BACHELARD (1950) La Dialectique de La Durée
BACHELARD (1950) La Dialectique de La Durée
BACHELARD (1950) La Dialectique de La Durée
LA DIALECTIQUE
DE LA DURÉE
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La dialectique de la durée
La dialectique de la durée
REMARQUE
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faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e).
AVANT-PROPOS
[v]
AVANT-PROPOS
effet, dans cet ouvrage, on n'a pas cru devoir décrire la perspective qui
mène à la vie secrète et paisible. Il aurait fallu pour cela des pages et
des pages et toute une psychologie des passions que nous avons perdu
le goût d'étudier puisque nous devons faire profession de les refuser.
Nous pouvions donc profiter de l'heureux âge où l'homme est rendu à
lui-même, où la réflexion s'occupe plutôt à organiser l'inaction qu'à
servir des exigences externes et sociales. Tout ce qui a égard à l'éloi-
gnement du monde, à la défense de la vie retirée, à l'affermissement
de [vi] la solitude morale, nous en avons, comme trop élémentaire,
laissé l'étude de côté. Que chacun fasse à sa guise les premiers pas sur
la route qui mène à la fontaine de Siloë, aux sources mêmes de la per-
sonnel Que chacun se libère, à sa manière, des excitations contingen-
tes qui l'attirent hors de soi-même ! C'est dans la partie impersonnelle
de la personne qu'un philosophe doit découvrir des zones de repos, des
raisons de repos, avec lesquelles il fera un système philosophique du
repos. Par la réflexion philosophique, l'être se libérera d'un élan vital
qui l'entraîne loin des buts individuels, qui se dépense en des actions
imitées. L'intelligence, rendue à sa fonction spéculative, nous apparaî-
tra comme une fonction qui crée et affermit des loisirs. La conscience
pure nous apparaîtra comme une puissance d'attente et de guet, com-
me une liberté et une volonté de ne rien faire.
*
* *
*
* *
tre âme d'autrefois. Nous avons étudié ce mythe dans un livre spé-
cial 1. Nous n'y reviendrons donc plus ; mais il a si vivement marqué
notre pensée que nous devions le rappeler au seuil de ce nouveau tra-
vail.
qualité pour approfondir. Nous avons donc réduit notre tâche au mi-
nimum et, dans un court chapitre qui termine notre livre, nous avons
résumé les thèses les plus marquantes de l’œuvre de M. Peinheiro dos
Santos en les tournant légèrement dans le sens d'une philosophie idéa-
liste où le rythme des idées et des chants commanderait peu à peu le
rythme des choses.
[xii)
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 14
[1]
CHAPITRE I
DÉTENTE ET NÉANT
nelle. Ainsi notre vie est si pleine qu'elle agit quand nous ne faisons
rien. Il y a en quelque sorte toujours quelque chose derrière nous, la
Vie derrière notre vie, l'élan vital en dessous de nos impulsions. Notre
passé tout entier veille aussi derrière notre présent, et [2] c'est parce
que le moi est ancien et profond et riche et plein qu'il possède une ac-
tion vraiment réelle. Son originalité vient de son origine. Elle est sou-
venir, elle n'est point trouvaille. Nous sommes liés à nous-mêmes et
notre action présente ne peut être décousue et gratuite ; il faut toujours
qu'elle exprime notre moi comme une qualité exprime une substance.
Sous ce rapport, le bergsonisme a la facilité de tout substantialisme,
l'aisance et le charme de toute doctrine d'intériorité.
Sans doute, M. Bergson se défend d'inscrire le passé dans une ma-
tière, mais il inscrit tout de même le présent dans le passé. L'âme se
manifeste ainsi comme une chose derrière le flux de ses phénomènes ;
elle n'est pas vraiment contemporaine de sa fluidité. Et le bergsonisme
qu'on a accusé de mobilisme ne s'est cependant pas installé dans la
fluidité même de la durée. Il a réservé une solidarité entre le passé et
l'avenir, une viscosité de la durée, qui fait que le passé reste la subs-
tance du présent, ou, autrement dit, que l'instant présent n'est jamais
que le phénomène du passé. Et c'est ainsi que, dans la psychologie
bergsonienne, la durée pleine, profonde, continue, riche, fait office de
la substance spirituelle. En aucune circonstance, l'âme ne peut se dé-
tacher du temps ; elle est toujours, comme tous les heureux du monde,
possédée par ce qu'elle possède. S'arrêter de couler serait s'arrêter de
subsister ; en quittant le train du monde, on quitterait la vie. S'immo-
biliser, c'est mourir. Ainsi, on croit rompre avec la conception subs-
tantielle de l'âme et l'on taille, à pleine étoffe, l'être intime dans une
durée indestructible. Le panpsychisme n'est plus qu'un panchronisme.
La continuité de la substance pensante n'est plus que la continuité de
la substance temporelle. Le temps est vivant et la vie est temporelle.
Avant M. Bergson, jamais on n'avait si bien réalisé l'équation de l'être
et du devenir.
Cependant, comme nous le verrons par la suite plus longuement, la
valeur créatrice du devenir est limitée pour le [3] bergsonisme par le
fait même de la continuité fondamentale. Il faut laisser du temps au
temps pour faire son oeuvre. En particulier, le présent ne peut rien fai-
re. Puisque le présent effectue le passé comme l'élève effectue un
problème imposé par un maître, le présent ne peut rien créer. Il ne
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 16
peut ajouter de l'être sur l'être. Sur ce point, le bergsonisme s'est enco-
re formé en suivant l'intuition du plein. Pour cette école, la dialectique
va toujours directement de l'être à l'être sans faire intervenir le néant.
M. Jankélévitch a justement proposé de placer la fameuse dissertation
sur l'idée de néant à la base de la philosophie bergsonienne. On sait
que, pour M. Bergson, l'idée du néant est en somme plus riche que
l'idée de l'être pour la simple raison que l'idée du néant n'intervien-
drait et ne s'éclairerait qu'en ajoutant une fonction supplémentaire
d'anéantissement aux diverses fonctions par lesquelles nous posons et
décrivons l'être. L'idée du néant est donc, selon M. Bergson, fonction-
nellement plus riche que l'idée de l'être. Ainsi, à l'égard de la connais-
sance que nous en avons, aucune substance ne saurait avoir de vide,
aucune mélodie ne saurait être coupée par un silence absolu. Il faut
toujours que la substance qu'on connaît s'exprime. En quelque maniè-
re, toutes les possibilités de la pensée et de l'action humaines devien-
nent infailliblement des attributs de la substance considérée, compte
tenu d'une ingénieuse doctrine de l'attribution négative. En effet, en
vient-on par la suite à nier une qualité attribuée d'abord à la substan-
ce ? Nous exprimons alors plutôt notre mécompte qu'un déficit de la
substance. Conçue ainsi comme somme de possibilités, la substance
est inépuisable. Le possible n'échoue jamais en tant que possible puis-
qu'il reste possible et de même, quels que soient les échecs ou les suc-
cès, le probable, bien mesuré en tant que probable, conserve toujours
son exacte valeur. Le possible, le probable, ont donc une continuité
parfaite et c'est en cela qu'ils sont très exactement les attributs spiri-
tuels de la substance telle qu'elle s'offre à l'analyse, dans le problème
[4] de la connaissance. On ne comprendra bien la portée de la fine cri-
tique bergsonienne qui si l'on se place soigneusement sur le terrain
idéaliste de la connaissance de l'être, sans descendre trop vite dans le
domaine ontologique. C'est alors qu'on verra toute l'importance du
jugement problématique. Dans ces vues, le possible est un souvenir et
une espérance. C'est ce qu'on a connu jadis et qu'on espère retrouver.
Il est ainsi apte à boucher, sinon les interstices de l'être, du moins les
discontinuités dans la connaissance de l'être. Et ainsi se prépare le dia-
logue jamais interrompu de l'esprit et des choses, ainsi se constitue la
trame continue qui nous fait sentir la substance en nous, au niveau de
l'intuition intime, malgré les contradictions de l'expérience externe.
Quand je ne reconnais pas le réel, c'est que je suis absorbé par les
souvenirs que le réel lui-même a imprimés en moi, c'est que je suis
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 17
II
C'est sans doute dans l'ordre du discours, sur le plan même des
preuves bergsoniennes qu'il faut porter nos premières critiques. Ensui-
te, nous pourrons passer aux enquêtes psychologiques positives ; nous
nous demanderons alors si le bergsonisme a fait une juste place au
négativisme psychologique, à la coercition, à l'inhibition. Quand nous
aurons ainsi approfondi la psychologie de l'anéantissement, nous ten-
terons d'établir que l'anéantissement suppose le néant comme limite,
de la même manière que la qualification suppose la substance comme
support. Du point de vue fonctionnel où nous nous placerons, nous
verrons qu'il n'y a rien de plus normal, rien de plus nécessaire, que de
passer à la limite et de poser la détente de la fonction, le repos de la
fonction, le non-fonctionnement de la fonction puisque la fonction, de
toute évidence, doit souvent s'interrompre de fonctionner. C'est alors
que nous sentirons l'intérêt de faire remonter le principe de la négation
jusqu'à la réalité temporelle elle-même. Nous verrons qu'il y a hétéro-
généité fondamentale au sein même de la durée vécue, active, créatri-
ce, et que, pour bien connaître ou utiliser le temps, il faut activer le
rythme de la création et de la destruction, de l'œuvre et du repos. Seu-
le la paresse est homogène ; on ne peut garder qu'en reconquérant ; on
ne peut maintenir qu'en [9] reprenant. Au surplus, du seul point de
vue méthodologique, il y aura toujours intérêt à établir un rapproche-
ment entre la dialectique des entités diverses et la dialectique fonda-
mentale de l'être et du non-être. C'est donc à cette dialectique de l'être
et du néant que nous ramènerons l'effort philosophique, bien convain-
cu d'ailleurs que ce n'est pas un accident historique qui avait conduit
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 21
4 Voir BERGSON, La pensée et le mouvant, pp. 40, 41, 42. [Livre disponible
dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 22
pas, d'une manière évidente, que le néant ne peut être une chose ? Que
le repos ne peut être un mode du mouvement ? N'est-il pas aussi évi-
dent que l'être est un bien réalisé, la chose la plus solide, la plus stable
qui soit ?
Mais nous ne nous laisserons pas engager dans un choix a priori et
nous ramènerons sans cesse nos adversaires à la nécessité de poser,
eux aussi, l'être par étapes, discursivement. De quel droit affirmerait-
on l'être d'un bloc, en dehors et au-dessus de l'expérience ? Nous ré-
clamons la preuve ontologique complète, la preuve discursive de
l'être, l'expérience ontologique détaillée. Nous voulons toucher du
doigt et les plaies et la main. Le miracle de l'être est aussi extraordi-
naire que le miracle de la résurrection. Nous ne nous contentons pas
plus d'un signe pour croire au réel que nos adversaires ne se conten-
tent d'un échec pour croire à la ruine de l'être. C'est de cette exigence
[12] ontologisante que nous allons faire le nerf de notre polémique.
Nous croyons d'ailleurs poser ainsi le problème sur son véritable ter-
rain : la connaissance n'est-elle pas, dans son essence, une polémi-
que ?
III
point de vue fonctionnel. Nous allons voir que c'est au point de vue
simplement fonctionnel, et non plus ontologique, que la classification
en jugements affirmatifs et négatifs a une valeur psychologique réelle.
IV
Il est bien sûr que le concept n'a de sens qu'une fois incorporé dans
un jugement. C'est là une théorie qui a été développée abondamment
par la psychologie moderne ; nous n'avons besoin que d'en tirer les
conclusions métaphysiques. Comme le dit d'une manière condensée et
subtile M. Jean Wahl 6 : « À mesure que l'esprit va vers plus de préci-
sion, il transforme les faits en facteurs. » En vain voudrait-on, par je
ne sais quelle hiérarchie logique des concepts, placer, dans un empy-
rée immobile, des concepts simples, doués d'une clarté intrinsèque, au
sommet desquels trônerait le concept de l'Être. L'exigence de préci-
sion ne se satisfait pas d'une clarté immédiate. Les concepts se multi-
plient, se diversifient en s'appliquant, en devenant facteurs de pensée.
L'Être précis lui-même nous doit des preuves multiples ; nous ne l'ac-
ceptons qu'après une qualification diverse et mobile, expérimentée et
rectifiée. Ainsi, ce qui est doit psychologiquement devenir. On ne
peut penser l'Être sans lui associer un devenir gnoséologique. Pris
[17] dans sa synthèse maxima, l'être pensé doit être un élément du de-
venir. Nous allons essayer de montrer cet élément fonctionnel au cen-
tre de l'action, au centre du verbe.
Comme notre pensée exprime des actions aussi bien virtuelles que
réelles, elle trouve son point culminant dans le moment même de la
décision. En particulier, il n'y a nul synchronisme entre la pensée
d'agir et le développement effectif de l'action. Le resserrement d'une
action sur l'instant décisif constitue donc à la fois l'unité et l'absolu de
cette action. Le geste s'achèvera comme il pourra, confié qu'il est à
des mécanismes subalternes non surveillés ; l'essentiel pour le com-
portement temporel est de commencer le geste - mieux, de lui permet-
tre de commencer. Toute action est nôtre par cette permission. Or cet-
te permission, reflet d'action, tout entière conçue comme la réalisation
d'une possibilité, se développe dans une atmosphère plus légère que
l'action réelle. La réalisation est moins opaque que la réalité. Il y a
donc, au-dessus du temps vécu, le temps pensé. Ce temps pensé est
plus aérien, plus libre, plus facilement rompu et repris. C'est dans ce
temps mathématisé que sont les inventions de l'Être. C'est dans ce
temps qu'un fait devient un facteur. On qualifie mal ce temps en di-
sant qu'il est abstrait, car c'est dans ce temps que la pensée agit et pré-
pare les concrétisations de l'Être.
Mais la permission d'agir peut se centrer plus facilement que l'ac-
tion elle-même. Nous proposerons donc d'abord de centrer les rela-
tions, énoncées par un jugement, sur le verbe, plutôt que d'en chercher
les racines dans le prédicat ou le sujet. En cela nous sommes, croyons-
nous, fidèle à l'enseignement bergsonien 7. Nous proposerons ensuite,
au centre du verbe, de ramener toute l'action à son aspect décisif et
unitaire qu'on peut bien supposer instantané si on le rapproche du dé-
veloppement effectif, lent et multiple. En [18] cela, nous brisons la
continuité bergsonienne en faveur d'une hiérarchie d'instants. Loin
donc que le langage ait ses racines dans un aspect spatial des choses,
il prend pour nous sa véritable fonction spirituelle dans l'aspect tem-
porel et ordonné de nos actions. Il est la traduction de nos préférences.
Nous accentuerons par la suite la puissance ordonnatrice de la vie de
l'esprit en insistant, d'après le conseil de Paul Valéry, sur « l'art délicat
de la durée, le temps, sa distribution et son régime - sa dépense à des
choses bien choisies, pour les nourrir spécialement » 8. Nous verrons
ainsi que la cohésion de notre durée est faite de la cohérence de nos
choix, du système qui coordonne nos préférences. Mais tout ce déve-
loppement n'aura de sens que si nous pouvons déjà dégager l'essence
même de la notion de permission d'agir. Cette permission est attachée
au verbe par la dialectique du oui et du non. Elle paraît surajoutée,
secondaire à toute doctrine d'intériorité qui prétend toucher immédia-
tement une pensée nécessairement synchrone avec la vie, s'enracinant
dans la vie et marchant du même pas que la vie. Il n'en sera pas de
même pour une théorie qui affirme une pensée libérée de la vie, sus-
pendue au-dessus de la vie, susceptible aussi de suspendre la vie.
Alors nous comprendrons que tout jugement est mis en jugement et
que c'est cette mise en jugement qui prépare et mesure la juste causa-
lité psychologique et biologique. La décision exceptionnelle dirige
l'évolution de l'être pensant. Au niveau du jugement, le caractère af-
firmatif ou négatif est une adjonction fonctionnelle, et c'est une ad-
jonction essentielle. Ainsi le jugement le plus péremptoire, le plus sûr,
le plus constant, est une conquête sur la crainte, sur le doute, sur l'er-
reur. Il est nécessairement secondaire. Comme l'a très bien vu von
Hartmann 9 : « Même la volonté de demeurer dans l'état présent sup-
pose que cet état peut cesser, et la crainte [19] que cette possibilité se
réalise : nous trouvons là une double négation. Sans l'idée de la cessa-
tion, la volonté de la continuation serait impossible. » Ainsi va la pen-
sée : un non contre un oui et surtout un oui contre un non. L'unité
même d'un objet résulte de notre adhésion globale, sa diversité résulte
de notre refus ou de notre dispersion. Jamais on ne pourra donner
l'unité à un objet sans le saisir dans l'unité d'une action et jamais on ne
pourra diversifier la connaissance qu'on prend d'un objet sans multi-
plier les actions où il est engagé, en concevant ces actions comme sé-
parées. Le schème de l'analyse temporelle d'une action complexe est
nécessairement un discontinu.
En effet, il n'y a pas d'autres moyens d'analyser une action qu'en la
recommençant. Et il faut alors la recommencer « en décomposant »,
c'est-à-dire en énumérant et en ordonnant les décisions qui la consti-
tuent. Il serait d'ailleurs chimérique de faire jouer un rôle essentiel à la
durée d'une action composante. Il serait vain d'allonger les verbes
pour les mieux comprendre, car on ne toucherait en rien au rôle essen-
tiel du verbe par cet allongement. Dire qu'une action dure c'est tou-
jours se refuser à en décrire les détails. Si l'on achevait l'analyse d'une
action qui dure, on verrait que cette analyse s'exprime en des phrases
séparées, centrées sur des instants de fines singularités. Vues sous ce
jour, les actions composantes ne sauraient être contiguës, encore
moins continues. Et ce qui morcelle la pensée, ce n'est pas le manie-
ment des solides dans l'espace, c'est l'émiettement des décisions dans
le temps. Dès qu'une action est voulue, dès qu'elle est consciente, dès
qu'elle engage les réserves d'énergie psychique, elle ne peut couler
avec continuité. Elle est précédée d'hésitation, elle est attendue, diffé-
rée, provoquée, autant de nuances qui prouvent son isolement et son
apparition dans une ondulation dialectique. Par la suite, quand il fau-
dra lier les actions, on verra la supériorité, à cet égard, de l'esprit sur
la vie ; on verra la nécessité où est la vie elle-même, pour se garder,
d'écarter tout ce qui la délierait. On [20] reconnaîtra alors la sagesse
de la fonction. En cherchant ainsi le lien de la vie dans l'accord des
fonctions successives et non plus dans un entraînement purement
énergétique, on reconnaîtra bientôt la réalité de l'ordre des instants
décisifs. On sera amené à dire que l'ordre n'est pas dans la durée, mais
bien que la durée est la consécration d'un ordre utile, psychologique-
ment efficace. Sans doute, on peut bien admettre, avec M. Bergson,
que dans l'espace le désordre n'est qu'un ordre imprévu et que la dia-
lectique de l'ordre et du désordre n'a pas de base spatiale. Mais un
bouleversement temporel brise la vie et la pensée, dans leur détail et
dans leur principe, Nous mourons d'une absurdité. Cette fois, le dé-
sordre est bien un fait ; c'est un facteur de néant. Pour penser, pour
sentir, pour vivre, il faut mettre de l'ordre dans nos actions, en agglo-
mérant des instants dans la fidélité des rythmes, en unissant des rai-
sons pour faire une conviction vitale. Mais c'est là un point que nous
étudierons en détail. Dès à présent, nous ne voulons que préparer no-
tre opposition à la thèse bergsonienne qui prétend enraciner le langage
dans les solides et faire de l'intelligence une élève de la géométrie mé-
trique. Nous tenterons par la suite de dégager la valeur réalisante de
l'ordre pris comme facteur premier. C'est donc du côté de l'action sa-
ge que nous chercherons les principes de continuité.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 31
V
Une action n'est pas toujours positive, et sur le plan même de l'ac-
tion psychologique, dans le domaine des fonctions psychologiques, on
peut saisir une dialectique qui transpose encore la dialectique de l'être
et du néant.
Avant d'examiner cette dialectique fonctionnelle, il est encore né-
cessaire de montrer que, chez M. Bergson, au plein de l'être corres-
pond l'action constante des fonctions.
En effet, du point de vue psychologique, on est frappé, en lisant
l’œuvre bergsonienne, par le petit nombre de [21] remarques où la
coercition et l'inhibition pourraient trouver des éléments d'une analy-
se. La volonté y est toujours positive, le vouloir vivre, comme chez
Schopenhauer, y est bien permanent. C'est vraiment un élan. L'être
veut créer du mouvement. Il ne veut pas créer du repos.
Sans doute il y a des arrêts, il y a des échecs ; mais la cause de
l'échec, d'après M. Bergson, est toujours externe. C'est la matière qui
s'oppose à la vie, qui retombe sur la vie élancée et en ralentit ou en
courbe le jet. Si jamais la vie pouvait se développer dans quelque mi-
lieu subtil, se nourrir de sucs essentiels, elle achèverait d'un trait son
apothéose. Ainsi la vie se brise ou se divise sur l'obstacle. Elle est une
lutte où il faut toujours ruser, toujours biaiser. Vieille image née avec
l'Homo faber écrasé par ses tâches.
Mais cette matière qui nous présente de constants et multiples obs-
tacles, cette matière autour de laquelle nous tournons, que nous assi-
milons et que nous rejetons dans nos efforts philosophiques pour
comprendre le monde, a-t-elle vraiment, dans le bergsonisme, des ca-
ractères suffisamment nombreux pour répondre à la diversité souvent
contradictoire de ses fonctions ? Il ne le semble pas. On a, tout au
contraire, l'impression que la matière est, pour M. Bergson, purement
et simplement égale à l'échec qu'elle occasionne. Elle est la substance
de nos désillusions, de nos mécomptes, de nos erreurs. On la ren-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 32
VI
VII
Sauvera-t-on le continu temporel en définissant le temps comme
une forme a priori ? Cette méthode revient en quelque sorte à subs-
tantialiser le temps par en dessous, dans sa vacuité, à l'inverse de la
méthode bergsonienne qui, avec la durée, le substantialise par en des-
sus, dans sa plénitude.
Il est assez facile de voir que l'intuition directement formelle est
une pure impossibilité. En effet, la prévision du cours du temps est
instruite sur le souvenir, son a priori n'apparaît qu'a posteriori, com-
me une nécessité logique. En fait, l'a priori a été établi par Kant dans
une démonstration d'ordre logique. C'est un résultat analytique qui
souffrira toujours d'une question non résolue : comment la synthèse
de l'événement et de la forme se produit-elle, comment un élément
compact apparaît-il dans ce milieu diaphane ?
Nous croyons alors qu'il faut se donner un peu plus que la simple
possibilité temporelle caractérisée comme une forme a priori. Il faut
se donner l'alternative temporelle qui s'analyse par ces deux constata-
tions : ou bien en cet instant, il ne se passe rien, ou bien en cet instant
il se passe quelque chose. Le temps est alors continu comme possibili-
té, comme néant. Il est discontinu comme être. Autrement dit, nous
partons d'une dualité temporelle, non d'une unité. Cette dualité nous
l'appuyons plutôt sur la fonction que sur l'être. Quand M. Bergson
nous dit que la dialectique n'est que la [26] détente de l'intuition, nous
répondons que cette détente est nécessaire au renouveau de l'intuition
et qu'intuition et détente nous donnent, au niveau de la méditation, la
preuve de l'alternative temporelle fondamentale.
Nous savons bien qu'exprimée ainsi, cette fonction dialectique est
particulièrement vulnérable et que les critiques bergsoniennes vont
revenir facilitées. On nous objectera en effet que sous cette forme il
paraît de toute évidence que le néant n'est, comme le veut M. Berg-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 36
son, que la négation d'une attente humaine : dire qu'il ne se passe rien,
c'est dire évidemment qu'il ne se passe rien dans un ordre de faits dé-
finis d'une manière plus ou moins subjective. Voilà donc l'argument
bergsonien renouvelé. Mais nous ferons à cette objection toujours la
même réponse : dans l'ordre des fonctions, rien n'est pas une autre
chose. Quand, à une lettre déplaisante, nous ne répondons rien, il im-
porte vraiment peu que nous pensions quelque chose. Dans un royau-
me, on peut multiplier la veillée des commis, on n'empêchera pas que
le gouvernement soit interrompu par le sommeil du maître et qu'il soit
toujours un tissu d'autorité et d'anarchie ; on dira alors aussi bien, sui-
vant qu'on critique ou qu'on loue, suivant qu'on est pas socialement
bergsonien ou qu'on l'est : une monarchie est un gouvernement dis-
persé, ou une monarchie est une autorité toujours prête à se manifes-
ter. Mais on devra toujours reconnaître que la continuité est une
continuité supposée, qu'elle se réfugie dans le potentiel, qu'elle est hé-
térogène à ce qui la manifeste.
Naturellement, on ne se contentera pas de cette réponse, on voudra
matérialiser le temps et, dans les intervalles qui mesurent nos défail-
lances, on voudra glisser des choses qui sont chargées de durer ; on
nous attirera vers le règne de J'espace abhorré ; on nous montrera la
matière placide, immobile, inerte, qui attend toujours, qui existe ins-
tallée dans une tranquille immortalité. Et le bergsonisme continu glis-
sera insensiblement et fatalement à une conséquence [27] imprévue :
la matière emplirait encore plus sûrement le temps que l'espace. Su-
brepticement, on a remplacé la locution durer dans le temps par la lo-
cution demeurer dans l'espace et c'est l'intuition grossière du plein qui
donne l'impression vague de plénitude. Voilà le prix dont il faut payer
la continuité établie entre la connaissance objective et la connaissance
subjective.
Dès l'instant où l'on revivrait l'objectivation précise - seule manière
de juger de l'ordre, de la succession, de la durée, dans leur rapport
avec une réalité - on s'apercevrait que cette objectivation se déploie
dans le discontinu des dialectiques, avec les à-coups d'expériences et
de réflexions contraires. Entre la sécurité et la précision, il y a un rap-
port dialectique qu'on pourrait assez bien appeler la relation d'incerti-
tude psychologique : Voulez-vous être sûr de trouver un objet, dans
une objectivation certaine, en lui attribuant une existence absolue, du-
rable, bien indépendante de votre durée propre ? Condamnez-vous à
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 37
pas une pluralité dans les lois de succession ? Et s'il y a une pluralité
dans les lois de succession, [30] comment ne pas conclure à une plu-
ralité de durées ? Avant d'arriver à une métaphysique du temps, il faut
donc examiner des durées particulières. Adressons-nous d'abord à la
psychologie pure, à la psychologie simplement temporelle. Nous re-
prendrons ensuite le problème de la succession objective, en exami-
nant les diversités de la causalité.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 40
[31]
CHAPITRE II
LA PSYCHOLOGIE
DES PHÉNOMÈNES
TEMPORELS
peut tolérer de n'être plus rien, s'il en a senti une fois toute la dou-
leur ? Comme un cheval renâcle devant le cadavre d'un autre, ainsi
l'âme devant ce dénuement. » En nous enseignant tout ce que le temps
peut rompre, de telles méditations nous conduisent à définir le temps
comme une série de ruptures. Nous ne pouvons plus vraiment attri-
buer au temps une continuité uniforme quand nous avons pressenti
aussi vivement les défaillances de l'être.
Sur un mode plus doux, le regret des occasions manquées nous met
en présence des dualités temporelles. Quand nous voulons dire notre
passé, enseigner notre personne à autrui, la nostalgie des durées où
nous n'avons pas su vivre trouble profondément notre intelligence his-
torienne. Nous voudrions avoir à raconter un continu d'actes et de vie.
Mais notre âme n'a pas gardé le fidèle souvenir de notre âge ni la
vraie mesure de la longueur du voyage au long des années ; elle n'a
gardé que le souvenir des événements qui nous ont créés aux instants
décisifs de notre passé. Dans notre confidence, tous les événements
sont réduits à leur racine sur un instant. Notre histoire personnelle
n'est donc que le récit de nos actions décousues et, en la racontant,
c'est par des raisons, non par de la durée, que nous prétendons lui
donner de la continuité. Ainsi notre expérience de notre propre durée
passée est appuyée sur de véritables axes rationnels ; sans cette char-
pente, notre durée s'écroulerait. Par la suite nous montrerons que la
mémoire ne nous livre même pas directement l'ordre temporel ; elle a
besoin [35] d'être soutenue par d'autres principes d'ordination. Nous
ne devons pas confondre le souvenir de notre passé et le souvenir de
notre durée. Par notre passé, nous savons tout au plus, dans le sens
même précisé par M. Pierre Janet, ce que nous avons déclenché dans
le temps ou ce qui, dans le temps, nous a heurtés. Nous ne gardons
aucune trace de la dynamique temporelle, de l'écoulement du temps.
Nous connaître, c'est nous retrouver dans cette poussière d'événe-
ments personnels. C'est sur un groupe de décisions éprouvées que re-
pose notre personne.
II
nitude. Plus un temps est meublé, plus il paraît court. On devrait don-
ner à cette observation banale une place primordiale dans la psycho-
logie temporelle. Elle serait la base d'un concept essentiel. On verrait
alors l'avantage qu'il y a à parler de richesse et de densité plutôt que
de durée. C'est avec ce concept de densité qu'on peut apprécier juste-
ment ces heures régulières et paisibles, aux efforts bien rythmés, qui
donnent l'impression du temps normal. C'est à ces rythmes bien ca-
dencés, dans une vie à la fois paisible et active, en suivant une dialec-
tique rationalisée que nous référons la longueur d'une période inerte,
d'un repos mal constitué, marqué par les désharmonies et les devenirs
sans figure. En fait, on ne trouve au temps une longueur que lorsqu'on
le trouve trop long.
Le rythme d'action et d'inaction nous paraît donc inséparable de
toute connaissance du temps. Entre deux événements utiles et fé-
conds, il faut que joue la dialectique de l'inutile. La durée n'est per-
ceptible que dans sa complexité. Si pauvre qu'elle soit, elle se pose au
moins en opposition avec des bornes. On n'a pas le droit de la prendre
comme une donnée uniforme et simple.
[38]
Mais nous ne prétendons pas emporter la conviction d'un seul
coup. Pour le moment, nous ne désirons qu'assurer un point de notre
thèse : c'est que la durée est métaphysiquement complexe et que les
centres décisifs du temps sont ses discontinuités. Pour ruiner notre
observation, il ne suffit pas de dire que sous les discontinuités appa-
rentes subsiste une continuité en soi. Nous devons en effet rester sur
le plan de la conscience. Dès lors les conduites temporelles disconti-
nues apparaissent les plus simples, les conduites temporelles conti-
nues sont plus artificielles.
En examinant ainsi le problème sous l'angle des conduites tempo-
relles, nous allons voir tout de suite que l'utilisation systématique du
temps est difficilement acquise, difficilement enseignée. On s'expli-
que alors qu'on se contente souvent de connaissances temporelles gé-
nérales et confuses. En effet, M. Pierre Janet divise les conduites psy-
chologiques en deux groupes très différents : les conduites primaires
et les conduites secondaires, et il montre que la psychologie des phé-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 47
[41]
III
IV
V
Il n'y a pas que le changement qui soit susceptible de nous faire ac-
céder à une conduite discontinue. On peut trouver des cas psychologi-
ques plus nets qui permettent d'enseigner une véritable conduite du
néant. M. Pierre Janet a en effet insisté sur les conduites différées, sur
les interruptions d'une action dont la suite est reportée à l'avenir. Or,
différer une action, c'est en suspendre la causalité, c'est enlever à la
durée continue sa principale fonction. Le flot n'est plus poussé par le
flot. Nous sommes libres de décider de l'urgence.
Ce n'est pas là une conduite isolée ; elle interfère avec des condui-
tes qui, à première vue, en paraissent éloignées. Ainsi, d'après la théo-
rie de M. Pierre Janet, la mémoire est sous l'influence des conduites
différées. M. Pierre Janet prétend à juste titre que la mémoire est une
faculté tardive, indirecte, liée à la raison, en rapport avec l'organisa-
tion sociale : « M. Bergson admet ordinairement qu'un homme isolé a
de la mémoire. Je ne suis pas de cet avis. Un homme seul n'a pas de
mémoire et n'en a pas besoin 22 » et plus loin : « L'acte de mémoire
est un acte relativement rare... Je ne peux pas prétendre que nous
avons une mémoire universelle, que nous embrassons dans cette mé-
moire tout ce que nous avons vu. C'est absolument imaginaire ; c'est
là le principe métaphysique qui a rempli le souvenir pur, supposition
tout à fait arbitraire. » Nous allons voir le souvenir se constituer dans
une véritable durée réfléchie, dans un temps récurrent. En effet la
mémoire paraît bien s'éclaircir par des choix, s'affermir par ses cadres
et non pas par sa matière. Elle pratique l'enjambement temporel de
l'action différée. En d'autres termes, on se souvient d'une action plus
sûrement en la liant à ce qui la suit qu'en la liant à ce [46] qui la pré-
cède. Il faut aller jusqu'à cette conclusion paradoxale si l'on admet que
toute pensée claire - donc enseignée - doit s'appuyer sur des condui-
tes. Or des conduites ne sont possibles qu'en se donnant un avenir et
en explicitant leur finalisme. La durée vécue nous livre bien la matière
de souvenirs, elle ne nous en livre pas le cadre, elle ne nous permet
pas de dater et d'ordonner les souvenirs. Mais un souvenir non daté
n'est pas un véritable souvenir. Loin d'être le souvenir pur, il reste une
rêverie mêlée d'illusions. Or, c'est parce que nous savons faire le vide
devant notre action - autrement dit, la différer ; autrement dit encore,
briser sa causalité catagénique - que nous avons le moyen d'encadrer
nos souvenirs. Nous retrouvons sans cesse l'idée profonde des cadres
sociaux de la mémoire que M. Halbwachs a exposée dans un livre
admirable. Mais ce qui fait le cadre social de la mémoire, ce n'est pas
seulement une instruction historique, c'est bien plutôt une volonté
d'avenir social. Toute pensée sociale est tendue vers l'avenir. Toutes
les formes du passé, pour donner des pensées vraiment sociales, doi-
vent être traduites dans le langage de l'avenir humain. Dès lors, même
sur le plan individuel, il est impossible de se référer purement et sim-
sent une durée en proportion du nombre des projets. Les vrais biens,
ceux qu'on croit substantiels, ce sont ceux qu'on peut reporter à l'ave-
nir. Ce report ne peut se faire sur un schème de continuité homogène ;
car tout ce qui en fait la sécurité relève d'une raison. Je veux bien dire
demain à mon plaisir si la raison me prouve que demain mon plaisir
sera meilleur. L'organisation de la mémoire est parallèle à cette orga-
nisation de la durée présente. Les conditions du rappel sont les mêmes
que les conditions constructives de fixation. C'est un abus d'analyse
intolérable qui nous fait séparer la fixation et le rappel des souvenirs.
Les souvenirs ne se fixent que s'ils obéissent de prime abord aux
conditions de rappel. On ne se souvient donc qu'en procédant à des
choix, en décantant la vie trouble, en retranchant des faits dans le cou-
rant de la vie pour mettre des raisons. Les faits tiennent dans la mé-
moire grâce à des axes intellectuels. Elle est d'une singulière profon-
deur cette pensée de M. Pierre Janet 26 : « Ce qui a créé l'humanité,
c'est la narration, ce n'est pas du tout la récitation. » Autant dire qu'on
ne se souvient pas par une simple répétition et qu'on doit composer
son passé. Le caractère est une histoire tendancieuse du moi. M. Pier-
re Janet fait bien remarquer d'ailleurs qu'avec la prise de mémoire, le
travail de mémorisation n'est point achevé, « il n'est pas fini quand
l'événement est terminé, parce que la mémoire se perfectionne dans le
silence. Le petit enfant essaie le roman qu'il se prépare à dire à sa mè-
re... C'est le perfectionnement graduel des souvenirs qui se fait peu à
peu. C'est pour cela qu'après quelques jours un souvenir est meilleur
qu'au commencement, il est mieux fait, mieux travaillé. C'est une
construction littéraire qui est faite lentement avec des perfectionne-
ments graduels » 27. Les événements ne se déposent donc [50] pas le
long d'une durée comme des gains directs et naturels. Ils ont besoin
d'être ordonnés dans un système artificiel - système rationnel ou so-
cial - qui leur donne un sens et une date. C'est pourquoi un délire qui
n'est pas suffisamment systématique ne laisse point de trace. M. Pierre
Janet remarque justement 28 : « Après le délire épileptique même
complexe, il n'y a pas de mémoire. Ce n'est pas parce qu'il est compli-
qué, c'est parce que les malades n'ont pas construit l'acte de mémoire,
ils sont trop bêtes pendant ce délire. »
Ainsi le souvenir est un ouvrage souvent difficile, ce n'est pas une
donnée. Ce n'est pas un bien disponible. On ne peut le réaliser qu'en
partant d'une intention présente. Aucune image ne surgit sans raison,
sans association d'idées. Une psychologie plus complète devrait, sem-
ble-t-il, souligner les conditions rationnelles ou occasionnelles du re-
tour sur le passé. En particulier, la psychanalyse aurait intérêt à mettre
l'accent sur l'importance présente des traumatismes passés. Dans le
style même de M. Pierre Janet tout prétendu récit d'un rêve en est pré-
cisément la narration. Ce n'est pas loin d'être une justification, une
démonstration. On pourrait donc doubler la psychanalyse. Pourquoi le
malade a-t-il fait ce rêve, demande-t-elle ? Il faudrait ajouter : Pour-
quoi le raconte-t-il ? On reviendrait ici à l'examen des conditions pré-
sentes de la psychose.
Pour M. Pierre Janet, précisément « le problème de la remémora-
tion est avant tout un problème de déclenchement et de stimulation.
Pourquoi donc notre individu qui a différé l'acte, va-t-il cesser de le
différer ?... Le mérite et le miracle de la mémoire, c'est d'avoir cons-
truit un acte qui se déclenche à propos de quelque chose qui n'est pas
précis, qui n'est pas encore arrivé. C'est une préparation à obéir à un
autre signal que les signaux ordinaires ». C'est un engrenage qui at-
tend son déclic d'une coïncidence future. [51] La mémoire ne se réali-
se donc pas d'elle-même, par une poussée intime. Il faut la distinguer
de la rêverie précisément parce que la mémoire véritable possède une
substructure temporelle qui manque à la rêverie. L'image de la rêverie
est gratuite. Elle n'est pas un souvenir pur parce qu'elle est un souve-
nir incomplet, non daté. Il n'y a pas de date et de durée où il n'y a pas
de construction ; il n'y a pas de date sans dialectique, sans différences.
La durée, c'est le complexe des ordinations multiples qui s'assurent
l'une sur l'autre. Si l'on prétend vivre dans un domaine unique et ho-
mogène, on s'apercevra que le temps ne peut plus marcher. Tout au
plus, il sautille. En fait, la durée a toujours besoin d'une altérité pour
paraître continue. Ainsi, elle paraît continue par son hétérogénéité,
dans un domaine toujours autre que celui où l'on prétend l'observer.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 58
[52]
CHAPITRE III
DURÉE ET CAUSALITÉ
PHYSIQUES
II
ne peut, par essence, faire l'objet d'une intuition. Car l'idée de l'effet
devant être plus complexe que l'idée de la cause, la différentielle de
nouveauté qui se manifeste de la cause à l'effet doit faire l'objet d'une
pensée discursive, d'une pensée essentiellement dialectique. L'intui-
tion peut sans doute, après coup, apporter une lumière ; elle a alors la
force d'une habitude rationnelle ; mais elle ne saurait éclairer la re-
cherche primitive. Avant l'intuition, il y a l'étonnement.
Ainsi la cause se dégage en éliminant des erreurs. C'est dans cette
élimination rendue bien consciente que réside la véritable pédagogie
de la causalité. Il y a même intérêt pour comprendre vraiment la cause
d'un phénomène, à refuser d'abord explicitement les causes diverses
qui pourraient venir à l'esprit. En réalité, dans l'histoire de notre ins-
truction, il n'y a jamais eu de phénomène immédiat, qui pût être ins-
crit au compte d'une cause précise. Une cause précise est toujours une
cause cachée. Et cette remarque apparaîtra d'autant plus importante
qu'on se rendra mieux compte que la recherche causale a toujours une
réaction sur la tâche descriptive. En discernant une cause, on distingue
des traits caractéristiques dans le phénomène étudié. Toute cause effi-
ciente devient une raison pour expliquer une structure. On ne saisit
souvent la structure que par la cause. C'est souvent la propagation des
agents physiques qui dessine les lignes de la matière. Ainsi la structu-
re est aussi [57] bien cause efficiente que cause formelle. Il y a donc
une sorte de correspondance entre la forme et l'évolution. Une hiérar-
chie géométrique commande un ordre de succession temporel. Vice
versa, la discipline causale réclame un ordre spatial. La phénoméno-
logie complète est une phénoménologie à la fois formelle et causale.
La régularité phénoménale ne va donc pas sans une préparation lo-
gique de l'expérience. Une loi causale ne procède avec sûreté que
dans la mesure où elle est protégée contre la perturbation. Pas de dé-
tection sans protection. Pour suivre l'isolement logique de la cause et
de l'effet, il n'y a qu'à méditer une loi physique quelconque. On
s'apercevra que la pensée toute verbale, ramassée dans l'identité d'une
phrase banale, se segmentera en deux images distinctes au moindre
effort de précision. Et cette segmentation apparaîtra comme les deux
temps d'un processus ayant un avant et un après. Par exemple si
j'énonce de prime abord que la pierre dans sa chute est attirée par la
Terre, j'ai l'impression d'un phénomène unifié. Mais dans cette répon-
se dogmatique, la pensée intuitive n'est pas réellement agissante. Dès
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 64
que je voudrai préciser ma pensée, je serai entraîné dans une voie dis-
cursive et je ne tarderai pas à voir le temps de l'explication se polari-
ser, s'amasser autour de deux centres distincts. En effet, je doublerai
la pensée de l'action effective de la Terre sur le mobile par la pensée
d'une action potentielle, toute préalable à l'action effective. J'analyse-
rai le réel - ce que le langage commun appelle le réel - par le possible.
J'introduirai alors la notion statique de champ d'attraction. Je saisirai
l'influence de la Terre plutôt dans sa possibilité que dans le dévelop-
pement causal effectif. En particulier, c'est en approfondissant cette
notion de champ, tout intermédiaire, que je me préparerai à mieux
comprendre le phénomène détaillé de la chute des corps, à mieux sai-
sir les conditions de différenciation du phénomène, comme par exem-
ple la sensibilité au changement de l'attraction avec l'altitude, la juste
définition [58] de la verticale, définition dans laquelle je donnerai un
rôle au centre de la Terre. On voit assez comment la cause s'étoffe,
s'organise, se complète. Quand j'aurai ainsi étudié le champ, détermi-
né les conditions et les limites de son uniformité, c'est alors seulement
que j'introduirai la pierre dans ce champ. Le champ, par la coopéra-
tion de la masse du mobile, deviendra une force. La synthèse qui don-
ne l'effet se présentera alors en quelque manière avec une dimension
de plus que la cause. La cause n'agira que par une adjonction, au bé-
néfice d'une convergence de conditions. La réalisation de la cause
pour donner son effet est donc une émergence, une valeur de compo-
sition. La pensée fine, détaillée, prouvée, enseignée, conduira à établir
une hétérogénéité de la cause et de l'effet. Mieux on enseignera et plus
on distinguera. L'attraction de la pesanteur sera analysée en « deux
temps » en mettant en rapport deux objets : le mobile et la Terre, en
distinguant aussi le temps du possible et le temps du réel. Et le possi-
ble ouvre une enquête discursive où la raison polémique se donne li-
bre carrière. L'étude des fonctions potentielles mathématiques qui sont
à la base de la physique mathématique des champs, se fonde, qu'on le
veuille ou non, sur l'idée métaphysique de puissance. On retrouve
l'antique mode de pensée qui s'expose dans le passage de la puissance
à l'acte, avec au départ, une hétérogénéité métaphysique de la puis-
sance et de l'acte, de la cause et de l'effet. C'est peut-être en creusant
une telle doctrine de la causalité qu'on pourrait trouver l'émergence
minima, celle précisément qui apparaît dans le temps, comme la pre-
mière action du temps, comme une légère accentuation du réel qui
donne un effet définitif.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 65
III
figuré dans ses rythmes comme une chose est figurée dans ses limites
spatiales.
Après avoir pris ainsi une sorte de mesure relative de l'efficacité
temporelle des diverses causes d'un phénomène, on est en droit de re-
constituer le devenir complexe sans s'appuyer sur un temps absolu,
extérieur au système, soi-disant valable pour toutes les parties du sys-
tème. À chaque partie d'un système convient un rythme temporel ca-
ractéristique des variables en évolution. Si nous ne le voyons pas, c'est
que le plus souvent nous faisons une expérience à un point de vue par-
ticulier, en ne touchant qu'une variable particulière. Et nous croyons
laisser tout le reste « en état ». Les corrélations temporelles sont ce-
pendant évidentes dans bien des cas et elles préparent une doctrine
pluraliste du temps.
D'autres fois, nous allons à l'extrême opposé, nous introduisons
alors la continuité d'une évolution pour relier deux états différents.
Cette continuité d'évolution devrait faire comprendre l'hétérogénéité
des durées touchant différents traits du phénomène. En effet, on pos-
tule la continuité entre deux aspects lentement modifiés d'un phéno-
mène parce qu'il n'est pas difficile de voir, à d'autres points de vue,
des modifications rapides. Ces modifications rapides font office de
transition ; elles sont des exemples d'états transitifs. Mais l'évolution
hétérogène n'est pas un véritable lien. Il est très instructif de voir que
l'évolution est la rançon d'une complexité non analysée. Ainsi, il suffi-
rait de compliquer le kaléidoscope, en ajoutant aux fragments gros-
siers des fragments légers et nombreux, pour qu'il paraisse évoluer
avec continuité. Le caractère saccadé des [62] événements serait alors
fondu et amorti par leur nombre.
Dès lors, en quoi une expérience fine serait-elle aidée ou éclaircie
par le postulat de continuité temporelle ? Une durée que rien n'analyse
pourra toujours être taxée de ne valoir que comme « durée en soi ».
Elle ne sera pas la durée du phénomène. La microphénoménologie ne
doit pas tenter de dépasser la description de l'ordre de succession, ou
plus simplement encore l'énumération des cas possibles. Cette énumé-
ration réclamera ensuite un temps purement et simplement statistique
qui n'a plus d'efficacité causale. On atteint ici à un des principes fon-
damentaux les plus curieux de la science contemporaine : la statisti-
que des différents états d'un seul atome, dans la durée, est exactement
la même que la statistique d'un ensemble d'atomes, à un instant parti-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 68
IV
D'ailleurs, de l'expérience d'ensemble à l'expérience fine, il y a une
rupture qui modifie de fond en comble les conditions de l'objectivité.
Précisons cette modification. [63] Dire qu'un phénomène d'ensemble
évolue entre l'état A et l'état B, c'est dire qu'entre A et B fourmillent
des détails et des accidents que je néglige mais que je suis toujours
maître de signaler. Mais si je considère la structure fine, à la limite de
la précision expérimentale, il faut tenir compte d'un postulat nouveau :
le détail du détail n'a pas de sens expérimental ; le détail du détail
tombe en effet dans le néant absolu de l'erreur systématique, de l'er-
reur imposée par les nécessités de la détection. C'est alors que la dia-
lectique de la détection joue sur le rythme du tout ou rien. Le nombre
discontinu est substitué à la mesure continue. Il n'y a plus que l'erreur
qui soit continue ; l'erreur est un simple halo de possibilités autour de
la mesure. Les déterminations, elles, sont quantifiées. On s'explique
alors que prise dans les formes où la causalité s'éprouve finement, elle
s'égrène. L'indéterminisme est une conséquence presque immédiate
du caractère quantique des mesures. Rien ne nous permet de tendre
une continuité temporelle pour analyser les passages discontinus. Si
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 69
[67]
CHAPITRE IV
DURÉE ET CAUSALITÉ
INTELLECTUELLES
II
C'est en analysant le complexe de la force et de l'adresse qu'on peut
le plus facilement, selon nous, prendre une première mesure de cette
efficacité bien déterminée, déjà visible au niveau de la volonté. Un
psychisme adroit est un psychisme éduqué. Il administre des énergies.
Il ne les laisse ni couler ni exploser. Il procède par petits gestes bien
séparés. Avec la conscience de l'adresse, apparaîtra toute une géomé-
trie faite nécessairement de droites, d'arêtes, contredisant la douce in-
conscience de la grâce. La grâce ne [70] doit pas être voulue ; elle a
des lignes ; elle n'a pas d'axes. Elle est qualité pure ; elle réprouve la
quantité. Elle efface de son mieux les discontinuités de l'apprentissage
et donne de l'unité aux actions les plus variées. L'adresse doit garder
au contraire la hiérarchie fondamentale des gestes multiples. Elle est
kaléidoscopique. Elle est strictement quantitative. La grâce a le droit
de se tromper ; pour elle, l'erreur est souvent une fantaisie, une brode-
rie, une variation, l'adresse ne doit pas se divertir. Et pourquoi l'adres-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 75
sion apportée au centre pour un muscle trop tendu détermine, par ré-
flexion, une détente, soit exactement le contraire de l'action préparée
par la causalité physiologique. La causalité physiologique ne devrait
pas attendre ; elle devrait déclencher le coup trop fort. Mais la ré-
flexion impose un intervalle d'inaction, puis une conclusion inverse.
L'action a lieu à travers une contradiction. La volonté adroite n'est ja-
mais une bonne volonté ; pour agir, la volonté adroite doit passer par
l'intermédiaire d'une mauvaise volonté. On ne peut vraiment pas
concevoir l'adresse sur un thème unitaire, se déroulant dans une durée
sans remous. Nous ne disposons pas réellement d'un souvenir substan-
tiel, positif, unifié, qui nous permettrait de reproduire exactement une
action adroite. Il faut peser d'abord les souvenirs contradictoires et
réaliser l'équilibre entre les impulsions inverses. Ces opérations dis-
cursives accidentent le temps ; elles rompent la continuité d'une évo-
lution naturelle. Il n'y a pas de vraie certitude dans la réussite d'une
action adroite, [72] sans la conscience des erreurs éliminées. Alors le
temps pensé prend le pas sur le temps vécu et la dialectique des rai-
sons d'hésitation se transforme en une dialectique temporelle.
III
Si l'on ne voit pas toujours l'importance du rôle de l'hésitation im-
posée par la réflexion au seuil des actions, c'est que l'on fait rarement
la psychologie des actions bien apprises, bien comprises, bien cons-
cientes de leur succès. D'habitude, en effet, on s'efforce surtout de re-
lier la psychologie de la conduite intelligente à la psychologie du
comportement plus ou moins instinctif, plus ou moins naturel. C'est là
sans doute une tâche utile. Mais en en faisant la tâche unique de la
psychologie, on peut être conduit à méconnaître le sens spécifique de
certains problèmes. Précisément l'action artificielle, l'action marquée
par la réflexion, est souvent une action sans stimulus, ou même contre
le stimulus ou simplement à l'occasion du stimulus. Elle introduit
donc toute une gamme de pouvoirs stimulants où viennent interférer
les causalités les plus diverses. On entrevoit donc comment l'on pour-
rait préparer toute une psychologie de la libération spirituelle en dé-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 77
IV
[78]
CHAPITRE V
LA CONSOLIDATION
TEMPORELLE
Voici donc une thèse qui part, comme la nôtre, de l'opposition des
instants et des intervalles, autrement dit, qui distingue le temps qu'on
refuse et le temps qu'on utilise, le temps inefficace, dispersé en une
poussière d'instants hétéroclites d'une part et, d'autre part, le temps
cohéré, organisé, consolidé en durée. Qu'une description temporelle
du psychisme comporte la nécessité de poser des lacunes, c'est ce que
M. Dupréel admet avec raison comme une évidence première. On
pourra par la suite examiner comment les lacunes se remplissent ; on
pourra prétendre qu'elles étaient faites pour être comblées ; mais, de
toute évidence, il faut poser du vide entre les états successifs qui ca-
ractérisent l'évolution du psychisme, quand bien même le vide ne se-
rait qu'un simple synonyme de la différence des états distingués. La
nécessité méthodologique de se donner des intervalles est d'ailleurs
renforcée par une raison métaphysique : directement ou indirectement
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 83
[80]
II
re lui fait défaut, il jette les yeux sur le texte, il lit et dans son souvenir
peu à peu disparaît toute lacune. L'ordre de l'imprimé est éliminé. Sa-
voir, c'est avoir appris ; l'ordonnance de ce qu'on sait a d'abord été
soutenue par une force extérieure à notre entendement, celui-ci l'a,
pour son compte, consolidée, rendant superflue toute trame étrangè-
re » 34. Il est bien visible ici que l'ordre n'est pas purement et simple-
ment enregistré, mais qu'il est reconstruit avec une fidélité raisonnée,
voulue, soutenue par des motifs de cohérence propres à celui qui ap-
prend. Si nous prenions des exemples où l'esprit est plus libre, on ver-
rait que la consolidation s'effectue sur des bases hiérarchiques plus
subjectives.
On pourrait facilement développer toute une théorie de la connais-
sance en mettant en valeur le procédé de la consolidation. On verrait
en particulier, comme l'indique M. Dupréel, dans une note, que l'in-
duction est une consolidation de l'expérience, la déduction, une conso-
lidation de l'induction. Cette application générale conduirait aussi,
nous semble-t-il, à une conclusion que nous voulons indiquer : c'est
que tous les moyens par lesquels on consolide, tout factices qu'ils
puissent paraître, sont en somme entièrement naturels. Ils nous pa-
raissent factices parce que nous [83] y voyons encore la marque de
notre propre effort ; nous sentons bien que le donné nous est livré
dans un décousu temporel et spatial ou du moins que sa solidité primi-
tive se brise au moindre emploi précis ; nous sommes donc amenés à
consolider le donné ; nous le consolidons à notre manière, utilisant
aussi bien des procédés mnémotechniques que des procédés ration-
nels. Cet effort de consolidation, nous l'accusons facilement de dé-
former la nature. Dans une telle critique, nous ne nous rendons pas
compte que la nature a toujours besoin d'être formée et qu'elle cherche
des formes précisément par l'intermédiaire de l'activité humaine. En
replaçant, comme il se doit, l'activité humaine, dans la ligne d'action
de la nature, nous reconnaîtrons que l'intelligence est un principe na-
turel et que ce qui est formé par la raison est, de toute évidence, formé
par une force de la nature.
Nous pouvons donc affirmer que la consolidation s'applique d'une
manière naturelle dans le domaine de la connaissance comme dans les
III
« En fait toute réalité connue l'est sous l'espèce d'une série d'évé-
nements successifs ou concomitants, aperçus en tant que termes régu-
liers d'un même ordre et entre lesquels il y a un intervalle toujours oc-
cupé par des événements quelconques. Si l'on considère uniquement
les événements termes de la série ordinale, on ne touche nullement
une réalité, mais seulement un schème abstrait, car c'est de la mauvai-
se métaphysique que de supposer un pont « ad hoc », tel que serait la
causalité en soi, lequel souderait les uns aux autres les termes de la
série en sautant par-dessus l'intervalle de temps ou d'espace qui est
toujours entre eux. Que si, au contraire, on prétendait toucher et défi-
nir l'intervalle pur, c'est-à-dire une sorte de réalité en dehors de toute
série ordinale dans laquelle elle s'encadre ou à laquelle elle s'oppose,
ce serait poursuivre un fantôme : on ne saisit pas l'indéterminé comme
tel. »
Ainsi, M. Dupréel n'a pas de peine à prouver que sa thèse tient un
juste compte de toute la réalité, c'est-à-dire, à la fois, de la cause et de
l'obstacle, du fait et du possible, de ce qui arrive et de ce qui pourrait
arriver. N'insister que sur la nécessité des causes, en évinçant, en pen-
sée, les accidents qui entravent effectivement le développement de
cette nécessité, c'est vraiment faire de la scolastique, c'est réaliser une
abstraction. Qu'on prenne une cause aussi efficace qu'on voudra, il y
aura toujours dans le développement de son efficacité un champ libre
pour des possibilités d'arrêt ou de déviation. Ces possibilités, il faut en
tenir compte où elles se rencontrent, dans les formes où elles se ren-
contrent, dans l'intervalle où elles interviennent pour modifier statisti-
quement l'effet attendu. À plus forte raison, il faut en tenir compte
dans la description d'une conduite raisonnée où les possibilités de-
viennent des éléments de décision.
Enfin, nouveau concept dupréélien, cette possibilité [88] prise dans
l'enchaînement causal, sans sortir de la chaîne causale, apparaît sous
l'aspect d'une probabilité très simple, très pure : la probabilité ordina-
le. Une probabilité purement ordinale est, dans son principe, marquée
par le simple jeu des signes plus et moins. L'événement qu'elle dési-
gne apparaît simplement comme plus probable que l'événement
contraire. Elle n'est pas quantifiée. La quantification qui conduit au
calcul des probabilités n'apparaît que lorsqu'on peut dénombrer les cas
possibles, dans le cas, par exemple, des phénomènes les plus schéma-
tisés comme en posent les combinaisons des jeux. Quand il s'agira des
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 91
phénomènes séparés par une grande distance logique, comme dans les
phénomènes de la vie et du psychisme, on peut se demander si le cal-
cul sera jamais possible. En fait, c'est la probabilité ordinale qui dé-
termine les processus d'un psychisme individuel.
Cette simple probabilité ordinale, voilà le lien qui va pouvoir nous
faire comprendre les enchaînements temporels dans les « émer-
gences » de plus en plus élevées. En effet, à chaque apparition d'une
émergence, d'un phénomène qui dépasse son donné, on peut saisir une
détermination de plus en plus claire de l'évolution par la probabilité et
non plus seulement par la causalité. Autrement dit, on s'aperçoit que
l'être vivant et l'être pensant sont impliqués moins dans des nécessités
que dans des probabilités. Et cette implication réserve des libertés
précisément parce qu'il ne s'agit que de probabilité ordinale. Les pro-
babilités quantifiées, rendant compte après coup des résultats, peuvent
se traduire sous forme de lois en apparence nécessaires. La probabilité
ordinale se présente, avant la décision, devant l'alternative que pose
une conduite à inaugurer : elle incline sans nécessiter.
Dès qu'on réintègre dans le comportement la probabilité sous cette
forme si simple qu'est la probabilité ordinale, les considérations de
finalité, comme le dit très bien M. Dupréel, n'ont plus à être bannies
des doctrines de la [89] vie. Alors même que la fin ne serait pas net-
tement aperçue, la probabilité ordinale est tout de même éclairée plus
ou moins confusément par la fin entrevue. La fin a une probabilité or-
dinale plus forte qu'un hasard quelconque et une probabilité ordinale
plus forte est déjà une fin. Les deux concepts fin et probabilité ordi-
nale sont plus près l'un de l'autre que le sont cause et probabilité
quantifiée. Avec la nouvelle notion, bien des contrastes s'estompent
entre le mécanisme et le vitalisme. En suivant la philosophie dupréé-
lienne, on se trouve muni de schémas assez souples pour comprendre
les liaisons aux différents niveaux d'émergence. Nous allons poser le
problème sous un jour un peu différent en étudiant les superpositions
temporelles.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 92
[90]
CHAPITRE VI
LES SUPERPOSITIONS
TEMPORELLES
II
Si nous osions référer nos vues personnelles à une grande doctrine,
c'est ici que nous devrions rappeler certains thèmes hégéliens. Puisque
nous voulions faire oeuvre de simple pédagogue et apprendre à dessi-
ner une première ébauche des ondulations temporelles, nous n'avons
pas voulu partir d'une métaphysique aussi difficile que la métaphysi-
que de Hegel. Nous craignions aussi l'accusation de verser dans le lo-
gicisme et d'avoir une dialectique plus logique que temporelle. Et
pourtant combien cette accusation est mal venue quand on l'adresse à
la méthode hégélienne ! C'est ce que M. Koyré vient de montrer dans
une brochure qui vaut un grand livre. Jamais en effet on n'avait si bien
et si rapidement établi le caractère concret de l'idéalisme hégélien 38 :
« Ce que Hegel s'efforce à nous donner... ce n'est nullement une ana-
lyse de la notion du [93] temps. Bien au contraire : c'est la notion du
temps, notion abstraite et vide que Hegel entreprend de détruire en
nous montrant, en nous décrivant, comment se constitue le temps dans
la réalité vivante de l'esprit. Déduction du temps ? Construction ? Ces
termes, tous les deux, sont impropres. Car il ne s'agit pas de détruire,
III
IV
VI
personne » que l'on pourra feindre ces faux élans qui entraînent autrui
synchroniquement avec notre dynamisme. Pour donner son plein effet
au mensonge il faut en quelque sorte engrener les temps personnels
les uns sur les autres. Sans cette application sur notre propre rythme,
il est impossible de donner à la feinte une conviction dynamique.
Ces remarques vont paraître sans doute aussi superficielles qu'arti-
ficielles. À l'égard de la psychologie d'une attitude aussi précise que la
feinte, on voudra qu'un psychologue nous dépeigne une feinte particu-
lière et non pas « la feinte en soi », on voudra, en particulier, qu'il
nous décrive la traduction de vrai en faux, qu'il nous fasse vivre l'am-
biguïté de la signification. Mais pour nous qui cherchons des motifs
de psychologie abstraite, c'est précisément parce que la signification
est ambiguë qu'on peut mieux s'en abstraire et la feinte nous paraît un
bon exemple de psychologie abstraite, de psychologie formelle, de
psychologie factice, où le temps va se révéler comme un caractère
important. En effet, enlevez la double signification de la feinte, ne
considérez ni ce qu'on feint, ni ce pourquoi l'on feint, que reste-t-il ?
Beaucoup de choses : il reste l'ordre, la place, la densité, la régularité
des instants où la personne qui feint décide de forcer la nature. Le
schème des déclics est ici d'autant plus important qu'il est plus artifi-
ciel. L'aspect purement temporel de la tromperie doit retenir l'atten-
tion du trompeur lui-même. Celui qui feint doit se souvenir de feindre.
Il doit nourrir sa feinte. Alors que rien ne le presse et ne [105] l'obli-
ge, il doit savoir que l'heure de feindre vient à nouveau de sonner.
Manquer l'occasion de feindre reviendrait, parfois - pas toujours - à
briser la feinte. La feinte, toute lacuneuse qu'elle soit, perdrait, par cet
oubli partiel, sa « continuité », preuve assez claire qu'il peut y avoir
« continuité » sans continu effectif. La continuité, au niveau du senti-
ment factice qu'est la feinte, n'a pas besoin de la continuité toute vita-
le, toute naturelle, d'un sentiment naturel.
Sérier et bien sérier ce qui peut nous lier à autrui, bien nous ajuster
au temps des autres, prévoir, s'il se peut, la fantaisie des autres, tout
cela ne réclame pas une égalisation substantielle avec les autres. Mais
l'égalisation horaire est déjà une grande tâche de l'interpsychologie.
Quand on a réalisé ce synchronisme, c'est-à-dire quand on a mis en
correspondance deux superpositions de deux psychismes différents,
on s'aperçoit que l'on tient presque tous les substituts de l'adhésion
substantielle. Le temps de penser marque profondément la pensée. On
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 106
VII
seulement avec (I'amour)3 qui, enfin, est libre et fidèle, pur art de
l'amour.
Mais nous n'avons pas pour tâche d'étudier à fond la psychologie
exponentielle et ces notes rapides ne veulent être que des suggestions
pour des études ultérieures. Ce que nous voudrions signaler, pour
terminer, c'est l'intérêt qu'il y aurait, pour mener de telles études, à
partir des caractéristiques temporelles. Et voici tout de suite le motif
d'étude par lequel nous commencerions : les attitudes à l'exposant
deux sont de toute évidence temporellement plus lacuneuses que les
attitudes primaires. En général, quand on élève les coefficients, on
accède à des temps de plus en plus lacuneux. Malgré ces vides multi-
pliés, nous croyons qu'un psychisme peut se tenir dans les attitudes
exponentielles, sans s'appuyer sur le psychisme primaire. Les temps
idéalisés ont alors des constances sans cependant avoir une continui-
té. C'est là une des thèses principales de la philosophie temporelle que
nous proposons. Sans doute, il paraîtrait plus simple de postuler
comme fondamentale la continuité de l'attitude primaire et de considé-
rer les évasions comme des fusées indépendantes qui surgissent de
temps en temps le long du développement naturel. Mais cette solu-
tion, qui est la plus simple, n'est pas la nôtre. Elle ne tient pas compte
du fait que certains esprits peuvent se maintenir dans une pensée ex-
ponentielle, dans la pensée de pensée par exemple et même dans la
(pensée)3. Il nous semble alors que le temps de deuxième ou de troi-
sième superposition a ses propres motifs d'enchaînement. Tout ce que
nous avons dit sur les causalités psychologiques prises comme diffé-
rentes de la causalité physiologique pourrait être répété ici pour prou-
ver que des raisons et des formes stabilisent des attitudes sans vérita-
bles appuis profonds. Dans les développements temporels superposés,
en examinant [111] les lignes spirituelles élevées, on s'aperçoit que
des événements extrêmement rares suffisent à entretenir une vie spiri-
tuelle, à propager une forme. Malheureusement le psychologue n'a pas
le goût de travailler dans ce domaine - un critique malveillant dira :
dans les nuages. La psychologie contemporaine préfère suivre Freud
dans son exploration achérontique, elle veut sentir la pensée aux sour-
ces de la vie, au niveau des flots pressés de la vie. La pensée pure a
beau se révéler dans une discontinuité évidente tout en gardant une
remarquable homogénéité, le psychologue veut que tout psychisme
soit une forme équivalente du vital, toujours contemporaine d'un dé-
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 111
[112]
CHAPITRE VII
LES MÉTAPHORES
DE LA DURÉE
Si le lecteur nous a suivi dans notre thèse qui veut que les liaisons
des instants vraiment actifs soient toujours effectuées sur un plan qui
diffère du plan où s'exécute l'action, il ne sera pas éloigné de conclure
avec nous que la durée est, strictement parlant, une métaphore. On
s'étonnera alors beaucoup moins de cette facilité d'illustration qui fait
un des charmes de la philosophie bergsonienne. Rien d'étonnant, en
effet, qu'on puisse trouver des métaphores pour illustrer le temps, si
l'on en fait le facteur unique des liaisons dans les domaines les plus
variés : vie, musique, pensée, sentiments, histoire. En superposant
toutes ces images plus ou moins vides, plus ou moins blanches, on
croit pouvoir toucher le plein du temps, la réalité du temps ; on croit
passer de la durée blanche et abstraite, où s'aligneraient les simples
possibilités de l’être, à la durée vécue, sentie, aimée, chantée, roman-
cée. Ébauchons encore ces superpositions : en tant que vie, la durée
est solidarité et organisation d'une succession de fonctions - dans sa
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 113
plus flou, plus visqueux, que la sensation. L'action musicale est dis-
continue ; c'est notre résonance sentimentale qui lui apporte la conti-
nuité.
L'émotion musicale est ainsi un essai jamais pleinement achevé
d'une synthèse temporelle, car la causalité musicale est toujours diffé-
rée, toujours systématiquement différée. Elle n'agit pas de proche en
proche. Raoul de La Grasserie a bien vu l'importance de ce report
causal à la base de ce qu'il appelle l'harmonie discordante. « En mu-
sique, l'harmonie ne se réalise pas toujours immédiatement ; dans la
musique moderne surtout, on retarde souvent pendant un certain
temps l'harmonie pour lui faire produire de plus grands effets après
une attente. Une note est émise, une autre la suit ; si l'on s'arrêtait là, il
y aurait désaccord absolu, musique fausse, absence de rythme ; l'oreil-
le n'est pas encore blessée, mais elle est déjà anxieuse, elle souffre,
elle éprouve quelque chose d'analogue à ce qu'est dans un ordre infé-
rieur la sensation de la faim ; si cet état se prolongeait trop, il y aurait
énervement, mais le musicien agit à temps, en émettant la note qui
résout le désaccord en un accord final, désiré, cherché, et par consé-
quent d'autant plus sensationnel. » Ainsi l'on met du drame au-dessus
du son, et l'unité du drame, comprise après coup, fait refluer [117] la
mélodie et vient donner une continuité à des sensations senties
d'abord dans un isolement plus ou moins complet. Alors on reprend
toute la page, on restitue la finalité musicale qui vient vraiment appor-
ter la seule preuve possible de la causalité mélodique et l'on accède
ainsi à « cette quiétude spéciale, purement musicale, transcendante à
la lourdeur d'esprit et au sommeil ; ce repos que produit la musique
vient de la fermeture, en symétries, de dissymétries ouvertes ail-
leurs... » 51.
En résumé, l'impression de plénitude et de continuité que nous lais-
se la musique est due à la confusion des sentiments qu'elle évoque.
Dès qu'on observe la mélodie dans son exact rapport avec le temps, on
s'aperçoit que les broderies déforment les canevas et que par consé-
quent la musique est une métaphore souvent trompeuse pour une étu-
II
III
IV
[129]
CHAPITRE VIII
LA RYTHMANALYSE
sion. La théorie cinétique des gaz nous avait appris qu'un gaz enfermé
dans un corps de pompe maintient le piston à un niveau invariable par
une [131] multitude de chocs irréguliers. Il ne serait pas absurde sans
doute qu'un accord temporel survienne entre les chocs et que le piston
saute sous le simple effet des chocs synchronisés, sans aucune raison
macroscopique. Mais le physicien a confiance : la loi des grands
nombres garde ses phénomènes ; les chances d'un accord temporel
des chocs ont une probabilité négligeable. D'une façon toute sembla-
ble une théorie cinétique des solides nous montrerait que les figures
les plus stables doivent leur stabilité à un désaccord rythmique. Elles
sont les figures statistiques d'un désordre temporel ; rien de plus. Nos
maisons sont construites avec une anarchie de vibrations. Nous mar-
chons sur une anarchie de vibrations. Nous nous asseyons sur une
anarchie de vibrations. Les Pyramides, dont la fonction est de
contempler les siècles monotones, sont des cacophonies intermina-
bles. Un enchanteur, chef d'orchestre de la matière, qui mettrait d'ac-
cord les rythmes matériels, volatiliserait toutes ces pierres. Cette pos-
sibilité d'une explosion purement temporelle, due uniquement à une
action synchronisante sur les temps superposés relatifs aux différents
éléments, montre bien le caractère fondamental du rythme pour la ma-
tière.
Si l'on étudie le problème au niveau d'un corpuscule particulier, la
conclusion sera la même. Si un corpuscule cessait de vibrer, il cesse-
rait d'être. Désormais, il est impossible de concevoir l'existence d'un
élément de matière sans adjoindre à cet élément une fréquence déter-
minée. On peut donc dire que l'énergie vibratoire est l'énergie d'exis-
tence. Pourquoi alors n'aurions-nous pas le droit d'inscrire la vibration
sur le plan même du temps primitif ? Nous n'hésitons pas. Pour nous,
le temps primitif est le temps vibré. La matière existe dans un temps
vibré et seulement dans un temps vibré. Au repos même, elle a de
l'énergie parce qu'elle repose sur le temps vibré. Ce serait alors ou-
blier un caractère fondamental que de prendre le temps comme un
principe d'uniformité. Il faut attribuer au temps [132] une dualité fon-
cière puisque la dualité, inhérente à la vibration, est son attribut opé-
rant. On comprend maintenant que M. Pinheiro dos Santos n'hésite
pas à écrire 68 : « La matière et le rayonnement n'existent que dans le
rythme et par le rythme. » Ce n'est pas là, comme trop souvent, une
déclaration inspirée par une mystique du rythme ; c'est vraiment une
intuition nouvelle solidement fondée sur les principes de la physique
ondulatoire contemporaine.
Dès lors, le problème initial n'est pas tant de demander comment la
matière vibre, que de demander comment la vibration peut prendre
des aspects matériels. La doctrine des rapports de la substance et du
temps se présente donc sous un jour métaphysique tout nouveau : on
ne doit pas dire que la substance se développe et se manifeste sous la
forme du rythme ; on doit dire que c'est le rythme régulier qui appa-
raît sous forme d'attribut matériel déterminé. L'aspect matériel - avec
la pseudo-richesse de son irrationalité - n'est qu'un aspect confus.
Strictement parlant, l'aspect matériel est la confusion réalisée. L'étude
chimique s'adressant, non pas à une matière, mais à une substance
pure, conduira tôt ou tard à définir les qualités précises de cette subs-
tance pure comme des qualités temporelles, c'est-à-dire comme des
qualités entièrement caractérisées par des rythmes. La photochimie
suggère déjà, dans ce sens, des substances vraiment nouvelles où le
temps vibré met sa marque. On peut prévoir que le chimiste fera bien-
tôt des substances, avec de l'espace-temps symétrisé et rythmé. Au-
trement dit, à l'espace-temps doublement uniforme en usage dans l'ère
prébroglienne, le métaphysicien, qui veut fonder des intuitions en ac-
cord avec les besoins scientifiques actuels, doit substituer la symétrie-
rythmie.
Comme on le voit, le réalisme a besoin d'une véritable inversion
métaphysique pour correspondre aux principes du matérialisme ondu-
latoire. C'est un point sur lequel nous [133] nous proposons de revenir
dans un autre ouvrage où nous pourrons faire état des preuves scienti-
fiques. Nous ne discuterons pas non plus pour savoir si un réalisme
ainsi inversé est encore, à proprement parler, un réalisme. Pour l'ins-
tant, nous n'avions qu'à esquisser les bases physiques de la Rythmana-
lyse et à montrer que cette doctrine, plus proprement biologique et
psychologique, procède d'une vue métaphysique générale.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 131
II
les sont les vibrations qui s'éteignent ou s'excitent ? Quelles sont les
vibrations à ranimer ou à modérer ? Voilà la question thérapeutique.
Mais cette vue générale, comment va-t-elle contribuer à expliquer
le fait homéopathique ? C'est parce que la dose est ultradiluée que la
substance médicale peut propager des rythmes. En effet, sous forme
massive, la substance absorberait en quelque sorte ses propres ryth-
mes ; elle entrerait en résonance avec elle-même, sans remplir son rô-
le d'excitation extérieure à elle-même. Elle échapperait à l'indispensa-
ble destruction, manquant à jouer avec le néant. Elle se récupérerait
elle-même. En fait, la physique des rayonnements montre bien que les
substances agissent surtout par les éléments superficiels et que les
rayonnements des parties profondes sont absorbés par la matière
rayonnante elle-même. La dilution de la matière homéopathique est
donc une condition de son action vibratoire.
[136]
D'une façon similaire, on va comprendre que les bouquets et les
fumets ont une action digestive d'autant plus efficace qu'ils sont plus
délicats et plus rares. En effet, ces substances complexes et fragiles
sont facilement décomposées ou neutralisées, facilement détruites. Or,
une substance qui retourne au néant occasionne une radiation. « L'on-
de de destruction » sera ici particulièrement pénétrante et active.
L'épicurisme superficiel qui attribue aux odeurs et aux saveurs une
simple valeur appétitive doit donc apparaître, à la lumière des faits,
bien insuffisant. Le plaisir a une efficacité plus profonde. On peut se
demander si une théorie active rythmanalytique, de la sensation ne
pourrait pas venir compléter la théorie traditionnelle, toute passive,
toute réceptive. L'excitation sera alors une résonance qui s'appareille-
rait à des vibrations spécifiques produites par la destruction de subs-
tances particulières. Il faudrait donc transmuter toutes les valeurs di-
gestives. Pour un épicurisme profond, l'ambroisie et les divins alcools
sont des nécessités premières. Ces merveilleuses « teintures » nous
apportent, sagement dosées, les rares et multiples essences du monde
végétal. Elles sont les sources d'une homéopathie exaltante et nous
guident dans le sens de la vie accrue. Il faudrait donc mettre à la base
de l'hygiène rythmanalytique le principe : petites causes, grands ef-
fets ; petites doses, grands succès. Alors pourrait se fonder un art de la
micro-alimentation, si l'on ose employer un terme si barbare mais qui
suggère une vie si heureusement dématérialisée ! Avant tout, il faudra
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 134
III
Nous pourrions répéter ici, terme pour terme, tout ce que nous
avons dit relativement à l'émergence nécessairement ondulatoire de la
vie. En effet, la vie consciente est une nouvelle émergence qui s'effec-
tue dans ces conditions [140] de rareté, d'isolement, de déliement, très
favorables aux formes ondulatoires. Dans un processus quelconque,
moins l'énergie engagée est grande et plus la forme ondulatoire des
échanges énergétiques est nette. L'énergie spirituelle doit donc être,
parmi les énergies vitales, celles qui est le plus près de l'énergie quan-
tique et ondulatoire. C'est celle pour laquelle la continuité et l'unifor-
mité sont les plus exceptionnelles, les plus artificielles, les plus œu-
vrées. Plus le psychisme s'élève, plus il ondule. Au passage du maté-
riel au spirituel, entre matière et mémoire, on pourrait établir tout un
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 137
sexuelle est déjà une tendance esthétique ; elle est impliquée profon-
dément dans un ensemble de tendances esthétiques. M. Pinheiro dos
Santos appuie sa Rythmanalyse sur la philosophie créationiste, sur
une sublimation active de toutes les tendances. C'est le manque d'une
sublimation active, attractive, émergente, positivement créationiste,
qui bouleverse l'équilibre de l'ambivalence psychanalytique et qui
trouble le jeu des valeurs psychiques. Ne pas pouvoir réaliser un
amour idéal est certes une souffrance. Ne pas pouvoir idéaliser un
amour réalisé en est une autre.
Nous sommes ici au point le plus délicat de la doctrine de M. Pin-
heiro dos Santos. Tâchons donc de préciser comment le créationisme
impose au psychisme une ondulation affective. L'être vivant veut-il
sortir de son état ? Se soumet-il à son élan personnel ? Risque-t-il une
part de sa puissance, de son énergie ? Aussitôt, il sent le besoin de se
replier sur son acquis, de rejoindre un appui pour assurer son élan
comme l'a bien vu M. Jean Nogué. Au contraire, [142] l'être séjourne-
t-il sur le plan de l'acquis ? Aussitôt les rythmes monotones qui carac-
térisent cet état, plus voisin de la matière, tendent à s'amortir de plus
en plus et la réaction créationiste apparaît comme plus nécessaire et à
la fois comme plus facile. Sans cette réaction, le devenir de l'être vi-
vant tomberait dans la torpeur. Toute évolution créatrice, saisie, non
pas dans le résumé statistique qu'est l'évolution des espèces, mais chez
l'individu, et surtout chez l'individu jeune, est une évolution nécessai-
rement ondulée. Chez l'individu, l'évolution est un tissu de réussites et
d'erreurs. L'évolution de l'espèce ne nous livre qu'une somme de suc-
cès, plus ou moins grands, plus ou moins spéciaux, où l'erreur n'est
enregistrée que sous des aspects tératologiques. Au contraire, la fonc-
tion de l'individu est de se tromper. Que chacun fasse sur soi-même la
psychologie d'un essai créateur, d'une tentative novatrice ; quelque
modeste que soit cet essai, ou même surtout si cet essai créateur est
modeste, la justesse de la psychologie créationiste ondulatoire appa-
raîtra. L'erreur ne peut être continue sans dommage. Le succès ne peut
être continu sans risque et sans fragilité. Dans son détail, l'évolution
de l'individu est ondulante.
Sur le plan plus spécifiquement moral, M. Pinheiro dos Santos se
rend compte que le refoulement est libéré ou corrigé, comme l'indique
Freud, par la méthode cathartique. Mais la méthode de Freud ne va
pas assez loin : elle oublie des caractères que la Rythmanalyse va
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 139
72 PINHEIRO DOS SANTOS, loc. cit., tome II, Sect. II, p. 12.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 140
[144] amour d'autrui » 73. Nulle part peut-être plus étroitement qu'en
morale, l'ambiguïté des interprétations n'est plus visible : tous nos ac-
tes moraux ont un double but. La morale a une réaction sur l'être. J'es-
time pour être estimé. J'aime pour être aimé. Je fais le bien pour être
heureux. La comparaison du moi et d'autrui est le principe fondamen-
tal de toute preuve morale. L'émotion morale est, de toutes, la plus
ondulante. La morale rythmanalytique se propose de régler cette on-
dulation.
IV
73 Id., ibid., p. 6.
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 141
V
Mais l'encadrement de la vie humaine dans ces grands rythmes na-
turels fixe plutôt le bonheur que la pensée. L'esprit a besoin de repères
plus serrés et si, comme nous le croyons, la vie intellectuelle doit de-
venir - physiquement parlant - la vie dominante, si le temps pensé doit
dominer le temps vécu, il faut s'attacher à la recherche d'un repos actif
qui ne peut se satisfaire des dons gratuits de l'heure et de la saison. Ce
repos actif, ce repos vibré, correspond, semble-t-il, pour M. Pinheiro
dos Santos, à l'état lyrique. Le philosophe brésilien connaît de très
Gaston Bachelard (1950) La dialectique de la durée 144
VI
FIN