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L’oppression sociale dans l’écriture romanesque

britannique et française au XIXe siècle


Alexia Désirée Epandja Badolet

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Alexia Désirée Epandja Badolet. L’oppression sociale dans l’écriture romanesque britannique et
française au XIXe siècle. Sciences de l’Homme et Société. Université de Lille, 2023. Français. �NNT :
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Faculté des Humanités
Département Lettres modernes

ÉCOLE DOCTORALE SHS


Sciences de l’Homme et de la Société

LABORATOIRE DE RECHERCHE EA 1061


ALITHILA
(Analyses Littéraires et Histoire de la Langue)

THÈSE
Soutenue le 26/06/2023
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR de L’UNIVERSITÉ de LILLE
Spécialité : Littératures générale et comparée

Présentée par
Alexia Désirée EPANDJA BADOLET

L’oppression sociale dans l’écriture romanesque britannique et française au XIXe


siècle: Charles Dickens, Elizabeth Gaskell, George Sand, Victor Hugo

Sous la direction de Fiona MC INTOSH

COMPOSITION du JURY
Rapporteurs
Micéala SYMINGTON Professeure – La Rochelle université
Christophe IMBERT Professeur – Université de Toulouse

Examinateurs
Yves BAUDELLE Professeur – Université de Lille
Fiona MC INTOSH Professeure – Université de Lille

1
Aux peuples opprimés

2
SOMMAIRE

INTRODUCTION GÉNÉRALE............................................................................................................................. 7
PREMIÈRE PARTIE........................................................................................................................................ 33
PARCOURS PERSONNELS DES AUTEURS ET FIGURES DES OPPRIMES ........................................... 33

CHAPITRE I. SOUFFRANCES PERSONNELLES, INFLUENCE IDEOLOGIQUE DES AUTEURS ET


CREATION ROMANESQUE .............................................................................................................................. 36
I.1. Des enfances inspirantes............................................................................................................................. 37
I.2. Une participation du contexte socio-idéologique ....................................................................................... 53

CHAPITRE II. USAGE DES CONCEPTS PHILOSOPHIQUES, DES MOUVEMENTS POLITIQUES ET DES
PENSÉES RELIGIEUSES POUR UNE CRITIQUE DE L’OPPRESSION SOCIALE ....................................... 70
II.1. La morale utilitariste ou l’indifférence aux affects humains : facteur de la souffrance du peuple dans
Hard Times. .................................................................................................................................................. 71
II.2. Écrire un mouvement politique : le chartisme, dans Mary Barton ........................................................ 85
II.3. L’influence d’une philosophie du progrès : Félicité de Lamennais et Pierre Leroux chez Sand et Hugo. 96

CHAPITRE III. PERSONNAGES, FIGURES DE L’OPPRESSION SOCIALE ............................................... 107


III.1. L’ouvrier : du personnage sans instruction à l’esclavage par le travail ................................................. 110
III.2. De la condition ouvrière au questionnement des origines de la misère sociale chez Elizabeth Gaskell et
George Sand ................................................................................................................................................... 121
III.3. De l’ouvrier au forçat : critique de la répression pénale sur le peuple prolétaire dans Les Misérables . 129
Conclusion de la première partie .................................................................................................................... 144

DEUXIÈME PARTIE. ESTHÉTIQUE DE LA DÉCHÉANCE SOCIALE : ENTRE LES REPRÉSENTATIONS


DE LA MISÈRE ET LES TENTATIVES DE RÉSOLUTIONS ROMANESQUES ......................................... 146

CHAPITRE IV. LE CHRONOTOPE : OBJET DE REPRÉSENTATION DE LA DESTRUCTION ............... 148


IV.1. Le descriptif des villes et campagnes : pour une esthétique de la répulsion au progrès industriel ........ 150
IV. 2. Des espaces-écrans de la souffrance dans Les Misérables ................................................................... 165
IV.3. L’usine et la mine : l’imaginaire de l’enfer. .......................................................................................... 173

CHAPITRE V. LE MOTIF DE LA MISÈRE : SIGNE DE L’ÉCHEC DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE


............................................................................................................................................................................ 181
V.1. La construction d’un corpus linguistique autour du mot « misère » ....................................................... 182
V.2. Le descriptif d’une misère matérielle ...................................................................................................... 196
V.3. La misère : motif de construction et destruction du lien social. .............................................................. 208

CHAPITRE VI. QUE PROPOSE LE DISCOURS ROMANESQUE CONTRE L’OPPRESSION SOCIALE ?


............................................................................................................................................................................ 212
VI.I. Le besoin d’une éducation du peuple ..................................................................................................... 214
VI.2. La représentation de la charité et le principe d’amour contre la souffrance sociale entre espérance et
résignation. ..................................................................................................................................................... 221
VI.3. Le soulèvement du peuple, l’ultime expression contre la misère du peuple chez ................................. 234
Dickens, Gaskell et Hugo. .............................................................................................................................. 234

3
TROISIÈME PARTIE. QUAND ÉCRIRE L’OPPRESSION SOCIALE CONSTRUIT UNE TRADITION
LITTÉRAIRE ET HISTORIQUE ....................................................................................................................... 255

CHAPITRE VII. LANGUE, HISTOIRE ET ÉCRITS : UNE ÉCRITURE QUI CARACTÉRISE LES MISÈRES
DU PEUPLE ....................................................................................................................................................... 257
VII.1. Les répliques : un lieu d’expression de la différence sociale ............................................................... 258
VII.2. Dire la souffrance, entre prose et poésie .............................................................................................. 288

CHAPITRE VIII. REPRÉSENTATIVITÉ DE L’OPPRESSION ET L’ORGANISATION STRUCTURALE DU


RÉCIT ................................................................................................................................................................. 299
VIII.1. Des retours de contextualisation du récit dans le récit : une narration imbriquée. .............................. 301
VIII.2. Les trois temps de la narration : « récit-premier », micro-récit et récit historique. ............................. 309
VIII.3. Intervention auteur-narrateur et lecteur dans l’élaboration du récit entre réel et fiction. ................. 317
Conclusion partielle de la troisième partie ...................................................................................................... 339

CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................................. 340

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAOHIQUES ........................................................................................................... 357

TABLE DES MATIÈRES .................................................................................................................................. 387

INDEXES DES NOMS D’AUTEURS ............................................................................................................... 390

4
Dédicace

Durant ce parcours, une phrase résonnait dans ma tête : je veux que tu fasses un doctorat !
Cher père, Alexis EPANDJA, je te dédie ce travail.

À celle qui a toujours cru en ma force et en ma détermination, Kodivot Suzy. Chère mère,
l’aboutissement de ce projet est aussi le résultat de ta présence.

5
Remerciements
Le chemin n’a pas été facile. Pour y arriver, j’ai dû me reposer sur des personnes et
des structures. À ce titre, je tiens à remercier toutes les personnes qui, d’une manière ou d’une
autre, m’ont soutenu tout au long de cette aventure scientifique.

À Madame Fiona MCINTOSH-VARJABEDIAN, professeure de littérature


générale et comparée à l’université de Lille, je dis merci pour la confiance qu’elle m’a
accordée, pour le temps qu’elle m’a consacré, la rigueur scientifique qu’elle m’a inculquée.
Je la remercie donc pour son encadrement scientifique qui a sans aucun doute apporté une
valeur ajoutée à cette thèse.

Mes remerciements vont également à l’endroit des membres du jury, Madame


Micéala SYMINGTON, Messieurs Christophe IMBERT et Yves BAUDELLE qui ont
accepté de lire et d’expertiser mon travail.

Pour les merveilleux moments d’échanges et de partage qui ont rendu ces années de
thèse agréables, je tiens à remercier tous les doctorants du laboratoire ALITHILA. Aux
membres de mon Comité de Suivi Individuel de Thèse, Karl ZIEGER et Émilie
PICHEROT, merci pour vos critiques et vos suggestions.

Il serait ingrat de ma part de ne pas remercier toutes l’école doctorale, SHS, de


l’université de Lille et le Collège doctoral pour leur accompagnement moral, matériel et
financier.

Il m’est important de dire un grand merci à ma famille MOSSOKA et mes amis de


toujours, pour leurs encouragements et leur soutien indéfectible de tous les jours et plus
encore tout au long de ces années de thèse. À mes oncles, Pierre-Claver MFOUMBA et
Fabien BOGNAND qui ont participé au financement de ces années de recherche.

Merci particulièrement à Innocent, Charlay, Lionnelle, Rolph, Farole, Angéline,


Ariande, Jessica, Jalad, Merveilles, Eméricka, Johnson et Adriane, Esther, Naomie,
Namadia pour ces bons moments passés à l’université.

Merci spécialement à Wilfried qui a fait de mon travail de recherche une priorité.

6
INTRODUCTION GÉNÉRALE

7
Y a-t-il un lien entre la valeur de la littérature, la paupérisation, les révoltes des
peuples, l’industrialisation et les bouleversements politiques en France et en Grande-Bretagne
au XIXe siècle ? Dans l’ouvrage collectif appelé Ce que Mai 68 a fait à la littérature1, les
auteurs traitent des mouvements sociaux de 1968 et leur impact dans la littérature. Dans une
démarche analogue, la présente contribution vise à donner à voir ce que la révolution
industrielle a fait à la littérature, pour notamment mettre en lumière les mouvements sociaux
de la première moitié du XIXe siècle à travers le roman.

Partant de ce principe, Écriture et Histoire ont une relation singulière, car elles sont
intrinsèquement liées. Au travers du temps, par exemple, on observe que l’écriture, derrière
laquelle se trouve l’écrivain, est toujours soumise à la force ou au poids de l’Histoire, ainsi
que le note Roland Barthes :

Il n’est pas donné à l’écrivain de choisir son écriture dans une sorte d’arsenal intemporel
des formes littéraires. C’est sous la pression de l’Histoire et de la Tradition que
s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné ; il y a une Histoire de l’Écriture,
mais cette histoire est double : au moment même où l’Histoire générale propose – ou
impose – une nouvelle problématique du langage littéraire, l’écriture reste encore pleine
du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n’est jamais innocent : les mots ont
une mémoire seconde qui se plonge au milieu des significations nouvelles2.

L’Histoire module la pensée, oriente le débat, impose une tonalité, un type de


discours. Rien n’y échappe, ce qui est dit et les mots pour le dire ne sont pas le fruit d’une
totale invention. En silence, bien souvent, l’Histoire structure l’écriture ; et le texte apparaît
dans ce dédale comme un miroir social, un objet de transposition des réalités historiques.
Ainsi, même si le texte se construit sur une histoire qui lui est propre, il est généralement en
adéquation avec l’Histoire de son temps. De ce fait, Barthes présente l’écriture comme étant
« le rapport entre la création et la société ». Elle serait « le langage littéraire transformé par sa
destination sociale3 ». L’écriture est donc à la fois création par son discours et langage d’une
époque donnée.

Pour cette raison, avant de parler de la littérature qui traite des événements socio-
économiques de la première moitié du XIXe siècle en France et en Grande-Bretagne, en lien
avec la révolution industrielle et les mouvements politiques, chez Charles Dickens, Elizabeth
Gaskell, George Sand et Victor Hugo, il nous semble nécessaire de faire une brève

1
Nelly Wolf, Rémy Mathieu, Ce que Mai 68 fait à la littérature, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du
septentrion, Coll. Perspectives, 2020.
2
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture. Suivi de Nouveaux essais critiques. Paris, Seuil, 1972, p.19-20.
3
Op.cit., p.18.

8
présentation de cette période. Car, la littérature n’a pas un langage conventionnel, mais se
construit très souvent sur la base des besoins sociaux.

La Grande-Bretagne et la France : entre progrès et abjection

Ce couple nouveau, le travail et la machine, part dès lors à la conquête des économies,
des sociétés et des civilisations, unifiant le monde par la production de masse, le
hiérarchisant aussi au profit des pays les plus avancés dans la voie royale de
l’industrialisation. Partie avant les autres dans la course, bientôt « atelier du monde », la
Grande-Bretagne domine donc la planète dans les trois premiers quarts du XIXe siècle
[…]4.

Il est bien établi que la Grande-Bretagne est le berceau de la révolution industrielle.


Par conséquent, nous ne discuterons pas de ce fait historique, mais nous présenterons cela
pour mieux préparer notre lecteur à la compréhension des enjeux de notre travail. Pour
comprendre la notion de révolution industrielle, il nous semble important pour le lecteur de
tenir compte du lien entre travail et machine que met en exergue Dominique Redor. Ce
dernier parle du « travail » et de la « machine » qui coopèrent désormais sur le marché
économique et donc de la production. Ce rapport entre « travail » et « machine », fait
évidemment, naître une nouvelle civilisation dans laquelle la « production de masse » que
permet le travail avec les machines reste la caractéristique majeure. À cet effet, dans un
classement des pays d’Europe, durant le XIXe siècle, la Grande-Bretagne est plutôt avancée
en ce qui concerne l’industrialisation, selon Dominique Redor. Cette opinion est corroborée
par Louis Girard qui, exposant l’évolution de la révolution industrielle, affirme dans la Revue
du Nord 5 :

Les phénomènes qu’elle exprime se sont produits d’abord en Grande-Bretagne, mais ils
se sont propagés par la suite dans le monde entier : « la Révolution industrielle est un
mouvement, non une époque déterminée. […] ses caractères et ses conséquences
demeurent essentiellement les mêmes. Partout, elle s’accompagne d’un accroissement de
population, d’une application industrielle des découvertes scientifiques, et d’un emploi
plus intensif… du capital. Partout se produisent une transformation des sociétés rurales en
sociétés urbaines et un essor de nouvelles couches sociales.6

4
Dominique Redor, Jean-Pierre Rioux, La Révolution industrielle en Grande-Bretagne, Paris, Hatier, [en ligne],
consulté le 16/09/2022, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k48137574/f3.item.texteImage , p.6.
5
Revue du Nord : revue historique trimestrielle du Nord de la France-Belgique-Pays bas. N°146, avril-juin,
1955.
6
Louis Girard, « T.S. Ashton, La Révolution industrielle 1760-1830, 1955, XXVIII », Revue du Nord, Tome. 37,
n° 146, [En ligne], consulté le 16/09/2022 ,https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-
2624_1955_num_37_146_6138_t1_0178_0000_2

9
Le propos de Girard reprenant celui d’Ashton permet de comprendre que la Grande-
Bretagne est l’espace qui a vu naître les premiers effets du progrès industriel sur le plan
scientifique. Ces effets sont également détaillés chez Bertrand Blancheton :

Ce phénomène se déroule en Angleterre entre 1760 et 1830 pour reprendre la datation


traditionnelle de l’historien Ashton […] Il se manifeste par l’apparition d’innovation dans
les secteurs du textile (machines à tisser), du « machinisme » (perfectionnement de la
machine à vapeur), de la sidérurgie et la métallurgie (diffusion des hauts fourneaux au
coke…) et un peu plus tard dans d’autres domaines comme le transport ou la chimie7.

Il présente les principaux axes qui ont marqué cette industrialisation en Grande-
Bretagne. Ce discours permet d’évoquer précocement le roman Hard Times8 de Charles
Dickens. Ainsi, nous aurons l’occasion de constater que Charles Dickens fait une
représentation de cette machine à vapeur qui marque considérablement le progrès industriel à
ce siècle. Dans ce sens, pour Dominique Redor, « la Révolution industrielle à l’anglaise est
bien l’âge du charbon et de la machine à vapeur, du capitaliste et du prolétaire9.» À ce stade,
deux expressions s’ajoutent aux éléments qui caractérisent la révolution industrielle lors de
son avènement en Grande-Bretagne : il s’agit des termes « capitaliste » et « prolétariat ». Ces
termes reviendront constamment dans notre analyse, car ils constituent le nœud de notre
questionnement.

Pour continuer, il serait aussi intéressant de savoir si la France suit le même rythme de
progrès que la Grande-Bretagne.

En ce qui concerne la France10, il est vrai qu’elle a vécu son industrialisation très
lentement à côté de la Grande-Bretagne. Et, ceci peut s’expliquer par plusieurs réalités d’ordre
politique et culturel11. Pour cette raison, l’intérêt des écrivains français pour le monde

7
Bertrand Blancheton, « De la Révolution industrielle à nos jours », Histoire des faits, [En ligne], consulté le
16/09/2022,https://www-cairn-info.ressources-electronique.univ-lille.fr/histoire-des-des-faits-economiques--
9782100821112 , p.2.
8
Charles Dickens, Hard Times, New York, W.W, Norton & Co., [1854], 2017.
9
Dominique Redor, Jean-Pierre Rioux, La Révolution industrielle en Grande-Bretagne, op.cit., p.7.
10
Claude Fohlen, Qu’est-ce que la Révolution industrielle, Paris, Robert Laffont, 1971.
11
Louis Girard, « T.S. Ashton, La Révolution industrielle 1760-1830, 1955, XXVIII », op.cit., p. 179. M. Fohlen
pense qu’en France la main-d’œuvre disponible pour l’industrie moderne était moins abondante parce que la
terre retenait la plus grande partie de ses travailleurs petits propriétaires. […] Fohlen insiste d’autre part […] sur
le fait qu’en France les capitaux ne cherchaient pas au même degré qu’en Grande-Bretagne, l’investissement
industriel. Les guerres, de 1792 à 1815, n’ont pas, dans l’ensemble, favorisé l’essor industriel autant qu’on le dit
parfois.
Et, si la Révolution française a contribué à fixer le paysan à la terre, la crise sociale de cette époque a stimulé la
spéculation plus que l’épargne. Certes, la paix s’est établie après 1815, mais la guerre avait la très ancienne
tradition du monopole concédé par l’État, […]. Les capitaux disponibles pour l’industrie demeuraient rares et
chers.

10
industriel et pour l’oppression des ouvriers qu’il engendre a été plus tardif qu’en Grande-
Bretagne. Si dans la Grande-Bretagne, en 1848, on parle déjà des révoltes des ouvriers dans le
roman, à l’exemple du roman Mary Barton12, ce n’est qu’en 1861 que George Sand introduit
la figure de l’ouvrier dans la littérature française avec son roman La ville Noire13. L’ouvrier
ne suscite pas encore de l’intérêt pour les écrivains en France parce que les paysans furent
très attachés à leurs terres que la main-d’œuvre pour le travail industriel se fasse timidement.
Dans cet état de choses, la course aux capitaux qui implique la production de masse ne
caractérisait pas encore le marché français. L’autre facteur important et souligné par Fohlen
est le coût des capitaux. En effet, pour s’investir dans l’industrialisation, il fallait se procurer
des capitaux (des moyens de production), ce qui n’était pas forcément à portée de main pour
ce pays qui venait de s’investir dans la guerre de 1792 à 1815 contre d’autres puissances de
l’Europe. Tous ces facteurs expliquent pourquoi la France est lentement entrée dans la
civilisation du progrès industriel.

Ainsi, durant ce progrès, l’usage de la machine « réhabilite la notion de travail


manuel : il s’agit bien d’un travail à la main, mais par l’intermédiaire d’une machine dont
l’objet est de supprimer l’effort humain.14 » Ce processus a été souvent controversé parce
qu’au lieu d’avoir des ouvriers qualifiés, on a eu des ouvriers qui n’ont eu qu’un rôle
mécanique, d’où l’emploi d’enfants et du personnel non qualifié, peu payé. Cela fera l’objet
d’une analyse dans notre travail. C’est aussi cette situation qui conduira à des révoltes
ouvrières à l’exemple de celles des Canuts qui opposent le capital et le travail 15. Le rapport
qui s’établit désormais dans le monde du travail est celui des patrons (tenants des capitaux) et
des travailleurs, communément appelés mains-d’œuvre. On observe alors une forte croissance
de la classe ouvrière et un écart économique très prononcé entre elle et les patrons d’usines.
Les conditions précaires qu’installent l’arrivée massive des ouvriers dans les grandes villes et
le salaire dérisoire qu’ils perçoivent en travaillant dans les usines se présentent comme une
abjection dans le monde industriel qui se veut progressiste. Si le progrès se fait ressentir dans
les inventions, il n’en était pas toujours le cas pour la condition de vie des ouvriers. Ainsi,
c’est l’analyse de cette action néfaste de l’industrialisation qui retient particulièrement notre

12
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, New York, W.W. Norton & Co., [1848], 2008.
13
George Sand, La Ville Noire, Paris, Michel Levy Frères, 1861. [En ligne],
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k132155c.image#
14
Claude Fohlen, Le travail au XIXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, [1967], 1979, p.8.
15
Ludovic Frobert, Georges Joseph Sheridan, « Les Canuts, la Fabrique et les insurrections », La Solidarité du
ravin : Pierre Charnier, 1795-1857, canut lyonnais et prud’homme tisseur, Lyon, ENS Éditions, [En ligne],
consulté le 5/11/2011, https://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/enseditions/28360

11
attention parce qu’elle a été au cœur des débats au XIXe siècle et à l’origine de plusieurs
productions littéraires dans les deux pays.

Pour comprendre l’envers de ce progrès mécanique, deux auteurs ont particulièrement


retenu notre attention : Karl Marx et Friedrich Engels.

L’œuvre de Friedrich Engels offre au lecteur une étude détaillée de la situation du


peuple britannique marquée par l’ère industrielle : il s’agit des ouvriers, « the working men ».
C’est à travers des enquêtes menées durant la première phase d’industrialisation de la Grande-
Bretagne qu’il construit une analyse critique de l’effet social et économique du progrès sur le
peuple britannique. D’entrée de jeu, Engels s’attaque donc à cette révolution dans le monde
du travail qui impacte également la structure sociale :

L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante
qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est aussi la terre
d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat. C’est seulement en
Angleterre que le prolétariat peut être étudié dans tous ses tenants et ses aboutissants16.

Cette affirmation de l’auteur sur la situation des prolétaires de l’Angleterre justifie le


cheminement de son analyse, qui scrute les différents domaines de la vie des Britanniques
affectés par l’action de cette mécanisation du travail. On y retrouve plusieurs analyses, mais
nous nous sommes intéressées à celles sur le « prolétariat industriel », « les grandes villes »,
« les ouvriers d’usine proprement dits », les « mouvements ouvriers », « le prolétariat des
mines » et l’attitude de la bourgeoisie à l’égard du prolétariat. Ce choix est justifié par le fait
que ces thématiques sont également celles que nous retrouverons illustrées dans les romans
étudiés.

Pour revenir à Engels, il fustige cette industrie qui exige d’énormes capitaux pour bâtir
de « gigantesques » sociétés, lesquelles ruinent graduellement la petite bourgeoisie artisanale
et sa culture, favorisant « le travailleur manuel17. »

Alors, le déplacement de l’offre de travail de la campagne vers les grandes villes est en
partie responsable de la migration et de la concentration des paysans en quête de travail dans
ces villes. Alors, ce déplacement a un impact direct sur la ville, d’où l’intérêt d’étudier la
transformation des villes sous l’effet de l’installation des grandes usines.

16
Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, Montreuil-sous-Bois, éditions Sciences
Marxistes, 2011, p.37.
17
Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, op.cit., p.58.

12
Dans ce sens, Engels montre qu’il existe un lien concomitant entre ville,
industrialisation et déplacement des populations paysannes :

[…] la tendance centralisatrice de l’industrie n’en reste pas là. La population est tout aussi
centralisée que le capital ; rien de plus naturel, car dans l’industrie, l’homme, le
travailleur, n’est considéré que comme une fraction du capital, auquel l’industrie verse un
intérêt – qu’on appelle salaire – en échange du fait qu’il se livre à lui pour être utilisé. Le
grand établissement industriel exige de nombreux ouvriers travaillant en commun dans un
bâtiment ; ils doivent habiter en commun : pour une usine moyenne, ils constituent déjà
un village18.
Dans l’observation d’Engels, on perçoit le processus d’installation des habitations
strictement dédiées aux ouvriers. On parlera des faubourgs pour la Grande-Bretagne et des
corons pour la France.

Ces logements ne seront pas construits par préoccupation des populations, mais pour
des besoins de rentabilité temporelle, voire de productivité. Il fallait, en effet, loger les
ouvriers à proximité des usines pour qu’ils soient plus disponibles et plus prompts à travailler.
La ville prend une forme nouvelle avec cette centralisation massive des paysans devenus
ouvriers des grandes fabriques. Il est donc primordial pour nous de lire la ville en analysant
les habitations des ouvriers parce que celles-ci permettent de traduire une partie des
souffrances de cette nouvelle population citadine. D’ailleurs, en 1842, Londres compte
environ 3,5 millions d’hommes et devient la capitale commerciale du monde19. La précarité
évolue dans la population londonienne tout comme dans d’autres villes de la Grande-Bretagne
à l’image de Manchester et Birmingham20.

Aussi, Engels et Marx soulèvent le problème des relations sociales qui s’établissent
dans cette nouvelle couche sociale faite d’ouvriers et de patrons. Il serait, en effet, utopique de
dire qu’une société se fonde sur une couche sociale homogène et que l’existence des
différences sociales est anormale. En revanche, la marginalisation de certaines personnes au
prétexte d’une différence sociale, d’un rang social prestigieux est problématique. On peut lire
cette vision d’Engels et de Karl Marx dans leur ouvrage, Manifeste du Parti communiste21 :

Notre époque, l’époque de la bourgeoisie, a cependant pour signe distinctif qu’elle a


simplifié les oppositions de classes. La société entière se scinde de plus en plus en deux
grands camps hostiles, en deux grandes classes qui se font directement face : la
bourgeoisie et le prolétariat22.

18
Id., p.58-59.
19
Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, op.cit., p.61.
20
Op.cit., p.63.
21
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, [1848], 1998, p.74.
22
Op.cit.

13
Elles sont les deux classes qui structurent la société à cette époque. Elles sont aussi
celles à travers lesquelles on peut lire et comprendre les réalités sociales, les nouvelles formes
de conditions de vie et de cohabitation dans le travail tout comme dans la ville. En effet, c’est
par le truchement du prolétariat que l’abjection réelle du prétendu progrès devient
significative. Dans ce cas, cette partie importante de la société qui voue une aversion pour le
patronat mérite une attention toute particulière. Présentée comme étant la « classe des
prolétaires », le prolétariat originellement se forme de ces êtres qui dans la Rome ancienne
étaient « des citoyens pauvres, appartenant à la sixième et dernière classe du peuple, et ne
pouvant être utiles à l’État que par les enfants qu’ils lui donnaient23. »

Au XIXe siècle, les prolétaires sont les « membres de la classe ouvrière » appelée la
classe prolétaire24. Ils sont ceux que les marxistes désignent comme étant « la partie de la
classe ouvrière consciente de l’exploitation dont elle est l’objet dans le système capitaliste 25 »
contre lequel elle s’insurge. On pourrait se demander pourquoi les marxistes parlent de partie
« consciente. » En fait, être ouvrier ne suffit pas pour être considéré comme étant un
prolétaire. Il faut en effet avoir la conscience de son état, c’est-à-dire, se rendre compte de son
état d’exploité, et comprendre que cette situation n’est pas toujours légitime. Cette classe
prolétaire a pour synonymes : « peuple, pauvreté, ouvriers, masses laborieuses, misère et
travailleurs26 ». Elle tient pour antonymes : « aristocratie, bourgeoisie, capital27 ».

Les expressions peuple, pauvretés, ouvriers, masses laborieuses, misères et travailleurs


se rencontrent sur une même réalité : la précarité. Parce que le peuple est une composante
importante des récits que nous étudions, nous essayons de nous concentrer sur elle et son
contenu au XIXe siècle pour mieux comprendre l’oppression sociale dans ces sociétés. Selon
le Littré, le peuple est « la partie de la nation considérée par opposition aux classes où il y a
soit plus d’aisance, soit plus d’instruction.» On peut encore avoir cette autre définition du
peuple : « la partie la plus marginalisée de la société, la partie la plus rejetée28.» Ainsi, les
ouvriers qui sont les masses laborieuses, les travailleurs de la révolution industrielle en
Grande-Bretagne comme en France, sont le peuple marginalisé par les classes dominantes

23
https://www.cnrtl.fr/definition/prol%C3%A9taire
24
Toutes les définitions contenues dans ce paragraphe sont tirées du dictionnaire. A. Beaujean, Le petit Littré,
Paris, Librairie générale française, 1990, p.1408.
25
https://www.cnrtl.fr/definition/prol%C3%A9tariat
26
Op.cit.
27
Id.
28
A. Beaujean, Le Littré, op.cit., p.1292.

14
aristocratiques et la haute bourgeoisie. Celles-ci détiennent le capital et par-là, le pouvoir
économique tout comme le pouvoir social.

Aussi, dans une société désormais capitaliste, le pouvoir économique finit par être
déterminant dans les décisions politiques. Les lois, les règlementations du travail sont donc
faites en faveur de ceux qui détiennent les capitaux et au détriment de ceux qui n’offrent que
leur force de travail manuel. Dans ce fonctionnement social, se traduit ce que nous nommons
l’oppression du peuple.

L’oppression du peuple : sens et réflexion


Dans la première moitié du XIXe siècle, l’oppression sociale dont est victime le peuple
correspond aux différentes inégalités sociales. Elles peuvent être d’ordre économique ou
politique. Mais, dans les textes que nous étudierons, cette oppression est généralement
impliquée dans les réalités économiques et politiques à la fois. Pour traduire la réalité que
recouvre le terme oppression dans notre travail, nous pouvons utiliser les termes : souffrance,
paupérisation, misère, pauvreté et inégalité. Cela étant, l’oppression sociale que nous
évoquons est la souffrance d’un peuple marginalisé sur les plans politiques et économiques.
Ce peuple vit, en effet, des inégalités sociales : travail mal rémunéré, habitations précaires,
absence d’instruction.

Rappelons qu’au XIXe siècle, la misère du peuple a été à l’origine de plusieurs


réflexions dont l’objectif était de comprendre le phénomène d’une part et d’améliorer les
conditions de vie du peuple d’autre part. Nous nous concentrerons sur les maux qui rendent
compte de l’oppression sociale à cette période. Ce sont en effet ces maux qui ont alimenté
l’écriture des auteurs étudiés.

Aussi, la posture idéologique de l’historien Thomas Carlyle contre la misère du


peuple, la paupérisation, a fortement influencé Charles Dickens et Elizabeth Gaskell sur la
question de l’oppression sociale, précisément la condition de la classe ouvrière29. Cette idée
est soutenue par Malcom Chase :

L’expression “la situation de l’Angleterre” fut forgée par Thomas Carlyle en 1839, mais
les premiers jalons avaient été posés dans son article de 1829, « Signes des temps ». Il y
affirme avec force qu’en raison du changement économique, la société « partait tout
bonnement en lambeaux » et qu’une « ère de malheur sans partage s’était abattue sur
nous ». Dans les décennies suivantes, le genre nouveau du « roman social » (au premier
chef Les Temps difficiles de Dickens, publié en 1854) vint renforcer le message de
Carlyle et le débat fut porté dans l’arène politique par les organisations de gauche
apparues à la fin du siècle (Fédération sociale-démocrate, Société Fabienne, Parti

29
Charles Dickens, Hard Times, New York, Norton critical edition, [1854], 2017, p.371.

15
travailliste indépendant). Il convient de noter qu’en 1906, les premiers élus à la Chambre
des communes du Parti travailliste nouvellement créés désignèrent Carlyle et Dickens (et
non Marx !) comme les auteurs qui les avaient le plus intégrés30.

Thomas Carlyle a généralement été contre le fonctionnement de la nouvelle société qui


s’appuie sur le machinisme. C’est ce qu’il montre en 1829 dans Signs of the Times 31
, en
dénonçant le déclassement des artisans et leur travail en atelier au profit de la production
mécanique. Cette dernière n’allège pas seulement la méthode de travail, mais assujettit
également l’homme à la machine et l’ouvrier aux patrons d’usines. On retrouvera encore cette
critique de l’ère de la machine dans Past and Present32. Il en fait son sujet de réflexion de
telle sorte qu’il devient la figure de proue qui influence les romanciers. C’est le cas de Charles
Dickens avec qui, finalement, il entretiendra une relation de sympathie et avec qui, il
partagera des réflexions sur la situation du peuple britannique. Carlyle a une influence très
déterminante dans la carrière de Dickens. Elle peut se voir dans l’écriture de Hard Times33
lorsque Dickens critique la théorie utilitariste de Jeremy Bentham.

Les écrits de Thomas Carlyle ont également eu un impact considérable sur la


conscience sociale de la romancière Elizabeth Gaskell. En effet, au-delà du fait que Gaskell
s’intéresse tout comme Carlyle à la misère du peuple travailleur, elle accorde une attention
particulière au mouvement politique des travailleurs : le Chartisme. Sur ce point, elle rejoint
encore Carlyle qui a également parlé de ce mouvement dans son œuvre : Chartism34. Kathleen
Tillotson soutient en effet que Carlyle a également eu une influence sur l’écriture de Gaskell :

It has long been recognized that Gaskell’s first novel was, in Kathleen Tillotson’s words,
‘built on the assumptions of Chartism and Past and Present. Carlyle’s influence is felt
from the start: in the novel’s motto (from his 1832 essay “Biography”), which defends the
‘Novel-wright’ as someone who may be able to teach the foolish; and in the preface,
where Gaskell offers a tongue-in-cheek apology for her ignorance: ‘I know nothing of
Political Economy, or the theories of trade35’

30
Malcolm Chase, « L'impact de la Révolution industrielle sur le niveau de vie en Grande-Bretagne : le retour
d'un grand débat », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], consulté le 03 octobre 2022,
http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/rh19/6043, p.123.
31
Thomas Carlyle, "Signs of the Times," Edinburgh Review, N°49, 1829, Lawrence Poston, “Millites and
Millenarians: The Context of Carlyle’s ‘Signs of the Times.’” Victorian Studies, vol. 26, no. 4, 1983, pp. 381–
406. [En ligne], consulté le 07/11/2022, http://www.jstor.org/stable/3826776.
32
Thomas Carlyle, Cathédrale d’autrefois et usines d’aujourd’hui : passé et présent, Paris, Hachette, coll. Bnf,
[1843], 1901.
33
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
34
Thomas Carlyle, Chartism, [En ligne] consulté le 07/08/2021,
https://archive.org/details/chartism00carlich/page/n1/mode/2sup
35
Jane Spencer,« Mary Barton’ and Thomas Carlyle » The Gaskell Society Journal, vol. 2, 1988, p.1-12. [En
ligne], consulté le 01/10/22, http://www.jstor.org/stable/45185245, p.1. [Trad] Il est reconnu depuis longtemps
que le premier roman de Gaskell était, selon les termes de Kathleen Tillotson, "construit sur les hypothèses du
Chartisme et du Passé et du Présent". L'influence de Carlyle se fait sentir dès le début : dans la devise du roman

16
Effectivement, dans Mary Barton, plusieurs parties du récit font allusion au
déroulement du mouvement chartiste. Gaskell n’a pas fait qu’évoquer le mouvement, elle l’a
aussi représenté de manière à faire comprendre au lecteur les enjeux de ses représentations
pour la classe ouvrière.

D’ailleurs, Carlyle adresse sa vive reconnaissance à Elizabeth Gaskell sur la beauté de


la représentation et la véracité des faits dans Mary Barton :

Dear Madam, (For I catch the treble of that fine melodious voice very well) - we
have read your book here, my wife first and then I; both of us with real pleasure. A
beautiful, cheerfully pious, social, clear and observant character is everywhere
recognisable in the writer, which sense is the welcomest sight any writer can show in his
books; your field is moreover new, important, full of rich material (which, as is usual,
required a soul of true opulence to recognise them as such.) The result is a Book
deserving to take its place far above the ordinary garbage of Novels - a book which every
intelligent person may read with entertainment; and which it will do everyone good to
read. I gratefully accept it as a real contribution (about the first real one) towards
developing a huge subject, which has lain dumb too long, and really ought to speak for
itself, and tell us its meaning a little, if there be any voice in it at all. Speech or literature
(which is, or should be, select speech) could hardly have a more rational function, I think,
at present. You will probably give us other books on the same matter; and "Mary Barton",
according to my auguries of its reception here, is likely to procure you sufficient
invitation. May you do it well and ever better! Your writing is already very beautiful,
soft, clear and natural. On the side of veracity, or devout earnestness of mind, I find you
already strong. May you live long to write good books.
T. Carlyle36.
Cette correspondance de Carlyle à Gaskell confirme non seulement que les deux
écrivains partagent le même combat, la lutte contre les inégalités sociales, mais aussi qu’il
existe une sorte d’approbation de la part de Carlyle sur la représentation des faits historiques,

(tirée de son essai "Biography" de 1832), qui défend le "Novel-wright" comme quelqu'un capable d'enseigner
aux imbéciles, et dans la préface, où Gaskell s'excuse avec humour de son ignorance : "Je ne connais rien à
l'économie politique, ni aux théories du commerce..." [En ligne], www.DeepL.com/Translator
36
Op.cit., p.2. Chère Madame, (car je capte très bien les aigus de cette belle voix mélodieuse) - nous avons lu
votre livre ici, ma femme d'abord et moi ensuite ; tous deux avec un réel plaisir. Un beau caractère, joyeusement
pieux, social, clair et observateur est partout reconnaissable chez l'auteur, ce qui est le spectacle le plus
accueillant qu'un écrivain puisse montrer dans ses livres ; votre domaine est en outre nouveau, important, plein
de riches matériaux (qui, comme d'habitude, nécessitaient une âme de véritable opulence pour les reconnaître
comme tels). Le résultat est un livre qui mérite de prendre sa place bien au-dessus de l'ordure ordinaire des
romans - un livre que toute personne intelligente peut lire avec divertissement ; et qu'il fera du bien à tout le
monde de lire. Je l'accepte avec gratitude comme une contribution réelle (la première réelle, à peu près) au
développement d'un vaste sujet, qui est resté trop longtemps muet, et qui devrait vraiment parler de lui-même, et
nous dire un peu ce qu'il signifie, si tant est qu'il ait une voix. La parole ou la littérature (qui est, ou devrait être,
une parole choisie) pourrait difficilement avoir une fonction plus rationnelle, je pense, à l'heure actuelle. Vous
nous donnerez probablement d'autres livres sur le même sujet ; et "Mary Barton", selon mes augures de sa
réception ici, est susceptible de vous procurer une invitation suffisante. Puissiez-vous le faire bien et toujours
mieux ! Votre écriture est déjà très belle, douce, claire et naturelle. Du côté de la véracité, ou du sérieux dévoué
de l'esprit, je vous trouve déjà fort. Puissiez-vous vivre longtemps pour écrire de bons livres. [En ligne],
www.DeepL.com/Translator

17
en l’occurrence, la présentation de la Charte du peuple au parlement dans le roman de
Gaskell. Aussi, Carlyle souligne-t-il l’intérêt de ce genre romanesque en cette période
industrielle. Et, on peut encore remarquer qu’il estime que dans le cadre du roman social, il
serait mieux, comme l’a fait Gaskell, de mettre en lumière les faits réels afin que l’écriture
romanesque joue également un rôle dans la situation sociale du peuple. Gaskell se donne ainsi
l’objectif de représenter ce que Carlyle considère comme étant l’expression du
mécontentement du peuple : « Chartism means the bitter discontent grown fierce and mad, the
wrong condition therefore or the wrong disposition, of the working Classes of England37. »

Dans ce même élan de dénonciation de l’oppression sociale, Gaskell accorde une


importance particulière à la représentation de la Charte du peuple parce qu’en 1838, cette
charte proposait « l’instauration du suffrage universel38 » afin que les ouvriers puissent donner
leurs voix aux votes. L’enjeu était d’établir une égalité sociale entre les hommes, car tous
devraient être impliqués dans l’organisation politique de la société. Cette démarche
permettrait, selon les ouvriers, de revisiter par exemple leur situation salariale et lutter contre
leurs souffrances.

Ces évènements sociaux entre proposition politique et représentation littéraire que


l’on observe en Grande-Bretagne se dessine dans un contexte similaire en France avec le
mouvement socialiste. Pour commencer, il faut préciser que le philosophe Pierre Leroux a
revendiqué la paternité de l’expression « socialisme » en France : « C’est moi qui le premier
me suis servi du mot socialisme, dit Pierre Leroux. Je forgerai ce mot par opposition à
l’individualisme qui commençait à avoir cours39. » L’individualisme dont parle Leroux rejoint
le système politique qui favorise les riches aristocrates et la haute bourgeoisie au détriment
des prolétaires. Dans le but de mettre fin à cet individualisme, une vision socialiste est mise
en place en France. Elle partage avec le mouvement chartiste britannique, le désir d’améliorer
la situation des ouvriers, du peuple. Elle vise à créer une société plus égalitaire afin d’éviter
l’augmentation de la précarité. Ainsi, des points essentiels rapprochent ce socialisme de
Leroux au Chartisme au sujet du prolétariat. Sur le plan politique, il joint à la législation,

37
Thomas Carlyle, Chartism, London, printed by Level, Robson, and Franklyn, 1840, p.2. [Trad.] Le chartisme
signifie le mécontentement amer devenu féroce et fou, la mauvaise condition, donc la mauvaise disposition, des
classes ouvrières d'Angleterre.
38
Fabrice Bensimon, « Le Chartisme », Michel Pigenet, Histoire des mouvements sociaux en France. De 1814 à
nos jours, Paris, La Découvertes, coll., poche, [En ligne], consulté le 07/11/2022, URL : https://www-cairn-
info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/histoire-des-mouvements-sociaux-en-france--9782707169853-page-
79.htm, p.80.
39
Jérôme Peignot, Pierre Leroux, inventeur du socialisme, Paris, Klincksiek, 1988, postface.

18
« l’accomplissement du but social40» Il prône un socialisme républicain dans lequel « la
démocratie et les droits de l’homme » seraient le fondement de toute société égalitaire41. Dans
cette démarche, il soutient l’idée selon laquelle l’égalité doit être au fondement d’une
société42. Sa pensée sur l’égalité est soutenue par une dimension religieuse aussi. D’ailleurs,
dans De l’Égalité, il affirme que « la Religion est en essence la Solidarité humaine, dont
l’Égalité est un aspect43» Cette approche religieuse de sa pensée sociale et politique favorise
sa relation avec le prêtre réformateur au catholicisme libéral, socialiste et républicain Félicité
de Lamennais44. Ces deux penseurs vont influencer les écrits de George Sand et de Victor
Hugo sur la représentation du peuple, les inégalités et les injustices sociales.

Dans cette bataille de Leroux contre l’individualisme, le philosophe rencontre George


Sand avec qui il met en place une revue sous l’appellation de La Revue Indépendante dont le
premier numéro parait en 184145. Dans celle-ci apparaitront plusieurs articles des auteurs qui
défendent leurs idées humanitaires et quelques romans de George Sand, dont Consuelo
(1843), Le péché de Monsieur Antoine (1845)46. Dans son parcours, Leroux fait également la
rencontre de Victor Hugo à Jersey. Tout comme avec Sand, il se tisse une relation de
confiance. Mais, c’est avec Félicité de Lamennais que Victor Hugo échangera davantage ses
réflexions sur la question de l’humanité. Chrétien catholique, Lamennais donne une
dimension divine à sa réflexion sur l’humanité. Ainsi, parce qu’Hugo peut être vu comme un
disciple de Lamennais, sa relation avec ce dernier justifierait la présence de Dieu dans Les
Misérables comme être infini sur lequel devrait se fonder l’humanité. Lamennais considère
l’église comme un maillon important dans le soulèvement du peuple ou dans son besoin de
changement. Il refuse l’orthodoxie du catholicisme, mais conçoit un catholicisme libéral qui
prône la liberté dans le respect de l’humanité. Cette humanité, nous l’avons vu, se structure
sur la notion d’égalité de Leroux à Lamennais.

40
Bruno Viard, « Pierre Leroux (1797-1871) : prophète et critique du « socialisme », Alain Caillé, Histoire de la
philosophie morale et politique, Paris, La Découverte, [En ligne], consulté le 07/11/2022, URL : https://www-
cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/histoire-raisonnee-de-la-philosophie-morale-et-pol--
9782707134219-page-545.htm , p.3.
41
Op.cit.
42
Pierre Leroux, De l’Égalité, précédé de De l’individualité et du socialisme, Paris-Genève, Slatkine Reprints,
[1833], 1996.
43
Op.cit., p. 322.
44
Sylvain Milbach, « Lamennais : « une vie qui sera donc à refaire plus d’une fois encore. », Le Mouvement
Social, n°246, 2014, p.75-96, [En ligne], consulté le 07/11/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/revue-le-mouvement-social1-2014-1-page-75.htm , p.76.
45
Pierre Leroux, George Sand, Louis Viardot, La Revue Indépendante, Paris, Au bureau de La Revue
Indépendante, [En ligne], consulté le 07/11/2022/, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9657431r
46
Op.cit., p.15.

19
Écriture et critique de l’oppression sociale :

À côté de ces réflexions économiques, politiques et idéologiques qui se fondent sur la


critique de la misère du peuple, une littérature prend forme. En Grande-Bretagne, on parle
plus du roman industriel qu’en France où on classe cette littérature sous l’appellation de
roman social. Mais, au sujet de la révolution industrielle, de la paupérisation ou encore de la
misère du peuple, on peut dire que de manière générale, on remarque la récurrence du roman
social dans l’espace littéraire.

En effet, ces romans sont caractérisés par les représentations des nouvelles
configurations sociales à l’exemple du travail en usine, de la vie des nouvelles populations en
ville, y compris de la structure des lieux d’habitation spécifiques aux ouvriers. Ces thèmes
évoqués ont valu le succès du roman-feuilleton. Celui-ci s’adressant au peuple, avait un prix
bas afin que les gens du peuple puissent se le procurer. Le genre inonde la presse de telle sorte
« qu’on ne s’abonne plus à un journal pour son opinion semblable à la sienne ; on s’y abonne,
toutes couleurs indifférentes, selon que le feuilleton est plus ou moins amusant 47» pour
certains romans ; et, qu’il soit plus ou moins descriptif du réel quotidien des prolétaires et des
petits bourgeois, pour d’autres. À ce sujet, Pascal Durand critique le roman-feuilleton
populaire qui supplante le roman-feuilleton romantique parce que sa documentation des faits
du quotidien modifie la nature du roman :

Le passage du roman-feuilleton romantique au roman-feuilleton populaire et petit-


bourgeois du Second Empire prend l’aspect d’une tombée dans l’excès et l’insignifiance.
[…], Sue, Dumas, le premier Féval, Hugo encore, en 1862, dans son faux feuilleton des
Misérables, faisaient du roman, sincèrement ou non, le vecteur d’un message à dimension
critique ou documentaire, une sorte de reportage sur la grande jungle et l’univers urbain48.

Les auteurs cités ont effectivement été des sortes de précurseurs à ce roman-feuilleton
populaire français. Prenons le cas de Paul Féval (1816-1887), auteur du roman Les Mystères
de Londres49. Comme son titre l’indique, ce roman propose une représentation de la ville, en
vogue à cette période. Dans celle-ci, il ressort l’insécurité de la ville de Londres en même
temps qu’il parle de la précarité qui caractérise la ville en cette période. Cela dit, cette
47
Chapuys De Montlaville, Discours prononcé à la chambre des députés, 14/3/1845, Michael Palmer,
« Roman feuilleton et presse quotidienne populaire : Expériences françaises et observations britanniques », Paul
Féval, romancier populaire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1992, [En ligne], consulté le 08/11/2022,
http://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr , p.4.
48
Pascal Durand, « La révolution du roman-feuilleton », Olivier Bessard-Banquy, Splendeurs et misères de la
littérature, Paris, Armand Colin, 2022, p.71-98., p.85.
49
Paul Féval, Les Mystères de Londres, Paris, H. Geffroy, [1844] 1900-1901. [En ligne], consulté le 08/11/2022,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3154942/f7.item

20
production littéraire est aussi un reflet offrant une vue critique de cette époque du point de vue
d’un auteur. Tel est d’ailleurs le rôle de la littérature selon Philarète Chasles (1798-1873),
homme de lettres français, spécialiste de la littérature britannique et père de la littérature
comparée :

L’histoire littéraire n’est que l’histoire des opinions et des idées. Dans quelque forme que
ces opinions et les idées se jettent, quelque moule qu’elles empruntent, drame, roman ou
poème, le même fond commun, la guerre des opinions, se trouve dans les livres50.

Cette affirmation explique en quelque sorte le processus de dénonciation que nous


observons entre la littérature qui présente les transformations de la société et les autres formes
de discours qui parlent aussi de la misère sociale. Si les philosophes tels que Marx, Engels,
Bentham, Lamennais ont parlé du bouleversement social dans des discours propres à la
philosophie, la littérature rend pérennes les pensées de ses auteurs en représentant le sujet qui
les motive et en faisant de la réalité dont il est question, un objet d’écriture romanesque.

À ce sujet, on peut prendre l’exemple de Benjamin Disraeli, ministre des Finances et


Premier ministre de 1868 à 1880. Cet auteur était très engagé pour la question sociale, car
avant d’occuper ces postes politiques, il a écrit le roman Sibyl, or The Two Nations51 dans
lequel il exprime sa sympathie pour les pauvres de la Grande-Bretagne en dévoilant leur
misère. Dans le même sens, on retrouve Elizabeth Gaskell, qui, en 1848, écrit Mary Barton52.
Dans cette œuvre, elle représente les conditions de précarité des ouvriers de Manchester et
met surtout au cœur de son œuvre, les révoltes ouvrières. En 1855, elle publie North and
South53 qui évoque pratiquement les mêmes problèmes que Mary Barton. La Grande-
Bretagne du XIXe siècle est aussi marquée par l’écriture de Charles Dickens sur les thèmes de
la souffrance et de la précarité. En 1839, il publie Oliver Twist54, roman qui retrace le
parcours d’un jeune orphelin dans les rues de Londres et qui exploite l’histoire de ce
personnage pour exposer les pitoyables conditions des petites gens de Londres.

De même qu’Oliver Twist, dans David Copperfield55, récit autobiographique, il parle


du travail des enfants et des mœurs des Londoniens. En 1854, dans Hard Times56, il touche à
la classe ouvrière de Manchester qu’il représente au cœur de la ville imaginaire appelée

50
Philarète Chasles, « Du roman en Angleterre depuis Walter Scott » Revue des Deux Mondes, 4° série, Vol. 31,
N°2, 15 juillet 1842, p. 185-217, [En ligne], consulté le 26, 09, 2022, www.jstor.org/stable/44689455 , p.185.
51
Benjamin Disreali, Sybil, or the two Nations, Oxford, Oxford University Press, [1845], 1998.
52
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
53
Elizabeth Gaskell, North and South, London, Penguin, [1854], 2012.
54
Charles Dickens, Oliver Twist, New York, W.W, Norton & Co., [1838], 1993.
55
Charles Dickens, David Copperfield, New York, W.W. Norton & Co., [1850], 1990.
56
Charles Dickens, Hard Times, New York, W.W, Norton & Co., [1854], 2017.

21
« Coketown. » Toute cette littérature britannique se joint aux discours des philosophes tels
que Marx et Engels, des historiens comme Carlyle et Jules Michelet, pour créer une sorte de
résistance à l’oppression du peuple. Cette écriture qui critique la souffrance du peuple en
Grande-Bretagne naît également en France avec le roman d’Eugène Sue, Les Mystères de
Paris57. Ce roman-feuilleton publié dès 1842 permet au lecteur de voyager dans les méandres
de Paris et d’y découvrir la misère sociale, le crime désormais caractéristique de la ville et la
paupérisation galopante. Cependant, le roman français qui plonge le lecteur dans l’univers du
travail des ouvriers, leur quotidien, est celui de George Sand intitulé La Ville noire58. De fait,
si Sue a su décrire Paris et la misère du peuple, Sand a su mettre en avant la figure de
l’ouvrier qui, pour l’heure, est celle qui représente le peuple. Deux ans plus tard, lorsque
Victor Hugo écrit Les Misérables59, il s’inscrit presque dans une sorte de continuité des
œuvres de Sue et de Sand, mais avec ses propres aspirations. À titre d’exemple, chez Hugo,
Paris est au cœur de la narration ; les thématiques telles que l’insécurité, la misère et la
paupérisation sont significativement représentées. Mais la question sociale chez cet auteur
prend une nouvelle tournure aux aspirations très politisées. Nous allons donc justifier notre
corpus pour mieux comprendre l’intérêt que nous trouvons à travailler avec chacun de ces
auteurs.

Choix et justification du corpus

Nous avons choisi de travailler avec le roman de George Sand, La Ville noire et Les
Misérables de Victor Hugo au compte de l’espace français. Pour la Grande-Bretagne, nous
travaillerons avec les romans de Charles Dickens, Hard Times et Mary Barton d’Elizabeth
Gaskell. La particularité de ces œuvres se situe dans le fait qu’elles sont toutes rattachées à
une réflexion idéologique qui caractérise la trame romanesque. Certes, la révolution
industrielle sert de point de repère à ces romans, mais chacun d’eux se déploie finalement
sous un angle bien orienté selon la sensibilité idéologique de l’auteur. Si ces auteurs défendent
tous les intérêts du peuple, ils s’appuient sur des réflexions politiques et philosophiques qui
peuvent être convergentes du fait que la misère du peuple est l’objet de leurs études. Mais, on
observe une variation entre les discours de Gaskell et de Dickens sur la restitution des
souffrances du peuple. Cette variation s’explique parfois par la prise en compte que font les
auteurs des réflexions idéologiques. C’est également ce qu’on observe entre les romans

57
Eugène Sue, Les Mystères de Paris, [en ligne], consulté le 10/06/2022, Bibliothèque Nationale de France,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k106080k/f2.image#
58
George Sand, La Ville Noire, op.cit.
59
Victor Hugo, Les Misérables, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, [1862], 2018.

22
britanniques et les romans français et entre les romans français eux-mêmes. Ils parlent du
peuple et de sa réalité pendant l’essor industriel, mais émettent parfois des préoccupations qui
diffèrent. Cela dit, le besoin de comprendre ces variations entre ces auteurs suscite notre
curiosité et nous conduit à l’analyse des romans, d'autant plus que leur fondement idéologique
repose en partie sur des philosophes et historiens communs. Il s’agit évidemment de Thomas
Carlyle, de Pierre Leroux et de Félicité de Lamennais.

Aussi, bien qu’Elizabeth Gaskell et Charles Dickens écrivent à propos du même


espace, Manchester, et des ouvriers qui y travaillent, leurs représentations de la misère sociale
suivent des trajectoires différentes. Chez Charles Dickens, on pourra lire une sorte
d’exaltation de l’« imagination » qui serait indispensable à l’équilibre social. Elizabeth
Gaskell, quant à elle, proposera la religion et l’instauration d’un véritable dialogue entre
patrons et ouvriers pour améliorer leurs rapports sociaux et le quotidien des travailleurs.

Par ailleurs, la décision de travailler sur l’œuvre d’Elizabeth Gaskell s’est renforcée
par l’idée que l’étude de son œuvre pourrait être mise en confrontation avec celle de George
Sand. De fait, l’objectif est d’observer une possible variabilité sur la prise de position au sujet
de la représentation de la misère du peuple, dans les discours écrits par des écrivaines et ceux
par des écrivains. Qu’à cela ne tienne, l’œuvre de George Sand reste capitale pour notre étude
parce que son roman est reconnu comme étant le premier roman industriel français. En même
temps, La Ville noire a ceci de particulier que son discours se construit autour d’un
relativisme sur la représentation de la misère du peuple. Là où Victor Hugo ou Elizabeth
Gaskell voient la souffrance, George Sand fait entrer le lecteur dans un imaginaire du
bonheur.

Dans ce cas, le lecteur de Sand en vient à se demander si le peuple représenté est


réellement misérable, car elle interroge surtout toute représentation trop fataliste du malheur
et propose le bonheur comme réponse à la résignation misérabiliste. Ce qui pousse son lecteur
à s’interroger sur les notions de « souffrances » et de « misère » selon le regard de Sand.
Contrairement à Sand qui ne définit pas la misère avec précision, Victor Hugo prend le soin
d’en proposer des définitions au lecteur et même des catégories des misérables ; il précise
également le rapport qui s’établit entre la misère du peuple et l’industrialisation. De même, il
n’hésite pas à mettre en récit des causes politiques de la souffrance du peuple. Car, dans la
représentation des inégalités auxquelles il procède, il questionne les responsabilités des

23
parties: l’État et le peuple. C’est par exemple ce à quoi renvoie son intérêt pour la
représentation du forçat dans Les Misérables et dans Claude Gueux60.

Le troisième aspect qui justifie le choix de nos quatre auteurs est d’ordre esthétique.
Une telle thématique, la représentation de l’oppression sociale, oblige les auteurs à user de
différentes formes d’écriture et même des styles langagiers différents pour tenter de mieux
rendre compte de cette réalité. Si la poésie occupe une place privilégiée dans les romans de
Gaskell, Sand et Hugo, c’est que celle-ci a bien participé à la traduction des souffrances du
peuple dans le récit romanesque. C’est également le cas des dialectes autres que le français et
l’anglais standard que l’on retrouvera dans les textes. À cela s’ajoute la capacité des auteurs à
faire l’usage des références historiques précises.

Alors, nous aimerions bien comprendre ce qui leur a permis, malgré les différences
géographiques et culturelles, d’être aussi représentatifs des problèmes sociaux induits par le
progrès industriel.

Problématisation

Les études produites sur les auteurs de notre corpus gravitent généralement autour des
problèmes tels que la misère, l’éducation des enfants et du peuple, le travail ouvrier, la
criminalité, l’injustice, la femme ouvrière et la précarité des salaires. Ces questions sont
pratiquement une constante, qu’il s’agisse de la production de Charles Dickens, d’Elizabeth
Gaskell ou de Victor Hugo.

Prenons le cas de la criminalité dans le roman de Charles Dickens. Alain Jumeau


présente Dickens tel un écrivain de la criminalité à l’époque victorienne. Il précise qu’il faut
tout de même éclaircir la notion de crime à cette période telle que la conçoivent les
Britanniques. En effet, si en France le crime renvoie inévitablement à l’idée de « meurtre » en
plus de faire allusion aux infractions punissables par la loi, en Grande-Bretagne il désigne,
avec le meurtre, toutes les attitudes délinquantes qui se produisent dans les rues des grandes
villes61. C’est dans ce sens qu’il prend l’exemple d’Oliver Twist :

Un premier stade de la délinquance est constitué par les bandes d’enfants très habiles
pour réaliser de petits larcins et organisés en équipes de pickpockets, comme celle que
l’on voit dans Oliver Twist, sous la direction de l’odieux Fagin. Une tradition voudrait
que ce personnage de Dickens ait été inspiré par un célèbre receleur de l’Est End de

60
Victor Hugo, Claude Gueux, Paris, Le livre de poche, [1834], 2000.
61
Alain Jumeau, « Dickens, la justice et le crime », Histoire de la justice, 2013, N° 23, p. 121-133. [En ligne],
consulté le 30/09/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-histoire-de-la-
justice-2013-1-page-121.htm

24
Londres, un certain Isaac Solomons, qui aurait été arrêté et déporté en Australie en 1827.
Même s’il n’en existe aucune preuve précise, il est sûr que le personnage de fiction
correspond bien à une réalité62.

Si en Grande-Bretagne on attribue cette écriture du crime à Charles Dickens63, en


France elle est aussi présente chez Victor Hugo. La particularité de celui-ci réside en ce que
l’auteur porte un véritable intérêt pour cette écriture comme le témoigne son ouvrage Histoire
d’un crime64. Aussi, il faut reconnaitre qu’au XIXe siècle, écrire le peuple engageait les
écrivains à parler du crime. Peuple et crime se rencontrent généralement parce que pour la
haute bourgeoisie et l’Aristocratie, le petit peuple urbain est souvent dépeint comme étant
criminel. Ce qui n’est pas totalement faux, car selon sa condition, à l’exemple de Jean Valjean
ou de Claude le gueux, la misère peut conduire au délit à cause de la faim. D’ailleurs, l’enjeu
des auteurs est d’innocenter d’une part le peuple afin que le lectorat éprouve de la sympathie
et de la compassion pour ses malheurs. D’autre part, ils confirment l’image d’un peuple
parfois criminel. Ce lien entre misère et crime se dessine en Grande-Bretagne avec la tradition
des Newgate Novels65 dont Oliver Twist fait partie. Ce roman établit aussi le lien entre misère
et criminel par le canal d’Oliver Twist et des jeunes délinquants de Londres sous l’autorité de
Fagin et de Sikes, deux voleurs de Londres. Dans un autre sens, pour revenir à Hugo, il
montre autant que l’on doit également considérer la condition misérable dans laquelle le
peuple semble condamné, comme étant un délit à l’endroit de l’humanité.

Alors, selon Frédérique Leichter-Flack, Victor Hugo utilise le crime romanesque dans
le but de protester contre « l’hypocrisie de l’ordre régnant66», c’est-à-dire contre la classe
dirigeante qui dit se préoccuper de la situation des prolétaires. Or, les faits, ceux présentés

62
Op.cit., p.125.
63
Nathalie Vanfasse, Charles Dickens entre normes et déviances, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de
Provence, 2007.
64
Victor Hugo, Histoire d’un crime. Déposition d’un témoin, La Fabrique Éditions, « Hors collection », 2009,
[En ligne], consulté le 01/10/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/Histoire-
d-un-crime--9782913372948.htm
65
Hubert Malfray, « Les Newgates Novels : esthétique d’un genre populaire » , ENS Lyon, [En ligne], consulté
le 18/11/2022, http://cle.ens-lyon.fr/anglais/litterature/litterature-britannique/epoque-victorienne/les-newgate-
novels-esthetique-d-un-genre-populaire , Le terme « Newgate Novels », que l'on doit à William Makepeace
Thakeray, est le nom donné a posteriori à un genre mineur et éphémère composé d'une vingtaine de romans plus
ou moins connus. Ces œuvres fictionnelles ont comme point commun de dépeindre, avec une sympathie fort
contestée, des portraits de criminels. Parmi les auteurs de ce genre mineur, on compte entre autres Edward Bulwer
Lytton qui lança la mode des Newgate Novels en 1830 avec son roman Paul Clifford ; on trouve aussi William
Harrison Ainsworth, auteur de Rookwood, A Romance (1834) et de Jack Sheppard, A Romance (1839), ou encore
Charles Dickens pour son célèbre roman Oliver Twist, or, The Parish Boy's Progress (1837-38).
66
Frédérique Leichter-Flack, « Encore un mal que le roman nous fait ? Morale du dilemme, de Hugo à
Dostoïevski », Romantisme, 2008, n° 142, p. 71-81. [En ligne], consulté le 01/10/2022, URL : https://www-
cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-romantisme-2008-4-page-71.htm, p. 71.

25
dans son roman, n’attestent pas cette attitude des dirigeants. Cela peut se confirmer par les
salaires de misère que perçoit Fantine et qui la plongent dans une dégradation progressive. Ce
qui reste encore intéressant est que la thématique du crime qui réunit nos auteurs se justifie
parfois par l’existence d’autres réalités comme la misère et le travail des enfants.

À cela s’ajoute l’absence d’éducation pour le peuple qui résulte de la non-prise en


compte de leurs besoins et de la marginalisation dont ils en sont les victimes. Ces réalités qui
caractérisent les romans étudiés, expliquent d’une certaine manière, les causes de la
délinquance juvénile et du crime dans les villes.

À cet effet, Émile Montégut parle du roman d’Elizabeth Gaskell en évoquant des
réalités qui seraient la source d’une augmentation de la criminalité dans les villes :

Mary Barton est un livre rempli de faits navrants, de détails repoussants, un livre de
reproches et d’avertissements à l’adresse de la société pour laquelle il a été écrit. Mistress
Gaskell y raconte, sans mêler à son récit aucune déclamation, aucun système de sa façon,
la détresse du pauvre, les horreurs de prostitution, les épidémies engendrées par le travail
des manufactures et les habitudes de la misère, la sourde colère des prolétaires,
l’indifférence des heureux du monde67.

Émile Montégut est un journaliste et critique français (1825-1895) qui s’est intéressé
au roman du XIXe siècle britannique. Il estime que la « doctrine réaliste » en littérature est
faite de représentations puériles et obscènes. Il critique ces sortes d’écriture qui traduisent le
réel parce qu’il considère qu’elles se concentrent plus sur l’image que sur la sensibilité des
réalités68. C’est donc la raison pour laquelle le roman Mary Barton reste assez repoussant
pour lui. Par ailleurs, nous ne partageons pas son avis puisque nous démontrerons dans la
suite de notre travail, que ce roman de Gaskell met en pratique des stratégies narratives pour
atteindre la sensibilité des lecteurs.

La pauvreté et la profonde misère sociale expliqueraient les comportements déviants


du peuple. Vu que le peuple est au centre de ce débat sur les transformations sociales, on
s’apercevra aussi que les critiques ont généralement concentré leurs analyses sur ses
conditions de vie. C’est le cas par exemple de l’historien français Jules Michelet, auteur de
l’œuvre Le Peuple69. Dans ce livre, l’objectif de l’historien est de mettre au cœur des débats,

67
Émile Montégut, « Le roman social en Angleterre. Les romans de mistress Gaskell », Revue Des Deux
Mondes, 1829-1971, vol.2, n°5, 1853, p.894-926, [En ligne], consulté le 01/10/2022 ,
http://www.jstor.org/stable/446943 , p.900.
68
Émile Montégut, « Flaubert face à la Revue des Deux Mondes », 2013, n°9, [En ligne], consulté le
16/11/2022, http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/flaubert/2049.
69
Jules Michelet, Le Peuple, Paris, Flammarion, [1846], 1974.

26
le peuple. Il le considère comme la principale figure des bouleversements politiques et
économiques du XIXe siècle. De ce fait, il mérite d’être étudié de près comme il le souligne :

Ce livre, je l’ai fait de moi-même, de ma vie, et de mon cœur. Il est sorti de mon
expérience, bien plus que de mon étude. Je l’ai tiré de mon observation, de mes rapports
d’amitié, de voisinage ; je l’ai ramassé sur les routes ; le hasard aime à servir celui qui
suit toujours une même pensée. Enfin, je l’ai trouvé surtout dans les souvenirs de ma
jeunesse70. Pour connaître la vie du peuple, ses travaux, ses souffrances, il me suffisait
d’interroger mes souvenirs. […] Car, moi aussi, j’ai travaillé de mes mains. Le vrai nom
de l’homme moderne, celui de travailleur, je le mérite en plus d’un sens. Avant de faire
des livres, j’en ai composé matériellement71 ; j’ai assemblé des lettres avant d’assembler
des idées, je n’ignore pas les mélancolies de l’atelier, l’ennui des longues heures72.

On constate que le récit de Michelet sur le peuple tient à la fois en grande partie sur
son expérience de vie et ses observations sur la population. Toutefois, notre intérêt se porte
davantage sur ses travaux, car il donne une place importante à la notion d’enquête. Aussi,
nous avons constaté que la préoccupation que fait naître la condition du peuple oblige
généralement les journalistes ou les écrivains à faire recours à des enquêtes de terrain,
certainement pour des questions de crédibilités des réalités décrites. Ainsi, dans le même sens
que Michelet, Henry Mayhew (1812-1887), journaliste britannique, écrit une œuvre sur les
travailleurs britanniques publiée dans le Morning Chronicle en 1849 : London labour and the
London poor. Tout comme le romancier Charles Dickens, « Mayhew reprenait le genre
« croquis » pris sur le vif dans la métropole, mais, parce qu’il s’attachait seulement aux
classes laborieuses, le transformait en un récit de voyage dans le monde exotique et inquiétant
de la pauvreté urbaine73. » La précarité des travailleurs britanniques a été un sujet de presse
récurrent à côté de ce qu’offrait le roman-feuilleton. C’est dans ce cadre que George Godwin
(1815-1888) fait la publication de plusieurs articles qui traitent des habitations des pauvres

70
Op.cit., [Note], p.58. Il est hors de doute que Michelet a relu, avant de rédiger la préface du peuple, le
Mémorial dans lequel il avait consigné, de 1820 à 1822, ses souvenirs d’enfance. On trouvera, dans notre
édition, des écrits de jeunesse (Gallimard, 1959), p. 20, un tableau des correspondances que l’on peut relever
entre les deux textes.
71
Id., Michelet concevrait pieusement la page de titre de l’un de ces livres, le Savant de Société de Fabre
d’Olivet, sur laquelle il avait écrit les lignes suivantes : « Dans l’affreuse année 1812-1813, M. Michelet,
imprimeur, supprimé arbitrairement par Napoléon et ruiné, fit une édition de ce livre de ce livre, qui lui
appartenait, pour payer ses créanciers, son fils, Jules Michelet, en fut le compositeur et son grand-père, fort âgé,
l’imprima lui-même »
72
Op.cit., p.54-58.
73
Christian Topalov, « Raconter ou compter ? L’enquête de Charles Booth sur l’East End de Londres (1886-
1889) », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2004, n°22, p.107-132, [En ligne], consulté le 16/11/2022,
URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-mil-neuf-cent-2004-1-page-107.htm ,
p. 110.

27
pour ensuite en faire un ouvrage en 1854, London Shadows, publié dans le journal the
Builder74.

Aujourd’hui, si la misère n’est pas toujours l’objet central des analyses littéraires, la
représentation du peuple l’est encore ; ce qui implique toujours en filigrane, l’évocation de la
misère. Car, peuple et misère au sujet du XIXe siècle sont difficilement dissociables. Dans
cette perspective, Nelly Wolf consacre une partie de ses écrits à la littérature du XIX e siècle et
réfléchit aux représentations du « peuple75 ». Elle retrace à travers des auteurs comme
Flaubert, George Sand, ou encore Zola76, la trajectoire du peuple dans les récits littéraires
français et analyse l’enjeu de sa représentation au cours de ce siècle. Elle met également un
accent particulier sur l’intérêt qu’avaient ces auteurs d’écrire sur les conditions du peuple.
Pour exemple, au sujet de George Sand, elle évoque le sentiment d’ « appartenance
nationale77 » de l’écrivaine qui s’identifiait comme appartenant au peuple.

Après avoir constaté que la représentation de la misère sociale a été généralement


possible à partir de la mise en discours du peuple, de sa condition de travail, de vie et de sa
condition politique, il semble désormais pertinent d’effectuer un croisement des œuvres
britanniques et françaises sur l’usage des discours idéologiques : politiques, philosophiques,
économiques, religieux et historiques, dans le discours littéraire.

Ce que nous proposons de faire, c’est de lire les images qui sont attribuées au peuple à
travers lesquelles on peut analyser l’envers du progrès industriel de la littérature britannique à
la littérature française. Cela n’est possible qu’en tenant compte des invariants qui se dessinent
d’une œuvre à une œuvre et de faire le lien avec les discours idéologiques qui soutiennent les
thèses défendues par ses œuvres.

Pour cela, nous nous posons cette série de questions :

Y aurait-il un lien entre les parcours de vie des auteur(e)s et l’écriture de la souffrance
sociale ?

74
Id.
75
Nelly Wolf, Le peuple à l’écrit. De Flaubert à Virgine Despentes, Paris, Presses Universitaires de Vincennes,
2019.
76
Nelly Wolf, Le peuple dans le roman français de Zola à Céline, Paris, Presses universitaires de France, 1990.
77
Marie-Pierre LE HIR, « Le sentiment d'appartenance nationale dans l'œuvre de George Sand », Romantisme,
2008, n° 142, p. 93-106. [En ligne], consulté le 01/10/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/revue-romantisme-2008-4-page-93.htmes

28
L’adhésion aux réflexions de Marx, Engels, Carlyle, Leroux et Lamennais aurait-elle
une influence dans la construction des récits ? Et, surtout, comment se déploient dans les
récits, ces différentes idéologies qui luttent contre la misère du peuple sous ses différentes
formes ?

Parler d’oppression dans les récits implique l’existence des personnages opprimés. À
cet effet, quelles seraient les figures représentatives de l’oppression sociale au XIXe siècle que
l’on retrouve dans les œuvres étudiées ? Comment sont-elles représentées et peut-être
hiérarchisées ?

L’espace est une composante essentielle dans une écriture qui lie oppression sociale,
transformations industrielles et organisation politique de la société. Pour cette raison, la ville
transformée par l’industrialisation et qui accueille une population renouvelée et adaptée à
cette industrialisation mérite d’être analysée pour mettre en évidence la souffrance du peuple.
Dans ce cas, de quelle forme de représentation fait-elle l’objet ? Quel est son rapport à la
représentation de la misère ? Serait-elle mise en confrontation avec d’autres espaces ?

Il n’a pas été question pour ces auteurs de faire de leur écriture une toile qui ne se
résoudrait qu’à dire l’existence des inégalités sociales. Nous nous rendons compte que ces
écritures ont non seulement représenté ces souffrances, mais elles ont également proposé des
formes de résolutions aux différents problèmes à l’origine de l’oppression du peuple. Alors,
quelles en sont les différentes pistes de résolution proposées ? Comment ces propositions
sont-elles représentées dans les textes ?

Il se trouve aussi que les intrigues proposées par les récits étudiés tiennent en grande
partie sur des faits réels. Pour cet usage, par quels procédés sont insérés ces récits qui relèvent
de l’histoire réelle ? À quoi servent réellement ces récits tirés de la grande Histoire ? assurent-
ils la même fonction d’un usage à un autre ? Ou, ont-ils parfois des fonctions spécifiques qui
résultent du contexte textuel dans lequel ils sont évoqués ?

L’écriture qui a rendu possible cette lecture de l’histoire de l’oppression sociale dans
la littérature du XIXe siècle n’est pas sans intérêt pour notre analyse. En vue de cela, quels
sont les procédés narratifs et esthétiques utilisés pour parvenir à faire entendre et comprendre
au lecteur la souffrance du peuple ?

Les hypothèses :

La littérature du XIXe siècle sur la question de l’oppression sociale s’est construite en


partie sous l’influence des pensées idéologiques et politiques. D’ailleurs, George Sand et

29
Charles Dickens sont politiquement devenus moins progressistes, car leur engagement s’est
plus limité à l’écriture romanesque, l’écriture des articles dans des revues dans lesquelles ils
exprimaient leurs opinions. Or, Victor Hugo a considérablement progressé sur le plan
politique à l’exemple de son engagement auprès de Louis-Napoléon Bonaparte, son exil et
son retour en France pour continuer son combat pour les plus faibles et ses prises de paroles à
l’Assemblée nationale au sujet du droit à l’éducation.

Mais, cela ne fait pas des récits de ces auteurs, la base d’une pensée unique sur
l’oppression du peuple. Car, chaque auteur oriente son discours selon ses sensibilités qui
peuvent être d’ordre religieux, politique et économique. Dans le roman d’Elizabeth Gaskell,
des principes religieux pourraient expliquer la déchéance de quelques personnages. Et, Victor
Hugo met un accent sur l’aspect politique qui impacte les réalités économiques du peuple.
Comme résultat, plusieurs domaines de réflexion sont convoqués dans les récits pour tenter de
comprendre et d’expliquer la misère dans laquelle se trouve la population ouvrière. Par
ailleurs, bien qu’il s’agisse des discours romanesques dans l’ensemble, nous nous rendons
compte que chaque univers romanesque est particulier sur le plan esthétique. Chacun des
auteurs exploite des stratégies esthétiques qui lui sont appropriés pour atteindre l’adhésion et
la sensibilité des lecteurs sur les sujets abordés.

Cette hypothèse générale est donc soutenue par les suivantes :

D’abord, le discours littéraire a été capable de s’imposer en tant que discours social
contre la paupérisation source de misère sociale. Et, cela a été possible dans une ouverture à
d’autres discours politique, économique et philosophique. Cette démarche fait qu’aujourd’hui
lorsqu’on parle de la critique de l’oppression sociale au XIXe siècle, des effets de la
révolution industrielle, de la précarité et de la misère du peuple, les auteurs qui constituent
notre corpus sont indéniablement évoqués.

Ensuite, sur le plan esthétique, ces romans se sont inscrits dans une tradition littéraire
qu’ils ont contribué à créer. Celle-ci consiste à faire parler dans les récits, les personnages les
plus marginalisés par la littérature que par la société. Pour cela, on observe un croisement de
langage propre à différents milieux sociaux qui cohabitent désormais dans la littérature.

30
Cadre méthodologique et présentation du déroulement du travail

Pour produire notre travail, nous avons utilisé une méthode transdisciplinaire, inspirée
de Muriel Lascaux et d’Alain Morel78 qui consiste à lire la réalité sociale dans sa pluralité en
considérant plusieurs disciplines à la fois. Notre objet d’étude ne relevant pas seulement du
domaine littéraire, nous sommes contraints de prendre en compte d’autres disciplines pour
mieux aborder le sujet.

Dans ce but, à l’étude autobiographique qui expliquerait l’« agir social »79 de nos
auteur (e)s, et l’étude du personnage qui permet de lire les valeurs idéologiques soutenues par
l’auteur et le narrateur attribuées au personnage80, nous ajouterons l’analyse du discours pour
comprendre les interactions entre les écritures littéraires et d’autres formes d’écrits à propos
de l’oppression sociale81. Alors, dans la première partie de notre travail qui sera structurée en
trois chapitres, nous évoquerons ces trois aspects :

Le premier aspect consiste à retracer une relation qui existerait entre l’auteur et
l’écriture des souffrances du peuple. Cela permettra de savoir si cette écriture est le résultat du
simple besoin de faire entendre la misère du peuple et d’en proposer des pistes d’amélioration.
Ou, si cela a un lien avec des expériences personnelles vécues par les écrivain(e)s ; dans ce
cas, l’écriture serait un lieu de réparation de leurs traumatismes.

Le deuxième chapitre est dédié à l’analyse des interdiscours qui construisent le


discours sur l’oppression sociale. Et le dernier chapitre de cette partie prendra en compte la
représentation du personnage opprimé.

La deuxième partie analyse l’esthétique de la déchéance sociale. Pour ce, nous


consacrerons ses deux premiers chapitres à une étude descriptive. Celle-ci s’appuie sur l’acte
de décrire dont le but est de montrer comment la misère se traduit sur l’espace, les corps ainsi

78
Muriel Lascaux, Alain Morel, « 31. Transdisciplinarité. Principes et cadre de l’accompagnement
transdisciplinaire », Alain Morel, Addictologie. En 49 notions, Paris, Dunod, 2018, p.351-361, [En ligne],
consulté le 02/10/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-romantisme-2008-4-
page-93.htmes , p.352. Étudier la réalité, le vécu et le fonctionnement humain, individuel et social, sous un seul
angle, chaque partie indépendamment des autres, est rapidement insatisfaisant et trompeur, mais les appréhender
comme un système global est difficile, voire impossible, avec nos méthodes classiques de connaissances,
notamment scientifiques.
79
Alicia LindÓn, « Récit autobiographique, reconstruction de l’expérience et fabulation : une approximation à
l’action sociale », Sociétés, 2005, n° 87, p.55-63,[En ligne], consulté le 16/11/2022, https://www-cairn-
info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-societes-2005-1-page-55.htm , p. 56
80
Émilie Goin, « Narrateur, personnage et lecteur. Pragmatique des subjectivèmes relationnels, des points de vue
énonciatifs et de leur dialogisme », Cahiers de Narratologie, [En ligne], consulté le 16/11/2022,
http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/narratologie/6797 , p. 7.
81
Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, [1996], 2009.

31
que sur le mode de vie du personnage ouvrier. D’ailleurs, s’intéressant à la littérature du XIX e
siècle, Philippe Dufour, critique littéraire, affirme que la description minutieuse du « monde
physique (les corps, les objets, les paysages) est une caractéristique du roman du XIXe
siècle82. Donc, en tant qu’objet significatif du roman à ce siècle, elle est aussi un outil
véritable pour notre compréhension des formes de représentation de la paupérisation dans ces
œuvres.

Aussi, cette partie évolue sur un autre aspect qui a une portée beaucoup plus
historique. C’est le troisième chapitre de la partie. Dans celui-ci, il est question, après avoir
montré les facettes de la misère dans les chapitres précédents, de ressortir les pistes de
résolutions de la misère. Pour construire ce chapitre, nous interrogerons l’Histoire que nous
confronterons aux récits de révoltes rencontrés dans les romans.

La dernière partie examinera la construction d’une tradition littéraire et historique


fondée sur l’écriture de l’oppression sociale. Elle repose sur une analyse du fait littéraire, sur
sa dimension esthétique et historique. Il s’agit d’interroger le texte littéraire comme objet
« expressif » et enjeu « historique » de la misère d’un peuple marginalisé. C’est donc en deux
chapitres que les procédés narratifs et linguistiques seront étudiés. Le premier chapitre
s’attèlera à analyser les différentes formes de langage qui permettent aux écrivain (e)s de dire
la souffrance du peuple en suscitant la sensibilité des lecteurs. Le deuxième chapitre, quant à
lui, nous permettra de traiter la structure des récits, c’est-à-dire comprendre l’intérêt de
l’implication d’une histoire hors de l’histoire racontée et le rôle des récits historiques dans la
trame narrative.

82
Philippe Dufour, « Du style descriptif. La réponse de Flaubert à Lessing », Poétique, 2021, n°189, p.47-67,
[En ligne], consulté le 16/11/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-poetique-
2021-1-page-47.htm , 47.

32
PREMIÈRE PARTIE
PARCOURS PERSONNELS DES AUTEURS ET FIGURES DES OPPRIMES

33
La recherche sur l’écriture de l’oppression sociale avec les auteurs du XIXe siècle que
nous avons choisi d’analyser repose sur leur intérêt pour la cause du peuple à l’exemple
d’Hugo qui milite contre la misère du peuple, contre la peine de mort, pour la paix et la liberté
à l’Assemblée pendant la Seconde République83. Pour comprendre ainsi l’enjeu de leurs
discours sur la paupérisation au XIXe siècle, et pour avoir la capacité de juger la valeur de ces
discours, nous faisons des liens entre les événements propres à la vie des auteurs et ceux liés à
l’histoire commune. George Sand dans Correspondance montre comment l’union de ses
parents (père aristocrate et mère paysanne) fut une source d’inspiration pour son intérêt des
causes du peuple. Tout comme Sand, Dickens a une expérience tirée de son enfance, mais
celle-ci est plutôt liée à son expérience dans le monde du travail qui hante son écriture. Plus
tard, son positionnement politique sera beaucoup influencé par la pensée de l’historien
Thomas Carlyle. Cette influence le conduira à s’intéresser aux réalités des ouvriers de Preston
dont il se servira de leur grève de 185384 pour écrire Hard Times.

Dans le même sens, nous pouvons évoquer comme autre exemple Hugo et son intérêt
pour les populations du bagne de Toulon. Cette attention que les auteurs portent à l’actualité
pour alimenter à la fois leur fiction et exploiter l’émotion suscitée par les événements
nécessite que l’on restitue cet arrière-plan et replace ces auteurs engagés dans les débats
idéologiques et politiques de leur temps. Parce que le sujet de la condition ouvrière est
exprimé de différentes manières selon les auteurs, et selon des domaines choisis par ces
derniers pour en parler, nous sommes dans l’obligation de re-situer les représentations en
tenant compte de leurs contextes idéologiques et politiques, voire philosophiques et religieux,
afin de mieux cerner le sens des différents discours.

Les figures des opprimés inscrites dans les romans ont ainsi pour fonction de susciter
la compassion, la compréhension voire l’indignation d’un lecteur étranger à la classe sociale
miséreuse, et nous renseigner sur les formes d’oppressions figurées dans les ouvrages. Alors,
comment écrire sur la condition ouvrière pour susciter l’indignation des prolétaires eux-
mêmes et une prise de conscience des patrons, auteurs, de cette misère? Car les ouvriers se
seraient reconnus dans les personnages miséreux dont ils achetèrent l’œuvre d’Hugo en se

83
Bibliothèque nationale de France, « Actes et paroles », [En ligne], consulté 24/01/2023,
http://classes.bnf.fr/pdf/Hugo4.pdf
84
Charles Dickens, ‘‘On Strike’’ Dickens Journals Online, Vol. VIII., N°17, McIlwraith & Barker, 02/11/1853,
p.553. [En ligne], consulté le 17/02/2022, https://www.djo.org.uk/household-words/volume-viii/page-553.html

34
cotisant85. Comment écrire pour traduire les souffrances dans le roman en prenant en compte
d’autres formes de discours ? Finalement, que nous révèlent les figures et formes
d’oppressions sur l’avis des auteurs ? Sont-ils unanimes au sujet de la souffrance du peuple ?
Ou encore, en quoi leurs écritures seraient-elles le lieu de controverses à ce sujet ?

L’analyse autobiographique et quelques informations biographiques serviront de


support méthodologique pour la rédaction du premier chapitre. Quelques concepts d’analyse
du discours seront exploités pour le second chapitre, tout comme des outils d’analyse du
personnage dans le roman pour le troisième et dernier chapitre de cette première partie.

85
Macha Sery, 1862 : « Les Misérables » un événement littéraire planétaire, [En ligne], consulté le 09/02/2022,
https://www.lemonde.fr/series-d-ete/article/2020/07/16/1862-les-miserables-evenement-litteraire-
planetaire_6046404_3451060.html

35
CHAPITRE I. SOUFFRANCES PERSONNELLES, INFLUENCE IDEOLOGIQUE
DES AUTEURS ET CREATION ROMANESQUE

36
Les conditions économiques précaires induisent une oppression sociale. Mettre en
lumière celle-ci à travers les fictions romanesques nécessite de s’intéresser à la genèse des
œuvres, pour mieux en cerner à la fois l’élaboration et les trajectoires que les auteurs décident
d’emprunter. Une telle analyse permet de faire ressortir la particularité des œuvres retenues,
qui au-delà du fait qu’elles sont des récits romanesques donc fictifs, résultent d’un événement
particulier vécu par les auteurs ou de faits réels dont ils ont pu s’inspirer grâce à une
documentation importante. De fait, l’écriture de Dickens, de Gaskell, de Sand et d’Hugo ne
résulte pas seulement de la subjectivité de leurs regards sur la société, son état économique et
social, mais comprend également des réalités concrètes, perceptibles par tous, et qu’ils
transcrivent dans leurs textes afin de créer l’impression d’une vérité sociale.

Le contexte d’écriture étant marqué par l’industrialisation, cela favorise la récurrence


des sujets autour de la souffrance du peuple. Pour cela, nous questionnons les éléments ayant
poussé les auteurs à s’y intéresser davantage, tant dans leur vie personnelle que dans leurs
contacts avec les autres penseurs de leurs temps. À ce sujet, plusieurs critiques ont consacré
leurs travaux aux biographies de ces auteurs, tels que Shirley Foster pour Elizabeth Gaskell86,
Paul Schlicke pour Charles Dickens87, Jacques Vivent pour George Sand88 et Jean-Marc
Hovasse pour Victor Hugo89. Nous nous appuierons sur leurs travaux afin de comprendre et
d’expliquer l’engagement des auteurs dans leurs combats contre l’oppression sociale au
XIXe siècle.

I.1. Des enfances inspirantes


Revenant comme un leitmotiv dans la production romanesque anglaise et française, la
scripturalité de l’enfant est très en vogue au XIXe siècle. L’enfant est un sujet important à ce
siècle à tel point que sa récurrence chez les écrivains anglais et français est assez fréquente
dans les romans. Prenons les exemples tels que Les malheurs de Sophie90 de la comtesse de

86
Shirley Foster, Elizabeth Gaskell, A literary life, Sheffield, University of Sheffield, 2002; ou, The Cambridge
companion to Elizabeth Gaskell, ed. Jill L. Matus, New York, Cambridge University Press, [2007], 2009.
87
Paul Schlicke, The Oxford Companion to Charles Dickens, New York, Oxford, [1999], 2000, 2001. On peut
aussi citer, Peter Ackroyd, Charles Dickens, [Trad.], Silvère Monod, Paris, 1993.
88
Jacques Vivent, La Vie privée de George Sand, [en ligne], e-book, consulté le 27/08/2021,
https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=EXGJDwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PT2&dq=La+vie+de+famille+de
+George+Sand&ots=HFxQRmM4jR&sig=pxrnvkVp309w71ZfpB3q6tLCiek&redir_esc=y#v=onepage&q=La%
20vie%20de%20famille%20de%20George%20Sand&f=false . Comme Biographes de l’autrice on retrouvera,
André Maurois avec Lélia ou la vie de George Sand, Joseph Barry avec Georges Sand et le scandale de la
liberté, Curtis Cate qui propose George Sand, A Biography by Curtis Cate.
89
Jean-Marc Hovasse, Victor Hugo, Tome I. Avant l’exil (1802-1851), Paris, Fayard, 2001.
90
La Comtesse de Ségur, Les malheurs de Sophie, Paris, Librairie Hachette & Cie [1858], 1880.

37
Ségur ; Sans famille91 d’Hector Malot qui est l’un des prototypes du roman français mettant en
scène les mésaventures d’un enfant abandonné ; de même, George Sand ne reste pas en marge
de cette littérature qui accorde un intérêt particulier à la figure de l’enfant avec son roman
François le champi.92 Si nous nous éloignons un instant de la sphère romanesque, nous
constaterons que ce personnage occupe aussi d’autres formes de récits à l’exemple des
poèmes de Victor Hugo comme « l’enfant »93, poème dans lequel il est le symbole de la
libération du peuple grec contre l’oppression turque. The water-babies, A Fairy Tale for a
Land-Baby94 est l’une des œuvres les plus connues et de référence de la littérature anglaise du
XIXe siècle au sujet de la représentation de l’enfant. Ainsi, l’enfant en tant que motif
privilégié de représentation de la souffrance dans cette littérature a suscité en nous des
interrogations sur l’itinéraire social et familial des auteurs, lequel itinéraire peut voiler un
nombre important d’informations capitales et expliquer leur posture, leur combat. En effet,
Philippe Lejeune, dans Le pacte autobiographique95 nous renseigne que les événements de la
vie d’un auteur peuvent marquer ou influencer l’écriture de celui-ci, de telle sorte que l’on
observe la récurrence d’un motif d’écriture dans ses œuvres. C’est aussi ce que Charles
Mauron qualifie d’« obsédant » dans ses études psychanalytiques96. D’ailleurs, Lejeune fait un
lien entre la psychanalyse et l’autobiographie :

Si la psychanalyse apporte une aide précieuse au lecteur d’autobiographie, ce n’est point


parce qu’elle explique l’individu à la lumière de son histoire et de son enfance, mais
parce qu’elle saisit cette histoire dans son discours et qu’elle fait de l’énonciation le lieu
de sa recherche […]97

Ce rapport nous conduira quelquefois à interroger les discours que les auteurs portent
sur leur propre enfance. Mais, nous ferons dans cette partie une analyse biographique de la vie
des auteurs pour comprendre les interactions qui seraient à l’origine de leur positionnement
sur la question sociale de la condition ouvrière de leur siècle.

91
Hector Malot, Sans famille, Paris, J.Hetzel et Cie, 1880, [en ligne], consulté le 07/10/2021,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k97632083
92
George Sand, François le champi, Paris, Hachette, [1848], 1933.
93
Victor Hugo, « l’enfant »Les Orientales, XVIII, [en ligne], consulté le 07/10/2021
.https://gallica.bnf.fr/essentiels/victor-hugo/orientales/enfant
94
Charles Quinsley, The water-babies, A fairy tale for a Land-Baby, Londres, Macmillan, 1863.
95
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975.
96
Max Milner, « Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique » by Charles
Mauron. Dans., Revue d’Histoire littéraire de la France, Apr.- Jun., 1966, 66e Année, N°.2, pp.353-355, Presses
Universitaire de France, [en ligne], consulté le 30/08/2021, https://www.jstor.org/stable/40522870 , p.353.
97
Philippe Lejeune, op.cit., p.9.

38
I.1. 1. George Sand et une enfance au cœur des antagonismes sociaux
L’œuvre de George Sand, comme celles de la plupart de ses contemporains, met
généralement en scène des confrontations sociales entre des personnages de rangs sociaux
disjoints, à savoir les prolétaires (le peuple), de l’aristocratie et de la bourgeoisie. Cette
approche de l’autrice est certes le reflet de la société dans laquelle elle évolue, capitaliste,
marquée par les différences sociales et économiques. Mais cette conscience aiguë et précoce
des distinctions sociale porte également la marque de son histoire familiale.

En effet, George Sand est victime depuis son enfance d’un drame familial dû aux
origines sociales opposées de ses parents. Dans la lignée de son père, Maurice Dupin de
Francueil, Aurore de Saxe (George Sand) appartient à la plus haute aristocratie, contrairement
à celle de sa mère, Sophie Victoire Delaborde, qui est sans nom distinctif. La lignée de sa
mère est surtout marquée par l’activité de son grand-père, paumier et éleveur d’oiseaux98. Ce
croisement fut un drame pour l’autrice, pour la simple raison que les mariages de cet ordre
n’étaient pas appréciés en raison d’une ségrégation sociale très forte. Les codes sociaux
impliquaient que les mariages se fassent à l’intérieur de chaque classe. De ce point de vue, les
classes fonctionnaient comme des castes, c’est-à-dire que les prolétaires devraient se marier
entre eux, tout comme les bourgeois et les aristocrates. Toutefois, Adeline Daumard souligne
que la condition n’est pas le seul critère :

Dans la bourgeoisie, grande ou petite, dans l’aristocratie, le mariage était avant tout un
« établissement » […] un bon établissement, selon les normes de la société, devait
prendre en compte plusieurs critères. L’argent était toujours présent99.

Les moyens financiers qui déterminent le rang social occupent une place déterminante
dans l’union des personnes, ce qui explique les nombreuses querelles entre la grand-mère
maternelle d’Aurore de Saxe et sa mère. Cette incompatibilité sociale et financière entre la
mère et la grand-mère de Sand fait que l’éducation de la jeune Aurore est problématique, car

98
Jacques Vivent, La vie privée de George Sand, [en ligne], consulté le 08/09/21,
https://www.google.fr/books/edition/La_vie_priv%C3%A9e_de_George_Sand/EXGJDwAAQBAJ?hl=fr&gbpv
=1&printsec=frontcover : « Le père de Maurice Dupin était de Franceuil, receveur général de Finances, fils lui-
même de Claude Dupin, officier, puis fermier général et économiste. Sa mère Mari-Aurore de Saxe, fille
naturelle du maréchal de Saxe et d’une comédienne, Marie Rinteau, au théâtre Mlle Verrières. Maurice, né le 28
octobre 1966, avait été reconnu en 1711. Il était l’oncle de Marie-Josèphe de Saxe, femme du Dauphin de France
(fils de Louis XV), et mère de Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. […] De la branche maternelle, plus
modeste, on remonte moins aisément et moins haut dans le passé. Victoire-Sophie Delaborde est née d’Antoine
Delaborde, maître paumier et maître oiselier ; c’est-à-dire qu’il avait tenu un jeu de paume avant de se livrer, sur
les quais, au commerce des serins. » Chapitre premier, Les Ancêtres de George Sand Aurore de Saxe.
99
Daumard Adeline, « Affaire, Amour, affection : le mariage dans la société bourgeoise au XIXe siècle. » In :
Romantisme, 1990, n°68. Amours et société. pp.33-47, [en ligne], consulté le 08/09/2021,
https://doi.org/10.3406/roman.1990.6124, www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1990_num_20_68_6124

39
selon sa grand-mère, l’éducation d’Aurore de Saxe ne doit être entachée d’aucune éducation
populaire. Ainsi, dans Histoire de ma vie100, récit autobiographique, elle avoue que la
séparation entre sa famille maternelle et sa famille paternelle fut un désastre pour son enfance
et une période traumatisante :

Cette naissance qui m’a été reprochée si souvent et si singulièrement des deux côtés de
ma famille est un fait assez curieux. En effet, et qui m’a parfois donné à réfléchir sur la
question des races.101

Le terme « race » est employé pour faire référence à la lignée familiale, et à l’origine
sociale, comme c’est d’usage au XIXe siècle102. Aussi fait-elle explicitement le lien entre sa
destinée familiale et sa conscience sociale. Il faut se rendre compte dans le propos de l’autrice
que le reproche qui lui est adressé n’a pas été dans un seul sens, car si sa grand-mère lui
interdit de s’approprier les manières de sa famille maternelle, en l’occurrence du bas peuple,
sa mère s’est montrée plus intéressée par la fortune dont Aurore a hérité au décès de sa grand-
mère, que par le bien-être affectif de sa fille.103 George Sand, marquée par cette expérience de
son enfance et sensible aux études du milieu dans la littérature et dans les discours sociaux qui
lui sont contemporaines, procède à l’étude des mœurs des différentes classes, elle peint tant
les petites gens des classes populaires que ceux de la bourgeoisie. Dans la notice de La Mare
au diable104, elle affirme que son intention était de parler de l’homme dans son état primitif,
loin de la civilisation moderne : « je n’ai rien fait de neuf en suivant la pente qui ramène
l’homme civilisé aux charmes primitifs.105» Ses propos dévoilent son attachement pour les
petites gens, pour le peuple auquel elle s’identifie :

On n’est pas seulement l’enfant de son père, on est aussi un peu, je crois, celui de sa
mère. Il me semble même qu’on l’est davantage, et que nous tenons aux entrailles qui
nous ont portés, de la façon la plus immédiate, la plus puissante, la plus sacrée. Or, si,
mon père était l’arrière-petit-fils d’Auguste II, roi de Pologne, et si, de ce côté, je me
trouve d’une manière illégitime, mais fort réelle, proche parente de Charles X et de Louis

100
George Sand, Histoire de ma vie, Paris, Flammarion, [1855]
101
Op.cit., p.56.
102
Id., N’oublions pas l’extension du terme de race au XIX e siècle (que l’histoire du XXe siècle lui a fait perdre).
Ici, Sand emploie le mot dans une acception vieillie et qualifiée de « littéraire » par le Grand Larousse universel
de 1995 : « Lignée familiale considérée dans sa continuité ; ensemble des ascendants ou des descendants d’un
personnage ou d’un groupe humain (en parlant de familles célèbres ou notoires). » Dans Le petit Littré, op.cit.,
p.1452, l’une des définitions de la race est « tous ceux qui viennent d’une même famille. »
103
George Sand, La mare au diable, Paris, éd., Larousse, [1846], 1993, p.6. À dix-sept ans, Aurore perd sa
grand-mère et hérite. Sa mère jalouse sa fortune, l’oblige à s’installer chez elle et surveille tous ses faits et
gestes. Pour lui échapper, Aurore épouse en 1822 un sous-lieutenant, le baron Casimir Dudevant, et retourne à
Nohant.
104
Id., p.30.
105
Ibid.

40
XVIII, il n’en est pas moins vrai que je tiens au peuple par le sang, d’une manière tout
aussi intime et directe ; de plus, il n’y a point de bâtardise de ce côté-là.106

Si George Sand ne rejette aucune de ses origines, elle mythifie la légitimité de son
ascendance populaire face à la bâtardise qui entache, selon elle, son héritage aristocratique,
voire royal. Malgré ses différends avec sa mère, elle éprouve une sorte d’empathie pour la
condition de cette dernière, qui semble avoir été marginalisée en raison de son état de
précarité. La pauvreté n’est pas pour la petite Aurore ce qui définit un groupe de personnes,
mais plutôt une condition économique qui ne peut définir l’identité de ces personnes. De fait,
le jugement porté par George Sand n’est pas celui d’une personne détachée du peuple,
méconnaissant les paradigmes sociaux, mais bien celui d’une personne issue du peuple dont
elle se fait le porte-voix. Pour cela, lorsqu’elle écrit, et parle au sujet du peuple, c’est en tant
que femme du peuple. Alors, elle fait de cette partie de la société, un « invariant »107 de son
écriture et une donnée réelle, essentielle de son identité. Bien que ses œuvres soulèvent
diverses questions, elles évoquent tout de même des faits qui ont marqué son enfance, comme
celui du mariage ou précisément celle de la condition de la femme dans le ménage que l’on
peut considérer comme des traces de la souffrance infligée à sa mère par sa grand-mère108. De
ce point de vue, la présence du peuple en tant que personnage dans les romans de Sand n’est
que la réconciliation de l’autrice avec ses origines. Cette réconciliation de Sand avec son
peuple se décrit aussi dans La ville noire109 à travers les choix de Tonine et de Sept-Épées. En
effet, Tonine a la « possibilité de se marier avec un homme bon, un médecin qui lui
permettrait de faire le bien, mais qu’elle n’aime pas110. » Étienne Lavoute, pour sa part,
« s’aventure dans l’oubli d’un confort agréable, mais isolé et trop égoïste d’une veuve
aisée.111 » Les deux possibilités de sortir du prolétariat par le mariage pour nos personnages se
soldent par des échecs : non par l’incapacité des personnages, mais plutôt de leur propre chef.
Ils finissent par se marier entre eux en renonçant à la richesse. Cette représentation qui

106
Ibid., p.57.
107
Selon Pierre-Marc de Biasi, Génétique des textes, Paris, CNRS éd., Coll., « Biblis », 2011, p. 200, Charles
Mauron passe du divers à l’invariant, c’est ce qu’il nomme « l’obsédant. »
108
Ibid., p. 485-486. George Sand explique dans son autobiographie le mépris qu’elle éprouvait sur le choix de
sa grand-mère qui tenait à la séparer de sa mère pour des raisons d’instructions, de talents et de fortune :
« Malgré toutes ses distractions et tous ces étourdissements, je nourrissais toujours au fond de mon cœur une
sorte de passion malheureuse pour ma mère absente. […] Je protestais toujours dans le secret de ma pensée,
contre le sort que ma pauvre bonne maman tenait tant à m’assurer. Instruction, talents et fortune, je persistais à
tout mépriser. J’aspirais à revoir ma mère, à lui parler de nos projets, à lui dire que j’étais résolue à partager son
sort, à être ignorante, laborieuse et pauvre avec elle. »
109
George Sand, La ville noire, op.cit.
110
Éric Bordas, George Sand, Écritures et représentations, Paris, Eurédit, 2004, p. 70.
111
Op.cit., p.70.

41
exprime le triomphe de l’amour sur le matériel peut traduire le choix de l’autrice entre amour
et richesse depuis son enfance. George Sand fait le choix du peuple et de l’amour de sa mère
au-delà de celui que pouvait lui procurer toute sa richesse de Nohant.

Outre les événements de son enfance qui justifient une telle perception, sa relation à
Leroux et son adhésion aux idées socialistes sont assez déterminantes s’agissant de son
attention pour le peuple des villes en plein essor industriel. Mais, l’impact de cette relation
fera l’objet d’une analyse détaillée plus tard. L’écriture de Sand est donc une sorte
d’expression d’une expérience intérieure112 que le lecteur peut cerner par des biographèmes 113,
c’est-à-dire des traits de sa biographie qui peuvent éclairer le lecteur sur la personnalité de
l’auteur. De fait, Sophie Ménard présente la relation de George Sand aux oiseaux, et plus
généralement son amour pour la nature figuré de façon significative dans certains de ses
ouvrages, comme un héritage familial. En effet, fille d’un oiseleur, sa mère avait su
développer le langage des oiseaux et pouvait communiquer avec eux 114. Cette sensibilité aux
curiosités de la nature, à ses charmes aussi, elle a pu le transmettre à sa fille. Sans liens
directs, cette attention pour la nature est également perçue dans l’écriture de Gaskell.
D’ailleurs, la nature ou la campagne représente un lieu commun de la période, un lieu
d’expérience de la pureté. Cette idéalisation se faisait déjà ressentir chez des écrivains à la fin
du XVIIIe siècle comme Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre115. Nous pouvons de fait
essayer de poursuivre l’analyse avec le roman et la vie de Gaskell.

112
Arnaud Tellier, Expérience traumatique et écriture, Paris, éd., Economica, 1998, p.30.
113
Alexandre Gefen, « Le jardin d’hiver. Les « biographèmes » de Roland e », [en ligne], consulté le
11/09/2021, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01624204/document : J’aime certains traits biographiques qui,
dans la vie d’un écrivain, m’enchantent à l’égal de certaines photographies ; j’ai appelé ces traits des
« biographèmes ». Roland Barthes, La Chambre Claire.
114
Sophie Ménard, « De l’oiseau à la lettre : l’entrée en écriture dans Histoire de ma vie de George Sand »,
Pratiques [En ligne], 183-184 | 2019, mis en ligne le 30 décembre 2019, consulté le 11 septembre 2021.
URL : http://journals.openedition.org/pratiques/7182 ; DOI : https://doi.org/10.4000/pratiques.7182, p. 3. Si les
fauvettes, rossignols, sansonnets, pigeons adoptés, trouvés, domestiqués, élevés exercent une force attractive sur
la jeune Aurore, qui les « regarde comme autant de parrains et marraines, mystérieux patrons avec lesquels [elle
a] toujours eu des affinités particulières » (HV, p.54), c’est parce qu’ils sont au cœur de son identité familiale
[…]. En outre, G. Sand hérite de sa mère du don de parler aux oiseaux et d’ouvrir « le monde du beau » avec
« une clef magique ».
115
Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie, [en ligne] consulté le 16/02/2022,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62199797

42
I.1.2. La mort dans l’enfance d’Elizabeth Gaskell et son empreinte dans Mary
Barton116
Il est important de signifier d’entrée de jeu que le roman Mary Barton117 d’Elizabeth
Gaskell a retenu notre attention sur la question de la mort. La représentation fréquente de ce
sujet dans l’évolution de l’intrigue se présente comme une conséquence néfaste de l’extrême
souffrance. En effet, c’est en lisant l’œuvre de Gaskell que nous sommes confrontés au fait
que la mort de certains personnages à l’exemple de la mère, du frère et du père de Mary
Barton fait évoluer le récit en passant d’une situation à une autre. Le premier temps du récit,
lié à la mort, est celui de la mère de Mary Barton, le second est celui de la mort de son frère et
le dernier temps est en rapport à la mort de John Barton, le père de Mary Barton. À chacun de
ces moments, Mary Barton change de quête. Après le départ de sa mère, par exemple, elle
manifeste un besoin d’autonomie : « child, we must be all to one another, now she is gone »
whispered he. Oh, father what can I do for you? Do tell me! I’ll do anything.”118 Après la mort
de son frère, le père de Mary Barton intègre les mouvements syndicalistes, car il tient pour
responsable de ce désastre, la misère des travailleurs. Cette décision change le quotidien de
Mary Barton parce qu’en tant que syndicaliste, son père se retrouvera sans travail. Pour cela,
Mary Barton devra travailler pour subvenir à leurs besoins.

Ceci étant, nous nous sommes interrogés sur le rapport qui existerait entre ce thème et
l’autrice, notamment en raison de sa récurrence dans la production de cette écrivaine. Ce
phénomène de répétition thématique, consciemment ou non, dans l’écriture d’un auteur,
Charles Mauron l’appelle l’« obsédant. »119 Cependant, nous pensons qu’il est aussi possible
de lire l’«obsédant » dans une seule œuvre, dans la mesure où l’auteur fait d’un objet précis,
un phénomène récurrent dans l’évolution du récit comme c’est le cas dans Mary Barton.

Pour revenir au phénomène de la mort dans le roman de Gaskell, le détour


biographique nous paraît nécessaire, car la perte d’un être cher peut susciter en un individu
une forte compassion pour les autres parce que ce dernier se rend compte de la vulnérabilité

116
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
117
Id.
118
Ibid., p.22. [Trad], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.48. Ma petite fille, maintenant qu’elle est partie,
on doit être tout l’un pour l’autre, chuchota-t-il. Oh, papa, qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Dis-le-moi ! Je
ferai ce que tu voudras.
119
Charles Mauron, op.cit., p. 10. La construction du mythe personnel de l’auteur se fait par la distinction « des
réseaux d’associations, les figures mythiques qu’ils dessinent, enfin les relations dramatiques entres ces figures »

43
de l’existence humaine120. Dans le cas de Gaskell, cela a pu participer à sa sensibilité pour la
question sociale. Très jeune, elle vit une tragédie, la mort de sa mère, qui en fait une orpheline
et la sépare de sa famille dès da sa prime enfance :

Elizabeth Gaskell's early life did not follow the archetypal Victorian family pattern. She
was born in Chelsea on 29 September 1810, where her parents had come to live from
Edinburgh about a year before. However, just over twelve months later, in october 1811
(the exact date is uncertain), her mother, Elizabeth Stevenson, died. Almost immediately
after wards, the small girl was sent to Knutsford to be brought up by her maternal aunt,
Hannah Lumb, and the latter's twenty-one-year-old daughter, Marianne121.

Cette première épreuve qui marque et symbolise un déchirement familial influencera


très profondément la vie de l’autrice. Perdre sa mère et devoir se défaire de son père, ou
apprendre à vivre parfois sans compter sur lui est une image qu’elle laisse transparaitre dans
Mary Barton122 lorsque la jeune Mary Barton perd sa mère pendant l’accouchement de son
petit frère et est éloignée de son père par le chagrin et par le mouvement syndicaliste auquel il
adhère. Cette période sombre de son enfance permet à Elizabeth Gaskell de traduire les
souffrances du peuple à travers des évènements qui affectent généralement les humains.
Implicitement, elle compare ses douleurs lors de ces tragédies à celles d’un peuple qui meurt à
cause de la précarité. Ainsi, la description de ce tourment causé par la mère absente123 chez
Gaskell et de nouvelles conditions dans lesquelles elle vit se traduisent aussi dans une lettre
qu’elle rédige124 à propos de ses souffrances nées des querelles entre sa belle-mère, l’épouse
de son père et elle lorsqu’elle les rejoint à Chelsea :

Long ago I lived in Chelsea occasionally with my father and step mother, and very, very
unhappy I used to be; and if it had not been for the beautiful, grand river, which was an

120
Agata Zielinski, « La compassion, de l'affection à l'action », Études, 2009/1, Tome 410, p. 55-65. [En ligne],
consulté le 16/02/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-etudes-2009-
1-page-55.htm , p.64.
121
Shirley Foster, Elizabeth Gaskell, A literary life, New York, Palgrave Macmillan, 2002. [Trad] Les débuts de
la vie d'Elizabeth Gaskell ne suivent pas l'archétype de la famille victorienne. Elle est née à Chelsea le 29
septembre 1810, où ses parents étaient venus s'installer depuis Édimbourg environ un an auparavant. Cependant,
un peu plus de douze mois plus tard, en octobre 1811 (la date exacte est incertaine), sa mère, Elizabeth
Stevenson, meurt. Presque immédiatement après, la petite fille est envoyée à Knutsford pour être élevée par sa
tante maternelle, Hannah Lumb, et la fille de cette dernière, Marianne, âgée de vingt et un ans. [En ligne],
https://www.deepl.com/fr/translator , p.6.
122
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
123
Thérèse Tremblais-Dupré, La mère absente, Monaco, éd., Du Rocher, 2002.
124
Letter to Elizabeth Gaskell, 9 July 1853, in T.J. wise and J.A. Symington (eds), The Brontes: Their Lives,
Friendships and Correspondence (Oxford: Basil Blackwell, 1932), IV, 76. Gaskell reproduced this letter in the
Life, Vol. II, Chapter XIII. In., Shirley Foster, Id., p.175. [Trad], https://www.deepl.com/fr/translator: « Il y a
longtemps, je vivais occasionnellement à Chelsea avec mon père et ma belle-mère, et j'étais très, très
malheureuse ; et s'il n'y avait pas eu la belle et grande rivière, qui était un réconfort inexplicable pour moi, et une
famille du nom de Kennett, je pense que mon cœur d'enfant se serait brisé. »

44
inexplicable comfort to me, and a family of the name of Kennett, I think my child’s heart
would have broken.125

En lisant les propos de l’autrice, Chelsea a favorisé son attachement et son amour pour
la nature. Cette nature qui lui a offert une harmonie intérieure comme on a pu l’observer chez
Sand au sujet de Nohant constitue selon nous un élément important sur la « sensation
déterminante »126, un élément motivant, qui conduit Gaskell à faire de la nature un havre de
paix dans son écriture. Le deuxième aspect qui ressort de cette expérience de Gaskell à
Chelsea est l’implication de l’entourage (voisinage) dans sa construction du bonheur. Dans
cette lettre127 qu’elle rédige pour dire ses souffrances, Gaskell parle d’« une famille du nom
de Kennett » qui vivait certainement dans les environs et qui lui aurait été d’un grand
réconfort. Cet attachement à son entourage se retrouve dans son roman Mary Barton128, dans
lequel le personnage Mary Barton entretient des liens d’amitié avec son entourage, la famille
Wilson et son amie d’enfance Margaret qui lui sont d’une aide considérable lors de la perte de
sa mère, puis celle de son père plus tard. Prenons cette illustration du roman qui explique
l’affection de madame Wilson pour Mary Barton :

Mary met Alice Wilson, coming home from her half-day’s work at some tradesman’s
house. Mary and Alice had always liked each other; indeed, Alice looked with particular
interest on the mother less girl, the daughter of her whose forgiving kiss had comforted
her in many sleepless hours.129

On peut ressentir une idéalisation de la communauté dans le roman de Gaskell qui peut
être reliée à cette étape de sa vie à Chelsea. De fait, le récit de Gaskell établit une sorte de
communication entre elle et ses lecteurs sur son expérience personnelle et tragique qu’elle
compare à la misère des ouvriers. Elle extériorise par son écriture, les événements qui ont eu
un impact émotionnel dans sa vie. Pour cette raison, il est possible qu’une fiction romanesque
n’impliquant pas directement l’auteur puisse avoir une dimension autobiographique.

125
Shirley Foster, op.cit. [Trad] Il y a longtemps, je vivais occasionnellement à Chelsea avec mon père et ma
belle-mère, et j'étais très, très malheureuse ; et s'il n'y avait pas eu la belle et grande rivière, qui était pour moi un
réconfort inexplicable, et une famille du nom de Kennett, je pense que mon cœur d'enfant se serait brisé... [En
ligne], https://www.deepl.com/fr/translator , p.7.
126
Thérèse Tremblais-Dupré, op.cit., p.9.
127
Letter to Elizabeth Gaskell, 9 July 1853, in T.J. wise and J.A. Symington (eds), The Brontes: Their Lives,
Friendships and Correspondence, op.cit.
128
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
129
Id., p.28. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.58-59. Mary rencontra Alice Wilson qui rentrait de
sa demi-journée de travail chez un commerçant. Mary et Alice s’étaient toujours appréciées ; et Alice considérait
avec un intérêt particulier l’orpheline dont la mère lui avait donné ce baiser de pardon qui l’avait réconfortée
pendant de nombreuses insomnies.

45
Dans cette perspective, Charles Mauron parle de « personnalité inconsciente »130 qui se
dessine par « des situations dramatiques. »131 Ces situations dramatiques sont, selon la
biographie de Gaskell, la mort de ses proches :

Gaskell's other immediate family relationships were similary characterized by loss. A


year or so before the death of her father, her brother, john, twelve year her senior,
mysteriously disappeared while on naval service.132

Un autre aspect de sa biographie qui trahit sa personnalité dans l’œuvre est l’ordre
chronologique que suivent les événements tragiques entre sa vie et celle du personnage
principal, Mary Barton. Dans la biographie, tout comme dans le roman, elle perd sa mère,
ensuite son frère et enfin son père quelque temps plus tard. Dans le roman, la présence de son
frère est marquée par deux indices : le prénom John, attribué au père de Mary Barton, et le
motif de l’embarquement naval chez Will Wilson, son ami d’enfance, marin, comme le fut
son frère. Ainsi, on a l’usage des indices qui reconstituent l’identité de son frère, son prénom
et sa profession tout comme le fait que les personnages qui les utilisent ont un rapport de
proximité avec le personnage principal, donc le père et l’ami d’enfance de Mary Barton.

Au terme de cette analyse de la présence des malheurs de Gaskell présents dans son
roman à travers l’enfance parfois malheureuse de son personnage Mary Barton, nous
affirmons que Gaskell utilise ses souffrances personnelles pour traduire celles du peuple
ouvrier à travers John Barton. Ceci donne l’impression que dire des souffrances en littérature
ne peut passer que par l’expression d’événements vécus. Alors, une sorte de transfert 133 est
opérée entre Gaskell et les personnages qu’elle met en scène. La souffrance de Gaskell est
donc exprimée par les douleurs de ses personnages, en l’occurrence celle de Mary Barton,
même si ces souffrances sont d’un autre ordre, mais il semble qu’elle partage la douleur du
peuple ouvrier à travers les blessures que peut engendrer la perte d’un être cher.

130
Charles Mauron, op.cit., p.13.
131
Id., p.32.
132
Shirley Foster, op.cit., p.8. [Trad], https://www.deepl.com/fr/translator, Les autres relations familiales
immédiates de Gaskell étaient également caractérisées par la perte. Un an environ avant la mort de son père, son
frère, John, de douze ans son aîné, a mystérieusement disparu alors qu'il effectuait son service naval.
133
Selon Jacques Lacan, « le transfert est transport d’une image d’une personne du passé sur la personne de
l’analyste », Sechaud Évelyne, « Le maniement du transfert dans la psychanalyse française », L’Année
psychanalytique internationale, 2009/1 (Volume 2009), p. 161-181. [En ligne], consulté le 13/09/2021. DOI :
10.3917/lapsy.091.0159. URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-l-annee-
psychanalytique-internationale-2009-1-page-161.htm , p.5.

46
Après avoir tenté de reconstruire les personnalités de Sand et de Gaskell
respectivement dans La ville noire134 et Mary Barton135 avec pour but de comprendre leurs
rapports aux récits qu’elles proposent sur l’oppression sociale, nous poursuivons cette analyse
chez Hugo et Dickens.

I.1.3. L’« auteur-enfant » et l’« enfant-personnage » chez Charles Dickens et


Victor Hugo
Pour amorcer ce point, deux interrogations nous viennent à l’esprit : que défend
chacun de ces auteurs au sujet de l’enfance en lien avec la souffrance du peuple dans la
société du XIXe siècle ? N’usent-ils pas de la littérature et de l’oppression sociale pour
exprimer des souffrances de leurs enfances ? Vous constaterez qu’au sujet de Dickens, nous
tiendrons compte de deux romans supplémentaires, notamment Oliver Twist136 et David
Copperfield137, car il serait inconséquent d’aborder la problématique de l’enfance chez
Dickens sans avoir un regard particulier sur ces romans.

La question est de savoir si les représentations de l’enfant offertes par Dickens et


Hugo résultent d’une fidélité à la réalité sociale ou n’ont été que l’expression des souffrances
des auteurs hantés par des enfances douloureuses. D’ailleurs, l’image de l’enfant en Europe au
XIXe siècle est fortement liée à ce qu’a montré la littérature.

À ce sujet, Peter Laslett et André Armengaud font l’observation suivante :

Les caractères particuliers de la littérature anglaise du XIXe siècle sont probablement


responsables dans une certaine mesure de ces idées fortement enracinées dans la vie
anglaise de l'époque. Charles Dickens est le plus célèbre et le plus cité des écrivains de la
grande littérature à thèmes sociaux qui ait écrit au XIXe siècle en Angleterre, et peut-être
même le plus célèbre et le plus cité de tous les pays et de toutes les époques. Il s'étend
longuement, comme chacun sait, sur la négligence, l'indifférence, la cruauté à l'égard des
enfants et sur l'exploitation dont ils étaient victimes.138

Dickens découvre le monde ouvrier de façon brusque dès son jeune âge 139, après la
faillite que traverse sa famille à la suite de l’arrestation de son père endetté. C’est donc pour
compenser quelques besoins que le jeune Charles travaille dans une fabrique de cirage entre

134
George Sand, La Ville noire, op.cit.
135
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
136
Charles Dickens, Oliver Twist, op.cit.
137
Charles Dickens, David Copperfield, op.cit.
138
Laslett Peter, Armengaud André. « L'attitude à l'égard de l'enfant dans l'Angleterre du XIXe siècle, d'après les
sources littéraires, politiques et juridiques. » In: Annales de démographie historique, 1973. Enfant et Sociétés.
pp. 313-318; https://www.persee.fr/doc/adh_0066-2062_1973_num_1973_1_1198 , p.313.
139
Généralement les biographes et critiques de Dickens ne s’accordent pas sur l’âge à partir duquel il débuté le
travail dans la fabrique : 10 ans dans certains documents, 12 pour d’autres. Pour cela, nous établissons la
fourchette d’âge entre 10 et 12 ans.

47
l’âge de 10 et 12 ans140 et constate par la même occasion les difficultés liées à cette vie
ouvrière. Cet épisode semble avoir laissé des traces dans l’écriture de l’auteur. En effet,
marqué par ces moments durant son enfance, il les partage dans son roman Oliver Twist141 et
mieux encore dans David Copperfield142, roman autobiographique. Les deux romans
entraînent le lecteur dans les méandres de Londres que l’auteur a connu lorsqu’il fallait
travailler, d’autre part, ils exposent ses souffrances :

C’est à dix ans que David Copperfield commence à travailler chez Murdston et Grinby -
comme tâcheron -, à dix ans, précisément l’âge qu’avait Charles en arrivant à Londres.
C’est pourquoi il fit de Londres le symbole de la pauvreté et de la misère […]143 .

On relève des propos d’Ackroyd, un double sens sur la condition de Dickens, par le
truchement de son personnage. D’abord, l’auteur partage son expérience de la souffrance en
tant qu’enfant, travailleur et exploité. Ensuite, simultanément, il soulève le problème des
enfants travailleurs de Londres à travers lesquels on peut observer la misère londonienne.

Aussi, cette stupéfaction du personnage sur la misère de Londres est liée au fait que
Dickens soit né en 1812, période durant laquelle l’industrialisation n’a pas encore inondé la
Grande-Bretagne. Alors, voir une partie de Londres dans cette condition de précarité fait du
personnage un témoin de l’évolution industrielle et de ses conséquences négatives 144. Le
roman de Dickens exploite ses blessures personnelles pour dire la souffrance d’un peuple
auquel il s’identifie par son expérience. Nous nous rendons ainsi compte que l’auteur procède
à une sorte de pénétration de la réalité dans la fiction, et cette réalité part généralement des
phénomènes personnels qu’il tente tant bien que mal de détourner à des fins romanesques.
Mais, le processus d’écriture n’étant pas toujours maitrisé par son auteur ni par ses intentions
propres et conscientes145, il finit par reproduire dans un ou plusieurs de ses personnages, sa
personnalité. Pour cela, David Parker dit à propos Oliver Twist146:

C’est dans cet ouvrage que Dickens commença à s’intéresser à certains aspects de
l’enfance, qui allaient le préoccuper tout au long de sa carrière : les souffrances infligées
à l’enfant, en vertu de principes économiques, religieux ou d’éducation ; les graves
conséquences pour l’enfant, de la maladie, du manque de soins et de la cruauté ; la

140
Damon Julien, « Charles Dickens. Le roman pour la cause des enfants », 100 penseurs de la société.
Dir., Damon Julien. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2016, p. 65-66. [En
ligne], consulté le 14/09/2021, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/100-penseurs-
de-la-societe--9782130652205-page-65.htm
141
Id.
142
Ibid.
143
Peter Ackroyd, Charles Dickens, [Trad], Sylvère Monod, Paris, éd., Stock, 1990, p. 84.
144
Jean-Pierre Ohl, Charles Dickens, Paris, Gallimard, 2011, p. 13.
145
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Points, 2015.
146
Id.

48
nécessité de sons spéciaux et même spécialisés d’hygiène infantile ; l’importance de
l’éducation, mais d’une éducation complète ; le rôle essentiel de l’imagination dans le
développement de l’enfant ; le rôle constructif ou destructeur que jouent chez l’adulte ses
expériences d’enfance147.

Telles sont effectivement les questions soulevées par les romans dickensiens. Les
souffrances infligées à l’enfant du point de vue économique sont le reflet de son enfance qui
fait de lui l’auteur ou l’écrivain de l’enfance. C’est ainsi que dans son œuvre, David
Copperfield148, l’histoire du personnage principal se reflète dans une partie de sa vie,
notamment celle durant laquelle il vit loin de sa famille. Et, c’est en orphelin que Dickens se
représente dans son œuvre, que l’on soit dans Oliver Twist149 ou David Copperfield150,
certainement pour exprimer cette absence familiale durant la période d’emprisonnement de
son père. Cette méthode de Dickens peut rejoindre la pensée de Vladimir Marinov qui parle
de « l’aveu à travers l’œuvre littéraire »151 en le caractérisant comme une « toile de projection
aux contenus psychiques souvent inconscients au cours d’un travail d’auto-analyse ou
d’analyse tout court »152. À cet effet, l’arrestation du père de Dickens, et le changement
brusque du mode de vie furent un grand traumatisme pour cet enfant, qui finalement hante son
écriture romanesque et lui permet de parler pour les pauvres, les plus vulnérables de
l’industrialisation que sont les prolétaires, les ouvriers. Ainsi, pour Gao Xingjian, « la
littérature ne peut être que la voix d’un individu, le résultat de sa propre vision du monde, de
son sentiment de l’existence.153 »

Ce résultat chez Dickens est celui de l’enfant de l’ère industrielle qu’il est, l’enfance
travailleuse, l’enfance abandonnée qui font de lui, non un écrivain du siècle tout simplement,
mais un écrivain de la cause sociale154. Dans Hard Times155, il défend allègrement cette cause

147
David Parker, « Les personnages d'enfants dans l'œuvre de Dickens. In: Enfance, tome 43, n°1-2, 1990. pp.
8392; https://www.persee.fr/doc/enfan_0013-7545_1990_num_43_1_1919 , consulté le 19/04/2021
148
Charles Dickens, David Copperfield, op.cit.
149
Charles Dickens, Oliver Twist, op.cit.
150
Id.
151
Vladimir Marinov, « L’aveu à travers l’œuvre littéraire, le cas de l’Homme aux loups ». Dans, Écriture de
soi et psychanalyse, op.cit., p. 189.
152
Id., p.191.
153
Gao Xingjian, Le témoignage de la littérature, Paris, Seuil, 2004, Postface.
154
Evelyne Loew, « Le loup de Dickens », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 47 | 2013, mis en ligne le
31 décembre 2016, consulté le 14 septembre 2021. URL : http://journals.openedition.org.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/rh19/4547 : Dickens est selon son propos et que nous partageons, reconnu, non comme
l’écrivain vitrine du siècle que nous lisons mais aussi comme celui “ qui vécut en personne l’instauration d’une
main de fer de la nouvelle ère de la grande industrie capitaliste à un âge où l’on est sensible et vulnérable –
douze ans – en collant des étiquettes sur des bouteilles de cirage dans une usine sordide de la banlieue de
Londres tandis que sa famille était en prison pour dettes. P.1.
155
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.

49
sociale en fustigeant l’éducation utilitariste dont le personnage victime de cette éducation est
l’enfant. Nous reviendrons ultérieurement sur cette question. Par ailleurs, s

Victor Hugo n’a pas connu la dégradation sociale de Dickens, on peut néanmoins
affirmer que son enfance a fait de lui un écrivain, tout comme Dickens, pour les pauvres et
surtout pour l’enfant à cause de la séparation de ses parents. L’écriture était pour lui un moyen
d’expression des émotions qui le traversaient et des perceptions sensibles qu’il avait durant
cette période. Même si, plus tard, son parcours politique s’avère tumultueux et caractérisé par
des changements d’opinions jusqu’à ce qu’il devienne un fervent républicain156.

Le divorce des parents d’Hugo et son installation avec son père à la pension Cordier
de la rue Sainte-Marguerite de février 1815 à septembre 1818 sont les deux événements qui
ont marqué son enfance. Cette période, marquée par l’absence de sa mère, voit émerger l’éveil
de son esprit poétique, comme l’explique Luciano Pellegrine :

La majeure partie de la poésie antérieure au premier recueil de 1822 remonte à la période


passée par Victor et son frère Eugène à la pension Cordier, période qui s’étend du mois de
février 1815 (date à laquelle le général Hugo, en rupture avec Sophie Trébuchet, retire ses
enfants à leur mère pour les placer à la pension de la rue Sainte-Marguerite) jusqu’au
mois de septembre 1818. […] Car c’est dans les compositions de cette première année et
demie, toutes relatives à la sphère privée, qu’apparaît avec plus d’évidence le caractère
originel de l’expérience douloureuse vécu par le poète : la séparation de ses parents et son
enfermement en pension.157

L’enfance d’Hugo rejoint quelque peu celle de Gaskell au sujet de la déchirure


familiale. Aussi, cette expérience d’Hugo à la pension Cordier peut expliquer le passage de
Cosette au couvent du Petit-Picpus qui participera à son éducation. Nous en parlerons plus
tard. Si chez Dickens, c’est l’arrestation momentanée de son père qui fut l’élément
déclencheur, Hugo devient après l’expérience de son enfance, l’écrivain de la cellule
familiale, du rôle de la famille sur l’enfant et même celui de la société comme il le montre
dans Les Misérables. Il est vrai qu’Hugo fut un homme politique qui a changé de bord

156
Mots dits vers, « L’itinéraire politique de Victor Hugo », conférence donnée le 11 juin 2011, au palais du
Luxembourg, siège du Sénat, salle Vaugirard, dans le cadre des « conférences au sénat », organisées par la
Société des Poètes Français. [En ligne], consulté le 17/02/2022, « Notre vengeur de la démocratie bafouée fut
tour à tour : légitimiste ultra à 18 ans, légitimiste modéré à 25 ans, royaliste libéral à 35 ans, orléaniste à 40 ans,
conservateur libéral à 45 ans, néo-bonapartiste à 46, centre droit à 47, républicain modéré à 48, républicain tout
court et, enfin, démocrate de gauche. » Cité par Jean-François Kahn, Victor Hugo, un révolutionnaire.
157
Pellegrini Luciano, « Épreuves d’enfance. La poésie de Victor Hugo de 1815 à 1817 », Revue d'histoire
littéraire de la France, 2015/2 (Vol. 115), p. 303-330.[En ligne], consulté le 15/09/2021, DOI :
10.3917/rhlf.152.0303. URL: https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-d-histoire-
litteraire-de-la-france-2015-2-page-303.htm , p.3.

50
plusieurs fois pour finir fervent défenseur de la cause du peuple158, mais on observe tout de
même une importante similitude entre le vécu de l’enfance de l’auteur et l’orientation de son
récit Les Misérables, notamment sur la question de l’enfance et de la famille. Même si toute
son enfance n’était pas faite que des mésaventures, nous constatons à la suite de Michel Bonte
que :

La « souffrance » semble donc bien supplanter le « bonheur ». Pourquoi cette


prédominance ? Une explication pourrait être la présence des mères. Elles sont souvent
des génitrices acharnées à gâcher la vie d’autrui, à commencer par les plus proches et les
plus fragiles, leurs propres enfants.159

Effectivement, à travers le rapport qu’Hugo entretient avec l’enfant dans son œuvre,
on peut en déduire que l’expérience de la séparation d’avec sa mère est restée en lui telle une
cicatrice. Et, celle-ci nous vaut la représentation de la séparation de Fantine et Cosette dans
Les Misérables160.

Fille de Fantine, laissée chez la famille Thénardier pour en prendre soin, Cosette
entame sa descente aux enfers en devenant la servante de la famille à seulement trois ans.
Dans cette configuration, la situation de Cosette rejoint celle de Twist, car chez Dickens Twist
est arraché à sa période d’enfance pour faire face au monde du travail, tout comme
Copperfield, il en est de même pour Cosette qui travaillera en accomplissant des tâches
harassantes pour les Thénardier :

Ces êtres appartenaient à une classe bâtarde composée de gens grossiers parvenus et de
gens intelligents déchus, qui est entre la classe dite moyenne et la classe dite inférieure, et
qui combine quelques-uns des défauts de la seconde avec presque tous les vices de la
première, sans avoir le généreux élan de l’ouvrier ni l’ordre honnête du bourgeois.
C’étaient de ces natures naines qui, si quelques feux sombres les chauffent par hasard,
deviennent facilement monstrueuses. Il y avait dans la femme le fond d’une brute et dans
l’homme l’étoffe d’un gueux.161

158
Mots dits vers, L’itinéraire politique de Victor Hugo, conférence donnée le 11 juin 2011, au palais du
Luxembourg, siège du Sénat, salle Vaugirard, dans le cadre des « conférences au sénat », organisée par la
Société des Poètes Français. [En ligne], consulté le 16/02/2022, https://jppau.wordpress.com/litineraire-
politique-de-victor-hugo/. « Notre vengeur de la démocratie bafouée fut tour à tour : légitimiste ultra à 18 ans,
légitimiste modéré à 25 ans, royaliste libéral à 35 ans, orléaniste à 40 ans, conservateur libéral à 45 ans, néo-
bonapartiste à 46, centre droit à 47, républicain modéré à 48, républicain tout court et, enfin, démocrate de
gauche. »
159
Michel Bonte, « l’enfance dans les romans de François Mauriac. » Dans., L’enfance inspiratrice, op.cit., p.33.
160
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
161
Victor Hugo, Les misérables, p.155.

51
La présentation de cette famille est totalement péjorative. On y retrouve dans celle-ci,
une forme d’évocation de l’égoïsme de l’Homme. Des gens caractérisés par le vice et la soif
d’une ascension économique profitent du labeur d’une tierce personne, Cosette.

Cosette voit très tôt son enfance s’éteindre en elle pour faire place à de rudes épreuves.
C’est dans ce sens que le narrateur tient ces propos au sujet de Cosette : « Cinq ans, dira-t-on,
c’est invraisemblable. Hélas, c’est vrai. La souffrance sociale commence à tout âge162. » Cette
phrase résume en quelques mots le dessein des auteurs dont l’objectif, parmi tant d’autres, est
de montrer que l’oppression sociale est un phénomène qui se déploie dans bien des
profondeurs, car l’enfant a ceci de particulier qu’il porte en lui, le symbole de la genèse d’une
société, sa racine. Ainsi, sa destruction par une quelconque forme d’oppression porte atteinte,
dans l’avenir, à l’ensemble de la société. Nous pouvons donner au lecteur cet aperçu des
souffrances de Cosette. Une enfance détruite peut laisser prévoir un adulte détruit, donner
naissance à un être déshumanisé, sans empathie pour son semblable.

Dans cette optique, Charles Mauron étudie le cas d’Hugo et le lien qu’il entretient avec
sa mère lorsqu’il était dans ses premiers mois. Mauron démontre que cette période a pu laisser
des stigmates psychiques chez l’auteur. En effet, lorsqu’Hugo avait entre huit et neuf mois, il
y aurait eu une rupture psychique due à l’absence de sa mère. Or, cet âge serait la période où
l’enfant commence à créer le contact avec l’être qui est le plus proche de lui depuis sa
naissance. Pour cela, Mauron affirme que les effets psychiques chez l’enfant sont très
prononcés dans ses premiers mois, ce qui le rend vulnérable au bouleversement :

Les effets psychiques qu’entraîne, pour un enfant, l’absence prolongée de sa mère […]
sont le plus à craindre lorsque l’enfant atteint son huitième mois, c’est-à-dire à l’instant
où il saisit la personne de sa mère, et elle seule, comme un objet total. Une absence
prolongée au-delà de trois semaines rend les détériorations irréversibles. Naturellement,
les soins d’une femme maternelle et entièrement dévouée à l’enfant peuvent éviter ou
atténuer ce trauma163.

Mauron s’appuie donc sur cette séparation pour expliquer le positionnement d’Hugo en
tant qu’écrivain des souffrances du peuple et de l’enfance surtout. Si nous nous accordons à
suivre la trajectoire de Mauron, cela pourrait expliquer la présence du schéma narratif entre
Fantine et Cosette dans Les Misérables164. Ou encore, cela pourrait expliquer le phénomène

162
Id., p.159.
163
Michel Grimaud, « À propos d’une hypothèse de Charles Mauron sur l’enfance de Victor Hugo. » Dans.,
Revue d’Histoire littéraire de la France, N°1, janv-fév, 1979, pp. 90-95, Paris, Presses universitaires de France,
[en ligne], consulté le 8/09/2021, URM : https://www.jstor.org/stable/40526242 , p.92.
164
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.

52
des enfants de la rue abandonnés par leurs familles qui devient un trait d’écriture hugolien à
l’exemple de son personnage symbolique Gavroche, l’enfant des rues de Paris. Il est vrai
qu’au XIXe siècle, des enfants furent souvent placer chez des nourrices lorsque les parents
avaient les moyens de le faire. Ainsi, Hugo utilise cette possibilité pour séparer Fantine de
Cosette et pour peindre la malhonnêteté humaine à l’exemple de celle des Thénardier. Par la
même occasion, cette séparation de Cosette d’avec sa mère a conduit l’auteur à ouvrir le débat
sur la responsabilité de l’État sur l’éducation des enfants prolétaires. Car, si les Thénardier ont
la largesse de maltraiter Cosette, c’est qu’ils pensent le faire avec légitimité.

De fait, tenant compte de la réalité industrielle, et de la place de l’enfant dans cette


société, Hugo invite l’assemblée à la chambre des pairs en juin 1847, à faire en sorte que « la
loi soit une mère. Quand il s’agit des enfants, la loi ne doit plus être la loi, elle doit être la
mère.165 » Celle-ci doit en effet être la protectrice de l’enfant. Pour cela, nous estimons que
l’attitude qu’Hugo a envers les misérables est le résultat de sa sensibilité pour les personnes
malheureuses, et aussi le résultat de sa relation avec Félicité de Lamennais que nous
retrouverons dans le point suivant. Dans ce cas, nous approfondirons cette analyse en prenant
en compte les liens entre les auteurs étudiés et d’autres discours idéologiques qui ont renforcé
leur empathie pour les misérables.

I.2. Une participation du contexte socio-idéologique


I.2.1. Le soulèvement des pensées socialistes
Les pensées socialistes en France comme en Angleterre au XIXe siècle accompagnent
fortement l’écriture littéraire. Pour analyser cela, nous commençons par le cas de la Grande-
Bretagne qui soulève des interrogations sociales bien avant la France, en raison de son
industrialisation précoce.

Le socialisme a la particularité de s’intéresser à la condition sociale du peuple.


D’ailleurs, il voit le jour au milieu d’une forte exploitation ouvrière, car il naît d’un
phénomène flagrant, le prolétariat. C’est l’une des raisons pour lesquelles ce mouvement sert
de base idéologique aux défenseurs de la cause des ouvriers. Ainsi, sur ce rapport entre
socialisme et ouvriers, François Bédarida rapporte ces propos :

Les premiers théoriciens du socialisme destinent leurs remèdes à des travailleurs vivant
en masse au milieu des machines, dans l’atmosphère enfumée des usines, entassés dans
les taudis des nouvelles villes industrielles, hantés par les menaces du chômage et des

165
Jean Marc Hovasse, « Victor Hugo et le droit de l’enfant. » Dans., La revue des deux mondes, [en ligne],
publié le 3 février 2020, consulté le 16/06/2021, https://www.revuedesdeuxmondes.fr/victor-hugo-et-le-droit-de-
lenfant/

53
crises. Leurs promesses s’adressent à une classe ouvrière en train de faire concrètement
l’expérience historique du capitalisme166.
Bédarida laisse entendre que le mouvement s’est donné pour objectif de mener la
société à un réaménagement des conditions de vie et de travail de la classe ouvrière.
Précisons-le, les socialistes anglais de la première moitié sont, soit des capitaines d’industrie à
l’exemple de Robert Owen167, soit des médecins à l’exemple de Charles Hall168, de
propriétaires terriens tels que William Thomson169, ex-officier de la marine devenu professeur
et le seul ouvrier imprimeur, John-Francis Bray170, des intellectuels comme Thomas

166
François Bédarida , « Chapitre premier - Le socialisme en Angleterre jusqu’en 1848 », dans : Jacques Droz
éd., Histoire générale du socialisme (1). Des origines à 1875. Paris, Presses Universitaires de France, « Hors
collection », 1979, p. 257-336. [En ligne], consulté le 20/09/2021, DOI : 10.3917/puf.droz.1979.01.0257.
URL:https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/histoire-generale-du-socialisme-1--
9782130361503-page-257.htm , p.257.
167
Robert Owen, « En 1800, l'homme d'affaires gallois Robert Owen fonde à New-Lanark, en Ecosse, une cité
ouvrière modèle. Celui qu’on a appelé le « père du socialisme britannique » s’efforce d’améliorer les conditions
de vie de ses ouvriers. » Et, il commence à travailler à l’âge de 10 ans, puis 9 ans plus tard devient gérant d’une
fabrique à Manchester, précisément en 1790. « Pendant toutes ces années, il se forge la conviction que ce sont
les « circonstances », c’est-à-dire l’environnement, qui forgent le destin des hommes. Par ailleurs, il constate que
l’éducation est un gage d’amélioration et que chacun est capable d’apprendre et d’évoluer.
À Manchester, il interdit d’abord tout châtiment corporel et renvoi abusif, tout en sanctionnant financièrement
l’alcoolisme et l’absentéisme. » [En ligne], consulté le 23/09/2021, https://www.retronews.fr/politique/long-
format/2018/11/13/robert-owen-pere-du-socialisme-britannique
168
Michel Prum, « Un médecin anglais au service de l’égalité sociale : Charles Hall », Revue LISA/LISA e-
journal, Mélanges en hommage au Pr. Dr. Denis Mukwege, Contributeurs K à Z, [En ligne], consulté le 07
octobre 2021. URL: http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/lisa/12897 , p.1. Charles
Hall, « Charles Hall (c. 1738 – c. 1825) est l’un des plus méconnus des penseurs socialistes britanniques. C’est
peut-être aussi l’un des plus intéressants. On peut en tout cas le considérer comme chronologiquement le premier
d’entre eux. Max Beer, dans son Histoire du socialisme britannique, dit de lui : « It is the first interpretation of
the voice of rising Labour. » Alexandre Chabert, dans un article de la Revue d’histoire économique et sociale,
publié en 1951, n’hésite pas à le qualifier de « père du socialisme anglais ».
169
William Thomson, « était un propriétaire terrien irlandais résident à Cork, propriétaire « philanthrope »,
proche des utilitaristes (il résida plusieurs mois chez Bentham), mais néanmoins en rupture idéologique et
politique complète avec la classe dominante, avec son milieu familiale et social. En effet, disciple critique
d’Owen et avec lui leader du mouvement coopératif, il développe dans ses deux ouvrages économiques une
virulente dénonciation des inégalités sociales, démocrates à l’encontre d’Owen pour qui la forme du
gouvernement n’avait pas d’importance, il se déclare partisan du suffrage universel ; […] William Thompson
fait partie, selon Marx, de cet ensemble d’économistes postricardien « qui se sont placés du côté du prolétariat »,
et pour qui « Le capital n’est rien d’autre que le fait d’escroquer le travailleur. Le travail est tout » […] Dans leur
imposant ouvrage, Marx, prénom Karl, Pierre Dardot et Christian Laval estiment que : « ce n’est pas Marx qui a
fait de la sur plus-value le concept fondamental d’une théorie de l’exploitation, mais un dirigeant du mouvement
oweniste benthamo-ricardien comme Thompson. » Celui-ci, d’après Christian Laval, « est en effet le véritable
inventeur du concept en question ». [En ligne], consulté le 07/10/2021, Morilhat Claude, « William Thompson,
l’inventeur du concept de survaleur ? », La Pensée, N° 379, p. 47-57. DOI : 10.3917/lp.379.0047. URL:
https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-la-pensee-2014-3-page-47.htm , p.1-2.
170
John-Francis Bray, militant oweniste qui milite pour la cause ouvrière, écrit dans les années 1840 un texte, A
Voyage from Utopia sur les conditions d’habitation des ouvriers. Voici un extrait de ce document qui traduit
l’immonde de la vie ouvrière à ce siècle : « Le logement des Anglois, comme le nôtre, comprend plusieurs
étages ; mais beaucoup de ces bâtiments sont bien que ceux dans lesquels nous gardons nos animaux
domestiques. Le niveau le plus bas est tout bonnement un grand trou creusé dans le sol, au plafond souvent
couvert de grandes dalles de pierre. Ces caves sont noires, humides et insalubres, et pourtant plusieurs milliers de
personnes y vivent. Dans certaines de ces tanières, 10 à 20 individus, hommes, femmes et enfants, s’entassent
dans la plus grande promiscuité, couverts de haillons, et dormant sur une simple paillasse. Les différents étages
sont souvent occupés par différentes familles, qui n’ont aucune communication entre elles, et sont aussi

54
Hodgskin171. L’objectif de ces socialistes bourgeois est de tenter de limiter la paupérisation de
la classe ouvrière qui devient inquiétante et qui pourrait engendrer des soulèvements.

D’ailleurs, dans un de ses articles, François Badérida donne un extrait de l’Edinburgh


Review de1813 qui critique le progrès industriel :

Jamais dans toute l’histoire du monde on n’a constaté un phénomène comparable au


progrès de l’Angleterre au cours du dernier siècle ; jamais et nulle part il n’y a eu une
telle multiplication de richesse et de luxe ; jamais les arts n’ont tant produit ; jamais la
culture du sol n’a tant progressé ; jamais le commerce ne s’est tant étendu – et pourtant ce
même siècle a vu le chiffre des indigents quadrupler en Angleterre pour atteindre
aujourd’hui le dixième de la population totale ; en dépit des sommes énormes venues de
l’impôt ou des dons privés et consacrées à l’assistance publique, en dépit des ravages des
guerres qui ont emporté des multitudes, la tranquillité du pays est perpétuellement
menacée par les violences de foules affamées172.

Le constat fait par l’Edinburgh Review évoque la croissance de la richesse par


l’exploitation du sol (l’extraction du charbon par les ouvriers) et le commerce international
qui en découle. Malheureusement, cette richesse économique ne s’est pas étendue chez les
ouvriers. Ainsi, la misère de la classe ouvrière qui se dessine ne peut être résolue que par
l’instauration d’un équilibre salarial. Pour cette raison, les socialistes, bourgeois173 sus-cités,
proposent au parlement de revoir le statut des travailleurs ; leur droit de vote pour défendre
leur cause et une législation du travail, car les lois statuèrent encore sur « l’assimilation des
ouvriers à des serviteurs, jusqu’aux réformes législatives de 1866-1875174. » Ceci sous-entend
que, bien avant 1866, la situation des travailleurs reste bien dégradée en Grande-Bretagne. La

étrangères que si elles vivaient à plusieurs miles de distance. » [En ligne], consulté le 07/10/2021,
Moret Frédéric, « Les socialistes anglais et la question de l'habitat collectif dans la première moitié du
XIXe siècle », Revue du Nord, n° 374, p. 49-62. DOI: 10.3917/rdn.374.0049. URL: https://www-cairn-
info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-du-nord-2008-1-page-49.htm , p.1-2.
171
Thomas Hodgskin, les œuvres de Thomas Hodgskin “comptent toujours parmi les productions importantes de
l’économie politique anglaise” […] Hodgskin repousse les pensées ricardiennes « parce qu’elles tendent à
justifier la situation politique actuelle de la société et à mettre des limites à nos espérances futures » Il est de ce
fait celui qui marque les controverses entre les socialistes britanniques sur la question de l’égalité sociale. [En
ligne], consulté le 07/10/2021, Morilhat Claude, « Hodgskin, le procès du travail contre le capital », La Pensée,
(N° 378), p. 81-94. DOI: 10.3917/lp.378.0081. URL: https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-
lille.fr/revue-la-pensee-2014-2-page-81.htm, p.2-3.
172
François Badérida, op.cit., p. 258.
173
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, op.cit., p. 110-112. Ces deux auteurs parlent de
socialistes bourgeois pour qualifier cette partie de la bourgeoisie qui souhaite « remédier aux anomalies sociales
pour assurer la durée de la société bourgeoise. Ici se rangent : des économistes, des philanthropes, des
humanitaires, des gens qui veulent améliorer la situation des classes travailleuses… » Même si Marx et Engels
ne mentionnent pas Owen, Hall, Thompson, Gray, Hodgskin, nous estimons qu’ils sont de cette partie de la
bourgeoisie qui désire améliorer les conditions sociales des travailleurs.
174
Alain Cottereau, « Sens du juste et usages du droit du travail : une évolution contrastée entre la France et la
Grande-Bretagne au XIXe siècle », Revue d'histoire du XIXe siècle [ En line], consulté le 20/09/2021, URL :
http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/rh19/1148 ; DOI : https://doi-org.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/10.4000/rh19.1148 , p.4.

55
pensée socialiste se scinde en deux groupes dans lesquels on retrouve ceux qui ont une
posture moderniste, c’est-à-dire les socialistes bourgeois estimant qu’il est possible d’établir
une harmonie entre le Capital et le Travail. Mais d’autres, à l’exemple de Thomas Carlyle,
souhaitent le retour à la terre afin que l’homme recouvre sa dignité par une philosophie de la
vie communautaire et le retour aux vertus de la campagne. Il s’agit finalement d’une
expression de répugnance à l’endroit du machinisme.

Thomas Carlyle fustige dans sa production la condition sociale des Britanniques,


notamment celle des bourgeois et des travailleurs175. Lorsqu’il écrit Passé et Présent, il dresse
un tableau critique des « gouvernements paresseux » et démontre les limites de la doctrine du
« laisser-faire ». On peut ainsi le lire dans cette traduction de son œuvre :

C’est pourquoi Carlyle repousse le « libéralisme » politique, c’est-à-dire la doctrine des


gouvernements médiocres et faibles, la doctrine des « gouvernements paresseux ».
C’est pourquoi Carlyle repousse le « libéralisme » économique, c’est-à-dire la doctrine du
« laisser-faire », avec son misérable correctif, le Work-house.
Et c’est pourquoi Carlyle demande l’établissement d’une législation ouvrière et d’une
législation sanitaire […]176.

Les idées de Carlyle, qui structurent celles des socialistes, refusent cette société qui se
fonde sur des principes libéraux dans les domaines économiques et politiques. Cette position
tient du fait que ces principes sont construits sur la liberté de chaque individu, en l’occurrence
le patron, de faire le choix d’agir pour son bien personnel, en s’appuyant sur le travail d’autres
personnes, qui subissent les décisions d’un seul individu. Ce libéralisme économique n’a servi
qu’à faire des travailleurs des hommes à valeurs économiques 177, dans une sorte de démission
de l’État qui n’enchante pas l’historien. Cette démission de l’État est encore plus alarmante

175
Laurence Stuart wright, “Carlyle and the condition-of-England: myth versus mechanism.”, Theoria: A Journal
of Social and Political Theory , October 1985, No. 65, pp. 65-74 Published by: Berghahn Books Stable, [En
ligne], consulté le 21/09/2021, URL: https://www.jstor.org/stable/41801738
176
Thomas Carlyle, Cathédrale d’autrefois et usines d’aujourd’hui : passé et présent, « Introduction de Jean
Izoulet », Paris, Hachette, coll. BNF, 1901, p. VIII.
177
Julien Vincent, « Industrialisation et libéralisme au XIXe siècle : nouvelles approches de l’histoire
économique britannique», Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], consulté le 21/09/2021,
http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/rh19/3514 . Depuis la fin du XIXe siècle, on
a coutume d’opposer deux écoles rivales d’histoire économique en Grande-Bretagne. La première, « orthodoxe »
et libérale, privilégierait ses liens avec la théorie économique dominante à partir d’une vision optimiste de
l’industrialisation et du modèle social libéral mis en place à l’époque victorienne. Revendiquant Alfred Marshall
et John Clapham comme pères fondateurs, elle aurait triomphé institutionnellement par rapport à la seconde
école, « hétérodoxe », inspirée par la sociologie et par l’anthropologie, qui serait restée marginale. p.1.

56
quand elle conduit à une mise en place de Workhouses178 dont le but est d’apporter une aide
aux pauvres ou plutôt, une aide mensongère. Carlyle estime que l’État devrait reprendre son
rôle dans la gestion de la société afin de légiférer sur le statut de l’ouvrier. Cela permettra que
chaque bourgeois, propriétaire indépendant, n’en dispose pas à sa guise sous prétexte d’une
politique de « laisser-faire »179.

La posture de Carlyle face au libéralisme économique et contre l’exploitation du


peuple ouvrier est semblable à celle que nous observons de l’autre côté de la Manche, en
France chez des philosophes, historiens et religieux comme Leroux et Lamennais. En effet,
pour le prêtre Félicité de Lamennais, dans le cas de la France qui semble suivre le rythme de
la Grande-Bretagne, l’Église doit s’investir dans le progrès de l’humanité et de la morale. Ce
progrès devrait permettre de lutter contre le développement industriel qui a asservi l’homme.
La vision de Lamennais est donc axée sur une sorte de dé-dogmatisation de la pensée
ecclésiastique comme le signifie Geneviève Rodis-Lewis :

Mais au lieu d’une dogmatique de l’éternel, Lamennais, conformément aux aspirations de


son siècle, embrasse Dieu et l’univers, l’homme et la société, en suivant les trois grandes
activités humaines, l’industrie, l’art et la science dans le progrès historique180.

178
Jacques Carré, La prison des pauvres, L’expérience des workhouses en Angleterre, op.cit., p.13. « Au
XIXe siècle, en particulier, avec la réforme de l’assistance de 1834, le labeur exigé des indigents fut désormais
conçu comme essentiellement punitif, les privant ainsi de tout espoir de retour dans le circuit économique
moderne. La pensée libérale inventa alors la notion d’indigence comme faiblesse de caractère ne permettant pas
à certains de jouer un rôle dans l’économie moderne. Incapables de se conduire en sujets autonomes, les
indigents devaient être marginalisés, ou, mieux encore, se marginaliser eux-mêmes. Par renversement
extraordinaire, le travail forcé dans la workhouse fut dès lors pensé en termes de punition, afin de les faire fuir et
de les inciter à la quitter au plus vite»
179
François Bédarida, « L'Angleterre victorienne paradigme du laissez-faire ? À propos d'une controverse »,
Revue Historique, JANVIER-MARS 1979, T. 261, Fasc. 1 (529), pp. 79-98, publié par : Presses Universitaires
de France, [en ligne], consulté le 21/09/2021, https://www.jstor.org/stable/40953226 , p.1-4. « On a souvent
défini l'époque victorienne, ou du moins ses phases Early-Victorian et Mid-Victorian, comme « l'âge du laissez-
faire ». Et l'on en a couramment déduit que l'intervention de l'État au cours des années 1830-1870 avait été
réduite à sa plus simple expression : « l'anarchie et le gendarme » (anarchy plus the constable), disait Carlyle.
[…] Le point de vue qui a dominé jusqu'à la seconde guerre mondiale, c'est que les années 1830-1870 ont vu le
triomphe complet du libéralisme sur toutes les formes de réglementation (the heyday of laissez-faire). Un État
faible, l'individualisme régnant en maître, la convergence des deux idéologies du jour - celle des économistes
classiques et celle des utilitaristes benthamiens, voilà ce qui façonnait la politique des gouvernements. Et cela
non seulement dans la vie économique, où on laissait le champ libre à « la main invisible », mais aussi sur le
plan social, puis qu'en ce domaine les interventions législatives restaient limitées au minimum indispensable
pour le bon fonctionnement du corps social et la bonne conscience des élites dirigeantes. Comme l'écrivait non
sans nostalgie le Livre jaune libéral entre les deux guerres, « c'était l'époque de Samuel Smiles et du self-made
man, de la prépondérance de la bourgeoisie. Le principe politique de base, c'est que l'État s'abstenait de tout
contrôle sur le développement industriel et qu'il fallait compter sur l'initiative et la concurrence illimitée
d'entreprises indépendantes. Tel fut l'âge du « laissez-faire. »
180
Geneviève Rodis-Lewis, « L'Esthétique de Lamennais. » Dans., Annales de Bretagne. Tome 62, numéro 1,
1955. pp. 33-61. [En ligne], consulté le 21/09/2021, www.persee.fr/doc/abpo_0003-
391x_1955_num_62_1_1974 , p.1.

57
Lamennais se révèle comme un prêtre réformateur parce qu’il estime que tout part de
la croyance des hommes, de ce qu’ils admettent comme réalité. Pour ce progressiste,
l’évolution industrielle est bonne dans le sens où elle participe à l’épanouissement de
l’homme. Néanmoins, le danger de cette croyance est qu’elle éloigne les hommes de leur
essence divine selon Hugo et Lamennais, car ils se mettent à la poursuite des acquisitions
matérielles au détriment de l’humanité elle-même. Pour cela, Lamennais s’insurge contre
l’Église qui serait à l’origine de l’asservissement de l’homme aux principes religieux. Il
propose dans cette optique un nouvel élan qui veut que la révolte du peuple parte aussi de la
religion, en particulier de ses convictions de liberté et de l’amour du prochain tel qu’il le
formule dans Paroles d’un croyant :

Ce livre a été fait principalement pour vous ; c’est à vous que je l’offre. Puisse-t-il, au
milieu de tant de maux qui sont votre partage, de tant de douleurs qui vous affaissent sans
presque aucun repos, vous ranimer et vous consoler un peu ! […] Espérez et aimez.
L’Espérance adoucit tout, l’amour rend tout facile181.

Louis Girard propose une analyse de ce qu’il nomme le « devoir de croire »182 de
Lamennais. Ce devoir s’adresse au peuple qui doit s’emparer de sa liberté, car celle-ci ne peut
venir ni de l’Église ni de l’État. D’ailleurs « au XIXe siècle, l’église a perdu la classe
ouvrière »183. Lamennais croit en la divinité, certes, mais plus au fonctionnement de l’église.
Quand il publie Paroles d’un croyant184, il est combattu par la bourgeoisie, car il y proclame
l’évangile de l’insurrection. Et, dans Le livre du peuple, il déclare qu’il écrit pour les faibles
devant les plus forts. Il fait ainsi allusion aux prolétaires que sont les ouvriers devant la
bourgeoisie. De plus, un de ses pamphlets en 1839 fait scandale parce qu’il écrit contre la
Monarchie de Juillet. Dans celui-ci, Lamennais demande aux hommes de respecter leur statut

181
Félicité de Lamennais, Paroles d’un croyant, [en ligne], consulté le 07/10/2021,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5525178m/f7.item , p.3.
182
Estelle Berthereau, « Louis GIRARD, Lamennais ou le devoir de croire, Hildesheim » Dans., Revue
d'histoire du XIXe siècle [En ligne], consulté le 21/09/2021, http://journals.openedition.org.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/rh19/4273, p.1. « Dans cet ouvrage, le philosophe Louis Girard a travaillé
principalement sur la correspondance générale et sur l'œuvre de Félicité Lamennais. Il y montre l'évolution de la
pensée de ce dernier dans le contexte du démarrage du grand capitalisme et de l'émergence de la démocratie en
Europe. L'intérêt principal de ce travail est d'apporter un éclairage philosophique sur la pensée d'un personnage
souvent étudié par des littéraires, des historiens ou des politologues. »
183
Jean Bruhat, « Anticléricalisme et mouvement ouvrier en France avant 1914 : Esquisse d’une
problématique. » Dans., Le mouvement social, oct-dec., 1996, N° 57, P. 61-100. [En ligne], consulté le
22/09/2021, p.62. https://www-jstor-org.ressources-electroniques.univ-
lille.fr/stable/pdf/3777123.pdf?refreqid=excelsior%3A0a541f7199e9634db454d5761ef1771a
184
Félicité de Lamennais, Paroles d’un croyant, op.cit.

58
d’hommes libres et de briser les chaînes de l’esclavage moderne. Ce pamphlet est l’un des
plus virulents de ses écrits lui ayant valu une condamnation d’un an d’emprisonnement et
d’une amende de deux mille francs185. L’état d’esprit de Lamennais peut être traduit dans la
lettre suivante :

À M. Le Rédacteur du Journal du Commerce.


Monsieur,
À la fin du compte-rendu dans votre estimable journal de mon procès devant la Cour
d'assises, je lis ces paroles « M. Lamennais paraît livré à une vive impression de tristesse
et de douleur. » On a pu remarquer sur ma figure des traces de la fatigue que j'ai dû
éprouver d'une séance de douze heures, mais c'est là tout. Lorsqu'on est frappé pour avoir
eu le sentiment profond des dangers et de l'abaissement de son pays blessé dans son
honneur, menacé dans son existence, pour avoir compati du fond de l'âme aux
souffrances de ceux que la Société délaisse dans leur détresse, et avoir réclamé la justice à
laquelle ils ont droit, on n'est pas triste, Monsieur, on est fier. Je vous prie de vouloir bien
insérer cette lettre dans votre numéro de demain et recevoir l'assurance de ma
considération la plus distinguée.
F. Lamennais.
Paris, 27 Xbre 1840186.

S’adressant au rédacteur du journal, Lamennais rectifie une information qui prétendait


que le procès l’aurait dissuadé de poursuivre son combat. Dans cette lettre, il avoue que cet
événement n’a pas entamé sa motivation à militer pour la cause des pauvres et la restitution de
l’honneur de l’Humanité, tant s’en faut. On perçoit davantage la détermination du prêtre pour
cette cause qu’il juge noble. Ce projet socialiste qui porte une forte empreinte religieuse est
celui qui est partagé par Leroux. Leroux qui est le socialiste à l’origine de l’emploi du mot
socialisme en France187 oppose, selon Bruno Viard, cette doctrine à l’individualisme188.

185
Ch. Débéyan, F. Lamennais, « Trois lettres inédites de Lamennais » Dans., Revue d’Histoire de la France,
e
52 année N°.4, 1952, p.509-512. Publié par : Presses universitaires de France, [en ligne], consulté le
22/09/2021, p.3.
186
Ch. Débéyan, F. Lamennais, « Trois lettres inédites de Lamennais », op.cit., p.4.
187
Jérome Peignot, Pierre Leroux, L’inventeur du socialisme, op.cit.
188
Bruno Viard, « Pierre Leroux : une critique « socialiste » de la Terreur. » Dans., Romantisme, 1996, n° 91,
Corps et Âme, p.79-88, [en ligne], consulté le 22/09/2021, https://www.persee.fr/doc/roman0048-
85931996num26913074 , Dans La Grève de Samarez, Leroux écrira : « C'est moi qui le premier, me suis servi
du mot socialisme. C'était un néologisme alors, un néologisme nécessaire... ». L'histoire des idées et l'histoire du
socialisme autant que l'histoire de la sémantique se sont intéressées par le fait, bien oublié, mais qui ne peut,
rétrospectivement, que paraître prémonitoire, que la première acception du mot socialisme fut péjorative,
synonyme de ce que nous nommons aujourd'hui collectivisme et (avec Hannah Arendt et François Furet)
totalitarisme. En 1834, dans un admirable texte de quinze pages qui résonne comme un manifeste, De
l'individualisme et du socialisme, Leroux renvoyait dos à dos l'« État nain » et l'« État hydre ».

59
Issu d’une famille pauvre, et contraint d’écourter ses études pour devenir ouvrier
typographe189, Leroux se fait philosophe et voix des plus faibles, des ouvriers notamment, car
sa condition d’enfant de pauvre devenu ouvrier agit en lui comme une source de motivation :

Leroux était en général facile, patient, inattentif et sans prétention, écrit Rémusat. Mais il
lui prenait par instant des ombrages démocratiques. Sa fierté d’ouvrier se révoltait […] Il
supposait quelquefois qu’on le prenait pour une manœuvre et se plaignait des gens de
lettres190.

À la tête du Globe, un journal qu’il fonde en 1824, il n’entretient pas toujours,


certainement du fait de son statut ouvrier, les meilleurs rapports avec les gens de lettres qui
écrivent dans ce journal. Il avait le sentiment de n’être considéré que comme une main
d’œuvre. Leroux apparaît donc en partie comme une victime du regard social. Ce regard à
travers lequel l’ouvrier est caractérisé par le manque de savoir. Ainsi, en plus de son handicap
financier, il est victime d’un handicap intellectuel qu’il résout par sa détermination et sa
curiosité.

Leroux propose un socialisme qui vise une égalité sociale sur la base des principes
humanitaires protégeant et conduisant les hommes de l’humanité. Son discours pose les bases
de la notion de socialiste :

Depuis quelques années, on s'est habitué à appeler socialistes tous les penseurs qui
s'occupent de réformes sociales. [...] Nous sommes socialistes sans doute, mais dans le
sens où nous le sommes ; nous sommes socialistes, si l'on veut entendre par socialisme la
Doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : Liberté, Fraternité, Égalité,
Unité, mais qui les conciliera tous191.

On observe à partir de ce propos que le socialisme est avant tout, pour lui, une
aspiration profonde à la liberté des hommes, au vivre ensemble sans distinction sociale (la
fraternité), dans un espace où la législation s’applique équitablement à tous (l’égalité). Cette
allusion à la devise française sonne comme un appel à un retour au fondement de cette
république, dont les valeurs sont explicitement humanistes. La notion d’humanité devient
l’épicentre de sa pensée et il fait pour cela allusion aux réflexions de l’écrivain Thomas
More192, auteur de l’œuvre Utopie dans laquelle il peint une société égalitaire et idéale. En

189
Jean-Jacques Globot, « Chapitre I. Pierre Leroux, Rédacteur du Globe (1824-1830) » Dans., Aux origines du
socialisme français : Pierre Leroux et ses écrits (1824-1830), Presses universitaires de Lyon, 1977, [en ligne],
consulté le 21/09/2021, https://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/pul/267 , p.4.
190
Jérôme Peignot, op.cit., p.27.
191
Bruno Viard, « Pierre Leroux : une critique « socialiste » de la Terreur. » Op.cit., p.4.
192
Ibid., p.30. « Dès 1827, le mot « Humanité » est un des mots clefs de la pensée de Leroux. Il le dit dans le
texte sur la Religion de l’Art où il fait allusion aux trois écrivains qu’il admire davantage : Thomas More,

60
1840, lorsque Lamennais publie son œuvre intitulée Esquisse d’une philosophie193, Leroux
propose son ouvrage De l’Humanité194.

L’œuvre de Leroux donne une vision pour l’avenir :

Pour cela, il faut trois choses : une force, un levier, un point fixe. Cette force, c’est nous-
mêmes ; le levier, c’est l’idée du progrès ; le point fixe, c’est Dieu, mais Dieu dans
l’homme et l’homme dans Dieu, en d’autres termes, la communion du genre humain ou la
solidarité mutuelle des hommes. Cette idée est le fond commun du judaïsme et du
christianisme195.

On remarque que l’humanité que Pierre Leroux défend s’appuie sur des valeurs
religieuses, celles du christianisme et du judaïsme. Aussi, cela implique que l’homme dans
son processus d’évolution devrait entretenir une relation de co-présence avec Dieu, à savoir
que les actes que les hommes posent devraient s’accorder avec le principe d’Amour de Dieu
dans la religion. Car, Dieu serait le point fixe à travers lequel les rapports humains devraient
être identifiés et construits.

Pour poursuivre cette étape qui a permis d’appréhender le contexte social et


idéologique dans lequel nos écrivains ont évolué, nous présenterons une esquisse des rapports
entre ces penseurs, les historiens et les romanciers.

I.2.2. Des rencontres et partages idéologiques contre l’oppression sociale


Dans les discussions philosophiques et les analyses historiques, on constate un
croisement de discours pluriels sur la lutte contre le matérialisme qui définissent les rapports
sociaux dans la civilisation progrès industriel. Dans cet élan, George Sanden quête de vérité
sociale, est présentée à Leroux par Sainte-Beuve dans le but de concilier la vérité religieuse à
la vérité sociale. Ce qui marque la relation de Leroux et Sand est la création du journal La
revue Indépendante196, revue dans laquelle sont développées les critiques sur la société

Fénelon et l’abbé de Saint-Pierre : Tous différents qu’ils sont par la forme et à l’extérieur, ces trois hommes se
ressemblent pourtant. Ils sont pour ainsi dire de la même famille : esprits qui ne tiennent pas à la terre, qui
semblent ne pas connaître le monde de leur temps, quelque rôle qu’ils aient pu jouer ; qui aiment, si on peut
dire, l’humanité à la folie et se nourrissent incessamment du rêve de son absolue perfection »
193
Félicité de Lamennais, L’Esquisse d’une philosophie, Tome. 4. Paris, Pagnerre éditeur, 1846, [en ligne],
consulté le 07/10/2021, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76089f.
194
Pierre Leroux, De l’humanité, de son principe et de son avenir, Tome second, Paris, Perrotin, Libraire,
éditeur, 1845, [en ligne], consulté le 07/10/2021, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k454803q/f3.item
195
Paul Janet, « La philosophie de pierre Leroux : II : L'idée de "l'humanité.» Dans., Revue des Deux Mondes
(1829-1971), 15 Mai 1899, Quatrième période, Vol. 153, No. 2, p. 379-406, [en ligne], consulté le 22/09/2021,
URL: https://www.jstor.org/stable/44777946 , p.3.
196
George Sand publie dans la Revue indépendante, Consuelo, Spiridon, Le péché de Monsieur Antoine, Le
Compagnon du Tour de France.

61
française. Selon les socialistes, l’échec politique et social de cette société serait le résultat de
l’influence de la Grande-Bretagne sur la France197.

Ainsi, Sand est passionnée par la pensée de Leroux du fait que :

[…] loin de tomber dans l’ésotérisme, sitôt qu’il théorise, Leroux replace sa réflexion
dans l’axe à la fois d’un christianisme repensé et de la révolution.198

Il est donc le partenaire intellectuel idéal de Sand dans sa vision de l’écriture de la


révolte et de l’enseignement du peuple. Quelques lettres peuvent-elles attester de la relation
que Sand a entretenue avec Leroux, relation qui a donné naissance au socialisme chrétien et
guide désormais l’écriture de l’autrice.

À Pierre Leroux

[Paris, fin novembre 1839 (?).]

Cher bon vieux, si vous n’êtes pas trop souffrant, auriez-vous la charité de jeter les yeux
rapidement sur cette épreuve et de corriger ce qui vous déplaira ? Je l’enverrai rechercher
vers 5 ou 6 heures, car Buloz est assez féroce pour faire tirer sans mon autorisation pour
peu que je le fasse attendre. […]
George Sand199.

Le contenu de cette lettre est la preuve d’une relation assez intime entre le philosophe et
l’autrice. Par ailleurs, plusieurs des écrits de Sand sont influencés par Leroux ou lui sont
dédiés, à l’exemple d’Horace, œuvre où elle traite des questions révolutionnaires, précisément
celles des premières années de la Monarchie de Juillet et l’insurrection de 1832.

Elle dédicace également son roman Spiridon à Leroux :

Ami et frère par les années et maître par la vertu et la science, agréez l’envoi de mes
cartes non comme un travail digne de vous être dédié, mais comme un témoignage
d’amitié et de vénération.200

Cette déclaration témoigne de la proximité des deux penseurs d’une part, mais surtout
de l’influence morale et scientifique que Leroux a exercée sur Sand. Comme le souligne Jean

197
Pierre Leroux, George Sand, La Revue indépendante, « Du pouvoir social, ou du Gouvernement. Comment la
France est tombée dans une fausse imitation de constitution d’Angleterre », Section II, N°1, janvier 1841, [en
ligne], consulté le 10/09/2021, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k96930458/f14.item
p.5-6.
198
Jérôme Peignot, Pierre Leroux inventeur du socialisme, Paris, Klincksieck, 1998, p.25.
199
George Sand, Correspondance, Tome XXV, Suppléments (1817-1876), Paris, Classiques Garnier, 2013,
p.343.
200
Jérôme Peignot, Pierre Leroux inventeur du socialisme, op.cit., p. 36.

62
Pierre Lacassagne, il s’agit de l’histoire d’une amitié construite autour des croyances
religieuses, philosophique et politique.

Mais, sur ces questions d’humanité et de vertu, comme Leroux, Lamennais aussi a
joué un rôle important dans la pensée de Sand, notamment sur la question de charité201.

Cette prise en compte de l’influence de Lamennais impose aussi d’interroger ses


rapports à Hugo. En effet, Hugo rencontre Lamennais en 1821 et partage des correspondances
avec le philosophe pour qui il exprime une vive admiration. Celle-ci peut s’expliquer du fait
que Lamennais répond en grande partie aux attentes d’Hugo sur la question sociale et le
devenir du peuple.

On peut observer cette intimité dans la lettre d’Hugo à Lamennais :

Une lettre du 22 mars 1822 d’Hugo à Lamennais :


J’avoue que je voudrais avoir encore maintenant pour moi quelques-unes de ces heures
que vous consacrez à l’enseignement de votre siècle et de la postérité. J’aime encore
mieux jouir de vous que par un livre. C’est votre faute ; pourquoi, vous, qui êtes si au-
dessus des autres par votre grand talent et vos grandes vertus, êtes-vous bon comme les
autres, et plus que les autres202 ?

Cette lettre nous donne un aperçu du lien qu’entretenaient Hugo et Lamennais. En


effet, Lamennais n’a pas considéré Hugo comme un simple disciple, mais un ami pour qui il
éprouve aussi une admiration intellectuelle réciproque. Leur relation est étudiée par Christian
Maréchal dans son œuvre Lamennais et Victor Hugo :

Voici un petit livre très documenté, très intéressant et vraiment neuf, sur les relations
suivies et peu à peu très intimes qui existèrent entre Lamennais et Victor Hugo, de 1821 à
1831, et sur le mennaisianisme du jeune poète, alors à ses débuts. On ne dira jamais assez
quelle influence exerça la puissante pensée de Lamennais sur les plus éminents esprits de
son temps. […] et elle eut une prise sur la haute intelligence de Victor Hugo comme plus
tard sur l’esprit ardent de George Sand203.

George Sand et Victor Hugo, au-delà d’être liés par la question sociale, par l’écriture
romanesque, le sont aussi par la pensée de Lamennais. Ce sont deux auteurs importants dont

201
Id., p.43. « Il faut être juste et préciser encore que si Sand a en, effet, parlé de « la terre de Leroux », elle a
aussi évoqué « le ciel de Jean Reynaud », « l’univers de Leibniz » et « la charité de Lamennais. »
202
Louis Le Guillou, « Victor Hugo, Lamennais et Montalembert jusqu’aux ‘‘Paroles d’un croyant’’ », Revue
d’Histoire de la France, 86e année, N°6, Victor Hugo, publié par Presses Universitaires de France, p. 988-998,
[en ligne], consulté le 15/09/2021, https://www.jstor.org/stable/40528690, p. 990.
203
Allais Gustave, « Christian Maréchal : Lamennais et Victor Hugo », Annales de Bretagne, Tom.21, N°4,
1905, p.567-570, [en ligne], consulté le 20/09/2021, www.persee.fr/doc/abpo_0003-
391x_1905_num_21_4_4125_t1_0567_0000_2 , p. 561-562.

63
une partie de l’écriture, des réflexions et des positionnements idéologiques sont le résultat de
leur contact avec le philosophe.

La préface des Odes et Ballades204 écrite par Hugo en plein exil témoigne de cette
relation entre Lamennais et lui. Cette préface met l’accent sur le progrès humain, c’est-à-dire
l’amélioration des valeurs morales. Tels sont les combats de Lamennais qu’Hugo partage tant
dans ses écrits que dans ses positions politiques. Ceci étant, la relation d’Hugo à Lamennais
n’a pas été qu’une rencontre entre deux hommes qui militent pour la cause du peuple, mais
elle a surtout été celle de deux hommes qui ont presque sacrifié leur existence pour
l’épanouissement et la libération du plus grand nombre : le peuple en 1848205.

Cet intérêt pour le peuple que les relations de Sand et Leroux, ainsi que d’Hugo et
Lamennais donnent à voir, est en quelque sorte celui que l’on retrouve chez Gaskell et
Dickens dans leur relation avec Thomas Carlyle.

En effet, Dickens écrit au sujet de Carlyle: « I am always reading you faithfully, and
trying to go your way »206 et Carlyle: “The good, the gentle, high-gifted, ever-friendly, noble
Dickens…”207 Ces affirmations de Dickens et de Carlyle prouvent que les analyses faites à
propos de l’influence de l’historien sur la carrière de l’écrivain ne sont pas le résultat des
simples hypothèses, mais émanent d’une relation concrète. Dans ce cas, notre travail ne reste
pas un cas isolé, car il s’inscrit dans ce qui a déjà été produit par les critiques de Dickens.
Prenons le cas de Michael Goldberg qui fait une étude approfondie sur cette influence en
essayant de montrer comment Carlyle influence Dickens sur les aspects politiques,

204
Victor Hugo, Odes et Ballades, [en ligne], consulté le
18/09/2021https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k406197h/f8.item , p.3-4.
205
Victor Hugo est élu en 1848 à l’Assemblée en tant que membre de la droite. Michel Winock, « 11. Victor
Hugo, figure olympienne de la République », Michel Winock éd., Les figures de proue de la gauche depuis
1789. Paris, Perrin, « Hors collection », 2019, p. 149-161. [en ligne], consulté le 17/02/2022. URL :
https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/---page-149.htm . Et, Félicité de Lamennais
rejoint les républicains en février 1848 aussi. Sylvain Milbach, « La république sociale selon Lamennais. Le
Peuple constituant », Thomas Bouchet éd., Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théories et
expériences, 1825-1860. Paris, La Découverte, « Hors collection Sciences Humaines », 2015, p. 331-339. [En
ligne], consulté le 17 /02/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/---page-
331.htm
206
Saint Joseph’s university Press, « Carlyle’s laystall and Charles Dicken’s Paper-Milli Authors(s): Katherine
Inglis”, Carlyle Studies Annual, N°-27 (2011), pp.156-179, [en ligne], consulté le
01/10/2021,https://www.jstor.org/stable/10.2307/26594325,p.2. [Trad], https://www.deepl.com/fr/translator ,
« Je vous lis tours fidèlement, et j’essaie de suivre votre vie. »
207
Samuel Davey, F.R.S.L., M.A.I., Darwin, Carlyle, and Dickens, with other essays, London, J.G. Taylor,
1875, p.120. [Trad] https://www.deepl.com/fr/translator , « Le bon, le gentil, le surdoué, le toujours amical, le
noble Dickens… »

64
stylistiques et dans son recours au grotesque208. À propos du travail de Goldberg, John
Hopkins fait un compte-rendu dans lequel il donne une appréciation qui rejoint nos
observations sur la relation de Dickens à Carlyle :

Less useful are chapters on Dombey and Bleak House in which Dickens’s criticism of
society is reviewed and, from time to time, linked to the social criticism of Carlyle. These
are perfectly satisfactory discussions which exhibit wisdom and good sense. I found
myself nodding in agreement. […] only a tantalizing introduction.209

Hopkins, à travers le travail de Goldberg, met en exergue cette influence du point de


vue social et politique de Carlyle sur Dickens lorsqu’il évoque la critique faite sur la société
dans les romans Dombey and Son210 et Bleak House211. À cela s’ajoute l’intérêt porté au style
de Carlyle qui se lit dans l’œuvre de Dickens, c’est-à-dire la jonction entre prose et poésie
dans le roman dickensien. Cette forme esthétique est d’ailleurs très visible dans les écrits de
Gaskell. Nous en parlerons lorsque nous évoquerons les questions des formes dans la
troisième partie de ce travail.

Pour revenir à Dickens et Carlyle, dans Lectures on Carlyle & His Era, le rapport
entre Carlyle et les écrivains victoriens, précisément Dickens est présenté de la sorte :

In his own way, Dickens was partly wrong about Carlyle, and Dickens and many other
Victorians created a public image or myth of Carlyle that satisfied a need of their own.
Actually, other than The French Revolution and Chartism, I do not think that Dickens,
despite some general claims to the contrary, read Carlyle avidly and closely - - and by
1850 the nothing that Carlyle could write or say would alter other people’s sense of what
he believed in and what he had to offer them. By 1850 cultural and intellectual
mythmaking had rendered Carlyle impotent as a public voice. To some extent he himself
contributed to that process, though much of it was beyond his control. Nothing that he
could say or write from 1850 on could alter the preconceptions about his views on
cultural matters like power and authority.212

Fred Kaplan relativise donc cette influence de Carlyle sur Dickens, elle serait en partie
le fruit d’une incompréhension de l’historien par l’auteur. Et, cette incompréhension est peut-
être celle qui engendre la critique faite à Dickens sur sa représentation de l’utilitariste de

208
Michael Goldberg, Carlyle and Dickens, Athens, University of Georgia Press, 1972.
209
John Hopkins, « Carlyle and Dickens by Michael Goldberg”, Studies in the Novel, vol. 6., N°1, (spring
1974), pp.114-117, [en ligne], consulté le 01/10/2021, https://www.Jstor.org/stable/29531646, p.3.
210
Charles Dickens, Dombey and Son, Londres, Penguin books, [1848], 1970.
211
Charles Dickens, Bleak House, Londres, Penguin books, [1853], 1971.
212
Fred Kaplan, “Carlyle : Power and Authority”, Queens College of the City University of New York, Fred
Kaplan, Michael Goldberg & K.J. Fielding, Lectures on Carlyle & His Era, California, The University Library,
1985, p.12.

65
Bentham de manière péjorative. Or, John Stuart Mill213 dit avoir reçu une éducation complète
et nécessaire pour l’amélioration de l’homme en société. D’ailleurs, dans son œuvre
Autobiographie214, Mill montre que l’éducation utilitariste qu’il a reçue, bien que reprochable
n’est pas totalement ce à quoi Dickens fait allusion dans son roman à travers le personnage
Gradgrind, comme le constate la critique K.J. Fielding215.

L’œuvre de Dickens, parfois controversée sur la critique de la philosophie de


Bentham, est reconnue comme étant très rattachée à l’influence de Carlyle sur les questions
d’économie sociale. On retrouve l’esquisse de cet attachement dans la préface des Temps
difficiles216:

Dickens avait écrit à Carlyle pour lui demander la permission de lui dédier Temps
difficiles : « Je sais qu’il ne contient rien sur quoi votre pensée ne soit pas en accord avec
la mienne, car personne ne connaît vos livres mieux que moi. » […] Carlyle avait cherché
à secouer l’indifférence sociale de l’Angleterre et dénoncé notamment le caractère
dangereusement abstrait d’une science économique qui oubliait dans ses statistiques des
besoins humains majeurs : or, cela ; c’est le sujet même de Temps difficiles.217

La critique de la science vise plus concrètement l’utilitarisme de Bentham, qui, dans


son ambition du progrès social, et l’application d’une société de l’intérêt matériel, impliquait,
selon Carlyle et Dickens, l’affaiblissement de l’harmonie sociale et la stabilité humaine. En
effet, l’homme est un être complet conduit par des émotions et des besoins matériels dont il

213
John Stuart Mill, Autobiographie, [Trad.], Guillaume Villeneuve & John M. Robson, Paris, Aubier, 1993,
p.79. « Mon éducation antérieure, en un sens, pouvait passer pour un cours de théorie benthamienne. Le critère
de Bentham du « plus grand bonheur » était celui qu’on m’avait toujours appris à employer ; […] dans les
premières pages de Bentham, ce critère m’impressionna avec toute la force de la nouveauté. Ce qui me marqua si
puissamment, ce fut le chapitre où Bentham juge des types habituels de raisonnement dans la morale et la
législation, tels qui les expriment des formules comme « loi de la nature », « juste raison », « sens moral », « la
rectitude naturelle », etc., et où il voit un dogmatisme masqué imposant ses sentiments à autrui par le truchement
d’expressions pompeuses qui ne justifient nullement le sentiment, mais en font sa propre justification. »
214
John Stuart Mill, Autobiographie, Paris, Aubier, [1873], 1993.
215
K.J. Fielding, “Mill and Grandgrind”, Nineteeth-Century Fiction, Vol.11, N°.2, septembre 1956, pp.148-151,
Publié par University of California, [en ligne], consulté le 04/10/2021, https://www.jstor.org/stable/3044114,
p.3. « It is true that it might be said to be partly similar "in spirit" to Mr. Gradgrind's system insofar as it made
no appeal whatsoever to the imagination. Yet Mill goes to some pains in the Autobioraphy to explain that the
reputation that his father and his followers had for despising poetry was not entirely justified. By the age of
twelve Mill had read much of Virgil, almost all of Horace, a good deal of Ovid, the Iliad and the Odyssey right
through, and much else in Greek and Latin. […] This is not to say that Dr. Leavis is wrong in linking Mill's
Autobiography with Hard Times. Its account of his spiritual crisis certainly shows better than anything else how
the purpose of the novel was the fundamental criticism of an industrial civilization. It simply remains unlikely
that Dickens's educational satire was aimed at James Mill. It is all the more surprising that Dr. Leavis did not
bring this out himself, since he has done the important service of drawing attention to Mill's critical essays by
reprinting them in his Mill on Bentham and Coleridge (I950). For it is there that Mill, himself, attacked the very
same educational perversions on which Dickens turned in Hard Times.
216
Charles Dickens, Temps Difficiles, op.cit.
217
Id., p.425.

66
faut tenir compte pour son équilibre social. Mais, le benthamisme considère l’homme dans sa
valeur productive, d’où la satire de Dickens et d’autres écrivains sur ce fonctionnement social
à l’instar d’une autrice comme Gaskell.

En effet, dans la critique sociale de Carlyle, son intérêt pour le mouvement chartiste le
relie intrinsèquement à l’œuvre de Gaskell, Mary Barton. De fait, tout comme chez Dickens,
Gaskell fait partie de ces auteurs victoriens sur qui le combat de Carlyle a eu un impact
considérable. Lors de la publication de Mary Barton218, Charles Dickens et Thomas Carlyle
jouent un rôle important, donnant leurs avis sur l’œuvre à la demande de Gaskell elle-même :
« She asked Chapman to send copies of Mary Barton to Dickens and Thomas Carlyle.219 »
Dans cette optique Jane Spencer affirme:

It has long been recognized that Gaskell's first novel was, in Kathleen Tillotson's words,
'built on the assumptions of Chartism and Past and Present. Carlyle's influence is felt
from the start: in the novel's motto (from his 1832 essay "Biography"), which defends the
Novel-wright as someone who may be able to teach the foolish; and in the preface, where
Gaskell offers a tongue-in-cheek apology for her ignorance: 'I know nothing of Political
Economy, or the theories of trade. Here, she is implicitly invoking Carlyle's scorn of the
idea that political economy could solve the problem of the condition of the working
classes in England.220

Effectivement, pour attester de l’impact de la relation de Carlyle et Gaskell sur


l’écriture de la dernière citée, il suffit d’examiner les thèmes abordés dans Mary Barton qui se
rapprochent des centres d’intérêt de la pensée Carlylienne. À ce titre, on peut d’abord évoquer
la condition salariale des travailleurs, notamment dans Past and Present221, pour ensuite parler
du mouvement chartiste pour lequel Carlyle propose une œuvre intitulée Chartism222, et enfin
le regard porté sur la révolution qui reste une voie de libération. On retrouve d’ailleurs chez
Carlyle cette critique presque romancée à l’endroit des révoltes dans son œuvre The French

218
Id.
219
Ibid., p. XVI.
220
Jane Spencer, “Mary Barton and Thomas Carlyle”, The Gaskell Society Journal, Vol. 2, 1988, p.1-12, [en
ligne], consulté le 02/10/2021, https://www.jstor.org/stable/45185245 , p.1. [Trad],
https://www.deepl.com/fr/translator : Il est reconnu depuis longtemps que le premier roman de Gaskell était,
selon les mots de Kathleen Tillotson, "construit sur les hypothèses du chartisme et du passé et présent".
L'influence de Carlyle se fait sentir dès le début : dans la devise du roman (tirée de son essai "Biography" de
1832), qui défend l'auteur de roman comme quelqu'un qui peut être capable d'enseigner aux sots ; et dans la
préface, où Gaskell présente une excuse ironique pour son ignorance : "Je ne connais rien à l'économie politique
ou aux théories du commerce. Elle invoque ici implicitement le mépris de Carlyle pour l'idée que l'économie
politique puisse résoudre le problème de la condition des classes ouvrières en Angleterre.
221
Thomas Carlyle, Cathédrale d’autrefois et usines d’aujourd’hui : passé et présent, Paris, Hachette,
Traduction de Camille Bos, [1843], 1901.
222
Thomas Carlyle, Chartism, [en ligne] consulté le 07/08/21,
https://archive.org/details/chartism00carlrich/page/n1/mode/2up,

67
Revolution223, dans laquelle l’auteur fait de la Révolution française un contre modèle pour
la Grande-Bretagne, au regard du désastre humain que le soulèvement incontrôlé du peuple
entraîne. Gaskell tient compte du point de vue de Carlyle sur ce fait, et son roman le reflète, à
travers les conséquences du mouvement syndicaliste des ouvriers. Et, c’est en même temps le
cas pour Dickens qui propose A Tale of two cities224 où il se montre défavorable à la
révolution225. Mais nous y reviendrons pour le cas des œuvres étudiées sur le principe de la
révolte.

Dans le but de renchérir sur la relation de Gaskell à Carlyle, une lettre de l’historien à
l’autrice peut nous donner davantage d’informations quant aux opinions de Carlyle sur
l’autrice et son roman :

To Mrs Gaskell, November 8, 1848


Dear Madam
(for I catch the treble of that fine melodious voice very well),

We have read your Book here, my wife first and then I; both of us with real pleasure. A
beautiful, cheerfully pious, social, clear and observant character is everywhere
recognizable in the writer, which surely is the welcomest sight any writer can shew us in
books; your field moreover is new, important, full of rich materials (which, your usual,
required a soul of some opulence to recognize them as rich): the result is a Book
deserving to take its place far above the ordinary garbage of Novels, - a Book which
every intelligent person may read with entertainment, and which it will do every one
some good to read. […] In short, brevity and clear veracity, - these two, which make
properly but one, are “the soul of wit,” – these essence of all good qualities in writing. On
the side of “veracity”, or devout earnestness of mind, I find you already strong; and that
will tend well to help the other side of the matter if there be any defect there.
May you live long to write good books, - and to do silently good actions, which I believe
is very much more indispensable! – With kind respects and thanks
Thomas Carlyle226

223
Clyde de L. Ryals, “Carlyle’s The French Revolution: A True Fiction”, p.925-940, ELH, [en ligne], consulté
le 05/10/2021, https://www.jstor.org/stable/2873103
224
Charles Dickens, A tale of two cities, Londres, Harmondsworth: Penguin, [1859], 2003
225
Sara Thornton , « Paris and London superimposed: urban seeing and new political space in Dicken's A Tale of
Two Cities », Études anglaises, 3 septembre 2012, Vol. 65, p.302-314, [en ligne], consulté le 5/10/2021,
https://www-cairn-info.ezproxy.univ-littoral.fr/revue-etudes-anglaises-2012-3-page-302.htm
226
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.358. [Trad] https://www.deepl.com/fr/translator : Nous avons lu
votre livre ici, ma femme d'abord et moi ensuite ; tous deux avec un réel plaisir. On reconnaît partout chez
l'auteur un caractère beau, joyeusement pieux, social, clair et observateur, ce qui est certainement le spectacle le
plus agréable qu'un écrivain puisse nous offrir dans ses livres ; votre domaine est en outre nouveau, important,
plein de matériaux riches (qui, comme d'habitude, exigeaient une âme d'une certaine opulence pour les
reconnaître comme riches) : le résultat est un livre qui mérite de prendre sa place bien au-dessus de l'ordure
ordinaire des romans, - un livre que toute personne intelligente peut lire avec plaisir, et qu'il fera du bien à tout le
monde de lire. […] En bref, la brièveté et la clarté, - ces deux éléments, qui n'en font qu'un, sont "l'âme de
l'esprit", - l'essence de toutes les bonnes qualités d'écriture. Du côté de la " véracité ", ou du sérieux de l'esprit, je
vous trouve déjà fort ; et cela aura tendance à aider l'autre côté de la question s'il y a quelque défaut.

68
Gaskell n’est pas qu’une admiratrice de Dickens et Carlyle sur la question sociale. Elle
est, comme le reconnaît Carlyle et sa compagne, une écrivaine aboutie non seulement pour
son style, mais aussi pour l’intérêt social qu’elle donne à son œuvre. Mary Barton227 est une
œuvre que Carlyle juge socialement vraie, autrement dit l’analyse de la condition ouvrière
présente dans l’ouvrage n’est pas le fruit d’un imaginaire personnel, totalement déconnecté de
la réalité. Bien au contraire, elle fustige avec une certaine puissance le quotidien véritable des
ouvriers.

Cette tendance réaliste est bien évidemment partagée par les auteurs anglais et
français. La souffrance et la misère des travailleurs, qui sont au centre des débats sociaux à
l’époque, trouvent leur prolongement dans des écrits aussi multiples que variés. D’où peut-on
observer une sorte de dialogue interdisciplinaire à cette période pour traiter de la condition
ouvrière. Ces dialogues feront donc l’objet d’étude du chapitre suivant.

Puissiez-vous vivre longtemps pour écrire de bons livres, et pour faire silencieusement de bonnes actions, ce qui,
je crois, est beaucoup plus indispensable ! - Avec mes respects et mes remerciements.
227
Id.

69
CHAPITRE II. USAGE DES CONCEPTS PHILOSOPHIQUES, DES
MOUVEMENTS POLITIQUES ET DES PENSÉES RELIGIEUSES POUR UNE
CRITIQUE DE L’OPPRESSION SOCIALE

70
Ce chapitre montre le fonctionnement des différentes pensées philosophiques,
religieuses et les mouvements politiques qui influencent ou motivent les auteurs dans la
production des romans. Pour cela, nous ferons une étude au cas par cas, en ce qui concerne
Dickens et Gaskell, car l’un écrit contre l’utilitarisme vu comme un système de pensées qui
favorise les inégalités sociales, et l’autre met en scène le mouvement politique chartiste. Pour
Hugo et Sand, nous ferons une analyse croisée, pour la simple raison que les œuvres intègrent
les idées socialistes de Lamennais et Leroux dans leurs écrits.

Le chapitre répondra aux questions suivantes : comment sont représentées les


différentes idéologies philosophiques et religieuses ainsi que les mouvements politiques dans
les romans ? Aussi, quel est l’enjeu de l’usage de ces pensées et mouvements dans l’écriture
de l’oppression sociale ?

Pour parvenir à cette fin, nous lirons d’abord la critique de l’utilitarisme dans le roman
de Dickens à travers la mise en scène d’une éducation utilitariste et l’impact économique et
social de celle-ci. Ensuite, il s’agira d’étudier la présence du chartisme chez Gaskell et
l’espoir que ce mouvement a suscité chez les ouvriers. Dès lors, nous terminerons ce chapitre
par l’étude de l’influence des pensées progressistes de Lamennais et Leroux contre le
matérialisme du XIXe siècle dans les romans d’Hugo et de Sand.

II.1. La morale utilitariste ou l’indifférence aux affects humains : facteur de la


souffrance du peuple dans Hard Times228.

Dans « Qu’est-ce que l’utilitarisme ? »229, Florian Cova et François Jaquet répondent à
la question posée en s’appuyant sur la définition que propose John Stuart Mill230 sur la
nécessité en ces termes :

Les actions sont bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroitre le
bonheur, ou à produire le contraire du bonheur231

228
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
229
Cova Florian, Jaquet François, « Qu’est-ce que l’utilitarisme ? », dans : Nicolas Journet éd., La
Morale. Éthique et sciences humaines. Auxerre, Éditions Sciences Humaines, « Synthèse », 2012, p. 76-84. URL
: https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/la-morale--9782361060312-page-76.htm
230
John Stuart Mill, fils de James Mill, ami de Bentham, fonde avec Bentham la « société utilitariste ».
Mais quelques années après, il délaisse celle-ci en proposant de nouvelles perspectives de réflexion et
met en place la « société de discussion ». Ce basculement naît de son intérêt accordé aux sentiments
humains, ce qui l’éloigne davantage de la pensée de son maître Bentham. On peut remarquer par le
revirement de Stuart Mill que l’utilitarisme de Bentham s’oppose au sentimentalisme humain. [En
ligne], consulté le 07/10/2021, Petit Emmanuel, « John Stuart Mill et James Mill : un modèle d’éducation
utilitariste dépourvu d’affects », Les Études Sociales, n° 171-172, p. 147-167. DOI : 10.3917/etsoc.171.0147.
URL:https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-les-etudes-sociales-2020-1-page-
147.htm

71
Cette définition se fonde sur le principe d’utilité, principe fondamental de la doctrine
utilitariste et qui a pour objet la création d’un ordre de la moralité, ne considérant que les
choses nécessaires à l’usage du plus grand nombre232. Ainsi, le principe d’utilité se définit du
point de vue de la philosophie de Bentham comme étant ce qui :

approuve ou désapprouve toute action quelle qu’elle soit, selon la tendance qu’elle
semble présenter d’augmenter ou de diminuer le bonheur de celui ou de ceux dont
l’intérêt est en jeu233.

Selon Bentham, une action n’est utile que lorsqu’elle parvient à satisfaire le
« bonheur » des individus qui ont un intérêt matériel et participe au plaisir d’un plus grand
nombre. Néanmoins, dans notre étude, ce plus grand nombre ne concerne que ceux qui
détiennent les biens matériels, les aristocrates et les bourgeois, et dont les intérêts
économiques sont en jeu. Étant donné que l’utilitarisme comporte aussi une ambition
d’éducation du peuple, cela implique le sacrifice de quelques domaines de l’existence
humaine comme les loisirs au profit d’autres qui seraient les plus nécessaires à l’exemple de
l’apprentissage des sciences exactes favorables à l’économie. En même temps, cela sous-
entend le sacrifice d’une partie de la société, car ces individus, les ouvriers, n’étant pas les
tenants des biens matériels, subissent la logique utilitariste. Autrement dit, le fait de
privilégier l’intérêt matériel au détriment des loisirs de l’esprit humain pour ne pratiquer que
des activités dont la bourgeoisie propriétaire d’usines et des mines a besoin. Cette logique
oppose les possédants et les non-possédants dans la réflexion de Bentham qui sert de base aux
capitalistes britanniques du XIXe siècle.

À cet effet, la bourgeoisie anglaise du XIXe siècle a eu un intérêt particulier pour cette
philosophie morale qui place en avant plan le profit matériel. Mais, peut-être que cela est dû
au fait qu’elle soit en adéquation avec l’évolution industrielle au sens de Pierre Gascar :

Le progrès, en relevant les ressources que, grâce au machinisme notamment, il permet de


tirer de la matière, a littéralement sommé l’homme de se consacrer tout entier à leur
multiplication, d’où ne peuvent résulter qu’une amélioration constante de ses conditions
de vie et même, avec les prodiges de la science, un élargissement de son destin. […] En

231
Cova Florian, Jaquet François, op.cit. p.76.
232
Malik Bozzo-Rey, Anne Brunon-Ernst et Emmanuelle de Champs, « La traduction de l’Introduction to the
Principles of Morals and Legislation par le Centre Bentham », Revue d’études benthamiennes [En ligne], 1 |
2006, mis en ligne le 01 septembre 2006, consulté le 31 juillet 2021.
URL:http://journals.openedition.org/etudes-benthamiennes/169
DOI : https://doi.org/10.4000/etudesbenthamiennes169 , « Maximisation du plus grand bonheur du plus grand
nombre », p. 1.
233
Catherine Audard, Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, Paris, P.U.F, 1999, tome 1, p.202.

72
introduisant le principe d’une productivité exceptionnelle, elle a fait du plus puissant des
instincts de l’homme, l’instinct du profit, le moteur de l’activité en général, donc le
fondement d’une morale collective. « Enrichissez-vous ! » conseille, presque au même
moment, le ministre Guizot, de l’autre côté de la Manche.234

Ce propos rend explicite l’idée que la pratique utilitariste a un lien intrinsèque avec les
ambitions de l’industrialisation de la Grande-Bretagne, car, pour que la Grande-Bretagne
garde sa prospérité économique, il serait bien nécessaire que l’esprit du peuple britannique
soit unanimement tourné vers le profit. Dès lors, la question qui se pose est celle de savoir
comment Dickens procède à la critique de l’utilitarisme dans son roman Hard Times.

II.1.1 Mise en scène d’une éducation matérielle


Les problématiques relatives aux bouleversements sociaux et par là, humains, qui
traverse l’esprit des réflexions du XIXe siècle anglais, est représentée sous diverses formes
dans le roman de Dickens. Ces interrogations tentent d’atteindre un objectif commun : la
dénonciation d’une perte de valeurs humaines. En effet, en parcourant le roman, il en ressort
d’emblée qu’il propose une mise au point de ce que nous osons appeler la « mort du plaisir
émotionnel. » Cette approche nous conduit donc à mettre en lumière la construction de
l’incipit du texte. Charles Dickens introduit son roman et lui donne, d’entrée de jeu, un terme
qui implique très explicitement l’esprit utilitariste. Il s’agit du titre du premier chapitre du
roman : « THE ONE THING NEEDFULL »235. L’évocation du besoin dans ce titre est
précédée d’une précision, l’adjectif seul, qui indique la seule chose nécessaire de
l’enseignement que doivent recevoir les jeunes enfants en apprentissage. Or, du point de vue
romanesque, il s’agit d’enfants : la portée historique de l’œuvre nous amène à comprendre que
ces enfants représentent le peuple britannique parce qu’il défend la cause des plus faibles, des
prolétaires, et la figure de l’enfant symbolise la vulnérabilité de ce peuple.

La stratégie de l’auteur qui consiste à poser des bases dans les premières pages du
roman nous conduit à considérer le sens de l’incipit, selon Jean Jacques Lecercle:

Dans un même mouvement, l’incipit détruit une infinité de mondes narratifs possibles et
commence à en construire un. Le papier n’est plus vide, sa noirceur inchoative est
l’annonce d’un foisonnement de pages, de personnages et d’incidents. Voilà pourquoi
l’incipit est le lieu d’investissement affectif maximal.236

234
Pierre Gascar, Préface de Temps difficiles, op.cit., p.12-13.
235
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.7.
236
Jean Jacques Lecercle, « Combien coûte le premier pas ? Une théorie annonciative de l’incipit », Liliane
Louvel, L’incipit, UFR Langues littératures, Vol.1, coll. La Licorne, 1997, p.8-13.

73
À travers la réflexion de Jean Jacques Lecercle, on peut comprendre que l’introduction
du roman de Dickens par des termes qui renvoient à la doctrine philosophique qu’il critique
n’est certainement pas un fait de hasard, mais plutôt un choix de l’écrivain. Aussi précise que
soit la philosophie utilitariste sur la notion d’utilité, Dickens essaie de clarifier son discours
dès son début. Il caractérise, avec une grande rigueur, le prélude du récit par l’exposition des
bases d’une éducation utilitariste. Dès lors, le lecteur est plongé dans le dessein de l’auteur qui
se poursuivra jusqu’à la fin. Sachant que le roman porte une forte empreinte de la philosophie
utilitariste, le lecteur est plutôt préparé à rencontrer et comprendre certaines allusions et mises
en scène. Pour continuer, les lignes suivantes peuvent nous donner d’amples informations sur
les fondamentaux de ladite éducation dans le roman :

Now, What I want is, Facts. Teach these boys and girls nothing but Facts. Facts alone are
wanted in life. Plant nothing else, and root out everything else. You can only from the
minds of reasoning animals upon Facts: nothing else will ever be of any service to them.
This is the principle on which I thing up my own children, and this is the principle on
which I bring up these children. Stick to Facts, sir.237
L’exigence de l’orateur sur la méthode et les principes qui doivent constituer
l’éducation238 est marquée par l’usage de l’épiphore de l’expression « Facts ». Premièrement,
des « Faits » parce que cette éducation doit être le résultat d’une pratique, elle doit avoir une
application matérielle sur le quotidien des individus et participer à l’évolution de ces derniers.
Deuxièmement, celle-ci doit se suivre d’un autre « Fait », c’est l’extirpation de tout ce qui ne
relève pas de ce qui est palpable, du matériel, du tangible en l’humain et qui pourrait le rendre
non productif dans l’intérêt de tous. Il s’agit de tout ce qui relève de la sensibilité, de
l’émotion et de l’imagination, donc de la partie abstraite de l’existence humaine. Bentham
note à ce sujet :

L’individu peut être conduit à considérer comme un devoir moral le sacrifice de son
propre bien-être à celui du plus grand nombre. Afin de créer le sentiment du devoir et du

237
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.7. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p. 21. « - Or donc,
ce qu’il me faut, ce sont des Faits. Vous n’enseignerez à ces garçons et à ces filles que des Faits. Dans la vie on
n’a besoin que des Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste. Vous ne pouvez former l’esprit
d’animaux raisonnables qu’avec des Faits ; rien d’autre ne leur sera jamais d’aucune utilité. C’est d’après ce
principe que j’élève mes propres d’enfants et d’après ce principe que j’élève ces enfants-là. Tenez-vous-en aux
Faits, monsieur. »
238
La mise en scène de cette école dans le roman de Dickens pourrait être une critique à l’endroit du projet de
Bentham qu’il juge absurde, celui de mettre en place un programme scolaire. Il s’agit du programme
Chrestomathia, qui n’a jamais vu le jour, mais qui aurait consisté à offrir une éducation spécifique au nouveau
travailleur. Ainsi, Chrestomathia serait une école dans laquelle « la discipline et l’apprentissage par cœur ont
l’air de régner plus que le plaisir et le bonheur, offre une étrange préparation à une citoyenneté entièrement
réglée et dominée par le principe d’utilité.» Jean-Pierre Cléro, « L’éducation dans Chrestomathia de Jeremy
Bentham », XVII-XVIII. Revue de la société d'études anglo-américaines des XVIIe et XVIIIe siècles. N°64, 2007.
La Bible dans le monde anglo-américain des XVIIe et XVIIIe siècles. pp. 247-283. [En ligne], consulté le
24/08/2021, www.persee.fr/doc/xvii_0291-3798_2007num_64_1_2644 , p. 249.

74
bien commun, il faut que les habitudes, mais aussi l’éducation, l’État, les lois et les
« sanctions » d’une manière générale, interviennent sans cesse239.

La réflexion de Bentham, qui est caricaturée dans le roman de Dickens, suppose que
l’éducation utilitariste ne vise que le bien commun, et donc le sacrifice du bonheur personnel.
En effet, c’est la prospérité de la nation qui est visée, et celle-ci passe par la prospérité des
individus. Il faut donc amener les individus à une sélection rigoureuse de leurs pratiques
quotidiennes. Dit en ces termes, il faut bien, pour rester dans l’esprit de la philosophie
utilitariste, et surtout sur la notion du « Fait », que l’auteur affine et précise sa critique avec
des éléments pratiques en guise d’exemple d’application de cette éducation. Ainsi, on lit dans
le passage qui suit, un enseignement sur le principe de la matérialité des choses :

Girl number twenty, said Mr. Gradgrind, squarely pointing with his square forefinger, “I
don’t know that girl, who is that girl?”
“Sissy Jupe, sir,” explained number twenty, blushing, standing up, and curtseying.
“Sissy is not a name,” said Mr. Gradgrind. “Don’t call yourself Sissy. Call yourself
Cecilia”
“It’s father as calls me Sissy, sir, returned the young girl in a trembling voice, and with
another curtsey.
“Then he has no business to do it,” said Mr. Gradgrind. “Tell him he mustn’t. Cecilia
Jupe. Let me see. What is your father?”
“He belongs to the horse-riding, if you please, sir”
Mr. Gradgrind frowned, and waved off the objectionable calling with his hand.
“We don’t want to know anything about that, here. You mustn’t tell us about that, here.
Your father breaks horses, don’t he?”
“If you please, sir, when they can get any to break, they do break horses in the ring, sir”
“You mustn’t tell us about the ring, here. Very well, then. Describe your father as a
horsebreaker. He doctors sick horses, I dare say?”
Oh yes, sir.240

239
Alain Leroux, Pierre Livet, Leçons de Philosophie économique, Tome II : Economie normative et
philosophie, Paris, Ed. Economica, 2006, p. 86.
240
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p. 8-9. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p. 23-24. « -
Fille numéro vingt, dit Mr. Gradgrind en désignant carrément l’enfant de son doigt carré, je ne connais pas cette
fille. Qui est cette fille ? – Sissy Jupe, Monsieur, répondit le numéro vingt en rougissant, et elle se leva et fit la
révérence. – Sissy n’est pas un nom, dit Mr, Gradgrind. Ne vous appelez pas Sissy. Appelez-vous Cecilia. –
C’est papa qui m’appelle Sissy, Monsieur, répondit la fillette d’une voix tremblante et avec une nouvelle
révérence. – Eh bien, il n’a pas le droit de le faire, déclara Mr. Gradgrind. Dites-lui qu’il ne doit pas le faire
Cecilia Jupe. Voyons un peu. Quelle est l’occupation de votre père ? – Il travaille dans un cirque, s’il vous plaît,
Monsieur. Mr. Gradgrind se renfrogna et d’un geste de la main repoussa cette profession répréhensible. – Nous
ne voulons pas entendre cela ici. Vous ne devez pas nous en parler ici. Votre père dresse des chevaux, n’est-ce
pas ? – S’il vous plait, Monsieur, quand on peut en avoir à dresser, on les dresse sur la piste, Monsieur. – Vous
ne devez pas parler de piste ici. Très bien. Dites-nous que votre père est dresseur de chevaux. Il soigne les
chevaux malades, je suppose ? – Oh ! Oui, Monsieur. – Fort Bien. Il est chirurgien-vétérinaire, maréchal ferrant
et dresseur de chevaux. »

75
Exigence, autorité et égoïsme sont les adjectifs qui peuvent caractériser le personnage,
Monsieur Gradgrind, figure symbolique de l’utilitarisme dans le roman. Celui-ci s’oppose à
Sissy Jupe, symbole de la fantaisie par son appartenance aux gens du cirque. Personnage
assez centré sur ses propres convictions et rejetant avec abnégation tout ce qui ne correspond
pas à son idéologie utilitariste, Gradgrind est à l’image de Bentham présenté par Marx 241,
celui dont la logique morale n’a de sens que dans la destruction de l’humanité. Dans le
passage précité, il en ressort une atteinte à la liberté individuelle 242 de Sissy Jupe tout comme
à celle de son père à travers le dictat posé par Gradgrind, le Bentham de Dickens. C’est ce que
l’on observe par la demande rigoureuse de Gradgrind lorsqu’il impose, de manière drastique,
un changement d’identité à Sissy Jupe. Ou encore, la dénomination que Gradgrind donne à la
fonction du père de Sissy, qui semble-être porteuse de « Faits » scientifiques.

En revanche, l’auteur structure la critique de manière à ressortir l’idée selon laquelle,


l’utilitarisme qui se veut matériel et progressiste ne l’est finalement pas en profondeur. Si
Gradgrind pense résoudre la question de la matérialité de la fonction du père de Sissy par une
grandiloquence, la réalité qui est un « Fait », est qu’il travaille toujours dans un cirque, et, ce
changement d’appellation ne changera rien à la tâche du personnage. Cette représentation
évoque en quelque sorte la fragilité de l’utilitarisme qui est tout aussi arbitraire en ce sens
qu’il croit résoudre ou plutôt améliorer l’existence des individus par sa conception
matérialiste des choses. Ceci étant, c’est en la capacité qu’à l’auteur de faire cette étude
sociale et de montrer les limites de l’utilitarisme que des critiques comme Leavis Frank
Raymond243 considèrent ce roman comme l’œuvre la plus aboutie de l’écrivain.

Dickens juge la philanthropie utilitariste comme étant totalement fausse, car elle n’est
pas au service des préoccupations humaines, mais plutôt au service des ambitions matérielles

241
Karl Marx, Le Capital, op.cit., p.726. Dans. Catherine Audard, Anthologie historique et critique de
l’utilitarisme, op.cit., p.3. « Bentham ! Car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les
mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés.
Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en vertu d’une
harmonie préétablie des choses, ou sous les auspices d’une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour
soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité général, à l’intérêt commun. »
242
Sur ce fait, la représentation de Dickens sur l’utilitarisme rejoint celle d’Elie Halévy dans La formation du
radicalisme philosophique, Paris, PUF, [1901], 1995, Vol. 1. À ce sujet, il dit : « Au siècle de la Révolution
française, […] correspond de l’autre côté de la Manche, le siècle de la révolution industrielle ; à la philosophie
juridique et spiritualiste des droits de l’homme, la philosophie utilitaire de l’identité des intérêts. » p. 6. Si en
France, la révolution pour la liberté des hommes était politique et spirituelle comme nous le verrons chez Hugo,
en Grande-Bretagne celle-ci fut économique et contre l’esprit utilitariste. Aussi bien qu’Halévy critique
l’utilitarisme en considérant Adam Smith et Malthus utilitaristes, plus tard, dans le roman de Dickens, nous
verrons cette allusion à ces philosophes sous la forme d’enfants de Gradgrind.
243
Frank Raymond Leavis, The Great Tradition, Tequin, Harlonds Worth, [1948], 2002, p.258. “If I am right, all
of Dickens’s works it is the one that has all the strength of his genius, together with a strength no other of them
can show – that of completely serious work of art”

76
qui cadrent en quelque sorte avec la révolution industrielle et le progrès de la Grande-
Bretagne. De fait, les plaisirs individuels tels que les loisirs, l’imagination… seraient un frein
à cette progression sociale et humaine. Dans Hard Times, on retrouve ces discours,
notamment dans la critique de Gradgrind contre l’imagination de Sissy Jupe :

“Ay, ay, ay! But you mustn’t fancy,” cried the gentleman, quite elated by coming so
happily to his point. That’is it! You are never to fancy.”
“You are not, Cecilia Jupe” Thomas Gradgrind solemnly repeated, “to do anything of that
kind.”
“Fact, fact, fact! Said the gentleman. And “Fact, fact, fact!” repeated Thomas Gradgrind.
“You are to be in all things regulated and governed,” said the gentleman, “by fact. We
hope to have, before long, a board of fact, composed of commissioners of fact, who will
force the people to be a people of fact, and of nothing but fact. You must discard the
Word Fancy altogether.244

La proscription de l’imagination est un devoir pour Sissy Jupe, dit Cecilia. C’est un
impératif pour le progrès de Sissy et donc pour celui du peuple britannique du point de vue
des utilitaristes. Il est de fait, impératif que le peuple britannique soit tourné vers cette culture
matérielle pour son progrès. On observe toutefois, chez Dickens en particulier, que cette
éducation est loin de faire l’unanimité, notamment auprès du peuple, car pour sa
fonctionnalité des structures administratives doivent assurer son application, et ce, par la
force. Ce qui sous-entend l’application d’une certaine violence sur le peuple à éduquer, donc
les pauvres, les ouvriers. Ainsi, dans Hard Times, il « s’agit pour Dickens de fustiger la forme
philanthropique dont se réclament Bentham et ses disciples : les utilitaristes. »245 Il exprime un
scepticisme sur leurs méthodes, ce qui préfigure déjà les possibilités d’un échec de la logique
philosophique qui ne répond pas forcément aux besoins humains fondamentaux :

244
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.11-12. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., « - Hé oui, hé
oui, hé oui ! Mais vous ne devez rien vous imaginer, cria le Monsieur tout à fait ravi d’en venir si aisément au
point principal. Nous y voilà ! Vous ne devez jamais rien imaginer. – Cecilia Jupe, dit Thomas Gradgrind d’un
ton solennel, vous ne devez rien faire de semblable. – Des faits, des faits, des faits, dit le Monsieur. Des faits, des
faits, des faits, répéta Thomas Gradgrind. – En toutes choses, vous devez vous régler, vous laisser diriger par les
faits. Nous espérons avoir avant longtemps un Comité des faits, composé de commissaires des faits, qui
forceront les gens à ne considérer que les faits et rien que les faits. Vous devez exclure de votre vocabulaire le
mot Imagination.
245
Bernard Baertschi, « La philanthropie des philosophes à l’épreuve de la réalité sociale », Revue médicale
Suisse, institut de bioetique, programme sciences humaines en médecine, 2007, p. 3. [En ligne], consulté le
02/08/2021, https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2007/revue-medicale-suisse-135/la-philanthropie-
des-philosophes-a-l-epreuve-de-la-realite-sociale

77
Say, good M’Choakumchild. When from thy boiling store, thou shalt fill each jar brim
full by and by, dost thou think that thou wilt always kill outright the robber Fancy lurking
within – or sometimes only maim him and distort him! 246
M’Choakumchild, qui selon la traduction de Hard Times signifie « étouffeur
d’enfants »247, est un maître de l’école utilitariste à qui le narrateur présente l’Imagination
comme une partie de l’homme qui ne peut s’effacer totalement. Tout comme David
Copperfield porte les initiales de son auteur, Charles Dickens, nous sommes tentés de voir en
M’Choakumchild une mise en scène satirique de John Ramsey M’Culloch, l’un des pères de
l’économie politique au XIXe siècle en Grande-Bretagne248. La référence à John Ramsey
McCulloch nous conduit ainsi à faire une analyse de l’impact de l’utilitarisme dans le système
économique britannique selon Hard Times.

II.1.2. L’impact de l’utilitarisme sur le plan économique : une oppression sociale


pensée sur les travailleurs.

Dans cette étape de notre progression, le lecteur se rendra compte que nous croiserons
les idées de Dickens contenues dans son roman Hard Times, à celles d’Engels et de Carlyle
pour mieux exprimer le problème de la valeur matérielle qui s’oppose aux valeurs humaines
et morales au XIXe siècle. Nous nous permettons de procéder de la sorte parce que l’enjeu de
ce chapitre est de faire une analyse interdiscursive telle que définie par Maingueneau comme :

L’ensemble des unités discursives (relevant de discours antérieurs du même genre, de


discours contemporains d’autres genres, etc.) avec lesquelles un discours particulier entre
en relation implicite ou explicite. L’interdiscours permet aussi de désigner l’ensemble des
discours tenus ou accessibles à un moment donné depuis un lieu donné.249

246
Id., p.13. [Trad] Id., p.31. « Mais, dis-moi, mon bon M’Choakumchild, quand tu auras rempli peu à peu de ta
bouillante abondance chaque vase à ras bord, crois-tu donc que tu pourras toujours tuer d’un seul coup le voleur
Imagination qui se cache dedans, et qu’il ne t’arrivera pas de temps à autre de ne faire que l’estropier ou de le
défigurer ? »
247
Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit. p.425.
248
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., 364., John Ramsey McCulloch (1789-1864), statisticien et professeur
d'économie politique à l'université de Londres, dont les ouvrages populaires (tels que ses Principes d'économie
politique) résument les théories économiques d'Adam Smith, de Malthus et de Ricardo - théories reprises ou
caricaturées dans certains discours de M. Bounderby dans Hard Times. Pour ce J.R. McCulloch (à ne pas
confondre avec son compatriote J.M. M'Culloch, l'instituteur), Dickens semble n'avoir eu que du mépris. En
1853, pour exprimer son mécontentement à l'égard de certains articles soumis à Household Words qui lui
paraissaient ennuyeux et dépourvus de "fantaisie", Dickens a dit à son rédacteur adjoint qu'on aurait dit qu'ils
avaient été écrits par McCulloch. Quelques mois plus tard, dans son article sur la grève de Preston, il parle de
"l'indulgence et de la considération" qui devraient caractériser les relations entre employeurs et employés,
"quelque chose", ajoute-t-il, "qui ne se trouve pas dans le dictionnaire de M. McCulloch" (une allusion au
Dictionnaire pratique, théorique et historique du commerce de McCulloch, publié initialement en 1832). Et en
1855, Dickens exprime une fois de plus son aversion pour ces principes économiques du laissez-faire. Au sujet
des activités de McCulloch au sein d'un comité, il écrit à son ami, John Forster: O what a fine aspect of political
economy it is, that the noble professor of the science on the adulteration committee should have tried to make
Adulteration a question of Supply and Demand! We shall never get to the Millennium, sir, by the rounds of that
ladder; and I, for one won't hold by the skirts of the Great Mogul of impostors, Master McCulloch!
249
Dominique Maingueneau, Les termes clés de l’analyse du discours, Paris, Seuil, [1996], 2009, P.77.

78
L’interdiscours, qui suppose dans une étude la considération d’un ensemble de
discours traitant du même objet, allant dans le même sens ou pas du tout, est apte à justifier la
prise en compte de Carlyle et Engels dans la continuité de ce travail.

L’organisation sociale et moderne de l’époque victorienne suscite chez ces auteurs une
forme d’indignation face au traitement réservé à une partie de la société, en l’occurrence les
pauvres. Pour cela, ils élaborent des discours extrêmement critiques à l’endroit de
l’industrialisation. Nous sommes face à trois auteurs de disciplines différentes : le philosophe
Engels, l’historien Carlyle à qui Dickens dédie Hard Times250, et Dickens le romancier qui
écrivent au sujet de la Grande-Bretagne du point de vue socio-économique. Dickens, par
exemple, pour faire état de la situation des travailleurs, elle-même engendrée par la
bourgeoisie sous l’influence de la pensée utilitariste, propose une comparaison entre les
enfants de Gradgrind, purs produits de l’éducation utilitariste et les travailleurs de Coketown :

Is it possible, I wonder, that there was any analogy between the case of the Coketown
population and the case of the little Gradgrinds? Surely, none of us in our sober senses
and acquainted with figures, are to be told at this time of day, that one of the foremost
elements in the existence of the Coketown working people had been for scores of years,
deliberately set at nought? That there was any Fancy in them demanding to be brought
into healthy existence instead of struggling on in convulsions? That exactly in the ratio as
they worked long and monotonously, the craving grew within them for some physical
relief – some relaxation, encouraging good humor and good spirits, and giving them a
vent – some recognised holiday, though it were but for an honest dance to a stirring band
of music – some occasional light pie in which even M’Choakumchild had no finger –
which craving must and would be satisfied aright, or must and would inevitably go wrong
, until the laws of the Creation were repealed?251

Dans cet extrait de texte, la population de Coketown fait référence aux ouvriers qui y
vivent et travaillent. Dickens soulève implicitement le problème de leur épanouissement
social, lequel serait consubstantiel à la faiblesse de leur salaire. La ration salariale leur impose
un mode de vie dans lequel ils suffoquent au nom du progrès de la société, de sa prospérité et

250
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.4.
251
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.23-24. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p. 51-52.
« Est-il possible, je me demande qu’il y ait eu quelque analogie entre le cas de la population de Coketown et
celui des petits Gradgrind ? Nul d’entre nous, si bien sûr, jouissant de son bon sens et au courant des chiffres, ne
se laisserait conter à l’heure qu’il est que depuis des vingtaines d’années l’un des tout premiers facteurs de
l’existence des travailleurs de Coketown avait été délibérément réduit à zéro ; que ces gens renfermeraient en
eux quelques fantaisie qui demandait à s’épanouir normalement au lieu de se débattre dans les transes ; que, en
raison directe de leur dure et monotone besogne, le besoin irrésistible croissait en eux d’un allègrement à leur
peine, de quelque délassement, d’un peu de bonne humeur et de gaieté qui leur eût redonné courage, d’une
possibilité d’évasion, de quelques plaisirs innocent, ne fût-ce que celui d’une honnête danse aux sons d’une
musique entraînante, de quelque modeste tarte à la crème, enfin où même M’Choakumchild ne viendrait pas
mettre le doigt ; et que ce besoin irrésistible devait être satisfait et serait satisfait, soit par des moyens honnêtes
soit inévitablement par des moyens malhonnêtes tant que les lois de la Création seraient ce qu’elles étaient.»

79
de l’enrichissement de la bourgeoisie. En outre, du fait que l’utilitarisme bannit tout effet de
loisir, les ouvriers de Coketown se trouvent dans des conditions qui déséquilibrent l’existence
humaine. Ils sont quotidiennement soumis au travail, sans loisirs susceptibles de satisfaire les
besoins de l’esprit. Donc, dans la pratique sociale de l’utilitarisme, Dickens voit une
destruction humaine comme le dit Marie-Laure Leroy252.

Dans la même veine, Carlyle insiste sur le fait que cela pourrait être le résultat d’un
salaire raisonnable qui correspondrait au travail effectué et à ses revenus et non un salaire
établi par la bourgeoisie qui lui ne tient compte que des besoins des propriétaires des
capitaux :

« Un salaire quotidien raisonnable pour une besogne quotidienne raisonnable »


« Un raisonnable salaire quotidien pour une raisonnable besogne quotidienne »
« Un salaire quotidien pour une besogne quotidienne ? »
« Le salaire quotidien pour une besogne quotidienne »253

Carlyle appelle donc à une justice naturelle et sociale, à un devoir des gouvernants sur
les ouvriers qui ne demandent rien de plus que d’être payés pour les efforts qu’ils fournissent.
Il s’insurge de fait contre la poursuite effrénée des intérêts des propriétaires au détriment du
bien-vivre des ouvriers. Carlyle, tout comme Friedrich Engels254, pense que la transformation
du travail n’a pas été pensée sur le plan des salaires. En découle alors une disproportion entre
travail et salaire. Charles Dickens évoque ce phénomène par l’entremise du personnage
Gradgrind, au travers duquel il dénonce les abus de ce nouveau système considéré comme une
machine à broyer la classe ouvrière. L’évocation des personnages « Adam Smith and
Malthus », pris pour « two younger Gradgrinds »255, dévoile, en quelque sorte, le point de vue
idéologique de l’auteur contre les utilitaristes. Cette critique de l’intérêt dans les rapports
humains est partagée par Engels, notamment lorsqu’il peint l’attitude de la bourgeoisie face
au prolétariat anglais :

252
Leroy Marie-Laure, « Jeremy Bentham ou la sympathie pour le plus grand nombre », Revue du MAUSS,
2008/1 (n° 31), p. 122-136. DOI : 10.3917/rdm.031.0122. URL : https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/revue-du-mauss-2008-1-page-122.htm , « le personnage de Thomas Gradgrind incarne,
dans les Temps difficiles, l’état d’esprit d’un théoricien indifférent aux êtres humains, prétendant « régler toutes
leurs destinées sur une ardoise et effacer toutes leurs larmes avec un petit bout d’éponge sale. » […] La critique
de Dickens vise Bentham et, à sa suite, les « économistes utilitaristes, maîtres d’école décharnés, délégués aux
faits » […] qui auraient cautionné l’exploitation des ouvriers, les réduisant à de simples instruments
économiques. Ainsi, en dépit de son objectif avoué de promotion du « plus grand bonheur du plus grand
nombre », l’utilitarisme menacerait la dignité et la sécurité des personnes. » P.2.
253
Thomas Carlyle, Cathédrale d’autrefois et usines d’aujourd’hui : passé et présent, op.cit., p.29-30-32-33.
254
Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, op.cit.
255
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.22.

80
Il ne peut comprendre qu’il puisse avoir avec les ouvriers d’autres rapports que
ceux de l’achat et de la vente, et il ne voit pas en eux des hommes, mais des
« mains » (hands), puisque c’est ce nom qu’il leur jette constamment à la face ; et,
comme dit Carlyle, il ne reconnait pas d’autre relation d’un homme à un autre
homme, que celle du paiement comptant. Même les liens entre lui et sa femme ne
sont – dans 99% des cas – qu’un « paiement comptant ». L’esclavage misérable
dans lequel l’argent tient le bourgeois marque même le langage, du fait de la
domination de la bourgeoisie ; l’argent fait la valeur de l’homme, cet homme vaut
10 000 livres (he is worth ten thousand pounds), c’est-à-dire il les a.256

Les liens entre les patrons et les ouvriers sont nettement précisés, il s’agit d’un rapport
purement commercial dans lequel l’ouvrier est un objet qui permet au patron d’atteindre son
objectif. L’homme, dans la société en pleine industrialisation, n’a de valeur que par ce qu’il
possède. Et l’ouvrier dans cette société, subit une oppression parce qu’il ne possède que ses
mains, sa force mise au service de la bourgeoisie. C’est de là que naît son esclavage comme
l’entend Engels. L’ouvrier est non seulement esclave de sa force de travail, mais aussi esclave
d’un système utilitariste, qui ne tient compte que de l’usage de celle-ci257.

Cette situation conduit du reste Dickens à établir une distinction entre la prospérité
Naturelle et la prospérité Nationale :

“Tell me some of your mistakes.”


“I am almost ashamed, said Sissy, with reluctance. But to-day, for instance, Mr.
M’Choakumchild was explaining to us about Natural Prosperity.”
“National, I think it must have been,” observed Louisa.
“Yes. It was. – But isn’t it the same?” she timidly asked.
“You had better say, National, as he said so,” returned Louisa, with her dry
reserve.
“National Prosperity. And he said, Now, this schoolroom is a Nation. And in this
nation, there are fifty millions of money. Isn’t this a prosperous nation? Girl
number twenty, isn’t this a prosperous nation, and a’n’t you in a thriving state?”
[…]
Miss Louisa, I said I didn’t know. I thought I couldn’t know whether it was a
prosperous nation or not, and whether I was in a thriving state or not, unless I
knew who had got the money, and whether any of it was mine. But that had

256
Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, [en ligne], consulté le 01/08/2021,
https://www.marxists.org/francais/engels/works/1845/03/fe_18450315_11.htm#:~:text=Il%20ne%20peut%20co
mprendre%20qu,un%20homme%20%C3%A0%20un%20autre
257
L’analyse que font Monica Charlot et Roland Marx dans La Société victorienne, Paris, Armand Colin, 1978,
p.117, nous paraît importante pour être mentionnée ici. En effet, leur analyse renforce notre lecture de l’œuvre
d’Engels qui est très utilisée dans ce travail. Les auteurs disent ceci : « Dans l’hiver 1844-1845, F. Engels rédige
à Barmen un ouvrage qu’il publie à Leipzig l’été suivant en le dédiant « aux classes laborieuses de Grande-
Bretagne ». Compilant des faits nombreux, extraits de rapports officiels, de témoignages privés, et surtout de ses
propres observations, il aboutit à une description apocalyptique de « la situation de la classe laborieuse en
Angleterre »

81
nothing to do with it. It was not in the figures at all,” said Sissy, wiping her
eyes.258

En effet, la prospérité Naturelle met l’accent sur les besoins humains,


l’épanouissement des Hommes à un rythme qui n’est pas conditionné par les besoins du
progrès matériel, mais la prospérité Nationale, celle des utilitaristes, conditionne les
travailleurs aux besoins du plus grand nombre ; la richesse qui en émane n’est pas
équitablement redistribuée entre les classes ouvrières et le patronat. Ainsi, l’aisance ou la
prospérité à laquelle fait allusion Dickens dépend de la classe à laquelle le personnage
appartient, car en ce qui concerne les travailleurs, on ne peut pas parler de prospérité, mais de
dégradation.

Pour continuer et terminer cette analyse de la critique de l’utilitarisme dans le roman


de Dickens, il nous convient de démontrer, dès lors, la mise en scène de l’échec sur le plan
humain.

II.1.3. Représentation de l’échec de la philosophie utilitariste sur le plan humain


Pour introduire ce point, la pensée de Foucault dans L’ordre du discours nous semble
intéressante pour la progression du discours de Dickens sur l’utilitarisme :

Je suppose que dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée,
sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre qui ont pour rôle d’en
conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquisser
la lourde, la redoutable matérialité.259

L’analyse de l’auteur se décline en deux points. Un point A, qui est le système


d’apprentissage du principe d’utilité et qui se manifeste par la pratique de la force et de
l’autorité, montrant son impact sur la société en général par la figure des travailleurs
prolétaires. Le point B quant à lui représente l’échec sur le plan humain et s’observe dans le
roman à travers des figures emblématiques de cette philosophie. Le mariage de Louisa

258
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.51-52. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.93-94. « -
Dis-mois quelques-unes de tes erreurs. – J’en suis presque honteuse, dit Sissy à regret. Mais aujourd’hui, par
exemple, Mr. M’Choakumchild nous expliquait ce que c’était que la Prospérité Naturelle. – Ça devrait être :
Nationale, je crois, fit observer Louisa. – Oui, c’est ça. Mais ce n’est pas la même chose ? demanda timidement
Sissy. – Il vaut mieux dire : Nationale, comme il l’a dit, répondit Louisa à sa manière réservée et peu
communicative. – Prospérité Nationale. Et il a dit : admettons que cette salle de classe soit une nation et que dans
cette nation il y ait cinquante millions d’argent. N’est-ce pas là une nation prospère ? Fille numéro vingt, n’est-ce
pas là une nation prospère et n’êtes-vous pas vous-même dans l’aisance ? […] – Miss Louisa, j’ai dit que je ne
savais pas, que je ne pouvais pas savoir si la nation était prospère ou non et si j’étais ou non dans l’aisance, à
moins de savoir qui possédait cet argent et s’il y en avait un peu qui fût à moi. Mais ça n’avait rien à faire avec la
question. Ce n’était pas du tout dans les chiffres, dit Sissy en s’essuyant les yeux.
259
Michèle Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1970, p.11.

82
Gradgrind à Monsieur Bounderby sert d’exemple pour montrer premièrement comment
l’utilitarisme estropie l’homme de ses sentiments les plus naturels pour s’approprier ce qui
semble important. Deuxièmement, ce mariage permet de voir que la nature humaine finit
toujours par resurgir en dépit des contraintes sociales. De fait, c’est sous la contrainte et le
respect des valeurs de la morale utilitariste que Louisa épouse Monsieur Bounderby. Les
conditions du mariage se lisent dans les lignes suivantes :

Now, what are the Facts of this case? You are, we will say in round numbers, twenty
years of age; Mr. Bounderby is, we will say in round numbers, fifty. There is some
disparity in your respective years, but in your means and positions there is none; on the
contrary, there is a great suitability. Then the question arises, Is this one disparity
sufficient to operate as a bar to such a marriage? In considering this question, it is not
unimportant to take in account the statistics of marriage, so far as they have yet been
obtained, in England and Wales. I find, on reference to the figures, that a large proportion
of these marriages, are contracted between parties of very unequal ages, and that the elder
of these contracting parties is, in rather more than three-fourths of these insistences, the
bridegroom. […] The disparity I have mentioned, therefore, almost ceases to be disparity,
and (virtually) all but disappears.260

Choisir le mariage comme prétexte pour la démonstration de l’échec utilitariste est


assez stratégique pour Dickens. L’un des facteurs primordiaux qui conduisent deux êtres au
mariage est selon Dickens le sentiment d’amour que les protagonistes éprouvent. Par ailleurs,
cet aspect n’est nullement évoqué dans le calcul de Gradgrind qui présente les différents faits
qui justifient une telle union. Selon sa conception utilitariste, il ne faut s’en tenir qu’aux faits
pratiques pour mesurer l’avantage d’un mariage. À titre d’illustration, face aux fortunes de
Louisa Gradgrind et celle de Mr. Bounderby, les autres paramètres à l’image de l’âge ou de
l’amour ne font point le poids. Le mariage du vieux Bounderby et de la jeune Louisa est un
bon parti pour les deux familles. Dans cette conception, l’opinion et les sentiments de la jeune
fille n’ont que peu d’intérêt ; elle le vit au reste tel un sacrifice. Ainsi, l’homme devient un
objet pris en compte selon les besoins de la société. Et, c’est évidemment cette chosification
qui ne laisse pas insensible les socialistes britanniques.

260
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.83. [Trad], Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.146-147. « Et
Tu as, en chiffre rond, vingt ans, et Mr. Bounderby a, en chiffres ronds, cinquante ans. Il y a là une certaine
disparité concernant vos âges respectifs, mais pour ce qui est de la fortune et de la situation il n’y en a aucune ;
au contraire, elles sont parfaitement assorties. Alors la question se pose : cette seule disparité suffit-elle à faire
obstacle à un tel mariage ? En examinant cette question, il n’est pas sans importance de tenir compte des
statistiques sur le mariage telles qu’elles ont été établies jusqu’ici en Angleterre et dans le Pays de Galles. Si je
me réfère aux chiffres, je trouve qu’une large proportion de ces mariages furent contractés entre des parties
d’âges très inégaux et que la plus âgée des parties contractantes, dans plus des trois quarts des cas, est le
conjoint. […] C’est pourquoi la disparité que j’ai mentionnée cesse presque d’être une disparité, et
(pratiquement) s’évanouie pour ainsi dire.

83
Par ailleurs, comme Dickens l’avait déjà annoncé, l’utilitarisme peut altérer
l’imagination, le plaisir et les émotions, mais il ne peut y mettre un terme définitif, car cela
fait partie intégrante de l’existence humaine. L’expression de ses sentiments agira tel un
retour des émotions refoulées chez le personnage Louisa qui annoncera l’échec de l’éducation
utilitariste :

“Father, I want to speak to you. […]”


“Father, you have trained me from my cradle”
“Yes Louisa”.
“I curse the hour in which I was born to such a destiny.” […]
“How could you give me life, and take from me all the inappreciable things that raise it
from the state of conscious death? Where are the graces of my soul? Where are the
sentiments of my heart? What have you done, O father, what have you done, with the
garden that should have bloomed once, in this great wilderness here!”261

Louisa Gradgrind, par sa rencontre amoureuse avec James Harthouse, remet en cause
l’éducation qu’elle a reçue et qui l’a convaincue d’épouser un homme pour qui elle n’avait
aucun sentiment. Même si le désir d’exprimer ses émotions, en particulier son désamour pour
Bounderby, a toujours été présent en elle, la puissance des valeurs utilitaristes dominait sa volonté et
tuait sa conscience, d’où l’expression : « the state of conscious death ». Assèchement de l’âme, et
donc de la vie sont les conséquences du principe d’utilité du point de vue humain. C’est la
raison pour laquelle, Dickens insiste sur le fait que cette philosophie est une réalité
désastreuse pour l’humanité. Aussi, par les informations recueillies dans la biographie de
Bentham262, nous constatons que la relation tripartite entre Gradgrind, Louisa et Bounderby,
correspond à celle de Bentham, John Stuart Mill et son père, Mr. Mill.

En effet, comme Louisa, Stuart Mill s’en est rendu compte quelques années après son
éducation, du caractère purement égoïste de la morale utilitariste de Bentham dans laquelle il
a été élevé et décide de s’en détacher. Le revirement de Louisa serait à la fois celui de Stuart
Mill en même temps que l’échec de l’utilitarisme. L’homme n’est pas prédisposé à vivre selon
les calculs stricts des biens matériels et dans l’étouffement de ses sentiments et de son
épanouissement émotionnel. On voit comment cette doctrine s’applique aux prolétaires sur le

261
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.173. [Trad], Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p 298. « –
Père, je voudrais vous parler. […] - Père vous m’avez élevée dès le berceau. – Oui, Louisa. – Je maudis l’heure
où je suis née pour un tel destin. […] – Comment avez-vous pu me donner la vie et me priver de toutes les
choses inappréciables qui l’élèvent au-dessus d’un état de mort consciente ? Où sont les grâces de mon âme ? Où
sont les sentiments de mon cœur ? Qu’avez-vous fait, ô père, qu’avez-vous fait de ce jardin qui aurait dû fleurir
autrefois dans le morne désert que je porte en moi ? »
262
Cf. chapitre 1.

84
plan économique : elle est à l’origine de leur pauvreté, au nom de la prospérité de la Nation,
mais véritablement au profit de la bourgeoisie.

In fine, l’utilitarisme dans le roman de Dickens s’applique tant sur le plan moral par le
mariage forcé de Louisa que sur le plan matériel à travers l’exploitation ouvrière. Pour cela,
en poursuivant sur la représentation de l’oppression ouvrière, le point suivant interrogera le
mouvement politique, le Chartisme, dans le roman de Gaskell.

II.2. Écrire un mouvement politique : le chartisme, dans Mary Barton263


Mouvement politique du peuple britannique, précisément de la classe ouvrière, le
chartisme est défini par Thomas Carlyle en ces termes :

Chartism means the bitter discontent grown fierce and made, the wrong condition
therefore on the wrong disposition, of the working classes of England. It is a new name
for a thing which has had many names, and which will yet have many.264

La définition que propose Carlyle nous conduit à la configuration historique du


Chartisme. En effet, ce mouvement politique naît d’un ensemble de mécontentements des
travailleurs sur les plans politique, économique et social. Sa naissance est inhérente à la
révolution industrielle et à la souffrance de la classe ouvrière en ce sens qu’il milite contre les
mauvaises conditions de vie de la classe ouvrière. D’ailleurs, l’appellation « chartisme » tient
de la première apparition au printemps 1830 de « la charte du peuple » par des députés
radicaux militant pour une « égalité des droits politiques » et dont l’une des figures de proue
fut John Arthur Roebuck265. De fait, le besoin d’une égalité aux droits des votes est dû au fait
que certaines circonscriptions électorales étaient dirigées par des propriétaires terriens,
lesquels étaient à l’origine de la corruption, car ils avaient la capacité d’exercer une pression
sur le scrutin266. Dans ce cas, la situation des petites classes ne pouvait pas changer
considérablement. Il leur fallait donc la capacité de voter pour améliorer la vie des

263
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
264
Thomas Carlyle, Chartism, [en ligne] consulté le 07/08/21,
https://archive.org/details/chartism00carlrich/page/n1/mode/2up, p.6. [Trad] Deepl professionnel,
https://www.deepl.com/fr/translator, « Le chartisme, c'est l'amer mécontentement devenu féroce et fou, la
mauvaise condition, donc la mauvaise disposition, des classes d'Angleterre. C'est un nouveau nom pour une
chose qui a eu beaucoup de noms, et qui en aura encore beaucoup. »
265
Richard Brown, Chartism, New York, Cambridge University Press, 1998, p.10. “Chartism first appeared in
the spring of 1838 with the publication of the people's Charter. This document was produced following
consultation between such leading radical MPs as John Arthur Roebuck and representatives of the LWMA,
which had been established in 1836 to campaign for an 'equality of political rights'.”
266
Bensimon Fabrice, « 6. Le chartisme », dans : Michel Pigenet éd., Histoire des mouvements sociaux en
France. De 1814 à nos jours. Paris, La Découverte, « Poche / Sciences humaines et sociales », 2014, p. 79-89.
DOI : 10.3917/dec.pigen.2014.01.0079, [En ligne], consulté le 07/08/2021, https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/histoire-des-mouvements-sociaux-en-france--9782707169853-page-79.htm

85
travailleurs. Le deuxième point est la loi sur l’assistance des pauvres de 1834. Celle-ci met en
place une réduction des mesures d’assistance des pauvres au profit des workhouses267. Ainsi,
nous pouvons illustrer cette critique des workhouses par les propos du prêtre Stephen, militant
chartiste à Norwich qui s’opposait à la loi qui avait été votée :

L’Angleterre se tient sur une mine ; un volcan est sous ses pieds […] et à moins que la
détresse et la misère des pauvres ne soient soulagées par des sentiments humains et des
remèdes rapides, nul ne peut prédire ce qu’un jour, ce qu’une heure pourrait susciter268.

La souffrance des pauvres, qui sont la main-d’œuvre de la nouvelle Angleterre


industrialisée, est en majorité la cause de ces grands mouvements politiques. Le prêtre
Stephen suggère, entre autres, qu’aussi longtemps que la souffrance prendra de l’ampleur, la
colère la suivra et les répercussions sont pour l’heure imprévisibles. L’écriture romanesque
s’empare de cette réalité en offrant plusieurs perspectives sur la condition des pauvres et sur le
mouvement politique.

Alors, après cette brève présentation du Chartisme britannique, notre propos consistera
à montrer comment ce mouvement politique se déploie dans le roman d’Elizabeth Gaskell en
se positionnant contre l’oppression dont sont victimes les ouvriers de Manchester.

II.2.1. La représentation de la charte du peuple : un espoir pour les ouvriers


Dans La Révolution du langage poétique269, Julia Kristeva démontre l’intérêt de
l’analyse des textes, qui apparaissent comme un creuset où non seulement des thématiques
sont abordées, mais en révélant également un appareillage de procédés qui éclairent les
mutations sociales à une époque donnée. On peut affirmer que les grands mouvements
historiques sont des éléments qui marquent des transformations sociales et idéologiques, et le

267
Jacques Carré, La prison des pauvres, op.cit.
268
Malcolm, Chase, Chapitre 2. « Le peuple est debout » (octobre-décembre 1838) In : Le chartisme : Aux
origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858) [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2014, [en
ligne], consulté 07/08/2021,
http://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/psorbonne/41736
269
Julia Kristeva, La révolution du langage poétique, Paris, Seuil, coll. Points, 1974, p.361. « Dissolvant toute
unité linguistique et subjective, démystifiant l’anthropomorphisme et les structurations sociales (qui vont de la
famille à l’État), le procès de la signifiance trouve sa réalisation radicale lors des révolutions et des périodes
historiques de grands troubles où se brise la continuité de l’ordre établi dans les domaines qu’ils s’est donnés. La
Révolution française et la marche napoléonienne furent pour l’Europe cet événement de rupture dans les sujets,
les idéologies et les formations sociales. Les textes attestent la propagation de ce procès jusqu’aux replis
idéologiques et linguistiques de l’unité ; mais ils en sont en même temps la fixation dans les éléments du langage
et l’arrêt dans des représentations que proposent où tolèrent le mode de production et les structures socio-
politiques qui lui correspondent. Tout texte est déjà une disposition du procès selon des nœuds où se constituent
des « objets » qui représentent ou des « objets » à représenter : ce sont des fétiches recrutés dans le matériau
verbal (la langue et ses éléments phoniques, lexicaux ou syntaxiques), dans les parties du corps et les structures
sociales reconstituées sous la forme d’idéologies, d’appareils professionnels ou de complicité de classe. »

86
texte, précisément littéraire, est l’un des moyens les plus adéquats pour observer ces
changements dans divers domaines.

Kristeva considère que les textes ne font que des emprunts aux structures sociales déjà
établies qu’ils représentent tout en ayant un objectif qui se dessine durant la progression du
récit. Cette analyse semble particulièrement pertinente pour le roman Mary Barton où on peut
lire la construction, l’évolution et l’impact du mouvement chartiste chez Gaskell.

Selon la réflexion de Gaskell, les soulèvements ouvriers naissent certes de la


souffrance de ces derniers, mais aussi des idées qu’ils tiennent des mouvements syndicalistes.
L’entrée en scène du mouvement chartiste dans l’intrigue du roman se fait par la formation
d’un ouvrier, John Barton, au sein d’un syndicat. En effet, John Barton est en proie à la
misère, à la souffrance comme tout autre ouvrier, mais la perte de son fils à cause de la famine
agit comme un élément déclencheur :

You can fancy, now, the hoards of vengeance in his heart against the employers. For there
are never wanting those who, either in speech or print, find it their interest to cherish such
feeling in the working classes; who know how and when to rouse the dangerous power at
their command, and who use their knowledge with unrelenting purpose to either party.
So while Mary took her own way, growing more spirited every day, and growing in her
beauty too, her father was chairman at many a Trade’s Union meeting; a friend of
delegates, and ambitious of being a delegate himself; a chartist270, and ready to anything
for his order. 271

La mise en place de la révolte de Barton est certes motivée par la perte de son fils,
mais elle est favorisée par la tenue des réunions syndicales, qui pensent le soulèvement des
ouvriers en se servant de leurs souffrances comme motivation d’adhésion et de détermination.
Car, l’un des handicaps des ouvriers est l’absence d’instruction. Conséquence évidente, ils
n’avaient pas souvent de ressources pour penser et mener des mouvements révolutionnaires272.

270
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.24.[Note]: “A working class movement, the Chartists proposed a
six-point “people’s Charter,’’ which addressed questions of parliamentary representation for the working classes.
The charter’s six points include universal male suffrage, the secret ballot, payment for members for parliament,
and annual parliamentary sessions’’.
271
Id., p.24. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.52. « Vous imaginez donc les pensées vengeresses
qui s’accumulèrent dans son Cœur contre les patrons. Car il ne manque pas d’hommes qui, soit par leurs paroles,
soir par leurs écrits, trouvent bon d’exacerber pareils sentiments dans les classes ouvrières : qui savent quand et
comment déchaîner à leur guise le dangereux pouvoir dont ils disposent ; et qui utilisent ce savoir au service de
l’un ou l’autre partie avec une implacable détermination. Ainsi, pendant que Mary, dont le caractère et la beauté
s’affirmaient de jour en jour, suivait sa propre voie, son père était secrétaire à de nombreuses réunions du
syndicat. Ami délégué, il aspirait à en devenir un lui-même ; chartiste à la première crise économique, il était
prêt à tout pour ceux de sa classe. »
272
François Bédarida, « Chapitre premier - Le socialisme en Angleterre jusqu’en 1848 », dans : Jacques Droz
éd., Histoire générale du socialisme (1). Des origines à 1875. Paris, Presses Universitaires de France, « Hors
collection », 1979, p. 257-336. [En ligne], consulté le 09/08/2021, DOI : 10.3917/puf.droz.1979.01.0257.

87
Pour la consolidation du mouvement qui naissait, il fallait que celui-ci soit soutenu par une
idée commune qui vient d’un constat du groupe des ouvriers. Bien évidemment, le constat le
plus évident est la misère, mais la question qui soulève les inquiétudes de cette population
ouvrière est celle de savoir si les dirigeants du peuple savaient qu’ils la vivaient. Un ensemble
d’interrogations naîtra273 donc au sein de la population ouvrière, mais celle qui sera retenue et
qui conduira à la rédaction de la charte est la suivante :

An idea was now springing up among the operatives, that originated with the Chartists,
but which came at last to be cherished as a darling child by many and many a one. They
could not believe that government knew of their misery: they rather chose to think it
possible that men could voluntarily assume the office of legislators for a nation who were
ignorant of its real state;274

La Charte du peuple ne visait pas le soulèvement du peuple, mais à mettre au grand


jour toutes les préoccupations des ouvriers. C’est donc sous un ton pacifique qu’elle est
pensée et rédigée. Gaskell montre que les ouvriers qui considèrent que leur misère n’est pas
suffisamment connue des patrons se trompent, car ceux-ci la connaissent, mais estiment qu’il
n’existe pas d’autres solutions que les salaires misérables. En plus, l’autrice met en exergue
l’idée principale de cette charte parce qu’elle est l’essence même de son appellation et sa
visée politique. C’est dans ce sens que Malcolm Chase suppose que le passage de Charte du
peuple au chartisme est lié à « l’histoire des idées que contenait ce texte »275. Donc, l’écriture
de Gaskell sur ce mouvement politique tient compte du détail tout en ressortant son intérêt
politique. Cela justifie le fait qu’on retrouve aussi dans ce texte, des mentions qui renvoient à

URL:https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/histoire-generale-du-socialisme-1--
9782130361503-page-257.htm , « 1) Aucun des théoriciens socialistes n’est un intellectuel, aucun n’est ouvrier.
Tous viennent de la classe dirigeante : Owen est un capitaine d’industrie, Hall un médecin, Thompson un
propriétaire terrien, Gray un négociant en gros, Hodgskin un officier de marine devenu professeur. Parmi les
socialistes chrétiens, on ne trouve guère que des pasteurs et des avocats. Il existe qu’une exception : Bray,
l’ouvrier imprimeur. » Nous parlons de socialisme ici, pour parler de chartisme parce qu’en Grande Bretagne
c’est en quelque sorte sous la forme de chartisme que les idées socialistes se manifestent à cette période.
273
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, [Trad.] Op.cit., p.76. Dans les réflexions ouvrières des personnages, celle sur
l’indigence aux pauvres était aussi soulevée, car elle suscitait de l’indignation dans la mesure où elle ne résolvait
pas la question de la misère de ces travailleurs. On peut lire ceci dans le roman: “And yet even his words would
fall short of the awful truth; they could only present an outline of the tremendous facts the destitution that
surrounded thousands upon thousands in the terrible years 1839, 1840, and 1841. Even philanthropists, who had
studied the subject, were forced to own themselves perplexed in their endeavor to ascertain the real causes of the
misery; the whole matter was of so complicated a nature, that it became next to impossible to understand it
thoroughly.
274
Id., p.77. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.137. « Une idée née chez les chartistes se faisait
jour parmi les ouvriers, qui finirent pas* l’adopter en très grand nombre et la considérer comme leur projet chéri.
Ils ne pouvaient croire que le gouvernement était au courant de leur misère ; ils préféraient penser que des
hommes pouvaient assumer volontairement l’office de législateurs de la nation sans rien savoir de l’état réel de
celle-ci. »
275
Malcolm Chase, Le chartisme, aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858), Paris, Sorbonne,
[2007], 2013, p. 41.

88
l’univers du mouvement chartiste tel que les dates : 1839 ; 1840 ; 1841276. Celles-ci marquent
des années de dépression économique277 qui conduisent le peuple dans la misère, et qui
deviennent en cette période, un facteur clé de lutte pour le chartisme. Quelques années plus
tard, le chartisme sera caractérisé comme une « politique de la faim.278» De même, l’autrice
intègre dans son récit un journal radical créé en 1837 et servant de tribune des idées chartistes
à vulgariser.279 Elle présente ce journal par le canal de John Barton : “who sat smoking his
pipe by the fire, while he read an old Nothern Star, borrowed from a neighbouring public-
house”.

Barton le consulte probablement pour s’informer, mais surtout pour en apprendre


davantage sur le mouvement syndicaliste auquel il a décidé d’appartenir. Cet objet entre donc
dans le processus de formation à la révolte ouvrière du personnage.

Pour revenir sur la Charte du peuple, Gaskell ne se réserve pas de faire une
représentation de celle-ci en intégrant les points qui concernent les besoins des travailleurs.
De fait, cette représentation nous fait penser aux six points qui constituaient la Charte280, et
dont l’autrice se serait certainement inspirée pour créer sa mise en scène :

“So, John, yo’re bound for London, are yo ?” said one. […]
“Well, there’s many a thing I’d like yo to speak on to the Parliament people. Thou’lt not
sqare’em, John, I hope. Tell’em our minds; how we’re thinking we’in been clemmed long
enough, and we donnot see whatten good they’n been doing, if they can’t give us what us
what we’re all criying for sin’the day we were born” […]

276
Ibid., p.76. [Trad] Id., p.135-136. Ces années suivent celle des événements de Glasgow Greene, le 22 mai
1838. « Toute la matinée, une foule toujours plus nombreuse s’assembla sur Glasgow Green, se préparant à
accueillir une délégation de Birmingham Political Union (BPU). Aucune autre organisation anglaise n’aurait pu
susciter un tel enthousiasme en Ecosse. Et seuls les syndicats de Glasgow auraient pu monter un événement
d’une telle ampleur. […] A sa tête se trouvait Thomas Attwood, banquier, député de Birmingham et architecte de
la BPU, peut-être le plus influent des groupes de pression parlementaires du début du XIXe siècle. […] Les
participants portaient plus de trois cents banderoles, en référence au titre de propriété nécessaire pour avoir le
droit de vote. Malcolm Chase, Le chartisme, op.cit., p.17.
277
Malcolm Chase, Le chartisme, aux origines du mouvement ouvrier britannique (1838-1858), op.cit., p. 41.
278
Id., p.41.
279
Ibid., p.75. [Note] Militantly Chartist, radical newspaper established in 1837 by the Irish MP (Member of
Parliament) Fergus O’Connor. [Trad.] Ibid., p.133.“qui était assis à côté de la cheminée à fumer sa pipe en lisant
un vieux Nothern Star emprunté à un estaminet du voisinage.
280
Edouard Dolléans, La naissance du chartisme (1830-1837): CHAPITRE 1. Les Origines, Revue d'histoire
des doctrines économiques et sociales, vol. 2, Paris, Armand Colin pp. 309-396 [en ligne], consulté le
24/08/2021, URL: https://www.jstor.org/stable/23905878 , P.309. « La Charte du Peuple, qui a donné son nom
au mouvement chartiste, est un projet de loi, adressé le 8 mai 1838 aux associations ouvrières et aux
associations radicales par la Working Men's Association de Londres. Ce projet de loi, appuyé par une vaste
pétition, devait être soutenu à la Chambre des Communes par un certain nombre de députés radicaux. Il
formulait six revendications : 1° l'Annualité du Parlement ; 2° le Suffrage universel ; 3° l'Egalité des districts
électoraux ; 4° l'Abolition du cens d'éligibilité ; 5° le Vote au scrutin secret ; 6° le Paiement des députés. »

89
“[…]. Bless thee, lad, do ask ‘em to make th’ masters to break th’ machines. There’s
never been good times sin’ spinning-jennies came up. […]
“For my part, said a shivering, half-clad man, who crept near the fire, as it ague-stricken,
“I would like thee to tell’em to pass th’short-hours’bill. Flesh and blood gets wearied
wi’so much work; why should factory hands work so much longer nor other trades? Just
ask’em that factory, Barton, will ye? […]
“I’m sure, John Barton, if yo are taking messages to the parliament folk, yo’ll not object
to telling’em what a sore trial it is, this law o’ theirs, keeping childer fra’factory work,
whether they be weakly or strong.[…]
“[…] Yo take me advice, John Barton, and ask Parliament to set trade free, so as
workmen can earn a decent wage, and buy their two, ay and three, shirts a-year; that
would make weaving brisk”281

Six points composent exactement les besoins de la population ouvrière de Manchester.


Ils ne sont pas présentés ainsi dans le roman, mais pendant une lecture attentive, nous
pouvons aisément les relever et au moins les présenter en respectant l’ordre de leur exposition
dans la narration. Il ressort de ces six grands points quelques besoins qui ne concernent
strictement que le peuple de Manchester dont il est question dans le récit de Gaskell. La faim
est l’élément primordial dont le parlement doit se saisir pour tenter de limiter les souffrances
de ce peuple. Le deuxième est lié au travail des machines qui seraient l’une des causes des
souffrances du peuple. Ce problème des machines est indéniablement lié au nombre d’heures
de travail dans les usines, nous verrons en profondeur ce point dans le troisième chapitre. À
cela s’ajoutent les lois qui interdisent le travail des enfants et celles sur le salaire auxquelles
Gaskell fait allusion qui sont soulevées par la Charte que présentent les ouvriers de
Manchester.

En revanche, La Charte du peuple, dans les faits historiques, n’est pas axée sur la
question ouvrière d’abord, mais sur la question politique liée au droit de vote. Mais, l’autrice
en fait usage en la délocalisant de son objet principal c’est-à-dire l’aspect politique pour
lequel elle a avant tout été fondée vers la question strictement ouvrière, et, cela dévoile
l’intérêt de l’autrice. En effet, l’objet du roman de Gaskell est de montrer la souffrance des
ouvriers en peignant l’oppression qu’ils subissent de la part du système politique. La
représentation de la Charte s’inscrit dans cette logique, car c’est en se servant des
informations des chartistes, les ouvriers à l’instar de Barton céderont à la grève. John Barton,
délégué représentant des ouvriers de Manchester, à travers cette expérience, vit une initiation
aux responsabilités syndicales, et ceci le conduira à sacrifier son existence pour la cause
commune. Ce personnage de Gaskell est assez proche de celui de Benjamin Disraeli nommé

281
Ibid., p. 78-79-80.

90
Dandy Mick dans Sybil : or the Two Nations282, qui est aussi initié pour assurer des
responsabilités syndicales.283

Dans le récit de Gaskell, la Charte est un signe d’espoir284 pour les travailleurs, en ce
sens qu’elle représente un moyen d’expression pour les ouvriers qui leur permettra d’exprimer
leurs attentes au parlement, lequel pourrait voter des lois pour l’amélioration de leurs
conditions de vie. L’unanimité des travailleurs sur la présentation d’une charte au parlement
exprime des souffrances partagées, et certainement un dépassement de leur seuil de tolérance.
Les ouvriers pensent être entendus par le parlement où l’on retrouve quelques responsables de
leur misère, comme les chefs d’usines qui ont le droit de parler au nom des ouvriers à leur
service. C’est la raison pour laquelle les lois vont parfois à l’encontre du besoin des ouvriers,
puisque les ouvriers ne sont pas acteurs des décisions qui concernent leur situation sociale.

En se servant des repères historiques, Elizabeth Gaskell présente le rejet par le


parlement de la Charte du peuple. En effet, pour créer son scénario, elle utilise l’événement
chartiste qui s’est produit en juillet 1839285 au Parlement de Londres. À travers celui-ci, elle
met en scène le rejet des doléances ouvrières par le parlement :

[…] that Parliament had refused to listen working men, when they petitioned, with all the
force of their rough, untutored words, to be heard concerning the distress which was
riding, like the Conqueror on his pale Horse, among the people, which was crushing their
lives out of them, and stamping woe-marks over the land286.

Le rejet de la pétition annonce en même temps le désespoir d’un peuple, d’une part, et
l’éveille de sa colère, d’autre part. L’échec de cette tentative traduit la marginalisation d’un
peuple dont les souffrances ne sont pas reconnues par les tenants du pouvoir, le Parlement et

282
Benjamin Disraeli, Sybil: or the Two Nations, Oxford, Oup Oxford, [1845], 2017.
283
Patrick Brantlinger, “The case against Trade Unions in Early victorian Fiction”, Victorian studies, sept.,
1969, vol.13, No.1, p.37-52. [En ligne], consulté le 09/08/2021. URL: https://www.jstor.org/stable/3825993 , p.
39. « When Dandy Mick, in Disraeli's Sybil, undergoes trade union initiation, the ceremony, replete with battle-
skeletons, and masked and numbered participants, is swearing of an awesome oath: "'Michael Radley,' said 'Do
you voluntarily swear in the presence of Almighty these witnesses, that you will execute with zeal and alacrity,
you lies, every task and injunction that the majority of your brethren shall impose upon you.”
284
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 78. “An argosy of the precious hopes of many otherwise
despairing creatures, was that petition to be heard concerning their sufferings.” [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary
Barton, op.cit., p.138. « Cette pétition était porteuse de tous les précieux espoirs de créatures aux abois par
ailleurs, dont il incombait aux délégués de représenter les souffrances »
285
Malcolm Chasse, Le chartisme, op.cit., p.119.
286
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.88. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.155. « […]
que le Parlement avait refusé d’écouter les ouvriers quand ceux-ci avaient demandé avec toute la véhémence de
leur langue rude et malhabile, à être entendus pour évoquer la détresse qui se propageait au galop, telle la Mort
sur son cheval pale, parmi les gens du peuple, piétinant leur vie et imprimant sa marque sinistre sur tout le
pays. »

91
les patrons d’usines287. Le rapport ascendant que le Parlement entretient avec ces travailleurs
est évoqué dans le discours de John Barton relatant l’échec de Londres. L’allusion dans
l’emploi de l’expression « conqueror on his pale Horse » suppose le chaos total, l’apocalypse
selon la Bible, et traduit un peuple qui périt par famine288.

Au terme de l’analyse sur la mise en scène de la composition de la Charte du peuple, il


convient de préciser que notre étude reconnaît bien le manque de sympathie que l’autrice,
Gaskell, éprouve envers la violence des mouvements politiques. Elle n’est d’ailleurs pas un
cas isolé dans la Grande-Bretagne victorienne. On peut citer d’autres auteurs comme Thomas
Carlyle, Charles Dickens, Benjamin Disraeli qui pensent que la violence n’est pas une
solution. Mais, cette partie sera davantage approfondie quand nous évoquerons les
mouvements de révolte. Remarquons que dans l’évolution du récit, Gaskell tente d’expliquer
la colère du peuple et donc de justifier des possibles réactions violentes de celui-ci. La
démarche pacifique n’est pas une représentation neutre dans le récit de Gaskell, mais est
plutôt porteuse de sens du point de vue romanesque et historique. Sur le plan romanesque, cet
événement donne un ton et ouvre une nouvelle trame narrative. Sur le plan historique, cette
stratégie relève plutôt l’image de l’ouvrier qui est généralement pris pour un être dénué de
toutes formes d’instruction et qui ne peut revendiquer ses droits que par la violence. De fait, la
violence qui surgira ne naît pas de la barbarie des petites gens, mais plutôt de
l’incompréhension, ou de l’absence de communication entre patrons et travailleurs. Pour
continuer dans le même sens, nous parlerons de l’humiliation des ouvriers à Londres et de
l’injustice faite aux membres des syndicats dans le roman de Gaskell.

II.2.2. De la répression politique à la colère des travailleurs.


Le retour de Londres de John Barton est le point focal autour duquel se construit
l’humiliation des travailleurs par le parlement. Cela est, par exemple, visible à travers les
propos qu’il tient à sa fille, Mary Barton: « Mary, we mun speak to our God to hear us, for
man will not hearken; no now, when we weep tears o’blood. »289 Son retour de Londres est en
même temps un retour dans la réalité de Manchester. Cette réalité est marquée par un échec
qui caractérise leur situation comme « sans issue ». De fait, cela renforce l’idée selon laquelle

287
Malcom Chasse, Le Chartisme, op.cit., p.119. Juillet 1939 fut l’un des moments où le mouvement fut en
effervescence face au rejet de la convention. Face à cette situation un chartiste de Newcastle s’indigna en disant
« à moins que le peuple anglais ne soit voué à sombrer plus bas que le plus vil de reptile de la Création, un tel
état de choses ne peut ni ne doit durer »
288
Louis Segond, La sainte Bible, trad. King James, Apocalypse 6 verset 8.
289
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 89. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.156. « Mary,
il faut demander à notre Dieu qu’il nous écoute parce que les hommes veulent pas le faire ; non, même pas en ce
moment, où on pleure des larmes de sang »

92
la révolution industrielle a conduit à la création de deux mondes qui s’opposent farouchement
à tel point que la souffrance des uns ne soit pas perceptible par les autres.

Cette mise à part et la destruction des ouvriers, bien qu’elles soient physiques sur le
plan infrastructurel, précisément dans la configuration des faubourgs que nous verrons plus
tard, le sont davantage sur le plan humain par la dégradation des corps, lesquels sont rongés
par des maladies physiques ou mentales.

Elizabeth Gaskell traduit le désenchantement des ouvriers, après le refus du parlement,


dans les émotions de ses personnages :

There is no describing the looks and tones that have power over an aching, heavy-
laden heart ; but in an hour or so John Barton was talking away as freely as ever, though
all his talk ran, as was natural, on the disappointment of his fond hope, of the forlorn hope
many.290

On retrouve les expressions « oppressé », « heavy-laden » ; « frustration »,


« disappointment » ; « espoirs » et « déception », « of the forlorn hope many » qui rendent
compte de l’état mental des ouvriers humiliés au parlement. En accumulant ces expressions,
Gaskell tente de faire vivre à travers l’imaginaire, à la fois l’affliction de ses personnages et la
grande désolation issue de l’échec de la tentative du mouvement chartiste au parlement de
Londres. Cette écriture de l’histoire chez l’écrivaine Gaskell tente de dresser un panorama de
l’évolution du chartisme à partir d’une focalisation ouvrière. Car, comme le pense Pierre
Mannoni, « il n’y a pas de représentation sans objet. »291 On observe alors à travers l’écriture
de Gaskell, un entremêlement de fiction et d’histoire qui rappelle les interrogations de Paul
Ricœur sur le texte historique et ses objectifs :

C’est une attente du lecteur du texte historique que l’auteur lui propose un « récit vrai »,
et non une fiction. La question est ainsi posée de savoir si, comment, et jusqu’à quel
point, ce pacte tacite de lecture peut être honoré par l’écriture de l’histoire.292

Comme réponse à l’interrogation de Ricœur, par son écriture, Gaskell tente de mettre
en scène l’évolution du chartisme selon le regard des ouvriers. Pendant la lecture du roman,
nous, en tant que lecteurs, sommes partis des motivations des ouvriers, ce qui motive ces

290
Id., p.90. [Trad] Id., p.157. « On ne peut décrire les accents ni les regards qui ont le pouvoir d’agir sur un
cœur oppressé de chagrin, mais une heure plus tard environ, John Barton parlait aussi librement qu’à
l’accoutumée, même si ses propos – et c’étaient bien naturel – ne portaient que sur la frustration de ses espoirs
les plus chers, et la profonde déception infligée à tant de gens. »
291
Pierre Mannoni, Les représentations sociales, Paris, Presses universitaires de France, [1998], 2010, p.55.
292
Paul Ricœur, « L'écriture de l'histoire et la représentation du passé », Annales. Histoire, Sciences Sociales.
55ᵉ année, N. 4, 2000. [En ligne], consulté le 10/08/2021, https://doi.prg/10.3406/ahess.2000.2798 , p.1.

93
travailleurs à adhérer aux mouvements politiques, pour ensuite entrer dans la mise en scène de
la Charte du peuple et son rejet au parlement en 1839293 qui est un fait historique. Alors,
même si l’accent du roman de Gaskell est mis sur la condition ouvrière, la représentation du
mouvement chartiste respecte au moins les grandes lignes de l’organisation de la première
tentative des syndicalistes au parlement. Cette tentative se matérialise avec la description de la
pétition dans les rues de Londres :

[…] and the petition, as was yards long, carried by th’foremost pairs. The men looked
grave enough, yo may be sure; and such a set of thin, wan, wretched-looking chaps as
they were!”294

Cette scène, on la retrouve quasiment dans les manuels d’histoire et même de façon
classique sur internet295 parce qu’elle représente un moment crucial des actions du chartisme
en Grande-Bretagne. Par ailleurs, ce qui est assez intéressant, c’est la parole que le roman
attribue aux personnages, ce qui n’est pas un fait récurrent en histoire. Ainsi, le lecteur peut se
représenter la situation des syndicalistes pendant la marche à Londres vers le Parlement :

“And why are we to be molested”, asked I, going decently about our business, which is
life and death to us, and many a little one clemming at home in Lancashire? Which
business is of most consequence i’ the sight o’ God, think yo, our’n or them grand ladies
and gentlemen as yo think so much on?296

Dans cette partie du récit, l’autrice entre dans l’esprit de la marche, dans son
atmosphère afin de comprendre les émotions des protagonistes et les motivations des
événements à venir. En effet, les travailleurs soulèvent le fait que rien n’est plus oppressant
que les conditions dans lesquelles ils vivent et travaillent. Rien n’est plus difficile que la
famine dont sont victimes leurs enfants. Tous ces maux sont la motivation des ouvriers qui
prirent part au mouvement. En poursuivant avec l’analyse de cette démonstration de l’histoire

293
En 1839, se réunit à Londres la Convention chartiste ou « Parlement du peuple », mais l’assemblée est
paralysée par des débats stériles, sans que l’idée de la grève générale (le « mois sacré », c’est-à-dire un arrêt de
travail durant un mois) parvienne à être adoptée ; finalement une série d’arrestations opérées par le
gouvernement désorganise le mouvement. [En ligne], consulté le 24/08/2021,
https://maitron.fr/spip.php?article75467
294
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.90. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.158. « La
pétition, qui faisait plusieurs mètre de long, était portée par ceux qui ouvraient la marche. Les hommes avaient la
mine grave, je vous assure. Et ça faisait une belle brochette de traîne-misère, maigres et pâles à faire peur ! »
295
Malcolm Chase, Le chartisme, op.cit.
296
Id., p.91. [Trad] Id., p.160. « ‘‘Non, mais, qu’est-ce qui vous autorise à faire ça ?’’je lui ai dit. ‘‘ Vous faites
peur aux chevaux, qu’il m’a répondu, avec son accent de feignant (parce que les Londoniens articulent pas, et ils
avalent leurs voyelles), et c’est notre travail à nous de vous empêcher de molester les messieurs-dames qui vont à
la réception de sa Majesté. – Alors pourquoi c’est à nous d’être molestés ? que je lui ai demandé. On s’occupe
tranquillement de nos affaires, et pour nous c’est une question de vie ou de mort, vu que nos petits gamins, ils
crèvent de faim chez nous dans le Lancashire. Qu’est-ce qui compte le plus aux yeux de Dieu, à votre avis : nos
familles ou ces beaux messieurs-dames pour qui vous faites tout un plat ?’’ »

94
du chartisme dans le roman de Gaskell, on peut lire l’expression des émotions des
protagonistes humiliés. Cette humiliation qui sera finalement la cause des violences qui se
produiront plus tard. Car, par la suite, le rejet de leur requête se vivra tel un mépris de leur
condition de travail et de vie. Ainsi, John Barton, représentant délégué syndical, exprime à
nouveau cette rancœur envers le parlement et les patrons qui sont à l’origine des souffrances
des travailleurs :

“If you please, neighbour, I’d rather say nought about that. It’s not to be forgotten, or
forgiven either, by me or many another; but I canna tell of our down-casting just as a
piece of London news. As long as I live, our rejection of that day will abide in my heart;
and as long as I live I shall curse them as so cruelly refused to hear us; but I’ll not speak
of it no more.”297

Les propos de John Barton traduisent l’expression d’un traumatisme marqué par son
incapacité à prendre la parole, à mettre les mots sur le traitement dont ils ont été victimes au
Parlement de Londres. Sur ce, les maux prennent le dessus sur les mots, et dans certains cas,
comme celui de Barton, les actions peuvent exprimer la colère. Ainsi, loin d’être une phrase
anodine, ‘‘but I canna tell of Our down-casting Just as a piece of London news” s’adresse
peut-être à l’auditoire de John Barton, mais celle-ci s’adresse encore plus au lecteur afin de
mettre un accent sur le récit des événements de Londres qui sont un tournant décisif pour le
mouvement chartiste dans le roman.

Les actions de Londres, marquées par le désespoir et la colère des ouvriers, ouvrent
aussi un nouveau temps au récit, tant dans l’histoire romanesque de Gaskell que dans le récit
historique. Cependant, ce temps dans lequel nous conduit la narration chez Gaskell sera
examiné au compte des chapitres qui suivront, pour l’heure, nous poursuivons en introduisant
Hugo et Sand sur la question du socialisme dans leurs romans. En effet, s’agissant de ces deux
auteurs dans l’espace français, la pensée socialiste a guidé leurs discours sur la condition des
pauvres.

297
Ibid., p.92. [Trad] Ibid., 160. « Sans vouloir te contrarier, voisin, je préfère parler de ça. On est pas près de
l’oublier, ni de l’avaler, ni moi ni beaucoup d’autres ; mais je peux pas raconter la façon dont on nous a renvoyés
comme des malpropres. C’est pas juste un fait divers londonien. Tant que je vivrai, cette humiliation me restera
sur le cœur. Et tant que je vivrai, je les maudirai, ceux qui ont eu la cruauté de refuser de nous entendre. Mais je
veux rien en dire de plus. »

95
II.3. L’influence d’une philosophie du progrès : Félicité de Lamennais et Pierre Leroux
chez Sand et Hugo.
II.3.1. Une philosophie contre le matérialisme
L’influence de Félicité de Lamennais298 et de Pierre Leroux299 dans les écritures de
George Sand et de Victor Hugo donne naissance à des récits dont la perspective est la
construction d’une pensée antimatérialiste pour le progrès de l’humanité. Les Misérables300
d’Hugo suivent une logique philosophique qui évalue l’impact des idées politiques et
religieuses dans la société par la présence de l’évêque Myriel, évêque de Digne, premier
personnage par lequel commence le récit. Ce personnage est doublement décisif pour la suite
du roman. Premièrement, c’est à travers lui que sera formé le héros du roman, Jean Valjean,
et, deuxièmement, il est une figure emblématique, car il donne le ton spirituel et
philosophique sur lequel le roman prend appui. La brève biographie que l’auteur propose pour
son personnage semble nous offrir le dessein de l’œuvre à partir de grandes étapes que l’on
peut observer comme suit :

1- « toute la première partie de sa vie avait été donnée au monde et aux galanteries »
2- « […] la révolution survint […] M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la
Révolution, émigra en Italie. »
3- « […] lorsqu’il revint d’Italie, il était prêtre. »301

Par ce schéma imposé au personnage, le lecteur qui a déjà pris connaissance du récit
dans son ensemble, constate que l’auteur informe que le changement ou le progrès de
l’humanité passe par de grands bouleversements dont la Révolution, et, par Dieu qui serait

298
Allais Gustave. Christian Maréchal : « Lamennais et Victor Hugo », Annales de Bretagne. Tome 21, n° 4,
1905. pp. 567-570. [En ligne], consulté le 15/08/2021,
www.persee.fr /doc/abpo_0003-391x_1905_num_21_4_4125_t1_0567_0000_2 , « On ne dira jamais assez à
quelle influence exerça la puissante pensée de Lamennais sur les plus éminents esprits de son temps, « cette
philosophie sociale et chrétienne », dit fort bien M. Maréchal, « disciplina les plus hautes pensées ; celles-ci
s’inclinèrent un temps ;la logique passionnée de l’Essai sur l’intelligence avait forcé l’attention de tous » […] et
elle eut une forte prise sur la haute intelligence de Victor Hugo comme plus tard sur l’âme ardente de George
Sand. P.567-568.
299
Pierre Leroux, pour faire la critique du matérialisme, faite une opposition entre l’ « individualisme » et
l’ « Association » dans « De la philosophie et du christianisme.», Revue encyclopédique, août 1832, pp.281-34,
Pierre Leroux, œuvres, tome premier, Paris, société typographique, 1850.
300
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
301
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.5-6. [Extrait complet] M. Myriel était fils d’un conseiller au
parlement d’Aix ; noblesse de robe. On contait que son père, le réservant pour hériter de sa charge, l’avait marié
de fort bonne heure, à dix-huit ou vingt ans, suivant un usage assez répandu dans les familles parlementaires.
Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. […] ; toute la première partie
de sa vie avait été donnée au monde et aux galanteries. […] M. Charles Myriel, dès les premiers jours de la
Révolution, émigra en Italie. […] Que se passa-t-il ensuite dans la destinée de M. Myriel ? L’écroulement de
l’ancienne société française, la chute de sa propre famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore
peut-être pour les émigrés qui les voyaient de loin avec le grossissement de l’épouvante, firent-ils germer en lui
des idées de renoncement et de solitude ? […], lorsqu’il revint d’Italie, il était prêtre.

96
aussi l’une des voies par lesquelles on peut accéder à un meilleur devenir. Cette réflexion
hugolienne tient de l’influence302 de la pensée du prêtre et philosophe progressiste Félicité de
Lamennais. Cette influence est bâtie sur le « rêve gigantesque » du prêtre : « celui d’une
Église entraînant la science et conduisant l’Humanité sans secousse aux lendemains
désirables303. » De fait, l’évêque de Digne, selon notre observation, est un personnage par
lequel l’auteur fait parler Lamennais dans son roman. Alors, cette confusion entre Lamennais
et Myriel conduit le récit dans des discussions à la fois politiques, philosophiques et
religieuses à l’exemple de cet échange entre le sénateur et l’évêque :

« Parbleu, monsieur l’évêque, causons. Un sénateur et un évêque se regardent


difficilement sans cligner de l’œil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un
aveu. J’ai ma philosophie.
- Et vous avez raison, répondit l’évêque. Comme on fait sa philosophie, on se couche.
Vous êtes sur le lit de pourpre, monsieur le sénateur. »
Le sénateur, encouragé, reprit :
« Soyons bons enfants.
- Bons diables mêmes, dit l’évêque.
- Je vous déclare, repartit le sénateur, que le marquis d’Argens, Pyrrhon, Hobbes et M.
Naigeon ne sont pas des maroufles. J’ai dans ma bibliothèque tous mes philosophes dorés
sur tranche.304

Le sénateur qui est un disciple de Pigault-Lebrun305, donc un anticlérical, pense que la


société, et par ricochet l’humanité, devraient être exclusivement asservies à l’organisation
politique et aux idées qui l’accompagnent. Ces idées sont celles des philosophes matérialistes
et antireligieux. C’est pour cette raison que sont cités des philosophes comme Hobbes et M.
Naigeaon qui pensent que l’homme est un amas de substances organiques et donc un élément
physique306. De fait, le début de cette discussion exalte clairement le matérialisme dans
l’imaginaire politique à cette période, notamment par la présence de ces philosophes

302
André Gide, De l’influence en littérature, [en ligne], consulté le 19/08/2021,
https://www.google.fr/books/edition/De_l_influence_en_litt%C3%A9rature/D-
WDwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&printsec=frontcover. André Gide présente l’influence en littérature comme une
pratique courante, et, qui ne peut être jugée bonne ou mauvaise que selon la pratique de l’influencé. Ainsi,
l’influence de Lamennais sur Hugo peut être appréciée positivement du fait qu’il ait emmené davantage l’auteur
à consolider son écriture sur la défense du peuple en y intégrant des valeurs sur le plan moral et celles
religieuses.
303
Georges Collas, Essai d'un système de philosophie catholique par M. l'abbé F. de Lamennais, texte inédit
publié et présenté d'après le manuscrit autographe par Yves Le Hir. In: Annales de Bretagne. Tome 61, numéro
1, 1954. pp. 206-209. [En ligne], consulté le 16/08/2021, www.persee.fr/doc/abpo_0003-
391x_1954_num_61_1_1957_t1_0206_0000_2 , p.207.
304
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.32.
305
Pigault-Lebrun est un romancier du début du XIX e siècle, rejeté par la droite politique du fait qu’il soit
irréligieux. [En ligne], consulté le 16/08/2021, https://gallica.bnf.fr/blog/27072020/pigault-lebrun-1753-
1835?mode=desktop
306
Jacques André-Naigeons, Encyclopédie méthodique. Philosophie ancienne et moderne, t.3., [En ligne],
consulté le 10/10/2021, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k92106n/f8.item.texteImage

97
matérialistes. Dans cette optique, la prise de position politique du sénateur participe à cette
construction idéologique. Celle-ci est renforcée par cet aveu du sénateur :

Je hais Diderot ; c’est un idéologue, un déclameur et un révolutionnaire, au fond croyant


en Dieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire s’est moqué de Needham, et il a eu tort ; car
les anguilles de Needham prouvent que Dieu est inutile. […] Monsieur l’évêque,
l’hypothèse Jéhovah me fatigue. Elle est bonne qu’à produire des gens maigres qui
songent creux. […] Je ne suis pas fou de votre Jésus qui prêche à tout bout de champ le
renoncement et le sacrifice. […] je ne vois pas qu’un loup s’immole pour un autre loup.
Restons donc dans la nature.307

Dans cette réplique du sénateur à l’évêque sur la question de Dieu et de l’existence


humaine, l’auteur donne à voir les causes du matérialisme en opposant deux opinions
philosophiques. Celle de ceux qui pensent que Dieu est au centre de l’humanité et en est un
guide, il s’agit de Diderot et Voltaire pour qui Dieu est indispensable pour établir la morale
des hommes. Et, celle de ceux qui pensent que Dieu est abstrait et ne peut gouverner
l’humanité qui est faite d’éléments concrets. On a l’exemple de Thomas Hobbes et de
Needham. Hugo qui partage les idées socialistes et religieuses utilise cette dynamique
philosophique pour montrer que la pensée matérialiste du siècle est un facteur important dans
la souffrance du peuple, surtout celle des pauvres.

Dans le propos du sénateur, deux termes nous paraissent importants pour la


compréhension de l’œuvre, il s’agit de « renoncement » et « sacrifice ».

Pour le dessein de l’œuvre, ces deux termes conduiraient le peuple308 au bien pour tous
au sens des socialistes, c’est-à-dire le renoncement à l’attachement matériel et la répartition
équitable des biens.

Ceci rejoint donc la pensée philosophique de Hobbes qui propose une société basée
sur des fondements concrets pour éviter que la violence ne s’applique toujours sur le plus
faible309, celle dans laquelle « il faut être mangeant ou mangé »310 comme le proclame le

307
Id., p.32.
308
Ici, la définition qui s’applique au mot peuple est celle qui tient compte de l’ensemble d’une population
appartenant à un même pays. Cf. Introduction.
309
Thomas Hobbes, De la nature humaine, ou exposition des facultés, des actions et des passions de l’âme,...
Hobbes considère que pour enrayer le doute et la dispute sur les principes fondamentaux du fonctionnement en
société, il faut partir des faits palpables et non des subjectivités. Toutes les réflexions abstraites doivent avoir des
fondements solides, ainsi la politique et la religion doivent être assis sur des réalités solides. [En ligne], consulté
le 18/08/2021 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1516373f/f25.item . La présence de Hobbes dans le discours
du sénateur soulève l’idée de l’état de nature de l’homme dont parle Hobbes, cet état qu’il exprime par une
violence envers son prochain, ou par l’application d’une autorité sur le plus faible. Aussi, cette pensée de
Thomas Hobbes a servi aux matérialistes du siècle comme l’entendent Philippe Chanial et Alain Caillé « La
psychanalyse, dans le sillage de Nietzsche et de Schopenhauer, renouera avec l’inspiration tragique de Hobbes

98
sénateur, « je mange. Mieux vaut être la dent que l’herbe. »311 Or, Hobbes présente cette
société pour montrer qu’il revient à l’État de construire une société organisée et régie par
l’action du gouvernement qui permettra que la société soit fondée sur des règles sociales et
non les règles de l’état de nature de l’homme. Même si, nous pensons que Victor Hugo
soulève l’idée de la théorie de Hobbes pour évoquer le côté obscur que pourrait avoir l’État.
En effet, l’idée sociale de Hobbes se fonde sur la logique d’un gouvernement qui agirait tel un
Léviathan. Cependant, la représentation mythologique du Léviathan est caractérisée par le
désastre. Et, un État qui agirait aussi tel un Léviathan proposé par Hobbes, ne serait pas
forcément capable de garantir l’égalité et la stabilité entre les hommes. De fait, servant en
partie son intérêt et celui de la bourgeoisie, l’État devient ce monstre qui détruit la société, le
peuple, par des principes matérialistes.

Le dessein du matérialisme perçu selon nos auteurs312 est clairement expliqué dans la
mise en scène du sénateur qui participe à la pensée du roman313, car en tant que personne
politique, garant de la société, il incarne les fondements d’une société tournée vers l’intérêt
matériel.

Sans nous aligner derrière cette conception du monde matérialiste, il est nécessaire de
la justifier par son contexte historique. En effet, la visée matérialiste de l’évolution sociale
n’est qu’une conséquence du matérialisme de la révolution industrielle et de la transformation
de la couche sociale qui se fonde désormais sur la valeur matérielle des personnes, en ce sens
qu’elles ne sont prises en compte que pour ce qu’elles valent en tant qu’objets de

en liant libido et pulsion de mort, mais sans jamais renoncer, en définitive et malgré nombre de tentations et de
tentatives, à la certitude qu’on n’échappe pas à la loi de l’intérêt et du calcul inconscients. Bref, par quelque bout
qu’on prenne les choses, tous nous ramène à la conviction que dans les rapports entre les hommes, l’intérêt est
souverain. » Chanial Philippe, Caillé Alain, « Présentation », Revue du MAUSS, 2008/1 (n° 31), p. 5-29. [En
ligne], consulté le 20/08/2021, DOI : 10.3917/rdm.031.0005. URL: https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/revue-du-mauss-2008-1-page-5.htm , p.7.
310
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 34.
311
Id., p. 34.
312
Nous faisons cette précision pour préciser au lecteur que nous sommes et restons dans l’étude de ces
phénomènes dans le texte littéraire, car comme l’entend George Sand, « l’art n’est pas une étude de la réalité
positive, c’est une recherche de la vérité idéale.» La Mare au diable, [En ligne], consulté le 19/08/2021,
https://www.google.fr/books/edition/La_pens%C3%A9e_du_roman/e9SUBwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&printsec
=frontcover
313
Thomas Pavel, La pensée du roman, [en ligne], consulté le 19/08/2021,
https://www.google.fr/books/edition/La_pens%C3%A9e_du_roman/e9SUBwAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&printsec
=frontcover . Au sujet des roman du XIXe siècle, Thomas Pavel déclare ceci : « Tout en cherchant à peindre des
personnages en même temps exemplaires et crédibles, les romanciers enracinent maintenant le comportement
humain dans son environnement historique et social. Pour accentuer cet enracinement, ils situent les
protagonistes dans […] le monde contemporain, dont ils analysent soigneusement l’organisation sociale. »

99
production314. À cette fin, toute conception ne favorisant pas ce progrès matériel est perçue
comme vaine et surtout comme un frein au progrès matériel. Dans cet état, Lamennais en sa
qualité de penseur du progrès considère que ce principe d’évolution est dangereux pour
l’humanité, parce qu’il asservit ceux qui ont la responsabilité du labeur.315

Dans le roman d’Hugo, on voit comment les Thénardier, en perpétuelle quête du


profit, perdent les valeurs de la dignité humaine en exploitant une enfant, Cosette, et les leurs
qu’ils font mendiants. Alors la crainte de Lamennais, et d’Hugo par influence, sur la
destruction de l’âme humaine par le matérialisme prend forme au travers de la famille
Thénardier.

Si Victor Hugo, pour traiter la question du matérialisme qui asservirait l’homme,


utilise une discussion philosophique entre deux protagonistes, George Sand qui le précède
avait déjà fait mention de ce phénomène dans La ville noire.

La critique du progrès chez Sand est perceptible par une valorisation de la condition
ouvrière. Il ne s’agit pas de dire que Sand s’oppose à la bourgeoisie, mais il est plutôt question
de montrer que l’autrice considère que le progrès réside d’abord dans la valorisation de toutes
les conditions sociales et dans la liberté de chacune à se développer. Le regard du personnage
Laguerre sur sa condition et sur celle des habitants de la « ville haute » peut nous servir
d’exemple :

Travailleur austère, cœur dévoué, cerveau étroit, ce vieux ne faisait aucune merci aux
parvenus, raillait leur luxe, et, du fond de sa ville-noire, blâmait les plus simples
jouissances du bien-être comme des vices, comme des attentats à la dignité de la race
ouvrière.316
Laguerre est un personnage qui démontre une sorte de désintéressement au luxe et aux
personnes pour qui les biens matériels sont primordiaux, notamment les parvenus qui sont
d’anciens ouvriers ayant fait fortune et exprimant une supériorité à l’endroit des habitants de
la « ville basse ». Ainsi, dans cette perception de Laguerre, la classe ouvrière est en partie
mise à l’écart par d’autres classes sociales pour des raisons économiques. Cependant,
Laguerre est une figure du roman qui pense que le travail et le respect des valeurs humaines
sont les bases d’une société qui se veut progressiste. Alors, ce qui doit caractériser la valeur
314
Karl Marx, Manifeste du parti communiste, op.cit.
315
Félicité Robert de Lamennais, Le livre du peuple, Italie, Alicia Éditions, 2019, p.2. Quelques propos de
Lamennais s’adressant au peuple travailleur : « Je sais bien que êtes entourés de mille gênes, de mille difficultés,
de mille entraves : je sais bien que ceux qui vous chassent au travail, le fouet dans une main et tenant l’autre le
bout de la corde qu’ils vous ont passée au cou, surveillent tous vos mouvements et ne souffrent pas que vous
vous écartiez, ni à droite ni à gauche, du sillon qu’ils vous forcent de creuser à leur profit ; mais quand une corde
et un fouet suffisent pour contenir l’homme sous le joug c’est que déjà il n’est plus un homme. »
316
George Sand, La Ville noire, op.cit., p. 16-17.

100
humaine, ce sont les mœurs fondées sures de valeurs nobles et non la possession d’une
quelconque fortune. Dans ce sens, la pensée de Leroux peut nous permettre de renchérir sur la
mise en scène de Sand. En effet, Leroux estime que la valeur d’un individu « c’est sa dignité,
c’est sa qualité d’homme, c’est sa liberté, c’est son indépendance » et ceci est ce « que le
prolétaire revendique lorsqu’il aspire à posséder des biens matériels.317 »

Une interrogation survient cependant : pourquoi l’ouvrier revendique-t-il de meilleurs


salaires s’il n’est pas matérialiste comme le bourgeois qui tient à maintenir sa fortune ?

À cette question Leroux propose une réponse, il s’agit du respect de la dignité humaine qui
fait que l’ouvrier doit vivre d’un salaire équitable à l’investissement physique fourni au
travail. Pour Hugo il est donc question d’un devoir de justice envers le peuple. Pour Hugo il
est donc question d’un devoir de justice envers le peuple. Tout autre système de valeurs serait
susceptible d’engendrer des codes moraux dangereux à la cohésion sociale. À ce titre, George
Sand démontre par exemple que la convoitise de la richesse est un danger dans les rapports
sociaux :

Puisque vous le souhaitez aussi, lui dit-elle, je ne vous cacherai rien. Vous avez trop
d’esprit et trop de convoitise pour la richesse. Ce sont des qualités sans doute que vous
avez là, mais avec moi ce seraient des défauts. Quand vous m’avez parlé de mariage,
Sept-Épées, vous avez cru me donner grande envie de vous en me disant : je ferai fortune,
je vous en réponds. Outre qu’en travaillant à la pièce je peux fournir le double des autres,
j’ai dans la tête des inventions qui me feront avant peu l’associé de quelque maître…318

Le rejet de la demande en mariage de Sept-Épées par Tonine résulte des craintes de


Tonine qui pense que la richesse d’Etienne Lavoute peut porter atteinte à ses valeurs morales.
La peur de Tonine est le reflet de la pensée des écrivains, et cette peur peut se justifier par le
fait que les sociétés qui sont dans un processus de mondialisation sont plus axées sur l’intérêt
économique. Cela nous conduit en quelque sorte au récit de Dickens écrit contre l’utilitarisme
en Grande-Bretagne. Cette philosophie qui n’est favorable qu’à tout ce qui produit de l’intérêt
matériel utile au progrès de la société. Par ailleurs, le projet des auteurs n’est pas seulement de
dénoncer le matérialisme à cette époque, mais plutôt de donner des perspectives
d’amélioration des rapports humains dans cette société fortement industrialisée.

317
Ludovic Frobert, « Politique et économie politique chez Pierre et Jules Leroux », Revue d’histoire du
XIXe siècle, La Société de 1848, 2010, pp.77-94. Halshs-00551228, [en ligne], consulté le 10/08/2021,
https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00551228, mis en ligne le 23 juin 2017, p.2.
318
Id., p. 24.

101
Alors, ayant fait le constat d’une critique des valeurs matérielles dans ces deux
romans, nous nous proposons de lire les fondements des valeurs humaines que proposent les
œuvres.

II.3.2. La foi et la justice sont garantes des valeurs humaines


Nous exploitons l’intertextualité au sens de Genette pour lire les principes
fondamentaux des valeurs humaines dans l’œuvre d’Hugo. De fait, Genette présente
l’intertextualité ainsi :

Il me semble aujourd’hui (13 octobre 1981) percevoir cinq types de relations


transtextuelles, que j’énumérerai dans un ordre approximativement croissant
d’abstraction, d’implication et de globalité. Le premier a été, voici quelques années,
exploré par Julia Kristeva319, sous le nom d’intertextualité, et cette nomination nous
fournit évidemment notre paradigme terminologique. Je le définis pour ma part, d’une
manière sans doute restrictive, par une relation de coprésence entre deux ou plusieurs
textes, c’est-à-dire, eidétiquement et le plus souvent, par la présence effective d’un texte
dans un autre. Sous sa forme la plus explicite et la plus littérale, c’est la pratique
traditionnelle de la citation [...] sous sa forme moins explicite et moins canonique, celle
du plagiat […] qui est un emprunt non déclaré, mais encore littérale, celle de l’allusion,
c’est-à-dire d’un énoncé dont la pleine intelligence suppose la perception d’un rapport
entre lui et un autre auquel renvoie nécessairement telle ou telle de ses réflexions […]320.

La lecture de Les Misérables nous a donné l’occasion d’explorer cette coprésence


textuelle sur les plans idéologiques. On a pu constater qu’Hugo fait intervenir la pensée de
Thomas Hobbes pour exprimer le besoin d’un État puissant qui établirait un ordre social sans
lequel l’homme serait un danger pour l’homme321. Cela implique qu’il existera toujours des
misérables si l’État ne joue pas son rôle d’ordonnateur. Si ce contrat entre l’État et le peuple
est rompu, la loi de la jungle y prendra place, et la barbarie de l’homme s’exprimera comme
on pourra l’observer plus tard dans ce roman. Les idées philosophiques continuent
d’accompagner le récit, mais celles-ci cohabitent avec des principes bibliques pour donner des
fondamentaux des valeurs humaines aptes à conduire le peuple au progrès. Alors, la Bible est
explicitement convoquée dans le roman d’Hugo pour élaborer ces fondamentaux auxquels les
hommes doivent se résoudre. On trouvera dans le roman ces références bibliques :

319
Julia Kristeva, Sèmiotikikè, Paris, Seuil, 1969.
320
Gérard Genette, Palimpsestes, op.cit., p.8.
321
Gautier Pirotte, « II. Considérations modernes », La notion de société civile, Paris, La découvertes, coll.
« Repères », 2007, p.13-32. [En ligne], consulté le 06/02/2023, https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/la-notion-de-societe-civile--9782707146946-page-13.htm , p. 14.

102
Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique : devoirs envers Dieu (Matth., vI), devoirs
envers soi-même (Matth., v, 29, 30), devoir envers le prochain (Matth., vII, 12), devoir
envers les créatures (Matth., vI, 20, 25)322.

On voit bien que le narrateur se sert de la bible, et des versets du Nouveau Testament,
dans l’évangile selon Matthieu. Suivant la hiérarchisation des devoirs qu’Hugo présente, on
remarque que les devoirs envers Dieu, dans Mathieu 6323, s’ouvrent sur la notion de justice
que doivent pratiquer les hommes afin de recevoir des récompenses divines. Et, dans Mathieu
V324, verset (29) à (30), qui concernent les devoirs envers soi-même, il est exhorté à l’homme
de se défaire de ce qui pourrait le conduire à la destruction selon le regard Dieu. Les devoirs
envers son prochain, situés dans Mathieu VII325, au verset (12), incitent à l’établissement du
respect mutuel, et enfin, les devoirs envers la créature, donc envers l’homme en général à qui
il propose de se détacher des ornements de la terre. De fait, ces devoirs dans leur ensemble
constituent les principes fondamentaux autour desquels le socialiste catholique Félicité de
Lamennais pense la société. Le respect du peuple, la justice dans l’égalité entre les hommes,
le progrès par la morale et non par les œuvres matérielles, et l’attachement à la divinité, Dieu.

Hugo considère que la foi, et la justice doivent conduire le peuple, et que la présence
des principes divins est primordiale. Pour exemple, il déclare qu’« il y a la croissance
matérielle, nous la voulons. Il y a aussi la grandeur morale, nous y tenons.326» Ces différentes
croissances sont présentées suivant un ordre croissant de besoins. Vouloir est classé dans
l’ordre du souhait, c’est donc l’expression d’un besoin non encore satisfait. Par ailleurs, la
grandeur morale est un acquis en chaque homme qui suit les principes divins, et un acquis
pour lequel l’homme doit se préoccuper, car il est important que cela l’habite pour sa
progression sociale. C’est ce que nous observons dans la construction de Valjean après sa
rencontre avec le père Myriel. Valjean lutte entre ses pulsions humaines, parfois barbares et le
besoin de ne faire que du bien. L’acte qu’il pose à l’endroit du petit Gervais en lui arrachant
sa pièce d’argent et en essayant de le retrouver pour la lui remettre illustre cet état du
personnage.

322
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.73.
323
Louis Segond, La Sainte Bible, op.cit., verset 1 : « Gardez-vous de pratiquer votre justice devant les hommes,
pour en être vus ; autrement, vous n’aurez point de récompense auprès de votre Père qui est dans les cieux »
324
Id., Verset 29 :« Si ton œil droit est pour toi une occasion de chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; car il est
avantageux pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne. » Et
verset 30 : « Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la loin de toi, car il est avantageux
pour toi qu’un seul de tes membres périsse, et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne. »
325
Ibid., verset 12 « Tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux, car
c’est la loi et les prophètes.»
326
Id., p.513.

103
Le fait que la morale se tienne au-dessus de la valeur matérielle se traduit en même
temps chez George Sand qui estime que posséder les biens matériels n’est pas toujours le
résultat de la volonté de chaque homme. Pour cela, et ils ne doivent donc pas déterminer les
rapports sociaux :

Où est le mal de ne pas réussir, quand il n’y a pas de notre faute ? Est-ce une honte de
rester pauvre ? Qu’est-ce que cette idée-là, de croire que la richesse est un devoir et un
honneur ? Alors, vous et moi, et des milliers de braves gens qui ne peuvent pas aller plus
loin que leur pain gagné, nous serions donc tous méprisables ?327

Sand soulève ainsi le rapport à la pauvreté qui se présente parfois comme un fait
honteux pour celui qui se trouve dans cet état. Mais le propos de Sand sous-entend que la
pauvreté devrait être un fait banal puisqu’elle est une condition sociale. Elle ne devrait pas
susciter du mépris ou encore que la richesse ne mérite pas d’être un fait de distinction sociale
pour celui qui la détient. D’ailleurs, c’est contre celle-ci que Leroux s’insurge en écrivant :

[…] pour les esclaves contre les maîtres, pour les faibles contre les forts, pour les pauvres
contre les riches, pour tout ce qui souffre sur la terre contre tout ce qui, profitant de
l’inégalité présente, abuse des dons du Créateur328.

Le mépris que subissent les pauvres est ce qui heurte les auteurs. Ils le dénoncent
comme une injustice et incitent la société à recentrer les regards sur la véritable valeur de
l’homme qui est sa moralité. Pour le faire, ils ont donc recours au socialisme chrétien qui
prône une religion sociale329. Autrement dit, une religion dont l’intérêt social et pour tous est
la priorité. Dans ce sens, George Sand, par le canal de son personnage, la Laurentis, femme
pour qui l’ascension sociale du mari fut la cause de l’échec de son foyer, essaie de montrer
que, pour garder de bonnes valeurs morales, et surtout une gaieté dans la vie, il est mieux pour
qui le souhaite, de ne pas tenter de s’enrichir davantage :

Eh bien ! gare à celle qui épousera ce Sept-Épées ! Ou il se ruinera, ou s’il réussit, il lui
faudra, jour par jour, heure par heure, perdre un morceau de son cœur pour mettre une
pièce d’or de plus dans sa bourse. Quand on a passé vingt ou trente ans de sa vie à
disputer avec l’ouvrier, sous peine de ne rien gagner sur lui, est-ce qu’on peut tout d’un
coup, comme ça, le jour où on place ses rentes, lui dire : à présent, mon petit, nous avons
partagé la peine, nous allons partager le plaisir ? Non, non !330

327
George Sand, La ville noire, op.cit., p.90.
328
Eugène de Mirecourt, Pierre Leroux, Paris, Hachette, 1858, p.6.
329
Jacques-Noël Pérès, « George Sand, entre socialisme évangélique et messianisme social », Autres Temps.
Cahiers d'éthique sociale et politique. N°63, 1999. pp. 49-60 ; [en ligne], consulté le 19/08/2021,
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1999_num_63_1_2145
330
Id., p. 93.

104
L’attachement de l’homme à ses biens matériels n’est pas toujours un choix, mais le
résultat du sacrifice d’une vie. En effet, l’enrichissement est le résultat d’un dur labeur, de
quelques sacrifices aussi. C’est le cas de Sept-Épées qui s’interdit de construire une famille
pour se construire une fabrique. Mais, les écrits de Sand montrent que de l’attachement à sa
richesse naît un homme égoïste. De fait, l’accroissement des biens matériels pousse l’individu
à s’enrichir davantage et devient progressivement son unique centre d’intérêt. Ce phénomène
peut donc expliquer l’attitude des patrons que dénoncent nos auteurs sur leurs travailleurs.

Dans le même sens, Victor Hugo propose de détruire d’abord les systèmes de pensées
qui tolèrent l’exploitation des travailleurs par leurs employeurs pour la simple raison qu’ils
détiennent les capitaux. Il estime que : « détruire les abus, cela ne suffit pas ; il faut modifier
les mœurs.331 » Et, pour que cela soit possible, chaque instance doit assurer pleinement son
rôle sur le devenir du peuple, c’est-à-dire, la justice et la religion. Ainsi, pour réformer la
société, « le juge parle au nom de la justice, le prêtre parle au nom de la pitié, qui n’est autre
chose qu’une justice plus élevée.332» Dans Les Misérables333, c’est ce rôle que joue le prête
Myriel sur le personnage Jean Valjean en lui enseignant la piété, et c’est à cela que l’auteur
interpelle la société donc l’état sur l’éducation du peuple aux valeurs morales. En effet, les
hommes sont des êtres conditionnables, pour cela, ils ne reflètent souvent que le milieu dans
lequel ils évoluent. Pour le cas de Jean Valjean, « la société, l’État, en lui diminuant sa masse,
l’avait volé en grand. Maintenant, c’était le tour de l’individu qui le volait en petit.334 » Ce
passage qui se situe dans le Livre II335, et qui traite de la sortie de Valjean du bagne et surtout
de sa réinsertion sociale est une preuve qu’un État démissionnaire n’engendre que des
malfaiteurs à l’exemple du maître de la distillerie dans laquelle Valjean travaille le lendemain
de sa sortie du bagne. Jean Valjean devait recevoir trente sous à la fin de sa journée de travail,
mais, le maître de la distillerie ne lui propose que quinze sous prétexte que c’est un ancien
bagnard. De fait, Valjean est libéré de prison, mais pas délivré des crimes de la société. Nous
approfondirons ce passage dans le chapitre suivant.

Au terme de ce chapitre, nous nous rendons compte que la littérature du XIXe siècle,
qui s’est positionnée comme garante de la justice du peuple ouvrier, a pleinement usé de
pensées philosophiques, politiques et religieuses pour conduire les récits littéraires. Chaque

331
Victor Hugo, Les Miserable, op.cit., p.43.
332
Id., p.43.
333
Ibid.
334
Ibid., p.101.
335
Ibid., p.100-101.

105
auteur, selon son espace, et sa perception de la souffrance du peuple, s’est donc frayé un
chemin dans le domaine de la philosophie et de la politique. Ainsi, Charles Dickens s’en est
pris aux philosophes utilitaristes à qui il reproche le fait de vouloir bannir le plaisir de
l’imagination dans l’éducation du peuple. Elizabeth Gaskell, quant à elle, a pour labeur de
montrer les difficultés du mouvement chartiste tel que le rejet par le parlement de celui-ci.
Enfin, Hugo et Sand, sous l’influence de Lamennais et Leroux, ont pour objectif de dénoncer
le matérialisme et d’annoncer la morale et la justice comme principes de base d’une société
qui se veut progressiste. Ces discussions ont été possibles par des mises en scène des
personnages, dans des actions comme l’éducation à l’école utilitariste de Gradgrind dans
Hard Times336, ou comme la tentative d’entrée avec la charte du peuple au parlement des
ouvriers chez Gaskell. Aussi, elles ont été possibles par la mise en scène des confrontations
idéologiques à l’exemple de celle entre le sénateur et le prêtre chez Hugo. Ce chapitre donne
ainsi naissance au troisième chapitre de cette partie qui aura pour objectif de montrer
comment l’ouvrier est exploité par cette société gouvernée à la fois par les utilitaristes et
matérialistes que sont les tenants des moyens de production.

336
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.

106
CHAPITRE III. PERSONNAGES, FIGURES DE L’OPPRESSION SOCIALE
L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes.

Marx & Engels

107
Ce chapitre qui s’ouvre sur l’analyse des figures des opprimées met en lumière le
profil des personnages dont la souffrance a pour cause la précarité économique. Pour mieux
aborder le chapitre, il nous convient de définir le terme qui constitue notre objet d’étude,
c’est-à-dire « figure ». Du latin « figura », le terme figure désigne « la forme extérieure d’un
corps », en d’autres termes le renvoi par image d’une réalité physique. Dans le langage
courant, on parle de « faire figure » pour traduire le fait d’être dans une situation avantageuse.
Dans son sens opposé, « faire triste figure », l’expression désigne une mine piteuse, ou le fait
de ne pas être à son avantage dans une situation. Dans le domaine artistique, la figure renvoie
à la représentation d’un personnage. À travers cet enchaînement définitionnel, nous
circonscrivons l’expression figure au domaine artistique. S’ajoutent les qualificatifs « piteux »
et « misérable » qui cadrent mieux avec l’analyse du personnage opprimé que nous souhaitons
véhiculer. Donc, lorsque nous parlons de figure, nous faisons allusion à la représentation d’un
personnage qui joue le rôle du misérable, car ce personnage reste l’un des éléments importants
à travers lesquels on peut dire qu’il y a oppression dans une situation sociale.

Ce chapitre s’articule autour des questions suivantes : comment sont représentés les
personnages qui montrent l’existence de la paupérisation à cette époque ? Quelles nuances
peuvent ressortir du point de vue des personnages sur la question de la souffrance ? Qui en
sont les responsables dans les récits ?

Le lecteur trouvera deux grandes figures de l’oppression sociale dans cette étude :
l’ouvrier et le forçat. L’ouvrier parce qu’il est le symbole de la révolution industrielle, elle-
même à l’origine de la souffrance des personnages par un travail laborieux et une
rémunération précaire. L’ouvrier est celui qui constitue le peuple prolétaire sous l’exploitation
de la bourgeoisie à qui il vend sa force de travail337. Et, le forçat représente aussi l’échec de la
société du progrès. Il permet de montrer les injustices sociales subies par le peuple.

Ce chapitre consistera à ressortir des formes de clichés qui reviennent


systématiquement sur les personnages et qui participent à la construction du romanesque338.

337
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti communiste, p.1 : « On entend par bourgeoisie la classe des
capitalistes modernes qui sont propriétaires des moyens sociaux de production et emploient du travail salarié. On
entend par prolétaires la classe des ouvriers salariés modernes qui, ne possédant en propre aucun moyen de
production, en sont réduits à vendre leur force de travail pour pouvoir vivre.
338
Au cours des quatre ou cinq derniers siècles, l’art de la fiction aura été le lieu de mouvements d’aller et retour
répétés entre les deux pôles d’imagination et de réalité [...]. Nous appelons l’un des deux mouvements «
romanesque », l’autre « réaliste ». Le mouvement réaliste incline la fiction dans le sens du représentationnel et
de la transposition, alors que l’autre mouvement l’incline dans le sens opposé, vers une concentration sur les
motifs élémentaires du mythe et de la métaphore. À l’extrême de ce mouvement vers l’imagination, nous

108
Il est en outre intéressant de constater qu’en traitant de la question des personnages
opprimés, il sera possible de mettre en confrontation ou en dialogue l’histoire et le discours
romanesque (narration) pour comprendre les enjeux de représentation de ces personnages
d’un point de vue historique. Ainsi que le note Jean-Luc Martinet:

Le roman et l’histoire ont ceci de commun qu’elles agencent les événements de manière à
en donner une représentation ; elles diffèrent dans leur intention et dans leur manière. La
catégorie du romanesque permet ainsi de penser ces relations entre l’histoire et le
roman.339

L’écriture romanesque et les récits historiques partagent de fait, la représentation de


l’histoire, ou d’une histoire. Et chacun des récits respecte des méthodes bien particulières.
Mais, dans la fiction romanesque, on retrouve sensiblement les éléments historiques propres
au récit historique. C’est en partie ce en quoi consistera notre étude. Nous nous servirons des
outils méthodologiques sur l’analyse du récit d’Yves Reuter, précisément son étude du
personnage. Aux outils méthodologiques de Reuter, nous combinerons ceux de Philippe
Hamon340.

Cette démarche permettra de démontrer que la littérature, souvent inspirée par des
personnages de l’histoire réelle, peut aussi inventer des personnages qui, finalement,
deviennent des références d’un phénomène social. Cependant, ces personnages référentiels
sont accompagnés d’une pré-programmation des rôles341 et cela s’exprime d’un roman à un
autre par une redondance de traits de caractère ou d’actions.

retrouvons thèmes et motifs du conte populaire, les éléments du processus que Coleridge a nommé fantaisie, et
qu’il décrit comme une « modalité de la mémoire », jouant avec « ce qui est fixe, ce qui est défini ». À l’extrême
du réalisme, nous rencontrons ce qu’on désigne souvent par « naturalisme », et à l’extrême de celui-ci, l’esprit
façonnant erre parmi des éléments documentaires, pure description des choses, incapable de trouver une ligne
narrative claire qui conduirait d’un début à une fin. Northrop Frye, L’écriture profane. Essai sur la structure du
romanesque, Éditions Circé, Courtry 1998, p. 43. Aussi, le « romanesque » peut-il en effet étendre ses
manifestations en dehors de la littérature pour la raison qu’il reflète un ensemble de spécificités qui symbolisent
le comportement du type humain. En d’autres termes, la matière du romanesque trouve dans le roman un
vecteur, mais elle peut s’en dégager nettement ; ce qui pousse même certains critiques à observer la
manifestation de la notion hors du champ du roman, la notant par conséquent jusque dans le cinéma. En ce sens,
le « romanesque » renvoie à des « propriétés exemplifiées par des récits et non par le genre narratif qui les
exemplifie ». Jean-Marie Schaeffer, « Le romanesque » in Vox Poetica. Date de publication : 14 septembre 2002.
339
Jean-Luc Martinet, « Le romanesque légitimé par l’histoire », Acta fabula, vol.10, n°1, Janvier 2009, [En
Ligne], consulté le 12 avril 2021. URL : http://test.fabula.org/lodel/acta/document4796.php
340
R. Barthes, W. Kayser, W.C. Bouth, Ph Hamon, « Pour un statut sémiologique du personnage ». In : Poétique
du récit, Paris, Seuil, 1977, p.115.
341
Philippe Hamon, op.cit., p. 127.

109
III.1. L’ouvrier : du personnage sans instruction à l’esclavage par le travail
Nous sommes loin d’affirmer l’objectivité des discours littéraires sur la question
ouvrière, mais nous pouvons néanmoins dire qu’ils ont effectivement été la plate-forme
historique342 à travers laquelle l’ouvrier a pu s’exprimer en tant qu’homme de la société et
faire entendre ses souffrances.

À ce sujet, Charles Dickens retient premièrement notre attention. Par le biais du


personnage Stephen Blackpool, il fait entendre la voix des ouvriers britanniques. Sa critique
de la condition ouvrière est marquée par l’entrée en scène de Blackpool :

I entertain a weak idea that the English people are as hard-worked as any people upon
whom the sun shines. I acknowledge to this ridiculous idiosyncrasy, as a reason why I
would give them a little more play. 343

L’observation du narrateur de Dickens exprime une désolation à l’endroit du rythme


des travailleurs du peuple anglais. Le ton ironique employé par le narrateur soulève la
polémique autour du labeur des ouvriers, et le jugement de valeur inscrit dans l’expression
« ridiculous idiosyncrasy » est révélateur de l’opinion de l’auteur sur la condition ouvrière.
Celle-ci annonce déjà que Dickens émet une critique sur le rythme de travail des ouvriers et
pense qu’un rythme aussi soutenu devrait donner droit à une possibilité de divertissement
pour l’épanouissement de l’esprit. Mais, comme nous l’avions abordé, ce divertissement est
un aspect de la vie que les utilitaristes souhaitent évincer de la société au profit d’un travail
acharné et bénéfique pour le progrès industriel.

Ainsi, en ce qui concerne le travail laborieux et excessif du peuple anglais, l’assertion


de Dickens montre que sur le plan économique au XIXe siècle, la Grande-Bretagne est
reconnue comme la nation qui exploite intensément la main-d’œuvre. Cette logique qui ouvre
d’entrée de jeu le chapitre sur la question ouvrière dans le roman de Dickens se poursuit à
travers le portrait de l’ouvrier Stephen Blackpool :

Stephen looked older, but he had had a hard life. […] A rather stooping man, with a
knitted brow, a pondering expression face, and a hard-looking head sufficiently
capacious, on which his iron-grey hair lay long and thin, old Stephen might have passed
for a particularly intelligent man in his condition. Yet he was not. He took no place
among those remarkable ‘‘Hands’’, who, piecing together their broken intervals of leisure
through many years, has mastered difficult sciences, and acquired a knowledge of most
unlikely things. He held no station among the Hands who could make speeches and carry

342
Gérard Noirel, Les Ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, coll., Le Point, 1986.
343
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p. 56. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.101. « J’ai la
faiblesse de penser que le peuple anglais travaille aussi dur que n’importe quel autre peuple sous le soleil. Et je
vois dans cette ridicule particularité une raison de lui accorder un peu plus souvent l’occasion de se divertir. »

110
on debates. Thousands of his compeers could talk much better than he, at any time. He
was a good power-loom weaver, and a man of perfect integrity.344

La mise en relief de l’aspect physique de Stephen, « Stephen looked older », et de son


mode de vie, « he had had a hard life », montre que le travail ouvrier, par son caractère rude,
participe à la dégradation physique des ouvriers. L’appartenance de Stephen à une classe
sociale spécifique se traduit davantage par l’assimilation des traits physiques de Stephen au
métier qu’il exerce. Cela peut paraître comme un simple style d’écriture de l’écrivain, mais
l’auteur dénonce une pratique abusive du travail qui est imposée au personnage. Par la suite,
le narrateur distingue la situation de l’ouvrier instruit et l’ouvrier non instruit dans le but de
préciser la position sociale de Stephen. En effet, ce dernier appartient à la seconde catégorie
d’ouvriers non instruits pour qui la seule ressource est la force physique qu’ils doivent mettre
au service de l’usine de Coketown. À l’inverse, dans le roman de Dickens, les ouvriers qui
détiennent de meilleures compétences intellectuelles ont un quotidien au travail moins
difficile que les ouvriers non instruits. Effectivement, certains ouvriers sont remarqués et
considérés comme meilleurs ouvriers pour le savoir qu’ils détiennent en plus du travail
manuel. On peut retrouver ce type d’ouvriers dans le roman de George Sand :

Tu es jeune et fort, tu n’as père ni mère, femme ni enfant, partant aucun des tiens dans la
peine. Tu travailles vite et bien. Jamais tu ne manques d’ouvrage. Personne ici ne te
reproche de n’être pas du pays. Au contraire, on t’estime pour ta conduite et tes talents,
car tu es instruit pour un ouvrier : tu sais lire, écrire et compter presque aussi bien qu’un
commis. Tu as de l’esprit et de la raison, […]345.

Etienne Lavoute est un ouvrier habile certes, mais ce qui fait de lui un ouvrier
distingué et respecté par les patrons, ce sont ses compétences intellectuelles. Savoir lire et
écrire, compter ne sont pas des compétences que l’on retrouve chez la plupart des ouvriers.
Etienne Lavoute devient donc un modèle d’ouvrier rare et particulier de la « ville basse »,
d’où l’intérêt pour l’autrice d’isoler ce personnage, en faisant de lui un étranger de cette ville
industrielle. Etienne Lavoute fait ainsi penser à Étienne Lantier, ouvrier instruit dans

344
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.56-57. [Trad] Temps difficiles, op.cit., p.102-103. « Stephen paraissait
plus âgé, mais il avait eu la vie dure. […] Avec son dos un peu vouté, son front plissé, son expression
méditative, son crane solidement charpenté et suffisamment volumineux où s’étalaient des cheveux gris fer long
et clairsemés, le vieux Stephen aurait pu passer pour un homme particulièrement intelligent de sa condition.
Mais il en était rien. Il ne tenait aucune place parmi cette remarquable main-d’œuvre qui, en mettant bout à bout
les brefs moments de loisir de nombreuses années, s’était familiarisée avec des sciences difficiles et avait appris
les choses les plus invraisemblables. Il n’occupait aucun rang parmi la main-d’œuvre capable de faire des
discours et de mener des débats. Des milliers de ses compagnons pouvaient, quand bon leur semblait, parler
mieux que lui. Stephen était un bon tisserand au métier mécanique et un homme d’une parfaite honnêteté. »
345
George Sand, La ville noire, op.cit. p.3.

111
Germinal346, qui arrive à Montsou et devient un guide pour les autres qui ne savent ni lire, ni
écrire pour préparer le mouvement de grève.

Pour revenir à Charles Dickens, une similarité est aussi perceptible entre Stephen et
Jean Valjean, l’ouvrier et le forçat. En effet, on constate que comme Jean Valjean fut un bon
ouvrier, peut-être pas instruit, Stephen Blackpool est ce bon tisserand des métiers mécaniques
et surtout un homme honnête comme on pourra le lire chez Jean Valjean avant son dépôt au
bagne. Cette similarité révèle, chez ces deux personnages, une image de petites gens, pauvres,
mais qui peuvent être aussi des citoyens intègres. L’observation que nous faisons a déjà fait
l’objet d’une étude similaire par Nicholas Marsh:

In the description of Stephen, Dickens sets himself a particular challenge. When he is first
introduced, Dickens insists that Stephen is not clever. He has qualities - he is 'a good
power-loom weaver, and a man of perfect integrity', but what more he was, or what else
he had in him, if anything, let him show for himself.347

On revient dans cette présentation du personnage du fait qu’il ne soit pas intelligent
« Dickens insists that Stephen is not clever » et n’est donc utile que pour ses compétences
physiques, tel un ouvrier.

Stephen Blackpool assure alors le rôle des personnages sociaux 348, car il permet
d’entrer dans l’univers des ouvriers, il assure leurs actions, et cela répond à la pré-désignation
conventionnelle349, c’est-à-dire le fait de peindre la vie ouvrière à partir de leur activité ou de
leur apparence physique. Pour Stephen, cela se fait à travers des traits génériques des ouvriers
qu’il porte, car on les retrouve généralement dans leur portrait, à partir du caractère laborieux
que nous analysons et le manque d’instruction que nous verrons plus tard. Les propos de Mr.
Bounderby lorsqu’il parle d’ouvriers en les comparant à un fléau de la terre sont un exemple
de chosification : « these pests of the earth »350. D’ailleurs, même leur force physique ne

346
Emile Zola, Germinal, op.cit.
347
Nicholas Marsh, Charles Dickens, London, New-York, Macmillan Education/ Palgrave, 2015, p.62. « Dans
la description de Stephen, Dickens se fixe un défi particulier. Lorsqu'il est présenté pour la première fois,
Dickens insiste sur le fait que Stephen n'est pas intelligent. Il a des qualités il est "un bon tisserand de métier à
tisser et un homme parfaitement intègre", mais ce qu'il était de plus, ou ce qu'il avait d'autre en lui, le cas
échéant, il devait le montrer lui-même. »
348
Philippe Hamon, Statut sémiologique du personnage, op.cit., p.122.
349
Yves Reuter, L’analyse du récit, op.cit., p.30. « La pré-désignation conventionnelle combine le faire et l’être
des personnages en référence à un genre donné. Cela signifie que l’importance et le statut du personnage, ainsi
que ses formes (le privé dans le roman policier, le héros dans le western.) peuvent être codifiés par des marques
génériques traditionnelles : tels traits physiques, telle action. Du coup, dès sa première apparition, le lecteur
familier peut le catégoriser. »
350
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.119.

112
permet pas qu’ils soient valorisés, car ils sont comparés à des animaux oisifs, qui vivent aux
dépens d’autres organismes. Ceci sous-entend que pour un propriétaire comme Bounderby,
les travailleurs ne participent pas au progrès de la société, mais en sont une lourde charge.

Après ce qui précède, il s’avère que l’ouvrier est doublement opprimé : par son travail
qui est excessif selon Dickens, et parce qu’il ne bénéficie pas d’un droit à la parole qui lui
permettrait d’exprimer les difficultés liées à son labeur, puisqu’il est pris pour un objet interne
à la production industrielle et non comme une personne qui participe à celle-ci. Le propos du
personnage de Dickens peut davantage nous renseigner :

Most o’aw, ratin’em as so much power, and reg’latin’em as if they was figures in a soom,
or machines: wi’out loves and likeins, wi out memories and inclinations, wi’out souls to
weary and souls to hope.351

Il ressort des propos précédents que le problème du travail des ouvriers n’est pas par
essence celui du métier exercé, mais plutôt celui du rapport entre les travailleurs et ceux qui
détiennent les capitaux. Il faut bien une main-d’œuvre dans les usines, il faut bien une
hiérarchie au travail, mais la marginalisation des ouvriers par les patrons ne devrait pas être
une constante dans les rapports des employés avec leurs maîtres.

Aussi, la paie misérable que reçoivent les ouvriers fait naître en eux un sentiment
d’infériorité sociale et d’injustice. Cette chosification de l’ouvrier par le salaire dérisoire se
poursuit dans le roman de Dickens à travers ces lignes :

Something to be worked so much and paid so much, and there ended ; something to be
infallibly settled by laws of supply and demand ; something that blundered against those
laws, and floundered into difficulty ; something that was a little pinched when wheat was
dear, and over-ate itself when wheat was cheap ; something that increased at such a rate
of percentage, and yielded such another percentage of crime, and such another percentage
of pauperism ; something wholesale, of which vast fortunes were made something that
occasionally rose like a sea, and did some harm and waste ( chiefly to itself), and fell
again ; this she knew the Coketown Hands to be.352

351
Id., p. 124. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.215. « Et par-d’ssus tout, évaluer les gens en
force motrice, leur fixer des règles comme s’ils étaient les chiffres d’un total ou des règles comme s’ils n’avaient
ni affections ni sympathies, ni souv’nirs, ni préférences, ni une âme pour languir et pour espérer. »
352
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.128-129. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit.p.223-224.
« Quelques chose qu’il fallait faire travailler tant, payer tant, et c’était tout ; quelque chose qui devait
infailliblement être réglé selon la loi de l’offre et de la demande ; quelque chose qui se heurtait à cette loi et se
débattait au milieu des difficultés ; quelque chose qui se trouvait un peu dans la gêne quand le blé était cher, et se
gavait quand le blé était bon marché ; quelque chose qui croisait en nombre selon tel pourcentage et fournissait
tel autre pourcentage de criminels et tel autre pourcentage d’indigents ; quelque chose de brut dont on tirait de
très grosses fortunes ; quelques choses qui parfois se soulevait comme la mer, faisait un peu de mal et de dégâts
– principalement à soi- même – et retombait de nouveau ; elle savait que les ouvriers de Coketown étaient tout
cela. »

113
L’anaphore « something » accentue le sentiment de chosification et fait surtout
allusion à l’utilitarisme dont l’objet est de tout quantifier en prenant en compte l’homme dans
ce calcul. Cependant, Louisa Gradgrind découvre que ceux qu’elle a considérés comme une
simple main-d’œuvre et comme de simples objets permettent de maintenir les usines et sont
donc la source de leur fortune. Par ce regard du personnage, l’auteur soulève le fait qu’entre
ouvriers et patrons, il n’est pas possible de parler de deux classes sociales, car au regard des
propriétaires d’usines, les ouvriers ne sont que des objets au même titre que les machines. De
fait, la pensée que Dickens développe ici n’est pas que pure création littéraire dans la mesure
où elle converge avec celle de l’économiste Eugène Buret qui s’intéresse à la misère ouvrière
en France comme en Grande-Bretagne :

La révolution industrielle a complètement changé ou plutôt détruit les rapports qui


unissaient le travailleur à celui qui l’employait. Autrefois, dans le temps où florissaient
les métiers manuels, l’industrie était gouvernée par une hiérarchie légitime, acceptée et
respectée également des ouvriers et des maîtres … Aujourd’hui, la famille industrielle est
dissoute. Dans les grandes manufactures où va s’engloutir la majorité des travailleurs, il
n’y a ni apprentis, ni compagnons, ni maîtres ; il n’y a que des salariés et des
administrateurs de capitaux.353

Dans la société paysanne, le travail traditionnel était caractérisé par une évolution des
travailleurs. Les artisans commençaient par être des apprentis, ensuite ils évoluaient au rang
de compagnons, pour enfin gagner leur autonomie et devenir des patrons à leur tour. Ce
modèle est plutôt rompu dans la société des machines, car les usines peuvent embaucher des
salariés qui restent toujours sous le contrôle du patronat. Mais les artisans n’étant pas toujours
instruits, ils occupent, pour la plupart, la place d’ouvriers non qualifiés. Ils ne peuvent qu’être
une main-d’œuvre ouvrière. Ainsi, le texte de Dickens fait intervenir cette réalité par le type
de ses personnages et leurs caractères. Dans ce sens, Nathalie Jaeck soutient qu’il procède à :

faire l’expérience troublante, presque schizophrène, d’une tension entre le texte et le hors-
texte, d’une indécision entre plénitude et l’excès : à la volonté de complétude et de
texturation minutieuse de la réalité se greffe de manière improbable une sorte de
compulsion de la fuite, de l’hétérogène.354

Le passage du hors-texte au texte, la tension que cela peut produire parce que le point
de vue de l’auteur réside entre ce qui est et ce qu’il perçoit, sont ce à quoi le lecteur de
Dickens est confronté. Il doit faire la part de ce qui vient de l’auteur et ce qui relève du
factuel. Dickens est loin d’être singulier dans cette écriture qui demande au lecteur des

353
Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Paris, t.2, p. 45. [En ligne],
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8622148w/f181.image
354
Nathalie Jaeck, Charles Dickens, Paris, Ophrys, 2008, p.5.

114
prérequis. D’autres romans du XIXe siècle britannique et français, à l’exemple des romans de
Balzac, de Walter Scott… contraignent le lecteur à effectuer le tri et la classification des
informations selon le contexte de l’œuvre. L’ambivalence entre réalité et textualité sera
étudiée dans la troisième partie du travail. Afin de poursuivre sur l’analyse du personnage,
« héros et porteur d’un défi collectif », l’œuvre d’Hugo entre aussi en perspective en ce sens
qu’elle relate la souffrance ouvrière à travers Jean Valjean et Fantine, menant le lecteur dans
l’écriture des profondeurs355 de ce monde d’« en-bas », de ce « bas peuple » en partie
constitué d’ouvriers. Bien qu’Hugo ne soit pas entièrement novateur dans cette veine
d’inspiration, Jean-Marc Hovasse considère qu’il apporte des solutions au « grand problème
du peuple au dix-neuvième siècle »356 et que ce fut le premier objectif de l’auteur. Au-delà de
sa condition de galérien, Jean Valjean représente aussi le peuple laborieux par son origine. Le
héros est issu d’une famille de pauvres ouvriers. De père émondeur, il devient aussi orphelin
très jeune et responsable d’une famille de huit personnes. Le profil de Jean Valjean
correspond au profil du peuple prolétaire en ce temps. À cette période, selon Reuter, cette
forme de figuration est très récurrente et consiste à peindre des personnages typiques.357

Le travail aussi difficile qu’il est devient la seule option de Jean Valjean, car « sa
jeunesse se dépensait ainsi dans un travail rude et mal payé. »358 Hugo soulève d’emblée le
contraste du travail d’un ouvrier en parlant de l’ardeur de la tâche qui est assortie d’une
mauvaise rémunération. Le texte donne une précision sur ce qu’il pouvait gagner afin de créer
une idée précise chez le lecteur :

355
Pierre Macherey , « 5 - Autour de Victor Hugo : figures de l’homme d’en bas », Dans, À quoi pense la
littérature ? Exercice de philosophie littéraire, sous la direction de Macherey Pierre. Paris cedex 14, Presses
Universitaires de France, « Pratiques théoriques », 1990, p. 75-96. [En ligne], consulté le 14/07/2021, URL:
https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/a-quoi-pense-la-litterature--9782130433095-page-
75.htm « La naissance d’une littérature des profondeurs, dont on trouverait les éléments annonciateurs à la fin du
XVIIIe siècle, dans les romans gothiques et chez Sade, a été un événement situé et daté, dont la portée était
simultanément esthétique et politique : il impliquait un nouveau rapport au monde, une nouvelle façon de voir
les choses et de les dire. « Il ressemblait aux êtres de nuit tâtonnant dans l’invisible et souterrainement perdus
dans les veines de l’ombre » : Une phrase comme celle-ci, même indépendamment du fait qu’elle nous a été
transmise sous la signature de V. Hugo, n’aurait pu être à une autre époque que la sienne », p.75.
356
Jean-Marc Hovasse, Victor et le peuple, [En Ligne] dans Revue de la BNF 2016/ (n°52), p.42 à 53, Mise en
ligne sur Cairn.info le 14/09/2016, consulté le 06/04/2021, https://doi.org/10.3917/rbnf.052.0042
357
Yves Reuter, L’analyse du récit, Paris, Armand Colin, [2005], 2016, p. 34-35. « Ainsi, pendant plusieurs
siècles, les personnages sont revenus de façon presque identique, dans leur être et dans leur faire, de texte en
texte. Il s’agissait plus de types représentant leur communauté ou leur caste de façon exemplaire. […] Ces
personnages ne se transformaient pas psychologies non plus et ils vivaient les mêmes quêtes et les mêmes
conflits, au travers d’aventures similaires.
358
Victor Hugo, Les misérables, op.cit. p.87.

115
Il gagnait dans la saison de l’émondage dix-huit sous par jour, puis il se louait comme
moissonneur, comme manœuvre, comme garçon de ferme bouvier, comme homme de
peine.359
Le salaire dérisoire implique donc la multiplication d’activités différentes d’une part,
et soulève d’autre part la question de la misère du peuple. Les conditions de vie des ouvriers
sont ainsi le premier reflet négatif de l’industrialisation des villes comme l’entend Paul
Paillat:

L’implantation rapide de celle-ci [industrialisation] s’est appuyée sur des salaires forts
bas, de sorte que le poids de la transformation a dû être supporté d’abord par les ouvriers
des manufactures. 360

Du point de vue historique, l’évocation d’activités de paysans et d’ouvriers sur le


personnage Jean Valjean témoigne d’un décalage économique entre la France et La Grande-
Bretagne. À cette époque, on retrouve encore en France beaucoup de productions paysannes,
tandis qu’en Grande-Bretagne, il s’agit déjà d’une production industrielle. On peut retrouver
cette explication dans l’analyse que Jules Michelet sur le peuple au XIXe siècle361. Mais, ceci
n’était qu’un détour historique. Ainsi, pour reprendre notre fil d’analyse, la question du salaire
déjà soulevé à travers le personnage Jean Valjean peut être mieux observée chez Fantine. Pour
Hugo, peindre Fantine c’est peindre les souffrances d’une ouvrière, pas seulement pour sa
condition féminine, mais aussi pour éclairer les souffrances de cette classe marginalisée. Le
lecteur doit donc garder à l’esprit que Fantine est d’abord de condition ouvrière. Elle
appartient au peuple méprisé :

Fantine était un de ces êtres comme il en éclot, pour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie
des plus insondables épaisseurs de l’ombre sociale, elle avait au front le signe de
l’anonyme et de l’inconnu362.

Bien que les ouvriers soient une partie du peuple, pour l’auteur, ils sont au plus bas
niveau de la société ; on pourrait parler d’un « sous-peuple ». Tout comme les précédents

359
Id.
360
Paul Paillat, « Les salaires et la condition ouvrière en France à l'aube du machinisme (1815-1830). » Revue
économique, volume 2, n°6, 1951. pp. 767-776. [En ligne], consulté le 14/07/2021,
www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1951_num_2_6_406875, p.767.
361
Jules Michelet, Le Peuple, op.cit., p.80. « La terre de France appartient à quinze ou vingt millions de paysans
qui la cultivent ; la terre d’Angleterre a une aristocratie de trente-deux mille personnes qui la font cultiver. Les
Anglais n’ayant pas les mêmes racines dans le sol, émigrent où il y a le profit. Ils disent le pays ; nous disons la
patrie. Chez nous l’homme et la terre se tiennent, et ils ne se quitteront pas ; il y a entre eux légitime mariage, à
la vie, à la mort. Le Français a épuisé la France. La France est une terre d’équité. Elle a généralement, en cas
douteux, adjugé la terre à celui qui travaillait la terre. L’Angleterre au contraire a prononcé pour le seigneur,
chassé le paysan ; elle n’est plus cultivée que par des ouvriers. »
362
Victor Hugo, Ibid., p.125.

116
ouvriers présentés, Fantine intègre le milieu du travail assez jeune : « à dix ans, Fantine quitta
la ville et s’alla mettre chez des fermiers des environs. » Dans ce cas, on peut faire un
rapprochement avec l’histoire de David Copperfield qui entra au comptoir de Murdstone et
Grinby à l’âge de dix ans, après la perte de ses parents, pour être ouvrier. Tout comme David
Copperfield, Fantine est présentée comme une enfant abandonnée. Elle a cette détermination
qu’on retrouve chez Mary Barton et Margaret, personnages du roman de Gaskell, cette envie
de travailler pour subvenir à ses besoins. Alors, à travers les désirs du personnage, Hugo
donne à voir au lecteur ce qu’il conçoit comme la réalité du monde ouvrier. C’est également
une stratégie pour montrer les qualités du prolétaire qui n’est pas qu’un être socialement
nuisible. Sur ce point, on perçoit la capacité du personnage comme « l’un des critères les plus
sûrs pour juger de la valeur d’un personnage.363» Le lecteur peut se rendre compte par le
travail de Fantine qu’être ouvrière, c’est en partie être voué à la misère et aux souffrances
d’un travail pénible et mal payé. Surtout que, le salaire des femmes fut largement inférieur à
celui des hommes. Le travail de Fantine décrit dans ce passage est une forme de
démonstration de cette souffrance de la condition ouvrière :

Elle cousait dix-sept heures par jour ; mais un entrepreneur du travail des prisons qui
faisait travailler les prisonnières au rabais, fit tout à coup baisser les prix, ce qui réduisit
la journée des ouvrières libres à neuf sous. Dix-sept heures de travail, et neuf sous par
jour ! Ses créanciers étaient plus impitoyables que jamais.364

L’inadéquation entre le temps de travail de Fantine et le salaire qu’elle perçoit amplifie


le discours de l’auteur sur la servitude ouvrière. L’adjectif « impitoyable » est révélateur de la
moralité des patrons d’usines qui ne tiennent compte, comme on le perçoit dans Hard
Times365, que du revenu généré par le travail des ouvriers et non de leur condition de travail,
encore moins la nécessité d’un revenu raisonnable.

Ces informations sur la rémunération des ouvriers soulevées par Hugo sont vérifiables
dans le contexte historique de l’œuvre. L’étude de Paul Paillat en propose une succincte
présentation, en particulier des ouvriers du Nord de la France :

Dans les métiers, le salaire masculin journalier varie de 1 fr. 25 à 3 fr. Dans les
manufactures, il est en moyenne de 1 fr. 75 à 2 fr. ; dans les tissages « frabriques »366, il

363
Vincent Jouve, Poétique des valeurs, Paris, PUF, 2001, p.76.
364
Victor Hugo, op.cit., p.187.
365
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
366
Paillat Paul, « Les salaires et la condition ouvrière en France à l'aube du machinisme (1815-1830). » Op.cit.,
p.768. « Le travail « en fabrique » concerne toutes les opérations faites à domicile par des ouvriers rattachés à
une entreprise qui distribuait les tâches dans toute la région et payait à la pièce. Il englobait une masse

117
descend à 1 fr. Les mineurs, eux, gagnent 2 fr. Le salaire féminin varie entre 0 fr. 60 et 1
fr. 50, sans que sa moyenne ne dépasse jamais 1 fr., et les enfants ne peuvent guère
espérer plus de 0 fr. 80. 367

Il ressort de cette analyse économique que les ouvriers qui furent les agents de
première ligne de la révolution industrielle touchaient un salaire dérisoire. La littérature s’est
donc saisie de cette réalité pour en faire un sujet d’écriture afin de dévoiler les souffrances de
ce peuple. Outre l’œuvre d’Hugo, cette question de budget de l’ouvrier est aussi abordée dans
le roman d’Eugène Sue368.

En effet, en mettant en scène le budget de Rigolette et ses dépenses, l’auteur expose


les privations de première nécessité dont sont victimes les ouvriers pour tenter de survivre
avec leurs salaires. Mais, au regard de la situation des personnages comme Blackpool chez

considérable de main-d’œuvre : le tissage est ainsi très longtemps resté confié aux ouvriers « en fabrique » qui se
tuèrent à l’ouvrage pour faire face à la concurrence naissante des machines. »
367
Id., p.768.
368
Eugène Sue, Les Mystères de Paris, [en ligne] consulté le 14/07/2021,
http://textes.libres.free.fr/francais/eugene-sue_les-mysteres-de-paris-tome-ii.htm#24 ,
« Puis, s'interrompant encore pour s'arrêter devant une boutique, la grisette s'écria :
—Oh ! Voyez donc la jolie pendule et les deux beaux vases ! J'avais pourtant déjà trois livres dix sous
d'économie dans ma tirelire pour en acheter de pareils ! En cinq ou six ans j'aurais pu y atteindre.
—Des économies, ma voisine ! Et vous gagnez ?...
—Au moins trente sous par jour, quelquefois quarante ; mais je ne compte jamais que sur trente, c'est plus
prudent, et je règle mes dépenses là-dessus, dit Rigolette d'un air aussi important que s'il se fût agi de l'équilibre
financier d'un budget formidable.
—Mais avec trente sous par jour, comment pouvez-vous vivre ?
—Le compte n'est pas long... Voulez-vous que je vous le fasse, mon voisin ? Vous m'avez l'air d'un dépensier, ça
vous servira d'exemple.
— […]
—Écoutez bien ; une livre de pain, c'est quatre sous ; deux sous de lait, ça fait six ; quatre sous de légumes
l'hiver, ou de fruits et de salade dans l'été ; j'adore la salade, parce que c'est, comme les légumes, propre à
arranger, ça ne salit pas les mains ; voilà donc déjà dix sous ; trois sous de beurre ou d'huile et de vinaigre pour
assaisonnement, treize ! Une voie [Une voie d'eau équivaut à deux seaux.] de belle eau claire, oh ! ça c'est mon
luxe, ça me fait mes quinze sous, s'il vous plaît... Ajoutez-y par semaine deux ou trois sous de chènevis et de
mouron pour régaler mes oiseaux, qui mangent ordinairement un peu de mie de pain et de lait, c'est vingt-deux à
vingt-trois francs par mois, ni plus ni moins.
—Et vous ne mangez jamais de viande ?
—Ah ! bien oui... de la viande !... elle coûte des dix et douze sous la livre ; est-ce qu'on y peut songer ? Et puis
ça sent la cuisine, le pot-au-feu ; au lieu que du lait, des légumes, des fruits, c'est tout de suite prêt. Tenez, un
plat que j'adore, qui n'est pas embarrassant, et que je fais dans la perfection...
—Voyons le plat...
—Je mets de belles pommes de terre jaunes dans le four de mon poêle ; quand elles sont cuites, je les écrase avec
un peu de beurre et de lait... une pincée de sel... c'est un manger des dieux... Si vous êtes gentil, je vous en ferai
goûte. […]
—Oui, et c'est là-dessus que j'avais économisé mes trois francs dix sous.
—Mais vos robes, vos chaussures, ce joli bonnet ?
—Mes bonnets, je n'en mets que quand je sors, et ça ne me ruine pas, car je les monte moi-même ; chez moi je
me contente de mes cheveux... Quant à mes robes, à mes bottines... est-ce que le Temple n'est pas là ?
—Ah ! oui... ce bienheureux Temple... Eh bien ! vous trouvez là...
—Des robes excellentes et très-jolies.

118
Dickens, Mary Barton chez Gaskell et Fantine chez Hugo, qui ont des quotidiens sans excès,
on ne peut pas toujours dire que la restriction de la satisfaction des besoins est un moyen
d’améliorer les conditions de vie des ouvriers. Alors, la proposition de Sue reste assez limitée,
voire utopiste.

Cette problématique du salaire des ouvriers nous conduira, dans la deuxième partie du
travail, à identifier les causes de la misère des ouvriers, ainsi que les phénomènes de
mortalité, de prostitution et de criminalité qui sont assez récurrents dans les représentations
littéraires.

Après avoir fait l’analyse de la valeur de la rémunération qui permet à Hugo de


montrer la servitude de l’ouvrier, le langage métaphorique des mines sert aussi la même cause
dans la représentation.

Hugo utilise l’image des mines pour catégoriser la souffrance des mineurs. Par
ailleurs, il est important pour nous de préciser que dans le roman, lorsque l’auteur parle des
mines, il ne fait pas toujours allusion à celle des mineurs, mais aussi aux mouvements
révolutionnaires, aux pensées politiques et philosophiques qu’il considère également comme
des usines destructrices de l’humanité. En revanche, comme nous sommes sur l’analyse du
personnage opprimé qui est l’ouvrier, nous ne parlerons que des mines qui font allusion aux
lieux de travail afin de comprendre la destruction de l’homme par le travail du sous-sol.

Hugo utilise les lieux pour parler des opprimés du siècle, les ouvriers. Ainsi, l’usage
de la synecdoque lui permet de représenter ce peuple d’ « en-bas » sans au préalable le
nommer, ou l’identifier concrètement. Nous pouvons nous servir de l’exemple qui suivra, tiré
du chapitre « LES MINES ET LES MINEURS » dans le livre septième369 :

Les sociétés humaines ont toutes ce qu’on appelle dans les théâtres un troisième dessous.
Le sol social est partout miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux se
superposent. Il y a les mines supérieures et les mines inférieures. Il y a un haut et un bas
dans cet obscur sous-sol qui s’effondre parfois sous la civilisation, et que notre
indifférence et notre insouciance foulent aux pieds370.

Dans la culture française du XIXe siècle, l’expression « troisième dessous » désigne


l’état d’une personne en situation critique et surtout misérable. Et, au théâtre, ce « troisième
dessous » est le troisième et dernier niveau du théâtre qui consistait à garder les machines et
quelques accessoires d’usage. Cette configuration correspond à celle du théâtre de Paris au

369
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 700.
370
Id.

119
XIXe siècle. On disait de l’échec d’une pièce de théâtre qu’elle était « tombée au troisième
dessous et qu’elle ne pouvait pas tomber plus bas et qu’il n’y avait pas pire. »371

L’expression est depuis lors, utilisée pour désigner des échecs qui portent « atteinte à
la dignité humaine. »372 La comparaison de l’auteur est assez stratégique, elle implique le
peuple ouvrier par la représentation des machines dans ce troisième niveau. Ces machines
sont la caractéristique du travail dans les mines ou usines. De même, l’état de cette nouvelle
civilisation du travail progressive est un échec sur le plan humain, tant pour l’ouvrier que pour
celui qui n’éprouve aucune empathie pour ces hommes du sous-sol. Dans ces conditions
rigides et inappropriées à l’homme, le travail perd sa logique et son sens, car il devient une
source de destruction pour l’homme qui l’exerce :

Plus on s’enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux. Jusqu’à un degré que le
philosophe social sait reconnaître, le travail est bon ; au-delà de ce degré, il est douteux et
mixte ; plus bas, il devient terrible. À une certaine profondeur, les excavations ne sont
plus pénétrables à l’esprit de civilisation, la limite respirable à l’homme est dépassée ; un
commencement de monstre est possible.373

Le travail est une activité humaine qui exige un effort soutenu et est propre à l’homme,
car il lui permet de se nourrir, et ce, même dans son état primitif. Celui des mines, par contre,
est perçu par l’auteur comme une atteinte aux valeurs de l’humanité, vu que les conditions de
travail dans ces milieux détruisent les travailleurs à la fois sur le plan physique et psychique.
De plus, le sous-sol et ses profondeurs sont des espaces hostiles à l’esprit humain : les
ouvriers y suffoquent et sombrent. La mine selon Hugo consomme les hommes, les ouvriers,
et accouche des « monstres », des êtres dénués de toute humanité. Aussi, la symbolique du
souterrain rappelle-t-elle l’identité attribuée à l’ouvrier, c’est-à-dire une identité marquée par
l’infériorité sociale, car les ouvriers sont d’emblée des personnes inférieures, la classe la plus
basse des profondeurs de la société.

371
L’expression « tombée dans le troisième dessous » a généralement été attribuée à un échec total. [En ligne],
consulté le 15/07/2021, https://cnrtl.fr/definition/dessous//1 . Le troisième-dessous est la dernière cave pratiquée
sous les planches de l'Opéra, pour en recéler les machines, les machinistes, la rampe, les apparitions, les diables
bleus que vomit l'enfer, etc. BALZAC, Splendeurs et misères des courtisanes,1847, p. 525.
Au fig. Troisième……..trente-sixième dessous. Le niveau le plus profond. Les choses inexprimables par lettres
(...) − ce que j'appelle le quatrième dessous de tout (BARB. D'AUREV., Mémor. 3,1856, p. 29).Dans le dernier
dessous de leur cœur (ROMAINS, Hommes b. vol., Verdun, 1938, p. 136). Péj. L’échec le plus complet ; la
misère, la détresse la plus grande. Sombre, tomber dans le trente-sixième dessous. Tu t'enfonces dans le
troisième dessous du théâtre social (BALZAC, Muse départ.,1844, p. 199).Le thérapeute s'effondre dans le
sixième dessous (VALÉRY, Corresp.[avec Gide], 1901, p. 389).
372
Id.
373
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit. p.701.

120
Les réflexions qui font de l’ouvrier des usines et des mines un personnage sous
l’oppression des patrons, des maîtres capitalistes, ne sont pas toujours partagées par les
auteurs. Il est certain qu’il existe, selon ce que nous rencontrons chez Dickens et Hugo, une
exploitation des hommes due aux conditions et à la forme du travail exercé. Mais, Elizabeth
Gaskell et George Sand explorent cette souffrance ouvrière d’un autre point de vue qui tend à
relativiser l’origine de la souffrance ouvrière. Selon les autrices, la misère des ouvrières ne
serait pas toujours liée à leur travail. C’est dans cette perspective que nous analyserons le
regard de George Sand et d’Elizabeth Gaskell dans l’écriture de l’oppression ouvrière.

III.2. De la condition ouvrière au questionnement des origines de la misère sociale


chez Elizabeth Gaskell et George Sand
III.2.1. Une condition misérable pérenne
La condition misérable pérenne se présente dans les romans de Gaskell et de Sand
sous la forme d’une activité salariale d’une génération à une autre au sein d’une famille. En
effet, ce travail générationnel permet aux autrices de soulever des critiques sur la condition de
travail de l’ouvrier. D’ailleurs, dans le roman français, George Sand met un accent sur la
question du travail dans son écriture :

George Sand se mesure à la gamme étendue de protagonistes peuplant ses œuvres.


Paysans, artistes et artisans, ouvriers, spéculateurs et érudits des deux sexes prennent la
parole à tour de rôle dans des récits tout en mouvement374.

Le roman de Gaskell, dans sa description du personnage ouvrier de Manchester, décrit


l’esclavage de l’ouvrier par les machines ainsi que sa destruction sur plusieurs générations :

Sometime in the course of that afternoon, two working men met with friendly greeting at
the stile so often named. One was a thorough specimen of a Manchester man; born of
factory workers, and himself bred up in youth, and living in manhood, among the mills.
He was below the middle size and slightly made; there was almost a stunted look about
him; and his wan, colourless face, gave you the idea, that in his childhood he had suffered
from the scanty living consequent upon bad times, and improvident habits.375

374
Anne McCall, « Fonctions narratives, Dysfonctions familiales : ‘’Le parler-Père’’ dans les Lettres à
Marcie. », Romanic Review, May-Nov 2005, 96, ¾, Design & Architecture collection, p.1. [En ligne], consulté le
28/07/2021,
http://proxy.scd.univ-lille3.fr/login?url=https://www-proquest-com.ressources-electroniques.univ-lille.fr/scholarly-
journals/fonctions-narratives-dysfonctions-familiales-le/docview/196422947/se-2?accountid=14563
375
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.9. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.26. « Dans le
cours de celle-ci, deux ouvriers se retrouvèrent au fameux échalier et se saluèrent amicalement. L’un était le
spécimen parfait de l’habitant de Manchester : fils d’ouvriers, élevé au milieu des usines où il avait passé sa
jeunesse et son âge adulte. Il était petit de taille, et plutôt frêle ; son aspect chétif, son visage émacié et blême,
donnaient l’impression qu’enfant il avait souffert de privation engendrées par des temps difficiles et d’un
manque de prévoyance.»

121
La catégorisation des habitants de Manchester se fait par le profil d’une population
ouvrière. Ainsi, l’idée de la même forme de travail qui s’étend sur plusieurs générations au
sein d’une famille se dessine dans le propos de Gaskell à travers les descriptions du
personnage dans ces termes : « a thorough specimen of Manchester » ; « born of factory
workers » ; « himself bred up in youth » ; « and living in manhood. »

La population ouvrière était effectivement catégorisée parce qu’elle pratiquait ce


travail en usine sur plusieurs générations. Ce phénomène social a engendré une forme de
ségrégation. On retrouvait par exemple, d’une part, des familles ouvrières condamnées à
effectuer les mêmes besognes, d’autre part, des familles bourgeoises conservant leur statut et
les privilèges qui y sont associés. Cette situation a non seulement amplifié les différences
sociales en Grande-Bretagne, mais aussi contribuée à la localisation des lieux spécifiques aux
ouvriers à l’image de « Coketown » chez de Dickens, ou « la ville noire » chez Sand. On peut
encore observer cette typographie sociale des familles ouvrières chez le personnage John
Barton :

Among these was John Barton. His parents had suffered; his mother had died from
absolute want of the necessaries of life. He himself was a good, steady workman, and as
such, pretty certain of steady employment376.

Dans ces lignes, la notion de privation revient comme nous l’avions observé chez
Hugo. Ainsi, la privation que décrit Gaskell est une critique sous-entendue du salaire des
ouvriers qui ne permet qu’à assurer leur survie et les entraînant à des morts précoces. C’est en
même temps cette situation salariale qui les maintient dans la souffrance des mines, des
usines, depuis l’enfance. Ceci est lisible chez les personnages Mary Barton et Margaret, qui
sont couturières toutes les deux, et contribuent au maintien économique de leurs familles. La
trajectoire de Margaret est assez révélatrice de la critique de la condition ouvrière. Dans
l’évolution du personnage, on observe la dégradation de son corps et la perte de sa vue par
son travail manuel peu rémunéré qui ne lui permet pas de s’offrir des soins médicaux, mais le
personnage se régénère physiquement et financièrement lorsqu’il est délivré de cette condition
laborieuse et dévastatrice.

Du point de vue théorique, la récurrence de ces traits du personnage ouvrier trouve


d’une certaine manière son explication dans l’analyse textuelle sémique de Roland Barthes :

Lorsque des sèmes identiques traversent à plusieurs reprises le même Nom propre et
semblent s’y fixer, il naît un personnage. Le personnage est donc un produit

376
Id., p.24.

122
combinatoire : la combinaison est relativement stable (marquée par le retour des sèmes) et
plus ou moins complexe (comportant des traits plus ou moins congruents, plus ou moins
contradictoires), cette complexité détermine la ‘‘personnalité’’ du personnage377.

De fait, le personnage, selon la logique barthienne, se construit en tant que concept


linguistique dans l’évolution d’un récit, à travers plusieurs indices qui se nouent les uns aux
autres. Pour ce qui concerne notre étude, en nous appuyant sur la logique de Barthes, le
personnage ouvrier se construit non seulement à l’intérieur d’un récit, comme on l’observe
chez chaque auteur par des attributs, mais aussi au fil de plusieurs représentations différentes,
donc de plusieurs textes qui traitent de la condition ouvrière. En effet, pour saisir la figure du
personnage ouvrier et surtout ses souffrances, il faut se saisir des indices contenus dans un
texte à un autre. Ceci nous conduit à l’œuvre de George Sand dans laquelle on peut voir
comment se traduit la captivité du personnage ouvrier :

Je ne suis pas de ceux qui peuvent accepter un travail de machine pendant toute leur vie,
car tout esprit un peu noble a horreur de l’esclavage ; la tâche de l’atelier est abrutissante,
et, dans le commerce, il y a un mouvement d’idées, des émotions, des intérêts variés, des
calculs, enfin une certaine passion qui développe la vie dans une sphère moins étroite.
Voudrait-on me voir comme mon parrain, passer soixante ans à battre une barre de fer,
toujours de la même manière, pour lui donner éternellement la même forme ?378

Ces propos sont du personnage Etienne Lavoute, qui, dans le roman de Sand, assume
le rôle de l’ouvrier déterminé à rompre avec le mode de travail des ouvriers de la ville basse.
Ces derniers sont soumis à une activité routinière, pour un salaire misérable et qui ne propose
aucune évolution professionnelle. Ainsi, cette représentation du personnage Etienne Lavoute
ainsi que son ambition, entrent dans le projet de l’autrice qui vise à faire sortir la classe
ouvrière de sa marginalisation. On peut faire le constat dans les lignes suivantes qui donnent
la lettre de l’autrice adressée à Agricole Perdiguier, un ami qu’elle rencontre par l’entremise
de Pierre Leroux379 et qui participe beaucoup à l’écriture de son roman, Le Compagnon du
Tour de France380 :

C’est dans le peuple et dans la classe ouvrière surtout qu’est l’avenir du monde. Vous en
avez la foi et moi aussi, nous serons donc toujours bien d’accord sur tout ce que vous
tenterez pour hâter l’enfantement de la vérité et de la justice, ces deux divinités jumelles
que la sainte plèbe porte dans son sein. Je ne fais pas illusion sur les obstacles, les peines
et les dangers de l’entreprise. Mais enfin il est né des libérateurs. Ils ne manquent déjà

377
Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p.74.
378
George Sand, La ville noire, op.cit., p.28.
379
Georges Buisson, Agricol Perdiguier, un compagnon-menuisier sur la route, [En ligne], consulté le
28/11/2022, https://www.monuments-nationaux.fr/Actualites/AGRICOL-PERDIGUIER-UN-COMPAGNON-
MENUISIER-SUR-LA-ROUTE
380
George Sand, Le Compagnon du Tour de France, op.cit.

123
point de disciples généreux et intelligents. Avec le temps, la masse sortira de
l’aveuglement et de l’ignorance grossière où les classes dites éclairées l’ont tenue
enchainée depuis le commencement des siècles.381

George Sand, citée par Jacques-Noël Pérès, propose dans ses récits l’idéal de sa pensée
politique et sociale, celle de la valorisation et de l’émancipation de cette classe ouvrière, qui
selon l’autrice est l’avenir de la société. La réflexion qu’elle présente au sujet du peuple,
précisément des ouvriers, dans la lettre adressée à Agricole Perdiguier le 20 août 1840 se
rapproche de celle de son personnage Etienne Lavoute. De fait, à travers son personnage,
l’autrice exprime la capacité qu’à la classe ouvrière à s’émanciper. Ainsi, cette représentation
du personnage est une manière, pour l’autrice, de briser la différence sociale qui se fonde à
travers la marginalisation des travailleurs.

La critique du travail des machines qu’Etienne Lavoute propose rejoint celle de


Dickens et d’Hugo en ce sens qu’elle met en exergue la confrontation des pratiques qui
caractérisent le travail industriel. Pour certains ouvriers, il est mieux d’accepter et d’assumer
cette condition sociale et pour d’autres, l’ouvrier a le droit de penser sa vie autrement qu’au
service d’une usine. En effet, selon le personnage de Sand, et même selon la pensée d’Hugo,
les conditions de travail en usine réduisent l’esprit humain à des gestes simples et répétitifs,
donc des gestes mécaniques et irréfléchis. C’est dans ce sens qu’Yves Reuter note que :

Les personnages ont un rôle essentiel dans l’organisation des histoires. Ils permettent les
actions, les assument, les subissent, les relient entre elles et leur donnent un sens.382

À travers la pensée de Reuter sur le rôle du personnage et la mise en scène des


personnages opprimés chez Dickens et Hugo, nous pouvons dès lors, explorer les rôles des
personnages dans les romans de George Sand et de Gaskell qui ont parfois un autre regard sur
la souffrance de l’ouvrier.

381
Pérès Jacques-Noël. George Sand, « entre socialisme évangélique et messianisme social. » In: Autres Temps.
Cahiers d'éthique sociale et politique. N°63, 1999. pp. 49-60; [en ligne], consulté le 28/07/2021,
https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1999_num_63_1_2145, P.49.
382
Yves Reuter, L’analyse du récit, Paris, Armand Colin, 2017, p.28. Les éléments qui constituent les étapes
d’analyse du personnage selon Reuter sont : la qualification différentielle qui donne à lire les « qualifications
attribuées aux personnages ». La fonctionnalité différentielle qui analyse le « faire » des personnages. La
distribution différentielle par laquelle on peut lire la fréquence des apparitions du personnage dans le roman.
L’autonomie différentielle qui étudie les apparitions du personnage dans des actions qu’il mène seul ou celle
dans lesquelles il se fait accompagner par d’autres. La pré-désignation conventionnelle met en avant les traits
génériques et traditionnels et le commentaire explicite traduit les signes d’évaluation de ce personnage par le
regard du narrateur, p. 29-30.

124
III.2.2. Le regard de Sand et Gaskell sur la souffrance des ouvriers
Si la condition ouvrière reste une fatalité pour certains personnages, à l’exemple de
John Barton et d’Etienne Lavoute, elle n’est qu’une condition de vie parmi tant d’autres pour
des personnages ouvriers comme on les retrouve dans la « ville basse » de George Sand. De
fait, les échanges entre les personnages soulèvent ce questionnement et tentent de ressortir les
points de vue des auteurs. Dans le roman de Gaskell, la chute de l’entreprise de la famille
Carson suscite des interrogations chez les ouvriers :

And when he knows trade is bad, and could understand (at least partially) that there are
not buyers enough in the market to purchase the good already made, and consequently
that there is no demand for more; when he would bear and endure much without
complaining, could he also see that his employers were bearing their share; he is, I say,
bewildered and ( to use his own word) ‘‘ aggravated’’ to see that all goes on just as usual
with the mill-owners.383

Gaskell voudrait-elle montrer que les plaintes des ouvriers ne sont pas toujours
fondées sur des analyses concrètes et profondes, mais plutôt sur leur appréhension qui résulte
des interprétations du quotidien des patrons ? Pas totalement, car les propos des ouvriers
restent aussi fondés sur la redistribution des revenus qui est un fait et qui peut se lire chez
Engels et Marx:

À mesure que la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, se développe, dans la même proportion se


développe le prolétariat, la classe ouvrière moderne, une classe d'ouvriers qui ne vivent que tant
qu'ils trouvent du travail, et qui ne trouvent du travail que tant à mesure que leur travail augmente
le capital. Ces ouvriers, qui doivent se vendre au coup par coup, sont une marchandise, comme
tout autre article de commerce, et sont par conséquent exposés à toutes les vicissitudes de la
concurrence, à toutes les fluctuations du marché.384

Lorsque l’usine traverse une période difficile, l’impact est ressenti par l’ensemble des
protagonistes certes, mais davantage par les ouvriers. Ceci est dû au fait que le salaire qu’ils
perçoivent ne leur permet pas toujours de faire des économies en prévision des mauvais jours.
Ainsi, les moments de crise sur le marché agissent tel un rappel de l’exploitation dont ils se
sentent victimes. Par ailleurs, le regard de l’autrice, par la voix d’un narrateur, remet quelque
peu en question cette logique de la pensée des ouvriers sur leurs souffrances :

383
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op. cit., p.23-24. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 50.
L’ouvrier qui sait que le commerce va mal pourra comprendre ( en partie du moins) qu’il n’y a pas sur le
marché assez d’acheteurs pour les marchandises déjà fabriquées, et que, par conséquent, la demande est
insuffisante ; mais alors qu’il serait capable de supporter sans se plaindre une situation difficile à condition de
voir que ses employeurs portent aussi leur part du fardeau, il est pour tout dire perplexe et, pour reprendre sa
propre expression, « en a par-dessus la tête » de voir que rien ne change chez les patrons.
384
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du Parti Communiste, op.cit., ch.1.

125
I know that this is not really the case; and I know what is the truth in such matters: but
what I wish to impress is what the workman feels and thinks. True, that with child-like
improvidence, good times will often dissipate his grumbling, and make him forget all
prudence and foresight.385
Dans le premier chapitre du travail, nous avons montré que Gaskell, dans son écriture,
plaide pour la cause des petites gens, des pauvres et surtout des esclaves de l’industrialisation
que sont les ouvriers de Manchester. Mais, dans cette plaidoirie, elle attire l’attention du
lecteur sur la responsabilité des ouvriers eux-mêmes qui serait leur « imprévoyance ». De ce
point de vue, selon l’autrice, l’oppression de la classe ouvrière ne résulte pas seulement des
tâches ouvrières qui sont assez contraignantes, ou de la mauvaise rémunération, mais aussi de
la gestion financière que les ouvriers font de leur rémunération. Cette imprévoyance n’est
qu’à un faible pourcentage et ne peut donc pas justifier toute la misère des ouvriers. Par
ailleurs, Gaskell voudrait certainement faire une concession dans son analyse aux yeux de son
lectorat. Elle nuance donc quelque peu son propos qui tente de revoir les parts de
responsabilité entre l’ouvrier et le patron, puisque son œuvre s’adresse aux deux publics.

Par ailleurs, si l’ouvrier se plaint de son état social et de la dureté de son travail, les
maîtres d’usines vivent dans une perpétuelle inquiétude à propos de la réussite ou de l’échec
de l’entreprise qu’ils ont créée. Dans ce sens, George Sand met en exergue les souffrances des
maîtres, souvent d’anciens ouvriers devenus bourgeois. Elle écrit ceci dans son œuvre :

Quand son bon cœur l’avait entraîné à quelque faiblesse, il voulait réparer le tort qu’il
s’était fait, en travaillant au-delà de ses forces, et quelquefois il était si fatigué qu’il
regrettait cette liberté d’autrefois qu’il avait prise pour un esclavage. Désormais, il était
réellement esclave de sa chose. Cette chose était devenue son honneur, sa vie ; il ne lui
était pas permis de l’oublier un seul instant ; la prédiction de Gaucher se réalisait : « Tu
ne dois plus connaître ni le bonheur ni le plaisir. » Gaucher avait dit cette parole terrible
sans en comprendre la portée ; Sept-Épées l’avait acceptée en la comprenant. Il y avait
des heures et des jours où il en était accablé ; mais il était trop tard pour reculer : il fallait
chasser les regrets, étouffer les besoins de la jeunesse.386

Devenir maître d’une fabrique devient pour le personnage un « tort » plutôt qu’une
réussite. Cette position sociale qui semble être sans effort, n’est qu’une illusion des ouvriers.
La propriété demande au patron autant d’efforts pour son maintien, et suscite autant une peur
de l’échec qui fait que le personnage est au regret de « cette liberté d’autrefois qu’il avait prise
pour esclavage. » En effet, ce que l’ouvrier ne perçoit généralement pas selon Sand, c’est que

385
Id., p.24. [Trad] Id., p.50. « Je sais qu’il n’en est pas vraiment ainsi; et je sais quelle est la vérité à cet égard;
mais ce que je veux faire sentir ici, c’est ce que pense l’ouvrier, ce qu’il ressent. Il est vrai qu’en période de
prospérité, il a souvent l’insouciance d’un enfant : ses griefs se dissipent, il oublie toute prudence et toute
prévoyance. »
386
George Sand, La ville noire, op.cit., p.51.

126
le maître d’usine est tout aussi esclave de sa prospérité par « honneur. » Elle est la cause
d’une privation des plaisirs de vie comme l’entend Gaucher : « tu ne dois plus connaître ni le
bonheur ni le plaisir. » Ainsi, Sept-Épées, ouvrier qui tente de s’affranchir du quotidien d’un
ouvrier, du travail routinier en usine, expérimente la réalité d’un patron d’usine. En effet,
celle-ci ne correspond pas totalement à la représentation que l’ouvrier se fait généralement.
Elle est tout aussi stressante, car elle demande plusieurs sacrifices et impose une recherche
continue de profit. Ceci provoque donc le désenchantement du personnage :

La propriété est un rêve de repos et de sécurité que l’homme ne prise pas au-delà de ce
qu’il vaut, puisqu’il procure les douceurs de l’espérance : il met dans sa vie l’idéal du
mieux, et civilise celui qui est apte au progrès de la civilisation : mais la réalisation de ce
rêve est, comme toutes les réalités, une déception.387

Le repos et la sécurité qu’elle prétend mettre à disposition ne sont pas forcément un


fait lorsqu’on est maître d’usine. La propriété industrielle qui est une œuvre du progrès l’est
sur le plan matériel, mais pas toujours sur le plan humain. C’est à cela que renvoie le
changement négatif de Va-sans-peur :

Va-sans-Peur était un très-honnête homme, très-attaché à son devoir, mais très-emporté


quand le travail lui excitait les nerfs. Il avait défendu chaudement toute sa vie la dignité et
la liberté de l’ouvrier contre l’exigence des patrons ; mais quand il se vit patron lui-
même, c’est-à-dire autorisé à diriger la fabrique, il changea du jour au lendemain, avec la
naïveté des hommes que le manque d’éducation et de réflexion abandonne sans réserve à
l’instinct du moment. Il parlait durement à ses anciens camarades, il exigeait des
apprentis plus qu’ils ne pouvaient savoir, il ne souffrait pas une observation, et passait
avec trop de facilité du reproche à la menace.388

George Sand, par le canal de son personnage, matérialise la régression de


l’humanisme, laquelle régression est provoquée par le progrès matériel. Le changement de
postulats de Va-sans-Peur l’atteste à bien des égards. Il se met à prôner l’autoritarisme et
l’exécution des exigences du patronat au lieu de défendre la dignité et la liberté des ouvriers.
Ce basculement démontre que l’homme, quelle que soit sa catégorie sociale, peut être soumis
à l’influence de la culture capitaliste, dont le pendant est une quête effrénée du profit. Celle-ci
serait donc la source des conflits entre les patrons et les ouvriers, ainsi qu’on peut l’observer
aussi chez Gaskell dans un dialogue entre ouvriers :

You’ll say (at least many a one does), they’n*getten capital an’we’n getten none. I say,
our labour’s our capital, and we ought to draw interest on that. They get interest on their
capital somehow a’ this time, while ourn is lying idle, else how could they all live as they

387
Id., p.50.
388
Id., p.86.

127
do? Besides, there’s many on em has had nought to begin wi’; there’s Carsons, and
Duncombes, and Mengies, and many another, as comed into Manchester with clothes to
their back, and that were all, and now they’re worth their tens of thousands, a’ gatten out
of our labour, why the very land as fetched but sixty pound twenty year agone is now
worth six hundred, and that, too, is owing to our labour: but look at yo, and see me, and
poor Davenport yonder; whatten better are we? They’n screwed us down to th’lowest
peg, in order to make their great big fortunes, and build their great big houses, and we,
why we’re just clemming, many of us. Can you say there’s nought wrong in this?389

John Barton réfute l’idée selon laquelle le patron est le seul à détenir un capital dans
l’usine390. Il affirme que l’ouvrier détient aussi un capital physique qui n’est autre que sa force
de travail. Comme le capital financier, le capital physique devrait dégager des intérêts. Aussi
les bénéfices de ce travail devraient être redistribués à tous afin que les deux parties puissent
bénéficier d’une certaine sécurité financière. Or, Barton semble constater le contraire lorsqu’il
dit: “they get interest on their capital somehow a’this time, while own is lying idle, […] ». Si
effectivement les maîtres d’usines sont d’anciens pauvres, comme on a bien pu le constater
chez Sand, il est donc légitime que l’ouvrier réclame un salaire qui lui permette de vivre et
non de survivre de façon journalière. Mais, contrairement à ce que semble affirmer John
Barton, les patrons connaîtraient aussi quelques difficultés :

“Well, Barton, I’ll not gainsay ye. But Mr. Carson spoke to me after th’fire, and says he,
‘I shall ha’ to retrench, and be very careful in my expenditure during these bad times, I
assure ye;’ so yo see th’masters suffer too.’’
“Han they ever seen a child o’their’n die for want o’food?” Asked Barton, in a low, deep
voice.391

389
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.60. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.109 « Tu vas
me dire (en tout cas, y en a beaucoup qui sont de cet avis) qu’eux, ils ont du capital tandis que nous, on en a pas.
Moi, je dis que notre capital, et qu’on devrait pouvoir toucher des intérêts dessus. Eux, ils tirent des intérêts de
leur capital pendant tout ce temps-là, pendant que le nôtre rapporte rien. Sinon, comment ils pourraient avoir un
train de vie pareil ? Et puis, y en a plus d’un parmi eux qu’avait rien au départ. Prends les Carson, les Duncombe
et le Mengie, et bien d’autres encore : quand ils sont arrivés à Manchester, ils avaient leurs vêtements sur le dos,
un point c’est tout. Et maintenant, ils ont des dizaines de milliers de livres, qui viennent toutes de notre travail.
Tiens, même la terre qui, y a vingt ans allait chercher dans les soixante livres, elle en vaut six-cent maintenant.
Et ça aussi, c’est grâce à notre travail. Mais regarde-toi, regarde-moi et ce pauvre Davenport. On en est pas
mieux lotis pour autant. Ils nous ont fait descendre au dernier barreau de l’échelle pour amasser leurs grandes
fortunes et construire leurs grandes maisons, tandis que nous, on est beaucoup à crever de faim. Tu vas pas me
dire que c’est pas injuste, ça ?
390
Gizem Kaptan, “The Analysis of social stratification in Elizabeth Gaskell’s Mary Barton: A tale of
Manchester life from a Marxist perspective.” [en ligne], consulté le 27/07/2021,
http://cejsh.icm.edu.pl/cejsh/element/bwmeta1.element.ojs-doi-10_17951_lsmll_2017_41_1_86 , whereas the
industrial revolution is in favour of capital and mill owners who live a wealthy life because of their income from
the estates, it is disavantageous to workers who live a miserable life owing to their low wages and bad working
conditions. [Trad] Alors que la révolution industrielle est en faveur du capital et des propriétaires d’usines qui
vivent une vie riche grâce à leurs revenus provenant des domaines, elle est désavantageuse pour les travailleurs
qui vivent une vie misérable en raison de leurs bas salaires et de leurs mauvaises conditions de travail. [En
ligne], consulté le 27/07/2021, https://www.deepl.com/fr/translator
391
Id.p.61-61. [Trad] Id.p.110. - Ma foi, Barton, je dirai pas le contraire. Mais Mr. Carson m’a parlé après
l’incendie, et il m’a dit : ‘’ Va falloir que je me restreigne, et que je réduise mes dépenses pendant ces moments

128
La misère des patrons existerait, mais celle-ci n’étant pas visible par des faits
palpables comme la famine, la mort, elle n’est donc pas comparable à la violence de celle des
ouvriers.

Nous avons abordé dans ces deux premiers points du chapitre des idées qui
s’imbriquent les unes aux autres pour montrer et caractériser l’oppression de l’ouvrier. Il s’est
agi de le définir sur le plan du travail : la forme de son travail et sa relation aux patrons.
Aussi, il a fallu montrer que ce dernier est davantage marginalisé pour son manque
d’instruction qui le rend assez vulnérable aux yeux des maîtres des capitaux. Néanmoins, si
cela a été mieux représenté chez Hugo et Dickens, Sand et Gaskell nous ont plutôt offert une
approche qui soulève des contradictions sur la souffrance ouvrière. Ainsi, on a pu voir que la
condition ouvrière est certes une source d’oppression par des salaires précaires, un travail
routinier et qu’elle n’offre pas des perspectives de changement social, mais l’ouvrier à tout de
même une part de responsabilité dans la gestion de ses conditions de vie. Même si nous
pensons que cette nuance est en partie destinée au lectorat qui se compose des deux parties.
Pour continuer sur l’analyse des figures de l’oppression, nous exploiterons celle de l’ouvrier
devenu forçat dans le roman d’Hugo afin de montrer comment du travail précaire, le
prolétaire devient une victime.

III.3. De l’ouvrier au forçat : critique de la répression pénale sur le peuple


prolétaire dans Les Misérables

Avant d’être une préoccupation dans le roman d’Hugo, le bagne est un sujet social au
XIXe siècle qui permet d’interroger les conditions de vie des bagnards, parfois vécues comme
une autre sorte d’abus de la loi. Des travaux ont été menés sur la question du bagne à
l’exemple de l’analyse du bagne de Brest au XIXe siècle392, plus précisément sur les
conditions d’hygiène, de vie et d’alimentation des forçats393. On peut aussi trouver des
travaux qui considèrent Hugo comme juge du bagne pour sa mise en scène de ce milieu et

difficiles, je vous le garantis’’ Alors, tu vois, les maîtres aussi, ils souffrent. – T’as déjà vu un de leurs enfants
claquer du bec et mourir ? » Demanda Barton d’une voix basse et profonde.
392
Geneviève Carrière, Bruno Carrière . « Santé et hygiène au bagne de Brest au XIXe siècle. » In : Annales de
Bretagne et des pays de l’Ouest. Tom 88, numéro 3, 1981. Criminalité et répression (XIV e XIXe siècles) pp.347-
361, [en ligne] consulté le 10/06/2021, www.persee.fr/doc/abpo 0399-0826
393
Op.cit., « Salubrité des lieux. L’insécurité relative au service de santé des chiourmes, arrêtée en 1837, stipule
que les salles seront aérées du matin au soir, correctement balayées plusieurs fois, blanchies à la chaux au début
du printemps et, si nécessaire, au début de l’automne. […] Malheureusement, ces commodités sont grandement
défaillantes au XIXe siècle. »

129
surtout pour la critique qu’il en fait dans son roman. La lecture de Mansour du travail d’Hugo
au sujet du bagne en est la preuve :

Pourtant, le terrain de la fiction peut servir à une sorte de laboratoire au droit. L’écrivain
peut alors y développer sa vision d’une autre idée du droit, créant ainsi une infinité de
« mondes possibles (Dolezel). Le contraire est tout aussi faisable, et l’on peut extraire
d’un texte littéraire une question de droit. C’est ce que fait Victor Hugo avec Les
Misérables et leur personnage central Jean Valjean. En effet, le célèbre personnage est
avant tout un « cas » juridique : libéré, il reste exclu, puisqu’éclaboussé par l’infamie,
transformé et régénéré, il devient traqué394.

Le roman d’Hugo en tant que laboratoire de droit a été étudié dans le premier chapitre
de ce travail. Celui-ci a consisté à montrer que l’écriture romanesque peut véhiculer des
postulats idéologiques ou politiques. Mais, Jean Valjean en tant que « cas juridique » retient
notre attention pour la suite, car il permet de lire l’injustice vécue par les gens du bagne.
L’enjeu de cette analyse est de ressortir, dans le discours de l’écrivain, ce qui peut permettre
au lecteur de constater et d’admettre que le milieu carcéral au XIXe siècle en France était un
lieu de tortures et de dégradation humaine. Ainsi peut-on se demander comment Victor Hugo,
par l’entremise du personnage Jean Valjean, fustige le système carcéral de son siècle ? En
outre, quels peuvent-être les mécanismes esthétiques qui permettent de romancer cette remise
en cause de la justice ?

III.3.1. La condamnation de la société : le cas de Jean-Valjean

Le personnage Jean Valjean, actant principal de l’ouvrage, est celui à travers lequel
Hugo revisite la question pénale. Il place celui-ci dans un univers familial qui, plus tard,
permet de justifier le vol commis par le personnage. En effet, Valjean n’est pas qu’un voleur
et le portrait que le narrateur dresse de lui relativise sa condamnation. On peut le constater
dans le passage suivant :

Il y avait à Faverolles, pas loin de la chaumière Valjean, de l’autre côté de la ruette, une
fermière appelée Marie-Claude ; les enfants Valjean, habituellement affamés, allaient
quelque fois emprunter au nom de leur mère une pinte de lait à Marie-Claude, qu’ils
buvaient derrière une haie ou dans quelque coin d’allée, s’arrachant le pot, et si
hâtivement que les petites filles s’en rependaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La
mère, si elle eût su cette maraude, eût sévèrement corrigé les délinquants. Jean Valjean,

394
Mansour Bouaziz, « Hugo juge du bagne. Jean Valjean ou la possibilité de la rédemption », Revue Droit &
Littérature, 2018/1 (N°2), p.37-49. [En ligne], consulté le 06/07/ 2021, DOI : 10.3917/rdl.002.0037. URL:
https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-droit-et-litterature-2018-1-page-
37.htm , p. 39.

130
brusque et bougon, payait en arrière la pinte de lait de Marie-Claude, et les enfants
n’étaient pas punis.395

L’adverbe « habituellement » instaure un climat de routine dans la vie de misère qui


frappe le personnage ; cette condition peut aussi éclairer sur la psychologie de cet homme.
Valjean appartient à ce groupe de personnes que la famine malmène au quotidien.
Implicitement, Hugo pose le problème de la société et de la justice par l’action du personnage.
En effet, la mère représente cette société qui juge des misérables sans recul et qui ne perçoit
pas sa responsabilité dans les actes des enfants (qui représentent le peuple) et la loi, père
Fouettard qui corrige l’acte et non ses causes. Valjean est celui qui donne l’image de ce que
devrait être la société, en l’occurrence la justice, celle qui devrait garantir au peuple la
capacité de satisfaire ce besoin primaire qu’est celui de se nourrir.

Dans cette perspective, Nelly Wolf affirme au sujet du roman de la démocratie que
« la littérature en général est un foyer d’expérimentation éthique et idéologique. Les œuvres
littéraires pensent.396 » Dans ce sens, Hugo interroge une sorte d’éthique sociale, celle qui
voudrait que la priorité de la loi soit de garantir d’abord de meilleures conditions avant de
juger les victimes de la précarité comme des criminels. D’ailleurs, le crime de la société qui
affame le peuple n’est pas un sujet nouveau sous la plume de Victor Hugo. Il en use déjà dans
son roman appelé Claude Gueux397 qu’il signale d’ailleurs dans Les Misérables398 sous la
forme d’une anecdote :

Place pour une courte parenthèse. C’est la seconde fois que, dans ses études sur la
question pénale et sur la damnation par la loi, l’auteur de ce livre rencontre le vol d’un
pain, comme point de départ du désastre d’une destinée. Claude Gueux avait volé un
pain ; Jean Valjean avait volé un pain. Une statistique anglaise constate qu’à Londres
quatre vols sur cinq ont pour cause immédiate la faim.399

Par le biais de cette historiette, Hugo insiste sur le fait que la misère soit la source
principale de la dégradation de l’existence des « misérables » tels que Claude Gueux400 et

395
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.87.
396
Nelly Wolf, Le roman de la démocratie, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 2003, p. 77.
397
Victor Hugo, Claude Gueux, Paris, Le livre de poche, 2000.
398
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
399
Id., p.91.
400
La définition de l’expression gueux : celui, celle qui est réduite par la plus extrême pauvreté à mendier pour
subsister. Synonymes : clochard, indigent, mendiant, miséreux, nécessiteux, va-nu-pieds, [en ligne]
https://www.cnrtl.fr/definition/gueux (consulté le 13/06/2021) C’est un terme autour duquel on retrouve une
forte production littéraire à l’exemple du roman de Paul Féval, Le roi des gueux. Le duc et le mendiant,[en ligne]
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64281j/f6.item.texteImage, Les misères des Gueux, Jean Bruno,[en ligne]
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1520129r.image , et La chanson des gueux de Jean Richepin, [en ligne]

131
Jean Valjean. Au-delà de ces figures, le recours à une analyse statistique sort le récit du
romanesque pour en faire une réalité du siècle. À cet égard, la répétition, d’un texte à un autre,
de la mise en scène du personnage dérobant du pain pour cause de famine, apparaît comme
symptomatique de la volonté d’insister sur les proportions de cette réalité de plus en plus
inquiétante :

Le roman Claude Gueux401 nous propose ceci :

L’ouvrier était capable, habile, intelligent, fort mal traité par l’éducation, fort bien traité
par la nature, ne sachant pas lire et sachant penser. Un hiver, l’ouvrage manqua. Pas de
feu, ni de pain dans le galetas. L’homme, la fille et l’enfant eurent froid et faim.
L’homme vola. Je ne sais ce qu’il vola, je ne sais où il vola. Ce que je sais, c’est que de ce
vol il résulta trois jours de pain et de feu pour la femme et pour l’enfant, et cinq ans de
prison pour l’homme. […] Claude Gueux, honnête ouvrier naguère, voleur désormais
[…].402

Dans Les Misérables403, on retrouve pratiquement cette représentation au sujet de


Valjean :

Il gagnait dans la saison de l’émondage dix-huit sous par jour, puis il se louait comme
moissonneur, comme manœuvre, comme garçon de ferme bouvier, comme homme de
peine. […] Il arriva qu’un hiver fût rude. Jean n’eut pas d’ouvrage. La famille n’eut pas
de pain. Pas de pain. À la lettre. Sept enfants. […] Pendant qu’on rivait à grands coups
de marteau derrière sa tête le boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l’étouffaient,
elles l’empêchaient de parler, il parvenait seulement à dire de temps en temps : J’étais
émondeur à Faverolles. Puis, tout en sanglotant, il élevait sa main droite et l’abaissait
graduellement sept fois comme s’il touchait successivement sept têtes inégales. À ce
geste, on devinait que la chose quelconque qu’il avait faite, il l’avait faite pour vêtir et
nourrir sept petits-enfants.404

Dans les deux représentations, Hugo présente un personnage avec une éthique sociale : c’est
un travailleur dévoué à la tâche qui souhaite vivre de son labeur. Une circonstance le conduit à une
faute dont, selon Hugo, il n’est pas le responsable.

Ce personnage est comme poussé par des conditions déplorables. De plus, dans le
premier extrait, l’auteur dans son parti pris pour le misérable ose donner un sens positif à un
acte répréhensible. En effet, l’enjeu du vol de Claude Gueux nuance l’acte qui est à l’origine
condamnable. Dans ce cas, l’objectif qui est de nourrir une petite fille ouvre un autre
questionnement sur la misère. En effet, si l’auteur de l’acte est finalement privé de liberté, sa

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k10416598.texteImage , (consulté le 13/06/2020). Toutes ces productions


littéraires se rejoignent au sujet de la misère du peuple laborieux au XIX e siècle.
401
Victor Hugo, Claude Gueux, op.cit.
402
Id., p. 37-38.
403
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
404
Id., p.87-88.

132
famille n’est néanmoins pas privée de vie. Malheureusement, ce n’est pas le cas dans la
deuxième démonstration. Mais, ce point sera approfondi dans les lignes à venir. Pour l’instant,
les actes de Jean Valjean peuvent être compris par l’analyse du rôle du personnage proposé
par Jouve :

Si le personnage peut ainsi apparaître comme médiateur entre l’imaginaire de l’auteur et


les attentes du lecteur, c’est qu’il existe des invariants fantasmatiques préexistant à l’acte
de lecture. Il est légitime de penser que les mécanismes psychiques à l’œuvre dans la
création ne sont pas sensiblement différents de ceux qui déterminent la réception : créée
pour combler le désir de l’artiste, l’œuvre comble également notre propre désir.
L’investissement dans les personnages cache une interaction plus profonde entre sujet
lisant et sujet écrivant.405

Le personnage n’est pas qu’un actant porteur de rôles, mais un médiateur qui traduit la
pensée collective, c’est-à-dire une observation partagée entre l’auteur et son public. Le
personnage Jean Valjean peut effectivement avoir plusieurs connotations, mais en ce qui nous
concerne, et au vu de la thématique que nous abordons, nous sommes sensibles à Jean Valjean
comme motif d’une critique de l’erreur de la loi pénale, française au XIXe siècle, de son
injustice envers des « justes ».

La précision sur l’année de déroulement de l’action permet de faire écho aux


événements historiques et explicite mieux la critique de l’auteur. En effet, la mise en évidence
de la date par « ceci se passait en 1795 » sert de repère historique. Durant l’année 1795, dans
laquelle se produisent le vol du pain et la condamnation de Valjean, il eut des révisions sur le
code des délits et des peines406 . Aussi, en cette même année, la France fut marquée par « une
hausse sensible du prix du pain, en raison des mauvaises récoltes et d’une situation
économique délabrée. »407 Les événements qui caractérisent les personnages Jean Valjean et
Claude Gueux sont en partie la reproduction des événements qui bouleversent le quotidien du
peuple, opprimé par des sanctions pénales injustes qui ne tiennent pas compte du contexte
social dans lequel les fautes ont été commises. Ces personnages sont des symboles
représentatifs des gens du peuple à cette époque comme le constatent Pierre Claude et Yves
Reuter :

À partir du XIXe siècle, l’Homme social devient en effet l’objet principal de la


représentation, qui prétend à la transparence de la vérité. Pour satisfaire leur ambition
anthropologique, les écrivains transformés en observateurs s’imposent alors [...] Ainsi,
afin d’instruire les lecteurs et de leur révéler la signification des intrigues qu’ils
rapportent, les premiers récits réalistes multiplient-ils explications et commentaires. À

405
Vincent Jouve, L’Effet personnage, op.cit., p.150.
406
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., [Notes 22], p.1560.
407
Id.

133
défaut de se référer aux préjugés dominants, ils inventent leurs propres maximes, que le
public est censé ignorer. C’est pourquoi l’un de leurs traits caractéristiques est la
prolifération des formules explicatives qui permettent au narrateur de rendre raison de la
conduite de ses personnages et de l’enchaînement de leurs actions.408

Le personnage romanesque incarne généralement une condition sociale qui se dévoile


à travers l’œuvre par les actions qu’il pose ou celles qu’il subit. Sa représentation est une
démarche que les écrivains s’imposent dans le but de donner une crédibilité plutôt historique
aux récits qu’ils proposent. De fait, les actions du personnage s’accompagnent souvent des
indices explicatifs qui orientent le lecteur dans l’histoire extra-romanesque, à l’exemple des
informations sur la mauvaise récolte qui permettent de mieux appréhender la misère de Jean
Valjean et d’éclairer la nature réelle du vol. La démonstration de la répression sociale et
pénale, par le personnage Jean Valjean, se poursuit dans la mise en scène d’un tribunal dans
lequel la société est accusée. Ce jugement de la société se produit dans la pensée de Jean
Valjean.

Tels sont les propos qui ouvrent le tribunal : « il faut que la société regarde ces choses
puisque c’est elle qui les fait »409. Ordre et devoir sont les deux verbes qui peuvent mieux
caractériser le propos du narrateur. Ordre, parce qu’il s’agit d’une obligation donnée à la
société par l’auteur à travers son récit. Devoir, car le respect de la justice pour le peuple est le
devoir de la société, le devoir de ceux qui font les lois et gouvernent, le devoir de l’Assemblée
nationale qui est le représentant du peuple. Ce jugement se déroule dans le livre second, et est
donc comme un décor planté des événements qui suivront dans la trame romanesque. Et, c’est
par les souffrances des misérables dans la suite du récit que le lecteur comprend davantage
l’accusation faite à la société. Le procès social mise en scène par Hugo n’est pas le fruit d’une
simple herméneutique du lecteur, il s’imprime également dans le récit par le truchement d’un
vocabulaire autour du champ lexical de la plaidoirie.

Des termes tels que « tribunal », « juger », « condamna » participent donc à cette
scripturalité du jugement. Bien que ce tribunal ne soit pas marqué par un espace physique
dans le récit, il existe quand même par l’activité mnésique de Jean Valjean qui se remémore le
jour du vol et tente de restituer la culpabilité de chaque partie. Ainsi, « il se constitua
tribunal »410 et « […] commença par se juger lui-même »411. Hugo fait d’abord comparaitre

408
Pierre Claude, Yves Reuter, Le Personnage, Paris, Presse Universitaire de France, 1998, p.10.
409
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.91.
410
Id.
411
Ibid.

134
Jean Valjean qui avoue son acte avant de faire un retour sur la responsabilité de la société.
Pour cela, le discours d’Hugo prend deux sens, il désapprouve la méthode de la justice et il ne
présente pas le vol de Jean Valjean comme une issue de la misère :

Il reconnut qu’il n’était pas un innocent injustement puni. Il s’avoua qu’il avait commis
une action extrême et blâmable ; qu’on ne lui eût peut-être pas refusé ce pain s’il l’avait
demandé ; que dans tous les cas il eût mieux valu l’attendre, soit de la pitié, soit du
travail ; que ce n’est pas tout à fait une raison sans réplique de dire : peut-on attendre
quand on a faim ? Que d’abord il est très rare qu’on meurt littéralement de faim ; ensuite
que, malheureusement ou heureusement, l’homme est ainsi fait qu’il peut souffrir
longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir ; qu’il fallait donc de
la patience ; que cela eût mieux valu même pour ces pauvres petits-enfants ; que c’était
un acte de folie, à lui, malheureux homme chétif, de prendre violemment au collet la
société tout entière et de se figurer qu’on sort de la misère par le vol ; que c’était, dans
tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misère que celle où l’on entre dans
l’infamie ; enfin qu’il avait eu tort.412

La scène du tribunal se poursuit dans le vocabulaire par les termes, « reconnut » suivi
de l’expression « avoua » renforce l’imaginaire du tribunal. De plus, dans ce tribunal se
soulèvent plusieurs autres questions pour tenter d’acquitter le voleur. Selon le narrateur, le
crime n’est pas le vol, mais plutôt ce qui a conduit le personnage au vol. En effet, c’est le rôle
de la question oratoire qui suit l’aveu : « peut-on attendre quand on a faim ? », la réponse est
bel et bien ‘’non’’, car ne dit-on pas qu’« il est difficile de discuter avec le ventre, car il n’a
pas d’oreilles413» ? Le narrateur veut montrer que le délit n’est pas que le vol. Pour cela,
Valjean n’est pas l’unique responsable, il n’agit qu’en réaction à la pression sociale qu’il
subit, pression induite par la misère. Son vol n’est qu’une réaction à la misère, une action de
survie, un besoin de lutter contre une mort par la misère.

La structure du personnage Jean Valjean répond à ce que Reuter appelle la


qualification différentielle414. Celle-ci s’applique à ce personnage dans la mesure où il donne
une orientation positive à un acte négatif, en l’occurrence le vol. Le profil psychologique de
Jean Valjean donne donc à voir une propension à l’amour compassionnel et de la dévotion au

412
Ibidem.
413
Nous tenons ce proverbe de sa dérivée qui dit ventre affamé n’a point d’oreille. Son origine : Proverbe latin.
Ce proverbe est répertorié sous cette forme dès le XVI e siècle, mais il provient certainement d’un proverbe latin
attribué à Caton : « Il est difficile de discuter avec le ventre, car il n’a pas d’oreille. ».[En ligne], consulté le
15/06/2021, http://www.linternaute.fr/proverbe/349/ventre-affame-n-a-point-d-oreilles/
414
Yves Reuter, L’analyse du récit, op.cit., p. 29. Elle « concerne la nature et la quantité des qualifications
attribuées aux personnages. Ils sont ainsi nommés et décrits, de façon différente, qualitativement (choix traits,
orientation positive ou négative, de façon différente, quantitativement. Ils sont plus ou moins anthropomorphisés,
portent des marques (de naissance, de blessures…). Ils sont plus ou moins caractérisés physiquement,
psychologiquement, socialement… Ils sont plus ou moins appréhendés dans leurs relations (généalogie, vie
sentimentale…), etc.

135
travail. Ainsi, le personnage est d’abord socialement et psychologiquement stable, travailleur,
mais d’une extrême pauvreté qui le pousse au vol.

Alors, ce vol qui entraîne Valjean dans l’infamie de la justice permet d’ouvrir le débat
sur la condamnation de la société. Progressons avec le récit :

Si d’abord ce n’était pas une chose grave qu’il eût, lui travailleur, manqué de travail, lui
laborieux, manqué de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouée, le châtiment n’avait
pas été féroce et outré. S’il n’y avait pas plus d’abus de la part de la loi dans la peine qu’il
n’y avait eu d’abus de la part du coupable dans la faute. S’il n’y avait pas excès de poids
dans un des plateaux de la balance, celui où est l’expiation. Si la surcharge de la peine
n’était point l’effacement du délit, et n’arrivait pas à ce résultat de retourner la situation,
de remplacer la faute du délinquant par la faute de la répression, de faire du coupable la
victime et du débiteur le créancier, et de mettre définitivement le droit du côté de celui-là
même qui l’avait violé.415

Les causes s’enchaînent et font évoluer le plaidoyer de Valjean. L’absence de travail


est la première cause énumérée qui ne justifie pas le vol, mais l’explique, car Jean Valjean a le
profil d’un misérable. Ensuite, le propos d’Hugo dévoile le paradoxe social. Comment et
pourquoi peut-on travailler et ne pas pouvoir se nourrir ? De fait, s’il est coupable, la loi aussi
l’est puisqu’elle est faite par ceux qui gouvernent et qui favorisent la misère par leur
organisation de la société.

Le deuxième point énoncé est celui de l’inadéquation entre la faute et la charge


pénales. Dans toute la procédure de Jean Valjean expliquant son acte, on peut aisément
constater que la société est à l’origine de sa faute et, il en est doublement victime. Victime de
la misère, et victime du joug de la loi qui s’applique drastiquement sur un misérable. Si le vol
du pain est un acte répréhensible, la sanction l’est d’autant plus.

Si le vol du pain le conduit à l’infamie, la sanction pénale ne le redresse nullement,


mais détruit toute l’humanité qui existe en lui. À lire le propos d’Hugo sur la pénalité dans ce
roman, à travers cette scène notamment, l’injustice est aussi perceptible par le refus de
considérer le crime de la société sur le personnage. Ce crime n’est rien d’autre que cette
pauvreté dont il n’est pas à l’origine et qui n’est point remise en cause. D’ailleurs, la prise en
compte de la pauvreté comme facteur de criminalité remonte à l’époque médiévale selon
certaines études416. Celles-ci démontrent que la pauvreté fut un réel problème dans la société
médiévale et la cause des dérives du peuple.

415
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.92.
416
Philippe Robert, René Levy, « Histoire et question pénale », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine,
tome 32 N° 3, juillet-septembre 1985. Histoire et Historiens. Pp. 481-526, [en ligne], consulté le 08/07/2021,

136
Jean Valjean par son emprisonnement purge sa peine, mais que devient le responsable
de la misère à l’origine de la destruction de ce personnage ? La répression sociale par la
justice se traduit par cette capacité qu’à l’autorité pénale à faire agir la loi sur les plus faibles,
et à déconsidérer la misère comme étant un facteur essentiel du délit causé. On peut
finalement considérer le vol de Jean Valjean comme un acte de légitime défense 417 contre la
faim, acte qui, par conséquent, par conséquent, ne méritait pas de sanction, mais un
acquittement. La problématique des sanctions contre ce genre d’infraction est abordée dans
l’introduction de Claude Gueux :

À travers le parcours pénal de Claude Gueux, Hugo va mettre en évidence les lacunes de
ce système théoriquement philanthropique. Claude est d’abord très lourdement
condamné : comme Jean Valjean dans Les Misérables, il est emprisonné pour vol. Un vol
simple, sans circonstances aggravantes, pouvait entraîner de un à cinq ans de prison :
Claude sera condamné à la peine maximale pour un vol destiné à faire vivre les siens, qui
aurait pu lui valoir la clémence du juge. Hugo montre ensuite le revers des mesures de
rééducation morale des prisonniers.418

La philanthropie qui est un amour voué à l’humanité est totalement remise en cause
dans les romans d’Hugo à propos de la société française du XIXe siècle. Mais, nous
évoquerons davantage cela lorsque nous parlerons de la charité dans la deuxième partie de
notre travail.

À l’origine, la prison est un lieu d’isolation à but correctionnel. Elle ambitionne


d’amener le prisonnier à un examen de conscience, un retour sur « soi », sur son état moral,
par le fait qu’il soit mis à l’écart de la société par la justice. Néanmoins, ce dispositif
correctionnel est confronté à un système oppresseur qui fait du milieu carcéral un espace de
pénitence419. Selon la définition de l’expression pénitence420, la prison exerce une sorte

www.persée–fr/doc/rhmc_0048-8003_1985_num_32_3_1328, « Contrastant avec cette relative rareté des


recherches directement consacrées au pénal, l’histoire de la pauvreté bas-médiévale comporte de multiple
apports à notre propos et c’est d’autant moins étonnant que la gestion de la pauvreté interfère avec le pénal à de
nombreux points de vue. Dans cette époque charnière des XVI e – XVe siècles, la pauvreté apparaît de plus en
plus, non plus seulement comme un état relevant de la charité, mais comme un problème.» p. 485-486.
417
La légitime défense se définit en droit pénal comme étant la mesure d’exception et qui est le droit de riposter
par la violence injuste et dont on a souffert soi-même ou autrui. Elle permet des violences proportionnées sans
encourir de peine. C’est une irresponsabilité qui empêche la mise en cause de votre propre responsabilité. [En
ligne], consulté le 15/06/2021, https://www.cabinetaci.com/preuve-et-effets-de-la-legitime-defense/
418
Victor Hugo, Claude Gueux, op.cit., p.14.
419
Leterrier Sophie-Anne, « Prison et pénitence au XIXe siècle », Romantisme, 2008/4 (n°142), p.41-52, [en
ligne], consulté le 15/06/ 2021, DOI : 10.3917/rom.142.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-romantisme-
2008-4-page-41.htm
420
A. Beaujean, Le Petit Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Le livre de Poche, 2003, p.1271,
« Retour du pécheur à Dieu, avec une ferme résolution de ne plus pécher à l’avenir. Le sacrement de la pénitence
ou simplement la pénitence, l’un des sept sacrements de l’Église par lequel le prête remet les péchés à ceux qui
les confessent. Le tribunal de la pénitence, le prête qui confesse ; le lieu où il confesse. Tout ce que le prête

137
d’expiation des actes reprochables de l’homme, et cette expiation tend à les déshumaniser au
lieu d’en faire de meilleurs êtres. De cette idée s’ouvre le point suivant qui met en exergue la
déshumanisation de l’homme par la sanction pénale.

III.3.2. Jean Valjean : figure du prisonnier à l’esclave


Le PERSONNAGE est, après l’intrigue, le deuxième objet d’étude privilégié par la
sémiotique. De même qu’elle considère qu’on peut ramener toute histoire à un modèle
logique relativement simple, la critique de tendance greimassienne pense qu’on peut
retrouver dans l’infinie pluralité des récits le même système de personnages. Toute
histoire étant fondée sur un conflit, il existe au moins deux « rôles » présents dans tout
roman : le sujet et son adversaire. Il s’agit aussi bien de Jean Valjean aux prises avec
Javert (Les Misérables) que Marcel luttant contre les séductions de la vie mondaine…421

La critique de la loi pénale du XIXe siècle est observable dans le roman d’Hugo, à
travers l’intrigue, mais surtout, par son personnage. La logique hugolienne s’inscrit de fait
dans celle des sémioticiens qui place cet acteur du romanesque en deuxième position après
l’intrigue dont il est aussi le moteur. Pour cela, il utilise son personnage sur qui les afflictions
de la loi pénale s’appesantissent. Le conflit que supposent les sémioticiens dans la
représentation du personnage s’applique aussi dans la mise en scène de l’oppression sociale
qui tient compte de l’injustice pénale. Par ailleurs, si cette opposition a toujours été vue entre
Jean Valjean et Javert qui représente la loi, à bien regarder, nous observons plutôt cette
opposition entre le personnage Jean Valjean et la loi elle-même. En effet, plus tard, nous
verrons que le destin de Javert montre qu’il n’est rien d’autre qu’une victime de cette justice.
Ainsi, Jean Valjean, prisonnier de la justice, devient pour le lecteur, celui qui dé-voile la
justice. Il n’est pas que prisonnier de celle-ci, mais s’en fait observateur. Aussi, parce que
Victor Hugo voulait donner au lecteur une vision plutôt précise du bagne, il fallait faire du
personnage un prisonnier. Le personnage Jean Valjean met donc en pratique l’idée de
fonctionnalité différentielle422 évoquée par Reuter et Hamon sur l’analyse du personnage, et
qui consiste à analyser les rôles du personnage dans les différentes scènes du récit.

Ainsi, le lecteur se retrouve face à une description des composantes du transport des
forçats vers le bagne dans le livre II qui sert d’introduction aux événements de l’œuvre autour
de la souffrance des misérables :

Sept voitures marchaient à la file sur la route. Les six premières avaient une structure
singulière. Elles ressemblaient à des haquets de tonneliers ; c’étaient des espèces de

impose en expiation de ses péchés. Faire pénitence de sa mauvaise conduite, en être puni par quelque malheur.
Faire pénitence, faire mauvaise chère. Punition, châtiment d’une faute. »
421
Vincent Jouve, Poétique du personnage, op.cit., p.99.
422
Yves Reuter, L’analyse du récit, op.cit.

138
longues échelles posées sur deux roues et formant brancard à leur extrémité antérieure.
Chaque haquet, disons mieux, chaque échelle était attelée de quatre chevaux bout à bout.
Sur ces échelles étaient trainées d’étranges grappes d’hommes.423

Du transport des prisonniers vers le bagne commence la marginalisation du genre


humain auquel ils appartiennent. En scrutant la description dans cet énoncé, on s'aperçoit que
pour tenter de montrer de façon symbolique le moyen de transport inapproprié, l’image
attribuée au mot voiture est plutôt sordide. En effet, le haquet en soi, est une sorte de voiture
d’usage au XIXe siècle et même après, néanmoins il n’est pas question de haquet dans son
sens premier, mais d’une fabrication de quelque chose qui lui ressemble. Ce qui caractérise le
sens de son usage dans le roman est l’utilisation de l’expression « brancard ». Dans le
domaine médical, le brancard est l’objet sur lequel on transporte des malades, des blessés, et
parfois des morts. C’est donc un support accessoire qui s’utilise dans un environnement bien
défini. Ceci est tout le contraire dans la déportation des prisonniers, ces derniers ne sont
nullement transportés, mais « trainés » à travers des champs. Le passage précédent duquel
ressort déjà la chosification de l’homme trouve encore plus de sens dans la durée du voyage :
« Il y arriva après un voyage de vingt-sept jours, sur une charrette. »424 Vingt-sept jours assis
sur un brancard, c’est le sort des rejetés de la société, c’est le sort réservé à des personnes
injustement et maladroitement additionnées par la justice pour des causes différentes. Si le
criminel, celui qui ôte la vie le mérite, ce n’est certainement pas le cas de celui qui vole un
pain. De fait, si la société parle de justice, Hugo parle d’anarchie du fait d’un mélange de
forçats :

Toutes les détresses étaient dans ce cortège comme un chaos ; il y avait là l’angle facial
de toutes les bêtes, des vieillards, des adolescents, des crânes nus, des barbes grises, des
monstruosités cyniques, des résignations hargneuses, des rictus sauvages, des attitudes
insensées, des grouins coiffés de casquettes , des espèces de têtes de jeunes filles avec
des tire-bouchons sur les tempes, des visages enfantins et, à cause de cela, horribles, de
maigres faces de squelettes auxquelles il ne manquait que la mort.425

Ceux qui étaient des prisonniers deviennent des « détresses », ils ne sont pas en
détresse, mais sont la détresse elle-même, la représentation du chaos social. Ces prisonniers
ouvertement assimilés aux animaux, ce mélange d’indésirables était constitué d’un
représentatif de toutes les tranches d’âge : « vieillards, adolescents, jeunes filles, visages
enfantins ». Cet assemblage de personnages formait à travers les expressions « monstruosité

423
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.884.
424
Id., p.89.
425
Ibid., p.886.

139
cynique » une réalité contraire au respect de l’humanité, de la morale et de la dignité humaine.
Vingt-sept jours de chemin sur un brancard, ne peut avoir de résultat qu’un déséquilibre
mental qui se traduit par « des attitudes insensées ». Ce déséquilibre s’accompagne très
certainement d’une alimentation déséquilibrée ayant pour résultat miraculeux de « maigres
faces de squelettes » à qui la mort fait-elle une faveur de ne pas en faire réclamation.

La déshumanisation du forçat se poursuit en prenant une forme d’esclavage. Pourquoi


faisons-nous allusion à l’esclavage ? Un petit détour dans le roman contemporain semble
intéressant pour montrer les liens entre le transport des esclaves d’Afrique vers les Amériques
et le traitement des forçats vers le bagne. Déjà, l’idée d’un voyage inapproprié et inhumain
transparaît nettement entre le voyage dans la forêt des forçats et le voyage en mer des esclaves
dans des négriers. Le roman Un Océan Deux Mers Trois continents426 de Wilfried N’Sondé
peut illustrer cette idée, car il dresse un sombre tableau du déplacement des esclaves du
Congo (pays d’Afrique centrale) vers l’Amérique.

En effet, pendant ce déplacement, qu’il s’agisse du forçat ou de l’esclave, la présence


des chaînes sur les déportés les rapproche assez : « Ce fut la première fois que je vis des êtres
humains enchaînés427 » et « ils avaient derrière le dos quelque chose qui sonnait et qui était
une chaîne et au cou quelque chose qui brillait et qui était un carcan. Chacun avait son carcan,
mais la chaîne était pour tous […]428 »

Les chaînes chez ces deux auteurs renvoient à l’idée de captivité, et à celle de l’union
d’un groupe de personnes réduites à la même réalité, celle du chemin qui mène au travail
forcé. Ce qui caractérisait l’esclavage, que ce soit dans la Grèce antique ou ailleurs, c’étaient
en partie des coups de fouets sur les récalcitrants, ou sur les personnes lentes à la tâche. Cette
violence se reproduit dans la condition du forçat. Quand Wilfried N’Sondé parle des violences
sur les esclaves, il affirme : « ceux qui résistaient étaient battus, traînés de force par des
gardes qui les planquaient au sol »429 pour décrire l’inadmissible traitement réservé aux
esclaves. Victor Hugo en parlait aussi pour décrire la démesure de la sentence pénale sur les
forçats : « Les coups de bâton n’épargnaient pas même les malades qui gisaient noués de
cordes et sans mouvement sur la septième voiture et qu’on semblait avoir jetés là comme des
sacs pleins de misère.430 » Finalement, peut-on encore dire que le crime n’est commis que par

426
Wilfried N’Sondé, Un Océan Deux Mers Trois Continents, Paris, Actes Sud, 2018.
427
Id., p.56.
428
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.884.
429
Ibid., p.57.
430
Id., p.886.

140
le forçat ? Telle n’est certainement pas l’ambition de l’auteur, car nous apercevons dans son
discours une sorte d’amplification d’une violence extrême sur ces êtres qui sont des forçats.
Ceci montre l’intérêt pour l’auteur de comparer cette réalité à celle de l’esclavage par le
truchement d’un personnage Nègre, qui caractérise bien l’idée du noir esclave : « On voyait
sur la première voiture un Nègre qui, peut-être avait été esclave et qui pouvait comparer les
chaînes. »431 Que peut-on dire de plus pour représenter la violence si l’on a déjà écrit des
« coups de bâtons » sur des malades ensanglantés, gisants et jetés sans la moindre
compassion ? Sorin Alexandrescu répond à cette question par l’action du personnage et son
investissement idéologique dans le roman :

Le personnage d’un roman nous ressemble, à nous auteurs et à nous lecteurs. Il agit et
parle, dans un roman, exactement comme un individu réel agit et parle dans la vie réelle.
Une telle confusion de plans (fictif=réel) est certainement justifiable : dans n’importe
quelle période littéraire les écrivains ont construit des personnages analogues à leurs
contemporains, même si l’action était censée se dérouler dans un autre lieu et /ou temps
historique432.

Si le personnage nous ressemble, c’est qu’il est et agit en tant qu’humain. Pour cela, il
vit la torture comme un homme réel l’aurait vécue. La création et la mise en scène de Jean
Valjean permettent de valider l’hypothèse selon laquelle la littérature peut créer des
personnages historiques et référentiels. En effet, Jean Valjean est, au-delà du XIXe siècle, et
même de l’espace français, reconnu comme un symbole des victimes de la loi pénale en
France d’après Jean Marc Hovasse433.

Nous ne reviendrons pas sur le passage d’Hugo en prison, mais effectivement, Jean
Valjean et Claude Gueux sont la voix du peuple carcéral, celle qui parle fictivement pour ceux
qui ne peuvent le dire réellement. Jean Valjean, le personnage représentatif du peuple ouvrier
et pauvre, et de l’exercice de la loi sur ce peuple434, est jugé, condamné au bagne et aux

431
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.886.
432
Sorin Alexandrescu, La logique du personnage, op.cit., p.9.
433
« Commençons par une question provocante : Les Misérables sont-ils le plus grand roman de tous les temps ?
Evidemment ! Par leur dimension, d’abord. Il y a tout Hugo dans Les Misérables : le romancier, le dramaturge,
le poète, l’historien, l’homme politique. Et puis par la puissance universelle de personnages comme Jean Valjean
[…]. C’est une sorte de ‘’bible de l’humanité’’ avec Jean Valjean en personnage christique, de la chute à la
rédemption. J’étais en Iran récemment, il y a là-bas une véritable ferveur autour de ce roman, des spécialistes
locaux s’écharpent sur la traduction du mot ‘‘misérable’’ en personnage ‘‘pauvre’’ ou ‘‘méprisable.’’ Jean-Marc
Hovasse, « Victor Hugo, une légende pour les siècles.» In L’Express, interview. Propos recueillis par Jérôme
Dupuis, le 24/02/2018 à 12h00, [en ligne], consulté le 08/07/2021, https://www.lexpress.fr/culture/livre/victor-
hugo-une-legende-pour-des-siecles_1986872.html
434
Et, d’une certaine manière, les personnages qu’il a créés existent toujours aujourd’hui : le prisonnier, le
mineur isolé, la mère à qui l’on retire la garde de sa fille, etc. L’an dernier, il y a même eu une exposition
exceptionnelle consacrée aux Misérables à la prison de Réau, près de Melun. Je suis allé au vernissage, et j’ai vu

141
travaux forcés. Il est donc l’image du peuple carcéral dans la représentation d’Hugo.
Cependant, la société, qui n’est nullement innocente, ne devrait-elle pas aussi subir le
jugement et cette condamnation ?

Il en ressort que la faim favorise la délinquance sociale. Ne pas tenir compte de ses
aspirations profondes et ses cris de douleur apparaît comme un acte d’irresponsabilité de
l’État, plus globalement de la société. Cette dernière, de ce fait, doit comparaître pour
répondre de ses manquements. Ici, la société est présentée comme l’anti-héros de Jean
Valjean. Elle est ce personnage qui exerce une domination sur le personnage-peuple et qui va
à l’encontre de ses besoins en l’occurrence les besoins de la société carcérale. Elle en fait un
paria, un handicape social, ainsi que le relève le narrateur :

L’effrayant niveau d’en bas, la honte avait passé sur ces fronts ; à ce degré d’abaissement,
les dernières transformations étaient subies par tous dans les dernières profondeurs ; et
l’ignorance changée en hébétement, était l’égal de l’intelligence changée en désespoir.
Pas de choix possible entre ces hommes qui apparaissaient aux regards comme l’élite de
la boue435.

La population carcérale appartient à l’ensemble du peuple d’en-bas, car elle est


« l’effrayant niveau » de ce peuple, elle est la lie de cette couche sociale, ces « dernières
profondeurs ». On peut se faire une image de l’oppression que subit cette population à partir
de celle que subit le peuple misérable. La description de l’état mental de ce peuple montre une
destruction progressive. Partir de l’ignorance à l’hébétement ou de l’intelligence au désespoir,
c’est en partie une sorte de léthargie, une incapacité désormais à agir. C’est dans ce sens que
Philippe Hamon436 considère le personnage comme étant une unité de signification et que
cette signification est en partie perceptible par la description.

Le forçat permet au lecteur d’évoluer en saisissant le sens de la critique sociale de


l’œuvre d’Hugo. La description des scènes qu’il traverse participe à la construction du sens de
l’œuvre, mais aussi au dialogue entre l’auteur et son lecteur. Il est le support de la
construction conversationnelle en ce sens que l’auteur sait à quel public il s’adresse, et donc
met en scène un personnage qui répond aux attentes de ce dernier.

que le roman parlait toujours à certains détenus. Jean-Marc Hovasse, « Victor Hugo, une légende pour les
siècles.», op.cit.
435
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 678.
436
« En tant que morphème discontinu, le personnage est une unité de signification, et nous supposons que ce
signifié est accessible à l’analyse et à la description. Si l’on admet l’hypothèse de départ qu’un personnage de
roman naît seulement des unités de sens, n’est fait que de phrases prononcées par lui ou pour lui », un
personnage est donc le support des conversations et des transformations du récit. » Philippe Hamon, Le statut
sémiologique du personnage, op.cit., p.125.

142
Une autre des erreurs de l’organisation de la justice pénale, qui porte atteinte à une
partie de la population carcérale, est celle du regroupement indistinct et irrespectueux des
prisonniers :

Il était clair que l’ordonnateur quelconque de cette procession immonde ne les avait pas
classés. Ces êtres avaient été liés et accouplés pêle-mêle, dans le désordre alphabétique
probablement, et chargés au hasard sur ces voitures. Cependant, des horreurs groupées
finissent toujours par dégager une résultante ; toute addition de malheureux donne un
total ; il sortait de chaque chaîne une âme commune, et chaque charretée avait sa
physionomie. À côté de celle qui chantait, il y en avait une qui hurlait ; une troisième
mendiait ; on en voyait une qui grinçait des dents ; une autre menaçait les passants, une
autre blasphémait Dieu ; la dernière se taisait comme la tombe. Dante eût cru voir les sept
cercles de l’enfer en marche.437

La nuance que fait l’auteur dans cette accusation qu’il fait à la société rejoint l’idée
que nous avons développée au début de notre analyse. Il ne s’agit pas de déculpabiliser tous
les acteurs des crimes, quels qu’ils soient. Alors, il fait la distinction qui devrait être faite par
la justice entre un meurtrier et un voleur de pain. Le mode d’incarcération n’est donc pas
profitable pour l’incarcérer. Et, dans ces conditions, il n’est plus dans un processus de
réinsertion sociale, mais plutôt de dégradation totale. Ladite évaluation de la société à laquelle
Hugo se consacre s’explique en quelque sorte par le propos d’Hamon :

Dans la société fictive du roman, des jugements peuvent être portés sur les personnages et
sur tous les actants en général, leurs actions, leurs comportements, leurs pensées, leurs
jugements et leurs apparences fictives. Des vérités ou considérations générales, débordant
du cadre de l’action, peuvent également être énoncées […] Ces jugements ont
généralement pour source le narrateur, qui fait des commentaires, l’auteur, qui fait
intrusion, ou les personnages, qui jugent les autres personnages, se jugent eux-mêmes,
évaluent la société fictive, profèrent des vérités.438

La création de la société fictive où Jean Valjean est le personnage principal et guide du


lecteur se présente comme un tableau de peinture qui reflète le réel. Effectivement, nous nous
rendons compte qu’il y a, outre les actions du personnage, quelques apparitions de l’auteur de
qui commentent les actions de son personnage. Mais, ceci fera l’objet d’une autre analyse plus
tard. Ainsi, au sujet de Jean Valjean, « d’année en année, cette âme s’était desséchée de plus
en plus, lentement, mais fatalement. À cœur sec, œil sec. À sa sortie du bagne, il y avait dix-
neuf ans qu’il n’avait versé une larme. »439 Il était impossible de sortir de cet enfer en
conservant toute son humanité. Si la pauvreté fabrique des misérables, des voleurs, le bagne

437
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.886-887.
438
Philippe Hamon, Texte et idéologie, op.cit., p.78.
439
Ibid., p.98.

143
extirpe l’humanité et fabrique des hommes à l’état sauvage, des monstres froids. De fait, le
personnage « condamna à sa haine » la société :

[…] il la fit responsable du sort qu’il subissait, et se dit qu’il n’hésiterait peut-être pas à
lui en demander compte un jour. Il se déclara à lui-même qu’il n’y avait pas équilibre
entre le dommage qu’il avait causé et le dommage qu’on lui causait ; il conclut enfin que
son châtiment n’était pas à la vérité une justice, mais qu’à coup sûr c’était une iniquité. 440

Il se rendit compte qu’il n’était pas « le seul qui avait eu tort dans sa fatale
histoire »441. La société a failli à sa tâche de redressement du peuple en exerçant des violences
physiques et morales sur le forçat, le prolétaire et l’ouvrier dont le motif du vol était la faim.
Quelle faim ? Une faim engendrée par la société, par la précarité.

Notre chapitre se referme sur quelques idées précises sur les figures représentatives de
l’oppression dans les romans étudiés. Il s’agit de l’ouvrier. Le lecteur peut se demander
pourquoi nous partons du pluriel au singulier entre le titre du chapitre et cette clausule. À cela,
nous répondons que l’ouvrier est la base du prolétariat industriel malgré les différentes
représentations qui sont faites à ce sujet. Il est le personnage de référence442 sociale parce qu’il
est au cœur de phénomène historique, pour cela, il est aussi celui par lequel on peut étudier et
comprendre la souffrance du peuple pendant l’essor industriel en France comme en Grande-
Bretagne. Jean Valjean, artisan, vole parce qu’il a faim et John Barton, dans l’œuvre de
Gaskell, assassine pour la même raison. Tous ces personnages sont de condition sociale
précaire et ont pour seul capital leur force physique qu’ils proposent sur le marché du travail.
Mal rémunérés, ils tombent dans la misère, le vice et la violence.

Conclusion de la première partie


Tout au long de cette première partie, nous avons tenté de montrer en partie, les
mobiles qui justifient l’écriture des auteurs étudiés en parlant des événements qui ont marqué
leur enfance. Nous avons compris que les traumatismes d’une enfance sont des moteurs
d’écriture pour un écrivain au sujet de l’oppression sociale. Ceux-ci développent chez
l’écrivain une sensibilité pour les plus vulnérables. Ainsi, la souffrance des pauvres, celle des
ouvriers, agit tel un stimulus qui les pousse à s’y intéresser davantage. Ils se retournent donc
vers leurs épreuves douloureuses afin de puiser des ressources émotionnelles qui leur donnent
la capacité de traduire la souffrance de l’« autre ». De fait, ce phénomène est possible par une
jonction entre mémoire personnelle et Histoire collective pour dire la souffrance d’un peuple.

440
Ibid., p.92.
441
Ibid., p.92.
442
Philippe Hamon, « Statut sémiologique du personnage » op.cit., p.124.

144
En complément à cette démarche qui met en avant l’enfance, l’investigation sur les
influences s’est avérée fructueuse. Le constat est que la valeur des récits étudiés dépend
fortement des idéologies qu’ils révèlent sur la question sociale. Par la même occasion, ces
problématiques philosophiques ou politiques permettent de positionner le discours de l’auteur
sur la condition des ouvriers ou la situation du prolétariat. On a pu se rendre compte que les
auteurs écrivent contre l’oppression sociale, mais abordent cette question sous des angles
différents. Dickens s’adresse à l’utilitarisme des benthamiens à qui il impute la responsabilité
de la souffrance du peuple. Gaskell attire l’attention sur l’importance d’une communication
politique entre travailleurs et employeurs, pour mieux comprendre les besoins et les
préoccupations de chaque partie. Sand et Hugo estiment qu’au-delà de tout besoin matériel, la
valeur humaine reste primordiale, et donc, que la limite du progrès est le respect de
l’Humanité.

Enfin, on a pu observer que le personnage principal de ces récits, l’ouvrier ou le


prolétaire engendre des interrogations sur sa part de responsabilité dans sa pauvreté. Certes,
des conditions réelles existent, comme la mauvaise rémunération, mais il se pourrait que ce
facteur ne soit pas l’unique cause. Pour cela, nous comptons donc poursuivre ce travail en
nous concentrant sur les représentations de la misère.

145
DEUXIÈME PARTIE. ESTHÉTIQUE DE LA DÉCHÉANCE SOCIALE : ENTRE
LES REPRÉSENTATIONS DE LA MISÈRE ET LES TENTATIVES DE
RÉSOLUTIONS ROMANESQUES

146
Nous aborderons les grands points à travers lesquels nous pouvons lire la déchéance
sociale. Autrement dit, une sorte de dégénérescence de la société. Cette analyse se fera en
tenant compte des facteurs économiques, sociaux, du rôle de l’État qui seraient au centre de
cette dégradation de la société sur les plans humains et matériels.

Pour le faire, la prise en compte d’éléments représentés tels que l’espace, la précarité
sera indispensable. Car, en ce qui concerne l’espace, la ville occupe une place prédominante
dans les représentations des bouleversements sociaux au XIXe siècle443. Nous l’étudierons
donc en premier lieu dans les récits afin de ressortir la représentation de la paupérisation qui
s’y traduit

Par la suite, nous montrerons comment la misère, la pauvreté sont des indices les plus
flagrants de la déchéance sociale. Nous chercherons à classer les différentes catégories ou les
formes de misères représentées pour étudier les différentes facettes de la misère dans les
romans.

Pour finir, puisque Victor Hugo, Elizabeth Gaskell, George Sand et Charles Dickens
écrivent pour combattre les inégalités sociales du siècle, nous verrons que leurs romans
proposent des actions par lesquelles il serait possible d’améliorer, selon eux, la situation du
peuple qui reste précaire tant sur le plan matériel que sur le plan moral.

443
Joëlle Prungnaud, « Écrire la ville : Londres et Paris au tournant du XIXe siècle », Fabula/Les colloques, La
ville au pluriel. [En ligne], consulté le 10/02/2022, https://www.fabula.org/colloque/document515.php

147
CHAPITRE IV. LE CHRONOTOPE : OBJET DE REPRÉSENTATION DE LA
DESTRUCTION

148
Partant de la proposition de Bakhtine, on repère deux formes de chronotopes: les
primordiaux et les secondaires444. Les chronotopes primordiaux sont ceux qui se répètent
généralement dans les romans et qui ont un caractère transhistorique à l’exemple de la mise en
scène de la « route » et du « seuil » qui traversent les époques et les genres445. En revanche, en
caractérisant une époque précise, le chronotope secondaire « constitue l’élément fondateur
d’un genre en particulier446 ». Dans cette perspective, nous tiendrons compte du descriptif des
chronotopes du roman industriel du XIXe siècle, c’est-à-dire ceux qui permettent aux auteurs
de créer un sens entre le discours tenu sur l’industrialisation et la représentation des lieux qui
en est faite. Aussi, puisque le discours chez Hugo a une forte résonance politique, législative
et religieuse, nous nous focaliserons également sur les lieux qui permettent de les mettre en
valeur. Ainsi, la focalisation sur l’espace dans le roman du XIXe siècle est motivée par
l’intérêt qu’ont les auteurs de ce siècle à mettre la ville en scène comme l’entend Noémie
Boéglin:

Le XIXe siècle est particulièrement riche en termes de production romanesque et Paris


figure en bonne place parmi les nombreuses descriptions littéraires, qui nous offrent de
multiples points de vue sur la ville en train de changer de visage. Elle est une vaste scène
pour Balzac, davantage personnifiée chez Zola, milieu hostile et intriguant chez Sue et
Hugo, futuriste chez Verne… Chaque auteur va ainsi décrire « sa » ville, en façonner
pour le lecteur un paysage urbain comprenant quartiers, population, paysages, bâtiments,
rues, etc., un décor où se déroule l’intrigue. Leurs portraits possèdent généralement une
caractéristique récurrente : la ville semble y être désertée, c’est-à-dire être vidée
ponctuellement de ses habitants447.

Les transformations urbaines sont celles qui retiennent, ici, notre attention dans le
roman. Aussi sont-elles représentées selon l’intérêt de l’auteur, et, il ne s’agit plus à cet effet
de l’espace géographique réel, mais plutôt de l’espace « géo-pensé »448 qui émane de
l’expérience de l’auteur. C’est pour cette raison que Boéglin parle de « sa » ville, lorsqu’il
parle de la mise en scène d’un auteur. Cette idée d’espace « géo-pensé » nous permettra donc

444
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
445
Anjte Ziethen, « La littérature et l’espace », Arborescences, [en ligne], consulté le 09/11/2021,
https://id.erudit.org/iderudit/1017363ar
446
Op.cit.
447
Noémie Boéglin, « Paris, ville morte dans le roman français au XIXe siècle », Sociétés & Représentations,
2016/1 (N° 41), p. 47-62. [En ligne], consulté le 05/11/2021, DOI : 10.3917/sr.041.0047. URL: https://www-
cairn-info.ezproxy.univ-littoral.fr/revue-societes-et-representations-2016-1-page-47.htm , p. 47.
448
Nous proposons le terme « géo-pensé » pour faire la distinction entre l’espace géographique totalement
représenté et l’espace géographique qui sert de référence à l’auteur, mais dont la représentation est plutôt guidée
par ce à quoi pense l’auteur, par ce qui fait le sujet de son récit. Dans ce cas, l’image de l’espace est d’une
certaine manière détournée de ce qu’elle est réellement. Le lieu n’est plus dessiné tel qu’il est forcément, mais tel
qu’il est pensé.

149
de lire la représentation de l’espace qui amplifie la représentation de la paupérisation dans le
roman, car « les structures spatiales du monde fictionnel sont fondamentales à la production
du sens449.» Ainsi, en nous servant des descriptions, nous étudierons ces transformations et
ces transpositions poétiques450.

IV.1. Le descriptif des villes et campagnes : pour une esthétique de la répulsion au


progrès industriel

IV.1.1. Représentation de la ville et des effets de l’industrialisation


La ville est un motif d’écriture très prisé au XIXe siècle chez les romanciers parce
qu’elle est le cadre dans lequel se déroulent les événements qui marquent le siècle. Nous
entendons, par-là, l’augmentation de la misère, la paupérisation et le travail des enfants dans
des mines et usines. Ceux-ci sont à l’origine de plusieurs maux à l’exemple de la mendicité
que pratiquent les enfants dans les rues des grandes Villes. C’est dans ce sens qu’Engels
affirme que les asiles prévus pour recevoir les personnes qui vivent dans la rue étaient
généralement encombrés. De fait, il prend l’exemple de Refuge of the Houseless451 construit
en 1844 à Londres. Celui-ci, dès son ouverture, reçut 2740 personnes or il fut créé pour ne
recevoir que 300 personnes :

J’ai parlé plus haut d’asiles pour sans-logis – deux exemples vont nous montrer combien
ceux-ci sont encombrés. Un Refuge of the Houseless construit récemment dans la Upper
Ogle Street, pouvant héberger chaque nuit 300 personnes, a accueilli de son ouverture le
27 janvier, au 17 mars 1844, 2740 personnes pour une ou plusieurs nuits ; et bien que la
saison devînt plus clémente, le nombre des demandes s’accrût considérablement aussi
bien dans celui-ci que dans les asiles de White-cross-street et de Wapping, et chaque nuit
une foule de sans-abri dût être refoulée faute de place. Dans un autre, l’asile central de
Playhouse Yard, on a offert 460 lits en moyenne chaque nuit dans les trois premiers mois
de l’année 1844, hébergé 6681 personnes en tout et distribué 96 141 rations de pain.
Cependant, le comité directeur déclare que cet établissement n’avait suffi dans une
certaine mesure à l’affluence des indigents, que lorsque l’asile de l’Est avait été
également ouvert pour accueillir les sans-abri452.

Le propos d’Engels met en évidence la présence d’une importante précarité chez les
Londoniens en milieu du XIXe siècle. Celle-ci se caractérise par le manque de logements et
l’incapacité des habitants de Londres à se nourrir. On se rend aussi compte qu’il y a un effort
fourni par les autorités pour pallier ce phénomène de misère. Cependant, la suite de notre

449
Anjte Ziethen, « La littérature et l’espace », op.cit., p.3.
450
Id., p.3.
451
Asile pour sans-logis.
452
Friedrich Engels, La situation de la classe ouvrière en Angleterre, op.cit., p.71.

150
travail nous permettra de mieux juger la responsabilité de l’État dans l’augmentation de la
précarité.

Alors, ville et roman au XIXe siècle deviennent presque inséparables, « l’expérience


romanesque devient forcément une expérience de la ville.453» On assiste à une prolifération
des récits qui mettent en avant le paysage urbain à l’exemple des romans Le père Goriot454
d’Honoré de Balzac, et L’Éducation sentimentale455 de Gustave Flaubert. Dans la littérature
britannique, Dickens peut toujours être cité au sujet de la représentation de l’univers de la
ville dans le roman, précisément de Londres. Dès lors, parce que la ville est inséparable de
l’industrialisation, nous procédons à une lecture de la ville industrielle comme leitmotiv du
roman dont l’enjeu est la transcription de l’envers de ces transformations matérielles et
sociales.

Ainsi, par le canal d’une ville imaginaire, Coketown, Dickens décrit les
transformations industrielles des villes de la Grande-Bretagne. D’ailleurs, il semble important
de préciser que l’expression « Coketown » désigne pour l’auteur, « n’importe quelle ville
industrielle de n’importe quel Lancashire où l’on brule du Coke.456 » Sauf que pour le
contexte spécifique du roman, « Coketown » représente la ville de Manchester, cette ville qui
est en même temps au centre de l’écriture de Gaskell dans North and South457 lorsqu’elle
parle de la ville fictive « Milton ». Revenons à Dickens. Il place cette ville industrielle au
cœur de son roman par une description qui comporte des indices explicatifs458, justifiant ainsi
son positionnement face à la nouvelle configuration des lieux de vie :

It was a town of red brick or of brick that would have been red if the smoke and ashes had
allowed it; but, as matters stood it was a town of unnatural red and black like the painted
face of a savage. It was a town of machinery and tall chimneys, out of which interminable
serpents of smoke trailed themselves for ever and ever, and never got uncoiled. It had a
black canal in it, and a river that ran purple with ill-smelling dye, and vast piles of
building full of windows where there was a rattling and a trembling all day long, and
where the piston of the steam-engine worked monotonously up and down, like the head of
an elephant in a state of melancholy madness. It contained several large streets all very
like one another, and many small streets still more like one another, inhabited by people
equally like one another, who all went in and out at the same hours, with the same sound

453
« Paris dans L’Éducation sentimentale », éd., Flaubert : la femme, la ville. Paris cedex 14, Presses
Universitaires de France, « Hors collection », 1983, p. 123-138. [En ligne], consulté le 19/10/2021, DOI :
10.3917/puf.insti.1983.01.0123. URL: https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/flaubert-la-
femme-la-ville--9782130375715-page-123.htm , p.123.
454
Honoré de Balzac, Le père Goriot, Paris, Le livre de Poche, [1835], 2004.
455
Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Flammarion, [1869], 2013.
456
Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.426. [Note].
457
Elizabeth Gaskell, North and South, op.cit.
458
Philippe Hamon, Du descriptif, op.cit., p.166.

151
upon the same pavements, to do the same work, and to whom every day was the same as
yesterday and to-morrow, and every year the counterpart of the last and the next.
These attributes of Coketown in the main inseparable from the work by which it was
sustained…459
Pour introduire la description de Dickens au sujet de l’aspect de Coketown, nous
avons parlé du descriptif explicatif460. Celui-ci consiste à mettre dans l’énoncé des indices
explicatifs qui pourraient rendre compte des actions passées ou à venir. Et, dans le contexte de
l’œuvre de Dickens, cela permet de mesurer le discours de l’auteur au sujet de la ville
industrielle, en ce sens qu’il tente de démontrer la destruction de celle-ci. Dans cette
perspective, il attire, dans une certaine mesure, l’attention pour soit améliorer les pratiques
des transformations industrielles, soit les faire cesser pour le bien-être de l’environnement et
par ricochet de ses habitants. C’est à cette approche que vaut l’usage du conditionnel dans les
lignes précédentes : « if the smoke and ashes had allowed » suivi d’une contradiction « but »
qui fait appel au facteur qui participe à la destruction de l’espace, il s’agit de la transformation
industrielle par combustion de charbon. Ces transformations sont pour l’auteur contre nature,
et d’un aspect grossier, « a town of unnatural red and black like the painted face of savage. »

À cet aspect décoratif, très marqué par le mode d’activité, s’ajoute 461
le rythme du
fonctionnement des machines utilisées pour le travail industriel, celui des ouvriers. L’énoncé
nous informe que les machines tournent à un rythme soutenu, continuellement, « interminable
serpents of smoke », ce qui sous-entend que le rythme des travailleurs de ces usines est aussi
soutenu. Ainsi, cette description vient en appui à l’analyse que nous avions faite sur l’ouvrier
comme figure victime de l’oppression sociale et économique dans la première partie du
travail. Il existe donc une co-relation entre les personnages et les espaces présentés par un
descriptif. Nous approfondirons cette idée au fur et à mesure que nous évoluerons dans
l’analyse. Cependant, l’image que le lecteur peut se faire au sujet de cette ville, c’est que

459
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.23. [Trad], Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p48. Coketown
était une ville de briques rouges, ou plutôt de briques qui eussent été rouges si la fumée et les cendres l’eussent
permis ; mais, étant donné les circonstances, c’était une ville d’un rouge et d’un noir contre nature, telle la face
peinte d’un sauvage. C’était une ville de machines et de hautes cheminées d’où s’échappaient inlassablement,
éternellement, des serpents de fumée qui ne se déroulaient jamais tout à fait. Elle avait un canal noir, et une
rivière qui roulait ses eaux empourprées par de puantes teintures, et de vastes constructions criblées de fenêtres
qui vibraient et tremblaient tout le long du jour et où le piston des machines à vapeur montait et descendait
monotonement comme la tête d’un éléphant fou de mélancolie. Elle comptait plusieurs larges rues toute fort
semblables les unes aux autres et beaucoup de petites rues encore plus semblables les unes aux autres, peuplées
de gens également semblables les uns aux autres, qui sortaient et rentraient aux mêmes heures, en marchant du
même pas sur le même trottoir, pour aller faire le même travail, et pour qui chaque journée était semblable à
celle de la veille et à celle du lendemain et pour qui chaque année était le pendant de la précédente et de la
suivante. Ces attributs de Coketown étaient pour la plupart inséparables du travail dont la ville tirait ses profits.
460
Id.
461
Philippe Harmon, op.cit.

152
Coketown serait une grande usine, que la fabrication industrielle aurait pris le monopole de
l’espace urbain et le contrôle des individus dont le quotidien se résume à un travail monotone.

Sous un fond référentiel, cette description présente une situation historique : la


transformation de Manchester par l’industrialisation. La culture industrielle qui s’installe dans
la Grande-Bretagne est aussi celle qui sert à l’auteur de prétexte pour construire une critique
de l’industrialisation. À ce sujet, Héris Arnt pense la littérature comme objet de représentation
de « la totalité du monde et sa diversité » :

C’est le propre de la littérature que de représenter le monde dans sa totalité et sa diversité.


Elle est ainsi poussée vers sa nécessité d’exprimer un sens. La fonction de connaissance
et de reconnaissance devient l’une des fonctions de la littérature. La littérature est
marquée par son époque, elle est empreinte de l’air du temps. Le moins que l’on puisse
dire est que les objets de culture sont là pour témoigner de l’appartenance de l’œuvre à
son temps462.

La description de Coketown suscite alors la curiosité du lecteur et le conduit à l’espace


référentiel où il se rend compte du rapprochement entre les images réelles et les
représentations du récit littéraire. Pour cela, Charles Dickens, dans un besoin d’écrire les
recoins obscurs463, montre comment Coketown par l’effet industriel est comparable à l’enfer,
c’est-à-dire le lieu dans lequel la lumière ne peut plus pénétrer :

Seen from a distance in such weather, Coketown lay shrouded in a haze of its own, which
appeared impervious to she sun’s rays. You only knew the town was there, because you
knew there could have have been no such sulky blotch upon the prospect without a town.
A blur of soot and smoke, now confusedly tending this way, now that way, now aspiring
to the vault of Heaven, now murkily creeping along the earth, as the wind rose and fell, or
changed its quarter: a dense formless jumble, with sheets of cross light in it, that showed
nothing but masses of darkness: - Coketown in the distance was suggestive of itself,
though not brick of it be seen.464

La ville dans le roman de Dickens n’est plus identifiable pour ce qu’elle est, l’espace
urbain, mais plutôt pour ce à quoi elle sert, ou encore par ce qu’elle contient : « sulky
blotch », « A blur of soot and smoke », « mass of darkness » qui sont un ensemble de résidus
de l’industrialisation. L’industrialisation occupe son espace à tel point que la ville ne soit plus
couverte par un ciel bleu, mais par un ciel fait de nuages de fumée. Tous ces résidus

462
Héris Arnt, « Espaces littéraires, espaces vécus », Société, n°74, p.53-60. [En ligne], consulté le 05/08/2022,
URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-societes-2001-4-page-53.htm, p.53.
463
Floris Delattre, « Le centenaire de Charles Dickens », La revue pédagogique, tome 60, Janvier-Juin 1912, pp.
45-63, [en ligne], consulté le 20/10/2021, https://www.persee.fr/doc/revpe_2021-4111_1912_num_60_1_6210,
p.48.
464
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.92. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.161.

153
permettent d’évoquer l’une des avancées scientifiques qui marquent le progrès industriel au
XIXe siècle : il s’agit de la machine à vapeur. Celle-ci est notamment décrite péjorativement
dans le roman. On retrouve des appellations qui font référence à cet outil de travail : “the
piston of the steam-engine worked monotonously up and down, like the head of an elephant in
a state of melancholy madness.”465 Et, “and all the melancholy-made elephants, polished and
oiled up for the day’s monotony, were at their heavy exercise again.” 466 Dans ces phrases,
l’éléphant fou de mélancolie au geste monotone est l’image attribuée à la machine à vapeur
par Dickens. L’image d’un éléphant fou nous laisse entendre le caractère imposant de la
machine à travers la masse volumique de l’animal. Aussi, lorsqu’on parle généralement
d’éléphant fou, on fait allusion à un éléphant incontrôlable, détruisant tout sur son passage.
Par analogie, cette destruction causée par l’animal est ce que redoute l’auteur dans la ville par
l’usage de la machine à vapeur. Par ailleurs, cette attention particulière au sujet de la ville
industrielle chez Dickens fait qu’il est considéré comme un écrivain à la lisière de l’enquête
sociologique et de l’écriture romanesque467.

Avec un regard critique, nous osons dire que l’œuvre de Dickens traite en partie des
effets néfastes de l’industrialisation sur l’environnement. Car, au même titre que le progrès
industriel a fortement modifié les rapports humains, en lisant l’œuvre de Dickens, nous
constatons qu’il attire aussi l’attention des industriels sur le respect de la nature. Dans ce cas,
l’œuvre de Dickens interroge « le lien entre conscience environnementale et esthétique
littéraire.468» Il décrit la ville, suggérant l’impression d’un abime dans lequel la lumière ne
pénètre plus ; les ténèbres s’y sont installées et les gestes répétitifs et monotones des habitants
sont là, des indices de la déchéance humaine et environnementale. Cette description qui se
rapporte beaucoup au noir, à la combustion de la ville, nous conduit à l’œuvre de George
Sand.

465
Id., p.23. [Trad] Id., p.48. …le piston des machines à vapeur montait et descendait monotonement comme la
tête d’un elephant fou de mélancolie.
466
Ibid., p.60. [Trad] Ibid., p.109…tous les elephants fous de mélancolie, brillants et graissés en vue de cette
monotone journée, recommencèrent leur pesant exercice.
467
Pierre Lassave, « La ville entre les lignes et la science et du roman », Espace et société, Paris, Erès, 1998,
pp.11-29, [en ligne], consulté le 12/11/2021, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00272788/document , p.14.
Ainsi, au double titre des prémices de l’enquête sociologique et du roman social dans la ville-machine de la
première révolution industrielle a-t-on retenu le jeune Friedrich Engels (Die Lage der arbeiten Klassen in
England) au cœur du pays Noir Anglais, à Manchester précisément ;
468
Nathalie Blanc, Denis Chartier, Thomas Pughe « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie &
politique, 2008/2 (N°36), p. 15-28. [En ligne], consulté le 20/10/2021, DOI : 10.3917/ecopo.036.0015. URL:
https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-ecologie-et-politique1-2008-2-page-15.htm ,
p.1.

154
En effet, d’entrée de jeu, par le biais de l’expression « La ville noire469» l’œuvre de
Sand présente déjà par son titre, l’impact de l’industrialisation que l’on a pu observer chez
Dickens. À cela s’ajoute une construction isotopique470 des termes : « Trou d’enfer » pour
désigner l’enchevêtrement des fabriques dans « la ville basse471», « l’enfer de la forge472 » qui
fait allusion aux usines, « notre enfer473 », « noire crevasse474 », « val d’enfer475 », « gothique
paroisse476. » Toutes ces expressions caractérisent la Ville-Noire, dite « ville basse » qui est
dans le roman, une ville industrielle. Ce regroupement lexical se rapproche des expressions
employées par Dickens dans sa description de Coketown, sur le plan chromatique. En effet, la
couleur noire, celle du charbon, en même temps de l’enfer en combustion, est celle qui
représente le mieux la ville industrielle tant sur le plan physique que sur le plan symbolique.
Physique parce qu’il s’agit de transformations par combustion de charbon, et symboliques
pour mieux représenter l’enfer sur terre. On peut l’observer dans cette présentation de la Ville
noire par le narrateur de Sand :

Au lieu du trou noir où l’ancienne demeure de son parrain était enfouie, il avait une
chambre claire, élevée au flanc du rocher, et d’où il embrassait d’un coup d’œil tout le
tableau bizarre et animé de la Ville-Noire, pittoresque décor de fabriques enfumées et de
cascades étincelantes, amas de charbons et de diamants, sanctuaire de travail ardent au
sein d’une nature âpre et sublime477.

La particularité de Sand, dans ses descriptions de la Ville noire, est qu’elle tente
d’idéaliser le laid, l’obscur, afin d’en tirer une beauté. C’est dans ce sens qu’on retrouve des
« amas de charbons » qui cohabitent avec des « diamants », sorte de métaphore de l’eau, et un
« sanctuaire de travail ardent » situé dans un espace « sublime. » Cela naît certainement de la
beauté et de la dangerosité du lieu à la fois. Mais, ceci peut aussi avoir renforcé l’ambivalence
de sa pensée sur la question sociale des ouvriers, notamment leur travail difficile dans lequel
elle y voit aussi une beauté spectaculaire que nous avons déjà étudiée. Avant de poursuivre, il
nous semble utile de mettre une image de cet espace qui a servi à Sand pour poétiser la vie
ouvrière :

469
George Sand, La ville noire, op.cit.
470
A.-J. Greimas, Pour une théorie de l'interprétation du récit mythique, Communications, t. 8, 1966, p. 30.
« Ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture uniforme du récit, telle qu’elle
résulte des lectures partielles des énoncés et de la résolution de leurs ambiguïtés qui est guidée par la recherche
de la lecture unique » [en ligne], consulté le 20/10/2021, https://www.cnrtl.fr/definition/isotopie
471
Id., p.8.
472
Ibid., p.3.
473
Ibid., p.6.
474
Ibid., p.7
475
Ibid., p.118.
476
Ibid., p.17.
477
Ibid., p.76.

155
478

Cette image qui n’est pas prise au XIXe siècle mais après, représente quand même et
de manière très rapprochée la ville de Thiers décrite par Sand ! On y voit bien la séparation
entre la ville haute et la ville basse tout comme la rivière autour de laquelle se dressent les
usines. En effet, Sand ne décrit pas la pauvreté comme une fatalité, mais elle concentre son
discours sur le regard du personnage et son rapport aux réalités qui l’environnent, au plaisir
que cela pourrait lui procurer. D’ailleurs, elle l’admet dans une lettre écrite à Agricol
Perdiguier, le 11 février 1860 :

Je ne me suis pas occupée, cette fois, des détails réels et positifs de la vie ouvrière. Je les
ai même évités, voulant plutôt faire un résumé poétique et moral des émotions, des
sentiments, des passions, et des aspirations qui peuvent fleurir au sein du travail. Cet
ouvrage s’appelle La Ville noire. Je vous l’enverrai quand il paraîtra. Bien que j’en aie vu
la scène en voyageant, n’y cherchez aucune exactitude absolue de localité. J’ai pris
seulement un aspect de pays et d’ouvriers dont j’ai été vivement frappée479.

Certes, Sand fait une représentation du monde industriel, mais dans un univers que son
imaginaire créatif tente de mêler à une possibilité de bonheur et d’élévation en traduisant les
émotions des ouvriers satisfaits de leur condition. C’est à cela que servent les expressions
« sublime » et « diamant » lorsqu’elle décrit l’archipel d’usines de fortune qui longent la
Durolle et qui reçoivent des jets d’eau ! C’est ce spectacle auquel George Sand assiste qui lui
permet de décrire des usines noires et mal construites dans une esthétique pittoresque.

478
Alice Chevrier, « Visiter la vallée des usines à Thiers (Puy-de Dome),c’esr voyager dans un couloir du
Temps », [En ligne], consulté le 08/02/2023, https://www.lamontagne.fr/thiers-63300/loisirs/visiter-la-vallee-
des-usines-a-thiers-puy-de-dome-c-est-voyager-dans-un-couloir-du-temps_13819686/
479
George Sand, La ville Noire, [Notes.], Pléiade, op.cit., p.1407.

156
Ainsi, ce processus emprunté par Sand trouve son explication dans l’analyse de la
notion de reférentialité proposée par Bertrand Westphal :

Mais, en tout état de cause, la représentation reproduit le réel, ou, mieux, une expérience
du réel. Car il ne faut pas oublier que l’espace humain n’existe que dans les modalités de
cette expérience qui, devenue discursive, est créatrice de monde (« géo-poétique »)480.

Lorsque Westphal parle de « modalité d’expérience » mise en discours, il parle de


l’expérience de l’observateur. Dans le récit de Sand, il s’agit du narrateur, qui est l’auteur en
même temps. En effet, la Ville-Noire s’inspire de la ville de Thiers. Pour cela, les réflexions
sandiennes sur cet espace découlent de son appréciation des lieux durant sa visite à Thiers. On
le remarque bien, car Sand fait la description d’une « idylle industrielle481 » dans laquelle on
retrouve des personnages, des ouvriers, qui, au-delà des souffrances liées à leur condition ont
« su inventer un nouveau contrat social dont la solidarité est le principe fondateur482. » De
fait, l’intrigue est construite de telle sorte que le récit sur l’entraide des ouvriers entre eux
prenne le dessus sur la réalité du travail en usine et de la misère que cela implique. On peut
tenter d’expliquer cela par la vision de George Sand qui est celle de voir naître une société
construite sur le socialisme Républicain dans laquelle l’individualisme et l’argent ne seront
plus au centre des relations sociales mais plutôt les valeurs morales. Elle le dit si bien au
partisan saint-simonien, Adolphe Guéroult, le 11 février 1836 : « j’aime vos prolétaires,
d’abord parce qu’ils sont prolétaires, et puis parce que je crois qu’il y a en eux la semence de
la vérité, le germe de la civilisation future483. » Il n’est donc plus question pour George Sand
de s’attarder sur les souffrances de ce peuple en qui elle voit l’espoir d’une reconfiguration
sociale.

À ce titre, le regard d’Etienne-Lavoute sur les opportunités que lui offre La Ville noire est
peut être vecteur d’un progrès social. Ainsi, ce déplacement de point de vue est, selon Hamon,
dû à :

Un échangeur de focalisation du texte centré sur un personnage P1 et une partie centrée


sur un personnage P2484.

Dans cette partie, on remarque que la focalisation est centrée sur l’appréhension
d’Etienne Lavoute au sujet de la Ville noire, mais celle-ci est motivée par l’enthousiasme du

480
Bertrand Westphal, La géocritique, op.cit., p.142.
481
George Sand, La Ville noire, [Notice.], Pléiade, op.cit., p.1404.
482
Id.
483
Id., p.1407.
484
Philippe Hamon, Du Descriptif, op.cit., p.2.

157
personnage dû à son statut social à l’instant où il observe les lieux. De fait, pour l’instant,
Etienne Lavoute est chef d’une fabrique dans la ville basse et ce regard est pour ainsi dire
susceptible de changer. Alors, la position d’Étienne rend la description peu crédible, puis
qu’elle est influencée par son statut social et non par la réalité de l’espace.

Pour ainsi dire, le regard du personnage à cet instant s’oppose à celui qu’il a de la
ville dès son arrivée dans la « ville basse. » On retrouve donc cette idée contradictoire de la
Ville noire :

J’avais monté au hasard dans la ville haute, honteux et n’osant parler à personne. Quand
je me décidai à demander la ville basse, on me rit au nez. – Pour trouver la ville basse,
mon garçon, vous n’auriez pas dû faire une lieue en montant. À présent, il faut
redescendre ; mais on va vous montrer un sentier un peu raide qui vous y mènera tout
droit. – Et je descendis à travers les jardins, puis le long du roc, et je me hasardai à
demander mon parrain, le père Laguerre. Descends encore, me fut-il répondu ; descends
jusqu’au Trou-d’Enfer, et là tu verras à ta gauche l’atelier où il travaille.485

Ici, Etienne Lavoute, relatant son arrivée dans la « ville basse », donne son aperçu de
l’espace, et pas que le sien, car à travers l’orientation qu’il reçoit des habitants de la « ville
haute », on voit que la « ville basse » est loin d’être présentée comme un endroit sublime.
L’organisation descriptive de ce passage se faisant sous la forme d’une gradation descendante
nous permet de lire non seulement la disparité qui existe entre la « ville haute » et la « ville
basse », mais permet aussi de constater que l’existence des fabriques fait de ce lieu un enfer.
En effet, le premier aspect dégradant de la « ville basse » se situe dans le sens des différents
« Temps » de cette orientation descriptive. Le Temps 1 (T1) correspond à « il faut
descendre », (T2) à « Descends encore », et enfin au (T3) « descends jusqu’au Trou-d
‘Enfer », c’est-à-dire dans les profondeurs de la terre, qui sont pour le récit, les profondeurs de
la Ville noire.

De fait, au compte de la Ville noire, nous avons, avec le même personnage, deux
regards différents. Ceux-ci dépendent énormément du moment vécu par le personnage, de son
état social et de son rapport au milieu. L’autre fait qu’on peut soulever est que George Sand
pense être légitime pour aborder cette question à cause du rang social de sa mère qui a été
évoqué en première partie. Ce qui veut dire que tout regard extérieur, qui ne s’appuie sur
aucune expérience de la pauvreté, de la misère reste assez approximatif. De plus, son roman
n’est pas le fruit d’une recherche documentaire, mais il tient quand même des informations
que Sand a obtenue dans ses relations avec des ouvriers connues comme Agricol Perdiguier,

485
George Sand, La Ville Noire, op.cit., p. 8.

158
un ouvrier menuisier, Magu le tisserand, Gilland le serrurier et Charles Poncy le maçon qui
sont également devenus des poètes486. Agricol Perdiguier est l’ouvrier dont s’inspire Sand
pour écrire Le compagnon du Tour de France487. Et, elle préface, en 1849, l’œuvre de Jérôme-
Pierre Gilland intitulé Les conteurs ouvriers, « dédiés aux enfants des classes
laborieuses 488. »

Ceci justifie l’intérêt de créer chez le même personnage ces deux focalisations comme
l’explique Hamon:

Une même description peut être modulée dans ses focalisateurs, dans ses supports, dans
les personnages délégués à son introduction. Plusieurs solutions sont possibles : ou bien
le narrateur varie les focalisateurs tout en restant à l’intérieur d’une même thématique
[…] ; s’il s’agit alors, simplement d’une multiplication et d’une modulation des relais
introductifs-justificatifs.489

Selon la présentation d’Hamon, la focalisation descriptive peut varier dans une même
description. Son but est de créer de différents points de vue et de mettre en lumière les
conditions narratives de ces points de vue. Mais cela peut se faire en gardant toujours la
même idée décrite. Dans le cadre de notre analyse, cette variation se fait entre le personnage
contenu dans le « je », le narrateur, et, d’autres personnages contenus dans le « on » inclusif.
Par ces trois instances, la focalisation évolue d’un regard à l’autre en donnant un aspect de
plus en plus négatif ou positif de la Ville noire.

La première focalisation est celle du discours d’un habitant de la ville basse qui tente
tant que possible d’améliorer sa situation financière afin de ne pas sombrer dans une
souffrance perpétuelle causée par le rythme du travail ouvrier et son salaire précaire. Il voit
donc en la ville basse, un espace des possibles ascensions sociales 490, « sublime » par toutes
les opportunités qui s’offrent à lui. Et la seconde focalisation est celle d’un regard profane de
celui qui n’a aucune expérience de la ville basse, mais plutôt un avis superficiel. Ces deux
représentations viennent davantage soutenir la réflexion de George Sand qui admet qu’on ne
peut avoir un avis positif sur la réalité ouvrière que si on la connait.

Pour continuer, l’opposition qui s’effectue dans le regard du personnage de Sand qui
sert à nuancer le discours sur l’oppression à propos de la Ville noire, renouvelle notre intérêt

486
George Sand, La Ville Noire, [Notice.], Pléiade, p. 1409.
487
George Sand, Le compagnon du tour de France, op.cit.
488
Gilland, Les conteurs ouvriers, Paris, Cour de la Bonne-Graine, 1849. [En ligne], consulté le 03/03/2023,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111822m.texteImage
489
Philippe Hamon, Du descriptif, op.cit., p.198.
490
Marwa Karaani, La ville industrielle dans La ville Noire de George Sand, un espace d’ascension ou de
déchéance ? , Amazone, éditions universitaires européennes, p.9.

159
pour le roman d’Elizabeth Gaskell. En effet, nous avons également constaté que la
représentation des contrastes est également utilisée par Mrs. Gaskell. Mais, cette
représentation d’éléments contrastés se fait sur les espaces qui servent à analyser les effets de
l’industrialisation.

IV.1.2. L’écriture du contraste à propos des espaces.


Dans nos lectures des œuvres, on remarquera que contrairement aux œuvres de Sand et
de Dickens, qui mettent une description de la ville en avant, celle de Gaskell ne s’y attèle pas
tant.

Le roman de Gaskell nous surprend parce que, certes, il utilise la description des
espaces pour trahir l’impact négatif du progrès industriel mais cet usage reste assez
stratégique et très séquencé. On ne retrouvera pas dans Mary Barton491, plusieurs descriptions
isolées de la ville, mais plusieurs descriptions qui mettent généralement en confrontation la
ville et la campagne, comme au premier chapitre :

There are some fields near Manchester, well known to the inhabitants as ‘‘Green Heys
Fields’’, through which runs a public footpath to a little village about two miles distant. In
spite of these fields being flat, and low, nay, in spite of the want of wood (the great and
usual recommendation of level tracts of land), there is a charm about them which strikes
even the inhabitant of a mountainous district, who sees and feels the effect of contrast in
these commonplace but thoroughly rural fields, with the busy, bustling manufacturing
town he left but half an hour ago492.

Effet stratégique d’Elizabeth Gaskell, elle ouvre son récit par une représentation de
Manchester et des champs, donc une mise en relief entre espaces industriels et espace paysan.
Comme nous l’avions observé dans le roman de Dickens, Hard Times493, sur l’ouverture par
la critique de l’utilitarisme, la description de Gaskell a une portée idéologique, celle d’une
critique contre l’industrialisation. Le lecteur qui pénètre ce roman sait d’entrée de jeu qu’il
s’agit d’une confrontation entre la vie paysanne et celle industrielle. D’ailleurs, les attributs
des deux espaces accentuent le point de vue de Gaskell. Elle parle de « charme remarquable »
au sujet de la campagne, et qualifie la ville d’« active » et « grouillante », ce qui sous-entend
un manque de repos et de paix pour ses habitants. D’ailleurs, pour revenir à Green Heys Fields,

491
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
492
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.8. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.23. Aux abords
de Manchester se trouvent des champs bien connus des habitants sous le nom de Green Heys Fields, et traversés
par un sentier public menant à un petit village distant d’un peu moins d’une lieue. Certes, ils sont plats et
uniformes, certes les bois, en général un agrément majeur en rase campagne, y manquent ; mais leur charme est
remarquable, même pour l’habitant d’une région accidentée, qui voit et ressent l’effet du contraste entre ce
paysage ordinaire, mais entièrement champêtre et la ville active et grouillante qu’il a quittée à peine une demi-
heure plus tôt
493
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.

160
il s’agit des champs situés au sud de Manchester. Ils formaient une zone non exploitée par l’activité
industrielle si bien que les habitants de la ville considéraient ces espaces comme des campagnes. Nous
pouvons citer ce passage pour mettre en évidence le lien entre ces champs et le roman de Gaskell :

Green Heys n’a pas été touché par les usines, les machines ou les propriétaires de
moulins. Il était rempli de sentiers pédestres, de bruits de la nature et était un refuge pour
les hommes et les femmes qui avaient besoin de paix et d’espace. Green est devenu un
refuge pour les clases alors qu’ils passaient du temps à l’extérieur et loin des mauvais
traitements. […] L’environnement des champs était rafraichissant, libérateur et calme
pour ceux qui prenaient le temps de profiter et de se soigner des hectars de paysage. […]
Dans Mary Barton la famille Wilson et Barton passent leur journée à savourer la terre
avant que le chaos et le chagrin ne les frappent pour le reste du roman. La représentation
d’Elizabeth Gaskell de cette journée est d’illustrer les difficultés de la classe ouvrière et
leurs rares expériences de liberté et de confort494

C’est donc une mise en scène à travers l’espace, de l’exploitation ouvrière des grandes
villes industrielles de la Grande-Bretagne à ce siècle, puisqu’on sait et nous l’avions déjà
montré que l’ouvrage du progrès industriel repose sur l’exploitation de la main-d’œuvre
ouvrière à un rythme intensifié.

Le génie de Gaskell sur l’usage qu’elle fait des descriptions réside aussi dans la
subtilité des passages descriptifs qui font écho à des villes industrielles en même temps
qu’aux espaces ruraux :

She had the fresh beauty of the agricultural districts; and somewhat of the deficiency of
sense in her countenance, which is likewise characteristic of the rural inhabitants in
comparison with the natives of the manufacturing towns.495

Les attributs du personnage servent d’outils de comparaison entre l’imaginaire de la


ville et celui de la campagne. On retrouve une fois de plus dans ce passage une exaltation de
l’espace rural et une sorte de dénigrement des habitudes des grandes villes. En cela, Gaskell
ne s’attaque pas à l’individu, mais à la société qui le corrompt. Ainsi, la description de la ville
agit tel un signal du descriptif496, c’est-à-dire un élément « auto-référentiel497 » ou
« métalinguistique498 » dont le but est de rendre visible l’objet décrit dans le « flux textuel499»
comme le précise Genette :

494
Bland, DS, « Mary Barton et l’exactitude historique. », La Revue des études anglaises, Vol.1, n°1 ? Oxford
University Press, 1950, p. 58-60, [En ligne], consulté le 08/02/2023, http://www.jstor.org/stable/511777
495
Elizabeth Gaskell, op.cit., p.9. [Trad.] Elizabeth Gaskell, op.cit., p.26. Elle avait cette beauté fraiche des filles
de la campagne, et cette expression simplette qui distingue également les habitants des régions rurales à ceux des
villes industrielles
496
Philippe Hamon, Du descriptif, op.cit., p.65.
497
Id., p.65.
498
Ibid., p.65.

161
[…] ce que dit l’énoncé est toujours en quelque sorte doublé, accompagné par ce que dit
de la manière dont il le dit, et la manière la plus transparente est encore une manière, et la
transparence même peut se faire sentir de la façon la plus indiscrète500.

On peut observer des descriptions différentes chez nos auteurs. Ainsi, que l’on soit
dans un descriptif transparent comme chez Charles Dickens et George Sand, ou dans un
descriptif parfois voilé tel que chez Gaskell, on est dans des formes porteuses de sens
politiques et idéologiques liés à une conscience environnementale qui prend en compte la
représentation de l’espace lorsqu’il faut parler du progrès industriel. Il se dégage aussi de ces
descriptions, un respect pour la nature voué par les auteurs. Ceci étant, ils n’attirent pas
l’attention que pour les ouvriers mais également pour la nature qui est détruite, même si cela
est fait de manière très implicite et n’est pas au cœur du débat. Poursuivons avec le deuxième
aspect qui ressort de la forme descriptive de Gaskell : le marquage temporel. En effet, on
remarque que lorsque Gaskell s’appesantit sur un aspect descriptif, l’intérêt de cette
description va au-delà du fait de « décrire » un paysage : elle devient comme une sorte
prétexte esthétique qui marque le texte en le faisant basculer dans un événement nouveau et
important du récit. Songeons notamment à la désillusion de John Barton sur Londres :

They’re sadly puzzled how to build houses though in London; there’d be an opening for a
good steady master builder there, as know’d his business. For yo see the houses are many
on ‘em built without any proper shape for a body to live in; some on’em they’ve after
thought would fall down, so they’ve stuck great agly pillars out before’em. And some on
‘em (we thought they must be th’tailors sign) had getten stone men and women as wanted
clothes stuck on’em501.

La déception que procure la grande ville exprimée par le personnage révèle la portée
de l’œuvre sur les nouvelles pratiques sociales (formes de constructions des grandes villes,
habitudes des occupants). Cette attitude du personnage renforce la sympathie de Gaskell pour
les zones rurales et leurs habitants, en même temps qu’elle montre l’écart considérable entre
les villes et les campagnes. La naïveté de John Barton sert à dénoncer l’extravagance des
constructions des grandes bâtisses au style néo-classique qui servent d’habitation aux
personnes riches. Ces formes d’habitation montrent ainsi l’extrême richesse de quelques-uns.

499
Ibid., p.65.
500
Gérard Genette, Figure II, op.cit., p.47.
501
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.90-91. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.158-159.
Mais je dois dire quand même qu’ils savent pas construire les maisons à Londres. Y aurait du travail pour un
entrepreneur qui connaîtrait son affaire. Parce qu’on voit quantité de maisons qui sont conçues sans souci de
ceux qui y habitent ; y en a où ils ont dû avoir peur qu’elles tiennent pas debout une fois construites, alors ils ont
rajouté devant de grands piliers très laids. Et devant certaines (on les a prises pour des enseignes de tailleurs), on
avait collé des hommes ou des femmes en pierre sans rien sur le dos

162
Il y a également une naïveté dans le point de vue du personnage. En effet, il n’identifie pas
précisément ce qu’il voit autour de lui, car il n’a aucune connaissance du style néo-classique.
Ainsi, ces constructions qui sont un choix de style lui donnent une impression de défaut
architectural. Ceci étant, cette ignorance qu’il exprime au regard de ces constructions faites de
cariatide qui lui sont inconnues, est aussi celle qui l’a poussé à penser qu’il serait reçu au
parlement. De fait, John Barton n’envisageait pas que les parlementaires ne puissent pas
compatir à la situation des ouvriers. Il s’imaginait plutôt que leur inaction était due au fait
qu’ils n’étaient pas informés de la situation des ouvriers. Dans ce cas, grande sera sa
désillusion qui le conduira à une colère meurtrière envers les patrons d’usines. L’arrivée de
John Barton à Londres sert donc à évoquer la grande faiblesse des ouvriers. Elle sert à
comprendre pourquoi les ouvriers devaient s’organiser, s’instruire et s’informer pour mener
une révolte. Plus tard, dans le récit, ce retour de Londres justifiera l’entrée de John Barton
dans les mouvements syndicalistes.

En poursuivant l’analyse de ces œuvres, en ce qui concerne les lieux mis représentés et
les fréquentations des ouvriers dans ceux-ci, il se pourrait que ces déplacements résultent d’un
sentiment de lassitude de grandes villes. Lorsqu’ils veulent s’exprimer, pour essayer d’avoir
un autre regard que celui qui leur est imposé par le milieu dans lequel ils évoluent, c’est-à-dire
la vue sur les usines, les fabriques, les machines. Ainsi, les personnages principaux ont
plusieurs moments d’évasion durant lesquels ils sont soit dans la quête de soi, soit dans un
besoin de sortir du quotidien, soit à la recherche d’un environnement neutre. Qu’à cela ne
tienne, leurs déplacements révèlent des informations aux lecteurs, et, généralement, ils sont
marqués par des événements précis du récit qui bouleversent le déroulement des actions
prédisposées à être réalisées ou des actions déjà réalisées. Alors, si le départ temporaire de
Sept-Épées de la Ville noire vers d’autres horizons est motivé par le besoin d’agrandir son
marché, de se faire des relations afin de ne pas sombrer dans la routine de ses semblables,
c’est-à-dire des ouvriers comme il l’était, Stephen Blackpool décide de partir de Coketown
après s’être fait renvoyer par son patron Bounderby. Ce qui est important pour notre étude, ce
n’est pas tant le motif du départ, que les lieux fréquentés hors des faubourgs industriels et ce
qu’ils représentent pour les personnages qui s’y retrouvent. L’auteur le souligne dans ces
quelques lignes:

It was customary for those who now and then thirsted for a draught of pure air, which is
not absolutely the most wicked among the vanities of life, to get a few miles away by the
railroad, and then begin their walk, or their lounge in the fields. Sissy and Rachael helped
themselves out of the smoke by the usual means, and were put down at a station about
midway between the town and Mr. Bounderby’s retreat.

163
Though the green landscape was blotted here and there with heaps of coal, it was green
elsewhere, and there were trees to see, and there were larks singing (though it was
Sunday), and there were pleasant scents in the air, and all was over-arched by a bright
blue sky. In the distance on way, Coketown showed as a black mist; in another distance
hills began to rise; in a third, there was a faint change in the light of the horizon where it
shone upon the far-off sea. Under their feet, the grass was fresh; beautiful shadows of
branches flickered upon it, and speckled it, hedgerows were luxuriant; everything was at
peace. […] The sun was high when they sat down to rest. […]
It is so stille here, Rachael, and the way is so untrodden, that I think we must be the first
who have been here hall the summer.502

Le passage de Sissy et Rachael d’un milieu à un autre n’est qu’un prétexte que
Dickens utilise pour tourner l’attention du lecteur vers un ailleurs dans lequel les sentiments,
les émotions des personnages seraient différents que ceux qui sont ressentis dans le vaste
champ industriel qu’est la ville. Cet ailleurs sert « d’espace-refuge503 » aux personnages en ce
sens qu’il permet de se détacher du monde industriel. L’emploi de la synecdoque lorsqu’il
désigne la ville par la « fumée » accentue l’idée de l’enfer toujours en feu. Et, le tableau qui
est peint au sujet de la nature en dit long sur la trajectoire que l’auteur donne à ce passage. La
nature est peinte comme un lieu agréable, dont les senteurs dans l’air seraient mieux que la
fumée inspirée par les habitants des villes industrielles. La description de Dickens est peut-
être subtile, mais nous percevons bien qu’une contradiction s’établit entre nature et culture
industrielle, et cela est présenté par une comparaison plutôt claire et précise lorsqu’il affirme
au chapitre VI du troisième livre intitulé ‘‘The starlight’’:

In the distance one way, Coketown showed as a black mist; in another distance, hills
began to rise, in a third, there was a faint change in the light of the horizon, where it
shone upon the far-off sea.504
Ou encore lorsqu’à propos des champs, il dit « everything was at peace.505»

502
Charles Dickens, op.cit., p.210. [Trad.] Leur promenade ou leur flânerie à travers champs. Sissy et Rachael
s’enfuirent hors de la fumée par les moyens habituels, et le train les déposa dans une gare à peu près à mi-chemin
entre la ville et la retraite de Mr. Bounderby. Bien que le paysage verdoyant fût taché çà et là par des tas de
charbon, il était verdoyant ailleurs ; on y voyait des arbres, on y entendait chanter l’alouette (bien que ce fût
dimanche), d’agréables senteurs flottaient dans l’air et sur tout cela planait la voûte brillante du ciel bleu. Au
loin, d’un côté, Coketown apparaissait comme une nuée noir, d’un autre, des collines commençaient à s’élever,
d’un troisième enfin, on voyait à l’horizon la lumière changer imperceptiblement, là où elle brillait au-dessus de
la lointaine. L’herbe était fraîche sous leurs pieds, les branches la tachaient de belles ombres mouvantes, les
haies étaient luxuriantes, tout respirait la paix. À l’orifice des puits, les machines et de vieux chevaux efflanqués.
[…] Le soleil était haut quand elles s’assirent pour se reposer. […] Tout est si tranquille ici, et le chemin paraît si
peu foulé, que nous devons être les premières, je crois à être venues ici de tout l’été. Traduction d’Andrée
Vaillant, op.cit., p.361-362.
503
Gérard Genette, Figures I, op.cit., p.101.
504
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., 210. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.361-362. Au
loin, d’un côté, Coketown apparaissait comme une nuée noire, d’un autre, des collines commençaient à s’élever,
d’un troisième enfin, on voyait à l’horizon la lumière changer imperceptiblement, là où elle brillait au-dessus de
la lointaine

164
Il est vrai que la vraisemblance narrative a caractérisé le XIXe siècle, mais cette
écriture dite réaliste semble devenir un système conventionnel qui régit les formes
romanesques de ladite époque. Pour être lu, il fallait faire preuve de vraisemblance. Dans ce
sens, Antoine Compagnon converge avec Michel Foucault que la « transparence » dont se
proclament les romanciers du XIXe siècle est utopique506. Dans cette même perspective, les
représentations des auteurs sont d’abord la traduction de leurs impressions sur
l’industrialisation plutôt qu’une représentation fidèle de celle-ci. C’est le cas dans le rapport
de Victor Hugo aux espaces représentatifs de la souffrance du peuple qu’il expose dans son
roman Les Misérables. Nous le verrons dans le point suivant.

IV. 2. Des espaces-écrans de la souffrance dans Les Misérables

IV.2.1. Histoire et ville à travers le peuple de Paris et le peuple de la


campagne.

Victor Hugo utilise le peuple pour parler du lieu. Cela est tout à fait compréhensible
puisque le peuple est le sujet de son roman. Dans ce cas, les actions du peuple accompagnent
les descriptions d’espaces d’un passage à un autre. Pour cela, la ville de Paris est décrite sous
plusieurs angles selon les évènements. Alors, ces événements ponctuent le récit et ils peuvent
donner lieu à des descriptions. On peut premièrement s’en tenir à la description faite de Paris
au retour du roi en 1815 qui est d’ailleurs un événement historique :

Les Champs-Élysées, pleins de soleil et de foule, n’étaient que lumière et poussière, deux
choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly, ces marbres hennissants, se
cabraient dans un nuage d’or. Les carrosses allaient et venaient. Un escadron de
magnifiques gardes de corps, clairon en tête, descendait l’avenue Neuilly ; […] La place
de la Concorde redevenue alors place Louis-XV, regorgeait de promeneurs contents.
Beaucoup portaient la fleur de lys d’argent suspendue au ruban blanc moiré qui, en 1817,
n’avait pas encore tout à fait disparu des boutonnières. Çà et là au milieu des passants
faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient au vent une bourrée
bourbonienne alors célèbre, destinée à foudroyer les Cents-jours, et qui avait pour
ritournelle :
Rendez-nous notre père de Gand,
Rendez-nous notre père507.

505
Id. [Trad]. Id. Tout respirait la paix.
506
Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998, p.123. « Foucault, dans Les Mots et les
Choses, s’en prenait ainsi à la métaphore de la « transparence » qui traverse toute l’histoire du réalisme, et
entreprenait l’archéologie de « la grande utopie d’un langage parfaitement transparent où les choses elles-mêmes
seraient nommées sans brouillage » (Foucault, p.133.) »
507
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.134. [Note], p.1568. « Notre père de Gand est une chanson royaliste
créée en 1815. Louis XVIII, pendant les cent-jours, c’était réfugié à Gand. »

165
Décrivant l’atmosphère de Paris par le retour de Louis XVIII508 qui émeut le peuple, la
ville prend l’aspect d’un espace glorieux. Ce retour du roi Louis-XVIII de son « exil »
politique promet au peuple une Restauration et ce fut la première de France qui se fonde sur la
base d’une Charte écrite par le roi depuis 1814509 qui préconise des réformes, dont l’égalité
entre les différentes classes sociales, car elle tient compte des réformes issues de la
Révolution française et les principes du pouvoir monarchique.

C’est donc une exaltation de la personne du roi, de son retour et un besoin pour le
peuple d’oublier les cent jours de son absence. En effet, nous ne sommes que dans le livre I
du roman, et la poursuite de la lecture de celui-ci nous fera entrer dans l’histoire d’un peuple à
nouveau mécontent en raison de ses souffrances et de sa misère. Ceci montre l’intérêt pour
l’auteur de parler de gloire poussiéreuse, puisqu’elle n’assurera pas toujours le meilleur
traitement au peuple selon ce que préconisait la Charte, cette image qui renvoie à la poussière
prévoit aussi le renversement de ce pouvoir. Ces modifications politiques devront faire face,

508
Boudon Jacques-Olivier, « Les Cent-Jours : un second Empire ? », Histoire, économie & société, 2017/3, 36e
année, p. 7-17. [En ligne], consulté le 26/10/2021, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-
lille.fr/revue-histoire-economie-et-societe-2017-3-page-7.htm , p.8. « L’appellation « les Cent jours » qui
caractérise généralement la période du retour au pouvoir de Napoléon en 1815 est postérieure à l’événement et
désigne à l’origine l’époque pendant laquelle le roi Louis XVIII a été absent de Paris. C’est en effet le préfet de
la Seine Chabrol qui accueillant le roi à Paris le 8 juillet 1815, s’exclame : « Sire, cent jours se sont écoulés
depuis le moment fatal où votre Majesté, forcée de s’arracher aux affections les plus chères, quitta sa capitale au
milieu des larmes et de la consternation publique »
509
Charte Constitutionnelle du 4 juin 1814, [en ligne], consulté le 26/10/2021, https://www.conseil-
constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/charte-constitutionnelle-du-4-juin-1814 Dans cette Charte, les
articles retiennent notre attention par le lien qu’ils entretiennent avec notre sujet. Nous citons les articles
suivants : Article 1. - Les Français sont égaux devant la loi, quels que soient d'ailleurs leurs titres et leurs rangs.
Article 2. - Ils contribuent indistinctement, dans la proportion de leur fortune, aux charges de l'État.
Article 3. - Ils sont tous également admissibles aux emplois civils et militaires.
Article 4. - Leur liberté individuelle est également garantie, personne ne pouvant être poursuivi ni arrêté que
dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu'elle prescrit.
Article 5. - Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection.
Article 6. - Cependant la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l'État.
Article 7. - Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, et ceux des autres cultes chrétiens,
reçoivent seuls des traitements du Trésor royal.
Article 8. - Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui
doivent réprimer les abus de cette liberté.
Article 9. - Toutes les propriétés sont inviolables, sans aucune exception de celles qu'on appelle nationales, la
loi ne mettant aucune différence entre elles.
Article 10. - L'État peut exiger le sacrifice d'une propriété, pour cause d'intérêt public légalement constaté, mais
avec une indemnité préalable.
Article 11. - Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu'à la restauration sont interdites. Le même oubli
est commandé aux tribunaux et aux citoyens.
Article 12. - La conscription est abolie. Le mode de recrutement de l'armée de terre et de mer est déterminé par
une loi.

166
plus tard, à l’instauration à nouveau de la monarchie par Napoléon III en 1850. Si Victor
Hugo a eu de l’admiration pour Napoléon Ier et sa gestion monarchique, il n’en sera pas de
même pour son neveu qui semble mettre en péril les efforts du peuple depuis la Révolution
française.

Ainsi, ce peuple qui semble bienheureux et qui transfère cette joie dans l’aspect de
Paris est en même temps celui que Hugo présente comme capable d’agir pour le respect de ses
droits, au tome I. livre III, et au chapitre V :

Des tas de faubouriens endimanchés, parfois même fleurdelisés comme les bourgeois,
épars dans le grand carré et dans le carré Marigny, jouaient aux bagues et tournaient sur
les chevaux de bois ; d’autres buvaient ; quelqu’un, apprentis imprimeurs, avaient des
bonnets de papier ; on entendait leurs rires. Tout était radieux. C’était un temps de paie
incontestable et de profonde sécurité royaliste ; c’était l’époque où un rapport intime et
spécial du préfet de Police Anglés au roi sur les faubourgs de Paris se terminait par ces
lignes : « Tout bien considéré, Sire, il n’y a rien à craindre de ces gens-là. Ils sont
insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui
de Paris ne l’est pas […] Il n’y a point de crainte du côté de la populace de la Capital.
[…] le peuple des faubourgs de Paris est plus petit qu’avant la révolution. Il n’est pas
dangereux. En somme, c’est de la canaille bonne. » Qu’un chat puisse se changer en lion,
les préfets ne le croient pas possible, cela est pourtant, et c’est là le miracle du peuple de
Paris510.

Le discours sur Paris et son peuple lors de la première Restauration inscrit dans le
récit, une période historique marquée par la présence du discours de Jules Anglés (1778-
1828), préfet de police de Paris en 1815511. Par la voix de Jules Anglès, la structure du peuple
de Paris semble uniformisée, c’est-à-dire que le peuple pauvre des faubourgs se joint à la
célébration pour le retour du roi et des perspectives d’un avenir meilleur. Ainsi, sur le plan
spatial, par l’action politique, les Champs-Élysées et les faubourgs se croisent dans un même
intérêt, celui d’exprimer un besoin de paix et de sécurité. Par ailleurs, ce passage est écrit dans
un ton ironique parce que Victor Hugo veut montrer que le nouveau pouvoir de la restauration
ne voit pas ce qui va advenir, à savoir qu’il sera renversé. Cet espoir du peuple est ce qui fait
que la ville, Paris, est perçue sous un angle de prospérité. Pour dire l’envers de la ville, il fait
une comparaison entre la ville et la forêt :

Les villes, comme les forêts, ont leurs antres où se cache tout ce qu’elles ont de plus
méchant et de plus redoutable. Seulement, dans les villes, ce qui se cache ainsi est féroce,
immonde et petit, c’est-à-dire laid ; dans les forêts, ce qui se cache est féroce, sauvage et

510
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.134.
Id., p.1568. « La citation est fidèle aux observations d’Anglès, telles qu’on peut les lire dans Royauté ou
511

Empire. La France en 1814. D’après les rapports inédits du comte Anglès (Didot, 1897) »

167
grand, c’est-à-dire beau. Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à ceux
des hommes. Les cavernes valent mieux que les bouges512.

Sont opposés par le propos d’Hugo, l’état naturel (la forêt) et l’état artificiel (la ville)
créée par l’homme. Ces deux instances mises en exergue permettent d’amplifier dans le récit
de Victor Hugo, la remise en question du progrès. En effet, l’auteur croit au progrès mais il
estime qu’il ne peut y avoir de progrès si la misère est aussi importante. De fait, l’une des
caractéristiques de l’homme est sa capacité à penser l’amélioration des conditions de vie et en
l’occurrence, de travail qui participent à son bien-être. Mais, on se rend compte qu’en ville,
l’homme régresse, et fait du milieu dans lequel il se trouve, si nous empruntons l’expression
d’Hugo, « une caverne à fauves ». La ville de la civilisation industrielle produit l’homme
« féroce », individu qui agit parfois sans recul dans son seul intérêt. Et « immonde » parce que
son action est parfois contre nature. Cependant, le non-respect de la condition humaine fera
l’objet du chapitre suivant pour discuter des facettes de la misère. Pour l’instant, nous allons
nous concentrer sur les lieux que Victor Hugo qualifie de casernes de la souffrance.

IV.2.2. Les espaces (lieux) (du) religieux et du politique : des casernes de la


souffrance
Victor Hugo, contre l’injustice décrit le lieu dans lequel se tient le procès de Jean
Valjean dans le livre II, au chapitre IX qu’il intitule « un lieu où les convictions sont en train
de se former513. » Tout en restant sur cet intitulé du chapitre, on peut faire ressortir la pensée
de l’auteur à travers le décor et l’action du lieu sur le personnage. En effet, c’est à travers le
regard de M. Madeleine et ses impressions que le lecteur entre en contact avec la salle
d’audience. Bien qu’elle doive servir à établir la justice, le regard et l’appréciation du
personnage expriment autre chose.

Dans Les Misérables, on lit la description de la salle d’audience :

C’était une assez vaste enceinte à peine éclairée […]. À un bout de la salle, celui où se
trouvait les juges à l’air distrait, en robe usée, se rongeant les ongles ou fermant les
paupières ; à l’autre bout, une foule en haillons ; des avocats dans toutes sortes
d’attitudes ; des soldats au visage honnête et dur ; de vieilles boiseries tachées, un plafond
sale, des tables couvertes d’une serge plutôt jaune que verte, des portes noircies par les
mains ; à des clous plantés dans le lambris, des quinquets d’estaminet donnant plus de
fumée que de clarté ; sur les tables , des chandelles dans des chandeliers de cuivre ;
l’obscurité, la laideur, la tristesse ; et de tout cela on y sentait cette grande chose humaine
qu’on appelle la loi et cette grande chose divine qu’on appelle la justice514.

512
Ibid., p.726.
513
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.265.
514
Id.

168
La description d’Hugo paraît orienter vers la construction d’une image négative de
l’appareil judiciaire de son époque. Dès la description du lieu, on croirait qu’aucune action
positive ne peut être mêlée à cet endroit. Dès lors, le lecteur est plutôt préparé à rencontrer,
dans l’évolution du récit, des actes d’iniquité plutôt que les actions justes. L’expression « à
peine éclairé » peut être une métaphore pour signaler le dysfonctionnement de cette justice
pour laquelle les juges se basent sur des impressions plutôt que sur des faits. D’ailleurs, il le
signale lorsqu’il parle des « juges à l’air distrait », ce qui, mêlée à l’aspect sombre du lieu, ne
rend pas favorable le procès, du moins pour l’accusé. Ensuite, le regard du personnage nous
entraîne sous un angle satirique quand il scrute la tenue des juges515. Ceux–ci, en plus de
donner l’impression de ne pas suivre avec attention le procès, seraient somnolents et peut-être
impatients d’y mettre un terme au procès en se « rongeant les ongles. » Hugo, au travers de
cette description, pousse le lecteur à se demander si, dans ces conditions, on peut parler
d’application de la justice. Une scène à la fois comique et pathétique du fait que l’accusé sera
jugé coupable à tort, permet à l’auteur de représenter une justice peu crédible et pleine de
légèreté. La scène est beaucoup plus comique, mais ce ton permet au lecteur d’avoir une
attention particulière sur le fonctionnement de l’appareil judiciaire contre lequel il écrit.
D’ailleurs, cette remise en cause sera accentuée par l’usage d’un langage par simulation des
expressions telles qu’on peut l’observer ici :

[…] langue où un mari s’appelle un époux, une femme, une épouse, Paris, le centre des
arts et de la civilisation, le roi, le monarque, Mgr l’évêque, un saint pontife, l’avocat
général, l’éloquent interprète de la vindicte, les plaidoiries, les accents qu’on vient
d’entendre, le siècle de Louis XIV, le Grand siècle, un théâtre , le temple de Melpomène,
la famille régnante, l’auguste sang de nos rois, un concert, une solennité musicale, M. le
général commandant le département, l’illustre guerrier qui, etc., les élèves du séminaire,
ces tendres lévites, les erreurs imputées aux journaux, l’imposture qui distille son venin
dans les colonnes de ces organes, etc., etc.516

Les termes usités dans ce passage jouent plutôt un rôle esthétique, car ils n’exposent
que la grandiloquence de la langue française. Ainsi, cette méthode langagière met en lumière
le regard critique de Victor Hugo. En utilisant des expressions grandiloquentes du siècle, il
dévoile la grande tromperie du siècle, celle qui met en avant le progrès mécanique en sous-

515
Lorsque nous parlons de tenue, nous faisons allusion à deux éléments : tenue en ce qui concerne la tenue
vestimentaire, puis tenue s’agissant de l’attitude des personnages.
516
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.268. [Note], p.1578. Cette poétisation artificielle et artificieuse du
discours masque la vérité, là où le langage devrait établir l’exactitude des faits. Sur la satire des procès iniques,
et la langue contournée des hommes de loi, voir le procès d’Esmeralda dans Notre-Dame de Paris (VIII, chap. I-
III).

169
estimant le respect de l’humanité qui plonge le peuple dans la famine pour en faire des
misérables, des forçats. C’est à cela que sert la mise en scène de ce procès dans lequel on
remarque que les analyses des juges sont peu crédibles dans ce contexte. Tout ceci permet de
reformuler le problème du progrès à ce siècle dont l’intérêt n’est pas, comme les capitalistes
veulent le faire croire, le bien-être de l’homme avant la course aux intérêts de l’État et des
tenants des capitaux. Le personnage jugé est un vulgaire paysan à qui la cours accorde peu
d’importance. Et, cela se reflète dans le jugement qui lui est fait.

Ainsi, ces deux constructions, l’une axée sur l’espace et l’autre sur le discours, se
rencontrent par le sens de leurs représentations sur la mise en scène du simulacre social
qu’Hugo tente d’exprimer dans son œuvre. On revient d’une certaine manière à l’hypothèse
du chapitre trois de la première partie de notre travail dans lequel nous avions parlé de la
condamnation de la justice par le personnage Jean Valjean qui se sentait lésé. De fait, nous
sommes une fois de plus en présence d’une sentence qui s’applique sur un innocent,
Champmathieu qui est confondu et accusé pour les actes de Jean Valjean. Parce que l’œuvre
Les Misérables tient compte de plusieurs sources d’oppression qui participent à la souffrance
du peuple, dans la mise en scène des espaces, Hugo présente aussi le couvent comme lieu de
restriction des libertés admises par la société. Ainsi, cet espace est présenté comme lieu qui
gangrène l’épanouissement humain. De fait, pour entrer dans le vif du sujet, il faut rappeler
qu’Hugo étant très proche de Lamennais pense qu’on peut délivrer le peuple de sa souffrance
en recourant à Dieu. Nous le verrons dans un chapitre qui traitera des pistes de solutions
proposées par le romanesque contre l’oppression sociale. Pour l’instant, nous suivons l’auteur
dans sa présentation du couvent qui est un lieu d’asservissement du peuple. Or, en cette
période du siècle, il est plus que primordial que le peuple participe à sa libération de toutes
souffrances sociales possibles.

Pour présenter les pratiques que dénonce Hugo et qui assujettissent l’humanité, et pour
faire, comme il le dit517, nous entrerons dans « LE PETIT-PICPUS.518 » Nous n’allons pas

517
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.475. « Quoique ce couvent fût le plus muré de tous, nous allons
essayer d’y pénétrer et d’y faire pénétrer le lecteur, et de dire, sans oublier la mesure, des choses que les
raconteurs n’ont jamais vues et par conséquent jamais dites. »
518
Id., p.472. [Note], p.1596. Hugo a noté en tête de ce livre dans le manuscrit : « Texte non modifié, tel que je
l’ai écrit dans la réalité absolue. Aujourd’hui, vu le régime et les tracasseries possibles, j’ai dû dépayser le
couvent, en changer le nom et le transporter imaginairement quartier Saint-Antoine (29 janvier 1826) » (f° 546
r°). On peut aussi lire cette notation antérieure : « Le lieu, fort respectable d’ailleurs, où les aventures de ce livre
vont pénétrer existe très réellement à Paris à l’époque où se passent les faits que nous racontons, mais, pour des
raisons que l’auteur aura peut-être occasion d’expliquer plus tard, il convient […] en cette année 1861 où nous
sommes que cette réalité soit masquée. […].

170
nous appesantir sur l’ensemble des pratiques des religieuses en ce lieu, mais sur celles à
travers lesquelles l’auteur fait ressortir leur souffrance :

Revenons à la dure règle espagnole de Martin Verga.

Les Bernardines-bénédictines de cette obédience font maigre toute l’année, jeunent le


carême et beaucoup d’autres jours qui leur sont spéciaux, se relèvent dans leur premier
sommeil depuis I heure du matin jusqu’à 3 heures pour lire le bréviaire et chanter
matines, couchent dans des draps de Serge en toute saison et sur la paille, n’usent point de
bains, n’allument jamais de feu, se donnent la discipline tous les vendredis, observent la
règle du silence, ne se parlent qu’aux récréations, lesquelles sont très courtes, et portent
des chemises de bure pendant six mois, du 14 septembre, qui est l’exaltation de la Sainte-
Croix, jusqu’au Pâques. […] Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilité sous clôture ; voilà
leurs vœux, fort aggravés par la règle519.

Dans un espace aussi clôturé que le couvent des Bernardines-bénédictines, voici ce qui
renvoie au quotidien des religieuses. Celui-ci est caractérisé par la privation, le silence, le
sacrifice pour les autres (une sorte de pénitence) et la pauvreté. Loin de faire une critique de la
pratique religieuse, en nous appuyant sur le sens du discours d’Hugo, nous nous rendons
compte que « LE PETIT-PICPUS » est une sorte de prison, qui, contrairement à celle dans
laquelle Jean-Valjean séjourne, enferme des personnes de leur propre chef. Par ailleurs, si les
religieuses le deviennent par une volonté personnelle, en tenant compte des pratiques du
couvent, il semblerait que la mise en pratique de ces règles est parfois sans limite. Le passage
qui suit nous le fait remarquer :

[…] Pour l’office des morts, elles prennent le ton si bas, que c’est à peine si des voix de
femmes peuvent descendre jusque-là. Il en résulte un effet saisissant et tragique.
Celles du Petit-Picpus avaient fait faire un caveau sous leur maître-autel pour la sépulture
de leur communauté. Le gouvernement, comme elles disent, ne permit pas que ce caveau
reçût les cercueils. Elles sortaient donc du couvent quand elles étaient mortes. Ceci les
affligeait et les consternait comme une infraction.
Elles avaient obtenu, comme consolation médiocre, d’être enterrées à une heure spéciale
et en un coin spécial dans l’ancien cimetière Vaugirard, qui était fait d’une terre
appartenant jadis à leur communauté.
Ces religieuses ne sont point gaies, roses et fraiches comme le sont souvent les filles des
autres ordres. Elles sont pâles et graves. De 1825 à 1830 trois sont devenues folles520.

Le conditionnement dans lequel ces religieuses vivaient s’était ancré en elles, mettant
un terme à leur capacité d’agir de leur propre gré parce qu’elles sont soumises à une
obéissance totale. Le discours d’Hugo sur les religieuses du couvent a montré que tout
humain, peu importe son appartenance sociale ou religieuse, est soumis au besoin de liberté.

519
Ibid., p. 476.
520
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 480-481.

171
Et, l’absence de ce facteur indispensable à l’humanité conduit indéniablement à sa
destruction. Dans ce sens, nous observons la déchéance des religieuses du « petit-picpus » par
des crises de démence, ce qui est bien une caractéristique d’une extrême souffrance. Ne
pouvant plus bénéficier de leur liberté, elles perdent la raison.

Pour établir un lien entre le cas des religieuses et le peuple misérable décrit dans
l’œuvre d’Hugo, on s’aperçoit que ces deux catégories sociales partagent les mêmes
conditions d’existence : le devoir d’obéissance qui interdit la révolte, la pauvreté par volonté
pour les religieuses et par contrainte pour les prolétaires, et la clôture pour les bagnards ou
anciens bagnards, qui, même après la prison, portent toujours cette identité. Dès lors, on peut
se permettre de penser que l’auteur a voulu caractériser les profondeurs de la souffrance du
peuple. Pour le faire, il a jugé nécessaire d’évaluer les profondeurs de cette domination par le
quotidien des religieuses. Finalement, la vie des religieuses lui sert à démontrer le statut d’un
peuple sous une domination et les conséquences de celle-ci, à l’exemple de la démence ou la
mort. Ces deux issues portent sur elles le symbole d’une société décadente, car on se rend
compte que les disparités instaurées dans la société participent à la destruction de l’humain.
Les lieux tels que le couvent et la salle d’audience servent donc à Hugo d’exemples de
structures qui portent en elles l’essence de cette désolation sociale. C’est également le cas de
la description offerte aux égouts de Paris ou encore, au rapport entre Gavroche et l’éléphant
de la Bastille. Les égouts ne servent pas que de passage souterrain à Jean Valjean et Marius ;
l’éléphant n’est pas que l’habitation de Gavroche et des gamins qu’ils rencontrent dans la rue,
il représente aussi un symbole de protection pour ces deux endroits, du fait qu’ils sont en
ruine, traduisent aussi la désolation de l’humanité. Sur le plan politique, ce monument permet
à Hugo de critiquer, une fois de plus, le règne de Napoléon III. Cet éléphant pensé par
Napoléon Ier servirait à alimenter les français en eau, mais la mauvaise gestion de Napoléon
III fait qu’il tombe en ruine comme le deuxième République pour réinstaller l’Empire.
Gavroche et Jean Valjean qui sont la représentation des êtres dignes, se retrouvent dans les
profondeurs de la ville pour survivre. Cet imaginaire de l’enfer est très décrit dans la
représentation de l’usine et de la mine.

172
IV.3. L’usine et la mine : l’imaginaire de l’enfer.
L’industrialisation de la production charbonnière a généré des emplois extrêmement
nombreux, mais très rudes : la descente au fond est une épreuve. Le bruit, la chaleur, la
poussière sont la question des travailleurs du fond521.

Telle est la réalité que l’on rencontre dans les romans du XIXe siècle soumis à notre
étude : la descente dans les mines où le travail dans les fabriques. Le fond est un milieu qui
porte en même temps un esprit de communauté, un esprit de surpassement de soi, de survie en
ce sens qu’il est le lieu où les ouvriers doivent se montrer très attentionnés les uns envers les
autres, un lieu dans lequel ils forment plus qu’une équipe de travail, mais une famille dont les
membres sont unis par le lien de la souffrance, de la peur dans la tâche qu’ils exercent.
L’insécurité qui prévaut dans le "fond" est installée, d’une part, par l’environnement
caractérisé par le « bruit », « la chaleur » et « la poussière » qui est inhalé des heures durant
et, d’autre part, par le mode de travail. Bien que chez Sand il ne s’agisse pas d’extraction de
charbon, mais de la fabrication de couteaux, on est quand même dans une réalité de travail en
usine pénible. Ce sont donc les conditions de travail dans la coutellerie de Thiers que nous
évoquerons au compte de La Ville noire. Dickens et Gaskell, comme il a déjà été démontré,
nous offrent un récit sur le travail en usine de textile, même si dans une partie de l’œuvre de
Gaskell, notamment lorsque Stephen Blackpool est retrouvé, il est fait allusion aux
travailleurs de fond, ceux de la mine. Mais, le lieu qui permet de construire l’imaginaire du
travail ouvrier chez ces auteurs britanniques est une usine de textile. Chez Hugo, à travers les
activités de Fantine, nous entrons dans l’imaginaire du travail des couturières.

Ainsi, nous pouvons commencer l’analyse du descriptif des lieux de travail par
l’œuvre de Dickens à travers le témoignage qu’en fait le narrateur :

A special contrast, as every man was in the forest of looms where Stephen worked, to the
crashing, smashing, tearing piece of mechanism at which he labored. […]
The day grew strong, and showed itself outside, even against the flaming lights within.
The lights were turned out, and the work went on.
The work went on, until the noon-bell rang. More clattering upon the pavements. The
looms, and wheels, and Hands, all out of gear for an hour522.

521
Jean-Noël Jeanneney, « Le peuple de la nuit, le monde de la mine », Concordance des Temps, [En Ligne]
consulté le 02.12.2020, https://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/le-peuple-de-la-nuit-le-
monde-de-la-mine-rediffusion-du-30-octobre
522
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.60-61. [Trad] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.109-110.
De même que chacun des hommes qui travaillaient dans cette forêt de métiers à tisser, il formait un contraste
frappant avec la machine bruyante, fracassante, étourdissant à laquelle il peinait. […] Le jour grandit et parut au-
dehors en dépit des lumières flamboyantes du dedans. Puis on éteignit ces lumières et le travail continua. […] Le

173
Nuisance sonore et épuisement sont les facteurs qui rendent compte de la réalité de
l’usine dans le récit de Dickens. Les hommes côtoient les machines et se soumettent à leur
rythme. Dans ces lieux, dans l’ombre et éclairés par les flammes des combustions, les ouvriers
séjournaient avant le lever du jour jusqu’au coucher du soleil. Aussi, ils sont soumis à un
conditionnement sonore pour la prise de poste, comme pour les pauses de midi. Ce système
qui est utilisé comme langage dans les usines n’a pour impact sur ces travailleurs que la
déshumanisation caractérisée par des réactions mécaniques, car ils agissent désormais par
réflexe plutôt que par besoin. Ainsi, la satisfaction des besoins de se nourrir ou de se reposer
devient des réponses aux sons des cloches qui retentissent à des heures précises.

Outre la nuisance sonore, le rythme de travail, les très fortes températures que
produisent les combustions sont nuisibles aux travailleurs parce qu’elles altèrent leur
respiration. C’est la raison pour laquelle Dickens qualifie l’usine de « moulin chaud » ‘‘hot
mill’’: ‘‘Stephen came out of the hot mill into the damp wind and cold wet streets, haggard
and worn.523’’ Aussi, la métaphore ‘‘forest of looms’’ donne au lecteur une idée de l’étendue
et du contenu de l’usine. De fait, lorsqu’on parle de forêt, cela fait référence à un espace vaste
dans lequel on retrouve une végétation très diversifiée et généralement à l’état sauvage. Pour
cela, les caractéristiques qui retiennent notre attention sont celles de la diversification des
métiers à tisser et de l’état sauvage à quoi renvoie cette fourmilière de travailleurs.
L’expression « sauvage » utilisée par l’auteur ne l’est pas dans le but de qualifier les ouvriers,
mais pour accentuer la notion de réduction de l’homme aux gestes mécaniques, réductions de
ses capacités à penser et réfléchir sur le travail qu’il applique des heures durant.

D’ailleurs, cette idée d’épuisement des travailleurs est renforcée par les adjectifs
employés qui traduisent les effets de la machine sur les travailleurs : ‘‘smashing’’,
‘‘crashing’’, ‘‘tearing’’ qui dans leur ensemble expriment la dégradation des travailleurs par
l’environnement et le mode de travail. Pour aller dans le même sens que la description de
Dickens, c’est-à-dire l’exposition des travailleurs aux dangers liés aux conditions de travail,
nous pouvons citer Angela Turner qui parle d’accidents de travail dans les mines de charbon
au XIXe siècle. En effet, les conditions de travail entre les mines et les usines présentent assez
de similitudes, si bien que les conséquences liées à ses conditions sont presque les mêmes :

travail continua jusqu’à ce qui tintât la cloche de midi. Nouveau clic-clac sur les pavés ; un débrayage d’une
heure pour les métiers, les roues et la main-d’œuvre.
523
Id., 61. [Trad.] Id., p.110. Épuisé et défait, Stephen passa de la chaleur étouffante de l’usine dans le vent
humide et les froides rues mouillées.

174
Le travail dans les mines de charbon au XIXe siècle à de profondes
répercussions sur le corps de ceux qui travaillent. Ces derniers sont
sujets à de fréquents accidents industriels et à des taux excessifs de
maladies professionnelles conduisant à des affections chroniques
invalidantes […] les mineurs souffrent de taux élevés de maladies
respiratoires telles que « l’asthme des mineurs » provoquées par
l’inhalation de la poussière de pierre et de charbon.524

Le propos d’Angela Turner rejoint la description de Dickens sur l’hostilité des lieux.
Dickens ne soulève pas la question des maladies dues à cet environnement, mais les
caractéristiques présentées chez Dickens nous permettent d’en déduire les risques. Aussi,
lorsque nous progressons dans le roman de Dickens, nous nous rendons compte qu’il évoque
aussi ces conséquences du travail dans les mines. Pour cela, reprenons la scène dans laquelle
Rachel retrouve Stephen dans le puits : ‘‘I ha’ fell into a pit that ha’been wi’Fire-damp
crueller than battle.’’525 À travers l’usage du mot ‘‘Fire-damp526’’, donc de la présence des
gaz inflammables, Dickens soulève, implicitement, les problèmes de santé et de sécurité des
ouvriers, leur exposition aux explosions et à la mort.

Pour aller dans le sens de la représentation de Dickens et du propos de Turner, Émile


Zola, bien que détaché des auteurs que nous étudions, met aussi en exergue les problèmes de
santé des ouvriers du fond dans son roman Germinal527. La poussière de charbon que les
ouvriers absorbent chaque jour est nuisible pour leur santé qu’ils ont déjà du mal à entretenir
par rapport aux revenus qu’ils reçoivent. Plusieurs exemples dans le roman de Zola peuvent
illustrer cette image de dégradation de la santé des mineurs de fond. Prenons le cas du Vieux
Maheu qui porte désormais le nom de « Bonnemort » pour les multiples accidents auxquels il
a survécu dans la mine, comme il le dit si bien en ces termes :

Oui, oui… On m’a retiré trois fois de là-dedans en morceaux, une fois avec tout le poil
roussi, une autre avec la terre jusque dans le gésier, la troisième avec le ventre gonflé
d’eau comme une grenouille…Alors, quand ils ont vu que je ne voulais pas crever, ils
m’ont appelé Bonnemort, pour rire. 528

524
Angela Turner, « Corps meurtris : genre et invalidité dans les mines de charbon d’Ecosse au milieu du dix-
neuvième siècle. » [Trad] Par Delphine Silberbaur revu par Judith Rainhorn. [En Ligne], Consulté le 02.12.2020.
https://books.openedition.org/septentrion/1824?lang=fr
525
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.216. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.371. J’suis
tombé dans ce puits qu’a été, avec le grisou, plus cruel qu’une bataille.
526
Id., p.216. [Note.] A combustible gas generated by coal. Its propensity to explode led to frequent disasters in
the coal mines until 1816, when a safety lamp for miners was invented by Sir Humphrey Davy, a chemist. The
invention dramatically reduced the dangers of this much dreaded gas.
527
Emile Zola, Germinal, op.cit.
528
Id., p.11.

175
Le vieux Maheu représente dans le récit l’exemple de la dégradation des corps par le
travail de la mine. Il est l’exemple le plus probant pour montrer comment d’une enfance à la
mort, le travail de fond est destructeur de l’état de santé. Pour renchérir, quelques détails à
valeur médicale sont intéressants, à l’exemple du crachat du vieux Maheu toujours de couleur
de charbon, c’est-à-dire noire : « Enfin, il cracha, et son crachat sur le sol empourpré laissa
une tâche noire. »529 ; « Le vieux cracha noir… »530 ; « …il cracha au pied de la corbeille, et
la terre noircit »531 ; « Un raclement monta de sa gorge, il cracha noir »532 ; « Enfin, quand il
eut craché et essuyé l’écume noire de ses lèvres… »533 N’ayant pas de quoi se protéger contre
l’inhalation des poussières de charbon, les mineurs étaient, comme le Vieux Maheu, exposés à
développer plusieurs infections pulmonaires comme de la silicose534 qui a été une infection
souvent observée chez les mineurs, car elle résulte d’une exposition au charbon sur le long
terme. L’intérêt du rapport entre Zola et les autres auteurs du corpus se traduit dans l’écart
d’années qui existe entre eux. En effet, cette distance montre que le problème du milieu de
travail ouvrier était un enjeu majeur des représentations littéraires, et, cela, même des années
plus tard comme nous le prouve le roman de Zola.

Pour revenir à la première moitié du XIXe siècle, bien que les configurations soient
différentes, dans l’écriture de Sand, La Ville noire, publiée en 1861, on n’a peut-être pas la
description de la tâche effectuée par les ouvriers, mais la mention du type d’ouvriers peut
nous donner un aperçu du lieu dans lequel ils exercent. Prenons le cas de « Louis Gaucher,
l’ouvrier coutelier »535 ; « Etienne Lavoute […], le coutelier-armurier »536 et des expressions
comme « l’enfer de la forge »537. Déjà, l’adjectif « enfer » dans ce contexte doit-être
considéré dans un double sens qui caractérise l’enfer dans son imaginaire collectif, mais aussi
dans la réalité décrite dans le roman. Premièrement, dans l’imaginaire collectif, notamment
l’imaginaire imposé par la bible, l’enfer est un endroit excessivement chaud dans lequel le
labeur est infini, épuisant et surtout occasionnant une souffrance extrême. Prenons le cas du

529
Ibid., p. 9.
530
Ibid.
531
Ibid., p.12.
532
Ibid.
533
Ibid., p.14.
534
Cette maladie professionnelle est notamment connue comme le mal des mineurs, car elle affectait les ouvriers
qui, dans leur mine, étaient exposés en continu aux poussières de silice et de charbon générées par l'activité
minière. La silicose se manifeste après 10 à 30 ans d'exposition et provoque une dégradation progressive et
irréversible des capacités respiratoires, suite aux inflammations chroniques et à la multiplication des tissus
cicatriciels (fibrose pulmonaire). [En ligne] https://www.futura-sciences.com/sante/definitions/medecine-
silicose-6719/
535
George Sand, La ville noire, op.cit., p. 3.
536
Id., p.3.
537
Ibid., p.4.

176
travail exercé par ces ouvriers, et le milieu dans lequel ils l’exercent, ces « hangars
fumants »538 qui produisent une forte chaleur dans laquelle ils travaillent. Chaque ouvrier,
dans son secteur, travaille de manière mécanique tel un automate, et ce jusqu’à « soixante-
douze ans »539 sans perspective de carrière à l’exemple du « père Laguerre »540. Dans ce sens,
il ne serait pas exagéré de croire qu’ils sont dans un enfer caractérisé par un éternel
recommencement des besognes. De la même manière que nous l’avions observé chez
Dickens, George Sand utilise aussi un vocabulaire qui permet au lecteur de se faire une image
de la tâche ouvrière. On retrouve, par exemple, ces expressions dans le propos de Gaucher :

[…] tout cela est sorti du gouffre où nous voici attelés du matin au soir, qui a une roue et
a une pince, qui a une barre de fer et à un marteau. Tous ces gens riches qui, de là-haut,
nous regardent suer, en lisant leurs journaux ou en taillant leurs rosiers, sont, ou d’anciens
camarades, ou les enfants d’anciens maîtres ouvriers, qui ont bien gagné ce qu’ils ont, et
qui ne méprisent pas nos figures barbouillées et nos tabliers de cuir541.

L’usage du terme « gouffre » transporte comme l’expression « enfer » l’imaginaire


d’une impasse, des « temps difficiles », pour emprunter à Dickens le titre de son roman. Dans
ce « gouffre » qu’est le « trou d’enfer », c’est-à-dire, l’archipel d’usines dans lesquelles
travaillent les ouvriers de la « ville noire », le temps du travail est similaire à celui que nous
rencontrons dans le quotidien de Stephen Blackpool. En effet, l’indication de travail « du
matin au soir » rejoint celle dans laquelle Dickens parle de levée du jour « The day grew
strong » pour indiquer l’heure à laquelle les ouvriers prenaient leur poste. L’euphémisme
« nous regardent suer » fait allusion aux fortes températures occasionnées par la forge du
métal, la présence du feu et la difficulté du travail. Alors, Sand n’entre peut-être pas dans une
description au détail de l’enfer de la forge, mais elle est utile des termes qui rendent compte
de ce lieu.

Le fait que les auteurs mettent de l’accent sur l’environnement de la transformation du


fer, des combustions du charbon pour l’usage des machines, crée une spécificité sur le lieu.
Ce qui est encore intéressant, c’est la stratégie de Sand. De fait, pour faire découvrir au lecteur
cette particularité qu’à l’enfer de la forge, elle fait entrer un personnage nouveau dans cet
espace qui découvre ce « gouffre » en même temps que le lecteur :

Je crus qu’on se moquait de moi : le Trou-d’Enfer ! Je suis de la plaine, moi, et je ne


connaissais guère les précipices. Et puis un trou d’enfer au milieu d’une ville, ça ne me

538
Ibid., p..9.
539
Ibid.
540
Ibid.
541
Id., p.5.

177
paraissait pas possible ! […] les flammes des fourneaux montaient par centaines sous mes
pieds, je vis tout à coup la cascade éclairée et rouge, et je m’imaginai voir courir et
tomber du feu. […] Je fus près de me sauver ! Pourtant je pris courage, je me risquai sur
une passerelle. […] Enfin j’arrivai ici, où nous voilà, et je m’enhardis à regarder le
gouffre. […] Puisque me voilà au fond de l’enfer pour le restant de mes jours, voyons
comment c’est fait542!

Un tableau négatif ressort de cette présentation. Et, les termes utilisés construisent un
réseau lexical que nous observons de Dickens à Sand. Ce réseau se structure autour des
termes suivants : « enfer », « précipice », « flammes », « fourneaux », « feu », « gouffre » qui
sont les particularités de l’environnement de travail des ouvriers. À côté de cela, George Sand
montre que le personnage ne s’y installe pas de guetter de cœur, mais plutôt parce que c’est
son ultime issue. Ceci sous-entend que l’attitude des autres personnages qu’ils rencontrent
dans ces lieux et qui expriment une sorte de bonheur peut-être remise en question, car il n’est
pas possible qu’un être humain s’adonne volontairement à une telle vie sacrificielle. Nous
reviendrons sur ces questions liées à la conception du bonheur dans le chapitre suivant.

L’image qui suit illustre mieux ce à quoi étaient confrontés ces travailleurs des
coutelleries de Thiers. (cf. figure 1.)

Figure 6543

Avant de prendre place, l’ouvrier doit monter la courroie sur la poulie afin
de mettre en mouvement sa meule. À Thiers, les émouleurs à mains usent
d’une technique de corps particulière ; ils travaillent allongés sur une
planche légèrement surélevée côté tête et échancrée au niveau des bras et du
thorax, pour permettre de peser au maximum sur la meule. Au fur et à

542
George Sand, La Ville Noire, op.cit., p.8.
543
Des émouleurs, allongés sur la planche, au-dessus de la meule en rotation. (Thiers, début du 20 ème siècle) [En
Ligne] http://www.marques-de-thiers.fr/emouleur/article_emouleur.html

178
mesure de l’usure de cette dernière, la planche s’abaisse par un système de
trous et de goupilles en crémaillère. Les résidus de meule et de limaille de
fer forment sur le sol des tas de molado.
Cette position écrase la cage thoracique et expose l’émouleur au risque
mortel de l’éclatement de la meule. Les membres happés par les courroies et
les mains coupées sont le lot commun. En contact permanent avec l’eau
froide, l’émouleur a besoin de chaleur corporelle : un chien couché sur ses
jambes lui sert de chaufferette. Nombre d’entre eux souffrent de
rhumatismes et de silicose.544

Partant de cette image qui donne un aperçu du travail dans les usines de fabrication de
couteaux de Thiers au XIXe siècle et le passage qui suit l’image, nous revenons à notre
analyse de départ qui consiste à faire un rapprochement des dangers du travail des ouvriers
des mines et des usines. Aussi, tout comme les ouvriers de la mine, nous constatons aussi que
ceux de l’usine sont exposés aux problèmes de températures trop basses ou trop élevées.
Selon l’activité faite, ils peuvent être victimes des accidents mortels et sont surtout exposés
aux mêmes maladies infectieuses que les ouvriers des mines.

On constatera dans le déroulement de notre analyse que les œuvres de Dickens et de


Sand donnent un aperçu sur la réalité du travail dans les usines. Par quelques propos
« l’enfer » chez George Sand, et la présence du grisou chez Dickens. Ces œuvres font ressortir
la pénibilité du travail des ouvriers, car celui-ci se fait généralement dans un espace aux
conditions rudimentaires. Par ailleurs, un autre aspect est important à souligner dans cette
démarche chez les auteurs. Il s’agit de la qualité de l’information sur les conditions de travail.
En effet, nous avons eu l’impression que Dickens et Sand ne décrivent pas dans le détail le
travail en usines. Et pourtant, leurs romans, bien avant celui de Zola, sont des représentatifs de
ce que l’on nomme communément « roman ouvrier ». Nous ne faisons pas ce constat pour
amputer à ces deux auteurs leur notoriété sur le roman dit ouvrier au XIXe siècle mais nous le
soulignons pour comprendre et mieux éclairer les enjeux des auteurs. En effet, le but de
Dickens était surtout de faire une critique sociale contre la philosophie de l’utilitarisme d’un
point de vue moral.

De fait, pour cet auteur, mettre en scène la réalité de l’usine, l’impact de


l’industrialisation n’est qu’un prétexte pour mieux élaborer sa critique sur l’utilitarisme. Ce
qui voudrait dire que, selon Dickens, les idées précèdent les actions. Si la société pense le
« fait » au-dessus de l’imagination, il est évident que la valeur humaine soit substituée à une

544
Paule Burlaud, « Les ventres jaunes », L’observatoire, Université du Temps Libre Bordeaux Métropole,
Atelier de Journalisme [En Ligne], consulté le 29/11/2022, https://www.observatoire33.fr/

179
valeur machinique, que l’homme soit réduit en objet de production. Cet attachement à la mise
en scène primordiale des valeurs morales se lit aussi chez Sand. Son roman ouvrier peut-être
aussi appelé « roman de mœurs », selon notre analyse. Cette autrice qui fait attention à la
condition ouvrière, à la pauvreté, aux mœurs bien avant son roman la Ville Noire545, à
l’exemple de l’œuvre Le Compagnon du tour de France546, utilise son écriture avec la Ville
Noire547 pour présenter une autre vision du monde : celle qui sait voir le bonheur, le plaisir de
la vie dans toutes les conditions possibles et en respectant les valeurs.

Au terme de ce chapitre, nous pouvons affirmer que la représentation de l’espace a


fortement contribué à la construction du discours contre l’oppression sociale en ressortant la
spécificité de l’environnement de travail. Ces conditions de travail affectent plus les ouvriers
qu’elles ne les épanouissent. Elles deviennent parfois fatales puisqu’elles peuvent les conduire
à la mort par explosion de gaz ou par dégradation du corps sur le long terme.

Aussi, il se dessine une sorte de paratopie548 en ce sens que les auteurs appartiennent
à l’époque pour laquelle ils écrivent. Ils sont donc dans, et en dehors de cette réalité. Nous
avançons cette idée parce que les auteurs traitent des questions de leur temps certes, mais ils
n’ont pas forcément l’expérience du travail dans une mine ou une usine. On peut encore
accorder, de ce point de vue, une reconnaissance spéciale à Dickens du fait qu’il ait eu une
expérience dans une fabrique. Or, celle-ci n’est pas forcément à la hauteur de ce qu’il donne
comme informations. Ainsi, cette expérience ne peut pas être la source des informations
contenues dans le discours sur l’environnement de travail. En revanche, sa visite à
Manchester, comme nous l’avons présenté dans notre première partie, fut capitale pour ses
connaissances de la réalité de l’environnement de travail des ouvriers.

Aussi, l’espace représente un objet expressif, capable de dire la souffrance du peuple


par les médiations entre les lieux et les personnages. Ceci étant dit, nous continuons notre
analyse en ayant désormais une attention particulière sur le motif de la misère et ces
différentes représentations dans les romans.

545
George Sand, La ville Noire, op.cit.
546
George Sand, Le compagnon du Tour de France, op.cit.
547
Id.
548
Dominique Maingueneau, Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin,
2004. La paratopie désigne « une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu. »

180
CHAPITRE V. LE MOTIF DE LA MISÈRE : SIGNE DE L’ÉCHEC DE LA
RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

181
V.1. La construction d’un corpus linguistique autour du mot « misère »

Nous nous proposons de faire une analyse linguistique du corpus afin de faire
l’interprétation des discours contenus dans les textes. Mazière Francine présente cette analyse
en ces termes :

La mise en corpus se définit donc contre le simple recueil de textes, et autonomise


l’AD549 par rapport à l’analyse textuelle. Elle est la construction d’un dispositif
d’observation propre à révéler, à faire appréhender l’objet discours qu’elle se donne pour
tâche d’interpréter550.

Cette pratique nous conduit à faire un inventaire de l’usage de l’expression « misère »


ou « misery » dans les textes de notre corpus. Mais, cet inventaire ne se limitera pas
uniquement à cette expression, car il tiendra compte aussi des termes qui se rapprochent de
celle-ci ou qui, dans leur contenu, servent à rendre compte d’une quelconque « misère » ou
« misery.»

L’objectif de cette approche n’est pas de faire un simple constat de l’usage de ces
termes qui rendent compte de la « misère », la souffrance d’un peuple, bourgeois ou
prolétaire, de la paupérisation, mais d’avoir la capacité d’en faire une interprétation des
discours fondés sur des pratiques linguistiques. Ainsi, ces pratiques sont établies tantôt de
manière concomitante ou de façon contradictoire, nous donnant l’occasion d’établir des
confrontations entre les informations proposées dans les récits. Pour cela, nous estimons
comme Francine Mazière que

[…] le discours, lui, n’est pas individuel. Il est la manifestation attestée d’une
surdétermination collective de la parole individuelle551.

Ceci sous-entend que la création du discours par l’auteur est influencée par la pensée
collective. Pour faire le lien avec nos auteurs, cette influence naît d’un imaginaire collectif sur
la représentation de la misère au XIXe siècle, que nous soyons en France comme en Grande-
Bretagne.

Notre analyse répond ainsi à ces questions :

Qu’est-ce qui justifie l’étude de l’expression « misère » dans les œuvres analysées ?
549
AD : abréviation d’analyse du discours.
550
Francine Mezière, « Chapitre premier. Définitions et inventions dans un cadre hérité », Francine Mazière
éd., L'analyse du discours. Histoire et pratiques. Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2018,
p. 7-24. [En ligne], consulté le 23/11/2021, URL : https://www-cairn-info.ezproxy.univ-littoral.fr/---page-7.htm ,
p.10.
551
Francine Mezière, op.cit., p.5.

182
À quoi renvoient les différentes connotations de cette expression dans l’usage que les
auteur(e)s en font ?

V.I.1. La fréquence de l’expression « misère » et des termes environnants.


Selon Dominique Maingueneau,
La fréquence n’est pas une notion simple et univoque, « la fréquence est la résultante de
deux types d’emploi : généralité d’un terme, si celui-ci est puisé dans le répertoire
fondamental des utilisateurs de l’époque (état de langage), ou dans celui d’une situation
de communication (état de discours) ; particularité s’il caractérise un moment, un thème
ou un genre précis (registre), ou bien s’il est le fait d’un locuteur individuel ou collectif
qu’il contribue à caractériser (idiolecte)… Toute fréquence est donc une grandeur mixte,
qui résulte d’une relation et d’un cumul.552

Telle qu’elle est présentée par Maingueneau, la fréquence d’un thème peut être
constatée dans plusieurs situations. Ces situations dépendent d’une part, de l’auteur de
l’œuvre dans laquelle la fréquence d’une expression se traduit ; d’autre part, de la période
dans laquelle l’expression est fréquemment utilisée et la situation de communication qu’elle
établit. Au sujet de la « misère » qui fait l’objet de notre étude, la fréquence se présente sous
deux catégories. La première catégorie est la généralité du terme, c’est-à-dire ce à quoi
renvoie généralement l’expression et surtout la conception générale de ce que les romans
proposent. Dans ce sens, la conception générale de la misère peut se présenter comme suite :

Vx, littér. Condition pénible de nature physique, matérielle ou morale, susceptible


d’inspirer la pitié. Synon. détresse, infortune, malheur. RELIG. État de faiblesse de l’être
humain. Ce qui rend une condition pénible, difficile. Ennuis de santé, douleurs physiques.
Extrême pauvreté. Synon. besoin, dèche (pop.), mouise (pop.), pénurie; anton. aisance,
luxe, richesse. Caractère de ce qui est digne de mépris, et chose de peu d’importance553.

On voit dans cet ensemble de définitions proposé par le Centre National de Ressources
Textuelles et Lexicales (CNRTL) que les termes utilisés pour parler de la misère font
beaucoup référence à la souffrance de l’homme sur les plans physique, moral et matériel. Ce
sont donc ces domaines de l’existence humaine que nous exhumons pour faire l’analyse
lexicographique des références à la « misère » chez les auteurs du corpus. La deuxième
catégorie est la fréquence de ce terme dans la situation de communication qui s’établit entre
l’auteur et le lecteur sur la condition du peuple au XIXe siècle.

552
Dominique Maingueneau, Initiation aux méthodes de l’analyse du discours, Paris, Hachette, 1976, p. 26.
553
https://www.cnrtl.fr/definition/mis%C3%A8re

183
V.1.2. De la moralité misérable chez Victor Hugo
Partant du roman d’Hugo Les Misérables554, il n’est plus utile de dire au lecteur que
l’expression « misère » est au cœur du récit, et, est donc employée plus d’une centaine de fois
tout au long de l’œuvre complète qui tient sur 1419 pages. Ainsi, sa fréquence dans le récit
donne l’idée de l’auteur sur le fait que la misère est l’une des bases de la souffrance du
peuple. Mais, ce qui reste assez intéressant dans notre étude, c’est le fait de retrouver cette
expression chez George Sand dont le titre de l’œuvre ne fait pas allusion à la misère, mais
plutôt au progrès industriel à travers le contexte de l’œuvre combiné aux termes « ville » et
« noire ». Ainsi, chez George Sand, nous retrouvons une dizaine de fois l’usage du mot
« misère » dans son roman La Ville noire555 de 152 pages. Ceci sous-entend donc que le
progrès industriel dont parle Sand aurait un rapport prononcé à la misère. Ce qui est
totalement paradoxal puisqu'en règle générale, tout progrès implique une amélioration. Au
compte des romans britanniques, dans Hard Times556 de Charles Dickens, l’expression
« misery » est employée une quinzaine de fois dans un récit qui tient sur 236 pages. L’œuvre
de Gaskell, Mary Barton557, pour son compte, fait un mixage entre les expressions « poverty »
et « misery », mais on retrouvera aussi le terme « misery » une dizaine de fois dans un récit de
339 pages. Toutes ces indications visent à montrer l’intérêt pour les auteurs à parler de la
« misère » sous différentes formes dans un contexte d’industrialisation des villes.

Pour revenir à Hugo, Guy Rosa affirme que la misère

finit, chez Hugo, par désigner ceux qui sont à la fois malheureux et criminels, alors qu’il
désignait d’ordinaire que l’un ou l’autre, parce que la réalité sociale elle-même, ou du
moins l’appréhension qu’en avaient les contemporains, confond, partiellement, mais
largement, les classes laborieuses et les classes dangereuses558.

Nous avons aussi fait ce constat sur ce que peut désigner le terme « misère » après la
lecture de l’œuvre d’Hugo. On s’aperçoit que l’usage du mot « misère » ou « misérable »
exprime plusieurs situations ou caractérise plusieurs états différents des personnages. Dans
l’œuvre de Victor Hugo, le terme « misère » est souvent employé pour qualifier un état de
pauvreté ou pour rendre compte d’une mauvaise moralité. Pour illustration, nous pouvons

554
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
555
George Sand, La Ville noire, op.cit.
556
Charles Dickens, Hard Times, op.ci.
557
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
558
Guy Rosa, « Histoire sociale et roman de la misère », Guy Rosa, Victor Hugo, Les Misérables, Paris,
Klincksieck, Parcours critique, 1995, p.168.

184
prendre le cas des Thénardier qui ne furent pas pauvres, mais qui le sont devenus par
cupidité :

Maintenant il voyait clairement tout. Il comprenait que son voisin Jondrette avait pour
industrie dans sa détresse d’exploiter la charité des personnes bienfaisantes, qu’il se
procurait des adresses, et qu’il jugeait riches et pitoyables des lettres que ses filles
portaient, à leurs risques et périls, car ce père en était là qu’il risquait ses filles ; il jouait
une partie avec la destinée et les mettait au jeu. […] ces infortunées faisaient encore on
ne sait quels métiers sombres, et que de tout cela il était résulté, au milieu de la société
humaine telle qu’elle est faite, deux misérables êtres qui n’étaient ni des enfants, ni des
filles, ni des femmes, espèces de monstres impurs et innocents produits par la misère559.

Depuis un trou dans le mur, Marius accède à l’intimité de Jondrette qui est le
Thénardier. Cette mise en scène permet au lecteur de découvrir la supercherie du personnage.
En effet, il est certain que la situation des Thénardier du point de vue financier est au plus
mal, mais la méthode qu’utilise le personnage pour y remédier n’est non seulement pas la
meilleure sur un aspect moral, et traduit aussi les « vilaines » habitudes de ces « misérables ».
Que peut-on dire d’un père qui perd son rôle de protecteur pour devenir le proxénète de ses
filles ? Hugo répond à cette question par le canal de Jondrette. Il affirme qu’il s’agit tout
simplement d’un « misérable. » D’ailleurs, les Thénardier en qualité d’êtres « misérables »,
n’en sont pas à leur premier coup et nous allons lire dans les lignes suivantes qu’ils font partie
de ceux qui favorisent l’augmentation des enfants vagabonds dans les rues de Paris :

À un certain degré de misère, on est gagné par une sorte d’indifférence spectrale, et l’on
voit les êtres comme des larves. Vos plus proches ne sont souvent pour vous que de
vagues formes de l’ombre, à peine distinctes du fond de la vie et facilement remêlées à
l’invisible. Le soir du jour où elle avait fait livraison de ses deux petits à la Magnon, la
Thénardier avait eu, ou fait semblant d’avoir, un scrupule. Elle avait dit à son mari :
« Mais c’est abandonner ses enfants, cela ! » Thénardier, magistral et flegmatique,
cautérisa le scrupule avec ce mot : « Jean Jacques Rousseau a fait mieux ! » Du scrupule,
la mère avait passé à l’inquiétude : « Mais si la police allait nous tourmenter ? Ce que
nous avons fait là, monsieur Thénardier, dis donc, est-ce que c’est permis ? » Thénardier
répondit : « Tout est permis. Personne n’y verra que de l’Azur. D’ailleurs, dans des
enfants qui n’ont pas le sou, nul n’a intérêt à y regarder de près560. »

Nous nous permettons de faire une nuance au sujet des Thénardier. Si la misère peut
transformer les gens, les Thénardier semblent avoir été prédisposés à tomber dans les vices de
la misère. En effet, en remontant dans le récit, ces personnages ont généralement été décrits
comme des personnes foncièrement méchantes, et ceci malheureusement sur le plan moral.
De fait, la misère n’est plus une cause, mais plutôt une excuse à leur comportement

559
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.719.
560
Id., p.919.

185
déplorable. Dans les romans que nous étudions, on remarque que les personnages s’inscrivent
souvent dans une démarche commune qui est la répétition des profils du misérable et du
personnage aux bonnes mœurs. Ainsi, si l’on part de l’œuvre de Dickens, Stephen Blackpool
et John Barton ou encore Rachael, on constatera qu’ils gardent tous une sorte d’humanisme
au-delà des difficultés. C’est ce que l’on retrouve également chez Tonine dans le roman de
George Sand ou chez la jeune Mary Barton dans le roman de Gaskell. À ce stade, cette
critique soulevée par les auteurs peut être relativisée dans la mesure où elle s’inscrit comme
une sorte de motif d’écriture quand il s’agit d’évoquer la question des valeurs. Ce sont là, des
schémas pré-élaborés qui consistent à mettre un pauvre aux bonnes mœurs vs un riche à une
moralité négative. C’est le cas de Sissy Jupe qui est la figure opposée de Louisa Gradgrind
dans Hard Times, Jem Wilson opposé d’Harry Carson dans Mary Barton.

Pour revenir à Victor Hugo, nous observons chez les Thénardier un comportement
contraire à la norme humaine, celui qui veut que les hommes soient bienveillants entre eux !
Si l’amour qui lie une mère à son enfant a motivé Esther et Fantine à se prostituer pour la
survie de leurs enfants, cet amour ne se prononce visiblement pas chez les Thénardier qui ne
songent qu’à s’en défaire moyennant une somme. Dans ces deux configurations, l’adjectif
« misérables » ne porte pas la même signification. Chez les Thénardier, il évoque plus du
mépris que la pitié que l’on ressent pour Fantine et Esther. Cette stratégie d’Hugo qui consiste
à mettre les Thénardier au centre d’un débat entre mœurs et pauvreté nous pousse à interroger
la dimension sociale de l’œuvre sur les questions de valeurs et de pauvreté. Dans cette
optique, Robert Escarpit dit sur le littéraire et le social que :

La méthode consiste à mettre en rapport les structures d’une œuvre avec les structures
d’un groupe social qui déterminent cette œuvre à un moment historique donné. Sociologie
de la littérature est donc ici sociologie de la création : on cherche à savoir ce qui a permis
à une œuvre de naître au moment où elle est apparue, et pour cela, après l’avoir comprise
– en avoir dégagé la structure, la « vision du monde » -, on l’explique – on met en rapport
cette structure avec celle d’un groupe social561.

Nous prenons pour structures sociales dont parle Robert Escarpit l’univers de la
littérature et des arts. Dans ceux-ci, on retrouve les productions de genres autres que le genre
romanesque. Et dans ces productions, on lit une mise en scène de la misère. Prenons le cas de
la peinture présentée par Goeneutte Norbert ci-dessous : cf. Figure 2.

561
Robert Escarpit, Le littéraire et le social, Paris, Flammarion, 1970, p.119-120.

186
Figure 7562

L’image nous expose le peuple de Paris au XIXe siècle, portant des guenilles et
partageant un repas offert aux pauvres de Paris. Ce qui montre que la question de la misère
n’était pas qu’une préoccupation littéraire encore moins exclusivement pour Victor Hugo
seulement. Mais, ce qui fait de l’œuvre d’Hugo une création particulière au milieu d’autres
représentations, c’est sa capacité à dissocier la misère d’un comportement malsain. Ainsi, l’un
des enjeux de l’écriture de la misère par Hugo est de montrer que l’homme peut lui-même
participer à son devenir misérable, car les pauvres ont aussi des des « vices » et des
« vertus »563

Pour poursuivre dans le roman d’Hugo, et de la portée de l’expression « misérable »,


une autre scène retient notre attention, celle du barbier :

562
Goeneutte Norbert, « La soupe du matin », [en ligne], consulté le 24/11/2021, https://histoire-
image.org/fr/etudes/aspects-misere-urbaine-xixe-siecle, Ce tableau entend montrer le vrai visage de la pauvreté.
Ainsi, il a pour but de sensibiliser le spectateur sur la misère avec des précisions naturalistes
563
Louis René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de
coton, de laine et de soi, [en ligne], consulté le 24/11/2021, https://histoire-image.org/fr/etudes/aspects-misere-
urbaine-xixe-siecle, Introduction, « Il me fallait examiner les effets de l'industrie sur ceux qu'elle emploie,
interroger la misère sans l'humilier, observer l'inconduite sans l'irriter. Cette tâche était difficile. Eh bien! J’aime
à le dire partout des magistrats, des médecins, des fabricants, de simples ouvriers, se sont .empressés de me
seconder. Avec leur aide, j'ai pu tout voir, tout entendre, tout connaître. Ils m'ont, comme à l'envi, fourni des
renseignements. J'en ai demandé, j'en ai surpris. Et tel est le soin que je désirais mettre à cette espèce d'enquête,
que j'ai suivi l'ouvrier depuis son atelier jusqu'à sa demeure. J'y suis entré avec lui, je l'ai étudié au sein de ça,
famille j'ai assisté à ses repas. J'ai fait plus je l'avais vu dans ses travaux et dans son ménage, j'ai voulu le voir
dans ses plaisirs, l'observer dans les lieux de ses réunions. Là, écoutant ses conversations, m'y mêlant parfois, j'ai
été, à son insu, le confident de ses joies et de ses plaintes, de ses regrets et de ses espérances, le témoin de ses
vices et de ses vertus. »

187
Le barbier, dans sa boutique chauffée d’un bon poêle, rasait une pratique et
jetait de temps en temps un regard de côté à cet ennemi, à ce gamin gelé et
effronté qui avait les deux mains dans ces poches, mais l’esprit évidemment
hors du fourreau.
Pendant que Gavroche examinait la mariée, le vitrage et les Windsor-soaps,
deux enfants de taille inégale, assez proprement vêtus et encore plus petits
que lui, paraissant l’un sept ans, l’autre cinq, tournèrent timidement le bec-
de-cane et entrèrent dans la boutique en demandant on ne sait quoi, la charité
peut-être, dans un murmure plaintif et qui ressemblait plutôt à un
gémissement qu’à une prière. Ils parlaient tous deux à la fois, et leurs paroles
étaient inintelligibles parce que les sanglots coupaient la voix du plus jeune
et que le froid faisait claquer les dents de l’aîné. Le barbier se tourna avec un
visage furieux, et sans quitter son rasoir, refoulant l’aîné de la main gauche
et le petit du genou, le poussa dans la rue, et referma sa porte en disant :
« Venir refroidir le monde pour rien ! »
Les deux enfants se remirent en marche en pleurant564.

Sans y être explicitement citée, l’expression misère apparait à travers l’organisation de


cet énoncé discursif. Ainsi, c’est en regroupant les termes « charité », « plaintif »,
« gémissant », « sanglots » que nous nous apercevons que la réalité de la misère est au cœur
de l’énoncé. Et, celle-ci est citée en référence à deux aspects de la conception du mot misère
chez Hugo : pauvreté et immoralité. On parle de pauvreté au sujet des gamins qui entrent chez
le barbier pour faire l’aumône, et l’on interprète l’immoralité à travers le geste du barbier qui
ne tient pas compte de deux choses. La première idée est que le barbier a en face de lui des
enfants, abandonnés, sous le froid, qu’il rejette sans aucune sensibilité. C’est ce qui explique
effectivement la construction narrative de l’énoncé. En effet, celle-ci est organisée de telle
sorte qu’il précise chaque élément du décor pour mieux illustrer l’aspect misérable du point
de vue moral du barbier qui est le second aspect. Mais, aussi pour montrer l’état de souffrance
dans lequel se trouvent les gamins de Paris. Cette tendance à pratiquer l’étude des mœurs au
XIXe siècle est un fait très fréquent dans les écrits de Balzac. Du moins, c’est ce que nous
laisse entendre Judith Lyon-Caen, dans son analyse sur les écrits de Balzac rassemblés sous le
titre Étude de Mœurs au XIXe siècle565. Ce lien qui s’établit entre Balzac et Hugo au sujet des

564
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 922.
565
Lyon-Caen Judith, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de
Juillet », Revue historique, 2004/2 (n° 630), p. 303-331. [En ligne], consulté le 26/11/2021, https://www-cairn-
info.ezproxy.univ-littoral.fr/revue-historique-2004-2-page-303.htm, p.309. Examinons un instant le système des
titres dans la production balzacienne avant la Comédie humaine, « lancée » en 1840. Lorsqu’en 1834 Balzac
réunit un premier ensemble de roman sous le titre Études de mœurs au XIX e siècle, il réalise un renversement
significatif : la définition du roman comme « étude » ou « tableau » de mœurs est ancienne, et c’est en endossant
cette identité que le roman a conquis au XVIIIe siècle une légitimité contre les reproches d’invraisemblance et de
frivolité. […] L’ambition signifiée par cette mutation est confirmée par l’ampleur de la référence temporelle –

188
mœurs révèle qu’il s’agit effectivement d’une question du siècle. Et pour cela, Hugo se faisant
le porte-parole des misères du peuple pauvre et des misères de la haute société se doit de
mettre en avant cette analyse des mœurs sociales qui fait autorité dans son siècle tout en
suivant l’objectif qui est de parler pour les pauvres. Pour cela, il suppose que les immoralités
et la pauvreté se joignent en une expression :

[…] il y a un point où les infortunés et les infâmes se mêlent et se confondent dans un


seul mot, mot fatal, les misérables566
Par ailleurs, la question des valeurs est tout aussi visible dans le roman de George
Sand. Pour cette raison, dans le point qui suit, nous allons dès lors, interroger le regard de
Sand sur cette question.

V.1.3. À un questionnement sur la valeur, ou l’identité de la misère dans La Ville-


noire567.
C’est dans un énoncé qui parle de mariage que nous rencontrons pour la première fois
l’expression « misère » dans le roman de Sand. Celui-ci établit un rapport entre la misère
économique et le mariage :

D’ailleurs, pour être amoureux de sa femme au point de lui sacrifier ses projets et de
l’atteler pour toujours à la misère, ou tout au moins à l’économie sordide, il faut être un
peu simple, un peu ignorant comme ce brave Gaucher568.

Dans le roman de Sand, le mariage apparait comme facteur qui favorise la misère des
ouvriers. Mais, ce n’est pas l’objet du mariage qui représente un problème entraînant la
misère, c’est plutôt ce qui s’en suit, dont : l’arrivée des enfants, l’arrêt de travail pour la mère,
la baisse du revenu du ménage et une économie qui ne permet d’avoir que le strict minimum.
Cette économie, le narrateur la qualifie de « sordide ». C’est donc à travers le regard de Sept-
Épées que cette réflexion est faite, car ce personnage ne conçoit pas l’intérêt de se marier en
situation de précarité, ou pouvant conduire à la misère. Et, cette position de Sept-Épées
s’oppose totalement à celle de Gaucher dont il est question dans l’énoncé cité ci-dessus.
Ainsi, dans la suite du récit, on retrouve des indices qui viennent caractériser la situation du
personnage (la femme), dans le cadre du mariage. Prenons pour exemples les expressions
suivantes qui montrent la dégradation de la mère/femme : « maigre »569 ; « flétrie »570 ;

« au XIXe siècle » -, et par la réunion des romans en sous-ensembles – Scènes de la vie privée, Scène de la vie de
la province, Scène de la vie parisienne qui indiquent un quadrillage du monde à étudier.
566
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.725.
567
George Sand, La Ville-Noire, op.cit.
568
Id., p.29.
569
Id.

189
« malpropre »571 ; « déguenillée »572. Tous ces qualificatifs renforcent l’idée de la misère dans
le mariage et surtout, permettent de préciser que cette misère est d’ordre économique.
D’ailleurs, le travail de la femme ouvrière n’étant qu’accessoire tout comme son salaire573,
cela expliquerait pourquoi dans le roman de Sand, cette situation de la femme de Gaucher est
comme « une vertu chez une mère de famille économe.574» Ceci va dans le sens de la
réflexion faite par Audebert, ancien ouvrier et propriétaire de fabrique ayant fait faillite :

Celui qui vit seul est du moins à l’abri de toute inquiétude sérieuse. Il peut en prendre à
son aise. Nos industries sont assez bonnes, et ce qui les rend misérables, c’est quand nous
avons trop de monde à nourrir575.

L’analyse de la misère des ouvriers est appréciée selon l’expérience du personnage.


Toujours sur le plan économique et lié au travail ouvrier, Audebert atteste que la misère
ouvrière a pour source la mauvaise organisation des foyers ouvriers. Cette idée reflète aussi le
regard accusateur de George Sand sur les pauvres et leur gestion du quotidien. Cette
observation se retrouve également chez Eugène Sue, lorsqu’il dresse la gestion du budget de
Rigolette576, ou dans Germinal577, à travers la famille Maheu dont le nombre de bouches à
nourrir amplifie la dégradation de leur situation misérable.

Chez Sand, et certainement chez d’autres auteurs, la misère prend un aspect animé,
elle intègre non seulement le quotidien des personnages, mais aussi les instances du discours.
C’est dans cette optique qu’on lit dans La Ville noire578 ce que la « misère serait chez elle »579
lorsqu’elle parle de la pauvreté extrême dans laquelle Tonine sombrerait sans la présence
d’Etienne Lavoute. Encore mieux, on remarque cette personnification lorsqu’Étienne fait le
choix d’épouser la misère en épousant Tonine :

570
Ibid.
571
Ibid.
572
Ibid.
573
Michel Andrée, « La situation des femmes au XIXe siècle », Andrée Michel éd., Le féminisme. Paris cedex
14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2007, p. 57-76. [En ligne], consulté le 27/11/2021, URL :
https://www-cairn-info.ezproxy.univ-littoral.fr/---page-57.htm , p.58. Pour les femmes des ouvriers qui n’avaient
pas pu accéder à la petite propriété, il restait le travail en usine, toujours contesté et payé au plus bas prix. C’est
dans ces conditions que l’idéologie de la femme au foyer atteignit son apogée, car tout le monde y gagnait ou
croyait y gagner : les patrons qui se créent une main-d’œuvre de réserve, les petits propriétaires qui y trouvent
une main-d’œuvre gratuite sous forme d’ « aide familiale », les ouvriers qui redoutent la concurrence.
574
George Sand, La Ville noire, op.cit., p.29.
575
Id., p.38.
576
Eugène Su, Les Mystères de Paris, op.cit.
577
Emile Zola, Germinal, op.cit.
578
Ibid.
579
Ibid., p. 124.

190
Que veux-tu dire ? s’écria Sept-Épées ; ah ! oui, je comprends ! tu penses qu’elle est
pauvre, malade, endettée, et que, ruiné comme me voilà, je reviens pour épouser la
misère ? Tu te trompes, mon camarade ! Il n’y a pas de misère pour celui qui a du
courage et un peu de talent, et rien n’est impossible d’ailleurs à celui qui aime580.
Le discours d’Etienne-Lavoute du début du roman à sa fin sur la misère nous fait
croire que le roman de Sand fonctionne tel un roman de formation. En effet, à travers ce
personnage qui découvre le monde ouvrier, deux idées de la misère sont exposées. La
première idée se manifeste lorsqu’il fait la connaissance de Gaucher et de sa famille
misérable. Cette idée de la misère paraît naïve par rapport aux réalités de la ville basse, car il
condamne le mariage des pauvres et l’accuse d’être responsable de leur misère. Néanmoins,
après l’échec de quelques expériences, notamment la tentative de création d’une fabrique,
tentative de vivre mieux hors de la ville basse en bénéficiant de l’aisance d’une veuve nantie,
le regard d’Étienne change sur la misère de la ville basse. La deuxième idée, plus réaliste,
apparait lorsqu’il se conforme à la vie des ouvriers, à leur routine. Il accepte désormais le
quotidien des ouvriers comme une condition sociale parmi tant d’autres.

Nous retrouvons donc le message subliminal de George Sand, qui en prônant une
société égalitaire, montre comment, malgré la bonne volonté des ouvriers, un choix s’impose
entre le fait de fonder une famille et celui de vivre seul pour faire des économies. C’est le cas
du parrain Laguerre qui fait des économies parce qu’il n’a pas de famille à sa charge. Ainsi,
que souhaite finalement montrer George Sand au sujet de la misère des familles ouvrières ?
Faut-il renoncer à la construction d’une famille pour mieux jouir de son salaire ? En effet,
Sand critique le système d’organisation sociale de son époque qui empêche les ouvriers de
fonder une famille dans de bonnes conditions. Selon sa représentation, il est scandaleux de
faire travailler des ouvriers et leur faire obtenir un salaire avec lequel ils ne sont pas capables
de mener une vie épanouie sur le plan matériel.

Cette stratégie de Sand qui consiste à faire entendre un message subliminal rend
compte d’un contrat comme l’entend Maingueneau581, c’est-à-dire comme un système de
pensées qui regroupent des représentations du même ordre :

La notion de contrat présuppose que les individus appartenant à un même corps de


pratiques sociales soient susceptibles de se mettre d’accord sur les représentations
langagières de ces pratiques sociales582.

580
George Sand, La Ville-Noire, op.cit., p.124.
581
Dominique Maingueneau, Nouvelles tendances en analyse du discours, Paris, Hachette, 1987, p.20.
582
Op.cit.

191
La notion de contrat proposée par Maingueneau nous laisse entendre que le récit de La
Ville noire s’inscrit dans un ensemble de discours sur la précarité au XIX e siècle. Rappelons
que ce récit est un moyen pour l’écrivaine de marquer son appartenance à la pensée socialiste,
placée aux côtés de Leroux, et fait de la situation des pauvres le cœur de leur réflexion.
D’ailleurs, la sphère intellectuelle et culturelle est également occupée par cette question. C’est
dans ce sens que Jérôme Lallement se prononce sur le sujet :

Au XIXe siècle, la question des pauvres est omniprésente dans la vie intellectuelle et
culturelle. Si Les Misérables de Victor Hugo restent l’emblème de cette préoccupation
générale, il faudrait citer aussi Balzac, Sue, Zola, et, pour ne pas s’en tenir aux seuls
Français, Dickens, Andersen et une multitude d’autres, tous marqués par la pauvreté583.

Ainsi, toute cette émulation autour de la précarité des ouvriers fait que les auteurs,
précisément les romanciers, se sentent engagés dans ce contrat social qui évoque les
problèmes des inégalités économiques à l’origine de la pauvreté des peuples.

Après avoir analysé la valeur de la misère dans La Ville noire, nous allons poursuivre
notre analyse en intégrant les auteurs anglais.

V.1.4. Misérable/ Misère : qualificatif d’un affaiblissement moral.


Afin de constater la fréquence de l’usage de l’expression misère et ses différentes
connotations, analysons désormais Hard Times584 et Mary Barton585. Cette expression est, en
effet, fréquemment utilisée chez ces deux auteurs pour rendre compte d’un affaiblissement
moral des personnages. Ainsi, on assiste à la mise en scène de quelques personnages
dits « misérables » à cause des mœurs basses à l’exemple des comportements malveillants
envers d’autres personnes comme nous l’avions observé chez Hugo. Nous essayerons, dès
lors, de lire le profil des personnages « misérables » chez Charles Dickens et Elizabeth
Gaskell afin de comprendre si les perceptions des auteurs se rejoignent ou en quoi seront-elles
différentes.

Pour cela, prenons l’exemple de la manière dont Mr. Bounderby présente une partie de
son enfance :

“Gold? I was born with inflammation of the lungs, and of everything else, I believe, that
was capable of inflammation”, returned Mr. Bonuderby. “For years, ma’am, I was one of
the most miserable little wretches ever seen. I was so sickly, that I was always moaning

583
Jérôme Lallement, « Pauvreté et économie au XIXe siècle », Cahiers d'économie Politique, 2010/2 (n° 59),
p. 119-140. [En ligne], consulté le 29/11/2021, DOI : 10.3917/cep.059.0119. URL : https://www-cairn-
info.ezproxy.univ-littoral.fr/revue-cahiers-d-economie-politique-1-2010-2-page-119.htm , p.120.
584
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
585
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.

192
and groaning. I was so ragged and dirty, that you wouldn’t have touched me with a pair of
tongs.”586
A priori, lorsqu’on rencontre le mot misérable dans l’œuvre de Dickens, on reste
sensible à la souffrance, soit des ouvriers, soit à celle des enfants victimes de l’éducation
utilitariste, soit à celle de la femme très subordonnée dans le cadre du mariage. Mais, dans ce
petit énoncé, on remarque que la misère rend compte d’un mauvais état de santé qui entraîne
la souffrance morale du personnage Bounderby durant son enfance. Étant dans une situation
sociale moyenne, nous le verrons mieux plus tard, Bounderby a connu ce qu’est la misère
matérielle, en plus de son état de santé fragile. Ces souffrances antérieures du personnage
pourraient expliquer l’attachement de ce dernier aux biens matériels, son insensibilité envers
les ouvriers qu’il pense être des paresseux et responsables de leur misère. Ainsi, l’expression
misère traduit plutôt mieux une dégradation de l’état moral de Bounderby en ce sens que le
manque de moyen qui a caractérisé son enfance a favorisé la construction de l’être insensible
qu’il est devenu, et surtout l’être attaché à sa richesse plus qu’aux personnes. Stephen
Blackpool est aussi un personnage à travers lequel l’expression misérable traduit son état
moral :

[…] he was the subject of a nameless, horrible dread, a mortal fear of one particular
shape which everything took. Whatsoever he looked at, grew into to form sooner or later.
The object of his miserable existence was to prevent its recognition by any one among the
various people he encountered. Hopeless labor587!

Au-delà des souffrances que lui confère la condition ouvrière dans laquelle il vit,
Stephen fait face à un mariage malheureux dans lequel il subit une femme ivrogne et plutôt
dévergondée. Ainsi, la vie misérable de Stephen rejoint celle de l’enfance de Bounderby, elles
sont toutes les deux à l’origine des tortures morales qui détruisent la vie des personnages. En
effet, être ouvrier pour Stephen est une peine, mais qui s’amplifie avec la réalité de sa vie qui
maritale est un désastre. Ce désastre se traduit encore plus dans l’empathie qu’éprouve son
amie Rachael au sujet de ses souffrances :

586
Id., p. 18. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.39. Un rhume ! Mais je suis né avec de
l’inflammation des poumons et, je crois, avec de l’inflammation partout où je pouvais en avoir, répondit Mr.
Bounderby. Durant des années, Madame, j’ai été l’un des plus misérables petits misérables qui aient jamais
existé. J’étais tellement souffreteux que je n’arrêtais pas de geindre et de gémir. J’étais tellement sale et
déguenillé que vous ne m’auriez pas touché avec des pincettes.
587
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.74. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.131 :
« Stephen était en proie à une terreur affreuse, à une terreur sans nom, à la frayeur mortelle de cette même forme
particulière que prenait chaque chose. Oui, tout ce qu’il regardait prenait tôt ou tard cette forme. Le but de sa
misérable existence était d’empêcher que quiconque, parmi tous les gens qu’il rencontrait, pût la reconnaître.
Tâche désespérante ! »

193
[…] but Rachael had taken great pity on him years ago, and to her alone he had opened
his closed heart all this time, on the subject of his miseries. 588

De fait, l’adjectif « misérable » a donc le devoir de traduire ces souffrances qui


dépouillent les personnages de leur épanouissement social. C’est à ce stade que se trouve tout
le sens du mot misère, pauvreté extrême, absence d’éléments primaires pour l’existence d’une
personne.

Dans ce cas de figure, cette absence n’est pas matérielle, mais émotionnelle. En effet,
les deux personnages restent dans un état perpétuel de crainte, d’angoisse. L’un, Bounderby
inquiet de ne pas faire connaître la réalité de son passé, de son enfance. Et l’autre, Stephen
Blackpool, craint que la situation de son épouse, alcoolique, soit révélée au grand jour. Toutes
ces subtilités dans la mise en scène de la misère permettent de voir, dans le roman de Dickens,
que toutes les situations qui mettent les personnages dans une situation misérable n’ont pas
forcément un rapport direct avec la misère matérielle. C’est dans ce sens qu’au sujet de
l’analyse du discours, tout énoncé doit être contextualisé, tout usage des expressions utilisées
doit être remis dans leur contexte textuel. Cela permet de mieux comprendre l’usage du terme
et son implication dans le discours. Dans ce sens, Michel Foucault fait une analyse entre le
signe dans un discours et son lien à l’« ordre des choses » en ces termes :

En effet, que le signe puisse être plus ou moins probable, plus ou moins éloigné de ce
qu’il signifie, qu’il puisse être naturel ou arbitraire, sans que sa nature ou sa valeur de
signe en soit affectée, - tout cela montre bien que le rapport du signe à son contenu n’est
pas assuré dans l’ordre des choses elles-mêmes589.

Michel Foucault souligne les évidences que peuvent avoir l’usage d’un mot dans un
discours. Selon lui, il faut se méfier de ses évidences qui peuvent cacher d’autres réalités
parce que les mots sont utilisés pour dire telle ou telle autre connotation.

Dans cette perspective, les expressions « misère » et « pauvreté » sont des signes dans
le discours littéraire du XIXe siècle. Ils sont des signes linguistiques de la souffrance du
peuple dans les représentations romanesques. Pour cela, ils restent les termes qui disent
généralement l’oppression dont le peuple est victime à plusieurs niveaux : moral et matériel.
Par ailleurs, ces signes ont fortement été rangés dans l’idée de la souffrance en lien avec la
pauvreté matérielle, idée que notre lecture déconstruit en partie, après avoir constaté que

588
Id., p.70. [Trad.] Id., p. 124. Rachael lui avait montré beaucoup de compassion et c’est à elle seule, tout le
temps, qu’il avait ouvert son cœur fermé pour lui parler de ses misères ;
589
Op.cit., p.77.

194
misérable ne caractérise pas seulement la pauvreté économique. Dans ce sens, nous
rejoignons la pensée foucaldienne qui affirme que « le rapport du signe à son contenu n’est
pas assuré dans l’ordre des choses elles-mêmes.590» Dans notre contexte d’étude, nous
considérons que « l’ordre des choses » correspond à la logique du siècle dont les discours
déplorent la pauvreté des travailleurs. Finalement, dans notre lecture des œuvres, ces signes
renvoient à plusieurs connotations que nous avons évoquées.

Ce constat se fait également dans le roman de Gaskell. L’expression « poverty »


désigne deux réalités : matérielle et psychologique. C’est donc au lecteur de contextualiser
l’usage du terme dans le récit.

Prenons le cas de la relation entre les deux personnages Esther la sœur Mary Barton,
épouse de John Barton. Deux sœurs aux idées opposées, l’une, Mary Barton, est une épouse
dévouée et mère attentionnée qui se contente du peu de moyens que lui procure le travail de
son conjoint, John Barton. Esther, sa sœur cadette, a plutôt une vision de la vie contraire à la
sienne. Elle estime que la réussite d’une femme est assurée par le choix d’un conjoint riche.

Ainsi, lorsqu’on lit :

“poor thing, she takes on saldy about Esther”591 ou Then you’ve heard nothing of Esther,
poor lass! Asked Wilson.592

Le mot « poorthing » peut créer une confusion chez le lecteur. Mais lorsqu’on tient
compte de la séquence dans laquelle il est employé, on comprend aisément qu’il s’agit
d’exprimer la tristesse de Mary Barton et non sa situation économique. Mary Barton,
connaissant la moralité de sa sœur cadette, s’inquiète de sa disparition, et surtout des choix
qu’elle fera qui pourront lui être plus désastreux que ce qu’elle n’imagine. Effectivement, la
suite du roman nous montre que les sentiments de Mary Barton au sujet de sa sœur sont
fondés. À ce niveau, notre intérêt est surtout de montrer au lecteur les différentes utilisations
des expressions qui font allusion à la souffrance, la pauvreté et la misère. Cet usage n’est
toujours pas en effet d’ordre économique. Ainsi, on retrouvera dans les débuts du récit
l’adjectif pauvre, pour qualifier la malheureuse Mrs. Barton pour parler de la disparition de sa
sœur. On peut encore lire dans le roman ces indications à la souffrance psychologique des
personnages :

590
Id.
591
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.10. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.27. La
pauvre, elle s’en fait, du mauvais sang pour Esther!
592
Id., p.10. [Trad.], Id., p.27. Alors comme ça, vous avez pas de nouvelles de cette pauvre Esther ? demanda
Wilson.

195
Everyone had a wish to say something in the way of comfort to poor Mrs. Barton, […] I
will take care not to come and spoil it, though poor Alice, and going up to Mrs. Barton,
[…]593

Le fait de construire son personnage dans une atmosphère malheureuse, dès le début
du roman, de le mettre sous une forte emprise de chagrin est fait à dessein. Quand on suit la
trajectoire romanesque et le parcours du personnage, on comprend que toute cette poétique de
détresse, de souffrance, de chagrin qui provoque de la compassion chez d’autres personnages
annonce un événement tragique. En effet, sous l’emprise de tout ce chagrin, Mrs. Barton
finira par succomber pendant son accouchement. Ce départ du personnage sera un propulseur
important pour la suite du roman. Ainsi, toute la tristesse construite autour de Mary Barton
sert aussi à préparer le lecteur sur la mort soudaine du personnage. C’est un ton important
donné au roman par l’autrice. D’entrée de jeu, le lecteur prend en compte l’impact désastreux
que peut produire un état de souffrance extrême chez les personnages. Alors, le récit sur Mrs.
Barton agit telle une mise en abime du récit global. De fait, si la souffrance liée à la perte d’un
être cher peut emmener à la dégradation du corps, à la perte de vie, qu’en serait-il des
souffrances infligées par l’absence du minimum vital : la misère ? Cette question nous conduit
à interroger la misère d’un point de vue strictement matérielle chez les auteurs.

V.2. Le descriptif d’une misère matérielle.

V.2.1. Le descriptif des actes liés au manque/ la faim.

Pour analyser la misère matérielle décrite dans les romans, nous nous servirons des
romans de Victor Hugo et de celui d’Elizabeth Gaskell. Ce choix est dû au fait que ces deux
romans écrivent la précarité du peuple pour représenter l’oppression de la société capitaliste
sur les gens de peu. Certes, Sand et Dickens sont aussi sensibles à cette question du
prolétariat, mais leurs œuvres ne font pas de la pauvreté un objet central du récit comme on
l’observe chez Hugo et Gaskell. Pour preuve, parmi les poèmes qui accompagnent le récit
dans le roman de Gaskell, celui qui ouvre le chapitre sur la situation précaire de la famille
Davenport qui est l’une des représentions les plus profondes de la misère, présente les
différentes facettes de la misère que nous aurons à lire dans le chapitre.

“How little can the rich man know


Of what the poor men feels,
When want, like some dark demon foe,

Ibid., p.19. [Trad.] Ibid., p.42. […] chacun avait envie d’ajouter quelque chose pour réconforter la pauvre
593

Mrs. Barton […]. « J’éviterai de revenir tout gâcher », se dit la pauvre Alice qui s’approcha de Mrs. Barton […]

196
Nearer and nearer steals!

He never tramp’d the weary round,


A stroke of work to gain,
And sicken’d at the dreaded sound
Which tells he seeks in vain.

Foot-sore, heart-sore, he never came


Back through the winter’s wind,
To a drank cellar, there no flame,
No light, no food, to find.

He never saw his darling lie


Shivering, the flags their bed;
He never heard the maddening cry,
‘Daddy, a bit of bread!’ ”
Manchester Song.594

Le poème de William Gaskell donne les dimensions de la vie du misérable : un


horizon tellement funeste que l’espoir meurt et cède la place au besoin de mendier parce qu’il
a faim et n’a pas de ressource. Il montre la capacité du misérable à s’adapter à un milieu de
vie impropre et mal loti. Il apprend à vivre avec la faim, apprend à regarder ses « petits »
avoir faim, s’habitue à entendre leur cri. Toutes ces informations sont celles que nous
découvrirons dans le chapitre et que nous verrons également chez Victor Hugo.

Pour commencer, le premier aspect selon notre regard qui signale une extrême misère
dans le roman d’Hugo est l’existence des gamins de Paris, marqué par le phénomène de la
mendicité. Dans le roman de Victor Hugo, une analyse statistique de cette période est faite et
donne la présence importante des enfants dans les rues de grandes villes :

À l’époque, d’ailleurs presque contemporaine, où se passe l’action de ce livre, il n’y avait


pas, comme aujourd’hui, un sergent de ville à chaque coin de rue (bienfait qu’il n’est pas
temps de discuter) ; les enfants errants abondaient dans Paris. Les statistiques donnent
une moyenne de deux cent soixante enfants sans asiles ramassés alors annuellement par

594
William Gaskell, Manchester Song, In., Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 52. [Trad.] Elizabeth
Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.97. Que peut savoir le riche, De la vie du pauvre homme Que le besoin, tel un
démon, Encore et toujours talonne. Jamais il n’a eu, lui, le fortuné, À mendier de quoi gagner son pain, À finir
au mot redouté Qui lui apprend qu’il cherche en vain. Ni à entrer transi par la bise en hiver Dans une cave
humide, Sans feu, ni lumière ni couvert. Les pieds meurtris et le cœur vide. Ni à voir ses enfants grelottant À
même le sol, tenaillé par la faim Ni à entendre leur cri déchirant « Papa, un peu de pain ! » Chanson de
Manchester.

197
les rondes de police dans les terrains non clos, dans les maisons en construction et sous
les arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux, a produit « les hirondelles du pont
d’Arcole ». C’est là du reste, le plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes
de l’homme commencent au vagabondage de l’enfant595.

Ce point évoqué par le narrateur implique l’auteur, le lecteur, et fonctionne comme


une sortie de l’univers romanesque pour faire un détour dans l’histoire. D’ailleurs, le sous-
chapitre dans lequel se trouve cet énoncé s’intitule « UN PEU D’HISTOIRE596 », ce qui
montre la volonté de l’auteur à tenir compte des faits historiques pour traiter la question de la
misère qui gangrène le siècle. Des précisions temporelles sont données telles que la période :
il s’agit de la période contemporaine qui correspond à celle dans laquelle le livre voit le jour.
Durant cette période, la seconde moitié du XIXe siècle, la ville de Paris, capitale de la misère,
est sous l’emprise d’une importante mendicité qui n’est autre que le résultat des enfants livrés
à leur propre sort dans les rues. D’ailleurs, des lois ont souvent été proposées pour éradiquer
ce fléau, mais elles ont généralement été sans résultats conséquents597. Ainsi, les historiens
remarquent qu’une grande quantité d’enfants était livrée à la rue :

Du milieu du XVIIIe à la fin du XIXe siècle, les Européens ont abandonné sans doute plus
de 10 millions de leurs enfants598.
Dans le grand ensemble des Européens cités, on compte la France et la Grande-
Bretagne. En effet, ce phénomène qui caractérise la misère devient un motif d’écriture chez
l’auteur français, Victor Hugo, à tel point qu’on le retrouve dans plusieurs de ses romans à
l’exemple de Notre-Dame de Paris, où dans L’Homme qui rit599. Pour Hugo, ce phénomène
flagrant est le signe le plus probant du désastre social. Dans Les Misérables, l’exemple du
gamin de Paris est particulièrement éclairant :

595
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.571.
596
Id.
597
Léon Lallemand, La question des enfants abandonnés et délaissés au XIXe siècle , [en ligne], consulté le
02/12/2021,
https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=PgQUAAAAIAAJ&oi=fnd&pg=PA9&dq=les+enfants+abandonn
%C3%A9s+au+XIXe+si%C3%A8cle&ots=ri9ECq5wqS&sig=i5CVsS8yB9M5f2K9hGYCHaCcoiM&redir_esc
=y#v=onepage&q&f=false , p.10. Selon Lallemand, des projets lois ont été proposés pour tenter de résoudre le
problème des enfants de la rue au XIXe siècle. On peut citer ces tentatives : proposition de loi du 10 janvier
1849 « relative à l’organisation de l’assistance publique à Paris » Et en juillet 1866, un autre projet de lois fut
proposé pour statuer sur les possibles services offerts aux enfants assistés.
598
Antoine Rivière, Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », N° 19, 2017, « Abandon d’enfants et parents
abandonneurs, XIXe et XXIe siècles. » [En ligne], consulté le 02/12/2021, URL :
https://journals.openedition.org/rhei/4010 , p.1.
599
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., [Notes], p.1606. Ce développement sur la rupture des familles et le
statut de l’enfant abandonné ou esseulé ressaisit une topique du roman hugolien dont l’incidence s’étend de
Notre-Dame de Paris – qui voit Esméralda la bohémienne rencontrer Quasimodo l’enfant trouvé – à L’Homme
qui rit, où Gwynplaine l’évadé des comprachicos forme avec Dea le couple des enfants sans parents.

198
Paris a un enfant et la forêt a un oiseau ; l’oiseau s’appelle moineau ; l’enfant s’appelle le
gamin. […] Il ne mange pas tous les jours et il va au spectacle, si bon lui semble, tous les
soirs. Il n’a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds, pas de toit sur la tête ;
il est comme les mouches du ciel qui n’ont rien de tout cela. Il a de sept à treize ans, vit
par bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un vieux pantalon de son père qui lui
descend plus bas que les talons600.

La comparaison entre l’enfant de la ville et l’oiseau de la forêt est très parlante.


L’oiseau étant le symbole de la liberté et de la non-propriété, l’enfant de Paris porte ce
symbole. Il est seul, abandonné à son sort. Pauvre et n’ayant aucun logis précis, il est le
spectateur de tous les événements qui se produisent dans la ville, de jour comme de nuit. C’est
la raison pour laquelle il sera aux premières lignes de l’insurrection de Paris que nous verrons
plus tard. Mais, ce désastre qui ne se résume pas qu’au sol français, l’auteur prend le soin
d’évoquer la Grande-Bretagne dans son récit. On peut ainsi lire le passage suivant :

Et, puis, Londres, métropole du luxe, est le chef-lieu de la misère. Sur la seule paroisse de
Charing-Cross, il y a par an cent morts de faim601.

Effectivement, au XIXe siècle, Londres était le théâtre de la mendicité, de la


prostitution et du crime. Dans ce sens, l’étude de Didier Revest, « Rue et marginalité : le cas
de Londres au XIXe siècle », montre que les mendiants durant cette période étaient en pleine
croissance dans la ville602. Ces informations peuvent expliquer l’intérêt de Gaskell à faire
apparaitre dans son récit, le thème de la mendicité lorsqu’elle fait passer ses personnages par
Londres, notamment John Barton et la délégation avec laquelle il allait présenter les misères
des ouvriers au Parlement. Ainsi ils virent dans les rues deux femmes qui mendiaient comme
l’indique le passage suivant : “one or two miserable-looking women were setting off on their
day’s begging expedition”.603

Aussi, Londres, dans le roman de Gaskell n’est pas la seule ville dans laquelle on
retrouve des mendiants. Manchester aussi en regorge. C’est d’ailleurs ce que nous lisons ici :

600
Id., p.565.
601
Ibid., p.651.
602
Didier Revest, « Rue et marginalité : le cas de Londres au XIXe siècle », Revue de civilisation Britannique,
[en ligne], consulté le 02/12/2003, http://journals.openedition.org/rfcb/1599 , p. 2. Les mendiants, de leur côté,
auront été, dès les années 1830, perçus comme un groupe en constante augmentation. De 8000 à cette époque,
leur nombre serait passé à quelques 15000 vers 1860. Cette augmentation semble être allée de pair avec celle du
nombre d’errants dans l’absolu, dont le nombre passe de 20 000 environ en 1835 à 70 000 à la fin des années
1850. Ils ne connaissent, pour ainsi dire, que la rue, ayant pour tout lit une embrasure de porte ou une arche de
pont de chemin de fer, ils souffraient des maladies qui affectent en priorité ceux qui n’ont plus rien : bronchite,
rhumatismes.
603
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.61. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 111. Un ou
deux femmes à l’air miséreux partaient mendier pour la journée.

199
With his soft voice, and pleading looks, he uttered, in his pretty broken English, the word

“Hungry! So hungry”
And as if to aid by gesture the effect to the solitary word, he pointed to his mouth, with its
white quivering lips.
Mary answered him impatiently, “Oh, lad huger is nothing – nothing!”
And she rapidly passed on. But her heart upbraided her the next minute with her
unrelenting speech, and she hastily entered her door and seized the scanty remnant of
food which the cupboard contained, and she retraced her steps to the place where the little
hopeless stranger had sunk down by his mute companion in loneliness and starvation, and
was raining down tears as he spoke in some foreign tongue, with low cries for the far
distant “Mamma mia604”605

Cette scène de Gaskell se rapproche assez de celle que nous avions lue chez Victor
Hugo à propos des enfants mendiants chez le barbier. Dans cette scène de Mary Barton, ce qui
nous impressionne, c’est la réaction du personnage Mary lorsqu’elle minimise la faim : « oh,
lad huger is nothing – nothing ». Deux questions nous viennent à l’esprit. Premièrement,
minimise-t-elle la faim en la comparant à ce qui arrive à Jem Wilson ? Ou, le fait-elle parce
qu’elle aurait appris à vivre en ayant faim, en s’y habituant ? La première idée paraît plutôt,
normale, car elle est le résultat d’un choc émotionnel. Mais, la deuxième idée est surtout le
résultat d’une souffrance insurmontable avec laquelle on est contraint de vivre. Pour le faire,
il faut donc s’y habituer. Effectivement, les repas de Mary n’étaient presque rien à l’exemple
de son petit déjeuner indiqué ci-contre : « So, eating her crust-of-bread breakfast… »606

De fait, l’œuvre nous montre que les ouvriers étaient obligés de vivre en conjuguant
avec la misère parce qu’une amélioration de leur condition de vie était peu probable. Cette
absence de denrées alimentaires se lit entre les lignes lorsque le narrateur dit « seized the
scanty ramnant of food which the cupboard contained ». Ceci montre que le personnage qui

604
Id., [Note], p. 202. Mother of mine.
605
Id., p. 202. [Trad.] Id., p. 342-343. Le regard implorant, il articula d’une voix douce dans son anglais touchant
et rudimentaire ces mots: « Faim ! Très faim » Et comme pour compléter par le geste l’effet de ces deux mots, il
dirigea le doigt vers sa bouche aux lèvres blêmes et tremblantes. Mary lui répondit d’un ton agacé : « Oh, petit,
la faim, c’est rien… rien ! » Et elle passa rapidement son chemin. Mais la minute d’après, son cœur lui reprocha
la dureté de sa réponse. Elle franchit à la hâte le seuil de chez elle, saisit les quelques restes de nourriture
contenus dans le placard et retourna à l’endroit où le malheureux petit étranger, prostré près de sa compagne
muette, pleurait à chaudes larmes, solitaire et affamé, en dressant dans sa langue de sourdes plaintes à la Mamma
mia » lointain!
606
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.189. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.321. En
grignotant la croute de pain qui lui tenait lieu de petit déjeuner.

200
devra faire preuve de charité n’a que peu, mais, ce peu est celui qui pourra satisfaire le besoin
imminent d’un enfant affamé et qui en pleure. De fait, nous constatons qu’il se présente une
sorte de hiérarchisation de souffrance chez les gens de peu. La misère n’est donc pas vécue de
la même manière chez ce peuple et selon les âges. C’est dans ce sens que Victor Hugo
demande au lecteur, à toute personne qui s’intéresse à la misère du peuple, de tenir compte de
la misère à ses différents degrés chez les hommes :

C’est qu’en effet qui n’a vu que la misère de l’homme n’a rien vu, il faut voir la misère de
la femme ; qui n’a vu que la misère de la femme n’a rien vu, il faut voir la misère de
l’enfant607.
Comprendre la misère, c’est l’observer dans sa globalité, et pour cela, il faut la lire à
travers les trois grandes instances de l’humanité : homme, femme, enfant. Partant de ce
principe, on constate que lorsque les auteurs traitent du sujet de la misère, ils ont pour
habitude de mettre en scène ces trois instances. Cela se fait soit dans un contexte de travail,
soit dans un contexte familial. Dans Les Misérables, Fantine, Cosette et Jean Valjean
constituent a priori cet ensemble. Ensuite, à cette famille recomposée, on peut y ajouter celle
des Thénardier en considérant le temps du récit durant lequel monsieur Thénardier devient
Jondrette le misérable appauvri. On remarque que la misère est fatale, surtout pour les enfants,
à l’exemple des gamins de Paris que Gavroche récupère dans la rue ou encore Alzema qui
meurt dans les mains de Marius vêtue de guenilles. Outre l’œuvre de Victor Hugo qui tente de
représenter la misère dans ses dimensions, Gaskell se livre aussi au même exercice en mettant
en scène des familles misérables. Prenons le cas de la famille Davenport, ancien ouvrier de la
famille Carson. Le narrateur présente l’extrême précarité dans laquelle se trouve la famille.
Cela permet au lecteur de scruter les dimensions de la misère sur des types de personnes
différentes. Il nous est présenté une scène qui suit l’entrée de Barton et de Wilson chez les
Davenport :

[…] the fireplace was empty and black; the wife sat on her husband’s lair, and cried in the
dark loneliness.
“See, missis, I’m back again. – Hold your noise, children, and don’t mither* your
mammy for bread; here’s chap as has got some for you.”[…]
The children clamoured again for bread, but this time Barton took a piece first to the poor
, helpless, hopeless woman, who still sat by the side of her husband, listening to this
anxious miserable mutterings. She took the bread, when it was put into her hand, and
broke a bit, but could not eat. She was past hunger. She fell down on the floor with a

607
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.723.

201
heavy unresisting bang. The men looked puzzled. “She’s well-nigh clemmed,” said
Barton.”608

L’entrée de Barton et Wilson dans la pièce, et le regard qu’ils émettent sur ce qu’ils
observent, conduisent le lecteur dans un descriptif de la misère de manière croissante. Le
constat fait est que Davenport qui reçoit les Barton et Wilson ne semble pas concerné par la
faim. Mais cela n’est qu’une manière de résister à la réalité comme nous l’avions constaté
chez Mary Barton qui minimise la misère.

Pour mieux connaître l’état de misère de la famille, le narrateur entraîne notre regard
vers la femme et les enfants. L’agitation des enfants autour du pain est l’expression d’un
phénomène de rareté alimentaire chez les Davenport, si bien que la quantité apportée est
insuffisante pour satisfaire le nombre d’enfants. L’état de la mère est encore plus désastreux,
car, celle-ci, par famine, a perdu la force de manger. Comme nous le fait entendre le narrateur,
« she was past hunger », « elle était au-delà de la faim », par cette misère dévastatrice et
poussant les personnages dans un état défaitiste comme l’indique le texte au sujet de John
Barton : “ […] it ceased to hope. And it is hard to live on when one can no longer hope.”609

Cette méthode d’usage d’un descriptif hiérarchisé trouve son sens dans l’analyse de
Philippe Hamon au sujet du descriptif :

Le texte descriptif sollicite également, de la part du lecteur, la compétence d’une


opération particulière, celle de hiérarchie. Un système descriptif, tout le temps qu’il dure,
qu’il « occupe » du texte, renvoie perpétuellement le lecteur à sa faculté de comprendre
des systèmes hiérarchisés610 ;

Les romans ne nous disent pas de suivre une hiérarchie, mais c’est dans une
observation attentive que le lecteur parvient à la suivre dans l’évolution du récit, car on y
rencontrera les différentes formes de hiérarchisation qui peuvent se produire dans le but de
traduire la réalité des ouvriers. De fait, au sujet de la l’aspect de la misère, cette hiérarchie
s’applique dans l’organisation des figures des misérables. Cette méthode est employée pour

608
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.55-56. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.101-103.
L’âtre était vide et noir ; la femme, assise à la place de son mari, pleurait dans la solitude somber. « Voyez, ma
bonne, v’là revenu. Voilà un gars qui vous en a apporté. » […] Les enfants réclamèrent à nouveau du pain, mais
cette fois-ci, Barton en donna un morceau d’abord à la pauvre femme inerte et désespérée, toujours assise au
chevet de son mari, dont elle écoutait les paroles angoissées et sans suite. Elle prit le pain quand on le lui mit
dans la main et en rompit un morceau, mais fut incapable de l’avaler. Elle était au-delà de la faim. Elle
s’effondra sur le sol, inerte, avec un bruit mat. Les hommes semblèrent perplexes. « Elle est presque crevée de
faim, dit Barton.
609
Id., p.149. [Trad.] Id., p.257. […] il cessa d’espérer. Or il est difficile de continuer à vivre quand on ne peut
plus espérer.
610
Philippe Hamon, Du descriptif, op.cit., p.46.

202
montrer au lecteur l’ampleur du phénomène décrit. Cette hiérarchisation de la souffrance à
travers l’image de la faim sur le corps de l’homme à celui de la femme et à celui de l’enfant
comme chez les Davenport dans Marys Barton permet de dire à quel point le manque retient
captives les familles ouvrières des faubourgs et les conduit à une destruction totale, c’est-à-
dire la mort. D’ailleurs, Hugo poursuit en précisant le lieu dans lequel ces peuples démunis,
organisés en familles, sont généralement localisés :

C’est surtout dans les faubourgs, insistons-y, que la race parisienne apparait ; là est le pur
sang ; là est la vraie physionomie ; là ce peuple travaille et souffre, et la souffrance et le
travail sont les deux figures de l’homme. Il y a là des quantités profondes d’êtres
inconnus où fourmillent les types les plus étranges depuis le déchargeur de la Râpée
jusqu’à l’équarrisseur de Montfaucon611.

Il ne s’agit pas pour l’auteur de présenter uniquement les faubourgs comme un lieu de
la faim, mais il précise qu’il faut « insister », mettre un accent sur cet espace. En effet, selon
lui, ce lieu représente le réel espace de Paris, le vrai visage de Paris, la véritable conséquence
des inégalités sociales et le véritable peuple parisien. Ce peuple dans lequel nous retrouvons
les soldats de la vie sociale : les ouvriers. Ces hommes qui travaillent manuellement à
l’exemple des équarrisseurs de Montfaucon cités dans le roman. On peut ajouter ce passage
du roman qui présente des effets de transferts entre le personnage et les réalités de l’espace
dans lequel il se trouve :

Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe, se noue et « se dénoue » dans la
souffrance, en présence des réalités sociales et des choses humaines, témoin pensif. Il se
croit lui-même insouciant ; il ne l’est pas. Il regarde, prêt à rire ; prêt à autre chose
aussi612.

Une insistance se traduit dans ces deux énoncés sur le fait que le peuple misérable de
Paris est celui des faubourgs. Ce peuple qui est l’image de la souffrance sociale en même
temps qu’il en est le témoin des dérives de la société. Il est aussi celui par lequel la liberté du
peuple naîtra. À cet effet, l’enfant des faubourgs devient une graine qui germe et porte en elle,
les faits de son milieu : la souffrance. Plus tard, celle-ci deviendra sa source de motivation à la
révolte du peuple. Nous y reviendrons !

Pour continuer, Philippe Hamon nous permet de dire que Victor Hugo suit un
processus de discours persuasif613. Autrement dit, il décrit pour persuader son lecteur sur le
fait que la réalité de Paris soit perceptible dans les faubourgs et chez le peuple qui habite ce
611
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.581.
612
Id., p.568.
613
Philippe Hamon, Du descriptif, op.cit., p.51.

203
lieu. Dans ce passage, on remarque donc que l’argumentation est marquée par un adjectif,
« pâle » qui symbolise le mauvais état de l’enfant des quartiers délabrés. Cette précision sur
l’aspect du personnage interpelle le lecteur sur la situation de ces quartiers du peuple, de leur
précarité qui affecte les habitants.

Dans ce sens, Dominique Maingueneau dit :

L’argumentation constitue, comme la narrativité, un facteur de cohérence discursive très


remarquable : une argumentation se définit comme une action complexe finalisée ; cette
fin coïncide avec l’adhésion de l’auditoire à une thèse présentée par le locuteur et donnant
lieu à un enchaînement structuré d’arguments. Ce but est donc atteint à travers une série
de sous-buts que sont les différents arguments, liés par une « stratégie » globale.614

Nous avons effectivement observé comment dans leur narration, les écrivains ont
questionné la précarité, son fonctionnement et ses formes. L’objectif de cette stratégie vise la
prise en compte des souffrances du peuple par l’auditoire : les pauvres eux-mêmes, l’État et
les patrons.

On a pu constater qu’entre Elizabeth Gaskell et Victor Hugo, une description


structurée a été faite sur des exemples de corps, d’espace, sujets à la précarité : les faubourgs,
les gamins de Paris dans Les Misérables et la famille Davenport dans Mary Barton.

Par ailleurs, cette vérité qu’est la misère sociale doit d’être reconfigurée par la fiction
comme l’entend Fiona McIntosh :

On reconnaît le principe selon lequel le vrai n’est pas vraisemblable, qui a pour corollaire
que le réel a besoin d’être reconfiguré par la fiction pour être reçu et avoir du sens.615

Suivant ce postulat, il est donc impératif pour les auteurs de créer une argumentation
cohérente pour mieux rendre compte du réel. Pour cela, des descriptions des habitions des
pauvres, servent dans Mary Barton et Les Misérables, à renforcer cette impression de réel
dont le but est de convaincre le lecteur. Dès lors, c’est sur cet aspect que nous allons analyser
la représentation du logis du pauvre.

V.2.2. Un descriptif du manque dans la représentation du logis du pauvre.

Outre la faim et le besoin qui se lit dans le quotidien des personnages, le lieu
d’habitation marqué par la récupération d’objets est un motif d’écriture qu’utilisent Hugo et
Gaskell pour représenter les profondeurs de la misère dans les récits, mais, surtout dans la

614
Philippe Hamon, Initiation aux méthodes de l’analyse du discours, op.cit., p.163.
615
Claire Barel-Moisan, Audey Giboux, Fiona McIntosh-Varjabedian, Anne-Gaelle Weber, Fictions du savoir,
savoir de la fiction, Paris, Atlande, 2011, p.41.

204
société en pleine mutation industrielle et sociale qu’ils représentent. Dès lors, ils intègrent des
descriptions d’espaces clos que sont les habitations des pauvres, ce qui accentue leur critique
sur la misère.

Si nous partons du roman d’Hugo, la description faite du logement du fossoyeur est


pleine d’informations sur le type d’habitation propre aux misérables :

Fauchelevent poussa la porte. Le logis du fossoyeur était, comme toutes ces infortunées
demeures, un galetas démeublé et encombré. Une caisse d’emballage – une bière peut-
être – y tenait lieu de commode, un pot à beurre y tenait lieu de fontaine, une paillasse y
tenait lieu de lit, le carreau y tenait lieu de chaises et de table. Il y avait dans un coin, sur
une loque qui était un vieux lambeau de tapis, une femme maigre et force enfant, faisant
un tas616.

Le logis de Fauchelevent sert d’exemple de ceux des « infortunées ». Celui-ci est


remarquable par un aspect désordonné, et un usage d’objet par adaptation. Puisque le pauvre
doit aussi s’équiper, il fait donc usage de ce qu’il a pour tenter de créer ce qu’il n’a pas, et qui
lui serait utile. Ainsi, Fauchelevent, pour s’offrir une commode, utilise quelque chose qui
serait entre une « caisse d’emballage » et une « bière ». Toutes ces récupérations font du
logement du pauvre, un bric-à-brac d’objets récupérés, un ensemble de « résidus617 » comme
l’entend Pierre Laforgue, mais cela est le symbole d’une précarité, d’une incapacité financière
à s’offrir des meubles. C’est cette précarité à l’extrême que l’auteur veut traduire en utilisant
plusieurs termes pour parler de la maison de Fauchelevent. Il s’agit des expressions « logis »,
« galetas », et « demeure ». Si le « logis » et la « demeure » ont une connotation positive,
« galetas », en revanche, renvoie à un logement assez précaire, sordide et plutôt
déshumanisant. De fait, l’idée de décrire un logement sordide est renforcée par la présence
d’une « bière », donc un cercueil qui sert de meuble de rangement. Aussi, en analysant tout ce
descriptif, nous nous rendons compte que ce logement est plutôt vide à tel point que
Fauchelevent dorme sur le carreau.

Ce geste de récupération qui peut être attribué en même temps à une créativité des
misérables née du besoin se lit nettement chez Gavroche, le gamin de Paris à qui « l’éléphant
de la bastille » sert de logement.

Gavroche était en effet chez lui.


O utilité inattendue de l’inutilité ! charité des grandes choses ! bonté des géants ! Ce
monument démesuré qui avait contenu une pensée de l’Empereur était devenu la boite
d’un gamin. Le môme avait été accepté et abrité par le colosse. Les bourgeois

616
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.553.
617
Pierre Laforgue, Gavroche, Paris, SEDES, 1994, p.133.

205
endimanchés qui passaient devant l’éléphant de la Bastille disaient volontiers en le toisant
d’un air de mépris avec leurs yeux à fleur de tête : « À quoi cela sert-il ? » Cela servait à
sauver du froid, du givre, de la grêle, de la pluie, à garantir du vent d’hiver, à préserver du
sommeil dans la boue qui donne la fièvre et du sommeil dans la neige qui donne la mort,
un petit être sans père ni mère, sans pain, sans vêtements, sans asile. Cela servait à
diminuer la faute publique618.

L’exclamation regroupant les expressions « utilité » et « inutilité » met l’accent sur


l’idée de récupération que nous venons d’évoquer. Le projet de Napoléon qui fut de construire
à la bastille une fontaine d’eau sous la forme d’un éléphant n’a pas abouti à sa réalisation
totale. Le projet fut arrêté, et le monument abandonné, puisque désormais inutile. En
revanche, en ce monument, Gavroche, enfant abandonné, vivant dans la rue, y trouve refuge.
Le narrateur pose un problème de regard, celui du pauvre et celui du bourgeois. À travers le
regard des bourgeois, le monument ne sert plus à rien parce qu’il n’a pas pu servir de fontaine.
C’est une sorte d’analyse distanciée, car le regard du bourgeois n’a pas un rapport de
proximité avec le monument en l’état. C’est ce que traduit le verbe « passer » qui désigne
l’action des bourgeois envers le monument. Si ces derniers sont décrits comme étant des
passants, c’est qu’ils n’accordent aucun intérêt au monument.

En revanche, Gavroche qui sillonne Paris dans ses profondeurs sait à quoi peut servir
le monument puisqu’il lui sert de refuge, d’hébergement, le protégeant du froid, du soleil et
des intempéries. Ce monument qui désormais ne sert plus à rien aux yeux du monde, sert à
réparer un préjudice social immonde : celui des enfants de la rue dans la mesure où, contre
toute attente, il leur sert de toit. Insidieusement, le narrateur soulève ici une critique sociale,
notamment la gouvernance de Napoléon III qu’il n’admire pas. À ce sujet, la bourgeoisie n’a
pas une connaissance réelle des maux de la société parce qu’elle ne s’y fond pas en
s’intéressant par exemple au quotidien de leurs ouvriers et autres gens du peuple. Aussi, cette
mise en scène de Gavroche hébergé par l’éléphant serait une fois de plus l’expression de la
sympathie de Victor Hugo pour Napoléon Ier. C’est certainement à cela que vaut l’exaltation
« bonté des géants » qui serait un rappel à la grandeur de l’empereur. Ainsi, la vie de
Gavroche dans l’éléphant et le mépris des passants que sont les bourgeois nous conduisent à
jeter un regard sur la question du lien social dans cette société en dégradation sur le plan
humain. Pour commencer cette démarche, dans Mary Barton, Gaskell montre comment la
pauvreté dépouille les nécessiteux de tous ses biens matériels (mise en gage des objets) et

618
Id., p. 934.

206
humains (la mort à cause de la famine) quand celle-ci devient insoutenable. C’est ce que l’on
constate dans le foyer de John Barton lorsque ce dernier perd son travail :

The smart tea-ray, and tea-caddy, long and carefully kept, went for bread for her father.
He did not ask for it, or complain, but she saw hunger in his shrunk, fierce, animal look.
Then the blankets went, for it was summer time, and they could spare them; and their sale
made a fund which Mary fancied would last till better times came. But it was soon all
gone, and then she looked around the room to crib it of its few remaining ornaments619.

Le geste de Mary peut en effet expliquer l’usage des objets utilisés par les populations
pauvres. Il s’agissait parfois des objets remis à la vente pour se procurer à manger. Ainsi, ces
objets sont repris par d’autres misérables, dans le besoin. Les misérables sont plutôt réduits à
consommation d’objets récupérés. Ces objets sont donc loin de passer par le processus de
transformation, mais sont utilisés en l’état. Plus inquiétants, ils servent parfois à satisfaire des
besoins pour lesquels ils n’ont pas été fabriqués. C’est précisément ce qui est observé avec la
paillasse qui servait de lit tel que décrit dans le roman d’Hugo. Par ailleurs, pour survivre, les
misérables mettaient également en gage des accessoires de la maison qui sont parfois de
première nécessité, donc très utile au bien-être, ce qui ne faisait qu’accentuer la misère telle
qu’on l’observe chez Davenport. On peut lire: “…that they had sunk lower and pawned thing
after thing”.620

Il faut aussi signifier que la récupération d’objets de seconde main était un moyen,
pour eux, de se faire quelques petites économies. En effet, Elizabeth Gaskell accorde une
attention particulière aux cycles économiques des ouvriers. Elle montre comment ces derniers
tentent de se mettre à l’abri du besoin, malgré leurs petits salaires. Ce qui leur permet, parfois,
de tenir quand ils sont en période de crise : perte d’emploi, enfants malades. Mais, lorsque ces
situations se prolongent, il est évident que ces économies s’épuisent très rapidement.

Ceci étant, l’analyse que nous venons de faire sur la situation précaire des ouvriers
débouche sur l’impact que celle-ci exerce sur les prolétaires en tant que communauté. Dès
lors, nous montrerons comment cette misère participe à une construction et parfois à une
destruction du lien social.

619
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.103. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.178. Le
plateau et la boite de thé, conserves si longtemps et si soigneusement furent vendus afin d’acheter du pain pour
son père. Il ne le réclamait pas, ni ne se plaignait, mais elle devinait sa faim en le voyant amaigri, avec le regard
féroce d’un animal. Puis ce furent les couvertures qui partirent, car c’était l’été, ils n’en avaient pas besoin, et
leur vente procura à Mary une petite cagnotte qu’elle espérait voir durer jusqu’à des jours meilleurs. Mais elle fut
bien épuisée ; alors Mary regarda la pièce pour la dépouiller de ses quelques ornements restants.
620
Id., p.54. [Trad.] Id., p.100. […] qu’ils s’étaient enfoncés dans la misère, ayant gage tout ce qu’ils pouvaient.

207
V.3. La misère : motif de construction et destruction du lien social.
Comme Eugène Sue, les auteurs que nous exploitons peuvent être considérés comme
des écrivains « humanitaires621» pour l’intérêt accordé au peuple, à leurs souffrances et à la
marginalisation dont il est victime.

Que peut-on dire de cette marginalisation ?

Elle est celle qui caractérise la place des pauvres dans la société industrielle. C’est
cette marginalisation qui fait naître les faubourgs de Londres comme ceux de Paris. Elle est
celle qui donne naissance aux titres de romans, La Ville noire622 ou North and South.
Cependant, cette marginalisation qui a causé une distance entre les bourgeois et les prolétaires
a aussi créé et défait des liens dans la société. C’est de ces liens que nous comptons parler.

Dans ce sens, l’œuvre de Charles Dickens fait la représentation deux événements qui
montrent comment la misère, tout comme la richesse, peut être à l’origine d’une rupture de
lien social ou familial. Ainsi, dans le récit, nous lisons une rupture brutale entre Sissy Jupe et
son père. En effet, ce dernier, sous l’emprise d’une misère excessive décide de partir en
laissant sa fille aux mains de Gradgrind et Bounderby. La scène de séparation entre Sissy et
son père donne plusieurs informations au lecteur. Premièrement, elle évoque le besoin dans
lequel se retrouve monsieur Jupe, le besoin de fuir ses responsabilités, ne pouvant plus les
assumer au quotidien :

‘‘Do you mean that he has deserted his daughter?’’


“Ay! I mean, said Mr. Childers, with a nod, “that he has cut. He was goosed last night, he
was goosed the night before last, he was goosed to-day. He has lately got in the way of
being always goosed, and he can’t stand it.” […]
“His joints are turning stiff, and he is getting used up’’ said Childers. “He has his points
as a Cackler still, but he can’t get a living of them.”623

La perte de performance physique est un indicateur crucial dans le métier du cirque.


Celle-ci implique progressivement une baisse d’activité. Ainsi, la conséquence de tout ce
processus est indéniablement la misère puisque les revenus d’un joueur de cirque sont

621
Cette expression les écrivains du XIXe siècle qui s’intéressent aux problèmes de l’humanité, aux souffrances
de l’existence humaines et aux inégalités sociales qui gangrènent la société.
622
George Sand, La Ville Noire, op.cit.
623
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.31. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.61. Vous
voulez dire qu’il a abandonné sa fille ? - Ma foi, oui je veux qu’il a décampé, dit Mr. Childers en hochant la tête.
Il s’est fait mettre en boite hier soir, il s’était fait mettre en boite avant-hier soir et aujourd’hui encore. Ces
derniers temps il n’a pas arrêté de se faire mettre en boite et il ne peut pas supporter ça. […] – Il a les
articulations qui deviennent raides et il est usé, dit Childers. Il est encore pas mal comme aboyeur, mais c’est pas
ça qui peut le faire vivre.

208
journaliers et très peu. Tout dépend de l’affluence des spectateurs. De fait, vivre en comptant
sur ces revenus ne donne aucune assurance après un arrêt d’activité, ce qui l’expose à la
précarité. C’est donc la crainte d’affronter cette réalité qui fait que la jeune Sissy se retrouve
sans père, sans famille, et se fait adopter par les Gradgrind dont le but de montrer à ses
enfants de Gradgrind que ces activités sont peu prometteuses et moins sécurisantes. Toute
cette mise en scène soulève en partie un contre discours à la pensée du roman. En effet,
rappelons que l’objet de l’œuvre est de faire une critique de l’utilitarisme et faire une
valorisation de l’épanouissement de l’esprit, d’où l’enjeu de la présence du cirque au sein du
récit. Mais, le départ de Jupe et l’abandon de sa fille remettent en cause le positionnement de
l’œuvre. Ce départ, selon notre regard, est comme un désaveu de l’utilité des pratiques telles
que le cirque contre lesquelles les utilitaristes s’insurgent dans le roman. La fuite de Jupe
montre que ce métier n’est pas capable d’assurer la stabilité financière d’une famille. Le fait
de vivre avec un salaire journalier ne permet pas de prévoir l’avenir en cas d’accident.
Finalement, cet argument montre aussi les limites des métiers du divertissement. On
s’interroge donc sur la pensée de Charles Dickens entre ce qui est nécessaire et ce qui est
utile. Suivant sa logique, le cirque est nécessaire à l’épanouissement de l’esprit. Mais, pour
des raisons financières, il se peut que l’auteur souhaite que cette activité soit secondaire. Car,
si Jupe avait d’autres revenus, il n’aurait pas été obligé d’abandonner sa fille.

Pour continuer, le personnage Bounderby partage l’expérience de Sissy Jupe en ce


sens que ce dernier est séparé de sa mère pour des questions de statut social. En effet, il
déclare avoir été aussi laissé par sa mère pour cause de misère en ces termes : ‘‘Very well’’,
said Bounderby. ‘‘I was born in a ditch, and my mother ran away from me.’’624

Contrairement à la situation précaire de Sissy Jupe qui la sépare de son père, l’histoire
de Bounderby n’est qu’une construction. De fait, on découvre plus tard qu’à la demande de
Bounderby, sa mère devra désormais se tenir à l’écart pour son image afin que son rang social
soit davantage respecté.

‘‘Josiah in the gutter!’’ exclaimed Mrs. Pegler. ‘‘No such a thing, sir. Never! For shame
on you! My dear boy know, and will give you to know, that though he come of humble
parents, he come of parents that loved him as dear as the best could, and never thought it
hardship on themselves to pinch a bit that he might write and cypher beautiful, and I’ve
his books at home to show it! Aye, have I!’’ said Mrs. Pegler, with indignant pride. ‘‘And
my dear boy knows, and will give you to know, sir, that after his beloved father died
when he was eight year old, his mother, too, could pinch a bit, as it was her duty and her
pleasure and her pride to do it, to help him out in life, and put him prentice. […] And I’ll

624
Charles Dickens, Hard Times, op. cit., p. 32. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p. 62. – Fort
bien, dit Mr. Bounderby. Je suis né dans un fossé et ma mère s’est sauvée.

209
give you to knows, sir – for this my dear boy won’t – that though his mother kept but a
little village shop, he never forgot her, but pensioned me on thirty pound a-year – […]
only making the condition that I was to keep down in my own part, and make no boasts
about him, and not trouble him.625

Dickens fait apparaitre une société du simulacre. La pauvreté, la souffrance n’est pas
qu’une question matérielle, mais aussi une absence de valeurs nobles et réelles. Pour
l’illustrer, le personnage Bounderby troque son lien familial pour une prospérité sociale. Il
ignore l’existence de sa mère pour se construire une identité de martyr qui aurait surmonté la
souffrance pour atteindre la prospérité sociale. Si dans l’œuvre de Dickens les liens sociaux
sont plutôt marqués par des ruptures des liens familiaux comme nous l’avions vu, Elizabeth
Gaskell décrit la compassion des pauvres pour les pauvres, c’est-à-dire l’union par la
souffrance. C’est dans ce sens que dans son roman, elle montre qu’une distance s’est
profondément installée entre riches et pauvres. Selon la pensée de l’œuvre de Gaskell, pour
compatir à la misère, il faut avoir une expérience de la souffrance. On peut illustrer cela par le
propos de John Barton dans lequel il affirme que seuls les pauvres ont de la compassion pour
les pauvres :

No, I tell you, it’s the poor and the poor only, as does such things for the poor. Don’t
think to come over me with th’old tale, that the rich know nothing of the trials of the
poor;626

La misère s’avère la cause principale de la division sociale. L’absence de compassion


est selon Barton, un acte conscient des riches et une sorte de mépris envers les pauvres, car ils
sont tenus pour responsables de leur misère. En revanche, cela semble être un stéréotype,
puisqu’on assiste à des pauvres économes, mais qui vivent quand même dans des situations
précaires. D’ailleurs, Eugène Sue l'a démontré à travers la gestion du budget que fait

625
Id., p. 207-208. [Trad.] Id., p. 357-358. – Josiah au ruisseau! S’exclama Mrs. Pegler. Jamais ! vous n’avez
pas honte ! Mon cher enfant sait et vous fera savoir que, bien qu’il soit sorti d’une famille modeste, ses parents
l’aimaient autant que peuvent aimer les plus riches, et qu’ils n’ont jamais trouvé dur de se priver un peu afin
qu’il puisse bien apprendre à lire et à compter, j’ai chez moi ses livres qui en font foi ! Oui, je les ai ! dit Mrs.
Pegler avec une fierté indignée. Et mon cher garçon sait et vous fera savoir, Monsieur, qu’après la mort de son
bien-aimé père qui survint quand il avait huit ans, sa mère aussi n’a pas regardé à se priver un peu, comme c’était
son devoir et son plaisir et sa fierté de le faire, afin de l’aider à se débrouiller dans la vie et de le mettre en
apprentissage. […] Et c’est moi qui vous ferai savoir, Monsieur – car cela mon cher garçon ne vous le dira pas -
que bien sa mère tienne une petite boutique de village, il ne l’a jamais oubliée. Il me fait une pension de trente
livres par an – […] à la seule condition que je vive à l’écart et que je ne me vante pas d’être sa mère et que je ne
le dérange pas.
626
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 12. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 31. Non,
moi je te le dis, c’est les pauvres, et rien que les pauvres, qui se préoccupent des pauvres. Et viens pas me servir
cette vieille rengaine comme quoi les riches sont pas au courant des malheurs des pauvres.

210
Rigolette. De fait, la misère a pour cause principale, les salaires trop bas qui sont payés aux
ouvriers.

La compassion pour le pauvre envers le pauvre que décrit Gaskell est aussi lisible dans
le roman de Victor Hugo par le canal du personnage Gavroche envers les gamins de Paris.
Son affection pour ces gamins se traduit non seulement par sa marque d’attention en les
prenant avec lui, mais aussi par sa manière de les aborder ou de parler d’eux. Ainsi, dans sa
conversation avec « Montparnasse »627 il les présente comme étant un cadeau fait par le
perruquier : « c’est des momichards dont un perruquier m’a fait cadeau »628 Ici, l’usage du
nom commun de choses, « cadeau », est en opposition implicite avec l’expression « fardeau ».
En effet, si pour le perruquier ces gamins représentent un fardeau, pour Gavroche, ils sont un
« cadeau » en qui, il ne voit aucune charge bien qu’il soit extrêmement pauvre. Puis, le
narrateur les présente désormais comme « ses deux protégés 629» tout comme l’attention de
Gavroche qui le témoigne davantage lorsqu’il songe à les coucher : « je vas coucher ces
enfants là.630 » Son attention est assez étonnante, mais expliquera en partie sa détermination
aux barricades. Cette détermination qui sera l’expression d’une envie de mettre fin aux
inégalités sociales qui exposent les enfants à la mendicité, au vol et à la prostitution.

Pour finir, l’intérêt qu’éprouvent les auteurs à traiter la question de la misère sous ces
différentes facettes résulte d’une réalité historique liée à l’événement de l’industrialisation des
villes, les nouvelles couches sociales que sont les ouvriers (anciens paysans) et
l’augmentation du coût de vie qui résulte des mutations économiques.

Dans ce même processus, ces auteurs tâchent quand même de proposer des solutions
dans leurs écrits. Dans le chapitre suivant, nous aborderons ces différentes solutions au sujet
de la dégradation de la société paysanne au profit de la société industrielle et de la montée des
inégalités. Ces solutions sont proposées pour résoudre les problèmes d’exploitation du peuple
ouvrier au travail, son état intellectuel, et la misère économique.

627
Le personnage « Montparnasse »
628
Id., p.929.
629
Ibid., p.928.
630
Ibid., p.928.

211
CHAPITRE VI. QUE PROPOSE LE DISCOURS ROMANESQUE CONTRE
L’OPPRESSION SOCIALE ?
« De l’école identique sort la société égale.631 »

631
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1159.

212
Le constat n’étant pas l’unique objectif de nos écrivains, leurs romans se positionnent
comme de véritables propositions de réformes, quelles qu’elles soient. Ces propositions
peuvent être élaborées en tenant compte de plusieurs aspects, car ces récits romanesques ne se
limitent pas à construire des récits fictionnels, mais s’étendent sur des faits politiques,
économiques, sociaux et religieux. Ainsi, ils proposent des solutions pour tenter de résoudre
le problème de la souffrance du peuple. Ces solutions se recoupent en trois grands axes.

Le premier axe porte sur l’éducation de peuple. En effet, à ce siècle, l’éducation du


peuple est pensée comme l’un des meilleurs moyens qui permettraient d’améliorer la
condition sociale du peuple comme le soulignent Carole Christen et Caroline Fayolle :

Ses contemporains ont fait de la question éducative, et plus particulièrement de celle de la


scolarisation du peuple, un enjeu social et politique majeur, d’autant qu’on accorde alors
à l’éducation le pouvoir de transformer radicalement la société632.

L’éducation du peuple s’avère la première proposition pour améliorer les conditions de


vie des marginaux afin qu’ils aient les moyens de s’adapter à la nouvelle société industrielle et
dite moderne. En conséquence, elle est aussi fortement représentée dans la sphère romanesque
du siècle et particulièrement chez Dickens, Hugo.

Le deuxième axe traite de la religion. En effet, la question religieuse jalonne les récits
d’Elizabeth Gaskell et de Victor Hugo à travers les notions de charité, de Providence et d’Être
infini.

Le troisième axe se rapporte à la politique. Nous y lirons précisément les mouvements


de révolte représentés dans les romans. Ces derniers proposent la révolte comme ultime
résolution qui peut mettre un terme aux inégalités sociales. Mais, cette idée de révolte du
peuple n’est pas toujours partagée par les auteurs. Nous constaterons qu’il existe des
divergences dans les différentes représentations de la révolte au sein des romans. Ces
divergences sont dues au fait que les auteurs français et les auteurs britanniques ne partagent
pas la même vision sur le soulèvement du peuple, comme le souligne Estelle Bédée dans sa
thèse sur « L’Insurrection dans le roman du XIXe siècle » :

[…]si l’on prend de manière très ethno-centrée pour point de départ la Révolution
française, ses conséquences, sa récurrence dans les récits d’insurrection ainsi que le statut
de référent insurrectionnel qu’elle représente, il apparait que tous les mouvements

632
Carole Christen, Caroline Fayolle « Introduction. Écoles du peuple, écoles des pauvres ? », Revue d’histoire
du XIXe siècle [en ligne], consulté le 27/12/2021, URL : http://journals.openedition.org/rh19/5321 , p.15.

213
sociaux et révolutionnaires découlent de cet événement fondateur et qu’elle a plus ou
moins directement façonné le XIXe siècle633.

On pourra davantage apprécier le propos d’Estelle Bédée en prenant les cas de Quatre-
vingt-treize634 de Victor Hugo, A Tale of Two Cities635 de Charles Dickens en ce qui concerne
l’impact du point de vue fictionnel de la Révolution française dans les réflexions du XIXe
siècle. En raison de l’influence de Carlyle sur Dickens, nous élargirons notre propos à The
French Revolution636. Ainsi, ce troisième point mettra en lumière les mises en scène des
révolutions comme action contre l’oppression dans les romans étudiés tout comme des
solutions non violentes privilégiées par Elizabeth Gaskell.

VI.I. Le besoin d’une éducation du peuple

Nous précisons que pour l’espace français, nous délimitons la question de l’éducation
du peuple à la période comprise entre 1815 et 1880. Premièrement parce que cette période
englobe les dates de parution des romans de Sand, La Ville noire, et de Victor Hugo, Les
Misérables. Deuxièmement, du point de vue historique, durant cette période, on assiste pour
la première fois à la création de grandes instances étatiques pour l’instruction du peuple. Il
s’agit de la Société pour l’Instruction Élémentaire et la Commission de l’Instruction
Publique637. En Grande-Bretagne, un intérêt pour l’éducation des classes ouvrières s’est
également révélé dans la structure étatique. Mais, finalement, le marché de l’éducation ne fut
pas totalement dirigé par l’État, car les églises avaient aussi une mainmise sur l’éducation

633
Estelle Bedée, L’Insurrection dans le roman du XIXe siècle, de prospère Mérimée à Lucien Descaves, Thèse
de doctorat, Université de Paris Nanterre, 15 décembre 2017, p.20.
634
Victor Hugo, Quatrevingt-treize, Paris, Flammarion, [1874], 2002.
635
Charles Dickens, A Tale of two cities, New York, Norton critical edition, [1859], 2020.
636
Thomas Carlyle, The French Revolution, op.cit.
637
Carole Christen, Caroline Fayolle « Introduction. Écoles du peuple, écoles des pauvres ? », Op.cit., p.17. Ces
deux institutions ont œuvré pour l’ordonnance du 29 février 1816 qui porte que chaque commune est tenue de se
doter d’une école primaire et d’assurer l’instruction gratuite des enfants indigents ; cette affirmation de principe
n’est accompagnée d’aucune sanction contre les communes défaillantes, ce qui rend son application difficile.
Même si, à certaines périodes on pourra observer quelques progressions. « Statistiques de l’instruction primaire.
1817-1887 », dans Antoine Prost, L’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, 1968, p.108. Sur
l’ensemble de la période 1820-1882, on constate une forte augmentation des effectifs sous la Monarchie de
Juillet (en 1832, le nombre d’école et d’élèves est respectivement 42 092 et 1939000 contre 55 342 et 2 897 000
en 1840) après le vote de la loi Guizot de 1833 qui oblige les communes de plus de 500 habitants à assurer
« qu’il a été pourvu à l’enseignement gratuit des enfants pauvres » (uniquement les garçons) et sous le Second
Empire ( 68761 écoles primaires en 1863 et 4 336000) après le vote de la loi Duruy de 1867 qui étend la gratuité
des écoles primaires et oblige les communes de plus 500 habitants à ouvrir une école de filles (la loi Falloux de
1850 avait limité cette obligation aux communes de plus 800 habitants). Cf. Également Jean-Noël Luc, La
statistique de l’enseignement primaire 19e-20e siècles. Politique et mode d’emploi, Paris, Economica, 1985:
Raymond Grew, Patrick J. Harrigan, School, State, and Society. The Growth of Elementary Schooling in
Nineteenth-Century France: A Quantitative Analysis, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1991.

214
populaire et concurrençaient même l’État638. Ainsi, nous n’étudierons au compte de la Grande
Bretagne que la première moitié du siècle parce que c’est celle durant à laquelle sont publiés
les romans de Elizabeth Gaskell et de Charles Dickens.

VI.I.1. De la valorisation du métier manuel au besoin d’instruction de l’ouvrier


‘‘Machines is th’ruin of poor folk, chimed in several voices.’’639

Cet énoncé tiré du roman de Gaskell s’inscrit dans le contexte d’une remise en cause
de l’organisation du travail par les ouvriers tisseurs des usines de Manchester. Il peut être
compris dans deux sens :

D’abord, l’usage des machines est la première cause de misère pour les travailleurs
ouvriers puisqu’elles conduisent à la réduction de la main-d’œuvre.

Ensuite, dans la pratique du travail du tisserand, la machine bouleverse un système de


travail qui s’organisait de telle sorte que les tisserands étaient soumis à une organisation
humaine (il travaillait de leurs mains) plutôt que mécanique. Leurs gestes furent manuels,
réfléchis, contrairement aux gestes mécaniques pour lesquels ils développaient des
automatismes. Ceci sous-entend que le travail auprès des machines fut abrutissant pour ces
anciens tisserands manuels convertis en ouvriers de machines industrielles. De fait, « la ruine
du pauvre640» que traduit l’énoncé du personnage de Gaskell soulève cette destruction
intellectuelle à laquelle sont exposés les ouvriers. Cela prend encore tout son sens lorsqu’est
évoqué les « spinning-jennies641 » qui furent des machines à filer du coton crée au XVIIIe
siècle et assez employée durant la révolution industrielle du XIXe siècle.

Dans cette méthode de travail, il y avait très certainement, une appropriation de la


tâche par le travailleur, un langage corporel et intellectuel s’établit et peut donner lieu à la
pratique d’un métier par passion. En effet, le résultat qui émane dans ces conditions de travail
est la créativité humaine. Du fait de la finesse et de la planification qu’exige le tissage à la

638
Rosalind Crone, « L’Éducation populaire au XIXe siècle dans les iles Britanniques », Revue d’histoire du
XIXe siècle [En ligne], consulté le 28/12/2021, http://journals.openedition.org/rh19/5332 , p.139. À travers la
création d’écoles financées par les fonds publics et l’expansion de la surveillance étatique sur les programmes et
l’assiduité, le XIXe siècle fut témoin de l’officialisation croissante de l’éducation destinée à la classe ouvrière.
[…] Le processus fut ni linéaire ni direct. La participation de l’État fut souvent réticente et interrompue ; il fallait
près d’un siècle pour établir un système d’enseignement public digne de ce nom. Pendant l’essentiel du XIX e
siècle, persista un « libre marché » de l’éducation, proposant de nombreux types d’établissements, les diverses
Églises se trouvèrent en concurrence directe en tant que fournisseurs d’éducation populaire, et plusieurs zones
d’alphabétisme survécurent obstinément.
639
Id., p.79. [Trad], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.139. Les machines, c’est la ruine des pauvres,
lancèrent en Cœur plusieurs voix.
640
Ibid., p.139.
641
Ibid. A reference to the Luddite uprisings against the introduction of power looms to replace hand-loom
weaving. The Luddites were famous for “breaking the machines.”

215
main, celui-ci implique une coordination du geste moteur et une activité cognitive. En
revanche, parce qu’il limite le geste de l’ouvrier à appuyer sur un bouton pour tisser, le tissage
à la machine pourrait rendre accessoire l’activité cognitive du travailleur, ce qui le réduit à un
être mécanique plutôt que réfléchi.

Alors s’en suit une dislocation sociale, épuisement physique, un(e) ouvrièr(e) par
machine qui enchaîne plusieurs productions à la fois. Ainsi, c’est dans ce contexte que la
créativité et la réflexion du métier manuel s’évanouissent pour faire place aux gestes
répétitifs, au conditionnement mécanique et enfin à l’abrutissement des ouvriers.

Dans ce sens, par l’entremise de son personnage Job Legh, Gaskell affirme que l’usage
des machines détruit l’homme par rapport aux métiers manuels :

It’s true it was a sore time for the hand-loom weavers when powerlooms came in: them
new-fangled things make a man’s life like a lottery; and yet I’ll never misdoubt that
power-looms, and railways, and all such-like inventions are the gifts of God. I have lived
long enough, too, to see that it is a part of His plan to send suffering to bring out a higher
good; but surely it’s alson a part of His plan that so much of the burden of the suffering as
can be should be lightened by those whom it is His pleasure to make happy, and content
in their own circumstances. Of course it would take a deal more thought and wisdom than
me, or any other man has, to settle out of hand how this should be done.642

Dans ce propos, on s’aperçoit aussi que Dieu est en partie, considéré comme
responsable des souffrances du dur labeur des ouvriers. Suivant la logique du propos, il se
pourrait que Gaskell soutienne l’idée selon laquelle, l’homme devrait traverser des épreuves
pour vivre dans de meilleures conditions, car ceci serait le dessein de Dieu. Dans cette même
logique, les patrons sont riches parce qu’ils auraient la responsabilité d’alléger les misères du
peuple à travers l’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Alors, par le discours
de son personnage, Job Legh, Elizabeth Gaskell fait la distinction entre l’effet individualiste
qui est néfaste pour le peuple et l’effet collectif, celui qui implique la prise en compte de la
pauvreté par les patrons et qui participerait au progrès global.

Mais, Job Legh fait surtout la proposition d’une instruction des ouvriers afin qu’ils
soient plus adaptés à la société en pleine industrialisation, et, qu’ils s’approprient aussi le

642
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 332. [Trad] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 560. C’est
vrai que le jour où les métiers mécaniques ont été introduits, ça a été une catastrophe pour les tisseurs sur métier
à main. Ces machines dernier cri ont transformé la vie des hommes en loterie. Et pourtant, je suis persuadée que
les métiers mécaniques, comme les trains et toutes ces inventions modernes sont des dons de Dieu. J’ai vécu
assez longtemps pour voir que ça fait partie de son plan de nous envoyer des souffrances et qu’au bout du
compte il en sort du bien ; mais surement, ça fait aussi partie de son plan que ces souffrances soit allégé autant
que faire se peut par ceux qu’Il a eu la bonté de rendre heureux et satisfaits de leur sort ici-bas. Bien sûr, il
faudrait une tête autrement instruite et plus sage que la mienne, ou celle d’un autre homme, pour imaginer une
solution au pied levé.

216
travail industriel qui est pour l’heure un supplice. La production industrielle n’apparait donc
pas comme une révolution totalement néfaste ou répugnante, mais pour que celle-ci participe
davantage au bien-être de ses travailleurs, ils doivent donc s’instruire.

L’instruction de ces ouvriers qui sont d’anciens paysans aura pour mérite de les rendre
plus autonomes, indépendants et en phase avec le nouveau mode de production. Ainsi,
lorsqu’on suit le raisonnement de Job Legh qui se situe quasiment à la fin de l’œuvre, on
comprend que l’industrialisation n’est peut-être pas bonne pour tous les secteurs d’activités.
Si pour la création des trains elle fut bonne, elle ne le fut pas forcément pour un secteur
d’activité comme celui du textile. On peut oser dire que la pensée de Gaskell fut assez
prédictive puisqu’aujourd’hui, nous observons un retour à la valorisation et à la
consommation des produits « artisanaux » qui remettent ainsi en cause la production
industrielle. Nous poursuivons cette idée avec l’œuvre de Victor Hugo qui présente également
l’éducation du peuple comme une nécessité qui permettra de réduire la misère.

VI.I.2. La valeur de l’éducation du peuple : analyse du schéma Jean Valjean,


Fantine et Cosette

La relation trilogique dans laquelle se trouvent Fantine, Jean Valjean et Cosette


interpelle implicitement le lecteur sur la question de l’éducation du peuple. En effet, pour
poursuivre dans cette idée, il convient de rappeler ce à quoi peut renvoyer la notion
d’éducation. Ainsi, le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales la définit comme
suit :

Art de former une personne, spécialement un enfant ou un adolescent, en développant ses


qualités physiques, intellectuelles et morales, de façon à lui permettre d’affronter sa vie
personnelle et sociale avec une personnalité suffisamment épanouie643.

Dans cette définition, on retrouve plusieurs facteurs qui caractérisent les critères mis
en scène par Hugo chez ses personnages. Il s’agit des « qualités intellectuelles et morales »
dans le but de préparer ces individus à se donner une vie sociale stable.

Ainsi, pour lire la mise en scène de l’éducation du peuple dans le roman d’Hugo,
commençons par le personnage Jean Valjean à son retour du bagne. La rencontre de Jean
Valjean avec l’évêque de Digne agit sur le personnage sous la forme d’une éducation morale
dans un contexte religieux :

643
https://www.cnrtl.fr/definition/EDUCATION#:~:text=f%C3%A9m.-
,%C3%89DUCATION%2C%20subst,f%C3%A9m.&text=1.,une%20personnalit%C3%A9%20suffisamment%2
0%C3%A9panouie%3B%20p

217
Quand Jean Valjean était sorti de chez l’évêque, on l’a vu, il était hors de tout ce qui avait
été sa pensée jusque-là. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se
roidissait comme l’action angélique et contre les douces paroles du vieillard. « Vous
m’avez promis de devenir honnête homme. Je vous achète votre âme. Je la retire à l’esprit
de perversité et je la donne au Bon Dieu. » Cela lui revenait sans cesse. Il opposait à cette
indulgence céleste l’orgueil, qui est en nous comme la forteresse de mal644.

Loin de nous, l’idée d’affirmer que l’action de l’évêque ferait de Jean Valjean une
personne totalement irréprochable en société. Mais ce que nous ressortons de cette
transformation de Jean Valjean par l’évêque est qu’elle sera désormais la base de sa
bienveillance envers les autres. Allant dans le sens de notre propos, Jean Valjean représente
la première figure du peuple sur qui une forme d’éducation religieuse a joué un rôle de
transformation, de redressement moral et donc social. On pourra ainsi apprécier davantage
l’impact de ce changement tout au long du récit, à l’exemple des actions qu’il pose à
Montreuil-sur-Mer comme la construction de deux écoles au profit de la population645. Ce qui
renforce encore notre point de vue sur la volonté d’Hugo à présenter l’éducation comme
moyen de lutter contre la précarité est cette réponse que le père Madeleine donne à une
question sur l’intérêt qu’il a pour la création d’une école : « les deux premiers fonctionnaires
de l’État, c’est la nourrice et le maitre d’école.646» La nourrice parce qu’elle est la première
instance qui inculque les premières valeurs à un être dès son plus jeune âge. Et le maitre, il
complète ces valeurs par une instruction et en partie, construit aussi la citoyenneté du jeune
enfant. Ainsi, ces deux personnes ont une place déterminante dans la société parce qu’elles
sont à la base de l’éducation d’un groupe social.

En poursuivant l’analyse sur la représentation de l’éducation du peuple par Fantine,


Jean Valjean et Cosette, le contraste qui existe entre le parcours de Valjean et celui de Fantine
est nécessaire à la compréhension de notre analyse. En effet, si Jean Valjean se fait en quelque
sorte réorienter par l’évêque, Fantine n’aura pas cette opportunité. Et, l’absence d’une
quelconque éducation chez Fantine causera sa destruction totale. Ainsi, ses actes en société
sont surtout motivés par son état de naïveté (pour son idylle avec Tholomyès), ou sa descente
dans la rue pour pratiquer la prostitution. Ceci était une situation plutôt inévitable pour une
fille mère de son rang qui n’avait pas reçu d’instruction, et, qui était plutôt condamnée à être
ouvrière et mal rémunérée. Or, le fait d’être instruite aurait probablement donné une autre
orientation à l’avenir de Fantine tant sur le plan professionnel que sur le plan social.

644
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 85.
645
Id., p.162.
646
Ibid.

218
Contrairement à Mary Barton qui a pour exemple sa mère, et qui recevait l’éducation
de son père pour ne pas céder à la première amourette, Fantine était totalement dépourvue de
ce cadre social :

Fantine était un de ces êtres comme il en éclot, pour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie
des plus insondables épaisseurs de l’ombre sociale, elle avait au front le signe de
l’anonyme et de l’inconnu. Elle était née à Montreuil-sur-Mer. De quels parents ? Qui
pourrait le dire ? On ne lui avait jamais connu ni père ni mère647.

Ces précisions sur la présentation de Fantine nous reconduisent à la pensée du père


Madeleine qui soutient que la nourrice et le maitre d’école sont les premières figures d’État.
Le parcours de Fantine est symbolique en ce sens qu’il représente le parcours d’une jeune
fille, sans cellule familiale ni instruction. Ainsi, pour tenter de montrer l’envers de la réalité
de Fantine, Hugo met en scène la relation entre Cosette et Jean Valjean. En effet, quand on
observe l’entrée de Jean Valjean dans la vie de Cosette, on comprend à la fin de l’histoire quel
rôle il a joué. D’ailleurs, la rencontre de ces deux personnages est faite de telle sorte que
Cosette entretienne un lien paternel avec lui ; il représente un guide pour le personnage
Cosette sur qui le malheur de Fantine aurait eu un impact. Cosette comme sa mère, aurait été
condamnée à vivre dans la misère sans l’intervention de Jean Valjean. Alors,
l’accompagnement de Cosette par Jean Valjean change cet avenir réservé à un peuple sans
repères, car sans éducation ni instruction.

Pour preuve, la rencontre entre Marius et Cosette sous le contrôle de Jean Valjean
aboutit à des noces comme celle de Mary648 et de Tonine649, contrairement à celle de Fantine
et d’Esther. On peut l’observer dans ce passage :

LES DEUX VIEILLARDS FONT TOUT,


CHACUN À LEUR FAÇON,
POUR QUE COSETTE SOIT HEUREUSE.

On prépara tout pour le mariage. […] Le moins heureux n’était pas le grand-père. Il
restait des quarts d’heure en contemplation devant Cosette. « L’admirable jolie fille !
s’écriait-il. Et elle a l’air si doux et si bon ! Il n’y a pas à dire mamie mon cœur, c’est la
plus charmante fille que j’aie vue de ma vie. Plus tard, ça vous aura des vertus avec cette
odeur de violette. C’est une grâce, quoi ! On ne peut que vivre noblement avec une telle
créature. Marius mon garçon, tu es riche, n’avocasse pas, je t’en supplie.650»

647
Ibid.., p.125.
648
Dans le chapitre XXXV, Mary Barton organise son départ pour le Canada avec son compagnon Jem Wilson
qui y travaillera désormais.
649
Dans le dénouement de La Ville-Noire, Tonine et Etienne Lavoute organisent leur noce.
650
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1310.

219
Ce qui varie entre ces deux groupes de relation est la forme d’éducation. Mary Barton,
Tonine et Cosette évoluent dans des milieux où elles reçoivent une éducation avec des
personnes bienveillantes, ce qui n’est pas le cas des deux autres figures.

Par conséquent, par cette mise en scène, Victor Hugo exprime la nécessité d’une
éducation du peuple afin d’éviter les dérives, c’est-à-dire la pauvreté, la prostitution, la
mendicité. Un peuple sans éducation est un peuple sans repères, et la perte de Fantine opposée
à la stabilité de Cosette, sa fille, qui reçoit une éducation bourgeoise l’exprime bien. Hugo
montre à travers l’éducation de Cosette, de ses noces, la capacité qu’a le peuple de partir de la
misère à la prospérité. En effet, Cosette, par sa condition d’origine, c’est-à-dire la fille de
Fantine, appartient au peuple. Mais, par son éducation, elle devient une figure représentative
du peuple sorti de sa condition par une éducation. Si Cosette est vertueuse, elle ne le serait
certainement pas si elle était restée entre les mains des Thénardier. D’ailleurs, la perte précoce
des enfants Thénardier est un exemple d’échec de la mission parentale, et de l’État envers le
peuple.

Dans ce sens, André Cabains affirme :

L’enseignement, c’est la grande dette de la société à l’égard du peuple. C’est, en même


temps, la grande solution aux problèmes sociaux et politiques. Tel est, ramené à sa plus
simple expression, le programme de Victor Hugo. […] ce peuple si respectable dans sa
spontanéité, il faut le tirer de son ignorance. Il échappera ainsi à la misère et au crime, il
sera digne de la grande mission qui est la sienne651.

L’enseignement reste primordial pour Victor Hugo à la construction et même la


structuration du peuple. Cette voie demeure la plus évidente pour sortir le peuple de sa
condition misérable. Aussi, l’éducation est d’autant plus évidente à faire dans la mesure où, à
travers le parcours de Cosette, on voit que le peuple à des capacités à rester assez réceptif à ce
qui pourrait améliorer sa condition d’existence, notamment l’enseignement. Cela étant, il
n’est réduit à être illettré que parce que l’État le contraint à l’être dans l’absence d’une
d’instruction. Il faut donc éduquer le peuple, et cette éducation passe par l’instruction, par
l’équilibre familial, mais aussi par la religion selon Hugo et Gaskell. Par ailleurs, l’idée de la
religion dans le discours des auteurs se matérialise à travers le discours proposé sur la charité.

651
André Cabanis, « Victor Hugo et le peuple » dans, Mélange en hommage à André Cabanis, [en ligne],
consulté le 17/01/2022, Presses de l’Université de Toulouse, http://books.openedition.org/putc/9679.

220
Dans ce cas, nous montrerons, dès lors, comment les auteur(e)s la présentent comme un
moyen approprier pour lutter contre la précarité.

VI.2. La représentation de la charité et le principe d’amour contre la souffrance


sociale entre espérance et résignation

Le Littré nous présente la charité comme suite :


Charité (lat. caritas), sf. Amour du prochain. Une des trois vertus théologales, par
laquelle nous aimons Dieu comme notre souverain bien et notre prochain comme nous-
mêmes. Acte de bienfaisance, aumône. Faire la charité. Demander la charité, être à la
charité, mendier652.

La charité est une valeur humaine qui consiste à faire du bien à autrui. Mais, elle
demeure d’abord un principe divin établissant entre les hommes, la même considération que
ceux-ci accordent à Dieu et à eux-mêmes. Dans ce sens, nous retrouvons la charité dans au
moins vingt et un versets de la bible (21)653 à l’exemple de ceux-ci :

Avant tout, ayez les uns pour les autres une ardente charité, car la charité couvre une
multitude de péchés654.
Et, parce que l’iniquité se serez accrue, la charité du plus grand nombre se refroidira655.

Ces illustrations de la bible nous permettent aussi de mieux comprendre le rapport


intrinsèque entre la charité et Dieu, ce qui se traduit dans les représentations de Gaskell,
Hugo, Sand. Nous y reviendrons. Mais, il est utile de préciser que même si la charité est un
concept plutôt religieux, elle a aussi un sens dans le monde séculier. Ainsi, chez certain(e)s
auteur(e)s elle aura un sens plus religieux que chez d’autres.

Tenant ainsi compte de ces conceptions de la charité, nous nous sommes aperçus que
les auteurs proposent cette valeur humaine et surtout religieuse comme une issue à la misère
du peuple. Pour cela, nous retrouverons chez les auteurs qui parlent de la charité de
différentes manières de l’aborder. Dans tous les cas, nous rappelons que ces différentes
manières de présenter la charité visent un seul but : montrer que le premier bien, le premier

652
A. Beaujean, Le Petit Littré, op.cit., p.257.
653
Louis Segond, La Bible, [Trad.] King James Version, op.cit., Mathieu (1) ; Romain (1) ; 1 Corinthiens (3) ; 2
Corinthien (2) ; Éphésiens (2) ; Colossiens (2) ; 1 Thessaloniciens (1) ; 2 Thessaloniciens (1) ; 1 Timothée (2) ;
2 Timothée (1) ; Philémon (2) ; Hébreux (1) ; 1 Pierre (1) ; Jude (1). [En ligne], consulté le 22/02/2028,
http://secondavariante.com/privacy.html
654
1 Pierre, 4 :8.
655
Mathieu, 24:12.

221
bonheur que les hommes peuvent se procurer face à toutes formes de souffrances, c’est le
soutien mutuel, l’attention mutuelle, en quelque sorte, une aide mutuelle et permanente.

VI.2.1. Représentation et proposition d’une charité matérielle

La première observation que nous avons faite dans les romans est celle d’une charité
que nous qualifions de matérielle. Celle-ci est caractérisée par une privation de soi, de ses
biens alimentaires ou autres pour venir en aide à autrui. Nous pouvons illustrer cela à travers
le geste de John Barton posé à l’endroit des Davenport qui sont dans une misère extrême :

So he strode, and ran, and hurried home. He emptied into the ever useful pocket
handkerchief the little meal remaining in the mug. Mary would have her tea at Miss
Simmonds’; her food for the day was safe. Then he went up-stairs for his better coat, and
his one, gay red-and-yellow silk pocket-handkerchief, within five minutes ‘walk of Berry
Street – then he loitered in his gait, in order to discover the shops he wanted. He bought
meat, and a loaf of bread, candles, chips, and from little retail yard he purchased a couple
of hundredweights of coal. Some money still remained – all destined for them, but he did
not yet know best to spend it656.

La volonté de sauver les Davenport se traduit dans les actions. De fait, l’organisation
des actions de manière progressive dans ce passage dévoile la volonté d’Elizabeth Gaskell à
mettre l’acte de charité de Barton en exergue. D’abord, l’usage des verbes « strode », « ran »
et « hurried » traduit une progression dans l’action du personnage en ce sens que cette
évolution matérialise dans le récit, l’urgence de la situation (il faut aider les Davenport en
évitant de les laisser mourir de faim) et la détermination du personnage à faire preuve de
charité. Puis, l’emploi de « better » traduit en français par « meilleur » accentue l’envie qu’a
Barton de faire du bien à la famille Davenport. Ce dernier ne prend pas que son manteau, mais
son meilleur manteau, et ses objets de valeurs, « his valuables » qu’il vend pour se faire
quelques sous afin de satisfaire le besoin imminent de cette famille.

L’admiration du personnage Wilson devant le geste de Barton est une scène qui sert à
mettre en avant l’idée de la bonté, de la charité :

656
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.55-56. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.102. Il
partit donc à grands pas et rentra chez lui, où il rangea dans le mouchoir à tout faire le petit repas mis de côté
dans la grande tasse. Mary prendrait son repas du soir chez Miss Simmonds ; elle aurait de quoi manger
aujourd’hui. Puis il monta chercher sa bonne veste et son unique pochette en soie, un gai mouchoir jaune et
rouge. C’étaient là tous ses bijoux, son argenterie, ses objets de valeur. Il alla chez prêteur sur gages et y laissa
contre cinq shillings. Sans plus s’arrête, il continua marcher d’un bon pas jusqu’à London Road, à cinq minutes
de Berry street. Là, il ralentit l’allure afin de repérer les boutiques dont il avait besoin. Il acheta de la viande, une
miche de pain, des bougies, des copeaux et, dans une petite cour où l’on vendait du charbon au détail, il en
acheta environ un quintal. Il restait encore un peu d’argent sur la somme qu’il leur destinait intégralement, mais
il ne savait pas encore comment le dépenser.

222
Wilson’s eyes filled with tears when he was Barton enter with his purchases. He
understood it all, and longed to be once more in work that he might help in some of these
material ways, without feeling that he was using his son’s money657.

À travers le geste de Wilson, Gaskell construit l’admiration que doit avoir le lecteur au
vu de cette sympathie qu’éprouve John Barton à la famille Davenport. Alors, dans le regard
de Wilson, Gaskell montre la posture qu’adopterait la société au sujet de la misère et de
l’usage de la charité comme solution à celle-ci. L’objectif étant de dire que la charité, la
bienveillance, la sympathie des uns pour les autres pourrait réduire les problèmes liés à la
précarité du peuple. Aussi, celle-ci ne doit pas être prise en compte que par les pauvres eux-
mêmes, car, comme on le voit, lorsqu’un pauvre vient en aide à un pauvre, il le fait en se
dépouillant totalement. Dans ce sens, le roman de Gaskell incite à une charité plus large dans
laquelle seront également concernés ceux qui ont suffisamment de richesse.

Gaskell souhaite dire que, dans ce contexte, c’est-à-dire, la Grande-Bretagne du XIXe


siècle aux prises avec une pauvreté extrême, c’est aux riches de venir en aide aux pauvres
pour que les conditions des misérables s’améliorent quelque peu. Cette pratique, dont use
Gaskell pour exprimer son idée qui démontre l’importance de la charité à travers une écriture
romanesque, trouve son explication chez Genette. Genette pense que le style d’un écrivain
révèle d’une manière ou d’une autre l’auteur c’est-à-dire sa pensée658. Ainsi, Gaskell s’est
servie de la représentation de la charité des pauvres pour montrer qu’il serait plus intéressant
que cette charité vienne des plus nantis. Et, par son personnage, elle montre l’attitude qu’elle
souhaiterait obtenir de son lectorat, c’est-à-dire un regard compassionnel à l’endroit des
pauvres. Pour renchérir sur la question du « qui doit faire œuvre de charité », un peu plus tard
dans l’œuvre de Gaskell, on lit :

Errands of mercy - errands of sin - did you ever think where all the thousands of people
you daily meet are bound? Barton's was an errand of mercy; but the thoughts of his heart
were touched by sin, by bitter hatred of the happy, whom he, for the time, confounded
with the selfish659.

657
Id. [Trad.] Id. Les yeux de Wilson s’emplirent de larmes quand il vit Barton entrer avec ses sachets, car il
devina tout. Il aurait bien voulu avoir encore un emploi, pour pouvoir fournir une aide aussi concrète sans avoir
le sentiment de dépenser l’argent de son fils.
658
Gérard Genette, Fiction et diction, op.cit., p.172. Genette emprunte cette interrogation à Mikel Dufrenne :
« Comment l’œuvre révèle-t-elle l’artiste ? Nous avons proposé d’appeler expression ce sens de l’objet
esthétique […]. Cette expression est ce que la linguistique appelle connotation. » Esthétique et Philosophie, I,
p.106-107.
659
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 58. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 106. Vous
êtes-vous jamais demandé où se rendent les milliers de gens que vous côtoyez quotidiennement ? Sont-ils en
route pour une mission de charité – une mission de péché peut-être ? C’était une mission de charité que
remplissait Barton ; mais les pensées dans son cœur étaient effleurées par le péché, par la haine amère des gens
heureux, que pour l’heure, il confondait avec les égoïstes.

223
Précisons le contexte dans lequel John Barton fait preuve de charité. En effet, après les
actes posés pour venir au secours des Davenport, en apportant quelques aliments, il se rend
compte que la famine a déjà profondément rongé cette famille. Ils sont tellement affaiblis
qu’il leur faudrait aussi des soins médicaux. Ainsi, l’action charitable de Barton consiste, en
ce moment, à se rendre chez un pharmacien qui pourrait leur venir en aide. Ce triste tableau
fait que les pensées de Barton sont occupées par sa compassion pour ces malheureux et par sa
haine pour les patrons. De fait, c’est cette haine, cette colère qui se forme chez le personnage
que Gaskell qualifie de péché. De fait, plus tard dans le récit, nous verrons comment cette idée
de « péché » se concrétisera.

Pour revenir à la notion de charité, il est clair qu’au vu des pensées de Barton, la
charité selon Gaskell serait mieux venue si celle-ci était faite par des personnes déjà
heureuses, celles qui peuvent donner sans se priver du minimum vital. Par ailleurs, il est utile
pour l’auteur de préciser qu’il est important de faire la distinction entre les personnes. Car, des
nantis charitables, on peut en trouver, mais son discours s’adresse plutôt aux capitalistes qui
appauvrissent davantage les pauvres par de maigres salaires. En effet, John Barton fait une
œuvre de charité à un homme qui a toutes ses facultés pour travailler, un homme qui a
toujours travaillé. Malgré la bravoure de cet homme au travail, il ne lui était pas possible de
subvenir aux besoins de sa famille. Cette réalité renforce la colère de Barton envers ceux qui
vivent dans de meilleures conditions avec les recettes du travail des ouvriers. Cependant, cette
rage ne lui permettait pas de mieux analyser la situation, car tous les riches ne sont pas
égoïstes et responsables de leurs souffrances. Ces accusations parfois à tort sont donc perçues
comme un péché.

Pour continuer dans le même sens de représentation de charité que nous trouvons dans
l’œuvre de Gaskell, nous pouvons également nous servir de l’œuvre de Victor Hugo qui se
sert aussi de la charité comme un moyen pour lutter contre la souffrance du malheureux. Cela
se traduit notamment dans le roman par l’intervention de Marius qui vient en aide à une
famille presque à sa porte :

Vers le milieu de cette année 1831, la vieille qui servait Marius lui conta qu’on allait
mettre à la porte ses voisins, le misérable ménage Jondrette. Marius, qui passait presque
toutes ses journées dehors, savait à peine qu’il eût des voisins.
« Pourquoi les renvoie-t-on ? dit-il.
- Parce qu’ils ne payent pas leur loyer. Ils doivent deux termes.
- Combien est-ce ?
- Vingt francs », dit la vieille.
Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir.

224
« Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs. Payez pour ces pauvres gens, donnez-
leur cinq francs, et ne dites pas que c’est moi.660»

Contrairement à John Barton et Wilson qui aidaient un ami, Marius fait preuve de
charité à l’endroit d’une famille avec qui il n’entretient aucun rapport d’affinité, et dont il ne
sait l’existence que par le discours de la vieille serveuse. Cet acte nous montre que la charité
est d’abord un acte de compassion qui doit s’établir au-delà de tout type de relation. C’est
d’abord un geste d’amour pour son prochain. Cette approche sera accentuée par l’aide que
voudra bien apporter Jean Valjean sous l’identité de monsieur Leblanc à la famille Jondrette :

Demain, c’est le 4 février, le jour fatal, le dernier délai que m’a donné mon propriétaire si
ce soir je ne l’ai pas payé, demain ma fille aînée, moi, mon épouse avec sa fièvre, mon
enfant avec sa blessure, nous serons tous quatre chassés d’ici, et jetés dehors, dans la rue,
sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sur la neige ! Voilà monsieur. Je dois quatre
termes, une année ! C’est-à-dire soixante francs. »
Jondrette mentait. […]
Monsieur Leblanc tira cinq francs de sa poche et les jeta sur la table.
Jondrette eut le temps de grommeler à l’oreille de sa grande fille :
« Gredin ! que veut-il que je fasse avec ses cinq francs ? Cela ne paye pas ma
chaise et mon carreau ! Faites donc des frais ! » […]
« Monsieur, dit-elle, vous oubliez votre redingote. »
Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant accompagné d’un haussement
d’épaules formidable.
Monsieur Leblanc se tourna et répondit avec un sourire :
« Je ne l’oublie pas, je la laisse.661»

La mise en scène de la charité que fait Victor Hugo est révélatrice de deux sens : il est
bon de faire preuve de compassion. Mais, envers qui faut-il le faire ? Effectivement, la
représentation d’Hugo n’exalte pas que les actions d’altruisme, elle traduit aussi l’idée que
cette bienveillance peut encourager la perversion de certaines personnes qui se montreraient
pauvres pour bénéficier de ces bienfaits. Pour cela, le cas de Jondrette est assez explicite. En
effet, on retrouve un personnage qui se complaît dans cet état de misère orchestré par lui-
même. En ce sens, la générosité des uns devient victime de la perversité des autres. Ainsi,
Hugo semble soutenir que l’aide est bonne parce qu’elle est la manifestation de l’humanité.
Mais, cette celle-ci présente ses limites car, elle devient parfois, un motif de vice pour une
catégorie de personne.

660
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p. 677.
661
Id., p.739.

225
Pour continuer dans le descriptif de la charité matérielle, le cas de Tonine dans l’œuvre
de George Sand est non négligeable. Nous pouvons ainsi lire ce passage :

Eh bien ! apprends, répondit Tonine, comment j’ai hérité de mon beau-frère, et tu


comprendras nos devoirs. Te souviens-tu qu’il était fort malade quand tu es parti ? Il avait
abusé de tout, il se sentait mourir, et avait peur de la mort. C’était mauvaise tête plutôt
qu’un mauvais cœur. Il se repentait du passé. Il voulut me voir, me demanda de lui
pardonner le malheur de ma pauvre sœur. J’y mis pour condition qu’il ferait quelque chose
de charitable pour les pauvres de la Ville-Noire. Il le promit, et je lui donnai des soins et
des consolations. Quand on ouvrit son testament, nous fûmes tous bien étonnés de voir
qu’il me laissait l’usine ; mais il y avait une condition : c’est que j’adoucirais les peines
que la dureté de son chef d’atelier et son indifférence avaient causées. Dès lors, tu vois,
mon ami, cette condition-là, je ne sais pas si la loi nous en demanderait compte ; mais je
sais que Dieu est bon comptable, et qu’on ne le triche pas. C’est à nous de bien nous tenir,
si nous ne voulons pas qu’il nous abandonne662.

Nous retrouvons en Tonine les actions de Jean Valjean avec sa fortune : penser au bien
d’autrui, celui du plus grand nombre, celui des pauvres. Aussi, le propos de Tonine soulève le
fait que la loi ne garantisse pas le bon traitement des nécessiteux par leurs patrons. Mais, en
l’absence de cette protection de la justice des hommes, dans la loi Divine, selon George Sand,
Dieu récompense toujours le juste. C’est ce principe Divin qui fait que Tonine hérite des biens
de son défunt beau-frère. Par ailleurs, cette conception n’est totalement admise que par
George Sand. Certes, Victor Hugo admet l’existence d’une justice Divine, mais il remet la
responsabilité des actions et les conséquences aux hommes eux-mêmes. De fait, Fantine
durant son parcours dans l’intrigue du roman de Victor Hugo n’était qu’une personne juste.
Mais, cette dernière a malheureusement été la victime de ses mauvais choix. Ceci étant, le
caractère philanthrope qui permet de résoudre en partie le problème de la précarité matérielle,
selon Victor Hugo et George Sand, résulte de deux éléments : la croyance aux principes
Divins et l’organisation des conditions de travail des ouvriers par l’État qui protégerait le
travailleur.

Après avoir évoqué la notion des bienfaits matériels, nous jugeons utile de parle de la
charité morale.

VI.2.2. … À la charité morale

Charité ou morale sociale ? Ou, peut-on parler l’un sans faire allusion à l’autre ? Cette
question trouve une réponse dans la pensée de Carpentier qui exprime ceci :

Surtout pas de morale sociale sans la charité, c'est-à-dire un amour à l'imitation de celui
de Dieu, un amour gratuit qui cherche le bien de l'aimé pour lui-même, amour qui est le
siège d'une double antinomie : entre l'amour de soi et l'amour pur, entre le devoir et la

662
George Sand, La Ville-Noire, op.cit., p. 141.

226
spontanéité. Cette double antinomie, pense l'auteur, rend ici « la formulation
inextricable.663»

Son propos nous laisse entendre que la bienfaisance se fonde d’abord sur l’attitude
d’un peuple (comportement des uns envers les autres). Ce comportement doit avoir comme
base l’amour que préconise Dieu. La position sociale héritée de l’église de cet auteur sur la
bonté rejoint la conception de la charité que présente Hugo dans son roman. Car, Hugo hérite
également cette conception de la société de son ami Félicité de Lamennais, prêtre catholique.
Le fait que Victor Hugo ait fondé une partie de ses idées révolutionnaires comme nous
l’avions vu dans la première partie de notre travail, en compagnie d’un anticonformiste
religieux justifie son intérêt pour Dieux et non la religion. Il admet le fait que la bonté de Dieu
est celle qui fait l’humanité. De fait, cet amour pour la solidarité se traduit dans le roman de
Sand par plusieurs personnages, mais surtout à travers le personnage principal féminin,
Tonine. En effet, Tonine exprime une grandeur d’âme en se souciant des autres. Le passage
suivant nous permettra de mieux parler de cette bienveillance comme principe moral et divin
à la foi :

Il remarquait alors qu’elle avait des soins et de la bonté pour tous ceux qu’elle voyait
souffrir autour d’elle, que c’était son plaisir d’obliger, et qu’adroite à consoler, elle s’en
faisait un devoir. Chaque jour ce caractère d’obligeance et de charité se développait chez
elle, […] Elle avait des attentions délicates qui la faisaient bénir par tout. […] Si
quelqu’un de sa connaissance était malade, n’eut-elle qu’une heure à lui donner, elle y
courait, et sa seule présence soulageait et ranimait la famille664.

L’altruisme de Tonine soulève un débat déjà évoqué dans la première partie de notre
travail sur les questions d’humanité.

En filigrane, Tonine est l’expression textuelle de ce besoin qu’éprouve Sand à faire


passer la considération de l’humain avant tout autre fait. De façon microscopique, Tonine est
le contre-discours du fonctionnement capitaliste, celui qui ne met pas la valeur humaine au-
dessus de la valeur marchande. Ainsi, la bienveillance de Tonine est l’image, la représentation
de ce que peut être une autre forme de relation, basée cette fois sur la charité plutôt que sur
l’intérêt matériel665. Dans le même sens, nous pouvons prendre l’exemple du jeune docteur,

663
R. Carpentier, « Vers une morale de la charité », Gregorianum, 1953, Vol.34, N° 1, p. 32-55. [En ligne],
consulté le 24/01/2022, https://www.jstor.org/stable/23570660 , p.35.
664
George Sand, La ville-Noire, op.cit., p.81-82.
665
Marco Oberti, Edmond Préteceille, « II. Les causes de la ségrégation », dans Marco Oberti, La ségrégation
urbaine, Paris, La Découverte, coll., Repères, 2016, p.43-78, Oberti Marco, Préteceille Edmond, [En ligne],
consulté le 24/01/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/---page-43.htm , p.2. Les

227
Anthime, de la ville haute qui rendait des services aux habitants de la ville-basse. Son action
se pose en effet comme une contradiction voire une opposition à l’idéologie capitaliste en ce
sens qu’il transgresse les codes établis par la société. Ces codes qui veulent que les riches
restent entre eux, tout comme les pauvres. Mais, George Sand prend des précautions en
justifiant l’attitude d’Anthime. En effet, le père de ce dernier est certes bourgeois, mais le
narrateur explique qu’il est d’un esprit ouvert. Ce qui sous-entend qu’Anthime est issu d’un
milieu familial qui n’érige pas de barrières entre les riches et les pauvres, ce qui influence ses
rapports sociaux.

Pour cela, Marco Oberti, Edmond Préteceille confirment cette séparation sociale en
affirmant que la disparité des revenus dans les grandes villes urbanisées est la cause
fondamentale de ce décalage entre les populations666. Dans le cas de Paris qu’il étudie, les
quartiers attractifs étaient réservés aux personnes nantis et dans les quartiers marqués par des
aspects négatifs (insécurité, la médiocrité des écoles et une forte pollution), vivaient les
pauvres. Ainsi, George Sand, après avoir représenté cette réalité entre la « ville haute » et la
« ville basse », propose un autre regard possible au compte des rapports sociaux. Dans le but
d’améliorer les relations sociales au courant du XIXe siècle, elle propose ce type de
personnage riche pour qui le pauvre n’est pas considéré comme une menace d’échec. C’est la
raison pour laquelle Anthime et son père sont plutôt intéressés pas les valeurs de Tonine que
par son rang. Dans ce sens, Alain Viala considère la littérature comme un moyen de
communication entre les individus et la société. Citons-le :

Approche où les dimensions sociales ont une part nécessairement capitale. Mais sans
doute convient-il d'abord, pour être clair, de préciser ce que l’on entend par social.
Chacun conviendra d'emblée, on peut l'espérer que ce terme implique pour ce qui
concerne le littéraire - mais aussi plus largement - au moins quatre plans, aussi
intrinsèquement liés entre eux qu’ils sont différents. Le premier est celui de la substance
même, le deuxième celui des usages et âges codes, le troisième celui des valeurs, le

logiques économiques ont sans doute contribué à la ségrégation dans les sociétés non dominées par le mode de
production capitaliste, comme les villes féodales ou les villes de l’Est européen pendant la période socialiste
[Szelény, 1983]. Mais c’est avec l’urbanisation que la ségrégation urbaine devient étroitement imbriquée à
l’économie.
666
Op.cit., p. 2. En toute première lecture, on peut considérer que la ségrégation urbaine est le résultat de la
logique de l’économie capitaliste. En effet, le fonctionnement de l’économie et du marché du travail entraîne des
inégalités de revenu entre les classes sociales, lesquelles se traduisent par une position inégale sur le marché du
logement. Les catégories ayant les ressources les plus importantes peuvent accéder à un logement de leur choix,
de qualité et situé dans des espaces attractifs. Celles d’un niveau de revenu un peu inférieure accèdent aux
logements et aux localisations de qualité moindre et ainsi de suite jusqu’aux catégories les plus démunies, les
plus contraintes sur le plan économique, qui ne peuvent accéder qu’aux parties les moins de ce marché.

228
quatrième celui des façons de penser. Autrement dit : il n'est pas de littérature, sans
langue, sans échange, sans adhésion ni sans vision667.

À lire les propos de Viala, la littérature c’est le social par essence. Elle use des codes
sociaux pour construire un discours dans lequel elle transporte les valeurs sociales et surtout,
la pensée d’un auteur. Elle vise également l’adhésion du public auquel elle s’adresse. C’est le
cas de la construction du discours de George Sand qui propose une société dans laquelle la
différence de classe ne serait pas perçue comme un obstacle dans les relations humaines. Et,
l’objectif de cette littérature est bien évidemment de créer une adhésion du lecteur à la pensée
de l’auteur. Mais, nous approfondirons cela dans la troisième partie de notre travail.

En effet, dans le roman de Victor Hugo, parmi plusieurs scènes dans lesquelles Jean
Valjean fait preuve de charité, l’une des plus impressionnantes est celle de réaliser la volonté
de Marius sur le champ de l’insurrection que nous analyserons dans le point suivant. Ainsi, on
peut lire dans les lignes qui suivront comment Valjean bravera le périple des égouts pour
sauver Marius :

C’était dans les égouts de Paris que se trouvait Jean Valjean. […] Seulement le blessé ne
remuait point, et Jean Valjean ne savait pas si ce qu’il emportait dans cette fosse était
vivant ou mort668.

L’acte d’amour et de compassion que pose Jean Valjean est marqué par l’incapacité
qu’il a de connaître l’état de la personne qu’il est en train de sauver du champ de bataille.
Évidemment, cette précision montre que la volonté de Valjean est d’abord d’accomplir une
mission, conduire Marius vivant ou mort à l’adresse de son grand-père, M. Gillenormand.
Dans ce discours sur l’acte de Jean Valjean envers Marius, la difficulté qui y est mise en
scène permet de mesurer la détermination du personnage, et ce, depuis le titre du chapitre
« LA BOUE, MAIS L’ ÂME669.» La boue fait référence à la réalité dans les égouts et la
difficulté que cela peut causer à un fugitif, car Jean Valjean s’y était réfugié pour échapper à
Javert. Mais, cette réalité ne l’empêche pas de sauver Marius. C’est ce qui explique la
présence de « l’ÂME » dans le titre, et cette ÂME est celle de Valjean disposée à secourir
Marius malgré la circonstance :

667
Alain Viala, « Le littéraire, son enseignement et le social. Retours sur programmes et sur théorie de fond », Le
français aujourd’hui, 2004/2, n° 145, p.5-14., [En ligne], consulté le 24/1/2022, URL : https://www-cairn-
info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-le-francais-aujourd-hui-2004-2-page-5.htm , p.6.
668
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1240.
669
Id.

229
Il n’y avait pas une minute à perdre. Il avait déposé Marius sur le sol, il le ramassa, ceci
est encore le mot vrai, le reprit sur ces épaules et se mit en marche. Il entra résolument
dans cette obscurité670.

Visiblement, il s’agit d’une attention particulière accordée à autrui, et le sacrifice que


cela impose contre toute autre réalité. Cette attitude de Jean Valjean sera assez
incompréhensible pour Javert et sera certainement à l’origine de la mort du policier :

« C’est de lui précisément que je voulais vous parler. Disposer de moi comme il vous
plaira ; mais aidez-moi d’abord à le rapporter chez lui. Je ne vous demande que cela. »
[…] « Cet homme était à la barricade », dit-il à demi-voix et comme se parlant à lui-
même. « C’est celui qu’on appelait Marius. » Espion de première qualité, qui avait tout
observé, tout écouté, tout entendu et tout recueilli, croyant mourir ; qui épiait même dans
l’agonie, et qui accoudé sur la première marche du sépulcre, avait pris note. […] – Vous
l’avez donc apporté de la barricade ici ? observa Javert671.

Après s’être livré à Javert, ce qui reste étonnant pour Javert, Jean-Valjean tient
toujours à réaliser le vœu de Marius. Mais, qui est Marius pour Javert ? Serait-il un individu
qui ne mériterait pas d’être sauvé à cause de son rôle dans les barricades ? Encore mieux,
pourquoi suscite-t-il autant d’efforts de Jean-Valjean ? Toutes ces interrogations dans l’esprit
de Javert participent au changement de regard de Javert sur Jean Valjean. Dès cet instant,
Javert décide de reconsidérer son attitude envers Jean Valjean qu’il a poursuivi depuis le
début du récit. La charité de Jean Valjean commence à faire effet sur la conception purement
judiciaire de Javert sur les individus. Cette rencontre entre Javert et Valjean à pratiquement la
fin du récit global recentre les bouleversements qui se sont produits en Jean Valjean dans sa
relation avec Dieu :

« […], mais depuis l’évêque, il y avait dans Jean Valjean devant tout attentat, fût-ce
contre lui-même, insistons-y, une profonde hésitation religieuse.672 »

Le lien à Dieu serait, selon le regard d’Hugo, la source même des bonnes actions des
hommes en société. Et, quand on observe la fin de Javert, la volonté divine serait au-dessus de
la loi qui est la base des principes de Javert. Ainsi, on observe la dégradation des principes de
Javert dans le chapitre intitulé « JAVERT DÉRAILLE673. » Pourquoi ?

Jean Valjean, était là le poids qu’il avait sur l’esprit. Jean Valjean le déconcertait. Tous
les axiomes qui avaient été les points d’appui de toute sa vie s’écroulaient devant cet
homme. La générosité de Jean Valjean envers lui Javert l’accablait. […] Javert sentait que

670
Ibid., p.1241.
671
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1270.
672
Id., p.1274.
673
Ibid., p.1281.

230
quelque chose d’horrible pénétrait dans son âme, l’admiration pour un forçat. Le respect
d’un galérien est-ce que c’est possible ?

Ce passage est la déclaration parfaite de la pensée de Victor Hugo entre loi et Dieu.
Hugo fait le choix de la loi divine qui changerait les rapports humains plutôt que la loi des
hommes. Cette possibilité de l’influence de la loi divine sur les hommes se matérialise par la
générosité, donc la charité. Cette générosité qui a permis à Jean Valjean de sauver Javert des
insurgés, acte qui le hante telle une générosité extrême674. La tolérance de Jean Valjean
bouleverse Javert comme le montre ce passage :

Tout un monde nouveau apparaissait à son âme : le bienfait accepté et rendu, le


dévouement, la miséricorde, l’indulgence, les violences faites par la pitié à l’austérité,
l’acceptation de personnes, plus de condamnation définitive, plus de damnation, la
possibilité d’une larme dans l’œil de la loi, on ne sait quelle justice selon Dieu allant en
sens inverse de la justice selon les hommes675.

On voit bien que par ce trouble qui se produit à l’intérieur de Javert, Hugo tente de
montrer ce qui manquerait à la justice pour être parfois un peu compatissante sur ses sanctions
envers les hommes sans distinction. Ainsi, au-delà de la sanction que sait appliquer la loi, et
donc la justice des hommes, elle pourrait faire preuve de dévouement pour le bien-être du
peuple, de juger les hommes sans distinction de classes comme nous l’avions observé entre
Fantine et le bourgeois dans la rue. Tous ces éléments, selon Hugo, sont des facteurs qui
manquent à la loi des hommes pour être plus équitable et compréhensible. Pour finir, c’est au
terme de ces questionnements sans fin ni résolution que Javert se donne la mort en se jetant
dans la Seine676.

La forme de générosité que nous venons d’observer chez Hugo et qui contribue à
l’épanouissement moral des personnages se lit également chez Gaskell. Dans son roman, on
remarque d’ailleurs que la générosité de son personnage, Mary Barton, est similaire au
personnage Jean Valjean chez Victor Hugo. Ainsi, nous parlerons des liens entre ses deux
personnages :

Your poor aunt Esther has no home, alarmed by his hesitation. Your poor aunt Esther has
no home: - she’s one of them miserable creatures that walk the streets. And he in his turn
told of his encounter with Esther, with so many details that Mary was forced to be

674
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1285. Puis sa réflexion retombait sur lui-même, et à côté de Jean
Valjean grandi, il se voyait, lui Javert, dégradé. Un forçat était son bienfaiteur ! Mais aussi pourquoi avait-il
permis à cet homme de le laisser vivre ? Il avait, dans cette barricade, le droit d’être tué. Il aurait dû user de ce
droit. Appeler les autres insurgés à son secours contre Jean Valjean, se faire fusiller de force, cela valait mieux.
675
Id., p.1285.
676
Ibid., p.1292.

231
convinced, although her heart rebelled against the belief. Jem, lad! Said she, vehemently,
“we must find her out, - we must hunt her up!” she rose as if she was going on the search
there and then.677

Il ressort de cet extrait assez de similitudes entre l’attitude de Mary et celle de Jean
Valjean. La compassion que Mary éprouve pour Esther est assez louable en dépit de l’acte
répréhensible qu’Esther a commis, tout comme Valjean sauve Marius et Javert de la mort
contre toute attente. Ainsi, la seule volonté de Mary est de retrouver sa tante Esther afin de
l’aider, de la sortir de la prostitution :

You never will persuade her if you fear and doubt, said Mary, in tears. Hope yourself, and
trust to the good that must be in her. Speak to that, - she has it in her yet, - oh, bring her
home, and we will love her so, we’ll make her good678.

Nous comprenons bien que, dans le dessein d’une écriture qui critique l’oppression
capitaliste, c’est-à-dire les excès de la bourgeoisie,679 il est nécessaire pour les auteurs de
construire des discours qui proposeraient d’autres formes de relations humaines, un autre idéal
de société. Ainsi, pour s’opposer au système de la société industrielle fondée sur des rapports
de production, ils suggèrent un partage équitable des revenus des productions. Ce qui rendrait
les patrons bienveillants à l’endroit de leurs travailleurs. Toutefois, nous formulons quand ce
constat : les inégalités sont un fait existant. Alors, les individus vivent selon leurs moyens
financiers. Or, nous avons constaté que le fait d’attribuer toutes les souffrances des ouvriers à
leurs patrons ou à une punition Divine, infantilise ces travailleurs. Prenons le cas d’Esther qui
aurait pu continuer de travailler mais qui a fait le choix de vivre en comptant sur la richesse
d’un homme. Le narrateur rend responsable la loi de Dieu, car Esther aurait désobéi à cette loi
en se prostituant.

Certes, Fantine subit les frasques de la société, elle est expulsée du travail lorsqu’ils
découvrent qu’elle a un enfant, elle est victime des Thénardier qui abusent de sa confiance et
de sa sensibilité pour sa fille, Cosette. Elle est aussi très mal payée. Tout ceci la conduit dans
un ultime recourt qu’est la prostitution. Or, s’agissant d’Esther et même de Suzanne, la sœur

677
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit. p.337. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.567. Ta
pauvre tante Esther habite nulle part. C’est une de ces malheureuses créatures qui font le trottoir. Et à son tour, il
raconta sa rencontre avec Esther avec tant de détails que Mary fut contrainte de le croire, même si son cœur
refusait d’attacher le moindre crédit à ses paroles.
678
Id., [Trad.] Id., si tu as des réserves et des doutes, tu la convaincras jamais, dit Mary, en larmes. Il faut que
toi-même, tu aies de l’espoir et que tu aies confiance dans son bon fond. Parle à ses bons sentiments – elle en a
encore – oh, ramène-la à la maison et on l’aimera tant qu’on refera d’elle une bonne personne.
679
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, op.cit. Nous rejoignons le positionnement des
communistes sur la critique de la bourgeoisie et la critique des changements sociaux que cette classe sociales
instaure par son influence.

232
de Tonine chez Sand, il est question de choix de vie. Dans le cas de Fantine, on peut
effectivement parler d’une absence de charité de la société à son égard. D’ailleurs, c’est ce
qu’a essayé de rattraper le maire de Montreuil-sur-mer, Mr. Madeleine. La configuration de
cette étape du récit est assez stratégique. Lorsque Victor Hugo fait intervenir ce personnage
dans la vie de Fantine, il s’arrange à ce que ce dernier soit un homme d’État, un maire. Alors,
la bienveillance qu’il manifeste s’adresse à deux types de lecteurs : les individus en général, et
l’État en particulier. Le père Madeleine est d’abord un homme en société mais il est surtout le
maire de la ville. Ceci étant, Victor Hugo montre dans ce scénario comment les dirigeants
pourraient agir sur le peuple de manière à ce que ce dernier se sente protéger.

Pour finir, l’excès de générosité et de compassion, souhaité par les auteurs dans leurs
romans devient non seulement redondant, mais quelques fois aussi utopique. Bien
évidemment, nous pensons à la tentative de création d’un monde merveilleux de Thomas
More, Utopie680, dans laquelle seule la générosité serait maitre des relations humaines et
empêcherait les hommes de vivre des souffrances comme la pauvreté et l’esclavage par le
travail. Mais comme son nom l’indique, cela ne reste qu’une Utopie, bien loin de la réalité.
Car, la société est une structure toujours hiérarchisée681, ce qui impliquera des rapports de
domination, d’exploitation des uns par les autres comme l’indique Marx et Engels :

La société bourgeoise moderne, issue de la ruine de la société féodale, n’a pas aboli les
oppositions de classes. Elle n’a fait que substituer aux anciennes des classes nouvelles,
des conditions d’oppression nouvelles, de nouvelles formes de lutte682.

Ainsi, ce système sera toujours favorable à la croissance des maux comme la pauvreté
et la dépravation des mœurs !

Mais, nous pensons que la hiérarchisation de la société ne devrait pas être un moyen
pour les tenants des capitaux, d’opprimer par la misère, les classes sociales travailleuses.
Aussi, les classes laborieuses ne devraient pas s’attendre à vivre sous une forme d’égalité avec
ces derniers. Par ailleurs, nous estimons que la gestion de son quotidien revient à chaque
individu. Il est de la responsabilité de chacun de construire en partie sa condition de vie. Cela

680
Thomas More, Utopie, Paris, Flammarion, 1993.
681
Karl Marx, Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, op.cit., p.74. Dans leur œuvre, il dresse un petit
rappel de structures sociales hiérarchisées afin de montrer que la société est faite de classes différentes bien avant
l’avènement de la bourgeoisie. Nous les citons : Aux époques antérieures de l’histoire, nous trouvons presque
partout toute une organisation de la société en ordres divers, une hiérarchie complexe des conditions sociales.
Dans la Rome antique, nous avons des praticiens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au Moyen Age des
seigneurs féodaux, des vassaux, des maîtres de corps de métier, des compagnons, des serfs et en outre, dans
presque chacune de ces classes à leur tour, des hiérarchies particulières.
682
Id., p. 74.

233
est aussi soutenu dans le roman de Sand, lorsque Gaucher affirme que faire des enfants pour
un jeune ouvrier et se marier c’est choisir de vivre dans « la ville basse ». Nous ajoutons qu’il
n’est pas interdit ou déconseillé aux ouvriers de fonder leurs familles, mais il serait
souhaitable que cela se fasse en fonction des capacités de leur revenu. Un autre point
important à soulever est que l’égalité n’est généralement pas possible entre les classes et qu’il
faudrait plutôt songer à une équité dans la redistribution des salaires. Si les ouvriers ont du
mal à satisfaire les besoins primaires et que les bourgeois ont la capacité de satisfaire des
besoins au-delà des nécessités primaires683, c’est que la redistribution des revenus n’est pas
équitable. Et, la rendre équitable permettrait certainement de résoudre le problème de la
précarité et de ses maux.

Ainsi, étant donné que la charité ne suffirait pas à mettre un terme à ces maux, les
auteurs supposent que la révolte risque d’être l’ultime voie par laquelle les opprimés tenteront
de s’exprimer. Ils ne partagent pas la même perception sur l’usage de la violence, mais ils en
parlent quand même. C’est ce que nous lirons dans les romans de Charles Dickens, Elizabeth
Gaskell et Victor Hugo. La cause de cette décision n’est rien d’autre que l’appauvrissement
croissant des familles précaires. Pour exemple, on peut en effet établir une comparaison entre
le rôle de Fantine et celui de la famille Davenport. La dégradation de la vie de Fantine reflète
celle d’une couche sociale, comme celle de la famille Davenport. Ces êtres sont tous frappés
par des morts précoces dont la cause est la faim. Dans ces conditions, la révolte reste un choix
presque inévitable, surtout quand le dialogue, à l’exemple de la pétition des ouvriers dans le
roman de Gaskell, n’est plus possible.

Pour cela, nous étudierons la mise en scène de la révolte dans les récits de Dickens,
Gaskell et Hugo.

VI.3. Le soulèvement du peuple, l’ultime expression contre la misère du peuple chez


Dickens, Gaskell et Hugo
VI.3.1. La révolte et l’émeute : tentative de définition du point de vue
romanesque

L’émeute est d’abord considérée comme étant un « tumulte séditieux »684, c’est-à-dire
une agitation, un désordre organisé par un groupe de personnes contre l’autorité établie. La

683
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.332. Lors d’une discussion entre Job Legh et M. Carson, Job Legh
fait savoir à ce dernier que lorsqu’il y a un problème sur le revenu de l’entreprise, les ouvriers ne peuvent tenir
parce que quotidiennement, ils survivent. Ces mêmes difficultés liées à l’entreprise touchent aussi les patrons,
mais leur fait un moindre mal, puisqu’ils ne réduisent que le « superflus » de leur quotidien.
684
A. Beaujean, Le Petit Littré, op.cit., p.575.

234
révolte tient ainsi sur cette même définition685. En ce sens, les auteurs, Gaskell et Hugo, avant
de faire entrer le lecteur dans les représentations de la révolte d’une part, et celles des émeutes
d’autre part, tentent de les définir selon leur regard. Pour cela, dans l’œuvre de Gaskell, la
révolte est présentée dans les propos de John Barton :

Ay, its true enough, my lad, that we’re sadly over-borne and worse will come of it afore
long. Block-pinters is going to strike; they’n getten a bang-up Union, as won’t let’em be
put upon. But there’s many a thing will happen afore long, as folk don’t expect. Yo may
take my word for that, Jem686.

La révolte peut se définir ici comme une réaction latente qui germe au fur et à mesure
que le mécontentement progresse. Elle n’est pas fondamentalement spontanée. Mais, elle peut
être vue comme le résultat d’un ensemble de réactions répétitives d’une ampleur mineure et
qui, à un moment, se rejoignent et créent une sorte de réaction explosive. Voilà pourquoi elle
est considérée comme la réaction violente du peuple contre ses souffrances extrêmes. Pour
aller dans le même sens, John Barton renchérit en tenant ces propos :

Working folk won’t be ground to the dust much longer. We’n a’ had as much to bear as
human nature can bear. So, if th’masters can’t do us no good, and they say they can’t, we
mun try higher folk687.

Se faire marcher dessus, subir la déconsidération de ses semblables, se sentir


déshumanisé par la souffrance d’un travail mal rémunéré, vivre la faim, ne pas avoir les
moyens pour bénéficier des soins médicaux en cas de maladie est l’ensemble d’éléments qui
sèment la graine qui conduit à la révolte.

C’est donc à travers ce processus que Gaskell définit la révolte. Ce procédé n’est bien
évidemment pas propre à Gaskell, car on le retrouve sous une autre forme dans le roman de
Victor Hugo.

En effet, dans Les Misérables, Victor Hugo procède d’une manière assez similaire
pour définir, sinon, présenter l’émeute :

685
Id., p. 1569. Soulèvement contre l’autorité établie.
686
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.76. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p. 135. Ah oui,
lad, c’est bien vrai que nous sommes diablement opprimés, et que ça va pas tarder à aller de mal en pis. Les
typographes vont se mettre en grève ; ils ont un syndicat à la hauteur, et grâce à lui, ils se laisseront pas exploiter.
Mais y a bien de choses qui vont se passer d’ici peu, à quoi les gens s’attendent pas. Tu peux me croise sur
parole, Jem.
687
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.76. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.135. Les
ouvriers se laisseront pas piétiner beaucoup longtemps. On en a déjà supporté plus que ce qu’on peut
humainement subir.

235
De quoi se compose l’émeute ? de rien et de tout. D’une électricité peu à peu, d’une
flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle
rencontre des têtes qui pensent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des
passions qui brulent, des misères qui hurlent, et les emporte688.
Pourquoi Victor Hugo évoque-t-il les expressions « tout » et « rien » à la fois pour
traduire l’émeute ? Ces expressions marquent les deux possibilités de l’émeute qui s’opposent
clairement, mais qui peuvent quand même être à l’origine d’un soulèvement du peuple.
Premièrement, suivant la logique hugolienne, l’émeute peut être le résultat d’un ensemble
d’idées fondées sur des réalités sociales et palpables : les salaires trop bas, l’absence
d’éducation pour tous, l’abandon des enfants dans les rues qui résultent des situations très
précaires et le désir d’une instauration de la République. Ces réalités sont la source des
mécontentements des personnes et font germer le désir de révolte en eux. Dans ce cas,
l’émeute est « tout » ! « Tout » parce que son explosion est celle de tout ce qui opprime, tout
ce qui détruit l’existence de quelques personnes, et tout ce qui entraîne la souffrance.
Deuxièmement, et toujours suivant la vision d’Hugo, l’émeute n’est « rien ». Effectivement,
l’étincelle qui peut déclencher une émeute peut être très insignifiante. Elle n’est que
l’expression des colères latentes. C’est pour cette raison que nous retrouvons à la suite de son
propos l’énumération des termes qui renvoient à la souffrance comme des « âmes qui
souffrent » ; des « misères qui hurlent » et surtout qui les « emporte689. » Ces précisions nous
montrent que l’émeute qui sera présentée dans la suite du récit n’émane pas d’un « rien »,
mais est le résultat du cri d’un peuple. De fait, un besoin d’affranchissement motive le peuple
opprimé. À ce niveau, on rejoint le propos de Gaskell sur la révolte. On se retrouve d’une
certaine manière dans les dires de John Barton qui prévoient le pire si les misères du peuple
n’étaient pas prises en considération par le parlement. Nous poursuivons avec Hugo.

Il renforce cette sorte de définition de l’émeute par d’autres précisions :

L’émeute est une sorte de tombe de l’atmosphère sociale qui se forme brusquement dans
certaines conditions de température, et qui, dans son tournoiement, monte, court, tonne,
arrache, rase, écrase, démolit, déracine, entraînant avec elle les grandes natures et les
chétives, l’homme fort et l’esprit faible, le tronc d’arbre et le brin de paille. Malheur à
celui qu’elle emporte comme à celui qu’elle vient heurter ! Elle les brise l’un contre
l’autre690.

Après avoir dit ce qui peut causer une émeute, Victor Hugo présente sa force
dévastatrice, sa capacité à déconstruire ce qui est établi. Mais, pas que ! Car, ses conséquences

688
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1022.
689
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1022.
690
Id., p.1023.

236
se distillent dans toutes les couches sociales. Pour Hugo, elle est la méthode appropriée pour
bouleverser les organisations parce qu’il conçoit l’émeute comme un élément essentiel au
changement capable de transformer après avoir détruit. D’ailleurs, selon le contexte
historique, le discours de l’auteur sur la nécessité de l’émeute aurait tout son sens. Car, ce
n’est qu’en 1864 que le droit de grève a été accordé par Napoléon III et c’est vingt–ans après
qu’il y eut la légalisation des syndicats avec la loi Waldeck-Rousseau, précisément en 1884,
le 21 mars. Pour revenir à Hugo, on croirait à travers l’énumération qu’il fait des étapes qui
démontrent la progression d’une émeute qu’il en fait une apologie de sa violence. Les termes
« monte » ; « court » ; « tonne » ; « arrache » ; « rase » ; « écrase » ; « démolit » ;
« déracine » sont utilisés de telle sorte qu’entre eux il y a une graduation ascendante dans
l’action qu’ils impliquent chacun. Cette graduation donne l’impression de vouloir dire la
férocité de l’émeute. En effet, c’est ce que suggère la suite de l’énoncé lorsqu’il met en
rapport les contraires « grandes » et « chétives » ; « fort » et « faible » ; « tronc d’arbre » et
« brin de paille » qui sont tous détruits par l’émeute. Ainsi, dans l’usage de ces contraires,
Hugo présente le rapport dominant et dominé, et montre que l’émeute fait preuve
d’impartialité. Pour finir avec la présentation de cette tentative de définition proposée par nos
auteurs, nous pouvons affirmer qu’ils ont montré la violence de la révolte ou de l’émeute.
Alors, si elle est quand même le choix du peuple, c’est que selon le peuple, elle est à la
mesure de sa souffrance, elle est l’espoir d’un changement tout comme dans les idées qui
structurent les sociétés.

VI.3.2. Représenter l’organisation de la révolte : de la foule au peuple

Dans Hard Times, le récit sur le mouvement de grève s’ouvre sur une assemblée
générale composée d’un leader et des travailleurs révoltés. Le principe de cette représentation
est de mettre en exergue l’idée d’une organisation des événements. Ceci implique que le
mouvement de révolte des travailleurs est quelque chose de pensé, de construit. Cette
organisation se dessine dans les différentes prises de paroles du leader du groupe :

Oh my friends, the down-trodden operatives of Coketown! Oh my friends and fellow


countrymen, the slaves of an iron-handed and a grinding despotism! Oh my friends and
fellow-sufferers, and fellow-workmen, and fellow-men! I tell you that hour is come, when
we must rally round one another as One united power, and crumble into dust the
oppressors that too long have battened upon the plunder of our families, upon the sweat
of our brows, upon the labor of our hands, upon the strength of our sinews, upon the God-
created glorious rights of Humanity, and upon the holy and eternal privileges of
Brotherhood691!

691
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.113. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.197. O mes
amis, travailleurs opprimés de Coketown ! O mes amis et compatriotes, esclaves broyés sous un inflexible

237
Dans un enchaînement d’exclamations, Slackbridge qui est le leader du groupe
exprime les sentiments vifs qui animent l’assemblée. Ceux-ci sont certes pleins d’émotion, de
colère et de détermination, il n’empêche néanmoins que l’assemblée des travailleurs ait un
objectif commun et réfléchi. D’ailleurs, l’éloquence de l’orateur se traduit dans la
construction du discours inspiré par le style des prêches protestants à travers la répétition des
interjections et l’idée de ne former qu’un seul corps. Cet objectif ne consiste pour l’heure que
de s’unir en un seul Front. Ainsi, par cette méthode, les travailleurs entendent donner une
forte crédibilité à leur mouvement pour que ce dernier ne soit surtout pas réduit en un
soulèvement de personnes irréfléchies. Après l’idée du Front unique, celle de la destruction de
l’oppresseur prend place. Pour cause, il serait à l’origine de la destruction des familles, le
bénéficiaire du labeur des ouvriers. Ainsi, nous pouvons résumer ce rassemblement en deux
grandes étapes : la construction d’un Front unique et la destruction du système oppresseur par
le mouvement de grève des ouvriers et l’arrêt de travail. Cette résolution de l’orateur à
l’assemblée ne put avoir qu’un écho favorable auprès des ouvriers puisque les réalités sont
vécues par tous :

Good ! Hear, hear, hear! Hurrah! and other cries, arose in many voices from various parts
of the densely crowded and suffocatingly close Hall, in which the orator, perched on a
stage, delivered himself of this and what other froth and fume he had in him692.

Ces précisions sur les réactions des membres de l’assemblée impliquent l’idée que la
force d’un mouvement de révolte, c’est l’unanimité du peuple et sa détermination. On le lit
dans la réaction presque totale des occupants de la salle lorsque l’auteur dit : « and other cries,
arose in many voices various parts of the densly crowded and suffocatingly close Hall. » Les
termes « many voices » et « densely crowded » supposent que les travailleurs sont déterminés
à entrer en grève ! D’ailleurs, la posture de l’orateur qui d’un point de vue rhétorique exprime
son ethos693, traduit son désir de persuasion tout comme le fait qu’il soit décidé d’agir pour les
travailleurs et déterminer par le besoin de mener une grève.

despotisme ! O mes amis, mes compagnons de souffrance et de travail, mes semblables, je vous le dis, l’heure est
venue où nous devons nous rassembler les uns et les autres pour former un Front Unique et réduire en poussière
les oppresseurs qui trop longtemps se sont engraissés du pillage de nos mains, de la force de nos muscles, des
glorieux droits divins de l’Humanité et des privilèges sacrés et immortels de la Fraternité !
692
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.113. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.197.
« Bien ! » « Très bien ! » « Hourra !» et d’autres cris semblables s’élevèrent, poussés par un grand nombre de
voix venant de divers points de la salle pleine à craquer et suffocante, dans laquelle l’orateur, perché sur une
estrade, exhalait toutes les fumées de sa rage.
693
Michel Meyer, « Chapitre I. Qu’est-ce que la rhétorique ? », Michel Meyer, rhétorique, Paris, Presses
Universitaires de France, « Que sais-je ? p. 3-19, [En ligne], consulté le 18/08/2022, https://www-cairn-

238
Dickens confirme cette analyse par une réplique similaire à celle que nous venons
d’interpréter :

Good! Hear, hear! Hurrah! The eagerness, both of attention and intention,
exhibited in all the countenances, made them a most impressive sight. There was
no carelessness, no languor, no idle curiosity; none of many shades of indifference
to be seen in all other assemblies, visible for one moment there694.

La volonté des travailleurs est très manifeste par la posture des membres de
l’assemblée. C’est ce que présente l’expression de leurs visages sur lesquels le narrateur lit
une attitude décisive à mener une grève. Cette ardeur des travailleurs à l’assemblée prévoit
une volonté de mettre fin à un régime social et économique qui est fondé sur l’exploitation
d’une main-d’œuvre ouvrière.

Par ailleurs, pourquoi Dickens insiste-t-il tant sur l’organisation du peuple en


assemblée dans le but de mener un mouvement de révolte ? Dickens voudrait certainement
jeter un éclairage sur le stéréotype selon lequel le peuple ne serait pas forcément à même de
mener un mouvement de révolution organisé. Il montre par cette représentation que le peuple
britannique est au cœur de sa liberté qu’il tire des Saxons695, donc il est capable de défendre
ses droits par des actes réfléchis. Ainsi, que l’on soit riche ou pauvre, la misère est un fait qui
ne nécessite pas d’être instruit pour songer à y remédier. Ce qui motive le peuple, c’est un
constat amer des mauvaises conditions de vie qu’il endure. Mais, ce positionnement a pour
objectif de valoriser la figure du peuple, car on constatera dans la tournure que prendra le
mouvement révolte que l’auteur ne soit pas favorable aux révolutions. De fait, la première
idée est nuancée par l’attitude du personnage Stephen Blackpool.

Stephen Blackpool, travailleur qui ne s’inscrit pas dans l’idéologie de la révolte, se


veut être un ouvrier modèle aux yeux de son patron Bounderby. Son attitude indigne ses
semblables:

info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/--9782715404199-page-3.htm, p.1. Aristote a distingué trois grands


genres en rhétorique, comparables à ceux que l’on trouve en littérature, tels le roman ou la poésie. En rhétorique,
il s’agit du genre épidictique, centré sur le style plaisant et agréable, où l’auditoire joue un rôle précis, en ce qu’il
commande la louange ou le blâme. On a le genre judiciaire, où l’on détermine si une action est juste ou non ; et
le genre délibératif, où l’on doit se décider d’agir en fonction de l’utile ou du nuisible.
694
Id., p.114. [Trad.] Id., p.198. « Bien! » « Très bien! » « Très bien ! » « Hourra ! » L’intensité, aussi bien
d’attention que d’intention, qui était peinte sur tous les visages, faisait de cette assemblée le spectacle le plus
impressionnant. À aucun moment on ne percevait cette nonchalance, cette langueur qu’on peut voir dans toutes
les autres assemblées.
695
Vous pourrez obtenir plus d’informations dans : Fiona McIntosh-Varjabedian, « Les Saxons dans l’Histoire
d’Angleterre de Hume : sauvages ou défenseurs de la liberté politique dans l’ombre de Tacite », Discours sur le
Primitif, Fiona McIntosh-Varjabédian, Villeneuve d’Ascq, Ceges, 2003, p. 25-34.

239
“Oh my friends and fellow-men! said Slackbridge then, shaking his head with violent
scorn, “I do not wonder that you, the prostrate sons of labor, are incredulous of the
existence of such a man. But he who sold his birthright for a mess of pottage existed, and
Judas Iscariot existed, and Castlereagh existed, and this man exists!”696

Le mépris qu’éprouve Slackbridge à l’endroit de Blackpool naît du fait qu’il est


improbable qu’un ouvrier ne trouve pas la nécessité de participer au mouvement de révolte,
puisque ce serait la seule issue qui conduirait le peuple vers sa liberté. L’assemblée d’ouvriers
s’étonne de l’attitude de Blackpool, car il donne l’impression d’accepter la condition de
travailleur esclave dont veulent se défaire ses semblables. Ainsi, on voit comment l’orateur
exprime cette déception par la comparaison qu’il établit entre Blackpool et Judas Iscariote,
l’un des disciples de Jésus qui finalement, le trahit pour une somme d’argent. Cette allusion
montre que les travailleurs forment a priori, un ensemble dont les membres sont
indéniablement liés pour la même cause, tout comme l’étaient les disciples de Jésus. Et,
comme le besoin de liberté est inscrit en eux, quiconque ne le reconnaîtrait pas comme tel
commettrait un acte de trahison, ce qui est perceptible dans l’allusion à l’histoire de Jacob et
Ésaü dans la Bible697. Ainsi, Stephen Blackpool représente le point de vue opposé à ceux qui
sont pour le mouvement de révolte, car il reste méfiant en pensant aux conséquences néfastes
que cela pourrait avoir sur les travailleurs eux-mêmes. Il va donc à l’encontre des
organisations syndicalistes

Pour aller plus loin, et présenter davantage le fait que veut soulever l’orateur sur
l’attitude de Blackpool, il compare encore le refus de ce dernier à l’action de Castlereagh698,
réactionnaire britannique contre les classes ouvrières. Cet illustre personnage marque
l’histoire de la classe ouvrière britannique pour avoir été contre le meeting du 16 août qui
rassemblait plusieurs ouvriers de Manchester, réunis pour la réforme électorale. Mais, tout
ceci concourt à renforcer la pensée de l’auteur qui n’est pas favorable aux mouvements de
révolte, cette réflexion qu’il exprime également dans son roman A Tale of two cities699 en

696
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.115. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.200. O mes
amis, mes semblables, dit-il alors en secouant violemment la tête avec mépris, je ne m’étonne pas que vous, fils
esclaves du travail, vous refusiez de croire à l’existence d’un tel homme. Mais celui qui vendit son droit
d’aînesse pour un plat de lentilles a existé et Judas Iscariote a existé, et Castlereagh a existé, et cet homme existe.
697
Id., [Note.], An important statesman during the Napoleonic period, Lord Castlereagh (1769-1822) was
regarded as a tyrannical reactionary by the working classes, in particular for his part in the suppression of a
meeting in 1819, an event afterward known as the Peterloo Massacre. See Genesis 25.30-34, for the story of
Esau’s giving up his birthright in return for food to him by his brother, Jacob.
698
Révolutionnaire britannique et figure de proue de l’événement de Peterloo. Hicks Peter, « Castlereagh ou la
volonté pragmatique », Napoleonica. La Revue, 2015/1, n° 22, p. 21-31. [En ligne], consulté le 10/02/2022,
https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-napoleonica-la-revue-2015-1-page-21.htm
699
Charles Dickens, A tales of two cities, op.cit.

240
faisant de la Révolution française un contre-exemple pour la Grande-Bretagne. À ce stade, il
est nécessaire, pour la compréhension de notre analyse, de faire un peu d’histoire sur
l’événement de Peterloo :

Peterloo, le sang des ouvriers de Manchester


Le 16 août 1819, lors d’un meeting pour la réforme électorale, la milice a
chargé ; 15 personnes sont tuées, 650 sont blessées.
« Éveillez-vous de votre sommeil. / Lions en foule invincible. / Secouez les
chaînes qui vous lient à la terre. /Comme une rosée tombée pendant la nuit. / Vous êtes
nombreux, ils sont peu ! »
Ces vers de Percy Bysshe Shelley, l’époux de Mary Shelley, à l’occasion du massacre de
Manchester, sont extraits du poème le Masque de l’anarchie, qui s’imposera comme
l’évocation forte de la tuerie du lundi 16 août 1819.
Ce jour-là, un grand meeting en plein air pour la réforme électorale doit avoir lieu à
Manchester, centre d’une révolution industrielle engagée depuis la fin du XVIII e siècle.
Dans les différentes bourgades des environs, dont la principale activité est souvent le
tissage du coton, les habitants se rassemblent au petit matin pour se rendre au lieu de
rendez-vous. Ainsi, à Middleton, quelque 3000 personnes partent en procession sous la
conduite du tisseur de soie Samuel Bamford. Le cortège se structure en rangs de cinq et
en groupe de cent, avec à sa tête, raconte-t-il, « douce des jeunes gens les plus charmants
et honnêtes d’aspect, qui furent déployés en deux rangs de six, chacun tenant une
branche de laurier en signe de paix et d’amitié ». Bientôt rejoints par les cortèges
d’autres villes, ils marchent au son de la fanfare, « les bannières brillant au soleil ».
« Entre cent et deux cents de nos plus jolies filles, se rappelle Bamford, fiancées des
garçons qui nous accompagnaient, dansaient au son de la musique ou chantaient des
bribes de chansons populaires. »
À Saint Peter’s Field, un champ à la lisière de Manchester, peut-être 50 000 à 60 000
personnes, appartenant principalement à la classe laborieuse, se sont rassemblées. La
foule est pacifique et, d’après tous les témoignages, les manifestants ne sont pas armés.
Le grand orateur radical Henry Hunt doit prendre la parole. À peine le meeting a-t-il
commencé que la Yeomanry, une milice locale composée de gardes assermentés, appuyée
par la milice régulière, charge, sabre au clair. Vingt minutes plus tard, tout est fini. Sans
que la poudre ait parlé, 15 personnes sont tuées, sabrées, piétinées par les sabots des
chevaux ; 650 autres sont blessées, y compris des enfants. Il semble que les femmes aient
été particulièrement visées par les sabres, les baïonnettes et les matraques, tant la milice
trouve choquante leur participation à une réunion radicale. Les étendards et les bonnets
sont saisis et détruits. La foule se disperse dans une bousculade frénétique. « Tout le
champ était jonché de casquette, de bonnets, de chapeaux, de châles, de chaussures, et
d’autres éléments du costume masculin ou féminin, labourés, déchirés et sanglants »,
raconte Bamford. Aux abords du terrain, dans les rues adjacentes, des gardes poursuivent
les participants, les matraquent et en tuent deux autres dans la soirée. « Ce sera votre
Waterloo ! ont crié des membres de la milice à leurs victimes. Les radicaux rebaptisent
vite l’événement « Peterloo », un terme composé à partir du lieu fatidique et la célèbre
bataille de 1815.700

700
Fabrice Bensimon, « Peterloo, le sang des ouvriers de Manchester », [en ligne], consulté le 06/02/2022,
https://www.lhistoire.fr/peterloo-le-sang-des-ouvriers-de-manchester.

241
Premièrement, le poème de Percy Bysshe Shelley, époux de l’auteur de la célèbre
œuvre de Frankenstein ou le Prométhée moderne701, montre que les ouvriers furent
déterminés à se défaire de l’oppression des patrons encouragée par le parlement. Aussi, que la
force de cette classe faible fut leur union.

Deuxièmement, l’histoire nous montre que le parlement refuse d’entreprendre une


quelconque négociation. Il exprime donc ce refus par la force des armes qui fit couler du sang
des ouvriers.

En troisième lieu, cet événement fut un choc pour le peuple britannique comme tout
autre peuple qui subirait des violences pour avoir revendiqué ses droits ou pour s’être opposé
par le dialogue aux souffrances qui lui sont infligées. Par analogie, cette histoire britannique a
été comparée à la bataille de Waterloo dont Hugo s’en fait l’historien-romancier dans Les
Misérables702ou dans 93703. En effet, il est écrit dans le passage sus-cité que des membres de
la milice venue interrompre le meeting avaient évoqué d’une certaine manière Waterloo. C’est
à l’issue de cette évocation qu’est né le terme « Peterloo » faisant allusion au lieu de
l’événement, « Saint Peter’s Field » et au massacre qui est à l’image de celui des soldats
français à Waterloo704. Ainsi, cela permet de comprendre la violence de l’événement.

Cette digression nous permet de comprendre la portée historique de la représentation


de Charles Dickens. Elle donne plus d’arguments au fait que Dickens n’encourage pas la
révolte du peuple, car celui-ci paie cet acte avec son sang. Peut-être que l’auteur voudrait que
les rapports sociaux s’améliorent entre ouvriers et patrons par une considération de la
précarité des travailleurs par leurs patrons. Mais la fin du récit nous laisse perplexe, car le
narrateur affirme en s’adressant aux lecteurs que tout dépend de chacun de nous, des voies
que nous choisissons et des choses qui peuvent nous arriver :

Dear reader! It rests with you and me, whether, in our two fields of action, similar things
shall be or not. Let them be! We shall sit with lighter bosoms on the hearth, to see the
ashes of our fires turn gray and cold705.

701
Mary W. Shelley, Frankenstein, New York, Norton critical edition, [1818], 2021.
702
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
703
Victor Hugo, 93, op.cit.
704
André Larané, « 18 juin 1815, Crépuscule à Waterloo. » Selon l’historien, le bilan des pertes au cours de la
journée du 18 juin est évalué à 40 000 Français morts, blessés ou disparus, 15 000 Anglais et 7000 Prussiens.
Mais ce bilan demeure très incertain du fait de nombreuses désertions sur le cham de bataille. [En ligne],
consulté le 30/11/2022, https://www.herodote.net/histoire/evenement.php?jour=18150618&ID_dossier=109
705
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.236. [Trad.], Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.406. Cher
lecteur ! Il dépend de nous, de vous et moi, dans nos deux champs d’action, que pareilles choses soeint ou ne
soient pas. Puissent-elles être ! Et nous pourrons nous asseoir d’un cœur plus léger à notre foyer, pour voir notre
feu se transformer en cendres grises et froides.

242
Faut-il penser que le sort des ouvriers est le résultat de leur choix de vie ? Faut-il
penser que l’éducation utilitariste a été un choix pour les enfants de Gradgrind ? Suivant la
logique de l’intrigue, nous admettons que non. De ce fait, le peuple n’est pas toujours
responsable de ses souffrances ni même des voies qu’il est parfois obligé d’emprunter. C’est
la raison pour laquelle il tente de transformer son quotidien par la révolte.

Pour continuer l’analyse sur la détermination des ouvriers de Manchester à mettre fin à
leurs souffrances, la volonté qui se présente chez les ouvriers de Manchester dans le roman de
Dickens se traduit aussi dans le roman de Gaskell.

With Spartan endurance they determined to let the employers know their power, by
refusing to work.706

La décision de faire grève est marquée chez Gaskell par une détermination commune
des travailleurs comme nous l’avons vu chez Dickens. Ainsi, l’allusion à l’armée Spartiate
illustre d’une certaine manière la volonté de faire grève, la force et la discipline avec laquelle
les travailleurs s’engagent.

Gaskell insiste donc elle aussi sur la question de l’unanimité du peuple des travailleurs
engagés dans la révolte telle qu’on la lit dans l’énoncé suivant :

Many other Trades’Unions, connected with different branches of business, supported


with money, countenance, and encouragement of every Kind, the stand which the
Manchester power-loom weavers were making against their masters. Delegates from
Glasgow, from Nottingham, and other towns, were sent to Manchester, to keep up the
spirit of resistance; […]707

Les travailleurs de Manchester semblent unanimement se soulever pour faire face au


système des patrons. Cette mobilisation représentée dans le roman de Gaskell n’est que la
continuité des revendications ouvrières déjà entamées en 1819 et évoquées chez Dickens.
Dans le roman de Gaskell, dans le cadre du mouvement chartiste qui milite aussi pour la
situation des travailleurs, le besoin de se concerter en groupes d’hommes et autour d’un leader
renforce l’idée de mouvement pensé. Cette méthode d’organisation fait que le peuple est
représenté par les auteurs comme des personnes réfléchies et capables de revendiquer leurs

706
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.152. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.261. Avec
une endurance de Spartiates, ils décidèrent d’engager l’épreuve de force avec les patrons en refusant de
travailler.
707
Id. [Trad.] Id. Beaucoup d’autres syndicats, liés aux différentes branches du commerce, soutinrent avec de
l’argent, leur approbation et des encouragements de tous ordres la position qu’avaient prise les tisseurs
mécaniques de Manchester contre leurs patrons. Des délégués venus de Glasgow, de Nottingham et d’autres
villes, furent envoyés à Manchester pour entretenir l’esprit de résistance ;

243
droits par le dialogue. Ils n’agissent pas, par émotions spontanées et font preuve de beaucoup
de lucidité. C’est ce que nous apprend le roman d’Elizabeth Gaskell:

Combination is an awful power. It is like the equally mighty agency of steam; capable of
almost unlimited good or evil. But to obtain a blessing on its labours, it must work under
the direction of a high and intelligent will; incapable of being misled by passion or
excitement708.

Par ailleurs, on remarque que dans les romans britanniques, la violence vient du
gouvernement ou des patrons d’usines. Chez Dickens, nous pouvons parler du traitement que
Bounderby inflige à Blackpool, notamment le fait de le renvoyer quand on sait qu’il a refusé
de prendre part au mouvement de grève pour conserver son travail. Ce même traitement est
subi par John Barton qui est non seulement renvoyé, mais ne peut plus être embauché du fait
d’avoir été au cœur de la révolte des travailleurs.

Par conséquent, de ces deux mouvements des travailleurs dans la première moitié du
XIXe siècle, en Grande-Bretagne, nous avons constaté que les auteurs mettent l’accent sur la
mobilisation du peuple. On peut ainsi en déduire que l’intérêt d’un mouvement
révolutionnaire réside dans le rassemblement des partisans. Et, c’est certainement ce que les
auteurs ont voulu montrer, tout comme le fait que la grande partie des travailleurs se sentaient
impliqués. L’ampleur des révoltes prend des proportions qui font que tout ce qui pourrait
participer à l’incitation du peuple à la révolte était interdit à l’exemple du poème de Percy
Shelley :

Dans ce contexte, l’éditeur radical Leigh Hunt n’ose faire paraître le poème à la gloire des
manifestants de Peterloo par Percy Bysshe Shelley, alors en Italie. Les derniers vers du
texte résonnent comme une exhortation à l’action collective709.

Cette censure de l’éditeur de Percy Bysshe Shelley témoigne des proportions de


l’oppression ouvrière, ou de la dimension politique de la lutte de classe en Grande-Bretagne.
Si l’éditeur refuse cette publication, cela sous-entendrait que la sanction gouvernementale ne
s’applique pas qu’aux ouvriers, mais aussi à tout ce qui contribuerait aux mouvements de
révolte.

708
Ibid., p.153. [Trad.] Ibid., p.263. Le pouvoir des rassemblements est terrifiant. Il ressemble à la vapeur, dont
les effets sont également puissants et capables d’un bien ou d’un mal presque sans limites. Mais pour que leur
action soit couronnée de succès, elle doit etre orchestrée par une volonté lucide et intelligente, qui ne se laissera
en aucun cas fourvoyer par la passion ou le zèle.
709
Marion Leclair, « Les fantômes de Peterloo », Le Monde diplomatique, [en ligne], consulté le 07/02/2022,
http://editionssociales.fr/wp-content/uploads/2019/06/MarionLeclairPeterloo.pdf

244
Lorsqu’on s’intéresse, cette fois, à la représentation de la révolution dans l’œuvre
d’Hugo, on remarque qu’un accent est également mis sur la notion d’unanimité qui fait la
force de l’événement :

La révolution de juillet avait été un beau coup de vent populaire, brusquement suivi du
ciel bleu. Elles firent reparaître et nébuleux. Elles firent dégénérer en querelle cette
révolution d’abord si remarquable par l’unanimité710.

Ainsi, Victor Hugo partage l’idée évoquée dans les romans de Gaskell et de Dickens
sur la nécessité de l’unanimité du peuple dans les mouvements révolutionnaires. Ce, même si
les deux événements, britannique et français, ne sont pas du même ordre. La Révolution de
Juillet, dans le roman de Victor Hugo est plus politique, car il s’agit du renversement d’un
pouvoir politique, la monarchie sous le règne de Charles X. Or, chez Gaskell et Hugo, il
s’agit d’un soulèvement des travailleurs contre les patrons. En effet, c’est dans l’union du
peuple au combat que la victoire est possible. D’ailleurs, cette pensée au sujet des Trois
glorieuses n’est nullement propre à Hugo puisqu’il ne fait que représenter une réalité
historique. Dans ce cas, on peut aussi lire cette idée d’union du peuple chez l’historienne
Nathalie Jakobowicz :

La foule révolutionnaire de 1789 a disparu, les hommes sans visages en lutte contre la
tyrannie sont désormais reconnaissables. Les lithographes, qui ont mis en image les
scènes de combats ou de rue se déroulant pendant les trois jours, participent à cette plus
grande visibilité des identités sociales. Dans les scènes où les membres des classes
populaires affrontent la Garde royale, les mêmes groupes de combattants sont distingués :
l’homme du peuple, le garde national et enfin l’élève de l’École polytechnique. Ces
représentations insistent sur la participation de ces trois catégories sociales au combat et
sur l’importance de leur union dans la victoire711.

La particularité de 1830, selon Nathalie, c’est aussi l’identité des manifestants réunis
pour la revendication de leurs droits. Il ne s’agit plus d’un groupe de personnes non
identifiées, mais des réactions d’individus reconnus par leur milieu social ou leur secteur
d’activité. Les ouvriers font évidemment partie des gens du peuple à qui s’ajoutent les
étudiants et la garde royale qui combat ces insurgés.

Cette configuration historique se reproduit dans la représentation des « Trois


glorieuses » qu’Hugo propose.

710
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1024.
711
Nathalie Jakobowicz, « Un peuple identifié et une révolution ordonnée », 1830, le peuple de Paris :
Révolution et représentation, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p.139-159, [En ligne], consulté le
23/08/2022, http://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr , p.140.

245
Les émeutes éclatèrent en rouge, mais splendidement, toutes les saillies les plus originales
du caractère parisien, la générosité, le dévouement, la gaieté orageuse, les étudiants
prouvant que la bravoure fait partie de l’intelligence, la garde nationale inébranlable, des
bivouacs de boutiquiers, des forteresses de gamins, le mépris de la mort chez les passants.
Écoles et légions se heurtaient. Après tout, entre les combattants, il n’y avait qu’une
différence d’âge ; c’est la même race ; ce sont les mêmes hommes stoïques qui meurent à
vingt ans pour leurs idées, à quarante ans pour leurs familles.712

L’idée de la mort transparaît dans l’évocation du sang par la couleur « rouge », mais
celle-ci est paradoxalement liée à des caractéristiques qui évoquent le bonheur :
« splendidement », « générosité », « dévouement », et la « gaieté. » Ces caractéristiques
donnent l’esprit d’ensemble qui anime les manifestants devant qui la mort n’est pas un
obstacle. Aussi, on remarque qu’il est évoqué, comme dans le propos de Nathalie Jakobowicz,
les catégories sociales qui ont pris part à l’insurrection. Il s’agit des étudiants qui sont des
petits bourgeois, en partie pauvres et donc proches du peuple. La garde royale de Charles X,
et les autres manifestants, dont ceux qui occupaient les « bivouacs de boutiquier », tout
comme les « gamins » des rues. Ainsi, nous retrouverons plus tard dans ces insurrections
représentées par Hugo, Jean Valjean, Gavroche, Marius, Mabeuf, Enjorlas, Tholomyès qui
constituent en partie le peuple révolté. Chacun de ces personnages a un parcours bien
particulier dans le roman et subit les effets de la misère dans son parcours. Alors, au compte
des étudiants, nous pouvons prendre le cas de Tholomyès, pour les gamins de Paris, Gavroche
en est l‘exemple le plus probant. Mabeuf et Jean Valjean représentent ces hommes de
quarante ans, pères de famille, qui assument le fait de se sacrifier en s’exposant à la mort afin
de créer un monde meilleur pour les futures générations. De fait, nous parlerons de la
symbolique de la mort un peu plus tard. Pour l’heure, il est question de montrer que les
auteurs soutiennent que la révolte ou l’insurrection n’a de force que par l’union du peuple
engagé pour la cause commune. Pour continuer dans le même sens, nous pouvons voir cette
illustration en image des insurgés de Paris selon Les Misérables. Elle nous montre Gavroche,
le gamin et Mabeuf, le vieillard qui conduisent les insurgés au lieu des combats : cf. Figure 3.

712
Id., p.1024-1025.

246
Figure 3.713

Cette image permet au lecteur de se remémorer l’histoire des barricades des trois
glorieuses de Paris en ayant un aperçu de l’attitude du peuple. En effet, le premier fait qui
caractérise cette image est le regroupement de plusieurs générations. Gavroche en tête qui
symbolise le poids de la jeunesse dans l’insurrection. Derrière ce jeune, le vieil homme,
Mabeuf donne un effet global de l’implication des insurgés à qui se joignent les hommes qui
les accompagnent. De plus, la figure de Gavroche est encline à une joie qui dévoile la
motivation et la détermination qui animent ces insurgés. On peut aussi constater que les
manifestants se sont armés des objets récupérés pour le combat : bois et fusils pris çà et là
comme il est décrit dans le roman de Victor Hugo, ceci traduit donc leur préparation pour la
révolte.

Pour revenir à la démonstration du déroulement de la révolte, entre Dickens, Gaskell et


Hugo, nous avons pu faire le constat que la révolte n’était pas un événement spontané et
irréfléchi. Nous avons vu qu’elle est fondée sur des faits, et non sur des émotions barbares
d’un peuple qui ne serait pas éduqué. Pour confirmer cela, l’insurrection racontée par Hugo
prend bien en compte les différentes figures qui ont participé au mouvement des Trois
glorieuses. Dans celles-ci, le peuple n’est pas le seul à être cité, mais également des
intelligences des étudiants. Chez Gaskell, on rencontre un renforcement des syndicalistes et la
représentation de l’instruction de John Barton. Pour le compte de Dickens, ce mouvement est
dirigé par un leader qui n’a pas le profil d’un personnage illettré.

713
Auriane de Viry, 5 juin 1832 : début de l’insurrection républicaine à Paris, le « cœur des Misérables de Victor
Hugo. » Cette image représente Gavroche et Mabeuf menant les insurgés. [En ligne], consulté le 08/02/2022,
https://www.revuedesdeuxmondes.fr/5-juin-1832-debut-de-linsurrection-republicaine-a-paris-coeur-miserables-
de-victor-hugo/

247
D’après notre démonstration sur les manifestants, nous pouvons dire que selon les
auteurs, la révolte n’est pas que le résultat des peuples non éduqués et un fait sans raison
valable. Elle apparait comme l’ultime résolution du peuple et permet de montrer que le peuple
est aussi constitué des hommes qui pensent. Dans ce sens, on déconstruit l’idée du peuple-
enfant du fait que les mouvements de révolte ou d’insurrection soient parfois pilotés par des
individus qui n’appartiennent pas forcément à la classe ouvrière.

Après avoir lu et analysé l’organisation des révoltes et avoir ressorti les catégories des
manifestants, il nous revient de traiter la question de la mort dans les représentations que font
les auteurs.

VI.3.3. La symbolique de la mort : sacrifice du peuple opprimé, destruction


d’une nation et espoir du renouveau chez Hugo et Gaskell.

En l’histoire de l’insurrection de juin 1832, Hugo montre le sacrifice du peuple qui


voudrait renverser la Monarchie, car elle serait la source de la misère sociale. Ainsi, il donne
un ton clairement historique à sa mise en scène de l’insurrection en la débutant par la mort du

leader républicain, Lamarque714. On peut lire dans le livre X, au chapitre III intitulé « UN
ENTERREMENT : OCCASION DE RENAÎTRE715» cette représentation historique :

Au printemps de 1832, quoique depuis trois mois le choléra eût glacé les esprits et jeté sur
leur agitation je ne sais quel morne apaisement, Paris était longtemps prêt pour une
commotion. Ainsi que nous l’avons dit, la grande ville ressemble à une pièce de canon ;
quand elle est chargée, il suffit d’une étincelle qui tombe, le coup part. En juin 1832,
l’étincelle fut la mort du général Lamarque716.

Bien que la mort de Lamarque soit le déclencheur concret du soulèvement populaire,


on comprend par cet énoncé que Paris, disons que le peuple de Paris révolté, s’était plutôt
préparé à une éventuelle insurrection. Alors, la perte de ce membre de « l’extrême gauche,

714
Thomas Bouchet, « La barricade des Misérables », La barricade, [en ligne], Paris : Éditions de la Sorbonne,
consulté le 10/02/2022, http://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr . L'insurrection des 5
et 6 juin 1832 s'est déclenchée à l'issue des funérailles du général Lamarque. Plusieurs centaines d'insurgés ont
élevé des barricades ; ils ont réussi à se rendre maîtres pendant quelques heures d'une moitié Est de la capitale.
Mal organisés, peu soutenus par la population parisienne, harcelés par l'armée et la garde nationale, ils ont été
délogés de leurs positions (faubourg Saint-Antoine, quartier Montmartre, rue Saint-Martin et cloître Saint
Merry). Au soir du 6 juin, l'ordre régnait et Paris était soumis à l'état de siège. Sur cet événement, on pourra se
reporter à : BLANC L., Histoire de dix ans, t. III, 1840, p. 270-318 ; THUREAU-DANGIN P., Histoire de la
monarchie de Juillet, t. II, 1884, p. 126-139 ; Vigier P., Paris pendant la monarchie de Juillet, Paris, Hachette,
coll. « Nouvelle histoire de Paris », 1991, p. 87-93., P.9.
715
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1031.
716
Id., p.1031.

248
aimée du peuple parce qu’il acceptait les chances de l’avenir717» n’a fait que motiver
davantage un peuple déjà décidé à faire tomber la Monarchie. En effet, pour le peuple qui
rêve d’une république, de liberté, il s’agit d’aller au front en acceptant de mourir pour sa
liberté. C’est ce qui justifie ces mots qui servent de devise aux insurgés : « République ou la
mort718 » Ainsi, on observe chez tous les insurgés cette exposition à la mort, une sorte de
volonté personnelle au profit de la communauté. Nous pouvons prendre l’exemple de
Gavroche prêt à perdre sa vie dans la révolution :

En avant les hommes ! qu’un sang impur inonde les sillons ! Je donne mes jours pour la
Patrie, je ne reverrai plus ma concubine, n-i-ni, fini, oui, Nini ! mais c’est égal, vive la
joie ! Battons-nous, crebleu ! j’en ai assez du despotisme719.

Ce chant qu’utilise Gavroche pour s’armer de courage est une citation de la


Marseillaise. Le sang impur dont il est question est celui du sacrifice héroïque des insurgés.
Le sang dont il faut se défaire au prix de son existence, pour des avenirs meilleurs, des jours
nouveaux pour le peuple. Ainsi, l’insurrection servirait à renverser le despotisme de la
Monarchie.

Cette détermination qui se lit chez Gavroche se traduit tout aussi bien chez d’autres
personnages insurgés à l’exemple de Monsieur Mabeuf:

« Monsieur Mabeuf, rentrez chez vous.


- Pourquoi ?
- Il va y avoir du tapage.
- C’est bon.
- Des coups de sabre, des coups de fusil, monsieur Mabeuf.
- C’est bon.
- Des coups de canon.
- C’est bon. Où allez-vous, vous autres ?
- Nous allons flanquer le gouvernement par terre.
- C’est bon. »
Et il s’était mis à les suivre720.

Le dialogue montre d’une part la détermination de Mabeuf, et le caractère de


l’insurrection en marche. On remarque que les actions évoluent de la moins violente à la plus
violente. Entre « tapage » « coup de sabre » ; « coup de fusil » ; « coups de canon » on peut
appréhender la violence de l’événement dont l’objectif est la destitution du gouvernement
monarchique. Mais, malgré son âge et cette violence décrite, Mabeuf fait le choix de s’y

717
Ibid., p.1032.
718
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1037.
719
Id., p.1046-1047.
720
Ibid., p.1051.

249
engager. Nous justifions cette décision par l’extrême souffrance du peuple à laquelle il
souhaite mettre fin. Soit il avance et tente de sauver le peuple, soit il reste et meurt dans la
misère. Ce choix de Mabeuf se concrétisera par son acte de bravoure à la barricade :

Quand il fut au haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et terrible, debout
sur ce monceau de décombres, en présence de douze cents fusils invisibles, se dressa, en
face de la mort et comme s’il était plus fort qu’elle, toute la barricade eut dans les
ténèbres une figure surnaturelle et colossale.
Il y eut un de ces silences qui ne se font qu’autour des prodiges.
Au milieu de ce silence, le vieillard agita le drapeau rouge et cria :
« Vive la révolution ! vive la république ! fraternité ! égalité ! et la mort ! » […]
« Retirez-vous !»
M. Mabeuf, blême, hagard, les prunelles illuminées des lugubres flammes de l’égarement,
leva le drapeau au-dessus de son front et répéta :
« Vive la république !
Feu ! » dit la voix.
Le vieillard fléchit sur ses genoux, puis se redressa, laissa échapper le drapeau et tomba
en arrière à la renverse sur le pavé, comme une planche, tout de son long et les bras en
croix721.

Contre toute attente, Monsieur Mabeuf, âgé de « quatre-vingts ans » s’avançait de plus
en plus de la barricade au point de s’exposer à l’armée adverse. Ceci est perçu comme un
suicide aux yeux des autres insurgés, mais un suicide plein de patriotisme, d’amour pour la
Nation. Un suicide qui se donne en sacrifice, qui voudrait mettre un terme à une saison
politique au régime monarchique pour permettre à une autre saison plus chaleureuse pour le
peuple, caractérisée par un État républicain. C’est ce qui vaut les exclamations suivantes :
« vive la révolution », car c’est l’acte par lequel ils bouleverseraient la monarchie. « Vive la
république ! » Celle qui remplacerait la monarchie et qui établirait une société égalitaire, la
« fraternité » par laquelle on arriverait à une société qui considère l’humanité d’abord. Et, la
« mort », symbole de destruction et de renaissance.

Comme nous l’observons chez le personnage Mabeuf, le personnage Gavroche aussi


porte cette symbolique :

Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait la fusillade. Il


avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait
à chaque décharge par un couplet. On le visait sans cesse, on le manquait toujours. Les
gardes nationaux et les soldats riaient en l’ajustant. Il se couchait, puis se redressait,
s’effaçait dans un coin de porte, puis bondissait, disparaissait, reparaissait, se sauvait,
revenait, ripostait à la mitraille par des pieds de nez, et cependant pillait les cartouches,
vidait les gibernes et remplissait son panier. Les insurgés, haletants d’anxiété, suivaient

721
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.11023-1124.

250
des yeux. […] Une balle pourtant, mieux ajustée ou plus traître que les autres, finit par
atteindre l’enfant feu follet. […] Cette petite grande âme venait de s’envoler722.

Le spectacle offert par Gavroche reste assez impressionnant. Dans un tel moment
effrayant, il suscite de la peur en même temps que de l’admiration. En effet, pour ravitailler
les insurgés, il ramasse des balles entre les deux camps et s’expose à la fusillade. Il aurait pu
s’en sortir, mais il exprime une sorte de jouissance de ce moment. Le spectacle qu’il offre est
digne de celui d’un martyr, et c’est pour cette raison qu’en réponse aux balles, il exprime une
gaieté, une joie, car l’insurrection pour lui représente la fin des enfants de la rue, la fin des
misérables.

Ainsi, la mort de Gavroche rejoint celle de Mabeuf et d’autres révolutionnaires comme


nous le présente Thomas Boucher :

C'est pourquoi l'ultime résistance des insurgés consiste à mourir les yeux tournés vers le
ciel (Mabeuf, Combeferre), ou à se tenir debout même après la mort, comme Enjolras qui,
« traversé de huit coups de feu, resta adossé au mur comme si les balles l'y eussent
cloué723.

La mort symbolise donc le besoin du peuple à anéantir un règne pour voir un autre
s’installer, et, un règne dans lequel l’égalité entre les hommes sera possible, dans lequel
l’instruction sera une possibilité offerte au plus grand nombre724.

Cette importance accordée à la mort dans le roman d’Hugo et le bouleversement que


cela peut occasionner est en partie perceptible dans le roman de Gaskell. Il ne s’agit pas
forcément du même contexte de déroulement des actions, mais la mort porte en elle la
symbolique d’un renouveau dans les rapports sociaux entre employés et patrons chez Gaskell
et entre l’état et le peuple chez Hugo. En effet, la mort du jeune Harry Carson, assassiné par
John Barton pendant la révolte ouvrière de Manchester, est ce qui suscite une remise en cause
de son père, notamment sur sa gestion des ouvriers dans leurs usines au-delà du fait que ce
soit un meurtre. Cet acte le pousse à reconsidérer la souffrance des travailleurs. Ainsi, vu
l’effet que la mort d’Harry Carson produit chez son père et sur la condition des ouvriers, le

722
Id., p.1184.
723
Thomas Bouchet, « La barricade des Misérables », op.cit., p.8.
724
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1184. Dans le récit Hugo esquisse quelques raisons de la révolution :
« Et quelle révolution ferons-nous ? Je viens de le dire, la révolution du vrai. Au point de vue politique, il n’y a
qu’un seul principe : la souveraineté de l’homme sur lui-même. Cette souveraineté de moi qui s’appelle Liberté.
[…] Cette identité de concession que chacun fait à tous s’appelle Égalité. […] Cette protection de tous sur
chacun s’appelle Fraternité. […] L’Égalité à un organe : l’instruction gratuite et obligatoire. Le droit de
l’alphabet, c’est par là qu’il faut commencer. L’école primaire imposée à tous, l’école secondaire offerte à tous,
c’est là la loi. De l’école identique sort la société égale.

251
récit nous informe que cette mort a été organisée par certains travailleurs. En effet, lors d’une
réunion syndicale des travailleurs, ils exprimaient leur colère en ces termes :

It would give the masters a bit on a fright if one of them were beaten within an inch of his
life, said one.
Ay! Or beaten till no life were left in him, growled another725.

Ces paroles semblent n’être que l’expression d’une haine excessive, mais une autre
scène sème le doute dans l’esprit du lecteur que nous sommes, tout comme dans l’esprit
d’autres personnages qui s’interrogeront ensuite sur le crime. En effet, une sorte de pacte est
signé entre ces travailleurs pour désigner un assassin, de manière anonyme et par un tirage au
sort :

He who had drawn the marked paper had drawn the lot of the assassin! And he had sworn
to act according to his drawing! But no one, save God and this own conscience, knew was
the appointed murderer726.

Au sortir de cette assemblée, et après la mort d’Harry Carson, on ne peut pas


concrètement dire que la motivation de John Barton vient de cette assemblée ou de ces
convictions personnelles. Dans tous les cas, sa colère contre la famille Carson a bel et bien été
une source de motivation pour la réalisation de ce crime. Surtout, après que les ouvriers
réclamant leur dû avaient été caricaturés par Harry Carson qui se moquait bien de leur
situation tout comme de leurs revendications.

Toutefois, la révolte dans le roman de Barton n’a pas un caractère aussi violent que
celle chez Hugo. Car, bien que les ouvriers soient assez déterminés, ils n’en viennent tout de
même pas aux armes à feu, mais proposent plusieurs négociations d’abord. On pourrait
simplement se demander pourquoi il existe une telle disparité entre ces récits, qui pourtant
traitent de la question du peuple opprimé.

La réponse serait que la mise en scène de la révolte chez Gaskell est plutôt une sorte
de mise en garde, au gouvernement, aux patrons tout comme au peuple des désastres d’une
révolte. Le peuple est peut-être le plus faible dans les conflits, mais la colère des hommes
réunis et affamés peut aboutir à un désastre irrémédiable comme la mort du jeune Carson. Il
serait donc mieux, dans l’intérêt de tous d’établir une communication et surtout de savoir

725
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.168. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.286-287. Ça
leur donnera une belle frousse si l’un d’entre eux était roué de coups et laissé pour mort. – Oui ! Ou mort pour de
bon », gronda un autre.
726
Id., […] Id., C’était à celui qui avait tiré le papier marqué d’être l’assassin ! Et il avait juré d’agir en fonction
d’un tirage au sort ! Mais nul, hormis Dieu et sa conscience, ne savait qui était le meurtrier désigné.

252
prendre en compte les besoins réels des uns et des autres. Et, chez Hugo, elle est une
exaltation au « pouvoir du peuple, par le peuple, et pour le peuple.727 » Une exaltation à la
République démocratique par l’action du peuple et de sa mort aux barricades.

Conclusion partielle de la deuxième partie

Dans cette deuxième partie, nous nous sommes donnés pour objectifs de montrer que la
misère a servi de prétexte aux auteurs pour décrire la déchéance sociale causée par les
bouleversements sociaux. À cette occasion, nous avons observé les différents espaces
représentés dans les romans. Il en ressort que l’industrialisation n’a pas eu que des
transformations positives, car elle a également transformé en usine généralisée, les lieux
d’habitation (villes) et fait des habitants (ouvriers) des esclaves du travail. Cela a été le cas de
Coketown dans l’œuvre de Charles Dickens. C’est aussi cette réalité qui a emmené Elizabeth
Gaskell à faire une sorte de mise en confrontation entre l’espace rural et l’espace urbain dans
lequel les hommes travaillent sans presque plus de répit.

Outre cette réalité industrielle, Victor Hugo a représenté la ville, par ses évènements
politiques et sociaux, comme un écran à travers lequel on peut observer la souffrance des
misérables, le peuple. Qu’à cela ne tienne, les auteurs sont quand même restés d’accord sur
avec le fait que l’usine est un four humain égal à un enfer comme nous avons pu le montrer au
travers des descriptions.

Dans le même but, la misère a aussi été étudiée pour la fréquence de l’usage du mot
« misère » ou de ses synonymes dans les textes. L’enjeu a été de comprendre les différents
sens de ces usages. Il ressort de cet exercice que ces termes peuvent désigner l’état matériel
lié aux inégalités et à la précarité régnante ; l’état physique des personnages qui traduit
l’ampleur des souffrances et l’état moral qui représente la déchéance des mœurs causée par
les systèmes capitalistes et utilitaristes dont l’intérêt est plutôt matériel qu’humain.

Enfin, dans cette partie, nous avons pu explorer ce que proposent les auteur(e)s pour
l’amélioration des conditions de vie du peuple. Il a été question de considérer et de favoriser
l’éducation du peuple, la charité qui va au-delà des services que se rendent les prolétaires
entre eux. En dernier et ultime recours, c’est la révolte des opprimés contre le système
oppresseur. Mais, cette issue n’est pas perçue de la même manière par tous les écrivains pour
causes des conséquences parfois fatales en perte de vie qu’elle peut engendrer. D’ailleurs

727
Abraham Lincoln, [en ligne.], consulté le 10/02/2022, http://evene.lefigaro.fr/citation/democratie-
gouvernement-peuple-peuple-peuple-35.php

253
Elizabeth Gaskell a soulevé l’idée que la violence ne se résout pas par la violence dans sa
représentation du mouvement de révolte :

It is a great truth that you cannot extinguish violence by violence. You may put it down
for a time; but while you are crowing over your imaginary success, see if it does not
return with seven devils worse than its former self728!

Ceci étant, la représentation des soulèvements du peuple par Elizabeth Gaskell et


Charles Dickens critique la brutalité de ces mouvements. Or, Victor Hugo montre que
l’insurrection peut tout détruire et permettre la reconstruction. Dans ce cas, l’insurrection peut
engendrer le changement.

Après ce parcours sur l’analyse des représentations des motifs qui ont permis de
mettre en lumière l’oppression du peuple, et des méthodes proposées par les auteurs pour
résoudre la problématique de la misère des travailleurs, nous allons, dès lors, poursuivre notre
analyse sur la matière romanesque à travers laquelle cette étude a été possible.

728
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.160. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.274. Car
c’est une vérité profonde qu’on ne peut éteindre la violence par la violence; il est possible de la réprimer un
temps, mais pendant que vous vous félicitez de votre triomphe imaginaire, attendez-vous à la voir revenir avec
sept. Démons bien pire qu’elle !

254
TROISIÈME PARTIE. QUAND ÉCRIRE L’OPPRESSION SOCIALE CONSTRUIT
UNE TRADITION LITTÉRAIRE ET HISTORIQUE

255
La misère sous différentes formes a été le principal fil conducteur de notre étude. Elle
s’est présentée comme la source d’oppression des sociétés britannique et française du XIXe
siècle. Des expériences des auteurs à celles des personnages, la misère donne naissance à une
forme de littérature, plus précisément, à des formes romanesques qui l’expriment.

Dans les romans de Dickens, Gaskell, Sand et Hugo, pour écrire ces souffrances tantôt
dues à la paupérisation, tantôt au travail excessif mal rémunéré, ces auteurs ont recours à des
stratégies d’écriture bien ciblées. Celles-ci sont caractérisées par une corrélation entre la
langue utilisée pour dire la souffrance et l’Histoire à laquelle se rattache le récit proposé.

Pour montrer cette filiation entre langue, Histoire et littérature, cette partie de notre
étude sera structurée en deux chapitres :

Dans le premier chapitre, nous parlerons de la langue. En effet, travaillant sur le roman
populaire du XIXe siècle, la représentation du peuple reste l’une des premières
caractéristiques de cette littérature. Le peuple parle ou l’auteur fait parler le peuple en
employant généralement un langage qui est différent de celui des personnes instruites. Dans
ce cas, par quels procédés linguistiques se démarque le peuple des autres catégories sociales ?
La langue du peuple, outre le fait d’être un marqueur social, quel autre rôle assure-t-elle ?
Dans une autre mesure, parce que la souffrance peut toucher l’aspect physique tout comme
l’aspect émotionnel, de quel autre langage les auteurs usent-ils pour communiquer les
douleurs des opprimés au lecteur ?

En deuxième chapitre, il s’agira d’évoquer le rapport entre la représentation de


l’oppression sociale et l’organisation structurale du récit.

Puisque les récits étudiés tiennent compte de l’histoire des peuples britanniques et
français dans la première moitié du XIXe siècle, comment les auteurs parviennent-ils à
construire cette jonction entre « récit de fiction » et « récit de l’Histoire » ?

Aussi, on s’apercevra que tous les retours à une histoire quelconque n’appartiennent
pas forcément à la grande Histoire. Dans ce cas, dans l’écriture de la misère du peuple, à quoi
servent ces récits qui renvoient souvent au passé ?

256
CHAPITRE VII. LANGUE, HISTOIRE ET ÉCRITS : UNE ÉCRITURE QUI
CARACTÉRISE LES MISÈRES DU PEUPLE

257
Ce chapitre qui associe la langue, l’histoire et la forme d’écriture utilisée pour dire la
misère des peuples britannique et français du XIXe siècle nous servira à mettre en lumière, les
stratégies scripturaires à travers lesquelles le roman a su trouver sa place en tant que témoin
des changements sociaux du XIXe siècle. Il sera organisé autour de deux grandes parties.

Nous étudierons premièrement les répliques des personnages. Celles-ci ont retenu
notre attention parce qu’elles ont favorisé notre compréhension des récits en étant des lieux
dans lesquels se traduit la différence sociale. Elles sont en effet caractérisées par l’usage d’un
vocabulaire familier qui signale l’appartenance sociale du personnage qui s’exprime. En plus
de ce vocabulaire, nous rencontrerons le langage argotique, le patois ou le langage propre aux
habitants des campagnes dans les romans britanniques. Ces différentes modalités permettront
donc d’étudier la présence du peuple dans les romans et surtout, permettront que les
souffrances exprimées par ce peuple fassent l’objet d’analyses.

Le deuxième point de ce chapitre évoque l’usage de la poésie dans les œuvres


étudiées. Il semble que selon les auteurs Gaskell, Sand et Hugo, pour traduire les souffrances
du peuple, l’usage de la poésie est nécessaire. Même si le but est d’atteindre la sensibilité du
lecteur, on se rendra compte que chaque auteur exploitera le langage poétique à des moments
spécifiques de l’évolution des intrigues. Ainsi, pour comprendre l’enjeu véritable de cet usage
poétique, nous nous concentrerons donc à l’étude des instants du langage poétique dans les
romans.

VII.1. Les répliques : un lieu d’expression de la différence sociale


VII.1.1. Les écrits du vocabulaire familier

Parlant du peuple dans le roman, Nelly Wolf écrit :

Les marques du français parlé populaire sont fonction de la situation d’énonciation et de


l’identité du locuteur. Elles sont très présentes dans les paroles des personnages les plus
typés, un peu moins présentes chez le personnage-narrateur, et encore moins chez
l’auteur-narrateur729.

En effet, nous avons fait ce constat dans les romans que nous étudions. La voix du
peuple misérable, ouvrier, des enfants abandonnés, des personnages qui vivent dans les bas-
fonds et parfois dans la rue est marquée dans le récit par leurs différentes prises de parole.
Dans l’organisation des récits, on constate la présence d’un vocabulaire précis dans leurs
échanges. Certaines répliques indiquent à quel rang appartient tel ou tel personnage. Dans ce

729
Nelly Wolf, Le peuple dans le roman français de Zola à Céline, op.cit., p.212.

258
sens, chez Dickens, ces répliques marquent la distinction entre Stephen Blackpool et d’autres
personnages :

“This is the man I was telling you about, Harthouse, said Mr. Bounderby. […]
“Now”, said Bounderby, speak up!” […]
“What were it, sir, said Stephen, as yo were pleased to want wi’me?”
“Why, I have told you”, returned Bounderby, “Speak up like a man, since you are
a man, and tell us about yourself and this Combination.”730
“Wi’ yor pardon, sir”, said Stephen Blackpool, “I ha nowt to sen about it.”

Dans cet échange de paroles, outre le terme d’adresse « sir » utilisé pour exprimer le
respect, l’aspect hiérarchique qui existe entre les deux personnages, Bounderby, le patron et
Stephen Blackpool, l’ouvrier, se traduit dans le vocabulaire employé par chacun des
personnages. Contrairement au langage soutenu, structuré et organisé de Bounderby, celui qui
est attribué au personnage Stephen Blackpool reste assez familier. Alors, les deux niveaux de
langue mis en confrontation participent à renforcer l’écart qui existe entre les classes
ouvrières et la bourgeoisie. Entre autres, ce clivage est aussi traduit par Alain en ces termes :

L’ouvrier travaille docilement, mais il ne veut pas enrichir ses maîtres. Le patron
s’occupe peu de ses esclaves, mais il ne veut pas que ces esclaves soient contents731.

L’attitude séparatiste qui se dessine sur le plan du travail se présente en même temps
dans les échanges de paroles. Chaque partie se positionne dans un clan bien précis.
D’ailleurs, André Deutsch le concède également lorsqu’il parle de la représentation des
classes dans le roman dickensien : « In matter of class dialect extremes often meet […]732 »
Cet aspect linguistique qui recouvre la rencontre entre ouvriers (prolétaires) et bourgeois est
donc un critère complémentaire de représentation de la division sociale. Il permet de se rendre
compte du manque d’instruction que nous avons déjà évoqué et qui caractérise le peuple
ouvrier. C’est d’ailleurs à cause de ce manque d’instruction que l’ouvrier n’est considéré que
pour sa force motrice. Ceci pourrait expliquer la récurrence de cette configuration, patron vs

730
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.119-120. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.208. –
C’est l’homme dont je vous parlais, Harthouse, dit Mr. Bounderby. […] –Allons, parlez, dit Mr. Bounderby. […]
Voudriez-vous m’dire, M’sieur, pourquoi vous m’avez fait venir ici ? –Eh bien je vous l’ai dit, répliqua
Bounderby. Parlez comme un homme puisque vous êtes un homme et rendez-nous compte de vous et de cette
association. – Avec votre pardon, M’sieur, dit Stephen, je n’ai rien à dire là-d’ssus.
731
Alain, En lisant Dickens, Paris, Gallimard, 1945, p.131.
732
André Deutsch, The language of Dickens, London, Tonbridge Printed LTD, 1970. [Trad.] En matière de
dialecte de classe, les extrêmes se rencontrent souvent. [En ligne],
https://www.deepl.com/translator?il=fr#en/fr/In%20matter%20of%20class%20dialect%20extremes%20often%2
0meet

259
employé, dans le roman de Dickens. C’est encore le cas dans la conversation entre
l’aristocrate Mrs. Sparsit et le petit commis Bitzer :

“All is shut up, Bitzer?” said Mrs. Sparsit.


“All is shut up, ma’am.”
“And what”, said Mrs. Sparsit, pouring out her tea, is the news of the day?
Anything?”
“Well, ma’am, I can’t say that I have heard anything particular. Our people are a
bad lot, ma’am, but that is no news, unfortunately.”
“What are the restless wretches doing now? Asked Mrs. Sparsit.
Merely going on in the old way, ma’am. Uniting, and leaguing, and engaging to
stand by one another.”
“It is much to be regretted”, said Mrs. […]
“Yes, ma’am”, said Bitzer.
“Being united themselves, they ought one and all to set their faces against
employing any man who is united with any other man”, said Mrs. Sparsit.
“They have done that, ma’am, returned Bitzer; but it rather fell through, ma’am.
“I do not pretend to understand these things,” said Mrs. Sparsit, with dignity, “my
lot having been originally cast in widely different sphere;’’733

L’organisation de ces énonciations semble programmer par l’auteur pour que la


distinction entre les personnages soit bien visible. D’ailleurs, le registre familier n’étant pas
une langue écrite, elle est transcrite pour montrer l’ambition de l’auteur à faire apparaître le
peuple à travers son langage. Lorsque Bitzer s’exprime, on perçoit l’usage d’une structure
grammaticale incorrecte. On peut par exemple le constater quand il dit: “Well, ma’am, I can’t
say that I have heard anything particular. Our people are a bad lot, ma’am, but that is no news,
unfortunately”.

La négation dans la phrase n’est pas complète, il aurait dû dire : « I can’t say that I
have not heard anything particular. Ou encore lorsqu’il dit “but that is no news” au lieu de
dire: « but this is not news ». Ainsi, « that is » traduit par « ça » devient « this is » traduit en

733
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.95. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.166-167. –
Tout est fermé, Bitzer ? demanda Mrs. Sparsit. –Tout est fermé Mâme. – Et qu’y a-t-il de nouveau aujourd’hui ?
demanda Mrs. Sparsit en se versant du thé. –Eh bien, Mâme, je ne peux pas dire que je n’ai rien appris de
particulier. Nos gens sont de la racaille, Mâme, mais ça n’est pas nouveau, malheureusement. – Que font encore
ces malheureux agités ? demanda Mrs. Sparsit, ils se liguent, ils s’engagent à se soutenir les uns les autres. – Il
est très regrettable, fit Mrs. Sparsit qui rendit son nez encore plus romain et ses sourcils encore plus
coriolanesque dans son redoublement de sévérité, que les patrons ne s’unissent pas pour s’opposer à ces
combinaisons de classe. – Oui, Mâme, dit Bitzer. – En s’unissant eux-mêmes ils devraient d’un commun accord
refuser d’employer tout homme qui se serait associé avec un autre, déclara Mrs. Sparsit. – Ils l’ont fait, Mâme,
répliqua Bitzer, mais c’est plutôt tombé à plat, Mâme. – Je ne prétends pas comprendre ces choses, fit Mrs.
Sparsit avec dignité, le sort ayant voulu que j’évoluasse autrefois dans une sphère tout à fait différente ;

260
« cela ». Autre aspect qui retient notre attention, c’est la satire qui ressort de cette
conversation. D’une part, Bitzer joue le rôle du traître, du marginal qui ne fait pas preuve de
solidarité et qui se montre très soumis aux exigences de ses patrons. Il rejoint Stephen
Blackpool qui ne partage pas le point de vue des autres ouvriers au sujet de la révolte. Ainsi,
dans le discours de Bitzer, les ouvriers révoltés n’ont aucune sympathie pour la bourgeoisie.
Or, ils devraient éprouver de la reconnaissance envers ces personnes qui leur donnent
l’opportunité de travailler selon Bitzer. Cependant, cette approche de Bitzer est certainement
planifiée par l’auteur pour montrer la divergence des points de vue sur la question des grèves
ouvrières. Car, de notre point de vue, tout individu aspire à de meilleures conditions de vie,
raison pour laquelle il est compréhensible que les ouvriers se mettent en grève pour faire
entendre leurs besoins.

D’autre part, cette divergence dans l’appréciation des événements se traduit aussi chez
Mrs. Sparsit qui exprime son désaccord avec les autres propriétaires d’usine qui n’acceptent
pas de s’unir pour mieux faire face aux ouvriers révoltés. Et pourtant, cette coalition, selon
Mrs. Sparsit, permettrait de rendre plus difficiles les conditions de travail afin de déstabiliser
la motivation des ouvriers révoltés. De fait, que l’on soit chez l’employé Bitzer ou chez
l’employeur Sparsit, on constate que l’unanimité n’est pas de mise. C’est également cette
divergence qui se traduit dans leur manière de s’exprimer. Dans ce cas, nous pensons que
cette divergence tient du fait que Dickens, lui-même, ne soit pas favorable à la grève ou la
révolte. Ce positionnement semble donc se traduire dans l’attitude de ses personnages qui sont
en total désaccord.

Par ailleurs, Dickens réussit à critiquer la nature humaine lorsqu’il montre comment
ces deux personnages, qui partagent les mêmes idées, ne peuvent pas, malgré ce point
commun, s’accepter pour des raisons de différences sociales. C’est donc à travers l’attitude de
Mrs. Sparsit qu’on lit cette satire des mœurs ; précisément lorsqu’elle admet ne pas avoir
compris ce que veut dire Bitzer pour la simple raison qu’ils n’ont pas évolué dans la même
sphère sociale que lui. Selon le propos de Sparsit, cette différence sociale entre les riches et
les pauvres serait due au destin de tout un chacun. Implicitement, c’est une manière de dire
que chacun devrait accepter et respecter sa condition mais aussi celle de l’autre. En effet,
Dickens fait une critique, il dénonce le fait que les bourgeois, les patrons d’usines de
fabrication ne se sentent pas concernés par la misère de leurs travailleurs. Du moins, ils ne
pensent pas être à l’origine de celle-ci, car ils considèrent que c’est le destin de ces derniers.
Par conséquent, il est perceptible que Dickens se serve généralement de cette forme de

261
langage, l’ironie, pour critiquer les mœurs sociales. C’est d’ailleurs un constat aussi fait par
Graham Handley dans son analyse d’Hard Times734 :

As we have seen with Dickens’s use of images and symbols, it is sometimes difficult to
separate for critical analysis two modes of imaginative expression which tend to run with
or into each other, and the same is certainly true of his ironical and satirical methods in
Hard Times735.

Ici, Dickens s’attaque aux mœurs en même temps qu’il montre qu’à travers les
répliques, on peut représenter la ségrégation sociale. Il ne s’agit pas de dire que les niveaux de
langue sont toujours homogènes dans une société et un discours, mais il est question de
comprendre, selon leur contexte d’usage, l’ambition de l’auteur en rapport avec le dessein de
l’œuvre. George Orwell, cité indirectement par R. George Thomas, soutient d’ailleurs aussi
cette idée au sujet du style dickensien qui entraîne souvent le lecteur dans un entre-deux qui
joint humour et moralisation :

George Orwell's opinion that Dickens's fertility of invention consists ‘not so much of
characters and situations, as of turns of phrase and concrete details’ is echoed by most
critics. Shaw learned from Dickens 'that it is possible to combine a mirror-like exactness
of character drawing with the wildest extravagances of humorous expression'.736

En poursuivant sur ce point qui soulève le caractère du langage des personnages, la


première partie du roman de Dickens présente une scène comique avec des personnages du
cirque, des circassiens.

What does he come here cheeking us for, then? Cried Master Kidderminster, showing a
very irascible temperament. If you want to cheek us, pay your ochre at the doors and take
it out.
Kidderminster, said Mr. Childers, raising his voice, stow that! – Sir, to Mr. Gradgrind, “I
was addressing myself to you. You may or you may not be aware (for perhaps you have
not been much in the audience), that Jupe has missed his tip very often, lately.”
Has – what has missed? “asked Mr. Gradgrind, glancing at the potent Bounderby for
assistance.
“Missed his tip”

734
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
735
Graham Handley, Hard Times, Oxford, Basil Blackwell, 1969, p.65. [Trad.] Comme nous l'avons vu
avec l'utilisation d'images et de symboles par Dickens, il est parfois difficile de séparer, pour l'analyse critique,
deux modes d'expression imaginative qui ont tendance à se rejoindre ou à se confondre, et il en va certainement
de même pour ses méthodes ironiques et satiriques dans Hard Times.
736
R. George Thomas, Dickens, Great Expectations, Londres, 1964, p. 42. [Trad.] L'opinion de George Orwell
selon laquelle la fertilité de l'invention de Dickens consiste "moins en personnages et en situations qu'en
tournures de phrases et en détails concrets" est reprise par la plupart des critiques. Shaw a appris de Dickens "
qu'il est possible de combiner une exactitude de dessin de personnage semblable à un miroir avec les
extravagances les plus folles de l'expression humoristique ".

262
Offered at the Garters four times last night, and never done’em once,” said Master
Kidderminster. Missed his tip at the banners, too, and was loose in his ponging.
Didn’t do what he ought to do. Was short in his leaps and bad in his tumbling, “Mr.
Childers interpreted.
“Oh!” said Mr. Gradgrind, “that is tip, is it.”737

La scène traduit une difficulté de compréhension entre Mr. Gradgrind et Master


Kidderminster, le circassien. L’incompréhension est due au fait que les deux personnages ne
partagent pas le même langage, ou du moins, Mr. Gradgrind refuse de descendre au niveau de
langue de Kidderminster qu’il juge impropre et inaccessible. Effectivement, les termes
employés pour traduire l’échec de monsieur Jupe, père de Sissy Jupe, ne sont pas accessibles
pour des étrangers comme Bounderby et Gradgrind et cela nécessite des explications.

Dans ce cas, Charles Dickens introduit une sorte de traducteur pour établir la
communication entre les interlocuteurs. Ce rôle est attribué à Mr. Childer qui est un circassien
aussi, mais qui peut tenir un langage mieux adapté aux interlocuteurs. Ainsi, il traduit les
propos de son compagnon de cirque en ces termes : ‘‘Didn’t do what he ought to do. Was
short in his leaps and bad in his tumbling, “Mr. Childers interpreted.’’En effet, cette
traduction faite par Mr. Childers n’a pas pour seul but d’aider les interlocuteurs de Childers et
Kidderminster qui sont Gradgrind et Bounderby, à mieux comprendre ce qui leur est dit. Étant
issus de la classe bourgeoise, ils ne comprennent pas le langage du peuple à l’exemple de
celui des circassiens. Ce langage qui est parfois constitué des expressions par images pour
dire une réalité de leur quotidien comme avec l’expression « missed his tip » qui se traduit par
« raté son truc » qui veut dire qu’il n’a pas réussi son tour au cirque.

Dickens a mis cette traduction pour éclairer aussi son lecteur sur ce que dit le
personnage. En effet, l’œuvre de Dickens ne s’adresse pas qu’aux travailleurs du cirque, mais
à un public bien large, il tient ainsi compte de plusieurs catégories sociales. Aussi, la présence
de Mr. Childers dévoile aussi le fait qu’on peut retrouver, chez les gens de peu, des individus
qui sachent s’exprimer comme des personnes instruites. Dans ce sens, Anny Sandrin estime
que l’écriture de Dickens exerce une forme de théâtralité dans sa mise en scène :

737
Id., p.30-31. [Trad.] Id., p.59-60. – Alors, pourquoi vient-il nous braver ? s’écria Master Kidderminster en
faisant preuve d’un caractère fort irascible. Si vous voulez nous braver, payez vos gros sous à l’entrée et ensuite
venez-y. – Kidderminster, dit Mr. Childers en élevant la voix, ferme ça. Monsieur, c’est à vous que je
m’adressais, dit-il à Mr. Gradgrind. Vous savez ou vous ne savez pas, car vous n’avez pas beaucoup assisté aux
séances, que Jupe a très souvent raté son truc ces derniers temps. – Qu’est-ce qu’il a raté ? demanda Mr.
Gradgrind en jetant un coup d’œil vers l’omnipotent Bounderby pour lui demander secours. – Il a raté son truc.-
Il s’est essayé quatre fois aux jarretières hier soir, et pas une fois il ne les a passées, dit Master Kidderminster.
Les bannières aussi manquées ! Et il a bousillé ses galipettes.

263
Jamais en effet écriture ne fut plus ludique, plus ostentatoire, plus complaisamment
rhétorique. Jamais narrateur ne fut plus spectaculairement maître du jeu de l’illusion.
Jamais personnages ne furent plus conscients d’être des acteurs738.

Pour revenir aux paroles explicatives du personnage de Dickens, nous comprenons


encore mieux par la pensée de Sandrin, que la clarté du propos était une préoccupation pour
l’auteur. Pour cela, il a fait agir un personnage traducteur, car l’enjeu n’était pas de rendre
complexe son écriture ni la langue des circassiens, mais de montrer la diversité des caractères
humains, même dans leur manière de s’exprimer. Alors, si cette exploitation de plusieurs
styles langagiers caractérise le roman de Dickens, elle permet également de faire vaciller la
lecture auprès de son lectorat. Certes, nous sommes face à une critique des mœurs, des
conditions de vie, des inégalités, mais l’auteur a jugé utile, et cela à juste titre, de créer du
comique en ne laissant pas le registre larmoyant dû aux misères du peuple envahir ce récit
comme il l’a fait dans Oliver Twist739. Pour ce récit, le larmoyant qui est l’expression des
souffrances se joint à la satire et au comique de parole, de geste pour représenter la vie des
Londoniens. Cette stratégie vise à montrer comment, dans la misère matérielle, l’imagination
peut permettre d’acquérir un certain plaisir à la vie. C’est dans ce sens que dans l’intérêt
d’écrire pour les marginaux parce qu’ils sont aussi les destinataires, de les représenter, de
donner la voix à la culture dite populaire, « celle qui vient du peuple740» les auteurs
britanniques, à l’exemple de Dickens, insèrent de nouveaux dialectes dans l’esthétique
romanesque. Ces dialectes démontrent la créativité des gens du peuple, une créativité dans
laquelle ils éprouvent du plaisir malgré leur condition de vie précaire. Parlant du langage
propre à un peuple et écrit dans le roman, Elizabeth Gaskell est également réputée d’être une
écrivaine du peuple provincial741 parce qu’elle fait parler des personnages des provinces,
notamment « the Mancurian742 » dans ses textes à l’exemple du roman Mary Barton. Mais,
pour l’instant, nous n’évoquerons pas le dialecte régional contenu dans le texte pour nous
concentrer seulement sur l’usage du langage familier parce qu’il permet également de faire la
distinction entre les classes sociales représentées chez cette écrivaine.

738
Anny Sandrin, « Prologue », Dickens ou le roman-théâtre. Dir., Anny Sandrin, Paris, Presses Universitaires
de France, coll., « Écrivains », 1992, p.9-37. [En ligne], consulté le 05/03/22, https://wwww-cairn-
info.ressources-electroniques.univ-lille.fr , p.9.
739
Charles Dickens, Oliver Twist, op.cit.
740
Françoise Dupeyron-Lafay et Fabienne Moine, « Ordinary authors, extraordinary writings », Cahiers
Victoriens et édouardiens, [En ligne], consulté le 16 juin 2022, http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-
lille.fr/cve/10696
741
Anne Wendy Graik, Elizabeth Gaskell and the English provincial novel, London, Mathuen, 1975.
742
Cambridge dictionary, “A person from Manchester, a city in the north of England [En ligne], consulté le
02/09/2022, https://dictionary.cambridge.org/fr/dictionnaire/anglais/mancunian?q=Mancunian

264
En effet, nous retrouvons dans l’œuvre de Gaskell des répliques des personnages
écrites dans un registre familier. Celles-ci permettent également de faire une distinction entre
les interlocuteurs et surtout, elles marquent la présence d’un peuple non instruit. C’est par
exemple le cas dans les échanges entre John Barton, l’ouvrier non instruit, et Wilson, jeune
ingénieur issu de la classe ouvrière :

“Then you still were friendly. Folks said you’d cast her off, and said you’d never speak to
her again.”
“Folks always make one a deal worse than one is,” said John Barton, testily743.

Il nous semble utile de mettre la traduction de ce passage pour mieux ressortir le


langage familier dans ces passages.

- Alors vous êtes restés en bons termes ? Les gens disaient que tu l’avais chassée et que
tu avais juré de plus lui causer.
- Les gens te font toujours pire que t’es, dit John Barton d’un ton agacé744.

Dans les répliques traduites des deux personnages, on retrouve ces formulations qui
appartiennent au registre familier. ‘‘Speak’’ qui peut se traduire par « causer » ou « parler »,
mais le profil du personnage nous permet de comprendre qu’il correspond au verbe
« causer », ce qui justifie le choix du traducteur. Ainsi, le verbe « causer » est généralement
défini comme le fait de s’entretenir familièrement avec une personne. Il traduit ici la relation
de proximité, plutôt amicale entre les deux personnages. En même temps, il est aussi
l’expression du manque d’instruction des personnages qui emploient les expressions les plus
accessibles dans leurs discours. La phrase « les gens te font pire que t’es » qui est la
traduction de ‘‘Folks always make one a deal worse than one is’’ amplifie notre observation
sur l’usage du registre familier dans le texte. En effet, c’est une expression idiomatique qui
porte un signe du registre familier « folks ». Dans un autre contexte, le personnage aurait pu
dire, « people ». Cela explique donc la traduction française dans un vocabulaire impropre à la
langue écrite.

Il exprime ici les disparités sociales en lien avec la situation économique des deux
parties. L’œuvre de Gaskell étant axée sur les personnages des milieux provinciaux, on
retrouvera très fortement les répliques des personnages dans ce registre. Nous ne pouvons
évidemment pas toutes les citer, mais nous pouvons encore prendre pour exemple ce passage
qui présente les propos de John Barton :

743
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, p.11.
744
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, p.29.

265
“You’ll wonder, chaps, how I came to miss the time this morning ; I’ll just tell you what I
was a-doing Th’chaplain at the New Bailey sent and gived me an order to see Jonas
Higginbotham; him as was taken up last week for throwing vitriol in a knob-stick’s
face...”745

[Trad.]

« Vous vous demandez peut-être, les amis, comment ça se fait que j’étais pas au rendez-
vous ce matin. Je vais vous dire ce que je faisais. Le chapelain de New Bailey m’a envoyé
chercher et m’a donné un permis de visite pour Jonas Higginsbotham, qu’a été arrêté la
semaine dernière pour avoir envoyé du vitriol à la gueule d’un jaune…746 »

Nous sommes dans le chapitre XVI de l’œuvre qui évoque certains points du
mouvement de grève des travailleurs. Ainsi, les propos que nous avons recueillis sont ceux de
John Barton qui s’adresse à ses semblables, ses collègues de travail. Ils sont en même temps,
voisins par habitation, voisins par la misère, et voisins par manque d’instruction. Tous ces
liens font qu’une forte familiarité s’installe entre eux. On peut alors dire que l’un des objectifs
aussi visés par Gaskell, avec l’usage d’une langue irrégulière utilisée par les ouvriers est de
mettre un accent sur l’aspect communautaire. Leur langage est donc un symbole de leur vie en
communauté. Et la rupture langagière se fait vite ressentir lorsque des interlocuteurs changent
de rang social. Ceci est remarquable dans l’échange entre Mrs. Carson, propriétaire d’usine et
Job Legh, un travailleur.

‘‘Still facts have proved, and are daily proving, how much better it is for every man to be
independent of help, and self-reliant, said Mr. Carson, thoughtfully.’’
“You can never work facts as you would fixed quantities, and say, given two facts, and the
product is so and so. God has given men feelings and passions which cannot be worked
into problem, because they are forever changing and uncertain.”747

[Trad.]

- Il n’empêche que les faits ont prouvé et prouvent encore qu’il vaut beaucoup mieux que
chacun soit indépendant et autonome, dit Mr. Carson d’un ton pensif.
- Les faits se calculent pas comme des quantités. On peut pas dire ‘‘Voilà deux faits, ils
s’additionnent’’. Dieu a donné aux hommes des émotions et des passions, et elles peuvent
pas se réduire en opérations mathématiques parce qu’elles sont toujours changeantes et
aléatoires748.

745
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.167.
746
[Trad.], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.284.
747
Id., p.332.
748
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.560.

266
Ici, nous constatons que pour marquer cette irrégularité dans la langue, le traducteur a
fait le choix de mettre des négations incomplètes, afin de donner un effet populaire dans la
langue. Si Carson tient compte des marques de la négation comme « ne », ce n’est pas le cas
pour Legh qui les formule de manière autrement. Il aurait dit « les faits ne se calculent pas »
plutôt que « se calculent pas » ; « on ne peut pas dire » et non, « on peut pas dire ».

Notre lecteur se rendra compte que nous avons commenté la traduction. En effet, nous
nous permettons de le faire parce que nous observons mieux les irrégularités à travers la
traduction française, surtout qu’elle est validée et publiée.

Revenons à notre analyse. Il faut savoir qu’en Grande-Bretagne des dispositifs furent
mis en place pour rendre accessible l’instruction. Mais, cette instruction n’était pas
obligatoire749 et pas toujours accessible à tout le monde. Pour un prolétaire, il fallait parfois
faire le choix entre travailler et apprendre. Or, on sait que dans une précarité extrême, le choix
de travailler est généralement privilégié. Dans ce sens, Stephens William donne quelques
raisons pour lesquelles l’instruction était accessible, mais pas toujours possible :

Eighteenth-century Britain was by no means bereft of the means education. From 1696
rural landowners in Scotland had been legally required to provide a school in each parish
and in Scottish towns burgh schools were maintained from municipal funds. Though no
statutory obligation to provide schooling existed in England and Wales before 1870, by
1750 schools of some kind were within geographical reach of all but comparatively few
children. In England and Wales there was a numerous and diverse array of elementary
school, some private, others connected with parish churches, as well as charity schools,
private middle-class schools […]750
Les informations que nous révèle le propos de William nous laissent entendre que
l’analphabétisme qui caractérise très souvent le peuple britannique n’est pas forcément lié à
l’absence d’accès à l’instruction. Par ailleurs, du point de vue social, nous pouvons affirmer
que la précarité en est une cause importante. Puisqu’étant pauvre, le jeune enfant issu d’une
famille ouvrière ne souhaite qu’atteindre l’âge autorisé pour se mettre à la besogne et
participer aux besoins du ménage familial. On le voit dans Mary Barton avec la jeune Mary

749
Stephens William. B., Education in Britain, 1750-1914. [En ligne], consulté le 18/06/2022,
https://books.google.fr/books?id=ME5dDwAAQBAJ&pg=PA1&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&
q&f=false .
750
Op.cit., p.1. [Trad.] La Grande-Bretagne du XVIIIe siècle n'était pas dépourvue de moyens d'éducation. En
Écosse, depuis 1696, les propriétaires fonciers ruraux étaient légalement tenus de fournir une école dans chaque
paroisse et, dans les villes écossaises, les écoles des bourgs étaient financées par les fonds municipaux. Bien qu'il
n'y ait pas eu d'obligation légale de scolarisation en Angleterre et au Pays de Galles avant 1870, dès 1750, des
écoles d'un type ou d'un autre étaient géographiquement accessibles à tous les enfants, sauf à un nombre
relativement restreint. En Angleterre et au Pays de Galles, il existait une grande variété d'écoles élémentaires,
certaines privées, d'autres liées aux églises paroissiales, ainsi que des écoles de charité, des écoles privées de
classe […].

267
qui devient très vite apprentie couturière ou avec la femme Davenport qui demande à John
Barton de dire au parlement de retirer la loi qui interdit aux enfants de moins de 9 ans de
travailler751 :

‘‘ I’m sure, John Barton, if yo are taking messages to the parliament folk, yo’ll not object
to telling’em what a sore trial it is, this law o’theirs, keeping childer fra’factory work,
whether they be weakly or strong752.

Dans ce propos de la femme de Davenport, il en ressort un double point de vue : celui


du peuple et celui des auteurs. En effet, le peuple, pris par la misère, souhaite que les enfants
travaillent au plus tôt, afin de participer aux besoins du quotidien. Gaskell fait parler son
personnage sur ce point pour montrer le niveau de détresse de ces populations qui fait en sorte
qu’elles mettent en danger leurs progénitures. Aussi, cela lui permet de critiquer le travail des
enfants qui devrait débuter bien plus tard. D’ailleurs, dans le roman, c’est ce que propose le
parlement. Il est évident que le roman à ce siècle tient beaucoup compte du langage du peuple
dans les récits fictifs, car ce procédé qu’on observe dans le roman britannique se perpétue
aussi dans le roman français. Cette continuité se traduit en même temps chez Victor Hugo.
Cependant, dans le roman de Sand, on constate que le langage tenu par le peuple est
généralement mieux structuré que dans les œuvres de Dickens, de Gaskell et d’Hugo. Prenons
le cas des propos de Gaucher s’adressant à Sept-Épées.

Pourquoi es-tu triste, mon camarade ? De quoi es-tu mécontent ? Tu es jeune et fort, tu
n’as père ni mère, femme ni enfants, pourtant aucun des tiens dans la peine. Tu travailles
vite et bien. Jamais tu ne manques d’ouvrage. Personne ici ne te reproche de n’être pas du
pays. Au contraire, on t’estime pour ta conduite et tes talents, car tu es instruit pour un
ouvrier : tu sais lire, écrire et compter presque aussi bien qu’un commis, tu es le plus joli
homme de la ville753.

751
Claude Fohlen, « Révolution industrielle et travaille des enfants. », Annales de démographie historique, 1973,
Enfant et Société, p.319-325. [En ligne], consulté le 18/06/2022,
www.persee.fr/doc/adh_0066_2062_1973_num_1_1199 , p. 323. La dénonciation du mal remonte à 1784, dans
un rapport aux autorités du Lancashire, mais c’est le 25 janvier 1796 que le docteur Percival, au nom du
Manchester Board of Heath, rédigea le rapport qui allait inspirer les premières reformes dans ce domaine. […]
La plus ancienne, celle de 1802, restreint à 12 heures par jour la durée du travail pour les apprentis de l’industrie
cotonnière. En 1819, ces dispositions sont réaffirmées dans une nouvelle mesure qui, de plus, interdisait
l’embauche dans les manufactures de coton avant l’âge de 9 ans. Une loi de 1825 limite la durée de la semaine
de travail à 69 heures (dont 9 heures le samedi) pour les enfants de l’industrie cotonnière. Ces trois lois ont en
commun de s’appliquer à l’industrie cotonnière, mais de laisser une liberté complète aux autres secteurs. En
1831, le Parlement décide d’élargir la loi de 1825 à l’ensemble des industries et, deux ans plus tard, d’en
contrôler l’application par la création d’une inspection des manufactures.
752
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.79. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.140. « Vous
savez, John Barton, si vous transmettez des messages au parlement, faudra pas oublier de leur dire que c’est pas
une affaire, leur loi pour interdire aux enfants de travailler à l’usine, qu’ils soient faiblards ou robustes. »
753
George Sand, La ville Noire, op.cit., p.3.

268
La distinction que Gaucher établit entre Etienne Lavoute et les autres gens du peuple
qui vivent dans la Ville-Noire est qu’Etienne Lavoute, contrairement aux autres, est un jeune
instruit. Cela sous-entend que Gaucher ne l’est pas comme plusieurs autres ouvriers. Alors,
George ne manque pas de mentionner cette absence d’instruction qui caractérise le peuple par
les propos de Gaucher, l’ouvrier.

Si par Gaucher elle reconnaît que le peuple n’est pas instruit, pourquoi ne représente-t-
elle pas celui-ci dans sa véritable expression comme on le perçoit chez Hugo, Gaskell et
Dickens ? Effectivement, écrire la langue du peuple au XIXe siècle participe à « l’écriture du
présent 754» de cette période, c’est un motif d’écriture qu’elle n’a pas voulu employer dans La
Ville Noire parce qu’elle a pensé à conserver la dignité peuple ! Or, l’usage de ces dialectes ne
déteint pas forcément sur l’image du peuple. Ils montrent, au contraire, les pluralités
linguistiques et identitaires. Dans ce sens, Noël Cordonier affirme que « le style est la
manifestation de l’esprit dans la langue écrite et l’emblème de la littérature755. » Le patois est
la langue identitaire du peuple, elle est son signe dans la littérature. Si cette langue a été
considérée comme un langage impropre à l’écriture romanesque, c’est parce que le peuple
qu’elle représente est d’abord marginalisé. Mais, en ce qui concerne George Sand, il est
question de représenter le peuple autrement que dans ces signes linguistiques qui semblent le
dévaloriser. Mais, ceci lui a valu des critiques, car comme nous le constatons, le mode
d’expression des personnages ne correspond pas toujours au profil des personnages. Dans les
notes de l’édition Pléiade, cela a été dit :

La leçon du manuscrit (« je vas ») a été corrigée dès la préoriginale. Sand a sans doute
voulu émailler le discours de ses personnages de tournures populaires en obéissant à un
souci de réalisme, mais elle a ensuite renoncé à cet artifice linguistique. La critique a
volontiers pointé le décalage entre la condition sociale de certains des personnages
populaires et la qualité de leur expression, plus proche de celle du lectorat aisé et cultivé
de la Revue des Deux Mondes. Zola stigmatisait tout particulièrement le langage des
paysans, voyant dans sa délicatesse un des symptômes les plus patents de l’idéalisme
sandien : « Jamais on ne me fera dire que ses paysans sentent et parlent comme on sent et
comme on parle au village ; le jargon dont ils se servent est une pure langue de poète,
délicate et savante ; George Sand leur a donné plus de naïveté qu’ils n’en ont » (« Livres
d’aujourd’hui et de demain », L’Événement, 1er décembre 1866 ; Œuvres complètes,
Cercle du livre précieux, 1966-1969, 15 vol., t. X [1968], p. 603). Sand réintroduira la
tournure « Je vas » à cinq reprises dans Nanon (1872)756.

754
Cette expression est empruntée à l’analyse que fait Dominique Viart dans Écrire le présent. Viart s’intéresse
au roman contemporain, mais nous l’utilisons pour parler du contemporain du XIX e siècle auquel appartiennent
nos auteurs.
755
Noël Cordonier, « Quand l’écrivain courtise Marianne : langue, peuple et nation chez Michelet, Giraudoux et
Serres », Revue d’histoire littéraire de la France, n°4, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 617-632.
[En ligne], consulté le 12/03/2022, https://www.jstor.org/stable/40533483 , p.624.
756
George Sand, La Ville noire, op.cit., [Notes.], Pléiade, p.1422.

269
La correction faite par l’écrivaine dans son manuscrit trahit d’une certaine manière sa
volonté à idéaliser le peuple en rejetant son dialecte. Ce rejet n’a fait que détourner la critique
de l’enjeu principal de l’intrigue romanesque. En effet, Sand a voulu mettre l’accent sur l’idée
que les valeurs nobles du peuple peuvent être au fondement d’une société équitable. Mais, le
fait d’avoir enlevé à celui-ci son empreinte linguistique a concentré les critiques sur cette
absence dans le roman. Dans ce cas, le lecteur ne reconnait pas de manière évidente le peuple
dans l’écriture de La Ville noire. C’est probablement pour cette raison, qu’en tant que premier
roman industriel français, La Ville noire n’a pas bénéficié d’une importante notoriété comme
Germinal d’Émile Zola.

Les manuscrits de George Sand ont, par ailleurs, donné une justification à cette
pratique de l’autrice qui a soulevé des critiques au sujet des propos tenus par Laguerre757, un
ouvrier :

Cette formulation, qui atteste d’un niveau de langue relativement élevé, est un peu
inattendue dans la bouche d’un ouvrier tel que Laguerre. La critique a souvent pointé
cette absence de réalisme dans la représentation sandienne du langage populaire (voir n. I,
p.829 [chap. III]). Cela étant, la romancière a été frappée lors de son voyage en Auvergne
par la qualité d’expression de certains paysans qu’elle a rencontrés. Elle note à ce propos,
après avoir séjourné dans un village des Cévennes : « Nous causons avec ces aimables
hôtes et le fait est qu’ils sont charmants, très intelligents, parlant le patois entre eux et
avec nous le français le plus recherché. C’est étonnant comme ils se servent de mots que
nos paysans ignorent. Rétrogrades, derechef, parlant au prétérit indéfini et pinçant le
subjonctif d’une manière qui paraît prétentieuse dans leur bouche » (Voyages en
Auvergne, p.123)758.

Selon ce manuscrit, Sand dit avoir rencontré quelques paysans dont le langage était
assez soutenu lorsqu’ils s’adressaient à des personnes étrangères et éduquées. Peut-être que ce
fait représente, pour l’écrivaine, un élément qui lui a fait prendre conscience d’une autre
réalité chez les paysans, leur capacité insoupçonnée à parler dans un français structuré et
parfois soutenu. Ainsi, pour elle, réduire leur dialecte à l’usage unique du patois, c’est ne pas
tenir compte de ces possibles singularités.

Pour continuer avec le roman français, Hugo se détache bien de Sand sur cet aspect. Il
écrit le peuple dans le registre du peuple. Pour entrer dans l’analyse du langage du peuple
chez Hugo, un détail a retenu notre attention : l’amélioration du langage du peuple par
757
Id., p.850. « Je sais ce que vous pensez et ce que vous débitez sur mon compte ! disait le vieux forgeron ;
vous me faites passer pour un vieux cancre qui enfouit tous ses écus, et vous avez voulu subir la honte de vous
laisser exproprier, quand vous saviez fort bien que je vous aurais crédité, si vous m’eussiez fait l’honneur d’une
simple visite ! … »
758
Ibid., p.1426.

270
l’instruction. C’est ce que nous voyons chez Jean Valjean. En effet, le premier personnage
important et appartenant au peuple qui entre en scène dans le roman est Jean Valjean. Il se
trouve qu’au sortir du bagne, où il reçut des enseignements, ses répliques sont assez
structurées pour un paysan. Citons en exemple cet échange qui met en exergue les paroles de
Jean Valjean après le bagne :

- Qui êtes-vous ? » demanda le maître du logis.


L’homme répondit : « J’arrive de Puy-Moisson. J’ai marché toute la journée. J’ai fait
douze lieues. Pourriez-vous ? en payant ?
- Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu’un de bien qui paierait. Mais pourquoi
n’allez-vous pas à l’auberge ?
- Il n’y a pas de place.
- Bah ! pas possible. Ce n’est pas jour de foire ni marché. Êtes-vous allé chez Labarre ?
- Oui.
- Eh bien ? »
Le voyageur répondit avec embarras : « Je ne sais pas, il ne m’a pas reçu759.

Le langage de Jean Valjean est grammaticalement bien organisé. Et, l’amélioration de


son langage est justifiée dans le roman. En effet, lorsque Jean Valjean fut incarcéré, il prenait
des enseignements donnés aux détenus du bagne de Toulon :

Il y avait à Toulon une école pour la chiourme tenue par des frères ignorantins où l’on
enseignait le plus nécessaire à ceux de ces malheureux qui avaient de la bonne volonté. Il
fut du nombre des hommes de bonne volonté. Il alla à l’école à quarante ans, et apprit à
lire, à écrire, à compter760.

Hugo tient compte dès le début du récit de la représentation du peuple par son langage.
Et, pour contourner ce critère important dans la mise en scène de Jean Valjean, il le fait
instruire au bagne de Toulon. Ainsi, le lecteur comprend dans la suite du récit l’inadéquation
entre Jean Valjean et son origine sociale du point de vue du langage. Il fallait donc trouver
une justification, et ce fut son instruction. Par Jean Valjean, il montre que le paysan n’est
marginal que si la société ne tient pas compte de ses besoins à l’exemple de son instruction.
L’instruction permet à ce dernier de mieux juger les réalités sociales et de mieux réagir à
l’action du système étatique en place. C’est la raison pour laquelle, plus Jean Valjean
s’instruit, plus sa haine envers la société s’accroit. Il comprend mieux l’injustice de laquelle il
est victime. Si l’instruction a aiguisé le regard de Jean Valjean sur la société, améliorer son
langage, Victor Hugo tente tout de même de faire entendre l’expression du peuple dans son

759
Victor Hugo, Le Misérables, op.cit., p.70.
760
Id., p.93.

271
écriture. On parlera d’une sorte d’oralité écrite dans les propos de Fantine et Marguerite pour
écrire le langage du peuple.

« Qu’est-ce que donc que cela ? une fièvre miliaire ? Savez-vous ? »


- Oui, répondit la vieille fille, c’est une maladie.
- Ça a donc besoin de beaucoup de drogues ?
- Oh ! des drogues terribles.
- Où ça vous prend-il ?
- C’est une maladie qu’on a comme ça.
- Cela attaque donc les enfants ?
- Est-ce qu’on en meurt ?
- Très bien », dit Marguerite761 .

On s’aperçoit qu’à travers Fantine et Marguerite le peuple parle. La forme de


questions appartient plutôt à l’oralité. L’auteur tient certainement à garder l’originalité des
propos des personnages qui appartiennent au peuple.

Malgré cette ambition des auteurs à vouloir faire entendre le peuple dans les récits
littéraires à travers leur langage, il est quand même peu probable que ces représentations
témoignent fidèlement du registre populaire.

Cela dit, même si nous acceptons qu’écrire un registre familier est un marqueur de
l’expression du peuple dans le récit romanesque, il ne sera jamais assez parfait. En effet, entre
ce qui est dit par le peuple, c’est-à-dire comment s’exprime oralement le peuple, et ce qui est
écrit, il y aura toujours une grande distance. En plus, en tant que lecteur, nous ne pouvons pas
profondément juger de la pertinence de ce procédé d’écriture puisque nous n’avons pas accès
à la ressource originale qui s’est évaporée dans les propos oraux.

Pour poursuivre avec l’expression du langage familier dans les répliques des
personnages, on remarque une rupture de registre entre les propos de Fantine et ceux du
commissaire lors de l’arrestation de Fantine. Pour se défendre, elle dit ceci :

« Monsieur Javert, dit-elle, je vous demande grâce. Je vous assure que je n’ai pas eu tort.
Si vous aviez vu le commencement, vous auriez vu ! je vous jure le Bon Dieu que je n’ai
pas eu tort. C’est ce monsieur le bourgeois que je ne connais pas qui m’a mis de la neige
dans le dos. Est-ce qu’on a le droit de nous mettre de la neige dans le dos quand nous
passons comme cela tranquillement sans faire de mal à personne ? Cela m’a saisi762… »

L’addition des termes « comme cela » « tranquillement » « sans faire de mal à


personne » tente de donner un effet sonore au propos qu’elle tient et construit une sorte de
musicalité qui caractérise sa manière de parler. Dans ce style, les émotions du personnage
761
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.186.
762
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.192-193.

272
attristé par l’acte qui lui a été posé et par la sanction que veut lui donner Javert sont
exprimées. Ici, la langue écrite par Hugo détient une fonction émotive au sens de Jakobson763.
Elle libère les émotions de la Fantine, tristesse, douleur et agacement de sa condition et de
l’injustice sociale. Aussi, elle suscite une sorte de compassion chez le lecteur, une indignation
devant l’acte dont elle est victime. Dans ce sens, Jakobson caractérise l’expression de
l’émotion du personnage en ces termes : « la fonction émotive dénote l’implication immédiate
possible des impressions du destinateur dans le message donné.764 » Alors, ce langage attribué
à Fantine, en plus de marquer cette présence du peuple, de faire la distinction sociale dans les
répliques entre le peuple et la bourgeoisie ou l’aristocratie, permet éventuellement au lecteur
d’être pris par une commotion produite par la souffrance du peuple. Car, cette souffrance ne
peut qu’être mieux exprimée dans le langage de ceux qui la subissent, à travers leurs mots qui
transportent leurs émotions.

La capacité à exprimer les peines dans les répliques des personnages du peuple se lit
dans quelques prises de parole de Cosette. Cosette âgée de huit ans traduit sa souffrance, son
isolement social en n’ayant pas la capacité de bien prononcer les prénoms des deux jeunes
filles avec qui elle vit. On peut en faire le constat dans cet échange qu’elle a avec Jean
Valjean.

- Comment t’amuses-tu ?
- Comme je peux. On me laisse. Mais je n’ai pas beaucoup de joujoux. Ponine et
Zelma ne veulent pas que je joue avec leurs poupées […]765.

Les deux premières phrases dans lesquelles Cosette tente d’exprimer sa réalité disent
tout et rien à la fois. C’est en mettant ces propos dans leur contexte que le lecteur se rend
compte de ce que veut dire le personnage. Si dans « comme je peux » on peut entendre
l’expression d’une sorte de créativité de la gamine, dans « on me laisse » le lecteur peut avoir
du mal à se situer. Que peut exactement signifier cette phrase verbale ? Cosette aurait-elle du
temps accordé par les Thénardier pour s’amuser ? Pas réellement. Ou, ce « on me laisse »
traduirait la mise à part totale de la gamine au sein de la famille, si bien qu’elle tente de
s’épanouir à travers son imaginaire. Nous nous accordons sur la deuxième hypothèse. Par
ailleurs, le traumatisme, le rejet de la petite Cosette sont confirmés par le fait qu’elle dise
« ponine » et « Zelma » plutôt qu’« Eponine » et « Azelma ». Non seulement on y voit toute

763
Marc Maesschlack, « Questions sur le langage poétique à partir de Roman Jakobson. », Revue philosophique
de Louvain, quatrième série, tome 87, n°75, 1989, p.470-503. [En ligne], consulté le 14/03/2022,
www.persee.fr/doc/phlou_0035_3841_1989_num_87_75_6564, p.472.
764
Op.cit.
765
Id., p.394.

273
la naïveté d’une enfant rejetée, mais cela explique également le manque d’instruction auquel
elle est confrontée. Cosette rejoint alors Gavroche sur cet aspect, car n’ayant eu aucune
instruction possible, il s’exprime dans une langue qu’il se fabrique. On peut le lire dans cette
discussion entre Gavroche et Montparnasse, même si on remarquera que Gavroche fait des
fautes de conjugaison contrairement à Cosette. Cela dit, le langage varie d’un personnage à un
autre parce que l’absence d’une instruction peut se traduire différemment d’une personne à
une autre :

- « Sais-tu où je vas ? » demanda Montparnasse.


Et Montparnasse reprit.
- « Je vas retrouver Babet. »
Gavroche montra ses deux protégés et dit :
- « Je vas coucher ces enfants-là. 766»

Montparnasse et Gavroche sont deux gamins de la rue qui font face à la misère sous
toutes ses formes. Sans aucune famille, ils sont livrés à leur propre éducation et une sorte
d’instinct de survie. La souffrance fait de Montparnasse un criminel et de Gavroche un voleur.
Leur tentative d’adaptation à la société se traduit ainsi dans un français mal exprimé.

De fait, n’ayant pas accès à l’instruction, Gavroche et Montparnasse s’auto-instruisent


et s’auto-éduquent. C’est ainsi qu’on verra germer dans ces sociétés un langage propre au
peuple : le langage argotique. Alors, Victor Hugo propose toute une réflexion sur la poésie de
l’argot qui fait qu’on ne peut pas l’interpréter que de façon négative.

VII.1.2. L’écriture argotique : De l’expression du calvaire social à la construction


d’une identité sociale.

VII.1.2.1. Tentative de définition du langage argotique et son intérêt dans


l’étude du peuple chez Victor Hugo.

Lorsque le peuple entre dans le domaine de la fiction, c’est avec certaines de ses
caractéristiques, dont le langage argotique. Il se trouve que l’argot est un moyen d’expression
prisé par les auteurs pour marquer la présence des marginaux dans les récits littéraires. À ce
propos, avant l’œuvre de Victor Hugo, celle d’Eugène Sue avait déjà été critiquée pour
plusieurs raisons parmi lesquelles figurait l’usage d’une langue étrangère :

En un mot, que vous ayez accueilli une composition où le lieu de la scène, l’action, les
personnages, sont empruntés à des lieux, à des faits, à des êtres, qui n’ont pas de nom
dans notre langue, voilà ce que je vous reproche […] Avez-vous donc perdu tout sens
moral ? Votre jugement s’est-il obscurci au point de vous empêcher de distinguer entre le

766
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.927-928.

274
bien et le mal ? Votre insouciance de la délicatesse du lecteur vous permet-elle de lui jeter
à la tête, et sans choix, les tableaux les plus révoltants, les mœurs les plus abjectes, le
dialogue le plus hideux qui se puissent imaginer767.

Dès sa sortie, l’œuvre de Sue n’est pas appréciée des Français, notamment la grande et
la petite bourgeoisie. Sue publie son roman-feuilleton dans le Journal des débats768. Or, dans
sa ligne éditoriale, ce journal accorde une grande place à la vie politique française. Pour une
telle raison, la publication de ce roman choque une partie des lecteurs qui jugent le travail de
Sue indigne de ce journal à cause des dialectes populaires utilisés. Ainsi, pour ce point, nous
délimitons notre corpus à trois œuvres : Hard Times, Mary Barton et Les Misérables, car
l’œuvre de Sand ne met pas en évidence cette forme d’expression.

Au sujet du langage argotique, il nous semble nécessaire de ressortir l’étude qu’en fait
Hugo dans son roman, et le rapport qu’il en établit avec la question de la misère du peuple.

Tout d’abord, Hugo soutient l’idée que l’argot est une forme de langage propre à un
milieu. Avant de circonscrire le langage argotique à la petite société, à « la langue de la
misère769 », il faut d’abord admettre que l’argot soit le dénominateur commun de tout
regroupement humain dans un secteur bien délimité. Cela sous-entend donc qu’il existe
plusieurs types de langages argotiques autant qu’il existe d’environnements humains :

Ici, on peut nous arrêter ; on peut généraliser le fait, ce qui est quelquefois une manière de
l’atténuer ; on peut nous dire que tous les métiers, toutes les professions, on pourrait
presque ajouter tous les accidents de la hiérarchie sociale et toutes les formes de
l’intelligence, ont leur argot770.
La généralisation de la pratique du langage argotique ne change en rien le fait qu’elle
soit une langue qui représente profondément le peuple d’en bas. Elle est un euphémisme dans
la mesure où cette généralisation est faite pour « atténuer » les faits. En observant la
progression argumentative du propos d’Hugo ci-dessus, on constate qu’il use d’une antithèse
lorsqu’il parle de « tous les métiers » ; « toutes les professions » qu’il joint aux « accidents de
la hiérarchie sociale.» De fait, dans ce propos qui essaie de donner un large horizon à la

767
Cité dans, Eugène Sue, Les Mystères de Paris, op.cit., p.1226., Catherine Nesci, « De la littérature comme
industrie : Les Mystères de Paris et le roman-feuilleton à l’époque romantique », L’Homme et la Société, N°200,
2016, p.99-120, [En ligne], consulté le 20/06/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-
lille.fr/revue-l-homme-et-la-societe-2016-2-page-99.htm#no38 , p.15.
768
Fondé en 1789 sous le titre Journal des débats et décrets, le Journal des débats politiques et littéraires
retranscrit, dans un premier temps, la quasi intégralité des séances dispensées à l’Assemblée Nationale. Sous
Napoléon, il change de nom pour devenir le Journal de l’Empire. Publié jusqu’à l’Occupation, le journal sera
supprimé en 1944. [En ligne], consulté le 20/06/2022. https://www.retronews.fr/titre-de-presse/journal-des-
debats-politiques-et-litteraires
769
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.957.
770
Id., p.958.

275
pratique de l’argot, se mêle en même temps un regard critique des différences sociales. Dans
ce sens, puisque l’argot permet de faire des distinctions sociales, des hiérarchies par
différence de langage, il est donc un indice d’échec social du fait qu’il caractérise la
ségrégation sociale. Ainsi, il est nécessaire de s’y intéresser pour comprendre la société dans
ses profondeurs comme le propose Victor Hugo :

Lorsqu’il s’agit de sonder une plaie, un gouffre ou une société, depuis quand est-ce un
tort de descendre trop avant, d’aller au fond 771?

L’énumération des termes « plaie », « gouffre », « société », « fond » pour parler de


l’enjeu de l’étude de l’argot et de l’objet par lequel et pour lequel on l’étudie (la société) n’est
pas faite de manière anodine. D’autres exemples auraient pu servir d’objets d’étude, mais la
« plaie » tout comme le « gouffre » correspond mieux à ce que veut étudier l’auteur dans la
société française à travers le langage argotique. La « plaie » symbolise ici l’idée de la
déchirure sociale et dans l’idée du « gouffre » il amplifie cette déchirure par sa profondeur.
Hugo place ses mots les uns après les autres pour créer une image qui représenterait l’état
actuel de la société. Alors, le terme « sonder » traduit l’acte à poser et à travers lequel on
pourrait comprendre les mutations sociales dans le moindre détail. Car, on ne sonde que ce
qui est profond, couvert, et parfois caché. On ne sonde que pour aller dans les profondeurs
d’une réalité, comme il l’entend lui-même « aller au fond. » Nous remarquerons davantage ce
fait en poursuivant :

Maintenant, depuis quand l’horreur exclut-elle l’étude ? depuis quand la maladie chasse-
t-elle le médecin ? se figure-t-on un naturaliste qui refuserait d’étudier la vipère, la
chauve-souris, le scorpion, la scolopendre, la tarentule, et qui les rejetterait dans leurs
ténèbres en disant : Oh ! que c’est laid ! le penseur qui se détournerait de l’argot
ressemblerait à un chirurgien qui se détournerait d’un ulcère ou d’une verrue772.

Ce propos procède à une sorte d’énumération des termes négatifs à travers lesquels le
langage argotique peut être perçu. En utilisant ces expressions « horreur » ; « maladie » ;
« vipère » ; « chauve –souris » ; « scorpion » ; « scolopendre » ; « tarentule » l’idée qu’on
peut se faire de l’argot est horrifiante. De fait, les animaux à quoi il compare ce langage ont
en commun d’évoluer dans des lieux sombres, et parfois la nuit en ce qui concerne la
« chauve-souris ». L’autre aspect qu’on peut relever chez ces animaux est leur dangerosité
tout comme la maladie qui affecte le corps humain. Alors, au même titre qu’il est normal

771
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.957.
772
Id., p.957.

276
d’étudier ces maladies et ces animaux qui sont dangereux, il est également légitime d’étudier
aussi le peuple et donc, le langage argotique avec.

Effectivement, Hugo procède par des questions oratoires pour montrer qu’il est plus
que nécessaire de prendre en compte cette langue si l’on désire mieux comprendre le peuple
dans sa réalité. Aussi horrible et peut-être incompréhensible qu’elle soit, celui qui veut
connaître le peuple devrait l’étudier. C’est ainsi que dans son roman il dit :

L’argot n’est autre chose qu’un vestiaire où la langue, ayant quelque mauvaise action à
faire, se déduise. Elle s’y revêt des mots masques et des métaphores haillons. De la sorte
elle devient horrible773.

L’argot se construit à partir de la langue. Mais, au même titre que le peuple est en
quelque sorte extrait de la société, mis en marge, l’argot est aussi cette langue mise à part et
pratiquée par les marginaux. Ainsi, ce langage parait répugnant parce qu’il transforme les
langues admises et parlées par le plus grand nombre, ou les personnes instruites. L’argot est
parfois un brassage de langues locales et étrangères. C’est ce que soutient Hugo dans les
lignes qui suivent :

Selon qu’on y creuse plus ou moins avant, on trouve dans l’argot, au-dessus du vieux
français populaire, le provençal, l’espagnol, l’italien, du levantin, cette langue des ports
de la méditerranée, de l’anglais et de l’allemand, du roman dans ses trois variétés, roman
français, roman italien, roman774, du latin, enfin du basque et du celte. Formation
profonde et bizarre775.

Finalement, l’argot peut-être issu de ramifications de plusieurs langues à tel point que
son origine reste difficile à retracer. Mais, ce que nous observons est que ce langage naît
généralement du brassage des langues populaires, des provincialismes qui se greffent aux
langues vivantes enseignées dans des écoles. Pour finir, cette langue se caractérise par sa
capacité à créer des mots776. Elle est une langue métaphorique777 parce qu’elle se sert des
images pour représenter ce qu’elle dit. Et enfin, c’est une langue qui vit toujours sur une
autre778, car elle en est la dérivée. Après avoir procédé à cette brève présentation du langage
argotique chez Hugo, présentation qui fait partie de sa stratégie argumentative pour légitimer
l’argot, nous pouvons, dès lors, montrer comment elle s’insère dans les romans.

773
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.961.
774
Id., [Notes], p.1643. Hugo fait peut-être allusion au romanche, langue romande parlée dans les Grisons.
775
Id., p.964.
776
Id., p.965.
777
Id.
778
Op.cit. p.966.

277
VII.1.2.2. Le langage argotique : écrire le préjudice causé au peuple

Nous entrons dans cette partie par l’œuvre d’Hugo. Pour cela, le personnage de
Gavroche retient notre attention. Dans les expressions utilisées par ce personnage, nous
observons l’intrusion d’une nouvelle langue dans le roman. L’expression « Kekçaa ? » en est
un exemple concret. Lorsque le lecteur rencontre cette expression la première fois dans
l’écriture, il est automatiquement heurté par une difficulté de prononciation tout comme par
un besoin de compréhension. Pour cette raison, Hugo prend le soin de donner une explication
à l’usage de cette expression : « Ceci est encore un mot de la langue que personne n’écrit et
que tout le monde parle. Kekçaa : qu’est-ce que cela a ?779 » Dans son explication, on constate
que l’expression argotique naît de la langue française et que celle-ci est utilisée
quotidiennement. Dans cette perspective, plus loin dans le roman, on retrouve ce même
procédé qui consiste à écrire en argot pour ensuite donner une explication en français.

« Qu’est-ce que tu nous bonis là ? Le tapissier n’aura pas pu tirer sa crampe. Il ne sait pas
le truc, quoi ! Bouliner sa limace et faucher ses empaffes pour maquiller une tortouse,
caler des boulins aux lourdes, braser faffes, maquiller des caroubles, faucher les durs,
balancer sa tortouse dehors, se planquer, se camouffer, il faut être mariol ! Le vieux
n’aura pas pu, il ne sait pas goupiner*780 ! »
« Qu’est-ce que tu nous dis là ! L’aubergiste n’a pas pu s’évader. Il ne sait pas le métier,
quoi ! Déchirer sa chemise et couper ses doigts de lit pour faire une corde, faire des trous
aux portes, fabriquer de faux papiers, faire de fausses clefs, couper ses fers, suspendre sa
corde dehors, se cacher, se déguiser, il faut être malin ! Le vieux n’aura pas pu, il ne sait
pas travailler781. »

Sans traduction, le premier paragraphe de cet exemple reste presque indéchiffrable.


Les expressions telles que « bonis » ; « crampe » ; « bouliner » ; « empaffes », etc… ne sont
presque pas accessibles à des lecteurs étrangers au langage argotique. C’est ce qui justifie
l’usage des traductions. Aussi, ces traductions sont une preuve que l’argot est devenu une
langue à part entière. Une langue qui sort du domaine de l’oralité des peuples marginalisés
pour intégrer l’écriture. Elle ne se limite pas à être écrite, mais comme toutes les langues, elle
entre dans le processus de traduction pour des personnes qui ne la pratiquent pas.

Par ailleurs, comme nous l’avions déjà dit, l’argot est la transformation d’une langue
initiale en une autre. Aussi, cette langue est créée et utilisée par le peuple. Elle est écrite dans
le roman lorsque le peuple s’exprime. Nous l’avons observé dans cet exemple constitué des

779
Id., p.928.
780
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.951.
781
Id,. [Note]*

278
propos tenus par Gavroche. Pour Hugo l’argot est la représentation linguistique du peuple de
la rue :

La phrase amphigourique par laquelle Montparnasse avait averti Gavroche de la présence


du sergent de ville, ne contenait pas d’autre talisman que l’assonance de dig répétée cinq
ou six fois sous des formes variées. Cette syllabe dig, non prononcée isolément, mais
artistement mêlée aux mots d’une phrase, veut dire : « prenons garde, on ne peut pas
parler librement. » Il y avait en outre dans la phrase de Montparnasse une beauté littéraire
qui échappe à Gavroche, c’est mon dogue, ma dogue, et ma digue782, locution de l’argot
du Temple qui signifie, mon chien, mon couteau et ma femme, fort usitée parmi les pitres
et les queues-rouges du grand siècle où Molière écrivait et où Caillot dessinait783.

Au départ, la langue du peuple784 naît par des efforts du peuple à s’exprimer dans un
langage académique différent des provincialismes. Mais, nous observons que cette langue
devient volontairement un langage codé pour ceux qui la pratiquent. Elle permet la
communication entre des personnes qui appartiennent à un même milieu et permet aussi de
commettre des forfaits à travers ses codes. C’est ce qui lui vaut la comparaison à l’idée du
« talisman. » C’est ainsi que dans son essai de définition, Hugo dit de cette langue qu’elle est
une forme de communication exclue des codes de la grammaire officielle.785

Ainsi, elle permet aux enfants de la rue d’opérer quelques crimes sans se faire
prendre. Elle permet de déjouer l’attention des personnes qui n’ont pas accès à ce langage.
Pour cela, elle devient cette langue répugnante puisqu’elle sert désormais aux crimes.
Revenons à la phrase confuse de Montparnasse lorsqu’il donne un signal à Gavroche. En
effet, « dig » serait une expression argotique qui donne un signe d’alerte. On ne peut
clairement la situer parce qu’elle peut être employée dans plusieurs contextes. Hugo soulève
ici la pratique du langage argotique qui tient beaucoup compte du contexte dans lequel les
termes sont utilisés afin de définir le sens des termes. De fait, ils n’ont pas toujours un sens
propre. Il reste tout de même les expressions dont le lecteur peut en déduire le sens sans une
explication de l’auteur. Prenons le cas des expressions « nom d’unch !786 » qui serait

782
Id., p.1642. [Notes]. Ce terme (« sortie », « départ » en argot) ne semble pas être présent chez Villon ; il
figure dans la liste des mots relevés par Léonie d’Aunet (Chantiers, p.951.).
783
Id., p.930.
784
Retro News, « L’Argot, vie et mort d’une langue du peuple » Langue orale typiquement populaire, l’argot a
suscité dès le XIXe siècle la curiosité des journaux, qui se sont plu à reproduire les meilleures expressions et à en
décortiquer les mécanismes. [En ligne], consulté le 19/03/2022, https://www.retronews.fr/societe/echo-de-
presse/2018/05/30/largot-vie-et-mort-dune-langue-du-peuple
785
Arthur Augusto CATARAIO, « Langage et misère dans Les Misérables de Victor Hugo », Revisita Clareira,
Vol.2, N°2, 2015, [En ligne], consulté le 22/06/2022,
https://www.academia.edu/24239569/Langage_et_mis%C3A8re_dans_Les_Mis%C3%A9rables_de_Victor_Hug
o, p.6.
786
Id., p.936.

279
l’expression « nom d’un chien », « V’là787 » qui serait probablement une sorte de contraction
de « voilà » ou encore « n’eille pas peur788 » utilisé pour dire « n’aie pas peur » ou peut-être
« n’ayez pas peur ». Tout reste approximatif, mais par la situation d’énonciation nous
essayons d’en déduire le sens. Un autre relevé des termes argotiques peut être organisé par
l’usage de ces termes qu’en fait Hugo. « Moutard789 » qui désigne le petit « gamin à qui
s’adresse Gavroche. « piolle790 » qui est l’appellation argotique de « maison » ; « sorgue791 »
qui désigne la nuit.

Il se présente aussi dans les répliques de Gavroche s’adressant aux gamins, une
répétition qui rectifie à chaque fois le langage des gamins. Cette anaphore est construite par
l’usage des expressions « on ne dit pas792 » ; « on dit793.» Cela se présente ainsi dans le texte :

- […] on ne dit pas un logement, on dit une piolle. »


- On ne dit pas la nuit, on dit la sorgue »
- On ne dit pas brûler la maison, fit Gavroche, on dit riffauder la bocard794.
- On ne dit pas la tête, cria Gavroche, on dit la tronche795.

Cette anaphore permet au lecteur d’avoir la traduction du jargon de la rue en même


temps qu’elle présente les gamins qui se retrouvent sous la protection de Gavroche. Les
termes employés par les jeunes enfants sont tout à fait justes, mais étant donné que leur cadre
de vie a changé, ils doivent désormais aussi s’adapter au nouveau langage. Cette
représentation permet à l’auteur de montrer davantage comment la langue traduit la différence
sociale. Nous avons dans cette scène une sorte d’expérience humaine. En effet, tous ces trois
enfants appartiennent à la famille Thénardier : les deux gamins et Gavroche. Mais, les deux
petits ayant été vendus à une famille bourgeoise ont reçu une éducation plutôt noble et
caractérisée par une instruction. En revanche, Gavroche, enfant abandonné, s’est plutôt
instruit et éduqué dans la rue. Comme résultat, nous avons des enfants qui présentent des
comportements différents, et ce, jusqu’au langage. Aussi, cet exemple confirme une fois de
plus que l’argot est une production de la rue. Désormais, les gamins doivent apprendre à
parler cette langue marginale parce qu’ils vivent dans la rue. Un autre aspect de ce langage
nous impressionne et montre la volonté des gens de la rue à en faire une langue complète. Il

787
Id., p.937.
788
Id., p.941.
789
Id., p.938.
790
Id.
791
Id.
792
Id.
793
Id.
794
Id., p.938-939.
795
Id., p.940.

280
s’agit de la conjugaison du verbe « pioncer.796 » On retrouve ce verbe conjugué à l’impératif
« pioncez !797» et à l’imparfait « le frère aîné pionçait798. » Malgré cette évolution que tentent
de lui donner les individus qui l’utilisent, elle reste tout de même l’idiome de la misère. C’est
dans ce sens que Cataraio joint l’existence de cette langue à la souffrance du corps :

Ce que nous venons de voir avec le petit Gavroche consiste à approcher le langage
discursif au langage du corps. Dès lors, cette performativité s’approche aussi au concept
de « parlêtre» de la psychanalyse lacanienne, dont l’être est son parler (« parlêtre»). La
dimension ontologique de l’homme devient ainsi constitutivement liée à sa capacité de
discours. Pour cette raison, nous voyons comme la misère du corps s’exprime dans la
misère du langage […] Une atrophie de l’être, et donc de la vie elle-même, provoquée à
cause d’une atrophie par la faim. Atrophie par le froid. Atrophie par l’abandon de
l’enfant. L’incompréhensible du langage, contrairement à l’excès de la méthode de
l’expédient […] se donne maintenant par une contraction ; par un manque799.

Cataraio fait un lien entre « le langage discursif » et « le langage corporel. » La


souffrance du corps due à la faim, au froid, au manque de choses essentielles, se traduit dans
la langue, dans le discours du personnage marginal. Nous partageons bien évidemment cette
approche de Cataraio. À celle-ci, nous y joignons la déchéance sociale. En effet, selon notre
regard, ce lien est plutôt trilogique. S’unissent : « le langage discursif », « le langage
corporel » et ce que nous appelons « le langage social ». La société étant fracturée par une
mauvaise gouvernance, elle détruit les corps par la faim, le froid, etc. Elle détruit également le
discours par le manque d’instruction volontaire ou involontaire des misérables. Il se produit
une sorte de transfert entre le milieu social, le corps et le langage. Dans ce transfert, le
langage se trouve affecté par la misère du personnage tant sur le plan social que sur le plan
intellectuel. La société est une fois de plus visée par l’auteur parce qu’il estime qu’il faut
encadrer les masses et non les stigmatiser en divisant la société.800

796
Il n’est nullement dit dans le roman d’Hugo que « pioncer » est un verbe. Mais nous le disons parce que nous
avons constaté qu’il est conjugué dans le roman.
797
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.940.
798
Id.
799
Arthur Augusto CATARAIO, « Langage et misère dans Les Misérables de Victor Hugo », op.cit., p.11.
800
Maxime Goergen, « Fonctions De La Lutte Des Classe Dans Les Misérables », Nineteenth-Century French
Studies, N°45, 2016. [En ligne], consulté le 23/06/2022,
https://www.academia.edu/28888046/Fonctions_de_la_lutte_des_classes_dans_Les_Mis%C3%A9rables , p.34.
Autant qu’un fait matériel, le peuple est à ses yeux un horizon historique, un idéal et une espérance. C’est pour
cette raison que, contre la logique oppositionnelle de la lutte des classes, Hugo défend dans Les Misérables ‘‘le
progrès en pente douce’’ : à savoir un avenir fondé sur un progrès moral autant que matériel, notamment et en
premier lieu par l’éducation des masses, et aspirant au dépassement le plus pacifique possible des antagonistes de
classes.

281
Dans la mesure où Dickens s’interroge aussi sur la situation des prolétaires, cette
capacité à donner une forme écrite au jargon qui s’observe dans le roman d’Hugo se traduit
aussi dans celui de Charles Dickens.

Dans l’évolution du récit de Hard Times le patois s’insère lorsque Stephen Blackpool
ou Bitzer prennent la parole. Aussi, cette langue est suspendue de la narration quand on
change de situation d’énonciation pour entrer dans une séquence qui ne met plus en scène les
figures du peuple. Ainsi, dans les paroles de Stephen, on retrouve ces formulations : « Mrs »
se traduit par « missus801 » dont la traduction française serait « ma’ame802 » plutôt que
« madame.» ou encore, « wi yor pardon, sir803 » qui devrait être « with your pardon, sir »
traduit en français par « avec votre pardon ». Ces modifications graphiques tentent de donner
l’équivalent de la langue parlée, des sons que la langue du peuple peut produire. Ainsi, à
l’écrit, les écrivains essaient de transcrire ces irrégularités phonétiques en coupant les mots.
Chez Hugo, il est parfois plus aisé à comprendre de quoi parle le personnage puisqu’il donne
généralement des explications. Mais, dans le roman de Dickens, les traductions ne sont pas
toujours fournies. Dans ce cas, le lecteur doit avoir une attention particulière dans la lecture
du roman. Car, ce n’est qu’en maîtrisant le contexte d’énonciation que le lecteur peut parvenir
à comprendre ce que dit le personnage en patois. Ce fonctionnement serait certainement la
raison pour laquelle l’usage du patois pour le langage de la campagne dans le roman de
Dickens est généralement très séquencé et bien situé. Pour un souci de compréhension du
récit, l’auteur introduit cette langue à des endroits bien précis. Pour cela, nous retenons ces
grands moments d’apparition du patois dans Hard Times, mais cela ne signifie pas que dans
d’autres passages un ou deux mots n’apparaissent pas. Ainsi, parlons de l’arrivée au cirque de
Bounderby et de Gradgrind. Dans leurs échanges avec les circassiens, on remarque qu’ils
utilisent une sorte de patois :

‘‘Ay ! I mean”, Said Mr. Childers, with a nod, “that he has cut. He was goosed 804 last
night, he was goosed the night before last, he was goosed to-day. He has lately got in the
way of being always goosed, and he can’t stand it.”
“Why has he been – so very much – Goosed?” Asked Mr. Gradgrind, forcing the word
out of himself, with great solemnity and reluctance.805

801
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.67-68-69, etc.
802
Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.120-121-122, etc.
803
Id., p.120
804
‘‘Hissed by the audience’’. [Notes], Hard Times, p.31. [Trad.] Sifflé par le public. Dickens fait certainement
allusion des sifflements des spectateurs
805
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.31. [Trad.] Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.61. – Ma foi,
oui, je veux dire qu’il a décampé, dit Mr. Childers en hochant la tête. Il s’est fait mettre en boîte hier soir, il
s’était fait mettre en boîte avant-hier soir et aujourd’hui encore. Ces derniers temps il n’a pas arrêté de se faire

282
“He was goosed », « il s’est fait mettre en boîte », telle est l’expression utilisée par les
circassiens pour parler des échecs lors des représentations au cirque. Cette expression qui ne
figure pas dans le langage courant est prise pour une horreur langagière par Gradgrind parce
qu’elle serait vide de sens. D’ailleurs, on le sait, il juge la profession d’être
« répréhensible806 » pour la simple raison qu’elle ne porte pas en elle une information à
résonance scientifique, mais est plutôt vide de sens précis. L’attitude de Gradgrind est
justifiée par l’idéologie qu’il prône, le « fait. » En revanche, Dickens partage la même idée
que Victor d’Hugo, c’est-à-dire qu’il faut accepter la créativité de chaque milieu social parce
que la société tient sur la diversité. Et, cela est propre à l’humanité ; car l’homme façonne
toujours son environnement de vie en y intégrant de nouvelles pratiques qui s’adaptent à son
besoin. Ainsi, ce langage répond aux besoins des circassiens, comme l’argot répond aux
besoins des « gens de la rue. »

Dans le dénouement du récit, lorsque Stephen s’adresse à Rachel sur le désespoir de la


classe ouvrière qui ne peut rêver d’un avenir meilleur, on retrouve une autre forme de patois à
l’exemple de ce dialogue entre Stephen et Rachel :

“I ha’been, but not now. I ha’ been – dreadful, and dree, and long, my dear – but ‘ tis
ower now. Ah, Rachael, aw a muddle! Fro’first to last, a muddle!”807
[Trad.] J’ai beaucoup souffert, mais p'us maint’nant. J’ai souffert affreusement et à
n’en plus finir, ma très chère, mais c’est passé. Ah Rachael, tout n’est qu’un
brouillamini ! D’un bout à l’aut’, un brouillamini808.

À cela, on peut rajouter ce passage écrit en patois de Stephen Blackpool :

“But I see thee, Rachael, setten by the bed. I ha’seen thee, aw this night. In my troublous
sleep I ha’Known thee still to be there. Evermore I will see thee there. I nevermore more
will see her or think o’her, but thou shalt be beside her. I nevermore will see or think
o’anything that angers me, but thou, so much better than me, shalt be by th’side on’t.”809
[Trad.] -Mais j’te vois, Rachel, assise près du lit. J’tai vue toute la nuit. Dans mon
sommeil agité je savais que t’étais toujours là. Toujours j’te verrai là. Jamais plus je n’la
verrai et je n’penserai à elle sans que’tu soyes à côté d’elle. Jamais plus je n’verrai rien et
je n’penserai à rien qui m’mette en colère sans que toi, qui es tellement meilleure que
moi, tu n’soyes à côté810.

mettre en boîte et il ne peut supporter ça. – Et pourquoi l’a-t-on tellement… mis en boîte ? demanda Mr.
Gradgrind en prononçant les mots du bout des lèvres avec un grand air de solennité et beaucoup de répugnance.
806
Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.24.
807
Charles Dickens, Hard Times, op.cit., p.215.
808
Charles Dickens, Temps difficiles, op.cit., p.371
809
Id., p.76.
810
Id., p.135-136.

283
Observant les propos de Blackpool, on se rend compte que le patois qu’il utilise pour
s’exprimer n’est pas une langue inventée avec de nouvelles expressions. Il s’agit comme nous
l’avions observé dans le langage argotique, de la transformation des expressions françaises
mal formulées auxquelles s’ajoutent des expressions créées dans la rue. Ceci est exactement le
même procédé observé chez Dickens. Le patois est une dérivée de l’anglais structurée
enseignée à l’école. Certes, cette langue participe à la mise en valeur de la différence sociale,
au manque d’instruction comme nous l’avions observé chez Hugo. Mais, elle permet aussi à
Dickens de revaloriser le concept d’imagination qu’il oppose à la théorie du « fait » sur
laquelle se fonde l’éducation utilitariste, remise en cause dans le récit. Alors, l’usage de ce
patois par les circassiens montre leur capacité à créer ou encore à réinventer un monde autre
que celui des utilitaristes. Contrairement aux utilitaristes, ils n’accordent pas trop
d’importance aux codes de la langue, mais ils communiquent tout de même. Cette œuvre est
alors ‘‘ a reaffirmation of belief in fancy.811 Une réaffirmation qui se traduit également par
l’écriture de l’auteur, et surtout par sa représentation du langage des circassiens qui valorise
les créations imaginaires qu’il défend. Si Hugo se sert du langage argotique pour montrer que
la misère est à l’origine des nouveaux comportements sociaux et que Dickens utilise le patois
pour montrer la créativité des univers sociaux, Gaskell utilise un autre langage pour marquer
l’appartenance sociale du locuteur. Ces mots sont peut-être difficiles à déchiffrer, mais elle
donne des traductions de ces expressions pour faciliter la compréhension du lecteur. Ainsi, ces
termes exposent la spontanéité discursive qui caractérise le langage du bas peuple. Lorsque
l’écriture romanesque tient compte de ces formes langagières, elle montre sa capacité à
traduire toutes les formes de langage. Cela peut s’expliquer par la pensée de Marie Gil qui
estime la littérature comme annonciatrice de faits nouveaux :

La littérature cache une forme également dans le déplacement perpétuel de son sens vers
l’avenir. Elle est toujours à côté de ce qu’elle est, donc de ce qu’elle promet, c’est son
essence de ne pouvoir se fixer en un lieu du sens, de dire l’ « à-côté ». Qu’importe le sens
des mots, le sens référentiel, puisque le sens est ailleurs, dans l’ailleurs, dans le fait de
savoir ce déplacement permanent du sens lui-même. Comme le dit encore Derrida, le
texte affirme le dehors812.
Nous établissons un lien entre la mise en récit du patois et la pensée de Gil parce qu’il
admet que la littérature peut projeter le sens qu’elle porte dans son discours vers l’avenir. Cet
avenir dans notre étude n’est autre que la mise en valeur du patois, du langage argotique qui

811
Robert Bernard, Imagery and theme in the novels of Dickens, New York, Humanities Press, 1975. [Trad.]
« une réaffirmation de la croyance en la fantaisie. »
812
Marie Gil, « La littérature parle une autre langue que la nôtre », La littérature sans condition. Dir., Isabelle
Alfandary, Lormont, Le bord de l’eau, 2002, p.163.

284
ne symbolisait que le peuple pauvre et marginalisé. Donner une place à ce langage dans le
récit romanesque, c’est le sortir de l’arrière-plan en lui donnant une forme écrite. C’est aussi
reconsidérer la place du peuple dans la société en essayant de le sortir de la marginalité. Le
point suivant mettra donc en valeur le langage des habitants de Manchester du roman de
Gaskell.

VII.1.3. The language style of the Manchester’s people


Vous remarquerez que dans cette étape nous utiliserons une traduction personnelle des
écrits de Gaskell. Cela est dû au fait que nous avions constaté que la traduction du roman de
Gaskell n’est pas toujours conforme à tout le contenu de l’œuvre. Il existe quelques
informations manquantes, dont ces expressions qui caractérisent le langage des gens de
Manchester. Lorsqu’une traduction de ce jargon est proposée dans la version française du
roman, elle ne porte malheureusement pas la même valeur. Parfois, des mots du registre
familier sont utilisés pour traduire le jargon de Manchester. Mais, comme vous le constaterez,
le jargon de Manchester est bien plus qu’un ensemble de mots du registre familier.

L’usage des expressions contractées est très récurrent dans le langage du peuple de
Manchester. Ce phénomène peut être perçu comme la caractéristique d’un peuple non instruit,
mais surtout comme l’expression des habitudes langagières communes. C’est d’ailleurs là une
des définitions qu’Hugo donne au langage argotique. Aussi, selon William Gaskell, quelques
expressions des habitants du Lancashire auraient une origine au Moyen âge. D’ailleurs, dans
le roman, ces expressions sont marquées par les initiales [WG] qui signifient William
Gaskell813. Ainsi, pour illustre cette idée, citons quelques exemples :

‘‘Nesh’’ abréviation de ‘‘neshe’’ ; Anglo-saxon, nesc, tender.


- “Sit you down here; the grass is well nigh dry by time; and you’re neither of you nesh*
folk about taking cold.”814 [Trad.] Asseyez-vous ici, l’herbe est Presque sèche à présent et
vous n’avez pas à craindre de prendre froid.
‘‘ getten’’ transformation de ‘‘geten’’ (traduction815 : obtenir)
- “Eh, look! Polly Barton’s getten* a sweetheart.”816 [Trad.] « Eh, regardez! Polly Barton
s’est trouvé un petit ami. »
‘‘Sin’’ abréviation de ‘‘since’’ (traduction : depuis)

813
Gaskell's husband William provided notes that show the source of many working-class Lancashire dialect
words in medieval and Renaissance English literary texts. The purpose of those notes was not to suggest a
thematic or imagistic connection between the literature and the dialect; rather, it was to provide a history for
working-class speech, illustrating it to be as English as middle-class standard English speech. All such dialect
notes will be identified with [WG]. [Note.], p.10.
814
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.10.
815
Cette indication signifie que la traduction est faite par nous.
816
Id., p.15.

285
- ‘‘[…] Oh, Mary, I have so often checked my grumbling sin*she said that.’’817 [Trad.]
« Oh, Mary, j’ai si souvent vérifié mes récriminations depuis, » disait-elle.
- ‘‘You’ll say (at least many a one does), they’n* getten capital an’ we’n getten none.” 818
[Trad.] « Vous direz (du moins, beaucoup le font), ils n’ont pas de capital et nous n’en
avons pas. »
‘‘Forrard’’ transformation de ‘‘forward’’ (traduction : avant)
- “First I hesitated whether I should speak, thinking if it were a stranger he’d maybe think
me forrard.*”819 [Trad.] j’ai d’abord hésité à parler, pensant que si c’était un étranger, il
me prendrait peut-être pour un idiot.

Nous constatons que ces expressions sont des abréviations, des transformations ou
encore des contractions. Aussi, certaines expressions sont presque intraduisibles à l’exemple
de Nash*. Cela pourrait expliquer l’absence de cette partie du roman original dans la version
traduite en français. Puisque certains termes du peuple du Lancashire n’ont pas forcément
d’équivalence en anglais, il devient difficile pour les lecteurs français de les traduire en leur
langue. Ainsi, l’œuvre de Gaskell garde en quelque sorte son originalité de ce point de vue.

Par ailleurs, le roman comporte d’autres expressions typiques que l’auteur à juger
nécessaire de traduire pour une meilleure compréhension du récit.

‘‘Frabbit’’ , peevish . [WG]820


‘‘nobbut’’, none but.821
‘‘ Nor’’ generally used in Lancashir for ‘‘than’’822
‘‘Don’’is constantly used in Lancashir for ‘‘do;’’ as it was by our older writers. And that
may non Hors don’’- Sir J. Mandeville. “But for th’ entend to don this sinn.”823
‘‘Lile’’, a north-country word for “little”. Nous avons aussi rencontré la traduction de
cette expression dans la version française de l’œuvre sous la forme « petiot824 ».

‘‘Ritling,’’ probably a corruption of ‘‘ricketling,’’ a child that suffers from the rickets
– a weakling.825 L’expression ‘‘ritling’’ n’a pas vraiment de traduction certaine, mais prise
dans ce contexte, il se peut qu’elle fasse effectivement référence à la définition que William
Gaskell tente de lui donner. Citons le texte pour mieux comprendre son usage:

817
Id., p.44.
818
Id., p.60.
819
Id., p.126.
820
Id., p.33-127.
821
Id., p.41.
822
Id., p.43
823
Id., p.
824
Ce terme se tient sur plusieurs pages dans la version française de Mary Barton. Ex : p.124, 127. Il désigne les
jeunes enfants des travailleurs de Manchester.
825
Id., p.79.

286
[…] I would like; and there he is, and picking up a’ day, getting hungrier and hungrier,
and picking up a’ manner o’ bad ways ; and th’inspector won’t let him in to work in
th’factory, because he’s not right age; though he’s twice as Sankey’s little ritling* of a
lad, as works till he cries for his legs aching so, though he is right age, and better.’’826

Le passage dans lequel l’expression est tirée, évoque la situation des enfants des
pauvres qui, selon Mrs Davenport, devraient travailler pour se nourrir. Or, le parlement
interdit aux enfants de travailler. Ainsi, Mrs. Davenport expose la situation des enfants qui
s’affaiblissent de jour en jour parce qu’ils sont affamés. Dans ce contexte, nous comprenons
donc que l’expression ‘‘ritling.’’ Peut signifier en français « rachitique. » Cette prise de
paroles de Mrs. Davenport soulève deux réalités : la souffrance des enfants par le travail et la
construction langagière des habitants des provinces pour exprimer leurs peines. La misère des
enfants exploités a déjà fait l’objet d’une analyse dans les premières et deuxièmes parties. La
construction langagière se fait par des représentations imagées. Certes, l’expression ‘‘
rickets’’ existe en anglais et désigne le rachitisme en français, maladie de croissance qui
touche les enfants mal nourris. Mais, la récupération faite par Mrs. Davenport donne plutôt
une image à la réalité. Le rythme de l’expression qu’elle emploie suppose une sorte de
fragilité, de faiblesse tant dans le mot que sur l’être désigné. Cette spontanéité dans le
vocabulaire est à l’image de la simplicité des habitants des campagnes admirés par Gaskell.
Ainsi, le style de Gaskell rejoint celui de Dickens en ce sens qu’elle adapte le langage à
chaque situation d’énonciation. Elle tient compte de la classe sociale 827, de la situation
géographique et même de la profession comme nous l’avions observé chez Dickens avec les
circassiens.

Au terme de cette lecture des œuvres de Dickens, Gaskell et Hugo sur la mise en scène
des différents dialectes du peuple, nous pouvons affirmer que cette stratégie d’écriture a
permis de renforcer la représentation des marginaux. Cette esthétique est devenue un enjeu

826
Id., p.79. [Trad.] Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.140. Alors il fait qu’à courir les rues toutes la journée, à
avoir de plus en plus faim, et à récolter de mauvaises façons. L’inspecteur ne veut pas le laisser travailler à
l’usine parce qu’il a pas l’âge, alors qu’il est deux fois plus costaud que le petit à Sankey, un gamin rachitique
qui pleure quand il travaille parce que ses jambes lui font un mal de chien. Seulement, lui, il a l’âge et même
plus. William Barton lui donne aussi une explication: ‘‘ritling’’ probably a corruption of ‘‘ricketling’’ a child
that suffers from the rickets – a weakling. [WG]
827
Davoudzadeh Morteza, “The Novels of Mrs. Gaskell in Perspective”, thesis, university of Zurich, faculty of
Arts, Juris Druck + Verlag Zurich, 1979. P.103. Mrs. Gaskell was well aware of the variying language forms and
vocabulary used different groupings within society. Not only class but also profession distinguishes itself though
dialect and vocabulary. In this sense, any from of spoken English is a 'dialect'… [Trad.] Mme Gaskell était bien
consciente de la diversité des formes de langage et du vocabulaire utilisés par les différents groupes de la société.
Non seulement la classe sociale, mais aussi la profession se distinguent par le dialecte et le vocabulaire. En ce
sens, toute forme d'anglais parlé est un "dialecte"

287
social828 pour les écrivains parce qu’elle permet de faire parler une nouvelle figure
romanesque, le peuple. Ainsi, elle participe à la construction esthétique du roman populaire au
XIXe siècle et constitue son sens dans le fond (le peuple est représenté) et sur la forme (le
peuple parle). Par ailleurs, une autre forme d’écriture se joint à celle du langage des petites
gens pour tenter d’atteindre la sensibilité du lecteur sur les souffrances du peuple : il s’agit de
la poésie.

VII.2. Dire la souffrance, entre prose et poésie

Le roman est habituellement écrit en prose, il n’est pas soumis à de contraintes de


versification, de musicalité ou encore, à la construction des rimes. C’est le cas, de manière
globale des romans que nous étudions. Mais, parmi ces romans, nous nous rendons compte
que ceux de George Sand, Elizabeth Gaskell et Victor Hugo empruntent aussi l’écriture
poétique pour traduire des faits liés à la souffrance du peuple. Phénomène esthétique que nous
trouvons intéressant et que nous jugeons utile d’analyser pour en cerner l’intérêt dans ces
récits.

Dans le dénouement du roman de George Sand, des cœurs, des récitatifs et des
strophes structurent la fin du récit. L’écriture poétique est marquée dans ce dénouement par
des strophes. Dans celles-ci, le premier élément qui retient notre attention est l’anaphore
construite sur l’insistance du groupe verbal « souviens-toi » :

Oui ! souviens-toi des jours déjà passés… (strophe 1)


Souviens-toi du jour où le mugissement des eaux, les craquements du bois et le
grincement du métal t’arrêtèrent éperdu, au seuil de l’usine. (strophe 2)
Souviens-toi du premier coup que, vacillant sous ta main débile, l’outil cruel porta dans ta
pauvre chair. (strophe 3)
Souviens-toi du premier ouvrage complet qui sortit de ta main exercée. (strophe 4)
Souviens-toi du jour où tu vis ta bourse remplie et la liberté devant toi. (strophe 5)
Souviens-toi du jour où tu te sentis en lutte avec ton semblable, en guerre avec ton frère,
en désaccord avec toi-même. (strophe 6)
Souviens-toi du jour où ton cœur devint le maître de ton esprit, et où, dégoûté d’appeler la
fièvre à ton aide, tu sus attendre la volonté. (strophe 7)
Et aujourd’hui, souviens-toi de tout […] (strophe 8)829

Cette anaphore montre au lecteur que le contenu du poème relate des événements qui
se situent dans le passé. Il s’agit des actions ayant eu lieu tout au long du récit dont doit s’en

828
Nelly Wolf, Prose du monde. Les enjeux sociaux du style de l’écrivain, op.cit.
829
George Sand, La Ville Noire, op.cit., p.145-146-147.

288
souvenir Etienne Lavoute. Ces actions résument d’abord le roman par la trajectoire du
personnage principal. Elles reviennent sur son arrivée dans la ville basse, sur ses débuts en
tant qu’ouvrier à la coutellerie, sur son ambition de devenir propriétaire, ses échecs et enfin
son retour vers Tonine dans cette ville. Le parcours d’Etienne Lavoute qui a permis à Sand de
faire entrer son lecteur dans la réalité d’un ouvrier, ainsi que celle d’un patron d’usine, a
conduit à la conclusion selon laquelle le bonheur ne réside pas dans le bien-être d’un seul
individu, mais dans celui qui concerne le plus grand nombre. Aussi, l’amour serait meilleur
conseiller que la raison, car l’amour est au fondement de tout et sans intérêt830. Ce processus
répond aux attentes de George Sand. De retour à la ville basse, le héros, Sept-Épées a appris
de ses ambitions d’être élevé à la ville haute, qu’il est mieux d’avoir des valeurs que d’être
riche et individualiste. Le parcours de ce personnage clôture le récit sur la philosophie de
l’écrivaine. En effet, selon Brigitte Diaz, écrivaine de la notice de La Ville noire à la
bibliothèque Pléiade, George Sand « n’a pas accordé la réussite à ce héros valeureux […]
parce que l’ascension sociale d’un individu ne change rien à une société inégalitaire, et que la
métamorphose de l’ouvrier en bourgeois ne règle pas à ses yeux la question sociale. 831 » Nous
partageons cette assertion de Brigitte Diaz et nous pensons que la question des valeurs
morales se répètent dans les romans étudiés parce qu’il est impossible que tout un peuple soit
riche, mais qu’il est possible que tout un peuple vive dignement.

Dans une deuxième partie de strophes, on lit des conseils à l’attention de Tonine. Dans
ces strophes, nous retrouvons encore l’anaphore « souviens-toi » à laquelle s’ajoute celle
construite par « toi qui fus bénie » et qui s’adresses à Tonine.

« Toi qui fus bénie en naissant, Tonine aux blanches mains, souviens-toi du premier jour
où ta mère te mena dans la montagne […] » (strophe 1)
« Toi qui fus bénie en grandissant, Tonine aux mains diligentes, souviens-toi du premier
jour où tu entras dans l’atelier pour gagner ta pauvre vie d’enfant. […] » (strophe 2)
« Toi qui fus bénie en devenant belle, Tonine aux mains pures, souviens-toi du jour ou
l’on voulut t’entraîner à la première fête. […] » (strophe 3)
« Toi qui fus bénie en devenant sainte, Tonine aux mains secourables, souviens-toi du
jour où tu donnas à boire aux pauvres voyageurs […] » (strophe 4)
« Et souviens-toi encore, Tonine au cœur pur, du jour où l’on vint te dire : Tu es riche
[…] » (strophe 5)

830
George Sand, La Ville noire, op.cit., p.147. On retrouve particulièrement cette idée dans la huitième strophe :
« Et aujourd’hui que tu te souviens de tout, garde à jamais le trésor de la science, car la vie t’a appris déjà
beaucoup de choses que ne savent point ceux qui n’ont pas souffert, une grande chose entre toutes ; c’est que le
bonheur n’est pas dans le triomphe de la volonté isolée, mais dans l’accord des volontés conquises au bien ; une
plus grande chose encore : c’est que l’amour enseigne mieux que la raison, que toute scient vient de lui. Cela, ne
l’oublie jamais ; de cela surtout, souviens-toi.
831
George Sand, La Ville noire, op.cit., [Notice.], Pléiade, p.1414.

289
« Et souviens-toi, Tonine au cœur fidèle, du jour où l’on vint te dire : l’atelier de celui qui
t’aimait a été dévoré par la montagne. […]832 » (strophe 6)

Dans ces strophes sont retracés le parcours de Tonine, sa bonté envers les pauvres, sa
volonté pour le travail à la papeterie, sa richesse et son amour pour Etienne Lavoute. Il ressort
de ces strophes, un portrait de Tonine très élogieux et caractérisé par des valeurs morales (la
volonté dans le travail, la compassion et l’attention pour les autres et le partage). Tonine a été
la figure symbolique des valeurs que George Sand voit dans le peuple, elle est également celle
qui conduit Etienne-Lavoute d’un caractère individualiste à une vision solidaire qui le ramène
à la ville basse. Elle assure donc le rôle de celle qui initie Etienne-Lavoute aux valeurs
morales à l’exemple de la solidarité.

Rappelons que ces strophes sont clamées à l’occasion du mariage de Tonine et


d’Etienne Lavoute. Et, il existe une rupture entre l’intention du poème adressé à Étienne, et
celui adressé à Tonine. En ce qui concerne les paroles portées à Etienne Lavoute, leur sens
construit une mise en garde pour le personnage. L’autrice met en valeur dans un langage
poétique, le choix de l’amour plutôt que de l’ambition qu’a fait Etienne Lavoute en revenant à
la ville basse pour épouser Tonine. Et, Tonine devenue riche, décide de partager cette richesse
en améliorant les conditions de vie des habitants de la ville basse. Cette idée rejoint celle de
l’œuvre totale qui prône l’amour au détriment de la richesse, celle qui valorise les petites
gens. Mais, dans les paroles adressées à Tonine, on remarque qu’il se traduit une sorte
d’exaltation du personnage, de sa grandeur d’esprit. Ainsi, leur mariage, tout comme le
poème, ferme le récit sous un ton de réconciliation entre richesse et pauvreté, entre la ville
haute et la ville basse, entre la prose et la poésie. Si la prose a tenu le récit jusqu’à son
dénouement, la poésie le referme pour chanter l’amour au détriment de la richesse pour
construire un équilibre social. Le roman prend ainsi fin sur cet entrelacement sur le plan
esthétique et sur le plan thématique. La poésie n’est donc pas mise à part dans le sens de
l’œuvre, mais elle s’y imbrique et favorise la construction du sens de l’œuvre. Dans ce sens,
on la retrouve avec une fréquence importante dans Mary Barton et Les Misérables.

Il n’est plus utile de présenter Victor Hugo comme étant un poète du XIXe siècle.
Mais, il est important de signifier que dans l’écriture du roman, Les Misérables, l’auteur
associe prose et poésie pour exprimer la souffrance du peuple. En plus du langage argotique
qui marque considérablement son roman, la présence des poèmes le rend encore plus original.

832
Id., p.148-149.

290
Par ailleurs, ces poèmes ne font pas que figure dans la structure de l’œuvre, mais ils
expriment aussi, à la leur manière, les faits évoqués par le récit en prose. Pour traiter cette
question, nous nous concentrerons uniquement sur les chants poétiques qui accompagnent la
révolte du peuple. Ceci est un choix délibéré qui ne dit pas implicitement que tel ou tel poème
serait plus significatif que tel autre. Vous trouverez ainsi dans le roman de Victor Hugo,
plusieurs autres poèmes qui accompagnent l’histoire sur la misère, sur l’injustice.

Pour commencer, le poème que chante Gavroche en allant sur le champ de bataille,
aux barricades, retient notre attention :

La nuit on ne voit rien,


Le jour on voit très bien,
D’un écrit apocryphe
Le bourgeois s’ébouriffe,
Pratiquez la vertu,
Tutu chapeau pointu !833

Entre musicalité et création de sens, le poème de Gavroche nous révèle plusieurs


informations déjà dites dans ce travail. L’usage de l’antithèse, « la nuit on ne voit rien, le jour
on voit très bien » peut vouloir exprimer le fait que la situation sociale du peuple passe d’un
temps à un autre, d’un état à un autre, de la stabilité à l’insurrection. L’« écrit apocryphe »
serait une sorte de métaphore faisant allusion à la révolution en marche dont on sait le
principal auteur. Effectivement, l’idée selon laquelle les bourgeois sont en proie à la peur,
« Le bourgeois s’ébouriffe » n’est pas une invention de Gavroche, car le narrateur en parle
lorsqu’il dit : « un flot de bourgeois épouvantés qui s’enfuyait par la rue Amelot et la rue
basse…834 » Dans un ton impératif, Gavroche s’adressant à la bourgeoisie, « pratiquez la
vertu », fait implicitement un reproche à cette classe qui aurait cautionné la misère du peuple.
Ainsi, cette « vertu » dont parle Gavroche dans son poème serait certainement le manque de
compassion du riche devant la misère du pauvre à l’exemple de l’égoïsme du barbier envers
les gamins de Paris. Cette vertu se fonde sur le principe de solidarité comme nous l’avons
observé dans le roman de George Sand, La Ville noire.

833
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1045.
834
Id., p.1044.

291
Pour continuer avec les poèmes de Gavroche dans la bataille, nous avons ce chant qui
est une sorte de parodie d’un air ancien et très populaire « Au claire de la lune835 » que chante
Gavroche :

Mon nez est en larme,


Mon ami Bugeaud,
Prêt’-moi tes gendarmes
Pour leur dire un mot.
En capote bleue,
La poule au shako
Voici la banlieue !
Co-cocorico836 !

Ce poème qui est le chant de Gavroche exprime la tristesse tout comme la


détermination du peuple à l’exemple de Gavroche et Mabeuf sur les champs de bataille des
barricades de 1832. Le deuxième vers du poème donne un ton historique au poème en ce sens
qu’il interpelle un personnage historique, Bugeaud. En effet, Bugeaud est un ancien colonel
de l’armée de Napoléon dont les soldats ont massacré les insurgés à Paris pendant les
insurrections de 1834. À la suite de ces événements, il fut détesté par les républicains et le
peuple insurgé837. Cet acte permet de comprendre que le lien affectif qui apparaît dans le
poème de Gavroche n’est qu’une ironie. Cela s’explicite davantage lorsqu’il dit « prêt’-moi
tes gendarmes pour leur dire un mot ». Il fait allusion aux gendarmes de Bugeaud, auteurs des
massacres des insurgés. Encore, pour bannir toutes confusions, Gavroche décrit les gendarmes
à qui il s’adresse : les gardes nationaux. Ils sont ceux dont le shako avait des plumes de coq
que Gavroche compare à « la poule », ce qui est une manière pour lui de minimiser leur force.
Ils portaient effectivement des capotes bleues et tiraient sur le peuple, la « banlieue ». Ce
poème est très intéressant parce qu’il permet de retracer une partie des insurrections
représentées dans le roman, d’une part, et aussi énoncer la violence et la tristesse dans
l’histoire des insurrections de 1832, et d’un écho de 1834, d’autre part. Dans ce processus, la

835
L’origine de cette chanson populaire est attribuée à Jean Batiste Lully, compositeur du XVIIe siècle. Mais,
elle aurait une origine au moyen-âge.
836
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., 1100., [Note], Les gardes nationaux (dont le shako portait des plumes
de coq) venaient d’une banlieue plus réactionnaires que Paris pour réprimer l’insurrection.
837
Bugeaud Thomas Robert, marquis de la Piconnerie, Encyclopédie universalis, (1784-1849), duc d’Isly et
maréchal de France, [En ligne], consulté le 28/03/2022, https://www.universalis.fr/encyclopedie/thomas-robert-
bugeaud/

292
« barricade historique » fait corps avec la « barricade romancée838. » Le chant du coq « co-
cocorico » peut ici avoir deux significations. La première est évidemment la création d’un
comique autour de la garde républicaine. Et, la deuxième est celle de la représentation du
lever d’un jour nouveau pour le peuple. Ce chant du coq peut être perçu comme un chant des
trompettes de la liberté du peuple par la voie de l’insurrection.

En poursuivant la lecture dans le texte, on se rend compte que ce chant de Gavroche


est en même temps, dans l’action, un signal aux insurgés de l’arrivée de la milice nationale. Il
y a donc une interaction entre l’esthétique et la thématique. Sur le plan esthétique, le poème
chante l’insurrection. Et sur le plan thématique, on se rend compte que la narration en prose
reprend sous un rebondissement du mouvement de révolte, et que, le chant de Gavroche était
aussi un signal donné à ses camarades. Le passage suivant nous informe davantage sur le
déroulement de ces événements :

Ils se serrèrent la main.


« C’est Gavroche, dit Enjorlas.
Il nous avertit », dit Combeferre.
Une course précipitée troubla la rue déserte ; on vit un être plus agile qu’un clown
grimper par-dessus l’omnibus et Gavroche bondit dans la barricade tout essoufflée, en
disant :
« Mon fusil ! Les voici.839»

Entre le poème et la narration en prose se traduit une continuité dans les actions
des personnages. Le chant du Coq prend tout son sens, car il est suivi de l’élan du
peuple au front. Cette détermination se poursuit dans le poème suivant :

Mais il reste encore des bastilles,


Et je vais mettre le holà
Dans l’ordre public que voilà
Où vont les belles filles,
Lon la.
Quelqu’un veut-il jouer aux quilles ?
Tout l’ancien monde s’écroula
Quand la grosse boule roula.
Où vont les belles filles,
Lon la.

838
Alain Corbin, Jean-Marie Mayeur, « La barricade », Paris, Éditions de la Sorbonne, 1997, [En ligne], consulté
le 05/03/2023, https://books-openedition-org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/psorbonne/1165?lang=fr
839
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1100.

293
Vieux bon peuple, à coups de béquilles,
Cassons ce Louvre où s’étala
La monarchie en falbala.
Où vont les belles filles,
Lon la.
Nous en avons forcé les grilles,
Le roi Charles Dix, ce jour-là
Tenait mal et se décolla.
Où vont les belles filles,
Lon la840.

Le poème chante la détermination du « vieux bon » peuple qui a renversé « l’ancien


monde », celui qui a fait abdiquer le roi Charles Dix en 1830. La construction du champ
lexical de la destruction « le holà » ; « s’écroula » ; « cassons » ; « forcé les grilles »
s’additionne à celui aux grands monuments de Paris, « La Bastille » et « le Louvre ». Lorsque
dans le vers (1) Gavroche dit : « Mais il reste encore des Bastilles », il fait allusion au pouvoir
monarchique de Napoléon Bonaparte, considéré par le peuple comme un pouvoir oppressif
envers le peuple et inégal pour le peuple, surtout, comme une continuité du pouvoir
monarchique. Mieux encore, c’est une métaphore qui insinue que cette révolution est à
l’image de celle de 1789 qui a entraîné à la chute de la Bastille qui fut une « abolition
symbolique de l’ancien régime.841» Ainsi, Victor Hugo emporte son lecteur dans les méandres
de la prose et la poésie pour toucher à la sensibilité de ce dernier tout en évoquant en filigrane
des événements historiques dans les poèmes.

Dans le même ordre, c’est-à-dire des entrelacements entre prose et poème pour
construire le sens de l’histoire dont parle le récit, Gaskell établit des liens entre des poèmes et
les thèmes du récit. À cet effet, nous avons constaté que certains poèmes fonctionnaient

840
Id., p.1136.
841
Ran Halévi, « XV- La place de la Bastille », Olivier Wieviorka, Les lieux de l’histoire de France, Paris,
Perrin, « hors collection », 2017, p.213-230. [En ligne], consulté 29/03/2022, https://www-cairn-info.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/--9782262064327-page-213.htm , p. 214 : « C’est la destruction de la Bastille qui
l’aura érigée en monument de la mémoire. Destruction autant matérielle que politique : la réduction de ce
colosse en un amas de pierres et de gravats allait mettre à la portée de tous les regards, sur le théâtre même de
l’événement, l’abolition symbolique de l’Ancien Régime. Cette œuvre de « déconstitution » commence dès le
14 juillet 1789, à l’initiative non point des révolutionnaires, mais d’un obscur entrepreneur en bâtiment, Pierre-
François Palloy, un maître maçon à l’esprit délié, compris d’emblée la portée politique – et le potentiel
commercial – de la prise de la Bastille. N’écoutant que sa témérité, il se rendit le jour même à la forteresse
encore fumante des assauts qu’elle venait de subir, suivi d’une centaine d’ouvriers qui commencèrent incontinent
à s’attaquer aux murs. Deux jours plus tard, il réussit à se faire adjuger officiellement cette fois, le chantier de
démolition du « repaire de la barbarie » par la municipalité nouvellement créée de la capitale. »

294
comme des introductions au chapitre qu’ils ouvrent. Les sujets abordés dans les poèmes sont
ceux que nous retrouvons mieux développés dans le chapitre. Aussi, parfois seul, le registre
du poème annonce celui du chapitre qui suivra. Pour commencer, prenons l’exemple de ces
deux poèmes qui sont écrits sous une tonalité tragique :

“But when the morn came dim and sad,


And chill whith early showers,
Her quiet eyelids closed – she had
Another morn than ours”
Hood842

Cette strophe est le dernier quatrain du poème de Thomas Hood, The Death Bed, qui
parle de manière générale de la mort d’une personne dans son lit durant la nuit. Une mort à
laquelle des proches assistent, dont le poète. Et, ils espèrent que la vie prendra le dessus sur la
situation. Mais hélas ! Elle mourut. Gaskell utilise ce dernier quatrain qui annonce une triste
nouvelle. Déjà, par le descriptif du temps, par les expressions « dim » et « sad », le lecteur
s’attend à vivre une sorte de désolation dans le récit. Ensuite, le lecteur se représente l’idée de
la mort à travers le troisième vers, « her quiet eyelids closed », qui, joint au temps triste et
gris, annonce un malheur. C’est effectivement ce que nous observons dans le chapitre III
avec la mort de Mary Barton, épouse de John Barton. Comme le personnage du poème, Mary
Barton mourra dans son lit, une nuit, durant son accouchement.

Toujours comme annonciateur de la mort dans le récit, ce poème de William Gaskell


plante le décor du chapitre qu’il introduit :

“How infinite the wealth of love and hope


Garnered in these same tiny treasure-houses!
And oh! What bankrupts in the world we feel,
When death, like some remorseless creditor,
Seizes on all we fondly thought our own.”
“The Twins.”843

842
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.20 [Notes], Thomas Hood, poète populaire contemporain. Ce
poème est tiré de The Death Bed, 1831. [Trad.], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit. P.44. Quand vint le
matin triste et gris Déjà refroidi par la pluie, Ses paupières étaient closes Sur un jour autre que le nôtre.
843
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.66. [Note], William Gaskell is an author of The Twins. [Trad.]
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.121. Les trésors de l’amour et de l’espoir sont grands, Même serrés
dans la plus petite casette ! Alors que nous nous sentons dépouillés de tout Quand la mort, cette impitoyable
créditrice, Saisit tous les objets que nous croyions à nous.

295
Déjà indiqué dans le titre, le poème de William Gaskell parle des jumeaux, plus
précisément de leur mort. Toujours dans une tonalité tragique, William Gaskell traduit le
désespoir qui tient les hommes lorsque ceux-ci perdent des êtres chers. En entrant dans le
chapitre, on obtient plus de précisions sur ce tragique annoncé par le poème. Il s’agit de la
mort des fils jumeaux de la famille Wilson. Affaiblis par la fièvre et le manque de soins, ils
partirent le même jour.

La misère qui est le motif central de l’écriture du roman de Gaskell est aussi traduite
sous une forme poétique. La pauvreté des Davenport est annoncée au lecteur par un poème au
chapitre six.

How little can the rich man know


Of what the poor man feels,
When want, like some dark demon foe,
Nearer and nearer steals!

He never tramp’d the weary round,


Astroke of work to gain,
And sicken’d at the dreaded sound
Which tells he seeks in vain.

Foot-soor, heart-sore, he never came


Back through the winter’s wind,
To a dank cellar, there no flame,
No light, no food, no find.

He never saw his darling lie


Shivering, the flags their bed;
He never heard that maddening cry,
‘Daddy, a bit of bread!”
Manchester Song.844

Ce poème est une sorte de résumé de la pensée de l’œuvre sur la pauvreté. Il


s’enchaîne à la première strophe par une mise en évidence des rapports entre pauvres et

844
Id., p.52. [Note], William Gaskell is an author of Manchester Song. [Trad.] Id., p.97. Que peut savoir le riche,
De la vie du pauvre home Que le besoin, tel un démon, Encore et toujours talonne, Jamais il n’a eu, lui, le
fortuné, À mendier de quoi gagner son pain, A frémir au mot redouté Qui lui apprend qu’il cherche en vain. Ni à
rentrer transi par la bise en hiver Dans une cave humide, Sans feu, ni lumière ni couvert, Les pieds meurtris et le
cœur vide. Ni à voir ses enfants grelottant À même le sol, tenaillés par la faim Ni à entendre leur cri déchirant
« papa, un peu pain ! »

296
riches. Ces rapports qui sont fortement discutés dans le roman, notamment entre la famille
Carson, propriétaire d’usine, et les travailleurs de Manchester, dont John Barton. Nous avons
effectivement discuté de cette question dans les chapitres précédents. Car, dans le roman, les
travailleurs se sont souvent demandé si les patrons étaient informés de leur situation précaire.
Cette question qui n’est que l’expression du désespoir est une autre manière de se demander
comment ils font pour accepter de savoir que des humains à côté d’eux, travaillant pour eux,
meurent autant de faim. Tout en le sachant, comment arrivent-ils à faire preuve d’une telle
passivité ? Mais, dans le poème, on comprend que cette insensibilité serait due au fait que le
riche ne connaît pas la misère et ses profondeurs ! Il la voit de loin, mais pour ne jamais
l’avoir subie, il ne la connaît pas. Pour le pauvre, vivre la misère c’est vivre ces réalités
citées : « Astroke of work to gain, » « Back through the winter’s wind, » « To a dank cellar,
there no flame,” ou encore les réalités exposées dans la quatrième strophe qui montrent la
profondeur de la misère par l’absence de tout et la souffrance des enfants.

Ce que dessine ce poème comme réalité de la misère n’est que la réalité des
personnages et surtout celle de la famille Davenport qui a servi d’exemple de personnes
meurtries par la faim. Ainsi, quand on entre dans le chapitre, on perçoit une famille précaire,
les Davenport, qui subissent la disette sous l’insouciance des patrons. Nous avons évoqué
cette réalité dans le chapitre sur la misère. Ici, nous présentons l’idée selon laquelle Gaskell
introduit ses chapitres par le langage poétique qui serait certainement le mieux adapté pour
toucher la sensibilité du lecteur. C’est ainsi que l’on retrouve le dessein de l’œuvre dans le
poème suivant :

“A life of self-indulgence is for us,


A life of self-denial is for them;
For us the streets, broad-built and populous,
For them unhealthy corners, garrets dim,
And cellars where the water-rat may swim!
For us green paths refreshed by frequent rain,
For them dark alleys where the dust lies grim!
Not doomed by us to this appointed pain -
God made us rich or poor – of what do these complain?
Mrs. Norton’s “Child of the Island.”845

845
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.88.[Note.] Caroline Norton (1808-1877) became a friend of
Gaskell’s in the 1850s. She published The Child of the Island in 1845 and in later years worked reform the
Divorce Laws to gain more rights for women. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.154. À nous la
vie de complaisance À eux la vie de renoncement ; À nous les larges rues par la foule animées, À eux les

297
Si le poème qui expose la misère s’est limité à celle d’une famille, celui-ci parle de
l’enjeu total du récit. D’ailleurs, il introduit un chapitre stratégique de l’œuvre, celui de la
représentation de l’aspect politique de l’histoire. Il parle du mouvement chartiste représenté
dans l’œuvre par le rejet de la pétition à l’entrée du parlement. Ce chapitre neuf qui évoque, à
travers cet acte, le refus d’entendre la voix du peuple au parlement, est aussi celui qui justifie
la colère des travailleurs plus tard. Dans l’anaphore traduite par l’usage répétitif de
l’expression « for », on revient sur l’idée de la réclusion sociale, celle des inégalités que
dénonce l’œuvre de Gaskell. Effectivement, Caroline Norton, autrice du recueil de poèmes
duquel est tiré ce poème, écrit pour parler des inégalités sociales, du rapport des riches et des
pauvres qui restent à ce siècle sans communication humaine. Ceci est représenté dans le
poème par des écarts sur les lieux des riches ou personnes aisées (us/nous) et ceux des
pauvres (them/eux) : « broad-built and populous » vs « garrets dim » ; « green paths refreshed
by frequent rain » vs « dark alleys whee the dust lies grim ! »

Aussi, le dernier vers qui dit que cette situation serait instaurée par Dieu est une forme
d’ironie, car l’objet du roman est aussi de montrer que le système social favorise la misère des
moins nantis en les payant par des salaires très précaires. Cela étant, Gaskell fait correspondre
la réalité du poème à celle du récit. Bien qu’elle le fasse en début de chapitre, elle ne s’éloigne
pas trop de ce que font Victor Hugo et George Sand. Car, après avoir exploré tous ces
poèmes dans les différents textes, que nous soyons chez Sand, Hugo et Gaskell, nous
remarquons qu’ils ont pour objectifs de toucher la sensibilité du lecteur à propos du message
véhiculé. Celui-ci concerne, les valeurs sociales et humaines auxquelles l’homme doit se
résoudre. La détermination du peuple à renverser le système monarchique se lit dans les
chants poétiques de Gavroche chez Hugo, et l’expression de l’extrême misère et des inégalités
est généralement l’objet des poèmes chez Gaskell. Ainsi, on peut affirmer que ces poèmes
sont bien en conformité avec les sujets abordés par les œuvres, et comme le langage
argotique, le patois de Manchester, ces poèmes servent aussi à déclamer la souffrance du
peuple sous une autre forme.

encoignures, les sombres galetas, Les caves inondées où naviguent les rats. À nous les chemins verts rafraichis
par la pluie À eux les noirs boyaux, la crasse mortifère. Nous n’avons pas choisi d’infliger leur misère : Dieu
nous créa riches et pauvres. De quoi se plaignent-ils ? [Note.], P. 581. […] Ses poèmes sont inspirés par les
conditions de vie des ouvriers et des pauvres dans les villes industrielles.

298
CHAPITRE VIII. REPRÉSENTATIVITÉ DE L’OPPRESSION ET
L’ORGANISATION STRUCTURALE DU RÉCIT

299
Il nous paraît important d’étudier la structure des récits pour comprendre ce qui a
rendu possible la représentation de l’oppression sociale entre histoire et fiction.

Dans ce but, nous faisons, dans notre démonstration, la distinction entre histoire fictive
et histoire réelle. Aussi, dans le récit fictif, nous tiendrons compte des récits qui font l’histoire
du parcours des personnages. En effet, vous verrez dans ce chapitre que les auteur(e)s ont
accordé une importance particulière à des récits passés qui se déroulent dans des périodes
antérieures de la vie des personnages. Ces récits sont évoqués pour répondre à des besoins que
nous expliquerons dans le déroulement du chapitre.

Puis, nous analyserons les trois temps de la narration construits sur le « récit-premier »,
le « micro-récit » et le récit historique. Le but porté à l’analyse de ces trois temps de narration
est qu’ils permettent de recentrer les intrigues dans leur contexte spécifique. En effet, il est
vrai que la grande période du XIXe siècle est celle qui est concernée par notre étude et l’essor
industriel est l’évènement analysé. Mais, il s’avère que chaque récit s’appuie sur un aspect
spécifique de cette période et de la révolution industrielle. Pour cela, il nous convient de faire
des allers-retours entre le récit fictif et le récit historique.

L’implication du récit historique dans le texte implique la présence de l’auteur, du


narrateur et du lecteur. Le lecteur étant l’instance à laquelle s’adresse l’œuvre, il est important
d’étudier et vérifier sa place. Est-il strictement externe ou aurons-nous la présence d’un
lecteur interne qui influencerait en partie le sens de l’intrigue ? Dans l’optique où ce lecteur
serait interne au récit, pourra-t-on parler d’un lecteur-personnage ?

Cette question du lecteur est très explicite chez Victor Hugo et Elizabeth Gaskell.
Dans tous les cas, il se trouve que la présence d’un lecteur interne ou externe est déterminante
pour la portée du récit parce qu’elle peut également indiquer la pensée idéologique que le
roman véhicule.

Le dernier élément qui est important pour notre réflexion c’est la coopération textuelle
qui se dessine entre l’auteur, le narrateur et le lecteur. Celle-ci a la capacité de créer un nouvel
espace de narration puisqu’elle implique des instances qui sont à la fois dans et en dehors du
récit. Nous allons donc étudier à quel moment cette coopération intervient et quel rôle elle
joue dans la diction de la souffrance du peuple.

300
VIII.1. Des retours de contextualisation du récit dans le récit : une narration
imbriquée.
Gérard Genette nous apprend dans Discours du récit qu’il existe un ordre dans la
narration des événements :

Étudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des événements
ou segments temporels dans le discours narratif à l’ordre de succession de ces mêmes
événements ou segments temporels dans l’histoire, en tant qu’il est explicitement indiqué
par le récit lui-même, ou qu’on peut l’inférer de tel ou tel indice indirect846.

La confrontation entre la disposition des événements dans le récit et l’organisation du


récit par rapport à l’histoire est au cœur de la pensée de Genette. Celle-ci nous apprend que la
manière dont les informations sont disposées dans la narration peut déterminer la valeur du
récit. Pour la présente étude, nous avons fait ce constat au sujet de la condition misérable des
personnages. Celle-ci est souvent expliquée par d’autres événements. Il ne s’agit plus de faire
une étude sur les personnages, car nous l’avions déjà fait dans notre première partie. Ici, il est
plutôt question d’analyser l’enchaînement des micro-récits qui participent à la construction du
sens global du « récit premier » à travers les actions vécues ou subies par les personnages. Ces
micro-récits sont généralement situés dans un passé dans lequel le narrateur se doit d’y
retourner afin d’éclaircir ou de mieux contextualiser ce qui est présentement raconté. Pour
cela, nous pouvons ouvrir ce débat avec le roman de George Sand.

En effet, dans la progression narrative du roman La Ville-Noire847 de George Sand, il


se trouve que le narrateur puise des événements dans le passé des personnages pour amener le
lecteur à mieux juger certaines prises de position des personnages. Dans ce sens, au sujet de
Tonine, George Sand fait un retour dans le passé pour exposer les causes de l’attitude de son
héroïne :

Tonine avait dix-huit ans, et déjà elle avait passé par des épreuves qui l’avaient portée à
réfléchir. Il y avait eu un roman dans sa famille, sous ses yeux, à ses côtés, un roman dont
son jeune cœur avait beaucoup souffert848.

Ces phrases sont une sorte d’introduction au récit qui suivra. Celui-ci se situe en
dehors du « récit-premier.849 » Mais, le récit qui suivra, bien qu’il se détache de la grande
narration, reste tout de même dans l’histoire du récit. Cela est dû au fait qu’il est question de

846
Gérard Genette, Discours du récit, Paris, Seuil, coll, points, [1972], 2007, p.23.
847
George Sand, La Ville-Noire, op.cit.
848
Id., p.12.
849
Op.cit., p.39. « Nous appelons désormais « récit-premier » le niveau temporel de récit par rapport auquel une
anachronie se définit comme telle. »

301
l’histoire de Tonine même si elle est antérieure à son état actuel. Aussi, cette petite
introduction qui indique au lecteur un détachement de la narration actuelle pour une autre
narration, donne en même temps un aperçu sur la tonalité du micro-récit. De fait, on lit
d’entrée de jeu qu’il s’agit d’un récit malheureux dont les événements auraient fortement
influencé l’état d’esprit du personnage principal, Tonine. En effet, il s’agit de l’histoire de
famille de Tonine, celle dans laquelle sa sœur aînée devenue la femme de Molino, un
bourgeois aux mauvaises mœurs, trouve la mort un an après son mariage. Ce mariage qui fut
un échec fatal pour la sœur de Tonine fut aussi une épreuve morale pour la jeune fille. C’est
en retournant quatre ans plus tôt dans la vie du personnage, car Tonine avait « quatorze ans »,
que le narrateur parvient à construire une sorte de critique des mœurs et des inégalités sociales
:

Le fait est que Tonine eût préféré la mort à l’aumône de son beau-frère. Elle avait vu sa
conduite avec horreur, elle avait compris les illusions et le désespoir de la pauvre
Suzanne. À quinze ans, après un an d’absence de l’atelier, elle y reparut aussi pauvre
qu’elle y était entrée, aussi peu vaine et aussi courageuse.
Beaucoup d’autres à sa place y eussent été raillées ou dénigrées pour cette aventure de
famille qui avait fait bien des jalouses dans le commencement ; mais si Suzanne avait pris
de grands airs avec ses anciennes compagnes, il était impossible de ne rien reprocher de
semblable à Tonine. Elle avait vécu à contrecœur dans la richesse, elle n’y avait connu
que le chagrin, l’indignation, la pitié850.

Le récit est certes réduit au personnage Tonine, à son histoire personnelle. Mais, au-
delà de l’analepse851, il fait état des mœurs d’une société, celle à laquelle appartient Tonine.
La valorisation de la figure de Tonine devant le pouvoir financier de son beau-frère est, par la
même occasion, celle des mœurs du peuple que défend Sand. Dans le but de légitimer son
discours, le narrateur relativise les faits. Dans ce cas, si Tonine représente cette catégorie de
personnes du peuple peu vaines, d’autres personnages représentent un groupe ayant une
attitude plutôt contraire. Cette partie du peuple qui accorde une importance à la richesse
matérielle est caractérisée par l’expression « jalouses » de la situation de Suzanne, au début de
son ménage, considéré comme étant une bonne affaire pour une fille du peuple. Finalement,
ce retour dans le passé de Tonine fait état de la pensée de George Sand sur la question des
valeurs.

Pour poursuivre dans le même sens, Sand utilise le même procédé afin d’exprimer les
souffrances liées au besoin s’enrichir pour un habitant de la ville basse. Pour le faire, elle fait

850
George Sand, La Ville-Noire, op.cit., p.13.
851
Gérard Genette, Discours du récit, op.cit., p.28.

302
entrer le narrateur dans le récit de vie du vieil Audebert, dans lequel il présente au jeune
Etienne Lavoute l’échec de son projet social mais surtout ambitieux : ouvrir son usine de
papeterie.

Mon histoire n’est pas gaie, répondit le vieillard. J’ai été marié et père de famille comme
ton parrain Laguerre, qui me connaît bien et qui sait bien que je n’ai jamais fait tort d’un
sou à personne. […].
J’eus l’idée de faire comme ton parrain a fait plus tard, c’est-à-dire d’adopter un orphelin
pour donner à quelqu’un le bonheur dont je ne pouvais plus jouir pour mon compte.
« Cette idée-là me conduisit à réfléchir à la misère de l’artisan en général, car, en
cherchant dans la ville l’enfant le plus digne de ma pitié, j’en vis tant […] Alors je
changeais de projet et j’imaginai de trouver le remède à la misère.
« Voilà ce qui m’a perdu, mon pauvre enfant ! Je me suis cru homme au-dessus des
autres, et je n’ai pas voulu calculer, tant j’avais la foi qu’une providence faite exprès pour
moi viendrait à mon secours. […].
« Mon ami, me répondit celui que je consultais, tout ce que vous avez rêvé confusément a
été, écrit, publié, proposé et discuté par de plus habiles que vous. On n’a pas résolu le
problème de la misère promptement applicable, et l’on y travaille toujours. C’est une
bonne chose d’y travailler ; mais, comme c’est la chose la plus difficile qui soit au
monde, il faut, pour y travailler utilement, beaucoup de génie et d’instruction. […] Vous
feriez mieux de songer à gagner votre vie, et, comme je sais que vous êtes très-gêné, je
mets ma bourse ou ma signature à votre service.
« Qu’importe que je sois perdu, qu’importe que je succombe ? Si je laisse après moi le
secret de rendre les autres heureux, j’ai bien de quoi me consoler : voilà ce que je me
disais, mais je ne trouvais le secret du bonheur ni pour moi ni pour les autres. […]
Je me suis trompé, c’est sûr ! Ce n’est pas une raison pour que je sois un lâche et un
menteur, et la preuve, c’est que, ne voulant être à la charge de personne et ne pouvant me
consoler du chagrin d’être inutile, je suis décidé à en finir aujourd’hui ou demain852.

Dans cette analepse, en même temps que le narrateur évoque les événements de la vie
du personnage, il évoque aussi quelques faits sociaux qui occupent l’œuvre, à l’exemple de
l’intégrité du peuple, le besoin de lutter contre la misère, le besoin d’instruction pour y
parvenir. Ces éléments renvoient à la réalité de la société qui sert de référence au roman et
d’élément de pré-compréhension853 de l’intrigue : la France du XIXe siècle.

On remarque dans ce zoom sur le passé du personnage que la misère fut sa motivation
pour la création d’une usine dans la ville basse. Cette usine qui donnerait du travail aux
pauvres permettrait de solutionner la misère. Il en ressort malheureusement, selon
l’interlocuteur du personnage Audebert que la misère est presque impossible à vaincre. Par

852
George Sand, La Ville Noire, op.cit., p.38-39-40-41-42.
853
Paul Ricœur, Temps et récit, op.cit., p.108. En parlant de la « mimésis », Paul Ricœur affirme ceci : Quelle
que puisse être la force d’innovation de la composition poétique dans le champ de notre expérience temporelle,
la composition de l’intrigue est enracinée dans une pré-compréhension du monde de l’action : de ses structures
intelligibles, de ses ressources symboliques et de son caractère temporel.

303
ailleurs, ce récit est aussi une sorte d’anticipation. Audebert relate son expérience et les
méfaits de ses ambitions pour attirer l’attention d’Etienne Lavoute qui souhaite ouvrir une
fabrique. Ce qui est plutôt une ambition noble et qui entre dans la logique de la lutte contre la
misère. Effectivement, plus tard dans le récit, on se rend compte qu’Etienne Lavoute reproduit
le même parcours que le vieil Audebert. Il ne parviendra pas à faire prospérer une usine qui
aiderait les pauvres dans la ville basse. L’échec du personnage Audebert peut s’expliquer par
son manque d’instruction. Car, c’est ce qu’affirme son interlocuteur lorsqu’il lui dit : « il faut,
pour y travailler utilement, beaucoup de génie et d’instruction. » Or, les habitants de la ville basse,
selon le propos de Gaucher, reconnaisse en Etienne Lavoute, cette instruction. Ce qui lui donnerait
plus de chance qu’Audebert à réaliser ce projet. Mais, la réussite d’Etienne Lavoute n’est pas prévue
par George Sand. Elle se sert plutôt de son parcours, comme nous l’avions déjà évoqué, pour montrer
que la misère ne se résout pas en faisant d’un ouvrier un bourgeois parce que le projet de Sept-Épées
était plus individuel que social. En revanche, pour les qualités de Tonine, sa compassion pour les
autres, son esprit solidaire, George Sand fera d’elle l’héritière de la fabrique de son beau-frère. Alors,
selon le regard de George Sand, Tonine serait à cette réussite sociale parce que ses valeurs lui
permettront de mettre sa richesse au service de ceux qui sont dans le besoin.

Cela étant, l’importance de ces retours dans le passé des personnages qui participent à
l’évolution du récit est qu’il s’agit d’une stratégie qui permet à l’auteur de configurer854 la
réalité sociale selon son point de vue. Ce sont là des séquences narratives assumées par les
personnages eux-mêmes855. Ceci justifie le fait que ces séquences narratives sont
généralement structurées par des dialogues ou des monologues. Elles exposent le personnage
qui relate, lui-même, son passé, important à la compréhension du récit. D’ailleurs, chez
Gaskell, on parle de retour lorsqu’elle s’engage dans une histoire qui se détache de l’instant
présent, mais qui apporte des précisions. Prenons le cas de la mort du jeune Carson.

En effet, le meurtre est déjà commis lorsque celui-ci est raconté. Ainsi, pour
l’introduire, le narrateur fait une sorte de pause et redirige le regard du lecteur vers une autre
temporalité. Celle-ci est marquée par cette petite introduction: “I must now go back to an hour
or two before Mary and her friends parted for the night.”856 Elle marque un détachement de

854
Paul Ricœur, Temps et récit, op.cit., p.106. La « configuration » correspond à l’étape 2 de la triple mimésis de
Ricœur. Il affirme ceci : […] je me propose de montrer que mimèsis II tire son intelligibilité de sa faculté de
médiation, qui est de conduire de l’amont à l’aval du texte, de transfigurer l’amont en aval par son pouvoir de
configuration.
855
Stella Mangiapane, « l’ordre du récit dans les manuscrits de Flaubert : étude de quelques cas. », Flaubert, [en
ligne], consulté le 30/04/2022 ? Genèse, Étude de genèse, URL : http://journals.openedition.org/flaubert/3865,
p.1.
856
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.178. [Trad.], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.303. Il me
faut maintenant retourner une heure ou deux avant le moment où Mary et ses amis se séparèrent pour la nuit.

304
temporalité et conduit le lecteur dans d’autres événements qui, à première vue, n’ont pas une
incidence flagrante dans la poursuite du récit. De fait, à ce moment, une longue narration
descriptive qui s’étend sur trois pages n’expose pas directement le vif du sujet : la mort du
jeune Harry Carson. Ces pages font entrer le lecteur dans le quotidien de la famille Carson
dont Harry est membre.

À ce sujet, nous rejoignons l’analyse de Perle ABRUGIATI sur le récit digressif :

Le récit cède le pas au discours argumentatif ou méditatif, le narrateur saute de la


mémoire des faits à leur commentaire ou à des considérations personnelles qui éloignent
apparemment le lecteur de la trame. On se trouve à la dérive, à la faveur de digressions :
on subit le passage d’un récit à un autre…857.

Le sujet, Harry Carson, entre en scène à la troisième page après une présentation
descriptive de l’environnement familial des Carson. On a l’impression que le narrateur tient
compte du plaisir de lire qu’éprouverait le lecteur. Il évite donc de construire un récit qui
s’inscrit brutalement dans le « récit-premier » en donnant d’amples informations à son lecteur
sur la situation à venir. Ainsi, le lecteur sait que Mrs. Carson, mère d’Harry Carson, est une
femme qui n’a aucune culture de l’effort : “But it was but natural consequence of the state of
mental and bodily idleness in which she was placed”858, et que les sœurs d’Harry Carson sont
très attachées à leur frère. Toutes ces informations paraissent d’abord très banales et
prononcées de manière anodine. Mais, lorsque nous poursuivons la lecture de ce récit
rétrospectif, nous nous rendons compte que ces détails jouent un rôle important : celui de
susciter une forme d’empathie auprès du lecteur qui n’a connu cette famille que dans le rôle
de propriétaire d’usine, jugée responsable des souffrances des travailleurs. Il faut donner sens
à la mort d’Harry Carson en tant que membre d’une famille, pour cela, il fallait peindre en
quelque sorte le tableau relationnel de la famille. Plus tard, dans le « récit-premier », on
constatera que finalement, cette mort impacte fortement les rapports entre ouvriers et patrons.
Cela s’explique par le choc émotionnel de la perte d’un fils que ressent le père d’Harry
Carson. Cette mort qui est causée par John Barton établit quelque peu un transfert de
souffrances, car les ouvriers, eux, perdent leurs enfants pour cause de misère. Et, cette même
misère est celle qui a renforcé la colère de Barton et qui l’a conduit au meurtre du fils de
Carson.

857
Perle Abbrugiati, « À travers les thèmes tabuchiens », Vers l’envers du rêve : Pérégrination dans l’œuvre
d’Antonio Tabucchi. [En ligne] Perle, ABBRUGIATI,. [En ligne], consulté le 03/05/2022, Presses universitaires
de Provence, http://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/pup/21144
858
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.178. [Trad.], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.303. Mais
son malaise n’était que la conséquence naturelle de l’état d’oisiveté physique et mentale où elle se trouvait.

305
Un autre récit qui a le même fonctionnement nous permet de donner des pistes de
résolution à l’énigme du meurtre d’Harry en même temps qu’il annonce une autre dynamique
au récit. Ce récit est introduit par les phrases suivantes: “I must go back a little to explain the
movies which caused Esther to seek an interview with her niece.” 859 Le « récit-premier »
présente Jem Wilson comme étant l’assassin d’Harry Carson, mais dans cette analepse, une
autre réalité s’annonce et bouleverse le « récit-premier », John Barton est finalement
l’assassin. C’est effectivement ce que nous trouvons intéressant dans cette analepse, sa
capacité à avoir une influence sur les actions de la grande narration. En effet, le fait d’être
reparti dans les événements passés qui expliquent le besoin qu’avait Esther à rencontrer sa
nièce met de la lumière sur des actions futures. Cette détermination d’Esther à rencontrer
Mary s’explique par la présence d’une feuille qui porte les initiales du nom de Mary Barton
trouvée sur le lieu du meurtre par Esther. En l’apportant à Mary à son domicile, celle-ci se
rend compte, après le départ de sa tante et par rapport à la lettre, que le meurtrier n’est pas
Jem, mais plutôt son père. Ce revirement de situation qui s’est produit dans le récit
analeptique conduit Mary Barton à agir dans le « récit-premier » en essayant de disculper Jem
et de protéger son père malgré sa culpabilité.

La stratégie qu’emploie Gaskell dans la narration de son œuvre rend le lecteur actif.
Elle pousse le lecteur dans des sortes d’interrogations, d’imagination de dénouement possible.
Dans ce sens, le récit devient une sorte « d’acte cognitif860 » parce qu’au-delà de la lecture, il
demande un travail de déchiffrage et de racolage d’éléments. Il faut que le lecteur soit à même
d’établir des liens entre les événements pour en comprendre leur logique dans un
enchaînement qui n’est pas toujours linéaire.

Elle fait passer son récit des problèmes de paupérisation à ceux d’une enquête
judiciaire. Durant la lecture, on a le sentiment de traverser une ellipse temporelle, car le récit
basé sur la pauvreté semble avoir été oublié, volontairement ou par omission. Alors, cette
césure dans la narration met une grande parenthèse sur les difficultés des habitants de
Manchester pour suivre le personnage, Mary Barton, dans sa quête. Ce processus détache
complètement le lecteur de la question des travailleurs. Il commence dès l’arrestation de Jem
Wilson au chapitre XIX et s’étend jusqu’au chapitre XXXVII. La vie des travailleurs, leurs
souffrances ne sont plus exposées qu’à travers le meurtre qui est leur conséquence. Il s’agit

859
Id., p.20. [Trad.] Id., p.34. Je dois retourner un peu en arrière pour expliquer les motifs qui avaient poussé
Esther à chercher à voir sa nièce.
860
Batiste Campion, « Évaluer le récit comme acte cognitive. Quel cadre pour les approches expérimentales ? »
Cahiers de narratologie [En ligne], consulté le 04/05/2022, http://journals.openedition.org/narratologie/7212 ,
p.2.

306
désormais du procès de Jem Wilson, de la recherche des témoins afin de prouver son
innocence. Un autre espace dans lequel se déroule la scène s’ajoute au récit : il s’agit de
Liverpool. Les personnages se déplacent ainsi de Manchester pour Liverpool:

The early trains for Liverpool, on Monday morning, were crowded by attorneys,
attorneys’clerks, plaintiffs, defendants, and witnesses, all going to the Assizes. They were
a motley assembly, each with some cause for anxiety stirring at his heart; though, after
all, that is saying little or nothing, for we are all of us in the same predicament through
life; each with a fear and hope from childhood to death. Among the passengers there was
Mary Barton, dressed in the blue gown and obnoxious plaid shawl.861

L’intérêt du récit est totalement tourné vers la résolution de l’assassinat du jeune


Carson. Contrairement au déplacement des ouvriers vers le parlement de Londres pour
présenter la pétition du mouvement des travailleurs ; ici, il est désormais question de
personnages qui appartiennent à une autre réalité : le milieu judiciaire. On peut relever des
indices qui le prouve dans le passage précédent : « attorneys’clerks » ; « attorneys » [trad.]
« avocats » ; « plaintiffs » [trad.] « plaignants » ; « defendants » [trad.] « défenseurs » ;
« witnesses » [trad.] « témoins ». Ces personnages établissent une à rupture avec la réalité des
ouvriers de Manchester. Surtout que, l’énumération des profils des personnages qui prennent
le train n’évoque pas les ouvriers. Ce qui les infériorisent davantage, car cela montre qu’ils ne
prennent presque pas le train. D’ailleurs, le déplacement de Mary Barton est présenté tel un
miracle. C'est ce que nous montrent les lignes qui suivent:

Common as railroads are now in all places as a means of transit, and especially in
Manchester, Mary had never been on one before; and she felt bewildered by the hurry, the
noise of people, and bells, and horns; the whiz and the scream of the arriving trains.
The very journey itself seemed to her a matter a matter of wonder. She had a back seat,
and looked towards the factory-chimneys, and the could of smoke which hovers over
Manchester, with a feeling akin to the hood for the first time; and umpleasant as those
objects are to most , she yearned after them with some of the same sentiment which gives
pathos to the thoughts of the emigrant.862

861
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.246. [Trad.], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.415. Lundi
matin, les premiers trains pour Liverpool étaient bondés. Avoués, clercs, plaignants, défenseurs et témoins s’y
pressaient tous pour se rendre aux assises. Ils formaient une assemblée disparate et chacun avait le cœur étreint
par quelque motif d’inquiétude ; ce qui, après tout, ne veut pas dire grand-chose car nous sommes tous dans la
même situation toute notre vie, ayant chacun de l’enfance à la mort une peur et un espoir. Parmi les voyageurs se
trouvait Mary Barton, vêtu de la robe bleue et du fameux châle écossais.
862
Id., [Trad.], Id. Bien que les chemins de fer fussent maintenant un moyen de transport commun, surtout à
Manchester, Mary n’était encore jamais montée dans un train. Elle fut déroutée par la presse ambiante et le bruit
des gens, par les cloches et les sirènes, les sifflements et les hurlements aigus des trains qui arrivaient. Le voyage
lui-même lui parut miraculeux. Elle avait un siège arrière et c’est avec un sentiment voisin de l’Heimweh (mal
du pays) qu’elle voyait s’éloigner les cheminées des usines et le nuage de fumée qui stagne au-dessus de
Manchester. Les objets familiers de son enfance se dérobaient à sa vue pour la première fois ; et même si ces
objets n’ont aucun charme pour la plupart des gens, Mary éprouvait cette nostalgie qui rend émouvantes les
pensées de l’émigrant.

307
Ici, on s’aperçoit nettement que même si le narrateur est passé d’une situation
narrative à une autre, il tient tout de même à garder le contexte de l’œuvre et de l’action au
centre du récit. Pour cela, il évoque les éléments qui marquent la révolution industrielle
lorsqu’il parle de l’usage du chemin de fer comme nouveau moyen de transport « common as
railroads are now in all places as a means of transit ». Aussi, il y est mentionné un
détachement entre le personnage et les éléments qui caractérisent Manchester, son lieu de vie
et de travail depuis son enfance : « factory-chimneys » [trad.] « les cheminées des usines » et
« the could of smoke which hovers over Manchester.” [Trad.] “le nuage de fumé qui stagne
au-dessus de Manchester. » Ce départ est renforcé par le terme « emigrant. »

Le narrateur ne l’utilise certainement pas sans tenir compte de son contenu qui désigne
le fait de partir de son pays pour un autre afin de s’y installer définitivement ou
temporairement. De fait, nous soulevons ce sujet parce que c’est la première fois que le terme
apparait dans le récit pour qualifier un personnage en déplacement. Et pourtant, plusieurs
déplacements ont eu lieu. Celui-ci reste très important pour le récit parce que le personnage
émigre avec la suite du récit qui se fera désormais, en grande partie, sur d’autres espaces. Les
scènes évoquées à Manchester n’occuperont plus autant de place dans le récit. On peut même
aller plus loin, en affirmant que le récit sur la situation des travailleurs de Manchester est
terminé. Manchester ne resurgira plus en tant que lieu d’action qu’aux derniers chapitres, ceux
dans lesquels le narrateur parlera de la mort de John Barton et de la mort d’Esther.

Pour finir, l’imbrication du récit analeptique au « récit-premier » de Gaskell a permis


de modifier la narration pour évoquer d’autres sujets. Ce travail a été aisément réalisé, mais il
contraint quand même le lecteur à tenir compte d’une double réalité. De fait, son intérêt
premier est d’abord de lire la réalité des habitants de Manchester sous l’ère industrielle et non
d’assister à une enquête de police au XIXe siècle depuis le roman. Pourtant, ces thématiques
sont celles qui nous conduisent au roman de Victor Hugo, Les Misérables. Hugo établit la
contextualisation de la situation des personnages en se servant aussi des analepses. On
retrouve donc des histoires antérieures racontées pour éclairer des scènes. Ces nouvelles
intrigues qui intègrent le récit ont très souvent une dimension historique. À cet effet, elles
contribuent à la construction de l’écriture de l’oppression sociale et permettent de réintégrer le
récit dans son contexte historique réel.

308
VIII.2. Les trois temps de la narration : « récit-premier », micro-récit et récit
historique.

L’Histoire constitue le support des romans de notre corpus. Plus spécifiquement,


l’histoire politique et économique de la France et de la Grande-Bretagne du XIXe siècle.
L’histoire est la mesure du discours sur la souffrance d’un peuple, car c’est à travers
l’éclairage fait sur des aspects de l’histoire que le récit entre dans une autre dimension. C’est
aussi à travers cet éclairage que l’audience de l’œuvre s’accroit davantage parce que l’histoire
permet à l’œuvre de faire adhérer son lecteur au récit proposé. Cette réalité explique le fait
que les romans mettent parfois en scène des récits qui ont une portée historique très
significative dans la narration du roman, tout comme dans la grande Histoire. Ainsi, au sujet
de la portée historique du roman, les Goncourt proposent au XIXe siècle, une redéfinition du
roman :

Le roman depuis Balzac n’a plus rien de commun avec ce que nos pères entendaient par
ce roman. Le roman actuel se fait avec des documents, racontés ou relevés d’après nature,
comme l’histoire se fait avec des documents écrits. Les historiens sont des raconteurs du
passé ; les romanciers, des raconteurs du présent863.

Les Goncourt parlent d’une forme de révolution romanesque sur le plan esthétique. Le
roman actuel tient ses informations des sources réelles qui sont combinées aux sources
imaginaires. Les romanciers jouent en partie le rôle d’historiens de la société à laquelle ils
appartiennent, ce qui leur vaut le titre de « raconteurs du présent. » Dans cette perspective, on
retrouve des récits mêlés entre histoire de la narration et Histoire. Prenons le cas de ces lignes
du roman d’Hugo :

Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire remportée par le général en chef de
l’armée d’Italie que le message du directoire aux cinq-cents, du floréal an IV, appelle
Buona-Parte ; ce même jour, une grande chaîne fut ferrée à Bicêtre864.

Digression totalement inattendue par le lecteur dans l’histoire qui poursuivait son
cours. On entre dans une partie de l’Histoire de France, précisément celle du règne de
Napoléon Bonaparte. Le seul lien que le lecteur puisse établir entre les deux histoires est
l’espace dans lequel se déroulent les deux événements : Paris, le 22 avril 1796. En effet, en
cette date et ce lieu, il eut la célébration de la victoire de Napoléon Bonaparte dans la bataille

863
Dominique Pety, « L’histoire du présent : le roman et ses documents », Poétique de la collection au XIXe
siècle : Du document de l’historien au bibelot de l’esthète, Paris Nanterre, 2010. [En ligne], consulté le
27/06/2022, http://books.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/pupo/638 , p.98.
864
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.88.

309
qui opposait l’armée d’Italie de la Ière République française aux forces du Saint-Empire
Romain. Cette bataille est, selon l’Empereur, celle à qui, il doit sa grandeur devant le peuple
français. Dans cette partie de la narration, le récit est plutôt linéaire. En effet, on constate une
rupture et digression dans un récit historique, certes, mais celle-ci se situe toujours dans la
progression du récit. Cette sortie du récit pour une autre histoire n’introduit ni d’anticipation
ni de retour, mais reste dans le présent. Ainsi, on peut parfois faire face à ce type
d’esthétisation du discours joignant les deux instances de la narration sans pour autant en faire
une autre temporalité. Alors, ces formes d’insertions d’autres récits servent à donner, comme
nous l’avions dit, les sentiments de l’auteur sur une réalité. D’ailleurs, la critique sous-jacente
à cette organisation du récit peut bien vouloir montrer que la gouvernance de la France est
peut-être meilleure dans les combats, mais présente un échec sur l’amélioration du quotidien
du peuple français puisqu’il est éprouvé par la précarité.

Nous poursuivons cette lecture sur l’organisation du récit en trois temps à travers le
parcours de Jean Valjean. Le premier temps de ce qui suit s’annonce par une sorte de
dédoublement entre l’auteur et le personnage. Le personnage qui « raconte cette histoire865 »
est Victor Hugo qui fait son personnage. Dans la préparation de son roman, il fit une visite
« dans le champ de bataille de Waterloo.866 » Nivelles et Waterloo sont des « lieux de
Mémoire867 » pour lesquels Hugo souhaite « faire parler les silences, ces terribles instants où
elle (histoire) ne dit plus rien, et qui sont justement ses moments les plus tragiques.868 »

Waterloo, lieu de combat des soldats français mérite, selon Hugo, d’être étudié dans
un récit qui parle du peuple français. En effet, Hugo voudrait certainement faire un lien entre
le peuple marginalisé qui meurt de faim et ce même peuple qui a combattu pour la France au
côté de l’Empereur. Notre idée tend à se confirmer avec une très longue digression intitulée
Hougomont869. Cette digression commence à la page 303 et s’achève à la page 356, donc elle
tient sur une cinquantaine de pages. L’étendue importante que prend la digression révèle
l’importance de celle-ci pour l’auteur, c’est-à-dire l’importance qu’il accorde à l’événement

865
Dans le roman il est précisé que l’auteur fut réellement à Waterloo. Nivelles faisant intrinsèquement partie de
l’histoire de Waterloo, nous supposons que l’auteur l’ait aussi visité. [Note.] p.1581. « Hugo séjourne à
Waterloo du 7 mai au 21 juillet, 1861, quoique de manière intermittente. C’est sur place qu’il souhaite écrire ce
« grand récit épique mêlé au roman » (« Note de travail », Chantiers, p.736). « J’ai passé deux mois à Waterloo,
note-t-il. C’est là que j’ai fait l’autopsie de la catastrophe. J’ai été deux mois courbé sur ce cadavre » (« Dossiers
mêlés », ibid., p.896).
866
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., P.302.
867
Pierre Nora, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1986.
868
Pierre Nora, « Histoire et roman où passent les frontières ? », op.cit., p.8. Ces propos de Nora ont été
empruntés à Jules Michelet.
869
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.303.

310
qui y est raconté. Victor Hugo joue également avec le fait que Hougomont était un ancien
château devenu une ferme par la suite. L’image de cette dégradation symbolise en même
temps, la défaite de l’Empereur. Ainsi, le roman fera donc face à une nouvelle réalité qui ne
s’appuie plus sur l’imaginaire du romancier, mais surtout sur un événement qui a marqué la
Grande Histoire. C’est dans ce sens que Nora affirme :

L’Histoire que Lucien Lefebvre appellera « événementielle » s’appuie, comme le roman,


sur le récit, restitue une intrigue, met en scène des personnages, le plus souvent des
grands personnages et, par l’organisation dramatique des choses, par l’art du portrait, par
les séquences argumentatives, elle s’apparente au roman870.

C’est cette confusion qu’Hugo a voulu semer en faisant passer la Bataille de Waterloo
pour une étape de son récit romanesque, notamment l’étape d’« Hougomont. » On remarque
qu’effectivement le chapitre s’imbrique aisément dans la progression du récit sans ruptures
esthétiques. Dans ce chapitre, Hugo tente de redonner naissance aux événements qui s’y
seraient produits. De fait, comme dans les autres chapitres, celui-ci a bien un titre qui est
« Hougomont, », mais qui a une résonance historique. Le chapitre s’organise autour d’une
narration parfois descriptive du lieu évoqué :

Hougomont, vu sur la carte, en plan géométral, bâtiments et enclos compris, présente une
espèce de rectangle irrégulier dont un angle aurait été entaillé. C’est à cet angle qu’est la
porte méridionale, gardée par ce mur qui la fusille à bout portant. Hougomont a deux
portes : la porte méridionale, celle du château, et la porte septentrionale, celle de la ferme.
[…] Les bâtiments de la ferme bordent la cour au sud. Un morceau de la porte nord,
brisée par les Français pend accroché au mur. […]871

En plus des passages descriptifs, on retrouve aussi des personnages cités et propres à
ce récit : Napoléon considéré comme le « grand bucheron de l’Europe », Jérôme Napoléon,
frère de l’Empereur ; le général Baudin872 ; le sous-lieutenant « Legros » et l’un des paysans
de la ferme, Guillaume Van Kylson. En plus des informations qu’Hugo met dans son roman et
qui marquent l’historicité de son œuvre, de l’autre côté, dans le récit historique, on peut
retrouver une narration assez semblable aux procédés qu’Hugo emploie. C’est-à-dire dans un
style descriptif :

870
Pierre Nora, op.cit., p.6-7.
871
Victor Hugo, Id., p.303-304.
872
Jacques Olivier Oudon, « Baudin et la barricade du 3 décembre 1851 : histoire et représentation de l’Empire à
la République », La barricade [En ligne], consulté le 29/06/2022, https://books.openedition.org.ressources-
electroniques.univ-lille.fr , p.1. Alphonse Baudin est incontestablement l’une des figures emblématiques de la
barricade. Tué au lendemain du 2 décembre 1851, en tentant de s’opposer au coup d’État de Louis-Napoléon
Bonaparte, Baudin est figé à jamais dans les mémoires, dressé comme la statue du commandeur face aux fusils
des soldats de Louis-Napoléon. La barricade sous ses pieds n’est plus qu’un socle, mais l’homme et l’objet
semblent indissolublement liés. Baudin se fond dans la barricade, jusqu’à faire corps avec elle.

311
La campagne de Waterloo commence réellement à 3 heures 30 du matin, le lundi 12 juin
1815, lorsque l’empereur Napoléon, ne montrant rien de la torpeur ou de l’indécision qui
lui attribuèrent ultérieurement certains, quitta Paris après un diner d’adieu avec sa famille
et prit la direction du nord dans sa berline, pour franchir seulement trois jours plus tard la
frontière belge avec une armée de 124 000 hommes873.

On n’observe pas une grande différence entre le récit du romancier et celui de


l’historien. Les deux, Victor Hugo et Roberts Andrew, donnent des informations précises sur
l’histoire d’Hougomont. Alors, cette méthode permet d’attester que Victor Hugo sort de la
fiction et entre pleinement dans l’écriture du récit historique. Mais pour revenir au discours
qu’Hugo propose sur Waterloo, un détail important nous révèle que l’auteur tient à garder
l’idée d’une construction romanesque du récit de Waterloo. En effet, le narrateur précise que
« Hougomont, pour l’antiquaire874, c’est Hugomons.875 » Ainsi, cet énoncé modifie la
perception du lecteur sur la représentation de l’histoire dans le roman. À travers cet énoncé, le
lecteur est plutôt mis en garde, car le récit historique présenté est certes construit sur des faits
réels, mais ici, il ne s’agit que d’une reconstruction qui prend en compte le point de vue de
l’historien-romancier qu’est l’écrivain. Nous sommes encore face à une configuration en
intrigue d’un récit historique876. Nous ne détaillerons pas ici la bataille de Waterloo qu’Hugo
raconte, car ceci ne fait pas l’objet de notre étude.

Aussi, le début de la bataille pousse le lecteur à des interrogations parce qu’on ne lit
aucun lien direct avec le récit qui s’achève, et aucun lien, également, avec le titre du livre
premier qu’elle ouvre : Cosette. À quoi sert donc exactement ce récit dans la progression du
« récit-premier » ? On peut dire que selon l’auteur et sa stratégie narrative, parler du peuple et
de sa misère, c’est parler d’événements historiques globaux qui ont eu des répercussions sur le
peuple. C’est donc être en train de raccrocher la petite histoire à la grande histoire tout au long
de la narration pour faire comprendre les circonstances des différentes formes d’oppression du
peuple.

Vers la fin de l’anecdote, deux personnages entrent en scène. Ceux-ci sont différents
des précédents du fait qu’ils appartiennent au récit imaginaire. Il s’agit du sergent Thenardier
et de l’officier de Légion d’Honneur, Pontmercy. Ces deux personnages sortent le lecteur du
récit historique pour entrer dans la narration. Ainsi, le sergent Thenardier est un personnage
que le lecteur a déjà rencontré dans le deuxième tome, au quatrième livre, lors de la rencontre

873
Roberts Andrew, Waterloo, 18 juin 1815, le dernier pari de Napoléon, Paris, Fallois, p.17.
874
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., [Note], p.1581. Il s’agit d’un savant curieux des vestiges du passé.
875
« Hugomont », appellation d’« Hougomont » raconté par Hugo.
876
Paul Ricœur, Temps et récit, op.cit., p. 106.

312
entre Fantine et la Thenardier à l’Auberge des Thenardier. Sur cette longueur des récits
anecdotiques, des critiques prétendent que « le récit de la bataille de Waterloo dans Les
Misérables est apparu comme une faute du romancier maladroit.877 »

Faute ? Non, pas parce que Victor Hugo fait du récit de la bataille de Waterloo un
univers romanesque. Mais faute parce que le récit sur la bataille semble prendre trop de place
dans l’espace romanesque, écarte un moment les personnages de la narration et coupe le
lecteur du fil conducteur du récit de la narration. D’ailleurs, à ce sujet, l’auteur Barbey
d’Aubervilly trouve que l’auteur a fait « un hors-d’œuvre disproportionné878. » Il fait trop de
place à ce récit historique et épique qui n’est pas l’objet du roman dont le titre a largement été
explicité durant la trame narrative. Si l’on s’en tient aux explications données et que nous
avons exploitées dans la deuxième partie, lorsque nous avions parlé de la misère, Les
Misérables prennent en compte l’homme prolétaire, la femme déchue, l’enfant maltraité et
abandonné. Tous ces profils de personnages construisent l’imaginaire de la déchéance sociale
et non celui de la bataille de Waterloo.

Cet enchevêtrement de réalités auxquelles Hugo soumet son récit est encore
perceptible dans cette comparaison des références historiques à des personnages
romanesques :

Il est certain que Napoléon fit des fautes dans la guerre de Russie, qu’Alexandre fit des
fautes dans la guerre de l’Inde, que César fit des fautes dans la guerre d’Afrique, que
Cyrus fit des fautes dans la guerre de Scythie, et que Javert fit des fautes dans cette
campagne contre Jean Valjean879.

Le fait d’introduire ces personnages cause une césure avec l’action présente en
évoquant plusieurs passés. On peut se demander quel est l’enjeu de l’auteur ? Si ce n’est pas
pour montrer la vulnérabilité de la justice, montrer qu’elle peut aussi faillir.

Finalement, un croisement qui semble plus concret entre l’Histoire et le récit se


structure autour du personnage Marius de Pontmercy, fils de l’officier de la Légion d’honneur
de Napoléon Bonaparte. En se remémorant le récit de son père, Marius fait entrer le lecteur
dans un passé national et sa valeur symbolique dans le roman :

C’était une passion en effet. Marius était en train d’adorer son père.

877
Roland Desné, « Histoire, Épopée et Roman : Les Misérables à Waterloo », Revue d’Histoire Littéraire de La
France, Vol.75, no. 2/3, 1975, p.321-328, [En ligne], consulté le 20/06/2022,
http://www.jstor.org/stable/40525210, p.21.
878
Ibid., P.21.
879
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.470-471.

313
En même temps, un changement extraordinaire se faisait dans ses idées. Les phases de ce
changement furent nombreuses et successives. Comme ceci est l’histoire de beaucoup
d’esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre ces phases pas à pas et de les
indiquer toutes.
Cette histoire où il venait de mettre les yeux l’effarait. Le premier effet fut
l’éblouissement.
La République, l’Empire, n’avaient été pour lui jusqu’alors que des mots monstrueux. La
République, une guillotine dans un crépuscule ; l’Empire, un sabre dans la nuit. Il venait
d’y regarder, et là où il s’attendait à ne trouver qu’un chaos de ténèbres, il avait vu, avec
une sorte de surprise inouïe mêlée de crainte et de joie, étinceler des astres, Mirabeau,
Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Danton, et se lever un soleil,
Napoléon. Il ne savait où il en était. Il reculait à ces rayonnements […] la Révolution et
l’Empire se mirent lumineusement en perspective devant sa prunelle visionnaire ; il vit
chacun de ces deux groupes d’événements et d’hommes se résumer dans deux faits
énormes ; la République dans la souveraineté du droit civique restituée aux masses,
l’Empire dans la souveraineté de l’idée française imposée à l’Europe ; il vit sortir de la
Révolution la grande figure du peuple et de l’Empire la grande figure de la France880.

Marius fait sûrement allusion au discours anti-révolutionnaires et anti-impérial des


monarchistes, il faut donc dépasser cette propagande pour reprendre l’héritage républicain,
c’est-à-dire, « la défense de l’idéal du progrès881. » Marius est, ici, un personnage qui porte
une « individualité typisée 882», il est fait modèle du peuple et le représente. De fait,
l’adoration que fait Marius pour ces illustres personnages historiques est celle que devrait
avoir le peuple français pour ceux qui se sont battus pour le peuple de la France.

Dans l’histoire de son père, est mise en abîme l’Histoire de France. Il faut connaître
cette Histoire de France pour comprendre la valeur de la République qui est distincte de celle
de l’Empire. Ainsi, le fait d’entrer en connexion avec cette Histoire liée à la guerre de
Waterloo à laquelle son père a participé lui permet de mieux analyser la violence des faits que
sont la « guillotine » pour la République et le « sabre » pour l’Empire. Le fait de prendre en
compte tous ces faits, le mène donc à prendre position. Celle de la République puisqu’il
s’engagera par la suite dans la révolte du peuple. Et, le narrateur affirme que : « il s’aperçut
alors que jusqu’à ce moment il n’avait pas plus compris son pays qu’il avait compris son
père883.» Il devait donc comprendre l’Histoire de son peuple à travers celle de son père. C’est
pour cette raison que le narrateur parle désormais d’un Marius « aveuglé de clarté. » On
comprend mieux le processus de l’écrivain dans sa stratégie qui mêle récit narratif et récit

880
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.616.
881
Jean-Luc Chappey, « Héritages républicain et résistances à « l’organisation impériale des savoirs » », Annales
historiques de la Révolution française, [En ligne], consulté le 10/03/2023,
http://journals.openedition.org.ressources.electroniques.univ-lille.fr/ahrf/7723 , p.9.
882
Colette Becker, Jean-Louis Cabanès, Le roman au XIXe siècle, l’explosion du genre, op.cit., p.52.
883
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.616.

314
historique. Surtout, s’explique encore mieux l’engagement de Marius aux barricades, un
engagement pour la République et donc pour qui, il a fait le choix en intégrant le groupe des
insurgés.

Par la même occasion, le lecteur est entraîné dans l’enchaînement de plusieurs récits
qui tentent d’éclairer le contexte politique des révoltes d’un peuple qui combat pour sa
souveraineté. Cela fait comprendre l’intérêt que Victor Hugo accorde à la révolte du peuple
sur le plan politique. Selon le processus narratif par lequel Marius découvre son père, la
souveraineté d’un État se traduit dans sa capacité à respecter la voix du peuple en devenant
une République. Pour aller plus loin, il est intéressant de constater que Victor Hugo prévoit
des chutes narratives dans le déroulement du « récit-premier », qui permettent de comprendre
l’intrusion de ces récits historiques. C’est le rôle qu’a joué, en partie, l’entrée en scène du père
de Marius, un personnage situé entre fiction et réalité historique dans l’imaginaire de Victor
Hugo. C’est le cas dans les passages suivants :

Marius fut trois jours absents, puis il revint à Paris, alla droit à la bibliothèque de
l’école de droit et demanda la collection du Moniteur.

Il lut Le Moniteur, il lut toutes les histoires de la République et de l’Empire, Le Mémorial


de Sainte-Hélène, tous les mémoires, les journaux, les bulletins, les proclamations ; il
dévora tout. La première fois qu’il rencontra le nom de son père dans les bulletins de la
Grande Armée, il en eut la fièvre toute une semaine. […] Quand, dans ce mystérieux
travail, il eut tout à fait perdu son ancienne peau de bourbonien et d’ultra, quand il eut
dépouillé l’aristocrate, le jacobite et le royaliste, lorsqu’il fut pleinement révolutionnaire,
profondément démocrate et presque républicain, il alla chez un graveur du quai des
Orfèvres et y commanda cent cartes portant ce nom : Le baron Marius de Pontmercy884.

Contrairement aux digressions historiques qui racontent, à l’exemple du récit de la


bataille de Waterloo, dans ce passage, les deux récits s’imbriquent entre celui du père et celui
du fils, entre le « récit-premier » et le « récit historique. » Marius qui appartient au « récit-
premier » est dans un processus de formation, pour ne point dire de transformation. Ainsi,
l’histoire qui marque le personnage fictif est mentionnée par la présence de document, « Le
Mémorial de Sainte-Hélène » et « les bulletins de la Grande Armée » qu’on peut encore
retrouver à la Bibliothèque Nationale de France. Ces documents dans lesquels le personnage a
découvert le récit héroïque de Napoléon Bonaparte et les combats des soldats de l’Empereur
dans lesquels figure son père. Par ailleurs, toutes ces découvertes n’ont d’effet que dans le
récit, puisque, c’est de celles-ci que naîtra le choix politique du personnage. Marius est certes

884
Id., p.615-620.

315
un personnage, mais, ce parcours ressemble à celui de Victor Hugo sur la scène politique. En
effet, dans les notes du roman, il est mentionné ceci :

Comme le rappellent A. et G. Rosa (p.1196) et Y. Gohin (t. I, P.939), Hugo s’attribua le


titre de baron après la mort de son père et celui de vicomte après la mort d’Eugène en
1837. Cette noblesse fut confirmée par Louis-Philippe lorsque Hugo accéda à la Chambre
des pairs885.

En poursuivant la lecture du roman d’Hugo, l’éclaircissement de la pensée de Marius


se traduit en action lorsqu’il exprime une vive détermination aux barricades. Ce qu’on peut
donc retenir, c’est que la révolte de Marius pour la condition du peuple se fonde sur la prise
en compte de l’Histoire de ce peuple, de son pays. Dans ce cadre, les trois temps du récit se
mêlent. Le « récit-premier » qui met en scène Marius, ses questionnements sur la République
et l’Empire au chapitre VII du Livre III. Ensuite, un « micro-récit » fait intervenir le lien entre
Marius et un personnage historique, son père, soldat de Napoléon Bonaparte. De fait, Marius
devient ce « personnage-pont886 » qui sert de passerelle entre le récit de la narration et
l’Histoire. Il assure le rôle de ce personnage qui nous a entraînés de l’intrigue à l’Histoire de
France.

Structurellement, l’œuvre de Victor Hugo est un roman non-linéaire. Mais, nous


pensons qu’il est possible de parler de « linéarité entrecoupée887 » dans cette œuvre. Car les
ruptures qui y sont faites ne servent qu’à renforcer les explications des événements qui se
produisent et à construire le sens du récit total.

Des ruptures parce que le « récit-premier » subit des interruptions parfois brusques.
Constructions parce que ces micro-récits finissent généralement par se joindre les uns aux
autres par l’intervention des coïncidences narratives à l’exemple de la rencontre entre le
Thénardier et Pontmercy : ce qui relance le « récit premier » qui se nourrit de sens au fur et
mesure que la narration évolue.

Ce processus que subit la trame narrative est également celui qu’on observe dans la
composition du peuple insurgé aux barricades. Au fur et à mesure que le récit a évolué, le
peuple s’est construit par différents profils de personnages : le récit de l’ancien bagnard, celui
du Maire (Jean Valjean, l’histoire de la jeune fille orpheline (Cosette), l’expérience et la

885
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.1615.
886
Nous désignons par « personnage-pont » celui qui se retrouve à la fois dans le récit factuel et le récit
fictionnel.
887
Nous parlons de « linéarité entrecoupée » parce que dans l’ensemble, le récit suit une linéarité de l’histoire
qui évolue. Les faits se suivent et s’accordent les uns avec les autres. Mais, cette linéarité est très souvent
interrompue par d’autres récits (prolepses et analepses).

316
colère de l’enfant de la rue (Gavroche), les intellectuels (amis de l’ABC), le bourgeois
révolutionnaire (Marius), le vieux sage (Mabeuf). Finalement, le peuple, c’est une histoire qui
repose sur un ensemble d’histoires. Le peuple n’est pas que ce groupe d’hommes
marginalisés, le peuple est la rencontre de personnes aux histoires symboliques qui
caractérisent l’état de la société.

VIII.3. Intervention auteur-narrateur et lecteur dans l’élaboration du récit entre


réel et fiction
VIII.3.1. Le rôle du lecteur dans la construction et l’évolution du sens du
récit des souffrances du peuple

Le lecteur est considéré comme l’une des instances du récit dans l’« acte de
lecture888 », il permet d’actualiser le texte durant sa lecture889. Ainsi l’auteur écrit d’abord
pour le lecteur avec qui, il entretient une communication ; à qui, il s’adresse puisqu’il écrit
pour être lu. Dans ce sens, Umberto Eco dit :

Un texte, tel qu’il apparait dans sa surface (ou manifestation) linguistique, représente une
chaîne d’artifices expressifs qui doivent être actualisés par le destinataire890.
Cela dit, en abordant les textes que nous soumettons à l’analyse, nous sommes
confrontés à un flux d’informations qui s’enchaînent tout au long de nos lectures. Ces
informations se structurent d’abord dans un seul texte. Elles constituent, de fait, un récit
propre à un auteur. Raison pour laquelle, sur la thématique de l’oppression sociale au XIXe
siècle, le lecteur a en face de lui le discours de Charles Dickens, le discours de Victor Hugo,
le discours de George Sand et celui d’Elizabeth Gaskell. On peut même élargir la sphère de
lecture au-delà de nos auteurs, car il peut aussi lire Eugène Sue, Charles Kingsley et d’autres
auteurs. Dans ces lectures, il aura des informations propres à chaque auteur sur une même
thématique qui peut être abordée de diverses manières. Une autre possibilité s’ouvre aussi à ce
lecteur : la lecture d’un ensemble de textes pour n’en constituer qu’un sens commun, global,
qui représenterait mieux la pensée du siècle sur la souffrance du peuple bien qu’elle ait parfois
des nuances. Tout ceci permet de montrer que le lecteur reste au fait de l’existence d’une
œuvre littéraire. Il est celui qui actualise l’existence du texte par sa lecture et son
interprétation.

888
Yves Gilli, « Le texte et sa lecture. Une analyse de l’acte de lire selon W. Iser », Semen, 1983, [En ligne],
consulté le 27/juin/2022, https://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lillr.fr/semen/4261, p.2.
« Le texte est un potentiel d’action qui est actualisé au cours du processus de lecteur. » Wolfgang Iser, Der Akt
des Lesens, UTB636, W. Fink. Mflnchen, 1976, p.7.
889
Umberto Eco, Lector in Fabula, op.cit., p.61.
890
Id., 61.

317
Cela étant, la littérature du XIXe siècle n’aurait existé, ou n’aurait eu une telle
résonance si elle n’avait pas eu un lecteur impliqué891, à sa réception892. Dans cette
perspective, au compte de la Grande-Bretagne, Marie-Françoise Cachin affirme que le taux
d’alphabétisation augmente et de nouveaux lecteurs, même de la classe populaire,
s’intéressent de plus en plus à la lecture des œuvres :

Au début du XIXe siècle, l’alphabétisation se développe cependant peu à peu, tant pour
les enfants que pour les adultes, mais cette progression se fait dans un contexte
d’importants changements de société, dus certes à l’industrialisation et à ses
conséquences, mais à d’autres également : prise de conscience des gouvernements
successifs de la nécessité d’améliorer le système éducatif, action de divers mouvements
sociaux et enfin mis à la disposition des nouveaux lecteurs de nombreux ouvrages
imprimés.893.

Au XIXe siècle, ces nouveaux lecteurs sont très accrochés à la nouvelle forme de
publication des petits récits de vie dans le « roman-feuilleton894. » En effet, dans cette forme
de publication, le lecteur est fortement impliqué. Bien que la publication dépende du rythme
d’écriture de l’auteur, celle-ci dépend aussi de l’accueil que le public offre à chaque séquence
de publication. Dans la même perspective, l’auteur reste, en quelque sorte, attentif au besoin
du public. Ceci étant, comme le public n’est pas constitué que d’une partie du peuple, mais
concerne également, la haute bourgeoisie et la petite classe, les auteurs tiennent à tous les
représenter. On voit donc que le lecteur influence l’auteur dans ses représentations par rapport

891
Yves Gilli, op.cit., p.5. Lire c’est être en quelque sorte dans l’objet qu’il s’agit d’appréhender, c’est avoir un
regard qui se déplace à l’intérieur du texte (wandernder blickpunkt), ce qui en même temps définit un certain
type de rapport entre texte et lecteur. Or l’activité de synthèse exercée par le lecteur n’a pas lieu lors d’étapes
bien déterminées de la lecture, mais à tout instant, à tout déplacement du point de vue. Les phrases annoncent en
effet un devenir et mettent ainsi en marche un processus. Elles provoquent une attente, un phénomène
d’anticipation, responsable de prévisions, lesquelles se verront confirmées ou modifiées ou infirmées et déçues.
Modifications et déceptions inviteront à revenir au point de départ, à l’instant précédent. Quoi qu’il en soit, ce
qui a été lu et qui fait naître une attente, déçue ou non par la suite, prendra place dans le souvenir dès que
commence une autre séquence. À son tour, une nouvelle série de phrases peut rappeler ce qui avait été confié au
souvenir et qui entre ainsi dans de nouvelles relations. Le rappel est susceptible de modifier à la fois l’attente et
les éléments du souvenir eux-mêmes et c’est ainsi qu’au cours de la lecture, éléments d’attente et souvenirs
agissent en permanence les uns sur les autres.
892
Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op.cit.
893
Marie-Françoise Cachin, « Première partie 1815-1850 : la propagande de la lecture. », Une nation de
lecteurs ? La lecture en Angleterre (1815-1945), Villeurbanne : Presse de l’enssib, 2010, [En ligne], consulté le
28/06/2022, https://doi.org/10.4000/books.pressesenssib.774. Présentation de l’œuvre.
894
Morgane Avallaneda, « Le roman-feuilleton, qu’est-ce que c’est ? », Les le feuilleton dans la presse, [en
ligne], consulté le 17/05/2022, mise en ligne le 28 octobre 2020. https://gallica.bnf.fr/blog/28102020/le-roman-
feuilleton-quest-ce-que-cest?mode=desktop, le roman-feuilleton est alors caractérisé par une publication
morcelée, par la mention « À suivre » ou encore « La suite à demain » et par sa localisation dans la section
« feuilleton » du quotidien. En même temps qu’il développe, le genre se normalise. Certains textes sont écrits
spécifiquement pour ce mode de publication : souvent longs, ce sont des romans populaires qui exploitent le
suspens des interruptions programmées, et n’hésitent pas à faire des péripéties, à réutiliser des personnages d’un
roman à l’autre, afin de conserver l’attention des lecteurs : Alexandre Dumas et ses mousquetaires, Eugène Sue
avec Les Mystères de Paris ou encore Ponson du Terrail et ses nombreux romans où l’on retrouve Rocambole,
en sont excellent exemples.

318
aux attentes de celui-ci. C’est dans ce contexte que germe le roman-feuilleton. En Grande-
Bretagne, Dickens est très reconnu comme figure de proue du roman-feuilleton. D’ailleurs,
c’est dans son hebdomadaire Household Words qu’apparaît son roman Hard Times.
Aujourd’hui, on peut retrouver le fil de ces publications en ligne dans «Dickens Journals
online.» Celles-ci se faisaient à un intervalle d’une semaine en général.

Nous vous proposons ici quelques publications du roman Hard Times :

895

Ces trois photos illustrent bien les publications de Hard Times dans l’hebdomadaire de
son auteur. Dans une telle forme de publication, la réception du lecteur compte, puisque

895
Charles Dickens, Household Words, « Dickens Journals online » [en ligne], consulté le 17/05/2022,
https://www.djo.org.uk/household-words/volume-ix/page-21.html.

319
l’approbation du lecteur à l’histoire racontée permet à l’auteur de modifier ou de continuer la
trame narrative. Il est vrai que pour dénoncer le prolétariat, il fallait mettre en scène et faire
parler les prolétaires eux-mêmes. De fait, pour captiver l’attention du public, Dickens se
devait aussi de respecter le bas peuple dans ses représentations. Aussi, les auteurs peignent le
peuple avec ses traits de caractère, certes. Mais on remarque que ces auteurs ont parfois
l’habitude de justifier certains comportements des gens du peuple par une pauvreté, dont ils ne
sont pas toujours responsables. C’est le cas de l’alcoolisme qui est un caractère récurrent dans
la peinture du bas peuple mais que les auteurs présentent comme un moyen, pour les ouvriers,
d’oublier les problèmes du quotidien.

Pour exemple, dans le roman d’Elizabeth Gaskell, John Barton s’adonne à l’opium et à
l’alcool lorsqu’il revient du Parlement de Londres afin de supporter les échecs des tentatives
de réformes politiques pour la condition des travailleurs. N’ayant trouvé gain de cause, le
personnage s’autodétruit en tombant dans le vice. On retrouve également, dans Hard Times,
l’épouse de Stephen Blackpool, ancienne ouvrière et précaire qui est devenue alcoolique.
Mary Barton et Hard Times sont publiés dans les mêmes conditions896 et traitent de
problématiques assez similaires. Ces deux auteurs s’adressent au même public et respectent le
même protocole de représentation. On parle des classes sociales, on peut mettre en scène le
peuple, mais il faut faire preuve de bienveillance envers le peuple. Cette bienveillance
adressée au peuple est l’objet central de l’écriture de Sand. Son œuvre est aussi publiée en
trois étapes dans La Revue des deux mondes897, une revue qui se veut progressiste. Et, le
roman de George Sand propose effectivement une transformation des mœurs.

Le roman, Les Misérables, de Victor Hugo reste en marge de cette forme de


publication à sa première parution. En effet, voulant éviter la censure impériale, Victor Hugo
refuse que son œuvre paraisse dans la presse sous la forme de roman-feuilleton. Par ailleurs, il
fait quand même des publications en petits formats et à moindre coût (5 centimes) afin de
faciliter leur accessibilité898. Certes, l’auteur n’opte pas pour cette publication parce qu’il
contourne la censure, mais il n’est pas aussi très favorable au style de publication du roman-

896
Les œuvres d’Elizabeth Gaskell ont aussi été publiées dans l’Hebdomadaire de Charles Dickens, notamment
Mary Barton et North and South. On peut en retrouver les traces dans le journal de Dickens en ligne sur
https://www.djo.org.uk/search/journals.html?search=John+Barton&required_search=John+Barton&optional_sea
rch=&forbidden_search=&order=date
897
Jean-Claude Fizaine, « George Sand : Jeanne, éd. S. Vierne ; La Ville noire, éd. J. Courrier », Romantisme,
1979, n°25-26., Conscience de la langue. Pp.247-247. [En ligne], consulté le 18/05/2022,
www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1979_num_9_25_6094, p.247.
898
Marie Bellot, « 1862 : publication des Misérables. », Retro News, [En ligne], consulté le 18/05/2022,
https://www.retronews.fr/arts-feuilletons-litteraires/echo-de-presse/2016/08/25/1862-publication-des-miserables

320
feuilleton. En effet, cette forme de publication est pour l’écrivain, une sorte de racolage 899 de
suspens qui se saisi des interrogations et de l’engouement des lecteurs pour créer une suite à
la trame narrative. Même si, on a remarqué dans la lecture de son roman, qu’il reprenait
certains codes de cette forme de publication. C’est le cas de la présence du lecteur à qui le
narrateur s’adresse dans l’intrigue. Par ailleurs, on retrouve finalement, vingt ans plus tard,
l’œuvre de Victor Hugo publiée sous la forme de Roman-feuilleton. Nous pensons que cela
s’est fait dans un but commercial. En effet, il profite de la notoriété de son œuvre pour attirer
les lecteurs dans Le Rappel900, un journal pour lequel il est co-fondateur :

901

Après avoir pris connaissance des informations que nous venons de présenter sur la
publication des romans et la prise en compte des réactions du public, nous pouvons affirmer
qu’une « co-relation » s’établit entre auteur et lecteur dans l’évolution du récit. C’est pour
cette « co-relation » qu’on remarque que Victor Hugo conduit son lecteur dans le roman. Il
fonctionne tel un pédagogue auprès du lecteur. Ceci donne l’impression qu’il tient à ce que le
lecteur reçoive l’œuvre selon le sens de départ qu’il construit. Nous le verrons dans le point
suivant. Même si Hugo ne procède pas par des publications en roman-feuilleton, l’intérêt de
son œuvre reste le même que ceux qui ont opté pour cette forme de publication. Aussi, on
pourrait dire que la publication en feuilleton des romans de Gaskell et Dickens a d’une

899
Marie Bellot, « 1862 : publication des Misérables. », op.cit.
900
Fondé en 1869 par Victor Hugo, Henri Rochefort, Paul Maurice et Auguste Vacquerie, Le Rappel était un
quotidien d’obédience radicale-républicaine. Interdit à plusieurs reprises pour ses virulentes oppositions vis-à-vis
des premiers gouvernements de la Troisième République, le journal paraît pourtant jusqu’en 1933. Le Rappel fait
partie de ces nombreux journaux très critiques envers le régime qui émergent suite à la loi du 11 mai 1868
supprimant la nécessité d’obtenir une autorisation préalable à la publication. De retour de l’exil politique, Victor
Hugo fait du Rappel sa tribune. Dans son éditorial du premier numéro, le 4 mai 1869, il définit l’ambition du
quotidien : « Le Rappel. J’aime tous les sens de ce mot ; rappel des principes, par la conscience ; rappel des
vérités par la philosophie ; rappel du devoir, par le droit ; rappel des morts, par le respect ; rappel du
châtiment, par la justice ; rappel du passé , par l’histoire ; rappel de l’avenir ; par la logique ; rappel des faits,
par le courage ; rappel de l’idéal dans l’art, par la pensée ; rappel du progrès dans la science, par l’expérience
et le calcul ; rappel de Dieu dans les religions, par l’élimination des idolâtres ; rappel de la loi à l’ordre, par
l’abolition de la peine de mort ; rappel du peuple à la souveraineté, par le suffrage universel renseigné ; rappel
de l’égalité, par l’enseignement gratuit et obligatoire ; rappel de la liberté, par le réveil de la France ; rappel de
la lumière, par le cri : Fiat jus ! » [En ligne], consulté le 29/06/2022, https://www.retronews.fr/titre-de-
presse/rappel
901
Id.

321
certaine manière favorisé le contact entre les auteurs et la sensibilité du public sur les
souffrances représentées. Pour cela, il est important de montrer comment l’auteur s’adresse
lecteur dans son roman.

VIII.3.2. Le lecteur : personnage du récit ou objet de création d’un « réel


fictif. »
Jordan Sibeoni donne au lecteur une place importante dans la concrétisation de
l’œuvre en ces termes :

Un texte qui n’est pas lu n’existe pas. Autrement dit, tout texte est incomplet et appelle un
lecteur pour le compléter, ou pour reprendre l’expression d’Eco pour « l’actualiser.902»

En effet, le lecteur joue un rôle majeur dans la construction d’un récit. D’abord parce
qu’il est celui pour qui l’auteur écrit. Ensuite parce qu’il est celui qui reçoit le récit et le rend
vivant. Il arrive qu’un auteur désigne, d’entrée de jeu, son lecteur et puisse faire de lui un
personnage afin qu’il se sente encore plus concerné par le récit. C’est le cas du roman de
Victor Hugo qui désigne ceux à qui s’adresse l’histoire :

Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant
artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine
la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de
l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant
par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que , dans certaines régions, l’asphyxie sociale sera
possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur
la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être
inutiles903.

Dans cette forme d’ouverture, l’auteur désigne déjà son lecteur-modèle en précisant
les personnes concernées par ce qui sera dit dans le récit. À première vue, il s’agit des
prolétaires. Il montre que son lecteur c’est d’abord le peuple qui pourrait s’identifier dans
cette histoire. Aussi, l’évocation des « lois » et des « mœurs » désigne implicitement l’État
comme autre lecteur puisqu’il est faiseur des « lois. » Cela étant, Victor Hugo a exprimé dès
le début de son récit, les grandes catégories qui constituent son lectorat. Pour cette raison,

902
Jordan Sibeoni, « La théorie du « l’interne modèle » », L’information psychiatrique, 2012, Vol.88,
p.565-568, [En ligne], consulté le 30/06/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-
lille.fr/revue-l-information-psychiatrique-2012-7-page-565.htm , p.566.
903
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.3. Préface. [Note] Plusieurs projets de préface préludent au texte
définitif date de janvier 1862 (voir la section de l’Atelier des « Misérables » qui leur est consacrée, P.1423-
1439). Hugo y insiste dans tous les cas sur la dimension philosophique, la visée sociale et la vocation
humanitaire de son livre (voir en particulier les extraits de « philosophie. ‘‘Commencement d’un livre’’ »,
p.1423-1436), p.1548.

322
quand nous arpentons l’œuvre, ces deux catégories se heurtent dans la narration, c’est le cas
aux barricades, le peuple contre la garde nationale.

L’acte de prévoir son lecteur est aussi proposée chez Dickens à travers la dédicace
qu’il fait à Thomas Carlyle en début de son roman. Le fait d’évoquer cet historien donne un
signal au lecteur et agit comme une sorte de préparation à la portée idéologique du récit qu’il
s’apprête à lire. Ainsi, on peut affirmer que la dédicace faite à Carlyle établit une
communication entre l’auteur et le lecteur. Dans ce sens, Umberto Eco affirme que « l’auteur
présuppose la compétence de son Lecteur Modèle et en même temps il l’institut.904 » La
compétence du lecteur que Dickens fabrique est la capacité de celui-ci à aller vers un autre
domaine, l’histoire, et, de comprendre la pensée d’un historien au sujet de la condition des
pauvres de la Grande-Bretagne victorienne, pour mieux s’approprier le récit. C’est ce chemin
que nous avons emprunté lorsque nous avons lu l’histoire de la classe ouvrière proposée par
Engels et celle proposée par Thomas Carlyle. Mais, il ne suffit pas de « prévoir » ce lecteur, il
faut aussi « agir sur le texte de façon à le construire ». Dans cette perspective qui mène à voir
comment l’auteur construit son lecteur, l’œuvre d’Elizabeth Gaskell se montre très
démonstratif par l’ouverture de sa narration poétique :

Oh ! ‘tis hard, ‘tis hard to be working


The Whole of the live-long day,
When all the neigbours about one
Are off to their jaunts and play.
There’s Richard he carries his baby,
And Mary takes little Jane,
And lovingly they’ll be wandering
Through field and briery lane. 905
Manchester Song

L’ouverture du récit plonge le lecteur dans une réalité construite autour des
expressions « dur » et « travail ». Cette réalité est celle qui oppose, dans l’intrigue, ceux qui
travaillent en tant qu’ouvriers et ceux qui sont propriétaires des usines. Le décor de la lutte

904
Umberto Eco, Lector In Fabula, op.cit., p.68.
905
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.7.[Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.23. Que c’est
dur, dur de travailler Toute la sainte journée Quand tous les voisins d’à côté vont s’amuser, se promener.
Richard, il porte son bébé ; Et Mary tient la petite Jane. Ils se baladent en amoureux Par champs et chemins
épineux. Chanson de Manchester. [Note de la traduction], p.575. Les chansons de Manchester utilisées en
épigraphes sont très probablement l’œuvre de William Gaskell, écrites pour le besoin du roman, tout comme les
épigraphes non référencées au-delà de leur titre.

323
des classes est ainsi planté et le lecteur s’attend à rencontrer des événements qui justifient
cette ouverture.

Comme le titre Les Misérables avertit le lecteur sur le contenu de l’œuvre, le titre La
Ville-Noire du roman de George Sand se lie aux professions des personnages pour avertir le
lecteur sur l’objet du roman. Tout ceci se passe dès le début de l’histoire. Les premiers
échanges de paroles entre les personnages Louis Gaucher « l’ouvrier coutelier » et Etienne
Lavoute « le coutelier armurier » commencent à matérialiser l’idée sous-entendue par le titre.
Le lecteur peut donc établir un rapprochement avec le contexte du roman pour comprendre ce
« non-dit906 ». Nous venons de décrire la construction du lecteur par l’auteur dès les seuils907
du roman. Maintenant, il s’agit de montrer comment ce dernier l’implique dans le récit et en
est fait parfois un personnage actif, c’est-à-dire un personnage par qui le récit évolue.

VIII.3.3. Le narrateur conduit le lecteur dans Les Misérables et dans Mary


Barton
« Le texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner908 », c’est ce que nous affirme Eco.
Ce processus est très visible dans les romans des deux auteurs, Hugo et Gaskell. Chez ces
auteurs, le narrateur et parfois l’auteur impliqué tiennent la main du lecteur et le conduisent
dans le récit. Et, dans ce cheminement, le lecteur ne découvre plus le texte par ses propres
interprétations, mais par l’image qui ressort du puzzle que construit cet accompagnement du
lecteur, par le narrateur ou l’auteur. Prenons pour preuve cet exemple :

Maintenant, pour donner une idée de ce qui se passa à cette table, nous ne saurions mieux
faire que de transcrire ici un passage d’une lettre de Mlle Baptistine à Mme de
Boischevron, où la conversation du forçat et de l’évêque est racontée avec une minutie
naïve909.

Le narrateur donne une pause au lecteur et attire son attention sur le procédé qu’il
emprunte pour éclairer la compréhension de son destinataire. Il donne l’objectif de l’intrusion
d’un élément nouveau dans la narration afin que son lecteur ne s’interroge pas sur la nécessité
de cet objet. Une sorte de rupture temporaire se fait dans la grande-narration pour introduire
une lettre dans un autre récit antérieur ; qui montre finalement la relation qui s’est construite
entre Jean Valjean et le curé. Là, nous sommes face à une scène qui s’est produite dans un

906
Umberto Eco, Lector In Fabula, Id., p.62. « “Non-dit” signifie non manifesté en surface, au niveau de
l’expression: mais c’est précisément ce non-dit qui doit être actualisé au niveau de l’actualisation du contenu.
Ainsi, d’une façon plus manifeste que tout autre message, requiert des mouvements coopératifs actifs et
conscients de la part du lecteur. »
907
Gérard Genette, Seuils, op.cit.
908
Umberto Eco, Lector In Fabula, op.cit., p.64.
909
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.81.

324
temps antérieur, au moment où le narrateur parle au lecteur. Mais nous pouvons aussi
retrouver des exemples dans lesquels les propos et les actions se déroulent au même moment :

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer d’une manière exacte la ruelle Droit-
Mur et en particulier l’angle qu’on laissait à gauche quand on sortait de la rue Polonceau
pour entrer dans cette ruelle910.

Le narrateur s’engage dans la description d’un lieu en établissant cette communication


avec le lecteur à qui il donne une information. Ainsi, la description qui suivra se concentrera
sur la « Petite rue Picpus », rue qui existe réellement. En effet, elle est l’une des rues du 12e
arrondissement de Paris. Son intervention dans le récit devient la jonction entre fiction et
réalité. De fait, la ruelle « Droit-Mur » qui, dans le récit est bordée par la « rue Picpus »
symbolise, selon notre regard, les frontières très franchissables entre le réel et la fiction.
D’ailleurs, le narrateur l’a plus ou moins annoncé bien avant d’emmener le lecteur dans cette
partie du récit. Tout au début du livre cinquième, dans lequel nous retrouvons ces passages, le
narrateur averti le lecteur ainsi :

Ici, pour les pages qu’on va lire et pour d’autres encore qu’on rencontrera plus tard, une
observation est nécessaire. […] Il est possible que là où l’auteur va conduire les lecteurs
en disant : « Dans telle rue il y a telle maison », il n’y ait plus aujourd’hui ni maison ni
rue. Quant à lui, il ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien devant les yeux
dans une illusion qui lui est précieuse911.

Le narrateur appelle à l’attention du lecteur sur la suite du récit. Il faut que celui-ci,
pour rester connecter tienne compte de quelques détails comme le fait que la description de
l’auteur ne soit plus d’actualité au sujet de Paris. De fait, il est susceptible de retrouver des
informations comme l’existence de la rue Picpus. Mais que certains détails ne pourraient plus
exister. Il signale tout simplement au lecteur sa prise en compte d’un passé dans ses souvenirs
et d’un présent auquel le lecteur peut y avoir accès.

Ces formes de précisions faites par le narrateur à l’endroit du lecteur sur le


déroulement des actions dans le récit se produisent également chez Gaskell par des petites
formes de recadrage. On a parfois l’impression que le narrateur délimite et oriente strictement
le regard du lecteur de la sorte : « Voilà pour les généralités. Revenons aux individus.912»
Effectivement, dans l’évolution du récit, nous sommes dans une séquence qui raconte le
mouvement de grève des ouvriers. En premier lieu, le narrateur présente la grève d’un point

910
Id., p.449.
911
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.441.
912
[Trad], Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.263.

325
de vue générale avec les réactions de l’ensemble des ouvriers. Nous sommes face aux actions
du groupe des révoltés. C’est ce que le narrateur appelle les « généralités. » En second lieu, on
entre dans le récit de John Barton au cœur du mouvement de grève. Cette singularité du récit
sur le personnage permet de prendre connaissance des détails du mouvement. John Barton qui
est la représentation d’un leader du mouvement ouvrier entraîne le lecteur au cœur de l’action
de ce mouvement. C’est donc à travers le parcours de ce personnage que sera mis en scène le
rejet de la pétition par le parlement londonien. Nous en avons déjà parlé.

Plus loin, pour conduire le lecteur chez les Carson et montrer l’annonce de la mort
d’Harry Carson, le narrateur fait encore appel au lecteur, à qui, il précise qu’un retour en
arrière est important :

I must now go back to an hour or two before Mary and her friends parted for the night913
Dans ce retour, on entre pleinement dans une soirée chez les Carson, on y découvre un
peu le quotidien de leur famille jusqu’à ce que l’objet essentiel de ce retour soit annoncé : la
mort du fils Carson. Dans le même contexte, le narrateur qui scrute désormais les
personnages, car il faut trouver le meurtrier du jeune Carson, utilise le même procédé pour
mener le lecteur aux indices. Considérons cet exemple:

I must go back a little to explain the movies which caused Esther to seek an interview
with her niece.914

Dans ce retour sur les actions d’Esther, le lecteur entre en possession de nouveaux
indices sur la mort de Carson en même temps que le récit construit son sens. C’est dans cette
séquence que le lecteur découvre le nœud du meurtre, c’est-à-dire le lien qui existe entre la
mort de Carson, Jem Wilson et John Barton. Mais, l’énigme reste toujours à résoudre et c’est
bien plus tard que le lecteur comprendra que John Barton a commis ce meurtre pour faire
comprendre aux patrons la souffrance que vivent les ouvriers au quotidien. L’implication du
lecteur dans la progression du récit nous reconduit à l’œuvre d’Hugo, car nous nous
souvenons d’y avoir rencontré ce type de procédé :

Le lecteur fait personnage dans la narration se traduit souvent de la sorte :

La seconde année, précisément au point de cette histoire où le lecteur est parvenu, il


arriva que cette habitude du Luxembourg s’interrompît, sans que Marius sût trop
pourquoi lui-même, et qu’il fut près de six mois sans mettre les pieds dans son allée915.

913
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p178. [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p..303. Il me
faut maintenant retourner une heure ou deux avant le moment où Mary et ses amis se séparèrent pour la nuit.
914
Id., p., 204. [Trad.] Id., p.347. Je dois retourner un peu en arrière pour expliquer les motifs qui avaient poussé
Esther à chercher à voir sa nièce.

326
Le lecteur est directement impliqué dans le récit comme personnage au même titre que
Marius. Si l’on peut oser le dire, il est un lecteur « omniscient » parce qu’il suit le récit tout
comme les personnages dans leurs différents lieux d’actions. Dans ce passage, le lecteur
observe la rencontre de deux jeunes, Cosette et Marius, qui finiront par s’aimer. Finalement,
c’est le regard du lecteur qui construit l’idylle des deux personnages en ce sens que celle-ci
n’a lieu que dans ce qui lui est raconté. De fait, le narrateur tient à faire comprendre au lecteur
des événements qui se produiront plus tard. On peut parler de l’action qui se fera dans les
égouts entre Marius et Jean Valjean. Dans ces égouts, Jean Valjean sauve ce dernier au nom
de l’amour que les deux hommes portent à la même jeune fille, Cosette. Le narrateur confirme
l’omniprésence du lecteur lorsqu’il avoue la capacité du lecteur à reconnaitre les personnages
sans que ceux-ci aient été clairement énoncés dans le récit. C’est le cas du personnage
Gavroche que Montparnasse ne reconnaît pas, mais que le lecteur peut deviner comme on le
lit dans ces lignes :

Tout cela dit et fait, le bonhomme tourna le dos et reprit tranquillement sa


promenade.
« Ganache ! » murmura Montparnasse.
Qui était ce bonhomme ? Le lecteur l’a sans doute deviné916.

Gavroche est en action, mais non identifié. Il se présente au vieillard Mabeuf comme
un « gamin » dont le rêve est de devenir « voleur. » Avec ces indices, le narrateur est certain
que le lecteur, avec qui, il communique depuis le début du récit, n’a eu aucun mal à constater
que ce gamin est Gavroche. En effet, le lecteur avait déjà rencontré ce gamin de Paris prêt à
voler aux riches pour aider les pauvres, comme lorsqu’il porte secours aux jeunes gamins de
la rue.

Mais, ces indices semblent ne pas être suffisants pour l’auteur, il faut que son narrateur
précise bien à ce lecteur qu’il est en train de mettre en scène un personnage déjà connu. Cette
précision vise à éviter toute confusion possible et surtout à garder le lecteur dans la vision de
l’auteur.

Ce lecteur reste plus fictif que réel. Le lecteur fictif est bien identifié, car il est
construit et conduit par le narrateur et parfois l’auteur. Or, le lecteur réel reste indéterminé,

915
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.685.
916
Id., p.899.

327
non fixe tout comme son interprétation917. Donc, nous disons que le lecteur qui est sous la
gestion du narrateur dans le roman d’Hugo est totalement géré par l’auteur. Et, sa
compréhension du récit dépend de ce que l’auteur veut lui faire entendre. Par ailleurs, la
répétition de l’interpellation du lecteur par le narrateur finit par avoir un effet sur le lecteur
réel et son interprétation du texte. Celui-ci, sous une insistance du narrateur, accepte,
indépendamment de sa volonté, de devenir ce lecteur fictif, c’est-à-dire qu’il se laisse
conduire. Dans ce cas, la compréhension de l’œuvre dépend de l’orientation du lecteur par son
auteur. Dès lors, nous analyserons le lien entre auteur-narrateur et lecteur. En effet, l’enjeu de
cette analyse est de montrer que l’interprétation que le lecteur émet des récits peut avoir été
prévue par les auteurs. Le fait de traduire les souffrances d’un peuple demande à l’auteur de
faire participer le lecteur à la création du sens du récit pour que l’œuvre atteigne le but de
l’auteur.

Généralement, il s’agit de l’adhésion de son public-lecteur. Ainsi, dans ces formes


romanesques, le lecteur peut être soumis au jeu de l’auteur concernant l’orientation et la
portée de son roman. Par ailleurs, nous précisons qu’il ne sera pas possible pour nous de
parler d’un lecteur fictif créé par le récit dans le roman de Sand. En effet, La Ville Noire est
un roman dont le récit est structuré en grande partie de dialogues. Cela fait que les
personnages prennent-eux-mêmes à charge le récit. Le lecteur n’est que le spectateur réel qui
découvre le récit. A priori, lorsqu’on comprend le discours sur la misère du peuple du point de
vue de Sand, l’absence de ce lecteur construit dans le récit peut s’expliquer. Puisque qu’elle
construit sa réflexion sur le fait que le peuple ne peut être catégorisé socialement comme étant
un groupe de personnes sans mœurs et éducation à cause de son statut prolétaire, sa réflexion
ne suit qu’une trajectoire, celle de démontrer sa pensée. Dans ce cas, les dialogues entre les
personnages sont des lieux dans lesquels prennent forme ce positionnement de George Sand.
Pour revenir à la présence du lecteur dans les récits, le point qui suit nous permettra de faire le
rapport entre l’auteur, le narrateur et le lecteur. L’objectif est de ressortir l’enjeu de cette
trilogie dans la construction du récit sur l’oppression sociale.

917
Christine Montalbetti, « Narrataire et lecteur : deux instances autonome », Cahiers de Narratologie [En
ligne], consulté le 01/07/2022, http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/narratologie/13 , p.1. Un même
texte peut s’attribuer une figure de récepteur unique comme envisager une pluralité de récepteurs dont il
distinguera les manières de lire, par exemple selon une distinction de sexe (lecteur, lectrice) ou d’origine
géographique (lecteur parisien, lecteur provincial) ; reste que dans les cas mêmes où les lecteurs représentés sont
pluriels, leur liste est toujours elle-même finie. Cette instance peut donc se caractériser comme la somme close
des énoncés qui y renvoient. Elle est de nature exclusivement textuelle. Le « lecteur » réel, au contraire,
personne réelle qui lit le livre, relève de l’indéfini, ses caractéristiques sont imprévisibles, changeantes, d’un
lecteur à l’autre, d’une lecture à l’autre, en synchronie comme diachronie, leur liste est ouverte, et leur existence
toute physique.

328
VIII.3.4. La coopération textuelle : auteur-narrateur et lecteur comme
motif de construction d’un nouvel espace de narration

Peut-on dire que le roman se raconte lui-même ? Telle est la question que nous posons
plusieurs fois pendant la lecture des romans de Victor Hugo et d’Elizabeth Gaskell. En effet,
il existe dans la narration, des récits non racontés par le narrateur qui ne dépendent ni du
narrateur ni des personnages à l’exemple de celui-ci dans le roman de Victor Hugo :

Les incidents qu’on va lire n’ont pas tous été connus à Montreuil-sur-Mer, mais le peu
qui en a percé a laissé en cette ville un tel souvenir, que ce serait une grave lacune dans ce
livre si nous ne les racontions dans leurs moindres détails918.

Dans ce passage, les propos qui sont tenus évoquent une réalité en dehors du récit de
la narration. Ils ne sont connus, ni maitrisés par le narrateur mais plutôt par l’auteur, car les
faits ne se situent pas dans l’univers romanesque du narrateur. Ce sont des récits qui sont au-
delà des compétences du narrateur. Ces récits sont généralement la conséquence d’un auteur
intrusif qui décide de prendre en charge certains événements. Dans ce sens, Umberto Eco
affirme que l’intrusion de l’auteur construit en même temps son Lecteur Modèle :

D’un côté […] l’auteur empirique en tant que sujet de l’énonciation textuelle formule une
hypothèse de Lecteur Modèle, et en la traduisant en termes d’une stratégie qui lui est
propre, il se dessine lui-même, auteur en tant que sujet de l’énoncé, comme mode
d’opération textuelle en des termes tout aussi stratégiques919.

Selon l’idée d’Eco, l’auteur, par sa présence dans le récit, implique la présence du
Lecteur Modèle. Cette hypothèse soutient l’idée que l’auteur devient une instance du récit qui
participe à la construction de l’intrigue. Pour cela, dans sa lecture, le lecteur peut être
contraint de tenir compte de l’auteur pour comprendre ce dont il parle ou ce dont parle son
narrateur. Ce point de vue d’Eco peut être vérifié dans le roman d’Elizabeth Gaskell :

If you will refer to the preface to sir J.E Smith920’s Life (I have it not by me, or I would
copy you the exact passage), you will find that he names a little circumstance
corroboration of what I said921.

918
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.212.
919
Umberto Eco, Lector In Fabula, op.cit., p.77.
920
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit. p.3. [Note.] Sir James Edward Smith (1759-1828), botanist and
founder of the Linnaean Society in 1788. His memoirs and letters were published in 1832.
921
Id., [Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.72. Si vous consultez la préface de la biographie de J.E.
Smith (je ne l’ai pas à ma portée, sinon je vous aurais recopié le passage exacte), vous constaterez qu’il
mentionne un petit détail qui corrobore ce que je viens de dire.

329
Cette interruption narrative à laquelle Gaskell a recours met en scène, l’auteur, le
lecteur et une partie du réel. En effet, on aurait pu le relativiser en pensant que l’usage du
« je » dans cette partie du discours revoie au narrateur, mais, avec le contenu du discours, on
peut affirmer qu’il s’agit de la mise en scène de Gaskell dans son récit. Lorsque Gaskell
intervient dans le récit, elle crée une autre temporalité qui est celle pendant laquelle elle
rédige l’histoire. D’ailleurs, cette double temporalité se présente tant dans le fond que sur la
forme. Dans le fond, il s’agit des informations données à travers lesquelles on constate qu’elle
écrit l’histoire au moment où elle se rend compte qu’elle ne peut pas fournir au lecteur plus de
précisions sur la biographie de Smith parce qu’elle n’a pas, en ce moment, les documents
qu’il lui faut. Sur la forme, cette temporalité est marquée par la mise entre parenthèses de ses
propos. De fait, ils sont isolés parce qu’ils n’appartiennent pas au temps de la narration, et
même à son espace. Ils ont pour lieu et temps de référence, le réel dans lequel se trouve
Gaskell. Ce temps est aussi bien marqué par la présence du botaniste britannique James
Edward Smith. Gaskell fabrique son Lecteur Modèle en le conduisant aux éléments dont elle
se serait servie pour construire son récit. Ainsi pour mieux interpréter et comprendre les
enjeux de la mise en scène de Job Legh, avec un profil de botaniste, il serait judicieux de
s’intéresser à James Edward Smith. Pour comprendre ce rapport, il nous faut revenir quelques
lignes plus tôt dans le récit.

Lorsque Gaskell amorce le chapitre V du récit, elle met en scène une sorte d’hommes
constituée d’ouvriers de Manchester qui travailleraient en s’instruisant. Comment cela est-il
possible ? En effet, dans leur activité manuelle et quotidienne, ces derniers ont la capacité de
se concentrer sur l’environnement de leur lieu de travail et de découvrir des phénomènes de la
nature. Ainsi, Elizabeth Gaskell affirme que les ouvriers savent s’arranger pendant leurs
heures de travail pour s’instruire aux théories scientifiques à l’exemple des Principes de
Newton922 :

922
Raphaël Authier, « Critique de Newton et pensée de la temporalité (Hegel, Schelling) », Les Études
philosophiques, N° 131, 2019/4, p.541-560. [En ligne], consulté le 10/06/2022, URL : https://www-cairn-
info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-les-etudes-philosophiques-2019-4-page-541.htm, p.542-543.
Tout au long du XVIIIe siècle, la discussion des théories de Newton occupe une place importante dans le champ
philosophique, et en particulier ce qu’on considère comme leur noyau théorique, leur « grand principe », selon
l’expression d’Alembert : la gravité universelle. Celle-ci est généralement présentée à l’aide d’un exemple : si la
Lune tourne autour de la Terre, si elle reste attirée par la Terre au lieu de continuer son mouvement en ligne
droite dans l’univers, c’est qu’une force s’exerce sur elle et maintient sur son orbite, à une distance relativement
régulière de la Terre. Ce que dit Newton est même plus général, puisqu’il estime que c’est la même force qui
s’exerce sur les objets que nous observons sur Terre, qui les fait par exemple retomber au sol lorsqu’on les lance
en l’air (phénomène de pesanteur), et qui s’exerce entre la Terre et le Soleil (phénomène d’attraction). La

330
In the neighbourhood of Oldham there are weavers, common hand loom weavers, who
throw the shuttle with unceasing sound, though Newton’s “Principia” lies open on the
loom, to be snatched at in work hours, but revelled over in meal times, or at night.
Mathematical problems are received with interest, and studies with absorbing attention by
many a broad-spoken, common-looking factory-hand923.
Gaskell entre en scène et donne un gout de réalisme à son discours en ce sens qu’elle
crée une impression de vrai chez le lecteur, car elle prononce le récit à cet endroit précis,
comme une action qu’elle observe et qu’elle décrit en même temps. Elle rehausse l’image de
l’ouvrier en démontrant que par son activité, sa passion pour la nature, il peut aussi avoir un
esprit scientifique qui se caractérise par son observation, sa curiosité, sa compréhension et la
maîtrise de son environnement. Pour davantage exemplifier cette idée, nous pouvons citer ce
passage :

There are entomologists, who may be seen with a rude-looking net, ready to catch any
winged insect, or a kind of dredge, with which they rake the green and slimy pools;
practical, shrewd, hard-working men, who pore over every new specimen with real
scientific delight. Nor is it the common and more obvious divisions of Entomology and
Botany that alone attract these earnest seekers after knowledge.924

Gaskell fait la déconstruction du stéréotype sur l’identité de l’ouvrier : celui qui ne sait
se servir que de ses mains. Elle montre qu’il peut avoir des capacités intellectuelles
insoupçonnées. D’ailleurs, on l’a également observé dans le roman de George Sand lorsque
celle-ci prête à un personnage ouvrier un langage qui ne correspond pas au patois mais à celui
des personnes éduquées et instruites. Pour revenir au roman d’Elizabeth Gaskell, d’après ce
que nous venons de lire, l’ouvrier est comme tout autre individu « assoiffé » de connaissance,
de découverte et de compréhension du monde. Aussi, sa condition de travail n’est pas, selon
Elizabeth Gaskell, un frein à son intelligence ou à ses capacités d’apprentissage.

généralisation va encore plus loin, puisqu’on peut encore conclure qu’une force est observable partout dans
l’univers : toute portion de matière exerce une attraction sur les autres portions de matière qui l’environnement,
cette force d’attraction étant d’autant plus grande que la masse du corps matériel en question est importante, et
d’autant plus petite que les deux corps sont éloignés l’un de l’autre dans l’univers.
923
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.36-37[Trad.] Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit., p.71. Autour
d’Oldham, il y a des tisseurs, de simples tisseurs sur métier à main, qui manient la navette dont le bruit ne
s’arrête jamais, tout en regardant dès qu’ils peuvent pendant leurs heures de travail les Principes de Newton. Les
problèmes mathématiques suscitent de l’intérêt et sont étudiés avec la plus grande concentration par de
nombreux ouvriers à la mine ordinaire et à l’accent prononcé. À travers cette intrusion des principes de Newton,
Elizabeth Gaskell montre que les connaissances scientifiques se diffusent et peuvent aussi intéressées le peuple.
924
Id., p.32 [Trad.] Id,. p.72. Il y a des entomologistes, qu’on voit armés d’un grossier filet à papillons pour
attraper n’importe quel insecte volant, ou d’une sorte de drague avec laquelle ils raclent le fond des mares vertes
et vaseuses. Ce sont des hommes astucieux, durs au travail, et à l’esprit pratique affuté, qui examinent chaque
nouveau spécimen avec une allégresse scientifique authentique. Et ces assoiffés de connaissance ne s’intéressent
pas seulement aux secteurs les plus évidents de l’entomologie et de la botanique.

331
Dans cette perspective, se fondre dans son récit reste récurent pour Gaskell. Et cette
stratégie donne généralement le sentiment au lecteur de se représenter l’auteur sur le lieu de la
scène, scrutant les actions des personnages, mais dans une dimension réelle. D’ailleurs, les
termes employés par Gaskell peuvent renforcer notre idée :

We must return to John Barton. Poor John! He never got over his disappointing journey
to London. The deep mortification he then experienced (with, perhaps, as little selfishness
for its cause as mortification ever had) was of no temporary nature; indeed, few of his
feelings were.925

Dans cette analepse, effectivement le lecteur remarque la présence de l’auteur qui


scrute la scène. Celle-ci donne au lecteur des informations d’un narrateur omniscient qui n’est
d’autres que Gaskell dans son récit. Elle retourne en arrière, dans un temps en dehors de la
narration parce qu’il s’agit d’un mouvement précis de l’histoire et qu’il faut narrer avec
précision, afin qu’il garde son emprunte historique. Dans cette démarche, l’auteur joue deux
rôles : auteur et narrateur. Elle revient dans la peau du narrateur omniscient pour donner les
sentiments et les émotions de John Barton qu’elle met en même temps dans l’histoire et le
récit. L’analepse nous conduit directement à la personne de l’auteur par sa capacité à nous
sortir de l’espace du récit narratif. En effet, il a été annoncé que John Barton irait à Londres
pour présenter au parlement la situation des ouvriers de Manchester. Mais, pour entrer dans
les événements de Londres, Gaskell entre en scène et conduit le lecteur dans l’événement
historique de Londres. De fait, elle isole le récit en changeant d’instance narrative, ce n’est
plus le narrateur qui parle, mais l’auteur quand l’histoire se situe hors de Manchester, lieu de
la scène principale. Le lieu de l’action change et n’a accès à ce nouvel espace que l’auteur, car
cela relève de la dimension historique du roman. Mais, malgré l’intervention de cet
événement historique, on reste quand même dans le monde fictionnel. Dans ce sens, Étienne
Boillet dit :

Des êtres de fiction sont eux aussi censés connaître une réalité matérielle et une réalité
immatérielle ; nous leur prêtons, comme à nous-mêmes, un imaginaire, ou encore la
capacité de distinguer eux aussi la fiction et la réalité. Cela permet de faire des récits dans
le récit, des mises en abyme, des fictions au carré, au cube, etc. Par exemple, on peut
imaginer un roman où un personnage rêve qu’il joue à un jeu vidéo dans lequel il est
manipulé par un auteur qui est la créature fictive d’un autre auteur. Ces mises en abyme
constituent une source de jeux possibles avec la fiction, qui peuvent être comme on le
voit vraiment vertigineux, mais ce n’est pas une raison suffisante pour douter de la

925
Id., p.149 [Trad.] Id., p. 256. Retournons maintenant à John Barton. Pauvre John ! Jamais il ne s’était remis
de son voyage décevant à Londres. La déconvenue profonde qu’il avait éprouvée (où nul mobile égoïste n’entrait
en ligne de compte) n’était pas de nature éphémère ; au reste, peu de sentiments l’étaient chez lui

332
différence entre le réel et l’imaginaire : le lecteur sait que toute l’histoire est un roman,
que le personnage dont part la fiction au carré (ou au cube, etc.) est fictif926.

Ces mises en abyme et l’organisation des fictions « au carré » ou « au cube » dont


parle Boillet sont celles que nous rencontrons dans le récit de Gaskell. On parle de mises en
abyme dans le roman lorsqu’on fait le lien entre la récurrence de la mort dans l’intrigue et
dans la vie d’Elizabeth Gaskell. Ce fait a été étudié dans la première partie de notre travail.
Pour cette étape, c’est le phénomène d’intrusion de l’écrivaine dans son récit qui est interrogé.
De fait, nous avons pu constater que Gaskell peut se joindre au lecteur et au narrateur pour
évoluer dans le récit, comme elle peut se soustraire de ces deux instances lorsqu’elle évoque
des faits auxquels le narrateur peut avoir accès. Cela a été le cas lorsque qu’elle de la
biographie de J.E. Smith. Ainsi, cette stratégie crée cette fiction que Boillet traite de
« vertigineuse » dans laquelle le lecteur est contraint de suivre les jeux de déplacement pour
comprendre les différents temps du récit.

La question du temps est assez primordiale chez Gaskell et ses contemporains. Ce


temps qui leur permet de situer les événements et qui renforce la dimension historique de
leurs romans927. Dans cet élan, nous allons poursuivre cette analyse en tenant compte de
Victor Hugo chez qui le marquage du temps est très présent et fait entrer l’auteur dans son
récit. Ce qui est encore plus impressionnant dans le récit, c’est que sa présence est
explicitement marquée. On retrouvera dans son récit des indices très parlants et répétitifs
comme « celui qui raconte cette histoire », « l’auteur de ce livre », « l’auteur » qui
introduisent les passages dans lesquels Hugo reprend la parole donnée au narrateur. La
question que l’on peut se poser, est pourquoi le fait-il à certaines étapes du récit ? La lecture
de quelques passages dans lesquels l’auteur fait son apparition nous sera utile à la
compréhension de cette stratégie narrative.

À la page 610, on peut dire qu’Hugo s’auto-raconte par l’entremise d’un narrateur
omniscient. Nous citons le passage :

Dans le cours de ce récit, l’auteur de ce livre a trouvé sur son chemin ce moment curieux
de l’histoire contemporaine ; il a dû y jeter en passant un coup d’œil et retracer quelques-
uns des linéaments singuliers de cette société aujourd’hui inconnue. Mais il le fait
rapidement et sans aucune idée amère ou dérisoire. Des souvenirs, affectueux et

926
Étienne Boillet, Fiction : mode d’emploi, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, p.33.
927
Gérard Gengembre, Le roman historique, Paris, Klincksieck, 2066, p.95. Le roman historique se fait alors
fiction par excellence, alors même qu’il entend reconstruire un passé pour le rendre intelligible. Le traitement du
temps relève d’une question générale : comment articuler action, chronologie, décor de manière efficace ? À
propos de Walter Scott, en 1823, Victor Hugo a tout dit, ou presque, pour qui dans le roman moderne, « l’action
imaginaire se déroule en tableaux vrais et variés, comme se déroulent les événements réels de la vie ».

333
respectueux, car ils touchent à sa mère, l’attachement à ce passé. D’ailleurs, disons-le, ce
même petit monde avait sa grandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni le mépriser ni
le haïr. C’était la France d’autrefois928.

Dans cet énoncé, l’auteur plonge le lecteur dans le récit qui joint une partie de
l’histoire de sa vie à celle de la France. Ce qui nous nous fait aussi repartir dans la première
partie de notre travail. Si notre lecteur s’en souvient, nous avons évoqué les possibles rapports
que les auteurs entretiendraient avec leurs romans. Dans cette perspective, nous avons montré
que le rapport de Victor Hugo à sa mère929 aurait certainement joué un rôle important dans ses
formes de représentation de la souffrance. Après cette partie, nous nous retrouvons presque au
milieu de son roman, et nous constatons cet aveu de l’auteur. Encore une fois, histoire
personnelle et histoire globale fusionnent pour rendre compte d’une réalité. Là, nous allons
emprunter à Boillet son idée de « récit au carré930 » sauf que nous parlerons plutôt de récit
triangulaire. En effet, il y a trois instances qui se regroupent dans cette partie de l’intrigue :
l’histoire de l’enfance de Victor Hugo caractérisée par son passage au pensionnat931. Le récit
sur l’histoire contemporaine (il s’agit toujours du XIXe siècle) de France à propos de
l’éducation. Et, le récit narratif configuré autour du personnage Marius de Pontmercy.

En effet, Hugo, Marius de Pontmercy et les enfants de France dont les parents avaient
des capacités financières, au début du XIXe siècle, étaient généralement instruits dans des
pensionnats. Cette période s’inscrit fortement dans la mémoire de l’auteur parce qu’elle est
aussi marquée par la séparation de ses parents. Ainsi, dans le passage suivant, on peut lire la
corrélation qui existe entre l’auteur et le personnage :

Marius de Pontmercy fit comme tous les enfants des études quelconques. Quand il sortit
des mains de la tante Gillenormand, son grand-père le confia à un digne professeur de la
plus pure innocence classique932.

On se rappelle qu’à son entrée au pensionnat, Victor Hugo avait tissé des liens forts
avec son maître de pensionnat qui relisait ses premiers poèmes. Ce maître qu’il représente
dans le roman en exaltant sa personnalité « digne ». Bien avant ce lien que l’auteur établit
entre son récit, l’histoire et le récit narratif, il donne dans un autre passage, une impression de
vérité à ses propos de telle sorte que le lecteur ne puisse s’y opposer :

928
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.610.
929
Dans son poème « ce siècle avait deux ans » Victor Hugo témoigne aussi son attachement à sa mère.
930
Étienne Boillet, Fiction : mode d’emploi, op.cit., 2020, p.33.
931
Le lecteur peut se référer à la première partie de notre travail qui traite des expériences personnelles au récit
romanesque.
932
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.610.

334
Les faits pourtant sont malaisés à déconcerter, et s’obstinent. L’auteur de ce livre, de ses
yeux, à huit lieues de Bruxelles, c’est là du Moyen-Âge que tout le monde a sous la main,
à l’abbaye de Villers, le trou des oubliettes au milieu du pré qui a été la cour du cloître et,
au bord de la Dyle, quatre cachots de pierre, moitié sous terre, moitié sous l’eau. C’était
des in pace933.

Cette partie du récit est bien située dans le Livre septième du roman. Celui-ci s’ouvre
sur le récit du couvent structuré en deux parties : « I. LE COUVENT, IDEE ABSTRAITE »,
« II. LE COUVENT, FAIT HISTORIQUE934 » L’auteur intervient dans la deuxième partie du
récit, celle dite historique. Cette précision sur la partie historique est alors renforcée par la
mise en scène de l’auteur sur les lieux. Ce dernier décrit ainsi ce qu’il a vu « de ses yeux », ce
qui contraint le lecteur à sortir de l’univers fictionnel pour considérer la réalité. Ainsi, le
propos d’Hugo rejoint l’intérêt que l’historien-archéologue belge, Thomas Coomans, a
accordé à ce lieu en scrutant ses facettes représentées dans des photos 935. S’agissant d’Hugo,
cette partie du récit évoque l’exil de l’écrivain en Belgique, précisément à Bruxelles 936 après
le coup d’État du 2 décembre 1851 sous le règne de Louis Napoléon Bonaparte qui :

[…] se serait rendu coupable d’un crime inexpiable en parjurant son serment pour mettre
un terme, de façon sanglante, au meilleur des régimes.937

Pendant ce séjour, il a donc pu visiter l’abbaye de Villiers qu’il évoque dans son récit.
Par ailleurs, ce qui nous importe c’est l’enjeu de l’apparition de l’auteur à cet endroit. Nous y
revenons donc. Quelques lignes plus loin, on constate que l’écrivain revient sur la question de
la monarchie qui, selon lui, est un système politique destructeur :

Le monarchisme, tel qu’il existait en Espagne et qu’il existe au Thibet, est pour la
civilisation une sorte de phtisie. Il arrête net la vie. Il dépeuple, tout simplement.

933
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.504.
934
Id.
935
Thomas Coomans, L’abbaye de Villers-en-brabant, Bruxelles, éd. Racine et Cîteaux, Commentarii
Cistercienses, Brecht, n° 4, 625 p., 2000. « Compte rendu », Association Revue du Nord, N° 349, 2003, p.233-
255. [En ligne], consulté le 11/06/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-du-
nord-2003-1-page-233.htm
936
Paul Berret, « Victor Hugo, en 1852, ne fut pas « chassé » de la Belgique », Gabriel Alphaud, Comœdia, 23e
année, N) 5.902, 9 mars 1929. [En ligne], consulté le 11/06/2022, https://www.retronews.fr/journal/comoedia/9-
mars1929/775/2483021/1?from=%2Fsearch%23allTerms%3DVictor%2520Hugo%2520en%2520Belgique%26s
ort%3Dscore%26publishedBounds%3Dfrom%26indexedBounds%3Dfrom%26page%3D2%26searchIn%3Dall
%26total%3D219501&index=42
937
Éric Anceau, « Le coup d’État du 2 décembre 1851 ou la chronique de deux morts annoncées et l’avènement
d’un grand principe », Parlement[s], Revue d’histoire politique, n° 12, p.24-42. [En ligne], consulté le
11/06/2022, URL : https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/revue-parlements1-2009-2-
page-24.htm , p.24-25.

335
Claustration, castration. Il a été fléau en Europe. Ajoutez à cela la violence si souvent
faite à la conscience […]938
Les intellectuels français du XIXe siècle craignent le règne de Louis Napoléon
Bonaparte envers qui ils n’expriment plus une réelle confiance pour la simple raison qu’il
veut perpétuer le système monarchique. C’est ce que laisse entendre la déclaration de George
Sand en 1848 :

Je ne crois pas à l’avenir d’une République qui commence par faire tirer sur ses
prolétaires !939
Écœurée par les journées de 1848940, George Sand exprime son mécontentement pour
la violence des soulèvements qui se font au nom de la République. George Sand a foi au
peuple, mais pas en la violence ! Elle a foi en la République, mais refuse la violence des
insurrections. Ce qui peut expliquer une fois de plus, sa démarche vers une société basée sur
la solidarité. Elle exprime donc ces propos aux insurgés et ne crois pas en la gouvernance de
Louis Philippe Napoléon.

Aussi, précisons qu’on ne peut parler, au compte du roman de George Sand, de


rapports entre auteur-narrateur et lecteur. D’abord, l’œuvre de George Sand ne se caractérise
pas par une dimension historique importante dans la narration. Mais, l’œuvre reste pour la
littérature, un événement historique parce qu’il propose un discours qui fait découvrir le
travail de l’ouvrier coutelier tout comme la pensée idéaliste de l’écrivaine. On rencontre bien
évidemment des parties narratives qui font appel à un narrateur omniscient lorsqu’il s’agit de
décrire les personnages et les situations. Mais, ces parties narratives ne se projettent pas dans
un récit de la Grande Histoire, car elles restent propres à l’évolution de l’intrigue. À cet effet,
pour Sand, il ne s’agit que d’un lecteur externe qui suit le cheminement d’un narrateur
omniscient et qui se fait sa propre analyse du récit. Le récit construit un sens, mais l’absence
du lecteur interne fait que ce sens n’est pas imposé au lecteur externe comme chez Victor
Hugo et Elizabeth Gaskell. Revenons donc à Victor Hugo.

La monarchie à laquelle Louis Philippe fut obligée de renoncer le 24 février 1848941,


risque de refaire surface avec le passage en force de Louis Napoléon en décembre 1850. En

938
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.505.
939
Propos de George Sand. [En ligne], consulté le 11/06/2022, https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-
assemblee/histoire/histoire-de-l-assemblee-nationale/la-deuxieme-republique-1848-1851#node_2064
940
Laurent Clavier, Louis Hincker, « La barricade de juin 1848 : une construction politique. », La barricade,
Paris, La Sorbonne, 1997, [En ligne], consulté le 12/03/2023, https://books-openedition-org.ressources-
electroniques.univ-lille.fr/psorbonne/1178?lang=fr
941
Michèle Riot-Sarcey, « 11. La révolution de 1848 », Michel Piegenet, Histoire des mouvements sociaux en
France. De 1814 à nos jours, Paris, La Découverte, « Poche/Sciences humaines et sociales », 2014, p.130-140.
[En ligne], consulté le 30/06/2022, https://www-cairn-info.ressources-electroniques.univ-lille.fr/--

336
effet, c’est de celle-ci dont fait allusion Victor Hugo lorsqu’il critique le « monarchisme ». Si
l’écrivain a soutenu Louis Napoléon en 1848, c’était pour mettre fin à la paupérisation que les
historiens présentent de la sorte :

Les classes privilégiées tondent la laine sur le dos du peuple, les épidémies, la misère, les
conditions d’hygiène, la crise financière et politique étouffent les plus pauvres chaque
jour davantage. Le refus de prendre en compte les aspirations démocratiques attise la
colère des républicains et amène les ouvriers du textile et du bâtiment, rejoint par les
étudiants, à manifester942.

Mais, en 1851, Hugo n’est pas favorable à ce que Louis Napoléon Bonaparte prenne le
pouvoir par la force et par le sang. Victor Hugo fustige par son écriture cette méthode de
l’empereur parce qu’elle ne garantit pas la paix et expose une fois de plus le peuple à la
misère. Le but de la réforme politique est d’améliorer les conditions de vie du peuple français.
Dans ce sens, Hugo a foi en la République, même si elle présente aussi ses limites. Mais, dans
le récit de Marius, on a pu s’apercevoir que l’auteur présente la République comme une issue
parce qu’elle met l’intérêt du peuple au centre. Ainsi, pour pallier la misère, la paupérisation
et aux inégalités, il faudrait restituer au peuple ses droits. Or, cela n’est possible que dans la
République. Alors, il s’indigne devant l’acte de Napoléon Bonaparte, ce qui lui vaut l’exil et
qui est aussi une source d’inspiration dans Les Misérables lorsqu’il fait des allusions à
l’empereur ou d’une œuvre comme Histoire d’un crime qu’il rédige au lendemain de son
arrivée en Belgique comme le témoigne les « Notes du Tome 1 » :

Ce livre a été écrit il y a vingt-six ans, à Bruxelles, dans les premiers mois de l’exil. Il a
été commencé le 14 décembre 1851, le lendemain de l’arrivée de l’auteur en Belgique et

9782707169853-page-130.htm À partir de 1847, la campagne des banquets réussit à mobiliser à l’aide de la


presse, en particulier de La Réforme et du quotidien Le National. L’abaissement du cens, jusqu’alors à deux
cents francs, semblait une réforme de bon sens aux yeux des artisans, boutiquiers, commerçants, exclus du
suffrage, sans compter les classes populaires peu habituées à être prises en compte par les représentants
politiques. « Pendant plus de six mois, la campagne touche les principaux centres urbains…Des toasts sont
portés à la ‘‘réforme électorale’’ mais aussi à la ‘’fin de la corruption’’, à l’ ‘‘abolition de la misère par le
travail’’, ou à l’ ‘‘amélioration du sort des classes laborieuses’’ » [Gribaudi et Riot-Sarcey, 2009]. Mais c’est
l’interdiction du banquet du 30 décembre 1847, organisé par les officiers de la Garde nationale du 12 e
arrondissement, qui incite les rebelles à contourner la loi – laquelle interdisait tout rassemblement - , puis
provoque l’insurrection du 22 février. En quelques jours, le régime s’effondre ; Louis-Philippe abdique le 24. À
l’Hôtel de Ville, symbole de l’exercice du pouvoir, les délégations affluent auprès du gouvernement provisoire
mis en place rapidement sous la pression du mouvement populaire, relayé par une presse vigilante. Les uns
réclament la vraie République, les autres, une diminution du temps de travail, un meilleur tarif ou l’amélioration
du sort des plus démunis. Très vite, l’idée de république s’impose ; les « républicains de la veille », peu
nombreux jusque-là, voient, en quelques jours grossir leurs rangs d’un nombre inattendu de « républicains du
lendemain ». Les décrets se succèdent. Le 25 février, le droit au travail est proclamé ; le 26, l’abolition de la
peine de mort pour raisons politiques donne le ton à cette république qui tient à se distinguer de la Terreur ; le
même jour, la création de la Garde nationale mobile est promptement suivie, le 8 mars, de l’ouverture de la
Garde nationale à tous les citoyens – première expression du suffrage, puisque chaque garde participera à
l’élection des officiers.
942
Imineo documentaire, [en lige], consulté le 11/06/2022, https://www.youtube.com/watch?v=Pi080DzYzH8

337
terminé le 5 mai 1852 […] Comme on vient de le dire, le récit du coup d’État a été écrit
par une main chaude encore de la lutte contre le coup d’État. Le proscrit s’est
immédiatement fait historien. Il emportait dans sa mémoire indignée ce crime, et il n’a
voulu n’en rien laisser perdre. De là ce livre943.

Il est intéressant de constater que dans ces notes, Victor Hugo est désigné comme étant
un historien. Si dans son roman Les Misérables944 il fait fusionner réel et fiction pour parler de
l’histoire contemporaine de France, on peut quand même lui accorder cette posture d’historien
de son temps. En effet, comme cela a été constaté chez Gaskell, on observe cette intrusion de
l’auteur dans le récit pour prendre à sa charge des récits dont la dimension est historique.
Parce qu’Umberto Eco, dans L’œuvre ouvre945 déclare :

L’ordre est devenu la présence simultanée d’ordres divers. Il appartient à chaque lecteur
de choisir le sien946.

Dans cette perspective, la présence de l’auteur dans son œuvre se poursuit à propos de
la situation politique du Second Empire lorsqu’il déplore le renouvellement des anciennes
habitudes :

Pourtant, sur certains points et certains lieux, en dépit de la philosophie, en dépit du


progrès, l’esprit claustral persiste en plein XIXe siècle et une bizarre recrudescence
ascétique étonne en ce moment le monde civilisé. L’entêtement des institutions vieillies à
se perpétuer ressemble à l’obstination du parfum ranci qui réclamerait notre chevelure, la
prétention du poisson à gâter qui voudrait être mangé947.

On voit dans cette partie que Victor Hugo se moque de la seconde prise de pouvoir
de Louis Napoléon Bonaparte. Il se sert de la philosophie qui est l’art de la sagesse, de l’esprit
réflexif pour dénigrer l’état d’esprit de Napoléon III. Le progrès auquel il fait allusion est sans
doute celui de l’obtention de la deuxième République qui était vue comme un progrès
politique et social pour le Peuple français. Mais, après ce progrès, cette nouvelle civilisation
fut détruite par Napoléon Bonaparte pour redonner naissance au Second Empire sous le règne
d’un Bonaparte. Hugo juge alors ce changement scandaleux et régressif.

943
Victor Hugo, Histoire d’un crime, Paris, J Hetzel et Cie, [En ligne], consulté le 11/06/2022,
https://www.google.fr/books/edition/Histoire_d_un_crime/piWZAj6foSIC?hl=fr&gbpv=1&printsec=frontcover
p.3.
944
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.
945
Umberto Eco, L’œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965.
946
Op.cit., p.267.
947
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit., p.505.

338
Conclusion partielle de la troisième partie
Nous espérons ne pas avoir perdu le lecteur dans cette bifurcation entre fiction et récit
historique. Notre objectif était de montrer comment l’auteur s’introduit dans son récit en y
introduisant aussi l’histoire dont tient compte son récit narratif. L’œuvre de Victor Hugo tout
comme celle de Gaskell nous ont montré que la présence de l’auteur dans son récit se justifie
généralement par l’intervention du réel dans la fiction. Aussi, ces œuvres nous permettent de
comprendre que les auteurs ont recours à plusieurs stratégies pour rendre compte de
l’oppression d’un peuple. Cela résulte du fait qu’écrire sur l’oppression sociale, c’est écrire
sur une situation à forte dimension réelle. Ainsi, il faut que l’œuvre parvienne à faire une
jonction entre les deux univers pour mieux saisir les différentes questions abordées au sujet de
la souffrance du peuple. Dans ce même processus, deux lecteurs semblent indispensables à
l’écriture, un lecteur interne et un lecteur externe. Finalement, on se rend compte que ces deux
lecteurs sont interdépendants et que le lecteur interne finit par influencer le lecteur externe qui
se sent impliquer dans la présence du lecteur interne.

Mais, bien avant cette analyse, nous avons pu lire dans ces différents romans que
l’usage des caractéristiques du langage propres au peuple était indispensable pour écrire sur la
misère des prolétaires. Cela à montrer que l’objectif des auteurs ne fut pas une simple
démonstration de l’existence de cette couche sociale. Il a aussi été question de faire parler ce
peuple, de le laisser s’exprimer dans son langage qui porte les traces de ses souffrances. Car,
qui mieux qu’une victime peut exprimer son drame ? Et, dans ce projet les écrivain(e)s ont su
exploiter le langage poétique pour traduire et prévenir l’oppression sociale.

339
CONCLUSION GÉNÉRALE

340
Après ce long parcours de recherche sur la littérature britannique et française du
XIXe siècle, au sujet de l’oppression sociale pendant l’essor industriel, nous sommes arrivés
au point de conclure cette première marche dans la recherche.

Durant notre recherche, il était question de montrer comment la littérature s’est


positionnée comme un discours contre la souffrance du peuple. Et, dans ce processus, elle a
été accompagnée des discours des sciences humaines tels que la philosophie, l’histoire et
l’économie politique. Le roman qui sert de support à cette démarche est à l’origine, une œuvre
de fiction imaginaire. Mais, pour tenir compte de cette réalité sociale, il a fallu que le roman
accueille des « faits » tangibles tout comme des discours véritablement prononcés sur la
paupérisation, la précarité, les mauvaises conditions de travail. Ces « faits » constituent la
représentation d’un crime fait au peuple par les classes dirigeantes. Face à cet état de choses,
Émile Montégut, critique d’E. Gaskell, en France, a crié au scandale948 devant cette création
littéraire parce qu’il estimait qu’un écrivain devrait plutôt s’intéresser au sensible, à ce qui se
construit dans son imaginaire, et non de focaliser son écriture sur la réalité. Ceci est un avis
que nous ne partageons pas. Car, le fait d’introduire des « faits » sociaux dans les fictions
romanesques ne viole pas l’univers fictionnel et ne ternit pas les capacités imaginaires de
l’écrivain. Cependant, même si l’objet d’étude de départ a été la société du XIX e siècle sous
l’essor industriel, on a remarqué que chaque écrivain servait un discours spécifique au lecteur
; une représentation d’une partie de la réalité pour laquelle il éprouvait une sensibilité d’ordre
politique à l’exemple du mouvement chartiste, d’ordre philosophique comme les pensées
utilitaristes et socialistes. C’est cet ensemble de discours, fondés sur des regards parfois
divergents qui construisent une histoire littéraire des bouleversements sociaux du XIXe siècle.
Par ailleurs, nous nous sommes interrogés sur le rapport qui a existé entre le parcours
personnel des écrivains et leur sensibilité pour la question sociale. Après cela, nous avons pu
mettre en avant les interconnexions entre les discours littéraires que les auteurs étudiés ont
proposés et les autres formes de discours qui ont participé à la construction d’une littérature
contre l’asservissement du peuple. Cette deuxième démarche analytique nous conduit à
prendre en compte les figures du peuple considérées comme personnages opprimés dans les
romans étudiés.

Pour revenir à la première étape de recherche qui se structurait autour du parcours


personnel des auteurs, nous avons constaté que des facteurs internes à la vie des auteurs ont
favorisé leur intérêt pour la question sociale. Ces facteurs sont généralement associés à leur

948
Émile Montégut, « Le roman social en Angleterre. Les romans de mistress Gaskell », op.cit.

341
enfance durant laquelle se sont produits quelques évènements traumatisants. Ce qui s’est
nettement montré chez nos auteurs pendant nos recherches pour le premier chapitre de notre
thèse. Il s’est avéré que la récurrence de la thématique de l’« enfance » chez Charles Dickens,
Elizabeth Gaskell, George Sand, Victor Hugo résulte d’un rattachement émotionnel à une
période précise de leur enfance. La plupart du temps, on trouvera Charles Dickens évoqué
dans son écriture, la séparation entre un enfant et sa famille dans Hard Times949, roman de
notre corpus, dans Oliver Twist950 et David Copperfield951. L’emprisonnement de son père lui
sert de motif pour comprendre la souffrance des enfants abandonnés qui vivent dans la
précarité londonienne. Gaskell qui présente la vie des habitants de Manchester se laisse
également envahir par son histoire personnelle, la mort de sa mère, de son frère et de son père
pour dire les conséquences d’une famine extrême dans Mary Barton952. C’est alors qu’on se
rendra compte que la thématique de la mort fait évoluer le récit et que celle-ci se traduit
beaucoup par la perte d’enfants : dans la famille Davenport, prototype des misérables, le fils
de John Barton et frère de Mary Barton, et le fils de Carson. Ces morts ont pour point
commun la problématique de la misère. Les pauvres meurent de faim et leur colère les
transforme en des criminels. Ce qui explique la mort du fils de Carson, propriétaire d’usine.
George Sand et Victor Hugo se servent également de leur enfance mais dans un usage plutôt
différent de celui des Britanniques.

En effet, Sand utilise la réalité de son origine pour tenter une sorte de réconciliation
entre les classes sociales. Son origine, aristocrate et du peuple à la fois, lui fait tenir le
discours selon lequel le peuple ne devrait pas être considéré comme une race différente que
celles aristocratiques ou bourgeoises, car ce sont les valeurs humaines qui caractérisent les
hommes. Alors, dans La Ville noire953, elle met à l’œuvre cette réflexion dans le parcours des
personnages Tonine et sa sœur Suzanne dont l’intrigue se passe dans « la ville basse » et la
« ville haute » pour mettre en relief les différentes réalités. En revanche, Victor Hugo avec
l’intérêt qu’il porte à l’éducation du peuple qui serait, selon son analyse, le moyen par lequel
on pourrait réduire la misère, prête à Cosette dans Les Misérables954, le récit de sa formation
en pension afin qu’elle ait une éducation et une instruction. Ceci lui permettra donc d’avoir un
destin autre que celui de sa mère, Fantine.

949
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
950
Charles Dickens, Oliver Twist, op.cit.
951
Charles Dickens, David Copperfield, op.cit.
952
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.
953
George Sand, La Ville Noire, op.cit.
954
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.

342
Pour comprendre l’enjeu de l’écriture de l’oppression sociale de nos écrivain(e)s,
l’analyse des discours qui ont, en partie, influencé leur positionnement sur la question sociale
a été l’un des objets de ce chapitre. Dans cette perspective, nous avons constaté que des
réflexions évoquaient la condition des prolétaires. Ainsi, en Grande-Bretagne, l’historien
Carlyle fustigeait la situation précaire des travailleurs britanniques. Par ailleurs, nous avons
constaté que Charles Dickens et Elizabeth Gaskell partageaient la pensée de Carlyle selon
laquelle Capital et Travail ne font pas bon ménage955. Le système social, selon Carlyle, doit
être fondé sur des rapports communautaires, des échanges ou partagent égalitaires entre les
personnes.

Or, le Capital implique que les tenants de Capitaux décident des revenus des
travailleurs. C’est donc la critique contre ce système économique à de conséquences sociales
qui a accompagné les récits sur les revers de la révolution industrielle dans Hard Times956 et
Mary Barton957. Cette critique a favorisé la représentation du rapport entre travailleurs et
patrons chez ces deux auteurs.

Dans ce sens, on a pu remarquer qu’entre les patrons et les ouvriers, il pouvait exister
quelques incompréhensions dues à la gestion des revenus. Cet aspect a été observé dans le
roman de Gaskell. En effet, il est certain que les revenus ne sont pas équitablement
redistribués, ce qui cause la précarité des ouvriers. Par ailleurs, il arrive parfois que les
ouvriers n’aient pas une structure familiale qui corresponde à leurs revenus. Cala a été le cas
de la famille Davenport. L’autre aspect pris en compte par Dickens et Gaskell fut la
chosification des travailleurs telle que la montre Charles Dickens dans son œuvre à travers
l’attitude de Louisa Bounderby qui ignore l’existence des travailleurs parce qu’elle n’a que
l’idée d’une main-d’œuvre productive pour leurs usines.

Étant donné que les problématiques du progrès industriel qui ont été perceptibles en
Grande-Bretagne le sont également en France, le processus d’évolution des réflexions
littéraires suit le même cours. Dans ce cas, on a pu voir que se sont établis des rapports
d’influences idéologiques entre George Sand et Pierre Leroux, Félicité de Lamennais et
Victor Hugo. Cependant, il faut préciser que ces auteurs qui appartiennent à la même période
et écrivent sur un fait dont ils sont tous témoins, entretenaient des relations intellectuelles qui
leur permettaient de partager leurs idées sur la question sociale, celle impliquant les

955
Thomas Carlyle, Passé et présent, op.cit.
956
Charles Dickens, Hard Times, op.cit.
957
Elizabeth Gaskell, Mary Barton, op.cit.

343
conditions de vie et de travail du peuple. Dans ce sens, George Sand et Victor Hugo suivant
les idées socialistes de Leroux et de Lamennais ont essayé de proposer l’idéal d’une société
qui réprimerait l’individualisme.

D’une part, pour George Sand, la différence sociale n’est pas forcément ce qui pose un
problème dans les relations des employés avec leurs patrons. Aussi, l’attitude que le pauvre,
l’ouvrier, observe chez son patron, est en chacun de nous, il suffit qu’on donne à ce dernier le
pouvoir de son patron pour le constater. C’est ce qu’elle a démontré dans le parcours
d’Etienne Lavoute lorsqu’il devient chef de fabrique et emploie des ouvriers. Le projet
d’Etienne Lavoute participe au progrès social, mais, pour que cette réussite soit au profit du
plus grand nombre, il faudrait que la motivation de son auteur ne soit pas individualiste.

D’autre part, dans une perspective socialiste, Victor Hugo s’attaque beaucoup à la
question du salaire insuffisant qui dévalorise non seulement le travailleur, mais qui le plonge
dans une misère extrême. C’est le cas des rémunérations de Fantine, Jean Valjean et comme il
le rappelle dans Les Misérables958, de Claude Gueux aussi.

Le fait d’avoir soulevé le rapport entre salariés et patron nous conduit au point suivant
que nous avons abordé. Il s’agit de la figure des opprimés. Tous nos auteurs parlent de
l’oppression sociale. Pour cela, nous avons jugé utile de dresser un profil type des opprimés
selon ce que nous ont servi ces auteurs.

Ainsi, en étudiant les personnages représentés dans les romans, nous avons constaté
qu’il existe une grande catégorie d’opprimés assez récurrente : le peuple. Alors, pour traduire
les souffrances de ce peuple avec plus de précision, les écrivain(e)s procéderont à la
description de plusieurs profils.

Dans ce processus, nous avons pu observer que dans le peuple dont il s’agit, l’ouvrier
est le personnage opprimé que l’on a retrouvé dans l’ensemble des romans. Ce qui s’explique
simplement par le contexte historique auquel sont rattachées les œuvres. Aussi, nous avons pu
remarquer que le profil de ce dernier respectait plutôt un prototype, celui d’homme sans
instruction réduit pratiquement à l’esclavage par le travail et percevant un salaire misérable.
Dans ce sens, Elizabeth Gaskell et George Sand ont montré que la condition ouvrière devenait
dans cette société, une condition pérenne dans une famille. Car, de père en fils, au sein d’une
même famille, on demeurait ouvrier.

958
Victor Hugo, Les Misérables, op.cit.

344
Cette représentation a permis de mettre en évidence le clivage social, l’inégalité
sociale qui ne donnait pas sa chance à tous les individus. Dans cette souffrance de l’ouvrier,
deux personnages ont été représentés sous une forme encore plus misérable. On parle ici de la
figure de la femme et celle de l’enfant. En effet, à travers ces deux personnages qu’on a
retrouvés chez nos auteurs, on a pu fréquenter les profondeurs de la misère décrite. Au sujet
de la femme, on s’est aperçu que cette dernière percevait un salaire très misérable et parfois
moins que celui que pouvait percevoir un ouvrier. Pour cela, la femme ne pensait son avenir
en sécurité que dans le contexte du foyer. Ce que George Sand a critiqué dans son roman, car
elle a montré que cela n’était qu’une source d’appauvrissement. Aussi, dans ces conditions,
l’enfant se devait de travailler afin de participer aux besoins quotidiens de la famille. Les
auteurs ont su montrer que si l’adulte pouvait supporter un certain degré de misère, il n’en
était pas de même pour l’enfant. C’est la raison pour laquelle, la mortalité enfantine est le
résultat de la précarité chez Elizabeth Gaskell, et de la détérioration du corps de Fantine dans
Les Misérables. Parlant d’Hugo, toute cette souffrance dont est victime le peuple, il l’attribue
à l’État. Dans cette perceptive, entre en compte dans son roman, une nouvelle figure
d’opprimé : le forçat. Ce personnage a permis à Victor Hugo de faire le procès de la société.
À travers la nature de Jean Valjean, Victor Hugo a entrainé le lecteur, par son personnage à se
poser de réelles questions : qui est le réel coupable de la misère du peuple ? Le peuple mal
payé et vivant dans la misère ? Ou, l’État qui reste léthargique face à cette situation ? Victor
Hugo a répondu à cette interrogation en montrant que si le peuple a un devoir de bonne
conduite, l’État a également le devoir d’assurer les meilleures conditions de vie à ce dernier. Il
ne suffit pas de punir l’acte qu’est le vol, mais il faut s’interroger sur les raisons qui ont
poussé ce personnage à commettre ce délit. C’est dans ce sens que Victor Hugo a suscité en
nous, cette interrogation sur la question de la misère. Alors, celle-ci a fait l’objet d’étude de la
deuxième partie de notre travail.

Nous avons abordé une deuxième partie de notre travail pour représenter les facettes
de la misère décrite dans les romans étudiés et analyser les formes de résolution que proposent
les auteurs. Cette démarche entreprise nous a permis de nous rendre compte que le
« chronotope959 » est un indicateur important dans la description de la misère. Il a servi non
seulement à caractériser le roman écrit sur l’oppression sociale en mettant un accent sur les
lieux concernés par l’exploitation du peuple à l’exemple de la « ville », « la mine. » Aussi,
parce que Victor Hugo fait un procès à la société, on a pu rencontrer dans son roman, des

959
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op.cit.

345
lieux de juridiction comme le tribunal ou de sanction à l’exemple du bagne. Et, nous avons
quand même signifié que ces espaces représentés sont certes l’image d’une réalité, mais qui
est « géo-pensé », c’est-à-dire que la référence réelle est exacte, mais la mise en récit dépend
de la sensibilité de l’écrivain(e). C’est dans ce sens que nous avons emprunté la réflexion de
Noémie Boéglin lorsqu’il parle du rapport de l’écrivain(e) à la ville qu’il représente.

À ce moment, il déclare, et, nous l’admettons, que celui-ci ne représente plus « la


ville », mais « sa ville960. » Ainsi, dans la poursuite de notre analyse, la représentation de la
ville a servi à mettre en cause le progrès. En utilisant le descriptif explicatif961 de Philippe
Hamon, nous avons pu observer que Charles Dickens peignait la ville de Manchester pour
montrer le désastre de l’industrialisation dans le présent et inciter au respect de
l’environnement en opposant l’aspect de la ville à celui de la nature non transformée. Cette
destruction de l’espace par l’usage des machines est également celle qui se traduit sur les
corps dégradés des premiers acteurs de ce nouveau mode de travail : les ouvriers. On a pu lire
ce même descriptif de la ville industrielle caractérisée par la combustion dans le roman de
George Sand lorsqu’elle décrit la ville noire. Un descriptif qui a valu à cette ville des
qualificatifs tels que « Trou-d’Enfer », « noire-crevasse », « gothique paroisse. » Mais, en
progressant dans notre lecture, nous nous sommes aperçus que la description négative que
Sand faisait de la ville se confrontait à un autre regard positif qu’elle émettait sur ces mêmes
espaces. On a donc lu d’autres adjectifs comme « sublime », « diamants » pour qualifier la
même réalité. Alors, nous avons conclu que cela est dû à l’admiration qu’elle porte aux gens
du peuple et à leur milieu de vie. Elle admet l’existence des différences sociales et pense que
la misère peut dépendre du regard qu’on décide d’avoir à son sujet. En poursuivant avec
Victor Hugo, on constate que l’espace a servi également à faire une critique politique. Il
utilise le couvent, ou du moins, l’enfermement des sœurs du « PETIT-PICPUS » qu’il juge
inadmissible, pour exprimer l’enfermement du peuple dans la misère. Aussi, lorsqu’il montre
le milieu de vie de Gavroche, l’éléphant de Paris, il soulève en même temps la question de
l’abandon des enfants par la société.

On ne saurait finir ce point sans évoquer la présence de l’usine et de la mine dans ces
récits comme représentation de l’imaginaire de l’enfer, tant par sa température que par le
labeur qui y est fait. En étudiant les lieux, nous avons évidemment étudié ceux-ci. Le résultat
qui en ressort est que selon la description des auteur(e)s, l’usine n’a été qu’un lieu de

960
Noémie Boéglin, « Paris, ville morte dans le roman français au XIX e siècle », Sociétés & Représentations,
op.cit.
961
Philippe Hamon, Du descriptif, op.cit., p.166

346
déshumanisation, « le troisième dessous » selon Victor Hugo dans lequel l’homme est exposé
aux dangers extrêmes pour sa santé et pour sa vie. Le descriptif de la misère que font les
auteurs ne s’est pas limité à l’espace, mais a tenu également compte de ce qui se vit dans ces
espaces au quotidien. Alors, pour aller dans les profondeurs de la misère, nous avons étudié ce
motif comme autre élément indicateur de la déchéance sociale liée au progrès industriel. La
découverte d’un corpus linguistique autour de l’expression « misère » a renforcé notre désir
d’enquêter sur ce motif. Le premier résultat qui ressort de notre recherche sur cet aspect est
que la fréquence du terme « misère » et des mots qui l’environnent témoignent de plusieurs
réalités. On a pu voir que Victor Hugo désigne par personnes misérables, des personnages qui
sont de mauvaise moralité. Aussi, nous avons pu constater, à travers les propos de Guy Rosa
que le fait d’attribuer le mot misérable aux personnes de mauvaise foi à l’exemple des
Thenardier, n’est pas propre à l’auteur. En effet, durant son siècle, il a été généralement
confondu, les « classes laborieuses et les classes dangereuses962. » Mieux encore, les classes
laborieuses ont souvent été prises pour des classes dangereuses. L’assimilation de la précarité
à la criminalité était faite sans restriction. Cela pourrait justifier l’usage du mot « misérable »
pour qualifier un personnage dans d’autres circonstances que celles de la misère matérielle.
Alors, de Charles Dickens, à Victor Hugo, on a eu la confirmation que l’emploi du mot
« misère » se faisait aussi dans le cadre de l’analyse des valeurs attribuées aux personnages.

Ainsi, parce que les auteurs que nous avons lus s’insurgent contre la culture capitaliste
qui met le capital financier, matériel au-dessus de l’humanité, on rencontrera plusieurs fois,
dans l’ensemble des romans, sans exception, cette opposition entre le bon pauvre aux bonnes
mœurs et le riche aux mauvaises mœurs. Dans le questionnement des valeurs, Sand, en
revanche, présente la misère comme le résultat d’une suite de situations qui peuvent survenir
dans la vie pour cause d’une mauvaise gestion de vie, au-delà du fait d’être dans une situation
relativement précaire. Elle prend ainsi exemple des mariages très précoces et fréquents dans la
ville-basse. Ceux-ci sont à l’origine, selon le récit de Sand, d’une augmentation de la précarité
parce que les maternités des femmes font qu’elles ne travaillent plus et le nombre d’enfants
par foyers est généralement inadéquat au salaire perçu par l’époux, le seul membre de la
famille qui peut rester en activité salariée. Elle décrit cette situation à travers la vie de famille
de son personnage Gaucher qui admet que le mariage tôt, dans la ville-basse, est source
d’ennuis financiers. Cette idée est renforcée par le portrait de la femme de Gaucher qui
représente la dégradation progressive d’une femme pauvre, mère au foyer.

962
Guy Rosa, « Histoire sociale et roman de la misère », op.cit.

347
Pour continuer, le résultat de notre analyse sur la représentation de la misère chez
Dickens montre qu’elle est plus émotionnelle que matérielle. Si nous reprenons le cas de la
trajectoire des personnages du roman, nous avons vu que les personnages misérables sont
ceux qui sont sous l’emprise de l’éducation utilitariste, celle qui n’admet pas l’imagination.
Or, selon Dickens, nous l’avons vu, l’imagination est une partie intégrante de l’humanité,
celle par laquelle l’homme atteint sa sensibilité. Ainsi, Dickens traite de misérables, tous ces
personnages qui s’alignent sur le principe utilitariste dont la philosophie est centrée sur le bien
de ceux qui détiennent le capital. Ce qui n’est pas le cas pour Gaskell qui parle de la misère de
Manchester en axant son discours sur les souffrances de la misère matérielle. C’est la raison
pour laquelle, dans le roman de Gaskell, nous serons confrontés au terme « poverty » qui est
une autre appellation de la misère. Et, les conséquences de la misère que nous avons observée
tout au long du récit sont des décès par famine. Ce fait nous a permis de faire un lien entre le
récit d’Elizabeth Gaskell et celui de Victor Hugo sur la matérialisation de la misère par un
descriptif du manque.

Chez Gaskell, ce manque est assez décrit dans la famille Davenport, prototype des
pauvres de Manchester. Et dans le roman de Victor Hugo, la dégradation du corps de Fantine
et le vol de Jean Valjean ont pu montrer comment l’extrême misère peut pousser d’honnêtes
gens à la faute. Fantine qui se prostitue et Jean Valjean, jeune travailleur dévoué qui se laisse
emporter par une envie qui le conduit au désastre.

D’ailleurs, les deux auteurs, Elizabeth Gaskell et Victor Hugo, n’ont pas hésité à faire
le tableau de cette misère dans un descriptif du lieu d’habitation du pauvre. Cela a été le cas
du lieu dans lequel vit Fauchelevent, celui de Gavroche ou encore celui de la famille
Davenport. Nous avons constaté que ces habitations sont généralement équipées d’objets de
récupération. Et, s’agissant de Gavroche, sa maison n’est autre qu’un ancien monument à
l’abandon. Cette réalité nous a montré que la société, malgré l’essor industriel communément
appelé progrès n’a fait que régresser sur le plan humain. C’est la raison pour laquelle, nous
avons évoqué la misère comme un motif de construction et de déconstruction du lien social.
Nous sommes arrivés à ce résultat parce que l’analyse que nous avons effectuée, de laquelle il
ressort que pour vivre, pour se loger, se vêtir, le pauvre doit nécessairement faire recours à des
objets déjà utilisés. Cette pratique prouve que ce dernier est complètement désarmé,
désemparé, marginalisé et surtout mis à l’écart. Sans issue, il est affaibli par la misère qui le
conduit à des choix parfois inhumains tels que la séparation de Sissy Jupe d’avec son père
dans l'œuvre de Charles Dickens parce que ce dernier ne pouvait plus subvenir à ses besoins.

348
On l’a vu dans l’œuvre de Victor Hugo, le barbier qui met à la porte deux enfants de la rue
venus mendier à son domicile. La description de la scène montre que cet acte est assez
conscient, car le barbier obtient le soutien des personnes qui l’entourent. C’est cette attitude
qui fera germer une haine chez John Barton envers les patrons dans le roman de Gaskell. Ce
dernier a estimé que les patrons ne souhaitaient pas, consciemment, prendre en compte leurs
souffrances.

Cependant, si la misère sépare les riches des pauvres, elle crée tout de même un lien
social, un lien de solidarité entre les personnes qui partagent les mêmes souffrances. On l’a
observé dans le roman de George Sand et dans celui d’Elizabeth Gaskell. Chez George Sand,
l’attitude de Tonine envers ses semblables dans la ville noire a toujours été marquée par la
bienveillance. Cela a également été le cas dans le roman d’Elizabeth Gaskell quand on voit la
vie communautaire qui s’est établie entre les pauvres. Par ailleurs, lorsque Gaskell a mis cette
réalité dans son récit, l’objectif était plutôt d’attirer l’attention sur le fait que cette charité ne
devrait pas venir du pauvre. Car, dans la condition de ce dernier, le geste de charité implique
indéniablement le déplacement du problème et non sa résolution. Ayant constaté l’évolution
de ce discours vers des propositions des auteurs sur la gestion de la misère, nous nous sommes
intéressés à ce que propose le roman pour la résolution de ces maux.

Dans le dernier chapitre de la deuxième partie, nous avons exposé les différentes
formes de résolutions que proposent les auteurs au sujet de la souffrance du peuple. La
première solution que nous avons observée est liée à l’éducation du peuple. Celle-ci est très
explicite dans les romans d’Elizabeth Gaskell et de Victor Hugo. Selon Gaskell, cette
éducation ne vise pas d’abord celle qu’on acquière dans une structure éducative. Mais, elle
s’intéresse plus à celle que l’on acquière par le travail manuel qui est différent du travail
mécanique. Le travail manuel met l’homme en contact direct avec sa tâche, il réfléchit à ses
gestes et à son œuvre. Or, le travail mécanique reste totalement abrutissant pour ces ouvriers
et ne participe pas à leur développement cognitif. Ceci expliquerait certainement le fait qu’il
garde ce statut sur plusieurs générations, puisqu’ils ne se façonnent que pour répondre au
besoin de la machine.

En revanche, Victor Hugo qui met aussi un accent sur l’éducation du peuple. Selon lui,
pour pallier sa misère, il faut rendre accessible l’instruction de ce dernier. Cette éducation qui
permet de former le peuple sur les plans moraux et intellectuels lui permettra une autonomie
sociale, la capacité de choisir son métier. C’est une bonne alternative pour ne pas faire de tout
individu du peuple, un ouvrier, une blanchisseuse, car cela lui offre les compétences pour

349
prétendre à d’autres domaines d’activités. Après l’éducation du peuple, on a retrouvé la
charité comme proposition pour minimiser les souffrances des pauvres. Cette charité peut être
matérielle. Dans ce cas, on a pu observer un déploiement du soutien matériel de Barton à la
famille Davenport. Victor Hugo représente cette charité également lorsque Marius vient en
aide à ses voisins, et George Sand l’avait déjà prescrit par l’action de Tonine. Cette dernière
offre aux habitants de la ville basse tout l’héritage que lui a offert le mari de sa grande sœur.
Mais Victor Hugo admet aussi que la charité est certes une solution qui doit cependant avoir
des limites pour ne pas en faire profiter qui ne le mérite pas à l’exemple des Thénardier.
Aussi, cette charité doit-elle être motivée par un amour pour l’humanité avec des
comportements caractérisé par l’altruisme ou la compassion pour les plus faibles. Alors, on
peut affirmer que le dessein des auteurs était d’attirer les gouvernants à avoir un regard
compassionnel sur les plus faibles en apportant des solutions pérennes à leurs problèmes tels
que la famine, les conditions de vie insalubres et le travail très difficile pendant des longues
heures pour toucher un salaire minable.

Dans l’évolution de notre travail sur la recherche des solutions à l’oppression du


peuple, nous avons constaté que la révolte faisait l’objet de débat lorsqu’on croise ces auteurs.
En effet, la révolte, l’émeute, la révolution sont le soulèvement du peuple contre l’autorité
établie afin qu’il puisse se faire entendre et dans le but de revendiquer de meilleurs
traitements de la part de celle-ci. Charles Dickens, Elizabeth Gaskell et Victor Hugo
présentent cet évènement comme porte de sortie. Mais, de chaque représentation émane un
discours spécifique en faveur ou non à la révolution. Lorsqu’on a observé l’évolution des
représentations des révoltes des travailleurs dans les romans de Charles Dickens et
d’Elizabeth Gaskell, la fin de ces épisodes et des personnages dans ces moments montrent que
ces deux auteurs n’écrivent pas en faveur de la révolte, car celle-ci n’engendre que, selon leur
regard, le deuil et le désespoir. Elle ne permet pas forcément l’établissement d’un dialogue
social. Nous ne partageons pas forcément l’avis de ces auteurs puisqu’à l’issue de ces
mouvements, notamment de la mort du fils de Carson, tué par John Barton, un révolté,
M. Carson a su relativiser sa position en découvrant les souffrances de ses travailleurs. C’est
le cas de M. Bounderby qui découvre la réalité de ses travailleurs après la disparition de
Stephen Blackpool, des travailleurs qu’il a toujours connus par des chiffres à ses services.
Nous ne sommes pas favorables à la violence, mais il faut prendre en compte le fait que la
violence ne commence pas par la réaction des opprimés. Elle tient son origine dans la gestion
des travailleurs par les patrons, d’une part. Et des lois qui ne sont pas votées en faveur du

350
peuple, d’autre part. C’est dans ce sens que Victor Hugo a pu nous montrer l’intérêt de la
révolution. Dans son texte, la révolution a tout un autre sens. Bien sûr, il présente son côté
dévastateur, mais il admet aussi qu’elle aide à déstabiliser les institutions admises en donnant
l’occasion au peuple de se faire entendre et d’espérer à une reconstruction sociale. C’est la
symbolique que porte la mort de Mabeuf et de Gavroche aux barricades. Une génération
entière tombe à la révolution pour donner de l’espoir à une nouvelle génération épargnée des
misères actuelles.

Ce que nous pouvons retenir et affirmer de notre analyse de l’oppression sociale, en


tenant compte de la première partie et de la deuxième partie de notre travail, c’est que le
regard que les hommes portent sur la société dépend d’abord de leur appartenance
idéologique. Mais, l’influence de cette appartenance idéologique présente des limites qui sont
liées aux faits. Nous parlons des faits parce qu’il y a un niveau de misère qui ne peut être
relativisé : celui dans lequel la quantité de travail est disproportionnée au salaire perçu ; celui
dans lequel la famine tue certains pendant que d’autres ont du pain en abondance.

Vivre en utilisant des semblables comme on utilise une machine pour son propre
plaisir, c’est faire preuve de bestialité. Alors, le système capitaliste est, selon notre
entendement, un système économique et social qui se fonde sur l’égoïsme de l’homme pour
faire croître des ressources qui ne seront jamais redistribuées équitablement. C’est un système
qui ramène l’homme à son état naturel puisque le pouvoir appartient au plus fort
économiquement. C’est la raison pour laquelle nous parlons de bestialité humaine.

Pour continuer, notre travail ne s’est pas limité à l’analyse thématique de l’oppression
sociale. Nous avons également observé la structure du roman qui a rendu possible cette
écriture et lecture des sociétés britannique et française du XIXe siècle.

Il ressort de cette troisième partie que pour faire parler le peuple, pour que le lecteur
l’entende, il fallait écrire dans la langue du peuple. Dans cette perspective, nous avons
rencontré un langage qui caractérise le peuple, non instruit. Le registre familier a d’ailleurs été
l’un des indices de la présence d’un personnage du peuple. Comme l’a d’ailleurs soutenu
Nelly Wolf, la langue dépend du locuteur dans le roman populaire963. Ainsi, dans le roman
britannique, nous rappelons que Stephen Blackpool s’est généralement exprimé sur cette
forme de langage qui ne respecte pas les structures grammaticales. Cet usage d’un registre
familier a marqué les répliques entre les personnages en ce sens qu’il a permis de voir

963
Nelly Wolf, Le peuple dans le roman français de Zola à Céline, op.cit., p.212.

351
comment par le langage on peut exprimer la ségrégation sociale. Pour pallier cette mise en
discours du registre familier qui caractérise les personnages du peuple, Victor Hugo a fait
instruire son personnage qui représente cette partie de la société. Il s’agit de Jean Valjean qui
reçut une instruction pendant ses années d’incarcération. Si l’auteur a pris le soin de présenter
l’instruction de Jean Valjean, c’est aussi pour expliquer son expression structurée qui le
distinguera des autres gens du peuple. Aussi, parce que ce personnage, durant le récit, devra
assurer le rôle du maire de Montfermeil. Nous affirmons donc que la manière dont s’exprime
le peuple est très représentative dans sa mise en discours. Pour cela, Hugo utilise plus le
langage argotique dans les répliques de Gavroche, enfant de la rue n’ayant reçu aucune
éducation ni instruction. Hugo a soutenu la thèse selon laquelle, le langage argotique sert non
seulement à faire parler le peuple, mais également à entrer dans les réalités les plus profondes
de la société. Ainsi, ce langage qui est impropre à la langue française sert tout de même à
mettre en lumière les réalités sociales généralement non prises en compte. Il a par exemple
permis de rendre palpable le préjudice fait au peuple qui est l’absence d’instruction, car il est
le résultat de la déformation d’une langue non maitrisée. Dans ce sens, nous avons partagé
l’idée de Cataraio qui pense que le langage discursif n’est qu’une continuité du langage
corporel964. Dans ce contexte, le langage argotique n’a été qu’une continuité des souffrances
infligées au corps du peuple.

Poursuivons notre conclusion avec le roman britannique sur le langage du peuple.


Chez Charles Dickens et Elizabeth Gaskell, nous avons constaté l’usage du patois et la langue
du peuple de Manchester. Charles Dickens, dans des répliques de Stephen Blackpool et de
Bitzer, introduit le patois, ce qui donne un effet d’irrégularités dans les prises de paroles de
ces deux personnages. Cette irrégularité signale la prise de parole du peuple dans la narration.
C’est également le cas d’Elizabeth Gaskell dont l’œuvre garde une originalité avec l’usage
des expressions contractées qui sont issues du langage des habitants de Manchester. Pour
essayer d'atténuer la difficulté de compréhension du lecteur, Elizabeth Gaskell a introduit des
explications issues des recherches de William Gaskell, son époux. Comme chez Charles
Dickens, nous nous sommes servis du contexte d’énonciation pour comprendre ce à quoi
renvoyaient certaines expressions.

Tout comme le langage familier, le langage argotique, le patois, le langage poétique a


également été utilisé par les auteurs pour exprimer les souffrances décrites dans les romans.
Ce phénomène poétique a été très prononcé chez trois auteurs : George Sand, Elizabeth

964
Arthur Augusto CATARAIO, « Langage et misère dans Les Misérables de Victor Hugo », op.cit., p.11.

352
Gaskell et Victor Hugo. Chez George Sand, la poésie a servi, à la fin du récit, a évoqué le
parcours des personnages, à prodiguer des conseils pour les évènements à venir et surtout à
proclamer l’amour et l’unité. Chez Elizabeth Gaskell, elle est celle qui annonce les
évènements qui arriveront aux personnages. Elle donne le ton de chaque chapitre. Si la prose a
cette capacité de décrire les situations, à travers la poésie, chez Gaskell, le sensible est
interpellé. Le lecteur est heurté par un effet de tristesse ou de joie avant d’avoir accès à la
scène que le poème introduit. Cela a été également le constat fait sur les poèmes qui
témoignent de la détermination de Gavroche aux barricades. Ces poèmes permettent à l’auteur
de faire entendre le cœur de la Patrie, le cri des insurgés et les forces présentes dans la révolte.
C’est donc un chant à la fois historique et sensible auquel fait face le lecteur. Ceci nous a
permis de garder à l’esprit le lien entre le récit de la narration et le récit historique auquel fait
allusion l’évènement historique raconté.

Cette entrée en intrigue des évènements historiques nous a imposé de nous intéresser à
l’analyse de l’organisation du discours de la narration qui se situait entre le discours de
l’histoire racontée et le discours du récit historique. Ce que nous avons appelé la grande et la
petite narration. Cette analyse a fait l’objet du dernier point du chapitre VIII de notre travail.
Nous avons constaté que l’ « ordre du récit »965 est marqué par des ruptures temporelles qui
permettent, à l’exemple de chez George Sand et Charles Dickens, d’entrer dans le passé des
personnages pour comprendre leur situation actuelle. L’ambition de cette stratégie utilisée par
les auteurs fut de clarifier le récit, d’une part. D’autre part, cela a servi à répartir les
responsabilités des souffrances auxquelles ont fait face les personnages. George Sand l’a
beaucoup utilisé pour nuancer son discours sur la souffrance des personnages prolétaires, en
montrant que le bonheur ne s’acquière pas forcément en faisant d’un ouvrier un bourgeois.

Une autre sorte de retour dans l’histoire à travers des récits analeptiques a concerné le
détachement du récit narratif pour un rattachement au récit historique de la Grande Histoire.
Nous avons, dans ce cas, beaucoup tenu compte des romans d’Elizabeth Gaskell et de Victor
Hugo. En effet, ces deux auteurs nous ont conduits dans des récits historiques à travers des
stratégies narratives qui impliquaient la présence de l’auteur dans le récit fictif. Car, l’auteur
est celui qui a accès à la réalité historique et au récit fictif à la fois, il sert de pont. Ainsi, pour
rendre compte de l’oppression du peuple, l’univers romanesque a dû se servir de plusieurs
réalités afin de donner du crédit à l’histoire proposée. La langue du peuple, la présence de
l’auteur dans la narration et surtout la présence des évènements historiques ont été

965
Gérard Genette, Discours du récit, op.cit.

353
indispensables. Ces éléments ont fait de ses œuvres, des romans sociaux et historiques à la
fois. En effet, chacun de ces points joue un rôle capital. Le langage populaire fait entrer une
classe marginalisée dans l’écriture romanesque et permet d’avoir une vision plus vaste de la
structure sociale. La présence de l’auteur, à quelques instants dans le récit, accentue la
vraisemblance de l’histoire. De fait, cette intrusion de l’auteur permet d’attester les faits
comme du vécu. À cela s’ajoutent des évènements historiques représentés qui favorisent
l’effet de réalité de l’histoire.

Enfin, écrire l’oppression sociale ne se limite pas à dire des souffrances dans une
forme littéraire, roman, théâtre, poésie. Il faut que l’auteur du récit se donne la responsabilité
de faire de son œuvre un réceptacle de référentialité, car cela lui permet de construire une
valeur historique à son roman. Dans ce cas, les stratégies de mise en œuvre de ces références
lui reviennent. Mais, elles demeurent importantes parce que lorsqu’on s’engage à faire la
critique des réalités sociales, on vise un ou des objectifs spécifiques. Cela a été le cas de nos
écrivain(e)s. Bien qu’ils écrivissent pour la même cause, l’amélioration des conditions de vie
du peuple au XIXe siècle, chacun avait un angle d’attaque spécifique. Sand écrit un roman
jugé non réaliste de la situation de son époque sur la question prolétaire parce que son
ambition était de minimiser les binarités sociales et d’appeler à une sorte de communauté
sociale. Nous l’avons montré dans notre travail. Victor Hugo, parlant du peuple dans son
roman, a fortement pensé que l’éducation du peuple serait une issue favorable pour sortir de la
précarité, pour la protection des enfants et surtout de la jeune fille.

Charles Dickens et Elizabeth Gaskell ont mis en lumière la chosification de l’ouvrier


par son patron et le refus de l’État d’accepter un dialogue devant le parlement avec ce peuple
qui meurt de faim sous les yeux et l’exploitation de la haute bourgeoisie.

Aujourd’hui, ces œuvres ne sont pas mortes. Elles représentent encore dans l’esprit des
Français et des Britanniques des objets littéraires et historiques pour toutes personnes
désireuses de comprendre les mouvements sociaux du XIXe siècle. Elles ont d’ailleurs
instauré une tradition littéraire et artistique qui ne s’est pas évanouie et qu’on a vue évoluer au
fil des temps. C’est le cas par exemple de l’œuvre d’Émile Zola, Germinal966 qui paraît des
années plus tard et qui offre une description précise et admirative des réalités des ouvriers du
Nord de la France au XIXe siècle. La méthode zolienne est évidemment allée dans plus de
précisions que celle de George Sand. Zola a procédé, contrairement à Sand, à une
expérimentation de la vie ouvrière. Scrutant le quotidien des ouvriers et même des bourgeois,
966
Emile Zola, Germinal, op.cit.

354
l’organisation du travail dans les mines, l’environnement d’une mine et la colère des
travailleurs.

Pour la poursuite de nos recherches, nous sommes intéressés par les productions
littéraires et cinématographiques qui naissent dans la société contemporaine et qui soulèvent
les enjeux politiques, économiques et religieux avec les caractéristiques structurales du roman
social du XIXe siècle. Dans le cinéma français, nous pouvons citer Banlieusards967, un film
réalisé par Leila Sy et Kery James qui montre des drames sociaux des jeunes de la banlieue
qui semblent avoir été marginalisés par la société.

Cela aurait été très avantageux pour nous de traiter cette question dans ce travail.
Mais, cela nous a paru trop ambitieux. Alors, pour la suite, nous aimerions explorer les
ruptures et les continuités entre ces réalisations du XIXe siècle et celles qui sont
contemporaines. Nous prenons le cas des œuvres produites lors des mouvements de
décolonisation. Nous pouvons citer l’œuvre de Mongo Betti, Ville Cruelle968 qui nous fait
penser aux romans de George Sand et d’Elizabeth Gaskell. Ces écrivaines ont beaucoup
évoqué la binarité spatiale dans leurs romans : le nord et le sud. Ces binarités leur ont permis
de représenter les ségrégations sociales et d’évoquer les misères des prolétaires. Ainsi, en
1954, dans le roman de Mongo Betti, on retrouvera des représentations similaires. Il s’agit de
la représentation d’une ville, Tanga, divisée en deux espaces : Tanga nord et Tanga Sud.
L’une des parties de la ville est occupée par les paysans, et l’autre par l’ensemble des
administrations et des gérants de la ville.

Nous pouvons également parler du roman Les bouts de bois de Dieu969 d’Ousmane
Sembene qui évoque une grève de cheminots comme le roman de Zola a évoqué la grève des
mineurs. Un autre auteur a attiré notre attention, il s’agit de Mama Moussa Diaw avec le
roman Châtiments970 qui dévoile les souffrances de jeunes enfants d’une école coranique sous
l’oppression d’un système capitaliste artisanal à résonance religieuse. En effet, le récit se situe
dans un contexte non industrialisé au Sénégal. Les capitalistes que l’on rencontre sont assis
sur un pouvoir religieux avec lequel il exerce une domination totale sur de jeunes talibés à
leur service.

967
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968
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969
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970
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355
Aujourd’hui, en France, la sortie d’un film tel que Les Misérables971 suscite nos
interrogations. De quels Misérables s’agit-il ?

971
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356
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La vie des français au XIXe siècle, L’Histoire Au Quotidien, M6, [en ligne] www.youtub.com

Le Temps à la chaîne, Le Temps des ouvriers, épisode 3, ARTE, Série documentaire, Stan
Neumann, France, 2020, [en ligne], https://www.artetv.com

Le Temps de l’usine, Le temps des ouvriers, épisode 1, ARTE, Série documentaire, Stan
Neumann, France, 2020,[en ligne] https://www.artetv.com

Le temps de la destruction, Le temps des ouvriers, épisode 4, ARTE, série documentaire, Stan
Neumann, France, 2020, [en ligne], https://www.artetv.com

Le Temps des barricades, Le temps des ouvriers, épisode 2, Série documentaire, Stan
Neumann, France, 2020, [en ligne] https://www.artetv.com

Les infos clés sur le travail, l’emploi et le salaire, ARTE, série documente « Travail, salaire,
profit », Gérard Mordillat et Bertrand Rothé, France, 2019, [en ligne], https://www.artetv.com

Oliver Twist, Roland Polanski, Runteam II Ltd. ETIC Films Medusa Film R.P. Productions
Runteam, Royaume-Uni, 2005.

The Personal History of David Copperfield, Armando Lannucci, FilmNation Entertainment et


Film4, Etats-Unis, Royaume-Uni.

REVUES ET ARTICLES DE PRESSE

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Le Rappel, https://www.retronews.fr/titre-de-presse/rappel

LEROUX Pierre, SAND George, VIARDOT Louis, La Revue Indépendante, Paris, Au bureau
de La Revue Indépendante, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9657431r

Retro News, « L’Argot, vie et mort d’une langue du peuple »


https://www.retronews.fr/societe/echo-de-presse/2018/05/30/largot-vie-et-mort-dune-
langue-du-peuple

Revue du Nord : revue historique trimestrielle du Nord de la France-Belgique-Pays bas.


N°146, avril-juin, 1955.

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DICTIONNAIRES

BEAUJEAN A., Le Petit Littré, Dictionnaire de la langue française, Paris, Le livre de Poche,
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le-troisieme-dessous.html

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bugeaud/

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THÈSE

BEDÉE Estelle, L’Insurrection dans le roman du XIXe siècle, de prospère Mérimée à Lucien
Descaves, Thèse de doctorat, Université de Paris Nanterre, 15 décembre 2017.

386
TABLE DES MATIÈRES

Dédicace .................................................................................................................................................................. 5
Remerciements ........................................................................................................................................................ 6
INTRODUCTION GÉNÉRALE............................................................................................................................. 7
PREMIÈRE PARTIE........................................................................................................................................ 33
PARCOURS PERSONNELS DES AUTEURS ET FIGURES DES OPPRIMES ........................................... 33
CHAPITRE I. SOUFFRANCES PERSONNELLES, INFLUENCE IDEOLOGIQUE DES AUTEURS ET
CREATION ROMANESQUE .............................................................................................................................. 36
I.1. Des enfances inspirantes............................................................................................................................. 37
I.1.1. George Sand et une enfance au cœur des antagonismes sociaux ........................................................ 39
I.1.2. La mort dans l’enfance d’Elizabeth Gaskell et son empreinte dans Mary Barton .............................. 43
I.1.3. L’« auteur-enfant » et l’« enfant-personnage » chez Charles Dickens et Victor Hugo ....................... 47
I.2. Une participation du contexte socio-idéologique ....................................................................................... 53
I.2.1. Le soulèvement des pensées socialistes .............................................................................................. 53
I.2.2. Des rencontres et partages idéologiques contre l’oppression sociale .................................................. 61
CHAPITRE II. USAGE DES CONCEPTS PHILOSOPHIQUES, DES MOUVEMENTS POLITIQUES ET DES
PENSÉES RELIGIEUSES POUR UNE CRITIQUE DE L’OPPRESSION SOCIALE ....................................... 70
II.1. La morale utilitariste ou l’indifférence aux affects humains : facteur de la souffrance du peuple dans
Hard Times. .................................................................................................................................................. 71
II.1.1 Mise en scène d’une éducation matérielle .......................................................................................... 73
II.1.2. L’impact de l’utilitarisme sur le plan économique : une oppression sociale pensée sur les travailleurs.
78
II.1.3. Représentation de l’échec de la philosophie utilitariste sur le plan humain ...................................... 82
II.2. Écrire un mouvement politique : le chartisme, dans Mary Barton........................................................ 85
II.2.1. La représentation de la charte du peuple : un espoir pour les ouvriers .............................................. 86
II.2.2. De la répression politique à la colère des travailleurs. ....................................................................... 92
II.3. L’influence d’une philosophie du progrès : Félicité de Lamennais et Pierre Leroux chez Sand et Hugo. 96
II.3.1. Une philosophie contre le matérialisme ............................................................................................. 96
II.3.2. La foi et la justice sont garantes des valeurs humaines .................................................................... 102
CHAPITRE III. PERSONNAGES, FIGURES DE L’OPPRESSION SOCIALE ............................................... 107
III.1. L’ouvrier : du personnage sans instruction à l’esclavage par le travail ................................................. 110
III.2. De la condition ouvrière au questionnement des origines de la misère sociale chez Elizabeth Gaskell et
George Sand ................................................................................................................................................... 121
III.2.1. Une condition misérable pérenne ................................................................................................... 121
III.2.2. Le regard de Sand et Gaskell sur la souffrance des ouvriers .......................................................... 125
III.3. De l’ouvrier au forçat : critique de la répression pénale sur le peuple prolétaire dans Les Misérables . 129
III.3.1. La condamnation de la société : le cas de Jean-Valjean ................................................................. 130
III.3.2. Jean Valjean : figure du prisonnier à l’esclave ............................................................................... 138
Conclusion de la première partie .................................................................................................................... 144

387
DEUXIÈME PARTIE. ESTHÉTIQUE DE LA DÉCHÉANCE SOCIALE : ENTRE LES REPRÉSENTATIONS
DE LA MISÈRE ET LES TENTATIVES DE RÉSOLUTIONS ROMANESQUES ......................................... 146
CHAPITRE IV. LE CHRONOTOPE : OBJET DE REPRÉSENTATION DE LA DESTRUCTION ............... 148
IV.1. Le descriptif des villes et campagnes : pour une esthétique de la répulsion au progrès industriel ........ 150
IV.1.1. Représentation de la ville et des effets de l’industrialisation ......................................................... 150
IV.1.2. L’écriture du contraste à propos des espaces. ................................................................................ 160
IV.2. Des espaces-écrans de la souffrance dans Les Misérabl. ....................................................................... 165
IV.2.2. Les espaces (lieux) (du) religieux et du politique : des casernes de la souffrance ......................... 168
IV.3. L’usine et la mine : l’imaginaire de l’enfer. .......................................................................................... 173
CHAPITRE V. LE MOTIF DE LA MISÈRE : SIGNE DE L’ÉCHEC DE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
............................................................................................................................................................................ 181
V.1. La construction d’un corpus linguistique autour du mot « misère » ....................................................... 182
V.I.1. La fréquence de l’expression « misère » et des termes environnants. .............................................. 183
V.1.2. De la moralité misérable chez Victor Hugo..................................................................................... 184
V.1.3. À un questionnement sur la valeur, ou l’identité de la misère dans La Ville-noire. ........................ 189
V.1.4. Misérable/ Misère : qualificatif d’un affaiblissement moral............................................................ 192
V.2. Le descriptif d’une misère matérielle ...................................................................................................... 196
V.2.1. Le descriptif des actes liés au manque/ la faim................................................................................ 196
V.2.2. Un descriptif du manque dans la représentation du logis du pauvre. ............................................... 204
V.3. La misère : motif de construction et destruction du lien social. .............................................................. 208
CHAPITRE VI. QUE PROPOSE LE DISCOURS ROMANESQUE CONTRE L’OPPRESSION SOCIALE ?
............................................................................................................................................................................ 212
VI.I. Le besoin d’une éducation du peuple ..................................................................................................... 214
VI.I.1. De la valorisation du métier manuel au besoin d’instruction de l’ouvrier ...................................... 215
VI.I.2. La valeur de l’éducation du peuple : analyse du schéma Jean Valjean, Fantine et Cosette. ........... 217
VI.2. La représentation de la charité et le principe d’amour contre la souffrance sociale entre espérance et
résignation. ..................................................................................................................................................... 221
VI.2.1. Représentation et proposition d’une charité matérielle .................................................................. 222
VI.2.2. … À la charité morale. ................................................................................................................... 226
VI.3. Le soulèvement du peuple, l’ultime expression contre la misère du peuple chez ................................. 234
Dickens, Gaskell et Hugo. .............................................................................................................................. 234
VI.3.1. La révolte et l’émeute : tentative de définition du point de vue romanesque. ................................ 234
VI.3.2. Représenter l’organisation de la révolte : de la foule au peuple. .................................................... 237
VI.3.3. La symbolique de la mort : sacrifice du peuple opprimé, destruction d’une nation et espoir du
renouveau chez Hugo et Gaskell. ............................................................................................................... 248
TROISIÈME PARTIE. QUAND ÉCRIRE L’OPPRESSION SOCIALE CONSTRUIT UNE TRADITION
LITTÉRAIRE ET HISTORIQUE ....................................................................................................................... 255
CHAPITRE VII. LANGUE, HISTOIRE ET ÉCRITS : UNE ÉCRITURE QUI CARACTÉRISE LES MISÈRES
DU PEUPLE ....................................................................................................................................................... 257
VII.1. Les répliques : un lieu d’expression de la différence sociale ............................................................... 258
VII.1.1. Les écrits du vocabulaire familier ................................................................................................. 258
VII.1.2. L’écriture argotique : De l’expression du calvaire social à la construction d’une identité sociale.274

388
VII.1.3. The language style of the Manchester’s people ............................................................................ 285
VII.2. Dire la souffrance, entre prose et poésie .............................................................................................. 288
CHAPITRE VIII. REPRÉSENTATIVITÉ DE L’OPPRESSION ET L’ORGANISATION STRUCTURALE DU
RÉCIT ................................................................................................................................................................. 299
VIII.1. Des retours de contextualisation du récit dans le récit : une narration imbriquée. .............................. 301
VIII.2. Les trois temps de la narration : « récit-premier », micro-récit et récit historique. ............................. 309
VIII.3. Intervention auteur-narrateur et lecteur dans l’élaboration du récit entre réel et fiction. .................... 317
VIII.3.1. Le rôle du lecteur dans la construction et l’évolution du sens du récit des souffrances du peuple.
317
VIII.3.2. Le lecteur : personnage du récit ou objet de création d’un « réel fictif. ».................................... 322
VIII.3.3. Le narrateur conduit le lecteur dans Les Misérables et dans Mary Barton. ................................. 324
VIII.3.4. La coopération textuelle : auteur-narrateur et lecteur comme motif de construction d’un nouvel
espace de narration. .................................................................................................................................... 329
Conclusion partielle de la troisième partie ...................................................................................................... 339
CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................................. 340
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAOHIQUES ........................................................................................................... 357
TABLE DES MATIÈRES .................................................................................................................................. 387
INDEXES DES NOMS D’AUTEURS ............................................................................................................... 390

389
INDEX DES NOMS D’AUTEURS

Abbrugiati, 297
Ackroyd, 35, 46
Allais, 61, 93, 361
Anceau, 326
Andrée, 161, 187, 354
André-Naigeons, 95
Arnt, 152
Audard, 69, 73
Authier, 321

Bakhtine, 148, 334


Barel-Moisan, 201
Barry, 35
Barthes, 5, 40, 107, 120, 121, 361
Bédarida, 51, 52, 55, 85
Bellot, 312
Bensimon, 15, 83, 237
Bernard, 75, 277, 355
Berret, 326
Berthereau, 56
Blancheton, 7
Boéglin, 148, 149, 335
Boillet, 323, 325
Bordas, 39
Bouaziz, 128
Bouchet, 62, 243, 245
Bourdieu, 46
Bouth, 107

390
Bozzo-Rey, 69
Brantlinger, 88
Brown, 83
Bruhat, 56
Bruno, 16, 57, 58, 128, 130, 347, 357, 370
Buret, 111, 112

Cabanis, 217, 358


Campion, 298
Carlyle, 13, 14, 15, 19, 20, 26, 27, 32, 53, 54, 55, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 76, 78, 82, 83, 90,
211, 314, 332, 349, 350, 361, 362, 369
Carpentier, 222
Carrière, 128
Cataraio, 274, 341
Cate, 35, 349
Chanial, 96
Charles Dickens, 6, 7, 13, 14, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 27, 32, 35, 45, 46, 47, 63, 64, 65, 66, 69,
71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 90, 103, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 115, 146,
150, 151, 152, 158, 160, 161, 162, 170, 171, 181, 189, 190, 191, 205, 206, 211,212, 233,
234, 235, 236, 252, 254, 255, 256, 257, 275, 276, 308, 311, 331, 332, 333, 335, 336, 339,
341, 342, 343, 348, 351, 352, 353, 359
Chase, 13, 83, 86, 92
Chasles, 18
Christen, 210, 211
Claude, 7, 8, 21, 23, 37, 52, 53, 129, 130, 131, 132, 135, 140, 261, 312, 333, 346, 350, 360,
366
Cléro, 72
Collas, 94
Compagnon, 59, 121, 162, 176
Coomans, 326
Cordonier, 262
Cottereau, 53
Cova, 69

391
Crone, 211

Damon, 45, 359


Daumard, 37
Davey, 62
De Gaulejac, 146
Débéyan, 57
Delattre, 152
Desné, 305
Dickens, 1, 2, 6, 7, 13, 14, 19, 20, 22, 23, 24, 25, 27, 32, 35, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 62, 63, 64,
65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 90, 99, 103, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 115, 116, 118, 120, 122, 127, 144, 146, 150, 151, 152, 153, 155, 157,
158, 159, 160, 161, 162, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 176, 177, 181, 183, 189, 190, 191,
194, 205, 206, 210, 211, 212, 230, 233, 234, 235, 236, 238, 239, 242, 249, 252, 253, 254,
255, 256, 257, 261, 262, 263, 275, 276, 277, 280, 281, 308, 310, 311, 313, 314, 331, 332,
333, 335, 336, 337, 339, 341, 342, 343, 348, 349, 350, 351, 352, 353, 358, 359, 361, 362,
363, 367, 369, 372, 373
DICKENS Charles, 346, 358
Disreali, 19
Dolléans, 87
Dufour, 29
Dupeyron-Lafay, 257
Durand, 18

Eco, 308, 313, 314, 315, 316, 320, 328


Elizabeth Gaskell, 1, 6, 8, 13, 14, 19, 20, 21, 22, 24, 27, 35, 40, 41, 42, 43, 44, 66, 82, 84, 85,
86, 88, 89, 90, 92, 103, 118, 119, 123, 126, 146, 150, 157, 158, 159, 181, 189, 190, 193,
194, 197, 198, 199, 204, 207, 210, 212, 213, 218, 219, 220, 227, 229, 230, 231, 238, 246,
258, 259, 260, 261, 279, 281, 287, 289, 296, 297, 299, 308, 311, 314, 315, 317, 320, 321,
322, 327, 331, 332, 333, 334, 337, 338, 339, 341, 342, 343, 344, 350, 352, 361
Engels, 9, 10, 11, 18, 19, 26, 53, 76, 78, 79, 104, 106, 123, 149, 153, 228, 229
Escarpit, 183

Féval, 18, 130

392
Fizaine, 312
Fohlen, 7, 8, 261
Foster, 35, 42, 44
Foucault, 80, 162, 191
Frobert, 8, 98
Frye, 106

Gaskell, 1, 2, 6, 8, 13, 14, 15, 19, 20, 21, 22, 24, 27, 35, 40, 41, 42, 43, 44, 48, 62, 63, 65, 66,
67, 68, 82, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 103, 114, 116, 118, 119, 120, 122, 123,
124, 126, 127, 143, 144, 146, 150, 157, 158, 159, 169, 181, 183, 189, 190, 192, 193, 194,
195, 197, 198, 199, 201, 202, 203, 204, 207, 210, 212, 213, 217, 218, 219, 220, 222, 227,
228, 229, 230, 231, 232, 238, 239, 242, 246, 247, 249, 258, 259, 260, 261, 262, 277, 278,
279, 280, 281, 286, 287, 288, 289, 296, 297, 298, 299, 300, 308, 311, 313, 314, 315, 316,
317, 320, 321, 322, 323, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 337, 338, 339, 341, 342,
343, 344, 350, 352, 361, 366, 369, 372, 373
Gefen, 40
Genette, 99, 159, 161, 220, 293, 294, 315, 342
Gengembre, 324
George Sand, 1, 6, 8, 16, 17, 19, 20, 21, 26, 27, 32, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 44, 59, 60, 61, 62,
93, 96, 97, 98, 101, 109, 118, 119, 121, 122, 123, 124, 125, 146, 153, 155, 156, 157, 173,
174, 176, 181, 183, 186, 187, 188, 189, 205, 222, 223, 224, 262, 263, 281, 282, 290, 293,
294, 295, 308, 312, 315, 320, 326, 331, 332, 333, 334, 338, 339, 342, 343, 349, 352, 360,
364, 365, 368, 369, 370
Gide, 94, 118
Gil, 278
Gilli, 308, 309
Girard, 6, 7, 8, 56
Gizem, 126
Goeneutte, 184
Goergen, 275
Goin, 29
Goldberg, 62, 63, 361
GREIMAS, 154
Grew, 211

393
Grimaud, 50
Gustave, 61, 93, 150, 354

Halévi, 286
Halévy, 73
Hamon, 107, 110, 137, 141, 142, 143, 150, 155, 156, 158, 199, 200, 201, 335
Handley, 255
Harrigan, 211
Hicks, 236
Hobbes, 95, 96, 99
Honoré de Balzac, 150
Hopkins, 63
Hovasse, 23, 35, 51, 113, 140
Hugo, 1, 2, 6, 16, 17, 18, 20, 21, 22, 23, 24, 27, 32, 35, 36, 44, 45, 47, 48, 49, 50, 51, 56, 61,
62, 68, 69, 73, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 102, 103, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118,
120, 122, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 142,
144, 146, 148, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 170, 181, 182, 183, 184, 185, 186, 189,
190, 194, 195, 196, 197, 198, 200, 201, 202, 203, 204, 207, 209, 210, 211, 214, 215, 216,
217, 218, 220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 230, 231, 232, 237, 239, 240, 241,
242, 243, 244, 245, 246, 247, 249, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271,
272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 281, 283, 284, 285, 286, 290, 300, 301, 302, 303, 304,
305, 306, 307, 308, 312, 313, 314, 316, 317, 318, 319, 320, 324, 325, 326, 327, 328, 329,
331, 332, 333, 334, 335, 336, 337, 338, 339, 341, 342, 343, 351, 352, 354, 355, 356, 358,
361, 362, 363, 365, 367, 371, 372, 373

Iser, 308, 361

Jaeck, 112
Jakobowicz, 240
Jeanneney, 169
Jouve, 114, 131, 136
Jumeau, 22

394
K

Kaplan, 63
Kayser, 107
Kingsley, 308
Kristeva, 84, 99

Laforgue, 202
Lallemand, 195
Lallement, 189
Laslett, 45
Lassave, 153
Le Guillou, 61
Le Hir, 94, 349
Leavis, 64, 74
Lecercle, 71
Leclair, 239
Leichter-Flack, 23
Lejeune, 36
Leroux, 1, 16, 17, 20, 26, 27, 40, 55, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 68, 69, 72, 93, 98, 101, 103, 121,
189, 223, 333, 349, 352, 360, 367, 370, 372
Leroy, 77
Leterrier, 136
Lincoln, 247
Loew, 47
Luc, 106, 211, 365
Lyon-Caen, 185

Macherey, 112, 365


Maesschlack, 265
Maingueneau, 29, 76, 177, 180, 189, 201
Malfray, 23

395
Malot, 36
Mangiapane, 296
Mannoni, 91
Maréchal, 61, 93, 354
Marsh, 109
Martinet, 106
Marx, 9, 11, 13, 18, 19, 26, 52, 53, 73, 79, 97, 104, 106, 123, 228, 229
Maurois, 35
Meyer, 234, 365
Mezière, 179
Michelet, 19, 24, 25, 114, 262, 302, 358
Milbach, 16, 62
Milner, 36
Montalbetti, 319
More, 58, 170, 228
Moret, 52
Morilhat, 52, 53
Muriel, 28

Noirel, 107

Oberti, 223, 224, 367


Ohl, 46

Paillat, 113, 115


Parker, 46, 47
Paul, 18, 23, 35, 40, 59, 91, 113, 115, 130, 295, 296, 304, 312, 326, 346, 352, 356, 368
Pavel, 96
Peignot, 16, 57, 58, 60
Pellegrini, 48
Pérès, 101, 122

396
Petit, 69, 136, 217, 230
Pety, 301
Préteceille, 223, 224
Prum, 52
Prungnaud, 146

Quinsley, 36

Redor, 6, 7
Reuter, 106, 110, 113, 122, 132, 134, 137
Revest, 196, 197
Richepin, 130
Ricœur, 91, 295, 296, 304
Riot-Sarcey, 327
Robert, 7, 52, 97, 135, 183, 277, 285, 304, 309, 349, 350
Rodis-Lewis, 55
Rosa, 181, 336, 352

Sand, 1, 6, 8, 16, 17, 19, 20, 21, 26, 27, 32, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 42, 44, 59, 60, 61, 62, 68,
69, 93, 96, 97, 98, 101, 102, 103, 109, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127,
144, 146, 153, 154, 155, 156, 157, 159, 169, 173, 174, 176, 181, 183, 186, 187, 188, 189,
194, 205, 211, 218, 222, 223, 224, 228, 229, 249, 261, 262, 263, 268, 281, 282, 290, 293,
294, 295, 308, 312, 313, 315, 320, 325, 326, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 338, 339, 342,
343, 348, 349, 352, 360, 363, 364, 365, 368, 369, 370, 372
Sandrin, 257, 369
Schlicke, 35
Sechaud, 44
Sery, 32
Sibeoni, 313
Silvestri, 155
Spencer, 14, 65
Stuart, 54, 63, 64, 69, 82, 367

397
Sue, 18, 19, 116, 148, 187, 189, 204, 207, 267, 308, 309

Taboada, 146
Tellier, 40
Thornton, 66
Topalov, 25
Tremblais-Dupré, 42

Vanfasse, 22
Viala, 224
Viard, 16, 57, 58
Victor Hugo, 1, 2, 6, 16, 17, 20, 21, 22, 23, 24, 27, 35, 36, 45, 47, 48, 49, 50, 51, 61, 62, 93,
94, 95, 96, 97, 100, 102, 112, 113, 114, 115, 117, 118, 128, 129, 130, 131, 132, 134, 135,
137, 139, 140, 141, 146, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 181, 182, 185, 186, 189, 194,
195, 196, 198, 200, 201, 202, 203, 209, 210, 211, 214, 216, 217, 220, 221, 224, 225, 226,
227, 230, 231, 232, 237, 239, 241, 243, 244, 245, 261, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 270,
271, 272, 274, 281, 283, 284, 285, 286, 290, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307, 312,
314, 316, 317, 318, 320, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 331, 332, 333, 334, 335, 336, 337,
338, 339, 341, 342, 343, 351, 352, 354, 356, 358, 361, 362, 363, 365, 367, 371
Villermé, 184
Vincent, 54, 114, 131, 136, 146, 351, 359
Vivent, 35, 37

Winock, 62, 371


Wolf, 5, 26, 129, 252, 281, 341

Xingjian, 47

Zielinski, 41
Ziethen, 148, 149
Zola, 26, 109, 148, 172, 176, 187, 189, 252, 341, 343, 353

398
L’oppression sociale dans l’écriture romanesque britannique et française au XIXe siècle :
Charles Dickens, Elizabeth Gaskell, George Sand, Victor Hugo

Résumé :
L’analyse des enjeux de la représentation des souffrances du peuple au XIXe siècle a été au cœur de ce
travail. Pour traiter ce sujet, dans cette thèse, nous avons voulu répondre aux questions suivantes :
l’écriture de l’oppression sociale, de la précarité ou de la paupérisation peut-elle se concevoir sur la
simple observation sociale ? Ou, doit-elle prendre en compte d’autres aspects liés aux expériences des
auteur(e)s ? Cette question a été élucidée par l’analyse des interdiscours selon que la conçoit
Dominique Maingueneau. À l’issue de cette étape, il s’agissait de présenter les figures des opprimés
que mettent en valeur les écrivain(e)s. Ceci a suscité notre intérêt pour une analyse du personnage telle
que l’indique Vincent Jouve. Les formes de représentation de la misère ont également retenu notre
attention. Pour cela, nous avons utilisé le descriptif de Philippe Hamon qui a permis de lire les
différentes facettes de la précarité ainsi que les propositions des formes de solutions qu’ont faites les
romanciers.ères qui permettraient de résoudre le problème de la misère. Par ailleurs, en tenant compte
du fonctionnement de l’écriture romanesque, peut-on dire que l’aspect structural a contribué à
exprimer ces maux ? Il s’est avéré, dans une troisième partie que, la structure du roman a participé à
dire, à travers ses formes d’écriture : écriture poétique, usage des dialectes provinciaux ou argotiques,
récit proleptique et analeptique, transgression de l’histoire dans la fiction, les souffrances du peuple et
les enjeux de leur représentation. Pour finir, de ce travail émerge une tradition littéraire et historique
dans laquelle le roman du XIXe siècle qui évoque les misères du peuple sert de support
méthodologique aux réalisations contemporaines. On retrouvera les traces de l’écriture du XIX e siècle,
des représentations littéraires et cinématographiques contemporaines sur la question du peuple
opprimé et marginalisé.

Mots-clés : oppression sociale, littérature britannique, littérature française, XIXe siècle, peuple.

Social oppression in nineteenth-century British and French fiction : Charles Dickens, Elizabeth
Gaskell, George Sand, Victor Hugo

Abstract:
The analysis of the stakes of the representation of the suffering of the people in the 19th century was at
the heart of this work. To deal with this subject, in this thesis, we wanted to answer the following
questions: can the writing of social oppression, precariousness or pauperization be conceived on the
basis of simple social observation? Or, should it take into account other aspects related to the
experiences of the authors? This question has been elucidated by the analysis of interdiscourses as
conceived by Dominique Maingueneau. At the end of this stage, the aim was to present the figures of
the oppressed that the writers highlight. This aroused our interest in an analysis of the character as
indicated by Vincent Jouve. The forms of representation of misery also caught our attention. For that,
we used Philippe Hamon's description which allowed us to read the various facets of precariousness as
well as the proposals of the forms of solutions that the novelists made which would allow to solve the
problem of misery. Moreover, taking into account the functioning of the novel writing, can we say that
the structural aspect contributed to express these evils? In a third part of the work, it turned out that the
structure of the novel has participated in expressing, through its forms of writing: poetic writing, use
of provincial or slang dialects, proleptic and analeptic narration, transgression of history in fiction, the
sufferings of the people and the stakes of their representation. Finally, from this work emerges a
literary and historical tradition in which the nineteenth-century novel that evokes the miseries of the
people serves as a methodological support to contemporary achievements. We will find traces of
nineteenth-century writing and contemporary literary and cinematographic representations of the
oppressed and marginalized people.

Keywords: social oppression-British literature-French literature-19th century-people.

399

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