Colonialisme

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Colonialisme

Cécile Van den Avenne


Sorbonne Nouvelle - Paris 3
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Le terme colonialisme, selon une acception stricte, réfère à une idéo-


logie prônant l’exploitation par une puissance politique de territoires
non intégrés à son espace national et considérés comme sous-dévelop-
pés (économiquement, technologiquement mais également culturelle-
ment). Le colonialisme justifierait ainsi la colonisation, à partir d’argu-
ments différentialistes, ce que Frederick Cooper appelle une « politique
de la différence » (Cooper, 2010, p. 36), tous les empires coloniaux ayant
dû « combiner différences et intégration » (Cooper, 2010, p. 36), traçant
des frontières, et partant des hiérarchies, entre groupes et individus (en
fonction de critères plus ou moins définis : langues, « ethnie », « race »,
religion…) pour accorder ou non des droits au sein du système colonial.
La colonisation, par ailleurs, fait émerger une classe d’élites locales inter-
médiaires, ayant des intérêts dans le système d’administration coloniale,
et de fait, produit une construction politique et culturelle, dynamique et
complexe, que le sociologue Georges Balandier en 1951 avait nommée
« situation coloniale », et où doivent être pensées ensemble les interac-
tions entre métropole et colonies, entre colons et colonisés.
C’est d’abord à partir d’une perspective postcoloniale que des
auteurs issus notamment des anciens empires coloniaux ont pensé
le colonialisme (que l’on pense à l’ouvrage précurseur d’Edward
Saïd, L’orientalisme (1978), et aux travaux de Spivak ou Chakrabarty

© Langage & Société numéro hors série – 2021


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par exemple). Reprochant à ces approches d’envisager un « colonialisme


générique – situé quelque part en 1492 et 1979 », de faire une « his-
toire anhistorique » (Cooper, 2010, p. 22), les historiens qui, posté-
rieurement, se sont emparés de la question coloniale ont contribué à la
ré-historiciser, tout en se nourrissant des perspectives critiques ouvertes
par les études postcoloniales, démontant le grand récit téléologique de la
modernité européenne, des Lumières et de la marche du progrès, remet-
tant au centre du processus les colonisés eux-mêmes et proposant, autant
que faire se peut, une « histoire à parts égales », selon la formule de l’his-
torien Romain Bertrand.
La situation coloniale a produit quantité d’archives écrites, la fixation
par l’écrit (fixation des frontières, état civil, description fixiste des peuples
et des langues, des us et coutumes, etc.) étant une des armes les plus
puissantes de l’entreprise coloniale. Parmi ces écrits, ceux à « dimension
linguistique » forment un corpus tout à fait conséquent. Anthropologues
et historiens ont ainsi analysé comment les technologies de l’écrit euro-
péennes en situation coloniale ont fixé de façon congruente des langues,
des territoires et des groupes sociaux-culturels ; comment également la
différence linguistique a pu devenir une ressource pour fabriquer de la
différence entre groupes, et naturaliser cette différence ; comment cela a
pu avoir des conséquences postcoloniales sur la façon dont se perçoivent
localement les groupes sociaux.
Les historiens de la linguistique parlent de « linguistique coloniale »
pour circonscrire un corpus de textes de description linguistique produits
en situation coloniale. Si l’adjectif « coloniale » accolée à linguistique
peut être sujet de controverse, tout comme celui de « missionnaire »
(parce que pouvant laisser entendre qu’il existerait une épistémologie
coloniale ou missionnaires), il convient de pointer le fait que la majorité
des descriptions de langues extra-européennes s’est faite dans des situa-
tions coloniales, selon un mouvement de grammatisation des langues du
monde, amorcé dès la fin de l’Antiquité occidentale, et qu’elles ont été
majoritairement l’œuvre de missionnaires chrétiens, dans un but d’évan-
gélisation. Et de même que les descriptions anthropologiques conduites
dans le contexte colonial ont contribué à l’invention d’« ethnies », par-
ticulièrement en Afrique, les descriptions linguistiques produites par
des acteurs sociaux animés par des idéologies langagières héritières du
romantisme européen, ont conduit à l’invention de « langues », dont
il convient de retracer l’histoire pour mieux en déconstruire les réifica-
tions, ce à quoi s’attèle un certain nombre de chercheurs (voir notam-
ment les travaux de Makoni & Pennycook).
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Les approches sociales du langage ont majoritairement abordé la


colonisation « par le haut », du côté des politiques linguistiques menés
par les États coloniaux, puis postcoloniaux. La colonisation a en effet
engendré des situations sociolinguistiques durables : changement des
équilibres au sein des agencements plurilingues locaux (lorsqu’une
langue locale a été privilégiée par une administration coloniale), situa-
tions de diglossie, émergence de parlers de contact (et la créolistique
d’inspiration sociolinguistique a précisément abordé ces situations colo-
niales, marquées par l’esclavage, qui ont donné naissance aux langues
créoles). Cette approche politique des questions de langues sous-tendait
l’ouvrage important dans le champ de la sociolinguistique francophone,
Linguistique et colonialisme de Louis-Jean Calvet en 1974. Observant
principalement la politique linguistique de la France hexagonale, il
reprenait notamment la notion de « colonialisme intérieur » forgée par
le sociolinguiste occitaniste Robert Lafont pour désigner, à l’intérieur
des frontières nationales, l’imposition d’une langue unique et la mino-
risation des langues régionales réduites au rang de « patois ». L’ouvrage
récent de Heller et McElhinny (2017) qui met en perspective différentes
situations dans le monde, proposant une réflexion critique qui relie capi-
talisme, colonialisme et pratiques langagières, renouvelle l’approche et
surtout la décentre. Et aujourd’hui, c’est particulièrement dans le champ
de la sociolinguistique appliquée que cette question politique est retra-
vaillée dans une perspective critique ouvrant sur des enjeux postcolo-
niaux contemporains (voir notamment Léglise & Migge, 2007). En
effet, les politiques linguistiques menées par les États postcoloniaux ont
été largement tributaires de la situation coloniale, les élites politiques
actrices des indépendances, instruites dans les langues européennes,
ont souvent fait des choix, en termes de politique scolaire notamment,
rejouant à plus large échelle ceux effectués par les puissances coloniales
européennes. L’échec scolaire et les situations d’illettrisme qui marquent
notamment le continent africain sont une conséquence à long terme des
politiques linguistiques coloniales, privilégiant l’enseignement élitiste
des langues européennes au détriment des langues locales.
Une approche « par le bas » des pratiques langagières en situation
coloniale est également nécessaire. De fait, la « politique de la diffé-
rence » au cœur du colonialisme est tissée de pratiques langagières, qui
la construisent et la justifient. Cependant, alors même que les interac-
tions langagières furent centrales dans la trame des négociations qui se
jouent entre colonisateurs et colonisés, elles restent encore peu étudiées
de façon précise et contextualisées, sans doute aussi parce que, d’une
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part, les historiens ont longtemps été peu attentifs aux usages langagiers
(mais les travaux de l’historienne Camille Lefebvre notamment ouvrent
de nouvelles voies fécondes) et, d’autre part, les sociolinguistes n’ont pas
été formés à fréquenter les archives et à les utiliser comme sources. Les
travaux précurseurs de l’anthropologue Johannes Fabian (1986), portant
sur le Congo et les usages coloniaux du swahili, ont ouvert la voie sur
ces questions. Et l’un des enjeux actuels de la recherche est sans doute
de déployer la complexité des interactions qui tissent ces situations de
contact particulier, et de redonner une voix, et partant une agentivité,
aux « indigènes » colonisés.

Références bibliographiques

Calvet L.-J. (1974), Linguistique et colonialisme, Paris, Payot.


Cooper F. ([2005] 2010), Le colonialisme en question. Théorie, connaissance,
histoire, Paris, Payot.
Errington J. (2008), Linguistics in a Colonial World. A Story of Language,
Meaning, and Power, Oxford, Blackwell.
Fabian J. (1986), Language and Colonial Power, Oakland, University of
California Press.
Heller M. & McElhinny B. (2017), Language, Capitalism, Colonialism.
Toward a Critical History, Toronto, University of Toronto Press.
Léglise I. & Migge B. (2007), « Language and colonialism. Applied lin-
guistics in the context of creole communities », dans Hellinger M.
& Pauwels A. (dir.), Language and Communication : Diversity and
Change. Handbook of Applied Linguistics, Berlin, De Gruyter, p. 297-
338.
Van den Avenne C. (dir.) (2012), « Linguistique et colonialisme », Glotto-
pol 20. En ligne : <glottopol.univ-rouen.fr/numero_20.html>.
Van den Avenne C. (2017), De la bouche même des Indigènes. Échanges lin-
guistiques en Afrique coloniale, Paris, Vendémiaire.

Renvois : Créoles ; Créoles français ; Racialisation ; Politique linguistique ;


Développement.

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