. De même, chez certains né-
vrosés, se perd la conduite de continuation où doivent se distinguer
l'effort qui commence et l'effort qui continue. « C'est le grand caractè-
re de l'acte épileptique, cet acte explosif que rien ne fait prévoir, que
le sujet lui-même ne prévoit pas, qui n'a pas de commencement et qui
se clôture sans qu'on sache pourquoi. »
Toute durée bien constituée doit ainsi être pourvue d'un commen-
cement nettement distingué. Dans ces débuts [42] magnifiques et so-

18 P. JANET, loc. cit., pp. 62-63.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 50

lennels, comment ne pas voir la causalité de la raison substituée à la


prétendue causalité d'une durée. Ici se marque la suprématie du temps
voulu sur le temps vécu. Pour bien souligner l'isolement causal et
temporel de l'acte initial, qu'on nous permette donc de nous exprimer
sous forme paradoxale : ce qui fait marcher la locomotive, c'est le sif-
flet du chef de gare. La vie consciente est de même une activité de
signaux. C'est une activité de chef. Une intuition claire est un com-
mandement.
Mais considérons maintenant des conduites comme l'élan, l'en-
thousiasme, la tentation, où le début de l'acte paraît engrener norma-
lement la suite de l'acte. Nous allons voir que ce début est cependant
encore peu homogène à ce qui le suit. « Lorsque nous faisons une ac-
tion, dit M. Pierre Janet 19, nous dépensons de la force dans ce que
nous faisons, mais il y en a toujours de trop et la force que nous met-
tons en trop va jouer un rôle dans les mouvements successifs ; c'est ce
qu'on appelle d'un seul mot : l'élan. » Vu sous ce jour, l'élan est donc
une sorte de manque d'économie de l'effort. En s'élançant, on croit
s'accrocher à une durée toute faite ; en réalité, on manque à comman-
der à la durée, à constituer une durée. L'élan apporte d'une manière
paradoxale la passivité à l'action. On peut en être sûr : qui s'élance se
fourvoie. Quand nous en serons à dépeindre la vie rythmique, bien
attachée à la dialectique temporelle des repos et des actions, nous ver-
rons que l'élan est une conduite temporelle trop simple, trop ingénue,
précisément parce que cette conduite enlève la possibilité des reprises,
la liberté des commencements, le groupement actif et polymorphe des
instants réalisateurs.
Résumons donc ici notre jugement sur la doctrine des commence-
ments. M. Pierre Janet a vraiment découvert une conduite temporelle
spéciale de la plus grande importance. Pour en enseigner toute la por-
tée, pour en posséder vraiment [43] la maîtrise, il faut isoler le com-
mencement et le prendre comme événement pur. Autrement dit, nous
avons besoin du concept de l'instantané pour comprendre la psycholo-
gie du commencement. Bien des conduites en réalité différentes du
commencement ne reçoivent d'ailleurs de lumière que par référence à
la psychologie du commencement, Ainsi nous n'avons guère de

19 P. JANET, loc. cit., p. 65.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 51

connaissance de l'élan qu'en le rapportant à son impulsion première.


De toute manière, il faut conclure que les conduites qui engagent la
durée ne sont pas des conduites simples puisqu'on peut en détacher
quelques événements décisifs qui, à bien des titres, méritent le qualifi-
catif de primordial.

IV

Ce qui est peut-être encore susceptible d'éclairer indirectement la


conduite du commencement, c'est le rapprochement de cette conduite
et de la psychologie du changement. Commencer et changer sont loin
de correspondre. On peut clairement enseigner un commencement ;
on ne peut guère que suggérer un changement. Au fond la conduite
fondamentale du changement n'est pas encore bien connue des psy-
chologues. Le franc aveu de M. Pierre Janet sur ce point est très ins-
tructif car il nous prouve que nous connaissons bien mal la psycholo-
gie temporelle. Il conclut ainsi sa troisième leçon : « Le changement
est le point de départ de toutes les sciences du temps. Il doit donc y
avoir une conduite du changement. Nous ne la connaissons pas. » M.
Pierre Janet se refuse à suivre Guyau et Fouillée quand ces auteurs
parlent d'une sensation de changement. « La sensation, objecte-t-
il 20... c'est un état statique... sur la table nous avons du rouge et à côté
du vert ; nous avons deux sensations, l'une rouge, l'autre verte. Si
nous passons de la première à la seconde, nous avons [44] d'autres
sensations, mais nous n'avons de sensation que de l'une et de l'autre. »
Impossible, une fois de plus, de combler un vide au sein de l'altérité.
La vraie prudence méthodologique, c'est de postuler une discontinuité
dès qu'on est sûr qu'un changement s'est produit. En fait, en cette oc-
casion, la tendance habituelle est au contraire de postuler un continu
sous-jacent. Comme les changements manquent de synchronisme, on
croit pouvoir trouver dans des domaines différents, les éléments in-

20 P. JANET, loc. cit., p. 95.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 52

termédiaires qui estompent le changement. Parfois ces éléments ajou-


tés sont pour ainsi dire des facteurs de flou. Nous avons mis ainsi la
mélancolie sur l'automne pour que, doucement, insensiblement, en
mourant, les feuillages puissent passer du vert à l'or. Nous mêlons les
genres pour justifier les jeux de scènes. Mais, en fait, les transitions
transcendent toujours les domaines qu'il s'agit de relier. L'âme met la
confusion de ses sentiments sous les déterminations discontinues de
l'esprit. On ne saurait donc donner trop d'importance à cette remarque
de M. Pierre Janet : « Le changement... est presque toujours en rap-
port avec des sentiments, très souvent le sentiment de la tristesse. Le
changement au fond est assez triste ; presque toujours, sous toutes ses
formes, c'est la disparition. » Ainsi nous fondons tous les événements
de notre vie dans le continu de nos peines ; nous traduisons dans le
langage ému de la continuité ce qui s'exprimerait plus exactement
dans le récit net et tranchant des événements objectifs. La continuité
n'est que notre émotion, notre trouble, notre mélancolie et le rôle de
l'émotion n'est peut-être que d'émousser la nouveauté toujours hostile.
Ainsi l'on peut conclure avec M. Pierre Janet en se plaçant au point de
vue des conduites temporelles 21 : « Le sentiment est une régulation
de l'action. »
[45]

V
Il n'y a pas que le changement qui soit susceptible de nous faire ac-
céder à une conduite discontinue. On peut trouver des cas psychologi-
ques plus nets qui permettent d'enseigner une véritable conduite du
néant. M. Pierre Janet a en effet insisté sur les conduites différées, sur
les interruptions d'une action dont la suite est reportée à l'avenir. Or,
différer une action, c'est en suspendre la causalité, c'est enlever à la
durée continue sa principale fonction. Le flot n'est plus poussé par le
flot. Nous sommes libres de décider de l'urgence.

21 P. JANET, id., ibid., p. 99.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 53

Ce n'est pas là une conduite isolée ; elle interfère avec des condui-
tes qui, à première vue, en paraissent éloignées. Ainsi, d'après la théo-
rie de M. Pierre Janet, la mémoire est sous l'influence des conduites
différées. M. Pierre Janet prétend à juste titre que la mémoire est une
faculté tardive, indirecte, liée à la raison, en rapport avec l'organisa-
tion sociale : « M. Bergson admet ordinairement qu'un homme isolé a
de la mémoire. Je ne suis pas de cet avis. Un homme seul n'a pas de
mémoire et n'en a pas besoin 22 » et plus loin : « L'acte de mémoire
est un acte relativement rare... Je ne peux pas prétendre que nous
avons une mémoire universelle, que nous embrassons dans cette mé-
moire tout ce que nous avons vu. C'est absolument imaginaire ; c'est
là le principe métaphysique qui a rempli le souvenir pur, supposition
tout à fait arbitraire. » Nous allons voir le souvenir se constituer dans
une véritable durée réfléchie, dans un temps récurrent. En effet la
mémoire paraît bien s'éclaircir par des choix, s'affermir par ses cadres
et non pas par sa matière. Elle pratique l'enjambement temporel de
l'action différée. En d'autres termes, on se souvient d'une action plus
sûrement en la liant à ce qui la suit qu'en la liant à ce [46] qui la pré-
cède. Il faut aller jusqu'à cette conclusion paradoxale si l'on admet que
toute pensée claire - donc enseignée - doit s'appuyer sur des condui-
tes. Or des conduites ne sont possibles qu'en se donnant un avenir et
en explicitant leur finalisme. La durée vécue nous livre bien la matière
de souvenirs, elle ne nous en livre pas le cadre, elle ne nous permet
pas de dater et d'ordonner les souvenirs. Mais un souvenir non daté
n'est pas un véritable souvenir. Loin d'être le souvenir pur, il reste une
rêverie mêlée d'illusions. Or, c'est parce que nous savons faire le vide
devant notre action - autrement dit, la différer ; autrement dit encore,
briser sa causalité catagénique - que nous avons le moyen d'encadrer
nos souvenirs. Nous retrouvons sans cesse l'idée profonde des cadres
sociaux de la mémoire que M. Halbwachs a exposée dans un livre
admirable. Mais ce qui fait le cadre social de la mémoire, ce n'est pas
seulement une instruction historique, c'est bien plutôt une volonté
d'avenir social. Toute pensée sociale est tendue vers l'avenir. Toutes
les formes du passé, pour donner des pensées vraiment sociales, doi-
vent être traduites dans le langage de l'avenir humain. Dès lors, même
sur le plan individuel, il est impossible de se référer purement et sim-

22 P. JANET, loc. cit., pp. 218-255.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 54

plement à une intuition intime, à une connaissance que le passé écri-


rait passivement dans notre âme. Et c'est ainsi que M. Pierre Janet
n'hésite pas à écrire 23 : « L'action différée est à mon avis le véritable
point de départ de la mémoire. »
C'est dans l'action différée que nous prenons clairement conscience
du négativisme, puisque la négation devient ici une conduite. On fait
vraiment le vide devant l'action différée. Sans doute, M. Bergson di-
rait qu'on s'empresse de combler ce vide en faisant d'autres actions.
Mais la dialectique n'est pas si fournie et l'on peut observer l'attitude
du refus qui s'organise en tant que refus.
Le problème du rappel des souvenirs s'éclairerait aussi [47] en prê-
tant plus d'attention à l'instant où les souvenirs se fixent réellement.
Nous verrions alors le rôle de la coordination des événements nou-
veaux, la rationalisation quasi instantanée des événements liés dans un
souvenir complexe. Avant de s'occuper de la conservation des souve-
nirs, il faut étudier leur fixation car ils se conservent dans le cadre
même où ils se fixent, comme des totalités plus ou moins rationnelles.
Et c'est ainsi que M. Pierre Janet propose justement de joindre le pro-
blème des amnésies à celui de l'amnémosynie, autrement dit, d'atta-
cher plus d'importance à l'absence de mémoire qu'à la perte de mé-
moire 24. On saisirait alors le rôle de la pensée dramatique dans la
fixation de nos souvenirs. On ne retient que ce qui a été dramatisé par
le langage ; tout autre jugement est fugace 25. Sans fixation parlée,
exprimée, dramatisée, le souvenir ne peut être rapporté à ses cadres. Il
faut que la réflexion construise du temps autour d'un événement au
moment même où l'événement se produit pour qu'on retrouve cet évé-
nement dans le souvenir du temps disparu. Sans la raison, la mémoire
est incomplète et inefficace.
En étudiant les conditions temporelles de la fixation des souvenirs,
on verrait aussi la puissance de mémorisation d'un événement attendu
et désiré. Il semble que l'attente fasse le vide en nous, qu'elle prépare
la reprise de l'être, qu'elle aide à comprendre le destin ; bref, l'attente

23 P. JANET, loc. cit., p. 232.


24 Voir P. JANET, loc. cit., p. 225.
25 Comme le dit JÉRUSALEM (Urtheilsfunction, p. 9), « la langue dramatise
toujours les jugements les plus simples ».
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 55

fabrique des cadres temporels pour recevoir les souvenirs. Quand


l'événement clairement attendu survient - nouveau paradoxe - il nous
apparaît dans une claire nouveauté. Rien ne se passe comme on l'avait
prévu ; l'événement vient donc à la fois satisfaire et décevoir notre
attente, justifier la continuité du cadre rationnel vide et imposer la dis-
continuité des souvenirs empiriques. Tous ceux qui savent jouir de
l'attente même anxieuse reconnaîtront avec quel art [48] elle fait du
pittoresque, du poétique, du dramatique. Elle fait de l'imprévu avec le
prévu. Enivrante joie du rendez-vous ! Il suffit d'aimer assez, de
craindre tout, d'attendre dans la plus folle des inquiétudes, pour que
celle qui tarde apparaisse soudain plus belle, plus certaine, plus ai-
mante. L'attente en creusant le temps rend l'amour plus profond. Elle
place l'amour le plus constant dans la dialectique des instants et des
intervalles. Elle rend à un amour fidèle le charme de la nouveauté.
Alors les événements anxieusement attendus se fixent dans la mémoi-
re ; ils prennent un sens dans notre vie. Les grands souvenirs sont ain-
si le dénouement du drame d'un jour, du drame d'une heure. Ils sont la
récompense d'un refus préalable de vivre autre chose que ce qu'on dé-
sire. C'est en différant les actions médiocres, en s'acharnant à prévoir
l'imprévisible, qu'on se prépare à être richement contredit par le bon-
heur. En nous contredisant, l'événement se fixe en notre être. L'assi-
milation dialectique est la base même de la fixation des souvenirs. Il
n'y a pas de mémoire sentimentale sans un drame initial, sans une sur-
prise des contraires.
Cette thèse de l'encadrement préalable des souvenirs que nous
avons tenu à développer d'abord sur le domaine affectif le plus défa-
vorable à notre point de vue apparaîtrait Plus claire sur le domaine de
la mémoire proprement intellectuelle. Toute prise de mémoire est so-
lidaire d'une schématisation qui, en datant les événements, les isole.
Elle les vide de leur durée pour leur donner une place précise. Cette
schématisation est comme un canevas rationnel, comme un plan de
développement pour la narration de notre passé. Ce plan croit lier les
faits ; en réalité, il les sépare. Par exemple, en montrant que deux évé-
nements sont en suite logique, la narration fait la preuve que le second
est produit par une conduite différée à partir du premier. De même
pour bien comprendre la durée ouverte devant nous, il faut vivre par
la pensée les promesses de l'avenir ; il faut substituer à l'impression
bien vague et [49] pauvre du vécu la décision du plan de vie. On se
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 56

sent une durée en proportion du nombre des projets. Les vrais biens,
ceux qu'on croit substantiels, ce sont ceux qu'on peut reporter à l'ave-
nir. Ce report ne peut se faire sur un schème de continuité homogène ;
car tout ce qui en fait la sécurité relève d'une raison. Je veux bien dire
demain à mon plaisir si la raison me prouve que demain mon plaisir
sera meilleur. L'organisation de la mémoire est parallèle à cette orga-
nisation de la durée présente. Les conditions du rappel sont les mêmes
que les conditions constructives de fixation. C'est un abus d'analyse
intolérable qui nous fait séparer la fixation et le rappel des souvenirs.
Les souvenirs ne se fixent que s'ils obéissent de prime abord aux
conditions de rappel. On ne se souvient donc qu'en procédant à des
choix, en décantant la vie trouble, en retranchant des faits dans le cou-
rant de la vie pour mettre des raisons. Les faits tiennent dans la mé-
moire grâce à des axes intellectuels. Elle est d'une singulière profon-
deur cette pensée de M. Pierre Janet 26 : « Ce qui a créé l'humanité,
c'est la narration, ce n'est pas du tout la récitation. » Autant dire qu'on
ne se souvient pas par une simple répétition et qu'on doit composer
son passé. Le caractère est une histoire tendancieuse du moi. M. Pier-
re Janet fait bien remarquer d'ailleurs qu'avec la prise de mémoire, le
travail de mémorisation n'est point achevé, « il n'est pas fini quand
l'événement est terminé, parce que la mémoire se perfectionne dans le
silence. Le petit enfant essaie le roman qu'il se prépare à dire à sa mè-
re... C'est le perfectionnement graduel des souvenirs qui se fait peu à
peu. C'est pour cela qu'après quelques jours un souvenir est meilleur
qu'au commencement, il est mieux fait, mieux travaillé. C'est une
construction littéraire qui est faite lentement avec des perfectionne-
ments graduels » 27. Les événements ne se déposent donc [50] pas le
long d'une durée comme des gains directs et naturels. Ils ont besoin
d'être ordonnés dans un système artificiel - système rationnel ou so-
cial - qui leur donne un sens et une date. C'est pourquoi un délire qui
n'est pas suffisamment systématique ne laisse point de trace. M. Pierre
Janet remarque justement 28 : « Après le délire épileptique même
complexe, il n'y a pas de mémoire. Ce n'est pas parce qu'il est compli-

26 P. JANET, loc. cit., p. 261.


27 P. JANET, loc. cit., p. 266.
28 Id., loc. cit., p. 224.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 57

qué, c'est parce que les malades n'ont pas construit l'acte de mémoire,
ils sont trop bêtes pendant ce délire. »
Ainsi le souvenir est un ouvrage souvent difficile, ce n'est pas une
donnée. Ce n'est pas un bien disponible. On ne peut le réaliser qu'en
partant d'une intention présente. Aucune image ne surgit sans raison,
sans association d'idées. Une psychologie plus complète devrait, sem-
ble-t-il, souligner les conditions rationnelles ou occasionnelles du re-
tour sur le passé. En particulier, la psychanalyse aurait intérêt à mettre
l'accent sur l'importance présente des traumatismes passés. Dans le
style même de M. Pierre Janet tout prétendu récit d'un rêve en est pré-
cisément la narration. Ce n'est pas loin d'être une justification, une
démonstration. On pourrait donc doubler la psychanalyse. Pourquoi le
malade a-t-il fait ce rêve, demande-t-elle ? Il faudrait ajouter : Pour-
quoi le raconte-t-il ? On reviendrait ici à l'examen des conditions pré-
sentes de la psychose.
Pour M. Pierre Janet, précisément « le problème de la remémora-
tion est avant tout un problème de déclenchement et de stimulation.
Pourquoi donc notre individu qui a différé l'acte, va-t-il cesser de le
différer ?... Le mérite et le miracle de la mémoire, c'est d'avoir cons-
truit un acte qui se déclenche à propos de quelque chose qui n'est pas
précis, qui n'est pas encore arrivé. C'est une préparation à obéir à un
autre signal que les signaux ordinaires ». C'est un engrenage qui at-
tend son déclic d'une coïncidence future. [51] La mémoire ne se réali-
se donc pas d'elle-même, par une poussée intime. Il faut la distinguer
de la rêverie précisément parce que la mémoire véritable possède une
substructure temporelle qui manque à la rêverie. L'image de la rêverie
est gratuite. Elle n'est pas un souvenir pur parce qu'elle est un souve-
nir incomplet, non daté. Il n'y a pas de date et de durée où il n'y a pas
de construction ; il n'y a pas de date sans dialectique, sans différences.
La durée, c'est le complexe des ordinations multiples qui s'assurent
l'une sur l'autre. Si l'on prétend vivre dans un domaine unique et ho-
mogène, on s'apercevra que le temps ne peut plus marcher. Tout au
plus, il sautille. En fait, la durée a toujours besoin d'une altérité pour
paraître continue. Ainsi, elle paraît continue par son hétérogénéité,
dans un domaine toujours autre que celui où l'on prétend l'observer.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 58

Toujours et partout les phénomènes du temps apparaissent de pri-


me abord dans un progrès discontinu. Ils nous livrent un ordre de suc-
cession. Rien de plus, rien de moins. En particulier leur liaison n'est
jamais immédiate. À bien des égards, la succession est libre ; elle ad-
met des suspensions d'actions, des hétérogénéités manifestes comme
on va le voir en examinant d'un peu près le problème de la causalité
dans ses rapports avec le temps.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 59

[52]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE III
DURÉE ET CAUSALITÉ
PHYSIQUES

Retour à la table des matières

En fait, toute causalité s'expose dans le discontinu des états. On re-


présente un phénomène comme cause et un autre phénomène comme
effet, en les entourant chacun d'un trait qui les définit et les isole, en
donnant à chacun l'unité d'un nom, en dégageant pour chacun le ca-
ractère organique essentiel. Si l'on parle d'effet bien déterminé, on
veut évincer l'accident. Si l'on parle de cause certaine, on veut hiérar-
chiser les apparences dans le phénomène. Sans doute, un bergsonien
verra dans cette double désignation statique une simple preuve des
nécessités linguistiques et spatialisantes qui dominent notre intelli-
gence. Il en appellera à une intuition intime pour suivre de l'un à l'au-
tre phénomène la continuité causale. Mais ce lien continu tout intime
ne s'exprimera à son tour que par un mot général, sans preuve objecti-
ve. On n'arrivera jamais à dérouler la causalité. Dès qu'on analyse une
cause de déroulement, dès qu'on en précise l'évolution, on divise cette
cause de déroulement en états successifs ; et en affirmant que ces états
sont liés, on élimine curieusement la durée qui les relie. On a fait de la
cause un phénomène si complet qu'il semble que la cause doive s'ac-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 60

complir toute seule et amener l'effet dans un temps plus ou moins


long, qu'il est peu intéressant de déterminer.
Qu'on ne nous accuse pas trop tôt d'abstraction ! Qu'on [53] ne
voie pas là en particulier une adhésion subreptice à la thèse bergso-
nienne d'un temps mathématique qui ne représenterait le flux des phé-
nomènes que par une série de coupes transversales ! Non, ni la cause
ni l'effet ne sont de simples coupures temporelles. Ils ont tous deux
une certaine structure temporelle. Cette structure constitue pour cha-
cun une durée. Mais ce que nous affirmons, c'est que cette durée, en
quelque manière immobilisée pour constituer séparément la cause et
l'effet, n'est nullement efficace pour lier l'effet à la cause. On n'a pas à
tenir compte de la durée dans la cause, ni de la durée dans l'effet pour
les lier temporellement. Au sein de la cause, la durée n'est que prépa-
ration. Au-delà de l'effet, la durée n'est qu'amortissement. Un phéno-
mène longuement préparé ne réagit pas plus fortement qu'un phéno-
mène brusqué. La causalité physique ne se quantifie pas par la durée.
Il faut toujours en venir a poser le phénomène cause et le phénomène
effet comme deux états séparés, et puisque leur durée particulière est
inefficace, il convient de les vider en quelque sorte temporellement.
On est sur la pente qui mène à la rationalisation de la causalité. Insen-
siblement, on prend la cause comme un principe et l'effet comme une
conséquence. Leur liaison est alors aussi bien contemporaine que dif-
férée. Cause et effet rationalisés sont figés dans leur individualité. Dès
l'instant où l'on déduit l'un de l'autre, on évince l'irrationalité de leur
lien temporel ; ce lien n'est qu'une contingence, qu'un déclic. On dis-
pose presque toujours de moyens pour accélérer l'effet quand on a
bien compris une cause. En préparant pour le conférencier du sucre en
poudre, on lui donnera le moyen de boire, comme un déclic, sans at-
tendre, son verre d'eau sucrée. Il n'y a rien de vraiment objectif dans le
temps que l'ordre de succession. De toute manière, en revenant sur le
solide terrain de la preuve effective, dans le domaine de l'objectivité
discutée et de l'expérience démontrée, les phénomènes sont présentés
comme successifs et discontinus. Le récit historique [54] des phéno-
mènes physiques est rempli d'interrègnes que le savant néglige à juste
titre : ils sont négligeables, ils doivent donc être négligés.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 61

II

Nous allons voir en second lieu que la vérification de la causalité


se présente dans une atmosphère de négations, dans une espèce de vi-
de logique, qui accentue encore l'isolement de la cause et de l'effet.
Faisons cette preuve sur un exemple aussi simple que possible, là
où l'aspect positif est, à première vue, particulièrement net et franc.
En exemple d'une étroite synthèse, Kant prend le jugement suivant : le
soleil échauffe cette pierre. Or sous cette forme positive se cache une
somme incalculable de jugements négatifs. En effet, le jugement d'ex-
périence n'est pas seulement a posteriori ; il est tardif. Il clôt une po-
lémique. C'est même par l'absolu dans la négation que le principe de
causalité reçoit ici son caractère de nécessité : on n'est sûr que de ce
qu'on nie. Essayons de suivre, là encore, la polémique du refus qui
prépare l'adhésion à la causalité.
Avant tout, d'une manière générale, l'application du principe de
causalité revient à nier une activité substantielle. Loin que la catégorie
de substance soit, comme le soutient Schopenhauer, une réplique de la
catégorie de causalité, la catégorie de causalité nie, par fonction, l'ac-
tion causale de la substance. Un phénomène est cause d'un autre phé-
nomène. Les choses se transmettent la cause ; elles ne la suscitent pas.
Une cause de soi est une tautologie ou bien un Dieu. C'est peut-être
par ce biais que causalité et participation apparaissent le plus nette-
ment comme contradictoires. Dans la mesure où une qualité est pen-
sée comme participant à une activité substantielle, elle échappe à
l'analyse causale.
Au surplus, l'affirmation d'une action étrangère n'est [55] pas en-
core pleinement positive ou, du moins, elle n'est positive que dans la
mesure où elle est imprécise et générale. Dès que cette affirmation se
précise, elle met en jeu des négations. On ne distingue les traits d'un
phénomène que par des différenciations. Poser l'efficacité d'une cause,
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 62

c'est constater l'inefficacité de diverses causes supposées. Ainsi affir-


mer que le soleil échauffe cette pierre, c'est faire la preuve :

1º Qu'elle ne s'échauffe pas d'elle-même, par activité substan-


tielle ;
2º Qu'elle n'est pas échauffée par une autre source de chaleur.

Notre thèse serait d'ailleurs plus pertinente si l'on pouvait la déve-


lopper à propos d'un exemple plus scientifique, car on sentirait mieux
alors le rôle polémique indispensable des fausses hypothèses. Cepen-
dant, il y a un intérêt méthodologique à attaquer le problème sur un
exemple aussi familier que celui choisi par Kant. En effet, la familia-
rité accroît la fausse apparence positive de notre expérience. Devant le
monde lent et terne de l'expérience grossière, on désapprend bien vite
de s'étonner. On arrive à penser symboliquement parce que les phé-
nomènes d'ensemble sont immobiles comme des symboles. On s'ap-
puie sur des ensembles sensoriels en s'imaginant que ces ensembles
sont des synthèses. C'est dans cet esprit qu'on nous fera de nouveau
l'objection suivante : n'y a-t-il pas synthèse des phénomènes de la lu-
mière et des phénomènes de la chaleur quand un seul et même rayon
frappe et nos mains et nos yeux ? Ou encore, dans une expression plus
réaliste, n'est-il pas évident que la vibration du rayon est à la fois lu-
mière et chaleur ? Or cette réunion sensorielle, en nous mettant sur le
chemin de l'identité, nous invite à l'inertie intellectuelle. La déclara-
tion d'identité, en éliminant les différences, termine l'expérience. Et
qui ne voit cependant qu'une telle expérience est loin d'être seulement
ébauchée ? Mais la réponse est si claire qu'elle paraît [56] définitive.
Elle est si rapide qu'elle paraît immédiate.
Au contraire, une activité de réflexion doit nous amener à conclure
qu'une synthèse expérimentale ne peut être une donnée immédiate. La
synthèse expérimentale est non seulement a posteriori du point de vue
rationnel, de par la gratuité de l'expérience. Elle est encore a posterio-
ri de par l'intervention de la raison polémique. Il y a toute une éristi-
que à la base de l'heuristique, toute une dialectique du faux et du vrai
à l'origine de nos jugements d'expérience. Un essai de synthèse fonde
toujours sa réussite par opposition à des échecs antécédents. La cause
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 63

ne peut, par essence, faire l'objet d'une intuition. Car l'idée de l'effet
devant être plus complexe que l'idée de la cause, la différentielle de
nouveauté qui se manifeste de la cause à l'effet doit faire l'objet d'une
pensée discursive, d'une pensée essentiellement dialectique. L'intui-
tion peut sans doute, après coup, apporter une lumière ; elle a alors la
force d'une habitude rationnelle ; mais elle ne saurait éclairer la re-
cherche primitive. Avant l'intuition, il y a l'étonnement.
Ainsi la cause se dégage en éliminant des erreurs. C'est dans cette
élimination rendue bien consciente que réside la véritable pédagogie
de la causalité. Il y a même intérêt pour comprendre vraiment la cause
d'un phénomène, à refuser d'abord explicitement les causes diverses
qui pourraient venir à l'esprit. En réalité, dans l'histoire de notre ins-
truction, il n'y a jamais eu de phénomène immédiat, qui pût être ins-
crit au compte d'une cause précise. Une cause précise est toujours une
cause cachée. Et cette remarque apparaîtra d'autant plus importante
qu'on se rendra mieux compte que la recherche causale a toujours une
réaction sur la tâche descriptive. En discernant une cause, on distingue
des traits caractéristiques dans le phénomène étudié. Toute cause effi-
ciente devient une raison pour expliquer une structure. On ne saisit
souvent la structure que par la cause. C'est souvent la propagation des
agents physiques qui dessine les lignes de la matière. Ainsi la structu-
re est aussi [57] bien cause efficiente que cause formelle. Il y a donc
une sorte de correspondance entre la forme et l'évolution. Une hiérar-
chie géométrique commande un ordre de succession temporel. Vice
versa, la discipline causale réclame un ordre spatial. La phénoméno-
logie complète est une phénoménologie à la fois formelle et causale.
La régularité phénoménale ne va donc pas sans une préparation lo-
gique de l'expérience. Une loi causale ne procède avec sûreté que
dans la mesure où elle est protégée contre la perturbation. Pas de dé-
tection sans protection. Pour suivre l'isolement logique de la cause et
de l'effet, il n'y a qu'à méditer une loi physique quelconque. On
s'apercevra que la pensée toute verbale, ramassée dans l'identité d'une
phrase banale, se segmentera en deux images distinctes au moindre
effort de précision. Et cette segmentation apparaîtra comme les deux
temps d'un processus ayant un avant et un après. Par exemple si
j'énonce de prime abord que la pierre dans sa chute est attirée par la
Terre, j'ai l'impression d'un phénomène unifié. Mais dans cette répon-
se dogmatique, la pensée intuitive n'est pas réellement agissante. Dès
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 64

que je voudrai préciser ma pensée, je serai entraîné dans une voie dis-
cursive et je ne tarderai pas à voir le temps de l'explication se polari-
ser, s'amasser autour de deux centres distincts. En effet, je doublerai
la pensée de l'action effective de la Terre sur le mobile par la pensée
d'une action potentielle, toute préalable à l'action effective. J'analyse-
rai le réel - ce que le langage commun appelle le réel - par le possible.
J'introduirai alors la notion statique de champ d'attraction. Je saisirai
l'influence de la Terre plutôt dans sa possibilité que dans le dévelop-
pement causal effectif. En particulier, c'est en approfondissant cette
notion de champ, tout intermédiaire, que je me préparerai à mieux
comprendre le phénomène détaillé de la chute des corps, à mieux sai-
sir les conditions de différenciation du phénomène, comme par exem-
ple la sensibilité au changement de l'attraction avec l'altitude, la juste
définition [58] de la verticale, définition dans laquelle je donnerai un
rôle au centre de la Terre. On voit assez comment la cause s'étoffe,
s'organise, se complète. Quand j'aurai ainsi étudié le champ, détermi-
né les conditions et les limites de son uniformité, c'est alors seulement
que j'introduirai la pierre dans ce champ. Le champ, par la coopéra-
tion de la masse du mobile, deviendra une force. La synthèse qui don-
ne l'effet se présentera alors en quelque manière avec une dimension
de plus que la cause. La cause n'agira que par une adjonction, au bé-
néfice d'une convergence de conditions. La réalisation de la cause
pour donner son effet est donc une émergence, une valeur de compo-
sition. La pensée fine, détaillée, prouvée, enseignée, conduira à établir
une hétérogénéité de la cause et de l'effet. Mieux on enseignera et plus
on distinguera. L'attraction de la pesanteur sera analysée en « deux
temps » en mettant en rapport deux objets : le mobile et la Terre, en
distinguant aussi le temps du possible et le temps du réel. Et le possi-
ble ouvre une enquête discursive où la raison polémique se donne li-
bre carrière. L'étude des fonctions potentielles mathématiques qui sont
à la base de la physique mathématique des champs, se fonde, qu'on le
veuille ou non, sur l'idée métaphysique de puissance. On retrouve
l'antique mode de pensée qui s'expose dans le passage de la puissance
à l'acte, avec au départ, une hétérogénéité métaphysique de la puis-
sance et de l'acte, de la cause et de l'effet. C'est peut-être en creusant
une telle doctrine de la causalité qu'on pourrait trouver l'émergence
minima, celle précisément qui apparaît dans le temps, comme la pre-
mière action du temps, comme une légère accentuation du réel qui
donne un effet définitif.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 65

III

Dans tout ce qui précède, nous n'avons pris le problème de la cau-


salité qu'en ce qui touche son application, ou même, plus simplement
encore, son explication, son exposition. [59] Nous avons en somme
indiqué comment on enseigne les relations causales ; nous n'avons pas
déterminé ce que sont ces relations causales en elles-mêmes. Sans
doute, à notre avis, les conditions d'enseignement sont éminemment
des conditions de pensée objective. Mais ce n'est pas le lieu de déve-
lopper cette thèse personnelle et nous savons que le lecteur a depuis
longtemps une objection en réserve : qu'importe la manière dont la
causalité se prouve ; par-delà le discontinu des preuves, il restera tou-
jours le continu de la cause réelle qui se déroule dans la double conti-
nuité de l'espace et du temps. C'est à cette objection capitale qu'il nous
faut maintenant faire face.
Remarquons d'abord que penser l'évolution causale dans un conti-
nu qu'on n'épuise pas, c'est inscrire un mystère dans cette évolution,
c'est exagérer la richesse du devenir exactement comme le réalisme
naïf exagère la richesse de la substance. Autrement dit, on donne au
temps trop d'action quand on en fait le support et la substance de l'ac-
tion. Si l'action temporelle formait vraiment le phénomène on ne
comprendrait pas la résistance que manifestent les formes à la défor-
mation. En fait, la causalité et la forme s'unissent pour dominer le
temps et l'espace. Comme le dit très bien M. Poirier 29 : « Le temps et
l'espace sont alors pénétrés de causalité ; celle-ci leur est infuse, elle
les transfigure. » En effet, en apportant, sous ses formes multiples, des
raisons multiples de relations, de liaisons, de successions, la causalité
rend le temps et l'espace organiques. C'est d'ailleurs par ce biais qu'on
peut voir comment la causalité nous donne des instructions sur le
temps varié. Certes, ce n'est point là la conclusion que choisit M. Poi-

29 Pomma, loc. cit., p. 17.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 66

rier. Son effort d'analyse le conduit plutôt à « rendre à leur tâche de


spectateurs impassibles le temps et l'espace où sont les choses, et (à)
désespérer du devenir et de son intelligence ». Mais le même déses-
poir n'atteint pas l'acteur des synthèses [60] scientifiques, le savant
qui, en associant les formes diverses de la causalité, finit par construi-
re de toutes pièces des phénomènes précis et prévus. La science
contemporaine dispose de la variable temps comme de la variable es-
pace ; elle sait rendre le temps efficace ou inefficace à propos de qua-
lités distinguées. Peu à peu, quand la technique des fréquences sera
mieux connue, on arrivera à peupler le temps d'une manière disconti-
nue comme l'atomisme a peuplé l'espace.
À un certain point de vue, une technique du devenir doit pouvoir
suspendre l'action du temps. Pour avoir le même effet, il faut avoir la
même cause. Pour avoir la même cause, il faut que le temps n'agisse
pas sur le phénomène bien défini ; il faut qu'on puisse restituer la cau-
se dans son identité pour que l'effet soit restitué dans son identité. Or
la permanence de la cause ne saurait être clairement et sûrement réali-
sée qu'en partant de phénomènes rationalisés. On ne définit complè-
tement que ce qu'on comprend. Il n'y a vraiment que la cause bien or-
ganique qui puisse donner un effet bien défini. Le principe de causali-
té est toujours saisi comme jouant entre deux figures distinctes et très
nettes, en éliminant à la fois les accidents et les détails.
Autrement dit, il y a une hiérarchie dans le devenir comme il y a
une hiérarchie dans l'essence de l'être. Une cause déterminera d'autant
plus régulièrement son effet qu'elle réalisera plus purement son sché-
ma scientifique essentiel. Les expériences de physique qui réussissent
le mieux sont, non pas les plus simples, mais les plus organiques. Ce
sont celles où les précautions expérimentales ont été systématique-
ment prises, où le détail a été cantonné dans son rôle de détail, où l'on
est sûr du caractère non causal du détail. Quand on a conduit soi-
gneusement la polémique de la précaution, on se sent à l'abri des acci-
dents ; on se sent capable de déclencher la conduite du commence-
ment scientifique et de reporter à un temps déterminé le [61] phéno-
mène rationalisé. Il suffit de comparer les ondes entretenues utilisées
en T.S.F. aux étincelles toujours irrégulières et accidentelles produites
par les machines électriques du XVIIIe siècle pour comprendre ce
qu'est un phénomène temporellement maîtrisé. Le système moderne
apparaît en quelque manière comme un système temporellement clos,
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 67

figuré dans ses rythmes comme une chose est figurée dans ses limites
spatiales.
Après avoir pris ainsi une sorte de mesure relative de l'efficacité
temporelle des diverses causes d'un phénomène, on est en droit de re-
constituer le devenir complexe sans s'appuyer sur un temps absolu,
extérieur au système, soi-disant valable pour toutes les parties du sys-
tème. À chaque partie d'un système convient un rythme temporel ca-
ractéristique des variables en évolution. Si nous ne le voyons pas, c'est
que le plus souvent nous faisons une expérience à un point de vue par-
ticulier, en ne touchant qu'une variable particulière. Et nous croyons
laisser tout le reste « en état ». Les corrélations temporelles sont ce-
pendant évidentes dans bien des cas et elles préparent une doctrine
pluraliste du temps.
D'autres fois, nous allons à l'extrême opposé, nous introduisons
alors la continuité d'une évolution pour relier deux états différents.
Cette continuité d'évolution devrait faire comprendre l'hétérogénéité
des durées touchant différents traits du phénomène. En effet, on pos-
tule la continuité entre deux aspects lentement modifiés d'un phéno-
mène parce qu'il n'est pas difficile de voir, à d'autres points de vue,
des modifications rapides. Ces modifications rapides font office de
transition ; elles sont des exemples d'états transitifs. Mais l'évolution
hétérogène n'est pas un véritable lien. Il est très instructif de voir que
l'évolution est la rançon d'une complexité non analysée. Ainsi, il suffi-
rait de compliquer le kaléidoscope, en ajoutant aux fragments gros-
siers des fragments légers et nombreux, pour qu'il paraisse évoluer
avec continuité. Le caractère saccadé des [62] événements serait alors
fondu et amorti par leur nombre.
Dès lors, en quoi une expérience fine serait-elle aidée ou éclaircie
par le postulat de continuité temporelle ? Une durée que rien n'analyse
pourra toujours être taxée de ne valoir que comme « durée en soi ».
Elle ne sera pas la durée du phénomène. La microphénoménologie ne
doit pas tenter de dépasser la description de l'ordre de succession, ou
plus simplement encore l'énumération des cas possibles. Cette énumé-
ration réclamera ensuite un temps purement et simplement statistique
qui n'a plus d'efficacité causale. On atteint ici à un des principes fon-
damentaux les plus curieux de la science contemporaine : la statisti-
que des différents états d'un seul atome, dans la durée, est exactement
la même que la statistique d'un ensemble d'atomes, à un instant parti-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 68

culier. En méditant ce principe, on doit se convaincre que, dans la mi-


crophysique, la durée antécédente ne pousse pas le présent, le passé
ne pèse pas sur l'avenir. Puisque la figure de l'évolution d'un individu
est entièrement homographique à la figure de l'état d'une société, les
conditions de structure peuvent s'échanger avec les conditions d'évo-
lution. Autrement dit, ici encore, la causalité est aussi bien causalité
efficiente que causalité formelle. Autre conclusion, le devenir de
l'atome, d'après ce principe, est de toute évidence appliqué sur un
nombre et non pas sur un continu ; le devenir de l'atome sautille puis-
que ce devenir trouve son homologue dans une pluralité dénombrable
d'atomes dans des états différents, puisqu'on trouve les états successifs
d'un atome en allant d'un atome à un autre atome. La dialectique tem-
porelle est donc le simple développement de la dialectique ontologi-
que.

IV
D'ailleurs, de l'expérience d'ensemble à l'expérience fine, il y a une
rupture qui modifie de fond en comble les conditions de l'objectivité.
Précisons cette modification. [63] Dire qu'un phénomène d'ensemble
évolue entre l'état A et l'état B, c'est dire qu'entre A et B fourmillent
des détails et des accidents que je néglige mais que je suis toujours
maître de signaler. Mais si je considère la structure fine, à la limite de
la précision expérimentale, il faut tenir compte d'un postulat nouveau :
le détail du détail n'a pas de sens expérimental ; le détail du détail
tombe en effet dans le néant absolu de l'erreur systématique, de l'er-
reur imposée par les nécessités de la détection. C'est alors que la dia-
lectique de la détection joue sur le rythme du tout ou rien. Le nombre
discontinu est substitué à la mesure continue. Il n'y a plus que l'erreur
qui soit continue ; l'erreur est un simple halo de possibilités autour de
la mesure. Les déterminations, elles, sont quantifiées. On s'explique
alors que prise dans les formes où la causalité s'éprouve finement, elle
s'égrène. L'indéterminisme est une conséquence presque immédiate
du caractère quantique des mesures. Rien ne nous permet de tendre
une continuité temporelle pour analyser les passages discontinus. Si
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 69

on le fait, on prend la durée du dehors, comme une fonction commo-


de, comme une synthèse imposée plus ou moins arbitrairement à la
dispersion des phénomènes. On ne lit sûrement pas la durée dans une
analyse réelle des phénomènes.
Il y a même une sorte de contradiction à poser une diversité inépui-
sable du phénomène en même temps qu'une identité rigoureuse de la
détection. Nous avons atteint en effet un niveau de la connaissance où
les objets scientifiques sont ce que nous les faisons, ni plus ni moins.
Nous avons la maîtrise de l'objectivité. L'histoire du phénomène de
laboratoire est très exactement l'histoire de la mesure du phénomène.
Le phénomène est contemporain de sa mesure. La causalité est en
quelque sorte solidifiée par nos instruments. L'objectivité devient
d'autant plus pure qu'elle cesse d'être passive pour devenir plus nette-
ment active, qu'elle cesse d'être continue pour devenir plus clairement
discontinue. Nous réalisons par degrés notre pensée [64] théorique.
Nous finissons par arracher les phénomènes complexes à leur temps
particulier - temps toujours brouillé, toujours confus - pour les analy-
ser dans un temps factice, dans un temps réglé, dans le temps de nos
instruments. Nous savons ralentir, accélérer, immobiliser les phéno-
mènes temporels les plus variés. Nous savons, par la stroboscopie,
détacher et trier des instants particuliers dans un phénomène rythmi-
que. De ces éléments isolés de leur contexte, nous savons faire une
histoire correcte en les liant à des éléments pris en dehors de toute la
contexture réelle. La continuité que nous fabriquons ainsi est de toute
évidence sans lien avec une continuité réelle ; elle a cependant tous
les attributs d'une continuité réelle. Le philosophe doit méditer sur la
facilité avec laquelle on substitue ainsi le temps des instruments au
temps des phénomènes. Cette facilité des correspondances entre le
phénomène « réel » et le phénomène instrumental de la stroboscopie
doit suggérer l'idée que la fonction essentielle de la durée, c'est sans
doute purement et simplement la « correspondance ». Faire corres-
pondre deux ordres, c'est leur donner même loi de succession. La cor-
respondance une fois effectuée, la durée ne sert plus à grand-chose.
C'est pourquoi les homographies temporelles dessinées par la strobos-
copie sont exactes et probantes. Elles brisent la durée. Elles conser-
vent cependant la causalité. Si l'on remarque enfin que, par certains
côtés, nos sens sont des appareils à stroboscoper plus ou moins bien
réglés, on pourra plus facilement mettre la connaissance de la durée
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 70

au compte d'une construction. Notre connaissance usuelle des phéno-


mènes temporels est produite par une stroboscopie inconsciente et pa-
resseuse. La durée est l'aspect stroboscopique d'un changement géné-
ral ; c'est un départ entre des éléments fluents et des éléments stables.
Croire à la permanence des choses, c'est ouvrir les yeux toujours à la
même phase de leur rythme.
Ainsi une étude détaillée des relations causales nous apprend à pra-
tiquer des choix dans la succession des [65] phénomènes. Notre action
sur les caractères temporels d'un phénomène est beaucoup plus effica-
ce qu'il ne le semblerait à première vue. Si l'on sait associer les carac-
tères spatiaux et les caractères temporels d'un phénomène, on arrive,
par des intermédiaires matériels, à encadrer en quelque sorte les phé-
nomènes temporels. On emprisonne le rythme dans des caisses de ré-
sonance. Quand on voit un rythme se conserver dans une antenne de
T.S.F., on ne peut écarter de la pensée l'image d'une action réciproque
du géométrique et du temporel. On a alors intérêt à prendre les choses
comme de véritables productions des ondes stationnaires. Les pério-
des sont des fonctions spatio-temporelles. Elles sont la face temporel-
le des choses matérielles. En vibrant, une chose révèle à la fois une
structure temporelle et une structure matérielle.
Si l'on ajoute maintenant que les périodes sont aussitôt traduites
dans le langage des fréquences, que les fréquences apparaissent relati-
ves les unes aux autres, on voit l'absolu et la continuité du temps se
décolorer, sinon s'effacer. En tout cas, la continuité d'un temps absolu
qui servirait de base à la distinction des périodes n'est plus cette
continuité immédiate que livrerait une observation grossière. La cau-
salité étudiée à partir des fréquences joue bien au-dessus de la conti-
nuité supposée à la base de la durée d'une période. En particulier,
l'étude de cette causalité par les périodes et les fréquences pourrait se
borner, croyons-nous, à une statistique des événements périodiques.
C'est bien gratuitement qu'on suppose la régularité de la vibration iso-
lée alors qu'on utilise en fait que la fréquence des vibrations groupées.
Il faut d'ailleurs remarquer que la plupart des phénomènes expliqués
par la fréquence sont expliqués par des fréquences assez nombreuses.
Les lentes périodes astronomiques n'interviennent pas comme motif
d'explication. Considérée dans son mouvement sur son orbite, la terre
ne « vibre » pas. Elle chemine. Le temps de l'astronomie n'est donc
pas encore « structuré ». Si l'on considère [66] la monotonie de la ré-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 71

volution planétaire, on s'explique bien qu'on lui ait appliqué un temps


uniforme et continu. C'est précisément un temps où il ne se passe rien.
C'est un schème insuffisant pour poser le réalisme du rythme.
Quand on descend dans les formes fines de la causalité multiple,
on sent alors le prix des organisations temporelles. On est de moins en
moins tenté de prendre les causes comme de simples coupures d'un
Devenir général. Ces causes constituent des ensembles. Elles agissent
en tant qu'ensemble, en enjambant les intervalles inutiles, sans égard
pour les images qui nous représentent le temps comme un flux dont
toute la force serait à ses frontières. L'énergie causale n'est pas locali-
sée sur le front d'onde causale. La cause réclame des convenances or-
ganiques. Elle a une structure temporelle, une action rythmique. Elle
relève d'une topologie spatio-temporelle.
À côté du caractère organique de la cause, et en rapport avec ce ca-
ractère organique, il faut aussi faire place au caractère kaléidoscopi-
que et discontinu de l'évolution matérielle. Les relations causales peu-
vent alors gagner en clarté en les examinant au point de vue arithméti-
que. Il doit y avoir intérêt à arithmétiser la causalité. À cet égard, la
science quantique naissante nous prépare des moyens d'études spé-
ciaux qui doivent se coordonner tôt ou tard en une arithmétique des
instants efficaces.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 72

[67]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE IV
DURÉE ET CAUSALITÉ
INTELLECTUELLES

Retour à la table des matières

En portant le problème de l'efficacité temporelle sur le terrain de la


science physique, nous avons voulu simplement faire face à des ob-
jections possibles et obéir à une coutume philosophique : on veut en
effet communément que le temps soit de prime abord une puissance
objective et que le mouvement doive nous donner la plus claire mesu-
re de la durée. Il nous a semblé que, sur ce terrain même, les liaisons
temporelles n'étaient ni si solides, ni si uniformes, ni si générales,
qu'on veut bien le dire. Le fil du temps est couvert de nœuds. Et la
facile continuité des trajectoires a été ruinée complètement par la mi-
crophysique. Le réel ne cesse de trembler autour de nos repères abs-
traits. Le temps à petits quanta scintille.
Mais ce n'est pas en contemplant les phénomènes physiques qu'on
peut vraiment sentir la dualité métaphysique de la durée. Dans l'objet,
en effet, les brisures restent des accidents, elles échappent à tout effort
de systématisation. Au contraire, les brisures sont solidaires de raisons
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 73

dans l'activité psychique supérieure ; mieux, les petites variations


énergétiques impliquées dans l'activité psychique supérieure entraî-
nent des idées nouvelles. C'est là qu'on peut dire : à petites variations,
grands effets. Notre esprit, dans son activité pure, est un détecteur
temporel ultra-sensible. [68] Il est fort propre à déceler les disconti-
nuités du temps. Il suffit pour cela de nous écarter de toute besogne
pratique, de tout souci social, et d'écouter en nous le temps courir sur
ses cascades.
D'ailleurs les phénomènes physiques ou physiologiques nous ap-
prendraient toujours à nous soumettre au temps, à être un objet parmi
les objets. Toute une face de la phénoménologie temporelle est obs-
curcie quand on se limite à la contemplation de l'évolution des phé-
nomènes. On en décrit la cinématique avec une telle facilité qu'on fi-
nit par croire que le caractère dynamique est moins sûr, moins géné-
ral, plus caché. En fait, l'histoire de la science montre assez clairement
que la dynamique vient s'ajouter à la cinématique comme une
connaissance seconde et dérivée, plus difficile et plus captieuse.
Et pourtant si nous quittons la contemplation objective, si nous en
venons à notre expérience intime, voici que tout change et que le ca-
ractère obscur devient le caractère clair, voici que l'expérience de dy-
namique intime passe au premier rang tandis que l'expérience de nos
mouvements apparaît dérivée et secondaire. De ce point de vue, les
mouvements nous apparaissent comme de simples conséquences de
nos décisions, compte tenu, ce qui est très important, des difficultés de
réaliser nos décisions. Cet aspect tout premier, tout intellectuel, de la
difficulté de nos actes ne doit pas être négligé. C'est cet aspect qui
peut le mieux nous instruire sur le temps actif. En tout cas, le caractè-
re dynamique et le caractère cinématique, étudiés sur nous-mêmes
doivent donner deux impressions temporelles bien différentes.
Il y a plus. En nous-mêmes, le caractère dynamique apparaît de
prime abord sous forme d'impulsions, de saccades, d'élans, bref, sous
forme discontinue. Et pour illustrer la dialectique du continu et du
discontinu sous le rapport temporel, le plus simple est peut-être de
mettre face à face nos mouvements et l'ordre primitif de la volonté
[69] qui les commande. Le dualisme du continu et du discontinu est
alors homographique au dualisme des choses et de l'esprit. Nous
avons assez dit, dans un chapitre précédent, que l'effort continu était
une conduite secondaire, apprise, difficile, pour ne retenir au rang des
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 74

éléments actifs que l'impulsion clans son aspect dynamique. Mais


alors si le mouvement continu est une conséquence physiologique, si
l'élément primordial de l'acte est l'impulsion, n'est-ce pas dans l'orga-
nisation des impulsions qu'il va falloir chercher la maîtrise de l'action
intelligente ? Nous devrions donc fonder, comme le dit si bien Paul
Valéry, une algèbre des actes. Une action apparaît ainsi comme ayant
une formule nécessairement complexe, aux articulations multiples,
avec, entre les impulsions, des rapports dynamiques bien définis.
Alors l'intensité a un sens premier et non plus seulement dérivé com-
me dans les théories bergsoniennes. La quantification se fait au niveau
de la volonté et non plus au niveau des muscles. Par ce détour, l'intel-
ligence prend une causalité réelle. C'est elle qui écarte les actions
contradictoires et détermine les convergences actives. Sans doute, cet-
te causalité intellectuelle doit tenir compte de la causalité physique et
de la causalité physiologique ; mais tout de même il y a place pour
une rationalisation psychologique qui donnera à l'acte intelligent une
efficacité spéciale.

II
C'est en analysant le complexe de la force et de l'adresse qu'on peut
le plus facilement, selon nous, prendre une première mesure de cette
efficacité bien déterminée, déjà visible au niveau de la volonté. Un
psychisme adroit est un psychisme éduqué. Il administre des énergies.
Il ne les laisse ni couler ni exploser. Il procède par petits gestes bien
séparés. Avec la conscience de l'adresse, apparaîtra toute une géomé-
trie faite nécessairement de droites, d'arêtes, contredisant la douce in-
conscience de la grâce. La grâce ne [70] doit pas être voulue ; elle a
des lignes ; elle n'a pas d'axes. Elle est qualité pure ; elle réprouve la
quantité. Elle efface de son mieux les discontinuités de l'apprentissage
et donne de l'unité aux actions les plus variées. L'adresse doit garder
au contraire la hiérarchie fondamentale des gestes multiples. Elle est
kaléidoscopique. Elle est strictement quantitative. La grâce a le droit
de se tromper ; pour elle, l'erreur est souvent une fantaisie, une brode-
rie, une variation, l'adresse ne doit pas se divertir. Et pourquoi l'adres-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 75

se chercherait-elle à fondre les décisions composantes ? Il y a même


un risque pour elle à quitter la franche arithmétique des volontés sépa-
rées. De son point de vue, les lignes courbes aux inflexions paresseu-
ses sont des lignes de moindre pensée, de moindre vie spirituelle. El-
les apparaissent à la retombée, quand l'être conscient va retourner à la
rêverie, en se laissant envahir et vaincre par les résistances externes.
Sans doute, ces lignes courbes pourront être tenues pour plus naturel-
les ; mais c'est précisément la preuve qu'elles réclament moins de
conscience, moins de surveillance, moins d'esprit. Pour l'adresse, la
nature, en nous-mêmes comme hors de nous-mêmes, est d'abord un
obstacle. C'est surtout cet obstacle intime qui fait de l'adresse une vé-
ritable controverse énergétique, une véritable dialectique.
Rignano a indiqué avec une grande pénétration ce dualisme fon-
damental dans la mise au point de certains gestes adroits. Qu'on re-
prenne, par exemple, avec lui, l'examen de l'adresse au jeu de billard ;
on verra le psychologue occupé, non plus à des descriptions périphé-
riques de l'effort, mais bien à la description de la structure centrale,
juste au niveau de la dialectique du plus et du moins 30. « Le joueur de
billard qui a déjà pointé la queue sur la bille est poussé avant tout par
le désir de faire partir le coup et s'apprête à le lancer, mais la tension
même trop prononcée des muscles du bras lui inspire la crainte de
[71] donner un coup trop fort comme il lui est déjà arrivé peu aupara-
vant, et alors, sous l'impulsion de cette activité antagoniste, les mus-
cles se relâchent un peu ; mais la diminution de la tension que le
joueur sent alors se produire, et qui à son tour se rattache au souvenir
de quelque coup antérieur qu'il a manqué pour la vitesse insuffisante
imprimée à la bille, éveille en lui la crainte contraire de donner une
poussée trop faible : dans les oscillations plus ou moins amples du
bras qui rapprochent ou éloignent de la bille la pointe de la queue
avant de porter le coup, le témoin du jeu voit se refléter la succession
très rapide d'affectivités opposées qui se déclenchent à mesure, et qui
tour à tour s'atténuent ou se renforcent pour aboutir au résultat final
d'imprimer à la bille la force requise. » Rignano n'a examiné là que
l'encadrement quantitatif de l'énergie musculaire ; mais il a bien mon-
tré que l'usage intelligent de la force a besoin de deux repères contrai-
res dans le plus et dans le moins. Il a bien montré aussi que l'impres-

30 RIGNANO, La psychologie du raisonnement, p. 51.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 76

sion apportée au centre pour un muscle trop tendu détermine, par ré-
flexion, une détente, soit exactement le contraire de l'action préparée
par la causalité physiologique. La causalité physiologique ne devrait
pas attendre ; elle devrait déclencher le coup trop fort. Mais la ré-
flexion impose un intervalle d'inaction, puis une conclusion inverse.
L'action a lieu à travers une contradiction. La volonté adroite n'est ja-
mais une bonne volonté ; pour agir, la volonté adroite doit passer par
l'intermédiaire d'une mauvaise volonté. On ne peut vraiment pas
concevoir l'adresse sur un thème unitaire, se déroulant dans une durée
sans remous. Nous ne disposons pas réellement d'un souvenir substan-
tiel, positif, unifié, qui nous permettrait de reproduire exactement une
action adroite. Il faut peser d'abord les souvenirs contradictoires et
réaliser l'équilibre entre les impulsions inverses. Ces opérations dis-
cursives accidentent le temps ; elles rompent la continuité d'une évo-
lution naturelle. Il n'y a pas de vraie certitude dans la réussite d'une
action adroite, [72] sans la conscience des erreurs éliminées. Alors le
temps pensé prend le pas sur le temps vécu et la dialectique des rai-
sons d'hésitation se transforme en une dialectique temporelle.

III
Si l'on ne voit pas toujours l'importance du rôle de l'hésitation im-
posée par la réflexion au seuil des actions, c'est que l'on fait rarement
la psychologie des actions bien apprises, bien comprises, bien cons-
cientes de leur succès. D'habitude, en effet, on s'efforce surtout de re-
lier la psychologie de la conduite intelligente à la psychologie du
comportement plus ou moins instinctif, plus ou moins naturel. C'est là
sans doute une tâche utile. Mais en en faisant la tâche unique de la
psychologie, on peut être conduit à méconnaître le sens spécifique de
certains problèmes. Précisément l'action artificielle, l'action marquée
par la réflexion, est souvent une action sans stimulus, ou même contre
le stimulus ou simplement à l'occasion du stimulus. Elle introduit
donc toute une gamme de pouvoirs stimulants où viennent interférer
les causalités les plus diverses. On entrevoit donc comment l'on pour-
rait préparer toute une psychologie de la libération spirituelle en dé-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 77

mêlant toutes ces interférences. Pour étudier le premier stade de cette


libération du stimulus, on pourrait reprendre tout ce que Rignano rap-
porte sur les sens agissant sans contact, loin de l'hostilité pressante du
monde des objets. On verrait que ces sens 31 « donnent le plus souvent
lieu à cet état particulier de tendance affective déclenchée et mainte-
nue en suspens ». C'est là une sorte de faux équilibre qui unit des
contraires et qui permet de donner une efficacité quasi instantanée à
une décision bien préparée mais mise en attente. Dès ce stade, tout
physiologique encore, on peut se rendre compte que le déclic de l'ac-
tion ne joue pas par la [73] simple réalisation de coïncidences physio-
logiques. Il faut qu'il y ait permission d'agir, adhésion de l'esprit à
l'être. Cette adhésion, cette présence de l'esprit, n'est sentie que dans
un repos préalable, en confrontant nettement le possible et le réel. Elle
est alors strictement contemporaine d'une impulsion, ou mieux d'une
sorte d'impulsion, d'impulsion d'un commencement absolu. Aussi,
tandis que la conduite du commencement, sous sa forme élémentaire,
était encore sous la dépendance des signes objectifs, sous la forme
purement intellectuelle, la volonté de commencer apparaît dans sa
gratuité, bien consciente de sa suprématie sur les mécanismes déclen-
chés. Les causes physiologiques de déroulement ne peuvent donc être
confondues avec les causes psychologiques de déclic. Une philoso-
phie qui efface cette dualité dans les causes s'établit sur une métaphy-
sique dangereuse, sur une unité qui n'est pas suffisamment discutée.
Si nous avions raison dans cette critique, nous proposerions de
doubler tout schème moteur par un schème des déclics. La psycholo-
gie d'une action composée ne saurait en effet être enseignée sans
qu'on ait d'abord fixé l'ordre et l'importance dynamique des instants
décisifs. L'exécution viendra ensuite plus ou moins rapide. L'ordre
domine ainsi la durée. L'ordre donne vraiment l'algèbre de l'action : la
figure en découle. Une analysis situs des instants actifs peut se désin-
téresser de la longueur des intervalles comme l'analysis situs des élé-
ments géométriques se désintéresse de leur grandeur. Seul leur grou-
pement compte. Il y a alors causalité de l'ordre, causalité de groupe.
Cette causalité a une efficacité d'autant plus sensible qu'on s'élève
plus haut vers les actions plus composées, plus intelligentes, plus sur-
veillées.

31 RIGNANO, loc. cit., p. 45.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 78

Pris sous la domination de son schème des déclics, un schème mo-


teur n'est bientôt plus qu'un organe inconscient. Son fonctionnement
peut être ralenti ou entravé par des fatigues, des usures, des maladies,
et M. Bergson a lumineusement [74] prouvé que de telles destructions
n'impliquaient nullement la ruine des souvenirs purs. Notre concep-
tion d'une mémoire rationalisée, rendue plus alerte par l'élimination de
tout souvenir de durée pour ne garder que le souvenir de l'ordre des
éléments, nous amènerait à conclure que les souvenirs purs restent
valables non seulement en eux-mêmes, mais aussi dans leur groupe-
ment. L'intermédiaire du schème des déclics permettrait de rendre
compte de la conservation des souvenirs composés, des souvenirs
fonctionnels. On s'explique aussi qu'un schème de déclics puisse
transférer sa puissance d'un esprit à un autre. On suggère, on surveille,
on commande par l'intermédiaire d'un schème de déclics. Il ne faut
pas méconnaître l'importance de cette action d'interpsychologie. Car
cet aspect se reflète en toute personne humaine et une dialectique tout
intime du commandement et de l'exécution fait bien clairement appa-
raître en nous-mêmes la suprématie du temps voulu sur le temps vécu.

IV

C'est précisément en prenant conscience de l'ordre des déclics que


l'on accède à la maîtrise de soi dans une action compliquée et difficile.
En se confiant ainsi à la suprématie de la causalité intellectuelle sur la
causalité physiologique, on prend une assurance contre l'indécision,
on domine l'hésitation qui se poserait à chaque détail de l'acte. L'en-
semble commande les parties. La cohérence rationnelle donne une
cohésion au développement. Par exemple, un long discours se sou-
tiendra par la cohérence rationnelle de ses repères bien ordonnés. S'il
survient un léger flottement de la parole, une obscurité de détail, une
anacoluthe dans l'expression, le trouble ne sera que passager, il ne
ruinera pas la continuité de l'ensemble. Le plan du discours agit com-
me un principe d'unité, comme une cause formelle. [75] C'est un
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 79

schème de déclics. On le maintient dans l'esprit par un ensemble de


signes brefs et simples.
Ce schème oratoire est d'ailleurs très propre à illustrer la causalité
de l'ordre. On sait du reste que la simple inversion entre deux argu-
ments, même très indépendants l'un de l'autre, peut déformer tout un
discours. De même, à la réflexion, on s'aperçoit que les meilleures
liaisons ne consistent pas dans une continuité de proche en proche,
contemporaine du développement effectif plus ou moins contingent.
Chercher cette continuité de proche en proche serait se .mettre au ni-
veau d'un auditoire inattentif et inintelligent, peu sensible à la conti-
nuité intellectuelle. Non, les bonnes liaisons s'établissent entre les ar-
guments bien distingués et bien classés, en obéissant au merveilleux
principe de rationalisme dialectique si bien exprimé par la maxime de
Jacques Maritain : « Distinguer pour unir. »
L'action, la pensée, le discours, ainsi amassés à leurs sommets suc-
cessifs, prennent donc une continuité de composition qui commande
de toute évidence la continuité subalterne d'exécution. Mais cette
continuité est encore plus sensible, elle apparaît encore plus efficace,
quand on ne se borne pas à la présenter comme une gradation toute
logique, toute statique. Elle a en effet une vertu dynamique. Elle ap-
porte avec elle la rapidité. C'est un point de vue qu'on néglige trop
souvent d'examiner. Sans doute la psychologie expérimentale fait de
multiples mesures de temps de réaction ; mais elle les fait toujours à
propos d'actes réflexes ou d'actes simples. Elle ne porte pas son atten-
tion à la durée de résolution de problèmes un peu complexes. Cette
durée de composition paraît en effet n'avoir aucun sens objectif ; mille
incidents peuvent venir la ralentir, et précisément les intervalles de
loisir ou de nonchalance entre les actes composants paraissent se dé-
rouler ad libitum. Bref, la continuité de composition reste logique, on
ne pense pas à dégager sa valeur psychique comme on devrait le faire
en considérant le psychisme [76] comme nettement engagé dans son
effort de conscience maxima. Et pourtant, si l'on veut bien rentrer en
soi-même, on aura vite l'impression d'un caractère bien spécifique ap-
porté par la rapidité de la pensée discursive quand elle relie les étapes
d'un raisonnement bien fait. Cette rapidité n'est pas une simple vites-
se. Il s'y adjoint des caractères d'aisance, d'euphorie, d'élan, qui pour-
raient donner un sens très précis à une énergie vraiment spécifique
qu'on pourrait bien appeler l'énergie rationnelle. Ce dynamisme de la
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 80

compréhension réclame la conscience de la possession d'une forme.


On ne l'éprouve pas dans le premier essai, on n'en voit pas le prix dans
la première lumière. Il faut précisément que la causalité intellectuelle
soit montée. Ce dynamisme est contemporain d'un recommencement.
Il est alors structure et construction. C'est une cause qui sait reprendre
après son effet. C'est un rythme. On s'en rend maître en préparant la
succession des événements intellectuels, atteignant ainsi une véritable
succession en soi, bien vidée des durées de déroulement et d'expres-
sion, délestée au possible de toutes les obligations physiologiques.
Toutes les durées psychologiques, clairement figurées dans des
convictions raisonnées, se constituent ainsi, à la faveur d'une hétéro-
généité de la forme et du contenu, à la faveur d'une loi rationnelle
sans cesse confirmée par une expérience. Les durées se forment
d'abord. Elles s'étoffent, elles se remplissent ensuite. Ce qui les oc-
cupe n'est pas toujours ce qui les constitue vraiment. Tout au plus, la
durée, en apparence continue, du psychisme subalterne, du psychisme
monotone et informe, consolide-t-elle la forme plus lacuneuse des ac-
tions et des pensées intelligentes. Mais l'ordre voulu reste de toute
évidence la réalité temporelle antécédente. Quand on néglige cette
distinction primordiale, on manque du principe hiérarchique nécessai-
re pour analyser correctement les connaissances temporelles. On ne
voit pas que l'histoire du voyage est fonction de sa géographie. Im-
possible de bien décrire sans un principe [77] préalable de repérage.
Impossible de décrire la psychologie temporelle sans donner aux ins-
tants décisifs leur causalité majeure.

Une telle doctrine du remplissage n'est d'ailleurs pas un retour à


une métaphysique du plein, car il y a toujours hétérogénéité entre le
contenant et le contenu et suprématie de la forme. On comprendra
peut-être mieux le caractère fondamental de cette dualité si l'on choi-
sit des exemples de consolidation temporelle dans lesquels l'hétérogé-
néité entre contenant et contenu est particulièrement nette. Nous nous
appuierons pour traiter ce problème sur une théorie de la consolida-
tion que M. Dupréel a exposée dans des pages d'une singulière portée.
Cette théorie nous apporte de bons exemples de constitution active
d'une durée. Elle nous montre lumineusement que la durée est, non
pas une donnée, mais une oeuvre. Pour lui garder son unité, nous lui
consacrerons une leçon spéciale.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 81
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 82

[78]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE V
LA CONSOLIDATION
TEMPORELLE

Retour à la table des matières

Voici donc une thèse qui part, comme la nôtre, de l'opposition des
instants et des intervalles, autrement dit, qui distingue le temps qu'on
refuse et le temps qu'on utilise, le temps inefficace, dispersé en une
poussière d'instants hétéroclites d'une part et, d'autre part, le temps
cohéré, organisé, consolidé en durée. Qu'une description temporelle
du psychisme comporte la nécessité de poser des lacunes, c'est ce que
M. Dupréel admet avec raison comme une évidence première. On
pourra par la suite examiner comment les lacunes se remplissent ; on
pourra prétendre qu'elles étaient faites pour être comblées ; mais, de
toute évidence, il faut poser du vide entre les états successifs qui ca-
ractérisent l'évolution du psychisme, quand bien même le vide ne se-
rait qu'un simple synonyme de la différence des états distingués. La
nécessité méthodologique de se donner des intervalles est d'ailleurs
renforcée par une raison métaphysique : directement ou indirectement
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 83

on doit faire place à la finalité, c'est-à-dire à une détermination du


présent par un avenir qui n'est point tout proche, auquel on attribue,
essentiellement, une certaine profondeur. Si l'on veut bien constater
l'existence d'une hiérarchie des instants actifs, on arrive tout naturel-
lement à reconnaître la réalité première d'un cadre temporel. L'adapta-
tion au [79] cadre des événements psychiques subalternes sera alors
une adaptation récurrente. Cette adaptation sériée, hiérarchisée,
échappera aux objections d'une adaptation continue et obscure où rien
ne souligne l'importance des instants réellement actifs. Elle rejoindra
l'adaptation par la cause formelle, base profonde de la théorie bergso-
nienne de l'évolution créatrice. C'est cette adaptation récurrente que
M. Dupréel qualifie heureusement de consolidation. Il l'étudie dans un
ouvrage particulièrement suggestif intitulé : Théorie de la consolida-
tion. Esquisse d'une théorie de la vie d'inspiration sociologique
(Bruxelles, 1931). À méditer la méthode de M. Dupréel, on est bien
vite conquis par la clarté qu'apportent des exemples familiers. Pour
notre part, en lisant les oeuvres de M. Dupréel nous avons été encou-
ragé à poursuivre notre méthode, à première vue périlleuse, qui re-
vient à expliquer l'inférieur par le supérieur, le temps vécu par le
temps pensé. Si certaines formes sociales apparaissent à M. Dupréel
comme « du biologique à l'état naissant » nous avons peut-être raison
d'opérer un renversement semblable sur le plan de la psychologie de
la durée et d'affirmer que le temps pensé est du temps vécu à l'état
naissant, autrement dit, que la pensée est toujours par certains côtés
l'essai ou l'ébauche d'une vie nouvelle, une tentative de vivre autre-
ment, de vivre plus ou même, comme le voulait Simmel, une volonté
de dépasser la vie. Penser le temps, c'est encadrer la vie ; ce n'est pas
tirer de la vie une apparence particulière qu'on saisirait d'autant plus
clairement qu'on a plus vécu. C'est presque fatalement se proposer de
vivre autrement, de rectifier d'abord la vie et ensuite de l'enrichir.
Alors la critique est connaissance, la critique est réalité. Ces deux
moments de la méditation temporelle, on va les voir apparaître dis-
tinctement en suivant la philosophie temporelle à la fois si simple et si
profonde de M. Dupréel.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 84

[80]

II

Pour bien comprendre la Théorie de la consolidation, le mieux est


de partir de l'image proposée par M. Dupréel pour définir les « conso-
lidés de coexistence » fort propres eux-mêmes à nous faire saisir la
réalité des « consolidés de succession » qui nous intéressent plus spé-
cialement 32. « Dans toute fabrication, en général, on peut distinguer
deux états successifs bien caractérisés : dans un premier état, les par-
ties de l'objet à construire sont rassemblées et mises dans l'ordre où
elles devront demeurer. Mais à ce moment du travail cet ordre ne se
maintient que par des moyens extérieurs et provisoires. Ce n'est qu'à
un état second et définitif que, par un aménagement intérieur, les par-
ties garderont d'elles-mêmes les rapports de position que comporte
l'objet achevé. S'agit-il de faire une caisse, pendant quelques instants,
ce sont les mains de l'ouvrier qui retiennent l'une contre l'autre les
planches qu'il va réunir par des clous. Ceux-ci étant enfoncés, la cais-
se « tient toute seule » : elle est passée du premier au second des deux
états dont nous venons de rappeler la succession. Cela est encore plus
apparent dans l'opération du moulage ; la dualité des temps de l'opéra-
tion y apparaît marquée par celle du moule et de l'objet moulé. Avant
la prise du ciment, les parties de l'objet sont déjà placées dans l'ordre
qui convient, mais la force qui maintient cet ordre leur est extérieure,
c'est la solidité du moule. » Ainsi il y a passage d'un ordre éphémère à
un ordre durable, passage d'un ordre tout extérieur et contingent à un
ordre interne et nécessaire. M. Dupréel propose alors sa thèse des
consolidés de succession 33. « Ce qui se produit pour des relations
spatiales ne se produirait-il pas aussi pour des relations temporelles ?
Certains ordres de succession ne seraient-ils pas d'abord [81] assurés
par une cause extérieure, qui arriveraient ensuite à se soutenir, c'est-à-

32 DUPRÉEL, Théorie de la consolidation, p. 11.


33 DUPRÉEL, loc. cit., p. 16.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 85

dire à se reproduire, par un jeu de conditions qui leur serait moins


étranger, par une cause devenue en quelque sorte intérieure ? » Ques-
tion admirablement posée qui nous fait tout de suite entrevoir la pos-
sibilité d'une doctrine de l'intériorisation progressive de la vie et de la
pensée. Cet intérieur fabriqué de l'extérieur, juste à l'envers de l'ex-
pansion d'une substance, nous paraît particulièrement apte à donner le
schéma d'une durée qui s'enrichit en événements et qui constitue des
réalités temporelles différenciées.
Voyons donc comment vont se constituer ces consolidés de succes-
sion, ces objets de la psychologie de la durée ; voyons comment la
durée va se mouler dans des formes temporelles définies. Le mieux
est ici encore de partir de l'exemple si simple et si clair donné par M.
Dupréel. « L'industrie proprement dite, activité des hommes associés
et dirigés par des buts, nous procure immédiatement des exemples de
consolidés de succession. Une horloge n'est pas autre chose. Au mo-
ment où l'artisan qui l'a fabriquée se préoccupe de la régler, elle est
déjà un consolidé de coexistence, dont il s'agit de faire, par surcroît,
un consolidé de succession. Pour que son aiguille fasse le tour du ca-
dran chaque jour deux fois ni plus ni moins, il faut que l'horloger ac-
célère ou ralentisse le battement en se réglant sur un chronomètre ré-
glé lui-même sur la rotation de la Terre. L'ordre extérieur de sustenta-
tion est ici la Terre, le chronomètre et l'horloger, tout ensemble. Une
fois le mouvement dûment mis au point, l'ordre auquel il correspond
est devenu intérieur au mécanisme ; l'opération de transport et de fixa-
tion est accompli, un ordre de succession est consolidé. » Cet ordre a
bien été rapporté de l'extérieur, en allant du tout à la partie.
Ce processus de la consolidation temporelle, nous pouvons main-
tenant le retrouver chaque fois qu'un ordre se stabilise, soit dans la
société, soit [82] dans la mémoire, soit dans la raison. Ainsi M. Du-
préel nous montrera que le passage d'une coutume sociale à une pres-
cription vraiment morale s'opère par une consolidation. « À l'ordre
extérieur des intérêts s'est substitué l'ordre intérieur de la conscien-
ce. » L'intériorisation apparaît encore ici bien clairement. Quand on
passera à la psychologie individuelle, l'intériorisation pourra être plus
difficile à distinguer, mais en tenant présent à l'esprit le schéma du-
préélien, on en reconnaîtra quand même l'action. Par exemple, « lors-
qu'un enfant apprend une fable par cœur, l'ordre des vers, il le trouve
d'abord sur la page de son livre de lecture. Chaque fois que la mémoi-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 86

re lui fait défaut, il jette les yeux sur le texte, il lit et dans son souvenir
peu à peu disparaît toute lacune. L'ordre de l'imprimé est éliminé. Sa-
voir, c'est avoir appris ; l'ordonnance de ce qu'on sait a d'abord été
soutenue par une force extérieure à notre entendement, celui-ci l'a,
pour son compte, consolidée, rendant superflue toute trame étrangè-
re » 34. Il est bien visible ici que l'ordre n'est pas purement et simple-
ment enregistré, mais qu'il est reconstruit avec une fidélité raisonnée,
voulue, soutenue par des motifs de cohérence propres à celui qui ap-
prend. Si nous prenions des exemples où l'esprit est plus libre, on ver-
rait que la consolidation s'effectue sur des bases hiérarchiques plus
subjectives.
On pourrait facilement développer toute une théorie de la connais-
sance en mettant en valeur le procédé de la consolidation. On verrait
en particulier, comme l'indique M. Dupréel, dans une note, que l'in-
duction est une consolidation de l'expérience, la déduction, une conso-
lidation de l'induction. Cette application générale conduirait aussi,
nous semble-t-il, à une conclusion que nous voulons indiquer : c'est
que tous les moyens par lesquels on consolide, tout factices qu'ils
puissent paraître, sont en somme entièrement naturels. Ils nous pa-
raissent factices parce que nous [83] y voyons encore la marque de
notre propre effort ; nous sentons bien que le donné nous est livré
dans un décousu temporel et spatial ou du moins que sa solidité primi-
tive se brise au moindre emploi précis ; nous sommes donc amenés à
consolider le donné ; nous le consolidons à notre manière, utilisant
aussi bien des procédés mnémotechniques que des procédés ration-
nels. Cet effort de consolidation, nous l'accusons facilement de dé-
former la nature. Dans une telle critique, nous ne nous rendons pas
compte que la nature a toujours besoin d'être formée et qu'elle cherche
des formes précisément par l'intermédiaire de l'activité humaine. En
replaçant, comme il se doit, l'activité humaine, dans la ligne d'action
de la nature, nous reconnaîtrons que l'intelligence est un principe na-
turel et que ce qui est formé par la raison est, de toute évidence, formé
par une force de la nature.
Nous pouvons donc affirmer que la consolidation s'applique d'une
manière naturelle dans le domaine de la connaissance comme dans les

34 DUPRÉEL, loc. cit., p. 19.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 87

domaines de la vie et de l'activité sociale. Cette consolidation préside


vraiment à la constitution des formes. Elle est très exactement la
somme de la causalité formelle et de la causalité matérielle. On va en-
core mieux le comprendre quand on aura médité ce corollaire, d'une
singulière portée, énoncé par M. Dupréel : « Il n'y a de croissance que
par intercalation. » On ne saurait attacher trop d'importance à ce
principe qui nous paraît apporter une soudaine lumière à toute théorie
de l'évolution. Tout ce qui croît s'enrichit d'abord à l'intérieur. C'est
l'enrichissement intérieur qui détermine la poussée. La poussée n'est
qu'une conséquence. Et M. Dupréel dit très bien 35 : « La vie n'est pas
allée d'un noyau primitif vers un épanouissement indéfini, elle semble
être résultée d'un progrès de l'extérieur vers l'intérieur, d'un état de
dispersion vers un état final de continuité. Elle n'a jamais [84] été
comme un commencement dont résulte une suite, mais fut dès le prin-
cipe comme un cadre qui se remplit, ou comme un ordre qui a gagné
en consistance, si l'on ose dire, par une sorte de truffage progressif...
La vie est certes croissance, mais les croissances en extension, com-
me un tissu qui grandit ou comme des individus qui prolifèrent, ne
sont que des cas particuliers ; ce que la vie est essentiellement, c'est
une croissance par densité, un progrès intensif. »
Rendons-nous bien compte que ce progrès intensif qu'on pourrait
être tenté de penser comme une substantialisation de l'intensité n'a
plus rien de mystérieux quand on étudie la théorie de M. Dupréel. En
effet, une telle intensité est analysée d'un point de vue clairement
formel et pour ainsi dire géométrique. Son développement est présen-
té d'une manière toute discursive, dans son détail et dans sa rectifica-
tion.
Prise ainsi dans son aspect analytique, une allure temporelle n'aura
donc pas droit, de prime abord, au qualificatif de continu ; ou du
moins pour que la continuité d'une allure temporelle soit bien fidèle,
bien réelle, bien sûre, il faudra que les intervalles soit convenablement
aménagés. Sans cet aménagement interne, la forme ne tiendra pas ;
elle disparaîtra comme une ébauche manquée. Il faut donc toujours
soutenir la continuité par la solidité. On en arrivera alors à découvrir
des variétés dans la continuité même comme il y a des variétés dans

35 DUPRÉEL, loc. cit., pp. 38-39.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 88

les processus de consolidation. Par exemple, nous donnerons la conti-


nuité à une allure temporelle ou bien en augmentant la densité des ac-
tes intercalaires ou bien en régularisant l'apparition des actes interca-
laires. En gros, la durée riche et la durée régulière seront deux types
très différents de continuité. Si notre thèse est exacte, les troubles de
la psychologie temporelle pourront présenter deux types principaux
suivant que les cadres de la consolidation temporelle sont touchés, ou
au contraire que l'aménagement interne des intervalles est troublé. Il y
aura ainsi deux types de bradypsychie [85] selon que les cellules res-
teront vides ou qu'elles se briseront par un aménagement désordonné.
De toute manière, il nous semble qu'une telle métaphysique de la
consolidation et de l'intercalation légitime et complète notre intuition
fondamentale de la marche à deux temps de tout progrès : position
d'une forme et intercalation matérielle étant les deux moments inévi-
tables de toute activité cohérente ou plutôt cohérée, de toute activité
qui n'est pas faite purement et simplement d'accidents. Seule une telle
activité cohérée peut se renouveler et constituer une réalité temporelle
définie.

III

À cet effort pour décrire la constitution d'un consolidé de succes-


sion, c'est-à-dire la détermination d'un véritable objet temporel, s'ajou-
te, dans la philosophie de M. Dupréel, un examen de la nature exacte
du tissu temporel. Dans cet examen, M. Dupréel développe une criti-
que de la causalité dont il fait voir le caractère nécessairement lacu-
neux. Il montre ensuite l'intervention de la probabilité dans les lacunes
de l'enchaînement causal. Il prépare ainsi un renouveau du probabi-
lisme sur lequel nous voudrions attirer l'attention. On trouvera les ba-
ses de ce nouveau probabilisme dans l'ouvrage : La cause et l'interval-
le ou ordre et probabilité (Bruxelles, 1933) et dans un article des Re-
cherches philosophiques de 1934 : « La probabilité ordinale ».
Entre la cause et l'effet, professe justement M. Dupréel, il y a tou-
jours une distinction nécessaire ; quand bien même cette distinction
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 89

résulterait simplement de la nécessité de poser deux définitions pour


déterminer les deux phénomènes envisagés, elle n'en consacrerait pas
moins l'existence d'une distance logique. À cette distance logique cor-
respond toujours un intervalle temporel. Cet intervalle est, sous le
rapport même de la causalité, d'une essence foncièrement différente
de la causalité. En effet, c'est dans [86] l'intervalle temporel que pour-
ront intervenir les empêchements, les obstacles, les déviations, qui
briseront parfois les chaînes causales. Cette possibilité d'intervention,
il faut la prendre pleinement comme une possibilité pure et non pas
comme une réalité ignorée. Ce n'est pas parce qu'on ignore ce qui in-
terviendra qu'on manque à prévoir l'efficacité absolue d'une cause
donnée ; c'est parce que, de la cause à l'effet, il y a une intervention
toute probabilitaire d'événements qui ne sont d'aucune manière liés à
la donnée causale. En particulier, on n'aura jamais le droit de se don-
ner l'intervalle. Dans la science, on peut construire certains phénomè-
nes, on peut protéger l'intervalle de certaines perturbations, mais on
ne saurait évincer toute intervention de phénomènes imprévus dans
l'intervalle de la cause à l'effet.
On sent bien jusqu'ici la parenté de la conception de M. Dupréel
avec la conception de Cournot. Mais il y a dans la conception de M.
Dupréel une nuance de plus, et cette nuance est décisive. Ce qui dé-
termine ici le hasard, ce n'est pas, comme chez Cournot, le croisement
accidentel de deux lignes causales qui auraient chacune une continuité
rigoureuse. En effet, le hasard conçu d'après l'intuition de Cournot ne
pourrait donner aucune prise à une information probabilitaire ; il serait
pur accident. Le trait de lumière apporté par la théorie dupréélienne,
c'est de faire comprendre que le probable tient déjà à n'importe quelle
chaîne causale considérée isolément 36 : « La manière de dire de
Cournot, trop soumise au langage traditionnel, laisse encore sous
l'impression que le hasard ou le fortuit n'est lui-même qu'un accident,
et comme l'exception à une règle, qu'il y a des déroulements de faits
possibles sans son intervention, complets sans lui. Le fait fortuit serait
constitué par deux éléments d'une autre nature, par des faits causés et
par leur rencontre. C'est là le préjugé à éviter ; le fortuit n'est pas [87]
un parasite de la causalité, il est de plein droit dans la texture même
du réel...

36 DUPRÉEL, La cause et l'intervalle, p. 23.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 90

« En fait toute réalité connue l'est sous l'espèce d'une série d'évé-
nements successifs ou concomitants, aperçus en tant que termes régu-
liers d'un même ordre et entre lesquels il y a un intervalle toujours oc-
cupé par des événements quelconques. Si l'on considère uniquement
les événements termes de la série ordinale, on ne touche nullement
une réalité, mais seulement un schème abstrait, car c'est de la mauvai-
se métaphysique que de supposer un pont « ad hoc », tel que serait la
causalité en soi, lequel souderait les uns aux autres les termes de la
série en sautant par-dessus l'intervalle de temps ou d'espace qui est
toujours entre eux. Que si, au contraire, on prétendait toucher et défi-
nir l'intervalle pur, c'est-à-dire une sorte de réalité en dehors de toute
série ordinale dans laquelle elle s'encadre ou à laquelle elle s'oppose,
ce serait poursuivre un fantôme : on ne saisit pas l'indéterminé comme
tel. »
Ainsi, M. Dupréel n'a pas de peine à prouver que sa thèse tient un
juste compte de toute la réalité, c'est-à-dire, à la fois, de la cause et de
l'obstacle, du fait et du possible, de ce qui arrive et de ce qui pourrait
arriver. N'insister que sur la nécessité des causes, en évinçant, en pen-
sée, les accidents qui entravent effectivement le développement de
cette nécessité, c'est vraiment faire de la scolastique, c'est réaliser une
abstraction. Qu'on prenne une cause aussi efficace qu'on voudra, il y
aura toujours dans le développement de son efficacité un champ libre
pour des possibilités d'arrêt ou de déviation. Ces possibilités, il faut en
tenir compte où elles se rencontrent, dans les formes où elles se ren-
contrent, dans l'intervalle où elles interviennent pour modifier statisti-
quement l'effet attendu. À plus forte raison, il faut en tenir compte
dans la description d'une conduite raisonnée où les possibilités de-
viennent des éléments de décision.
Enfin, nouveau concept dupréélien, cette possibilité [88] prise dans
l'enchaînement causal, sans sortir de la chaîne causale, apparaît sous
l'aspect d'une probabilité très simple, très pure : la probabilité ordina-
le. Une probabilité purement ordinale est, dans son principe, marquée
par le simple jeu des signes plus et moins. L'événement qu'elle dési-
gne apparaît simplement comme plus probable que l'événement
contraire. Elle n'est pas quantifiée. La quantification qui conduit au
calcul des probabilités n'apparaît que lorsqu'on peut dénombrer les cas
possibles, dans le cas, par exemple, des phénomènes les plus schéma-
tisés comme en posent les combinaisons des jeux. Quand il s'agira des
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 91

phénomènes séparés par une grande distance logique, comme dans les
phénomènes de la vie et du psychisme, on peut se demander si le cal-
cul sera jamais possible. En fait, c'est la probabilité ordinale qui dé-
termine les processus d'un psychisme individuel.
Cette simple probabilité ordinale, voilà le lien qui va pouvoir nous
faire comprendre les enchaînements temporels dans les « émer-
gences » de plus en plus élevées. En effet, à chaque apparition d'une
émergence, d'un phénomène qui dépasse son donné, on peut saisir une
détermination de plus en plus claire de l'évolution par la probabilité et
non plus seulement par la causalité. Autrement dit, on s'aperçoit que
l'être vivant et l'être pensant sont impliqués moins dans des nécessités
que dans des probabilités. Et cette implication réserve des libertés
précisément parce qu'il ne s'agit que de probabilité ordinale. Les pro-
babilités quantifiées, rendant compte après coup des résultats, peuvent
se traduire sous forme de lois en apparence nécessaires. La probabilité
ordinale se présente, avant la décision, devant l'alternative que pose
une conduite à inaugurer : elle incline sans nécessiter.
Dès qu'on réintègre dans le comportement la probabilité sous cette
forme si simple qu'est la probabilité ordinale, les considérations de
finalité, comme le dit très bien M. Dupréel, n'ont plus à être bannies
des doctrines de la [89] vie. Alors même que la fin ne serait pas net-
tement aperçue, la probabilité ordinale est tout de même éclairée plus
ou moins confusément par la fin entrevue. La fin a une probabilité or-
dinale plus forte qu'un hasard quelconque et une probabilité ordinale
plus forte est déjà une fin. Les deux concepts fin et probabilité ordi-
nale sont plus près l'un de l'autre que le sont cause et probabilité
quantifiée. Avec la nouvelle notion, bien des contrastes s'estompent
entre le mécanisme et le vitalisme. En suivant la philosophie dupréé-
lienne, on se trouve muni de schémas assez souples pour comprendre
les liaisons aux différents niveaux d'émergence. Nous allons poser le
problème sous un jour un peu différent en étudiant les superpositions
temporelles.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 92

[90]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE VI
LES SUPERPOSITIONS
TEMPORELLES

Retour à la table des matières

De même qu'une étude temporelle de l'esthétique musicale et poé-


tique conduit à reconnaître la multiplicité et la corrélation bien réci-
proque des rythmes, une étude purement temporelle de la phénoméno-
logie conduit à considérer plusieurs groupements d'instants, plusieurs
durées superposées, qui soutiennent différents rapports. Si le temps du
physicien a pu sembler jusqu'à nos jours unique et absolu, c'est que le
physicien s'est, de prime abord, placé sur un plan expérimental parti-
culier. Avec la Relativité est apparu le pluralisme temporel. Pour la
Relativité, il y a plusieurs temps qui, sans doute, se correspondent et
qui conservent des ordres de déroulement objectifs mais qui ne gar-
dent cependant pas de durées absolues. La durée est relative. Toute-
fois, la conception des durées dans les doctrines de la Relativité ac-
cepte encore la continuité comme un caractère évident. Cette concep-
tion est, en effet, instruite par les intuitions du mouvement. Il n'en va
plus de même dans la physique quantique. Ici, le physicien est sur un
plan nouveau, et ce qui détermine son intuition, ce n'est pas le mou-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 93

vement, c'est le changement. Toutes les difficultés qu'on rencontre


dans l'assimilation des doctrines quantiques proviennent du fait qu'on
explique un changement de qualité avec les intuitions du changement
de place. Si l'on veut bien méditer sur le pur changement, [91] on ver-
ra que la continuité est ici une simple hypothèse, et une très mauvaise
hypothèse, puisqu'on n'expérimente jamais un changement continu. Il
est donc à présumer que le développement de la physique quantique
nécessitera la conception de durées discontinues qui n'auront pas les
propriétés d'enchaînement illustrées par nos intuitions des trajectoires
continues. Le devenir qualitatif est très naturellement un devenir
quantique. Il doit traverser une dialectique, aller du même au même
en passant par l'autre.
Naturellement si l'on pouvait fonder une biologie ondulatoire et
quantique, sur les bases de la mécanique ondulatoire et quantique, on
se trouverait bientôt en présence de pulvérisations temporelles qui né-
cessiteraient, pour déterminer l'efficacité temporelle, des statistiques
spéciales relatives aux microphénomènes vitaux. Le livre de M. Le-
comte du Nouy apporte à cet égard de nombreuses suggestions inté-
ressantes. Pour M. Lecomte du Nouy, le temps de la physique n'est
que l'enveloppe des temps biologiques individuels, au sens même où
une onde lumineuse est l'enveloppe d'une multitude d'ondicules élé-
mentaires. La continuité serait donc le résultat de superpositions tem-
porelles 37. On pourrait aller plus loin et dire que le temps d'un tissu
serait continu du fait de la régularité statistique des temps nécessaire-
ment irréguliers de ses cellules.
Mais le philosophe n'a pas besoin de descendre dans ces régions
provisoirement interdites pour accepter à la fois le pluralisme et le
discontinu temporels. La difficulté de se maintenir dans une médita-
tion particulière lui montre assez clairement un temps fait d'accidents,
bien plus près des inconséquences quantiques que des cohérences ra-
tionnelles ou des consistances réelles. Ce temps spirituel n'est pas,
croyons-nous, une simple abstraction du temps vital. Le temps de la
pensée a, en effet, à l'égard du temps de la [92] vie une telle supériori-
té qu'il peut parfois commander l'action vitale et le repos vital. Ainsi

37 LECOMTE Du Nouy, Le temps et la vie, Paris, 1936. Voir en particulier le


chapitre IX.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 94

le temps de l'esprit a une action en profondeur, sur des plans différents


de son propre plan de déroulement. Il a aussi, bien entendu, une action
sur le plan purement spirituel comme nous avons essayé de l'établir en
étudiant la causalité intellectuelle. Ces faibles lueurs ne sont certes
pas suffisantes à nous éclairer dans la multiplicité de nos expériences
temporelles. Elles peuvent cependant faire entrevoir un aspect de no-
tre thèse : le temps a plusieurs dimensions ; le temps a une épaisseur.
Il n'apparaît continu que sous une certaine épaisseur, grâce à la super-
position de plusieurs temps indépendants. Réciproquement, toute psy-
chologie temporelle unifiée est nécessairement lacuneuse, nécessai-
rement dialectique. C'est ce que nous allons encore essayer de prou-
ver, avec de nouveaux arguments, dans ce chapitre.

II
Si nous osions référer nos vues personnelles à une grande doctrine,
c'est ici que nous devrions rappeler certains thèmes hégéliens. Puisque
nous voulions faire oeuvre de simple pédagogue et apprendre à dessi-
ner une première ébauche des ondulations temporelles, nous n'avons
pas voulu partir d'une métaphysique aussi difficile que la métaphysi-
que de Hegel. Nous craignions aussi l'accusation de verser dans le lo-
gicisme et d'avoir une dialectique plus logique que temporelle. Et
pourtant combien cette accusation est mal venue quand on l'adresse à
la méthode hégélienne ! C'est ce que M. Koyré vient de montrer dans
une brochure qui vaut un grand livre. Jamais en effet on n'avait si bien
et si rapidement établi le caractère concret de l'idéalisme hégélien 38 :
« Ce que Hegel s'efforce à nous donner... ce n'est nullement une ana-
lyse de la notion du [93] temps. Bien au contraire : c'est la notion du
temps, notion abstraite et vide que Hegel entreprend de détruire en
nous montrant, en nous décrivant, comment se constitue le temps dans
la réalité vivante de l'esprit. Déduction du temps ? Construction ? Ces
termes, tous les deux, sont impropres. Car il ne s'agit pas de détruire,

38 KOYRÉ, loc. cit., p. 444.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 95

même dialectiquement, ni de construire ; il s'agit de dégager et de dé-


couvrir - non pas de poser hypothétiquement - dans et pour la cons-
cience elle-même, les moments, les étapes, les actes spirituels dans et
par lesquels se constitue, dans et pour l'esprit, le concept du temps. »
Et M. Koyré continue en montrant le caractère actuel, le caractère ac-
tif, des dialectiques hégéliennes. Ce ne sont pas des termes logiques
qui se limitent l'un l'autre et qui nous offrent, comme de l'extérieur, la
contradiction de leur but. C'est vraiment l'esprit qui se saisit dans les
deux actions dialectiques associées. Dès lors, on s'explique qu'en es-
sayant de monter vers le temps spirituel pur, on atteigne à la fois aux
régions de la contradiction intime et de la contraction de l'être et du
néant. En pensant à soi, l'âme s'oblige à l'attitude du refus puisqu'elle
écarte des types de pensée objectifs ; elle réintègre donc en elle-même
le néant ; elle retourne à cette inquiétude spirituelle fondamentale que
Hegel a si fortement caractérisée. Ensuite, que le fait de se donner
l'être en refusant l’être apporte une assurance de rétablissement, de
repos minimum automatiquement restitué, c'est encore une leçon de la
métaphysique hégélienne. Enfin, c'est tout le problème de l'agglomé-
ration des actes spirituels dispersés et disparates que nous trouvons
posé dans cette admirable conclusion de M. Koyré. En nous décrivant
« la constitution du temps, ou plus exactement l'autoconstitution du
concept du temps », Hegel n'envisage pas « une analyse de la notion
du temps, notion abstraite du temps abstrait, du temps qu'il se présente
dans la physique, le temps newtonien, le temps kantien, le temps en
ligne droite des formules et des montres. Il s'agit d'autre chose. Il
s'agit du temps lui même, [94] de la réalité spirituelle du temps. Ce
temps-ci, il ne coule pas d'une façon uniforme ; il n'est pas, non plus,
un médium homogène à travers lequel nous nous écoulerions ; il n'est
ni nombre du mouvement ni ordre des phénomènes. Il est enrichisse-
ment, vie, victoire. Il est lui-même esprit et concept ».
Nous entrevoyons là la superposition du concept et de la vie, de la
pensée et du temps. Si nous pouvions faire de belles figures temporel-
les avec notre activité psychique, autrement dit, si nous pouvions bien
consolider les structures temporelles de la spiritualité, nul doute que
nous apaiserions cette inquiétude hégélienne née au niveau du temps
spirituel, avec la conscience de la difficulté de rester au niveau du
temps spirituel. Cette inquiétude, elle n'a pas ses racines dans la vie,
car la soumission à la vie inférieure, aux pauvres continuités des ins-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 96

tincts, l'effacerait aussitôt et elle nous donnerait ce repos inférieur où


l'on ne peut demeurer quand une fois on en est sorti. Tel est en effet
l'honneur de penser. Nous sommes donc confirmés dans notre devoir
de rechercher les rythmes élevés, rares et purs, de la vie spirituelle.

III

Nous allons donc essayer d'explorer psychologiquement les temps


superposés. Du seul fait qu'ils n'ont pas les mêmes principes d'enchaî-
nement, le temps pensé et le temps vécu ne peuvent être posés comme
naturellement synchrones. Il y a une sorte de relativité en hauteur qui
donne un pluralisme aux coïncidences spirituelles et qui est différente
de la relativité physique qui se développe sur le plan d'écoulement des
choses. Cette cohésion des coïncidences est difficile à bien définir,
mais plusieurs psychologues en ont le pressentiment. Ainsi M.
Alexandre Marc écrit 39 : « Le pragmatiste proclame volontiers la
primauté de l'action, [95] mais en réalité, il subordonne l'action à la
catégorie de l'utile, ou bien encore - ce qui revient au même - réduit la
personne à la simple vitalité. Dans cette perspective, on ne peut établir
aucune distinction essentielle entre l'homme et l'animal. Or, il manque
justement à l'« action » animale cette possibilité d'« approfondisse-
ment », cette faculté de rupture et d'opposition, en un mot, cette di-
mension verticale - qui est aussi celle de l'intelligence - dimension qui
apparaît, à la fois, comme le propre de l'homme et comme la qualité
indélébile du présent véritable : même « dans » le temps, l'homme res-
te debout. » Cette ligne perpendiculaire à l'axe temporel de la simple
vitalité donne précisément à la conscience du présent ces moyens de
fuite, d'évasion, d'expansion, d'approfondissement qui ont bien sou-
vent fait apparenter l'instant présent à une éternité 40.

39 Recherches philosophiques, tome IV ; Le temps et la personne, p. 132.


40 Cf. Albert RIVAUD, Remarques sur la durée, apud Recherches philosophi-
ques, tome III, p. 19 et suiv.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 97

Les travaux de M. Straus et de M. Gebsattel, si bien mis en valeur


par M. Minkowski, montrent nettement certaines conséquences de
cette superposition temporelle. En s'appuyant sur la distinction faite
par Höningswald entre le temps immanent et le temps transitif, ou
plus simplement, entre le temps du moi et le temps du monde, M.
Minkowski établit la dualité des enchaînements ainsi que les rapports
de dépendance très variables de l'un à l'autre temps. Même dans la vie
normale 41 « un désaccord peut se manifester entre eux. Tantôt le
temps du moi semble marcher plus vite que le temps du monde, nous
avons l'impression que le temps s'écoule rapidement, la vie nous sou-
rit et nous sommes joyeux ; tantôt, au contraire, le temps du moi para-
ît retarder sur celui du monde, le temps alors s'éternise, nous sommes
moroses et l'ennui s'empare de nous ». Si l'on ne voyait là qu'une ba-
nale analyse de l'impression de langueur qui nous fait « trouver [96] le
temps long », on n'irait pas au fond de l'intuition de M. Minkowski. Il
ne s'agit pas en effet d'une illusion, mais bien d'une réalité psycholo-
gique qui s'impose dans l'analyse de cas pathologiques. Ainsi, dans
certains états de dépression endogène « le contraste entre les deux
modes de temps devient frappant. Ici le temps immanent semble ra-
lentir singulièrement sa marche, s'arrêter même, et cette modification
de la structure temporelle vient s'intercaler entre le trouble biologique
sous-jacent, d'une part, et les symptômes cliniques courants, de l'au-
tre ; elle est, d'après Straus, la conséquence directe du trouble biologi-
que, qui consiste ici en une inhibition ». Il semble, en quelque maniè-
re, que de tels malades désembrayent. Ils s'évadent perpendiculaire-
ment à la durée du monde. Pour faire marcher le temps immanent, il
faut alors des rythmes particuliers du temps transitif. Très instructif, à
cet égard, est le cas de cette malade de Straus qui « ne sentait le temps
avancer que quand elle était en train de tricoter ».

41 MINKOWSKI, Le temps vécu, Paris, 1933, p. 278.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 98

IV

Donnons enfin un exemple personnel, surpris dans la trame d'un


rêve, où l'on peut démêler les influences des temps superposés. Ayant
acheté une maison, je m'endormis en pensant à quelques démarches
qui me restaient à faire. En rêve, la permanence de mes soucis me fit
rencontrer le propriétaire de mon ancienne demeure. Je profite alors
de l'occasion pour lui annoncer mon acquisition. Je lui parle avec bon-
té puisque je vais lui dire une mauvaise nouvelle : peut-on voir partir
sans regret un locataire philosophe, toujours content de tout, honnête
comme un principe, économe comme un ascète ! Et puis, lentement,
avec une adresse qui manifeste une belle continuité d'un temps de ca-
pitaliste que j'ignorais en moi, je suggère à mon propriétaire toutes les
manières de résilier à l'amiable le bail qui nous lie. Et je parle lon-
guement, avec la voix douce de [97] la politesse et de la persuasion.
Mon discours est bien enchaîné. La netteté de mon but amène les ar-
guments à la bonne place. Soudain, je regarde mon interlocuteur : il
m'écoute maintenant bien posément ; en effet, ce n'est plus mon pro-
priétaire. C'est un homme qui, d'abord, - je m'en rends compte par une
étrange récurrence - a été sûrement mon propriétaire, qui, ensuite, a
été mon propriétaire rajeuni, puis un homme de plus en plus différent,
jusqu'au moment où je m'aperçois que je raconte mes histoires à un
inconnu. Je suis si vexé de mon ineptie que j'entre en fureur devant ce
nouvel exemple de ma distraction et des désaccords temporels qu'à
force de « superposer des temps » j'ai déclenchés en moi. La colère
qui, en rêve, brise si souvent les temps, me réveille.
En faut-il davantage pour reconnaître que le temps verbal et le
temps visuel sont simplement superposés et qu'ils sont, dans le rêve,
indépendants ? Le temps visuel court plus vite, d'où un décrochement.
Si je m'étais libéré de mes soucis financiers, si j'avais pu accélérer
mon discours, j'aurais gardé le synchronisme total avec le déroule-
ment visuel ; le rêve, bien que très mobile horizontalement, c'est-à-
dire le long des incidents habituels de la vie, eût gardé au moins sa
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 99

cohérence verticale, c'est-à-dire la forme des coïncidences habituelles.


A l'étranger qui venait prendre la place de mon propriétaire, j'eus dit
les paroles qui convenaient. Je n'aurais pas continué mon histoire :
j'aurais modifié la confidence au moment même où le confident chan-
geait.
Qu'on veuille bien analyser les rêves complexes en se plaçant ainsi
au point de vue des diverses allures temporelles, on verra l'avantage
qu'il y a à envisager la notion de temps superposés. Bien des rêves
paraîtront incohérents par la seule incoordination instantanée des dif-
férents temps sensibles. Il semble que, rendus par le sommeil à leur
développement autonome, les centres nerveux différents soient des
détecteurs temporels qui ont des rythmes indépendants.
[98]

Pour le dire en passant, ces détecteurs isolés sont particulièrement


sensibles aux parasites temporels. En fait, j'ai souvent l'impression,
dans le paisible repos du sommeil, de crépitements cérébraux, comme
si des cellules explosaient, comme si une mort partielle essayait ses
catastrophes. Pris au niveau de l'activité cellulaire, le temps doit res-
sembler davantage au temps de l'éphémère ou de l'amibe ; les coïnci-
dences doivent être des exceptions. Quand tout le cerveau se réveille
comme une ruche, le temps statistique redonne à la fois la régularité et
la lenteur. D'ailleurs, à l'état de veille, la réalité est une raison d'ac-
cord. La réalité oblige la vue à attendre la parole, d'où des pensées
objectivement cohérentes, une simple superposition à deux termes ap-
portant des confirmations réciproques, qui sont le plus souvent suffi-
santes pour donner l'impression d'objectivité. Alors on parle ce que
l'on voit ; on pense ce que l'on parle : le temps est bien vertical et s'en
va tout entier le long de son cours horizontal, portant toutes les durées
psychiques du même rythme. Au contraire, rêver c'est désengrener les
temps superposés.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 100

Mais nous avons peut-être apporté assez de références, et des réfé-


rences assez hétérogènes, pour avoir quelque garantie que nous tou-
chions, avec la superposition temporelle, à un problème naturel. Es-
sayons donc d'expliquer comment, pour notre compte, nous propose-
rions d'orienter les recherches pour résoudre ce problème.
L'axe temporel perpendiculaire au temps transitif, au temps du
monde et de la matière, est un axe où le moi peut développer une acti-
vité formelle. On l'explorera en s'évadant de la matière du moi, de
l'expérience historique du moi, pour étayer des aspects de plus en plus
formels, des expériences vraiment philosophiques du moi. Le proces-
sus le plus général, le plus métaphysique, sera d'étager des [99] cogi-
to. Nous reviendrons par la suite sur des exemples particuliers plus
voisins de la psychologie usuelle. Allons tout de suite à cet effort de
métaphysique composée, d'idéalisme composé, qui fait succéder au je
pense donc je suis, le je pense que je pense donc je suis. On voit déjà
combien l'existence affirmée par le cogito cogitem sera plus formelle
que l'existence impliquée par la simple pensée ; si l'on en vient à ex-
poser ce que l'on est quand on s'est d'abord installé dans le je pense
que je pense, on n'aura moins de tentation de dire qu'on est « une cho-
se qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut,
qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ». On évitera de couler
ainsi à une existence phénoménale qui a besoin de permanence pour
être confirmée. M. Ch. Teissier du Cros, dans un article d'une singu-
lière profondeur, a bien saisi le caractère nécessairement discursif du
cogito cartésien, cogito tout horizontal 42 : « Entre le je et le suis, il y
a un rapport d'affirmation à confirmation. Le jugement d'existence du
moi en somme est une répétition : sur un même plan, celui des réali-

42 Ch. TEISSIER DU CROS, La répétition, rythme de l'âme, et la foi chrétienne,


apud Études théologiques et religieuses, Montpellier, mai 1935.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 101

tés, l'expérience spécifique du moi confrontée avec l'expérience spéci-


fique des choses, lui est déclarée assimilable. » Au contraire, si l'on
monte au je pense que je pense, on est déjà libéré de la description
phénoménologique. Un pas de plus et avec le je pense que je pense
que je pense, ce que nous noterons (cogito)3, les existences consécuti-
ves apparaissent dans leur puissance formalisante. On est engagé dans
une description nouménologique qui, avec un peu d'exercice, apparaît
exactement sommable sur l'instant présent, dessinant par ces pures
coïncidences formelles, la première ébauche du temps vertical.
Alors, il s'agira moins de se penser en train de penser quelque cho-
se que de se penser quelqu'un qui pense. On [100] assiste en somme,
avec cette activité formalisante, à la naissance de la personne. À vrai
dire, l'axe de cette personnalisation formelle est dirigé à l'inverse de la
personnalité substantielle, personnalité soi-disant originale et profon-
de, mais en réalité tout embarrassée par la pesanteur des passions et
des instincts, livrée à l'entraînement du temps transitif. Sur l'axe re-
dressé que nous entrevoyons, l'être se spiritualise dans la proportion
où il prend conscience de son activité formelle, de son degré cogitant,
de l'exposant du cogito composé où il peut pousser sa libération. Dès
que les difficultés du premier arrachement seraient surmontées, par
exemple au (Cogito)3 ou au (Cogito)4, on reconnaîtrait la valeur de
repos de cette psychologie strictement tautologique où l'être s'occupe
vraiment de soi. Alors la pensée serait entièrement appuyée sur elle-
même. Je pense le je pense deviendrait le je pense le je, synonyme de
je suis le je. Cette tautologie est garante d'instantanéité.
Mais, dira-t-on, en quoi cette succession de formes peut-elle rece-
voir un caractère temporel spécifique ? C'est qu'elle est un devenir.
Sans doute ce devenir est en marge du devenir des choses, indépen-
dant du devenir matériel. De toute évidence, ce devenir formel sur-
plombe l'instant présent ; il est en puissance dans tous les instants vé-
cus ; il peut surgir comme une fusée hors du monde, hors de la nature,
hors de la vie psychique ordinaire. Cette potentialité est une succes-
sion ordonnée. Un bouleversement dans l'ordre des étages est in-
concevable. C'est sûrement une dimension de l'esprit.
On demandera si cette dimension est infinie ? Conclure ainsi serait
obéir bien vite à une séduction toute logique, toute grammaticale.
Nous n'accepterons donc pas d'aligner des subjonctifs indéfiniment.
En particulier, nous ne suivrons pas les auteurs qui parlent d'une ma-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 102

nière indéfinie de connaissance de connaissance... précisément parce


que les connaissances de connaissances... les (connaissances)n n'im-
pliquent pas toujours clairement le facteur subjectif [101] de formali-
sation. Pour notre part, psychologiquement, il nous a semblé extrê-
mement difficile d'accéder au (cogito)4. À notre avis, la véritable ré-
gion du repos formel, où nous serions heureux de nous maintenir, est
le (cogito)3. Dans les recherches de psychologie composée que nous
esquisserons par la suite, on verra que la puissance trois correspond à
un état suffisamment nouveau pour qu'on s'y exerce longuement avant
de continuer la composition. Le (cogito)3 est le premier état bien dé-
lesté où la conscience de vie formelle apporte un bonheur spécial.
D'une manière un peu schématique, on peut, croyons-nous, carac-
tériser grossièrement les différents niveaux temporels par des causali-
tés spirituelles diverses. Ainsi, il nous semble que si le (cogito)1 reste
impliqué dans la causalité efficiente, le (cogito)2 admettrait assez bien
la causalité finale, car agir en vue d'une fin, c'est agir en vue d'une
pensée en prenant conscience qu'on pense cette pensée. La causalité
formelle n'apparaîtra dans toute sa pureté qu'avec le (cogito)3. Natu-
rellement, ce partage en choses, fins et formes, paraîtra artificiel à tou-
te psychologie linéaire qui veut placer toutes les entités à un même
niveau, en les inscrivant dans une seule et même réalité, hors de la-
quelle il n'y aurait que songes et vésanies. Mais l'idéalisme discursif et
hiérarchique que nous défendons n'est pas limité à ce plan réaliste
unique. Et si l'on veut bien partir de l'axiome schopenhauerien fonda-
mental : le monde est ma représentation, il semblera plausible d'inscri-
re les fins au compte de la représentation de la représentation et les
formes constituées dans ces activités d'esprit qui impliquent chose et
fin au compte de la représentation de la représentation de la repré-
sentation. Psychologiquement parlant, en suivant l'axe de la libéra-
tion, quand le détachement matériel sera obtenu, on ne se déterminera
plus pour une chose, non plus même pour une pensée, mais, finale-
ment, pour la forme d'une pensée. La vie spirituelle deviendra esthéti-
que pure.
Enfin, ce temps de la personne, ce temps vertical, est [102] fran-
chement discontinu. Si l'on prétendait décrire continûment un passage
d'une puissance de cogito à une autre, on s'apercevrait qu'on couche le
processus sur l'axe habituel du temps, sur le temps vulgaire. On prépa-
rerait ainsi une fausse interprétation de la superposition temporelle ;
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 103

on partirait de cette fausse idée que toute analyse psychologique est


nécessairement temporelle, autrement dit que toute description psy-
chologique est historique et que c'est en suivant les indications d'une
horloge qu'on peut successivement penser, puis penser qu'on pense,
puis penser qu'on pense qu'on pense. On manquerait au principe de
l'instantanéité fondamentale des formalisations bien ordonnées. Les
coïncidences psychologiques, si l'on veut bien les saisir non seule-
ment dans l'instant, mais encore sous leur forme hiérarchique, nous
livrent plus qu'une virtualité de développement linéaire. Pour nous,
aucun doute, l'esprit a une poussée hors de la ligne vitale.
Vivons donc temporellement à la troisième puissance, sur le plan
du cogito au cube. Examiné temporellement par rapport à l'état pri-
maire, par rapport au temps transitif, ce troisième état sera très lacu-
neux. Il sera coupé par de longs intervalles. Alors la dialectique tem-
porelle sera évidente. La continuité, une fois de plus, sera ailleurs ;
c'est peut-être la vie, peut-être la pensée primaire, qui paraîtront la
fournir. Mais vie et pensée primaire sont si peu intéressantes pour qui
connaîtra l'état formel où nous voulons nous reposer de vivre et de
penser, que cette continuité toute matérielle passera inaperçue. Il fau-
dra alors une cohérence rationnelle pour remplacer la cohésion maté-
rielle. Autrement dit, si nous voulons que la pensée de pure esthétique
se constitue, il faudra par les formes, par l'appel des formes, transcen-
der la dialectique temporelle. Si l'on gardait l'attache avec la vie et la
pensée ordinaires, l'activité d'esthétique pure serait tout occasionnelle.
Elle n'aurait pas de cohérence, pas de « durée ». Pour durer à la troi-
sième puissance du cogito, il faut donc chercher des [103] raisons
pour restituer les formes entrevues. On ne pourra y parvenir que si
l'on s'apprend à formaliser des attitudes psychologiques assez diver-
ses. Nous allons esquisser quelques applications de cette psychologie
composée, en soulignant l'homogénéité de certains tissus temporels
très lacuneux.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 104

VI

Considérons tout de suite une attitude intellectuelle où les périodes


d'inhibition sont nombreuses et où les actions vraiment positives sont
assez rares. Par exemple, examinons le tissu temporel de la feinte et
rendons-nous compte que ce tissu n'est déjà plus collé sur la trame
continue de la vie : la feinte est déjà une superposition temporelle. En
effet, à la première observation, nous ne pouvons manquer d'être
frappé du caractère lacuneux du tissu de la feinte. On n'imagine guère
une feinte continue. Et même, pour bien feindre, il ne faut pas dépas-
ser la mesure. Il y a, dans la feinte, une application réfléchie du prin-
cipe de raison nécessaire et suffisante qui fait qu'on cherche à équili-
brer les inhibitions et les actions. La feinte restreint les expansions
naturelles, elle les écourte ; elle a forcément moins de densité qu'un
sentiment qui coule de source. Sans doute la feinte tend à compenser
le nombre par l'intensité. Elle renforce certains traits. Elle majore des
délicatesses. Elle donne une constance et une raideur à des attitudes
qui sont naturellement plus mobiles et plus souples. Bref, le tissu
temporel de la feinte est à la fois lacuneux et accidenté.
Pour bien feindre, il faut précisément donner une impression de
continuité à ce qui est essentiellement discontinu et disparate. Il faut
augmenter la densité et la régularité du tissu temporel ou, dans le style
de M. Dupréel, il faut consolider ce tissu. Il ne suffit pas pour cela d'à-
propos. L'à-propos ne conduirait qu'à utiliser des circonstances, qu'à
constituer, au niveau des conventions mondaines, avec le temps du
monde, une forme sentimentale qu'on ne peut [104] vraiment pas dire
« consolidée » psychologiquement. Une bonne feinte, une feinte acti-
ve, une feinte qui n'est plus occasionnelle demande une incorporation
au « temps du moi ». Pour la constituer vraiment, il faut qu'on résolve
ce paradoxe : attacher la feinte au « temps de la sincérité », au temps
de la personne presque jusqu'à être soi-même dupe de sa propre dupe-
rie. C'est ainsi précisément que s'installent réellement certaines névro-
ses feintes. Plus simplement, c'est en les attachant au « temps de la
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 105

personne » que l'on pourra feindre ces faux élans qui entraînent autrui
synchroniquement avec notre dynamisme. Pour donner son plein effet
au mensonge il faut en quelque sorte engrener les temps personnels
les uns sur les autres. Sans cette application sur notre propre rythme,
il est impossible de donner à la feinte une conviction dynamique.
Ces remarques vont paraître sans doute aussi superficielles qu'arti-
ficielles. À l'égard de la psychologie d'une attitude aussi précise que la
feinte, on voudra qu'un psychologue nous dépeigne une feinte particu-
lière et non pas « la feinte en soi », on voudra, en particulier, qu'il
nous décrive la traduction de vrai en faux, qu'il nous fasse vivre l'am-
biguïté de la signification. Mais pour nous qui cherchons des motifs
de psychologie abstraite, c'est précisément parce que la signification
est ambiguë qu'on peut mieux s'en abstraire et la feinte nous paraît un
bon exemple de psychologie abstraite, de psychologie formelle, de
psychologie factice, où le temps va se révéler comme un caractère
important. En effet, enlevez la double signification de la feinte, ne
considérez ni ce qu'on feint, ni ce pourquoi l'on feint, que reste-t-il ?
Beaucoup de choses : il reste l'ordre, la place, la densité, la régularité
des instants où la personne qui feint décide de forcer la nature. Le
schème des déclics est ici d'autant plus important qu'il est plus artifi-
ciel. L'aspect purement temporel de la tromperie doit retenir l'atten-
tion du trompeur lui-même. Celui qui feint doit se souvenir de feindre.
Il doit nourrir sa feinte. Alors que rien ne le presse et ne [105] l'obli-
ge, il doit savoir que l'heure de feindre vient à nouveau de sonner.
Manquer l'occasion de feindre reviendrait, parfois - pas toujours - à
briser la feinte. La feinte, toute lacuneuse qu'elle soit, perdrait, par cet
oubli partiel, sa « continuité », preuve assez claire qu'il peut y avoir
« continuité » sans continu effectif. La continuité, au niveau du senti-
ment factice qu'est la feinte, n'a pas besoin de la continuité toute vita-
le, toute naturelle, d'un sentiment naturel.
Sérier et bien sérier ce qui peut nous lier à autrui, bien nous ajuster
au temps des autres, prévoir, s'il se peut, la fantaisie des autres, tout
cela ne réclame pas une égalisation substantielle avec les autres. Mais
l'égalisation horaire est déjà une grande tâche de l'interpsychologie.
Quand on a réalisé ce synchronisme, c'est-à-dire quand on a mis en
correspondance deux superpositions de deux psychismes différents,
on s'aperçoit que l'on tient presque tous les substituts de l'adhésion
substantielle. Le temps de penser marque profondément la pensée. On
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 106

ne pense peut-être pas la même chose, mais on pense en même temps


à quelque chose. Quelle union ! Toute interpsychologie devrait
d'abord poser le problème de la correspondance temporelle et ne pas
prendre sans discussion le synchronisme comme un effet. Il est sou-
vent une convention ; il est parfois un calcul ; il peut toujours être une
oeuvre bien montée, économiquement administrée. En tout cas, pour
la sentimentalité factice, pour tous les sentiments feints, le problème
du synchronisme nous paraît comme primordial : il ne faut pas laisser
le temps détruire l'œuvre du temps. Il ne faut pas non plus forcer le
temps.
Avec la feinte, nous venons de trouver une attitude maintenue dans
un temps très lacuneux, bien dégagé déjà de toutes les obligations du
temps vital, superposé en quelque sorte au temps vital. Pour mieux
faire comprendre notre position dialectique et l'importance des inter-
ventions inhibitoires qui refusent les suggestions et les liaisons de la
vie, demandons-nous si nous ne pourrions pas atteindre à [106] des
attitudes de plus en plus lacuneuses, dans des temps superposés les
uns sur les autres, en redoublant les actions d'inhibition. Pouvons-
nous par exemple feindre de feindre et, si oui, quelle sera la forme
temporelle qui correspond à la feinte de la feinte que nous désigne-
rons par la notation (feinte)2 ?
Il ne serait pas difficile d'amasser des textes littéraires pour mon-
trer que la feinte de la feinte n'a pas échappé aux romanciers. George
Sand l'a nommée expressément dans Horace (chap. XXIII). En mille
endroits, on en trouverait la trace dans l'œuvre de Dostoïevski, au
point qu'on peut se demander si la psychologie de Dostoïevski n'est
pas une psychologie systématiquement « composée », une psycholo-
gie réfléchie sur elle-même, faite de sentiments élevés à des « expo-
sants ». Qu'on relise, en particulier, Crime et châtiment, * on y verra
de nombreux exemples de (feinte)2, et si l'on veut bien se servir des
schèmes d'analyse temporelle que nous proposons, on se rendra
compte que ces schèmes peuvent dégager des traits caractéristiques.
Ainsi la (feinte)2 apparaîtra beaucoup plus lacuneuse que la simple
feinte. On le verra au moindre effort de statistique quand on compare-

* [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT]


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 107

ra, parmi les instants de la feinte, ceux qui montent de la (feinte)1 à la


(feinte)2.
Mais, bien entendu, le problème n'est pas seulement un problème
de psychologie littéraire. Nous avons été surpris, quand nous avons
parlé à différentes personnes - à des femmes surtout - de la feinte de la
feinte, comme nous avons été rapidement compris. La question, peut-
on feindre de feindre ? recevait immédiatement la réponse : bien en-
tendu. Au contraire, dès que nous posions la question suivante : peut-
on feindre de feindre de feindre, tout se troublait en entraînant un cer-
tain vertige d'esprit. Par ce trouble seul, la (feinte)3 pose un problème
intéressant de psychologie composée et de superposition temporelle.
Si difficile, en effet, qu'il soit de s'installer dans cet état très instable,
nous croyons qu'on en peut faire l'étude avec un [107] peu d'expérien-
ce. Bien entendu, il ne faut pas se confier à un procédé tout verbal et
s'imaginer qu'il suffit de désigner un état pour le connaître. Avec de
telles prétentions, on aurait vite fait de définir des (feintes)4, des (fein-
tes)5 et ainsi de suite. Pour notre part, nous n'avons jamais pu dépasser
vraiment la (feinte)3. Les feintes dépassant la (feinte)3 nous paraissent
passer par des intermédiaires grammaticaux sans valeur psychologi-
que. Elles ne peuvent, à notre avis, devenir temporelles dans le sens
que nous exposerons dans un instant.
Ayant écarté les états à exposant trop élevé, il nous faut répondre à
des objections que nous avons rencontrées de la part de ceux qui nient
la réalité psychologique de la psychologie à la troisième puissance.
Souvent, on attaque la (feinte)3 en objectant que la (feinte)2 est déjà
un retour au naturel et que la (feinte)3 est alors une simple feinte. De
telles objections reviennent à référer la psychologie à la logique. On
rapporte la feinte à des vérités définies et l'on pense trop vite que deux
négations valent une affirmation. Dès qu'on se dégage de ses inver-
sions automatiques, dès qu'on arrive à des inversions psychologiques
réelles, tout un jeu de nuances se présentent qui viennent donner suffi-
samment de prétextes de diversité. Notre leçon sur la (feinte)3 était à
peine achevée que plusieurs de nos auditeurs ont bien voulu nous
soumettre des fiches intéressantes. Une d'entre elles, celle de M. L.
Thiblot, nous paraît si claire que nous la reproduisons ici sans chan-
gement.
« Première hypothèse. Feinte simple. Le cours d'un professeur
m'ennuie profondément. Mais comme je tiens à me faire bien voir de
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 108

ce professeur, je simule une grande attention pendant qu'il parle. J'es-


père que le professeur sera dupe de ma feinte.
« Deuxième hypothèse. Feinte à la deuxième puissance. Le cours
du professeur m'ennuie profondément et, comme j'ai des raisons de
vouloir être désagréable à ce professeur, je simule à son cours une at-
tention, un zèle tellement [108] exagéré que le professeur est forcé de
se dire : « C'est trop beau pour être vrai ; cet élève se moque de
moi ! » Je feins donc seulement de feindre. Je feins, mais j'espère que
le professeur ne sera pas dupe de ma feinte.
« Troisième hypothèse. Feinte à la troisième puissance. Je trouve le
cours du professeur très intéressant. Mais, parce que j'ai fait avec des
camarades le pari de lui être désagréable, je veux lui faire croire que
son cours ne m'intéresse pas. Pour cela, j'emploie précisément le
moyen décrit ci-dessus. Je feins une attention et un zèle tellement ex-
cessifs que le professeur sera forcé de les prendre, pour ainsi dire, par
antiphrase. Il y a ici feinte à la troisième puissance : je fais semblant
de travailler afin de feindre un sentiment (le manque d'intérêt qui n'est
lui-même qu'un faux semblant). »
D'ailleurs si l'on examine le problème sous son aspect temporel, on
va voir que l'accusation de simple artifice logique ne tient pas. En ef-
fet, deux négations vaudraient une affirmation si tous les états pre-
miers devaient être transposés. Cela serait le cas si l'on ne disposait
que d'un plan temporel, que d'un tissu unique, ayant partout la même
continuité. Mais précisément comme la (feinte)2 est bien plus lacu-
neuse que la (feinte)1, la (feinte)3 est encore plus lacuneuse que la
(feinte)2. Pour bien faire comprendre l'influence de l'instant rare et
choisi, adoptons un procédé tout analytique qui doit nous aider à ap-
prendre l'art de feindre de feindre de feindre. Puisque tout le monde
connaît la feinte de la feinte, confions cette (feinte)2 au discours, puis
demandons au regard de se charger de la (feinte)3. Il le fera, par un
clin d’œil, par un éclair bien placé. Nous retrouvons ici la même dis-
sociation temporelle, cette fois voulue, que nous avons signalée à
propos d'un de nos rêves. Les temps superposés peuvent être chacun
consolidés par des conduites particulières où peuvent être engagés des
processus sensibles différents.
Enfin, d'autres suggestions nous ont été faites par nos [109] audi-
teurs. La plupart de ces suggestions revenaient à mettre en jeu des in-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 109

terlocuteurs de plus en plus nombreux. Nous aurions ainsi la possibili-


té de faire varier à loisir nos temps sociaux, attachant un temps à toute
société particulière. Chaque état de feintise serait déterminé par un
témoin spécial. A serait pour B autre qu'il est pour C ou D. On ob-
tiendrait facilement des superpositions temporelles, mais elles seraient
peu hiérarchiques. Finalement, nous n'acceptons pas ces différentes
constructions pyramidales trop faciles et nous revenons pour notre
part à une superposition toute temporelle où les sentiments se compo-
sant en quelque sorte avec eux-mêmes apparaissent comme des
« formalisations » effectives, procédé qui ne s'éclaire bien que par une
véritable réflexion où la forme se reconnaît indépendante de sa matiè-
re. Alors le schème temporel marque vraiment la forme et apparaît
comme un aspect caractéristique de l'élément psychologique envisagé.

VII

Nous pourrions naturellement étudier bien d'autres compositions


psychologiques : la joie de la joie, l'amour de l'amour, le désir du dé-
sir, autant de superpositions dont on trouverait d'abondants exemples
dans la philosophie sentimentale contemporaine. En particulier, il
nous semble qu'une étude des oeuvres de Paul Valéry en partant de ce
point de vue serait féconde. Le beau livre de M. Jean de Latour fait
justement place aux valeurs repensées, aux valeurs réévaluées, aux
formes reformées. C'est vraiment là le secret dynamique de l'idéalis-
me actif de Paul Valéry 43.
Dans ces compositions psychologiques, c'est encore à partir de
l'exposant trois que se présenteront les difficultés ; c'est en effet à par-
tir de l'exposant trois qu'on accède à l'idéalisme pur. Ainsi dans
(l'amour)3 on voit disparaître [110] le plaisir toujours volage, systéma-
tiquement volage, de (l'amour)2. De plus, cet (amour)2 est encore en-
gagé dans les variétés de (l'amour)1. L'adhérence avec l'objet disparaît

43 Jean de LATOUR, Examen de Paul Valéry.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 110

seulement avec (I'amour)3 qui, enfin, est libre et fidèle, pur art de
l'amour.
Mais nous n'avons pas pour tâche d'étudier à fond la psychologie
exponentielle et ces notes rapides ne veulent être que des suggestions
pour des études ultérieures. Ce que nous voudrions signaler, pour
terminer, c'est l'intérêt qu'il y aurait, pour mener de telles études, à
partir des caractéristiques temporelles. Et voici tout de suite le motif
d'étude par lequel nous commencerions : les attitudes à l'exposant
deux sont de toute évidence temporellement plus lacuneuses que les
attitudes primaires. En général, quand on élève les coefficients, on
accède à des temps de plus en plus lacuneux. Malgré ces vides multi-
pliés, nous croyons qu'un psychisme peut se tenir dans les attitudes
exponentielles, sans s'appuyer sur le psychisme primaire. Les temps
idéalisés ont alors des constances sans cependant avoir une continui-
té. C'est là une des thèses principales de la philosophie temporelle que
nous proposons. Sans doute, il paraîtrait plus simple de postuler
comme fondamentale la continuité de l'attitude primaire et de considé-
rer les évasions comme des fusées indépendantes qui surgissent de
temps en temps le long du développement naturel. Mais cette solu-
tion, qui est la plus simple, n'est pas la nôtre. Elle ne tient pas compte
du fait que certains esprits peuvent se maintenir dans une pensée ex-
ponentielle, dans la pensée de pensée par exemple et même dans la
(pensée)3. Il nous semble alors que le temps de deuxième ou de troi-
sième superposition a ses propres motifs d'enchaînement. Tout ce que
nous avons dit sur les causalités psychologiques prises comme diffé-
rentes de la causalité physiologique pourrait être répété ici pour prou-
ver que des raisons et des formes stabilisent des attitudes sans vérita-
bles appuis profonds. Dans les développements temporels superposés,
en examinant [111] les lignes spirituelles élevées, on s'aperçoit que
des événements extrêmement rares suffisent à entretenir une vie spiri-
tuelle, à propager une forme. Malheureusement le psychologue n'a pas
le goût de travailler dans ce domaine - un critique malveillant dira :
dans les nuages. La psychologie contemporaine préfère suivre Freud
dans son exploration achérontique, elle veut sentir la pensée aux sour-
ces de la vie, au niveau des flots pressés de la vie. La pensée pure a
beau se révéler dans une discontinuité évidente tout en gardant une
remarquable homogénéité, le psychologue veut que tout psychisme
soit une forme équivalente du vital, toujours contemporaine d'un dé-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 111

veloppement vital. Et cependant plus le psychisme est lacuneux, plus


il est clair ; plus ses ordres sont brefs, plus ils sont puissants. Les véri-
tables temps actifs sont les temps évidés où les conditions d'exécution
n'apparaissent que comme des conditions subalternes. Quand on aura
cherché du côté de la psychologie artificielle, du côté des attitudes
exponentielles, on se rendra compte que les temps d'action sont isolés
et que leur répétition n'est Pas totalement conditionnée par l'exécu-
tion, mais bien, de prime abord, par des nécessités plus élevées, plus
spirituelles. La cohérence des raisons d'agir commandera la cohésion
des actions effectives. La continuité sur les plans temporels élevés de-
viendra métaphorique. Elle n'en sera que plus claire, plus suggestive
et finalement plus facilement restituée.
À notre avis, cet aveu d'une continuité métaphorique ne doit pas
être retenu comme une objection contre notre thèse, car, au fond, c'est
le cas pour toutes les durées, Pour le prouver, nous allons étudier
quelques-unes des métaphores les plus usuelles qui servent à dépein-
dre l'action constante de la durée. Nous verrons, à propos de ces mé-
taphores, que la continuité est toujours solidaire d'un point de vue,
autrement dit qu'elle est, purement et simplement, une métaphore.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 112

[112]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE VII
LES MÉTAPHORES
DE LA DURÉE

Retour à la table des matières

Si le lecteur nous a suivi dans notre thèse qui veut que les liaisons
des instants vraiment actifs soient toujours effectuées sur un plan qui
diffère du plan où s'exécute l'action, il ne sera pas éloigné de conclure
avec nous que la durée est, strictement parlant, une métaphore. On
s'étonnera alors beaucoup moins de cette facilité d'illustration qui fait
un des charmes de la philosophie bergsonienne. Rien d'étonnant, en
effet, qu'on puisse trouver des métaphores pour illustrer le temps, si
l'on en fait le facteur unique des liaisons dans les domaines les plus
variés : vie, musique, pensée, sentiments, histoire. En superposant
toutes ces images plus ou moins vides, plus ou moins blanches, on
croit pouvoir toucher le plein du temps, la réalité du temps ; on croit
passer de la durée blanche et abstraite, où s'aligneraient les simples
possibilités de l’être, à la durée vécue, sentie, aimée, chantée, roman-
cée. Ébauchons encore ces superpositions : en tant que vie, la durée
est solidarité et organisation d'une succession de fonctions - dans sa
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 113

prise de conscience continue, la vie est rêverie - la rêverie elle-même


est une mélodie spirituelle, aux incidents paradoxalement libres et
fondus. Si l'on ajoute enfin, par réciproque, que la mélodie est « com-
parable à un être vivant » 44, on a fondé toute une famille, tout un cy-
cle fermé de métaphores qui constitueront le langage de la [113]
continuité, le chant de la continuité, la berceuse de la continuité. Du-
rée tranquille, vie bien équilibrée, musique entraînante, douce rêverie,
pensée claire et féconde, autant d'expériences qui « prouveront » que
le temps est continu. Toutes ces expériences sont heureuses : la durée
est un synonyme du bonheur ou, pour le moins, le synonyme d'un
bien, d'un don. L'évidence de la possession vient soutenir la promesse
d'une durée.
À tout cela, il n'y a qu'un malheur : c'est qu'aucune expérience ne
se suffit à elle-même ; c'est qu'aucune expérience temporelle n'est
vraiment pure. On n'a qu'à examiner de près n'importe laquelle des
images de la continuité, on y verra toujours les hachures du disconti-
nu. Ces hachures ne font une ombre continue que par l'intermédiaire
des hétérogénéités estompées. C'est là un argument que nous avons
déjà présenté plusieurs fois. Ici, nous allons le renouveler en nous pla-
çant sur le plan d'une métaphore particulière, en nous efforçant d'ana-
lyser l'épaisseur musicale et poétique. Sur le plan musical, par exem-
ple, il nous faudra montrer que ce qui fait la continuité, c'est toujours
une dialectique obscure qui appelle des sentiments à propos d'impres-
sions, des souvenirs à propos de sensations. Autrement dit, il faudra
prouver que le continu de la mélodie, que le continu de la poésie, sont
des reconstructions sentimentales qui s'agglomèrent par-delà la sensa-
tion réelle, grâce au flou et à la torpeur de l'émotion, grâce au mélange
confus des souvenirs et des espérances, par conséquent sur des plans
bien différents du plan où nous cantonnerait une étude scientifique des
contextures purement sonores 45.

44 BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 76. [Livre


disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
45 Cf. OTTO, Le sacré (note, p. 153). Otto a remarqué le syncrétisme de la mé-
thode bergsonienne : « Les notions fluides de Bergson sont en réalité des
idéogrammes de sentiments et d'intuitions esthétiques et religieuses. En les
prenant pour des notions scientifiques, il confond l'idée avec l'expérience ;
confusion que Schiller reprochait à Goethe. »
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 114

Soulignons d'abord ce reflux de l'impression qui remonte du pré-


sent au passé et qui vient apporter au rythme, à la [114] mélodie, à la
poésie, la continuité et la vie qui leur manquaient dans leur première
production. Il suffirait d'une inattention à la mélodie pour arrêter ce
reflux. Alors les notes successives ne chantent plus, elles restent dans
la discontinuité qualitative et quantitative où elles sont produites. Les
sensations ne sont pas liées ; c'est notre âme qui les lie.
La continuité du tissu sonore est si fragile qu'une coupure dans un
endroit détermine parfois une rupture dans un autre endroit. Autre-
ment dit, la liaison de proche en proche ne suffit pas ; cette liaison
partielle est conditionnée par une solidarité à grandes mailles, par une
continuité d'ensemble. En fait, il faut apprendre la continuité d'une
mélodie, On ne l'entend pas de prime abord ; et c'est souvent la re-
connaissance d'un thème qui apporte la conscience de la continuité
mélodique. Là, comme ailleurs, la reconnaissance a lieu avant la
connaissance. M. Lionel Landry dit très justement 46 : « Une figure
rythmique ne prend pas toute sa valeur qualitative pour qui ne l'entend
qu'une fois. » Au premier aspect, dans l'évolution première des sons,
la structure temporelle n'était pas vraiment formée ; la causalité musi-
cale n'était pas encore établie. Structure et causalité étaient posées
dans le domaine du possible plutôt que dans le domaine du réel, Et
tout restait dans le décousu et la gratuité, C'est alors la récurrence de
l'impression qui apporte une causalité formelle. Cette causalité for-
melle est, pour un métaphysicien, l'élément correspondant à la valeur
qualitative invoquée par M. Landry.
Cette réforme qui donne vraiment une forme peut faire naître des
symétries poétiques et musicales à partir de formes dissymétriques
subalternes. C'est ce qu'a fait observer Raoul de La Grasserie 47.
« Deux vers se suivent, je suppose que dans l'intérieur de chacun
d'eux il y ait, entre [115] les deux hémistiches, inégalité de nombre de
syllabes ; si cette inégalité est reproduite dans le second vers et dans
le même sens, le même dessin rythmique se reformera, l'inégalité in-
terne sera devenue une égalité externe. » Autrement dit, l'identité du

46 Lionel LANDRY, La sensibilité musicale, p. 29.


47 Raoul de LA GRASSERIE, De l'élément psychique dans le rythme..., 1892,
p.2.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 115

complexe transcendera la diversité du détail ; quelque chose sera, en


quelque sorte, achevé par son symétrique. La continuité se fera à la
faveur du groupement. Et c'est ainsi que la poésie, ou plus générale-
ment la mélodie, dure parce qu'elle reprend. La mélodie joue dialecti-
quement avec elle-même ; elle se perd pour se retrouver ; elle sait
qu'elle s'absorbera dans son thème initial 48. Elle nous donne ainsi,
non pas vraiment une durée, mais l'illusion d'une durée. Par certains
côtés, la mélodie est une perfidie temporelle. Elle nous promettait un
devenir, elle nous confirme dans un état. En nous ramenant à son ori-
gine, elle nous donne l'impression que nous aurions dû prévoir son
cours. Mais elle n'a pas à proprement parler de source première, de
centre d'expansion. Son origine, décelée par récurrence, est, comme sa
continuité, une valeur de composition.
Si l'on examine maintenant cet effacement dialectique du thème
initial, on se convainc que toute reprise ne peut guère être conçue
comme reliée mélodiquement à sa première emprise. De l'un à l'autre
refrain, il y a moins qu'un souvenir latent, moins même qu'une attente
bien définie. Car jamais l'attente n'est aussi clairement négative qu'en
musique ; cette attente, en effet, ne deviendra consciente que si la
phrase entendue se répète. On ne se souviendra pas de l'avoir atten-
due ; on reconnaîtra simplement qu'on aurait dû l'attendre. Ainsi, ce
qui donne une continuité légère et libre à la mélodie, c'est cette attente
toute virtuelle, qui n'est réelle qu'après coup, qui n'est qu'une chance à
courir, qu'une possibilité. « Architecture ! inanité [116] des comparai-
sons, disait jadis Maurice Ravel 49, il y a des règles pour faire tenir
debout un bâtiment, aucune pour enchaîner les modulations. » En ré-
alité, l'enchaînement est soutenu par des intermédiaires extramusi-
caux, par des valeurs émotives, dramatiques, voire littéraires 50. Si
l'on arrêtait le flot de l'émotion qui accompagne la mélodie, on se ren-
drait compte que la mélodie prise comme simple donnée sensible ces-
se de couler. La continuité n'appartient pas à la ligne mélodique elle-
même. Ce qui donne de la consistance à cette ligne, c'est un sentiment

48 Cf. G. URBAIN, Journal de psychologie (1926) : « La mélodie », p. 201. M.


Georges Urbain pose comme principe « qu'un mouvement mélodique revient
toujours à son origine ».
49 Courrier Musical, 1er janvier 1910.
50 Cf. LANDRY (loc. cit., p. 185) auquel nous empruntons la citation de Ravel.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 116

plus flou, plus visqueux, que la sensation. L'action musicale est dis-
continue ; c'est notre résonance sentimentale qui lui apporte la conti-
nuité.
L'émotion musicale est ainsi un essai jamais pleinement achevé
d'une synthèse temporelle, car la causalité musicale est toujours diffé-
rée, toujours systématiquement différée. Elle n'agit pas de proche en
proche. Raoul de La Grasserie a bien vu l'importance de ce report
causal à la base de ce qu'il appelle l'harmonie discordante. « En mu-
sique, l'harmonie ne se réalise pas toujours immédiatement ; dans la
musique moderne surtout, on retarde souvent pendant un certain
temps l'harmonie pour lui faire produire de plus grands effets après
une attente. Une note est émise, une autre la suit ; si l'on s'arrêtait là, il
y aurait désaccord absolu, musique fausse, absence de rythme ; l'oreil-
le n'est pas encore blessée, mais elle est déjà anxieuse, elle souffre,
elle éprouve quelque chose d'analogue à ce qu'est dans un ordre infé-
rieur la sensation de la faim ; si cet état se prolongeait trop, il y aurait
énervement, mais le musicien agit à temps, en émettant la note qui
résout le désaccord en un accord final, désiré, cherché, et par consé-
quent d'autant plus sensationnel. » Ainsi l'on met du drame au-dessus
du son, et l'unité du drame, comprise après coup, fait refluer [117] la
mélodie et vient donner une continuité à des sensations senties
d'abord dans un isolement plus ou moins complet. Alors on reprend
toute la page, on restitue la finalité musicale qui vient vraiment appor-
ter la seule preuve possible de la causalité mélodique et l'on accède
ainsi à « cette quiétude spéciale, purement musicale, transcendante à
la lourdeur d'esprit et au sommeil ; ce repos que produit la musique
vient de la fermeture, en symétries, de dissymétries ouvertes ail-
leurs... » 51.
En résumé, l'impression de plénitude et de continuité que nous lais-
se la musique est due à la confusion des sentiments qu'elle évoque.
Dès qu'on observe la mélodie dans son exact rapport avec le temps, on
s'aperçoit que les broderies déforment les canevas et que par consé-
quent la musique est une métaphore souvent trompeuse pour une étu-

51 Plus SERVIEN, Les rythmes comme introduction physique à l'esthétique,


Boivin, 1930, p. 45.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 117

de métaphysique de la durée. Nous allons nous en convaincre en nous


référant aux travaux si profonds de M. Maurice Emmanuel.

II

Dans son livre sur l'Histoire de la langue musicale, ce savant tech-


nicien n'hésite pas à dénier le caractère primordial aux techniques
mensuralistes, c'est-à-dire à des techniques qui feraient uniquement
fonds sur des mesures temporelles tout objectives. Pour lui, c'est à la
seule graphie qu'il faut attribuer le caractère mensuraliste, preuve que
la durée précise n'est pas la substance musicale essentielle. La mesure
fut d'abord une représentation plus mnémonique que réaliste. Dans les
techniques modernes, elle permet de « lire et de traduire directement
l'allure rythmique » 52. Mais le métronome est un instrument grossier.
C'est le compte-fils, ce n'est pas le métier à tisser. Il ne décrit même
[118] pas bien le tissu temporel. Il ne peut pas régler cette musique
neuve et fraîche, aérienne, tout entière en allures, que livre l'inspira-
tion. M. Emmanuel montre le rôle exagéré de la barre de mesure 53 : il
faut, dit-il, « lui fermer la porte lorsqu'elle prétend pénétrer dans le
sanctuaire rythmique. Elle ne remplit qu'un bas office ; elle est métro-
nomique ; elle jalonne la route régulièrement et elle n'a, pas plus que
les bornes militaires, le droit de se réclamer du paysage ». Et M. Em-
manuel donne des exemples où de beaux anapestes sont « charcutés »
par la barre de mesure. Dans la période contemporaine elle-même 54,
« la barre de mesure, devenue une aide indispensable de la polypho-
nie, n'indique point le rythme ; elle ne lui est point liée ; les membres
rythmiques ne correspondent que rarement aux espaces séparateurs
des barres ».

52 Maurice EMMANUEL, Histoire de la langue musicale, tome I, p. 253.


53 ID., ibid., tome II, p. 442.
54 ID., ibid., p. 563.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 118

M. Lionel Landry, dans son livre si nuancé, si éloigné des thèses


arrêtées et préconçues, rejette aussi le caractère primordial et intransi-
geant du cadre temporel absolu 55 : « La conception selon laquelle, à
la base de tout rythme, il y aurait un temps premier indivisible, doit
également être écartée. On trouve la règle, il est vrai, dans la métrique
ancienne, mais, en dehors des exceptions reconnues qu'elle comporte,
nous pouvons être certains que les variations du débit suffisaient à lui
enlever toute valeur absolue. » En d'autres termes, la relation tempo-
relle qui donne au rythme une figure accepte bien des déformations.
D'ailleurs, si la musique était une comptabilité des diverses durées,
une chronométrie rigoureuse, on retrouverait une nouvelle mélodie en
parcourant en sens inverse cet ensemble de fragments temporels sa-
vamment partagés. Cette suggestion ne peut venir qu'à l'esprit d'un
transcripteur de musique. « Ce qui prouve.... dit M. Landry 56, que
cette spatialisation [119] de la phrase musicale n'est pas chose natu-
relle, c'est le caractère irréversible que nous paraît présenter l'écoule-
ment temporel de la musique : par exemple, dans la fugue, autant
l'auditeur accepte facilement l'inversion du thème, autant la rétrogres-
sion, le mouvement cancrizans paraît chose artificielle, scolaire, per-
ceptible seulement à la lecture. »
Mais alors, débarrassée de cette ossature régulière et objective que
serait la mesure, l'allure rythmique apparaîtra dans une continuité plus
métaphorique que réelle. Entre les allures, la dialectique sera plus li-
bre, le temps de la musique sera, dans son évolution même, touché
d'une relativité essentielle. Ainsi tous les ralentis sont ad libitum. Ils
sont plus subjectifs qu'objectifs. Or ces ralentis forment des régions
importantes. Ce sont les régions où l'émotion différée s'effectue. Ils
sont les détentes mélodiques. Au fond, ils sont beaucoup plus nom-
breux que la graphie ne l'indique. Et une âme musicienne un peu ex-
perte sent et vit cette dialectique de la régularité et de la liberté, de
l'émotion différée puis effectuée qui ondule tout le long de la mélodie.
À un niveau de détail plus poussé, la « durée » d'une note n'est pas,
en musique, un de ces éléments purs, nettement primitif, comme le
donneraient à croire les professeurs de solfège. M. Emmanuel fait jus-

55 LANDRY, loc. cit., p. 25.


56 ID., ibid., p. 29.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 119

tement cette remarque 57 : « En principe... l'intensité se trouve liée à la


longueur, en ce sens que, de deux éléments de durée inégaux, c'est le
plus long qui est réputé fort. La longueur et la force sont connexes :
c'est, en rythmique primitive, une sorte de nécessité. Dans la versifica-
tion rythmique, la force appellera la longueur. » Puis (tome II, p.
577) : « Le principe posé par les Anciens est encore au XVe siècle et
restera toujours vrai, à savoir que : à moins d'indications ou de règles
spéciales, la relation établie entre la durée et l'intensité des [120] sons
est directe. » Le fait que cette relation est directe mérite, pour notre
point de vue, la plus grande attention, car cela montre de toute évi-
dence que c'est l'intensité qui donne la durée et que la durée - encore
une fois - n'est qu'une conséquence. Le caractère fondu, éteint, vague,
de la liaison mélodique peut donc être dérivé de l'impulsion sonore.
C'est une sorte de pénombre acoustique qui n'intervient pas dans
l'arithmétique exacte du rythme.
On peut trouver dans cette interférence de l'intensité et de la durée
dans les phénomènes mélodiques, une illustration à une théorie de M.
Jean Nogué 58. Cette théorie repose sur une étude ingénieuse et pro-
fonde de l'énergétique des sensations. Elle revient à distinguer, dans le
développement d'une sensation, l'appui et l'élan ; elle permet ainsi
d'analyser les conditions statiques et les conditions dynamiques d'une
sensation. En rapprochant cette analyse des découvertes de M. Em-
manuel, on se rendrait compte de la manière dont la voix s'élance à
partir de l'instant d'appui. Pour durer, la voix a besoin d'une réserve
d'énergie. Cette réserve existe statiquement avant de se dépenser dy-
namiquement. On doit la saisir dans sa valeur initiale pour mesurer
vraiment l'intensité ; la durée qui en découle en donne une mesure
moins exacte. L'existence de ce complexe de l'intensité et de la durée
prouve, pour le moins, que la durée n'est pas une qualité vraiment
première des éléments musicaux.
Ce caractère complexe sera encore plus apparent si l'on se rend
compte qu'à la dialectique du long et du bref viennent se nouer, non
seulement la dialectique du fort et du faible, mais encore la dialecti-

57 EMMANUEL, loc. cit., p. 526.


58 On trouvera un exposé très condensé de la théorie de M. Jean NOGUÉ dans
un remarquable article de la Revue philosophique (juillet 1932) : « Ordre et
durée. »
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 120

que de l'aigu et du grave. Alors on comprend vraiment l'atomisation


de la mélodie. M. Lionel Dauriac a finement marqué les étapes de cet-
te atomisation. Il part de la « dyade de l'aigu et du grave ». [121] Il
admet d'abord une variation continue du grave à l'aigu. Les deux
« hauteurs » seront alors reliées par « un plan incliné ». Mais très ra-
pidement la voix de l'enfant qui monte et descend en jouant le long de
ce « plan incliné » le transforme en « échelle ». En effet, « ce jour, où
il se produira dans le gosier de l'enfant un son juste, on pourra dire
que du jeu fortuit de l'organe vocal est résulté un vrai travail. En quoi
consiste ce travail ? Dans une production d'atomes sonores découpés
par l'attention progressive du nouveau-né dans le champ indéfini du
grave et de l'aigu. Pourquoi je me sers de l'expression d'atomes, on le
comprendra vite, si l'on songe qu'un son juste reste toujours, tant qu'il
dure, sur le même degré de l'échelle musicale, si l'on songe encore
que les sons musicaux sont réfractaires, dans l'ordre qualitatif, à toute
variation de degrés : un ré, ou un mi, si forte ou si faible que l'on s'en
imagine l'intensité, reste toujours tant qu'ils résonnent, un ré ou un
mi 59 ». À première vue, il semblera que cette thèse doive servir les
partisans d'une continuité préalable et l'on objectera que l'atomisation
des hauteurs et des timbres est secondaire et artificielle. Mais, à bien y
réfléchir, on doit observer que la « continuité » posée comme immé-
diate est si éphémère qu'on ne peut en faire la trame sur laquelle on
construirait les notions musicales. Vice versa, l'atomisation est si pré-
coce, si spontanée, si peu apprise, qu'elle peut à bien des égards passer
pour naturelle. La continuité n'est plus guère, comme le dit M. Lionel
Dauriac lui-même, que le « siège des sonorités confuses et incohéren-
tes ».
Ainsi, en prenant une ligne mélodique aussi simple, aussi unie que
possible, on voit les principes d'atomisation s'accumuler. Il serait vain
de résister à ces principes du phénoménisme sonore et de persister à
voir, dans la durée, la substance de la mélodie. En fait, la mélodie, pas
plus que [122] la vie, ne donnent de bonnes métaphores pour la psy-
chologie du temps. Elle nous tromperait plutôt sur le temps, car elle
colore de trop de couleurs parasites les rythmes construits sur la dia-
lectique du son et du silence. Nous le comprendrons mieux quand

59 Lionel DAURIAC, Sur l'origine commune du langage verbal et du langage


musical, Journal de Psychologie, 1932, p. 834.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 121

nous aurons fait quelques remarques sur les superpositions rythmi-


ques.

III

Avant d'exposer le relativisme essentiel des superpositions rythmi-


ques, il nous faut encore exorciser toute habitude de référence à un
temps absolu. Là encore, nous affirmons le caractère essentiellement
secondaire et pragmatique de la mesure. Le synchronisme n'est pas
réalisé par une mesure exacte des durées, mais tout simplement par le
signal instantané de la battue. La battue est, d'après l'opinion d'Ex-
pert 60, « un moyen pratique d'exécuter les plus ardues superpositions
de rythmes disparates ». Qu'elle obéisse elle-même à un rythme sim-
ple, qu'elle prétende apporter une règle objective, valable pour toutes
les voix, un temps mathématique aux durées régulières, ce ne sont là
que des objections spécieuses. En effet, ce n'est pas en tant que durée
que la battue agit, mais bien en tant que signal. Elle noue des coïnci-
dences ; elle noue les différents rythmes sur des instants toujours re-
marquables. Combien d'ailleurs l'action du chef d'orchestre est plus
efficace que ne serait celle d'un mécanisme bien réglé. Il est vraiment
le maître des allures plus que le dispensateur de la durée pure. Il ad-
ministre non seulement la durée mais encore le souffle, et c'est là
qu'on voit les valeurs d'intensité prendre le pas sur les valeurs de du-
rée. Le chef d'orchestre doit souvent laisser s'éteindre le son plutôt
que de l'étouffer. Il mesure l'élan à la force d'appui. Il appuie aussi un
registre sur un autre et discipline la corrélation rythmique.
[123]
Nous touchons ici une illustration du paradoxe dont nous parlions
dans notre Avant-propos. Dès l'instant où l'on se refuse la référence à
une durée absolue, il est nécessaire d'accepter franchement l'appui ré-

60 EMMANUEL, loc. cit., tome II, p. 378.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 122

ciproque des rythmes. Il ne conviendrait pas, en effet, de prendre un


rythme de base auquel tous les instruments se référeraient. En fait, les
divers instruments se soutiennent et s'entraînent les uns les autres. Le
rôle du chef est de rendre plus conscient l'effort de corrélation des ins-
trumentistes.
L'impression de continuité et de plénitude provient de cette corréla-
tion. On ne sait pas bien si ce qui entraîne est le rythme vif ou le
rythme lent, précisément parce que c'est la coopération qui détermine
l'entraînement. Aussi ne peut-on vraiment pas séparer la mélodie de
l'harmonie. C'est ce que M. Georges Urbain a montré dans quelques
pages très denses et très riches 61 : « L'enchaînement mélodique est
rigoureusement tributaire de l'enchaînement harmonique. » Toujours
quelque chose accompagne, quelque chose soutient. Mais cet accom-
pagnement et ce soutien sont aussi peu consistants que ce qui est ac-
compagné et soutenu ; et c'est pourquoi l'on peut accepter le paradoxe
de M. Urbain : « Même lorsque la mélodie est toute nue, c'est-à-dire
lorsqu'elle est monodie », il faut un entraînement sous-jacent ;
« l'harmonie est alors supposée sous-entendue ». On peut dire qu'en
écoutant une mélodie aussi linéaire que possible, on lui donne de
l'épaisseur, on l'accompagne. On ne peut l'entendre comme un ensem-
ble sans lui fournir un accompagnement. On ne lui reconnaîtrait pas
une liaison, une durée continue, sans cette sommation hétérogène du
son et de l'âme.
Ainsi, c'est toujours la même conclusion : un processus homogène
n'est jamais évolutif. Seule une pluralité peut durer, peut évoluer, peut
devenir. Et le devenir d'une pluralité est polymorphe comme le deve-
nir d'une mélodie [124] est, en dépit de toutes les simplifications, po-
lyphone. La durée sonore est dialectique dans toutes les directions, sur
l'axe de la mélodie comme sur l'axe de l'harmonie, dans son intensité
comme dans ses timbres. Les métaphores musicales seraient donc
beaucoup plus propres à nous enseigner les dialectiques temporelles
qu'à nous donner des images d'une continuité substantielle. Il suffirait
pour cela qu'on n'aille pas trop vite aux totalisations effectuées par des
impressions d'ensemble et qu'on veuille bien vivre, sans viscosité sen-
timentale, la vie musicale vraiment accidentée et libre.

61 Journal de Psychologie, 1926, p. 206.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 123

IV

On pourrait aboutir aux mêmes conclusions si l'on abordait, avec le


même esprit d'analyse, l'étude des rythmes poétiques. Nous nous
contenterons de quelques remarques pour montrer que la rythmique
poétique se détache peu à peu des conceptions mensuralistes et qu'elle
s'arithmétise en groupant des instants remarquables plutôt qu'en mesu-
rant des durées uniformes.
Il semble même que les conceptions mensuralistes ne se soient pas
présentées de prime abord. Raoul de La Grasserie a montré le caractè-
re tardif du rythme purement sonore en poésie. Pour lui, le point de
départ de la prosodie, c'est le vers 62 « tout psychique formé par les
divisions du temps entre lesquelles se distribuaient les mots, c'est-à-
dire les idées. On a, à ce point de l'évolution... la prose biblique...
(Plus tard), du même nombre de mots dans chaque phrase on passe
insensiblement, les mots ayant des longueurs différentes, au même
nombre de syllabes, et alors le vers primitif, le vers par comput de syl-
labes est né ». Ce qui importe pour notre thèse, c'est, en poésie, le ca-
ractère primordial du vers psychique, sa suprématie originaire sur la
valeur temporelle objective. On reviendra à cette poésie [125] psychi-
que, à cette poésie muette, si l'on veut bien penser les vers au lieu de
les scander, au-dessus même de la parole intérieure, dans le temps la-
cuneux de la pensée. On se rendra compte alors que la continuité est
essentiellement dialectique, qu'elle résulte d'une conciliation des
contraires et que, temporellement, elle est faite de rejet, de report sur
l'avenir ou de reflux vers le passé.
De cette dialectique temporelle, de ce rythme purement psychique,
la poésie surréaliste donnerait de bons exemples. Si elle rencontre les
objections ou l'incompréhension des psychologues logiciens et des
critiques littéraires, c'est parce qu'on prétend la juger en lui imposant

62 Raoul de LA GRASSERIE, loc. cit., p. 24.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 124

les schèmes de la continuité, sans admettre la liberté dialectique sur


laquelle elle est construite. Au-delà de la sonorité, au niveau du psy-
chisme naissant, les silences peuvent s'abréger ou s'étendre, qu'impor-
te ! On peut se reposer ou réagir, laisser l'impression s'estomper ou
l'interrompre brusquement par une impression différente ou adverse.
Alors apparaît, dans son exact décousu, la causalilé poétique ; elle
retentit à longue échéance, en dépit de tous les intermédiaires, d'un
centre à un autre centre ; les ondulations des syllabes ne sont que des
remous. Être poète, c'est multiplier la dialectique temporelle, c'est re-
fuser la continuité facile de la sensation et de la déduction ; c'est refu-
ser le repos catagénique pour accueillir le repos vibré, le psychisme
vibré.
Cette poésie pensée a sans doute besoin d'une poésie parlée où
l'écho va révéler la voix profonde ; mais c'est à partir du rythme pensé
qu'on organisera le rythme entendu et non pas l'inverse. Quant au
compte des syllabes, sorte de rythme imprimé, on ne peut guère le dé-
fendre. À ce propos, il nous suffira d'invoquer, pour soutenir notre
thèse, les études si curieuses que, pendant ces dernières années, M.
Pius Servien a consacrées aux phénomènes du rythme poétique. Ces
études s'apparentent, par certains côtés, aux découvertes de M. Em-
manuel. En effet, M. Pius Servien a montré qu'une mesure des durées
était bien éloignée de [126] former la base du rythme poétique. Ou,
du moins, cette mesure des durées ne soutiendrait qu'un rythme facti-
ce 63 : « On s'est efforcé de déterminer avec précision les longues et
les brèves, en analysant finement les mots, sans s'apercevoir que tout
s'effondre comme châteaux de cartes, dès que le souffle du discours
passe sur ces édifices légers. Les longues et les brèves du mot se dé-
forment aussitôt, suivant la position et l'accentuation du mol dans la
phrase. » Le vrai rythme poétique est fait du groupement des tonali-
tés. Il est renforcement ; il est intensité ; la durée n'est qu'une consé-
quence plus ou moins fidèle. « Il n'y a qu'une rythmique vraiment in-
dépendante et qui commande toutes les autres... Comme rythmiques
secondaires, c'est-à-dire absolument commandées par la rythmique
tonique, nous avons d'abord les timbres ; ensuite, les durées. »

63 Pius SERVIEN, Les rythmes comme introduction physique à l'esthétique,


Boivin, 1930, p. 64.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 125

Un bergsonisme discontinu pourrait accueillir cette réalisation des


groupes toniques ; mais il faudra naturellement que les valeurs ryth-
miques gardent la discontinuité des impulsions de diverses intensités,
puis que ces discontinuités s'apparentent sur un plan bien homogène,
au niveau du phénomène enregistré, abstraction faite de toute vie
sourde, qui nous offrirait son continu fondamental. « Ce qu'il importe
de mesurer, c'est la vibration effectivement entendue ; et, par-dessus
tout, la vibration remarquée 64. » Or, cela ne va pas sans élimination
des différences inopérantes, sans une suprématie de la cause formelle
sur la cause matérielle. Le son produit n'est rien en comparaison du
son remarqué. Le rythme va donc être constitué sur un plan d'abstrac-
tion où l'esprit ne tardera pas à avoir un rôle actif. Et M. Servien arri-
ve à cette définition très générale 65 : « Quelque chose peut être fac-
teur de rythme si on y peut distinguer des ensembles d'éléments ayant
les [127] propriétés suivantes : 1º les éléments de tous les ensembles
sont perçus comme de même nature : si l'un d'eux attire l'attention,
l'attention est portée à s'intéresser à tous ; 2º les éléments d'un même
ensemble apparaissent comme égaux ; ceux de deux ensembles diffé-
rents comme inégaux. »
À ce niveau d'abstraction, la position précise des événements dans
un temps uniforme perd beaucoup de son importance et l'on se rend
compte que le principe des fréquences domine le principe des mesu-
res. Autrement dit, la question « combien de fois ? » prime la question
« combien de temps ? ». Si l'on nous accusait ici de cercle vicieux en
nous objectant que pour comparer les fréquences, il faut se donner des
intervalles égaux, nous répondrions que la tolérance sur « l'égalité »
des intervalles est si grande qu'elle ruine toute idée de mesure. Tout le
lyrisme est analysé par les proportions des syllabes accentuées et des
syllabes atones. Cette comptabilité néglige les durées.
On s'explique que M. Pius Servien ait pu proposer de mettre une
rythmique ainsi généralisée à la base de toute esthétique. Nous propo-
sons de la mettre à la base de toute métaphysique temporelle.

64 Pius SERVIEN, ibid., p. 27.


65 ID., ibid., p. 29.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 126

Fixons alors le principe temporel fondamental de la rythmique gé-


néralisée : c'est la restitution d'une forme. Un caractère est rythmique
s'il se restitue. Il dure alors à travers une dialectique essentielle.
Si un rythme règle solidement un caractère, il entraînera souvent
des caractères connexes. En restituant une forme, le rythme restitue
souvent une matière, une énergie. Par exemple, « la musique qui finit
ramène au repos les énergies créées par elle. Le plus souvent, elle en-
traîne dans ce repos la plupart des énergies d'origine étrangère, qu'elle
a captées et entraînées avec elle » 66. Une philosophie du repos ne
méditera jamais trop longuement cette causalité à la fois [128] formel-
le et occasionnaliste qui donne l'exacte mesure des sollicitations tem-
porelles. Le rythme est vraiment la seule manière de discipliner et de
préserver les énergies les plus diverses. Il est la base de la dynamique
vitale et de la dynamique psychique. Le rythme - et non pas la mélo-
die trop complexe - peut fournir les véritables métaphores d'une phi-
losophie dialectique de la durée.

66 Pius SERVIEN, loc. cit., p. 45.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 127

[129]

La dialectique de la durée (1963)

CHAPITRE VIII
LA RYTHMANALYSE

Retour à la table des matières

Les études très complexes et très variées de M. Lucio Alberto Pin-


heiro dos Santos, telles que nous avons pu en prendre connaissance,
se présentent sous la forme d'une suite d'essais que l'auteur donne lui-
même comme provisoires et sujets à révision 67. Nous n'avons pas
l'intention d'en donner le plan d'ensemble ni de décrire les lignes mul-
tiples du développement. Nous ne voulons qu'en fixer quelques thè-
mes généraux et examiner quelles résonances ces thèmes peuvent dé-
terminer dans notre propre thèse des durées essentiellement dialecti-
ques, construites sur des ondulations et des rythmes. Pour être expo-
sée avec l'ampleur qu'elle mérite, l'œuvre de M. Pinheiro dos Santos
réclamerait un gros ouvrage. Elle suggère, dans bien des domaines,
des expériences qui devraient tenter des travailleurs à la recherche
d'idées neuves.

67 Lucio Alberto PINHEIRO DOS SANTOS, professeur de philosophie à l'Uni-


versité de Porto (Brésil) : La Rythmanalyse, publication de la « Société de
Psychologie et de Philosophie », Rio de Janeiro, 1931.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 128

M. Pinheiro dos Santos étudie la phénoménologie rythmique à trois


points de vue : matériel, biologique, psychologique. Nous ne ferons
qu'ébaucher ce qui regarde les deux premiers points de vue puisque,
dans ce petit livre, [130] c'est surtout les bases de la psychologie de la
durée qui nous intéressent.
Que la matière se transforme en rayonnement ondulatoire et que le
rayonnement ondulatoire se transforme réciproquement en matière,
c'est là désormais un des principes les plus importants de la Physique
contemporaine. Cette transformation si facilement réversible doit tout
naturellement conduire à penser que, par certains côtés, la matière et
les radiations sont semblables. Cela revient à dire que la matière doit
avoir, comme les radiations, des caractères ondulatoires et rythmi-
ques. La matière n'est pas étalée dans l'espace, indifférente au temps ;
elle ne subsiste pas toute constante, tout inerte, dans une durée uni-
forme. Elle n'y vit pas non plus comme quelque chose qui s'use et se
disperse. Elle est, non seulement sensible aux rythmes ; elle existe,
dans toute la force du terme, sur le plan du rythme, et le temps où elle
développe certaines manifestations délicates est un temps ondulant,
temps qui n'a qu'une manière d'être uniforme : la régularité de sa fré-
quence. Les diverses puissances substantielles de la matière, dès qu'on
les étudie dans leur détail, se présentent comme des fréquences. En
particulier, dès qu'on accède aux échanges énergétiques détaillés entre
diverses matières chimiques, on s'aperçoit que ces échanges se font
sur le mode rythmique, par l'intermédiaire indispensable de radiations
aux fréquences déterminées. L'énergie grossièrement appréciée peut
sans doute perdre en apparence ses rythmes, détendre sa proportion au
temps ondulant ; elle se présentera alors comme un résultat global,
comme un bilan où le temps a lui-même perdu sa structure ondulatoi-
re : on paie son électricité à l'hectowatt-heure, son charbon à la tonne.
Mais on est tout de même éclairé et chauffé par des vibrations. Les
formes d'énergie plus constantes encore ne doivent pas nous faire illu-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 129

sion. La théorie cinétique des gaz nous avait appris qu'un gaz enfermé
dans un corps de pompe maintient le piston à un niveau invariable par
une [131] multitude de chocs irréguliers. Il ne serait pas absurde sans
doute qu'un accord temporel survienne entre les chocs et que le piston
saute sous le simple effet des chocs synchronisés, sans aucune raison
macroscopique. Mais le physicien a confiance : la loi des grands
nombres garde ses phénomènes ; les chances d'un accord temporel
des chocs ont une probabilité négligeable. D'une façon toute sembla-
ble une théorie cinétique des solides nous montrerait que les figures
les plus stables doivent leur stabilité à un désaccord rythmique. Elles
sont les figures statistiques d'un désordre temporel ; rien de plus. Nos
maisons sont construites avec une anarchie de vibrations. Nous mar-
chons sur une anarchie de vibrations. Nous nous asseyons sur une
anarchie de vibrations. Les Pyramides, dont la fonction est de
contempler les siècles monotones, sont des cacophonies intermina-
bles. Un enchanteur, chef d'orchestre de la matière, qui mettrait d'ac-
cord les rythmes matériels, volatiliserait toutes ces pierres. Cette pos-
sibilité d'une explosion purement temporelle, due uniquement à une
action synchronisante sur les temps superposés relatifs aux différents
éléments, montre bien le caractère fondamental du rythme pour la ma-
tière.
Si l'on étudie le problème au niveau d'un corpuscule particulier, la
conclusion sera la même. Si un corpuscule cessait de vibrer, il cesse-
rait d'être. Désormais, il est impossible de concevoir l'existence d'un
élément de matière sans adjoindre à cet élément une fréquence déter-
minée. On peut donc dire que l'énergie vibratoire est l'énergie d'exis-
tence. Pourquoi alors n'aurions-nous pas le droit d'inscrire la vibration
sur le plan même du temps primitif ? Nous n'hésitons pas. Pour nous,
le temps primitif est le temps vibré. La matière existe dans un temps
vibré et seulement dans un temps vibré. Au repos même, elle a de
l'énergie parce qu'elle repose sur le temps vibré. Ce serait alors ou-
blier un caractère fondamental que de prendre le temps comme un
principe d'uniformité. Il faut attribuer au temps [132] une dualité fon-
cière puisque la dualité, inhérente à la vibration, est son attribut opé-
rant. On comprend maintenant que M. Pinheiro dos Santos n'hésite
pas à écrire 68 : « La matière et le rayonnement n'existent que dans le

68 PINHEIRO DOS SANTOS, loc. cit., tome II, Sect. I, p. 18.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 130

rythme et par le rythme. » Ce n'est pas là, comme trop souvent, une
déclaration inspirée par une mystique du rythme ; c'est vraiment une
intuition nouvelle solidement fondée sur les principes de la physique
ondulatoire contemporaine.
Dès lors, le problème initial n'est pas tant de demander comment la
matière vibre, que de demander comment la vibration peut prendre
des aspects matériels. La doctrine des rapports de la substance et du
temps se présente donc sous un jour métaphysique tout nouveau : on
ne doit pas dire que la substance se développe et se manifeste sous la
forme du rythme ; on doit dire que c'est le rythme régulier qui appa-
raît sous forme d'attribut matériel déterminé. L'aspect matériel - avec
la pseudo-richesse de son irrationalité - n'est qu'un aspect confus.
Strictement parlant, l'aspect matériel est la confusion réalisée. L'étude
chimique s'adressant, non pas à une matière, mais à une substance
pure, conduira tôt ou tard à définir les qualités précises de cette subs-
tance pure comme des qualités temporelles, c'est-à-dire comme des
qualités entièrement caractérisées par des rythmes. La photochimie
suggère déjà, dans ce sens, des substances vraiment nouvelles où le
temps vibré met sa marque. On peut prévoir que le chimiste fera bien-
tôt des substances, avec de l'espace-temps symétrisé et rythmé. Au-
trement dit, à l'espace-temps doublement uniforme en usage dans l'ère
prébroglienne, le métaphysicien, qui veut fonder des intuitions en ac-
cord avec les besoins scientifiques actuels, doit substituer la symétrie-
rythmie.
Comme on le voit, le réalisme a besoin d'une véritable inversion
métaphysique pour correspondre aux principes du matérialisme ondu-
latoire. C'est un point sur lequel nous [133] nous proposons de revenir
dans un autre ouvrage où nous pourrons faire état des preuves scienti-
fiques. Nous ne discuterons pas non plus pour savoir si un réalisme
ainsi inversé est encore, à proprement parler, un réalisme. Pour l'ins-
tant, nous n'avions qu'à esquisser les bases physiques de la Rythmana-
lyse et à montrer que cette doctrine, plus proprement biologique et
psychologique, procède d'une vue métaphysique générale.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 131

II

Nous serons également très bref sur l'essai de biologie ondulatoire


tenté par M. Pinheiro dos Santos. A propos d'un nombre considérable
de faits, puisés surtout dans l'homéopathie, l'auteur propose l'interpré-
tation « ondulatoire », c'est-à-dire l'explication de l'action substantiel-
le par la substitution, à la substance, d'un rayonnement particulier. La
dilution, toujours très grande en homéopathie, favorise en somme la
temporalisation vibrée de la substance médicale. Cette interprétation
est plausible ; mais elle n'écarte pas complètement la traditionnelle
interprétation substantialiste. Il faudrait sans doute instituer des expé-
riences de discrimination - par exemple, de véritables interférences
médicinales, conçues sur le mode vibratoire - pour légitimer pleine-
ment la forme ondulatoire proposée par M. Pinheiro dos Santos. Es-
sayons simplement de caractériser métaphysiquement les deux points
de vue opposés et complémentaires de la substance et du rythme.
L'intuition substantialiste habituelle est d'abord contredite, en quel-
que manière, par l'existence de l'homéopathie. En effet, sous sa forme
naïve, c'est-à-dire sous sa forme pure, l'intuition substantialiste vou-
drait qu'une substance agisse proportionnellement à sa masse, tout au
moins jusqu'à une certaine limite. On veut bien qu'il y ait des doses
légères dont l'excès produirait des perturbations. Mais on n'arrive pas
facilement à admettre une efficacité [134] des dilutions extrêmes ad-
ministrées par les homéopathes. Tant qu'on considère la substance
médicale comme une réalité quantitative, on ne comprend pas aisé-
ment une action substantielle qui aurait lieu, en quelque sorte, en rai-
son inverse de la quantité. De même, on veut toujours que, dans une
hygiène rationnelle, les substances alimentaires soient mises sous la
dépendance d'un bilan pondéral.
Le corps humain est comme un magasin de provisions dont aucun
rayon ne doit rester vide. Il faut absorber la dose quotidienne des di-
vers aliments qui doivent, matière pour matière, se retrouver dans
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 132

l'économie. Là encore, on fait passer au premier plan l'intuition quan-


titative.
On pourrait à cette occasion entreprendre une psychanalyse du sen-
timent de l'avoir. Le succès facile des plaisanteries dirigées contre les
homéopathes se rattache, sans nul doute, à la prépondérance du plaisir
de la possession, bien clairement physique, bien clairement matérielle,
qui résulte de la conscience de digérer et de grossir. C'est contre cette
sécurité majeure et immédiate que donne la joie d'avaler que l'homéo-
pathie et l'hygiène ondulatoire doivent réagir. Ces doctrines de la peti-
te dose ont contre elles, non seulement l'idée de substance, mais enco-
re l'évident sentiment de force qu'on éprouve à posséder une substan-
ce, à choyer réserves et capitaux.
Mais acceptons donc, contre cette première conviction trouble, le
fait homéopathique et voyons comment M. Pinheiro dos Santos l'in-
terprète rythmanalytiquement. Pour lui, l'assimilation est moins un
échange de substances qu'un échange d'énergie ; et comme l'énergie
ne peut échapper, dans son évolution détaillée, à la forme vibratoire,
M. Pinheiro dos Santos propose d'introduire systématiquement un
rayonnement entre la substance absorbée et la substance assimilée. Le
terme : substance assimilée, a d'ailleurs peu de sens. S'il s'agit d'une
simple mise en réserve, comme dans le cas des cellules adipeuses, on
n'a pas affaire à l'action vitale anagénétique. C'est au moment où
[135] la substance se dépense, se détruit qu'il faut saisir son action.
(Nous ne disons pas au moment où la substance se transforme, car le
matérialisme ondulatoire peut poser la destruction de la matière.) Or,
dans les vues de la biologie ondulatoire, il est impossible qu'une subs-
tance agisse vraiment si elle ne se temporalise pas sous forme vibra-
toire, consécutivement à sa destruction. Mise en réserve, elle est blo-
quée dans l'espace inerte. Elle n'agit qu'où elle est, c'est-à-dire sur el-
le-même. Pour aller hors d'elle-même, il faudra qu'elle se propage et
elle ne peut se propager qu'ondulatoirement. L'action externe est né-
cessairement une action vibrée. D'ailleurs, il faudra toujours l'inter-
vention d'une ondulation pour réveiller et activer une substance mise
en réserve. C'est donc toujours à la période d'activation qu'il faut re-
venir pour comprendre l'action d'un aliment ou d'un remède.
Dès lors, c'est de rythme à rythme plutôt que de chose à chose qu'il
faut apprécier les actions thérapeutiques. De quelles vibrations avons-
nous normalement besoin ? Voilà la question proprement vitale. Quel-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 133

les sont les vibrations qui s'éteignent ou s'excitent ? Quelles sont les
vibrations à ranimer ou à modérer ? Voilà la question thérapeutique.
Mais cette vue générale, comment va-t-elle contribuer à expliquer
le fait homéopathique ? C'est parce que la dose est ultradiluée que la
substance médicale peut propager des rythmes. En effet, sous forme
massive, la substance absorberait en quelque sorte ses propres ryth-
mes ; elle entrerait en résonance avec elle-même, sans remplir son rô-
le d'excitation extérieure à elle-même. Elle échapperait à l'indispensa-
ble destruction, manquant à jouer avec le néant. Elle se récupérerait
elle-même. En fait, la physique des rayonnements montre bien que les
substances agissent surtout par les éléments superficiels et que les
rayonnements des parties profondes sont absorbés par la matière
rayonnante elle-même. La dilution de la matière homéopathique est
donc une condition de son action vibratoire.
[136]
D'une façon similaire, on va comprendre que les bouquets et les
fumets ont une action digestive d'autant plus efficace qu'ils sont plus
délicats et plus rares. En effet, ces substances complexes et fragiles
sont facilement décomposées ou neutralisées, facilement détruites. Or,
une substance qui retourne au néant occasionne une radiation. « L'on-
de de destruction » sera ici particulièrement pénétrante et active.
L'épicurisme superficiel qui attribue aux odeurs et aux saveurs une
simple valeur appétitive doit donc apparaître, à la lumière des faits,
bien insuffisant. Le plaisir a une efficacité plus profonde. On peut se
demander si une théorie active rythmanalytique, de la sensation ne
pourrait pas venir compléter la théorie traditionnelle, toute passive,
toute réceptive. L'excitation sera alors une résonance qui s'appareille-
rait à des vibrations spécifiques produites par la destruction de subs-
tances particulières. Il faudrait donc transmuter toutes les valeurs di-
gestives. Pour un épicurisme profond, l'ambroisie et les divins alcools
sont des nécessités premières. Ces merveilleuses « teintures » nous
apportent, sagement dosées, les rares et multiples essences du monde
végétal. Elles sont les sources d'une homéopathie exaltante et nous
guident dans le sens de la vie accrue. Il faudrait donc mettre à la base
de l'hygiène rythmanalytique le principe : petites causes, grands ef-
fets ; petites doses, grands succès. Alors pourrait se fonder un art de la
micro-alimentation, si l'on ose employer un terme si barbare mais qui
suggère une vie si heureusement dématérialisée ! Avant tout, il faudra
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 134

dégager les caractères temporels de cette micro-alimentation. Avec un


micro-aliment, on absorbe de la durée et des rythmes, plutôt que de la
substance. La substance n'est que l'occasion d'un devenir ; l'essence
pure n'est qu'un temps bien vibré. On prendra comme principe fonda-
mental la nécessité de soutenir les rythmes utiles et normaux, d'aider à
l'accord des rythmes personnels et des rythmes imposés par la nature,
de garder la symphonie des hormones. On ne devra jamais perdre de
vue que tous [137] les échanges se font par l'intermédiaire de rythmes.
La Rythmanalyse biologique devra prendre pour tâche de codifier
tous ces rythmes et de donner à la totalité organique et substantielle le
sens « symphonique ».
Si les substances diluées ont des effets ondulatoires caractéristi-
ques, on peut s'expliquer bien facilement l'effet direct de certaines on-
dulations. Ces radiations particulières peuvent être le substitut de
substances particulières et M. Pinheiro dos Santos propose justement
une théorie de la réversibilité des vibrations et des vitamines 69.
« Certains savants, parmi lesquels le professeur Centani... croient à
l'existence dans les vitamines de charges électriques ; ils assimilent
ainsi celles-ci à des ions et expliquent leur action par des phénomènes
qui seraient, dans l'ordre biologique, ce que sont les radiations dans
l'ordre physique. Rosenkeim et Webster ont montré que les rayons
ultra-violets ont une action semblable à celle de la vitamine D. Les
rayons ultraviolets fournissent des photons de même fréquence que
ceux qui peuvent être émis par la vitamine D qui, elle-même, les a ab-
sorbés du soleil. » D'où, pour le dire en passant, une explication ryth-
manalytique de l'action médicale de certains sels insolés. On voit du
reste le caractère éminemment réversible des rayonnements et des
substances. On peut donc affirmer que certaines substances chimiques
apportent à l'organisme, non pas un ensemble de qualités spécifiques,
mais bien un groupe de rythmes, ou, comme le dit très bien M. Pin-
heiro dos Santos, un « corps de photons ».
Rien ne s'oppose d'ailleurs à ce qu'une substance homéopathique
ayant pris la forme de pure vibration soit reconstituée ensuite sous
forme de substance. Il y a en effet exacte réversibilité de la matière à
l'ondulation et de l'ondulation à la matière. Le rôle de la micro-

69 PINHEIRO DOS SANTOS, loc. cit., tome I, sect. I, p. 26.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 135

substance serait [138] peut-être tout simplement de déclencher des


vibrations biologiques naturelles. On s'expliquerait aussi que la dose
ultra-diluée se conserve plus intégralement qu'une dose massive puis-
qu'elle pourrait se restituer. On arriverait à ce paradoxe que l'infini-
ment petit bien structuré et bien rythmé se perd moins facilement que
la matière grossière et inerte.

Précisément, à cette théorie rythmique des activités substantielles,


M. Pinheiro dos Santos ajoute une hypothèse inverse de la concrétion
de certains rythmes. Telle est, par exemple, la curieuse hypothèse de
la formation ondulatoire des toxines : certaines cellules viennent-elles
à recevoir des rythmes aux fréquences dangereuses ? il y a alors « ré-
tention toxinique » 70. Sans la formation des toxines qui vont concré-
fier et absorber l'énergie radiante nocive, un petit trouble morbide en-
traînerait la mort. Suit toute une hypothèse des relations microbiennes
qui pourrait former la base d'une bactériologie ondulatoire et éclaircir
bien des problèmes. Mais, si l'explication de M. Pinheiro dos Santos
est cohérente et riche, on ne voit pas qu'elle propose des expériences
spécifiques qui pourraient permettre de trancher entre l'interprétation
substantialiste et l'interprétation ondulatoire. Toutefois, il est déjà
d'une grande importance que la traduction ondulatoire de la bactério-
logie classique soit possible.
Quelle que soit d'ailleurs la décision du laboratoire, il restera de
l'effort de pensée de M. Pinheiro dos Santos le mérite d'avoir montré
le caractère vraiment primordial de la vibration à la base même de la
vie. Si la matière inerte entre déjà en composition avec les rythmes, il
est bien sûr que, par sa base matérielle, la vie doit avoir des propriétés
profondément rythmiques. Mais c'est surtout par voie d'émergence
que s'introduisent les nécessités rytmanalytiques [139] du processus
vital. Puisque la vie est strictement contemporaine de transformations
matérielles, puisqu'elle est impossible sans le secours incessant des
transformations matérielles, sans le double jeu de l'assimilation et de
la désassimilation, il faut qu'elle passe par l'intermédiaire d'une éner-

70 PINHEIRO DOS SANTOS, loc. cit., p. 1.


Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 136

gie ondulatoire. Ce n'est que dans ses allures statistiques et globales


que la vie semble suivre une continuité et une uniformité temporelles.
Au niveau des transformations élémentaires qui la suscitent, la vie est
ondulation. À ce titre, elle relève donc directement d'une Rythmanaly-
se.
De plus, si l'on veut bien se rappeler que les matières formées par
l'activité organique sont particulièrement complexes et fragiles, on
sera amené à considérer la matière vivante comme plus riche en tim-
bres, plus sensible aux échos, plus prodigue de résonances, que la ma-
tière inerte. Toutes les destructions qui la menacent, toutes les morts
partielles qui la ruinent, toute cette zone de néant actif qui tente son
être par mille vertiges sont autant d'occasions d'oscillations. Il en va
de même à l'assimilation : toute conquête de structure s'accompagne
d'une mise en harmonie de rythmes multiples. La vie, dans ses réussi-
tes, est faite de temps bien ordonnés ; elle est faite, verticalement,
d'instants superposés richement orchestrés ; elle se relie à elle-même,
horizontalement, par la juste cadence des instants successifs unifiés
dans un rôle. On sentira mieux d'ailleurs l'allure rythmique de la vie
en la prenant à ses sommets, en étudiant, comme nous allons le faire
maintenant, l'activité rythmanalytique de l'esprit, ce maître des arpè-
ges

III
Nous pourrions répéter ici, terme pour terme, tout ce que nous
avons dit relativement à l'émergence nécessairement ondulatoire de la
vie. En effet, la vie consciente est une nouvelle émergence qui s'effec-
tue dans ces conditions [140] de rareté, d'isolement, de déliement, très
favorables aux formes ondulatoires. Dans un processus quelconque,
moins l'énergie engagée est grande et plus la forme ondulatoire des
échanges énergétiques est nette. L'énergie spirituelle doit donc être,
parmi les énergies vitales, celles qui est le plus près de l'énergie quan-
tique et ondulatoire. C'est celle pour laquelle la continuité et l'unifor-
mité sont les plus exceptionnelles, les plus artificielles, les plus œu-
vrées. Plus le psychisme s'élève, plus il ondule. Au passage du maté-
riel au spirituel, entre matière et mémoire, on pourrait établir tout un
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 137

programme de recherches qui permettraient de se rendre compte de


l'importance du facteur de répétition. De même qu'un traitement hélio-
thérapeutique, guidé par la Rythmanalyse, conseillera des périodes
alternatives de pigmentation et de dépigmentation, une pédagogie
rythmanalytique instaurera la dialectique systématique du souvenir et
de l'oubli. On ne sait bien que ce qu'on a oublié et réappris sept fois,
disent les pédagogues indulgents, les bons. Cependant, ces pédago-
gues, confiants dans la réaction naturelle qui saura défendre heureu-
sement l'esprit contre la surcharge des connaissances non assimila-
bles, n'ont pas encore entrepris d'aider sur ce point la nature en appor-
tant des méthodes d'oubli, des méthodes de « dépigmentation ». Les
vacances n'y suffisent point. Elles sont à trop longue échéance. Elles
ne sont pas incorporées dans la culture, dans le tissu temporel scolai-
re. Le rythme scolaire est ainsi tout déséquilibré ; il contredit les prin-
cipes élémentaires d'une philosophie du repos. C'est dans l'heure mê-
me du travail qu'il faut mettre l'oscillation. On peut faire des mathé-
matiques au métronome. C'est là une manière de profiter des oscilla-
tions de l'émergence spirituelle.
Mais nous n'insisterons pas davantage sur le caractère de plus en
plus nettement ondulatoire des diverses émergences et nous poserons
d'abord un problème particulier qui donne une mesure de la portée
psychologique de la Rythmanalyse. C'est le problème des rapports de
la Psychanalyse [141] et de la Rythmanalyse. Plus systématiquement
que la Psychanalyse, la Rythmanalyse cherche des motifs de dualité
pour l'activité spirituelle. Elle retrouve la distinction des tendances
inconscientes et des efforts de conscience ; mais elle équilibre mieux
que la Psychanalyse les tendances vers les pôles contraires, le double
mouvement du psychisme.
En effet, pour M. Pinheiro dos Santos, l'homme peut souffrir d'un
esclavage à des rythmes inconscients et confus qui sont un vrai man-
que de structure vibratoire. Mais il peut souffrir surtout de la cons-
cience de son infidélité aux rythmes spirituels élevés 71 : « L'homme
sait qu'il peut se dépasser » et il a le besoin et le goût de se dépasser.
La sublimation n'est pas une poussée obscure, elle est un appel. L'art
n'est pas un pis-aller de la tendance sexuelle. Au contraire, la tendance

71 PINHEIRO DOS SANTOS, loc. cit., tome Il, sect. I, p. 5


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sexuelle est déjà une tendance esthétique ; elle est impliquée profon-
dément dans un ensemble de tendances esthétiques. M. Pinheiro dos
Santos appuie sa Rythmanalyse sur la philosophie créationiste, sur
une sublimation active de toutes les tendances. C'est le manque d'une
sublimation active, attractive, émergente, positivement créationiste,
qui bouleverse l'équilibre de l'ambivalence psychanalytique et qui
trouble le jeu des valeurs psychiques. Ne pas pouvoir réaliser un
amour idéal est certes une souffrance. Ne pas pouvoir idéaliser un
amour réalisé en est une autre.
Nous sommes ici au point le plus délicat de la doctrine de M. Pin-
heiro dos Santos. Tâchons donc de préciser comment le créationisme
impose au psychisme une ondulation affective. L'être vivant veut-il
sortir de son état ? Se soumet-il à son élan personnel ? Risque-t-il une
part de sa puissance, de son énergie ? Aussitôt, il sent le besoin de se
replier sur son acquis, de rejoindre un appui pour assurer son élan
comme l'a bien vu M. Jean Nogué. Au contraire, [142] l'être séjourne-
t-il sur le plan de l'acquis ? Aussitôt les rythmes monotones qui carac-
térisent cet état, plus voisin de la matière, tendent à s'amortir de plus
en plus et la réaction créationiste apparaît comme plus nécessaire et à
la fois comme plus facile. Sans cette réaction, le devenir de l'être vi-
vant tomberait dans la torpeur. Toute évolution créatrice, saisie, non
pas dans le résumé statistique qu'est l'évolution des espèces, mais chez
l'individu, et surtout chez l'individu jeune, est une évolution nécessai-
rement ondulée. Chez l'individu, l'évolution est un tissu de réussites et
d'erreurs. L'évolution de l'espèce ne nous livre qu'une somme de suc-
cès, plus ou moins grands, plus ou moins spéciaux, où l'erreur n'est
enregistrée que sous des aspects tératologiques. Au contraire, la fonc-
tion de l'individu est de se tromper. Que chacun fasse sur soi-même la
psychologie d'un essai créateur, d'une tentative novatrice ; quelque
modeste que soit cet essai, ou même surtout si cet essai créateur est
modeste, la justesse de la psychologie créationiste ondulatoire appa-
raîtra. L'erreur ne peut être continue sans dommage. Le succès ne peut
être continu sans risque et sans fragilité. Dans son détail, l'évolution
de l'individu est ondulante.
Sur le plan plus spécifiquement moral, M. Pinheiro dos Santos se
rend compte que le refoulement est libéré ou corrigé, comme l'indique
Freud, par la méthode cathartique. Mais la méthode de Freud ne va
pas assez loin : elle oublie des caractères que la Rythmanalyse va
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 139

prendre bien soin d'associer à l'examen cathartique. En effet, quand


l'événement refoulé a été amené à la conscience claire, il semble, pour
la doctrine psychanalytique, que le malade va automatiquement gué-
rir, que la conscience éclairée va pardonner la faute longtemps cachée,
et que le « remords » inconscient va être apaisé par l'aveu conscient.
Mais n'y a-t-il pas à craindre que le processus douloureux se reconsti-
tue dans l'inconscient ? Ce processus douloureux n'est-il pas, de l'aveu
de Freud, un trouble dynamique, un trouble [143] du devenir plutôt
qu'un trouble d'état ? Pour être à l'abri d'une répétition de la névrose,
qui n'est jamais à court d'interprétations, on devra préparer dans le
conscient le système clair du pardon intime. Alors on pourra espérer
que « le scrupule » ne se reformera plus. Ce système de pardon sys-
tématique et conscient, monté en face de l'automatisme de la mauvai-
se conscience, en opposition à la mauvaise pente du devenir nocif,
doit former le pôle clair de la dialectique morale. La psychanalyse -
on en a souvent fait la remarque - a sous-estimé la vie consciente et
rationnelle de l'esprit. Elle n'a pas vu l'action constante de l'esprit qui
donne, vaille que vaille, toujours une forme à l'informe, une interpré-
tation aux désirs et aux instincts obscurs. La méthode cathartique res-
tera donc un acte médical, accompli par un praticien adroit et instruit.
C'est une « opération » qui peut être nécessaire dans les névroses,
dans les grands malheurs de la vie criminelle. La morale fine a besoin
d'une méthode cathartique plus fréquente, plus souple. Elle relève de
la rythmanalyse plus propre que la psychanalyse à suivre les tenta-
tions ondulantes. D'ailleurs quand il faut accéder à une vie morale
positive et inventer le bien et non seulement le faire, c'est la rythma-
nalyse seule qui peut nous guider. Elle seule tient compte du dualis-
me moral et M. Pinheiro dos Santos écrit 72 : « L'équilibre rythmique
de l'inflexibilité morale et de la douceur du cœur est la loi de l'amour
et son expression même. » D'une manière plus précise, sous le nom
d'esprit de couple, la Rythmanalyse a mis en lumière le motif fonda-
mental de la dualité morale. Comme l'égoïsme humain revient tou-
jours finalement au désir de s'approprier des valeurs sociales, la sé-
duction et la conquête d'autrui reste le but de l'égoïste. La personnalité
vit alors sur un rythme de conciliation et d'agression « qui va d'un pô-
le à l'autre des deux attitudes contraires du rythme amour de soi –

72 PINHEIRO DOS SANTOS, loc. cit., tome II, Sect. II, p. 12.
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[144] amour d'autrui » 73. Nulle part peut-être plus étroitement qu'en
morale, l'ambiguïté des interprétations n'est plus visible : tous nos ac-
tes moraux ont un double but. La morale a une réaction sur l'être. J'es-
time pour être estimé. J'aime pour être aimé. Je fais le bien pour être
heureux. La comparaison du moi et d'autrui est le principe fondamen-
tal de toute preuve morale. L'émotion morale est, de toutes, la plus
ondulante. La morale rythmanalytique se propose de régler cette on-
dulation.

IV

Nous avons ainsi puisé dans les longs développements de l’œuvre


de M. Pinheiro dos Santos quelques exemples de cette polarité essen-
tielle de la vie spirituelle qui forme la base fondamentale de la Ryth-
manalyse. En nous limitant ainsi, nous ne pouvons donner une idée de
la richesse de l'œuvre que nous évoquons. Mais il suffit que nous
donnions l'impression que tout effort de la vie si dialectise, que toute
activité spirituelle est passage d'un niveau à un niveau plus élevé et
que toute émergence nécessite un appui. On acceptera peut-être assez
facilement toutes ces polarités qui ne sont pas nouvelles dans la philo-
sophie ; mais on nous fera sans doute l'objection suivante : en quoi de
telles oppositions psychologiques et morales sont-elles comptables
d'une philosophie temporelle ? Ne semble-t-il pas que la durée n'ait
rien à voir à ces problèmes et qu'on puisse résumer toutes ces opposi-
tions par ce vieux thème : les contraires s'appellent ?
Pour répondre à ces objections, on peut invoquer deux sortes de cas
suivant que les contraires se dressent en une hostilité décisive ou
qu'on a affaire à des contrariétés minimes. Dans le premier cas, la du-
rée d'un état va précisément conditionner l'intensité de la réaction
contraire. [145] C'est là une observation que les hommes politiques et
les pédagogues ont souvent faite ; mais cette observation gagnerait à

73 Id., ibid., p. 6.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 141

être étendue à tous les domaines de la vie. Alors, on reconnaîtrait que


toute inhibition sévère détermine des accumulations énergétiques qui
tôt ou tard devront réagir. La durée de la réaction succédant à une
coercition de longue durée est elle-même allongée ; d'où l'installation
d'un rythme à la fois puissant et lent.
Sans nous étendre sur ce point qui donnerait lieu à de faciles déve-
loppements, nous demanderons à nos critiques de bien vouloir consi-
dérer des exemples où les contraires sont moins lointains, moins hos-
tiles, que les contraires examinés par M. Pinheiro dos Santos. Il appa-
raîtra alors qu'entre ces deux pôles assez voisins, l'hésitation - forme
indispensable du progrès - prend l'allure d'une oscillation de plus en
plus régulière qui se synchronise de mieux en mieux avec des rythmes
temporels précis. Ainsi, s'agit-il de l'ambivalence affective ? Ne pre-
nons plus des valeurs passionnelles ou dramatiques décisives. Prenons
des spleens légers, habités de désirs inconstants ; prenons, pour ainsi
dire, des tentations qui ne tentent pas, des mépris indulgents, des refus
aimables, des joies verbales... et voilà que le temps se met à osciller,
que toutes les secondes se contredisent et se colorent légèrement, ter-
nes ou brillantes. Les contraires se marient, puis se dissocient pour se
marier encore :

Valse mélancolique et langoureux vertige.

Telle est l'ambivalence mineure où nous verrons s'animer la Ryth-


manalyse. Dans ces états d'instabilité superficielle, c'est vraiment le
temps qui est le schème d'analyse approprié ; la dialectique de la
conscience et de volonté, bien dégagée des intérêts et des utilités, tend
à devenir temporelle. Les raisons de continuer un état sont si faibles
que le goût d'interrompre s'affirme. Dans cette douce vie libre, le
temps seul commande : alors tout scintille.
[146]
Des douleurs physiques suffisamment légères relèvent aussi de la
Rythmanalyse. Avec un peu d'exercice, on peut, par exemple, faire
vibrer un mal de dent. Il suffit par une attention calme de ramener à
ses proportions précises, d'éviter l'agacement général, l'agitation géné-
rale, qui viendraient emplir les intervalles de la douleur précise. Les
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 142

pulsations de la douleur locale prennent alors leur rythme régulier.


Une fois acceptée, cette régularité se présente comme un soulage-
ment. La douleur est vraiment rendue à son aspect local parce qu'on a
bien déterminé son juste aspect temporel.
Mais ces applications détaillées, dont nous avons personnellement
constaté l'efficacité, demandent un assez long exercice. Elles ne sont
guère possibles que si l'on a auparavant remis en valeur et régularisé
les grands rythmes naturels qui soutiennent la vie. Et d'abord la respi-
ration, lente et régulière cadence qui marque profondément, quand on
l'a bien libérée de tout souci organique, notre confiance temporelle, la
confiance que nous avons dans notre avenir prochain, notre accord
avec le temps scandé 74. C'est la régularité du souffle qu'une philoso-
phie du repos doit s'efforcer de réaliser avant toute autre tâche. Et la
Rythmanalyse rejoint les enseignements de la philosophie indienne.
Romain-Rolland nous transmet en ces termes la leçon première de
Vivekananda 75 : « Apprendre à respirer rythmiquement, d'une façon
mesurée, par chacune des narines, alternativement, en concentrant
l'esprit sur le courant nerveux, sur le centre. Adjoindre quelques paro-
les au rythme respiratoire, pour mieux le scander, marquer et diriger.
Que tout le corps devienne rythmique ! On apprend ainsi la vraie maî-
trise et le vrai repos, le calme du visage et de la voix. Par le moyen de
la respiration rythmique, tout se coordonne peu à peu dans l'organis-
me. Toutes les [147] molécules du corps prennent la même direc-
tion. » Autrement dit, les rythmes réguliers renforcent, par leur réso-
nance, les symétries structurales. Il nous faut souligner aussi le
conseil d'assurer le rythme respiratoire sur une cadence vocale plus
lente. L'efficacité majeure de tels rythmes moins fréquents est en ef-
fet, de notre propre point de vue, essentielle. Elle montre que le ryth-
me grave, à lentes pulsations, peut soutenir et conditionner un rythme
aigu, à fréquences plus grandes. Si un rythme vital rapide est troublé,
on y remédiera par l'encadrement d'un rythme plus lent, plus facile à
surveiller, plus facile à imposer. C'est pourquoi la marche scandée par
un chant très discontinu, par un battement de ralliement tous les deux
ou trois pas, est si salutaire pour rendre à la respiration son calme et sa

74 Cf. MASSON-OURSEL, Les doctrines indiennes de physiologie mystique,


Apud : Journal de Psychologie, 1922, p. 322.
75 ROMAIN-ROLLAND, La vie de Ramakrishna, p. 295.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 143

régularité. Une conclusion trop rapidement réaliste poserait plutôt l'ef-


ficacité inverse, en imaginant que c'est le rythme à nombreuses fré-
quences qui porte, comme des incidents supplémentaires, les événe-
ments du rythme lent. Mais les expériences sont probantes : l'esprit
impose sa maîtrise sur la vie par des actions peu nombreuses et bien
choisies, et c'est pourquoi un art du repos peut se fonder sur l'assuran-
ce de quelques repères bien distribués.
On en aura d'ailleurs d'abondantes confirmations en examinant, du
point de vue de la Rythmanalyse, les larges rythmes qui marquent la
vie humaine. Faut-il, par exemple, rappeler l'intérêt qu'une vie sage et
pensive trouve à se régler sur le jour, sur la marche régulière des heu-
res ? Faut-il dépeindre la durée bien rythmée de l'homme des champs
vivant d'accord avec les saisons, formant sa terre sur le rythme de son
effort ? Que nous ayons un intérêt physique à nous adapter très rigou-
reusement aux rythmes végétaux, c'est ce qui est de plus en plus évi-
dent depuis qu'on connaît la spécificité des vitamines : l'heure de la
fraise, l'heure de la pêche et du raisin sont des occasions de renouveau
physique, d'accord avec le printemps et l'automne. Le calendrier des
fruits est le calendrier de la Rythmanalyse. [148] La Rythmanalyse
cherche partout des occasions de rythmes. Elle a confiance que les
rythmes naturels se correspondent ou qu'ils peuvent se superposer fa-
cilement, l'un entraînant l'autre. Elle nous prévient ainsi du danger
qu'il y a à vivre à contre-temps, en méconnaissant le besoin fonda-
mental de dialectiques temporelles.

V
Mais l'encadrement de la vie humaine dans ces grands rythmes na-
turels fixe plutôt le bonheur que la pensée. L'esprit a besoin de repères
plus serrés et si, comme nous le croyons, la vie intellectuelle doit de-
venir - physiquement parlant - la vie dominante, si le temps pensé doit
dominer le temps vécu, il faut s'attacher à la recherche d'un repos actif
qui ne peut se satisfaire des dons gratuits de l'heure et de la saison. Ce
repos actif, ce repos vibré, correspond, semble-t-il, pour M. Pinheiro
dos Santos, à l'état lyrique. Le philosophe brésilien connaît de très
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 144

près notre littérature contemporaine. C'est un adepte de Valéry et de


Claudel. Il se soumet tour à tour au grand souffle de la phrase claudé-
lienne et à l'adroite ambiguïté des pensées de Paul Valéry. De Valéry,
il aime surtout l'art suprême de troubler le calme et de calmer le trou-
ble, d'aller du cœur à l'esprit pour retourner aussitôt de l'esprit au
cœur.
Mais M. Pinheiro dos Santos ne se contente pas de cette traduction
intellectuelle un peu froide de la vie lyrique. Il préfère garder le ly-
risme sous la forme d'un charme tout physique, d'un mythe qui berce,
d'un complexe qui nous rattache à notre passé, à nos élans de jeunes-
se. Justement, il propose, pour la Rythmanalyse, un mythe lyrique
qu'on pourrait assez bien appeler le complexe d'Orphée. Ce complexe
correspondrait au besoin primitif de plaire et de consoler ; il s'attache-
rait à la caresse charitable et il se caractériserait par une attitude où
l'être se plaît à plaire, par une attitude d'offrande. Le complexe d'Or-
phée formerait [149] ainsi l'antithèse du complexe d'Oedipe. On verra
des traductions poétiques de ce complexe d'Orphée dans ce que Félix
Bertaux a appelé le lyrisme orphique de Rilke, vivant comme un
égoïsme l'amour indéterminé d'autrui. Il est si doux d'aimer n'importe
qui, n'importe quoi, en vivant le départ, le seul jaillissement des effu-
sions ! Voilà la base d'une théorie du plaisir formel qui s'oppose à la
théorie du plaisir matériel, immédiatement objectif, qui, dans le com-
plexe d'Oedipe, attache malheureusement l'enfant au premier visage
qui se penche sur son berceau. La Rythmanalyse s'offre alors, en op-
position à la Psychanalyse, comme une doctrine de l'enfance retrou-
vée, de l'enfance toujours possible, ouvrant toujours devant nos rêves
un avenir indéfini. Précisément, dans une dissertation spéciale, qui
s'oppose au travail de Freud sur Léonard de Vinci, M. Pinheiro dos
Santos entreprend d'expliquer l'activité géniale de Léonard comme
une enfance éternelle. Le créationisme ne saurait être en effet qu'un
rajeunissement perpétuel, qu'une méthode d'émerveillement systéma-
tique qui retrouve des yeux émerveillés pour voir des spectacles fami-
liers. Tout état lyrique doit se fonder sur la connaissance enthousiaste.
L'enfant est notre maître, a dit Pope. L'enfance est la source de nos
rythmes. C'est dans l'enfance que les rythmes sont créateurs et forma-
teurs. Il faut rythmanalyser l'adulte pour le rendre à la discipline de
l'activité rythmique à laquelle il doit l'essor de sa jeunesse.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 145

VI

En ce qui nous concerne, c'est plutôt à une élaboration spirituelle


que nous voudrions soumettre l'état lyrique, en nous éloignant par
conséquent des puissances inconscientes qui nous enferment dans le
complexe d'Orphée. C'est donc dans les régions élevées des temps su-
perposés, dans les temps pensés, que nous avons cherché les dialecti-
ques les plus nettes et par conséquent les plus entraînantes.
[150]

Par exemple, pour sentir à notre manière toute la poésie de Valéry,


nous avons entrepris de lui appliquer les schèmes de la dialectique
temporelle. C'est là, sans doute, une imposition trop abstraite, trop
personnelle, trop vite suggérée par les habitudes de sécheresse philo-
sophique. Mais nous avons pourtant reconnu que cette méthode de
pauvreté apportait quelques échos assez rares ; nous avons senti en
particulier combien le schème temporel de l'ambiguïté nous aidait à
intellectualiser le rythme sonore, à penser une poésie qui ne donne pas
tout son charme quand on se borne à la parler et à la sentir. Alors nous
avons constaté que c'étaient les idées qui chantaient, que le jeu des
idées avait ses accents propres, et que ces accents commandaient en
notre être profond des murmures étouffés. À voix « muette », laissant
les images succéder aux images, vivant dans la superposition des di-
verses interprétations, nous nous rendions compte de ce que pouvait
être un état lyrique proprement spirituel, proprement intellectuel. La
réalité s'habillait, s'étoffait en conditionnels. À l'association des idées
venait se substituer la dissociation toujours possible des interpréta-
tions. L'esprit s'amusait à refuser les adhésions les plus constantes. Il
trouvait une jouissance poétique à détruire de la poésie, à contredire
des printemps, à résister à tous les charmes. Ascétisme d'ailleurs hau-
tement épicurien, car, sous sa forme conditionnelle, le plaisir semblait
plus vibrant. La poésie, ainsi libérée des entraînements habituels, re-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 146

devenait un modèle de vie et de pensée rythmées. Elle était ainsi le


moyen le plus propre à rythmanalyser la vie spirituelle, à redonner à
l'esprit la maîtrise des dialectiques de la durée.

FIN

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