Chapitre III Les Methodes
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Chapitre III Les Methodes
C HA P ITRE II I
qu’un évangéliste fait pleinement œuvre d’auteur en relisant l’œuvre d’un autre faire mémoire de l’événement, et quelques ensembles de controverses, de
et en utilisant en outre des documents sources, c’est accorder une place considé- paraboles et de miracles. À cela s’ajoutent des hymnes qui ont été trans-
rable au travail littéraire, pleinement humain, des auteurs considérés en prin- mises dans les lettres de Paul, mais qui ne sont apparemment pas de lui
cipe comme des témoins inspirés, du moins en milieu catholique. (Ph 2, 6-11 ; 1 Co 13 ; Rm 3, 24-26 ; 6, 1-11 ; 8, 31-39 ; 11, 22-36).
À partir de ces traditions orales et écrites a été créé un genre littéraire
nouveau qu’on appellera plus tard « évangile », c’est-à-dire « bonne nou-
II. LES MÉTHODES EXÉGÉTIQUES RELATIVES velle » : c’est la troisième et dernière étape.
II. AUX ÉVANGILES CANONIQUES Un évangile est la « biographie » d’un personnage exceptionnel qui est
mort et qu’on dit à nouveau vivant et agissant dans les communautés qui se
On doit se demander à partir de quelles méthodes et de quels critères réclament de lui : il s’agit donc, pour les chrétiens, d’une relecture du Jésus
l’historien peut poser sur Jésus un regard en se fondant sur les sources chré- terrestre éclairée par la croyance prophétique ou messianique en sa résur-
tiennes : un regard qui répond aux exigences de sa discipline. rection après sa mort.
A. Le pr o bl èm e de l a fo r matio n des évangi les Témoignages anciens sur l’origine des évangiles
Ces témoignages, évidemment partiaux, cherchent à défendre l’authenticité des
On distingue généralement plusieurs étapes, au moins trois, dans la for- évangiles : c’est-à-dire leur apostolicité. Il s’agit de ceux de Papias de Hiérapolis
mation des évangiles. (via Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, 3, 39, 15-16), de Jean le Presbytre
La première étape est celle de la tradition orale : elle a été particuliè- (via Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, 3, 39, 15), d’Irénée de Lyon (Contre les
rement étudiée par l’école scandinave et surtout par Birger Gerhardsson hérésies, 3, 1, 1), de Clément d’Alexandrie (via Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésias-
[A.186, 187, 188]. La tradition orale est très développée dans le judaïsme tique, 6, 14, 5-7) et de la liste donnée dans le Document de Muratori. Pour Papias,
ancien et elle a été aussi cultivée dans les écoles rabbiniques : c’est ce qui a il aurait existé à son époque, début du IIe siècle, plusieurs traditions d’un Évangile
permis de garder en mémoire des traditions et de les recueillir par écrit dès selon Matthieu en langue hébraïque, ajoutant que l’Évangile selon Marc repré-
le IIe siècle dans des recueils comme la Mishnah ou la Tosephta, complétées senterait le plus fidèlement la pensée de Pierre. Pour Irénée, Matthieu aurait pré-
aux IVe et VIe siècles par le Talmud de Jérusalem et celui de Babylone. Il est cédé Marc comme Luc aurait précédé Jean, selon une chronologie relativement
simple. Pour Clément, il y aurait bien des éléments venus de Pierre dans le texte
légitime de présupposer que, dans une culture surtout orale, la fonction de
de l’Évangile selon Marc qui est le premier de tous.
mémoire auditive est particulièrement développée. Le milieu vivant dans Ces anciens témoignages laissent apparaître toute la complexité de la for-
lequel les paroles et les actions de Jésus ont été conservées et transmises est mation des évangiles, longtemps cachée par le soin de les harmoniser, de repé-
celui des premières communautés chrétiennes qui sont de plusieurs types : rer dans chacun des quatre qui ont été canonisés ce que disent les trois autres.
des communautés chrétienne d’origine judéenne de langue araméenne et C’est ce que reprocheront justement les adversaires des chrétiens, qui parlent
des communautés chrétiennes d’origine judéenne de langue grecque – dans même de réécritures malhonnêtes, comme le fait Celse le philosophe, vers 175,
ces diverses communautés, l’élément gréco-romain n’étant nullement à quand il accuse : « Quelques fidèles, comme des gens pris d’ivresse qui en vien-
négliger. Chaque type de communauté va conserver et transmettre les sou- nent à porter la main sur eux-mêmes, ont remanié le texte original de l’évangile
venirs en fonction de ses centres d’intérêt et de ses orientations culturelles. trois ou quatre fois, ou plus encore, et l’ont altéré pour pouvoir opposer des
On distingue habituellement trois fonctions principales dans la vie des pre- négations aux critiques » (via Origène, Contre Celse, 2, 27).
mières communautés, auxquelles sont liés la plupart des matériaux évangé-
liques conservés : la fonction de prédication, la fonction cultuelle, la fonc- B. Le pro blè me des ress em blan ces- dif fér en ces
tion pastorale. B. e ntr e les t rois prem ier s évangi les
La deuxième étape est celle de la tradition écrite : les souvenirs concer-
nant Jésus, conservés à partir des besoins vécus des communautés, essentiel- Trois des quatre évangiles canoniques se ressemblent au point qu’on les
lement d’ordre liturgique et catéchétique plus que doctrinal, ont été peu à appelle « synoptiques » : c’est-à-dire pouvant être disposés en colonnes
peu mis par écrit. Les plus anciens blocs de tradition écrite sont sans doute parallèles de sorte qu’on puisse les embrasser d’un seul coup d’œil et mieux
des récits de la Passion de Jésus, composés pour des cérémonies destinées à les comparer.
Les méthodes 87 88 Jésus de Nazareth de la tradition à l’histoire
Alors que jusqu’au XIXe siècle, l’Évangile selon Matthieu est considéré à Mt et à Lc : mais pour ces derniers cas, plutôt que d’une source claire-
comme le premier de tous, à partir des comparaisons synoptiques la cri- ment délimitée et unifiée, il s’agirait de multiples traditions d’ori-
tique en est venue à estimer l’Évangile selon Marc comme le premier du gines diverses.
point de vue chronologique – et ce même si cette hypothèse continue d’être
discutée par quelques exégètes.
Une simple analyse statistique des versets communs aux évangiles C. L e pr obl ème d e la dat ati on des évan gi les
montre combien Mc est le dénominateur commun de la tradition synop-
tique : 1 / Mc, le plus court, comporte 661 versets dont 600 se retrouvent La distance entre la rédaction des évangiles et les événements dont ils
en Mt et 350 en Lc – autrement dit, plus de la moitié de Mc relève de la traitent (près de trente à quarante ans pour Mc, le plus ancien) est consi-
tradition commune aux trois évangiles et il n’a guère qu’une cinquantaine dérée de manière négative par certains critiques chrétiens qui y voient un
de versets qui lui sont tout à fait propres, sans parallèles chez les deux péril pour l’authenticité historique du christianisme : l’intervalle étant
autres ; 2 / Mt totalise 1 068 versets dont 600 sont communs avec Mc, estimée comme une période dangereuse de créativité communautaire. Aussi
et Lc 1 150 versets dont 350 sont communs avec Mc – on peut encore assiste-t-on régulièrement, dans le microcosme de l’exégèse biblique, à des
observer que 230 versets se retrouvent chez Mt et Lc, tout en étant absents tentatives pour rapprocher la date de rédaction des évangiles de celles
de Mc : il s’agit toujours de paroles, sauf un récit ; 3 / Lc est l’évangile des événements survenus : on peut citer, entre autres, la thèse de
synoptique qui comporte le plus de biens propres, sans parallèle : plus de J. A. T. Robinson en 1976 [A-197] ou celle de C. Trémontant en 1983 [A-
600 versets. 199]. Il en va de même pour les tentatives fondées sur les papyrus fragmen-
Dans tous les passages communs à deux ou trois évangiles, il n’est pas taires du Nouveau Testament avancées par J. O’Callaghan en 1972 [A-
rare que les divergences de mots, voire de phrases soient importantes, mais 193, 194, 195 et 196] ou par C. P. Thiede en 1984 [A-198]. Ces proposi-
il arrive aussi qu’on se trouve devant une concordance remarquable. tions, qui tentent de placer la rédaction des évangiles canoniques le plus
À partir d’observations semblables, on a tenté d’expliquer comment les avant possible de l’année 70, ne sont généralement pas retenues par la plu-
évangiles ont vu le jour et quelles sont les relations de dépendances éven- part des exégètes qui veulent maintenir, parfois de manière farouche, les
tuelles entre eux ou à l’égard d’autres sources – ces dernières ne peuvent avancées des recherches poursuivies depuis ces deux derniers siècles : seul
être qu’hypothétiques, puisqu’on ne dispose réellement d’aucun texte anté- l’Évangile selon Marc étant maintenant considéré comme remontant aux
rieur aux évangiles. années 60.
Plusieurs explications ont été proposées : on ne peut reprendre ici que
celle qui s’est peu à peu imposée et qui, depuis plusieurs décennies, est
reconnue et utilisée par la très grande majorité des exégètes : la « théorie D. L es crit èr es d’ his tor ici té appli qués dans l a recher che
des deux sources », parfois appelée « théorie des quatre sources », dont il a
déjà été question d’un autre point de vue. Comment faire l’histoire de Jésus de Nazareth en se fondant sur les
Selon cette théorie, est posée l’hypothèse que Mc, commun dénomina- sources chrétiennes et notamment sur la documentation évangélique ? Tout
teur de la tradition synoptique, constitue la source de Mt et Lc pour la le problème auquel l’historien, comme d’ailleurs le théologien, est confronté
charpente narrative et pour une bonne partie du matériau. Par ailleurs, en est dans cette question !
se fondant sur les 230 versets – de paroles – communs à Mt et à Lc, mais En matière biblique, plusieurs écueils sont à éviter : il s’agit de l’ « histo-
absents de Mc, C. H. Weisse (1838) et H. J. Holtzmann (1863) ont continué ricisme », du « fondamentalisme » et du « rationalisme ». Le premier est le
à développer l’hypothèse d’une seconde source pour Mt et Lc, désignée par fait de rester comme immergé dans le récit, sans prendre conscience de
la lettre « Q », initiée précédemment. L’enjeu majeur de la reconstitution l’existence du texte et des multiples médiations littéraires, culturelles, socia-
du document Q, réalisée en 1907 par A. Harnack et reprise en 2000 par les et communautaires qui l’ont porté durant des siècles. Le deuxième, qui
un groupe international de chercheurs, est de montrer la validité de la découle du premier, est une lecture du texte biblique refusant tout écart
« théorie des deux sources » [A-181]. entre le récit raconté et ce qu’on désigne comme les réalités du passé – une
Pour être complets, certains exégètes ajoutent à ce schéma simple lecture fondamentaliste peut même refuser d’admettre des différences entre
deux autres sources, l’une et l’autre pour le bien propre – Sondergut – les quatre évangiles. Le troisième est le fait de récuser l’événement raconté
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pour en réinventer un autre à sa mesure – c’est du fondamentalisme à des actions et des paroles attribuées à Jésus : une faible plausibilité
l’envers, au même niveau d’une fausse immédiateté. n’équivaut évidemment pas à un verdict d’authenticité.
Les critères principaux, au nombre de quatre, qui peuvent être ou doi- Dans sa démarche historique, le chercheur doit mesurer exactement les
vent être utilisés dans toute recherche critique appliquée au Jésus de différences entre les actions et les paroles de Jésus, telles qu’elles sont réper-
l’histoire comme au Jésus de la tradition, sont les suivants : cutées à travers le prisme de chaque récit évangélique, et les actions et les
paroles d’apparence analogue connues dans le monde antique – ce qui est
1. Le critère de la discontinuité historique. On peut attribuer au Jésus de loin d’être évident car les arguments sont souvent à double tranchant.
l’histoire toute tradition qui ne peut être ni déduite du judaïsme, ni attribuée au L’historien de Jésus ne doit évidemment pas reconstruire une autre vie de
christianisme, et spécialement lorsque le judéo-christianisme l’a tempérée ou Jésus, une biographie de Jésus à sa manière ou à sa convenance. Il peut
remaniée car la considérant comme audacieuse. On peut également retenir les
seulement évaluer des situations en fonction du contexte ambiant et mesu-
actions et les paroles de Jésus qui ont provoqué l’embarras dans les premières
communautés des disciples de Jésus, comme par exemple le baptême de Jésus rer les ressemblances et les dissemblances entre Jésus et les hommes de son
de Nazareth par Jean le Baptiste, qui a dû être invoqué par les disciples de ce temps. Il a surtout l’obligation d’exploiter le critère de la dissimilitude ou de
dernier comme un indice d’une subordination de Jésus à leur maître. la différence, quitte à ramasser ensuite des données convergentes permet-
2. Le critère de la continuité historique. Il complète et équilibre le précé- tant de mieux cerner la figure de Jésus. Au niveau du travail historique, une
dent. On peut retenir comme authentiques, pour le Jésus de l’histoire, d’une telle désignation ne sera toujours que relative et parcellaire, sans jamais pré-
part, tout ce qui permet d’expliquer certains faits indiscutables de sa vie (par tendre saisir cette figure en son entier. Comme le souligne C. Perrot avec
exemple, l’élimination physique de Jésus suite au conflit avec les autorités reli- perspicacité et justesse : « Le mystère de Jésus, ainsi que celui de tout
gieuses judéennes), d’autre part, tout ce qui paraît constituer une origine plau- homme d’ailleurs, échappe au scalpel de l’historien. »
sible de la pluralité des orientations dans les premières communautés (par
exemple, les différentes représentations du rapport à la Loi). En bref, il consiste
à vérifier que ce qui est attribué à Jésus soit plausible dans son milieu socio-
religieux ou qu’il permet d’expliquer l’évolution des traditions postérieures par E. Con clus i on
rapport aux traditions antérieures.
3. Le critère de l’attestation multiple. Il est postulé que sont reconnues Le rapport du christianisme à ses propres écritures, à ses propres docu-
comme authentiques les actions et les paroles de Jésus attestées par au moins ments fondateurs a toujours été source de problèmes. On parle souvent du
deux sources indépendantes l’une de l’autre ou par plusieurs formes littéraires christianisme comme d’une « religion du livre », et pourtant voilà une reli-
– notamment celles qui relèvent de la controverse, de la parabole, de la béati- gion dont le fondateur n’a rien écrit. D’où le problème au rapport des « pre-
tude, du récit de sagesse et du récit de guérison. miers écrits » : lesquels ? quand ? pourquoi ? Quelle fonction les premiers
4. Le critère de l’attestation cohérente. Il est postulé qu’il ne doit pas y écrits ont-ils dans la constitution du christianisme ? Prendre le christianisme
avoir de contradictions entre les diverses caractéristiques attribuées au Jésus de dans le corpus de ses premiers textes, c’est poser la question de la nature de
l’histoire telles que les historiens en dégagent l’image d’ensemble.
ces textes, de leur circulation, de leur publication, pour certains d’entre eux
de leur disparition, pour tous de leurs transformations au fur et à mesure de
À ces quatre critères, les exégètes théologiens ajoutent celui de leurs traditions ou de leurs réceptions dans de nouveaux contextes.
l’embarras ecclésiastique : sont retenues les actions et les paroles de Jésus Il y a donc problèmes du statut de ces écrits, du « jeu » de ces textes
qui ont créé difficulté dans leur application au sein des premières commu- dans l’histoire du christianisme, celle d’avant, du pendant et de l’après des
nautés chrétiennes : comme par exemple, il en a déjà été question, le bap- premiers écrits. Il convient de comprendre comment le premier mouvement
tême de Jésus par Jean (Mt 3, 13-17) qui place le premier en situation de des disciples de Jésus, s’il n’a pas d’écrits originels, est né dans l’écrit, dans
subordination par rapport au second, mettant l’Église en difficulté dans son le texte biblique – ce qui se conçoit aisément quand on le situe dans le
conflit avec les groupes baptistes. Chacun de ces critères n’a évidemment judaïsme de son temps.
guère de valeur s’il est requis de manière isolée. Mais plus le nombre de cri- Pour ses premiers disciples, Jésus est lui-même parole vivante (Mt 10, 37 ;
tères qu’il est possible de conjuguer est élevé, plus la présomption 11, 25-27 ; 28, 1-20), Torah vivante (Mt 5, 48 ; Col 2, 6), car il redonne le
d’authenticité est grande. Par ces critères, l’historien dispose, tant bien que sens du salut. Ce n’est que par la suite qu’il y a eu des récits pour fixer la
mal, d’une échelle qui lui permet de mesurer l’originalité ou la plausibilité mémoire de ce qui a pu se vivre, se dire, s’annoncer à propos de Jésus.
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